Maurice Renard
LE MAÎTRE DE LA LUMIÈRE
(1933)
Table des matières
I L’AVENTURE TENDRE ET ROMANESQUE
VII LA « PIERRE-QUI-SE-SOUVIENT »
XII SURPRISES DANS LE PRÉSENT ET DANS LE PASSÉ
XIV LE GRAND JOUR DU PRODIGIEUX SPECTACLE
XVI L’APPROCHE D’UN DÉNOUEMENT FUNESTE
XVIII LA REVUE DU 14 JUILLET 1930
À propos de cette édition électronique
Cette histoire extraordinaire commence très ordinairement.
À la fin du mois de septembre 1929, le jeune historien Charles Christiani résolut d’aller passer quelques jours à La Rochelle. Spécialisé dans l’étude de la Restauration et du règne de Louis-Philippe, il avait déjà publié, à cette époque, un petit livre très remarqué sur Les Quatre Sergents de La Rochelle ; il en préparait un autre sur le même sujet et estimait nécessaire de retourner sur place, pour y consulter certains documents.
Il nous a paru sans intérêt de rechercher pourquoi la famille Christiani était déjà rentrée à Paris, rue de Tournon, à une époque de l’année où les heureux de ce monde sont encore aux bains de mer, en voyage, à la campagne. L’automne se montrait morose, et ce fut, croyons-nous, la seule raison de ce retour un peu prématuré. Car Mme Christiani, sa fille et son fils ne manquaient pas des moyens de mener l’existence la plus large, et disposaient des gîtes champêtres où l’on goûte un repos plus ou moins mouvementé. Deux belles propriétés familiales, en effet, s’offraient à leur choix : le vieux château de Silaz en Savoie, qu’ils délaissaient complètement, et une agréable maison de campagne située près de Meaux ; c’est là qu’ils avaient passé tout l’été.
Au moment où nous sommes, le noble et spacieux appartement de la rue de Tournon abritait, en les Christiani, trois êtres parfaitement unis : Mme Louise Christiani, née Bernardi, cinquante ans, veuve d’Adrien Christiani, mort pour la France en 1915 ; son fils Charles, vingt-six ans ; Colomba, sa fille, moins de vingt ans, charmante, à qui nous devons l’adjonction d’un quatrième personnage : Bertrand Valois, le benjamin de nos auteurs dramatiques, le plus heureux fiancé sur le globe terrestre.
Il faut noter que Mme Christiani tenta – sans insister, du reste – de décider son fils à retarder son départ pour La Rochelle. Elle avait reçu, le matin même, une lettre qui lui semblait motiver un séjour de Charles en Savoie, à ce château de Silaz où l’on n’allait jamais que pour régler des questions de fermages ou de réparations. Cette lettre émanait d’un antique et dévoué régisseur, le bonhomme Claude (prononcez « Glaude » si vous voulez respecter l’usage local). Il y parlait de diverses affaires relatives à la gestion du domaine, disant que la présence de M. Charles serait bien utile à ce sujet, et que, au surplus, il souhaitait cette présence pour une autre raison qu’il ne voulait pas exposer, parce que « Madame se moquerait de lui, et pourtant, il se passait à Silaz des choses qui le bouleversaient, lui et la vieille Péronne ; des choses extraordinaires dont il fallait absolument s’occuper ».
– Il a l’air affolé, dit Mme Christiani. Tu ferais peut-être bien, Charles, d’aller d’abord à Silaz.
– Non, maman. Vous connaissez Claude et Péronne. Ce sont de vénérables célibataires, mais des primitifs, des superstitieux. Je vous parie qu’il s’agit encore d’une histoire de revenant, de servant, comme ils disent ! Croyez-moi, cela peut attendre, j’en suis certain. Et comme j’ai prévenu de mon arrivée le bibliothécaire de La Rochelle, je ne vais pas, vous le pensez bien, lui donner contre-avis en l’honneur de ces excellents mais simples vieillards. Quant aux affaires, aux véritables affaires, rien ne presse ; c’est visible.
– À ton aise, mon enfant. Je te laisse libre. Combien de temps resteras-tu à La Rochelle ?
– À La Rochelle même, deux jours exactement. Mais j’ai l’intention de revenir en faisant un petit détour par l’île d’Oléron, que je ne connais pas. J’ai appris tout à l’heure, du concierge, que Luc de Certeuil s’y trouve. Il dispute un tournoi de tennis à Saint-Trojan ; c’est une bonne occasion pour moi…
– Luc de Certeuil…, prononça Mme Christiani sans le moindre enthousiasme et même avec une réprobation assez marquée.
– Oh ! soyez tranquille, maman. Je ne nourris pas pour lui une tendresse excessive. Mais enfin, n’exagérons rien. Il est comme bien d’autres, ni mieux ni plus mal ; je serais content de trouver quelqu’un de connaissance dans cette île inconnue de moi ; et je sais qu’il sera très heureux de ma visite.
– Parbleu ! fit Mme Christiani, pendant qu’une lueur d’irritation brillait dans ses yeux noirs.
Et, d’un geste qui révélait son mécontentement, elle lissa les bandeaux presque bleus qui encadraient son visage bistre de Méditerranéenne. Luc de Certeuil lui était antipathique. Il occupait, dans l’immeuble, un appartement de trois pièces, sur la cour ; Charles, peu mondain, ne l’eût sans doute jamais rencontré sans cette circonstance, que l’autre avait mise à profit pour entrer en relations. C’était un joli homme sans scrupules, un sportif, un danseur. Il plaisait aux femmes, malgré son regard déroutant. Mme Christiani l’avait tenu à l’écart jusqu’aux fiançailles de sa fille Colomba : car elle était méfiante et résolue.
– Enfin, dit-elle, penses-tu pouvoir être à Silaz dans une semaine ?
– Assurément.
– Bien. Je vais l’écrire à Claude.
Ces propos s’échangeaient un lundi.
Le jeudi suivant, à deux heures de l’après-midi, Charles Christiani, accompagné du bibliothécaire qui lui avait grandement facilité ses investigations, débouchait sur le port de La Rochelle et cherchait des yeux le vapeur Boyardville, en partance pour l’île d’Oléron.
Son compagnon, M. Palanque, conservateur de la bibliothèque municipale, le lui désigna ; un steamer de dimensions plus imposantes que Charles ne l’eût imaginé. Le bateau, rangé le long du quai, était animé de cette effervescence humaine qui précède toujours les traversées, si insignifiantes soient-elles. Les mâts de charge, avec un bruit de chaînes déroulées, descendaient des marchandises par les panneaux de cale. Des passagers franchissaient la passerelle.
Depuis de longues années, le Boyardville accomplit quotidiennement le voyage aller et retour de La Rochelle à Boyardville (île d’Oléron), avec escale à l’île d’Aix quand l’état de la mer le permet, c’est-à-dire le plus souvent. L’horaire des départs varie selon les marées. La durée du voyage, dans un sens, est d’environ deux heures ; quelquefois davantage.
M. Palanque accompagna sur le pont le jeune historien, qui déposa sa valise contre la cloison du rouf des premières classes et s’assura d’un de ces fauteuils pliants dit « transatlantiques ».
Le temps, sans être splendide, ne laissait rien à désirer. Bien que le ciel manquât de pureté, le soleil était assez vif pour projeter les ombres et baigner d’une lumière chaude l’incomparable tableau du port de La Rochelle, avec ses vieilles murailles et ses tours historiques.
– À Boyardville, disait M. Palanque, vous trouverez aisément une auto qui vous conduira en moins d’une demi-heure à Saint-Trojan. D’ailleurs, en été, il y a peut-être un car qui fait le service.
– J’aurais pu prévenir de mon arrivée l’ami que je vais retrouver, il ne se déplace jamais qu’en automobile – à des allures, du reste, vertigineuses ! – mais il se serait cru obligé de venir me prendre à Boyardville, et je tiens surtout à ne déranger personne.
M. Palanque, qui regardait Charles Christiani le plus ordinairement du monde, surprit un brusque changement dans la physionomie de son interlocuteur : une très brève secousse, aussitôt réprimée, et, dans les yeux, l’éclair que produit tout à coup l’attention subitement éveillée. Malgré lui, M. Palanque suivit la direction de ces regards, attirés vers quelque particularité imprévue et, sans nul doute, des plus intéressantes. Et il découvrit ainsi l’objet d’une curiosité intense à ce point.
Deux jeunes femmes, discrètement mais parfaitement élégantes, issues de la passerelle, mettaient le pied sur le pont.
Deux jeunes femmes ? Un instant d’examen modifiait le premier jugement. La blonde, oui, celle-là, était une jeune femme. Mais la brune ne pouvait être qu’une jeune fille ; elle en portait les marques exquises dans l’éclat juvénile de sa beauté.
– Voici d’aimables compagnes de voyage ! dit le bon M. Palanque, avec l’air de féliciter l’heureux passager.
– Certes ! murmura Charles. Des Rochelaises ? Les connaissez-vous ?
– Je n’ai pas cet honneur et je le regrette ! C’est la première fois qu’il m’est donné de les apercevoir.
– Elle est ravissante, n’est-ce pas ?
– Laquelle ? demanda M. Palanque, en souriant.
– Oh ! dit Charles, d’un ton de reproche, la brune, voyons !
Un commissionnaire, porteur de légers bagages, suivait les deux voyageuses. Sur leur indication, il déposa son fardeau non loin de la valise de Charles Christiani.
La sirène du Boyardville siffla trois fois, dans un jet de vapeur blanche. On allait larguer les amarres.
– Je vous quitte ! dit précipitamment M. Palanque. Bon séjour à Oléron et bon retour à Paris !
Quelques minutes plus tard, le Boyardville, sortant du port de La Rochelle, laissait derrière lui le célèbre décor de donjons et de lanternes et gouvernait cap au sud.
Les deux femmes s’étaient installées dans leur fauteuil de pont. Charles, pour être tout près d’elles, n’eut qu’à s’asseoir dans celui qu’il avait préparé. Les passagers n’étaient pas très nombreux. Abritées dans une sorte d’encoignure, ces trois « premières classes » se trouvaient relativement isolées.
Charles écouta les propos de ses voisines. Elles parlaient d’ailleurs librement, et point n’était besoin de prêter l’oreille pour entendre ce qu’elles disaient. La jeune femme blonde, d’un blond très pâle, faisait, à elle seule, presque tous les frais de la conversation. Sa voix faible et languissante était infatigable. Charles en jugeait énervantes les molles inflexions. Quant à la jeune fille brune, elle se bornait à répliquer sobrement, lorsque cela était motivé par des : « Tu ne trouves pas ? » « Dis, Rita ? » qui la forçaient à répondre, sous peine d’incivilité. Elle le faisait alors avec calme, d’une voix grave et profonde, musicale.
Donc, elle s’appelait Rita. Et son amie : Geneviève. Rien ne venait apprendre à Charles leurs noms de famille ; mais, à la façon dont elles s’entretenaient de La Rochelle, il lui fut facile de comprendre qu’elles venaient d’y passer quarante-huit heures pour visiter la ville. Puis certaines phrases lui révélèrent qu’après cette excursion instructive on regagnait Oléron où l’on villégiaturait depuis quelque temps déjà. Il fut question de matches de tennis. Le mot « Saint-Trojan » revint plusieurs fois : c’était là qu’on rentrait, là qu’on séjournait. Il fut parlé, du côté blond, de « mon oncle, mes cousins, mon frère » ; du côté brun, de « ma mère, mes parents ». Des noms passèrent, familiers, celui-ci entre autres : Luc de Certeuil.
Singulièrement satisfait, comme toutes les fois qu’un homme constate en sa faveur la connivence du hasard, Charles Christiani pensa se présenter lui-même et tout de suite. Il lui parut décent, toutefois, de patienter encore et d’attendre l’occasion quelconque qui ne manquerait pas de lui en fournir un prétexte à peu près admissible. Ce prétexte, il s’arrangerait, au besoin, pour le faire naître.
Mais le hasard continua de lui être favorable – si étrangement favorable même que le jeune homme en conçut la merveilleuse assurance d’une main providentielle dirigeant les événements au mieux de ses désirs et de son bonheur.
La conversation de Mlle Geneviève X… et de Mlle Rita Z… se ralentissait. Épuisé le premier élan, les devis s’espaçaient, d’autant plus aisément que Rita n’avait jamais rien fait pour les alimenter. Le grand bateau berçait sa masse au gré d’une mer tranquille. Une jolie brise vivifiante courait dans l’espace. La jeune fille s’empara d’un sac, y prit un livre et l’ouvrit en disant :
– Il faut que je finisse.
Or, ce livre n’était autre que le dernier ouvrage de Charles Christiani : Les Quatre Sergents de La Rochelle, ce récit court et substantiel qu’il avait composé sur la demande d’un éditeur et qui constituait, évidemment, un excellent petit bouquin à l’usage des touristes.
Il vit – avec quel ravissement ! – la belle inconnue s’absorber dans la lecture de son œuvre et dévorer les pages qui lui restaient à lire. C’était pour lui une joie profonde et d’une qualité rare. Rita, cette mystérieuse Rita, ignorait qu’il fût là, tout près, et elle lui donnait le régal d’une admiration indéniablement sincère, elle qui l’avait subjugué au premier coup d’œil et qu’il venait de placer soudainement avant toutes les femmes de la terre.
Mais Rita ferma le volume et, le portant machinalement jusqu’à sa joue, se prit à rêver.
– Fini ? questionna Geneviève. Toujours emballée ?
La voix grave précisa :
– C’est vraiment très, très bien.
Là-dessus, Charles se rendit compte que, s’il voulait intervenir, le moment en était arrivé. Déjà la louange que Rita lui avait décernée rendait la situation quelque peu gênante pour lui, pour elle et pour Geneviève qui avait révélé l’« emballement » de la lectrice. Laisser les jeunes femmes s’engager plus avant dans la voie de l’éloge, c’eût été compromettre sottement la suite de l’aventure. Sa délicatesse, au surplus, protestait. Il se leva et, ôtant son chapeau, dit avec une bonne grâce mêlée de confusion :
– Pardonnez-moi, madame, et vous aussi, mademoiselle, mais j’ai surpris bien involontairement des coïncidences qui m’enchantent : c’est que vous allez où je vais moi-même, à Saint-Trojan : que nous avons un ami commun, Luc de Certeuil. Par surcroît, mademoiselle, le livre dont vous venez d’achever la lecture est d’un auteur à qui je suis très attaché.
« Permettez-moi donc de me présenter à vous : Charles Christiani. »
Comme il l’avait prévu et redouté, son intrusion causa un grand trouble. Elles avaient commencé par le regarder avec des yeux étonnés ; puis, à mesure qu’il s’expliquait, leurs joues s’étaient violemment colorées ; et maintenant il pouvait les voir devant lui, rouges comme deux roses rouges et leurs jeunes poitrines se soulevant très fort.
– Monsieur, fit Rita, je suis charmée…
Charles, aussitôt, reprit la parole. Il appréhendait le silence embarrassé qui, sans cela, eût laissé l’une et l’autre sans voix. Aussi bien, il avait son idée – une idée qui lui livrerait à coup sûr le nom de son adorable admiratrice.
– Ce serait pour moi, dit-il, en armant son stylo, un vrai plaisir de vous dédicacer ce petit volume, puisqu’il ne vous a pas déplu. M’en donnez-vous l’autorisation ?
Rita, souriante, hocha la tête :
– J’en serais flattée, monsieur, mais ce livre ne m’appartient pas. Il est à mon amie ici présente : Mme Le Tourneur, qui sera, n’en doutez pas, très heureuse de votre dédicace.
L’historien des Quatre Sergents s’inclina, contraignant son sourire à rester sur sa bouche, bien que ce sourire-là n’y fût point disposé. Car Mme Le Tourneur, au lieu de se récrier et d’offrir immédiatement le volume à Rita, gardait un mutisme exaspérant.
– J’aurai donc l’agrément de vous en envoyer un exemplaire, fit-il en se tournant vers la jeune fille.
Mais, sur le point de lui demander, à ce propos, son nom et son adresse, il s’arrêta. Le mauvais ton du procédé le retenait de l’employer, en infraction à toutes les règles du savoir-vivre, qu’on observait encore, grâce à Dieu, dans sa famille et dans son monde.
Il écrivit, sur la page du titre, quelques lignes d’une galanterie classique, au-dessous du nom de Geneviève Le Tourneur. En suite de quoi, celle-ci, charmée, lut la dédicace, la fit lire à Rita, enfin replaça le livre dans le sac d’où il était sorti et dont le cuir fauve portait ses initiales : G. L. T. Les autres sacs et mallettes n’étaient marqués d’aucun signe.
« Je suis vraiment inexcusable de me montrer si peu dans les salons, pensait Charles. C’est proprement idiot. Sans cela, il y a belle lurette que je la connaîtrais. Qu’importe ! Elle est exquise ; elle m’admire un peu ; elle est, indubitablement, d’excellente famille… Il fait beau ! Dieu, qu’il fait beau ! »
C’était, comme on voit, le « coup de foudre » dans toute sa magnificence. Mais, cette fois, à l’inverse des cas les plus communs, tout semblait prouver que la foudre était tombée en même temps dans les deux sens et que deux éclairs, jaillis de deux êtres, s’étaient croisés, si bien que cet échange d’étincelles avait frappé l’un et l’autre, simultanément, d’une commotion puissante, inouïe et délicieuse. Voilà qui est rare.
Cette pauvre Geneviève Le Tourneur, ayant assumé la responsabilité de chaperonner Rita, s’aperçut très vite de la réalité. Elle le fit bien voir en s’agitant, en remuant les doigts sur un piano imaginaire, en prêtant à son visage une expression effarée.
Mais Rita ne remarquait rien, ou se riait de tout.
Geneviève semblait ne plus exister pour elle, qui s’abandonnait aux joies d’un dialogue admirablement banal, mais où ils se complaisaient, elle et Charles, à s’entendre parler tour à tour. Charles ne pouvait douter des sentiments de Rita ; à vrai dire, dans l’état de son cœur, il n’en eût pas douté, même si ces sentiments n’avaient pas été tels qu’il les souhaitait. Geneviève, étant femme et spectatrice sans passion, ne s’y trompait pas.
Aussi, quoique vainement, donnait-elle ces témoignages d’inquiétude et de réprobation. Délaissée, elle finit par se lever, et, jetant à Rita un regard chargé d’une foule d’avertissements, elle s’éloigna d’un pas nonchalant.
Ce fut pour revenir presque aussitôt et pour dire :
– Nous arrivons à l’île d’Aix.
Elle avait l’air contente de rompre l’intimité de ce doux entretien, auquel les Grecs auraient donné le nom chantant « d’oaristys ».
Charles et Rita parurent s’éveiller.
– Déjà ! s’écrièrent-ils à l’unisson.
Le bateau virait. L’île d’Aix leur apparut. Alors, parmi les groupes de passagers, un matelot circula et fit savoir que, par exception, l’escale serait d’une demi-heure et non de quelques minutes, à cause d’un débarquement de marchandises plus important que d’habitude. Les touristes qui désiraient descendre à terre y étaient autorisés.
– Je connais l’île d’Aix, dit Rita. Je l’ai visitée l’année dernière avec mes parents. Mais je la reverrais volontiers.
– Moi, je ne la connais pas, fit Geneviève, mais crois-tu qu’en une demi-heure on ait le temps…
– C’est tout petit. On peut très bien se rendre compte de l’aspect général. M. Christiani, lui non plus, n’est jamais venu… Monsieur, voulez-vous descendre avec nous ?
– À vos ordres ! accepta joyeusement l’interpellé.
Il admirait la décision de Rita, l’ardeur contenue qui émanait de sa svelte personne, le feu sombre de ses prunelles et, quand elle le regardait bien en face, tout ce que ses yeux décelaient de franchise, de volonté, avec, parfois, l’ombre énigmatique d’une pensée profonde, consciente des actes, de leur importance et de leurs suites. Cette petite fille était « quelqu’un ». Une force. Une intelligence. Une énergie. Une vraie femme, surtout, vers laquelle il se sentait attiré par mille influences, jusqu’à l’esprit aventureux, jusqu’au mystère féminin qu’il devinait en elle. Et puis quelque chose encore agissait pour l’aimanter vers tant de grâce et de beauté : la sourde conviction – illusoire peut-être ! – qu’ils étaient tous deux, on ne sait comment, du même pays sentimental ; qu’un même climat réglait leur tempérament et que, parlant le même langage, leurs cœurs avaient une patrie commune dans l’Europe de l’amour.
– Allons ! dit-elle.
Le Boyardville pivotait, machine arrière, machine avant, coups de timbre, grincements des chaînes du gouvernail. On jetait les amarres. Un rassemblement de passagers s’était formé à la coupée, prêts à débarquer.
Ils pouvaient contempler les murs des fortifications et, plus haut, devant la bastille reculée du sémaphore, deux tours jumelles, d’un blanc cru : l’une surmontée d’un lanterneau, l’autre d’un écran de verre rouge.
La passerelle relia le vapeur à l’extrémité d’un môle.
– Venez vite ! reprit Rita. Nous allons traverser le village et donner un coup d’œil sur les champs…
Ils allongèrent le pas et devancèrent rapidement le gros des touristes.
Des ponts-levis déserts. Des corps de garde sans soldats. Une place d’armes verdoyante et ombragée, dans son cadre de glacis et de talus géométriques. Au bout : un village blême et silencieux, où l’on respire un air qui n’est plus d’aujourd’hui.
Geneviève dit, s’adressant à Charles :
– C’est bien d’ici, n’est-ce pas, que Napoléon est parti pour Sainte-Hélène ?
Le jeune historien précisa en quelques mots ce chapitre tragique de l’épopée impériale. Il s’en acquitta brièvement, soucieux de ne faire aucun étalage de sa science. Le sujet, pourtant, l’intéressait à titre personnel. Non qu’il eût la moindre velléité d’écrire sur Napoléon Ier. Mais l’histoire de l’empereur était liée à l’histoire de son aïeul, le capitaine corsaire César Christiani, né à Ajaccio comme Napoléon et le même jour que lui, de sorte que « l’autre » l’avait toujours protégé, en mémoire de cette conjoncture qui lui semblait fatidique.
Il ne pouvait être question de visiter le musée napoléonien installé dans la maison dite « de l’Empereur » : le temps faisait défaut. Ils se contentèrent de marcher moins vite en passant devant la porte vieillotte, avec ses marches usées et ses humbles colonnes, par où l’on peut dire que l’homme de Waterloo sortit de France pour n’y jamais rentrer, du moins vivant.
Encore des ponts-levis, ou plutôt des ponts qui, jadis, avaient des levis… Des fossés d’eau dormante. Et, devant les trois visiteurs, bordée à droite par une anse gracieuse, au fond par des bois moutonnants, à gauche par des ouvrages militaires couverts de gazon : une petite plaine ensoleillée.
Toute l’île, à peu de chose près, était là.
– Il est inutile d’aller plus loin, déclara Rita. Le temps nous manque. C’est regrettable, parce que là-bas, à la lisière opposée des bois, on a la vue la plus belle sur le pertuis d’Antioche, l’île de Ré, La Rochelle, etc. N’y songeons pas.
– Il faut revenir au port, décida Geneviève. Nous n’avons plus que treize minutes.
– Je connais un raccourci. Par là, sur notre gauche, en longeant la côte de l’île, nous serons tout de suite arrivés. Et, en passant, nous verrons la plage, qui est gentille. L’année dernière, nous sommes restés trois jours ici, mes parents et moi ; j’aurais voulu y rester des semaines ! Mais papa s’ennuyait…
– Et il ne devait pas le cacher ! s’égaya Mme Le Tourneur. Quel ours !
Rita eut un froncement de sourcils presque imperceptible, et se rembrunit. Elle marchait à côté de Charles, coude à coude, dans l’étroit chemin jaunâtre. Peu de femmes allaient, sur les chemins de la vie, d’une démarche aussi harmonieuse.
Charles, sensible déjà à tout ce que ressentait la fine jeune fille, l’enveloppait d’un regard aussi aimant qu’attentif, mais sans oser la questionner au sujet de ce père qui était un « ours ».
Elle releva la tête et lui sourit gaiement.
– Tenez ! dit-elle. Vous voyez : l’île d’Oléron !
Ils avaient passé sous une voûte qui, là, perce un talus, et ils se trouvaient en face de la mer.
À l’horizon, une ligne solide, terminée par le trait vertical d’un phare, séparait du grand ciel lumineux l’étendue verte des flots.
– Vous êtes sûre que c’est un raccourci ? demanda Charles en consultant sa montre.
– Dépêchons-nous ! fit Mme Le Tourneur.
Rita n’avait rien répondu. Elle suivait, la première, le sentier sinueux qui serpentait, non loin du rivage, entre des blocs de pierre, à travers une herbe folle poussée haut et dru. Cette voie semblait zigzaguer à plaisir.
Tout à coup, derrière la masse des buttes au-delà desquelles on apercevait les sommets du sémaphore et du double phare, le mugissement du Boyardville se fit entendre par trois fois. Signal du départ imminent.
– Ça y est ! grommela Geneviève. J’en étais certaine. Nous voilà bien !
Charles supposa que le bateau sifflerait encore avant de reprendre la mer. « N’était-ce pas la coutume ? »
Rita poursuivit son chemin silencieusement. Ses compagnons, cheminant à la file indienne, ne voyaient pas son visage.
Comme ils arrivaient à la plage, où plusieurs baigneurs s’ébattaient, un grand vapeur se montra par l’arrière, s’éloignant et paraissant sortir du bloc d’arbres et de roches qui l’avait masqué jusque-là.
– Eh bien ! dit Charles, paisiblement. C’est le Boyardville.
– Oh ! Rita ! Vraiment ! gémit Mme Le Tourneur.
– Je suis désolée, ma petite Geneviève…
– Ah ! fit la jeune femme, contractée. Qu’allons-nous faire, maintenant ? C’est drôle, oui, tu peux rire !…
– Mais je ne ris pas, Geneviève. Seulement, qu’y puis-je ? Nous avons manqué le bateau, c’est une chose qui arrive à tout le monde…
– On nous attend à Saint-Trojan. On nous attend même, certainement, à Boyardville…, reprocha la plaintive petite dame.
Elle baissa les paupières sous le regard de Rita qui souriait toujours, mais dont les yeux venaient de prendre une certaine fixité. Leur douceur, sans se démentir, dénonçait un calme si profond, si absolu, qu’elle en devenait dominatrice.
– Et nos bagages ! récrimina Geneviève d’un ton vaincu.
Charles ne disait rien. Une joie immense le comblait. Il avait la certitude que Rita venait d’exécuter un plan préconçu. Elle n’était pas de celles qui se trompent de cette façon, et elle savait singulièrement ce qu’elle voulait. Qu’avait-elle voulu ? Passer vingt-quatre heures avec lui, dans la retraite de cette île de silence et de quiétude. Car ils savaient bien, tous les trois, que le Boyardville ne repasserait que le lendemain dans l’après-midi, allant vers Oléron. Pour quelle raison s’était-elle résolue à ce subterfuge quelque peu romanesque ?
Romanesque, elle ? Charles hésitait à le croire. Non, non, si elle avait fait cela, c’est qu’elle avait compris qu’une aussi belle occasion ne se représenterait pas de longtemps et que, rentrée à Saint-Trojan, elle ne s’appartiendrait plus comme aujourd’hui, reprise qu’elle serait par les obligations du monde, du monde curieux, malveillant, cancanier, sous l’autorité d’un père qui ne badinait pas… Voulait-elle étudier Charles à loisir, mieux qu’elle n’eût pu le faire en toute autre circonstance ? Avait-elle cédé tout simplement à l’envie de prolonger un tendre tête-à-tête que la présence de Geneviève sanctionnait sans trop le gêner ? Qu’importe ! Il y avait dans cette action, certainement préméditée, tant d’indépendance mise si fermement au service d’une telle inclination, que Charles, ébloui, en perdait la tête.
Il attendit, pour parler, que sa gorge se desserrât. D’ailleurs, on s’était remis en marche et le village fut soudain tout près d’eux, au détour d’un mamelon.
– Je vais télégraphier à Boyardville et à Saint-Trojan, dit Rita. L’hôtelier de Boyardville gardera nos bagages jusqu’à demain.
– Il pourrait peut-être nous envoyer chercher par un cotre à moteur ? suggéra Geneviève.
Négligeant sa proposition, Rita lui prit le bras :
– Viens avec moi à la poste. Pendant ce temps-là M. Christiani sera assez bon pour s’occuper de nos chambres. Il y a deux hôtels, l’un contre l’autre, monsieur, au coin de la Grand-Rue et de la place d’Armes. Voulez-vous y aller ?
Il crut comprendre qu’elle jugeait opportun de causer seule à seule avec son amie. Elle désirait sans doute achever de se la concilier, ce qui ne se pouvait faire, Charles étant présent, que par une manœuvre de regards et de mines notoirement insuffisants.
De fait, quand elles le rejoignirent, il trouva Mme Le Tourneur beaucoup plus souriante et tout à fait prête, semblait-il, à jouer jusqu’au bout son rôle de jeune duègne complaisante. La suite démontra, au surplus, qu’elle y était des plus aptes.
Les deux hôtelleries de l’île d’Aix sont exiguës. Des quelques chambres dont elles se composent, une seule était libre ; on y mettrait une couchette supplémentaire et les jeunes femmes, ainsi, passeraient une nuit supportable. Quant à Charles, il devrait se contenter, dans l’autre établissement, d’un canapé auquel des couvertures seraient adjointes. La saison balnéaire n’était pas close et les habitués de l’île profitent, jusqu’au bout, du repos qu’ils y trouvent.
Mme Le Tourneur parut satisfaite d’un arrangement qui sépareraient, sous des toits différents, le sommeil de Rita d’avec celui de Charles. Rassurée sur ce point et se conformant peut-être aux instructions qu’elle venait de recevoir, elle se déclara un peu lasse, disposée à s’étendre sur un lit jusqu’au dîner…
Ses compagnons d’infortune repartirent, enfin seuls, et dénichèrent sans tarder, non loin du village, une banquette de gazon qui avait l’air de les attendre, sous de beaux arbres. De là, entre les terre-pleins buissonneux d’une embrasure d’artillerie, on découvrait un pan de mer en forme de trapèze. Le soir commençait à venir. Le soleil baissait dans un ciel empourpré, de plus en plus ardent…
Et, de plus en plus, à mesure qu’ils causaient, le cœur de Charles s’embrasait. Et, de plus en plus, il savourait le ravissement de la merveilleuse aventure pimentée d’un mystère que Rita s’appliquait à entretenir.
Qui était-elle ? Au fond, cela n’avait pas d’importance, puisqu’ils se plaisaient mutuellement, puisqu’elle montrait une éducation sans défaut et un esprit élevé. Aussi, Charles accepta-t-il docilement le jeu piquant du secret et ne fit-il rien pour violer l’incognito de sa compagne.
L’atmosphère qui se dégageait d’un pareil accord exhalait un parfum spécial, curieux, amusant : celui des intrigues et des contes. Chassant de nouveau le mot « romanesque » qui revenait pourtant se proposer avec une insistance significative, Charles pensa qu’on voulait l’éprouver, s’assurer de sa conscience et de ses sentiments, acquérir la certitude qu’on était aimée pour soi-même, en dehors de toute considération étrangère à l’être, à l’âme et au cœur.
Était-elle, par exemple, très pauvre ? Tout le démentait : sa robe et l’ensemble de ce qu’elle portait, ses mains charmantes et pures, l’indéfinissable assurance qui empreint les traits dont nulle angoisse ne monte jamais crisper les lignes sereines.
Alors, était-elle très riche ? Trop riche ? Redoutait-elle que Charles, mû par des scrupules tout-puissants, ne reculât devant des millions ? Voulait-elle, auparavant, l’attacher par des liens si solides que rien au monde ne pût les desserrer ?
En tout cela, Charles ne discernait avec sagesse qu’une raison de plus de l’aimer, puisque tout cela, quelle qu’en fût la cause, lui prouvait qu’elle l’aimait.
Ils s’aimaient ! L’évidence en éclatait pour eux, lorsque, à la nuit tombante, ils regagnèrent, pour y dîner, l’un des hôtels. Ils s’aimaient ! Cette chose prodigieuse, inimaginable, s’était produite, brusque comme un choc, violente et étourdissante comme une sorte d’attaque divinement morbide, une espèce de voluptueux transport au cerveau qui, d’une exquise manière, eût modifié le régime de leur sang.
Mme Le Tourneur, assise près de la porte, à la terrasse de l’hôtel, les entrevoyait revenant. Elle manqua d’être effrayée à leur approche, comme si, dans l’ombre du crépuscule ils eussent fait de la lumière.
Tout le temps du dîner, qui fut de coquillages et de poissons principalement, elle éprouva la même impression, et s’efforça de dissimuler l’embarras d’être en tiers entre deux victimes aussi pantelantes et aussi rayonnantes du dieu Amour. Elle ne savait cacher, pourtant, ni cet embarras ni le trouble qui l’envahissait elle-même peu à peu, d’être baignée dans cette irradiation frémissante dont ils étaient, si l’on peut dire, les bienheureux émetteurs.
Le pire, en ce qui la concerne, fut que la veillée s’éternisa. Rita mit une obstination farouche à la prolonger fort avant dans la nuit. Charles, qui l’eût suivie au bout de l’espace et du temps, subissait avec délices cette fantaisie noctambule. Enfin l’on céda aux objurgations suppliantes de Mme Le Tourneur, et, vers deux heures du matin, la séparation fut acceptée.
Le jour n’avait pas acquis toute sa force lorsque Charles descendit dans la rue.
Le silence pesait sur le village mort. Néanmoins, des pas légers firent résonner des marches de bois, dans les profondeurs de l’autre hôtellerie. C’était Rita. Elle avait juré de ne pas perdre une minute des heures qu’elle avait conquises.
À sa vue, Charles sentit s’évanouir un doute que la solitude et la lucidité matinale entretenaient en lui. Quel doute ? Celui-ci. Après tout, il s’était peut-être abusé ; il prenait peut-être ses désirs pour des réalités ; ce bateau, Rita peut-être n’avait aucunement désiré le manquer…
La jeune fille n’eut qu’à surgir dans l’encadrement de la porte et tout redevint très simple et favorable.
Elle était fraîche comme au sortir d’un cabinet de toilette où rien n’eût manqué des raffinements du luxe. Son teint de brune, sans poudre, s’échauffait aux pommettes comme le vermeil reflète l’aurore. Sa chevelure sombre et brillante avait des nuances bleues. L’air, autour d’elle, sentait le matin, parmi le matin.
Mais des persiennes claquèrent au seul étage de la maison. Ébouriffée, les cheveux dans les yeux, lourds encore de sommeil et ses bras blancs levés, Geneviève, angoissée, criait :
– Rita !
– Quoi donc ? lui fut-il répondu avec une tranquille et joyeuse ironie.
– Oh ! mon Dieu ! Tu es là ! Je me suis réveillée. Je ne t’ai pas vue près de moi. Alors…
Ils se mirent à rire.
– Allons, descends, dépêche-toi, conseilla Rita. J’ai une idée. Nous allons organiser quelque chose. Tu m’en diras des nouvelles !
Pudique, d’une main relevant ses boucles blondes, de l’autre se voilant le sein, Geneviève, faisant retraite, se lamenta :
– Oui, j’y vais. Quelque chose ? Qu’est-ce que c’est encore ?
Sitôt descendue, elle en eut l’explication. Il s’agissait d’aller déjeuner à cet endroit dont Rita leur avait parlé la veille, à la lisière du bois, face au nord. La journée s’annonçait particulièrement belle. L’épicerie et la cuisine des auberges fourniraient les éléments d’un repas très convenable.
Geneviève acquiesça, soulagée. Elle avait appréhendé des éventualités plus redoutables qu’un déjeuner sur l’herbe.
Les préparatifs de la petite fête occupèrent toute la matinée. Cela rompit à propos un désœuvrement qu’il faut toujours éviter. Si mince qu’elle fût, cette coopération mit néanmoins en valeur la communauté de goûts de Charles et de Rita, ou, du moins, l’agrément qu’ils prenaient à adopter les vues et les prédilections l’un de l’autre.
Un âne se trouva qui transporta sur son échine les paniers de provisions. On longea, à sa suite, le rivage de la baie si agréablement incurvée. Puis une faible montée conduisit à l’orée d’un bois qu’on traversa.
Et bientôt – car l’île est restreinte – ils atteignirent le but de leur expédition. C’était, à la corne du bois, dans le haut d’une falaise rocheuse, ce qu’on pourrait appeler un kiosque de verdure. Le sol était moussu et souple. Un ombrage hospitalier tamisait une lumière cristalline. L’abri, bien que forestier, offrait un confortable intérieur et un caractère poétique qu’on ne pouvait définir qu’en évoquant les « bocages » des romances surannées.
Cependant, au bas de la falaise, l’Océan faisait blanchir ses écumes, et, golfe immense, il montait jusqu’à moitié du ciel, se bordant de minces bandes fumeuses ou blêmes, frappées çà et là de soleil, et qui étaient l’île de Ré et le littoral de la France.
Nous prétendons que c’est là l’un des plus charmants points de vue qui soient sur la côte de l’Atlantique.
Rita, qui s’en souvenait si bien, eut la joie de savoir que Charles, lui aussi, s’en souviendrait.
Le déjeuner ne laissa rien à désirer, sinon qu’il parut court. La journée s’avançait. Et Rita, tout à coup, devint mélancolique, c’est-à-dire qu’un moment vint où elle perdit la force de maîtriser sa tristesse croissante.
Charles se rapprocha d’elle, assise sur un dos de mousse, les yeux perdus dans les espaces. Ah ! qu’aurait-il donné pour lui rendre sa belle gaieté ! Mais une déférence, une délicatesse impérieuse l’empêchaient d’intervenir dans cette mélancolie, soit avec des mots, soit avec le geste qui tentait sa main et la sollicitait de s’avancer tendrement vers celle de Rita.
Aussi bien, lui aussi voyait sans allégresse la fin de ce prologue plein de fantaisie. Tous deux avaient besoin d’un dérivatif, et qui fût sérieux. Mme Le Tourneur cueillait des bruyères à l’écart. Charles et Rita, suivant la pente de leurs pensées, causèrent gravement.
Et toujours, ils tombaient d’accord. Toujours, en toute chose, leurs opinions coïncidaient. Instruit dans les principes rigides d’une éducation sans faiblesse, Charles mettait au-dessus de tout la religion de la famille, la fidélité irréductible aux traditions ancestrales, l’amour filial et le respect des institutions, des croyances et des lois domestiques sur lesquelles se fondent les seuls foyers durables. Et Rita, loin de s’effaroucher d’une telle profession de foi, l’écoutait en l’approuvant. Et chacun était fort ému de découvrir en soi une pareille harmonie de jugements, qu’il s’agît de petites questions ou des plus grandes.
Ainsi le temps s’écoula, riche de leur réunion, pauvre d’une séparation que Charles supputait passagère, mais qui, tout de même, approchait – et revêtit soudain un aspect matériel, une forme visible et mouvante : celle d’une fumée grise au-dessus d’un point noir qui, là-bas, du côté de La Rochelle, grossissait sur la mer et semblait descendre vers eux.
– Le voilà ! soupira la jeune fille.
– Bah ! fit-il d’un air intentionnellement détaché.
Et ils se regardèrent sans plus rien dire et sans bouger, se donnant la clarté de leurs yeux et le sourire presque douloureux de ces lèvres qui ne s’étaient pas même effleurées.
– En route ! dit-elle. Geneviève ! le Boyardville.
Charles, songeant qu’il lui faudrait, dans trois jours, s’éloigner d’elle pour un temps, connut la misère d’une détresse enfantine.
Deux heures plus tard, le Boyardville entrait dans le chenal du port oléronnais. Le cœur battant, Charles et Rita voyaient défiler les sables de la rive, ses fourrés de jeunes pins, ses maisons, le quai.
Des voitures variées, campagnardes ou somptueuses, se groupaient. Au bord du chenal, un gentleman d’un certain âge brandissait son chapeau. Près de lui, les mains dans les poches de ses larges culottes, un grand garçon, tête nue, fouillait des yeux l’assemblée arrivante des passagers.
– Ah ! dit dolemment Mme Le Tourneur, Rita, tu vois, mon oncle est venu pour nous chercher avec M. de Certeuil !
Elle agita son écharpe. Le mouchoir de Charles se déploya. Rita leva la main gauche ; mais sa main droite, cachée par le bordage, saisit le poignet de son voisin ; et ils s’étreignirent ainsi, secrètement, passionnément.
Un vif étonnement s’était peint au visage de Luc de Certeuil lorsque soudain il avait aperçu Charles Christiani sur le pont du Boyardville. Et tout de suite il avait pris soin de donner à sa surprise une expression de joie superlative qu’elle n’offrait peut-être pas au début. Charles le vit fort bien, et cela ne lui fit ni chaud ni froid. Il connaissait le personnage, le savait de son temps, et le prenait pour ce qu’il était. De l’attitude du camarade, il déduisit que Rita, lorsqu’elle avait télégraphié de l’île d’Aix, s’était abstenue d’annoncer l’arrivée de son compagnon inopiné – abstention bien naturelle, puisque Charles lui avait confié son désir de ne déranger et par conséquent de ne prévenir personne.
Les trois voyageurs, parmi les autres, mirent le pied sur le sol d’Oléron.
– Eh bien ! s’écria l’oncle de Mme Le Tourneur, en riant. Vous en faites de belles ! En voilà une équipée !
Geneviève prit sa voix la plus aiguë et ses intonations les plus sinueuses :
– Mon oncle, je vous présente M. Charles Christiani, l’historien, qui a partagé nos souffrances.
Luc de Certeuil n’avait pas encore repéré que, dans la foule, Charles et les deux femmes formaient un groupe.
– Comment ! s’exclama-t-il avec stupéfaction. Vous vous connaissez ! Ça, alors ! Ça, alors !
Et il laissait voir un amusement prodigieux, tandis que les serrements de main, les inclinations, les amabilités s’échangeaient de part et d’autre.
Rita, peu bruyante, souriait sans gaieté.
– Tiendrons-nous tous les cinq dans votre voiture ? demanda l’oncle à Luc de Certeuil. Si j’avais su, j’aurais pris la mienne…
– Ne vous inquiétez pas ! fit distraitement le sportsman, qui n’était pas encore revenu de son étonnement. Mon tacot en a vu d’autres ! On sera un peu comprimé, derrière, et voilà tout. Vous monterez devant, monsieur, près de moi.
Il avait pris familièrement le bras de Charles, et, cependant que tous se dirigeaient vers les voitures :
– Mais quelle bonne surprise, Christiani ! Quelle gentille idée ! Vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir ! Alors, si je comprends bien, vous aussi vous avez raté le bateau à l’île d’Aix ! C’est tordant !…
Charles n’aima pas beaucoup la grimace joyeuse qui accompagnait l’appréciation de Luc. Rita marchait à côté d’eux ; il voulut interroger le visage de la jeune fille, mais ne rencontra qu’un masque au sourire impénétrable. D’ailleurs, en cette aventure, l’opinion de Luc de Certeuil lui était, au fond, totalement indifférente.
– J’espère, reprit celui-ci, que vous avez apporté votre raquette ? Où sont vos bagages ?
On allait les oublier. Il y fut pourvu. Pendant quoi, Charles expliqua qu’il ne ferait à Saint-Trojan qu’un séjour rapide, quatre ou cinq jours au maximum.
– Bah ! Nous verrons ! affirma Luc de Certeuil, qui avait recouvré toute sa désinvolture. Il ne faut jamais jurer de rien !
En fait, le voyageur songeait à prolonger son voyage. Somme toute, il était libre ! Rien ne le rappelait impérativement à Paris. Il y avait bien cette histoire du château de Silaz et la promesse qu’il avait faite à sa mère d’aller en Savoie dans la huitaine… À la pensée de sa mère, un sourire lui vint. Quand elle saurait pourquoi son fils ne tenait pas sa parole, Mme Christiani serait la plus heureuse des mamans !
Une question, cependant, lui brûlait les lèvres. Il aurait voulu se trouver un instant seul avec Luc, pour la lui poser. Mais il comprit qu’un peu de patience lui serait encore nécessaire. On était arrivé auprès de la voiture, et Luc procédait à des arrangements destinés à permettre, dans cet élégant véhicule, l’accession de cinq créatures humaines et de plusieurs sacs et valises.
Au premier abord, le problème paraissait insoluble. L’auto, revêtue d’un vernis écarlate, était de ces types « sport » que nos jeunes gens affectionnent, au mépris de tout autre. C’est dire qu’elle s’allongeait à ras de terre et que l’emplacement réservé à ses occupants leur était mesuré autant qu’il est possible.
– Beaucoup de chic, votre auto, dit Charles.
– Cent billets, laissa tomber l’autre négligemment.
« Allons, pensa Charles, on ne fera jamais de cet aristocrate un gentilhomme. D’autre part, je voudrais bien savoir où il a trouvé les « cent billets » en question ! »
Cependant il se faisait tout mince, car Geneviève et Rita, s’écartant, lui avaient laissé entre elles un logement aussi étroit qu’enviable. Devant eux, Luc, au volant, se retourna et s’assura, d’un œil railleur, qu’ils étaient parés. En même temps, la mitrailleuse de l’échappement libre, cher aux sportifs, se mit à pétarader. Et le démarrage s’exécuta comme d’un fougueux mustang à qui son cow-boy rend la main et qui, d’une lançade, se jette en avant.
Deux virages, à l’entrée et au sortir d’un pont. En quelques secondes, ils fuyaient le long d’un chenal à plus de cent à l’heure. Et bientôt il fallut ralentir, la route raboteuse décrivant force courbes à travers une plaine sans charme, coupée de fossés d’eau.
« Tout s’arrange toujours mieux qu’on ne le craint, se disait Charles. Je supposais que nous allions être immédiatement séparés, et… c’est le contraire. »
Il sentait, pressée contre lui par l’exiguïté du siège, cette forme infiniment précieuse vers laquelle, à présent, comme vers un aimant inconcevable, toutes ses « lignes de force » convergeaient. Son cœur battait au contact d’un être qui lui semblait choisi entre tous les êtres, de même qu’entre les choses il y a des choses suprêmement rares, délicates, riches et pures : des choses en or, en dentelles, en diamant. Et pour la première fois, Charles comprenait les vieux mots : « idole », « déesse », « divinité » ; ils perdaient pour lui tout ridicule et il lui fallait bien reconnaître que ces vieux mots-là disaient avec une adorable exactitude ce qu’ils voulaient dire.
Aurait-il jamais, pour cette petite fée, assez d’attentions, de prévenances, d’égards ? De quels bras sanctifiés la porterait-il, aux heures de fatigue, au passage des gués de la vie ? De quelles pieuses caresses ses mains, pour la toucher, devraient-elles s’ailer ?…
L’automobile traversa des villages blancs aux toits vieux rose, aux volets vivement colorés. Luc annonça successivement : « Les Allards, Dolus. » On coupa une route droite, alignant sa double rangée d’arbres. La chaussée s’embellit. Des bois frais s’approfondirent. On en sortit, pour en côtoyer d’autres, à travers une succession de hameaux propres comme linge en armoire. Au bout d’un quart d’heure, la petite voiture rouge et ronflante s’engagea sur une ligne droite, en lisière de forêt. Sa vitesse dépassa le cent vingt-cinq. On revit la mer, sur la gauche, au-delà des marais. Enfin, Rita dit :
– Saint-Trojan.
L’hôtel s’élevait devant la plage. Pour y parvenir, on avait traversé de part en part la bourgade et roulé sur une large avenue au milieu des pins. Luc arrêta sa voiture à la hauteur d’un passage entre deux haies taillées. Dans le fond : un décor de roseraie, avec des joueurs de tennis qui couraient çà et là, sautant aux balles invisibles.
– Plus loin, à cause des bagages ! implora Geneviève.
– Vos désirs sont des ordres, dit Luc.
Et il poussa plus avant, en face d’un perron.
Le vestibule, les salles étaient vides.
– Tout le monde est dehors, dit l’oncle.
Rita et Mme Le Tourneur s’étaient esquivées prestement. Luc de Certeuil conduisit Charles au bureau et demanda pour lui une belle chambre sur la mer.
– Faites-moi l’amitié de m’accompagner, dit Charles. J’ai hâte de vous poser une question.
– Très volontiers ! fit l’autre, intrigué.
Ils montèrent ensemble.
La chambre était spacieuse. Par la fenêtre ouverte à deux battants, on découvrait la passe des Couraux, le commencement du pertuis de Maumusson et, dans la distance, bornant la vue, la côte du continent, avec le donjon du fort Chapus, en avancée. Contre le ciel immense et déjà plus sombre, des mouettes, à grands coups d’ailes, s’entrecroisaient. On entendait les cris des enfants sur la plage.
Quand la porte se fut refermée sur le départ de la femme de chambre :
– Mon cher Certeuil, dit Charles Christiani, ma façon d’être doit vous sembler un peu bizarre. Pardonnez-moi… Vous voyez devant vous un homme assez ému… Voilà : cette jeune fille, Mlle Rita… elle a fait sur moi une profonde impression…
Luc, sans rien dire, le considérait d’un air si indéchiffrable que Charles s’interrompit un instant et, à son tour, fixa curieusement les yeux qui le fixaient.
– Qu’y a-t-il ? reprit Charles, légèrement démonté.
– Rien. Je vous écoute avec beaucoup d’intérêt.
– Rien, vraiment ? J’aurais cru…
– C’est-à-dire que, enfin… Vous devez bien penser, mon cher ami, que je ne serai pas le seul à éprouver quelque surprise…
– Quoi ! dit Charles très gaiement. Parce que je ne danse pas, parce que je ne vais pas dans le monde, parce que je suis un explorateur d’archives et de bibliothèques, va-t-on croire à des vœux perpétuels et me prendre pour un moine ? Dites ?
Luc de Certeuil affecta de cligner les yeux précipitamment, pour manifester son incompréhension.
– Vous voudrez bien m’excuser, dit-il. Je n’y suis plus. Quelque chose m’échappe. Pour ne pas dire : plusieurs choses…
– Lesquelles ? de grâce ?
– D’abord… Enfin, mon cher, voyons, réellement, est-ce à moi de vous rappeler… Allons ! vous me faites marcher !
– Pardon, pardon, dit Charles qui se troublait et parlait maintenant d’une voix changée. Je n’ai pas rêvé, cependant. N’est-elle pas charmante ? Pleine d’esprit ? Irréprochable ?
– Certes ! confirma Luc sans quitter son rictus ironique.
– Je ne suppose pas qu’il n’y ait rien à dire sur ses parents. Honnêtes, eh ?
– D’accord !
– De son côté, donc, pas une ombre au tableau. Alors, alors… serait-ce de mon côté que ?… Mais je ne vois rien, moi, de ce côté-là !…
– Une seconde, mon cher. Je pensais vous connaître et, même en cet instant, j’ai la conviction, en effet, que je vous connais très bien. Mais nous nous débattons certainement dans un imbroglio. Il n’est pas possible que, vous, vous parliez comme vous venez de le faire. Dans ces conditions… Oh ! je serais suffoqué qu’on se fût joué de vous, qu’on vous eût abusé, pour se divertir… Et cependant, si invraisemblable que ce soit, je ne découvre pas d’autre explication…
– Comment ! s’indigna Charles.
– Pas d’autre ! Il faut, mon cher ami, qu’on vous ait livré un faux nom.
– On ne m’a livré aucun nom ! Et c’est justement cela que je voulais vous demander : qui est-elle ?
Un silence.
– Qui est-elle ?
Charles crispait ses mains aux épaules de Luc, dont les lèvres closes souriaient avec une expression de malaise.
– Marguerite Ortofieri, dit-il enfin. Rita, pour ses amies.
Affreusement pâle, Charles s’écarta de lui.
Le silence était retombé. Debout devant la fenêtre, assommé par la révélation, l’infortuné regardait, sans les voir, voler les mouettes. Il répéta, scandant les syllabes :
– Marguerite Ortofieri !
Et s’assit lentement, le front dans les mains.
De longs instants passèrent sur sa prostration.
Luc de Certeuil réfléchissait profondément. Les sourcils froncés et l’œil mobile, il examinait tantôt cet homme abîmé dans ses propres méditations, et tantôt, lui aussi, les oiseaux, le ciel, la mer, la côte lointaine, grand tableau lumineux qui attirait les regards.
Son attitude témoignait d’un travail intérieur très intense, d’hésitations, d’incertitudes et d’ignorance. Puis ses traits s’apaisèrent, il s’approcha de Charles et, doucement, fraternellement, lui posa la main sur l’épaule.
– Allons ! dit-il avec bienveillance.
Charles, paraissant sortir d’un profond sommeil, démasqua son visage.
– Je vous demande pardon, dit-il. Je ne suis qu’un sot. Un étourdi sans excuses, tout au moins.
– Des excuses, on en a toujours. Il est certain que si Mlle Ortofieri s’était nommée à vous, comme elle devait le faire… En somme, elle vous a mystifié. Pas très méchamment peut-être. Quand même : mystifié. Dans cette conjoncture, vous cacher son vrai nom, c’était presque vous donner un faux nom. C’est regrettable.
– Vous vous trompez, dit Charles. Je me mets à sa place et je pense que j’aurais agi précisément comme elle. Se trouvant tout à coup en présence d’un homme correct qui n’a d’autre tort, à ses yeux, que de s’appeler Christiani, alors qu’elle se nomme Ortofieri, elle a préféré, par courtoisie, par délicatesse, ne pas le repousser brutalement, en lui jetant ce nom d’Ortofieri, comme on claque une porte au nez d’un rustre !
– Soit, accepta Luc. Mais tout à l’heure, en vous voyant si chaud, j’avais l’impression fort nette que là ne s’était pas bornée cette… courtoisie.
– Que voulez-vous dire ?
– J’essaie de vous démontrer que vous n’êtes pas le seul responsable de votre déconvenue. Soyez juste envers vous-même. Une admiration, quand elle n’est pas encouragée, ne se développe pas si vite ni si bellement. Sachant qui vous êtes, sachant que cette intrigue de bal masqué serait fatalement sans lendemain, Mlle Ortofieri est reprochable d’avoir poussé la politesse jusqu’à l’amabilité. C’était pousser le jeu jusqu’à la témérité.
– Mlle Ortofieri n’a rien fait pour encourager ma sympathie, déclara Charles d’un ton sec. Elle s’est montrée ce qu’elle est, simplement : jolie et naturelle, intelligente et bonne.
– C’est bien ! Ne vous fâchez pas ! Mon intention n’était nullement de l’attaquer.
– Je l’espère ! dit Charles.
Et il enfouissait dans les profondeurs les plus inaccessibles de sa mémoire la vérité resplendissante et douloureuse, le secret inoubliable que Rita, Geneviève et lui seraient seuls à connaître. Car il savait maintenant, hélas ! pourquoi ce nom – ce nom corse comme le sien – ne lui avait pas été révélé ; pourquoi, surtout, la jeune fille avait saisi l’occasion de rester avec lui pendant toute une journée – une journée magnifiquement volée au destin, bravement arrachée à la vieille haine de leurs familles-, une journée qui serait la première et la dernière de leurs amours ! Et de ces vingt-quatre heures de rêve, bercées sur les flots et caressées par les douces brises d’une île bienheureuse, il revoyait désespérément toutes les minutes, depuis le moment où il avait aperçu aux mains de Rita le petit livre qu’elle ne pouvait lire qu’à l’insu de ses parents et qu’elle n’avait pas le droit de posséder – jusqu’au moment suprême de l’étreinte si chaste, quand leurs doigts s’étaient mêlés, derrière le bordage du Boyardville. Là s’était achevée l’idylle sans avenir possible. Un Christiani et une Ortofieri ne pouvaient pas s’aimer.
– Oublions ! dit Charles résolument.
– De vous, le contraire m’eût surpris. Mais, je le confesse, je me suis demandé, un instant, si l’amour n’allait pas transformer bien des choses…
– Je vous ai laissé voir mes sentiments, je ne vais pas les renier. Soyez seulement assuré que demain je les aurai oubliés, comme je vous prie de les oublier vous-même dès maintenant.
Luc de Certeuil s’inclina. On ne sait quelle incrédulité flottait dans son regard.
– Comptez sur moi, dit-il. Voilà qui est fait. Et je vous admire, mon cher. Cela ne manque pas de grandeur, ni de noblesse, cette hautaine fidélité aux rancunes de votre race…
– Je suis corse et je me soumets aux lois de ma famille.
– Personnellement, vous n’avez jamais eu à vous plaindre d’un Ortofieri ?
– Jamais. J’ai entendu parler du chef de famille actuel, le banquier. Mais je ne l’ai pas rencontré… Oh ! si j’étais seul au monde, peut-être ferais-je bon marché d’une haine ancestrale dont j’ai, sans plus, accepté la succession. Mais il y a ma famille ; on ne se conduit pas de la même façon pour soi et pour les autres. Et puis, en tête de ma famille, il y a ma mère… Elle est plus corse que tous mes compatriotes réunis ; songez qu’elle a baptisé ma sœur « Colomba » ! C’est tout dire ! J’ai eu plusieurs aïeules originaires de provinces diverses : l’une fut champenoise, l’autre normande, une autre encore savoyarde. Ma mère, née Bernardi, a vu le jour à Bastia. Elle est irréductible sur le chapitre des aversions. En épousant mon père, en devenant Christiani, elle a épousé toutes les querelles héréditaires de la famille… Je sais d’ailleurs que, fussions-nous disposés à faire la paix, le banquier Ortofieri, pour sa part, s’y refuserait.
– Il s’agit donc d’une affaire bien grave ? L’hostilité des Christiani et des Ortofieri est connue de beaucoup de gens, mais combien pourraient en préciser les raisons ? J’ai entendu parler d’un meurtre qui remonterait au siècle dernier…
– Oui, c’est bien cela, dit Charles en dénouant sa cravate et en déboutonnant, d’une main énervée, le col de sa chemise. Le meurtre de mon quadrisaïeul César Christiani, le marin, par Fabius Ortofieri, un ancêtre de Mlle Rita…
– Je crains de vous importuner, vous semblez un peu las ; voulez-vous que je vous laisse reposer ?
– Non. Au contraire. J’aime mieux parler. Cela m’occupe, cela me soulage. Et je vous suis reconnaissant de m’en fournir l’occasion, Certeuil.
« Là-bas, en Corse, depuis le XVIème siècle, les deux familles étaient en proie à toutes sortes de dissentiments, pour des histoires de forêts, de troupeaux, de bornages. Cependant, jusqu’au meurtre de César Christiani, aucune vendetta n’avait amené mort d’homme.
« Notez, au demeurant, que Fabius Ortofieri a toujours nié sa culpabilité et qu’il n’y eut jamais contre lui que des présomptions. Pas de preuves irréfutables.
– Il avait pris le maquis ?
– Pas du tout. C’est à Paris que l’assassinat fut commis, le 28 juillet 1835, il y aura bientôt cent ans. Fabius Ortofieri fut arrêté le surlendemain, toujours à Paris, et mourut dans sa prison, avant le jugement, de sa mort naturelle. On prévoyait sa condamnation. Tout l’accablait et la conviction des Christiani n’a pas varié. Il était coupable.
– Permettez : je conçois aisément que les Christiani aient gardé rancune aux Ortofieri. Il est plus difficile de comprendre pourquoi les Ortofieri en veulent aux Christiani. Que les parents d’un meurtrier se prennent à détester les parents de sa victime, cela me paraît invraisemblable, à première vue.
– Vous allez saisir. D’abord il y avait, comme je vous l’ai dit, entre les deux clans, un amoncellement de disputes, de procès, de rixes, de mauvais tours, deux siècles d’inimitié ! sans compter les âges précédents, qui ne nous ont pas légué de documents sur ce sujet. À cause de cela, sans doute, l’opinion des Ortofieri sur le crime de 1835, si elle a varié selon les individus, est toujours restée défavorable – haineusement défavorable – aux Christiani.
– Parce que ?
– Parce que certains Ortofieri, convaincus de l’innocence de Fabius, ne pardonnaient pas à mes pères de l’avoir accusé d’un forfait que, suivant eux, il n’avait pas commis. Et parce que certains autres Ortofieri, persuadés au contraire de la culpabilité de Fabius, soutenaient qu’un homme aussi juste et aussi calme n’avait pu tuer l’un de ses semblables que pour se venger d’un crime encore plus grand. Quel crime ? Mystère. Fabius, disaient-ils, n’avait pas voulu le révéler, soit par magnanimité, par élégance morale, soit parce que, le révélant, il eût articulé contre lui-même une charge écrasante qui l’eût convaincu du meurtre de César.
– C’est assez curieux, psychologiquement.
– Bah ! C’était, pour ces derniers, une manière de concilier deux sentiments assez contradictoires : le désir de continuer à nous détester et le besoin plus honorable d’avouer que le procureur du roi avait raison et que leur Fabius était bel et bien le meurtrier de César. Je sais qu’aujourd’hui encore le banquier Ortofieri est convaincu que son ancêtre s’est vengé sur le mien d’un outrage infâme : qui ne se défend pas lorsqu’on connaît bien, lorsqu’on étudie sans parti pris le caractère de César Christiani. La droiture même. Et une intelligence remarquable. Je pensais à lui pas plus tard qu’hier, à l’île d’Aix. Napoléon l’aimait beaucoup…
Cette évocation de l’île d’Aix ramena des nuages au front de Charles Christiani. Il fit un vaillant effort pour se surmonter.
« Oublions ! Oublions ! » se dit-il avec une sorte de frénésie.
Et il se remit à parler, pour s’étourdir, pour que Luc de Certeuil fût bien persuadé de son détachement et que rien ne trahît cette blessure à l’âme, qu’il comprimait de toutes ses forces spirituelles. Derrière cette façade de bravoure, dans les coulisses de son être, des pensées sourdes se déroulaient pourtant, celle-ci entre autres, terre à terre, qui grandissait : partir au plus tôt, gagner bien vite ce Chapus qu’on distinguait là-bas, avec sa station de chemin de fer ; être à Paris le lendemain matin. Mais cela, il savait ne pouvoir l’exécuter que tout à l’heure ; sa fuite était subordonnée à l’horaire du bateau, dont il se souvenait pour l’avoir consulté d’avance quand il croyait à un retour si heureux !
Une autre pensée, aussi, mais plus vague, se tenait en lui durant qu’il causait. Une pensée interrogative. Luc de Certeuil, tout en l’écoutant avec un indéniable intérêt, semblait néanmoins préoccupé, dans le secret de ses propres cogitations. Pourquoi ?
Luc devina sans doute, à quelque hésitation de Charles, la crainte qu’il avait d’être importun ; car, chaque fois que l’historien faisait mine de s’arrêter, il le relançait par une question. Et il résultait de tout cela que Luc de Certeuil devenait pour Charles Christiani un peu plus qu’une relation mondaine : un confident occasionnel.
– Tout compte fait, poursuivit Charles, César est le grand homme de ma famille.
« Il était né le 15 août 1769, à l’heure même où, tout près de là, Mme Bonaparte accouchait de son deuxième fils. Ainsi, le petit César, au nom impérial, devint le camarade d’enfance du petit Napoléon, de qui le nom ne voulait rien dire. Or, jamais l’amitié du futur empereur ne se démentit. Il fit de mon aïeul un capitaine corsaire dont la réputation brilla près de la gloire de Surcouf. Il l’enrichit et le reçut aux Tuileries toutes les fois que le loup de mer revint en France. Napoléon se plaisait à lui rappeler le temps d’Ajaccio et à se moquer de son accent coloré, d’autant plus volontiers que lui-même se piquait de l’avoir perdu, ce qui n’était pas tout à fait exact.
« Par malheur, il y eut Waterloo. La Restauration ne fut pas propice à César Christiani. Fidèle à son dieu Napoléon, il connut la disgrâce, Louis XVIII et Charles X prétendaient l’ignorer dans la masse des bonapartistes impénitents.
« Il se retira en 1816. La Corse ne le tentait pas. Je crois très fermement qu’après une existence de combats et d’abordages, il souhaitait se reposer, loin des querelles, des vendettas et des Ortofieri. C’est pourquoi nous le voyons alors habiter un petit domaine savoyard que sa femme lui avait apporté en dot et qui était le berceau de sa famille. Il avait épousé Hélène de Silaz en 1791. Elle était morte lorsqu’il s’installa dans cette propriété, à l’âge de quarante-sept ans, pourvu d’un fils, Horace, mon ascendant, et d’une fille, Lucile, dont il reste une descendante aujourd’hui fort âgée.
« Pourquoi, treize ans plus tard, vint-il loger à Paris, 53, boulevard du Temple ? Pourquoi, sans espoir de retour, délaissa-t-il sa retraite de Silaz ? Ses papiers, ses Mémoires que j’ai compulsés, manquent de précision sur ce point. Il est à supposer, tout simplement, qu’il en avait assez de la campagne et de la solitude, ainsi qu’il arrive à beaucoup d’hommes au tournant de la soixantaine. Peut-être aussi – mais c’est une hypothèse encore plus gratuite – avait-il toujours regretté la France et se hâtait-il d’y entrer, secrètement averti de la chute imminente des Bourbons.
« C’est là, boulevard du Temple, qu’il fut assassiné, d’une balle de pistolet, par Ortofieri, qui pénétra chez lui, alors que, de sa fenêtre, il regardait le roi Louis-Philippe passer la revue des gardes nationales, le 28 juillet 1835. Il avait soixante-six ans.
– La revue du 28 juillet 1835 ? dit Luc de Certeuil. Je ne suis pas fort en Histoire, mais je crois me rappeler quelque chose à ce propos. Quoi donc ? Attendez-moi…
– L’attentat de Fieschi contre le roi, dit Charles, la machine infernale qui fit tant de victimes dans la foule. Fieschi tira sur Louis-Philippe et sa suite, au moyen d’une machine de son invention. Il l’avait braquée à la fenêtre de son petit appartement, au 50 du boulevard du Temple, presque en face de la maison de César. On a même pensé que l’explosion de la machine, analogue à un feu de peloton, avait masqué le coup de pistolet qui tua César, personne ne s’étant souvenu d’une détonation quelconque à l’intérieur de l’immeuble portant le numéro 53.
– Voilà une extraordinaire coïncidence !
– J’en connais d’autres, observa Charles avec une triste ironie. La vie, Certeuil, la vie la plus banale est semée de coïncidences extraordinaires. Seulement, nous ne les distinguons pas toujours…
– D’après ce que vous me disiez du coup de pistolet, César Christiani était donc seul, chez lui, au moment de l’assassinat ?
– Seul. Avec ses bêtes.
– Quelles bêtes ? Tout cela est passionnant !
– Il avait rapporté de ses voyages des animaux curieux, surtout des oiseaux et des singes. Ses portraits le représentent toujours avec un perroquet sur l’épaule et, quelquefois, un ouistiti de l’autre côté, ou un chimpanzé pendu à son gilet.
– Et… on est sûr que c’est bien « un homme » qui l’a tué ? risqua Luc de Certeuil en riant.
– Tout ce qu’il y a de plus sûr.
– Autant, n’est-ce pas, que les certitudes soient en ce monde !
