Pierre Alexis Ponson du Terrail
ROCAMBOLE
LA CORDE DU PENDU
Tome II – L’HOMME GRIS
Texte établi d’après l’édition Arthème Fayard – mars 1910 –
le Livre populaire n°19, XVe aventure de Rocambole publiée dans
cette collection.
Publication originale dans La Petite Presse – 29 mars au 18 juillet 1870
– 112 épisodes, en deux parties : Le Fou de Bedlam et L’Homme en
gris.
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Il était dix heures du matin.
C’est le moment où la cité de Londres, solitaire et déserte depuis la veille au soir, commence à s’emplir de bruit et voit ses rues encombrées par une foule affairée.
Les négociants, les banquiers, les changeurs arrivent de toutes parts.
La gare de Commons street, les omnibus, les cabs jettent sur le pavé de la Cité un demi-million de personnes, entre dix et onze heures du matin.
On est parti pour la campagne la veille, entre cinq et six heures ; on revient travailler le lendemain.
Au coup de dix heures tout est ouvert, depuis les comptoirs des armateurs jusqu’aux boutiques de change.
Or donc, comme dix heures sonnaient, un cab entra dans Pater-Noster et s’arrêta à la porte de l’étude du solicitor dont l’infortuné M. Simouns avait été jadis le titulaire. Un jeune homme en descendit.
C’était un élégant gentleman en costume du matin, c’est-à-dire portant un vêtement de même étoffe, pantalon, gilet et jaquette, – ce que les Anglais nomment une suite, – ganté de daim et coiffé d’un chapeau gris.
Il s’adressa au valet qui avait pour mission de se tenir au rez-de-chaussée, sous le vestibule, et d’introduire les visiteurs.
– Mon ami, lui dit-il, n’est-ce pas ici l’étude d’un solicitor ?
– Oui, monsieur, répondit le valet.
– M. Simouns, je crois ?
Le valet secoua la tête.
– Oh ! dit-il, ce n’est plus M. Simouns.
– Il s’est retiré ?
– Non, il est mort.
– Fort bien. Quel est son successeur ?
– C’est M. James Colcram.
– Bon ! je désirerais lui parler.
– Voilà qui est tout à fait impossible ce matin, monsieur.
– Et pourquoi cela, mon ami ?
– Parce que M. Colcram plaide à la cour de Drury-Lane dans une affaire très importante.
Le gentleman parut quelque peu désappointé.
– C’est bien, dit-il, je reviendrai demain.
Et il fit un pas de retraite. Mais le valet le retint :
– Pardon, monsieur, dit-il.
– Qu’est-ce donc, mon ami ?
– Vous venez pour un procès, sans doute !
– Naturellement.
– M. Colcram a un premier clerc qui est dans l’étude depuis quinze jours seulement, mais qui est au courant de toutes les affaires.
Le gentleman parut hésiter.
– C’est à M. Colcram lui-même que j’aurais voulu parler.
– Je puis vous affirmer, monsieur, que M. Salomon Burdett, le maître clerc, est tout à fait au courant.
– Après ça, murmura le gentleman à part lui, je puis toujours sonder le terrain. Soit. Conduisez-moi auprès de monsieur… Comment l’appelez-vous ?
– Salomon Burdett.
– Bien. Conduisez-moi.
Le valet se dirigea vers l’escalier et le gentleman le suivit. Ils montèrent au premier étage. Là, le valet ouvrit une porte, disant :
– C’est ici.
Alors le gentleman aperçut un homme assis devant un bureau surchargé de paperasses.
Cet homme, dont on ne pouvait préciser la taille, car il ne se leva point, portait d’énormes favoris roux, une épaisse chevelure de même couleur et avait sur les yeux des lunettes bleues.
Il salua le gentleman, et, d’un geste, lui offrit un siège.
– Monsieur, dit alors le gentleman, j’aurais voulu voir M. Colcram.
– Oh ! monsieur, répondit le maître clerc, M. Colcram ou moi, c’est absolument la même chose.
– Vraiment ?
– Je suis au courant de toutes les affaires de l’étude.
– Je n’en doute pas. Cependant…
Et le gentleman regarda M. Burdett avec attention.
– Cependant, reprit-il, celle dont je viens vous parler est déjà ancienne.
– En effet, dit M. Burdett, elle remonte déjà à plusieurs mois.
Le gentleman eut un geste de surprise :
– Comment pouvez-vous le savoir, monsieur, dit-il, puisque je ne me suis point nommé et ne vous ai pas encore dit de quelle affaire il s’agissait ?
– Je pourrais vous répondre que je suis sorcier, monsieur, dit le clerc, mais je préfère vous dire que je vous ai déjà vu.
– Hein !
– Vous êtes Français et vous vous nommez M. Peytavin.
Le gentilhomme eut un nouveau geste de surprise.
Le clerc continua.
– Je vous ai vu hier à l’enterrement d’une pauvre femme qui se nommait Betzy.
– En vérité !
– La femme d’un certain Tom, qui a été pendu récemment pour avoir assassiné lord Evandale Pembleton.
– Le gentilhomme paraissait stupéfait.
– Et c’est bien certainement de l’affaire de lord William Pembleton, dit Walter Bruce, que vous venez me parler.
– En effet, balbutia le gentleman abasourdi.
– Il y a trois mois, poursuivit M. Burdett, Betzy est venue ici.
– Ah !
– Elle apportait à M. Colcram les papiers qui assuraient le gain du procès.
– Cependant, dit Marmouset, car c’était lui, M. Colcram n’a point voulu se changer de soutenir le procès.
– Il avait une bonne raison pour cela.
– Laquelle ?
– M. Colcram est jeune, il n’a pas encore fait sa fortune.
– Bon !
– Et pour soutenir un pareil procès, il faut beaucoup d’argent.
– Et Betzy n’en avait pas ?…
– Hélas ! non…
– Mais les personnes qui ont accepté l’héritage de Betzy, poursuivit Marmouset, ont de l’argent et beaucoup, et elles mettront à la disposition de Colcram telle somme qu’il exigera.
M. Burdett secoua la tête.
– Il y a encore une autre raison, reprit-il, qui empêchera M. Colcram de se charger de l’affaire.
– Quelle est-elle ?
– Il est nommé liquidateur de la succession de lord Evandale Pembleton.
– Ah ! fit Marmouset.
Et il regarda M. Burdett avec défiance.
– Enfin, continua celui-ci, M. Colcram ne veut en aucune façon entrer en lutte avec la société des Missionnaires évangéliques, qui est en Angleterre tout aussi puissante que le sont les jésuites en France.
– Monsieur, dit Marmouset en faisant un pas de retraite, excusez-moi de vous avoir dérangé, je me retire.
– Pardon, monsieur, dit M. Burdett, un mot encore.
– Parlez.
– Je ne suis pas M. Colcram, moi.
– Bon !
– Et je puis vous donner un bon conseil.
– J’écoute.
– Vous vous engagez dans une mauvaise voie, en songeant à faire un procès.
– Je ne vois pourtant pas d’autre moyen, fit naïvement Marmouset.
– Bah !
– D’abord vous devez savoir que la justice anglaise n’en finit pas et qu’elle a des longueurs inouïes.
– D’accord.
– Ensuite, vous êtes élève de Rocambole ?
Marmouset fit un pas en arrière.
– Quoi ! dit-il, vous savez… ?
– Je sais que tu es un imbécile ! répondit M. Burdett en français.
Et soudain ses lunettes tombèrent.
Marmouset jeta un cri.
L’bomme qu’il avait devant lui n’était pas, ne pouvait pas être Rocambole.
Et cependant il avait son regard.
Cependant il avait son timbre de voix.
– Oh ! fit Marmouset ému jusqu’aux larmes, c’est impossible… Vous êtes… non… vous n’êtes pas…
– Je suis encore plus fort que toi, mon pauvre ami, puisque tu ne me reconnais pas.
Et les favoris et l’épaisse chevelure rousse tombèrent à leur tour.
Cette fois, Marmouset ne pouvait douter.
L’homme qu’il avait devant lui, – c’était Rocambole ! Rocambole, qu’il avait cru mort…
Et comme l’émotion de Marmouset était au comble et qu’il se précipitait vers M. Burdett les mains tendues, celui-ci remit sa perruque, rajusta ses favoris, et lui dit froidement, en remettant ses lunettes bleues sur son nez :
– Ne faisons pas de bêtises, mon ami, on peut entrer ici d’un moment à l’autre.
– Vous ! vous ! dit encore Marmouset.
– Moi, répliqua Rocambole, qui commence par te dire que des gens comme nous ne mettent jamais la justice dans leurs affaires.
Rocambole était subitement redevenu M. Burdett, le maître clerc de M. Colcram.
Et comme Marmouset continuait à le regarder avec un étonnement profond, il lui dit en souriant :
– Tu ne t’attendais pas à me retrouver ici ?
– Certes non, dit Marmouset.
– Est-ce que vous m’avez cru mort ?
– Moi non, mais Vanda pleure et se désole.
Rocambole poussa un bouton de sonnette électrique qui se trouvait à la portée de sa main.
Un deuxième clerc entra. Alors M. Burdett lui dit :
– J’ai à traiter avec ce gentilhomme une affaire extrêmement sérieuse. J’entends qu’on ne me dérange sous aucun prétexte.
Le clerc s’inclina.
Mais comme il allait sortir, M. Burdett le rappela.
– Ah ! par exemple, dit-il si le révérend Patterson se présentait, vous me préviendriez.
– Oui, monsieur.
– Mon bon ami, dit alors Rocambole, racontez-moi donc comment vous êtes sortis du souterrain ?
– Nous avons été sauvés par Shoking.
Et Marmouset fit au maître le récit de leurs aventures dans les souterrains de la Tamise, et lui dit comment ils étaient parvenus à suivre ses traces, à lui et à Milon, jusqu’à l’ouverture donnant sur le fleuve.
Puis il lui dit encore comment Vanda avait toujours cru que Milon et lui s’étaient noyés, tandis que lui, Marmouset, avait gardé la conviction inébranlable que le maître n’était pas mort, et que s’il ne reparaissait pas tout de suite, c’est qu’il avait pour cela de bonnes raisons.
– Des raisons excellentes, dit Rocambole.
– Ah !
– Et souviens-toi que je suis provisoirement mort pour tout le monde, excepté pour toi.
– Même pour Vanda ?
– Même pour elle.
– Pauvre Vanda !…
Et Marmouset soupira.
– Alors, reprit-il, vous ne nous aiderez pas dans l’affaire de lord William ?
– Je ne suis ici que pour cela.
– Mais si vous êtes mort ?
– Imbécile ! n’es-tu pas là pour transmettre mes ordres et les exécuter ?
– C’est vrai, maître.
– Or, mon ami, poursuivit Rocambole, si nous n’avions affaire qu’à lady Pembleton et à sir Archibald, son père, si même lord Evandale était encore de ce monde, notre besogne serait des plus faciles.
– Peut-être, dit Marmouset.
– Mais nous avons à lutter contre une force bien autrement puissante que le tout-puissant gouvernement britannique.
– Le révérend Patterson ?…
– Et la bande noire, mon ami, les soldats à longue redingote et à cravate blanche, qui valent une armée de policemen et de détectives…
– Bon !
– Et qui, jour et nuit, recherchent ce pauvre homme gris qui, tu le sais, a été condamné à être pendu.
– Alors, dit Marmouset, il me semble que vous vous exposez quelque peu ici.
– Ah ! tu crois ?
– Et si bien grimé que vous soyez…
– Puisque tu ne m’as pas reconnu, qui veux-tu qui me reconnaisse ?
– Ce n’est pas une raison ; vos lunettes, votre perruque peuvent se détacher.
– Au lieu de me dire des niaiseries, reprit Rocambole, tu ferais mieux de me demander comment je suis ici.
– Je vous écoute, maître.
– M. Colcram, je te l’ai dit, s’est chargé de la liquidation et de la succession de lord Evandale.
– Bon ! fit Marmouset.
– C’est un homme habile et très honnête, ce jeune homme.
– Ah !
– Et il fera les choses en conscience.
– Eh bien ?
– Ce que le révérend Patterson ne voudrait pas.
– Pourquoi ?
– Mais parce que lord Evandale, en échange de la promesse qu’on lui faisait de le débarrasser à tout jamais de son frère, lord Evandale, disons-nous, a signé certains papiers qui attribuent à la Société évangélique des sommes considérables.
– Fort bien.
– Et M. James Colcram prendra certainement les intérêts de lady Pembleton.
– Alors…
– Alors le révérend Patterson, qui est un homme habile, a voulu avoir auprès de M. Colcram un homme tout à fait à lui.
– Et… cet homme ?
– C’est moi, dit froidement Rocambole.
– Vous ?
– Oui, mon ami.
Rocambole se mit à rire.
– Ah ! dit Marmouset, vous serez bien toujours notre maître à tous.
Rocambole continua à sourire.
– Le révérend Patterson a en moi, dit-il, la plus entière confiance, et ce que je lui conseillerai de faire, il le fera.
– Mais…
– Chut ! dit Rocambole.
En ce moment le deuxième clerc entra.
– Le révérend Patterson, dit-il.
– Bien, dit Rocambole. Dans une minute.
Le clerc sortit.
Alors Rocambole ouvrit une porte qui donnait dans un cabinet voisin et que recouvrait une draperie.
– Entre là, dit-il, regarde au besoin par le trou de la serrure. Il y a un trou dans la portière percé à la même hauteur : écoute de tes deux oreilles et surtout ne fais pas de bruit.
Marmouset entra dans le cabinet, dont Rocambole referma doucement la porte.
Puis il ouvrit et referma brusquement une autre porte qui donnait sur le carré, à seule fin de faire supposer au révérend Patterson, qui attendait dans la pièce voisine, qu’il venait de congédier son visiteur.
Le révérend Patterson entra.
C’était bien toujours l’homme que nous avons connu autrefois, grand, maigre, altier de visage.
Il s’assit auprès de M. Burdett et lui dit :
– Eh bien ?
– J’ai beaucoup réfléchi depuis hier, dit M. Burdett.
– Ah ! fit le révérend.
– Et nous ne déposséderons pas lady Pembleton aussi facilement que vous le supposez.
– J’ai des papiers bien en règle cependant.
– Oui, mais les armes dont nous nous sommes servies peuvent tourner contre nous.
– Que voulez-vous dire ?
– Permettez-moi de résumer les situations respectives.
– Faites.
– Nous avons servi lord Evandale contre lord William, son frère, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Maintenant, il s’agit d’assurer le prix de nos services.
– Naturellement.
– Pour cela, il faut dépouiller lady Pembleton d’une grande part de sa fortune.
– Eh bien ?
– En bien ! qui nous dit que, ruine pour ruine, lady Pembleton ne se décidera pas à traiter avec lord William, qui est toujours à Bedlam ?
– Ah ! par exemple !
– C’était fort bien, il y a six mois, poursuivit M. Burdett, d’enfermer lord William à Bedlam.
– Et maintenant ?
– Maintenant, il est dangereux qu’il y reste huit jours de plus.
– Je ne vous comprends pas.
– Écoutez-moi et vous me comprendrez.
– Parlez…
– Il y a à Bedlam un homme qui n’est plus fou.
– Quel homme ?
– Edward Cokeries.
– Bien.
– Non seulement il n’est plus fou, mais il est devenu l’ami de lord William.
– Que dites-vous ?
– La vérité.
Et M. Burdett chercha dans un dossier qu’il avait sous la main une note écrite en chiffres.
– Je vais vous lire cela, dit-il, et vous verrez…
Le révérend fronça le sourcil.
Quant à Marmouset, du fond de sa cachette, il ne perdait ni un mot ni un geste de cette conversation bizarre…
Le révérend Patterson prit connaissance de la note que Burdett plaçait sous ses yeux.
Elle pouvait, en substance, se résumer ainsi :
« Le fou Walter Bruce et le fou Edward Cokeries vivaient à Bedlam dans une intimité parfaite et tenaient entre eux de mystérieux conciliabules.
« Or, quelquefois ; ils prononçaient tout bas le nom de Betzy.
Betzy, on se le rappelle, s’était évadée.
« Il était probable que Walter Bruce et Cokeries ignoraient encore la mort de Betzy.
« Mais il était certain aussi que Betzy avait eu en sa possession la fameuse déclaration du lieutenant Percy.
« Qu’était devenue cette pièce ? »
La note disait encore qu’on avait fouillé le logis de Betzy après sa mort et qu’on n’avait rien trouvé.
Quand le révérend Patterson eut pris connaissance de ce document, il regarda M. Burdett.
– Eh bien ? fit-il.
– Eh bien, répondit le premier clerc de M. James Colcram, voici ce qui peut fort bien arriver, c’est que lady Pembleton aille voir lord William à Bedlam.
– Bon !
– Qu’elle s’entende avec lui, et que lord William, pour une somme quelconque, fasse régulièrement abandon de tous ses droits.
– Et puis ?
– Alors lord William sortira de Bedlam et, au lieu d’un adversaire, nous en aurons deux.
– Diable ! mais comment empêcher cela ?
– J’ai trouvé le moyen.
– Ah !
– Un moyen excellent de séparer à jamais lord William de lady Pembleton.
– Que comptez-vous donc faire ?
– Écoutez-moi bien, mon révérend, dit encore M. Burdett.
– Voyons ? fit le chef de la Mission évangélique.
– La captivité de lord William n’a point ébranlé sa raison, comme on pourrait le croire.
– Vraiment ?
– Une main mystérieuse, que je soupçonne être celle de cette dame des prisons qui a favorisé l’évasion de Betzy, lui fit avoir des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Avec la perspective de les réunir, on peut faire faire beaucoup de choses à lord William.
– Mais encore ?
– Il faudrait lui préparer une évasion.
– Par exemple !
– Et le faire sortir de Bedlam.
– Bon ! Après ?
– Après, reprit M. Burdett, on lui mettra quatre à cinq mille livres dans la main, on le conduira à bord d’un navire en partance pour l’Australie, à bord duquel il trouvera sa femme et ses enfants.
Alors, il faudra bien, acheva M. Burdett, que lady Pembleton et sir Archibald son père s’exécutent vis-à-vis de nous.
– Vous êtes un habile homme, monsieur Burdett, dit le révérend Patterson.
M. Burdett s’inclina modestement.
– Cependant, j’ai une objection à vous faire.
– Laquelle ?
– Rien n’est plus facile que de faire ouvrir les portes de Bedlam à lord William.
– Bon !
– Mais pourquoi simuler une évasion ?
– Parce que, dit M. Burdett, le jour où on dirait à lord William : on a reconnu que vous n’êtes pas fou, par conséquent vous êtes libre, ce jour-là il se méfierait, et Edward Cokeries plus que lui encore.
– Mais, une fois libre, consentira-t-il à partir ?
– Je m’en charge.
– Comment ferez-vous ?
– Je lui ferai signer une prétendue transaction avec lady Pembleton.
– Qui n’en saura rien ?
– Absolument rien.
– Et il partira pour l’Australie ?
– Avec des lettres de crédit sur un banquier de Sydney.
– Fort bien.
– Par cette transaction imaginaire, poursuivit M. Burdett, lady Pembleton s’engagera à payer une pension annuelle de cinq mille livres.
– Ah ! et cette pension sera payée ?
– La première année, oui.
– Et la seconde ?
– Oh ! la seconde, c’est différent.
– Pourquoi ?
– Mais parce que dans un an, la succession de lord Evandale sera tout entière dans nos mains. Alors, lord William et lady Pembleton s’arrangeront comme ils pourront.
– Décidément, monsieur Burdett, dit encore le révérend Patterson, vous êtes un fort habile homme.
M. Burdett salua.
– Maintenant, reprit le révérend, comment préparer cette évasion dont vous parlez ?
– Je m’en charge.
– Mais encore ?
– Qu’il vous suffise de me donner un mot.
– Pour qui ?
– Pour le directeur de Bedlam.
Le révérend s’assit auprès de la table de M. Burdett, et celui-ci mit devant lui du papier et une plume, disant :
– Voulez-vous me permettre de dicter ?
– Faites…
M. Burdett dicta :
« Il vous plaira, au nom de la Société dont secrètement vous êtes membre, donner au porteur de ce billet toutes les facilités qu’il vous demandera. »
Le révérend écrivit.
– Maintenant, dit encore M. Burdett, signez de votre signature particulière.
Le révérend mit au bas de la lettre une croix et un P qu’il fit suivre de trois points.
– Fort bien, dit M. Burdett.
Et il plia le papier et le mit dans sa poche.
– Quand irez-vous à Bedlam ? demanda alors le révérend.
– Oh ! ce n’est pas moi qui irai.
– Qui donc ?
– Un homme dont je suis sûr.
– Et quand nous reverrons-nous ?
– Après-demain.
– Ici ?
– Oui.
– Et à la même heure ?
– Parfaitement.
– Mais Colcram n’y sera-t-il point ?
– Non, il plaidera ce jour-là devant la cour de Marlborough.
Le révérend Patterson se leva.
Il fit un pas vers la porte, puis revint :
– Avec tout cela, dit-il, vous n’avez pas entendu parler de l’homme gris.
– On a prétendu qu’il s’était noyé.
– En effet.
– Mais je n’en crois rien, et je vous dirai même toute ma pensée.
– Voyons.
– L’homme gris a vu, en prison, Tom, le condamné à mort.
– Bien !
– Tom a dû lui raconter l’histoire de lord William.
Le révérend Patterson tressaillit.
– C’est pour cela, continua froidement M. Burdett, que je voudrais voir lord William et sa famille en route pour l’Australie.
– Vous avez raison. Cet homme gris est le seul homme que je craigne.
– Moi aussi.
– Faites donc vite et menez-moi cette évasion à bonne fin.
– Soyez tranquille.
Le révérend s’en alla.
M. Burdett le reconduisit jusqu’à la porte.
Puis, quand le révérend eut descendu l’escalier, le prétendu clerc revint dans son cabinet et rouvrit la porte du cabinet.
– Viens, dit-il.
Marmouset entra.
– As-tu entendu ? dit Rocambole.
– Tout.
– Eh bien ?
– Eh bien ! dit Marmouset en riant, je suis comme le révérend Patterson, je vous admire.
– As-tu deviné qui j’allais charger d’entrer à Bedlam ?
– Parbleu ! c’est moi. Seulement…
– Quoi donc ?
– Il me faut des instructions précises.
– Oh ! sois tranquille, dit Rocambole en souriant, je vais te les donner.
Et il alla pousser le verrou de la porte, afin que personne ne vînt les déranger.
Il était huit heures du soir.
Le brouillard était plus épais encore que de coutume, et les becs de gaz, noyés dans l’atmosphère, étaient impuissants à éclairer les rues.
Deux hommes cheminaient, néanmoins, dans Lembeth road, parlant tout bas, s’arrêtant quelquefois pour voir si personne ne les suivait, parfois aussi pressant le pas. Quand ils furent au coin de Lembeth road et de Bethleem place, ils s’arrêtèrent de nouveau.
À leur droite se dressait Bethleem-Hospital, c’est-à-dire la maison célèbre d’aliénés que le peuple de Londres, par corruption, appelle Bedlam.
En face d’eux s’élevait l’église catholique de Saint-George.
– Tout ce que vous venez de me dire, fit alors l’un des deux hommes, est bien extraordinaire, monsieur.
– Comment cela, ami Shoking ?
Et Marmouset, car c’était lui, posa sa main sur l’épaule de notre vieille connaissance.
– Vous ne savez pas si l’homme gris est mort ou vivant ?
– Je n’en sais rien.
– Cependant, vous êtes allé ce matin chez M. Colcram, le solicitor ?
– Oui.
– Avec l’intention de le charger du procès ?
– Cela est vrai.
– Et voilà que vous renoncez à cette idée !
– C’est que j’en ai une meilleure.
– Eh bien ! dit Shoking avec un accent de franchise toute britannique, vous ne m’empêcherez pas de croire…
– Quoi donc ?
– Que l’homme gris est vivant.
– Quel rapport peut-il y avoir entre l’homme gris et le solicitor Colcram ? dit Marmouset impassible. Attendez donc.
– Voyons, dit Shoking. Vous avez rencontré l’homme gris ce matin.
– En vérité !
– Et c’est lui qui vous aura dit… qui vous aura conseillé.
– Allons Shoking, dit froidement Marmouset, est-il convenu, oui ou non, entre nous tous qu’en l’absence de l’homme gris, c’est à moi qu’on obéit ?
– Cela est convenu, dit Shoking avec flegme.
– Eh bien ! faites ce que je vous commande.
– Soit, j’obéirai.
– Et ne vous préoccupez pas d’autre chose.
– Il faut donc que j’aille d’abord à Saint-George ?
– Oui.
– Que je traverse le cimetière, et que j’aille frapper à la porte du chœur. Bien, après ?
– Le sacristain viendra vous ouvrir et vous lui direz : « Je viens de la part de Tom. »
– Mais Tom est mort.
– Cela ne fait rien. Le sacristain saura ce que cela veut dire.
– Et puis ?
– Et puis il vous remettra une corde.
– Une corde ?
– Oui, celle de Tom. La corde du pendu.
– Bon. Ensuite ?
– Vous mettrez la corde dans votre poche et vous viendrez me rejoindre.
– Où m’attendrez-vous ?
– Ici.
Et Marmouset s’assit sur un des bancs du square.
Shoking s’en alla.
Il poussa la grille du cimetière, qui était toujours entre-bâillée, et il chemina, non sans une superstitieuse terreur, au travers des tombes.
Arrivé à la porte du chœur il frappa.
Le sacristain vint ouvrir.
Le sacristain et Shoking se connaissaient pourtant de longue date. Mais le premier ne reconnut pas le second.
Il le salua même avec une déférence inquiète et, à tout hasard, il dit :
– Que désirez-vous, milord ?
– Je viens de la part de Shoking.
Le sacristain tressaillit.
– Je connais cette voix, dit-il.
– Ah ! ah ! fit Shoking.
– C’est la voix de Shoking.
– Et c’est Shoking lui-même.
– Vous ?
Et le vieux sacristain ouvrit de grands yeux.
Shoking était, en effet, quelque peu métamorphosé : il était mis comme un prince, avait des boutons de diamant à sa chemise et des bagues à tous les doigts.
Shoking était redevenu lord Wilmot.
Ce lord excentrique qui, au dire de la plèbe de Londres, s’habillait en mendiant et passait souvent la nuit dans les tavernes ou dans les workhouses.
– Ah ! c’est vous ? dit le sacristain.
– C’est moi.
– Et vous venez de la part de Tom ?
– Oui.
– Vous savez pourtant que Tom est mort ?
– Je viens chercher sa corde.
– La corde qu’il avait donnée à l’homme gris et que celui-ci a léguée à l’abbé Samuel ?
– Précisément.
– Montez avec moi dans le clocher, Shoking ; je vous la donnerai : l’abbé Samuel m’en a donné l’ordre.
– Ah ! dit Shoking.
Comme ils gravissaient le petit escalier en spirale du clocher, le vieux sacristain reprit :
– Ah ! si cette corde était à moi, je ferais ma fortune, Shoking.
– Comment cela ? demanda le nouveau lord.
– Vous n’êtes pas sans savoir que la corde de pendu porte bonheur.
– Certainement non, car sans cela, ce serait une corde comme une autre.
– Naturellement.
– Alors, peut-être avez-vous eu la pensée d’en couper un morceau pour vous ?
– Dieu m’en garde !
– Comment donc alors feriez-vous votre fortune ?
– D’une façon bien simple, si elle était à moi.
– Qu’en feriez-vous ?
– Je la vendrais.
– À qui ?
– À un gentleman qui m’en a fait offrir cinq cents livres.
– Ah ! bah ! fit Shoking, il est donc bien riche, ce gentleman ?
– Mais oui.
– Et comment se nomme-t-il ?
– C’est M. John Bell.
– Qu’est-ce que cela ?
– Le second directeur de Bedlam.
Puis, après un silence :
– Ah ! fort bien, dit Shoking. Mais un gentleman qui est riche et a un si bel emploi, reprit Shoking, n’a vraiment pas besoin de cela pour être heureux.
– Il paraît que si, dit le sacristain.
Ils arrivèrent dans la chambre où couchait d’ordinaire l’abbé Samuel.
Celui-ci avait éventré la paillasse, car c’était dans la paillasse qu’il avait caché la corde qui avait étranglé le pauvre Tom.
Le sacristain y fourra la main et la prit.
Puis il la remit à Shoking avec un soupir.
– Cinq cents livres ! murmura-t-il, de quoi acheter un cottage auprès de Brighton.
Shoking roula la corde et la mit sous son manteau.
– Mais qu’en voulez-vous faire ? dit alors le sacristain.
– Moi ? rien…
– Comment, rien ?
– Du moins, je ne le sais pas.
– Ce n’est donc pas pour vous que vous la venez chercher ?
– Non.
– Bizarre ! murmura le sacristain.
Et il soupira de nouveau.
Shoking et lui descendirent.
Puis Shoking franchit de nouveau la porte du chœur et s’en alla tandis que le sacristain poussait un troisième soupir. Marmouset n’avait pas bougé du banc sur lequel Shoking l’avait laissé.
– Avez-vous la corde ? dit-il.
– Oui, répondit Shoking.
– Eh bien ! venez.
– Où allons-nous ?
– Vous le verrez, ami Shoking.
Et Marmouset prit le nouveau lord par le bras et l’entraîna vers Bedlam.
Marmouset eut sans doute bientôt fait sa leçon à Shoking, car un quart d’heure après, celui-ci sonnait à la grande porte de Bethleem-Hospital.
Marmouset demeurait au dehors, disant :
– Je vous attends.
Quand la porte fut ouverte, Shoking entra dans la prison.
– Que désirez-vous, monsieur ? demanda le concierge.
– Mon ami, dit Shoking avec humeur, vous pouvez m’appeler milord.
Le concierge se confondit en excuses.
Puis il renouvela sa question.
– Je désire parler au directeur, dit Shoking.
– Lequel ?
– Mais au directeur de Bedlam, parbleu !
– C’est que je ferai observer une chose à Votre Seigneurie.
– Quoi donc !
– Bedlam a deux directeurs.
– Ah ! fort bien.
– L’un qui se nomme John Bell esquire.
– Et l’autre ?
– Master Blount.
– Lequel est le plus élevé en grade ?
– Ils sont égaux.
– Ah ! c’est différent. Eh bien ! annoncez-moi à celui que vous voudrez.
– Je crois que M. John Bell est sorti ; aussi vais-je conduire milord chez M. Blount.
Et le concierge prit un trousseau de clefs à sa ceinture et ouvrit la grille qui séparait le parloir des corridors intérieurs de la prison.
Shoking traversa plusieurs cours et ensuite un jardin au milieu duquel s’élevait un pavillon.
C’était l’habitation particulière de l’honorable M. Blount, l’un des directeurs.
Le concierge sonna à la porte.
Un grand laquais vêtu de rouge vint ouvrir.
– Qui annoncerai-je ? demanda-t-il quand le concierge l’eut mis au courant.
– Lord Wilmot, répondit majestueusement Shoking.
M. Blount était encore à souper.
On introduisit Shoking au salon et on le laissa seul quelques minutes.
Ce temps lui suffit pour s’adresser, en guise de monologue, la réflexion suivante :
– Je ferai certainement tout ce que Marmouset m’a dit de faire, je dirai tout ce qu’il m’a chargé de dire, mais, foi de Shoking et de loyal Anglais que je suis, je veux être pendu avec la corde de Tom, que le sacristain m’a donnée, si je comprends quelque chose à tout cela.
Comme Shoking parlait ainsi en lui-même, une porte s’ouvrit au fond du salon et M. Blount entra.
C’était un petit homme un peu obèse, quelque peu chauve, brun de peau, la lèvre souriante et charnue, qui, de temps en temps, mettait à nu de belles dents blanches. M. Blount était un homme d’environ quarante-huit ans.
Lord Wilmot, c’est-à-dire notre ami Shoking, qui avait décidément du goût pour les grandeurs, lord Wilmot, disons-nous, rendit avec une dignité parfaite le salut que lui adressa M. Blount.
Puis il s’excusa de se présenter aussi tard, et, puisa son excuse dans une pressante nécessité.
– Milord, répondit M. Blount, j’écoute Votre Seigneurie.
– Mon cher monsieur, dit alors Shoking sans se départir d’un petit ton protecteur, vous voyez en ma personne un homme aussi malheureux que riche.
– Ah ! vraiment ?
Et M. Blount regarda le noble personnage avec intérêt.
– Je suis veuf de lady Wilmot, née à Duncaster, poursuivit Shoking.
M. Blount s’inclina.
– Veuf et sans enfant…
Ici lord Wilmot soupira… Puis il reprit :
– Mais j’ai un neveu… un neveu sur lequel j’avais concentré toutes mes affections.
– Hélas ! monsieur, dit charitablement M. Blount, en vous voyant ici, j’ai peur de deviner…
– Vous devinez sûrement, monsieur, mon neveu a perdu la raison.
– En vérité !
– Je lui avais fait donner une brillante éducation. Il parle toutes les langues européennes. Il a fort longtemps habité Paris, et il lui reste même une légère prononciation française quand il parle notre belle langue immortalisée par Shakespeare.
M. Blount s’inclina encore et attendit.
Lord Wilmot continua.
– Sa folie, sa monomanie plutôt, car il est fort raisonnable pour tout le reste, date de son séjour à Paris.
– Ah ! fit M. Blount.
– Je lui servais une fort belle pension annuelle, dix mille livres sterling, deux cent cinquante mille francs en monnaie française.
Il menait la vie à grandes guides, était au Jockey-Club, faisait courir et fréquentait les coulisses de l’Opéra.
C’est l’Opéra qui a causé sa folie.
– Peut-être, observa M. Blount, était-il d’une nature exaltée, et la musique, la danse ?…
– Vous n’y êtes pas.
Et lord Wilmot soupira encore.
– J’écoute, fit M. Blount.
– Un soir de l’hiver dernier, à l’Opéra, poursuivit Shoking, on donnait le Prophète ; mon neveu, fort amoureux d’un premier sujet de la danse, avait ses entrées dans les coulisses.
– Naturellement, fit M. Blount.
– La salle était splendide, tout le high-life parisien s’y trouvait. Mon neveu allait et venait de la salle dans les coulisses et des coulisses dans la salle.
Pendant le dernier entr’acte, il arriva une catastrophe. Un machiniste se pendit à un fil qui tombait du cintre, le long d’un portant.
– Il se pendit volontairement ?
– Oui, monsieur.
– Dans un accès de folie, sans doute ?
– Non, par désespoir d’amour.
– Ah ! vraiment ?
– Il était amoureux de cette même danseuse aux pieds de laquelle mon neveu faisait couler un fleuve d’or.
– Et cet événement eut sans doute une influence favorable sur la raison de M. votre neveu ? dit encore M. Blount.
– Vous n’y êtes pas…
– Ah !
– Le peuple parisien est le plus superstitieux du monde, poursuivit Shoking.
On avait à peine dépendu le malheureux machiniste dont le corps était encore chaud, que tout le personnel du théâtre se rua sur la corde.
Elle avait une belle longueur, cependant.
Mais elle fut dépecée en petits morceaux et chacun en eut sa part, depuis le régisseur jusqu’au plus modeste valet. Mon neveu eut également son petit bout.
– Ah ! ah !
– Cette même nuit, il alla au club, joua et gagna.
Les jours suivants, il eut un bonheur insolent.
– Et sa raison ?
– Attendez donc ! Au bout de huit jours, tout le club était décavé ; alors, on ourdit une petite conspiration contre mon pauvre neveu.
Un soir qu’il soupait au Café Anglais, on lui fit prendre un narcotique, il s’endormit profondément.
– Et on lui vola son bout de corde ?
– Vous l’avez dit.
– Et le malheureux jeune homme en est devenu fou ?
– C’est-à-dire, reprit Shoking, qu’il n’a plus qu’une idée fixe.
– Laquelle ?
– Se procurer une corde de pendu.
M. Blount se prit à sourire tristement.
– Hélas ! monsieur, dit-il, la folie de votre neveu n’est pas un cas unique.
– Vraiment ?
– Et nous avons ici même un gentleman parfaitement raisonnable, du reste, qui est frappé de la même monomanie.
– C’est un de vos pensionnaires ?…
– Plut à Dieu ! fit M. Blount en levant les yeux au ciel.
Et comme Shoking le regardait :
– C’est mon collègue, ajouta M. Blount, mon codirecteur, l’honorable M. John Bell, qui dirige avec moi cet établissement.
Et M. Blount poussa un gros soupir, tandis qu’un cri d’étonnement échappait au bon Shoking.
M. Blount continua :
– Oui, milord, cela est invraisemblable, et cependant, cela est vrai, mon codirecteur, mon collègue, est atteint de monomanie.
– En vérité ! dit Shoking.
– Ainsi, poursuivit tristement M. Blount, le directeur d’une maison d’aliénés est lui-même aliéné.
– C’est à n’y pas croire, monsieur.
– Aussi, personne ne le croit ; je suis allé chercher le lord-maire et je lui ai conté cela en grand mystère.
– Et que vous a-t-il répondu ?
– Le lord-maire a été fort étonné.
Puis, après un moment de réflexion, il m’a dit :
– J’irai demain visiter Bedlam et m’assurerai par moi-même de la vérité de vos assertions.
– Et il est venu ?
– Le lendemain.
– Eh bien ?
– Il a longuement causé avec M. John Bell.
– Et il s’est aperçu qu’il était fou ?
– Nullement, M. John Bell lui a montré l’établissement en détail ; il s’est entretenu avec lui de la folie de différents pensionnaires, et a donné au lord-maire de telles preuves de bon sens et de raison que celui-ci m’a dit en s’en allant :
– Si de vous deux il en est un qui est fou, c’est vous ; et je ne puis m’expliquer votre étrange dénonciation que par l’ardent désir que vous avez d’être seul directeur.
– Ainsi donc, dit Shoking, M. John Bell est raisonnable toutes les fois qu’il ne s’agit pas de corde de pendu ?
– Tout ce qu’il y a de plus raisonnable.
– Et d’où est venue cette monomanie ?
– C’est une histoire étrange, répondit M. Blount.
– Voyons ?
– M. John Bell est Irlandais d’origine, mais il est né à Londres. Il a la prétention d’être gentilhomme et prétend que sa famille était riche et puissante autrefois.
– Bon ! dit Shoking.
– Quoiqu’il soit protestant comme nous, sa famille était catholique, prétend-il encore.
– Et elle a été persécutée ?
– Naturellement ; et son arrière-grand-père, obligé de quitter l’Irlande, a, dit-il, enfoui une somme considérable dans ses vastes domaines.
– Fort bien.
– M. John Bell a même fait, il y a trois ans, un voyage en Irlande.
– Ah ! ah !
– Les terres de sa famille avaient été vendues et il eut bien de la peine à les reconnaître.
– Alors, il s’est mis à rechercher le trésor ?
– C’est-à-dire qu’avec l’assentiment des nouveaux propriétaires, il fallait entreprendre des fouilles sur divers points. Ces fouilles, comme vous le pensez bien, n’ont amené aucun résultat.
M. John Bell est revenu à Londres ; et il se fut consolé facilement sans doute, si des journaux d’alors n’avaient parlé à grand bruit d’une somnambule célèbre connue sous le nom de Rachel, et qui avait un talent merveilleux pour découvrir les objets perdus.
– Et, dit encore Shoking, il est allé consulter mistress Rachel ?
– Malheureusement.
– Que lui a-t-elle dit ?
– Qu’il retrouverait sûrement le trésor enfoui par son ancêtre, et que ce trésor était plus considérable encore qu’il ne le supposait.
– Vraiment ?
– Que même avec l’argent, poursuivit M. Blount, il retrouverait des parchemins et des papiers établissant ce droit incontestable de porter le titre de lord.
– Peste !
– Mais qu’il ne trouverait tout cela que du moment où il aurait en sa possession de la corde de pendu.
– Et c’est de là que sa folie date ?
– Comme bien vous pensez.
– Mais il me semble, dit Shoking, que rien ne doit être plus facile.
– Vous vous trompez. Quand il y a un condamné à mort à Newgate, ce qui n’arrive pas tous les jours, il y a foule pour acheter sa corde par avance. C’est une question d’enchères, et M. John Bell n’est pas riche en ce moment.
– Cependant…
– Dernièrement, reprit M. Blount, on a pendu un Écossais du nom de Tom.
– Ah !
– M. John Bell a fait l’impossible pour se procurer la corde.
– Et il n’a pas réussi ?
– C’est-à-dire que la corde est en la possession du sacristain de la paroisse catholique de Saint-George.
Shoking se prit à sourire.
– Et le sacristain ne veut pas la vendre ?
– Il en demande cinq mille livres.
Shoking accentua son sourire.
– Pourquoi riez-vous ? dit M. Blount.
– Excusez-moi, monsieur, répondit Shoking, je vous le dirai tout à l’heure. Veuillez continuer.
M. Blount reprit :
– Comme vous le pensez bien, et si largement que nous soyons rétribués, M. John Bell n’a jamais eu cinq mille livres en sa possession.
– C’est un joli denier, en effet.
– Mais il se trouve toujours des imbéciles qui font des folies le plus raisonnablement du monde.
– Cela est vrai.
– Et M. John Bell a trouvé un de ces imbéciles.
– Ah !
– C’est un ancien brasseur qui a fait une grande fortune, mais qui voudrait encore être plus riche qu’il n’est.
– Et il a prêté cinq mille livres à M. John Bell ?
– À la condition que celui-ci, une fois en possession de la fortune de ses aïeux, lui rendrait le quadruple de cette somme.
– C’est un joli usurier, ce brasseur.
– Je ne dis pas non.
– Alors, M. John Bell a acheté la corde de pendu au sacristain ?
– Hélas ! non.
– Pourquoi cela ?
– Le sacristain ne voulait plus la vendre.
– Pourquoi donc ?
– Entre nous, reprit M. Blount, tous les catholiques sont un peu fénians.
– Je le crois comme vous, monsieur.
– Ils obéissent plus ou moins à un mot d’ordre.
– Eh bien ?
– Et le sacristain a répondu qu’il ne voulait plus la vendre. Les fénians le lui ont défendu.
Shoking souriait de plus en plus.
M. Blount fronça le sourcil.
– Mais pourquoi donc riez-vous, milord ? demanda-t-il.
– Parce que je connais l’histoire de cette corde !
– Ah !
– Et je sais que le sacristain l’a vendue.
– Bah !
– Pour sept mille livres au lieu de cinq.
– À qui ?
– À moi.
Et Shoking tira la corde de dessous son manteau. M. Blount eut une exclamation de surprise.
– Vous croyez donc aussi à cela ? fit-il.
– Moi ? Pas le moins du monde.
– Alors, pourquoi avez-vous acheté cette corde ?
– Parce que, répondit Shoking, j’ai un petit plan que je désire vous transmettre pour la guérison de mon pauvre neveu.
– Je vous écoute, milord.
– Vous êtes médecin-aliéniste ?
– Naturellement.
– Pensez-vous donc que si mon neveu était mis en possession de cette corde, la monomanie disparaîtrait ?
– Je ne le pense pas, monsieur.
– Diable ! fit Shoking, mais alors, j’ai jeté sept mille livres par la fenêtre ?
– Je le crains.
– En tout cas, monsieur, cette corde nous servira à quelque chose, reprit Shoking.
– À quoi ?
– À pouvoir vous amener mon neveu.
– Comment l’entendez-vous ?
– Vous pensez bien que sous aucun autre prétexte il ne consentirait à venir ici. Il faudrait, pour vous l’amener, employer la force, et ce moyen me répugne.
– Je comprends cela, milord.
– Voici donc ce que j’ai imaginé.
M. Blount était tout oreilles.
Mais Shoking lui dit avec flegme :
– Permettez-moi de reprendre haleine.
Et le prétendu lord. Wilmot se prit à respirer bruyamment.
M. Blount examina curieusement la corde.
– Mais, dit-il, êtes-vous bien sûr que ce soit celle du pendu ?
– Assurément, dit Shoking. Tenez, voilà encore le nœud coulant tel qu’il a été fait par Calcraft. Et puis le sacristain est un honnête homme…
– Alors, dit encore M. Blount, vous m’amènerez votre neveu demain ?
– Non point demain, mais tout de suite, monsieur.
– Ah !
– Il est en bas.
– Où donc ?
– À la porte, dans mon carrosse.
– Vraiment !
– Et je me suis même servi pour l’amener d’un joli stratagème, poursuivit Shoking.
– Qu’avez-vous fait ?
– Je lui ai bâti un petit roman tout entier.
– Je vous écoute, milord.
– Mon neveu savait que la corde était en la possession du sacristain.
– Bon !
– Je suis allé l’acheter, et je lui ai dit ensuite : Nous arrivons trop tard, la corde est vendue.
– À qui ? m’a-t-il demandé.
– Au directeur de l’hôpital de Bedlam.
– Il faut la racheter, m’a-t-il dit vivement.
– C’est ce que je compte faire, ai-je répondu.
Et nous sommes venus ici tous les deux, lui ignorant que je portais la corde cachée sous mon manteau. Comme je voulais causer seul à seul avec vous, je l’ai laissé en bas, lui disant que je me chargeais de la négociation.
– Fort bien, dit M. Blount ; mais à présent qu’allez-vous lui dire ?
– Que vous hésitez à vous en défaire.
– Bon !
– Mais que peut-être céderez-vous à ses instances, après avoir résisté aux miennes.
– Voilà un bon moyen pour l’amener jusqu’ici. Mais comment me le laisserez-vous ?
– J’ai trouvé un autre moyen encore.
– Voyons ?
– Votre codirecteur, M. John Bell, est sorti, m’avez-vous dit ?
– Oui.
