George Sand
LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE
(1840)
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Le village de Villepreux était, au dire de M. Lerebours, le plus bel endroit du département de Loir-et-Cher, et l’homme le plus capable du dit village était, au sentiment secret de M. Lerebours, M. Lerebours lui-même, quand la noble famille de Villepreux, dont il était le représentant, n’occupait pas son majestueux et antique manoir de Villepreux. Dans l’absence des illustres personnages qui composaient cette famille, M. Lerebours était le seul dans tout le village qui sût écrire l’orthographe irréprochablement. Il avait un fils qui était aussi un homme capable. Il n’y avait qu’une voix là-dessus, ou plutôt il y en avait deux, celle du père et celle du fils, quoique les malins de l’endroit prétendissent qu’ils étaient trop honnêtes gens pour avoir entre eux deux volé le Saint-Esprit.
Il est peu de commis-voyageurs fréquentant les routes de la Sologne pour aller offrir leur marchandise de château en château, il est peu de marchands forains promenant leur bétail et leurs denrées de foire en foire, qui n’aient, à pied, à cheval ou en patache, rencontré, ne fût-ce qu’une fois en leur vie, M. Lerebours, économe, régisseur, intendant, homme de confiance des Villepreux. J’invoque le souvenir de ceux qui ont eu le bonheur de le connaître. N’est-il pas vrai que c’était un petit homme très sec, très jaune, très actif, au premier abord sombre et taciturne, mais qui devenait peu à peu communicatif jusqu’à l’excès ? C’est qu’avec les gens étrangers au pays il était obsédé d’une seule pensée, qui était celle-ci : Voilà pourtant des gens qui ne savent pas qui je suis ! – Puis venait cette seconde réflexion, non moins pénible que la première : il y a donc des gens capables d’ignorer qui je suis – Et quand ces gens-là ne lui paraissaient pas tout à fait indignes de l’apprécier, il ajoutait pour se résumer : Il faut pourtant que ces braves gens apprennent de moi qui je suis.
Quand il avait fait son premier effet, comme il ne demandait pas mieux que d’être modeste, et que l’aveu d’une haute position coûte toujours un peu, il hésitait quelques instants, puis il hasardait le nom de Villepreux ; et si l’auditeur était pénétré d’avance de l’importance de ce nom, M. Lerebours disait en baissant les yeux : C’est moi qui fais les affaires de la famille. – Si cet auditeur était assez ennemi de lui-même pour demander ce que c’était que la famille, oh ! alors, malheur à lui ! car M. Lerebours se chargeait de le lui apprendre ; et c’étaient d’interminables généalogies, des énumérations d’alliances et de mésalliances, une liste de cousins et d’arrière-cousins ; et puis la statistique des propriétés, et puis l’exposé des améliorations par lui opérées, etc., etc. Quand une diligence avait le bonheur de posséder M. Lerebours, il n’était cahots ni chutes qui pussent troubler le sommeil délicieux où il plongeait les voyageurs. Il les entretenait de la famille de Villepreux depuis le premier relais jusqu’au dernier. Il eût fait le tour du monde en parlant de la famille.
Quand M. Lerebours allait à Paris, il y passait son temps fort désagréablement ; car, dans cette fourmilière d’écervelés, personne ne paraissait se soucier de la famille de Villepreux. Il ne concevait pas qu’on ne le saluât point dans les rues, et qu’à la sortie des spectacles la foule risquât d’étouffer, sans plus de façon, un homme aussi nécessaire que lui à la prospérité des Villepreux.
De données morales sur la famille, de distinctions entre ses membres, d’aperçus des divers caractères, il ne fallait pas lui en demander. Soit discrétion, soit inaptitude à ce genre d’observations, il ne pouvait rien dire de ces illustres personnages, sinon que celui-ci était plus ou moins économe, ou entendu aux affaires que celui-là. Mais la qualité et l’importance de l’homme ne se mesuraient, pour lui, qu’à la somme des écus dont il devait hériter ; et quand on lui demandait si mademoiselle de Villepreux était aimable et jolie, il répondait par la supputation des valeurs qu’elle apporterait en dot. Il ne comprenait pas qu’on fût curieux d’en savoir davantage.
Un matin, M. Lerebours se leva encore plus tôt que de coutume, ce qui n’était guère possible, à moins de se lever, comme on dit, la veille ; et descendant la rue principale et unique du village, dite rue Royale, il tourna à droite, prit une ruelle assez propre, et s’arrêta devant une maisonnette de modeste apparence.
Le soleil commençait à peine à dorer les toits, les coqs mal éveillés chantaient en fausset, et les enfants, en chemise sur le pas des portes, achevaient de s’habiller dans la rue. Déjà cependant le bruit plaintif du rabot et l’âpre gémissement de la scie résonnaient dans l’atelier du père Huguenin ; les apprentis étaient tous à leur poste, et déjà le maître les gourmandait avec une rudesse paternelle.
– Déjà en course, monsieur le régisseur ? dit le vieux menuisier en soulevant son bonnet de coton bleu.
M. Lerebours lui fit un signe mystérieux et imposant. Le menuisier s’étant approché :
– Passons dans votre jardin, lui dit l’économe, j’ai à vous parler d’affaires sérieuses. Ici, j’ai la tête brisée ; vos apprentis ont l’air de le faire exprès, ils tapent comme des sourds.
Ils traversèrent l’arrière-boutique, puis une petite cour, et pénétrèrent dans un carré d’arbres à fruit dont la greffe n’avait pas corrigé la saveur, et dont le ciseau n’avait pas altéré les formes vigoureuses ; le thym et la sauge, mêlés à quelques pieds d’œillet et de giroflée, parfumaient l’air matinal ; une haie bien touffue mettait les promeneurs à l’abri du voisinage curieux.
C’est là que M. Lerebours, redoublant de solennité, annonça à maître Huguenin le menuisier la prochaine arrivée de la famille.
Maître Huguenin n’en parut pas aussi étourdi qu’il aurait dû l’être pour complaire à l’intendant.
– Eh bien, dit-il, c’est votre affaire à vous, monsieur Lerebours ; cela ne me regarde pas, à moins qu’il n’y ait quelque parquet à relever ou quelque armoire à rafistoler.
– Il s’agit d’une chose autrement importante, mon ami, reprit l’intendant. La famille a eu l’idée (je dirais, si je l’osais, la singulière idée) de faire réparer la chapelle, et je viens voir si vous pouvez ou si vous voulez y être employé.
– La chapelle ? dit le père Huguenin tout étonné ; ils veulent remettre la chapelle en état ? Tiens, c’est drôle tout de même ! Je croyais qu’ils n’étaient pas dévots ; mais c’est obligé, à ce qu’il paraît, dans ce temps-ci. On dit que le roi Louis XVIII…
– Je ne viens pas vous parler politique, répondit Lerebours en fronçant le sourcil : je viens savoir seulement si vous n’êtes pas trop jacobin pour travailler à la chapelle du château, et pour être bien récompensé par la famille.
– Oui dà, j’ai déjà travaillé pour le bon Dieu ; mais expliquez-vous, dit le père Huguenin en se grattant la tête.
– Je m’expliquerai quand il sera temps, repartit l’économe ; tout ce que je puis vous dire, c’est que je suis chargé d’aller chercher, soit à Tours, soit à Blois, d’habiles ouvriers. Mais si vous êtes capable de faire cette réparation, je vous donnerai la préférence.
Cette ouverture fit grand plaisir au père Huguenin ; mais, en homme prudent, et sachant bien à quel économe il avait affaire, il se garda d’en laisser rien paraître.
– Je vous remercie de tout mon cœur d’avoir pensé à moi, monsieur Lerebours, répondit-il ; mais j’ai bien de l’ouvrage dans ce moment-ci, voyez-vous ! La besogne va bien, c’est moi qui fais tout dans le pays parce que je suis seul de ma partie. Si je m’embarquais dans l’ouvrage du château, je mécontenterais le bourg et la campagne, et on appellerait un second menuisier qui m’enlèverait toutes mes pratiques.
– Il est pourtant joli de mettre en poche en moins d’un an, en six mois peut-être, une belle somme ronde et payée comptant. Je veux bien croire que vous avez une clientèle nombreuse, maître Huguenin, mais tous vos clients ne payent pas.
– Pardon, dit le menuisier blessé dans son orgueil démocratique, ce sont tous d’honnêtes gens et qui ne commandent que ce qu’ils peuvent payer.
– Mais qui ne payent pas vite, reprit l’économe avec un sourire malicieux.
– Ceux qui tardent, répondit Huguenin, sont ceux à qui je veux bien faire crédit. On s’entend toujours avec ses pareils ; et moi aussi je fais bien quelquefois attendre l’ouvrage plus que je ne voudrais.
– Je vois, dit l’économe d’un air calme, que mon offre ne vous séduit pas. Je suis fâché de vous avoir dérangé, père Huguenin ; – et soulevant sa casquette, il fit mine de s’en aller, mais lentement ; car il savait bien que l’artisan ne le laisserait pas partir ainsi.
En effet, l’entretien fut renoué au bout de l’allée.
– Si je savais de quoi il s’agit, dit Huguenin, affectant une incertitude qu’il n’éprouvait pas : mais peut-être que cela est au-dessus de mes forces… c’est de la vieille boiserie ; dans l’ancien temps on travaillait plus finement qu’aujourd’hui… et les salaires étaient sans doute en proportion de la peine. À présent il nous faut plus de temps et on nous récompense moins. Nous n’avons pas toujours les outils nécessaires… et puis les seigneurs sont moins riches et partant moins magnifiques…
– Ce n’est toujours pas le cas de la famille de Villepreux, dit Lerebours en se redressant ; l’ouvrage sera payé selon son mérite. Je me fais fort de cela, et il me semble que je n’ai jamais manqué d’ouvriers quand j’ai voulu faire faire des travaux. Allons ! il faudra que j’aille à Valençay. Il y a là de bons menuisiers, à ce que j’ai ouï dire.
– Si l’ouvrage était seulement dans le genre de la chaire que j’ai confectionnée dans l’église de la paroisse… dit le menuisier rappelant avec adresse l’excellent travail dont il s’était acquitté l’année précédente.
– Ce sera peut-être plus difficile, reprit l’intendant, qui, la veille, avait examiné attentivement la chaire de la paroisse et qui savait fort bien qu’elle était sans défauts.
Et comme il s’en allait toujours, le père Huguenin se décida à lui dire :
– Eh bien, monsieur Lerebours, j’irai voir cette boiserie ; car, à vous dire vrai, il y a longtemps que je ne suis entré là, et je ne me rappelle pas ce que ce peut être.
– Venez-y, répondit l’économe qui devenait plus froid à mesure que l’ouvrier se laissait gagner ; la vue n’en coûte rien.
– Et cela n’engage à rien, reprit le menuisier. Eh bien ! j’irai, monsieur Lerebours.
– Comme il vous plaira, mon maître, dit l’autre ; mais songez que je n’ai pas un jour à perdre. Pour obéir aux ordres de la famille, il faut que ce soir j’aie pris une décision, et si vous n’en avez pas fait autant, je partirai pour Valençay.
– Diable ! vous êtes bien pressé, dit Huguenin tout ému. Eh bien ! j’irai aujourd’hui.
– Vous feriez mieux de venir tout de suite, pendant que j’ai le temps de vous accompagner, reprit l’impassible économe.
– Allons donc, soit ! dit le menuisier. Mais il faut que j’emmène mon fils ; car il s’entend assez bien à faire un devis à vue d’œil ; et, comme nous travaillons ensemble…
– Mais votre fils est-il un bon ouvrier ? demanda M. Lerebours.
– Quand même il ne vaudrait pas son père, répondit le menuisier, ne travaille-t-il pas sous mes yeux et sous mes ordres ?
M. Lerebours savait fort bien que le fils Huguenin était un homme très précieux à employer. Il attendit que les deux artisans eussent passé leurs vestes et qu’ils se fussent munis de la règle, du pied-de-roi et du crayon. Après quoi, ils se mirent tous trois en route, parlant peu et chacun se tenant sur la défensive.
Pierre Huguenin, le fils du maître menuisier, était le plus beau garçon qu’il y eût à vingt lieues à la ronde. Ses traits avaient la noblesse et la régularité de la statuaire ; il était grand et bien fait de sa personne ; ses pieds, ses mains et sa tête étaient fort petits, ce qui est remarquable chez un homme du peuple, et ce qui est très compatible avec une grande force musculaire dans les belles races ; enfin ses grands yeux bleus ombragés de cils noirs et le coloris délicat de ses joues donnaient une expression douce et pensive à cette tête qui n’eût pas été indigne du ciseau de Michel-Ange.
Le père Huguenin, qui, lui-même, était un superbe vieillard, et qui ne manquait pas de bon sens, ne s’était pas toujours douté de la haute intelligence et de la beauté idéale de son fils. Il voyait en lui un garçon bien bâti, laborieux, rangé, un bon aide en un mot ; mais quoiqu’il eût été un réformateur dans son temps, il n’était nullement épris des jeunes idées libérales, et il trouvait que Pierre donnait beaucoup trop dans l’amour des nouveautés.
Il avait élevé son fils dans les plus purs sentiments démocratiques ; mais il lui avait donné cette foi comme un mystère, pensant qu’elle n’avait plus rien à produire, et qu’il fallait la garder en soi comme on garde le sentiment de sa propre dignité en subissant une injuste dégradation. Ce rôle passif ne pouvait suffire longtemps à l’intelligence active de Pierre. Bientôt il voulut en savoir plus sur son temps et sur son pays, que ce qu’il pouvait apprendre dans sa famille et dans son village. Il fut saisi à dix-sept ans de l’ardeur voyageuse qui, chaque année, enlève à leurs pénates de nombreuses phalanges de jeunes ouvriers pour les jeter dans la vie aventureuse, dans l’apprentissage ambulant qu’on appelle le tour de France. Au désir vague de connaître et de comprendre le mouvement de la vie sociale se mêlait l’ambition noble d’acquérir du talent dans sa profession. Il voyait bien qu’il y avait des théories plus sûres et plus promptes que la routine patiente suivie par son père et par les anciens du pays. Un compagnon tailleur de pierres, qui avait passé dans le village, lui avait fait entrevoir les avantages de la science en exécutant devant lui, sur un mur, des dessins qui simplifiaient extraordinairement la pratique lente et monotone de son travail. Dès ce moment, il avait résolu d’étudier le trait, c’est-à-dire le dessin linéaire applicable à l’architecture, à la charpenterie et à la menuiserie. Il avait donc demandé à son père la permission et les moyens de faire son tour de France. Mais il avait rencontré un grand obstacle dans le mépris que le père Huguenin professait pour la théorie. Il lui avait fallu presque une année de persévérance pour vaincre l’obstination du vieux praticien. Le père Huguenin avait aussi la plus mauvaise opinion des initiations mystérieuses du compagnonnage. Il prétendait que toutes ces sociétés secrètes d’ouvriers réunis sous différents noms en Devoirs n’étaient que des associations de bandits ou de charlatans qui, sous prétexte d’en apprendre plus long que les autres, allaient consumer les plus belles années de la jeunesse à battre le pavé des villes, à remplir les cabarets de leurs cris fanatiques, et à couvrir de leur sang versé pour de sottes questions de préséance la poussière des chemins. Il y avait un côté vrai dans ces accusations ; mais elles donnaient un tel démenti à l’estime dont jouit le compagnonnage dans les campagnes, que, selon toute apparence, le père Huguenin avait quelque grief personnel. Quelques anciens du village racontaient qu’on l’avait vu rentrer un soir chez lui, couvert de sang, la tête fendue et les vêtements en lambeaux. Il avait fait une maladie à la suite de cet événement ; mais il n’avait jamais voulu en expliquer le mystère à personne. Son orgueil se refusait à avouer qu’il eût cédé sous le nombre. Nous soupçonnons fort qu’il était tombé dans une embûche dressée par quelques compagnons du Devoir à certains rivaux, et qu’il avait été victime d’une méprise. Le fait est que depuis ce temps il avait nourri un vif ressentiment et professé une aversion persévérante contre le compagnonnage.
Quoi qu’il en soit, la vocation du jeune Pierre était plus forte que la pensée de tous les périls et de toutes les souffrances prédites par son père. Sa résolution l’emporta, et maître Cassius Huguenin fut forcé de lui donner un beau matin la clef des champs. S’il n’eût écouté que son cœur, il l’eût muni d’une bonne somme pour lui rendre l’entreprise agréable et facile ; mais se flattant que la misère le ramènerait au bercail plus vite que toutes les exhortations, il ne lui donna que trente francs, et lui défendit de lui écrire pour en demander davantage. Il se promettait bien dans son âme de faire droit à sa première requête ; mais il croyait l’effrayer par cette apparence de rigueur. Le moyen ne réussit pas ; Pierre partit, et ne revint qu’au bout de quatre ans. Durant ce long pèlerinage, il n’avait pas demandé une seule obole à son père, et dans ses lettres il s’était borné à s’informer de sa santé et à lui souhaiter mille prospérités, sans jamais l’entretenir ni de ses travaux, ni d’aucune des vicissitudes de existence nomade. Le père Huguenin en était à la fois inquiet et mortifié ; il avait bien envie de le lui exprimer avec cet élan de tendresse qui eût désarmé l’orgueil du jeune homme ; mais le dépit l’emportait toujours lorsqu’il tenait la plume, et il ne pouvait s’empêcher de lui écrire d’un ton de remontrance sévère qu’il se reprochait aussitôt que la lettre était partie. Pierre n’en témoignait ni dépit, ni découragement. Il répondait d’un ton respectueux et plein d’affection ; mais il était inébranlable ; et le curé, qui aidait le vieux menuisier à lire ses lettres, lui faisait remarquer, non sans plaisir, que l’écriture de son fils devenait de plus en plus belle et coulante, qu’il s’exprimait en termes choisis, et qu’il y avait dans son style une mesure, une noblesse et même une élégance qui le plaçaient déjà bien au-dessus de lui et de tous les vieux ouvriers du pays qu’il appelait ses compères.
Enfin, Pierre revint par une belle journée de printemps. C’était trois semaines avant la visite et la communication de M. Lerebours. Le père Huguenin, un peu vieilli, un peu cassé, bien las de travailler sans relâche, et surtout attristé d’être toujours en lutte dans son atelier avec des apprentis grossiers ou indociles, mais trop fier pour se plaindre, et affectant un enjouement qui était souvent loin de son âme, vit entrer chez lui un beau jeune homme, qu’il ne connaissait pas. Pierre avait grandi de toute la tête ; son port était noble et assuré ; son teint clair et pur, que le soleil n’avait pu ternir, était rehaussé par une légère barbe noire. Il était vêtu en ouvrier, mais avec une propreté scrupuleuse, et portait sur ses larges épaules un sac de peau de sanglier bien rebondi qui annonçait un beau trousseau de hardes. Il salua en souriant dès le seuil de la porte, et, prenant plaisir à l’incertitude et à l’étonnement de son père, il lui demanda la demeure de M. Huguenin, le maître menuisier. Le père Huguenin tressaillit au son de cette voix mâle qui lui rappelait confusément celle de son petit Pierre, mais qui avait changé comme le reste. Il resta quelque temps interdit, et comme Pierre semblait prêt à se retirer, voilà, pensa-t-il, un gars de bonne mine, et qui, certainement ressemble à mon fils ingrat ; et un soupir s’échappa de sa poitrine ; mais aussitôt Pierre s’élança dans ses bras, et tous deux se tinrent longtemps embrassés, n’osant se dire une parole dans la crainte de laisser voir l’un à l’autre des yeux pleins de larmes.
Depuis trois semaines que l’enfant prodigue était rentré dans les habitudes paisibles du toit paternel, le vieux menuisier sentait une douce joie mêlée de quelques bouffées de chagrin et d’inquiétude. Il voyait bien que Pierre était sage dans sa conduite, sensé dans ses paroles, assidu au travail. Mais avait-il acquis cette supériorité de talent dont il avait nourri le désir ambitieux avant son départ ? Le père Huguenin souhaitait ardemment qu’il en fût ainsi ; et pourtant, par suite d’une contradiction qui est naturelle à l’homme et surtout à l’artiste, il craignait de trouver son fils plus savant que lui. D’abord, il s’était attendu à le voir étaler sa science, trancher du maître avec ses élèves, bouleverser son atelier et l’engager d’un ton doctoral à troquer tous ses antiques et fidèles outils contre des outils de fabrique nouvelle et d’un usage inconnu à ses vieilles mains. Mais les choses se passèrent tout autrement ; Pierre ne dit pas un mot relatif à ses études, et lorsque son père fit mine de l’interroger, il éluda toute question en disant qu’il avait fait de son mieux pour apprendre, et qu’il ferait de son mieux pour pratiquer ; puis, il se mit à la besogne le jour même de son arrivée et prit les ordres de son père comme un simple compagnon. Il se garda bien de critiquer le travail des apprentis et laissa la direction suprême de l’atelier à qui de droit. Le père Huguenin, qui s’était préparé à une lutte désespérée, se sentit fort à l’aise ; et triomphant dans son esprit, il se contenta de murmurer entre ses dents à plusieurs reprises que le monde n’était pas si changé qu’on voulait bien le dire, que les anciennes coutumes seraient toujours les meilleures, et qu’il fallait bien le reconnaître, même après s’être flatté de tout réformer. Pierre feignit de ne pas entendre ; il poursuivit sa tâche, et le père fut forcé de déclarer qu’elle était faite avec une exactitude sans reproche et une rapidité extraordinaire.
– Ce que j’aime, lui disait-il de temps en temps, c’est que tu as appris à travailler vite et que l’ouvrage n’en est pas moins soigné.
– Si vous êtes content, tout va bien, répondait Pierre.
Quand cette inquiétude du vieux menuisier fut tout à fait dissipée, il se sentit tourmenté d’une autre façon. Il avait besoin de triompher ouvertement, et il était blessé que Pierre ne répondit pas à ses insinuations lorsqu’il lui donnait à entendre que son tour de France, sans lui être nuisible, n’avait pas eu tous les avantages qu’il s’était vanté d’en retirer ; qu’il n’avait rien découvert de merveilleux : qu’en un mot, il eût pu apprendre à la maison tout ce qu’il avait été chercher bien loin. Une sorte de dépit s’empara de lui insensiblement et fit assez de progrès pour le rendre soucieux et méfiant.
– Il faut, disait-il tout bas à son compère le serrurier Lacrête, que mon garçon me cache quelque secret. Je parierais qu’il en sait plus qu’il n’en veut faire paraître. On dirait qu’en travaillant pour moi, il s’acquitte d’une dette, mais qu’il réserve ses talents pour le temps où il travaillera à son compte, afin de m’écraser tout d’un coup.
– Eh bien, répondait le compère Lacrête, tant mieux pour vous ; vous vous reposerez alors, car vous n’avez que ce fils, et vous n’aurez pas besoin de l’aider à s’établir ; il se fera tout seul une bonne position, et vous jouirez enfin de la vie en mangeant vos revenus. N’êtes-vous pas assez riche pour quitter la profession, et voulez-vous donc disputer la clientèle du village à votre enfant unique ?
– Dieu m’en garde ! reprenait le menuisier, je ne suis pas ambitieux et j’aime mon fils comme moi-même ; mais voyez-vous, il y a l’amour-propre ! Croyez-vous qu’on se résigne à soixante ans, à voir sa réputation éclipsée par un jeune homme qui n’a pas même voulu prendre vos leçons, les jugeant indignes de son génie ? Croyez-vous que ce serait une belle conduite de la part d’un fils, de venir dire à tout le monde : voyez, je travaille mieux que mon père, donc mon père ne savait rien !
En raisonnant ainsi, le maître menuisier rongeait son frein. Il essayait de trouver quelque chose à reprendre dans le travail de son fils, et s’il surprenait la moindre trace d’enjolivement à ses pièces de menuiserie, il la critiquait amèrement. Pierre n’en montrait aucun dépit. D’un coup de rabot il enlevait lestement l’ornement qui semblait s’être échappé malgré lui de sa main : il était résolu à tout souffrir, à se laisser humilier mille fois plutôt que de faire mauvais ménage avec son père. Il le connaissait trop bien pour ne pas avoir prévu qu’il ne fallait pas essayer de le primer. Content d’avoir acquis les talents qu’il avait ambitionnés, il attendait que l’occasion de les faire apprécier vînt d’elle-même, et il savait bien qu’elle ne tarderait pas. En effet, elle se présenta le jour où l’économe conduisit les deux menuisiers au château pour examiner les travaux en question.
Ils furent introduits dans un antique vaisseau qui avait servi successivement de chapelle, de bibliothèque, de salle de spectacle et d’écurie, suivant les vicissitudes de la noblesse ou les goûts des divers possesseurs du château. Cette salle était située dans un corps de bâtiment plus ancien que les autres constructions qui composaient le vaste et imposant manoir de Villepreux. Elle était d’un beau style gothique flamboyant, et les arceaux de la charpente annonçaient qu’elle avait été consacrée au culte religieux. Mais en changeant son usage à diverses époques, on avait changé ses ornements, et les dernières traces de réparation qui subsistaient, c’étaient les boiseries du quinzième siècle, qu’au dix-huitième on avait couvertes de planches et de toiles peintes pour jouer des pastorales. Un reste de ce décor, barbouillé de guirlandes fanées et d’Amours éraillés, avait été enlevé ; et une certaine pièce située dans une tourelle adjacente avait pu ouvrir une porte, longtemps murée, sur la grande salle déblayée de ses oripeaux. Or, la tourelle était un lieu favori pour une certaine personne de la famille. Dès qu’on eut découvert une nouvelle issue à cette pièce et un usage à cette porte, on voulut qu’elle pût communiquer avec la chapelle ; mais il n’y manquait qu’une chose, c’était un escalier. Dans le principe, la porte donnait sur une tribune dans laquelle le châtelain et sa famille venaient écouter les offices, et la tourelle servait d’oratoire. La famille de Villepreux, ayant su apprécier la beauté des boiseries méprisées et mutilées par la génération précédente, avait résolu d’utiliser cette vaste pièce abandonnée depuis la révolution aux rats et aux chouettes.
On avait donc décrété ce qui suit :
L’ex-chapelle du moyen âge, ex-bibliothèque sous Louis XIV, ex-salle de spectacle sous la régence, ex-écurie durant l’émigration, servirait désormais d’atelier de peinture, ou pour mieux dire de musée. On y rassemblerait tous les vieux vases et meubles rares, tous les portraits de famille et anciens tableaux, tous les livres de prix, toutes les gravures, en un mot toutes les curiosités éparses dans le château. Il y avait place pour tout cela et pour toutes les tables, modèles et chevalets qu’on voudrait y ajouter.
La partie qui avait été tour à tour le chœur de la chapelle et l’emplacement du théâtre, reprendrait comme monument, sa forme demi-circulaire et son apparence de chœur recouvert de boiseries sculptées. C’étaient ces belles sculptures en plein chêne noir qu’il s’agissait de restaurer. L’ancienne porte de la tourelle que les maçons venaient de démasquer donnerait comme autrefois sur une tribune ; mais cette tribune servirait de palier, garni d’une balustrade, à un escalier tournant dont plusieurs dessins avaient été essayés et parmi lesquels on devait choisir le plus convenable.
Cette chapelle, cet escalier et cette tourelle auront trop d’importance dans le cours de notre récit, pour que nous n’ayons pas cherché à en présenter l’image à l’esprit du lecteur. Nous devons ajouter que ce corps de bâtiment était situé entre une partie du parc où la végétation avait envahi les allées, et une petite cour ou préau qui avait été tour à tour cimetière, parterre et faisanderie, et qui n’était plus qu’une impasse obstruée de décombres.
C’était donc l’endroit le plus silencieux et le moins fréquenté du château, une retraite philosophique, ou un laboratoire artistique que l’on voulait déblayer et restaurer, mais conserver mystérieux et sombre, soit pour y travailler sans distraction, soit pour s’y retrancher contre les visiteurs importuns.
C’est vers ce lieu solitaire que M. Lerebours conduisit les deux menuisiers, l’un calme, et l’autre s’efforçant de le paraître.
Mais d’abord, Pierre ne songea ni à son père ni à lui-même. L’amour de sa profession, qu’il comprenait en artiste, fut le seul sentiment qui s’empara de lui lorsqu’il pénétra dans cette antique salle, véritable monument de l’art de la menuiserie. Il s’arrêta au seuil, saisi d’un grand respect ; car il n’est point d’âme plus portée à la vénération que celle d’un travailleur consciencieux. Puis il s’avança lentement sous la voûte et parcourut toute l’enceinte d’un pas inégal, tantôt se pressant pour examiner les détails, tantôt s’arrêtant pour admirer l’ensemble. Une joie sainte rayonnait sur son visage, sa bouche entr’ouverte ne laissait pas échapper un seul mot, et son père le regardait avec étonnement, comprenant à demi son transport, et se demandant quelle pensée l’agitait pour le faire ainsi paraître fier, assuré, et plus grand de toute la tête qu’à l’ordinaire. Quant à l’économe, il était incapable de rien concevoir à ce ravissement, et comme les deux menuisiers gardaient le silence, il se décida à entamer la conversation.
– Vous voyez, mes amis, leur dit-il de ce ton bénin qui était chez lui le signe précurseur d’un accès de ladrerie, qu’il n’y a pas tant d’ouvrage qu’on pourrait le croire. Je vous ferai observer que les frises et les figurines étant un travail hors de votre compétence, nous ferons venir de Paris des artistes tourneurs et sculpteurs en bois pour raccommoder celles qui sont brisées et pour rétablir celles qui ont disparu. Ainsi vous n’avez à vous occuper que des grosses pièces ; vous aurez à mettre des morceaux dans les panneaux endommagés, à resserrer les parties disjointes, à confectionner çà et là quelques moulures, à rapporter des morceaux dans les corniches, etc. Vous, maître Pierre, qui avez voyagé, vous ne serez pas embarrassé pour les torsades incrustées en balustres, n’est-ce pas ? Et l’économe accompagnait d’un sourire, moitié paternel, moitié dédaigneux, ces impertinentes dubitations.
Le père Huguenin, qui était assez bon ouvrier pour comprendre la difficulté du travail, à mesure qu’il l’examinait, fronça les sourcils à cette interpellation directe aux talents de son fils. Dans ce moment il était encore partagé entre la secrète jalousie de l’artiste et l’espoir orgueilleux du père. Son front s’éclaircit lorsque Pierre, qui n’avait pas semblé écouter M. Lerebours, répondit d’une voix assurée :
– Monsieur l’économe, j’ai appris dans mes voyages tout ce que j’ai pu apprendre ; mais il n’y a rien dans ces oves, dans ces torsades, et dans le rapport de toutes ces pièces, que mon père ne soit capable d’entreprendre et de mener à bien. Quant aux figures et aux ornements délicats, ajouta-t-il en baissant un peu la voix par un sentiment de secrète modestie, ce serait une tâche faite pour nous tenter l’un et l’autre ; car c’est un beau travail et il y aurait de la gloire à l’accomplir. Mais cela nous demanderait beaucoup de temps, nous n’aurions peut-être pas tous les outils nécessaires et, à coup sûr, nous ne trouverions pas dans le pays de compagnons pour nous seconder. Ainsi nous nous tiendrons à notre partie. Maintenant vous plaît-il de nous montrer la place et le plan de l’escalier dont vous avez parlé ?
Au fond de la chapelle, la petite porte dont j’ai parlé, mystérieusement enfoncée dans l’épaisseur du mur, et recouverte d’une vieille tapisserie, n’avait plus pour palier extérieur que quelques planches vermoulues, dernier vestige de la tribune.
– C’est ici, dit M. Lerebours. Comme il n’y a pas de cage d’escalier dans la muraille, il faut faire un escalier extérieur, tout en bois, et tournant en spirale. Voyez, prenez vos mesures, si vous voulez. Voici une échelle qu’on peut approcher.
Pierre approcha l’échelle à marches et monta jusqu’à la tribune, qui n’était élevée que d’une vingtaine de pieds au-dessus du sol. Il souleva la portière et admira le travail exquis de la porte sculptée, ainsi que les ornements d’architecture à filets délicatement enroulés qui encadraient les chambranles et le tympan.
– Cette porte est aussi à réparer, dit-il ; car les armoiries qui forment le centre des médaillons ont été brisées.
– Oui, dans la révolution, répondit l’économe en détournant les yeux d’un air hypocrite ; et ce fut une grande barbarie, car c’était l’œuvre d’un ouvrier bien habile, on n’en saurait douter.
Les joues du père Huguenin se colorèrent d’un rouge vif. Il connaissait bien le vandale qui avait donné jadis le meilleur coup de hache à cette dévastation.
– Les temps sont changés, dit-il avec un sourire où la malignité surmontait la confusion ; et les écussons aussi. Dan ce temps-là on brisait tout, et on ne se doutait guère qu’on se taillait de la besogne pour l’avenir.
Pendant cette digression, Pierre, examinant toujours la porte, essayait de l’ouvrir afin d’en voir les deux faces. M. Lerebours l’arrêta.
– On n’entre pas ici, dit-il d’un ton doctoral, la porte est fermée en dedans ; c’est le cabinet d’étude de mademoiselle de Villepreux, et moi seul ait le droit d’y pénétrer en son absence.
– Il faudra toujours bien enlever la porte pour la réparer, dit le père Huguenin, à moins que vous ne vouliez y laisser des chatières.
– Ceci viendra en son temps, répondit M. Lerebours ; vous n’avez affaire maintenant qu’avec l’escalier. Voici la place, et si vous voulez descendre je vais vous montrer le plan.
Pierre descendit de l’échelle, et l’économe déroula d’abord devant lui plusieurs planches ; c’étaient diverses gravures à l’eau-forte d’après des tableaux de vieux intérieurs flamands.
– Mademoiselle, dit M. Lerebours, a désiré que l’on se conformât au style de ces escaliers, et que l’on choisît, parmi les échantillons que voici, celui qui s’adapterait le mieux aux exigences du local. J’ai fait en conséquence tracer un plan selon les lois de la géométrie ; je présume qu’en vous le faisant expliquer vous pourrez vous y conformer.
– Ce plan est défectueux, dit Pierre aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur la planche de trait que l’intendant déroulait devant lui d’un air important.
– Songez à ce que vous dites, mon ami, répondit l’économe ; ce plan a été exécuté par mon fils… par mon propre fils.
– Monsieur votre fils s’est trompé, reprit Pierre froidement.
– Mon fils est employé aux ponts-et-chaussées, apprenez cela, maître Pierre, s’écria l’intendant tout rouge de dépit.
– Je ne dis pas le contraire, dit Pierre en souriant ; mais si monsieur votre fils était ici, il reconnaîtrait son erreur et ferait un autre plan.
– Sous votre direction, sans doute, monsieur l’entendu ?
– Sous celle du bon sens, monsieur l’économe ; et il m’en donnerait une que je pourrais suivre.
Le père Huguenin riait de plaisir dans sa barbe grise ; il était enchanté que son fils le vengeât des allusions de M. Lerebours.
– Voyons donc ce plan, dit-il d’un air capable ; et tirant de la poche de son gilet, qui lui descendait sur le genou, une paire de lunettes de corne, il s’en pinça le nez et fit mine de commenter la planche, quoiqu’il n’y comprît rien du tout. Le dessin linéaire était un grimoire qu’il avait toujours affecté de mépriser ; mais une foi instinctive lui disait en cet instant que son fils était dans le vrai. Il ne manqua pas d’affirmer que le plan était faux, que cela sautait aux yeux, et il le soutint avec tant d’aplomb que Pierre l’eût cru converti à l’étude du trait s’il ne se fût aperçu qu’il tenait la planche à l’envers. Il se hâta de la lui ôter des mains, de peur que l’économe, qui n’était du reste guère plus versé que lui dans cette partie, ne le remarquât.
– Monsieur votre fils peut être très habile dans les ponts-et-chaussées, poursuivait le père Huguenin en ricanant ; mais il ne fait pas beaucoup d’escaliers sur les grandes routes, que je sache. Chacun son métier, monsieur Lerebours, soit dit sans vous offenser.
– Ainsi, vous refusez de faire cet escalier ? dit Lerebours en s’adressant à Pierre.
– Je me charge de le rectifier, répondit Pierre avec douceur. Ce ne sera pas difficile, et le mouvement sera le même. J’y ajouterai une rampe de chêne découpée à jour dans le style de la boiserie, et des pendentifs assortis à ceux de la voûte de la charpente.
– Vous êtes donc sculpteur aussi ? dit M. Lerebours avec aigreur ; vous avez tous les talents !
– Oh ! non pas tous, répondit Pierre avec un soupir plein de bonhomie, non pas même tous ceux que je devrais avoir. Mais essayez-moi dans ma partie, et, si vous êtes content, vous me pardonnerez de vous avoir contredit ; c’était sans intention de vous blesser, je vous jure. Si j’avais à m’occuper de la construction d’un pont ou d’un projet de route, je me mettrais avec plaisir sous les ordres de M. Isidore, parce que je sais que j’aurais beaucoup de choses utiles à apprendre de lui.
M. Lerebours, un peu radouci, consentit à écouter la critique pleine de douceur que Pierre lui fit du plan d’escalier. La démonstration fut faite avec clarté, et le père Huguenin la comprit d’emblée, car il était arrivé, par la pratique et la logique naturelle, à une connaissance assez élevée de son art ; mais M. Lerebours, qui n’avait ni la théorie ni la pratique, suait à grosses gouttes tout en feignant de comprendre ; et, pour clore le différend, il fut décidé que Pierre ferait un autre plan, et qu’on le soumettrait à l’architecte que la famille honorait de sa clientèle. M. Lerebours était bien aise de faire cette épreuve avant d’employer le jeune menuisier, et on arrêta que le devis du travail et les conditions de salaire seraient ajournés jusqu’au jugement de l’architecte.
Lorsque les Huguenin furent rentrés chez eux, le père garda un profond silence. En attendant le soir, on reprit les travaux, et Pierre, sans plus d’orgueil que les autres jours, se mit à raboter les planches que lui présentait son père ; mais il était facile de voir que celui-ci ne lui taillait plus la besogne avec autant d’assurance, et qu’il lui parlait avec plus d’égards que de coutume.
Après le souper, Pierre se mit à l’œuvre. Il tira de son carton une grande feuille de papier, prit son crayon, son compas et sa règle, tira des lignes et les coupa par d’autres lignes, arrondit des courbes, des demi-courbes, fit des projections, des développements, et à minuit son plan fut terminé. Le père Huguenin, qui feignait de sommeiller auprès de la cheminée, le suivait des yeux par-dessus son épaule. Quand il vit qu’il refermait son portefeuille et s’apprêtait à se coucher sans dire un mot : Pierre, dit-il enfin d’une voix oppressée, tu joues gros jeu ! Es-tu bien sûr d’en savoir plus long que le fils de M. Lerebours, qu’un jeune homme qui a été élevé dans les écoles, et qui est employé par le gouvernement ? Ce matin, pendant que tu expliquais les fautes de son plan, quoique tu te servisses de mots qui ne me sont pas très familiers, j’ai compris que tu pouvais avoir raison ; mais il est facile de blâmer, et malaisé de faire mieux. Comment peux-tu te flatter de ne pas te tromper toi-même dans toutes ces lignes que tu viens de croiser sur un chiffon de papier ? Il n’y a qu’en essayant les pièces les unes avec les autres, et en retouchant à mesure, qu’on peut être bien sûr de ce qu’on fait. Si tu commets une faute en travaillant, ce n’est qu’une journée et un peu de bois perdus ; tu corriges, personne ne s’en aperçoit, et tout est dit. Au lieu que si tu fais là un trait de plume à faux, voilà tous les beaux savants auxquels tu veux t’en rapporter qui vont crier que tu es un ignorant, un maladroit ; et tu seras perdu de réputation avant d’avoir rien fait. Voilà tantôt quarante-cinq ans que j’exerce mon métier avec honneur et profit ; une faute sur le papier eût pu me faire échouer au début de ma carrière. Aussi me suis-je bien gardé de me mettre en concurrence avec ceux qui prétendaient en savoir plus long que moi. J’ai fait mon petit chemin, avec mon petit proverbe : « À l’œuvre on connaît l’artisan. » Prends garde à toi, mon enfant ! méfie-toi de ton amour-propre.
– Mon amour-propre n’est pas ici en jeu, soyez-en sur, mon bon père, répondit Pierre ; je ne veux humilier personne ni chercher à me faire valoir ; mais il y a au-dessus de nous tous quelque chose qui est infaillible, et qu’aucune vanité, aucune jalousie ne peut plier à son profit : c’est la vérité démontrée par le calcul et l’expérience. Quiconque a entrevu clairement cette vérité une bonne fois ne peut jamais s’égarer dans de fausses applications. Avec le secours du dessin, vous eussiez pu savoir à vingt ans ce que vous saviez peut-être à peine à quarante, et vous eussiez pu exercer votre grande intelligence sur de nouveaux sujets.
– Il y a du bon dans tout ce que tu dis là, répondit le père Huguenin ; mais si tu triomphes dans le défi que tu portes au fils de l’économe, crois-tu que son père ne nous en voudra pas mortellement, et ne confiera pas à quelque autre le travail qu’il nous a proposé ce matin ?
– Il n’aura garde de mécontenter ses maîtres. Rappelez-vous, mon père, que M. de Villepreux est un homme actif, vigilant, économe ; M. Lerebours sait bien qu’il faut que les choses soient bien faites et sans prodigalité ; c’est pourquoi il vous a choisi, quoiqu’il n’aime pas les anciens patriotes. Il vous conservera la pratique du château, n’en doutez pas, et d’autant plus que l’architecte lui dira que vous êtes plus capable que bien d’autres.
Dominé par la sagesse de son fils, le père Huguenin s’endormit tranquille, et, trois jours après, il fut mandé au château pour s’entendre avec l’architecte qui était venu en personne examiner les lieux et faire un devis des dépenses totales pour le compte du châtelain.
L’architecte était passablement enclin à donner gain de cause aux plus puissants, c’est-à-dire à M. Lerebours et à sa progéniture. Aussi, dès qu’il eut jeté les yeux sur les deux plans, il s’écria :
– Sans aucun doute, le plan de monsieur votre fils est excellent, mon petit père Lerebours ; et le vôtre, mon pauvre ami Pierre, est boiteux de trois jambes. En parlant ainsi, il jetait dédaigneusement sur la table le plan de l’employé aux ponts-et-chaussées, ne doutant pas que ce ne fût l’œuvre du menuisier.
– Permettez, monsieur, lui dit Pierre avec sa tranquillité accoutumée, le plan que vous rejetez n’est pas le mien. Veuillez regarder celui que vous venez d’approuver ; mon nom est écrit en petit caractère sur la dernière marche de l’escalier.
– Ma foi, c’est vrai ! s’écria l’architecte avec un gros rire ; j’en suis fâché pour vous, mon pauvre père Lerebours, votre fils s’est blousé. Allons, n’en soyez pas désolé, cela peut arriver à tout le monde. – Quant à toi, mon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers le fils Huguenin et en lui frappant sur l’épaule, tu entends ton affaire, et si tu es aussi bon sujet que tu es bon géomètre, tu pourras faire ton chemin. Voilà une planche dessinée avec beaucoup de goût et d’intelligence, continua-t-il en retournant au dessin de Pierre Huguenin, et cet escalier pourra être aussi commode qu’élégant. Employez-moi ce menuisier-là, père Lerebours, vous en pourrez faire venir de loin qui ne le vaudront pas.
– C’est aussi mon intention, répondit Lerebours avec le calme d’une profonde politique. Je sais rendre justice au talent, et reconnaître le mérite où il se trouve. Mon fils est certainement un homme très fort en géométrie, mais il a une tête si jeune, si ardente…
– Allons, allons, il aura pensé à quelque jolie femme en dessinant son plan, dit l’architecte. Le gaillard est assez bel homme pour avoir souvent de telles distractions !…
Le père Lerebours se mit à rire comme une crécelle, tandis que l’architecte lui répondait comme une grosse cloche. Quand ils eurent épuisé toute leur gaieté légère, ils se mirent à faire le devis général des travaux, tandis que le maître menuisier et son fils faisaient celui qui concernait leurs attributions. Le prix fut débattu avec une horrible ténacité de la part de Lerebours et une grande fermeté de la part de Pierre Huguenin. Ses prétentions étaient si modérées que son père, sachant bien que Lerebours voudrait les réduire sans pudeur, l’accusait secrètement de ne pas savoir faire ses affaires. Mais Pierre fut inébranlable, et l’architecte, forcé de convenir que la demande était censée, termina le différend en disant tout bas à l’oreille de l’économe :
– Concluez vite avant que le père ne défasse le marché.
Le contrat fut donc signé. L’architecte se chargea de toiser à la fin des travaux. Après tout, au point où en sont les institutions qui sacrifient toujours l’ouvrier à celui qui l’emploie, l’affaire était bonne pour le maître menuisier.
– Allons, disait-il à son fils en revenant au logis, tu t’entends à toutes choses ; voici la première fois de ma vie que je termine un marché sur mon premier mot.
À huit jours de là, les Huguenin, ayant achevé de remplir tous les engagements contractés envers leur clientèle villageoise, prirent possession de la chapelle et commencèrent leurs travaux.
Pierre était toujours levé avant le jour. Aux premiers rayons du soleil il promenait déjà le compas sur les vieux ais de chêne de la boiserie séculaire, et déjà la tâche était taillée aux apprentis lorsqu’ils arrivaient, les yeux encore gonflés par le sommeil. Il advint qu’un soir Pierre, absorbé par l’examen de la boiserie, et ayant tracé plusieurs figures à la craie sur un panneau noirci par le temps, oublia, dans ses calculs, l’heure avancée et la solitude qui s’était faite autour de lui. Son père s’était retiré depuis longtemps avec tous ses ouvriers, les portes du château étaient fermées, et les chiens de garde étaient lâchés dans les cours. Le vigilant économe, surpris de voir une lampe briller encore derrière le haut vitrage de l’atelier, vint, son trousseau de clefs dans une main et sa lanterne sourde dans l’autre, regarder à la porte avec précaution.
– C’est vous, maître Pierre ? s’écria-t-il lorsqu’il eut reconnut le jeune menuisier à travers les fentes ; n’avez-vous pas assez travaillé pour un jour ?
Pierre lui ayant répondu qu’il avait encore de l’ouvrage pour une heure, M. Lerebours lui remit la clef d’une des portes du parc, lui recommanda de bien éteindre sa lumière et de bien refermer les portes en s’en allant, puis lui souhaita bon courage et alla se livrer aux douceurs du repos.
Pierre travailla encore deux heures, et, lorsqu’il eut résolu le problème qui l’embarrassait, il se décida à aller dormir ; mais il entendit sonner deux heures à l’horloge du château. Pierre craignit que sa sortie à une pareille heure ne fût remarquée par le village et ne donnât lieu à des commentaires. Il fuyait la réputation de bizarrerie que son amour pour l’étude n’eût pas manqué de lui attirer. D’ailleurs ses apprentis devaient bientôt arriver, et, s’il allait se coucher, il ne pourrait se réveiller avec assez d’exactitude pour les recevoir et les mettre à l’ouvrage. Il se décida à s’étendre sur un monceau de ces menus copeaux et de ces rubans de bois que les menuisiers enlèvent de leurs planches en rabotant. Ce fut un lit assez doux pour ses membres robustes. Sa veste lui servit d’oreiller et sa blouse de couverture.
Un fâcheux incident interrompit les travaux de l’atelier au moment où ils allaient le mieux. Un des meilleurs apprentis du père Huguenin se démit l’épaule en tombant d’une échelle ; et, comme un malheur n’arrive jamais seul, le père Huguenin s’enfonça dans le pouce un éclat de bois qui le mit hors de travail. M. Lerebours lui prodigua de gracieuses condoléances pendant un jour ou deux ; mais quand il vit que l’apprenti était retourné chez ses parents pour se faire soigner, et quand le médecin du village eut visité la main du vieux menuisier, et décrété qu’il fallait quinze jours de repos à cette blessure, l’intraitable économe parla de faire commencer l’escalier par d’autres entrepreneurs. Ce fut une crainte mortelle pour le père Huguenin, qui mettait encore plus d’amour-propre que d’intérêt personnel à rester seul chargé de tout le travail. Il voulut se remettre à l’ouvrage ; mais le mal s’envenima, et de nouveau il fallut s’interrompre. Le médecin menaçait de couper le doigt, la main, le bras peut-être, si on persistait.
– Coupez-moi donc la tête tout de suite ! dit le père Huguenin, en jetant son ciseau avec désespoir sur le plancher ; et il alla s’enfermer chez lui de colère et de douleur.
– Mon père, lui dit Pierre à l’heure de la veillée, il faut prendre un parti. Vous ne pouvez travailler d’ici à plusieurs semaines sans compromettre votre santé, votre vie peut-être. Guillaume était votre meilleur ouvrier ; il lui faut deux mois, au moins, pour se rétablir. Me voilà seul avec des jeunes gens zélés sans doute, mais inexpérimentés, et manquant des connaissances nécessaires pour un travail de cette importance. Moi-même je ne vous cache pas que, forcé depuis plusieurs jours à travailler pour trois, je sens mes forces décroître ; mon appétit s’en va, le sommeil m’abandonne. Je puis tomber malade ; j’irai tant que je pourrai, sans plaindre ma peine, vous le savez bien ; mais il arrive toujours un moment où la fatigue nous surmonte, et alors M. Lerebours, à supposer qu’il prenne patience jusque-là, sera bien fondé à nous remplacer.
– Que veux-tu ! le sort nous en veut ! répondit le père Huguenin avec un profond soupir, et quand le diable se met après les pauvres gens, il faut qu’ils succombent.
– Non, mon père, le sort n’en veut à personne ; et quant au diable, s’il est vrai qu’il soit méchant, il est certain qu’il est lâche. Vous ne succomberez pas si vous voulez m’écouter. Il nous faut deux bons ouvriers, et tout ira bien.
– Et où les prendras-tu ? Les maîtres menuisiers des environs voudront-ils nous céder les leurs ? Quand ils sont bons, on n’en a jamais de reste : et s’ils sont mauvais, on en a toujours de trop. Proposerai-je à un de ces maîtres de se mettre de moitié avec moi ? Dans ce cas-là, j’aime autant me retirer tout à fait. À quoi bon prendre la peine s’il faut partager l’honneur ?
– Aussi faut-il que l’honneur vous reste en entier, répondit le jeune menuisier, qui connaissait bien le faible de son père ; il ne faut vous associer avec personne. Seulement je vais vous chercher deux ouvriers, et des meilleurs, je vous en réponds ; laissez-moi faire.
– Mais encore un coup, où les pêcheras-tu ? s’écria le père Huguenin.
– J’irai les embaucher à Blois, répondit Pierre.
Ici le vieillard fronça le sourcil d’une étrange manière, et son visage prit une expression de reproche si sévère, que Pierre en fut interdit.
– C’est bien ! reprit le père Huguenin après un silence énergique, voilà où tu voulais en venir. Il te faut des compagnons du tour de France, des enfants du Temple, des sorciers, des libertins, de la canaille de grands chemins ? Dans quel Devoir les choisiras-tu ? car tu ne m’as pas fait l’honneur de me dire à quelle société diabolique tu es affilié, et je ne sais pas encore si je suis le père d’un loup, d’un renard, d’un bouc ou d’un chien[1] ?
– Votre fils est un homme, dit Pierre en reprenant courage, et soyez sûr, mon père, que personne ne lui adressera jamais un terme méprisant ; je savais bien que j’allais encourir votre colère en vous parlant d’embaucher des compagnons ; mais je me flatte que vous y réfléchirez, et qu’un injuste préjugé ne vous empêchera pas de recourir au seul moyen qui vous reste de garder l’entreprise du château.
– En vérité, voilà qui est étrange ! et je vois bien que toute cette feinte douceur cachait de mauvais desseins contre moi. Les dévorants vont donc entrer chez moi par la fenêtre ! car certainement je leur fermerai la porte au nez ; Dieu sait s’il ne m’égorgeront pas dans mon lit, comme ils s’égorgent les uns les autres au coin des bois et dans les cabarets.
En parlant ainsi, le père Huguenin élevait la voix, et, sans songer à sa main malade, il frappait sur la table de toutes ses forces.
– À qui donc en avez-vous ? dit en entrant le maître serrurier son voisin, attiré par le bruit ; voulez-vous renverser la maison, et n’avez-vous pas de honte à votre âge de faire un pareil vacarme ? Voyons, jeune homme, est-ce vous qui obstinez votre père ? ce n’est pas bien, cela ! La jeunesse est une gâchette qui doit obéir au grand ressort de l’âge mûr.
Quand Pierre eut exposé le fait au père Lacrête, celui-ci se prit à rire.
– Ah ! ah ! dit-il en se retournant vers son compère, je te reconnais bien là, vieux fou de voisin, avec ta rancune contre les compagnons ! Que diable t’ont-ils fait, ces bons compagnons ? Est-ce qu’ils t’ont battu parce que tu ne voulais pas toper ? Est-ce qu’ils ont mis ta boutique en interdit parce que tu ne sais pas hurler ? Tu as pourtant la voix assez forte et le poing assez lourd pour avoir les talents requis. Ma foi, je te trouve bien sot d’aller ainsi contre les usages ; et quant à moi, je regrette bien de n’avoir pas une trentaine d’années de moins sur les épaules ; j’irais me faire recevoir dans quelque société, car il paraît que les plus forts y font de bons repas aux dépens des plus poltrons, et qu’ensuite on évoque le diable dans un cimetière, ou la nuit entre quatre chemins. Le diable vient avec des légions de dix mille diablotins, et cela doit être curieux à voir. Quand je pense qu’il y a soixante ans passés que j’entends parler du diable et que je n’ai jamais pu réussir à le rencontrer ! Voyons, Pierre, tu le connais, toi qui es reçu compagnon, dis-moi un peu comment il est fait ?
– Est-il possible, dit Pierre en riant, que vous croyiez à de telles folies, voisin ?
– Je n’y crois pas tout à fait, répondit le serrurier avec une bonhomie maligne ; mais enfin, j’y crois un peu. Je ne peux pas oublier la peur que j’avais quand j’étais tout jeune et que j’entendais sur la montagne de Valmont, où je travaillais alors comme forgeron avec mon père, les cris singuliers et les hurlements effroyables qu’on appelait la chasse de nuit ou le sabbat. Je me cachais tout tremblant dans la paille de mon lit, et mon père me disait : Allons, allons, dormez, petit ! ce sont les loups qui hurlent dans la forêt. – Mais il y en avait d’autres qui disaient : Ce sont les compagnons charpentiers qui reçoivent un nouveau frère dans leur corps, et ils lui font signer un pacte avec le diable ; celui qui restera éveillé jusqu’à une heure du matin verra Satan passer dans le ciel sous la forme d’une grande équerre de feu. – Vraiment, je le croyais si bien que, tout en me mourant de peur, je grillais d’envie de le voir ; mais je ne pouvais jamais m’empêcher de m’endormir avant l’heure, car la fatigue était plus forte que la curiosité. Mais, voyez un peu ! depuis qu’on m’a dit que les serruriers avaient un Devoir, je commence à penser que tout cela n’est pas si sorcier, et peut être bon à quelque chose.
– Et à quoi bon ? s’écria le père Huguenin de plus en plus courroucé. Vraiment, vous me faites sortir de moi ! Dirait-on pas qu’il va étudier la franche maçonnerie des compagnons, à son âge ?
– Oui, à mon âge, je voudrais m’y instruire, répondit le père Lacrête, qui était taquin et têtu comme un vrai serrurier ; et si vous voulez savoir à quoi cela est bon, je vous dirai que cela sert à s’entendre, à se connaître, à se soutenir les uns les autres, à s’entr’aider, ce qui n’est pas si fou ni si mauvais.
– Et moi je vais vous dire à quoi cela leur sert, reprit le père Huguenin avec indignation : à s’entendre contre vous, à se faire connaître les uns aux autres les moyens de vous soutirer votre argent, à se soutenir pour faire tomber votre crédit, enfin à s’entr’aider pour vous ruiner.
– Ils sont donc bien fins, poursuivit le voisin ; car je ne m’aperçois pas de tout cela, et pourtant je ne passe pas d’année sans en embaucher deux ou trois. Je n’ai jamais une commande un peu conséquente dans le château, sans aller chercher à la ville quelque bon garçon bien intelligent, bien adroit, bien gai surtout, car moi, j’aime la gaieté ! Ces gaillards-là ont toujours de belles chansons pour nous réjouir les oreilles et nous donner courage quand nous tapons en cadence sur nos enclumes. Ils sont braves comme des lions, travaillent mieux que nous, savent toutes sortes d’histoires, racontent leurs voyages, et vous parlent de tous les pays. Cela me rajeunit, cela me fait vivre. Eh ! eh ! père Huguenin, vos cheveux ont blanchi plus vite que les miens, parce que vous avez gardé votre morgue de vieux maître et que vous n’avez jamais voulu frayer avec la jeunesse.
– La jeunesse doit vivre avec la jeunesse, et quand les vieux veulent partager ses divertissements, elle les raille et les méprise. Vous avez fait de belles affaires, à fréquenter les compagnons, n’est-il pas vrai ? Au lieu de former de bons apprentis qui travaillent pour vous tout en vous payant, vous trouvez votre profit (un singulier profit !) à payer et à nourrir de grands coquins qui vous font passer pour un ignorant et qui vous ruinent.
– S’ils me font passer pour un ignorant, c’est que je le suis apparemment ; et s’ils me ruinent, c’est que je veux bien me laisser faire. Et si cela m’amuse, moi, de manger au jour le jour ce que je gagne ? je n’ai pas d’enfants. N’ai-je pas le droit de mener joyeuse vie avec ces enfants d’adoption que j’aime et qui m’aident à enterrer l’ennui de la solitude et le souci des années ?
– Vous me faites pitié, répondit le père Huguenin en haussant les épaules.
Quand les deux compères se furent bien querellés, ils s’aperçurent que Pierre, au lieu de prendre plaisir à se voir soutenu par le voisin, avait été se coucher tranquillement. Cette conduite prudente d’une part, de l’autre les contradictions hardies du voisin qui épuisèrent toute la colère du père Huguenin en une séance, enfin la nécessité de prendre un parti, firent réfléchir le vieux menuisier, et le lendemain il dit à son fils : – Allons, va-t-en à la ville et amène-moi des ouvriers. Prends ceux que tu voudras, pourvu qu’ils ne soient pas Compagnons.
Cette autorisation contradictoire fut comprise de Pierre. Il savait que son père cédait souvent en fait, sans jamais céder en paroles. Il prit sa canne, partit pour Blois, décidé à embaucher les premiers bons Compagnons qu’il trouverait, et à les faire passer pour des apprentis non agrégés s’il retrouvait son père aussi mal disposé que de coutume contre les sociétés secrètes.
Tandis que Pierre Huguenin cheminait pédestrement parmi les coursières fleuries, si bien connues des ouvriers nomades, qui coupent la France dans toutes ses directions à vol d’oiseau, une lourde berline de voyage roulait en soulevant des flots de poussière sur la grande route de Blois à Valençay. Ce n’était rien moins que la famille de Villepreux qui approchait de son château avec une imposante rapidité.
Il n’est besoin de dire que le bouillant économe, en proie depuis huit jours à de fortes émotions, était parti ce jour-là sur son bidet gris de fer pour aller au devant de la famille. Il était vivement contrarié de ce retour annoncé d’abord pour le courant de l’automne, et puis décrété plus récemment pour le commencement de l’été. Il ne comprenait pas que le comte son vieux maître pût lui jouer (c’était son expression) un tour semblable. Rien n’était suffisamment préparé pour le recevoir. Le temps avait manqué ; car il n’eût pas fallu moins de six mois à M. Lerebours pour faire les choses comme il l’entendait, et il n’en avait eu que trois. Aussi était-il en proie à une noire mélancolie, tout en marchant au petit trot à la rencontre de ses maîtres. Sa main laissait flotter les rênes sur le cou de son bidet qui baissait la tête d’un air non moins accablé que lui. – Hélas ! se disait M. Lerebours, la chapelle n’est pas réparée. Il y a plus de la moitié de l’ouvrage à faire, la maison sera pleine de poussière, M. le comte aura sa toux le matin et son humeur s’en ressentira. Le bruit des ouvriers importunera mademoiselle. Pourra-t-elle seulement travailler dans son cabinet favori ? Et si, du moins, cette maudite porte était réparée ! Mais non, rien ! pas un ouvrier pour la replacer. Il faut que le père Lacrête soit ivre dès le matin, et que le fils Huguenin se soit mis en route pour aller Dieu sait où, un jour comme aujourd’hui ! Ah ! les insouciants manœuvres ! Peuvent-ils se douter seulement des chagrins et des anxiétés qui rongent jour et nuit la cervelle d’un intendant tel que moi ?
Il était en proie à ces réflexions déchirantes lorsque le galop d’un autre bidet, plus rapide et plus vigoureux que le sien, le tira de sa rêverie. Le bidet gris de fer dressa l’oreille et hennit en reconnaissant les émanations d’un certain bidet noir qui appartenait au fils de son maître. Le front de l’économe s’éclaircit un peu à l’approche de son cher Isidore, l’employé aux ponts-et-chaussées.
– Je commençais à craindre que tu n’eusses pas reçu ma lettre, dit le père.
– Je l’ai reçue ce matin même, répondit le fils ; votre messager m’a trouvé à deux lieues d’ici sur la route nouvelle, et fort occupé avec l’ingénieur qui est un ignorant fieffé et qui ne peut faire un pas sans moi. Je lui ai demandé deux jours de congé qu’il a eu bien de la peine à m’accorder ; car en vérité je ne sais comment il va se tirer d’affaires sans mes conseils. J’ai insisté ; je n’avais garde de manquer à mon devoir envers la famille, et surtout je suis impatient comme tous les diables de revoir Joséphine et Yseult ; elles doivent être bien changées ! Joséphine sera toujours jolie, j’imagine ! Quant à Yseult, elle va être bien contente de me voir !
– Mon fils, dit l’intendant en faisant allonger le trot à sa monture, j’ai deux objections à vous faire : d’abord, quand vous parlez de ces deux dames, vous ne devez pas nommer la cousine la première ; et ensuite, quand vous parlez de la fille de M. le comte, vous ne devez pas dire Yseult tout court ; vous ne devez même pas dire mademoiselle Yseult ; vous devez dire tout au plus mademoiselle de Villepreux ; vous devez dire en général mademoiselle.
