Anton Pavlovitch Tchekhov
UN CAS DE PRATIQUE MÉDICALE
1882-1898
Traduction de Denis Roche
Table des matières
L’ALLUMETTE SUÉDOISE (Affaire criminelle.)
LE MIROIR DÉFORMANT (Conte de Noël.)
À propos de cette édition électronique
Un télégramme, envoyé de l’usine des Liâlikov, priait le professeur de venir au plus vite.
La fille d’une dame Liâlikov, apparemment la propriétaire de l’usine, était malade ; c’est tout ce que l’on pouvait démêler en un long télégramme, mal rédigé. Aussi le professeur ne se dérangea-t-il pas lui-même : il se contenta d’envoyer à sa place son interne, Koroliov.
Il fallait descendre à la troisième station au delà de Moscou et faire ensuite quatre verstes en voiture. À la gare, un attelage à trois chevaux attendait l’interne. Le cocher avait un chapeau à plumes de paon[1] et répondait d’une voix vibrante, à toutes les questions, comme un soldat : « Pas du tout ! » ou « Exactement ça ! »
C’était le samedi soir. Le soleil se couchait. De l’usine à la gare venaient des foules d’ouvriers qui saluaient la voiture amenant l’interne. La tombée du jour, les demeures seigneuriales et les villas d’été, aux deux côtés de la route, les bouleaux, et la calme impression qui se dégageait alentour, – alors que maintenant, à cette veille de repos, les champs, les bois et le soleil, s’apprêtaient, semblait-il, à chômer, et peut-être même à prier en même temps que les ouvriers, – tout cela ravissait Koroliov…
Né et élevé à Moscou, l’interne ne connaissait pas la campagne et ne s’était jamais intéressé aux usines ; il n’en avait jamais visité aucune ; mais après ce qu’il avait lu à ce sujet, il lui était arrivé de se trouver chez des industriels et de causer avec eux. Et, quand il voyait de loin ou de près une fabrique, il pensait que, si, au dehors, tout y paraissait calme et paisible, il devait régner au dedans l’impénétrable ignorance et l’égoïsme obtus des propriétaires, le travail ennuyeux et malsain des ouvriers, et les intrigues, et la vodka, et la vermine…
Et maintenant tandis que les ouvriers s’écartaient de la calèche avec respect et crainte, il lisait à leurs figures, à leurs casquettes, à leur démarche, la malpropreté, l’ivrognerie, l’énervement, l’ahurissement dans lesquels ils vivaient.
On entra par le grand portail de l’usine. De chaque côté apparurent de petites maisons ouvrières, des figures de femmes, du linge et des couvertures sur les avant-portes. Le cocher, sans retenir ses chevaux, criait : « Attention ! »
Dans une grande cour, nette de tout brin d’herbe, se développaient cinq vastes corps de bâtiments à hautes cheminées, espacés, avec des magasins et des baraquements, le tout baignant dans une sorte de buée grise, telle une fleur de poussière. Çà et là, comme des oasis dans le désert, s’éparpillaient de maigres jardinets et les toits verts et rouges des maisons de l’Administration. Le cocher, arrêtant tout à coup les chevaux, stoppa devant une maison nouvellement peinte en gris. Les lilas du jardinet étaient couverts de poussière, et le porche, peint en jaune, sentait fortement la peinture.
– Entrez, monsieur le docteur, dirent à la porte d’entrée et au seuil de l’antichambre des voix de femmes.
Et l’on entendit des soupirs et des chuchotements.
– Entrez, nous vous attendons depuis longtemps… c’est un vrai malheur. Par ici.
Mme Liâlikov, dame âgée et corpulente, vêtue d’une robe de soie noire avec des manches à la mode, mais, à en juger sur l’apparence, simple et peu instruite, regardait le docteur avec effroi, sans se décider à lui tendre la main ; elle n’osait pas.
Près d’elle se trouvait une personne aux cheveux courts, maigre et déjà pas jeune, portant une blouse bariolée et un pince-nez. Les domestiques l’appelaient Christîna Dmîtriévna, et Koroliov devina que c’était la gouvernante.
Comme elle était la seule personne instruite de la maison, on l’avait sans doute chargée de recevoir le médecin, car elle se hâta d’exposer, avec de menus détails oiseux, les causes de la maladie, mais sans dire qui était malade, ni de quoi il s’agissait.
Koroliov et la gouvernante causaient assis, tandis que la maîtresse de la maison, immobile près de la porte, attendait. Au cours de la conversation, Koroliov apprit que la malade était une jeune fille de vingt ans, Lîsa, fille unique de Mme Liâlikov. Elle souffrait depuis longtemps déjà, et différents médecins l’avaient traitée. La nuit précédente, elle avait, dès le soir, ressenti de telles palpitations de cœur que personne, dans la maison, n’avait dormi ; on avait craint qu’elle ne mourût.
– On peut dire qu’elle a été maladive dès l’enfance, racontait Christîna Dmîtriévna d’une voix chantante, s’essuyant sans cesse les lèvres de la main. Les médecins disent que ce sont les nerfs, mais, lorsqu’elle était petite on lui a fait rentrer les humeurs froides, et c’est de là, je pense, que proviennent ses maux.
On passa chez la malade. Tout à fait formée, grande, bien faite, mais laide, ressemblant à sa mère, avec les mêmes petits yeux et la partie inférieure du visage large et démesurément développée, non coiffée, la couverture remontée jusqu’au menton, la jeune fille donna de prime abord à Koroliov l’impression d’une créature malheureuse, infirme, recueillie par pitié. On ne pouvait croire que ce fût l’héritière des cinq énormes bâtiments de l’usine.
– Nous venons vous soigner, dit Koroliov. Bonjour, mademoiselle.
Il se nomma et lui serra la main, une grande main laide et froide. Elle se souleva, et, évidemment accoutumée depuis longtemps aux médecins, indifférente à ce que ses épaules et ses bras fussent découverts, elle se laissa ausculter.
– J’ai des palpitations, dit-elle. Toute la nuit, ç’a été terrible… j’ai failli mourir d’effroi. Donnez-moi quelque chose pour que ça cesse.
– Soyez sans inquiétude, je vous donnerai quelque chose.
Koroliov l’examina et leva les épaules.
– Le cœur est bon, dit-il ; tout va bien, tout est en ordre. Les nerfs clochent peut-être un peu ; mais c’est chose si courante. La crise, je crois, est déjà passée. Étendez-vous et dormez.
À ce moment on apporta une lampe. Les yeux de la malade clignèrent et, tout à coup, se prenant la tête entre les mains, elle se mit à pleurer.
Et l’impression d’un être malheureux et laid disparut. Koroliov ne remarqua plus ni les petits yeux ni le bas de la figure anormalement développé. Il voyait une douce expression de souffrance, très touchante et spirituelle, et la jeune fille, en tout, lui parut élancée, féminine et simple. Et déjà il voulait la calmer non par des médicaments ou des conseils, mais par un simple mot gracieux. La mère attira sa fille à elle et lui baisa la tête. Sur son visage, que de désespoir, que de chagrin !
Elle avait nourri, élevé sa fille sans rien épargner. Elle avait mis tous ses soins à lui faire apprendre le français, la danse, la musique. Elle lui avait donné une douzaine de maîtres, avait appelé les meilleurs médecins, pris une gouvernante, et elle ne comprenait pas d’où venaient ces larmes, tant de souffrances !… Elle ne le comprenait pas, s’y perdait et avait une expression de culpabilité, désolée, inquiète, comme si elle eût oublié quelque chose de très urgent, comme si elle eût négligé quelque chose, n’eût pas appelé auprès d’elle quelqu’un. Qui ? Elle l’ignorait.
– Lîsannka, dit-elle, en pressant sa fille contre elle, ma chérie, ma colombe, mon petit enfant, dis-moi ce que tu as ? Aie pitié de moi, dis-le.
Toutes les deux pleuraient amèrement. Koroliov, s’asseyant au bord du lit, prit Lîsa par la main.
– Cessez, lui dit-il d’un ton de caresse, y a-t-il là de quoi pleurer ? Rien au monde n’est digne de ces larmes. Allons, ne pleurons plus ; il ne le faut pas !…
Et il pensa :
« Il serait temps de la marier… »
– Le médecin de l’usine lui donnait du bromure, dit la gouvernante, mais j’ai remarqué que cela ne lui faisait que du mal. À mon sens, ce qu’il faut pour le cœur, ce sont des gouttes… j’en oublie le nom… Du muguet, quoi…
Et elle recommença à donner des détails variés. Elle interrompait Koroliov, l’empêchait de parler, et, sur son visage, se lisait le tourment, comme si elle pensait qu’étant la femme la plus instruite de la maison, elle dût parler sans interruption avec le docteur et parler absolument de médecine.
Koroliov en était gêné.
– Je ne trouve rien de particulier, dit-il à la mère en sortant de la chambre. Puisque le médecin de l’usine a soigné votre fille, qu’il continue. Le traitement suivi jusqu’ici a été bon ; je ne vois pas la nécessité de rien changer. À quel propos ? C’est une maladie tout ordinaire ; il n’y a rien de sérieux…
Il parlait sans se presser en mettant ses gants et Mme Liâlikov, immobile, le regardait, les larmes aux yeux.
– Il reste une demi-heure jusqu’au train de dix heures, dit-il ; j’espère pouvoir le prendre.
– Ne pourriez-vous pas rester ? demanda la mère, – et les larmes coulèrent à nouveau sur ses joues ; – je me fais scrupule de vous déranger, mais, au nom de Dieu – reprit-elle à mi-voix en se retournant vers la porte, – ayez la bonté de le faire. Je n’ai que cette enfant… Elle nous a effrayées la nuit dernière, je ne peux en revenir… Au nom du ciel, ne partez pas !
Il voulut dire qu’il avait à Moscou beaucoup de travail, que sa famille l’attendait, qu’il lui était difficile de passer sans urgence toute une soirée et toute une nuit hors de son hôpital, mais il la regarda, soupira, et se mit, silencieusement, à se déganter.
On alluma pour lui toutes les bougies et toutes les lampes de la salle et du salon. Assis près du piano à queue, Koroliov feuilleta la musique, puis regarda les tableaux et les portraits. Les tableaux, dans des bordures dorées, offraient des vues de Crimée, une mer houleuse avec un petit bateau, un moine catholique tenant un verre de liqueur, – le tout sec, léché, sans talent… Dans les portraits, aucune figure belle, intéressante : de larges pommettes, des yeux étonnés. Liâlikov, le père de Lîsa, avait le front bas et une face satisfaite. Un uniforme, sur son grand corps commun, formait sac. Sur sa poitrine, s’étalaient une médaille et l’insigne de la Croix-Rouge. Maigre culture, luxe d’occasion, sans raison, sans à-propos, comme cet uniforme[2]. Le luisant des parquets irrite, le lustre aussi ; et l’on songe, on ne sait pourquoi, à l’histoire de ce marchand qui allait au bain, en gardant au cou sa médaille honorifique… Dans l’antichambre des voix chuchotaient tandis que quelqu’un ronflait doucement. Et soudain, dans la cour, retentirent des sons aigus, saccadés, métalliques que jamais Koroliov n’avait entendus, et qu’il ne s’expliqua pas. Ils résonnèrent dans son âme d’une façon désagréable et étrange.
« Il me semble que je ne resterais ici pour rien au monde, pensa-t-il. »
Et il se remit à feuilleter la musique.
La gouvernante entra, l’appela à mi-voix :
– Docteur, veuillez venir souper.
Koroliov la suivit.
La table longue était chargée de hors-d’œuvre et de vins ; mais il n’y eut au souper que deux personnes : lui et Christîna Dmîtriévna. Elle buvait du madère, mangeait vite et parlait en le regardant à travers son lorgnon.
– Les ouvriers, disait-elle, sont très satisfaits de nous. Chaque hiver on donne à l’usine des spectacles où ils jouent eux-mêmes. Naturellement il y a aussi des conférences avec projections, une magnifique salle de thé, et que n’y a-t-il pas ? Ils nous sont très dévoués ; et lorsqu’ils ont su que Lîsannka allait plus mal, ils ont fait dire une prière. Bien que peu instruits eux aussi ont du sentiment.
– Il semble, demanda Koroliov, qu’il n’y ait chez vous aucun homme ?
– Aucun. Piôtre Nikanôrytch est mort il y a un an et demi, et nous sommes restées seules. Nous vivons ainsi toutes trois, en été ici, et l’hiver à Moscou. Il y a déjà onze ans que je suis dans la maison. J’y suis comme chez moi.
On servit du sterlet, des croquettes de poulet et une compote. Les vins coûtaient cher, c’était des vins de France.
– Docteur, je vous en prie, pas de cérémonies, mangez ! disait Christîna Dmîtriévna en mangeant elle-même et s’essuyant la bouche avec son petit poing. (On voyait qu’elle se passait toutes ses aises.) Mangez, je vous en prie.
Après souper, on conduisit l’interne dans une chambre où on lui avait préparé un lit. Mais il n’avait pas envie de dormir : la chambre était très chaude et sentait la peinture ; il mit son pardessus et sortit.
Dehors il faisait frais. L’aube s’annonçait déjà et, dans l’air humide, se dessinaient les cinq corps de bâtiments avec leurs cheminées, les baraquements et les magasins. En raison du dimanche on ne travaillait pas ; les fenêtres étaient noires, et, dans un des bâtiments seulement, où un four chauffait encore, deux fenêtres étaient comme incendiées ; de la cheminée, parfois, du feu sortait avec la fumée. Au loin, par delà la cour, des grenouilles croassaient, un rossignol chantait.
En regardant les bâtiments de l’usine et les baraquements ouvriers, Koroliov revint à ses idées accoutumées. Qu’il eût été institué des spectacles pour les ouvriers, des projections, des médecins attitrés, toute sorte d’améliorations, les ouvriers qu’il avait rencontrés le soir sur la route, ne différaient pourtant en rien de ceux qu’il avait vus dans son enfance, alors qu’il n’y avait encore pour eux ni spectacles ni améliorations.
Médecin, ayant eu à se faire une idée exacte des affections chroniques, dont la cause initiale est incompréhensible et incurable, il considérait de même les usines comme une équivoque dont la cause elle aussi est obscure et inéluctable. Toutes les améliorations du sort des ouvriers d’usine, il ne les trouvait pas superflues, mais il les comparait au traitement des maladies incurables.
« Il y a certainement là une équivoque…, pensait-il en regardant les fenêtres empourprées. Quinze cents à deux mille ouvriers travaillent sans repos, dans un milieu malsain, pour fabriquer de la mauvaise indienne. Ils vivent, à demi affamés, ne se délivrant de leur cauchemar que de temps à autre, au cabaret. Une centaine de gens surveillent leur travail, et la vie de ces contremaîtres se passe à marquer des amendes, à proférer des injures et à commettre des injustices. Et deux ou trois personnes seulement, appelées patrons, profitent des bénéfices, bien qu’elles ne travaillent pas du tout et dédaignent la mauvaise indienne. Mais quels sont ces bénéfices et comment en profitent ces personnes ! Mme Liâlikov et sa fille sont malheureuses ; elles font peine à voir. Seule, une Christîna Dmîtriévna, vieille fille bête, à lorgnon, vit à son gré. Et il se fait que ces cinq bâtiments d’usine travaillent, et que l’on vend sur les marchés d’Orient de la mauvaise indienne, uniquement pour qu’une Christîna Dmîtriévna puisse manger du sterlet et boire du madère.
Soudain se répétèrent les sons étranges que Koroliov avait remarqués avant le souper. Près d’un des bâtiments, quelqu’un frappait sur une plaque métallique dont il amortissait tout de suite la résonance, en sorte qu’il en résultait des sons brefs, aigres, mal définis, ressemblant à « der… der… der… ». Puis il s’établissait une demi-minute de silence. Et, près de l’autre bâtiment, reprenaient des sons aussi saccadés, mais plus bas, graves : « drynn… drynn… drynn… » Cela se répéta onze fois. C’était évidemment les gardiens qui sonnaient onze heures. Auprès du troisième bâtiment, on entendit : « jak… jak… jak… » Et ainsi devant chacun des bâtiments, et ensuite derrière les baraquements et les portes.
Et il semblait que, dans le calme de la nuit, ces sons fussent poussés par un monstre aux yeux pourpres : le diable lui-même, qui était ici le maître et des patrons et des ouvriers, et qui trompait les uns et les autres.
Koroliov sortit dans les champs.
– Qui va là ? lui cria-t-on d’une voix grossière.
« Tout à fait comme dans une prison… » pensa-t-il.
Et il ne répondit rien.
Dehors on entendait mieux les rossignols et les grenouilles. On sentait la nuit de mai. De la gare arrivaient des bruits de trains ; quelque part chantaient des coqs somnolents ; mais pourtant la nuit était calme : la nature dormait paisiblement.
Dans le champ, non loin de l’usine, se dressait la carcasse d’une maison en rondins, et, à côté, se trouvaient des matériaux de construction. Koroliov s’assit sur des planches et continua à penser.
« Seule vit ici à son gré la gouvernante, et la fabrique travaille pour la satisfaire. Mais ce n’est là que l’apparence ; elle est ici un personnage supposé : le patron pour lequel tout se fait ici, c’est le diable. »
Et il pensait au diable auquel il ne croyait pas. Et il se retournait vers les deux fenêtres que le feu éclairait.
Et il lui semblait que par ces yeux pourpres le démon lui-même le regardait : bref, la force inconnue qui a établi les relations entre les forts et les faibles, cette grossière erreur que rien maintenant ne peut racheter. Il faut que le fort empêche le faible de vivre ; telle est la loi de la nature. Mais cela n’est compréhensible et n’entre aisément dans l’esprit que dans la clarté d’un article de journal ou d’un manuel. Dans le grouillement de la vie quotidienne et dans l’embrouillement de tous les riens dont sont tissées les relations humaines, cela ne paraît plus une loi ; c’est une absurdité logique dans laquelle le fort et le faible tombent victimes de leurs rapports mutuels et se soumettent involontairement à une force conductrice inconnue, qui réside hors de la vie, et est étrangère à l’homme.
Ainsi pensait Koroliov, assis sur les planches, envahi peu à peu par l’impression que cette force inconnue et mystérieuse était réellement près de lui et le regardait.
Entre temps l’orient pâlissait ; les minutes se précipitaient. Les cinq bâtiments de l’usine et les cheminées avaient sur le fond gris de l’aube, alors qu’il n’y avait pas âme qui vive, et que tout semblait mort, – les bâtiments et leurs cheminées avaient un aspect spécial, différent de celui du jour. On oubliait tout à fait qu’il y eût là dedans des moteurs à vapeur, de l’électricité, des téléphones ; on songeait plutôt aux habitations lacustres et à l’âge de la pierre ; on sentait la présence d’une force grossière, inconsciente…
Et de nouveau on entendit :
– Der… der… der… der… Douze fois.
Puis le silence, – le silence une demi-minute, – et à l’autre bout de la cour on entendit :
– Drynn… drynn… drynn…
« C’est atrocement désagréable ! » pensa Koroliov.
En un troisième endroit, il entendit :
– Jak… jak… (Le bruit était saccadé, aigre, littéralement comme ennuyé :) jak… jak…
Pour sonner minuit, il fallut quatre minutes.
Puis tout fut silence. Et, à nouveau, l’impression que tout était mort alentour.
Koroliov, après être encore resté un peu assis, revint à la maison.
Mais de longtemps encore il ne se coucha pas.
On bavardait dans les chambres voisines. On entendait des bruits de pantoufles et de pieds nus.
« N’a-t-elle pas encore une crise ? » pensa l’interne.
Il sortit pour aller voir la malade. Dans l’appartement il faisait déjà tout à fait clair ; au mur de la salle tremblait un faible rayon de soleil, filtrant à travers la buée matinale. La petite chambre était ouverte et Lîsa se trouvait assise dans un fauteuil près de son lit, en robe de chambre, entourée d’un châle, les cheveux épars. Les stores des fenêtres étaient baissés.
– Comment vous sentez-vous ? lui demanda Koroliov.
– Je vous remercie.
Il lui tâta le pouls et lui arrangea ses cheveux qui tombaient sur son front.
– Vous ne dormez pas ? dit-il. Il fait beau, c’est le printemps, dehors les rossignols chantent, et vous restez assise dans l’obscurité à penser à on ne sait quoi.
Elle l’écoutait et le regardait. Elle avait des yeux tristes, intelligents, et l’on voyait qu’elle voulait dire quelque chose.
– Cela vous arrive-t-il souvent ? demanda-t-il.
Elle remua les lèvres et répondit :
– Souvent. Presque chaque nuit je suis mal à l’aise.
À ce moment-là, les gardiens, dans la cour, commencèrent à sonner deux heures. On entendit : « der… der… » Et elle tressaillit.
– Ces sons vous incommodent ? lui demanda-t-il.
– Je ne sais pas, répondit-elle en réfléchissant ; ici, tout m’incommode ; tout me dérange. Je sens de la compassion dans votre voix ; dès la première minute, il m’a semblé, je ne sais pourquoi, qu’avec vous on pouvait parler de tout…
– Parlez, je vous en prie.
– Je veux vous dire mon avis. Il me semble que je ne suis pas malade, mais je me tourmente et ai peur parce que cela doit être ainsi et ne peut pas être autrement. L’être, lui-même, le mieux portant ne peut pas ne pas s’inquiéter lorsqu’un brigand rôde sous sa fenêtre. On me soigne sans cesse, poursuivit-elle, baissant les yeux vers ses genoux, et souriant timidement ; j’en suis certes très reconnaissante et je ne conteste pas l’utilité de la médecine ; mais je voudrais causer non pas avec un médecin, mais avec quelqu’un qui fût proche de mon esprit : un ami qui me comprendrait et me convaincrait que j’ai raison ou tort.
– N’avez-vous pas d’amis ?
– Je suis seule ; j’ai ma mère, je l’aime ; mais pourtant je suis seule : ma vie a tourné ainsi… Les gens seuls lisent beaucoup, mais ils parlent peu, et n’entendent que peu de chose ; la vie est pour eux mystérieuse. Ils sont mystiques, ils voient souvent le diable où il n’est pas ; la Tamara de Lérmonntov était seule et voyait le démon.
– Et vous lisez beaucoup ?
– Beaucoup. C’est que j’ai tout mon temps libre du matin au soir. Le jour, je lis, et, la nuit, ma tête est vide ; au lieu d’idées, il y passe de vagues ombres.
– Est-ce que vous voyez quelque chose la nuit ? demanda Koroliov.
– Non, mais je sens…
Elle sourit à nouveau et leva les yeux vers l’interne. Son regard était plein de mélancolie, plein d’intelligence. Il sembla à Koroliov qu’elle avait confiance en lui, voulait lui parler sincèrement et qu’elle avait des pensées pareilles aux siennes. Mais elle se taisait, et, peut-être, attendait-elle qu’il parlât.
Et il savait ce qu’il avait à lui dire. Il était clair pour lui qu’il fallait qu’elle quittât au plus vite les cinq bâtiments de l’usine et son million, si elle en avait un, et qu’elle laissât là ce diable qui, les nuits, regardait. Il était également clair pour Koroliov qu’elle pensait cela elle aussi, et qu’elle attendait que quelqu’un, en qui elle eût confiance, le lui dît.
Mais l’interne ne savait comment s’y prendre… Comment ?… Il est gênant de demander aux condamnés pourquoi ils le sont. De même, il est gênant de demander aux gens très riches pourquoi ils ont besoin de tant d’argent ; pourquoi ils font un si mauvais usage de leur richesse, et pourquoi ils ne la quittent pas, lors même qu’ils y voient leur malheur… Et si l’on commence à parler de cela, la conversation est d’habitude gênée et longue.
« Comment le dire ? songeait Koroliov. Et le faut-il ? »
Et il dit ce qu’il voulait, non pas tout droit, mais par un chemin détourné :
– Vous êtes mécontente de votre situation de propriétaire d’usine et de riche héritière ; vous ne croyez pas à vos droits, et vous ne dormez pas. C’est assurément mieux que si vous étiez satisfaite et dormiez profondément en pensant que tout va bien. Votre insomnie est respectable, et, quoi qu’il en soit, c’est un bon signe. En vérité, avec vos parents, une conversation telle que celle que nous avons maintenant serait impossible. La nuit, ils ne conversaient pas, sommeillaient profondément, tandis que nous, ceux de notre génération, nous dormons mal. Nous languissons, nous parlons beaucoup, et nous pesons sans cesse si nous avons ou si nous n’avons pas raison. Pour nos enfants et nos petits-enfants, cette question-là sera déjà résolue. Ils verront plus clair que nous. Dans une cinquantaine d’années la vie sera belle ; il est dommage que nous ne puissions pas vivre jusque-là. C’eût été intéressant à voir.
– Que feront donc nos enfants et nos petits-enfants ? demanda Lîsa.
– Je l’ignore… Ils abandonneront probablement tout, et partiront.
– Où iront-ils ?
– Où ?… Mais où ils voudront, dit Koroliov en riant. Est-il peu d’endroits où puisse aller un homme bon et intelligent ?
Il regarda sa montre.
– Voilà déjà le soleil levé, dit-il ; il est temps que vous dormiez. Déshabillez-vous et reposez à l’aise. Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance, dit-il en lui serrant la main. Vous êtes intéressante et sympathique. Bonne nuit !
Il rentra dans sa chambre et se coucha.
Le lendemain matin, lorsqu’on avança la voiture, tout le monde vint accompagner l’interne au pas de la porte. Lîsa en robe blanche, comme pour un jour de fête, avait une fleur dans les cheveux. Pâle, languissante, elle regardait Koroliov, comme le soir, d’un air triste et intelligent. Elle souriait et parlait avec toujours la même expression de vouloir lui dire quelque chose de particulier, de grave, et qui fût pour lui seul. On entendait les alouettes chanter, les cloches carillonner. Les fenêtres de l’usine brillaient gaiement. Et en traversant la cour et tandis qu’on le conduisait à la gare, Koroliov ne pensait plus aux ouvriers ni aux habitations lacustres, ni au diable. Il pensait au temps, déjà proche peut-être, où la vie serait aussi lumineuse et gaie que ce calme matin de dimanche. Il pensait comme il était agréable, en une semblable matinée de printemps, de rouler dans une bonne voiture, attelée de trois chevaux, et de se chauffer au soleil.
1898.
Il est six heures du soir. Assis dans son cabinet de travail, un savant russe assez connu, – appelons-le simplement un savant, – se mord nerveusement les ongles.
– C’est tout bonnement ignoble ! dit-il en regardant à chaque instant sa montre. C’est le comble du mépris pour le travail et le temps d’autrui ! Un pareil individu ne gagnerait pas, en Angleterre, un sol, et crèverait de faim. Voyons un peu quand tu vas arriver ?
Et éprouvant le besoin d’épancher son impatience et son dépit, le savant s’approcha de la chambre de sa femme et frappa à la porte :
– Kâtia ! fit-il d’une voix indignée, si tu vois Piôtre Danilytch, dis-lui que les gens comme il faut n’agissent pas ainsi !… C’est une horreur ! Il recommande un copiste sans savoir à qui il a affaire ! Ce jeune homme se met très régulièrement en retard chaque jour de deux à trois heures… Est-ce là un copiste ! Ces deux ou trois heures sont, pour moi, plus précieuses que deux ou trois années pour un autre ! Quand il va arriver, je vais le traiter comme un chien. Je ne lui donnerai pas un sou et le flanquerai à la porte. Il n’y a pas à se gêner avec des gens pareils !
– Tu dis ça chaque jour, et, toujours, il revient.
– Aujourd’hui, j’y suis décidé. Il m’a assez fait perdre de temps. Pardon, mais je vais crier après lui comme un cocher !
Voici enfin que la sonnette tinte. Le savant prend une mine sévère, et, la tête rejetée en arrière, entre dans l’antichambre.
Près du portemanteau se trouve son copiste, Ivane Matvèitch, jeune homme de dix-huit ans, sans moustaches, le visage allongé comme un œuf, en pardessus râpé, sans caoutchoucs. Essoufflé, il essuie avec soin ses grosses bottines, tâchant de cacher à la femme de chambre un trou par lequel on voit son bas blanc. Apercevant le savant, il sourit de ce sourire large, contenu, un peu bête, qui n’est que celui des enfants et des gens très ingénus.
– Ah ! bonjour, dit-il en lui tendant sa grande main mouillée. Votre mal de gorge est passé ?
– Ivane Matvèitch ! fait d’une voix qui tressaille le savant, reculant et joignant les doigts – Ivane Matvèitch !…
Puis, bondissant vers le copiste, il le prend à l’épaule et se met à le secouer doucement.
– Que faites-vous de moi ? lui dit-il d’un ton désespéré. Mauvais, terrible garçon, que faites-vous de moi ?… Vous vous riez de moi, vous me bernez ! Hein ?
Le jeune homme, à en juger par le sourire qui n’a pas encore tout à fait quitté sa figure, s’attendait à un tout autre accueil ; mais voyant le visage du savant brûler d’indignation, il allonge encore plus son ovale et ouvre une bouche surprise.
– Qu’est-ce… qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
– Et vous le demandez encore ! dit le savant, écartant les bras. Vous savez combien mon temps est précieux, et vous vous mettez si en retard ! Vous êtes en retard de deux heures… Vous n’avez pas la crainte de Dieu ?…
– C’est que je ne viens pas directement de chez moi, marmotte Ivane Matvèitch en déroulant irrésolument son cache-nez. Je viens de la fête de ma tante qui demeure à près de six verstes… Si je venais directement de la maison, ce serait autre chose.
– Voyons, songez-y, Ivane Matvèitch, y a-t-il de la logique dans votre conduite ? Il y a ici du travail, une affaire urgente ; et vous allez vous trimbaler à des anniversaires chez vos tantes !… Allons, quittez plus vite votre affreux cache-nez. C’est insupportable à la fin !
Le savant s’élance à nouveau vers le copiste et l’aide à dénouer son écharpe.
– Quelle bonne femme vous faites !… Allons, venez !… Vite, je vous prie !
Ivane Matvèitch, se mouchant dans un mauvais mouchoir sale, roulé en boule, et étirant son mauvais veston gris, traversa le salon, la salle à manger, puis le cabinet du savant. Sa place, le papier et, même, les cigarettes, l’attendent depuis longtemps.
– Asseyez-vous, asseyez-vous ! presse le savant, se frottant impatiemment les mains, vous êtes insupportable… Vous savez qu’il y a un travail urgent, et vous vous mettez si en retard !… On s’emporte sans le vouloir. Allons, écrivez… Où nous sommes-nous donc arrêtés ?
Ivane Matvèitch aplatit ses cheveux ébouriffés, mal coupés, et prend la plume ; le savant se met à marcher de long en large, se recueille et commence à dicter.
– Le fait est… virgule…, que quelques formes, pour ainsi dire, fondamentales… Vous avez écrit ?… Formes qui conditionnent uniquement l’essence même de ces principes… virgule…, trouvent en elles leur expression et ne peuvent que s’incarner en elles… À la ligne… Un point, naturellement, avant d’y aller… Les formes qui ont un caractère non pas seulement politique… virgule…, mais social offrent… offrent… le plus d’indépendance…
– Les lycéens, dit Ivane Matvèitch, ont à présent un nouvel uniforme… gris… Quand j’étais lycéen, c’était mieux ; nous avions des uniformes…
– Ah ! mais, écrivez, s’il vous plaît !… coupe le savant, fâché. D’indépendance… vous avez écrit ?… Mais parlant des réformes qui ont trait à l’organisation des fonctions gouvernementales, et non à la réorganisation de l’état du peuple… virgule…, on ne peut pas dire qu’elles se distinguent par la nationalité de leurs caractères… Les cinq derniers mots entre guillemets… En… hum ?… Que vouliez-vous dire à propos du lycée ?
– Que quand j’y étais, on avait un autre uniforme.
– Aha !… oui… Il y a longtemps que vous en êtes sorti, du lycée ?
– Mais je vous l’ai dit hier ; il y a déjà trois ans… j’ai quitté le lycée en quatrième.
– Pourquoi cela ? demande le savant, jetant un regard sur ce que vient d’écrire Ivane Matvèitch.
– Pour des raisons de famille.
– Il faut encore vous le dire, Ivane Matvèitch ! Quand perdrez-vous donc l’habitude d’écrire si lâche ? Il ne doit pas y avoir dans une ligne moins de quarante lettres.
– Vous croyez que je le fais exprès ? dit Ivane Matvèitch, piqué. Il y a plus de quarante lettres dans les autres lignes… Comptez-les. Et s’il vous paraît que j’allonge, vous pouvez me diminuer.
– Ah ! mais il ne s’agit pas de ça ! Que vous êtes peu délicat, vraiment ! Tout de suite vous me parlez d’argent. Ce qui importe, c’est l’ordre, Ivane Matvèitch ! L’ordre avant tout ! Il faut en prendre l’habitude.
La femme de chambre apporte sur un plateau deux verres de thé et des gâteaux secs dans une corbeille. Ivane Matvèitch, de ses deux mains, prend gauchement son verre et se met immédiatement à boire. Le thé est trop chaud. Pour ne pas se brûler les lèvres, il tâche de boire à petits coups. Il mange un biscuit, puis un autre, un troisième, et, regardant d’un air confus si le savant le voit, allonge timidement la main pour en prendre un quatrième… Ses gorgées bruyantes, l’appétit avec lequel il mâche, l’expression d’avidité qu’il y a dans ses sourcils relevés irritent le savant.
– Dépêchez-vous… le temps est précieux.
– Dictez. Je peux boire mon thé et écrire… J’avais faim, je l’avoue.
– Je crois bien, vous arrivez à pied !
– Oui… Et quel mauvais temps ! Chez nous, maintenant, on sent déjà le printemps qui arrive… Partout des flaques d’eau, la neige qui fond.
– Vous êtes, je crois, du Midi ?
– Du Don… En mars, chez nous, c’est déjà tout à fait le printemps ; ici, la gelée, tout le monde en pelisse ; et là-bas, il y a de l’herbe… Partout c’est sec, et l’on peut même prendre des tarentules.
– Pourquoi en prendre ?
– Pour rien… parce qu’on n’a rien à faire, dit Ivane Matvèitch en soupirant. Elles sont si amusantes à attraper. On colle à un fil un morceau de poix ; on laisse tomber la poix dans le trou, et on effleure la tarentule sur le dos avec la poix. Elle se fâche, la diablesse, saisit la poix avec ses pattes, et s’y englue… Et ce que nous en faisions ?… Nous en remplissions parfois toute une cuvette et nous jetions dedans une phalange.
– Quelle phalange ?
– C’est une autre araignée, dans le genre de la tarentule, qui peut, en se battant avec elles, en tuer cent…
– Ah ! oui… Pourtant écrivons. Où en étions-nous ?
Le savant dicte encore une vingtaine de lignes, puis s’assied et se plonge dans ses réflexions.
Ivane Matvèitch, le cou allongé, comptant que son patron va réfléchir un instant, tâche d’arranger son faux col… Sa cravate tient mal, les boutons glissent, et son faux col se déboutonne sans cesse.
– Allons… oui…, c’est ça…, fait le savant… Dites-moi, Ivane Matvèitch, vous n’avez pas encore trouvé une place ?
– Non. Où en trouver ? Je songe, savez-vous, à m’engager comme volontaire. Mais mon père me conseille d’entrer dans une pharmacie.
– Bien… Vous feriez peut-être mieux d’entrer à l’Université. L’examen est difficile, mais avec de la patience et un travail soutenu on peut le passer. Travaillez, lisez beaucoup… Lisez-vous beaucoup ?
– Peu, je dois l’avouer…, dit Ivane Matvèitch, allumant une cigarette.
– Avez-vous lu Tourguèniev ?
– Non.
– Et Gôgol ?
– Gôgol ! hum… Gôgol ?… Non, je ne l’ai pas lu.
– Ivane Matvèitch, n’avez-vous pas honte !… Aïe, aïe ! Un si bon garçon que vous êtes, avec tant d’originalité, et… et vous n’avez même pas lu Gôgol ! Il faut le lire. Je vous le donnerai ! Il faut absolument que vous le lisiez. Sans quoi nous nous fâcherons !
À nouveau un silence se fait. Le savant, à demi couché sur son divan, réfléchit, tandis qu’Ivane Matvèitch, laissant en paix son faux col, accorde toute son attention à ses bottines. Il n’avait pas pris garde que sous ses pieds la neige fondue a formé deux larges flaques ; il en est gêné.
– Aujourd’hui… marmonne le savant, ça ne va pas… Il me semble, Ivane Matvèitch, que vous aimez aussi à prendre les oiseaux ?
– Oui, en automne… Ici, je n’en prends pas ; mais, chez moi, j’en attrapais souvent.
– Bon… bien… Il faut tout de même que nous écrivions.
Le savant se lève avec résolution et recommence à dicter. Mais au bout de dix lignes, il se rassied.
– Non, remettons ça, sans doute à demain matin, dit-il. Revenez demain matin ; mais de bonne heure. Vers dix heures. Dieu vous garde d’être en retard !
Ivane Matvèitch pose la plume, se lève, et s’assied sur une autre chaise. Cinq minutes se passent en silence. Il sent qu’il est temps de s’en aller, qu’il est de trop, mais on est si bien dans le cabinet du savant ; il y fait si clair et si chaud, et le souvenir des gâteaux au beurre et du thé sucré est si vif, que son cœur se serre à la seule idée de revenir chez lui. Chez lui, c’est la pauvreté, la faim, le froid, les reproches, un père qui grogne. Et ici, c’est si paisible, si calme ! On s’y intéresse même à ses tarentules et à ses oiseaux…
Le savant regarde sa montre et prend un livre.
– Alors, demande Ivane Matvèitch en se levant, vous me donnerez Gôgol ?
– Soyez tranquille. Mais où vous pressez-vous tant, mon petit ? Restez encore un peu. Racontez-moi quelque chose.
Ivane Matvèitch, éclairé par un large sourire, s’assied. Presque chaque soir il est ainsi assis dans ce cabinet, et, chaque fois, il sent dans la voix et le regard du savant quelque chose de doux, d’attirant, de proche de lui. Il y a même des minutes où il lui semble que le savant s’est attaché à lui, et, s’il le gronde pour ses retards, c’est uniquement parce que lui manquent ses bavardages sur les tarentules et la façon dont il attrape les grisets sur le Don.
1886.
La toute petite ville de B…, que constituent deux ou trois petites rues tortueuses, dort d’un sommeil léthargique. C’est la paix dans l’air figé. On n’entend quelque part au loin, – sans doute hors de la ville, – que l’aboiement enroué et grêle d’un chien. Le jour va poindre. Tout dort, depuis longtemps. Seule est éveillée la jeune femme du pharmacien Tchernomôrdik. Trois fois elle s’est couchée, mais sans qu’elle sache pourquoi le sommeil la fuit obstinément.
Assise près de la fenêtre, en chemise, elle regarde la rue. Elle étouffe, s’anime, s’énerve. Elle est prête à pleurer ; pourquoi, elle ne le sait pas non plus. Il roule dans sa poitrine comme une boule qui lui remonte à la gorge.
Derrière elle, à quelques pas, courbé en chien de fusil vers la muraille, son époux ronfle béatement. Une puce avide est collée au bout de son nez sans qu’il la sente, et, même, il sourit en rêvant qu’en ville tout le monde tousse et qu’on lui achète sans discontinuer des gouttes du roi de Danemark. Rien ne le réveillerait maintenant, ni morsure des bêtes, ni canon, ni caresses.
La pharmacie est située tout au bout de la ville et la pharmacienne a devant elle les champs illimités… Elle voit peu à peu blanchir la partie orientale du ciel, qui, ensuite, s’empourpre comme par l’effet d’un grand incendie.
Tout à coup, derrière les broussailles lointaines, émerge la lune à large face. Elle est rouge et a toujours l’air très gênée, on ne sait pourquoi, lorsqu’elle sort de derrière des broussailles.
Soudain retentissent, dans le calme de la nuit, des pas et des bruits d’éperons.
« Ce sont, pense la pharmacienne, des officiers sortant de chez le chef de police, qui rentrent au camp. »
Peu après apparaissent deux silhouettes en tuniques blanches, l’une grande et grasse, l’autre petite et mince.
Indolemment, jambe à jambe, parlant on ne sait de quoi, les officiers se traînent le long de la palissade.
Approchant de la pharmacie, ils commencent à ralentir encore le pas et regardent les fenêtres.
– Ça sent la pharmacie…, dit la silhouette mince. Et en effet, en voilà une… Ah ! je me souviens… j’y ai acheté, la semaine dernière, de l’huile de ricin… Et il y a un pharmacien à figure rébarbative et à mâchoire d’âne… Une mâchoire, mon bon !… C’est avec une pareille mâchoire que Samson tua les Philistins.
– Oui, dit d’une voix profonde l’officier gras… Et la pharmacienne, Obtiôssov, est jolie.
– Je l’ai vue. Elle m’a beaucoup plu… Dites-moi, docteur, lui est-il possible d’aimer cette mâchoire d’âne ? Cela se peut-il ?
– Non, elle ne l’aime probablement pas…, soupire le docteur d’un air de plaindre le pharmacien. Elle dort maintenant derrière la fenêtre, la petite chérie. Hein, Obtiôssov ?… Elle s’étire, elle a trop chaud !… Sa petite bouche est à demi ouverte… Sa petite jambe sort du lit. L’imbécile de pharmacien ne comprend pas, je parie, le trésor qu’il possède !… Pour lui, une femme ou une bouteille d’eau phéniquée, c’est la même chose !
– Savez-vous, docteur, dit l’officier en s’arrêtant, entrons à la pharmacie acheter quelque chose ! Peut-être verrons-nous la pharmacienne.
– Quelle idée ! La nuit !…
– Et après ?… Ils doivent servir même la nuit. Venez, mon cher !…
– À votre gré…
La pharmacienne, dissimulée derrière son rideau, entend un coup de sonnette rauque. Regardant son mari qui ronfle, comme avant, avec délices, et sourit, elle passe sa robe, glisse dans des pantoufles ses pieds nus, et se hâte vers la pharmacie. On entrevoit, par la porte vitrée, deux ombres… La pharmacienne remonte la mèche de sa lampe et se hâte d’ouvrir. Elle ne s’ennuie plus, ne s’énerve plus, n’a plus envie de pleurer ; son cœur seulement bat avec force.
Le gros major et le mince Obtiôssov entrent. On peut maintenant les examiner.
Le major pansu est brun, barbu et gauche. À ses moindres mouvements, sa tunique craque et la sueur couvre son visage. L’officier rose, imberbe, féminin, est souple comme une cravache anglaise.
– Que désirez-vous ? demande la pharmacienne, retenant sa robe sur sa poitrine.
– Donnez-nous… hé, hé, hé… pour quinze copeks de pastilles de menthe.
Sans se presser la pharmacienne atteint un bocal sur un rayon et commence à peser. Ses clients, sans sourciller, regardent son dos. Le major, comme un gros chat, ferme les yeux, et le lieutenant est très sérieux.
– C’est la première fois, dit le major, que je vois une dame vendre dans une pharmacie.
– Rien d’étonnant à cela, répond la pharmacienne guignant la figure rose d’Obtiôssov ; mon mari n’a pas d’aide ; je lui en tiens lieu.
– Ah ! c’est cela !… Vous avez une belle pharmacie ! Que de bocaux !… Et ça ne vous fait rien de vivre parmi les poisons ?… Brr !
La pharmacienne cachette le petit paquet et le tend au major. Obtiôssov lui paye quinze copeks.
Une demi-minute passe dans le silence.
Les hommes, s’entre-regardant, font un pas vers la porte, puis reviennent…
– Donnez-moi aussi, demande le major, pour dix copeks de carbonate de soude.
La pharmacienne, d’un mouvement paresseux, étend la main vers le rayon.
– N’y aurait-il pas ici, murmure Obtiôssov, en remuant les doigts, quelque chose, hum, hum… quelque chose, vous comprenez… qui ressemble à une boisson revivifiante ?… De l’eau de seltz par exemple ?… Avez-vous de l’eau de seltz ?
– J’en ai, répond la pharmacienne.
– Bravo ! Vous n’êtes pas une femme, vous êtes une fée !… Donnez-nous-en quelques demi-bouteilles.
La pharmacienne cachette vivement le carbonate de soude et disparaît dans l’obscurité, derrière la porte.
– Un vrai fruit ! dit le major clignant de l’œil. Obtiôssov, on ne trouverait pas, même en l’île Madère, un pareil ananas ! Hein ! qu’en pensez-vous ? Et… vous… entendez ce ronflement !… C’est M. le pharmacien en personne qui daigne se reposer.
La pharmacienne revient une minute après et dépose sur le comptoir cinq demi-bouteilles. Elle remonte de la cave, est rouge et un peu haletante.
– Chut !… lui dit Obtiôssov, lorsqu’ayant débouché des bouteilles elle laisse tomber le tire-bouchon !… pas de bruit ! Ne cognez pas comme ça. Vous réveilleriez votre mari.
– Et si je le réveille ?…
– Il dort de bon cœur… Il vous voit en rêve… À votre santé !…
– Bah ! dit le major de sa voix profonde, – faisant un renvoi après avoir bu de l’eau de seltz, – les maris sont une si ennuyeuse engeance qu’ils feraient bien de dormir toujours. Ah ! si avec cette excellente eau on avait un peu de vin rouge !…
– En voilà une idée ! dit la pharmacienne en riant.
– Ce serait splendide !… Il est dommage que l’on ne vende pas de spiritueux dans les pharmacies… Au reste, vous devez vendre du vin comme médicament ? N’avez-vous pas du vinum gallicum rubrum[3] ?
– Il y en a…
– Alors, voilà, servez-nous-en ! Que diable, apportez-en ici !
– Combien vous en faut-il ?
– Quantum satis[4] !… Servez-nous-en d’abord une once dans de l’eau ; puis nous verrons… Obtiôssov, hein ? D’abord avec de l’eau, et ensuite, per se…
Le major et Obtiôssov s’assoient près du comptoir, quittent leurs casquettes et commencent à boire du vin rouge.
– Ce vin, il faut le dire est exécrable, vinum plokhissimum[5], bien qu’en votre présence… hé, hé, hé ! il semble du nectar… Vous êtes ravissante, madame ! je vous baise la main en pensée.
– Je payerais cher pour le faire autrement, dit Obtiôssov. Ma parole d’honneur, je donnerais ma vie !…
– Taisez-vous donc ! dit Mme Tchernomôrdik rougissant et prenant un air grave.