– En bien ! vous montrerez la corde à mon neveu, mais vous lui direz que vous ne pouvez vous en défaire qu’avec l’assentiment de M. Bell.
– Fort bien.
– Et certainement il voudra rester ici jusqu’à ce que M. Bell vienne à rentrer.
– Tout cela est merveilleusement combiné, milord.
– N’est-ce pas ?
– Et si vous voulez aller chercher votre neveu…
– À l’instant, dit Shoking.
Et le prétendu lord Wilmot se leva.
M. Blount le reconduisît jusqu’au seuil du pavillon et agita un gland de sonnette qui correspondait avec le logis du concierge.
Celui-ci accourut à la rencontre de Shoking.
Et tandis que Shoking s’en allait, M. Blount appela deux infirmiers et leur dit :
– On va m’amener un fou. Tenez-vous dans une pièce voisine de mon cabinet. On ne sait pas ce qui peut arriver.
Shoking, pendant ce temps, avait rejoint Marmouset, qui l’attendait toujours à la porte de Bedlam.
– Eh bien ! lui dit-il, est-ce fait ?
– Oui.
– On m’attend ?
– Sans doute.
– Quel est celui des directeurs que vous avez vu ?
– C’est M. Blount.
– Oh ! alors, dit Marmouset en riant, la chose ira toute seule.
– Comment cela ?
– Ami Shoking, dit Marmouset, contentez-vous de dire et de faire ce que je vous commande et ne vous occupez pas du reste.
– Cependant, dit Shoking blessé, il y a des choses que je ne comprends pas…
– C’est parfaitement inutile, dit sèchement Marmouset.
Shoking baissa la tête et se tut. Ils entrèrent à Bedlam.
Marmouset était fort calme, et il pénétra chez M. Blount le sourire aux lèvres.
– Monsieur, lui dit-il, mon oncle, lord Wilmot, me dit que vous ne voulez pas nous céder la corde de pendu.
– Monsieur, répondit M. Blount, qui examinait curieusement Marmouset, mon collègue, M. John Bell, et moi l’avons payée fort cher.
– En vérité ?
– Cinq mille livres.
– Je vous en offre dix mille.
– L’offre est pleine de tentation, mais…
– Vous hésitez ? dit Marmouset.
– Oui et non.
– Plaît-il ?
– Pour mon compte, je n’hésite pas, mais M. John Bell est sorti.
– Ah !
– Et je ne puis rien faire sans son assentiment.
– Je comprends cela. Mais M. Bell ne tardera sans doute pas à rentrer ?
– Il sera ici dans une heure sans doute.
– Eh bien ! je vais l’attendre.
Puis, regardant Shoking, Marmouset ajouta :
– Mon oncle, voici l’heure de l’ouverture du Parlement. Je vous engage à ne pas manquer à la séance.
– Je vais donc te laisser ici ?
Et Shoking échangea un malicieux sourire avec M. Blount.
– Oh ! soyez tranquille, mon oncle, une fois en possession de la corde, je vous rejoindrai.
– Fort bien, dit le prétendu lord Wilmot.
Et il s’en alla en serrant la main à M. Blount qui continuait à sourire. Alors Marmouset et le directeur de Bedlam se trouvèrent seuls.
– Monsieur, dit M. Blount, oserais-je vous offrir une tasse de thé, en attendant le retour de mon collègue ?
– Merci bien, dit Marmouset. Je désire causer un moment avec vous.
– À vos ordres, monsieur.
– Mon cher directeur, reprit Marmouset changeant tout à coup de ton et d’attitude, mon oncle est un parfait imbécile.
– Monsieur !
– Il a joué avec vous le rôle que je l’avais chargé de jouer avec M. Bell.
– Que voulez-vous dire ? fit M. Blount étonné.
– Il vous a apporté la corde…
M. Blount eut un nouveau geste de surprise.
– Connaissez-vous cela ? dit encore Marmouset.
Et il mit sous les yeux du directeur de Bedlam la lettre écrite par le révérend Patterson.
Ce billet, on s’en souvient, dicté par Rocambole, devenu M. Burdett, premier clerc de maître Colcram était ainsi conçu :
« Il vous plaira, au nom de la Société dont, secrètement, vous êtes le membre, donner au porteur de ce billet toutes les facilités qu’il vous demandera. »
À peine eut-il jeté les yeux sur ce papier que M. Blount tressaillit et regarda vivement Marmouset.
– Ainsi donc, monsieur, fit-il, vous… n’êtes pas… ?
– Non, dit Marmouset en riant, je ne suis pas fou, et je ne donnerais pas trois shillings de cette corde.
– Ah !… mais alors ?
– Alors j’avais besoin de vous voir… et de m’entendre avec vous…
– Sur quoi ?
– D’abord sur la manière de faire ce que nous voudrons de votre collègue M. John Bell.
M. Blount leva les yeux au ciel.
– Et cette corde est un excellent moyen, ajouta Marmouset.
– Et puis ?
– Et puis, je veux faire évader un prisonnier.
Ce papier vous ordonne de m’obéir, dit Marmouset.
M. Blount s’inclina.
– Je suis à vos ordres, dit-il.
Que se passa-t-il entre Marmouset et M. Blount !
Nul ne le sut.
Mais, une heure après, le directeur donna ordre à deux infirmiers de conduire le prétendu fou dans une cellule et de veiller sur lui avec le plus grand soin.
Marmouset se laissa, du reste, emmener sans la moindre résistance. Seulement il avait eu soin d’enrouler autour de son corps la fameuse corde du pendu.
Une heure plus tard, M. John Bell rentra. M. Blount avait donné l’ordre qu’on le prévint de son retour.
M. John Bell habitait un autre pavillon en tout semblable à celui de M. Blount.
Les deux directeurs avaient des rapports de service continuels. Mais ils vivaient à part l’un de l’autre.
Il y avait même entre eux une certaine jalousie, une sorte de rivalité qui prenait sa source dans le raisonnement que chacun d’eux se faisait :
– L’Angleterre n’a qu’une reine ; pourquoi Bedlam a-t-il deux directeurs égaux en pouvoirs et dont les deux volontés peuvent se heurter à chaque instant ?
Ne serait-il pas plus simple qu’on congédiât mon collègue ?
Aussi, à moins de circonstances graves, M. Blount n’allait jamais chez M. Bell.
Et M. Bell ne faisait pas davantage visite à M. Blount.
Cependant, aussitôt qu’il fut prévenu que M. Bell était rentré, M. Blount se hâta de se rendre chez son collègue.
M. Blount, on l’a vu par le billet du révérend Patterson, était affilié à la mystérieuse association qui, du fond d’un petit logement d’Oxford street, gouvernait le monde. Il était de la Société des missions évangéliques.
M. Bell, au contraire, non seulement ne faisait point partie de la Société, mais encore il était catholique.
Il ne fallait donc pas songer à se servir de lui comme on pouvait se servir de M. Blount.
Du reste, c’était un homme intègre, à cheval sur son service et les règlements, en dépit de sa monomanie.
M. Blount se rendit donc chez lui.
M. Bell parut fort étonné.
– Je regrette, mon cher collègue, dit M. Blount, que vous soyez sorti ce soir.
– Pourquoi cela ? demanda M. Bell.
– Parce qu’on nous a amené un nouveau pensionnaire.
– Eh bien ! vous l’avez reçu ?
– Sans doute.
– Alors tout est pour le mieux.
– Soit, mais vu l’importance du personnage…
– Ah ! c’est un personnage important ?
– C’est le neveu de lord Wilmot.
– Lord Wilmot ?
– Oui.
– J’ignorais ce nom.
– Cela n’a rien d’extraordinaire. Il y a six cents lords en Angleterre.
– Pour le moins.
– Mais celui-là est fabuleusement riche.
– Ah ! ah !
– Au point qu’il a payé dix mille livres la corde du pendu Tom.
M. John Bell fit un bond sur son siège.
– Que dites-vous ? fit-il.
– La vérité.
– Lord Wilmot a acheté la corde de Tom ?
– Non pas lui, mais son neveu.
– Et le neveu est fou ?
– Non, pas plus que vous.
– Cependant.
– Cependant on me l’a amené ce soir.
– Pourquoi donc, puisqu’il n’est pas fou ?
– Sa famille a jugé qu’il était fou, du moment qu’il payait un bout de corde dix mille livres.
M. John Bell haussa les épaules.
– Alors c’est lord Wilmot qui le fait enfermer ?
– Oui.
– Nous ne pouvons pourtant pas, dit-il, nous prêter éternellement à de pareilles monstruosités.
– Plaît-il ? fit M. Blount.
– Bedlam est une maison de fous.
– Sans doute.
– Et pas autre chose.
– Je ne dis pas non.
– Et parce qu’il plaît à une famille…
– Mais les médecins pensent que le jeune homme est fou.
– Alors je suis fou, moi aussi, dit M. Bell avec emportement.
– Je ne dis pas cela.
– Pourtant, continua M. Bell en poussant un profond soupir, vous savez si j’avais envie d’avoir cette corde.
M. Blount ne répondit pas.
– Mais de qui l’a-t-il donc achetée ?
– Du sacristain de Saint-George.
– Le misérable ! il m’avait pourtant donné sa parole.
Et M. Bell frappait du pied.
– Eh bien ! reprit M. Blount, c’est sir Arthur qui le possède maintenant.
– Ah ! le neveu de lord Wilmot s’appelle sir Arthur ?
– Oui.
– Mais lui a-t-on donc laissé la corde ?
– Certainement.
– Il l’a ?
– Roulé comme une ceinture autour de son corps.
M. Bell demeura pensif un moment.
Puis une inspiration traversa sans doute son esprit.
– Je veux le voir, dit-il.
– Qui cela !
– Sir Arthur.
– Mais il est couché.
– Eh bien ! il se lèvera.
– Ne pourriez-vous attendre à demain ?
– Non, dit vivement M. Bell.
Et il ouvrit la porte de son cabinet, ajoutant :
– Dans quel pavillon l’avez-vous logé ?
– Dans le pavillon du sud.
– Bon !
– Au numéro 17.
– J’y vais.
– Mais, mon cher collègue…
M. Bell ne répondit pas à M. Blount.
M. Bell était déjà hors de son cabinet et descendait l’escalier quatre à quatre.
Et M. Blount souriait en le voyant s’éloigner et murmurait :
– C’est lui qui est fou, par exemple.
M. Bell gagna le pavillon du sud, arriva au n° 17 et pénétra dans la chambre qu’on avait donné à Marmouset.
Celui-ci n’était point couché, comme l’avait dit M. Blount. Il était assis devant une table et écrivait tranquillement.
En voyant entrer M. Bell dont le visage était empourpré, il regarda avec curiosité.
– Monsieur, dit M. Bell, vous vous nommez sir Arthur ?
– Oui, monsieur.
– Je m’appelle John Bell.
– Ah !
– Et je suis le directeur de cette maison.
– Qui est une maison de fous, dit froidement Marmouset.
– Oui, monsieur.
– Et dans laquelle on m’a entraîné traîtreusement car je ne suis pas fou, monsieur.
– Je le crois, dit M. Bell.
– Vraiment !
Et Marmouset parut tout joyeux.
Les infirmiers souriaient, car une pareille scène n’avait rien de nouveau pour eux.
– Allez-vous-en ! leur dit M. Bell d’un ton impérieux.
Et il demeura seul avec Marmouset.
M. John Bell avait le visage empourpré et ses yeux avaient un éclat fiévreux.
– Monsieur, reprit-il quand les infirmiers furent partis, je le vois fort bien, vous n’êtes pas fou.
– Assurément non, dit Marmouset.
– Et cependant votre famille vous fait enfermer ?
– Comme vous voyez…
– Je vous engage à réclamer, monsieur.
– Peuh ! dit Marmouset. En Angleterre, il y a des avocats qui savent prouver la folie, et ma famille a pris ses précautions.
M. John Bell frappa du pied avec colère.
– Je ne me rendrai pas complice d’une pareille infamie, moi ! dit-il.
– Hélas ! monsieur, à moins que vous ne me laissiez évader, je ne vois pas… quel moyen…
– Évader ! évader ! s’écria M. John Bell.
– Pourquoi pas ? fit froidement Marmouset.
– Voilà qui est tout à fait impossible.
– Pourquoi ?
– Mais parce que je ne puis manquer à faire mon devoir.
Marmouset se mit à rire.
– Cependant, dit-il, vous convenez que je ne suis pas fou.
– Certainement, j’en conviens.
– On peut avoir la fantaisie de posséder de la corde de pendu sans que pour cela…
M. John Bell interrompit vivement Marmouset.
– Vous possédez donc bien réellement cette corde ?
– La voilà, dit Marmouset.
Et il ouvrit son paletot, et M. John Bell, ébloui, vit la corde enroulée autour de son corps.
M. John Bell avait les yeux hors de la tête.
– Ah ! fit-il, si je possédais cette corde…
– Eh bien, que feriez-vous ?
– Je serais riche.
– Ah bah !
– Fabuleusement riche, avant quinze jours.
– Comment cela ? fit Marmouset en souriant.
Et M. John Bell, qui avait grand besoin, en ce moment, d’une de ces douches bienfaisantes qu’il prodiguait outre mesure à ses pensionnaires, M. John Bell, disons-nous, se mit à raconter avec une grande exaltation l’histoire de ses aïeux, de leurs trésors enfouis et la prophétie de la somnambule qui lui avait dit qu’il ne retrouverait cette fortune qu’autant qu’il aurait en sa possession une corde de pendu.
– Ah ! vraiment, fit Marmouset, elle vous a dit cela ?
– Oui, monsieur.
– Et vous y croyez ?
– Comme à la lumière du soleil.
– Moi aussi, dit froidement Marmouset.
– Aussi, reprit John Bell, si vous me prêtiez cette corde…
– Oh ! non pas, dit vivement Marmouset.
– Si vous me la vendiez…
– Pas pour cent mille livres.
M. John Bell jeta un cri de désespoir.
– Écoutez, dit Marmouset, nous pourrions peut-être nous entendre.
– Vrai ! s’écria M. John Bell.
Et il roulait des yeux enfiévrés.
– Quelle est votre situation ici ?
– J’ai deux mille livres de traitement.
– C’est peu.
– Mais aussi, quand j’aurai retrouvé les trésors…
– Vous donnerez votre démission ?
– Oh ! certainement.
– Eh bien ! pourquoi ne la donnez-vous pas tout de suite ?
– Parce que je n’ai pas trouvé… l’argent…
– Mais si vous aviez ma corde…
– Oh ! je le retrouverai, alors.
– Eh bien ! dit Marmouset, évadons-nous ensemble.
– Et puis ?
– Et puis j’irai avec vous en Irlande ; et si la somnambule vous a trompé, si nous ne trouvons rien, eh bien ! je consens à revenir ici avec vous.
M. John Bell parut se calmer un peu.
– Ce que vous me proposez là est impossible à première vue, dit-il, mais il y a un moyen de tout concilier.
– Ah ! vraiment ?
– Écoutez-moi, reprit M. John Bell, les médecins ont remarqué souvent l’influence heureuse des voyages sur certains cerveaux troublés.
– Ah !
– Plusieurs fois j’ai sollicité la permission de faire un voyage et d’emmener avec moi certains de mes pensionnaires dont j’espérais la guérison.
– Et cette permission vous a été accordée ?
– Oui.
– Alors vous la demanderiez pour moi ?
– Certainement.
– Mais il faudrait pour cela que ma famille n’en sût rien.
– Oh ! elle n’en aura pas le temps.
– Comment cela ?
– Nous partirons dès demain.
– Fort bien, dit Marmouset. Mais nous ne partirons pas seuls. Vous avez ici un fou auquel je m’intéresse particulièrement.
– Bah !
– Et que je veux emmener.
– À quoi bon ?
– Pardon, dit Marmouset. J’ai écouté votre histoire, vous écouterez la mienne, j’imagine.
– Parlez, dit M. John Bell, résigné à tout pourvu qu’il eût tôt ou tard la bienheureuse corde.
– Savez-vous quelle est cette corde ? reprit Marmouset.
– C’est celle d’un homme appelé Tom.
– Justement.
– Et Tom, avant de mourir, usant de son droit, l’a léguée au sacristain de Saint-George.
– Précisément.
– Et le sacristain vous l’a vendue…
– À une condition, monsieur.
– Laquelle ?
– C’est que je ferai sortir de prison un pauvre diable qui dit être lord William Pembleton.
M. John Bell eut un geste d’effroi.
– Oh ! quant à cela, monsieur, dit-il, c’est tout à fait impossible.
– Pourquoi donc ?
– Parce que lord William Pembleton est tout à fait fou…
– Je ne dis pas non…
– Et que les gens qui l’ont fait enfermer…
– Sont très puissants, n’est-ce pas ?
– Excessivement puissants.
– Alors vous ne prendriez pas sur vous ?…
– Je ne puis rien prendre sur moi.
– Je vous engage à réfléchir…
– Oh ! c’est inutile.
– Je le regrette, dit froidement Marmouset.
– Mais, monsieur…
– J’ai engagé au sacristain ma parole de gentleman, et…
– Monsieur, dit vivement M. John Bell, si je vous écoutais, je manquerais à tous mes devoirs.
– Mais si vous ne m’écoutez pas, vous n’aurez point la corde. Bonsoir, monsieur…
Et Marmouset reboutonna son paletot, et la corde disparut… M. John Bell suait à grosses gouttes, et il était en proie au plus violent désespoir.
– Je vous engage, dit encore Marmouset, à me laisser dormir et à aller vous coucher vous-même.
– Adieu ! dit le pauvre directeur éperdu.
– Réfléchissez, acheva Marmouset. La nuit porte conseil.
Et il tourna le dos à M. John Bell et se dirigea vers son lit.
Marmouset, dès le lendemain matin, descendit dans le préau. Il était fort élégamment vêtu, – lord Wilmot ayant eu soin de lui envoyer à la première heure du linge, des habits et un valet de chambre.
Mais ceux qui le connaissaient depuis longtemps, auraient pu constater chez lui une singulière métamorphose.
Marmouset avait d’ordinaire les cheveux châtains et une petite moustache brune aux coins relevés comme la moustache d’un officier français.
Tout cela avait disparu.
Marmouset s’était présenté à Bedlam avec des cheveux blonds, un menton rasé et une belle paire de favoris tirant sur le roux et taillés à l’anglaise.
Marmouset descendit au préau.
Il examina curieusement plusieurs fous, échangea même avec quelques-uns des paroles courtoises et finit par s’arrêter devant un homme jeune encore, mais aux traits amaigris, à l’œil enfiévré, qui était assis à l’écart sur un banc et paraissait fuir la société de ses compagnons d’infortune.
– Ce doit être mon homme, pensa Marmouset.
Et il se promena de long en large, ne perdant pas de vue le pensionnaire de Bedlam.
Celui-ci, du reste, ne fit aucune attention à lui.
Il avait les yeux fixés sur la porte du préau et paraissait attendre quelqu’un.
Enfin, cette porte s’ouvrit et un petit homme aux cheveux grisonnants, au visage anguleux, tenant par sa physionomie du renard et de la fouine tout à la fois, entra à son tour dans le préau.
Alors le visage de cet homme que Marmouset examinait s’éclaira d’un rayon de joie.
Puis il quitta son banc et alla à la rencontre du nouveau venu. Marmouset le suivit à distance.
Les deux pensionnaires se tendirent la main.
Et Marmouset entendit ces mots :
– Bonjour, Edward Cokeries.
– Bonjour, milord.
Puis ils se prirent par le bras et allèrent s’asseoir sur le banc où le premier était assis tout à l’heure.
– C’est bien eux, dit Marmouset.
Et il s’approcha du banc à son tour.
Les deux fous eurent un geste de défiance et presque d’effroi. Le premier même fit mine de vouloir se lever et s’éloigner. Mais Marmouset le salua et lui dit d’un ton fort respectueux :
– Pardon, milord…
Le fou tressaillit, puis il répondit vivement :
– Vous vous trompez, monsieur, je ne suis pas lord… Je ne le suis pas… Je m’appelle Walter Bruce… rien que Walter Bruce…
– Comme vous vous êtes nommé autrefois lord William Pembleton.
Et Marmouset se leva de nouveau fort respectueusement. Cette attitude impressionna vivement le pensionnaire de Bedlam.
– Qui donc êtes-vous, fit-il, vous qui me connaissez ?
– Je suis un ami, dit Marmouset.
– Je n’ai plus d’ami.
– Vous vous trompez, milord.
– Non, je n’en ai plus, dit lord William en secouant la tête.
– C’est Tom qui m’envoie…
– Tom est mort.
– Je le sais ; mais avant de mourir il m’a tout confié…
Ce nom de Tom avait fait battre le cœur de lord William.
– Où donc avez-vous connu Tom ? fit-il.
– Je ne l’ai pas connu.
– Alors vous ne pouvez venir en son nom.
– J’ai vu Betzy.
– Betzy ! vous connaissez Betzy ?
– Je la connaissais, milord.
– Ah !
– Elle est morte.
Edward Cokeries et lord William jetèrent simultanément un cri.
– Voilà notre dernière espérance qui s’en va, murmura le petit homme grisonnant.
– Vous vous trompez, monsieur, dit Marmouset ; Betzy est morte à temps. Elle a pu mettre la main sur les papiers que vous aviez cachés chez vous.
Edward Cokeries regarda Marmouset avec défiance.
– Comment savez-vous cela ? fit-il.
– J’ai les papiers en ma possession.
– Ah !
– Et je sais toute l’histoire de lord William.
– Mais qui donc êtes-vous ? s’écria de nouveau lord William.
– Un homme qui vous fera sortir d’ici demain, répondit Marmouset.
– Sortir d’ici ! Vous me feriez sortir d’ici ?
– Oui, milord.
– Ah ! dit lord William d’une voix entre-coupée par les sanglots, ce ne serait pas généreux à vous, monsieur, de vous rire ainsi de deux malheureux comme-nous.
– Milord, reprit Marmouset, vous n’êtes pas fou, vous ne l’avez jamais été.
– Certainement non, dit lord William.
– Edward Cokeries que voilà a été fou, quelques heures, mais il ne l’est plus.
– Je ne le crois pas, dit le petit homme.
– Eh bien ! regardez-moi tous deux, reprit Marmouset, ai-je l’air d’un fou, moi aussi ?
– Non, dit lord William. Cependant vous êtes ici.
– Oui, milord.
– Victime sans doute de quelque famille avide… ?
– J’y suis de mon plein gré, milord.
– Oh ! c’est impossible.
– J’y suis venu pour vous.
– Pour moi !
– Oui, pour vous sauver…
– Mais…
– Pour vous rendre à votre femme et à vos enfants.
À ces mots, les yeux de lord William s’emplirent de larmes.
– Ne pleurez pas, milord, votre femme et vos enfants sont à l’abri du besoin.
– Vrai ? Vous me le jurez ?…
– Je vous le jure.
Lord William leva les yeux au ciel.
– Et bientôt, continua Marmouset, vous serez dans leurs bras.
– Ah ! je crois rêver, dit lord William frémissant.
– Chut ! fit Marmouset, calmez-vous, milord, essayez de dominer votre émotion et écoutez-moi…
Edward Cokeries et lord William regardaient maintenant avec avidité cet homme qu’ils voyaient pour la première fois.
– Mais qui donc êtes-vous ? demanda une fois encore le malheureux lord William.
– Milord, dit Marmouset, avez-vous jamais entendu parler de l’homme gris ?
– Qu’est-ce que cela ?
– Oh ! je le sais moi, dit vivement Edward Cokeries.
– Ah ! vous le savez ?
– L’homme gris a fait trembler bien souvent le révérend Patterson…
– Ah ! vous savez cela ? dit encore Marmouset.
– Oui, certes. Eh bien ?
– Eh bien ! l’homme gris a connu Tom en prison.
– Bon !
– Et il s’est intéressé à lord William.
– Est-ce possible ?
– Et il a juré de lui rendre la liberté d’abord, et puis sa fortune et son nom.
– Oh ! s’écria Edward Cokeries, si ce que vous dites là est vrai, si l’homme gris s’intéresse à nous…
– Je vous le jure.
– Alors nous sommes sauvés, car il peut tout ce qu’il veut, l’homme gris.
– Et je viens de sa part, exclama Marmouset.
Marmouset reprit :
– C’est l’homme gris qui m’envoie.
– Qui donc êtes-vous ! demanda encore lord William.
– Moi, dit Marmouset, je ne suis rien, ou presque rien, et mon nom ne vous apprendrait pas grand’chose ; qu’il vous suffise de savoir que je suis dévoué corps et âme à celui que les Anglais appellent l’homme gris et qui pour nous, Français, a un autre nom…
– Ah ! vous êtes Français ?
– Oui.
– Et l’homme gris vous envoie ?
– Pour vous dire de vous tenir prêt.
– À quoi ?
– À sortir d’ici.
Lord William secoua la tête.
– Il y a bien des gens qui ont essayé de sortir d’ici, dit-il.
– Et qui n’y sont pas parvenus ?
– Hélas ! non.
– Eh bien ! nous en sortirons, nous.
– Comment ?
– Par la grande porte, en plein jour.
Lord William secoua encore la tête.
– Pour aujourd’hui, dit Marmouset, il m’est impossible de vous en dire davantage.
– Ah !
– Sous peine de désobéir aux instructions de l’homme gris.
Cependant Edward Cokeries eut une ombre de défiance :
– Mais enfin, dit-il, qui nous prouvera que vous venez de la part de l’homme gris ?
– Ah ! fit Marmouset, vous voulez une preuve ?
– Oui, dit lord William, et après je me fierai complètement à vous.
– Tenez, dit Marmouset en tirant sa main droite de sa poche, regardez…
– Ma bague ! exclama le clerc.
– Oui, celle que vous avez remise à Betzy, et que j’ai reprise à son doigt, après lui avoir fermé les yeux, car j’ai reçu son dernier soupir.
– Maintenant, je vous crois, dit Edward Cokeries.
– Cependant, fit lord William, qui peut nous répondre que Betzy n’est pas tombée au pouvoir de mes ennemis ?
– S’il en était ainsi, dit Marmouset, vos ennemis auraient en leur possession les papiers qui peuvent vous aider à recouvrer votre fortune.
– Eh bien ?
– Et au lieu d’essayer de vous faire sortir d’ici, vos ennemis vous y laisseraient bien tranquillement.
L’argument était sans réplique.
Aussi le front de lord William s’éclaircit-il soudain.
Edward Cokeries tendit la main à Marmouset.
– Nous sommes à vous, dit-il, et ce que vous nous direz de faire, nous le ferons.
En ce moment, un nouveau personnage apparut dans la cour. C’était M. John Bell.
Tout monomane qu’il était, M. John Bell était un directeur sévère.
Il avait même une réputation de dureté, et les fous les plus indomptés tremblaient à sa vue.
Aussi personne n’osait l’aborder, quand par hasard il lui prenait fantaisie de se promener dans la prison.
Marmouset, en le voyant, dit à ses nouveaux amis :
– Permettez, je vais aller saluer le directeur.
– N’y allez pas, dit vivement lord William.
– Gardez-vous en bien, ajouta Edward Cokeries.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que c’est un homme très méchant.
– Ah bah !
– Et que lorsqu’on a le malheur de lui adresser une réclamation, il vous répond par l’ordre donné aux infirmiers de vous administrer une douche.
– J’ai voulu lui raconter mon histoire, reprit lord William.
– Et il ne vous a pas écouté ?
– Il m’a fait mettre au cachot.
– Moi, dit Edward Cokeries, j’ai eu le fouet.
– Eh bien ! dit Marmouset en riant, vous allez voir que rien de tout cela ne m’arrivera.
Et il alla droit à M. John Bell.
Celui-ci se promenait les sourcils froncés, la tête penchée sur la poitrine.
Il marchait d’un pas inégal et brusque, murmurait des mots sans suite et ressemblait bien plus à un fou qu’à un directeur de maison d’aliénés.
Les fous qui se trouvaient dans le préau s’écartaient de lui avec terreur.
De temps en temps, il relevait la tête et lançait à droite et à gauche un regard féroce.
Puis il retombait dans sa méditation.
Tout à coup, Marmouset se trouva devant lui.
M. John Bell leva d’abord le fouet plombé dont il était toujours armé. Mais il reconnut Marmouset.
– Ah ! c’est vous, sir Arthur ? dit-il.
Et il eut un sourire aux lèvres et salua le gentleman.
– C’est moi, dit Marmouset. Avez-vous réfléchi ?
Et Marmouset cligna de l’œil.
– Oui, dit M. John Bell. J’ai réfléchi que j’avais assez de pouvoir pour obtenir le renvoi du sacristain.
– À quoi bon ?
– Pour le punir de son manque de loyauté avec moi.
– Ah bah !
– Il m’avait promis la corde au prix de cinq mille livres.
– Je lui en ai donné dix, et je l’ai eue. Tout le monde eût agi comme lui, monsieur.
M. John Bell frappa du pied.
– Cet homme n’en est pas moins un homme sans parole, dit-il.
– Au lieu de vous irriter contre lui, reprit Marmouset, vous feriez bien mieux de réfléchir à mes propositions.
M. Bell soupira.
– Hélas ! dit-il, elles sont impossibles.
– Pourquoi donc ?
M. John Bell abaissa le diapason de sa voix et prit tout à coup un air mystérieux :
– Monsieur, dit-il, je vous crois un parfait gentleman.
– J’ai cette prétention, monsieur.
– Incapable de manquer à la parole qu’il aurait donnée, poursuivit M. Bell.
– Assurément.
– Si je vous demandais votre parole…
– À quel propos ?
– Votre parole de ne révéler à âme qui vive le secret que je vais vous confier ?
– Je vous la donne, monsieur.
– Votre parole de gentleman ?
– Et de gentilhomme, ce qui vaut mieux encore.
– Alors, dit M. John Bell poussant un nouveau soupir, vous allez comprendre pourquoi il m’est impossible d’accepter la condition que vous me faites d’emmener avec nous lord William.
– Voyons ? dit Marmouset.
– Sir Arthur, reprit M. John Bell, l’homme dont je parle, est, dit-on lord William Pembleton, et je penche d’autant plus à le croire qu’il n’est nullement fou.
– Vous êtes dans le vrai, monsieur.
– Cependant il est condamné à mourir ici.
– Vraiment ?
– Et il y est par la volonté d’une puissance contre laquelle je me garderais bien de lutter.
– Quelle est cette puissance ?
– Ce n’est pas un homme, c’est une association.
– Ah ! Ah !
– Et une association religieuse, qui plus est.
– Bon, dit Marmouset, on m’a parlé de cela.
– Vraiment ?
– Cela se nomme la Société des missions évangéliques.
– Précisément.
– Et c’est quelque chose d’équivalent à ce que, sur le continent, on appelle les Jésuites.
– Vous y êtes.
– Et vous craignez ces gens-là ?
– Comme le feu…
– Ah ! ah ! dit Marmouset en riant ; eh bien ! si c’est le seul obstacle qui vous sépare de ma corde, elle est à vous.
– Que voulez-vous dire ?
Et les yeux de M. John Bell étincelèrent.
– Faites-moi donner de quoi écrire, ajouta Marmouset.
– Et puis ?
– Et, ma lettre écrite, faites la porter à son adresse.
– Mais…
– Je ne puis vous en dire davantage, ajouta Marmouset, mais vous verrez le résultat.
– Venez dans mon cabinet, dit M. John. Bell qui le prit familièrement par le bras.
Le cabinet de M. John Bell était au rez-de-chaussée de l’un des pavillons qui donnaient sur le préau.
Les fous, voyant passer le nouveau pensionnaire donnant familièrement le bras au terrible directeur, se regardaient avec étonnement.
Lord William et Edward Cokeries n’étaient pas les moins stupéfaits.
Marmouset eut le temps de se retourner et de les regarder tous deux.
Il leur fit même un petit signe qui voulait dire :
– Eh bien ! que vous disais-je ?
M. John Bell ouvrit la porte de son cabinet.
– Mettez-vous là, dit-il en s’installant devant une table.
Marmouset prit une plume et écrivit une longue lettre.
À qui ? M. John Bell n’en savait rien.
Que contenait-elle ? Il n’en savait pas davantage.
Cependant, debout derrière Marmouset, il regardait par-dessus son épaule.
Mais Marmouset écrivait dans une langue inconnue.
Ce n’était ni de l’anglais, ni du français, ni du russe.
Cette langue bizarre frappa même si fort M. John Bell, qu’il dit à Marmouset :
– Mais dans quel langage écrivez-vous ?
– J’écris en javanais, répondit Marmouset.
– Bah !
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.
– Et à qui écrivez-vous ?
– Vous allez voir.
Marmouset prit une enveloppe et mit l’adresse en bon anglais :
Pater-Noster street, 17.
Monsieur Burdett, maître clerc,
chez le solicitor James Colcram.
Puis il ferma la lettre et la remit à M. John Bell.
– Si cela arrive avant midi, dit-il, j’ai bon espoir que nous pourrons partir demain.
– En vérité ?
– Mon Dieu ! oui.
– Et nous emmènerons lord William ?
– Ainsi qu’un certain Edward Cokeries.
– À quoi bon !
– C’est à prendre ou à laisser, dit froidement Marmouset.
En même temps, il déboutonna de nouveau son paletot. Et la bienheureuse corde que Marmouset portait en guise de ceinture apparut de nouveau aux yeux éblouis et fascinés de M. John Bell.
Marmouset se leva alors.
– Mais, dit encore M. John Bell, je ne vois pas trop quels rapports il peut y avoir entre ce M. Burdett à qui vous écrivez et la Société des missions évangéliques.
– Vous le verrez avant ce soir, dit Marmouset.
Et il ne voulut pas s’expliquer davantage.
M. John Bell se résigna à attendre, et Marmouset retourna dans le préau.
Là, il rejoignit lord William et Edward Cokeries.
Ceux-ci lui témoignèrent leur étonnement.
– Ne vous ai-je pas dit, fit Marmouset en souriant, que je venais de la part de l’homme gris ?
– Sans doute, fit lord William.
– Et M. Cokeries ne vous a-t-il pas dit que l’homme gris faisait ce qu’il voulait ?
– En effet.
– Eh bien ! l’homme gris m’a donné une partie de sa mystérieuse puissance en m’envoyant ici, voilà tout.
Et Marmouset ne s’expliqua pas davantage avec lord William et Edward Cokeries qu’il ne s’était expliqué avec M. John Bell.
* *
*
M. John Bell, cependant, était toujours en proie à une vive exaltation. Il se promenait à grands pas dans son cabinet et murmurait :
– Il me faut la corde, il me la faut !
Et il se reprenait à rêver millions, parchemins nobiliaires, et il se voyait siégeant au Parlement quelque jour.
Il n’y avait pas une heure que la lettre écrite par Marmouset était partie, portée par un infirmier de Bedlam, que M. John Bell, toujours en proie à son exaltation et à ses rêves de fortune, entendit frapper à sa porte.
– Entrez ! dit-il d’un ton bourru.
La porte s’ouvrit et livra passage à M. Blount.
Le codirecteur de Bedlam avait une mine quelque peu effarée.
– Mon cher collègue, dit-il, je voudrais causer sérieusement avec vous.
– Ah ! dit M. John Bell d’un air de mauvais humeur.
– Il s’agit de choses graves.
– En vérité ?
Et M. John Bell, toujours maussade, avança un siège à M. Blount. Celui-ci poursuivit :
– Vous savez que nous avons ici un pensionnaire qu’il nous est enjoint de surveiller rigoureusement ?
– Nous en avons plusieurs comme ça.
– Oui, dit M. Blount, mais celui dont je parle… est Walter Bruce…
– Dites lord William Pembleton.
– Soit.
– Eh bien ? fit M. John Bell.
– Nous avons du lord chief-justice l’ordre formel de ne le laisser communiquer avec personne du dehors.
– C’est vrai.
– Et nous perdrions certainement notre place, vous et moi…
– Après ? fit M. John Bell.
– Eh bien ! il est venu tout à l’heure une dame qui voulait absolument voir lord William.
– Ah !
– Et cette dame, devinez qui elle est ?
– Je n’en sais rien.
– C’est lady Evandale Pembleton.
– Est-ce possible ? fit M. John Bell stupéfait.
– C’est la vérité.
– Mais alors… qu’avez-vous fait ?
– J’ai refusé.
– Cependant, fit M. John Bell, c’est lord Evandale et lady Evandale sa femme qui ont fait enfermer lord William.
– Oui.
– Alors, il n’y avait pas d’inconvénient.
– Je n’ai pas voulu laisser entrer cette dame sans vous consulter.
– Diable ! fit M. John Bell.
Et il tomba dans une rêverie profonde.
Tandis que M. Blount et M. John Bell se regardaient en gens qui paraissent fort embarrassés, un valet infirmier leur apporta une carte.
M. Blount y jeta les yeux et tressaillit.
– Qu’est-ce ? dit M. John Bell.
– C’est la carte du révérend Patterson.
M. John Bell fronça le sourcil.
– Diable ! fit-il, que peut-il bien nous vouloir ?
M. Blount était non moins inquiet, en apparence du moins.
– Faites entrer, dit-il.
Et le révérend Patterson, – vêtu de sa longue redingote noire, coiffé de son chapeau de quaker, entra modestement, furtivement, les yeux baissés, comme il convient à un homme d’Église dont le royaume, selon la parole de l’Évangile, n’est pas de ce monde.
Il s’excusa fort poliment, humblement même, de déranger ces messieurs qui sans doute avaient de graves occupations, demandant pardon à d’honorables et importants gentlemen comme eux, de les venir entretenir de ses petites affaires.
Puis, tous ses compliments débités, toutes ses excuses faites, il releva la tête.
– Messieurs, dit-il alors, je ne suis que l’humble exécuteur des volontés du lord chief-justice.
M. John Bell frissonna.
– Je vous ai transmis, il y a quelque temps, les idées de Sa Seigneurie qui voulait que vous visitassiez avec le plus grand soin un fou d’espèce dangereuse appelé Walter Bruce.
– En effet, dit M. Blount.
– Cet homme, poursuivit le révérend en regardant particulièrement M. John Bell, prétend être lord William Pembleton, lequel est mort, comme chacun sait.
– Incontestablement, dit M. Blount.
– Mais vous n’ignorez pas, poursuivit le révérend, que ce misérable a la prétention de soutenir des droits imaginaires.
M. Blount crut devoir sourire.
– Il a fait parvenir, poursuivit M. Patterson, par quel moyen ? je l’ignore, une note à lady Evandale Pembleton.
– Ah ! fit M. John Bell.
– Lady Evandale a été non seulement effrayée des menaces de cet homme, mais encore elle a été jusqu’à un certain point ébranlée dans sa conviction.
– Comment cela ? fit M. Blount étonné.
– Le mémoire de cet individu qui signe effrontément lord William, alors que, en réalité, il s’appelle Walter Bruce, ce mémoire, dis-je, a vivement ému lady Evandale.
– En vérité ? dit M. John Bell.
– Il ne serait pas impossible même que lady Evandale ne voulût voir cet homme.
– Ah !
– Qu’elle ne vînt ici…
– Elle est déjà venue, dit vivement M. Blount.
M. Patterson fit un soubresaut sur le siège qu’on lui avait avancé.
– Est-ce possible ? dit-il.
– Il y a moins d’une heure, dit encore M. Blount.
– Et…, demanda le révérend d’une voix étranglée, que s’est-il passé ?
– Elle ne l’a pas vu…
– Ah !
– Je m’y suis opposé, dit M. Blount.
– Vraiment ?
Et le visage du révérend se rasséréna.
– Mais, poursuivit M. Blount, elle doit revenir.
– Quand ?
– Demain.
– Il ne faut pas qu’elle le voie.
– Ce sera difficile de l’empêcher.
– Comment ?
– Elle doit m’apporter un ordre du lord chancelier.
Le révérend avait de nouveau froncé le sourcil.
– N’y a-t-il donc aucun moyen d’empêcher cette entrevue ? dit-il.
– Il y en aurait bien un, hasarda M. John Bell.
– Lequel ?
– Ce serait… que ce Walter Bruce… ne fût plus ici…
– Et que… ferez-vous pour cela ? demanda encore le révérend.
– Je l’emmènerai avec moi.
– Où donc ?
– Je compte faire un voyage.
– Ah ! ah !
– Et j’emmènerai avec moi un ou deux de mes fous. Les voyages sont quelquefois un bon remède pour la folie.
– Alors vous partirez demain ?
– Ce soir même, au besoin.
– Il faut partir ce soir, dit vivement le révérend.
L’œil de M. John Bell s’illumina.
Il songeait à la corde de pendu, que sir Arthur ne ferait plus maintenant aucune difficulté de lui prêter.
Cependant M. John Bell, comme on va voir, était consciencieux.
– Il y a pourtant, dit-il, un grand danger dans l’exécution de ce plan.
– Lequel ! demanda le révérend.
– Je compte aller en Irlande.
– Bon !
– En Irlande, je n’ai plus l’autorité dont je jouis en Angleterre.
– Eh bien ?
– Ce Walter Bruce est un homme résolu.
– Je le sais.
– Audacieux.
– Il l’a prouvé.
– Et s’il allait m’échapper ?
– J’aimerais encore mieux cela, dit le révérend Patterson, que de le voir s’entretenir avec lady Pembleton.
– Qu’à cela ne tienne, dit M. John Bell, je suis prêt à partir.
– Et surtout, emmenez-le, ajouta le révérend.
* *
*
Quelques minutes après, M. Blount reconduisait M. Patterson jusqu’à la porte de Bedlam.
Le révérend souriait. Il était radieux.
– Le bonhomme, disait-il, a joliment bien donné dans le piège.
– Ah ! c’est que, dit M. Blount, l’homme que vous m’avez envoyé est fort habile.
– Il y paraît.
– Il est merveilleux d’adresse, ce sir Arthur.
– Ah ! il se nomme sir Arthur ?
– Oui. Vous l’ignoriez donc ?
– Je ne le connais pas.
– Bah ! mais alors…
– C’est un homme fort habile que j’emploie dans toute cette affaire, un certain M. Burdett, qui l’a choisi.
– Alors vous ne l’avez jamais vu ?
– Jamais.
– Voulez-vous le voir ?
– Oh ! c’est parfaitement inutile.
Le révérend Patterson s’en alla enchanté de la tournure que prenait toute cette affaire.
À peine le révérend Patterson était-il parti que M. John Bell s’empressa de retourner au préau où il avait laissé sir Arthur.
Mais sir Arthur n’y était plus.
Il était remonté dans sa chambre.
M. John Bell avait trop hâte de le revoir pour ne pas l’y rejoindre.
Certes, si en ce moment le lord maire de Londres fût venu visiter Bedlam et qu’il eût rencontré le second directeur, il n’aurait peut-être pas émis la même opinion qu’à la première visite.
M. John Bell était écarlate.
Sa physionomie, sa démarche saccadée, la fièvre qui brillait dans ses yeux, tout en lui annonçait la folie et une folie incurable.
Il entra chez Marmouset comme un ouragan.
Le prétendu sir Arthur était fort tranquillement assis devant une table et écrivait.
– Eh bien ! dit-il en regardant M. John Bell qui haletait, je gage que vous m’apportez une nouvelle importante ?
– Une très grande nouvelle, dit M. John Bell.
– Voyons !
– Rien ne s’oppose plus à notre départ.
– Vraiment ?
– Et nous pourrons emmener avec nous Walter Bruce.
– Vous voulez dire lord William ?
– Oui.
– Ah ! c’est que, dit Marmouset toujours calme, j’ai une fantaisie singulière.
– Laquelle ?
– Je voudrais avoir votre opinion sur cette affaire.
– Quelle affaire ?
– Savoir si vous croyez réellement à l’histoire de lord William.
– J’y crois, dit M. John Bell.
– Alors, dit Marmouset, convenez que vous vous êtes fait l’instrument d’une horrible spéculation de famille.
– Non, pas moi, dit John Bell.
– Qui donc alors ?
– Le lord chief-justice.
– Auquel vous obéissez.
– Forcément, hélas !
– Alors le lord chief-justice vous permet de l’emmener avec vous dans ce voyage ?
– Oui, ou plutôt c’est le révérend Patterson.
– Ce qui est absolument la même chose.
– Vous avez raison, dit M. John Bell.
Marmouset ouvrit négligemment son paletot et, M. John Bell put voir une fois de plus la fameuse corde nouée autour de ses reins.
Cette vue acheva de le surexciter.
– Vous savez que nous partons ce soir ? dit-il.
– Ah ! fit Marmouset avec flegme.
– Par l’express de Liverpool…
– Vraiment ?
– C’est la route la plus courte pour aller en Irlande.
– Cela dépend du comté dans lequel on se rend.
– C’est juste, mais cette voie est la plus courte.
– Soit, dit Marmouset.
Et il reboutonna son paletot.
– Oh ! reprit M. John Bell, je crois aux paroles de la somnambule comme à la lumière du soleil.
– Cherchez une autre comparaison, dit Marmouset, car à Londres vous pourriez vous tromper.
– Comment cela ?
– Dame ! on voit si rarement le soleil !
– C’est juste. Mais enfin je crois aux paroles de la somnambule…
– Ah ! ceci est une autre affaire… et…
– Et je retrouverai les trésors de mes aïeux, grâce à la corde du pendu.
– J’en suis très persuadé, dit Marmouset.
– Les trésors et les parchemins…
– Ah ! il y a des parchemins aussi ?
– Oui. Et quand je les aurai trouvés, j’aurai droit au titre de lord.
– Bravo !
– Je siégerai à la Chambre haute, poursuivit sir John Bell avec exaltation, je parlerai en faveur de l’Irlande…
– À merveille !
– Et j’attaquerai le lord chief-justice.
– Alors vous défendrez au besoin lord William ?
– Incontestablement.
Marmouset se mordit les lèvres pour ne pas rire.