– Et pourquoi donc cela ? reprit l’employé aux ponts-et-chaussées. Est-ce que je ne l’ai pas toujours appelée ainsi sans que personne ait songé à le trouver mauvais ? Est-ce que, il y a quatre ans encore, nous n’avons pas joué à colin-maillard et à la cligne-musette ensemble ? Je voudrais bien qu’elle fît la bégueule avec moi ! Vous allez voir qu’elle va m’appeler Isidore tout court : par conséquent…
– Par conséquent, mon fils, vous devez vous tenir à votre place, vous rappeler que mademoiselle n’est plus une enfant, et que, depuis quatre ans que vous ne l’avez vue, elle vous a sans doute parfaitement oublié. Vous devez surtout ne jamais oublier, vous, qui elle est, et qui vous êtes.
Ennuyé des représentations de son père, M. Isidore haussa les épaules, se mit à siffler, et pour couper court, donna de l’éperon à son cheval qui prit le galop, couvrit de poussière les habits neufs de l’économe, et l’eut bientôt laissé loin derrière lui.
Nous n’avons rapporté cet entretien que pour montrer au lecteur perspicace la suffisance et la grossièreté qui étaient les faces les plus saillantes du caractère de M. Isidore Lerebours. Ignorant, envieux, borné, bruyant, emporté et intempérant, il couronnait toutes ces qualités heureuses par une vanité insupportable et une habitude de hâbleries sans pudeur. Son père souffrait de ses inconvenances sans savoir les réprimer, et, vain lui-même jusqu’à l’excès, n’en persistait pas moins à croire Isidore un homme plein de mérite et destiné à faire son chemin par la seule raison qu’il était son fils. Il attribuait son étourderie à la fougue d’un tempérament trop généreux, et il ne pouvait se lasser d’admirer en lui-même les gros muscles et la pesante carrure de cet Hercule aux cheveux crépus, aux joues cramoisies, à la voix tonnante, au rire éclatant et brutal.
Isidore arriva à la poste la plus voisine du château vingt minutes avant son père. C’était là que la famille devait relayer pour la dernière fois. Son premier soin fut de demander une chambre dans l’auberge et de défaire sa valise pour mettre ordre à sa toilette. Il endossa la veste de chasse la plus ridicule du monde, quoiqu’il l’eût fait copier sur celle d’un jeune élégant de bonne maison avec lequel il avait couru le renard dans les bois de Valençay. Mais ce vêtement court et dégagé devenait grotesque sur une taille carrée et déjà chargée d’embonpoint. Sa chemise de percale rose, sa chaîne d’or garnie de breloques, le nœud arrogant de sa cravate, ses gants de daim blanc crevassés par l’exubérance d’une peau rouge et gonflée, tout en lui était déplaisant, impertinent et vulgaire.
Il n’en était pas moins content de sa personne, et pour se mettre en verve, il commença par embrasser la servante de l’auberge ; puis, il battit son cheval à l’écurie, jura à casser toutes les vitres du village, et avala plusieurs bouteilles de bière entrecoupées de verres de rhum, tout en débitant ses gasconnades accoutumées aux oisifs de l’endroit qui l’écoutaient, les uns avec admiration, les autres avec mépris.
Enfin, vers le coucher du soleil, on entendit claquer les fouets des postillons sur la hauteur ; M. Lerebours courut à l’écurie faire harnacher les chevaux qui devaient au plus vite conduire avant la nuit l’illustre famille à son gîte seigneurial. Lui-même fit brider son bidet, afin d’être prêt à escorter ses maîtres ; et le front tout en sueur, le cœur palpitant d’émotion, il se trouva sur le seuil de l’hôtellerie au moment où la berline s’arrêta.
– Allons vite, les chevaux ! cria d’une voix encore ferme le vieux comte en s’avançant à la portière. – Ah ! vous voilà, monsieur Lerebours ? J’ai bien l’honneur de vous saluer. Vous me faites honneur ; pas trop bien, et vous-même ? Voilà ma fille ! Charmé de vous revoir ! Ayez la bonté de nous faire vite amener les chevaux.
Tel fut l’accueil bref et poliment ennuyé du comte, où les réponses attendaient à peine les demandes. Les chevaux attelés, on allait repartir sans faire la moindre attention à M. Isidore, qui se tenait debout auprès de son père, lançant des regards effrontés dans la voiture, si le postillon ne se fût fait attendre, suivant l’usage ; alors une petite tête brune et pâle, d’une expression assez fine, sortit à demi de la voiture, et reçut d’un air froidement étonné le salut familier de l’employé aux ponts-et-chaussées.
– Qu’est-ce que ce garçon-là ? dit le comte en toisant Isidore.
– C’est mon fils, répondit l’intendant d’un air humble et triomphant en dessous.
– Ah ! ah ! c’est Isidore ! Je ne te reconnaissais pas, mon garçon. Tu as bien grandi, bien grossi ! Je ne t’en fais pas mon compliment. À ton âge il faut être plus élancé que cela. As-tu fini par apprendre à lire ?
– Oh oui ! monsieur le comte, répondit Isidore, attribuant l’appréciation rapide que le comte faisait de son physique et de son moral à la bienveillance railleuse qu’il lui connaissait : je suis employé, j’ai fini mes études depuis longtemps.
– En ce cas, dit le comte, tu es plus avancé que Raoul qui n’a pas terminé les siennes.
En parlant ainsi, le vieux comte désignait son petit-fils, jeune homme d’une vingtaine d’années, assez étiolé et d’une physionomie insignifiante, qui, pour mieux voir le pays, était grimpé sur le siège à côté du valet de chambre. Isidore jeta un regard vers son ancien compagnon d’enfance, et ils échangèrent un salut en soulevant leurs casquettes respectives. Isidore fut mortifié de voir que la sienne était de coutil, tandis que celle du jeune vicomte était de velours, et il se promit d’en faire faire une semblable dès le lendemain, se réservant d’y ajouter un gland d’or.
– Eh bien ! où est donc le postillon ? demanda le comte avec impatience.
– Appelez donc le postillon, cria le valet de chambre.
– Il est incroyable que le postillon se fasse attendre ! vociféra M. Lerebours en se démenant à froid pour faire preuve de zèle.
Pendant ce temps, Isidore passait à l’autre portière afin de regarder la jolie marquise Joséphine des Frenays, nièce du comte de Villepreux. Elle seule fut affable pour lui, et cet accueil lui donna plus de hardiesse encore.
– Mademoiselle Yseult ne se souvient pas de moi ? dit-il en s’adressant à mademoiselle de Villepreux, après avoir échangé quelques mots avec Joséphine.
La pâle Yseult le regarda fixement d’un air indéfinissable, lui fit une légère inclination de tête, et reporta les yeux sur le livre de poste qu’elle consultait.
– Nous avons fait autrefois de belles parties de barres dans le jardin, reprit Isidore avec la confiance de la sottise.
– Et vous n’en ferez plus, répondit le vieux comte d’un ton glacial, ma petite-fille ne joue plus aux barres. – Allons ! postillon, cent sous de guides, ventre à terre !
– Pour un homme qui a tant d’esprit, se dit Isidore stupéfait en regardant courir la berline, voilà une parole bien oiseuse. Je sais bien que sa petite-fille ne doit plus jouer aux barres. Est-ce qu’il croit que j’y joue encore, moi ?
Remonter sur son bidet et suivre la voiture, fut pour Lerebours père l’affaire d’un instant. S’il était parfois troublé, irrésolu à la veille de l’événement, on le retrouvait toujours à la hauteur de sa position dans les grandes choses. Il prit donc résolument le galop, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, non plus qu’à son bidet.
– Le Solognot de votre papa court bien ! dit le garçon d’écurie en amenant à Isidore, d’un air demi-niais, demi-narquois, son bidet noir.
– Mon Beauceron court mieux, répondit Isidore en lui jetant une pièce de monnaie d’une manière méprisable qu’il croyait méprisante, et il fit mine d’enfourcher le bidet ; mais le Beauceron, qui avait ses raisons pour n’être pas de bonne humeur, commença à reculer et à détacher des ruades de mauvais augure. Isidore l’ayant brutalisé sur nouveaux frais, il fallut bien se soumettre ; mais Beauceron, en sentant l’éperon lui déchirer le flanc, partit comme un trait, l’oreille couchée en arrière et le cœur plein de vengeance.
– Prenez garde de tomber, pas moins ! cria le garçon d’écurie, en faisant sauter dans le creux de sa main la mince monnaie qu’il venait de recevoir.
Isidore, emporté par Beauceron, passa auprès de la berline avec le fracas de la foudre. Les chevaux de poste en furent effrayés et se jetèrent un peu de côté, ce qui tira le vieux comte de sa rêverie et mademoiselle Yseult de sa lecture.
– Ce butor va se casser la mâchoire, dit M. de Villepreux avec indifférence.
– Il nous fera verser, répondit Yseult avec le même sang-froid.
– Il n’a pas changé à son avantage, ce jeune homme, dit la marquise avec un ton de bonté compatissante qui fit sourire sa compagne.
Isidore, arrivé à une côte assez rude, ralentit son cheval afin d’attendre la voiture. Il n’était pas fâché de se montrer aux dames sur cette vigoureuse bête qui le secouait impétueusement et qu’il se flattait de faire caracoler à la portière du côté d’Yseult.
– Cette petite pimbêche a été fort sotte avec moi tout à l’heure, se disait-il ; elle croit pouvoir me traiter comme un enfant ; il est bon de lui montrer que je suis un homme, et tout à l’heure, en me voyant passer bride abattue, elle a dû faire quelques réflexions sur ma bonne mine.
La voiture gagnait aussi la côte, et montait au pas. Le comte, penché à la portière, adressait quelques questions à son intendant : c’était le moment pour Isidore de briller du côté des demoiselles, qui précisément le regardaient. Beauceron, toujours fort contrarié, secondait, sans le vouloir, les intentions de son maître en roulant de gros yeux et s’encapuchonnant d’un air terrible. Mais un incident inattendu changea bien fatalement l’orgueil du cavalier en colère et en confusion. Le Beauceron, battu par lui dans l’écurie et ne sachant à qui s’en prendre, avait mordu la Grise, une pauvre vieille jument fort paisible qui se trouvait maintenant attelée en troisième à la berline. La Grise ne sentit pas plutôt le Beauceron passer et repasser auprès d’elle, que son ressentiment s’éveilla. Elle lui lança un coup de pied auquel le bidet voulut riposter ; Isidore trancha le différend en appliquant à sa monture de vigoureux coups de cravache à tort et à travers ; le Beauceron hors de lui se cabra si furieusement que force fut au cavalier de se prendre aux crins ; le postillon, impatienté des distractions de la Grise, allongea un coup de fouet qui atteignit le Beauceron ; celui-ci perdit patience : et de sauts en écarts, de soubresauts en ruades réitérées, le vaillant Isidore fut désarçonné et disparut dans la poussière.
– Voilà ce que j’attendais ! dit le comte avec son calme imperturbable.
M. Lerebours courut ramasser son fils, la bonne Joséphine devint pâle, la voiture allait toujours.
– S’est-il tué ? demanda le comte à son petit-fils qui, du haut du siège, en se retournant, voyait la piteuse figure d’Isidore.
– Il ne s’en porte que mieux ! répondit le jeune homme en riant.
Le valet de chambre et le postillon en firent autant, surtout quand ils virent Beauceron, débarrassé de son fardeau et bondissant comme un cabri, passer auprès d’eux et gagner le large au grand galop.
– Arrêtez ! dit le comte ; cet imbécile est peut-être éclopé de l’aventure.
– Ce n’est rien, ce n’est rien ! s’empressa de crier M. Lerebours en voyant la voiture arrêtée ; il ne faut pas que M. le comte se retarde.
– Mais si fait ! dit le comte, il doit être moulu, et d’ailleurs le voilà à pied ; car, au train dont va le cheval, il aura gagné l’écurie avant son maître. Allons, mon fils va rentrer dans la voiture, et le vôtre montera sur le siège.
Isidore tout rouge, tout sali, tout ému, mais s’efforçant de rire et de prendre l’air dégagé, s’excusa ; le comte insista avec ce mélange de brusquerie et de bonté qui était le fond de son caractère.
– Allons, allons, montez ! dit-il d’un ton absolu, vous nous faites perdre du temps.
Il fallut obéir. Raoul de Villepreux entra dans la berline, et Isidore monta sur le siège d’où il eut le loisir de voir courir son cheval dans le lointain. Tout en répondant, comme il pouvait, aux condoléances malignes du valet de chambre, il jetait à la dérobée un regard inquiet dans la voiture. Il s’aperçut alors que mademoiselle de Villepreux se cachait le visage dans son mouchoir. Avait-elle été épouvantée de sa chute au point d’avoir des attaques de nerfs ? On l’eût dit à l’agitation de toute sa personne, jusqu’alors si roide et si calme. Le fait est qu’elle avait été prise d’un fou-rire en le voyant reparaître, et, comme il arrive aux personnes habituellement sérieuses, sa gaieté était convulsive, inextinguible. Le jeune Raoul, qui, malgré sa nonchalance et le peu de ressort de son esprit, était persifleur de sang-froid comme toute sa famille, entretenait l’hilarité de sa sœur par une suite de remarques plaisantes sur la manière ridicule dont Isidore avait fait le plongeon. Le parler lent et monotone de Raoul rendait ces réflexions plus comiques encore. La sensible marquise n’y put tenir, malgré l’effroi qu’elle avait eu d’abord, et le rire s’empara d’elle comme de sa cousine. Le comte, voyant ces trois enfants en joie, renchérit sur les plaisanteries de son petit-fils avec un flegme diabolique. Isidore n’entendait rien, mais il voyait rire Yseult qui, renversée au fond de la voiture, n’avait plus la force de s’en cacher. Il en fut si amèrement blessé, que dès cet instant il jura de l’en punir, et une haine implacable contre cette jeune personne s’alluma dans son âme vindicative et basse.
Cependant Pierre Huguenin marchait toujours vers Blois par la traverse, tantôt sur la lisière des bois inclinés au flanc des collines, tantôt dans les sillons bordés de hauts épis. Quelquefois il s’asseyait au bord d’un ruisseau, pour laver et rafraîchir ses pieds brûlants, ou à l’ombre d’un grand chêne, au coin d’une prairie, pour prendre son repas modeste et solitaire. Il était excellent piéton et ne redoutait ni la chaleur ni la fatigue ; et pourtant il abrégeait avec peine ces haltes délicieuses au sein d’une solitude agreste et poétique.
Il ne fallait pas plus de deux journées de marche au jeune menuisier pour se rendre à Blois. Il passa la nuit à Celles, dans une auberge de rouliers, et le lendemain, dès la pointe du jour, il se remit en route. La clarté du matin était encore incertaine et pâle, lorsqu’il vit venir à lui un homme de haute taille, ayant comme lui une blouse et un sac de voyage ; mais à sa longue canne, il reconnut qu’il n’était pas de la même société que lui, qui n’en portait qu’une courte et légère. Il se confirma dans cette pensée, en voyant cet homme s’arrêter à une vingtaine de pas devant lui, et se mettre dans l’attitude menaçante du topage. – Tope, coterie ! quelle vocation ? s’écria l’étranger d’une voix de stentor. À cette interpellation, Pierre, à qui les lois de sa Société défendaient le topage, s’abstint de répondre, et continua de marcher droit à son adversaire ; car, sans nul doute, la rencontre allait être fâcheuse pour l’un des deux. Telles sont les terribles coutumes du compagnonnage.
L’étranger, voyant que Pierre n’acceptait pas son défi, en conclut également qu’il avait affaire à un ennemi ; mais comme il devait se mettre en règle, il n’en continua pas moins son interrogatoire suivant le programme. Compagnon ? cria-t-il en brandissant sa canne. Comme il ne reçut pas de réponse, il continua : Quel côté ? quel devoir ? Et voyant que Pierre gardait toujours le silence, il se remit en marche, et, en moins d’une minute, ils se trouvèrent en présence.
À voir la force athlétique et l’air impérieux de l’étranger, Pierre comprit qu’il n’y aurait pas eu de salut pour lui-même si la nature ne l’eût doué, aussi bien que son adversaire, d’une taille avantageuse et de membres vigoureux. – Vous n’êtes donc pas ouvrier ? lui dit l’étranger d’un ton méprisant dès qu’ils se virent face à face.
– Pardonnez-moi, répondit Pierre.
– En ce cas, vous n’êtes pas compagnon ? reprit l’étranger d’un ton plus arrogant encore ; pourquoi vous permettez-vous de porter la canne ?
– Je suis compagnon, répondit Pierre avec beaucoup de sang-froid, et vous prie de ne pas l’oublier maintenant que vous le savez.
– Qu’entendez-vous par là ? avez-vous dessein de m’insulter ?
– Nullement, mais j’ai la ferme résolution de vous répondre si vous me provoquez.
– Si vous avez du cœur, pourquoi vous soustrayez-vous au topage ?
– J’ai apparemment des raisons pour cela.
– Mais savez-vous que ce n’est pas la manière de répondre ? Entre compagnons on se doit la déclaration mutuelle de la profession et de la société. Voyons, ne sauriez-vous me dire à qui j’ai affaire, et faut-il que je vous y contraigne ?
– Vous ne sauriez m’y contraindre, et il suffit que vous en montriez l’intention pour que je refuse de vous satisfaire.
L’étranger murmura entre ses dents : – Nous allons voir ! et il serra convulsivement sa canne entre ses mains. Mais au moment d’entamer le combat, il s’arrêta, et son front s’obscurcit comme traversé d’un souvenir sinistre. – Écoutez, lui dit-il, il n’est pas besoin de tant dissimuler, je vois que vous êtes un gavot.
– Si vous m’appelez gavot, répondit Pierre, je suis en droit de vous dire que je vous connais pour un dévorant, et telles sont mes idées, que je ne reçois pas plus votre épithète comme une injure que je ne prétends vous injurier en vous donnant l’épithète qui vous convient.
– Vous voulez politiquer, repartit l’étranger, et je vois à votre prudence que vous êtes un vrai fils de Salomon. Eh bien ! moi, je me fais gloire d’être du Saint Devoir de Dieu, et par conséquent je suis votre supérieur et votre ancien ; vous me devez le respect, et vous allez faire acte de soumission. À cette condition les choses se passeront tranquillement entre nous.
– Je ne vous ferai aucune soumission, répondit Pierre, fussiez-vous maître Jacques en personne.
– Tu blasphèmes ! s’écria l’étranger ; en ce cas tu n’appartiens à aucune société constituée. Tu n’as pas de Devoir, ou bien tu es un révolté, un indépendant, un Renard de liberté, ce qu’il y a de plus méprisable au monde.
– Je ne suis rien de tout cela, répondit Pierre en souriant.
– Gavot, gavot, en ce cas ! s’écria l’étranger en frappant du pied. Écoutez, qui que vous soyez, Coterie, Pays ou Monsieur, vous n’avez pas envie de vous battre, ni moi non plus ; et j’aime à croire que ce n’est pas plus poltronnerie de votre part que de la mienne. Je sais qu’il est parmi les gavots des gens assez courageux, et que la prudence n’est pas chez tous, sans exception, un faux semblant de sagesse pour cacher le manque de cœur. Quant à moi, vous ne supposerez pas que je sois un lâche quand je vous aurai dit mon nom, et je vais vous le dire ; vous n’êtes peut-être pas sans avoir entendu parler de moi sur le Tour de France. Je suis Jean Sauvage, dit La terreur des gavots, de Carcassonne. Consentez, non pas à me dire qui vous êtes, puisque vous semblez avoir des raisons pour le cacher ; mais avouez au moins, par une simple déclaration, qu’il n’y a qu’un Devoir, et que ce Devoir est le plus ancien de tous.
– S’il n’y en a qu’un, répondit Pierre en souriant, il est évident qu’il n’en est pas de plus ancien ; et si vous exigez que je reconnaisse le vôtre pour le plus ancien de tous, c’est me forcer à reconnaître qu’il n’est pas le seul.
Le Dévorant fut singulièrement mortifié de cette raillerie, et toute sa colère se ralluma.
– Je reconnais bien là, dit-il en se mordant les lèvres, l’insupportable dissimulation de votre société. Vous avez pourtant bien compris ma proposition, et vous voyez que je connais l’existence des faux Devoirs qui prennent insolemment le même titre que nous. Mais soyez sûr que nous n’y consentirons jamais, et que les Gavots cesseront de se dire compagnons du Devoir, ou qu’ils auront à se repentir de l’avoir fait.
– Ils ne se donnent pas ce nom, répondit Pierre ; ils se nomment compagnons du Devoir de liberté, afin précisément qu’on ne les confonde pas avec vous autres Dévorants, qui n’êtes partisans d’aucune liberté, comme chacun sait.
– Et vous, vous êtes partisans de la liberté de voler le nom et les titres des autres. C’est de quoi il faudra pourtant vous abstenir. Nous vous ferons la guerre jusqu’à la mort, ou jusqu’à ce que vous vous soyez soumis à vous intituler compagnons de liberté tout simplement.
– Je vous avoue que si cela dépendait de moi, répondit Pierre, on ne se disputerait pas pour si peu de chose. Le mot de liberté est si beau qu’il me paraîtrait bien suffisant pour illustrer ceux qui le portent sur leur bannière. Mais je ne crois pas que les choses s’arrangent ainsi, tant que votre parti le réclamera avec des injures et des menaces. Ainsi, quant à ce qui me concerne, soyez sûr qu’aucun compagnon d’aucun Devoir que ce soit ne me contraindra jamais, par de tels moyens, à proclamer l’ancienneté et la supériorité de son parti sur un parti quelconque.
– Ah çà, vous n’êtes donc pas compagnon ? Je vois que, depuis une heure, vous me raillez, et que vous n’avez de préférence pour aucune couleur. Ceci me prouve que vous êtes un Indépendant ou un Révolté ; peut-être même avez-vous été chassé de quelque société pour votre mauvaise conduite. Je saurai vous reconnaître, et, s’il en est ainsi, vous démasquer en quelque lieu que je vous trouve.
– Cette crainte ne m’inquiète pas, répondit Pierre ; nous nous rencontrerons peut-être ailleurs et dans des relations plus cordiales que vos manières actuelles n’en marquent le désir. Vous plaît-il maintenant de me laisser partir ? je ne puis m’arrêter plus longtemps.
– Vous êtes un homme fort prudent, repartit l’obstiné tailleur de pierres ; mais je le suis aussi, et ne me soucie pas de compromettre ma réputation en vous laissant continuer votre chemin de la sorte. Voyons, finissons-en, faites-vous connaître.
– Mon nom ne vous donnera aucune garantie, répondit Pierre. Il n’est pas illustre comme le vôtre. Mais si mon silence engendre vos soupçons, je consens à parler, vous déclarant que je n’entends pas, en cela, me rendre à un ordre de votre part, mais au conseil de ma raison. Je me nomme Pierre Huguenin.
– Attendez donc ! n’est-ce pas vous que l’on a surnommé L’ami du trait, à cause de vos connaissances en géométrie ? N’avez-vous pas été premier compagnon à Nîmes ?
– Précisément. Nous serions-nous rencontrés déjà ?
– Non ; mais vous quittiez cette ville comme j’arrivais, et j’ai entendu parler de vous. Vous êtes un habile menuisier, à ce qu’on dit, et un bon sujet ; mais vous êtes un gavot, l’ami, un vrai gavot !
– Je suis, comme vous, le fils d’un père plus humain et plus illustre que Salomon ou Jacques.
– Que voulez-vous dire ? Y a-t-il une nouvelle société qui se vante d’un fondateur plus fameux que les nôtres ?
– Oui. Il y a une plus grande société que celle des Gavots et des Dévorants : c’est la société humaine. Il y a un maître plus illustre que tous ceux du Temple et tous les rois de Jérusalem et de Tyr : c’est Dieu, il y a un Devoir plus noble, plus vrai que tous ceux des initiations et des mystères : c’est le devoir de la fraternité entre tous les hommes.
Jean le dévorant resta interdit, et regarda Pierre le gavot d’un air moitié méfiant, moitié pénétré. Enfin il s’approcha de lui, et fit le geste de lui tendre la main ; mais il ne put s’y résoudre, et la retira aussitôt.
– Vous êtes un homme singulier, lui dit-il, et les paroles que vous me dites m’enchaînent malgré moi. Il me semble que vous avez beaucoup réfléchi sur des choses dont je n’ai pas eu le temps de m’occuper, et qui, cependant, m’ont tourmenté comme des cris de la conscience. Si vous n’étiez pas un gavot, il me semble que je voudrais vous connaître intimement et vous faire parler de ce que vous savez ; mais mon honneur me défend de contracter amitié avec vous. Adieu ! puissiez-vous ouvrir les yeux sur les abominations de votre Devoir de liberté, et venir à nous qui, seuls, possédons l’ancien, le véritable, le très saint Devoir de Dieu. Si vous aviez pris la bonne voie, j’aurais été heureux de vous y faire admettre et de vous servir de répondant et de parrain. Votre nom eût été Pierre le Philosophe.
Ainsi se quittèrent les deux compagnons, chacun emportant la pensée, quoique chacun à un degré différent, que ces distinctions et ces inimitiés du compagnonnage étouffaient bien des lumières et brisaient bien des sympathies.
Vers le soir, Pierre Huguenin arriva sur les bords de la Loire. À la vue de ce beau fleuve qui promenait mollement son cours paisible au milieu des prairies, il se sentit tout à coup comme soulagé de la pesante chaleur du jour, et il marcha quelque temps sur le sable fin, par un sentier tracé dans les oseraies de la rive. Il apercevait déjà, dans le lointain, les noirs clochers de Blois. Mais en vain il doubla le pas ; il vit bientôt qu’il lui serait impossible d’arriver avant l’orage. Le ciel était chargé de lourdes nuées, dont les eaux reflétaient la teinte plombée. Les osiers et les saules du rivage blanchissaient sous le vent, et de larges gouttes de pluie commençaient à tomber, il se dirigea vers un massif d’arbres, afin d’y chercher un abri ; et bientôt, à travers les buissons, il distingua une maisonnette assez pauvre, mais bien tenue, qu’à son bouquet de houx il reconnut pour un de ces gîtes appelés bouchons dans le langage populaire.
Il y entra, et à peine eut-il passé le seuil, qu’il fut accueilli par une exclamation de joie. – Villepreux[2], l’Ami-du-trait ! s’écria l’hôte de cette demeure isolée : sois le bienvenu, mon enfant ! – Surpris de s’entendre appeler par son nom de gavot, Pierre, dont les yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité qui régnait dans la cabane, répondit : – J’entends une voix amie, et pourtant je ne sais où je suis. – Chez ton compagnon fidèle, chez ton frère de liberté, répondit l’hôte en s’approchant de lui les bras ouverts : chez Vaudois-la-Sagesse !
– Chez mon ancien, chez mon vénérable ! s’écria Pierre en s’avançant vers le vieux compagnon, et ils s’embrassèrent étroitement ; mais aussitôt Pierre recula d’un pas en laissant échapper une exclamation douloureuse : Vaudois-la-Sagesse avait une jambe de bois.
– Eh mon Dieu oui ! reprit le brave homme, voilà ce qui m’est arrivé en tombant d’un toit sur le pavé. Il a fallu laisser là l’état de charpentier, et ma jambe à l’hôpital. Mais je n’ai pas été abandonné. Nos braves frères se sont cotisés, et du fruit de leur collecte j’ai pu acheter un petit fonds de marchand de vin, et louer cette baraque, où je fais mes affaires tant bien que mal. Les pêcheurs de la Loire et les fromagers de la campagne ne manquent guère de boire ici un petit coup en s’en revenant chez eux, quand ils ont fait leurs affaires au marché de Blois. Ceux-là m’appellent la jambe de bois ; mais nos anciens amis, les bons compagnons qui résident dans le pays, et qui viennent souvent, le dimanche, manger du poisson frais et boire le vin du coteau sous ma ramée de houblon, appellent mon bouchon le berceau de la sagesse. Ce sont des jours de fête pour moi. Tout en leur versant, avec modération, mon nectar à deux sous la pinte, je leur prêche la sagesse, l’union, le travail, l’étude du dessin : et ils m’écoutent avec la même déférence qu’autrefois ; nous chantons ensemble nos vieilles ballades, la gloire de Salomon, les bienfaits du beau devoir de liberté et du beau tour de France, les malheurs de nos pères en captivité, les adieux au pays, les charmes de nos maîtresses… Ah ! pour ces chansons-là, je ne les chante plus avec eux, Cupidon et la jambe de bois ne vont guère de compagnie ; mais je souris encore à leurs amours, et je ne proscris de nos doux festins que les chants de guerre et les satires ; car la sagesse n’est pas boiteuse, et la mienne marche toujours sur ses deux jambes. Tu vois que je ne suis pas si malheureux !
– Mon pauvre Vaudois ! répondit Pierre, je vois avec plaisir que vous avez conservé votre courage et votre bonté. Mais je ne puis me faire à l’idée de cette jambe qui ne vous portera plus sur les échelles et sur les poutres de charpente. Vous, si bon ouvrier, si habile dans votre art, si utile aux jeunes gens de la profession !
– Je leur suis encore utile, répondit Vaudois-la-Sagesse ; je leur donne des conseils et des leçons. Il est rare qu’ils entreprennent un ouvrage de quelque importance sans venir me consulter. Plusieurs m’ont offert de me payer un cours de dessin, mais je le leur fais gratis. Il ferait beau voir qu’après s’être cotisés pour me procurer mon établissement, ils ne me trouvassent pas reconnaissant et désintéressé envers eux ! C’est bien assez, c’est déjà trop, qu’ils payent ici leur écot. Aussi, comme je suis content, comme je suis fier, quand j’en vois qui passent devant ma porte, et qui refusent d’entrer, faute d’argent dans la poche ! Cela arrive bien quelquefois ; alors je les prends au collet, je les force de s’asseoir sous mon houblon, et, bon gré, mal gré, il faut qu’ils mangent et qu’ils boivent. Brave jeunesse ! que d’avenir dans ces âmes-là !
– Un avenir de courage, de persévérance, de talent, de travail, de misère et de douleur ! dit Pierre en s’asseyant sur un banc et en jetant son paquet sur la table avec un profond soupir.
– Qu’est-ce que j’entends là ? s’écria la Jambe-de-bois ; oh ! oh ! je vois que mon fils, l’Ami-du-trait manque à la sagesse ! Je n’aime pas à voir les jeunes gens mélancoliques. Vous avez besoin de passer une heure ou deux avec moi, pays Villepreux ; et, pour commencer, nous allons goûter ensemble.
– Je le veux bien ; la moindre chose me suffira, répondit Pierre en le voyant s’empresser de courir à son buffet.
– Vous ne commandez pas ici, mon jeune maître, reprit avec enjouement le charpentier. Vous ne ferez pas la carte de votre repas ; car vous n’êtes pas à l’auberge, mais bien chez votre ancien, qui vous invite et vous traite.
Alors la Jambe-de-bois, avec une merveilleuse agilité, se mit à courir dans tous les coins de sa maison et de son jardin. Il tira de sa poissonnerie deux belles tanches qu’il mit dans la poêle ; et la friture commença de frémir et de chanter sur le feu, tandis que la pluie battait les vitres en cadence, et que la Loire, bouleversée par l’ouragan, mugissait au dehors. Pierre voulait empêcher son hôte de prendre tous ces soins ; mais quand il vit qu’il avait tant de plaisir à lui faire fête, il l’aida dans ses fonctions de maître-d’hôtel et de cuisinier.
Ils allaient se mettre à table, lorsqu’on frappa à la porte.
– Allez ouvrir, s’il vous plaît, dit Vaudois à son hôte, et faites les honneurs de la maison.
Mais il faillit laisser tomber le plat fumant qu’il tenait dans ses mains, lorsqu’il vit l’Ami-du-trait et le nouvel arrivant sauter au cou l’un de l’autre avec transport. Ce voyageur, couvert de boue et trempé jusqu’aux os, n’était rien moins que l’excellent compagnon menuisier Amaury, dit Nantais-le-Corinthien, un des plus fermes soutiens du Devoir de liberté, l’ami le plus cher de Pierre Huguenin, en outre un des plus jolis garçons qu’il y eût sur le tour de France.
– C’est donc le jour des rencontres ! s’écria Vaudois, à qui Pierre avait conté son aventure avec la Terreur des gavots de Carcassonne. Voici un de nos frères, sans doute ; car vous vous donnez une accolade de bien bon cœur.
Aussitôt que le bon Vaudois sut que son hôte était l’ami de Pierre et l’enfant de son Devoir, il fit flamber son feu, invita le Corinthien à s’approcher, et lui prêta même une veste, de peur qu’il ne s’enrhumât, pendant qu’il faisait sécher la sienne.
Quand la nuit fut tout à fait tombée, Pierre se disposa à partir pour Blois avec Amaury, qui s’y rendait aussi. Il lui tardait de se trouver seul avec son ami. Le Vaudois les supplia tout deux de passer la nuit sous son toit ; mais ils alléguèrent que tous leurs moments étaient comptés. Le Corinthien promit que, s’il s’arrêtait à Blois, comme il en avait le dessein, il reviendrait souvent vider une bouteille de bière sous le Berceau de la sagesse ; et Pierre, qui songeait à reprendre le plus tôt possible le chemin de son village, s’engagea à s’arrêter quelques instants au retour pour serrer, au passage, la main du vieux charpentier. L’orage avait inondé, en plusieurs endroits, l’oseraie où serpente le chemin. L’invalide leur en enseigna un plus sûr, et les guida lui-même pendant un quart de lieue, marchant devant eux avec une agilité et une adresse remarquables. Quand il les eut mis sur la route, il leur souhaita le bonsoir et la bonne chance.
– Allons, leur dit-il, je vous reverrai bientôt ; car, certes, vous allez tous deux rester à Blois. J’irai vous y voir, si vous ne venez pas chez moi. Je ne vais pas souvent à la ville, mais il y a des occasions… et celle qui se prépare…
– Quelle occasion ? demanda l’Ami-du-trait.
– C’est bon, c’est bon, repartit Vaudois. Vous avez raison de ne pas parler de cela. Je ne suis pas de votre métier. Je suis censé ne rien savoir. J’estime la discrétion, et ne veux point la confondre avec la méfiance en ce qui me concerne ; quoique, après tout, quand on est du même Devoir, on pourrait bien se confier certaines choses… N’importe ! l’affaire est encore secrète, et vous ferez bien de n’en pas causer avant qu’elle éclate. Au revoir donc, et le grand Salomon soit avec vous ! La lune est levée ; prenez à droite, et puis à gauche, et puis tout droit jusqu’à la chaussée.
Il leur serra la main, et reprit le chemin de sa baraque.
– J’ignore de quelle grande affaire et de quel grand secret il voulait parler, dit Pierre en s’arrêtant.
– Comment ! s’écria Amaury, ignores-tu ce qui se passe à Blois entre les Dévorants et nous ? Je pensais que tu avais reçu une lettre de convocation et que tu te rendais à l’appel de nos frères.
– Je vais à Blois pour une affaire toute personnelle, et dont la moitié est faite, ami, si je ne me flatte pas d’un vain espoir.
Ici Pierre expliqua au Corinthien le besoin qu’il avait de deux bons ouvriers pour l’aider dans son travail, et lui fit part du désir qu’il avait de commencer par lui son embauchage. Il lui vanta la beauté du travail auquel il désirait l’associer, lui fit des offres avantageuses, et le pria ardemment de ne pas le rejeter.
– Sans doute, ce serait un grand contentement pour mon cœur de travailler avec toi, lui répondit Amaury, et tes offres sont au-dessus de mes prétentions ; mais tu vas juger toi-même si je puis user de ma liberté dans ce moment. Apprends donc que notre Devoir de liberté va jouer la ville de Blois contre le Devoir dévorant.
Comme tous nos lecteurs ne comprendront peut-être pas, aussi bien que Pierre Huguenin fut à portée de la faire, cette étrange révélation, nous leur expliquerons en peu de mots de quoi il s’agissait. Quand deux sociétés rivales ont établi leur Devoir dans une ville, il est rare qu’elles y puissent rester en paix. La moindre infraction à la trêve tacitement consentie amène d’éclatantes ruptures. Au moindre sujet, et parfois sans sujet, on se dispute l’occupation exclusive de la ville, et la discussion se poursuit souvent des années entières au milieu d’épisodes sanglants. Enfin quand les disputes, les débats oratoires et les coups n’ont rien terminé entre partis égaux en obstination, en force et en prétentions, il y a un dernier moyen de trancher la question : c’est de jouer la ville, c’est-à-dire le droit d’occuper les lieux et d’exploiter les travaux, à l’exclusion de la partie perdante.
On ne s’en remet pas au sort, mais au concours. De part et d’autre on exécute une pièce d’ouvrage équivalent à ce que, dans les antiques jurandes, on appelait le chef-d’œuvre. Tout le monde sait que, dans l’ancienne organisation par confréries ou corporations, nul ne pouvait être admis à la maîtrise sans avoir présenté cette pièce au jugement des syndics, jurés et garde-métiers chargés de constater la capacité de l’aspirant. Lorsqu’il s’agit de jouer une ville, le concours s’établit. Chaque parti choisit, parmi ses membres les plus habiles, un ou plusieurs champions qui travaillent avec ardeur à confondre l’orgueil des rivaux par la confection d’une pièce difficile proposée au concours. Le jury est composé d’arbitres choisis indifféremment dans les divers Devoirs, et quelquefois parmi des maîtres étrangers à toute société, ou d’anciens compagnons retirés de l’association et réputés intègres, et le plus souvent parmi les gens de l’art. Leur sentence est sans appel. Quelque mécontentement, quelque secret murmure qu’elle excite, le parti vaincu dans son représentant est forcé de quitter la place pour un temps plus ou moins long, suivant les conventions réglées avant l’épreuve.
Telle était la crise décisive où se trouvaient les Devoirs de Blois à l’approche de Pierre et d’Amaury. Les Gavots n’occupant Blois que depuis quelques années soutenaient, pour s’y maintenir contre les autres sociétés plus anciennement établies, des luttes violentes. Déjà la guerre avait éclaté sur plusieurs points. Les charpentiers Drilles ou du père Soubise n’étaient pas moins acharnés que les menuisiers Dévorants contre les menuisiers Gavots. En face de tant d’ennemis menaçants, ces derniers avaient dû songer à se préserver, du moins, de la violence des menuisiers par la trêve que nécessite un concours ; et, à l’égard des charpentiers, ils se flattaient de les tenir en respect par une attitude hautaine et courageuse. Amaury, étant un des meilleurs menuisiers parmi les Gavots, avait été mandé par le conseil de son ordre, et se préparait, avec une vive émotion de crainte et de joie, à entrer en lice avec plusieurs artisans de mérite, ses émules, contre l’élite des artistes Dévorants.
Ce ne fut pas sans un peu d’orgueil qu’il en fit la confidence à son ami ; mais il ajouta aussitôt avec une modestie affectueuse et sincère :
– Je m’étonne bien, cher Villepreux, d’avoir été appelé, et de voir que tu ne l’es pas ; car, s’il y a un ouvrier supérieur à tous les autres en toutes choses, ce n’est pas le Corinthien, mais bien l’Ami-du-trait.
– Je n’accepte cet éloge que comme une douce et généreuse illusion de ton amitié pour moi, répondit Pierre. Mais quand même je serais assez fou pour croire au mérite que tu m’attribues, je serais mal fondé à me plaindre de l’oubli où on me laisse. Cet oubli, je l’ai cherché, je te l’avoue, et j’en sortirais à mon corps défendant. Lorsque, après quatre ans de pèlerinage, j’ai repris le chemin du pays, j’ai agi de manière à ce que ma retraite ne fût point remarquée sur le tour de France. Je n’ai point fait d’adieux solennels ; je suis parti un beau matin, après avoir rempli tous mes engagements et m’être acquitté de tous les services rendus par des services équivalents. Je ne pense pas que personne ait eu rien à me reprocher ; et, si l’on m’accuse d’un peu de bizarrerie, nul ne peut m’accuser d’ingratitude. J’avais besoin de sortir de cette vie agitée, j’avais soif de l’air natal. Tout ce qui pouvait me retenir un jour de plus me semblait une contrainte ; et, depuis deux mois que je travaille auprès de mon père, je n’ai renoué aucune relation avec mes anciens amis.
– Pas même avec moi ? dit Amaury d’un ton de reproche.
– Je comptais sur la Providence qui nous rassemble aujourd’hui, et j’éprouve un si grand besoin de vivre près de toi que je ne comprends pas de plus douce joie que celle de t’emmener, si je puis. Mais écrire à ceux qu’on aime quand on souffre n’est pas toujours un soulagement.
– Cela est vrai, dit Amaury ; mais si ta conduite est naturelle en ceci, la tristesse qui l’a dictée et de plus en plus étrange à mes yeux. Je t’ai toujours connu grave, réfléchi, sobre et fuyant le tumulte ; mais je te voyais si cordial, si bienveillant, si ardent à l’amitié que je ne conçois pas ta sauvagerie actuelle et l’espèce d’éloignement que tu témoignes pour ton Devoir. Aurais-tu subi quelque injustice ? tu sais qu’en pareil cas tu as droit à une réparation. On assemble le conseil, on expose ses griefs, et le chef de la société prononce équitablement.
– Je n’ai eu, au contraire, qu’à me louer de mes compagnons, répondit Pierre. J’estime presque tous ceux que j’ai connus particulièrement, et j’en aime ardemment plusieurs. Je crois que mon Devoir est le mieux organisé et le plus honorable de tous ; et c’est pour cela qu’après un certain examen des coutumes et des règlements, je l’ai embrassé de préférence aux autres, où il m’a semblé voir des usages moins libéraux, une civilisation moins avancée. Il est possible que je me sois trompé, mais j’ai agi dans la loyauté de mon cœur, en m’enrôlant sous la bannière blanche et bleue. Nos lois proscrivent le topage, les hurlements ; et si la coutume générale nous force encore à croiser souvent la canne, du moins l’esprit de notre institution semble interdire les provocations fanatiques que l’esprit des autres sociétés proclame et sanctifie. Mais si tu veux absolument que je te confie les causes du dégoût secret qui s’est emparé de moi, je vais t’ouvrir mon cœur tout entier. Je ne voudrais pas refroidir ton enthousiasme, ni ébranler en toi cette foi vive au Devoir, qui est le mobile et le ressort de la vie du compagnon. Pourtant il faut bien que je t’avoue à quel point cette foi s’est évanouie en moi. Hélas, oui ! le feu sacré de l’esprit de corps m’abandonne de plus en plus. À mesure que je m’éclaire sur la véritable histoire des peuples, la fable du temple de Salomon me semble un mystère puéril, une allégorie grossière. Le sentiment d’une destinée commune à tous les travailleurs se révèle en moi, et ce barbare usage de créer des distinctions, des castes, des camps ennemis entre nous tous, me paraît de plus en plus sauvage et funeste. Eh quoi ! n’est-ce pas assez que nous ayons pour ennemis naturels tous ceux qui exploitent nos labeurs à leur profit ? Faut-il que nous nous dévorions les uns les autres ? Sur tous les points de la France, nous nous provoquons, nous nous égorgeons pour le droit de porter exclusivement l’équerre et le compas ; comme si tout homme qui travaille à la sueur de son front n’avait pas le droit de revêtir les insignes de sa profession ! La couleur d’un ruban placé un peu plus haut ou un peu plus bas, l’ornement d’un anneau d’oreille, voilà les graves questions qui fomentent la haine et font couler le sang des pauvres ouvriers. Quand j’y pense, j’en ris de pitié, ou plutôt j’en pleure de honte.
– Amaury ! s’écria-t-il, d’une voix étouffée, en saisissant le bras de son compagnon, tu voulais savoir de quoi je souffre ; je te l’ai dit, et il me semble que tu dois me comprendre. Je ne suis ni un fou ni un rêveur, ni un ambitieux, ni un traître ; mais j’aime les hommes de ma race, et je suis malheureux parce qu’ils se haïssent.
À cause de cette candeur qui réside au fond des âmes incultes, la parole de Pierre Huguenin rencontrait peu d’obstacles dans les bons esprits de sa trempe, et celui de son ami le Corinthien ne se révolta point dans une âcre discussion. Il l’écouta longtemps en silence ; puis il lui dit en lui serrant la main : – Pierre, Pierre, tu en sais plus long que moi sur tout cela, et je ne trouve rien à te répondre. Je me sens triste avec toi, et ne sais aucun remède à notre mal.
Il y aurait de curieuses recherches à faire pour découvrir, dans le passé, les causes d’inimitié qui présidèrent à ces dissensions dont se plaignait Pierre Huguenin parmi les différentes associations d’ouvriers. Mais ici règne une profonde obscurité. Les ouvriers, s’ils les connaissent, les cachent bien ; et je crois fort qu’ils ne les connaissent guère mieux que nous. Que signifie, par exemple, entre les deux plus anciennes sociétés, celle de Salomon et celle de Maître Jacques, autrement dites des gavots et des dévorants, autrement dites encore le Devoir et le Devoir de liberté, cette interminable et sanglante question du meurtre d’Hiram dans les chantiers du temple de Jérusalem, question qu’au reste la plupart des compagnons prennent au sérieux et dans le sens le plus matériel ? Chaque société renvoie à sa rivale cette terrible accusation ; c’est à qui s’en lavera les mains ; on se les couvre de gants dans les solennités de l’ordre, pour témoigner qu’on est pur de ce crime : on se provoque, on s’assomme, on s’étrangle pour venger la mémoire d’Hiram, le conducteur des travaux du temple, égorgé et caché sous les décombres par une moitié jalouse et cruelle de ses travailleurs.
Quelques ouvriers lettrés et érudits ont cherché philosophiquement à lever le voile de ce mystère. Les uns attribuent la création de leur ordre aux ruines de l’ordre du Temple, et selon eux le fameux Maître Jacques, charpentier en chef de Salomon, ne serait autre que le grand-maître Jacques de Molay, martyr immolé par un roi cupide et cruel du nom de Philippe. Selon d’autres il faudrait remonter plus haut, et chercher la source de l’inextinguible aversion, dans le ressentiment des races dépossédées et persécutées du midi de la France, des Albigeois, ou habitants riverains des gaves[3] (de là gavots) contre les bourreaux du nord et les inquisiteurs de Dominique.
Il y a deux sociétés de fondation immémoriale ; nous venons de les nommer[4]. De ces deux sociétés, ou de l’une des deux, est issue une troisième société, ennemie des deux autres : celle de l’Union ou des Indépendants, dits les Révoltés. Elle fut créée en 1830 à Bordeaux, par des aspirants qui se révoltèrent contre leurs compagnons. À Lyon, à Marseille, à Nantes, de nombreux insurgés du même ordre se joignirent à eux et constituèrent l’Union. Une quatrième société est celle du Père Soubise, qui se dit aussi Dévorante. Ainsi quatre sociétés principales ou Devoirs, qui se composent chacune de plusieurs corps de métiers, et auxquelles se rattachent de nombreuses adjonctions d’institution plus ou moins récente, les unes acceptées cordialement, les autres repoussées avec acharnement par les sociétés auxquelles elles veulent s’unir de gré ou de force.
Enfin tous ces camps divers et dissidents sont réunis dans une même appellation, les Compagnons du tour de France.
Chaque société a ses villes de Devoir, où les compagnons peuvent stationner, s’instruire et travailler, en participant à l’aide, aux secours et à la protection d’un corps de compagnons qu’on appelle par application générique société, et dont les membres se fixent ou se renouvellent suivant leurs intérêts ou leurs besoins. Quand ils sont trop nombreux pour subsister, quelques-uns parmi les premiers arrivés doivent faire place aux derniers arrivants.
Certaines villes peuvent être occupées par des Devoirs différents ; certaines autres sont la propriété exclusive d’un seul Devoir, soit par antique coutume, soit par transaction, comme il est arrivé pour le marché de cent ans de la ville de Lyon.
Certaines bases sont communes à tous les Devoirs et à tous les corps qui les composent : et à voir la chose en grand, ces bases principales sont nobles et généreuses. L’embauchage, c’est-à-dire l’admission de l’ouvrier au travail ; le levage d’acquit, c’est-à-dire la garantie de son honneur ; les rapports du compagnon avec le maître ; la conduite, c’est-à-dire les adieux fraternels érigés en cérémonies ; les soins et secours accordés aux malades, les honneurs rendus aux morts, la célébration des fêtes patronales, et beaucoup d’autres coutumes, sont à peu près les mêmes dans tout le compagnonnage. Ce qui diffère, ce sont les formes extérieures, les formules, les titres, les insignes, les couleurs, les chansons, etc.
Ce qui conserve dans les provinces l’importance du compagnonnage, c’est l’instruction, l’ardeur belliqueuse, l’esprit d’association et l’habitude d’organisation régulière infusée à une masse de jeunes gens qu’y jettent un caractère entreprenant, l’amour du progrès, le besoin d’échapper à l’isolement, à l’ignorance et à la misère. Les uns y sont poussés par le despotisme grossier de la famille qui les opprimait et les exploitait ; les autres, par l’absence de famille et de premier capital. Une position perdue, un amour contrarié, un sentiment d’orgueil légitime, et par-dessus tout le besoin de voir, de respirer et de vivre, y poussent chaque année l’élite d’une ardente jeunesse. Le tour de France, c’est la phase poétique, c’est le pèlerinage aventureux, la chevalerie errante de l’artisan. Celui qui ne possède ni maison ni patrimoine s’en va sur les chemins chercher une patrie, sous l’égide d’une famille adoptive qui ne l’abandonne ni durant la vie ni après la mort. Celui même qui aspire à une position honorable et sûre dans son pays veut, tout au moins, dépenser la vigueur de ses belles années, et connaître les enivrements de la vie active. Il faudra qu’il revienne au bercail, et qu’il accepte la condition laborieuse et sédentaire de ses proches. Peut-être, dans le cours de cette future existence, ne retrouvera-t-il plus une année, une saison, une semaine de liberté. Eh bien ! il faut qu’il en finisse avec cette vague inquiétude qui le sollicite ; il faut qu’il voyage. Il reprendra plus tard la lime ou le marteau de ses pères ; mais il aura des souvenirs et des impressions, il aura vu le monde, il pourra dire à ses amis et à ses enfants combien la patrie est belle et grande : il aura fait son tour de France.
Je crois que cette digression était nécessaire à l’intelligence de mon récit. Maintenant, beaux lecteurs, et vous, bons compagnons, permettez-moi de courir après mes héros, qui ne se sont pas arrêtés ainsi que moi sur la chaussée de la Loire.
Ils arrivèrent à Blois comme dix heures sonnaient à l’horloge de la cathédrale. Ils s’étaient assez reposés au Berceau de la Sagesse, pour ne ressentir aucune fatigue de cette dernière étape, faite en causant doucement à la clarté des étoiles. Ils dirigèrent leurs pas vers la Mère de leur Devoir.
Par Mère, on entend l’hôtellerie où une société de compagnons loge, mange et tient ses assemblées. L’hôtesse de cette auberge s’appelle aussi la Mère ; l’hôte, fut-il célibataire, s’appelle la Mère. Il n’est pas rare qu’on joue sur ces mots et qu’on appelle un bon vieux hôtelier le père la Mère.
Il y avait environ un an qu’Amaury le Corinthien n’était venu à Blois. Pierre avait remarqué qu’à mesure qu’ils approchaient de la ville, son ami l’avait écouté moins attentivement. Mais lorsqu’ils eurent dépassé les premières maisons, il fut tout à fait frappé de son trouble.
– Qu’as-tu donc ? lui dit-il, tu marches tantôt si vite que je puis à peine te suivre, tantôt si lentement que je suis forcé de t’attendre. Tu te heurtes à chaque pas, et tu sembles agité comme si tu craignais et désirais à la fois d’arriver au terme de ton voyage.
– Ne m’interroge pas, cher Villepreux, répondit le Corinthien. Je suis ému, je ne le nie pas ; mais il m’est impossible de t’en dire la cause. Je n’ai jamais eu de secrets pour toi, hormis un seul que je te confierai peut-être quelque jour ; mais il me semble que le temps n’est pas venu.
Pierre n’insista pas, et ils arrivèrent chez la Mère au bout de quelques instants. L’auberge était située sur la rive gauche de la Loire, dans le faubourg que le fleuve sépare de la ville. Elle était toujours propre et bien tenue comme de coutume, et les deux amis reconnurent la servante et le chien de la maison. Mais l’hôte ne vint pas comme de coutume au-devant d’eux pour les embrasser fraternellement. – Où donc est l’ami Savinien ? demanda le jeune Amaury d’une voix mal assurée. La servante lui fit un signe comme pour lui couper la parole, et lui montra une petite fille qui disait sa prière au coin du feu, et qui, sur le point de s’aller coucher, avait déjà sa petite coiffe de nuit. Amaury crut que la servante l’engageait à ne pas troubler la prière de l’enfant, il se pencha sur la petite Manette, et effleura de ses lèvres, avec précaution, les grosses boucles de cheveux bruns qui s’échappaient de son béguin piqué. Pierre commençait à deviner le secret du Corinthien en voyant la tendresse pleine d’amertume avec laquelle il regardait cette enfant.
– Monsieur Villepreux, dit la servante à voix basse en attirant Pierre Huguenin à quelque distance, il ne faut pas que vous parliez de notre défunt maître devant la petite : ça la fait toujours pleurer, pauvre chère âme ! Nous avons enterré monsieur Savinien il n’y a pas plus de quinze jours. Notre maîtresse en a bien du chagrin.
À peine avait-elle dit ces mots qu’une porte s’ouvrit, et la veuve de Savinien, celle qu’on appelait la Mère, parut en deuil et en cornette de veuve. C’était une femme d’environ vingt-huit ans, belle comme une Vierge de Raphaël, avec la même régularité de traits et la même expression de douceur calme et noble. Les traces d’une douleur récente et profonde étaient pourtant sur son visage, et ne le rendaient que plus touchant ; car il y avait aussi dans son regard le sentiment d’une force évangélique.
Elle portait son second enfant dans ses bras, à demi déshabillé et déjà endormi, un gros garçon blond comme l’ambre, frais comme le matin. D’abord elle ne vit que Pierre Huguenin, sur lequel se projetait la lumière de la lampe.
– Mon fils Villepreux, s’écria-t-elle avec un sourire affectueux et mélancolique, soyez le bienvenu, et comme toujours le bien-aimé. Hélas ! vous n’avez plus qu’une Mère ! votre père Savinien est dans le ciel avec le bon Dieu.
À cette voix le Corinthien s’était vivement retourné ; à ces paroles un cri partit du fond de sa poitrine.
– Savinien mort ! s’écria-t-il ; Savinienne veuve par conséquent !
Et il se laissa tomber sur une chaise.
À cette voix, à ces paroles, le calme résigné de la Savinienne se changea en une émotion si forte, que, pour ne pas laisser tomber son enfant, elle le mit dans les bras de Pierre Huguenin. Elle fit un pas vers le Corinthien ; puis elle resta confuse, éperdue ; et le Corinthien, qui se levait pour s’élancer vers elle, retomba sur sa chaise et cacha son visage dans les cheveux de la petite Manette, qui, agenouillée entre ses jambes, venait d’éclater en sanglots au seul nom de son père.
La Mère reprit alors sa présence d’esprit ; et, venant à lui, elle lui dit avec dignité : – Voyez la douleur de cette enfant. Elle a perdu un bon père ; et vous, Corinthien, vous avez perdu un bon ami.
– Nous le pleurerons ensemble, dit Amaury sans oser la regarder ni prendre la main qu’elle lui tendait.
– Non pas ensemble, répondit la Savinienne en baissant la voix ; mais je vous estime trop pour penser que vous ne le regretterez pas.
En ce moment la porte de l’arrière-salle s’ouvrit, et Pierre vit une trentaine de compagnons attablés. Ils avaient pris leur repas si paisiblement qu’on n’eût guère pu soupçonner le voisinage d’une réunion de jeunes gens. Depuis la mort de Savinien, par respect pour sa mémoire autant que pour le deuil de sa famille, on mangeait presque en silence, on buvait sobrement, et personne n’élevait la voix. Cependant, dès qu’ils aperçurent Pierre Huguenin, ils ne purent retenir des exclamations de surprise et de joie. Quelques-uns vinrent l’embrasser, plusieurs se levèrent, et tous le saluèrent de leurs bonnets ou de leurs chapeaux ; car, à ceux qui ne le connaissent pas, on venait de le signaler rapidement comme un des meilleurs compagnons du tour de France, qui avait été premier compagnon à Nîmes et dignitaire à Nantes.
Après l’effusion du premier accueil, qui ne fut pas moins cordial pour Amaury de la part de ceux qui le connaissaient, on les engagea à se mettre à table, et la Mère, surmontant son émotion avec la force que donne l’habitude du travail, se mit à les servir.
Huguenin remarqua que sa servante lui disait :
– Ne vous dérangez pas, notre maîtresse ; couchez tranquillement votre petit ; je servirai ces jeunes gens.
Et il remarqua aussi que la Savinienne lui répondit :
– Non, je les servirai, moi ; couche les enfants.
Puis elle donna un baiser à chacun d’eux, et porta le souper au Corinthien avec un empressement qui trahissait une secrète sollicitude. Elle servit aussi Huguenin avec le soin, la bonne grâce et la propreté qui faisaient d’elle la perle des Mères, au dire de tous les compagnons. Mais une invincible préférence la faisait passer et repasser sans cesse derrière la chaise du Corinthien. Elle ne le regardait pas, elle ne l’effleurait pas en se penchant sur lui pour le servir ; mais elle prévenait tous ses besoins, et se tourmentait intérieurement de voir qu’il faisait d’inutiles efforts pour manger.
– Chers compagnons fidèles ! dit Lyonnais-la-Belle-conduite en remplissant son verre, je bois à la santé de Villepreux l’Ami-du-trait et de Nantais le Corinthien, sans séparer leurs noms ; car leurs cœurs sont unis pour la vie.
Le Dignitaire entra. En reconnaissant Romanet le Bon-soutien, Pierre Huguenin se leva, et ils se retirèrent dans un autre pièce pour échanger les saluts d’usage ; car ils étaient Dignitaires tous les deux, et pouvaient marcher de pair. Cependant la dignité de l’Ami-du-trait n’était plus qu’honorifique. C’est un règne qui ne dure que six mois, et que deux compagnons ne pourraient d’ailleurs exercer à la fois dans une ville. L’autorité de fait de Romanet le Bon-soutien pouvait donc s’étendre, dans sa résidence, sur Pierre Huguenin comme sur un simple compagnon.
Lorsqu’ils rentrèrent dans la salle et que le Dignitaire de Blois aperçut Amaury le Corinthien, il devint pâle, et ils s’embrassèrent avec émotion.
– Soyez le bien arrivé, dit le Dignitaire au jeune homme. Je vous ai fait appeler pour le concours, et je vois avec satisfaction que vous avez accepté. Je vous en remercie au nom de la société. Mes pays, ce jeune homme est un des plus agréables talents que je connaisse : vous en jugerez. Pays Corinthien, ajouta-t-il en s’adressant à Amaury plus particulièrement, et en s’efforçant de ne pas paraître mettre trop d’importance à sa demande, saviez-vous que nous avions perdu notre excellent père Savinien ?
– Je ne le savais pas, et j’en suis triste, répondit Amaury d’un ton de franchise qui rassura le Dignitaire.
– Et vous, le pays, reprit le Bon-soutien en s’adressant à Pierre Huguenin, quand on s’appelle l’Ami-du-trait, on est un savant modeste. Si nous avions su où vous prendre, nous vous aurions invité au concours ; mais puisque vous témoignez par votre présence que vous n’avez point abandonné le saint Devoir de liberté, nous vous prions et vous engageons à vous mettre aussi sur les rangs. Nous n’avons pas beaucoup d’artistes de votre force.
– Je vous remercie cordialement, répondit Huguenin ; mais je ne viens pas pour le concours. J’ai des engagements qui ne me permettent pas de séjourner ici. J’ai besoin d’aides, et je viens, au nom de mon père qui est Maître, pour embaucher ici deux compagnons.
– Peut-être pourriez-vous les embaucher et les envoyer à votre père à votre place. Quand il s’agit de l’honneur du Devoir de liberté, il est peu d’engagements qu’on ne puisse et qu’on ne veuille rompre.
– Les miens sont de telle nature, répondit Pierre, que je ne saurais m’y soustraire. Il y va de l’honneur de mon père et du mien.
– En ce cas, vous êtes libre, dit le Dignitaire.
Il y eut un moment de silence. La table était composée de compagnons des trois ordres : compagnons reçus, compagnons finis, compagnons initiés. Il y avait aussi bon nombre de simples affiliés ; car chez les gavots règne un grand principe d’égalité. Tous les ordres mangent, discutent et votent confondus. Or, parmi tous ces jeunes gens, il n’y en avait pas un seul qui ne souhaitât vivement de concourir. Comme on devait choisir entre les plus habiles, beaucoup n’espéraient pas être appelés ; et aucun d’eux ne pouvait comprendre qu’il y eût une raison assez impérieuse pour refuser un tel honneur. Ils s’entre-regardèrent, surpris et même un peu choqués de la réponse de Pierre Huguenin. Mais le Dignitaire, qui voulait éviter toute discussion oiseuse, invita l’assemblée, par ses manières, à ne pas exprimer son mécontentement.
– Vous savez, dit-il, que l’assemblée générale a lieu demain dimanche. Le rouleur vous a convoqués. Je vous engage à vous y trouver tous, mes chers pays. Et vous aussi, pays Villepreux l’Ami-du-trait. Vous pourrez nous aider de vos conseils : ce sera une manière de servir encore la société. Quant aux ouvriers que vous demandez, on verra à vous les procurer.
– Je vous ferai observer, lui répondit Huguenin en baissant la voix, qu’il me faut des ouvriers du premier mérite ; car le travail que j’ai à leur confier est très délicat, et requiert des connaissances assez étendues.
– Oh ! oh ! dit le rouleur[5] en riant avec un peu de dédain, vous n’en trouverez qu’après le concours ; car tout homme qui se sent du talent et du cœur veut concourir ; et vous n’aurez pas le premier choix, nous l’enlèverons pour notre glorieux combat.
