Anonyme
VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
(1554)
Traduction d'Alfred Morel-Fatio
Table des matières
CHAPITRE PREMIER LAZARE CONTE SA VIE ET QUELS FURENT SES PARENTS
CHAPITRE II COMMENT LAZARE SE MIT À SERVIR ET À CONDUIRE UN AVEUGLE
CHAPITRE III COMMENT LAZARE SE MIT AU SERVICE D’UN PRÊTRE ET CE QUI LUI ADVINT ÉTANT AVEC CE MAÎTRE
CHAPITRE IV COMMENT LAZARE ENTRA AU SERVICE D’UN ÉCUYER ET CE QUI LUI ADVINT ÉTANT EN SA COMPAGNIE
CHAPITRE VI COMMENT LAZARE SERVIT UN BULLISTE, ET DES CHOSES QU’IL VIT ÉTANT AVEC LUI
CHAPITRE VII COMMENT LAZARE ENTRA AU SERVICE D’UN CHAPELAIN ET CE QUI LUI ARRIVA
CHAPITRE VIII COMMENT LAZARE SERVIT UN ALGUAZIL ET CE QUI LUI ADVINT
À propos de cette édition électronique
Le petit livret paru vers la fin du règne de Charles-Quint, sous le titre de : La vie de Lazarille de Tormès, ses fortunes et adversités, est, après le Don Quichotte, l’œuvre la plus populaire et la plus répandue de la littérature espagnole.
C’est que ce roman est l’Espagne même, l’Espagne du XVIe siècle, de la grande époque des découvertes transatlantiques, des guerres européennes, de la concentration de toutes les forces nationales sous le sceptre du puissant empereur qui aspire à la domination universelle ; j’ajoute l’Espagne peinte dans ce qu’elle a de plus particulier, et surtout dans ses misères, ses vices et ses ridicules.
Les contemporains ne s’y sont pas trompés. Dans « l’histoire plaisante et facétieuse de Lazare de Tormès », ils ont bien vu qu’on pouvait « recongnoistre bonne partie des mœurs, vie et condition des Espagnolz », comme dit un de nos vieux traducteurs : de là le succès prodigieux à l’étranger de ce pamphlet social, en un temps où l’Espagne, à la tête des nations occidentales, attirait tous les regards, provoquait toutes les jalousies et toutes les haines. On épiait les défauts et les faiblesses du colosse ; on fut ravi qu’il les dénonçât lui-même. Pendant plus de cinquante ans l’Europe ne connut guère l’Espagne et les Espagnols qu’au travers des croquis à la fois plaisants et cruels de ce livre, et en plein XVIIe siècle le Lazarille était encore assez goûté chez nous pour qu’un Espagnol, réfugié en France, s’occupât d’en rajeunir le style et le continuât à sa façon.
L’histoire littéraire voit à juste titre dans notre roman le prototype de la nouvelle picaresque ; elle fait du Lazarille le père de toutes ces gueuseries qui ont pullulé pendant près d’un siècle sur le sol espagnol et nous ont donné, par le Gil Blas, notre roman de mœurs moderne.
Deux procédés ont concouru à la formation de ce genre, où les Espagnols ont excellé : le récit autobiographique et la satire des mœurs contemporaines. Le héros parle en son nom, conte lui-même sa vie, voilà le premier trait ; mais ce qu’il conte lui est, pour ainsi dire, prescrit d’avance, il se meut dans un cercle déterminé d’idées, de sentiments, de situations ; il ne lui est pas loisible de s’égarer, comme les héros des chevaleries ou des bergeries, dans des aventures plus ou moins extraordinaires, où l’imagination crée tout et s’en donne à cœur joie ; il doit rester de son pays et de son temps, le plus près possible du réel, faire ressemblant, car le but de l’œuvre étant surtout la satire des vices et des ridicules contemporains, il convient que les allusions portent et que les modèles choisis par le narrateur puissent se reconnaître dans sa copie.