– Que me chantait donc Rocambole ? pensa-t-il. À l’entendre, M. John Bell était un homme difficile à prendre et à mettre dans notre jeu… Eh bien ! mais nous l’eussions créé tout exprès pour en faire un complice de notre cause qu’il ne serait pas plus réussi.
– Ainsi, reprit M. John Bell, tout cela est bien convenu, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Nous partons ce soir ?
– Oui.
M. John Bell se gratta l’oreille.
– Il n’y a plus, dit-il qu’une chose qui m’embarrasse quelque peu.
– Laquelle ?
– Comment emmènerons-nous lord William ? Consentira-t-il à venir ?
– Oh ! je m’en charge.
– Est-ce que vous tenez aussi à emmener cet ancien homme de loi ?
– Edward Cokeries ?
– Oui.
– Je n’y tiens aucunement, moi, mais c’est une des conditions que le sacristain m’a faites en me vendant la corde.
– Nous l’emmènerons, alors. Chère corde ! bienheureuse corde !
Et le grave directeur de Bedlam se mit à danser par la chambre. Il ne s’arrêta que lorsque les pas d’un infirmier se firent entendre dans le corridor.
– Un joli médecin aliéniste ! pensait Marmouset. Il est plus fou que le plus fou de ses pensionnaires.
On frappa à la porte.
M. John Bell calma sa joie subitement et alla ouvrir.
L’infirmier apportait sur un plateau la carte de lord Wilmot. L’excellent lord était au parloir et il voulait voir son neveu et se rendre compte par lui-même de son état mental.
– Goddam ! murmura John Bell après avoir écouté l’infirmier qu’il congédia ensuite, pourvu qu’il n’ait pas la fantaisie de vous emmener, à présent !
– Qu’est-ce que ça fait ?
– Comment ! vous me le demandez ?
– Sans doute.
– Mais, alors, vous ne partiriez pas ?
– Au contraire. À huit heures précises, vous me trouveriez à la gare de Charring-Cross.
– Vous me le promettez ?
Et M. John Bell regardait Marmouset avec anxiété :
– Je vous le jure.
Et, quittant M. John Bell, qui avait bonne envie de se remettre à danser, Marmouset descendit au parloir, où lord Wilmot, c’est-à-dire Shoking, l’attendait…
Shoking attendait au parloir.
Marmouset lui trouva la mine quelque peu bouleversée. Et se mettant à rire, il lui dit :
– Je ne m’attendais guère à ta visite.
– Et moi, je ne comptais pas venir, dit Shoking.
Puis il jeta un regard autour de lui, parut s’assurer que personne ne pouvait les entendre.
– Nous sommes seuls ? dit Shoking, bien seuls ?
– Voyons, reprit Marmouset, de quoi s’agit-il ?
– Je n’en sais absolument rien.
– Hein ?
– J’ai fait hier tout ce que vous avez voulu, n’est-ce pas ?
– Sans doute. Eh bien ?
– Mais je vous ai dit que j’agissais comme un instrument inconscient, que je parlais comme un perroquet et que je répétais une leçon qu’on m’avait apprise.
– Et puis ?
– Mais que je ne comprenais absolument rien à tout cela.
– Il n’était pas nécessaire que vous comprissiez, ami Shoking.
– C’est ce que je me suis dit, et il paraît que je dois continuer… à ne pas comprendre ?
– Peut-être bien. Mais enfin, de quoi s’agit-il ?
– Oh ! d’une chose fort simple en apparence.
– Voyons.
– Tout à l’heure, je me promenais dans le Strand, lorgnant les demoiselles de boutique et examinant les étalages ; tout à coup on me frappe sur l’épaule.
– Qui donc ?
– Un homme que je voyais pour la première fois.
– Comment était-il ?
– Un blond avec des lunettes ; il avait des papiers sous son bras ; un homme de loi, pour sûr.
Marmouset se prit à sourire, car dans le signalement il avait reconnu M. Burdett.
– Ah ! fit-il, êtes-vous sûr aussi, Shoking, que le personnage vous fût inconnu ?
– Parfaitement sûr.
– Vous ne l’aviez jamais vu ?
– Jamais. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
– Oh ! dit Marmouset, je pensais que peut-être vous l’aviez déjà vu ; car, au signalement que vous me donnez, je reconnais cet homme.
– En vérité ? dit Shoking.
– C’est le premier clerc de M. Colcram, le solicitor.
– Ah ! fort bien. Mais je ne l’avais jamais vu.
– Soit. Et que vous a-t-il dit, M. Burdett, car il se nomme M. Burdett ?
– Un mot qui m’a stupéfié. Il m’a dit : Bonjour, milord.
– Vraiment ?
– J’avais repris cependant mes habits ordinaires et j’étais redevenu Shoking, le pauvre diable.
– Bon ! dit Marmouset souriant toujours.
– Je l’ai regardé alors et je lui ai dit : « Gentleman, vous vous moquez de moi. »
– Je me moque si peu de vous, m’a-t-il répondu, que je vais vous dire votre nom.
– Je m’appelle Shoking.
– Parfaitement, mais vous vous nommez aussi lord Wilmot.
– Ah ! vous savez cela ?
– Et vous avez fait enfermer hier soir, à Bedlam, sir Arthur, votre neveu ?
– C’est vrai. Mais comment le savez-vous ?
– Peu vous importe. J’ai un message à vous donner pour lui.
– Pour sir Arthur ?
– Sir Arthur ou Marmouset, c’est la même chose. Vous voyez que je suis au courant.
– Et il vous a remis une lettre ?
– Oui, en m’engageant à vous l’apporter tout de suite.
– Où est-elle ?
– La voilà.
Et Shoking tira la lettre de sa poche et la tendit à Marmouset. Celui-ci l’ouvrit.
Elle était écrite dans cette langue bizarre que M. John Bell n’avait pu déchiffrer, et que Marmouset lui avait dit être du javanais. Marmouset lut :
« J’ai envoyé une fausse lady Pembleton. Le révérend, effrayé, a dû autoriser M. John Bell à partir avec lord William. Si tu pars ce soir, ne manque pas, à la gare de Charring-Cross, d’acheter le Pall Mall Gazette.
« Tu reconnaîtras sans doute le libraire.
« Il te donnera un exemplaire du journal, dans lequel tu trouveras une lettre.
« Cette lettre renferme les instructions.
« BURDETT. »
Shoking aurait bien voulu savoir ce que contenait cette lettre. Mais Marmouset jugea probablement inutile de lui en faire part, car il la mit dans sa poche fort tranquillement.
– C’est bien, dit-il.
– Pardon, observa Shoking, je voudrais vous faire une question.
– J’y répondrai si je peux. Parle.
– Comment se fait-il que cet homme que je n’avais jamais vu m’ait abordé ? Il aurait fort bien pu se tromper.
– C’est que cet homme te connaissait.
– Ah bah !
– Comme tu le connaissais toi-même.
– Mais je vous dis que c’est la première fois que je le vois.
– Et moi, je t’affirme le contraire.
– Oh ! par exemple !
– Tu l’as même beaucoup connu…
Shoking tressaillit. Marmouset souriait toujours.
– Tu as vécu longtemps avec lui.
– Oh ! non, dit Shoking, c’est impossible.
– Quoi donc ?
– Ce ne peut être… n’est-ce pas !
Un nom allait monter à ses lèvres.
– Chut ! dit Marmouset, pas un mot de plus.
Shoking demeura bouche bée.
– Va-t’en, dit encore Marmouset.
– Et quand faudra-t-il que je revienne.
– Ici ?
– Oui.
– Tu ne reviendras pas.
– Pourquoi ?
– Parce que je n’y serai plus.
– Vous voulez sortir de Bedlam ?
– Sans doute : Je m’en vais ce soir.
– Et où allez-vous ?
– À la gare de Liverpool.
– Seul ?
– Non, avec lord William et Edward Cokeries.
Shoking tombait d’ébahissement en ébahissement.
– Et puis ? fit-il haletant.
– À Liverpool, nous embarquerons pour l’Irlande.
– Mais alors, dit Shoking, Vanda… et moi ?…
– Vous vous tiendrez tranquilles à Londres.
– Jusqu’à quand ?
– Jusqu’à ce que je vous écrive, si je vous écris.
– Ma foi ! dit Shoking un peu vexé, c’est tout de même désagréable d’avoir affaire à des gens aussi mystérieux que vous.
Marmouset ne se fâcha point.
– Je suis mystérieux, dit-il, parce que je n’en sais guère plus long que toi. J’attends de nouvelles instructions.
Shoking étouffa un cri.
– Ah ! cette fois, dit-il, je comprends… et l’homme que j’ai rencontré… Mais je suis donc un idiot de ne pas l’avoir reconnu ?… Cet homme, c’était…
– Tais-toi ! dit Marmouset sèchement.
Et il congédia le prétendu lord Wilmot, et reprit le chemin du préau, où il allait avertir lord William et Edward Cokeries, de leur prochain départ.
À sept heures, ce soir-là, un cab à quatre places stationnait devant la principale porte de Bedlam.
Les domestiques avaient déjà chargé dessus une demi-douzaine de colis. C’étaient les bagages de M. John Bell.
Son valet de chambre, qui était du voyage, causait familièrement avec le cocher.
– Nous sommes de vieilles connaissances, Tobby, disait-il.
– En effet, monsieur Jack, répondit le cocher. Voici bien près de dix ans que nous nous connaissons.
– Oui, Tobby, il y a bien dix ans, en effet.
– Dame ! reprit Tobby le cabman, voici plus de trente fois que je vous amène.
C’est comme une fatalité, monsieur Jack, et toutes les fois que les policemen amènent un fou à l’hospice, c’est moi qui passe en ce moment dans la rue et à qui ils font signe de s’arrêter pour le prendre.
– Et les pourboires, dans ces cas-là, sont maigres, n’est-ce pas, Tobby ?
– Oh ! il y a quelquefois des fous généreux.
– Eh bien ! cette fois, vous ne vous plaindrez pas, Tobby.
– Mais, monsieur Jack, il me semble que je ne vais pas voiturer des fous, aujourd’hui ?
– Mais si…
– On m’a dit cependant que j’allais conduire M. Bell, un de vos directeurs, au chemin de fer.
– On vous a dit la vérité, Tobby.
– Et M. Bell n’est pas fou, que je sache, monsieur Jack.
Jack se prit à sourire.
– M. Bell n’est pas seul, dit-il.
– Ah !
– Il emmène avec lui trois pensionnaires de Bedlam.
– Qui sont guéris, sans doute ?
– Oui et non.
– Je ne vous comprends pas, dit Tobby.
– Écoutez-moi, Tobby, je vais vous dire la vérité tout entière.
– Parlez, monsieur Jack.
– Vous allez conduire quatre personnes à l’intérieur et moi sur le siège.
– Ce qui fait cinq, monsieur Jack.
– Eh bien ! sur les cinq personnes, il n’y a véritablement qu’un fou.
– En vérité ?
– Et, ce fou, je vous le montrerai quand nous arriverons à Charring-Cross.
– Pourquoi pas tout de suite, monsieur Jack.
– Non, j’ai mes raisons pour cela.
– Comme il vous plaira, monsieur Jack.
– Qu’il vous suffise de savoir, Tobby, que l’homme le plus heureux de Bedlam en ce moment, ce n’est pas une de ces cinq personnes, comme vous pourriez le croire.
– Qui donc est-ce ?
– C’est M. Blount, le second directeur.
– Et pourquoi est-il si joyeux, monsieur Jack ?
– Parce que M. Bell s’en va.
– Question de jalousie, peut-être…
– Chut ! dit Jack, voici nos voyageurs.
En effet, la porte s’ouvrit et M. John. Bell parut, coiffé d’une casquette à double visière, une lorgnette et une gibecière en bandoulière et un plaid sur l’épaule.
Derrière lui, venait lord William, à qui Marmouset donnait le bras. Edward Cokeries fermait la marche.
M. John Bell était toujours dans le même état d’exaltation. Il interpellait Tobby.
– Hé ! cabman, lui dit-il, votre cheval marche-t-il bien, au moins ?
– Ah ! pour ça, oui, Votre Honneur…
– C’est que je ne veux pas manquer le chemin. Songez donc, Tobby, il y va pour moi de sept ou huit cent mille livres, peut-être…
– Juste ciel ! dit Tobby ; mais il faudrait encore chercher pour trouver une pareille fortune à Londres.
– Et d’un titre de lord…, ajouta M. John Bell.
Jack souriait toujours.
– Les chemins de fer sont vraiment bien mal organisés, poursuivit M. John Bell. Il faut aller à Charring-Cross pour repasser ensuite la Tamise et revenir à London Bridge, puis ensuite… gagner le Liverpool railway par une voie souterraine… Oh ! ça n’en finit pas.
Et M. John Bell ouvrit la portière du cab.
– Quelle heure est-il, cabman ?
– Sept heures un quart, monsieur.
– Alors, nous arriverons à temps ?
– Plus d’un quart d’heure d’avance.
Marmouset, lord William et Edward Cokeries étaient déjà installés dans le cab.
– Fouettez donc votre cheval, cabman, dit alors M. Bell à son tour. Il est en bien mauvais état, votre cheval.
– Il est maigre, mais il est bon, monsieur.
– Cabman, poursuivit M. John Bell au moment où Jack refermait la portière, si nous arrivons à temps, vous aurez une couronne pour votre course et un shilling de pourboire ; et puis, quand je serai lord, je vous donnerai un cheval pour remplacer celui-là, qui, décidément, a fort mauvaise façon.
Jack grimpa sur le siège à côté de Tobby, et le cab partit à une allure modérée, se dirigeant vers le pont de Westminster.
Et, comme tout cab aime à causer pour abréger les longueurs de la route, Tobby reprit :
– Ma foi ! monsieur Jack, si M. John Bell n’était pas le directeur, je croirais volontiers…
– Taisez-vous donc, Tobby.
– C’est que les trois autres ont tout à fait l’air raisonnable, monsieur Jack…
– Je vous ai dit, Tobby, que sur les quatre il y avait un seul fou.
– Bon !
– Et que je vous le montrerais à la gare.
– C’est bien, dit Tobby. Pour que vous me répondiez ainsi, il faut que vous ayez vos raisons.
Et il parla d’autre chose.
Vingt minutes après, le cab entrait dans la gare de Charring-Cross, laquelle, on le sait, est située à l’entrée du Strand, tout auprès de Trafalgar-Place.
M. Bell s’élança hors de la voiture avant même que Tobby eût fini de tourner correctement devant le péristyle. Alors, Jack dit en souriant :
– Regarde bien, maintenant, Tobby.
– Eh bien ? monsieur Jack.
– Eh bien ! le seul, l’unique fou, c’est M. John Bell.
– Ah ! par exemple !
– Il est fou à lier, et M. Blount m’a donné ses instructions, ajouta Jack d’un ton de mystère.
Il paya le cabman et s’occupa du transport des bagages.
* *
*
Pendant ce temps, Marmouset, que M. John Bell appelait toujours sir Arthur, arrivait dans la gare et cherchait des yeux l’étalage du libraire qui, en Angleterre comme en France, se trouve dans chaque station.
L’étalage était dans un coin, à gauche.
Assis à son bureau, le libraire avait la tête dans ses deux mains, des lunettes bleues sur les yeux, et paraissait lire avec une grande attention un livre ouvert devant lui.
– Pardon, monsieur, dit Marmouset, auriez-vous encore, par hasard, un exemplaire de Pall Mall Gazette ?
Le libraire tressaillit et leva vivement la tête.
Puis, avec la main gauche, il remonta ses lunettes sur son front. Marmouset étouffa un cri.
– Milon ! dit-il.
– Tu vois, répondit le vieux compagnon de Rocambole, tu vois que moi non plus je ne suis pas mort.
Et Milon laissa retomber ses lunettes bleues sur son nez.
Milon avait laissé retomber ses lunettes sur son nez.
– Voilà le Pall Mall Gazette, dit-il.
Puis, regardant l’horloge qui se trouvait dans la gare :
– Il y a encore vingt minutes avant le départ, ajouta-t-il.
– C’est vrai, dit Marmouset.
– Et nous avons le temps de causer.
– Causons, fit Marmouset.
– Tu penses bien, reprit Milon, que le maître n’a pas écrit une lettre ?
– Comment ! dans ce numéro du journal que tu me donnes, il n’y a pas une lettre ?
– Non.
– Mais alors, ces instructions ?
– Tu les trouveras dans le journal.
– Comment ça ?
– Tu trouveras de page en page un mot, une ligne, une lettre qui sont pointés au crayon bleu.
– Ah ! fort bien.
– Tu les assembleras et tu sauras ce que tu as à faire.
– Je comprends.
– Mais comme nous avons le temps, poursuivit Milon, je puis te le dire tout de suite.
– Ah !
– Tu seras demain matin à Liverpool.
– Fort bien.
– Le premier steamer qui chauffera pour Dublin se nomme la Crimée, le capitaine est un de nos amis.
– Ah ! vraiment ? Mais nous nous embarquons donc ?
– Sans doute.
– Et nous irons en Irlande ?
– Pas tout à fait.
Marmouset ouvrit de grands yeux.
– Du moment où nous nous embarquons, dit-il, je ne vois pas où nous nous arrêterions en chemin, à moins qu’on ne mette à présent pied à terre en pleine mer.
– C’est que tu ne sais pas la géographie.
– Plaît-il ?
– Ce qui ne fait pas honneur à l’éducation brillante que le maître et moi nous t’avons donnée, dit Milon, qui s’était repris à tutoyer Marmouset.
– Ah ! c’est juste, fit celui-ci, j’oubliais l’île de Man.
– Sans doute, et tous les steamers touchant au port de Douglas.
– Alors, nous irons jusqu’à l’île de Man ?
– Oui.
– Et là, que ferons-nous ?
– Ah ! dit Milon, je ne vais pas avoir le temps de tout te dire, car voici M. John Bell qui s’approche.
– Diable !
– Qu’il te suffise de savoir qu’il y a une somnambule à l’île de Man.
– Et nous irons la consulter ?
– Oui, et elle vous dira où se trouve le trésor que cherche M. John Bell.
– Mais puisque nous ne devons pas aller jusqu’en Irlande…
– Chut ! le Pall Mall Gazette t’apprendra le reste. Voici M. John Bell.
En effet, le directeur de Bedlam, qui trépignait d’impatience, venait droit à sir Arthur.
Sir Arthur posa un shilling sur la table du prétendu libraire.
Milon lui rendit six pence et lui dit en pur anglais :
– Bon voyage, gentleman.
Marmouset fourra le journal dans sa poche et rejoignit M. John Bell. Celui-ci lui dit :
– Le cabman avait raison. Nous sommes arrivés un bon quart d’heure trop tôt. Il me plaît beaucoup, ce cabman.
– En vérité ? dit Marmouset.
– Et quand je serai lord, je lui achèterai un cheval…
– Avez-vous fait enregistrer vos bagages ? dit Marmouset.
– Jack s’en est occupé.
Et M. John Bell regarda l’horloge à son tour.
– Décidément, dit-il, ces chemins de fer sont d’une lenteur intolérable.
– Soyez tranquille, nous partirons à l’heure. Où sont nos deux fous ?
– Jack les surveille.
Marmouset prit le bras de M. Bell et poursuivit :
– Je viens de causer avec le libraire, et il m’a donné un renseignement précieux.
– Que vous a-t-il dit ?
– Que les steamers touchent à l’île de Man.
– Encore un retard ! dit M. Bell en frappant du pied.
– Mais à l’île de Man il y a une somnambule qui fait merveille.
– Une somnambule ?
– Oui.
– À quoi bon, puisque nous avons la corde ?
– C’est égal, dit Marmouset, elle a une grande réputation, et il paraît qu’elle a retrouvé beaucoup de trésors déjà.
– En vérité ?
– C’est du moins ce que le libraire m’a dit.
M. John Bell tomba dans une profonde rêverie, d’où il fut bientôt tiré par la cloche du départ.
Jack avait retenu tout un compartiment, et il s’y trouvait installé déjà avec lord William et Edward Cokeries. M. Bell et Marmouset y prirent place à leur tour.
Le train partit.
Pendant tout le voyage, lord William et Edward Cokeries furent silencieux.
En revanche, M. John Bell se livra à toutes sortes de divagations. Il ne dormit pas de la nuit et traça le programme minutieux de l’existence qu’il comptait mener aussitôt qu’il serait en possession de la fortune et des trésors de ses aïeux.
De temps en temps, Jack levait les yeux au ciel et semblait dire :
– Si cela continue, il faudra l’attacher.
Enfin on arriva à Édimbourg à sept heures du matin.
M. Bell, grâce à son indicateur, était au courant du départ des steamers.
– C’est à neuf heures que la Crimée lève l’ancre, dit-il, nous n’aurions pas le temps de déjeuner à terre.
– Nous déjeunerons à bord, répondit Marmouset.
Et ils se rendirent directement de la gare sur le pont.
La Crimée chauffait.
Une fois à bord, Marmouset tira la Pall Mall Gazette de sa poche et prit connaissance de la mystérieuse correspondance de Rocambole.
Puis, quand il sut ce qu’il avait à faire, il se mit à la recherche du capitaine.
M. John Bell se crevait les yeux à regarder l’horizon, et croyait déjà voir la terre d’Irlande lui apparaître dans le brouillard du matin.
Revenons au révérend Patterson, le deus ex machina mystérieux des persécutions dont le malheureux lord William Pembleton était la victime depuis si longtemps.
Le révérend Patterson, en quittant Bedlam, se rendit en toute hâte à Pater-Noster street.
M. Colcram était absent.
Mais M. Burdett était dans son bureau.
Le premier clerc de maître Colcram reçut en souriant le chef de la Mission évangélique.
– Je sais par avance, dit-il, ce que vous venez m’apprendre.
– Vraiment ?
– Lady Pembleton est allée à Bedlam.
– Vous savez cela ?
– Je sais tout, dit M. Burdett.
– Ah !
– Mais les deux directeurs, pris d’une peur salutaire, ont refusé de lui laisser voir Walter Bruce.
– Précisément.
– Lady Pembleton reviendra demain.
– Oui. Mais…
– Mais Walter Bruce sera parti, voulez-vous dire ?
– En effet, M. John Bell part ce soir.
– Et il l’emmène ?
– Naturellement ; ce qui fait que nous voilà débarrassés.
Le révérend tressaillit.
– Mon cher monsieur, continua M. Burdett, lord William n’est pas fou, vous le savez.
– Non certes, il n’est pas fou.
– Mais, en revanche, le directeur de Bedlam, M. John Bell, est fou…
– À lier.
– Par conséquent, poursuivit M. Burdett, rien ne serait plus facile pour lord William que de s’évader ?
– Pourvu qu’il ne vienne pas à Londres, peu m’importe !
– Vous pensez bien que s’il s’échappait, c’est la première chose qu’il ferait.
Le révérend Patterson fronça le sourcil.
– Mais, ajouta M. Burdett, j’ai pris mes précautions ; et l’homme qui joue le rôle de sir Arthur est un garçon hardi et prudent tout à la fois.
– L’avez-vous vu aujourd’hui ?
– Non, c’était parfaitement inutile, je lui ai fait tenir mes instructions.
Le révérend Patterson s’était assis auprès du bureau de M. Burdett.
– Maintenant, continua-t-il, laissons un moment lord William et M. John Bell tranquilles, et causons d’une autre affaire.
– Je vous écoute, dit M. Burdett.
– Lady Pembleton est allé à Bedlam ?
– Vous le savez aussi bien que moi.
– C’est une preuve quelle essayera de ne point s’exécuter, c’est-à-dire qu’elle refusera de payer les sommes souscrites par feu lord Evandale.
– Naturellement. Mais nous saurons bien l’y forcer.
– J’y compte. Seulement, je suis moins au courant que vous des choses de la procédure.
– Et vous vous demandez si tout cela sera fort long ?
– Dame !
– Un solicitor ordinaire demanderait deux ans.
– Et vous ?
– Je mènerai la chose si rondement que nous aurons atteint la fin en trois mois.
– Vous me le promettez ?
– Je vous le jure.
Les yeux du révérend pétillèrent.
– Eh bien ! dit-il, je compte sur vous, et même je vais vous laisser agir sans me mêler de rien, d’autant plus que je m’absente de Londres.
– Vous partez ?
– Oui, je vais en France pour quelques jours.
– Excusez ma curiosité, dit M. Burdett, mais qu’allez-vous faire en France ?
– Tâcher de retrouver la piste d’un homme qui est le seul que je craigne sérieusement.
M. Burdett ne sourcilla pas.
– De quel homme voulez-vous parler ? dit-il.
– D’un certain chef fénian qui est, dit-on, Français d’origine.
– Et que vous appelez ?
– Qu’on surnomme l’homme gris.
– Ah ! fit M. Burdett, j’ai entendu parler de cela. Cet homme gris n’était-il pas à Newgate ?
– Précisément.
– Et ne s’était-il pas évadé la veille même du jour fixé pour son exécution ?
– Les fénians ont fait sauter une partie du mur de Newgate pour le délivrer.
– Oui, dit M. Burdett, c’est bien cela. Et vous craignez cet homme ?
– C’est le seul adversaire sérieux que j’aie jamais rencontré.
– Mais qui vous dit qu’il ait quitté Londres ?
– C’est ce que m’affirme un détective en qui j’ai pleine confiance.
– Et, selon lui, il serait allé en France ?
– Oui.
– Eh bien ! dit encore M. Burdett, allez en France, mon révérend. Pendant ce temps, nous amènerons à bien, ici, la succession de lord Evandale.
Le révérend Patterson fit ses adieux à M. Burdett et prit congé de lui.
Quand il fut parti, M. Burdett se prit à sourire.
– Tu ne tiens pas encore, l’homme gris, dit-il.
* *
*
Le révérend était remonté dans son cab et disait au cabman :
– Conduisez-moi dans Elgin Crescent.
C’était dans Elgin Crescent que le révérend avait son domicile particulier.
Le cab descendit Fleet-street, remonta Farington-road et gagna cette longue artère qui coupe Londres dans une partie de sa longueur et qu’on appelle Oxford-street.
C’était la route la plus déserte.
Mais comme le révérend entrait dans Oxford, il croisa un autre cab, et dans ce cab un gentleman poussa un petit cri et fit un signe au révérend.
En même temps, il donna ordre à son cocher d’arrêter.
Le révérend en fit autant.
Alors le gentleman, qui n’était autre que sir Archibald, le père de lady Pembleton, sauta lestement en bas de sa voiture et vint tendre la main au révérend Patterson.
Celui-ci l’accueillit assez froidement.
Mais sir Archibald n’y prit garde.
– Où allez-vous ? dit-il.
– Je rentre chez moi.
– Dans Elgin Crescent ?
– Oui.
– Je vous accompagne. Mon cab va suivre. Permettez que je monte à côté de vous, j’ai beaucoup de choses à vous dire.
Et sir Archibald s’installa à côté du révérend, après avoir fait signe à son cabman de suivre à vide.
M. Patterson, lui, n’avait absolument rien à dire à sir Archibald et il était visiblement contrarié de cette rencontre. Sir Archibald continua :
– Figurez-vous que j’arrive d’Écosse.
– Ah !
– Où je suis allé conduire lady Pembleton, ma, fille.
À ces paroles le révérend stupéfait regarda sir Archibald.
– Votre fille ? dit-il.
– Sans doute.
– Vous avez conduit lady Pembleton en Écosse ?
– À New-Pembleton, oui, mon révérend.
– Et quand êtes-vous parti ?
– Il y a cinq jours.
– Mais vous êtes revenus aujourd’hui ?
– Moi, oui.
– Et lady Pembleton aussi ?
– Non, elle est restée à New-Pembleton.
Le révérend regarda alors sir Archibald d’un air plein de défiance.
– Je crois que vous vous moquez de moi, dit-il.
Sir Archibald fit un haut-le-corps.
– Et pourquoi donc voulez-vous, mon révérend, dit-il, que je me moque de vous ?
– Je n’en sais rien, mais je constate le fait.
– Plaît-il ?
– Lady Pembleton n’est pas en Écosse.
– Par exemple !
– Elle est à Londres…
– Vous êtes dans l’erreur, mon révérend !
– Et je vous en fournirai la preuve.
Sir Archibald regarda le révérend Patterson.
– Mais, dit-il, c’est vous qui vous moquez de moi…
– Allons donc !
– Je vous répète que ma fille est à New-Pembleton, c’est-à-dire à cent lieues de Londres.
Le révérend haussa les épaules.
– Tenez, sir Archibald, dit-il, vous feriez mieux de jouer avec moi cartes sur table.
– Que voulez-vous dire ?
– Écoutez-moi un moment.
– Bon, fit sir Archibald, parlez !
– Ni lady Pembleton ni vous ne nierez que je vous ai rendu, il y a plusieurs mois, un grand service.
– Et nous en sommes reconnaissants, mon révérend.
– Sans moi, poursuivit le révérend Patterson, vous ne vous seriez pas débarrassés aussi facilement de Walter Bruce.
Sir Archibald tressaillit à ce nom.
– Eh bien ? fit-il.
– Il est vrai, poursuivit le révérend, que l’association dont je suis le chef ne travaille pas pour l’unique amour de Dieu, et que lord Evandale a contracté vis-à-vis de nous des engagements assez lourds.
– Que nous ne cherchons pas à éluder, mon révérend.
Et sir Archibald prononça ces mots avec un accent de franchise qui stupéfia Patterson.
– En vérité ? dit celui-ci.
– Vous le savez, reprit sir Archibald, je suis riche, fabuleusement riche. Aussi était-ce moins une question de fortune qu’une question de titres qui nous a fait traiter avec vous. Ce que nous ne voulions pas, c’était un procès qui viendrait dévoiler le drame mystérieux dont New-Pembleton avait été le théâtre ; ce que nous voulions, c’était que lord William demeurât éternellement Walter Bruce.
– Et vous songiez à nous payer les sommes considérables souscrites à notre profit par feu lord Evandale ?
– Mais nous y songeons encore, dit sir Archibald.
– Voilà qui est bizarre…
Et le révérend Patterson regarda sir Archibald dans le blanc des yeux.
– Et nous sommes à votre disposition, ajouta celui-ci…
– Alors, dit froidement le révérend, donnez-moi une explication, sir Archibald.
– Laquelle ?
– Expliquez-moi pourquoi lady Pembleton a voulu revoir Walter Bruce, c’est-à-dire lord William.
– Je ne sache pas que cette fantaisie lui soit venue.
– Alors c’est à votre insu ?
– Sans doute.
– Elle s’est présentée à Bedlam.
– Allons donc !
– Et elle a demandé à voir lord William.
– Vous m’étonnez, dit sir Archibald, mais quand cela est-il arrivé ?
– Aujourd’hui même.
– Ah ! par exemple ! s’écria sir Archibald, voilà qui est tout à fait impossible.
– Vous croyez ?
– Matériellement impossible, parce que, je vous le répète, lady Pembleton est en Écosse depuis cinq jours.
Sir Archibald parlait avec un tel accent de conviction que le révérend Patterson fut un peu ébranlé.
– Cependant, dit-il, une femme s’est présentée à Bedlam aujourd’hui même.
– Et cette femme ?…
– À demandé à voir lord William.
– Et elle a dit se nommer lady Pembleton ?
– Oui.
Sir Archibald paraissait stupéfait.
– Je ne comprends rien à tout cela, dit-il ; quelle autre femme que ma fille oserait prendre le nom de lady Pembleton ?
Le révérend Patterson ne répondit pas. Un soupçon vague encore, mais rapide, avait envahi son esprit.
Le révérend se rappelait maintenant que le bon et jovial directeur de Newgate, dans l’espoir d’obtenir des aveux de l’homme gris, s’était plu à le mettre en contact avec Tom le condamné à mort.
Or, qui pouvait dire que Tom n’eût pas raconté son histoire et celle de lord William à l’homme gris ?
Et si cela était, l’homme gris, avec son caractère chevaleresque, n’avait-il pas épousé la cause de lord William ?
Du moment où une femme, disant se nommer lady Pembleton, s’était présentée à Bedlam, il y avait de par le monde des gens qui s’occupaient de lord William.
Quels étaient-ils ?
Voilà ce que le révérend ne savait pas ; mais l’homme gris s’était spontanément offert à sa pensée.
Cependant, le révérend Patterson ne confia point ses soupçons à sir Archibald.
Tandis qu’ils causaient, le cab avait roulé grand train et il entrait en ce moment dans Elgin Crescent.
– Je commence à vous croire, sir Archibald, dit le révérend.
– Ah ! c’est fort heureux, répondit le père de lady Pembleton.
– Mais je préférerais cent fois que vous m’eussiez trompé.
– Et pourquoi cela ?
– Nous voici à ma porte ; entrons, je vous dirai tout.
Le révérend Patterson était quelque peu agité.
Sir Archibald s’en aperçut.
– Mais, dit-il, que soupçonnez-vous donc ?
– Venez, venez toujours.
Et le révérend s’élança hors du cab, tira une clef de sa poche et pénétra dans sa maison. Sir Archibald le suivit.
Un valet vint à leur rencontre.
– Monsieur, dit-il, le détective Scotowe sort d’ici.
– Ah ! dit le révérend.
– Il voulait parler à Votre Honneur et il a attendu fort longtemps dans le cabinet ; mais enfin, ne sachant pas si Votre Honneur rentrerait, il est parti.
– Et il n’a rien dit ?
– Il a laissé une lettre pour Votre Honneur.
– Où ça ?
– Sur la cheminée du cabinet.
Le révérend entra précipitamment dans son cabinet, qui était au rez-de-chaussée.
Il courut à la cheminée, prit la lettre et l’ouvrit.
La lettre ne contenait que trois lignes :
« Victoire !
« J’ai retrouvé l’homme gris.
« Notre homme se cache sous des lunettes bleues, une perruque blonde et le nom de Burdett.
« Il est maître-clerc chez M. Colcram, le solicitor.
« J’attends des ordres pour agir.
« W. SCOTOWE. »
Le révérend Patterson était devenu d’une pâleur mortelle à la lecture de cette lettre.
– Ah ! murmura-t-il, cet homme est plus fort que moi décidément. Voici quinze jours qu’il se moque de moi et me roule comme un enfant…
Et il se laissa tomber sur un siège et faillit s’évanouir.
Le révérend Patterson et sir Archibald se regardèrent un moment avec une égale stupeur.
Le premier paraissait anéanti.
Le second ne comprenait pas, mais il devinait quelque épouvantable catastrophe.
Et comme le révérend Patterson demeurait bouche béante, stupide, sir Archibald lui dit enfin :
– Mais que vous arrive-t-il donc ?
Alors le révérend eut une explosion de colère.
– Ah ! vous voulez le savoir ? dit-il.
– Oui, fit sir Archibald.
– Eh bien ! je vais vous le dire, reprit-il hors de lui. Vous m’avez pris pour un homme habile, jusqu’ici.
– Dame !
– Eh bien ! vous vous êtes trompé.
Et il eut un rire nerveux effrayant.
– Que voulez-vous dire ? balbutia sir Archibald.
– Je suis un parfait imbécile, un misérable niais, poursuivit le révérend Patterson.
– Oh !
– Et voici trois semaines que je suis joué, dit-il, roulé par un homme à qui j’ai donné toute ma confiance, et qui est mon plus cruel ennemi.
Sir Archibald ne comprenait toujours pas.
Le révérend poursuivit.
– Voulez-vous savoir ce qui est arrivé ?
– Parlez.
– Eh bien ! ce n’est pas lady Pembleton qui s’est présentée à Bedlam.
– Parbleu ! je le sais bien.
– Et lord William n’y est plus.
Sir Archibald jeta un cri.
– Lord William n’est plus à Bedlam ?
– Non.
– Où donc est-il ?
– Il est en route pour l’Irlande.
– Mais vous êtes fou ! s’exclama sir Archibald.
– Pas encore… mais je vais le devenir.
Et le révérend enfonçait, en parlant ainsi, ses ongles dans sa poitrine, et se promenait dans sa chambre du pas saccadé et inégal d’une bête féroce enfermée dans une cage de fer.
– Mais enfin, dit sir Archibald, expliquez-vous… Comment se fait-il que lord William ne soit plus à Bedlam ?
– Parce qu’on lui a ouvert la porte.
– Mais qui donc ?
– Moi ! parbleu ! moi…
– Vous !
Et sir Archibald regarda le révérend avec une surprise croissante. Celui-ci poursuivit :
– Depuis trois semaines je suis aveuglément les conseils d’un homme qui a certainement juré de rendre à lord William ses titres et sa fortune.
– Mais ce que vous dites là est impossible !
– C’est la vérité, vous dis-je.
Et le révérend riait d’un rire nerveux, et il ajouta :
– Puisque je ne suis qu’un imbécile !…
Et comme il parlait ainsi, une sonnette se fit entendre, annonçant l’arrivée d’un visiteur.
Ce coup de sonnette calma un peu le révérend.
Il regarda sir Archibald.
– Silence ! dit-il.
Au même instant, la porte du cabinet s’ouvrit et un homme entra. C’était le détective Scotowe.
Le révérend Patterson avait sur lui-même un empire extraordinaire.
Dans les quelques secondes qui s’étaient écoulées entre le coup de sonnette et l’entrée du détective, il avait eu le temps de reprendre le masque de glace qui pesait ordinairement sur son visage.
– Ah ! vous voilà, dit-il en regardant le détective.
– Excusez-moi, dit celui-ci. Comme je m’éloignais et me trouvais déjà à l’autre bout d’Elgin Crescent, j’ai vu une voiture qui s’arrêtait à la porte de la maison de Votre Honneur.
Alors j’ai eu le pressentiment que c’était Votre Honneur qui entrait, et je suis revenu sur mes pas.
– Et vous avez bien fait, dit froidement le révérend Patterson.
– Vous avez lu ma lettre ?
– Oui, certes.
– Eh bien ?
– Eh bien ! vous êtes un habile homme, à moins que vous ne vous trompiez cependant…
– Oh ! je ne me trompe pas, dit le détective.
– Vous êtes sûr que l’homme gris… ?
– N’est autre que M. Burdett.
– Ah !
– Il loge à deux pas de Pater-Noster dans Sermon-Lane.
– Bon !
– Quand il est rentré chez lui, le soir, il ôte ses lunettes, sa perruque blonde et ses favoris roux.
– Et il loge seul !
– Non ; il est avec un Français, une sorte d’hercule qu’on appelle Milon, et qui est libraire à la gare de Charring-Cross.
– Ah ! dit encore M. Patterson, devenu tout pensif et qui ne paraissait pas se souvenir que sir Archibald était là.
En effet, depuis l’arrivée du détective, sir Archibald n’avait ni fait un geste, ni prononcé un mot.
Il était là, assis dans un fauteuil, regardant tour à tour le révérend redevenu calme et froid et le détective qui paraissait enchanté de sa découverte.
– Alors, reprit le détective, je n’ai rien voulu prendre sur moi sans les ordres de Votre Honneur.
– Comment cela ?
– On peut arrêter l’homme gris, soit dans son logis particulier, soit dans l’étude de M. Colcram.
– Toutes vos mesures sont-elles prises pour cette arrestation ?
– Toutes.
– Combien avez-vous d’hommes à vos ordres ?
– Huit.
Le révérend regarda la pendule.
– Il est huit heures du soir, dit-il.
– Eh bien ! fit le détective.
– Êtes-vous sûr que son logis de Sermon-Lane n’a pas deux issues ?
– Très sûr.
– Que la maison n’a pas deux escaliers ?
– Elle n’en a qu’un.
– Et la rue est facile à cerner ?
– Très facile. C’est une ruelle ; son nom l’indique.
– Eh bien ! dit le révérend dont l’œil eut un fauve éclair, il ne faut pas attendre à demain.
– Vous êtes d’avis qu’il faut l’arrêter ce soir ?
– Et le plus tôt possible.
– Avant minuit, dit le détective Scotowe, nous l’aurons réintégré à Newgate.
– Et après-demain, il sera pendu, ajouta le révérend Patterson.
– Mais de qui donc parlez-vous ! demanda enfin Archibald.
– D’un homme qui a un nom bizarre, – l’homme gris.
Et le révérend Patterson murmura :
– Allons ! tout n’est pas perdu encore… puisque l’homme gris sera pendu.
C’était, en effet, dans Sermon-Lane que logeait Rocambole, ou plutôt M. Burdett, le maître-clerc de M. Colcram le solicitor de Pater-Noster.
Pourquoi avait-il choisi cette rue ?
Par une raison toute simple ; c’est que dans cette rue il y avait une maison qu’il connaissait, et dans cette maison une chambre qu’il avait occupée quelques heures.
Cette chambre était celle que miss Ellen avait louée, au temps où elle était dame des prisons.
Rocambole en avait conservé une clef.
Cette clef, on ne la lui avait jamais ôtée pendant son séjour à Newgate. Le bon directeur, espérant toujours qu’il ferait des révélations, s’était, on s’en souvient, montré pour lui plein d’égards.
Donc, le jour, ou plutôt la nuit où le maître et Milon recouvrèrent leur liberté en se jetant résolument à la nage dans la Tamise, Rocambole se souvint de la clef et de Sermon-Lane.
Nageurs vigoureux tous les deux, Milon et lui avaient traversé la Tamise comme s’il se fût agi d’un ruisseau, et ils s’étaient assis un moment, le fleuve passé, sur la berge de la rive droite, qui fait face à la Cité.
Alors Milon avait dit à Rocambole :
– Nous sommes libres, c’est vrai, mais nous ne sommes pas hors de danger.
– Que veux-tu dire ?
– Nos habits sont ruisselants.
– Crains-tu donc les rhumatismes ?
– Ce n’est pas ce que je veux dire.
– Alors explique-toi.
– Pour faire sécher nos habits, il faut que nous allions quelque part.
– Sans doute.
– Dans une taverne, une maison de nuit, un boarding quelconque, enfin.
– Continue.
– Et comme nous ne sommes pas dans la saison des bains froids, nous pouvons fort bien éveiller l’attention d’un policeman.
– C’est puissamment raisonné, dit Rocambole d’un ton railleur ; mais, entre nous, mon vieux, nous en avons vu bien d’autres.
– Ah ! dame ! c’est vrai.
– Mais, poursuivit Rocambole, nous n’aurons même pas à faire des frais d’imagination en cette circonstance.
– Plait-il ? fit Milon.
– Nous avons un logis tout trouvé.
– Le bateau à vapeur de miss Ellen !
– Non pas.
– Cependant, ce bateau doit nous attendre ?
– Oui, mais tu sais que nous restons à Londres maintenant.
– Ah ! c’est juste.
– Nous avons donc un logis.
– Où ça ?
– Dans la Cité.
– Et… on nous attend… ?
– Non.
– Alors qui nous ouvrira ?
– Cette clef.
Et Rocambole tira la clef de sa poche et la montra à son fidèle compagnon.
Puis il regarda le ciel toujours noir.
– Nous avons deux heures devant nous, dit-il. Allons-nous-en.
Ils remontèrent au pont de Londres, gagnèrent la Cité et entrèrent dans Sermon-Lane.
La ruelle était déserte ; la maison dans laquelle était la chambre de miss Ellen était ouverte toute la nuit, c’est-à-dire que la porte avait un petit secret, un loquet dissimulé. Ce qui permettait aux locataires de monter à toute heure.
Rocambole et Milon prirent donc possession de la chambre de miss Ellen, et le maître dit en souriant :
– Ce n’est pas ici qu’on viendra nous chercher.
À Londres, personne ne s’occupe de son voisin.
Les gens qui habitaient la maison rencontrèrent le lendemain Milon et Rocambole dans l’escalier et se bornèrent à cette réflexion :
– Tiens, il paraît que nous avons de nouveaux locataires.
Et ce fut tout.
Huit jours après, Milon et Rocambole avaient chacun une profession différente.
Milon était allé toucher une traite de mille livres sur la maison Davis, Humphry et Cie, dont il s’était muni en quittant Paris. Puis il avait acheté une place d’étalagiste à la gare de Charring-Cross.
Rocambole était devenu M. Burdett.
Tous les matins Milon partait à sept heures ; Burdett, à huit. Ce dernier ne rentrait jamais dans la journée.
À six heures, après avoir congédié les clercs de l’étude, M. Burdett descendait Fleet street et le Strand et se dirigeait vers la gare de Charring-Cross.
À ce même moment, le nouveau libraire fermait son étalage et quittait la gare.
Tous deux se rencontraient sous le péristyle, se prenaient sous le bras et, traversant Trafalgar square, ils se dirigeaient tantôt vers Leicester square, tantôt vers Haymarkett.
Ils prenaient un verre de sherry au café de la Régence pour l’unique plaisir d’entendre parler français.
Puis ils allaient dîner, tantôt dans une taverne, quelquefois chez un pâtissier, le plus souvent chez un marchand de poisson qui se trouvait à l’angle de Piccadilly.
Jamais ils ne rentraient avant dix ou onze heures du soir. Or, précisément, ce jour-là même où le détective Scotowe apprenait au révérend Patterson que l’homme gris n’était autre que le clerc de M. Burdett, Rocambole et Milon sortaient vers neuf heures de leur restaurant habituel.
Ils se tenaient par le bras et descendaient Haymarkett.
Milon dit à Rocambole :
– Avez-vous remarqué un homme qui a dîné en face de nous ?
– Oui, c’est quelque employé de solicitor.
– C’est un mouchard, dit Milon.
– Bah !
– Et un Français, encore.
– Comment le sais-tu ?
– Je le connais de Paris.
– Eh bien ! il aura fait de mauvaises affaires à Paris, et il est venu chercher de la besogne à Londres.
– Et c’est nous qu’il moucharde.
– Allons donc !
– J’en suis sûr, dit Milon.