– Que vous êtes coquette tout de même, fait doucement le docteur en riant, et la regardant malicieusement en dessous. Vos petits yeux tirent comme des pistolets : pif ! paf ! Je vous félicite ; vous triomphez ; nous sommes vaincus !…
La pharmacienne regarde les figures congestionnées des officiers, écoute leurs bavardages et bientôt s’amuse elle aussi. Oh ! qu’elle se sent gaie maintenant ! Elle cause, elle rit, elle caquette, et même, après les longues supplications de ses clients, elle boit deux onces de vin rouge.
– Vous feriez bien, messieurs les officiers, dit-elle, de venir plus souvent au camp ; sans cela c’est horriblement ennuyeux ; c’est à mourir tout simplement…
– Je vous crois sans peine, dit le docteur d’un air épouvanté. Un ananas comme vous, une merveille de la nature !… Et ici, dans ce trou… Griboièdov a dit cela à merveille : « À Sarâtov ! oh ! dans un trou !… »[6]. Cependant il est temps que nous partions. Très heureux d’avoir fait votre connaissance… Extrêmement ! Combien nous devons-nous ?…
La pharmacienne, les yeux au plafond, remue longtemps les lèvres :
– Douze roubles, quarante-huit copeks ! dit-elle.
Obtiôssov tire de sa poche un gros portefeuille, farfouille longuement sa liasse de billets et paye.
– Votre mari dort de bon cœur…, murmure-t-il en serrant la main de la pharmacienne ; il a de doux rêves…
– Je n’aime pas à entendre des bêtises…
– Quelles bêtises ?… Ce n’en est pas ! Shakespeare a dit : « Heureux qui, dans sa jeunesse, fut jeune ! »
– Lâchez ma main !
Les officiers, à la fin, après de longs propos, baisent la main de la pharmacienne et, indécis, semblant se demander s’ils n’ont pas oublié quelque chose, sortent de l’officine.
La pharmacienne, vite revenue dans sa chambre, s’assied à la même place. Elle voit le major et le lieutenant faire paresseusement une vingtaine de pas, puis s’arrêter et chuchoter quelque chose. De quoi parlent-ils ?… Son cœur bat, ses tempes battent ; pourquoi ?… Elle l’ignore elle-même… Son cœur bat fortement comme si les deux hommes qui chuchotent là-bas décidaient de son sort…
Au bout de cinq minutes, le major quitte Obtiôssov et s’éloigne ; Obtiôssov revient.
Il passe une fois, deux fois devant la pharmacie… Tantôt il s’arrête devant la porte, tantôt repart. Enfin la sonnette tinte doucement.
– Qui est là ?… Qu’est-ce que c’est ?… dit tout à coup la voix du mari. On sonne et tu n’entends pas !… Quel désordre est-ce là ?…
Il se lève, enfile sa robe de chambre et, se balançant, à moitié endormi, traînant ses pantoufles, entre dans la pharmacie…
– Que désirez-vous ? demande-t-il.
– Donnez-moi… donnez-moi, dit Obtiôssov, pour quinze copeks de pastilles de menthe.
Avec un reniflement qui n’en finit pas, bâillant, s’endormant en route et cognant ses genoux au comptoir, le pharmacien grimpe jusqu’au rayon et atteint le bocal.
Deux minutes après, la pharmacienne voit Obtiôssov sortir de la pharmacie, et, après avoir fait quelques pas, jeter avec dépit les pastilles de menthe sur la route poudreuse.
Au coin de la rue, le major vient au-devant de lui. Ils se rejoignent et disparaissent en gesticulant dans la buée du matin.
« Que je suis malheureuse ! dit la pharmacienne, regardant avec colère son mari qui se déshabille rapidement pour se recoucher. Oh ! que je suis malheureuse ! répète-t-elle soudain en fondant en larmes… Et personne ne le sait… »
– J’ai oublié quinze copeks sur le comptoir, murmure le pharmacien en se fourrant sous sa couverture ; serre-les, je te prie, dans la caisse…
Et il se rendort aussitôt.
1886.
Après une audience de l’assemblée des juges de paix de N…, les magistrats se trouvaient dans la salle des délibérations pour quitter leurs uniformes et se reposer une minute avant d’aller dîner chez eux.
Le président de l’assemblée, très bel homme à barbe touffue, partagée en deux, demeuré seul de son avis dans une des affaires que l’on venait de juger, mettait en hâte, assis devant une table, cet avis par écrit. Le juge de paix d’arrondissement, Mîlkine, jeune homme à figure languissante et mélancolique, tenu pour philosophe, mécontent de ce qui l’entourait et cherchant le but de la vie, regardait tristement par la fenêtre.
Un autre juge d’arrondissement et un des juges honoraires venaient de partir.
Le juge de paix honoraire qui restait, – gros et bouffi, à la respiration courte, – et le substitut du procureur, jeune Allemand à figure de dyspeptique, attendaient, assis sur le divan, que le président eût fini son exposé pour aller dîner ensemble.
Devant eux était debout le secrétaire de l’assemblée, Jîline, petit homme à l’expression douce, avec des pattes de lapin près des oreilles. Souriant mielleusement et regardant son gras confrère, il disait à mi-voix :
– Nous mourons tous de faim parce que nous sommes harassés et qu’il est près de quatre heures[7]. Mais ce n’est pas là, mon cher Grigôri Sâvvitch, une véritable faim. La véritable faim, la faim de loup, alors qu’il semble que l’on mangerait son père, ne vient qu’après les exercices physiques, la chasse à courre, par exemple, ou lorsqu’on vient de parcourir, avec des chevaux de propriétaire, cent verstes sans souffler. L’imagination aussi fait beaucoup. Si, admettons, vous venez de la chasse et voulez manger avec appétit, il ne faut penser à rien d’intellectuel. L’intelligence et le savoir coupent l’appétit. Les savants et les philosophes sont, vous le savez, les pires gens à table, et, – passez-moi le mot, – les cochons ne mangent pas plus mal qu’eux. Quand on rentre chez soi, il faut que la tête ne songe qu’aux hors-d’œuvre et au carafon de vodka. Une fois, en voiture, je fermais les yeux, me représentant un cochon de lait au raifort, et, d’appétit, j’ai eu presque une crise d’hystérie. Bref, quand vous entrez dans votre cour, il faut que de la cuisine arrive, à point nommé, une bonne odeur de quoi que ce soit, vous comprenez…
– L’oie rôtie, dit le juge honoraire en respirant avec peine, a une odeur prééminente.
– Ne dites pas ça, mon cher Grigôry Sâvvitch ! Le canard ou la bécasse peuvent lui rendre dix points. Le bouquet de l’oie n’a ni finesse ni délicatesse. L’odeur la plus pénétrante est celle de l’oignon nouveau quand il commence à roussir et qu’on l’entend, le pendard, grésiller dans toute la maison. Donc, quand vous entrez chez vous, le couvert doit être déjà mis ; et en vous asseyant, il faut immédiatement fourrer votre serviette dans votre faux col. Puis, sans vous presser, prenez votre bon petit flacon de vodka, et versez-la, la bonne femme, non dans un petit verre mais dans un gobelet en argent antédiluvien, venant de vos aïeux, ou dans un verre pansu à l’inscription : « Les monaults aussi l’acceptent. » Ne buvez pas encore, mais, d’abord, soupirez, frottez-vous les mains, regardez avec indifférence le plafond, puis, sans vous presser, approchez-la de vos lèvres, la vodkinette[8], – et aussitôt, de votre ventre, jailliront dans tout votre corps des étincelles…
La figure miellée du secrétaire exprima la béatitude.
– Oui, répéta-t-il, des étincelles… Et dès que vous avez bu, il faut incontinent déguster les hors-d’œuvre.
– Écoutez, fit le président, levant les yeux vers le secrétaire, parlez plus bas ! Voilà la seconde feuille de papier que je gâche.
– Ah ! pardon, Piôtre Nicolâïtch ! dit le secrétaire. Je vais parler bas.
Et il reprit à mi-voix :
– Et pour déguster les hors-d’œuvre, il faut aussi, mon cher Grigôry Sâvvitch, en connaître la façon. Il faut savoir ce qu’il faut avaler. Le meilleur hors-d’œuvre, mon bon, si vous désirez le savoir, c’est le hareng. Après en avoir mangé un morceau, avec de l’oignon et de la sauce à la moutarde, tout de suite, mon bienfaiteur, tant que vous sentez encore des étincelles dans l’estomac, mangez du caviar – nature – ou, si vous voulez, avec un peu de citron ; puis, du simple radis au sel ; puis, à nouveau, du hareng. Mais le mieux de tout, mon bienfaiteur, ce sont les oronges salées, hachées menu comme du caviar, et, bien entendu, avec de l’oignon et de l’huile d’olive… C’est un régal !… Mais le foie de lotte, c’est un poème !
– Oui, si l’on veut… accorda le juge honoraire, fermant à demi les yeux. Comme hors-d’œuvre, les… les champignons blancs à l’étouffée sont bons aussi.
– Oui, oui, oui, avec de l’oignon et du laurier, et toutes sortes d’épices. Vous découvrez la casserole et dans la vapeur s’envole le parfum des champignons… ; parfois, on en pleure ! Et donc, dès qu’on a apporté de la cuisine le grand pâté feuilleté, tout de suite, sans traîner, il faut dépêcher un second verre de vodka.
– Ivane Goûriitch ! fit le président d’une voix éplorée, vous m’avez fait gâter une troisième feuille de papier…
– Le diable le voit, grogna le philosophe Mîlkine, avec une grimace de mépris, – il ne songe qu’à manger ! N’y a-t-il pas dans la vie d’autres intérêts que les champignons et les croustades ?
– Donc, continua à mi-voix le secrétaire, avant le pâté feuilleté, on boit ! (Le secrétaire est déjà si entraîné, que, tel un rossignol qui chante, il n’entend plus que sa voix.) Le pâté doit être appétissant, étalé sans honte dans toute sa nudité, pour qu’il vous tente. Vous lui faites les yeux doux ; vous en coupez un large morceau et, par excès de sentiment, vous faites, comme ceci, danser les doigts au-dessus de lui. Vous vous mettez à en manger, et le beurre en découle comme des larmes. Le dedans est gras, juteux, fourré de parcelles d’œufs, d’abatis, d’oignon…
Le secrétaire renversa les yeux et fit une grimace qui lui tira la bouche jusqu’à l’oreille. Le juge honoraire poussa un gémissement et, se représentant apparemment le pâté fourré, remua les doigts.
– Ah ! diable ! grogna le juge d’arrondissement allant vers l’autre fenêtre.
– Après en avoir avalé deux bons morceaux, continua le secrétaire inspiré, vous en gardez un troisième pour le manger avec votre soupe aux choux. Dès que vous en avez fini avec le pâté, tout de suite, pour ne pas perdre l’appétit, faites servir la soupe… La soupe aux choux doit être brûlante, ignée. Mais ce qui est encore meilleur, mon bienfaiteur, c’est la soupe à la betterave, avec du jambon et des saucisses, à la manière petite-rus-sienne[9]. On la sert avec de la crème fraîche, du persil et du fenouil. Exquis aussi le razsolnik[10], avec des petits rognons ! Et si vous aimez les soupes, la meilleure est encore la soupe aux légumes : carottes, asperges, choux-fleurs, et autres jurisprudences.
– Oui, soupira le président, détachant les yeux de son papier, c’est une chose merveilleuse…
Mais aussitôt il se reprit, en gémissant :
– Ayez un peu la crainte de Dieu, Ivane Goûriitch ! Si ça continue, j’en aurai jusqu’à demain pour écrire mon avis motivé. C’est la quatrième feuille que je gâche !
– Pardon, dit le secrétaire en s’excusant, je ne le ferai plus ! (Et il continua en chuchotant : Dès que vous avez mangé le borchtchok ou la soupe, faites immédiatement servir le poisson, mon bienfaiteur ! Le meilleur entre cette gent muette est le carassin frit, à la crème aigre. Mais pour qu’il n’ait pas le goût de vase et soit fin, il faut le plonger encore vivant dans du lait et l’y garder vingt-quatre heures.
– Un petit sterlet en anneau est bon aussi, dit le juge honoraire, fermant les yeux.
Et à l’instant, sans que personne s’y attendît, il se leva, fit une moue féroce, et se mit à hurler, tourné vers le président :
– Piôtre Nicolâïtch, aurez-vous bientôt fini ? Je ne peux plus attendre ! Je ne le peux plus !…
– Laissez-moi finir !…
– Alors je pars tout seul ! Allez au diable !…
Le gros juge fit un geste énervé, saisit son chapeau et, sans prendre congé de personne, se précipita hors de la salle.
Le secrétaire eut un soupir et, se penchant à l’oreille du substitut, reprit à mi-voix :
– Le sandre ou la carpe avec une sauce aux tomates et aux champignons sont bons aussi. Mais le poisson ne rassasie pas, Stépane Frantsytch. Ce n’est pas une nourriture substantielle. L’essentiel, dans un dîner, n’est ni le poisson ni les sauces : c’est le rôti. Quelle volaille préférez-vous ?
Le substitut fit une mine attristée et dit avec un soupir :
– Hélas ! je ne puis pas avoir les mêmes joies que vous : je suis dyspeptique.
– Laissez donc ça, mon cher ! Ce sont les médecins qui ont inventé la dyspepsie… Ce mal provient le plus souvent de l’imagination et de l’orgueil. N’y faites aucune attention ! Supposons que vous n’ayez pas envie de manger ou que vous ayez mal au cœur : n’y faites pas attention, mangez tout de même ! Supposons qu’on serve comme rôti deux bécasses et qu’on y ajoute une perdrix ou deux cailles grasses, vous oublierez, ma noble parole d’honneur, toute dyspepsie ! Et une dinde rôtie !… Blanche, grasse, juteuse, dans le genre, savez-vous, d’une nymphe !…
– Oui, c’est probablement bon, dit le procureur en souriant tristement. De la dinde, j’en mangerais peut-être.
– Seigneur, et le canard ?… Prenez un jeune canard qui ait tâté la première neige ; faites-le passer au four avec des pommes de terre. Il faut que les pommes de terre soient coupées fines, qu’elles soient dorées, imprégnées de la graisse du canard, et que…
Mîlkine, le philosophe, fit une moue terrible et parut vouloir dire quelque chose ; mais, soudain, il remua les lèvres à l’idée d’un caneton rôti, et, sans dire un mot, entraîné par une force inconnue, saisissant son chapeau, il sortit en courant.
– Oui, soupira le substitut, je mangerais peut-être aussi du caneton…
Le président se leva, fit quelques pas et se rassit.
– Après le rôti, poursuivit le secrétaire, l’homme est repu et se plonge dans le doux néant. À ce moment-là, le corps est à l’aise et l’âme s’attendrit. Par délectation, vous pouvez boire trois petits verres de liqueur.
Le président, poussant un grognement, biffa sa feuille.
– C’est la sixième feuille, dit-il fâché ; c’est malhonnête !
– Écrivez, écrivez, mon bienfaiteur ! murmura le secrétaire. Je n’y reviendrai plus. Je vais parler bas… Je vous le dirai en conscience, Stiépane Frantsytch, poursuivit-il en un murmure à peine distinct : la liqueur faite chez soi est meilleure que le champagne. Dès le premier verre, l’odorat possède votre âme. C’est du mirage. Il vous semble que vous n’êtes plus chez vous dans un fauteuil, mais quelque part en Australie, bercé sur la plus douce autruche…
– Ah ! mais, à la fin, partons, Piôtre Nicolâïtch ! s’écria le procureur, retirant nerveusement le pied.
– Oui, cher ami, – continua le secrétaire, – tout en buvant la liqueur, il est bon de fumer un cigare, en faisant décrire des ronds à la fumée. Et alors il vous passe en tête les idées les plus chimériques comme d’être, par exemple, généralissime, ou marié à la première beauté de l’univers. Et cette beauté vous semble nager tout le jour devant vos fenêtres dans un beau bassin au milieu de poissons rouges. Elle nage et vous lui dites : « Ma petite âme, viens m’embrasser ! »
– Piôtre Nicolâïtch… gémit le substitut.
– Oui, mon bon, poursuivit le secrétaire. Après avoir fumé, relevez les pans de votre robe de chambre et, vite, au lit ! Vous vous étendez sur les lombes, le ventre en l’air, et vous prenez un journal. Quand vos yeux se ferment et que la somnolence vous gagne, il est agréable de lire un peu de politique : l’Autriche a gaffé, la France a déplu à quelqu’un, le pape en a fait à sa tête… On lit, et ça fait plaisir.
Le président se leva brusquement, jeta son porte-plume devant lui et prit son chapeau à deux mains ; le substitut du procureur, oubliant sa dyspepsie et brûlant d’impatience, se leva aussi.
– Partons ! s’écria-t-il.
– Piôtre Nicolâïtch, et votre avis motivé ? demanda le secrétaire effrayé. Quand donc l’écrirez-vous, mon bienfaiteur ? À six heures vous devez retourner en ville !
Le président, avec un geste navré, se hâta vers la porte. Le substitut, avec un geste pareil, prit sa serviette et disparut avec le président.
Le secrétaire, soupirant, le regarda partir avec un air de reproche, et se mit à ranger les papiers.
1887.
À la station de Bolôgôié, sur la ligne de l’empereur Nicolas, un train de voyageurs s’ébranle. Dans un compartiment de seconde classe pour fumeurs, cinq voyageurs somnolent, enveloppés dans la pénombre du wagon. Ils viennent de manger, et, accotés à la banquette, tâchent de dormir. Silence complet.
La porte s’ouvre et il entre un homme de haute silhouette, droit comme un bâton, coiffé d’un chapeau havane et vêtu d’un élégant pardessus. L’homme a tout à fait l’allure des journalistes d’opérette ou de ceux de Jules Verne.
Le voyageur s’arrête au milieu du compartiment, souffle, et, clignant les paupières, regarde longuement les banquettes.
– Non, marmotte-t-il, ce n’est pas encore ici !… Que diable est-ce là ? C’est vraiment révoltant… Ce n’est pas mon compartiment.
L’un des voyageurs dévisage le survenant et pousse un cri de joie :
– Ivane Alexèiévitch !… Par quel hasard ? C’est vous ?
L’Ivane Alexèiévitch, pareil à un bâton, tressaille, regarde stupidement le voyageur, et, l’ayant reconnu, ouvre joyeusement les bras.
– Ah ! Piôtre Pétrôvitch ! dit-il. Que d’hivers, que d’étés sans vous voir ! Je ne savais pas que vous fussiez dans ce train.
– Vous allez bien ?
– Pas mal, mais, mon petit, j’ai perdu mon wagon ; je ne peux pas du tout le retrouver, idiot que je suis ! Et qu’il n’y ait personne pour me fouetter !…
L’Ivane Alexèiévitch, semblable à un bâton, vacille en souriant.
– Peut-il arriver des choses pareilles ! continue-t-il. Je descends après le second coup de cloche pour prendre un petit verre de cognac ; je le bois. Bah ! me dis-je, puisque la prochaine gare est loin, si j’en prenais un second ? Tandis que je me disais cela et buvais le second cognac, on sonne le troisième coup… Je me précipite comme un fou et saute dans le premier wagon qui se trouve. Ne suis-je pas un grand idiot ? une véritable oie ?
– Je vois que vous êtes de joyeuse humeur, dit Piôtre Pétrôvitch. Asseyez-vous un peu ! À vous la place et l’honneur !
– Nenni… je vais chercher mon wagon ! Adieu !
– Dans l’obscurité !… y songez-vous !… Vous tomberez de la plate-forme. Asseyez-vous, et, quand nous serons à une gare, vous retrouverez votre wagon ! Asseyez-vous.
Ivane Alexèiévitch soupire et s’assied en hésitant en face de Piôtre Pétrôvitch. Visiblement agité, il remue comme s’il était sur des aiguilles.
– Où allez-vous ? lui demande Piôtre Pétrôvitch.
– Moi ? Dans l’espace. J’ai dans la tête un tel hourvari que je ne discerne pas moi-même où je vais. Le destin me mène et je le suis. Ha ! ha !… Mon cher, avez-vous jamais vu un imbécile heureux ? Non ? Alors regardez-moi ! Vous avez devant vous le plus heureux mortel !… Oui, mon bon !… On ne remarque rien à ma figure ?…
– C’est-à-dire… on voit que… vous êtes… un peu…
– Je dois avoir une figure atrocement bête ! Quel dommage qu’il n’y ait pas une glace. Je regarderais ma binette ! Je sens, mon petit, que je deviens idiot. Ma parole d’honneur ! Ha ! ha !… Imaginez-vous que je fais mon voyage de noce. Ne suis-je pas une oie ?
– Vous ?… vous êtes marié !
– D’aujourd’hui, mon très cher ! Je me marie, et, immédiatement après, en wagon.
Les félicitations et les questions accoutumées se succèdent.
– Voyez-moi ça !… fait Piôtre Pétrôvitch en riant. Voilà pourquoi vous êtes si élégamment habillé.
– Oui, mon bon… Et pour compléter l’illusion, je me suis même aspergé de parfums. Je me suis plongé jusqu’au cou dans la vanité !… Ni soucis, ni pensées : le seul sentiment de… comment diable appeler ça ?… de la quiétude, ma foi !… Depuis ma naissance, je ne m’étais pas senti si bien…
Ivane Alexèiévitch ferme les yeux et secoue la tête.
– Je suis indignement heureux ! dit-il. Jugez-en. Je vais à l’instant dans mon compartiment. Là-bas, près de la portière, est assis quelqu’un qui m’est, pour ainsi dire, dévoué de tout son être. Une si jolie blonde, avec un petit nez… des petits doigts… Ma petite âme ! Mon ange ! Ma petite boule de chair ! Le phylloxéra de mon âme ! Et un petit pied ! Seigneur ! Rien comme nos arpions à nous. Quelque chose de tout, tout petit, de féerique… d’allégorique !… Je le mangerais, ce petit pied ! Ah ! vous, vous ne comprenez rien ! Vous êtes matérialistes, vous vous lancez tout de suite dans l’analyse, ceci, cela ! Célibataires endurcis, voilà tout ! Quand vous vous marierez, vous vous souviendrez de moi ! Où est, direz-vous, Ivane Alexèiévitch ? Oui, mon bon, je me rends donc tout de suite dans mon wagon… On m’y attend avec impatience… On y déguste mon retour. Un sourire court à ma rencontre. Je m’assieds bien près, et prends, comme ça, un petit menton dans mes deux doigts…
Ivane Alexèiévitch secoue la tête et éclate d’un rire heureux.
– Ensuite on pose sa grosse tête sur la petite épaule et on entoure la taille de son bras… Dans le compartiment, ne l’oubliez pas, la paix… une pénombre poétique… On embrasserait tout l’univers dans ces moments-là. Piôtre Pétrôvitch, permettez-moi de vous embrasser !
– Allez-y.
Les amis s’étreignent au milieu du rire général des voyageurs, et l’heureux nouveau marié continue :
– Et pour qu’il y ait dans mon cas plus d’idiotie (ou, comme on dit dans les romans, plus d’illusion), on se rend au buffet et on y siffle deux ou trois verres. Alors il se passe dans votre tête et votre poitrine quelque chose que l’on ne trouve même pas exprimé dans les contes. Je suis un petit homme de rien, et il me semble que je ne connais pas de limites… J’embrasse tout l’univers.
Tous les voyageurs regardant l’heureux nouveau marié, un peu parti, se laissent gagner à sa joie et n’ont plus envie de dormir. Au lieu d’un auditeur, Ivane Alexèiévitch en a cinq. Il tourne comme sur des aiguilles, projette des gouttelettes de salive, agite les bras et bavarde sans repos. Il rit aux éclats et tout le monde rit.
– L’essentiel, messieurs, est de moins penser que nous ne le faisons. Au diable toutes les analyses !… Vous avez envie de boire, buvez ! Il n’y a pas à philosopher si c’est utile ou nuisible… Au diable toutes ces philosophies et ces psychologies !
Le contrôleur traverse le wagon.
– Mon brave, lui dit le nouveau marié, quand vous serez dans le wagon 209, trouvez-y une dame qui a un chapeau gris avec un oiseau blanc et dites-lui que je suis ici !
– Bien. Seulement, dans ce train-là, il n’y a pas de wagon 209. Il y a le 219.
– Bon, 219, peu importe ! Dites à cette dame que son mari est sain et sauf.
Ivane Alexèiévitch se prend tout à coup la tête et gémit :
– Un mari !… une dame !… est-ce depuis longtemps ? Un mari !… ha ! ha !… Tu es à battre, et tu es un mari ! Ah ! grand idiot ! Mais, elle !… Hier encore c’était une fillette… une coccinelle… C’est tout simplement à n’y pas croire !
– De notre temps, observe un des voyageurs, il est même un peu étrange de rencontrer un homme heureux. On verrait plutôt l’éléphant blanc.
– Oui, dit Ivane Alexèiévitch, en allongeant ses longs pieds à bouts pointus, et à qui la faute ? Si vous n’êtes pas heureux, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes ! Hein ! Qu’en pensez-vous ? L’homme crée lui-même son bonheur. Si vous le vouliez, vous seriez heureux ; mais vous ne le voulez pas. Vous vous dérobez obstinément au bonheur !
– En voilà une bonne ! Et de quelle façon ?
– Très simplement… La nature décrète que, à une certaine période de la vie, l’homme doit aimer. Ce temps venu, il faut donc aimer de toutes ses forces. Mais vous n’écoutez pas la nature ! Vous attendez toujours on ne sait quoi ! Poursuivons… La loi dit qu’un individu normal doit se marier… ; hors le mariage, pas de bonheur ! Le temps venu, mariez-vous sans tarder… Mais vous ne vous mariez pas ! Vous attendez toujours quelque chose !… Ensuite l’Écriture dit que le vin réjouit le cœur de l’homme… Si vous vous sentez bien et voulez vous sentir encore mieux, allez au buffet et buvez. Le principal est de ne pas philosopher et de faire comme tout le monde. Le convenu est une grande chose !
– Vous dites que l’homme crée son bonheur ? Quel diable de créateur est-ce bien, s’il lui suffit d’une dent malade ou d’une méchante belle-mère pour que tout son bonheur s’écroule ? Tout dépend de l’occasion. Qu’il vous arrive une catastrophe comme celle de Koukoûévo[11], vous parleriez autrement…
– Balançoire ! proteste le nouveau marié. Il n’y a de catastrophes qu’une fois par an. Je ne crains aucun accident, parce qu’il n’y a pas de raison pour que ces accidents se produisent. Qu’ils aillent au diable ! Je ne veux même pas en parler ! Enfin nous voilà bientôt à une halte, il me semble.
– Où allez-vous ? demande Piôtre Pétrôvitch. À Moscou, ou plus au sud ?
– Bien le bonjour ! Comment, allant vers le nord, arriverais-je quelque part au sud ?
– Mais Moscou n’est pourtant pas au nord ?
– Je le sais, mais nous allons sans doute à Pétersbourg maintenant ! dit Ivane Alexèiévitch.
– Nous allons à Moscou, si vous le voulez bien !
– Comment ça, à Moscou ? s’étonne le nouveau marié.
– Étrange… Pour où avez-vous pris votre billet ?
– Pétersbourg.
– En ce cas, tous mes compliments, mon bon ! vous n’êtes pas monté dans le train qu’il fallait !
Une demi-minute passe en silence. Le nouveau marié se lève et regarde le voyageur avec des yeux hébétés.
– Oui, oui, lui explique Piôtre Pétrôvitch ; à Bologoié, vous n’avez pas sauté dans le bon train… Vous avez trouvé moyen, après avoir bu votre cognac, de monter dans un train qui descend…
Ivane Alexèiévitch pâlit, se prend la tête entre les mains et arpente rapidement le compartiment.
– Ah ! se lamente-t-il, quel grand idiot je fais ! Ah ! misérable ! que les diables me mangent ! Que faire à présent ? Ma femme est dans l’autre train. Elle y est seule, m’attend et se tourmente. Ah ! sacré bonhomme !
Le nouveau marié tombe sur la banquette et se ratatine comme si on lui avait marché sur un cor.
– Malheureux que je suis ! gémit-il. Que vais-je faire maintenant ? Quoi ?
– Allons, allons… le consolent les voyageurs, mais ce n’est rien… Télégraphiez à votre femme, et tâchez de prendre en route un rapide. Vous la rattraperez.
– Un rapide ! se lamente le « créateur de son bonheur ». Mais où prendre l’argent ? Ma femme a tout mon argent !
S’étant concertés, les voyageurs, riant, se cotisent, et pourvoient d’argent l’homme heureux.
1886.
Le 6 octobre 1885, au matin, entra dans le bureau du commissaire de police rurale de la seconde section du district de S…, un jeune homme convenablement vêtu, qui déclara que son maître, le cornette de la garde en retraite Marc Ivânovitch Klâouzov, avait été tué.
Le jeune homme, en faisant sa déclaration, était pâle et extrêmement agité. Ses mains tremblaient. Ses yeux étaient remplis d’effroi.
– À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda le commissaire.
– Psèkov, intendant de M. Klâouzov. Agronome et mécanicien.
Arrivés avec Psèkov sur le lieu du crime, le commissaire et les témoins requis trouvèrent ce qui suit. Une foule compacte se pressait près du pavillon habité par Klâouzov. Avec la rapidité de l’éclair, la nouvelle de l’événement avait fait le tour des environs, et, en raison du dimanche, les gens affluaient de tous les villages voisins. Bruits et rumeurs. On voyait çà et là des figures pâles et en larmes. La porte de la chambre de Klâouzov était fermée, la clé en dedans.
– Il est évident, observa Psèkov tremblant, que les malfaiteurs se sont introduits par la fenêtre.
On se rendit au jardin sur lequel ouvrait la fenêtre de la chambre à coucher. La fenêtre, également fermée, avec un petit rideau vert déteint, avait un air sinistre, lugubre. Un des coins du rideau était légèrement relevé, ce qui donna la possibilité de jeter un coup d’œil dans la chambre.
– Quelqu’un de vous, demanda le commissaire, a-t-il regardé par la fenêtre ?
– Nullement, Votre Noblesse, dit le jardinier Ephrem, petit vieux à cheveux gris, l’air d’un sous-officier en retraite. On n’a pas envie de regarder quand vos jarrets tremblent.
– Ah ! Marc Ivânytch ! Marc Ivânytch ! soupira le commissaire en regardant la fenêtre, je te disais bien que tu finirais mal ! Je te le disais, mon âme ; mais tu ne m’écoutais pas ! La débauche ne mène à rien de bien.
– Il faut remercier Ephrem, dit Psèkov. Sans lui nous ne nous serions doutés de rien. Il a eu le premier l’idée qu’il était arrivé quelque chose. Il entre chez moi ce matin et me dit : « Pourquoi donc notre maître est-il si long à se réveiller ? Voilà toute une semaine qu’il ne sort pas de sa chambre ! » Dès qu’il m’eut dit cela, ce fut, sur ma tête, comme un coup de masse… Cette idée me vint aussitôt… : depuis samedi dernier on ne le voit pas ; c’est aujourd’hui dimanche : sept jours, c’est quelque chose.
– Oui, le pauvre !… soupira une seconde fois le commissaire… Un garçon intelligent, instruit, si bon !… En société, c’était, on peut le dire, un boute-en-train, mais noceur… Dieu ait son âme !… Je m’attendais à tout… Stiépane, – dit-il à l’un des témoins, – va vite chez moi et envoie Anndrioûcha prévenir le chef de police. Fais dire qu’on a tué Marc Ivânytch ! Et, en passant, entre chez le garde rural. Qu’a-t-il donc à lambiner ? Dis-lui de venir ! Et tu te rendras au plus vite chez Ivane Iermolâïtch, le juge d’instruction, pour lui dire de venir. Attends, je lui écris.
Le commissaire plaça des gardes autour du pavillon, écrivit au juge d’instruction, et s’en alla prendre le thé chez l’intendant. Dix minutes après, – assis sur un tabouret et grignotant précautionneusement son sucre, – il avalait du thé, brûlant comme de la braise.
– Et voilà !… disait-il à Psèkov, voilà !… Noble, riche… bien-aimé des dieux, on peut le dire, en empruntant l’expression de Pouchkine, et qu’est-il advenu de lui ?… Rien ! Il a fait l’ivrogne, le débauché ; et… voilà… on l’a tué !…
Deux heures après arriva la voiture du juge d’instruction. Il se nommait Nicolaï Iermolâïtch Tchoûbikov. Grand, râblé, solide, la soixantaine, il était en fonctions depuis déjà un quart de siècle. Tout le district le connaissait comme honnête homme, intelligent, énergique et aimant son métier.
Tchoûbikov arriva, accosté de son inévitable acolyte, son assesseur et greffier Dukôvski, grand jeune homme d’environ vingt-six ans.
– Est-il possible, messieurs !… se mit à dire Tchoûbikov en entrant chez Psèkov et serrant rapidement la main à tout le monde. Est-il possible ?… Marc Ivânovitch, tué !… Non, c’est impossible !… Im-pos-si-ble !
– Que voulez-vous ?… soupira le commissaire.
– Seigneur, mon Dieu, mais je l’ai vu vendredi dernier à la foire de Tarabânnkov ! J’ai bu, pardonnez-moi, de la vodka avec lui !
– Que voulez-vous ?… soupira une fois encore le commissaire.
On poussa des soupirs, on s’effraya, on but un verre de thé, et on se rendit au pavillon.
– Faites place ! cria le garde rural à la foule. Pénétrant dans le pavillon, le juge d’instruction examina tout d’abord la porte de la chambre à coucher. Cette porte, en sapin, peinte en jaune, était intacte. Aucune particularité pouvant servir d’indice. On fit enfoncer la porte.
– Messieurs, dit le juge d’instruction quand, après un long effort, la porte céda sous la hache et le ciseau, je prie les personnes n’ayant pas affaire ici de s’éloigner ! Je demande cela dans l’intérêt de la justice… Garde rural, ne laissez entrer personne !
Tchoûbikov, son aide et le commissaire ouvrirent la porte, et pénétrèrent irrésolument, l’un après l’autre, dans la chambre.
Voici le spectacle qui se présenta à leurs yeux.
Près de l’unique fenêtre était un grand lit en bois avec un énorme édredon. Sur l’édredon chiffonné, une couverture froissée et fripée. L’oreiller, avec une taie d’indienne, aussi très chiffonnée, traînait à terre. Sur une petite table, près du lit, se trouvaient une montre en argent et une pièce de vingt copeks ; il s’y trouvait aussi des allumettes soufrées. Hormis le lit, la petite table et une seule chaise, aucun meuble dans la chambre à coucher.
Sous le lit, où il regarda, le commissaire vit une vingtaine de bouteilles vides, un vieux chapeau de paille et une grosse bouteille de vodka. Une bottine, couverte de poussière, traînait sous la table.
Ayant, d’un coup d’œil, inspecté la chambre, le juge d’instruction fronça les sourcils et devint rouge.
– Misérables ! marmonna-t-il en serrant les poings.
– Et où est donc Marc Ivânytch ? demanda doucement Dukôvski.
– Je vous prie de ne pas intervenir ! lui dit grossièrement Tchoûbikov. Veuillez examiner le plancher !… Evgraphe Kouzmitch, dit-il au commissaire en baissant la voix. C’est déjà le second cas dans ma pratique. En 1870, vous vous en souvenez probablement, j’ai eu aussi une affaire pareille : le meurtre du marchand Portrètov. C’était la même chose. Après le meurtre, les misérables avaient enlevé le cadavre par la fenêtre…
Tchoûbikov s’approcha de la fenêtre, écarta le rideau et l’ouvrit avec précaution.
– Elle s’ouvre, donc elle n’était pas fermée… Hum ! Des empreintes sur l’appui ! Voyez ? Voici la trace d’un genou… Quelqu’un a grimpé par là. Il faudra soigneusement examiner la fenêtre.
– Rien de particulier sur le parquet, déclara Dukôvski. Ni taches ni éraflures. Je n’ai trouvé qu’une allumette suédoise brûlée. La voici ! Autant qu’il me souvienne, Marc Ivânytch ne fumait pas. Il se servait dans la vie courante d’allumettes soufrées et pas du tout d’allumettes suédoises. Cette allumette peut fournir un indice…
– Ah ! s’il vous plaît, taisez-vous ! dit le juge d’instruction, importuné. Qu’allez-vous chercher avec votre allumette ? Je ne peux pas souffrir les imaginations bouillonnantes ! Au lieu de chercher des allumettes, vous feriez mieux d’examiner le lit.
Quand il l’eut fait, Dukôvski rapporta :
– Aucune goutte de sang, ni aucune autre tache… Pas, non plus, d’éraflures fraîches. Sur l’oreiller, des traces de dents. La couverture est imbibée d’un liquide qui sent la bière et qui en a le goût… L’aspect général du lit donne à penser qu’il y a eu lutte sur le lit…
– Je le sais sans vous, qu’il y a eu lutte ! On ne vous demande rien là-dessus. Plutôt que de chercher s’il y a eu lutte, vous feriez mieux…
– Il y a ici une botte, mais l’autre manque.
– Et alors, qu’en concluez-vous ?
– Eh bien, on l’a étranglé quand il quittait l’autre botte. Il n’a pas eu le temps de quitter l’autre que…
– Le voilà parti !… Et comment savez-vous qu’on l’a étouffé ?
– Il y a des traces de dents sur l’oreiller. L’oreiller lui-même est très froissé et rejeté à deux mètres du lit…
– Il discourt, ce bavard ! Allons plutôt au jardin… Vous feriez mieux de regarder dans le jardin que de fouiller ici… Je ferai ça sans vous.
Arrivés au jardin, les enquêteurs se mirent avant toute chose à examiner l’herbe. L’herbe, sous la fenêtre, était foulée. Un pied de chardon, près de la muraille, l’était aussi. Dukôvski réussit à y trouver quelques branches cassées, et, dessus, un morceau d’ouate. Sur les capitules d’en haut, on trouva quelques menus brins de laine gros bleu.
– De quelle couleur étaient ses derniers vêtements ? demanda Dukôvski à Psèkov.
– Jaune, en toile.
– Parfait. Les autres étaient donc en bleu.
On coupa quelques capitules du chardon et on les enveloppa soigneusement dans du papier.
À ce moment arrivèrent le chef de police Artsybâchév-Svistakôvski et le docteur Tioutioûév. Le chef de police ayant salué chacun, se mit aussitôt à satisfaire sa curiosité. Le médecin, – homme grand, extrêmement maigre, les yeux enfoncés, le nez long, le menton pointu, – ne dit bonjour à personne. Sans rien demander, il s’assit sur un tronc d’arbre, soupira et dit :
– Voilà encore les Serbes qui s’agitent ! Que leur faut-il ? Je ne le comprends pas ! Ah ! Autriche, Autriche ! ce sont de tes coups !
L’examen extérieur de la fenêtre ne donna absolument aucun résultat. L’examen des herbes et des arbustes avoisinants fournit, au contraire, nombre d’indications utiles. Dukôvski parvint par exemple, à suivre sur l’herbe une longue raie sombre, faites de taches, qui, partant de la fenêtre, se prolongeaient quelques mètres. La raie se terminait par une tache marron sombre, sous un pied de lilas. Sous ce même lilas fut trouvée une seconde botte, formant paire avec celle de la chambre à coucher.
– C’est du sang séché ! dit Dukôvski en examinant la tache.
Au mot « sang » le docteur se leva et jeta un regard indolent sur la tache.
– Oui, marmonna-t-il, c’est du sang.
– C’est donc, fit Tchoûbikov en regardant malicieusement Dukôvski, qu’on ne l’a pas étouffé.
– On l’a étouffé dans sa chambre, puis, craignant qu’il ne revînt à lui, on l’a frappé ici avec un objet contondant. La tache sous le lilas montre qu’il y est resté couché un temps relativement long tandis que l’on cherchait le moyen de l’emporter du jardin.
– Et la botte ?
– Cette botte me confirme encore plus dans l’idée qu’on l’a tué quand il se déchaussait, avant de se coucher. Il avait quitté une de ses bottes ; l’autre, c’est-à-dire celle-ci, il n’a eu que le temps de la tirer à demi. La botte, à demi enlevée, est tombée d’elle-même pendant le trajet et la chute…
– Quelle imagination, voyez un peu ! dit Tchoûbikov en riant ! Il tranche, il tranche ! Quand donc perdrez-vous l’habitude de vous perdre dans vos raisonnements ? Plutôt que de raisonner, vous feriez mieux de prélever, pour l’analyse, un peu d’herbe ensanglantée.
Après avoir examiné et relevé les lieux, les magistrats se rendirent chez l’intendant pour rédiger le procès-verbal et déjeuner.
À déjeuner, on causa.
– La montre, l’argent et le reste, se mit à dire Tchoûbikov, prouvent, comme deux et deux font quatre, que le meurtre n’a pas pour mobile le lucre.
– Il a été perpétré par un intellectuel ! intervint Dukôvski.
– D’où inférez-vous cela ?
– De l’allumette suédoise dont les paysans d’ici ignorent encore l’emploi. Seuls s’en servent les propriétaires, et encore, pas tous. Le crime, soit dit en passant, ne fut pas l’œuvre d’un seul homme, mais de trois au moins ; deux tenaient Klâouzov, et le troisième l’étranglait. Klâouzov était vigoureux ; les meurtriers devaient le savoir.
– De quoi pouvait lui servir sa vigueur, si, admettons, il dormait ?
– Les meurtriers l’ont surpris tandis qu’il quittait ses bottes ; s’il les quittait, c’est qu’il ne dormait pas.
– Il n’y a pas à imaginer ! Vous feriez mieux de manger !
– Et, à mon sens, Votre Noblesse, dit le jardinier Ephrem, en posant le samovar sur la table, cette saleté n’a été faite par personne plus que par Nikolâchka.
– C’est bien possible, dit Psèkov.
– Et qui est ce Nikolâchka ?
– Le valet de chambre de Monsieur, Votre Haute Noblesse. Qui donc est-ce autre que lui ? C’est un brigand, Votre Haute Noblesse, un ivrogne et un débauché, tel que la Mère céleste nous en garde !… Il portait toujours de la vodka à Monsieur et l’aidait à se coucher. Qui donc aurait fait le coup sinon lui ? Même, il s’est vanté, une fois, au cabaret, le coquin, j’ose le rapporter à Votre Haute Noblesse, qu’il tuerait son maître. Tout est arrivé à cause d’Akoûlka, à cause d’une femme… Il avait une femme de soldat… Elle plut au maître, qui l’approcha de lui, et Nicolâchka, ça se comprend, s’est fâché… Il est maintenant saoul, à la cuisine… Il pleure… Il dit, en mentant, qu’il regrette Monsieur…
– Véritablement, dit Psèkov, on peut se fâcher à cause d’Akoûlka. C’est une femme de soldat, une paysanne, mais… ce n’est pas pour rien que Marc Ivânytch l’appelait Nana. Il y a en elle quelque chose qui rappelle Nana… quelque chose d’attrayant…
– Je l’ai vue… Je sais…, dit le juge d’instruction, se mouchant dans son mouchoir rouge.
Dukôvski rougit et baissa les yeux. Le commissaire se mit à tambouriner d’un doigt sur sa soucoupe. Le chef de police se mit à tousser et chercha quelque chose dans sa serviette. Seul, à l’invocation d’Akoûlka et de Nana, le docteur ne ressentit, apparemment, aucune impression. Le juge d’instruction ordonna de faire venir Nicolâchka.
Nicolâchka, jeune gars bien découplé, maigre, le nez long et grêlé, la poitrine plate, vêtu d’un veston de son maître, entra chez Psèkov, et s’inclina jusqu’à terre devant le juge d’instruction. Son visage endormi était couvert de larmes. Il était ivre et tenait à peine sur ses jambes.
– Où est ton maître ? lui demanda Tchoûbikov.
– On l’a tué, Votre Haute Noblesse.
Cela dit, Nikolâchka commença à cligner des yeux, et se mit à pleurer.
– Nous savons qu’il a été tué. Mais où est-il maintenant ? Où est son corps ?
– On dit qu’on l’a passé par la fenêtre et enterré dans le jardin.
– Hum !… les résultats de l’enquête sont déjà connus à la cuisine… Ça, c’est mauvais !… Mon bon, où étais-tu quand on a tué ton maître ? samedi, autrement dit ?
Nicolâchka leva la tête, tendit le cou et se mit à réfléchir.
– Je ne puis le savoir, Votre Haute Noblesse, dit-il. J’étais ivre et ne me le rappelle pas.
– Un alibi ! chuchota Dukôvski, souriant et se frottant les mains.
– Bon… Mais pourquoi y a-t-il du sang sous la fenêtre de ton maître ?
Nicolâchka releva brusquement la tête et se mit à réfléchir.
– Pense vite ! dit le chef de police.
– Tout de suite. Ce sang vient d’une bêtise, Votre Haute Noblesse. J’ai tué un poulet. J’étais en train de lui couper le cou tout simplement, comme d’habitude, et le voilà qui s’échappe de mes mains, et s’enfuit… C’est à cause de ça qu’il y a du sang…
Ephrem déclara qu’effectivement Nicolâchka tuait chaque soir un poulet à différents endroits ; mais personne n’avait vu un poulet à demi décapité courir dans le jardin. Cependant on ne pouvait pas démentir absolument le fait.
– Un alibi ! répéta Dukôvski en riant. Et quel bête d’alibi !
– Tu connaissais Akoûlka ?
– Il y eut ce péché.
– Et le bârine te l’a soufflée ?
– Pas du tout ; c’est M. Psèkov, Ivane Mikhâïlytch, qui m’a enlevé Akoûlka, et Monsieur l’a enlevée à Ivane Mikhâïlytch… Voilà ce qu’il y eut.
Psèkov, troublé, se mit à se gratter l’œil gauche. Dukôvski, le perçant du regard, y lut le trouble et frémit. Il remarqua que l’intendant avait un pantalon bleu, ce à quoi il n’avait pas pris garde auparavant. Ce pantalon lui rappela les petits fils bleus trouvés sur le chardon. Tchoûbikov, à son tour, jeta sur Psèkov un regard soupçonneux.
– Va-t’en ! dit-il à Nicolâchka. Et maintenant permettez-moi, monsieur Psèkov, de vous poser une question : vous étiez certainement ici de samedi à dimanche ?
– Oui, j’ai soupé, à dix heures, avec Marc Ivânytch.
– Et ensuite ?
Psèkov, troublé, se leva de table.
– Ensuite… ensuite…, murmura-t-il, je ne me rappelle vraiment pas… J’avais beaucoup bu… Je ne me rappelle pas où et à quel moment je me suis endormi… Qu’avez-vous tous à me regarder comme ça ? Exactement comme si c’était moi qui l’avais tué !