Charles songea une seconde et repartit :
– Les dépositions contre Ortofieri ne laissent vraiment aucun doute sur sa culpabilité. Le policier chargé du service dans cette partie du boulevard l’a vu rôder aux alentours et pénétrer dans la maison de César quelques minutes avant l’heure présumée de l’assassinat.
– C’est-à-dire ?
– Le moment où, en face, explosa la machine de Fieschi, puisqu’il y avait présomption de simultanéité – de synchronisme comme on dit aujourd’hui. D’ailleurs, le cadavre de César, quand on le découvrit, quelques heures plus tard, confirmait, au dire d’experts, cette présomption. La mort devait remonter à l’heure de midi.
– Vous connaissez merveilleusement toute l’affaire ?
– C’est mon métier d’historien et c’est mon devoir d’arrière-petit-fils. J’ai longuement étudié l’attentat de Fieschi. J’ai, non moins minutieusement, au Palais de justice, repris, pièce à pièce ; tout le dossier du procès Ortofieri, et je me suis donné la tâche de le compléter, pour moi-même, par tout ce qui nous reste des papiers de César, sa correspondance, ses Souvenirs, etc.
– Est-ce qu’il y fait mention des Ortofieri ?
– De temps en temps. Bien entendu, il avait conservé en Corse des biens, des terres, des fermes. D’où contestations avec les éternels voisins, éternels ennemis, et démêlés dont j’ai trouvé les traces un peu partout, non seulement dans nos archives familiales, mais aux greffes et chez les notaires.
« Il est bien évident que César se méfiait de Fabius, de même que Fabius, à coup sûr, se méfiait de César. Le maquis, pour eux, c’était celui de la procédure. C’était encore – et d’une manière plus dangereuse – le Paris d’il y a cent ans, avec ses rues étroites, ses passages sombres, le Paris des barricades et des embuscades, le Paris des Mystères de Paris qui devaient paraître sept ans après.
– Fabius, donc, s’était fixé dans la capitale, lui aussi ?
– Rue Saint-Honoré. Il finançait. Ce fut l’origine de leur prospérité. On dit que le banquier a une très grosse situation.
– On le dit.
Là-dessus, la rêverie fut la plus forte. Charles alluma machinalement une cigarette que Luc venait de lui offrir et s’accouda à l’appui de la fenêtre. Il recula un peu, presque aussitôt, pour éviter le regard de baigneurs qui passaient en levant les yeux vers son apparition. Et il essaya de prendre tout l’intérêt possible aux ébats de nageurs et de nageuses chevauchant des montures saugrenues en caoutchouc gonflé. Ces enfantillages lui firent grand-pitié, vu le deuil de son cœur ; et, détournant son attention de ces jeux balnéaires, il aperçut, dans la vitre du battant de fenêtre ouvert à l’intérieur, l’image obscure de Luc de Certeuil plongé au sein de réflexions si ardues qu’elles ressemblaient fort à des perplexités.
Il ne dit mot et surveilla curieusement, du coin de l’œil, l’attitude du jeune homme. Il le voyait de profil, assis, penché en avant, les coudes sur les cuisses, la tête basse, les mains plaquées l’une contre l’autre, doigt contre doigt, et ces doigts se tambourinant. Il voyait ce profil camus, ce visage sans cesse animé d’une audace avantageuse qui imposait à beaucoup. Et il n’en fut pas très favorablement impressionné.
À quoi diantre ce Certeuil pouvait-il donc songer si ardemment ?
– Plaît-il ? dit Charles. Ah ! j’avais cru que vous vouliez dire quelque chose.
– C’est vrai, j’ai levé la langue, et puis… je ne sais plus si je dois…
– Allez donc, voyons !
– Oui, cela peut être mieux. Nous sommes tous deux, n’est-ce pas, des gens loyaux ? Vous allez partir, je le présume…
– Exactement dans une demi-heure.
– Il est possible que je ne vous rencontre pas avant plusieurs semaines. D’ici là, des bavards pourraient vous rapporter… ce que je préfère décidément vous dire moi-même.
– Cela est bien solennel ! Parlez, mon cher Certeuil.
– Si on vous rapporte que, ici, à Saint-Trojan, et ailleurs ensuite, je me suis montré très assidu auprès de Mlle Ortofieri, faites-moi l’amitié de vous souvenir que je fus le premier à vous l’avoir dit.
Résistant au coup brutal, Charles, pour rester impassible, dut commander à tous ses nerfs.
– Pardon, dit-il, sont-ce des fiançailles que vous m’annoncez ?
– Presque.
– Mes félicitations.
Il tendit la main. Luc de Certeuil la lui serra énergiquement.
– Maintenant, je vous laisse, déclara Luc d’une voix incertaine. Je vous retrouverai au bateau, à l’appontement.
– Oui… C’est préférable…
Luc, par sa franchise – ou par son cynisme-, venait de créer une situation intolérablement fausse. Abasourdi, Charles, une fois seul, eut quelque peine à reprendre ses esprits. Une clarté nouvelle se posait sur les choses.
En premier lieu, il se félicitait sans mesure d’avoir modéré ses confidences, déjà trop indiscrètes ! Voyons, n’avait-il rien laissé échapper, vraiment, de toute la tendresse que Rita lui avait témoignée ? Non, rien. Quelle chance ! Ah ! ce n’était pas la faute de Luc ! Dieu ! Il avait bien fait l’impossible pour en savoir davantage ! Son élan de sincérité s’était produit sur le tard… Enfin, il y avait cédé, et on pouvait lui en savoir gré – jusqu’à plus ample informé.
Aussi bien, qu’importait Luc de Certeuil ! Ce qui dominait tout, ce qui effaçait tout dans un éblouissement, c’était l’ineffable révélation qu’il venait de faire à Charles en s’imaginant lui en faire une autre ! C’était la joie qu’il lui avait causée, en pensant ne lui causer que de la peine. Triste joie, certes, puisque rien n’était changé aux nécessités inéluctables. Immense joie, pourtant ; car, dans la vie de Rita, Charles n’avait donc pas été seulement celui qui plaît parce qu’il surgit, seul et premier, auréolé de mystère et d’aventure, fruit défendu de l’amour, mais celui qu’on fait plus que d’aimer ; non pas, en vérité celui qu’on aime, mais celui, bien mieux, qu’on préfère, et véritablement : l’élu.
Ah ! la belle journée ! Plus follement belle encore qu’il ne l’avait rêvé. Et quel sillage étincelant elle laissait derrière soi !
Presque effrayé de sentir vivre en lui, avec tant de force vibrante, un souvenir qui ne pouvait s’accompagner d’aucune espérance, Charles se surprit à faire un geste coupant et à prononcer très haut :
– Il faut oublier ! Il faut oublier !
On frappa discrètement à la porte.
Éprouvant un peu de confusion à la pensée que la domestique avait entendu ses paroles et que, pourtant, elle allait le trouver seul, Charles rougit d’avance.
– Entrez ! Entrez ! répéta-t-il car personne ne se présentait.
Il se dirigea vers la porte, dans l’intention de l’ouvrir.
Une grande enveloppe bleu pâle gisait sur le plancher, l’un de ses coins encore engagé sous la porte.
Il la prit et lut son nom, tracé d’une écriture élégante, posée, féminine.
Dehors, dans le couloir, pas une âme.
Au dos de l’enveloppe, un chiffre : M. O.
Voici la lettre :
« Vous savez tout, maintenant, puisque vous savez qui je suis. Mais ce que je suis, le savez-vous assez ?
« C’est cela que je viens vous dire. Ou plutôt, c’est de cela que je veux vous assurer. Car, non, je ne vous ferai pas l’injure de douter de votre jugement, c’est-à-dire de votre estime. Je suis certaine que, pas une minute, vous n’avez soupçonné Marguerite Ortofieri d’être ce qu’elle n’est pas. Aucune accusation, j’en suis sûre, ne s’est levée, dans votre esprit, contre moi, contre mes sentiments et mon caractère. En commençant cette lettre, je voulais vous apporter la confirmation de vos pensées, comme un témoignage qui leur était dû – avec aussi, peut-être, l’espoir inavoué de les renforcer et de les affermir. En écrivant cette lettre, je m’aperçois qu’elle ne serait digne ni de vous ni de moi si elle contenait quoi que ce fût qui ressemblât à un plaidoyer, ou même à une attestation. Elle ne saurait être qu’un remerciement.
« Je ne vous dirai donc pas : Croyez qu’en tout cela je fus la plus sincère des femmes.
« Je vous remercie, simplement, de le croire, et je vous prie de me pardonner si quelqu’une des phrases précédentes a pu vous abuser sur mes intentions.
« C’est que, mes intentions, je ne les aperçois pas très clairement, faut-il vous en faire l’aveu ? C’est que l’état de ma conscience est tout nouveau pour moi et que j’ai quelque peine à m’y retrouver. C’est enfin que je ne me suis jamais appliquée à écrire une lettre comme celle-ci, dont je n’ose même pas prononcer le nom ! Une lettre, monsieur, que j’ai tant de chagrin et néanmoins tant de joie à vous adresser.
« Mais ce n’est pas pour vous parler de mon chagrin et de ma pauvre joie que j’ai pris la plume. Et je m’en veux de me laisser entraîner à remplir ces quatre grandes pages (car je les remplirai, je le sais bien), au lieu d’y mettre seulement le mot : « Merci ! »
« Merci d’avoir la certitude que j’ai été, pendant un jour, aussi heureuse qu’on peut l’être d’un bonheur passager.
« Merci de cette journée-là.
« Merci d’en garder un souvenir sans tache et fidèle.
« Merci d’être ce que vous êtes, et par là je veux dire, avec bien d’autres choses, je veux dire, monsieur : chevaleresque, vieille France, dévoué, comme je le suis moi-même, à toutes sortes d’idées qui ne sont plus très à la mode, mais qui, j’imagine, sont assez éternelles.
« Merci de placer au plus haut des devoirs celui de ne rien sacrifier, même l’amour, à la religion de la race, au culte de la famille. Car, sans qu’on me l’ait dit, je jurerais que vous allez partir sans me revoir. Et comment vous reprocher les sentiments qui vous le dictent, puisque ce sont eux que j’apprécie davantage dans ce que vous êtes ?
« Merci, par conséquent, d’aller désormais loin de moi, qui donnerais tout au monde pour vivre près de vous, mais qui ne vous le dirais pas si ce n’était impossible.
« Merci de votre amour et merci de votre haine.
« Merci d’être Christiani, comme je suis
« ORTOFIERI. »
C’était signé « Ortofieri », brièvement. » Ortofieri », fièrement. On aurait dit que toute la lignée des Ortofieri avait paraphé ce billet tendre et cruel, par la seule petite main de son unique descendante. Et, en effet, on sentait bien que toute l’âme des générations avait inspiré cette vaillante confirmation, si digne et si touchante à la fois.
Charles tenait la lettre bleue dans la lumière limpide du couchant. Il n’en distinguait qu’un mot, qui la résumait tout entière et qui résumait non moins cette tragique situation, le mot « impossible ».
Et Charles croyait entendre l’abominable parole répétée par tous les Christiani et tous les Ortofieri qui s’étaient succédé depuis le 2 juillet 1835, y compris le vieux César avec son accent méridional, le vieux Fabius levant son pistolet – jusqu’à sa mère, qu’il lui semblait voir se dresser devant lui, jaune et autoritaire, lissant d’un doigt coléreux ses bandeaux pareils aux ailes d’un corbeau, et lui criant, comme les autres, comme Horace Christiani, comme Napoléon Christiani, Eugène et Achille, les deux frères, et Adrien son père, mort au champ d’honneur :
– Impossible ! Impossible ! Impossible !
Comme si tous ces Corses avaient oublié que, depuis Louis XV, la Corse est française.
Le train qui ramenait Charles Christiani n’atteignit qu’à neuf heures du matin la gare Montparnasse. Il avait beaucoup de retard et contenait en surnombre plus de voyageurs debout que de voyageurs assis. On rentrait de vacances.
Charles, en dépit de ses efforts les plus sincères, ne pouvait entraîner sa pensée loin des événements si rapides qui venaient de se dérouler. Il ne se lassait pas d’y revenir, de les analyser et d’en remâcher le goût amer et pourtant délicieux. À présent, il s’expliquait mieux certains détails du séjour à l’île d’Aix et de la traversée qui en avait été si mémorablement interrompue. La grande confusion dans laquelle, en se présentant, il avait jeté Mme Le Tourneur et Rita lui apparaissait maintenant avec tous ses motifs, qui n’étaient pas minces ! Et comme il comprenait l’inquiétude effarée de cette pauvre Geneviève, lorsqu’elle avait vu son amie se lancer dans une aventure avec un Christiani. Il comprenait aussi le bain de mer refusé par Rita, pour toutes les obscures raisons de la prévoyance, de la bonté et de la pudeur, afin de ne pas laisser à Charles un souvenir trop vif de celle qu’il ne reverrait pas et dont il avait instinctivement perçu la race et le rythme, qui étaient sa propre race et le rythme même de son sang corse.
Dans ces souvenirs il s’engourdissait et s’hypnotisait, incapable d’en tirer autre chose qu’une sorte de volupté confuse et désolante. L’arrivée à Paris lui produisit un effet presque funèbre. Tout lui semblait changé, sans qu’il pût comprendre comment. Il n’aurait pas été plus dépaysé au retour d’un très long voyage à travers des contrées lointaines et singulières. C’était comme si sa mémoire, en quelques jours, se fût déformée, ou que Paris eût subi mystérieusement des modifications impossibles à préciser, dans ses proportions, dans la couleur du temps, dans ses tonalités, dans je ne sais quels autres aspects qu’on eût cherché vainement à définir. Il voyait tout plus petit, plus pauvre, plus sombre ; il y avait dans le bruit des rues un élément silencieux, une valeur sourde qui lui mettait sur l’âme un poids d’anxiété dont la cause d’ailleurs lui échappait complètement. Il était navré et ne réagissait en rien.
Il prit un taxi, donna au chauffeur l’adresse de la rue de Tournon, puis, en chemin, se ravisa et se fit conduire quai Malaquais, chez son futur beau-frère, Bertrand Valois. Avant de se retrouver en face de sa mère, il lui semblait excellent de causer avec un ami à toute épreuve, homme de bon sens, plein de cœur, jouissant d’une gaieté perpétuelle, et qui, certainement, lui « remonterait le moral ». Il ne s’avouait pas qu’il avait besoin de se raconter, besoin de revivre les faits en les parlant. Et il ne se rendait pas compte qu’en allant quai Malaquais il cédait aussi à l’impulsion qui nous dirige tous, quand « ça ne va pas », vers les êtres qui ont de la chance, auxquels tout réussit constamment et de qui la veine prend l’apparence d’un pouvoir contagieux. Près de ces favoris du sort, nous avons l’illusion d’être immunisés contre l’infortune et de renouveler, là, notre provision de confiance, de force et de savoir-faire.
Bertrand Valois, cet auteur gai, ne pouvait mieux représenter le bonheur. Ses pièces remportaient un succès étourdissant ; tout le monde l’aimait et se réjouissait de sa réussite. Il était doué, au demeurant, d’un physique ouvert et riant qui légitimait bien des sympathies. Non qu’il fût beau, à proprement parler ; heureusement pour lui ; car la beauté d’un homme le désavantage auprès de beaucoup de ses frères. Mais sa joyeuse bonhomie lui gagnait les suffrages de la gent masculine, et sa gaieté spirituelle lui assurait tous les concours féminins ; car Dieu sait si nos sœurs aiment de rire.
Pourquoi ne pas dire qu’il avait fallu à Bertrand Valois tout le prestige de sa gentille renommée, toutes les promesses d’un avenir radieux, pour fléchir la rigide Mme Christiani et obtenir d’elle la main de Colomba ? À lui-même on ne pouvait rien reprocher, sinon d’être né de parents fort modestes ; mais son père n’était qu’un simple pupille de l’Assistance publique, un enfant trouvé, et Mme Christiani, férue d’ancêtres, orgueilleuse de sa généalogie, avait balancé pendant de longs mois avant de donner sa fille à ce garçon qui n’avait recueilli, pour tout héritage des siècles passés, qu’une vieille bague et une vieille canne.
C’étaient les seuls objets qu’on eût découverts, un matin de l’année 1872, auprès du nouveau-né qui vagissait dans une encoignure de la galerie de Valois, au Palais-Royal. D’où le nom de « Valois » que Bertrand portait, à la suite de son père, lequel devait ce vocable particulièrement sonore au hasard du lieu de son abandon et au caprice irréfléchi de l’Assistance. Car enfin « Valois » est un nom historique, et il était peut-être audacieux d’en parer ce marmot inconnu qui pouvait plus tard déshonorer, dans la mesure de sa destinée, le souvenir des Louis XII, des François Ier et des Henri III, dont il était douteux pourtant qu’il descendît.
La bague, en effet – cette bague d’or émaillée de noir et pourvue d’un pauvre petit brillant, cette bague que Colomba avait désiré porter le jour de ses fiançailles-, n’indiquait pas une origine royale, mais à peine bourgeoise. Et la canne – une haute canne de jonc, surmontée d’un pommeau d’argent orné de maigres guirlandes – abondait sur ce point dans le même sens que la bague. Ces deux témoins, offrant l’un et l’autre les caractéristiques du style Louis XVI, figuraient, à vrai dire, les seuls aïeux de Bertrand Valois – et nous devions noter cette circonstance pour faire comprendre la façon dont Charles Christiani aborda le jeune auteur.
Il le trouva dans son studio, qui travaillait à quelque comédie. L’endroit était arrangé pour le plaisir des yeux et la commodité des besoins. Une grande baie prenait vue sur la Seine et le Louvre. Quant à Bertrand, déjà soigneusement rasé, ses cheveux cuivrés plaqués sur le crâne le plus rond qui se pût rencontrer, il avait serré autour de sa fine taille la ceinture d’une robe de chambre élégante à désespérer un don Juan de cinéma.
À l’entrée de Charles, il se dirigea prestement vers lui, les bras ouverts. Et le visiteur se sentit mieux, rien qu’à voir ce visage accueillant où veillait le nez même du génie comique, un nez pétri de malice, aux narines dégagées, aux ailes méritant vraiment le nom d’ailes – le nez au vent, célèbre, avec lequel feu M. de Choiseul flairait les brises de Versailles-, le nez des grands acteurs, qui ne trompe jamais sur une vocation de théâtre. Un peu grand, sans doute. Un peu trop retroussé, d’accord. Mais, en définitive, un fameux nez, plaisant, généreux, artiste et réjoui, de ceux qu’on aime à voir entre deux yeux bien clairs.
– Eh ! déjà revenu ? fit Bertrand. Je croyais… Mais d’où sors-tu ? Tu as couché à l’asile ?
– Dans le train.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’autre en haussant les sourcils.
– Il y a que tu ne connais pas ton bonheur.
– Lequel, bonheur ? J’en ai un petit lot.
– Le bonheur de n’avoir pas d’ancêtres, prononça Charles.
– Inattendu !
– Ah ! mon ami, quand je pense que toi, un garçon intelligent, un homme d’esprit, tu regrettes cela : des ancêtres !
– C’est vrai, reconnut Bertrand. J’ai ce travers inexcusable !
– Oui, oui, je sais. Je ne t’ai vu mélancolique qu’une seule fois : nous parlions du passé, des aïeux… Eh bien ! aujourd’hui mon vieux, je donnerais beaucoup, moi, pour n’avoir pas d’ascendants !
– Du moins connus, observa Bertrand. Car, depuis Adam, on n’a pas encore trouvé le moyen de s’en passer, dans l’ordre naturel. Allons, dis-moi : qu’est-ce qu’ils t’ont fait, tes aïeux ?
– Je parle de César et de ceux qui l’ont suivi.
– Autrement dit ?
– Roméo et Juliette. Les Capulet et les Montaigu. Y es-tu ?
– Parfaitement. Tu as rencontré Juliette, toi Roméo, et Juliette s’appelle Ortofieri.
– Voilà. Juliette s’appelle Marguerite Ortofieri. Elle est la fille du banquier et l’arrière-petite-fille du meurtrier de César Christiani.
– Cela se corse, dit Bertrand. Pardonne-moi le mot, je ne l’ai pas fait exprès. Et que vas-tu faire ?
– Effacer. Oublier.
– Tu ne lui es donc pas sympathique ?
– Mais si ! Très, très sympathique ; j’en suis certain !
– Alors, au diable les querelles des morts !
Charles le regarda d’un air surpris.
– C’est toi qui dis cela, Bertrand ? Réfléchis. Mets-toi à ma place. Je t’ai entendu dire – assez fréquemment – qu’au fond de toi-même tu étais bien convaincu d’être le rejeton d’une vieille et grande famille…
– Oh ! fit Bertrand avec un sourire. Des blagues ! Parfois, tu sais, on sent des choses, mille choses qui s’agitent dans l’ombre de la cervelle : des regrets, des inclinations, des désirs, des élans, des espèces d’intuitions, de fausses certitudes… On prend tout ça pour de l’argent comptant, je veux dire : pour des avertissements de l’hérédité, la voix de l’atavisme ! Mais…
– Sois sincère.
– Eh bien, je l’avoue, là ! J’aurais tant de plaisir à descendre de types épatants, que j’ai fini par croire que c’est arrivé, et qu’un jour, comme dans les mélodrames, on retrouvera des papiers, dans une cassette, des papiers qui me feront reconnaître ! Duc de je ne sais quoi ! Marquis de ceci ou de cela !
Il éclata de rire.
– Tu ris, dit Charles en hochant la tête, mais écoute : figure-toi un instant – toi qui es loyal, toi qui ne badines pas avec l’honneur, malgré ta face de bon enfant plein d’indulgence, toi enfin qui te conduis comme si tu t’attachais à ne pas déchoir d’une noblesse de plusieurs quartiers-, figure-toi, dis-je, que réellement tu aies derrière toi des dizaines de générations entêtées d’honneur et de tradition, voire de préjugés stupides mais superbes ! Figure-toi que tu tiens l’étendard et l’épée de ta race !
– Diable ! reconnut Bertrand. C’est vrai…
– Songe que je ne puis trahir les miens…
– Oh ! ce n’est pas Colomba qui t’en tiendrait rancune !
– Et ma mère ?
– Oh ! là ! là ! c’est autre chose !
– Enfin Mlle Ortofieri est de mon avis, rigoureusement.
– Alors, en effet, je ne vois pas d’issue…
– Je ne suis pas venu pour que tu m’aides à en trouver, mais pour que tu m’aides à oublier.
– Il est bien dommage, reprit Bertrand, que nul Christiani n’ait pensé à venger le vieux César. Depuis bientôt un siècle, une bonne vendetta, un sérieux coup de torchon… Aujourd’hui, vous seriez quittes.
– Nos deux familles ont évolué, depuis lors, dans un monde où les rancœurs ne se manifestent pas à coups de poignard ou d’escopette. Et puis, cela vaut mieux ainsi ; on n’en finit jamais avec les vendettas ; toute vengeance en appelle une autre.
– Et le sang de César crie vengeance ! déclama Bertrand.
– Malgré quoi les Ortofieri nous en veulent, comme si, pardieu, c’était leur Fabius qui eût été assassiné par sa victime !
– Ah ! vous n’êtes vraiment pas des gens commodes ! Quand je pense que mes enfants, à moi, seront à moitié corses ! Quels défenseurs j’aurai là !
– Qui sait ? remarqua Charles. Tu es peut-être plus corse que je ne le suis !
– Avec un nez comme ça ? Un nez… à la Choiseul ?
– Aristocrate, va ! dit son ami en souriant avec affection.
– Je me suis laissé dire que ma canne provient sans doute d’une boutique parisienne, ce qui ne prouve d’ailleurs absolument rien quant au pays de mon aïeul…
Il décrocha l’objet qui pendait le long d’un mur.
– Ah ! si les choses pouvaient parler ! hein ! dit Charles.
– Au train dont va la science, tout est possible. Du reste, cette canne a déjà parlé, si peu que ce fût. Voici comment. Elle est haute, à la mode de son temps ; mais, toutes proportions gardées, elle a dû appartenir à quelqu’un de ma taille. Le cordon est ancien, contemporain ; la boucle est aux dimensions d’un poignet comme le mien. La canne a beaucoup servi : regarde le pommeau d’argent, qui ressemble à un petit shako sans visière ; il est poli par le frottement de la paume, les guirlandes décoratives en sont usées ; cependant, l’embout de fer qui termine l’autre extrémité n’est pas très entamé par le contact du sol. Nous en déduirons que le possesseur de cette canne devait la porter la plupart du temps sous le bras ; et, en effet, au tiers supérieur du jonc, nous remarquons que le vernis est patiné à force d’avoir éprouvé le contact du bras et du torse, pendant que la main droite caressait le pommeau.
– Bravo, Sherlock Holmes !… L’as-tu enlevé, ce pommeau, pour voir si d’aventure on n’y avait pas dissimulé une quelconque indication ?
– Enfant ! mon père n’avait pas négligé cette opération-là ! Il n’y avait rien sous le pommeau. Et j’ai beau interroger davantage la canne de mon aïeul, elle ne m’en dit pas plus.
« Mais en quoi puis-je te servir ? Revenons à nos moutons.
– Tu m’as servi autant que tu le pouvais, en me laissant te confier mes tristesses. Je n’en dirai rien à ma mère. À quoi bon ?
– Ne pourrais-tu changer d’air ? C’est encore le meilleur traitement contre le cafard.
– Justement. J’ai l’intention de partir, dès cet après-midi, pour Silaz. Claude me réclame là-bas. Quelques jours de calme et de solitude me feront du bien.
– Méfie-toi de l’isolement.
– Bah ! J’emporterai quelques paperasses ; et les quatre sergents de La Rochelle me tiendront compagnie. Si j’ai du vague à l’âme, j’écrirai un chapitre de mon nouveau bouquin.
– Brrr ! Des histoires de conspiration et d’échafaud ! Tu ferais mieux d’écrire un vaudeville !
– Je n’ai pas de sujet ! répliqua Charles du même ton badin, en lui serrant la main.
Quand il fut parti, Bertrand sourit finement de sa bouche charnue, de ses yeux malins, et, si l’on peut dire, de son nez si expressif.
« Pas de sujet ! se dit-il. Qu’est-ce qu’il lui faut ! Mais les uns « voient tragédie » et les autres « comédie ». Et ce sera toujours ainsi, tant qu’il y aura des hommes ou je ne sais quoi d’analogue. »
– Tu arrives à propos, Charles, j’allais te télégraphier de rentrer ou de prendre à La Rochelle le train de Genève.
Mme Christiani était assise à son bureau, devant des lettres ouvertes et des livres de comptabilité domestique. Son dur profil se détachait en silhouette sur le fond doucement ensoleillé de grands arbres jaunissants et du chevet de l’église Saint-Sulpice.
Ainsi, elle ne soupçonnait même pas que son fils eût été à Oléron. Elle exprima simplement :
– Tu as renoncé à ce crochet que tu avais l’intention de faire ? Je t’approuve. Ton Luc de Certeuil ne me plaît guère, comme tu sais. Mais j’ai reçu de Claude ceci.
Elle lui tendait une lettre, du bout de ses doigts bruns, extrêmement soignés.
Charles s’empressa de saisir la feuille quadrillée, sans répondre, mais en songeant que sa mère venait de lui dicter involontairement la meilleure marche à suivre. Voilà : pour tout le monde, pour lui-même, il arrivait de La Rochelle, directement. La veille encore, il compulsait les pièces les plus poudreuses de la bibliothèque, guidé dans ses recherches par l’érudit M. Palanque. Il n’avait jamais foulé le spardeck du Boyardville. L’île d’Aix et l’île d’Oléron continuaient de lui être inconnues. Et Rita, Rita…
Une émotion qui lui faisait très mal arrêta le cours de ces vigoureuses pensées. Il lisait, d’ailleurs, la lettre du vieux Claude, dont nous respecterons, sinon l’orthographe, du moins le style.
« Madame,
« Madame voudra bien nous excuser, la Péronne et votre serviteur, de vous refaire une lettre coup sur coup, autant dire, avec la dernière que j’ai eu l’honneur d’envoyer à Madame, il y aura seulement dimanche huit jours.
« La présente est pour lui faire connaître que la situation ici n’est pas supportable. Les choses sont à vous faire dresser les cheveux, et c’est rapport à notre dévouement à Madame, à sa demoiselle et à notre monsieur Charles, que nous avons resté au château jusqu’à présent. Que Madame me croie. Vous dire ce qui se passe, oh ! non, je ne suis qu’un pauvre paysan, et je le répète : l’on se moquerait. Mais cela ne peut durer. Monsieur Charles aura certainement la bonté de venir nous faire tout de suite une petite visite. Autrement, que Madame m’excuse, mais nous irions chacun chez nous, aussitôt la vendange, moi à Virieu, la Péronne à Aignoz, pour jusqu’à quand que tout soit fini, au château, de ces effrayantes fantasmagories.
« Je prie Madame de recevoir mes salutations respectueuses, ainsi que la demoiselle et M. Charles ; Et que Péronne y envoie de même ses respects.
Claude CORNAREL. »
Il faut que tu partes immédiatement, Charles, je me demande ce qu’il peut y avoir. Tu arrangeras ça.
« Tu arrangeras ça », « arrangez ça », c’était le mot de Mme Christiani pour tout ce qui se rapportait à Silaz. Elle n’y avait fait, depuis son mariage, que trois ou quatre apparitions. Elle n’aimait pas les montagnes qui, disait-elle, l’écrasaient, l’oppressaient. La vieille demeure lui paraissait odieusement triste. À peine si Colomba la connaissait ; mais Charles s’y rendait de loin en loin, pour « arranger ça ». Il ne s’y déplaisait pas, du reste. Dans son enfance, il avait passé à Silaz, avec son père, de courtes périodes. Plus tard, quand sa vocation d’historien commençait à se dessiner, il y était revenu pour étudier et classer la masse de papiers de famille qui s’y trouvait, et notamment les Souvenirs et correspondance du corsaire César Christiani. Amoureux du passé sous toutes ses formes, il respirait avec délices les odeurs anciennes du manoir, que l’on n’ouvrait plus depuis bien longtemps, sinon pour l’aérer ou lorsque Charles venait, en courant, décider d’un bail de fermier, visiter les toitures, vendanger la vigne et serrer quelques mains calleuses dans les hameaux du voisinage.
Quant à Mme Christiani, non contente de fuir Silaz, elle l’avait pris en aversion, comme elle prenait certaines gens qui ne lui avaient pourtant causé nul dommage. Ce n’était pas une mauvaise femme, mais, comme disaient les domestiques, « elle se faisait des idées ». C’est ainsi, par exemple, qu’elle ne voulait plus voir, depuis un temps infini, la très vieille cousine Drouet, dernière représentante des Christiani de l’autre branche. Elle l’avait rayée de ses relations. Charles et Colomba ignoraient le visage de cette parente, et lorsqu’ils interrogeaient leur mère à son sujet, celle-ci leur répondait invariablement que la cousine Drouet s’étant « mal conduite avec Mélanie », elle ne voulait plus entendre parler d’elle. Mélanie – autre cousine, mais du côté Bernardi – ne se souvenait pas du tout que Mme Drouet lui eût jamais manqué en quoi que ce fût ; mais Mme Christiani, elle, ne l’oubliait pas. Oh ! elle n’aurait pu préciser ; elle ne savait plus de quoi il s’agissait ; mais une chose était sûre : la cousine Drouet s’était mal conduite avec Mélanie, et cela ne se pouvait pardonner.
On juge par là de l’exécration que Mme Christiani dédiait aux Ortofieri. Quand elle parlait de Silaz, ses prunelles de jais reflétaient la partie hostile et acrimonieuse de son âme, et tout ce qu’elle nourrissait de rancunes embrasait son regard de courtes lueurs. Charles devina qu’à propos de Silaz elle maudissait, entre autres, la cousine Drouet et les Ortofieri. Et les yeux noirs de sa sombre mère le remplirent d’un découragement qu’il s’étonna d’éprouver, parce qu’il croyait avoir banni toute espérance.
– Il me serait agréable de voyager en auto, dit-il. Puis-je prendre le cabriolet ?
– Certainement.
– Par le Bordeaux-Genève, ajouta-t-il, j’aurais dû m’imposer un très long voyage en chemin de fer et je vous confesse que cela ne me tentait pas.
– Du reste, décréta Mme Christiani, je me demande comment tu pourrais te passer d’auto à Silaz. Dans ce trou !
– Mais je vous prive de votre voiture, et cela…
– Cela n’a aucune importance, Bertrand nous prêtera la sienne ; il en sera ravi, et puis les loueurs ont des voitures aussi bonnes que les nôtres.
– Je vous remercie, dit Charles.
Il embrassa sa mère sur le front, juste à la naissance de la raie qui partageait sa coiffure en deux bandeaux plats et lustrés. Mme Christiani, en retour, renifla contre la joue de son fils ; c’était sa façon, à elle, d’embrasser : ses lèvres minces n’y participaient en aucune circonstance et il était visible qu’elles n’étaient pas faites pour cet usage.
Colomba se joignit à eux pour déjeuner. Elle était le sourire de la maison. Et tout, en revanche, lui souriait : sa jeunesse, sa beauté, ses fiançailles, son fiancé – jusqu’à Mme Christiani qui, en sa faveur, relevait un coin de sa bouche et souriait d’un seul côté, impuissante à mieux faire.
En présence de sa sœur, Charles s’évertua plus encore qu’auparavant à cacher sa mélancolie. Il plaisanta non sans esprit les terreurs de Claude, se dit toujours persuadé que les superstitions, aidées de quelque mystificateur, avaient fait, là-bas, tout le mal. Il parla beaucoup, gaiement, sans rien prendre au sérieux, si bien qu’en sortant de table, quand il vit Colomba s’approcher de lui, quand elle l’entraîna un peu à l’écart, il se demanda quelle requête allait lui être adressée, à la faveur des joyeuses dispositions qu’il venait de montrer.
Or, elle lui dit tout bas :
– Tu as du chagrin ?
Il en reçut une commotion, perdit pied, rougit et pâlit, pour rougir encore. Mais elle reprit :
– Veux-tu que je demande à maman la permission d’aller avec toi à Silaz ?
– Et Bertrand ! Non, non, reste auprès de lui, va ! Reste à Paris. C’est trop bon, quand on s’aime, de ne pas se séparer !… D’autre part, quelques jours de retraite…
– Qui est-ce ? lui demanda-t-elle entre ses dents, les yeux fixés de biais sur Mme Christiani.
– Personne ! C’était quelqu’un, ce n’est plus rien !
– Colomba, donne donc le café !
– Au revoir ! dit Charles brusquement. Je vais faire mes préparatifs.
Quand les deux femmes furent seules :
– Tu ne trouves pas qu’il a quelque chose ? fit Mme Christiani.
– Mon Dieu, maman, peut-être bien…
– Comme si tu ne t’en étais pas aperçue, petit masque ! Seulement, moi, je n’ai pas besoin de lui demander ce qu’il a, pour le savoir. Il est amoureux, ma fille, il est amoureux, et ça ne va pas à son gré. Une histoire d’amour ! Nous y voilà. Il fallait s’y attendre, à la fin ! Bah ! c’est un Christiani, tout s’arrangera, et cela nous fera un second mariage… et je serai forcée d’inviter deux fois pour une cette cousine Drouet ! – qui s’est mal conduite avec Mélanie.
La jeune fille, amusée, n’en demeurait pas moins songeuse, tournant autour de son doigt la petite bague d’émail noir que Bertrand lui avait offerte.
Au bout d’un instant :
– C’est triste, dit-elle, d’être malheureux parce qu’on aime.
– Quand on aime à bon escient, ma belle, il est impossible d’être longtemps malheureux. Et je suis sûre de mon Charles, à ce point de vue. S’il aime, c’est à bon escient.
– À bon escient ?
– Oui. Une femme digne de lui. Et libre. Alors, tu comprends, je suis tranquille. Tout s’arrangera.
– Évidemment, dit Colomba.
Le château de Silaz est situé sur la rive gauche du Rhône, à quelques kilomètres de Culoz. Il s’élève dans les bois, entre le large fleuve et la grand-route aux longues lignes droites qui en suit le cours. Le hameau de Silaz groupe quelques feux autour du domaine, au pied d’une petite montagne rocheuse, ronde, isolée, couverte de buissons et d’arbustes bas, qu’on nomme le Molard de Silaz. Ces parages se trouvent donc en bordure du département de la Savoie ; et, comme dans toute l’ancienne province sarde, il se trouve encore de vieux campagnards pour dire « en France » lorsqu’ils parlent de la rive droite du Rhône, où s’étend le département de l’Ain.
La situation du château est fort belle, à cause des montagnes, qu’on aperçoit de toutes parts, et des bois, coupés de champs, de vignes et de marais, qui l’entourent. Les bâtiments toutefois manquent d’élévation et donnent l’impression – fausse – d’être construits en contrebas, la vaste butte qui les supporte étant dominée par la masse du Molard et la hauteur imposante de l’horizon.
C’est un lieu retiré. Le chemin qui vient de la grande route toute proche s’arrête là, ou du moins ne se continue au-delà de Silaz, que par des sentiers rocailleux, comme tous les sentiers de la contrée.
Le jour déclinait lorsque le cabriolet de Charles Christiani, conduit par le chauffeur Julien, quitta la route et s’engagea dans le dernier chemin de l’itinéraire Paris-Silaz.
Cinq cent cinquante kilomètres. Parti la veille au début de l’après-midi, Charles avait recommandé au chauffeur de ne pas faire de vitesse. Le voyage, ainsi, lui devenait salutaire. Il s’était placé à côté de Julien. L’air libre entrait largement dans ses poumons. Le spectacle du monde faisait défiler pour lui ses cent mille scènes. Et il avait la faculté d’échanger quelques propos avec son voisin, qui n’était ni sot ni indiscrètement bavard.
Charles ne s’inquiétait en aucune façon du motif qui l’amenait en Savoie. Il avait, à Saulieu, bien dîné, bien dormi ; on avait repris la route sans se presser. Il s’abandonnait doucement au plaisir pensif, à la rêverie bienfaisante de retrouver un pays et une maison où il savait que sa mélancolie ne serait heurtée par rien, ni présence, ni souvenir intempestif, ni laideur, ni petitesse : du silence dans un beau désert.
Une douceur profonde l’avait pénétré quand, à Ambérieu, la voiture était entrée, tout à coup, de plain-pied dans les gorges, suivant des courbes incessantes au fond du magnifique défilé. Lui, il aimait la montagne, il était physiquement heureux d’en respirer l’atmosphère énergique et légère, d’en mesurer les sommets et les pentes, de voir contre le ciel pur, tout là-haut, se découper les cimes, ou, dans les nuages mouvants, les voir se perdre.
Puis, au débouché des vallons, dans le grandiose élargissement du pays et du ciel, dans l’éblouissement de la grande lumière retrouvée, comme la route descendante dominait encore le vaste panorama, il avait aperçu, au milieu de la plaine, le Molard de Silaz, et ressenti une secousse presque imperceptible, au cœur. Alors il avait pensé que c’était, dans ce cœur, un peu de passé qui survivait, un peu de l’arrière-grand-mère savoyarde qui se troublait en approchant de Silaz, et cette idée le charmait encore d’un étrange agrément secret, lorsqu’il aperçut les toits de tuiles du manoir et sa tour carrée.
Tout cela fut dissipé en une seconde. Le visage de Claude lui rappela instantanément qu’il n’était pas venu à Silaz pour n’y goûter qu’un repos romantique.
Le vieil homme était accouru, aux clameurs de claxon, aussi vite que son âge le lui permettait. Proprement vêtu de son costume des dimanches, il leva ses mains travailleuses dans un geste presque adorateur, primitif et touchant.
– Oh ! Monsieur Charles !
La joie et l’effarement se combinaient sur sa figure : une joie toute neuve, au-dessus d’un effarement antérieur, qu’elle ne parvenait pas encore à effacer. Il avait son chapeau à la main, il était chauve, sa bonne moustache grise accentuait le hâle étonnamment foncé de son teint ; les cordes de son cou disparaissaient dans l’encolure d’une chemise de grosse toile blanche, vestige des temps anciens.
– Je ne peux pas vous dire, monsieur Charles, comme je suis content de votre venue !
– À cause du servant ? dit Charles en riant.
– Comment c’est-il que vous le savez ? Je n’ai rien mis sur mes lettres ? s’étonna le gardien de Silaz.
Mais Péronne, à son tour, s’en venait, sous son bonnet blanc tuyauté, essuyant ses mains à son tablier bleu. Bonne face simple pétrie d’honnêteté et de dévouement, de bon sens aussi ; deux yeux fidèles comme on n’en voit guère, tant ils exprimaient, pour Charles, de respectueuse soumission.
Ménage paradoxal ! Couple bizarre qui n’était pas un couple, mais une couple plutôt. Claude et Péronne vivaient là, depuis leur jeunesse, au service de la famille Christiani. Aucun autre lien ne les unissait, mais ils s’entendaient à merveille, en camarades, et jamais entre eux rien n’était venu déranger cette amitié. Vieux garçon, vieille fille, ayant « du bien » chacun dans son village, ils restaient à Silaz, contents de servir les mêmes maîtres avec une même probité.
– Monsieur Charles est-il déjà au courant ? dit Péronne en levant vers le voyageur un regard craintif. Lui avez-vous expliqué, Claude ?
– Non, mais Monsieur sait déjà que c’est le servant.
Ils étaient au seuil de la remise, abrités par le hangar d’un « débridé ». La petite route passait entre les communs et le parc. Charles, encadré des deux vieillards, se dirigea vers le château. Ils y entrèrent par la porte des cuisines.
– Venez avec moi, dit Charles. Vous me raconterez.
Les fenêtres des salons étaient ouvertes, de même que la porte vitrée donnant sur le parc anglais. Il faisait doux et la lumière avait des dorures. Le grand silence de la campagne régnait comme une fascination ; Charles après une journée d’automobile ronronnante, en sentait pesamment l’ampleur.
– Alors ? interrogea le jeune homme.
– C’est dans la petite chambre haute, dit Claude. Toutes les nuits, il y a une lumière qui s’allume. Et on voit quelqu’un.
Charles sourit.
– Monsieur Charles verra lui-même, dit respectueusement Péronne. C’est au soir, quand la nuit est tombée, que le servant entre dans la petite chambre haute. Les gens du village l’ont vu comme nous.
– Soit ! J’admets. Depuis quand ?
– Nous nous en sommes aperçus voilà une quinzaine, dit Claude. Ce soir-là, nous allions nous coucher après souper, je venais de lâcher le chien Milord, qui est, comme vous savez, très bon pour la garde. Et tout à coup, voilà que je l’entends aboyer dans le parc, près du château. Je sors, je fais le tour des bâtiments…
– Il faut vous dire, compléta Péronne, que le chien aboyait très fort, plus fort qu’il ne le fait de temps en temps pour des bêtes qui rôdent ou des gens qui passent sur la route.
– Oui, confirma Claude. Et alors donc, j’arrive en étouffant mes pas sur le gravier. Tenez, monsieur Charles, Milord était là, ajouta-t-il en désignant, par la fenêtre ouverte, un point de l’espace extérieur. Si ça ne vous fait rien de sortir devant le château, je vas vous montrer…
Ils sortirent.
Le parquet du salon était de niveau avec le sol de l’esplanade, couverte de gravier, qui précédait les pelouses. Une marquise, au-dessus de la porte, étendait son auvent de verre. Charles, en passant, lui donna une pensée réprobatrice. Cette adjonction datait de 1860 ; Napoléon Christiani l’avait fait faire au moment de l’annexion de la Savoie à l’occasion de laquelle il s’était prodigué en fêtes et festins, ayant du patriotisme et de l’ambition. La marquise, de style Napoléon III, détonnait dans l’aspect de la façade bien savoyarde avec son vieux crépi, ses fenêtres petites et ses grands toits lourds, à pente rapide, qui la dépassaient comme une coiffure solidement enfoncée.
À part la marquise, en effet, le château de Silaz, légèrement délabré, présentait un remarquable modèle de l’architecture régionale du XVIIème siècle, frustre mais charmante. Charles le remarqua une fois de plus en levant les yeux vers les fenêtres de la « petite chambre haute » – qu’il nous semble indispensable de situer, pour le lecteur, avec beaucoup de précision.
Du côté du parc, la façade du château – qui existe encore, bien entendu, à l’heure où nous écrivons – n’est pas établie sur un seul plan vertical, mais composée de deux corps de logis, dont l’un s’élève plus avant que l’autre. Pour l’observateur placé dans le parc, c’est le bâtiment de droite qui recule sur celui de gauche, de la profondeur d’une chambre ; et c’est de ce bâtiment en retrait que Charles, Claude et Péronne venaient de sortir, sous la marquise.
L’autre corps de logis, celui de gauche, celui qui fait saillie par rapport à celui de droite, offre, comme celui-là, un rez-de-chaussée et un premier étage ; mais il est surélevé d’un second étage dans la partie droite seulement, du côté qui fait un angle droit avec la façade en retrait. Ce second étage n’étant composé que d’une seule pièce, cela figure une tour carrée, coiffée également d’un toit de tuiles et dont la base se confond avec la construction avancée.
Cette tour est percée de deux fenêtres à chaque étage, une fenêtre regardant le sud (orientation d’ensemble de la façade), l’autre regardant l’est et prenant vue, en équerre, sur la façade rentrante.
Le rez-de-chaussée de la tour est un cabinet de travail.
Le premier étage est un cabinet de toilette attenant à la chambre voisine.
Le deuxième et dernier étage, c’est la « petite chambre haute », bibliothèque, salle de travail.
– C’est là-haut ! dit Claude. Je ne me doutais de rien quand je suis arrivé près de Milord, comme de bien entendu. La nuit était déjà noire, sans lune. Tout de suite, mon attention s’est trouvée attirée par la fenêtre, là.
Il désignait la fenêtre de l’est, celle qui plonge dans l’encoignure, abritée du vent, que forment sur l’esplanade de gravier les deux corps de constructions.
– Le chien levait la tête, donnait de la voix et tournait en rond avec des grondements. Et là-haut, monsieur Charles, il y avait de la lumière, comme dans une pièce où se tient quelqu’un.
« Mon premier mouvement a été d’aller prendre mon revolver et de monter à la petite chambre haute. Parce que ma première pensée était que nous avions affaire à des cambrioleurs… Mais je ne sais pas pourquoi, je me suis dit subitement que ce devait être le servant…
Charles le blâma d’un ton railleur :
– Allons, Claude ! Sérieusement, vous en êtes encore à croire aux fantômes ?
Les deux vieux baissèrent la tête, Charles se rappelait toutes les histoires de revenants qu’il leur avait fait raconter dans son enfance. Il savait que l’un et l’autre étaient persuadés d’avoir entrevu le servant sous des formes diverses, indécises mais effrayantes, à la brune, au clair de lune, dans les ténèbres, au fond des celliers bas et obscurs, traversant un couloir de maison déserte ou s’éclipsant au détour d’un escalier noyé de crépuscule.
Qu’est-ce au juste qu’un servant, ou sarvant ? Une ombre, un spectre, un esprit, un démon, une âme en peine, tout ce qu’on veut. Les légendes savoyardes et bugistes en sont hantées. Les esprits simples, influencés par les farouches solitudes des gorges sombres, n’ont pas encore abjuré l’ancienne superstition et ils créent pour eux-mêmes ces nocturnes épouvantails dont ils frissonnent d’autant plus qu’ils les ont imaginés à la taille de leurs craintes et tels que rien ne saurait mieux les épouvanter.
– Alors, poursuivit Charles, vous n’êtes pas monté voir ce qu’était la lumière ? Ce qui la produisait ?
– Je n’y serais pas monté pour tout l’or de la terre !
– Il est venu me chercher, dit Péronne. Il ramenait le chien…
– Oui ; je voulais être deux, d’abord. Ensuite, je voulais enfermer Milord, pour écouter sans être gêné par ses grognements et ses aboiements.
– Tout ce vacarme, dû au chien, demanda Charles, n’avait donc pas dérangé le personnage de la lumière ? Car vous m’avez parlé de quelqu’un, tout à l’heure – de quelqu’un qui s’est introduit dans la petite chambre haute-, de quelqu’un qui continue à s’y introduire, chaque nuit. C’est bien cela ?
– Oui, monsieur Charles, c’est cela. Mais tout le raffut de Milord n’avait attiré personne à la fenêtre, ni causé aucune espèce de mouvement à l’intérieur. Au fond, c’est peut-être ça qui m’a paru bizarre, tenez !… Quand je suis revenu, avec Péronne, quelques minutes après, sans le chien, la lumière était toujours là…
– Quelle sorte de lumière ? Blanche ? Jaune ? Vive ?
– Une clarté de lampe, dit Péronne, et encore : pas forte. Jaunâtre. Comme d’une petite lampe. Nous nous étions avancés sans faire de bruit, moi avec mes savates, Claude avec ses chaussettes. On n’entendait toujours rien. Et rien ne bougeait dans la chambre. Nous sommes restés là trois quarts d’heure, le nez levé, en regardant derrière nous, la nuit, à chaque instant. On n’était pas rassurés, allez, monsieur Charles !
Claude reprit la parole :
– Enfin, vous avez vu quelqu’un ?
– L’ombre de quelqu’un, d’abord, sur la muraille et sur le plafond, puis sur la bibliothèque. Et tout à coup – ah ! bonsoir ! je m’en souviendrai ! – un homme, ou le faux semblant d’un homme, est venu, de la gauche, se planter devant les carreaux.
Charles, fort tranquillement, examinait la fenêtre. D’en bas, il apercevait tout juste, à travers les vitres, un coin du plafond et la corniche de la bibliothèque, qu’il reconnaissait. Cette « petite chambre haute » lui était familière. Il y avait travaillé jadis. La bibliothèque à vitrines, en acajou verni, contenait la plus grande partie des documents qu’il s’était donné la peine de classer. Sa mémoire lui rappelait les autres meubles : un bureau dos-d’âne en bois fruitier, une jolie commode Directoire d’une facture naïve ; tout cela formant un ensemble très « bon vieux temps », auquel on n’avait vraisemblablement pas touché depuis le commencement du XIXème siècle.
La fenêtre qu’il regardait n’était pas munie de persiennes. Il contourna l’angle du bâtiment, pour regarder l’autre fenêtre de la petite chambre haute ; celle-là était hermétiquement close par des volets pleins. (Il ne faut pas s’étonner de ces disparates, elles sont fréquentes dans les vieilles demeures du pays.) Or, pour l’arrivée de Charles, Claude avait ouvert les volets, contrevents ou persiennes de toutes les fenêtres du château. En apercevant ces volets clos, Charles connut que le brave homme n’était décidément pas un homme brave et qu’il n’avait pas osé, même en plein jour, visiter la petite chambre haute.
Claude avoua qu’il n’avait fait qu’en ouvrir la porte, y jeter un coup d’œil et s’assurer que tout y était dans l’ordre habituel. » On aurait dit que personne n’était venu là depuis la dernière inspection. Mais un servant n’est pas quelqu’un ! »
Le vieux bonhomme, surpris et contrarié de voir son maître si manifestement incrédule et indifférent, lui dit, d’un air consterné :
– Monsieur Charles ne me demande même pas la fin de mon histoire.
– Eh bien ! allez, mon brave Claude. Qu’arriva-t-il ensuite ?
– Il arriva, Monsieur, que l’homme fit demi-tour. Et puis il s’est mis à marcher, à aller vite, comme celui qui réfléchit. Et pensez bien à ceci, monsieur Charles : ses pas ne faisaient pas le moindre bruit, et le silence était si profond que nous l’aurions entendu marcher dans la chambre, même s’il avait eu des pantoufles. Il n’y a pas de tapis là-haut, sur le plancher, et nous avons encore l’ouïe fine, Péronne et moi, grâce au bon Dieu !
« Enfin, vers les minuit, nous l’avons vu sortir de la chambre. Rapport à l’élévation, nous ne distinguions que sa tête. Il emportait la lumière, mais nous ne pouvions pas apercevoir s’il tenait une lampe ou un falot, ou autre chose. Par exemple – n’est-ce pas, Péronne ? – nous avons très bien observé qu’il ouvrait la porte. Et cette porte s’est refermée sur lui, silencieusement, comme une porte fantôme ! Et tout est redevenu noir dans la chambre haute… Seulement, il a dû éteindre sa lampe aussitôt sorti, parce que nous n’avons pas remarqué la moindre lueur aux lucarnes du grenier.
– C’est vrai, dit Charles, la porte de la petite chambre haute donne dans le grenier, par un escalier.
Il se souvenait de cette disposition pittoresque qui l’avait enchanté lorsque, tout petit garçon, il jouait sous les combles de Silaz – trop rarement à son gré ! La petite chambre haute n’occupait pas entièrement, au dernier étage, la contenance de la tour carrée. Sa porte s’ouvrait sur un léger escalier de sapin qui, dans le bas, communiquait avec le grenier du bâtiment en retrait, par une ouverture sans porte. Il n’y avait pas d’autre issue à la petite chambre haute.
– Qu’est-ce que monsieur Charles pense de tout ça ? questionna anxieusement Péronne. Pas de bruit ! Pas un souffle ! Et toutes les nuits, le servant revient à la même heure, se retire à la même heure ! Je ne sais pas si Monsieur se représente ce que c’est que de loger sous le même toit qu’une épouvante pareille ! Sans compter qu’on ne sait pas où il va, ce maudit, quand il quitte de là-haut !
– En somme, dit Charles, qu’avez-vous fait ? Quelles mesures avez-vous prises ?
Claude fit un geste d’impuissance.
– J’ai écrit à Madame… J’ai installé nos lits au rez-de-chaussée, pour pouvoir dormir, parce que nos mansardes, dans le grenier… Vous comprenez !… D’ailleurs, j’ai continué à surveiller, et même avec des hommes du hameau. Ils m’ont tenu compagnie et vous répéteront ce que je viens de vous dire…
– Surveiller ? Où ? Comment ?
– Mais… d’ici où nous sommes… depuis la tombée du jour jusqu’à la disparition de… la chose…
– À quoi ressemble-t-il, votre servant ?
– On ne saurait bien le connaître, monsieur Charles. La lumière est faible. On ne distingue qu’une forme obscure et on n’en voit que le buste, comme de bien entendu.
– Parmi les gens du village, aucun n’a eu l’idée de monter là-haut pendant que votre visiteur s’y trouvait ?
– Oh ! se récria Claude, tandis que Péronne exprimait le même sentiment. Pas un ne voudrait s’en mêler !
– Bien. Et dites-moi, Claude : avez-vous soupçonné quelqu’un de vous jouer cette désagréable comédie ? Voilà évidemment une supposition que vous avez faite, n’est-ce pas ? Avez-vous des ennemis ? En avons-nous ? Un mauvais plaisant vous mystifie, cela me paraît certain. Cherchez bien. Qui ? Cherchez du côté de ceux qui auraient intérêt à tout cela, ou bien qui croient avoir une rancune à satisfaire contre vous, si ce n’est contre ma famille…
– Ma foi, je ne vois personne. Mais, allez, monsieur Charles, croyez-moi, ce n’est pas dans ce sens-là qu’il faut chercher l’explication. Car ce qui se passe n’est pas naturel, et je parierais bien cent francs que vous serez de notre avis tout à l’heure, quand vous aurez vu, de vos yeux…
– À moins que le servant présumé ne me fasse pas l’honneur de m’apparaître !
Le soleil venait de glisser derrière les chaînes bleuies du couchant. La température fraîchit soudain. Le parc s’emplissait d’ombres. Seul, un massif montagneux, assez rapproché, bénéficiait encore des rayons du soir, mais l’ombre en faisait l’ascension comme une marée et la montagne d’or devenait peu à peu une montagne sombre. Bientôt les cimes elles-mêmes, submergées, s’éteignirent. Des chauves-souris commencèrent leur ronde dans le demi-jour crépusculaire.
Péronne et Claude suivirent Charles Christiani qui rentrait dans le salon. Les deux serviteurs, en expectative, attendaient des questions, des ordres…
– Où me faites-vous coucher ? demanda-t-il.
– Je préparerai la chambre que Monsieur voudra, dit Péronne.
– Alors, comme d’habitude.
– Bien, Monsieur, obtempéra la servante. Monsieur Charles se rend compte ?
– De quoi, ma bonne ? fit-il avec cordialité. De ce que la chambre que j’ai coutume d’habiter avoisine la tour ? De ce que son cabinet de toilette est immédiatement sous la petite chambre haute ? Je vous assure que cela m’est fort égal ! Ah ! je dinerai tôt pour ne pas manquer l’arrivée du servant ! ajouta-t-il avec un grand rire.
– J’espère que monsieur Charles ne fera pas d’imprudence ! dit Péronne, effarée.
– J’ai idée que les circonstances ne me permettront aucune témérité, répondit-il. Je suis convaincu, mes amis, qu’on a voulu vous effrayer ; j’essaierai, ces jours-ci, de savoir pourquoi et de pénétrer les secrets de cette mise en scène. Quant à ce soir, je parierais bien, moi, que tout se tiendra tranquille et que votre mystificateur ne viendra pas ! Je regrette à présent d’être arrivé sans précautions. J’aurais dû laisser l’auto dans les environs et me glisser jusqu’ici à pied ou à bicyclette, sans me faire voir.
« En tout cas, ne parlez pas de mon arrivée dans le village. Tâchez de ne pas faire ici plus de mouvement que d’habitude. N’entrez pas, avant que je vous le dise, dans la chambre que je dois occuper ; je n’y entrerai moi-même qu’à l’heure du coucher, et, bien entendu, je me garderai bien de monter présentement dans la petite chambre haute. Bref, faisons notre possible pour ne pas donner l’éveil à ce joyeux farceur.
– Mais s’il vient, monsieur Charles ? dit Claude.
– S’il vient, monsieur Claude, nous sommes de taille, Julien et moi, à lui ôter l’envie de revenir !
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Péronne en se dirigeant vers sa cuisine.
– J’ai mon revolver, rappela Claude.
– Vous feriez mieux de prendre votre fusil et de le charger avec du gros sel ! Appelez donc Julien, s’il vous plaît, que je lui fasse la leçon…
À neuf heures et demie, Charles, le chauffeur Julien et Claude étaient postés sous un marronnier. À travers le feuillage, ils pouvaient observer commodément la fenêtre suspecte, croisée formée de quatre carreaux, deux à gauche, deux à droite. Le chien Milord, un assez beau briard, tenait compagnie à Péronne dans la cuisine fermée.
Un croissant de lune cheminait, au sud-ouest, dans un ciel clair. Une fraîcheur d’automne venait du Rhône, avec un brouillard rampant. Des odeurs d’herbe et de terre mouillées voyageaient. On entendait tomber des feuilles et choir des marrons qui dégringolaient parfois en rebondissant sur les branches. Au loin, des trains grondaient, puis laissaient le silence de la nature se rétablir comme une eau dormante, un instant émue.
Ce fut dans un de ces silences presque absolus que la fenêtre s’éclaira doucement. Là-haut, on ouvrait la porte, on entrait. La clarté se répandit davantage. La porte ayant été refermée, un homme passa et disparut vers la gauche. Les ombres s’immobilisèrent ; sans doute la lampe se trouvait-elle maintenant posée sur un meuble. Puis la fenêtre resta éclairée dans le mur sombre, car la lune ne frappait pas ce mur mais baignait la façade d’angle, à droite, et faisait luire la verrière de la marquise. On n’avait pas perçu le moindre bruit.
– Qu’est-ce que je vous disais ! triompha Claude, qui se sentait en sécurité avec ses compagnons.
– Il y a quelque chose de changé à la fenêtre, murmura Charles. On en a bouché la moitié ; on a mis je ne sais quoi, un rideau peut-être, sur toute la partie gauche ; à aucun moment je n’ai vu de lumière de ce côté-là, ce qui me ferait croire qu’on est entré sans lumière dans la chambre, pour obturer cette moitié de fenêtre, avant d’y entrer avec une lampe. Nous reviendrons plus tard là-dessus.
« Pour le moment, il faut agir. D’ici, on ne voit rien. J’ai mon plan. Vous, Claude, vous allez rester sous le marronnier. Et vous, Julien, vous allez venir avec moi. Nous monterons au grenier. La lucarne la plus rapprochée de la fenêtre éclairée n’en est pas distante de plus de trois ou quatre mètres et ne se tient pas si au-dessous d’elle qu’on ne puisse, de là, observer aisément ce qui se passe dans la chambre… Tout cela est passablement curieux. Nous avons affaire à un ingénieux malandrin, mais rien ne prouve qu’il se sache guetté, ce soir, par des forces nouvelles… Julien, je vous recommande le silence. Déchaussons-nous.
Pendant qu’ils procédaient à cette opération préalable, Claude fortement impressionné, chuchota :
– Faites bien attention, monsieur Charles !
– Soyez tranquille. Nos poings suffiront, mais nous avons chacun, nous aussi, un revolver.
Claude secoua la tête :
– À cette heure, quelque chose me dit qu’un revolver et puis rien, c’est tout pareil.
– Venez ! dit Charles au chauffeur.
Celui-ci, solide gaillard dans toute la force de l’âge, contenait à peine sa jubilation. Cette aventure lui plaisait énormément.
Dans le salon, Charles fit jouer le contact d’une lampe électrique de poche. Précédant son auxiliaire, il traversa la pièce, gagna, par l’office, un escalier tournant. Et ils montèrent à pas de loup.
La porte du grenier n’était pas fermée. Ils entrèrent. Deux lucarnes, face à la porte, découpaient deux rectangles de ciel lunaire – les autres lucarnes visibles de l’extérieur étant celles des mansardes.
Une clarté laiteuse et bleutée remplissait ce lieu léthargique, extraordinairement silencieux. Entre les poutres et dans les coins : d’épaisses ténèbres. À droite de la lucarne de droite, faisant dans la grisaille du mur une obscurité rectangulaire : une trouée, l’ouverture donnant sur le bas du petit escalier de cinq ou six degrés qui accédait à la chambre mystérieuse ; de telle sorte que, pour sortir de cette chambre, il fallait inévitablement passer par le grenier. Et, pour sortir de ce grenier par la porte des chrétiens, il fallait s’en aller devant les lucarnes.
Marchant sur la pointe des pieds, ayant éteint la minuscule ampoule électrique, Charles, suivi de Julien, atteignit sans encombre la lucarne de droite. Pas un craquement ne s’échappait de l’antique plancher, épais et dense.
Comme il était prévu, cet observatoire, sans être parfait, présentait des avantages fort appréciables. Il ne permettait pas de découvrir toute la petite chambre haute, mais en laissait apercevoir beaucoup plus que Charles ne l’avait espéré. Si la porte n’en était plus du tout visible, du moins la bibliothèque apparaissait-elle dans presque toute sa largeur, et le tiers inférieur seul en demeurait caché ; car, souvenons-nous-en, la lucarne est en contrebas.
Enfin, à gauche de la bibliothèque, un pan de mur se voyait, revêtu du vieux papier à fleurs que Charles reconnut, et ornée de gravures non moins chères à ses souvenirs.
Il se haussa sur la pointe des pieds. Le haut d’un verre de lampe se montra. Et il fut certain que cette lampe était posée sur le plat inférieur du bureau dos-d’âne.
Mais il maudissait ce rideau ou cet écran quelconque qui bouchait tout le côté gauche de la fenêtre éclairée, empêchant l’observateur de découvrir une importante portion de la petite chambre haute.
On ne pouvait rien voir de plus, concernant l’intrus, que ce sommet du verre de lampe. Il n’y avait qu’à prendre patience et attendre les événements. Selon ce qu’ils seraient, on agirait.
Ils restèrent immobiles, pendant des minutes qui leur semblèrent singulièrement développées, les yeux fixés sur cette demi-fenêtre, faiblement éclairée (la lampe devait être munie d’un abat-jour), attentifs à ne déceler leur présence par aucune distraction.
Charles, soudain, se recula vers l’ombre du grenier, instinctivement. L’homme venait de se lever sans hâte. Nul doute qu’il n’eût été assis, jusqu’à ce moment, devant le bureau. Il saisit la lampe, s’approcha de la bibliothèque, en ouvrit l’un des battants vitrés, et, haussant la lumière, se mit à chercher quelque livre ou quelque document.
Julien, dans un souffle presque inexistant, constata :
– On ne l’entend pas ! Comment cela se fait-il ?
Une pression de Charles lui imposa silence. Celui-ci ouvrait des yeux si extraordinaires que le chauffeur, voyant au clair de lune cette face de stupeur, commença d’être beaucoup moins rassuré.
Charles, en effet, éprouvait, à cette minute, une stupéfaction sans nom.
L’homme à la lampe était de taille moyenne. Il portait de courts favoris grisonnants ; ses cheveux abondants faisaient un beau désordre de boucles. Ses traits révélaient l’énergie ; son œil jetait des regards vifs. Il était vêtu d’une veste mal ajustée, lâche, de couleur vert olive, avec un collet de velours brun. Le col de sa chemise souple s’ouvrait négligemment, très large, maintenu par une cravate de soie, ajustée au petit bonheur.
Ce n’était pas un homme de notre époque. Et pourtant Charles Christiani le connaissait comme lui-même. Car il avait devant lui, de l’autre côté de la fenêtre dans la petite chambre haute, le personnage que représentait certain tableau romantique, certain portrait plein de vie et d’allure, pendu dans le salon de la rue de Tournon… Seuls, manquaient à la ressemblance absolue un fusil dans une main, une lunette d’approche dans l’autre, un pistolet passé dans une ceinture rouge, un perroquet sur l’épaule.
Bref, si incroyable que ce fût, Charles voyait se mouvoir, voyait vivre (ou plutôt revivre) dans cette nuit de septembre 1929, qui ? On l’a deviné :
César Christiani, ancien capitaine corsaire de S. M. l’Empereur Napoléon Ier, mort assassiné à Paris, 53, boulevard du Temple, le 28 juillet 1835, à l’âge de soixante-six ans.
Frémissant d’une fièvre indescriptible, Charles dévorait des yeux le spectacle inacceptable. Puis, brusquement, il revint à la conception rationnelle des choses. La mystification était montée avec soin, très intelligemment et, sans aucun doute, le visait, lui, Charles Christiani. Car une telle reconstitution n’aurait pu émouvoir particulièrement ni Claude, ni Péronne, ni l’un des villageois du voisinage.
Il observa donc plus froidement l’individu déguisé et la scène qu’il jouait pour son spectateur clandestin.
C’était bien fait, c’était bien joué. Parfaite imitation du vieux loup de mer, âgé d’environ soixante ans ; le geste bourru, la prestance originale et on ne savait quoi de suranné, de passé, d’étranger à notre temps. Et la lampe ! La vieille lampe à huile du premier Empire, qui était toujours dans le cabinet du rez-de-chaussée, où le mystificateur l’avait dérobée à l’insu de Claude !…
Cependant, le personnage poursuivait ses recherches avec une admirable conviction, sur les tablettes de la bibliothèque. Il fit semblant de trouver ce qu’il feignait de désirer : une liasse de papiers. Ensuite, il retourna au bureau invisible et, de nouveau, on ne vit plus que le haut de la bibliothèque et la muraille.