En ce moment il se retourna :
– Tenez, dit-il en serrant le bras de Rocambole, voyez plutôt.
Rocambole, sans cesser de marcher, tourna la tête à demi.
– Tu as raison, dit-il.
En effet, l’homme les suivait.
– Alors, dit Rocambole, nous allons nous amuser un peu. Pressons le pas.
– J’aimerais bien m’en débarrasser, dit Milon.
– C’est ce que nous allons faire. Tu vas voir.
Et Rocambole continua à entraîner Milon.
Rocambole était parfaitement méconnaissable pour tous ceux qui avaient connu l’homme gris.
Milon s’était fait pareillement une tête, et on sait que Marmouset l’avait regardé à deux fois, ce même jour-là, avant de savoir à qui il avait affaire.
Tous deux avaient un air bien anglais, et Rocambole eut quelque peine à adopter l’opinion de Milon.
Et tandis qu’ils descendaient Haymarkett :
– Écoute donc, fit-il, parlant français tout bas.
– Allez, dit Milon.
– Je ne dis pas que tu n’aies pas reconnu cet homme…
– Je l’ai parfaitement reconnu.
– Je ne dis pas que ce ne soit pas un mouchard…
– C’en est un.
– Mais est-tu bien sûr que ce soit après nous qu’il en ait ?
– Dame ! il nous suit…
– Ce n’est pas une raison.
Écoute-moi jusqu’au bout.
– Parlez, maître.
– La police est à nos trousses depuis mon évasion, je le sais ; ou plutôt elle n’y est plus.
– Comment cela ?
– À Scotland yard, qui est la préfecture de Londres, il y a deux opinions sur mon sort, et toutes deux ont de chauds partisans.
– Ah ! fit Milon.
– Les uns, et ce sont les plus nombreux, disent que j’ai été enseveli sous les ruines du souterrain.
– Bon ! Et les autres ?
– Les autres prétendent que je ne suis plus à Londres.
– Eh bien ! dit Milon, puisque cet homme nous suit, il faut croire qu’il y a une troisième opinion, qui consiste à supposer que l’homme gris se cache sous la perruque et les lunettes de M. Burdett, le premier clerc du solicitor Colcram.
– Non, dit froidement Rocambole.
Milon secoua la tête.
– Cette troisième opinion, si elle existait, aurait pour représentant un homme qui est bien autrement à craindre pour moi que tous les policemen du Royaume-Uni.
– Et… cet homme ?…
– C’est le révérend Patterson.
– Qui vous dit que ce n’est pas lui qui vous fait suivre ?
– Il est possible qu’on me recherche par ses ordres. Mais ce n’est pas lui, tu penses bien, qui soupçonne l’homme gris sous la pelure de M. Burdett.
Milon ne répondit rien, mais il se retourna de nouveau. Le mouchard, comme il disait, descendit Haymarkett comme eux. Seulement il avait passé sur l’autre trottoir.
Alors il pressa légèrement le bras de Rocambole.
– Vous voyez bien… fit-il.
Rocambole fronça le sourcil.
– Nous allons bien voir, dit-il.
Ils prirent Sauton street, qui est toujours une rue moins encombrée, et entrèrent dans le magasin de cigares qui est en face Sauton hôtel. Le mystérieux personnage entra pareillement dans Sauton street.
– Il me prend une fameuse envie, dit Milon tandis que Rocambole allumait un cigare.
– Laquelle ?
– J’ai envie de marcher sur lui et de l’assommer d’un coup de poing.
– Tu es un imbécile ! dit Rocambole.
– Ah ! dit Milon, vous croyez ?
Et le colosse baissa humblement la tête.
Rocambole sortit le premier du magasin de cigares.
L’inconnu s’était arrêté sur le trottoir opposé.
Alors Rocambole traversa la rue et marcha droit à lui.
L’inconnu ne bougea pas.
Rocambole lui dit en anglais :
– Qu’est-ce que tu fais donc à Londres, toi ?
L’inconnu tressaillit.
– Excusez-moi, répondit-il en mauvais anglais, je cherche à gagner ma vie.
– Tu es Français ?
– Oui.
– Pourquoi nous suis-tu ?
– On me donne une guinée par jour pour cela.
– Et qui donc te paie si généreusement ?
– Un détective du nom de Scotowe.
Milon, qui avait suivi Rocambole, écoutait ébahi.
Milon ne comprenait pas, et certes, un autre que lui n’aurait pas compris davantage ce singulier homme de police qui vendait son secret du premier mot.
Mais Milon oubliait une chose, la puissance fascinatrice du regard de Rocambole.
Et Rocambole avait subitement relevé ses lunettes et il fixait sur le mouchard devenu tout tremblant son œil clair et dominateur.
– Alors, dit-il, tu sais qui je suis ?
– Il paraît que vous êtes l’homme gris qui s’est évadé de Newgate.
– Fort bien, dit tranquillement Rocambole.
Il mit la main dans sa poche et en retira une poignée de souverains.
– Tiens, dit-il, en tendant cet or au mouchard, prends cela et va-t’en.
Celui-ci balbutia quelques mots d’excuse, prit l’argent et se sauva. Alors Rocambole se mit à rire.
– Tu vois, dit-il à Milon, ce n’est pas plus difficile que cela. Allons-nous-en.
– Je ne comprends rien à ce qui vient de se passer, dit le colosse.
– Tu n’as pas besoin de comprendre, viens.
Et ils continuèrent.
Chaque soir, ils avaient coutume de s’en aller à Evans taverne dans Covent-Garden, boire de l’ale ou du porter.
– Ne changeons rien à nos habitudes, dit Rocambole.
Et ils passaient leur soirée à Evans taverne, écoutant chanter cet horrible chœur d’hommes en habit noir qui fait les délices de ce lieu bizarre.
À dix heures, Rocambole mit dans sa poche le journal qu’il avait parcouru.
– Je suppose, dit Milon, que nous n’allons pas retourner dans Sermon-Lane ?
– Pourquoi pas ?
– Mais puisque la police sait…
– La police ne sait rien ; dit Rocambole avec flegme.
– Après ça, dit philosophiquement Milon, comme j’ai coutume d’aller partout où vous allez, cela m’est bien égal.
Et ils rentrèrent dans Sermon-Lane. Quand ils furent dans la petite chambre de miss Ellen, Rocambole ôta sa perruque, se débarrassa de ses lunettes, fit tomber ses favoris et redevint lui-même.
Milon, pendant ce temps, avait allumé une pipe et s’était mis à la fenêtre.
Mais tout à coup il se rejeta vivement en arrière.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ? dit Rocambole.
– Ah ! maître, dit le colosse, cette fois vous en conviendrez, je crois que nous sommes pincés.
– Bah ! dit Rocambole.
Il s’approcha de la fenêtre et se pencha, dans la rue.
La rue était pleine de policemen.
– Et pas moyen de s’échapper ! murmura Milon avec désespoir…
On le voit, le révérend Patterson n’avait pas perdu de temps. Il était allé en toute hâte chez le lord chief-justice et lui avait fait part des révélations du détective Scotowe. Puis il avait couru à Newgate.
Le pauvre directeur, qui riait toujours autrefois, ne riait plus.
Il était même devenu mélancolique et tressaillait des pieds à la tête chaque fois que retentissait la sonnette qui annonçait l’arrivée d’un visiteur.
Il croyait sans cesse voir arriver un homme vêtu de noir lui apportant sa révocation.
Le révérend Patterson s’était donc présenté à Newgate et avait demandé à le voir.
Le bon directeur était seul dans son cabinet, la tête penchée et le front rembruni. Le révérend entra.
– Ah ! mon cher monsieur, dit le directeur, vous venez m’accabler de reproches, et certes vous en avez bien le droit ; peut-être même m’apportez-vous ma révocation ?
– Nullement, dit le révérend Patterson.
Cette affirmation ne ramena point un sourire sur les lèvres du bon directeur.
– Le jour où elle m’arrivera, dit-il, je m’inclinerai. J’ai mérité mon sort. Ah ! Cet homme gris m’a bien trompé… Et moi qui le croyais un vrai gentleman…
Ici le directeur poussa un nouveau soupir.
– Savez-vous, poursuivit-il, que ces misérables m’ont bâillonné et garrotté comme un criminel ?
– Je sais cela, mon cher monsieur.
– Que ces brigands de fénians ont voulu faire sauter Newgate et toute la Cité ?
– Je sais encore cela.
– Oh ! je donnerais tout ce que je possède pour qu’on me ramenât ce misérable.
Un sourire vint aux lèvres du révérend.
– Je gage, dit-il, que vous ne le traiteriez plus avec tant d’égards ?
– Je le ferais mettre aux fers jusqu’à l’heure où il serait pendu, monsieur.
– Et la cellule, l’avez-vous conservée ?
– Sans doute.
– Il n’y a personne dedans ?
– Absolument personne.
– Tant mieux ! dit froidement le révérend.
Et comme le bon directeur le regardait avec étonnement, le révérend poursuivit :
– Consolez-vous, cher monsieur, cette cellule, vide à cette heure, sera habitée cette nuit même.
– Que dites-vous ? exclama l’honorable directeur.
– Je vous dis qu’elle sera occupée…
– Par qui ?
– Mais par l’homme gris.
Le directeur jeta un cri.
– Vous l’avez donc repris ?
– Pas encore, mais nous le reprendrons.
La joie qui avait un moment illuminé le visage du bon directeur s’évanouit.
– Je crains, dit-il que vous ne vous fassiez encore des illusions.
– Faites toujours préparer la cellule et disposez tout pour le recevoir, dit le révérend.
Et il s’en alla sans vouloir s’expliquer davantage.
Cependant le révérend garda son cab et se fit conduire devant Saint-Paul.
Là il mit pied à terre et parut chercher quelqu’un.
Six heures sonnaient en ce moment.
Un homme qui se promenait sur la place vint à lui.
C’était le détective Scotowe.
– Eh bien ? dit vivement le révérend.
– Nos deux hommes, le prétendu clerc et le libraire, ont été suivis par nos agents toute la soirée, dit-il.
– Bon ! et où sont-ils maintenant ?
– Ils ne sont pas rentrés encore.
– Mais rentreront-ils ?
– J’en suis sûr.
– Comment le saurez-vous ?
– On me préviendra.
Comme Scotowe disait cela, un homme déboucha sur la place et parut chercher quelqu’un.
– Ah ! ah ! fit le détective, je crois que voilà ce que j’attendais.
– Sont-ils rentrés ? demanda le détective.
– À l’instant.
– Eh bien ! s’ils reviennent, il ne faut pas perdre un seul instant.
– Oh ! tout est prêt, dit Scotowe.
– Où sont vos hommes ?
– J’en ai placé six dans le bas de Sermon-Lane. Ils sont cachés dans un public-house. Il suffira d’un coup de sifflet pour les faire sortir.
– Et les autres ?
– Les autres sont sous Doctor’s Commouns.
– Eh bien, marchons.
Le détective dit quelques mots à l’oreille de son agent qui partit comme un trait.
Un quart d’heure après, Sermon-Lane était investi par les policemen, et Milon, qui fumait un cigare à la fenêtre, se rejetait vivement en arrière.
Le détective Scotowe avait pris toutes ses précautions.
La rue était pleine de policemen et toutes les issues étaient gardées.
Le révérend ne s’était pas éloigné, comme on aurait pu le croire.
Il s’était approché avec les policemen, et il dit :
– Êtes-vous bien sûr que la maison n’a qu’une issue ?
– Parfaitement sûr, répondit le détective. D’ailleurs il y a un de mes hommes dans l’escalier.
– Mais la porte est fermée.
– Oh ! ça ne fait rien. Tenez…
Et Scotowe fit mouvoir le loquet habilement dissimulé.
– Vos hommes sont-ils armés ?
– Oui.
– Alors, montons, dit le révérend.
Une partie des policemen demeura dans la rue ; l’autre suivit Scotowe et le révérend, qui marchait le premier. Dans l’escalier, ils trouvèrent l’homme aposté par Scotowe. Cet homme était sur le carré à la porte même de la chambre.
– Ils sont là, dit-il tout bas.
Et il montra la porte.
Scotowe frappa. On ne lui répondit point.
– Ils y sont cependant, dit encore le détective.
Et il montra un filet de lumière qui passait par la porte.
Scotowe frappa de nouveau. On ne répondit pas davantage.
– Enfoncez la porte ! ordonna le révérend.
– C’est inutile, la clef est dessus.
En effet, la clef était dans la serrure.
Scotowe tourna cette clef et la porte s’ouvrit.
Mais soudain, le révérend Patterson jeta un cri de rage et de désespoir.
La chambre était vide.
Une lumière brûlait sur la cheminée. Sur la table, la pipe de Milon était encore chaude.
Mais Milon et Rocambole avaient disparu…
Qu’était devenu Rocambole ? Où avait passé son compagnon le libraire de Charring-Cross ?
Le révérend Patterson, stupéfait, pâle de colère, était sur le seuil de la chambre et ne comprenait pas.
Le détective Scotowe s’élança au dehors et dit à l’homme qui était resté dans l’escalier :
– Mais tu as dû le voir sortir.
– Non, répondit le policeman, je vous jure que je n’ai rien vu et que la porte ne s’est pas ouverte.
Le détective descendit dans la rue.
Il questionna les policemen qui s’y trouvaient.
L’un de ceux-ci avait vu un homme à la fenêtre et fumant. Puis un autre homme s’était approché. Puis encore tous les deux s’étaient rejetés en arrière.
Le détective remonta.
Il y avait un placard dans la chambre, il l’ouvrit.
Armé d’une lumière, il examina le placard.
Il était vide et les murs étaient pleins.
Un minutieux examen des quatre murs, du plancher et du plafond démontra qu’il n’y avait dans cette chambre ni issue mystérieuse, ni cachette d’aucune sorte.
Et cependant Rocambole et Milon n’étaient plus là.
Et le policeman placé en faction dans l’escalier jurait qu’il avait vu la porte de la chambre se fermer sur eux, et que cette porte ne s’était point rouverte.
– Ce ne sont pas des hommes, s’écria alors le détective, ce sont des démons !
– Ou plutôt, murmura un des policemen, des fantômes qui s’évanouissent en soufflant dessus.
Le révérend Patterson ne disait rien. Il était comme atterré. Enfin, cependant, il parut sortir de cet état d’hébétement.
– Monsieur, dit-il au détective, il est impossible que ces deux hommes ne soient pas sortis par la porte.
Le policeman protesta.
– S’il en est ainsi, dit le détective, ils sont dans la maison.
– Il faut la visiter tout entière.
– Mais, mon révérend, hasarda le détective, vous savez bien qu’en Angleterre le domicile des citoyens est inviolable.
– Bah ! répondit le révérend, suivez-moi, j’en fais mon affaire.
Et il frappa à la porte voisine.
Le locataire vint ouvrir.
– Monsieur, lui dit le révérend Patterson, nous sommes à la recherche d’un malfaiteur de la pire espèce, un de ces maudits fénians qui ont voulu faire sauter la Cité de Londres il y a quelques jours.
– Vous ne le trouverez pas chez moi, répondit le locataire, je suis tout seul.
– N’importe ! dit le révérend, voici une bank-note de cinq livres, permettez-moi de visiter votre domicile.
En Angleterre, l’argent ouvre les portes que la loi ne saurait ouvrir.
Grâce à ce talisman, le révérend Patterson et le détective Scotowe visitèrent toute la maison depuis le rez-de-chaussée jusqu’au comble.
Nulle part, ils ne trouvèrent trace de l’homme gris ni de son compagnon.
Ils revinrent alors dans la chambre et ne furent pas plus heureux. Le révérend était au comble de la stupeur.
Cependant il ne perdait pas aisément la tête, et il dit au détective.
– L’homme nous échappe, mais il y a des papiers qui ne doivent pas nous échapper.
– Ah ! fit M. Scotowe.
Le révérend Patterson avait fait ce raisonnement bien simple :
– Du moment où M. Burdett et l’homme gris ne font qu’un, celui-ci est nanti de cette fameuse déclaration signée par le lieutenant Percy et visée par l’ambassade anglaise de Paris.
Or, cette pièce doit être dans les paperasses de l’étude de M. Colcram, le solicitor. Il nous la faut donc à tout prix.
– Mais où prendrez-vous ces papiers ? demanda le détective.
– Venez avec nous et emmenez vos hommes, répondit le révérend Patterson.
Ils abandonnèrent tous la maison de Sermon-Lane et prirent le chemin de Pater-Noster street.
C’était là, on le sait, qu’étaient les bureaux de M. Colcram, le solicitor.
Mais M. Colcram habitait hors de la Cité, dans Elgin Crescent, à deux pas de la maison du révérend.
La maison où était l’étude, comme presque toutes celles de la Cité, n’avait pas d’habitants, la nuit, et était confiée à la garde d’un concierge.
Le concierge ouvrit la porte d’entrée.
Mais M. Patterson eut beau lui exhiber un ordre du lord chief-justice, et le détective Scotowe décliner sa qualité, le concierge refusa de laisser le révérend pénétrer dans les bureaux, en l’absence de M. Colcram.
Le révérend Patterson ne se tint pas pour battu.
– Faites cerner la maison, dit-il à M. Scotowe, veillez à ce que personne n’entre ou ne sorte, et attendez-moi.
Le révérend monta lestement dans un cab qu’il envoya chercher à la station, et dit au cabman :
– Conduisez-moi dans Elgin Crescent.
Trois quarts d’heure après, le révérend arrivait chez M. Colcram.
Le solicitor travaillait et n’était pas encore au lit.
Il connaissait le révérend et savait quel pouvoir occulte et mystérieux il possédait.
Aussi n’avait-il pas hésité à repousser d’abord la malheureuse Betzy et ensuite à se charger des intérêts de la Société évangélique dans la succession de lord Evandale Pembleton.
Le révérend Patterson n’avait donc pas à lui faire mystère de la situation.
Il lui avait appris que son maître-clerc, à qui il avait accordé toute sa confiance, n’était autre que l’homme gris, ce qui stupéfiait M. Colcram.
Il lui raconta l’expédition infructueuse de Sermon-Lane, et finit par lui dire :
– Il est impossible que les papiers que nous cherchons ne soient pas chez vous.
M. Colcram ne fit aucune difficulté pour accompagner le révérend. Tous deux remontèrent dans la voiture et prirent le chemin de la Cité.
Le détective Scotowe avait fidèlement exécuté la consigne que le révérend lui avait donnée.
Personne n’était entré dans la maison, personne n’en était sorti.
M. Colcram et le révérend se livrèrent alors à une perquisition minutieuse, et firent un véritable inventaire de tout ce qui se trouvait dans l’étude.
Le jour les surprit dans cette besogne.
Non seulement ils ne retrouvèrent pas la fameuse pièce, mais encore ils constatèrent que tous les papiers relatifs à l’affaire de lord William avaient disparu.
Le révérend Patterson écumait.
Quand le révérend, ivre de rage, se décida enfin à se retirer, un commissionnaire, qui était assis au coin de la rue, vint à lui et lui remit une lettre qu’un gentleman lui avait confiée.
La lettre était à l’adresse du révérend. Il l’ouvrit et lut :
« Vous vous êtes donné bien de la peine pour rien, cette nuit. Vous n’avez pas trouvé les papiers, pas plus que vous ne m’avez arrêté.
« Mille compliments de condoléance.
« L’HOMME GRIS. »
Le révérend poussa un cri de rage.
Rocambole le raillait après lui avoir échappé.
Comment donc était-il parvenu à échapper au détective Scotowe et à ses policemen ?
C’est ce que nous allons vous dire.
Reportons-nous donc au moment où Milon avait crié à Rocambole :
– Nous sommes pincés !
Rocambole s’était approché de la fenêtre et avait jeté un regard rapide dans la rue.
La rue était encombrée de policemen.
– Et pas une arme pour nous défendre ! dit Milon pris d’un accès de désespoir.
– Tu te trompes, dit Rocambole.
Il tira de sa poche deux revolvers et en donna un à Milon.
– Mais il est probable, ajouta-t-il, que nous ne nous en servirons pas.
– Nous nous laisserons prendre sans nous défendre ?
Et Milon, ahuri, regarda le maître.
Rocambole haussa les épaules.
– Imbécile ! dit-il.
Milon était bouche béante.
– Je n’ai point le temps de te donner des explications, poursuivit le maître ; cependant, comme tu pourrais faire quelque bêtise, écoute-moi vite, car les minutes valent des heures en ce moment.
– Parlez, dit Milon.
– Ce qui arrive, je l’avais prévu.
– Ah ! dit Milon, et vous avez voulu rentrer tout de même ?
– J’avais mes raisons pour cela.
– Enfin nous sommes pincés.
– Pas encore.
– Cependant…
– Tais-toi, et écoute.
Milon attendit.
– Tu n’as donc rien vu en venant ici ?
– Mais… je ne me rappelle pas… la rue était déserte…
– Il y avait un homme sous une porte, en face de cette maison.
– Et cet homme ?
– Il s’est glissé dans l’escalier quand nous sommes entrés.
– Et c’est… un ami ?
– Non, c’est un policeman. Tiens, il est là, derrière la porte.
– Alors, il nous barrera le passage ?
– Non… Tu vas voir… Pose ta pipe et filons !
Et Rocambole ouvrit la porte et se plaça de manière à être dans la pleine lumière de la lampe qui se trouvait sur la cheminée.
Le policeman qui, en effet, allait ouvrir la bouche pour appeler à l’aide, et avait déjà un revolver au poing, le policeman tressaillit.
Rocambole venait de lui faire un signe mystérieux, un signe qui consistait à tracer une croix sur son front avec l’index de la main gauche.
Et le policeman, muet, s’effaça.
Alors Rocambole lui dit tout bas.
– Je suis l’homme gris.
Le policeman ne broncha pas.
Rocambole se tourna vers Milon stupéfait.
– Suis moi, dit-il.
Milon sortit de la chambre à son tour.
Rocambole tira la porte, la ferma sans bruit, et laissa la clef dans la serrure.
Puis il monta lestement l’escalier.
Milon le suivit.
Ils arrivèrent ainsi tout en haut.
Milon suivait toujours le maître et comprenait que ce n’était pas le moment de le questionner.
En haut de l’escalier, il y avait une porte entre-bâillée.
Cette porte donnait sur une chambre veuve de tout meuble et de tout locataire, et qui prenait jour sur les toits par une de ces fenêtres qu’on appelle tabatières.
La fenêtre était ouverte.
– Sers-moi de marchepied, dit alors le maître. Après je te tendrai la jambe.
Et il monta lestement sur les épaules de Milon, atteignit la tabatière et grimpa sur le toit.
Puis, il laissa pendre sa jambe, et comme il était d’une force peu commune, il hissa Milon à son tour.
Une fois qu’ils furent tous deux sur le toit, Rocambole laissa retomber sans bruit le châssis vitré, et la tabatière se trouva fermée.
– À présent, dit-il, il s’agit de ne pas avoir le vertige. Suis-moi toujours.
Le toit était en pente raide, couvert d’ardoise et fort glissant.
Rocambole marchait avec une sûreté de pied et une souplesse que lui eût envié un couvreur de profession.
Quant à Milon, il avait été entrepreneur de bâtisse, comme on sait.
Et quand il se mit à suivre Rocambole, il murmura :
– Bon ! ça me connaît… je suis du bâtiment.
De toit en toit, car ils passèrent sur plusieurs maisons, ils arrivèrent à l’extrémité méridionale de Sermon-Lane.
Alors Rocambole s’arrêta.
– Est-ce que nous allons rester ici ? dit Milon.
– Non certes.
Et Rocambole, se baissant, frappa trois petits coups sur le toit.
Alors un trou se fit devant eux ; une planche qui avait la couleur de l’ardoise bascula comme le battant d’une porte, et Milon vit au-dessous de lui une mansarde au milieu de laquelle il y avait un lit sur lequel ils tombèrent l’un après l’autre. Puis Rocambole ferma la trappe et ils se trouvèrent dans une obscurité profonde.
– Où sommes-nous ? demanda alors Milon.
– Chez un ami qui ne tardera pas de rentrer.
– Un des nôtres ?
– Non, un ami à moi. Tu penses bien que j’ai des amis à Londres.
– Qui donc nous a ouvert, alors ?
– Personne. C’est moi.
– Cependant vous avez frappé…
– J’ai fait mouvoir un ressort en tapant dessus trois petits coups secs.
– Ainsi nous sommes en sûreté ?
– Parfaitement ; et maintenant, ajouta Rocambole, nous pouvons causer.
– Alors vous allez m’expliquer pourquoi le policeman nous a laissés passer ?
– Sans doute. Le policeman, que j’avais reconnu en passant, est un Irlandais.
– Ah !
– Et un fénian.
– Vous lui avez fait le signe des fénians ?
– Oui.
– Bon ! je comprends… C’est égal, dit Milon, nous avons joué gros jeu.
– Je ne dis pas non, mais c’était nécessaire.
– Pourquoi ?
– Je veux prouver au révérend Patterson que je ne le crains pas.
– Ah ! c’est différent, dit Milon. Mais les papiers… ?
– Quels papiers ?
– Ceux qui sont à l’étude de M. Colcram ?
– Ils n’y sont plus. Je les ai emportés le soir, en m’en allant.
Et Rocambole ouvrit son paletot et montra une serviette en maroquin qu’il avait placée dans la poche intérieure de côté. Milon respira bruyamment.
– Mais, dit-il tout à coup, le révérend sait maintenant qui vous êtes ?
– Sans doute.
– Et il va transmettre ses ordres en Irlande pour faire arrêter Marmouset ?
Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.
– Nous tâcherons de parer le coup, dit-il.
Cependant le révérend Patterson n’avait point perdu complétement la tête.
Après avoir froissé la lettre de l’homme gris et l’avoir déchirée en mille morceaux, il s’était pris à réfléchir.
Le révérend réfléchissait vite et bien.
S’acharner à la poursuite de l’homme gris, c’était perdre un temps inutile.
Le révérend se tint le raisonnement que voici :
– Je n’en puis plus douter. L’homme gris a pris en main la cause de lord William, et avec un pareil adversaire, il n’y a pas à perdre une minute.
Que m’a fait faire M. Burdett, c’est-à-dire l’homme gris ? Il m’a persuadé que je devais laisser lord William sortir de Bedlam, et il m’a fait jouer son jeu.
À cette heure lord William est en route pour l’Irlande.
Arrivé en Irlande, il s’échappera des mains de John Bell et reviendra tranquillement à Londres.
La première chose à faire donc est de s’emparer de lord William de gré ou de force et de le confisquer.
Cette résolution prise, le révérend dit au détective Scotowe :
– Vous partez aujourd’hui même.
– Pour quel pays ?
– Pour l’Irlande.
– Que vais-je y faire ?
– Vous assurer de la personne de trois hommes, un directeur d’une maison d’aliénés et deux de ses pensionnaires qui ont quitté Bedlam hier soir.
– Je connais cette histoire, dit le détective.
– Ah ! fit le révérend Patterson.
– M. John Bell, – c’est bien de lui que vous voulez parler, n’est-ce pas ?
– Oui.
– M. John Bell, qui est plus fou que le plus fou de ses hôtes de Bedlam, a pris l’express de Liverpool, non point avec deux personnes, mais avec quatre.
– Comment savez-vous cela ?
– Eh ! tout à fait par hasard. Un des hommes que j’emploie était hier à la gare de Charring-Cross et il a vu partir M. John Bell et ses compagnons.
– Et ils étaient quatre ?
– Non, cinq.
– Quels étaient donc les deux autres ?
– Le valet de chambre de M. John Bell d’abord.
– Et puis ?
– Et puis un certain Arthur, qui est le détenteur de la corde de pendu.
– Ah ! c’est juste, dit le révérend, qui se rappela alors les demi-confidences de M. Burdett.
Puis il reprit :
– Il faut donc que vous partiez pour l’Irlande.
– Bon ! dit le détective.
– Et que vous arrêtiez tout ce monde-là.
– Sous quel prétexte ?
– Oh ! un prétexte bien simple. M. John Bell, directeur de Bedlam, devenu fou subitement, a pris la fuite avec trois autres fous. La folie de ses compagnons sera plus difficile à constater que la sienne.
– Et je le ramènerai à Londres !
– Non.
– Qu’en ferai-je alors !
– Vous les incarcérerez tous les quatre dans la maison de fous de Dublin.
– Et puis ?
– Et puis vous reviendrez, et nous nous remettrons à la recherche de l’homme gris.
– Pardon, mon révérend, dit M. Scotowe, mais nous n’avons pas besoin d’aller jusqu’en Irlande.
– Plaît-il ? dit le révérend Patterson étonné.
– Vous savez que tous les navires qui partent de Liverpool pour Dublin touchent à l’île de Man.
– C’est juste. Eh bien ?
– M. John Bell s’est embarqué il y a à peine une heure, si toutefois il n’est pas encore à Liverpool.
– Bon ! dit le révérend qui ne comprenait pas encore.
– Envoyez une dépêche au commandant du petit port de Douglas.
– Et que contiendra cette dépêche ?
– L’ordre de retenir dans le port, jusqu’à nouvel ordre, le steamer qui porte M. John Bell.
– Et à quoi cela nous avancera-t-il ? demanda le révérend.
– Il y a une maison de fous à l’île de Man.
– Ah ! je l’ignorais.
– Une maison plus fameuse encore que Bedlam.
– En vérité !
– Et cela par la raison qu’il ne s’y trouve que des fous incurables. Quand on y est entré, on n’en sort plus.
– Peuh ! dit le révérend, les murs de celle de Dublin sont certainement tout aussi épais.
– Oui, dit M. Scotowe avec un sourire mystérieux ; mais l’île de Man nous offre moins de danger que Dublin.
– Comment l’entendez-vous ?
– Voyons, reprit le détective, je suis assez au courant des petites affaires de la Société évangélique pour savoir que vous ne vous souciez pas beaucoup de la folie de M. John Bell.
– Certes, non.
– Mais la chair de poule vous vient rien qu’à la pensée que lord William, autrement dit le fou Walter Bruce peut reparaître à Londres au premier jour.
– En effet.
– Or, lord William, vous en convenez encore, a un rude auxiliaire maintenant…
– Un démon, dit le révérend.
– Démon, peut-être, dit M. Scotowe, fénian à coup sûr.
– Eh bien ? fit encore le révérend Patterson.
– Suivez bien mon raisonnement, reprit. M. Scotowe. Je suppose que j’aille à Dublin, que je fasse incarcérer M. John Bell et ses compagnons, et que l’homme gris, qui, j’en suis sûr, ne s’endort pas non plus, arrive après moi.
– Bon.
– Dublin est la capitale de l’Irlande, et l’Irlande est la patrie des fénians. Il y en a partout, dans la milice, dans les prisons, dans les chemins de fer, à bord des navires.
M. Patterson frissonna.
– Vous pensez que si l’homme gris veut délivrer lord William, il ne manquera pas de complices.
– Vous avez raison, dit le révérend.
– L’île de Man vaut donc mieux ?
– Infiniment mieux. Seulement le steamer attendra-t-il ?
– Ordre de l’amirauté, certainement.
– Mais où avoir cet ordre ?
– Parbleu ! dit M. Scotowe, il y a un homme qui peut l’obtenir d’ici une heure.
– Et… cet homme ?
– C’est sir Archibald.
– Vous avez raison, dit le révérend, je cours chez sir Archibald.
Et moi, dit M. Scotowe, comme je ne doute pas un seul instant que vous n’ayez la dépêche d’ici une heure, je cours au chemin de fer et je pars pour Liverpool.
M. Scotowe et le révérend Patterson se séparèrent.
Le révérend monta dans son cab et donna au cocher l’adresse de l’hôtel de Pembleton.
C’était là qu’habitait sir. Archibald depuis la mort de son gendre sir Evandale.
Le jour avait grandi, et les premiers rayons du soleil commençaient à triompher du brouillard.
À cette heure même, le steamer qui emportait M. John Bell et ses compagnons sortait du bassin de Liverpool et prenait la mer.
Maintenant, quittons Londres et rendons-nous à Liverpool au moment où M. John Bell et ses compagnons descendirent à bord du steamer.
Marmouset, on s’en souvient, s’était approché du capitaine au moment où on allait lever l’ancre.
Le capitaine était un grand jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Il avait la taille d’un Écossais et répondait au nom de Robert Wallace.
Cependant il y avait des matelots à Portsmouth et à Liverpool qui prétendaient que ce n’était pas son vrai nom et qu’ils l’avaient connu à bord d’un navire américain sous celui de William Bright.
Ils ajoutaient même que le capitaine était Irlandais et non Écossais.
Mais l’Amirauté ne s’était sans doute jamais occupée de ces rumeurs, car le capitaine Robert Wallace commandait un des plus beaux steamers de la marine anglaise et jouissait de l’estime de ses chefs.
Marmouset s’approcha donc de lui et le salua.
Robert Wallace laissa tomber sur lui un regard clair et froid et attendit.
– Monsieur, dit Marmouset, je me nomme sir Arthur.
Le capitaine salua.
– Je suis le neveu de lord Wilmot.
Nouveau salut du capitaine.
– Un ami de mon oncle a dû vous écrire pour me recommander à vous.
– En effet, monsieur.
– Et… cet ami…
Robert Wallace posa un doigt sur ses lèvres.
– Il est des noms, dit-il, qu’il est inutile de prononcer.
– Fort bien, nous nous sommes compris.
Puis, après quelques secondes de silence, Marmouset reprit :
– Il me tarde d’être en mer.
– Et à moi aussi, dit le capitaine. Permettez-moi donc, monsieur, de commander l’appareillage.
Les ancres remontaient lentement du fond de l’eau et la machine faisait entendre sa bruyante respiration.
– Voilà un homme qui parle peu, pensa Marmouset. Mais je crois qu’on peut compter sur lui le cas échéant.
Et il rejoignit John Bell, dont l’exaltation était loin de se calmer.
Enfin le navire se mit en marche, l’hélice tourna et un panache de fumée monta dans le ciel gris.
Mais comme le steamer sortait de la rade, le capitaine tressaillit tout à coup et donna l’ordre de stopper.
– Que faites-vous ? demanda vivement Marmouset.
– Regardez ! dit froidement le capitaine.
Et, étendant la main, il lui montra le sémaphore qui dominait la ville.
– Qu’est-ce que cela ? fit Marmouset.
– Un signal.
– Et… ce signal ?
– Nous donne l’ordre de stopper.
– Pourquoi ?
– Dépêche de Londres.
– Ah ! fit Marmouset qui pâlit.
Le capitaine eut un sourire mystérieux.
– Ne craignez rien, dit-il.
– Je crains tout, au contraire, fit Marmouset, on peut vous donner l’ordre de nous débarquer.
Le capitaine ne répondit pas.
Le navire, qui s’était élancé vers-la haute mer avec une vitesse prodigieuse, était maintenant immobile.
M. John Bell, qui n’avait pas entendu les explications du capitaine, entra en fureur.
Il marcha droit à lui et lui dit :
– Ah çà ! est-ce que vous vous moquez de nous, capitaine ?
– Je ne me moque jamais de personne, monsieur.
– Alors pourquoi ne marchons-nous pas ?
– Parce qu’il est survenu un accident à la machine, répondit Robert Wallace avec le plus grand calme.
Et il tourna le dos à M. John Bell écumant.
Puis il prit sa lunette et la braqua sur le port.
Marmouset, lui aussi, regardait et était fort anxieux.
Cette dépêche pouvait fort bien être un ordre de l’Amirauté, sollicité par ce démon incarné qu’on appelait le révérend Patterson. Et alors, tout était perdu !
Le capitaine devinait sans doute la pensée de Marmouset, mais il n’en soufflait mot.
Enfin une barque se détacha du milieu des navires et prit la mer. Alors le capitaine dit à Marmouset :
– Voici la dépêche.
La barque, – un petit canot à quatre avirons, – volait sur les vagues.
Ce fut l’affaire d’une demi-heure environ.
Une demi-heure qui fut pour Marmouset un siècle d’angoisses, et donna à M. John Bell l’occasion de s’irriter outre mesure.
Enfin, elle accosta le navire par tribord.
Un des quatre matelots saisit l’échelle à deux mains et monta à bord. Le capitaine s’était avancé à sa rencontre.
Marmouset n’avait pas un souffle aux lèvres, et les battements de son cœur avaient été subitement suspendus au moment où le matelot remettait la dépêche au capitaine.
– C’est pour vous, dit-il.
Et il lui tendit la dépêche.
Marmouset s’en empara, l’ouvrit et la lut avidement.
La dépêche était signée Burdett.
Rocambole avait devancé le révérend Patterson, on le voit, et il n’avait pas perdu de temps depuis le moment où nous l’avons vu pénétrer par le toit dans cette mansarde d’une maison de Sermon-Lane.
La dépêche était laconique.
« Burdett découvert. À l’abri. Mais le révérend sur ses gardes. Faites de même. Aurez de nouvelles instructions. »
Cela ne disait pas grand’chose, et cela disait tout.
Le révérend Patterson avait, dans M. Burdett, reconnu l’homme gris. Par conséquent, il avait la conviction et même la certitude d’avoir fait fausse route, en laissant lord William quitter Bedlam.
Par conséquent encore, il était probable qu’il allait prendre des mesures énergiques pour l’empêcher d’arriver en Irlande. Du moins, telles furent les conjectures du capitaine et de Marmouset.
– Enfin, dit celui-ci, j’aime encore mieux ça, partons…
Le capitaine avait renvoyé le matelot dans son canot, donné ses ordres, et le steamer venait de se remettre en marche.
– Monsieur, dit alors Marmouset au capitaine, si cette dépêche avait contenu l’ordre de nous débarquer, qu’auriez-vous fait ?
– J’aurais désobéi ! répondit Robert Wallace.
Et il retomba dans son mutisme, et, sous prétexte de service, il tourna le dos à Marmouset, comme il l’avait tourné à John Bell.
Pendant ce temps-là, le steamer marchait à toute vapeur.
Suivons maintenant le détective Scotowe.
Cet homme était habile, et jouissait parmi les hommes de police d’une grande réputation.
Il n’avait fallu rien moins qu’un adversaire comme Rocambole pour qu’il perdît une partie aussi bien engagée. Mais il se promettait bien de prendre sa revanche, et ce fut avec la plus vive impatience qu’il vit s’écouler les douze heures de chemin de fer qui séparent Londres de Liverpool.
Arrivé dans cette dernière ville, il n’eut pas de peine à retrouver les traces de M. John Bell et de ses compagnons. Le directeur de Bedlam s’était embarqué le matin même.
M. Scotowe alla au télégraphe sous-marin et prit des renseignements. Le steamer, parti le matin, avait touché à l’île de Man et s’y trouvait encore, par suite d’un ordre venu de l’Amirauté et que le bureau de Liverpool avait transmis.
Cet ordre fort laconique fut adressé au capitaine du port de Douglas et ainsi conçu :
« Retenez jusqu’à nouvel ordre steamer et capitaine Robert Wallace ; surveillez passagers. »
– Allons ! pensa M. Scotowe, le révérend Patterson n’a pas perdu de temps.
Cependant, comme aucun navire ne partait le soir pour l’Irlande, M. Scotowe fut contraint de passer la soirée et la nuit à Liverpool.
Ce retard le contrariait fort.
Avec son flair d’homme de police, il comprenait que l’homme gris ne demeurerait pas inactif à Londres et que, lui aussi, transmettrait quelque avis mystérieux aux passagers du steamer.
On était dans la mauvaise saison et la mer d’Irlande, le canal, comme disent les Anglais, était d’une navigation périlleuse et fort pénible.
Sans cela, M. Scotowe eût frété une barque et fût bravement parti pour l’île de Man.
Il se résigna donc à ne partir que le lendemain matin, et comme il n’avait rien à faire il s’en alla passer sa soirée sur le port, dans une taverne fréquentée par des matelots.
Il venait d’y entrer et de demander un grog au gin, quand un matelot de haute taille et de forte encolure entra et vint s’asseoir à une table voisine de la sienne.
Le matelot avait une épaisse chevelure noire, le teint hâlé et la barbe grisonnante. Il frappa du poing sur-la table et demanda une bouteille de porter.
Puis, quand il eut vidé son premier verre, il dit en patois irlandais :
– Qui veut embarquer pour l’île de Man ?
À cette question, M. Scotowe tressaillit. Mais il ne souffla mot.
Un autre matelot, qui s’était endormi dans un coin, ouvrit les yeux, leva la tête et regarda le nouveau venu.
– Ah ! c’est vous, Ben ? fit-il.
Ben est l’abréviation de Benjamin.
– C’est moi, dit le vieux matelot. Je viens boire un coup avant d’embarquer.
– Et où allez-vous, Ben ?
– En Irlande.
– Quand partez-vous ?
– Tout à l’heure, aussitôt la marée venue.
– Avec votre barque Queen-Victoria ?
– Oui, dit Ben, et quoiqu’elle n’ait pas vingt pieds de long et qu’elle ait un faible tirant d’eau, elle tient la mer comme une frégate.
– La mer est mauvaise, Ben.
– Pas pour moi.
– Il y a des brisants terribles dans le canal.
– Mes quatre matelots connaissent ces parages aussi bien que moi. Et puis, il faut que je parte. J’ai une bonne affaire à traiter à l’île de Man.
– Ainsi, dit encore le matelot, vous allez prendre la mer cette nuit ?
– Le vent est bon, il souffle de nord-est, et nous entrerons dans le port de Douglas bien avant le jour.
– Que le bon Dieu vous protège, Ben ! mais ce n’est pas moi qui partirais.
Ben haussa les épaules.
Quelques autres marins se mêlèrent à la conversation, et s’accordèrent à dire que la mer était mauvaise.
M. Scotowe ne disait rien.
Enfin, la bouteille de porter étant vide, Ben se leva.
– Alors, puisqu’il n’y a pas de passagers pour l’île de Man ici, dit-il, bonsoir ?
Mais comme il faisait un pas vers la porte, M. Scotowe le retint.
– Pardon, dit-il.
Ben le regarda et parut faire attention à lui pour la première fois.
– Sérieusement, lui dit M. Scotowe, vous partez cette nuit ?
– Sans doute, gentleman.
– Et vous allez à Douglas ?
– Oui, gentleman.
– Et vous croyez pouvoir y arriver avant le jour ?
– Ça ne fait pas de doute pour moi.
– Combien me demanderiez-vous pour mon voyage ?
– Deux livres et huit shillings.
– Eh bien ! dit M. Scotowe, je vais avec vous.
Et il tira son porte-monnaie et paya son passage d’avance.
– Est-ce que vous avez des bagages ? demanda Ben.
– Rien que ce sac de nuit.
Et M. Scotowe laissa voir une petite valise de cuir qu’il avait placée sur un banc auprès de lui.
– Alors, venez, dit Ben.
– Voilà un gentleman, murmura un des matelots, qui n’a pas peur de faire naufrage.
– Il est de fait, dit un autre, que la mer est mauvaise.
– Bah ! la coque de noix de Ben en a vu bien d’autres, répondit celui qui s’était réveillé en sursaut.
Et M. Scotowe suivit Ben.
* *
*
Une heure après, la coque de noix sautait sur les lames ; tantôt elle disparaissait au fond d’un abîme, tantôt elle se montrait à la crête d’une vague de cent pieds de haut. M. Scotowe était cramponné au cordage peur n’être pas enlevé par un coup de vent.
Ben était à la barre et fumait sa pipe.
Les quatre matelots et le mousse partageaient son insouciance. Mais M. Scotowe commençait à se repentir de sa témérité, lorsqu’un homme qui dormait au fond de la barque se leva et s’approcha de lui. M. Scotowe n’avait fait aucune attention à lui en embarquant.
Il avait bien vu un homme couché, recouvert d’un monceau de filets en guise de couvertures, mais il avait pensé que c’était un des hommes d’équipage.
Le dormeur, brusquement éveillé, s’approcha donc de M. Scotowe.
– Eh ! lui dit-il, ne trouvez-vous pas que la mer est mauvaise et qu’on est rudement secoué, hein ?
M. Scotowe tressaillit.
Où donc avait-il déjà entendu cette voix ?
Il chercha à voir le visage de son interlocuteur.
Mais la nuit était noire et la lueur du fanal de poupe ne parvenait pas jusqu’à eux.
L’inconnu avait appuyé sa main sur l’épaule de M. Scotowe.
Il sembla au détective que cette main était de fer.
– Que me voulez-vous ? fit-il.
– Mais, répondit l’inconnu, je suis comme vous à bord, la mer est mauvaise et je vous demande votre avis.
– Sur quoi ?
– Pensez-vous que notre barque tienne jusqu’au port ?
– Je n’en sais rien.
M. Scotowe répondait distraitement.
M. Scotowe se posait de nouveau cette question :
– Mais où donc ai-je entendu cette voix !
L’inconnu appuyait toujours sur lui cette main qui avait le poids d’une enclume.
– Vous ne paraissez pas fort effrayé ? dit-il encore.
– À la grâce de Dieu ! dit M. Scotowe.
– Ah ! vous croyez à Dieu, vous ?
Et l’inconnu eut un rire sec et moqueur.
– Pourquoi n’y croirais-je pas ? répondit M. Scotowe.
Et il eut un geste d’impatience.
L’inconnu continua à rire.
– C’est que vous faites un métier d’enfer, dit-il.
M. Scotowe tressaillit et fit un pas en arrière.
– Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il.
– Vous êtes détective, n’est-ce pas ? reprit l’inconnu toujours raillant.
– Que vous importe ?
– Vous avez même fait une assez belle découverte l’autre jour à Londres…
Ces derniers mots furent une révélation tout entière pour M. Scotowe.
Il voulut se dégager de l’étreinte de l’inconnu.
– Laissez-moi, dit-il tout ému.
L’inconnu ricana.
– Ne me touchez pas…
L’inconnu éclata de rire.