– Où vous êtes-vous réveillé ?
– Je me suis réveillé dans la cuisine des gens, sur le poêle… Tout le monde peut l’assurer… Mais comment j’arrivai sur le poêle, je ne sais…
– Ne vous émotionnez pas… Vous avez connu Akoûlka ?
– Rien de particulier à cela…
– Elle passa de vous à Klâouzov ?
– Oui… Ephrem, offre donc encore des ceps ! Voulez-vous du thé, Evgraphe Kouzmitch ?
Un silence de cinq minutes, lourd et pénible, régna. Dukôvski, silencieux, ne détournait pas ses yeux aigus du visage pâli de Psèkov. Le juge d’instruction rompit le silence.
– Il faudra, dit-il, aller dans la grande maison et parler à la sœur du défunt, Maria Ivânovna. Elle nous donnera peut-être quelques renseignements.
Tchoûbikov et son assesseur remercièrent pour le déjeuner et se rendirent à la grande maison. Ils trouvèrent, priant devant le haut bahut des icônes familiales, Maria Ivânovna, sœur de Klâouzov, vieille fille de quarante-cinq ans. Voyant les serviettes et les casquettes à cocardes des survenants, elle pâlit.
– Je vous présente avant tout mes excuses – commença le galant Tchoûbikov en joignant les talons, – de ce que nous interrompons, en quelque sorte, votre temps de prières. Nous venons vous faire une demande. Vous avez certainement déjà entendu dire… il traîne un soupçon que votre frère a été tué en quelque façon… la volonté de Dieu…, savez-vous !… Ni tsars, ni laboureurs ne peuvent éviter la mort… Ne pouvez-vous pas nous venir en aide par quelque indication ?… quelque explication ?…
– Ah !… dit Maria Ivânovna, devenant encore plus pâle et se couvrant la figure de ses mains, ne m’interrogez pas. Je ne peux rien vous dire ! Rien ! Je vous en prie !… Que puis-je dire ? Ah ! non, non…, pas un mot sur mon frère !… Je mourrai plutôt que de le dire !
Maria Ivânovna, en larmes, s’en fut dans la chambre voisine. Les enquêteurs, s’entre-regardant, haussèrent les épaules et se retirèrent.
– Diablesse de femme ! jura Dukôvski en sortant de la grande maison. Il semble qu’elle sache quelque chose et le cache… Et on lit quelque chose aussi sur la figure de la femme de chambre… Attendez, diablesses ! On débrouillera tout !
Le soir, – éclairés par la lune au pâle visage, – Tchoûbikov et son aide retournaient chez eux. Assis dans leur cabriolet, ils récapitulaient en esprit le bilan de la journée. Tous deux étaient las et se taisaient ; Tchoûbikov, au demeurant, n’aimait pas à parler en voyage. Par égard pour lui, le bavard Dukôvski se taisait. Au bout de la route, il ne put pourtant plus y tenir et se mit à parler :
– Que Nicolâchka ait eu part à l’affaire, dit-il, non dubitandum est. On voit, à son bec, quel oiseau c’est… Son alibi le livre pieds et poings liés. Il ne fait pas non plus de doute qu’il n’est pas l’initiateur de l’affaire. Il ne fut qu’un instrument bête et acheté. Me l’accordez-vous ? Le modeste Psèkov ne joue pas, dans l’affaire, le dernier rôle. Son pantalon bleu, son trouble, le fait que par effroi, après le meurtre, il s’est couché sur le poêle, son alibi, et Akoûlka…
– Vas-y, Mélie, de ton homélie… À votre sens, l’amant d’Akoûlka est le meurtrier ?… Ah ! tête bouillante ! Vous devriez être encore au biberon et ne pas suivre d’affaires ! Vous avez, vous aussi, fait la cour à Akoûlka : vous êtes donc, vous aussi mêlé à l’affaire ?
– Akoûlka est restée aussi chez vous un mois comme cuisinière, et pourtant… je ne dis rien… La nuit de ce samedi-là, je jouais aux cartes avec vous ; je vous ai vu ; sans cela j’aurais pensé également à vous… Il ne s’agit pas de femme, mon cher ! Il s’agit d’un sentiment vil, dégoûtant et mauvais. Il a déplu, voyez-vous, à un modeste jeune homme de ne l’avoir pas emporté en amour ! L’amour-propre, vous comprenez ! Il a voulu se venger… Et puis… ses grosses lèvres marquent fortement sa sensualité… Vous rappelez-vous comme il faisait claquer ses lèvres quand il a comparé Akoûlka à Nana ? Que ce gredin brûle de passion, cela ne fait aucun doute ! Et donc, amour-propre blessé ; passion inassouvie : raisons suffisantes pour commettre un meurtre. Nous en tenons deux ; mais quel est le troisième ? Nicolâchka et Psèkov maintenaient Marc Ivânytch, mais qui donc l’étranglait ? Psèkov est timide, craintif, poltron, en général. Les Nicolâchka ne savent pas étouffer avec un oreiller : ils agissent avec la hache, la cognée… C’est un troisième complice qui l’a étouffé… Mais qui est-ce ?
Dukôvski rabattit son chapeau sur ses yeux, et réfléchit. Il se tut jusqu’au moment où le cabriolet arriva devant la maison du juge d’instruction.
– Eurêka, dit-il en entrant dans la petite demeure et quittant son manteau, eurêka, Nicolaï Iermolâïtch ! Je ne sais pas comment cela ne m’est pas venu plus tôt en tête ! Savez-vous quel est le troisième complice ?
– Laissez-moi en paix, je vous prie ! Le souper est prêt. Asseyez-vous !
Le juge d’instruction et Dukôvski se mirent à table. Dukôvski se versa un verre de vodka, se leva, s’étira, et dit, les yeux brillants :
– Alors, sachez que le troisième complice, qui, de connivence avec le brigand Psèkov, a étouffé Marc Ivânytch, est une femme. Oui, monsieur ! J’entends parler de la sœur du tué : Maria Ivânovna !
Tchoûbikov, s’engouant avec la vodka, arrêta les yeux sur Dukôvski.
– Vous… n’êtes pas ?… Vous n’avez pas… hum ?… mal de tête ?
– Je suis en bonne santé. Bon, admettons que j’aie perdu l’esprit, comment, alors, expliquez-vous son trouble à notre entrée ? Comment expliquez-vous son refus de déposer ? Admettons que ce soit des bagatelles… Bien !… Entendu !… Mais, alors, souvenez-vous de leurs relations ! Elle haïssait son frère ! Elle est de la vieille foi, et lui est un débauché, un athée !… Voilà où niche la haine ! Il a réussi à la persuader, dit-on, qu’il est un émissaire de Satan. Il s’occupait devant elle de spiritisme !
– Et alors ?
– Vous ne comprenez pas ? Elle, la vieille-croyante, l’a fait tuer par fanatisme. Ce n’est pas assez d’avoir arraché l’ivraie, tué le débauché : elle a délivré le monde de l’Antéchrist, et, en cela, pense-t-elle, est son mérite, son exploit religieux ! Oh ! vous ne connaissez pas ces vieilles filles de la vieille foi ! Lisez donc Dostoïèvski ! Et Léskov et Pétcherski, ce qu’ils écrivent ! C’est elle et elle. Tuez-moi, si vous voulez ! c’est elle qui l’a étouffé ! Oh ! la perfide femelle ! N’était-elle pas devant les icônes uniquement pour détourner nos soupçons ? Attends, s’est-elle dit, je vais me mettre à prier, et ils croiront que je suis tranquille et ne les attends pas ! C’est la façon de tous les criminels novices. Mon cher Nicolaï Iermolâïtch, passez-moi cette affaire ! Laissez-moi la mener personnellement jusqu’au bout ! Mon cher, je l’ai commencée et la mènerai à terme.
Tchoûbikov, hochant la tête, se rembrunit.
– Nous savons, nous aussi, débrouiller les affaires difficiles. Votre rôle est de ne pas vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. Écrire quand on vous dicte, tel est votre rôle.
Dukôvski devint cramoisi, et sortit, claquant la porte.
– Pas bête, le fripon ! murmura Tchoûbikov le regardant partir. Très intelligent ! Seulement il s’emballe hors de propos ! Il faudra que je lui achète, comme cadeau, à la foire, un étui à cigarettes…
Le lendemain matin fut amené de Klâouzovka, un jeune garçon à grosse tête et à bec de lièvre, qui, s’étant nommé le berger Danîlka, fit une très intéressante déposition.
– J’avais bu, dit-il, et suis resté jusqu’à minuit chez ma commère. Rentrant chez moi, je me mis, idée d’ivrogne, à me baigner dans la rivière. Je me baigne, et… tiens ! je vois sur la digue deux hommes qui passent, portant quelque chose de noir !… Tiou ! leur crié-je. Ils ont eu peur et, de toutes leurs forces, se sont enfuis dans les potagers de Makâriév. Que Dieu me frappe si ce n’était pas le bârine qu’ils traînaient !
Le jour même, sur le soir, Psèkov et Nicolâchka furent arrêtés et amenés sous escorte dans la ville du district. Ils y furent écroués à la prison.
Douze jours passèrent.
Un matin, le juge d’instruction, assis à son bureau, feuilletait « l’affaire de Klâouzovo ». Dukôvski, tel un ours en cage, allait, inquiet, d’un coin à un autre de la pièce.
– Vous êtes assuré de la culpabilité de Nicolâchka et de Psèkov, disait-il en tortillant nerveusement sa jeune barbe ; pourquoi donc ne voulez-vous pas vous convaincre de celle de Maria Ivânovna ? Les preuves vous manquent-elles ?
– Je ne dis pas que je n’en sois pas convaincu ; je le suis…, mais, en même temps, je n’y crois pas… Il n’y a pas de véritables preuves ; rien qu’une sorte de philosophie… le fanatisme, ceci, cela…
– Il faut absolument vous montrer la hache et des draps ensanglantés ?… Ah ! juristes !… Je vous le prouverai donc ! Vous cesserez d’en prendre si à la légère avec moi qui me place au point de vue psychique. Votre Maria Ivânovna ira en Sibérie ! Je vous le prouverai. Si la philosophie ne vous suffit pas, j’ai quelque chose de plus probant. Cela vous montrera combien ma philosophie est juste ! Laissez-moi seulement aller faire une tournée…
– Qu’avez-vous donc en vue ?
– L’allumette suédoise, monsieur… Vous l’avez oubliée ? Moi, pas ! Je saurai qui l’a allumée dans la chambre du tué ! Ce n’est ni Nicolâchka, ni Psèkov qui n’avaient pas d’allumettes au moment de la perquisition ; c’est donc une troisième personne : Maria Ivânovna. Et je le prouverai. Laissez-moi seulement me rendre au district et m’enquérir.
– Allons, ça va bien, asseyez-vous… Procédons à l’interrogatoire.
Dukôvski s’assit à sa petite table et plongea son long nez dans le dossier.
– Faites entrer Nicolaï Tiétiôkhov ! cria le juge d’instruction.
On fit entrer Nicolâchka. Il était pâle, maigre comme une latte ; il tremblait.
– Tiétiôkhov, commença Tchoûbikov, vous avez été jugé en 1879 par le juge de paix de la 1ère circonscription pour vol, et condamné à la prison. En 1882, vous avez encore été jugé pour vol et vous avez encore fait de la prison… Nous savons tout cela…
Le visage de Nicolâchka exprima l’étonnement. Le savoir du juge d’instruction le stupéfia ; mais, bientôt, à l’étonnement succéda sur sa figure l’expression de l’affliction la plus profonde. Il se mit à sangloter et demanda la permission d’aller se laver et se calmer. On l’emmena.
– Introduisez Psèkov ! ordonna le juge.
On introduisit Psèkov. Le jeune homme avait, les derniers jours, beaucoup changé. Il avait maigri, pâli, s’était tassé. L’indifférence se lisait dans ses yeux.
– Asseyez-vous, Psèkov, lui dit Tchoûbikov. J’espère que vous allez être plus raisonnable que la dernière fois et ne mentirez pas comme les fois précédentes. Tous ces jours-ci, vous avez nié notre participation au meurtre de Klâouzov malgré la masse des preuves qui parlent contre vous. Ce n’est pas raisonnable. L’aveu diminue la faute ; demain il sera trop tard ; allons, racontez…
– Je ne sais rien… et ne connais pas vos preuves, murmura Psèkov.
– Vous niez en vain ! Alors, permettez-moi de vous raconter comment la chose s’est passée. Le samedi soir, assis dans la chambre à coucher de Klâouzov, vous buviez avec lui de la vodka et de la bière. (Dukôvski plongea son regard dans la face de Psèkov et ne l’en retira pas durant tout son monologue.) Nicolaï vous servait. Vers une heure, Marc Ivânytch vous exprima le désir de se coucher. Il se couchait toujours vers une heure. Tandis qu’il quittait ses bottes et vous donnait ses ordres pour les travaux, Nicolâchka et vous, à un signal donné, vous avez empoigné votre maître, qui était ivre, et l’avez culbuté sur son lit. L’un de vous s’assit sur ses pieds, l’autre sur sa tête. À ce moment, entra, venant du vestibule, une femme en robe noire, connue de vous, qui avait concerté auparavant avec vous son rôle dans cette affaire criminelle. Elle saisit l’oreiller et se mit à étouffer avec M. Klâouzov. Pendant la lutte, la bougie s’éteignit. La femme tira de sa poche une boîte d’allumettes suédoises et ralluma. Est-ce cela ? Je vois à votre figure que je dis la vérité. Mais allons plus loin… L’homme étouffé, et assurés qu’il ne respirait plus, Nicolaï et vous, l’avez sorti par la fenêtre, et l’avez posé près du chardon. Craignant qu’il ne revienne, vous l’avez frappé avec quelque chose de tranchant. Puis vous l’avez emporté et posé quelques instants sous le lilas. Ayant soufflé et réfléchi, vous l’emportâtes… Vous passâtes la claie… Puis vous marchâtes sur la route… Plus loin se trouve la digue… Près d’elle, un moujik vous fit peur. Mais qu’avez-vous ?
Psèkov, pâle comme un linge, se leva et chancela.
– J’étouffe ! dit-il. Bien… soit !… Seulement… permettez-moi de sortir !
On emmena Psèkov.
– Enfin, il a avoué ! dit Tchoûbikov en s’étirant avec douceur. Il s’est livré. Ce que je l’ai adroitement cuisiné ! Je l’ai harcelé…
– Il ne nie même plus la participation de la femme en noir, dit Dukôvski en souriant. Et pourtant l’allumette suédoise me tourmente affreusement. Je ne peux plus y tenir. Je pars !
Dukôvski mit sa casquette et partit. Tchoûbikov commença à interroger Akoûlka. Akoûlka déclara qu’elle ne savait rien…
– Je n’ai connu que vous et personne d’autre, dit-elle, roulant ses petits yeux huileux.
Dukôvski revint sur les six heures, ému comme il ne l’avait jamais été. Ses mains tremblaient au point qu’il ne pouvait pas déboutonner son pardessus. Ses joues brûlaient. On voyait qu’il rapportait une grosse nouvelle.
– Veni, vidi, vici ! dit-il, en se précipitant dans le bureau de Tchoûbikov et se laissant tomber dans un fauteuil. Je jure, sur mon honneur, que je commence à croire à mon génie. Écoutez, le diable vous emporte ! Écoutez et soyez étonné, mon vieux. C’est drôle et triste ! Nous en tenions déjà trois, n’est-ce pas ? Eh bien, j’en ai trouvé un quatrième – ou plutôt une quatrième, – car c’est une femme ! Rien que pour toucher ses épaules, j’aurais donné dix ans de ma vie ; mais… Écoutez… Je me suis fait conduire à Klâoûzovka et me suis mis à décrire tout autour une spirale. Je suis entré, en route, dans les moindres boutiques, auberges et débits, demandant partout des allumettes suédoises. Partout on me répondait : « Il n’y en a pas. » J’ai roulé jusqu’à l’heure présente. Vingt fois j’ai perdu l’espoir, et vingt fois je l’ai retrouvé. Toute la journée je me suis trimbalé et ne viens qu’il y a une heure de découvrir ce que je cherchais ; à trois verstes d’ici, on me présente un paquet de dix boîtes : il en manquait une… Je demande tout de suite : « Qui a acheté cette boîte ? » « Une telle, me répond-on. Il lui a plu que… ces allumettes craquent ! » Nicolâï Iermolâïtch, mon chéri !… Que peut faire parfois un garçon chassé du séminaire et qui a lu Gaboriau ? L’esprit ne peut le concevoir !… Aujourd’hui seulement je commence à avoir de l’estime pour moi. Ouff !… Alors, partons.
– Où donc cela ?
– Chez elle. Chez la quatrième… Il faut se hâter, sans quoi… Sans quoi je brûlerai d’impatience ! Savez-vous qui c’est ? Vous ne le devinez pas !… C’est la jeune femme de notre vieux commissaire rural… d’Evgraphe Kouzmitch : Olga Pétrôvna ! Voilà qui c’est ! C’est elle qui a acheté cette boîte d’allumettes !
– Vous… tu… vous… tu es fou ?
– C’est très compréhensible ! Primo, elle fume… secundo, elle était coiffée jusqu’aux oreilles de Klâouzov ; et il rejette son amour pour une sorte d’Akoûlka !… Vengeance ! Je me souviens maintenant de les avoir surpris, une fois, dans la cuisine, derrière le paravent. Elle lui faisait des serments, et lui fumait…, et lui envoyait de la fumée dans la figure… Mais cependant partons ! Vite ; il fait déjà sombre… Partons !
– Je ne suis pas encore devenu fou au point de déranger, de nuit, une femme comme il faut, honnête, à cause d’une sorte de blanc-bec.
– Une femme comme il faut !… honnête !… Vous êtes une chiffe, après cela, et pas un juge d’instruction ! Je n’ai jamais eu la hardiesse de vous juger, mais, à présent, vous m’y forcez : chiffe ! robe de chambre !… Allons, mon cher Nicolaï Iermolâïtch !… Je vous en prie !
Le juge d’instruction fit un geste découragé et cracha à terre.
– Je vous en prie !… Je vous en prie, non pas pour moi, mais dans l’intérêt de la justice !… Je vous en supplie enfin ! Faites-moi un plaisir une fois dans la vie ! (Dukôvski s’agenouilla devant lui). Nicolaï Iermolâïtch, ayez cette bonté !… Appelez-moi gredin, misérable, si je me fourvoie au sujet de cette femme. C’en est une affaire ! Quelle affaire ! C’est un roman ! Le bruit s’en répandra dans toute la Russie ! On vous nommera juge d’instruction pour des affaires ultra-sérieuses ! Comprenez cela, déraisonnable vieillard !
Le juge d’instruction se refrogna et avança, en hésitant, la main vers son chapeau.
– Allons, dit-il, que le diable t’emporte, partons !
Il faisait déjà noir quand le cabriolet du juge d’instruction arriva à l’avant-porte du commissaire rural.
– Quels fous nous sommes ! dit Tchoûbikov prenant le cordon de sonnette ; nous dérangeons les gens !
– Allez-y, allez-y… Ne mollissez pas !… Nous dirons qu’un des ressorts de notre voiture vient de se casser.
Tchoûbikov et Dukôvski furent reçus sur le seuil par une grande jeune femme de vingt-trois ans, en belle chair, aux sourcils noirs comme le jais, aux lèvres rouges et grasses. C’était Olga Pétrôvna en personne.
– Ah !… dit-elle en souriant de toute sa figure, fort agréable !… vous arrivez juste pour le souper. Evgraphe Kouzmitch n’est pas à la maison… Il s’est attardé chez le pope… Mais nous nous passerons de lui… Asseyez-vous ! Vous venez d’une enquête ?
– Oui, justement… Et, figurez-vous, commença Tchoûbikov, entrant dans le salon et s’asseyant dans un fauteuil, un de nos ressorts vient de casser…
– Étourdissez-la d’un coup ! lui chuchota Dukôvski. Étourdissez-la !
– Oui… un ressort… Nous nous sommes décidés à entrer.
– Étourdissez-la, on vous dit ! Si vous lambinez, elle devinera.
– Alors, fais à ta guise, à ta façon, et épargne-moi ça ! murmura Tchoûbikov en se levant et allant vers la fenêtre. Moi, je ne peux pas ! C’est toi qui as lancé la chose ; débrouille-t’en !
– Oui, un ressort… commença Dukôvski, s’approchant de la femme du commissaire, et plissant son long nez. Nous ne sommes pas venus pour… hé, hé… pour souper, ni pour voir Evgraphe Kouzmitch : nous venons, honorée madame, pour vous demander où se trouve Marc Ivânytch, que vous avez tué ?
– Quoi ? Quel Marc Ivânytch ? se mit à balbutier la femme du commissaire. (Et sur-le-champ, en un clin d’œil, sa large figure se couvrit d’un rouge vif.) Je… je ne comprends pas.
– Je vous demande, au nom de la loi, où est Klâouzov ? Nous savons tout !
– Qui vous l’a dit ? demanda tranquillement la femme du commissaire, évitant le regard de Dukôvski.
– Veuillez nous indiquer où il est !
– Mais d’où tenez-vous cela ? Qui vous l’a raconté ?
– Nous savons tout ! Au nom de la loi, j’exige…
Tchoûbikov, réconforté par le trouble de la femme du commissaire, s’approcha d’elle, et dit :
– Montrez-le-nous, et nous partirons…, sans quoi…
– Quel besoin en avez-vous ?
– Pourquoi cette question, madame ? Nous vous prions de nous le faire voir ! Vous tremblez toute, vous êtes troublée… Oui, il a été tué, et si vous le voulez, tué par vous ! Vos complices vous ont livrée.
La femme du commissaire devint pâle.
– Venez, dit-elle doucement, en se tordant les mains. Je le tiens caché dans le pavillon de bain. Seulement, au nom de Dieu, n’en dites rien à mon mari ! Je vous en supplie ! Il n’en supporterait pas le coup.
La femme du commissaire prit au mur une grande clé, et, leur faisant traverser la cuisine et l’entrée, emmena ses hôtes dans la cour. Dehors il faisait noir. Il tombait une pluie fine. Tchoûbikov et Dukôvski suivaient la femme du commissaire, marchant dans l’herbe haute, humant l’odeur du chanvre sauvage et des eaux grasses qui giclaient sous leurs pas. La cour était grande. Les lavures cessèrent et l’on sentit sous les pieds de la terre labourée. Des silhouettes d’arbres apparurent dans l’obscurité et, entre elles, une petite maisonnette avec un tuyau penché.
– Voici le bain, dit la femme du commissaire ; mais, je vous en prie, ne le dites à personne !
S’étant approchés, Tchoûbikov et Dukôvski virent à la porte un énorme cadenas.
– Préparez le bout de bougie et les allumettes ! souffla le juge d’instruction à son aide.
La femme du commissaire ouvrit le cadenas et fit entrer ses hôtes. Dukôvski frotta une allumette et éclaira l’avant-bain. Au milieu se trouvait une table. Sur la table, auprès d’un samovar ventru, était une soupière avec un reste de soupe aux choux, et un plat avec un reste de sauce.
– Avancez !
On entra dans la chambre suivante. Là aussi il y avait une table ; sur la table un grand plat avec un jambon, un carafon de vodka, des assiettes, des couteaux et des fourchettes.
– Mais où est donc… celui ?… où est le tué ? demanda le juge d’instruction.
– Il est sur le gradin d’en haut ! murmura la femme du commissaire, toujours pâle et tremblante.
Dukôvski prit la bougie et monta au dernier gradin. Là, il vit un long corps humain, étendu, immobile, sur un grand lit de plumes. Le corps émettait un léger ronflement.
– On nous dupe, le diable m’emporte ! cria Dukôvski. Ce n’est pas lui ! Ici est couché quelque grand escogriffe vivant. Eh ! qui êtes-vous ? Le diable vous emporte !
Le corps huma l’air avec un sifflement et remua. Dukôvski le poussa du coude. Le corps étendit les bras en l’air, s’étira et dressa la tête.
– Qui est-ce qui grimpe ici ? demanda une grosse voix enrouée et lourde. Que te faut-il ?
Dukôvski approcha la bougie de la figure de l’inconnu et poussa une exclamation. À son nez cramoisi, à ses cheveux ébouriffés, à ses moustaches noires comme la poix, dont l’une hardiment retroussée pointait avec effronterie vers le plafond, il reconnut le cornette Klâouzov.
– Vous… Marc… Ivânytch !… Pas possible ! Le juge d’instruction leva les yeux et resta éberlué.
– C’est moi, oui… Ah ! c’est vous, Dukôvski ! Que diable avez-vous à faire ici ? Et là, en bas, quelle est encore cette binette ? Mon Dieu ! le juge d’instruction ! Par quels hasards ?
Klâouzov descendit vivement et étreignit Tchoûbikov. Ôlga Pétrôvna se défila, prestement, par la porte.
– Quels chemins vous amènent ? Buvons vite, que diable ! Tra-ta-ti-to-tom… Buvons !
Tout de même, qui vous a amené ici ? D’où avez-vous su que j’y étais ? D’ailleurs, qu’importe ! Buvons !
Klâouzov alluma une lampe et versa trois verres de vodka.
– C’est-à-dire, fit le juge d’instruction ouvrant les bras : je ne te comprends pas ! Est-ce toi ou n’est-ce pas toi ?
– Suffit, hein ?… Veux-tu me faire de la morale ? N’en prends pas la peine ! Jeune Dukôvski, vide ton verre (Il chante) : « Allons, amis, passons, cette… » Qu’avez-vous à regarder ? Buvez !
– Tout de même, dit le juge d’instruction avalant machinalement la vodka, je ne comprends pas… pourquoi tu es ici ?
– Pourquoi n’y serais-je pas si je m’y trouve bien ?
Klâouzov vida son verre et se mit à manger du jambon.
– Je demeure, comme tu vois, chez la femme du commissaire… dans un trou, dans un fourré, comme un follet ! Bois ! J’ai eu pitié d’elle, l’ami ! J’en ai eu pitié, et je demeure ici dans un bain abandonné, comme un ermite. Je me laisse vivre. Mais je compte partir la semaine prochaine… ; j’en ai déjà assez…
– C’est inconcevable ! dit Dukôvski.
– Qu’y a-t-il là d’inconcevable ?
– C’est inconcevable !… Au nom du ciel, comment votre botte s’est-elle trouvée dans le jardin ?
– Quelle botte ?
– Nous avons trouvé une de vos bottes dans votre chambre, et l’autre dans le jardin.
– Et quel besoin avez-vous de savoir ça ? Ce n’est pas votre affaire… Mais buvez donc, que le diable vous emporte ! Vous m’avez réveillé, donc buvez ! Amis, c’est une histoire intéressante que celle de cette botte. Je ne voulais pas venir chez Ôlia[12]. Je n’étais pas en humeur, savez-vous, j’étais un peu gris… Elle arrive sous ma fenêtre et se met à se fâcher… comme font les femmes en général, tu sais… Moi, ivre, je lui lance ma botte !… « Voyons !… voyons, ne te fâche pas ! » Mais la voilà qui monte par la fenêtre, allume la lampe et se met à m’étriller, pauvre poivrot que j’étais. Elle m’a fichu une raclée, m’a entraîné ici et m’y a enfermé. Maintenant je me laisse vivre… amour, vodka et hors-d’œuvre !… Mais, où voulez-vous donc aller ? Tchoûbikov, où vas-tu ?
Le juge d’instruction, crachant de dépit, sortit du bain. Dukôvski, tête basse, le suivit. Tous deux montèrent en silence dans le cabriolet et partirent. Jamais, à aucun autre moment, la route ne leur avait paru si triste et si longue. Tous deux se taisaient. Tchoûbikov, tout le long du chemin, trembla de colère. Dukôvski se cachait la figure dans son col, comme s’il eût craint que l’obscurité et la bruine ne lussent la honte sur son visage.
Arrivé chez lui, le juge d’instruction y trouva le docteur Tioutioûév. Assis auprès de la table, le docteur feuilletait la Nîva et soupirait profondément.
– Que de choses arrivent dans ce monde ! dit-il, avec un sourire triste, en voyant le juge d’instruction… Encore l’Autriche qui recommence… Et Gladstone aussi, en un certain sens…
Tchoûbikov lança son chapeau sous la table et se mit à trembler.
– Squelette du diable ! fit-il, ne t’approche pas. Je t’ai déjà dit mille fois de me laisser tranquille avec ta politique ! Et toi – dit-il à Dukôvski en secouant le poing, – je ne t’oublierai pas dans les siècles des siècles !
– Mais, voyons… cette allumette suédoise ! Pouvais-je savoir !
– Puisse-t-elle t’étrangler ton allumette ! Pars et ne m’énerve pas, ou je ferai de toi le diable sait quoi ! Que l’on ne te voie jamais plus ici !
Dukôvski, poussant un soupir, prit son chapeau et sortit.
– Je vais aller boire ! décida-t-il en passant la porte.
Et il s’achemina mélancoliquement vers le cabaret.
Quand elle rentra chez elle, la femme du commissaire trouva son mari au salon.
– Pourquoi, lui demanda-t-il, le juge d’instruction est-il venu ici ?
– Il est venu dire que l’on a retrouvé Klâouzov. On ne l’a pas du tout tué. Il est au contraire sain et sauf… Figure-toi, on l’a trouvé chez une femme mariée !
– Ah ! Marc Ivânytch ! Marc Ivânytch ! soupira le commissaire rural, levant les yeux en l’air. Je te le disais que la débauche ne mène à rien de bon ! Je te le disais, et tu ne m’écoutais pas !
1882.
– Piôtre Ivânovitch, dirent les demoiselles, racontez-nous quelque chose !
Le colonel tortilla sa moustache grise et commença :
– C’était en 1843, alors que notre régiment se trouvait près de Czenstochowo[13]. Il faut vous dire, mesdames, que cette année-là l’hiver était rude. Il ne se passait pas de jour où les sentinelles n’eussent le nez gelé, pas de jour où la tempête ne couvrît de neige les chemins. Dès la fin d’octobre, il y eut une effroyable gelée qui tint jusqu’en avril. Il vous faut observer qu’à cette époque, je n’avais pas l’air d’une vieille pipe aussi enfumée que maintenant ; j’étais – pouvez-vous le concevoir ? – un garçon blanc et rose : un bel homme en un mot. Je faisais la roue comme un paon, je jetais l’argent par les fenêtres et relevais mes moustaches comme nul autre lieutenant au monde. Je n’avais alors qu’à cligner de l’œil, faire sonner mes éperons, friser mes moustaches, pour que la plus fière beauté devînt un obéissant agneau. J’étais friand de femmes comme l’araignée de mouches et si je me mettais maintenant, mesdames, à compter les Polonaises et les juives qui furent dans le temps suspendues à mon cou, j’ose vous assurer que les nombres n’y suffiraient pas… Ajoutez à cela que j’étais adjudant-major, que je dansais très bien la mazurka et que j’étais marié à une très jolie femme, dont Dieu ait l’âme !
Le polisson, la tête brûlée que j’étais, vous ne pouvez vous l’imaginer ! S’il arrivait dans le district quelque piaffe d’amour, si quelqu’un arrachait les papillotes d’un juif ou cognait dans le groin d’un petit noble polonais, on savait que c’était l’œuvre du sous-lieutenant Vyvertov.
En qualité d’adjudant-major, je devais beaucoup circuler dans le district. Tantôt j’allais acheter de l’avoine ou du foin ; tantôt vendre aux juifs ou aux jeunes panes[14] les chevaux réformés ; mais, le plus souvent, mesdames, sous prétexte de service, je courais à des rendez-vous avec de jolies Polonaises ou courais jouer aux cartes chez de riches propriétaires.
La nuit de Noël j’allais pour affaire de service, il me souvient, de Czenstochowo au village de Chévelki. Le temps était, je dois le dire, affreux. La gelée craquait et piquait si fort que les chevaux en haletaient, et nous devînmes, en moins d’une demi-heure, mon conducteur et moi, deux glaçons… On peut encore, qu’à cela ne tienne, supporter la gelée ; mais, figurez-vous qu’à moitié route, une tourmente de neige s’éleva. Le suaire blanc tournoyait, se démenait comme le diable avant la messe. Le vent geignait comme si on lui eût enlevé sa femme. La route disparut… En moins de dix minutes, moi, mon cocher et les chevaux, nous fûmes comme modelés par la neige.
– Votre Noblesse, m’annonça le conducteur, nous avons perdu la route…
– Ah ! diable !… Imbécile, où as-tu donc eu les yeux ? Allons, file droit devant toi ; nous tomberons peut-être sur une habitation.
Nous allâmes, allâmes, tournâmes, tournâmes… et vers minuit nos chevaux butèrent des naseaux sur la porte d’une propriété, celle, si je m’en souviens bien, d’un riche Polonais, le comte Boiadlôwsky. Les juifs et les Polonais sont pour moi ce qu’est le raifort après dîner ; mais, il faut le reconnaître, la chliakhta (petite noblesse) est hospitalière, et il n’est pas de femmes plus ardentes que les Polonaises…
On nous ouvrit… Le comte Boiadlôwsky était à Paris. Ce fut son intendant, le Polonais Casimir Hapçînnsky, qui nous reçut. Moins d’une heure après, j’étais assis, il me souvient, dans le pavillon de l’intendant ; je contais fleurette à sa femme ; je buvais et je jouais aux cartes. Après avoir beaucoup bu, et gagné cinq ducats, je demandai à aller me coucher. Faute de place dans le pavillon, on me donna une chambre dans les appartements du comte.
– Vous n’avez pas peur des revenants ? me demanda l’intendant en me faisant entrer dans une petite chambre contiguë à une grande salle vide, remplie de froid et d’obscurité.
– Y a-t-il donc des revenants ? demandai-je en suivant l’écho assourdi qui répétait mes paroles et mes pas.
– Je ne sais, répondit le Polonais en riant, mais il me semble que cet endroit est le mieux choisi du monde pour les revenants et les malins esprits.
J’étais gris comme quarante mille savetiers ; mais cependant, il faut l’avouer, ces mots me firent passer un petit frisson. Il vaut mieux, le diable m’emporte, cent Tcherkesses qu’un revenant… Mais il n’y avait rien à faire. Je me déshabillai et me couchai…
Ma bougie éclairait à peine les murs, auxquels étaient suspendus, figurez-vous, des portraits d’aïeux, l’un plus effrayant que l’autre, des armes anciennes, des bois de cerfs et autres fantasmagories… Un silence de tombeau. Seuls les rats faisaient leur vacarme dans la salle voisine, et les meubles secs craquaient. Et derrière la fenêtre il se passait quelque chose d’infernal…
Le vent chantait les funérailles de quelqu’un. Les arbres se ployaient, gémissants et pleurants. Quelque diablerie, – sans doute, un volet – grinçait plaintivement et battait sur le châssis de la fenêtre. Ajoutez à cela que ma tête tournait, et, avec elle, tout l’univers… Quand je fermais les yeux, il me semblait que mon lit s’envolait à travers la maison vide et qu’il jouait à saute-mouton avec les esprits. Afin d’avoir moins peur, j’éteignis d’abord ma bougie, parce que, éclairées, les chambres vides sont beaucoup plus effrayantes que dans l’obscurité…
Les trois demoiselles qui écoutaient le colonel se rapprochèrent de lui et le regardèrent fixement.
– Eh bien ! mesdemoiselles, continua le colonel, quelque effort que je fisse pour m’endormir, le sommeil me fuyait. Tantôt il me semblait que des voleurs montaient par la fenêtre, tantôt j’entendais je ne sais quel murmure, tantôt quelqu’un me touchait l’épaule ; bref, tous les sortilèges connus de ceux qui éprouvèrent à quelque moment de la tension nerveuse.
Mais, figurez-vous qu’au milieu de tout ce satanisme et ce chaos de sons, je distinguai nettement un bruit de pantoufles traînantes. Je prête l’oreille, et qu’allez-vous penser ? J’entends quelqu’un approcher de ma porte, tourner et ouvrir…
– Qui est là ? demandai-je en me soulevant.
– C’est moi… ne crains rien ! répondit une voix de femme.
Je me dirigeai vers la porte… Quelques secondes passèrent et je sentis des mains de femme, douces comme du duvet de cygne, se poser sur mes épaules.
– Je t’aime !… dit une mélodieuse voix de femme. Tu m’es plus cher que la vie.
Un souffle chaud effleura ma joue… Oubliant la rafale, les esprits, tout au monde, j’entourai de mes bras la taille… et quelle taille !… De pareilles tailles, la nature n’en peut produire qu’une tous les dix ans, sur commande… Une taille fine, faite littéralement au tour, brûlante, éthérée comme le souffle d’un petit enfant ! Ne pouvant y tenir, je la serrai fortement dans mes bras… Nos bouches s’unirent dans un baiser vigoureux et prolongé, et… je vous le jure par toutes les femmes du monde, je n’oublierai pas ce baiser jusqu’à la tombe…
Le colonel se tut, but un demi-verre d’eau et reprit en baissant la voix :
– Lorsque, le lendemain, je regardai par la fenêtre, la tourmente était encore plus forte… Il n’y avait nulle possibilité de partir. Il fallut passer toute la journée chez l’intendant, rejouer aux cartes et boire. Le soir, je revins dans la maison vide, et, exactement à minuit, j’enlaçais à nouveau la taille que vous savez… Oui, mesdemoiselles, sans l’amour, je serais alors mort d’ennui. Je me serais sans doute adonné à la boisson…
Le colonel fit un soupir, se leva et se mit en silence à marcher dans le salon.
– Et… qu’est-ce qu’il y eut donc ensuite ? demanda une des demoiselles, mourant d’attente.
– Rien. Le lendemain, j’étais déjà en route.
– Mais… qui était donc cette femme ? demandèrent timidement les demoiselles.
– On le comprend, qui c’était !
– On ne comprend rien…
– C’était ma femme !
Les trois demoiselles bondirent comme si on les eût piquées.
– Mais… demandèrent-elles… Comment cela ?
– Ah ! Seigneur ! dit le colonel, fâché, en haussant les épaules, qu’y a-t-il là d’incompréhensible ? Il me semble que je me suis assez clairement exprimé ! J’allais à Chévelki avec ma femme… Elle couchait dans la maison vide, dans la chambre voisine… C’est très clair !
– Ah !… firent les demoiselles désappointées, les bras tombants. Ça avait si bien commencé et ça finit, Dieu sait comment !… Votre femme !… Pardon, mais ce n’est pas même intéressant, et… ce n’est pas du tout spirituel.
– Comme c’est curieux ! Alors vous auriez voulu que ce ne fût pas ma légitime épouse, mais quelque autre femme ?… Ah ! mesdemoiselles, mesdemoiselles ! Si dès à présent vous raisonnez ainsi, qu’en sera-t-il quand vous serez mariées ?
Confuses, les demoiselles se turent. Elles boudèrent, se refrognèrent, et, tout à fait désenchantées, se mirent ouvertement à bâiller. Au souper, elles ne mangèrent rien, roulant des boulettes de pain et gardant le silence.
– Non, ne put s’empêcher de dire l’une d’elles, c’est même… déloyal… Qu’aviez-vous besoin de nous raconter cela, si cela finit ainsi ? Il n’y a rien de bien dans ce récit… C’est même… absurde !
– Vous commenciez d’une façon si attrayante, ajouta l’autre, et tout à coup… vous avez rompu le fil. C’est de la moquerie, et rien de plus.
– Allons, allons, dit le colonel, j’ai plaisanté… Ne vous fâchez pas, mesdemoiselles, j’ai plaisanté : ce n’était pas ma femme, mais la femme de l’intendant…
– Oui ?
Les demoiselles s’égayèrent tout à coup, leurs yeux brillèrent… Elles se rapprochèrent du colonel, et, lui versant du vin, l’accablèrent de questions. L’ennui disparut, le souper lui aussi disparut vite, car les demoiselles se mirent à manger de grand appétit.
1886.
Le juge d’instruction, Grichoûtkine, homme âgé, entré dans la magistrature avant même l’émancipation des serfs, et le mélancolique docteur Svistîtski, allaient procéder à une autopsie. Ils voyageaient en automne par des chemins ruraux. L’obscurité était profonde. Une pluie tenace tombait.
– Quelle abomination ! grognait le juge. Sans qu’il y ait à parler de civilisation et d’humanité, ce climat est horrible. Un beau pays, il n’y a pas à dire ! Et c’est encore l’Europe, songez-y !… En voilà une pluie !… C’est comme si on la payait, la gredine !… Mais marche plus vite, anathème ! cria-t-il à l’ouvrier qui conduisait, si tu ne veux pas, misérable gredin, que je te casse toutes les dents !
– C’est étrange, Aguèi Alexèitch, dit en soupirant le docteur, s’enveloppant dans sa pelisse mouillée, je ne remarque même pas le temps qu’il fait. Je suis en proie à un singulier, à un pénible pressentiment. Il me semble qu’à l’instant un malheur va fondre sur moi… Je crois aux pressentiments… et j’attends !… Tout peut arriver… Une infection cadavérique… la mort d’un être aimé…
– Si du moins, vieille femme, que vous êtes !… vous aviez honte de parler de pressentiments devant ce Mîchka[15]. Il ne peut rien y avoir de pis que ce que nous avons. Qu’y a-t-il de pis qu’une pluie pareille ? Savez-vous, Timoféi Vassîlitch ? Je ne puis plus continuer à voyager de cette façon-là. Tuez-moi, si vous voulez, mais je ne le puis pas ! Il faut nous arrêter quelque part pour coucher… Qui demeure près d’ici ?
– Ivane Ivânytch Iéjov, dit le conducteur. C’est là derrière ce bois ; il n’y a qu’à traverser le petit pont.
– Iéjov ? Va pour Iéjov ! Il y a longtemps précisément que je ne suis pas allé chez ce vieux pécheur.
On traversa le bois et le pont, on tourna à gauche, puis à droite, et on entra dans la vaste cour du président de l’Assemblée des juges de paix, le général en retraite Iéjov.
– Il y est ! fit Grichoûtkine, en descendant du tarantass[16]et regardant les fenêtres éclairées. C’est bien qu’il soit ici. Nous allons manger, boire et dormir… Bien que ce soit un piètre individu, il est hospitalier, il faut lui rendre cette justice.
Iéjov vint recevoir lui-même ses hôtes dans l’antichambre. C’était un petit vieux ridé, au visage tel qu’une boule piquante.
– À point nommé, messieurs, dit-il, à point nommé. Nous ne venons que de commencer à souper, et nous mangeons du petit salé, trente-trois presto… J’ai chez moi, figurez-vous, le substitut du procureur. Merci à lui, cet ange, d’être venu me voir ! Nous allons ensemble demain à l’Assemblée. Demain il y en a une… trente-trois presto…
Grichoûtkine et Svistîtski entrèrent. La grande table était couverte de hors-d’œuvre et de vins. À table était assise Nadièjda Ivânovna, la fille du maître de la maison, jeune femme brune, en grand deuil de son mari, récemment décédé. À côté d’elle se trouvait le substitut Tioulpânnski, jeune homme à favoris, avec un réseau de veines bleues sur la figure.
– Vous vous connaissez ? dit Iéjov les indiquant tous les deux du doigt : le procureur…, ma fille…
La jeune femme sourit, et, fermant un peu les yeux, tendit la main aux nouveaux arrivants.
– Allons, messieurs, dit Iéjov, versant trois verres de vodka : en descendant de voiture !… Courage, gens de Dieu ! Et je vais boire à toute la compagnie, trente-trois presto ! Allons, messeigneurs, à votre santé à tous !
On but. Grichoûtkine dépêcha un concombre et se mit à manger du petit salé. Le docteur, après avoir bu, soupira. Tioulpânnski, après en avoir demandé la permission à la dame, alluma un cigare et montra ses dents de telle façon qu’il sembla qu’il en eût au moins cent dans la bouche.
– Eh bien, messieurs, quoi donc ? Les verres n’aiment pas attendre ! Hein, procureur ? Docteur, à la médecine ! J’aime la médecine ! En général, j’aime la jeunesse, trente-trois presto ! Quoi que l’on puisse dire la jeunesse sera toujours en avant. Allons, messieurs, à votre santé…
On causa. Chacun parla, hormis le substitut qui restait assis, silencieux, émettant par le nez la fumée de son cigare. Il était manifeste qu’il se regardait comme un aristocrate et dédaignait le docteur et le juge d’instruction. Après souper, Iéjov, Grichoûtkine et le substitut du procureur jouèrent au vinnte avec mort[17]. Le docteur et Nadièjda Ivânovna s’assirent près du piano et causèrent.
– Vous allez procéder à une autopsie ? demanda la jolie veuve. Disséquer un cadavre, ah ! quelle force de volonté, quel caractère de fer il faut avoir pour lever un couteau et le plonger jusqu’au manche sans broncher ni ciller dans le corps d’un homme inanimé ! Je suis, savez-vous, en adoration devant les médecins ! Ce sont des gens à part ; ce sont des saints. Docteur, demanda-t-elle, pourquoi êtes-vous si triste ?
– J’ai un pressentiment… Je ne sais quel étrange et pénible pressentiment me poursuit… tout à fait comme si j’allais perdre quelqu’un d’aimé.
– Vous êtes marié, docteur ? vous avez des proches ?
– Pas une âme. Je suis seul et n’ai pas même de connaissances. Dites-moi, madame, croyez-vous aux pressentiments ?
– Oh ! j’y crois !
Tandis que le docteur et la veuve parlaient de pressentiments, Iéjov et le juge d’instruction quittaient sans cesse la table de jeu et grignotaient ou avalaient quelque chose.
À deux heures du matin, Iéjov, qui perdait, se souvint tout à coup de l’assemblée du lendemain et se frappa le front.
– Saints du paradis ! Que faisons-nous donc ? Ah ! gens sans foi ni loi que nous sommes. Il faut, demain à l’aube, se rendre à l’assemblée, et nous jouons ! Au lit, au lit, trente-trois presto !… Nâdka[18], en avant, au lit ! La séance est levée.
– Vous êtes heureux, docteur, de pouvoir dormir par une nuit pareille ! fit Nadièjda Ivânovna prenant congé de Svistîtski ; moi, je ne puis dormir quand la pluie bat les vitres et que gémissent nos pauvres sapins. Je vais aller m’ennuyer en lisant un livre. Je ne suis pas en état de dormir. D’habitude, quand une lampe brûle dans le corridor sur la fenêtre en face de ma porte, c’est signe que je ne dors pas et que l’ennui me ronge…
Le docteur et Grichoûtkine trouvèrent étalés par terre, dans la chambre qui leur avait été préparée, deux grands lits de plume. Le docteur se déshabilla, se coucha et remonta la couverture sur sa tête, Le juge d’instruction se déshabilla, se coucha, se retourna longtemps ; puis il se leva et se mit à arpenter la chambre. C’était un homme extrêmement agité.