Et ce côté de satire sociale, de peinture des mœurs actuelles et vivantes, est si bien l’essentiel, qu’en lisant une nouvelle picaresque quelconque, on perd de vue aisément le héros de la fable pour ne s’attacher qu’aux détails du cadre, j’entends la description des milieux que traverse le gueux et des espèces sociales qu’il coudoie sur sa route en se poussant dans le monde.
Tandis qu’ailleurs, et, par exemple, dans ces romans anglais, tels que Robinson et tant d’autres, indirectement dérivés du nôtre, le héros est tout et accapare, par l’intérêt extraordinaire qu’il excite et la sympathie qu’il inspire, l’attention entière du lecteur : ici, il n’est presque rien. Qu’importent les aventures d’un Lazarille ou d’un Guzman, qu’importe qu’ils agissent de telle ou telle façon, qu’ils meurent plus tôt ou plus tard ? Ces gueux ne sont pas des personnalités, mais des instruments, dont se sert l’écrivain moraliste pour nous conduire dans les coins et les recoins de la société qu’il veut fouiller et dont il se propose de déceler les tares.
Au lieu que l’Anglais donne à son héros un caractère, une volonté, des passions, dont il s’efforce de montrer le développement au contact des événements, nos picaros, dominés par une sorte de fatalité, sont incapables d’une action réfléchie, d’un sentiment personnel. Formés tout d’une pièce sur un même patron, sans que jamais l’auteur cherche à nous faire pénétrer dans leur cœur ou leur cerveau, on les voit errer par le monde au gré des « effets de fortune », inconscients et insouciants ; ils naissent, vivent et meurent sans savoir ni se demander pourquoi.
Un écrivain espagnol a noté combien étaient nombreux dans sa langue les mots qui désignent la bonne ou la mauvaise fortune. Nos romans prouvent que sa remarque est juste : on y nage en plein fatalisme oriental, tout y est dû au sort, et l’on n’y parle que par heur et malheur, astre et désastre.
Mais ce trait n’est pas le seul qui ôte aux protagonistes des nouvelles picaresques toute valeur intellectuelle ou morale et déplace l’intérêt de ces livres. Il faut tenir compte aussi de la condition des héros, trop basse, trop répugnante parfois, trop exceptionnelle pour le commun des lecteurs, qui aiment qu’on leur raconte ce qui est au-dessus d’eux, un monde meilleur que nature plutôt que les misères de la vie vraie, les souillures des bas-fonds sociaux.
L’Espagne est le pays des contrastes. Après l’idéalisme outré et à la longue ridicule des chevaleries, après les merveilleux enchantements des livres bretons, tout imprégnés de la tendresse vaporeuse et de la mélancolie douce de leur pays d’origine, voici le réalisme éhonté et brutal des Célestines et des nouvelles picaresques, l’esprit de l’Espagne latine qui n’admet que ce qui tombe directement sous le sens, la verve impitoyable d’un Martial qui renaît. Aux chevaliers copiés sur les nôtres, toujours nobles et généreux, voués à un idéal inaccessible, aux forêts fraîches et profondes, à ce monde imaginaire et fantastique succèdent et s’associent – car les deux genres ont vécu côte à côte un temps – la maquerelle et son escorte de rufians et de filles, le galopin de cuisine, écumeur de marmites, le vagabond déguenillé de la place de Madrid ou du Zocodover de Tolède, le goujat d’armée, le pêcheur de thons des madragues de Zahara, toutes les variétés, en un mot, du picaro, non plus errant comme le chevalier au travers de la mystérieuse et verte floresta, mais traînant sa gueuserie et s’épouillant au soleil sur la terre âpre et nue de la vraie Espagne.
D’où procède ce type de gueux ? Il serait un peu long de l’expliquer en détail. Disons seulement qu’il est le produit nécessaire de la grande commotion qui secoua si violemment la vieille Espagne à la fin du XVe siècle et la lança dans la vie moderne.