Et saisissant M. Scotowe par les deux bras, il le traîna, dans le cercle de lumière décrit par le fanal de poupe.
– Regardez-moi donc, gentleman ! fit-il alors.
M. Scotowe jeta un cri.
– L’homme gris.
– Parbleu ! oui, l’homme gris, répondit Rocambole, car c’était lui.
Et comme M. Scotowe jetait autour de lui un regard éperdu et semblait chercher quelqu’un qui pût venir à son aide, Rocambole poursuivit d’un ton railleur :
– Vraiment, mon cher monsieur, vous êtes bien au-dessous de votre réputation. On vous dit un homme habile, mais vous avez fort grossièrement donné tête baissée dans un piège.
La peur s’empara de M. Scotowe.
– À moi, cria-t-il, monsieur Ben, à moi !
– Qu’est-ce qu’il y a donc par là ? demanda le patron de la barque.
Et il s’approcha.
– Vous auriez dû, poursuivit Rocambole, reconnaître monsieur !
Et comme M. Scotowe demeurait bouche béante :
– M. Ben, le patron, et le libraire de Charring-Cross ne font qu’un, mon cher monsieur, ajouta Rocambole, riant toujours.
Les dents de M. Scotowe claquaient de terreur.
– Ah ! murmura-t-il enfin, je suis un homme perdu.
– Cela me fait tout à fait cet effet-là, dit Rocambole.
Et il adressa la parole à Ben, ou plutôt à Milon, dans une langue inconnue à M. Scotowe.
Tous deux causèrent ainsi quelques minutes. Le détective sentait ses cheveux se hérisser et ses jambes fléchir. Enfin Rocambole lui adressa de nouveau ces mots en anglais :
– Mon cher monsieur Scotowe, lui dit-il, nous allons vous donner à choisir.
– Que voulez-vous que je choisisse ? balbutia-t-il.
– Comment voulez-vous mourir !
Et Rocambole tira un revolver de sa poche.
Puis, froidement, et tandis que le détective épouvanté reculait d’un pas encore :
– Voulez-vous que je vous brûle la cervelle, ou bien préférez-vous que nous vous lancions à la mer ?
Et Scotowe jeta un cri et tomba à genoux.
– Grâce ! balbutia-t-il, faites-moi grâce de la vie ! j’ai une femme et des enfants, monsieur.
Rocambole se mit à rire.
– Supposons, dit-il, que l’autre nuit vous soyez parvenu à me mettre la main au collet, m’auriez-vous fait grâce ? Auriez-vous consenti à ne me point conduire à Newgate, où m’attendait une belle cravate de chanvre ?
– Grâce ! grâce ! balbutiait M. Scotowe.
Et il demeurait à genoux.
– Vous savez le proverbe, dit Rocambole, il vaut mieux tuer le loup qu’être dévoré par lui.
Croyez bien, mon cher monsieur, que je n’ai pour vous aucun sentiment de haine personnelle.
Ces mots ramenèrent un peu d’espoir au cœur de M. Scotowe.
– Mais, poursuivit Rocambole, si je faisais la folie de vous laisser la vie, je m’en repentirais tôt ou tard.
– Non, dit vivement le détective, non, je vous le jure.
– Tarare ! fit Rocambole, je sais ce que vaut la parole d’un homme de police.
– Je vous jure, monsieur, que je n’entreprendrai jamais plus rien contre vous.
Et M. Scotowe, suppliant, demeurait à genoux.
Rocambole et Milon échangèrent encore quelques mots dans cette langue qui était inconnue au détective.
Celui-ci, toujours à genoux, attendait sa destinée.
– Mon cher monsieur, dit alors Rocambole, vous vous nommez Jack Scotowe ?
– Oui, monsieur.
– Vous êtes détective ?
– Je ne le suis plus ; et si vous me faites grâce, je vous jure…
– Attendez… ce n’est point de cela qu’il s’agit. Vous êtes détective au service de la Société évangélique ?
– Je l’ai été, pour mon malheur.
– Par conséquent, vous avez des papiers constatant votre identité ?
– Oui.
– Une lettre de crédit du révérend Patterson ?
– Oui, dit encore M. Scotowe.
– Eh bien ! il faut nous donner tout cela.
– Et vous ne me tuerez point, vous me ferez grâce ?
– Oui, ou plutôt cela dépendra de vous…
Et Rocambole attacha son regard clair et froid sur le détective frissonnant.
– Donnez-moi ces papiers-là d’abord, dit-il.
M. Scotowe se montra d’une docilité parfaite.
Il ouvrit son paletot, tira son portefeuille de sa poche et le tendit à Rocambole.
– Veille sur monsieur, dit celui-ci à Milon.
Puis, le portefeuille à la main, il alla s’asseoir au-dessous du fanal.
Le portefeuille contenait différents papiers dont un seul eût suffi à établir l’identité de Scotowe.
Il renfermait, en outre, un laissez-passer fort curieux.
Cette pièce était sans doute celle que cherchait Rocambole, car il eut un mouvement de joie, qui se traduisit par un geste, quand il la déplia.
Le laissez-passer mystérieux était une feuille de papier jaune aux coins arrondis, dans le milieu de laquelle étaient deux croix en sautoir à l’encre rouge, et, au-dessous, à l’encre violette, un R… et un P…
Avec cette feuille, M. Scotowe se trouvait investi d’un pouvoir presque illimité. Il pouvait aller où il voudrait, requérir une véritable armée de gens en robe noire, se faire ouvrir les prisons, ordonner l’arrestation immédiate d’une ou de plusieurs personnes.
Cette pièce, enfin, était le sauf-conduit que lui avait donné le révérend Patterson, au nom de la Société évangélique. Quand il eut pris connaissance des différents papiers que renfermait le portefeuille, Rocambole le mit dans sa poche.
Puis il revint à Scotowe, auprès duquel se trouvait toujours Milon. Milon n’attendait qu’un signal pour le prendre par les épaules et le jeter à la mer.
Alors, Rocambole dit à M. Scotowe :
– Écoutez-moi bien, monsieur, l’heure est solennelle pour vous.
Le détective jeta sur lui un regard éperdu.
– Votre sort dépend de la sincérité de vos paroles et des réponses que vous me ferez.
– Je suis prêt à répondre à monsieur, répondit le détective.
– Voyons, reprit Rocambole, procédons par ordre. Où allez-vous ?
– À l’île de Man.
– Quelle était la mission dont vous étiez chargé ?
– Je devais arrêter M. John Bell, le directeur de Bedlam, et les personnes qui sont avec lui.
– Et puis ?
– Je devais les conduire dans une maison de fous qui se trouve à l’île de Man.
– Et les y laisser ?
– Oui.
– Mais n’était-il pas convenu avec le révérend que vous lui écririez aussitôt l’arrestation faite ?
– Cela était convenu, en effet.
– Eh bien, dit Rocambole, vous allez vous accroupir au fond de la barque, poser sur vos genoux une planche, sur cette planche du papier, et écrire la lettre que je vais vous dicter.
Cette proposition, cet ordre plutôt, n’aurait rien eu d’extraordinaire en un tout autre moment.
Mais la mer était épouvantable, le vent soufflait avec furie, et la barque éprouvait les secousses les plus violentes. Cependant, M. Scotowe, qui savait l’homme gris capable de mettre ses menaces à exécution, M. Scotowe prit la pose que celui-ci lui indiquait.
Milon décrocha le fanal.
Puis il prit au fond de la barque une planchette et posa dessus un buvard après lequel tenaient un encrier et une plume. Et, le fanal à la main, il se mit à éclairer M. Scotowe. Celui-ci regarda Rocambole :
– Forcément, dit-il, mon écriture sera tremblée, et peut-être verra-t-on que je n’avais pas mon libre arbitre en écrivant.
Rocambole eut un sourire :
– Ne vous préoccupez pas de cela, dit-il. Écrivez.
M. Scotowe prit la plume et attendit.
Rocambole dicta :
« Mon cher révérend, M. John Bell, lord William et les deux autres sont en sûreté, et ce n’est pas eux qui nous gêneront.
« Cependant, je ne retourne pas à Londres. Pourquoi ?
« Je vais vous le dire.
« M. John Bell est fou, cela est évident. Mais il y a une chose raisonnable et vraie dans sa folie. Cette chose, c’est l’existence des trésors enfouis par ses aïeux.
« Je ne puis pas m’expliquer davantage.
« Je suis en mer, sur un canot de dix pieds de long que les flots secouent comme un brin de paille.
« Où vais-je ? En Irlande.
« J’ai accompli la mission que vous m’avez donnée et, par conséquent, je suis libre. Cependant, je vais vous faire une proposition. Écoutez moi.
« Je suis certain de retrouver les trésors que cherchait ce pauvre M. John Bell. Voulez-vous partager ?
« Si oui, prenez le plus prochain steamer et venez directement à Cork.
« Il y a sur le port une auberge qui a pour enseigne :
À la Verte Erin.
« Je vous y attendrai.
« Votre serviteur dévoué.
« SCOTOWE. »
M. Scotowe écrivit cette lettre jusqu’au bout.
– Maintenant, dit Rocambole, vous devez très certainement accompagner votre signature d’un signe mystérieux.
– En effet, dit M. Scotowe.
– Ce signe, vous allez le tracer, et prenez bien garde à ceci : c’est que votre vie dépend de votre sincérité. Si vous me trompez, vous êtes un homme mort.
Comme Rocambole parlait ainsi, une lueur brilla sur la mer.
– Regardez bien, dit-il encore. Cette lueur, c’est le fanal du beaupré d’un navire.
L’équipage, le capitaine, tout est fénian à bord ; c’est vous dire que tout cela m’est dévoué.
– Ah ! fit M. Scotowe.
Et il regarda de nouveau Rocambole.
– Au point du jour, ce navire nous apercevra et nous l’accosterons.
Le capitaine vous prendra à son bord et vous fera mettre aux fers dans la cale.
Le navire fait route pour l’Irlande.
Vous demeurerez aux fers jusqu’à ce qu’une dépêche de Liverpool nous apprenne que le révérend Patterson vient de s’embarquer pour l’Irlande.
Si le révérend demeure à Londres, c’est que le signe que vous avez apposé au bas de votre signature ne sera pas sincère. Alors, on vous mettra un boulet aux pieds et on vous enverra au fond de la mer servir de nourriture aux poissons.
M. Scotowe reprit la plume. Puis il traça au bas de la lettre les deux croix du révérend Patterson. Mais il les renversa et ajouta un point au-dessous.
– C’est bien, dit Rocambole ; fermez la lettre et écrivez l’adresse.
Le détective obéit encore. Alors, Rocambole mit la lettre dans sa poche et ne prononça plus un mot.
La mer était de plus en plus furieuse, mais la barque tenait bon. Enfin, le jour parut.
Alors, Milon hissa un pavillon blanc au haut de son mât. Le pavillon fut aperçu du navire, et le navire, qui était un brick de commerce, mit son canot à la mer.
Et une heure après, M. Scotowe était aux fers dans la cale. Quant à Rocambole et à Milon, ils continuaient leur route vers l’île de Man, et le maître disait à son vieux compagnon :
– Je crois que cette fois nous tenons le révérend Patterson, et que l’heure de l’expiation sonnera prochainement pour lui.
Cependant, le steamer qui emportait M. John Bell et ses compagnons avait mouillé le matin précédent dans le petit port de Douglas, dans l’île de Man.
À peine avait-il jeté l’ancre qu’une barque portant un officier de la marine royale l’accosta.
L’officier monta à bord.
– Capitaine, dit-il à M. Robert Wallace, vous comptiez vous arrêtez une heure ici ?
– Le temps de déposer des passagers et d’en prendre d’autres, répondit le capitaine.
– Eh bien ! reprit l’officier, je viens vous communiquer une dépêche de l’Amirauté.
– Ah ! dit flegmatiquement le capitaine.
Et l’officier mit sous ses yeux un télégramme ainsi conçu :
« Ordre au capitaine Robert Wallace de rester à l’île de Man et d’y attendre de nouvelles instructions. »
– Mais, monsieur, dit le capitaine, il y a à bord beaucoup de passagers pour l’Irlande.
– Je le sais.
– Et qui sont pressés d’arriver.
– Aussi le cas est-il prévu.
– Ah !
– Un autre steamer chauffe sur le port.
– Fort bien.
– Prêt à faire route pour Dublin.
– Et il prendra mes passagers ?
– Tous, à l’exception de cinq.
– Qui donc ?
– Un M. John Bell d’abord.
– Le directeur de Bedlam ?
– Justement !
– Et puis ? fit tranquillement le capitaine.
– Et puis un nommé Walter Bruce, ancien convict.
– Bon !
– Un homme de loi appelé Arthur Cokeries.
– Est-ce tout ?
– Non, dit l’officier, il y a encore un gentleman du nom de sir Arthur.
– Alors, je vais garder ces hommes à bord ?
– Jusqu’à nouvel ordre.
– Et s’ils demandent à se promener par la ville ?
– Je n’y vois aucun inconvénient du moment où vous m’en répondez.
– J’en réponds, dit sir Robert Wallace.
Et l’officier, ayant accompli sa mission, redescendit dans son canot et s’en alla.
Pendant son colloque avec le capitaine, un homme s’était tenu à distance respectueuse.
Cet homme, c’était Marmouset.
Marmouset rejoignit alors M. Robert Wallace.
– C’est un ordre d’arrestation nous concernant que vous avez reçu, lui dit-il.
Le capitaine lui montra la dépêche.
– Heureusement, dit Marmouset, que le maître ne doit pas rester inactif à Londres.
– Je l’espère bien.
– Mais, en attendant, qu’allons-nous faire ?
– Obéir.
– Et si les agents du révérend Patterson arrivent avant le maître ?
– Alors, dit froidement le capitaine, nous verrons ce que nous avons à faire.
M. John Bell se promenait, pendant ce temps, d’un pas fiévreux et saccadé sur le pont.
L’arrivée de l’officier l’avait quelque peu intrigué, lui aussi. Mais son étonnement fit place à une vive impatience quand il vit que le steamer, après avoir éteint ses feux, demeurait immobile au milieu du port.
Aussi s’approcha-t-il vivement du capitaine.
– Mais que faisons-nous donc ici, monsieur ? dit-il. Croyez-vous donc que j’aie du temps à perdre ?
– Monsieur, répondit courtoisement le capitaine, nous attendons ce steamer que vous voyez là-bas dans un coin du port, qui chauffe et qui va bientôt prendre la mer.
– Et pourquoi l’attendons-nous ?
– Parce qu’il va nous accoster.
– Pourquoi donc ?
– Pour prendre les passagers qui sont à notre bord.
– Je ne comprends pas, dit M. Bell.
– Et les conduire en Irlande.
– Comment, monsieur, dit John Bell, dont le visage s’empourprait de plus en plus, nous ne descendrons pas à Douglas ? Cependant vous savez que je dois y consulter une somnambule fameuse…
– Aussi, monsieur, répliqua le capitaine, descendrez-vous à Douglas, vous.
– Et pas les autres ?
– Vous et vos amis.
– Et quand repartirons-nous ?
– Quand vous aurez consulté la somnambule.
– Ah ! fort bien, dit M. John Bell qui parut se calmer.
Un quart d’heure après, en effet, le steamer qui chauffait accosta le navire du capitaine Robert Wallace.
Un pont volant fut jeté d’un bord à l’autre, et le transbordement des passagers s’effectua.
Mais, en ce moment, le capitaine du second steamer s’approcha de Robert Wallace et lui dit en patois irlandais :
– Moi aussi, j’ai reçu une dépêche.
– Ah ! fit le capitaine.
– Elle vient de Liverpool et elle est pour vous.
– Donnez…
Et Robert Wallace tendit vivement la main.
La dépêche était ainsi conçue :
« Arrivés à Liverpool, Milon et moi. Prévenez Marmouset. Recevrez ordre rester île de Man. Vous inquiétez pas. Tout va bien.
« R… »
Robert Wallace tendit la dépêche à Marmouset.
Le visage un peu assombri de celui-ci s’éclaircit.
– Enfin, dit-il, allons-nous pouvoir descendre à terre ?
– Sans doute.
– Quand ?
– Dans une heure, je ferai mettre le canot à la mer, et vous pourrez aller au quai.
M. John Bell était redevenu d’une impatience indicible. Il arpentait le pont comme une bête fauve fait le tour de sa cage.
Marmouset ne parvenait plus à le calmer.
– Tous ces retards, disait le directeur de Bedlam, sont une combinaison infernale inventée par M. Blount, mon collègue, qui a toujours eu envie de me supplanter et d’être seul directeur de Bedlam. Aussi, quand j’aurai trouvé mes trésors et mes parchemins, quand je serai lord, je le ferai destituer de son emploi…
Et M. John Bell, parlant ainsi, avait les yeux à fleur de tête et l’écume à la bouche.
Enfin on mit le canot à la mer.
– Allons, monsieur, dit alors Marmouset, vous voyez bien que tout vient à point à qui sait attendre, et le moment est venu d’aller consulter la somnambule.
Faisons maintenant un pas en arrière et revenons à Londres.
Un gentleman qui avait été joliment ému, c’était sir Archibald, le père de lady Evandale Pembleton. La peur qui s’était emparée du révérend Patterson à la nouvelle que l’homme gris avait mis la main dans ses affaires, avait gagné l’honorable baronnet, car sir Archibald, devenu beau-père de lord, avait obtenu de la reine le titre de baronnet.
Elle l’avait même si bien dominé pendant quelques heures, que sir Archibald n’avait pas même songé à demander compte au révérend de son étrange conduite.
Ce ne fut qu’après avoir pris toute la journée et une partie du lendemain le rôle d’instrument, que sir Archibald commença à réfléchir. Ou plutôt il se souvint.
Il se souvint de la façon singulière dont le révérend Patterson l’avait reçu, quand, sautant à bas de son cab dans Piccadilly, il était allé, lui sir Archibald, lui tendre les deux mains.
Le révérend avait paru fort choqué de la prétendue visite de lady Pembleton à lord William.
En outre, il avait pu croire que sir Archibald et sa fille essayaient de se soustraire aux engagements contractés par lord Evandale vis-à-vis de la Société évangélique. Puis sir Archibald se posa une question :
Pourquoi le révérend avait-il favorisé le départ de M. John Bell emmenant en Irlande lord William ?
Et le baronnet trouva la solution de ce problème dans la crainte qu’avait eue le révérend que quelque transaction n’intervînt entre les spoliateurs et le spolié.
Toutes ces réflexions furent le fruit d’une méditation de plusieurs heures. Il y avait maintenant une chose certaine, c’est que cet arrangement, s’il intervenait jamais serait excessivement désagréable au révérend et à la Société évangélique.
Pourquoi ? Et sir Archibald, effrayé, trouva pareillement une réponse à cette question nouvelle.
Le révérend Patterson et la Société évangélique avaient un gros appétit, relativement à la succession de lord Evandale.
Donc, le lendemain vers midi, sir Archibald prit une grande résolution, demanda sa voiture et se fit conduire dans Elgin Crescent. Il voulait voir Patterson.
– Je ne sais pas au juste, se disait-il en chemin, ce qu’a signé lord Evandale. Je veux le savoir.
Mais sir Archibald en fut pour ses peines de déplacement. Patterson n’était pas chez lui ; n’étant pas rentré la veille au soir, il était probablement en voyage.
Courait-il après lord William, lui aussi, ne se fiant ainsi qu’à moitié aux lumières du détective Scotowe.
C’était probable.
Sir Archibald demeura fort indécis ; et, rentré à l’hôtel Pembleton, il eut même quelque velléité de se rendre au railway de Liverpool et de courir après le révérend, comme celui-ci courait après l’ex-pensionnaire de Bedlam. Or, tandis qu’il hésitait encore, on lui apporta une carte. Une carte sur laquelle était un nom de femme :
LA COMTESSE VANDA R…
– Qu’est-ce que cela ? demanda sir Archibald au laquais qui venait d’entrer.
– Une dame fort belle qui insiste particulièrement pour voir Votre Honneur, lui fut-il répondu.
– Qu’elle entre donc ! dit sir Archibald.
Et il alla au-devant de la visiteuse.
Vanda parut.
Car c’était bien Vanda, la compagne fidèle de Rocambole, qui se présentait à l’hôtel Pembleton.
Sir Archibald n’était pas encore un vieillard.
Il avait cinquante-huit ans, en paraissait cinquante à peine, et avait rapporté des Indes, où il avait passé sa jeunesse, un tempérament plein de fougue et d’arrière-jeunesse.
Vanda avait fait appel à tout l’arsenal des coquetteries féminines. Elle était merveilleusement belle, et se retrouvait grande dame jusqu’au bout des ongles.
Sir Archibald fut ébloui.
Que lui voulait-elle ? Il n’en savait absolument rien ; mais il la contemplait avec une sorte d’extase frémissante. Vanda arma ses lèvres de son sourire le plus fascinateur et lui dit :
– Je vous demande mille pardons, sir Archibald, de me présenter ainsi chez vous, mais il s’agit de très graves intérêts.
Sir Archibald lui avança un fauteuil, et, tout tremblant, demeura debout devant elle.
– Je vous écoute, madame, balbutia-t-il.
Vanda reprit :
– Monsieur le baronnet, je connais plusieurs personnes qui jouent en ce moment un rôle important dans votre existence et celle de lady Pembleton, votre fille.
– Ah ! dit sir Archibald.
– Le révérend Patterson d’abord.
Sir Archibald tressaillit.
– Et puis, continua Vanda, un certain homme gris qui a mis Londres sens dessus dessous depuis un mois.
Un cri échappa au baronnet.
– Je vous dirai même, poursuivit Vanda, que je viens de sa part.
– De la part de l’homme gris ?
– Oui.
Sir Archibald, malgré son étonnement, regardait toujours Vanda et ne paraissait nullement effrayé.
Vanda reprit :
– L’homme gris a quitté Londres ce matin.
– Ah !
– Mais il m’a chargé de vous voir.
– Madame, balbutia sir Archibald, permettez-moi de vous dire que je ne connais nullement l’homme gris.
– Je le sais, monsieur.
– Et que par conséquent…
– Vous vous étonnez qu’il ait affaire à vous ?
– Justement.
– Quand vous m’aurez écoutée, monsieur, vous ne serez plus étonné, répondit Vanda souriante.
Sir Archibald avait fini par s’asseoir, et il avait approché son fauteuil du fauteuil de Vanda.
Puis, toujours ému, toujours palpitant :
– Parlez donc, madame, dit-il, je vous écoute et suis tout oreilles.
Vanda reprit avec le plus grand calme :
– Vous m’excuserez, monsieur, de vous dire tout de suite que je connais l’histoire d’un certain Walter Bruce.
Sir Archibald fit un brusque mouvement.
– D’un certain Walter Bruce, poursuivit-elle, qui dit être lord William.
– Oh ! madame…
– Souffrez que j’aille jusqu’au bout, monsieur. L’homme gris, qui m’envoie vers vous, a pris en mains les intérêts de cet homme, et quand l’homme gris se mêle de quelque chose, il réussit toujours.
Sir Archibald était devenu fort pâle. Vanda continua :
– Vous devez savoir que feu lord Evandale, votre gendre, avait confié ses intérêts à la Société évangélique ?
– En effet, balbutia Archibald.
– Lord Evandale avait signé un peu à la légère certains actes.
– Ah !
– Et la conséquence de ces actes serait la spoliation complète de lady Pembleton, votre fille.
– En vérité ?
– Le révérend Patterson, le chef occulte de cette société non moins dangereuse que déloyale, avait confié les pièces dont je vous parle à l’étude du solicitor M. Colcram.
– Bon ! fit sir Archibald.
– Ce révérend avait même une confiance absolue dans un certain maître clerc appelé M. Burdett.
– Après ? dit le baronnet d’une voix étranglée.
– Or, reprit Vanda, ce M. Burdett et l’homme gris ne font qu’un.
– Je le sais, madame.
– Et l’homme gris a disparu.
– Hélas !
– Et il a emporté les pièces en question.
– Est-ce possible ?
– Ce qui fait que le révérend se trouve sans armes contre vous et lady Pembleton.
Un rayon de joie éclata dans les yeux de sir Archibald. Vanda se reprit à sourire.
– Oh ! dit-elle, ne vous réjouissez pas, monsieur, vous n’avez rien à gagner à cela.
– Vraiment ?
– Vous avez changé d’adversaires, voilà tout.
– Mais enfin, murmura sir Archibald, que veut l’homme gris ?
– Je vous apporte ses propositions.
– Parlez, madame.
– L’homme gris est à la tête d’une association non moins redoutable, non moins puissante que la Société évangélique.
– Il est fénian, n’est-ce pas ?
– Peut-être…
Sir Archibald, la sueur au front, attendit.
– L’homme gris, continua Vanda, a juré de rendre à sir William sa liberté d’abord.
– Je ne m’y oppose pas.
– Ensuite sa fortune…
Sir Archibald ne souffla mot.
– Enfin, son nom et son titre.
– Oh ! dit alors sir Archibald, ceci est tout à fait impossible, madame.
– Pourquoi ?
– Parce que lord William est mort.
– Pour tout le monde, excepté pour vous.
– Soit. Mais enfin, il n’est pas possible de prouver son identité.
– Rien n’est plus facile, au contraire.
– Comment ?
– À l’aide d’une certaine déclaration faite par le lieutenant de chiourme Percy.
– Oh ! dit sir Archibald, qui retrouvait un peu de calme et de présence d’esprit, cette fameuse pièce dont on a tant parlé pourrait bien ne pas exister.
– Vous vous trompez, monsieur.
– Vous croyez ?
– Elle est dans les mains de l’homme gris.
Un nuage passa sur le front de sir Archibald.
– Ce sera donc un procès à soutenir, dit-il ; un procès long et difficile, sinon douteux.
– Vous vous trompez encore, monsieur.
Et le sourire n’avait pas abandonné un seul instant les lèvres de Vanda. Sir Archibald la regardait et ne paraissait pas très effrayé.
– L’homme gris n’intente jamais de procès, dit Vanda.
– Ah !
– Par l’excellente raison qu’étant hors la loi en Angleterre, il aurait mauvaise grâce à s’adresser à la justice.
– Alors, reprit sir Archibald, je ne vois pas ce que lady Pembleton et moi avons à craindre.
– Monsieur, répondit Vanda, l’homme gris, pour faire triompher la cause de lord William, ne s’adressera pas à la justice ; mais il emploiera des moyens autrement terribles.
Cette fois, Vanda cessa de sourire, et sir Archibald eut peur.
– Vous aimez votre fille, poursuivit Vanda, il est inutile de vous le demander. Eh bien ! je viens vous donner un bon conseil.
– Ah ! fit encore sir Archibald.
– Si les papiers que l’homme gris a emportés étaient restés aux mains du révérend Patterson, vous couriez le risque d’être complètement dépouillés des biens de lord Evandale. Mais vous-même vous êtes riche, sir Archibald, et perte d’argent est toujours réparable.
– Cela est vrai.
– Et lady Pembleton conservait son nom et léguait à ses enfants les titres de la noble maison Pembleton.
– Eh bien ?
– Maintenant, si vous refusez les propositions de l’homme gris, il est fort probable que lady Pembleton perdra non seulement sa fortune et son nom, mais encore la vie.
Sir Archibald frissonna.
– Que venez-vous donc me proposer ? demanda-t-il.
– L’abandon pur et simple de la fortune de lord William.
– C’est impossible, madame.
– En outre, la reconnaissance de lord William comme chef de la maison Pembleton.
– Jamais !
– Monsieur, dit froidement Vanda, j’ai mission de vous donner le temps de réfléchir. Je reviendrai dans deux jours…
Et Vanda se leva. Le sourire avait reparu sur ses lèvres, et malgré l’épouvante qui emplissait l’âme du baronnet, il se sentait de plus en plus fasciné.
– Je reviendrai dans deux jours, répéta-t-elle. Au revoir, sir Archibald.
Et quand elle fut partie, sir Archibald passa la main sur son front et murmura :
– J’ai peur plus encore de cette femme que de l’homme gris.
Sir Archibald sentait une tempête s’élever dans son cœur. Une tempête d’amour sauvage et frénétique, et il ne songeait guère en ce moment à sa fille, lady Evandale Pembleton.
Le port de Douglas est tout petit et la ville n’est pas grande. Des rues étroites, des maisons basses, quelques édifices çà et là en carton-pierre. Telle est la capitale de l’île de Man.
À peine fut-il débarqué que M. John Bell se mit à marcher à grands pas.
– Mon cher monsieur, lui dit Marmouset, il ne s’agit pas de courir, il faut encore savoir où l’on va.
– Nous allons chez la somnambule, répondit M. John Bell.
– D’accord ; mais où est-elle ?
– Je n’en sais rien.
– Eh bien ! dit Marmouset, laissez-moi me renseigner, alors.
Marmouset ne parlait ainsi que parce qu’il avait remarqué, au moment où il mettait le pied sur le quai, un jeune homme qui le regardait avec attention.
Ce jeune homme était vêtu comme un pêcheur ; il portait la grosse vareuse en toile goudronnée et le bonnet de laine brune, mais il avait les mains blanches.
À la façon dont il regardait Marmouset, celui-ci avait compris que cet homme ne lui était pas aussi étranger qu’il pouvait le croire. Et comme Marmouset s’était mis en route, ce jeune homme avait paru devoir le suivre.
Marmouset alla droit à lui.
– Pardon, lui dit-il, pourriez-vous me donner un renseignement ?
– Volontiers, répondit cet homme avec un sourire.
– N’y a-t-il pas une somnambule à Douglas ?
– Oui, dit le pêcheur.
– Où demeure-t-elle ?
– Je vais vous conduire.
Et le prétendu pêcheur cligna de l’œil.
M. John Bell ajouta vivement :
– Il y a une guinée pour vous, mon ami ; mais allongez donc le pas, je vous prie. Est-ce loin ?
– Tout droit devant nous, au haut de cette rue, dit le pêcheur.
M. John Bell se mit à marcher en avant. Alors, le pêcheur se trouva côte à côte avec Marmouset et lui dit :
– Est-ce vous qu’on appelle sir Arthur ?
– Pour le moment, dit Marmouset en souriant.
– Bien ! dit l’inconnu. Alors, j’ai une mission pour vous.
Et il lui glissa un papier dans les mains.
– Qu’est-ce que cela ? dit Marmouset.
– Un télégramme.
– D’où vient-il ?
– De Liverpool ; il est arrivé il y a une heure.
Marmouset ouvrit le télégramme et lut :
« Prévenez somnambule qu’elle retienne M. John Bell. Faites que sir Arthur m’attende.
« R… »
Le télégramme portait cette adresse :
George Black, Douglas, île de Man
Marmouset regarda cet homme, puis il lui fit le signe mystérieux des fénians.
George Black répondit par le même signe.
Après quoi Marmouset lui dit :
– La recommandation du maître était inutile.
– Pourquoi ?
– Parce que nous sommes prisonniers ici.
– Bah ! dit le fénian George Black, si le maître ne voulait pas que vous restiez, je me chargerais bien de vous enlever du port cette nuit, malgré le capitaine, malgré les ordres donnés par M. Walburne.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Marmouset qui entendait ce nom pour la première fois.
– M. Walburne est le représentant de la Société évangélique à l’île de Man.
– Ah ! fort bien.
– Et je vous le montrerai tout à l’heure.
– Les instructions qu’on m’a données à mon départ de Londres, reprit Marmouset, disent que la somnambule est à nous.
– Tout à fait à nous.
– Est-elle vraiment somnambule ?
Un sourire vint aux lèvres de George Black.
– Quand il le faut, dit-il.
M. John Bell semblait avoir des ailes aux pieds. Il était à plus de dix pas en avant.
George Black et Marmouset cheminaient côte à côte.
Lord William et Edward Cokeries suivaient.
La rue dans laquelle ils s’étaient engagés en quittant le port était longue, étroite et décrivait un plan incliné.
Tout en haut de la rue, M. John Bell s’arrêta.
Alors, George Black et Marmouset doublèrent le pas et le rejoignirent.
– C’est ici, dit George Black.
Il prit M. John Bell par la main et le fit entrer dans une allée étroite et sombre au fond de laquelle se trouvait un escalier.
Puis ils montèrent au premier étage.
– C’est là, dit George Black en montrant une porte.
En effet, sur cette porte, il y avait une pancarte sur laquelle était écrit un nom : Débora.
M. John Bell, déjà généreux comme s’il eût été en possession des trésors de ses aïeux, donna une guinée à George Black en lui disant d’un ton protecteur :
– Tu peux t’en aller, mon garçon.
George Black redescendit l’escalier. Mais, en passant, il se pencha à l’oreille de Marmouset et lui dit :
– Nous nous retrouverons ce soir sur le port.
– Bien, fit Marmouset d’un signe de tête.
Cependant, M. John Bell frappa à la porte.
– Entrez ! répondit die l’intérieur une vois chevrotante, la clef est dans la serrure.
M. John Bell tourna cette clef.
La porte ouverte, le directeur de Bedlam et ses compagnons se trouvèrent au seuil d’un singulier taudis.
Une vieille femme était accroupie sur une chaise, comme une sibylle sur son trépied.
Les murs de la chambre étaient sombres ; d’épais rideaux interceptaient le jour qui venait de la fenêtre, et il était impossible de voir le visage de la somnambule.
– Que demandez-vous ? fit-elle.
– Une consultation, répondit M. John Bell.
– Est-ce pour une malade ?
– Non.
– Alors c’est pour retrouver un objet perdu ?
– Oui.
– C’est cinq guinées, et on paye d’avance, dit la vieille femme sans quitter sa chaise. Posez l’argent sur cette table.
M. John Bell s’empressa d’obéir.
– Bien, dit la somnambule. Maintenant, attendez que je m’endorme.
Elle se renversa sur sa chaise et ferma les yeux.
M. John Bell avait des battements de cœur à briser sa poitrine, et son visage avait acquis cette teinte pourprée que prend le homard qu’on met dans l’eau bouillante.
Il y a, paraît-il, deux catégories bien distinctes de somnambules.
La première comprend les sujets qui ne peuvent s’endormir qu’à l’aide d’un magnétiseur.
La seconde se compose de ceux qui s’endorment tout seuls, par le seul fait de la volonté.
La somnambule de l’île de Man était de ce nombre.
Elle avait fermé les yeux et demeurait immobile.
M. John Bell et ses compagnons gardaient le silence ; mais on eût entendu les battements de cœur du directeur de Bedlam. Quelques minutes s’écoulèrent.
Enfin, la tête de la somnambule s’inclina doucement sur son épaule gauche. En même temps, ses lèvres s’entrouvrirent et elle dit :
– Je vois…
– Ah ! s’écria M. John Bell, vous voyez ?
– Oui, interrogez-moi.
– Savez-vous qui je suis ? demanda le directeur frémissant.
– Vous êtes un noble lord.
M. John Bell se retourna vers tous ses compagnons d’un air triomphant.
– Vous le voyez, dit-il ! elle l’a dit, je suis un noble lord.
– Vous êtes à la recherche d’un trésor, poursuivit la somnambule.
– C’est vrai.
– D’un trésor enfoui.
– C’est encore vrai. Mais… le trouverai-je ?
Et la voix de M. John Bell tremblait d’émotion.
– Vous le trouverez, dit encore la somnambule.
– Quand ?
– Avant huit jours.
– En quel endroit ? Voyez-vous où il est ?
– Oui.
– Oh ! alors, dites vite, fit M. John Bell dont les yeux étaient enflammés.
La somnambule ne répondit pas.
– Mais parlez donc ! s’écria encore M. John Bell.
– Elle est fatiguée… attendez… souffla Marmouset à son oreille.
Et, malgré son impatience, M. John Bell attendit.
Enfin, la somnambule se remit à parler.
– Je vois, dit-elle, au delà de la mer, une terre ; ce n’est pas un continent, c’est une île.
– L’Irlande ?
– Peut-être bien… oui, c’est l’Irlande.
– Après, après ? fit le bouillant directeur.
– Vous vous embarquerez et vous toucherez à un petit port qui est au sud de cette terre.
– C’est Cork ?…
– Oui, c’est possible.
– Après ?
– Vous prendrez un chemin qui s’étend derrière le port, et vous gravirez une colline. Vous marcherez pendant deux heures environ.
– Et puis je m’arrêterai ?
– Vous arriverez au milieu d’une vaste forêt de chênes dont les arbres ont plus de deux siècles.
– Ah ! fit M. John Bell qui palpitait et se suspendait aux lèvres de la somnambule.
– Le trésor que vous cherchez est enfoui au pied de l’un de ces arbres.
– Lequel ?
Mais la somnambule se tut de nouveau.
Le visage de M. John Bell était inondé de sueur.
– Après, après ? disait-il d’une voix étranglée.
Mais la somnambule ne répondit pas.
– Laissez-la donc reposer un moment encore, murmura Marmouset en regardant M. John Bell.
Tout à coup, la somnambule fit un brusque mouvement. Elle s’agita dans son fauteuil comme la sibylle antique savait se trémousser sur son trépied.
– Il y a, dit-elle, il y a ici un homme qui a une corde autour des reins.
– C’est vrai, dit M. John Bell, c’est parfaitement vrai.
– Une corde de pendu, ajouta-t-elle.
– Eh bien ?
Et M. John Bell allait et venait par la chambre d’un pas saccadé.
– Auprès de lui, poursuivit la somnambule, il y a un autre homme, il est à sa droite.
Lord William était en effet à la droite de Marmouset.
– Il faut, continua la pythonisse, que vous emmeniez ces deux hommes avec vous.
– J’y compte bien, dit M. John Bell.
– La corde vous sera d’un grand secours ; mais, pour que ce secours soit absolument utile, il est nécessaire qu’en pénétrant dans la forêt de chênes, ces deux gentlemen tiennent chacun un bout de corde.
– Ils le feront, j’en réponds, dit encore M. John Bell. Maintenant, dites-moi à quoi je reconnaîtrai l’arbre au pied duquel…
– Je ne puis vous le dire aujourd’hui.
– Pourquoi ?
– Je ne vois plus.
– Alors, nous bouleverserons la forêt.
– Vous perdrez votre peine, il y a plus de deux mille arbres dans ce bois et tous se ressemblent.
M. John Bell eut un accès de désespoir.
– Mais alors, comment faire ? s’écria-t-il.
– Je vais vous indiquer un moyen.
– Parlez ! parlez vite !
– Il faut d’abord faire toucher cette corde à un fou.
M. John Bell tressaillit.
– Pourquoi à un fou ? demanda-t-il.
– Je ne puis vous le dire ; mais cette précaution est indispensable.
– Soit, et puis après ?
– Quand vous aurez fait cela, vous vous embarquerez ; vous irez à Cork, vous suivrez le sentier que je vous ai indiqué, puis vous gagnerez le bois de chênes, et les deux gentlemen marcheront en tenant la corde chacun d’une main.
– Bon ! dit M. John Bell.
– Ils se garderont bien de regarder à leurs pieds, poursuivit la somnambule et ils chemineront les yeux en l’air.
– Après, après ? fit le bouillant directeur de Bedlam.
– L’un d’eux fera tout à coup un faux pas.
Alors, arrêtez-vous. L’arbre au pied duquel est le trésor est justement celui qui sera le plus près du gentleman qui aura trébuché.
M. John Bell jeta un cri de joie.
Ce cri réveilla la somnambule, qui rouvrit brusquement les yeux et promena autour d’elle un regard morne. Puis fixant ce regard sur M. John Bell :
– C’est vous qui m’avez consultée, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est moi, répondit-il.
– Eh bien ! êtes-vous satisfait ?
– Très satisfait.
– Vous m’excuserez de cette question, dit la vieille femme, mais une fois réveillée je ne vois et ne sais plus rien.
M. John Bell posa deux autres guinées sur la table.
Puis, regardant ses compagnons :
– Eh bien, dit-il, il faut partir… partir au plus vite…
Et il s’élança vers la porte.
Marmouset le suivit.
Mais quand ils furent dans la rue, il lui dit :
– La chose ne me paraît pas aussi facile qu’à vous, cher monsieur John Bell.
– Hein ? dit le directeur en tressaillant.
Et il regarda Marmouset d’un air ahuri.
– Non sans doute, reprit Marmouset, il faut d’abord faire toucher la corde à un fou.
– Eh bien ! répondit M. John Bell, n’avons-nous pas sous la main lord William ?
Marmouset haussa les épaules :
– Vous savez bien, dit-il, que lord William n’est pas fou.
– C’est juste. Mais nous avons Edward Cokeries.
– Il n’est plus fou.
– Mais il l’a été.
– Je crois que ce n’est pas la même chose : je suis même certain que ça n’aurait aucune vertu.
– Diable ! fit M. John Bell, mais alors ?…
– Alors il faut trouver un autre fou, un vrai.
– Mais où ?
Et M. John Bell parut fort embarrassé.
Puis, tout à coup, se frappant le front :
– Rien de plus facile, dit-il.
– Bah ! fit Marmouset.
– Il y a une maison de fous à Douglas.
– En êtes-vous sûr ?
– Très sûr, sir Arthur ; la maison de Bedlam et celle-ci ont même quelquefois des rapports, et je puis même ajouter que je connais le directeur.
Marmouset fronça quelque peu le sourcil.
– Je ne l’ai jamais vu, poursuivit M. John Bell, mais nous nous sommes écrit fort souvent.
Marmouset respira.
– Il se nomme M. Woodmans.
– Mais vous ne savez pas davantage où se trouve la maison de fous ?
– Oh ! rien n’est plus facile que de le demander, répondit John Bell.
Et, comme il disait cela, ils aperçurent George Black, le matelot qui, tout à l’heure, leur avait servi de guide.
George Black s’en allait tranquillement comme un homme qui n’a rien à faire. M. John Bell l’appela.
George se retourna et vint à lui, son bonnet à la main. Alors M. John Bell, qui n’épuisait pas encore les trésors de ses aïeux, lui offrit une nouvelle guinée pour le conduire à la maison du lord.
Ils se mirent en marche. Mais comme ils approchaient, Marmouset s’arrêta brusquement.
– Mon cher monsieur Bell, lui dit-il, veuillez me permettre une observation.
– Parlez, dit M. John Bell étonné.
– Mon avis est qu’il faut être prudent en toutes choses.
– Que voulez-vous dire ?
– M. Woodmans, dites-vous, ne vous a jamais vu ?
– Jamais.
– Hum !
Et Marmouset parut se livrer à une méditation profonde.
– Écoutez-moi bien, dit-il enfin. Vous croyez à la corde du pendu ! Moi aussi.
– Parbleu ! fit John Bell.
– Mais il y a beaucoup de gens qui n’y croient pas. Il en est même qui pourraient s’étonner que vous, un médecin aliéniste…
M. John Bell haussa les épaules.
– Vous êtes en proie, il faut bien l’avouer, à une certaine surexcitation.
– C’est que j’ai hâte de devenir lord et millionnaire, dit M. John Bell.
– D’accord, mais…
– Mais quoi ?
– M. Woodmans pourrait s’étonner en vous voyant ainsi.
– Oh ! par exemple !
– Et je crois qu’il serait plus prudent de le faire prévenir de votre visite.
– Par qui !
– Par moi, par exemple, qui suis plus calme que vous.
– Mais cela va nous retarder encore.
– Oh ! d’un quart d’heure seulement. Et puis, ajouta Marmouset, un malheur est bien vite arrivé.
M. John Bell tressaillit et regarda Marmouset.
– Sans doute, reprit celui-ci, il faut éviter que M. Woodmans ne se trouve sous le coup d’une fâcheuse impression, auquel cas…
Marmouset s’arrêta, et M. John Bell sentit quelques gouttes de sueur perler à son front.
– Auquel cas, poursuivit Marmouset, M. Woodmans se figurerait que vous avez perdu la raison, écrirait à Londres, et vous garderait en attendant la réponse. Alors ce n’est plus un quart d’heure, mais trois jours que vous perdriez.
M. John Bell était devenu fort pâle.
– Eh bien ! dit-il enfin, faites comme vous voudrez. Entrez seul dans la maison de fous.
– Vous m’attendrez à la porte ?
– Oui.
L’hospice des aliénés de Douglas était situé tout en haut de la ville, sur une colline, et entouré de hautes murailles qui protégeaient un vaste jardin.
M. John Bell et ses compagnons arrivèrent à la grille. Mais, pendant le trajet, Marmouset avait eu le temps d’échanger quelques mots avec George Black en patois irlandais.
M. John Bell ne comprenait pas ce langage.
D’ailleurs, l’eût-il compris, le malheur n’eût pas été grand, car il n’écoutait pas. M. John Bell était fou à lier. Donc Marmouset avait dit à George Black :
– M. Wesburut fera ce qu’il voudra ensuite, mais pour le moment je vais me conformer aux instructions de l’homme gris.
– Quelles sont-elles ?
– De trouver un moyen quelconque de laisser M. John Bell à l’île de Man.
– Et le moyen ?
– Je l’ai trouvé.
– Ah !
– Vous allez voir. Mais, surveillez-moi bien, M. John, en attendant.
– Vous entrez seul dans l’hospice ? demanda le fénian.
– Oui, restez là.
Et Marmouset sonna.
Un infirmier vint ouvrir la grille. Marmouset lui dit :
– L’honorable M. Woodmans est-il visible ?
– Oui, monsieur.
Marmouset entra, et comme l’infirmier lui disait en traversant un corridor :
– Qui donc annoncerai-je ?
– Son collègue de Londres, M. John Bell, directeur de Bedlam-Hospital.
L’infirmier s’inclina et conduisit Marmouset au cabinet de M. Woodmans, persuadé qu’il avait affaire à M. John Bell lui-même.
M. Woodmans était tout l’opposé du vénérable M. John Bell.
Ce dernier était un homme vif, remuant, très actif déjà et même exalté bien avant de devenir fou.