Le repas terminé, les compagnons, avant de se séparer, se formèrent en groupes pour s’entretenir entre eux des choses qui les intéressaient personnellement.
Bordelais le Cœur-aimable s’approcha de Pierre Huguenin et d’Amaury : – Il est étrange, dit-il au premier, que vous ne vouliez pas concourir. Si vous êtes le plus habile d’entre nous, comme plusieurs le prétendent, vous êtes blâmable de déserter le drapeau la veille d’une bataille.
– Si je croyais cette bataille utile aux intérêts et à l’honneur de la société, répondit Huguenin, je sacrifierais peut-être mes intérêts et jusqu’à mon propre honneur.
– Vous en doutez ! s’écria le Cœur-aimable. Vous croyez que les dévorants sont plus habiles que nous ? raison de plus pour mettre votre nom et votre talent dans la balance.
– Les dévorants ont d’habiles ouvriers, mais nous en avons qui les valent ; ainsi, je ne préjuge rien sur l’issue du concours. Mais, eussions-nous la victoire assurée, je me prononcerais encore contre le concours.
– Votre opinion est bizarre, reprit le Cœur-aimable, et je ne vous conseillerais pas de la dire aussi librement à des pays moins tolérants que moi ; vous en seriez blâmé, et l’on vous supposerait peut-être des motifs indignes de vous.
– Je ne vous comprends pas, répondit Pierre Huguenin.
– Mais… reprit le Cœur aimable, tout homme qui ne désire pas la gloire de sa patrie est un mauvais citoyen, et tout compagnon…
– Je vous entends, maintenant, interrompit l’Ami-du-trait ; mais si je prouvais que, d’une manière ou de l’autre, ce concours sera préjudiciable à la société, j’aurais fait acte de bon compagnon.
Pierre Huguenin ayant répondu jusque-là à ces observations sans aucun mystère, ses paroles avaient été entendues de quelques compagnons qui s’étaient rassemblés autour de lui. Le Dignitaire, voyant cette réunion grossir et les esprits s’émouvoir, rompit le groupe en disant à Pierre : – Mon cher pays, ce n’est pas l’heure et le lieu d’ouvrir un avis différent de celui de la société. Si vous avez quelques bonnes vues sur nos affaires, vous avez le droit et la liberté de les exposer demain devant l’assemblée ; et je vous convoque, certain d’avance que si votre avis est bon, on s’y rendra, et que s’il est mauvais, on vous pardonnera votre erreur.
On se sépara sur cette sage décision. Une partie des compagnons présents logeaient chez la Mère. Une petite chambre avait été préparée pour Huguenin et Amaury, qui y furent conduits par la servante. La Mère s’était retirée avant la fin du souper.
Quand les deux amis furent couchés dans le même lit suivant l’antique usage des gens du peuple, Huguenin cédant à la fatigue, allait s’endormir ; mais l’agitation de son ami ne le lui permit pas. – Frère, dit le jeune homme, je t’ai dit qu’un jour viendrait peut-être où je pourrais te confier mon secret. Eh bien, ce jour est venu plus tôt que je ne le prévoyais. Je suis amoureux de la Savinienne.
– Je m’en suis aperçu ce soir, répondit Pierre.
– Je n’ai pu, reprit le Corinthien, maîtriser mon émotion en apprenant qu’elle était libre, et un instant de folle joie a dû me trahir. Mais bientôt la voix de ma conscience m’a reproché ce sentiment coupable, car j’étais l’ami de Savinien. Ce digne homme avait pour moi une affection particulière. Tu sais qu’il m’appelait son Benjamin, son saint Jean-Baptiste, son Raphaël : il n’était pas ignorant, et avait des expressions et des idées poétiques. Excellent Savinien ! j’eusse donné ma vie pour lui, et je la donnerais encore pour le rappeler sur la terre, car la Savinienne l’aimait, et il la rendait heureuse. C’était un homme plus précieux et plus utile que moi en ce monde.
– J’ai compris tout ce qui se passait dans ton cœur, dit l’Ami-du-trait.
– Est-il possible ?
– On lit aisément dans le cœur de ceux qu’on aime. Eh bien, maintenant qu’espères-tu ? La Savinienne connaît ton amour, et je crois qu’elle y répond. Mais es-tu le mari qu’elle choisirait ? Ne te trouve-t-elle pas bien jeune et bien pauvre pour être le soutien de sa maison, le père de ses enfants ?
– Voilà ce que je me dis et ce qui m’accable. Pourtant je suis laborieux ; je n’ai pas perdu mon temps sur le tour de France, je connais mon état. Tu sais que je n’ai pas de mauvais penchants, et je l’aime tant, qu’il ne me semble pas qu’elle puisse être malheureuse avec moi. Me crois-tu indigne d’elle ?
– Bien au contraire, et, si elle me consultait, je dissiperais les craintes qu’elle peut avoir.
– Oh ! faites-le, mon ami, s’écria le Corinthien, parlez-lui de moi. Tâchez de savoir ce qu’elle pense de moi.
– Il faudrait mieux savoir d’avance jusqu’où va votre liaison, répondit Pierre en souriant. Le rôle que tu me confies serait moins embarrassant pour elle et pour moi.
– Je te dirai tout, répondit Amaury avec abandon. J’ai passé ici près d’une année. J’avais à peine dix-sept ans (j’en ai dix-neuf maintenant). J’étais alors simple affilié, et je passai au grade de Compagnon-reçu après un court séjour, ce qui donna de moi une bonne opinion à Savinien et à sa femme. Je travaillais à la préfecture que l’on réparait. Tu sais tout cela, puisque c’est toi qui m’avais fait affilier à mon arrivée, et que tu ne nous quittas que six mois après. J’ai toutes ces dates présentes ; car c’est le jour de ton départ pour Chartres que je m’aperçus de l’amour que j’avais pour la Savinienne. Je me souviens de la belle conduite que nous te fîmes sur la chaussée. Nous avions nos cannes et nos rubans, et nous te suivions sur deux lignes, nous arrêtant à chaque pas pour boire à ta santé. Le rouleur portait ta canne et ton paquet sur son épaule. C’est moi qui entonnais les chants de départ, auxquels répondaient en chœur tous nos pays. La solennité de cette cérémonie si honorable pour ceux à qui on la décerne, et dont j’étais fier de te voir le héros, me donna de l’enthousiasme et du courage. Je t’embrassai sans faiblesse, et je revins en ville avec la Conduite, chantant toujours et ne songeant pas à l’isolement où j’allais me trouver, loin de l’ami qui m’avait instruit et protégé. J’étais, je crois, un peu exalté par nos fréquentes libations, auxquelles je n’étais pas accoutumé et auxquelles je crains fort de ne m’habituer jamais. Quand les fumées du vin se furent dissipées, et que je me retrouvai sans toi chez la Mère, sous le manteau de la cheminée, tandis que nos frères continuaient la fête autour de la table, je tombai dans une profonde tristesse. Je résistai longtemps à mon chagrin ; mais je n’en fus pas le maître, et je fondis en larmes. La Mère était alors auprès de moi, occupée à préparer le souper des compagnons. Elle fut attendrie de me voir pleurer ; et pressant ma tête dans ses mains de la même manière qu’elle caresse ses enfants : Pauvre petit Nantais, me dit-elle, c’est toi qui as le meilleur cœur. Quand les autres perdent un ami, ils ne savent que chanter et boire jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de voix et ne puissent plus tenir sur leurs jambes. Toi, tu as le cœur d’une femme, et celle que tu auras un jour sera bien aimée. En attendant, prends courage, mon pauvre enfant. Tu ne restes pas abandonné. Tous tes pays t’aiment, parce que tu es un bon sujet et un bon ouvrier. Ton père Savinien dit qu’il voudrait avoir un fils tout pareil à toi. Et quant à moi, je suis ta mère, entends-tu ? non pas seulement comme je suis celle de tous les compagnons, mais comme celle qui t’a mis au monde. Tu me confieras tous tes embarras, tu me diras tes peines, et je tâcherai de t’aider et de te consoler.
En parlant ainsi, cette bonne femme m’embrassa sur la tête, et je sentis une larme de ses beaux yeux noirs tomber sur mon front. Je vivrais autant que le juif errant que je n’oublierais pas cela. Je sentis mon cœur se fondre de tendresse pour elle, et, je te l’avoue, pendant le reste de ce jour-là, je ne pensai presque plus à toi. J’avais toujours les yeux sur la Savinienne. Je suivais chacun de ses pas. Elle me permettait de l’aider aux soins de la maison, et le brave Savinien disait en me regardant faire : – Comme ce garçon est complaisant ! quel bon enfant ! quel cœur il a ! – Savinien ne se doutait pas que dès ce jour-là j’étais son rival, l’amoureux de sa femme.
Il ne s’en douta jamais ; et plus j’étais amoureux, plus il avait de confiance. Lui qui avait la cinquantaine, il ne pouvait sans doute pas s’imaginer qu’un enfant comme moi eût d’autres yeux pour la Savinienne que ceux d’un fils. Mais il oubliait que la Savinienne eût pu être sa fille, et qu’elle n’eût pas pu être ma mère. Cette Mère chérie vit bien l’état de mon cœur. Jamais je n’osai le lui dire ; je sentais bien que cela eût été coupable, puisque Savinien était si bon pour moi. Et puis je savais combien elle est honnête. Il n’y aurait pas eu un seul compagnon, même parmi les plus hardis, qui se fût hasardé, fût-ce dans le vin, à lui manquer de respect. Mais je n’avais pas besoin de parler ; mes yeux lui disaient malgré moi mon attachement. À peine avais-je fini ma journée que je courais chez la Mère, et j’arrivais toujours le premier. J’avais un amour et des soins pour ses enfants comme ceux d’une femme qui les aurait nourris. Dans ce temps-là elle sevrait son garçon. Elle fut malade, et ses cris l’empêchaient de reposer. Elle ne voulait pas le confier à sa servante, parce que Fanchon avait le sommeil dur, et l’eût mal soigné, malgré sa bonne volonté. Elle permit que je prisse l’enfant dans mon lit pendant les nuits. Je ne pouvais fermer l’œil ; mais j’étais heureux de le bercer et de le promener dans mes bras autour de la chambre, en lui chantant la chanson de la poule qui pond un œuf d’argent pour les jolis marmots. Cela dura deux mois. La Mère était guérie, et le petit s’était habitué à dormir tranquillement avec moi. Quand elle voulut le reprendre, il ne voulut plus me quitter, et il a reposé dans mes bras tout le temps que j’ai passé ici. Je crois qu’il n’y a pas de lien plus tendre que celui d’une femme avec la personne qui aime son enfant et qui en est aimée. Nous étions comme frère et sœur, la Savinienne et moi. Quand elle me parlait, quand elle me regardait, il y avait dans sa voix et dans ses yeux la douceur du paradis, et je n’étais soucieux de rien, quoiqu’il y eût auprès de nous quelqu’un qui eût pu donner bien de l’inquiétude à Savinien et à moi. C’était Romanet le Bon-soutien, aujourd’hui Dignitaire. Quel bon cœur ! quel brave compagnon encore que celui-là ! Il aimait la Savinienne comme je l’aime, et je crois bien qu’il l’aimera toute sa vie. Dans ce temps-là, les affaires de Savinien étaient assez embarrassées. Il avait du crédit, mais pas d’argent ; et il était obligé de payer chaque année une partie de ce qu’il avait emprunté sur parole pour acheter son fonds. Et comme il ne gagnait pas beaucoup (il était trop honnête homme pour cela), il voyait avec effroi arriver le moment où il serait obligé de céder son auberge à un autre. Si j’avais eu quelque chose, combien j’aurais été heureux de l’aider ! Mais je ne possédais alors que le vêtement que j’avais sur le dos ; et mes journées suffisaient à peine à m’acquitter envers Savinien, qui m’avait nourri et logé gratis dans les commencements. Romanet le Bon-soutien était dans une meilleure position. Il était riche. Il avait un héritage de plusieurs milliers d’écus. Il le vendit, et le mit dans les mains de Savinien, sans vouloir accepter de billets, ni recevoir d’intérêts, en lui disant qu’il le lui rendrait dans dix ans s’il ne pouvait faire mieux. Il a agi ainsi par amitié pour Savinien, je le veux bien ; mais, sans rien ôter à son bon cœur, on peut bien deviner que la Savinienne entrait pour beaucoup dans le plaisir qu’il avait à faire cette bonne action. Le brave jeune homme n’en était que plus timide avec elle, et, comme moi, il se fût fait un crime de manquer au devoir de l’amitié envers son mari. Nous l’aimions donc tous les deux, et elle nous traitait tous les deux comme ses meilleurs amis. Mais Romanet, retenu par la modestie à cause de son bienfait, et demeurant en ville, la voyait moins souvent que moi. Enfin, quelle qu’en fût la cause, la Mère avait pour moi une préférence bien marquée. Elle vénérait le Bon-soutien comme un ange, mais elle me choyait comme son enfant ; et il n’y avait pas quatre personnes plus unies et plus heureuses sur la terre que Savinien, sa femme, le Bon-soutien et moi.
Mais le temps vint enfin où il fallut m’éloigner. Les travaux de la préfecture étaient terminés, et l’ouvrage allait manquer pour le nombre des compagnons réunis à Blois. De jeunes compagnons arrivèrent ; ce fut aux plus anciennement arrivés de leur grade à leur céder la place. J’étais de ce nombre. On décréta qu’on nous ferait la conduite et que l’on nous dirigerait sur Poitiers.
C’est alors que je m’aperçus de la force de mon sentiment. J’étais comme fou, et la douleur que j’éprouvais en apprit plus à la Savinienne que je n’aurais voulu lui en dire. C’est elle qui me donna la force d’obéir au Devoir en me parlant de son honneur et du mien ; et, dans cette exhortation, il y eut des paroles échangées que nous ne pûmes pas reprendre après les avoir dites. Enfin, je partis le cœur brisé, et je n’ai jamais pu aimer ou même regarder une autre femme que la Savinienne. Je suis encore aujourd’hui aussi pur que le jour où tu quittais Blois, et où la Savinienne m’embrassait au front sous le manteau de la cheminée.
Pierre, attendri par le récit de cette passion naïve et vertueuse, promit à son ami de le servir dans ses amours, et s’engagea à ne pas quitter Blois sans avoir pénétré les desseins de la Savinienne et soulevé le voile qui cachait l’avenir du Corinthien.
Ce fut le lendemain, un dimanche bien entendu ; que tous les compagnons et affiliés du Devoir de liberté de Blois employèrent leur journée à délibérer sur l’affaire du concours. La chambre consacrée aux séances étant livrée aux maçons pour cause d’urgente réparation, l’assemblée eut lieu ce jour-là dans la grange de la Savinienne. Tous les membres s’assirent sans façon sur des bottes de paille. Le Dignitaire avait une chaise, et devant lui une table pour écrire, autour de laquelle étaient assis le secrétaire et les anciens. Pierre eût désiré terminer ses affaires et partir dès le matin. Mais, outre que l’avertissement du rouleur n’était que trop vrai et qu’il ne pouvait trouver un seul bon ouvrier qui ne fût intéressé au concours, il regardait comme un devoir de répondre à l’appel qui le convoquait. Quand on eut proposé la pièce du concours, et lorsqu’on allait procéder à l’élection des concurrents, il demanda la parole, afin de pouvoir se retirer ensuite. Elle lui fut accordée ; et, malgré l’agitation soulevée par l’affaire principale, on se disposa à l’écouter avec attention. Chacun était curieux de voir ce qu’un compagnon généralement estimé pouvait alléguer contre une chose aussi glorieuse et aussi sainte que la lutte contre les dévorants. Pierre prit la parole. Il démontra d’abord que la victoire était toujours chanceuse ; que le jury le plus intègre et le mieux composé pouvait se tromper ; qu’en matière d’art il n’y avait pas d’arrêts incontestables ; que le public lui-même était souvent abusé par une tendance au mauvais goût, et que jamais le triomphe d’un artiste n’était accepté par ses rivaux ; qu’ainsi l’honneur que la société voulait attacher au concours, et la gloire qu’elle se flattait d’en retirer n’étaient qu’illusion et déception.
Il parla aussi des dépenses qu’on allait faire pour ce concours. On allait priver de travail un certain nombre de concurrents. Il faudrait les soutenir pendant ce temps, et les indemniser ensuite sur le fonds commun. Il faudrait aussi nourrir et payer, pendant les cinq ou six mois que durerait la confection du chef-d’œuvre, les gardiens préposés à la claustration des concurrents. C’étaient là des dépenses qui endetteraient certainement la société pour plusieurs années. Pierre prouva ses assertions par des chiffres.
Il s’abandonna aux sentiments et aux idées qui depuis longtemps fermentaient dans son cœur, en leur démontrant le tort moral que de semblables luttes causaient de part et d’autre aux sociétés.
– N’est-ce pas, leur dit-il, une grande injustice que nous commettons, lorsque nous disons à des hommes laborieux et nécessiteux comme nous : Cette ville ne saurait nous contenir tous, et nous faire vivre au gré de notre orgueil ou de notre ambition ; tirons-la au sort, ou bien essayons nos forces ; que les plus habiles l’emportent, et que les vaincus s’en aillent pieds nus sur la route pénible de la vie, chercher un coin stérile où notre orgueil dédaigne de les poursuivre ? Direz-vous que la terre est assez grande, et qu’il y a partout du travail ? Oui, il y a partout de l’espace et des ressources pour les hommes qui s’entr’aident. Il n’y en a pas, non, l’univers n’est pas assez grand pour des hommes qui veulent s’isoler ou se disperser en petits groupes haineux et jaloux.
Il leur conseilla de tenter, au lieu d’une épreuve douteuse, une paix honorable. Les Dévorants, las de querelles, commençaient à s’adoucir. Il serait peut-être plus facile qu’on ne pensait de les amener à reconnaître le droit des Enfants de Salomon. Pourquoi, si ces derniers étaient capables d’écouter la raison, de comprendre la justice, les Dévorants ne le seraient-ils pas aussi ? N’étaient-ils donc pas des hommes ? et, au risque de n’être pas écouté, ne devait-on pas essayer de les ramener à des sentiments humains, plutôt que d’envenimer leur haine par un défi d’amour-propre ? Enfin ne serait-on pas encore à temps de reprendre la décision du concours, s’il venait à être bien démontré que c’était le seul moyen d’éviter de nouveaux combats ? Mais que ne fallait-il pas entreprendre avant d’abandonner les chances de paix et d’alliance !
Lorsqu’il cessa de parler, il se fit un long silence. Les choses qu’il avait dites étaient si nouvelles et si étranges, que les auditeurs avaient cru faire un rêve dans une autre vie, et qu’il leur fallut quelque temps pour se reconnaître dans les ombres de la terre.
Mais peu à peu les passions contenues reprirent l’essor. Leur règne n’était pas encore près de finir ; et le peuple des travailleurs n’avait gardé du grand principe d’égalité fraternelle proclamé par la révolution française, qu’une devise au lieu d’une foi, quelques mots glorieux, profonds, mais déjà aussi mystérieux pour lui que les rites du compagnonnage. Les murmures succédèrent bientôt à la muette adhésion de quelques-uns, à la stupeur profonde du grand nombre ; et ceux dont le cœur avait tressailli involontairement rougirent tout aussitôt d’avoir senti cette émotion ou de l’avoir laissée paraître. Enfin un des plus exaltés prit la parole. – Voilà un beau discours, dit-il, et un sermon mieux fait qu’un curé en chaire n’eût pu le débiter. Si tout le mérite d’un compagnon est de connaître les livres et de parler comme eux, honneur à vous, pays Villepreux l’Ami-du-trait ! Vous en savez plus long que nous tous ; et si vous aviez affaire à des femmes, vous les feriez peut-être pleurer. Mais nous sommes des hommes, des enfants de Salomon ; et si la gloire d’un compagnon du Devoir de liberté est de soutenir sa société, de se dévouer corps et âme pour elle, de repousser l’injure, de lui faire un rempart de sa poitrine, honte à vous, pays Villepreux ! car vous avez mal parlé, et vous mériteriez d’être réprimandé. Comment donc ! nous avons écouté jusqu’au bout les conseils d’une lâche prudence, et nous ne nous sommes pas indignés ? On nous a dit qu’il fallait abjurer notre honneur, oublier le meurtre de nos frères, tendre la joue aux soufflets, rayer notre nom apparemment du tour de France, et nous avons écouté tout cela patiemment ! Vous voyez bien, pays Villepreux, que nous sommes doux et modérés autant qu’on peut l’être. Vous voyez bien que nous avons le respect du Devoir et la fraternité du compagnonnage bien avant dans le cœur, puisque nous ne vous avons pas réduit au silence comme un insensé, ou jeté hors d’ici comme un faux frère. Vous avez une si belle réputation, et vous avez été revêtu de dignités si éminentes dans la société, que nous persistons à croire vos intentions bonnes et votre cœur droit. Mais votre esprit s’est égaré dans les livres, et ceci doit servir d’enseignement à tous ceux qui vous ont entendu. Qui en sait trop, n’en sait pas assez ; et quiconque apprend beaucoup de choses inutiles, risque d’oublier les plus nécessaires, les plus sacrées.
D’autres orateurs plus véhéments encore renchérirent sur l’indignation de celui-là, et bientôt une discussion violente s’engagea contre Pierre Huguenin. Il répondit avec calme ; il supporta avec la résignation d’un martyr et la fermeté d’un stoïque les accusations, les reproches et les menaces. Il disait d’excellentes choses, variant ses arguments et appropriant les formes de son langage à la porte d’esprit de ses divers interlocuteurs. Mais il voyait avec douleur que le petit nombre de ses adhérents diminuait de plus en plus, et il s’attendait à des outrages publics ; car la séance était livrée à la confusion, et la vérité n’avait plus de pouvoir sur ces âmes endurcies ou exaltées. Enfin le Dignitaire, après bien des efforts inutiles, obtint le silence, et prit la défense des intentions de Pierre Huguenin.
– Je le connais trop, dit-il, pour douter de lui ; et si un soupçon contre son honneur pouvait entrer dans ma pensée, je crois qu’un instant après je lui en demanderais pardon à genoux. Il n’y aura donc ici de réprimandes que contre ceux qui se permettraient de l’insulter. Sur tous les points il a parlé suivant sa conscience, et sur plusieurs points mes sentiments sont d’accord avec les siens. Cependant je crois que ses idées ne sont pas applicables pour le moment ; c’est pourquoi je propose de passer outre : mais je demande, une fois pour toutes, qu’on respecte la liberté des opinions, et qu’on les combatte sans aigreur et sans brutalité. Consolez-vous, pays Villepreux, de la contradiction un peu violente que vous avez rencontrée ici. Je trouve, moi, que vous avez bien parlé et que votre cœur n’a pas été corrompu par la science des livres. Vous êtes libre de vous retirer, si la discussion de nos intérêts, comme nous les entendons pour le moment, blesse votre croyance ; mais nous vous prions de ne pas quitter la ville avant que la crise où nous sommes ait changé de face. S’il fallait en venir à de nouveaux combats, et si la société vous ordonnait de marcher, nous savons que vous vous conduiriez comme un brave soldat de l’armée de Salomon.
Pierre s’inclina en signe de respect et de soumission. Il se retira, et le Corinthien le suivit. – Frère, lui dit ce noble jeune homme, ne sois pas humilié, ne sois pas triste, je t’en supplie ; ce que le Dignitaire vient de dire est bien vrai, tes paroles ont retenti dans des cœurs amis du tien.
– Je ne suis point humilié, répondit l’Ami-du-trait, et ta sympathie suffirait à elle seule pour me dédommager de l’emportement des autres. Mais je suis inquiet, je te l’avoue, et pour une chose toute personnelle. Le Dignitaire vient de m’ordonner en quelque sorte de rester ici. Je comprends la délicatesse de cette intention ; il voit que plusieurs m’accuseront de manque de cœur à l’heure du combat, et il me fournit l’occasion de me réhabiliter à leurs yeux ; mais je ne suis pas jaloux de cet honneur farouche, et je l’accepterai avec douleur. Une raison non moins grave me fait regretter d’avoir renoué mes relations avec la société. J’ai donné ma parole d’honneur à mon père d’être de retour sous trois jours, et mon père a donné la sienne de reprendre ses travaux demain. Il ne peut le faire sans moi. Il est malade, et plus sérieusement peut-être depuis que je suis absent. Il est d’un caractère bouillant, d’une loyauté scrupuleuse. À l’heure qu’il est, il m’attend sur la route, et je crois le voir tourmenté par l’inquiétude, par l’impatience, par la fièvre. Pauvre père ! Il avait tant de foi à la promesse que je lui ai faite ! Il me faudra donc y manquer !
– Pierre, répondit le Corinthien, je sens que tu es entre deux devoirs : le saint Devoir de liberté et le devoir filial qui n’est pas moins sacré. Il faut que tu partages ton fardeau. J’en veux prendre la moitié. Tu resterais ici pour obéir aux lois de la société, et moi j’irai chez ton père. J’inventerai quelque prétexte pour t’excuser, et je me mettrai à l’ouvrage à ta place. Une heure d’attention va me suffire pour recevoir tes instructions. Je sais comme tu démontres, et tu sais comme je t’écoute. Viens dans le jardin, et avant la nuit je me mettrai en route. Je coucherai chez la Jambe-de-bois, et, avant le jour, je prendrai la diligence qui passe par là. Demain soir je serai chez ton père, après-demain matin dans la chapelle de ton vieux château. De cette manière tout s’arrangera, et tu auras l’esprit tranquille.
– Cher Amaury, répondit Pierre Huguenin, je n’attendais pas moins de ton amitié et d’un cœur comme le tien ; mais je ne puis accepter ton dévouement. Il est probable que le concours aura lieu, et je ne dois ni ne veux que tu perdes l’occasion de te faire connaître et d’acquérir de la gloire. Ce n’est pas parce que tu es mon élève, mais je suis certain que tu es le plus fort de ceux qui se présenteront au concours. Si tu ne remportes le prix du compas d’or, du moins tu feras de telles preuves de talent qu’il en sera parlé sur le Tour de France. De pareilles occasions ne se présentent que rarement, et souvent elles décident de tout l’avenir d’un ouvrier. À Dieu ne plaise que je te fasse perdre celle qui peut s’offrir demain !
– Et moi, je veux la perdre, répondit le Corinthien, et je la perdrais dans tous les cas. Les paroles que tu viens de dire devant l’assemblée sont tombées dans mon cœur, comme le bon grain dans le sillon fertile. Il m’a semblé qu’un nuage s’enlevait de terre entre nous deux, et que je t’avais aimé jusqu’ici à travers un voile. Oui, mon ami, tu ne m’avais pas semblé autre chose qu’un compagnon instruit, honnête et bon. À présent, je vois bien que tu es plus que cela, plus qu’un ouvrier, plus qu’un homme peut-être. Que vais-je te dire ? Je me disais : Si le Christ revenait parmi nous et qu’il passât devant cette maison, que ferait-il ? Il verrait la Savinienne au seuil, avec son air affable et ses deux beaux enfants, et il les bénirait. Et alors la Savinienne le prierait d’entrer ; elle laverait ses pieds poudreux et brûlants, et elle abriterait ses petits dans les plis de la robe du Sauveur tandis qu’elle irait lui chercher l’eau la plus pure pour étancher sa soif. Et pendant ce temps, le fils du charpentier interrogerait les enfants, et il saurait d’eux qu’il y a là, dans la grange, des hommes qui parlent et qui concertent quelque chose. Alors l’homme divin voudrait connaître le cœur de ses frères, de ses fils, les pauvres travailleurs. Il entrerait dans la grange, et ne dédaignerait pas de s’asseoir, comme nous, sur une botte de paille, lui qui naquit sur la paille d’une étable ; puis il écouterait.
La Savinienne, inquiète de voir Pierre et Amaury quitter l’assemblée et s’enfoncer dans le jardin pour causer avec chaleur, les y avait suivis. Peu à peu elle s’était approchée ; et, appuyée sur le dossier de leur banc, elle les écoutait. Pierre la voyait bien, mais il était heureux qu’elle entendît les discours exaltés du Corinthien, et il se gardait de trahir sa présence. Quand le Corinthien se tut, la Savinienne lui dit avec un soupir : – Je voudrais que Savinien fût encore là pour vous entendre ; mais j’espère que dans le ciel il vous voit et vous bénit. Corinthien, vous avez un cœur et un esprit comme je n’en ai jamais connus…, si ce n’est mon pauvre Savinien ; mais il lui restait encore bien des choses à apprendre, et, comme l’on dit, la vérité sort de la bouche des enfants.
Pierre sourit de joie en voyant que la Savinienne comprenait le Corinthien. Il vit la rougeur et le transport de son ami, quand la Mère lui tendit la main en lui disant : – C’est à la vie et à la mort entre nous pour l’estime, mon fils Amaury.
– Et pour l’amitié ? s’écria le jeune homme enhardi et troublé à la fois.
– Amitié veut dire une chose entre les hommes, et une autre entre hommes et femmes, répondit-elle naïvement. Vous avez la mienne comme si nous étions deux hommes ou deux femmes.
Amaury ne répondit rien. La robe noire de la veuve lui imposait silence. Elle s’éloigna, et Pierre reprit, en regardant son ami qui la suivait des yeux : – Et maintenant, frère, veux-tu encore partir ? N’es-tu pas retenu ici par quelque chose de plus cher et de plus sérieux que la gloire ?
– Je serais à la veille d’être son mari, répondit le Corinthien, que pour sauver ton honneur je partirais encore. Mais nous n’en sommes pas là. Je ne peux rester ici. Je ne sais où je prendrais la force de ne jamais dire ce que je pense ; et ce que je pense, une femme en deuil ne doit pas l’entendre. Je manquerais à moi-même, à la mémoire de Savinien ; je perdrais l’estime de la Savinienne, et tout cela malgré moi. Fais-moi partir, Pierre, tu me rendras service, peut-être plus qu’à toi-même.
La séance terminée, les Gavots se mirent à table. Le concours était voté, et le Corinthien était du nombre des concurrents élus. Cette nouvelle lui causa une émotion où la joie eut plus de part que le regret, il faut bien l’avouer. Quoique sincère dans son dévouement pour Pierre Huguenin, et dans ses vertueuses résolutions à l’égard de la Savinienne, son jeune cœur tressaillait, malgré lui, à l’idée de passer plusieurs mois auprès de celle qu’il aimait, et d’être absous, par la volonté du destin, de ce qui eut été un tort en d’autres circonstances. Il faut bien dire aussi que le Corinthien n’était pas sans avoir ressenti plus d’une fois déjà les chatouillements de l’ambition. Il avait trop de talent pour n’être pas un peu sensible à la gloire ; et si, dans un mouvement d’enthousiasme généreux, il revenait aux idées évangéliques dont l’avait nourri la pieuse Savinienne, bientôt après les séductions de l’art et de la renommée reprenaient leur empire naturel sur cette âme d’artiste et d’enfant, candide, ardente, et mobile comme les nuages légers d’un beau ciel au matin.
Il s’efforça de recevoir la nouvelle de son élection avec une résignation dédaigneuse. Mais, en dépit de lui-même, la gaieté communicative de ses compagnons ranimait peu à peu les roses de son teint, et l’aspect de la Savinienne remplissait son cœur d’un espoir plein d’agitations et de combats. Sa voix ne se mêla pas aux propos enjoués de la table ; mais il y avait dans sa gravité une expression de joie sérieuse et profonde, qui n’échappa point à Pierre. De temps en temps le regard de l’aimable Corinthien semblait demander grâce à son austère ami ; puis ses yeux se reportaient invinciblement vers la Savinienne, et un nuage de volupté passionnée les troublait aussitôt. – Prends garde à toi, mon enfant ! lui dit Pierre, tandis que le bruit des convives couvrait leurs voix. N’oublie pas que tout à l’heure tu voulais partir pour fuir le danger. Maintenant qu’il faut l’affronter, ne soit pas téméraire.
– Ne vois-tu pas que ma main tremble en soutenant mon verre ? répondit le Corinthien. Va, je suis plus à plaindre qu’à blâmer. Je sens le sort plus puissant que moi, et je prie Dieu qu’il me donne un peu de ta force pour me soutenir.
Vers la fin du souper, on parla de la pièce du concours. C’était un modèle de chaire à prêcher, qui devait réunir toutes les qualités de la science et toutes les beautés de l’art. Pierre se soumettant à la décision adoptée, donna son avis sans morgue et sans affectation. Toute dissension était oubliée entre lui et ses compagnons. Les ambitieux qu’il avait froissés, n’ayant plus rien à craindre de son opposition, ne rougissaient pas de l’écouter ; car il raisonnait sur son art avec une incontestable supériorité. Déjà les Gavots se livraient à des rêves flatteurs ; on se croyait assuré de la victoire, et la belle chaire s’élevait comme un monument gigantesque dans les imaginations excitées par les fumées de la gloire, lorsque des coups violents ébranlèrent la porte de l’auberge. – Qui donc peut s’annoncer aussi brutalement ? dit le Dignitaire en se levant. Ce ne peut être un de nos frères.
– Ouvrons toujours, répondirent les compagnons, nous verrons bien si l’on entrera chez nous sans saluer.
– N’ouvrez pas, s’écria la servante, qui avait regardé par la fenêtre de l’étage supérieur ; ce ne sont pas des amis. Ils sont armés. Ils viennent avec de mauvaises intentions.
– Ce sont les charpentiers du père Soubise, dit un compagnon qui avait été regarder par la serrure ; ouvrons ! c’est une députation qui vient parlementer.
– Non, non ! dit la petite Manette, tout effrayée ; il y a de grands vilains hommes avec des moustaches ; ce sont des voleurs. Et elle courut se réfugier dans les bras de sa mère, qui pâlit et se pressa instinctivement derrière la chaise du Corinthien.
– Eh bien ! ouvrons toujours, s’écrièrent les compagnons ; si ce sont des ennemis, ils trouveront à qui parler.
– Un instant, dit le Dignitaire ; courons prendre nos cannes pour les recevoir ; on ne sait ce qui peut arriver.
Les coups cessèrent d’ébranler la porte ; mais des voix menaçantes s’élevèrent du dehors. Elles chantaient un verset de la sauvage chanson du seizième siècle :
Tous ces Gavots infâmes
Iront dans les enfers
Brûler dedans les flammes
Comme des Lucifers.
Les compagnons s’étaient levés en tumulte. Quelques-uns voulaient défendre la porte, qu’on cherchait de nouveau à enfoncer, tandis que d’autres rassembleraient les armes. Mais avant qu’on eût eu le temps de se reconnaître, une fenêtre fut brisée, la porte vola en éclats, et les charpentiers se précipitèrent dans la salle avec des cris affreux. Il y eut alors une scène de fureur et de confusion impossible à retracer. Chacun s’armait de ce qui lui tombait sous la main. Aux terribles cannes ferrées des Dévorants et aux sabres des soldats de la garnison, dont plusieurs s’étaient laissés attirer dans les rangs des Drilles à la suite d’une orgie, les Gavots opposèrent des tronçons de bouteilles dont ils frappaient les assaillants au visage, des tables sous lesquelles ils les renversaient, des broches dont ils se servaient comme de lances, et dont l’un des plus vigoureux colla son adversaire à la muraille. Leur défense était légitime ; elle fut opiniâtre et meurtrière. Pierre Huguenin s’était d’abord jeté entre les combattants, espérant faire entendre sa voix et empêcher le carnage. Mais il fut repoussé violemment, et dut bientôt songer à défendre sa vie et celle de ses frères. La Savinienne s’élança sur l’escalier de sa chambre, et le gravit avec la force et la rapidité d’une panthère, emportant ses deux enfants dans ses bras. Elle les poussa dans le grenier, leur montrant avec énergie un dégagement par lequel ils pouvaient fuir vers la grange et se mettre en sûreté. Puis elle revint, et, pleine d’indignation, de courage et de désespoir, elle redescendit l’escalier et se jeta dans la mêlée, croyant que la vue d’une femme désarmerait la fureur des assaillants. Mais ils ne voyaient plus rien et frappaient au hasard. Elle reçut un coup qui, sans doute, ne lui était pas destiné, et tomba ensanglantée dans les bras du Corinthien. Jusque-là, ce jeune homme, consterné, s’était battu mollement. C’était la première fois qu’il prenait part à ces horribles drames, et il en ressentait un tel dégoût qu’il semblait chercher à se faire tuer plutôt qu’à se défendre. Quand il vit la Savinienne blessée, il devint furieux. L’insensé qui avait répandu quelques gouttes du précieux sang de la Mère le paya de tout le sien. Il tomba la figure fendue et la tête fracassée, pour ne jamais se relever.
Ce terrible acte expiatoire tourna contre le Corinthien tous les efforts des Dévorants. Jusque-là ils semblait qu’on plaignît ou qu’on méprisât sa jeunesse et qu’on eût voulu l’épargner ; mais quand on le vit se dresser, les yeux ardents et les bras ensanglantés, entre la Mère évanouie et le cadavre étendu à ses pieds, il y eut un hourra général, et vingt bras furent levés pour l’anéantir. Pierre n’eut que le temps de se mettre devant lui et de lui faire un rempart de son corps. Il reçut plusieurs blessures, et tous deux allaient certainement périr accablés sous le nombre, lorsque la garde, attirée par le bruit, pénétra dans la maison, et à grand-peine sépara les combattants. Pierre, malgré le sang qu’il perdait, conserva toute sa force et toute sa présence d’esprit. Il emporta la Savinienne dans sa chambre ; et, l’ayant déposée sur son lit, il força le Corinthien, qui l’avait suivi, à se réfugier dans la grange pour se soustraire aux arrestations auxquelles on était en train de procéder. Il le cacha dans la paille, ramena les enfants transis d’effroi auprès de leur mère, et redescendit dans la salle avec assez de prestesse pour faire évader encore quelques compagnons de son Devoir. Les plus acharnés au combat avaient été saisis ; on les emmenait en prison. D’autres s’étaient dispersés à temps, laissant leurs ennemis aux prises avec la garde. Pierre avait d’abord l’intention de se livrer de lui-même à la force publique, afin de rendre hautement témoignage de son innocence et de celle de ses amis. Mais quand il vit la maison pleine de soldats, de morts et de blessés, il songea à l’abandon où se trouverait la Savinienne dans cette crise déplorable, et il se tint à l’écart jusqu’à ce que la garde se fût retirée emportant les morts et emmenant les prisonniers des deux partis, les uns à l’hôpital, les autres à la prison. Il ordonna alors à la servante de laver au plus vite le sang dont la maison était inondée, et il courut chercher un médecin pour la Savinienne ; mais ses courses furent inutiles. Il y avait assez de blessés à secourir et à transporter pour occuper tous les gens de l’art qu’on avait pu trouver. Il revint fort alarmé ; mais il retrouva la Savinienne debout comme la femme forte de la Bible. Elle avait lavé et pansé elle-même sa blessure, qui n’était pas grave heureusement, et qui ne laissa qu’une légère cicatrice à son front large et pur. Elle avait rassuré et couché ses enfants, et elle aidait sa servante à rétablir dans la maison l’ordre, cette fin sérieuse et sacrée vers laquelle tendent sans relâche et sans distraction tous les soins et toutes les forces de la femme du peuple. Son cœur était cependant tourmenté par de cruelles tortures ; elle ignorait ce que le Corinthien était devenu et lesquels de ses amis avaient péri. Elle songeait aux châtiments sans pitié que la loi allait faire peser peut-être sur les innocents comme sur les coupables ; et, en proie à ces angoisses, pâle comme la mort, le cœur serré, la main tremblante, elle travaillait, au milieu de la nuit, à rassembler les débris épars de ses pénates violés, de ses foyers dévastés, sans verser une larme, sans proférer une plainte.
Quand elle vit rentrer Pierre Huguenin, elle n’eut pas le courage de l’interroger ; mais elle lui sourit avec une sublime expression de joie qui semblait accepter les plus grands malheurs, en échange du salut d’un ami tel que lui. Il la prit par la main, et courut avec elle à la grange où il avait caché et enfermé le Corinthien. Durant cette retraite forcée, le désolé jeune homme, en proie à mille anxiétés, avait d’abord tenté de rentrer à tout risque dans la maison, pour savoir le sort de ses compagnons et surtout celui de la Mère. Mais l’émotion et la fatigue lui avaient ôté la force d’enfoncer les portes que Pierre, redoutant son imprudence, avait barricadées sur lui. Il était si accablé qu’il faillit s’évanouir en revoyant sa maîtresse et son ami hors de danger. On visita et on pansa ses blessures, qui étaient assez graves. On lui fit, avec des matelas et des couvertures, un lit improvisé dans une chambre qu’on improvisa de même, en superposant des bottes de paille dans la charpente de la grange. Il était urgent de le tenir caché ; car il était un des plus compromis dans l’affaire, et Pierre ni la Savinienne n’étaient d’avis de s’en remettre à l’intégrité de la justice pour distinguer les provoqués des agresseurs.
Quand Pierre eut songé à tout et épuisé le reste de ses forces, il en resta encore à la Savinienne pour le soigner. Lui aussi était blessé et affaibli, et surtout brisé dans le fond de son âme. Que ne devait pas souffrir, en effet, cette organisation toujours portée vers l’idéal, et rejetée sans cesse dans la plus brutale réalité ! Quand il fut seul, il se sentit désespéré ; et, se souvenant des coups qu’il avait été forcé de porter, voyant se dresser devant lui tous les spectres de l’insomnie et de la fièvre, il désira mourir, et tordit ses mains dans l’excès d’une horrible douleur. Le sommeil vint enfin à son secours, et il resta plongé dans un accablement presque léthargique depuis le jour naissant jusqu’à la nuit.
La Savinienne se reposa à peine deux ou trois heures. Elle partagea sa sollicitude, tout le reste du jour, entre sa fille, que la peur avait rendue malade aussi, le Corinthien et l’Ami-du-trait.
Le Dignitaire et ceux des compagnons qui avaient su s’échapper à temps de la scène du combat, vinrent la voir et la rassurer. Plusieurs des blessés étaient hors de danger ; on lui cacha, tant qu’on put, l’agonie et la mort de quelques autres. Mais on craignait l’effet des poursuites judiciaires. On avait déjà fait sauver un compagnon qui, comme Amaury, avait donné la mort à un de ses ennemis, et on conseilla à Pierre de fuir aussi avec le Corinthien. Dès que ce dernier put marcher, c’est-à-dire la nuit suivante, Pierre le conduisit à la cabane du Vaudois, en attendant qu’il put prendre la diligence et se rendre à Villepreux. Le bon charpentier le cacha dans sa soupente, et lui prodigua tous les soins de l’amitié. Il était devenu médecin lui-même, à ce qu’il prétendait, à force d’avoir eu affaire à des médecins. Il se mit en demeure de le médicamenter ; et Pierre, tranquillisé sur son compte, retourna à Blois, décidé à ne point abandonner ses frères captifs tant que ses démarches et son témoignage pourraient servir à leur justification et à leur délivrance.
Il courut toute la journée avec le Dignitaire et les principaux membres de la société, de la prison à l’hôpital, et de la demeure des autorités à celle des avocats. Il réussit à faire relâcher quelques-uns de ses compagnons qui avaient été arrêtés sans motifs suffisants. Son activité, son air de franchise et son éloquence naturelle firent une telle impression sur les magistrats qu’ils n’osèrent entraver son zèle. Le lendemain il eut de plus tristes devoirs à remplir : ce fut de rendre les derniers honneurs à un des ses compagnons, mort dans la bataille. Cette cérémonie, à laquelle assistèrent tous les Gavots de Blois et que présida le Dignitaire, s’accomplit selon les rites du Devoir de liberté. Lorsque le cercueil fut descendu dans la fosse, Pierre s’agenouilla, et prononça une courte et belle prière à l’Être-Suprême, conforme au texte des livres sacrés ; puis il se releva, et, avançant un pied au bord de la fosse ouverte, il tendit la main à un de ses compagnons, qui prit la même attitude, saisit sa main et pencha son visage vers le sien pour échanger les mystérieuses paroles qui ne se prononcent pas tout haut ; après quoi ils s’embrassèrent, et tous les autres compagnons accomplirent lentement la même formule, s’éloignant deux à deux de la tombe après y avoir jeté chacun trois pelletées de terre.
Comme les Gavots quittaient le cimetière, un autre convoi arrivait, et les phalanges ennemies se rencontrèrent dans un morne silence sur la terre du repos, dans l’asile de l’éternelle paix. C’étaient les charpentiers Dévorants qui venaient aussi ensevelir leurs morts. Il y avait sans doute d’amères pensées et un repentir vainement combattu dans leurs âmes ; car leurs regards évitèrent ceux des Gavots, et les gendarmes qui les surveillaient à distance n’eurent pas besoin de maintenir l’ordre entre les deux camps. La circonstance était trop lugubre pour qu’on songeât de part ou d’autre à exercer des représailles. Les Gavots entendirent, en se retirant, les hurlements étranges des charpentiers Dévorants, sorte de lamentation sauvage dont ils accompagnent leurs solennités, et dont les intonations réglées sur un rythme ont un sens caché.
Le soir de ce triste jour, Pierre alla visiter le Corinthien, et sa joie fut vive en le voyant à moitié rétabli. Grâce aux bons traitements et aux doctes ordonnances de la Jambe-de-bois, Amaury pouvait espérer de partir bientôt, et Pierre lui fit la démonstration des travaux à entreprendre au château de Villepreux. Puis il le quitta, en lui promettant de parler sérieusement de lui à la Savinienne aussitôt qu’il trouverait l’occasion favorable.
Il la trouva le soir même. Resté seul avec elle et ses enfants endormis qu’il l’aidait à soigner, il entra en matière naturellement ; car elle ne manquait pas de l’interroger chaque soir avec sollicitude sur la situation du Corinthien. Il lui parla de son ami avec la délicatesse qu’il savait mettre dans toutes choses. La Savinienne, l’ayant écouté attentivement, lui répondit :
– Je puis vous parler avec sincérité et me confier à vous comme à un homme au-dessus des autres, mon cher fils Villepreux. Il est bien vrai que j’ai eu pour le Corinthien une amitié plus forte que je ne le devais et que je ne le voulais. Je n’ai rien à lui reprocher, et je n’ai rien de volontaire à me reprocher non plus dans ma conscience. Mais, depuis la mort de Savinien, je suis plus effrayée de cette amitié que je ne l’étais durant sa vie. Il me semble que c’est une grande faute de penser à un autre qu’à lui quand la terre qui le couvre est encore fraîche. Les larmes de mes enfants m’accusent, et je ne cesse de demander pardon à Dieu de ma folie. Mais, puisque nous sommes ici pour nous expliquer, et que votre prochain départ ma force à parler de ces choses-là plus tôt que je n’aurais voulu, je vais tout vous dire. Il m’est venu quelquefois, pendant la vie de Savinien, des idées bien coupables. Certainement j’aurais donné ma vie, à moi, pour qu’il ne quittât pas ce monde ; mais enfin, comme il était plus âgé que moi et que depuis deux ans les médecins me disaient qu’il avait une maladie bien sérieuse, il me venait malgré moi à l’esprit que, si je perdais mon cher mari, mon devoir serait de me remarier ; et alors je me disais, tout en tremblant : Je sais bien qui je choisirais. Des idées semblables venaient à Savinien lorsqu’il se sentait plus malade que de coutume ; et quand il fut tout à fait retenu au lit, elles lui vinrent si souvent qu’il finit par m’en parler. – Femme, me dit-il quelques jours avant sa mort, je ne suis pas bien, et je crains un peu que tu ne deviennes veuve plus tôt que je ne comptais. Cela me tourmente pour toi et pour nos pauvres enfants ; tu es encore trop jeune pour rester exposée à toutes les amitiés que les compagnons vont prendre pour toi. Comme je te sais honnête femme, tu souffriras de n’avoir pas un porte-respect, et tu quitteras peut-être ton auberge. Ce sera la ruine de nos enfants ; car tu n’es pas bien forte, et ce qu’une femme peut gagner est si peu de chose que tu n’auras pas de quoi faire donner de l’éducation à ces petits. Tu sais cependant que toute mon idée était de leur faire bien apprendre à lire, à écrire et à compter ; sans cela on est bon à rien, et je vous vois d’ici, tous les trois, tomber dans la misère. Si j’avais pu m’acquitter avec Romanet le Bon-soutien, je serais un peu plus tranquille ; mais je n’ai pas pu lui rendre seulement le tiers de ce qu’il m’a prêté, et cela me fâche grandement de mourir banqueroutier, surtout envers un ami. Il n’y a qu’un moyen de réparer tout cela ; c’est que tu deviennes la femme du Bon-Soutien si je m’en vais. Il a pour toi un honnête attachement ; il te considère comme la meilleure des femmes, et il a raison ; il aime nos enfants comme s’ils étaient ses neveux : il les aimera comme s’ils étaient ses enfants quand il sera ton mari. C’est l’homme à qui je me fie le plus sur la terre. Notre fonds et sa propriété, puisque c’est lui qui l’a payé en grande partie ; il rentrera ainsi dans son argent et fera marcher notre commerce. Il donnera de l’éducation aux enfants ; car il est instruit lui-même, et sait ce que cela vaut. Enfin il te rendra heureuse et t’aimera comme je t’aime. C’est pourquoi je veux que vous me promettiez tous deux de vous marier ensemble si je suis forcé de vous quitter.
Je fis, comme vous pouvez croire, tout mon possible pour lui ôter cette idée ; mais plus il se sentait périr, plus il songeait à fixer mon sort. Enfin, le jour où il reçut les derniers sacrements, il fit venir le Bon-Soutien ; et, sur son lit de mort, il mit nos mains ensemble. Romanet promit tout, en pleurant ; moi, je pleurais trop pour promettre. Mon Savinien rendit l’âme, me laissant désolée de le perdre et bien triste d’être engagée à un homme que je respecte et que j’aime, mais que je ne voudrais pas prendre pour mari. Cependant je sens que je le dois, que je ne peux rester veuve, que le sort de mes enfants et la dernière volonté de mon mari me commandent de prendre cet homme sage et généreux, qui a mis tout son avoir dans nos mains, et à qui je ne pourrais rendre son bien sans ruiner ma famille. Voilà ma position, maître Pierre ; voilà ce qu’il faut dire au Corinthien, afin qu’il ne pense plus à moi, comme moi je vais prie le bon Dieu de ne plus me laisser penser à lui.
– Tout ce que vous m’avez dit est d’une femme vertueuse et d’une bonne mère, répondit Pierre. Je vous approuve de combattre dans ce moment le souvenir du Corinthien, et je vais lui conseiller de ne pas se livrer à de trop vives espérances. Cependant, ma bonne Mère, permettez-moi, et promettez à mon ami, de ne pas croire absolument que tout soit perdu. J’ai assez connu notre Savinien pour être bien sûr que s’il eût pu lire au fond de votre cœur c’est au Corinthien qu’il vous eût fiancée. Il se serait fier à l’avenir de ce jeune homme, si courageux, si bon, si habile dans son art, et aussi dévoué à sa mémoire, à sa veuve et à ses enfants que le Bon-Soutien lui-même. Je connais aussi le Bon-Soutien ; je sais qu’il a des sentiments trop élevés pour accepter le sacrifice de votre vie et de vos sentiments. Il entendra raison là-dessus. Il souffrira sans doute ; mais c’est un homme et un homme de grand cœur. Il restera votre ami et celui d’Amaury. Quant à la dette, je vous prie de n’y pas penser davantage, ma Mère. Il faudra que vous rendiez à Romanet tout ce qu’il a prêté. Si, à l’époque où votre deuil doit finir, le Corinthien, malgré son talent et son courage, n’avait pu compléter cette somme, ce serait à moi de la trouver ; et ce sera votre fils qui me remboursera quand il sera en âge d’homme et au courant de ses affaires. Ne me répondez pas là-dessus. Nous avons bien des soins dans la tête, et il ne faut pas perdre le temps en paroles inutiles. Je ne dirai au Corinthien que ce qu’il doit savoir, et je me fie à l’honneur du Dignitaire pour ne pas vous adresser, pendant tout le temps que durera votre deuil, un seul mot qui vous force à un engagement ou à une rupture. Pleurez votre bon Savinien sans remords et sans amertume, ma brave Savinienne. Ne le pleurez pas jusqu’à vous rendre malade : vous devez à vos enfants, et l’avenir vous récompensera du courage que vous allez avoir.
Ayant ainsi parlé, Pierre embrassa la Savinienne comme un frère embrasse sa sœur ; puis il s’approcha du berceau des enfants pour leur donner aussi un baiser :
– Donnez-leur votre bénédiction, maître Pierre, dit la Savinienne en se mettant à genoux auprès du berceau dont elle soulevait la courtine : la bénédiction d’un ange comme vous leur portera bonheur.
Le récit de ce qui s’était passé entre la Savinienne et Pierre donna du courage au Corinthien, et hâta sa guérison. Il fixa au jour suivant son départ pour Villepreux, résolu de mériter son bonheur par une année au moins de courage et de résignation. Pierre, sans cesser de s’occuper activement de ses chers prisonniers, dut songer à se procurer un second compagnon pour escorter le Corinthien dans sa route et l’aider à son ouvrage. Il n’était pas absolument nécessaire que ce second associé aux travaux du château de Villepreux fût un artiste distingué ; le talent d’Amaury pouvait compter pour deux. Il ne fallait qu’un ouvrier adroit et diligent pour scier, tailler et débillarder. Le Dignitaire lui présenta un brave enfant du Berry, qui n’était pas beau, quoiqu’on l’appelât, par antithèse sans doute, la Clef-des-cœurs. C’était un bon garçon et un rude abatteur d’ouvrage, au dire de tous les compagnons. Cet utile Berrichon, trouvé, embauché, et mis au courant du travail qu’on lui confiait, fit son paquet, ce qui ne fut pas long, car il n’avait pas beaucoup de hardes ; et le rouleur ayant levé son acquit, c’est-à-dire ayant constaté, chez le maître qu’il quittait et chez la Mère, qu’il ne devait rien et qu’il ne lui était rien dû, il se tint prêt à partir. Pierre fit encore, dans cette journée, pour ses compagnons, plusieurs démarches qui ne furent pas un succès ; et, l’horizon commençant à s’éclaircir de ce côté-là, il se mit en route pour le Berceau de la sagesse, accompagné de son Berrichon, et le cœur un peu moins accablé qu’il ne l’avait eu les jours précédents. Chemin faisant, il prévint la Clef-des-cœurs de l’aversion que son père avait pour le compagnonnage, et tâcha de lui faire comprendre la conduite qu’il devait tenir avec maître Huguenin. La Clef-des-cœurs était, certes, un ouvrier très adroit, mais un diplomate très gauche. À cette ingénuité parfaite il unissait la singulière prétention d’être fort rusé, et de savoir conduire finement une affaire délicate. Pierre, qui ne le connaissait pas, se méfia un peu de ses promesses. Mais le Berrichon y revint avec tant d’assurance, que Pierre se disait en lui-même tout en le regardant : On a vu quelquefois beaucoup de sens et de finesse se loger, comme par mégarde, dans ces grosses têtes, dont les yeux ternes et béants ne ressemblent pas mal aux fenêtres peintes que l’on simule sur les murs des maisons mal percées.
L’instruction dirigée contre les fauteurs de la terrible querelle survenue entre les Gavots et les Dévorants eut pour résultat de disculper entièrement les premiers et de les mettre hors d’accusation. Pierre et Romanet, appelés comme témoins principaux, se distinguèrent par leur courage, leur franchise et leur fermeté. La belle figure, l’air distingué et le langage simple et choisi de Pierre Huguenin attirèrent sur lui l’attention des libéraux de la ville, qui assistaient avec leurs journalistes à la séance du tribunal. Mais il ne fut point l’objet de nouvelles avances, car il partit aussitôt qu’il ne se vit plus nécessaire.
Que faisait et à quoi songeait le père Huguenin pendant l’absence de son fils ? Le bonhomme se dépitait et s’emportait ; mais, plus que tout, il s’inquiétait. Il est si exact et si preste à tout ce qu’il entreprend ! se disait-il. Il faut qu’il lui soit arrivé malheur ! Et alors il se désespérait ; car il ne s’était jamais aperçu de l’amour et de l’estime qu’il portait à son fils autant qu’il le faisait depuis cette dernière séparation.
Comme Pierre l’avait craint, sa fièvre en augmenta ; et il n’avait pas pu quitter son lit le jour où, par bonheur, Amaury et le Berrichon arrivèrent. Chemin faisant, le Corinthien avait renouvelé à son compagnon la recommandation que Pierre lui avait déjà faite de ménager les préventions du père Huguenin à l’endroit du compagnonnage ; et, comme il lui répugnait un peu de débuter avec un nouveau maître par un mensonge, il chargea le Berrichon de porter la parole le premier. En sautant à bas de la diligence, ils demandèrent la maison du menuisier, et ils y entrèrent, l’un avec l’aisance d’un niais, l’autre avec la réserve d’un homme d’esprit.
– Holà ! hé ! hohé ! cria le Berrichon en frappant de son bâton sur la porte ouverte ; ho, la maison, salut, bonjour la maison ! N’est-ce pas ici qu’il y a le père Huguenin, maître menuisier ?
En ce moment le père Huguenin reposait dans son lit. Il était de si mauvaise humeur qu’il ne pouvait souffrir personne dans sa chambre. En voyant sa solitude si brusquement troublée, il bondit sur son chevet, et, tirant son rideau de serge jaune, il vit la figure étrangement joviale de Berrichon la Clef-des-Cœurs.
– Passez votre chemin, l’ami, répondit-il brusquement, l’auberge est plus loin.
– Et si nous voulons prendre votre maison pour notre auberge ? reprit la Clef-des-cœurs, qui, comptant sur le plaisir que son arrivée causerait au vieux menuisier, trouvait agréable de plaisanter en attendant qu’il se fît connaître.
– En ce cas, répondit le père Huguenin en commençant à passer sa veste, je vais vous montrer que si on entre sans façon chez un malade, on peut en sortir avec moins de cérémonie encore.
– Pardon pour mon camarade, maître, dit Amaury en se montrant et en saluant le père de son ami avec respect ; nous venons vers vous de la part de Pierre, votre fils, pour vous offrir nos services.
– Mon fils ! s’écria le maître, et où donc est-il, mon fils ?
À Blois, retenu pour deux ou trois jours au plus par une affaire qu’il vous dira lui-même ; il nous a embauchés, et voici deux mots de lui pour nous annoncer.
Le père Huguenin, ayant lu le billet de son fils, commença à se sentir plus calme et moins malade. – À la bonne heure, dit-il en regardant Amaury, vous avez tout à fait bonne façon, mon fils, et votre figure me revient ; mais vous avez là un camarade qui a de singulières manières. Voyons, l’ami, ajouta-t-il en toisant le Berrichon d’un œil sévère, êtes-vous plus gentil au travail que vous ne l’êtes à la maison ? Votre casquette vous sied mal, mon garçon.
– Ma casquette ? dit le Berrichon tout étonné en se décoiffant et en examinant son couvre-chef avec simplicité. Dame, elle n’est pas belle, notre maître ; mais on porte ce qu’on a.
– Mais on se découvre devant un maître en cheveux blancs, dit le Corinthien, qui avait compris la pensée du père Huguenin.
– Ah dame ! on n’est pas élevé dans les collèges, répondit le Berrichon en mettant sa casquette sous son bras ; mais on travaille de bon cœur, c’est tout ce qu’on sait faire.
– Allons, nous verrons cela, mes enfants, dit le père Huguenin en se radoucissant. Vous venez à point, car l’ouvrage presse, et je suis là sur mon lit comme un vieux cheval sur la litière. Vous allez boire un verre de mon vin, et je vous conduirai au château ; car, mort ou vif, il faut que je rassure et contente la pratique.
Le brave homme, ayant appelé sa servante, essaya de se lever, tandis que ses compagnons faisaient honneur au rafraîchissement. Mais il était si souffrant qu’Amaury s’en aperçut, et le supplia, avec sa douceur accoutumée, de ne pas se déranger. Il l’assura que, grâce à Pierre, il était au courant de l’ouvrage comme s’il l’eût commencé lui-même ; et, pour le lui prouver, il lui décrivit la forme et la dimension des voussures, des panneaux, des corniches, de limons, des courbes à double courbure, des calottes d’assemblage, etc., etc., à une ligne près, avec tant de mémoire et de facilité que le vieux menuisier le regarda encore fixement ; puis songeant à l’avantage d’une science qui rend si claires et qui grave si bien dans l’esprit les opérations les plus compliquées, il se gratta l’oreille, remit son bonnet de coton, et remonta dans son lit en disant : À la garde de Dieu !
– Fiez-vous à nous, répondit Amaury. L’envie que nous avons de vous contenter nous tiendra lieu pour aujourd’hui de vos conseils ; et peut-être que demain vous aurez la force de venir à notre aide. En attendant, faites un bon somme, et ne vous tourmentez pas.
– Non, non, ne vous tourmentez pas, notre maître, s’écria la Clef-des-cœurs en avalant un dernier verre de vin à la hâte. Vous verrez que vous avez eu tort de faire mauvaise mine à deux jolis Compagnons comme nous.
– Compagnons ! murmura le père Huguenin, dont le front se rembrunit aussitôt.
– Ah ! je dis cela pour vous faire enrager, riposta le Berrichon en riant, parce que je sais que vous ne les aimez pas, les Compagnons.
– Ah ! ah ! vous êtes dans le Compagnonnage ? grommela le père Huguenin, partagé entre sa vieille rancune et je ne sais quelle sympathie subite.
– Oui, oui, continue le Berrichon qui avait au moins l’esprit de savoir plaisanter sur sa laideur ; nous sommes dans le Devoir des beaux garçons, et c’est moi qui suis le porte-enseigne de ce régiment-là.
– Nous ne connaissons qu’un devoir ici, dit le Corinthien en jouant sur le mot, celui de vous bien servir.
– Que Dieu vous entende ! répliqua le père Huguenin ; et il s’enfonça avec accablement sous ses couvertures.