– Je pense tout le temps à la petite dame, dit-il…, à la veuve. Quelle magnifique personne ! Je donnerais ma vie pour elle. Des yeux, des épaules, des petits pieds à bas violets… C’est du feu, cette femme-là ! Une femme, oïe-oïe !… Ça se voit tout de suite. Et Dieu sait à qui appartient une beauté pareille ? à un muscadin de l’École de droit, à un procureur ! à cet imbécile décharné qui ressemble à un Anglais ! Je ne peux pas supporter, mon ami, ces muscadins de l’École de droit ! Quand tu parlais avec elle de pressentiments, il crevait de jalousie. Il n’y a pas à dire, c’est une femme chic ! Extrêmement chic ! Une merveille de la nature !
– Oui, dit le docteur, en sortant la tête de dessous la couverture, c’est une personne honorable. C’est une personne impressionnable, nerveuse, sensitive, très fine. Nous, nous allons tout de suite dormir, mais elle, la pauvre, ne peut pas fermer l’œil ; ses nerfs ne supportent pas un temps aussi orageux. Elle m’a dit que, toute la nuit, elle va s’ennuyer et lire. Pauvrette ! il est sûr que sa veilleuse brûle à présent…
– Quelle veilleuse ?
– Elle m’a dit que lorsque sur la fenêtre, près de la porte, brûle une veilleuse, c’est qu’elle ne dort pas.
– Elle t’a dit ça ? À toi !…
– Oui, à moi.
– En ce cas, je ne te comprends pas ! Si elle t’a dit ça, c’est que tu es le plus heureux des hommes ! Je te félicite mon ami… je t’envie, mais je te félicite… J’en suis moins satisfait pour toi que pour l’homme de l’École de droit, cette canaille rousse ! Je suis content que tu lui plantes des cornes. Allons, habille-toi ! Vas-y !
Grichoûtkine, quand il était ivre, tutoyait tout le monde.
– Vous inventez vraiment on ne sait quoi, Aguèi Alexèitch…, répondit timidement le docteur.
– Allons, allons, ne muse pas, docteur ! Habille-toi et va-t’en !… Comment diable cela se chante-t-il dans la Vie pour le tsar ?
Et en route, un jour d’amour,
Nous te cueillerons comme une fleur…
Habille-toi, mon âme ! Allons, voyons, Timôcha ! Docteur ! Allons donc, animal !
– Pardon, je ne vous comprends pas !
– Qu’y a-t-il à comprendre ? Est-ce de l’astronomie ? Habille-toi et marche à la veilleuse, voilà tout ce qu’il y a à comprendre.
– Il est étrange que vous ayez de cette personne et de moi… une opinion aussi peu flatteuse.
– Cesse donc de philosopher ! dit Grichoûtkine, se fâchant. Peux-tu encore hésiter ? Voyons, c’est du cynisme !
Longtemps encore il prêcha le docteur, s’irrita, supplia, se mit à genoux, finit par jurer tout haut, cracher de dégoût et se jeter sur son lit. Mais un quart d’heure après, il se remit debout et réveilla le docteur.
– Écoutez, lui demanda-t-il d’un ton sévère, vous refusez positivement d’aller la trouver ?
– Ah ! pourquoi irais-je ? Que vous êtes donc agité, Aguèi Alexèitch ! Aller avec vous à une autopsie est une chose horrible !
– Alors, que le diable vous emporte, je vais la trouver !… Je… je ne suis pas pire que je ne sais quel élève de l’École de droit ou qu’une femme-médecin… J’y vais !
Il s’habilla rapidement et marcha vers la porte. Le docteur le regarda, ahuri, puis sauta en place.
– Je suppose que vous plaisantez ? dit-il, barrant la route à Grichoûtkine.
– Je n’ai pas le temps de parler avec toi… Laisse-moi passer.
– Non, Aguèi Alexèitch, je ne vous laisserai pas passer ! Couchez-vous ! Vous êtes ivre !
– De quel droit, Esculape, ne pas me laisser passer ?
– Du droit d’un homme qui doit défendre une honnête femme. Aguéi Alexèitch, revenez à vous !… Que voulez-vous faire ? Vous êtes un vieillard ; vous avez soixante-sept ans !
– Je suis un vieillard ? fit Grichoûtkine, fâché. Quel gredin t’a dit que je suis un vieillard ?
– Aguéi Alexèitch, vous êtes ivre et excité. Ce n’est pas bien ! N’oubliez pas que vous êtes un homme et non un animal ; l’animal peut suivre son instinct, mais vous êtes le roi de la création, Aguèi Alexèitch !
Le « roi de la création » devint pourpre et enfonça ses mains dans ses poches.
– Je te demande pour la dernière fois, – cria-t-il tout à coup d’une vois perçante, comme s’il eût crié en plein champ, après un cocher, – si tu me laisseras passer, oui ou non ?… Canaille !
Mais il fut aussitôt effrayé lui-même de sa voix et recula de la porte vers la fenêtre. Bien qu’il fût ivre, il eut honte de son cri strident, qui avait, sans doute, réveillé toute la maison. Après un peu de silence, le docteur s’approcha de lui et lui toucha l’épaule. Les yeux de Svistîtski étaient humides, ses joues brûlaient.
– Aguèi Alexèitch, dit-il, la voix tremblante, – après vos mots acerbes, après que, oubliant toute convenance, vous m’avez traité de canaille, reconnaissez que nous ne pouvons plus rester sous le même toit. Vous m’avez horriblement offensé… Admettons que j’aie tort… mais, en somme, quelle est ma faute ? Il s’agit d’une femme honnête, d’une noble femme et vous vous permettez des expressions… Pardon, nous ne sommes plus camarades !
– Et parfait ! Je n’ai pas besoin de camarades semblables !…
– Je pars à l’instant. Je ne puis plus rester avec vous, et… j’espère que nous ne nous rencontrerons plus.
– Avec quoi partez-vous, monsieur ?
– Avec mes chevaux.
– Et moi, avec quoi partirai-je ?… Y pensez-vous !… Vous voulez être vil jusqu’au bout ? Vous m’avez amené avec vos chevaux ; vous êtes obligé de me ramener avec eux.
– Je vous ramènerai, si vous le voulez, seulement tout de suite !… Je pars à l’instant. Je suis si remué que je ne puis plus rester ici.
Ensuite Grichoûtkine et Svistîtski s’habillèrent en silence et sortirent de la maison. Ils réveillèrent Mîchka, puis montèrent dans le tarantass et partirent.
– Cynique… murmurait durant toute la route le juge d’instruction. Si l’on ne sait pas se tenir avec les femmes honnêtes, il faut rester chez soi, ne pas aller dans les maisons où il y en a !
Était-ce contre lui qu’il grognait ou grognait-il contre le docteur, c’était difficile à comprendre. Quand le tarantass s’arrêta près de la maison, il sauta à terre et, passant la porte, murmura :
– Je ne veux plus vous connaître !
Trois jours s’écoulèrent. Le docteur, ayant fini ses visites, était étendu sur un canapé, et, de loisir, lisait, dans le Calendrier médical, les noms des médecins de Pétersbourg et de Moscou, tâchant d’y trouver le nom qui sonnait le mieux et était le plus beau. Il se sentait l’âme en paix, légère comme un ciel dans le bleu duquel plane une alouette, et, cela parce que, la nuit précédente, il avait rêvé d’un incendie, ce qui présage du bonheur.
Tout d’un coup, le bruit d’un traîneau retentit (il était tombé une légère neige) et sur sa porte apparut le juge d’instruction Grichoûtkine. Le docteur ne l’attendait pas.
Svistîtski se leva et le regarda, gêné et effrayé. Grichoûtkine, toussant, baissa les yeux et se dirigea lentement vers le canapé.
– Je viens m’excuser, Timoféi Vassîlitch, commença-t-il. J’ai été peu aimable envers vous et, même, je vous ai dit, il me semble, quelque chose de désagréable. Vous expliquerez assurément mon excitation passée par les liqueurs bues chez cette vieille canaille, et vous m’excuserez…
Le docteur s’élança vers lui et, les larmes aux yeux, serra la main qu’on lui tendait :
– Ah !… je vous en prie !… Maria, cria-t-il, du thé !
– Non, pas du thé !… Nous n’avons pas le temps !… Au lieu de thé, faites-nous donner du kvass[19]. Nous en boirons et irons faire cette autopsie.
– Quelle autopsie ?
– Mais celle du sous-officier jusqu’au cadavre duquel nous ne sommes pas arrivés.
Grichoûtkine et Svistîtski burent le kvass et partirent faire l’autopsie.
– Évidemment, disait en route le juge d’instruction, je m’excuse. Je me suis emporté, mais pourtant, savez-vous, il est fâcheux que vous n’ayez pas fait porter des cornes à ce procureur… à cette ca… naille !
Quand ils furent à Alimônovo, ils virent la troïka[20] d’Iéjov.
– Iéjov est ici, dit Grichoûtkine ; ce sont ses chevaux. Entrons le voir… Nous boirons de l’eau de seltz et reluquerons la patronne. Il y a ici une patronne d’auberge célèbre. Une femme, oïe, oïe !… Une merveille de la nature.
Les voyageurs descendirent de traîneau et entrèrent à l’auberge. Ils y trouvèrent Iéjov et Tioulpânnski qui buvaient du thé, acidulé au jus d’airelle.
– Où allez-vous ? D’où venez-vous ? fit Iéjov en voyant Grichoûtkine et le docteur.
– Nous allons toujours procéder à cette autopsie, mais nous n’arriverons jamais ; nous tournons dans un cercle magique… Et vous, où allez-vous ?
– Mais à l’assemblée, mon bon !
– Pourquoi y allez-vous si souvent ? Vous y étiez, il y a trois jours !
– Du diable si nous y sommes allés !… Le procureur a eu mal aux dents, et je n’étais pas dans mon assiette tous ces jours-ci. Allons, qu’allez-vous boire ? Asseyez-vous, trente-trois presto ! De la vodka ou de la bière ? Donnez-nous, chère patronne, de l’une et de l’autre. Ah ! quelle patronne !
– Oui, appuya le juge d’instruction, une patronne fameuse ! Une remarquable patronne. Une femme, oïe, oïe !…
Deux heures après le domestique du docteur sortit de l’auberge et dit au cocher du général de dételer et de promener les chevaux.
– Monsieur l’a ordonné. Ils se sont mis à jouer aux cartes, dit-il en faisant un geste narquois. Nous ne partirons pas d’ici avant demain… Bon, voilà le chef de police qui arrive !… Nous resterons donc ici jusqu’à après-demain.
La voiture du chef de police arriva près de l’auberge. Voyant les chevaux d’Iéjov, l’isprâvnik sourit agréablement, et monta l’escalier…
1884.
Au cinquième siècle, comme à présent, le soleil se levait chaque matin et se couchait chaque soir. À l’aube, lorsque les premiers rayons échangeaient des baisers avec la rosée, la terre revivait, l’air se remplissait de bruits de joie, d’extase et d’espérance, et, le soir, la terre s’apaisait et se noyait dans le morne crépuscule. Chaque jour et chaque nuit se ressemblaient.
De temps à autre survenait un nuage et le tonnerre grondait, ou une étoile distraite tombait du ciel. Ou bien un moine pâle accourait et racontait à ses frères qu’il venait de voir un tigre près du couvent. Et c’était tout. Ensuite, derechef les jours et les nuits se ressemblaient.
Les moines travaillaient et priaient. Leur supérieur jouait de l’orgue, écrivait de la musique et composait des vers latins. Cet admirable vieillard avait un don extraordinaire : il touchait de l’orgue avec un art si grand que les vieux moines eux-mêmes, dont l’ouïe, au déclin de leurs jours, s’était émoussée, ne pouvaient retenir leurs larmes quand les sons de l’instrument sortant de sa cellule leur arrivaient.
De quoi qu’il parlât, même de choses très ordinaires, – les arbres, les animaux ou la mer, par exemple, – on ne pouvait l’écouter sans sourire ou pleurer. Et il semblait que des cordes pareilles à celles de l’orgue résonnassent dans son âme.
S’il se fâchait ou s’adonnait à une grande joie, ou s’il parlait de quelque chose de terrible et de grand, une inspiration passionnée le dominait. Des larmes montaient à ses yeux brillants. Son visage devenait rose. Sa voix tonnait, et les moines, en l’écoutant, sentaient l’inspiration saisir leur âme. En des instants aussi splendides et merveilleux, son pouvoir était sans bornes. S’il eût commandé à ses religieux de se jeter à la mer, tous, jusqu’au dernier, se fussent empressés avec délices d’exécuter sa volonté.
Sa musique, ses intonations, ses vers à la louange de Dieu, du ciel et de la terre, étaient pour ses frères une source incessante de contentement. Il arrivait qu’en raison de l’uniformité de leur vie, les arbres, les fleurs, l’été, l’automne les excédaient. Le bruit de la mer fatiguait leur ouïe, le chant des oiseaux leur devenait désagréable ; mais les talents de leur supérieur leur étaient indispensables comme le pain quotidien.
Des dizaines d’années passèrent. Les jours et les nuits se ressemblaient. Hormis les oiseaux et les animaux sauvages, aucun être vivant ne se montrait près du monastère. L’habitation la plus proche était loin, et, pour y arriver, il fallait faire à pied dans le désert une centaine de verstes.
Seuls se décidaient à franchir cet espace, les gens qui avaient le mépris de la vie, la rejetaient, et se réfugiaient au couvent comme dans la tombe.
Quel ne fut donc pas l’étonnement des moines lorsqu’une nuit vint frapper à leur porte un habitant de la ville, simple pécheur, aimant la vie.
Avant de demander la bénédiction du supérieur et de prier, cet homme se fit donner du vin et de la nourriture. Lorsqu’on lui demanda comment il était arrivé de la ville au désert, il raconta une très longue histoire de chasse. Parti pour la chasse, ayant bu, il s’était égaré. À la proposition qu’on lui fit d’entrer au couvent afin de sauver son âme, il répondit en souriant : « Je ne suis pas votre homme. »
Après avoir mangé et bu, il considéra les moines qui le servaient, secoua la tête d’un air de reproche, et dit :
– Vous restez oisifs, moines. Vous ne savez que manger et boire. Est-ce ainsi que l’on fait son salut ? Songez que, tandis que vous êtes ici au repos, mangeant, buvant et rêvant à la béatitude, vos prochains se perdent et vont en enfer. Voyez ce qui se passe en ville ! Tandis que les uns meurent de faim, d’autres, ne sachant que faire de leur or, se noient dans la débauche ainsi que mouches dans le miel. Il n’y a, parmi les hommes ni foi ni vérité. À qui appartient-il de les sauver et de les prêcher ? Est-ce à moi qui suis ivre du matin au soir ? Une âme docile, un cœur aimant et la foi vous ont-ils donc été donnés pour que vous restiez entre quatre murs à ne rien faire ?…
Bien qu’insolents et inconvenants, les propos du citadin ivre agirent d’une étrange façon sur le supérieur. Le vieillard, regardant ses moines, devint pâle et dit :
– Frères, mais il a raison ! Les pauvres gens se perdent, en effet, dans le vice et l’impiété, la déraison et la faiblesse, tandis que nous restons inertes comme si cela ne nous regardait en rien. Pourquoi ne me rendrais-je pas en ville pour leur rappeler le Christ qu’ils ont oublié ?
Les paroles de l’habitant de la ville avaient séduit le vieux moine. Dès le lendemain il prit son bâton, dit adieu à sa communauté et partit pour la ville. Les moines restèrent privés de musique, de prônes et de poésie.
Un mois, deux mois, ils s’ennuyèrent sans que le vieillard revînt. Enfin, au commencement du troisième mois, on entendit le bruit familier de sa canne. Les moines se portèrent à sa rencontre et l’accablèrent de questions. Mais, au lieu de se réjouir à leur vue, le supérieur se mit à pleurer amèrement sans dire un mot.
Les moines remarquèrent qu’il avait beaucoup vieilli et maigri. Son visage las exprimait une profonde affliction, et, lorsqu’il se mit à pleurer, il eut l’air d’un homme qui a été insulté.
Les moines se mirent eux aussi à pleurer et le questionnèrent avec sollicitude. Pourquoi pleurer et avoir un visage si lugubre ?
Mais, sans répondre, le supérieur s’enferma dans sa cellule. Il y resta sept jours sans boire ni manger, ni jouer de l’orgue ; il pleurait. Lorsqu’on frappait à sa porte et que les moines le priaient de sortir et de leur faire part de son chagrin, il gardait un profond silence.
Il sortit enfin. Rassemblant tous ses moines autour de lui, le visage rouge de larmes, avec une expression de douleur et de dépit, il commença de raconter ce qui lui était arrivé en ces trois mois.
Sa voix était calme et ses yeux souriants quand il décrivit son voyage du couvent à la ville. Chemin faisant, les oiseaux lui envoyaient leurs chants, les ruisseaux jasaient, et de douces et jeunes espérances emplissaient son âme. Il marchait, se sentant comme un soldat qui va se battre, déjà sûr de la victoire. Il marchait en rêvant et composait des vers et des hymnes, sans remarquer comment il arriva. Mais quand il se mit à parler de la ville et de ses habitants, sa voix trembla, ses yeux brillèrent et il s’enflamma de colère.
Jamais il n’avait vu ni même osé se figurer ce qu’il trouva en arrivant en ville. Ce ne fut qu’au déclin de sa vie qu’il découvrit et comprit combien est puissant le démon, combien est beau le mal, et combien faibles, pusillanimes et nuls, sont les hommes. La première demeure dans laquelle il entra fut, par malchance, une maison de débauche. Une cinquantaine d’êtres, qui avaient beaucoup d’argent, mangeaient et buvaient sans mesure. Ivres, ils chantaient et proféraient hardiment des mots horribles, dégoûtants, que n’oserait pas prononcer un homme ayant la crainte de Dieu. Infiniment libres, forts et heureux, ils ne craignaient ni Dieu, ni diable, ni la mort. Ils disaient et faisaient tout ce que bon leur semblait. Ils allaient où la luxure les menait. Leur vin, net comme l’ambre, semé d’étincelles d’or, était sans doute extrêmement sucré et parfumé, car chacun, en le buvant, souriait avec béatitude et voulait en boire encore. Au sourire de l’homme, le vin répondait par un sourire, et lorsqu’on le buvait, il étincelait joyeusement comme s’il savait quel charme diabolique sa douceur recélait.
Le vieillard, s’échauffant toujours davantage et pleurant de colère, continuait à décrire ce qu’il avait vu. Sur la table, au milieu des soupeurs, était debout une pécheresse à demi nue. Il est difficile de s’imaginer et de trouver dans la nature quelque chose de plus beau et de plus captivant. Cette jeune vermine, – aux cheveux longs, brune, les yeux noirs, les lèvres grasses, éhontée, cynique, – montrait ses dents, blanches comme la neige, et souriait avec l’air de dire : « Voyez comme je suis effrontée et belle. » La soie et le brocart tombaient, en beaux plis, de ses épaules, mais sa beauté ne voulait pas se cacher sous des vêtements ; comme l’herbe nouvelle sortant du sol printanier, cette beauté pointait avidement à travers les plis. L’impudente femme buvait du vin, chantait et se donnait à qui la voulait.
Ensuite le vieillard, agitant les bras avec colère, décrivit des courses de cirque, des combats de taureaux, des théâtres, des ateliers d’artistes où l’on peint ou modèle avec de la glaise des femmes nues. Il parlait d’inspiration, avec nombre et beauté, comme s’il jouait sur des cordes invisibles, et les moines, figés, l’écoutaient avidement, suffoqués d’extase. Quand il eut décrit tous les attraits du diable, la beauté du mal et la grâce compatissante de l’abject corps féminin, le vieillard maudit le démon, partit et disparut derrière la porte…
Le lendemain, quand il sortit de sa cellule, il ne restait plus un moine au couvent. Ils s’étaient tous enfuis en ville.
1888.
Nous entrâmes dans le salon, ma femme et moi. On y sentait la mousse et l’humidité. Quand nous éclairâmes les murs qui n’avaient pas vu la lumière durant tout un siècle, des millions de rats et de souris s’enfuirent de tous côtés. Une bouffée de vent s’engouffra, quand nous refermâmes la porte derrière nous, et agita des piles de papiers dans les coins. Nous aperçûmes, sur ces papiers, des caractères anciens et des figures du moyen âge. Aux murs, verdis par le temps, pendaient des portraits d’ancêtres qui nous regardèrent avec sévérité et hauteur avec un air de dire : « Tu es à fouetter, mon petit ! »
Nos pas résonnaient dans toute la maison ; à ma toux répondait un écho, celui-là même qui répondait jadis à mes aïeux…
Et le vent hurlait, gémissait. Dans la cheminée quelqu’un pleurait et l’on sentait dans ses larmes le désespoir. De grosses gouttes de pluie battaient les fenêtres ternes et sombres, et leur bruit attristait.
– Oh ! ancêtres, ancêtres ! m’écriai-je en soupirant profondément ; si j’étais écrivain, j’écrirais d’après vos portraits un long roman. Chacun de ces vieux fut jeune autrefois ; chacun ou chacune eut son roman… et quel roman ! Regarde, par exemple, dis-je à ma femme, cette vieille, ma bisaïeule. Cette femme laide, mal faite, eut une histoire extrêmement intéressante. Vois-tu là-bas ce miroir suspendu dans le coin ?
Et je lui indiquai un grand miroir encadré de bronze noir, près du portrait de mon aïeule.
– Ce miroir a des propriétés magiques et a perdu ma bisaïeule. Elle l’avait payé énormément cher et ne s’en sépara pas de toute sa vie. Elle s’y regardait sans cesse, jour et nuit ; elle s’y regardait même pendant ses repas. Elle le mettait près d’elle en se couchant et demanda, à son lit de mort, qu’on le plaçât dans sa bière. Si l’on ne réalisa pas son vœu, ce fut uniquement parce que le miroir ne put pas loger dans son cercueil.
– Était-ce donc une coquette ? demanda ma femme.
– Admettons… Mais n’avait-elle pas d’autres miroirs ? Pourquoi donc précisément aimait-elle tant celui-ci et pas un autre ? N’avait-elle pas de glaces meilleures ? Non, chérie, il y a là quelque effroyable mystère. Impossible autrement ! La légende dit qu’il y a un diable dans ce miroir et que mon aïeule ressentait un faible pour les diables. C’est évidemment une absurdité, mais il ne fait pourtant aucun doute que ce miroir au cadre de bronze ne recèle une force mystérieuse.
J’essuyai d’un geste la poussière du miroir, m’y regardai et éclatai de rire. L’écho répondit sourdement à mon rire. Le miroir déformait : mes traits furent détournés de tous côtés ; mon nez entra dans ma joue gauche ; mon menton se dédoubla et s’en alla de biais.
– Ma bisaïeule, dis-je, avait un goût étrange.
Ma femme s’approcha en hésitant du miroir et s’y regarda elle aussi. Et aussitôt quelque chose d’effroyable se produisit : elle pâlit, se mit à trembler de tout le corps et poussa un cri. Le bougeoir, glissant de ses mains, roula à terre et la bougie s’éteignit. Les ténèbres nous enveloppèrent. J’entendis au même instant quelque chose de lourd tomber sur le parquet : ma femme venait de s’évanouir.
Le vent gémit encore plus plaintivement ; les rats coururent de tous côtés ; les souris grouillèrent dans les papiers. Mes cheveux se dressèrent et se mirent à remuer quand une persienne, se détachant de la fenêtre, tomba dehors. La lune apparut à la fenêtre…
Je saisis ma femme, l’étreignis et l’emportai hors de la demeure de mes ancêtres. Elle ne reprit connaissance que le lendemain soir.
– Le miroir ! dit-elle en revenant à elle. Donnez-moi le miroir ! Où est-il ?
Elle resta toute une semaine ensuite sans boire, ni manger, ni dormir. Elle demandait sans cesse qu’on lui apportât le miroir. Elle sanglotait, s’arrachait les cheveux, s’agitait, et quand le docteur déclara qu’elle pouvait mourir de faim et que sa situation était extrêmement critique, je surmontai ma peur, redescendis et lui rapportai le miroir de ma bisaïeule.
En l’apercevant elle se mit à rire de bonheur, puis elle le saisit, l’embrassa et y plongea ses regards.
Et il y a déjà plus de dix ans qu’elle s’y regarde sans cesse, sans pouvoir s’en détacher un instant.
– Se peut-il que ce soit moi ? murmure-t-elle. Et sur son visage s’étale, avec de l’incarnat, une expression de béatitude et d’extase.
– Oui, c’est moi ! Tout ment hormis ce miroir ! Les gens, mon mari mentent. Ah ! si je m’étais vue auparavant, si je m’étais connue telle que je suis, je n’aurais pas épousé cet homme. Il n’est pas digne de moi. À mes pieds doivent être les plus beaux, les plus nobles chevaliers !…
Un jour, me trouvant derrière ma femme, je regardai inopinément dans le miroir et je découvris l’effroyable secret.
Je vis dans le tain une femme d’une aveuglante beauté, telle que je n’en avais jamais rencontré de ma vie. C’était un prodige de la nature, une harmonie de beauté, d’élégance et d’amour. Mais qu’est-ce donc ? qu’était-il arrivé ? Comment ma femme, laide et disgracieuse, me semblait-elle, dans le miroir, si belle ? Pourquoi ? Mais parce que le miroir déformant faussait, de tous côtés, la laide figure de ma femme, et que, par suite de ce bouleversement des lignes, elle devenait par hasard très belle. Moins par moins donnait plus. Et maintenant, ma femme et moi, nous restons tous les deux devant le miroir, et nous nous y regardons sans nous en détacher un instant. Mon nez escalade ma joue gauche, mon menton se dédouble et s’en va de biais, mais le visage de ma femme est ravissant. Et une passion folle, enragée, s’empare de moi, et je ris sauvagement :
– Ha ! ha ! ha !
Et ma femme murmure d’une voix que l’on entend à peine :
– Comme je suis belle !
1883.
– Eh ! type ! – cria un gros monsieur au corps blanc, entrevoyant dans la buée un homme, maigre et grand, à barbe clairsemée, ayant au cou une longue croix de cuivre, – donne plus de vapeur !
– Je ne suis pas le garçon de bain, Votre Noblesse ; je suis le barbier. Ce n’est pas à moi à donner de la vapeur. Si vous le désirez, je puis vous appliquer des ventouses scarifiées.
Le gros monsieur passa les mains sur ses hanches rouges, réfléchit, et dit :
– Des ventouses ? Bon ! Applique-m’en ; j’ai le temps.
Le barbier courut chercher ses verres dans l’avant-bain, et quelques minutes après dix ventouses bleuissaient sur le dos et sur la poitrine du gros monsieur.
– Je me souviens de Votre Noblesse, dit le barbier, appliquant la onzième ventouse. Vous avez daigné vous baigner chez nous samedi dernier et je vous ai taillé les cors. Je suis le barbier Mikhâïlo… Vous avez daigné, vous en souvenez-vous, me questionner au sujet des jeunes filles à marier ?
– Aha… Et alors ?
– Rien, monsieur… Je fais actuellement mes pâques et c’est un péché, Votre Noblesse, de juger les autres, mais je puis vous le dire, en conscience, – que Dieu pardonne ma liberté – : les jeunes filles d’aujourd’hui, c’est tout sans conduite et sans raison… Une jeune fille, autrefois, voulait épouser un homme sérieux, sévère, ayant du bien, pouvant raisonner de tout, pratiquant sa religion ; et celle d’aujourd’hui, c’est l’instruction qui la séduit… Il lui faut un homme instruit. Un monsieur fonctionnaire ou commerçant, n’allez pas le lui présenter ; elle s’en moquerait. Et cependant il y a instruction et instruction. Il y a des instruits, naturellement, qui arrivent à un haut poste ; mais d’autres restent scribes toute leur vie et ne laissent pas de quoi se faire enterrer. Il n’en manque pas de ceux-là aujourd’hui ! Il vient ici un de ces « gens instruits », un télégraphiste… Il a passé tous les degrés, il peut fabriquer des dépêches, mais il se lave sans savon. Ça fait pitié à voir !
– Il est pauvre, mais honnête ! prononça une grosse voix enrouée sur le gradin le plus élevé de l’étuve. Il faut être fier de gens pareils. L’instruction, alliée à la pauvreté, atteste les hautes qualités de l’âme. Ignare !
Mikhâïlo guigna le gradin du haut. Se battant le ventre avec une poignée de branches de bouleau, un homme maigre, osseux de tout le corps, et ne semblant avoir que de la peau et des côtes, y était assis. Son visage disparaissait sous de longs cheveux tombants. On ne voyait que ses yeux méchants, remplis de mépris, braqués sur Mikhâïlo.
– C’est un de ces… chevelus ! fit Mikhâïlo en clignant de l’œil… de ces gens à idées… C’est effrayant ce qu’il en a poussé ! Impossible de les arrêter tous… Hein, ce qu’il laisse pendre ses mèches, ce squelette ! Toute conversation chrétienne lui déplaît comme l’encens au diable… Il prend la défense de l’instruction !… C’est précisément ceux-là que les jeunes filles d’à présent aiment ; précisément ceux-là, Votre Noblesse ! N’est-ce pas dégoûtant ?… En automne, une fille de prêtre me fait venir : « Trouve-moi, Michel, me dit-elle – on m’appelle Michel dans les familles parce que je frise les dames, – trouve-moi, Michel, me dit-elle, un fiancé dans les écrivains. Moi, par bonheur pour elle, j’en avais un sous la main… Il venait au traktir de Porphyriï Eméliânytch et ne faisait que menacer de tout dire dans les journaux. Le garçon s’approchait-il pour lui demander l’argent de sa consommation, tout de suite il lui envoyait une gifle. « Comment ça ! Me prendre de l’argent ? Sais-tu bien qui je suis ! Sais-tu que je peux imprimer dans les journaux que tu as tué quelqu’un ? » Il était malingre, déguenillé ; je l’appâtai avec l’argent du prêtre. Je lui montrai le portrait de la demoiselle, et le traînai chez elle. Je lui avais procuré un habit en location… Eh bien, il n’a pas plu à la demoiselle ! « Il n’a pas assez de mélancolie dans la figure… » m’a-t-elle dit. Elle ne sait pas elle-même quel diable il lui faut !…
– C’est calomnier la presse, fit sur le gradin du haut la grosse voix enrouée. Tu es un homme de rien !
– C’est moi, l’homme de rien ? !… Hum !… Vous avez de la chance, monsieur, que je fasse mes pâques cette semaine ! sans cela, je vous aurais dit ce qu’il faut pour votre « homme de rien »… Vous êtes, par conséquent, écrivain, vous aussi ?
– Bien que je ne le sois pas, n’aie pas la hardiesse de parler de ce que tu ne connais pas. Il y a eu beaucoup d’écrivains en Russie, et qui ont été utiles. Ils ont éclairé le pays, et, pour cela, nous devons les traiter non pas avec moquerie, mais avec honneur. Je parle autant des écrivains laïques que des ecclésiastiques.
– Les personnages ecclésiastiques ne vont pas s’occuper de choses pareilles !
– Tu ne peux pas le comprendre, ignorant ! Dmîtri de Rostov, Innokénntiï de Kherson, Philarète de Moscou, et les autres prélats de l’Église ont, par leurs écrits, suffisamment contribué à l’instruction.
Mikhâïlo regarda de biais son adversaire, remua la tête et fit un grognement :
– Ça, mon seigneur, murmura-t-il en rejetant la nuque, vous y allez un peu fort !… C’est quelque chose de compliqué… Ce n’est pas pour rien que vous avez de pareils cheveux. Pas pour rien ! On comprend très bien tout cela et nous vous montrerons tout à l’heure quel homme vous êtes. Gardez un peu, Votre Noblesse, ces ventouses sur vous, et je reviens à l’instant… Je ne fais qu’aller et venir.
Relevant en marchant son pantalon mouillé et faisant fortement claquer ses pieds nus, Mikhâïlo entra dans l’avant-bain.
– Il va sortir à l’instant un homme à longs cheveux, dit-il à un garçon qui était au comptoir et vendait du savon ; alors… tu sais… surveille-le. Il excite les gens… C’est un homme à idées… Tu ferais bien de courir chez Nazare Zakhârytch[21]…
– Préviens les chasseurs.
– Il va tout de suite entrer ici un homme à longs cheveux, chuchota Mikhâïlo aux chasseurs qui gardaient le vestiaire. Il excite les gens. Surveillez-le, et courez dire à la patronne qu’elle envoie chercher Nazare Zakhârytch pour dresser un procès-verbal. Il dit de ces choses… C’est un homme à idées…
– Quel homme à cheveux longs ? dirent les chasseurs inquiets. Aucun homme comme ça ne s’est déshabillé ici ! Il ne s’est déshabillé que six personnes. D’abord deux Tatares, puis un monsieur, puis deux marchands, puis le diacre ; personne plus. Tu as dû prendre le Père diacre pour un homme à longs cheveux ?
– Qu’inventez-vous, diables ? Je sais ce que je dis !
Mikhâïlo regarda les habits du diacre, toucha attentivement sa soutane et leva les épaules… Un étonnement extrême se peignit sur son visage.
– Et comment est-il, le diacre ?
– Maigriot, blondin… presque pas de barbe… Il tousse toujours.
– Hum ! marmonne Mikhâïlo, hum !… C’est donc que j’ai grogné contre un personnage du clergé. En voilà une histoire, père Grégoire !… En voilà un péché !… En voilà un beau péché ! Et c’est que je fais mes pâques, frères !… Comment pouvoir me confesser maintenant que j’ai injurié un membre du clergé ? Pardonne-moi, mon Dieu, pauvre pécheur que je suis ! Je vais aller lui demander pardon…
Mikhâïlo, se grattant la nuque, la mine longue, rentra dans la salle de bains. Le diacre ne se trouvait plus sur le gradin haut. En bas, près des robinets, les jambes fortement écartées, il emplissait d’eau un baquet.
– Père diacre, lui dit Mikhâïlo d’une voix éplorée, pardonnez-moi, au nom du Christ, impie que je suis !
– Te pardonner quoi ?
Mikhâïlo fit un soupir profond et se prosterna devant lui :
– Parce que, dit-il, j’ai pensé que vous aviez des idées dans la tête !
– Je suis étonné, dit Nicodime Iégôrytch Potytchkine en montant sur le plus haut gradin de l’étuve, je suis étonné que votre fille, avec toute sa beauté et l’innocence de sa conduite, ne se soit pas encore mariée.
Nicodime Iégôrytch, nu comme tout homme nu, avait pourtant gardé sa casquette sur sa tête chauve. Craignant les transports au cerveau et l’apoplexie, il prenait toujours ses bains de vapeur avec sa casquette.
À sa question, son interlocuteur, Makare Tarâssytch Piéchkine, un petit vieux, aux jambes maigres et bleues, haussa les épaules et répondit :
– Elle ne s’est pas mariée parce que Dieu m’a privé de caractère. Je suis d’un naturel très calme et très soumis, Nicodime Iégôrytch, et, aujourd’hui, on ne gagne rien avec la douceur. L’épouseur, aujourd’hui, est féroce, et il faut le traiter en conséquence.
– Que voulez-vous dire ? À quel point de vue est-il féroce ?…
– L’épouseur est gâté… Comment il faut se comporter avec lui ?… Avec rigueur, Nicodime Iégôrytch ! Il ne faut pas se gêner avec lui, Nicodime Iégôrytch… Le traîner chez le juge de paix, lui flanquer sur la margoulette, envoyer chercher l’agent de police… voilà ce qu’il faut ! C’est une espèce qui ne vaut rien ; une espèce nulle.
Étendus côte à côte sur le plus haut gradin de l’étuve, les amis commencèrent à s’escrimer avec leurs balais de bouleau.
– Une espèce nulle !… continua Makare Tarâssytch. Ce qu’ils m’en ont fait voir, les canailles !… Si j’avais eu plus de caractère, ma Dâcha serait déjà mariée et ferait des enfants. Oui, mon bon… Il y a maintenant mon bon monsieur, des vieilles filles dans le sexe, et, à le dire en pure conscience, c’est la moitié du tout, cinquante pour cent… Et, remarquez-le, Nicodime Iégôrytch, chacune de ces vieilles filles a eu, dans ses jeunes années, des fiancés. Et pourquoi, je vous le demande, ne s’est-elle pas mariée ? Pour quoi ?… Mais parce que les parents n’ont pas su retenir le fiancé, l’ont laissé échapper.
– Ça, c’est juste.
– L’homme d’aujourd’hui est gâté, bête, libre-penseur. Il aime à tout avoir pour rien de rien et à faire tout profit. Il ne fera pas pour toi un pas gratis. Tu lui rends service, et il te demande de l’argent. Et, naturellement, il ne se marie pas non plus sans arrière-pensée. Je me marierai, se dit-il, pour attraper de l’argent. Cela, encore, ne serait rien, cela irait : Bois, avale, prends mon argent ; mais épouse mon enfant ; fais-moi cette grâce !… Mais il arrive que, même en donnant de l’argent, tu en verses des larmes et endures chagrins et tourments. L’un se fiance et fait durer les fiançailles, puis, quand il arrive au point principal du mariage, il tourne bride et va se fiancer à une autre. Il fait bon être fiancé ! Il n’y a que plaisir à cela. On nourrit le fiancé ; on l’abreuve ; on lui prête de l’argent ; n’est-ce pas une belle vie ? Et le bonhomme fait le fiancé jusqu’à la vieillesse, jusqu’à la mort : pas besoin de se marier ! Il est déjà tout chauve, tout blanc, ses genoux plient, et il est encore fiancé… Et il y en a d’autres qui ne se marient pas… par bêtise !… Un sot ne sait pas lui-même ce qu’il lui faut ; il choisit et rechoisit : ceci ne va pas, ceci ne convient pas. Il vient, revient, se fiance, et, tout à coup, sans rime ni raison : « Je ne peux pas, dit-il, et ne veux pas. » Tenez, prenons par exemple M. Katavâssov, le premier fiancé de Dâcha. Professeur au lycée, même conseiller honoraire… ayant étudié toutes les sciences, sachant le français et l’allemand… Mathématicien. Et, tout compte fait, c’était un imbécile, un idiot, et rien d’autre… Vous dormez, Nicodime Iégôrytch ?
– Non, pourquoi ça ? Je fermais les yeux de plaisir.
– Et alors voilà… Il commença à tourner autour de ma Dâcha ; et il faut vous dire que Dâcha alors n’avait pas encore vingt ans. C’était une jeune fille telle, que tout le monde, simplement, s’en étonnait. Une datte ! De l’embonpoint, de la formance dans tout le corps, et cætera, et cætera. Le conseiller d’État[22] Tsytsérônov-Graviânnski, fonctionnaire à l’Administration des cultes, se traînait à genoux pour qu’elle devînt gouvernante de ses enfants, mais elle ne voulut pas. Katavâssov se mit à fréquenter chez nous. Il venait chaque jour et restait jusqu’à minuit. Il parlait à Dâcha de toute sorte de sciences et de physique… Il lui apportait des livres, écoutait sa musique… Et il insistait toujours sur les livres ; à ma Dâcha, qui elle-même est très instruite, il ne fallait pas du tout de livres ; c’était du temps perdu et pas autre chose. Et lui, en lui recommandant de lire ceci et cela, l’a ennuyée à mort. Il l’aimait, je le voyais. Et elle, en apparence, ça marchait assez : « Il ne me plaît pas, papa, me disait-elle, parce qu’il n’est pas militaire. » Mais malgré qu’il ne le fût pas, ça allait. Il avait un rang, était noble, en bon état, et ne buvait pas. Que fallait-il de plus ? Il fit sa demande ; on les fiança… Il ne parla même pas de la dot. Motus… Comme s’il n’était pas un homme, mais un pur esprit, pouvant se passer de dot. On fixa même le jour du mariage. Et que croyez-vous ? hein ? Trois jours avant la noce, ce Katavâssov vient me trouver à mon magasin. Les yeux rouges, pâle, il tremble comme s’il avait eu peur. Que puis-je donc pour vous, monsieur ? « Pardon, Makare Tarâssytch, me dit-il, mais je ne peux pas épouser Dâria Makârovna[23]. Je me suis trompé, dit-il. En considérant, dit-il, sa jeunesse florissante et sa naïveté, je pensais trouver en elle un sol propice, et pour ainsi dire, la fraîcheur d’âme ; mais elle a déjà eu le temps, dit-il, d’acquérir des penchants. Elle est portée, dit-il, vers le clinquant, ne connaît pas la peine ; elle a sucé ça avec le lait de sa mère… » Je ne sais plus ce qu’elle avait sucé… Il dit tout ça en pleurant. Et moi ?… Moi, mon bon monsieur, je ne fis que grogner un peu et le laissai partir ! Je n’allai pas chez le juge de paix et ne me plaignis pas à ses chefs. Je ne lui ai pas fait honte en ville. Si j’étais allé chez le juge de paix, il aurait eu peur du scandale, ne craignez rien, et aurait épousé. Ses chefs n’auraient pas été chercher ce que ma fille avait sucé avec le lait de sa mère. Quand tu as troublé une jeune fille, épouse-la ! Le commerçant Kliâkine, tenez, en avez-vous entendu parler ? il est vrai que c’était un moujik, mais quel tour il a fait !… Un fiancé, chez lui aussi, se mit à faire le difficile, chicana quelque chose dans le trousseau ; alors Kliâkine l’emmena dans un de ses dépôts, ferma à clé, et tira, savez-vous, de sa poche, un gros revolver, chargé à balles comme il faut, et armé, et lui dit : « Jure-moi, devant l’icône, vaurien, que tu l’épouseras, ou je te tue ! Jure-le à la minute ! » Le jeune homme jura et épousa. Hein, vous voyez ? Moi je ne suis pas capable de ça. Pas même de battre… Un fonctionnaire du Consistoire – lui aussi de l’Administration du culte, – le Petit-Russien Brudziénnko, vit ma Dâcha et en devint amoureux. Il court après elle, rouge comme une écrevisse, marmotte différentes choses, et il jaillit de sa bouche comme de la flamme. Le jour, il est chez nous, et, la nuit, il passe et repasse devant nos fenêtres. Et Dâcha commence à l’aimer. Ses yeux petits-russiens lui plurent. Il y a en eux, dit-elle, le feu et la nuit noire. Le Petit-Russien vint, revint, et fit sa demande. Dâcha donna son consentement, on peut le dire, dans le ravissement et l’extase. « Je comprends, papa, dit-elle, que ce n’est pas un militaire, mais il est tout de même de l’Administration du culte, ce qui est la même chose que l’Intendance ; et c’est pour cela que je l’aime beaucoup. » Une jeune fille, et, tout de même, elle sait ce que c’est : l’Intendance !… Le Petit-Russien examina le trousseau, marchanda avec moi et ne fit que lever le nez ; il consentit à tout pourvu que le mariage se fît au plus vite. Mais le jour même des fiançailles, il regarda les invités, et, se prenant la tête : « Saints du Paradis, dit-il, ce qu’ils ont de parents ! Je ne consens pas ! Je ne peux pas ! Je ne veux pas ! » Et le voilà à parler, à parler. De mon côté, je lui dis choses et autres… « Mais, perds-tu la raison, lui dis-je, Votre Noblesse ? Il y a plus d’honneur à avoir plus de parents ! » Il n’en convint pas ! Il prit son bonnet et fila…
Il y eut encore un autre cas. Le forestier Alalâiév demanda ma Dâcha. Il l’aimait pour son esprit et sa conduite… Et Dâcha l’aima aussi. Son caractère positif lui plaisait. C’était, effectivement, un brave homme, bien. Il fit sa demande et tout se passa en bonne forme. Il examina le trousseau jusque dans les détails, fouilla dans les coffres. Il gronda Matriôna de n’avoir pas empêché la pelisse d’être mitée. Et il me remit l’inventaire de son bien. C’était un homme bien. Ce serait un péché de mal parler de lui. Il me plaisait extrêmement, je dois l’avouer. Il marchanda deux mois avec moi. Je lui donne huit mille roubles et il en demande huit mille cinq cents. Tout en marchandant, nous nous mettions parfois à boire du thé. Nous en buvions chacun quinze verres et marchandions toujours. Je lui ajoutai deux cents roubles ; il ne voulait pas. Nous nous sommes manqués pour trois cents roubles ! En s’en allant, il pleurait, le pauvre… Il aimait beaucoup Dâcha. Je m’en veux maintenant, pêcheur que je suis ; je le dis sincèrement. Il fallait lui donner les trois cents roubles ou le menacer de lui faire partout honte en ville, ou bien l’emmener dans un réduit obscur et lui flanquer sur la margoulette. Je me suis fourré dedans, je le vois maintenant ; j’ai fait l’imbécile… Rien à faire, Nicodime Iégôrytch, j’ai le caractère trop doux !
– Vous êtes trop paisible, en effet… Allons, je pars, il en est temps… La vapeur m’alourdit la tête…
Nicodime Iégôrytch se battit une fois de plus avec le balai et descendit. Makare Tarâssytch fit un soupir et se mit à se cingler avec encore plus d’énergie.
1883-1885.
Près de la porte se tenaient, prêtant avidement l’oreille, Ilia Serguèïtch Pèplov et sa femme, Cléopâtra Pétrôvna.
Derrière la porte, dans la petite salle, se passait, apparemment, une déclaration d’amour entre leur fille Nathâchénnka, et l’instituteur du district, Chtchoûpkine.
– Ça mord ! murmura Pèplov, tremblant d’impatience et se frottant les mains. Prends garde, Pétrôvna ; dès qu’ils parleront sentiment, décroche vivement l’icône et allons les bénir !… Nous les pincerons… La bénédiction avec une icône est chose sacrée, inviolable… Il ne pourra plus alors se défiler. Qu’il aille s’il veut se plaindre au tribunal !
Cependant, derrière la porte, se poursuivait la conversation suivante :
– Laissez vos minauderies, disait Chtchoûpkine, frottant une allumette sur son pantalon à carreaux. Je ne vous ai pas du tout écrit de lettres !