Dire que Charles y comprenait quelque chose serait fausser la vérité. Il allait de supposition en supposition, et rien ne l’incitait à s’arrêter plutôt à l’une qu’à l’autre. Le seul point net de ses pensées était relatif à la conduite des opérations : il avait fermement résolu d’attendre, sans piper, la sortie du mauvais plaisant, afin de savoir où il irait et ce qu’il deviendrait après avoir quitté la petite chambre haute, puisqu’il en sortait régulièrement vers minuit.
L’attente fut longue. L’homme ne se montra qu’une fois avant son départ, pour marcher de long en large, toujours dans ce silence truqué qui finissait par devenir impressionnant.
Le moment vint, néanmoins, où, reprenant la mauvaise lampe ancienne, il passa la main dans sa chevelure ébouriffée, comme un veilleur las de sa veillée ; et jetant vers la fenêtre un regard qui semblait un peu ironique, il étendit son bras libre vers le bouton de la porte qu’on ne voyait pas.
– Attention ! dit Charles, tout bas.
Et ils se plaquèrent tous deux contre le mur.
Instant assez critique, ambigu, troublant. Au vrai, ils avaient perdu, un brin, le sens de la réalité. Et, dans le fin fond de leur âme, ils n’étaient pas trop sûrs de la forme des événements. Quelqu’un allait sortir de la chambre, descendre les quelques marches de l’escalier, entrer dans le grenier, passer devant eux ou s’éloigner dans la direction des autres galetas… Cela se ferait sans bruit, comme dans un rêve, et il était désagréable de prévoir cette marche fantomale…
En attendant, rien ne se produisait. Très évidemment, l’homme mystérieux avait éteint sa lampe, comme Claude l’avait annoncé ; cela, on s’en doutait. Mais personne ne se dressait dans l’ouverture, au bas de l’escalier. Personne ne traversait le clair de lune qui dessinait sur le plancher l’ombre noire et blanche des lucarnes avec leurs croisillons.
Au bout d’un certain temps, Charles revint à son premier poste d’observation, s’attendant à revoir de la lumière dans la chambre. Ils avaient dû assister à une fausse sortie du noctambule…
Non, il n’y avait plus de lumière de lampe dans la chambre. Mais la lune y jetait une clarté plus intense qu’on aurait pu le croire ; cette anomalie provenait à coup sûr de la réverbération de la façade d’angle…
À la faveur de cette luminosité, Charles regarda encore.
Rien ne bougeait, ni dans la chambre, ni dans le grenier. Et pas un frémissement n’était perceptible.
Alors, où était passé le personnage ?
Charles alluma sa lampe électrique. Le chauffeur en fit autant.
La cage du petit escalier de la chambre haute était absolument vide. On le vérifiait avec autant de facilité que de certitude, les marches n’étant que des planches posées à claire-voie.
Ils gravirent ces marches, l’un derrière l’autre. Le premier, Charles se trouva sur l’étroit palier, contre la porte de la petite chambre haute.
Là, il écouta, et là, puérilement, il hésita.
Aucun bruit.
Il poussa la porte, d’un coup, ayant tourné le bouton avec rapidité.
Les deux minuscules projecteurs de poche firent bien leur office.
La petite chambre haute était déserte. Glacialement, durement, mélancoliquement déserte. Il n’y avait personne derrière le battant de la porte, personne sous le sofa. Rien, dans l’atmosphère, ne vous confiait qu’un homme venait de séjourner là, trois heures durant, avec sa lampe allumée.
Charles, qui promenait partout le rayon éblouissant de sa pile de poche, poussa une exclamation.
– Regardez ça ! dit-il en désignant la bibliothèque.
– Eh bien ! c’est une toile d’araignée…
– Ça ne vous dit rien ? Réfléchissez. Cette toile d’araignée est placée de telle sorte qu’on l’arracherait en ouvrant la bibliothèque. Or, cette bibliothèque a été ouverte tout à l’heure. Nous avons vu l’homme ouvrir et refermer ce vantail ! Ça, par exemple, c’est prodigieux ! Il faut que Claude se rende compte ; je vais l’appeler.
Pour ce faire, il se tourna vers la fenêtre, par laquelle il comptait héler le vieux régisseur.
La stupéfaction le pétrifia.
– La… La lune ! Regardez la lune ! prononça-t-il d’une voix rauque.
– Bon Dieu, monsieur Charles, mais c’est la pleine lune, ça !
– Oui, une lune toute ronde et qui se trouve à l’orient, une lune qui s’est levée il y a trois quarts d’heure à peine, alors que, nous le savons, la lune, cette nuit, est en croissant et elle va se coucher par là, à l’occident ! C’est un rêve ! On nous a fait boire quelque chose…
Sans plus palabrer, Julien courut à la fenêtre du fond (celle du sud), en poussa vivement les persiennes, qui claquèrent…
Le croissant de nacre apparut au sud-ouest.
– Deux lunes ! s’exclama Charles, qui était resté en face du rond d’argent montant dans le ciel pur.
Il s’approcha davantage de la fenêtre qui donnait sur cette pleine lune.
– Julien, je deviens fou ! cria-t-il.
– Quoi donc encore ?
– Venez, approchez, éteignez votre lampe, et voyez. Puis dites-moi… La marquise… vous… l’apercevez ?
– Non, Monsieur. Elle n’y est plus. Elle a disparu.
– Ce n’est pas tout !… Le parc…
Il y avait de quoi devenir dément, en effet. Les grands marronniers étaient maintenant de petits arbres. Les pelouses, escamotées, faisaient place à une vigne percée d’une allée droite, au bout de laquelle s’élevait un léger pavillon rustique. Tout cela, dans un grand clair de lune, était aussi visible qu’en plein jour.
– Comprenez ! Comprenez bien ! disait Charles. Ceci est le jardin d’autrefois, le château d’autrefois, le château avant l’adjonction de la marquise, avant 1860 ! Je possède des dessins, des peintures de ce temps-là, on ne peut s’y tromper ! Ce petit pavillon, là-bas, est irrécusable !
– Quel pavillon ? Je n’en vois pas ! fit Julien. Et, du reste – est-ce que j’ai la berlue ? – la marquise est revenue, monsieur Charles !
– Mais non ! balbutia le jeune homme, anxieux.
– Mais si ! insista l’autre, non moins inquiet.
– Ah ! Je crois comprendre !
Charles avait remarqué que Julien, à présent, regardait dehors non par les mêmes vitres que lui, mais à travers la partie de la fenêtre qui, tout à l’heure, vue de l’extérieur, semblait bouchée et qu’ils avaient maintenant à leur droite. L’historien, à son tour, se plaça devant cette moitié de fenêtre – qui comportait deux vitres – et revit le paysage moderne, ses hauts marronniers, sa marquise, ses pelouses et son ciel sans lune de ce côté-là.
– J’y suis tout à fait ! annonça-t-il avec une merveilleuse allégresse.
Julien attendait, bouche bée, l’explication.
À ce moment, Claude, ayant vu d’en bas les deux hommes gesticuler, les ayant entendus parler et ouvrir la fenêtre du sud, arriva sur les lieux du prodige.
– Voici deux carreaux bien singuliers, dit Charles en désignant la moitié gauche de la fenêtre. Quand on les regarde de l’intérieur, on voit, au travers, le jardin tel qu’il était avant 1860 – peut-être beaucoup d’années avant 1860. Et quand on regarde ces carreaux de l’extérieur, on voit, au travers, la petite chambre haute comme elle était jadis – comme elle était avant 1829, année où mon aïeul César Christiani a quitté Silaz pour n’y jamais revenir.
Claude n’y voyait encore que du feu. Mais Julien, plus renseigné, demanda pourquoi Charles savait que la vision leur avait montré une chambre antérieure à 1829 et au départ de « ce monsieur son grand-père ».
– Parce que, révéla Charles, parce que c’est lui que nous avons vu. Et c’est vous qui avez gagné votre pari, Claude. Il s’agit bien réellement d’un fantôme, d’un spectre absolument vrai, d’un servant indiscutable. Et, comme le surnaturel n’existe pas, il faut conclure que ce phénomène est des plus naturels, et que notre fantôme n’est qu’une image tout à fait explicable.
« Qu’on se place d’un côté ou de l’autre de ces deux vitres surprenantes, ce qu’on découvre au-delà n’est pas ce qui s’y trouve, mais ce qui s’y trouvait avant 1829, ou en 1829 avant l’automne, époque du départ en question, quand César Christiani s’en est allé à Paris.
– Mais comment cela peut-il se faire ?
– Je le cherche… Je le cherche…
« D’abord, je me rappelle maintenant, avec beaucoup de précision, un fait dont je ne m’étais souvenu que vaguement, tout à l’heure, sous le marronnier, au moment où j’ai constaté que la moitié de la fenêtre semblait bouchée (la moitié gauche, qui, à présent que nous sommes dans la chambre, se trouve naturellement à notre droite).
« Ce fait, c’est que, depuis mon enfance, j’ai toujours vu l’autre moitié recouverte de plaques que je prenais pour des plaques de bois. Entendez-moi bien : – l’autre moitié ; non pas celle qui me semblait bouchée tout à l’heure, mais l’autre, celle qui est maintenant pour nous la moitié gauche, celle où se produit la fantasmagorie. Oui : des plaques obscures, que je croyais être des planches. Je supposais que, faute de verre, on avait, un jour, autrefois, exécuté là une réparation provisoire, et puis qu’on avait négligé, par la suite, de substituer des vitres à ces planches. La demi-fenêtre vitrée et la fenêtre du sud donnaient, d’ailleurs, un jour très suffisant dans cette chambre. Si je m’étais souvenu de cette particularité quand vous m’avez parlé des apparitions, je vous aurais tout de suite demandé à quel moment on avait remplacé par des carreaux de verre les deux panneaux opaques.
– Mais, rétorqua le régisseur, à aucun moment ! Moi, n’est-ce pas ? je n’ai jamais fait grande attention à ces détails. Ce que je peux certifier, c’est que, depuis plus de trente ans que je suis au service de votre famille, monsieur Charles, le vitrier n’a fait aucune réparation dans la petite chambre haute.
– Tiens !… médita Charles. Aussi bien, en y réfléchissant, on arrive à conclure, en effet, que ces panneaux ont dû être placés là du temps même de César Christiani. Mais alors, il faut admettre que, soudainement, ils ont cessé d’être opaques, pour devenir tels que nous les voyons, c’est-à-dire révélateurs d’une époque consommée…
– « Rétroviseurs », osa le chauffeur Julien, comme les miroirs qu’on adapte aux automobiles pour voir derrière la voiture, pour voir le chemin parcouru…
Charles sourit :
– Ce ne doit pas être tout à fait ça. Car notre passé ne me semble pas pouvoir être observé directement, du moins par nous-mêmes.
– Naturellement, dit Julien, puisqu’il n’existe plus.
– Si, dit Charles. Le passé existe toujours dans l’ordre de la lumière, dans l’ordre de l’optique ; mais jusqu’ici, notre passé à nous, habitants de la Terre, n’avait pu tomber sous nos propres regards. Cela ne l’empêche pas de s’éterniser visuellement, comme tous les passés où règne la lumière. Ainsi, quand nous regardons les étoiles, c’est leur passé que nous voyons. Car la lumière, malgré sa rapidité de trois mille kilomètres à la seconde, met cependant des années pour nous parvenir de l’étoile la plus proche, autrement dit pour nous envoyer l’image de cette étoile. Si bien que nous ne voyons jamais, au firmament, que les étoiles telles qu’elles brillaient il y a dix, vingt, cinquante, cent ans, selon la distance qui nous en sépare, et non pas telles qu’elles brillent au moment où nous les contemplons.
« En somme, trouva-t-il après un silence, ces carreaux agissent exactement comme si la lumière mettait, à les traverser, autant de temps qu’elle en met à franchir d’immenses espaces célestes. Tout se passe comme s’ils étaient des condensés d’espace, des comprimés de distance… Je crois que c’est là dans ce sens qu’il faut chercher la solution de cette merveilleuse énigme – quelle que soit, au premier abord, l’étrangeté de cette formule ; mais je ne doute pas d’en trouver une autre, qui sera recevable, puisqu’elle sera vraie.
« De toute façon, je m’explique à présent pourquoi, du dehors, une fois la nuit venue, et une image lumineuse étant produite par ces carreaux mystérieux, la partie gauche de la fenêtre nous paraissait obscure et recouverte d’un rideau quelconque. C’est tout simplement parce que, derrière les carreaux ordinaires comme derrière les autres, il n’y avait en réalité que de l’ombre. Seulement, les carreaux… « rétroviseurs » nous montraient les clartés du passé qu’ils contiennent.
– Mon Dieu, monsieur Charles, dit Claude, tout cela commence à devenir à peu près clair pour moi ; mais comment expliquerez-vous que ces carreaux se soient mis subitement à mirer le temps jadis, puisque ni vous ni moi ne nous étions jamais aperçus de rien ? Ils ont été, comme qui dirait, morts, inanimés, durant des années et des années ; et tout à coup, crac ! les voilà vivants et qui nous donnent le cinéma…
– Laissez-moi le loisir d’étudier la question, dit Charles. Je n’ai rien expliqué encore, quoi que vous en disiez. J’ai simplement décrit le phénomène, en le comparant à ce qui se passe dans le ciel des astres.
« Vérifions quelque chose.
Il ouvrit alors la fenêtre, non sans peine, ce qui lui prouva qu’on ne l’avait pas fait depuis très longtemps.
Comme il s’y attendait, les images inexplicables suivirent le mouvement du battant. Quelle que fût la position de celui-ci, on apercevait toujours à travers, d’un côté le parc lunaire, de l’autre la chambre sombre, comme si le battant eût toujours occupé sa position primitive dans la fenêtre fermée.
Charles réfléchissait sans relâche.
– Apportez-moi des outils, Claude, je vais enlever ces deux carreaux ; ce sera plus commode pour les examiner. Et montez-nous une bonne lampe à essence.
Une demi-heure plus tard, les deux carreaux du battant de fenêtre étaient transportés dans la chambre de Charles Christiani.
Et Charles Christiani se livrait sur eux à des investigations méticuleuses.
C’étaient des plaques relativement pesantes et fort épaisses. Quand on les examinait par la tranche, cette tranche apparaissait composée d’une infinité de raies très minces dont les unes étaient noires, d’autres lumineuses et d’autres plus ou moins claires ou obscures. Il palpa cette tranche, cette coupe ; elle lui sembla de contexture feuilletée.
Les plaques avaient été fixées dans le châssis de la croisée à l’aide de pointes et de mastic, comme des vitres ordinaires, mais beaucoup trop épaisses.
Ce qui souleva d’émerveillement celui qui les étudiait, ce fut qu’elles se comportaient exactement comme les vitres d’une fenêtre et pas du tout comme un écran à projection ou bien le verre dépoli d’une chambre noire.
Nous nous expliquons immédiatement.
S’il s’agit d’un écran ou d’un fond de chambre noire, vous avez beau changer de place par rapport à ces plans, c’est toujours la même image qui vous apparaîtra. Baissez-vous, élevez-vous, écartez-vous sur les côtés, vous n’en découvrirez pas, pour cela, un pouce d’image supplémentaire.
Au rebours, Charles, déjà tout ébahi d’avoir dans sa chambre à coucher ces vues vivantes attachées à un autre lieu, s’aperçut que, suivant sa position, il en faisait varier le champ et la perspective, de même que, lorsqu’on regarde par une fenêtre ; soit de gauche, soit de droite, soit en plongeant, soit d’en bas, soit de face, soit de près, soit de loin, le paysage, au gré de ces mouvements, se cache par-ci, se découvre par-là, modifie les rapports de ses lignes, se développe ou se réduit.
Charles essaya de se rappeler quel aspect présentait naguère la substance secrète lorsqu’elle était encore opaque et qu’il l’avait aperçue en venant travailler dans la petite chambre haute. Il crut ne pas se tromper en évoquant une surface mate, analogue à une ardoise polie, ou bien à du bois dur et noir, ou noirci ; c’était d’ailleurs l’idée d’un bois de poirier ou d’ébène qui s’attardait en lui avec le plus de ténacité. Mais maintenant, à cause de la contexture feuilletée, il penchait à croire que c’était là une espèce d’ardoise et il supposait :
« Une matière naturelle ? Non. Un produit fabriqué, plus vraisemblablement. »
Quand on frappait du doigt cette « ardoise », elle rendait un son très sourd, très étouffé. Ce qui fit que Charles pensa à cet autre corps formé de feuillets innombrables : le mica.
Pour l’heure, que faire de plus ?
La nuit s’avançait. Les trois serviteurs s’étaient retirés, beaucoup moins émus que ne le méritait une découverte aussi sensationnelle, mais dont toute la portée leur échappait de même que toute l’étrangeté.
Le grand lit, sous ses courtines vieillottes, entrouvrait ses draps d’une blancheur hospitalière. Mais Charles n’avait pas la moindre envie de se coucher.
Il lui semblait être électrisé, avoir dans le sang comme du champagne ! Une magnifique exaltation l’animait. Il était pareil au premier qui découvrit l’existence de l’électricité, la force de la vapeur, la possibilité de parler à distance ou les propriétés toutes-puissantes d’un liquide ou d’un gaz.
Et aussi, l’historien qu’il était éprouvait là une volupté incomparable. Ouvrier du passé, aimant les époques disparues comme le musicien aime les sons et le sculpteur le marbre, il jouissait d’une joie aiguë à posséder dans cette chambre, en face de lui, ces choses, ces deux merveilles semblables qui étaient, quoique présentes, du passé. Du passé réel, palpitant. Elles étaient le lieu extraordinaire où, du moins pour les yeux, la vie du monde se déroulait avec un retard d’un siècle environ. Elles étaient de l’Histoire, non pas cinématographiée, mais admirablement actuelle, quoique séculaire !
Il en frissonnait. D’autant que, confusément, mais avec une véhémence croissante, avec un trouble qu’il finit par préciser, la conviction le gagnait, superstitieuse, que l’apparition de César Christiani n’était pas l’effet du hasard. Que cette apparition fût scientifique, cela lui importait peu. En fut-il jamais d’autres, au surplus ? Et rien peut-il arriver, même du ciel, qui ne soit conforme aux lois de la Création ? Le fait indiscutable était que César venait d’apparaître, revenant naturel, mais revenant quand même ; et à quel moment parmi les milliards de moments de la durée ? Juste à l’heure où la mémoire de sa mort tragique s’opposait au bonheur de son arrière-petit-fils.
Coïncidence ? Un poète qui mettrait en vers cette histoire ferait rimer le mot avec « Providence ».
Oh ! bien sûr, cela ne pouvait rien changer à la situation directement. Mais, pour Charles, cela prenait un sens profond, fatidique. C’était on ne savait quel encouragement, un signe, autre chose encore de plus inexprimable et qui, enveloppé de mystère, dégageait un obscur appel à des sentiments nouveaux, imprécis mais salutaires.
Rien ne frappe les hommes autant que le croisement imprévu des événements aux carrefours de la destinée ; ils sont toujours tentés de nommer l’aiguilleur autrement que hasard ; ceux qui ne résistent pas à la tentation sont heureux.
Aussi peut-on dire que Rita Ortofieri était de cette fête pourtant solitaire. Charles, débordant d’idées, d’émotions, exultant d’enthousiasme, s’était aperçu que désormais, en dépit de sa volonté, il ne pourrait plus goûter de joie, ni souffrir, ni éprouver quelque vive réaction, sans associer Rita à son propre sort, Rita même absente, lointaine, vieillie, morte ! La pensée de Rita ne pourrait jamais lui devenir étrangère. Il fallait se l’avouer : elle ne l’avait pas quitté un instant. Ni la diversion berçante du voyage, ni la bizarrerie étourdissante de l’aventure consécutive n’avaient réussi à éloigner cette présence imaginaire. Et comment n’aurait-elle pas pris un nouveau relief à l’heure où Charles, séparé de tous, environné de silence et de paix, se trouvait en tête à tête avec une nuit d’autrefois, et contemplait – c’était magique ! c’était terrible et ravissant ! – cette façade toute blême de lune, derrière quoi dormait ce César Christiani dont il connaissait la mort future, l’assassinat par Fabius Ortofieri !
Car la nuit du passé se déroulait dans les deux carreaux, paisible et lente, mais pas plus lente ni plus rapide que la nuit du présent. Et Charles ne se rassasiait pas d’assister à ces heures tombées dans le néant.
Tout à coup il vit, au fond du tableau d’antan, la planète Vénus scintiller dans une ombre plus pâle, et le ciel blanchissant découper en silhouette la dentelure de l’horizon.
Il retourna l’une des plaques et vit dans son rectangle les premières lueurs de l’aube éclairer la petite chambre haute, comme si, accroché à la gouttière de la tour, il eût épié, à travers la fenêtre, cet intérieur.
Mais le spectacle de l’extérieur l’intéressait davantage. Il y revint donc.
L’aurore ancienne répandit sur le jardin d’antan sa rosée, ses rayons, sa tendresse nuancée.
À peine le soleil avait-il paru que des paysans se dirigèrent vers la vigne. Les uns portaient des culottes courtes et des gros bas. D’autres étaient en pantalon. Mais tous – tous ces gens morts aujourd’hui – arboraient des costumes qui ressemblaient à des déguisements. Une charrette traînée par un cheval fut amenée. On déchargea des cuveaux. Une douzaine d’hommes et de femmes entrèrent dans la vigne. C’était la vendange.
Alors il vit s’ouvrir la porte du château – celle que la marquise devait plus tard abriter – et le châtelain matinal sortit.
Il était vêtu, comme la veille, de sa veste verte à col brun. Un large pantalon de marin, à rayures, flottait autour de ses jambes. Son chapeau de feutre avait de grands bords relevés en rouleaux. Un singe gambadait à ses côtés, un magnifique perroquet vert et jaune se tenait sur son épaule.
Charles, féru de tout ce qui était de l’Histoire, n’avait rien oublié des annales du capitaine César. Il savait le nom du perroquet : Pitt, le nom du chimpanzé : Cobourg, noms facétieusement trouvés par César pour caricaturer l’Anglais et l’Autrichien, adversaires de la Révolution et de Napoléon Ier ; et rien ne pouvait l’amuser autant que de voir, auprès de l’ancien corsaire, ces animaux qui tenaient leur bonne place dans ses Souvenirs.
Il vit le maître entrer dans l’allée de la vigne ; les serviteurs le saluer avec un empressement respectueux, qui a bien disparu de nos mœurs. Puis un solide gaillard, qui semblait commander aux autres, fit approcher une vieille femme en bonnet, toute courbée sous les ans, et Charles comprit qu’il expliquait à César quelque chose au sujet de cette vieille. En effet, César tendit une bourse rebondie à la pauvre femme, qui se mit à lui baiser les mains, tandis que Pitt et Cobourg s’évertuaient, chacun à sa façon.
La scène de l’aumône fut pour Charles un trait de lumière, car (il s’en souvenait fort bien) César, dans ses écrits, avait consigné cette largesse faite par lui à une vendangeuse digne d’intérêt, lorsqu’il était sur le point de quitter Silaz pour Paris.
Il en résultait que ce jour automnal, si merveilleusement conservé et restitué par les plaques rétrospectives, était un des derniers jours du mois de septembre 1829.
À ce moment, Charles s’aperçut que le soleil s’était levé sur le présent comme sur le passé et que commençait une nouvelle journée du mois de septembre 1929.
Un siècle, juste, séparait les deux matinées qu’il contemplait en même temps.
Un siècle. Exactement.
Il est aisé de se représenter l’état d’esprit de Charles. La merveille qu’il venait de découvrir l’emplissait d’une curiosité passionnée qui n’était pas près de s’atténuer.
D’ailleurs, à l’instant dont nous parlons, il était encore plongé dans l’ignorance ; un épais mystère enveloppait le prodige. Ce prodige, il le constatait, mais ne pouvait se l’expliquer, circonstance qui prêtait à l’aventure un attrait incomparable.
Toute la journée, il resta dans sa chambre absorbé par la contemplation extraordinaire des vitres hantées et par l’examen du problème qu’elles posaient relativement à la physique et à quelque autre science très probablement.
Il avait débarrassé la cheminée et, à la place de la pendule et des candélabres rococo, il avait installé les deux vitres l’une à côté de l’autre.
La première lui montrait le parc de 1829.
La seconde, parce qu’elle était placée dans l’autre sens, lui montrait l’intérieur de la petite chambre haute.
Et dans la glace, contre laquelle les plaques étaient appuyées, des vues inverses se reflétaient : la première plaque montrant le parc. Envers, endroit ; endroit, envers.
Claude, Péronne et Julien, de temps en temps, venaient tenir compagnie à « monsieur Charles » et s’ébahir avec lui du spectacle mirobolant, presque incroyable à cause de la soudaineté et de l’imprévu qui le caractérisaient ; car l’humanité en a vu et en verra bien d’autres ; et ce phénomène, qui était assez étonnant pour stupéfier un jeune homme admirablement cultivé, n’était pas, certes, plus prodigieux que l’effet des rayons X, une manifestation des ondes de la TSF ou la télévision.
À l’heure où ces miracles de la science font voir nos squelettes à travers notre chair, transmettent sans fil, dans l’espace, des paroles et des images et projettent, à des lieues de distance, l’aspect même d’une personne ou d’un paysage – en vérité, ce que Charles Christiani voyait devant lui-, ce phénomène de télévision spécial, ce phénomène de rétrovision, n’était pas si formidable. Seulement, voilà : on ne s’y attendait pas du tout.
Charles, cependant, s’y habituait. (Tout, hélas ! est soumis à l’action calmante, ternissante de l’habitude, cette inexorable dédoreuse.) Il s’y habituait d’autant plus qu’il le voulait. Et il le voulait, sachant que tout homme doit se garder des moindres distractions sentimentales ou émotionnelles.
Aussi étouffait-il les mouvements d’âme et de cœur qui tentaient de l’agiter quand, par une quantité de détails ineffables vraiment, le tableau de 1829 lui rappelait qu’il voyait là un coin de la Savoie non encore française, alors qu’en France régnait pour quelques mois encore le roi Charles X ; qu’il voyait des choses, des bêtes et des gens, des arbres et des nuages séculaires !
Sans doute à cause des vendanges – fête traditionnelle-, la famille du vieux corsaire était réunie à Silaz. À mesure que la matinée s’avança, au clair soleil d’un jour charmant, Charles vit, mêlés aux vendangeurs, le fils de César : Horace, âgé de trente-sept ans, et sa femme que l’observateur eut quelque peine à identifier et à ne pas confondre avec la sœur d’Horace : Lucile, âgée de trente-quatre ans, coiffée d’une capeline enrubannée, ayant, comme sa belle-sœur, de vastes manches à gigot et une jupe cloche à volants. Deux enfants, délicieusement attifés, jouèrent au jeu de grâces devant le château : le petit Napoléon, quinze ans, fils unique d’Horace, et le petit Anselme Leboulard, quatorze ans, fils de Lucile… Charles n’en pouvait douter. C’étaient eux. Ce gentil damoiseau en casquette à gland, c’était vraisemblablement son bisaïeul, mort en 1899, à quatre-vingt-cinq ans – cinq ans seulement avant la naissance de Charles. Et cet autre, avec sa petite veste à l’anglaise et sa chemise si galamment ouverte sur la poitrine, eh oui, ce devait être le futur conseiller à la Cour, mort à Paris en 1883, le père même de la cousine Drouet « qui s’était si mal conduite avec Mélanie » ! Car, ainsi qu’il arrive fréquemment, des deux branches issues de César Christiani, celle de Charles comptait cinq générations, et celle de la cousine Drouet trois seulement.
– Ainsi, murmurait Charles, voici mon arrière-grand-père Napoléon, et voici le cousin Anselme… À moins que ce ne soit le contraire… Des enfants ! et qui jouent aux grâces devant moi. On dirait un tableau peint par Isabey… Mais, bah ! Après tout, si le cinéma avait été inventé du temps de Charles X, voilà une scène de famille qui ne me surprendrait nullement ! Dans un siècle, mes petits-fils me verront sur l’écran et n’en éprouveront pas le moindre étonnement… Mes petits-fils ! songea-t-il avec une ombre sur sa pensée. Mes fils !…
Et Rita, en dépit de tout, revint une fois de plus passer dans sa rêverie, avec son lumineux regard si franc et si ferme.
Péronne était là, qui, tout en mettant le couvert sur un guéridon, ne cessait de regarder les plaques et de répéter, avec enthousiasme, qu’elle n’y comprenait rien.
Charles toucha une fois de plus la surface de la substance énigmatique. Toujours la même impression : celle de caresser une vitre dépolie, du côté du dépolissage. Aucune chaleur ni froidure remarquables. Le phénomène paraissait dû exclusivement à la lumière et à la nature de la matière où elle se jouait ainsi…
Le paysage centenaire était légèrement assombri par l’effet des causes qui l’avaient conservé.
« La nature de la matière… « se redisait Charles.
En examinant de biais les plaques, avec beaucoup d’attention, un imperceptible velouté était sensible, toujours à la ressemblance du verre dépoli. Aucun miroitement.
– La nature de la matière… Voyons, raisonnait le jeune historien. Quand la lumière traverse un verre rouge, elle devient rouge et nous voyons un paysage de couleur rouge. Résultats analogues pour toutes les couleurs.
– Ça, dit Péronne, je comprends ; mais ce que je ne comprends pas…
– Attendez ! fit Charles. Quand la lumière traverse des lentilles de cristal ou des prismes de cristal, elle est déviée ou décomposée… Quand la lumière, au lieu de cheminer dans l’air, chemine dans l’eau, elle est retardée. Oui, Péronne dans l’eau, par exemple, l’image des objets nous parvient moins vite qu’à la surface du sol, très peu moins vite, mais tout de même moins vite, mathématiquement.
– Alors, dit Péronne, ces plaques, ce serait comme qui dirait pareil à des plaques d’eau qui retarderaient la lumière cent mille fois plus que l’eau ordinaire ?
– Évidemment ! s’écria Charles. Ces vitres sont d’une composition à travers laquelle la lumière est retardée de la même manière qu’elle l’est dans l’eau, de la même manière que le son est retardé dans certains milieux. Vous savez bien, Péronne, qu’on entend plus vite un son à travers, par exemple, un conduit métallique, un solide quelconque, qu’à travers l’espace libre ! Eh bien ! tout cela, tout cela est de la même famille, Péronne !
« Voici donc la solution. Ces espèces de vitres retardent la lumière dans des proportions extrêmement remarquables, puisqu’il suffit d’une épaisseur relativement faible pour la retarder de cent ans. Il faut cent ans à un rayon lumineux pour transpercer cette couche de matière ! Il lui faut un an pour transpercer un centième de cette profondeur. »
C’est alors que, prenant une décision soudaine, Charles Christiani saisit l’une des deux plaques et avec beaucoup de précautions, inséra son canif en plein milieu de la tranche, pour essayer de diviser la plaque, dans toute sa largeur et toute sa longueur, en deux moitiés, toujours de même surface et chacune d’épaisseur à peu près égale.
Il y réussit sans effort. Rien n’était plus facile que de séparer l’une de l’autre, de « cliver » les innombrables feuillets de cette substance stratifiée.
Ayant ainsi dédoublé l’une des deux plaques, il observa les plans qu’il venait de désunir. Et il vit ce qu’il s’attendait à voir, c’est-à-dire : d’une part, le parc et la façade de Silaz tels qu’ils devaient être à mi-chemin de 1829 à 1929 : en 1879, avec la marquise au-dessus de la porte du salon, et la petite chambre haute toujours semblable à elle-même à travers le temps, puisqu’on n’y avait pas touché pendant une très longue période.
Continuant ses expériences, Charles, évaluant à vue d’œil les épaisseurs, planta son canif dans la tranche striée de la plaque – la tranche aux mille raies lumineuses et sombres ; il le planta à deux millimètres de l’un des bords (le bord avoisinant la vue de la petite chambre haute). Et il détacha, avec un bruit sec, les feuilles micacées…
Il vit Claude, plus jeune de vingt ans, s’en aller vers le fond du parc avec une brouette.
Charles répéta la même opération tout près de l’autre bord, et alors, et alors ! comme il avait pratiqué sa section à quelques années seulement des temps présents, il aperçut, dans la petite chambre haute, courbé sur des paperasses, un jeune homme dont la vue le secoua violemment dans toutes les fibres de son être mental.
LUI-MÊME. Trois ans plus tôt.
Tout, maintenant, se trouvait éclairci, du moins quant aux propriétés optiques de cette merveilleuse matière, naturelle ou composée. Elle était telle que la lumière la traversait en tous sens, comme une vitre, mais très lentement, au train d’une fraction de millimètre par vingt-quatre heures.
En ce point de notre récit, nous nous excuserons auprès de nos lecteurs de continuer à simplifier – peut-être jusqu’à l’excès – tout ce qui touche à la partie scientifique de cette histoire. Chaque chose à sa place. Il existe maints rapports, maints ouvrages techniques sur le sujet de la matière que Charles Christiani venait de découvrir – ou plutôt de redécouvrir – et qu’il baptisa luminite. Nous renvoyons à ces savants travaux les amateurs de détails et de précisions qui, du reste, pourront déjà se livrer à bien des rêveries fécondes en partant des données, fort élémentaires pourtant, que nous venons de leur fournir. Nous n’estimons pas, en ce qui nous concerne, devoir descendre plus avant aux profondeurs de la science. Car nous ne sommes qu’un scribe chargé de conter une histoire d’amour curieusement mouvementée, et rien de plus. C’est déjà, en soi-même, une tâche assez belle et qui nous enchante.
Laissons donc de côté tout ce qui relève de la chimie et des mathématiques, sans compter le reste, et même, si quelque lectrice a rechigné en lisant ce qui précède, demandons-lui tout simplement de retenir, pour le moment, que la luminite (ainsi Charles Christiani baptisa-t-il la substance rétrospective) est une chose qui produit le résultat suivant : la lumière cheminant dans cette matière à une vitesse extrêmement freinée, on voit, de part et d’autre des plaques de luminite, ce qui se trouvait là jadis. Et plus la plaque est épaisse, plus le passé qu’elle montre est lointain, sur une face comme sur une autre.
Cela posé, reprenons le fil des événements.
Le premier qui se présente à nous, pour être retracé, se passa le soir même.
Quand la nuit fut venue, Charles Christiani, qui n’avait pas, de la journée, quitté sa chambre, vit pour la seconde fois l’ancêtre César pénétrer dans la petite chambre haute, comme si, au lieu d’être devant sa cheminée, Charles eût été là-haut, à regarder du dehors ce qui se passait au deuxième étage de la tour. Et, à ce propos, il se fit à lui-même une remarque assez plaisante : c’était que, même si la petite chambre haute se fût trouvée vide de tout mobilier en 1929, la vitre de luminite la lui eût montrée comme en 1829, ainsi qu’il découle de tout ce que nous avons rapporté.
Or, tout indiquait, dans les allures du vieux César, qu’il mettait la dernière main aux dispositions précédant son départ.
Bien mieux placé que derrière la lucarne du grenier, Charles pouvait s’approcher de la plaque autant qu’il le désirait. De la sorte, il découvrit le bureau dos-d’âne sur lequel César avait déposé sa lampe en entrant.
L’excentrique bonhomme en vert écrivit quelques pages à l’aide d’une plume d’oie. Au bas de la cinquième, il traça, d’une main rude, un trait. En suite de quoi, réunissant à toute une liasse d’autres feuillets les feuillets qu’il venait de noircir, il plaça le tout dans un cartonnage marbré jaune et noir dont il noua les trois cordons à la diable.
Se levant alors, il s’en vint à la bibliothèque, l’ouvrit, monta sur un escabeau, déplaça sur le rayon le plus élevé un assez grand nombre de bouquins et plongea sa main dans l’intérieur du meuble.
Charles, qui regardait cela dans le panneau inférieur de la fenêtre (celui qui, la veille encore, était fixé sous l’autre dans le châssis de la croisée), changea de plaque et, pour mieux voir, poursuivit son observation au moyen du panneau supérieur. Ainsi se trouvait-il placé comme au niveau même du haut de la bibliothèque, c’est-à-dire aussi commodément que possible pour voir la main de César faire glisser dans des rainures une partie du fond de l’armoire aux livres.
La muraille apparut donc.
La muraille, si l’on veut. Disons mieux : une petite porte dans la muraille.
Cette porte glissa, elle aussi, obéissant à la main de César, et démasqua une cavité, une cachette pratiquée dans la masse du mur.
C’est là que César déposa le cartonnage contenant le manuscrit.
Mais il ne borna point ses actes à ce dépôt. Fouillant au fond du logement secret, il en retira quelque chose.
Quoi ? Un paquet plat, rectangulaire, enveloppé d’une étoffe noire, ou de papier noir. Cela pouvait être un livre, un volume du format in-folio, ou bien… une plaque…
La glissière fonctionna. La cavité du mur fut refermée. De même le fond mobile de la bibliothèque. César replaça les bouquins, descendit de l’escabeau…
Quelques minutes après, il sortait de la petite chambre haute, emportant la lampe et le paquet noir…
Charles, dans l’obscurité de sa chambre à coucher, où le mince croissant de la lune actuelle ne répandait qu’une blanche lueur, ne vit plus sur la cheminée que deux tableaux nocturnes : d’un côté, le parc ancien, tout neigeux, de la vieille Phœbé qui argentait ses bosquets, ses allées françaises et simplettes, sa vigne et son pavillon rustique ; de l’autre, la petite chambre haute, déserte, endormie.
Sans perdre une minute, malgré la fatigue qui le terrassait, il prit une forte lampe, l’alluma et monta rapidement au deuxième étage de la tour, vers la bibliothèque machinée et la cachette de la muraille.
Il était bien naturel que ces dispositions secrètes lui eussent échappé lorsque, naguère, il avait entrepris l’exploration et le rangement du meuble monumental. L’idée ne lui serait jamais venue qu’une partie du fond en fût mobile et qu’on pût la faire glisser latéralement, en prenant appui sur une traverse. Cette caractéristique ne se trouvait mentionnée dans aucun des vieux papiers qu’il avait compulsés et, particulièrement, les Souvenirs de César Christiani ne contenaient pas un mot de nature à laisser soupçonner l’existence de la cachette. L’ancêtre, pourtant, savait bien que l’enlèvement du meuble eût démasqué la petite porte dans la muraille. On pouvait conclure de là qu’il comptait revenir à Silaz et prendre, avant de mourir, relativement à ce secret, des dispositions moins précaires.
Charles songeait fort judicieusement que la lecture du manuscrit l’éclairerait sur ce point – et sur beaucoup d’autres.
Il retrouva sans difficulté le cartonnage jaune et noir dont les cordons étaient toujours noués à la diable. Et ensuite il retira de la logette, méticuleusement enveloppés d’étoffes noires, plusieurs paquets plus ou moins plats, semblables à celui que César avait emporté sous son bras un siècle auparavant. Il les soupesa et présuma que c’étaient des plaques de luminite. Néanmoins, avant de s’en assurer, il crut bon de lire le manuscrit, ne sachant pas pourquoi ces plaques présumées avaient été mises si soigneusement à l’abri de la lumière.
Nous avons eu entre les mains cette relation d’un intérêt puissant, qui révèle tout ce que César Christiani savait, en 1829, concernant la substance que son arrière-petit-fils devait appeler luminite et qu’il nommait, lui, verre optique, dans un esprit conforme au langage de son temps comme aussi, disons-le, à son ignorance des choses scientifiques et de la valeur des mots.
L’ampleur de ce document unique nous interdit de le publier ici dans son entier. Nous le résumons de notre mieux, en regrettant de le dépouiller, par cela même, de la verve étonnante que le capitaine corsaire y déploie et de la truculente bonhomie dont il empreint son récit, l’échauffant d’une chaleur si méridionale qu’on se surprend à lire sa narration avec l’accent de son pays.
Le jour se levait pour la seconde fois sans que Charles Christiani eût goûté le moindre repos, lorsqu’il acheva lui-même, au paroxysme de la surexcitation, d’apprendre ce que nous allons maintenant condenser.
Le 28 mai 1814, le trois-mâts la Finette, armé en course, portant dix-huit canons, cent trente hommes d’équipage et le capitaine César Christiani, croisait dans la mer des Indes afin de nuire au commerce anglais par tous les moyens qu’il se pourrait.
C’était un joli navire, aux formes rases et élancées, dont les qualités de marche étaient fameuses autant que l’intrépidité des frères de la Côte qui le montaient.
César, les jours précédents, avait fait deux prises d’importance et les avait envoyées à Port-Napoléon, ci-devant Port-Louis, capitale de l’île de France, les amarinant sous la conduite de deux de ses lieutenants, avec une partie de son équipage.
Or, vers la fin du jour, la vigie signala, du haut de sa hune, plusieurs voiles au vent. Un convoi de huit bâtiments de la Compagnie des Indes fut reconnu, naviguant sous la protection de trois vaisseaux de guerre.
L’un d’eux ne tarda point à se détacher. César, sans l’attendre, vira de bord et prit chasse devant lui.
Il ne se souciait pas d’approcher l’anglais, grosse frégate d’au moins cinquante canons et six cents hommes, qui, toutes voiles dehors, courait sus à la Finette.
La chasse, pensait-il, ne se prolongerait pas. La frégate serait soucieuse de rallier son convoi. Cependant, bien après le coucher du soleil, la nuit étant claire, on pouvait voir, à deux portées de canon, l’ennemi labourer la mer et, insensiblement, gagner de distance.
César comprit qu’il ne devrait son salut qu’à son adresse. Combattre, c’était courir à sa perte. Ruser semblait impossible. Et, dans ces parages lointains, il ne fallait compter sur aucun secours français.
Il mit donc le cap au vent le plus favorable à sa retraite, et, de la sorte, s’enfuit vers le sud, ayant l’anglais dans son sillage.
Celui-ci, marcheur remarquable, paraissait bien résolu à pousser la chasse jusqu’à l’abordage. Avait-il reconnu la Finette ? César le pensait, en constatant son obstination et la décision qu’il avait prise d’abandonner le convoi. Certes, au coup de semonce de la frégate, la Finette s’était bien gardée de montrer ses couleurs à la corne d’artimon et, moins encore, de hisser en tête du grand mât le guidon de César Christiani : un Christ d’or sur fond rouge ; mais les lignes et l’allure du corsaire n’étaient ignorées d’aucun officier de la marine britannique et l’on pouvait gager que le commandant de ce maudit bateau se réjouissait déjà d’envoyer César Christiani et son équipage sur les pontons d’Angleterre.
Augmenter la vitesse de la Finette, distancer l’anglais, le perdre de vue, il n’y avait pas d’autre issue. César, qui connaissait son navire de l’étrave à l’étambot et de la quille à la pomme des mâts, commanda d’arroser les voiles afin de leur donner plus de prise au vent. Les gabiers mirent les bonnettes et les cacatois, ce qui fit que le bâtiment se trouva couvert de toute sa toile. Cette manœuvre tout indiquée ne suffisant pas, César fit lancer par-dessus bord quatre des caronades qui surchargeaient les hauts de la Finette. Il ordonna d’arrimer la cargaison, de telle sorte que le navire en fût soulagé ; des ballots et des caisses furent jetés à la mer, six pièces de douze descendues à fond de cale.
En dépit de ces efforts, la frégate anglaise ne perdait que peu de distance. Ce que voyant, César eut recours aux grands expédients. Les charpentiers décoincèrent les mâts et enlevèrent les épontilles ; les caliers vidèrent les réservoirs d’eau des extrémités.
Grâce à ces mesures suprêmes, le corsaire, allégé, assoupli, mais n’offrant plus à la houle qu’une faible résistance et courbant sa mâture devenue flexible, bondit sur les flots. Et, peu à peu, les marins de l’Empereur virent s’éloigner dans l’ombre la silhouette penchée du grand vaisseau où déjà, braquant sa longue-vue, César avait distingué les canonniers occupés à mettre en place les pièces de chasse.
La poursuite, cependant, n’était pas terminée. L’ennemi, loin d’y renoncer, s’attachait à sa proie, espérant quelque fortune de mer qui la mettrait à sa merci. Et, de fait, en conséquence des extrêmes mesures que l’anglais, lui aussi, avait sans doute prises, le soleil se leva sur des conjectures incertaines. À vrai dire, l’espace s’était augmenté de la poupe de la Finette à la proue de la frégate acharnée, mais celle-ci, courant au plus près, ne semblait nullement désespérer.
Une ardeur si tenace devait céder à la science marine du capitaine César, stimulée par son amour de la liberté.
Sur le soir, après vingt-quatre heures d’une fuite épuisante, un « hourrah » vigoureux monta de la Finette. À l’horizon, toute petite dans la distance, la frégate virait de bord. On vit, comme elle tournait, luire ses bouches à feu.
Ce serait mal connaître César que de croire qu’il cessa tout à coup d’entretenir sa vitesse. Il la maintint, et, par surcroît, « fit fausse route » pour tromper le retour possible de l’autre. Ainsi, cinglant plus à l’est, il s’enfonça davantage vers les mers qui sont les déserts du monde liquide.
Au matin, alors qu’il méditait sur sa mésaventure et qu’il déplorait la perte de toute cette eau potable dont la nécessité l’avait obligé à se délester, il fit le point et se rembrunit.
Nous devons noter ici que, nulle part, dans sa relation, pourtant secrète, le capitaine César Christiani n’a indiqué le point où il se trouvait à l’aube de ce 30 mai 1814. Et d’ailleurs, il faut préciser que, dans ses Souvenirs, non secrets, l’épisode de la frégate anglaise ne tient que peu de place et n’éveille aucune curiosité.
Ce point, ce croisement d’un méridien et d’un parallèle restés inconnus, cette position déterminée par la rencontre idéale d’une ligne de longitude et d’une ligne de latitude, aurait pu cependant servir de base à des recherches ultérieures. Mais, outre que César douta plus tard d’avoir manœuvré son sextant convenablement, nous croyons que, jusqu’à sa mort, il devait garder l’espoir de demeurer, seul, le maître de la lumière.
Il en était donc à réfléchir sans joie sur l’ennui d’être au bout du monde, sous un ardent soleil, avec cent et quelques gaillards de toute couleur, grands amateurs de café, rhum et bishop, certes, mais qui, à huit jours de là, réclameraient à grands cris de l’eau à boire. Or, d’eau à boire, il n’y avait plus beaucoup. Et de vent moins encore.
L’île apparut sur ces entrefaites et si à propos que César se demanda s’il rêvait ou si l’homme de quart rêvait lui-même en annonçant une terre.
Cette île, pourtant, n’avait rien d’un songe enfanté par le désir, et, bien que les cartes du bord n’en fissent pas mention, elle était là, verdoyante, montagneuse, accompagnée d’une demi-douzaine d’îlots des plus riants.
Le tout n’était pas plus étendu que le centième de la Corse. Mais la vue en était plaisante comme celle d’un havre de grâce ; et César, humant la bonne odeur de sol et de feuillage qui venait au-devant de lui, et voyant des goélands et des foulques voler autour de sa mâture, remercia le ciel de l’avoir dirigé vers ce petit archipel volcanique.
Volcanique, évidemment. À mesure que la Finette s’approchait, la longue-vue du capitaine faisait ressortir l’aspect calciné des hauteurs montagneuses et la nature de certaines fumées qu’il avait prises d’abord pour des témoignages d’habitation – singulièrement nombreux, il est vrai. Ce n’étaient là que des fumerolles, sortant de crevasses rocheuses.
Mais l’île n’en était pas moins habitée. Au loin, des naturels, ne se doutant guère qu’on les épiait par l’instrument d’une lunette d’approche, regardaient venir la Finette.
Ils disparurent comme par enchantement lorsqu’elle prit son mouillage dans une baie hospitalière, et qu’on jeta l’ancre, par neuf brasses, sur un fond de sable lisse.
César fit descendre à terre sur-le-champ une quinzaine de matelots pour la corvée d’eau et de bois. Lui-même sauta dans le canot, s’étant muni de son fusil de chasse et d’une gibecière.
La chaleur était forte. Le ciel aveuglant n’avait pas un nuage. La plage où l’on aborda paraissait déserte. La petite troupe, armée, remonta le cours d’un ruisseau qui se jetait dans la mer ; plus près de sa source, l’eau en serait meilleure.
Ce ruisseau sortait d’une forêt. On entra donc sous bois. Bientôt un endroit fut trouvé, propice au puisage de l’eau comme à l’abattage de quelques arbres. Pendant que ses hommes y procédaient, sous l’autorité d’un bas officier, César s’écarta, entraîné par son instinct de coureur des bois et des mers.
« Il n’y avait rien, dit-il, rien de plus beau que cette magnifique forêt où les rayons du soleil se jouaient à travers les ramures les plus diverses, parmi des fleurs énormes et charmantes, tandis que mille oiseaux chanteurs s’élançaient de toutes parts, étalant de somptueux plumages. »
Il en tua quelques-uns, prenant garde de ne pas s’aventurer si loin qu’il cessât d’entendre les coups de hache des travailleurs sonnant sur les arbres qu’on abattait. Mais ces bruits et les détonations de son fusil avaient guidé de ce côté une bande d’insulaires. Et César, à l’instant qu’il ajustait sur une branche un volatile versicolore, se trouva tout à coup saisi, ficelé, bâillonne emporté sur les épaules de petits hommes jaunes qui trottaient merveilleusement vite.
C’étaient des sortes de Javanais, pas du tout barbares, quoique très primitifs. Sveltes, délicatement musclés, ils portaient autour des reins une écharpe tordue d’un bleu sombre. César connut sans tarder leurs demeures, qui présentaient cette particularité d’être à demi souterraines. Elles étaient constituées par des paillotes légères, assez élégantes, auxquelles correspondaient des salles de fraîcheur creusées sous le sol.
Ce fut dans l’une de ces caves que César fut invité à descendre. Les indigènes le traitaient avec douceur et même avec politesse. On lui avait enlevé son bâillon et ses liens. Il s’engagea d’assez bonne grâce dans l’escalier qu’on lui désignait et dont l’entrée s’ouvrait dans la grande salle, fort propre, d’une vaste maison de paille et de bambous.
Avant de pénétrer dans ce fragile édifice, César avait eu le loisir d’observer que le village était situé dans une clairière, au pied de la montagne principale.
Au bas de l’escalier, on le poussa sans rudesse dans un espace caverneux qu’il eut la surprise de voir très bien éclairé.
La porte, ou plutôt la claie ; s’était refermée derrière lui. On le laissait seul. Il fit quelques pas vers le centre de sa prison, doutant confusément que ce fût une prison véritable, puisque, en plusieurs endroits, des ouvertures donnaient à même sur l’extérieur.
Immédiatement, toutefois, un fait inexplicable le remplit d’une soudaine perplexité qui, étant donné les circonstances, se mêlait d’inquiétude et de méfiance.
Ces ouvertures, en effet, semblables à des issues de grotte, n’étaient pas grillées, aucun obstacle ne paraissait s’opposer au passage d’un entrant ou d’un sortant ; voilà qui pouvait déjà surprendre un prisonnier. Mais il y avait plus.
César écarquilla les yeux, craignant un piège. Et il regardait tour à tour les ouvertures ensoleillées, au-delà desquelles s’étendaient des paysages…
Des paysages bizarres. Ensoleillés, oui. Mais pourtant obscurcis d’une manière étrange. Enfin, les arbres et les plantes, qui s’y enchevêtraient, donnaient à César une idée surprenante de la végétation de l’île. Dans ces parages, rien ne rappelait à première vue la forêt luxuriante où les naturels l’avaient capturé tout à l’heure. Ce qu’il voyait à présent formait une mêlée monstrueuse de racines, de tiges vertes et poilues et de tentacules végétaux. C’était une forêt de plantes grasses, baroques, géantes, terrifiques, absolument anormales.
– Qu’est-ce que cela signifie ? murmura César.
Il n’eut pas le temps de réfléchir plus avant. Quelque chose venait de se produire, qui lui retira momentanément l’usage du discernement. Une chose inimaginable, affreuse et splendide, non pareille et affolante.
Là-bas, le fouillis gigantesque et verdâtre s’agita. Les tubercules, les branches velues et les épaisses feuillées toutes gorgées de sucs furent violemment écartés, rompus, crevés comme un rideau massif.
Et, sorti de là, immobile tout à coup, faisant aller de droite et de gauche sa tête épouvantable, un animal énorme se dressait.
Il y avait en lui du dragon, du lézard ; son chef était d’un boa, son cou d’une tortue, sa queue d’une salamandre, sa posture d’un kangourou ; mais il portait, d’un bout à l’autre de son échine une formidable crête armée de piquants et sa taille ne pouvait se comparer à rien de commun dans le monde des animaux vivants. Un éléphant des plus hauts n’en eût atteint que la moitié, en levant sa trompe toute droite.
La bête effroyable garda pendant quelques secondes son attitude vigilante. Puis, lourdement, lentement, s’éloigna, sautillant sur sa queue et ses colossales pattes de derrière, touchant le sol par instants de ses bras trop petits, mais armés de griffes menaçantes. César vit longtemps son dos interminable, incliné, se hausser et s’abaisser, tandis que la crête hérissée ondulait et que, tout au bout, la tête stupide et attentive se tournait de-ci de-là.
César n’avait que des notions extrêmement restreintes d’une science qui, alors, n’était que naissante : la paléontologie. Cependant, il ne pouvait douter que le monstre ne fût un survivant des époques qu’il nommait « antédiluviennes » et il fut certain d’avoir abordé dans une île où, par un hasard extraordinaire, des animaux et des plantes, disparus partout ailleurs, continuaient d’exister – prodigieusement.
Il était en sueur. L’effroi, tout à l’heure, l’avait fait frémir. Il avait regretté que les ouvertures de sa prison ne fussent pas munies de solides barreaux. Une seconde, il s’était demandé si les indigènes ne l’avaient pas destiné au repas du lézard titanesque.
Il se ressaisit, s’approcha d’une autre ouverture, pour voir si la bête n’avait pas obliqué dans ce sens… Alors, il fit plusieurs constatations qui le précipitèrent dans une cascade d’étonnements.
Le soleil rayonnait d’un côté, mais, par l’autre ouverture, une pluie abondante ruisselait sur un vitrage.
Par une troisième ouverture latérale, des espèces d’oiseaux, qui ressemblaient à de grandes chauves-souris avec une tête de cheval, passèrent en volant à tire d’aile. Mais César ne les vit plus, dans le ciel, en regardant par la baie du milieu.
Les paysages, ici et là, ne concordaient pas. Ils se trouvaient à des hauteurs différentes. Il yen avait même un qui était tout de travers, comme un tableau mal accroché. Ce qu’ils montraient offrait des dissemblances inconcevables : on aurait dit des saisons diverses, des heures diverses, des âges, même, divers.
Ces ouvertures n’étaient pas libres le moins du monde, mais (la pluie ruisselante l’avait révélé) garnies d’une vitre légèrement assombrissante, sans aucun bâti pour la supporter ; une grande glace d’un seul morceau.
Enfin, les yeux du prisonnier s’étant accoutumés à l’obscurité qui régnait dans cette cave, sur les parois, entre les vues de lumière, il découvrit que ces ombres n’étaient pas toutes absolument ténébreuses, mais que de vagues lueurs s’y tenaient et bougeaient.
Il y avait là, en effet, trois nouvelles merveilles du même genre que les autres. C’étaient trois paysages nocturnes, trois nuits : deux paysages et un ciel nuageux, un ciel sans rien d’autre que des nuées et des étoiles pâlottes, comme si César avait levé les yeux au plafond au lieu de diriger ses regards devant lui.
Notre capitaine commençait à comprendre certaines choses. Il ne s’ébahissait plus de voir, sous terre, des vues de surface, de plein jour, ou bien des vues de nuit à ciel ouvert, non plus que des perspectives sur un passé infiniment reculé. Il avait dès lors parfaitement saisi, avec sa pénétration si vive et si sûre, que tout cela provenait de ces corps vitreux qui tapissaient les parois de la salle souterraine et qui, lorsqu’on les heurtait avec un objet dur, comme un couteau, rendaient un son mat, un son d’épaisseur, de bloc très dense, minéral, résistant.
Ces blocs, contrairement aux apparences, ne s’interposaient en aucune façon entre l’intérieur et l’extérieur, à l’instar des vitres d’une fenêtre. Ils étaient enchâssés dans les parois de terre, sourdes et aveugles, qui bornaient la cave.
Mais pourquoi les avait-on mis là ? Pourquoi ces murs étaient-ils ainsi pavés de ces grands morceaux, d’un quartz inconnu, qui renfermaient des visions vertigineusement anciennes ? Cette cave où, d’ailleurs, le silence et l’air renfermé avaient aidé César à faire justice de toute illusion, cette cave était-elle donc une sorte de musée ?
Hypothèse peu probable.
César mit le doigt sur la vérité quand le soir descendit sur quelques vues, l’une après l’autre, et qu’en même temps le jour se leva successivement sur les trois nocturnes.
Les naturels avaient trouvé tout simplement un éclairage économique et infaillible pour leurs logis souterrains ; et l’on pouvait même supposer que la possession de sources lumineuses aussi commodes les avait provoqués à se loger ainsi, partiellement sous terre, où ils trouvaient un refuge toujours éclairé contre la chaleur de leur île.
Ce fut pendant les jours suivants que César connut les mœurs et coutumes de ses hôtes et comment ils se servaient de la substance merveilleuse à laquelle ils avaient donné le nom de mong-tiô, c’est-à-dire la pierre-qui-se-souvient.
Ils utilisaient également ces blocs pour voir clair pendant la nuit dans leurs petits logements, pour se faire des signaux sur les sommets des monts, pour écarter les bêtes féroces. Et ils tissaient des espèces de rideaux épais, afin d’en voiler au besoin leurs singulières lampes qui, non contentes de les illuminer, leur montraient toutes sortes de scènes incroyables.
Mais voici comment le corsaire apprit tout cela et d’autres singularités qui n’ont pas leur place dans notre récit. Ce fut très simple.
Les matelots de corvée ne voyant pas revenir leur capitaine se mirent à sa recherche et, suivant à la piste la petite troupe de ses ravisseurs, ne tardèrent pas à découvrir le village au pied de la montagne.
Ils en firent le siège, en hommes qui se connaissaient à ce genre de divertissement ; mais, craignant pour la vie de César, ils commencèrent par une démonstration tonitruante de coups de fusil tirés en l’air.
Comme ils l’avaient prévu, les indigènes prirent peur à cette fusillade nourrie, soutenue de hurlements appropriés, dont les frères de la Côte accompagnaient d’habitude leur ruée d’abordage, quand les grappins avaient saisi le bâtiment ennemi et que les tambours battaient sinistrement. Les quelques détonations du fusil de César n’avaient pas préparé les naturels à ce charivari diabolique, évocateur de la foudre, du tonnerre et d’une éruption volcanique.
Ils se crurent perdus et ne trouvèrent rien de mieux que d’aller quérir César dans sa cave féerique.
Le capitaine comprit immédiatement de quoi il retournait. Il calma sans tarder tout ce vacarme, se fit rendre son fusil, sa poire à poudre et sa gibecière, qu’on lui avait confisqués. Et, libre à bon compte, s’en retourna vers la Finette avec ses sauveurs. Il n’avait pas couru de grands dangers.
Cependant l’idée de la matière mystérieuse ne le quittait pas. Rentré à bord, il y réfléchit profondément. Du séjour qu’il avait fait sous terre, éclairé par la lumière de journées préhistoriques, un émerveillement lui restait. Et une curiosité encore insatisfaite. Et, de plus, la certitude qu’il y avait une fortune à gagner au moyen du secret de l’île inconnue.
C’est pourquoi il avait empêché ses hommes d’entrer dans l’enceinte du village.
C’est pourquoi, dès le lendemain, sur le seuil de cette enceinte, il reparut aux yeux de ses agresseurs.
Seul, sans armes, mais avec une provision d’objets propres à flatter les instincts d’une population simple et naïve.
Il fut reçu avec tous les égards dus à sa loyauté. Et pendant plusieurs jours il revint au milieu des insulaires, gagnant peu à peu leur amitié et pénétrant dans leur confiance.
Ils le laissèrent vaquer comme bon lui semblait, se renseigner sur toutes choses en baragouinant tant bien que mal les éléments de leur idiome.
Les blocs de mont-tiô se trouvaient à l’état naturel dans l’île et les îlots, à la surface du sol, mais surtout dans la terre. Il en existait des carrières et des mines. C’étaient toujours des masses plus ou moins lisses, dont les tranches rugueuses et inégales indiquaient bien la structure feuilletée. Beaucoup d’analogie avec les ardoises. Mais il était assez rare de déterrer un bloc, ou une plaque de mont-tiô, qui ne fût pas « impressionné », qui n’eût pas encore vu le jour.
Il y en avait qu’on exhumait sans que leurs faces unies fussent illustrées d’une image mouvante. Mais cela ne voulait pas dire que le jour ne les eût jamais frappés. Parfois, à travers ces plaques-là, une vieille image cheminait occultement, et l’examen de la tranche le révélait, en laissant voir une ou plusieurs raies lumineuses en marche, les unes vers l’un des bords, les autres vers l’autre bord. C’était la lumière qui, au plus épais de la substance, avançait lentement, lentement, lentement…
Chaque soir, le capitaine Christiani regagnait son navire, chargé d’un paquet enveloppé d’étoffes noires. Les matelots qui, à son signal, venaient le chercher avec le canot, comptèrent douze soirs et douze paquets. César emportait ainsi quelques plaques vierges, extraites à tâtons dans les ténèbres du fond de la mine, et quelques autres prélevées à la surface de blocs très épais (trop volumineux pour être emportés) et qui restituaient le spectacle émouvant de l’ère des grands sauriens, des lézards volants et, plus tard, des hommes singes, nos premiers ancêtres.
Ces dernières plaques, par les panoramas qu’elles exposaient, par les bouleversements dont elles témoignaient, décelaient un fait auquel César n’attacha pas assez d’importance sur le moment, mais qui, plusieurs années après, lui revint à la mémoire. Ce fait, c’est que, aux époques antiques, l’île et les îlots avaient fait partie d’une vaste terre, peut-être un continent, et que peu à peu, ce continent s’était englouti par morceaux. Une série de cataclysmes n’en laissait, en 1814, que ces fragments épars, visités par le capitaine Christiani : quelques îles, vestiges d’un archipel qui n’avait été lui-même qu’un vestige.
Le douzième soir, César fit appareiller pour regagner l’île de France. Un groupe d’indigènes l’avait accompagné jusque sur la plage. Il les vit, à mesure que la Finette reprenait la mer, lancer dans l’espace, en signe d’adieu, des javelots qu’ils avaient parés de lambeaux éclatants, afin que, du large, on les distinguât encore.
Ce soir-là, un nuage noir jaillissait de la montagne et les fumerolles étaient fortes.
L’équipage de la Finette manifestait par des chants sa joie de retour. Parmi ces hommes rudes, il s’en était trouvé pour murmurer contre une escale qui se prolongeait sans raison ou, ce qui revenait au même, pour le bon plaisir du capitaine. Ils avaient grommelé d’autant plus que celui-ci avait défendu à quiconque de descendre à terre. Quelques-uns s’étaient permis des observations contraires à la discipline. César les avait fait mettre aux fers ou condamnés à recevoir quelques vigoureux coups de garcette. C’étaient toujours les mêmes. On retrouvait là les noms des têtes chaudes que les Souvenirs du capitaine citaient fréquemment à propos de cette campagne dans la mer des Indes.
Nous ne saurions trop insister sur ce point : que les Souvenirs ne font nulle mention des aventures qui viennent d’être relatées. Aussi bien, le manuscrit secret laisse voir avec quelle fièvre César Christiani envisageait le parti qu’il comptait tirer du verre optique pour faire une fortune de Crésus. Il en projetait plusieurs applications pratiques et ne doutait pas que la substance ne dût atteindre en Europe et dans le Nouveau Monde des prix fabuleusement élevés. Il avait l’esprit positif, et, d’après lui, la propriété la plus précieuse du verre optique n’était pas d’apporter au siècle de Napoléon les témoignages du siècle des reptiles et des âges de glace ou de pierre. Il y voyait surtout un instrument d’utilité journalière, destiné, dans mainte circonstance de la vie, à servir de preuve, à montrer comment tel ou tel événement s’était passé. Ne suffisait-il pas, en effet, d’un morceau de verre optique pour qu’une scène fût enregistrée aussi durablement que l’épaisseur du verre le comportait. Et cela fait, il n’y avait qu’à feuilleter la plaque, comme un bloc de feuillets rigides, pour retrouver l’image vivante de la scène en question, cheminant tout doucement à l’intérieur de ce mica prodigieux.
Mais quand nous disons « prodigieux », il faut bien comprendre que nous nous mettons dans la peau de César et que nous employons là sa propre expression ; car, à nos yeux modernes, accoutumés aux merveilles de la photographie et de la cinématographie, le verre optique n’est, après tout, dans ses effets, qu’une sorte de cinématographe naturel qui demeure pour nous extrêmement curieux, mais ne nous frappe pas de la stupeur dont César restait sidéré.
La Finette tenait la mer depuis deux ans. Il avait été convenu que, cette année-là, son capitaine rallierait Saint-Malo et ferait en France un séjour nécessité par la gestion de ses affaires personnelles. César ne crut pas devoir modifier ses projets. Il eut la chance d’effectuer ce long voyage sans incident notable. Son plan, relativement au verre optique, était de revenir l’année suivante jeter l’ancre devant l’île, avec un équipage choisi et quelques compagnons sûrs, afin d’embarquer discrètement de grandes quantités de la denrée inestimable.
Jusque-là, il s’était promis de garder le silence.
Les prises qu’il avait faites depuis l’avènement de l’Empereur lui assuraient la richesse. Il fit ses affaires avec les banquiers et les tabellions, convertit son butin en rentes et biens-fonds, passa quelques semaines à Paris, vit Napoléon aux prises avec d’immenses difficultés, n’en conçut rien de bon, et, nonobstant, alla se reposer en Savoie. C’est à ce moment que les plaques, après plusieurs mois de navigation et de transports de toute nature dans une caisse hermétique, gagnèrent la petite chambre haute de Silaz et cette cachette derrière la bibliothèque, que César, soupçonneux, aménagea lui-même.
La chute de l’Empereur, le retour des Bourbons et la disgrâce qui s’ensuivit pour le capitaine vinrent bousculer toutes ses prévisions. Il ne pouvait plus être question de reprendre la mer sur un bâtiment de course.
César n’hésita pas à fréter pour son propre compte un yacht gréé en goélette, bien marin ; et, malgré la dépense considérable d’une telle entreprise, il partit un beau matin, de Bordeaux, pour une destination sans mystère : Madagascar.
On devine que Madagascar n’avait rien à faire en ceci et que l’île du verre optique était le véritable but de cette campagne dite de plaisance.
Mais soit qu’un tremblement de terre eût achevé d’anéantir les restes de l’archipel, soit que César eût mal repéré sa position, ce but ne fut pas atteint. L’île et les îlots demeurèrent introuvables. En vain le yacht croisa-t-il dans la région de l’océan où César pensait les atteindre. Il n’y avait là que l’étendue morne et déserte des flots.