Cependant il dormit paisiblement, et le lendemain, se sentant mieux, il alla visiter ses compagnons. Il les trouva travaillant de grand cœur, faisant bien marcher les apprentis, et taillant d’aussi bonne besogne que Pierre Huguenin lui-même. Rassuré sur son entreprise, réconcilié avec M. Lerebours, qui jusqu’alors l’avait boudé, plein d’espérance, il s’en retourna au lit ; et bientôt il fut tout à fait sur pied pour recevoir son fils, qui arriva trois jours après dans la soirée.
Un calme céleste se peignait sur le front de Pierre Huguenin. Sa conscience lui rendait bon témoignage, et sa gravité ordinaire était tempérée par une satisfaction intérieure qui se communiqua comme magnétiquement à son père. Interrogé par lui sur la cause de son retard il lui répondit :
– Permettez-moi, mon bon père, de ne pas entrer dans une justification qui prendrait du temps. Quand vous l’exigerez, je vous raconterai ce que j’ai fait à Blois ; mais veuillez m’envoyer tout de suite auprès de mes compagnons, et vous contenter de la parole que je vous donne. Oui, je puis jurer sur l’honneur que je n’ai fait autre chose qu’accomplir un devoir, et que vous m’auriez béni et approuvé si vous aviez eu l’œil sur moi.
– Allons, tu me réponds comme tu veux, dit le vieux menuisier ; et il y a des instants où tu me persuades que tu es le père, et moi le fils. C’est singulier pourtant, mais c’est ainsi.
Il se trouva si bien ce jour-là, qu’il put souper avec son fils, les deux compagnons et les apprentis. Il se prenait de prédilection pour Amaury, dont la douceur et les soins respectueux le charmaient ; et, quoiqu’il répugnât à le questionner sur certaines choses, il se disait à part lui : Si c’est là un de ces enragés Compagnons, du moins il faut avouer que sa figure et ses paroles sont bien trompeuses. Il commençait aussi à revenir sur le compte du Berrichon, et à reconnaître d’excellentes qualités sous cette rude enveloppe. Ses naïvetés le faisaient rire, et il n’était pas fâché d’avoir quelqu’un à reprendre et à railler ; car il avait, comme on a pu le voir, le caractère taquin des gens actifs ; et la dignité habituelle de son fils et du Corinthien le gênait bien un peu.
Ce soir-là, quand le Berrichon eut apaisé sa première faim, qui était toujours impétueuse, il entama la conversation, la bouche pleine et le coude sur la table.
– Camarade, dit-il au Corinthien, pourquoi donc ne voulez-vous pas que je raconte à maître Pierre ce qui s’est passé à son sujet tantôt avec ce grand sotiot de Polydore, Théodore (je ne sais pas comment vous l’appelez), enfin le garçon à l’intendant du château ?
Amaury, mécontent de cette indiscrétion, haussa les épaules et ne répondit rien. Mais le père Huguenin n’était pas disposé à laisser tomber le babil du Berrichon.
– Mon cher Amaury, dit-il, je ne vous conseille pas d’avoir des secrets de moitié avec ce garçon-là. Il est fin et léger comme une grosse poutre de charpente qui vous tomberait sur les doigts du pied.
– Allons, dit Pierre Huguenin, puisqu’il a commencé, il faut le laisser achever. Je vois bien qu’il s’agit de M. Isidore Lerebours. Comment pouvez-vous croire, Amaury, que je me soucie de ce qu’il a pu dire contre moi ? Il faudrait être bien faible d’esprit pour craindre son jugement.
– Ah ! bien ; en ce cas, je vas vous le dire ; vrai, je vas vous le dire, maître Pierre ! s’écria le Berrichon en clignotant du côté d’Amaury, comme pour le supplier de ne pas lui fermer la bouche.
Le Corinthien lui fit signe qu’il pouvait parler, et il commença son récit en ces termes :
– D’abord, c’était une belle dame, une superbe femme, ma foi, toute petite et rouge de figure, qui a passé et repassé, et encore repassé, et encore repassé, comme pour regarder notre ouvrage ; mais, aussi vrai que je mords dans mon pain, c’était pour regarder le pays Corinthien…
– Que veut-il dire avec son pays et son Corinthien ? demanda le père Huguenin, devant qui on était convenu de ne jamais se donner les noms du Compagnonnage.
Pierre marcha un peu fort sur le pied du Berrichon, qui fit une affreuse grimace, et reprit bien vite :
– Quand je dis le pays, c’est comme si je disais l’ami, le camarade… Nous sommes pays, lui et moi : il est de Nantes en Bretagne, et moi, je suis de Nohant-Vic en Berry.
– Très bien ! dit le père Huguenin en se tenant les côtes de rire.
– Et quand je dis le Corinthien, poursuivit le Berrichon, à qui l’on marchait toujours sur le pied, c’est un nom comme ça que je m’amuse à lui donner…
– Enfin cette dame regardait Amaury ? reprit le père Huguenin.
– Quelle dame ? demanda Pierre, qui, sans savoir comment, se prit à écouter avec attention.
– Une grande belle femme toute petite, comme il vous l’a dit, répondit Amaury en riant ; mais je ne la connais pas.
– Si elle est rouge de figure, objecta le père Huguenin, ce n’est pas la demoiselle de Villepreux ; car celle-là est pâle comme une morte. Ce sera peut-être sa fille de chambre ?
– Ah ! peut-être bien, répondit le Berrichon, car on l’appelait madame.
– Elle n’était donc pas seule à vous regarder ? demanda Pierre.
– Toute seule, répondit la Clef-des-cœurs ; mais M. Colidor, qui était avec elle…
– Isidore ! interrompit le père Huguenin d’une grosse voix pour le déconcerter.
– Oui, Théodore, continua le Berrichon, qui avait sa malice tout comme un autre. Eh bien ! ce M. Molitor lui a dit comme ça : Y a-t-il quelque chose pour votre service, madame la marquise ?
– Ah ! ce sera la nièce, la petite dame des Frenays, observa le père Huguenin. Celle-là n’est pas fière et regarde tout le monde… Regardait-elle Amaury ? vrai ?
– Comme je vous regarde ! s’écria le Berrichon.
– Oh non ! autrement ? répondit le vieux menuisier riant des vilains gros yeux que faisait le Berrichon. Et enfin vous a-t-elle parlé ?
– Nenni ! Elle a dit seulement comme ça : Je cherche le petit chien ; ne l’auriez-vous pas vu par ici, messieurs les menuisiers ? Et elle regardait le pays… le camarade Amaury ; dame ! elle le regardait comme si elle avait voulu le manger des yeux !
– Allons donc, imbécile ! c’est toi qu’elle regardait ! dit Amaury. Tu peux bien en convenir : ce n’est pas ta faute si tu es beau garçon.
– Oh ! pour ce qui est de cela, vous voulez rire, répondit le Berrichon. Jamais aucune espèce de femme ne m’a regardé, ni riche ni pauvre, ni jeune ni vieille, excepté la Mère… je veux dire la Savinienne, avant qu’elle fût dans les pleurs pour son défunt.
– Elle te regardait, toi ? s’écria Amaury en rougissant.
– Oui, en pitié, répondit le Berrichon, qui ne manquait pas de bon sens en ce qui lui était personnel ; et elle me disait souvent : Mon pauvre Berrichon, tu as un si drôle de nez et une si drôle de bouche ! Est-ce ton père ou ta mère qui avait ce nez-là et cette bouche-là ?
– Enfin, l’histoire de la dame ? reprit le père Huguenin.
– L’histoire est finie, répliqua le Berrichon. Elle est sortie comme elle est entrée, et M. Hippolyte…
– M. Isidore ! interrompit l’obstiné père Huguenin.
– Comme il vous plaira, reprit le Berrichon. Son nom n’est pas plus beau que mon nez. De sorte que, il s’est établi à côté de nous, les bras croisés comme l’empereur Napoléon tenant sa lorgnette ; et voilà qu’il s’est mis à dire que nous faisions de la pauvre ouvrage, de la pauvreté d’ouvrage, quoi ! Et voilà que tout d’un coup le pays… le camarade Amaury ne lui a rien répondu, et que, tout de suite, moi, j’ai continué à scier mes planches sans rien dire. C’est ce qui l’a fâché, le monsieur ! Il aurait souhaité sans doute qu’on lui demandât pourquoi l’ouvrage ne lui plaisait pas. Et alors il a pris une pièce, en disant que c’était du mauvais matériau, que le bois était déjà fendu, et que, si on laissait tomber ça, ça se casserait comme un verre. Et voilà que le Corinthien (pardon, notre maître, c’est une accoutumance que j’ai de l’appeler comme ça), le Corinthien, que je dis, lui a répondu : Essayez-y donc, notre bourgeois, si le cœur vous en dit. Et voilà qu’il a jeté la pièce par terre de toute sa force ; et voilà qu’elle ne s’est point cassée, sans quoi que je lui cassais la tête avec mon marteau.
– Est-ce là tout ? demande Pierre Huguenin.
– Vous n’en trouvez pas assez, maître Pierre ? excusez ! dit le Berrichon.
– Moi, j’en trouve trop, dit le père Huguenin, qui était devenu pensif. Vois-tu Pierre, je te l’avais prédit : le fils Lerebours te veux du mal, et il t’en fera.
– Nous verrons bien, répondit Pierre.
Le courage était revenu au cœur de Pierre Huguenin. La chapelle lui paraissait encore plus belle que lorsqu’il y était entré pour la première fois. La guérison de son père, la douce société et la précieuse assistance de son cher Corinthien, ajoutaient à son bonheur. Il prit son ciseau, et entonna d’une voix fraîche et sonore le chant sur la menuiserie :
Notre art a puisé sa richesse
Dans les temples de l’Éternel.
Il a pris son droit de noblesse
En posant son sceau sur l’autel.[6]
Puis, avant de donner le premier coup de ciseau, il embrassa son père, serra la main du Corinthien, et se mit à l’ouvrage avec ardeur. Le Berrichon hocha la tête.
– Et pour moi, rien de rien ? dit-il d’un gros air triste et bon.
– Pour toi aussi le cœur et la main, dit Pierre en pressant sa main calleuse.
Le Berrichon, rendu à la joie, fit sur le bois qu’il allait entamer une croix avec le ciseau, suivant l’antique coutume chrétienne de son pays, et se mit à chanter à son tour une chanson de l’Angevin-la-Sagesse, un des braves poètes du Tour de France.
Le père Huguenin, avec son bras en écharpe, les suivait des yeux en souriant. En ce moment, le comte de Villepreux entrait, suivi de sa petite-fille, de la marquise et de M. Lerebours. Le comte, travaillé par la goutte, marchait appuyé d’un côté sur une canne à béquille, de l’autre sur le bras d’Yseult, qui l’accompagnait fidèlement dans toutes ses promenades de propriétaire. M. Lerebours s’était risqué jusqu’à offrir son bras à Joséphine, qui l’avait accepté avec une résignation gracieuse. Le comte s’arrêta à l’entrée de la bibliothèque pour écouter avec curiosité la chanson du Berrichon :
Chassons loin de nous le chagrin
Qui tant d’hommes dévore ;
Pour nous le passé n’est plus rien,
L’avenir rien encore.
– Le rime n’est pas riche, dit le comte à sa fille, mais l’idée va loin.
Et ils s’approchèrent sans être vus. Le bruit de la scie et du rabot couvrait celui de leurs pas et de leurs voix.
– Lequel de tous ceux-là est Pierre Huguenin ? demanda la marquise à l’économe.
– C’est le plus grand et le plus fort de tous, répondit M. Lerebours.
Les yeux de la marquise se portèrent alternativement du Corinthien à l’Ami-du-trait, ne sachant lequel était le plus beau de celui qui ressemblait au chasseur antique avec son air mâle et sa force élégante, ou de l’autre qui rappelait le jeune Raphaël avec sa grâce pensive, sa pâleur et ses longs cheveux.
Le vieux comte, qui avait le goût et le sens du beau, fut frappé aussi du noble trio de têtes grecques que complétait le père Huguenin avec son large front, sa chevelure argentée, les lignes accusées de son profil et son œil plein de feu.
– On dit que le peuple n’est pas beau en France, dit-il à sa petite fille en étendant sa béquille comme s’il lui eût fait remarquer un tableau. Voilà pourtant des échantillons de belle race.
– C’est vrai, répondit Yseult en regardant le vieillard et les deux jeunes gens avec le même calme que s’ils eussent été là en peinture.
Le père Huguenin, qui ne travaillait pas, était venu au-devant des nobles visiteurs avec une politesse franche. L’aspect du comte était vraiment vénérable, et quiconque le voyait était forcé d’abjurer en sa présence tout prévention démocratique. Le comte le salua en ôtant son chapeau tout à fait et en le baissant très bas, comme il eût salué un duc et pair.
Il s’informa d’abord de la blessure du vieux menuisier, et lui dit obligeamment qu’il était fort peiné qu’il eût éprouvé cet accident en travaillant pour lui.
– C’est qu’en effet j’allais un peu vite, répondit le père Huguenin. On ne devrait pas être étourdi à mon âge ; mais M. Lerebours me pressait tellement, que, pour contenter monsieur le comte, je donnais de furieux coups dans le bois ; et je me suis aperçu que mon ciseau avait une bonne trempe quand il a entamé ma vieille peau presque aussi dure que le vieux chêne.
– Vous me faites donc bien méchant, monsieur Lerebours ? dit le comte en se tournant vers son intendant. Je n’ai pourtant jamais estropié personne, que je sache.
Pierre Huguenin, immobile, la tête découverte et la poitrine oppressée, regardait mademoiselle de Villepreux avec une émotion indéfinissable. Il s’était souvenu, seulement en l’entendant nommer, de ses veillées dans le cabinet d’étude, et de l’espèce de culte qu’il avait rendu à la divinité inconnue de ce sanctuaire. Il était troublé en sa présence, comme si un lien mystérieux eût été prêt à se nouer ou à se rompre à cette première entrevue. Il s’étonna d’abord de ne pas la trouver aussi belle qu’il se l’était créée. Elle était, en effet, plus distinguée que jolie. Ses traits étaient fins, son front pur et bien dessiné, sa tête élégante et d’un bel ovale ; mais rien n’était grand ni frappant dans sa personne. Elle manquait absolument d’éclat. Cependant, en la regardant bien, on voyait qu’elle dédaignait d’en montrer ; car son œil petit et noir eût pu s’animer, sa bouche sourire, et toute sa frêle personne dévoiler la grâce cachée qui était en elle. Mais il y avait comme un parti pris de mépriser le travail de la séduction. Elle était toujours vêtue en conséquence ; ses robes étaient sombres et sans aucun ornement, et ses cheveux partagés en bandeaux lisses sur son front. Avec cette rigidité d’aspect et d’intention, elle avait un charme bien pénétrant pour qui savait la comprendre ; mais cela était impossible à la première vue, et en tout temps assez difficile.
Pierre Huguenin l’examinait ; mais tout à coup il rencontra son regard. Ce regard était presque hardi, à force d’être indifférent et calme. Pierre rougit, détourna les yeux, et sentit un poids de glace tomber sur son imagination : non qu’il trouvât l’héroïne de la tourelle désagréable ou antipathique, mais cette gravité étrange dans une si jeune fille détruisait toutes ses notions et dérangeait tous ses rêves. Il ne savait pas s’il devait la considérer comme un enfant malade, ou comme une organisation à jamais frappée d’apathie et de langueur. Et puis il se dit qu’il ne la connaîtrait jamais davantage, qu’il ne la reverrait peut-être pas, qu’il n’aurait aucune occasion d’échanger un second regard avec elle ; et il se sentit triste, comme s’il eût perdu la protection de quelque puissance idéale sur laquelle il aurait compté sans la connaître.
Cependant le comte s’était approché des travaux. Il en examina attentivement toutes les parties :
– Cela est parfaitement exécuté, dit-il, et je ne puis que vous donner des éloges ; mais êtes-vous bien sûrs, messieurs, de la qualité de votre bois ?
– Certainement il ne vaut pas, répondit Pierre, celui de l’ancienne boiserie. Dans deux cents ans il sera bon, et l’ancien ne le sera peut-être plus. Mais ce dont je puis répondre, c’est que le mien ne jouera pas de manière à compromettre l’ensemble. Si une planche se contracte, si un panneau vient à éclater, ce qui n’est pas probable, je le réparerai à mes frais et avant qu’on en ait eu la vue choquée.
– Mais si vous vous étiez trompé sur toute la qualité de la matière ? dit le comte ; si l’ouvrage entier était à recommencer ?
– Je le recommencerais à mon compte, et je m’engagerais à fournir de meilleur bois, répondit Pierre.
– En ce cas, dit le comte en se retournant vers sa fille comme pour la prendre à témoin, je crois qu’il faut avoir confiance et laisser faire la conscience et le talent des gens. À coup sûr, vous travaillez fort bien, messieurs, et je n’aurais pas cru qu’on pût reproduire aussi fidèlement les anciens modèles.
– Il y a un mince mérite à cela, répondit Pierre ; ce n’est qu’un travail d’artisan appliqué et docile. Mais celui qui a dessiné le modèle était un artiste. Celui-là avait le goût, l’invention, le sentiment, aujourd’hui perdu, de la proportion élégante et simple.
Les yeux du comte s’animèrent, et il frappa légèrement le pavé de sa béquille, ce qui était chez lui l’indice d’une surprise et d’une satisfaction intérieure. Le père Huguenin le savait bien, et il le remarqua.
– Mais c’est être artiste que de comprendre et d’exprimer comme vous faites ! dit le comte.
– Nous prenons tous ce titre, répondit Pierre, mais nous ne le méritons pas. Cependant, ajouta-t-il en désignant Amaury, voici un artiste. Il pratique le menuiserie telle qu’on la fait aujourd’hui, parce qu’il faut gagner sa vie ; mais il pourrait inventer d’aussi belles choses que ce qui est ici. S’il y avait dans le château une pièce à décorer, on pourrait consulter les dessins qu’il a faits à ses moments perdus pour son amusement, et on y verrait des modèles que les connaisseurs ne critiqueraient pas.
– En vérité ? dit le comte en regardant Amaury, qui, ne s’attendant guère à cette révélation, rougissait jusqu’au blanc des yeux. Est-il votre frère ?
– Non, monsieur le comte ; mais c’est tout comme, répondit Pierre.
– Eh bien ! nous mettrons ses talents à profit, et les vôtres aussi, monsieur. Charmé de vous connaître ! Je suis bien votre serviteur.
Et le comte l’ayant salué avec politesse, et même avec une certaine déférence, s’éloigna, s’émerveillant tout bas, avec sa petit-fille, du bon sens et de la modestie des réponses de Pierre Huguenin.
Le soir, au milieu du souper des Huguenin, un domestique du château vint prier Pierre de se rendre auprès de M. le comte. Ce message fut transmis avec une politesse qui frappa le père Lacrête, présent au souper.
– Jamais je n’ai vu leurs laquais si honnêtes, dit-il tout bas à son compère.
– Je t’assure que mon fils a quelque chose de singulier, répondit de même le père Huguenin. Il impose à tout le monde.
Pierre était monté à sa chambre. Il en redescendit habillé et peigné comme un dimanche. Son père eut envie de l’en plaisanter ; il n’osa pas.
– Excusez ! dit le Berrichon dès que Pierre fut sorti pour se rendre au château. Il s’est fait brave, notre jeune maître ! S’il y va de ce train-là gare à vous, pays Corinthien ! la petite baronne ne vous regardera plus.
– Assez de plaisanteries là-dessus, dit le père Huguenin d’un ton sévère. Les propos portent toujours malheur, et ceux-là pourraient faire du tort à mon fils. Si vous n’y tenez pas, mon Amaury, vous ne laisserez pas continuer.
– Les paroles oiseuses me déplaisent autant qu’à vous, mon maître, répondit le Corinthien. Ainsi, Berrichon, nous ne parlerons plus de cela, n’est-ce pas, ami ?
– Assez causé, dit la Clef-des-cœurs. Mon affaire, à moi, c’est de faire rire. Quand on ne rit plus…
– Nous savons que tu as de l’esprit, mon garçon, dit le père Huguenin. Tu nous feras rire d’autre chose.
– C’est égal, dit le Berrichon, ces gens du château me reviennent, à moi. Ça n’est pas fier, et c’est gentil comme tout, ces dames nobles !
Quand Pierre vit ouvrir devant lui la porte du cabinet de M. de Villepreux, il sentit un malaise affreux s’emparer de lui.
Lorsqu’il entra, Yseult se leva. Fut-ce pour le saluer ou pour lui faire place ? Pierre se découvrit sans oser la voir.
– Veuillez vous asseoir, monsieur, dit le comte en lui montrant un siège.
Pierre se troubla, et prit un siège qui était embarrassé de livres et de papiers. Yseult vint à son secours en lui en plaçant un autre auprès de la table, et elle s’éloigna un peu. Il ne sut pas où elle s’asseyait, tant il craignait de rencontrer son regard.
– Je vous demande pardon si je vous ai fait venir, dit le comte ; mais je suis trop vieux et trop goutteux pour me déplacer. J’ai vu ce matin que la réparation des boiseries allait fort vite, et je voudrais savoir de vous si vous croyez pouvoir vous charger d’y mettre les ornements de sculpture.
– Ce n’est pas ma partie, répondit Pierre ; mais avec l’aide de mon compagnon, à qui j’ai vu exécuter des ornements très délicats et très difficiles, je crois pouvoir copier fidèlement ceux dont il est question.
– Ainsi vous voudrez bien vous en charger ? dit le comte. Mon intention était d’abord de faire venir des sculpteurs en bois ; mais d’après ce que vous m’avez dit ce matin, et sur ce que j’ai vu de votre travail, l’idée m’est venue de vous confier aussi la sculpture. C’est pourquoi j’ai voulu vous voir seul, afin de ne pas blesser votre compagnon au cas où, dans votre conscience, vous jugeriez cet ouvrage au-dessus de ses forces.
– Je crois que vous serez content de lui, monsieur le comte. Mais je dois vous dire d’avance que ce travail prendra beaucoup de temps ; car aucun de nos apprentis ne pourrait nous y aider.
– Eh bien, vous prendrez le temps nécessaire. Pouvez-vous me promettre de ne pas vous laisser interrompre par des travaux étrangers à ceux de ma maison ?
– Je le puis, monsieur le comte. Mais un scrupule me retient. Oserai-je vous demander si vous aviez jeté les yeux sur quelque sculpteur pour lui confier cet ouvrage ?
– Sur aucun. Je comptais demander à mon architecte de Paris de m’envoyer ceux qu’il jugerait propres. Mais puis-je vous demander, à mon tour, pourquoi vous me faites cette question ?
– Parce qu’il est contraire à l’esprit de notre corps, et, je pense, à la délicatesse en général, de nous charger d’une besogne qui n’est pas dans nos attributions ordinaires, lorsque nous nous trouvons en concurrence avec ceux qu’elle concerne exclusivement. Ce serait empiéter sur les droits d’autrui, et priver des ouvriers d’un profit qui leur revient naturellement plus qu’à nous.
– Ce scrupule est honnête, et ne m’étonne pas de votre part, répondit le comte. Mais vous pouvez être tranquille ; je ne m’étais adressé à personne, et d’ailleurs ma volonté à cet égard doit s’exercer librement. Le déplacement d’ouvriers étrangers à la province augmenterait de beaucoup ma dépense. Prenez cette raison pour vous, s’il vous en faut une. Pour moi, j’en ai une autre ; c’est le plaisir de vous confier un travail qui doit vous plaire, et dont vous sentez si bien la beauté.
– Je ne commencerai cependant pas, répondit Pierre, sans vous avoir soumis un échantillon de notre savoir-faire, afin que vous puissiez changer d’avis si nous ne réussissons pas bien.
– Pourriez-vous me l’apporter dans quelques jours ?
– Je pense que oui, monsieur le comte.
– Et moi, dit mademoiselle de Villepreux, puis-je vous faire une prière, monsieur Pierre ?
Pierre tressaillit sur sa chaise en entendant cette voix s’adresser à lui. Il avait cru que si jamais pareille chose pouvait arriver, ce serait sous l’influence de circonstances bizarres et romanesques. Ce qui est tout naturel ne contente guère une imagination échauffée. Il s’inclina sans pouvoir dire un mot.
– Ce serait, reprit Yseult, de replacer la porte de mon cabinet, que M. Lerebours vous a redemandée déjà bien des fois, et qui est égarée, à ce qu’il prétend. Vous me feriez un grand plaisir de la faire chercher, et de la remettre en place, dans quelque état qu’elle se trouve.
– À propos, c’est vrai ! dit le comte. Elle aime son cabinet, et ne peut plus s’y tenir.
– Cela sera fait demain, répondit Pierre.
Et il se retira tout accablé, tout effrayé de la tristesse qui revenait s’emparer de lui.
– Je suis un fou, se dit-il en reprenant le chemin de sa maison. Cette porte sera replacée demain : il le faut ; il faudra qu’elle soit fermée pour toujours entre elle et moi.
Lorsque Pierre, qui, chez lui, comme en voyage, partageait son lit avec Amaury, à la manière des anciens frères d’armes, raconta à son ami la proposition que le comte lui avait faite, un vif sentiment d’espérance et de joie s’empara du jeune artiste. Il avait toujours senti l’adresse délicate de ses mains et le goût exquis de ses pensées le porter vers la sculpture ; mais ayant commencé l’état de menuisier et s’étant affilié à un compagnonnage de cette profession, il avait craint de se retarder dans sa carrière en embrassant une voie nouvelle. Les encouragements lui avaient manqué. Pierre était le seul qui lui eût conseillé d’aller prendre à Paris les notions de son art de prédilection. Mais à cette époque-là, le Corinthien était retenu à Blois par son amour pour la Savinienne. Il avait donc renoncé à son rêve, et avait rabattu ses prétentions sur les ornements que comporte la menuiserie en bâtiments. De l’aveu de tous les compagnons, il excellait à la partie difficile des calottes ornées dans les niches, et personne ne découpait comme lui les feuilles légères d’un chapiteau grec. C’est à cause de cette spécialité qu’on lui avait donné l’élégant surnom qu’il portait.
– Ah ! mon ami, s’écria-t-il, que la destinée est bonne d’envoyer cette diversion à ma tristesse ! Je n’ai pas eu la force de te dire mon admiration pour cette belle boiserie, et l’effet qu’elle a produit sur moi la première fois que je l’ai regardée. Voilà qu’enfin je vais pouvoir dire à mon tour : Et moi aussi je suis artiste ! Je vais faire de la sculpture, je vais créer des êtres, je vais donne la vie ! et mon imagination, qui faisait mon supplice, va faire ma joie et ma puissance !
Le délire du Corinthien causa quelque surprise à son ami. Pierre ne connaissait pas encore toute l’exaltation de cette jeune tête, qui avait dévoré bien des livres et caressé bien des songes dorés dans ses voyages. Il l’embrassa avec une admiration mêlée d’attendrissement, et l’engagea à se calmer pour prendre un peu de repos. Mais le Corinthien ne put dormir, et il était levé avant le jour. Il ne songea point à déjeuner ; et, quand son ami arriva à l’atelier, il le trouva occupé à sculpter une figure.
– J’ai commencé par le plus difficile, lui dit-il, parce que je ne suis point inquiet pour le reste. Mais cette tête réussira-t-elle ? Je sais bien qu’elle ne ressemblera pas exactement au modèle. Mais pourvu qu’elle ait de la vérité, de l’expression et de la grâce, elle sera digne de subsister. Ce que j’admire dans cette boiserie, c’est qu’il n’y a pas deux ornements ni deux figures semblables. C’est la variété et le caprice infinis dans l’harmonie et la régularité. Oh ! mon ami, puissé-je trouver la beauté, moi aussi ! puissé-je mettre au jour ce que j’ai dans l’âme, et produire ce que je sens !
– Mais où as-tu appris l’art du dessin ? lui demanda Pierre étonné de voir venir une tête humaine sous le ciseau du Corinthien.
– Nulle part et partout, répondit le jeune homme. J’ai toujours été poussé par un instinct irrésistible vers les statues et les bas-reliefs. Je n’ai jamais passé devant un monument sans m’arrêter pour en considérer longtemps tous les ornements et toutes les sculptures. Mais c’est dans les musées des grandes villes que j’ai caché de longues contemplations et savouré des jouissances que je n’aurais osé dire à personne. Je puis dire que j’y allais assouvir une passion. J’ai même fait quelques dessins d’après les modèles. À Arles, j’ai essayé de copier la Vénus antique, et j’ai pris le contour de quelques vases et de quelques sarcophages que je rêvais d’exécuter en bois et de placer comme ornement dans quelque partie de décor. Mais savais-je ce que je faisais ? Et sais-je à présent ce que j’ai fait ? De grossières caricatures peut-être. J’ai calculé géométriquement les proportions ; mais la grâce, la finesse, le mouvement, la beauté en un mot !… Qui me dira que ma main obéit à ma pensée ? qui me prouvera que mes yeux ne m’ont pas trompé, quand ils ont cru retrouver sur le papier ce qu’ils avaient découvert et observé dans la pierre et dans le marbre ?… Je m’agite dans le chaos, dans le néant peut-être !
En parlant ainsi, le Corinthien travaillait avec ardeur ; ses yeux étaient brillants et humides, sont front était baigné de sueur. Il y avait au fond de son âme une angoisse délicieuse et terrible. Pierre la partageait. Quand la figure fut achevée, Amaury, voyant arriver le père Huguenin et les apprentis, essuya son front, et cacha dans un coin son œuvre et les outils dont il s’était servi pour la faire. Il craignait le jugement de l’ignorance, et d’être découragé par quelque raillerie. Il ne voulait même pas examiner à la dérobée ce qu’il avait fait, crainte d’apercevoir son impuissance et de perdre trop vite l’espoir plein de délices. Quand les ouvriers sortirent à midi pour goûter, il ne les suivit pas, et pria Pierre Huguenin de lui aller chercher un morceau de pain. Mais quand celui-ci le lui rapporta, il ne songea point à y toucher.
– Pierre ! s’écria-t-il, je crois que j’ai réussi ; mais je tremble de te montrer ce que j’ai fait. Si tu le condamnes, ne me le dis pas encore, je t’en prie. Laisse-moi me flatter jusqu’à ce soir encore.
L’heure du souper étant venue, il enveloppa la figurine dans son mouchoir, et la donnant à Pierre : – Prends-la, dit-il, et attends que tu sois seul pour la regarder. Si tu la trouves mauvaise, brise-la et ne m’en parle plus.
– Je m’en garderai bien, dit Pierre, je ne puis juger le mérite d’une pareille chose ; mais je sais quelqu’un qui doit s’y connaître, et je te dirai dans une heure si tu dois poursuivre ou cesser. Va m’attendre à la maison, et soupe, car tu n’as rien pris de la journée.
Pierre ne songea pas à prendre ses beaux habits. Il ne se souvint même pas de l’embarras qu’il avait éprouvé la veille, en paraissant devant le comte et devant sa fille ; il ne pensa qu’à l’anxiété de son ami, et il demanda à parler à M. de Villepreux. On l’introduisit, comme la veille, dans le cabinet. Yseult n’y était pas. Pierre entra sans crainte.
– Voilà, dit-il, ce que mon ami a essayé. Cela me semble bien ; mais je ne m’y connais pas assez pour en décider.
– Comment ! une figure ? s’écria le comte. Mais je n’avais pas demandé cela ; ou, pour mieux dire, je n’avais pas compté là-dessus, ajouta-t-il en regardant la figure avec étonnement.
– Cela ne fait-il pas partie des ornements que monsieur le comte voulait nous confier ?
– Ma foi ! je n’ai pas même songé à vous dire que j’enverrais à Paris quelques-uns des modèles pour les faire copier par des gens de l’art. Je n’aurais jamais cru que votre ami osât entreprendre une chose de cette importance. Son audace m’étonne un peu, je l’avoue… mais ce qui m’étonne beaucoup, c’est le succès ; car cela me paraît remarquable. Pourtant, comme je ne suis guère meilleur juge que vous, je vais montrer cela à ma fille, qui dessine fort bien et qui a beaucoup de goût.
Le comte sonna.
– Ma fille est-elle au salon ? demanda-t-il à son valet de chambre.
– Mademoiselle est dans son cabinet de la tourelle, répondit le valet.
– Priez-la de venir me trouver, reprit le comte.
– Dans la tourelle ! pensa Pierre Huguenin. Elle était là tout à l’heure pendant que j’étais dans l’atelier, et je ne le soupçonnais pas ! Et pourtant la porte n’est pas encore replacée !…
Son cœur battit avec force lorsque Yseult entra.
– Regarde cela, mon enfant, dit le comte en lui montrant la tête sculptée ; qu’en penses-tu ?
– C’est une fort jolie chose, répondit mademoiselle de Villepreux ; c’est une des figures de la vieille boiserie qu’ils ont grattée ?
– Ce n’est pas une des anciennes, répondit Pierre avec une joyeuse assurance ; c’est l’ouvrage de mon compagnon.
– Ou le vôtre, dit-elle en le regardant.
– Je n’ai pas tant d’adresse, répondit-il ; je ne me risquerais pas à le tenter. Je pourrais faire des feuillages et des bordures, quelques animaux tout au plus ; mais les personnages ne peuvent pas sortir que du ciseau de mon ami. Veuillez dire votre avis, monsieur.
Dans son trouble, Pierre ne sut pas dire mademoiselle en s’adressant à Yseult, et sa confusion augmenta quand il la vit sourire de sa méprise ; mais reprenant aussitôt son sérieux :
– Savez-vous, mon père, dit-elle, que ceci est bien curieux et bien remarquable ? Il y a là-dedans une naïveté de sentiment qui vaut mieux que l’art ; et un artiste de profession n’aurait jamais compris le style comme cet ouvrier l’a fait. Il aurait voulu corriger, embellir. Ce qui est une qualité principale, l’absence de savoir, lui aurait paru un défaut. Il aurait tourmenté et maniéré ce bois sans en tirer cette forme simple, vraie et pleine de grâce dans sa gaucherie. Il semble que cela soit sorti, comme le modèle, de la main d’un ouvrier du quinzième siècle : même caractère, même ingénuité, même ignorance des règles, même franchise d’intention. Je vous assure que c’est beau dans son genre, et qu’il ne faut pas chercher ailleurs le sculpteur qui réparera toute la boiserie. Et il faudra le bien récompenser, cela en vaut la peine ; car c’est un travail qui prouve beaucoup d’intelligence. Le hasard vous a toujours bien servi, mon père ; en voici une nouvelle preuve.
Pierre écoutait les paroles d’Yseult résonner à ses oreilles comme de la musique. Les éloges qu’elle donnait à son ami et les expressions dont elle se servait lui semblaient sortir d’un rêve. Il ne songeait plus à voir en elle que la femme de goût et d’intelligence, dont la retraite studieuse l’avait rempli d’enthousiasme avant qu’il vît sa personne. Pendant qu’elle parlait à son père, il avait osé la regarder ; et il la trouvait, dans ce moment, aussi belle qu’il l’avait imaginée. C’est qu’elle parlait avec animation des choses qui remplissaient le cœur et la pensée de l’Ami-du-trait et de l’ami du Corinthien. Il la sentait son égale, tant qu’il la voyait sous cette face d’artiste.
– Nous pouvons donc être quelque chose à ses yeux, pensait-il ; et si elle a la misérable pensée de mépriser nos manières et nos habits grossiers, du moins elle est forcée de comprendre qu’il faut un certain génie pour ennoblir le travail des mains.
Plus fier et plus heureux des éloges qu’on donnait au Corinthien que s’il les eût mérités lui-même, il sentit sa timidité se dissiper tout à coup.
– Je voudrais que le Corinthien fût ici, dit-il, et qu’il entendît comme on parle de son ouvrage. Je voudrais pouvoir retenir les mots qui viennent d’être prononcés pour les lui transmettre ; mais je crains de ne les avoir pas assez compris pour les lui répéter.
– Ma foi ! c’est tout au plus si je les entends moi-même, dit le vieux comte en riant. La langue s’enrichit tous les jours de subtilités charmantes. Voulez-vous m’expliquer, à moi, tout ce que vous venez de dire, ma fille ?
– Mon père, répondit Yseult, n’est-ce pas qu’il y a des choses qui sont d’autant mieux qu’elles ne sont pas tout à fait bien ? Est-ce que le sourire naïf d’un enfant n’est pas mille fois plus charmant que l’affabilité étudiée d’un prince ? Dans tous les arts, ce qu’il y a de plus difficile à conserver c’est la grâce naturelle, et c’est là ce que nous chérissons dans les ouvrages du temps passé. Certainement ils ne sont pas tous bons, et dans la sculpture en bois de notre chapelle il y a une complète ignorance des principes et des règles. Pourtant il est impossible de les regarder sans plaisir et sans intérêt. C’est que les ouvriers de cette époque, et particulièrement l’artisan inconnu qui a fait ce travail, avaient le sentiment du beau et du vrai. Il y a bien là des têtes trop grosses, des bras et des jambes dans un mouvement forcé et d’une proportion défectueuse ; mais ces têtes ont toutes une expression bien sentie, ces bras ont de la grâce, ces jambes marchent. Tout cela est plein de force et d’action. Les ornements sont simples et larges. En un mot, on voit là le produit des facultés naturelles les plus heureuses, et cette sainte confiance qui fait le charme de l’enfance et la puissance de l’artiste.
Le vieux comte regarda sa fille, et malgré lui il regarda Pierre, poussé par l’invincible besoin de faire partager à quelqu’un le plaisir qu’il éprouvait à l’entendre bien parler. Un sourire de bonheur et de sympathie embellissait le visage déjà si beau du jeune artisan. Mademoiselle de Villepreux s’en aperçut-elle ? Le comte vit que ce qu’elle venait de dire avait été parfaitement compris, et il n’en put douter lorsque Pierre s’écria :
– Je pourrai redire tout cela mot à mot au Corinthien.
– Le Corinthien justifie son surnom, dit le comte. Je m’intéresse à ce garçon-là. Où a-t-il été élevé ?
– Comme nous tous, sur les chemins, répondit Pierre. Nous travaillons et nous étudions en nous arrêtant de ville en ville. Nous avons nos ateliers et nos écoles, où nous sommes élèves les uns des autres. Mais quant aux dispositions particulières dont cet ouvrage est la preuve, personne ne les a cultivées dans le Corinthien. Cela lui est venu un beau matin, et il s’est formé tout seul.
– Est-ce qu’il ne serait pas fils de quelque artiste tombé dans la misère ? dit le comte.
– Son père était compagnon menuisier comme lui, répondit Pierre.
– Et il est pauvre, ce bon Corinthien ?
– Non pas précisément ; il est jeune, fort, laborieux et plein d’espérance.
– Mais il n’a rien ?
– Rien que ses bras et ses outils.
– Et son génie, dit Yseult en regardant la tête sculptée ; car il en a, je vous en réponds.
– Eh bien ! il faudrait cultiver cela, reprit le comte, l’envoyer à Paris, dans un atelier de dessin, et puis le placer chez quelque bon sculpteur. Qui sait ? il pourrait peut-être faire de la statuaire un jour, et devenir un grand artiste. Nous penserons à cela, n’est-ce pas, ma fille ?
– De tout mon cœur, répondit Yseult.
– Engagez-le à continuer, dit le comte à Pierre Huguenin. J’irai le voir travailler ; cela m’amusera, et l’encouragera peut-être.
Pierre rapporta mot pour mot à son ami tout cet entretien, et Amaury rêva statuaire toute la nuit. Quant à Pierre, il rêva de mademoiselle de Villepreux. Il la vit sous toutes les formes, tantôt froide et méprisante, tantôt bienveillante et familière ; et je ne sais comment l’image de la porte de la tourelle se trouvait toujours mêlée à cette vision. Une fois il lui sembla que la jeune châtelaine, debout au seuil de son cabinet, l’appelait, et qu’il montait jusqu’à cette porte sans escalier, par la seule puissance de sa volonté. Elle lui montrait un grand livre sur lequel étaient tracés des figures et des caractères mystérieux. Mais au moment où il essayait de les déchiffrer, encouragé par le sourire inspiré de la jeune sibylle, la porte se refermait sur lui avec violence, et sur le panneau de cette porte il voyait la figure d’Yseult ; mais ce n’était qu’une figure de bois sculpté, et il se disait : N’ai-je pas été bien fou de prendre cette sculpture pour un être vivant ?
Lorsqu’il s’éveilla de ce sommeil pénible, mécontent du trouble involontaire qui avait envahi ses pensées naguère si sereines, il résolut d’en finir avec son rêve en replaçant la porte. Son premier soin fut de la tirer du coin où il l’avait cachée. Les ferrures étaient encore bonnes, et, comme on lui avait prescrit de la remettre en quelque état qu’elle se trouvât, il approcha l’escalier roulant de la muraille et commença son travail.
Tandis qu’il frappait avec force, la face tournée vers l’atelier, mademoiselle de Villepreux entra dans son cabinet pour y chercher une note que lui demandait son grand-père ; et, lorsque Pierre se retourna, il la vit debout près d’une table, et feuilletant ses papiers sans faire attention à lui. Il était impossible pourtant qu’elle n’eût pas remarqué sa présence, car il faisait grand bruit avec son marteau.
Il y eut un instant de répit dans le tapage qu’il faisait. Il s’agissait de mesurer un morceau qui manquait en haut, dans la plinthe. En ce moment Pierre faisait face au cabinet. Il était sur le palier, et il se sentait moins timide. Il eut la curiosité de regarder mademoiselle de Villepreux, comptant bien qu’elle ne s’en apercevrait pas. Elle lui tournait le dos ; mais il voyait sa taille frêle et gracieuse, et ses magnifiques cheveux noirs dont elle était si peu vaine qu’elle les portait en torsade serrée, quoiqu’à cette époque les femmes eussent adopté la mode des coques crêpées, orgueilleuses et menaçantes. Il y a dans l’absence de coquetterie quelque chose de touchant, que Pierre avait trop de délicatesse d’esprit pour ne pas remarquer ; et il le remarqua assez longtemps pour que mademoiselle de Villepreux fût tirée de sa préoccupation par ce silence, ainsi qu’il arrive lorsqu’on s’endort dans le bruit et qu’on s’éveille si le bruit cesse.
– Vous regardez cette crédence ? lui dit-elle avec le plus parfait naturel et sans que l’idée lui vînt de se croire l’objet d’une telle attention.
Pierre se troubla, rougit, balbutia, et voulant répondre oui, répondit non.
– Eh bien ! regardez-la de plus près, dit Yseult, qui n’avait pas écouté sa réponse, et qui s’était remise à ranger ses papiers. N’est-ce pas qu’elle est belle ?
– Cette vierge de Raphaël ? dit Pierre tout hors de lui et sans songer à ce qu’il disait : oh oui ! elle est bien belle !
Yseult, surprise de ce que la gravure occupait le menuisier plus que la crédence, leva les yeux sur lui, et vit son émotion, mais sans la comprendre. Elle l’attribua à cette timidité qu’elle avait déjà remarquée en lui ; et, par une habitude de bonté affable que son grand-père lui avait inculquée, elle désira de le rassurer. – Vous aimez les gravures ? lui dit-elle.
– J’aime beaucoup celle-ci, dit Pierre. Si mon compagnon la voyait, il serait bien heureux.
– Voulez-vous que je vous la prête pour la lui montrer ? dit Yseult. Emportez-la.
– Je n’oserai pas me permettre…, balbutia Pierre tout interdit de cette bonté familière à laquelle il ne s’attendait pas.
– Si ! si ! décrochez-la, dit Yseult en se levant. Elle décrocha elle-même la gravure pour la lui remettre. Vous sauriez bien copier ce cadre ? ajouta-t-elle en lui faisant remarquer le cadre de bois sculpté de la madone.
– C’est de l’ébénisterie, répondit-il, et pourtant je crois que je pourrais en faire un semblable.
– En ce cas, je vous en demanderai plusieurs. J’ai ici quelques vieilles gravures très belles. En parlant elle ouvrit le carton où elles étaient, et mit Pierre à même de les regarder.
– Voici celle que j’aime le mieux, dit-il en s’arrêtant sur un Marc-Antoine.
– Vous avez bien raison, c’est la meilleure, répondit Yseult, qui prenait un plaisir candide à remarquer le bon sens et le jugement élevé de l’artisan.
– Mon Dieu ! que cela est beau ! reprit-il ; je ne m’y connais pas, mais je sens que cela est grand ! On est heureux de pouvoir regarder souvent de belles choses.
– Elles sont rares partout, dit Yseult avec le désir de détourner l’amertume secrète que lui révélait cette exclamation.
Pierre regardait toujours la gravure. Il l’avait admirée, sans doute, mais il pensait à autre chose. Chaque seconde qui s’écoulait dans cette apparence d’intimité avec l’être qui commençait à bouleverser son esprit passait sur lui comme un siècle de bonheur qu’il savourait en tremblant. Le temps n’avait plus de valeur réelle en cet instant ; ou, pour mieux dire, cet instant se détachait pour lui de la vie réelle, comme il nous semble que cela arrive dans les songes.
– Puisqu’elle vous plaît tant, dit Yseult attendrie dans son âme d’artiste, prenez-la, je vous la donne.
Pierre aurait mieux aimé qu’elle lui dît : – Je vous en prie. Il la força de le dire en refusant avec une certaine fierté.
– Vous me ferez beaucoup de plaisir en l’acceptant, reprit Yseult ; j’en retrouverai une autre pour moi. Ne craignez pas de m’en priver.
– Eh bien ! dit Pierre, je vous ferai un cadre en échange.
– En échange ? dit mademoiselle de Villepreux qui trouva le mot un peu familier.
– Pourquoi non ? dit Pierre qui, dans les choses délicates, retrouvait spontanément le tact et l’aplomb d’une nature élevée. Je ne suis pas forcé d’accepter un cadeau.
– Vous avez raison, répondit Yseult avec un mouvement de noble franchise. J’accepte le cadre, et avec bien du plaisir. Et elle ajouta en voyant le doux orgueil qui brillait sur le front de l’artisan : – Si mon grand-père était là, il serait enchanté de voir cette gravure entre vos mains.
Peut-être que cet innocent et dangereux entretien se fût prolongé ; mais la petite marquise des Frenays vint l’interrompre. Elle débuta par un cri de surprise fort bizarre.
– Qu’avez-vous donc, ma chère ? lui dit Yseult avec un sang-froid qui la déconcerta tout à coup.
– Je m’attendais à vous trouver seule, répondit la marquise.
– Eh bien ! ne suis-je pas seule ? dit Yseult en baissant la voix pour que l’ouvrier n’entendit pas ce mot terrible ; mais il l’entendit : le cœur saisit parfois mieux que l’oreille. L’affreuse réponse tomba comme la mort dans cette âme embrasée d’amour et de bonheur. Il jeta la gravure au fond du carton, et le carton sur une chaise, avec un mouvement d’horreur qui ne put échapper à mademoiselle de Villepreux ; et, reprenant son marteau, il acheva de replacer la porte avec une rapidité extrême. Puis, s’éloignant sans saluer, sans tourner les yeux vers les deux dames, il quitta l’atelier plein de haine pour son idole, et plein de mépris pour lui-même aussi, qui s’était laissé bercer par de folles imaginations.
Quand les jeunes dames se trouvèrent tête à tête, il y eut entre elles une conversation assez singulière.
– Vous avez dit une parole bien dure pour ce pauvre jeune homme, dit la marquise en voyant Pierre Huguenin s’éloigner.
– Il ne l’a pas entendue, répondit Yseult, et d’ailleurs il n’aurait pas pu la comprendre.
Yseult sentait qu’elle se mentait à elle-même. Elle avait fort bien remarqué l’indignation de l’artisan ; et comme, malgré les préjugés que l’usage du monde avait pu lui donner, elle était foncièrement bonne et juste, elle éprouvait un repentir profond et une sorte d’angoisse. Mais elle avait trop de fierté pour en convenir.
– Vous direz ce que vous voudrez, reprit Joséphine, ce garçon a été blessé au cœur, cela était facile à voir.
– Il aurait tort de croire que j’ai songé à l’humilier, répondit Yseult, qui cherchait à s’excuser à ses propres yeux. Vous m’eussiez trouvée tête à tête, n’importe avec quel homme autre que mon père ou mon frère, j’aurais pu vous faire la même réponse.
– Oui dà ! repartit la marquise. Vous ne l’auriez pas faite, cousine ! c’eût été mettre au défi tout autre qu’un pauvre diable d’artisan ; et comme vous savez que, du côté d’un homme comme cela, vous n’avez rien à craindre, vous avez été brave et cruelle à bon marché.
– Eh bien ! si j’ai eu tort, c’est votre faute, Joséphine, dit mademoiselle de Villepreux avec un peu d’humeur. Vous avez provoqué cette sotte réponse par une exclamation déplacée.
– Eh ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait de si révoltant ? Le fait est que j’ai été surprise de vous trouver en conversation animée avec un garçon menuisier. Qui ne l’eût été à ma place ? J’ai fait un cri malgré moi ; et quand j’ai vu ce garçon rougir jusqu’au blanc des yeux, j’ai été bien fâchée d’être entrée aussi brusquement. Mais comment pouvais-je prévoir…
– Ma chère, dit Yseult en l’interrompant avec un dépit qu’elle ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé, permettez-moi de vous dire que vos explications, vos réflexions et vos expressions sont de plus en plus ridicules, et que tout cela est du plus mauvais ton. Faites-moi l’amitié de parler d’autre chose. Si je prenais mon grand-père pour juge de la question, il comprendrait peut-être mieux que moi ce que vous avez dans l’esprit, mais je ne sais pas s’il voudrait me le dire.
– Vous me donnez là une leçon bien blessante, répondit Joséphine, et c’est la première fois que vous me parlez ainsi, ma chère Yseult. J’ai dit apparemment quelque chose de bien inconvenant, puisque j’ai pu vous blesser si fort. C’est la faute de mon peu d’éducation ; mais vous, qui avez tant d’esprit, ma cousine, je m’étonne que vous ne soyez pas plus indulgente à mon égard. Si je vous ai offensée, pardonnez-le-moi…
– C’est moi qui vous supplie de me pardonner, dit Yseult d’une voix oppressée en embrassant Joséphine avec force, c’est moi qui ai tort de toutes les manières. Une faute en entraîne toujours une autre. J’ai dit tout à l’heure une mauvaise parole, et, parce que j’en souffre, voilà que je vous fais souffrir. Je vous assure que je souffre plus que vous dans ce moment.
– N’en parlons plus, dit la marquise en embrassant les mains de sa cousine ; un mot de vous, Yseult, me fera toujours tout oublier.
Yseult s’efforça de sourire, mais il lui resta un poids sur le cœur. Elle se disait que si l’artisan avait entendu le mot cruel qu’elle se reprochait, elle ne pourrait jamais l’effacer de son souvenir ; et, soit la fierté mécontente, soit l’amour de la justice, elle sentait une blessure au fond de sa conscience ; elle n’était plus habituée à être mal avec elle-même.
La marquise cherchait à la distraire.
– Voulez-vous, lui dit-elle, que je vous montre le dessin que j’ai fait hier ? vous me le corrigerez.
– Volontiers, répondit Yseult. Et lorsque le dessin fut devant ses yeux : – Vous avez eu, lui dit-elle, une bonne idée de faire la chapelle avant qu’elle ait perdu son caractère de ruine et son air d’abandon. Je vous avoue que je regretterai ce désordre où j’avais l’habitude de la voir, cette couleur sombre que lui donnaient la poussière et la vétusté. Je regrette déjà ces voix lamentables qu’y promenait le vent en pénétrant par les crevasses des murs et les fenêtres sans vitres, les cris des hiboux, et ces petits pas mystérieux des souris qui semblent une danse de lutins au clair de la lune. Cet atelier me sera bien commode ; mais, comme tout ce qui tend au bien-être et à l’utile, il aura perdu sa poésie romantique quand les ouvriers y auront passé.
Yseult examina le dessin de sa cousine, le trouva assez joli, corrigea quelques fautes de perspective, l’engagea à le colorier au lavis, et l’aida à dresser son chevalet sur le palier de la tribune. Elle espérait peut-être qu’en venant de temps en temps se placer auprès d’elle elle trouverait l’occasion d’être affable avec Pierre Huguenin, et de lui faire oublier ce qu’elle appelait intérieurement son impertinence.
Quoi qu’il en soit, elle ne trouva point l’occasion qu’elle cherchait. Pierre, dès qu’il l’apercevait, sortait de l’atelier, ou se tenait si loin et se plongeait tellement dans son travail, qu’il était impossible d’échanger avec lui un mot, un salut, pas même un regard. Yseult comprit ce ressentiment, et n’osa plus revenir sur le palier tant que dura le dessin de Joséphine.
Il se passait bien autre chose, vraiment, dans l’esprit de la marquise. Elle dessinait, et son dessin ne finissait pas. Yseult s’en étonna, et lui dit un soir :
– Eh bien, cousine, qu’as-tu donc fait de ton dessin ? Ce doit être un chef-d’œuvre, car il y a huit jours que tu y travailles.
– Il est horrible, répondit la marquise vivement : affreux, manqué, barbouillé ! Ne me demande pas à le voir, j’en suis honteuse ; je veux le déchirer et le recommencer.
– J’admire ton courage, reprit Yseult ; mais, si ce n’était pas te demander un trop grand sacrifice, je te supplierais, moi, d’en rester là. Le bruit des ouvriers et la poussière qu’ils font m’incommodent beaucoup. J’ai l’habitude de travailler ici, et je serais, je crois, incapable de travailler ailleurs. Il faudra que j’y renonce si tu continues à me laisser la porte ouverte.
– Eh bien ! si je dessinais avec la porte fermée ?… dit la marquise timidement.
– Je ne sais trop comment motiver ce que je vais te dire, répondit Yseult après un instant de silence ; mais il me semble que cela ne serait pas convenable pour toi : que t’en semble ?
– Convenable ! le mot m’étonne de ta part.
– Oh ! je sais bien que je t’ai dit qu’on était seule, quoique tête à tête avec un ouvrier ; mais c’était une idée fausse autant qu’une parole insolente, et tu sais que je me le reproche. Non, tu ne serais pas seule au milieu de six ouvriers.
– Au milieu ? Mais Dieu me préserve d’aller me mettre au beau milieu de l’atelier ! Ce ne serait pas du tout le point de vue pour dessiner.
– Je sais bien que la tribune est à vingt pieds du sol, et que tu es censée dans une autre pièce que celle où ils travaillent ; mais enfin… que sais-je ?… Je te le demande à toi-même, Joséphine. Tu dois savoir mieux que moi ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas.
– Je ferai ce que tu voudras, répondit la marquise avec une petite moue qui ne l’enlaidissait point.
– Cela semble te contrarier, ma pauvre enfant ? reprit Yseult.
– Je l’avoue, ce dessin m’amusait. Il y avait là quelque chose de joli à faire, et j’aurais fini par réussir.
– Je ne t’ai jamais vue si passionnée pour le dessin Joséphine.
– Et toi, je ne t’ai jamais vue si anglaise, Yseult.
– Eh bien, si tu y tiens tant, continue. Je supporterai encore le bruit du marteau qui me fend le cerveau, et cette malheureuse scie qui me fait mal aux dents, et cette maudite poussière qui gâte tous mes livres et tous mes meubles.
Tout en parlant avec sa cousine, Yseult avait ouvert le carton de dessins, et elle avait trouvé celui de l’atelier. Elle y avait jeté les yeux sans que Joséphine préoccupée songeât à l’en empêcher, et elle venait d’y remarquer une jolie petite figure posée gracieusement sur un fût de colonne gothique.
Joséphine fit un petit cri, s’élança sur le dessin, et voulut l’arracher des mains de sa cousine, qui le lui dérobait en courant autour de la chambre. Ce jeu dura quelques instants ; puis Joséphine, qui était très nerveuse, devint toute rouge de dépit, et arracha le dessin, dont une moitié resta dans les mains d’Yseult : c’était précisément la moitié où figurait le personnage.
– C’est égal, dit Yseult en riant, il est fort gentil, vraiment ! Pourquoi te fâches-tu ainsi ? Eh bien ! te voilà avec les yeux pleins de larmes ? que tu es enfant ! Tu voulais déchirer ton dessin ? C’est fait. T’en repens-tu ? je me charge de le recoller ; il n’y paraîtra plus. Au fait, ce serait dommage, il est très joli.
– Ce n’est pas bien, Yseult, ce que tu fais là. Je ne voulais pas que tu le visses.
– Tu as de l’amour-propre avec moi à présent ? N’es-tu pas mon élève ? Depuis quand les élèves cachent-ils leur travail au maître ? Mais dis-moi donc, Joséphine, quel est ce personnage ?
– Mais, tu le vois, une figure de fantaisie, un page du moyen âge.
– Joséphine, ce page-là ressemble au Corinthien à faire trembler.
– Le Corinthien avec un pourpoint tailladé et une toque de page ? tu es folle !
– Le pourpoint est proche parent d’une veste ; et quant à cette toque, elle est cousine germaine de celle du Corinthien, qui n’est pas laide du tout, et qui lui sied fort bien. Il porte les cheveux longs et coupés absolument comme ceux-là ; enfin il a une charmante figure comme ce page-là. Allons ! c’est son ancêtre, n’en parlons plus.
– Yseult, dit la marquise en pleurant, je ne vous croyais pas méchante.
Le ton dont ces paroles furent prononcées, et les larmes qui s’échappèrent des yeux de Joséphine, firent tressaillir Yseult de surprise. Elle laissa tomber le dessin, croyant rêver, et s’efforça de consoler sa cousine, mais sans savoir comment elle avait pu l’offenser ; car elle n’avait eu d’autre intention que celle de faire une plaisanterie très innocente, et qui n’était pas tout à fait nouvelle entre elles deux. Elle n’osa point arrêter sa pensée sur la découverte que ces larmes lui faisaient pressentir, et en repoussa bien vite l’idée comme absurde et outrageante pour sa cousine. Celle-ci, voyant la candeur d’Yseult, essuya ses larmes ; et leur querelle finit comme toutes finissaient, par des caresses et des éclats de rire.
Eh bien ! vous l’avez deviné, la pauvre Joséphine ayant lu beaucoup de romans, éprouvait le besoin irrésistible de mettre dans sa vie un roman dont elle serait l’héroïne ; et le héros était trouvé. Il était là, jeune, beau comme un demi-dieu, intelligent et pur plus qu’aucun de ceux qui ont droit de cité dans les romans les plus convenables. Seulement il était compagnon menuisier, ce qui est contraire à tous les usages reçus, je l’avoue ; mais il était couronné, outre ses beaux cheveux, d’une auréole d’artiste. Ce génie éclos par miracle était choyé et vanté chaque soir au salon par le vieux comte, qui se faisait un amusement et une petite vanité de l’avoir découvert, et cette position intéressante le mettait fort à la mode au château.
Pourquoi le Corinthien fut-il remarqué, et pourquoi Pierre Huguenin ne le fut-il pas ? Ce dernier n’avait guère moins de succès au salon ; c’est-à-dire que lorsque, dans les causeries du soir, on mentionnait le Corinthien, on mettait toujours Pierre de moitié dans les éloges qu’on lui donnait. Le comte admirait sa belle prestance, son air distingué, ses manières dont la dignité naturelle était bien digne de remarque, son langage probe, intelligent, sensé, et surtout son ardente et poétique amitié pour le jeune sculpteur. Mais c’est que le sculpteur était doué du feu sacré, et qu’il avait dû refléter sur son ami le menuisier. Lorsqu’on disait ces choses, le front de la marquise s’animait ; elle se trompait de carte en jouant au reversi avec son oncle, ou faisait rouler ses pelotes de soie en brodant au métier ; et puis elle hasardait un timide regard vers sa cousine. Il lui semblait qu’elle devait surprendre, tôt ou tard, un roman analogue entre elle et Pierre Huguenin, et cette fantaisie de son imagination lui donnait du courage. Pourtant la paisible Yseult lui parlait de Pierre avec tant de calme et de franchise, qu’il n’y avait guère d’illusion à se faire de ce côté-là.
Mais si Joséphine comprenait qu’on pût et qu’on dût faire attention à Pierre, elle n’en avait pas moins accordé la préférence au jeune Amaury. On pouvait se familiariser plus aisément avec celui-ci, que l’on considérait un peu comme un enfant. On le nommait le petit sculpteur ; on s’entretenait de l’avenir qu’on lui rêvait ; tous les jours on allait le voir travailler ; le comte le tutoyait, l’appelait son enfant, et lui prenait la tête pour le présenter aux personnes qui venaient lui rendre visite et qu’il conduisait à l’atelier. Elle s’était donc monté la tête pour le bel enfant, et ne pouvait plus s’en cacher. Les choses en étaient venues à ce point qu’on l’en plaisantait tout haut dans la famille, et qu’elle se livrait à la plaisanterie de très bonne grâce. Elle la provoquait même au besoin ; ce qui était une assez bonne manœuvre pour empêcher que la remarque ne tournât au sérieux. Voilà pourquoi sa cousine se permettait quelquefois d’en rire avec elle, ne pensant nullement qu’elle pût l’affliger par ce qui lui semblait un jeu ; et voilà pourquoi aussi elle fut si étonnée lorsqu’elle la vit pleurer à cette occasion. Mais ces larmes ne lui apprirent rien encore ; car Joséphine les expliqua par un amour-propre d’artiste, par une migraine, par tout ce qu’il lui plut d’inventer.
Toutes les cajoleries du château n’avaient pas jusqu’alors troublé la cervelle du bon Corinthien. L’engouement du vieux comte partait certainement d’un grand fonds de bienveillance et de générosité ; mais il était fort imprudent, car il pouvait égarer le jugement d’un jeune homme arraché à son obscurité paisible pour être lancé d’un bond dans la carrière du succès et de l’ambition. Heureusement Pierre Huguenin veillait sur lui comme la Providence, et le maintenait dans son bon sens par une sage critique.
La marquise ne faisait pas d’autre impression sur Amaury. Il avait bien remarqué qu’elle était jolie, à force de l’entendre dire ; mais il ne voulait pas croire qu’elle fût là pour lui, comme le Berrichon et les apprentis le pensaient. D’ailleurs il n’avait dans l’esprit que la sculpture, et dans le cœur que la Savinienne.