La conquête de Grenade, la découverte de l’Amérique, l’expulsion des Juifs, les guerres d’Italie, événements tous d’importance capitale qui ont marqué le règne des Rois Catholiques, devaient avoir pour résultat de modifier profondément l’ancienne organisation sociale du pays. La hiérarchie des classes et des individus en fut troublée, des hommes, cantonnés jusqu’alors au fond de leur province et maintenus dans un état voisin de la servitude, furent du coup appelés à l’indépendance, entraînés hors de leur terroir par la propagande des découvreurs et des conquérants. Du haut des montagnes des Asturies, de la Castille et de la Navarre, des bandes, pareilles à des coulées de lave, descendaient vers les ports d’Andalousie, où se battait le rappel pour l’Italie et les Indes ; là s’entassaient, dans les caravelles et les galères en partance, ces gens simples, durcis par la misère et le climat natal, et que des récits merveilleux, des promesses folles, avaient exaltés, fanatisés au delà du possible. Ni tous revinrent, ni tous s’enrichirent. L’or des Indes ou les dépouilles rapportées d’Italie ne profitèrent qu’au plus petit nombre ; mais l’effervescence était telle que même les déceptions et les fatigues endurées ne la calmèrent de longtemps. La grande armée des aventuriers s’accrut d’année en année, et l’Espagne de la première moitié du XVIe siècle fut comme envahie et rongée par une lèpre de déclassés, épaves de guerres malheureuses, de lointaines expéditions manquées, de désastres sur terre et sur mer. Et comme, au fond, le tempérament de la race n’avait pas varié, que les idées léguées par le moyen âge et qui, aux temps héroïques de la monarchie, avaient eu leur grandeur et leur utilité, persistaient ; que le mépris du travail manuel, du trafic et de l’échange, restait comme par avant le premier dogme national ; que l’Espagne enfin, privée de ses Juifs et ses Morisques, s’appauvrissait de jour en jour, il arriva que ces hommes désorientés, au lieu de concourir à former une sorte de classe intermédiaire entre la noblesse et le serf attaché à la glèbe, – qui, avec le temps, eût pu créer la prospérité de l’Espagne – fondèrent, pour vivre sur le commun de mendicité et de friponneries, la grande association de la gueuserie et de la fainéantise. Le picaro est sorti de là, et c’est ce type nouveau, produit bien indigène et nullement anormal en Espagne, à l’époque dont il s’agit, que nos livres reflètent exactement.
La nouvelle picaresque est donc un roman de mœurs bien plutôt qu’un roman d’aventures ; c’est en outre, et à un degré éminent, un roman satirique. L’Espagne a toujours eu le don de la critique, de la satire et de l’épigramme, témoins Sénèque et Martial. Au moyen âge, ces genres ont revêtu diverses formes scolastiques, toutes venues de France, par exemple ce qu’on nomme le Dit sur les états du monde et plus tard la Danse de la mort. Le poète, car ces morceaux sont toujours rimés, fait défiler dans l’ordre hiérarchique les classes ou états, en commençant par l’église et son chef pour finir par les plus humbles des laïques ; de chaque état il détaille les vices et les travers les plus caractéristiques, adressant à chacun les plus graves semonces, les plus durs avertissements. Dans les Danses de la mort le procédé est encore le même : la Mort armée de sa faux convie à sa danse infernale d’abord les puissants du jour, pape, empereur, roi, puis le noble, puis le bourgeois, puis les derniers des vilains, les métiers entachés d’infamie, l’usurier, le bourreau, etc. La Renaissance devait renoncer en Espagne à ces litanies lourdes et monotones ; elle leur substitua un moule plus léger, le dialogue à la Lucien, qui fit fureur un moment, dans la première moitié du XVIe siècle, et qui, manié par un Valdès, mordait cruellement et portait loin. Cent ans plus tard, Quevedo reprenait le genre, et, dans ses Songes, l’amenait à sa perfection espagnole.