César en fut grièvement déçu. Son tempérament vif et franc le porta à s’accuser de maladresse. Il revient sans cesse, dans son écrit, sur la faute qu’il a peut-être commise, dit-il, en faisant le point. Il préfère attribuer sa déconvenue à sa faute plutôt qu’à un séisme, probablement pour entretenir dans son esprit on ne sait quelle espérance de retrouver un jour cette île au trésor qui se fût appelée l’île Christiani et qu’il eût offerte à la France. Mais aujourd’hui, la surface du globe étant connue pouce par pouce, et les cartes n’indiquant, dans cette zone de l’océan Indien, rien qui ressemble à une île, même minuscule, nous devons croire que le sextant du capitaine avait bien fonctionné, que ses calculs étaient justes et que tout le mal était venu d’un cataclysme sismique auquel il fallait d’ailleurs s’attendre tôt ou tard.
Quant aux lieutenants et aux matelots de la Finette, il ne faut pas s’étonner qu’ils n’aient jamais rien dit de l’île. Le second et les meilleurs lieutenants étaient partis sur les prises de César vers Port-Napoléon ; les autres ajoutèrent foi au dire du chef qui, les trompant, assura son monde que ces terres avaient été signalées par d’obscurs navigateurs.
Si l’on apprend qu’à bord du yacht personne ne se doutait des desseins de César, compère matois comme tout bon corsaire, on s’expliquera sans difficulté que le mystère se soit perpétué.
À la suite de ces diverses péripéties, le yacht, rentré à Bordeaux, y fut vendu, et César, désappointé, soucieux des sommes dépensées, mal en cour et peu sociable, se retira tout de bon à Silaz, avec ses singes, ses perroquets et ses oiseaux exotiques, dont il avait une pleine volière toute résonnante de gazouillis et de ramages. On était en 1816.
Il y avait bien une sorte d’avarice dans le soin qu’il prenait de cacher l’existence du verre optique, une espèce de jouissance égoïste. Cependant, il faut reconnaître que, s’il voulait se réserver la faculté d’utiliser la matière dans son propre intérêt, il était assez à propos d’en garder le secret. Or, un témoin aussi fidèle, aussi muet et aussi insoupçonnable que le verre optique pouvait lui être d’un grand secours dans bien des cas, notamment le cas où il aurait jugé bon de prendre part à quelqu’un de ces complots dont les partisans de l’Empereur exilé et du duc de Reichstadt ne manquaient pas de l’entretenir.
Attendait-il son heure pour s’y mêler ? Rien ne l’indique ; ce qui ne l’empêcha pas de passer, aux yeux des Bourbons, pour un bonapartiste enragé et dangereux.
La fin du manuscrit rapporte quelques expériences peu intéressantes qu’il fit sur le verre optique durant les années de Silaz, des considérations sans portée au sujet d’une idée qu’il abandonna : de confier à des chimistes un échantillon de la matière, pour qu’ils tentassent de l’analyser puis de la reproduire. Enfin, il explique pourquoi, avant de s’en aller à Paris, il eut la pensée de remplacer deux vitres de la petite chambre haute par deux plaques de verre optique vierge.
C’était tout bonnement pour laisser là un observateur invisible. Quand il reviendrait à Silaz, il n’aurait qu’à déclouer les plaques, à les feuilleter ; ainsi tout ce qui se serait passé en son absence, dans le parc et sur le devant du château, lui apparaîtrait de loin en loin ; et si quelque incident lu semblait digne d’examen, il n’aurait qu’à en observer tranquillement le cours.
Cependant, il songea que peut-être il ne reviendrait jamais en Savoie, et il se divertit à placer des plaques épaisses d’un siècle lumière, à vue de nez, afin que, cent ans plus tard, on eût la surprise sans égale d’apercevoir, à travers ces plaques, les choses de son temps.
La fenêtre n’avait pas de volets ; donc aucun obstacle, du moins pour quelque temps, ne viendrait masquer la vue, s’opposer à l’action de la lumière.
Les plaques, étant vierges, resteraient opaques durant cent ans ; elles n’attireraient pas l’attention.
César les ajusta donc au châssis de la croisée, en mastiquant avec soin les bords, pour éviter que la faible luminosité des tranches ne trahît son stratagème.
Il termina enfin sa confession, qu’il était venu écrire tous les soirs dans la petite chambre haute, où personne, à cette heure tardive, ne pouvait l’importuner. Son avant-dernière phrase annonce qu’il a l’intention d’emporter à Paris une plaque de verre optique. La dernière laisse entendre qu’il partira trois jours plus tard, et, revenant sur le sujet de ces plaques qui, dès ce moment, couvraient, derrière lui, une moitié de la fenêtre, César donne à sa conclusion un tour malicieux.
Cette malice, lorsque Charles Christiani, son arrière-petit-fils, lut le mot final du mémoire, lui rappela vivement le coup d’œil ironique que César – l’ombre de César, plus justement – avait jeté sur la fenêtre ainsi équipée. Coup d’œil que le jeune homme et le chauffeur Julien avaient cru leur être destiné.
En refermant sur le manuscrit la couverture jaune et noir, Charles, la tête bourdonnante, regarda autour de lui, ne sachant plus vraiment dans quel siècle il se trouvait. Fiévreux, exalté, il était inconsciemment sous le coup d’une désillusion puérile. Car la découverte d’un manuscrit inconnu, œuvre de César Christiani, lui avait fait espérer confusément il ne savait quelle révélation concernant les rapports du corsaire avec son assassin, Fabius Ortofieri. Et quelle que fût l’importance de ce qu’il venait d’apprendre, si extraordinaire qu’il sentît son émerveillement, il lui semblait pourtant qu’une fois de plus la destinée trompeuse, qui pouvait le servir peut-être, s’obstinait à n’en rien faire.
Les derniers matches de tennis se disputaient sur les courts de Saint-Trojan. Hors des grillages, parmi les rosiers défleuris, des groupes, peuplant les bancs et les chaises du jardin, regardaient les joueurs.
C’était les demi-finales et les finales des « simples messieurs ».
Après cette journée, ce serait la grande dislocation. Le lendemain, le bateau du Chapus regorgerait de passagers qui, dans la pure clarté de l’automne oléronnais, s’en iraient vers des cieux plus sévères.
Luc de Certeuil, qualifié dans les éliminatoires, causait à l’écart avec Marguerite Ortofieri. Il avait la certitude de gagner la coupe et ne s’inquiétait pas de savoir quel adversaire lui donnerait, pour la suprême partie, la demi-finale qui se jouait devant lui.
Une préoccupation plus grave l’absorbait.
Il aurait bien voulu que la saison ne s’achevât point sans apporter, dans sa situation à l’égard de Rita, une précision définitive.
– Enfin, lui disait-il, je crois que maintenant nous attendrions pendant des années sans nous connaître davantage. Demain, à pareille heure j’aurai repris la route, de mon côté ; vous l’aurez reprise du vôtre. Je ne vous reverrai que par intervalles. Ne croyez-vous pas qu’il est temps de mettre un terme à ces préliminaires ? Votre père et votre mère sont ici, et j’ai tout lieu de croire qu’ils ne feront aucune opposition… Rita, voulez-vous m’autoriser à faire ma demande ce soir ?
Rita garda le silence, un moment, les yeux distraits par la lutte dansante des deux adversaires aux abords du filet. Mais visiblement troublée.
– Pardonnez-moi, dit-elle avec effort. J’avais prévu ce que vous venez de me dire, mais pas du tout l’effet que cela me fait. Les choses ne se passent jamais comme on l’avait supposé. Vous me voyez très émue et… comment dirai-je ? sans bravoure. J’ai un peu peur.
– Je ne ferai rien sans votre permission, prononça Luc avec beaucoup de douceur et un certain dépit qui se trouvait pardonnable.
– Naturellement, dit Rita qui sourit une seconde.
– Je conçois fort bien votre état d’esprit et je serais un sot de m’en formaliser. Il s’agit d’une chose assez solennelle pour qu’on y réfléchisse. Mais, permettez-moi d’insister, nous n’avons plus besoin, j’espère, de réfléchir… Allons, décidez-vous, j’en serai si heureux !
– Quelques minutes encore, voulez-vous ? implora la jeune fille. Vraiment, je suis… je suis…
Elle tamponnait de son mouchoir le creux de ses mains moites. Il y avait sur son visage de brune, encore bruni par le grand air marin, comme un reflet de neige. Et ses traits semblaient avoir perdu le pouvoir de s’adoucir.
– Ma chère Rita ! murmura Luc d’une voix caressante.
Elle ne l’entendit pas plus distinctement que les paroles sportives des joueurs, leurs play et leurs ready, mêlés aux annonces monotones de l’arbitre juché sur son mirador. Elle n’entrevoyait qu’à travers un brouillard d’angoisse les taches blanches ou multicolores des spectateurs et des spectatrices silencieux. Et pourtant…
Pourtant, depuis le départ de Charles Christiani, elle s’était dit qu’il fallait en arriver là dans le plus bref délai. Le mieux était d’en finir une bonne fois et sans tergiverser. Ne pas s’attarder vainement, douloureusement, à des regrets superflus, à des rêves sans fondement. Passer à la suite de l’existence, vite, vite ; entasser de la vie sur l’impossible songe, le reculer précipitamment au fond d’un passé où l’on accumulerait avec frénésie, pour s’étourdir, événement sur événement, irréparable sur irréparable.
La demande que Luc venait de lui faire, elle s’était promis de la susciter elle-même, avant leur départ, s’il avait continué à se tenir sur la réserve. C’était la meilleure solution, la plus franche, la plus courageuse – et la plus prudente. Aussi bien, pendant tout le temps qu’elle était restée auprès de Charles Christiani sans se faire connaître de lui, elle avait gardé la ferme résolution d’annuler, aussitôt après, ces heures de roman soustraites en fraude à la nécessité. Elle s’était juré alors de reprendre immédiatement le fil de la destinée interrompue et de se fiancer à Luc de Certeuil dès le lendemain, ayant fait au rêve et à l’amour une concession – une seule pour toute la vie.
Geneviève Le Tourneur, consultée les jours précédents, avait approuvé énergiquement la décision de Rita. Oui, tout était bien qui effacerait le plus tôt possible le souvenir de Charles Christiani. Elle encouragea son amie et la félicita de sa sagesse. Rita s’était sentie très forte, stoïque, presque contente d’accomplir avec intrépidité un acte de devoir et de renoncement… « Renoncement ? avait-elle dit, mais à quoi donc est-ce que je renonce ? À rien, hélas ! Puisque c’est impossible ! » Là-dessus, Geneviève lui avait représenté qu’en se fiançant à Luc de Certeuil elle travaillait à la tranquillité, à l’apaisement de Charles Christiani qui, sans doute, n’était pas, en ce moment, plus heureux qu’elle.
Rita voulait donc que Luc la demandât en mariage ce jour-là. Elle avait fait des vœux pour qu’il en prît l’initiative. Tout à l’heure, en s’asseyant sur ce banc, elle avait songé :
« Pourvu qu’il parle ! »
Et maintenant qu’il avait parlé, une affreuse détresse lui étreignait le cœur. Il lui semblait que tout à coup on lui proposait brutalement de sacrifier la plus belle chimère de tous les temps. Jusqu’ici, rien n’avait été fait contre son amour. Maintenant, on lui présentait un couteau pour le poignarder. Le moment était venu d’être fidèle ou infidèle, de renoncer, oh ! oui ! de renoncer ! À quoi ? Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu’il allait falloir renoncer à quelque chose de si beau et de si grand qu’il n’y avait pas de sacrifice plus atroce que celui-là.
Il le fallait cependant. Mais son désarroi implorait un délai. Elle répéta, le plus fermement qu’elle put :
– Quelques minutes, n’est-ce pas ?
Fort à propos, Geneviève Le Tourneur survint alors. Rita l’aperçut, avec une vive satisfaction, s’avancer vers eux, de sa démarche dolente. La jeune femme, souffrant d’une migraine, s’était excusée auprès de Luc de ne pouvoir assister au tournoi ; elle avait eu l’intention de passer l’après-midi étendue dans sa chambre, comme cela lui arrivait trop souvent. Rita, la voyant, éprouva, en même temps que de la joie, une agréable surprise.
Jamais elle n’avait eu, davantage, besoin de sentir à côté d’elle une amitié de femme pour la réconforter et lui donner de l’assurance dans sa lutte contre l’homme, l’éternelle joute des sexes. Geneviève ondula mollement, avec un sourire aimable.
Ils lui firent place entre eux, sur le banc. Aux pommettes, sa peau craintive de très blonde s’enfiévrait de rouge.
– Guéri, le mal de tête ? demanda Rita tendrement.
– Pas tout à fait, dit Geneviève en appuyant un doigt sur sa tempe. Mais suffisamment pour que je ne manque pas la victoire de M. de Certeuil.
Ledit M. de Certeuil ne broncha pas.
Mme Le Tourneur sortit d’un immense sac de cretonne à ramages une sorte de napperon qu’elle se mit flegmatiquement à broder de soie mauve et orange. Elle entendit Rita dire à Luc :
– Jouez votre match. Après, aussitôt, je vous promets de vous répondre.
– Mais… voyons… ce ne peut être que « oui » ? dit-il avec quelque vivacité et un soupçon d’inquiétude.
Rita, allongeant le bras, avait posé une main sur une main de Geneviève qui, docile, chôma.
– Luc, vous m’avez demandé si vous deviez parler à mes parents aujourd’hui ou plus tard, n’est-ce pas ? Je ne crois pas qu’il soit question d’autre chose ? Vous êtes là qui vous alarmez subitement !…
– Ah ! bien, bien.
Le mouvement du spectacle qui s’agitait en face d’eux venait de se modifier. Sur le court, les joueurs, s’arrêtant, se mêlaient à d’autres tennismen qui envahissaient l’enceinte grillagée. À l’extérieur, les groupes bougeaient.
– C’est Simpson qui a gagné, dit Luc de Certeuil. Ohé ! Simpson, dans combien de temps notre partie ?
– Tout de suite ! J’aime autant, répondit l’Américain.
– Ça va.
Luc se leva et dit, en riant, à la jeune fille :
– Il y a des chances pour que cette partie soit la plus rapide de ma carrière.
– Oh !… commença Rita évasivement.
– Allons ! insista Luc qui caressait le manche de sa raquette. Dites « oui « tout de suite. Ça m’aidera à gagner.
Rita, incertaine, le regardait. Mais, au moment où, peut-être, elle allait lancer la parole souhaitée, la sensation la plus inattendue, la plus surprenante, la plus inconcevable, lui ferma la bouche.
D’une pression subite et brève, la main de Geneviève Le Tourneur venait de lui donner un avertissement secret, mais des plus péremptoires.
Rien ne fut visible. Les mains des deux amies, en apparence, n’avaient pas tressailli. Leurs visages étaient impassibles.
– Après la partie ! confirma Rita. Ce qui est dit est dit. Allez, mon cher, je crois que vous faites attendre Simpson.
Une seconde encore, il resta devant elle, à la regarder profondément, faisant, avec sa raquette, des moulinets et des tourniquets.
Deux charmantes jeunes filles s’approchaient.
– Nous allons contempler vos prouesses, déclama l’une d’elles. Puis, s’adressant à Geneviève : Madame, vous voulez bien de nous, à côté de vous ? en se serrant un peu…
– Comment donc !
Geneviève et Rita dégagèrent la moitié du banc.
– À tout à l’heure, dit Luc.
Il s’éloigna. Les spectateurs étaient maintenant plus nombreux. Tous les sièges se trouvaient occupés. Beaucoup d’hommes restaient debout ou s’asseyaient sur le sol.
Rita, d’un regard suprêmement intrigué, interrogeait Geneviève. Mais leurs deux voisines, qu’elles connaissaient, avaient engagé une conversation d’allure générale, à laquelle il fallait bien prendre part. Quitter la place, elles n’y pouvaient songer. La descendante des Ortofieri bouillait d’impatience. Qu’est-ce que Geneviève avait voulu lui faire entendre ? Pourquoi Geneviève lui avait-elle imposé silence ? Son calme était insupportable ! Comment faire, pour savoir, avant la fin de la partie ? Cette partie qu’il était nécessaire de suivre jusqu’au bout !
Geneviève, cependant, n’avait pas abandonné son ouvrage. Tout en parlant, tout en levant les yeux de temps à autre sur Luc et Simpson qui se démenaient dans leur cage, courant, bondissant et pirouettant, elle ne cessait guère de tirer l’aiguille. Toutefois :
– J’en ai assez, dit-elle inopinément.
Et elle ouvrit son immense sac pour y réintégrer le napperon.
– Tu ne me complimentes pas sur mon talent ! dit-elle. C’est pourtant gentil. Comment trouves-tu mes fleurs ?
Elle tendait aux regards de Rita la toile ornée de corolles orange et de feuillages mauves.
– C’est tout à fait joli, reconnut Rita.
Mais elle n’en dit pas davantage, pétrifiée de ce qu’elle venait d’apercevoir.
À grands points, autour d’une fleur, Geneviève avait, en quelques aiguillées, tracé les sept lettres d’un nom : CHARLES. Ce nom qui semblait de loin couronner la fleur merveille d’une arabesque capricieuse et purement décorative, éclatait pour Rita en jambages de soleil.
– Bravo ! Bravo ! s’écria l’une des jeunes filles, parce que Luc de Certeuil venait de reprendre, par un savant revers, une balle de fond.
Les yeux démesurément agrandis, Rita fixait Geneviève. Celle-ci, d’un geste négligent, fourra le napperon dans le sac et remarqua :
– Seigneur ! Que de choses dans ce cabas ! C’est inouï ! Non, mais regarde-moi ce fouillis !
Elle le tenait béant, son fameux sac, béant du côté de Rita. Elle y avait plongé une main nonchalante, et cette main raffinée, baguée, féminine autant qu’il se pouvait, brandit, un dixième de seconde, dans les obscures profondeurs de la vaste poche, le rectangle bleu d’un télégramme.
Puis, comme le rideau tombe sur la fin d’un acte, l’étoffe ramagée du précieux réceptacle se trouva close, au claquement de son fermoir.
Des applaudissements s’élevaient, sur une balle coupée de Luc de Certeuil. Son adversaire, précipité dans une course subite, manqua la reprise.
– Game ! annonça l’arbitre.
– Deux à zéro, fit la voisine à Geneviève.
Luc, se préparant à servir, lança un coup d’œil du côté du banc. Élégant, mobile, précis, il offrait, à la lumière incomparable du ciel pur, la forme d’un beau modèle humain. À distance, sa silhouette blanche enchantait la vue, annulant ce qui déplaisait parfois de ses traits trop pâles, de son nez court et ramassé, de ses regards chargés d’énigmes.
Silencieuse, statufiée, Rita, l’œil fixe, ne voyait plus rien. Elle avait beau retourner toutes les possibilités imaginables, l’explication du télégramme lui échappait cruellement et délicieusement. Mais Charles Christiani rentrait en scène. Ce qui était arrivé influençait Geneviève au point de l’avoir fait revenir sur son attitude précédente. Et cela, c’était enivrant, délirant, divin ! Et cela emportait dans une magnifique vague de joie toutes les suppositions de sa fiévreuse curiosité.
La finale fut expédiée en un temps record. Simpson ne marqua rien, pas un set. Jamais Luc de Certeuil n’avait joué si brillamment. Tout lui avait réussi. Pourtant, il était à mille lieues de croire que sa chance pût tenir au vieux proverbe : « Malheureux en amour… »
Et ce fut avec l’expression la plus suffisante du monde qu’il revint auprès de Rita.
– Mes compliments ! lui dit-elle.
Il salua en souriant :
– Les compliments, c’est très bien. Mais… la réponse ?
– Plus tard, dit Rita, simplement.
Il en demeura déconfit, si bien qu’un instant, les bras ballants, la bouche ouverte, il perdit une bonne part de son élégance.
– Oh ! reprocha-t-il. Comment !…
– Patience ! conseilla-t-elle avec douceur.
– Eh bien ! lâcha-t-il. Vous êtes vraiment femme, vous !
– Ne soyez pas fâché. Patience ! vous dis-je.
– Ah ! proféra Luc, furieux et consterné.
Mais, sur-le-champ, il se dompta :
– Je m’inclinerai toujours devant vos désirs.
– Avec le sourire ? dit-elle malicieusement.
– Avec le sourire, bien entendu.
Et il parvint à prendre une contenance assez humble et assez touchante pour que Rita lui en sût gré et compatît sans arrière-pensée à sa déception.
Rita entra dans la chambre de Mme Le Tourneur sur les pas de celle-ci.
– Mais que se passe-t-il donc ? lui demanda-t-elle avidement. Qui t’a envoyé ce télégramme ?
– Lui-même, tout bêtement ! flûta Geneviève de sa faible voix mourante et chantonnante.
Elle était, au fond, ravie. Les choses reprenaient un tour romanesque qui ne pouvait que plaire à la plupart des femmes. De plus, le télégramme de Charles lui donnait à penser que l’aventure pourrait peut-être bien se terminer de la façon la plus conforme aux lois de la société et aux plus chers désirs de sa très chère Rita. Elle trouvait donc licite et même louable de servir des amours qu’elle avait réprouvées jusqu’ici, d’autant que, divorcée à la fleur de l’âge, elle nourrissait, sans trop le savoir, cet étrange besoin qui affecte l’humanité tout entière et qui consiste à désirer pour autrui les tribulations qu’on a soi-même essuyées. En sorte que, sourdement, elle n’était pas fâchée de travailler à rompre un mariage en train.
Luc et Rita n’étaient même pas encore fiancés ; qu’importe ! Il y a un peu de mariage dans les fiançailles les plus vagues ; c’est dire qu’il y a un peu de divorce dans leur rupture. Et, fort inconsciemment, la douce et blonde Mme Le Tourneur aurait souhaité que toutes ses amies fussent logées, comme elle, à l’enseigne de la séparation. Ainsi va le monde, et personne n’y peut rien changer. Ainsi les amitiés les plus sincères sont parfois le jeu d’obscurs penchants qui les influencent. Ainsi Geneviève Le Tourneur prenait-elle, à son insu, autant de plaisir à brouiller les cartes de Luc de Certeuil qu’à pousser à la roue de la Fortune, qui semblait maintenant favoriser Charles Christiani – au dire de son télégramme.
Ce télégramme, Rita le lisait et relisait dans un désordre mental inexprimable :
Madame Geneviève Le Tourneur,
Hôtel Floria Saint-Trojan (île d’Oléron)
(Charente-Inférieure)
Ruffieux, 2 octobre 1929.
« Vous prie respectueusement bien vouloir faire connaître à qui de droit que j’envisage possible révision instruction procès 1835 en vertu d’un fait nouveau découvert ce matin.
« Remerciements et hommages. – Charles Christiani. »
– Un fait nouveau ! monologuait Rita passionnément. Un fait nouveau ! Naturellement, ce ne peut être qu’une chose d’importance capitale ! Une chose propre à démolir tout ce qu’on sait, tout ce qu’on s’imagine, sur le meurtre de César Christiani ! Un fait nouveau ! Lequel ? Un document retrouvé parmi des paperasses ? Une révélation imprévue ? Et de quelle nature ? « Ruffieux », oui, je me rappelle. Il m’a parlé d’un voyage en Savoie, qu’il devait faire. Est-ce donc en Savoie qu’il a découvert… Car le mot y est : « découvert ». Il semble bien que ce soit lui qui ait découvert quelque chose. Oh ! mon Dieu ! mais c’est providentiel ! C’est trop beau !
– Oui. Trop beau. Ne t’emballe pas si vite, ma chérie. Pèse les termes de cette dépêche. Il envisage comme possible une révision de l’instruction. Ce n’est qu’un espoir. Il est évident que de nouvelles perspectives se sont ouvertes pour lui, à cause d’un fait inconnu jusqu’ici. Mais rien ne prouve la solidité de ses conjectures. Songe qu’il a dû, certainement, expédier ce télégramme dès qu’une lueur d’espoir lui est apparue : avant d’avoir beaucoup réfléchi. Car l’essentiel, à ses yeux, était de t’avertir immédiatement, puisqu’il n’ignore pas l’imminence de tes fiançailles. Il faut compter avec la précipitation.
Charles, fortement instruit de toutes choses, était de ceux qui ne connaissent que des étonnements passagers. Nous pouvons ajouter qu’en ces jours critiques il n’était disposé à s’enthousiasmer pour rien, hormis ce qui l’eût rapproché de Rita, inaccessible ! Tout miracle étranger à son amour et n’en pouvant servir la cause n’avait pour lui qu’un intérêt très limité.
Pour l’exalter pareillement, il avait fallu, en vérité que la luminite fût, pour lui, au début, une merveille des plus merveilleuses ! Encore reconnaissait-il que cette exaltation n’aurait pas atteint un tel degré, s’il n’avait pas cru, fugitivement et vaguement, que l’ombre de César Christiani allait lui révéler le secret de sa mort – et que cette mort n’était point l’œuvre de Fabius Ortofieri.
Il avait, malgré lui, dans la confusion de ses pensées, remué toute cette histoire criminelle qui le ramenait toujours à ce fait indéniable : « Fabius n’a rien avoué. Il est mort en protestant de son innocence ! » Il oubliait que les témoignages les plus accablants avaient confondu le grand-père de Rita.
Et, comme un soir précoce enténébrait le cabinet de travail, il était repris, comme le matin même, par le découragement, le spleen, une sorte de colère stupide contre cette magnificence qu’il avait trouvée et qui était inutile puisqu’elle n’apportait rien de nouveau à l’affaire Ortofieri.
On le voit : son amour avait beaucoup demandé aux événements. Et il paraissait bien, à cette heure crépusculaire, que les événements eussent dit tout ce qu’ils savaient.
Passablement taciturne, répondant par monosyllabes aux humbles et respectueuses questions de Péronne qui le servait, Charles dîna rapidement et gagna sa chambre.
Un grand feu véhément pétillait dans l’âtre et peignait des reflets vacillants par toute la pièce.
Il alluma deux grosses lampes et, faute de sommeil, passa la revue des meubles et des tableaux qui garnissaient le lieu. Beaucoup de vieilleries, beaucoup de souvenirs. Certaines choses l’attiraient particulièrement qui, jusque-là ne l’avaient que médiocrement intéressé.
On trouvait là une partie du mobilier que César avait acheté à Paris, pour meubler son appartement du boulevard du Temple, une partie aussi des objets qu’il y avait mis, provenant de Silaz. À sa mort, son héritage s’était partagé entre les deux branches de sa postérité. Aujourd’hui, la moitié de ce qu’il en restait appartenait à la cousine Drouet, née Leboulard ; l’autre moitié était la possession de Charles et de Colomba ; mais, d’accord avec son mari, leur mère avait depuis longtemps renvoyé à Silaz une assez grande quantité de ces meubles qui, disait-elle, encombreraient son logis et seraient bien mieux à leur place dans le château que César avait habité pendant treize ans.
À cet envoi, Mme Christiani avait joint toutes sortes de choses qui lui semblaient indésirables à Paris et, notamment, un petit tableau assez macabre, de grande valeur pourtant, mais qui, en effet, n’était pas bon à suspendre au mur d’une maison que l’on désire joyeuse et où il y a des enfants.
Ce tableau, que Charles décrocha pour l’examiner sous la lampe, est un « intérieur » dessiné et peint à l’aquarelle rehaussé de gouache par le peintre Lami, à qui l’on doit tant d’inappréciables documents sur le règne de Louis-Philippe et, entre autres, sur l’attentat de Fieschi dont il a reproduit le sanglant spectacle.
L’« intérieur » représente la salle de travail de César Christiani, boulevard du Temple, avec le cadavre de l’ancien corsaire, étendu tout du long du plancher, dans une mare de sang, la poitrine trouée d’une balle. Au fond, une fenêtre ouverte donne sur le boulevard dont on aperçoit les arbres et les maisons d’en face. De chaque côté de la fenêtre, qui a des rideaux de fleurs bleues et vertes, on voit des panoplies formées de haches et de sabres, de pistolets et de poignards, mêlés de flèches sauvages. Le mur de droite est invisible, mais celui de gauche est garni de portraits et de cartes marines, d’un râtelier de pipes, d’une croix de la Légion d’honneur encadrée, d’un petit dessin sous verre que l’œuvre de Lami ne permet pas de distinguer, mais que Charles savait être l’image de la cabine de César à bord de la Finette (dessin resté à Paris). Un grand pastel, portrait d’Hélène de Silaz, la défunte et regrettée épouse de César, ornait encore cette muraille tapissée d’un papier fond crème à palmettes d’or, très premier Empire, avec, au-dessus d’un joli bureau à cylindre, en bois de rose, une ardoise dans un cadre de sapin, portant quelques chiffres tracés à la craie. Le bureau à cylindre est ouvert sur des tiroirs clos, des casiers contenant des papiers et des registres bien en ordre. L’encrier, les plumes d’oie sont là. Sur le dessus du meuble, il y a une profusion de choses : pot à tabac, chandelier de cuivre, bibelots exotiques, des livres et d’autres objets qu’on ne peut spécifier, le pinceau de l’artiste les ayant simplement esquissés.
Le cadavre de César est étendu les pieds en avant, la tête vers le coin de la chambre, à gauche de la fenêtre, où, dans la pénombre, s’arrondit un globe terrestre. Il est vêtu d’une redingote marron et d’un pantalon gris fer. La tête gît sur le plancher non ciré, le corps sur un tapis de la Savonnerie, à encadrement noir, qui se prolonge sous le bureau. L’un des bras repose entre un pied du bureau et ceux d’un fauteuil Louis XV arrondi, canné et pourvu d’un coussin de cuir verdâtre – évidemment le siège où César s’asseyait pour écrire. L’autre bras s’en va toucher l’une des trois assises d’acajou d’un de ces grands guéridons circulaires, à table de marbre blanc, supporté par un fût de bois verni, dont la Restauration nous a légué tant de lourds spécimens. Entre les battants ouverts de la fenêtre à petits carreaux, une longue-vue marine est basculée sur son haut trépied.
Tel était le cabinet de César Christiani lorsque l’assassinat fut découvert. Ou, du moins, tel était-il à peu près. Car le peintre Lami – qui vécut jusqu’à nos jours – prit soin de noter, au dos même de son aquarelle, et de confirmer oralement, à maintes reprises, que cette reconstitution n’est pas rigoureusement authentique. Il n’avait pénétré dans l’appartement de César Christiani que le lendemain du crime ; à ce moment, le corps ne s’y trouvait plus ; il l’avait figuré sur son papier d’après les indications des témoins, des policiers et d’après les observations qu’il venait de faire à la morgue.
Cette note du peintre Lami est aisément lisible ; car, afin qu’il en soit ainsi, le dessin fut mis sous verre des deux côtés.
Charles relut assez distraitement l’écriture qui en couvrait tout le dos. Il s’en souvenait, en effet. Il avait étudié tout cela, pris lui-même sur tout cela des mementos. Et puis, le musée Carnavalet avait obtenu de lui l’autorisation de faire photographier l’œuvre de Lami – précieuse pour l’histoire de Paris, moins en vérité parce qu’elle se rapporte à la mort du corsaire, que pour ceci : qu’elle augmente d’un fidèle témoignage toutes les reproductions connues du boulevard du Temple au moment de l’attentat de Fieschi, attentat caractérisé par une coïncidence si singulière avec le meurtre de César Christiani. Et souvent Charles avait sorti de ses cartonniers les épreuves photographiques dont le musée lui avait fait don. L’attentat de Fieschi était, pour un historien de la Restauration et du règne de Louis-Philippe, un sujet tout indiqué ; Charles y songeait depuis quelque temps déjà et ne s’était pas fait faute de comparer entre eux les divers documents, gravures, lithographies, crayons, etc., qui nous rendent l’aspect du boulevard au mois de juillet 1835. Il faut dire, du reste, que, jusqu’alors, l’aquarelle de Lami ne l’avait retenu qu’à ce titre, la mort de l’ancêtre lui paraissant un fait classé, n’offrant plus qu’un intérêt privé et, de nos jours, assez faible.
La note du peintre, au demeurant, rédigée dans un esprit semblable, concernait l’attentat de Fieschi au même degré que le meurtre individuel. Et la chose était d’autant plus naturelle que Lami l’avait écrite, cette note, le matin du 29 juillet 1835, alors que non seulement l’attentat formidable faisait peser sur tout Paris une consternation sans égale, mais alors que l’autopsie du corps de César n’avait pas encore établi avec précision le caractère de sa blessure. À cette heure, on supposait toujours qu’il avait été tué, en ricochet, par l’une des balles de Fieschi, et l’on ne voyait en lui qu’une dix-neuvième victime de la machine infernale – qui, en réalité, avait fait dix-huit morts et vingt-deux blessés.
Au sujet de l’attentat, la note dit ceci :
« Les maisons qu’on découvre par la fenêtre portent les numéros 54, 56 et 58. Celle de droite, la plus haute, contient le cabinet des figures de cire, de Curtius. Celle du milieu, la plus basse, contient un estaminet et le café Au rendez-vous des théâtres. Celle de gauche est le Théâtre Lazari. En s’approchant de la fenêtre, on découvrirait, plus à gauche, contre Lazari, le numéro 60 qui est le Théâtre des marionnettes de Mme Saqui. Et à droite, contre le numéro 54, on verrait le numéro 52 : l’Estaminet rustique ; puis, contre ce dernier qui est bas, la maison très étroite qui porte le numéro 50 et qui est celle d’où Joseph Fieschi[1] a tiré sur le roi. Il a tiré vers sa propre droite, comme la tête du cortège passait juste entre sa maison et celle où j’ai pris ce croquis et dont la façade a été criblée de mitraille ayant ricoché sur le pavé de la chaussée. Je n’ai pas suffisamment rendu l’éloignement des maisons vers la gauche. C’est à partir de là, en effet, que le boulevard s’élargit vers le château d’eau, et ma perspective devrait donner davantage l’impression que les façades vont s’éloignant, de biais. »
Relativement au meurtre de César, la note ajoute les indications suivantes à celles dont nous avons déjà connaissance :
« J’ai dessiné en me plaçant contre la porte qui ouvre dans l’antichambre, laquelle communique avec le palier. Cette porte, comme on peut s’en rendre compte, est percée à droite dans la cloison. Dans la muraille qu’on ne voit pas sur mon dessin, à droite et tout auprès de cette porte d’entrée, il y en a une autre qui donne sur un salon et qui fait donc un angle droit avec la première. C’est dans ce salon que se trouvaient les volières et les singes du capitaine. Près de la porte du salon, est la cheminée, juste en face du bureau cylindre. Sur la cheminée : un buste de Napoléon. Énormément d’objets de toutes sortes. L’appartement est au premier étage. Cette fenêtre est la deuxième en comptant de la droite, quand on regarde la maison du dehors ; la première donne sur le palier. La maison a trois étages. Elle porte le numéro 53 et n’est séparée du Jardin turc que par un petit bâtiment d’un étage à une seule croisée : la maison Bertin. Le Jardin turc étend son mur à terrasse sur une grande longueur en face de la maison de Joseph Fieschi. »
« Signé : LAMI.
« 29 juillet 1835, dix heures du matin. »
Charles, d’un geste découragé, raccrocha le petit tableau et se mit à se promener dans la chambre, à la clarté du feu et des deux lampes, autour de la table ronde. C’était précisément celle-là qui figurait dans l’aquarelle de Lami, avec son marbre blanc. Elle avait vu, cette table ronde, César Christiani tomber sur le tapis de la Savonnerie !
La pluie continuait, dans la nuit montagnarde, à chuchoter son murmure innombrable. Le jeune homme marchait lentement autour des sièges, pensif. Par un effet logique des circonstances, sa pensée s’attachait obstinément à la mort de César, et son imagination grossissait tout ce que cette mort comportait de mystérieux. Il n’en voyait plus que l’énigme. Quinze jours auparavant, aucun doute ne l’assaillait à ce propos ; il était fermement convaincu que César avait été assassiné par Fabius Ortofieri, comme tout le monde l’avait toujours admis. Maintenant, il en doutait. Sachant que le contraire lui eût été favorable, il avait commencé à souhaiter ce contraire ; puis, très vite, il avait acquis la conviction artificielle que l’opinion publique s’était trompée. Une voix intérieure plaidait la cause de l’accusé, du meurtrier présumé. Dans son esprit, les faits articulés à la décharge de Fabius Ortofieri prenaient une ampleur démesurée. Il eût été si follement heureux de prouver cette innocence que, progressivement, selon les lois d’un phénomène bien connu des avocats, il en était arrivé à croire que cette mauvaise cause était excellente et que le grand-père de Rita n’avait pas trempé dans le meurtre du sien. Les magistrats commis pour instruire ce procès avaient trop largement tenu compte des inquiétudes que César, dans sa correspondance, avait laissé voir touchant ses interminables discussions avec les Ortofieri et la présence à Paris de Fabius, son ennemi héréditaire. Il y avait eu, sans doute, contre ce dernier, des hasards terribles, des coïncidences fatales… Car il avait nié, jusqu’à son dernier soupir !
Toutes ces rêveries n’étaient bonnes à rien. Les événements avaient sur eux trop de poussière. Trop de poussière qu’on ne pouvait plus balayer. Trop de poussière hors de portée.
Charles fit halte devant un autre tableau : copie à la plume d’une gravure célèbre de Mathieu, d’après Fragonard : Le Serment d’amour. Copie naïve mais non sans charme. Patiente besogne de la grand-mère Estelle, qui l’avait encadrée avec tendresse et simplicité dans un vieux cadre sans valeur du XVIIIème. On sait toute la grâce de cette charmante composition où deux amants enlacés se jurent leur foi devant l’autel d’Éros, au cœur d’un bocage luxuriant dont la lumière du jour flatte les rameaux. La grand-mère Estelle – aux épaules fameuses – de sa plume docile et patiente, n’avait pas trop mal copié son modèle. L’élan des amoureux demeurait plein d’ardeur. Une musique d’oiseaux se devinait dans le feuillage, et l’amour baignait de son indicible bonheur cette chambre de verdure, allégorique et voluptueuse.
Il est facile de comprendre pourquoi Charles ne s’attarda pas longtemps devant ce symbole triomphant de la félicité par l’amour. Un peu puérilement, il retourna face au mur l’ouvrage de la grand-mère Estelle, dont la vue lui était pénible, et, s’asseyant dans une bergère, au coin du feu, se reprit à rêver.
Bientôt, toutes les idées qui l’avaient occupé au cours de la soirée s’enchevêtrèrent. Il se remémora la revue des gardes nationales du 28 juillet 1835. Il entendit le fracas de la machine infernale. Il vit, sur la chaussée du boulevard du Temple, le tumulte ensanglanté des victimes. En même temps, les phases de l’instruction criminelle du procès Ortofieri lui revenaient à la mémoire, mais c’était pour se combiner bizarrement avec le départ de César en chaise de poste, son apparition spectrale dans la petite chambre haute, la vision de Rita sur le tillac du Boyardville, tenant un livre à la main et portant un perroquet sur l’épaule ! Finalement, il eut la sensation d’envelopper de son bras la taille flexible de la jeune fille, d’étendre la main vers un sanctuaire bocager où l’Amour souriant se dressait dans une douce gloire. Là-dessus, ses yeux se fermèrent comme s’il poussait son dernier soupir dans un cabinet de travail tapissé d’un papier Empire et rempli de choses disparates. « Ah ! murmura-t-il, c’est Fabius, hélas ! C’est Fabius Ortofieri qui m’a tué ! »
Et, plongeant plus profondément dans le royaume ténébreux des cauchemars, il s’endormit.
Il s’endormit si bien qu’il se réveilla plusieurs heures après, sans avoir entendu Péronne frapper maternellement à la porte, pénétrer jusqu’à lui sur la pointe des pieds, éteindre les deux lampes et se retirer silencieusement, comme l’un de ces personnages dont la luminite faisait voir les gestes centenaires, sans faire entendre, à jamais perdu, le bruit de leurs actions.
Mais « se réveilla-t-il » vraiment ? N’était-ce pas plutôt l’un de ces faux réveils qui, au milieu du songe le plus épais, nous donnent l’illusion de sortir du sommeil et, au contraire, nous y enfoncent plus avant ?
Charles crut ouvrir les yeux. Il n’en douta point sur le moment. Et il aperçut, au milieu de l’obscurité, une lumière. Un rectangle éclairé. Une petite lucarne remplie d’une clarté diurne. Elle répandait dans la chambre un peu de jour. Pourtant, le jour ne luisait pas encore. Les fenêtres étaient noires.
Dans l’âtre, quelques braises sombres ; plus de feu. La nuit devait être avancée.
Charles se leva de la bergère – ou s’imagina qu’il se levait. Et, ayant fait deux pas vers cette lucarne, resta debout devant elle, hébété, stupéfié, dormant à coup sûr.
Le rêve continuait à mélanger follement toutes choses. Cette lucarne n’en était pas une. C’était le tableau de Lami devenu animé, comme une plaque de luminite ! Le tableau de Lami non pas tel que Charles l’avait contemplé avant de s’endormir, mais le tableau montrant le cabinet de César sous un autre angle, comme si les indications de la note manuscrite se fussent trouvées réalisées sous forme de dessin, d’aquarelle et de gouache. Mais non ! Ce n’était pas l’ouvrage d’un peintre ! C’était l’image réelle du cabinet, de la fenêtre, des rideaux à fleurs, du mur avec sa cheminée et le buste de Napoléon ! Et César n’était plus couché, mort, sur le tapis de la Savonnerie ! César, assis au bureau à cylindre, écrivait une lettre. Il bougeait ! Sa main, armée d’une plume d’oie, parcourait le papier. Et on le voyait de haut, en perspective. De haut et de face. On le voyait comme si l’on eût été juché sur le bureau à cylindre !
Ah ! rien n’est plus pénible, plus cruel qu’un cauchemar ! Charles, violemment impressionné par celui-ci, saisit son briquet, et, d’un déclic, fit naître la minuscule flamme jaune.
Cette fois, il était sûr d’être éveillé. Or, la vision absurde persistait, du tableau de Lami métamorphosé en autre chose, demeurant le cabinet de César, mais un cabinet vu d’un point nouveau et vivant comme un spectacle enregistré sur une plaque de luminite !
Les deux lampes furent rallumées fébrilement. Il y avait toujours, au même endroit, la même vue plongeante sur le cabinet de César, le même rectangle plein de la lumière d’une matinée parisienne, la même lucarne percée, pour ainsi dire, dans le mur du temps !
Mais le tableau de Lami était resté bel et bien ce qu’il était encore la veille. On le voyait accroché au mur, non loin de la vision à laquelle il ne participait d’aucune sorte. Car cette vision se peignait au naturel sur l’envers du cadre que Charles avait retourné pour ne plus voir Le Serment d’amour.
Alors, saisi d’une grande émotion, comprenant tout à coup l’enchaînement des faits, Charles saisit ce cadre et se mit à l’examiner, puis, avec précaution, à le manipuler.
C’était un cadre de sapin verni, avec un filet noir, quelque chose de très simple et qui avait été très banal en son temps. Mais ces cadres-là ont un charme « bon-vieux-temps » qui, aujourd’hui, les fait rechercher des amateurs. Charles – tout de suite, comme l’y poussait la marche des faits – remarqua l’analogie de ce cadre avec celui de l’ardoise que le peintre Lami avait figurée au-dessus du bureau à cylindre.
Évidemment c’était le même. Pour une raison ou pour une autre, César avait cru devoir suspendre au mur de son cabinet une plaque de luminite vierge qu’il avait apportée de Silaz à Paris. Et, pour que cette plaque, pareille à une ardoise, passât inaperçue, il l’avait, pour ainsi dire, « déguisée » en ardoise véritable, l’encadrant d’un cadre sans valeur et traçant à la craie dans un coin de ce faux tableau noir, quelques chiffres qui, probablement, n’avaient aucune signification.
Ces mesures de prudence étaient, de sa part, indispensables. La présence d’un cadre ne contenant qu’une surface noire eût, en effet, semblé bien étrange au-dessus du bureau. Ainsi maquillée, la plaque n’avait pu provoquer aucune curiosité, aucune question indiscrète.
Charles la sépara aisément du rectangle de sapin. Elle s’y adaptait avec justesse, comme le fond d’un tableau ou d’un miroir, mais n’était pas clouée. Les clous ordinaires se trouvaient remplacés par huit petits loquets de cuivre, plats, pivotant, tout à fait analogues à ceux que vous voyez ajustés derrière les cadres à photographies pour maintenir appliqué contre eux le fond de carton. L’exactitude de l’emboîtement empêchait la luminosité des tranches de se trahir à l’extérieur.
Il était facile de deviner pourquoi César avait voulu que la plaque fût amovible et pût être aisément séparée de son cadre. Il avait fait d’elle un témoin et désirait la feuilleter commodément toutes les fois qu’il éprouvait le besoin de savoir ce qui s’était passé chez lui en son absence. Autre preuve de cela : cette plaque ne constituait pas un plateau compact comme celles de la fenêtre haute lorsque Charles les avait décadrées ; mais, sur une faible épaisseur, elle était divisée en un grand nombre de très minces feuillets, exactement comme un livre non broché, et il fallait la manier avec attention pour maintenir juxtaposées ces divisions et les empêcher de se disjoindre comme se disjoignent les cartes à jouer quand les doigts qui tiennent le jeu négligent de le serrer. César avait donc opéré jadis avec cette plaque comme Charles en avait agi pour celles de la fenêtre haute. Il l’avait lue à maintes reprises.
Isolée, la plaque fut débarrassée du dessin à la plume de la grand-mère Estelle, et ce côté-là montra, dans une clarté plus douce, estompée d’une ombre s’épaississant vers le bas, le papier de la muraille, le papier Empire, crème à palmettes dorées. Sans aucun doute possible, la plaque encadrée avait fait partie de l’héritage attribué à Napoléon Christiani, qui devait épouser la grand-mère Estelle en 1842, sept ans après la mort de César. La grand-mère Estelle, beaucoup plus tard, cherchant un cadre pour sa copie du Serment d’amour, avait déniché, en quelque grenier, ce cadre de sapin qui, pensait-elle, avait sans doute contenu, autrefois, une gravure disparue à cette heure. Elle s’en était servie pour encadrer son œuvre, utilisant comme fond la plaque de luminite. Puis, plus tard encore, le Serment d’amour était venu échouer, avec beaucoup d’autres souvenirs de famille, au château de Silaz et dans cette chambre à coucher.
Pendant des années, le cadre, le dessin et la plaque étaient restés là, hétéroclite et mystérieux assemblage. Charles, toutes les fois qu’il avait occupé cette chambre, n’avait rien remarqué. La plaque, obscure, cachait à tous les yeux la lumière qui, lentement, progressait en elle dans un sens et dans l’autre. Cette plaque avait, à peu de chose près, l’épaisseur de celles que Charles avait enlevées de la fenêtre haute ; par conséquent, il avait fallu un siècle environ pour que la lumière la traversât, pour qu’elle émergeât enfin sur une face et sur l’autre ; l’événement s’était produit, certainement, depuis le dernier séjour de Charles à Silaz.
Il observa, en regardant la face où, par une chance insensée, il retrouvait le vieux César dans son cabinet de Paris, il observa que le tableau vivant était, dans un coin, oblitéré par une inscription parfaitement opaque, qui semblait tracée sur la plaque même : les chiffres à la craie, les chiffres insidieux qui avaient « travesti » la plaque en ardoise à écrire. Sur l’autre face, en examinant la plaque par côté, il retrouva, dans le coin correspondant, un vague vestige d’effacement, et, l’ayant essuyé du doigt, il vit ce doigt blanchi d’un peu de craie. La grand-mère Estelle, renommée pour ses épaules et non moins pour son esprit « artiste », ne s’était pas donné la peine de laver cette ardoise dont elle faisait l’envers de son Serment d’amour. Il fallait, au surplus, que la bonne dame fût, comme on le savait, brouillonne et distraite, pour n’avoir pas fait attention aux raies lumineuses de la tranche. Il est vrai que, vues au grand jour, ces raies, extrêmement fines, pouvaient se confondre avec des miroitements, et la grand-mère Estelle se souciait peu de savoir s’il y a des ardoises qui ne sont point si mates que d’autres.
Avec quelle fièvre Charles Christiani dévorait-il des yeux le cabinet de César, qu’il découvrait comme d’une ouverture percée dans la muraille au-dessus du bureau à cylindre, comme d’un « judas » secret, pratiqué dans les siècles XIXème et XXème ! Et quelle fantastique espérance se développait en lui ! Car l’aquarelle de Lami attestait la présence de luminite dans le cabinet, au lendemain du crime, au jour même du crime ! Et alors cette plaque avait assisté à la mort de César, elle en avait cinématographié en couleurs toutes les phases ! Et, en conséquence, il n’y avait qu’à la diviser et à la feuilleter judicieusement pour parvenir, de feuillet en feuillet, à l’époque qui avait précédé le meurtre, au jour de juillet 1835 où ce meurtre s’était perpétré, à la minute même où l’assassin avait tiré sur sa victime le coup de pistolet mortel ! L’assassin de César était photographié au cœur de la plaque ! Était-il Fabius Ortofieri ? Charles avait le pouvoir de s’en assurer !
La journée du 28 juillet 1835, merveilleusement conservée en pleine masse de la luminite, s’avançait là-dedans, peu à peu, vers l’une des deux surfaces ; et une coupe, un « clivage » pratiqué à la distance voulue des bords pouvait la faire apparaître sur-le-champ.
Charles Christiani n’en fit rien, comme bien l’on pense. Il avait immédiatement aperçu toutes les précautions dont il fallait entourer une telle opération. Réfléchir longuement était nécessaire avant de rien entreprendre. Rien ne devait être négligé, à aucun point de vue, et les points de vue étaient innombrables.
Il les envisageait, sans pour cela quitter son incomparable poste d’observation qui le plaçait dans le passé…
Dans le passé, certes. Mais à quelle date ?
Il le sut avec une facilité qui l’enchanta et raviva dans son esprit cette heureuse présomption d’être protégé par le sort.
Sur la cheminée du cabinet de César, il y avait, nous ne l’ignorons pas, un buste de l’Empereur. Aucune glace ne s’y trouvait (circonstance assez fâcheuse, ainsi que nous le verrons plus tard). Mais, dans le haut, immense, par rapport à l’exiguïté de la pièce, et drapé cependant pour tenir moins de place, rutilait le guidon du corsaire : l’étamine pourpre, au Christ d’or. Au-dessous, une pendule Empire, de la forme « œil-de-bœuf » à huit pans fleuris, était fixée au mur, à l’aplomb du centre de la cheminée, et, au-dessous encore, parmi une profusion d’armes accrochées, entre un sextant et un baromètre non loin de gravures coloriées représentant des navires toutes voiles dehors, un calendrier, bordé d’un galon de papier orange, alignait les six colonnes d’un semestre.
Cette pancarte se trouvait trop loin pour que Charles fût à même d’en épeler les plus gros caractères. Il descendit dans le cabinet de travail du rez-de-chaussée de la tour pour y prendre une loupe et une jumelle.
Comme il s’y attendait, la loupe ne donna aucun résultat, puisque la vision exhalée par la luminite n’avait rien de commun avec une image dessinée sur une surface, mais puisque, au contraire, elle siégeait à même l’espace, comme une réalité qu’elle était, une réalité à retardement, une réalité semblable à celle des étoiles qui ont disparu depuis très longtemps et dont l’image demeure encore visible au firmament, à cause du temps qu’il faut à la lumière pour franchir la distance entre le point où elles étaient et le point où nous sommes.
Mais, dans ces conditions, la jumelle fit merveille. Elle rapprochait tout ce qui se trouvait dans la chambre de travail du boulevard du Temple aussi aisément que s’il avait été question d’une vision ordinaire.
Ainsi Charles put lire, sur le calendrier, l’année « 1833 ».
Il abaissa son instrument d’optique vers le vieux corsaire attablé à son bureau. Il aurait pu compter ses rides, les poils de ses sourcils broussailleux. Il voyait les narines se mouvoir imperceptiblement au souffle de la respiration. C’était presque effrayant, la vie de cet homme de jadis, qui n’était plus, depuis près d’un siècle, qu’un mort sous une tombe du Père-Lachaise, cette vie détaillée dont Charles sentait le rythme et la chaleur.
César portait maintenant des besicles de corne. Il se penchait pour écrire une nouvelle lettre et il venait de la dater, dans le haut du papier : ce douze mai 1833. Charles le déchiffra en plaçant la plaque de luminite la tête en bas, car, placé lui-même comme il l’était, en face de César, il voyait normalement à l’envers la lettre que César écrivait devant lui.
Plus que deux ans à vivre, mon pauvre César !
Le douze mai. En effet, par la fenêtre à petits carreaux, les arbres du boulevard du Temple, très touffus – les quatre rangées d’arbres – avaient leur jeune feuillage printanier…
En cet instant, Charles éprouva l’une des plus fortes émotions de sa vie d’historien. La situation de la plaque de luminite était telle que, de l’endroit où César l’avait suspendue comme un tableau ou comme une glace (c’est à dessein que nous le répétons), elle embrassait la vue du boulevard vers la droite, vers l’est. Et par là, entre la maison de l’Estaminet rustique et le modeste Café des mille colonnes, qui étalait dans un grand renfoncement, à hauteur d’entresol, le toit surbaissé de sa halle à quatre pentes, une masure toute en hauteur se dressait, avec ses trois étages à une seule croisée, dont le premier était peint – déjà – en rouge sang, et dont le troisième, sous une toiture oblique comme un sourcil de fourbe, ouvrait sur la large voie parisienne un œil de borgne : une fenêtre carrée, tassée, avec une jalousie remontée.
À l’aide de la jumelle qui tremblait entre ses doigts, Charles lut, à droite de la fenêtre du premier, sur un « blanc » ménagé dans le badigeon écarlate, le chiffre 50. Plus haut, au-dessus de la même fenêtre, en lettres blêmes sur tout ce rouge : MARCHAND DE VINS.
Plus haut encore, couronnant la fenêtre du second étage, une espèce d’enseigne peinte :
Par an : 4 francs
JOURNAL DES CONNAISSANCES UTILES
Rue des Moulins, n° 18
La maison de la machine infernale !
Deux ans encore ! Exactement deux ans, deux mois et seize jours, et, de cette fenêtre à jalousie partirait la salve meurtrière ! Et cette chaussée pavée serait jonchée de morts et de blessés ! Et l’un des attentats les plus tristement célèbres de l’histoire universelle s’accomplirait !
Jamais sensation plus étrange avait-elle envahi l’âme d’un historien ! Tenir au bout de sa lunette, visiter des yeux, à loisir, pierre à pierre, dans le détail du grossissement télescopique, avec son auvent de bois, sa lanterne, ses trois fenêtres disparates, ses tuiles et le groupe de cheminées agglomérées qui la dominait à gauche, la fatale, la maudite, l’abominable maison de Fieschi !
Un mouvement se fit dans le cabinet de César.
Sortant de la porte qui, à droite de la cheminée, faisait communiquer cette pièce avec le salon, le singe Cobourg, poursuivant Pitt, le perroquet favori, se précipita en agitant ses bras disproportionnés. Il s’était probablement détaché ; un bout de chaîne pendait à sa ceinture de cuir.
L’oiseau bicolore ayant regagné l’épaule de César, celui-ci corrigea vertement le chimpanzé et l’entraîna dans le salon, qui devait constituer un local assez bizarre, étant donné les hôtes dont il était la demeure. Charles, s’étant déporté vers la gauche de la plaque, entr’aperçut ainsi, dans une glace de cette deuxième pièce, la volière remplie de battements d’ailes. Par la même occasion, il repéra la porte du cabinet donnant sur l’entrée et contre laquelle Lami s’était assis pour peindre son aquarelle.
Là, du reste, se limitait le champ visuel.
Quoi qu’il en fût, le spectateur avait devant lui le théâtre même du meurtre. Ce meurtre ayant été commis en plein jour, l’assassin n’ayant certainement pas le moindre soupçon d’un espionnage quelconque, la plaque se trouvant à coup sûr dans le cabinet au moment de l’assassinat, la conclusion qui se dégageait en toute évidence était admirablement nette. Il était possible de refaire, après quatre-vingt-quatorze ans, l’instruction de l’affaire Ortofieri, avec des moyens nouveaux qui permettraient aux intéressés d’assister, de leur personne, non pas à une reconstitution du crime, mais au crime même. Et de cette prodigieuse contre-enquête sortirait enfin la vérité, l’innocence ou la culpabilité de Fabius Ortofieri.
Bien naturellement, il n’était pas question d’intéresser la justice à ces nouvelles recherches. Il y avait prescription… depuis longtemps ! Et, puisque aucun jugement n’était intervenu, on ne pouvait parler de réhabilitation ; Fabius, mort en prison, n’avait pas été condamné. Il ne s’agissait donc que d’obtenir, des faits nouveaux, une certitude. Si le résultat était favorable à Fabius, on le publierait avec éclat ; Charles, connaissant la droiture de sa mère, ne doutait pas qu’alors elle ne tendît la main au père de Rita en lui exprimant de bon cœur ses regrets, touchant une ancienne accusation, justifiée d’ailleurs par d’écrasantes dépositions. Et si le résultat était conforme à l’opinion du parquet de 1835, si la culpabilité de Fabius se trouvait établie irrécusablement – et la luminite était irrécusable ! – on ferait le silence, et, en faveur de Rita – en faveur, hélas ! de celle qui deviendrait alors Mme de Certeuil-, la vieille affaire resterait, pour le public, une histoire oubliée lointaine et indécise.
Progressivement, Charles apercevait, une à une, toutes les dispositions que cette contre-enquête allait nécessiter. Il avait dès lors résolu de demander à Bertrand Valois son étroite collaboration. Il se souvenait des déductions policières auxquelles le jeune auteur s’était livré en sa présence, à propos de la canne du XVIIème siècle. Bertrand serait heureux de participer à l’extraordinaire investigation, et Charles aurait en lui le plus précieux et le plus discret des auxiliaires.
Mais tout cela n’était que projets et cogitations. Or, un acte s’imposait sur-le-champ et Charles priait Dieu pour qu’il fût encore temps de l’accomplir sans avoir à craindre de graves complications.
Avertir Rita par le procédé le plus rapide.
Elle devait quitter Saint-Trojan le lendemain. Ses fiançailles avec Luc de Certeuil étaient-elles chose faite ? Il fallait espérer qu’aucune promesse, encore, n’avait été échangée. Elle pouvait l’être, en tout cas, d’un moment à l’autre. Ce départ du lendemain en serait peut-être l’occasion.
Allons ! Pas de temps à perdre !
Oui. Mais le moyen de communiquer rapidement avec Rita ? Par l’intermédiaire de Mme Le Tourneur ? Hum ! Charles n’aimait guère ce genre de manœuvre.
Cependant, il ne doutait pas de réussir en l’employant. L’amitié de Geneviève Le Tourneur pour Marguerite Ortofieri l’assurait que son message serait transmis à qui de droit dans le plus bref délai.
Il n’avait pas l’embarras du choix, et l’urgence le talonnait.
« Bah ! se dit-il. Qui veut la fin veut les moyens ! »
De là : le télégramme qui avait plongé Rita dans une grande allégresse, mêlée d’ardente curiosité.
Ce télégramme, Geneviève Le Tourneur l’avait repris des mains de Rita.
– La prudence est la mère de la sûreté, dit-elle doctoralement. Brûlons ce témoignage compromettant.
Elle prit une boîte d’allumettes bougies, que ses longues mains bichonnées ouvrirent du bout des doigts.
– Non, dit Rita. Rends-le-moi, veux-tu ? Il est peut-être le premier souvenir de toute une suite… Je voudrais tant cela ! Qui sait ? Qui sait combien d’autres dépêches, combien de lettres, combien de fleurs fanées et de riens de toute sorte viendront lui tenir compagnie, noués de beaux rubans, dans un tiroir de mon bonheur-du-jour ! Ne le brûle pas…
– C’est imprudent. Si ta mère ou ton père…
– Je suis libre de disposer de moi-même ! riposta orgueilleusement la jeune fille, avec un brusque redressement de sa tête brune.
– D’accord, ma petite enfant. Mais c’est à moi que je pensais, je te l’avoue sans fard. Si ta mère ou ton père apprenait ma complaisance…
– Ne crains rien.
– Eh bien ! Voilà ton souvenir n° 1. Je souhaite qu’il inaugure une brillante collection ! Mais, de grâce, ne l’égare pas. Adieu, message d’espérance ! Il y a des cas où les télégrammes devraient être verts.
– Personne ne le lira jamais et ta réputation n’est pas en danger, affirma Rita en se saisissant du papier léger.
– Je l’espère bien… Dis-moi, Luc de Certeuil va, très certainement, réfléchir à ce qui s’est passé tout à l’heure. Il a ta réponse sur le cœur et se demande pourquoi tu l’as prié d’attendre encore… Ne penses-tu pas qu’il ait l’idée d’établir une corrélation entre mon arrivée au tennis et la façon dont tu l’as édifié sur ton impatience d’être à lui ?
– Assurément non. Avant ton arrivée, j’avais déjà manifesté beaucoup d’incertitude…
– Hum ! c’est entendu, mais beaucoup d’incertitude émue, apeurée. Tandis qu’en dernier lieu, tu n’avais plus du tout le même air ! Tu semblais contente, excitée, les yeux brillaient, belle Rita !
– J’ai pourtant fait bien attention. Mais c’était si difficile !
– Je crois, ma chérie, que les temps prochains te réservent plus d’une occasion de maîtriser ton joli visage, railla gentiment Mme Le Tourneur.
– Il faut lui répondre ! découvrit Rita tout à coup. Il faut le rassurer. Ce pauvre garçon ne sait pas où nous en sommes, ici. Et enfin, c’est la moindre des choses que de lui faire connaître que sa dépêche m’est parvenue. Geneviève ! S’il te plaît !
Elle suppliait.
La boîte d’allumettes n’avait pas été ouverte inutilement. Geneviève fumait une mince cigarette de tabac turc.
Elle s’assit, posant sur ses genoux, avec une docilité affectée, un grand bloc-notes.
– Dicte, fit-elle en dévissant un stylographe d’émail mauve.
– Monsieur Charles Christiani…
– Tu en as plein la bouche. Monsieur comment ? Répète.
– Charles Christiani, redit Rita sans se faire prier.
Le nom, prononcé par sa belle voix de bronze, sonnait de toute sa musicalité cristalline, à la fois pompeuse, aérienne et comme évangélique.
– Je ne saurais jamais le dire comme ça ! admit Geneviève. On voit bien que tu es corse et amoureuse…
– Chut ! Pas ce mot-là !… Pas encore !
– J’ai mis l’adresse. Ensuite ?
– Reçu et transmis télégramme. Rien de nouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. Le Tourneur.
– Voilà qui est fait. C’est simple et de bon goût. Avec ces deux lignes de mon écriture, n’importe qui pourrait me faire pendre haut et court par ton aimable père !… Alors, maintenant, naturellement, il faut que j’aille à la poste ?
– Naturellement. Et même… il est tard.
– Quel métier ! se lamenta Mme Le Tourneur, délicieusement ravie.
Elle mit un béret rouge sur ses pâles blondeurs et sortit de sa chambre en poussant devant elle, sans force, son amie.
– À tout à l’heure, « Juliette », lui dit-elle. À nous le rossignol, l’alouette et l’échelle de soie avec un petit balcon au bout !
Elles se séparèrent dans le couloir, où la chute du jour ajoutait aux ombres accoutumées les ombres de l’heure.
– Il partira ce soir ? n’est-ce pas ? dit Geneviève à la demoiselle du guichet, séparée d’elle par un grillage.
– Oui, madame, nous allons l’expédier immédiatement.
– Je vous remercie.
Avec un gracieux sourire qui prenait son temps pour s’effacer, elle pivota sans hâte, à la manière de ces nonchalantes vapeurs qui flottent, sous la lune, au-dessus des marais.
Sur le seuil du bureau de poste, Luc de Certeuil, qui arrivait, tenant des lettres à la main, se rangea pour la saluer.
– Voilà le triomphateur ! fit-elle, rieuse, en passant.
– Excusez-moi, dit-il très aimablement. Je crains fort que mon courrier ne manque le départ.
Il s’engouffra dans le bureau.
« Cet homme n’a pas l’air de m’en vouloir, songea Geneviève. Après tout, il est bien probable qu’aucun soupçon ne lui est venu… Quand même, il faut joliment se méfier du hasard. S’il était arrivé quelques minutes plus tôt, il aurait pu jeter à la dérobée un coup d’œil sur mon télégramme. Et il aurait suffi d’un peu de malchance pour que la receveuse ne fasse répéter le nom du destinataire : « Charles Chris… Christiani ? c’est bien cela, madame ? » Charmante soirée ! Mon Dieu, je vous suis bien reconnaissante de m’avoir épargné cet aria, comme disent les bonnes gens. Les amours de Rita seront fortunées, car un heureux sort les favorise. »
Mais, cependant que Mme Le Tourneur s’en allait tout doucettement de là, confiant à la pente du terrain ses pas tranquilles, Luc de Certeuil, à la fenêtre de la poste, la regardait s’éloigner. Il en avait tout le loisir.
– C’est pour quoi, monsieur ? lui avait demandé la jeune employée de service.
– Deux recommandées.
– Elles ne partiront que demain matin, au premier courrier. Voulez-vous me permettre de passer ce télégramme ; je suis seule en ce moment…
– Mais oui. Puisqu’il est trop tard pour mes lettres.
Dans le fond de la salle, l’appareil morse scanda de son tac tac la transmission électrique de la dépêche.
Lentement, Mme Le Tourneur descendait le chemin. Son béret rouge prenait, aux feux du soir, dans la blancheur si pure des murailles, qu’elle côtoyait, une acuité de coloris extrêmement rare. Luc de Certeuil ne paraissait pas s’intéresser à Geneviève et, si elle avait pu le considérer, voilà qui l’aurait pleinement rassurée. Peut-être même eût-elle été choquée d’une indifférence aussi peu flatteuse et qui dépassait ses vœux. Ce n’était point la femme qu’il regardait, mais machinalement, dans toute la blancheur du décor, le point rouge, flambant comme un morceau de vitrail, que faisait ce béret frappé par le couchant. Ses yeux, absents, n’étaient pas d’un homme qui voit.
Le calme du soir était profond. On n’entendait que des voix confuses et intermittentes, dans le voisinage, et les saccades sèches du manipulateur télégraphique.
– Je suis à vous, monsieur ! dit la receveuse.
Elle piqua sur une longue aiguille la feuille du texte et se hâta vers le guichet.
– Monsieur !… Monsieur !…
– Ah ! oui, voilà ! Tenez : deux lettres et deux « formules »…
Il avait l’air intensément absorbé. Son œil droit, la paupière plissée, – deux sillons inégaux creusés dans ses joues-, sa bouche crispée d’un seul côté lui faisaient une assez vilaine figure.
– Trois francs, monsieur… Monsieur : trois francs.
– Ah ! pardon, mademoiselle. J’étais distrait. J’étais distrait parce que je pensais à une réforme dont la nécessité vient de m’apparaître. Une réforme dans le fonctionnement de vos services.
– Vraiment ?
La jeune fille, en encaissant la recette, eut pour lui une œillade bienveillante, voire attendrie de ferveur. On le connaissait pour un sportsman intrépide et des télégrammes avaient été passés, informant de sa récente victoire les journaux de Paris et de la région.