En peu de temps, le comte de Villepreux se popularisa dans le village d’une manière merveilleuse. Il faisait beaucoup travailler, et payait avec une libéralité qu’on ne lui avait pas connue. Il dominait le curé, et, à force de cadeaux pour sa cave et pour son église, le forçait d’être tolérant et de laisser danser le dimanche. Il tenait tête au préfet pour la conscription, influençant les médecins préposés pour la visite au conseil de révision. Enfin il ouvrait son parc le dimanche à tous les habitants du village, et payait même le ménétrier pour les faire danser dans le rond-point de la garenne, à l’ombre d’un beau vieux chêne appelé le Rosny, comme tous les arbres séculaires honorés de cette illustre origine.
Les ouvriers du père Huguenin s’habillaient de leur mieux ce jour-là et faisaient danser, de préférence aux paysannes, les pimpantes soubrettes du château. Le Berrichon y déployait toutes ses grâces, et ses entrechats ne manquaient pas de succès. Le Corinthien se livrait aussi à cet amusement, mais sans s’occuper d’une danseuse plus que d’une autre, et seulement peut-être pour satisfaire un peu d’enfantine coquetterie ; car il était si gracieux avec sa blouse de toile grise brodée de vert, et la toque béarnaise qu’il avait rapportée de ses voyages lui allait si bien, que tous les regards s’attachaient sur lui et que les jeunes filles enviaient l’honneur de danser avec lui.
Le vieux comte venait avec sa famille, à l’heure où le soleil baisse et où l’air fraîchit, regarder ces danses villageoises, et familiariser les bonnes gens avec sa présence seigneuriale. On était flatté du plaisir qu’il y prenait et des choses agréables qu’il savait dire à chacun. Il y avait un banc de gazon sous le chêne, où personne ne se fût permis de s’asseoir à côté de lui et de sa fille, mais auprès duquel il savait attirer les anciens du pays pour causer avec eux ; voire le père Huguenin, qui affectait vainement un grand air républicain, et qui se laissait prendre tout comme un autre, quoiqu’il n’en convînt jamais.
Dans le commencement, le jeune Raoul de Villepreux dansait avec les plus jolies filles, et ne manquait guère de les embrasser, ce qui faisait rouler de gros yeux à leurs prétendus ; mais il n’en était que cela : si bien qu’un jour le père Lacrête, qui était non loin du banc de gazon, serra le poing d’un air demi-goguenard, demi-farouche, et jura, par tous les dieux dont il put invoquer le nom, que, de son temps, il n’aurait pas laissé embrasser son amoureuse, fût-ce par le dauphin de France. Le père Lacrête avait eu un mémoire réglé par l’architecte du château, et faisait de l’opposition ouvertement contre la famille.
Le comte, qui ne voulait pas compromettre sa popularité, ne releva pas le propos du vieux serrurier ; mais il ne le laissa pas tomber non plus, et le jeune seigneur ne reparut plus aux danses sous le chêne.
M. Isidore dansait, et Dieu sait avec quelle prétention ridicule et quels airs de triomphe impertinents !
Quand Raoul s’éclipsa du bal champêtre par ordre supérieur, la marquise, n’y tenant plus, accepta l’invitation d’Isidore. Mais, après Isidore, personne ne se présenta ; et elle s’en plaignit tout naïvement à son oncle lorsqu’il lui demanda pourquoi elle ne dansait plus.
– Voilà ce que c’est que d’être une belle dame, dit le comte. Mais voyons donc si je ne te trouverai pas un danseur. Viens ici, mon enfant, dit-il au Corinthien qui était à deux pas de lui : je vois bien que tu grilles d’inviter ma nièce, mais que tu n’oses pas. Moi, je te déclare qu’elle sera charmée de danser. Allons, offre-lui la main, et en place pour la contredanse ! c’est moi qui vais crier les figures.
Le Corinthien était trop gâté au château pour être étonné ou confus d’un tel honneur. – C’est la première fois que je fais danser une marquise, se disait-il en lui-même ; c’est égal je la ferai danser tout aussi bien qu’un autre, et je ne vois pas pourquoi j’en serais si ébloui. C’était une réponse intérieure qu’il faisait aux regards écarquillés du Berrichon, placé vis-à-vis de lui, et tout stupéfait de l’aventure.
Tout en sautant légèrement sur le pré avec sa danseuse, le Corinthien, qui, malgré son courage intérieur, n’avait pas encore osé la regarder en face, s’aperçut que cette reine du bal était si troublée qu’elle s’embrouillait dans les figures. Il n’y comprit rien d’abord, et, voulant l’aider à reprendre sa place sans être atteinte par les ronds-de-jambe impétueux du Berrichon, il osa, mais sans aucun autre sentiment que celui d’une déférence naturelle, placer sa main sous le coude de la marquise pour l’empêcher de tomber. Ce coude nu entre une manche courte et une mitaine de soie noire était si rond, si mignon et si doux, que le Corinthien ne le sentit pas d’abord, et que, voyant le Berrichon lancé dans une pirouette irréfrénable et la marquise chanceler, il lui sera le coude pour la remettre en équilibre. Mais cette pression fut électrique. Joséphine devint rouge comme une fraise, et le Corinthien eut un accès de timidité subite et de malaise insurmontable. Il eut hâte de la reconduire à sa place, aussitôt que la contredanse finit, et de s’éloigner avec une sorte d’effroi. Mais le violon n’eut pas plutôt donné le signal de la contredanse suivante qu’il se retrouva, comme par magie, auprès de madame des Frenays, et que la main de celle-ci était dans la sienne. De quelle formule s’était-il servi pour l’inviter de nouveau, et comment l’avait-il osé ? Il ne le sut jamais. Un nuage flottait autour de lui, et il agissait comme dans un rêve.
Depuis ce jour, le Corinthien fit danser la marquise tous les dimanches, et plutôt trois fois qu’une. Son exemple encouragea les autres, et Joséphine ne manqua plus une contredanse. Quand le Corinthien ne l’invitait pas, il était toujours son vis-à-vis, et leurs mains se touchaient, leurs haleines se confondaient, et leurs regards se cherchaient pour se fuir et pour se chercher encore. Tous ces petits prodiges s’opèrent si spontanément quand on aime la danse, qu’on n’a pas le temps de se raviser, et que la galerie n’a pas le temps de s’en apercevoir.
Yseult ne dansait jamais, quoique son grand-père l’y engageât souvent, et que la marquise, un peu honteuse du plaisir qu’elle-même y prenait, eût voulu l’entraîner dans le tourbillon champêtre. Était-ce dédain, était-ce nonchalance de la part de la jeune châtelaine ? Pierre Huguenin, toujours placé à une assez grande distance d’elle, et masqué soit par des groupes, soit par des buissons derrière lesquels il errait lentement, avait souvent les yeux attachés sur elle, et se demandait quelles pensées remplissaient ce front impénétrable, où tant d’énergie se cachait derrière tant de langueur. Mademoiselle de Villepreux avait toujours l’air d’une personne fatiguée qui se donne le plaisir de ne pas faire usage de ses facultés en attendant qu’elle les applique à de nouveaux actes de force. Pierre Huguenin l’étudiait comme un livre écrit dans une langue inconnue, où l’on espère trouver un mot qui vous fera deviner le sens. Mais ce livre était scellé, et pas une syllabe n’en révélait le mystère.
Un jour, Amaury trouva un volume que la marquise, qui ne venait plus dessiner dans l’atelier, avait laissé traîner dans le parc. Il le porta à son ami Pierre, sachant combien il aimait les livres.
En effet, la vue d’un livre faisait toujours tressaillir Pierre de désir et de joie. Depuis bien des jours, il était sevré de lecture, et il s’imagina que ce délassement favori chasserait les tristes pensées dont il était obsédé.
C’était un roman de Walter Scott, je ne sais plus lequel ; mais un de ceux où le héros, simple montagnard ou pauvre aventurier, s’enamoure de quelque dame, reine ou princesse, est aimé d’elle à la dérobée, et, après une suite d’aventures charmantes ou terribles, finit par devenir son amant et son époux. Cette intrigue à la fois simple et piquante est, comme on sait, le thème favori du roi des romanciers.
Ce volume fut dévoré par les deux amis en une soirée, et leur donna une telle envie de connaître le reste du roman, que, n’osant demander au château qu’on le leur prêtât, ils le louèrent chez le libraire de la ville voisine. Cette lecture fit sur eux une impression également profonde, quoique diverse : Pierre y voyait l’idéalisation fantastique de la femme ; le Corinthien y voyait la réalisation possible de sa propre destinée, non comme l’héritier méconnu de quelque grande fortune, mais comme le conquérant prédestiné à la gloire dans l’art. Il avouait naïvement à Pierre son ambition et ses espérances.
– Tu es heureux, lui répondait son ami, d’avoir ces douces chimères dans l’esprit. Et après tout, pourquoi ne se réaliseraient-elles pas ? les arts sont aujourd’hui la seule carrière où les titres et les privilèges ne soient pas absolument nécessaires. Travaille donc, mon frère, et ne te rebute pas. Dieu t’a beaucoup donné : le génie et l’amour ! Il semble qu’il t’ait marqué au front pour une existence brillante ; car, à l’âge où nous végétons encore pour la plupart dans une grossière ignorance, interrogeant avec une tristesse apathique le problème de notre avenir, te voilà déjà sûr de ta vocation ; te voilà distingué par des gens capables de t’apprécier et de t’aider. Mais ceci n’est rien encore : te voilà aimé de la plus belle et de la plus noble femme qu’il y ait peut-être au monde.
Lorsque Pierre parlait de la Savinienne, Amaury tombait dans une mélancolie que son ami s’efforçait en vain de combattre. – Comment peux-tu t’affecter si profondément d’une absence dont tu sais le terme, lui disait-il, et dans laquelle tu es soutenu par la certitude d’être aimé fidèlement et courageusement ! Je me surprends, moi, à envier ton malheur.
Amaury avait coutume de répondre à ces reproches que l’avenir était couvert d’un voile impénétrable, et que l’espoir dont il s’était bercé était peut-être trop beau pour se réaliser. – Crois-tu donc, disait-il, que Romanet renoncera aisément au trésor que je lui dispute ? Pendant un an qu’il va passer auprès de la Mère, la voyant tous les jours et lui donnant à toute heure des preuves de dévouement et de passion, crois-tu qu’elle ne fera pas de plus sages réflexions que celles dont tu as été le confident dans une heure de trouble et d’enthousiasme ? Lorsqu’elle t’a parlé, nous avions tous la fièvre. C’était à la suite d’émotions violentes ; après une scène où, pour la venger, j’avais commis un meurtre : un meurtre dont le souvenir fatal me poursuit sans cesse et jette un reflet lugubre sur mes pensées d’amour ! Aujourd’hui elle se repend déjà peut-être de ce qu’elle t’a dit ; et avant la fin de son deuil, peut-être qu’elle regrettera l’espèce d’engagement que cette confidence lui a fait contracter indirectement avec moi, comme elle regrettait alors l’engagement que son mari lui avait fait contracter avec le Bon-Soutien.
Ces doutes, qui n’étaient pas d’accord avec le caractère hardi et croyant du Corinthien, étonnaient Pierre, d’autant plus qu’ils semblaient augmenter chaque jour, à tel point qu’il attribua cet abattement au meurtre involontaire commis pas son ami. Il essaya de bannir les angoisses de ce souvenir amer, et de justifier le Corinthien à ses propres yeux.
– Non, je n’ai pas de remords, lui répondit le jeune homme. Chaque matin et chaque soir j’élève mon âme à Dieu, et je sais qu’elle est en paix avec lui ; car je déteste la violence ; je ne suis ni haineux, ni emporté, ni vindicatif, et les querelles du Compagnonnage me font horreur et pitié à l’heure qu’il est. J’ai vu tomber celle que j’aimais, frappée d’un coup que j’ai cru mortel ; j’ai donné la mort à son assassin, dans un mouvement de défense plus légitime que celui du soldat à la guerre. Mais ce sang répandu entre la Savinienne et moi laissera des traces douloureuses : c’est un présage affreux, et auquel je ne puis songer sans frémir.
– C’est l’absence qui te rend cette idée plus affreuse encore. Si la Savinienne était ici, tu oublierais, dans le bonheur de la regarder et de l’entendre, les images sinistres qui flottent dans ton souvenir.
– Cela est certain ; mais je serais peut-être alors plus coupable que je ne le suis. Pierre, tu me disais, il n’y a pas longtemps, que tu étais dégoûté du Compagnonnage, et que tu éprouvais le besoin d’en finir avec tout ce qui avait rapport à ces luttes criminelles et insensées. J’ai bien plus de motifs aujourd’hui que tu n’en avais alors pour éprouver le même dégoût. Je ne puis supporter l’idée de m’y replonger, et surtout d’y laisser vivre la compagne que j’ai rêvée. Il faudrait que la Savinienne pût quitter ce triste métier ; je voudrais l’arracher de ce coupe-gorge, dont je ne pourrai jamais repasser le seuil sans une sueur froide et sans un frisson mortel.
– J’espère, répondit Pierre, que le temps adoucira cette impression, dont je comprends trop bien l’amertume, mais dont tu es dominé peut-être plus qu’il ne faudrait. Rappelle-toi tes jours de bonheur passés dans cette maison si religieusement hospitalière, que la Savinienne sanctifie de sa présence. Plus ferme et plus forte que toi dans l’orage, elle a gardé sa foi et sa clémence toujours au service des victimes que de nouvelles fureurs pourraient venir briser encore sur la pierre de son foyer. Son rôle est bien grand, je t’assure ; et plus je la vois entourée de dangers, plus je la trouve digne de respect et d’amour, cette femme pure au milieu de l’orgie, et calme au sein des fureurs qui grondent autour d’elle. Il me semble qu’elle remplit là un devoir plus auguste que celui d’une reine au milieu de sa cour, et qu’en cherchant une vie plus paisible et plus élégante elle renoncerait à une mission que le ciel lui a confiée.
– Ô Pierre ! dit le Corinthien ému, ton esprit ennoblit les choses les plus viles et divinise encore les plus élevées. Oui, la Savinienne est une sainte ; mais je ne puis l’aimer sans désirer de l’arracher à l’enfer.
– Tu le feras un jour, répondit Pierre. Quand tu auras conquis, à la sueur de ton front, une existence plus douce, il te sera permis d’y associer ta compagne. Alors elle aura bien assez travaillé, bien assez souffert pour ses nombreux enfants du Tour de France ; et ce changement de position sera la récompense, non l’abjuration de ses devoirs.
– Et dans combien d’années cela arrivera-t-il ? s’écria le Corinthien avec une expression de déchirement dont Pierre fut vivement frappé.
– Ô mon cher enfant ! lui dit-il, je ne t’ai jamais vu si pressé de vivre. Comment ! le courage te manque-t-il à l’heure de la vie où tu as le plus de force et de puissance ?
Le Corinthien cacha son visage dans ses deux mains. Assis sur un arbre renversé dans le parc du château, les deux amis s’entretenaient ainsi depuis une heure. C’était un dimanche, et les ménétriers, qui se rendaient au rond-point pour le bal champêtre, passaient le long du mur extérieur en jouant de leurs instruments, au milieu des rires et des chants de la jeunesse du village qui les escortait.
Le Corinthien se leva brusquement.
– Pierre, dit-il, c’est assez de tristesse pour aujourd’hui. Allons danser sous le Rosny ; veux-tu ?
– Je ne danse jamais, répondit Pierre, et je m’en félicite ; car il me semble que c’est une triste ressource contre le chagrin.
– À quoi vois-tu cela ?
– À l’air dont tu m’y invites.
– C’est un singulier plaisir, en effet, dit le Corinthien en se rasseyant ; c’est comme celui du vin, qui vous porte à la tête, et qui vous distrait de vos peines pour vous les ramener plus lourdes le lendemain.
– Allons, dit Pierre en se levant à son tour, tous les moyens sont bons, pourvu qu’on vive. Il est bon d’oublier, car il est bon de se souvenir ensuite. L’un est doux, l’autre salutaire. Viens, que je te conduise à la danse.
– Tu devrais plutôt m’empêcher d’y aller, Pierre, répondit le Corinthien sans se lever. Tu ne sais pas ce que tu me conseilles ; tu ne sais pas où tu me conduis.
– Tu m’as donc caché quelque chose ? dit Pierre en se rasseyant auprès de son ami.
– Et toi, tu n’as donc rien deviné ? répondit Amaury. Tu n’as donc pas vu qu’il y a là-bas, sous le chêne, une femme que je n’aime pas certainement, car je ne la connais pas, mais dont mes yeux ne peuvent pas se détacher, parce qu’elle est belle, et que la beauté a une puissance irrésistible ? Est-ce que l’art n’est pas le culte du beau ? Comment pourrais-je jamais rencontrer le regard de deux beaux yeux et détourner les miens ? Cela n’est pas possible, Pierre ! Et pourtant je ne l’aime pas ; je ne peux pas l’aimer, n’est-ce pas ? Tout cela est donc bien ridicule.
– Mais que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. Quelle est donc cette femme ? Comment une autre que la Savinienne peut-elle te sembler belle ? Si j’aimais, et si j’étais aimé, il me semble qu’il n’y aurait pour moi qu’une femme sur la terre. Je ne saurais pas seulement s’il en existe d’autres.
– Pierre, tu ne comprends rien à tout cela. Tu n’as jamais été amoureux. Tu crois peut-être à une puissance surhumaine qui n’est pas dans l’amour. Écoute ; je veux t’ouvrir mon cœur ; je veux te dire ce qui se passe en moi, et, si tu y vois plus clair que moi-même, je suivrai tes conseils. Je te l’ai dit, il y a là-bas une femme que je regarde avec trouble, et à laquelle je pense avec plus de trouble encore quand je ne la vois pas. Souviens-toi de ce que tu me disais dans l’atelier, il y a cinq ou six jours, à propos d’une petite figure que j’ai découpée dans un de mes médaillons.
– C’était la tête, la coiffure, sinon les traits d’une dame…
– Il est bien inutile de la nommer. Elles ne sont que deux : l’une est l’image de l’indifférence, l’autre est l’image de la vie. Tu as prétendu que j’avais voulu faire le portrait de cette dernière, je m’en suis défendu. Je ne le voulais pas en effet ; mais, malgré moi, quelque chose de sa forme gracieuse était venu sous mon ciseau. Tu insistas, tu pris Guillaume à témoin. Nous parlions un peu haut peut-être, et je ne sais si du cabinet de la tourelle on n’entend pas ce qui se dit dans l’atelier. Nous sommes sortis, et puis, à la nuit, je suis rentré pour prendre le livre que nous avions laissé là. Tu m’attendais à la maison pour l’achever. Tu m’as attendu assez longtemps. Je t’ai dit que j’avais marché un peu dans le parc pour dissiper un mal de tête. Je ne t’ai pas menti ; j’avais la tête en feu, et j’ai marché beaucoup en sortant de l’atelier.
– Que s’est-il donc passé là ? Je ne saurais l’imaginer. Une dame ! une marquise !… Toi un ouvrier ! un compagnon !… Corinthien, n’as-tu pas rêvé, mon enfant ?
– Je n’ai pas rêvé, et il ne s’est rien passé de bien romanesque. Cependant écoute. J’entre dans l’atelier sans lumière ; je n’en avais pas besoin pour trouver mon livre, je savais juste la place où je l’avais laissé. Je vois le fond de l’atelier éclairé, et une dame qui examinait ma sculpture, précisément la petite tête qui lui ressemble. En me voyant, elle jette un cri, et laisse tomber son bougeoir. Nous voilà dans l’obscurité tous les deux ; je ne l’avais pas bien reconnue. Je ne sais pourquoi, je m’approche à tâtons en demandant qui est là. J’étendais les mains, et tout à coup je me trouve plus près d’elle que je ne le croyais. Elle ne répond pas, quoique je la tienne dans mes bras. Ma tête s’égare, les ténèbres m’enhardissent, je feins de me tromper ; j’approche mes lèvres tremblantes en nommant mademoiselle Julie ; j’effleure des cheveux dont le parfum m’enivre… On me repousse, mais faiblement, en disant : – Ce n’est pas Julie, c’est moi, monsieur Amaury ; ne vous y trompez pas. Elle ne cherchait pas sérieusement à se dégager, et moi je ne pouvais me résoudre à la laisser fuir. – Qui donc, vous ? disais-je, je ne connais pas votre voix. Alors elle s’échappe, car je n’osais plus la retenir, et elle se met à courir dans l’obscurité. Je ne la suivais pas ; elle se heurte contre un établi, et tombe en faisant un cri. Je m’élance, je la relève, je la croyais blessée.
– Non, ce n’est rien, me dit-elle. Mais vous m’avez fait une peur affreuse, et j’ai failli me tuer.
– Comment pouviez-vous avoir peur de moi, madame ?
– Mais comment ne me reconnaissiez-vous pas, monsieur ?
– Si madame la marquise s’était nommée, je ne me serais pas permis d’approcher.
– Vous comptiez trouver Julie à ma place ? Elle devait venir ici ?
– Nullement, madame ; mais je croyais que votre femme de chambre me faisait quelque espièglerie, et… j’étais si loin de croire…
– Je cherchais un livre que je croyais avoir laissé dans la tribune, et que j’ai aperçu là près de votre sculpture.
– Ce livre est à madame la marquise ? Si je l’avais su…
– Oh ! vous avez très bien fait de le lire si cela vous a tenté. Voulez-vous que je vous le laisse encore ?
– C’est Pierre qui le lit.
– Et vous, vous ne lisez pas ?
– Je lis beaucoup, au contraire.
Alors elle me demande quels sont les livres que j’ai lus, et la voilà qui cause avec moi comme si nous étions à la contredanse. Il venait un peu de clarté parla fenêtre ouverte ; je la voyais près de moi comme une ombre blanche, et le vent jouait dans ses cheveux, qui m’ont paru dénoués. J’étais redevenu si timide que je lui répondais à peine. Je m’étais senti plus hardi quand elle me fuyait ; mais quand elle s’est mise à m’interroger, j’ai senti mon néant, j’ai rougi de mon ignorance, j’ai craint de m’exprimer d’une manière triviale ; j’ai été si lâche, que j’en avais honte. Il me semblait qu’elle devait me mépriser. Cependant elle ne s’en allait pas ; sa voix était toute changée, et, en me faisant des questions comme à un enfant qu’on protège, elle paraissait si émue, que je lui ai dit, pour changer la conversation : – Je suis sûr que vous êtes fait du mal en tombant. Je sais bien que je devais dire : – Madame La marquise s’est fait du mal. Je n’ai pas voulu le dire ; non, pour rien au monde je ne l’aurais dit. – Je ne me suis pas fait de mal, a-t-elle répondu, mais j’ai eu une telle peur que le cœur me bat encore. J’ai cru que c’était un des ouvriers qui courait après moi.
Cette parole m’a bien surpris, Pierre. Que voulait-elle dire ? Est-ce que je ne suis pas un ouvrier, moi ? A-t-elle cru me flatter en me mettant à part, ou bien est-ce une idée de mépris qui s’est échappée malgré elle ? D’ailleurs elle m’avait fort bien reconnu, puisqu’elle m’avait nommé tout d’abord. Elle s’est levée pour partir, et sa robe s’est accrochée à une scie qui se trouvait là. Il m’a fallu l’aider à se dégager, et cette robe de soie qui était si douce m’a fait tressaillir jusqu’au bout des doigts. J’étais comme un enfant qui tient un papillon et qui craint de lui gâter les ailes. Elle a cherché ensuite à se diriger vers l’échelle-à-marches pour regagner la tribune, et je n’osais ni la suivre ni m’éloigner. Quand elle a été sur les premières marches, elle a fait encore un petit cri, et j’ai entendu craquer les planches. J’ai cru qu’elle tombait encore, et en deux sauts j’ai été auprès d’elle. Elle riait, tout en disant qu’elle s’était fait mal au pied ; et elle disait aussi qu’elle n’osait pas remonter, de peur de rouler en bas. Je lui ai proposé d’aller chercher de la lumière.
– Oh ! non, non ! s’est-elle écriée. Il ne faut pas qu’on me sache ici ! Et elle s’est risquée à grimper. J’aurais été bien grossier, n’est-ce pas, si je ne l’avais pas aidée ? Elle était vraiment en danger en montant dans l’obscurité cette échelle qui ne serait pas commode pour une femme même en plein jour. J’ai donc monté avec elle, et elle s’est appuyée sur moi. Et voilà qu’au dernier échelon elle a encore failli tomber, et que j’ai été forcé de la retenir encore dans mes bras. Le danger passé, elle m’a remercié d’un ton si doux et avec une voix si flatteuse, que je me suis attendri ; et quand elle a refermé sur elle la porte de la tourelle, j’ai eu comme un accès de folie. J’ai appuyé mes deux bras sur cette porte, comme si j’allais l’enfoncer… Mais je me suis enfui aussitôt à travers le parc, et je crois bien que je n’ai pas retrouvé encore toute ma raison depuis ce jour-là. Pourtant il y a des moments où tout cela me paraît autrement. Il me semble qu’il faudrait être bien coquette pour vouloir tourner la tête à un homme qu’on n’oserait pas aimer. Cela serait bien lâche ; et si la marquise a eu cette pensée, ce n’est pas le fait d’une femme qui se respecte… Réponds-moi donc, Pierre ; qu’en penses-tu ?
– C’est une question bien délicate, répondit Pierre, que ce récit avait fort troublé. Une femme ainsi placée qui aimerait sérieusement un homme du peuple ne serait-elle pas bien grande et bien courageuse ? De combien de persécutions ne serait-elle pas l’objet ! Et, dans cette affection, ne serait-elle pas forcée de faire en quelque sorte les avances ? Car quel serait l’homme du peuple qui oserait l’aimer le premier, et qui, comme toi, ne se méfierait pas un peu ? Pourrais-tu t’arrêter un instant à la pensée de répondre à de telles avances ? Ô mon ami, si un amour disproportionné, irréalisable, venait à s’emparer de toi, sois-en certain, ton avenir serait compromis et ton âme en quelque sorte flétrie. Garde-toi donc des rêves dangereux et des écarts de l’imagination. Tu ne sais pas ce qu’on souffre quand une seule fois on a laissé passer devant le pur miroir de la raison certains fantômes trompeurs qui ne peuvent se fixer dans notre vie de misère et de privation.
– Tu parles de ces chimères comme si ton esprit ferme et sage pouvait les connaître, répondit Amaury, frappé du ton d’amertume qui accompagnait les paroles de son ami. As-tu donc déjà vu quelque exemple de ces amours disproportionnées que tu réprouves ?
– Oui, j’en ai vu un, répondit Pierre avec émotion, et quelque jour peut-être je te le raconterai ; mais cela me coûterait trop en ce moment : c’est une blessure toute fraîche qui a été faite au cœur d’un honnête homme. Il ne la méritait pas, sans doute ; mais elle lui sera salutaire, et il en remercie Dieu.
Amaury comprit à demi que Pierre parlait de lui-même, et n’osa l’interroger davantage. Mais, après quelques instants de silence, il ne put s’empêcher de lui demander si la marquise était pour quelque chose dans l’exemple qu’il citait.
– Non, mon ami, répondit Pierre ; je crois la marquise meilleure que la personne à laquelle tu me fais songer. Mais, quelle qu’elle soit, Amaury, ne pense pas que cette marquise, sans mari, sans lien conjugal, sans prudence et sans force sur elle-même, soit un être aussi beau, aussi pur et aussi précieux devant Dieu que la noble Savinienne avec sa résignation, sa fermeté, son courage, sa réputation sans tache et son amour maternel. Une robe de satin, des petits pieds, des mains douces, des cheveux arrangés comme ceux d’une statue grecque, voilà, je l’avoue, de grands attraits, pour nous autres surtout, qui ne voyons ces beautés si bien ornées qu’à une certaine élévation au-dessus de nous, comme nous voyons les vierges richement parées dans les églises. De belles paroles, un air de bonté souveraine, un esprit plus fin, plus orné que le nôtre, voilà aussi de quoi nous éblouir et nous faire douter si ces femmes sont de la même espèce que nos mères et nos sœurs ; car celles-ci sont placées sous notre protection, tandis que nous sommes comme des enfants devant les autres. Mais, sois-en certain, Amaury, nos femmes ont plus de cœur et de vrai mérite que ces grandes dames, qui nous méprisent en nous flattant et nous foulent aux pieds en nous tendant la main. Elles vivent dans l’or et la soie. Il faut qu’un homme se présente à elles attifé et parfumé comme elles ; autrement ce n’est pas un homme. Nous, avec nos gros habits, nos mains rudes et nos cheveux en désordre, nous sommes des machines, des animaux, des bêtes de somme ; et celle qui pourrait l’oublier un instant rougirait de nous et d’elle-même l’instant d’après.
Pierre parlait avec amertume, et peu à peu il avait élevé la voix. Il s’interrompit tout à coup, car il lui sembla que le feuillage avait remué derrière lui. Le Corinthien fut frappé aussi de ce frôlement mystérieux. Il tremblait que la marquise ou quelqu’une des soubrettes du château n’eût entendu ses confidences. Une autre pensée était venue à Pierre ; mais il la repoussa et ne l’exprima point. Il retint son ami, qui voulait s’élancer dans le fourré à la poursuite de la biche curieuse, et se moqua de sa folie. Mais leurs soupçons s’aggravèrent lorsque, ayant fait quelques pas, ils virent une figure svelte et légère glisser comme un fantôme sous le berceau d’une petite allée et se perdre dans le crépuscule.
Ils se rendirent sous le chêne afin de voir quelles personnes du château les y avaient devancés. La marquise venait d’arriver avec sa femme de chambre Julie, jeune dindonnière décrassée, comme l’appelait ironiquement le père Lacrête, assez coquette et passablement jolie. Le comte de Villepreux n’y était pas. Sa fille n’y était pas non plus. Cependant ce pouvait bien être elle qui avait traversé les buissons au moment où Pierre prononçait sur elle, sans la nommer, une sorte d’imprécation. Il savait qu’elle s’occupait de botanique, et quelquefois il l’avait vue entrer dans les taillis pour y recueillir des mousses et des jungermanns. Mais ce pouvait être aussi la marquise qui s’était glissée là pour les écouter. Ils en ressentaient quelque perplexité secrète, lorsque le Corinthien, soit pour chercher l’occasion d’éclaircir ce mystère, soit entraîné par un penchant irrésistible, quitta brusquement le bras de son ami, et alla inviter Joséphine. Pierre ne put se défendre d’un sentiment pénible en voyant la puissance de cet attrait réciproque. Il se mit à l’écart pour les observer, et reconnut bientôt qu’un grand danger menaçait la raison et le repos du Corinthien. La marquise ne lui parut guère moins à plaindre. Elle semblait à la fois enivrée et consternée. Lorsque le jeune sculpteur était à ses côtés, elle ne voyait plus que lui ; mais, dès qu’il s’éloignait, elle hasardait autour d’elle des regards effrayés et pleins de confusion. Il faut qu’elle l’aime beaucoup, se disait Pierre, pour venir ici, à peu près seule, danser avec ces braves paysans, qui certes ne sont à ses yeux que des rustres. Pierre se trompait sur ce dernier point. Ces rustres avaient des yeux ; ils admiraient la brillante fraîcheur de Joséphine et la grâce légère de ses mouvements. Ils se le disaient les uns aux autres. Le Corinthien entendait ces éloges naïfs, et Joséphine voyait bien qu’il ne les entendait pas sans émotion. Elle désirait donc de plaire à tous ses danseurs, afin de plaire davantage à celui qu’elle préférait.
Pierre fit de vains efforts pour arracher le Corinthien de la danse. – Laisse-moi épuiser cette folie, lui répondait le jeune homme. Je t’assure que je suis encore maître de moi-même. D’ailleurs c’est la dernière fois que je braverai ce danger. Mais regarde ; la voilà seule au milieu de tous ces villageois, dont quelques-uns sont avinés. Cette petite Julie n’est pas un porte-respect pour elle ; et si c’était moi, comme tu le penses, qu’elle est venue se risquer dans cette foule un peu brutale, ne serait-ce pas mon devoir de veiller sur elle et de la protéger ? Va, Pierre, une femme est toujours une femme, et l’appui d’un homme, quel qu’il soit, lui est toujours nécessaire.
L’Ami-du-trait fut forcé d’abandonner le Corinthien à lui-même. Il se sentait devenir de plus en plus triste en assistant au spectacle de ce bonheur plein de périls et d’ivresse qui réveillait douloureusement en lui sa souffrance cachée. Il se demandait alors s’il avait bien le droit de blâmer une faiblesse à laquelle, dans le secret de ses pensées, il s’était vu près de succomber, et dont il n’eût pu sans mentir se dire radicalement guéri. Il s’enfonça dans le parc, dévoré d’une étrange inquiétude.
Il oublia l’heure qui marchait et le soleil qui, en montant sur l’horizon, lui mesurait sa tâche de travail. Il tomba le visage cotre terre, et se tordit les mains en versant des torrents de larmes.
Il était là depuis longtemps lorsqu’en relevant la tête pour regarder le ciel avec angoisse il vit devant lui une apparition qu’il prit, dans son délire, pour le génie de la terre. C’était une figure aérienne, dont les pieds légers touchaient à peine le gazon, et dont les bras étaient chargés d’une gerbe des plus belles fleurs. Il se releva brusquement, et Yseult, car c’était elle qui faisait paisiblement sa poétique récolte du matin, laissa tomber sa corbeille, et se trouva devant lui, pâle, stupéfaite et tout entourée de fleurs qui jonchaient le gazon à ses pieds. En reprenant sa raison et en reconnaissant celle qui lui avait fait tant de mal, Pierre voulut fuir ; mais Yseult posa sur sa main une main froide comme le matin, et lui dit d’une voix émue :
– Vous êtes bien malade, ou vous avez un grand chagrin, monsieur. Dites-moi le malheur qui vous est arrivé, ou venez le confier à mon père ; il tâchera de le réparer. Il vous donnera de bons conseils, et son amitié pourra peut-être vous faire du bien.
– Votre amitié, madame ! s’écria Pierre encore égaré et d’un ton amer ; est-ce qu’il y a de l’amitié possible entre vous et moi ?
– Je ne vous parle pas de moi, monsieur, répondit mademoiselle de Villepreux avec tristesse ; je n’ai pas le droit de vous offrir mon intérêt. Je sais bien que vous ne l’accepteriez pas.
– Mais à qui donc ai-je dit que j’étais malheureux ? s’écria Pierre avec une sorte d’égarement que dissipaient peu à peu la confusion et la fierté ? Est-ce que je suis malheureux, moi ?
– Votre figure est encore couverte de larmes, et c’est le bruit de vos sanglots qui m’a attirée auprès de vous.
– Vous êtes bonne, mademoiselle, très bonne, en vérité ! mais il y a un monde entre nous. Monsieur votre père, que je respecte de toute mon âme, ne me comprendrait pas davantage. Si j’avais fait des dettes, il pourrait les payer ; si je manquais de pain et d’ouvrage, il pourrait me procurer l’un et l’autre ; si j’étais malade ou blessé, je sais que vos nobles mains ne dédaigneraient pas de me porter secours. Mais si j’avais perdu mon père, le vôtre ne pourrait pas m’en tenir lieu…
– Ô mon Dieu ! s’écria Yseult avec une effusion dont Pierre ne l’aurait jamais crue capable, le père Huguenin est-il mort ? Ô pauvre, pauvre fils, que je vous plains !
– Non, ma chère demoiselle, répondit Pierre avec simplicité et douceur ; mon père se porte bien, grâce au bon Dieu. Je voulais dire seulement que si j’avais perdu un ami, un frère, ce n’est pas votre digne père qui pourrait le remplacer.
– Eh bien, vous vous trompez, maître Pierre. Mon père pourrait devenir votre meilleur ami. Vous ne nous connaissez pas ; vous ne savez pas que mon père est sans préjugés, et que, là où il rencontre le mérite, l’élévation des sentiments et des idées, il reconnaît son égal. Je voudrais que vous l’entendissiez parler de vous et de votre ami le sculpteur : vous n’auriez plus cette méfiance et cette aversion pour notre classe que je devine maintenant en vous, et qui m’afflige plus que vous ne pouvez le croire.
Pierre aurait eu bien des choses à répondre dans une autre circonstance ; mais cette rencontre émouvante et ces marques d’intérêt dans un moment où son cœur se brisait de douleur étaient une diversion qu’il n’avait pas la force de repousser, un baume dont il sentait malgré lui la douceur pénétrer dans son âme. Affaibli par ses larmes, et presque effrayé de la bonté d’Yseult, il s’appuya contre un arbre, chancelant et accablé. Elle se tenait toujours debout devant lui, prête à s’éloigner sitôt qu’elle le verrait calme, mais ne pouvant se résoudre à le quitter sur une parole amère. Et, comme elle le vit les yeux baissés, la poitrine oppressée encore, dans l’attitude d’un homme brisé de fatigue qui n’a pas le courage de reprendre son fardeau et de marcher, elle ajouta à ce qu’elle avait dit :
– Je vois bien que vous êtes très malheureux, et on dirait presque humilié de ma sympathie. C’est peut-être ma faute, et je crains d’avoir mérité ce qui m’arrive.
Pierre, étonné de ces paroles, leva les yeux, et la vit pâlir et rougir tour à tour, en proie à une lutte intérieure très vive où son orgueil faisait résistance. Néanmoins il y avait tant de noblesse et de courage dans l’expression de son repentir, que Pierre sentit s’évanouir tout son ressentiment ; mais il voulut être sincère.
– Je vous comprends, mademoiselle, dit-il avec cette assurance que lui rendait toujours le sentiment de sa dignité. Il est bien vrai que vous avez inutilement blessé une âme déjà souffrante. Je n’avais pas besoin d’être rappelé au respect que je vous dois, et votre réponse à madame des Frenays ne m’a pas persuadé que je ne fusse pas une créature humaine. Non, non ! l’artisan et le bois façonné qui sort de ses mains ne sont pas absolument la même chose. Vous n’étiez pas seule l’autre jour, car vous étiez avec un être qui comprenait votre bonté affable et qui se prosternait devant elle. Mais je vous jure que ce souvenir pénible n’entrait pour rien dans l’accès de chagrin et de folie que vous venez de surprendre.
– Et maintenant, dit Yseult, voudrez-vous me pardonner une faute que rien ne peut justifier ?
Pierre, vaincu par tant d’humilité, la regarde encore. Elle était devant lui, les mains jointes, la tête inclinée, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Il se leva, saisi d’un généreux transport. – Oh ! que Dieu vous aime et bénisse, comme je vous estime et vous absous ! s’écria-t-il en élevant les mains au-dessus de la tête penchée de la jeune fille… Mais c’est trop, trop de choses à la fois ! ajouta-t-il en tombant sur ses genoux et en fermant les yeux.
En effet, trop d’émotions l’avaient brisé. Yseult ne pouvait pressentir le fanatisme de vertu et l’exaltation d’amour qui fermentaient ensemble dans cette âme enthousiaste. Elle fit un cri en le voyant devenir pâle comme le lis de sa corbeille, et tomber à ses pieds, suffoqué, ivre de joie et de terreur, évanoui d’abord, et puis bientôt en proie à une crise nerveuse qui lui arracha des cris étouffés et de nouveaux torrents de larmes.
Quand il revint à lui-même, il vit à quelques pas de lui mademoiselle de Villepreux plus pâle encore que lui, effrayée et consternée à la fois, prête à courir pour appeler du secours, mais enchaînée à sa place, sans doute par l’espoir d’être plus directement utile à cette âme en peine par des consolations morales que par des soins matériels. Honteux de la faiblesse qu’il venait de montrer, Pierre la supplia, dès qu’il put parler, de ne pas s’occuper de lui davantage ; mais elle resta et ne répondit pas. Sa figure avait une expression de tristesse profonde, son regard était presque sombre.
– Vous êtes bien malheureux ! répéta-t-elle à plusieurs reprises, et je ne puis vous faire aucun bien ?
– Non, non, vous ne le pouvez pas, répondit Pierre.
Alors Yseult fit un pas vers lui ; et après quelques instants d’hésitation, tandis qu’il essuyait ses joues inondées de sueur et de larmes :
– Maître Huguenin, lui dit-elle, en votre âme et conscience, pensez-vous ne devoir pas me dire la cause de vos larmes ? Si vous répondez que vous ne le devez pas, je ne vous interrogerai plus.
– Je vous jure sur l’honneur que je pleure à présent sans cause réelle, à ce qu’il me semble. Je ne sais vraiment pas pourquoi je me sens terrassé ainsi, et il me serait impossible de vous l’expliquer.
– Mais tout à l’heure, reprit Yseult avec effort, quand je vous ai surpris dans le même état où vous venez de retomber, qu’aviez-vous ? Est-ce donc un secret que vous ne puissiez confier ?
– Je le pourrais, et vous verriez que ce ne sont pas des pensées indignes de vous occuper aussi.
– Mais ne voudriez-vous pas confier ces pensées à mon père ?
– Je pourrais les dire tout haut et devant le monde entier ; mais je ne sais pas s’il y aurait dans le monde entier un seul homme qui pût y répondre.
– Moi, je crois que cet homme existe, et c’est celui dont je vous parle. C’est le plus juste, le plus éclairé et le meilleur que je connaisse ; vous devez trouver naturel que je vous le recommande. Écoutez : dans deux heures il viendra s’asseoir sous ce tilleul que vous voyez là-bas, à l’entrée du parterre. C’est là qu’il vient, tous les jours de beau temps, déjeuner, lire ses journaux, et causer avec moi. Voulez-vous venir causer aussi ? Si je vous gêne, je vous laisserai seul avec lui.
– Merci ! merci ! répondit Pierre. Vous voulez me faire du bien ; vous êtes charitable, je le sais. Je sais aussi que votre père est savant, qu’il est sage et généreux ; mais je suis peut-être trop fou et trop malade pour qu’il me délivre l’esprit d’un souci cruel. D’ailleurs j’ai un meilleur conseil ; je l’interroge souvent, et j’espère qu’il finira par me répondre. Ce conseil, c’est Dieu !
– Qu’il vous soit donc en aide ! répondit Yseult ; je le prierai pour vous.
Et elle s’éloigna, après l’avoir salué timidement ; mais en se retirant, elle s’arrêta et se retourna plusieurs fois pour s’assurer qu’il ne retombait pas dans le délire. Pierre, voyant cette sollicitude délicate et franche, se leva pour la rassurer, et reprit le chemin de l’atelier. Mais, dès qu’il eut vu Yseult rentrer dans le château par une autre porte, il revint sur ses pas, et ramassa quelques-unes des fleurs qu’elle avait laissées sur le gazon. Il les cacha dans son sein comme des reliques, et alla se mettre à l’ouvrage. Mais il n’avait pas de force. Outre qu’il était à jeun, n’ayant ni l’envie ni le courage d’aller déjeuner, il était brisé dans tous ses os ; et, si l’ivresse d’un irrésistible amour ne fût venue le soutenir, il eût déserté l’atelier.
– Qu’as-tu ? lui dit le père Huguenin, qui remarqua l’altération de ses traits et la mollesse de son travail. Tu es malade, il faut aller te reposer.
– Mon père, répondit le pauvre Pierre, je n’ai pas plus de courage aujourd’hui qu’une femme, et je travaille comme un esclave. Laissez-moi dormir un peu sur les copeaux, et je serai peut-être guéri quand vous me réveillerez.
Amaury, le Berrichon et les apprentis lui firent un lit de leurs vestes et de leurs blouses, en lui promettant de regagner le temps à sa place, et il s’endormit au bruit de la scie et du marteau qui lui était trop familier pour interrompre son sommeil.
– Qu’a-t-il donc à dormir ainsi les yeux ouverts ? Il a l’air de rêvasser dans la fièvre. Réveille-toi tout à fait, mon Pierre, cela te vaudra mieux que de trembler et de soupirer comme tu fais.
Ainsi parlait le père Huguenin, et il secouait son fils pour l’éveiller. Pierre obéit machinalement, et se souleva ; mais les cieux n’étaient pas encore refermés pour lui. Il ne dormait plus ; mais il voyait encore passer autour de lui des formes idéales, et les accords des lyres sacrées résonnaient à ses oreilles. Il était debout et sa vision était à peine dissipée. Il était surtout frappé du parfum des fleurs qui le suivait jusque dans la réalité. – Est-ce que vous ne sentez pas l’odeur des roses et des lis ? dit-il à son père qui le regardait d’un air inquiet.
– Je le crois bien, dit le père Huguenin, tu as des fleurs plein ta chemise ; on dirait que tu as voulu faire de ta poitrine un reposoir de la Fête-Dieu.
Pierre vit en effet les fleurs d’Yseult s’échapper de son sein et tomber à ses pieds.
– Ah ! dit-il en les ramassant, voilà ce qui m’a procuré ce beau rêve ! Et, sans se plaindre d’avoir été interrompu, il se remit à l’ouvrage plein de force et d’ardeur.
Ce jour-là la marquise n’avait pas dîné au château. Elle avait été rendre visite à une de ses parentes établie dans une petite ville des environs. Elle était partie le matin dans une légère calèche découverte traînée par un seul cheval, et accompagnée d’un seul domestique qui menait la voiture.
Joséphine fut retenue à dîner par sa cousine, et ne put reprendre le chemin de Villepreux que vers la chute du jour. Elle remarqua avec une certaine inquiétude, en montant en voiture, que Wolf, le cocher, avait la voix haute et le teint fort animé. Cette inquiétude augmenta lorsqu’elle le vit descendre rapidement la rue mal pavée de la ville, frisant les bornes avec cette audace et ce rare bonheur qui accompagnent souvent les gens ivres. Le fait est que Wolf avait rencontré des amis : expression consacrée chez les ivrognes pour expliquer et justifier leurs fréquentes mésaventures. Ces braves gens-là ont tant d’amis qu’ils n’en savent pas le compte, et qu’on ne saurait aller nulle part avec eux qu’ils n’en rencontrent quelques-uns.
Au bout de deux cents pas, Wolf, et par suite la calèche et la marquise, avaient déjà échappé par miracle à tant de désastres, qu’il était à craindre que la Providence ne vînt à se lasser. En vain Joséphine lui commandait et le conjurait d’aller plus doucement ; il n’en tenait compte, et semblait donner des ailes au tranquille cheval qu’il conduisait. Heureusement peut-être le ciel lui inspira l’idée de remettre une mèche à son fouet, et de s’arrêter, à cet effet, devant la porte d’une petite maison située à la sortie du faubourg et décorée de cette inscription : Le père Labrique, maréchal-ferrant, toge à pied et à cheval, vend son, foin, avoine, etc.
La nuit tombait toujours, et la peur de Joséphine allait en augmentant. Dès qu’elle vit l’Automédon à bas de son siège, occupé à discourir avec les gens de la maison qui lui apportaient en même temps une mèche de fouet et un petit verre d’eau-de-vie, elle résolut de descendre de la voiture et de retourner à la ville demander à sa cousine un homme pour la conduire, ou l’hospitalité jusqu’au lendemain. Il n’y avait pas à espérer que Wolf, qui avait, comme de juste, la prétention d’être absolument à jeun, consentît à écouter ses plaintes. Elle appela donc quelqu’un pour lui ouvrir la portière. Monsieur, cria-t-elle à tout hasard à un homme qu’elle vit arrêté au milieu du chemin, ayez l’obligeance de m’aider à sortir de ma voiture. Avant qu’elle eût achevé sa phrase, la portière était ouverte, et un cavalier respectueux et empressé lui offrait la main. C’était le Corinthien.
– Vous ici ? s’écria la marquise avec plus de joie que de prudence.
– Je vous attendais au passage, répondit Amaury en baissant la voix.
La marquise, troublée, s’arrêta, un pied hors de la voiture, une main dans celle d’Amaury.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit-elle d’une voix tremblante. Comment et pourquoi m’attendiez-vous ?
– J’étais venu ici dans la journée pour faire quelques emplettes qui concernent mon état. Je me suis trouvé à dîner dans ce cabaret en même temps que M. Wolf, votre cocher. Je l’ai vu si bien boire que je me suis inquiété de la manière dont il conduirait votre voiture, et j’attendais ici pour voir s’il irait droit, et si vous ne seriez pas en danger de verser.
– Il est dans un état d’ivresse intolérable, répondit la marquise ; et si vous aviez la bonté de me reconduire à la ville…
– Et pourquoi pas au château ? répondit le Corinthien. Je n’ai jamais conduit une calèche ; mais j’ai su conduire une carriole dans l’occasion, et il ne me semble pas que cela soit bien différent.
– Vous n’auriez pas de répugnance à monter sur le siège ?
– J’en aurais eu beaucoup dans une autre occasion, répondit le Corinthien en souriant ; mais je ne m’en sens aucune dans ce moment-ci.
Joséphine comprit, et se sentit partagée entre l’épouvante de ce qui se passait en elle et l’irrésistible désir d’accepter l’offre d’Amaury ; et ce n’était pas la peur seule qui l’y poussait.
– Mais comment faire ? dit-elle. Il n’y a qu’une place possible sur le siège, et jamais Wolf ne voudra monter derrière la voiture. Il est plein d’amour-propre, et ne se croit pas gris le moins du monde ; il va faire un esclandre. Cet homme me fait une peur affreuse. J’aimerais mieux m’en retourner à pied au château que de me laisser conduire par lui.
– J’aimerais mieux traîner la voiture que de vous laisser faire cinq lieues à pied, répondit le Corinthien.
– Eh bien ! nous le laisserons ici, dit Joséphine, dont les joues étaient brûlantes. Sauvons-nous !
– Sauvons nous ! dit le Corinthien. Le voilà qui entre dans le cabaret ; nous serons loin avant qu’il ait songé à en sortir.
Il referma précipitamment la portière, s’élança sur le siège, s’empara du fouet et des rênes, et partit comme un trait, sans donner à la marquise le temps de la réflexion.
Le Corinthien descendit la côte certainement avec plus de témérité que Wolf ne l’eût descendue ; et pourtant Joséphine n’avait pas peur ; et pourtant ce pauvre Wolf n’était pas le plus ivre des trois.
Quand on fut au bas de la côte, il fallut la remonter, et là il était impossible au cheval d’aller au trot. D’ailleurs n’avait-on pas assez d’avance pour laisser respirer cette pauvre bête ? Mais la marquise n’était pas encore tranquille. Cet homme ivre pouvait courir après la voiture, réclamer son fouet et son siège dont il était aussi jaloux qu’un roi peut l’être de son trône et de son sceptre, enfin le disputer de vive force à l’usurpateur. La marquise frémissait à l’idée d’une pareille scène, et, dans son inquiétude, il était assez naturel qu’elle s’agitât dans la voiture, qu’elle changeât de place, qu’elle s’assît même sur la banquette de devant pour regarder si quelqu’un n’accourait pas par derrière. Il était naturel aussi que le Corinthien se retournât de temps en temps, et appuyât son coude sur le dossier de devant de la calèche, pour rassurer la marquise et pour répondre à ses fréquentes interrogations. Enfin cette rencontre inattendue, cette brusque détermination et cette fuite précipitée étaient bien assez étranges pour qu’on se récriât un peu, et pour qu’on échangeât quelques éclaircissements.
Joséphine, qui n’avait jamais pu se défaire de cette naïveté bourgeoise qu’on appelle inconvenance dans le grand monde, laissa échapper une réflexion qui faisait faire, d’un saut, bien du chemin à la conversation.
– Mais, mon Dieu ! s’écria-t-elle, que va-t-on dire de moi dans la ville quand ce domestique aura crié dans tout le cabaret et dans tout le faubourg que je me suis enfuie sans lui ? Et que va-t-on penser au château quand on va me voir arriver seule avec vous ?
Pierre Huguenin, en pareille circonstance, eût répondu, avec un peu d’amertume, qu’on ne songerait pas seulement à s’en étonner. Moins fier et en même temps moins modeste, Amaury ne pensa qu’à éloigner les inquiétudes de la marquise.
– Je vous conduira jusqu’à la porte du château, répondit-il, et là je me sauverai sans qu’on me voie. Vous monterez sur le siège, vous prendrez les rênes, et vous direz aux domestique qui viendront ouvrir que Wolf s’est oublié au cabaret, que vous aviez de bonnes raisons pour ne pas vous fier à lui, et que vous avez conduit la voiture vous-même.
– Personne ne le croira. On me sait si peureuse !
– La peur peut donner du courage. Entre deux dangers on choisit le moindre. Voyez, madame, je vous dis des proverbes comme Sancho, pour vous faire rire ; mais vous ne riez pas, vous avez toujours peur.
– Vous ne comprenez pas cela, vous, monsieur Amaury ! Les femmes sont si malheureuses, si esclaves, si aisément sacrifiées dans le monde où je vis !
– Malheureuses, esclaves, vous ? Je croyais que vous étiez toutes des reines.
– Et qui vous le faisait croire ?
– Vous êtes toutes si belles, si bien parées ! vous avez l’air toujours si animé, si heureux !
– Vraiment, vous me trouvez cet air-là ?
– Je vous ai toujours vu le sourire sur les lèvres, et votre teint est toujours si pur, vos manières si gracieuses… Je vous dis cela, madame la marquise, sans savoir si je m’exprime convenablement, et m’attendant toujours à vous faire rire, comme Sancho parlant à la duchesse.
– Ne me parlez pas ainsi, Amaury ; c’est vous qui avez l’air de vous moquer de moi.
Amaury, qui s’était fait violence pour causer gaiement, se sentit trop ému pour continuer sur ce ton, mais pas assez hardi pour parler sérieusement. Ils tombèrent tous deux dans un profond silence, et ils ne se comprirent que mieux. Qu’avaient-ils à s’apprendre l’un à l’autre ? Ils ne s’étaient encore rien dit, et ils savaient pourtant bien qu’ils s’aimaient. Amaury sentait qu’il n’y avait plus entre eux qu’un mot à échanger ; mais là le courage manquait de part et d’autre.
– Mon Dieu ! monsieur Amaury, dit la marquise qui s’était remise au fond de la voiture, il me semble que nous avons passé le chemin de traverse. Nous devions prendre à gauche. Connaissez-vous le chemin ? Et elle se remit sur le devant de la voiture.
– Je l’ai fait ce matin pour la première fois, répondit le Corinthien ; mais il me semble que le cheval nous conduira de lui-même, à moins qu’il ne soit dans le même cas que moi.
– Précisément c’est un cheval qui arrive de Paris ; il ne saurait nous tirer d’affaire.
– Je crois qu’il faut aller encore tout droit.
– Non, non, il faut quitter la grande route et entrer dans la lande. Nous avons perdu le chemin ; mais nous le retrouverons par là.
Rien n’était plus difficile que de se diriger dans cette lande sur des voies de charrettes tracées dans tous les sens, toutes semblables et n’offrant pour indication au voyageur que quelques accidents dont les gens du pays avaient seuls l’habitude. Quoique Joséphine eût parcouru souvent ces vagues sentiers, elle ne pouvait être assez sûre de son fait pour ne pas prendre certain buisson ou certain poteau pour celui qu’elle croyait reconnaître. En outre, la nuit était tout à fait close ; des nuages légers voilaient la faible clarté des étoiles, et insensiblement la brume blanche qui dormait sur les flaques d’eau se répandit sur tous les objets, et ne permit bientôt plus d’en discerner aucun.
Cette marche incertaine dans le brouillard n’était pas sans dangers. La Sologne, cette vaste lande qui s’étend au travers des plus fertiles et des plus riantes contrées de la France centrale, est un désert capricieusement traversé de zones desséchées où fleurissent de magnifiques bruyères, et de zones humides où languissent, parmi les joncs, des eaux sans mouvement et sans couleur. Une végétation grisâtre couvre ces lacs vaseux, plus dangereux que des torrents et des précipices. Nos voyageurs avaient erré longtemps dans ce labyrinthe sans trouver une issue. Le cheval, trompé par des apparences de chemin tracé, s’engageait dans des impasses, au bout desquelles, arrêté par les fondrières, il lui fallait revenir sur ses pas. De temps en temps une roue s’enfonçait dans un sable délayé qu’il était impossible de prévoir et d’éviter ; la voiture penchait alors d’une manière menaçante, et la marquise effrayée pressait de toute sa force le bras du Corinthien en jetant des cris bientôt suivis de rires qui servaient à cacher la honte. Amaury eût cherché ces accidents s’il eût pu les apercevoir ; mais ils devinrent si fréquents et le danger si réel, qu’il fallut renoncer à aller plus loin. La marquise l’exigeait, car elle commençait à s’épouvanter tout de bon, et son conducteur n’osait plus répondre de ne pas verser dans quelque marécage. Le cheval, harassé de marcher depuis deux heures, tantôt dans les genêts épineux, tantôt dans la glaise jusqu’aux genoux, s’arrêta de lui-même et se mit à brouter.
La marquise disait en riant qu’elle avait faim, ne sachant, je crois, trop que dire.
– J’ai dans mon sac un pain de seigle, dit Amaury ; que ne puis-je le métamorphoser en pur froment pour vous l’offrir !
– Du pain de seigle ! s’écria Joséphine, oh ! quel bonheur ! c’est tout ce que j’aime.
Amaury ouvrit son sac, et en tira le pain de seigle. Joséphine le cassa, et lui en donnant la moitié : – J’espère que vous allez manger avec moi, lui dit-elle.
– Je ne m’attendais pas à souper jamais avec vous, madame la marquise, répondit Amaury en recevant avec joie ce pain qu’elle venait de toucher.
– Ne m’appelez donc plus marquise, dit-elle avec une charmante mélancolie. Nous voici dans le désert : ne saurais-je oublier mon esclavage seulement pendant une heure ? Ah ! si vous saviez tout ce que cette bruyère me rappelle ! mon enfance, mes premiers jeux, ma chère liberté perdue, sacrifiée à seize ans, et pour toujours ! J’étais une vraie paysanne dans ce temps-là : je courais pieds nus après les papillons, après les oiseaux. J’étais plus simple que les petites gardeuses de troupeaux dont je faisais ma société ; car elles savaient filer et tricoter, et moi je ne savais rien ; et quand je me mêlais de surveiller les brebis, je m’oubliais si bien que toujours j’en perdais quelqu’une. Croiriez-vous qu’à douze ans je ne savais pas lire ?
– Je crois bien que je ne le savais pas à quinze, répondit Amaury.
– Mais combien de choses vous avez apprises en peu de temps, vous ! Mon oncle dit que vous êtes plus instruit que son fils. À coup sûr vous l’êtes plus que moi. Je vois bien, d’après les bouts de conversation que nous avons eu ensemble à la danse, que vous avez énormément lu.
– Trop peu pour être instruit, assez pour être malheureux.
– Malheureux, vous aussi ? Et pourquoi donc ?
– N’étiez-vous pas plus heureuse lorsque vous étiez une petite bergère en sabots ?
– Mais vous n’avez pas perdu votre liberté, vous ?
– Peut-être que si, mon Dieu ! mais quand je la retrouverais, à quoi me servirait-elle ?
– Comment ! le monde est à vous, l’avenir vous rit, mon cher Corinthien ; vous avez du génie, vous serez artiste ; vous serez riche peut-être, et à coup sûr célèbre.
– Quand tous ces rêves se réaliseraient, en serais-je plus heureux ?
– Ah ! je le vois, vous avez des idées sociales, comme votre ami Pierre. Mon oncle nous disait hier soir que Pierre avait l’esprit tout rempli de rêves philosophiques. Je ne sais ce que c’est, moi ; vous voyez, Amaury, que je n’ai pas tant d’instruction que vous.
– Des idées sociales, moi ! des rêves philosophiques ! Non vraiment ! je ne songe plus à tout cela. Mon cœur me tourmente plus que ma tête.
Il y eut un moment de silence. Ce repas fraternel avait rapproché bien des distances entre eux. En rompant le pain noir de l’ouvrier, la marquise avait communié avec lui, et jamais philtre formé avec les plus savantes préparations n’avait produit un effet plus magique sur deux amants timides. – Je suis sûr que vous avez froid, dit Amaury en sentant frissonner la marquise dont l’épaule effleurait la sienne. – J’ai seulement un peu froid aux pieds, répondit-elle. – Je le crois bien, vous avez des souliers de satin. – Comment vous savez-vous cela ? – Est-ce que vous n’avez pas mis votre pied hors de la voiture pour descendre quand je vous ai ouvert la portière ? – Que faites-vous donc ? – J’ôte ma veste pour envelopper vos pieds. Je n’ai pas autre chose. – Mais vous allez vous enrhumer. Je ne souffrirai jamais cela. Avec ce brouillard ! Non, non, je ne veux pas !
– Ne me refusez pas cette grâce-là, c’est la seule probablement que je vous demanderai dans toute ma vie, madame la marquise.
– Ah ! si vous m’appelez encore ainsi, je n’écoute rien.
– Et comment puis-je vous appeler ?
Joséphine ne répondit pas. Le Corinthien avait ôté sa veste, et, pour lui envelopper les pieds, il était descendu du siège, et il était venu à la portière. – Si vous vous mettiez au fond, lui dit-il, vous seriez au moins abritée par la capote de la calèche ; vous n’auriez pas ce brouillard sur la tête.
– Et vous, dit Joséphine, vous allez rester comme cela, les épaules exposées au froid, et les pieds dans l’herbe mouillée ?
– Je vais remonter sur le siège.
– Je ne pourrai plus causer avec vous, vous serez trop loin.
– Eh bien, je m’assôirai sur ce marche-pied.
– Non, asseyez-vous dans la voiture.
– Et si le cheval nous emmène dans les viviers ?
– Accrochez les rênes sur le siège, vous les aurez bientôt dans la main en cas de besoin.
– Au fait, il est occupé ! dit Amaury en voyant que l’excellente bête broutait sans songer à mal.
– Il broute la fougère comme je mange le pain de seigle, dit Joséphine en riant ; certainement, à lui aussi, cette lande rappelle la jeunesse et la liberté.