Notre roman n’est en principe qu’une forme rajeunie et développée de ses satires scolastiques et lucianesques ; ici encore, et surtout dans le Lazarille, premier essai de la nouvelle manière, nous retrouvons une suite de tableaux d’états du monde ou de conditions sociales. La seule innovation est le fil qui relie ces portraits les uns aux autres, et d’isolés qu’ils auraient pu rester, sans perdre beaucoup de leur charme, en a fait les épisodes d’une histoire ; l’unique travail a consisté à fondre en un récit, à rapporter à un individu une série plus ou moins longue d’études de mœurs détachées.
Quels types et quels milieux nous dépeint l’auteur du Lazarille et quel a été son plan, si tant est qu’il en ait eu un bien arrêté ? Il semble qu’il se soit proposé surtout de nous présenter quelques variétés des plus répandues des classes souffrantes et misérables, que leurs souffrances et misères fussent le fruit de la fatalité, ou de leurs vices, ou encore de certains préjugés, non dépourvus de grandeur, mais devenus puérils dans une société nouvelle et transformée. Les trois premiers portraits du livre au moins, les seuls qui soient étudiés, répondent à cette intention que nous croyons découvrir chez notre auteur.
D’abord un type de mendiant dépravé, de gueux retors, qui sait par toutes sortes d’ingénieuses pratiques solliciter la charité des petites gens, l’aveugle ou le ciego, marchand d’oraisons pieuses, guérisseur et pronostiqueur ; puis le curé de village, cruel et rapace, qui tond l’autel, s’engraisse de l’église et de ses cérémonies obligatoires, tue de faim son acolyte ; puis l’écuyer noble, représentant de l’hidalguisme, cette noblesse vague et immémoriale, fondée sur la tradition et le commun consentement – la comun reputation y opinion de hidalgo – et réclamée avec ou sans droits par les trois quarts des Espagnols, parce qu’elle avait pour effet d’exempter des charges publiques, classait son homme vieux chrétien, pur de toute infamie et le garantissait de dangereuses suspicions ; l’écuyer noble, sans autre bien que son manteau râpé et son épée de bonne marque, pimpant avec gravité, satisfait de soutenir son point, encore qu’il se fasse, mais sans se l’avouer à lui-même, nourrir par son garçon, et plus malheureux que les deux autres, car les moyens de s’entretenir noblement sont rares et répugnent à sa nature hautaine.
Pris ensemble et isolés du reste, ces trois chapitres forment comme une petite épopée de la misère et de la faim espagnoles, de la faim surtout, qui est l’âme du livre, de cette faim persistante et âpre qui vous pénètre et vous navre, qu’on croit ressentir soi-même et dont on est comme saisi à la gorge. L’impression produite par ce crescendo de privations et par l’exaspération de ces faméliques est vraiment très forte.
Le mérite de l’invention n’est pas le même partout ; pour mieux dire, l’auteur n’a pas également marqué son coin dans les trois croquis. Pour le premier surtout, il avait des devanciers, quelques modèles. Les aventures de l’aveugle et de son garçon sont en effet le sujet de plusieurs petites pièces de notre vieux répertoire dramatique, et en Espagne même ces types si populaires ont été mis souvent sur la scène ; nul doute que le romancier n’ait été précédé ici de quelques farces du théâtre forain des premières années du XVIe siècle.