– On m’a dit, reprit-il, que rien n’était plus aisé que de lire, au son, un télégramme. Est-il vrai qu’en écoutant le bruit d’un appareil on puisse, avec l’habitude, prendre connaissance des mots qu’il frappe ?
– C’est aussi facile que de les transmettre, monsieur.
– Et pourtant, mademoiselle, pourtant, vous n’avez pas le droit, vous fonctionnaire, de communiquer au premier venu le texte d’une dépêche qu’un citoyen vous a confié ?
– Oh ! non !
– Alors, alors, pourquoi l’administration des PTT tolère-t-elle que des télégrammes soient transmis à grand renfort de cliquetis, mademoiselle, dans une salle publique, ouverte à tout venant ? Supposez que je vous remette une dépêche confidentielle et que, tout justement il se trouve ici, pendant que vous l’expédiez, une personne très ferrée sur l’alphabet morse et qui ait intérêt à savoir ce que je télégraphie…
– Mon Dieu, oui, monsieur, vous avez raison…
– Eh bien ! vous voyez ! dit Luc avec componction. Voilà une réforme qui s’impose ! Ah ! il y en a, il y en a des réformes à faire !
Satisfait de l’effet produit, il adressa un joli sourire à la jeune fille qui en conçut visiblement une agréable vanité.
– Il faut même, acheva-t-il, que je note cela, pour en parler au ministre, à l’occasion.
Et il écrivit sur son carnet, à la suite d’une référence sportive :
Monsieur Charles Christiani,
Château de Silaz, par Ruffieux
(Savoie)
« Reçu et transmis télégramme. Rien de nouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. Le Tourneur. »
Malgré l’assurance que « toute décision » était « différée », Charles Christiani continua de penser qu’il fallait aller vite en besogne. En matière de fiançailles, on ne peut tenir bien longtemps suspendus les événements, et Luc de Certeuil n’était pas homme à se laisser amuser. Une solution, dans un sens ou dans l’autre, devait intervenir au plus tôt. Le plan était de rapprocher autant qu’il se pourrait la date à laquelle, en présence de témoins et toutes précautions ayant été prises, on procéderait à la rétrovision du meurtre de César.
Cette séance extraordinaire ne pouvait avoir lieu qu’à Paris. C’est là qu’on trouverait toutes les commodités désirables, tous les conseils, le maximum de garanties.
Charles, cependant, se retint d’agir précipitamment, et fixa son départ au surlendemain seulement. Il voulait emporter, en effet, tout ce qui lui semblerait propre à servir ses efforts ; non seulement la plaque précieuse entre toutes, mais les autres, mais l’aquarelle de Lami, le manuscrit secret, les Souvenirs du corsaire, sa correspondance, jusqu’au moindre document, écrit ou autre, se rapportant à César. Et dans ce dessein, il prit le parti de visiter de fond en comble le château, d’en fouiller les meubles, d’examiner avec soin les surfaces qui pouvaient être, clandestinement, des plaques de luminite, disposées là par César.
C’est pourquoi il contrôla tous panneaux obscurs, de lambris, de portes d’armoires et bahuts, voulant vérifier si ce n’étaient point des plaques que la lumière n’avait pas encore traversées. Et il démonta tous les tableaux sous verre, pour vérifier que l’image peinte ou gravée que l’on voyait à travers n’était pas une image d’autrefois. Il fit même, en décadrant ainsi une vieille Tentation de saint Antoine, la réflexion que, si le verre eût été une plaque de luminite, et si la gravure avait été enlevée après avoir jadis séjourné dans son cadre, on aurait continué pourtant à la voir, pendant des années, là où elle n’était plus ; et maintenant, derrière la glace, il ne trouverait plus rien, quoique la glace montrât toujours la gravure.
Aucune glace, aucun verre, aucun panneau n’était suspect. Aussi bien, dans le cas où César eût placé quelque part d’autres plaques de luminite, son manuscrit secret en aurait fait mention très probablement. Et, par ailleurs, si la luminite encore obscure passait facilement inaperçue, il n’en était pas de même de la luminite qui avait commencé d’émettre sa lumière. Celle-là eût été repérée avant que Charles s’en mêlât ; on n’en saurait douter, surtout si l’on veut bien réfléchir à ceci : que, tout naturellement, la substance, parfois, montrait en pleine nuit des vues de grand jour ou des vues de nuit bien éclairées de lampes ou de lustres, de lune ou d’étoiles, et que c’était par hasard que les plaques de la fenêtre haute avaient fait si exactement coïncider avec les soirs et les matins de 1929 les soirs et les matins de 1829. Sans quoi le vieux Claude et la vieille Péronne auraient pu voir en plein midi le fantôme nocturne de César agiter sa faible lueur derrière une fenêtre presque ténébreuse, et, la nuit, la petite chambre haute leur eût semblé baignée d’un soleil inexplicable.
Avec l’aide intelligente du chauffeur Julien, ces opérations de contrôle furent conduites rondement. La journée du lendemain n’était pas achevée que, dans la remise, l’automobile contenait déjà, sous forme de paquets entourés de couvertures amortissantes, les principaux éléments d’une contre-enquête comme, de mémoire d’homme, on n’en avait jamais menée. Charles trouverait à Paris les autres éléments, à savoir : toutes choses venant de César et conservées rue de Tournon, les pièces du procès Ortofieri, classées au Palais de justice, où Charles les avait déjà compulsées, aux Archives nationales, les vingt-sept cartons du procès Fieschi, qu’il importait sans doute d’étudier subsidiairement, enfin certains documents que Rita Ortofieri ne refuserait assurément pas de prêter, concernant son aïeul.
Le lendemain, de très bonne heure, Charles fit ses adieux aux deux serviteurs. L’aube était grise et blafarde. Le ciel pendait en haillons de nuages sur les montagnes terreuses et jaunies. Les toits mouillés luisaient désolément. La route miroitait, semée de flaques d’eau. Une odeur de vin sortait du pressoir, et d’un petit char à quatre roues, traîné par deux vaches, s’en allait, pas vite, avec des tonneaux, dans un bruit de moyeux grinçants et d’essieux craquants et cliquetants.
– Merci bien, monsieur Charles, dit Claude.
– Oh ! oui, merci ! renchérit Péronne avec gratitude.
– Croirez-vous encore au servant ? dit Charles.
Mais Claude préférait un autre sujet de conversation :
– Alors, à quand, monsieur Charles ?
Il s’appuyait à la portière, son chapeau à la main.
– Je ne sais. Au printemps, à Pâques…
À Pâques ! D’ici là, sa destinée se serait fixée. Quelle âme aurait-il quand il reverrait, à l’époque des marronniers fleuris et des lilas, ce triste paysage ruisselant qui sentait aujourd’hui l’herbe humide, la feuille morte et le vin nouveau ? Bonheur ou malheur ?
– Allez, Julien. En route ! Au revoir, Péronne, Claude !
La voiture laquée, étincelante, parée de mille éclats et d’autant de reflets, démarra en souplesse sous le « débridé ». Des gerbes d’eau jaillirent au passage des énormes pneus abordant les ornières.
À Pâques ! Énigme ! Mystère de l’avenir !
« Et pourtant, tout est écrit ! pensait Charles. Je ne sais où, ce qui va se passer maintenant, est écrit, représenté d’avance, comme sur une plaque fantastique – une plaque impossible à concevoir, celle-là, dans le domaine physique ! »
Et il cherchait à deviner quelle avait été l’âme de César, quand il avait quitté Silaz en berline de poste, un siècle auparavant, pour atteindre Paris dix jours plus tard, avec ses oiseaux et ses singes : Paris où l’attendait, au détour de l’avenir, embusqué derrière le 28 juillet 1835, l’assassin avec son pistolet.
César, c’est certain, eût été plus surpris de voir son petit-fils filer à cent à l’heure sur les routes de Savoie, que Charles ne l’avait été d’apercevoir son grand-père monter en chaise au bout d’une avenue plantée de cent années !
Charles s’assura que les mouvements de la voiture ne pouvaient nuire aux plaques de luminite. La crainte d’un accident, d’une brisure, commençait à le hanter. Et il se demandait s’il y avait au monde un trésor plus précieux que ce paquet emmitouflé où, par l’effet d’un prodige naturel – aussi rarissime maintenant que la présence, sur terre, d’une de ces bêtes dont l’antique espèce est à peu près éteinte-, une scène centenaire se déroulait, retenue comme les glaces millénaires retiennent parfois, intacts, des mammouths tout entiers, comme les résines, les gommes, les ambres préhistoriques retiennent, eux aussi, des insectes qui semblent vivre encore et seulement dormir. Une scène sanglante. Une scène dont son bonheur ou sa détresse dépendait, selon le visage du meurtrier qui apparaîtrait dans le cabinet de César…
À moins que l’assassin ne se fût caché pour tirer…
À moins que des choses ne se fussent produites, auxquelles on ne pouvait penser ! Des choses absolument imprévisibles et qui réduiraient à néant toutes les espérances de clarté !
Et penser qu’il n’y avait, pour tout savoir, pour être fixé, qu’à empoigner cette plaque, à dissocier ses feuillets !…
Erreur. Charles se souvenait très imparfaitement des traits de Fabius Ortofieri, l’homme qu’il fallait reconnaître ou non.
« Je n’ai vu de lui… « songeait-il.
– Je n’ai vu de lui, et ce n’est pas hier, qu’un mauvais portrait, répétait Charles Christiani, le lendemain après-midi, en s’adressant à Bertrand Valois. C’est une médiocre lithographie qui fut mise en vente à l’époque du crime et dont la famille Ortofieri a, du reste, acheté presque toutes les épreuves (ainsi que l’espérait l’auteur, je suppose !).
Bertrand Valois, une flamme vive animant son regard, et flairant le vent de son nez malicieux, fit halte devant son futur beau-frère. Car il allait et venait dans la chambre de celui-ci, rue de Tournon.
– Mlle Ortofieri nous confiera d’autres portraits, n’est-ce pas ? C’est la base de notre entreprise.
– Elle fera, j’en suis sûr, tout ce que je lui demanderai.
Le jeune auteur dramatique, sur un coup de téléphone de Charles, était venu déjeuner avec les Christiani. Mme Christiani n’avait pas encore été mise au courant des projets de son fils, elle ignorait le premier mot de sa découverte, ne s’étant même pas souciée d’apprendre pourquoi Claude, à Silaz, avait réclamé le secours de son maître. Mais Colomba savait l’essentiel depuis l’arrivée matinale de son frère, et Bertrand venait d’entendre, en sa présence, le récit de Charles, qu’il avait écouté comme le sultan Schariar dut se repaître des histoires de Schéhérazade.
Il était ébloui, charmé, transporté d’enthousiasme, impatient d’agir.
Les paquets étaient là, au fond d’un vaste placard ouvert, qu’on pouvait refermer à la moindre alerte. Et, dans cette ombre qu’elles éclairaient d’une lumière fabuleuse, les plaques déballées, perçaient des semblants de fenêtres : une sur le parc de Silaz, une autre sur la petite chambre haute, la troisième, l’inestimable troisième, sur le cabinet de César, boulevard du Temple. Et, dans cette plaque, César lui-même fumait sa pipe à sa fenêtre, tournant le dos, regardant les promeneurs, les voitures, les nuages du printemps 1833.
On le vit se retourner, l’air souriant, à l’entrée d’une jeune fille qui pénétra dans le cabinet par la porte du salon et se mit à lui parler. Elle était fort jolie ; dix-sept ou dix-huit ans, pas davantage ; coquettement habillée d’une robe d’indienne, avec une collerette et un petit tablier noir, coiffure lisse à grandes coques haut perchées, nouées d’un nœud aux larges ailes ; manches ballonnées ; bas blanc ; légers escarpins dont les rubans s’entrecroisaient autour de sa fine cheville.
– Quelle est celle-ci ? fit Bertrand. Ce n’est pas une visiteuse.
– Elle est charmante, dit Colomba. Qui cela peut-il être, Charles ? Pour une servante, je la trouverais bien dégagée…
– Ce n’est pourtant pas non plus une parente, répondit Charles. À cette époque-là, César ne comptait parmi ses proches aucune jeune fille. Ah ! parbleu, m’y voici ! C’est Henriette Delille !
– Qui ça, Henriette Delille ? demanda Bertrand.
– Une orpheline que César recueillit à la fin de l’année 1832, si j’ai bonne mémoire. C’était la fille d’un de ses anciens lieutenants, qui, avant de mourir, lui avait légué cette petite, dont il fut nommé tuteur. César détestait les domestiques. Henriette a tenu son ménage jusqu’à la fin. On lui donnerait dix-huit ans ; je crois bien qu’en 1833 elle n’en avait que seize. C’est une bien jolie personne !
– Eh ! Eh ! Est-ce que notre César aurait eu quelque inclination pour sa pupille ?
– Ses Souvenirs, en tout cas, n’en font rien présumer. Il ne lui a laissé par testament qu’une somme convenable. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue après la mort de son tuteur. C’est elle qui a découvert le cadavre, au soir du 28 juillet 1835. Sa déposition figure au dossier du procès Ortofieri.
– Pourrais-tu, dit Bertrand, me donner un aperçu de ce procès ?
– Rien n’est plus simple. J’ai là, dans ma bibliothèque, toutes les notes que j’ai prises naguère, et qui résument l’instruction. Accorde-moi deux minutes, et je reviens.
Le cabinet de Charles attenait à sa chambre. Ces deux pièces, prenant vue sur les jardins et sur le chevet de l’église Saint-Sulpice, étaient enfouies dans un silence de petite ville provinciale. Un travailleur ne pouvait souhaiter une retraite plus quiète, en plein cœur de Paris.
Pendant que Charles fouillait dans ses archives, Bertrand et Colomba, les mains enlacées, regardaient toujours le vieux César s’entretenir avec sa protégée. Il l’enveloppait d’un regard très doux, mais aussi très paternel, et la petite Henriette, gaiement respectueuse, ne semblait ni le craindre, ni toutefois le traiter familièrement. On voyait leurs lèvres remuer, leurs gestes et leurs expressions accompagner leurs paroles ; et, chose frappante, il y avait, dans ces mouvements et ces jeux de physionomie, une valeur caractéristique qui étonnait, une forme à laquelle on ne se serait pas attendu : quelque chose d’étranger – d’étranger, non pas à notre pays, mais à notre temps. On devinait qu’ils prononçaient parfois des mots tombés aujourd’hui en désuétude, et qu’à d’autres mots ils donnaient un accent qui nous ferait sourire. Bertrand se souvenait d’un très vieux bonhomme qu’il avait connu et qui ressassait : « Louis-Flippe, Louis-Flippe ; je l’ai vu passer, Louis-Flippe ! » Henriette et César, comme ce bonhomme, devaient dire : « Louis-Flippe ». Bertrand l’assura à Colomba, et, comme tout est prétexte aux amoureux pour se caresser, ils s’embrassèrent sur-le-champ, avec des rires, en l’honneur de Louis-Flippe.
Charles rentrait, portant des notes bien sanglées dans un cartonnage, et un fichier de petites dimensions. Il toussota :
– Hum ! Hum !
– À ta disposition ! fit Bertrand qui, non sans rire, s’écarta de sa fiancée.
L’historien s’assit devant une table et commença la revue de ses papiers.
– Voici, dit-il. Le 28 juillet 1835, à quatre heures du soir, une jeune fille, déclarant se nommer Henriette Delille, se présenta au poste de police du Château-d’Eau, accompagnée d’un sieur Tripe. Devant le commissaire de police Dyonnet – celui-là même qui, quatre heures auparavant, avait enfermé dans son « violon » Fieschi ensanglanté, presque mourant-, Henriette Delille s’expliqua.
« En rentrant tout à l’heure à la maison, dit-elle à peu près, j’ai trouvé, étendu et baignant dans son sang, le cadavre de mon tuteur, M. César Christiani. Aussitôt je suis sortie sur le palier, pour appeler à l’aide. Ce monsieur, qui s’appelle Tripe, m’a entendue. Il est accouru et m’a assuré qu’en effet mon tuteur était mort et que la seule chose à faire était de prévenir la police. Je l’ai prié de venir avec moi jusqu’ici.
« Immédiatement, le commissaire Dyonnet se rendit sur les lieux avec un sergent de ville et M. Joly, chef de la police municipale, qui se trouvait au poste pour veiller à certaines suites de l’attentat et de l’arrestation de Fieschi. Ces fonctionnaires, parvenus au premier étage du numéro 53, boulevard du Temple, ne doutèrent pas que César Christiani n’eût été touché par une balle de la machine. La température du corps, déjà froid, sa rigidité indiquaient que la mort s’était produite vers midi. La nature de la blessure révélait qu’une balle l’avait faite. La fenêtre ouverte plaidait également en faveur de la thèse qui, logiquement, s’imposait au premier abord : César, victime additionnelle de la machine infernale. Il est vrai que le cadavre était orienté la tête vers la fenêtre, les pieds vers la porte d’entrée, et qu’il gisait sur le dos – présentation qui semblait contredire la conjecture d’une balle ou d’un éclat de mitraille ayant frappé César Christiani après avoir ou non ricoché sur le pavé du boulevard. Le projectile avait atteint le vieillard par-devant, en pleine poitrine, et si César, foudroyé, était tombé à la renverse, il devait sembler évident qu’on avait tiré sur lui d’un point opposé à la fenêtre. M. Dyonnet et son supérieur, M. Joly, ne s’arrêtèrent pas, sur le moment, à cette considération, et nous aurions tous raisonné comme eux. En effet, rien n’était plus simple que de supposer ceci : César debout, au centre de la petite chambre, fait face à la fenêtre, s’en approche sans doute pour voir passer le roi Louis-Philippe et son brillant état-major. Fieschi, là-bas, du haut de sa maison rouge, commet son crime. Une balle perdue frappe César, qui tombe. Mais pourquoi ne tomberait-il pas en tournant sur lui-même ? Il peut tomber aussi, le nez en avant, dans le sens de sa marche, et, par terre, il peut alors se retourner sur le dos, dans une convulsion d’agonie ou dans un suprême effort !
– Parfaitement juste, approuva Bertrand.
Charles reprit :
– Dans le cabinet de César, en présence du corps, M. Dyonnet et M. Joly achevèrent d’interroger Henriette Delille et ce Tripe qui ne joue qu’un rôle des plus effacés dans toute la procédure. Tripe passait devant la porte du 53, examinant les ravages de la machine infernale et les affreux débris, les taches rouges qui souillaient encore le boulevard. Il avait entendu des appels. C’est tout ce qu’il savait. Pour le reste, il ne pouvait que confirmer les dires d’Henriette Delille.
« Celle-ci déposa que, le matin, après avoir déjeuné avec son tuteur (je vous rappelle qu’à cette époque les bourgeois déjeunaient à dix heures et dînaient au plus tard à six heures), elle était partie avec des compagnes pour aller voir la revue des gardes nationales aux Champs-Élysées, vers le Carré Marigny. En effet, cette revue était une manifestation très imposante. Pour fêter le cinquième anniversaire des Trois Glorieuses et de l’avènement de la monarchie de Juillet, Louis-Philippe avait ordonné un grand déploiement de troupes. Elles s’étendaient, à droite et à gauche des voies, depuis le Carré Marigny jusqu’à la Bastille, en passant par la Concorde, la rue Royale et les boulevards. Mais la cavalerie et l’artillerie étaient massées aux Champs-Élysées où les arbres formaient, par surcroît, un décor plus agréable que les vieilles maisons du boulevard du Temple ; et voilà pourquoi Henriette Delille, cédant à l’amour des éperons et de la nature, s’était rendue au Carré Marigny.
« Elle dit que son tuteur lui avait donné campos jusqu’au soir, c’est-à-dire jusqu’à cinq heures. Néanmoins, elle était rentrée plus tôt, à cause de l’attentat. Elle serait même revenue immédiatement après l’avoir appris, si elle avait connu l’emplacement réel de la catastrophe ; mais, dans Paris atterré, les rumeurs s’accordaient pour situer la maison de Fieschi beaucoup plus près du Château-d’Eau qu’elle n’était en réalité ; on la disait voisine de l’Ambigu-Comique. Et, certaine à la fois que César n’avait couru aucun danger et qu’il ne pouvait s’inquiéter à son sujet, Henriette, avec ses amies, avait continué à remonter les Champs-Élysées après la dislocation des troupes. Cependant, la consternation générale l’ayant peu à peu gagnée, elle n’avait pas profité de toute sa liberté et elle était rentrée environ à quatre heures. Peut-être aussi « un sourd pressentiment s’était-il glissé dans son sein » comme l’exprime le touchant procès-verbal qui nous apprend tout cela.
« Questionnée plus tard sur l’état de l’appartement lors de sa rentrée, Henriette Delille affirma que la porte du palier était fermée, de même celle qui faisait communiquer l’antichambre et le cabinet. La porte du salon était ouverte – du moins, spécifia-t-elle, la porte donnant dans le cabinet, car toutes les autres issues du salon se trouvaient closes. Elle ne dit rien des oiseaux ni des singes, ce qui donne à croire que l’ordre régnait dans cette bizarre ménagerie ; mais nous pouvons supposer que le fracas tonitruant de la machine infernale et du coup de feu simultané, tiré dans l’appartement même, avait dû violemment agiter Pitt, Cobourg et leurs congénères.
« De toute évidence, le fracas s’est confondu avec le coup de pistolet, insista Charles Christiani, puisque personne ne l’a entendu, par la fenêtre ouverte, sur ce boulevard qui était plein de soldats et de peuple, à l’heure où, sans discussion possible, nous sommes forcés d’admettre que le pistolet fit son office. Il était donc absolument normal que MM. Joly et Dyonnet ne soupçonnassent en aucune façon qu’une détonation d’arme à feu avait éclaté indépendamment de l’explosion de la machine, explosion qui, du reste, fut prolongée comme un feu de peloton, décomposée en une suite saccadée de détonations roulantes qui durèrent plus d’une seconde.
« Le lendemain, il leur fallut changer d’avis. Les médecins légistes s’étaient prononcés, après l’autopsie.
– Excuse-moi de t’interrompre, dit Colomba qui suivait avec attention la petite conférence de son frère. Mais pourquoi la fenêtre n’aurait-elle pas été fermée au moment du meurtre, puis ouverte par le meurtrier ?
– C’est douteux, d’abord parce que César avait dû l’ouvrir, par ce beau temps, par cette magnifique journée de juillet, pour voir commodément la parade. La preuve, c’est que, ayant la vue très mauvaise, il avait installé un télescope devant l’accoudoir, afin de dévisager le roi, les princes, les maréchaux et le fameux petit M. Thiers, télescope qui fut trouvé à la place que je viens d’indiquer, entre les battants de la fenêtre, ainsi qu’en témoigne l’aquarelle de Lami. Ensuite, pourquoi le meurtrier aurait-il ouvert cette fenêtre, l’ayant vue fermée ? Pourquoi, alors, aurait-il dressé cette lunette d’approche entre les battants ? Cette mise en scène soignée n’aurait eu qu’un but, à mon avis : faire croire que César avait été tué par la machine infernale ; car, pour qu’il en eût été ainsi, la fenêtre étant close, celle-ci eût été traversée par le projectile. Mais alors…
– Alors, acheva Bertrand, alors, le meurtrier aurait à coup sûr parachevé sa mise en scène…
– Naturellement ! dit Charles. C’est ce que j’allais dire !
– Comment cela ? s’enquit Colomba.
– Parbleu ! continua Bertrand. Il l’aurait parachevée en plaçant le cadavre dans une position qui ne laissât pas l’ombre d’un doute sur la provenance de la balle, je veux dire qu’il aurait disposé le corps face à la fenêtre.
– Tu remarqueras, du reste, dit Charles à sa sœur, que, en 1835, la détonation d’un pistolet était quelque chose de très formidable, et que, par suite, si l’explosion de la machine ne l’avait pas masquée, on l’aurait entendue du boulevard, même à travers une fenêtre close, surtout si cette fenêtre était au premier étage.
« Cela posé, j’en reviens à la première opinion de MM. Joly et Dyonnet, et je ne puis que les absoudre de s’être abusés. Aussi bien, devant le rapport des médecins légistes, ils s’empressèrent de s’incliner et de reconnaître leur erreur.
– C’est une chance, dit Bertrand, qu’on ait pratiqué l’autopsie. Dans les conditions que tu viens d’exposer, il se pouvait parfaitement que l’affaire fût classée, le meurtre mis au compte de Fieschi purement et simplement et l’autopsie jugée inutile.
– Non. Car, de toute façon, un examen superficiel du cadavre était obligatoire et les rapports médicaux relatent que l’aspect extérieur de la plaie suffisait à convaincre de la vérité un spécialiste. Il s’agissait d’une balle tirée à bout portant et qui, cependant, était restée dans le thorax de la victime. En effet, on trouva le plomb dans une vertèbre, qu’il avait fendue après avoir traversé le cœur.
« Dès le 29 juillet, il fut évident que César avait été tué d’un coup de pistolet tiré dans son cabinet de travail, de près, de trop près sans doute pour admettre que l’assassin se tînt alors dans l’antichambre. La mort avait été instantanée, César s’était abattu d’une seule pièce, sur place, et n’avait pu, à terre, esquisser le moindre mouvement, étant déjà mort avant de tomber.
« C’est ici que se place l’accusation portée contre Fabius Ortofieri par ma famille représentée par le jeune Napoléon Christiani, petit-fils du défunt ; Lucile Leboulard, fille et gendre de César et son mari le magistrat, et même leur fils, Anselme, le futur conseiller, le « futur père » de notre cousine Drouet, lequel, paraît-il, ne fut pas le moins acharné, malgré ses vingt ans, à la perte de Fabius. Il faut dire, au demeurant, que Napoléon Christiani lui-même venait à peine d’atteindre sa majorité.
« Si quelqu’un était désigné comme ayant eu des raisons de tuer César, c’était bien, reconnaissons-le, Fabius Ortofieri, son ennemi héréditaire, avec lequel il avait personnellement quelques difficultés, de petites difficultés à vrai dire, mais que le tempérament et la rancune des deux hommes envenimaient.
« Sur-le-champ, les Christiani furent convaincus que Fabius avait fait le coup. C’était lui qui s’était débarrassé de César. La concomitance du meurtre et de l’attentat de Fieschi était-elle due au seul hasard ? Cela semblait à nos aïeux peu probable. Entre Fieschi, Corse, et Fabius Ortofieri, Corse, il devait y avoir quelque correspondance mystérieuse qu’on découvrirait peut-être par la suite. Pour l’heure, ce qui s’imposait, c’était la culpabilité de Fabius.
« Leboulard s’en ouvrit au parquet et au juge d’instruction commis pour instruire à la fois cette affaire et celle de la machine infernale : M. d’Archiac. Mais il le fit avec toute la discrétion d’un magistrat rompu aux habitudes du Palais et qui, sachant combien il est délicat d’accuser sans preuves, n’apporte à la justice qu’une simple indication.
« Malheureusement pour Fabius, un témoin terrible se dressa contre lui en la personne du policier Cartoux.
« Fabius, invité par le juge d’instruction à venir librement, comme ennemi de César, préciser les relations qu’il avait entretenues avec lui, fut reconnu par ce Jean Cartoux, présent à sa comparution.
« Jean Cartoux, de service en civil, boulevard du Temple, le 28 juillet, avait vu… Mais j’ai là une copie de son rapport, écrit aussitôt que l’assassinat de César fut séparé de l’attentat de Fieschi. Ce rapport est daté du 30 juillet.
J’ai l’honneur d’exposer les faits suivants :
Bien que je bénéficie d’un congé de quarante-huit heures qui m’a été accordé sur ma demande le 28 dernier au soir, vu la grande fatigue du travail de la nuit précédant la revue, pendant laquelle nuit nous avons opéré des perquisitions dans les maisons des boulevards Saint-Martin et du Crime… »
– Voilà un bavard, dit Colomba. Mais quel est ce boulevard du Crime ?
– C’était le boulevard du Temple, expliqua Charles. On le surnommait ainsi à cause des nombreux théâtres qui s’y trouvaient où l’on jouait des drames et des mélodrames dont les personnages s’entre-tuaient à l’envi.
– Mais à quelles perquisitions ce Jean Cartoux fait-il allusion ? demanda Bertrand Valois.
– On se doutait vaguement, le 28, depuis la veille, qu’un attentat serait commis au passage du roi. Un nommé Boireau, employé par Fieschi et ses complices à certains préparatifs et mis au courant sur le tard et confusément, de leur véritable but, bavarda, par gloriole, le 27 juillet. Un de ses camarades d’atelier, sans trop démêler si Boireau voulait plaisanter, apprit de lui qu’une machine infernale ferait explosion dans un souterrain, entre l’Ambigu et la Bastille. Le père du camarade rapporta ces paroles au commissaire de police. Celui-ci les transmit au préfet Gisquet, incrédule peut-être qui, par la voie hiérarchique, en informa Thiers, lequel, tardivement instruit, ne put avertir les princes qu’au moment de monter à cheval. Le rapport que le ministre avait reçu avec une lenteur si regrettable portait qu’un souterrain devait sauter à hauteur de l’Ambigu. Il était trop tard alors pour tenir compte de ce renseignement dont l’origine semblait, d’ailleurs, un racontar et dont l’allure romanesque accusait le caractère fantaisiste.
« Mais la police n’était pas restée inactive et on avait visité, dès trois heures du matin, toutes les maisons avoisinant l’Ambigu. Le malheur fut que, le renseignement étant exact, on se trompa d’Ambigu, car il y en avait deux : l’Ambigu-Comique, ouvert en 1828 boulevard Saint-Martin, et l’ancien Ambigu, situé au 76 du boulevard du Temple – pas très loin, celui-là, de la maison de Fieschi. On ne pensa qu’à l’Ambigu-Comique, car l’ancien Ambigu avait été remplacé par les Délassements-Comiques, et c’était par habitude que la population du quartier disait encore « Ambigu » pour désigner le théâtre du numéro 76. On peut supposer que, sans cette erreur, la maison de Fieschi aurait été fouillée comme les autres, de la cave au grenier et que l’attentat aurait avorté. Le préfet de police avait d’ailleurs négligé de faire arrêter Boireau, qui ne fut appréhendé que le 28 au soir, quand la calamité était consommée.
« Je reprends, si vous le voulez bien, la lecture du rapport Cartoux. Voyons :
Bien que je bénéficie, etc., etc., apprenant qu’un homme a été trouvé assassiné dans la maison portant le numéro 53 du boulevard du Temple, je tiens à faire connaître sans délai à mon supérieur hiérarchique que je crois pouvoir donner à ce sujet certaines indications.
Étant de service le mardi 28 juillet, à midi, sur le boulevard du Temple, côté des numéros impairs, entre la rue Charlot et la rue du Temple, qui est le côté où Sa Majesté devait passer en allant vers la Bastille avant de revenir en longeant l’autre côté, j’ai remarqué un individu bien vêtu qui stationna quelque temps devant la porte du 53, puis se décida brusquement à pénétrer dans cette maison.
Je faisais les cent pas derrière la foule, surveillant la façade des maisons, ainsi qu’il m’avait été prescrit. Néanmoins, les façons de ce bourgeois attirèrent mon attention. Il semblait préoccupé. Au lieu de regarder, comme tout le monde, la chaussée qui était bordée, de ce côté-là, par les gardes nationaux et, de l’autre, par l’infanterie de ligne, il allait et venait, jetant à la dérobée des coups d’œil sur les fenêtres. Cependant, je dois reconnaître qu’il ne m’inspirait pas d’inquiétude. Il avait l’air de chercher quelqu’un à l’une de ces fenêtres, dont la plupart étaient garnies de spectateurs.
Lorsqu’il disparut dans le vestibule du 53, les tambours battaient aux champs vers le Château-d’Eau, annonçant l’approche de Sa Majesté et de son escorte. Au moment où le cortège parvint à ma hauteur, je redoublai de vigilance, observant, de toute mon attention, suivant les ordres, les maisons et leurs abords. Je ne pensais plus à cet homme, lorsque la machine infernale fit tout à coup les ravages que l’on connaît. Je me précipitai alors vers la maison rouge d’où s’élevait la fumée de l’explosion et je dus, pour cela, traverser la boucherie et le désordre du boulevard.
Jusqu’au soir, je fus occupé des conséquences de l’attentat. Puis je quittai le service, harassé de fatigue. Hier, 29, je goûtai un repos bien gagné. Ce matin seulement, la pensée de l’homme m’est revenue en mémoire lorsque j’appris l’heure et les circonstances du meurtre de M. César Christiani. J’ai tout lieu de présumer que son assassin n’est autre que l’individu agité que j’ai vu s’élancer vers le numéro 53 et qui, sur l’heure, n’avait pas frappé outre mesure mon imagination ; d’où il résulte que son signalement n’est pas gravé dans mon souvenir avec précision. Toutefois, je me ferais fort de le reconnaître s’il m’était présenté.
« Ce rapport fit une grande impression sur M. Duret d’Archiac. Avant de faire introduire dans son cabinet Fabius Ortofieri, il installa auprès de lui, en posture de secrétaire, le policier Jean Cartoux, qui put tout à loisir examiner le comparant. Quand celui-ci se fut retiré, il affirma que c’était bien là l’homme du boulevard. Il reconnaissait son teint bruni, ses favoris noirs, sa décoration de Juillet, sa stature et sa démarche.
« Fabius, le lendemain, était écroué. Il nia de toutes ses forces, prétendant n’avoir jamais voulu la mort de César, et, d’autre part, avoir assisté à la revue place de la Bastille.
« Mais personne ne l’y avait vu. Il ne pouvait exciper d’aucun alibi. Les déclarations d’un agent de la force publique l’accusaient formellement. De telles circonstances étaient de nature à convaincre notre aïeul et notre grand-tante que Fabius Ortofieri avait assassiné leur grand-père et père. Ils se portèrent donc partie civile au procès et vous pouvez être certain que l’accusé eût été condamné par la cour d’assises si son décès ne lui avait épargné cette honte.
En somme, conclut Bertrand Valois, toute l’accusation reposait sur les dires de ce roussin.
– Et sur le fait que César n’avait pas d’autre ennemi connu que Fabius.
– Ils ne s’en voulaient pas à mort, pourtant !
– Cela ne ressort pas des documents que nous possédons. Mais une chose m’impressionne depuis que j’ai découvert cette plaque de luminite accrochée par César dans son cabinet de travail.
– Quoi ?
– Simplement le fait qu’il l’avait accrochée là et qu’il la décrochait fréquemment, pour y voir ce qui s’était passé chez lui en son absence. Pourquoi se serait-il donné la peine d’installer contre le mur cet espion insoupçonnable s’il n’avait pas éprouvé je ne sais quelles craintes ? La première idée qui m’est venue à ce propos c’est qu’il redoutait des visites subreptices…
– Les sociétés secrètes abondaient dans ce temps-là. Crois-tu qu’il fît partie de l’une d’elles ?
– Je ne le crois pas. Certes, il n’était partisan d’aucune monarchie, constitutionnelle ou autre. Mais ses Souvenirs nous le montrent, dans une certaine mesure, indulgent à Louis-Philippe qui, lui-même, ne haïssait pas le souvenir de Napoléon dont il devait faire revenir les cendres à Paris. L’année 1835 est d’un temps où les bonapartistes se tenaient fort tranquilles. Après l’Empereur, ils avaient perdu le duc de Reichstadt ; il était à peine question du prince Louis-Napoléon, le futur Napoléon III, qui ne devait commencer à faire vraiment parler de lui qu’en 1836, à Strasbourg. J’ai donc la conviction que César n’était pas suspect au gouvernement du roi citoyen et même que sa disgrâce n’était plus que de l’indifférence. Selon moi, il n’eût tenu qu’à lui d’être bien en cour. Un homme qui avait déplu aux Bourbons pouvait plaire aisément à celui qui venait de les chasser. Au fond, c’est César qui ne voulait rien demander et non pas Louis-Philippe qui dédaignait ses services.
– Ce qui me trouble, moi, dit Colomba, c’est la simultanéité de l’attentat de Fieschi et du meurtre de César. On admet difficilement que le hasard seul soit en cause, Fieschi, Ortofieri, Christiani, ce sont trois Corses, il n’y a pas à sortir de là !…
– Je te ferai remarquer, dit Charles, que l’origine corse de Fieschi ne fut pour rien, absolument pour rien, dans son crime. Lui aussi, parbleu ! avait aimé Napoléon qu’il avait servi en Russie, sous l’uniforme ; mais, je le répète, le bonapartisme, en 1835, n’avait plus d’objet, temporairement, Fieschi fut l’instrument des sociétés secrètes, acharnées contre Louis-Philippe, parce que celui-ci avait fait tourner à son profit la révolution de juillet 1830, destinée à établir la république. Mais c’est à peine si Fieschi savait pour quelle cause il allait commettre son forfait. Assassin dans l’âme, il s’est soumis à des maîtres ténébreux, sans même les connaître bien, ni les connaître tous, et il a mis à mort, d’un seul coup, une foule d’innocents, moins par ambition que par vanité, moins surtout par conviction que par cruauté féroce et rancune sociale.
– Monsieur l’historien, dit Bertrand, ne crois-tu pas que nous nous écartons…
– Non, fit Charles en souriant. Tout cela se tient. J’en ai le pressentiment, comme Colomba. Et si je me trompe, le mal ne sera pas grand ; nous aurons fait un peu d’Histoire, cela sert toujours à quelque chose.
Aucun d’eux, pendant cet entretien n’avait détourné les yeux de la plaque de luminite où, si merveilleusement, ils voyaient au naturel le futur décor des actions passées dont ils venaient de causer. Maintenant, Henriette Delille s’était retirée. César Christiani fumait sa pipe de terre, assis auprès du guéridon, en lisant Le Moniteur. À travers les carreaux de la croisée on apercevait, là-bas, la maison dite de Fieschi, ou plutôt la maison qui serait plus tard celle dite de Fieschi.
À la fenêtre, nantie d’une jalousie, qui servirait d’embrasure aux vingt-quatre canons de fusil composant la machine infernale, Charles, armé d’une jumelle, distingua le profil d’une jeune femme qui cousait paisiblement. Le soleil donnait dans cette chambre, sur un modeste papier de tenture jaune, à fleurs, qui, vraisemblablement, était déjà celui que les constats de 1835 décrivaient : déchiré par places, rapiécé grossièrement.
Charles avait laissé la plaque telle qu’il l’avait trouvée. Seulement, il l’avait remboîtée dans le cadre de sapin, dont les huit tenons, la maintenant dans la feuillure, assuraient la cohésion des minces, très minces tables que César, autrefois, avait désunies, pour les besoins de sa mystérieuse surveillance. La lumière, depuis lors, avait fait son chemin dans la substance, les images du passé s’y étaient avancées et toute la partie la plus ancienne de ce passé se trouvait prise dans l’épaisseur intacte de la plaque – épaisseur qui constituait, du reste, la presque totalité de la profondeur d’ensemble, puisque la plaque renfermait quatre-vingt-seize années de lumière retardée et que César n’en avait feuilleté que deux années et quelques mois.
À présent, les fines plaques que César avait méticuleusement détachées faisaient voir l’envers du dessin à la plume de la grand-mère Estelle, le Serment d’amour, tamisant à travers sa feuille une clarté pauvre – la clarté, probablement, de la chambre à coucher de Silaz, aux persiennes presque toujours closes.
Charles avait fait à Bertrand et à Colomba une démonstration complète des propriétés de la luminite. D’abord déroutés par un phénomène aussi nouveau, ils s’en étaient formé, assez vite, une conception très claire, en rapport avec la simplicité de ses effets. Et, dans le ravissement qu’ils éprouvaient à regarder dès maintenant revivre ce qui avait vécu, gens, bêtes et choses, César avec sa bonne pipe, passants, chevaux, hirondelles, mouches venant se poser sur la plaque, maisons du boulevard, quadruple rangée d’ormes où voletaient des moineaux, décor historique aujourd’hui disparu à cause des reconstructions et de l’ouverture de la place de la République, ils n’en étaient pas moins dominés par l’idée que, bientôt, à l’heure que Charles choisirait, la sanglante journée du 28 juillet apparaîtrait dans ce cadre et qu’ils seraient les témoins du meurtre de César Christiani.
Et Bernard Valois, pratique avant tout, réalisateur autant que peut l’être un auteur dramatique à succès (ce n’est pas rien), revint à ce qu’il considérait justement comme la première des nécessités :
– Des portraits de Fabius Ortofieri, mon vieux Charles ! Voilà ce qu’il nous faut ! Le plus de portraits possible ! Tout est là.
– J’ai fait le nécessaire, dit Charles avec une placidité souriante. Écrire à Mlle Ortofieri, il n’y fallait pas songer. Mais j’ai trouvé, dans l’Annuaire des téléphones, l’adresse de Mme Le Tourneur qui doit rentrer à Paris aujourd’hui ou demain, si ce n’est déjà fait. Et je lui ai adressé, dès mon arrivée, une lettre explicative qu’on attendait, j’en suis sûr, avec une impatiente avidité. En même temps, je lui demande de pressentir Rita, relativement aux portraits de son grand-père.
– Bien travaillé, jugea Bertrand.
– Je compte beaucoup sur toi, dit Charles.
– Pour quelle besogne ?
– J’estime indispensable de savoir, heure par heure, ce qui a pu se passer, dans le cabinet de César, plusieurs jours avant le 28. Mettons une quinzaine de jours.
– Rien n’est plus sensé.
– Mon plan consiste donc, dès que nous aurons pris toutes les dispositions préliminaires, à mettre à nu, par des coupes progressives, la surface de cette plaque correspondant, le jour de cette opération, avec le 15 juillet 1835. Ensuite, un observateur devra rester en permanence devant la plaque. Nous devrons nous relayer, pour cette faction, toi, moi, Colomba aussi, d’autres collaborateurs si c’est utile, pendant les douze jours que durera cette phase précédant le crime.
« Pendant toute la journée du 28 juillet 1835, des appareils de prise de vues cinématographiques en couleurs tourneront la vision de cette journée critique. Je ne puis songer à faire cinématographier les douze ou vingt-quatre heures antérieures, mais cette période n’en sera pas moins enregistrée, pour que nous puissions la revoir une seconde fois si c’était nécessaire.
– Enregistrée ? Sans le concours du cinéma ? Comment cela ? dit la jeune fille. Ah ! pardon ! je comprends ! au moyen d’une autre plaque de luminite vierge !
– Pourquoi vierge ? rétorqua Bertrand. N’importe laquelle ! Le pouvoir de la luminite est inépuisable, n’est-ce pas, Charles ?
– Bien entendu. Je ne saurais trop redire que le seul intérêt d’une plaque vierge est d’apparaître complètement obscure, tant sur ses deux faces que sur ses tranches.
– Évidemment, reconnut Colomba. Que je suis sotte !
– Vous me permettez de vous démentir ! fit Bertrand. Tout cela est trop neuf pour qu’on puisse, du premier coup, se l’assimiler. Quelle merveille !
Son nez spirituel, son nez voluptueux humait, semblait-il, dans l’espace, un parfum rarissime.
– Puis-je compter sur toi, sur vous deux ?
– Ça ne se demande pas ! dit Bertrand, confirmé par sa fiancée. Dans combien de temps espères-tu commencer ?
– Quand j’aurai les portraits de Fabius et quand je me serai assuré, pour la grande journée, le concours et l’assistance de certaines personnalités.
– Quelles ?
Des savants, des historiens, des magistrats, des témoins officiels et des représentants de la famille Ortofieri…
– En effet, dit Bertrand. Nous ne pourrons pas faire autrement. Il sera indispensable de mettre le banquier au fait de la contre-enquête. Et le secret est impossible à garder.
– Nous tâcherons cependant de conserver à l’affaire de famille – qui est une affaire criminelle – un caractère tant soit peu privé et confidentiel. Quant à la luminite, elle est comprise dans le patrimoine de l’humanité, et nous n’avons pas le droit de la soustraire à la science, pas plus qu’il ne nous appartient de priver l’Histoire d’une vision directe et d’un film cinématographique de l’attentat de Fieschi. J’avais d’abord espéré mener les choses en catimini, mais…
– Tu as raison, mon petit Charles, déclara Bertrand. Tout cela nous dépasse ; nous ne sommes pas les maîtres.
À peine avait-il parlé qu’on frappa délibérément à la porte.
Charles referma le placard sur les prodigieux tableaux qu’il contenait.
– Entrez !
Le valet de chambre apportait un message pneumatique sur un plateau.
– Pour Monsieur, dit-il.
Le jeune homme dépouilla le pneu.
– Eh ! fit-il. C’est de cette bonne Mme Le Tourneur. Avant même d’avoir reçu ma lettre, elle me prie de passer chez elle !
– Que c’est amusant ! s’écria Colomba, à l’étourdie. On en fera une comédie, n’est-ce pas, Bertrand ?
– Moi, dit Bertrand, je verrais plutôt une pièce pour le Châtelet. Une féerie moderne…
Mais Charles, silencieux, les regarda d’un air de reproche. Son espérance n’était pas de taille à l’égayer.
Avant de se rendre chez Mme Le Tourneur, Charles réalisa qu’il ne pouvait pas laisser plus longtemps sa mère dans l’ignorance de sa découverte et du projet qu’il avait conçu de tirer au clair les circonstances de l’assassinat de 1835. Il regretta même, alors, de n’avoir pas parlé dès les premières minutes de son retour et fut mécontent de s’être laissé gagner par un sentiment qui n’avait rien d’héroïque.
Au fond, Mme Christiani lui inspirait encore une certaine crainte, vestige du passé, souvenir d’enfance. La brave dame avait mené à la baguette l’éducation de ses enfants ; il en reste toujours quelque chose. Or, Charles savait que le premier choc serait rude…
Il le fut. Mme Christiani ne s’étonnait de rien. L’existence de la luminite ne la surprit nullement. Elle dit : « c’est curieux », consacra deux minutes à l’agrément de savoir qu’une telle bizarrerie comptait au nombre des phénomènes physiques et, suivant la pente habituelle de son esprit, s’en tint là, négligeant de réfléchir ou de rêver sur le thème de cette merveille et de ses effets. Elle se souciait peu des conséquences possibles de sa trouvaille. Les deux minutes étant écoulées, Charles se rendit compte que les pensées de sa mère avaient déjà repris leur cours quotidien et qu’elles s’appliquaient derechef aux comptes de la cuisinière, au dernier article politique du Temps et à la division des contemporains en bons et en mauvais esprits, c’est-à-dire en gens bien pensants et autres.
Tout changea lorsque Mme Christiani connut le projet de contre-enquête et ce qui pouvait en résulter, à savoir l’innocence de Fabius Ortofieri.
Ce nom la fit frémir. Depuis longtemps, avant même qu’elle fût devenue par ses noces une Christiani, elle savait que Fabius avait assassiné César. Elle le savait comme nous savons tous que Ravaillac a poignardé Henri IV. C’était de l’Histoire, de l’Évangile. Revenir là-dessus ? Elle en suffoquait d’ébahissement et d’indignation.
Charles fit appel à ses sentiments de justice. Après avoir plaidé assez longuement la cause de l’impartialité, il vit sa mère s’apaiser, mais en fermant son visage, comme cela se produisait quand on essayait de lui prouver que la cousine Drouet s’était toujours bien conduite avec Mélanie. Mme Christiani cédait en apparence, elle renonçait à discuter, mais tout indiquait qu’elle restait sur ses positions.
Ce n’était pas une victoire. Galilée devait faire cette figure-là en déclarant que la Terre ne tournait point. Aussi, Charles n’aborda pas sans appréhension la suite de son exposé.
– Il faudrait… dit-il. Enfin, il serait bon et même… nécessaire que M. Ortofieri, le banquier, pût contrôler les faits et vérifier…
– Qu’est-ce que tu veux dire ? explosa Mme Christiani. Si j’entends bien, tu aurais la prétention d’inviter ce brigand à venir ici ?
– Vous savez bien qu’il n’y viendra pas, ma mère ; qu’il déléguera quelqu’un…
– Jamais ! fulmina la terrible femme. Je m’y oppose. Moi vivante, jamais un Ortofieri ne mettra le pied chez moi, même par procuration !
Charles ne put s’empêcher de sourire.
– Je ne ris pas ! déclara sèchement sa mère.
– Je vous en prie, dit Charles d’une voix profonde. Vous êtes beaucoup trop bonne et trop juste pour vous opposer à qui que ce soit, du moment qu’il s’agit de la vérité. Nous devons faire ici tout notre devoir.
– Ce n’est pas toi qui m’apprendras le mien !
– Vous me causeriez une peine infinie si vous n’approuviez pas tout ce que j’ai l’intention de faire.
Mme Christiani se tut. Dans l’excès de son mécontentement, elle avait tourné le dos à son fils et regardait par la fenêtre le fond du jardin qui se creusait devant elle.
La dernière phrase de Charles, le ton qu’il avait mis à la prononcer suscita en elle une sorte d’alerte dont elle ne laissa rien voir. Mais sans doute ce saisissement était-il difficile à cacher, car elle prolongea sa station devant la fenêtre.
Son silence, pourtant, encouragea le jeune homme, qui reprit :
– Si vous m’aimez, ayez confiance en moi. Allez ! Je ne ferai rien de contraire à notre dignité. Mais une œuvre de justice peut-elle jamais cesser d’être noble ?
Il s’était promis de ne la convaincre qu’à l’aide d’arguments généraux et de ne pas sortir de la question de justice. Il ne doutait pas que sa mère n’eût cédé sur tous les points si elle avait su que le bonheur de son enfant était en jeu, à présent qu’on lui faisait envisager si étonnamment l’innocence de Fabius Ortofieri. Mais Charles prévoyait le cas où la culpabilité de Fabius serait confirmée, le cas où, par conséquent, Rita demeurerait pour lui un impossible rêve. Et, voulant épargner à Mme Christiani le grand chagrin de savoir son Charles malheureux, il eût tout fait, plutôt que de lui avouer son amour.
Mme Christiani, sans se hâter, fit face. Elle s’était livrée, dans le secret de son âme, à des remarques, des réflexions, des recoupements qui avaient affermi sa soudaine et première supposition.
Il vit tout de suite qu’il avait gain de cause. Non pas que le dur visage sombre accusât la moindre détente. Les yeux seuls, adoucis, montraient le consentement, la capitulation.
– Enfin soupira-t-elle. Arrange-toi.
– Merci s’écria-t-il avec fougue.
Elle s’était assise à son bureau et commençait tranquillement à écrire. Charles voulut l’entourer de ses bras ; il ne résistait pas, comme d’habitude, au besoin de s’épancher auprès d’elle en baisers pleins de tendresse.
– Allons, fit-elle. C’est bien, c’est bien !
Et, ayant reniflé brusquement contre la joue de son fils, elle l’écarta sans douceur.
– Laisse-moi travailler. À présent, les choses sérieuses me réclament.
– Je vous aime bien ! dit-il.
Elle haussa les épaules et il sortit.
Alors, Mme Christiani posa sa plume et joignit les mains.
– Plus de doute, murmura-t-elle. Il m’embrasse, il me dit qu’il m’aime !… Allons ! voilà bien les hommes ! Il n’y a sur la terre qu’une fille Ortofieri et il a fallu que mon Christiani s’en éprît ! Maintenant, nous n’avons plus qu’un espoir et il est faible. Si ce bandit de Fabius reste coupable – et je suis convaincue qu’il l’est-, voilà mon fils malheureux ! Car je le connais ! Jamais l’assassin de César n’entrera dans notre famille, quand il serait représenté par son héritière à la vingtième génération ! Cela, jamais, tant qu’il y aura chez nous des hommes comme Charles et des femmes comme moi !… Pauvre garçon ! dit-elle en rêvant. C’est encore une chance qu’il ait trouvé ces plaques…
Mais elle jugeait cela tout naturel, tandis que l’amour de Charles pour une Ortofieri lui semblait la chose du monde la plus invraisemblable.
Mme Geneviève Le Tourneur avait dit à Charles, comme il prenait congé d’elle :
– C’est donc entendu. Revenez me voir demain. Évitons autant que possible les lettres. Demain j’aurai vu Rita et je vous transmettrai son avis au sujet des portraits et de la marche à suivre.
Et Charles avait ajouté :
– Permettez-moi de vous recommander le silence à propos de la luminite. Je voudrais en finir complètement avec l’affaire Ortofieri avant de rendre publique la découverte. Si les journaux s’en emparaient prématurément, c’en serait fini de notre tranquillité, nous serions assaillis, et il est effrayant de constater avec quelle promptitude se répandent les nouvelles qu’on voudrait garder secrètes. Tout à l’heure, quand je suis sorti de chez moi, ma concierge, émerveillée, ne s’est pas gênée pour me demander des détails sur « le truc extraordinaire que j’ai rapporté de Savoie ». Le chauffeur a dû bavarder, malgré mes recommandations…
– Soyez tranquille, avait répondu Geneviève de ce ton enjoué et un peu pédant qu’elle prenait parfois, en vertu d’une petite culture dont elle était grandement fière. J’imiterai de Conrart le silence prudent.
Le lendemain, lorsque Charles se présenta chez la blonde émule de cet obscur littérateur, il eut la forte émotion de la trouver en compagnie de Rita Ortofieri.
– N’est-ce pas beaucoup plus simple ? dit Geneviève avec un petit rire.
– En effet…, approuva Charles machinalement.
Il y eut alors un terrible moment de trouble et de malaise, à cause de l’effort immense que devaient faire ces deux cœurs pour réprimer l’élan de leur joie.
D’un commun accord, Charles et Rita prirent tacitement le parti de ne pas prononcer un mot qui se rapportât à leur amour. La moindre étincelle eût allumé un feu redoutable. Ils ne parleraient donc que de l’entreprise qui peut-être leur permettrait bientôt de lâcher la bride à cette passion si douloureusement contenue. Et là encore, comme avec Mme Christiani, il ne serait question que de rechercher la vérité et de faire triompher la justice. Ils sembleraient s’intéresser seulement aux deux vieux ennemis, César et Fabius, et ne plus savoir qu’à travers le drame ancien qu’il s’agissait d’éclairer, c’était leur propre destinée qu’il s’agissait de découvrir.
Tout tremblants d’une fièvre délicieuse dont il leur fallait constamment surmonter les assauts, ils réglèrent la marche à suivre avec des phrases banales et sans chaleur, évitant de croiser leurs regards, dévorés du désir de se contempler éperdument et éternellement.
– Le mieux, dit Rita, est d’agir envers mon père avec beaucoup de franchise et de netteté. C’est un caractère taciturne et bourru, mais sa conscience, son intégrité sont irréprochables. Quand il saura qu’un moyen lui est offert de réviser le procès de notre aïeul, soyez certain qu’il n’hésitera pas un instant.
– Dois-je lui demander audience ?
– Non. Oh ! non !
– Je lui écrirai donc ?
– Il est préférable qu’un autre lui écrive : votre notaire, par exemple. Tout cela devra rester, jusqu’au bout, très froid, très inexpressif. C’est la meilleure façon d’éviter tout désaccord.
– Bien, dit Charles. Et les portraits ?
– Faites-les-lui demander par le même intermédiaire qui prendra la responsabilité de les rendre intacts.
– Sont-ils nombreux ?
– J’en connais trois, pas davantage. Un portrait à l’huile, grandeur nature, montrant le buste. Un autre portrait au pastel, plus petit. Et une miniature, ou plutôt deux miniatures semblables, exécutées par le même artiste. L’une d’elles est pendue dans le salon, l’autre se trouve dans ma chambre. Je vous ai apporté celle-là. Tenez, la voici. Examinez-la tout à loisir, mais ne la gardez pas, je désire la remporter ; nous devons prendre toutes les précautions et il ne faut pas, absolument pas, qu’on me soupçonne d’être de connivence avec vous.
– Vous avez eu une excellente idée, dit Charles. Dès maintenant, il peut m’être très utile de connaître la physionomie de votre grand-père.
– Je ne puis vous assurer que cette miniature est la plus ressemblante des deux…
Charles avait mis dans la lumière d’une croisée le petit cadre de bois ciré, creusé en ovale, où, serti d’un filet doré, le portrait de Fabius Ortofieri offrait ses couleurs encore vives. Cette miniature n’évoquait que de fort foin la lithographie dont Charles avait connaissance. Elle représentait un homme robuste, d’âge mûr, ayant l’œil bleu et le teint chaud, le nez quelconque, la bouche relevée dans un sourire un peu pincé. Ses cheveux formaient un toupet et, sur les tempes, revenaient en avant. De courts favoris, dit « pattes-de-lapin », barraient les joues. Le bourgeois portait une haute cravate blanche à plusieurs tours, un gilet blanc très ouvert et une redingote noire dont la boutonnière s’ornait d’un ruban bleu ciel à liséré rouge.
– La décoration de Juillet, n’est-ce pas ? dit Rita.
– Exactement. Et cela nous indique que la miniature a été faite après 1830. Il résulte que Fabius Ortofieri devait être à peu près comme cela en 1835.
– Le grand portrait est de 1834, dit Rita. Et le pastel a été exécuté pendant le procès dans la prison.
– Même coupe de barbe ?
– Toujours. Le visage entièrement rasé, à l’exception des favoris.
– Puis-je me permettre une question ? exhala Mme Le Tourneur d’une voix précieuse et défaillante. La décoration de Juillet, qu’était-ce ?
– Une croix, répondit Charles, accordée par Louis-Philippe, en récompense nationale, à tous les citoyens qui s’étaient distingués pendant les trois journées de Juillet et qui, en conséquence, l’avaient élevé au trône.
On en avait distribué beaucoup, je crois ? dit Rita.
Oui. Un peu trop, il faut bien le dire. On trouve toutes sortes d’individus parmi des émeutiers, et la croix de Juillet ne fut pas toujours portée dignement.
Il continuait de regarder avec attention la miniature, pour se la mettre bien en mémoire et pouvoir reconnaître Fabius, si la luminite lui en donnait l’occasion à l’improviste.
Cela fait, il rendit l’objet à la jeune fille. Et l’heure était venue pour eux de se séparer. Mme Le Tourneur les sentit si désolés de cette nécessité qu’elle s’empressa d’aller quérir elle-même dans la salle à manger, un plateau tout préparé, lourd de flacons et de gâteaux.
Mais Charles et Rita eurent en même temps le même mouvement de frayeur. L’aspect de ce plateau, la perspective de ce goûter transformaient dangereusement la tonalité de la rencontre. Elle allait perdre son caractère impersonnel. Une tiède intimité naîtrait, qui s’échapperait, comme toujours du carafon de porto ou de la théière fumante. Charles comprit aussitôt le péril et l’incorrection. Il excipa de l’urgence qu’il attachait à causer le jour même avec son notaire et s’excusa de ne pouvoir rester davantage.
La main de Rita était si froide et si frémissante qu’il fut désespéré de l’abandonner.
– Quand vous aurez quelque chose à vous dire, déclara Geneviève, vous pourrez toujours vous retrouver ici.
Elle allongeait le pas en reconduisant Charles qui avait l’air de s’enfuir et ne répondait pas.
– Pardonnez-moi, dit-il. Ce notaire, n’est-ce pas…
– Je vous comprends très bien, fit-elle en demi-teinte, laissant sa voix descendre de syllabe en syllabe.
Rita ouvrait la fenêtre pour le regarder partir.
Le résultat de ces entretiens et conciliabules ne tarda point à se manifester.
Deux jours plus tard, en effet, Charles recevait du notaire la communication téléphonique suivante :
– Allô ! la réponse de M. Ortofieri m’est parvenue ce matin, cher monsieur. J’espère que vous serez satisfait. Tout va comme vous le souhaitiez, et la lettre de M. Ortofieri est empreinte de la plus exquise politesse. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement. Comme il est naturel, M. Ortofieri, de sa personne, ne se mêlera de rien. Les portraits seront confiés à son mandataire, lequel se présentera chez vous incessamment. M. Ortofieri a choisi ce mandataire avec un tact que vous apprécierez sans nul doute. À un homme d’affaires qui vous serait inconnu il a préféré une relation qui vous est commune ; c’est un M. Luc de Certeuil, qui est, paraît-il, de vos amis et loge dans votre maison, circonstance particulièrement heureuse… Allô ! Allô ! Vous m’entendez ?
– Oui, dit Charles. C’est parfait. Je vous remercie.
Luc de Certeuil s’avança vers Charles, la main tendue. Il foulait d’un pas assuré le tapis du salon, et il accentuait avec une fausse désinvolture son maintien habituel, qui consistait à grandir encore sa haute taille, à plastronner et à lever la tête. Il y avait toujours de l’exagération dans cette manière de poitriner perpétuellement ; on la soupçonnait d’être par trop voulue, imposée par une âme de comédien à un corps dont ce n’était point là la pose naturelle. Luc avait l’air de se méfier de son corps, de craindre à chaque minute qu’il ne s’affaissât, qu’il ne perdît un pouce de sa stature et de son tour de thorax. Aujourd’hui plus que jamais, il semblait moins être droit que se redresser, moins être grand que se grandir. Ce bras tendu se tendait à l’excès ; cette main ouverte s’ouvrait avec une franchise vraiment trop étudiée, et il n’était pas sans intérêt de voir un visage aussi ingrat revêtir une expression aussi flatteuse. Ce visage et cette expression ne s’accordaient pas. La face était carrée, pourvue de puissants maxillaires, mal éclairée par des yeux étrangement incolores ; le nez court, large, faisait penser au sinistre mufle d’une hyène ; tout cela était pâle et déjà fatigué, mais tout cela, soigneusement apprêté, poudré, parfumé, n’avait jamais déplu à aucune femme. La chevelure ondée, rejetée en arrière, découvrant un front large et solide était une crinière luxueusement entretenue. Une sorte de supériorité travaillée émanait de ce personnage, dont la laideur, parce qu’elle était virile, arrogante et athlétique, faisait dire aux femmes : « Il est beau », tandis que certains hommes en disaient autant, à cause de cette prestance de robuste gaillard, cette allure décidée et cette rondeur de franc compagnon.
Charles, sur ses gardes, perplexe et mécontent, regarda venir à lui, dans le salon de sa mère, ce grand gentleman si affable qui, sur une figure en somme démoniaque, portait une expression archangélique et s’efforçait de répandre sur tout son être la lumière même des sentiments les plus élevés et des intentions les plus pures.
– Mon cher ami, dit Luc, je viens me mettre à votre entière disposition. Votre notaire vous a téléphoné, n’est-ce pas ? Vous savez donc que M. Ortofieri m’a fait l’honneur de…
– Si vous le voulez bien, dit Charles promptement, nous enregistrerons en silence le mandat qui vous a été donné par M. Ortofieri. Ma mère, dont vous connaissez les idées, ne reviendra sur sa prévention à son égard que si la preuve est faite de l’innocence du vieux Fabius. Je prends sur moi de dire à ma mère que je vous ai choisi de mon propre mouvement, pour être mon délégué auprès du banquier, en raison des relations que vous entretenez avec lui, car si elle savait que vous êtes le sien, je craindrais qu’elle ne vous fît grise mine.
En effet, il avait compris que Mme Christiani serait incapable d’aller au-delà des concessions qu’elle lui avait faites. C’était bien beau de l’avoir décidée à admettre l’intervention des Ortofieri par personne interposée, dans une opération qui se poursuivrait chez elle. Mais lui faire accepter que ce fondé de pouvoir fût Luc de Certeuil, qu’elle abominait, il n’y fallait pas songer.
– Tout ce que vous voudrez, répondit Luc. Je vous prie de voir en moi un ami disposé à faire ce qu’il doit en toute conscience, sans aucune autre préoccupation que de remplir impartialement le mandat qui lui a été confié. La situation, je m’en rends compte, est des plus délicates. Je n’ai rien oublié de la conversation que nous avons engagée, vous et moi, l’autre jour, à Saint-Trojan, au cours de laquelle nous avons, je crois, tous deux, rivalisé de franchise… N’est-il pas vrai ?
– Oui, reconnut Charles ainsi apostrophé, mais dont la réponse eut quelque mollesse.
Luc poursuivit, sans insister :
– Je vous laisse à penser quelle surprise fut la mienne lorsque M. Ortofieri m’a mis au courant de ce qui se passe et, pour finir, m’a demandé de le représenter auprès de vous. Mon premier mouvement a été de décliner cet honneur ; pour quelles raisons, vous le savez. Mais je me suis vu dans l’impossibilité de me récuser sans révéler, précisément, ces raisons-là. Et il m’a semblé qu’un gentilhomme n’en avait pas le droit. J’espère que vous m’approuverez.
Charles vivait des instants pénibles. L’autre profitait des circonstances pour faire montre d’un esprit chevaleresque. Il se plaçait sur le terrain de la générosité et de l’élégance. Plutôt qu’une approbation, c’était un remerciement qu’il sollicitait, et le lui refuser semblait impossible. Pourtant, son intervention dans la contre-enquête avait quelque chose de paradoxal, d’insoutenable, puisque – il ne l’ignorait pas – le résultat des observations pouvait ruiner ses plus chères espérances. D’autre part, disait-il la vérité ? N’avait-il pas appris l’aventure de la luminite par les bavardages qui couraient du haut en bas de la maison ? La concierge s’était-elle montrée avec lui plus discrète qu’avec tout le monde ? Et n’était-ce pas lui qui, spontanément, avait offert au banquier sa collaboration, lorsque celui-ci l’avait mis au fait de la lettre du notaire ? Qui sait même si Luc de Certeuil n’avait pas devancé cette lettre en rapportant à M. Ortofieri l’histoire qui défrayait les papotages des locataires de la rue de Tournon ? Là, du reste, s’arrêtaient les soupçons de Charles. Il était sûr par intuition, que le prétendant de Rita n’avait rien dit, à personne, qui pût nuire en quoi que ce fût à la jeune fille. Rita ne l’aurait jamais pardonné et c’eût été la perte immédiate de Luc.
Cependant, le seul parti à prendre était, pour l’heure, de s’incliner devant la nécessité, si fâcheuse qu’elle apparût. Il fallait accepter, en feignant de sourire, qu’un ennemi entrât dans la citadelle, fût à même de tout observer et de tout brouiller. On ne pouvait pas commettre la maladresse d’éconduire l’ambassadeur de M. Ortofieri et ses déclarations devaient être acceptées pour franches et véridiques. C’était une partie à jouer où le bluff serait indispensable. Une vigilance inattendue s’imposait. Cela compliquait les choses intempestivement. Mais qu’y faire ? Rien d’autre que se soumettre, ouvrir l’œil en pliant l’échine.
– Mon cher Certeuil, dit Charles en lui serrant la main, je ne vous dirai pas que j’aime beaucoup cette situation. Mais je suis persuadé que vous ne la goûtez pas davantage. Je salue en vous celui qui vous a délégué et, dans l’assurance des sentiments que vous venez de m’exprimer et dont je vous remercie, je vous dis : soyez le bienvenu.
– À mon tour de vous remercier, dit Luc.
Et il mit dans cette phrase une bonne grâce si parfaite que Charles, un moment, se demanda si, après tout, l’homme qu’il avait devant lui n’était pas pénétré de ses devoirs et tout à fait sincère.
– Voici les portraits que vous avez demandés.
Luc s’appuyait, en effet, sur un grand rectangle plat, empaqueté et ficelé. Il défit le léger emballage et les quatre portraits de Fabius apparurent, tels que Rita les avait décrits : la peinture à l’huile, le pastel fait dans la prison et les deux miniatures, ce qui prouvait que M. Ortofieri avait prié sa fille de prêter la sienne. Un exemplaire de la lithographie dont nous avons parlé s’y trouvait joint.