M. Woodmans était le prototype de l’Anglais flegmatique et paresseux.
Tout homme qui marchait pour le plaisir de marcher, qui parlait sans avoir rien à dire, buvait sans soif et mangeait sans faim, était, aux yeux de M. Woodmans, un homme sur la pente de la folie, s’il n’était pas déjà complètement fou.
M. Woodmans était assis devant une large table couverte de livres et de papiers, quand Marmouset entra. M. Woodmans ne se leva pas ; mais il tendit la main au prétendu M. John Bell et lui dit :
– Bonjour, mon cher collègue ; voici la première fois que nous nous voyons, et nous nous connaissons cependant depuis bien longtemps.
– C’est vrai, dit Marmouset avec flegme, nous nous sommes écrit fort souvent.
– Et, certes, je ne m’attendais pas à votre visite.
– Je viens vous demander un vrai service, dit Marmouset.
– Ah ! ah !
– Je me rends en Irlande avec trois de nos pensionnaires de Bedlam.
– Bon ! fit M. Woodmans.
– Il y a parmi eux un certain Walter Bruce que je considérais comme à peu près guéri, et j’espérais que le voyage lui rendrait complètement la raison.
– Et il a eu une rechute peut-être ?
– Une rechute singulière, pendant la traversée. Figurez-vous que tout à coup il a cessé d’être Walter Bruce pour lui ; il rêve, il croit être John Bell, c’est-à-dire votre serviteur.
M. Woodmans accueillit cette confidence sans rire.
– Mon cher collègue, dit-il, voici un cas de folie qui n’est pas aussi rare que vous le pensez.
– Ah ! vraiment ?
– Je l’ai même, durant ma carrière, observé plusieurs fois. Tenez, je me souviens qu’il y a six ans, deux matelots se prirent de querelle et convinrent de se battre à coups de couteau.
Une femme que tous deux aimaient était le brandon de discorde. L’un s’appelait Tom, l’autre Tobby.
Ils se rendirent aux portes de la ville, et là Tobby s’imagina tout à coup qu’il s’appelait Tom et que c’était Tom…
– Ah ! bon ! je comprends, fit Marmouset. Eh bien ! tel est le cas de mon malheureux pensionnaire.
– Fort bien ! fit M. Woodmans, et vous venez me demander sans doute un conseil ?
– Non pas un conseil, mais un service…
– Parlez !
– Je me rends en Irlande, où j’ai quelques propriétés, et du moment où le malheureux Walter Bruce est retombé dans sa folie, je ne veux pas m’en embarrasser.
– Ah ! je comprends, dit M. Woodmans, vous voulez me le confier jusqu’à votre retour ?
– Précisément.
– Eh bien ! envoyez-le moi.
– Je vais aller vous le chercher.
– Il est donc tout près ?
– Il est à la porte. Ah ! il faut vous dire que sa folie se complique d’une bizarre monomanie, non seulement il croit qu’il est John Bell, mais encore il prétend qu’à l’aide d’une certaine corde de pendu il trouvera ses trésors.
– Encore un genre de folie très commun, dit M. Woodmans.
Et il allait certainement raconter une anecdote à l’appui, quand Marmouset se leva.
– Attendez-moi une minute, mon cher collègue, dit-il ; je vais aller vous chercher mon malheureux pensionnaire.
Et Marmouset quitta M. Woodmans et retourna à la grille de l’hospice.
M. John Bell l’attendait avec la plus vive impatience.
– Venez, lui dit Marmouset. M. Woodmans est prévenu, il va vous recevoir à bras ouverts et vous choisirez vous-même le fou qui devra toucher la corde.
M. John Bell eut un cri de joie.
Il s’empressa de suivre Marmouset, et celui-ci le conduisit au cabinet de M. Woodmans.
Le flegmatique directeur ne se leva pas.
Mais M. John Bell se précipita vers lui, lui sauta au cou et s’écria :
– Ah ! mon cher collègue, que je suis donc heureux de vous voir !
– Et moi, donc ! fit tranquillement M. Woodmans.
– D’autant plus charmé, poursuivit M. John Bell, que je vais bientôt abandonner notre profession.
– Ah ! fit M. Woodmans qui regardait cet homme dont le visage empourpré et les yeux à fleur de tête annonçaient l’exaltation.
– Oui, reprit M. John Bell, je vais envoyer ma démission.
– Vraiment ?
– Je suis lord, mon bon ami, et je serai bientôt riche.
– On m’a dit cela, répondit M. Woodmans qui avait pour habitude de ne jamais contrarier les fous.
– Sir Arthur a apporté la fameuse corde, poursuivit John Bell.
– Qu’est-ce que sir Arthur ?
– C’est moi, dit Marmouset, clignant de l’œil et regardant M. Woodmans à la dérobée.
– Et qu’en voulez-vous faire de cette corde ?
– La faire toucher à un de vos pensionnaires.
– Fort bien, dit M. Woodmans.
Et il poussa le bouton d’une sonnette électrique.
À cet appel, deux infirmiers entrèrent.
– Conduisez monsieur chez Jonatham, dit M. Woodmans.
– Donnez-moi la corde, dit M. John Bell.
– La voilà, dit Marmouset.
– M. John Bell s’empara de la fameuse corde de Tom le pendu, puis, sans défiance, il suivit les deux infirmiers.
M. Woodmans et Marmouset restaient seuls.
– On va lui donner une douche, dit M. Woodmans.
– Il en a besoin, murmura Marmouset qui se mordit les lèvres pour ne pas rire.
Mais la gaieté de Marmouset devait être de courte durée. En ce moment la porte du cabinet de M. Woodmans s’ouvrit de nouveau et un valet annonça :
– M. Washburn !
Et, à ce nom, Marmouset tressaillit.
M. Woodmans se leva précipitamment de son siège pour recevoir le nouveau venu. M. Washburn entra.
C’était un petit homme maigre, chétif, anguleux, au regard constamment baissé.
– Mon cher monsieur, dit-il en regardant M. Woodmans, n’avez-vous pas reçu la visite de M. John Bell, directeur de Bedlam-Hospital à Londres ?
– Le voilà, dit M. Woodmans.
Et il montrait Marmouset.
– Ah ! c’est monsieur, fit M. Washburn.
Et il regardait toujours Marmouset.
M. Washburn continuait à regarder Marmouset.
– Ah ! dit-il encore, c’est vous qui êtes M. John Bell ?
– C’est moi.
Et Marmouset retrouva peu à peu son sang-froid et sa présence d’esprit. M. Woodmans était fort mal à l’aise.
Il connaissait la qualité de M. Washburn et le pouvoir occulte dont il jouissait. Ce dernier s’adressa alors directement à Marmouset.
– Vous n’êtes pas venu seul ici ?
– Non certes, dit Marmouset.
– Vous avez amené un fou du nom de Walter Bruce ?
– Oui.
– Et un autre appelé Edward Cokeries.
– Précisément.
– Où sont-ils ?
M. Woodmans s’empressa de répondre pour Marmouset :
– Quant à Walter Bruce, dit-il, il est ici et en sûreté.
– Oui, dit M. Washburn, mais l’autre ?
– L’autre m’attend à la porte, dit Marmouset.
– Et puis, ajouta M. Washburn, tirant un carnet de sa poche et le consultant, n’avez-vous pas aussi un certain sir Arthur ?
– Parfaitement.
– Où est-il ?
– À la porte avec Edward Cokeries.
– Je désirerais les voir tous les deux.
Marmouset se leva.
– Je vais aller vous les chercher, dit-il.
– Fort bien, reprit M. Washburn, mais je vais tout de suite vous dire…
Il s’arrêta et regarda une fois encore Marmouset redevenu impassible.
– Eh bien ? fit celui-ci.
– Je dois vous dire que j’ai reçu de Londres un télégramme.
– Ah !
– Un télégramme vous concernant, vous, M. John Bell.
– En vérité ! dit Marmouset toujours calme.
– Ce télégramme, poursuivit M. Washburn, émane de Scotland Yard, c’est-à-dire de la police.
– Eh bien ?
– Et il me donne l’ordre de vous faire enfermer ici, vous, M. John Bell, ainsi que les personnes de votre suite.
Marmouset feignit une surprise extrême.
Quant à M. Woodmans, il fit un véritable soubresaut sur son siège et s’écria :
– Mais ne vous trompez-vous point, cher monsieur ?
– Aucunement, dit M. Washburn.
– Songez donc que monsieur est mon collègue ! dit encore M. Woodmans.
– Je le sais.
– Qu’il est directeur de Bedlam…
– D’accord.
– Qu’enfin, acheva M. Woodmans à bout d’arguments, nous sommes ici dans une maison de fous.
– Sans doute.
– Et que me forcer à retenir chez moi mon collègue et ami M. John Bell, c’est le faire passer pour fou. Or, vous voyez…
M. Woodmans n’acheva pas ; car M. Washburn tira de sa poche le télégramme et le lui mit sous les yeux.
Le télégramme, qui portait le timbre de Scotland Yard, était signé R… P.
C’était la griffe du révérend Patterson.
Et certes, cette griffe était sans doute bien connue de M. Woodmans, car il s’inclina avec un respect rempli de terreur. Le télégramme était ainsi conçu :
« John Bell, directeur de Bedlam, parti de Londres avec deux fous dangereux, Walter Bruce, ancien convict, Edward Cokeries, et un autre personnage nommé sir Arthur. Arrêtez-les tous les quatre et enfermez-les à la maison de fous, île de Man.
« Directeur de ladite maison, répondre d’eux sur sa place, jusqu’à l’arrivée du détective Scotowe, qui aura pleins pouvoirs. Entendez-vous avec le capitaine du port de Douglas au besoin. »
Marmouset prit à son tour connaissance du télégramme. Puis il le rendit à M. Washburn.
– Monsieur, lui dit-il, vous avez des ordres formels, et, certes, ce n’est pas moi qui-vous empêcherai de les exécuter. Cependant, je crois devoir vous donner une explication.
– Ah ! parlez, mon cher collègue, parlez, s’écria M. Woodmans. Je suis vraiment au supplice. Un homme tel que vous soupçonné de folie…
Marmouset se prit à sourire.
– Non pas de folie, dit-il, mais de complicité avec les fous.
– Hein ? fit M. Washburn.
– Que voulez-vous dire ? exclama M. Woodmans stupéfait.
– Je vois que ni l’un ni l’autre ne comprenez, dit encore Marmouset, souriant toujours.
– Expliquez-vous donc ? dit l’agent de la Société évangélique.
– Alors écoutez-moi.
Et Marmouset se renversa sur le dossier de son fauteuil et prit une pose nonchalante et dégagée.
Puis s’adressant à M. Woodmans :
– Vous savez, mon cher collègue, dit-il, que, de tout temps, les maisons de fous ont prêté plus ou moins les mains à des crimes mystérieux.
M. Washburn fronça le sourcil.
– Continuez, mon cher collègue, dit M. Woodmans.
– Et Walter Bruce, qui voyage avec moi, n’est point fou.
– Ah, par exemple ! dit M. Woodmans.
– Du moins il ne l’était pas quand il est entré à Bedlam.
– Ah !
– Et c’est à Bedlam qu’il l’est devenu.
– Mais… pourquoi… l’a-t-on enfermé ?
– Il y a de la politique là-dessous.
Et Marmouset cligna de l’œil.
– Au temps qu’il avait toute sa raison, poursuivit Marmouset, il s’est mis en hostilité avec la Société évangélique, dont monsieur est ici le représentant.
M. Washburn s’inclina froidement.
– Et la Société évangélique, ne sachant pas que cet homme était devenu complètement fou, me soupçonne d’avoir cherché à favoriser son évasion.
– Ah ! bien, je comprends, dit M. Woodmans.
– Or donc, continua Marmouset, M. Washburn fait son devoir, vous faites le vôtre et moi le mien. Me voici votre pensionnaire jusqu’à nouvel ordre.
– Oh ! pas pour longtemps, espérons-le, dit M. Woodmans.
– Jusqu’à l’arrivée du détective Scotowe, ajouta le représentant de la Société évangélique.
– Et quand doit-il arriver ?
– Demain, ou peut-être même ce soir.
M. Woodmans respira.
– Un mot encore, dit Marmouset.
Et il se tourna vers M. Washburn.
– Vous pensez bien, dit le prétendu M. John Bell, c’est-à-dire Marmouset, vous pensez bien, monsieur, que du moment où on vous a donné l’ordre de me faire arrêter, je sais à quoi m’en tenir sur les petites précautions que vous avez dû prendre. Le capitaine du port est prévenu ; le navire à bord duquel je suis arrivé a l’ordre de ne pas reprendre la mer, et la milice de la ville a mon signalement, n’est-ce pas ?
– Tout cela est exact, monsieur.
– Donc, il ne m’est pas possible de m’échapper.
– Je ne le crois pas, dit M. Washburn.
– Par conséquent, je vais vous demander une petite faveur.
– Si elle est compatible avec les ordres que j’ai reçus…
– Je le crois, monsieur.
– Je vous ai dit que j’avais laissé à la porte Edward Cokeries et sir Arthur ?
– Oui.
– Edward Cokeries est fou ; mais sa folie est en voie de guérison.
M. Washburn eut un petit mouvement d’épaules qui signifiait : qu’est-ce que cela peut me faire ?
– Quant à sir Arthur, poursuivit Marmouset, il n’est pas fou le moins du monde.
– Eh bien !
– C’est un gentleman de mes amis qui voyage avec moi pour son agrément et n’est nullement mon pensionnaire.
– Où voulez-vous en venir, monsieur ?
– À ceci, que vous ne me refuserez pas d’apprendre moi-même à sir Arthur notre mésaventure.
– Bon !
– Pas plus que vous ne me refuserez la faculté d’employer la ruse pour amener ici Edward Cokeries.
– Qu’à cela ne tienne, dit M. Washburn.
– Ainsi vous me permettez d’aller les chercher.
– C’est-à-dire que je vais aller avec vous.
– Fort bien, dit Marmouset.
Et il se leva.
– Mon cher monsieur John Bell, dit alors M. Woodmans, je suis le maître absolu dans ma maison.
– Cela va sans dire, répondit Marmouset.
– Et vous mangerez à ma table, mon cher collègue.
– Alors vous inviterez sir Arthur aussi ?
– Comme vous voudrez.
– Merci, dit Marmouset.
Et il sortit, accompagné de M. Washburn.
Quand ils furent dans le corridor, celui-ci lui dit :
– Mon cher monsieur, je dois vous prévenir d’une chose.
– Laquelle, monsieur ?
– Je ne suis pas venu seul ici.
– Ah !
– J’ai laissé devant la maison une demi-douzaine de policemen.
– Vraiment, monsieur ?
– Et si vous tentiez, une fois dehors, de prendre la fuite, ils vous arrêteraient aussitôt.
– Oh ! monsieur, dit Marmouset, rassurez-vous. Vous n’aurez nul besoin d’en venir là. Je suis un gentleman et je vous donne ma parole d’honneur…
– C’est bien, dit M. Washburn.
Et ils continuèrent leur chemin.
Arrivés à la grille, Marmouset ajouta :
– Permettez-moi de dire un mot à l’oreille de sir Arthur.
– Faites, répondit M. Washburn.
Et il se mit à distance. Alors Marmouset ayant franchi la grille, s’approcha vivement de lord William et d’Edward Cokeries et leur dit :
– Je n’ai pas le temps d’entrer dans des explications. Nous sommes prisonniers.
Lord William pâlit.
– Rassurez-vous, reprit Marmouset, l’homme gris ne peut tarder à venir, et il nous délivrera. Pour le moment, écoutez-moi bien.
– Voyons ? fit lord William.
– Vous allez me suivre à l’intérieur de cette maison.
– Bon !
– Je ne m’appelle plus sir Arthur.
– Comment vous nommez-vous donc ?
– Je suis M. John Bell…
– Mais…
– Je vous expliquerai cela plus tard. Et vous, vous êtes sir Arthur.
– Moi !
– Oui, vous. Venez.
Et Marmouset prit lord William par le bras et le présenta à M. Washburn, disant :
– Voilà sir Arthur, le gentleman dont je vous ai parlé.
Mais au moment où M. Washburn allait leur faire franchir à tous trois la grille de la maison de fous, un homme s’approcha de Marmouset.
C’était George Black, le matelot. George Black lui fit un signe mystérieux qui voulait dire :
– Ne craignez rien, moi et nos frères nous veillons sur vous…
* *
*
Une heure après, Marmouset et lord William, l’un sous le nom de John Bell, l’autre se faisant appeler sir Arthur, étaient les pensionnaires de M. Woodmans.
M. Washburn était parti.
M. Woodmans se confondait en excuses auprès de celui qu’il persistait à appeler son cher collègue.
Et Marmouset lui disait en souriant :
– Ne vous tourmentez pas ainsi, mon cher ami, le détective Scotowe ne peut tarder d’arriver et tout s’expliquera à notre satisfaction mutuelle.
Marmouset et lord William furent logés dans le pavillon du directeur et mangèrent à sa table.
Edward Cokeries ne fit aucune difficulté de s’accommoder d’une cellule de fou.
Quant au véritable M. John Bell, il faut-en convenir, il n’avait aucun agrément.
Les infirmiers obéissant à la consigne qu’ils avaient reçue, lui avaient administré une douche.
M. John Bell avait crié, juré, tempêté.
Alors on lui avait mis la camisole de force.
Il avait eu beau protester, crier bien haut qu’il était M. John Bell, médecin aliéniste et directeur de Bedlam, il avait réclamé vainement la visite de M. Woodmans.
M. Woodmans n’était point venu.
Et comme on ne parvenait pas à le calmer, on avait eu recours à une deuxième douche, puis à une troisième. La journée s’était écoulée ainsi, puis la nuit.
Le lendemain matin, Marmouset et lord William, qui partageaient la même chambre, étaient encore au lit quand la porte s’ouvrit. M. Woodmans entra tout joyeux.
– Ah ! dit-il, je crois que tout va s’expliquer, mon cher collègue. Je vous amène M. Scotowe, qui vient d’arriver.
Et il s’effaça pour laisser entrer un second personnage. Marmouset eut toutes les peines du monde à se contenir et à ne pas pousser un cri.
L’homme qui entrait, celui que M. Woodmans appelait M. Scotowe, était Rocambole lui-même.
Rocambole qui, derrière M. Woodmans, posa un doigt sur ses lèvres…
Rocambole n’était pas seul.
Il était accompagné de M. Washburn.
Et M. Washburn ne doutait pas qu’il eût affaire au détective Scotowe.
Une heure auparavant, une barque pontée était entrée dans le petit port de Douglas.
Un homme avait sauté lestement sur le quai.
Un matelot l’y attendait.
Et ce matelot était George Black, le fénian.
George et Rocambole se connaissaient, ils s’étaient vus à Londres.
Mais Rocambole, qui avait, reconnu le fénian, fut obligé néanmoins de recourir au signe mystérieux, car George Black ne le reconnaissait pas.
Avec cette merveilleuse aptitude qu’il possédait de changer de vêtements, de tournure et même de visage, Rocambole avait étudié la tête, la démarche et les allures de M. Scotowe, et était pour ainsi dire entré dans la peau du détective.
Il était devenu gras, chauve, rubicond ; il avait de gros favoris grisonnants taillés en côtelettes, et il portait sous le bras un volumineux portefeuille.
Milon, qui l’avait vu faire ce bout de toilette, s’en était quelque peu étonné, à bord de la barque pontée.
Mais Rocambole avait répondu :
– Je ne crois pas que Washburn ait jamais vu M. Scotowe, mais enfin il faut tout prévoir.
Ce ne fut qu’après le signe mystérieux que George Black reconnut l’homme gris.
– Je suis M. Scotowe, dit celui-ci en souriant.
– Ah ! fort bien, je comprends.
– Et voici ses papiers, ajouta Rocambole en montrant le portefeuille.
– Mais, dit George, le vrai Scotowe, où est-il ?
– Oh ! répondit Rocambole en souriant, il n’y a pas à nous occuper de lui.
– Ah !
– Il ne viendra pas ici.
– Je comprends.
– Où sont mes amis ? demanda encore Rocambole.
– M. Washburn les a fait enfermer hier.
– Où cela ?
– Dans la maison de fous.
– Tous ?
– Tous. Seulement sir Arthur s’est bien amusé.
– Comment ? fit Rocambole qui avait quelque orgueil de son élève.
George Black lui raconta alors la plaisante idée qu’avait eue Marmouset de se faire passer pour M. John Bell et de donner celui-ci pour lord William.
Et quand il eut fini, Rocambole dit à George Black :
– Il a, sans le savoir, simplifié ma besogne. Où demeure M. Washburn ?
– Ici près.
– Conduisez-moi chez lui.
George Black obéit, et quelques minutes après, Rocambole frappait à la porte du représentant de la terrible Société évangélique.
La métamorphose de Rocambole était d’ailleurs inutile. M. Washburn n’avait jamais vu le détective Scotowe, mais il ne douta nullement de son identité, lorsque Rocambole lui eut mis sous les yeux les divers papiers de M. Scotowe et la fameuse lettre de crédit signée par le révérend Patterson.
M. Washburn lui rendit compte de sa mission.
– Ils sont tous enfermés, dit-il.
– Vous pensez bien, lui dit Rocambole, que nous ne tenons pas à garder M. John Bell, ni son ami le gentleman sir Arthur ; et si le révérend a d’abord donné l’ordre de les arrêter, c’était pour être bien sûr que le fou Walter Bruce ne nous échapperait pas.
– Fort bien, dit M. Washburn. Et l’autre fou ?
– Edward Cokeries ?
– Oui.
– Oh ! celui-là, je le réintégrerai à Bedlam à mon retour à Londres.
– Alors nous devons garder ici lord William ?
– Monsieur, dit sévèrement le faux Scotowe, ne prononcez jamais ce nom. Sachez qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu de lord William.
M. Washburn s’inclina.
– Il n’y a qu’un ancien forçat du nom de Walter Bruce, et cet homme est devenu fou.
– Ainsi vous allez laisser Walter Bruce ici ?
– Jusqu’à nouvel ordre.
– Et vous rendrez la liberté à M. John Bell ?
– C’est-à-dire que je le ramènerai en Angleterre, et là peut-être aura-t-il un compte sévère de sa conduite à rendre au lord chief-justice.
– J’espère que, tout au moins, dit M. Washburn, il sera destitué.
– Quant à cela, n’en doutez pas.
M. Washburn avait donc conduit le faux M. Scotowe à la maison de fous.
Comme sir William n’avait jamais vu Rocambole, il ne sut pas tout d’abord s’il avait affaire réellement ou non à M. Scotowe. Mais il ne souffla mot, car Marmouset lui avait imposé silence du regard.
On devine la scène qui suivit.
Marmouset, prenant au sérieux le rôle de M. John Bell, se répandit en récriminations et accabla de reproches M. Scotowe. Rocambole, qui jouait à ravir le rôle de détective, se confondit en excuses.
Il ajouta même que M. John Bell serait indemnisé par le gouvernement pour le préjudice qu’on lui avait causé en l’arrêtant illégalement. Seulement il lui fit un petit bout de morale qu’il termina par ces mots :
– Le convict Walter Bruce est un homme fort dangereux que la justice anglaise a le plus grand intérêt à ne jamais perdre de vue, et vous avez commis une grave imprudence en l’emmenant avec vous.
– Vraiment ? fit le faux M. John Bell d’un air naïf.
– Certainement ; car s’il se fût évadé, vous auriez eu un compte sévère à rendre.
– Est-ce que vous allez me le laisser ici ? demanda M. Woodmans.
– Oui, monsieur, et prenez bien garde qu’il s’échappe.
– Oh ! répondit M. Woodmans, ne craignez pas cela. D’ailleurs, je lui laisserai la camisole de force nuit et jour, et on le douchera d’importance.
* *
*
Deux heures plus tard, Rocambole, Marmouset, lord William, Edward Cokeries et Milon étaient à bord du steamer commandé par le capitaine Robert Wallace.
– Ah çà, maître, dit alors Marmouset, où allons-nous maintenant ?
– En Irlande.
– Bah ! qu’allons-nous y faire ?
– Chercher les trésors et les parchemins de ce pauvre M. John Bell, répondit Rocambole en riant.
Et le steamer pour qui le faux Scotowe avait fait lever la consigne, quitta le port de Douglas et mit le cap sur l’Irlande.
Sir Archibald, pendant ce temps, était allé, on s’en souvient, chez le révérend Patterson.
Mais le révérend était absent de chez lui.
On avait même répondu à sir Archibald qu’on ne savait pas si le révérend rentrerait.
Et, en effet, le révérend n’était pas rentré.
Il avait bien autre chose à faire, vraiment, que de s’en revenir dans Elgin Crescent.
On s’en souvient encore, le chef occulte de la Société évangélique avait un bureau dans Oxford-street.
C’était là qu’il traitait toutes les affaires mystérieuses qui se rattachaient à la prospérité et au bien-être de cette vaste association dont il tenait entre les mains tous les rouages et tous les fils.
Le révérend avait donc passé à son bureau d’Oxford street le lendemain du départ de M. Scotowe, et il y avait trouvé une dépêche du détective.
M. Scotowe lui annonçait qu’il partait pour Douglas, dans l’île de Man.
Le surlendemain, qui était précisément le jour où sir Archibald se présenta chez lui, le révérend reçut par la poste, non plus une dépêche, mais une lettre de M. Scotowe. Cette lettre, on se le rappelle, le détective l’avait écrite sous menace de mort, et c’était Rocambole qui l’avait dictée.
Le paraphe, le signe mystérieux, tout y était.
Quand il eut pris connaissance de cette lettre, le révérend Patterson éprouva une immense joie.
Lord William était en sûreté.
De plus, M. Scotowe lui offrait de partager un trésor.
Or cet homme, qui vivait plus que simplement et paraissait complètement détaché des biens de ce monde, ce fanatique religieux qui rêvait la domination de l’univers, aimait l’or non pour lui, mais pour la somme de puissance que l’or pouvait lui donner.
Il ne songea pas un seul instant à mettre en doute la sincérité de la lettre de M. Scotowe.
Le détective lui donnait rendez-vous à Cork, qui est un port du sud de l’Irlande.
– Il faut partir, pensa-t-il.
Et il ne rentra point dans la maison d’Elgin Crescent ; il se contenta de faire une petite valise avec le peu de linge et de vêtements qu’il avait dans Oxford-street, prit son sac de voyage, remplaça sa longue redingote noire, sa cravate blanche et son chapeau noir à tuyau de poêle par un costume marron, une suite, comme disent les Anglais, et un petit chapeau d’étoffe de forme ronde.
Puis, ainsi équipé, il monta dans un cab et se fit conduire au railway de Liverpool.
Le lendemain matin, M. Patterson était à bord d’un steamer qui levait l’ancre.
Il y a deux services à Liverpool pour l’Irlande.
L’un s’effectue entre Liverpool et Dublin.
Le second entre Cork et Liverpool.
M. Patterson ne songea même pas au premier de ces deux services.
Cependant, s’il eût été prudent, il aurait dû relâcher à l’île de Man et s’assurer par lui-même que lord William s’y trouvait, enfermé dans la maison de fous.
Mais il avait confiance en M. Scotowe.
Et puis il était pressé d’arriver à Cork.
Il prit donc le steamer qui se dirige sur cette dernière ville en droite ligne sans toucher à l’île de Man.
La mer était mauvaise.
Le révérend, qui n’avait pas le cœur solide, passa le jour et la nuit qui suivit couché dans son cadre, se tordant les boyaux et refusant toute nourriture.
Mais l’appât des trésors de M. John Bell soutenait son courage, et quand enfin la terre d’Irlande fut signalée, le révérend fit appel à toute son énergie et monta sur le pont.
Le gros temps qui avait régné pendant la nuit s’était calmé. La mer était bien encore un peu houleuse, mais le vent était tombé et le steamer marchait sous vapeur.
Le jour naissait, le soleil allait bientôt paraître dans un ciel d’un gris froid et terne ; et la verte Erin émergeait du sein des flots avec ses plaines vertes et ses collines bleues.
Le révérend se mit à respirer l’air du matin à pleins poumons. Trois ou quatre passagers faisaient comme lui et se promenaient de long en large sur le pont.
L’un d’eux salua le révérend.
Le révérend, un peu surpris, lui rendit son salut.
Alors le passager vint à lui, disant :
– Je vois que Votre Honneur ne me reconnaît pas.
Le révérend tressaillit et regarda plus attentivement son interlocuteur.
– Il est possible que je vous aie vu, monsieur, dit-il, mais il m’est impossible de me rappeler en quel endroit.
– Mon révérend, répondit le gentleman, je me nomme Shoking.
Ce nom produisit sur M. Patterson l’effet d’un coup de tonnerre.
Shoking, c’était l’ami, le compagnon de l’homme gris.
– Excusez-moi, reprit Shoking, tandis que le révérend demeurait bouche béante, mais j’ai toujours été quelque peu causeur de ma nature… et ayant la bonne fortune de reconnaître Votre Honneur…
– Après ? dit sèchement M. Patterson.
– Je vais en Irlande comme vous, poursuivit Shoking.
– Fort bien, dit le révérend.
Et il tourna le dos à Shoking.
Une vague et mystérieuse terreur s’était emparée du révérend Patterson.
Pourquoi Shoking était-il à bord de ce steamer ?
Et n’était-ce pas l’homme gris qui l’avait mis à ses trousses ?
Il s’écoula une heure encore avant que le steamer entrât dans le port de Cork.
M. Patterson était au supplice.
Il regardait Shoking du coin de l’œil.
Mais Shoking paraissait ne plus faire attention à lui.
Enfin les passagers mirent pied à terre.
M. Patterson, une fois sur le quai, regarda autour de lui.
Il espérait voir M. Scotowe. Mais il eut beau chercher, il n’aperçut point le détective.
En revanche, un homme s’approcha de lui :
– N’est-ce pas au révérend Patterson que j’ai l’honneur de parler ? dit-il.
– Oui, répondit M. Patterson de plus en plus distrait.
– C’est M. Scotowe qui m’envoie, répondit cet homme.
Et, comme preuve à l’appui, il tira de sa poche une lettre, qu’il remit au chef de la Société évangélique.
Le révérend Patterson prit la lettre, l’ouvrit et lut :
« M. John Bell n’était pas le seul qui eût vent des trésors enfouis par ses aïeux.
« Il s’est formé ici une association de fénians qui se sont mis à la recherche de ces trésors.
« Mais, jusqu’à présent, ils ne sont pas sur la bonne piste, tandis que j’y suis.
« Seulement, mon révérend, il faut que nous prenions mille précautions, et je n’ai pas jugé prudent de vous attendre à Cork, ainsi que la chose était indiquée par ma précédente lettre.
« L’endroit où les trésors sont enfouis est situé à six milles de Cork.
« Je vous attends à moitié chemin.
« Suivez la personne qui vous remettra la lettre.
« C’est un homme sûr.
« SCOTOWE. »
C’était bien l’écriture du détective, c’était bien sa signature. Et le révérend Patterson ne mit pas un seul instant en doute son authenticité.
Il regarda alors le messager. C’était un homme jeune, dont le costume annonçait un matelot.
Mais il suffisait de regarder ses mains fines et blanches et son visage, qui ne portait aucune trace du hâle de la mer, pour être convaincu que ce costume était un déguisement.
– Vous êtes un homme à M. Scotowe ? fit le révérend.
– Oui, répondit-il en clignant de l’œil.
– Et bien ! je suis prêt à vous suivre.
Et le révérend Patterson regarda encore furtivement autour de lui.
Il craignait d’apercevoir ce maudit Shoking, qui certainement ne venait en Irlande que pour l’espionner.
– Venez, dit le prétendu matelot.
Et il entraîna le révérend loin du port.
Puis il le fit entrer dans un dédale de petites ruelles humides et sombres, dans lesquelles grouillait une population famélique et à moitié nue.
Plusieurs fois, en chemin, le révérend se retourna.
Il croyait toujours voir Shoking derrière lui.
En même temps ce n’était pas sans une certaine appréhension qu’il passait au milieu de cette population catholique et ennemie de l’Angleterre, lui, le plus redoutable ennemi du catholicisme.
Mais il n’eut aucune défiance à l’égard de son guide.
La lettre de M. Scotowe le rassurait.
Enfin le prétendu matelot s’arrêta au fond d’une sorte d’impasse.
– C’est ici, dit-il…
Le révérend leva la tête et vit une branche de houx se balançant au-dessus d’une porte. Il reconnut une auberge.
– Qu’allons-nous donc faire là-dedans ? dit le révérend étonné.
– Monsieur, répondit son guide, M. Scotowe ne juge pas prudent que vous sortiez de Cork en plein jour.
– Ah ! vraiment.
– Il faut attendre la nuit.
– Bon !
– Et je vous ai conduit ici parce que cette auberge est loin du port, loin des hôtels où descendent les étrangers, et que les personnes qui peuvent avoir intérêt à vous suivre ne viendront pas vous chercher ici.
Le révérend Patterson ne fit aucune objection, et il entra dans l’auberge à la suite de son guide.
L’auberge était encombrée de matelots, de calfats et de toutes sortes de gens de mer. On y buvait, on y mangeait, on y chantait, et on s’y querellait.
Personne ne fit attention aux nouveaux venus.
Le prétendu matelot, toujours suivi par le révérend, traversa la salle commune, dit quelques mots au landlord qui était assis à son comptoir, prit une clef accrochée au mur et gagna un escalier en bois qui se trouvait dans un coin.
Puis il monta au premier étage et ouvrit une porte.
– Voilà ma chambre, dit-il, et vous êtes ici chez vous.
– Ah ! dit M. Patterson, vous logez dans cette auberge ?
– Oui, monsieur.
– Alors je vais rester ici !
– Jusqu’à ce soir. On vous apportera à déjeuner tout à l’heure, et je viendrai partager votre dîner.
La chambre était plus que modestement meublée. Elle prenait jour sur la rue par une fenêtre à guillotine.
– La fenêtre anglaise par excellence.
Le révérend Patterson eût certes préféré un autre logis, mais il savait s’accommoder de tout au besoin.
Il eût certainement préféré partir tout de suite ; mais il avait confiance dans la prudence de M. Scotowe, et il se résigna. Le faux matelot le quitta en disant :
– Je vais tout préparer pour notre départ.
M. Patterson demeura donc seul.
Une heure après une servante lui monta du thé, du jambon et des œufs.
Il déjeuna d’assez bon appétit, bien que la présence de Shoking à Cork ne laissât pas que de l’inquiéter de plus en plus. Son repas fini, il se mit à la fenêtre.
Il avait toujours peur, chaque fois qu’un passant traversait la rue, de reconnaître Shoking dans ce passant.
La journée lui parut longue.
Enfin, comme la nuit arrivait, la porte de sa chambre se rouvrit et le faux matelot reparut.
– Je me suis procuré des chevaux, dit-il, nous allons souper, et puis nous partirons.
Le révérend Patterson prit ce deuxième repas, qui se composa de roastbeef, de pommes de terre et d’un morceau de pudding, avec non moins d’appétit.
Quand il eut vidé son dernier verre de pale ale, la nuit était complètement venue.
– Voici le moment, dit le faux matelot.
Et il jeta sur les épaules du révérend un gros caban de mer, en ajoutant :
– Vous ne risquez rien de mettre le capuchon ; il fera froid cette nuit, et il vient une petite brise qui coupe les oreilles.
M. Patterson suivit cette recommandation.
Puis ils descendirent.
Deux petits chevaux irlandais à tous crins, de cette race solide et agreste qui a fait la réputation hippique de la verte Erin, piaffaient à la porte de l’auberge, avec une peau de mouton sur le dos en guise de selle et une corde dans la bouche tenant lieu de bride.
M. Patterson, qui était grand, enfourcha sa monture, et ses pieds touchaient presque le sol.
– Allons ! en route, dit le faux matelot.
Et les deux petits chevaux partirent ventre à terre, arrachant au pavé inégal et pointu des rues tortueuses des myriades d’étincelles.
C’est chose commune à Cork, la petite ville irlandaise, de voir des gens à cheval traverser ses rues au grand galop de ses poneys à tous crins, qu’on monte sans selle ni bride. Les paysans des environs viennent journellement s’approvisionner à la ville, et ils s’attardent volontiers dans les cabarets à boire du gin et de l’eau-de-vie de pommes de terre.
Aussi personne ne prit garde à M. Patterson et à son guide. Ils sortirent de Cork et se trouvèrent sur la pente assez raide d’une colline.
Les petits chevaux galopaient avec peine.
M. Patterson était Anglais, et tout Anglais de distinction, laïque ou clergyman, est bon cavalier.
Son guide ne soufflait pas un mot.
Cependant, quand ils furent en haut de la colline, ils s’arrêtèrent un moment. La nuit était sombre et le brouillard commençait à couvrir la mer au loin.
Derrière les voyageurs, au-dessus d’eux, la ville, le port, déjà perdus dans la brume, n’étaient plus trahis que par les lueurs rougeâtres du gaz.
Devant eux s’étendait une succession confuse de plaines, de vallons, de forêts. Tout cela noir, perdu dans l’obscurité, mystérieux comme l’inconnu.
– Il faut rester un moment ici, dit le faux matelot.
– Pourquoi ? demanda le révérend Patterson.
– Parce que j’attends un signal.
– Ah ! et ce signal ?…
– C’est M. Scotowe qui doit nous le faire.
Le révérend ne comprenait pas bien.
Aussi le faux matelot compléta sa pensée.
– M. Scotowe va nous faire signe d’avancer ou de reculer, cela dépend.
– Comment ?
– Nous avancerons si tout est prêt pour les fouilles.
– Et si ce n’est pas prêt ?
– Nous retournerions à Cork, en ce cas.
M. Patterson frissonna, et se souvint de Shoking.
– Mais ce cas est improbable, ajouta le guide du révérend.
M. Patterson respira.
– M. Scotowe est donc tout près de nous ? dit-il.
– Non. Il doit être à plus de trois lieues d’ici.
– Alors comment peut-il nous faire un signal ?
– Tenez, voyez plutôt…
Et le guide tendit la main vers la mer.
Une lueur brillait à l’horizon.
On eût dit une étoile perçant le brouillard.
Mais c’était bien réellement un feu allumé par la main des hommes.
– Alors, nous pouvons avancer ? dit le révérend.
– Pas encore.
– Hein !
– Si un second feu s’allume tout auprès de celui-là…
– Eh bien ?
– Alors nous continuerons notre chemin.
Mais si dans un quart d’heure ce feu-là brille toujours seul, il faudra redescendre à Cork.
M. Patterson prit sa montre, qui était à répétition, et la fit sonner.
– Huit heures un quart, dit-il. Attendons… Mais tout aussitôt, à une faible distance du premier feu, un autre brasier s’alluma.
– En avant ! dit le faux matelot, en avant !
Et il lança son cheval sur une pente rapide, disant à M. Patterson :
– Ne cherchez pas à guider votre cheval, fiez-vous à lui.
Pendant une heure, le révérend, toujours précédé par son guide, fut emporté dans une course furibonde, presque fantastique, descendant des ravins, sautant les haies et les fossés, tantôt foulant de grasses prairies, tantôt galopant à travers des landes pierreuses.
Les deux brasiers flamboyaient toujours à l’horizon.
– Halte ! cria tout à coup le guide.
Et il arrêta brusquement son cheval.
M. Patterson l’imita.
Puis le révérend regarda devant lui.
Dans la nuit sombre se détachaient deux silhouettes complètement noires. Et ces silhouettes montaient et venaient à la rencontre de M. Patterson.
– Voilà M. Scotowe, dit le guide.
– Ah ! fit le révérend.
Et il lui sembla qu’on lui enlevait un poids énorme de dessus la poitrine. En effet, les silhouettes approchaient encore ; bientôt des voix humaines parvinrent à l’oreille de M. Patterson.
– C’est vous, monsieur Patterson ? dit l’une d’elles.
– C’est moi, répondit le révérend.
M. Scotowe n’était pas seul, comme on voit. Un homme l’accompagnait. Quel était-il ?
Le révérend Patterson n’aurait pu le dire.
La nuit était sombre, et d’ailleurs cet homme avait jeté sur ses épaules un caban de matelot dont il avait rabattu le capuchon sur son visage, sans doute pour le préserver des âpres morsures de la bise.
M. Patterson serra la main de M. Scotowe.
– Vous le voyez, dit-il, je suis exact.
– Très exact, répondit M. Scotowe.
Et il eut comme un accent de tristesse.
– Il manque d’enthousiasme, il me semble, pensa M. Patterson. N’aurait-il pas découvert l’endroit où sont les trésors ?
– Marchons, dit encore le détective.
Et il se plaça à côté du révérend, qui avait mis son cheval au pas. Puis il marcha silencieusement.
– Eh ! monsieur Scotowe, dit le révérend, vous paraissez soucieux ?
– Moi ? Nullement, répondit M. Scotowe.
– Sommes-nous loin encore ?
– Assez loin.
Et le détective retomba dans son mutisme.
Le compagnon mystérieux de M. Scotowe n’avait pas prononcé un mot. Le révérend éprouva de nouveau une vague inquiétude.
– Tout cela me semble fort bizarre, murmura-t-il.
En ce moment, un bruit lointain, le galop d’un cheval, parvint à son oreille.
Un cavalier arrivait derrière eux bride abattue.
Alors le silencieux compagnon du détective se retourna, posa deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet doucement modulé.
M. Patterson eut un battement de cœur…
Le cavalier qui galopait derrière M. Scotowe et le révérend paraissait dévorer l’espace.
En effet, il eut bientôt rejoint la petite troupe.
Alors le révérend le vit ranger son cheval côte à côte de celui de son guide.
Quel était cet homme ?
D’abord on ne pouvait guère voir son visage, il était pareillement affublé d’un caban dont le capuchon était rabattu. Ensuite il ne prononça pas un seul mot.
Le révérend Patterson se dit :
– C’est un des hommes enrôlés par M. Scotowe, et M. Scotowe est un homme prudent et intelligent.
Tandis que le révérend se livrait à cet éloge mental de M. Scotowe, celui-ci ne prononçait pas une parole et cheminait le front penché. Cet aspect taciturne avait déjà quelque peu inquiété M. Patterson.
Il y avait environ dix minutes que le cavalier avait rejoint la petite troupe, quand un nouveau bruit de galop se fit entendre. La même scène recommença.
Le compagnon mystérieux fit entendre un second coup de sifflet et un second cavalier vint bientôt grossir la petite caravane. Alors M. Patterson n’y tint plus.
– Ah çà ! mon cher monsieur Scotowe, dit-il, vous allez m’expliquer tout cela, j’imagine ?
À ces paroles, le compagnon du détective se retourna à demi.
Il leva même un singulier regard sur M. Patterson.
M. Patterson tressaillit. Son regard avait rencontré un regard, et, au milieu des ténèbres, ils s’étaient heurtés, lumineux comme deux lames d’épée d’où jaillit une étincelle.
M. Scotowe fit mine de n’avoir pas entendu.
Le révérend renouvela sa question :
– Mon cher monsieur, répéta-t-il, est-ce que nous allons prendre comme ça des compagnons de route de distance en distance ?
– Non, dit M. Scotowe, c’est fini.
Il prononça ces mots du ton d’un homme qui s’arrache à une méditation profonde. Et il retomba aussitôt dans son mutisme et sa rêverie.
La caravane avançait toujours.
Elle suivait maintenant un sentier ardu qui serpentait au flanc d’une colline taillée en pain de sucre.
Tout en haut de cette colline les deux brasiers projetaient dans le ciel noir leurs dernières lueurs.
M. Patterson s’impatienta.
– Mon cher monsieur Scotowe, dit-il, vous me permettrez de vous dire que je trouve tout cela extraordinaire.
Le détective releva la tête.
– Ah ! dit-il.
– Enfin nous allons, j’imagine, à la recherche du trésor ?
– Oui, monsieur.
– Et tous ces gens là viennent avec nous ?
– Oui, dit encore le détective.
Ce fut tout. Il n’y avait pas moyen de lui arracher une parole. M. Patterson se rejeta sur le prétendu matelot qui lui avait servi de guide.
– Hé ! l’ami, fit-il.
– Que désirez-vous monsieur ?
Le révérend se pencha sur sa selle, et approchant ses lèvres de l’oreille du cavalier.
– M. Scotowe ne me paraît pas de bonne humeur, ce soir, dit-il.
– Il y a des jours comme ça, monsieur.
– Vous le connaissez depuis longtemps ?
– Oh ! certainement. Nous avons travaillé ensemble plusieurs fois, monsieur.
– Enfin, approchons-nous ?
– Je le crois.
– Vous n’en êtes donc pas sûr ?
– Pas aussi sûr que M. Scotowe, qui a déjà reconnu les lieux.
– Mais pourquoi emmenons-nous tout ce monde-là avec nous ? dit encore le révérend, que le piéton et les deux autres cavaliers inquiétaient fort.
– Il paraît que M. Scotowe en a besoin.
– Pour quoi faire !
– Pour s’assurer des trésors.
Et le guide du révérend trouva qu’il avait fort nettement répondu à toutes les questions que M. Patterson lui avait posées et qu’il avait, lui aussi, le droit de garder à son tour le silence.
On arriva enfin au sommet de la colline.
– Halte ! cria le compagnon de M. Scotowe.
C’était la première fois qu’il parlait.
Tout le monde s’arrêta, et alors M. Patterson put examiner le lieu où il était.
C’était un plateau assez étroit, couronné par quelques arbres rabougris.
On avait, allumé deux feux sur ce plateau, et tous deux commençaient à s’éteindre faute d’aliments.
Était-ce donc là que les ancêtres de M. John Bell avaient enfoui leurs trésors et leurs parchemins ?
Le guide mit pied à terre.