Amaury s’assit dans la calèche vis-à-vis la marquise. C’était le dernier acte de respect qui lui restait à faire. Mais la nuit était si fraîche, et il s’était dépouillé pour lui couvrir les pieds ! Elle le fit asseoir auprès d’elle, pour qu’il eût au moins un peu d’abri contre le brouillard. Quelque chose lui disait bien, au fond du cœur, que c’était frapper le dernier coup sur un homme déjà vaincu. Il s’était défendu courageusement pendant deux heures, et certes elle n’avait pas l’idée de le provoquer. Elle comptait que la timidité d’un homme de vingt ans la préserverait jusqu’au bout, et qu’un amour pur et fraternel suffirait à leur mutuelle joie. Mais il y avait de l’effroi dans son âme à cause du monde où elle vivait, et dans l’âme du Corinthien il y avait du remords à cause de la Savinienne. Or l’amour pur a besoin du calme parfait de la conscience, et ni l’un ni l’autre n’était calme. Un frémissement étrange s’était emparé d’elle comme de lui. Ils essayèrent encore de l’attribuer au froid. Ils tâchaient de rire et de causer ; ils ne trouvaient plus rien à dire, et le Corinthien était d’une tristesse qui tournait à l’amertume. Ce silence devenait plus gênant et plus effrayant à mesure qu’il se prolongeait, et Joséphine sentait bien qu’il fallait fuir ou succomber.
– Croyez-vous, lui dit-elle avec effroi, que nous ne pourrions pas reprendre notre route ?
– Et où est-elle, notre route ? dit le Corinthien avec une rage secrète.
La marquise vit qu’il souffrait : elle fut vaincue.
– Au fait, dit-elle, nous ne ferions que nous égarer encore davantage. Il vaut mieux patienter ici jusqu’au jour. Les nuits sont si courtes dans cette saison !
Elle fit sonner sa montre. Il était minuit. Et elle ajouta pour lui arracher une réponse :
– Il fera jour dans deux heures, n’est-ce pas ?
– Le jour viendra bientôt, soyez tranquille, répondit Amaury d’une voix désespérée.
Ce son de voix fit tressaillir Joséphine. Un nouveau silence succéda à ce muet emportement d’Amaury. Le cheval hennissait en signe d’ennui et de détresse. Les grenouilles coassaient dans le marécage.
Tout à coup Amaury vit que Joséphine pleurait. Il se jeta à ses pieds ; et deux autres heures s’écoulèrent dans une ivresse si complète, qu’ils oublièrent tout, et le monde, et les anciennes amours, et l’avenir, et la peur, et le jour qui se levait, et le cheval qui s’était remis en route.
Un cri de terreur échappa à la marquise, lorsqu’elle vit, à la clarté de l’aube, la tête d’un homme s’avancer à la portière. Cette frayeur était bien naturelle, mais elle arracha le Corinthien comme d’un rêve. Et lorsqu’il y pensa depuis, il s’imagina que la marquise aurait eu moitié moins d’effroi et de honte si elle eût été surprise dans les bras d’un gentilhomme.
Quant à lui, il eut aussi un sentiment de confusion devant le témoin de son bonheur. C’était Pierre Huguenin.
– Rassurez-vous, madame la marquise, dit celui-ci en voyant la pâleur effrayante et l’air égaré de Joséphine. Je suis seul, et vous n’avez rien à craindre. Mais il faut vite retourner au château. On vous a attendue fort avant dans la nuit. Votre cousine a été si inquiète de vous, qu’elle a envoyé à la ville. On vous cherche peut-être aussi d’un autre côté.
– Écoute, Pierre, dit le Corinthien. Voici ce que tu diras. J’ai passé la nuit à la ville, tu ne m’as pas vu ; tu as trouvé madame la marquise seule, égarée, emportée par son cheval, vers minuit…
– Ce serait impossible, on vient de me voir au château il n’y a pas une demi-heure.
– Mais où sommes-nous donc ?
– À un quart de lieue tout au plus du château. Que dirai-je ?
– Que Wolf s’est enivré hier soir, c’est la vérité ; qu’il a failli verser dix fois en dix minutes ; qu’il est descendu dans un cabaret à la sortie de la ville…
– C’est bien, dit Pierre ; alors le cheval s’est emporté et a couru la lande toute la nuit. Maintenant sauve-toi, Amaury ; cache-toi dans les genêts, et ne rentre que vers midi. Tu as couché à la ville.
Le Corinthien se hâta de descendre et de s’enfoncer dans les buissons. La marquise n’eut pas la force de dire une parole. À demi évanouie au fond de la voiture, elle était dans un état nerveux qui rendit très vraisemblable l’histoire que Pierre se chargea de raconter.
Il prit le cheval par la bride, et l’aida à sortir des marécages, marchant devant lui, et s’assurant avec le pied de la solidité du terrain qu’il lui faisait traverser. Lorsqu’ils arrivèrent au château, la première personne qu’ils virent accourir fut Yseult, qui ne s’était pas couchée, et qui, de sa fenêtre, explorait tous les chemins depuis le jour.
Pierre lui raconta qu’il avait trouvé la marquise seule dans la voiture, entraînée par le cheval, qui, après avoir couru toute la nuit, revenait au hasard ; que dans le premier moment elle avait eu la force de lui dire comment cet accident était arrivé ; et il fit à cet égard le conte arrangé avec le Corinthien. Puis il aida mademoiselle de Villepreux à transporter sa cousine dans son appartement, tandis que les domestiques examinaient les harnais du cheval, que Pierre avait eu soin de déranger et de rompre en plusieurs endroits pour faire croire à une révolte sérieuse de sa part. Ce pauvre animal fut le seul calomnié de l’aventure. Personne ne soupçonna la vérité. Wolf, qui n’avait rien vu, et qui ne se rappelait pas seulement comment les choses s’étaient passées, ne put se disculper. On l’eût chassé si la marquise, après avoir une attaque de nerfs, n’eût demandé vivement sa grâce. Pierre fut remercié dans les plus beaux termes par le comte de Villepreux. Mais rien ne valait pour lui un mot d’Yseult ; et comme il l’attendait toujours, il allait retourner tristement à l’atelier, lorsqu’elle s’approcha de lui, lui tendit la main, et la lui serra, devant tout le monde, avec une franchise d’amitié dont ses traits confirmaient la rayonnante effusion. C’était un autre bonheur que celui du Corinthien ; mais il n’était peut-être pas moindre.
Joséphine était dans une disposition d’esprit à n’oser lever les yeux sur personne. Consternée de sa chute, effrayée de tout, elle se tenait presque toujours dans sa chambre depuis l’aventure des brouillards ; et Amaury, en proie à mille inquiétudes, passant de la reconnaissance au dépit et de l’espoir à la jalousie, ignorait s’il lui serait jamais permis de la revoir. Il ne l’apercevait plus que de loin, à travers les arbres. Après le dîner, la famille prenait le café sur une terrasse couverte d’orangers qu’Amaury pouvait voir de l’atelier. À cette heure, il avait toujours quelque travail à faire aux fenêtres, et, monté sur une échelle, il plongeait sur la terrasse, suivait tous les mouvements de la languissante marquise. Il aurait eu bien besoin d’ouvrir son cœur à son ami Pierre, et de lui demander conseil ; d’autant plus qu’il n’avait rien à lui révéler, puisque le hasard l’avait initié au secret de son amour ; mais Pierre semblait éviter ses confidences. En proie lui-même à un rêve dont il craignait d’être forcé de s’éveiller, il s’enfonçait dans la solitude aussitôt que sa journée de travail était finie. Il errait dans le parc aux mêmes endroits où il avait rencontré Yseult, n’osant espérer l’y rencontrer encore, et l’y rencontrant presque toujours, ayant l’air de ne pas le chercher, et pourtant ne l’évitant pas. Leurs conversations roulaient toujours sur les idées générales. Aucune familiarité extérieure ne s’était établie entre eux ; mais l’intimité du cœur grandissait et prenait de la force. Il y avait une estime et une admiration mutuelles qui trouvaient chaque jour de nouveaux aliments et de nouvelles causes.
Dans cet endroit du parc la végétation était fort épaisse, et il n’y avait guère de danger d’être troublé par les malignes interprétations des curieux. C’était un quartier fermé d’une petite barrière, et consacré à la culture des belles fleurs qu’Yseult chérissait. Hôtes, parents et domestiques avaient l’habitude de respecter ce parc réservé, et de n’y entrer jamais, que la barrière fût ouverte ou fermée. Il y avait une volière et un jet d’eau au milieu d’un boulingrin parsemé de plates-bandes en corbeilles. Autour de cette pièce de gazon une double rangée d’arbres et d’arbustes formait une allée circulaire. Un treillage en bois fermait le tout. Pierre rencontrait ordinairement mademoiselle de Villepreux à peu de distance de cet enclos. Lorsqu’elle était seule, elle faisait quelques tours de promenade devant la porte d’entrée avec Pierre ; et quand elle jugeait que l’entrevue avait été assez longue, elle entrait dans son parterre, après lui avoir souhaité le bonsoir avec une grâce simple et chaste que Pierre comprenait et respectait jusqu’à l’adoration. Il s’éloignait alors rapidement, et allait attendre sa sortie au bout de l’allée, caché dans un massif. Il était heureux de la voir passer ; et quand la nuit était trop sombre pour qu’il distinguait sa forme légère, il était heureux encore d’entendre le frôlement de sa robe dans les herbes. Pour rien au monde Pierre n’eût voulu, dans ce moment, s’approcher d’elle. Il sentait le prix de la confiance qu’elle lui accordait en l’abordant toujours avec bienveillance, et il comprenait ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, beaucoup mieux que certaines gens à qui l’usage du monde ne donne jamais ni tact ni mesure. Ainsi, il faisait, au sujet de ces promenades et de ces rencontres, des observations aussi délicates qu’eût pu les faire l’homme de mœurs les plus exquises.
Il y a dans la vie de château des heures d’impunité qui passent toute vraisemblable. Les deux jeunes dames traversaient une de ces phases où tout semble favoriser l’oubli du monde et l’essor de l’imagination. Un soir Joséphine pleurait, le coude appuyé sur le bord de sa fenêtre. Elle désirait revoir le Corinthien, mais elle ne l’osait pas ; elle n’était pas sûre que tout le monde n’eût pas deviné son secret, et se demandait lequel il fallait choisir, ou du mépris de tout le monde, ou de celui de l’homme qu’elle abandonnait après s’être abandonnée à lui. Tout à coup elle entendit un bruit sourd derrière une petite porte pratiquée dans la boiserie de son alcôve, et qui avait peut-être protégé les amours de quelque châtelaine du temps de la Ligue avec quelque heureux page en l’absence de l’époux guerroyant. Cette porte ouvrait un passage qui, dans l’épaisseur des murs, faisait plusieurs détours dans le château et finissait à une impasse. On avait muré cette issue mystérieuse, désormais regardée comme inutile. Mais une trappe située dans les boiseries de la chapelle avait conduit l’ardent Corinthien, de découverte en découverte et de décombres en décombres, jusqu’à cette impasse. À force de calculer et de s’orienter, il avait deviné qu’une certaine porte secrète, située dans l’appartement de la marquise, et dont mademoiselle Julie, sa femme de chambre, parlait quelquefois à l’office comme d’un repaire à revenants, devait aboutir précisément à l’endroit où il s’était arrêté. Il avait pris une lampe, une pince et un marteau, et s’était plongé dans le labyrinthe. Depuis trois jours il travaillait à percer le mur. Le bruit de son marteau était amorti par l’épaisseur de la maçonnerie. C’était une entreprise pénible et palpitante, comme celle d’un prisonnier qui travaille à son évasion. Quand le mur fur percé, le bruit se fit entendre, et la marquise, qui n’était guère moins superstitieuse que sa femme de chambre, fut prise d’une telle frayeur qu’elle s’enfuit jusqu’au bas de l’escalier pour appeler du secours ; mais je ne sais quel instinct de prudence l’empêcha de céder à cette peur et de la raconter au salon, où l’on se réunissait de dix heures à minuit, après la sieste du comte.
Pendant ce temps, Amaury avait ouvert la brèche et s’était glissé jusqu’à la porte secrète. Il l’avait trouvée fermée en dedans ; mais l’ayant secouée et s’étant assuré que ce bruit n’attirait personne, il l’avait ouverte avec un crochet. Maintenant, certain de sa victoire, il avait refermé la porte à double tour et emporté la clef.
De retour à l’atelier, il s’empressa de réparer le panneau dont il avait seul découvert l’usage mystérieux. Il le replaça lui-même, afin que personne n’y mît la main et ne fût associé à son secret ; mais il l’arrangea de manière à pouvoir l’enlever sans peine et sans bruit chaque fois qu’il le voudrait ; et cette entreprise terminée, triomphant dans sa pensée des terreurs de la marquise, il alla rejoindre Pierre au moment où celui-ci recevait de son père, pour la centième fois, le conseil de se méfier des bontés de la noblesse.
Dès lors, le Corinthien goûta un bonheur terrible, et qui décida du reste de sa vie. Protégé par l’impunité que lui assurait la conquête du passage secret, il connut l’amour dans toute sa puissance sauvage et dans tous ses raffinements voluptueux. C’était la première fois que Joséphine était aimée, et ce fut la seule fois qu’elle aima. Certes, leur passion n’eut point l’idéal et la chasteté vraiment angélique de celle qu’éprouvaient Yseult et Pierre Huguenin. Tandis que ceux-ci dominaient l’attrait et jusqu’à l’idée de la volupté par l’enthousiasme de l’esprit et l’austérité de la foi, le Corinthien et la marquise, subjugués par l’énergie du désir et par la fougue des sens, s’enivraient de leur mutuelle jeunesse et de leur égale beauté. Mais du moins c’était un amour sincère, et pur d’une certaine façon ; car ils croyaient l’un à l’autre, et ils croyaient en eux-mêmes. Ils se juraient une fidélité dont le sentiment était en eux, et il y avait des moments d’exaltation où la marquise se rêvait un sublime courage pour proclamer Amaury son amant et son époux à la face du monde le jour où le marquis des Frenays, succombant aux infirmités prématurées qui le menaçaient, la laisserait libre de former un nouveau lien. Amaury ne regardait point l’avenir sous cette face ; il lui importait peu que le marquis des Frenays prît son parti de vivre ou de mourir, et que Joséphine pût se réconcilier avec la société et avec l’Église. Il ne se souvenait pas qu’elle fût riche ; il avait un profond mépris pour une richesse qu’il n’aurait pas acquise par son talent. Il ne voyait en elle que la femme jeune, belle et passionnée ; il l’adorait ainsi, et la suppliait de l’aimer toujours, lui jurant de se rendre bientôt digne du bonheur qu’elle lui avait donné et de la confiance qu’elle avait eue en son étoile. L’idée de la gloire se trouvait liée dans son âme à celle de son amour. Il y avait en lui un orgueil plein d’audace et de reconnaissance.
À coup sûr, ce sentiment n’avait en soi rien de coupable ni d’insensé. Mais il eut bientôt le sort de toutes les ivresses où l’homme se plonge sans un idéal de vertu ou de religion. Nous avons bien tous le droit d’être heureux, d’aspirer aux œuvres du génie et au suffrage des hommes. Il nous est permis d’être fiers de l’objet de notre amour, et de compter sur les victoires de notre volonté intelligente. Mais ce n’est pas là toute la vie de l’homme ; et si l’amour de soi n’est pas étroitement lié à l’amour des semblables, cette ambition, qui eût pu triompher de tout à l’état de dévouement, souffre, s’aigrit, et menace de succomber à chaque pas lorsqu’elle reste à l’état d’égoïsme. L’amour, qui étend cet égoïsme à deux êtres fondus en un seul, ne suffit point pour le légitimer. Il est beau et divin comme moyen, comme secours et comme égide ; il est petit et malheureux comme but et comme unique fin.
Le Corinthien n’était point égoïste, dans l’acception mesquine et laide qu’on donne à ce vice. Comme ami, il était tendre et dévoué ; comme compagnon, il s’était toujours montré serviable et généreux ; comme amant, il n’était ni ingrat ni superbe ; il restait respectueux et repentant dans son cœur à l’égard de la Savinienne. Mais son âme était plus impétueuse que forte, son souffle plus avide que puissant. Il portait dans son sein toutes les dangereuses curiosités, tous les insatiables désirs de la jeunesse. Ce fut donc un malheur pour lui de rencontrer l’amour de Joséphine au milieu du développement de son être, et à cette heure de la vie où nous recevons des circonstances une impulsion décisive sans la force nécessaire pour l’apprécier, la diriger ou la combattre. Peut-être le vertueux et solide Pierre Huguenin n’eût-il pas été mieux trempé pour une pareille épreuve. Peut-être n’eût-il pas aimé d’une manière plus exquise, si, au lieu de rencontrer une âme apostolique comme celle d’Yseult, il eût été livré aux mêmes séductions que son ami. Quoi qu’il en soit, le Corinthien se corrompit rapidement dans son bonheur, et la pauvre Joséphine, tout en y portant l’abandon et l’ingénuité de sa douce nature, fut pour lui la pomme fatale qui, du jardin céleste de l’adolescence, devait l’envoyer en exil sur le désert aride de la vie positive.
Un orage avait renversé la volière du parc réservé. Yseult parut tenir extraordinairement à ses oiseaux, et demanda à Pierre Huguenin de leur construite une nouvelle demeure. Il fit sur-le-champ le dessin d’un joli petit temple en bois et en fil d’archal, qui devait enfermer le bassin et le jet d’eau, avec ses grandes marges de gazon, de roseaux et de mousses pour les oiseaux aquatiques. Des arbustes d’une assez belle taille devaient tenir tout entiers dans cette cage spacieuse ; des plantes grimpantes devaient l’envelopper d’un réseau extérieur de verdure ; enfin un grand parasol de zinc devait préserver de la pluie et du soleil trop ardent les oiseaux délicats des régions étrangères.
L’impatience qu’Yseult témoignait de voir élever ce monument ornithologique engagea le père Huguenin à consentir à ce que son fils et le Berrichon s’y consacrassent pendant quelques jours. Une quinzaine devait suffire à ce travail. Mais il dura bien davantage.
D’abord le Berrichon n’y entendait rien du tout. Il eut beau affirmer que Pierre était plus difficile que de coutume, et déclarer qu’il y avait de l’injustice à lui faire recommencer minutieusement des pièces qu’il avait établies avec tout le soin possible, Pierre lui prouvant avec douceur, mais avec persévérance, que cet ouvrage était trop délicat pour lui, l’employa seulement à lui préparer les pièces dans l’atelier, et à courir de tous les côtés pour lui faire cent commissions par jour. Il l’envoya trois fois à la ville voisine pour lui chercher du fil de fer. Le premier était trop fin, le second trop gros, le troisième n’était ni assez fin ni assez gros. Du moins, c’était ainsi que le Berrichon dans son naïf mécontentement, racontait la chose au Corinthien, au grand divertissement de celui-ci. C’est que, lorsque la Clef-des-cœurs assistait Pierre tout le jour, mademoiselle de Villepreux ne venait examiner l’ouvrage qu’une ou deux fois ; et quand Pierre était seul, elle y venait trois ou quatre fois, et restait plus longtemps. Elle n’était pas seule dans les commencements. La marquise ou son père l’accompagnait, et presque toujours le jardinier était dans le parterre. Mais peu à peu elle s’habitua à venir seule, et à rester, même après le coucher du soleil et le départ du jardinier. Pierre voyait bien qu’elle commençait à s’affranchir, sans y prendre garde, de ce joug des convenances auquel jusque-là elle s’était aveuglément soumise. Il lui en avait su gré alors ; car il avait compris qu’elle ne le traitait pas comme une chose, mais comme un homme, et que cette chaste réserve témoignait, non de la méfiance, mais une sorte de respect pour sa position : c’était comme une longue et délicate réparation qu’elle lui avait donnée du mot mémorable de la tourelle. Mais lorsqu’elle oublia ce parti pris, et ne craignit plus de rester seule avec lui dans le parc réservé, il lui en sut encore plus de gré ; car c’était la marque d’une sainte confiance et d’une tranquillité d’âme presque fraternelle. Pierre, loin de souffrir de ces relations calmes et pures, les bénissait et les chérissait, n’en rêvant pas d’autres, et n’aspirant pas au bonheur dangereux qui enfiévrait le Corinthien. Il aimait trop pour désirer. Yseult lui apparaissait comme un être céleste qu’il aurait craint de profaner en effleurant seulement les plis de sa robe. Il tremblait bien de tout son corps en la voyant venir du fond de l’allée, et sa main pouvait à peine alors soutenir le poids du maillet ou du ciseau. Lorsqu’il l’entendait nommer, une rougeur brûlante montait à son visage ; et si parfois les songes de la nuit lui apportaient son fantôme à travers un délire involontaire, une sorte de honte douloureuse penchait son front le lendemain, et tenait ses yeux baissés devant elle. Mais lorsqu’elle lui adressait la parole, elle remuait toute son âme, et la faisait remonter à ces hautes régions de l’enthousiasme, où il n’y a plus ni trouble ni terreurs, parce qu’il y a le sentiment d’un hymen intellectuel légitime autant qu’indissoluble.
Personne ne songeait à incriminer ces relations, ou plutôt personne ne les avait remarquées. On savait que le comte avait élevé sa fille dans des idées et des habitudes d’une certaine égalité avec tout le monde. D’ailleurs les allures d’indépendance qu’il lui avait données et qui avait fait d’elle une personne si naturelle et si calme, écartaient toute supposition fâcheuse. Les serviteurs, aussi bien que les voisins, avaient un respect ou une indifférence d’instinct pour cette humeur grave et solitaire qu’ils ne comprenaient pas, et qu’ils attribuaient à une langueur organique. Sa pâleur faisait dire d’elle, depuis qu’elle était au monde : « Cet enfant ne vivra pas. » Et pourtant elle n’avait jamais été malade ; mais comme elle n’avait point eu la gaieté impétueuse de l’enfance, on ne supposait pas que ses passions dussent jamais prendre l’essor, et qu’ayant oublié d’être petite fille elle pût s’aviser d’être femme. Telle était l’opinion de ceux qui l’avaient vue naître et se développer. Quant à ceux qui, ne la connaissant point, ils auraient volontiers bâti sur son compte de plus beaux romans, selon eux, qu’une intrigue avec un garçon menuisier.
Il arriva qu’à la fête du village Pierre entendit quelques paroles indiscrètement curieuses à ce sujet, et ne put se défendre de les relever. Le lendemain, tandis qu’il travaillait à la volière, Yseult vint, comme de coutume, jouer avec son chevreuil apprivoisé qui vivait dans le parc réservé, et donner la becquée à ses jeunes oiseaux qu’elle élevait dans des cages provisoires. Puis elle prit son livre, et fit quelques tours le long de ses plates-bandes ; et enfin elle revint auprès de Pierre, à qui elle avait souhaité seulement le bonjour, et se décida à entamer la conversation. Pierre voyait bien qu’il y avait quelque chose d’insolite dans sa manière d’être : car elle avait l’habitude de l’aborder plus ouvertement, de lui demander des nouvelles de son père et de lui raconter les nouvelles des journaux, tandis qu’il l’aidait à détacher le chevreuil ou à refermer les cages. – Maître Pierre, lui dit-elle en souriant avec finesse, j’ai aujourd’hui une fantaisie ; c’est de savoir ce qu’on dit de moi dans le pays. – Comment pourrais-je vous l’apprendre, mademoiselle ? répondit Pierre, surpris et intimidé de cette demande. – Oh ! vous le pouvez très bien, reprit-elle avec enjouement, car vous le savez ; et il paraît même que vous avez la bonté d’être mon champion quelquefois. Julie a raconté à ma cousine que vous aviez réduit au silence, hier, sous la ramée, deux jeunes gens qui parlaient de moi assez singulièrement. Mais son récit était si bien tourné que madame des Frenays n’y a presque rien compris. Ne pourriez-vous pas me dire tout simplement ce que l’on disait de moi, et à quel propos vous vous êtes déclaré mon défenseur ? – Je dois peut-être vus demander pardon de l’avoir fait, répondit Pierre avec embarras ; car il est des personnes tellement au-dessus des atteintes de la sottise, que c’est presque les outrager que de les défendre. – C’est égal, reprit mademoiselle de Villepreux, je sais que vous avez plaidé ma cause avec zèle, et j’en suis reconnaissante ; mais je veux savoir de quoi j’étais accusée. Vraiment, ne refusez pas de contenter ma curiosité.
Pierre était de plus en plus troublé, et ne savait comment raconter l’affaire. Yseult insistait avec une gaieté de sang-froid qui lui était propre, et, pour mieux écouter, venait de s’asseoir posément sur une chaise rustique avec un certain air moitié sœur, moitié reine, qu’elle seule au monde savait conserver dans les moindres actes de sa vie. Forcé dans ses derniers retranchements, et sentant bien qu’il lui devait rendre compte de sa conduite dans une circonstance où il avait publiquement parlé d’elle, il s’arma de résolution ; et, tâchant d’être gai, quoiqu’il tremblât et souffrît mille tortures, il lui raconta ainsi l’anecdote de la veille : – J’étais assis sous la ramée avec le Corinthien et quelques autres de mes amis, lorsque plusieurs jeunes gens, clercs de notaire ou fils de fermiers des environs, sont venus boire de la bière à côté de nous. Ils nous ont adressé la parole les premiers, et, après beaucoup de questions oiseuses, ils nous ont demandé si les jeunes dames du château dansaient dans les fêtes du village, et si l’on pouvait les inviter. Vous veniez de passer près de la ramée avec M. le comte et madame la marquise des Frenays. Le Corinthien a pris sur lui de répondre que vous ne dansiez ni l’une ni l’autre. Je ne sais s’il a bien fait, et s’il n’eût pas été mieux de dire qu’il n’en savait rien. C’est du moins là ce que j’aurais répondu à sa place. Un de ces messieurs a dit alors que madame des Frenays dansait tous les dimanches dans la garenne avec les paysans, qu’il en était bien sûr, et même qu’on lui avait dit qu’elle dansait à ravir. Le Corinthien n’aimait pas la figure de ce monsieur ; il est certain qu’il avait le ton assez impertinent, et que, chaque fois qu’il mettait son coude sur la table, il dérangeait notre nappe et faisait tomber quelque chose. Le Berrichon avait ramassé son couteau trois fois, et il perdait patience encore plus que le Corinthien. Et comme ce monsieur, qui est, je crois, un maquignon, insistait toujours sur le même point, et disait qu’Amaury lui avait mal répondu, le Berrichon s’est mêlé de la conversation, et a prétendue que, si la marquise dansait avec les gens du village, ce n’était pas une raison pour danser avec des étrangers… Mais vraiment je ne vois pas, mademoiselle, en quoi cette histoire peut vous intéresser.
– Elle m’intéresse beaucoup, au contraire, et je vous supplie de continuer, dit Yseult. Et, comme Pierre hésitait, elle ajouta pour l’aider : – Ces beaux messieurs on dit alors que, si nous ne dansions pas avec les étrangers, c’est que nous étions des bégueules impertinentes… Allons, dites tout ; vous voyez bien que cela m’amuse et ne peut me fâcher.
– Eh bien, soit ! Ils ont dit cela, puisque vous voulez absolument le savoir.
– Et ils ont dit encore autre chose ?
– Je ne m’en souviens pas.
– Ah ! vous me trompez, maître Pierre ! Ils ont dit de moi en particulier que j’avais tort de faire la princesse, car on savait bien mon histoire.
– Cela est vrai, dit Pierre en rougissant.
– Mais je voudrais la savoir, moi, mon histoire ! Voilà ce qui m’intéresse, et ce que jamais cette sotte de Julie n’a voulu dire à ma cousine !
Pierre était au supplice. L’histoire l’intéressait bien plus qu’Yseult. Que n’eût-il pas donné pour savoir la vérité ! L’occasion se présentait enfin de la connaître d’après les réponses de mademoiselle de Villepreux, ou de la deviner d’après sa contenance ; mais il lui semblait qu’en articulant le fait il laisserait voir l’agitation de son cœur, et que son secret viendrait sur ses lèvres ou dans ses yeux. Enfin il prit son parti avec un courage désespéré. – Eh bien, puisque vous exigez que je le répète, dit-il, ils ont prétendu que vous aviez voulu vous marier avec un jeune savant qui était précepteur de monsieur votre frère, que ce jeune homme avait été chassé honteusement, et que vous aviez failli en mourir de chagrin…
– Et que, sans cette catastrophe, reprit Yseult, qui écoutait avec un sang-froid terrible, j’aurais conservé ce teint de lis et de roses qu’on voit briller sur les joues de ma cousine ?
– Ils ont dit quelque chose comme cela.
– Et qu’avez-vous répondu à ce dernier chef d’accusation ?
– J’aurais pu leur répondre que je vous avais vue à l’âge de cinq ou six ans, et que vous étiez pâle comme aujourd’hui ; mais je n’ai pas songé à nier l’effet, occupé que j’étais de nier la cause.
– Est-ce que vous vous souvenez vraiment de m’avoir vue enfant, maître Pierre ?
– La première fois que vous vîntes ici, vous aviez les cheveux courts comme un petit garçon, mais aussi noirs que vous les avez aujourd’hui ; vous portiez toujours une robe blanche et une ceinture noire, à cause du deuil de votre père ; vous voyez que j’ai une bonne mémoire.
– Et moi, je me souviens que vous m’avez apporté deux ramiers dans une cage, et que vous aviez fait cette cage vous-même. Je vous donnai un livre d’images, un abrégé d’histoire naturelle.
– Que j’ai encore !
– Oh ! vraiment ? Mais voilà une digression qui ne me fera pas perdre de vue ce que je voulais savoir. Qu’avez vous répondu à ces messieurs ?
– Qu’ils ne savaient ce qu’ils disaient, et qu’il y avait peu d’invention dans leurs romans.
– Et alors ils se sont fâchés ?
– Un peu. Mais quand ils ont vu que nous n’avions aucune peur, ils ont quitté la table en disant que le tort était de leur côté, parce que, quand on s’assied auprès des manants, on doit s’attendre à quelque éclaboussure. Si je n’avais retenu de force le Berrichon, je crois qu’il aurait fallu se battre. J’eusse été au désespoir que pareille chose arrivât par suite d’une conversation où vous aviez été nommée.
Yseult sourit d’un air de remerciement, et garda le silence pendant quelques instants. Tout ce que Pierre souffrit dans l’attente de ses réflexions est impossible à exprimer. Enfin, elle prit la parole et lui dit d’un air sérieux : – Voyons, maître Pierre, pourquoi étiez-vous indigné de l’accusation portée contre moi ? Le fait d’avoir voulu me marier avec un petit précepteur vous paraît-il si honteux et si criminel qu’il fallût, pour le nier, s’exposer à faire un mensonge ?
Pierre pâlit et ne répondit point. Il n’écoutait nullement la question pleine de clarté qui lui était adressée ; il ne songeait qu’à cette passion dont on semblait lui faire l’aveu ; et qui le précipitait du ciel en terre.
– Allons, reprit mademoiselle de Villepreux, il faut me répondre, maître Pierre. Je tiens à ma réputation, voyez-vous, et je désire l’établir clairement dans l’esprit des personnes que j’estime. Pourquoi avez-vous nié que j’eusse aimé un professeur de latin ? Dites !
– Je ne l’ai pas nié. J’ai dit simplement que toute espèce de supposition sur certaines personnes était impertinente et déplacée de la part de certaines gens.
– Cela est bien aristocratique, monsieur Pierre ; je ne vais pas si loin que vous : je suis, vous le savez, pour la liberté de la presse, pour le libre vote, pour la liberté de conscience, pour toutes les libertés publiques. Il y aurait donc inconséquence à demander une exception en ma faveur.
– J’ai eu tort sans doute de le prendre sur ce ton ; mais ce serait à recommencer que je ne serais pas plus sage. Votre nom me faisait mal dans la bouche de ces bavards grossiers.
– Eh bien, je vous absous ; mais c’est à la condition que vous allez me dire ce que je vous demandais tous à l’heure. En quoi blâmez-vous…
– Mon Dieu, je ne blâme rien ! s’écria Pierre, à qui ce jeu faisait saigner le cœur. Si vous avez le projet de vous marier avec un savant, je trouve cela tout aussi orgueilleux que de vouloir épouser un général, un duc ou un banquier.
– Ainsi vous ne seriez pas mon défenseur en pareille circonstance ? Vous m’accuseriez, au contraire ?
– Vous accuser, moi ? jamais ? Vous avez bien assez de grandes choses dans l’âme pour qu’on vous pardonnât, s’il le fallait, quelque petit travers d’esprit.
– Eh bien, j’aime votre réponse, et j’aime votre jugement sur mon Odyssée avec le professeur. Cela me paraît vu de plus haut que ne pourrait le faire aucune des personnes que je connais. Il est étrange, maître Pierre, que, n’ayant jamais vu ce qu’on appelle le monde, vous le compreniez mieux que les gens qui le composent. En vous appuyant sur la logique pure et sur la sagesse absolue, vous avez démasqué une grande erreur à laquelle se laissent prendre la plupart des hommes et des femmes de ce temps-ci.
– Puis-je vous demander laquelle ? car il paraît que j’ai fait de la prose sans le savoir.
– Eh bien, voici. Les romans sont à la mode. Les femmes du monde en lisent, et puis elles les mettent en action le plus qu’elles peuvent, et rien de tout cela n’est romanesque. Il n’y a pas une seule véritable affection sur mille aventures qu’on attribue à l’amour le plus exalté. Ainsi on voit des enlèvements, des duels, des mariages contrariés par les parents et contractés au grand scandale de l’opinion ; on voit même des suicides, et dans tout cela il n’y a plus de passion que je n’en ai eu pour le professeur de mon frère. La vanité prend toutes les formes ; on se perd, on se marie ou l’on se tue pour faire parler de soi. Croyez-moi, les vraies passions sont celles qu’on renferme ; les vrais romans sont ceux que le public ignore ; les vraies douleurs sont celles que l’on porte en silence et dont on ne veut ni être plaint ni consolé.
– Il n’y a donc rien de vrai dans l’histoire du précepteur ? dit Pierre avec une naïve anxiété qui fit sourire mademoiselle de Villepreux.
– Si elle s’était passée comme on la raconte, reprit-elle, je vous réponds qu’on ne la raconterait pas. Car si j’avais eu de l’inclination pour ce jeune homme, il serait arrivé de deux choses l’une : ou il eût été digne de moi, et mon grand-père n’eût pas contrarié mon choix ; ou je me serais trompée, et mon grand-père n’eût fait ouvrir les yeux. Dans ce dernier cas, j’aurais eu, je crois, la force de ne montrer ni fausse honte ni désespoir ridicule, et l’on n’aurait pas eu le plaisir de voir pâlir mon teint. Mais, comme il y a toujours quelque chose de réel au fond de toutes les inventions humaines, il faut que je vous dise ce qu’il y a de vrai dans ce roman. Mon frère avait effectivement un professeur de latin et de grec, qui n’était pas très fort, à ce qu’on assure, sur son grec et son latin, mais qui l’était bien assez, puisque mon frère était résolu à n’apprendre ni l’un ni l’autre. J’avais quatorze ans tout au plus, et de temps en temps, par pitié pour ce pauvre professeur qui perdait son temps chez nous, je prenais la leçon à la place de Raoul ; au bout d’un an, j’en savais un peu plus que mon maître, ce qui n’était pas beaucoup dire.
Un beau jour, je remarquai que, tout en mangeant de fort bon appétit, il faisait de gros soupirs toutes les fois que je lui offrais de quelque plat. Je lui demandai s’il était souffrant ; il me répondit qu’il souffrait horriblement, et je me mis à le questionner sur sa santé, sans me douter qu’il venait de me faire une déclaration. Je trouvai le lendemain dans mon rudiment un singulier billet, tout rayé de points d’exclamation ; et je le portai à mon grand-père, qui en rit beaucoup, et me recommanda de ne pas laisser deviner que je l’eusse reçu. Il eut un assez long entretien avec le professeur, et le lendemain celui-ci avait disparu. Je ne sais quelle femme du monde ou quelle femme de chambre inventa un scandale domestique, le renvoi brutal et humiliant du professeur et mon désespoir. Le fait est que mon grand-père avait confié à ce jeune homme une petite mission politique en Espagne, dont il s’acquitta aussi bien qu’un autre, et qu’à son retour il fut reçu dans la maison avec autant de bienveillance que s’il ne se fût jamais rien passé qui eût dû l’en faire bannir. Il ne fut jamais question du billet entre nous, et il n’en écrivit plus.
Le 3 novembre de cette même année 1823, c’est-à-dire environ deux mois après l’aventure du Corinthien et de la marquise, on célébra la fête du comte de Villepreux. Plusieurs personnes des environs furent invitées à dîner. Beaucoup d’autres vinrent rendre hommage au patriarche du libéralisme de Loir-et-Cher. Le comte n’était pas très flatté de ces ovations domestiques. Heureusement il avait un auxiliaire puissant dans la personne de Joséphine. L’amante du Corinthien avait fait ce jour-là une toilette ravissante et elle était d’une beauté à faire tourner la tête à tous les partis. Le comte la mit en relief en la priant de chanter quelque chanson du pays, suivant le vieil usage campagnard et à la manière des pastourelles de la lande. Joséphine, élevée aux champs, ayant une jolie voix et des instincts particuliers de mimique, chantait ces ballades naïves d’une manière très piquante et avec beaucoup de gentillesse. Elle se fit bien prier, mais enfin elle céda. Dès ce moment on ne s’occupa plus que de la séduisante marquise. Les jeunes royalistes, que l’on avait eu soin de placer autour d’elle, se disputèrent ses réponses, ses regards, ses sourires, et jusqu’aux fruits et bonbons que sa main avait touchés. Quand on passa au salon, il s’y trouva un violon ; Raoul savait jouer des contredanses. Le comte pria sa fille de se mettre au piano, et en un instant le bal fut organisé. Pierre Huguenin avait été prié de venir prêter son aide, et on avait été chercher, pour faire nombre (car il y avait peu de dames), la fille de l’adjoint et celles des fermiers qui avaient d’assez belles toilettes pour des dames de village.
En montant des meubles dans le cabinet de la tourelle, Pierre, conduit par Yseult, ne put se défendre d’une émotion que celle-ci aperçut et partagea.
– Cette pièce vous rappelle, ainsi qu’à moi, lui dit-elle avec candeur, un souvenir pénible ; je voudrais l’effacer. Ne vous souvenez-vous pas d’une certaine gravure que vous aviez acceptée et que vous avez méprisée ensuite ? Elle est toujours là ; et tant qu’elle y sera je croirai que nous ne sommes pas bien réconciliés.
– Donnez-la-moi bien vite, répondit Pierre. Il y a longtemps que je me reproche de ne pas oser la réclamer !
– Tenez, la voici, dit Yseult ; et en même temps voici un jouet d’enfant que vous allez recevoir de moi comme un souvenir d’amitié et un gage d’union politique.
– Qu’est-ce donc que cela ? dit Pierre en examinant un superbe poignard admirablement ciselé qu’elle lui présentait ; à quoi cela pourrait-il me servir ? Ce n’est pas un instrument de menuiserie, que je sache.
– C’est une arme de guerre civile, répondit-elle.
– Savez-vous, dit Pierre en retournant le poignard dans sa main et en l’examinant avec une sorte de tristesse, qu’il y a chez nous autres une superstition à propos de ces choses-là ? Le don d’un instrument à lame tranchante coupe l’amitié, suivant les uns, et porte malheur, suivant les autres, à celui qui l’a reçu ou à celui qui l’a donné.
– Je ne crois pas à cela, quoique ce soit une idée poétique.
– Ni moi non plus, et pourtant… Mais qu’est-ce que ce chiffre gravé à jour sur la lame ?
– C’est le vôtre à présent. Autrefois ce fut celui d’un de mes ancêtres auquel ce poignard appartint. Il se nommait Pierre de Villepreux ; n’est-ce pas ainsi que vous vous nommez aussi quand vous réunissez votre nom de baptême à votre nom de compagnon ?
– Il est vrai, dit Pierre en souriant ; avec cette différence que vos ancêtres donnèrent leur nom au village, et que le village me l’a cédé.
– Vos ancêtres étaient serfs, et les miens soldats ; c’est-à-dire que vous sortez des opprimés, et moi des oppresseurs. J’envie beaucoup votre noblesse, maître Pierre.
– Ce poignard est trop beau pour moi, dit-il en le replaçant sur la table ; on me demanderait par moquerie où je l’ai volé ; et puis vraiment, je suis peuple, je porte le joug de la superstition. Je ne peux me défendre d’une idée sombre devant cette arme tranchante. Décidément, je n’en veux pas. Donnez-moi quelque autre chose.
– Choisissez, dit Yseult en lui ouvrant toutes ses armoires.
– Mon choix sera bientôt fait, dit Pierre. Il y a, dans un volume de votre Bossuet, une petite croix de papier découpé, avec des ornements grecs du Bas-Empire qui sont d’un goût charmant.
– Eh ! mon Dieu, êtes-vous donc sorcier ? Comment savez-vous cela ? Je ne le sais pas moi-même. Il y a deux ans que je n’ai pas ouvert mon Bossuet.
Pierre prit le volume, l’ouvrit, et lui montra la petite croix, dont il avait eu bien envie autrefois, et qu’il avait respectée.
– Comment savez-vous que c’est moi qui l’ai faite ? dit-elle.
– Votre chiffre est découpé à jour en lettres gothiques dans un des ornements.
– C’est la vérité. Eh bien, prenez-la donc. Mais qu’en ferez-vous ?
– Je la cacherai, et je la regarderai en secret.
– Voilà tout ?
– C’est bien assez.
– Vous attachez à cela quelque idée philosophique ; vous préférez cet emblème de miséricorde à l’emblème de vengeance que je vous avais destiné.
– C’est possible ; mais je préfère surtout ce morceau de papier découpé par vous sous l’influence d’une idée calme et religieuse, à ce riche poignard qui a servi peut-être d’instrument à la haine.
– Maintenant, me direz-vous, maître Pierre, comment vous connaissez si bien mon cabinet et mes livres, et jusqu’aux petites marques qui s’y trouvent ? À moins que vous n’ayez le don de seconde vue, tout me porte à croire que vous avez lu ici.
– J’ai lu tout ce qui est ici, répondit Pierre ; et il fit sa confession, sans omettre les soins recherchés qu’il avait pris pour ne rien gâter dans le cabinet et pour ne pas ternir même les marges des livres. Ces scrupules firent sourire Yseult. Elle fit plusieurs questions sur l’effet que ces lectures avaient produit en lui, lui demanda dans quel ordre il les avait faites, et quelles impressions il en avait reçues. En écoutant ses réponses, elle s’expliqua beaucoup de choses qu’elle n’avait pas comprises en lui auparavant, et fut frappée de la droiture de jugement avec laquelle, sans autre lumière que celle d’une conscience rigide et d’un cœur plein de charité, il réfutait l’erreur et confondait l’orgueil des savants de ce monde, n’admirant chez les poètes et les philosophes que ce qui est vraiment grand et éternellement beau, ne croyant de l’histoire que ce qui est d’accord avec la logique divine et la dignité humaine, s’élevant enfin, par sa grandeur innée, au-dessus de toutes les grandeurs décernées par le jugement des hommes. Elle fut entièrement subjuguée, attendrie, saisie de respect, remplie de foi, et en même temps d’une sorte de honte, comme il arrive lorsqu’on découvre qu’on a protégé ingénument un être supérieur à toute protection. Assise sur le bord d’une table, les yeux baissés, l’âme pénétrée de ce sentiment que les chrétiens ont défini componction, elle garda le silence longtemps après qu’il eut parlé.
– Je vous ai fatiguée, ennuyée peut-être, lui dit Pierre intimidé par cette apparence de froideur ; vous m’avez laissé parler, et je me suis oublié… Je dois vous sembler plus présomptueux dans mes idées que ce bon M. Lefort…
– Pierre, répondit Yseult, je me demande depuis un quart d’heure si je suis digne de votre amitié.
– Vous raillez-vous de moi ? s’écria Pierre avec simplicité ; non, ce n’est pas là l’idée qui vous absorbe, c’est impossible.
Yseult se leva. Elle était plus pâle qu’elle ne l’avait jamais été, ses yeux brillaient d’un feu mystique. La lueur de la lampe à chapiteau vert qui éclairait la tourelle répandait sur son visage un ton vague et flottant qui lui donnait l’apparence d’un spectre. Elle semblait agir et parler dans la fièvre, et pourtant son attitude était calme et sa voix ferme. Pierre se souvint de la sibylle qu’il avait vue en rêve, et il eut une sorte de frayeur.
– L’idée qui m’absorbe ? lui dit-elle en le regardant avec une fixité qui annonçait une volonté inébranlable ; si je vous la disais aujourd’hui, vous n’y croiriez pas. Mais je vous la dirai quelque jour et vous y croirez. En attendant, priez Dieu pour moi, car il y a dans ma destinée quelque chose de grand, et je ne suis qu’une pauvre fille pour l’accomplir.
Elle se hâta de ranger son cabinet avec beaucoup d’exactitude, quoiqu’elle eût l’air d’être ravie par la pensée dans un autre monde. Puis elle sortit, et traversa l’atelier sans dire un mot à Pierre, qui la suivait en lui portant son bougeoir. Quand elle fut au seuil de la porte qui donnait dans le parc, elle lui répéta encore : « Priez pour moi » ; et, reprenant sa bougie, elle l’éteignit, et disparut devant lui comme un fantôme qui se dissipe. Qu’avait-elle voulu dire ? Pierre n’osait chercher le sens de ses paroles. Oui, se disait-il, la voilà comme dans mon rêve, parlant par énigmes, et me montrant dans l’avenir quelque chose que je ne comprends pas. Il se sentit pris de vertige, et pressa son front dans ses mains, comme s’il eût craint qu’il vînt à éclater.
Ne pouvant résister à l’agitation qui était en lui, entraîné comme par l’aimant, il se glissa dans l’ombre sur les traces de mademoiselle de Villepreux, afin de la voir plus longtemps flotter devant lui comme une pâle vision, ou du moins de respirer l’air qu’elle venait de traverser. Il arriva ainsi jusqu’au gazon découvert qui s’étendait devant la façade du château ; et, s’arrêtant dans les derniers massifs, il la vit rentrer dans le salon. Le temps étant magnifique et la danse fort animée, on avait ouvert les croisées, et, de sa place, Pierre pouvait voir passer la valse et voltiger la marquise, entourée d’adorateurs, parmi lesquels se trouvaient des jeunes gens de bonne maison dont les façons galantes étaient mêlées de cette légère dose d’impertinence qui plaît aux femmelettes. Joséphine était enivrée de son succès ; il y avait longtemps qu’elle n’avait eu l’occasion d’être belle et qu’elle ne s’était vue admirée ainsi. Elle était comme un phalène qui tourne et folâtre autour de la lumière. Yseult, pour reposer les personnes qui avaient joué tour à tour du violon, se remit au piano. Pierre se plaça de façon à la voir. Ses yeux nageaient comme dans une sorte de fluide, où d’autres images que celles de la réalité semblaient se dessiner devant elle. Elle jouait avec beaucoup de nerf et d’action ; mais ses mains couraient sur le clavier sans qu’elle en eût conscience.
Raoul sortit pour prendre l’air avec un de ses amis. Pierre l’entendit qui disait : – Regarde donc ma sœur ; ne dirait-on pas un automate ?
– Est-ce qu’elle ne rit jamais plus que cela ? reprit son interlocuteur.
– Guère plus. C’est une fille d’esprit, mais une tête de fer.
– Sais-tu qu’elle me fait peur avec ses yeux fixes ? Elle a l’air d’une figure de marbre qui se mettrait à jouer des sarabandes.
– Je trouve, moi, qu’elle à l’air de la déesse de la Raison, répondit Raoul d’un ton railleur, et qu’elle joue des contredanses sur le mouvement de la Marseillaise.
Ces jeunes gens passèrent, et presque aussitôt Pierre vit quelqu’un qui errait en silence autour du gazon, et dont la marche entrecoupée trahissait l’agitation intérieure. Lorsque cet homme se trouva près de lui, il reconnut le Corinthien, et, sortant doucement de sa retraite, il le saisit par le bras. – Que fais-tu ici ? lui dit-il, car il comprenait bien sa peine secrète ; ne sais-tu pas que ce n’est pas là ta place, et que, si tu veux regarder, il ne faut pas qu’on te voie ? Allons, viens : tu souffres, et tu ne peux ici rien changer à ton sort !
– Eh bien ! dit le Corinthien, laisse-moi m’abreuver de ma souffrance. Laisse-moi me dessécher le cœur à force de colère et de mépris.
– De quel droit mépriserais-tu ce que tu as adoré ? Joséphine était-elle moins coquette, moins légère, moins facile à entraîner, le jour où tu as commencé à l’aimer ?
– Elle ne m’appartenait pas alors ! Mais à présent qu’elle est à moi, il faut qu’elle soit à moi seul, ou qu’elle ne soit plus rien pour moi. Mon Dieu ! avec quelle impatience j’attends le moment de le lui dire !… Mais ce bal ne finira pas ! Elle va danser toute la nuit, et avec tous ces hommes. Quel horrible abandon de soi-même ! La danse est ce que je connais de plus impudique au monde chez ces gens-là. Mais vois donc, Pierre ! regarde-la. Ses bras sont nus, ses épaules sont nues, son sein est presque nu ! Sa jupe est si courte qu’elle laisse voir à demi ses jambes, et si transparente qu’on distingue toutes ses formes. Une femme du peuple rougirait de se montrer ainsi en public ; elle craindrait d’être confondu avec les prostituées ! Et maintenant la voilà qui passe toute haletante des bras d’un homme aux bras d’un autre homme qui la presse, qui la soulève, qui respire son haleine, qui froisse encore sa ceinture déjà flétrie, et qui boit la volupté dans ses regards. Non ! je ne puis pas voir cela plus longtemps. Allons-nous-en, Pierre, ou bien entrons dans ce bal, brisons ces lustres, renversons tous ces meubles, mettons en fuite tous ces damerets, et leurs femmes verront comme ils savent les défendre des outrages de la populace !
Pierre vit que l’exaspération de son ami ne pouvait plus être contenue ; il l’entraîna loin du château, et réussit à le ramener chez lui. Là ils trouvèrent une lettre timbrée de Blois dont la vue fit tressaillir le Corinthien. Elle était adressée à Pierre, qui lui en fit part aussitôt.
« Mon cher Pays (écrivait le Dignitaire), je vous annonce que la Société du Devoir de liberté quitte cette résidence, et que Blois cesse de faire partie de nos villes de Devoir. Les persécutions que nous avons eu à souffrir de la part des autres sociétés nous ont causé de tels dégoûts, que nous préférons l’abandon de nos droits à une guerre interminable. Cette résolution ayant été prise d’un commun accord, nous sommes à la veille de nous disperser. » Ici le Dignitaire entrait dans les détails relatifs à la société, et racontait les divers motifs de cette résolution. Puis il faisait un retour sur ses affaires particulières, et annonçait à son ex-collègue que la Savinienne, forcée de renoncer à tenir son auberge, qui n’était achalandée que par les Gavots dont elle était Mère, avait pris le parti de quitter son commerce et de vendre sa maison. « J’aurais pensé, mon cher Pays, disait-il, que je serais consulté sur cette affaire. Comme ami de feu Savinien, et comme dévoué aux intérêts de sa veuve plus qu’aux miens propres, je me flattais d’être son conseil et son guide dans une telle occasion. Eh bien, elle a agi autrement. Elle a fait mettre son établissement en vente sous mon nom, déclarant devant la loi que ce n’était point la propriété de ses enfants, mais la mienne, parce que j’en avais fourni les fonds et qu’ils ne m’étaient point remboursés. Et quand je lui ai fait des reproches, elle m’a répondu que c’était son devoir d’agir ainsi, et qu’elle ne voulait pas me tromper plus longtemps, son intention étant de ne point se remarier. Villepreux, elle m’a dit que vous connaissiez ses raisons, et qu’elle vous avait confié tout ce qui s’était passé entre moi et son mari à l’article de la mort. Je ne vous demande rien, mon cher Pays, j’en sais bien assez. Quand on a le malheur de n’être pas aimé, on doit savoir souffrir, et ne pas descendre à la plainte. Si je vous écris, c’est pour un autre motif. Je vois bien que la Mère à l’intention de quitter Blois, et je pense qu’elle cherche à s’établir de votre côté. Mais je crois qu’elle est sans ressource, quoiqu’elle m’assure avoir quelques économies. Elle se fait un point d’honneur de ne pas rester endettée avec un homme qu’elle refuse de prendre pour mari. Mais c’est une fierté mal entendue, et qu’elle n’a pas le droit de me témoigner. Je n’ai rien fait pour être méprisé ainsi, et traité comme un créancier. Je saurai me résigner à cet affront ; apparemment j’ai commis quelque faute dont il plaît Dieu de me punir en m’envoyant beaucoup de chagrin. Mais je ne me soumettrai pas à voir cette femme, que son mari m’avait confiée, tomber dans la misère avec ses enfants. Je sais, pays Villepreux, que vous n’êtes pas riche, sans quoi je ne me mettrais pas en peine. Je sais aussi qu’une personne sur laquelle on compte sans doute n’a rien que son travail et son talent, et que ce n’est pas assez pour soutenir une famille. Je viens donc vous prier instamment de vous enquérir de la position de la Mère, et de lui rendre tous les services dont elle aura besoin. Vous pouvez disposer de tout ce que j’ai, pourvu qu’elle ne le sache pas ; car l’idée de la faire souffrir et de l’humilier par mon attachement me fait souffrir et m’humilie moi-même. Adieu, mon cher Pays. Vous ne devez pas trouver mauvais que je vous parle succinctement de toutes ces choses, et vous devez comprendre que cela ne m’est pas facile. Avec le temps, je serai plus raisonnable, s’il plaît à Dieu.
Il me reste à vous embrasser.
Votre ami et pays sincère,
Romanet le Bon-Soutien D. G. T. de Blois. »
La simplicité de cette rédaction, jointe à l’idée que Pierre se faisait, avec raison, de la profonde douleur du Bon-Soutien, l’impressionna tellement, qu’il sentit couler ses larmes.
– Amaury, Amaury ! s’écria-t-il, que nous sommes petits, nous autres, avec nos lectures et nos phrases, devant une telle force d’âme et une générosité si peu emphatique ! Avec le temps je serai plus raisonnable, s’il plaît à Dieu ! Il croit manquer de courage à l’heure où il en montre un sublime ! Hommes de peu de foi que nous sommes, nous ne saurions pas souffrir avec cet héroïsme. Nous nous répandrions en plaintes, en murmures ; nous aurions de la colère, de la haine et des idées de vengeance…
– Tais-toi, Pierre, je te comprends de reste, s’écria le Corinthien en relevant la tête qu’il avait tenue cachée dans ses mains pendant la lecture de la lettre. C’est pour moi que tu dis tout cela ; car toi, tu es aussi vertueux que Romanet, et tu serais aussi calme que lui dans le malheur. Mais si c’est pour me rattacher à la marquise que tu vantes le pardon des injures, tu n’y réussis nullement ; les nouvelles que contient cette lettre bouleversent tous mes projets et renouvellent toutes mes idées. Que s’est-il donc passé dans l’esprit de la Savinienne ? Que signifie aujourd’hui sa conduite ? Que veut-elle faire ? Sur quoi compte-t-elle ? Je veux savoir tout cela. Tu dois avoir reçu une lettre d’elle, et tu ne me l’as pas montrée. Je veux la voir.
– Tu ne la verras pas, répondit Pierre. Non, non ! l’amant de la marquise des Frenays ne lira pas les nobles plaintes de la Savinienne. Qu’il te suffise de savoir l’effet de ton silence et du mien ; car je ne lui ai point écrit non plus : je ne pouvais pas la tromper, et je ne voulais pas l’éclairer. Il me semblait toujours que tout n’était pas perdu, et je différais de jour en jour, espérant que tu reviendrais à elle.
– Enfin quel effet a produit ton silence ? Parle !
– Elle a deviné la vérité ; et, se disant qu’elle n’était plus aimée, qu’elle ne l’avait peut-être jamais été, se voyant délaissée, abandonnée à la misère, elle a voulu, du moins, mettre sa conscience en paix, et ne rien accepter davantage du Dignitaire. Je te citerai un seul passage de sa lettre :
« J’ai bien souffert assez longtemps avec Savinien d’avoir un désir dans le cœur. Je ne veux pas souffrir d’un regret toute ma vie avec Romanet ; ce serait tout aussi coupable. Je ne suis pas sans remords pour le passé : je n’en veux plus dans l’avenir. J’aime mieux toute autre espèce de malheur que celui-là. »
– Pauvre sainte femme ! dit le Corinthien d’une voix sombre, et en se levant. Achève ; que voulait-elle faire après avoir rompu avec le Bon-Soutien ?
– Reprendre son ancien état de lingère, et, si tu n’étais pas ici, venir y tenter un établissement. Elle s’est imaginé, d’une part, qu’elle trouverait de l’ouvrage dans ce pays ; et, de l’autre, que tu ne pouvais pas être resté près de moi, puisque tu l’oubliais sans que personne songeât à l’en avertir.
– Son idée est bonne, répondit le Corinthien d’un air préoccupé ; il n’y a point de lingère ici : elle aura la pratique du château… Elle repassera les fichus transparents de la marquise, ajouta-t-il avec une amertume sanglante. Pierre, donne-moi une plume et du papier. Vite !
– Que veux-tu faire ?
– Tu me le demandes ? Écrire à la Savinienne, lui dire que nous l’attendons, que l’un de nous ira la chercher à moitié chemin, tandis que l’autre retiendra et préparera son logement dans le village. Est-ce que ce n’est pas là mon devoir ?
– Sans aucun doute, Amaury ; mais le dépit est un mauvais garant du devoir. J’aimerais mieux que tu écrivisses cette lettre demain, à tête reposée.
– Je veux l’écrire tout de suite.
– Parce que tu sens que demain tu n’en auras plus la force.
– Je l’aurai ; j’écrirai encore demain, et encore après-demain, si tu veux ; j’ai plus de force que tu ne crois.
– Amaury, si tu écris, la Savinienne viendra. Elle croira en toi, et, moi, je ne sais si j’aurai le courage d’en douter assez pour la désabuser. Si elle vient, et qu’elle te trouve aux pieds de la marquise, comment faudra-t-il considérer ta conduite ?
– Comme celle d’un lâche ou d’un fou.
– Prends garde d’être fou. N’écris pas encore…
Le Corinthien écrivit pourtant ; il écrivit dans la nuit, sous l’empire d’une indignation et d’un dégoût profonds pour la marquise. Aussitôt que le jour parut, il courut porter sa lettre à la poste, et elle partit avant que Pierre, vaincu par la fatigue, se fût réveillé.
Pendant plusieurs jours le Corinthien ne revit pas la marquise ; et comme elle n’avait la conscience d’aucun tort envers lui, la coquetterie étant chez elle une seconde nature, sa surprise fut extrême ; mais son chagrin ne fut pas bien profond d’abord. Son enivrement se prolongea jusqu’à une partie de chasse que les amis de Raoul lui avaient proposée et qu’ils arrangèrent pour elle. Yseult tâcha d’abord de l’en détourner, n’aimant pas la voir entrer en relation avec des gens qu’elle croyait antipathiques à son grand-père, et vers lesquels elle ne se sentait portée par aucun lien d’idées ou de position. Mais le vieux comte n’était pas fâché de voir sa famille se rattacher par quelque bout à la noblesse du pays, et il autorisa sa nièce à se distraire en acceptant l’invitation qu’une élégante et fière comtesse des environs, sœur d’un des plus ardents adorateurs de Joséphine, vint lui faire en personne. Cette visite diplomatique avait pour but, dans la pensée de la noble dame, le mariage de ce frère, le vicomte Amédée, avec la riche Yseult de Villepreux. Yseult s’étonna un peu de ce retour vers elle après l’indignation que ses idées républicaines bien connues avaient excitée chez sa voisine. Elle y répondit assez froidement ; et pourtant, comme Joséphine la conjurait de l’accompagner, elle ne refusa pas ouvertement. Joséphine ne montait pas à cheval : on devait venir la prendre en calèche. Yseult était une très bonne amazone ; elle dirigeait adroitement son cheval, et lui faisait franchir les fossés et les barrières avec ce calme dont on ne la voyait jamais se départir. Ce talent d’équitation était le seul qui lui attirât un peu de considération de la part de son frère et des nobles damoiseaux du voisinage. Elle aimait beaucoup cet exercice ; et comme il était bien difficile qu’elle n’eût pas, sous son grave extérieur, un peu des goûts et des entraînements de l’enfance, elle se laissa vaincre peu à peu. Il y avait quelque temps qu’elle n’était montée à cheval : elle voulu s’exercer seule dans le parc. Pierre, qui la guettait sans cesse, se trouva sur son passage, comme elle fendait l’air avec la rapidité d’une flèche. Elle s’arrêta court devant lui, et lui demanda en riant s’il n’était pas scandalisé de la voir se livrer à un amusement aussi aristocratique. Pierre sourit à son tour, mais avec tant d’effort, et son regard trahissait une tristesse si profonde, qu’Yseult pressentit tout ce qui se passait en lui. Elle voulut s’en assurer : – Vous savez qu’il y a une grande partie de chasse demain ? lui dit-elle.
– Je l’ai entendu dire, répondit Pierre.
– Et savez-vous qu’on veut m’y emmener ?
– Je n’ai pas cru que vous iriez.
En faisant cette réponse, Pierre laissa lire apparemment jusqu’au fond de son âme ; car mademoiselle de Villepreux, après un moment de silence, durant lequel elle le considéra attentivement, lui dit avec une douceur ineffable et une émotion profonde : – Je vous remercie, Pierre, de n’avoir pas douté ! Puis elle reprit sa course impétueuse, fit deux ou trois fois le tour du parc, et revint devant le château, où son frère l’attendait avec le comte et Joséphine. Pierre réparait un petit banc rustique à trois pas de là. – Tiens, reprend ton cheval, dit Yseult à Raoul en sautant légèrement sur le gazon. Il ne me plaît pas le moins du monde. – Il n’y paraissait guère tout à l’heure, dit le comte ; j’ai cru que tu prenais ta course pour le Grand-Désert. – Puisque vous rentrez, maître Pierre, dit Yseult au menuisier qui se retirait, auriez-vous la bonté de dire à Julie, en passant, qu’elle ne s’occupe plus de mon amazone ? Je ne sortirai pas demain, ajouta-t-elle en se tournant vers Joséphine, mais d’un ton trop net pour que Pierre, en s’éloignant, ne l’entendît pas.