Charles éprouva d’abord une certaine satisfaction. Il s’était demandé si Luc de Certeuil apportait les véritables portraits de Fabius Ortofieri. Ruser sur ce point eût été fort audacieux, mais la consigne était de veiller et le mot d’ordre était « méfiance ». Ensuite, le juge d’instruction improvisé, rassuré sur l’authenticité des portraits, ressentit la déception la plus inattendue et pourtant celle qu’un amateur de tableaux anciens lui aurait certainement fait prévoir.
Les portraits n’offraient pas entre eux une ressemblance stricte ; même les deux miniatures, ouvrages d’un seul artiste et faites simultanément, différaient quelque peu. On avait bien là, dans l’ensemble, quatre images de l’homme correct, robuste, à la prunelle bleue, au visage foncé encadré de « pattes-de-lapin », mais, connaissant l’une des images, aurait-on reconnu d’emblée Fabius dans une autre ? Tous ceux qui possèdent des portraits d’aïeuls savent fort bien ce que nous voulons dire ; il n’est pas d’ailleurs jusqu’aux photographies qui ne produisent souvent une impression analogue et ne nous font voir sous des traits changeants la même personne.
– Espérons, dit Charles, que nous n’aurons pas besoin d’une précision absolue.
– Oh ! dit Luc. Le personnage est vigoureusement typé. Il ne rappelle aucune figure de toutes celles que j’ai vues en ce monde depuis que je m’y trouve.
– Évidemment, il a du caractère, fit Charles en promenant ses regards de la toile au pastel et du pastel aux miniatures. N’empêche qu’il nous faut remédier, dans toute la mesure du possible, au défaut d’indications. Le dossier de l’affaire nous en livre très peu. En 1835, rien n’existait des admirables moyens d’identification dont la justice dispose de nos jours. Vous ne trouveriez pas, dans ce dossier, la moindre description de l’accusé. Nous ne savons même pas si Fabius était grand ou petit !
Charles, en finissant de parler, regarda Luc de Certeuil. Il le vit non pas attentif, non plus indifférent comme on eût pu le présumer, mais laissant percer un état d’esprit tout autre que l’intérêt et surtout que le détachement.
Un étonnement profond semblait le dominer. Il avait l’air – sans pouvoir le cacher – de revenir avec stupéfaction d’une idée qu’il se fût faite, d’une conviction qu’il eût acquise. On lisait dans ses yeux quelque chose comme : « C’était donc vrai ? Ce n’est donc pas une manœuvre ? Est-ce possible ? »
– Voulez-vous voir la luminite ? lui demanda Charles en souriant.
– Vous appelez comme cela cette chose extraordinaire qui… enfin qui conserve le passé ?
– Qui retarde la lumière, corrigea Charles. Cela revient au même, mais c’est plus exact.
– Formidable !
– Mais non. La luminite existe comme existent les miroirs, les prismes et les lentilles, comme existent l’eau et tous les corps qui affectent la lumière, en direction, en intensité ou en vitesse. Elle existe comme l’air, à travers lequel le son va beaucoup plus lentement qu’à travers la terre. Elle existe aussi naturellement que votre monocle et que votre œil. Il n’y a jamais rien eu de plus simple, rien de plus logique. Ce qui serait illogique, c’est qu’elle n’existât point quelque part.
– Oui, dit Luc. Tout de même, c’est renversant !
– Comme tout ce qui surgit sans qu’on s’y attende. Au bout d’une heure, il n’y a plus qu’une chose qui vous étonne, c’est d’avoir été étonné. Mes plaques de luminite, mais, mon pauvre Certeuil, elles ne me font plus aucun effet par elles-mêmes. C’est comme mon phonographe, mon téléphone, mon appareil de TSF, qui ne m’intéressent plus qu’en raison de l’usage que j’en peux faire !
Dans les yeux de Luc il croyait voir encore flotter une indécision : l’idée, pourtant presque effacée, d’un subterfuge possible.
– Allons, venez ! décida l’historien.
Les plaques avaient été transportées dans une sorte d’atelier éclairé par une large baie et présentant toutes commodités pour d’éventuelles opérations.
Dans cet atelier, Bertrand Valois et Colomba échangeaient de tendres propos.
Luc ne prévoyait pas qu’il trouverait là Mlle Christiani et son fiancé. Mais il réfléchit, se dit qu’il avait, comme il sied, informé Charles de l’heure à laquelle sa visite pouvait lui agréer, et, dès lors, il comprit qu’on ne le laisserait jamais approcher la luminite qu’en présence de plusieurs personnes aussi polies que vigilantes.
Il n’en demanda pas moins, en exprimant son admiration et en poussant des clameurs d’enchantement, à considérer les plaques sur toutes leurs faces. Charles mit beaucoup d’empressement à l’y autoriser – et plus encore d’attention à lui faciliter sa tâche en maintenant d’une poigne vigoureuse l’objet de sa curiosité. Un accident est si vite arrivé !
Les plaques qu’ils maniaient ainsi étaient celles qui avaient si longtemps servi de carreaux à la fenêtre de la petite chambre haute.
Quant à l’illustre plaque du boulevard du Temple, elle était déjà disposée pour l’observation. Dressée sur un solide support qui la tenait bien verticale et qui l’encadrait, elle présentait au spectateur sa face qu’on était tenté de nommer l’« endroit », celle qui montrait le cabinet de César en 1833. L’autre face – l’« envers » si l’on veut, et qui découvrait le mur – était visible sans que l’on eût à contourner la plaque, grâce à un miroir appliqué au fond de l’atelier et qui reflétait cet « envers ».
Devant la plaque, un appareil de prise de vues cinématographique (disons une « caméra ») était braqué, prêt à fonctionner sur l’ordre d’un commutateur. Et sous cette caméra, une autre plaque de luminite, convenablement placée, réenregistrait, pour une nouvelle suite d’années, les images successives que la première livrait à la vue des hommes, après les avoir couvées pendant cent ans. Cette transmission silencieuse et invisible, cette sorte de photographie incessante et insoupçonnable ne laissait pas que d’être émouvante, car c’était là comme un siècle léguant au siècle suivant ce qu’il avait vu.
César, la pipe aux dents, le perroquet sur l’épaule, sembla, dans la plaque, s’en approcher. Il monta sur une chaise, tendit les bras en l’air ; son visage s’amplifia comme un gros plan sur l’écran du cinéma. Puis, dans le périmètre du tableau, tout bascula.
Évidemment, César décrochait la plaque pour la feuilleter. On vit, pendant ce temps, l’étoffe et les boutons de son gilet, contre lequel il appuyait la chose, tandis que l’autre face, appuyée contre la tablette mobile du bureau, faisait, voir, sous une perspective plafonnante, le dessus et le dessous de ce meuble qui ornait, à présent, en 1929, la chambre de Mme Christiani.
Enfin César raccrocha la plaque et sa physionomie ne laissa aucun doute sur son contentement. Son « verre optique », son agent secret ne lui avait certainement pas fait de révélation contrariante. Et cela fut encore plus manifeste lorsque, ayant pris sur son index le sieur Pitt, il engagea avec lui un dialogue, hélas, impossible à saisir, mais qui faisait rire aux larmes le vieux corsaire. Là-dessus, il alla chercher, dans la chambre voisine, le singe Cobourg et se divertit de ses grimaces et gambades.
– Quel type ! s’exclama Colomba.
Luc, saisi par le ravissement où le luminite plongeait toujours ses observateurs, oubliait d’arborer un flegme de bon ton et s’extasiait comme un campagnard – un campagnard, d’ailleurs, bourrelé d’inquiétude.
N’avait-il, pas maintenant la preuve qu’aucune supercherie n’avait été montée ? Ici même, dans quelques jours, on saurait si vraiment Fabius avait assassiné César. Et si, d’aventure, ce n’était pas Fabius ? Si les Ortofieri étaient innocents du meurtre, qu’est-ce donc alors qui empêcherait Charles d’épouser Rita, puisqu’ils s’aimaient, puisqu’elle l’aimait au point d’avoir passé avec lui toute une journée à l’île d’Aix et de lui avoir fait connaître télégraphiquement, par Geneviève Le Tourneur, qu’elle différait d’autoriser Luc à faire sa demande en mariage ?
Charles croyait pénétrer les pensées du camarade et il discernait fort bien la crainte qui, dans ces yeux sans couleur, se mêlait à la surprise.
– Et qu’attendez-vous pour commencer votre incroyable, votre merveilleuse contre-enquête ? dit Luc.
– J’attends tout simplement que les cinématographistes soient parés.
– Mais ceci ? dit Luc en désignant la caméra.
– Insuffisant pour la grande séance solennelle du 28 juillet 1835. Je tiens, en effet, à conserver le film de tout ce que la luminite restituera pour des observateurs placés de face, en haut, en bas et par côtés. Il me faut donc cinq caméras diversement orientées : une en avant, comme celle-ci, les quatre autres pointées sur les quatre angles de la plaque, deux vers la gauche, deux vers la droite, les deux supérieures dirigées vers le bas, les deux inférieures vers le haut, tous ces appareils filmant en couleurs, à l’exception de celui du centre.
– Pourquoi une exception ?
– Parce que le film en couleurs est toujours plus sombre que l’autre et que je désire posséder une bande, au moins, aussi claire que possible.
– Donc, vous commencerez ?…
– Dans huit jours. Dans une semaine nous « cliverons » la plaque jusqu’au 15 juillet 1835, puis nous ne cesserons plus de la surveiller jusqu’à la date du meurtre, en réservant pour toute cette journée du 28 juillet l’emploi – du reste, intermittent – des cinq caméras et l’accès de cet atelier aux personnalités que j’ai conviées et qui m’ont déjà promis leur concours. J’ai réduit ces invitations au minimum. Malgré mes soins, la nouvelle s’est répandue. On m’assaille de sollicitations ; si je faisais droit à toutes celles qu’on m’exprime, le grand amphithéâtre de la Sorbonne serait trop petit pour contenir l’assistance.
– Évidemment ! remarqua Bertrand Valois. Que d’attractions en une seule ! La démonstration d’une merveille de la nature, inconnue jusqu’ici, la rétrovision de l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe et celle d’un assassinat dont le mystère ressort tout à coup !
Et ce fut lui qui, là-dessus, prit l’initiative d’une proposition qui devait avoir certaines conséquences assez curieuses et relativement importantes.
– Pourquoi, dit-il à Charles, pourquoi ne pas commencer dès aujourd’hui à attaquer la luminite pour parvenir aux approches du 15 juillet 1835 ? Les regards que nous jetterions sur la période antérieure au 15 juillet ne seraient peut-être pas inutiles et pourraient nous apprendre quelque chose ? Toutes tes précautions sont prises désormais. M. Ortofieri est informé ; M. de Certeuil, qui le représente, sait à quoi s’en tenir ; la caméra est en position ainsi que la plaque de retransmission ; tu possèdes des portraits du vieux Fabius… Il est bien indiqué d’employer à quelques sondages la semaine qui nous sépare du véritable début des opérations…
– Je n’y vois pas d’inconvénient, dit Charles après avoir réfléchi.
Il déboîta la plaque de son cadre, pria Bertrand de la tenir dressée sur une large table recouverte d’un épais tapis, et, s’armant d’une lame très fine, il l’enfonça à petits coups de maillet dans l’épaisseur de la luminite, presque au bord du mois d’octobre 1833 qui, à cette heure, éclairait la chambre de César Christiani, 53, boulevard du Temple.
Un petit craquement sec se fit entendre et une première feuille de luminite se détacha, si mince, en sa rigidité coupante, qu’elle semblait un plan purement géométrique.
Les lueurs des jours lointains donnaient de tous côtés. L’effrayante minceur fut rangée avec mille précautions dans un casier feutré, préparé à cet effet.
– 1834, annonça Charles après avoir lorgné la cheminée du cabinet. Voyez le nouveau calendrier. Et considérez les arbres du boulevard, c’est l’hiver.
– Quel hiver ? Celui de janvier ou celui de décembre ? dit Bertrand.
– Janvier, affirma Charles.
– Pourquoi ? demanda Luc en même temps que Colomba.
– Allons ! j’ai deviné reprit Bertrand. Parce que le nouveau calendrier, comme l’ancien, porte un semestre seulement sur chacune de ses faces et que c’est le premier semestre qui est visible actuellement. César n’aurait pas tourné contre le mur le semestre en cours, cela tombe sous le sens.
– Et voilà ! dit Charles gaiement.
– En somme, remarqua Luc de Certeuil, en ce moment, partis de 1833, nous allons au-devant d’un avenir, au-devant de 1835…
– C’est tout à fait exact, dit Charles.
Il était passionnément absorbé par sa tâche, redoutant de briser ou de fêler la substance impressionnée d’images inestimables.
La chance et son habileté le favorisèrent. Il put poursuivre son travail subtil avec autant de précision que César en avait apportée jadis pour effeuiller, sur un autre point de la plaque, ces étranges éphémérides.
Ayant lu, à l’aide d’une jumelle, la date du journal frondeur Le Charivari – que César, sensiblement vieilli, avait abandonné sur le guéridon de marbre blanc et d’acajou-, Charles, assez ému, déposa son couteau :
– 30 juin 1835. Arrêtons-nous.
Puis il replaça dans son cadre, sur le bâti, la plaque ensoleillée.
Le cabinet de César était relativement ombreux, par rapport à la fenêtre où rayonnait une magnifique journée. Les maisons d’en face éblouissaient, au-dessus de la verdure touffue des ormes. La pendule œil-de-bœuf, fixée au mur sous le guidon du corsaire, marquait trois heures.
Henriette Delille entra, achevant de nouer sous son menton les brides de son chapeau cabriolet. César se couvrit la tête d’un bizarre haut-de-forme en paille. Ils échangèrent quelques mots. L’ancien corsaire était sombre et paraissait hargneux, bougon. La jeune fille, plus svelte qu’en 1833, toujours extrêmement jolie – davantage peut-être –, semblait triste, sinon malheureuse. Avec une grâce touchante, elle posa sa main sur le bras de César et, d’un regard implorant, parut l’encourager ou, comme dit Bertrand, « lui remonter le moral ». Mais on n’en vit pas plus, car ils sortirent ainsi, lui taciturne, elle douce et filiale.
La chambre resta vide, sa croisée ouverte sur le beau temps.
Charles porta la jumelle à ses yeux, non sans vivacité. Il en tourna nerveusement la molette de mise au point.
– Fieschi ! dit-il. Et sa maîtresse, Nina Lassave.
Il y avait là plusieurs lorgnettes, car tout était prévu. Chacun des assistants se munit de l’une d’elles.
Là-bas, à la fenêtre du troisième étage de la maison rouge, sous la jalousie relevée, un petit personnage maigre, osseux, ardent, causait avec une fille beaucoup plus jeune que lui, modestement vêtue d’une robe terne. Fieschi, en parlant, gesticulait à la manière des Italiens ; ses yeux noirs brillaient dans son teint gris ; il portait de courts favoris. La fenêtre où ils s’encadraient tous deux n’avait pas de barre d’appui. Ils regardaient l’animation du boulevard en appuyant leurs mains à même le rebord.
Charles se fit le cicérone de ce vivant musée Grévin :
– Fieschi a loué ce petit appartement depuis le mois de mars, sous le nom de Gérard, mécanicien. La maison lui a semblé favorable au crime qu’il veut commettre. Morey, son complice, l’a choisie avec lui, mais n’y reviendra que la veille de l’attentat, pour charger les vingt-quatre canons de fusil de la machine infernale. Nina Lassave n’habite pas avec son amant ; elle est employée à la Salpêtrière. Regardez-la, elle est borgne, son œil gauche est fermé et il lui manque trois doigts ; c’est une pauvre créature dont l’enfance fut abominablement maladive.
– Elle a tout de même du charme, dit Colomba : le visage frais, de beaux cheveux, la taille ronde et flexible…
– Une grisette, une pauvre petite bonne femme qui a failli se suicider après le forfait de Fieschi.
– Quel prodige et quelle horreur ! reprit Colomba. Voir sur les épaules de ce terrible individu la tête qui tombera sous le couperet de la guillotine !
– La caméra ! dit Bertrand. Nous l’oublions. C’est pourtant le cas de l’utiliser. Cinématrographier ce couple si tristement célèbre !
Il abaissa sa jumelle.
– Attention ! s’exclama-t-il. Pendant que nous regardions Fieschi, quelqu’un est entré dans le cabinet de César. Il y a un homme, là !
Tous délaissèrent Fieschi et Nina pour le nouveau venu.
Charles avait actionné l’appareil de prise de vues.
Celui qui venait de pénétrer dans la vision, laissant entrouverte derrière lui la porte de l’antichambre, s’approcha de la cheminée comme un voleur. Il tenait de la main gauche une clé avec laquelle il venait probablement de faire jouer la serrure de la porte palière. Habillé sans aucun luxe d’une espèce de frac noirâtre, le haut col blanc pris dans l’enroulement d’une cravate noire, coiffé d’un lourd chapeau de castor formant tube au sommet arrondi, il se hâtait, furtif, donnant une impression de mystère. Qui ? À coup sûr, un visiteur clandestin qui s’introduisait chez César pour y perpétrer quelque besogne illicite. C’était clair. Son allure circonspecte, la façon incertaine dont il posait sur le tapis de la Savonnerie ses souliers bas où le sous-pied tendait le pantalon, sa démarche scandée par ce pas précautionneux qui, assurément, voulait s’étouffer pour n’être pas entendu des voisins d’en dessous, sa façon de remonter les épaules en serrant les coudes, tout disait l’intrusion, le complot, l’entreprise délictueuse, l’attente préalable derrière un arbre du boulevard ou dans un coin d’escalier, pour guetter la sortie de César et d’Henriette.
Était-ce Fabius ? Non, cet homme – dont la figure disparaissait maintenant derrière les épaules, puisqu’on avait manqué son entrée de face-, cet homme était à coup sûr beaucoup plus jeune que Fabius Ortofieri.
Il porta la main sur le buste de Napoléon, le souleva d’un côté. On vit mal ce qu’il faisait. Cela fut rapide. Il se retourna et commença de se retirer comme il était venu.
Alors, on put le dévisager commodément.
– Par exemple ! s’exclama Luc de Certeuil. Voilà un gaillard d’autrefois qui vous ressemble d’une manière surprenante ! Est-ce que par hasard vous auriez déjà vécu en 1835 ?
Il s’adressait à Bertrand Valois.
Celui-ci ne savait que dire. Il avait blêmi, sous le coup d’une stupeur indicible. Colomba et Charles, le souffle arrêté, cherchaient à comprendre…
L’homme furtif était le sosie de Bertrand. Il avait le même âge que lui, la même face spirituelle, le même nez rarissime et inimitable, le même poil, d’un blond cuivré. S’il eût été gai et plaisant, au lieu de montrer tant de mystérieuse préoccupation, on aurait cru vraiment que, dans la plaque de luminite, Bertrand Valois, costumé, jouait un rôle ! Cet inconnu lui ressemblait comme un frère – ou comme un grand-père.
Colomba avait saisi le poignet de son fiancé et l’étreignait convulsivement.
La caméra, tournant toujours, ronronnait en sourdine.
Luc considérait avec ironie le jeune auteur dramatique. Et les trois autres se taisaient, crispés, secrètement angoissés, car l’homme de 1835, celui qui s’introduisait en conspirateur chez César, en son absence, un mois avant son assassinat, présentait maintenant le côté droit de sa personne, et, de ce côté, il serrait sous son bras, contre son corps, une longue canne de jonc terminée par un pommeau d’argent, pareille à celle que Bertrand Valois avait héritée de ses ancêtres inconnus, trop pareille pour n’être pas cette canne même et non une autre.
– Ce hasard est amusant ! dit Bertrand pour Luc de Certeuil.
Ce dernier n’avait pas été sans remarquer la crise qui venait d’affecter assez violemment l’auteur dramatique, sa fiancée et son futur beau-frère. Mais, complètement ignorant des origines de Bertrand Valois ainsi que de l’histoire de la canne et de la bague, il mit leur émotion sur le compte d’une surprise désagréable, uniquement causée par la ressemblance de Bertrand avec l’inconnu. Maintenant ils en riaient et Luc pensait qu’ils avaient raison. « N’est-il pas naturel que, dans le cours des âges, beaucoup d’êtres se soient ressemblé ? Ressemblé plus encore que Bertrand ne ressemblait à l’homme de 1835 ? Et ne sommes-nous pas tous convaincus d’avoir eu plusieurs sosies, depuis les commencements de l’humanité ? »
Ainsi songeait Luc de Certeuil.
Il n’aurait pas raisonné de la sorte s’il avait su que la canne – cette canne qu’il venait de voir sous le bras de l’homme énigmatique – donnait une signification certaine et dramatique à la ressemblance de Bertrand avec cet homme.
Au reste, Luc de Certeuil avait des soucis plus personnels et s’il s’égaya en compagnie des trois autres, il n’en ressentait pas le besoin plus qu’eux-mêmes. Comme eux, mais pour un autre motif qui ne leur était pas inconnu, Luc feignait une aimable indifférence.
Comment n’eût-il pas été légèrement inquiet ? L’apparition de l’homme à la canne jetait dans l’aventure du meurtre de César un élément inopiné, et l’on n’apercevait jusqu’ici aucun rapport entre cet élément et Fabius Ortofieri. Cela paraissait profiter à la cause de son innocence. C’était peut-être bien l’homme à la canne qui avait tué César. Et voilà qui ne faisait nullement l’affaire de Luc de Certeuil. Pour lui, pour sa réussite, il fallait que l’aïeul de Rita eût assassiné l’aïeul de Charles. Voir, si peu que ce fût, diminuer ses chances, c’était une déconvenue qui le laissait rêveur derrière son sourire.
La porte du cabinet s’était refermée doucement. L’étranger avait disparu. De nouveau, c’était le logis de César, le vide et un silence relatif qu’on se figurait sans peine, où le roulement des voitures sur le pavé faisait une basse continuelle, percée par les petits cris des oiseaux de la volière.
Fieschi et Nina Lassave avaient quitté leur fenêtre, sur laquelle la jalousie bientôt historique était baissée contre le soleil.
Charles Christiani fit stopper l’entraînement électrique de la caméra. Elle cessa de ronfler. Le silence s’établit aussi sur le présent, certainement plus complet que sur le passé.
Une demi-heure s’écoula, longue pour tous. Chacun ruminait des pensées pénibles. La présence de Luc n’était pas plus agréable maintenant qu’au début ; à Charles, elle continuait d’être parfaitement odieuse. Luc, pour sa part, songeait à ce qu’on sait ; Bertrand et Colomba songeaient à ce qu’on devine.
Les idées de Mme Christiani, en effet, leur étaient familières. Jamais, de son vivant, le petit-fils du meurtrier de César n’entrerait dans la famille Christiani. Et voilà que, par un caprice inouï du destin, Bertrand Valois était menacé d’être le descendant de cet assassin ! Car on ne pouvait hésiter un seul instant : il descendait de l’homme à la canne ; la luminite lui avait retrouvé cet ancêtre. Comment se nommait l’ancêtre en question, cela, on aurait peut-être beaucoup de peine à le savoir ; il était possible que la luminite restât muette là-dessus. Mais ce qui était sûr, c’est que, bientôt, la damnée substance révélerait si l’homme à la canne avait tué César. Elle le révélerait en présence de Mme Christiani qui ne pourrait manquer, avec son regard perçant et son astuce pénétrante, d’identifier l’ascendant de son gendre éventuel. Si une telle catastrophe se produisait, le mariage de Bertrand deviendrait impossible.
Aussi, dès que Luc de Certeuil se fut retiré, las de ne plus rien voir et finalement gêné de la gêne même que provoquait son séjour, les fiancés, sentant qu’ils ne le seraient peut-être plus un mois après, s’effondrèrent.
– Pour une tuile ! fit Bertrand. Toute une toiture !
– C’est affreux ! affreux ! répétait Colomba.
– Ah ! les ancêtres ! dit Charles. Tu vois ce que je te disais, mon petit Bertrand.
Colomba pleurait.
– Allons ! reprit son frère. Ne te désole pas encore. Tout n’est pas perdu, loin de là ! Rien n’est prouvé. Le manège mystérieux de ce personnage…
– Mon arrière-grand-père ! rectifia Bertrand avec un sourire ironique et un frémissement de ce nez non pareil qui l’avait trahi autant que la canne à pommeau d’argent.
– Soit, dit Charles. Je disais : son manège mystérieux ne nous apporte rien de décisif.
Et comme sa sœur, énervée, redoublait de sanglots :
– Colomba, lui dit-il doucement, calme-toi. Va, n’en doute pas, l’assassin, c’est Fabius !
– Mais je ne veux pas non plus que ce soit Fabius ! s’écria Colomba en pleurant de plus belle comme une petite fille. Je veux que tu épouses celle que tu aimes, que tu sois heureux, toi aussi ! Ah ! Charles, Charles, comme je te comprends, à présent ! Mille fois mieux qu’avant ! Et pourtant, tu sais, tu sais, avant, je te comprenais déjà…
Elle hoquetait, la pauvre. Charles l’embrassa tendrement.
– Il n’est pas indispensable que l’un des deux mariages soit manqué, observa Bertrand. L’assassin, somme toute, n’est peut-être ni Fabius ni mon grand-père anonyme.
– Hélas ! fit Colomba. (Des mouvements insurmontables lui secouaient la tête et les épaules. Ses bras frissonnaient.) Cet homme a une clé de l’appartement ; il peut entrer chez César quand il lui plaît.
– Ne vous agitez pas avec des suppositions, supplia Bertrand. Confiance ! patience ! et tranquillité ! Pourquoi les meilleures surprises ne nous seraient-elles pas réservées ? Tenez, ma chère Colomba, imaginez celle-ci : personne n’ayant tué César !
– Vous voulez me divertir pour m’empêcher de pleurer. « Personne », vous riez !
– Il arrive parfois des accidents si bizarres !
Et Bertrand examinait la plaque de luminite, faisait, des yeux, l’inventaire de tout ce que renfermait le cabinet aujourd’hui disparu : les meubles à présent répartis en plusieurs lieux, les objets maintenant anéantis ou dispersés. Là, c’était toujours le calme des chambres désertes, le mouvement extérieur des passants, les ombres voletantes du salon, où l’on discerna soudain les ombres sautantes des singes qui, probablement, se querellaient.
– A-t-on jamais présumé le suicide ? demanda Bertrand, qui fit volte-face sans avoir attenté à l’existence de la plaque.
– L’hypothèse a été envisagée par l’avocat de Fabius. Mais elle ne s’appuyait sur aucune base, morale ou matérielle. César n’avait pas de raison de se supprimer…
– Sait-on jamais !
– Enfin, l’arme, le pistolet, qu’est-ce qu’il en aurait fait, puisqu’il est mort foudroyé ?
– La fenêtre ouverte, les arbres… Une branche retenant l’objet lancé par la fenêtre…
Mort foudroyé, te dis-je, face à la porte d’entrée…
Face à la porte de l’antichambre ou à la porte du salon. Vois : elles sont l’une à côté de l’autre, dans l’angle.
Colomba, s’essuyant les yeux, soupira.
– Mieux ? lui demanda Charles.
– Oui, murmura-t-elle avec un joli sourire.
– C’est tout ce que je voulais ! reconnut Bertrand.
– Comme vous êtes bon et que je vous aime, Bertrand ! dit-elle.
Sans quitter la main de Charles, elle allait s’accoter gentiment contre la poitrine de son fiancé, lorsque celui-ci la prévint :
– Alerte ! Voici César et sa pupille qui rentrent.
Cette annonce les ramena devant la plaque, en observation, prenant bien garde de ne pas s’interposer entre elle et les engins « photographiques », à savoir non seulement la caméra, mais encore l’autre plaque de luminite qu’on pouvait comparer à une caméra naturelle et permanente.
Henriette Delille ne fit qu’une brève station dans le cabinet de son tuteur. Elle portait de petits paquets, donnant à penser qu’elle venait de faire des emplettes en compagnie de César. Celui-ci, l’air distrait, lui confia son chapeau de paille haut de forme, une ombrelle verte qu’il tenait à la main, et la jeune fille, après avoir rangé l’ombrelle dans un coin et accroché le chapeau à une patère fixée sur la porte, sortit par le salon, allant ainsi vers ses besognes de ménagère.
Dès qu’elle eut disparu, la physionomie de César, sans quitter son expression maussade et sombre, s’anima d’une surexcitation qu’il avait certainement contenue en présence d’Henriette. On le vit s’immobiliser dans l’angle de la pièce, près des deux portes, et là écouter visiblement si sa pupille s’était bel et bien retirée à l’écart. Puis il ferma les deux portes à clé et, cela fait, se dirigea promptement vers la plaque de luminite qui, nous le rappelons, était alors suspendue au-dessus du bureau à cylindre.
La plaque, à n’en pouvoir douter, était le but de sa marche. Il la regardait pendant qu’il s’en approchait très vite.
Colomba, gouvernée par ses nerfs, eut un mouvement de recul. César, naturellement, semblait les regarder, eux, et non la plaque. C’était vers eux qu’il avait l’air de s’avancer d’un pas si résolu, le visage durci et l’œil allumé. L’illusion était impressionnante. On aurait dit, en vérité, que le vieil homme allait sortir du cadre et se trouver soudain au milieu de ses arrière-petits-enfants. On oubliait qu’il n’était qu’une image véhiculée par la lumière éternelle – l’image d’un corps anéanti depuis longtemps-, une image rigoureusement analogue à celle des étoiles qui n’existent plus depuis des siècles et que pourtant la lumière nous apporte, parce qu’il lui a fallu plus de siècles encore pour arriver jusqu’à notre planète.
César décrocha la plaque, saisit un stylet. Les effets d’optique que nous avons décrits précédemment se reproduisirent. Les doigts du travailleur, leur ombre, se mouvaient au bord de la luminite qu’il allait feuilleter.
Dix minutes plus tard, la plaque avait regagné contre la muraille son poste d’observation secrète. Et César, sans une hésitation, marchait vers la cheminée en contournant la table ronde. Il avait – on l’a compris – assisté pour son compte, rétrospectivement, à toute la scène de l’homme à la canne et savait ce que le personnage avait fait chez lui pendant qu’il n’y était pas.
Il souleva, à son tour, le buste de Napoléon, prit un papier plié qu’il trouva dessous, chaussa vivement ses besicles de corne et gagna la fenêtre pour y voir plus clair.
Là, les mains tremblantes, le visage en émoi, fronçant ses gros sourcils broussailleux, il lut le billet.
Depuis quelques instants, Charles avait remis en marche l’appareil cinématographique. Il fit alors usage de sa lorgnette pour tenter de lire le texte du billet. Mais il échoua, César étant placé de face et nulle écriture ne couvrant le verso de la feuille de papier.
À mesure qu’il lisait, une rage terrible s’emparait du vieillard. Il froissa coléreusement la missive, en fit une boulette qu’il fourra dans sa poche et se mit à marcher autour de la table comme une bête fauve dans sa cage. Chemin faisant, passant près des portes, il en détourna les clés, rouvrit sur le salon ce battant qui n’était jamais clos et reprit sa ronde furieuse.
– Qu’est-ce que tout cela signifie ? dit Bertrand.
Charles raisonna.
– L’homme à la canne agit pour lui-même ou pour un autre. Est-il le messager de quelqu’un ? Et dans ce cas, comment hésiter à croire qu’il sert Fabius Ortofieri ?
Bertrand tira sa montre et se leva de sa chaise.
– Je t’en prie, lui dit Charles, ne t’en va pas maintenant. Reste encore.
– Oui, restez ! renchérit Colomba d’une voix inquiète. Il se rassit sans mot dire. On l’attendait, aux Variétés, pour une répétition. Mais Colomba ! Que n’aurait-il manqué, pour l’amour de Colomba ! Surtout à présent !
Or, il fit bien de rester. Comme Charles l’avait pressenti, ce qui suivit valait la peine d’être vu.
César tourne toujours, en forcené. Il s’arrête tout à coup et réfléchit. Il a une idée et complote quelque chose. D’un signe de tête, il s’approuve lui-même. Sa décision est prise. C’est une chance qu’il soit méridional, car, même dans la solitude, il ne ménage pas les gestes, et sa mimique est expressive. Si peu de pensée qu’elle traduise, c’est encore beaucoup plus qu’un homme du Nord n’en laisserait paraître dans les mêmes circonstances.
Il prend son ombrelle et son chapeau, les dissimule dans le bureau, dont il abaisse, pour cela, le cylindre de bois de rose qui forme abattant.
Puis il ouvre violemment la porte de l’antichambre, sort en frappant du pied le parquet, claque la porte, mais, presque aussitôt, reparaît sur la pointe des pieds et referme la porte avec précaution, sans bruit.
Évidemment, il vient de simuler un départ, et l’on parierait qu’il a claqué également, dans l’antichambre, la porte d’entrée.
Vite, il court à l’un des rideaux de la fenêtre et se cache derrière l’étoffe à bouquets de fleurs vertes et bleues. Le voilà invisible.
Il n’attendra pas longtemps.
Une ombre passe sur le mur du salon, une couleur dans le miroir. Et la jolie Henriette paraît sur le seuil, un peu penchée, une main au chambranle de la porte, le regard anxieux et interrogateur.
Que regarde-t-il d’abord, ce regard ?
La patère. Le chapeau de paille n’est plus là.
Le coin où se trouvait l’ombrelle. Il est vide.
Henriette, légère et vive, l’oreille au guet, s’élance vers le buste de Napoléon, le soulève… le soulève davantage, cherche quelque chose qu’elle ne trouve pas, s’énerve, se dépite, déplace vainement des objets aux alentours du buste…
Ah ! on jurerait qu’elle a crié de saisissement !
César est là, devant elle, sorti de son rideau. Il se dresse, tout pâle, redoutable, autoritaire. Et il tient dans une main le billet défroissé que son autre main frappe rageusement. Il parle. Que dit-il ?
Ce qu’il dit, les faits l’ont annoncé et sa pantomime ne dément pas leur prédiction. « Ah ! ah ! la belle ! Tu venais prendre sous ce buste un billet qu’on est venu, pendant notre absence, y déposer pour toi ! Eh bien ! c’est moi qui l’ai découvert, ton billet. Le voilà, tiens, ton billet ! C’est du joli !… Ainsi, mademoiselle se permet d’entretenir des relations avec un sire qui pénètre chez moi à mon insu, qui viole mon domicile ! Tu tolères cela : qu’un homme se glisse sous mon toit, grâce à ta connivence, pour y cacher un message, à un endroit convenu entre vous ! »
Il eût été téméraire de faire dire plus que cela aux gestes et à la physionomie de César. Connaissait-il l’homme à la canne ? Avait-il déjà interdit à Henriette de le voir et de correspondre avec lui ? Parlait-il de la clé et faisait-il à sa pupille un grief de l’avoir procurée à un indésirable galant ? Aussi bien, considérait-il comme un « galant » l’auteur du billet ? Énumérait-il, dans ce cas, toutes les considérations qui le portaient à l’écarter ? Touchant ces diverses questions, on ne pouvait se livrer qu’à des hypothèses.
Mais la fureur de César ne faiblissait pas. Il tonnait. Il fulminait…
– Il souffre, dit Bertrand.
– Je le crois, confirma Charles.
Le vieux corsaire, redressant sa stature trapue, solidement campé sur ses courtes jambes, retrouvait la vigueur et la flamme de sa jeunesse.
Et l’infortunée Henriette, ployée, prostrée, s’accoudant à la cheminée dans une attitude désespérée, recevait l’orage sans essayer de se justifier. De temps à autre, elle relevait craintivement la tête, tendait la main pour supplier ; mais l’aspect du furieux lui ôtait tout courage, et elle retombait sans force.
– Pauvre petite ! compatit la bonne Colomba. Oh ! mon Dieu, que va-t-il lui faire ? Je voudrais bien que ce soit fini !
César, au comble de la colère, avait saisi sa pupille aux poignets et la secouait cruellement, en lui soufflant à la figure on ne savait quelles injures. Elle se laissa glisser à genoux, inerte, n’opposant aucune résistance aux rudes secousses qui brutalisaient son jeune corps si souple et si gracieux.
Enfin, l’irascible géronte la repoussa d’une dernière violence.
Et tandis qu’elle demeurait à ses pieds, affaissée, mais sans larmes et ne donnant aucun signe de repentir, il lui parla comme un maître qui enjoint d’exécuter ses ordres.
Elle se releva péniblement, comme si la divine légèreté de ses dix-huit ans se fût alourdie tout à coup. Elle se tint debout, pensive, endeuillée, en face de son tuteur qui la regardait maintenant d’un air sombre, en silence. Le visage d’Henriette était en pleine lumière. Ses yeux sans vie fixaient le néant. Elle plissait machinalement, de ses doigts fins, l’étoffe de son petit tablier.
César, calmé en apparence, les traits contractés mais ne présentant plus rien de véhément, reprit la parole sur un autre ton, que trahissaient ses haussements d’épaules pleins de réprobation pondérée. Soulagé, ayant donné libre cours à l’excès de sa colère, il se livrait à une remontrance teintée de sentiment. Il parlait sagesse et morale, sans doute ; il faisait appel au raisonnement et à la sensibilité de la jeune fille. Enfin, bien droit devant elle, lui prenant les bras au-dessous de l’épaule, parmi l’ampleur de ses manches bouffantes, il regarda très paternellement les beaux yeux absents qui se rivaient ailleurs. Et, la face grave, un reflet d’angoisse y passant et repassant, il articula lentement une phrase qui devait être une interrogation. Henriette ne broncha pas. On ne voyait en elle que tristesse et douceur, résolution et persévérance. Elle répondit simplement en agitant la tête à plusieurs reprises, de droite à gauche, avec lenteur. Son parti était irrévocable.
Alors César, comme découragé, l’abandonna, recula de deux pas et, très froid, sans courroux, avec une fermeté tempérée de regret, dit quelques mots. Son attitude signifiait : « Puisqu’il en est ainsi… »
La jeune fille l’écouta, raidie dans sa courageuse tristesse. Avec un pâle sourire navré, elle fit « oui » de telle sorte qu’elle semblait plutôt se courber sous le mauvais sort que répondre silencieusement à un ordre. Et elle ne se retira que sur un mot de César, accompagné d’un geste désabusé qui la libérait.
Resté seul, César alla vers la fenêtre, appuya son front contre l’un des carreaux et ne bougea plus. Il demeura de longues minutes immobile, les mains derrière le dos, à songer. Brusquement, il fit demi-tour et releva la tête, se secoua, se prit les tempes, battit des paupières, comme suffoqué de la situation où il se trouvait à l’improviste. « Voyons ! semblait-il penser, c’est impossible ! Moi ! C’est moi qui en suis là ! Reprenons-nous, mille sabords ! »
Et, soudain, il se laissa tomber dans un fauteuil, cachant son visage de ses mains tremblantes.
Le soir venait dans la vision.
Pour satisfaire aux exigences domestiques de Mme Christiani, Charles ne jugea pas à propos de faire retarder le dîner, auquel prit part Bertrand Valois.
Quand ils revinrent dans l’atelier, où les dernières lueurs de la journée d’octobre s’étaient éteintes depuis longtemps, la plaque de luminite jetait encore un faible jour.
La belle soirée du 30 juin 1835, l’une des plus longues de l’année, emplissait de sa clarté mourante le tableau du cabinet de César Christiani. Quelques fenêtres, en face, s’éclairaient de feux jaunes et médiocres. Une lanterne suspendait son misérable lumignon au-dessus du boulevard. Les toits et les cheminées recevaient l’ultime rougeur du crépuscule.
Dans l’ombre, ployé sur lui-même, le vieux César était toujours là.
– Quoi de neuf ? demanda Bertrand Valois, qui ne cherchait pas à dissimuler son inquiétude et l’intérêt très vif qu’il prenait désormais aux révélations de la luminite.
C’était le lendemain de la colère et du désespoir de César. Charles se trouvait dans l’atelier, au commencement de l’après-midi.
– Il y a, dit celui-ci, que ton grand-père, sous la forme de ce jeune homme qui a ton nez et ta canne, a « pris quelque chose » ce matin, si j’ose m’exprimer ainsi.
– Il est donc revenu ?
– Oui. Et selon moi, il a été convié par César. J’ai idée qu’hier, à la fin de cette scène si pathétique, Henriette a reçu l’ordre d’inviter son amoureux à venir s’expliquer avec César, une bonne fois. Et il a déféré immédiatement à cette invitation impérative.
– Comment cela s’est-il passé ?
– Tu le verras sur l’écran cinématographique, quand la bande sera développée et tirée. J’ai « tourné » l’entrevue, qui fut tempétueuse. Ou bien veux-tu que nous feuilletions tout de suite la seconde plaque de luminite qui l’a enregistrée ?
– Bah ! Raconte d’abord. Ne compliquons rien. Mais, dis-moi, as-tu l’impression que cette entrevue augmente les charges d’accusation contre mon aïeul ?
– Cet aïeul supposé n’est peut-être que ton grand-oncle. L’homme à la canne a peut-être une sœur qui lui ressemble, et si c’est d’elle que tu descends… tout s’arrange !
– Je me le suis déjà dit. Tant qu’un supplément de preuves ne viendra pas confirmer mes appréhensions, un faible espoir me restera. Je me suis dit aussi que ta mère pourrait ne pas s’apercevoir de cette maudite ressemblance.
– C’est douteux, fit Charles d’un ton ambigu.
– Cependant, objecta Bertrand, supposons que César ait été tué par l’homme à la canne, Mme Christiani assistant fatalement à la rétrovision du meurtre, si l’assassin, ce jour-là, n’a pas sa canne.
– Eh bien ?
– Eh bien ! ta mère ignorera l’une des principales raisons pour lesquelles nous estimons que cet homme est mon aïeul ! Car – soyons sincères tous les deux, ne nous berçons pas de vaines espérances – c’est cela que nous croyons, et rien d’autre : il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que je sois le petit-fils et non le petit-neveu de l’homme à la canne !
Charles se rembrunit :
– Bon, dit-il. Supposons donc que ma mère reste incertaine. Supposons même qu’elle ne se doute de rien du tout, ce qui serait invraisemblable. Et après ?
– Après, parbleu, nous sommes sauvés ! Non seulement tu épouseras Mlle Rita Ortofieri, puisque son grand-père sera innocent, mais rien ne s’opposera à ce que Colomba soit ma femme, puisque ta mère ignorera, dans notre hypothèse, que mon grand-père est coupable !
Le mutisme de Charles et son regard déconcertant causèrent quelque déroute dans l’esprit de Bertrand et lui rappelèrent sur-le-champ que Mme Christiani n’était pas le seul membre de la famille qui plaçât au-dessus de toute autre considération le respect fanatique des traditions et le souvenir farouche des offenses.
– C’est vrai, dit-il. Toi aussi !
Il y eut, après cela, un silence extrêmement lourd.
Puis Bertrand tendit la main :
– Je te demande pardon.
Il n’essayait pas d’argumenter ou de supplier pour agir sur l’esprit de Charles et modifier ses sentiments traditionnels. Il savait bien que de tels sentiments sont inébranlables et que, s’ils paraissent extrêmes à ceux qui ne les partagent pas, ceux qui les éprouvent de père en fils, depuis plusieurs générations, les tiennent au contraire pour les fondements mêmes du devoir et les bases de la morale.
– Laissons là les hypothèses, dit Charles. Les si ne nous mèneraient à rien. Tenons-nous-en aux présomptions, elles sont un peu moins vaines. Tu me demandais tout à l’heure si l’entrevue de César et de l’homme à la canne renforce les charges d’accusation contre celui-ci. Je te réponds nettement : oui.
– Ah ! fit Bertrand avec une brève contraction de tout son visage.
– La pendule du cabinet marquait neuf heures, dit Charles. Neuf heures du matin, le 1er juillet 1835. Nous sommes maintenant à vingt-huit jours du meurtre. Or, c’est en ce jour, très rapproché du forfait, que César et notre inconnu se sont trouvés face à face, au cours d’un entretien d’une rare violence. Et quand je dis « entretien », c’est une façon de parler. César n’a pas laissé son visiteur répliquer abondamment à ses apostrophes.
« Il était assis de biais, écrivant sur la table tirette de son bureau à cylindre, exactement, du reste, comme tu le vois en ce moment-ci.
Bertrand regardait comme toujours cette plaque qu’on ne pouvait quitter des yeux, dont le spectacle extraordinaire s’imposait à l’attention avec une force incroyable.
– La porte de l’antichambre s’est ouverte, continua Charles. Henriette Delille fit passer devant elle le jeune homme et se retira aussitôt. Elle faisait peine à voir : sa pâleur, ses traits tirés, son expression si malheureuse auraient fléchi le cœur le plus endurci. Mais César se dispensa de jeter les yeux sur elle. Peut-être redoutait-il tout simplement la vue de son chagrin et se sentait-il trop disposé à faiblir… Il avait pivoté sur son fauteuil et toisait le nouveau venu, qui se tenait devant lui, à distance respectueuse, son chapeau à la main, la canne sous le bras. Certes, lui non plus n’était pas trop rose. Ses joues n’avaient plus de sang, son nez se pinçait…
– Autant qu’un nez comme le nôtre peut se pincer ! dit Bertrand Valois avec une grimace narquoise.
– Il souriait cependant, poursuivit Charles, et s’efforçait de faire bonne contenance. César le considéra pendant quelques secondes, que l’homme dut trouver plus longues que les autres. Enfin, ce fut l’attrapade telle que tu peux l’imaginer, telle que la mimique de César a pu m’en donner une idée d’ensemble : le vieux, toujours assis, vitupérant, invectivant, blême, puis congestionné, empoignant l’accoudoir du fauteuil et le rebord du bureau, se démenant, allant fermer la fenêtre pour amortir ses éclats de voix, et debout, ferme, noir et blanc, le jeune homme pâle, laissant passer l’avalanche, flegmatique d’abord, puis jouant avec sa canne, négligemment, lorsque le vieux, posté devant lui, les mains dans les poches, la tête dans les épaules, lui intimait je ne sais quoi, comme à un domestique.
« Il me paraît certain que César lui demanda la clé à l’aide de laquelle il s’était introduit, la veille, dans l’appartement. La suite me l’a fait croire.
« L’inconnu tira cette clé des basques de son habit et la tendit au terrible bonhomme qui s’en saisit avec rudesse et montra la porte.
« Ce geste significatif n’eut pas l’effet qu’il en attendait. On ne bougea point.
« César s’avança, menaçant. L’homme à la canne, très maître de lui, leva la main pacifiquement et put dire enfin quelques paroles ; avec un air très digne et très doux, empreint toutefois d’une grande énergie.
« Sa petite harangue parut faire réfléchir César. Il ne répliqua rien, demeura quelque temps dans la posture d’un homme qui étudie un problème, examine une proposition…
« Il se décida et, ouvrant la porte, appela.
« Henriette vint à son appel.
« À ce moment, il ne fut pas difficile de comprendre quel amour unissait la jeune fille à son sympathique complice. Leurs regards me l’apprirent.
« La scène fut dramatique. Je ne pense pas me tromper en disant que César avait fait venir Henriette, à la prière de l’inconnu, pour recevoir ses adieux. Ce que je n’avais pas saisi jusque-là, c’est que le jeune homme ne renonçait en aucune façon à celle qu’il aimait. Autant qu’il me semble, il s’était incliné devant la volonté souveraine d’un tuteur, mais seulement pour la période pendant laquelle cette volonté avait le droit de s’exercer encore.
« En effet, dès qu’Henriette fut auprès de lui, il fit une chose que César n’avait certainement pas prévue et qui va te surprendre aussi, Bertrand, désagréablement…
– Moi ?
– Oui, toi. Et ce n’est pas sans avoir réfléchi que je me suis résolu à tout te raconter. Mais si je ne te le disais pas maintenant, demain tu le devinerais en voyant…
– Ah ! s’écria Bertrand, n’hésite pas, ne me cache rien !
– Tu le devinerais en voyant, au doigt d’Henriette, la bague d’émail noir que porte Colomba depuis vos fiançailles !
– Ma bague !
– Oui, ta bague, mon pauvre vieux, la preuve surabondante de ce que tu craignais tant !
– Mais tout à l’heure, toi-même, tu semblais douter encore…
– Je me suis laissé aller à te leurrer…
– Oh ! mais, maintenant, fit Bertrand sans s’attarder à des reproches, maintenant il faut à tout prix que cet homme ne soit pour rien dans l’assassinat ! Cet homme est mon aïeul, on n’en peut plus douter ! Il est impossible qu’il ait tué César !
– Rien n’est encore prouvé, dit Charles. Mais tout s’annonce mal pour l’homme à la canne.
– Ah ! oui, c’est vrai, les charges s’accumulent contre lui, m’as-tu dit. Comment ?
– Voici. Je te racontais donc qu’Henriette s’est avancée dans le cabinet de César. Aussitôt, l’inconnu lui a pris la main et, sous les yeux du vieillard que tant d’audace paraissait confondre, il s’est mis à lui parler tendrement, solennellement. La bague était dans son gousset, il l’avait prise et passée au doigt de la jeune fille, à la fois heureuse, épouvantée, défaillante enfin !
– Mais César ?
– César, par malheur, ne s’est pas contenu. Je le répète : il ne s’attendait certes pas à ces accordailles passionnées, célébrées malgré lui, à sa barbe. Il s’est emporté une fois de plus. La scène a été effroyable. Une espèce de gourdin figurait au milieu d’autres armes sauvages : celui-ci, tiens, tu vois, dans cette panoplie où César l’a replacé depuis. Il s’est emparé de cette trique et l’a brandie sur la tête de l’homme, en proférant des gentillesses que je regrette de ne pas avoir entendues.
« C’est ainsi qu’il l’a mis dehors, chassé, sous la menace de son bâton.
– Je veux croire que l’autre n’a pas manqué de dignité !
– Non, dit Charles en souriant malgré lui. Il s’en est allé très honorablement, à reculons, la canne toujours maintenue sous son bras, comme si le vieux César n’avait été, déjà, qu’une image impondérable. Il adressait à Henriette un regard chargé de toute sa tendresse. Et elle, à demi morte, tenant sur sa bouche sa main baguée de noir, le regardait partir, poussé par ce tuteur de comédie, et lui destinait ce long baiser.
– C’est du pur Beaumarchais ! En pantomime.
– Hélas ! c’est de la vie ! C’est de la douleur pour trois êtres. Ou plutôt, « c’était ». Ils ne souffrent plus aujourd’hui.
– Aujourd’hui, c’est nous. À cause d’eux. Voilà tout un drame que personne n’avait jamais soupçonné.
– Personne. L’Histoire est ainsi faite. Nous n’en connaissons pas la moitié.
– Conclusion, dit Bertrand, moins d’un mois avant sa mort, César s’était fait un ennemi mortel. Et cet ennemi, c’était mon ancêtre.
Charles objecta complaisamment :
– Il n’a plus la clé…
– C’est un détail, pour un garçon aussi avisé.
– Aussi avisé ? Qu’entends-tu par là ?
– J’estime très fort, de sa part, d’avoir caché le billet sous le buste de Napoléon, dans le cabinet même de César. Il aurait pu le nicher en mille endroits plus facilement accessibles à la jeune fille : dans sa chambre, par exemple. Au premier abord, cela paraît plus simple, plus rationnel. Mais là, le vieux corsaire, en furetant, pouvait tout découvrir. Aurait-il jamais eu l’idée de chercher dans son propre cabinet, si la luminite ne l’avait sournoisement renseigné ?
– Et si, par hasard, l’idée ne venait pas de lui, mais d’Henriette ?
– Cela m’est égal, dit Bertrand en faisant son nez le plus spirituel. Cela m’est égal…
– Parce que ?
– Parce que Henriette est ma grand-mère, parbleu ! Nul doute qu’elle ne soit devenue la femme de l’homme à la canne… à la bague !
– Comtesse ou marquise ! assura Charles en riant.
Bien entendu ! dit Bertrand. L’homme à la canne est un aristocrate, cela se voit. Je t’avais toujours dit ! Et un noble n’assassine pas les gens !
– Que Dieu t’entende, mon bon Bertrand ! Je le souhaite pour toi, de tout cœur !
Était-ce lui, pourtant, le coupable, l’homme à la canne ?
Était-ce Fabius Ortofieri ?
La luminite ferait-elle mentir l’Histoire ?
Mais était-ce un autre ? Ou, comme on l’avait insinué, n’était-ce personne ?
Nous ne pouvons songer à détailler ici les seize jours qui précédèrent l’émouvante et tragique rétrovision du 28 juillet 1835, c’est-à-dire, en réalité, la période qui s’étendit du 30 octobre au 15 novembre 1929.
Charles et ses amis vécurent alors, rue de Tournon, une quinzaine surchauffée, une phase de préparatifs et d’observation continuelle, qui empruntait aux circonstances un intérêt extraordinaire. Il n’était pas une minute qui ne contînt sa bonne dose d’attrait, due aux propriétés merveilleuses de la luminite, au spectacle du passé qu’elle restituait, aux scènes formidables dont on attendait à jour fixe la surprenante vision, à tous les mystères qui allaient s’éclairer de ce fait, aux bonheurs et aux malheurs qui en résulteraient.
Mais, pendant ce temps, la surveillance de la fameuse plaque ne donna lieu qu’à des constatations générales qui n’apportèrent aucun changement essentiel à ce qu’on savait déjà, tant au sujet de César Christiani qu’à propos de Joseph Fieschi, son voisin.
Le cabinet de César ne fut, durant cette période précédant sa mort, le théâtre d’aucune scène marquante. La vie de l’ancien corsaire et de sa pupille s’écoulait avec monotonie, sans joie ; tout ce qu’on put déduire de ce qu’on voyait, c’est que, selon les apparences, Henriette ne sortait pas souvent seule, mais accompagnée de son tuteur. Les visites reçues par César Christiani ne suscitèrent aucune remarque. Parmi les visiteurs, Charles crut reconnaître les parents de son quadrisaïeul : le petit-fils, Napoléon, âgé, on s’en souvient, de vingt et un ans ; Lucile Leboulard et son mari, la fille et le gendre ; leur fils, Anselme Leboulard, jouvenceau de vingt ans qui, rappelons-le, devait devenir le père de la cousine Drouet. Rien que d’affectueux et de déférent dans leur maintien ; c’étaient des gens sérieux, qui montraient à César beaucoup de respect et à Henriette une considération souriante et familière.
De Fabius Ortofieri, pas la moindre manifestation.
Quant à l’homme à la canne, il avait disparu.
Voilà pour ce qui se rapporte à César Christiani. Ses derniers jours furent neutres, gris, exempts de toute inquiétude, simplement attristés par son dissentiment avec Henriette Delille.
Du côté de Fieschi, la surveillance ne produisit que des résultats secondaires – fort précieux, il est vrai, pour l’Histoire-, mais qui n’étaient de nature ni à modifier les annales de l’attentat, ni à donner quelque indication préalable sur le mystère du meurtre de César. Les apparitions de Fieschi à sa fenêtre ou fumant la pipe sur le pas de porte avec le concierge Pierre, celles de Nina Lassave, leurs allées et venues journalières, ne revêtaient qu’un intérêt médiocre. Il fut beaucoup plus palpitant de contrôler, à peu de chose près, les assertions de l’Histoire : de voir, par exemple, la veille du crime, le ferblantier Boireau passer à cheval sur le boulevard, afin de permettre à Fieschi de pointer convenablement l’orgue diabolique de vingt-quatre canons de fusil, qu’on distinguait à peine sous la jalousie, à l’aide d’une lorgnette – de voir, entre les lames de cette jalousie, s’agiter dans l’ombre la forme de cet homme déjà lamentablement glorieux d’être un régicide-, et d’apercevoir, à la brune, le vieux et massif Morey sortir de la maison rouge pour monter en cabriolet, après avoir chargé de poudre, de balles et de mitraille la machine infernale.
Ces constatations, ce ne fut pas Charles qui les fit. Pour éviter les regrettables conséquences d’un dédoublement de l’attention, il s’était assigné la tâche particulière de suivre l’affaire César, avec la collaboration de Bertrand et de Colomba. Et l’affaire Fieschi, il en avait laissé le soin à un historien de grande valeur, M. Colas-Dunormand, qui, nul ne l’ignore, s’est spécialisé lui aussi dans l’étude de la Restauration et du règne de Louis-Philippe. Colas-Dunormand (ou l’un de ses propres collaborateurs) ne quittait l’atelier que fort avant dans la nuit, pour y revenir dès l’aube, et, chaque fois qu’un fait notable se produisait touchant Fieschi, il ne manquait pas d’en informer Charles qui accourait, ou, s’il était là, se faisait attentif.
On le voit, c’était, dans l’atelier de la rue de Tournon et dans l’appartement de Mme Christiani, une effervescence qui ne cessait que pendant la nuit, pour faire place, alors, à une observation moins intense, mais qui, cependant ne se relâchait jamais.
Luc de Certeuil y prenait part avec une réserve qui, à vrai dire, s’imposait, mais dont Charles lui savait gré néanmoins, sachant que la nature du personnage ne l’y poussait pas.
Une consigne des plus sévères arrêtait à la porte de l’appartement les curieux que la concierge n’avait pu décourager. Certains, d’ailleurs, ne pouvaient être évincés ; c’étaient des personnalités trop considérables pour qu’on se permît de leur refuser l’approche de la luminite, le spectacle du prologue de l’attentat de Fieschi et du meurtre de César.
Dans les dernières journées, alors qu’on avait déjà disposé autour de la plaque les quatre caméras différemment braquées, il y eut continuellement dans l’atelier une douzaine de gêneurs puissamment captivés, qui, plus ou moins à l’écart et au nom de la science, de l’art, du journalisme ou d’une curiosité soi-disant élevée, écarquillaient les yeux devant ce tableau, dressé sur son chevalet, où le ciel de l’été de 1835 éclairait une chambre et un boulevard d’autrefois, tandis que cinq appareils de prise de vues le couchaient en joue et que des messieurs armés de jumelles, le bloc-notes et le stylo placés devant eux, étaient en surveillance, à scruter sans trêve les phases d’événements passés depuis un siècle.
Ces visiteurs, il fallait, de temps en temps, les prier de se retirer, car ils ne se fatiguaient pas de goûter des yeux une représentation si nouvelle. D’autres les remplaçaient. Mais, à mesure qu’approchait le 15 novembre, l’affluence croissait et l’insistance suivait la même progression. Un service d’ordre devint nécessaire. Il y eut, à la porte de l’immeuble, un agent de police inexorable, cependant qu’à l’intérieur même de l’appartement, des auxiliaires veillaient à ce que nul reporter, non convié à la grande séance, ne se cachât quelque part jusqu’à ce que l’heure eût sonné.
Pour ce qui était des autres mesures à prendre en vue de préserver toutes choses, Mme Christiani s’en chargeait. Des « chemins » de toile forte parcouraient l’itinéraire de l’antichambre à l’atelier et les pièces en enfilade qu’il fallait traverser sur ce trajet étaient bizarrement démunies de tous les bibelots qui, par leur petitesse, leur mobilité et leur charme, auraient pu induire en tentation les amateurs de jolies babioles. Un esprit mal informé se serait demandé quel grand mariage ou quelles grandes funérailles se préparaient ici.
Au fait, c’est bien ce que demandaient Charles, Bertrand et Colomba. Que se préparait-il ? Leurs noces ou l’enterrement de leurs espoirs ? On n’en savait rien encore. Rien, à la veille du jour même où tout devait se savoir.
Mais eux, au moins, pour distraire leur inquiétude, avaient toujours à faire. Ils étaient perpétuellement en contact avec l’instrument de la révélation, plongés dans le bouillonnement qui l’entourait, occupés de mille soins. Et Charles songeait à Rita, éloignée de ce foyer d’attraction, privée de tout dérivatif, seule autant qu’on peut l’être, et qui passait chez Geneviève Le Tourneur tout le temps qu’elle pouvait, afin de suivre de son mieux le cours de la contre-enquête. Charles, en effet, avait pris pour règle de téléphoner à Geneviève, de loin en loin, et celle-ci consignait, pour les transmettre à Rita, les communications de l’historien.
Il savait que Mlle Ortofieri passerait chez son amie toute la journée du 15 novembre et il frissonnait d’avance en pensant au coup de téléphone qu’il aurait à donner à Mme Le Tourneur, un peu après onze heures du matin.
C’était, en effet, à midi que César avait été tué, le 28 juillet 1835, puisque l’attentat de Fieschi, simultané, s’était produit à cet instant. Mais on avait noté un certain décalage horaire entre le temps présent et le temps tel que la plaque de luminite le déroulait alors. Pour le moment, compte tenu des modifications apportées depuis 1835 à l’heure française officielle, la plaque avançait d’environ soixante minutes sur le soleil de 1929. Comme tous les jours, l’horloge de César marquerait donc midi lorsque onze heures sonneraient aux pendules de la rue de Tournon et à l’église Saint-Sulpice.
Le 14 novembre au soir, Charles Christiani, à peu près sûr de n’avoir rien oublié, ne déplorait qu’une chose. C’était que la cousine Drouet ne fût pas en état devenir s’asseoir dans le bon fauteuil qu’on lui eût réservé devant la plaque de luminite, à l’heure de la double tragédie. Il avait, à force d’arguments et d’obstination, décidé sa mère à faire une démarche auprès de la vieille dame, estimant que, en dépit de toute prévention plus ou moins gratuite, la place de l’arrière-petite-fille de César, seule et dernière représentante de la branche cadette, était, en une telle occasion, au milieu des autres membres de la famille. Au demeurant, s’il n’avait jamais cru que la cousine Drouet se fût « mal conduite avec Mélanie », il s’était dit que l’héritière de l’ancêtre détenait peut-être bien des documents de valeur et que, par conséquent, lui marquer de la déférence c’était joindre le juste à l’utile et faire une action aussi judicieuse que recommandable. Mme Christiani lui avait cédé, au bout d’un certain temps, vaincue finalement par l’esprit de race et de famille, qu’elle mettait si haut dans l’échelle des bons sentiments, et se disant par ailleurs que, puisqu’elle serait bientôt dans l’obligation d’inviter la cousine au mariage de Colomba, autant valait la revoir tout de suite. Aussi, accompagnée de sa fille, Mme Christiani s’était-elle rendue rue de Rivoli où Mme Drouet leur avait fait le plus charmant accueil. Malheureusement, l’âge l’ayant à moitié percluse, elle avait exprimé, avec une politesse toute d’Ancien Régime, ses regrets de ne pouvoir aller rue de Tournon le 15 novembre. Elle espérait seulement que ses douleurs lui donneraient congé d’assister, pour la messe du moins, aux noces de cette chère enfant.
En attendant ces noces encore problématiques, Charles devait se passer de la cousine Drouet. Disons qu’elle était, d’ailleurs, bien loin de sa pensée, lorsqu’il se leva, à trois heures du matin, le jour qui était le grand jour.
Bertrand Valois avait veillé jusque-là.
– Rien de nouveau, dit-il en voyant Charles entrer dans l’atelier.
Il faisait nuit noire. Une petite pluie fine agaçait la grande baie vitrée.
Mais, dans la plaque, les persiennes closes du cabinet de César laminaient une lueur d’aurore assez claire déjà pour permettre de distinguer le cadran de la pendule octogonale. Elle marquait quatre heures et quelques minutes.
– Ainsi, murmura Charles, pour la dernière nuit de César, rien d’anormal dans cette chambre où il sera bientôt assassiné. Bien.
À ce moment, Colas-Dunormand et son secrétaire arrivèrent, en même temps que les opérateurs de cinéma. Les principaux ouvriers de la journée étaient exacts. D’autres personnes les suivirent presque aussitôt, parmi lesquelles Luc de Certeuil. Par les soins de Mme Christiani, les gens de la maison étaient sur pied. L’atelier s’emplissait peu à peu des trente-huit invités – nombre strictement limité – que Charles avait conviés pour cette heure matinale. Il s’excusa auprès d’eux d’écourter les salutations. Des chaises légères avaient été disposées en amphithéâtre. Savants, techniciens divers s’y assirent, parlant à voix basse instinctivement, se pressant autour du célèbre chimiste qui avait analysé un échantillon de luminite, « une sorte, disait-il, une sorte de silico-aluminate de potasse ». Ils avaient apporté des lorgnettes, sur le conseil de leur hôte. Tous étaient venus antérieurement se rendre compte des propriétés de la luminite, il n’y avait donc plus aucune explication à leur donner. Ils savaient même ce qu’étaient ces ombres de chiffres qu’on voyait dans un coin de la plaque et qui rappelaient d’une manière indélébile le stratagème employé par César pour la travestir en ardoise à écrire.
Plus d’un s’était muni, outre sa jumelle, d’un appareil photographique.
Est-il besoin de dire que tous ces importants spectateurs s’intéressaient surtout à l’attentat de Fieschi, et que, sans le manifester, ils mettaient au second plan la tragédie obscure du meurtre de César Christiani ?
Quelqu’un demanda qu’on éteignît le lustre de l’atelier, pour mieux voir encore, dans le cabinet du corsaire, grandir l’aube du 28 juillet 1835.
Un autre proposa que Colas-Dunormand, ou Charles Christiani, commentât brièvement les premières lueurs de ce jour qui devait inscrire sa date dans l’Histoire.
Charles se récusa, voulant se confiner dans le rôle d’observateur. Mais Colas-Dunormand s’exécuta de bonne grâce et commença par regretter que les persiennes du cabinet de César fussent fermées.
– Car, disait-il, si elles étaient ouvertes, nous pourrions sans doute apercevoir quelque chose de Fieschi. Il s’est levé au point du jour après une très mauvaise nuit. Il va sortir, à cinq heures, assez désemparé, hésitant. Il ira chez un de ses compatriotes, le nommé Sorba…
Il cessa de parler tout à coup et l’assistance laissa monter une brève rumeur faite de petites exclamations : César entrait dans son cabinet par la porte du salon.
Il traversa la pièce, alla jusqu’à la fenêtre et l’ouvrit ainsi que les persiennes.
On vit le vieil homme, vêtu d’une robe de chambre et chaussé de pantoufles, s’accouder à la barre d’appui, pour regarder le boulevard.
C’était le début d’une splendide matinée. Aux fenêtres des maisons d’en face, une multitude de drapeaux tricolores recevaient, venant de la droite, une lumière déjà vive. On remarqua que leur bleu et rouge étaient plus clairs que de nos temps.
Les quatre rangées d’ormes avaient de beaux feuillages épais que l’éveil des moineaux faisait tressaillir par endroits. À travers les ramures et les troncs s’apercevaient les boutiques, les estaminets pavoisés d’étoffes aux couleurs nationales. Des banderoles multicolores pendaient aux lanternes.
La chaussée pavée s’allongeait entre les deux bordures verdoyantes, séparée des contre-allées par de grosses bornes de pierre plantées de distance en distance.
Des volets s’ouvraient un peu partout. Les Parisiens étaient matineux, ce jour-là. De nouveaux drapeaux s’ajoutaient aux autres, égayant les fenêtres dont on avait fermé, pour la nuit, les contrevents.