Sur un signe impérieux de cet homme, qui paraissait commander à M. Scotowe lui-même, les autres cavaliers l’imitèrent.
En même temps le révérend, d’abord ébloui par la lumière que le feu projetait, le révérend s’aperçut que d’autres hommes se trouvaient sur le plateau.
Ils étaient couchés autour de l’un des brasiers, et ils se tenaient un à un, étirant les bras, se frottant les yeux, comme des gens qui dormaient consciencieusement et qu’on vient d’éveiller en sursaut.
M. Patterson eut un geste d’effroi.
Et s’adressant de nouveau à M. Scotowe :
– Mais, dit-il, à quoi servent tous ces gens-là ? En avons-nous donc besoin ?
– Il paraît que oui, dit M. Scotowe.
Les cavaliers avaient débarrassé leurs chevaux de la corde qui leur servait de bride.
Et les animaux rendus à la liberté s’étaient mis à brouter tranquillement l’herbe qui couvrait le sol.
M. Patterson, cependant, n’avait pas quitté sa selle.
Son guide, qui avait mis pied à terre, s’approcha de lui.
– Ah çà, monsieur, lui dit-il, est-ce que vous ne descendez pas ?
– Allons-nous donc rester longtemps ici ?
– Jusqu’au jour.
– Pourquoi ?
– Mais parce que nous ne pourrions pas continuer notre chemin la nuit.
– Je croyais que l’endroit était ici près ?
– Oui, de l’autre côté de la colline, dans un ravin profond, escarpé, où descendre la nuit serait s’exposer à une mort certaine.
Tandis que le guide donnait ses explications à M. Patterson, le mystérieux compagnon de M. Scotowe faisait jeter du bois dans les deux brasiers.
Il se trouvait en ce moment dans un rayon de clarté, et il avait rejeté son capuchon en arrière.
M. Patterson le regarda.
Cet homme avait un visage qui était parfaitement inconnu au révérend. Et cependant, leurs regards s’étant rencontrés de nouveau, M. Patterson éprouva un véritable sentiment d’épouvante, détourna les yeux et les reporta sur M. Scotowe.
M. Scotowe baissait la tête comme un homme condamné à quelque mystérieux et terrible châtiment.
Les chevaux, débarrassés de leurs couvertures et de leurs bridons, s’étaient donc mis à paître fort tranquillement. Les hommes, couchés auprès du feu et qui s’étaient relevés un moment se recouchèrent.
Le mystérieux compagnon de M. Scotowe se roula dans son manteau et s’étendit tout de son long sur la terre les pieds vers le brasier.
Tout le monde l’imita, même M. Scotowe.
Le révérend Patterson commençait à être fort inquiet.
Cependant il était loin de soupçonner la vérité tout entière. Mais les allures de M. Scotowe étaient si singulières, qu’un homme moins défiant que lui eût éprouvé les mêmes angoisses.
Couché comme les autres auprès du brasier le plus large, le révérend se posait plusieurs questions et avait du mal à les résoudre.
Il se disait par exemple que M. Scotowe avait bien mis du monde dans la confidence.
Était-il besoin de huit ou dix hommes pour déterrer quelques sacs pleins d’or et une cassette renfermant des parchemins ? Et ces gens-là auraient-ils une part proportionnelle dans la trouvaille, ou bien étaient-ce de simples mercenaires ? M. Patterson avait peine à croire à cette dernière hypothèse.
Enfin, pourquoi M. Scotowe était-il si taciturne ?
Pourquoi le compagnon qu’il s’était choisi pour venir à la rencontre du révérend paraissait-il le véritable chef de l’expédition ?
Toutes ces questions, toutes ces suppositions se heurtaient dans le cerveau un peu troublé de M. Patterson.
Il se prit même, un moment, à taxer sa conduite de folie, et à regretter sa paisible maison d’Elgin Crescent et son bureau d’Oxford street.
Il se demanda même si son voyage n’était pas un voyage inutile, et si les trésors promis existaient réellement.
Enfin, il y avait un point plus obscur encore pour lui que tous les autres. Pourquoi M. Scotowe, qui n’avait fait le métier de détective que pour vivre, avait-il éprouvé le besoin de partager les trésors avec lui, c’est-à-dire avec la Société évangélique ?
Tandis que le révérend se demandait tout cela, le campement s’était tout à fait organisé.
Deux hommes étaient debout aux deux extrémités des brasiers. Les autres étaient couchés et dormaient.
Les deux hommes qui se promenaient à petits pas, s’arrêtant parfois pour prêter l’oreille, étaient des sentinelles. On redoutait donc un danger ?
Le révérend s’était couché côte à côte de M. Scotowe.
Celui-ci faisait semblant de dormir.
Enfin le révérend n’y tint plus.
Il poussa le détective du coude.
M. Scotowe ouvrit les yeux.
– Mon cher monsieur, lui dit tout bas M. Patterson, il faut vous expliquer loyalement avec moi.
– Ah ! dit le détective.
Et il attacha sur le révérend un étrange regard.
– Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ici ?
– Parce que… balbutia M. Scotowe, il paraît… que le ravin est profond… et qu’on ne saurait… sans danger… y descendre pendant la nuit.
– Monsieur Scotowe, vous me trompez !
Le détective ne répondit pas.
– Vous m’avez attiré dans un piège, poursuivit le révérend, espérant toutefois que le détective allait protester.
Mais M. Scotowe se borna à balbutier quelques mots inintelligibles.
– Répondez, reprit M. Patterson.
Et, quoique parlant à voix basse, il avait pris un ton impérieux.
– Je ne le puis, répondit M. Scotowe.
Le détective s’était rapproché du révérend et il avait approché les lèvres de l’oreille de M. Patterson.
Et d’une voix faible comme un souffle, il murmura :
– Ne jetez pas un cri, ne faites pas un mouvement, ou nous sommes perdus.
M. Patterson sentit son front s’inonder de sueur.
Le compagnon au regard étrange semblait dormir en ce moment, et il était assez loin de M. Scotowe et du révérend pour que, le crépitement du feu couvrant leurs paroles, il ne put les entendre.
M. Scotowe reprit :
– Je ne suis pas libre.
– Vraiment ! fit M. Patterson.
– Je vous ai écrit sous menace de mort.
Le cœur du révérend battit violemment.
– Je ne sais pas s’il y a un trésor, continua le détective.
– Mais alors ?
– Et si je vous ai fait venir, c’est qu’on m’a dicté la lettre que je vous ai écrite un poignard sur la gorge.
M. Scotowe parlait d’une voix étranglée.
– Ainsi, fit M. Patterson, nous sommes prisonniers ?
– Oui.
– Prisonniers de qui ?
M. Scotowe ne répondit pas tout d’abord.
Puis il se décida à ajouter :
– Nous sommes prisonniers de cet homme qui commande aux autres.
– Quel est cet homme ?
M. Scotowe se tut encore.
Alors, un soupçon terrible traversa l’esprit affolé du révérend Patterson.
Il se souvint de l’homme gris.
Et comme cette pensée montait de son cœur à ses lèvres, un des dormeurs souleva sa tête et parut s’éveiller en sursaut. Ce n’était point cet homme dont le regard avait troublé si fort M. Scotowe, qui était le vrai chef de l’expédition.
C’était un de ceux qui avaient rejoint la petite troupe, pendant sa marche au grand galop de l’un des poneys irlandais. Et cet homme exposa un moment sa tête nue à la clarté rougeâtre du brasier.
Puis il se recoucha.
Mais M. Patterson avait eu le temps de le voir.
Il l’avait vu et reconnu.
Cet homme, c’était Shoking.
Du moment où Shoking était là, – M. Patterson n’en pouvait plus douter, – il était aux mains des fénians et de l’homme gris.
Cependant il ne fit pas un mouvement, il ne jeta pas un cri, il n’eut pas même un tressaillement.
Le révérend était un homme, de tête et de sang-froid.
Le danger était grand, terrible, épouvantable peut-être… mais il n’y avait aucun moyen de le conjurer.
À son tour, il approcha ses lèvres de l’oreille de M. Scotowe et lui dit :
– N’avez-vous pas trouvé, à l’île de Man, un moyen de leur échapper ?
– Je ne suis pas allé à l’île de Man.
– Est-ce possible ?
– C’est la vérité.
M. Patterson comprit tout.
– Nous sommes joués par l’homme gris, dit-il.
M. Scotowe eut un clignement de paupières affirmatif.
– Et nous sommes en son pouvoir ?
– Oui, fit encore le détective.
– Savez-vous ce qu’il veut faire de nous ?
– Il m’a promis la vie sauve.
– Bon ! mais moi ?…
– Ah ! vous, je ne sais pas…
Et tandis que M. Patterson sentait un frisson parcourir tout son corps, M. Scotowe retomba dans un farouche et morne silence.
L’homme au regard étrange dormait toujours.
Il y eut un long silence entre M. Scotowe et le révérend Patterson. Le détective tremblait que le chef de la troupe ne s’éveillât. M. Patterson réfléchissait à sa situation.
Et dame ! cette situation, il faut en convenir, n’était pas brillante.
Le révérend savait par expérience quel adversaire était l’homme gris.
Cependant, un homme de la trempe de M. Patterson ne perd jamais complètement la tête.
Il se prit à envisager froidement l’avenir et à se souvenir du passé.
L’homme gris lui ôterait-il la vie ? Il ne le croyait pas.
Le passé de cet homme sans cesse dévoué à une cause chevaleresque lui en était garant.
Or, le révérend Patterson avait pour principe que tant qu’un homme n’est pas mort, il peut se tirer d’affaire.
Le chef de la caravane et tous les gens de sa petite troupe dormaient. Dans le silence de la nuit, on entendit leurs ronflements sonores.
– Si je pouvais m’échapper, songea tout à coup M. Patterson, et, de nouveau, il poussa légèrement le coude à M. Scotowe.
Le détective ouvrit les yeux et le regarda.
M. Patterson colla encore ses lèvres à son oreille et lui souffla ces mots :
– Est-ce que nous ne pourrions pas nous évader ?
Le détective tressaillit.
Mais il secoua la tête presque aussitôt.
– Impossible ! murmura-t-il.
– Pourquoi ?
– Tous ces gens-là ont le sommeil léger. Et les deux sentinelles qui se promènent ?
– Il n’y en a plus qu’une, voyez…
En effet, l’un des deux hommes que le chef avait laissés debout pour garder le campement était maintenant couché auprès de ses compagnons et dormait comme eux.
– L’autre sentinelle suffit pour donner l’alarme, dit encore M. Scotowe.
– Elle s’endormira peut-être à son tour.
– Quand même cela arriverait, reprit le détective, nous ne serions pas beaucoup plus avancés.
– Pourquoi ?
– D’abord nous sommes dans un pays complètement désert.
– Qu’importe !
– Et on nous aurait bientôt rattrapés.
– Cependant, continua M. Patterson, il me vient une idée.
– Laquelle ?
– Supposez que la deuxième sentinelle fasse comme la première.
– Qu’elle s’endorme ?
– Oui.
– Eh bien ? fit M. Scotowe.
– Et que nous puissions nous glisser dans l’herbe jusqu’aux chevaux qu’on a laissés en liberté et qui rôdent autour de nous ?
– Bon ! dit le détective, et puis ?
– Et puis, dame ! nous sautons chacun sur un cheval et nous galopons ventre à terre jusqu’à Cork.
M. Scotowe eut un sourire mélancolique.
– Je veux bien essayer, le cas échéant, mais je n’ai pas grand espoir.
– Quelle heure peut-il bien être ?
– Environ deux heures du matin.
– Nous avons donc encore près de quatre heures de nuit ?
– À peu près.
– Que la sentinelle s’endorme… et nous verrons…
L’assurance de M. Patterson rendait quelque confiance à M. Scotowe.
– Après ça, pensait le détective, il ne peut m’arriver quelque chose de pire, et autant vaut essayer de reconquérir sa liberté.
Ils attendirent.
La sentinelle se promenait toujours, faisant le tour du brasier et regardant si tout le monde dormait.
– Il a une fameuse envie de faire comme les autres, pensait M. Patterson qui, de temps en temps, l’observait du coin de l’œil.
En effet, au bout d’une heure environ de ce manège, le gardien finit par venir s’asseoir auprès de lui.
– Tout à l’heure il dormira, souffla encore M. Patterson à l’oreille de M. Scotowe.
Et M. Patterson avait raison.
La seconde sentinelle fit comme la première ; elle finit par s’allonger sur le sol, les pieds au feu, la tête en dehors du cercle, et bientôt un ronflement concentré apprit au révérend qu’il y avait un dormeur de plus.
– Je crois que voici-le moment, dit-il à M. Scotowe.
– Attendez donc encore, répondit le détective.
– Vous n’osez donc pas ?
– Mais si, seulement, je voudrais attendre…
– Quoi donc ?
– Que les chevaux qui vont et viennent sur le plateau cherchant l’herbe la plus dure se rapprochent de nous.
– Soit, dit M. Patterson.
Et ils attendirent, en effet, environ un quart d’heure.
Au bout de ce temps, un des chevaux se trouva tout près du brasier. Si près même que, grâce à la lueur du brasier, M. Patterson crut le reconnaître. C’était justement celui qu’il avait monté en venant de Cork. Et comme il faisait un mouvement, M. Scotowe le retint.
– Un mot encore, dit-il.
– Dites.
– Le galop des chevaux donnera l’alarme, si nous les montons de suite.
– Nous les tiendrons par la bride jusqu’au bord du plateau.
– Soit.
Alors, ces deux hommes, que l’amour de la liberté soutenait, se mirent à glisser sur eux-mêmes, se repliant comme des reptiles et s’éloignant par des mouvements imperceptibles du cercle des dormeurs.
Ni le chef ni la petite troupe ne bougeaient.
M. Scotowe et M. Patterson rampèrent dans l’herbe comme des couleuvres.
De temps en temps, ils s’arrêtaient, tant ils avaient peur que leurs gardiens se réveillassent.
Mais personne ne s’éveillait.
Et, tout à coup, M. Patterson se redressa et saisit à la crinière son cheval.
M. Scotowe s’était pareillement approché d’un autre poney et il imitait M. Patterson.
Ils étaient maintenant hors du cercle de lumière décrit par le brasier, et, par conséquent ; plongés dans les ténèbres. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre.
– L’herbe est épaisse, dit M. Patterson, on n’entendra pas courir les chevaux.
– Peut-être… répondit M. Scotowe.
Et le révérend sauta lestement sur la croupe du poney. M. Scotowe l’imita.
– À la grâce de Dieu ! murmura encore M. Patterson.
Et il donna deux vigoureux coups de talon au petit cheval à tous crins, qui s’élança en avant et prit le galop précipité.
– Je crois que nous sommes sauvés, et l’homme gris me payera cher cette aventure, pensait le vindicatif homme d’église ; et il talonnait toujours son cheval qui fuyait avec la rapidité de l’éclair.
En trois minutes, M. Patterson et M. Scotowe eurent mis un quart de mille entre le brasier et eux.
Ils étaient au bord du plateau.
Et il lança son cheval sur une pente rapide.
Du reste, il était persuadé que cette route était celle qu’ils avaient gravie quelques heures auparavant pour arriver sur le plateau. M. Scotowe le suivait.
Aucun bruit ne s’était fait derrière eux.
Les gens de l’homme gris dormaient sans doute toujours. M. Scotowe rangea son cheval à côté de celui du révérend. La nuit était noire, et c’eût été folie que de chercher à s’orienter.
Les poneys galopaient avec cette sûreté de pied qu’ont les chevaux de montagne.
– Que nous cheminions ainsi un quart d’heure encore avant qu’on s’aperçoive de notre fuite, dit le révérend, et nous sommes sauvés.
– Soit, dit le détective qui ne paraissait pas fort convaincu ; mais où allons-nous ?
– Nous retournons à Cork.
– En êtes-vous bien sûr, monsieur ?
– D’abord, dit M. Patterson, il est une chose qui ne fait pas doute pour moi. Nous sommes sur la route que nous avons déjà suivie.
– Peut-être, dit M. Scotowe.
– Ensuite, continua le révérend, remarquez que je monte le même cheval qu’il y a quelques heures.
– Eh bien ?
– Ce cheval a été loué à Cork, donc, il est de cette ville, et, obéissant à son instinct, il y retourne.
– Mais, qui peut dire que celui que je monte vient aussi de Cork ? demanda M. Scotowe.
– Remarquez encore, dit le révérend, que depuis que nous sommes partis, c’est toujours le mien qui tient la tête.
Et le révérend stimulait sa monture, qui galopait toujours sur cette pente vertigineuse.
Cependant, tout à coup, M. Scotowe entendit sonner les sabots de son cheval.
– Oh ! dit-il, je savais bien que nous nous trompions.
– Plaît-il ? dit le révérend.
– Nous galopons maintenant sur des cailloux.
– Qu’importe !
– Depuis l’endroit que nous avons quitté jusqu’à Cork, il n’y a presque que de l’herbe.
– Eh bien ! fit le révérend, si nous n’allons pas à Cork, nous arriverons bien toujours quelque part.
– Oh ! certainement, fit M. Scotowe.
Et dans l’accent du détective, il y avait une seconde raillerie.
– Pourvu que nous atteignions une ville, dit encore le révérend.
– Et que nous ne tombions pas dans un village de fénians.
Ce nom faisait toujours frissonner M. Patterson.
La pente devenait de plus en plus rapide.
M. Scotowe voulut s’arrêter. Mais le révérend lança son cheval plus franchement encore.
– Fuyons ! fuyons ! disait-il.
Tout à coup, un bruit lointain se fit entendre.
Un bruit qui retentissait au-dessus de leurs têtes et qui semblait se perdre dans les nuages.
C’était un coup de sifflet que de mystérieux échos se mirent à répéter à l’infini.
Alors M. Scotowe se tourna sur sa selle et regarda derrière lui. Tout en haut de la colline, dont ils descendaient les pentes abruptes, le ciel était rouge.
C’était la lueur des brasiers allumés sur le plateau.
– On s’est aperçu de notre fuite ! murmura le détective.
– Eh bien ! répondit M. Patterson, n’avons-nous pas une jolie avance, maintenant ?
Et il continua à talonner son cheval.
La pente semblait devoir ne pas finir.
Les petits chevaux galopaient toujours avec force, et de temps en temps M. Scotowe, se retournant et levant la tête, interrogeait ce point du ciel qui était rouge et cherchait à voir se profiler dessus les silhouettes de ceux dont ils étaient naguère les prisonniers.
Mais M. Scotowe n’apercevait rien.
À part ce coin lumineux, tout le reste était noir.
Où allaient les deux fugitifs ? Ils ne le savaient pas. M. Patterson répétait :
– À la grâce de Dieu ! Vous verrez bien, mon cher, que nous finirons par nous trouver hors de danger.
Soudain, une lueur se fit au milieu de ces ténèbres.
Une lueur qui était sous leurs pieds, comme celle du brasier éclairait le ciel au-dessus de leur tête.
M. Patterson arrêta brusquement son cheval.
– Regardez ! dit-il.
– Oh ! je vois, fit M. Scotowe.
– Qu’allons-nous faire ?
– Marcher tout de même. Cette lueur que nous apercevons et qui ressemble à une étoile au fond d’un puits, est bien certainement celle d’une maison ou d’une ferme.
– Ainsi, il faut avancer ?
– Dame !
– Et, dit M. Patterson, si ce sont des fénians ?
– À la grâce de Dieu ! dit à son tour M. Scotowe.
Les chevaux repartirent.
La pente devenait plus douce, la lumière grandissait.
En même temps, autour d’eux, les deux cavaliers voyaient surgir, comme de noirs fantômes, des collines et des blocs de rochers aux formes fantastiques.
M. Scotowe s’arrêta encore.
– Nous nous sommes trompés une fois de plus, dit-il.
– Ah ! dit le révérend.
– Savez-vous où nous sommes ?
– Non.
– Dans un entonnoir. Nous descendons au fond d’un ravin.
– Et cette lumière ?
– C’est un feu allumé en plein air.
– Des bergers sans doute… ?
– Ou des fénians.
Les cheveux de M. Patterson se hérissèrent.
– Il faut tourner bride, dit-il.
– À quoi bon ! dit M. Scotowe.
Le détective paraissait résigné à son tour.
Il poussa son cheval.
Et le cheval de M. Patterson suivit celui de M. Scotowe, malgré les efforts de son cavalier pour le retenir.
En ce moment, un deuxième coup de sifflet traversa l’espace. En même temps la lumière qui baissait au fond du ravin s’éteignit brusquement…
Alors commença pour le révérend Patterson et M. Scotowe une course vertigineuse, insensée, fantastique.
Ils eussent voulu retenir leurs chevaux qu’ils ne l’eussent pu.
Les petits poneys galopaient comme des hippogriffes sur cette pente qui devenait de plus en plus verticale, électrisés sans doute par ce coup de sifflet qui s’était fait entendre au-dessus de leurs têtes.
En même temps le ciel disparaissait, et des murs de granit semblaient monter aux deux côtés des cavaliers épouvantés.
– Nous sommes perdus ! s’écria M. Scotowe.
Le révérend ne répondit pas.
Affolé de terreur, il s’était accroché à la crinière de son cheval pour ne pas tomber.
La pente continuait, et l’extrémité était si grande que dans un moment où le révérend Patterson pensait à reconquérir sa raison, il se dit :
– Évidemment nous descendons au fond de quelque volcan éteint creusé en forme d’entonnoir.
M. Scotowe ne criait plus. Comme le révérend, il s’était cramponné à la crinière de son cheval.
Mais il le serrait si fort que son poney pointa tout à coup, donna un coup de reins terrible, et M. Scotowe, forcé de lâcher prise, tomba dans le vide les mains étendues en avant.
Le révérend entendit un cri. Puis le bruit lointain de la chute d’un corps. M. Scotowe avait été lancé très certainement au fond de l’abîme.
Et, sans nul doute, il était tué sur le coup, car aucune plainte ne remonta des profondeurs du gouffre.
Son cheval, après s’être arrêté un moment, avait repris sa course, et il galopait maintenant sans cavalier côte à côte du poney de M. Patterson.
Certes, le révérend ne songeait plus maintenant à échapper par la fuite aux griffes de l’homme gris.
Ce qu’il cherchait c’était à éviter le sort du malheureux M. Scotowe. Il débattrait ensuite le prix de sa vie avec l’homme gris ; mais, pour le moment, il fallait sauver cette même vie et la sauver quand même.
Aussi le révérend fit-il appel à toute sa science d’écuyer, lui qu’on avait vu, jadis, caracoler à Hyde-Park et sur l’hippodrome d’Epsom.
Il se cramponna du mieux qu’il put et répéta une dernière fois le mot de l’infortuné M. Scotowe :
– À la grâce de Dieu !
Le cheval galopait toujours et l’obscurité était si profonde que M. Patterson ne voyait même plus le poney de M. Scotowe, quoique le vaillant petit animal eût continué à courir auprès du sien.
Enfin, cette lumière qu’ils avaient vu briller au fond de l’abîme et qui s’était certainement éteinte quand avait retenti le coup de sifflet, cette lumière brilla de nouveau. Cette fois elle était tout près du révérend, à une centaine de mètres au-dessous de lui tout au plus.
Le révérend, ébloui, ferma les yeux.
Car cette lumière, brillant tout à coup, avait répandu autour d’elle une gerbe de rayons ; et comme l’éclair qui illumine tout à coup les horreurs ténébreuses d’une tempête, elle avait révélé à M. Patterson toutes ces profondeurs inconnues pour lui jusque-là.
M. Patterson ne s’était trompé qu’à moitié.
Il n’était pas dans le cratère d’un volcan éteint, mais dans l’entonnoir, creusé par les hommes, d’une montagne dont les flancs recelaient sans doute de la houille.
Le volcan était une mine.
La lumière qui projetait son immense clarté sur ces murs de granit et éclairait enfin cette route inclinée qui du sommet de la montagne descendait au fond de la mine, était celle d’un fanal gigantesque planté sur un poteau.
Au pied de ce poteau gisait quelque chose d’inerte que le révérend frissonnant reconnut aussitôt. C’était le corps meurtri et sans vie du pauvre M. Scotowe.
À l’apparition de la lumière, les chevaux avaient subitement ralenti leur allure forcenée. M. Patterson respira.
Il cessa de se cramponner à la crinière emmêlée de son poney, et retrouva son équilibre et son aplomb de cavalier, et, en même temps aussi, il revint un peu d’ordre dans ses idées.
Or, tout à l’heure, M. Patterson avait recommandé son âme à Dieu, et certes il n’eût pas donné un penny de son existence.
Maintenant, rien ne lui paraissait désespéré.
Le fantastique faisait place à la réalité.
Et ce qu’il y avait de plus effrayant dans la réalité, c’était à coup sûr la mort de M. Scotowe. Tout le reste s’expliquait de la façon la plus naturelle.
Les chevaux, poussés vigoureusement en avant, avaient pris la première route venue. Puis s’animant, obéissant à la pente inclinée d’abord et à leur vaillance naturelle ensuite, ils s’étaient emportés.
Maintenant, pour M. Patterson, la chose la plus claire, c’est qu’il était loin de l’homme gris.
Qu’il allait arriver au fond d’un puisard fréquenté par de paisibles mineurs qui n’avaient, sans aucun doute, aucune relation avec le redoutable chef fénian et qu’il trouverait chez eux un abri provisoire, si toutefois le puisard dont il n’apercevait que l’entrée n’était pas déserté par les mineurs. Mais la sécurité de M. Patterson devait être de courte durée.
Soudain, un nouveau bruit traversa l’espace. C’était ce même coup de sifflet qui avait retenti par deux lois déjà au-dessus de sa tête.
Puis à ce bruit un autre succéda.
Le révérend entendit galoper des chevaux sur la pente qu’il venait de descendre. On était à sa poursuite. Et le révérend sentit un frisson parcourir tout son corps et, comme l’infortuné détective tout à l’heure, il murmura :
– Ah ! je sens bien cette fois que je suis perdu.
Soudain le cheval s’arrêta.
Il était auprès du poteau qui supportait la lanterne.
Et, muet d’horreur, M. Patterson put voir gisant à ses pieds le corps brisé de M. Scotowe au milieu d’une large flaque de sang…
L’entrée du puisard proprement dit, c’est-à-dire du souterrain, s’ouvrait à deux pas du poteau.
Au coup de sifflet, le révérend Patterson vit une autre lueur surgir au fond de ce gouffre, ou plutôt une succession de lueurs qui étaient mobiles et s’agitaient en tous sens.
Il eut bien vite deviné ce que c’était. C’étaient les mineurs, qui tous avaient une lampe au front, et qui accouraient sans doute à ce coup de sifflet comme à un signal.
Le galop infernal qui retentissait en haut, au-dessus de lui, se rapprochait de plus en plus de M. Patterson.
Et de même que plusieurs mineurs montaient des profondeurs du souterrain, le révérend comprit que plusieurs hommes à cheval étaient à sa poursuite.
Son poney à lui s’était arrêté. L’autre flairait avec une sorte d’effroi le cadavre de M. Scotowe.
Les mineurs arrivèrent avant les hommes à cheval.
M. Patterson se vit entouré d’une douzaine d’hommes nus jusqu’à la ceinture, ayant une lampe fixée au-dessus de leur tête par un anneau de fer.
Ces hommes étaient noirs comme des démons et ils entourèrent M. Patterson qui était descendu de cheval.
L’un d’eux, un géant, lui adressa la parole en anglais :
– Qui es-tu et que fais-tu ici ?
– Je suis un voyageur égaré, dit le révérend.
Ils se mirent tous à rire.
– N’es-tu pas plutôt un prisonnier fugitif ? reprit le géant.
M. Patterson fit un geste négatif ; mais il n’eut même pas la force de parler. Il avait levé la tête et il voyait maintenant les cavaliers qui le poursuivaient courir dans le cercle de lumière décrit par le fanal.
Ils étaient au nombre de six, galopant deux par deux.
M. Patterson reconnut à leur tête cet homme qui était le chef de la troupe à laquelle il avait essayé d’échapper.
Les cavaliers arrivèrent et sautèrent lestement à terre.
Les mineurs saluèrent avec un respect qui acheva de bouleverser M. Patterson. Alors le chef mit une main sur l’épaule du révérend et lui dit :
– Vous êtes bon cavalier, mon révérend ; mais vous avez peut-être eu tort de ne point finir comme M. Scotowe.
M. Patterson frissonna.
– Ce pauvre Scotowe, poursuivit le chef, je lui avais pourtant non seulement fait grâce de la vie, mais je lui avais dit encore que je le conduirais en France aussitôt mes petites affaires terminées ici.
Tandis que le chef parlait, M. Patterson le regardait avidement. Il le regardait d’un air qui voulait dire :
– Il n’y a pourtant que l’homme gris qui puisse parler ainsi, et je ne le reconnais pas cependant.
Le chef comprit le sens de ce regard, et il se mit à rire.
– Mon révérend, dit-il, je vois que vous ne me remettez pas…
M. Patterson fit un pas en arrière.
– Oh ! cette voix ! dit-il.
– La voix de M. Burdett, ricana le chef. Comment ne m’avez-vous pas reconnu déjà, mon cher monsieur ?
Le révérend se redressa :
– Eh bien ! dit-il, puisque c’est vous, car vous changez de visage à volonté, hâtez-vous de me dire ce que vous comptez faire de moi. Je n’attends ni merci, ni pitié.
– Vous avez peut-être raison, répondit l’homme gris, car c’était lui.
– Parlez donc.
Et le révérend croisa ses bras sur sa poitrine et prit l’attitude d’un homme qui attend tranquillement la mort. L’homme gris répondit :
– Nous marchons l’un et l’autre vers le même but, monsieur, et notre but est multiple. Voici des années que c’est entre nous un duel de toutes les heures, de toutes les minutes. Vous avez triomphé parfois, et quand vous êtes parvenu à me loger à Newgate, vous avez dû croire que la lutte était terminée.
– Après ? dit froidement M. Patterson.
– Quelques heures encore et l’homme gris se balancera au bout d’une corde, ricana celui-ci. Vous vous êtes donc trompé de quelques heures.
– Mais dites-moi donc, monsieur, fit M. Patterson avec hauteur, ce que vous comptez faire de moi. J’ai hâte d’en finir avec la vie.
– Bah ! vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites, répondit l’homme gris, riant toujours.
Et puis vous savez que les fénians – et je suis un de leurs chefs – ne versent le sang qu’à la dernière extrémité. Par conséquent, je ne vous condamne pas à mort.
Le révérend s’attendait à cette déclaration, aussi ne broncha-t-il point et son visage conserva-t-il toute son impassibilité. Il avait eu le temps de se remettre de ses émotions et de ses transes. Maintenant qu’il savait que sa vie n’était pas en jeu, il était tranquille.
De même que l’homme gris s’était évadé de Newgate-la-Triste au jour fixé pour son exécution, de même le révérend espérait bien échapper à sa manière tôt ou tard. Et ce fut d’un ton presque dégagé qu’il dit à l’homme gris :
– Pour Dieu, monsieur, soyez généreux jusqu’au bout et dites-moi tout de suite quel genre de captivité vous me réservez.
– Mon révérend, répondit l’homme gris, vous êtes condamné à une détention perpétuelle.
– Où cela ?
– Au fond de cette mine.
Et l’homme gris montrait de la main l’entrée du puisard.
– Prenez garde, ricana le révérend. Vous savez qu’il n’y a rien de perpétuel en ce monde.
– Ah ! par exemple, dit l’homme gris, s’il vous arrivait, durant votre captivité, un de ces accidents qui réduisent un homme à l’impuissance de nuire désormais ; si, cessant d’être un objet de convoitise, vous deveniez par hasard un objet de pitié… oh ! alors, on vous rendrait à la liberté.
Cette fois le révérend Patterson sentit ses tempes se mouiller. Il ne devinait pas encore, mais il pressentait quelque chose d’épouvantable !…
– À cheval ! cria alors l’homme gris à ses hommes, qui avaient mis pied à terre.
M. Patterson fut enlevé de terre et remis à califourchon sur son poney. Puis la petite troupe s’engouffra au galop dans le puisard de la mine…
La mine dans laquelle l’homme gris et sa bande entraient à cheval était une de ces galeries larges de dix pieds et hautes de trente à certains endroits, qui s’enfoncent profondément sous la terre par une pente douce, mais qui n’est jamais interrompue.
La voie est large pour faciliter l’extraction de la houille. Au milieu un double rail permet de manœuvrer de petits wagons traînés par des chevaux.
Des deux côtés du rail, une voiture attelée peut passer facilement. De distance en distance, un fanal est suspendu à la voûte. La galerie ressemble, du reste, à un tunnel de chemin de fer.
M. Patterson galopait au milieu des compagnons de l’homme gris. Celui-ci était à l’avant.
Le révérend aurait voulu s’arrêter qu’il ne l’aurait pu. Tantôt la petite troupe entrait dans le cercle de lumière décrit par un fanal, tantôt elle se retrouvait dans l’obscurité pour revoir la lumière peu après.
Cette nouvelle course dura environ un quart d’heure, mais elle eut pour le révérend Patterson la durée d’un siècle. Enfin, l’homme gris, qui galopait toujours en avant, s’arrêta.
La galerie souterraine qu’il venait de parcourir aboutissait à une immense rotonde où convergeaient, comme les rayons d’une roue au moyeu, une dizaine d’autres galeries plus étroites.
– Halte ! cria l’homme gris.
Et il sauta à bas de son cheval.
Ses compagnons l’imitèrent.
Alors les mineurs, ces hommes qui avaient une lampe sur la tête et qui avaient constamment couru à côté des chevaux, entourèrent le révérend Patterson.
– Descendez, ordonna l’un d’eux.
Le révérend obéit.
Il était pâle, il frissonnait même un peu ; mais sa pâleur et son émotion étaient toutes nerveuses.
Au fond, cet homme avait une âme de bronze, et du moment qu’on lui avait dit qu’il aurait la vie sauve, il ne voyait nullement la nécessité de se désespérer.
L’homme gris s’approcha de lui alors.
Il le prit même familièrement par le bras et lui dit :
– Venez donc. Nous sommes forcés de continuer notre chemin à pied ; mais nous causerons en amis.
Il parlait avec bonhomie, comme un homme qui a les meilleures intentions du monde.
M. Patterson se laissa emmener.
Au moment de quitter la rotonde et d’entrer dans une galerie très étroite, M. Patterson se retourna.
Il put voir alors que les compagnons de l’homme gris ne le suivaient point.
Deux mineurs seulement marchaient en avant pour éclairer la route, car cette galerie n’avait point de fanaux suspendus à la voûte.
L’homme gris, nous l’avons dit, avait familièrement passé son bras sous le bras du révérend.
– Vraiment, dit-il alors, vous devez être fort mécontent de vous, mon cher monsieur.
– Ah ! dit M. Patterson.
– Et vous qui êtes un homme fort, vous vous êtes laissé jouer comme un enfant.
– Monsieur, répliqua M. Patterson, je suis en votre pouvoir, cela doit vous suffire et vous pourriez bien m’épargner vos railleries…
– Je ne raille pas, monsieur, je constate, dit froidement l’homme gris, je vais même vous prouver que la pensée de vous railler était loin de mon esprit.
– Ah !
– Et vous apprendre quel est le sort que je vous réserve.
M. Patterson attendit.
– Je vous l’ai dit, poursuivit l’homme gris, je vous condamne à une captivité éternelle, à moins qu’un accident ne vous réduise à l’impuissance de nuire.
– Ou qu’on ne me vienne délivrer, dit M. Patterson dont l’orgueil se réveilla.
– Cela me paraît difficile, monsieur. Mais enfin libre à vous de nourrir cet espoir.
Ces hommes qui éclairaient le chemin s’arrêtèrent tout à coup.
Alors M. Patterson regarda où il se trouvait.
La galerie qu’il venait de parcourir aboutissait à une autre rotonde, mais beaucoup plus petite, celle-là.
Au milieu, il y avait une chose étrange qui attira tout à coup l’attention de M. Patterson.
À première vue, c’était une boîte, une sorte de coffre haut de six pieds, large de quatre.
En l’examinant de plus près, c’était une cage.
Une cage à énormes barreaux de fer.
– Voilà votre habitation, dit froidement l’homme gris.
M. Patterson frissonna, ses cheveux se hérissèrent.
Il voulut même dégager son bras que l’homme gris tenait sous le sien. Mais il ne le put.
– Toute résistance est impossible, lui dit celui-ci.
– Misérable ! hurla M. Patterson.
L’homme gris fit un signe. Les mineurs se ruèrent sur le révérend et le prirent à bras le corps.
M. Patterson, malgré ses cris, malgré sa résistance, fut enlevé de terre et porté dans la cage, dont la porte se referma brusquement sur lui. Il s’y trouvait du reste une table et une chaise. Il pouvait s’asseoir.
– On vous apportera à manger deux fois par jour lui dit l’homme gris.
Et s’en alla.
M. Patterson eut un accès de rage folle.
Il se cramponna à ses barreaux, il cria, il hurla, essayant de secouer sa cage de fer.
Mais elle était trop lourde pour être même ébranlée.
Les mineurs et leurs lampes s’éloignèrent.
Un moment encore il les aperçut à l’extrémité de la galerie. Puis tout disparut et des ténèbres opaques environnèrent M. Patterson.
Plusieurs heures s’écoulèrent. Aucun écho ne répercutait les cris du révérend. Aucun bruit ne parvenait jusqu’à lui.
Quand il eut bien crié, quand il se fut meurtri les mains, les bras et les épaules aux barreaux de la cage, il tomba épuisé sur le sol.
Peut-être même allait-il fermer les yeux et s’évanouir, lorsque soudain une clarté immense, fulgurante, dix fois plus insupportable que la lumière du soleil qu’on regarderait en face, se fit autour de lui.
Les murs de la rotonde venaient de s’éclairer, ou plutôt une draperie qui les recouvrait avait été brusquement arrachée, et sur les murs recouverts de glaces étincelantes un réflecteur d’une puissance colossale concentrait des gerbes de lumière électrique.
M. Patterson éprouva une douleur semblable à celle que lui aurait procurée un fer rouge appliqué sur les yeux. Il les ferma, mais ses paupières furent impuissantes à le préserver de cet éblouissement.
Et alors le révérend comprit de quel accident l’homme gris avait voulu parler.
Il se souvint de Denis le Tyran, qui aveuglait ses prisonniers en les faisant passer sans transition de l’obscurité la plus profonde à la lumière ardente du soleil.
M. Patterson était condamné à devenir aveugle !…
Comment cet éblouissement inouï, cette irradiation fulgurante étaient-ils produits ?
M. Patterson ne chercha point à se l’expliquer.
Le révérend avait jeté un cri de douleur d’abord.
Il avait fermé les yeux ensuite ; mais cette précaution était impuissante.
La lumière était si crue, si ardente, qu’elle passait au travers de ses paupières.
Cela dura six minutes environ.
Puis tout à coup, brusquement, sans transition aucune, la lumière s’éteignit.
Les ténèbres régnaient de nouveau dans le souterrain.
Mais M. Patterson avait toujours les yeux pleins de flammes et il voyait rouge. Comment se préserver désormais de cette lumière aveuglante ?
Tandis que M. Patterson y songeait et faisait de tristes réflexions au fond de sa cage de fer, des pas retentirent dans le lointain sous les galeries sonores de la mine.
Les hommes méchants ont souvent foi dans la bonté et la mansuétude des autres hommes.
M. Patterson, qui avait toujours été sans pitié, qui, marchant droit à son but, avait toujours sacrifié quiconque embarrassait sa route. – M. Patterson se prit à songer que l’homme gris s’était fait à Londres une réputation de bonté, d’humanité et de charité tout à fait évangélique.
Cet homme ne pouvait avoir l’atroce pensée de lui arracher la vue, et sans doute, il ne l’avait soumis qu’à une épreuve. Aussi, quand il entendit des pas, eut-il un frisson d’espérance.
Appuyé aux barreaux de son étrange prison, il tournait la tête dans la direction du bruit, lorsqu’une lumière faible, celle-là, brilla dans le lointain.
C’était la lumière d’une lanterne qu’un homme portait à la main. L’homme s’avança.
M. Patterson espéra que c’était l’homme gris.
L’homme gris qui, peut-être, venait lui offrir sa grâce en échange de sa renonciation à la fortune de lord William. L’homme marchait toujours.
Quand il ne fut plus qu’à une faible distance, M. Patterson le reconnut, car la clarté de la lanterne enveloppait son visage.
Ce n’était pas l’homme gris.
C’était Shoking.
Shoking le mendiant, l’homme à qui M. Patterson avait dédaigneusement tourné le dos à bord du steamer.
Shoking s’approcha de la cage.
M. Patterson reconnut alors qu’il avait un panier à la main. Shoking lui apportait à manger.
– Bonjour, mon révérend, dit le mendiant.
M. Patterson le regarda et ne répondit rien.
– Vous êtes donc toujours fier avec moi, mon révérend ? fit Shoking d’un ton bonhomme.
– Je ne suis fier avec personne, répondit M. Patterson.
– À la bonne heure ! je vois que nous pourrons faire un bout de conversation, dit Shoking.
– Avez-vous donc quelque chose à me dire ?
– D’abord, je vous apporte à manger.
Et, ouvrant son panier, Shoking fit passer au révérend, à travers les barreaux, d’abord du pain, ensuite une bouteille de vin et de la viande.
– Excusez-moi, dit-il, si je ne vous apporte ni couteau, ni fourchette, mais l’homme gris ne le veut pas.
– Et pourquoi ne le veut-il pas ?
– Il a peur que le désespoir s’empare de vous.
– Ah !
– Et que la fantaisie de vous suicider ne vous prenne.
– L’homme gris a tort, dit M. Patterson.
– C’est mon opinion, dit Shoking, un homme comme vous, mon révérend, est exempt de faiblesse.
M. Patterson posa sur la table les aliments que lui apportait Shoking ; mais il n’y toucha point.
– Est-ce que vous n’avez pas faim ?
– Non, pas encore.
– C’est que, dit Shoking, vous serez obligé, si vous attendez mon départ, de manger dans l’obscurité.
Ces mots, fort naïfs en apparence, firent tressaillir M. Patterson.
– Les ténèbres ne me déplaisent pas, dit-il.
– Surtout quand elles succèdent à la petite lumière de tout à l’heure, n’est-ce pas ?
M. Patterson regarda Shoking d’une façon étrange.
– Ah ! vous savez ? fit-il.
– Pardieu !
– Et… cette lumière… ?
– Vous en entendrez parler tout à l’heure.
– Encore ?
– D’heure en heure, monsieur.
– Mais pourquoi ?
Et M. Patterson fit cette question d’une voix sourde et étranglée.
– Monsieur, reprit Shoking, puisque vous vous montrez moins fier avec moi, aujourd’hui, je veux bien vous donner quelques explications.
– Ah ! fit le révérend.
– Cette lumière qui a dû vous brûler les yeux tout à l’heure, a été inventée par John O’Brien, un Irlandais de pure race, qui est un des principaux chefs fénians.
– Dans quel but ?
– C’est un petit supplice que les fénians ont inventé pour ceux de leurs ennemis qui tombent en leur pouvoir.
– Et ce supplice répété… ?
– On en a fait l’expérience, monsieur ; en trois jours, celui qui y est soumis devient aveugle.
M. Patterson frissonna.
– Et c’est le sort qui m’est destiné ? fit-il.
– Cela dépend de vous.
– Comment cela ?
– Tel que vous me voyez, reprit Shoking, non seulement je vous apporte à manger, mais encore je viens jouer auprès de vous le rôle d’ambassadeur.
– C’est l’homme gris qui vous envoie ?
– Oui.
– Eh bien ! que me veut-il ?
– Attendez, dit Shoking, j’ai d’abord quelques petites explications à vous donner.
– Je vous écoute.
– L’homme gris s’est entendu avec les autres chefs fénians, poursuivit Shoking, et il espère mener à bonne fin, d’ici à deux ans, tous les projets conçus avec eux.
– Bon ! dit le révérend Patterson. Ensuite ?
– Ensuite il est certain d’avoir rendu à lord William Pembleton sa fortune et son nom d’ici à deux mois.
– Eh bien !
– Eh bien, dit Shoking, voici pour vous l’occasion d’accepter ou de refuser ce que va vous proposer l’homme gris. Dans le premier cas, vous sortirez, d’ici dans deux ans, avec vos yeux.
– Et dans le second ?
– Vous serez aveugle avant huit jours.
M. Patterson garda un silence farouche pendant quelques minutes.
Shoking attendit. Shoking était, on le sait, le plus flegmatique des hommes et il n’était jamais pressé.
– Ainsi, dit enfin M. Patterson, si je refuse ce que vous allez me proposer, je serai aveugle ?
– Avant huit jours.
– Et si j’accepte ?
– Alors votre captivité sera subordonnée à la réussite des opérations de l’homme gris. Le jour où vous ne serez plus à craindre, on vous rendra à la liberté.
– Et jusque-là, je serai condamné à vivre dans cette cage ?
– C’est de toute nécessité.
Il y eut un nouveau silence.
M. Patterson semblait rouler sous son crâne chauve les pensées les plus amères. Mais, nous l’avons dit, c’était un homme pratique avant tout, et qui ne s’abandonnait jamais à la désespérance. M. Patterson reprit donc :
– Sans doute l’homme gris vous a donné ses pleins pouvoirs ?
– Naturellement.
– Alors vous allez me faire part de ses propositions ?
– Oui.
– Je vous écoute, fit le révérend.
– Monsieur, dit Shoking, vous êtes l’homme le plus puissant de toute l’Angleterre, du moins vous l’étiez il y a quelques jours encore.
– Après ? fit M. Patterson.