– Oui, dites-le ! faisait la jeune fille en riant, poussant des petits cris maniérés et se regardant à tout instant dans la glace. Comme si je n’avais pas deviné du premier coup votre écriture ! Et comme vous êtes drôle ! Un maître de belle écriture qui écrit comme une poule ! Comment enseigner l’écriture quand vous écrivez si mal ?…
– Hum ! cela, mademoiselle, ne veut rien dire. Dans la classe d’écriture, ce qui importe, ce n’est pas l’écriture elle-même : l’important, c’est que les élèves ne soient pas dissipés. On en frappe un à la tête avec une règle ; on met l’autre à genoux… Qu’a à voir l’écriture là dedans ? Rien du tout ! Nékrâssov était écrivain, et il est honteux de voir quelle écriture il avait ! Il y a de son écriture dans le recueil de ses œuvres.
– Lui, c’était Nékrâssov, et, vous… (Un soupir.) Moi, j’épouserais volontiers un écrivain. Il m’écrirait sans cesse des vers en souvenir !…
– Je peux aussi vous en écrire si vous voulez.
– Sur quoi ?
– Sur l’amour… les sentiments… vos yeux… En les lisant, vous en perdrez la tête… Vos larmes couleront… Si je vous écris des vers poétiques, me donnerez-vous votre main à baiser ?…
– La belle affaire !… Baisez-la tout de suite si vous voulez !
Chtchoûpkine se leva, et, les yeux écarquillés, se baissa vers la petite main potelée qui sentait le savon aux jaunes d’œufs.
– Décroche l’icône ! se hâta de dire Pèplov, touchant sa femme du coude, pâle d’émotion et se boutonnant.
Et, sans perdre une minute, il ouvrit la porte.
– Mes enfants… marmotta-t-il, levant les bras et clignant des yeux mouillés de larmes, que Dieu vous bénisse, mes enfants ! Vivez… croissez… et multipliez…
– Et… moi aussi je vous bénis… dit la mère, pleurant de bonheur. Soyez heureux, mes chéris ! Oh ! dit-elle à Chtchoûpkine, vous m’enlevez mon seul trésor ! Aimez ma fille, soignez-la…
Chtchoûpkine, étonné et effaré, ouvrit la bouche. L’offensive des parents était si imprévue, si hardie qu’il ne put prononcer un mot.
« Pincé ! se dit-il en blêmissant d’effroi. Bon à tourner devant l’autel ! Tu es refait, mon vieux. Tu ne t’en tireras pas ! »
Et il baissa avec soumission la tête sous l’icône comme pour dire : « Prenez-moi, je suis vaincu ! »
– Je vous… bénis… reprit le père commençant à pleurer lui aussi. Nathâchénnka, ma fille… Mets-toi à côté de lui !… Pétrôvna, passe-moi l’icône…
Mais soudain le père cessa de pleurer et sa figure se crispa de colère.
– Borne ! dit-il à sa femme avec fureur. Bête que tu es ! Est-ce une icône ?
– Ah ! tous les saints du paradis ! Qu’était-il arrivé ?
Le maître de calligraphie leva timidement les yeux et vit qu’il était sauvé : la mère, en se pressant, avait décroché, au lieu de l’icône, le portrait de l’écrivain Lajètchnikov[24].
Le vieux Pèplov et Cléopâtra Pétrôvna restèrent confus, le portrait en mains, ne sachant que faire et que dire…
Le maître d’écriture profita du trouble pour s’enfuir.
1886.
Je suis un homme sérieux dont le cerveau a une tournure philosophique. Par profession je suis financier ; j’étudie le droit financier et écris une thèse intitulée : Le Passé et l’avenir de l’impôt sur les chiens. Vous conviendrez que je n’ai positivement rien à faire avec les jeunes filles, les romances, la lune et autres bêtises…
C’est le matin. Dix heures. Maman me sert un verre de café. Je le bois et sors sur notre petit balcon pour me mettre immédiatement à ma thèse. Je prends une feuille blanche et trace l’en-tête : Le Passé et l’avenir de l’impôt sur les chiens. Après avoir un peu réfléchi, j’ajoute : Aperçu historique.
« À s’en rapporter à quelques allusions que l’on trouve dans Hérodote et Xénophon, l’impôt sur les chiens prend son origine vers… »
Mais, à ce moment-là, j’entends des pas très suspects. Je regarde et vois sur le balcon une jeune fille à figure longue et à longue taille. Elle s’appelle, je crois, Nâdénnka ou Vârénnka, ce qui est absolument indifférent. Elle cherche quelque chose, fait semblant de ne pas me voir et fredonne :
Te souvient-il de cet air,
Plein de tendresse…
Je relis ce que j’ai écrit. Je veux continuer, mais la jeune fille fait alors semblant de m’avoir vu et me dit d’une voix abattue :
– Bonjour, Nicolaï Anndrèitch ! Figurez-vous quel malheur m’arrive ! J’ai perdu, hier en me promenant, la boule de mon bracelet !
Je relis une fois encore le commencement de ma thèse ; je refais la boucle de la lettre c et veux continuer, mais la jeune fille ne s’arrête pas.
– Nicolaï Anndrèitch, dit-elle, ayez l’amabilité de me reconduire chez moi. Les Karèline ont un si énorme chien que je ne me décide pas à rentrer seule.
Rien à faire ! Je pose ma plume et je descends. Nâdénnka ou Vârénnka me prend le bras et nous nous dirigeons vers sa villa.
Lorsqu’il m’incombe de donner le bras à une dame ou à une jeune fille, je me sens toujours, je ne sais pourquoi, comme un portemanteau auquel on a accroché une grosse pelisse. Nâdénnka (ou Vârénnka) est, entre nous soit dit, une nature passionnée (son grand-père était Arménien). Elle a la spécialité de se pendre à votre bras de tout le poids de son corps et de se coller à votre flanc comme une sangsue. Et, ainsi, nous marchons… En passant devant chez les Karèline, je vois un grand chien qui me rappelle mon impôt. Je me souviens avec angoisse de mon étude commencée et soupire.
– Pourquoi soupirez-vous ? me demande Nâdénnka, ou Vârénnka, en soupirant elle aussi.
Ici, je dois faire une digression. Nâdénnka, ou Vârénnka – je me souviens maintenant qu’elle s’appelle, il me semble, Nâdénnka – s’est imaginé, je ne sais pourquoi, que je suis amoureux d’elle ; aussi considère-t-elle comme un devoir d’humanité de me regarder toujours avec compassion et de traiter par des paroles mon cœur blessé.
– Écoutez, me dit-elle, en s’arrêtant, je sais pourquoi vous soupirez. Vous aimez. Hein ? est-ce cela ? Mais, au nom de notre amitié, je vous prie de croire que la jeune fille que vous aimez vous estime profondément ! Elle ne peut pas vous payer de retour, mais est-ce sa faute si, depuis longtemps, son cœur appartient à un autre ?
Le nez de Nâdénnka rougit et gonfle. Ses yeux s’emplissent de larmes. Elle attend visiblement de moi une réponse. Mais, par bonheur, nous voilà arrivés… La mère de Nâdénnka est assise sous la véranda. C’est une femme bonne, mais bourrée de préjugés. Elle arrête sur moi un long regard et soupire, comme si elle voulait dire : « Ah ! la jeunesse ne sait pas même dissimuler ! » Plusieurs jeunes filles de diverses couleurs sont avec elle sous la véranda, et, au milieu d’elles, mon voisin de villa, un officier en retraite, blessé à la tempe gauche et au flanc droit pendant la dernière guerre.
Ce malheureux se proposait, ainsi que moi, de consacrer cet été à une œuvre littéraire. Il écrit les Mémoires d’un militaire. Chaque matin, il se met, ainsi que moi, à son honorable travail ; mais, à peine a-t-il écrit : « Je suis né à… » qu’une Vârénnka ou une Nâdénnka arrive sur son balcon et le pauvre diable blessé est mis sous bonne garde.
Tous les gens assis sous la véranda épluchent quelque sale baie pour faire de la confiture. Je salue et veux partir, mais les jeunes filles de toutes couleurs m’enlèvent mon chapeau en poussant des cris et exigent que je reste. Je m’assieds. On me donne une assiette, des baies, et une épingle à cheveux. Je commence à nettoyer. Les jeunes filles versicolores parlent des hommes. Celui-ci est gentil, celui-là est beau, mais pas sympathique ; un troisième n’est pas beau, mais est sympathique ; un quatrième ne serait pas mal si son nez ne ressemblait pas à un dé. Ainsi de suite.
– Et vous, monsieur Nicolas[25], me dit la maman de Vârénnka, vous n’êtes pas beau, mais sympathique… Il y a quelque chose dans votre visage… Du reste, soupire-t-elle, la beauté pour l’homme n’est pas le principal, c’est l’esprit…
Les jeunes filles soupirent et baissent les yeux… Elles accordent elles aussi que, pour l’homme, le principal ce n’est pas la beauté, mais l’esprit.
Je m’examine du coin de l’œil dans la glace pour me convaincre combien je suis sympathique. Je vois une tête ébouriffée, une barbe qui l’est aussi, et des moustaches, des sourcils, des cheveux sur les joues, des cheveux sous les yeux : tout un fourré, d’où pointe à la façon d’une tour mon honorable nez. Je suis bien, il n’y a pas à dire !
– En somme, Nicolas, soupire la maman de Nâdénnka, comme s’affermissant dans une idée secrète, vous l’emportez par les qualités…
Si Nâdénnka souffre pour moi, la conscience, par contre, qu’un homme qui l’aime est assis en face d’elle, lui procure manifestement de grandes jouissances. Le thème masculin épuisé, les jeunes filles parlent d’amour. Au bout d’une longue conversation sur ce sujet, l’une des jeunes filles se lève et sort. Celles qui restent commencent à lui casser du sucre sur le dos. Toutes la trouvent bête, insupportable, disgracieuse, avec une épaule déjetée.
Voilà qu’arrive enfin, Dieu merci, la femme de chambre envoyée par maman pour me demander de venir déjeuner. Je puis quitter l’ennuyeuse société et aller reprendre ma thèse. Je me lève et salue. La maman de Vârénnka, Vârénnka elle-même et les jeunes filles versicolores m’entourent et déclarent que je n’ai aucun droit de partir : je leur avais promis, la veille, de déjeuner avec elles et d’aller ensuite chercher les champignons. Je m’incline et me rassieds. La haine bouillonne dans mon âme ; je sens que, dans une minute, je ne vais plus pouvoir répondre de moi. Je ferai un éclat. Mais la délicatesse et la peur d’enfreindre la bienséance me forcent à me soumettre ; et je me soumets.
On se met à table. L’officier blessé, auquel sa blessure a donné une contraction de la mâchoire, mange comme s’il était bridé. Je roule des boulettes de pain, pensant à l’impôt sur les chiens, et, connaissant l’emportement de mon caractère, j’essaie de me taire. Nâdénnka me regarde avec compassion. Soupe au kvass glacée, langue aux petits pois, poulet rôti et une compote. Je n’ai pas appétit, mais, par délicatesse, je mange. Après dîner, tandis que je fume seul sur la terrasse, la maman de Nâdénnka s’approche de moi, me serre les mains et me dit, en étouffant :
– Ne désespérez pas, Nicolas… C’est un si bon, si bon cœur !…
Nous partons pour les bois chercher des champignons. Nâdénnka, pendue à mon bras, se colle à mon flanc. Bien que j’en souffre intolérablement, je la supporte.
Nous entrons dans les bois.
– Écoutez, monsieur Nicolas, soupire Nâdénnka, pourquoi êtes-vous si triste ? Pourquoi vous taisez-vous ?
Étrange jeune fille, de quoi parler avec elle ! Qu’avons-nous de commun ?
Je me mets à penser à quelque chose d’accessible à son entendement, à quelque chose de… populaire… Je lui dis, après avoir réfléchi :
– La destruction des forêts cause à la Russie un tort énorme…
– Nicolas, soupire Nadénnka, – et son nez rougit – Nicolas, je vois que vous évitez un entretien sincère… On dirait que, par votre silence, vous voulez me punir… Comme on ne répond pas à votre sentiment, vous voulez souffrir en silence, seul !… C’est horrible, Nicolas, s’écrie-t-elle en me prenant par le bras, et je vois son nez commencer à gonfler. Que diriez-vous si cette jeune fille que vous aimez vous proposait une amitié éternelle ?
Je marmotte quelque chose de décousu, car je ne sais absolument que lui dire…
Songez que, premièrement, je n’aime aucune jeune fille ; secondement, à quoi me servirait une amitié éternelle ; et, troisièmement, je suis très emporté.
Nadénnka-Vârénnka se couvre la figure de ses mains et dit, comme à part soi, à mi-voix :
– Il se tait… Il veut évidemment de ma part un sacrifice. Mais puis-je l’aimer si j’aime toujours l’autre ?… Du reste… je réfléchirai… Bon, je réfléchirai !… Je rassemblerai toutes les forces de mon âme, et, peut-être, au prix de mon bonheur, empêcherai-je cet homme de souffrir.
Je n’y comprends rien, c’est quelque chose de cabalistique. Nous marchons et trouvons des champignons. Tout le temps nous nous taisons. La figure de Nadénnka exprime un combat mental. On entend des chiens aboyer ; cela me rappelle ma thèse, et je soupire tout haut. J’aperçois, à travers les troncs d’arbres, l’officier blessé. Le malheureux boite de façon torturante de droite et de gauche : à droite, son flanc blessé ; à gauche est pendue une des jeunes filles versicolores. Sa figure exprime la résignation au sort.
Des bois on revient à la maison prendre le thé. Puis on joue au croquet et l’on écoute des jeunes filles chanter la romance :
Non, tu n’aimes pas ! Non ! Non !…
Au mot « non », la jeune fille se fend la bouche jusqu’à l’oreille.
– Charmant ! gémissent les autres jeunes filles, charmant !
Arrive le soir. La lune hideuse sort de derrière les arbustes. C’est le grand calme, et le foin coupé sent désagréablement. Je prends mon chapeau pour partir.
– J’ai quelque chose à vous dire, me chuchote Nâdénnka d’un air significatif.
Je pressens quelque chose de mauvais, mais, par délicatesse, je reste.
Nâdénnka me prend le bras et m’entraîne dans une allée.
Tout son être exprime maintenant la lutte ; elle est pâle, respire bruyamment. Elle est prête, me semble-t-il, à m’arracher le bras droit. Qu’a-t-elle ?
– Écoutez… murmure-t-elle. Non, je ne peux pas !… Non !…
Elle veut dire quelque chose, mais hésite. Je vois pourtant à sa mine qu’elle est décidée. Les yeux brillants, le nez enflé, elle me saisit la main et dit vivement :
– Nicolas, je suis à vous ! Je ne peux vous aimer, mais je promets de vous être fidèle.
Puis elle se presse contre ma poitrine, et, tout à coup, s’éloigne d’un bond.
– Quelqu’un vient… murmure-t-elle. Adieu… Demain à onze heures je serai sous la tonnelle… Adieu !
Et elle disparaît.
N’y comprenant rien, sentant une torturante palpitation de cœur, je rentre à la maison. Le Passé et l’avenir de l’impôt sur les chiens m’y attend ; mais je ne peux plus travailler.
Je suis enragé. On peut même dire que je suis effrayant. Je ne permettrai pas, que diable ! que l’on me traite comme un gamin. Je suis emporté, et il est dangereux de plaisanter avec moi !… Quand la femme de chambre vient m’appeler pour souper, je lui crie : « Fichez-moi le camp ! » Un pareil emportement ne présage rien qui vaille.
Le lendemain matin, une température de villa, c’est-à-dire au-dessous de zéro ; un vent froid et piquant ; la pluie, la boue, et une odeur de naphtaline parce que maman a sorti de la malle les pelisses. Une matinée diabolique. C’était précisément le 7 août 1887, jour où il y eut une éclipse de soleil.
Il faut vous dire que, durant une éclipse, chacun de nous, sans être astronome, peut être d’une énorme utilité. Chacun de nous peut :
1° Déterminer le diamètre du soleil ;
2° en dessiner la couronne ;
3° relever la température ;
4° observer pendant l’éclipse les animaux et les plantes ;
5° noter ses propres impressions. Etc., Etc.…
C’était si sérieux que je mis momentanément de côté Le Passé et l’avenir de l’impôt sur les chiens, et décidai d’observer l’éclipse.
Nous nous levâmes tous de très bonne heure. J’avais divisé ainsi le travail : je déterminerais le diamètre du soleil et de la lune ; l’officier blessé dessinerait la couronne ; tout le reste serait fait par Nâdénnka et les jeunes filles versicolores.
Nous voilà tous réunis ; nous attendons.
– Comment se font les éclipses ? demande Nâdénnka.
Je réponds :
– Les éclipses de soleil se produisent lorsque la lune, se mouvant dans le plan de l’écliptique, se trouve sur la ligne qui unit les centres du soleil et de la terre.
– Et que signifie l’écliptique ?
Je l’explique. Nâdénnka, après avoir attentivement écouté, demande :
– Est-ce que l’on peut, avec un verre fumé, voir la ligne qui unit les centres du soleil et de la terre ?
Je réponds que c’est une ligne idéale.
– Si c’est une ligne idéale, objecte Nâdénnka, comment la lune peut-elle se trouver sur elle ?
Je ne réponds pas. Je sens, à cette question naïve, mon foie grossir.
– Tout cela est absurde, dit la maman de Nâdénnka. On ne peut connaître ce qui arrivera, et, d’ailleurs, vous n’êtes jamais allé au ciel. Comment donc savez-vous ce que font le soleil et la lune ? Tout cela, c’est de la fantaisie.
Mais voilà qu’une tache noire avance sur le soleil. Alarme générale. Les vaches, les brebis, les chevaux, la queue en l’air, braillent, courent dans les champs ; les chiens hurlent. Les punaises, s’imaginant que la nuit est venue, sortent de leurs fentes et se mettent à piquer les gens qui dormaient. Le diacre qui, à ce moment-là, transportait des concombres du jardin chez lui, pris de peur, sauta à bas de sa télègue (chariot) et se cacha sous le pont, tandis que son cheval entrait, avec le véhicule, dans une autre cour que la sienne, où les concombres furent mangés par des porcs. Le fonctionnaire de la régie, qui n’avait pas couché chez lui, mais dans la villa d’une dame, s’enfuit en simple linge de dessous, et, fendant la foule, se mit à crier d’une voix sauvage :
– Sauve qui peut !
Beaucoup de dames en villégiature, même jeunes et jolies, réveillées au bruit sortirent dans la rue sans bottines. Beaucoup de choses se passèrent que je ne me résous pas à rapporter.
– Ah ! que c’est effrayant ! glapirent les jeunes filles versicolores. Ah ! que c’est horrible !
– Mesdames, crié-je, observez ! Le temps presse !
Et moi-même je me hâte de mesurer le diamètre… Je me souviens de la couronne et je cherche des yeux l’officier blessé. Il est debout et ne fait rien.
– À quoi pensez-vous ? lui crié-je. Et la couronne ?
Il hausse les épaules et, des yeux, me montre ses bras. À ses deux bras étaient pendues, le pauvre, des jeunes filles versicolores, se pressant de frayeur contre lui et l’empêchant de travailler. Je prends un crayon et inscris l’heure et les secondes. C’est important. J’inscris la position géographique du point où j’observe. Cela, aussi, est important. Je veux déterminer le diamètre, mais, à ce moment-là, Nâdénnka me prend par la main et me dit :
– N’oubliez pas, aujourd’hui, à onze heures !
Je dégage ma main, et, mettant du prix à chaque seconde, je veux poursuivre mes observations, mais Nâdénnka me prend convulsivement par le bras et se colle à mon flanc. Crayon, verre, schéma, tout tombe dans l’herbe. C’est on ne sait quoi ! Il est temps que cette jeune fille comprenne que je suis emporté, que, quand je m’emporte, je deviens enragé et ne puis pas, alors, répondre de moi. Je veux reprendre, mais l’éclipse est finie.
– Regardez-moi ! murmure-t-elle tendrement.
Oh ! c’est le comble de la dérision. Convenez qu’un pareil dédain de la patience humaine ne peut que mal finir. Ne m’accusez donc pas s’il arrive quelque chose d’horrible… Je ne permettrai pas qu’on plaisante avec moi, qu’on se moque de moi ! Et, le diable m’emporte, quand je suis exaspéré je ne conseille à personne de s’approcher de moi ! Que le diable emporte tout, je suis prêt à tout !
L’une des jeunes filles, remarquant apparemment à mon air que je suis furieux, dit, – sans doute pour me calmer :
– Nicolaï Anndréévitch, j’ai suivi votre recommandation ; j’ai observé les mammifères. J’ai vu, avant l’éclipse, le chien gris qui poursuivait un chat, et qui, ensuite, a longtemps tourné la queue.
Ainsi rien ne m’a réussi avec l’éclipse. Je rentre chez moi et la pluie m’empêche de me mettre au balcon pour travailler. L’officier blessé s’est résigné à s’installer sur le sien et est même parvenu à écrire « Je suis né à… » Mais je vois une des jeunes filles versicolores l’entraîner chez elle, dans sa villa. Je ne puis travailler parce que je suis toujours enragé et ressens des palpitations de cœur. Je ne me rends pas à la tonnelle. C’est mal élevé, mais convenez que je ne puis y aller sous la pluie. À midi, je reçois une lettre de Nâdénnka. La lettre contient des reproches et elle me tutoie… À une heure m’arrive une seconde lettre, à deux heures une troisième… Il y faut aller ! Mais avant il faut réfléchir à ce que je lui dirai… Je me conduirai en honnête homme ; je lui dirai avant tout qu’elle a tort de se figurer que je l’aime. Pourtant on ne dit pas aux femmes de pareilles choses ? Dire à une femme : « Je ne vous aime pas, » est aussi indélicat que de dire à un écrivain : « Vous écrivez mal. » Le mieux sera de développer à Nâdénnka mes vues sur le mariage.
Je mets un pardessus chaud ; je prends un parapluie et je me dirige vers la tonnelle. Connaissant l’emportement de mon caractère, je crains de dire quelque chose de déplacé. Je tâcherai de me dominer.
Sous la tonnelle on m’attend. Nâdénnka est pâle ; elle a pleuré. En m’apercevant, elle fait une exclamation joyeuse, se jette à mon cou et dit :
– Enfin, te voilà ! Tu joues avec ma patience. Écoute, je n’ai pas dormi de la nuit… Je n’ai fait que réfléchir. Il me semble que, quand je te connaîtrai mieux, je… je t’aimerai…
Je m’assieds et commence à lui développer mes vues sur le mariage. D’abord, pour ne pas remonter trop loin et être le plus bref possible, je fais un petit résumé historique. Je parle du mariage chez les Hindous, chez les Égyptiens ; puis je passe aux temps plus proches. J’emprunte quelques idées à Schopenhauer. Nâdénnka m’écoute avec attention, mais, tout à coup, par une effrayante légèreté d’humeur, elle trouve urgent de m’interrompre :
– Nicolas, me dit-elle, embrasse-moi !
Je suis troublé et ne sais que lui dire ; elle répète sa demande. Rien à faire. Je me lève et baise son long visage. Je ressens la même sensation que j’éprouvai ce jour de mon enfance, où l’on me força, à embrasser, à son Requiem, ma grand’mère morte. Non contente de mon baiser, Nâdénnka bondit et m’étreint fougueusement. À ce moment-là, la maman de Nâdénnka surgit à la porte de la tonnelle… Elle prend une mine effarée et crie à quelqu’un : « Chut ! » Et elle disparaît comme Méphistophélès dans sa trappe.
Interdit et furieux, je reviens à notre villa. J’y trouve la maman de Nâdénnka qui, les larmes aux yeux, embrasse ma maman, et ma maman pleure et dit :
– Je le désirais, moi aussi !
Ensuite – comment trouvez-vous ça ? – la maman de Nâdénnka s’approche de moi, m’embrasse et me dit :
– Dieu vous bénira ! Toi, fais attention, aime-la… Rappelle-toi qu’elle te fait un sacrifice…
Et, maintenant, on me marie.
Au moment où j’écris ces lignes les garçons d’honneur me foulent l’âme et me bousculent. Ces gens-là ne connaissent positivement pas mon caractère ! Je suis emporté et ne puis pas répondre de moi ! Du diable, vous allez voir ce qui va arriver ! Entraîner subrepticement sous la couronne nuptiale un homme emporté, colérique, est aussi spirituel, à mon sens, que d’introduire le bras dans la cage d’un tigre furieux… Nous allons voir, nous allons voir ce qui va arriver !
*
* *
Et me voilà marié. Tout le monde me félicite, et Nâdénnka se presse continuellement contre moi, en me disant :
– Comprends que tu es à moi maintenant ! Dis que tu m’aimes ! Dis-le !
Et ce disant, son nez gonfle.
J’ai appris par mes garçons d’honneur que l’officier blessé a évité l’hymen d’adroite façon. Il a présenté un certificat médical établissant que grâce à sa blessure à la tempe, il n’est pas normal, et que, par suite, il n’a pas légalement le droit de se marier. C’est une idée ! J’aurais pu présenter moi aussi un certificat : un de mes oncles s’enivrait par accès, un autre était très distrait. (Un jour, au lieu de bonnet, il mit sur sa tête le manchon de ma tante.) Ma tante jouait beaucoup du piano et tirait la langue aux hommes qu’elle rencontrait. Ajoutez à cela mon caractère extrêmement emporté, symptôme très suspect.
Mais pourquoi les bonnes idées viennent-elles si tard ? Pourquoi ?
1887.
Un jour de repos, le conducteur-chef Stytchkine avait en visite chez lui Lioubov Grigôriévna, forte dame, en belle chair, d’une quarantaine d’années, qui s’occupait de mariages et d’autres affaires dont on ne parle qu’à mi-voix.
Stytchkine, un peu gêné, mais, comme toujours, sérieux, positif et sévère, allait et venait dans sa chambre, en fumant un cigare, et disait :
– Il m’a été très agréable de faire votre connaissance. Sémione Ivânovitch vous a recommandée à moi, en me disant que vous pouvez m’aider dans une affaire délicate et très importante qui touche au bonheur de ma vie. J’ai déjà cinquante-deux ans, Lioubov Grigôriévna, âge auquel beaucoup d’hommes ont déjà de grands enfants. J’ai un emploi stable. Sans être très fortuné, je peux assurer l’existence d’un être aimé et d’une famille. Je puis vous dire, entre nous, que, outre mes appointements, j’ai de l’argent à la banque, fruit de mes économies. Je suis un homme positif et sobre ; je mène une vie cohérente, posée, en sorte que je puis m’offrir en exemple à beaucoup. Il ne me manque qu’une chose : un foyer et une compagne dans mon existence. Je passe ma vie comme un Hongrois nomade, allant d’un endroit à un autre, sans aucune satisfaction et n’ai personne à qui me conseiller. Si je suis malade, personne pour me donner un verre d’eau ou le reste. De plus, dans la société, Lioubov Grigôriévna, un homme marié a toujours plus de poids qu’un célibataire… J’appartiens à la classe instruite, et possède un capital, mais si on me regarde de ce point de vue-là, que suis-je ? Un solitaire, quelque chose comme un prêtre polonais. Aussi désirerais-je extrêmement me lier par les liens de l’igoumêne[26], autrement dit me marier légitimement avec une personne comme il faut.
– Bonne idée ! soupira la marieuse.
– Je n’ai pas de parenté et ne connais personne en cette ville ; où aller et à qui m’adresser si tout le monde y est pour moi dans l’inconnu ? Voilà pourquoi Sémione Ivânovitch m’a conseillé de m’adresser à une personne spécialiste en cette partie et faisant, par profession, le bonheur des gens. Aussi vous prié-je de la façon la plus persuasive, Lioubov Grigôriévna, de me prêter votre aide pour organiser mon sort. Vous connaissez en ville toutes les personnes à marier et il vous est facile de m’arranger ça.
– On le peut…
– Servez-vous donc, je vous en prie humblement…
La marieuse, d’un geste habituel, porta le verre à sa bouche, et but sans sourciller.
– On le peut, répéta-t-elle. Et quel genre de femme désirez-vous, Nicolaï Nicolâïtch ?
– Moi, madame ? Celle que le sort m’enverra.
– Bien sûr, c’est affaire de sort ; mais chacun a son goût : l’un aime les brunes, l’autre les blondes.
– Voyez-vous, Lioubov Grigôriévna, dit Stytchkine en soupirant gravement, je suis un homme positif et qui a du caractère. Pour moi, la beauté, et, en général, l’apparence, ont un rôle secondaire, parce que, vous le savez, ce n’est pas la beauté qui fait le bonheur ; et, avec une jolie femme, on a beaucoup de soucis. Je suppose que, dans la femme, le principal n’est pas ce qu’on voit, mais ce qui est en dedans, autrement dit qu’elle ait de l’âme et toutes les qualités. Servez-vous, je vous en prie, humblement !… Naturellement, il est très agréable qu’une femme soit grassouillette, mais pour le bonheur mutuel, ce n’est pas là une chose si importante : le principal, c’est l’esprit. À proprement parler, la femme n’a même pas besoin d’esprit parce que, si elle en a, elle a une grande opinion d’elle-même et se forge de l’idéal ; à l’heure actuelle on ne peut pas se passer d’instruction, c’est certain ; mais il y a différentes sortes d’instruction. Il est agréable que votre femme sache le français et l’allemand ; diverses langues, c’est très agréable. Mais à quoi cela lui sert-il si elle ne sait pas, supposons, vous coudre un bouton ? J’appartiens à la classe instruite ; je suis avec le prince Kanitéline[27], je puis le dire, comme avec vous maintenant ; mais j’ai le caractère simple : j’ai besoin d’une jeune fille simple. Le principal est qu’elle m’estime et sente que j’ai fait son bonheur.
– Ça se comprend.
– Alors, venons maintenant au côté substantiel… Je n’ai pas besoin d’une femme riche… Je ne commettrai pas la bassesse de me marier pour de l’argent ; je ne veux pas manger le pain de ma femme, mais je veux que ce soit elle qui mange le mien, et qu’elle le sente. Mais il ne me faut pas non plus une femme pauvre. Bien qu’ayant des moyens et ne me mariant pas par intérêt, mais par amour, je ne veux pourtant pas une pauvre, parce que, vous le savez vous-même, tout a augmenté, et il y aura des enfants.
– On peut trouver même une personne avec une dot, dit la marieuse.
– Servez-vous, je vous en prie humblement…
Cinq minutes, ils se turent. La marieuse soupira, regarda du coin de l’œil le conducteur-chef, et demanda :
– Eh bien, écoute, mon petit… tu ne demandes pas, je le vois, une femme de célibataire. J’ai de la bonne marchandise. L’une est Française, l’autre Grecque. Elles valent un bon prix.
Le conducteur réfléchit et dit :
– Non, je vous remercie. Voyant en vous une si bonne disposition à mon égard, permettez-moi de vous demander maintenant combien vous prendrez pour vos dérangements au sujet de cette fiancée ?
– Il ne me faut pas beaucoup. Si vous me donnez vingt-cinq roubles et l’étoffe pour une robe, comme ça se fait, je vous en remercierai… Mais s’il y a une dot, ce sera un autre compte.
Stytchkine croisa les bras et se mit à réfléchir en silence ; ensuite il soupira et dit :
– C’est cher…
– Pas du tout cher, Nicolaï Nicolâïtch ! Autrefois quand il y avait beaucoup de mariages, on prenait meilleur marché ; mais, par le temps qui court, quels profits fait-on ? Si l’on gagne cinquante roubles dans les mois gras, il n’y a qu’à louer Dieu ! Et encore, petit père, ce n’est pas avec le mariage que l’on gagne.
Stytchkine, étonné, regarda la marieuse et leva les épaules :
– Hum !… mais cinquante roubles, fit-il, est-ce que c’est peu ?
– Bien sûr, c’est peu ! Dans le temps passé nous gagnions, parfois, plus de cent roubles.
– Hum !… Je ne m’attendais pas du tout qu’avec de pareilles affaires on pût gagner pareille somme ! Cinquante roubles ! Tout homme n’en reçoit pas autant ! Servez-vous, je vous en prie humblement…
La marieuse but sans sourciller. Stytchkine, en silence, la considéra de la tête aux pieds, et dit :
– Cinquante roubles… ça fait, par conséquent, six cents roubles par an… Servez-vous, je vous en prie humblement… Avec de pareils dividendes, savez-vous, Lioubov Grigôriévna, qu’il n’est pas difficile de trouver un parti…
– Moi, voulez-vous dire ?… fit la marieuse en riant. Je suis vieille.
– Pas du tout, madame… Et vous avez une si belle complexion, et la figure si pleine, si blanche, et tout le reste…
La marieuse fut gênée ; Stytchkine, qui le fut aussi, s’assit près d’elle.
– Vous pouvez très bien plaire encore, dit-il. S’il vous tombe un mari sérieux, positif, économe, vous pouvez, avec ses appointements et vos gains, lui plaire beaucoup, et vous vivrez cœur à cœur…
– Dieu sait ce que vous dites, Nicolaï Nicolâïtch…
– Quoi donc ! Qu’est-ce que je dis ?…
Un silence. Stytchkine se mit à se moucher bruyamment, et la marieuse devint toute rouge. Elle le regarda confuse et demanda :
– Et vous, combien gagnez-vous, Nicolaï Nicolâïtch ?
– Moi ? soixante-quinze roubles, sans compter les gratifications ; de plus, il y a le profit sur les bougies et les lièvres.
– Vous chassez donc ?
– Non. Chez nous on appelle lièvres les voyageurs sans billets.
Une minute s’écoula encore dans le silence ; Stytchkine se leva, et, agité, se mit à marcher dans la chambre.
– Je n’ai pas besoin d’une femme jeune, dit-il, je suis un homme mûr : j’ai besoin d’une femme… dans votre genre… sérieuse et posée… et d’une complexion dans le genre de la vôtre…
– Dieu sait ce que vous dites… s’écria la marieuse, se mettant à rire et cachant dans son mouchoir sa figure écarlate.
– Qu’y a-t-il à chercher plus loin ? Vous êtes selon mon cœur, et vos qualités me conviennent. Je suis un homme sérieux, posé, sobre, et je vous plais… Alors quoi de mieux ? Permettez-moi de vous faire ma demande !
La marieuse, les larmes aux yeux, se mit à rire, et, en signe d’acceptation, trinqua avec Stytchkine.
– Alors, dit l’heureux conducteur-chef, permettez-moi de vous expliquer maintenant quelle conduite je désire de vous, et quel genre de vie… Je suis un homme sévère, positif, posé ; je comprends tout de noble façon et je désire que ma femme soit sévère aussi, et comprenne que je suis pour elle un bienfaiteur et le premier des hommes.
Stytchkine s’assit et, soupirant profondément, se mit à décrire à sa fiancée ses vues sur la vie de famille et les devoirs de la femme.
1887.
Les yeux fatigués et à demi clos, assise dans sa chambre, la veille du jour de l’an, Nelly, la jeune et jolie fille d’un général retiré à la campagne qui rêve jour et nuit au mariage, se regarde dans son miroir. Elle est pâle, nerveuse, et immobile comme le miroir[28].
La fausse perspective, formée entre les quatre murs, semblable à un étroit couloir sans fin, le nombre incalculable des bougies, le reflet de son visage, de ses mains et du cadre du miroir, tout s’est depuis longtemps fondu en un brouillard, pareil à une mer grise, infinie, qui ondule, miroite, et parfois s’allume comme un incendie…
En examinant les yeux immobiles et la bouche ouverte de la jeune fille, il est malaisé de comprendre si elle dort ou veille ; mais, cependant, elle voit.
Elle ne voit d’abord que le sourire et la douce expression, pleine de charme, des yeux de quelqu’un ; puis, sur la grisaille mouvante, se dessinent les contours d’une tête, d’un visage, de sourcils et d’une barbe : c’est lui, le fiancé, l’objet de longues rêveries et d’espoirs.
Le fiancé, pour Nelly, est tout : sens de la vie, bonheur personnel, avenir, destinée… En dehors de lui, c’est, comme sur un fond gris, l’obscurité, le vide, le non-sens. Il n’est donc pas surprenant qu’en voyant devant elle une jolie tête qui sourit tendrement, Nelly ressente les délices, l’hallucination indiciblement douce, que ne peuvent exprimer ni la voix ni la plume. Elle entend ensuite sa voix, se voit vivre avec lui sous un même toit, voit sa vie mêlée graduellement à la sienne. Sur le fond gris, des mois, des années passent, et Nelly voit nettement son avenir dans tous ses détails.
Sur le fond gris, des tableaux défilent l’un après l’autre. Nelly se voit, par une froide nuit d’hiver, frappant chez le médecin du district, Stépane Loukîtch. Derrière la porte, un vieux chien enroué aboie paresseusement. Les fenêtres sont noires. Alentour, le calme profond.
– Au nom du ciel, au nom du ciel ! murmure Nelly.
Enfin le portillon crie et Nelly voit devant elle la cuisinière du docteur.
– Le docteur y est-il ?
– Il dort… chuchote dans sa manche la cuisinière, comme craignant de réveiller son maître. Il ne vient que de rentrer de l’épidémie. Il a défendu de le réveiller.
Mais Nelly n’écoute pas la bonne. L’écartant de la main, elle s’élance comme une folle dans l’appartement. Après avoir parcouru quelques pièces, renversé deux ou trois chaises, elle aboutit enfin à la chambre du docteur.
Stépane Loukîtch est étendu sur son lit tout habillé, sa redingote jetée sur lui. Il souffle sur sa main en avançant les lèvres. Près de lui vacille faiblement une veilleuse. Nelly, sans dire mot, s’assied sur une chaise et se met à pleurer. Elle pleure amèrement, toute tremblante.
– Mon… mon mari est malade ! articule-t-elle enfin.
Le docteur se tait. Il se soulève lentement, se soutient la tête du poing et regarde sa visiteuse avec des yeux ensommeillés, fixes.
– Mon mari est malade, reprend Nelly, retenant ses sanglots. Au nom du ciel, venez !… Vite, le plus vite possible !
– Hein ?… mugit le docteur, soufflant sur sa main.
– Venez ! À l’instant ! Autrement… autrement… c’est effrayant à dire… Au nom du ciel !
Et Nelly, pâle, exténuée, avalant ses larmes, essoufflée, se met à raconter la maladie soudaine de son mari et son inexprimable peur… Son affliction toucherait une pierre, mais le docteur la regarde sans bouger et continue à souffler sur sa paume.
– Demain, marmotte-t-il, j’irai.
– Impossible ! s’écrie Nelly effrayée. Mon mari, je le sais, a le typhus. Venez tout de suite ! On a besoin de vous à l’instant !
– Je… je ne viens que d’arriver… balbutie le docteur. Je viens de passer trois jours à l’épidémie. Je suis exténué, malade moi-même… Je ne peux absolument pas ! Absolument pas ! J’ai… j’ai pris moi-même le mal… Voilà !
Et le docteur pousse sous les yeux de Nelly un thermomètre à maxima.
– J’ai près de quarante… Je ne peux absolument pas ! Je… je ne peux pas même rester assis… Excusez-moi, je me couche…
Le docteur s’étend.
– Mais je vous en prie, docteur ! gémit Nelly au désespoir. Je vous en supplie ! Aidez-moi, au nom du ciel ! Rassemblez toutes vos forces et partons… Vous serez payé, docteur…
– Mon Dieu… mais je vous ai déjà dit… Ah !
Nelly se lève vite et marche nerveusement dans la chambre… Elle veut expliquer au docteur… le persuader… Elle pense que si le docteur savait combien son mari lui est cher, il oublierait fatigue et maladie. Mais où trouver l’éloquence ?
– Allez chez le médecin du zemstvo… lui dit Stépane Loukîtch.
– Impossible !… Il habite à vingt-cinq verstes d’ici et le temps presse. Et mes chevaux ne feront pas la route. De chez nous ici, il y a quarante verstes, et jusqu’à l’autre médecin presque autant… Non, c’est impossible ! Venez, Stépane Loukîtch ! Je vous demande un prodige. Allons, faites-le ! Ayez pitié !
– C’est on ne sait quoi !… On a la fièvre… la tête lourde… et elle ne comprend pas !… Je ne puis pas ! Laissez-moi !
– Mais vous devez venir ! Vous ne pouvez pas ne pas venir ! C’est de l’égoïsme ! L’homme doit sacrifier sa vie pour son prochain, et vous… vous refusez de venir !… Je porterai plainte au tribunal !
Nelly sent qu’elle dit des choses injurieuses et injustes, mais, pour sauver son mari, elle est prête à oublier la logique, le tact et la compassion… En réponse à la menace, le docteur boit avidement un verre d’eau froide… Nelly recommence à le supplier, à faire appel à la pitié, comme la dernière des mendiantes… Le docteur se rend enfin… Il se lève lentement, souffle, gémit et cherche sa redingote.
– Voici votre redingote ! dit Nelly, l’aidant. Permettez-moi de vous aider à la prendre… Voilà qui est fait… Venez… Je vous paierai… Toute ma vie, je vous serai reconnaissante…
Mais quel tourment !… Le docteur, après avoir pris sa redingote, se recouche… Nelly le soulève et l’entraîne dans l’antichambre… Là recommence un long et douloureux manège avec les caoutchoucs, la pelisse…
Voilà enfin Nelly en voiture et, près d’elle, le docteur… Il ne reste plus qu’à franchir quarante verstes et son mari aura du secours… L’obscurité pèse sur la terre. On n’y voit goutte… Un vent d’hiver, glacial, souffle… Les roues passent sur des mottes gelées. Le cocher s’arrête à tout instant, se demandant quel chemin il faut suivre.
Nelly et le docteur se taisent pendant toute la route… Ils sont atrocement cahotés, mais ne sentent ni froid, ni cahots…
– Fouaille ! fouaille !… demande au cocher Nelly, suppliante.
Vers cinq heures du matin, les chevaux, harassés, entrent dans la cour. Nelly voit le portail familier, le puits à grue, la longue rangée des écuries et des hangars… Elle est enfin chez elle.
– Attendez… dit-elle à Stépane Loukîtch en le faisant asseoir sur le divan dans la salle à manger. Soufflez un peu, je vais voir comment il se trouve.
Revenue une minute après de chez son mari, elle voit le docteur étendu. Couché sur le divan, il marmotte quelque chose.
– Venez, docteur, je vous prie… Docteur !
– Hein ?… répond le docteur. Demandez à Dômna…
– Quoi ?
– On a dit à l’assemblée… Vlâssov a dit. De quoi s’agit-il ? Quoi ?…
Et Nelly voit, à son grand effroi, que le docteur a le même délire que son mari. Que faire ?
« Aller chez le médecin du zemstvo ! » décide-t-elle.
Et c’est à nouveau l’obscurité, le vent glacial, cinglant, les mottes gelées. Elle souffre de corps et d’âme, et pour compenser ces souffrances, la nature qui nous trompe ne dispose d’aucun moyen, d’aucune illusion. Mieux vaut mille fois, semble-t-il à Nelly, rester vieille fille que de revivre une nuit pareille.
Sur le fond gris elle voit ensuite son mari chercher chaque printemps de l’argent, pour payer des intérêts à la banque où son bien est hypothéqué. Il n’en dort pas, ni elle non plus, et tous deux, jusqu’à s’en fatiguer la cervelle, pensent à éviter la visite de l’huissier.
Elle voit ses enfants. C’est la crainte continuelle des rhumes, de la scarlatine, de la diphtérie, des mauvaises notes, de la séparation… Sur cinq ou six enfants, il en mourra assurément un…
Le fond gris, on le conçoit, n’est pas exempt de morts. La femme et le mari ne peuvent pas mourir simultanément. L’un ou l’autre doit assister aux phases de l’enterrement de l’autre. Et Nelly voit mourir son mari…
Cet horrible malheur se représente à elle dans tous ses détails. Elle voit le cercueil, les cierges, le sacristain et même les traces que les croque-morts ont laissées dans l’antichambre.
– Pourquoi ? pourquoi cela ? se demande-t-elle en considérant le visage de son mari mort.
Et tout le déroulement de sa vie avec son mari ne lui semble que la préface stupide et vaine de cette mort.
Quelque chose glisse des mains de Nelly et cogne le parquet. Elle tressaille, sursaute, ouvre largement les yeux. Elle voit l’un des miroirs à ses pieds ; l’autre est toujours sur la table. Elle se regarde dans ce miroir et voit sa figure pâle, en larmes. Il n’y a plus de fond gris…
« Il me semble que j’ai dormi… » pense-t-elle en soupirant doucement.
1885.
Le garçon d’honneur, essoufflé, en chapeau haut de forme et gants blancs, quitte son pardessus dans l’antichambre, et, avec l’air de vouloir communiquer quelque chose d’effrayant, entre précipitamment dans le salon.
– Le marié – déclare-t-il, la respiration coupée – est déjà à l’église !
Le silence se fait. Tout le monde devient subitement triste.
Le père de la mariée, lieutenant-colonel en retraite, la figure maigre et tirée, se rendant compte sans doute que sa silhouette militaire écourtée, en culotte de cheval, est insuffisamment solennelle, gonfle gravement les joues et se redresse. Il saisit l’icône sur le guéridon tandis que sa femme, petite vieille à bonnet de tulle, à larges rubans, prend le pain et le sel et se place à côté de lui. La bénédiction commence.
Silencieuse comme une ombre, la mariée, Lioûbotchka, se laisse choir à genoux devant son père, et son voile flotte et s’accroche aux fleurs d’oranger naturelles, cousues à sa robe. Quelques épingles glissent de sa coiffure. S’inclinant devant l’Image et embrassant son père qui gonfle encore plus les joues, elle se laisse tomber également aux genoux de sa mère. Son voile s’accroche à nouveau, et deux demoiselles, émotionnées, accourent à elle, tirent, arrangent, mettent des épingles… Le silence. Nul ne bouge. Seuls les garçons d’honneur, tels des bricoliers impatients, piétinent sur place, comme s’ils attendaient qu’on leur permette de s’élancer.
On entend un murmure inquiet :
– Qui portera l’icône ? Spîra, où es-tu ? Spîra !
– Tout de site ! répond de l’antichambre une voix d’enfant.
– Dieu soit avec vous, Dâria Danîlovna ! dit quelqu’un, consolant à mi-voix la vieille mère qui sanglote sur l’épaule de sa fille. Est-ce que l’on peut pleurer ainsi ? Que le Christ soit avec vous ! Il faut se réjouir, ma chère, et non pleurer.
La bénédiction prend fin. Lioûbotchka pâle, solennelle, l’air grave, embrasse ses amies ; puis tout le monde avec bruit, se bousculant, se précipite dans l’antichambre.
Les garçons d’honneur, criant sans aucun besoin : « Pardon ! »[29] aident la mariée à revêtir son manteau.