– Dois-je vous rappeler, dit Colas-Dunormand, que les Trois Glorieuses, les trois journées de juillet 1830, étaient les 27, 28 et 29 ? Aussi les commémorait-on chacune à leur date. Les fêtes de l’année 1835 devaient confirmer cette habitude. Nous sommes au 28 juillet ; hier, 27, ce fut la fête des morts ; plusieurs cérémonies funèbres ont été célébrées en l’honneur non seulement des combattants tués en 1830, mais des victimes des émeutes de 1832 et 1834 ; c’est pourquoi vous voyez déjà tant de drapeaux ; ils étaient là dès hier.
« Aujourd’hui, ce n’est plus le jour des Requiem. C’est celui des Te Deum et des solennités militaires. Grande revue des gardes nationales de la région parisienne et des troupes de la garnison.
« Demain doit être le jour des réjouissances populaires, des salves de joie, des joutes sur la scène : représentations gratuites, mâts de cocagne, bals, illuminations, feux d’artifice, embrasement des monuments publics. Mais rien de tout cela n’aura lieu. À la suite, de l’attentat auquel vous assisterez tout à l’heure, les fêtes cesseront brusquement.
César quitta la fenêtre et passa dans cet extraordinaire « salon » qui était une volière et une ménagerie de singes. Un jeu de lumière permit de croire qu’il en ouvrait la croisée. Et un temps s’écoula pendant lequel, aux reflets de la glace et au mouvement des ombres, on put déduire qu’il s’occupait de soigner ses bêtes. C’était d’ailleurs son habitude ; l’observation des jours précédents l’avait établi.
Pendant ce temps, Colas-Dunormand guettait la porte d’entrée du numéro 50, surmontée d’un écriteau portant le nom Paul. Il espérait en voir sortir Fieschi chargé de cette malle qu’on devait retrouver et qui le perdrait, lui et ses complices, irrémissiblement. Mais le fait ne devait se produire que plus tard.
L’animation du boulevard du Temple s’accrut progressivement. Aux charrettes des maraîchers succédèrent des voitures citadines, des tilburys et d’immenses fiacres munis de marchepieds à plusieurs étages. Petit à petit, augmentait le nombre des passants endimanchés, quelques-uns déjà arborant à la boutonnière l’œillet rouge, signe de ralliement pour les membres des sociétés secrètes. À sept heures, deux tambours de la garde nationale passèrent en battant le rappel sur leurs caisses. Une bande de gamins les suivait et les flanquait, marchant au pas. Du haut des fenêtres, plusieurs bourgeois, en train de passer leur uniforme, firent des signes aux deux tambours dont on vit s’éloigner le dos bleu barré du large baudrier blanc et se balançant en cadence.
Puis les passants, de plus en plus nombreux, se mêlèrent de gardes nationaux en grande tenue, qui, les armes à la main, se rendaient au point de ralliement de leur légion.
Henriette Delille avait apporté à César, sur un plateau, une petite soupière, une assiette et une cuiller. L’ancien corsaire avait pris son déjeuner du matin sur le guéridon de marbre, puis s’était éclipsé, laissant sa pupille, aidée d’une femme de ménage, balayer et nettoyer le cabinet de travail.
À neuf heures, les troupes, soulevant une assez forte poussière, commencèrent à passer, gagnant les emplacements qu’on leur avait assignés pour la parade. Et dès lors, on vit les balcons se garnir de spectateurs, les fenêtres se peupler et même les toitures se transformer en tribunes à l’usage des audacieux qui se rassemblaient autour des cheminées.
Fieschi sortit alors, avec sa malle, en quête d’un commissionnaire. Ce ne fut pas sans émotion que Colas-Dunormand le désigna à la curiosité de l’assemblée. On ne l’aperçut qu’un instant, alors qu’il aidait le commissionnaire Meunier à charger le colis sur son crochet.
L’histoire résuma rapidement l’odyssée de cette malle que la police finit par retrouver chez Nina Lassave laquelle fut ainsi compromise à l’heure où elle avait résolu de se suicider.
Ensuite, la physionomie du boulevard ne fut pas modifiée pendant un assez long temps. La 5ème légion de la garde nationale se tint d’abord le long de la chaussée, sous les arbres, sur deux rangs, le dos tourné à la contre-allée. Bientôt, sur un commandement qu’on vit prononcer par le lieutenant-colonel Ladvocat, les faisceaux furent formés et les hommes, au repos, se groupèrent à l’ombre.
En face, les soldats du 14ème de ligne en faisaient autant.
César Christiani reparut sur les dix heures. Il avait fait sa toilette et portait son habit brun et son pantalon gris, costume avec lequel le peintre Lami devait le représenter, vingt-quatre heures plus tard, gisant sur le tapis de la Savonnerie. Sans doute venait-il de déjeuner dans la salle à manger, car son teint était coloré, il se passait la langue sur les lèvres et il alluma sa pipe d’une certaine façon dont il serait assez difficile de dire pourquoi elle indiquait que le fumeur sortait de table. Il avait sur l’épaule le perroquet Pitt, dont il s’amusait, et fit faire quelques pirouettes au singe Cobourg.
Le vieil homme paraissait plus gai. Il se dérida tout à fait lorsque deux gentilles jeunes filles entrèrent, précédant Henriette. Elles avaient toutes trois de petites robes simples et riantes, de grands chapeaux cabriolets qui nouaient sous leur menton les rubans de leurs brides, des châles très légers, retenus au cou, des ombrelles fines dont le taffetas se découpait en festons dentelés.
– Ah ! dit Charles, voici Henriette qui part avec ses amies pour aller voir la revue aux Champs-Élysées !
César se montra extrêmement aimable avec les compagnes de sa pupille ; il embrassa très paternellement cette dernière qui, paraissant toute joyeuse de l’humble partie de plaisir qu’il lui accordait, accepta sans impatience les recommandations de César.
Le vieillard avait remisé Cobourg. Quand le charmant trio fut parti, il jucha sur un perchoir Pitt qui se dandinait, une chaînette à la patte, puis, développant les tubes d’une lunette marine, il se divertit à regarder, dedans, la foule qui s’épaississait et les bataillons qu’on devinait échelonnés sur le boulevard, de part et d’autre, à perte de vue.
Tout ce préambule d’une imposante revue parisienne devait faire un majestueux et pacifique brouhaha. Rien ne trahissait, dans le peu qu’on en apercevait, cette fièvre et cette inquiétude qui, nous dit-on, régnaient sourdement parce que s’était répandue depuis quelques jours la nouvelle qu’il y aurait un attentat. Seule, pour les hôtes de Mme Christiani – qui étaient là comme au théâtre ou plutôt au cinéma-, la sinistre maison barbouillée d’écarlate prenait une expression abjecte, hypocrite et traîtresse. L’embuscade s’y cachait, au troisième étage, derrière la jalousie. On éprouvait un malaise à ne pouvoir crier aux gens et aux troupiers : « C’est là-haut que tout est préparé : vingt-quatre canons de fusil sur une charpente. Prévenez ces beaux sergents de ville qui déambulent dans leur frac bleu et leur pantalon blanc, l’épée au côté, le bicorne sur l’œil. Dites-leur qu’ils montent… »
Une fumée grise s’échappa très abondamment d’un tuyau de cheminée, sur le toit de la maison rouge.
– Fieschi vient d’allumer du feu, avertit Colas-Dunormand. Il est, par conséquent, rentré.
– Et il ne tardera pas à ressortir, ajouta Charles.
– Quel feu ? demanda-t-on. Du feu, par ce soleil caniculaire ?
– C’est, dit Charles, pour avoir sous la main un brandon, qui enflammera la traînée de poudre versée d’avance en travers des canons de fusil, sur ces trous dont ils étaient percés au « tonnerre » et qu’on nomme « lumières ».
De toute évidence et comme toujours, le vieux César ne s’intéressait nullement à la maison de Fieschi. L’idée lui était venue d’ajuster sa longue-vue sur un trépied ad hoc, et il s’appliquait paisiblement à serrer sur l’instrument d’optique les boucleteaux de cuir de la gouttière en bois.
– Voilà un homme qui ne s’attend guère à être assassiné, remarqua Colas-Dunormand.
Ses paroles tombèrent dans le silence très relatif que le ronronnement des caméras laissait régner, car l’une d’elles, au moins, fonctionnait sans cesse et, la plupart du temps, selon les ordres de Charles, les cinq appareils enregistraient chacun sous un angle différent, la resplendissante et terrible matinée.
À mesure qu’elle s’avançait et qu’on voyait tourner les aiguilles de l’horloge à huit pans sous le guidon de pourpre du corsaire, une oppression étreignait les poitrines. Colomba, fatiguée d’ailleurs d’être sur pied depuis trois heures du matin, était pâle comme une cire. Bertrand et Luc souriaient trop constamment pour que cela fût naturel. Mais il n’était personne qui ne se sentît troublé par l’attente fatale du drame inévitable.
À onze heures trois quarts (heure de la luminite), les troupes reprirent les armes et s’alignèrent. L’instant fatidique approchait.
Colomba, incapable de résister à la faiblesse dont elle éprouvait l’envahissement, dut se retirer. Sa mère l’accompagna mais fut de retour au bout de quelques minutes, au grand regret de Bertrand qui, malgré tout, eût préféré l’absence de l’implacable Corse.
Dans la plaque, César, une pipe à la bouche, s’était écarté de la fenêtre et en considérait benoîtement le spectacle.
Des gavroches montaient dans les arbres. La foule s’intensifia, se fit masse.
– Je cherche, dit Colas-Dunormand, je cherche à découvrir Fieschi sous la halle du Café des mille colonnes. Il a rencontré, rue des Fossés-du-Temple, Morey, qui lui a reproché de n’être pas encore à son poste. Aux mille colonnes, en ce moment, il doit, par hasard, se trouver en face de Boireau qui accompagne Martinault, chef de section de la société des Droits de l’homme… Il ne quittera le café, pour remonter chez lui, quatre à quatre, qu’au moment où les tambours battront dans le lointain. Alors il avalera vivement un verre d’eau-de-vie… Ah ! voici le mouvement de troupes dont parle Maxime Du Camp dans son livre.
Les troupes, en effet, appuyaient vers la droite du tableau. D’autres prenaient leur place.
– Maintenant, compléta Colas-Dunormand, c’est le 2ème bataillon de la 8ème légion qui est devant nous… Colonel Rieussec, qui va être tué. Regardez-le.
Il était midi moins dix.
La batterie de tambours d’un régiment de ligne prit position de l’autre côté de la voie, en face de la fenêtre. Les tapins tenaient leurs baguettes, dégainées de leurs logements. En avant, le tambour-major s’appuyait sur sa canne ornée de tresses tricolores.
Le colonel Rieussec fit ranger son cheval, de l’éperon, et mit pied à terre. À travers les feuillages s’allongeaient les deux haies de shakos à pompon rouge, des pantalons blancs, des buffleteries blanches croisées, des boutons de métal blanc, piqués sur le bleu sombre des longues tuniques ; les traits de lumière des baïonnettes hachaient l’ombre.
Soudain, les troupiers étant au repos, il se fit, dans l’ensemble de la foule, un vaste frissonnement d’orientation vers la gauche. Les têtes se tournaient, les bustes se penchaient. Les soldats et les gardes nationaux eux-mêmes tendaient le cou, lorsque les officiers rectifièrent l’alignement. Le colonel Rieussec, étant remonté à cheval vivement, leva son épée. Ses hommes s’immobilisèrent. En face, les lignards, d’une secousse, furent au garde-à-vous.
César se pencha et regarda vers la gauche, comme tout le monde.
Dans l’atelier, la voix de Bertrand s’éleva sur le ronflement des cinq caméras :
– Il doit y avoir un formidable roulement de tambours. Regardez, dans vos lorgnettes, ce verre de cristal posé sur le dessus du bureau : il vibre.
Charles, à ce moment, se plaça bien à gauche de la plaque, pour voir en plein les deux portes du cabinet, puisque l’une d’elles allait livrer passage, certainement, à l’assassin de César.
– Le verre vibre de plus en plus, dit Bertrand.
Dans la plaque, au-dessus et autour des soldats statufiés, la multitude, tournée vers l’approche du roi, s’animait. Des bras, des chapeaux, des mouchoirs, des écharpes s’agitaient déjà, par anticipation, comme des appels. Leur mouvement s’accélérait, se multipliait ; ces vivats gesticulés gagnaient toute la masse, courant au long des étages et escaladant les toitures.
L’horloge de César marquait midi.
Celui qui allait mourir dans quelques secondes regardait par la fenêtre avec intérêt, l’âme évidemment sereine et la conscience tranquille.
Tout à coup, le tambour-major leva sa canne enguirlandée et, derrière lui, ses hommes se mirent à battre aux champs.
– Attention ! dit Charles d’un ton net. Voici les municipaux de l’escorte.
Un peloton de cavalerie – casques de cuivre et plumets rouges – s’avançait au pas, sabre au clair. Deux rangs de cavaliers. Tous regardaient vers leur droite, inspectant les maisons et les spectateurs du côté des troupes que Louis-Philippe allait passer en revue. Et ils négligeaient complètement l’autre côté, où Fieschi, à l’abri de sa jalousie, était posté, le brandon à la main.
Les gardes municipaux passèrent très lentement. Le sous-officier serre-file jetait fréquemment des regards en arrière, pour régler l’allure du peloton sur la marche du roi, encore invisible aux yeux de Charles et de ses invités.
Aussitôt après cette avant-garde vinrent quelques hommes armés de triques qui marchaient ici et là et qu’on reconnaissait aisément pour des agents de police en bourgeois. Eux aussi, sans vergogne, promenaient des regards inquisiteurs sur les arbres, les gens et les façades qui se trouvaient à leur droite.
Les acclamations atteignaient – visiblement – leur paroxysme. Les tambours battaient la caisse avec un ensemble vigoureux, leurs pieds guêtrés de blanc marquant le pas.
– Le maréchal comte de Lobeau, commandant en chef les gardes nationales ! annonça Colas-Dunormand qui frémissait de tout son être.
– Attention ! Attention ! grommela Charles en serrant les dents.
Le maréchal chevauchait isolément. Il portait ouvert son uniforme chamarré, la main droite passée dans un gilet, sous le grand cordon de la Légion d’honneur. C’est bien vrai qu’il avait un air de bouledogue. Il fronçait les sourcils et, tout en examinant les maisons, ne cachait nullement son inquiétude.
– Voyez comme il est anxieux ! observa Colas-Dunormand. Et pourtant, il l’est moins qu’il ne l’était tout à l’heure, car maintenant ils ont dépassé l’Ambigu où chacun croyait que l’attentat se produirait, et ils commencent à respirer. Trompeuse sécurité !
Alors, comme il achevait, tous ceux à qui ces mots venaient de s’adresser se levèrent de leurs chaises, mus par un sentiment bien singulier, et plusieurs, sous l’empire d’émotions complexes, s’écrièrent :
– Le roi !
Rien, en effet, ne leur semblait plus prodigieux que de voir, de leurs propres yeux, un roi de France, le dernier, en un pareil jour d’apparat et de sang.
César, à sa fenêtre, faisait, de ses deux bras levés, des signes acclamatoires.
Louis-Philippe salua d’un geste large et assura sur sa tête son grand bicorne à plumes blanches et à cocarde tricolore, posé en travers. Il était en général de la garde nationale, avec l’habit bleu tout brodé d’argent, le grand cordon de la Légion d’honneur, les épaulettes d’argent et le pantalon blanc qui ressortait sur le velours cramoisi de la selle. Le roi montait le Régent, magnifique cheval gris pommelé, qui allait d’un pas relevé, caracolant ; la bride était d’or, avec des cocardes au frontail ; les fontes et le tapis de selle mélangeaient les dorures et la pourpre.
À une longueur, cavalcadaient, sur la gauche du monarque et en tenue de général de brigade, le duc d’Orléans et le duc de Nemours. À droite : le prince de Joinville, en uniforme de capitaine de vaisseau. C’était sa première sortie publique.
Le colonel Rieussec, saluant de l’épée, était venu se placer à la droite du roi. Les gardes nationaux brandissaient leurs fusils, acclamaient leur souverain. Un officier – le comte de Laborde – longeait leurs rangs pour recueillir les pétitions. Des policiers en civil cheminaient à la hauteur de Louis-Philippe.
Derrière le roi et les princes, l’imposante chevauchée du cortège commençait d’apparaître : les maréchaux et les généraux tout plastronnés de broderies d’or, deux ministres en habit non moins brillants, dont l’un était M. de Broglie et l’autre, tout petit, hissé sur un gigantesque cheval, écrasé sous le poids de son chapeau à plumes : M. Thiers, avec ses lunettes et son nez crochu.
– Ah ! s’écria Charles malgré lui.
César, à sa fenêtre, s’était brusquement retourné vers l’intérieur de la pièce, les traits contractés dans une expression de vive surprise et d’insécurité. Il fit trois pas dans la direction des portes. Celle de l’antichambre s’ouvrit avec violence. César s’arrêta devant cette porte, tournant le dos. Un homme de haute taille, au teint coloré, portant favoris, se dressait au seuil de la pièce, le chapeau haut de forme sur la tête, la redingote strictement boutonnée jusqu’au menton, le ruban de Juillet noué à son parement. Ses regards se portèrent rapidement vers la fenêtre. Il soufflait, comme s’il avait grimpé l’escalier en hâte. On vit qu’il prononçait quelques mots brefs, du haut de son redressement. Sa face était dure, ses yeux brillaient.
César, dont on ne découvrait que le dos, fit un geste vague qui pouvait signifier bien des choses véhémentes : la révolte, une protestation, la surprise. Ses bras levés furent tout ce qu’on perçut de sa réaction, et s’il répliqua quelque chose à l’interpellation de l’autre, personne ne put le savoir.
L’homme, avec la promptitude de la foudre, avait tendu le bras. Un pistolet courtaud allongeait son poing comme un index monstrueux.
Un éclair jaillit. César tomba lourdement, en croix, la face au ciel, sans une convulsion. Mais son meurtrier s’élança impétueusement vers la fenêtre. Car…
Car, à l’instant même où fulgurait le coup de pistolet, une autre lueur instantanée avait jailli de dessous la jalousie, au troisième étage de la maison rouge. Une épaisse fumée montait devant la fenêtre maudite, et le brillant état-major, pris en écharpe par la décharge de la machine infernale, était creusé, obliquement, d’une tranchée où des chevaux abattus et des officiers jetés à terre gisaient, morts, ou se débattaient, blessés, dans des mares de sang. En avant, le roi, enfonçant son bicorne, talonnait son cheval gris qui bronchait, une tache au garrot… Louis-Philippe passait sur son front sa main gantée de blanc, comme s’il eût été surpris de ne pas la retirer souillée d’un peu de sang. Les princes frappaient le Régent du plat de leurs sabres, pour le faire avancer. La monture du prince de Joinville reculait cependant, ployant les jarrets, le grasset ouvert par un projectile. Les maréchaux et les généraux faisaient, par terre, un tas de dorures ensanglantées. Le maréchal Mortier était mort, le colonel Rieussec était mort ; le général Heymès, le nez emporté, se relevait avec son masque épouvantable. Un cheval emballé prenait sa course vers le Château-d’Eau, monté par un cadavre qui brimbalait.
Et la tranchée de mort se continuait parmi les gardes nationaux et la foule, sous les ormes où le carnage était balayé par un ouragan humain, la poussée du peuple affolé qui fuyait.
L’assassin de César, enjambant le cadavre de sa victime, considéra tout cela, une seconde, les poings crispés sur la barre d’appui. Et aussitôt – sa face, devenue terreuse, exprimant une indicible stupeur-, il contempla d’un air hébété la longue-vue sur son rapport, la tapota machinalement, puis, prenant tout à coup sa résolution, se précipita dehors en refermant la porte derrière lui, avec précaution.
La fumée du coup de pistolet se dissipait lentement, entraînée vers la fenêtre où elle s’évanouissait.
– Ortofieri, n’est-ce pas ? demanda Charles à ses voisins.
– C’est certain, dit Luc avec fermeté.
– Je ne trouve pas que cela saute aux yeux, fit Bertrand. Tous ces citoyens de 1835 ont entre eux un air d’époque qui les assimile curieusement. C’est peut-être Fabius Ortofieri. Je n’en jurerais pas.
– En tout cas, te voilà rassuré, dit Charles en lui serrant la main. Ce n’est pas l’homme à la canne.
– Ah ! cela, sûrement ! C’est très chic de ta part d’y avoir pensé.
Ces propos furent échangés à voix basse et rapidement. La scène historique s’achevait dans un désordre atroce qui s’opposait au calme solennel de ce cabinet de travail où César dormait son dernier somme, les yeux fixes et les bras étendus, à peu près tel que le représentait l’aquarelle de Lami.
Le roi avait réussi à porter son cheval en avant. Il adressait aux gardes nationaux, en agitant son chapeau, des signes de présence et d’amitié, accompagnés d’apostrophes qu’on devinait chaleureuses. Le tumulte atteignait à son comble. Pendant que Louis-Philippe, entraînant le reste de son escorte, repartait en avant, suivi encore de plus de cent officiers empanachés ayant après eux des grooms et des piqueurs, la foule, refluant sur les lieux de l’attentat, autour du massacre, piétinait une quantité d’objets, vestiges de la panique : ombrelles, couvre-chefs, châles, fusils, shakos et bonnets d’ourson. Des civils et des militaires relevaient les tués et les blessés qu’on emportait sur des brancards improvisés. On tirait de côté les chevaux morts. L’horrible corvée s’accomplissait dans la consternation. Des femmes blêmes, en cheveux, passaient à petits pas, soutenues par des personnes compatissantes.
Cependant, une ruée s’était produite dès le début, vers la maison du crime ; des policiers et des sergents de ville, la trique et l’épée hautes, avaient couru à leur devoir. Une agglomération s’attroupa tout à coup devant la porte de l’Estaminet rustique, la maison voisine de celle de Fieschi. C’était là, dans la cour du fond, que l’assassin venait d’être arrêté.
Demeuré sur place, le petit M. Thiers, cerclé d’une large ceinture blanche, gesticulait, donnait des ordres, interpellait les officiers, les soldats et les gens de police. Il sautait, trépignait, allait de droite et de gauche, son pantalon de casimir blanc éclaboussé du sang du maréchal Mortier. Et un monsieur livide, que Colas-Dunormand affirma être le préfet de police Gisquet, lui parlait de temps en temps, la mine atterrée.
– Je sais ce qu’il dit, c’est de l’Histoire ! fit Colas-Dunormand. Il répète : « Mais on m’avait dit : À la hauteur de l’Ambigu ! »
– Oui, approuva Charles. Toujours cette confusion !
L’attention se détendait légèrement parmi les assistants. Le drame était joué. L’instant d’horreur était passé.
Il n’avait pas donné le résultat que Charles escomptait en toute certitude. On avait vu en face le meurtrier de César et il était impossible de soutenir qu’il fût Fabius Ortofieri. Cet homme pouvait être celui dont les portraits se trouvaient là ; mais il n’y avait pas certitude, parce que les portraits n’étaient pas suffisamment pareils et que l’homme ne ressemblait pas assez à l’un ou à l’autre.
Charles, totalement déçu, se raccrocha à l’espoir que la confrontation des images cinématographiques avec les portraits de Fabius produirait un résultat meilleur. On se trouverait, pour y procéder, dans des conditions infiniment préférables. On opérerait posément, tranquillement, au lieu d’être troublé par l’émotion du meurtre… N’importe ! La déconvenue était forte et Charles se sentait navré de ne pouvoir transmettre qu’une telle indécision à Geneviève Le Tourneur.
Il le fit cependant, s’excusant de lui téléphoner très vite, à cause de la journée du 28 juillet 1835 qui continuait à s’écouler et dont il lui fallait suivre les phases, non seulement par devoir d’historien, mais aussi parce qu’il se pouvait que le meurtrier de César revînt sur le théâtre de son forfait.
Devinant que Rita, auprès de Geneviève, écoutait ses paroles, il afficha sur la suite probable des opérations un optimisme qu’il n’éprouvait guère.
– Mais, demanda Geneviève, qui donc serait-ce si ce n’était pas Fabius, puisque maintenant voici hors de cause l’homme à la canne ?
Parbleu ! C’est bien cette pensée-là qui glaçait le cœur de Charles. Douter que ce fût Fabius n’était pas raisonnable.
– Nous verrons, répondit-il pourtant. La luminite n’a peut-être pas dit son dernier mot.
– Oh ! fit Geneviève. Nous sommes consternées.
– Non ! s’écria-t-il. Je vous en supplie. Tant qu’il restera une petite chance, il faut nous y cramponner !… Au revoir !
– Oui, dit faiblement une autre voix, grave et prenante, qui le fit tressaillir. Au revoir !
– Rita ! Rita ! murmura-t-il.
Mais il entendit seulement qu’on raccrochait avec douceur l’appareil téléphonique.
Quand il rentra dans l’atelier, les choses y suivaient leur cours. C’était toujours l’attention du public passionnément appliqué à ne rien perdre du spectacle rétrospectif. C’était toujours, sur le chevalet, l’éclatant tableau du Paris de 1835, avec, aux fenêtres, un autre public, qui avait perdu, à cette heure, son joyeux papillotement, avec, en bas, une foule métamorphosée, frappée de lenteur et de gravité, le lugubre déblaiement de la chaussée couverte de débris et de sang, l’arrivée de voitures où montaient péniblement des officiers couverts de dorures et de pansements.
Le corps de César habitait la solitude du cabinet. Des mouches envahissaient la pièce.
Un quart d’heure plus tard, Louis-Philippe et son escorte, revenant de la place de la Bastille, repassèrent en sens inverse, appuyant cette fois sur les troupes de droite. Il y eut alors un prompt reflux dans la direction de la voie et le tableau donna le mouvement muet d’acclamations passionnément chaleureuses.
La pendule octogonale marquait une heure lorsque les régiments prirent leur formation pour défiler.
Au même moment, une voiture fermée amenait Fieschi, qu’on voulait interroger dans la chambre même de la machine infernale. Une bousculade de curieux, se précipitant dans les deux sens, assaillit sa rentrée dans la maison du crime. C’était une loque, un homme à moitié mort, qu’on portait. Et bientôt, à travers les lames de la jalousie relevée de guingois, on entr’aperçut des formes qui se mouvaient.
Colomba, revenue, remontée par un cordial, causait tout bas avec Charles et Bertrand. Luc de Certeuil et Colas-Dunormand échangeaient quelques propos. Mme Christiani veillait à l’approvisionnement d’une grande table qu’elle avait fait dresser dans le bout de l’atelier et qui constituait un buffet fourni de comestibles simples mais succulents, auxquels chacun se sentait disposé à faire honneur. Car il était midi aux pendules du présent et la matinée avait été aussi longue qu’impressionnante.
Les troupes, pendant ce temps, défilaient, section par section, de la droite vers la gauche, de la Bastille vers la place Vendôme. Les gardes nationaux et les fantassins de la ligne, les voltigeurs et les sapeurs rangeaient la contre-allée opposée, en dépit de quoi, au niveau du champ de massacre, la gauche de leurs rangs se repliait pour éviter de marcher dans l’horreur du sang. Tous, en passant avec la lenteur alors réglementaire, regardaient de-ci de-là et rompaient l’alignement, intrigués, effarés, tendant à ralentir encore pour mieux voir.
Les derniers disparurent. Les façades s’étaient dépeuplées, cessant d’être des tribunes.
Dans le cabinet de César, les mouches tourbillonnaient au-dessus du corps. Et les aiguilles de la pendule continuaient à marquer les heures de la journée.
Charles espérait une entrée inattendue dans la pièce mortuaire, mais la porte de l’antichambre ne se rouvrit que sur le tard, lorsque se produisit, au moment prévu, le retour d’Henriette Delille.
Elle entra en coup de vent, la figure crispée d’émotion, pour avoir vu sur le boulevard le funèbre spectacle qui s’y étalait, peut-être même des civières sortant du Jardin turc, où l’on avait installé une sorte d’ambulance.
Tout de suite, ses yeux se portèrent sur le cadavre, s’horrifièrent, et, chancelante, une main au front, l’autre griffant sa bouche qui semblait laisser échapper un cri – un long cri d’abomination-, elle s’approcha un peu du corps et, à distance, se pencha, craintive et révulsée.
Mais n’en pouvant supporter davantage, elle se détourna et sortit en tumulte pour appeler au secours, ainsi qu’elle devait bien le dire dans sa déposition auprès du commissaire de police Dyonnet.
– Elle va crier à l’aide dans l’escalier, rappela Charles. Et c’est alors que le sieur Tripe l’entendra.
Moins d’une minute après, en effet, Henriette Delille reparaissait, s’arrêtant, appuyée au chambranle de la porte et faisant signe à quelqu’un d’entrer, tragiquement.
Le sieur Tripe – puisque c’était lui – avança lentement.
– Mon Dieu ! s’écria Colomba.
À quoi Bertrand fit l’écho d’une manière plus sourde, mais aussi plus blasphématoire.
– Ça c’est drôle, dit Charles.
Ce qui était drôle, c’était que le dénommé Tripe ne fût en aucune façon un inconnu, quelque passant banal, que l’on s’était imaginé, instinctivement, ventru et gonflant les bonnes joues roses d’un quelconque charcutier.
Point du tout.
Mons Tripe, mince jeune homme sanglé dans son habit noirâtre, la canne sous le bras et le nez au vent, n’était autre que l’amoureux d’Henriette et – à coup sûr – le grand-père de Bertrand Valois : – l’homme à la canne !
– Voilà bien les femmes ! dit Bertrand. La coquine avait certifié à César qu’elle passerait la journée avec ses deux amies, et…
– Et, reprit Charles, voilà pourquoi elle n’est pas revenue plus tôt. Henriette devait être, avec son galant, dans une guinguette fleurie de Meudon ou d’ailleurs, et non au Carré Marigny des Champs Élysées. Ainsi n’a-t-elle appris l’attentat qu’en rentrant à Paris. Tripe – puisque tel est son nom – l’a reconduite jusqu’à la porte du numéro 53, que dis-je ! jusqu’au palier du premier étage ! Et si elle est ressortie si précipitamment, c’est qu’elle savait bien qu’il n’était pas loin et qu’elle le rattraperait aisément.
– C’est clair comme de l’eau de roche, dit Bertrand. Seulement, elle n’a pas cru devoir confier tout cela au commissaire. Elle a préféré lui laisser croire qu’elle ne connaissait pas ce monsieur… hum ! ce monsieur…
– Tripe, acheva Charles malicieusement.
Bertrand, désappointé, vexé, regardait Colomba d’un œil calamiteux. Charles reprit :
– Le baron Tripe, peut-être !
– Ah ! n’insiste pas ! Je t’en prie ! gémit Bertrand.
– Que tu es méchant ! dit Colomba.
– Bah ! décida son fiancé en prenant son parti. Que mon aïeul se nomme Tripe ou autrement, c’était quand même un brave cœur. Voyez-le.
Le nouveau venu, ayant déposé sur le guéridon de marbre blanc sa canne et son chapeau, s’était agenouillé auprès du mort. Un rapide examen lui suffit pour s’assurer de l’irréparable malheur. Il se releva, pâle, laissant retomber ses maigres mains sur ses maigres jambes et, enveloppant la jeune fille d’un triste regard tout fondant de tendresse et de fidélité, un vrai regard de bon chien.
Henriette se jeta contre lui en sanglotant. Il touchait de ses lèvres le front de la jeune fille. Et ils demeurèrent ainsi de longues minutes douces et profondes.
Henriette et Tripe, l’homme à la canne, revinrent peu après, en compagnie de M. Dyonnet, le commissaire, M. Joly, chef de la police municipale, et un sergent de ville.
Tripe jouait convenablement son rôle d’inconnu, de passant, de témoin désintéressé.
Les magistrats se livrèrent aux constatations habituelles en 1835, usant de méthodes primitives et expéditives. On sait quel en fut le résultat.
Avant la nuit, beaucoup de messieurs pénétrés de leur valeur, beaucoup d’auxiliaires également avaient passé dans le cabinet de feu César Christiani, dont la dépouille mortelle fut enlevée aux fins d’autopsie.
– C’est effrayant ce qu’ils se ressemblent ! Ils ont tous l’air d’être parents ! dit Bertrand Valois.
– Tu exagères, repartit Charles. Mais je reconnais pourtant qu’à nos yeux tous ces gens vêtus d’une manière surannée, portant presque tous les mêmes favoris, accusant une expression correspondant aux goûts, aux sentiments de leur siècle, à la mode psychologique de leur temps, me semblent beaucoup moins dissemblables que mes contemporains. C’est fort bizarre et, dans le cas qui nous occupe, c’est bien regrettable. Ah ! pourquoi la photographie n’a-t-elle pas été inventée quelques années plus tôt ! Si nous possédions des photographies – une seule ! – de Fabius Ortofieri, je suis bien certain qu’en la comparant aux images du film qu’on va développer, nous saurions tout de suite à quoi nous en tenir sur l’identité de l’assassin ! Nous saurions s’il est Fabius, ou non. Mais, avec ces portraits à la main, arriverons-nous à un résultat décisif ?…
Les portraits étaient alignés devant lui : la peinture à l’huile, le pastel, les deux miniatures.
La nuit était venue dans l’atelier de la rue de Tournon.
Puis le soir s’assombrit dans le cabinet du boulevard du Temple, désormais privé de l’homme sympathique et si original qui avait vécu là ses dernières années. Henriette y reçut, avec tout l’effacement et la déférence que lui imposait sa condition, les parents de César ; Mme Leboulard pleura beaucoup. Le jeune Napoléon Christiani regarda longuement, d’un air sombre, la grande tache de sang qui noircissait maintenant le tapis de la Savonnerie.
Aux suprêmes clartés de ce jour sinistrement fameux, l’animation persistait au pied de la maison Fieschi. Des soldats en gardaient les abords. Le Café des mille colonnes était transformé en corps de garde. Et là-haut, derrière la célèbre jalousie relevée de travers, une vive lumière, qui ne devait s’éteindre qu’à l’aurore, éclairait la scène des interrogatoires. On avait procédé à beaucoup d’arrestations et il était facile de distinguer, à la lorgnette, la face blême des pauvres diables terrorisés qui défendaient leur innocence.
Le lendemain matin, une nouvelle descente de justice eut lieu sur le théâtre de l’assassinat de César Christiani, en présence de la famille Leboulard, de Napoléon et d’Henriette, vêtus de deuil. La pupille de l’ancien corsaire fut interrogée minutieusement, mais avec bienveillance. Le guéridon de marbre servait de table au magistrat instructeur et à son greffier. Le bureau à cylindre, vidé de tous ses papiers, reçut les scellés. Des policiers examinèrent la chambre du haut en bas. Ils allaient rouler le tapis sanglant pour l’emporter comme pièce à conviction, lorsqu’un homme se présenta, jeune encore, d’allure artiste, portant sous son bras un léger attirail de peintre. On reconnut sans peine Eugène Lami et l’on comprit qu’il demandait l’autorisation de lever un croquis du cabinet tel qu’il se trouvait. Il l’obtint de bonne grâce et, pendant que les acteurs de cette scène judiciaire continuaient leur besogne en explorant le salon des singes, Eugène Lami s’installa dans le coin, entre les deux portes, plaça devant lui un mince chevalet pliant, et ses yeux bleus prirent possession de l’« intérieur » dont il allait fixer l’aspect pour la postérité.
À présent, l’atelier de la rue de Tournon avait subi quelques modifications. Un rideau noir, glissant sur une longue tringle, pouvait masquer la baie et plonger la vaste salle dans l’obscurité. Contre une muraille, un écran blanc se dressait en face d’un appareil de projection cinématographique.
On avait tiré les positifs des films tournés pendant la grande séance. On avait agrandi plusieurs images du meurtrier. Et Charles ne se lassait ni de faire passer à l’écran la reproduction de l’événement rapide et violent, ni de comparer entre eux les portraits de Fabius et les photographies de celui qui avait tué son quadrisaïeul.
C’était à désespérer. Les ressemblances n’étaient pas si accentuées que l’on pût assurer : « Fabius est l’assassin. » Les dissemblances n’éclataient pas au point de prouver le contraire. Si les juges de 1835 avaient eu les films en leur possession, ils en auraient tiré un excellent parti, eux qui avaient la faculté d’appeler en leur présence Fabius Ortofieri en chair et en os, mais aujourd’hui, l’accusé n’étant plus représenté que par des effigies imparfaites et diverses, on n’arrivait à conclure ni dans un sens ni dans l’autre. Et la question se posait de savoir ce que le policier Cartoux aurait dit, pour peu qu’on l’eût mis en présence des photographies si précises de l’assassin, en admettant, d’ailleurs, que l’assassin fût bien l’homme qu’il avait vu rôder sur le boulevard – cet homme qu’il n’avait fait, somme toute qu’entrevoir. Devant la précision des photographies, Cartoux aurait-il persisté à soutenir que Fabius et ce personnage se confondaient ?
Un seul s’était fait une idée bien arrêtée : Luc de Certeuil. Il persévérait dans son opinion première. Selon lui – mais était-il sincère ? – l’évidence était incontestable. Fabius et le meurtrier ne faisaient qu’un.
On l’amena pourtant à se montrer moins affirmatif. Charles consulta des spécialistes de l’anthropométrie. Ils renoncèrent à se prononcer, à cause des divergences considérables qui séparaient les différents portraits de Fabius. Le rapport de ces experts ébranla la religion de Luc. Ou plutôt, devant une assertion aussi qualifiée, il n’osa plus soutenir avec tant d’opiniâtreté qu’on ne pouvait hésiter à reconnaître Fabius Ortofieri dans l’individu bien campé, grand, haut en couleur, décoré de Juillet, qui, maintenant sur l’écran du cinéma, tuait et retuait vingt fois par jour l’infortuné César Christiani, enjambait son corps inerte, courait à la fenêtre, restait hébété durant quelques secondes à regarder l’effet de la machine infernale, à tripoter stupidement la longue-vue et s’enfuyait à toutes jambes.
Il y avait, dans ce terrible drame si bref, un moment qui intriguait tout particulièrement Charles et tous ceux que passionnait l’énigme de ce film policier. C’était – on l’a déjà compris – le moment où l’assassin, dressé en face de son adversaire sans défense, lui avait adressé quelques mots, d’un air cassant, impérieux…
Qu’avait-il dit, alors ? Quelle insulte, quel rappel, quelle sentence inflexible avait-il prononcés ?
La phrase, sans nul doute, était sortie nettement de sa bouche, articulée avec force. L’absence de moustache permettait de voir admirablement remuer les lèvres. Mais, hélas ! tout ce qu’on pouvait affirmer, c’est que l’homme avait parlé, et rien de plus. La luminite n’avait pas été créée pour enregistrer les sons comme elle attardait les images. Muette avait été la merveilleuse rétrovision du 28 juillet, muet demeurait le film que cinq caméras en avaient conservé.
Et pourtant, cette phrase-là était peut-être la clé du mystère ! Ce qu’on dit à l’homme qu’on va tuer ne saurait être banal. Ce sont des mots lourds de sens, assurément. S’ils n’expliquent pas tout, au moins sont-ils de nature à mettre un témoin sur la voie d’importantes découvertes !
Charles Christiani eut alors une idée assez heureuse et qu’un détective professionnel aurait pu lui envier. Il n’en dit rien à personne. Mais, un après-midi, comme il causait avec Colomba en regardant la plaque de luminite qui ne leur montrait plus qu’une chambre fermée, persiennes et portes closes, dépouillées de sa carpette, trop bien rangée, portant le deuil comme savent si bien le faire les chambres des morts, le domestique lui présenta une carte de visite.
– C’est bien, dit-il. Faites entrer.
– Je te laisse, dit Colomba.
– Reste, reste, au contraire !
– Mais qui est-ce ?
– Quelqu’un que j’ai prié de venir et que j’attendais.
– Tu as l’air joliment satisfait… C’est une surprise ?
Le domestique rentra, introduisant un jeune garçon, puis un autre, vêtus tous deux d’un uniforme d’institution. Derrière eux, un homme simple et correct s’avançait. Il prit les devants, et, tandis qu’il passait auprès de ses deux compagnons, ses mains exécutèrent une série de mouvements auxquels il était impossible de se méprendre. C’était là le langage des sourds-muets.
Le visiteur salua Colomba et Charles.
– Voici, monsieur, dit-il, les jeunes gens dont vous avez bien voulu solliciter le concours. Je viens de leur parler par signes, mais ils peuvent prononcer quelques mots, grâce à l’enseignement que nous donnons maintenant dans nos instituts, et ils sont de première force pour lire les paroles sur les lèvres.
Colomba et Charles serrèrent la main aux deux adolescents sourds-muets.
– Veuillez, mademoiselle, leur dire quelque chose, et vous verrez avec quelle facilité ils vous comprendront.
Légèrement troublée, Colomba sourit et articula :
– Bonjour, messieurs, soyez les bienvenus.
Le professeur, au lieu de parler par gestes, se plaça devant ses élèves qui ne cessaient de regarder, avec une sorte de vigilance aiguë, les lèvres des personnes présentes.
– Répétez ce que mademoiselle vient de dire. Vous d’abord, Emmanuel. Ensuite, vous, Martial.
Il s’était exprimé sans hâte, sans force vocale, tout bas, mais en décomposant quelque peu les mouvements de la bouche, par habitude professionnelle. Colomba était loin d’en avoir fait autant ; néanmoins, le jeune Emmanuel, tout muet qu’il était, prit la parole à son tour – d’un ton, il est vrai, péniblement rauque, métallique et qui faisait penser à la voix artificielle d’un automate. Les syllabes, détachées, bourdonnaient inhumainement, sans aucune intonation.
– Mad-moi-selle a dit : « Bon-jour, mes-sieurs, soy-ez les bien-ve-nus. »
Et Martial, d’une voix identique, répéta la même phrase.
– C’est merveilleux, dit Colomba.
Mais cette émission de sons purement mécanique semblait coûter certains efforts aux deux infirmes et les fatiguer. Ils employaient plus couramment avec leur maître le langage silencieux des mains et des doigts.
Charles avait fermé sur la baie le rideau noir. L’exploration du passé allait se poursuivre par un nouveau moyen.
L’écran s’éclaira. Les rouages du projecteur cinématographique se mirent en branle avec leur cliquetis de petite usine. Le cabinet de César apparut. Le vieux corsaire, accoudé à la fenêtre, regardait le colonel Rieussec qui, saluant de l’épée, venait se placer à la droite du roi Louis-Philippe.
Pour obtenir le maximum de netteté, Charles faisait passer le film en noir, celui que la caméra centrale avait tourné et qui représentait de face la scène restituée par la luminite. La bande était parfaite, le soleil n’ayant pas frappé directement la fenêtre de ce cabinet exposé au nord. Quand l’assassin fit son entrée impressionnante, il se mit en lumière aussi complètement qu’on pouvait le désirer. Dès qu’il eut parlé, à l’instant même où il levait son arme pour tirer, Charles arrêta la projection et refit le jour dans l’atelier.
Les deux muets agitaient prestement leurs mains.
– Eh bien ? demanda Charles au professeur.
– Ils sont d’accord, déclara ce dernier. L’homme au pistolet a prononcé la phrase suivante…
Le frère et la sœur écoutaient avec une extraordinaire émotion, saisis d’une espèce de frayeur bizarre, à l’idée qu’ils allaient entendre, grâce au concours d’admirables circonstances, l’écho de paroles éteintes depuis près d’un siècle et qui, peut-être, dénoueraient le plus passionnant, le plus agaçant des mystères.
Le professeur continua :
– L’homme a dit : « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? »
– C’est tout ? fit Charles, une fois de plus désillusionné.
Colomba prit un air attristé.
– Pas de chance ! dit-elle. Cela et rien…
– Nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant, reconnut Charles. Fabius Ortofieri pouvait fort bien se présenter devant César en lui jetant cette apostrophe. Il y avait peut-être longtemps qu’ils ne s’étaient rencontrés.
– Monsieur, dit Colomba, vos élèves pourraient-ils nous dire quelque chose sur l’accent avec lequel cette phrase a été prononcée ?
– Ce serait trop leur demander, mademoiselle. Ils saisissent la forme des paroles, c’est tout. Et il faut que celles-ci soient bien déformées pour dénoncer un accent.
Celui qui s’appelait Martial fit des gestes. Il avait suivi des yeux ce que le professeur venait de dire.
– Martial me confirme qu’il lui est impossible de nous renseigner davantage. Il n’a rien remarqué de particulier. Tout ce qu’il peut certifier, c’est que l’élocution fut précise et qu’aucun balbutiement ne l’a brouillée. L’homme articulait normalement, sans grasseyer ni zézayer.
Charles expliqua :
– Ma sœur vous posait cette question parce que, si l’assassin avait eu l’accent méridional, le fait nous aurait donné une précieuse indication. Certaines personnes présument que le crime a été commis par un Corse ; vous comprenez ?
Le professeur, d’un geste, exprima son impuissance.
On en fut réduit à déplorer, purement et simplement, que le meurtrier eût été si laconique et, aussi, que César eût tourné le dos pendant tout le temps – bien court ! – où les deux ennemis étaient restés face à face. Car il était vraisemblable que César avait parlé, de son côté. Non seulement cela paraissait probable, étant donné les conjonctures de l’événement, mais encore les gestes du vieillard, les mouvements de sa tête et de ses épaules semblaient bien indiquer qu’il avait répondu quelque chose à cette brusque interrogation : « Vous me reconnaissez n’est-ce pas, capitaine ? »
Il est vrai que les dernières paroles de César n’avaient peut-être été qu’une exclamation, ou bien qu’elles n’auraient jeté nulle lumière sur la ténébreuse aventure de cette mort. Un miroir, reflétant la figure du corsaire, n’eût révélé peut-être qu’un cri ou qu’une phrase aussi inutile que celle de l’assassin : « Vous me reconnaissez… »
On regretta cependant qu’aucune glace n’ornât la cheminée et l’on chercha néanmoins avec acharnement, au long des images du film, si quelque surface polie, quelque verre de tableau, quelque vitre de fenêtre ouverte, ou bien même le bois verni d’un meuble, n’avait pas réfléchi obscurément le visage et par conséquent la parole de celui qui allait mourir…
Rien. On ne trouva rien. Ni les yeux de Charles et de Colomba, avivés par le désir du cœur, ni les prunelles des sourds-muets, renforcées par une loi de nature, ne purent découvrir l’ombre d’un reflet.
Charles, pensant que la face de César s’était pourtant, à coup sûr, reflétée dans la pupille même de son meurtrier, agrandit sur l’écran, par une manœuvre facile, l’image de ces yeux farouches qui fixaient durement ceux de César. Mais, dès que l’agrandissement atteignit l’ampleur qui eût permis de reconnaître, sur le miroir rond de à pupille, la face réduite du vieillard, la projection devint confuse, nuageuse, pâle ; l’agrandissement s’effaça par son propre jeu et Charles dut renoncer sans retard à une espérance qui ne manquait pas d’une certaine beauté audacieuse et singulière.
De guerre lasse, on abandonna le film du meurtre et l’opérateur amateur fit passer d’autres bandes : celles qui avaient été prises antérieurement au 28 juillet 1835 et, entre autres, les scènes dramatiques entre César, Henriette et l’homme à la canne, dont le nom était Tripe.
Ainsi fut reconstitué tout le dialogue de ces altercations qui apparurent alors un peu différentes de l’idée qu’on avait pu s’en faire. Il en ressortait que César n’avait jamais laissé échapper un seul mot qui fût de nature à trahir, auprès d’Henriette, ses profonds sentiments. Il s’opposait aux assiduités de Tripe, « parce que, disait-il, c’était un garçon de rien, sans sou ni maille et qui ne savait que rimer des billevesées » ; mais jamais sa tendresse amoureuse ne s’était exprimée ; il en avait gardé les souffrances pour la solitude et toujours il était resté, aux yeux de la jeune fille, un tuteur tyrannique, violent, mais sans reproche.
– J’aime mieux cela, fit Charles avec un regard vers sa sœur. César était un digne homme, j’en suis content.
– Et Tripe était poète ! dit Colomba. C’est Bertrand qui va être heureux !
– Une noblesse qui en vaut bien d’autres !
Les sourds-muets s’en allèrent, ne laissant pas inconnue la moindre des paroles visibles sur les films.
– Et voilà ! s’exclama Charles. Résultat : zéro. « Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ? » Qui César a-t-il reconnu ? Il y avait des milliers de gens qui auraient été dans le cas de l’aborder ainsi. Des milliers ! parmi lesquels, c’est certain, Fabius Ortofieri, dont les portraits, en somme, pourraient à la rigueur, être ceux du criminel !
Colomba gardait le silence.
– J’espérais mieux de la journée d’aujourd’hui, reprit son frère. « Vous me reconnaissez… » Que faire de cela ?
– Le ranger avec les autres acquisitions que nous avons faites, avec tout ce que nous avons appris depuis ta trouvaille de la luminite. Et puis… attendre.
– Attendre quoi ? Qu’est-ce que la luminite pourrait bien nous révéler, maintenant ? L’heure des révélations est passée, sur ce chapitre ! Attendre ! J’en connais, moi, qui n’attendront pas. Les parents de Rita et Luc de Certeuil n’ont, tu le penses, aucune raison de retarder… ce que nous savons ! Va, c’est fini !
– Tu l’as déjà dit naguère, et pourtant tout a recommencé. Charles ne sais-tu pas que rien n’est jamais fini ?
Le mariage de Colomba Christiani et de Bertrand Valois avait été fixé au jeudi 12 décembre. Les préparatifs de cette imposante cérémonie n’empêchèrent pas les recherches de se poursuivre touchant l’énigme du boulevard du Temple. Au contraire, elles furent menées, durant cette période, d’une façon particulièrement active. Charles avait repris courage avec une ardeur nouvelle et acharnée, comme tous ceux qui, apercevant le désespoir, lui échappent d’un sursaut. Il ressentait d’ailleurs la nécessité croissante de multiplier ses efforts, car bientôt le départ des nouveaux mariés le priverait de ses collaborateurs les plus précieux, et chaque matin il redoutait, plus cruellement que la veille, d’apprendre les fiançailles officielles de Rita et de Luc. Rita, il le savait bien, pressée de toutes parts, ne pouvait pas différer éternellement l’heure de son renoncement définitif.
Bertrand, tout en enrageant de ces préjugés qu’il estimait fossiles et qui, disait-il, le ramenaient de deux siècles en arrière, n’en travaillait pas moins de bon cœur à la solution du mystère criminel.
– Puisqu’il n’y a que cette manière-là d’en sortir, disait-il à Charles, allons-y ! Cherchons ! Besognons ! Mais, parole d’honneur ! avec vos grands principes et vos belles traditions, vous me navrez ! Il est vrai, ajoutait-il en levant son nez matois, il est vrai qu’un descendant de M. Tripe n’a point voix au chapitre. Silence aux croquants ! Et travaillons.
Ils travaillaient. Ils procédaient minutieusement à toutes les observations, à tous les recoupements que pouvait leur suggérer l’étude serrée des films, combinés avec les pièces des dossiers, la vaste paperasse des documents divers, jusqu’au plan en relief qui, sous une vitrine du musée Carnavalet, reproduit l’aspect du boulevard du Temple lors de l’attentat de Fieschi.
Pourquoi l’assassin avait-il choisi, pour commettre son crime, le moment même où le roi passait ? L’instruction du procès Ortofieri en donnait une explication. Chacun savait alors que le passage du souverain devant le front des troupes s’accompagnait toujours d’un grand fracas de tambours et de musiques, renforcé d’une tempête d’acclamations. L’occasion de ce vacarme était unique. Et Bertrand avait fourni la preuve qu’en effet le bruit avait été considérable, puisqu’un verre de cristal en avait vibré sur le bureau à cylindre. Il était indéniable, d’une part, que ce bruit pouvait, dans une large mesure, étouffer une détonation éclatant à l’intérieur d’une chambre, d’autant plus que – particularité à laquelle Charles n’avait pas songé au début – cette détonation provenait peut-être d’un pistolet peu chargé de poudre, puisqu’il était destiné au tir à bout portant. Il était non moins évident, d’autre part, que la foule massée sur le boulevard offrirait à un fugitif toutes les facilités pour disparaître promptement ; ne savait-on pas que Fieschi s’était tenu le même raisonnement ?
De ces déductions, malheureusement, rien ne résultait au point de vue de l’identité du criminel. Fabius Ortofieri, tout comme un autre, avait le droit d’être astucieux dans sa préméditation.
On rechercha, au dossier de l’affaire, si le pistolet, présumé « arme du crime » par l’instruction de 1835, était semblable à celui que la luminite avait montré dans la main du tireur et que les caméras avaient photographié. Ce fut en pure perte, les perquisitions opérées, dès le 30 juillet 1835, au domicile de Fabius n’ayant amené qu’une découverte inutile : celle de plusieurs pistolets de différentes formes, tous bien nettoyés, dont chacun avait pu servir récemment, sans que rien dénonçât que l’un d’eux eût, en effet, servi. Du reste, aucune de ces armes ne se trouvait décrite dans les constats.
Ces exemples font voir avec quelle logique et quelle attention les recherches étaient conduites. On pourrait en accumuler beaucoup d’autres, ce qui n’aurait pour résultat que d’allonger vainement notre récit.
Tout n’aboutissait à rien. Et les nouvelles que Geneviève Le Tourneur recevait chaque jour, venant de l’atelier, étaient aussi désespérantes que celles dont la jeune femme transmettait à Charles l’écho douloureux. Rita, assiégée d’objurgations, seule contre tous ses proches, murée dans le silence de son secret, se voyait acculée à une capitulation qui, d’un moment à l’autre, au hasard des attaques et de ses défaillances, pouvait se produire. Elle jetait vers Charles, par l’intermédiaire de son amie, des appels désolés. Sur le point de se rendre, elle informait tristement Geneviève de l’impossibilité où elle serait bientôt de temporiser davantage ; Charles en recevait la nouvelle avec un sombre désespoir, traduisant tout ce qu’il apprenait de la sorte en cris d’alarme : « Vite ! Vite ! Trouvez ! Demain il sera trop tard ! Je suis à bout de forces ! »
Il n’avait pas revu Rita et redoutait de la revoir. Mais Mme Le Tourneur lui faisait de la jeune fille un portrait affligeant. Elle craignait que sa santé ne fût compromise par tout le souci qu’elle prenait et le tourment qui la rongeait sans cesse.
Le mariage de Colomba eut lieu dans ces conditions. À ce moment, Charles n’entrevoyait plus qu’une toute petite chance de salut, si faible qu’elle existait à peine.
Cette chance résidait dans les documents que la cousine Drouet avait hérités de César Christiani, son bisaïeul.
Charles savait qu’en 1835 la majeure partie des papiers de famille avait échu non à Lucile, grand-mère de la cousine, mais à Napoléon, comme il convenait, puisque Napoléon représentait la branche aînée et qu’en ces matières les mâles ont toujours le pas sur les femmes, attendu que le nom leur est attaché et qu’ils ont charge de le perpétuer. Mais, si maigres que fussent les archives familiales de la cousine Drouet, peut-être contenaient-elles cependant, par hasard, une pièce quelconque qui, on ne sait comment, donnerait une indication sur un certain point capital que rien, jusqu’ici, n’avait éclairé de la moindre lueur, à savoir : César Christiani avait-il eu des ennemis autres que les Ortofieri ? Et, plus précisément : s’était-il attiré la haine d’un homme qui n’était pas Fabius ?
De deux choses l’une : ou l’assassin était Fabius, ou il n’était pas un Ortofieri, car, en 1835, aucun membre de la famille Ortofieri, autre que Fabius, n’avait l’âge de celui-ci, c’est-à-dire l’âge même de l’homme qu’on avait vu tuer César. Si donc l’assassin n’était pas Fabius, il fallait le chercher soit parmi les partisans des Ortofieri, soit n’importe où, dans le vaste monde.
Dirigé par cette pensée, Charles s’était efforcé de découvrir – surtout dans la correspondance de César – une trace de discussion, de dissentiment, la révélation, même fugace, d’une querelle ou de n’importe quel incident susceptible d’avoir engendré contre César une rancune mortelle. Aucune allusion ne lui avait semblé digne d’être retenue ; la plus précise était trop vague ; ses investigations étaient restées infructueuses sur ce point comme sur les autres. Les papiers de la cousine Drouet seraient-ils plus instructifs que les documents détenus par la branche aînée ? La chose était douteuse, mais il fallait la vérifier, et, comme un peu d’inconnu s’y fortifiait encore, un peu d’espérance s’y réfugiait aussi.
Charles vit la cousine Drouet, pour la première fois de sa vie, le matin même de la cérémonie nuptiale, dans le salon de la rue de Tournon. La vue de cette dame surprenante atténua sensiblement la mélancolie que lui causait l’obligation de participer à une fête de cette nature alors que tout semblait conspirer à reculer indéfiniment l’avènement de son propre bonheur.
Il s’efforçait de surmonter son affliction et de faire bonne figure aux invités qui affluaient : témoins, parents, garçons et demoiselles d’honneur, habits noirs et décorations, toilettes exquises, jeunesse, pompes et fleurs, quand Amélie Drouet s’avança, au milieu de tout ce beau monde élégant, comme l’ambassadrice charmante d’un passé malheureusement disparu à jamais.
Comment cette petite vieille n’était-elle pas ridicule en ses atours démodés ? Pourquoi n’y eut-il qu’un cri pour la déclarer adorable avec ses quatre-vingt-trois ans, ses rides et sa démarche saccadée ? C’est que tout, en elle, provenait d’une époque dont la grâce, oubliée, était faite d’impérissables séductions, léguées par les aïeules. Elle avait beau n’être qu’une antique Carabosse ratatinée, harnachée de falbalas invraisemblables, elle portait l’indéfinissable marque de la politesse d’antan et d’une éducation non pareille. Tant d’aisance et de sûreté surprenait les jeunes filles qui ne comprenaient pas pourquoi cette caricature, au lieu de les faire rire, leur en imposait. De grands siècles s’étaient succédé pour revêtir ce petit bout d’ancêtre d’une insaisissable élégance, que des générations avaient cultivée et qui, maintenant, étonnait les gens comme une merveille dont le secret s’était perdu.
Charles s’élança véritablement vers elle, tant la cousine Drouet – qui pourtant n’avait jamais été qu’une grande bourgeoise et non pas même une fille de petite noblesse – avait, en se présentant, de la race et « de la branche ». Ses yeux d’un bleu passé, regardaient comme ceux d’un pastel ; ils avaient l’air d’avoir été conçus par un La Tour ou un Chardin, puis effacés, un peu, par l’estompe du temps. Et, tout à coup, Charles Christiani réalisa pleinement pourquoi elle lui était si sympathique. C’est qu’elle ressemblait sans conteste à César. Les caprices de l’hérédité avaient privé la branche aînée, du moins jusqu’à présent, de cette succession charnelle ; mais le visage du corsaire revivait, adouci, sous les bandeaux blancs de la vieille cousine, et c’était pour Charles une joie et un soulagement que retrouver de César quelque chose de vivant, depuis qu’il contemplait le corsaire défunt comme derrière la vitre de l’au-delà.
La cérémonie faite avec un magnifique déploiement de fastes religieux, tout Paris défila dans la sacristie de Saint-Sulpice, rapprochant coude à coude les Corses notoires de la capitale, des comédiens obscurs ou célèbres et force historiens, biographes et autres messieurs de bibliothèque qui tenaient à rendre hommage au frère de la mariée.
Ce dernier s’empara de la cousine Drouet et l’entreprit sur le sujet des papiers qu’elle pouvait posséder.
La bonne dame était dure non d’oreille, mais d’entendement. Un léger brouillard commençait à embrumer son esprit. Cependant, les anciens souvenirs gardaient en elle une certaine précision. Elle assura son petit-neveu qu’elle ne possédait aucun document d’importance. Des meubles, oui, elle avait des meubles qui lui venaient de César. Mais des papiers, presque pas, autant dire : rien.
Charles insista pour qu’il lui fût permis de compulser ces quelques feuilles. Il fut convenu qu’il se rendrait rue de Rivoli dès le lendemain.
Sans attendre toutefois que l’antique et aimable parente lui ouvrît son logis et ses tiroirs à vestiges, Charles la sollicita de lui ouvrir sa mémoire. La serrure en était rouillée, les gonds ankylosés ; mais, si quelques souvenances y tombaient en poussière, d’autres se tenaient encore et l’on pouvait les manier sous toutes leurs faces, comme de fragiles vieilleries d’étagère.
Amélie Drouet était née en 1846. Elle avait déjà vingt ans lorsque sa grand-mère, née Lucile Christiani, était morte, et trente-sept ans lorsque son père, le conseiller Anselme Leboulard avait, à son tour, quitté cette terre. Ces deux témoins de la vie de César, qui avaient joué un rôle important dans le procès de Fabius Ortofieri, ne s’étaient pas fait faute de parler à Amélie de son arrière-grand-père et de sa mort tragique. Mais, pour eux, la culpabilité de Fabius ne faisait pas question. Et Charles, devant une croyance aussi enracinée et que la cousine Drouet partageait depuis l’âge le plus tendre, jugea téméraire de dévoiler qu’il remettait en cause ce qu’elle avait considéré, toute sa vie, comme une indiscutable vérité. Il préféra lui laisser croire que la rétrovision à laquelle naguère on l’avait conviée ne revêtait d’autre intérêt que d’apercevoir, à travers les âges, un événement dont personne n’avait songé à contester les péripéties principales.
La cousine Drouet parlait volontiers de César. Elle avait un culte pour sa mémoire, sachant bien qu’elle ressemblait au corsaire et qu’il n’avait pas dépendu d’elle-même de mener une vie aventureuse et navale, plutôt que d’être une bourgeoise sédentaire, fille et femme de magistrats.
César avait-il eu beaucoup d’ennemis ? Le savait-elle ?
Là-dessus, aucun souvenir. Amélie errait.
On l’avait ramenée de Saint-Sulpice à la rue de Tournon sans trop avoir à la prier. Charles lui fit les honneurs de la luminite. Elle en comprit à moitié la merveille, n’y attacha qu’une importance confuse et se retira en faisant assaut de civilités avec Mme Christiani. Toutes deux paraissaient oublier les nombreuses années pendant lesquelles l’une avait tenu rigueur à l’autre d’une faute hypothétique.
– Quelle agréable douairière ! dit Charles.
– Oui, repartit sa mère ; Si elle s’était bien conduite avec Mélanie…
Il en rit. Mais c’était le moment où Bertrand Valois allait emmener sa jeune femme. Ils entrèrent tous deux, en costume de voyage, et si notre historien continua de rire, c’est bien qu’il s’y força.
Avec quelle surprise, avec quel émoi Charles Christiani retrouva-t-il chez la cousine tant d’objets qu’il avait vus dans le cabinet de César, grâce aux effets de la luminite, et qu’il pensait perdus !
Mme Drouet ne logeait pas dans la plus noble partie de la rue de Rivoli. Elle occupait un bel appartement, un peu bas de plafond, au deuxième étage d’un immeuble situé non loin du Châtelet. Elle vivait là depuis plus de vingt ans, avec deux vieilles bonnes, en de vieux meubles, au milieu d’une quantité de souvenirs dont la profusion suffisait à rappeler le caractère de César.
Aujourd’hui, l’âge accablait d’indifférence la propriétaire de ce pittoresque bric-à-brac, mais il était facile de comprendre que, depuis sa jeunesse, elle avait vénéré avec fanatisme la mémoire du capitaine corsaire.
Dans son salon Louis-Philippe, où parvenaient, à travers la grille d’un étroit balcon, les bruits de la rue populeuse, on reconnaissait le buste de l’Empereur, la pendule octogonale, la mappemonde, des gravures marines, un petit modèle de corvette, la longue-vue et je ne sais combien d’armes qu’avait éclairées, le 28 juillet 1835, la lumière du boulevard du Temple.
En somme, lors du partage des biens de César, c’était une chance que la plaque de luminite, travestie en ardoise, fût allée à Napoléon Christiani plutôt qu’à sa tante Lucile. Sans s’attarder à supposer ce qui fût résulté de cette interversion, Charles se laissait prendre à l’agrément singulièrement vif et doux de contempler des choses chères qu’il avait crues anéanties et de sentir, par suite, que le passé n’était pas aussi passé qu’on l’aurait supposé. Et puis, dans ce milieu, chez elle, la cousine Drouet lui rappelait davantage encore le plus original des ancêtres. Elle adorait les animaux. À défaut de singes, deux petits chiens gras trottaient en jappant sur un tapis… (Seigneur ! mais c’était tout simplement le tapis de la Savonnerie que la mort de César avait ensanglanté ! Toute trace macabre en avait disparu et l’usure blanchissait la trame de ses arabesques.) Devant les fenêtres, deux grandes volières agitaient des envols et des sautillements : toute une population multicolore et voyante sifflait, gazouillait, menait un incroyable concert qui eût réjoui les oreilles du vieil amateur défunt.
La cousine Drouet, pour évoluer parmi ce décor, avait des gestes et des mouvements dont la brusquerie évoquait, à travers deux générations, celui dont elle descendait. Tout cela formait un ensemble séduisant qui charmait l’historien. Il lui semblait que César s’acharnait à se prolonger, qu’il employait à cela tous les pauvres petits moyens dont les morts disposent, et, malgré lui, le rêveur que chacun porte en soi s’en trouvait réconforté, songeant que les morts ne doivent pas se donner tant de peine pour rien.
Hélas ! Si Charles Christiani avait légué à sa petite-fille quelques traits de son visage et quelque allure de son maintien, le goût des bêtes et la propriété d’une foule de choses disparates, là s’arrêtaient les bienfaits de sa succession. Les papiers provenant du partage de 1835 dépassaient en insignifiance tout ce que la cousine Drouet avait fait prévoir ; c’étaient des comptes, des lettres d’affaires ; dix minutes suffirent à Charles pour se convaincre du buisson creux.
Il cacha sa déconvenue, non sans efforts, car il s’apercevait maintenant que, dans les profondeurs de son âme, il avait fondé sur cette dernière chance beaucoup plus d’espoirs qu’il n’était raisonnable, et il prit congé de la cousine Drouet en lui promettant de revenir la voir très prochainement.
Cependant, comme chacun sait, « l’homme propose, mais Dieu dispose », et sept mois devaient s’écouler avant que la bonne vieille dame reçût la visite qui lui était annoncée.
En effet, les jours suivants, des incidents de mauvais augure frappèrent l’esprit de Charles. Mme Le Tourneur, qu’il avait demandée au téléphone, n’était pas chez elle, et sa femme de chambre dit qu’elle serait absente pendant un certain temps. D’un autre côté, Luc de Certeuil, que Charles ne rencontrait plus que par hasard, sembla bizarrement contraint, gêné, lorsque, à deux reprises, il se trouva devant son voisin, à la porte de l’immeuble. Il y eut même un changement tout à fait mystérieux dans la manière d’être de Mme Christiani, qui parut subitement préoccupée et se montra pour son fils tantôt plus roide et tantôt plus affectueuse qu’à l’ordinaire.
Charles pressentit son malheur. Il en eut la confirmation par des indifférences : Rita Ortofieri était fiancée à Luc de Certeuil. Du même coup, il avait compris que sa mère n’ignorait pas son déplorable amour.