– Vous commandez à une innombrable armée de gens en robes noires, qu’on appelle le clergé anglican, et la Société évangélique pourrait faire échec au gouvernement de la reine si la fantaisie vous en prenait ?
– Peut-être ! fit M. Patterson avec un accent d’orgueil.
– Eh bien ! dit Shoking, l’homme gris a une singulière idée.
– Ah !
– Il voudrait pouvoir disposer de cette puissance pendant un certain temps.
– Je ne vous comprends pas, dit M. Patterson.
– Souffrez donc que je m’explique.
– Parlez !
– Supposons que vous êtes le colonel d’un régiment.
– Bon !
– La reine trouve que vous ne gouvernez pas bien les troupes placées sous vos ordres, et elle vous donne un supérieur, c’est-à-dire un général.
– Après ?
– Dorénavant c’est le général qui commande et c’est vous qui obéissez.
– Je comprends de moins en moins, dit M. Patterson.
– Attendez, vous allez voir.
Et Shoking poursuivit :
– Il a donc pris fantaisie à l’homme gris de se substituer à vous et de devenir, pour un certain temps, le chef occulte de la Société évangélique.
– Voilà qui est tout à fait impossible !
– Et pourquoi cela ?
– Mais parce qu’on n’obéira jamais à l’homme gris.
– Soit, mais on obéira à vous.
– Oui, certes.
– Et pour que l’homme gris gouverne, il suffit que vous lui obéissiez et transmettiez les ordres qu’il vous donnera.
M. Patterson partit d’un éclat de rire.
– L’homme gris a-t-il donc fait un pareil rêve ? dit-il.
– Sans doute.
– Maître Shoking, fit le révérend avec hauteur, je suis aux mains de l’homme gris et il peut disposer de ma vie et faire de mon corps ce qu’il voudra ; mais il n’aura aucun empire sur ma volonté.
– Ainsi vous refusez ?
– Je refuse.
– Comme il vous plaira ! dit Shoking.
M. Patterson le vit alors tirer de sa poche un objet qu’il ne définit pas bien tout de suite.
C’était une paire de lunettes à verres convexes, que Shoking posa gravement sur son nez.
En même temps, il mit deux doigts sur sa bouche et donna un coup de sifflet.
Puis il éteignit la lanterne qu’il avait placée à terre, et le révérend Patterson se trouva plongé de nouveau dans l’obscurité. Quelques minutes s’écoulèrent.
Puis, tout à coup, la draperie qui couvrait les murs de la rotonde glissa sur ses tringles, le réflecteur électrique s’éclaira et des myriades de rayons fulgurants inondèrent M. Patterson.
Le révérend jeta un cri, et, à demi aveuglé, il se rejeta au fond de la cage. Il fermait les yeux, il les couvrait de ses deux mains tendues.
Vains efforts ! la lumière électrique passait au travers de ses doigts et de ses paupières.
Et la souffrance qui s’empara de lui fut telle qu’il lui sembla que mille pointes d’aiguilles traversaient son corps de part en part et qu’il avait dans l’arcade sourcilière des charbons ardents à la place de ses yeux.
– Monsieur, lui dit alors Shoking, grâce à mes lunettes, je n’ai rien à craindre, moi, et nous pouvons continuer à causer.
– Vous êtes des misérables ! hurla le révérend.
L’éblouissement dura cinq minutes.
Puis Shoking donna un nouveau coup de sifflet.
Alors tout s’éteignit et la rotonde rentra dans les ténèbres les plus opaques. Alors aussi, M. Patterson éprouva un soulagement sans bornes.
Quelque chose de semblable à la sensation qui s’empare de l’homme qui se noyait, et qu’on retire de l’eau une minute avant que l’asphyxie ne soit complète.
– Voici la deuxième expérience, dit Shoking, que le révérend ne voyait plus, mais qui était toujours auprès de la cage de fer. Vous allez juger de ses résultats. Attendez que je rallume ma lanterne.
Et Shoking frotta une allumette sur son pantalon et se procura de la lumière.
Mais M. Patterson, qui avait entendu le pétillement du phosphore, demeura plongé dans l’obscurité.
– Vos allumettes ne valent rien, dit-il d’un ton ironique.
– Bah ! dit Shoking.
– Elles ne prennent pas.
– Vous croyez ?
– La preuve en est que vous n’avez pu allumer votre lanterne.
– Vous vous trompez, mon révérend.
– Plaît-il ?
– Ma lanterne est allumée.
– Vous mentez… vous…
M. Patterson n’acheva pas, il avait aperçu une lueur indécise à travers un brouillard épais.
– Je crois que vous êtes aveugle déjà, dit froidement Shoking. Ah dame ! vous l’avez voulu.
M. Patterson jeta un cri épouvantable. Un cri qui ressemblait au rugissement de la bête fauve prise au piège. Un cri rauque et bestial, – cri de désespoir et d’agonie s’il en fut !
– Aussi, dit froidement Shoking, pourquoi ne disiez-vous pas que vous aviez déjà de mauvais yeux ?
M. Patterson ne répondit pas. Il se roulait sur le sol de la cage en blasphémant et il s’arrachait le peu de cheveux grisonnants qu’il avait encore sur les tempes.
Cependant M. Patterson n’était pas tout à fait aveugle encore. La lanterne de Shoking lui apparaissait maintenant comme un point rouge dans un brouillard.
On eût dit la lueur d’un réverbère dans les rues de Londres par une de ces nuits brumeuses où la circulation des voitures se trouve forcément interrompue.
Et comme il continuait à se tordre furieux, écumant, sur le sol de la cage de fer, il entendit la voix de Shoking. Shoking disait :
– Il est impossible, monsieur, que vous soyez aveugle déjà. Et si peu que vous y voyiez encore, on peut vous guérir.
Ces mots galvanisèrent M. Patterson.
Il se releva subitement.
– Oui, dit-il, je vois… je vois encore…
– Vous apercevez ma lanterne ?
– Oui.
– Comme un point rouge ?
– Dans le brouillard, oui.
– L’homme gris possède une certaine pommade, continua Shoking, qui, appliquée sur vos paupières, vous rendrait la vue en cinq minutes.
M. Patterson s’était cramponné aux barreaux de la cage et les étreignait de ses mains crispées.
– Est-ce bien vrai ce que vous me dites ? fit-il.
– Oui, monsieur, dit Shoking.
– Mais il ne voudra pas me guérir ?
– L’homme gris ?
– Oui, cet homme est un misérable, il a juré ma perte…
– Vous vous trompez, monsieur Patterson, dit une autre voix que celle de Shoking.
Le révérend jeta un cri. Il avait reconnu la voix de l’homme gris. Celui-ci reprit :
– Du moment où vous n’avez point encore complètement perdu la vue, je puis vous la rendre.
– Et vous me la rendrez ?
– À l’instant même. Approchez…
M. Patterson colla son visage aux barreaux de la grille. Il voyait bien le point rougeâtre qui indiquait la lanterne ; mais il n’apercevait ni Shoking ni l’homme gris qui, cependant, étaient tout près de lui.
L’homme gris dit encore :
– Fermez les yeux et tenez vos paupières baissées.
M. Patterson obéit. Alors il sentit la main de l’homme gris effleurer son visage.
Il passa sur ses paupières un de ses doigts qui paraissait mouillé. Le révérend éprouva alors une singulière sensation de fraîcheur.
On eut dit qu’on venait d’appliquer sur ses yeux brûlants un double morceau de glace.
Cette sensation était délicieuse et suspendit tout net l’horrible souffrance de M. Patterson.
– Monsieur, dit alors l’homme gris, vous n’ouvrirez les yeux que lorsque je vous le dirai.
– Oui, fit M. Patterson d’un ton soumis.
– Il faut quelques minutes pour que le remède ait le temps d’opérer, et nous allons mettre ces quelques minutes à profit.
– Que voulez-vous donc de moi ? murmura le révérend redevenu tout tremblant.
– Nous allons causer un brin.
– Ah !
– Shoking vous a fait part de mes intentions et de mes désirs ?
– Oui, balbutia M. Patterson.
– Tout à l’heure, poursuivit l’homme gris, vous rouvrirez les yeux et pourrez constater que votre vue sera redevenue aussi nette, aussi claire qu’elle l’était ce matin encore.
– Eh bien ? fit M. Patterson.
– Mais que la terrible épreuve que vous venez de subir se renouvelle trois ou quatre fois de suite, et la pommade dont je viens de me servir sera impuissante à vous rendre la vue.
– Vous renouvellerez donc… ce supplice… ?
– Cela dépend de vous.
– Oh ! dit M. Patterson, ce que vous me demandez est impossible.
– Alors, monsieur, ne vous étonnez pas que j’use de mon droit. Vous m’eussiez bien fait pendre sans scrupule, vous !
– Je ne puis pas trahir les intérêts de la Société évangélique, dit encore M. Patterson.
– Comme il vous plaira, dit l’homme gris d’un ton léger.
Puis il ajouta :
– Vous pouvez ouvrir les yeux, maintenant.
M. Patterson entr’ouvrit timidement les paupières.
Ô miracle ! La vue avait retrouvé toute sa limpidité.
Il voyait maintenant une gerbe de rayons lumineux s’échappant de la lanterne que tenait Shoking.
Il apercevait ce dernier. Il voyait distinctement l’homme gris qui le regardait, lui aussi.
– Mon révérend, reprit celui-ci, il y a un homme à Londres qui est votre bras droit, votre « alter ego » et qu’on nomme M. Ascott.
M. Patterson eut un geste de surprise.
– Cependant, poursuivit l’homme gris, M. Ascott et vous, pour des raisons que vous savez aussi bien que moi, n’avez pas l’air de vous connaître.
Vous vous rencontrez dans le monde et n’échangez jamais de paroles. À peine vous saluez-vous.
Pourtant, si vous quittez Londres, si vous vous absentez, l’armée mystérieuse à laquelle vous commandez obéit dès lors à M. Ascott.
– Où voulez-vous donc en venir en me disant cela ? fit M. Patterson.
– Je veux en venir à vous prier d’écrire un mot à M. Ascott.
– Dans quel but ?
– Un mot que je vais vous dicter.
– Dictez toujours, dit M. Patterson, je verrai ensuite si je puis écrire…
Et il attendit que l’homme gris dévoilât toute sa pensée.
Tout à l’heure encore, le révérend Patterson semblait préférer la mort, la cécité, tous les maux possibles, en un mot, à la perspective de trahir la Société évangélique et de résigner tout ou partie de son autorité.
Maintenant, au contraire, il paraissait résigné à faire tout ce que l’homme gris exigerait.
Celui-ci fit un signe à Shocking.
Shoking ouvrit le panier qu’il avait apporté et duquel il avait tiré des provisions pour le repas du révérend.
Au fond de ce panier était un petit buvard qui renfermait du papier, des plumes et de l’encre. Shoking le passa à M. Patterson à travers les barreaux.
M. Patterson le prit et le posa sur la table tout ouvert. Puis, poussant un profond soupir, il regarda l’homme gris.
– Je suis en votre pouvoir, dit-il, et je vois bien qu’il ne me reste qu’à obéir.
Il prit donc la plume et attendit.
– Monsieur, lui dit l’homme gris, croyez bien que je ne veux pas me mêler, en votre absence, des questions purement religieuses. Je ne me servirai de votre pouvoir que pour mes propres affaires et celles des personnes auxquelles je m’intéresse.
M. Patterson ne répondit pas.
Il avait la plume à la main et attendait…
Alors l’homme gris reprit :
– Je suis quelque peu au courant de vos habitudes, monsieur. Vous vous absentez souvent de Londres, sans jamais prévenir personne, pas même M. Ascott.
Celui-ci sait alors ce qu’il a à faire, et il attend un mot de vous, si votre absence se prolonge.
– Tout cela est parfaitement vrai, murmura M. Patterson.
– Écrivez donc ce que je vais vous dicter.
– Faites.
L’homme gris dicta :
« Mon cher Ascott.
« Je vous écris de Glascow en Écosse. »
Le révérend eut un geste d’étonnement.
– Dame ! dit l’homme gris en souriant, vous pensez bien que je ne vais pas faire savoir à M. Ascott l’endroit réel où vous êtes.
Le révérend écrivit, et l’homme gris continua à dicter.
« J’ai quitté Londres précipitamment, sans même avoir le temps de vous avertir.
« Qu’il vous suffise de savoir que mon voyage sera heureux pour notre œuvre.
« Je vais m’embarquer demain pour les îles Servi.
« Je suis à la recherche d’un trésor.
« Quand reviendrai-je ? je l’ignore.
« Peut-être mon absence sera-t-elle de courte durée, peut-être se prolongera-t-elle plusieurs semaines.
« Cette lettre vous sera remise par M. Bury.
« M. Bury est mon lieutenant en Écosse, comme vous l’êtes à Londres.
« Il est au courant de l’affaire qui m’occupe et vous l’expliquera dans tous ses détails.
« Obéissez-lui comme à moi-même. »
Le révérend écrivait docilement sous la dictée de l’homme gris.
– Est-ce tout ? fit-il.
– C’est tout, il ne vous reste qu’à signer.
– Pardon, dit le révérend, mais comment savez-vous que M. Ascott et M. Bury ne se connaissent pas ?
– Je sais cela comme je sais tant d’autres choses, dit l’homme gris.
M. Patterson poussa un nouveau soupir et signa.
– Passez-moi donc votre lettre, fit l’homme gris.
Et il la prit à travers les barreaux, tandis que Shoking apportait sa lanterne. Un sourire lui vint aux lèvres :
– Mon cher monsieur Patterson, dit-il, vous êtes si troublé que vous avez oublié quelque chose.
– Quoi donc ?
– Les deux croix en sautoir que vous avez coutume de mettre dans votre parafe.
M. Patterson tressaillit.
– Sans cette marque, votre lettre sera considérée comme non avenue, poursuivit l’homme gris.
– Mais…
– Il y a mieux, M. Ascott devinera qu’il vous est arrivé malheur et que je ne suis pas M. Bury.
Et l’homme gris passa la lettre au révérend en disant :
– Veuillez donc ajouter cette petite formalité.
– Jamais ! dit M. Patterson.
– Je m’y attendais, dit l’homme gris. Allons, Shoking, mon ami, M. Patterson préfère devenir aveugle. Éteins ta lanterne et mettons nos lunettes. On va faire jouer le réflecteur.
M. Patterson jeta un cri.
– Arrêtez ! dit-il.
– Ah ! la peur vous prend ?
– J’ajouterai le parafe, je ferai ce que vous voudrez, mais…
– Mais quoi ?
– Faites-moi une promesse.
– Voyons ?
– Promettez-moi qu’il n’arrivera pas malheur à M. Ascott.
– Je vous le promets.
– Et que vous me tirerez d’ici le plus tôt possible ?
– Je vous le promets encore.
Alors M. Patterson ramassa la lettre qui était tombée à terre et ajouta le parafe et les deux croix à sa signature.
– À présent, mettez l’adresse, dit l’homme gris.
M. Patterson obéit encore.
Puis il rendit la lettre, que l’homme gris mit tranquillement dans sa poche.
– Au revoir, mon révérend, dit-il.
Et il s’éloigna.
M. Patterson avait mis son front dans ses mains et paraissait plongé dans une douloureuse méditation.
– Ah ! mon révérend, lui dit Shoking, vous avez donc cru comme ça que-vous enfonceriez le maître ?
Le révérend ne répondit pas.
– Vous êtes malin, dit encore Shoking, mais pas assez pour nous. Bonsoir, je vous laisse ma lanterne.
Et Shoking posa sa lanterne à terre et s’en alla.
M. Patterson le suivit des yeux.
Puis il haussa imperceptiblement les épaules.
– Imbéciles ! murmura-t-il, j’ai signé et parafé ma lettre, mais j’ai barré les deux t de mon nom d’une certaine manière dont Ascott ne sera pas dupe.
Allons ! tout espoir n’est point perdu.
Et M. Patterson parut se résigner momentanément à son triste sort.
Maintenant, retournons à Londres.
Il était six heures du matin et la capitale du Royaume-Uni avait endossé son plus épais brouillard.
On n’y voyait pas à dix mètres de distance.
Les magasins en ouvrant leurs portes avaient allumé leurs becs de gaz ; les voitures circulaient difficilement et les piétons se heurtaient à chaque pas les uns aux autres, sur les larges trottoirs d’Oxford-street.
Deux gentlemen qui marchaient fort vite tous les deux et en sens inverse donnèrent tout à coup tête baissée l’un dans l’autre.
– Maladroit ! dit l’un.
– Excusez-moi ! répondit l’autre.
Puis ils poussèrent tous deux une exclamation identique suivie d’un nom différent.
– Sir Edmund ! dit l’un.
– Sir Charles Ascott, murmura l’autre.
Et ils se prirent par le bras.
– Où allez-vous ? dit le premier.
– Au bureau du révérend.
– J’en viens.
– L’avez-vous vu ?
– Non. Il n’est pas de retour.
– Voilà qui est : bizarre, murmura sir Charles Ascott.
– Je faisais la même réflexion que vous, répondit sir Edmund.
– Sir Edmund, reprit M. Ascott, je n’aime pas beaucoup causer en plein air.
– Ni moi, mon cher.
– Allons au bureau, nous échangerons quelques réflexions.
– J’allais vous le proposer, répondit sir Edmund.
Ce dernier rebroussa chemin et, sir Charles Ascott le prenant par le bras, ils hâtèrent le pas.
Quelques minutes après, ils entraient tous les deux dans le petit rez-de-chaussée d’Oxford où le révérend Patterson avait établi son bureau de mystérieuses correspondances.
Il y avait toujours là une manière de commis ou de secrétaire qui écrivait à sept heures du matin et ne s’en allait qu’à sept heures du soir.
C’était un petit homme déjà vieux, au teint blafard, aux habits usés, portant des lunettes bleues sur un nez pointu, et laissant entrevoir de longues dents jaunes à travers des lèvres minces et comme fendues avec un couteau. Cet homme, qu’on appelait Bob, jouissait du reste de la confiance du révérend Patterson, de M. Ascott, de sir Edmund et de tous les gros bonnets de la Société évangélique.
M. Ascott et sir Edmund entrèrent.
Le petit homme releva ses lunettes sur son nez.
– Oh ! dit-il, c’est vous, monsieur Ascott ?
– C’est moi, Bob.
M. Ascott était un gentleman fort distingué, encore jeune, au visage plein, encadré de beaux favoris châtains ; il avait une belle prestance et un certain air de bonhomie que corrigeait cependant un petit œil vif et malicieux.
– Sir Edmund, que je vois revenir avec vous, dit Bob, a dû vous dire que je n’avais encore aucune nouvelle de M. Patterson.
– En effet, Bob.
Et M. Ascott s’assit auprès du poêle.
– Depuis combien de jours est-il parti ?
– Il y en aura huit demain, monsieur, répondit Bob, qui laissa retomber ses lunettes sur le bout de son nez.
– C’est bien long, murmura sir Edmund.
– M. Patterson a fait des absences autrement longues, dit tranquillement Bob.
– Oui, reprit M. Ascott, mais il avait coutume de m’écrire avant de partir.
– Pas toujours, monsieur, dit encore Bob.
– Cela est vrai, dit M. Ascott, une ou deux fois M. Patterson est parti sans m’avertir, mais il m’a écrit le lendemain.
– Et il ne vous a pas écrit cette fois ?
– Non.
– Enfin, dit sir Edmund, s’adressant à Bob, quand il est parti, que vous a-t-il dit ?
– Qu’il allait en Irlande.
– Ah ! et il n’a pas annoncé son prochain retour ?
– Non.
M. Ascott fronçait le sourcil. Bob taillait sa plume pour se donner une contenance ; quant à sir Edmund il paraissait non moins préoccupé.
Il y eut un moment de silence parmi les trois hommes.
Enfin M. Ascott murmura :
– Ne vous semble-t-il pas que tous cela est fort extraordinaire ?
– Très extraordinaire, en effet, dit sir Edmund.
– Plus qu’extraordinaire, fit Bob à son tour.
– J’ai le pressentiment de quelque malheur, poursuivit M. Ascott.
– Moi aussi, dit sir Edmund.
Bob secoua la tête.
– Je ne suis pas de votre avis, dit-il.
– Vraiment ? fit M. Ascott.
– Non, monsieur.
– Expliquez donc votre pensée, Bob.
– Volontiers, répondit le commis qui posa sa plume derrière l’oreille.
M. Ascott et sir Edmund se regardèrent.
– Je vais vous dire mon opinion, reprit Bob : M. Patterson est à la chasse.
– Vous moquez-vous de nous, Bob ?
– Pas le moins du monde, monsieur.
– Alors, expliquez-vous.
– M. Patterson chasse l’homme.
– Que voulez-vous dire ?
– Il est à la poursuite d’un homme, répéta Bob.
– Et cet homme, comment l’appelez-vous ?
– Je ne sais pas son nom, ni le lord chief-justice non plus, et M. Patterson pas davantage.
– Vous voulez parler de l’homme gris ?
– Justement.
M. Ascott et sir Edmund se regardèrent.
– En effet, dit le premier, pour que M. Patterson soit parti si précipitamment, il a fallu un motif bien impérieux…
– Vous savez, observa Bob, que l’homme gris qu’on croyait tenir, est parvenu à s’échapper.
– Oui, je sais cela.
– Et si M. Patterson, qui a comme nous le plus grand intérêt à livrer cet homme à Calcraft est parti, c’est qu’il est sur ses traces. Par conséquent…
Bob s’arrêta.
– Eh bien ? dit sir Edmund.
– Par conséquent, reprit Bob, il n’y a pas à s’inquiéter.
– Je ne suis pas de votre avis, moi, répondit M. Ascott.
– Pourquoi donc ?
– Et il serait arrivé malheur à M. Patterson que cela ne m’étonnerait pas, surtout si, comme vous le dites, Bob, M. Patterson court après l’homme gris.
Ce nom, avait paraît-il, le privilège de jeter l’épouvante dans l’âme des membres de la Société évangélique, car M. Ascott, sir Edmund et Bob se regardaient en frissonnant.
En ce moment le timbre de la porte retentit, annonçant un visiteur.
Bob se leva vivement pour aller ouvrir.
– Qui sait, dit-il, c’est peut-être M. Patterson !
Bob alla donc ouvrir. Un homme qu’il n’avait jamais vu entra en saluant et dit :
– Seriez-vous, par hasard, monsieur Ascott ?
– Non, répondit Bob, ce n’est pas moi. Le voilà.
Et il montra le gentleman.
Le nouveau venu salua de nouveau.
Puis il porta à son front l’index de la main droite et fit un signe de croix mystérieux.
M. Ascott tressaillit, et répondit par le même.
Le visiteur et le visité appartenaient tous les deux à la Société évangélique.
M. Ascott salua donc après avoir fait le signe de croix ; puis il attendit.
L’inconnu rendit le salut et répéta le même signe non plus sur le front, mais sur l’épaule gauche.
– Oh ! oh ! fit M. Ascott qui s’inclina très bas, vous êtes donc mon supérieur ?
– Comme vous voyez, répondit l’inconnu.
– D’où venez-vous ?
– D’Écosse.
– Pour voir M. Patterson ?
– Non, c’est lui qui m’envoie.
Sir Edmund, Bob et M. Ascott poussèrent en même temps un cri de joie. Alors l’inconnu ajouta :
– Je me nomme Bury, et voici ce que je vous apporte.
Il tira une lettre de sa poche et la tendit à M. Ascott.
C’était la lettre du révérend Patterson.
M. Ascott en prit connaissance, arriva à la signature et se convainquit que non seulement c’était bien l’écriture de M. Patterson, mais que, encore, la signature était irréprochable.
Il avait lu rapidement le corps de la lettre et n’avait examiné attentivement que la signature.
Alors il se tourna, vers M. Bury, l’Écossais, et lui dit :
– Je suis à vos ordres, monsieur.
– Monsieur, répondit l’Écossais, je n’ai aucun ordre à vous donner aujourd’hui. J’arrive et j’ai besoin de prendre l’air de Londres, tout d’abord ; mais, demain, vous vous tiendrez à ma disposition.
– Sans aucun doute, monsieur, répondit sir Charles Ascott.
– Je suis logé à Santon hôtel, Santon street, dans Haymarkett, poursuivit l’Écossais, et je vous y attendrai demain à neuf heures.
– J’y serai, monsieur.
M. Bury se leva, salua froidement et fit un pas vers la porte. Puis il parut se raviser.
– Oh ! pardon, dit-il en revenant sur ses pas, j’oubliais une chose essentielle.
M. Ascott attendit.
– Vous pensez bien, reprit M. Bury, que, pour que M. Patterson, notre bien-aimé chef, m’ait investi de ses pleins pouvoirs, il faut qu’il s’agisse d’une chose excessivement grave.
– Cela est vraisemblable, dit M. Ascott.
– Je vais m’occuper ici d’un vaste intérêt, poursuivit l’Écossais, et il me faut beaucoup d’argent.
M. Ascott répondit :
– Fixez le chiffre que vous désirez ; je vous porterai demain un chèque sur la banque.
– Trente mille livres pour commencer.
– Peste ! murmura Bob, est-ce que la Société veut acheter un royaume sur le continent ?
– Peut-être bien, dit M. Bury en souriant.
Et il s’en alla.
Quand il fut parti, sir Edmund regarda M. Ascott qui avait toujours entre les mains la lettre du révérend ?
– Eh bien ! dit-il, nous voilà rassurés sur M. Patterson.
– Oui, dit M. Ascott, mais je ne suis pas content, moi.
– Pourquoi donc ?
– Parce que je n’aurais jamais cru que le révérend me ferait l’injure de placer quelqu’un au-dessus de moi.
– Ce qui n’empêche pas, dit sir Edmund, qu’il faut obéir.
– Hélas ! dit M. Ascott en soupirant.
Bob se caressait la joue avec les barbes de sa plume.
– Trente mille livres sterling ! murmurait-il, voilà une jolie somme, et ce n’est que pour commencer, paraît-il.
– La caisse de la Société est assez riche pour supporter de pareilles saignées, dit M. Ascott.
– À la condition, toutefois, grommela Bob, qu’on ne les renouvellera pas trop souvent.
M. Ascott eut un geste qui voulait dire :
– Voilà qui m’est tout à fait indifférent.
Et sir Edmond ajouta :
– M. Patterson est notre chef suprême. Nous lui devons une obéissance passive, et quand il commande il faut nous exécuter.
– Et puis, ajouta M. Ascott, croyez bien que le révérend a toujours posé une livre comme une bank-note ; et s’il sème beaucoup, c’est pour récolter dix fois plus. N’est-ce pas, Bob ?
Bob faisait toujours la grimace.
– Ce M. Bury ne me revient qu’à moitié, murmura-t-il.
– Il ne me revient même pas du tout, Bob, mon ami, dit M. Ascott.
– C’est pourtant, observa sir Edmund, un parfait gentleman.
– Pardon, monsieur, dit Bob, je ne suis qu’un pauvre plumitif, et Dieu me garde de vouloir m’ingérer plus que je ne dois dans les affaires de votre Société… mais…
Bob s’arrêta indécis.
– Mais quoi ? dit M. Ascott.
– Serait-ce une indiscrétion de vous demander à voir la lettre du révérend ?
– Assurément non, répondit M. Ascott.
Et il tendit la lettre à Bob. Bob la lut, examina chaque mot, et, tout à coup, poussa un cri.
– J’en étais sûr ! dit-il.
– Hein ? fit M. Ascott.
– Monsieur, répliqua Rob, M. Patterson n’a pas écrit cette lettre de son plein gré.
– Oh ! par exemple ! voyez donc la signature et le parafe, Bob.
– Le parafe est irréprochable, monsieur.
– Et les deux croix en sautoir ?
– Pareillement, monsieur.
– Alors qui vous fait supposer… ?
– Monsieur, dit Bob, il y a deux t à Patterson.
– Sans doute.
– Eh bien ! il n’y en a qu’un de barré.
– Est-ce possible ? s’écria M. Ascott.
– Voyez plutôt.
Et Bob lui remit la lettre. M. Ascott pâlit.
– Cela est vrai, murmura-t-il.
Bob secoua la tête et ajouta :
– Il y a de l’homme gris là-dessous.
Et Bob, M. Ascott et sir Edmund se regardèrent en frissonnant.
M. Ascott était un homme de sang-froid.
– Donnez-moi donc la lettre, Bob, dit-il.
Il se mit à relire le billet écrit par M. Patterson.
– J’ai voulu me rendre compte d’une chose, dit-il, du plus ou moins de fermeté de l’écriture.
Or, elle est un peu tremblée.
– Preuve, dit sir Edmund, que M. Patterson a écrit sous le coup d’une vive émotion.
– Très vive certainement, car M. Patterson est un homme qui ne s’effraye pas facilement.
– Pourvu qu’on ne l’ait pas tué ! dit Bob, qui frissonnait de plus en plus.
– Mes bons amis, dit alors M. Ascott, il ne s’agit pas, en ce moment de perdre la tête. Il faut, au contraire, raisonner et prendre une résolution.
– Laquelle ? fit sir Edmund.
– Vous n’avez plus aucun doute, n’est-ce pas, sur la situation de M. Patterson ?
– Oui.
– Il est certain, dit Bob, qu’il est aux mains de l’homme gris.
– Ou d’un parti de fénians quelconque, fit sir Edmund.
– Mais alors, dit M. Ascott, l’homme qui sort d’ici n’est pas M. Bury ?
– Assurément, non.
– C’est ce qu’il faut savoir.
– Comment ?
– Par le télégraphe. Je vais adresser une dépêche à M. Bury, à Glascow. Si M. Bury ne répond pas, c’est qu’il est à Londres.
– Je ne suis pas de votre avis, observa respectueusement sir Edmund.
– Pourquoi cela ?
– Vous allez voir. De deux choses l’une, – ou l’homme qui sort d’ici est bien M. Bury, ou c’est un imposteur qui a pris son nom, de concert avec ceux qui ont dicté cette lettre.
– Bien.
– Dans le premier cas, M. Bury nous aurait trahis.
– Cela est certain.
– Dans le second, il faut éviter de donner l’éveil à nos ennemis, si nous voulons leur arracher M. Patterson.
– Cependant, il faut savoir à quoi s’en tenir.
– Sans doute.
– Comment, alors ?
– Je vais partir ce soir. Demain, à midi, je serai à Glascow, et à quatre heures au plus tard, vous aurez une dépêche chiffrée de moi.
– Il sera trop tard, dit Bob.
– Pourquoi donc ?
– Parce que vous avez, monsieur Ascott, pris rendez-vous pour demain matin avec le prétendu M. Bury.
– Bon !
– Et que vous lui avez promis un chèque de trente mille livres.
– Cela ne fait absolument rien, dit sir Edmund.
Bob fit un soubresaut sur sa chaise.
– Comment s’écria-t-il, vous donneriez une pareille somme à un homme qui, – maintenant nous en sommes sûrs, – est un agent de l’homme gris ?
Sir Edmund se prit à sourire.
– Vous oubliez une chose, Bob.
– Laquelle ? monsieur.
– Vous oubliez que lorsqu’un chèque est de cette importance, la Banque paye à un jour de vue.
– Ah ! c’est juste, dit Bob en respirant.
– Eh bien ! M. Ascott donne le chèque.
– Fort bien !
– La Banque à qui on le présente remet au lendemain pour payer. Mais, dans l’intervalle, j’ai eu le temps d’expédier une dépêche à M. Ascott, et M. Ascott va former opposition au paiement du chèque.
Bob respirait bruyamment.
M. Ascott, calme et froid, trahissait à peine sa préoccupation par un léger froncement de sourcils.
– Vous avez raison, sir Edmund, dit-il. Il faut partir ce soir même et ne pas perdre une minute. Tant que vous n’aurez pas vu le vénérable M. Bury il nous sera impossible d’agir.
– Ah ! monsieur, dit Bob, qui, après avoir eu un moment de joie en songeant qu’on sauverait l’argent, retombait dans son anxiété à propos de M. Patterson, nous allons peut-être nous donner un mal inutile.
– Que voulez-vous dire, Bob !
– M. Patterson est peut-être déjà mort !
– Non, dit M. Ascott.
– Qu’en savez-vous ?
– Mathématiquement cela est impossible.
– Comment cela ?
– Suivez-moi bien, Bob, et vous aussi, sir Edmund, et vous allez comprendre.
Tous deux regardèrent M. Ascott avec avidité.
M. Ascott reprit :
– Ce n’est pas d’hier que nous sommes en lutte avec le personnage mystérieux qu’on appelle l’homme gris.
– Certes, non, dit Bob, et nous nous sommes même joliment échauffé la bile pour le faire mettre à Newgate.
– Or, nous avons un dossier assez complet sur lui.
– Cela est vrai, monsieur.
– Et-ce dossier, qui nous révèle une foule de choses, sauf son nom véritable, nous apprend que l’homme gris a horreur du sang et qu’il ne le verse qu’à la dernière extrémité. Donc M. Patterson est prisonnier, sans doute, mais il n’est pas mort.
– C’est égal, dit Bob, ceci n’est qu’une supposition. J’aimerais mieux une preuve.
– Je vais vous la fournir, Bob.
– Ah !
– Supposons que M. Patterson ait écrit cette lettre de son plein gré, certainement il nous écrirait encore dans quelques jours pour nous donner de ses nouvelles.
– Naturellement, monsieur.
– Et si nous devons obéir à M. Bury, c’est à la condition que, de temps en temps, une lettre nous parviendra, pour nous expliquer son absence prolongée.
– Eh ! dit Bob, ceci est assez logique, monsieur.
– Donc, M. Patterson est prisonnier, mais il est vivant et il s’agit de le retrouver.
– Et nous le retrouverons, dit Bob.
Sir Edmund se leva.
– Vous comprenez que si je pars ce soir, dit-il, il faut que je m’occupe de certains préparatifs.
– Naturellement, dit M. Ascott, allez, sir Edmund, et ne regardez pas au prix de la dépêche.
– Elle aura la longueur d’une lettre et sera détaillée fort clairement, répondit sir Edmund.
Et le gentleman serra la main à M. Ascott et à Bob et sortit, les laissant en tête-à-tête.
Après avoir donné certains ordres à Bob, M. Ascott quitta à son tour le bureau d’Oxford-street.
M. Ascott était quelque peu soucieux ; mais c’était un homme d’une rare énergie, et il ne s’effrayait jamais par avance des difficultés les plus insurmontables.
– Il n’y a qu’un homme, se disait-il, qui ait pu toucher à M. Patterson, et c’est l’homme gris ; mais je me sens de force à lutter avec lui, nous verrons bien.
M. Ascott demeurait dans Piccadilly.
Il habitait, à lui seul, une petite maison à laquelle était attenant un bout de jardin.
Il était garçon, vivait au dehors et ne rentrait jamais que pour se coucher.
Un groom était son unique domestique.
M. Ascott rentra donc chez lui et fit sa toilette pour aller dîner en ville. Et, tout en s’habillant, il se livra à une méditation profonde.
– L’objet de la lutte entre M. Patterson et l’homme gris, se disait-il, n’est plus comme autrefois le neveu de lord Palmure, l’enfant de Jenny l’irlandaise.
Non, l’homme gris a pris une autre cause en main.
Il veut restituer au fou Waller Bruce la fortune et le titre de lord William Pembleton.
Or donc, pour avoir une trace quelconque, un point de départ qui me permette d’agir, il faut que je cause avec sir Archibald, le père de lady Pembleton.
Car, tandis que M. Patterson disparaissait, sir Archibald a dû être le but de quelque tentative.
M. Ascott, on le voit, devinait une partie du jeu de son adversaire.
Il était d’un club, dans Pall-Mall, où il dînait presque tous les jours. Or, ce club était précisément celui que fréquentait sir Archibald.
M. Ascott s’en alla donc dans Pall-Mall.
Quand il y arriva, on allait se mettre à table, et M. Ascott entendit un nom qui lui fit dresser l’oreille.
Deux membres du cercle causaient à mi-voix, et l’un d’eux prononçait le nom de sir Archibald.
M. Ascott écouta.
– Mais sir Archibald est un vieillard, disait l’un.
– À peu près, répondit l’autre.
– Il a au moins soixante ans…
– N’en eût-il que cinquante, sa conduite n’en serait pas moins une folie.
« De quoi s’agit-il donc ? » pensa M. Ascott, de plus en plus attentif.
– Oui, mon ami, reprit l’un des deux interlocuteurs, il faut que ce pauvre Archibald soit fou.
– Dame ! si cette femme l’a ensorcelé ; est-elle belle au moins ?
– Splendide.
– Et ils sont partis ?
– Pour la France. À l’heure qu’il est ils sont en mer.
M. Ascott s’approcha, il salua les deux gentlemen et leur dit :
– Vous m’excuserez, n’est-ce pas ? mais sir Archibald est un de mes bons amis.
– Eh bien ! vous savez ce qui lui est arrivé ?
– Sans doute, il est parti.
– Oui.
– Avec une femme.
– Une aventurière, une Française… ou une Russe, on ne sait pas au juste.
M. Ascott n’eut pas besoin d’en savoir davantage.
Il était fixé.
La Société évangélique, dont il connaissait tous les secrets, avait fait faire un vrai travail sur l’homme gris. Son évasion, d’abord incompréhensible, avait fini par être expliquée, et si on n’avait pu le reprendre, du moins on savait quelles personnes avaient favorisé sa fuite.
Et parmi ces personnes, il y avait une femme très belle, Française selon les uns, Russe selon les autres.
M. Ascott n’eut pas un seul instant de doute et d’hésitation.
La femme qui emmenait sir Archibald en France était bien celle qui avait aidé l’évasion de l’homme gris.
La conclusion était donc toute naturelle :
Tandis qu’il s’emparait de M. Patterson, l’homme gris se débarrassait de sir Archibald. M. Ascott rentra chez lui, tout pensif, vers onze heures du soir. Il y trouva un billet qui venait d’arriver.
Ce billet était signé : BURY.
Le représentant écossais de la Société évangélique écrivait :
« Une affaire imprévue m’empêchera de vous attendre demain matin à Santon hôtel.
« Mais vous m’y trouverez sûrement à huit heures du soir. Venez, j’ai besoin de vous. »
Une joie visible se peignit sur le visage de M. Ascott, qui fit ce calcul :
– Sir Edmond, à cette heure, roule vers l’Écosse.
Demain, à midi, il sera à Glasgow.
En admettant qu’il ne m’adresse un télégramme qu’à cinq heures, j’ai le temps de le recevoir avant huit.
Et M. Ascott se mit au lit, souffla sa bougie et, au lieu de s’endormir, se mit à rêver dans l’obscurité au moyen de battre un adversaire aussi redoutable que l’homme gris.
* *
*
Le lendemain, M. Ascott se rendit dans Oxford street.
Bob fronça le sourcil en le voyant entrer.
– Vous venez prendre le chèque ? dit-il.
– Oui, dit M. Ascott.
– Trente mille livres ! murmurait Bob en soupirant et prenant dans la caisse le livre de chèques, sept cent cinquante mille francs d’argent de France… S’ils allaient nous voler cela, ces gredins de fénians !…
– Ils nous le voleront peut-être, dit froidement M. Ascott.
Bob fut si vivement ému que ses lunettes, qu’il avait relevées sur son front, retombèrent brusquement sur son nez.
– Mais, monsieur…
– Mon cher Bob, dit froidement M. Ascott, l’argent de la Société est-il donc à vous ?
– Ma foi ! monsieur, à vous parler franc, je vous dirai que, quand je paye, ça me fait cet effet-là.
– Il faut vous corriger, Bob.
Et M. Ascott prit le chèque et retourna chez lui.
À six heures moins un quart, le télégramme attendu arriva. C’était une page de chiffres.
L’employé du télégraphe ne put, en faisant signer son reçu, retenir cette exclamation :
– Une dépêche de cinq livres, peste !
M. Ascott, l’employé parti, s’assit devant une table, prit la plume et se mit à traduire la dépêche chiffrée de sir Edmund, qui écrivait non pas de Glascow, mais d’Édimbourg.
La dépêche de sir Edmund était ainsi conçue :
« Mon cher monsieur Ascott.
« Je suis arrivé ce matin à Glasgow.
« Là, à mon grand étonnement, j’ai appris que M. Bury résidait depuis un mois à Édimbourg.
« Je suis donc reparti pour Édimbourg, et voici le résultat de mes investigations.
« M. Bury est parti, il y a huit jours, sur un télégramme de M. Patterson.
« Mistress Bury m’a montré non seulement le télégramme, mais encore une lettre du révérend, arrivée quatre heures plus tôt.
« La lettre disait :
« Mon cher Bury.
« Préparez-vous à faire un voyage peut-être un peu long ; mais il le faut, et le bien de notre Société l’exige. Dans quelques jours, quelques heures peut-être, vous recevrez de moi un télégramme.
« Ce sera l’ordre du départ.
« À vous,
« PATTERSON. »
« Or, mon cher monsieur Ascott, cette lettre mystérieuse est bien de M. Patterson.
« Il a barré les deux t, et son parafe est sérieux.
« Mistress Bury m’a montré la dépêche. Elle disait :
« Prenez le railway de Londres. Vous trouverez une personne à la gare qui vous donnera vos instructions. »
« Enfin, mon ami, mistress Bury, fort étonnée de toutes mes questions, m’a conduit dans la chambre à coucher de son mari où j’ai pu voir son portrait.
« Je suis demeuré confondu.
« L’homme que nous avons vu hier est bien M. Bury.
« Cela ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute ; cependant, comme deux opinions valent mieux qu’une, j’ai prié mistress Bury de me confier une photographie de son mari. Je vous l’adresse par la poste et vous la recevrez demain.
« Laissez-moi, maintenant, vous dire ce que je pense.
« Nous nous sommes monté la tête tous les trois, hier, Bob, vous et moi.
« Nous avons pris pour une intention ce qui n’était certainement qu’un oubli.
« M. Patterson a écrit précipitamment.
« Vous en avez conclu que son écriture était tremblée.
« Or, vous savez aussi bien que moi que le révérend est un homme mystérieux et qui daigne rarement nous consulter.
« Quelle est la mission donnée à M. Bury ?
« Je l’ignore.
« Mais je suis bien certain d’une chose, c’est que c’est à M. Bury, que nous avons bien réellement affaire, vous et moi. Néanmoins, je vais rester ici et attendre vos ordres ; je ne repartirai pour Londres, qu’après avoir reçu un mot de vous, lettre ou télégramme.
« Votre dévoué,
« EDMUND B… ».
Cette longue missive avait quelque peu bouleversé M. Charles Ascott, et, s’il ne se rangea pas complètement à l’opinion de M. Edmund, du moins suspendit-il son jugement à l’endroit de ce M. Bury, vrai ou faux, jusqu’à ce qu’il eût reçu la photographie annoncée.
L’heure de le revoir, du reste, approchait.
M. Ascott alla dîner, puis, à huit heures précises, il se présenta à Santon hôtel.
M. Bury l’attendait non point dans sa chambre, mais dans la salle à manger.
Il était à table et dînait tranquillement en compagnie d’un vieux gentleman aux cheveux blancs et à la carrure herculéenne.
– Mon cher monsieur Ascott, lui dit M. Bury, aimez-vous les voyages ?
M. Ascott tressaillit. Puis il répondit :
– J’ai toujours obéi à mes supérieurs.
– Je vous dis cela parce que nous partons demain.
– Vous et moi ?
– Oui, par l’express-train de onze heures.
– Et où allons-nous ?
– En Écosse, au château de Lady Pembleton.
M. Ascott s’inclina.
– Avez-vous le chèque ?
M. Ascott ne sourcilla pas. Il ouvrit son portefeuille et dit :
– Le voici.
Mais M. Bury ajouta négligemment :
– Gardez-le, vous le toucherez vous-même demain matin, et vous arriverez à la gare avec l’argent.
L’inquiétude de M. Ascott, inquiétude tout intérieure et que rien dans sa physionomie n’avait manifesté, se dissipa. Il avait l’argent ; il le conservait.
M. Bury n’échangea donc avec lui que quelques mots, en lui offrant un verre de vin de Porto et un cigare.
Puis il le congédia en lui disant :
– À demain, nous nous trouverons à la gare. N’oubliez pas de toucher le chèque.
– Je commence à me ranger tout à fait à l’opinion de sir Edmund, pensa-t-il en s’en allant ; c’est au vrai M. Bury que j’ai affaire.
Le Lendemain matin, à neuf heures, M. Ascott reçut par la poste la photographie que mistress Bury avait confiée à sir Edmund.
C’était le portrait, frappant de ressemblance, du gentleman qui logeait à Santon hôtel.
M. Ascott, tout joyeux, courut au bureau qui se trouvait dans Oxford street. Bob s’y trouvait déjà.
M. Ascott lui montra la dépêche reçue la veille, la photographie arrivée le matin, et enfin sa conversation avec M. Bury.
– Ce qui fait, dit Bob froidement, que vous avez toujours le chèque ?
– Toujours.
– Eh bien ! gardez-le…
M. Ascott regarda Bob.
Bob était calme, presque impassible.
– Je ne sors pas de mon idée, dit-il.
– Et… cette idée ?…
– C’est que nous sommes joués par l’homme gris et que M. Patterson est entre ses mains, répondit le plumitif avec l’accent d’une conviction profonde.
FIN[1]
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Septembre 2011
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[1] Cette saga, qui aurait pu ne jamais finir, s’arrête brusquement, le 18 juillet 1870, en pleine action, alors que tout laissait présager une suite. En effet, nous sommes en pleine guerre, et la France est dans une situation critique. Ponson du Terrail s’enfuit vers Orléans où, avec quelques amis, il décide de faire la guérilla aux envahisseurs. Recherché par les Allemands qui brûlent sa maison, il fuit vers Bordeaux où, à l’âge de 42 ans, il meurt de mort naturelle, le 10 janvier 1871