Elle tint parole, et les prières de sa cousine la trouvèrent inébranlable. Le comte eût désiré qu’elle se montrât moins farouche, et qu’elle ne contrariât pas ses projets de rapprochement avec le voisinage seigneurial. Mais il avait montré devant elle tant d’éloignement et de dédain philosophique pour ces gens-là qu’il lui était bien impossible de se rétracter clairement.
Pierre nageait dans un océan de bonheur. Il ne pouvait pas se dissimuler l’amour qu’il inspirait ; mais cet amour était fait de telle sorte qu’il ne pouvait exprimer sa reconnaissance. Rien ne l’autorisait à formuler ses pensées, et d’ailleurs il n’en sentait pas le besoin. Jamais passion ne fut plus absolue, plus dévouée, plus enthousiaste de part et d’autre ; et pourtant jamais il n’y eut amour plus contenu, plus muet, plus craintif. Il y avait comme un contrat tacite passé entre eux. Quelqu’un qui aurait entendu les trois ou quatre paroles que Pierre échangeait chaque jour à la dérobée avec Yseult, eût pensé qu’elles étaient le résultat d’une intimité consacrée par des nœuds indissolubles et des promesses formelles. Personne n’eût voulu croire que le mot d’amour n’avait jamais été prononcé entre eux, et que la virginité de leurs sens n’avait pas été effleurée par le plus léger souffle.
Joséphine courut la chasse dans la brillante calèche de la comtesse. Mais lorsque celle-ci vit que, de son rêve d’alliance et de fortune, il ne lui restait que Joséphine sur les bras, et son frère, qui caracolait à la portière en dévorant des yeux la piquante provinciale, elle sentit qu’elle jouait un singulier rôle, et prit de l’humeur contre tout le monde. La comtesse était sèche et nerveuse : forcée d’amener la marquise à son château, de lui en faire les honneurs, et de la présenter à d’autres illustres dames qu’elle avait convoquées pour fêter et caresser l’héritière de Villepreux, elle dissimula si peu son ennui et son dédain que la pauvre Joséphine se sentit mourir de honte et de crainte. Cependant les hommages dont elle fut l’objet de la part des hommes, car la jeunesse et la beauté trouvent toujours grâce et protection du côté de la barbe, lui rendirent quelque assurance ; et peu à peu la rusée, amorçant par sa gentillesse riches et pauvres, blondins et grisons, se vengea à outrance des mépris de leurs femelles. On avait préparé un petit bal pour le soir, comptant qu’Yseult, tenant le piano, en serait la reine d’une certaine façon : la dame du lieu voulut renvoyer les violons et abréger la soirée en se disant malade. Mais la faction des hommes l’emporta. Le jeune frère se mit en révolte, et ses compagnons firent serment de ne pas laisser partir les jolies femmes. On grisa tous les cochers, on ôta les roues des voitures ; il n’y eut que les équipages des douairières qui furent respectés ; encore les vieux époux se firent-ils beaucoup gronder avant de s’arracher à la contemplation des belles épaules de Joséphine.
Elle resta donc au salon avec cinq ou six jeunes femmes de moindres hobereaux, qui s’amusaient pour leur compte et ne songeaient pas à l’humilier. Mais à mesure que la nuit s’avançait, les hommes, en passant de la contredanse au buffet, s’animèrent comme des gens qui ont couru la chasse toute la journée, et prirent des façons tout à fait anglaises, dont Joséphine commença à s’effrayer. Il y avait autour d’elle une lutte entre le désir brutal et un reste de convenance dont la limite était assez mal gardée. Joséphine n’était folle qu’à la superficie. Elle était de ces coquettes de province qui, avec l’amour de l’honnêteté et un fonds de sagesse, se permettent un système d’agaceries qu’elles croient sans conséquence et sans danger. Heureuse d’abord et fière d’exciter les désirs, elle sentit la rougeur monter à son front lorsqu’elle eut à se défendre d’un commencement de familiarité ; c’est alors qu’elle songea à la retraite. Mais la comtesse, qui lui avait promis de la reconduire, voyant le bal se prolonger et Joséphine s’y complaire, avait été se coucher ou avait fait semblant : du moins elle s’était enfermée dans ses appartements. Raoul s’était laissé griser, et, tout en répondant à sa cousine qu’il était à ses ordres, ne faisait que chanter et rire aux éclats, sans comprendre sa situation. Les autres dames partirent une à une sans lui offrir de la reconduire. Le vicomte Amédée leur avait fait croire que sa sœur comptait se relever au point du jour pour ramener madame des Frenays dans sa voiture. Cependant la comtesse ne se releva pas. Les domestiques harassés ronflaient dans les antichambres ; Raoul, complètement ivre, s’était laissé tomber sur un sofa. Joséphine restait comme seule avec cinq ou six jeunes gens complètement avinés, qui eussent voulu se chasser l’un l’autre, et qui s’obstinaient à la faire valser presque malgré elle. Accablée de fatigue, profondément blessée du procédé de son hôtesse, effrayée des manières de ses adorateurs, dégoûtée de leur plat caquetage, Joséphine s’assit d’un air consterné au milieu d’eux. Le froid du matin la faisait frissonner ; elle demandait son châle : on lui répondait par des fadeurs à demi obscènes sur la beauté de sa taille. La salle était poudreuse, triste, affreuse à voir dans son désordre et à la clarté bleuâtre de l’aube. La pauvre femme était cruellement punie, et chaque mot, chaque regard qui tombait sur elle lui faisait expier son triomphe. C’est alors qu’un cri de détresse s’éleva du fond de son âme vers le Corinthien. Mais il n’était pas là, il pleurait au fond du parc de Villepreux.
Enfin Joséphine fit un effort, sentant bien qu’elle n’avait pas le droit de se courroucer, après avoir en quelque sorte provoqué tous ces hommes, mais résolue à leur sembler sotte et ridicule pour se soustraire à leur convoitise. Elle se leva, et déclara qu’elle partirait à pied si on ne lui amenait pas une voiture. Elle parla si sèchement et repoussa si bien les prières impertinentes qu’elle réussit à se mettre en route, dans une calèche, avec Raoul, qui s’y traîna avec peine, et le vicomte Amédée, qu’il fallut bien accepter pour cavalier, afin de se débarrasser des autres. À peine le roulement de la voiture se fut-il fait sentir que Raoul ; réveillé un instant, retomba dans un sommeil léthargique. Il fallut que, pendant deux mortelles heures, Joséphine se défendît, en paroles et en actions, contre le plus impertinent de tous les vicomtes. Ce voyage, qui lui rappelait une autre course en voiture, une aurore poétique, un ardent amour et des délices partagés, lui firent tant de mal que, cachant sa confusion, sa figure dans son voile, elle fondit en larmes. Le vicomte n’en devint que plus entreprenant. Heureusement le froid prit Raoul, qui se réveilla d’assez mauvaise humeur, et, ne pouvant se rendormir, trouva le vicomte insipide et ne se gêna pas pour le lui dire. Peu à peu le sentiment de la protection qu’il devait à sa cousine, et qu’il avait si lâchement abjurée, lui revint en mémoire ; et, peu à peu aussi, le vicomte, voyant l’heure passée et l’occasion manquée, se contint et se refroidit. Ils étaient tous les trois fort maussades en arrivant au château, et Joséphine, brisée de chagrin et de fatigue, alla s’enfermer dans sa chambre et se jeter sur son lit, où elle s’endormit sans avoir eu la force de se déshabiller.
Depuis bien des nuits le Corinthien ne dormait pas, et le jour il travaillait sans ardeur. Il éprouvait plutôt le besoin de s’étourdir et de s’arracher à lui-même qu’un véritable repentir de son égarement, et attendait la réponse de la Savinienne avec plus de terreur que d’impatience ; car il faisait d’inutiles efforts pour se rattacher à cet amour austère, si différent de celui qu’il avait connu dans les bras de la marquise. Pierre voyait qu’il espérait un refus, et lui-même désirait qu’il en fût ainsi. En s’affermissant dans la pensée que son ami ne reviendrait jamais complètement à son premier amour, il se promettait, au cas où la Savinienne ajouterait foi à la lettre du Corinthien, de la désabuser, soit en lui écrivant, soit en allant la trouver pour l’éclairer et l’exhorter au courage.
Le Corinthien était bien coupable, mais il aimait passionnément Joséphine. Et comment ne l’eût-il pas aimée ? Son plus grand crime était de ne pas savoir pardonner quelque chose à la coquetterie d’une jeune fille mal élevée, et de vouloir arracher de son propre cœur, avant le temps, une passion dont les enivrements n’étaient pas encore épuisés. Nous portons tous dans l’amour un besoin de domination qui nous rend implacables pour les moindres fautes. Celles de la marquise n’étaient que le résultat fatal de son caractère et de ses habitudes. Il fallait qu’elle les expiât comme elle venait de le faire pour en sentir la gravité. Inquiète d’abord de voir les nuits s’écouler sans recevoir les visites de son amant, elle l’avait cru malade ; et, se glissant, dès le matin, dans le passage secret, elle avait été regarder dans les fentes de la boiserie. Elle l’avait vu travailler, dans ce moment-là, avec une sorte d’ardeur fébrile et de gaieté forcée qu’elle avait prises pour une brutale indifférence. Faisant alors un retour sur elle-même, comparant les hommages dont elle avait été l’objet de la part des élégants du bal avec cet oubli grossier, elle avait rougi de son amour, et, ranimée par l’attente de nouveaux triomphes, elle s’était flattée d’abjurer vite et d’effacer jusqu’au souvenir de sa faute. Mais elle avait fait d’amères réflexions dans la voiture qui l’avait ramenée du dernier bal, et le sommeil qui l’accablait maintenant était troublé par des songes pénibles.
Le Corinthien l’avait vue partir la veille, emportée dans le tourbillon des vanités mondaines. Il s’était dit alors qu’elle était perdue pour lui, et la colère avait fait place au désespoir. Avant ce jour il s’était flatté qu’elle ne supporterait pas son abandon et qu’elle le rappellerait bientôt. Tout entier à la vengeance, il s’était fortifié par l’idée de ce qu’elle devait souffrir loin de lui. Mais quand il la vit passer, oublieuse et rayonnante de plaisir, il voulut se jeter sous les roues de sa voiture. – Gare donc, imbécile ! s’était écrié le vicomte Amédée en se donnant tout au plus la peine de retenir son cheval prêt à l’écraser. Amaury aurait voulu s’élancer sur le fat, le renverser, le fouler aux pieds ; mais son orgueilleux coursier l’avait emporté comme le vent, l’ouvrier avait été couvert de poussière, et Joséphine n’avait rien vu.
Le Corinthien rentra dans le parc et, quand sa rage se fut exhalée, il se prit à pleurer amèrement. Levé avant le jour, il courut à l’atelier, arracha violemment les clous dont il avait scellé le panneau de la boiserie en jurant de ne jamais rouvrir ce passage, et, s’y élançant avec fracas, au risque de se trahir, il courut à la chambre de Joséphine pour voir si elle était rentrée. Il trouva la chambre bien rangée, le lit fait depuis la veille, et orné d’une courtepointe de dentelles que, dans sa folie, il mit en pièces. Puis il retourna dans le parc pour attendre à la grille le retour de son infidèle. Il la vit enfin arriver avec le vicomte ; et comme il ne vit pas Raoul, qui était enfoncé dans un coin de la voiture et enveloppé de son manteau, il se souvint de la manière dont il avait possédé Joséphine pour la première fois, et ne douta point que le vicomte n’eût triomphé de sa faiblesse avec aussi peu de combats. Lorsqu’il rentra au château, une heure après, il rencontra Julie, l’ex-dindonnière, qui était au moins aussi coquette que sa maîtresse, et qui faisait toujours briller pour lui ses gros yeux noirs. Il n’eut pas de peine à la faire causer ; et quand il sut que la marquise s’était enfermée dans sa chambre en refusant avec humeur le secours de la soubrette pour la déshabiller, il demanda si le vicomte n’était pas resté au château. Il avait attendu en vain dans le parc qu’il repassât, se flattant encore qu’il avait pris une autre route. – Oh ! bah ! réplique Julie, M. le vicomte ne partira pas de sitôt. Il a demandé une chambre pour se reposer, car il paraît qu’ils ont dansé toute la nuit ; mais je suis bien sûre qu’ils danseront encore la nuit prochaine, et que tous ces beaux messieurs reviendront dîner ici. Ils sont tous amoureux de ma maîtresse, et je crois bien que le vicomte en est fou.
Amaury tourna le dos brusquement, et laissa Julie achever seule ses commentaires. Il courut à l’atelier, et, ne pouvant rentrer dans le passage secret parce que le père Huguenin, Pierre et les autres ouvriers étaient là, il se mit à travailler à sa sculpture. Le père Huguenin était d’assez mauvaise humeur. Il trouvait que l’ouvrage n’avançait pas comme dans les commencements. Pierre était toujours aussi consciencieux ; mais il avait perdu plus d’un mois à la volière de mademoiselle de Villepreux, et maintenant il se dérangeait sans cesse. On venait dix fois par jour l’appeler pour toutes les petites réparations qui se trouvaient à faire dans l’intérieur du château ; comme si c’était le fait d’un maître ouvrier comme lui de raccommoder des bâtons de chaise et de raboter des portes déjetées, et comme si Guillaume et le Berrichon n’étaient pas bons à cette besogne ! Le Corinthien, qui cachait habilement ses relations avec la marquise, passait bien ses journées à l’atelier ; mais il avait des distractions étranges, de profondes langueurs, et cédait souvent à un besoin impérieux de sommeil dont on avait bien de la peine à l’arracher. Ce jour-là, quand, au lieu du lourd rabot du menuisier, il prit le ciseau léger du sculpteur, le père Huguenin fit la grimace et lui demanda, à plusieurs reprises, s’il aurait bientôt fini d’habiller ses petits bonshommes. – Je ne vois pas, disait-il, ce que cela a de si utile et de si pressé, qu’il faille laisser les murailles nues en attendant. Et, quant au plaisir qu’on trouve à fabriquer ces joujoux de Nuremberg, je ne le conçois pas davantage. Depuis huit jours surtout, mon pauvre Amaury, tu ne fais que des dragons et des couleuvres, sans parler de celles que tu me fais avaler ! Je crois que le diable s’est mis après toi, car tu fais son portrait de toutes les manières, et, si j’étais femme, je ne voudrais pas regarder ces messieurs-là : je craindrais d’en faire de pareils.
– Celui que je fais maintenant, répondit le Corinthien d’un ton acerbe, est un fort joli monstre. C’est la Luxure, la présidente du conseil des péchés capitaux, la reine du monde ; aussi lui vais-je mettre une couronne sur la tête : la patronne de toutes les femmes ; aussi vais-je lui donner des pendants d’oreilles et un éventail.
Le père Huguenin ne put s’empêcher de rire ; et puis, comme la toilette de dame Luxure ne finissait pas, il reprit de l’humeur, gronda le Corinthien qui semblait ne pas l’entendre, et finit par lui parler d’un ton rude et avec des regards enflammés.
– Laissez-moi, mon maître, dit le Corinthien ; je ne suis pas en état de vous satisfaire aujourd’hui, et je ne me sens pas plus patient que vous.
Le père Huguenin, habitué à être obéi aveuglément, s’emporta davantage, et voulut lui arracher son ciseau des mains. Pierre, qui les observait avec anxiété, vit une fureur sauvage s’allumer dans les yeux du Corinthien, et sa main chercher un marteau qu’il eût levé peut-être sur la tête du vieillard, si Pierre ne se fût élancé devant lui.
– Amaury ! Amaury ! s’écria-t-il, que veux-tu donc faire de ce marteau ? Crois-tu que mon cœur ne soit pas assez brisé par ta souffrance ?
Amaury vit des larmes rouler sur les joues de son ami. Il se leva, et s’enfuit dans le parc. Quand les ouvriers furent sortis de l’atelier pour goûter, il se précipita dans le passage secret avec son marteau qu’il n’avait pas quitté. Il s’attendait à trouver la porte de l’alcôve barricadée, et se promettait de l’enfoncer. Peut-être roulait-il dans son esprit une pensée plus sinistre. Il est certain qu’il s’attendait à trouver le vicomte auprès de la marquise. Mais, en poussant le ressort qu’il avait mis lui-même à la porte secrète, il ne rencontra aucune résistance. Il avait arrangé cette porte de manière à ce qu’elle s’ouvrît sans bruit ; car, dans ses nuits de bonheur, il n’avait rien négligé pour en assurer le mystère. Il entra donc dans la chambre de Joséphine sans l’éveiller, et la vit couchée sur son lit, à demi nue, les cheveux en désordre, les bras encore chargés de pierreries, et les jambes entourées de sa robe de bal, flétrie et déchirée. Elle lui inspira d’abord une sorte de dégoût dans cette toilette souillée que l’éclat du jour rendait plus accusatrice encore. Il se souvint d’avoir lu quelque chose des orgies de Cléopâtre et du honteux amour d’Antoine asservi. Il la contempla longtemps et finit, après l’avoir mille fois maudite, par la trouver plus belle que jamais. Le désir chassa le ressentiment, qui revint plus amer et plus profond après l’ivresse. Joséphine pleura, s’accusa humblement, confessa tous les outrages qu’elle avait subis et ceux auxquels elle avait pu se soustraire. Elle jeta l’anathème sur ce monde insolent et corrompu où elle avait voulu briller, et qui l’en avait si cruellement punie ; elle jura de n’y jamais retourner, et de faire telle pénitence que son amant voudrait lui imposer ; elle se jeta à genoux, elle invoqua la colère de Dieu contre elle : elle fut si belle de douleur et d’exaltation que le Corinthien, ivre d’amour, lui demanda pardon, baisa mille fois ses pieds nus, et ne s’arracha aux délires de la passion qu’à la voix d’Yseult, qui appelait sa cousine pour dîner, et qui s’inquiétait de son long sommeil.
Amaury, de retour à l’atelier, demanda loyalement pardon au père Huguenin, qui l’embrassa en grondant et en s’essuyant les yeux du revers de sa manche. Puis il se mit à ses ordres avec un zèle et une soumission qui effacèrent tous ses torts. Il chanta en chœur avec ses compagnons, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps ; il fit mille agaceries au Berrichon, qui le boudait, et qui finit par lui pardonner ; car il aimait mieux être tourmenté qu’oublié. Enfin, la tâche de ce jour fut close aussi gaiement qu’elle avait été mal commencée. Pierre fut le seul qui demeura triste et inquiet. Cette joie exubérante et soudaine de son ami lui donnait à penser.
Au coucher du soleil, Yseult, pour se débarrasser de la société du vicomte, qui, rudement repoussé par Joséphine, reportait sur elle des hommages moins ardents, mais tout aussi fades, s’éclipsa doucement, et alla se promener seule tout au bout du parc. Elle pensait peut-être y rencontrer Pierre ; car, en quelque endroit qu’elle se promenât, elle le rencontrait toujours. Ceci est un miracle qui s’opère tous les jours pour les êtres qui s’aiment, et il n’est pas un couple d’amants qui puisse m’accuser ici d’invraisemblance. Pierre ne vint pourtant pas ce soir-là. Il ne voulait pas perdre de vue le Corinthien, qu’il voyait fort agité, malgré tout son enjouement. Il voulut sacrifier à la dignité de la Savinienne la seule joie qu’il eût au monde, celle de causer un quart d’heure avec Yseult.
En interrogeant des yeux le chemin de ronde par lequel Pierre arrivait quelquefois, mademoiselle de Villepreux vit venir une femme d’une assez grande taille, qui marchait avec beaucoup d’aisance et de noblesse dans son vêtement rustique. Elle avait une jupe de cotonnade brune et un manteau de laine bleue qui lui enveloppait la tête, à peu près comme les peintres florentins drapaient leurs figures de vierges. La beauté régulière et l’expression grave et pure de cette femme lui donnaient une ressemblance frappante avec ces divines têtes de l’école de Raphaël. Elle conduisait un âne, sur lequel était assis un bel enfant aux cheveux d’or, enveloppé comme elle d’une draperie de bure et les jambes pendantes dans un panier. Yseult fut frappée de ce groupe qui lui rappelait la fuite en Égypte, et elle s’arrêta pour contempler ce tableau vivant auquel il ne manquait qu’une auréole.
De son côté, la femme du peuple fut frappée de la figure calme et bienveillante de la jeune châtelaine. À son vêtement simple et presque austère elle la prit pour une femme de service, et lui adressa la parole.
– Ma bonne demoiselle, lui dit-elle en arrêtant son âne devant la grille du parc, voulez-vous bien me dire si je suis encore loin du village de Villepreux ?
– Vous y êtes, ma bonne dame, répondit Yseult. Vous n’avez qu’à suivre le chemin qui longe le mur de ce parc, et en moins de dix minutes vous arriverez aux premières maisons du bourg.
– Grand merci, à vous et au bon Dieu ! reprit la voyageuse ; car mes pauvres enfants sont bien fatigués.
En même temps Yseult vit sortir de l’autre panier de l’âne une autre tête d’enfant non moins belle que la première.
– En ce cas, dit-elle, vous pouvez entrer ici. Vous traverserez le parc en droite ligne, et vous arriverez encore cinq minutes plus tôt.
– Est-ce qu’on ne le trouvera pas mauvais ? demanda la voyageuse.
– On le trouvera fort bon, répondit mademoiselle de Villepreux en venant à sa rencontre, et en prenant la bride de l’âne pour le faire entrer.
– Vous paraissez une fille de bon cœur. Faut-il suivre cette allée tout droit ?
– Je vais vous conduire, car les chiens pourraient effrayer vos enfants.
– On m’avait bien dit, répliqua la voyageuse, que je trouverais ici de braves gens, et le proverbe a raison : Tel maître, tel serviteur ; car, soit dit sans vous offenser, vous devez être de la maison.
– J’en suis tout à fait, répondit Yseult en riant.
– Et depuis longtemps, sans doute ?
– Depuis que je suis au monde.
Les enfants n’eurent pas plutôt aperçu les beaux arbres et le vert gazon du parc, qu’ils oublièrent leur fatigue, sautèrent à bas de leur âne, et se mirent à courir joyeusement, tandis que l’âne, profitant de l’occasion, attrapait de temps en temps, à la dérobée, un rameau de verdure le long des charmilles.
– Vous avez là de bien beaux enfants, dit Yseult en embrassant la petite fille, et en prenant le petit garçon dans ses bras pour lui faire cueillir des pommes sur un pommier.
– De pauvres enfants sans père ! répondit la femme du peuple. J’ai perdu mon bon mari le printemps dernier.
– Vous a-t-il au moins laissé un peu de bien ?
– Rien du tout, et certes ce n’est pas sa faute : ce n’est pas le cœur qui lui a manqué !
– Et venez-vous de bien loin, comme cela, à pied ?
– Je suis venue en patache jusqu’à la ville voisine. Là on m’a dit qu’il fallait prendre la traverse. On m’a indiqué assez bien le chemin, et on m’a loué ce pauvre âne pour porter mes petits.
– Et quel est le but de votre voyage ?
– Je m’arrête ici, ma chère demoiselle, j’y viens passer quelque temps.
– Avez-vous des parents dans notre bourg ?
– J’y ai des amis… c’est-à-dire, ajouta la voyageuse, comme si elle eût craint de ne pas s’exprimer avec assez de réserve, des amis de mon défunt mari qui m’ont écrit que je pourrais m’occuper, et qui m’ont promis de me chercher de la clientèle.
– Que savez-vous faire ?
– Coudre, blanchir et repasser le linge fin.
– C’est à merveille. Il n’y a pas de lingère ici. Vous aurez la pratique du château, et ce sera de quoi vous occuper toute l’année.
– Vous me la ferez avoir ?
– Je vous la promets !
– C’est le bon Dieu qui m’a fait vous rencontrer. Je ne suis pas intéressée ; mais, voyez-vous, je n’ai que mon travail pour nourrir ces enfants-là.
– Tout ira bien, je vous en réponds. Est-ce qu’on vous attend chez vos amis ?
– Mon Dieu, pas sitôt, je pense ! Ils m’ont écrit la semaine dernière, et, au lieu de leur répondre, je suis arrivée tout de suite. Voyez-vous, ma bonne fille, j’étais Mère de Compagnons ; mais vous ne connaissez peut-être pas ces affaires-là ?
– Je vous demande pardon, je connais des compagnons qui m’ont expliqué ce que c’est. Vous avez donc quitté vos enfants ?
– Ce sont mes enfants qui m’ont quittée. Ils n’ont pas pu tenir la ville ; et comme je n’avais pas de quoi monter un autre établissement, je n’ai pas pu les suivre. C’est un chagrin, allez, d’avoir une grande famille comme cela, et d’être ensuite toute seule. Il me semble que je n’ai plus rien à faire, et cependant j’ai ces petits-là à élever. J’ai eu tant de peine à m’en aller, que je me suis dépêchée d’en finir. Nous pleurions tous ; et, quand j’y pense, j’en pleure encore.
– Allons, nous tâcherons de vous les faire oublier. Nous voici dans la cour du château. Chez qui allez-vous ? Trouverez-vous à vous loger chez vos amis ?
– Je ne pense pas ; mais il y a bien une auberge dans ce bourg ?
– Pas trop bonne ; en voici une meilleure. Si vous voulez, on vous y logera jusqu’à ce que vous ayez trouvé à vous établir.
– Dans ce château ? Mais on ne voudra pas me recevoir !
– On vous y recevra très bien. Venez avec moi.
– Mais, mon enfant, vous n’y songez pas ; on me prendra pour une mendiante.
– Non, et vous verrez que les gens de la maison sont fort honnêtes.
– S’ils sont tous comme vous, je le crois bien. Sainte Vierge Marie ! c’est ici comme dans le paradis !
Yseult conduisit la Savinienne et sa famille à un antique pavillon qu’on appelait la Tour carrée, où un logement fort propre était destiné à l’hospitalité. Elle appela un petit garçon de ferme qui vint prendre l’âne, et une servante qui alla chercher aux enfants et à leur mère de quoi souper. Yseult avait dressé tout son monde à cette sorte de charité qu’elle pratiquait, et qui se dissimulait sous l’aspect de l’obligeance.
La voyageuse était fort surprise de cette façon d’agir, qui lui ôtait tout souci et semblait vouloir la dispenser de toute reconnaissance. Le langage concis et les allures droites et franches d’Yseult repoussaient toute phrase louangeuse et toute reconnaissance emphatique. La femme du peuple le sentit, et n’en fut que plus touchée. – Allons, allons, dit-elle en embrassant mademoiselle de Villepreux un peu fort, mais avec une expansion dont Yseult se sentit tout attendrie, malgré la résolution qu’elle avait prise de ne jamais faire à la misère l’outrage de la pitié, je vois bien que le bon Dieu ne m’a pas encore abandonnée.
– Maintenant, dit Yseult en surmontant son émotion, dites-moi les noms des amis que vous avez dans notre village ; je vais leur faire annoncer votre arrivée, et ils viendront vous voir ici.
La voyageuse hésita un instant, puis elle répondit :
– Il faudrait faire dire à mon fils Villepreux, l’Ami-du-trait, autrement Pierre Huguenin, que la Savinienne vient d’arriver.
Yseult tressaillit, regarda cette femme encore jeune, et belle comme un ange, qui venait trouver Pierre et se fixer près de lui. Elle crut qu’elle s’était trompée, que ce qu’elle avait pris pour de l’amour n’était que de l’amitié, et que c’était là vraiment la compagne dont il avait fait choix depuis longtemps. Elle se sentit défaillir. Mais reprenant le dessus au même instant : – Vous verrez Pierre, dit-elle à la Savinienne, et vous lui direz que je vous ai reçue de grand cœur. Il m’en saura gré.
Elle s’éloigna rapidement, donna l’ordre d’aller avertir Pierre Huguenin, et courut s’enfermer dans sa chambre, où elle resta pendant deux heures, assise devant sa table et la tête dans ses mains. À l’heure du thé, son grand-père la fit appeler. Elle rentra au salon aussi calme que s’il n’était rien survenu de grave dans ses pensées.
Pierre accourut auprès de la Savinienne dès qu’il apprit son arrivée au château. Il se flattait d’y trouver Amaury, qui s’était échappé au beau milieu de son souper. Mais il ne l’y trouva pas, et c’est en vain qu’il l’attendit ; c’est en vain qu’il le chercha de tous côtés.
La soirée s’écoula sans que le Corinthien parût. Pierre, dans ses prévisions sur l’arrivée de la Savinienne, s’était dit que sa première entrevue avec Amaury déciderait de leur sort mutuel, et que, d’après la froideur ou la joie de son amant, elle découvrirait la vérité ou garderait son illusion. Son embarras, à lui, était donc très grand ; car l’absence du Corinthien pouvait avoir un motif indépendant de sa volonté, et Pierre n’avait pas le droit de faire la confession de son ami avant de lui avoir donné le temps de se justifier. D’un autre côté, la Savinienne était si calme, si pleine de foi et d’espoir, et Pierre pressentait tellement l’inévitable déception qui l’attendait, qu’il se reprochait de la confirmer dans son erreur. Elle ne lui faisait pas de questions, une secrète pudeur lui défendant de prononcer la première le nom de celui qu’elle aimait ; mais elle attendait qu’il lui parlât de son ami autrement que pour répéter à chaque instant : « Je ne vois pas venir le Corinthien », ou bien : « J’espère que le Corinthien va venir. »
Elle fut distraite un instant lorsque, après être revenue, à plusieurs reprises, sur l’obligeance de la fille de chambre, dont elle avait tout d’abord raconté à Pierre l’accueil généreux, elle lui fit deviner, par la description qu’elle lui en faisait, que cette femme de chambre n’était autre que la jeune châtelaine. Elle le questionna beaucoup alors sur cette riche et noble demoiselle qui arrêtait les passants sur le chemin pour leur donner l’hospitalité de la nuit et s’occuper des soucis de leur lendemain, et qui faisait ces choses avec tant de simplicité de cœur, qu’on ne pouvait ni deviner son rang ni comprendre, au premier abord, combien elle était bonne, à moins d’être bon soi-même. D’après les détails que Pierre lui donna sur mademoiselle de Villepreux, la Savinienne conçut pour cette jeune personne une sorte de vénération religieuse ; et sa joie fut grande d’apprendre le jugement qu’elle avait porté sur les sculptures du Corinthien ainsi que la protection qu’elle lui avait acquise de la part de son grand-père. Mais lorsque, de questions en questions, elle apprit les projets du Corinthien, et son désir d’aller à Paris et de changer d’état, elle devint pensive et stupéfaite ; et, après avoir écouté tout ce que Pierre essayait de lui faire comprendre, elle lui répondit en secouant la tête : – Tout ceci m’étonne beaucoup, maître Pierre, et me paraît si peu naturel que je crois entendre un de ces contes que nos compagnons lisent quelquefois dans des livres à la veillée, et qu’ils appellent des romans. Vous dites qu’Amaury veut devenir artiste. Est-ce qu’il ne l’est pas en restant menuisier ? Je crois bien plutôt qu’il veut devenir bourgeois et sortir de sa classe. Moi, je n’approuve pas cela, je n’ai jamais vue que la prétention de s’élever au-dessus de ses pareils réussit à personne. Ceux qui y parviennent perdent l’estime de leurs anciens compagnons, et deviennent bien malheureux parce qu’ils n’ont plus d’amis. Que prétend-il donc faire à Paris ? Est-ce qu’il aura les moyens de s’y établir ? Vous dites qu’il lui faudra plusieurs années pour devenir habile dans son nouveau métier, et beaucoup d’années encore pour que ce métier le fasse vivre. Il vivra donc des charités de votre seigneur, en attendant ? Je veux bien que ce comte de Villepreux soit un brave homme ; il est toujours dur d’accepter les secours des riches, et je ne conçois pas qu’arrivé au point de pouvoir exister par soi-même, on se remette sous la tutelle des maîtres, ou à la disposition des gens bienfaisants.
Tout ce que Pierre put dire pour constater les droits de l’intelligence à tous les moyens de perfectionnement ne convainquit point la Savinienne. Son bon sens et sa droiture naturelle ne lui faisaient jamais défaut quand il s’agissait des choses qu’elle pouvait comprendre ; mais ses idées étaient restreintes dans un certain cercle, et, à côté de ses grandes qualités, il y avait un certain nombre de préjugés et de préventions par lesquels elle tenait au peuple comme l’arbre à sa racine.
Son mécontentement secret et son inquiétude douloureuse augmentèrent lorsque, l’horloge du château sonnant onze heures du soir, il lui fallut renoncer à voir le Corinthien avant le lendemain. Elle avait couché ses enfants, et se sentait elle-même trop fatiguée pour veiller davantage ; mais après qu’elle se fut mise au lit, elle ne put s’endormir, et, cédant aux tristes pressentiments qui s’élevaient confusément dans son âme, elle passa une partie de la nuit à pleurer et à prier.
Le Corinthien s’était arraché avec tant d’effort des bras de la marquise à l’heure du dîner, qu’elle lui avait promis de remonter dans sa chambre aussitôt qu’elle pourrait s’éclipser ; et à peine avait-il fini lui-même de prendre son repas, qu’il avait été l’attendre dans le passage secret. Elle prétexta une forte migraine pour quitter le salon de bonne heure, et retourna s’enfermer chez elle. Là, pour plaire au Corinthien et lui faire oublier toutes les amertumes de sa jalousie, elle imagina de se parer pour lui seul de ses plus beaux atours. Elle avait dans son carton un déguisement de carnaval qui lui allait à merveille : c’était un costume de bal du siècle dernier. Elle crêpa et poudra ses cheveux, qu’elle orna ensuite de perles, de fleurs et de plumes. Elle mit une robe à long corps et à paniers, riche et coquette au dernier point, et toute garnie de rubans et de dentelles. Elle n’oublia ni les mules à talons, ni le grand éventail peint par Boucher, ni les larges bagues à tous les doigts, ni la mouche au-dessus du sourcil et au coin de la bouche. Quant au rouge, elle n’en avait pas besoin ; son éclat naturel eût fait pâlir le fard, et un abbé de ce temps-là eût dit que l’Amour s’était niché dans les charmantes fossettes de ses joues. Ce costume demi somptueux, demi égrillard, convenait singulièrement à sa taille et à sa personne. Elle éblouit le Corinthien jusqu’à le rendre fou. Ainsi transformée en marquise de la Régence, elle lui sembla cent fois plus marquise qu’à l’ordinaire ; et la pensée qu’une femme si belle, si bien attifée, et d’une si fière allure, se donnait à lui, enfant du peuple, pauvre, obscur et mal vêtu, le remplit d’un orgueil qui dégénérait peut-être bien un peu en vanité. Ce jeu d’enfant les divertit et les enivra toute la nuit. À eux deux ils ne faisaient pas quarante ans. Jamais une pensée vraiment sérieuse n’avait pencher le beau front de Joséphine ; et le Corinthien sentait en lui une telle ardeur de la vie, un tel besoin de tout connaître, de tout sentir et de tout posséder, que les graves enseignements de la Savinienne et de Pierre Huguenin étaient effacés de son cœur comme l’image fuyante qu’un oiseau reflète dans l’onde en la traversant de son vol. La marquise n’avait rien mangé à dîner, afin d’avoir le prétexte de se faire porter à souper dans sa chambre, et de partager des mets exquis avec le Corinthien. Elle s’amusa à étaler ce souper, servi dans du vermeil, sur une petite table qu’elle orna de vases de fleurs et d’un grand miroir au milieu, afin que le Corinthien pût la voir double et l’admirer dans toutes ses poses. Puis elle ferma hermétiquement les volets et les rideaux de sa chambre, alluma les candélabres de la cheminée, plaça des bougies de tous côtés, brûla des parfums, et joua à la marquise tant qu’elle put, sous prétexte de faire une parodie du temps passé. Mais ce jeu tourna au sérieux. Elle était trop jolie pour ressembler à une caricature ; et les raffinements du luxe et de la volupté s’insinuent trop aisément dans une organisation d’artiste pour que le Corinthien songeât à faire la satire de ce vieux temps qui se révélait à lui, et dont la mollesse lui parut en cet instant plus regrettable que révoltante. Ce souper fin, cette nuit de plaisir, cette chambre arrangée en boudoir frappèrent son imagination d’un coup fatal. Jusque-là il avait aimé naïvement Joséphine pour elle-même, regrettant qu’elle ne fût pas une pauvre fille des champs, et maudissant la richesse et la grandeur qui mettaient entre eux des obstacles éternels. À partir de ce moment, il s’habitua aux colifichets qui composaient la vie de cette femme ; il trouva un attrait piquant dans le mystère et le danger de ses amours, et porta ses désirs vers ce monde privilégié où il rêva sans répugnance et sans effroi à se faire faire place. Dans son transport, il jura à la marquise qu’elle n’aurait pas longtemps à rougir de son choix, qu’il saurait bien faire ouvrir devant lui, à deux battants, les portes de ces salons dont il avait été destiné à lambrisser les murs, et dont il voulait fouler les tapis et respirer les parfums, un jour qu’on l’y verrait pénétrer la tête haute et le regard assuré. Des rêves d’ambition et de vaine gloire s’emparèrent de son cerveau ; l’amour de Joséphine s’y trouva lié avec l’avenir brillant auquel il se croyait appelé ; et le souvenir de la Savinienne ne se présenta plus à lui que comme un effrayant esclavage, comme un bail avec la misère, la tristesse et l’obscurité.
Aussi, à son réveil, reçut-il comme un coup de poignard la nouvelle que Pierre lui apporta de l’arrivée de la Mère et de sa présence au château. Amaury eût voulu se cacher sous terre, mais il fallut se résigner à paraître devant elle. Il s’arma de courage, prit un air dégagé, caressa les enfants, joua avec eux, et parla d’affaires à la Savinienne, essayant de lui faire oublier, par beaucoup de zèle et de dévouement à ses intérêts matériels, le froid glacial de ses regards et l’aisance forcée de ses manières. En affectant cette audace, le Corinthien pensait malgré lui aux roués de la Régence, dont Joséphine l’avait entretenu toute la nuit, et peu s’en fallait qu’il n’essayât de se croire marquis. La Savinienne l’écoutait, avec une stupeur profonde, l’entretenir du logement qu’il allait lui chercher et des pratiques qu’il allait lui recruter pour l’établissement de son industrie. Elle le laissait remuer et habiller autour d’elle sans lui répondre, et cet accablement silencieux où il la vit commença à l’effrayer. Il sentit s’évanouir son courage, et fût saisi d’un respect craintif qui ne s’accordait guère avec ses essais d’outrecuidance.
La Savinienne se leva enfin, et lui dit en lui tendant la main :
– Je vous remercie, mon cher fils, de l’empressement que vous me marquez ; mais il ne faut pas que cela vous tourmente. Je n’ai pas besoin d’aide pour le moment ; j’ai rencontré déjà ici des personnes qui s’intéressent à moi, et mon logement sera bientôt trouvé. Allez à votre ouvrage, je vous prie ; la journée est commencée, et vous savez que le devoir d’un bon compagnon est l’exactitude.
Pierre resta auprès d’elle un peu après que le Corinthien se fut retiré, s’attendant à voir l’explosion de sa douleur ; mais elle demeura ferme et silencieuse, n’exprima aucun regret, aucun doute, et ne témoigna pas qu’elle eût changé de projets pour son établissement à Villepreux.
Aussitôt que Pierre se fut rendu à l’atelier, la Savinienne reprit son deuil qu’elle avait quitté en voyage, arrangea sa cornette avec soin, rangea sa chambre, prit ses enfants par la main, et les conduisit à une servante qui se chargea de les mener déjeuner ; puis elle demanda s’il lui serait possible de parler à mademoiselle de Villepreux. Au bout de quelques minutes, elle fut introduite dans l’appartement de la jeune châtelaine.
Yseult avait peu dormi. Elle venait de s’éveiller, et le premier sentiment qui lui était venu en ouvrant les yeux avait été un désenchantement cruel et une secrète confusion. Mais son parti était pris dès la veille, et lorsqu’on vint lui dire que la femme installée par elle dans la chambre des voyageurs demandait à la voir, elle résolut d’être grande et de ne rien faire à demi.
– Asseyez-vous, dit-elle à la Savinienne en lui tendant la main et en la faisant asseoir à côté de son lit. Êtes-vous reposée ? Vos enfants ont-ils bien dormi ?
– Mes enfants ont bien dormi, grâce à Dieu et à votre bon cœur, mademoiselle, répondit la Savinienne en baisant la main d’Yseult d’un air digne qui empêcha la jeune fille de repousser cet acte de déférence et de gratitude.
– Je ne viens pas pour vous demander pardon de ne pas avoir deviné hier à qui je parlais ; je vous sais au-dessus de cela. Je ne viens pas non plus me confondre en remerciements pour votre bonté envers nous ; on m’a dit que vous n’aimiez pas les louanges. Mais je viens à vous comme à une personne de grand cœur et de bon conseil, pour vous confier un chagrin que j’ai.
– Qui donc vous a inspiré cette confiance en moi, ma chère dame ? dit Yseult en faisant un grand effort sur elle-même pour encourager la Savinienne.
– C’est maître Pierre Huguenin, répondit avec assurance la Mère des compagnons.
– Vous lui avez donc parlé de moi ? reprit Yseult tremblante.
– Nous avons parlé de vous pendant plus d’une heure, répondit la Savinienne, et voilà pourquoi je vous aime comme si je vous avais vue naître.
– Savinienne, vous me faites beaucoup de bien de me dire cela, reprit Yseult qui, malgré tout son courage, sentit une larme brûlante s’échapper de ses yeux. Quand vous reverrez maître Pierre, vous pourrez lui dire que je serai votre amie comme je suis la sienne.
– Je le savais d’avance, répondit la Savinienne ; car j’en venais faire l’épreuve tout de suite.
Ici la Savinienne raconta son histoire à Yseult depuis son mariage avec Savinien jusqu’au moment où elle avait quitté Blois pour se rendre à l’invitation du Corinthien. Puis elle ajouta :
– Je vous ai bien fatiguée de mon récit, ma bonne demoiselle ; mais vous allez voir que c’est une affaire délicate, et sur laquelle je ne pouvais consulter que vous. Malgré toute l’estime que j’ai pour maître Pierre, nous n’avons pas pu nous entendre hier soir ; et, aujourd’hui, je suis encore loin de comprendre ce qu’il veut m’expliquer. Il me dit que le Corinthien doit être sculpteur ; qu’il faut pour cela qu’il rentre en apprentissage ; que c’est vous, mademoiselle, et monsieur votre père, qui voulez l’envoyer à Paris ; que, pendant bien des années, il ne gagnera rien et vivra de vos bienfaits. S’il en est ainsi, le mariage que nous avions projeté ne peut avoir lieu ; car, si j’épousais le Corinthien l’année prochaine, je tomberais à votre charge, et j’y serais encore pour bien longtemps, ainsi que mes enfants. Quand même vous consentiriez à cela, moi je ne le voudrais pas : mes enfants sont nés libres, ils ne doivent pas être élevés dans la domesticité. C’est un préjugé que mon mari avait, et que je respecterai après sa mort. Je n’ai pas caché à Pierre que le projet de son ami me faisait de la peine. Mais sans doute le Corinthien tient plus à ce projet qu’à moi ; car ce matin, quand je l’ai revu, il était si gêné et si singulier avec moi que je ne l’ai plus reconnu. Il semblait m’en vouloir de ce que je ne partageais pas ses illusions. Voilà la position où nous sommes. Elle est triste pour moi, et je ne suis pas sans remords d’être venue ici confier mon existence au hasard et au caprice d’un jeune homme, tandis que je pouvais rester là-bas sous la protection d’un ami sage et fidèle qui, pour rien au monde ne m’aurait abandonnée. C’est, je crois, un crime pour une veuve qui a des enfants que d’écouter son cœur dans le choix de l’homme qui doit les protéger. Elle ne devrait consulter que sa raison et son devoir. Oui, je suis grandement coupable, je le sens à cette heure. Mais la faute est faite : revenir sur ce que j’ai dit au Bon-Soutien serait un manque de dignité, et la mère des enfants de Savinien ne doit point passer pour une femme légère et capricieuse ; cela retomberait un jour sur l’honneur de sa fille. Il faut donc que je cherche à tirer le meilleur parti possible de la mauvaise position que je me suis faite. C’est pour cela, et non pour vous ennuyer de mon chagrin, que je suis venue consulter celle que Pierre Huguenin appelle le bon ange des cœurs brisés.
Le récit de la Savinienne avait levé le poids énorme qui oppressait le cœur d’Yseult. Elle fut reconnaissante du bien qu’elle venait de lui faire, et en même temps touchée de la sagesse et de la droiture de cette femme, qui n’avait d’autre lumière dans l’âme que celle de son devoir.
– Ma chère Savinienne, dit-elle, vous me demandez conseil, et vous me paraissez si sage qu’il me semble que ce serait à moi d’en recevoir de vous à chaque instant de ma vie. Je ne puis vous rien apprendre de ce qui se passe au fond du cœur de votre Corinthien. Il me paraît impossible qu’il n’adore pas un être tel que vous ; et cependant je craindrais de vous tromper en vous disant que ce jeune homme préférera le bonheur domestique et la vie paisible et laborieuse de l’ouvrier aux luttes, aux souffrances et aux triomphes de l’artiste. Nous causerons assez souvent de lui, j’espère, pour que j’arrive à vous faire comprendre ce que son génie et son ambition lui commandent. J’en ai parlé quelquefois avec Pierre, et Pierre vous dira là-dessus d’excellentes choses dont il m’a convaincue, et qui m’ont décidée à développer la vocation du sculpteur au lieu de l’entraver.
La Savinienne ouvrait de grands yeux, et s’efforçait de comprendre Yseult.
– Vous avez donc eu aussi la pensée que vous le poussiez à sa perte ? lui dit-elle avec un profond soupir.
– Oui, je l’ai eue quelquefois, et j’étais effrayée de l’empressement que mon père mettait à tirer cet enfant de sa condition pour le livrer à tous les dangers de Paris et à tous les hasards de la vie d’artiste. Il me semblait qu’il prenait une grande responsabilité, et que si le Corinthien ne réussissait pas au gré de nos espérances, nous lui aurions rendu un bien triste service.
– Et alors vous avez cependant continué à lui mettre cela en tête ?
– Pierre a décidé que nous n’avions pas le droit de lui ôter. Chacun de nous a ses aptitudes, et porte en soi le germe de sa destinée, ma bonne Savinienne. Dieu ne fait rien pour rien. Il a ses vues mystérieuses et profondes en nous douant de tel ou tel talent, de telle ou telle vertu, et peut-être aussi de tel ou tel défaut. Les instincts de la jeunesse sont sacrés, et nul n’a le droit d’étouffer la flamme du génie. Au contraire, c’est un devoir de l’exciter et de la développer, au risque de donner à l’homme autant de souffrances que de facultés nouvelles.
– Ce que vous dites, j’ai peine à le croire, répondit la Savinienne, et je ne sais plus comment me diriger au milieu de tout cela. J’allais vous dire que si le Corinthien doit être riche, heureux et considéré dans son nouvel état, j’étais décidée à me sacrifier, à me taire ou à m’en aller ; mais vous me dites qu’il va souffrir, se perdre peut-être, et qu’il faut pourtant risquer tout cela pour plaire à Dieu. Vous êtes plus savante que moi, et vous parlez si bien que je ne sais comment vous répondre, sinon que je ne comprends pas, et que j’ai bien du chagrin.
En parlant ainsi, la Savinienne se mit à pleurer, ce qui ne lui arrivait pas souvent, à moins qu’elle ne fût seule.
Yseult essaya de la consoler, et la conjura de ne rien précipiter. Elle l’engagea à s’établir dans le village, ne fût-ce que pour quelques mois, afin de voir si le Corinthien, libre dans son choix et livré à ses réflexions, ne reviendrait pas à l’amour et au bonheur calme. Yseult était aussi loin que la Savinienne de supposer l’infidélité d’Amaury. Les amours de la marquise étaient si bien protégés par la découverte du passage secret, le Corinthien avait tant de discrétion et de prudence dans ses relations officielles avec le château, que personne n’en avait le moindre soupçon.
La Savinienne reprit donc courage et se décida à rester. Yseult la supplia, au nom de ses enfants, de ne pas avoir avec elle de fierté exagérée, et de garder au moins sa chambre dans le pavillon de la cour ; lui observant qu’elle y travaillerait pour le village en même temps que pour le château, et qu’elle n’y pourrait être considérée en aucune façon comme domestique. La Savinienne céda, et resta ainsi, pendant le reste de la saison, dans une amitié presque intime avec mademoiselle de Villepreux, qui ne passait pas un jour sans aller causer avec elle une heure ou deux, et qui donnait des leçons d’écriture et de calcul à sa petite Manette. Cette intimité donna bien plus souvent à Pierre l’occasion de voir Yseult, et de se passionner pour cette noble créature.
Pendant que la Savinienne résignée travaillait pour ses enfants, et retrempait dans l’amitié et le sentiment religieux son cœur vide et désolé, le Corinthien souffrait de bien grandes tortures. Toujours contraint et humilié de lui-même en présence de cette noble femme, il allait s’étourdir sur ses remords auprès de la marquise ; mais il n’y trouvait plus le même bonheur. Une tristesse profonde, une inquiétude incessante s’étaient emparées de Joséphine. Il semblait au Corinthien qu’elle lui cachât quelque secret. La crainte du monde régnait sur elle, malgré toutes les malédictions qu’elle lui adressait tout bas, et toutes les vengeances qu’elle croyait tirer de lui dans ses plaisirs cachés avec l’homme du peuple. Mais, au moindre bruit qui se faisait entendre, elle avait dans les bras d’Amaury des tressaillements ou des défaillances qui trahissaient la honte et la peur. Il s’en indignait parfois, et d’autres fois il les excusait ; mais, au fond, il eût désiré plus d’audace et de confiance à cette maîtresse fougueuse dans le plaisir, lâche dans la réflexion. En présence de ses craintes, le Corinthien sentait amollir sa fierté, et se résignait à de grands sacrifices. Pour écarter les soupçons que son changement de caractère eût pu faire naître, la marquise voulait voir le monde de temps en temps ; et, malgré les humiliations qu’elle y avait subies, elle ne perdait pas une occasion de s’y rattacher. Sa coquetterie et sa frivolité renaissaient chaque jour de leurs cendres. Le Corinthien avait de grands emportements de colère et de tendresse ; et, dans ces luttes, il lui semblait qu’au lieu de se ranimer son cœur se lassait et tendait à s’endurcir. Son caractère s’aigrissait ; il fuyait Pierre, résistait au père Huguenin, et méprisait presque les autres compagnons. Les dures habitudes de la pauvreté commençaient à lui peser ; il n’avait plus de plaisir à sculpter sa boiserie, aspirant avec anxiété à tailler dans le marbre et à voir des modèles. La bonne Savinienne remarquait avec douleur qu’il prenait des goûts de toilette et des habitudes de nonchalance.
– Hélas ! disait-elle au père Huguenin, il met tout ce qu’il gagne à se faire faire des vestes de velours et à se faire broder des blouses. Quand je le vois passer le matin, peigné et coiffé comme une image, je ne me demande plus pourquoi il arrive toujours le dernier à l’atelier.
Quant au père Huguenin, il était fort scandalisé de ce que le Corinthien portait des bottes fines au lieu de gros souliers, et il lui disait quelquefois pendant le souper :
– Mon garçon, quand on voit blanchir la main et pousser les ongles d’un ouvrier, on peut dire que c’est mauvais signe ; car ses outils se rouillent et ses planches moisissent.
M. Isidore Lerebours, l’employé aux ponts-et-chaussées, était depuis quelque temps l’habitant à poste du château de Villepreux. Son père prétendait qu’il avait eu quelques désagréments avec son inspecteur, et que, dégoûté de la partie, il avait donné sa démission. Mais le fait est que la sottise et l’ignorance d’Isidore avaient été insupportables à son chef, qu’il y avait eu des paroles très vives échangées entre eux, et que, sur le rapport auquel cette discussion avait donné lieu, il avait été destitué. Il était hébergé au château, en attendant qu’on lui trouvât un nouvel emploi, et demeurait dans la tour que son père occupait au fond de la grande cour, et qui faisait vis-à-vis à la Tour carrée de la Savinienne.
Voyant donc de sa fenêtre tout ce qui se passait là, il s’était bientôt convaincu que la belle veuve n’avait d’intrigue amoureuse ni avec Pierre ni avec le Corinthien ; et, ne doutant pas que ses beaux habits et sa bonne mine ne fissent de l’effet sur cette femme simple et condamnée au travail, il se hasarda à coqueter autour d’elle. La Savinienne ne songea pas d’abord à s’en effrayer, et ne ressentit pas pour lui cet éloignement qu’il inspirait à toutes les femmes de la maison. La Mère des compagnons avait vu tant et de si rudes natures gronder autour d’elle qu’elle ne s’étonnait plus guère de rien, et ne connaissait pas d’ailleurs cette peur anticipée et puérile qui tient de près à la coquetterie agaçante.
Charmé de n’être pas brusqué par elle comme il avait l’habitude de l’être par Julie et les autres soubrettes, Isidore crut que la Savinienne serait de meilleure composition, et s’enhardit auprès d’elle au point de vouloir folâtrer dans la cour lorsqu’elle la traversait le soir après avoir porté son linge au château. Ces gentillesses n’étaient pas du goût de la Savinienne : elle le menaça de lui donner un soufflet, ce qu’elle eût fait aussi tranquillement qu’elle le disait. Mais il était écrit dans le ciel qu’Isidore serait réprimé par une main un peu plus robuste.
Un soir, étant ivre, Isidore vit la Savinienne chercher au bas de la Tour carrée un jeune pigeon qui venait de tomber du nid. Il s’élança vers elle, sans voir que Pierre Huguenin était à deux pas de là ; et il recommença ses grossières importunités avec des expressions si triviales et des manières si peu respectueuses, que Pierre indigné s’approcha et lui ordonna de s’éloigner. Isidore, qui n’était pourtant pas brave, mais à qui le vin donnait de l’audace, voulut insister, et, devenant tout à fait brutal, prétendit qu’il allait embrasser la Savinienne à la barbe de son galant – Je ne suis pas son galant, dit Pierre, mais je suis son ami ; et pour le prouver, je la débarrasse d’un sot. En parlant ainsi, il prit Isidore par les deux épaules ; et, quoiqu’il conservât assez de patience pour n’employer pas toute sa force, il l’envoya tomber contre un mur où l’ex-employé s’endommagea quelque peu le visage.
Il se le tint pour dit, et, connaissant désormais le bras de l’ouvrier, il ne se vanta pas de sa mésaventure ; mais il sentit revenir tous ses projets de vengeance, et sa haine contre Pierre Huguenin se ralluma plus vive et plus motivée.
Il commença par s’attaquer au plus faible ennemi, et par déchirer la Savinienne. Il confia tout bas à tout le monde que le Corinthien et Pierre se partageaient ses faveurs avec un mépris cynique pour elle et pour la morale publique, et même que le Berrichon était son amant par-dessus le marché. – Il en était bien sûr, disait-il ; il voyait de sa fenêtre tout ce qui se passait la nuit à la Tour carrée.
Quelques personnes se refusèrent à le croire, un plus grand nombre le crurent sans examen, et le répétèrent sans scrupule. Les domestiques du château, observant de près la conduite de la Savinienne, repoussaient à bon escient les calomnies d’Isidore, que, du reste, ils détestaient cordialement ; et, comme ils avaient beaucoup d’estime et d’affection pour Pierre, ils se gardèrent de les lui répéter. Mais ils les donnèrent à entendre au Corinthien, qu’ils aimaient beaucoup moins, parce qu’ils le trouvaient fier, et quelque peu méprisant à leur endroit.
Ce fut un grand châtiment pour Amaury, et un nouveau remords, que de voir celle qu’il avait aimée et appelée auprès de lui, diffamée à cause de lui et défendue par un autre que lui. Il jura que le fils Lerebours s’en repentirait cruellement ; mais il fut empêché de prendre aucun parti par la jalousie de la marquise.
Joséphine avait l’habitude de causer le matin avec sa soubrette, pendant qu’elle se faisait coiffer, et Julie la tenait au courant de tous les cancans de l’office et du village. Lorsqu’elle apprit les soupçons dont la Savinienne était l’objet, avant d’examiner s’ils étaient fondés, elle conçut une aversion étrange pour cette victime de ses amours avec le Corinthien. Elle commença par interroger ce dernier, et le fit avec tant d’aigreur et d’emportement que le Corinthien, dont l’humeur était déjà assez sombre, lui répondit avec un peu de hauteur qu’il ne lui devait pas compte de son passé.
– Pourtant, ajouta-t-il, je veux bien vous le dire, pour vous faire voir à quel point vos outrages sont mal fondés et votre jalousie injuste. Il est bien vrai que j’ai aimé la Savinienne et que j’ai été aimé d’elle ; il est bien vrai que je devais l’épouser à la fin de son deuil, et que je l’aurais fait si je ne vous avais pas rencontrée ; il est bien vrai aussi que j’ai brisé le plus fidèle et le plus généreux cœur qui fut jamais, pour en conserver un qui me dédaigne et m’échappe à chaque instant. Mais soyez tranquille ; quoique je sente ma folie, quoique je sois certain d’être brisé un jour par vous à mon tour, je vous adore et je n’aime plus la Savinienne. C’est en vain que je rougis de ma conduite, c’est en vain que je voudrais réparer mon crime : c’est pour moi un supplice affreux que de la voir, et, lorsque Pierre me traîne auprès d’elle, j’y compte les minutes que je voudrais passer avec vous.
– Et alors, dit la marquise en secouant la tête d’un air d’incrédulité, cette femme généreuse et fidèle, que vous ne daignez pas seulement regarder, se jette par désespoir dans les bras de votre ami Pierre, et se console avec lui de votre abandon ?
Le Corinthien fut outré de cette accusation. Il n’aurait jamais pensé que la vanité froissée pût donner à Joséphine des pensées aussi mauvaises et de tels accès de méchanceté. Il en fit la cruelle épreuve ; car, dans son indignation, il défendit chaudement la Savinienne, et, poussé à bout par les sarcasmes amers de la marquise, il se laissa entraîner jusqu’à rabaisser celle-ci pour exalter sa rivale. Alors Joséphine entra en fureur, eut de véritables attaques de nerfs et ne s’apaisa que lorsque, brisée de fatigue, épuisée de larmes, elle eut jeté à ses pieds son amant, égaré et brisé comme elle.
Ces orages se renouvelèrent la nuit suivante, et furent plus violents encore. Joséphine chassa le Corinthien de sa chambre, et, quand il fut dans le passage secret, elle eut de tels sanglots et de tels délires, qu’il revint sur ses pas pour la défendre contre elle-même. Ils se réconcilièrent pour se brouiller encore ; et, dans ces tristes convulsions d’un amour que la foi ne dominait plus, il y eut de ces paroles qui tuent l’idéal, et de ces réponses que rien ne peut effacer. Le Corinthien, consterné, se demandait avec épouvante si c’était de l’amour ou de la haine qu’il y avait entre lui et Joséphine.
Jusque-là de telles précautions avaient été prises par eux, que pas un souffle, pas un bruit imprudent n’avait troublé le silence des longues nuits du vieux château. Mais, dans ces deux nuits d’orage, on se fia trop à l’épaisseur des murs et à la situation isolée de l’appartement. Le comte, qui dormait peu et d’un sommeil léger, comme tous les vieillards, fut frappé des cris étouffés, des sourds gémissements et des éclats de voix soudainement comprimés, qui semblaient s’exhaler des flancs massifs de la muraille. Le passage secret passait non loin de sa chambre à coucher. Il le savait, mais il ignorait qu’une communication pût être établie entre cette impasse et le boyau plus étroit et plus mystérieux que le Corinthien seul avait découvert dans la boiserie de la chapelle.
Le vieux comte croyait peu aux revenants. Il pensa d’abord à sa petite-fille, se leva, et approcha de son appartement qui était situé au bout du corridor et qui avait une communication par la tourelle avec l’atelier. Il n’entendit aucun bruit, entra doucement, trouva Yseult paisiblement endormie, et traversa sa chambre pour descendre le petit escalier tournant qui conduisait au cabinet de la tourelle. Durant ce court trajet, les bruits étranges qui l’avaient frappé ne se firent plus entendre. Mais quand il se fut avancé sur la tribune de l’atelier, il lui sembla les retrouver encore.
Le comte avait toujours eu la vue très basse, et en revanche l’oreille excessivement fine et exercée. Il entendit venir, comme par un conduit acoustique, deux voix qui se querellaient, et qui semblaient partir de très loin. Il examina les sculptures avec son lorgnon ; mais le panneau mobile était trop haut pour qu’il pût en voir le disjoint. D’ailleurs il n’entendait plus rien, et il allait se retirer, lorsqu’il vit le panneau s’ébranler, glisser comme dans une coulisse, et le Corinthien pâle, les cheveux en désordre et la rage dans les yeux, sauter de dix pieds de haut sur un tas de copeaux qu’il avait placés là pour amortir le bruit de sa chute quotidienne. Il montait avec une échelle qu’il jetait ensuite par terre sur ces mêmes copeaux pour ôter tout soupçon à ceux qui pourraient entrer la nuit dans l’atelier.
Aussitôt que le comte avait vu remuer le panneau, il s’était retiré en arrière, et, se cachant derrière le rideau de tapisserie, il avait lorgné et observé le Corinthien sans être aperçu. À peine le jeune homme se fut-il retiré que le comte descendit dans l’atelier, frotta le bout de sa béquille dans un pot de blanc de céruse, et fit sur le panneau mobile une marque pour le reconnaître. Puis, avant que le jour fût levé, il alla réveiller Camille, son vieux valet de chambre, le plus petit, le plus vert, le plus pointu, le plus rusé et le plus discret de tous les Frontins du temps passé. Camille prit ses passe-partout et conduisit son maître par un autre chemin à l’atelier. Il posa l’échelle contre la boiserie désignée, prit sa petite lanterne sourde, grimpa lestement malgré ses soixante-dix ans, pénétra dans le couloir mystérieux comme un furet, et, traversant la trouée faite dans l’impasse, arriva jusqu’à la porte de l’alcôve de la marquise, qu’il connaissait fort bien pour avoir dans se jeunesse fait passer par là un rival de son maître. À telles enseignes que le couloir avait été muré, mais trop tard.