– Lioûbotchka, gémit la vieille mère, laisse-moi te regarder une dernière fois !
– Ah ! Dâria Danîlovna, soupire quelqu’un avec reproche, il faut se réjouir, et Dieu sait à quoi vous pensez !…
– Spîra, où es-tu ? Spîra ? Quel ennui, cet enfant !… Passe en avant.
– Tout de site !
L’un des garçons d’honneur prend la traîne de la mariée, et le cortège commence à descendre ; les femmes de chambre et les bonnes de la maison se penchent à tous les étages à la rampe et s’effacent aux portes. Elles mangent des yeux la mariée. On entend leurs murmures approbateurs. Aux derniers rangs retentissent des voix inquiètes ; quelqu’un a oublié quelque chose : on ne sait où est le bouquet de la mariée. Des dames poussent des petits cris, suppliant de ne pas faire on ne sait quoi parce que c’est un mauvais présage.
À la porte de la rue attendent, depuis longtemps, la voiture et des calèches. Les chevaux ont, à leur crinière, des fleurs en papier. Chaque cocher a noué près de son épaule un brassard de couleur. Sur le siège de la voiture des mariés trône un énorme géant à large barbe étalée, en cafetan neuf. Ses bras, tendus en avant, poings fermés, sa tête, rejetée en arrière, ses épaules extraordinairement larges, lui donnent un aspect qui n’a rien d’humain, rien de vivant ; il est comme pétrifié…
– Oooo ! dit-il d’une toute petite voix, et, tout de suite après, il ajoute d’une grosse voix de basse : Tiens-toi ! (On croirait qu’il y a deux voix dans son large gosier.) Oooo !… Tiens-toi !
La rue, des deux côtés est pleine de monde.
– Avancez la voiture ! crient les garçons d’honneur bien qu’il n’y ait rien à avancer : la voiture est là depuis longtemps.
Spîra avec l’icône, la mariée et deux de ses amies montent ; la portière claque et la rue s’emplit du fracas des roues.
– La calèche des garçons d’honneur, avancez ! Les garçons d’honneur sautent dans la calèche, et, lorsqu’elle part, ils se lèvent, et, se tortillant comme s’ils avaient des convulsions, mettent leurs pardessus. On fait avancer les autres calèches.
On entend des voix :
– Sôphia Dénîssovna, montez ! Veuillez monter vous aussi, Nicolaï Mirônovitch ! Oooo !… Ne vous inquiétez pas, mademoiselle ; il y aura de la place pour tout le monde ! Attention !…
– Tu entends, Nakare ? crie au cocher le père de la mariée. Ne rentrez pas par le même chemin. Ça porte malheur !
Les équipages tonnent sur le pavé ; du bruit, des cris… Enfin tout le monde est parti ; le calme se rétablit. Le père de la mariée rentre à la maison. Les domestiques, dans la salle, rangent la table. Dans la sombre pièce voisine, que tout le monde appelle « la chambre de passage », les musiciens se mouchent. Partout ce n’est qu’affairement, tohu-bohu, mais il semble au père que la maison soit vide. La musique militaire grouille dans la petite chambre sombre et n’arrive pas à se caser avec ses grands pupitres et ses instruments. Elle ne vient que d’arriver, et déjà l’air de la « chambre de passage » est sensiblement plus dense. Il n’est pas possible d’y respirer. Debout devant son pupitre, le chef de musique, Ôssipov, dont la vieillesse a rendu les moustaches et les favoris pareils à de l’étoupe, regarde d’un air furieux les partitions.
– Toi, Ôssipov, lui dit le lieutenant-colonel, tu es inusable ! Combien y a-t-il d’années que je te connais ? Il y a bien déjà vingt ans…
– Plus, Votre Noblesse. J’ai joué à votre mariage, si vous daignez vous en souvenir !
– Oui, oui, soupire le lieutenant-colonel songeur. C’en est une histoire, mon vieux !… J’ai marié, Dieu merci, mes fils ; je marie maintenant ma fille, et nous resterons seuls, ma vieille et moi… Nous n’avons plus d’enfants ! Nous en serons entièrement débarrassés.
– Qui sait, Iéfime Pétrôvitch, Dieu, Votre Noblesse, vous en donnera peut-être encore…
Le colonel regarde Ôssipov avec surprise et pouffe dans son poing.
– Encore ! fait-il… Comment dis-tu ? Dieu nous donnera encore des enfants !… À moi ?…
Il s’étrangle de rire et les larmes lui montent aux yeux. Les musiciens rient aussi, par politesse. Iéfime Pétrôvitch cherche des yeux sa femme pour lui raconter ce qu’a dit Ossipov, mais la voilà qui accourt elle-même vers lui, fâchée, éplorée.
– À quoi penses-tu, Iéfime Pétrôvitch ! dit-elle en levant les bras. Nous ne faisons que chercher le rhum à n’en plus pouvoir, et tu restes ici ! Où est le rhum ? Nicolaï Mirônitch ne peut s’en passer, et tu ne t’en préoccupes guère ! Va demander à Ignâte où il a mis le rhum ?
Le lieutenant-colonel se rend au sous-sol, à la cuisine. Dans l’escalier de service se pressent des femmes, des domestiques. Une ordonnance, son uniforme jeté sur une épaule, un genou appuyé sur une marche, tourne une sorbetière. La sueur coule de son visage cramoisi. Parmi des nuages de fumée, dans la cuisine sombre et étroite, des cuisiniers, tous loués à un cercle, sont à l’œuvre. L’un vide un chapon, un autre fait des étoiles de carottes, un troisième, rouge comme de l’andrinople, pousse dans le four une tôle. Les couteaux hachent, la vaisselle tinte, le beurre grésille. Arrivé dans cet enfer, Iéfime Pétrôvitch oublie ce que sa femme lui a recommandé.
– N’êtes-vous pas à l’étroit, ici, les amis ? demande-t-il.
– Peu importe, Iéfime Pétrôvitch ! À l’étroit, mais sans désarroi[30]. Ne vous inquiétez pas…
– Faites pour le mieux, les amis.
Dans un coin se redresse la haute taille du maître d’hôtel du cercle, Ignâte :
– Ne vous inquiétez pas, Iéfime Pétrôvitch ! Tout ira pour le mieux. Que devons-nous mettre dans les glaces, du rhum, du haut-sauternes, ou rien du tout ?
Remonté de la cuisine, Iéfime Pétrôvitch erre longtemps dans l’appartement, puis s’arrête à la porte de la « chambre de passage », et reprend la conversation avec Ôssipov.
– Voilà, frère… Nous restons comme des orphelins. Tant que leur maison ne sera pas sèche, les nouveaux mariés habiteront avec nous, et ensuite, adieu ! Ce sera comme si on ne les avait pas vus…
Les deux hommes soupirent… Les musiciens, par politesse, soupirent aussi, et l’air en devient encore plus dense.
– Oui, frère, continue mollement Iéfime Pétrôvitch, nous n’avions qu’une fille et nous la donnons. Le marié est instruit, il parle français… seulement il boit. Mais qui ne boit pas aujourd’hui ? Tout le monde boit.
– Ça ne fait rien qu’il boive, Iéfime Pétrôvitch, dit Ôssipov. La principale dignité est de faire son devoir. Et pour ce qui est de boire, supposons, pourquoi ne pas boire ? On peut boire.
– Naturellement, on le peut. On entend des sanglots.
– Est-ce qu’il peut sentir ce que nous faisons ? dit plaintivement Dâria Danîlovna à une vieille. Nous lui avons aligné, ma bonne amie, dix mille roubles argent comptant. Nous avons mis la maison au nom de Lioûbotchka et neuf cents arpents de terre… C’est facile à dire ! Mais est-il capable de sentir quelque chose ? Les gens d’à présent ne sentent plus rien !
Les fruits sont déjà sur la table. Des flûtes sont étroitement serrées sur deux plateaux, des serviettes enveloppent les bouteilles de champagne. Les samovars chantent dans la salle à manger. Un garçon à favoris, les moustaches rasées, inscrit sur une feuille de papier les noms des personnes dont on portera la santé au souper. Il les lit comme s’il les apprenait par cœur. On chasse des chambres un chien inconnu qui s’y est faufilé. Nerveuse attente… Mais voilà que s’entendent des voix inquiètes :
– Les voici ! les voici !… Iéfime Pétrôvitch, les voici !
La vieille mère, abattue, avec une expression d’extrême désarroi, prend le pain et le sel ; le père gonfle les joues, et, tous deux ensemble se pressent vers l’antichambre. Les musiciens, en hâte, accordent en sourdine leurs instruments. Le bruit des voitures arrive de la rue. Derechef, un chien s’est introduit dans la maison. On le chasse. Il geint… Encore une minute d’attente, et bruyamment, sauvagement éclate, dans la chambre de passage, une marche assourdissante, enragée, folle. L’air résonne d’exclamations, de baisers ; des bouchons partent ; les domestiques ont des airs graves…
Lioûbotchka et son mari – un monsieur sérieux à lunettes d’or – sont ahuris. L’assourdissante musique, l’éclatante lumière, l’attention générale, une masse de figures inconnues les accablent. Ils regardent stupidement de tous côtés, ne voyant et ne comprenant rien.
On boit du champagne et du thé. Tout se passe avec convenance et sérieux. Les innombrables parents, d’extraordinaires grands-pères et grand’mères, que personne auparavant n’avait jamais vus, le clergé, des militaires en retraite, à nuque plate, les remplaçants des parents pour la cérémonie, les parrains et marraines debout près de la table boivent du thé à petites gorgées en parlant de la Bulgarie. Les demoiselles, telles des mouches, se collent aux murs, et les garçons d’honneur, eux-mêmes, ayant perdu leur air agité, se tiennent cois près de la porte.
Mais il se passe une heure, deux heures, et voilà que toute la maison vibre de musique et de danses. Derechef, les garçons d’honneur ont l’air d’avoir rompu leurs chaînes. Dans la salle à manger, où le buffet est dressé en formidable fer à cheval, se groupent les vieilles gens et la jeunesse qui ne danse pas. Le colonel, qui a déjà bu cinq petits verres de vin, a les paupières battantes, claque des doigts et étouffe de rire. Il lui est venu l’idée qu’il serait bien de marier les garçons d’honneur, et cela lui plaît, lui semble spirituel, original ; il est heureux, – si heureux qu’il ne peut l’exprimer, et ne fait que rire… Sa femme, qui depuis le matin n’a rien mangé, et que le champagne a grisée, sourit béatement, en disant à chacun :
– On ne peut pas, messieurs, on ne peut pas aller dans la chambre à coucher ! C’est indélicat ; n’y allez pas voir !
Ce qui signifie : Daignez aller voir la chambre à coucher !
Tout son orgueil maternel et tous ses talents se sont concentrés dans cette chambre. Et il y a de quoi être fière ! Au milieu de la chambre se trouvent deux lits à haute literie. Les taies d’oreiller sont en dentelles, les courtepointes en soie, brodées d’initiales savantes et indéchiffrables. Sur le lit de Lioûbotchka est posé un bonnet à rubans roses ; sur celui de son mari, une robe de chambre, couleur souris, à glands bleus. Chacun des invités, ayant examiné le lit, considère comme son devoir de cligner de l’œil significativement et de dire : « Hu-hum ! » Et la vieille, radieuse, chuchote :
– La chambre, mon cher, a coûté trois cents roubles. Est-ce rien ? Allons, sortez. Les hommes ne doivent pas entrer ici.
Vers trois heures du matin, on sert le souper. Le garçon à favoris porte les toasts et la musique joue une marche. Iéfime Pétrôvitch finit de se griser, et ne reconnaît plus personne. Il lui semble qu’il n’est pas chez lui, mais en visite, et qu’on l’a insulté. Il prend son pardessus et son bonnet dans l’antichambre, cherche ses caoutchoucs, et crie, d’une voix rauque :
– Je ne veux plus rester ici ! Vous êtes tous des misérables ! des gredins ! Je vous ferai voir qui vous êtes !
Sa femme, à ses côtés, lui dit :
– Calme-toi, âme de païen ! Calme-toi, hérode, idole, ma punition !
1887.
Peu après avoir surpris sa femme en flagrant délit, Fiôdor Fiôdorovitch Sigâiév choisissait, au magasin d’armes, Schmooks and C°, un revolver à sa convenance. Sa figure reflétait le courroux et une résolution inébranlable.
« Je sais ce que j’ai à faire… pensait-il. Les principes bafoués, l’honneur traîné dans la boue, le vice triomphant, je dois en qualité d’honnête homme, et à titre civique, m’ériger en vengeur. Je vais la tuer, son amant ensuite, et puis moi… »
Sans avoir encore choisi le revolver ni tué personne, son imagination lui représentait trois cadavres ensanglantés, des crânes fracassés, de la cervelle répandue, du brouhaha, une foule de badauds, l’autopsie… Il se figurait, avec une mauvaise joie d’homme outragé, la terreur des parents et du public, l’agonie de la traîtresse, et il lisait déjà en esprit des articles sur la dissolution de la famille.
Le commis armurier – un petit homme alerte, l’air français, bedonnant, avec un gilet blanc – étalait des revolvers devant lui, et, avec un sourire respectueux, rassemblant militairement ses petites jambes, disait :
– Je vous conseillerais, monsieur, de prendre ce beau revolver, système Smith et Vaysson. C’est le dernier mot de la science des armes à feu : trois coups, extracteur, porte à six cents pas, percussion centrale. J’attire, monsieur, votre attention sur le fini du travail. C’est le système le plus en vogue, monsieur… Nous en vendons une dizaine par jour contre les malfaiteurs, les loups et les amants. Tir très sûr, très puissant, arme à grande portée, tuant de plein fouet la femme et l’amant. Pour le suicide, monsieur, je ne connais pas de meilleur système…
Le vendeur relevait et abaissait le chien, soufflait sur le canon, visait et faisait mine d’étouffer d’enthousiasme. On pouvait croire, voyant son visage ravi, qu’il se serait volontiers envoyé une balle dans la tête s’il eût possédé une arme d’un aussi bon modèle que celui-ci.
– Le prix ? demanda Sigâiév.
– Quarante-cinq roubles, monsieur.
– Hum… c’est cher pour moi !
– En ce cas, monsieur, je vous proposerai un autre modèle, meilleur marché. Prenez la peine d’examiner. Nous avons un énorme choix à tous les prix… Par exemple, ce revolver, de système Lefaucheux, ne coûte que dix-huit roubles, mais (le commis fit une moue dédaigneuse), mais, monsieur, ce système a vieilli. Seuls l’achètent les prolétaires intellectuels et les personnes nerveuses. Se tuer ou tuer sa femme avec un Lefaucheux est, maintenant, mal porté ! Le bon ton n’admet que le Smith et Vaysson.
– Je n’ai besoin, dit mensongèrement Sigâiév, d’une voix sombre, ni de me tuer, ni de tuer. Je n’achète une arme que pour la campagne… pour faire peur aux voleurs…
– Nous n’avons pas à savoir dans quel but vous achetez, dit le commis avec un sourire, baissant modestement les yeux. Si nous avions, monsieur, à chercher les raisons dans chaque cas, il nous faudrait fermer boutique. Pour effrayer les voleurs, un Lefaucheux ne vaut rien, parce que la détonation de cette arme est faible et sourde, mais je vous proposerais un pistolet ordinaire à capsules Mortimer, le modèle dit de duel…
« Si je le provoquais en duel !… pensa Sigâiév. Ce serait lui faire trop d’honneur… Des animaux pareils, on les abat comme des chiens… »
Le vendeur, se tournant gracieusement et piétinant sur place avec ses petites jambes, plaça devant lui, sans cesser de sourire et de parler un tas de revolvers. Les Smith et Vaysson semblaient les plus attrayants et les plus impressionnants. Sigâiév prit en mains un revolver de ce système, s’y arrêta stupidement, plongé dans ses réflexions.
Son imagination lui dépeignait comment il fracasserait les crânes, comment le sang coulerait à flots sur le tapis et le parquet, comment la traîtresse, expirante, gigoterait. Mais cela ne suffisait pas à son âme indignée. Les tableaux sanglants, les cris et l’horreur ne le satisfaisaient pas. Il fallait trouver quelque chose de plus atroce.
« Voilà, songea-t-il, je le tuerai et moi ensuite, et la laisserai vivre. Qu’elle se consume de remords et baigne dans le mépris de ceux qui l’entoureront… Ce sera, pour une nature aussi nerveuse, beaucoup plus torturant que la mort…
Et Sigâiév se représente son enterrement. Outragé, il repose dans le cercueil, avec un doux sourire aux lèvres, tandis que, pâle, rongé de remords, l’infidèle suit, pareille à Niobé, et ne sait où se fourrer, en raison des regards exterminateurs et méprisants que la foule indignée jette sur elle…
– Je vois, monsieur, dit l’armurier, interrompant les rêveries de Sigâiév, que le Smith et Vaysson vous plaît. S’il vous semble trop cher, qu’à cela ne tienne, je vous rabattrai cinq roubles… Du reste, nous avons encore d’autres systèmes à meilleur marché.
Le petit bonhomme à mine française se retourna gracieusement, et, atteignit sur un rayon une douzaine d’autres étuis avec des revolvers.
– En voilà de trente roubles, monsieur. Ce n’est pas cher, étant donné notre change horriblement bas et les frais de douane qui augmentent à toute heure. Monsieur, je suis conservateur, je le jure ; mais je commence à grogner. Songez-y, le change et la douane font que, seuls, les riches peuvent acheter de belles armes ! Pour les pauvres, il ne reste que des armes de Toûla, et des allumettes au soufre. Et les armes de Toûla, c’est une vraie malédiction. En tirant sur sa femme avec un revolver de Toûla, on se traverse l’omoplate…
Sigâiév ressentit tout à coup du dépit et du regret d’être mort et de ne pas voir les souffrances de la traîtresse. La vengeance n’est douce que lorsqu’il est possible d’en considérer et d’en goûter les fruits. Quel intérêt y a-t-il à être dans son cercueil et à ne se rendre compte de rien !
« Ne vaut-il pas mieux agir ainsi ? songea-t-il. La tuer, aller à son enterrement, regarder et me tuer ensuite… Mais on m’arrêtera avant l’enterrement et on me désarmera… Il faut donc s’y prendre ainsi : le tuer ; elle reste vivante ; et moi… je ne me tue pas jusqu’à nouvel ordre et me laisse arrêter. J’aurai toujours le temps de me tuer. La prison a cela de bon que, au cours de l’enquête, j’aurai la possibilité de révéler devant la justice et la société toute la bassesse de sa conduite. Si je me tue – avec le mensonge et l’effronterie qui la caractérisent – elle m’accusera de tout, et la société légitimera son acte, et, peut-être, se moquera-t-elle de moi. Si je reste vivant, je… »
Une minute après, il pensait :
« Oui, si je me tue, on m’accusera sans doute, et l’on me soupçonnera de sentiments bas… D’ailleurs, premièrement, pourquoi me tuer… En second lieu, se tuer c’est avoir peur. Donc, je le tue, je la laisse vivre, et je passe en jugement. On me jugera et elle comparaîtra comme témoin… Je m’imagine sa confusion, sa honte, quand mon défenseur la questionnera ! Les sympathies du tribunal, du public et de la presse seront certainement de mon côté… »
Il réfléchissait, et le vendeur étalait des marchandises devant lui, considérant comme son devoir d’occuper l’acheteur.
– Voici, bavardait-il, des pistolets anglais d’un nouveau système que nous venons de recevoir. Mais, je vous préviens, monsieur, que tous ces modèles pâlissent devant ceux de Smith et Vaysson. Ces jours derniers – vous l’avez probablement lu – un officier nous acheta un revolver de ce système. Il tira sur l’amant, et que pensez-vous ? La balle traversa de plein fouet une lampe de bronze, puis le piano à queue, et, par ricochet, elle tua un chien griffon, et érafla l’épouse. L’effet est brillant et fait honneur à notre maison. L’officier est présentement arrêté. Il sera assurément condamné et ira aux travaux forcés. D’abord nos lois sont trop vieilles, ensuite, monsieur, le jugement est toujours favorable à l’amant. La raison ? Bien simple, monsieur ! Les juges, les jurés, le procureur et le défenseur vivent avec des femmes qui ne sont pas les leurs, et ils ont plus de repos s’il se trouve en Russie un mari de moins. Il serait agréable à la société que le gouvernement envoyât à Sakhaline tous les maris. Oh ! monsieur, vous ne savez pas quelle indignation soulève en moi la dépravation actuelle des mœurs ! Il est aujourd’hui reçu d’aimer les femmes des autres, comme il est reçu de fumer les cigarettes d’autrui et de lire ses livres. Chaque année, notre commerce empire, et ce n’est pas à dire qu’il y ait moins d’amants : cela veut dire que les maris acceptent leur situation, craignant le tribunal et les travaux forcés.
Le commis regarda autour de lui et chuchota :
– Et à qui la faute, monsieur ? Au gouvernement !
« Aller à Sakhaline pour un porc quelconque, songeait Sigâiév, ce n’est pas non plus raisonnable. Si je vais aux travaux forcés cela donnera à ma femme la possibilité de se remarier et de tromper son second mari. Elle triomphera… Alors ?… je la laisse vivre ; je ne me tue pas ; lui… je ne le tue pas, non plus… Il faut trouver quelque chose de plus raisonnable et de plus touchant… Je les punirai par le mépris et intenterai un scandaleux procès en divorce… »
– Voici encore, monsieur, un nouveau système, dit le vendeur, atteignant une nouvelle douzaine de revolvers. J’attire votre attention sur le mécanisme original de la fermeture…
Sigâiév, après sa décision, n’avait plus besoin de revolver, mais le commis, de plus en plus inspiré, ne cessait d’étaler devant lui la marchandise. Le mari trompé eut honte de l’avoir fait s’enthousiasmer pour rien, sourire et perdre son temps.
– Bon, murmura-t-il, en ce cas-là je reviendrai… ou j’enverrai quelqu’un.
Il ne vit pas l’expression de physionomie du vendeur, mais pour atténuer un peu la gêne qu’il causait, il sentit le besoin d’acheter quelque chose. Mais quoi ? Il regarda autour de lui, cherchant quelque chose à bon marché, et son regard s’arrêta sur un filet vert, suspendu auprès de la porte.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.
– Un filet pour la chasse aux cailles.
– Cela coûte ?
– Huit roubles, monsieur.
– Enveloppez-le-moi…
Le mari outragé paya huit roubles, prit le filet, et, se sentant encore plus outragé, sortit du magasin.
1885.
Lév Sâvvitch Toûrmanov, un indigène quelconque, ayant une petite fortune, une jeune femme et une importante calvitie, jouait un jour au vinnte[31] chez un ami, le jour de sa fête.
Après une belle perte, qui le mit en sueur, Lév Sâvvitch se rappela soudain que, depuis un long moment, il n’avait pas bu de vodka. Se levant et se dandinant gravement sur la pointe des pieds, il se glissa entre les tables, passa par la salle à manger où la jeunesse dansait, – y tapota paternellement, avec un sourire condescendant, l’épaule d’un jeune pharmacien fluet, – et disparut par la petite porte conduisant au buffet.
Là, se dressaient sur une petite table ronde des bouteilles et des carafons de vodka… Près d’eux, entre autres hors-d’œuvre, était étalé sur une assiette, vert de persil et d’oignon, un hareng à demi mangé. Lév Sâvvitch se versa un verre de vodka, remua les doigts en l’air comme s’il s’apprêtait à faire un discours, but et fit ensuite une douloureuse grimace, puis il piqua, avec une fourchette, un morceau de hareng, et…
Mais à ce moment-là des voix retentirent derrière la muraille.
– Bien, pourquoi pas… disait vivement une voix de femme. Mais quand cela ?
« Ma femme ! reconnut Lév Sâvvitch… Avec qui est-elle ? »
– Quand tu voudras, mon amie… répondit derrière la muraille une voix profonde et pleine. Aujourd’hui, ce n’est pas très commode ; demain, je suis pris toute la sainte journée…
« Déghtiarév !… » se dit Toûrmanov, reconnaissant la voix d’un de ses amis. « Toi aussi, Brutus ! Est-il possible qu’elle l’ait enchaîné lui aussi à son char ? Quelle femme inlassable, inassouvie ! Elle ne peut pas rester un jour sans aventure. »
– Oui, demain je suis pris, continua la voix de basse. Si tu veux, écris-moi un mot demain… J’en serai content et heureux… Seulement il faudrait mettre de l’ordre à notre correspondance… Il faut trouver un système quelconque. Par la poste, ce n’est pas très sûr. Si je t’écris, ton dindon peut prendre la lettre au facteur ; si tu m’écris, ma moitié recevra la lettre en mon absence, et, certainement, la décachettera.
– Comment donc faire ?
– Il faut trouver un moyen. On ne peut pas non plus envoyer par les domestiques, parce que ton Sobakièvitch[32] a certainement la femme de chambre et les domestiques en mains… Est-il en train de jouer aux cartes ?
– Oui. Et, l’imbécile, il perd toujours !
– C’est pour ça qu’il a de la chance en amour, dit Déghtiarév en riant. Voici, ma mie, le moyen qui me vient en tête… Demain, à six heures précises, en sortant de mon bureau, je traverserai le jardin public où j’ai à voir le directeur ; alors, mon âme, tâche de mettre exactement pour six heures précises un billet dans le vase en marbre à gauche de la tonnelle de vigne…
– Je sais, je sais…
– Ce sera poétique, mystérieux et nouveau. Ni ton pansu, ni ma chrétienne n’en sauront rien. Compris ?
Lév Sâvvitch dépêcha un autre verre et revint à la table de jeu. La découverte qu’il venait de faire ne l’avait ni frappé, ni surpris, ni indigné. Le temps où il s’indignait, faisait des scènes, jurait et même battait, était depuis longtemps passé. Il se désintéressait de la chose, et n’attachait aucune importance aux aventures de sa légère épouse. Mais cela lui fut pourtant désagréable. Les surnoms de dindon, de Sobakièvitch, de pansu, etc., froissaient son amour-propre.
– Quelle canaille tout de même, ce Déghtiarév ! songeait-il en inscrivant ses différences. Quand il me rencontre, il fait semblant d’être mon ami ; il me sourit de toutes ses dents, me tape sur le ventre, et voyez un peu quelle crasse il me fait ! En face, il me traite d’ami, et, le dos tourné, je suis un dindon, un pansu…
Plus Lév Sâvvitch s’enfonçait dans la perte, plus forte devenait sa sensation d’offense.
« Un béjaune !… pensait-il en brisant furieusement la craie, un gamin !… Je ne veux pas avoir d’affaire, sans cela je t’en donnerais du Sobakièvitch ! »
Au souper, il ne put voir avec insouciance la figure de Déghtiarév, et l’autre, comme par un fait exprès, l’accablait sans trêve de questions : s’il avait gagné ? pourquoi il était si triste ?, etc., etc. Il eut même le toupet, s’autorisant de leur bonne connaissance, de reprocher à sa femme de ne pas soigner assez la santé de son époux. Et elle, comme si de rien n’était, regardait son mari avec des yeux onctueux, riait si gaiement, causait si innocemment, que le diable lui-même ne l’eût pas soupçonnée d’infidélité.
Rentré chez lui, Lév Sâvvitch se sentait mécontent et méchant comme s’il eût, à souper, mangé, au lieu de veau, un vieux caoutchouc. Peut-être, en se raisonnant, aurait-il oublié, mais le babil de sa femme et ses sourires lui rappelaient à tout instant les mots : dindon, oie, pansu…
« Il faudrait le gifler, le vaurien ! songeait-il, le « moucher » publiquement. »
Et il pensait qu’il serait bon de rosser Déghtiarév, de tirer sur lui, dans un duel, comme on tire sur un moineau, de le faire révoquer ou de fourrer dans le vase de marbre quelque chose d’incongru, de puant, – un rat crevé par exemple… Il ne serait pas mal d’enlever du vase la lettre de sa femme et de la remplacer par quelque vers scabreux en signant : « Ton Akoûlka, » ou autre chose de ce genre-là.
Toûrmanov arpenta longtemps sa chambre à coucher, se délectant de rêveries de cet ordre. Soudain il s’arrêta, et, se frappa le front :
– J’ai trouvé, bravo ! s’exclama-t-il. (Et il rayonna de joie.) Ce sera très, très bien !
Lorsque sa femme fut endormie, Toûrmanov s’assit à son bureau et, après avoir longuement réfléchi, déguisant son écriture, imaginant des fautes d’orthographe, il écrivit ce qui suit :
« Au marchand Doûlinov.
« Honoré monsieur,
« Si à six heures du soir, aujourd’hui, 12 septembre, il n’y a pas deux cents roubles dans le vase de marbre qui se trouve dans le jardin public, à gauche de la tonnelle de vigne, vous serez tué, et votre magasin de mercerie sautera. »
Cette lettre écrite, Lév Sâvvitch sursauta d’enthousiasme.
« Est-ce trouvé ? murmurait-il en se frottant les mains. C’est épatant ! Satan lui-même n’aurait pas inventé une meilleure vengeance. Le marchand va naturellement avoir peur et avertir la police.
La police se cachera vers six heures dans les arbustes et cueillera le chéri lorsqu’il viendra prendre la lettre !… Ce qu’il va avoir peur ! Jusqu’à ce que l’affaire soit éclaircie, il aura le temps, la canaille, d’en voir de toutes les couleurs et de rester sous clé… Bravo ! »
Lév Sâvvitch timbra la lettre et la porta lui-même à la boîte. Il s’endormit avec un sourire béat et dormit comme il n’avait pas fait depuis longtemps. Le matin, à son réveil, se souvenant de son invention, il se mit à ronronner gaiement et caressa même au menton son infidèle moitié. En se rendant à sa chancellerie, et ensuite assis à son bureau, il ne cessait de sourire, se figurant l’effroi de Déghtiarév, tombant dans le piège.
Vers six heures, n’y tenant plus, Toûrmanov courut au jardin public pour voir de ses yeux la situation désespérée de son ennemi.
« Aha ! » faisait-il, quand il rencontrait un agent.
Arrivé près de la tonnelle, Lév Sâvvitch se dissimula derrière un arbuste, et, fixant sur le vase des regards excités, se mit à attendre. Son impatience était sans bornes.
Exactement à six heures, Déghtiarév parut. Le jeune homme était visiblement en excellente humeur. Son haut de forme était hardiment enfoncé en arrière, et, sous son pardessus déboutonné, il semblait qu’avec son gilet, on vît son âme même. Il sifflotait et fumait un cigare…
« Tu vas le voir à l’instant le dindon et le Sobakièvitch ! songeait méchamment Toûrmanov. Attends ! »
Déghtiarév s’approcha du vase et y enfonça nonchalamment la main… Lév Sâvvitch se souleva un peu et colla ses regards à lui… Le jeune homme retira du vase un petit paquet, l’examina en tous sens et haussa les épaules, puis il le décacheta en hésitant. Ensuite il re-haussa les épaules. Son visage exprima un extrême étonnement. Le paquet contenait deux billets de cent roubles !
Déghtiarév considéra longuement ces billets. À la fin, haussant toujours les épaules, il les mit dans sa poche, en prononçant : « Merci. »
Le malheureux Toûrmanov entendit ce : « merci. » Toute la soirée ensuite, il se tint devant le magasin de Doûlinov, menaçant du poing l’enseigne, et murmurant, indigné :
« Capon ! Marchand de rien du tout ! Méprisable individu ! Kîte Kîtytch[33] ! Capon ! Lièvre ventru !… »
1886.
Ivane Ivânytch Lâpkine, jeune homme d’un physique agréable, et Anna Sémiônovna Zammblîtski, jeune fille à petit nez retroussé, descendirent la rive escarpée et s’assirent sur un banc. Le banc se trouvait au bord de l’eau sous les épaisses frondaisons de jeunes saules. Délicieux endroit ! Assis là, vous êtes cachés du monde entier. Seuls peuvent vous voir les poissons et les cordonniers d’eau qui glissent sur l’onde comme l’éclair. Les jeunes gens étaient armés de cannes à pêche, d’éprouvettes, d’un pot à vers et autres accessoires. Ils se mirent aussitôt à pêcher.
– Je suis heureux que nous soyons enfin seuls, commença Lâpkine, jetant les yeux autour de lui. J’ai beaucoup de choses à vous dire, Anna Sémiônovna… beaucoup !… Quand je vous ai vue pour la première fois… Ça mord à votre ligne… j’ai alors compris pourquoi j’existe. J’ai compris où était l’idole à laquelle je dois vouer ma vie honnête et laborieuse… Ce doit être un gros poisson qui mord… En vous voyant, j’aimai pour la première fois ; j’aimai passionnément !… Attendez de tirer… Laissez bien mordre… Dites-moi, ma chérie, je vous en conjure, puis-je compter – non pas sur la réciprocité, non ! – cela je ne le mérite pas, et je n’ose même pas y penser – puis-je compter sur… Tirez !
Anna Sémiônovna tira sa ligne et poussa une exclamation. Un poisson vert-argent brilla dans l’air.
– Mon Dieu, une perche !… Aïe ! ah !… Vite !… Il s’est détaché !
La perche, détachée de l’hameçon, sauta sur l’herbe vers son élément natal, et… plouk, dans l’eau !
En cherchant à rattraper le poisson, Lâpkine saisit, comme par mégarde, la main d’Anna Sémiônovna et l’approcha, par mégarde, de ses lèvres… Celle-ci la retira, mais il était déjà trop tard : leurs bouches, par mégarde, s’étaient unies dans un baiser. Cela arriva comme par mégarde. Le premier baiser fut suivi d’un second, puis vinrent des serments, des assurances… Heureuses minutes ! Pourtant, dans cette vie terrestre, il n’est rien d’absolument heureux. Un événement heureux apporte d’ordinaire en lui son poison ou quelque chose d’extérieur l’empoisonne. Il en fut de même cette fois aussi. Comme les jeunes gens s’embrassaient, un rire soudain retentit. Ils regardèrent la rivière et se figèrent : nu jusqu’à la ceinture, un petit garçon s’y trouvait. C’était le lycéen Kôlia, frère d’Anna Sémiônovna.
Kôlia, debout dans l’eau, regardait les jeunes gens et souriait d’un air malin.
– Aha, aha ! vous vous embrassez ! dit-il. Bien ! Je le dirai à maman.
– J’espère, balbutia Lâpkine en rougissant, qu’en honnête garçon, vous… C’est mal d’espionner et de rapporter ! C’est ignoble, vil, dégoûtant… Je suppose qu’en honnête et noble garçon…
– Donnez-moi un rouble, dit le noble garçon, et je ne dirai rien… Sans cela, je le dirai.
Lâpkine tira un rouble de sa poche et le tendit à Kôlia. Celui-ci le serra dans son poing mouillé, siffla et se mit à nager. Les jeunes gens, cette fois-ci, ne s’embrassèrent plus.
Le lendemain, Lâpkine apporta à Kôlia des couleurs et un ballon, et sa sœur lui fit don de toutes ses boîtes à pilules, vides. Ensuite il fallut lui donner aussi des boutons de manchettes à tête de chien. Tout cela plaisait manifestement beaucoup au méchant garçon, et, pour recevoir encore plus de choses, il se mit à guetter. Où allait Lâpkine avec Anna Sémiônovna, Kôlia y allait aussi. Il ne les laissait pas seuls une minute.
– Ignoble gamin ! disait Lâpkine grinçant des dents. Si petit, et déjà si canaille ! Qu’en sera-t-il plus tard ?
Tout le mois de juin, Kôlia ne laissa pas les amoureux en paix. Il menaçait de les dénoncer, les épiait, exigeait des présents, n’en était jamais satisfait ; et, à la fin des fins, il demanda une montre.
Il fallut la lui promettre.
Une fois, à dîner, comme on servait des gaufres, il éclata tout à coup de rire, cligna un œil et demanda à Lâpkine :
– Si je le disais ? Hein ?
Lâpkine rougit horriblement, et, au lieu de la gaufre, mâcha sa serviette. Anna Sémionovna quitta la table et s’enfuit dans sa chambre.
Et les jeunes gens demeurèrent dans cette situation jusqu’au jour où Lâpkine, à la fin du mois d’août, fit sa demande à Anna Sémionovna.
Oh ! quel heureux jour ! Ayant parlé aux parents de la jeune fille et obtenu leur consentement, Lâpkine courut tout d’abord au jardin et se mit à y chercher Kôlia. L’ayant trouvé, il fut prêt à sangloter de ravissement et attrapa par l’oreille le méchant garnement. Anna Sémionovna accourut. Elle cherchait elle aussi Kôlia. Et elle le prit par l’autre oreille. Il fallait voir la satisfaction des amoureux quand Kôlia pleurait et les suppliait :
– Mes chers, mes gentils, mes bons, je ne le ferai plus ! Aïe ! aïe ! pardonnez-moi !
Et les fiancés avouèrent ensuite tous les deux que, tandis qu’ils avaient été amoureux l’un de l’autre, ils n’avaient jamais éprouvé un aussi grand bonheur, une félicité plus profonde, que pendant les minutes où ils secouaient les oreilles du méchant gamin.
1883.
On enterrait le lieutenant général Zapoupyrine. Désireuse de voir la levée du corps, la foule accourait de toutes parts vers la maison mortuaire devant laquelle jouait la musique militaire et retentissaient des commandements. Dans un des groupes, qui se hâtaient vers la cérémonie, se trouvaient les fonctionnaires Prôbkine et Svistkov, accompagnés de leurs femmes.
– Messieurs, on ne passe pas ! dit, en les arrêtant, quand ils arrivèrent près du cordon, un aide-commissaire qui avait une bonne figure sympathique. On ne-pas-se-pas ! Je vous pri-e de vous reculer un peu. Messieurs, cela ne dépend pas de moi ! En arrière, je vous prie ! Enfin, soit, les dames peuvent passer !… Je vous en prie, mesdames, mais… vous, messieurs, au nom de Dieu…
Mmes Prôbkine et Svistkov, rougissant de l’amabilité fortuite de l’aide-commissaire, franchirent le cordon. Leurs maris restèrent en deçà de la haie humaine et se mirent à contempler le dos des agents à pied et à cheval.
– Elles ont réussi à passer ! dit Prôbkine, voyant avec envie et presque avec haine les dames s’éloigner. Ils ont de la chance, les chignons, Dieu me pardonne ! Il n’y aura jamais de pareils privilèges pour notre sexe que pour le leur, le sexe des dames. Et, voyons, qu’y a-t-il en elles de particulier ? On laisse passer des femmes, on peut le dire, tout à fait ordinaires, pleines de préjugés, et toi et moi, serions-nous conseillers d’État, on ne nous laisserait passer pour rien au monde.
– Vous raisonnez étrangement, messieurs ! dit l’aide-commissaire en regardant Prôbkine d’un air de reproche. Si on vous laissait passer, vous bousculeriez tout de suite et commenceriez à faire du désordre ; tandis que, dans sa délicatesse, une dame ne se permettra rien de pareil.
– Laissez, je vous prie ! fit Prôbkine, fâché. Dans la foule, une dame bouscule toujours la première. L’homme reste immobile et regarde devant lui, tandis qu’une dame écarte les bras et pousse, de peur qu’on ne chiffonne ses atours. Il n’y a pas à dire : le sexe féminin a toujours de la chance en tout ! Les femmes ne sont pas soldats, elles entrent gratuitement aux soirées dansantes, elles sont affranchies des punitions corporelles… Et en échange de quels services, je vous le demande ?… Une jeune fille laisse tomber son mouchoir : ramasse-le-lui ; elle entre : lève-toi et cède-lui ta chaise ; elle part : reconduis-la… Et parlons un peu des rangs !… Pour arriver à celui, disons de conseiller d’État, il nous faut, toi et moi, peiner toute la vie, et qu’en une demi-heure une jeune fille épouse un conseiller d’État, la voilà un personnage ! Pour devenir prince ou comte, il faut conquérir l’univers, prendre Chîpka, être ministre, et une Vârénnka ou une Kâténnka quelconque, qui a encore du lait sur les lèvres, tourne sa traîne devant un comte, fait des petits yeux, et la voilà « Votre Excellence »… Tu es secrétaire de gouvernement[34]… tu as, on peut le dire, acquis ce rang dans le sang et la sueur, et ta Maria Fomîchna, qu’a-t-elle fait ? Pourquoi est-elle secrétaire de gouvernement ? Issue du clergé, elle est devenue tout droit femme d’un fonctionnaire ! Belle fonctionnaire ! Donne-lui à faire notre travail, elle te fourrera les recettes dans les dépenses.
– Oui, remarqua Svistkov, mais elle enfante dans la douleur.
– La belle affaire ! Si elle se trouvait devant nos chefs quand ils nous font passer le froid dans le dos, tous ces enfantements lui paraîtraient un plaisir. Elles ont, surtout, des privilèges ! Une demoiselle ou une dame quelconque de notre société peut pousser à un général une énormité telle que tu n’oserais pas même la dire devant le chef du personnel. Mais oui… Ta Maria Fomîchna peut hardiment prendre un conseiller d’État par le bras, et toi, essaie donc de le faire ! Dans notre maison habite, juste au-dessous de nous, un professeur avec sa femme… Il a le rang de général, comprends-tu ; il a le Sainte-Anne de première classe et l’on entend sans cesse de quelle façon sa femme l’arrange : « Imbécile, imbécile et imbécile ! » Et c’est une simple femme, une artisane… Pourtant celle-là, passe encore ! c’est une légitime. Il est admis depuis des siècles que les femmes légitimes vous injurient ; mais prends les illégitimes !… Ce qu’elles se permettent !… Je n’oublierai jamais de la vie ce qui m’est arrivé. J’ai failli être perdu, et ce n’est que les supplications de mes parents qui m’ont sauvé. L’an passé, notre général alla, tu te rappelles, pendant les vacances dans sa propriété, et m’emmena avec lui pour faire sa correspondance. Une heure de travail, affaire de rien. La tâche expédiée, il n’y avait qu’à aller se promener dans les bois, ou à écouter chanter des romances à l’office. Notre général est célibataire. Maison bien montée. Des domestiques, autant que des chiens ; pas de femme ; personne pour diriger. Tout ce monde est relâché, indiscipliné… C’est une simple paysanne, la gouvernante Vèra Nikîtichna qui commande à tous… C’est elle qui verse le thé, commande le dîner, crie après les valets de chambre ; une femme méchante, mon cher, empoisonnante, l’air de Satan. Grosse, rouge, glapissante… Quand elle se met à crier après quelqu’un, elle piaille si fort que c’est à en enlever les Images. Ses injures étaient moins agaçantes que le son de sa voix. Oh ! Seigneur ! Personne, à cause d’elle, n’était tranquille. Elle ne s’en prenait pas seulement aux domestiques ; elle m’attrapait moi aussi, la rosse !… Attends, me dis-je, je vais saisir une occasion favorable et tout raconter au général. Il est absorbé par son service, me dis-je, et ne voit pas que tu le voles et que tu persécutes les gens. Patiente un peu, je vais lui ouvrir les yeux ! Et, mon cher, je les lui ouvris de telle façon que j’ai failli fermer les miens pour toujours… Je frémis encore maintenant quand j’y pense… Une fois, en passant dans le couloir, j’entends crier. Je crus d’abord que l’on saignait un porc, mais je prêtai l’oreille et entendis Vèra Nikîtichna jurer : « Créature ! saleté ! diable ! » À qui en a-t-elle ? pensai-je. Et tout à coup, frère, je vois une porte s’ouvrir et notre général sortir vivement, tout rouge, les yeux hors de la tête, les cheveux comme si le diable avait soufflé dessus ; et elle lui crie : « Diable ! Saleté ! »
– Que racontes-tu ?
– Ma parole d’honneur ! J’en avais chaud, tu sais. Notre général court chez lui et je reste dans le couloir comme un imbécile sans rien comprendre. Une simple paysanne ignorante, une cuisinière, une serve, et qui, tout d’un coup, se permet de ces mots et de ces agissements ! C’est, me dis-je, que le général a voulu la renvoyer, et elle, profitant de ce qu’il n’y avait pas de témoin, l’a mis à toutes les sauces. Peu lui importe, puisque de toute façon il faudra qu’elle parte ! Ça me mit hors de moi !… J’entrai dans sa chambre et lui dis : « Comment as-tu osé, vaurienne, dire des mots pareils à un personnage si haut placé ? Tu crois donc que, parce que c’est un faible vieillard, il n’a personne pour le défendre ? » Et j’y allai, tu sais, je lui flanquai deux bonnes gifles sur ses joues grasses. Mais ce qu’elle se mit à brailler, frère, à hurler, ah ! maudite fusses-tu trois fois damnée, malheur de malheur ! Je me bouchai les oreilles et m’en allai dans les bois. Au bout de deux heures environ, un gamin accourt à moi : « Monsieur vous demande. » J’y vais. J’entre. Il est assis, gonflé comme un dindon, et ne me regarde même pas.
– Dites-moi, fait-il, que trafiquez-vous dans ma maison ?
– Que voulez-vous dire ? lui dis-je. Si c’est au sujet de Nikîtichna, c’est pour vous, Excellence, que j’ai pris fait et cause.
– Avez-vous à vous mêler des affaires intimes des autres ? me dit-il.
Les affaires intimes… tu comprends ! Et il commença, frère, à me tancer, à me morigéner ; j’en étais presque mort ! Il parla, parla, bougonna, et, tout à coup, le voilà qui éclate de rire sans motif.
– Comment, me dit-il, avez-vous osé ? Comment avez-vous eu ce courage ? C’est étonnant ! Mais j’espère, mon ami, que tout cela restera entre nous… Je comprends votre emportement, mais convenez que votre présence dans ma maison n’est plus possible…
Et voilà, frère, il était même étonnant que j’eusse osé battre un oiseau de cette importance ! La bonne femme l’avait aveuglé !… Conseiller d’État privé, l’Aigle Blanc[35], personne au-dessus de lui, et il s’était acoquiné à cette commère !… Le sexe féminin, frère, a de grrrands privilèges !… Mais… découvre-toi. On apporte le général… Que de décorations, saints de lumière ! Mais pourquoi, mon Dieu, a-t-on laissé les dames passer en avant. Entendent-elles quelque chose aux décorations ? »
La musique se mit à jouer.
1886.
Sortie de l’hôpital, la ravissante Wanda, ou, comme elle s’appelait sur son passeport, la citoyenne honoraire Nastâssia Kanâvkine, se trouvait dans une situation qu’elle n’avait jamais connue précédemment : sans gîte et pas un copek.
Que devenir ?