Il ne dit rien. Il ne se plaignit pas. Aucun mot ne fut échangé entre Mme Christiani et lui. Seulement, ils demeurèrent ensemble plus souvent, dans une intimité plus étroite et plus chaude, qu’ils mettaient leur orgueil à motiver par le départ de Colomba, exclusivement. Et la mère, secrètement torturée, priait de tout son cœur pour l’allégement de leur double souffrance.
Peut-on dire que cet allégement se produisit ? Ce serait sans doute bien mal traduire leurs sentiments. Cependant, lorsque la nouvelle que la fiancée de M. de Certeuil était gravement malade leur parvint, est-ce que leur saisissement, est-ce que, même, l’affreuse angoisse de Charles ne furent pas mêlés d’on ne sait quel relâche ? Charles voulait croire que Rita guérirait, il se refusait à admettre toute autre suite à cette maladie dont il connaissait les causes et qui lui rendait la jeune fille aussi chère qu’une martyre bien-aimée. Mais pouvait-il ne pas voir une intervention vraiment providentielle dans ce délai, dans cet effrayant sursis qui remettait à plus tard l’événement dont l’imminence l’épouvantait ?
Sur le moment, il fit taire en lui les voix qui s’écriaient : « Rien n’est perdu ! La destinée gagne du temps ! Courage ! » Aussi bien, une semaine plus tard, les bulletins de santé que Geneviève Le Tourneur lui communiquait quotidiennement se firent si menaçants que l’anxiété seule régna dans son cœur et qu’il se reprocha avec abomination d’avoir pu se laisser distraire par des pensées étrangères au salut de Rita. Et pour qu’elle vécût, pour que la nature continuât de compter au nombre des vivants celle qui la parait de tant de grâce et de grandeur, il offrit au monde le sacrifice de la perdre, pourvu que le monde ne la perdît point.
De telles décisions, prises dans le mystère des consciences, sont-elles propres à modifier le cours du destin ? Les forces qui règlent l’avenir, dirigent les épisodes et préparent les dénouements sont-elles – comme nous le voudrions – sensibles aux réactions des âmes ? Nos attitudes ont-elles le pouvoir de déterminer le futur dans un sens ou dans l’autre ? L’heure n’est pas venue encore de révéler au lecteur comment ces forces devaient tenir compte du vœu si pur et si élevé de Charles Christiani. Des mois passèrent, pendant lesquels ses pensées, désormais invariables, ne démentirent pas sa belle résolution. Il y fut fidèle à tous les instants, même quand on lui apprit que Rita était hors de danger et qu’après une convalescence qui serait longue, elle pourrait reprendre la vie là où elle l’avait laissée.
Tant que la jeune fille avait été en péril, Charles, pour persévérer dans son abnégation, ne s’était pas trouvé aux prises avec son instinct. Ce fut plus difficile quand il sut que Rita reprenait le souffle et les couleurs et qu’après avoir cessé, pendant des semaines, d’être à quiconque, elle allait maintenant rentrer dans le siècle et bientôt même se donner à un autre. C’est là véritablement que commença le sacrifice. Le vœu exaucé : il fallait payer, en acceptant avec sérénité ce que l’avenir apporterait.
Il n’apporta rien pendant toute la première moitié de l’année 1930. Rien que la tristesse, entretenue par le fait que toutes choses restaient en suspens et que, par conséquent, l’incertitude n’autorisait ni quelque espoir nouveau qui eût chassé cette tristesse, ni l’abandon total qui l’eût poussée à l’accablement.
Rita, en février, était partie pour la Côte d’Azur afin d’y mener sa convalescence.
Elle en revint à la fin de mai et on reparla de son mariage. Cette fois, Mme Le Tourneur ne jugea pas à propos de se soustraire aux visites de Charles Christiani. Un jour, elle lui déclara, en même temps, que le cœur de Rita n’avait pas changé et que, chez les Ortofieri, on commençait à parler beaucoup de bans à publier et de contrat à établir.
Ce fut à cette circonstance que la cousine Drouet dut l’avantage de recevoir tardivement la visite qu’on lui avait promise plus d’un semestre auparavant.
Charles avait appris, fort malencontreusement, que le banquier Ortofieri venait de convoquer son notaire avec Luc de Certeuil et le sien. Il dut faire de grands efforts, ce jour-là – qui était le 13 juillet-, pour dissimuler son chagrin et se rappeler ses hautes résolutions. Colomba et Bertrand, installés dans leur bonheur conjugal, lui conseillèrent vivement d’entreprendre un grand voyage. Au moment dont nous parlons, il se trouvait chez eux ; on l’y voyait souvent, car il était en proie au perpétuel besoin de changer de place.
Aucune obligation ne le retenait à Paris. Aucun espoir non plus. Pendant ces sept mois, la luminite ne lui avait donné que des déceptions, pas la moindre, indication qui fût à retenir. La destinée, jusqu’ici, s’obstinait à lui être contraire.
– Je veux bien, dit-il. Je partirai après la fête nationale. J’irai… n’importe où. Trois de mes amis s’en vont en Suède et en Norvège, dans quelques jours ; je les suivrai. Allons, c’est dit. Mais, auparavant, il me faut aller voir la cousine Drouet et prendre congé d’elle. Je l’ai traitée légèrement. Elle ne doit plus rien comprendre à mon silence.
– J’irai avec toi, dit Colomba. Elle m’enchante.
– Allons-y tous les trois, demain ! proposa Bertrand.
Charles objecta le 14 juillet, qui lui semblait impropre à une visite correcte. Bertrand reprit :
– Tu lui feras une visite « correcte » la veille de ton départ. Mais, demain, elle sera ravie de nous offrir son balcon pour voir la revue.
– C’est vrai ! fit Charles. La revue 1830.
– Tu ne voudrais pas manquer cela, j’imagine ! dit Colomba. Toi, l’historien de cette époque-là !
– Oh ! nous avons assisté, il y a quelques mois, à une revue autrement exacte et singulièrement émouvante ! Et quand le cœur m’en dit, je fais défiler, dans mon imagination, des armées entières, dont la reconstitution, je t’en réponds, et sans défaut ! Mais, après tout, l’idée n’est pas mauvaise. J’envoie un pneu à la cousine, n’est-ce pas, pour la prévenir ?…
– C’est entendu ! dit Bertrand. Passe nous prendre demain matin.
Le lecteur se souvient très certainement de la parade militaire à laquelle Bertrand Valois venait de faire allusion. Le 14 juillet 1930, la traditionnelle revue des troupes de la garnison de Paris se doubla d’un spectacle peu commun. Le gouvernement de la République voulut montrer aux Parisiens les officiers et soldats qui, portant les uniformes de l’ancienne armée d’Afrique, avaient récemment défilé, à Alger, devant M. Doumergue, lors des fêtes du centenaire de la conquête. Le bey de Tunis assista, auprès du prince de Monaco, à cette curieuse et imposante manifestation, et quarante chefs arabes y prirent part à cheval. La revue fut passée sur l’esplanade des Invalides. Après quoi eut lieu le défilé qui, pour les troupes reconstituées, se prolongea par la Concorde, la rue Royale, les boulevards de la Madeleine et des Capucines, l’avenue de l’Opéra et la rue de Rivoli, jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville.
L’appartement de la cousine Drouet se trouvait admirablement situé, en effet, pour servir de première loge à cette vaste représentation militaire qui, sans le secours de la luminite, allait offrir aux yeux de Charles, de Bertrand et de Colomba, en plein XXème siècle, un spectacle rappelant d’assez loin la fameuse revue du 28 juillet 1835, mais qui, on pouvait en être sûr, ne serait bouleversée par aucune machine infernale.
– Demain, disait Charles en quittant sa sœur, demain, au moins, rien à craindre. Pas d’imprévu !
– Qu’en sais-tu ? fit Bertrand, les narines hautes.
Colomba l’embrassa tumultueusement.
– Quel fou ! dit-elle.
À l’heure où Charles quittait sa sœur et son beau-frère, deux jeunes femmes, l’une très brune et l’autre très blonde, les bras chargés d’un monceau de roses, suivaient une allée retirée, dans le cimetière du Père-Lachaise. Rita, aujourd’hui plus mince, plus élancée, semblait avoir grandi depuis sa convalescence. Un reste de pâleur accusait encore le cerne de ses yeux, plus brillants que naguère et plus profonds. Maintenant, à côté de Geneviève Le Tourneur, ce n’étaient plus sa démarche, ni l’air de son visage, ni les reliefs inexprimables d’une adolescence à peine révolue, ce n’était plus rien de tout cela qui la distinguait de son amie. Deux « jeunes femmes », on l’eût dit. Les robes et la coiffure seulement tentaient d’y mettre bon ordre, mais tout le monde n’entend pas le langage des modistes et des couturières. Ce n’était plus comme sur le pont du Boyardville. Sans doute, la beauté de Mlle Ortofieri ne perdait rien à cette finesse, à cette grave pâleur et à cette ardente mélancolie. Mais sa grande peine et sa longue bataille contre la mort avaient à jamais chassé de son être les dernières traces de la divine enfance.
– Ce doit être par ici, dit-elle.
Les allées s’enchevêtraient. Cette contrée du Père-Lachaise est ombreuse et romantique. Les monuments ont une apparence d’autrefois. Les arbres eux-mêmes sont funèbres à l’ancienne mode et leur feuillage est éploré selon le saule du poète.
Geneviève et Rita cherchaient, des yeux, parmi les stèles, entre les cyprès et les ifs. Geneviève fit halte.
– C’est là.
Une tombe allongeait sa dalle moussue dans un petit enclos qui la bordait de chaînes reliant quelques bornes. Sous un frêne pleureur, la stèle ogivale se dressait toute droite, comme le chevet d’un dur et froid lit de pierre. Et, gravés l’un sous l’autre, au plat de la table, des noms s’alignaient.
Le premier :
Paul Maximilien Horace Christiani
né à Silaz (Savoie) le 2 avril 1792
décédé à Paris le 13 novembre 1832
Le second :
Louis Joseph César Christiani
capitaine de vaisseau
né à Ajaccio le 15 août 1769
décédé à Paris le 28 juillet 1835
Le troisième : Eugénie Christiani, 1844-1850. Puis : Lucile Christiani, épouse Leboulard, 1795-1866 ; Anselme Leboulard-Christiani, 1815-1883 ; Napoléon Christiani, 1814-1899 ; Achille Christiani, 1848-1923 ; Adrien Christiani, mort pour la France, 1873-1915.
Elles lisaient en silence, immobiles, Rita plus pieusement, roses toutes deux du reflet des fleurs dont elles pressaient contre leurs seins la masse somptueuse.
Rita soupira profondément.
– Les tristes amours ! dit-elle avec un sourire fugitif et plein d’amertume.
Le soir venait après une journée sans éclat. Le soleil couchant blêmissait les branches dans les bosquets funéraires et archaïques. Les oiseaux, sur le point de disparaître pour la nuit, pépiaient à l’envi dans le grand silence du jardin des morts, et c’était infiniment triste.
Toutes les roses jonchèrent la dalle, montant vers la stèle, en buisson clair et magnifique.
Rita, interrogeant Geneviève du regard, eut un geste évasif.
– Mais oui, c’est très bien, répondit l’amie. Puisque tu tenais à t’exprimer, tu ne pouvais mieux le faire.
Rita songeait tout haut :
– Il n’en saura rien, jamais…
Puis, avec une ironie glaciale :
– C’est discret, c’est poétique, enfin c’est parfait.
– Tais-toi ! supplia Geneviève.
– Voilà ! reprit Rita en s’éloignant pas à pas et sans cesser de regarder la tombe fleurie. Ci-gît l’amour de Charles et de Rita, 1929-1930.
Geneviève Le Tourneur se taisait.
– Viens, va, dit-elle. Allons-nous-en.
– Ah ! nous avons bien le temps ! Pense que c’est la dernière fois que je me donne le droit de m’occuper de lui. Rien que cela : porter des roses ici en songeant à lui, en guise d’adieu… rien que cela me causait une joie… une joie sans égale… Alors, comme c’est fini, n’est-ce pas…
– Viens, répéta Geneviève.
Elle l’entraîna doucement.
Dans la solitude recueillie où le soir semblait en oraison, la jonchée de roses avait l’air d’une jeune fille prosternée. Rita, de loin, en se retournant, pouvait croire qu’elle avait laissé en arrière le suave fantôme de son rêve, et qu’il priait.
On ne sait pas. La prière des roses ne fut peut-être pas sans influence sur la suite des événements. Parce qu’il n’y a jamais de prière vaine, ni de rose inutile.
Les oiseaux chantaient dans le salon vieillot.
La cousine Drouet glissa au-devant de ses visiteurs, en exécutant un aimable petit plongeon.
– Eh ! bonjour donc ! modula-t-elle de la façon la plus accueillante qui se pût imaginer.
Elle était tout de noir attifée, d’une jupe de soie à volants, d’un spencer de velours avec applications de jais, d’un bonnet de dentelles d’Angleterre dont les brides tombaient de part et d’autre de sa vieille figure fripée, réduite, tant soit peu barbue, où les yeux voilés ressemblaient à deux turquoises complètement fanées.
– Ma cousine !
– Ma cousine !
– Ma cousine !
Colomba, Charles et Bertrand s’empressaient. Il y avait plaisir à revoir ce siècle souriant et cocasse, cet exemple pittoresque de belle humeur et de bon ton. Et puis, ne se devait-on pas d’honorer la cousine dans la mesure même où Mme Christiani, née Bernardi, l’avait négligée ?
– Ah ! s’écria-t-elle en décroisant ses mains vétustes qu’elle se mit à lever brusquement. Que je suis heureuse de vous voir, mes chers enfants, et tout justement aujourd’hui où nous allons assister au défilé des soldats de mon temps ! Car, si j’en crois les gazettes, il y aura des troupiers déguisés en tourlourous second Empire.
– De 1830 à 1913, ma cousine, dit Bertrand. Mais surtout de 1830.
– C’est avant moi ! Mais qu’importe ! Une femme de mon âge est plus près de Louis-Philippe que de M. Gaston Doumergue ! C’est bien ton avis, l’historien ? Eh ! Eh ! Un peu pâlot, un peu blanchet, l’historien… Tu travailles trop, je gage ? Allons, je vais faire débarrasser ces fenêtres…
Elle sonna. L’une de ses bonnes vint aux ordres.
– Delphine, ouvrez-nous ça, dit Mme Drouet en montrant les croisées.
Puis elle pivota avec une étonnante pétulance et se dirigea d’un pas heurté vers un fin guéridon au pied fuselé, sur lequel brillaient un flacon et des verres de cristal largement taillé.
– Aimez-vous le muscat-frontignan ? Celui-ci est de 83, on disait que c’était une bonne année…
Elle empoigna vivement le flacon, cravaté d’une espèce de pectoral retenu à son col par une chaînette.
– Que Madame me laisse faire ! s’exclama la servante en accourant.
Elle venait d’écarter les volières, non sans avoir provoqué un éblouissement de plumages et un frénétique froufrou d’ailes battantes. Les fenêtres, à présent, étaient grandes ouvertes sur le balcon, où les petits chiens gras venaient se précipiter aussi vite que leur embonpoint le leur permettait.
Delphine saisit, aux mains de sa maîtresse, le beau carafon Charles X.
– C’est que Madame brise tout ! dit-elle avec une familiarité retentissante, dont le respect se nuançait d’autorité.
– Ah ! ah ! c’est bien vrai ! Versez, ma fille. Colomba, ma chère, deux doigts de muscat-frontignan ?
Ils étaient tout aises d’une hospitalité qui, déjà en prélude de la revue, les situait dans le passé. Et Charles ne se rassasiait pas de contempler, autour de lui, tant de témoins – muets, par malheur ! – de la vie et de la mort de ce typique César qui se prenait à reparaître tant bien que mal sous la forme divertissante de la cousine Drouet.
Au demeurant, ce matin-là – et plus d’un, croyons-nous, à la lecture de ces lignes, s’en souviendra-, il faisait à Paris un temps particulier, le plus propre du monde à favoriser les rétrospections. L’atmosphère, seulement tiède, pesait un peu. Il y avait de la brume, insaisissablement, et une touffeur vous oppressait par instants. L’espace, comme poudré, revêtait un ton gris, parfois mauve. C’était quelque chose d’assez « clos ». Les rues n’avaient pas l’air d’être à l’extérieur. Le dehors semblait dedans. La rue de Rivoli pouvait se croire sous une vitrine de musée, comme le boulevard du Temple au Carnavalet. Mais, de temps en temps, à l’improviste, un soleil blême perçait la grisaille, la mousseline impondérable, et ce soleil blanc était à la fois si spectral et si ravissant qu’on l’aurait pris volontiers pour un soleil contemporain de la conquête de l’Algérie, celui de Constantine ou celui d’Isly, un soleil historique, tiré, pour la circonstance, d’une armoire des Invalides.
L’on se mit au balcon, et les hommes y vinrent aussi. L’affluence était grande et grandissait sans trêve. Aux façades, abondamment garnies de drapeaux bleu, blanc, rouge, un public très nombreux se tenait avec sagesse, beaucoup plus froid, plus averti et blasé que celui de 1835, auquel Charles ne pouvait s’empêcher de le comparer. Les trottoirs foisonnaient d’une multitude dont la densité s’accroissait continûment. La circulation des voitures était interrompue.
Quelle différence avec la revue royale dont la luminite avait restitué la physionomie ! Aujourd’hui, quelle tranquillité et quelle discipline civile et militaire ! Mais aussi, combien les visages exprimaient moins d’ardeur et plus de fatalisme !
Cependant, une rumeur courut, montant du peuple aggloméré en deux foules parallèles. Tout là-bas, l’extrémité de la rue de Rivoli se traversait d’une barre sombre, piquetée de points colorés et de petits éclairs d’or et d’argent.
Le brouhaha gonfla, puis retomba, demeurant toutefois plus animé que précédemment.
La barre multicolore avançait, peuplée de remuements. Le bruit des acclamations commençait à devenir perceptible. Les troupes approchaient. Des éclats de trompettes, des cadences de tambours arrivaient, par bouffées.
Tenant par son long manche une jumelle de nacre, la cousine Drouet, jouant des narines et des sourcils, lorgnait le rapprochement progressif du défilé.
Un concert de hurrahs l’accompagnait.
Enfin, prenant presque toute la largeur de la chaussée, un peloton de gardes républicains, au pas, fit sonner le pavé de bois. Derrière, à bonne distance, s’avançait lentement une vision de rêve : la musique, les caisses et les clairons du vieux 14ème de ligne, précédés du tambour-major jonglant avec sa canne. Et comme ils venaient, ces revenants, le soleil, fonctionnant comme un projecteur adroitement manié, les plaça tout à coup dans une éclatante lumière dorée, si bien qu’ils parurent surgir hors d’eux-mêmes, ou se dépouiller soudain des derniers crêpes de la mort. Ce fut saisissant. Et la multitude, emballée, hurla son enthousiasme, applaudissant à la fois l’effet de lumière, l’ingénieuse surprise du temps et la solennelle prestance des mannequins vivants qui passaient sous les shakos de jadis, battant la caisse, soufflant aux cuivres et jouant la majestueuse Marche de Moïse, celle-là qui avait accompagné l’entrée victorieuse de l’armée française à Alger.
En cet instant, tout possédé qu’il fût par le spectacle des détachements anciens qui se suivaient en colonne et bien espacés, Charles s’avisa que cette parade lui donnait fort précisément ce que la luminite avait été impuissante à reproduire : le bruit – le bruit gigantesque et divers qui, le 28 juillet 1835, avait combiné, lors du passage de Louis-Philippe, l’accent des musiques, la basse des tambours et cet extraordinaire feu d’artifice sonore où retentissent tous les vivats, tous les cris, les saluts, les appels et les joyeux lazzis d’une population soulevée d’enthousiasme.
La musique, surtout, cette marche si auguste, prêtait à la représentation auditive un cachet très impressionnant d’ancienneté. En fermant les yeux, en écoutant cette mélodie mesurée battre son rythme processionnel au sein de la clameur immense, on pouvait aisément se croire transporté boulevard du Temple, le 28 juillet 1835, par l’opération d’une luminite retardatrice non plus de la lumière, mais des sons.
C’est alors que se produisit la chose qui, de toutes les choses de l’univers, pouvait davantage suffoquer, stupéfier, affoler Charles Christiani, non moins que sa sœur et Bertrand Valois. La chose la plus invraisemblable, la plus apparemment impossible. Une chose enfin qui va sembler pire encore que tout cela, bien que nous l’ayons annoncée prudemment. Une chose, bref, que voici.
Pendant que Charles fermait, pour un instant, ses paupières, afin de goûter la reconstitution acoustique de la revue du roi Louis-Philippe, en se plaçant par la pensée quelques secondes avant l’affreuse interruption voulue par Fieschi, tout à coup, derrière lui, dans cet appartement orné des dépouilles de César, décoré pour une part comme le cabinet où le vieux corsaire était tombé sous les balles de son assassin, oui, tout à coup, dans l’ombre, on ne sait où, une voix effrayante résonna :
– Vous me reconnaissez n’est-ce pas, capitaine ?
Charles sursauta. Il se retourna, d’un bloc, vers l’intérieur du salon. Mais, cette voix, voyons ! cette voix n’avait retenti qu’en lui-même ! C’était… c’était une hallucination de l’ouïe, complémentaire de sa rêverie ! Il avait cru entendre cela ! Son imagination s’était échappée au-delà des musiques et des clameurs !…
Mais non ! Bertrand et Colomba, tous deux sidérés, statufiés, le regardaient, les yeux ronds, bouche bée ! Alors, quoi ? Eux aussi ? Eux aussi, ils avaient entendu la terrible voix lançant la terrible question ?
Ces réactions s’étaient déclenchées avec la rapidité de l’éclair. Trois secondes n’avaient pas suivi la prodigieuse apostrophe, et une autre voix – claironnante, celle-ci, colorée et nettement méridionale – s’écria, sur un ton de surprise effarée :
– Bon Dieu ! Jean Cartoux !
La voix de César, parbleu ! La voix pathétique du Corse, répondant à celle de son agresseur, prononçant les mots qu’on n’avait pas vu articuler, puisque, en les prononçant, César tournait le dos ! Mais quel était ce phénomène, ce prestige sonore ? Comment ces paroles venaient-elles d’éclater là ? Par quel miracle du genre luminite ce dialogue s’était-il dégelé soudain, au milieu des objets légués par César – les objets ayant appartenu à la victime ?…
Par les deux fenêtres, d’un commun accord, Charles, Bertrand et Colomba rentrèrent impétueusement dans le salon de la cousine Drouet.
Personne. Seuls : les meubles, le buste de Napoléon, la corvette toutes voiles dehors, la mappemonde…
La cousine, à son tour, se penchait à l’intérieur. Elle n’avait pas perdu de temps, mais tout s’était passé si vite ! Du reste, elle souriait paisiblement.
Et encore tout à coup, la voix corse entonna, vibrante :
– Vive l’Empereur !
– Eh ! fit la cousine. Le voilà qui se réveille. Il y avait longtemps qu’il n’en avait tant dit ! C’est le soleil et tout ce tapage, sans doute !
Mais, cette fois, Charles et les deux autres avaient localisé la source de la voix ; cette voix venait non d’une bouche et non d’un cornet de machine, mais d’un bec. Et ce bec, remarquablement crochu, appartenait à un perroquet si déplumé qu’il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître que ses couleurs avaient dû être quelque chose comme le vert et le jaune.
Charles fixa la cousine d’un air illuminé :
– Pitt ? interrogea-t-il. Le… perroquet de César ?
– Naturellement. Il n’est pas encore très âgé pour un perroquet. Je crois bien qu’il n’a pas plus de cent quarante ans, et l’on m’a assuré qu’il pouvait aller jusqu’à deux cents ans, avec un peu de chance. Ces animaux-là sont mieux partagés que nous autres. Leur longévité est extraordinaire. Ne t’en souvenais-tu pas ? Tu sembles stupéfait.
Pitt, sans presque bouger, comme un bonze vénérable, reprit à tue-tête, avec l’accent de son défunt maître :
– Vive l’Empereur ! Bon Dieu ! Jean Cartoux !… Vive la Charte, ah ! ah !…
Puis, sur le grand vacarme fastueux de la rue, revint l’altercation à deux voix :
– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine ?… Bon Dieu ! Jean Cartoux !…
Les trois jeunes gens, ahuris, s’extasiaient en silence.
Charles triomphait, et ce triomphe si imprévu, si insolite, l’étouffait de joie.
– Il parle très rarement, depuis quelques années, disait la cousine Drouet, du balcon qu’elle avait réintégré pour ne rien perdre de la revue costumée. Il faut, pour l’y décider, des occasions comme celle-ci : des visages qu’il n’a pas l’habitude de voir, des bruits inaccoutumés…
– Mais, ma cousine, ma cousine, dit Charles, vous ne savez pas… Ce qu’il vient de répéter, vous ne soupçonnez pas ce que c’est ! Ce nom : Jean Cartoux…
– Oh ! il a toujours dit cela, avec un tas de choses que nous ne pouvons plus comprendre.
– Et vous n’avez jamais eu l’idée de chercher l’explication…
– Certes, non ! Je n’y ai jamais attaché d’importance. Est-ce que c’est important ? Tu me le ferais croire.
Le perroquet retrouvait sa mémoire, éveillée en commotion par le vacarme du peuple et du défilé. À présent, il chantonnait, en inclinant son petit crâne chauve :
Quand je bois du vin clairet,
Tout tourne, tout tourne,
Quand je bois du vin clairet,
Tout tourne, au cabaret !
– Je vous crois, que c’est important ! s’exclamait Charles. Ma cousine, tenez-vous bien ! C’est le nom du meurtrier de César que Pitt vient de nous révéler. Jean Cartoux !
– Ce n’est donc pas Fabius Ortofieri ?
– Eh ! non. Heureusement, ma cousine, heureusement.
La bonne dame, regardant tour à tour les visages exultant d’allégresse qui s’offraient à elle, sembla douter de bien des choses, à commencer de son propre bon sens.
– « Jean Cartoux », dit Bertrand, ce nom-là ne vous rappelle rien ?
– Rien du tout.
– Voyons ! le procès ? Le procès Ortofieri ?… Votre père ou votre grand-mère vous en ont parlé, pourtant, de ce procès… Vous ne vous souvenez pas qu’un policier a joué un rôle prépondérant, à l’instruction, en attestant qu’il reconnaissait Fabius Ortofieri pour certain homme.
– Si fait… On m’a dit qu’un inspecteur de police avait formellement accusé Fabius. Il affirmait l’avoir vu rôder autour de la maison du boulevard du Temple et même y entrer.
– Eh bien ! cet inspecteur se nommait Jean Cartoux !
– On ne me l’a pas dit.
– C’est très naturel, remarqua Charles en s’adressant à Bertrand. Quand ma cousine s’est trouvée en âge de comprendre le drame – sujet de conversation peu recommandé pour une enfant-, elle avait sans doute environ seize ou dix-huit ans. C’était donc, au plus tôt, en 1862 ; le procès faisait déjà figure de vieille histoire ; près de trente ans s’étaient écoulés depuis le meurtre. Le nom des témoins n’avait plus d’importance, surtout le nom d’un fonctionnaire ayant déposé en qualité de fonctionnaire.
– En effet, dit Colomba. Mais, ma cousine, comment se fait-il que Pitt, en répétant ce nom « Jean Cartoux », n’ait pas attiré l’attention de vos parents ? Il me semble que cela aurait dû se produire, d’autant plus que l’oiseau donne à ce nom l’intonation de César, ce qui prouve bien que c’est par son maître qu’il l’a entendu prononcer, en réponse à une interpellation tout au moins bizarre et qui…
– Pardonnez-moi, fit la cousine Drouet, mais ne pourriez-vous, mes bons enfants, m’expliquer un peu de quoi il retourne ? Je m’y perds, ma parole !
– C’est vrai, reconnut Charles gaiement. Vous ne pouvez pas vous y retrouver si nous négligeons de vous raconter toute l’histoire telle que nous la connaissons.
Il fit le nécessaire sur ce point. Après quoi, la cousine Drouet éclaircit la question qui troublait Colomba. Le perroquet Pitt avait été confié, aussitôt après la mort de César, à une bonne femme qui faisait des ravaudages pour Mme Leboulard, car M. Leboulard avait les perroquets en horreur. Le petit camarade de César était resté dans la famille de cette femme jusqu’à ce qu’un jour, un peu par hasard, Amélie Drouet se rappelât son existence et réussît à le recouvrer, dans sa passion pour tout ce qui avait appartenu au corsaire, son grand homme d’ancêtre.
L’excellente femme n’avait pu se repaître tranquillement du spectacle de la revue. C’est du coin de l’œil qu’elle avait admiré les grenadiers et les fusiliers, puis les zouaves, les turcos, les spahis et, pour finir, la cavalcade orientale des aghas et des bachaghas. Mais elle s’en consolait, ayant compris que, grâce au perroquet, Charles avait trouvé chez elle une joie extraordinaire, dont elle attendait discrètement une révélation plus précise.
Elle avait pris place sur une méridienne Restauration et caressait, en son giron, les deux chiens rondouillards. Charles eut conscience de ce qu’elle souhaitait d’apprendre, et, sur le point de lui confier que, Pitt ayant innocenté Fabius Ortofieri, cette réhabilitation allait autoriser certain mariage, il s’aperçut désagréablement qu’il n’était pas encore au bout de ses peines. Car, si la vérité éclatait pour lui comme pour Bertrand et Colomba, est-ce que les parents de Rita se contenteraient d’un témoignage aussi fragile que celui-ci… d’un perroquet ?
À vrai dire, la luminite était là pour prouver à quiconque que Pitt se trouvait dans le cabinet de César au moment de l’assassinat ; les films cinématographiques avaient, eux aussi, comme la seconde plaque, enregistré sa présence et son émoi, lesquels avaient paru totalement négligeables aux spectateurs d’un drame aussi terrible (un perroquet devient un objet insignifiant, voire inexistant, dans une chambre où un meurtre vient d’être commis). Mais cela suffisait-il ? Non. Certains esprits, de nature incrédule ou tatillonne, pouvaient se refuser à admettre le rapport nécessaire entre cette présence de l’oiseau et le fait qu’il s’écriait aujourd’hui, quatre-vingt-quinze ans plus tard : « Jean Cartoux ! » et « Vive l’Empereur ! », avec l’accent du Midi. Un détracteur pouvait nier l’authenticité de Pitt.
Non, non, le témoignage de l’animal centenaire ne suffisait pas, ou, du moins, il se pouvait qu’il ne suffît pas. Il avait révélé la vérité, mais ne la prouvait pas d’une manière suffisamment irrécusable.
Pourtant, par bonheur, que de chemin parcouru ! À cette heure, le principal était fait. Charles savait. Le doute, qui jusqu’alors l’avait entravé, venait de se dissiper totalement. Et puisque la vérité lui était connue – connue avec une précision remarquable-, il devait être relativement aisé de remonter aux origines… Maintenant, ces origines, on les possédait. On n’errait plus au hasard dans l’immensité inconnue du passé et de la multitude humaine. C’était mieux qu’une piste qu’on tenait ; c’était l’assassin lui-même livré par sa victime, entre les millions d’hommes de son temps, d’un mot ! Livré d’un mot, qu’un vivant phonographe avait capté, conservé, et qu’il restituait par moments, au gré de son caprice !
Connaissant l’assassin, Charles se sentait maintenant très fort pour rechercher, fût-ce après un siècle, les preuves de sa culpabilité et confondre sa mémoire. Seulement, il fallait aller vite. Ce matin même, les notaires du banquier Ortofieri et de Luc de Certeuil n’avaient-ils pas conféré, avenue Hoche, en compagnie des intéressés ?
Midi sonna. La servante poussa dans l’entrebâillement d’une porte un visage inquiet.
– C’est bon, fit la cousine Drouet. Je déjeunerai plus tard, Delphine…
Bertrand, les mains dans ses poches, allait et venait, l’esprit en travail.
– Jean Cartoux ! disait-il. De tous les personnages d’autrefois, dont nous avons fait la connaissance, voilà bien le dernier que j’aurais soupçonné ! Pourquoi diable cet homme-là a-t-il tué César ? Et pourquoi l’a-t-il tué précisément à la minute où Fieschi faisait jouer sa machine infernale ? C’est un drame policier, cette affaire-là !
– Hum ! objecta Charles. Note bien que César connaissait Cartoux, puisque l’autre lui a demandé s’il le « reconnaissait ». Or, nous savons – nous croyons savoir – que César n’a jamais rien fait qui pût légitimer l’intervention de la justice. Ce ne serait donc pas en tant que policier qu’il aurait connu Jean Cartoux…
Colomba fit observer :
– Du reste, qu’est-ce donc que cet étrange inspecteur, ce Cartoux qui n’a pas reculé devant le plus abject des faux témoignages pour égarer l’instruction ? Il aurait laissé condamner un innocent à sa place ! Il aurait fait guillotiner Fabius Ortofieri !
Et Bertrand :
– Je comprends pourquoi il a demandé un congé le soir du 28 juillet. Le vrai motif, ce n’était pas qu’il fût fatigué, comme il l’a dit, mais il craignait d’être employé aux constats dans l’appartement de César. Il avait peur d’être mis, de la sorte, en face de sa victime… Et voilà pourquoi nous ne l’avons pas revu, lui, l’assassin ; voilà pourquoi il n’était pas au nombre des policiers qui ont instrumenté chez César !
– Je pense que ce Jean Cartoux s’est vengé, dit Charles. Son attitude, quand il est entré, semblait indiquer une colère froide, triomphante…
– C’est vrai, reprit Bertrand. Mais cette expression s’est transformée du tout au tout, lorsqu’il s’est rendu compte qu’un attentat venait d’avoir lieu contre le cortège royal.
– Cela s’explique assez ! N’avait-il pas délaissé son service, abandonné son poste, pour monter l’escalier du numéro 53 et fusiller César !… Oh ! plus j’y réfléchis, plus je crois à une vengeance préméditée. Ce service, cette obligation d’être sur la voie publique au moment du passage du roi et des princes, quel alibi pour un policier !… Attends donc, attends donc… « Jean Cartoux », est-ce que par hasard ce serait ?…
Le perroquet vieillard, parmi les caquets des perruches et l’étourdissant gazouillis des oiseaux chanteurs, murmurait en nasillant, sur un air qui fut illustre :
Vir’lof pour lof, au même instant,
Nous l’attaquâmes par son avant,
À coups de z’haches d’abordage…
– Tais-toi, Pitt ! s’exclama la cousine. Oh ! le voilà encore à chanter cette vilaine chanson qui s’achève par un gros mot à l’adresse du roi d’Angleterre !
Charles sourit :
– La chanson ne manque pas d’à-propos, ma cousine. Je songeais précisément aux marins qui ont constitué l’équipage de la Finette, commandée par César. Et je me rappelle que ses Souvenirs de même que son mémoire secret, mentionnent l’insubordination habituelle d’un petit nombre de matelots qui avaient embarqué sur le navire, pour la fameuse course pendant laquelle l’île inconnue fut découverte…
– Eh bien ? pressa Bertrand.
– Ces diables de gaillards, César les faisait mettre aux fers assez facilement, ou bien il ordonnait de leur appliquer quelques vigoureux coups de garcette… Or, il en est un qu’il nomme, si je ne me trompe, Jean Carton. Du moins, comme il n’écrivait pas très lisiblement, j’ai lu, moi, Jean Carton. Mais aujourd’hui, tout me porte à croire que notre corsaire a formé un u comme un n (négligence, du reste, très fréquente chez tout le monde) et que, simplifiant l’orthographe selon la coutume de son temps, il a tout bonnement ignoré l’x qui termine le nom de Cartoux.
– En sorte, dit la cousine Drouet, en sorte que ce Jean Cartoux serait devenu policier ?
– Rien de plus vraisemblable, affirma Charles. Tenez, ma cousine : Fieschi, ancien sergent des armées napoléoniennes, Fieschi lui-même avait été policier après la révolution de 1830.
– Et qui nous dit alors, fit Colomba, que Jean Cartoux n’a pas connu Fieschi, puisqu’il a été son collègue ?
– Ma foi, c’est fort possible ! Mais j’avoue ne distinguer, pour le moment, aucune relation entre cette possibilité et ce qui s’est passé le 28 juillet 1835. En revanche, il me semble avoir bien établi l’origine de la haine qui a dirigé le pistolet de Cartoux contre la poitrine de César. L’ancien matelot voulait faire payer à son ancien capitaine les durs traitements qu’il avait subis à bord de la Finette.
– Tout cela est fort bien, dit Bertrand, répondant aux préoccupations de son beau-frère. Fort bien. Mais il faudrait que cela fût confirmé, prouvé…
– Oui, mais comment ? Voilà ce que je me demande. Au fond, qu’importent les hypothèses relatives au mobile du crime ? Ce qu’il nous faut, ce qui nous suffirait, c’est posséder la preuve que Jean Cartoux est l’assassin : une preuve, du moins, que nous puissions administrer sans contestation possible. Opérer des recherches au sujet de Jean Cartoux, dans les archives de la Sûreté générale, savoir ce qu’il est devenu… Oui, c’est très bien. Mais quelle tâche encore ! Et le temps presse !
– Et l’heure s’avance, remarqua Colomba. Il faut laisser ma cousine déjeuner.
– Si j’avais pu prévoir, dit celle-ci, j’aurais fait mettre vos couverts.
On se récria poliment. Mais Charles, soucieux, ne déployait qu’une galanterie distraite.
– Excusez-le, ma cousine, dit Bertrand, de joyeuse humeur. Il est amoureux. Mais il a bien tort de se faire du mauvais sang, car maintenant, j’en suis sûr, il a partie gagnée.
– Voire ! murmura Charles, qui sourit cependant.
– Amoureux ! Le bel état ! s’extasiait la cousine Drouet. Et peut-on savoir… ?
La lune lui serait tombée sur la tête qu’elle en eût été moins hébétée. Le nom de Rita Ortofieri lui fit l’effet d’un coup de massue. Les deux familles étaient ennemies depuis si longtemps qu’elle ne concevait pas une réconciliation, même dans le cas où cette vieille haine aurait perdu toute raison d’être. Il lui semblait qu’on dût se haïr depuis des siècles et spécialement depuis un siècle. Cependant, elle se rendit vite à l’évidence des raisonnements, et elle était d’un temps où l’amour avait été trop joliment cultivé pour qu’elle ne se rangeât point volontiers du côté des amoureux.
– Vive la Charte ! s’écria Pitt en sourdine. Tout le monde sur le pont ! Larguez les cacatois !
Bouffonnerie risible et pourtant troublante ! La voix même de César, chaude et chantante, qui survivait !
Bertrand s’approcha de la bestiole qui, tête basse, puis tête haute, allait d’une extrémité à l’autre de son perchoir. Il la sollicita, amorçant la phrase :
– Vous me reconnaissez, n’est-ce pas, capitaine… Allons, Pitt, après ?… Vous me reconnaissez…
L’oiseau se taisait. Il fit entendre d’abominables cris inarticulés, et ce fut tout.
– Oh ! dit la cousine. Quand il ne veut pas parler, rien ne l’y déciderait. En voilà peut-être pour des semaines, maintenant, sans qu’il dise un mot.
– Sapristi ! fit Bertrand, qui jeta les yeux sur Charles.
Charles, au sortir de cette maison où la lumière s’était faite avec une étrangeté si imprévue, héla un taxi. Ils y montèrent tous trois. Bertrand et Colomba furent déposés à leur porte. Un peu avant treize heures, l’historien descendait de voiture, rue de Tournon.
Dans la cour, en levant les yeux, il vit le valet de chambre qui, du haut d’une fenêtre, semblait guetter son retour – action très normale à l’heure du déjeuner.
Mais il trouva le domestique sur le seuil de l’appartement et qui l’attendait dans l’entrebâillement de la porte.
– M. de Certeuil est au salon, dit-il à mi-voix.
– Quoi ? fit Charles, persuadé d’avoir mal entendu.
– M. de Certeuil est là depuis midi. Comme je lui ai dit que Monsieur rentrerait sûrement pour le repas, il a tenu à rester.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda Charles, extrêmement intrigué. Certeuil ici ? Aujourd’hui ? et à cette heure ? Certeuil qui veut me voir absolument ? Comment se fait-il que les Ortofieri ne l’aient pas retenu à déjeuner, avenue Hoche, avec les notaires ? Bizarre, bizarre ! »
Il s’empressa vers le salon. Luc de Certeuil se leva de sa chaise en souriant. Détail inhabituel, il tenait à la main une serviette de cuir, ce qui lui prêtait l’air nouveau d’un homme d’affaires.
– Pardonnez-moi, mon cher Christiani, de me faire recevoir à une heure aussi indue. Mais j’ai à vous soumettre une proposition qui ne manquera certainement pas de vous intéresser.
L’homme parlait avec sa rondeur accoutumée. Mais cette rondeur, toujours artificielle, était peut-être moins habilement jouée qu’à l’ordinaire.
Charles, très froid, distant, se tenait sur la réserve.
– Asseyez-vous, je vous prie, dit-il, sans nuance.
Toujours souriant et blafard de cette pâleur crayeuse qui aujourd’hui frappait davantage le regard, Luc se rassit et dressa sur ses genoux le grand portefeuille de cuir que sa forte main, baguée d’une chevalière à ses armes et tenant des gants crème, assurait paisiblement. De l’autre bras, il arrondit un geste, pour entrer en matière.
– Voici ce qui m’amène, mon cher Christiani. Je viens vous proposer une affaire. Imaginez-vous que j’ai en ma possession, depuis longtemps, des… papiers, des… documents qui, je le présume, ont beaucoup de valeur… historique. Et, mon Dieu, je m’en dessaisirai avec plaisir en votre faveur. Je le répète d’ailleurs, pour éviter tout malentendu dès l’abord : c’est une affaire. Une affaire comme une autre.
Un court silence régna. Charles, quelque peu figé, cherchait à mettre de l’ordre dans sa stupéfaction.
– Voyons, dit-il, vous m’offrez de me vendre des documents historiques ; c’est bien cela, n’est-ce pas ? Vous. À moi. Je vous demande pardon, Certeuil, si j’insiste. Je vous avoue que votre démarche est tellement inattendue, pour ne pas dire… étonnante… Car enfin, pour l’accomplir, cette démarche, il faut que vous y soyez contraint par une impérieuse nécessité. Parlons net : vous avez grand besoin d’argent.
– C’est cela ! fit Luc avec une allègre désinvolture. Et j’ai pensé – continuons à parler net – que vous me paieriez mes parchemins un bon prix.
– Mais enfin, reprit Charles, interloqué, étant donné les circonstances actuelles – que je n’ai pas à vous rappeler, Certeuil-, je dois conclure que, pour vous adresser à moi, vous vous trouvez dans une situation non seulement très précaire, mais encore… spéciale. Car, si vous n’offrez pas personnellement des garanties dont peut-être un prêteur pourrait se contenter, que diable ! il n’en va plus de même quand on considère en vous le fiancé de Mlle Ortofieri, fille du banquier ! Voilà un titre qui devrait vous ouvrir à deux battants tous les coffres-forts de tous les prêteurs du monde ! Pourquoi n’allez-vous pas frapper à la porte de l’un ou de l’autre ? N’avez-vous pas, dans toutes vos relations, cent amis pour un qui vous avanceront les sommes qu’il vous plaira, sur la dot de Mlle Ortofieri ? Pourquoi préférez-vous ce petit trafic ? Il y a une raison !
– C’est que, répondit Luc, de plus en plus souriant, je ne suis plus le futur mari de Mlle Ortofieri.
– Hein ? Vos fiançailles sont rompues ?
– On ne saurait mieux le formuler.
– Tiens ! tiens ! fit Charles, qui ne put se retenir de considérer Luc de Certeuil avec une ironie investigatrice.
Un soupçon d’embarras fut visible sur les traits pâles du jeune sportsman.
– Depuis tout à l’heure, dit-il, Mlle Ortofieri est libre. Je me suis rappelé qu’elle avait eu l’heur de vous plaire. »Mais, me suis-je dit, il ne suffit pas qu’elle soit libre pour que ce charmant garçon l’épouse. Il faut encore que certains obstacles tombent, qui s’opposent à cette union… « Vous m’entendez, cher ami ?
– Et alors ? dit Charles, au comble de la curiosité et du mépris.
– Eh bien ! c’est tout simple. Les papiers que je vous apporte, qui sont ici, dans ma serviette, ont le pouvoir d’aplanir toute difficulté…
– Vous êtes fantastique ! fantastique, Certeuil ! Allons ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je demande à voir clair, moi ! J’ai besoin de tout connaître, et vous m’autoriserez, je vous prie, à vous poser quelques questions. Procédons par ordre. Que s’est-il passé, ce matin ? Pourquoi n’êtes-vous plus fiancé ?
– Bah !… Vous rappelez-vous, mon cher, cette longue conversation que nous eûmes, vous et moi, à Saint-Trojan, l’automne dernier ? N’avez-vous pas remarqué, alors, quand vous m’eûtes confié – imprudemment, d’ailleurs – votre admiration pour Mlle Ortofieri, combien j’hésitai avant de vous confier, moi, que j’étais presque son fiancé ?
– Si fait, je m’en souviens.
– C’est que j’étais fort embarrassé. Je me demandais si, plutôt que de courir la chance d’un mariage incertain, je ne ferais pas mieux de vous vendre tout de suite – et très cher, naturellement – le moyen d’épouser celle que vous aimiez. Vos révélations venaient de m’ouvrir de nouvelles perspectives, moins avantageuses, il est vrai, que ce mariage vers lequel je louvoyais depuis des mois, mais aussi beaucoup plus sûres. Car, hélas ! je craignais qu’au dernier moment mes espérances nuptiales ne se heurtassent à certain butoir – comme il est arrivé ce matin. Après avoir âprement réfléchi, pesé le pour et le contre (cruelle alternative !), je me suis décidé à tenter le mariage, quitte à retomber sur l’autre solution si le mariage venait à manquer. Il a manqué ; je suis ma ligne de conduite, je retombe sur la négociation de mes papiers. Évidemment, si j’avais su, je vous aurais épargné ces mois d’attente. Vous m’en excuserez ; les affaires sont les affaires, et, après tout, les mœurs actuelles étant ce qu’elles sont, il se pouvait parfaitement que la famille Ortofieri acceptât ce qui, ce matin, les a tous enflammés d’une noble indignation.
– Mais, à la fin, qu’est-ce donc ?
– C’est mon nom, surtout, vous le savez, qui m’avait permis de conquérir la sympathie de M. et Mme Ortofieri – mon nom et mes titres nobiliaires dont je n’ai, d’ailleurs, jamais fait étalage… Malheureusement, ce nom n’est pas le mien et je n’ai point de titres, ce qui s’est révélé par-devant notaire, pas plus tard qu’aujourd’hui. En ces temps où l’on rencontre force gens qui sont reçus partout et portent de faux noms, j’avais espéré que cela passerait… Cela n’a point passé. Ainsi soit-il ! Et voilà comment Luc de Certeuil, qui se nomme en réalité Lucien Cartoux…
Charles bondit.
– Cartoux ! s’écria-t-il. Vous vous nommez Cartoux ?
– Je comprends votre surprise, dit Luc. « Cartoux », cela vous rappelle, n’est-il pas vrai, ce brave policier qui déposa, en 1835, contre Fabius Ortofieri ? Il était mon aïeul, en effet. Je ne m’en cache pas, et je l’ai reconnu fort gentiment tout à l’heure, devant le banquier Ortofieri, qui n’a pu m’en faire grief. Mon grand-père n’a-t-il pas accompli son devoir ?
– Très bien ! Très bien ! ricana Charles Christiani. Vous vous appelez Cartoux, votre aïeul était le Jean Cartoux du procès Ortofieri, et vous venez me vendre des papiers qui – c’est probable – se rapportent à ce procès ? Des papiers provenant – je le présume – du policier en question ?
– Vous l’avez dit, et je n’avais pas l’intention de faire mystère d’une chose aussi facile à deviner.
– Ah ! ah ! triste sire que vous êtes ! Comment ! c’est pour en arriver à cette abjecte négociation que, pendant dix mois, vous nous avez laissés souffrir, elle et moi, le martyre ! Comment ! lorsqu’elle était à deux doigts de la mort, vous pouviez, d’un mot, la sauver, et vous n’avez rien dit !
– Je ne prétends pas à la vertu, dit Luc avec une sournoise fermeté.
– Laissons ce sujet, décida Charles. Je ne suis pas chargé de vous juger. Causons affaires, comme vous dites. Ces documents, bien entendu, sont probants, indiscutables ?
– Je vous en donne ma parole d’honneur !
– Laissez-moi rire.
– Bon. Eh bien ! je vous assure, plus modestement, que ces papiers renferment la preuve indéniable que Fabius Ortofieri ne fut pas le meurtrier de César Christiani.
– Je suppose donc que, plusieurs années sans doute après la mort de Fabius, survenue durant sa détention préventive, votre grand-père, le policier Cartoux, fut informé de certains faits nouveaux relatifs à l’assassinat ?
– Ce n’est pas tout à fait cela, mais cela revient au même. Vous serez fixé lorsque je vous aurai mis en possession du document.
– Il n’y en a donc qu’un seul ?
– Un seul, en effet.
– Combien ? demanda Charles.
– Le million.
– Peste ! Un million ! Comme vous y allez, mon cher homme ! Un million pour la confession de Jean Cartoux, matelot à bord de la Finette, commandant César Christiani ! Jean Cartoux, inspecteur de la Sûreté, de service boulevard du Temple, le 28 juillet 1835 ! Jean Cartoux, assassin de son ancien capitaine !
Luc cria, hurlant presque :
– Comment savez-vous ça ?
– Vos calculs étaient faux, mon pauvre Certeuil. Vous avez trop attendu. Ce matin, moi aussi, j’ai appris quelque chose. C’est le jour des révélations, il faut le croire ! César Christiani, avant de mourir, a formellement reconnu et dénoncé son meurtrier, et nous sommes maintenant plusieurs à le savoir !
– Pas de chance ! soupira Luc, qui s’était repris avec une merveilleuse rapidité. Dites plutôt que c’est le jour des tapes. Je manque tout. Si j’avais pu me douter de ce qui arrive, c’est moi qui n’aurais pas hésité, à Saint-Trojan !… Enfin, rien ne sert d’y revenir. Au revoir, Christiani. Puisque vous savez tout, puisque ce document n’a aucune valeur pour vous…
– Pardon, dit Charles avec négligence, en tant qu’historien je suis curieux de tout ce qui touche à l’Histoire et je parierais que la confession de Jean Cartoux renferme des détails intéressants. Je consens, pour cette seule raison à vous l’acheter.
– Combien ? dit Luc à son tour.
– À ma discrétion.
– Cela ne vaut plus cher, dédaigna le ci-devant Certeuil. Allons, j’ai confiance en vous. Prenez l’objet. J’accepterai ce que vous me donnerez.
– Merci, dit Charles en recevant un cahier de parchemins reliés par une humble ficelle.
Il le jeta dans un tiroir qu’il ferma et dont il empocha la clé.
– Maintenant, payons, dit-il.
– Tout de même, fit Luc, pas moins de cinq cents francs ?
– Attendez.
Charles sortit son stylo et un carnet de chèques.
– Dites-moi, vous êtes « à la côte », n’est-il pas vrai ?
– C’est-à-dire que…
– Pas de vanité. Répondez-moi franchement.
– Oui, dit Luc. Et même pire : coulé.
– Si je vous aide à vous remettre à flot, me jurez-vous de changer d’existence ?
– Parbleu ! Je ne demande que ça ! s’écria Luc.
– Jurez.
– Je le jure, et de bon cœur.
– Bien. Alors, pour débuter, je vais mettre ce chèque au nom de Lucien Cartoux, n’est-ce pas ?
– Mais « Cartoux » c’est le nom d’un assassin !
– D’un assassin que vous n’êtes pas ! Tandis que « Certeuil » c’est le nom d’un escroc que… que vous avez été.
– Merci pour ce « passé composé » du verbe être. Allons ! C’est dit. Certeuil, Luc de Certeuil est mort. Mettez : Lucien Cartoux.
– Nous commençons à nous entendre. Voici le chèque.
Luc, ébloui, passa la main sur son front :
– Vous êtes un chic type !
– Pas tant que cela, répliqua Charles en le prenant par l’épaule. D’abord, une promesse comme celle que vous venez de faire, cela n’a point de prix. Et puis…
– C’est trop ! Quand même, c’est trop !
– Et puis, poursuivit Charles, il était juste et nécessaire que votre victime prît sa petite revanche. Le document que vous venez de me remettre a plus de valeur pour moi que je ne vous l’ai laissé croire. Je n’avais pas de preuve incontestable. Grâce à vous, maintenant, plus rien ne me fait défaut.
– Eh bien ! j’en suis ravi, foi de Certeuil ! Au temps : foi de Cartoux !
– À la bonne heure !
– Il ne me reste plus qu’à me retirer…
Le valet de chambre s’avança discrètement :
– Madame fait dire à Monsieur que le déjeuner…
– Je me sauve ! dit Luc avec confusion.
– Sauvez-vous donc, reprit Charles, et dans les deux sens du terme !
– Au revoir, mon sauveur !
Charles prit sans affectation la main qu’on lui tendait un peu à la légère. Mais, très nettement :
– Adieu, dit-il.
Cet appartement de l’avenue Hoche était une sorte de palais. Le banquier Ortofieri se souleva d’un admirable fauteuil et, à travers l’immense table Louis XV de son gigantesque cabinet de travail, tendit la main vers le vieux manuscrit que Charles Christiani lui tendait de son côté, en disant :
– Pour finir, monsieur, voici la confession de ce misérable. Pris de remords, il l’a rédigée dans sa vieillesse, sans avoir pourtant le courage de se constituer prisonnier. Ce cahier, s’il était isolé, pourrait ne pas être considéré comme la preuve absolue de la vérité. Tout écrit peut n’être qu’un faux. Mais si nous joignons ce témoignage à ceux dont je viens de parler, nous serons en présence d’un faisceau de preuves rigoureusement distinctes les unes des autres et dont l’ensemble est cent pour cent décisif. Il n’y a plus maintenant aucun doute. Lisez ceci.
– Je pense dit le banquier avec une charmante courtoisie, je pense qu’il convient de perdre le moins de temps possible. Voilà près d’un siècle qu’une fâcheuse erreur sépare nos deux familles. À présent que l’erreur est dissipée, chaque minute qui prolonge cette séparation consacre un déni de justice, et nous en sommes responsables. Ne pouvez-vous, monsieur, en quelques mots, me résumer le contenu de ce mémoire ? Tout ce que vous m’avez dit des reconstitutions obtenues par la luminite et jusqu’à ce délicieux épisode du perroquet, tout cela m’a préparé à comprendre ce que vous voudrez bien me raconter, même brièvement, et dont j’espère – dois-je le confesser ? – l’éclaircissement d’une suprême énigme.
Charles, merveilleusement heureux de l’accueil qu’il recevait, étonné d’avoir apprivoisé l’« ours » qu’on lui avait dépeint, se doutait qu’une tierce influence avait préparé sa visite au père de Rita. Mme Le Tourneur ayant été informée, par téléphone, des événements de la matinée, il n’était pas très compliqué de deviner quelle fée avait changé l’« ours » en un businessman des plus affables. Ce fut donc avec feu et en colorant son récit de tout l’éclat de l’enthousiasme, qu’il se fit, pour quelques minutes, le biographe de Jean Cartoux.
– Ce matin, dit-il, nous avions fait, ma sœur, mon beau-frère et moi, au sujet de ce policier, des inductions qui, j’en suis assez fier, se sont trouvées vérifiées par le manuscrit que vous avez sous la main. Jean Cartoux fut, comme nous l’avions présumé, matelot à bord de la Finette. Exactement : gabier. La sévérité de César, sans doute justifiée, l’ulcéra, le gorgea de rancune et lui fit abandonner la mer. Comment de marin il devint policier, après avoir fait le coup de feu sur les barricades pendant les Trois Glorieuses, c’est ce que je vais vous dire.
« À la fin de l’année 1830, le préfet de police, nommé Baude, prit la résolution de purger Paris d’une foule de gens sans aveu qui, depuis la révolution de Juillet, inondaient la capitale. Pour opérer les rafles nécessaires, il recruta des hommes capables de prêter main-forte à la police régulière. Fieschi fut de ce nombre. Cartoux aussi.
– Ah ! fit le banquier, nous y voilà !
– Illusion ! dit Charles. Nous n’y sommes pas. Écoutez la suite. Tandis que Fieschi cessait de figurer aux contrôles de M. Baude et qu’il était nommé, sur la recommandation de celui-ci, surveillant de l’entreprise de rectification du cours de la Bièvre, Jean Cartoux, au contraire, ayant fait preuve des qualités requises, passait du provisoire au définitif et prenait rang parmi les trente-deux agents du service de la Sûreté.
« Il était donc inspecteur de la Sûreté à l’époque où Fieschi préparait son attentat.
« Vous vous le rappelez, monsieur, certain complice de Fieschi, le nommé Boireau, avait imprudemment bavardé, la veille de l’événement. La police tenait le renseignement suivant : un attentat doit se produire au cours de la revue, à hauteur de l’Ambigu.
« Or, si le préfet, qui était alors M. Gisquet, avait été mieux servi ; si l’un de ses inspecteurs n’avait pas gardé pour lui une indication que cet homme surprit par hasard, M. Gisquet aurait su, primo, que l’Ambigu en question n’était pas le nouvel Ambigu, mais l’ancien ; secundo, que l’auteur éventuel de l’attentat était un corse.
« L’inspecteur dont il s’agit, c’était Jean Cartoux.
« Pourquoi, en se taisant, commit-il une faute de service aussi grave ? Par ambition et par vengeance.
« Il savait, depuis très longtemps, que César Christiani habitait 53, boulevard du Temple. Il surveillait haineusement son ancien capitaine, le corsaire qui l’avait si souvent tenu à fond de cale, les fers aux pieds, et dont il conservait un souvenir indéfectible, sous forme de zébrures dans le dos. Il le soupçonnait de tous les défauts, de tous les complots, et guettait la première occasion de lui nuire – au besoin de le perdre.
« César Christiani était Corse.
« Le 53 du boulevard du Temple se trouvait à la hauteur de l’ancien Ambigu.
« Donc, pour Jean Cartoux, l’homme désigné par la dénonciation c’était César Christiani.
« Tout le monde craignait un attentat légitimiste. À d’autres ! Jean Cartoux, lui, fut convaincu qu’il s’agissait d’un attentat impérialiste. Car il était sûr que le conspirateur s’appelait César Christiani, et il savait bien que César Christiani ne pouvait être que bonapartiste. Si surprenant que cela fût, le vieux serviteur de Napoléon devait entretenir des relations secrètes avec le neveu du grand empereur, ce jeune Louis-Napoléon sur lequel couraient de très faibles bruits d’ambition… Enfin, assurément, c’était César qu’on avait dénoncé sans le nommer, puisqu’il n’y avait pas, à l’endroit désigné, d’autre Corse que lui et ce Fieschi que Jean Cartoux ne pouvait soupçonner, l’ayant connu policier comme lui, faisant bien son service, paisible, humain et pourvu ensuite d’un emploi officiel par les soins mêmes du préfet Baude. Il est vrai que Fieschi vivait sous un faux nom : Gérard. Mais telle était, chez Jean Cartoux, la fureur de sa rancune, tels étaient en lui la force de l’idée préconçue, la certitude de ne pas se tromper, l’aveuglement de tenir à la fois sa vengeance et la fortune, qu’il n’attacha aucune importance au faux nom de Fieschi.
« J’ai dit : la fortune.
« En effet, Jean Cartoux avait résolu d’être le héros qui, seul, sauverait le roi. Ce qu’il avait appris, il n’en soufflerait mot à personne, pour se réserver, à lui seul, tout l’honneur de l’action. Il se ferait désigner par ses supérieurs pour la surveillance du quartier de César. À l’instant où le roi passerait, il pénétrerait chez son ennemi à l’aide d’une fausse clé, et il ferait justice à la minute même où le régicide se préparerait à commettre son forfait. Rien de plus facile que de ne jamais parler de la dénonciation, de mettre sa prouesse au compte d’une intuition providentielle. Et alors ce serait la renommée, l’avancement, l’auguste reconnaissance de Leurs Majestés.
« Malheureusement, de même que la police s’était trompée d’Ambigu, Jean Cartoux se trompa de Corse. Au lieu de courir à Fieschi, il entra chez Christiani, le tua et s’aperçut immédiatement de sa méprise, en voyant ce qui se passait sur le boulevard, l’effet terrifiant de la machine infernale et le nuage de fumée qui, presque en face, s’échappait de la fenêtre de son ex-collègue. Le télescope braqué à la fenêtre de César n’était nullement truqué, comme il l’avait cru tout d’abord ; ce long tube de cuivre ne renfermait pas l’ombre d’un canon de fusil. Amère déception. Et terreur soudaine. Jean Cartoux venait d’assassiner un homme. Son crime n’avait aucune excuse. Par surcroît, il avait abandonné son poste au moment d’un attentat sans précédent. Qu’adviendrait-il, si l’on trouvait ici, auprès de sa victime, le meurtrier traître à son devoir ? Arrêté, il était perdu ; peut-être même, alors, apprendrait-on qu’il avait su et caché la vérité concernant l’Ambigu, concernant un Corse…
« Il s’enfuit. Le désordre du boulevard fut son complice. Nul ne le remarqua. Tout le reste du jour, il déploya, dans les arrestations, un zèle particulier, qui contribua certainement à lui faire accorder, le soir même, le congé qu’il sollicitait.
« Ce congé, ainsi que nous l’avions flairé, n’avait qu’un but : lui épargner l’épreuve d’avoir peut-être à remonter l’escalier du 53. Ce qu’il avait fait le remplissait d’épouvante. L’idée de revoir le cadavre de sa victime lui était intolérable.
« Cependant, votre aïeul, M. Fabius Ortofieri, était incarcéré. C’est alors que Jean Cartoux commit son deuxième crime, en jurant qu’il le reconnaissait.
– Et c’est au petit-fils de cette canaille que j’allais donner ma fille ! dit M. Ortofieri en esquissant un rictus de commisération.
Il prit le manuscrit et le rejeta sur la table, avec une dédaigneuse pitié.
– Je voudrais maintenant vous présenter à ma femme, poursuivit-il. Et, hum ! hum ! à ma fille aussi… Je suppose qu’elles sont à la maison…
Charles, fort embarrassé, s’empressa de répliquer :
– Ma mère serait heureuse, monsieur, de rendre ses devoirs à Mme Ortofieri. Elle voudrait, de plus, au nom des Christiani, vous apporter l’hommage de nos excuses. Nous les devons à l’héritier de Fabius Ortofieri.
– Paix aux morts, dit le banquier. Oublions ces vieilles choses. L’essentiel c’est qu’il n’y ait jamais eu de sang entre nous, ni rien qui justifiât le sang. Des excuses ! Vous ne voudriez pas !
– De toute façon, reprit Charles, ma mère désirerait beaucoup…
– Venez, monsieur Christiani !
« Pourquoi rit-il ? » se demandait Charles en obéissant à la poussée très cordiale qui le dirigeait vers une porte, au fond du vaste et fastueux cabinet.
Il ne devait pas tarder à le savoir.
– Ma chère amie, disait le banquier en ouvrant cette porte, laisse-moi te présenter M. Charles Christiani, l’historien distingué.
L’historien distingué s’était arrêté assez brusquement.
Au milieu du salon, autour d’une table à thé, plusieurs personnages bien connus se groupaient, tournés vers la porte et momentanément immobiles, à cause de l’apparition de Charles, qui les tenait comme suspendus dans leur attitude et leur sourire. Cette immobilité d’un instant participait à la fois du songe et du cabinet de cires. Charles pensa automatiquement à ce M. Curtius qui avait monté jadis, sous Louis-Philippe, roi des Français, un établissement de ce genre, boulevard du Temple, 54, vis-à-vis la maison de César. Il faillit se demander si ces êtres qu’il découvrait à l’improviste n’étaient pas des effigies insensibles, plutôt qu’en vérité Mme Ortofieri, Mme Christiani née Bernardi, la cousine Drouet flanquée de l’ombre de Mélanie, Bertrand et son nez, Colomba la brune, Geneviève Le Tourneur si blonde et si dolente, enfin l’incomparable Rita. À ce compte, il aurait pu s’étonner de ne point voir entre eux les simulacres du maître de la lumière, son fameux quadrisaïeul, de Fabius, l’invisible accusé, de la jolie Henriette Delille, de mons Tripe, l’homme à la canne et du sinistre Jean Cartoux…
Mais il n’y avait là – du moins au centre de ce salon – que des gens de 1930, vivants et fort sympathiques. Charles, qui n’en doutait d’ailleurs aucunement, le vit bien lorsque tout ce monde affectueux se reprit à bouger, lorsque Mme Ortofieri se mit en marche vers lui, les mains en avant… et qu’elle fut distancée par l’élan irrésistible de cette petite divinité rapide, envolée, folle de joie et d’émotion, accourant vers lui comme emportée par les zéphyrs du dieu Amour : Rita, la fée diligente qui, de connivence avec Colomba, avait machiné l’enchantement de cette assemblée.
Cette enfant ! La passion l’enlevait. C’était, comme on dit, plus fort qu’elle. Et Charles, incapable d’une parole, la reçut sur sa poitrine, où elle s’abattit en pleurant de bonheur. Elle le serrait si puissamment qu’il en suffoquait.
– Rita ! gronda sans conviction Mme Ortofieri, qui faisait de louables efforts pour retenir ses larmes.
Mais tous les parents du monde s’y seraient mis que rien n’aurait empêché Charles et Rita de joindre enfin leurs lèvres. Ils se seraient embrassés sous le feu de cent mille regards, devant l’humanité tout entière, présente, future et trépassée.
Moitié riant, moitié pleurant, Charles, pour essayer de restaurer la seule gaieté, dit à Bertrand :
– Dommage qu’on n’ait pas songé à la luminite ! Elle est de la famille. Et puis, une plaque, ici, aujourd’hui, c’était bien l’occasion !
– Pour qui me prends-tu ? s’indigna plaisamment Bertrand Valois. Est-ce qu’un auteur dramatique pouvait manquer ce dénouement ? Regarde !
Charles se retourna.
La plaque dite « secondaire » était là, pendue au mur. Vitre prodigieuse, elle avait silencieusement absorbé la lumière de toute la scène. Maintenant, elle gardait pour de longues, longues années, l’image du premier baiser de Charles et de Rita, l’image de la tendre réconciliation des Christiani et des Ortofieri. Et comme Bertrand, adroit metteur en scène, l’avait « feuilletée » ingénieusement, elle montrait, cette plaque, comme à la fenêtre du passé, le vieux corsaire César Christiani, qui, la pipe à la bouche et caressant sur son épaule le perroquet jaune et vert, souriait doucement à ces jeunes amours.
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Janvier 2010
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[1] Le nom de Fieschi fut ajouté postérieurement par le peintre Lami. Il avait d’abord écrit « Gérard », nom sous lequel Fieschi venait d’être arrêté et qui ne fut reconnu pour faux que plus tard. Même remarque, bien entendu, concernant ce qui suit.