Lorsqu’il revint apprendre au comte (non pas sans quelque embarras) le résultat de son voyage à travers les murs, le comte, au lieu de se troubler, lui dit d’un air ironique : – Camille, je ne savais pas qu’au lieu d’un couloir il y en avait deux ! J’ai été trompé plus longtemps que je ne croyais.
Puis, lui recommandant le silence sur l’existence du couloir et se gardant bien de lui dire quel homme il avait vu en sortir, il alla se recoucher assez tranquillement. Il avait tant vécu, que rien ne pouvait lui sembler neuf, ni exciter sa stupeur ou son indignation. Mais il ne s’endormit pas avant d’avoir calculé ce qu’il avait à faire pour mettre fin à une intrigue qu’il ne voulait tolérer en aucune façon.
Le lendemain, de grand matin, le jeune Raoul partit pour la chasse avec Isidore Lerebours, dont il se servait comme d’un piqueur robuste pour courir le lièvre, et comme d’un maquignon effronté dans l’achat ou l’échange de ses chevaux. Vers midi, en revenant au château, il lui adressa plusieurs questions sur la Savinienne, dont la beauté avait excité en lui quelque désir ; et Isidore lui ayant répondu que c’était une prude hypocrite, il lui demanda s’il jugeait qu’elle serait sensible à quelques présents. Isidore, qui désirait surtout se venger de Pierre, l’encouragea dans son projet de séduction, et ajouta que si on pouvait écarter le fils Huguenin, qui était fort jaloux d’elle, il serait bien plus facile de s’en faire écouter.
– Éloigner cet ouvrier de la maison ne me paraît pas chose aisée, répondit Raoul ; mon père et ma sœur en sont coiffés, et le citent à tout propos comme un homme de génie. Quel homme est-ce ?
– Un sot, répondit l’ex-employé aux ponts-et-chaussées, un manant, qui vous manquerait de respect si vous vous commettiez avec lui en quoi que ce soit. Il se sonne de grands airs parce que M. le comte le protège, et il dit tout haut que si vous faisiez mine de regarder la Savinienne, vous trouveriez à qui parler, tout comte que vous êtes.
– Ah ! eh bien, nous verrons cela. Mais, dites-moi, la Savinienne est donc bien réellement sa maîtresse ?
– Il n’y a que vous qui ne le sachiez pas.
– Ma sœur se persuade cependant que c’est la plus honnête femme du monde.
– Hélas ! mademoiselle Yseult est dans une grande erreur. Il est bien malheureux qu’elle ait laissé ces gens-là se familiariser avec elle ; cela pourra lui faire plus de tort qu’elle ne pense.
Raoul devint tout à coup sérieux, et, ralentissant son cheval : – Qu’entendez-vous par là ? dit-il ; quelle familiarité trouvez-vous possible entre ma sœur et des gens de cette sorte ?
Le lecteur n’a pas oublié l’aversion que le fils Lerebours nourrissait contre Yseult depuis le jour où elle avait ri de sa chute de cheval. De son côté, elle n’avait jamais pu lui dissimuler l’antipathie et l’espèce de mépris qu’elle éprouvait pour lui, et l’aventure du plan de l’escalier lui avait arraché quelques moqueries qui étaient revenues à Isidore. Il n’avait donc jamais négligé l’occasion de la dénigrer, lorsqu’il avait pu le faire sans se compromettre ; et, depuis quelque temps, il poussait la vengeance jusqu’à insinuer que mademoiselle de Villepreux ne regardait pas de travers le fils Huguenin ; que, de sa chambre, il les voyait causer ensemble des heures entières chez la Savinienne, et qu’il était tout au moins fort singulier qu’une demoiselle de son rang fréquentât une femme de mauvaise vie et prît ses amis dans le ruisseau.
Il pensa donc qu’en attribuant à l’opinion publique les sales idées qui lui étaient venues, et en les faisant pressentir au frère ultra de la jeune républicaine, il porterait un grand coup, soit à l’indépendance et au bonheur domestique d’Yseult, soit à Pierre Huguenin et à la Savinienne. Il répondit à Raoul que l’on avait remarqué dans la maison l’intimité étrange qui s’était établie à la Tour carrée entre la demoiselle du château, la lingère et les artisans ; que les domestiques en avaient bavardé dans le village ; que, du village, les mauvais propos avaient été plus loin, et que, dans les foires et marchés des environs, il n’était pas question d’autre chose. Il ajouta que cela lui faisait une peine mortelle, et qu’il avait failli se battre avec ceux qui déchiraient ainsi la sœur de M. Raoul.
– Vous auriez dû le faire et n’en jamais parler, lui répondit Raoul qui l’avait écouté en silence ; mais, puisque vous n’avez fait ni l’un ni l’autre, je vous conseille fort, monsieur Isidore, de ne vous lamenter auprès de personne autre que moi de la malveillance dont ma sœur est l’objet. Il est possible qu’elle ait eu trop de liberté pour une jeune personne ; mais il est impossible qu’elle en ait jamais abusé. Il est possible encore que je m’occupe de faire cesser les causes de ces mauvais bruits ; il est possible surtout que je fasse un exemple, et que les bavards insolents aient à se repentir avant qu’il soit peu. Quant à vous, rappelez-vous qu’il y a une manière de défendre les personnes à qui l’on doit du respect, qui est pire que de les accuser. Si vous veniez à l’oublier, je pourrais bien, malgré toute l’amitié que j’ai pour vous, vous casser sur la tête la meilleure de mes cannes.
En parlant ainsi, Raoul piqua des deux et froissa assez rudement, du poitrail de son cheval, le bidet beauceron d’Isidore, qui marchait à ses côtés. Le fils de l’économe fut forcé de faire place à son maître, qui franchit lestement la grille du parc, et laissa derrière lui l’officieux causeur, fort étonné et un peu inquiet du résultat de son entreprise.
Pendant que la Savinienne était l’objet de cet entretien, il y en avait un autre non moins animé à son sujet entre Yseult et la marquise. Yseult était entrée le matin chez sa cousine, et s’était inquiétée de l’altération de ses traits. La marquise avait répondu qu’elle souffrait beaucoup des nerfs. Elle avait grondé sa suivante à tout propos ; elle avait essayé dix collerettes sans en trouver une qui fût blanchie et repassée à son gré, et elle avait fini par défendre à Julie de confier davantage ses dentelles à cette stupide Savinienne, qui ne savait rien faire que du scandale et des enfants.
Lorsque Julie fut sortie, Yseult reprocha sévèrement à Joséphine la manière dont elle s’était exprimée sur le compte d’une femme respectable.
Faire l’éloge de la Savinienne devant la marquise, c’était verser de l’huile bouillante sur le feu. Elle continua de l’accuser avec une étrange aigreur d’être la maîtresse de Pierre Huguenin et d’Amaury. – Je ne comprends pas, ma chère enfant, lui répondit Yseult avec un sourire de pitié, que tu ajoutes foi à des propos ignobles, et que tu leur donnes accès sur ta jolie bouche. Si j’avais l’esprit aussi mal disposé que tu l’as ce matin, je te dirais que je suis presque tentée de prendre au sérieux les plaisanteries que nous te faisions il y a quelque temps sur le Corinthien.
– Ce serait de ta part, à coup sûr, une mortelle insulte, répondit la marquise ; car tu poses en principe qu’un artisan n’est pas un homme : ce qui fait que tu passes ta vie avec eux comme si c’étaient des oiseaux, des chiens ou des plantes.
– Joséphine ! Joséphine ! s’écria Yseult en joignant les mains avec une surprise douloureuse, que se passe-t-il donc en toi, que tu sois aujourd’hui si différente de toi-même ?
– Il se passe en moi quelque chose d’affreux ! répondit la marquise en se jetant échevelée le visage contre son lit, et en se tordant les mains avec des torrents de larmes. Yseult fut effrayée de ce désespoir, qu’elle avait pressenti depuis quelque temps en voyant les traits de Joséphine s’altérer et son caractère s’aigrir. Elle y prit part avec toute la bonté de son cœur et tout le zèle de ses intentions ; et, la serrant dans ses bras, elle la supplia, avec de tendres caresses et de douces paroles, de lui ouvrir son âme.
Certes la marquise ne pouvait rien faire de plus déplacé, de plus coupable peut-être, que de confier son secret à une jeune fille chaste, pour laquelle l’amour avait encore des mystères où l’imagination n’avait voulu pénétrer ; mais Joséphine n’était plus maîtresse d’elle-même. Elle déroula devant sa cousine, avec une sorte de cynisme exalté, tout le triste roman de ses amours avec le Corinthien, et elle le termina par une théorie du suicide qui n’était pas trop affectée dans ce moment-là.
Yseult écouta ce récit en silence et les yeux baissés. Plusieurs fois la rougeur lui monta au visage, plusieurs fois elle fut sur le point d’arrêter l’effusion de Joséphine. Mais chaque fois elle se commanda le courage, étouffa un soupir, et se soutint ferme et résolue, comme une jeune sœur de charité qui voit pour la première fois une opération de chirurgie, et qui, prête à défaillir, surmonte son dégoût et son effroi par la pensée d’être utile et de soulager un membre de la famille du Christ.
D’après ce que la Savinienne lui avait confié du passé du Corinthien, Yseult pressentait de plus en plus dans ce jeune homme des instincts et une destinée peu compatibles avec le bonheur d’une femme, quelle qu’elle fût. Elle osa dire toute sa pensée à la marquise, et lui fit faire des réflexions qu’elle n’avait pas encore faites sur l’effrayante personnalité qui se développait insensiblement chez le Corinthien depuis le jour où la protection de M. de Villepreux l’avait fait sortir du néant.
Joséphine commençait à se calmer, et le langage de la raison la préparait à entendre celui de la morale, lorsqu’on frappa à la porte. Yseult, ayant été voir ce que c’était, ouvrit à son grand-père en lui adressant, comme elle faisait toujours en le voyant, quelque tendre parole.
– Va-t’en, mon enfant, dit le comte. Je veux être seul avec ta cousine.
Yseult obéit, et M. de Villepreux, s’asseyant avec une lenteur solennelle, entama ainsi l’entretien :
– J’ai à vous parler, ma chère Joséphine, de choses assez délicates et des plus grands secrets qu’une femme puisse avoir. Êtes-vous bien certaine que personne ne peut nous entendre ?
– Mais je crois que cela est impossible, dit Joséphine, un peu interdite de ce préambule et du regard scrutateur que le comte attachait sur elle.
– Eh bien, reprit-il, regardez aux portes… à toutes les portes !
Joséphine se leva, et alla voir si la porte de sa chambre qui donnait sur le corridor, et celle qui communiquait avec les autres pièces de l’appartement, étaient bien fermées ; puis elle revint pour s’asseoir.
– Vous oubliez une porte, lui dit le comte en prenant une prise de tabac, et en la regardant pardessus ses lunettes.
– Mais, mon oncle, je ne connais pas d’autre porte, répondit Joséphine en pâlissant.
– Et celle de l’alcôve ? Est-ce que vous ne savez pas que de l’atelier on entend tout ce qui se passe ici ?
– Mon Dieu, dit Joséphine tremblante, comment cela se pourrait-il ? Il y a là, je crois, un passage sans issue.
– Vous êtes bien sûre, Joséphine ? Voulez-vous que je demande, à cet égard, des renseignements au Corinthien ?
Joséphine se sentit défaillir ; elle tomba sur ses genoux, et regarda le vieillard avec une angoisse inexprimable, sans avoir la force de dire un mot.
– Relevez-vous, ma nièce, reprit le comte avec une douceur glaciale ; asseyez-vous, et écoutez-moi.
Joséphine obéit machinalement et resta devant lui, immobile et pâle comme une statue.
– De mon temps, ma chère enfant, dit le comte, il y avait certaines marquises qui prenaient leurs laquais pour amants. En général, c’étaient des femmes moins jeunes, moins belles et moins recherchées que vous dans le monde ; ce qui rendait peut-être cette fantaisie un peu plus explicable de leur part.
– Assez, mon oncle, au nom du ciel ! dit Joséphine en joignant les mains. Je comprends bien !
– Loin de moi, dit le comte, la pensée de vous humilier et de vous blesser, ma chère Joséphine. Je voulais seulement vous dire (ayez un peu de courage, je serai bref) que les mœurs de Louis XV, excusables peut-être dans leur temps, ne sont plus praticables aujourd’hui. Une femme du monde ne pourrait plus dire, au point du jour, à un amant : « Va-t’en, je n’ai plus besoin de toi ! » car il n’y a plus de manants. Un palefrenier est un homme ; un artisan est un artiste ; un paysan est un propriétaire, un citoyen ; et aucune femme, fût-elle reine, n’a le pouvoir de persuader à un homme qu’il redevient son inférieur en sortant de ses bras. Vous n’avez donc pas dérogé, ma chère nièce, en choisissant pour votre amant un jeune homme intelligent, né dans les rangs du peuple. Si vous étiez libre de joindre le don de votre main à celui de votre cœur, je vous dirais de le faire, si cela vous convient ; et, au lieu d’être la marquise des Frenays, vous seriez la Corinthienne, sans que j’en fusse humilié ou scandalisé le moins du monde. Mais vous êtes mariée, mon enfant, et votre mari est trop malade (je viens encore de recevoir une lettre de son médecin qui ne lui en donne pas pour six mois), vous touchez de trop près à votre liberté pour qu’il vous soit pardonné de n’avoir pas su attendre. Il est des malheurs de toute la vie où l’erreur de quelques instants est presque inévitable et trouve grâce devant le monde. Dans votre position, vous ne trouveriez aucune indulgence. Voilà pourquoi je vous engage à éloigner de vous le Corinthien, sauf à le rappeler pour l’épouser après une année de veuvage.
Cette manière de prendre les choses était si éloignée de ce que Joséphine attendait de la sévérité de son oncle, que la surprise remplaça la consternation. Elle leva les yeux plusieurs fois sur lui pour voir s’il parlait sérieusement, et les baissa aussitôt après s’être rassurée qu’il ne riait pas le moins du monde. Et pourtant ce n’était qu’un jeu d’esprit, un piège moqueur, le dénouement bouffon d’une comédie sceptique. Le vieux comte savait fort bien quel en serait l’effet, et ne craignait nullement que sa comédie tournât contre lui. Il connaissait Joséphine beaucoup mieux qu’elle ne se comprenait elle-même. Il rendait les rênes, sachant bien que c’est la seule manière de gouverner un coursier impétueux.
Joséphine demeura quelques instants muette, et enfin elle répondit :
– Je vous remercie, mon cher, mon généreux oncle, de me traiter avec cette bonté, lorsqu’au fond du cœur vous me méprisez certainement.
– Moi, vous mépriser, mon enfant ! Et pourquoi donc, je vous prie ? Si vous étiez une de ces marquises galantes dont je parlais tout à l’heure, je vous traiterais avec plus de sévérité ; car un noble esprit doit savoir commander aux sens. Mais ce n’est point une faute de ce genre que vous avez commise…
– Non, mon oncle ! s’écria Joséphine, à qui l’inspiration du mensonge revint avec l’espérance de se disculper ; je vous jure que c’est un amour de tête, une folie, un rêve romanesque, et que ce jeune homme ne venait ici…
– Que pour vous baiser la main, je n’en doute pas, répondit le comte avec un sourire d’une si terrible ironie, qu’il ôta tout d’un coup à Joséphine la prétention de lui en imposer. Mais je ne vous demandais pas cela, ajouta-t-il en reprenant son sérieux affecté. Il est des fautes complètes où le cœur joue un si grand rôle qu’on les plaint au lieu de les condamner. Je suis donc bien persuadé que vous avez pour le Corinthien une affection très sérieuse, et que, prévoyant la fin prochaine de M. des Frenays, vous lui avez promis de vous unir un jour à lui. Eh bien, mon enfant, si vous avez fait cette promesse, il faudra la tenir ; je vous répète que je ne m’y oppose pas.
– Mais, mon oncle, dit naïvement Joséphine, je ne lui ai jamais fait aucune promesse !…
Le comte poursuivit, comme s’il n’avait pas entendu cette réponse, qu’il venait pourtant de noter très particulièrement.
– Et même, si vous voulez que je dise au Corinthien la manière dont j’envisage la chose, je la lui dirai aujourd’hui.
– Mais, mon oncle, ce serait lui donner une espérance qui ne se réalisera peut-être pas. Je n’entends ni ne désire la mort de l’homme auquel vous m’avez mariée ; et ce serait un crime, à ce qu’il me semble, de présenter cette chance sinistre, à l’homme que j’aime, comme un rêve et un espoir de bonheur.
– Aussi n’est-il pas convenable, dans ce moment, que vous le fassiez vous-même. J’approuve vos scrupules à cet égard. Mais moi qui sais bien que mon cher neveu, le marquis, n’est guère aimable, et par conséquent guère regrettable, moi qui ne vous imposerai jamais le semblant d’une hypocrite douleur, et qui comprends fort bien, dans le fond de mon âme, le désir que vous avez d’être libre, je dois me charger de rassurer le Corinthien sur la durée de votre séparation. Cette séparation est nécessaire : ce que moi seul sais aujourd’hui, tout le monde pourrait le découvrir demain. Il lui sera douloureux de vos quitter : il doit vous aimer éperdument. Mais en lui faisant comprendre qu’il doit vous mériter par ce sacrifice, et qu’il en sera récompensé dans deux ans tout au plus, je ne doute pas qu’il n’accepte la proposition que je vais lui faire.
– Quelle proposition, mon oncle ? demande Joséphine effrayée.
– Celle de partir tout de suite pour l’Italie, afin d’aller se livrer au culte de l’art sur une terre qui en a gardé les traditions et qui lui fournira les plus beaux modèles. Je lui donnerai tous les moyens d’y faire de bonnes études et de rapides progrès. Dans deux ans peut-être il pourra concourir pour un prix, et alors vous aurez pour époux un élève distingué auquel votre fortune aplanira le chemin de la réputation.
– Je suis bien sûre, mon oncle, dit Joséphine, que ce jeune homme ne l’entend pas ainsi. Il est fier, désintéressé : il ne voudrait pas devoir ses succès à la position que je lui aurais faite dans le monde.
– Il a de l’ambition, dit le comte ; quiconque se sent artiste en a, et la soif de la gloire vaincra bien vite ses scrupules.
– Mais moi, mon oncle, je ne voudrais pas servir d’instrument à la fortune d’un ambitieux. Si le Corinthien pouvait accepter ma fortune avant d’avoir à m’offrir un nom en échange, je douterais de son amour et ne le partagerais plus.
– Eh bien, comme le temps presse et qu’il faut prendre un parti, je vais l’interroger, dit le comte en se levant. Il faut qu’il sache bien que vous l’aimez assez pour l’épouser, quelle que soit sa position, et que j’y consentirais, dût-il rester simple ouvrier. N’est-ce pas que c’est bien là votre pensée ?
– Mais, mon oncle…, dit Joséphine en se levant aussi et en retenant le comte qui faisait mine de la quitter, donnez-moi le temps de la réflexion. Je n’ai jamais songé à tout cela, moi ! Prendre l’engagement de me remarier, quand je ne suis pas encore veuve, et que je ne connais du mariage que ses plus grands maux… c’est impossible ! il faut que je respire, que je demande conseil…
– À qui, ma chère nièce, au Corinthien ?
– À vous, mon oncle, c’est à vous que je demanderai conseil ! s’écria Joséphine en se jetant dans les bras du comte avec une ruse caressante.
Le vieux seigneur comprit fort bien que la jeune marquise le suppliait de la détourner d’un engagement dont elle avait peur, et qu’elle ne demandait qu’un peu d’aide pour rompre une liaison dont elle rougissait. Joséphine avait aimé le Corinthien, mais elle était vaine : on ne renonce pas au grand monde quand on s’est sacrifié pour y être admise. On aime mieux y briller quelquefois, sauf à y souffrir sans cesse, que d’en être bannie et de n’y pouvoir plus rentrer.
Le comte, riant en lui-même du succès de sa feinte, la quitta en lui promettant de réfléchir à l’explication qu’il aurait avec le Corinthien et en lui donnant jusqu’au soir pour y réfléchir elle-même.
La marquise courut trouver Yseult, et lui raconta de point en point tout ce que le comte venait de lui dire. Yseult l’écouta avec une vive émotion. Sa figure s’éclaira d’une joie étrange ; et la marquise, en finissant son récit, vit avec surprise des larmes d’enthousiasme inonder le visage de sa cousine.
– Eh bien, lui dit-elle, qu’as-tu donc, et que penses-tu de tout cela ?
– Ô mon cher, mon noble aïeul ! s’écria Yseult en levant les yeux et les mains vers le ciel ; j’en étais bien sûre, j’avais bien raison de compter sur lui ! Je le savais bien, moi, que, dans l’occasion, sa conduite s’accorderait avec ses paroles ! Oh ! oui, oui, Joséphine, il faudra épouser le Corinthien !
– Mais je ne te comprends pas, Yseult : tu me disais tantôt qu’il ne me rendrait jamais heureuse, qu’il fallait rompre avec lui ; et maintenant tu me conseilles de m’engager à lui pour toujours !
– J’avais cru devoir te parler ainsi et te montrer les défauts de ton amant pour te guérir d’un amour qui me semblait coupable. Mais mon père a eu le vraie morale, lui ! Il t’a conseillé de redevenir fidèle à ton mari, à l’approche de cette heure solennelle, après laquelle tu seras libre, et pourras faire le serment d’un amour plus légitime et plus heureux !
– Ainsi tu me conseilles toi-même d’épouser le Corinthien ! Et son ambition, et sa jalousie, et ses outrages, dont j’ai tant souffert, et son amour pour la Savinienne qui n’est peut-être pas éteint ? Tu oublies que cette nuit je l’ai chassé d’ici dans un accès de haine et de colère inexprimable.
– Il reviendra te demander pardon de ses torts, et tu le corrigeras de ses défauts en le guérissant de ses souffrances, en lui prouvant ta sincérité par des promesses…
– C’est de la folie ! s’écria la marquise poussée à bout. Ou vous jouez, ton père et toi, une comédie pour m’éprouver, ou vous êtes sous l’empire de je ne sais quel rêve de républicanisme romanesque auquel vous voulez me sacrifier. Je voudrais bien voir ce que dirait mon oncle si tu voulais épouser Pierre Huguenin, et ce que tu dirais toi-même si on te le conseillait !…
Yseult sourit, et déposa sans rien répondre un long baiser sur le front de sa cousine. Son visage avait une expression sublime.
Le soir de ce jour déjà si rempli d’émotions, Pierre et le Corinthien travaillaient à la lumière, agités eux-mêmes d’une sorte de fièvre. Amaury, ennuyé de son entreprise, se hâtait d’achever ses dernières figures sculptées, et aspirait à entamer les ornements plus faciles auxquels Pierre devait l’aider. La partie de pure menuiserie n’avait pas été à beaucoup près aussi vite. Il y avait encore bien des panneaux disjoints, bien des moulures inachevées. Mais le père Huguenin avait été forcé de prendre patience ; car son fils voulait achever avant tout l’escalier de la tribune, qu’il s’était réservé comme le morceau le plus important et le plus difficile. Pierre ne disait pas que, dans le secret de son âme, il chérissait cette partie de l’atelier qui le rapprochait du cabinet de la tourelle, et de la tribune, où quelquefois il n’était séparé d’Yseult que par la porte, souvent entr’ouverte, du cabinet d’étude.
Retranché dans le fond de l’atelier, Pierre avait depuis quelque temps travaillé sans relâche. Non seulement il voulait que son escalier fût une pièce conforme à toutes les lois de la science, mais il voulait encore en faire une œuvre d’art. Il songeait à lui donner le style, le caractère, le mouvement non seulement facile et sûr, mais encore hardi et pittoresque. Il ne fallait pas que ce fût l’escalier coquet d’un restaurant ou d’un magasin, mais bien l’escalier austère et riche d’un vieux manoir, tel que ceux qu’on voit au fond des intérieurs de Rembrandt, sur lesquels la lumière douteuse et rampante monte et décroît avec tant d’art et de profondeur. La rampe en bois, découpée à jour, et les ornements des pendentifs, devaient aussi être d’un choix particulier. Pierre eut le bon sens et le bon goût d’emprunter le dessin de ces parties aux ornements de l’ancienne boiserie. Il les adapta aux formes et aux dimensions de son escalier, et là ses connaissances en géométrie lui devinrent de la plus grande utilité. C’était un travail d’architecte, de décorateur et de sculpteur en même temps. Pierre était sévère envers lui-même. Il se disait que ce serait peut-être la seule occasion qu’il aurait dans sa vie d’unir sérieusement les conditions de l’utile à celles du beau, et il voulait laisser dans ce monument, où des générations d’ouvriers habiles avaient exécuté de si belles choses, une trace de sa vie, à lui, ouvrier consciencieux, artiste et noble.
Il était dix heures du soir, et il donnait enfin la dernière main à son œuvre. Il avait ajusté ses marches bien balancées sur un palmier élégant, fragile à la vue, solide en réalité. La rampe était posée ; et, à la lueur de la lampe, elle reflétait sur la muraille ses légers enroulements et ses fortes nervures. Pierre, à genoux sur la dernière marche, rabotait avec soin les moindres aspérités ; son front était inondé de sueur, et ses yeux brillaient d’une joie modeste et légitime. Le Corinthien était monté sur une échelle, à quelque distance, et plaçait encore quelques chérubins dans leurs niches. Il travaillait avec la même activité, mais non avec le même plaisir que son ami. Il y avait dans son ardeur comme une sorte de rage, et à chaque instant il s’écriait en jetant son ciseau sur les dalles : – Maudites marionnettes ! quand donc en aurai-je fini avec vous ! Puis il reportait de temps en temps ses regards sur cette marque de craie qui était restée au panneau du passage secret, et qu’il ne pouvait pas s’expliquer.
– Moi, j’ai fini ! s’écria Pierre d’un coup en s’asseyant sur la marche qui joignait l’escalier à la tribune ; et j’en suis presque fâché, ajouta-t-il en s’essuyant le front : je n’ai jamais rien fait avec tant d’amour et de zèle.
– Je le crois bien, répondit le Corinthien avec amertume ; tu travailles pour quelqu’un qui en vaut la peine.
– Je travaille pour l’art, répondit Pierre.
– Non, répondit brusquement le Corinthien, tu travailles pour celle que tu aimes.
– Tais-toi, tais-toi, s’écria Pierre effrayé, en lui montrant la porte du cabinet.
– Bah ! je sais bien qu’à cette heure elles prennent le thé ! répondit le Corinthien. Je sais de point en point leurs habitudes. Dans ce moment-ci, mademoiselle de Villepreux arrange ses tasses de porcelaine, en parlant politique ou philosophie avec son père, et la marquise bâille en regardant au miroir si elle est bien coiffée. C’est comme si je la voyais.
– C’est égal, parle moins haut, je t’en supplie.
– Je parlerai aussi bas que tu voudras, Pierre, dit le Corinthien en venant s’asseoir à côté de son ami. Mais j’ai besoin de parler, vois-tu, j’ai la tête brisée. Sais-tu que ton escalier est superbe ? Tu as du talent, Pierre. Tu es né architecte comme je suis né sculpteur, et il me semble qu’il y a autant de gloire dans un art que dans l’autre. Est-ce que tu n’as jamais eu d’ambition, toi ?
– Tu vois bien que j’en ai, puisque je me suis donné tant de mal pour faire cet escalier.
– Et voilà ton ambition satisfaite ?
– Pour aujourd’hui ; demain j’aurai à faire le corps de bibliothèque.
– Et tu comptes faire toute ta vie des escaliers et des armoires ?
– Que pourrais-je faire de mieux ? je ne sais pas faire autre chose.
– Mais tu peux tout ce que tu veux, Pierre, et tu ne veux pas rester menuisier, j’espère ?
– Mon cher Corinthien, je compte rester menuisier. Que tu deviennes sculpteur, que tu étudies Michel-Ange et Donatello, c’est juste. Tu es entraîné aux œuvres brillantes par une organisation particulière, qui t’impose le devoir de chercher le beau dans son expression la plus élevée et la plus poétique. Le dégoût que t’inspirent les travaux de pure utilité est peut-être un avertissement de la Providence, qui te réserve de plus hautes destinées. Mais moi, j’aime le travail des mains ; et pourvu que ma peine serve à quelque chose, je ne la regrette pas. Mon intelligence ne me porte pas vers les œuvres d’art, comme tu les entends ; je suis peuple, je me sens ouvrier par tous les pores. Une voix secrète, loin de m’appeler dans le tumulte du monde, murmure sans cesse à mon oreille que je suis attaché à la glèbe du travail, et que je dois peut-être y mourir.
– Mais ceci est une absurdité ! Pierre, tu te ravales et tu te calomnies ; tu n’es pas fait pour rester machine et pour suer comme un esclave. Est-ce que la manière dont le riche exploite le travail du peuple n’est pas une iniquité ? Toi-même, tu l’as dit cent fois !
– Oui, en principe je hais cette exploitation ; mais en fait je m’y soumets.
– C’est une inconséquence, Pierre, c’est une lâcheté ! Que chacun en dise autant, et jamais les choses ne changeront.
– Cher Corinthien, les choses changeront ! Dieu est trop juste pour abandonner l’humanité, et l’humanité est trop grande pour s’abandonner elle-même. Il m’est impossible de sentir dans mon âme ce que c’est que la justice sans que la justice soit possible. Je ne chérirais pas l’égalité si l’égalité n’était pas réalisable. Car je ne suis pas fou, Amaury ; je me sens très calme : je suis certain d’être sage dans ce moment-ci, et pourtant je crois que le riche n’exploitera pas toujours le pauvre.
– Et pourtant tu te fais un devoir de rester pauvre ?
– Oui, ne voulant pas devenir riche à tout prix.
– Et tu ne hais pas les riches ?
– Non, parce qu’il est dans l’instinct de l’homme de fuir la misère.
– Explique-moi donc cela !
– C’est bien facile. Il est certain, n’est-ce pas, que, dès aujourd’hui, un pauvre peut devenir riche à force d’intelligence ?
– Oui.
– Est-il certain que tous les pauvres intelligents puissent devenir riches ?
– Je ne sais pas. Il y a tant de ces pauvres-là, qu’il n’y aurait peut-être pas de quoi les enrichir tous.
– Cela est bien certain, Amaury ; ne voyons-nous pas tous les jours des hommes d’esprit et de talent qui meurent de faim ?
– Il y en a beaucoup. Ce n’est pas tout d’avoir du génie, il faut encore avoir du bonheur.
– C’est-à-dire de l’adresse, du savoir-faire, de l’ambition, de l’audace. Et le plus sûr encore est de n’avoir pas de conscience.
– C’est possible, dit le Corinthien avec un soupir ; Dieu sait si je pourrai conserver la mienne, et s’il ne faudra pas l’abjurer ou échouer.
– J’espère que Dieu veillera sur toi, mon enfant. Mais moi, vois-tu, je ne dois pas me risquer. Je n’ai pas un assez grand génie pour que la voix du destin me commande d’engager cette lutte dangereuse avec les hommes. Je vois que la plupart de ceux qui abandonnent la dure obscurité du mercenaire pour devenir heureux et libres perdent leurs modestes vertus, et ne se font jour à travers les obstacles qu’en laissant à chaque effort un peu de foi, à chaque triomphe un peu de charité. C’est une guerre effroyable que cette rivalité des intelligences ; l’un ne peut parvenir qu’à la condition d’écraser l’autre. La société est comme un régiment où le lieutenant, un jour de bataille, se réjouit de voir tomber le capitaine qu’il va remplacer. Eh bien ! puisque le monde est arrangé ainsi, puisque les esprits les plus libéraux et les plus avancés n’ont encore trouvé que cette maxime : « Détruisez-vous les uns les autres pour vous faire place », moi, je ne veux détruire personne. Nos ambitions personnelles sanctionnent trop souvent ce principe abominable qu’ils appellent la concurrence, l’émulation, et ce que j’appelle, moi, le vol et le meurtre. J’aime trop le peuple pour accepter cette heureuse destinée qu’on offre à un d’entre nous sur mille en laissant souffrir les autres. Le peuple aveugle et résigné se laisse faire ; il admire ceux qui parviennent ; et celui qui ne parvient pas s’exaspère dans la haine, ou s’abrutit dans le découragement. En un mot, ce principe de rivalité ne fait que des tyrans et des exploiteurs, ou des esclaves et des bandits. Je ne veux être ni l’un ni l’autre. Je resterai pauvre en fait, libre en principe ; je mourrai peut-être sur la paille, mais en protestant contre la science sociale qui ne met pas tous les hommes à même d’avoir un lit.
– Je te comprends, mon noble Pierre, tu fais comme le marin qui aime mieux périr avec l’équipage que de se sauver dans une petite barque avec quelques privilégiés. Mais tu oublies que ces privilégiés se trouveront toujours là pour sauter dans la barque, et que le ciel ne viendra pas au secours du navire qui périt. J’admire ta vertu, Pierre ; mais si tu veux que je te le dise, elle me semble si peu naturelle, si exagérée, que je crains bien que ce ne soit un accès d’enthousiasme dont tu repentiras plus tard.
– D’où te vient cette idée ?
– C’est qu’il me semble que tu n’étais pas ainsi il y a six mois.
– Il est vrai ; j’étais alors comme tu es aujourd’hui : je souffrais, je murmurais ; j’avais le dégoût de notre condition, et tu ne l’avais pas. Aujourd’hui je n’ai plus d’ambition, et c’est toi qui en as. Nous avons changé de rôle.
– Et lequel de nous est dans le vrai ?
– Nous y sommes peut-être tous les deux. Tu es l’homme de la société présente, je suis peut-être celui de la société future !
– Et, en attendant, tu ne veux pas vivre ! car c’est ne pas vivre que de vivre dans le désir et dans l’attente.
– Dis dans la foi et dans l’espérance !
– Pierre, c’est mademoiselle de Villepreux qui t’a soufflé ces folles théories. Elles sont bien faciles à ces gens-là. Ils sont riches et puissants ; ils jouissent de tout, et ils nous conseillent de vivre de rien.
– Laisse-là mademoiselle de Villepreux, répondit Pierre. Je ne vois pas ce qu’elle a de commun avec ce que nous disions.
– Pierre, dit Amaury vivement, je t’ai dit tous mes secrets, et tu ne m’as jamais dit les tiens. Est-ce que tu crois que je ne lis pas dans ton cœur ?
– Laisse-moi, Amaury, ne me fais pas souffrir inutilement. Je respecte, je révère mademoiselle de Villepreux, cela est certain. Il n’y a point de secret là-dedans.
– Tu la respectes, tu la révères… et tu l’aimes.
– Oui, je l’aime, répondit Pierre en frissonnant. Je l’aime comme la Savinienne t’aime !
– Tu l’aimes comme j’aime la marquise !
– Oh ! non, non, Amaury, cela n’est pas. Je ne l’aime pas ainsi !
– Tu l’aimes mille fois davantage !
– Je n’en suis pas amoureux, non ! le ciel m’est témoin…
– Tu n’oses achever. Eh bien, il est possible que tu n’en sois pas amoureux, je ne te souhaite pas un pareil malheur ; mais tu l’adores, et tu te trouves heureux d’être l’esclave conquis et enchaîné de cette dame romaine…
Cette conversation fut interrompue par un domestique qui vint, du côté du parc, dire au Corinthien que le comte désirait lui parler. Le Corinthien se rendit à cet ordre, bien éloigné de pressentir l’importance de l’entrevue qu’on lui demandait.
Pierre resta quelques instants absorbé et troublé des insinuations hardies que son ami venait de faire. Puis, en songeant que l’heure de la retraite était sonnée dans le château, et que peut-être mademoiselle de Villepreux allait descendre dans son cabinet d’étude, comme cela lui arrivait souvent de onze heures à minuit, il se mit à ramasser et à ressembler ses outils pour s’en aller, fidèle au respect qu’il lui avait juré dans son âme. Mais, au moment où il se baissait pour prendre le sac de cuir où étaient ses instruments de travail, il sentit une main se poser doucement sur son épaule, et, en relevant la tête, il vit mademoiselle de Villepreux rayonnante d’une beauté qu’elle n’avait jamais eue avant ce jour-là. Toute son âme était dans ses yeux, et cette force qu’elle comprimait toujours au fond d’elle-même éclatait en elle à cette heure, sans qu’elle cherchât à la reprendre. C’était comme une transfiguration divine qui s’était opérée dans tout son être. Pierre l’avait vue souvent exaltée, mais toujours un peu mystérieuse, et, dans tout ce qui avait rapport à leur amitié, s’exprimant par énigmes ou par réticences. Il la vit en cet instant comme une pythie prête à répandre ses oracles, et, transporté lui-même d’une confiance et d’une force inconnue, pour la première fois de sa vie il prit la main d’Yseult dans la sienne.
– Mon escalier est fini, lui dit-il ; c’est vous qui, la première, poserez votre main sur cette rampe.
– Ne parlez pas si haut, Pierre, lui dit-elle. Pour la première et la dernière fois de ma vie, j’ai un secret à vous dire ; un secret qui demain n’en sera plus un. Venez !
Elle l’attira dans son cabinet, dont elle referma la porte avec soin ; puis elle parla ainsi :
– Pierre, je ne vous demande pas, comme le Corinthien faisait tout à l’heure, si vous êtes amoureux de moi. Entre nous deux, ce mot me paraît insuffisant et puéril. Je ne suis pas belle, tout le monde le sait ; je ne sais pas si vous êtes beau, quoique tout le monde le dise. Je n’ai jamais cherché dans vos yeux que votre âme, et la beauté morale est la seule qui puisse me fasciner. Mais je viens vous demander, devant Dieu, qui nous voit et nous entend, si vous m’aimez comme je vous aime.
Pierre devint pâle, ses dents se serrèrent ; il ne put répondre.
– Ne me laissez pas dans l’incertitude, reprit Yseult. Il est bien important pour moi de ne pas me tromper sur le sentiment que je vous inspire. Écoutez, Pierre, il s’est passé aujourd’hui, dans ma famille, bien des choses que vous ignorez. Ma cousine m’a confié un secret que vous possédiez depuis longtemps. Mon père, par je ne sais quelle aventure, a découvert ce secret, et a prononcé un jugement que je vous laisse à deviner.
Pierre ne pouvait parler. Yseult vit son angoisse, et continua :
– Le jugement de mon père a été conforme aux admirables principes dans lesquels il m’a élevée, et que je lui ai toujours vu professer. Il a conseillé à madame des Frenays, dont le mari est mourant, de se remarier avec le Corinthien aussitôt qu’elle sera libre ; et, à l’heure qu’il est, il engage le Corinthien à s’éloigner pour revenir ici dans deux ans. Dans deux ans, Pierre, votre ami sera mon cousin et le neveu de mon père. Vous voyez que, si vous m’aimez, si vous m’estimez, si vous me jugez digne d’être votre femme, comme moi je vous aime, vous respecte et vous vénère, je vais trouver mon aïeul et lui demander de consentir à notre mariage. Si je n’avais pas la certitude de réussir, jamais je ne vous aurais dit ce que je vous dis maintenant dans toute le calme de mon esprit et dans toute la liberté de ma conscience.
Pierre tomba à genoux et voulut répondre ; mais cet amour, si longtemps comprimé, eût éclaté avec trop de violence. Il n’avait pas d’expressions ; des torrents de larmes coulaient en silence sur ses joues.
– Pierre, lui dit-elle, vous n’avez donc pas la force de me dire un mot ? Voilà ce que je craignais ; vous n’avez pas de confiance : vous croyez que je fais un rêve, que je vous propose une chose impossible. Vous me remerciez à genoux, comme si c’était une grande action que je fais là de vous aimer. J’ai rencontré en vous le seul homme juste que j’aie jamais rencontré, après mon grand-père ; j’ai découvert en vous non seulement une sympathie complète avec mes idées et mes sentiments, mais encore une supériorité d’intelligence et de vertu, qui a porté la lumière dans mes bons instincts et l’enthousiasme dans mes convictions. Vous m’avez débarrassée de quelques erreurs ; vous m’avez guérie de plusieurs incertitudes : en un mot, vous m’avez enseigné la justice et vous m’avez donné la foi. Vous ne pouvez donc pas être étonné, à moins que vous ne me jugiez trop frivole et trop faible pour exécuter ce que j’ai conçu.
Pierre était en proie à un véritable délire. Il la regardait et n’osait pas seulement poser ses lèvres sur le bout de sa ceinture, tant elle lui apparaissait grandie et sanctifiée par la foi.
– Je vois que vous ne pouvez pas parler, lui dit-elle. Je vais trouver mon père. Si vous n’y consentez pas, faites seulement un signe, un geste, et j’attendrai que vous ayez changé d’avis. Comme je ne connais qu’une manière de vouloir les choses, qui est de les mettre tout de suite à exécution, je vais trouver mon père et lui parler de vous. À demain, Pierre, car ceci est une affaire sérieuse, et peut-être mon père voudra-t-il prendre la nuit pour y réfléchir.
– Demain, demain ? s’écria Pierre tout effrayé. Est-ce que demain viendra jamais ? Comment porterai-je jusqu’à demain cette joie et cette épouvante ? Non, non, ne parlez pas encore à votre père ; laissez-moi vivre jusqu’à demain avec la seule pensée de votre bonté pour moi (Pierre n’osait dire de votre amour). Je ne comprends pas encore l’avenir dont vous me parlez : il me semble que là il y a un mystère, et j’y songe avec une sorte de peur… Oui, j’ai le cœur serré, et mon bonheur est si grand qu’il ressemble à la tristesse. C’est une idée solennelle, douloureuse, enivrante… C’est comme si vous alliez vous donner la mort pour moi… Laissez-moi y songer, vous voyez bien que je n’ai pas ma tête. Je ne puis fixer mon esprit, au milieu de ce tourbillon que vous soulevez en moi, que sur une seule idée : c’est que vous m’aimez… Vous, vous ! ah ! mon Dieu, vous !… Je suis aimé de vous !… Est-ce que c’est possible ? Est-ce que j’ai la fièvre ? Est-ce que je ne suis pas dans le délire ?
Pendant qu’ils causaient ainsi et qu’ils oubliaient l’heure, transportés qu’ils étaient dans une autre sphère, le comte de Villepreux conférait avec le Corinthien. Jusqu’à ce moment, la marquise, agitée, en proie à mille combats, était retenue par la honte d’avouer à son oncle que cette passion sérieuse qu’il lui attribuait malicieusement n’était qu’une surprise des sens au milieu d’une fantaisie d’esprit, un roman commencé avec l’étourderie d’une pensionnaire, soutenu au milieu des délires d’un amour sans frein et sans but, prêt à dénouer devant la crainte du blâme et les besoins de la vanité. Le Corinthien, se présentant avec un nom célèbre et des titres acquis à la considération, l’eût emporté peut-être sur un gentilhomme sans réputation et sans talent. Mais le Corinthien compagnon menuisier, enfant de génie il est vrai, et sur le point d’être élève à Rome, mais inconnu, mais incertain de son avenir, incapable peut-être de faire de tardives études et de réaliser les espérances que l’on avait conçues pour lui… c’était un dé dans le cornet de ce jeu de hasard qu’on appelle la société, et Joséphine ne se sentait pas assez de foi et de courage pour en faire l’épreuve. Elle était donc très effrayée du parti que lui suggérait hypocritement son oncle ; et au moment où il voulut faire appeler Amaury, elle le suivit dans son cabinet et le supplia de l’écouter auparavant. Elle prétendit avoir découvert une intrigue entre la Savinienne et le Corinthien, et se déclara si bien guérie de son amour qu’elle y renonçait et priait son oncle de l’aider à le rompre. Elle ne mentait qu’à demi. La découverte qu’elle avait faite de cet amour passé était ce qui dépoétisait le plus Amaury à ses yeux. Elle était humiliée d’avoir succédé à une cabaretière, et l’humble origine de son amant lui apparaissait plus intolérable depuis qu’elle l’y voyait lié par un amour dont il ne consentait pas à rougir et dont il n’était pas assez lâche pour répudier la mémoire.
Le comte reçut Joséphine à merci. Il cessa de jouer la comédie, et lui dit les choses les plus sévères, afin qu’elle n’y revînt plus, et que désormais elle prit ses amants un peu moins bas. – Ceci doit vous éclairer un peu, j’imagine, lui dit-il, et vous prouver que, si l’on doit aimer et honorer le peuple en principe, on ne doit pas trop se hâter de mettre cette sympathie en une application aussi expérimentale que vous venez de le faire à vos dépens.
Joséphine subit cette réprimande cynique et mordante avec une aveugle soumission. Sa pensée ne s’éleva pas plus haut que le libéralisme étroit du vieux comte. Elle n’aperçut aucune inconséquence dans sa conduite et dans ses paroles ; tout lui parut article de foi. Elle dévora son humiliation avec douleur, mais sans révolte, et reçut son pardon à genoux et avec reconnaissance.
Le comte essaya d’abord de traiter le Corinthien comme un petit garçon et de lui faire peur. À le voir si gentil, il ne s’était jamais douté de l’orgueil et de l’emportement de son caractère. Lorsqu’il le vit entrer en révolte, déclarer qu’il était libre, qu’il n’obéissait à personne, qu’on pouvait bien le renvoyer de l’atelier et du château, mais non pas du pays et du village, qu’il ne reconnaissait au comte aucune autorité sur la marquise et sur lui, force fut à l’habile vieillard de reconnaître qu’il venait de faire une école, et que ni la peur du bâton ni la crainte de perdre la protection et les bienfaits ne vaincraient la fierté du Corinthien. Il changea donc de tactique, le prit par la douceur, le raisonna paternellement, le plaignit de son amour, lui dévoila toute la faiblesse et toute la vanité de Joséphine, et lui conseilla d’épouser la Savinienne ou d’aller étudier la statuaire en Italie. Le Corinthien avait sur le cœur les menaces qu’on venait de lui faire ; il s’en vengea en sortant du cabinet de M. Villepreux sans lui avoir rien promis. Mais la nuit porte conseil, et l’idée de voir l’Italie l’agita d’un si vif désir, qu’il résolut d’entrer en composition le lendemain. Le comte était fort tranquille là-dessus ; au seul nom de Rome, il avait vu jaillir des yeux du jeune artiste la flamme de l’ambition, et il était bien sûr qu’aucun amour n’entraverait sa carrière.
Le vieux comte, un peu fatigué de sa journée, allait se coucher, lorsque son petit-fils Raoul vint à son tour lui demander un moment d’audience. Il s’agissait des révélations qu’Isidore lui avait faites à propos d’Yseult, et des propos que soulevait son intimité avec la Savinienne et avec Pierre Huguenin. – Voyez-vous, mon père, tout cela finira par quelque scandale si vous n’y mettez bon ordre. Yseult a une folle tête ; vous l’avez gâtée ; il n’est plus temps de reprendre votre autorité sur elle. Mais elle est en âge de se marier ; il faut que vous la placiez sous la protection d’un homme jeune, qui sera en même temps l’appui dévoué de votre vieillesse. Ce sera bientôt fait si vous voulez. Amédée est un excellent parti pour elle. Il est jeune, élégant, bien élevé, joli garçon, riche, bien né ; sa famille est bien en cour. Il est amoureux d’elle, ou prêt à le devenir. La comtesse, sa sœur, est disposée à faire encore les premiers pas, quoiqu’Yseult ait été assez maussade avec elle. Si vous le voulez bien, Yseult changera d’idée ; car si elle est opiniâtre dans les petites choses, elle est, je crois, raisonnable dans les grandes. D’ailleurs elle vous aime, et le désir de vous plaire…
– Nous parlerons de cela, dit le comte. Laisse-moi : je veux d’abord lui parler de cette Savinienne.
Raoul se retira, et le comte descendit au cabinet de la tourelle. Il était une heure du matin. Il y surprit sa fille tête à tête avec Pierre Huguenin. Là toute sa prudence l’abandonna ; et la colère à laquelle il était fort sujet lui monta au cerveau, il s’exprima en termes fort peu mesurés sur l’inconvenance de cette intimité. Pierre était si ému qu’il ne songeait point à obéir aux ordres violents que lui donnait le vieillard de se retirer ; il craignait pour Yseult les effets de la colère paternelle, mais il n’avait rien à dire pour se disculper. Yseult, effrayée un instant, domina bientôt le malaise affreux de cette situation par la force de son caractère. Au lieu de s’irriter secrètement des dures paroles de son grand-père, elle lui jeta les bras autour du cou, et lui dit, en caressant ses cheveux blancs, qu’elle était heureuse d’être surprise dans ce tête-à-tête, et que cela lui abrégeait de longs préambules. Puis, prenant Pierre par la main, elle l’amena auprès de son aïeul, et, se mettant à genoux : – Mon père, dit-elle d’une voix pénétrée mais ferme, vous m’avez dit mille fois que vous aviez assez de confiance en ma raison et en ma dignité pour me permettre de faire moi-même le choix d’un époux. Lorsqu’on m’a proposé divers mariages d’intérêt et d’ambition, vous avez approuvé mes refus, et vous m’avez dit que vous préféreriez me voir unie à un honnête ouvrier qu’à un de ces nobles insolents et bas qui calomniaient votre caractère politique et qui s’humiliaient devant votre argent. Enfin, vous avez dit aujourd’hui à ma cousine des choses que je me suis fait répéter plusieurs fois, afin d’être bien sûre que je ne vous déplairais pas en vous parlant comme je vais le faire. Voici l’homme que je prendrai pour mari, si vous voulez bien bénir et ratifier mon choix.
Yseult fut forcée de s’interrompre. La surprise, l’indignation, le chagrin, et surtout peut-être la confusion de n’avoir rien à répondre, avaient fait une telle révolution chez le vieux comte qu’il sentit tout d’un coup la force l’abandonner et le sang lui bourdonner dans les oreilles. Il se laissa tomber sur un fauteuil, et devint alternativement écarlate et pâle comme la mort. Yseult, le voyant défaillir, fit un cri et embrassa ses genoux. – Malheureuse fille ! dit le vieillard avec effort, vous tuez votre père ! Et il perdit connaissance.
Le comte eut une congestion cérébrale, qu’on prit d’abord pour une sérieuse attaque d’apoplexie, et qui répandit l’alarme dans le château. Mais au premières gouttes de sang qu’on lui tira, il se sentit soulagé, et tendit la main à sa petite-fille, qui, plus pâle et plus malade que lui, était agenouillée, demi-morte, auprès de son lit. Affaibli de corps et d’esprit, le vieillard ne songea point à revenir sur l’étrange déclaration qu’Yseult lui avait faite. Il s’endormit assez paisiblement vers le point du jour ; et Yseult, brisée de fatigue, toujours à genoux près de lui, s’endormit la face appuyée contre le lit, et les genoux pliés sur un cousin.
Ce que souffrit Pierre Huguenin durant cette nuit-là dépassa tout ce qu’il avait jamais souffert dans sa vie. D’abord il avait aidé Yseult à transporter son père dans sa chambre et à appeler du secours ; mais quand le médecin eut fait sortir tout le monde, excepté mademoiselle de Villepreux et son frère ; quand il lui fallut quitter l’intérieur du château, où sa présence, à cette heure avancée, n’était plus explicable ni possible, il fut en proie à toutes les angoisses de l’inquiétude et de l’épouvante. Il songeait à ce que devait souffrir Yseult ; il croyait que le comte allait mourir ; et il était livré à des remords affreux, comme s’il eût été coupable de quelque crime. Il erra jusqu’au jour dans le parc, revenant d’heure en heure interroger la Savinienne, qui était accourue auprès d’Yseult, et qui veillait dans la chambre voisine. De temps en temps elle descendait furtivement au jardin pour tranquilliser son ami. Lorsqu’il sut que le comte était tout à fait hors de danger, et que l’accident n’aurait pas de suites sérieuses, il s’enfonça de nouveau dans le parc, et alla rêver aux mêmes lieux où il avait tant rêvé déjà, et qui avaient été témoins des joies chastes de son amour.
Ramené, au milieu de sa joie et de son ivresse d’amour, au sentiment de ce devoir austère qu’il s’était imposé de chercher la vérité et la justice, il fut épouvanté de cette richesse, qui semblait s’offrir à lui et le convier aux jouissances des privilégiés. Quelle que fût l’opposition du comte aux projets de sa petite-fille, Pierre pouvait l’épouser. Le comte était vieux, Yseult forte et fidèle. Pierre n’avait donc qu’un mot à dire, un serment à accepter ; et ces terres, et ce château, et ce beau parc qui lui avait donné la première idée de la nature vaincue et idéalisée par la main de l’homme, tout cela pouvait être à lui. Il pouvait fermer désormais son cœur à la souffrance de la pitié, s’endormir pour quarante ou cinquante ans dans la vie du siècle, oublier le problème divin, profiter de la loi qui consacre et qui sanctifie presque le bonheur exclusif de certains hommes… Eh ! pourquoi ne pouvait-il accepter ce bonheur sans abjurer ses principes ? Ne pouvait-il donc suivre le flot de la société ? être, comme Amaury, l’homme de son temps, l’heureux parvenu, l’artiste conquérant ou le riche improvisé, sans cesser d’être homme de bien, sans abandonner la recherche de l’idéal ? Ne pouvait-il faire servir sa richesse à la découverte du problème, répandre ses bienfaits sur un certain nombre d’hommes, essayer diverses formes d’exploitation rurale avantageuses au cultivateur prolétaire, fonder des hôpitaux, des écoles ? Ces nobles rêves traversèrent sa pensée. Yseult, à coup sûr, au lieu de l’entraver, le seconderait de toute sa volonté et de toute sa vertu. Sans doute, c’étaient là des grands arguments qu’elle avait en réserve pour vaincre son désintéressement et sa fierté.
Mais Pierre, en songeant aux devoirs qu’imposerait la richesse à un homme aussi religieux que lui, s’effraya de son ignorance. Il se demanda s’il avait autre chose que de bonnes intentions, et si son éducation l’avait mis à même de développer ses principes et de les appliquer. Il chercha ce qu’il ferait de bon, de sage, et de vraiment utile, le jour où il entrerait en possession de la fortune, et il ne trouva en lui qu’incertitude et perplexité. Il reporta sa pensée sur tous les éléments de corruptions qui, dans la richesse, pouvaient déflorer son idéal, et fausser ses bonnes intentions, avant que la lumière lui fût venue. Il se dit que peut-être, à son age, le comte de Villepreux, cet homme qui avait de si belles théories et de si misérables applications, avait été comme lui pénétré de l’amour de la justice. Il eut horreur de devenir riche, parce qu’il craignit d’aimer la richesse pour elle-même et de n’en savoir point user.
Il attendit que le comte de Villepreux fût bien reposé, et se risqua à lui demander une entrevue. Elle lui fut d’abord refusée. Il insista, et l’obtint.
Le vieillard était pâle et sévère. – Pierre, dit-il d’une voix affaiblie, venez-vous insulter à la douleur et à la maladie ? Vous que j’aimais comme mon fils, vous à qui j’ai ouvert mes bras, et pour qui j’aurais donné la moitié de mes biens comme à l’homme le plus digne et le plus utile, vous m’avez trompé, vous m’avez déchiré le cœur ; vous avez séduit ma fille !
Pierre ne fut pas dupe de cette déclamation préparée d’avance, et sourit intérieurement de la peine qu’on voulait se donner pour enchaîner un homme qui venait se livrer de lui-même. – Non, monsieur le comte, répondit-il d’un ton ferme, je n’ai pas un pareil crime à me reprocher ; et si j’avais été assez lâche pour y songer, votre noble fille eût su s’en garantir. Je puis vous jurer, par tout ce qu’il y a de plus sacré pour vous et pour moi sur la terre, par elle, que ma main a touché la sienne hier pour la première fois, et que jamais, avant cet instant, je n’avais eu la pensée qu’elle pût m’aimer.
Cette déclaration, qu’il était impossible de révoquer en doute quand on connaissait tant soit peu la sincérité et la moralité de Pierre Huguenin, ôta un poids affreux au vieux comte. Il connaissait trop sa petite-fille pour craindre que son roman ne ressemblât à celui de la marquise. Mais en apprenant que l’éclosion du projet d’Yseult était si récente, il eut l’espoir de l’y faire renoncer plus aisément.
– Pierre, dit-il, je vous crois ; je douterais de moi-même plutôt que de vous. Mais aurez-vous autant de courage que de franchise ? N’ayant rien fait, comme je le présume, pour égarer l’esprit de ma fille, ferez-vous tout votre possible pour la ramener à son devoir et à la soumission qu’elle me doit ?
– Vous allez bien vite, monsieur le comte, répondit Pierre, et vous avez de ma force d’âme une bien haute opinion apparemment. Je vous en remercie humblement, mais je voudrais savoir pourquoi vous refuseriez la main de votre fille chérie à l’homme que vous estimez au point de lui demander d’emblée un effort de vertu que vous n’oseriez attendre d’aucun autre.
Cette question embarrassante fut la seule vengeance que Pierre voulut tirer de l’hypocrisie du vieux comte. Celui-ci ne pouvait y répondre qu’avec des arguments puérils, et il s’embarqua dans des considérations si mesquines et si vulgaires que Pierre en eut pitié. Il invoqua des engagements pris d’avance pour l’établissement d’Yseult. Pierre savait bien qu’il mentait, et qu’il n’aurait pas promis sa petite-fille sans qu’elle y eût consenti. Il parla du monde, de l’opinion, des préjugés ; du malheur, de l’abandon, et du mépris qui seraient le partage de sa fille, si elle écoutait la voix de son cœur sans consulter ce monde absurde et injuste, auquel il fallait, cependant, prêter foi et hommage, sous peine de n’avoir plus une pierre où reposer sa tête. Yseult était un enfant : elle se repentirait d’avoir cédé à une inspiration romanesque, le jour où il serait trop tard pour en revenir ; et, Pierre, à son tour, se repentirait amèrement ; il serait livré à l’humiliation, au remords, à la douleur mortelle de voir souffrir un être qui se serait sacrifié pour lui.
– En voilà bien assez, monsieur le comte, dit Pierre, pour motiver votre crainte et votre refus. Tout cela ne serait rien, si je n’étais décidé d’avance à vous donner gain de cause ; car j’ai une plus haute idée que vous de la sagesse et de la fermeté de votre fille. Mais je venais ici pour vous dire ce à quoi vous ne vous attendez peut-être pas : c’est que je refuserais de devenir votre gendre lors même que vous y consentiriez. Comme je suis un homme simple et ignorant, et cependant un honnête homme, et comme vous n’avez pas voulu me dire si la richesse était un droit et la pauvreté un devoir, dans le doute je m’abstiens et reste pauvre. Voilà toute ma réponse.
Le comte ouvrit ses bras à l’artisan, et, affaibli par la peur, la maladie et la reconnaissance, le remercia en pleurant de ce qu’il voulait bien ne pas toucher à sa richesse et à sa vanité.
– Maintenant, lui dit Pierre froidement après avoir subi un torrent d’éloges qui n’enfla pas beaucoup son orgueil, je vous demande le permission de voir mademoiselle de Villepreux et de lui parler sans témoins.
– Allez, Pierre ! répondit le comte après un moment d’hésitation et de trouble. Vous ne pouvez pas mentir, c’est impossible. Ce que vous avez promis, vous le tiendrez. Ce que vous avez conçu, vous l’exécuterez.
Pierre resta enfermé deux heures avec Yseult. Ils débattirent pied à pied leur différente manière de comprendre et de pratiquer le beau idéal. Yseult était inébranlable dans son dessein de s’unir à celui qu’elle avait élu ; et Pierre, accablé de cette lutte contre lui-même, ne sut que lui répondre lorsqu’elle finit en lui disant :
– Pierre, je reconnais qu’il faut que nous nous quittions pour quelques mois, pour quelques années peut-être. La douleur et l’effroi que j’ai éprouvés hier en voyant mon père désavouer le choix immuable que j’ai fait de vous, m’ont appris à quels remords je serais en proie si je causais par ma résistance la mort de l’homme que je chéris le plus au monde après vous ; oui, Pierre, après vous ; le plus vertueux des deux a la plus grande place dans mon cœur. Mais j’ai envers mon aïeul des devoirs de toute la vie, dont un jour de faiblesse et d’erreur de sa part ne saurait me dégager. Tant qu’il sera contraire à mon amour, je ne lui en parlerai plus ; à Dieu ne plaise que j’empoisonne ses dernières années par une persécution à laquelle il céderait peut-être ! Mais il est possible que de lui-même (et j’y compte, moi, qui ne suis pas habituée à douter de lui), il revienne à la vérité que je lui ai toujours vu pratiquer. S’il persiste, je me soumettrai à toutes ses volontés, excepté à celle d’épouser un autre homme que vous. À cet égard, je ne me regarde plus comme libre. Ce que je vous ai dit, je l’ai juré à Dieu et à moi-même. Je ne me parjurerai pas. Ainsi, dans un an comme dans dix, le jour où je serai libre, si vous avez eu la patience de m’attendre, Pierre, vous me retrouverez dans les sentiments où vous me laissez aujourd’hui.
Trois jours après, le comte, son fils, sa fille et sa nièce roulaient en berline à quatre chevaux sur la route de Paris, et le Corinthien en diligence sur celle de Lyon pour gagner l’Italie. La Savinienne rangeait le cabinet d’Yseult, et versait de grosses larmes en silence. Le Berrichon chantait dans l’atelier ; et Pierre Huguenin, pâle comme un linceul, amaigri, vieilli de dix années en un jour, travaillait d’un air calme, et répondait avec douceur aux caresses et aux questions inquiètes de son père.
FIN
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Janvier 2007
—
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Walter, Jean-Marc, Marie, Coolmicro et Fred.
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] Appellations diverses que les sociétés de compagnons de divers métiers se donnent les unes aux autres.
[2] Les compagnons gavots ajoutent à un surnom significatif celui qu’ils tirent de leur pays, ou simplement le nom de leur village.
[3] On sait que gave signifie torrent du côté des Pyrénées.
[4] Voyez le livre du Compagnonnage, par Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-la-Vertu.
[5] Les fonctions du rouleur (ou rôleur) consistent à présenter les ouvriers aux maîtres qui veulent les embaucher, et à consacrer leur engagement au moyen de certaines formalités. C’est lui qui accompagne les partants jusqu’à la sortie des villes, qui lève les acquits. etc.
[6] L’équerre, insigne du travail, qui figure aussi le triangle symbolique de la Trinité divine.