Elle se rendit tout d’abord au Mont-de-Piété et y engagea sa bague de turquoise, son seul bijou. On lui avança un rouble sur la bague, mais… que peut-on acheter pour un rouble ? On ne peut, pour cette somme, acheter ni courte blouse à la mode, ni grand chapeau, ni petits souliers mordorés, et sans ces objets-là, Wanda se sentait comme nue. Il lui semblait que non seulement les gens, mais même les chevaux et les chiens la regardaient et se moquaient de la simplicité de sa robe. Elle ne pensait qu’à sa toilette. La question de ce qu’elle mangerait et où elle logerait ne l’inquiétait aucunement.
« Si je pouvais rencontrer un homme que je connaisse… pensait-elle. Je lui emprunterais de l’argent… Pas un ne me refusera, parce que… »
Mais elle ne rencontrait pas d’homme qu’elle connût. Il n’est pas difficile d’en rencontrer le soir à la Renaissance , mais à la Renaissance on ne laisse pas entrer une femme en robe si simple, et sans chapeau. Que faire ?
Après de longues angoisses, lorsque Wanda fut lasse de marcher, et de rester assise et de réfléchir, elle se décida à employer le dernier moyen : aller tout droit chez quelque homme qu’elle connût et lui demander de l’argent.
« Chez qui aller ? songeait-elle. On ne peut pas aller chez Mîcha ; il a sa famille… Le vieux roux est, en ce moment, à son service… »
Wanda se souvint du dentiste Finkel, juif converti, qui lui avait donné, il y avait trois mois, un bracelet, et sur la tête duquel, un soir, en soupant au club allemand, elle avait versé un verre de bière. S’étant souvenue de ce Finkel, elle s’en réjouit beaucoup.
« Pourvu que je le trouve chez lui, pensait-elle en s’y rendant, il me donnera certainement de l’argent… Et s’il ne m’en donne pas, je lui casserai toutes ses lampes. »
Tandis qu’elle approchait de la maison du dentiste, elle avait déjà fait un plan. Elle monterait l’escalier en riant, pénétrerait en coup de vent dans le cabinet et demanderait au dentiste vingt-cinq roubles…
Mais quand elle prit la sonnette, ce projet, on ne sait comment, sortit tout seul de sa tête. Wanda se mit soudain à avoir peur et à s’inquiéter, ce qui ne lui était jamais arrivé. Elle n’était hardie et effrontée qu’en compagnie de buveurs, et, maintenant, vêtue d’une robe simple, dans le rôle d’une solliciteuse ordinaire, que l’on peut éconduire, elle se sentait timide et humiliée. Elle avait honte et peur.
« Peut-être, songeait-elle, sans oser tirer la sonnette, m’a-t-il déjà oubliée… Et comment, avec cette robe, entrerai-je chez lui ? Comme une mendiante ou n’importe quelle petite artisane… »
Elle sonna timidement. Des pas retentirent derrière la porte. C’était le Suisse.
– Le docteur est-il chez lui ? demanda-t-elle.
Il lui eût été plus agréable à présent que le Suisse lui répondit : « Non, » mais il la fit entrer et la débarrassa de son manteau.
L’escalier lui avait paru magnifique, luxueux, et, de tout ce luxe, la première chose qui lui sauta aux yeux fut une grande glace dans laquelle elle vit une silhouette déguenillée, sans grand chapeau, sans jaquette à la mode et sans petits souliers mordorés. Et il semblait étrange à Wanda qu’elle fût à présent si pauvrement vêtue et ressemblât à une couturière ou à une blanchisseuse. Elle eut honte et n’eut plus ni hardiesse ni effronterie ; en esprit elle ne s’appelait déjà plus Wanda, mais comme jadis Nastâssia Kanâvkine.
– Donnez-vous la peine… lui dit la femme de chambre, en l’introduisant dans le cabinet. Le docteur vient à l’instant. Asseyez-vous.
Wanda se laissa choir dans un fauteuil moelleux.
« je lui dirai : « Prêtez-moi de l’argent ! » Cela se peut, puisqu’il me connaît. Mais voilà, il faudrait que la femme de chambre s’en allât : c’est gênant devant elle… Qu’attend-elle ici ? »
Cinq minutes après, la porte s’ouvrit et Finkel apparut, grand juif basané, les joues grasses et des yeux à fleur de tête. Ses joues, ses yeux, son ventre, ses grosses cuisses, que tout cela était débordant, répugnant, imposant ! À la Renaissance et au club allemand, il était, d’ordinaire, un peu parti, dépensait beaucoup et supportait patiemment les plaisanteries des femmes. Par exemple, le soir où Wanda lui avait versé de la bière sur la tête, il ne fit que sourire et la menacer du doigt. Mais, à présent, il avait un air morose, somnolent ; il regardait froidement, gravement, comme un chef, et mâchait quelque chose.
– Que désirez-vous ? demanda-t-il sans regarder Wanda.
Wanda entrevit la figure sérieuse de la femme de chambre, le gros Finkel, qui ne la reconnaissait évidemment pas, et elle rougit.
– J’ai… j’ai mal aux dents… balbutia-t-elle.
– Ah !… Quelles dents ? Où ?
Wanda se souvint qu’elle avait une dent cariée.
– À droite, en bas… dit-elle.
– Hum !… Ouvrez la bouche.
Finkel prit un air concentré, retint sa respiration et se mit à examiner la dent malade.
– Ça vous fait mal ? demanda-t-il en tâtant la dent avec un bout de fer.
– Ça me fait mal… dit Wanda, en mentant.
« Si je lui rappelais, pensa-t-elle, il se souviendrait certainement… Mais… la femme de chambre ! Pourquoi reste-t-elle ici ? »
Finkel se mit, tout à coup, à lui souffler, comme une locomotive, dans la bouche, et dit :
– Je ne vous conseille pas de la plomber… De cette dent-là, vous ne tirerez, peu importe, aucun profit…
Ayant encore un peu fourragé dans la dent et ayant tripoté les lèvres et les gencives de Wanda avec des doigts qui sentaient le tabac, le dentiste retint à nouveau sa respiration et lui glissa dans la bouche quelque chose de froid… Wanda ressentit soudain une horrible douleur, poussa un cri et saisit Finkel par le bras.
– Ce n’est rien, ce n’est rien, marmonna-t-il. N’ayez pas peur… De cette dent, vous n’auriez pas eu grand profit. Il faut être courageuse.
Et les doigts ensanglantés, sentant le tabac, mirent sous ses yeux la dent arrachée tandis que la femme de chambre, approchée, lui glissait une cuvette sous la bouche.
– À la maison, rincez-vous la bouche avec de l’eau froide, lui dit Finkel ; le sang cessera de couler.
Il était devant elle dans l’attitude de quelqu’un qui attend que l’on parte enfin et le laisse tranquille.
– Adieu…, dit-elle en se tournant vers la porte.
– Hum !… Et qui donc paiera mon travail ? demanda Finkel d’une voix riante.
– Ah ! oui…, fit Wanda se souvenant.
Et, rougissante, elle donna au converti le rouble qui lui avait été prêté sur sa bague.
Revenue dans la rue, elle ressentit une honte encore plus grande, mais à présent ce n’était plus de sa pauvreté qu’elle avait honte ; elle ne remarquait plus qu’elle n’avait pas de jaquette à la mode et de grand chapeau. Elle cheminait, crachait le sang, et chaque tache rouge lui rappelait sa vie – mauvaise et difficile, – les outrages qu’elle subissait et subirait encore le lendemain, dans une semaine, dans un an, toute sa vie jusqu’à sa mort.
« Oh ! murmurait-elle, que c’est effrayant, que c’est horrible, mon Dieu ! »
Du reste, le lendemain, Wanda était déjà à la Renaissance et y dansait. Elle avait un énorme chapeau rouge, une nouvelle jaquette à la mode et des petits souliers mordorés. Et un jeune marchand, venu de Kazan, lui offrit à souper.
1886.
Récemment marié, un jeune couple va et vient sur la « plate-forme » d’une petite station de chemin de fer. Elle se presse contre lui ; il la tient par la taille ; ils sont heureux. Derrière des lambeaux de nuages, la lune les regarde en se refrognant ; elle est sans doute jalouse et porte peine pour sa virginité inutile à tous. L’air immobile est saturé de l’odeur des lilas et des Sainte-Lucie. Par delà la voie, quelque part, crie un râle de genêt…
– Comme on est bien, Sacha, comme il fait beau ! dit l’épouse. On croirait, en vérité, que c’est un rêve. Comme ce petit bois nous regarde d’un air engageant et caressant ! Combien aimables sont ces honnêtes et taciturnes poteaux télégraphiques ! Ils animent le paysage et rappellent qu’il existe quelque part, Sacha, des hommes et de la civilisation… N’aimes-tu pas l’instant où le vent apporte le léger bruit d’un train qui approche ?
– Oui, Varia… Mais que tu as les mains brûlantes ! C’est que tu t’émeus, Varia… Que nous a-t-on préparé ce soir pour le souper ?
– Un potage à la glace et un petit poulet de grain. Il y a assez d’un petit poulet pour nous deux. On t’a apporté aujourd’hui, de la ville, des sardines et de l’esturgeon.
La lune, exactement comme si elle eût prisé du tabac, se cacha derrière un nuage. Le bonheur humain lui rappelait trop sa solitude, sa couche solitaire par delà les forêts et les vallons.
– Voici le train ! dit Varia. Que c’est bien.
Au loin apparurent trois yeux de feu. Le chef de gare sortit sur le quai. Des reflets de signaux glissèrent çà et là sur les rails.
– Laissons passer le train, dit Sacha, bâillant, puis nous rentrerons. Nous sommes si heureux, Varia, que c’est à n’y pas croire !
Le formidable monstre noir glissa, sans bruit, vers le quai, puis s’arrêta. Aux vitres à demi éclairées des wagons parurent des figures ensommeillées, des chapeaux, des épaules…
– Ah !… cria-t-on de l’un des wagons, Varia et son mari sont venus à notre rencontre ! Les voici ! Vârénnka !… Vârétchka, ah[36] !
Deux petites filles, sautant du wagon, se jetèrent au cou de Varia. Derrière eux apparurent une forte dame âgée, un monsieur maigre à favoris gris, puis deux lycéens, chargés de bagages. Derrière les lycéens, la gouvernante ; derrière la gouvernante, la grand’mère.
– Nous voilà, nous voilà, mes chéris ! commença le monsieur aux favoris serrant la main de Sacha. Alors, tu étais impatient de nous voir ? Tu as certainement grogné contre ton oncle qui ne venait pas ! Kôlia, Kôstia, Nîna, Fîfa… mes enfants, embrassez votre cousin Sacha… Nous arrivons tous chez toi, toute la couvée, pour trois ou quatre jours. J’espère que nous ne vous gênerons pas ? Reçois-nous sans cérémonie, je t’en prie.
Apercevant leur oncle et sa famille, les époux furent terrifiés. Tandis que son oncle parlait et l’embrassait, ce tableau passa comme un éclair dans l’imagination de Sacha : sa femme et lui abandonnant à leurs hôtes leurs trois chambres, leurs oreillers, leurs couvertures ; l’esturgeon, les sardines et le potage glacé, bâfrés, lappés en une seconde ; les petits cousins arrachant les fleurs, renversant l’encre, criant ; la tante malade parlant de sa maladie – ver solitaire et mal au creux de l’estomac, – et racontant qu’elle est née baronne von Fintich[37]…
Et Sacha, regardant déjà sa jeune femme avec haine, lui chuchota :
– C’est pour toi qu’ils viennent… que le diable les emporte !
– Non, c’est pour toi ! répondit-elle, pâle, elle aussi, avec haine et colère. Ce ne sont pas mes parents, mais les tiens !
Et se retournant vers ses hôtes, elle leur dit avec un sourire accueillant :
– Soyez les bienvenus !
La lune sortit de derrière le nuage. Elle paraissait sourire. Il semblait qu’il lui fût agréable de n’avoir pas de parents. Sacha s’étant détourné pour cacher à ses hôtes son méchant visage désespéré, dit, en donnant à sa voix une expression joyeuse et affable :
– Soyez les bienvenus ! Soyez les bienvenus, chers hôtes !
Une bourgade de villas, noyée dans la nuit. Une heure sonne au clocher du village. Les avoués Koziâvkine et Lâév, tous deux d’excellente humeur et titubant légèrement, sortent de la forêt, et s’acheminent vers les villas.
– Allons, grâce à Dieu, dit Koziâvkine en soufflant, nous voilà arrivés ! En notre état, faire à pattes cinq verstes depuis la gare, c’est une prouesse. Je suis atrocement fatigué. Et, comme un fait exprès, pas une voiture…
– Pètia, mon cher…, dit l’autre, je n’en puis plus ! Si je ne suis pas au lit dans cinq minutes, je meurs, il me semble…
– Au lit, mon vieux ?… Mais tu plaisantes ! Nous allons d’abord souper et boire du vin rouge, et alors seulement nous irons au lit. Ni moi, ni Vièrotchka, nous ne te laisserons dormir avant… Ce qu’il est bien, mon vieux, d’être marié ! Tu ne comprends pas ça, âme desséchée. Je vais arriver à l’instant chez moi, harassé, exténué… mon aimante femme me fera accueil, me versera du thé, me donnera à manger, et, en reconnaissance de mon travail et de mon amour, me regardera de ses petits yeux noirs avec tant d’affabilité et d’aménité, que j’en oublierai, mon vieux, et la fatigue et les vols avec effraction et la Cour d’appel et la Cour de cassation… Que c’est bon !
– Oui…, mais il me semble que mes jambes sont coupées… Je marche à peine… J’ai horriblement soif…
– Allons, nous voilà arrivés.
Les amis, approchés d’une des villas, s’arrêtèrent devant la fenêtre d’angle.
– La jolie villa ! dit Koziâvkine. Tu verras demain quelle vue ! Pas de lumière aux fenêtres… Vièra est donc déjà couchée. Elle n’aura pas voulu attendre. Elle est couchée et sans doute inquiète de ce que je ne sois pas encore rentré. (De sa canne, Koziâvkine pousse la fenêtre qui s’ouvre.) Quelle femme courageuse ! Elle se couche sans fermer la fenêtre. (Il quitte son macfarlane et le jette, avec sa serviette, dans la chambre.) Qu’il fait chaud ! Donnons-lui, pour la faire rire, une sérénade. (Il chante) :
La lune nage sur les nuages nocturnes…
La brise respire à peine… La brise
Bouge à peine…
Chante, Aliôcha !… Vièrotchka, faut-il te chanter la sérénade de Schubert ?… (Il chante) :
Mon chant… vole avec suppli-ca-ti-on…
(Une toux convulsive interrompt sa voix.) Ah ! Vièrotchka, dis donc à Akssînia de venir nous ouvrir ! (Une pause.) Vièrotchka, pas de paresse, lève-toi, ma chérie ! (Il monte sur une pierre et regarde par la fenêtre.) Viéroûnntchik, ma mie ! Viérèvioûnntchik, mon petit ange !… ma femme incomparable, lève-toi et dis à Akssînia de nous ouvrir la porte. Voyons ! tu ne dors pas ? Petite mère, nous sommes, Dieu le voit, si fatigués et si affaiblis que nous n’avons pas envie de plaisanter !… Nous venons de la gare à pied ! Entends-tu, oui ou non ? Mais, le diable !… (Il essaie de grimper par la fenêtre, mais retombe.) Voyons, ces plaisanteries ne plaisent peut-être pas à un invité ! Je vois, Vièra, que tu restes aussi pensionnaire que tu l’as toujours été. Tu veux toujours plaisanter !…
– Peut-être, dit Lâév, Vièra Stepânovna dort-elle ?
– Elle ne dort pas. Elle veut sans doute que je fasse du tapage et réveille tous les voisins ! Je commence à me fâcher, Vièra ! Ah ! le diable m’emporte ! Aide-moi à grimper, Aliôcha ! Vièra, tu es une gamine, une écolière, et rien de plus… Aide-moi !
Lâév, en soufflant, aide Koziâvkine, qui entre par la fenêtre et disparaît dans l’obscurité de la pièce. Une minute après, Laèv entend prononcer :
– Viérka, où es-tu ? Où es-tu ? Diable !… Fi, je me suis sali la main à quelque chose ! Fi !
On entend un frôlement, un battement d’ailes et le cri désespéré d’une poule.
– En voilà une bonne ! grogne Koziâvkine. Vièra, depuis quand avons-nous des poules ? Le diable m’emporte en voilà une quantité !… Une corbeille où couve une dinde !… Elle pique du bec, la rosse !…
Deux poules s’envolent avec bruit par la fenêtre et courent dans la rue en criant à plein gosier.
– Aliôcha ! dit Koziâvkine d’une voix lugubre, nous ne sommes pas où il faut !… Ici, il y a des poules… Je me suis probablement trompé. Mais au diable soient-elles !… Elles volent de tous côtés, les anathèmes !
– Alors sors vite de là ! Tu m’entends ? Je meurs de soif !
– Une minute… il faut que je retrouve mon macfarlane et ma serviette.
– Fais partir une allumette.
– Mes allumettes sont dans ma pèlerine… J’en ai eu, du flair, de m’introduire ici !… Toutes ces villas sont pareilles. Dans l’obscurité, le diable lui-même s’y perdrait. Aïe, la dinde m’a becqueté la joue ! La mâtine !
– Sors vite, ou l’on croira que nous volons les poules !
– Tout de suite… Je ne retrouve plus du tout mon macfarlane. Il y a ici des tas de bardes, et je ne sens pas, parmi elles, où est mon pardessus. Lance-moi des allumettes.
– Je n’en ai pas.
– Belle situation, on peut dire ! Que faire ? Je ne puis laisser ici mon macfarlane, ni ma serviette. Il faut les trouver.
– Je ne comprends pas, dit Lâèv indigné, comment on peut ne pas reconnaître sa propre maison !… Tête d’ivrogne… Si j’avais su qu’il arriverait pareille histoire, je ne serais venu avec toi pour rien au monde. Je serais maintenant chez moi à dormir paisiblement, et, au lieu de cela, me voilà à me tourmenter… Je suis horriblement fatigué. J’ai soif… Ma tête tourne !
– Tout de suite, tout de suite… tu n’en mourras pas…
Par-dessus la tête de Lâév s’envole un grand coq. L’avoué soupire profondément, et, avec un geste accablé, se laisse choir sur une pierre. La soif le brûle, ses yeux se ferment, sa tête tombe de sommeil… Cinq minutes, dix, vingt minutes se passent, et Koziâvkine continue à batailler avec les poules.
– Piôtre, reviens-tu bientôt ?
– Tout de suite. J’avais trouvé ma serviette, mais je l’ai reperdue.
Lâév, la tête appuyée sur ses poings, ferme les yeux. Les cris des poules deviennent toujours plus forts. Les habitantes de la villa déserte s’envolent par la fenêtre et il semble à l’avoué qu’elles tournent comme des chouettes au-dessus de sa tête. Leurs cris font tinter ses oreilles. Son âme se remplit d’effroi. « L’animal ! pense-t-il. Il m’a invité, m’a promis de me régaler de lait caillé et de bon vin, et, au lieu de cela, il m’oblige à venir à pied de la gare et à écouter ces poules… »
Lâév, tout en s’indignant, enfouit son menton dans son col, appuie sa tête sur sa serviette et s’apaise peu à peu. La fatigue agit. Il commence à somnoler.
– J’ai trouvé ma serviette ! crie enfin Koziâvkine triomphant. Je retrouve à l’instant mon macfarlane, et, ça y est, nous filons !
Mais à travers sa somnolence, Lâév entend des chiens aboyer. Un seul chien d’abord, puis un second, un troisième… Les aboiements, mêlés aux cris des poules, font un concert sauvage. Quelqu’un s’approche de l’avoué et lui demande quelque chose. Sur ce, il entend que, par-dessus sa tête, on escalade la fenêtre, que l’on heurte à la porte et que l’on crie… Une femme en tablier rouge, une lanterne à la main, est auprès de lui et lui demande quelque chose.
– Vous n’avez pas le droit de dire ça ! crie la voix de Koziàvkine. Je suis l’avoué, licencié en droit, Koziàvkine. Voici ma carte de visite !
– Qu’ai-je besoin de votre carte ? dit une grosse voix enrouée. Vous avez effarouché toutes mes poules, cassé tous les œufs. Voyez un peu ce que vous avez fait ! Aujourd’hui ou demain ces œufs de dinde seraient éclos, et vous les avez cassés. Qu’ai-je à faire, monsieur, de votre carte ?
– N’osez pas me retenir ? Vous entendez ! Je ne le souffrirai pas.
« Que j’ai soif !… » pense Lâèv, tâchant d’ouvrir les yeux et sentant que quelqu’un passe encore par-dessus sa tête.
– Je suis Koziàvkine. J’ai ici ma villa ! Chacun, ici, me connaît !
– Nous ne connaissons ici aucun Koziâvkine.
– Qu’est-ce que tu me chantes là ? Appelez l’ancien du village. Il me connaît !
– Ne vous échauffez pas ; l’officier rural va venir tout de suite… Nous connaissons tous les habitants d’ici, et ne vous avons jamais vu.
– Il y a déjà cinq ans que j’ai une villa aux Gnîlyié-Vyssièlki.
– Eh là ? Est-ce Vyssièlki, ici !… Ici, c’est Khîlovo ; Gnilyié-Vyssièlki est plus à droite, derrière la fabrique d’allumettes, à quatre verstes d’ici.
– Ah ! diable, j’ai donc pris un mauvais chemin !…
La voix humaine et le cri des volailles se mêlent aux aboiements, et de ce chaos sonore se détache la voix de Koziâvkine :
– N’osez pas faire cela ! Je paierai ! Vous saurez à qui vous avez affaire !
Enfin, peu à peu, les voix se calment. Lâév sent qu’on lui tapote l’épaule.
1885.
Une mouche de moyenne grandeur s’introduisit dans le nez du conseiller de cour Gâguine, substitut du procureur. Fut-ce la curiosité passionnée qui l’y poussa ou y tomba-t-elle à l’étourdie en raison de la nuit, toujours est-il que le nez du substitut, ne tolérant pas la présence d’un corps étranger, donna les signes de l’éternuement.
Gâguine éternua donc, éternua avec délices, avec un sifflement aigu, et si fort que le lit en trembla et rendit un bruit de ressort.
Maria Mikhâïlovna, la femme du substitut, blonde corpulente, tremblant elle aussi, s’éveilla. Elle ouvrit les yeux dans l’obscurité, soupira et se retourna dans son lit. Cinq minutes après, elle se retourna à nouveau et ferma plus fortement les yeux ; mais le sommeil ne revenait pas.
Après avoir soupiré et s’être retournée d’un côté sur l’autre, elle se souleva, enjamba son mari, et, fourrant ses pieds dans ses pantoufles, se rendit à la fenêtre.
Il faisait noir. On ne voyait que des masses d’arbres et des toits de hangars, obscurs. L’orient pâlissait à peine, et encore des nuages s’apprêtaient-ils à couvrir cette pâleur. Dans l’air assoupi et enveloppé de brume, le calme régnait. Bien que payé pour troubler ce calme, le gardien des villas lui-même se taisait[38]. Le râle de genêt, le seul volatile sauvage qui ne fuit pas le voisinage des habitants des capitales en villégiature, se taisait aussi.
Le calme, ce fut Maria Mikhâïlovna en personne qui le rompit. Regardant dehors, elle poussa soudain un cri. Il lui sembla qu’une forme noire, indéfinie, sortant du parterre, planté d’un maigre peuplier tondu, se dirigeait vers la maison. Elle crut tout d’abord que c’était une vache ou un cheval, puis, s’étant frotté les yeux, elle commença à distinguer nettement des contours humains.
Il lui parut que la forme noire s’approchait de la fenêtre de la cuisine et, après avoir un peu attendu, hésitant apparemment, mettait un pied sur la corniche – et… disparaissait dans l’ombre de la fenêtre.
« Un voleur ! » ce fut l’idée qui lui vint en tête, et une pâleur mortelle couvrit son visage.
L’imagination de Maria Mikhâïlovna lui dessina en un clin d’œil le tableau que craignent toutes les dames à la campagne : un voleur s’introduisant dans la cuisine, de la cuisine à la salle à manger, prenant l’argenterie dans l’armoire… puis, pénétrant dans la chambre à coucher… armé d’une hache… une figure de brigand… s’emparait des bijoux… Les genoux de la femme du substitut fléchirent, et des fourmis lui coururent dans le dos. Elle secoua son mari :
– Vâssia !… Basile ! Vassili Prokôfytch !… Ah ! mon Dieu ! il est comme mort ! Réveille-toi, Basile, je t’en supplie !
– Hein ? rugit le substitut, aspirant l’air et faisant des bruits de mastication.
– Au nom du Créateur, réveille-toi ! Il vient d’entrer un voleur dans notre cuisine. Je regardais à la fenêtre, et ai vu quelqu’un grimper. De la cuisine, il va s’introduire dans la salle à manger… Les cuillers sont dans l’armoire ! Basile ! c’est ainsi qu’on s’est introduit l’an dernier chez Mâvra Iégôrovna.
– Que… que te faut-il ?
– Dieu, il n’entend pas !… Mais comprends donc, statue, que je viens de voir, à l’instant, un homme qui a grimpé dans notre cuisine ! Pélaguèia va s’effrayer, et… l’argenterie est dans l’armoire !
– Baliverne !
– Basile, c’est insupportable ! Je te parle d’un danger et tu dors, tu meugles ! Veux-tu donc qu’on nous vole et qu’on nous égorge ?
Le substitut du procureur se souleva pesamment, s’assit dans son lit, emplissant l’air de ses bâillements.
– Le diable sait quels gens vous êtes, marmonna-t-il. On ne peut pas même se reposer la nuit ! On vous réveille pour des bêtises !…
– Mais, Basile, je te jure que j’ai vu un homme grimper par la fenêtre !
– Eh bien, après ? Qu’il grimpe… C’est, selon toute vraisemblance, le pompier de Pélaguèia qui vient chez elle.
– Quo-oi ?… Qu’est-ce que tu dis ?…
– Je dis que c’est le pompier de Pélaguèia qui est là.
– C’est encore pire !… s’écria Maria Mikhâïlovna. Pire qu’un voleur ! Je ne veux pas supporter de cynisme dans ma maison.
– Quelle vertu, voyez ça !… Tu ne supporteras pas de cynisme ?… Mais en est-ce donc ? Pourquoi employer hors de propos des mots étrangers ? Cela, ma mie, existe de toute éternité ; c’est consacré par la tradition ; il est pompier, c’est pour fréquenter les cuisinières.
– Non, Basile, tu ne me connais pas ! Je ne puis admettre l’idée que dans ma maison, ceci… cela… Veux-tu te rendre à l’instant à la cuisine, et lui enjoindre de déguerpir ! À l’instant même ! Et demain, je dirai à Pélaguèia qu’elle ne se permette pas de pareilles choses. Moi morte, vous pourrez tolérer chez vous de pareils cynismes ; mais pour l’instant ne l’osez pas ! Veuillez y aller !
– Du diable !… grommela Gâguine ennuyé. Mais réfléchis un peu avec ta microscopique cervelle de femme. Pourquoi irais-je ?
– Basile, je m’évanouis !
Gâguine, crachant de dépit, mit ses pantoufles et se rendit à la cuisine. Il faisait noir comme dans un tonneau bouché, et le substitut dut avancer à tâtons. Il palpa en chemin la porte de la chambre des enfants et réveilla la vieille bonne.
– Vassilîssa, dit-il, tu as pris hier soir ma robe de chambre pour la nettoyer ; où est-elle ?
– Je l’ai donnée, Monsieur, à nettoyer à Pélaguèia.
– Quel désordre ! Vous prenez les vêtements et ne les remettez pas en place… Il faut maintenant me promener sans robe de chambre.
Entrant dans la cuisine, Gâguine se rendit vers l’endroit où, sur une malle, en dessous de la planche aux casseroles, couchait la cuisinière.
– Pélaguèia, fit-il, en lui tâtant l’épaule et la secouant, est-ce bien toi ? Pélaguèia ? Qu’as-tu à faire semblant de dormir ? Voyons, tu ne dors pas ! Qui est-ce qui vient d’entrer chez toi par la fenêtre ?
– Hum ?… bo-jour ! Quelqu’un est entré par la fenêtre ! Qui peut entrer ?
– Ah !… n’obscurcis pas les choses ! Dis plutôt à ton vaurien de filer au plus vite. Tu entends ? Il n’a rien à faire ici.
– Mais où avez-vous la tête, Monsieur ? Bo-jour… Me prenez-vous pour une imbécile ?… Toute la sainte journée on s’éreinte à courir ; on n’a pas de cesse, et, la nuit, vous allez dire des choses pareilles !… Je suis payée quatre roubles par mois… avec mon thé et mon sucre, et, sauf cela, aucune considération de personne ! J’ai servi chez des commerçants et n’ai pas connu pareille honte.
– Allons, allons… pas de jérémiades ! Qu’à la minute ton soudard déguerpisse d’ici ! Tu m’entends ?
– C’est péché à vous, Monsieur, dit Pélaguèia avec des larmes dans la voix. Des gens instruits, nobles, et ils n’ont pas idée que, dans notre chagrin…, dans notre vie malheureuse… (Elle se met à pleurer) on peut nous insulter. Et personne pour nous défendre !
– Allons, allons…, moi, tu penses, ça m’est égal ! C’est Madame qui m’a envoyé… Pour ce qui est de moi, laisse même entrer un diable par ta fenêtre, je m’en moque.
Il ne restait au substitut qu’à reconnaître qu’il avait eu tort dans cette perquisition, et à revenir vers sa femme.
– Pélaguèia, dit-il à la cuisinière, écoute : tu as pris ma robe de chambre à nettoyer ; où est-elle ?
– Ah ! pardon, Monsieur. J’ai oublié de la mettre sur la chaise. Elle est pendue à un clou près du poêle.
Gâguine chercha à tâtons sa robe de chambre près du poêle, puis l’endossa et s’achemina paisiblement vers sa chambre à coucher.
Après le départ de son mari, Maria Mikhâïlovna s’était remise au lit à attendre. Elle y resta tranquille trois minutes, puis commença à s’inquiéter. « Comme il reste longtemps ! pensa-t-elle. C’est ce… cynique qui est là ; c’est bien ; mais si c’est un voleur ? »
Et son imagination lui dessina ce tableau : son mari entre dans la cuisine noire… pan, un coup de hache !… Il meurt sans avoir proféré un son… une mare de sang…
Cinq minutes, cinq minutes et demie, enfin six minutes passent… Une sueur froide mouille son front.
– Basile ! s’écria-t-elle. Basile !…
– Qu’as-tu à crier ? Je suis ici… (Et elle entendit les pas de son mari.) Est-ce que l’on t’égorge ?
Le substitut s’approcha du lit et s’assit sur le bord.
– Il n’y a personne, dit-il. Pure imagination, farceuse ! Tu peux te tranquilliser. Ta bête de Pélaguèia est aussi vertueuse que sa maîtresse. Quelle poltronne tu fais ! Que tu es…
Et le substitut se mit à taquiner sa femme ; il avait perdu le sommeil et ne voulait plus dormir.
– Quelle poltronne ! disait-il en riant. Va dès demain chez le docteur faire soigner tes hallucinations… Tu es une psychopathe !
– Ça sent le goudron… dit Maria Mikhâïlovna. Le goudron ou… quelque chose qui ressemble à de l’oignon… ou à de… la soupe aux choux.
– Oui…, ça sent on ne sait quoi… Je n’ai plus envie de dormir. Attends, je vais allumer… Où sont les allumettes ? Et, en même temps, je vais te montrer la photographie du procureur de la Cour d’appel. Hier, en prenant congé, il nous a donné à tous son portrait, avec un autographe…
Gâguine frotta au mur une allumette et alluma sa bougie. Mais avant qu’il eût fait un pas pour aller chercher la photographie, un cri pénétrant, déchirant l’âme, retentit derrière lui. En se retournant il vit, braqués sur lui, les deux grands yeux de sa femme, remplis de stupeur, d’effroi et de colère.
– Tu as quitté ta robe de chambre à la cuisine ? demanda-t-elle en pâlissant.
– Eh bien ?
– Regarde-toi !
Le substitut du procureur se regarda et poussa un ah !… Sur ses épaules, au lieu de sa robe de chambre, flottait une capote de pompier. Comment s’y trouvait-elle ? Tandis qu’il résolvait ce problème, un nouveau tableau, horrible, impossible, se dessinait dans l’imagination de sa femme : la nuit, le silence, des chuchotements, et « cætera, et cætera… »
1887.
Sept heures. Un soir de juin.
De la halte de Khilkôvo s’écoule vers un hameau de villégiature une foule, descendue du train. Ce sont, pour la plupart, des pères de famille, chargés de serviettes de gens d’affaires, de paquets et de cartons de dames. Tous ont l’air exténué, affamé, méchant, comme si, pour eux, le soleil ne brillait pas et l’herbe ne verdissait pas.
Parmi eux chemine Pâvel Matvèiévitch Zaïkine, membre du tribunal de première instance, grand, voûté, vêtu de grosse futaine à bon marché, une cocarde déteinte à sa casquette de fonctionnaire. Il sue, il est rouge et morne.
– Vous venez chaque jour à votre villa ? lui demande un villégiaturant à pantalon roux.
– Non, pas chaque jour, répond sombrement Zaïkine. Ma femme et mon fils y habitent continuellement ; moi je viens deux fois par semaine. On n’a pas le temps de venir chaque jour, et ça coûte cher.
– C’est vrai que c’est coûteux, soupire l’homme au pantalon roux. On ne peut pas aller à pied de la maison à la gare ; il faut prendre une voiture, et le billet seul coûte quarante-deux copeks… En route, on achète le journal, on boit par faiblesse un verre de vodka ; tout cela n’est que des copeks, presque rien ; mais, tout de même, prenez-y garde, au bout de l’été ça fera deux cents roubles. Le sein de la nature, évidemment, coûte plus que la ville. Certes, je ne discute pas… l’idylle, et cætera, et cætera… mais avec nos appointements de fonctionnaires, vous le savez, chaque copek compte… On dépense sans y songer un copek, et, ensuite, de toute la nuit, on n’en dort pas… Oui… honoré monsieur (je n’ai pas l’honneur de connaître votre nom patronymique), je gagne environ deux mille roubles par an ; j’ai le rang de conseiller d’État, et pourtant je ne fume que du tabac de seconde qualité et il ne me reste pas un rouble de disponible pour acheter l’eau de Vichy qui m’a été ordonnée contre les calculs hépatiques. En somme, reprit Zaïkine après un peu de silence, c’est dégoûtant. Je professe l’opinion, honoré monsieur, que la vie de villa a été inventée par les diables et par les femmes. Dans l’espèce, c’est la malice qui dirigea le diable, et les femmes, l’extrême légèreté. Ce n’est pas une vie, songez-y, mais le bagne, l’enfer. Il fait chaud, on étouffe, on a du mal à respirer et l’on se traîne comme une âme en peine d’un endroit à un autre sans trouver de gîte. En ville, ni meubles, ni domestiques ; tout est parti pour la campagne… On se nourrit à la diable ; on ne boit pas de thé parce qu’il n’y a personne pour allumer le samovar ; on ne peut pas avoir de bain ; et lorsqu’on arrive ici au sein de cette bonne nature, il faut aller à pied dans la poussière et la chaleur… fi ! Vous êtes marié ?
– Oui, soupire l’homme au pantalon roux. Trois enfants.
– En somme, c’est dégoûtant. Il est tout simplement surprenant que nous soyons encore en vie.
Les citadins arrivent enfin au hameau. Zaïkine prend congé de l’homme au pantalon roux et se dirige vers sa villa. Chez lui, il trouve un silence de mort. On n’entend que des bourdonnements de moustiques et celui d’une mouche qui, dévolue au dîner d’une araignée, implore du secours. À travers les petits rideaux de mousseline des fenêtres, rougissent des fleurs fanées de géraniums. Aux cloisons de bois qui n’ont reçu aucune peinture, des mouches, entourant des chromos, somnolent. Dans le vestibule, dans la cuisine, dans la salle à manger, pas une âme. Dans la pièce appelée indifféremment le salon ou la salle, Zaïkine découvre son fils Pètia, garçonnet de six ans. Assis auprès de la table, et soufflant avec bruit, l’enfant, la lèvre inférieure allongée, découpe avec des ciseaux un valet de carreau.
– Ah ! papa, dit-il sans se retourner, c’est toi ? Bonjour !
– Bonjour… Et où est ta mère ?
– Maman ? Elle est partie avec Ôlga Kirîllovna à la répétition, jouer le théâtre. Il y aura, après-demain, représentation. On m’y mènera… Et toi, papa, iras-tu ?
– Hum !… Quand donc reviendra-t-elle ?
– Elle a dit qu’elle reviendrait ce soir…
– Et où est Nathâlia ?
– Nathâlia, maman l’a prise avec elle pour l’aider à se rhabiller pendant la représentation, et Koûlina (Akoûlina) est allée dans le bois chercher des champignons. Papa, pourquoi, quand les moustiques piquent, leur ventre devient-il rouge ?
– Je ne sais pas… Parce qu’ils boivent le sang. Alors il n’y a personne à la maison ?
– Personne. Je suis tout seul.
Zaïkine s’assied dans un fauteuil, et, une minute, regarde bêtement par la fenêtre.
– Qui donc nous servira à dîner ? demande-t-il.
– On n’a pas préparé de dîner aujourd’hui, papa ! Maman croyait que tu ne viendrais pas et n’a pas fait de dîner. Elle mangera à la répétition avec Ôlga Kirîllovna.
– Ah, grand merci ! Et toi, qu’est-ce que tu mangeras ?
– J’ai mangé du lait. On m’a acheté pour six copeks de lait. Papa, pourquoi les moustiques sucent-ils le sang ?
Zaïkine sent soudain quelque chose de lourd rouler sous son foie et commencer à le sucer. Il se sent si mortifié, si dépité et si mal, qu’il respire avec difficulté et frissonne. Il voudrait se lever, jeter à terre quelque chose de lourd, sacrer, mais il se souvient que le docteur lui a rigoureusement défendu de s’agiter, et, se contenant, il se met à siffloter un air des Huguenots.
– Papa, demande la voix de Pètia, sais-tu jouer au théâtre ?
– Ah ! ne me pose pas de questions stupides !… dit Zaïkine, irrité. Tu te colles à moi comme au bain une feuille de bouleau ! Tu as déjà six ans et tu es aussi sot qu’il y a trois ans… Un gamin nigaud, mal élevé. Pourquoi, par exemple, abîmes-tu ces cartes ? Comment as-tu osé les prendre ?
– Ce ne sont pas tes cartes, dit Pètia en se retournant. Nathâlia me les a données.
– Tu mens ! Tu mens, mauvais gamin ! dit Zaïkine, s’irritant de plus en plus. Tu mens continuellement. Il faut te fouetter, petit porcelet. Je t’arracherai les oreilles.
Pètia, sautant à bas de sa chaise, tend le cou et regarde la figure rouge et encolérée de son père. Ses grands yeux, d’abord, clignent, puis se couvrent de moiteur, et son visage se crispe.
– Pourquoi te fâches-tu ? gémit l’enfant. Pourquoi t’en prends-tu à moi, bêta ? Je ne touche à rien, je ne fais pas le polisson, je suis obéissant, et tu… te fâches ! Pourquoi te fâches-tu ?
L’enfant parle avec tant de conviction et pleure si amèrement que Zaïkine en est gêné.
« C’est vrai, songe-t-il, pourquoi m’en prendre à lui. »
– Allons assez… assez !… dit-il en tapotant l’épaule de l’enfant. J’ai eu tort, Pètioûkha… pardonne-moi. Tu es gentil, charmant ; je t’aime.
Pètia, de sa manche, s’essuie les yeux, se rassied en soupirant où il était et se met à découper une dame. Zaïkine passe dans son cabinet. Il s’y étend sur le divan, et, les mains sous la tête, se met à réfléchir. Les larmes de l’enfant ont abattu sa colère, et son foie se calme peu à peu. Il ne ressent que de la fatigue et de la faim.
– Papa, entend Zaïkine derrière la porte, veux-tu que je te montre ma collection d’insectes ?
– Montre-la-moi.
Pètia entre dans le cabinet et tend à son père une longue petite boîte verte. Zaïkine, avant même de l’avoir approchée de son oreille, entend contre les parois un bourdonnement désespéré et un grattement de pattes. Levant le couvercle, il voit une quantité de papillons, de hannetons, de grillons et de mouches, piqués par des épingles au fond de la boîte. Toutes ces bestioles, sauf deux ou trois papillons, sont vivantes et remuent.
– Le grillon est encore vivant ! dit Pètia étonné. On l’a attrapé hier matin et il n’est pas encore mort !
– Qui t’a appris ainsi à piquer les bêtes ? demande Zaïkine.
– Ôlga Kirîllovna.
– On devrait la piquer de même elle aussi ! dit Zaïkine avec répugnance. Emporte ça d’ici ! C’est honteux de torturer les bêtes !
« Dieu, pensa-t-il après le départ de Pètia, comme on l’élève mal ! »
Pâvel Matvèiévitch a déjà oublié la fatigue et la faim. Il ne songe qu’au sort de son petit garçon. Derrière les fenêtres, s’éteint peu à peu la lumière du jour… On entend les habitants des villas qui, par bandes, reviennent de se baigner. Quelqu’un, arrêté près de la fenêtre, crie : « Ne voulez-vous pas des champignons ? » et, sans attendre de réponse, pousse plus loin ; on entend claquer des pieds nus… Mais voilà que le crépuscule s’épaissit, les contours des géraniums se perdent dans la mousseline du rideau, et, par la fenêtre, commence à entrer la fraîcheur du soir. Soudain la porte du vestibule s’ouvre avec fracas et on entend des pas rapides, des conversations, des rires…
– Maman ! crie le petit.
Zaïkine, regardant hors de son cabinet, voit, bien portante et rose, comme toujours, sa femme Nadiéjda Stépânovna… Elle est avec Ôlga Kirîllovna, blonde sèche à grosses taches de rousseur, et deux inconnus : l’un jeune, long, la chevelure rousse frisée, avec une grosse pomme d’Adam ; l’autre, petit, râblé, avec une face rasée d’acteur et un menton barbu, de travers.
– Nathâlia ! crie Nadiéjda Stépânovna, dont la robe fait un grand bruit, vite le samovar ! On dit que Pâvel Matvèiévitch est arrivé ? Pâvel ! où es-tu ? Bonjour, Pâvel ! fait-elle, en accourant hors d’haleine dans le cabinet. Tu es arrivé ? Très heureuse ! Deux de nos amateurs m’ont accompagnée… Viens, je vais te présenter… Tiens, le grand, c’est Koromyslov… Il chante très bien. Et l’autre, ce petit… c’est un certain Smerkâlov, un véritable acteur… Il joue magnifiquement. Ouf, je suis fatiguée ! Nous venons d’avoir une répétition… Ça marche très bien. Nous jouons le Locataire au trombone et Elle l’attend… Le spectacle est pour après-demain…
– Pourquoi les as-tu amenés ? demande Zaïkine.
– C’est indispensable, coco ! Après le thé, il faut que nous répétions nos rôles et chantions quelque chose… Je chante un duo avec Koromyslov… Oui, pour ne pas oublier : envoie Nathâlia, mon ami, chercher des sardines, de la vodka, du fromage et encore autre chose. Ils souperont sans doute… Oh ! que je suis fatiguée !
– Hum !… Mais je n’ai pas d’argent !
– Voyons, coco, on ne peut pas faire autrement ! C’est une situation gênante ! Ne me fais pas rougir !
Une demi-heure après, on envoie Nathâlia chercher de la vodka et des hors-d’œuvre. Zaïkine, ayant bu du thé et dévoré tout un pain français, s’en retourne dans sa chambre à coucher et s’étend sur le lit. Nadiéjda Stépânovna et les invités commencent à répéter leurs rôles. Pâvel Matvèiévitch entend longuement le débit nasillard de Koromyslov et les exclamations d’acteur de Smerkâlov… Une longue conversation, coupée par le rire aigu d’Ôlga Kirîllovna, suit la répétition. Smerkâlov, dans les droits d’un véritable acteur, explique les rôles avec chaleur et aplomb.
Ensuite vient un duo, et, après le duo, un bruit de vaisselle… Zaïkine entend, dans un demi-sommeil, que l’on supplie Smerkâlov de dire la Pécheresse[39], et, après s’être beaucoup fait prier, il commence à déclamer. Il chuinte, se bat la poitrine, pleure et rit avec une voix de basse enrouée… Zaïkine, se crispant, se cache la tête sous la couverture.
Au bout d’une heure, il entend la voix de sa femme :
– Vous avez à aller loin, et il fait noir. Pourquoi ne resteriez-vous pas coucher ici ? Koromyslov couchera ici, au salon, sur le canapé, et vous, Smerkâlov, sur le lit de Pètia… Nous mettrons Pètia dans le cabinet de mon mari… Vraiment, restez !
Enfin, lorsque la pendule sonne deux heures, tout se tait… La porte de la chambre à coucher s’ouvre et Nadiéjda Stépânovna paraît.
– Pâvel, chuchote-t-elle, tu dors ?
– Non, pourquoi ?
– Va te coucher dans ton cabinet sur le divan, mon chéri. Je ferai mettre Ôlga Kirîllovna sur ton lit. Vas-y, mon petit. Je la mettrais dans le cabinet, mais elle a peur pour dormir seule… Enfin, lève-toi donc !
Zaïkine se lève, passe sa robe de chambre, prend un oreiller et se traîne vers son cabinet… Ayant en tâtonnant atteint le divan, il fait partir une allumette et voit Pètia couché dessus. L’enfant ne dort pas. De ses grands yeux, il regarde l’allumette.
– Papa, demande-t-il, pourquoi les moustiques ne dorment-ils pas la nuit ?
– Parce que… parce que… marmonne Zaïkine, parce que nous sommes de trop ici, toi et moi… Nous n’avons pas même un endroit pour dormir !
– Papa, pourquoi y a-t-il des rousseurs sur la figure d’Ôlga Kirîllovna ?
– Ah ! laisse-moi ! Tu m’ennuies !
Après avoir réfléchi un instant, Zaïkine s’habille et sort dans la rue prendre le frais… Il regarde le ciel gris, matinal, les nuages immobiles. Il écoute le cri somnolent et peureux d’un râle de genêt et commence à penser rêveusement au jour qui vient, alors qu’il rentrera en ville, et que, revenant du tribunal, il se couchera…
Soudain apparaît au coin de la rue une figure humaine. « Sans doute le veilleur de nuit… », pense Zaïkine.
Mais s’étant approché et ayant regardé, il reconnaît son compagnon au pantalon roux.
– Vous ne dormez pas ? lui demande-t-il.
– Oui, je ne peux pas dormir en quelque sorte, soupire l’homme au pantalon roux… Je savoure la nature… Chez moi, figurez-vous, est arrivée par le train de nuit une chère hôtesse… la maman de ma femme… Elle a amené mes nièces… des jeunes filles charmantes… J’en suis extrêmement heureux… bien qu’il fasse fort humide ! Et vous aussi vous daignez déguster la nature ?
– Oui, mugit Zaïkine, moi aussi je la savoure… Ne sauriez-vous pas s’il n’y a pas ici tout près quelque cabaret ou un petit restaurant ?
L’homme au pantalon roux lève les yeux au ciel et réfléchit profondément.
1886.
Le 20 mai, à huit heures du soir, les six batteries de la brigade d’artillerie de réserve de N…, se rendant au camp, s’arrêtèrent pour la nuit au village de Miéstitchki. En plein brouhaha de la rupture des rangs, tandis que quelques officiers étaient encore occupés à leurs pièces, et que les autres, groupés sur la place, près de la grille de l’église, écoutaient les fourriers, un civil, venant de derrière l’église, apparut, monté sur un cheval étrange. Le cheval, baillet et petit, avec une belle encolure et la queue taillée court, ne se présentait pas droit, mais un peu de biais, faisant de petits mouvements dansants, comme si on lui eût touché les jambes avec une cravache.
Arrivé près des officiers, le cavalier souleva son chapeau et dit :
– Son Excellence le lieutenant général von Rabbek, propriétaire aux environs, prie messieurs les officiers de lui faire l’honneur de se rendre sur-le-champ chez lui pour prendre le thé…
Le cheval salua, se remit à danser et recula de côté. Le cavalier resouleva son chapeau et disparut en un instant derrière l’église avec son cheval étrange.
– Que diable est-ce là ? maugréèrent quelques officiers en se rendant à leurs cantonnements ; on veut aller dormir, et voilà ce Rabbek avec son thé ! Leurs thés, on les connaît !
Les officiers des six batteries avaient le souvenir précis d’une invitation analogue faite l’année précédente, pendant les manœuvres. Un comte, militaire en retraite, les avait conviés avec les officiers d’un régiment de cosaques. Hospitalier et cordial, le comte les accueillit et les traita fort bien, et pour ne pas les laisser revenir au cantonnement, les fit coucher chez lui. Tout cela était certainement à merveille, et l’on ne pouvait rien souhaiter de mieux, mais le malheur voulut que le comte, heureux plus qu’on ne saurait croire de la venue de cette jeunesse, raconta jusqu’à l’aube des épisodes de son passé, accompagna les officiers dans leurs chambres et leur montra des tableaux précieux, des gravures anciennes, des armes rares, et leur lut des lettres autographes de personnages haut placés. Les officiers, éreintés, écoutaient, regardaient, et, mourant de l’envie de se mettre au lit, bâillaient à la dérobée dans leurs manches. Lorsqu’enfin leur hôte les quitta, il était trop tard pour se coucher.
Ce von Rabbek n’était-il pas un homme de cette espèce-là ?
Tel ou autre, il n’y avait pas à choisir. Les officiers se mirent en tenue, se brossèrent et partirent de compagnie à la recherche de la propriété. On leur dit, sur la place, que l’on pouvait s’y rendre en descendant vers la rivière et suivant la rive jusqu’au jardin même où il n’y avait plus qu’à prendre les allées, ou qu’il fallait passer par en haut et suivre tout droit le chemin, qui, à une demi-verste du village, aboutissait aux granges de la propriété.
Les officiers décidèrent de prendre par en haut.
– Qui est donc ce von Rabbek ? se demandaient-ils. N’est-ce pas le général qui commandait la division de cavalerie de N… à Plevna ?
– Non, celui-là n’avait pas la particule et était simplement Rabbe.
– Ah ! quel beau temps !
Près de la première grange, le chemin bifurquait. Un embranchement allait tout droit, disparaissant dans la buée du soir ; l’autre menait à la maison des maîtres. Les officiers prirent à droite et se mirent à baisser la voix. Les granges en pierre, aux toits rouges, lourdes et rébarbatives, ressemblant beaucoup aux casernes d’une ville de district, s’allongeaient de chaque côté du chemin ; en avant, brillaient les fenêtres éclairées de la maison.
– Messieurs, dit un des officiers, bon présage : notre « setter » nous précède ; il sent qu’il y aura du gibier !…
Le lieutenant Lobytko, qui marchait en tête, grand et râblé, mais tout à fait imberbe – bien qu’il eût plus de vingt-cinq ans, aucune végétation n’apparaissait sur sa figure ronde et pleine, – le lieutenant Lobytko était connu dans la brigade pour son flair et son habileté à dépister à distance les présences féminines.
Il se retourna et dit :
– Oui, il doit y avoir des femmes ici… Mon instinct me le dit…
Au seuil de sa demeure, von Rabbek en personne accueillit les officiers. C’était un homme bien, approchant de la soixantaine, vêtu en civil.
Serrant les mains de ses hôtes, il se dit très heureux de les voir, tout en les priant, de la façon la plus instante, au nom du ciel, de l’excuser de n’avoir pu les inviter à coucher. Ses deux sœurs, avec leurs enfants, son frère et des voisins étaient arrivés chez lui, en sorte qu’il n’y avait plus une chambre libre.
Le général s’excusait en souriant, mais il semblait loin d’être aussi heureux de la visite des officiers que le comte de l’année précédente. On voyait qu’il ne les avait invités que parce que la bienséance, selon lui, l’exigeait.
Et les officiers, en montant l’escalier, couvert de tapis, et en écoutant le général, sentaient qu’ils n’étaient invités que parce qu’il eût été impoli de faire autrement. À la vue des domestiques qui, en bas, se hâtaient d’allumer les lampes, il leur sembla qu’ils apportaient dans le logis le trouble et le désarroi. Là où deux sœurs avec leurs enfants, un frère et des voisins s’étaient réunis, – sans doute pour quelque fête ou quelque événement de famille, – la présence de dix-neuf officiers inconnus pouvait-elle être un agrément ?
En haut, au seuil de la salle, une grande vieille, élancée, à longue figure et à sourcils noirs, ressemblant beaucoup à l’impératrice Eugénie, reçut les officiers. Souriante, avec une majestueuse cordialité, elle dit son plaisir de les voir et s’excusa à son tour de n’avoir pas la possibilité de leur donner à coucher. À son beau sourire solennel, qui tombait instantanément dès qu’elle se détournait de ses hôtes pour quelque motif, on voyait qu’elle avait rencontré dans la vie beaucoup d’officiers, mais qu’en ce moment elle n’en avait que faire, et que, si elle les avait invités et s’excusait, c’était uniquement parce que l’éducation et les convenances le voulaient.
Dans la grande salle à manger où les officiers entrèrent, une dizaine de messieurs et de dames, vieux et jeunes, assis à l’une des extrémités d’une longue table, prenaient le thé. Derrière leurs chaises, se tenait un groupe d’hommes, enveloppés de fumée de tabac. Parmi eux, un jeune homme maigre, à favoris roux, disait quelque chose en anglais, en grasseyant. Derrière ce groupe, on apercevait une pièce éclairée, aux meubles bleu clair.
– Messieurs, dit le général, élevant la voix et voulant paraître gai, vous êtes si nombreux qu’il n’est pas possible de faire des présentations, faites tout simplement connaissance vous-mêmes.
Les officiers, les uns avec des mines sérieuses et même sévères, les autres avec des sourires forcés, tous très gênés, firent connaissance n’importe comment et s’assirent pour prendre le thé.
Le plus gêné de tous était le capitaine d’état-major Riabôvitch, petit officier voûté, portant des lunettes, et agrémenté de favoris ressemblant à ceux d’un lynx. Tandis que certains de ses camarades restaient sérieux et que d’autres souriaient avec contrainte, sa figure, ses favoris et ses lunettes semblaient dire : « Je suis l’officier le plus timide, le plus modeste et le moins remarquable de la brigade. » Les premiers instants, en entrant dans la salle à manger, puis assis à table, il n’arrivait pas à fixer son attention sur une seule figure ou sur un seul objet. Les gens, les robes, les carafons de cognac, la fumée des verres de thé, les moulures des corniches, tout se fondait en une seule impression générale, énorme, n’inspirant à Riabôvitch que le trouble et l’envie de cacher sa tête. Pareil au conférencier qui paraît en public pour la première fois, il voyait tout ce qu’il y avait sous ses yeux, mais, apparemment, il le comprenait mal. (Les physiologistes appellent « cécité psychique » cet état dans lequel le sujet voit sans comprendre.)
Peu à peu, Riabôvitch s’étant apprivoisé, commença à voir et à observer. Timide et peu sociable qu’il était, ses yeux furent d’abord frappés de ce qu’il n’avait jamais vu, à savoir l’extraordinaire hardiesse de ses nouvelles connaissances. Von Rabbek, sa femme, deux dames âgées, une demoiselle en robe mauve et le jeune homme aux favoris roux, qui se trouva être le fils de von Rabbek, se placèrent très adroitement au milieu des officiers, et, comme s’ils eussent fait d’avance une répétition, ils entamèrent tout de suite une chaude discussion à laquelle les invités durent prendre part. La demoiselle en mauve se mit à prouver avec feu que les artilleurs sont dans une situation beaucoup meilleure que les cavaliers et les officiers d’infanterie ; mais Rabbek et les dames âgées soutenaient le contraire. Une conversation croisée s’engagea. Riabôvitch regardait la demoiselle mauve discuter très chaudement de ce qu’elle ne connaissait pas et qui n’avait pour elle aucun intérêt ; et il suivait les sourires factices qui apparaissaient et disparaissaient sur sa figure.
Von Rabbek et sa famille entraînaient habilement les officiers dans la dispute, tout en donnant eux-mêmes une attention intense à leurs verres et à leurs bouches, observant si tous buvaient, si tous avaient du sucre, pourquoi un tel ne mangeait pas de biscuits ou ne buvait pas de cognac ; et plus Riabôvitch écoutait et regardait, plus cette famille, dépourvue de sincérité, mais si bien disciplinée, lui plaisait.
Après le thé, les officiers passèrent dans la salle. L’instinct n’avait pas trompé le lieutenant Lobytko : il y avait dans la salle beaucoup de jeunes filles et de jeunes dames. Le lieutenant-setter était déjà devant une très jeune blonde, en robe noire, et, s’inclinant avec désinvolture comme s’il s’appuyait sur un sabre invisible, il souriait et roulait coquettement les épaules. Il disait probablement quelque futilité fort peu intéressante, car la blonde, regardant d’un air distrait sa ronde figure, disait avec indifférence : « Pas possible ? » Et, à ce « pas possible », indifférent, le « setter » eût conclu, s’il avait eu de l’esprit, qu’on ne lui crierait pas : « Pille ! »
Les violents accords du piano à queue retentirent ; une valse triste s’envola par les fenêtres grandes ouvertes, et chacun se souvint, on ne sait pourquoi, que c’était le printemps et un soir de mai ; tout le monde sentait l’air embaumé par les feuilles nouvelles des peupliers, les lilas et les roses. Riabôvitch, sous l’influence de la musique et du cognac, regarda vers la fenêtre et se mit à suivre en souriant les mouvements des femmes ; et déjà il lui semblait que les odeurs des peupliers, des lilas et des roses ne venaient pas du jardin, mais des visages et des robes des femmes.
Le jeune Rabbek, ayant invité une jeune fille maigre, fit avec elle deux tours de valse. Lobytko, glissant sur le parquet, s’approcha de la demoiselle en mauve, et s’envola avec elle dans la salle. Les danses commencèrent…
Riabôvitch, debout près de la porte au milieu des danseurs, observait ceux qui ne dansaient pas. Il n’avait jamais dansé. Pas une fois en sa vie il n’avait enlacé la taille d’une honnête femme. Quand aux yeux de tous un homme prenait la taille d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas et lui mettait la main sous l’épaule, cela lui plaisait furieusement ; mais il ne pouvait pas du tout se figurer à la place de cet homme. Il fut un temps où il enviait la hardiesse et l’agilité de ses camarades et souffrait en son âme ; la conscience qu’il était timide, courbé et terne, qu’il avait le buste long et des favoris de lynx, l’affligeait profondément. Mais, avec l’âge, il s’y habitua, et, à présent, en regardant les danseurs ou ceux qui parlaient fort, il ne les enviait pas ; il s’attendrissait seulement avec mélancolie.
Lorsque commença le premier quadrille, le jeune von Rabbek s’approcha de ceux qui ne dansaient pas et invita deux officiers à jouer au billard. Ils acceptèrent et sortirent avec lui. Riabôvitch, voulant prendre quelque part au mouvement général, les suivit lentement. Ils traversèrent un salon, puis un étroit couloir vitré et une chambre dans laquelle trois domestiques ensommeillés, assis sur un canapé, se levèrent précipitamment. Ayant enfin traversé toute une enfilade de pièces, Rabbek et les officiers entrèrent dans un petit salon où se trouvait le billard. On se mit à jouer.
Riabôvitch, qui ne jouait à rien, sauf aux cartes, restait près du billard et regardait la partie avec indifférence, tandis que les joueurs, les tuniques déboutonnées, les queues en main, tournaient, marchaient, faisant des carambolages et criant de temps à autre des mots incompréhensibles. Les joueurs ne le remarquaient pas, et, parfois seulement, l’un d’eux, l’ayant heurté du coude ou touché involontairement, s’excusait. La première partie n’était pas encore terminée que Riabôvitch s’ennuya et pensa qu’il était de trop… Il eut envie de revenir à la grande salle et sortit.
Il eut, en revenant, une petite aventure… Il s’aperçut à mi-chemin qu’il n’allait pas où il fallait… Il se rappelait très bien qu’il devait rencontrer trois valets de chambre, et il traversa cinq ou six pièces : les valets semblaient être rentrés sous terre. Remarquant son erreur, il revint un peu sur ses pas, prit à droite, et se trouva dans un cabinet à demi éclairé qu’il n’avait pas vu en venant dans la salle de billard. Resté là une demi-minute, il ouvrit résolument la première porte qu’il aperçut et entra dans une chambre tout à fait sombre. On voyait devant soi la fente d’une porte brillamment éclairée ; de derrière la porte arrivaient les sons d’une mazurka triste. Les fenêtres, comme dans la salle, étaient larges ouvertes, et cela sentait le peuplier, les lilas et les roses…
Riabôvitch s’arrêta pensif… À ce moment, tout à fait à l’improviste, des pas pressés et un bruit de robe retentirent, tandis qu’une voix de femme essoufflée murmurait : « Enfin ! »
Et deux bras doux, parfumés, indubitablement des bras de femme, entourèrent son cou. Une joue chaude s’appuya sur sa joue et un baiser retentit. Mais, tout de suite, celle qui embrassait poussa un léger cri, et, il le parut à Riabôvitch, se recula de lui avec dégoût.
Lui-même fut prêt à crier et s’élança dans la fente éclairée de la porte.
*
* *
Quand il revint dans la salle, son cœur battait et ses mains tremblaient si visiblement qu’il se hâta de les cacher derrière son dos. Au premier moment, la honte et la peur le torturèrent à l’idée que toute la salle savait qu’une femme venait de l’embrasser. Il se ratatinait et regardait avec inquiétude de tous côtés. Mais, s’étant assuré que l’on dansait et bavardait tranquillement comme avant, il s’abandonna tout entier à la sensation qu’il n’avait jamais ressentie. Quelque chose d’étrange se passait en lui…
Son cou, que des bras doux et parfumés venaient d’entourer, lui semblait frotté d’huile. Sur sa joue, près de la moustache, à gauche, où l’inconnue l’avait baisé, une agréable fraîcheur frissonnait, semblable à celle que produisent des gouttes de menthe ; et plus il frottait cet endroit, plus il y sentait de fraîcheur. Et de la tête aux pieds il était rempli d’un étrange et nouveau sentiment qui grandissait et grandissait…
Il aurait voulu sauter, parler, courir au jardin, rire… Il avait entièrement oublié qu’il était voûté et terne, qu’il avait des favoris de lynx et « un extérieur vague » ; c’est ainsi que s’étaient exprimées un jour des dames dans une conversation qu’il avait surprise. Quand Mme von Rabbek passa devant lui, il lui sourit si largement et si tendrement qu’elle s’arrêta et le regarda d’un air interrogateur.
– Votre maison me plaît infiniment !… lui dit-il en ajustant ses lunettes.
La générale sourit et raconta que la maison lui venait de son père. Elle lui demanda ensuite si ses parents étaient vivants, s’il était depuis longtemps officier, pourquoi il était si maigre, etc. Quand il eut répondu, elle le quitta, et lui, après cette conversation, se mit à sourire encore plus tendrement et à penser que des gens très charmants l’entouraient…
Au souper, Riabôvitch mangea machinalement tout ce qu’on lui offrit, but, et tâcha de s’expliquer l’aventure qui venait de lui arriver…
Cette aventure avait un caractère mystérieux et romantique, mais n’était pas difficile à expliquer. Une jeune fille ou une jeune dame, qui avait apparemment donné un rendez-vous dans la chambre obscure, avait longuement attendu, et, les nerfs tendus, avait pris Riabôvitch pour son héros. C’était d’autant plus vraisemblable que Riabôvitch, songeur, s’était arrêté dans la chambre, autrement dit avait eu l’air d’un homme qui attend quelque chose… C’est ainsi que Riabôvitch s’expliquait le baiser reçu.
« Mais qui est-ce ? se demandait-il en examinant les figures des femmes. Elle doit être jeune ; les vieilles ne vont pas à des rendez-vous. En second lieu, que ce ne fût pas une femme de chambre, cela se sentait au froissement de sa robe, à son odeur, à sa voix… »
Il arrêta son regard sur la demoiselle en mauve, et elle lui plut beaucoup. Elle avait de belles épaules et de beaux bras, une figure intelligente, une belle voix… En la regardant, Riabôvitch voulut que ce fût elle et pas une autre qui fût son inconnue… Mais elle riait artificieusement et plissait son long cou, qui lui parut vieillot ; il dirigea son regard sur la blonde à la robe noire.
Celle-ci était plus jeune, plus simple, plus sincère. Elle avait de belles tempes ; elle tenait son verre avec grâce ; Riabôvitch voulut, à présent, que ce fût elle… Mais, bientôt, il trouva que sa figure était plate ; et il dirigea son regard sur sa voisine…
« Il est difficile de deviner, se disait-il, songeur. Si on prenait les épaules et les bras de la mauve, si on y ajoutait les tempes de la blonde, les yeux de celle qui est assise à gauche de Lobytko, alors… »
Il fit le total et eut l’image de la jeune fille qui l’avait embrassé, l’image qu’il désirait, mais qu’il ne pouvait nullement trouver à table…
Après souper, les officiers régalés, et un peu gris, remercièrent et firent leurs adieux. Les maîtres de la maison recommencèrent à s’excuser de ne pouvoir pas les garder.
– Très, très heureux, messieurs, disait le général – sincèrement cette fois-ci, sans doute parce que les gens qui reconduisent leurs invités sont bien plus sincères et meilleurs que lorsqu’ils les reçoivent. – Très content ! Je vous prie instamment de venir sans cérémonie à votre retour. Par où passez-vous ?… Non, prenez plutôt par le jardin ; en bas, c’est plus court.
Les officiers prirent par le jardin. Le jardin, au sortir des vives lumières et du bruit, leur sembla tout noir et très paisible. Ils marchèrent en silence jusqu’à la porte. Ils étaient gais, heureux, mais l’obscurité et le silence les rendirent pensifs un instant. Tous, comme Riabôvitch, eurent la même pensée : un jour viendrait, où, semblables à Rabbek, ils auraient une grande maison, une famille, un jardin, la possibilité d’être affables, même sans sincérité, et celle de bien traiter, de griser et de contenter les gens.
La porte franchie, ils se mirent soudain tous à parler à la fois et à rire sans raison. Ils suivaient un sentier qui descendait à la rivière et longeait ensuite la rive, contournant les arbustes, les excavations et les saules, penchés sur l’eau. On distinguait à peine la rive et le sentier ; l’autre rive était noyée dans l’ombre. Çà et là, des étoiles se reflétaient dans l’eau noire ; elles tremblaient, s’éparpillaient, et l’on ne pouvait deviner qu’à cela que la rivière coulait rapidement. C’était le calme de la nuit. Sur l’autre rive, gémissaient des bécassines endormies, et, sur la rive que suivaient les officiers, un rossignol, sans faire attention à leur troupe, s’égosillait. Les officiers s’arrêtèrent près du fourré, secouèrent les branches, mais le rossignol chantait toujours.
– En voilà un qui s’en donne ! s’exclama-t-on avec admiration. Nous sommes près de lui, et il n’y fait aucune attention ! Quel pendard !
À la fin, le sentier remontait et rejoignait la route près de la grille de l’église. Les officiers, fatigués de la montée, s’assirent et fumèrent ; sur l’autre rive on voyait un feu rouge et trouble, et, par oisiveté, ils se mirent à disputer si c’était un brasier, la lumière d’une fenêtre, ou autre chose…
Riabôvitch regardait lui aussi, et il lui semblait que le feu lui souriait et lui faisait signe, comme s’il connaissait l’histoire du baiser.
Arrivé au cantonnement, Riabôvitch se déshabilla vite et se coucha. Dans la même isba que lui se trouvaient Lobytko et le lieutenant Merzliâkov, jeune homme tranquille et silencieux qui passait pour un officier instruit, et qui lisait partout où il pouvait le Messager de l’Europe (Véstnik Evrôpy), qu’il emportait toujours avec lui. Lobytko se déshabilla, arpenta longtemps la pièce, de l’air d’un homme auquel il manque quelque chose, et envoya son ordonnance lui chercher de la bière. Merzliâkov se coucha, mit une bougie à son chevet et se plongea dans la lecture de sa revue.
« Qui était-ce ? » songeait Riabôvitch en regardant le plafond enfumé.
Il lui semblait que son cou était toujours frotté d’huile, et il ressentait encore, près de la bouche, une petite fraîcheur pareille à celle que produisent les gouttes de menthe… Dans son imagination passèrent les épaules et les bras de la demoiselle en mauve, les tempes et les yeux sincères de la jeune fille blonde, en robe noire, et des tailles, des robes, des broches. Il essayait d’arrêter son attention sur ces images, mais elles dansaient, se dénouaient… Lorsque, sur le champ noir et large que tout homme voit en fermant les yeux, ces images disparaissaient tout à fait, il commençait à entendre des pas pressés, le bruissement de la robe, le son du baiser ; et une grande joie irraisonnée s’emparait de lui… En s’y abandonnant, il entendit l’ordonnance rentrer, annonçant qu’il n’y avait pas de bière dans le village. Lobytko, horriblement indigné, se remit à marcher.
– Hein, n’est-il pas idiot ? – demandait-il en s’arrêtant tantôt devant Merzliâkov, tantôt devant Riabôvitch ; – quel butor, quel imbécile faut-il être pour ne pas trouver de bière !… Hein ! n’est-ce pas une canaille ?
– Naturellement, dit Merzliâkov sans détacher les yeux du Véstnik Evrôpy, ici on ne peut pas trouver de bière.
– Oui ? Vous le croyez ? fit Lobytko. Seigneur, mon Dieu, lancez-moi dans la lune, j’y trouverai tout de suite de la bière et des femmes !… Traitez-moi d’imbécile si je n’en trouve pas !
Il s’habilla et chaussa à grand’peine ses hautes bottes, puis il fuma en silence une cigarette et sortit.
– Rabbek, Grabbek, Labbek…, grommela-t-il en s’arrêtant près de la porte. Je n’ai pas envie, le diable m’emporte, de sortir seul ! Riabôvitch, ne voulez-vous pas venir vous promener ? Hein ?
N’ayant pas reçu de réponse, il revint auprès de son lit, se déshabilla lentement et se coucha. Merzliâkov soupira, mit de côté le Véstnik Evrôpy et éteignit.
– Oui, on peut le dire… murmurait Lobytko en fumant sa cigarette dans l’obscurité.
Riabôvitch remonta sa couverture, se roula en boule et se mit à rassembler dans son esprit les images qui passaient et repassaient, et à les réunir en un tout. Il s’assoupit bientôt, et sa dernière pensée fut que quelqu’un l’avait caressé et comblé de joie, que quelque chose d’extraordinaire, de bête, mais d’extrêmement bon et joyeux, était survenu dans sa vie. Cette pensée, même en dormant, ne le quitta pas.
*
* *
Quand il se réveilla, l’impression d’huile sur son cou et de fraîcheur de menthe sur ses lèvres avait disparu, mais, comme la veille, une vague de joie montait dans sa poitrine. Il regardait avec ravissement les cadres des fenêtres, dorés par le soleil levant, et écoutait le mouvement de la rue. On parlait à haute voix près des fenêtres. Son commandant de batterie, Lébédètski, qui ne venait que de rejoindre la brigade, parlait très haut avec son maréchal des logis, par manque d’habitude de parler bas.
– Et quoi encore ? demandait-il d’une voix retentissante.
– Au ferrage d’hier, Votre Noblesse, on a ferré Goloûbtchik. Le vétérinaire lui a appliqué un emplâtre de glaise avec du vinaigre. On le mène maintenant haut le pied. Et hier aussi, le mécanicien Artémiév s’est enivré ; le lieutenant a ordonné de le faire monter sur le devant du caisson de réserve.
Le maréchal des logis rapporta encore que Kârpov avait oublié les nouvelles soutaches de trompettes et les piquets de tentes, et que MM. les officiers avaient daigné, le soir, aller en visite chez le général von Rabbek. Au milieu du rapport, la barbe rousse de Lébédètski s’encadra dans la fenêtre. Il cligna ses yeux myopes, scrutant les physionomies ensommeillées des officiers et leur dit bonjour.
– Tout va bien ? demanda-t-il.
– Le timonier a eu le garrot blessé par sa nouvelle bricole, répondit Lobytko en bâillant.
Le commandant soupira, réfléchit et dit très haut :
– Je pense aller chez Alexânndra Evgrâfovna. Il faut que je lui fasse visite. Allons adieu, je vous rattraperai ce soir.
Un quart d’heure plus tard, la brigade se mit en route. Quand on passa près des granges, Riabôvitch regarda vers la maison. Les jalousies des fenêtres étaient baissées. Manifestement, dans la maison, tout le monde dormait. Elle dormait aussi, celle qui avait embrassé Riabôvitch. Il chercha à se la représenter endormie. La fenêtre grande ouverte de sa chambre à coucher, des branches vertes près de la fenêtre, la fraîcheur matinale, l’odeur des peupliers, le lit, la chaise avec la robe qui, hier, bruissait, les petits souliers, la pendulette sur la table, il se dessina tout cela clairement, mais les traits, le joli sourire endormi, justement l’essentiel et le caractéristique, échappaient à son imagination comme du mercure vous glisse sous le doigt. Au bout d’une demi-verste, il se retourna : l’église jaune, la maison, la rivière et le jardin étaient inondés de lumière. La rivière aux rives vert-vif, reflétant le ciel bleu, et argentée çà et là au soleil, était très belle. Riabôvitch contempla une dernière fois Miestitchki, et se sentit triste comme s’il se séparait de quelque chose d’intime. Sur la route, devant ses yeux, rien que des tableaux depuis longtemps connus et sans aucun intérêt… À droite et à gauche, des champs de jeunes blés dans lesquels sautillaient des corneilles. Devant soi, on ne voyait que des nuques et de la poussière ; en tournant la tête, rien que des figures et de la poussière… En avant marchaient quatre hommes, sabre au clair : l’avant-garde… Puis, la foule des chanteurs ; derrière eux, les trompettes à cheval. Comme les porteurs de torches aux enterrements, avant-garde et chanteurs perdent à chaque instant leurs distances et sont loin en avant… Riabôvitch se trouve à la première pièce de la cinquième batterie. Il voit les quatre batteries avancer devant lui. Pour un civil, cette longue et lourde colonne qu’est une batterie en marche semble compliquée et peu compréhensible ; incompréhensible qu’il y ait tant de gens autour d’une seule pièce et qu’elle soit traînée par tant de chevaux, affublés de harnais étranges, comme si elle était en effet fort terrible et lourde. Mais, pour Riabôvitch, tout cela est connu, et, par suite, pas du tout intéressant. Il sait depuis longtemps déjà pourquoi se tient en tête de chaque batterie, près de l’officier, un vigoureux artificier, et pourquoi on l’appelle éclaireur. Derrière cet artificier, on voit les conducteurs de l’attelage de tête et de l’attelage du milieu. Riabôvitch sait que les chevaux de gauche sur lesquels ils sont montés s’appellent les porteurs et les chevaux de droite les sous-verge ; cela est fort peu intéressant. Après le conducteur viennent deux timoniers. L’un est monté par un conducteur, gardant encore sur le dos de la poussière de la veille, et ayant sous le pied droit un morceau de bois très drôle ; Riabôvitch sait le nom de ce morceau de bois et il ne lui semble pas drôle. Les conducteurs, tant qu’il y en a, lèvent machinalement leurs fouets et parfois crient. Le canon, par lui-même, est laid. Près de la bouche se trouvent des sacs d’avoine, recouverts d’un prélart, et il est tout revêtu des bouilloires, des musettes des soldats, de bissacs pendants ; il a l’air d’un petit animal inoffensif qu’entourent, on ne sait pourquoi, des gens et des chevaux. À ses côtés, marchent, près des sous-verge, balançant les bras, six servants. Derrière la pièce, viennent d’autres attelages, d’autres conducteurs, des timoniers, et, derrière eux, de nouvelles pièces, aussi laides et aussi peu imposantes que la première, la seconde, la troisième et la quatrième. Près de la quatrième, un officier, et ainsi de suite. La brigade est à six batteries et chaque batterie à quatre pièces. La colonne couvre une demi-verste. Elle se termine par les équipages auprès desquels, songeur, sa longue tête baissée, marche, au plus haut point sympathique, Magar, l’âne ramené de Turquie par l’un des commandants de la batterie.
Riabôvitch regardait avec indifférence en avant et en arrière, les nuques et les figures. En d’autres temps, il aurait somnolé, mais il était à présent entièrement plongé dans des pensées agréables et nouvelles. Quand la batterie se mit en route, il voulut d’abord se persuader que l’histoire du baiser n’était intéressante que comme une toute petite aventure mystérieuse, qu’elle était en réalité négligeable, et qu’il était bête d’y songer sérieusement ; mais il rejeta bientôt la logique et se laissa aller à ses rêveries… Tantôt il s’imaginait être dans le salon de Rabbek en tête à tête avec une jeune fille, ressemblant à la demoiselle en mauve, et à la blonde en robe noire ; tantôt, fermant les yeux, il se voyait avec une autre jeune fille, totalement inconnue, aux traits fort vagues ; en idée, il lui parlait, se penchait vers son épaule, se figurait la guerre et la séparation, puis son retour et un souper avec sa femme et ses enfants…
– Serrez les freins ! entendait-on commander à chaque descente.
Il criait lui aussi : « Serrez les freins ! » et il craignait que ce commandement n’interrompît ses rêves et ne le ramenât à la réalité…
En passant devant une propriété, il jeta un regard par-dessus la palissade du jardin. Il vit une longue allée droite comme une règle, sablée de jaune, et bordée de jeunes bouleaux… Avec la rapidité d’un homme qui rêve, il se figura des petits pieds marchant sur le sable, et, tout à fait à l’improviste, se dessina nettement en son imagination celle qui l’avait embrassé et qu’il était parvenu à se représenter pendant le souper. Cette image s’était fixée dans son cerveau et ne le quittait plus.
À midi parvint de l’arrière de la colonne, le commandement :
– Garde à vous ! Tête à gauche, messieurs les officiers !
Dans une calèche, attelée de deux chevaux blancs, passa au trot le général de brigade. Il s’arrêta près de la seconde batterie et cria quelque chose que personne ne comprit. Quelques officiers, parmi lesquels Riabôvitch, galopèrent à lui.
– Eh bien, demanda le général, cillant ses yeux rouges, comment ça va-t-il ? Quoi de nouveau ? Y a-t-il des malades ?
Lorsqu’on eut répondu, le général, petit et maigre, remua les lèvres, réfléchit et dit à l’un des officiers :
– Le premier conducteur de la troisième pièce a enlevé une des genouillères et l’a pendue, l’animal, sur le devant de la pièce ! Fourrez-le dedans !
Il leva les yeux sur Riabôvitch et continua :
– Et vous, vous avez, il me semble, une de vos avaloires trop longue ?
Ayant fait quelques autres observations fastidieuses, le général regarda Lobytko et dit en souriant :
– Vous avez l’air triste aujourd’hui, lieutenant Lobytko. Vous songez sans doute à Mme Lopoukhov ? Hein, messieurs, il songe à Mme Lopoukhov !
Mme Lopoukhov, dame très forte et très grande, avait depuis longtemps passé la quarantaine. Le général, qui ressentait un faible pour les personnes robustes, quel que fut leur âge, soupçonnait ses officiers du même goût. Les officiers sourirent respectueusement. Le général, heureux d’avoir dit quelque chose de fort drôle et de piquant, se mit à rire bruyamment, toucha le dos de son cocher et porta la main à sa visière. La calèche partit…
« Tout ce à quoi je rêve, et qui me semble impossible et supra-terrestre, est, en somme, très ordinaire, pensait Riabôvitch, en regardant le nuage de poussière que soulevait la calèche du général. Tout cela est très ordinaire et arrive à tout le monde… En son temps, par exemple, ce général a aimé ; il est maintenant marié, père de famille ; le capitaine Wachter est marié lui aussi ; il aime, bien qu’il ait la nuque rouge et laide, et soit de petite taille… Salmânov, bien que grossier et par trop tartare, a eu un roman, qui a fini par le mariage… Je suis comme les autres et passerai tôt ou tard par où ils ont passé… »
Et l’idée qu’il était un homme ordinaire, et que sa vie l’était aussi, le réjouit et le réconforta… Et déjà il se dessinait à son gré, hardiment, et elle, et son bonheur, – ne mettant aucun frein à son imagination…
Lorsque, sur le soir, la brigade arriva à destination et que les officiers furent au repos, Riabôvitch, Merzliâkov et Lobytko soupaient, assis autour d’une malle. Merzliâkov mâchait sans se presser, lisant le Messager de l’Europe qu’il tenait sur ses genoux. Lobytko parlait sans cesse, se versant continuellement de la bière, et Riabôvitch, du vague dans la tête à force d’avoir rêvé toute la journée, se taisait et buvait. Au troisième verre, il fut gris, se détendit, et eut l’irrésistible désir de communiquer à ses camarades sa sensation nouvelle.
– Chez ces Rabbek, commença-t-il, tâchant de donner à sa voix une intonation indifférente et moqueuse, il m’est arrivé une histoire étrange ; je me rendais à la salle de billard…
Il raconta en détail l’histoire du baiser et se tut au bout d’une minute. Il avait dans cette minute tout raconté, et fut horriblement surpris qu’il eût fallu si peu de temps pour son récit. Il lui semblait que l’on pouvait parler de ce baiser jusqu’au matin. L’ayant écouté, Lobytko, très hâbleur, et qui, pour cela, ne croyait personne, le regarda d’un air méfiant et sourit. Merzliâkov remua les sourcils et dit tranquillement sans détacher les yeux de sa revue :
– Qu’est-ce là ?… se jeter à votre cou sans crier gare !… Ce doit être une névrosée.
– Oui, probablement… acquiesça Riabôvitch.
– J’ai eu moi aussi une histoire pareille… dit Lobytko, roulant des yeux effarés. J’allais l’année dernière, à Kôvno… Je prends un billet de seconde… Le wagon était bondé ; on ne pouvait dormir. Je donne au conducteur cinquante copeks… Il prend mon bagage et me mène dans un compartiment… Je m’étends et me couvre de ma couverture. On n’y voit rien, vous comprenez. Tout à coup je sens que quelqu’un me touche l’épaule et me respire dans la figure. Je fais un mouvement de la main et je sens un coude… J’ouvre les yeux, et imaginez-vous cela ? C’est une femme ! Des yeux noirs, des lèvres comme du saumon, des narines respirant la passion, des seins comme des tampons de locomotive…
– Permettez, interrompit tranquillement Merzliâkov, je comprends ce que vous dites des seins, mais les lèvres, comment avez-vous pu les voir, si l’on n’y voyait goutte ?
Lobytko se mit à biaiser et à se moquer de l’incompréhension de Merzliâkov. Cela froissa Riabôvitch. Il s’éloigna, se coucha, et se promit de ne plus jamais faire de confidences.
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La vie au camp commença… Des jours, très pareils les uns aux autres, passèrent. Tous ces jours-là, Riabôvitch sentait, pensait et se tenait comme un amoureux. Chaque matin, tandis que son ordonnance l’aidait à se laver, il se souvenait, en s’arrosant la tête d’eau froide, qu’il y avait dans sa vie quelque chose de bon et de chaud.
Le soir, lorsque ses camarades mettaient la conversation sur l’amour et les femmes, il écoutait, s’approchait et avait l’expression de soldats qui entendent le récit d’une bataille à laquelle ils ont pris part. Et les soirs où les officiers d’état-major, mis en train, entreprenaient avec Lobytko des incursions de Don Juans au Grand Village, Riabôvitch, qui y prenait part, éprouvait chaque fois de la mélancolie, se sentait profondément en faute ; et il lui demandait mentalement pardon…
Aux heures de loisir, ou les nuits d’insomnie, quand le désir lui venait de se rappeler son enfance, son père, sa mère, ses proches, ses intimes, il se souvenait infailliblement de Miéstitchki, du cheval étrange, de von Rabbek, de sa femme, qui ressemblait à l’impératrice Eugénie, de la chambre sombre, de la fente éclairée de la porte…
Le 31 août, il revint du camp, non pas avec toute la brigade, mais avec deux batteries seulement. Pendant toute la route, il rêvait et s’inquiétait comme s’il revenait chez lui. Il désirait passionnément revoir le cheval étrange, l’église, la famille sans sincérité des Rabbek, la chambre sombre. Le « sens intime », qui trompe si souvent les amoureux, lui chuchotait, on ne sait pourquoi qu’il la reverrait infailliblement…
Et ces questions le tourmentaient : comment se retrouverait-il avec elle ? Que lui dirait-il ? N’aurait-elle pas oublié le baiser ? À mettre les choses au pis, si même, pensait-il, il ne la rencontrait pas, il aurait pourtant plaisir à passer par la chambre sombre et à se souvenir…
Vers le soir apparurent à l’horizon l’église et les granges, blanchies à la chaux… Le cœur de Riabôvitch battit… Il n’écoutait plus ce que lui disait l’officier, trottant à côté de lui ; il avait tout oublié, et il regardait avidement la rivière qui brillait au loin, le toit de la maison et le pigeonnier au-dessus duquel tournoyaient les pigeons, éclairés par le soleil couchant.
En approchant de l’église, puis en écoutant le fourrier, il attendait à toute minute l’apparition du cavalier sur le cheval étrange, venant inviter les officiers pour le thé ; mais… le rapport du fourrier prit fin ; les officiers descendirent de cheval et se dispersèrent dans le village ; le cavalier n’apparaissait pas…
« Rabbek va apprendre, à l’instant, par les moujiks que nous sommes de retour, et il nous enverra chercher, » pensait Riabôvitch en entrant dans l’isba de cantonnement. Il ne comprenait pas pourquoi son camarade allumait une bougie et pourquoi les ordonnances s’empressaient de mettre en place les samovars…
Une lourde inquiétude s’empara de lui. Il se coucha puis se leva, et regarda par la fenêtre si le cavalier n’arrivait pas. Mais point de cavalier. Il se recoucha, se releva une demi-heure après, et, ne pouvant dominer son inquiétude, sortit dans la rue, allant vers l’église… La place, près de la barrière, était sombre et déserte… Trois soldats, côte à côte, se taisaient. Apercevant Riabôvitch, ils se dressèrent et saluèrent ; il leur rendit le salut et se mit à descendre vers la rivière.
Tout le ciel était couvert d’une lueur rouge ; la lune se levait. Deux femmes, dans un potager, causant à haute voix, coupaient des feuilles de choux. Quelques isbas se voyaient derrière les potagers… Cependant, sur la rive, tout était comme en mai, le sentier, les buissons, les saules, pleurant au-dessus de la rivière… Seul, le hardi rossignol ne chantait pas ; et on ne sentait pas l’odeur nouvelle des peupliers et de l’herbe.
Arrivé au jardin, Riabôvitch regarda par le portillon… Tout était sombre et calme… On ne voyait que les troncs blancs des bouleaux les plus proches et un coin de l’allée. Le reste se fondait dans la masse noire… Riabôvitch, avidement, regardait et écoutait, mais, au bout d’un quart d’heure, n’ayant perçu ni un son, ni une lumière, il s’en retourna lentement…
Il revint près de la rivière. Devant lui blanchoyaient des cabines de bains et des draps pendus au parapet de la passerelle… Il monta sur la passerelle et, sans aucun besoin, toucha un drap ; le drap était rude et froid… Riabôvitch regarda l’eau… La rivière coulait rapide et chuchotait à peine près des pilotis de la cabine. La lune rouge se reflétait près de l’autre rive, et des petites vagues couraient sur son reflet, l’allongeaient, le déchiraient, et semblaient vouloir l’emporter comme un copeau…
« Que c’est bête… bête !… pensait Riabôvitch en regardant l’eau courir. Que tout cela est stupide ! »
Maintenant qu’il n’attendait plus rien, l’histoire du baiser, son impatience, ses espoirs obscurs, son désenchantement lui apparaissaient sous leur vrai jour… Il ne lui semblait plus étrange de n’avoir pas vu venir l’envoyé du général ni de ne plus voir jamais celle qui l’avait embrassé au lieu d’un autre : au contraire, il eût été étrange qu’il la vît…
L’eau courait on ne sait où ni pourquoi ; elle courait de la même façon qu’au mois de mai. De la petite rivière elle s’était jetée, en mai, dans une grande, de la grande dans la mer, et peut-être la même eau recoulait-elle à présent sous les yeux de Riabôvitch ?… Pourquoi ?… À quoi bon ?
Et tout l’univers, toute la vie lui semblèrent une incompréhensible et vaine mystification… Détournant ses yeux de l’eau et regardant le ciel, il se ressouvint que le destin, sous la forme d’une femme inconnue, l’avait caressé par hasard ; il se souvint de ses rêves de l’été, et sa vie lui parut extraordinairement pauvre, misérable et terne…
Quand il revint à l’isba, il n’y retrouva aucun camarade. Son ordonnance lui annonça qu’ils étaient tous allés chez « le général von Triâbkine »[40] qui avait envoyé un cavalier les chercher… La joie souleva un instant le cœur de Riabôvitch ; mais il la comprima tout de suite, se coucha, et, comme pour défier le sort et le punir, il n’alla pas chez le général.
1887.
FIN
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Juin 2011
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[1] Coiffure classique des cochers de « troïka ». (Tr.)
[2] Liâlikov faisait sans doute partie de quelque conseil officiel dont il était fier de porter l’uniforme, – rehaussé de quelque médaille, accordée à ses services. (Tr.)
[3] Traduit du latin : vin rouge de France. (Note du correcteur – ELG.)
[4] Traduit du latin : autant qu’il en faut. (Note du correcteur – ELG.)
[5] Superlatif forgé avec l’adjectif russe plokhoé, mauvais. (Tr.)
[6] Le Tort d’avoir de l’esprit, acte IV, sc. XIII. (Tr.)
[7] Le dîner, dans la plupart des villes de Russie, avait ordinairement lieu à trois heures. (Tr.)
[8] Vôdotchka. (Tr.)
[9] Borchtch, plus loin borchtchok, par diminutif tendre. (Tr.)
[10] Potage d’abatis, aux concombres salés. (Tr.)
[11] Énorme accident de chemin de fer de cette époque. (Tr.)
[12] Diminutif d’Olga. (Tr.)
[13] Ville de Pologne, célèbre par un pèlerinage. (Tr.)
[14] Nobles polonais. (Tr.).
[15]Le conducteur. (Tr.)
[16]Lourde voiture rustique, célèbre en France par une définition de Michel Strogoff. (Tr.)
[17]Whist russe. (Tr.)
[18] Diminutif. (Tr.)
[19] Boisson aigrelette, analogue à de la limonade. (Tr.)
[20] Voiture à trois chevaux. (Tr.)
[21] Un sergent de ville. (Tr.)
[22] Fonctionnaire de 5ème classe, tandis que le professeur ci-dessus n’était que de 9ème classe. (Tr.)
[23] Nom complet et cérémonieux de la modeste Dâcha. (Tr.)
[24] Auteur de romans historiques (1792-1869). (Tr.)
[25] En français, ainsi que tous les autres mots en italique. (Tr.)
[26]Il veut dire les liens de l’hyménée. (Tr.)
[27] Nom très drôle, forgé avec le mot Kanitêl (cannetille), qui veut dire en russe une chose très embrouillée et qui n’en finit plus. (Ce prince est naturellement le chef de Stytchkine.) (Tr.)
[28] La semaine de Noël et celle des Rois, les jeunes filles avaient la coutume de chercher à connaître l’avenir, et surtout leur avenir matrimonial, par tous les moyens possibles. Le procédé dont il s’agit ici est celui qui, dans notre folklore, s’appelle « le miroir de minuit. » Il consiste à regarder avec fixité dans un miroir placé devant soi qui se réfléchit exactement dans un miroir placé parallèlement derrière soi. (Tr.)
[29] En français. (Tr.)
[30] Proverbe. (Tr.)
[31] Whist à la russe. (Tr.)
[32]Un des personnages des Âmes mortes de GOGOL. (Tr.)
[33] Depuis le théâtre d’Ostrôvski, on appelle ainsi, conventionnellement, les gros marchands. (Tr.).
[34] Fonctionnaire de 12e classe. (Tr.)
[35]Décoré de l’Aigle blanc de Pologne. (Tr.)
[36] Diminutifs divers de Varia. (Varvâra, Barbe.) (Tr.)
[37] C’est à peu près von Blag. (Tr.)
[38]Les veilleurs de nuit, à la campagne, se promènent en agitant une crécelle ou claquette (Tr.)
[39] Poème d’Alexis Tolstoï. (Tr.)
[40]Nom ramené par les soldats à une consonance qui leur parle, et qui signifierait quelque chose à peu près comme : du Torchon. (Tr.)