Mais là où il est bien lui-même et bien espagnol, castillan du plus pur de la Castille, là où il a mis toute son âme et tout son talent, c’est dans ce troisième chapitre de l’écuyer, qu’il a vraiment traité con amore. Et l’on sent qu’il ridiculise ici une figure pour laquelle il éprouve une secrète sympathie, et qu’au fond cette allure superbe dans la plus noire misère, cette hauteur dans la plus affreuse détresse et famine, ne lui déplaît qu’à moitié. Aussi ménage-t-il le noble et pauvre hère ; il permet à l’implacable Lazarille de s’attendrir un peu sur les infortunes de ce maître : « Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et au lieu de lui en vouloir, j’en avais plutôt pitié » ; il ne lui fait adresser que des reproches mitigés : « D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier ou ils mourront de ce mal ! »
À ce premier groupe de portraits, la partie achevée du livre et qui à elle seule en eût assuré le succès, s’enchaîne une autre série de chapitres, dont plusieurs très courts font l’effet d’une simple ébauche, d’une matière à dégrossir et à développer ; on dirait des notes, premier jet d’études proportionnées aux premières, dont l’auteur n’a pas su tirer parti et qu’il s’est décidé à annexer telles quelles à son œuvre. Le défaut de composition et de plan, dont je parlais tout à l’heure, est ici sensible. Ainsi, le quatrième maître que rencontre Lazarille est un religieux de la Merci. L’idée en soi était heureuse de donner pour pendant au ladre curé de village un membre du clergé régulier, d’un ordre passablement décrié et sur le compte duquel devaient circuler en Espagne de plaisantes histoires. Mais, ou le conteur n’en connaissait aucune, ou, mal en train ce jour-là, s’est dépité : le fait est qu’il a tourné court, brusquement, après quelques lignes, interrompu sa narration et passé à autre chose.
Le morceau le plus long de cette seconde partie du livre est le récit d’un faux miracle, opéré par un colporteur de bulles ou d’indulgences, afin d’écouler sa pieuse marchandise, qui, en un lieu du diocèse de Tolède, où les esprits étaient tièdes, n’avait pas trouvé preneur. Ici le cas est différent ; il faut reprocher à l’écrivain espagnol, non pas d’avoir été trop bref, mais d’avoir spolié un confrère, tout au moins de s’être, sans les formalités d’usage, un peu trop prévalu de l’œuvre d’autrui. Comme ce chapitre passe couramment pour aussi original que les autres et que personne ne semble avoir noté sa source directe, il nous sera permis d’insister quelque peu et de rendre à qui de droit son bien.
Massuccio de Salerne, le célèbre noveliero du XVe siècle, relate dans son Novellino (part. I, nov. 4) l’histoire édifiante d’un frère mineur, Girolamo da Spoletto, qui, ayant trouvé quelque part le corps merveilleusement conservé d’un chevalier, s’empare de plusieurs membres du défunt dans la pensée de les faire passer pour de saintes reliques, s’associe un compère, Frate Mariano, qu’il déguise en dominicain, et commence avec lui une tournée en pays dévot, comptant, sans trop de frais, y triompher de la crédulité des bonnes gens. À Sorrente, où une tempête l’oblige à débarquer, il obtient de l’évêque du lieu l’autorisation d’exhiber ses fausses reliques et de prêcher au peuple dans la cathédrale. Après avoir fait signe à son compère, Frère Girolamo entre donc à l’église, monte en chaire et y débite son sermon. « Or, tandis qu’il narrait les vertus du saint, dit Massuccio, voici que d’un coin de l’église Frère Mariano da Saona, s’étant avec difficulté fait jour au travers de la foule, s’avance en criant vers le frère Girolamo, et en cette forme commence à parler : « Oh ! vil ribaud, fainéant et imposteur devant Dieu et les hommes ! n’as-tu point de honte de dire si grande et énorme menterie, que ceci est le bras de saint Luc, quand je sais certainement que son corps sacré est intact à Padoue ? Cet os carié, tu as dû le prendre dans quelque sépulture pour tromper les gens, et je m’étonne grandement que Monseigneur et les autres vénérables pères de cette église ne te fassent point lapider comme tu le mérites. » L’archevêque et le peuple, fort ébahis de telle nouveauté, le réprimandant, lui dirent de se taire ; mais lui, malgré tout, ne cessait de crier, et, avec plus grande ferveur que devant, exhortait le peuple à ne point ajouter foi au prêcheur. Alors Frère Girolamo, sentant le moment venu d’opérer le faux miracle qu’il avait préparé, affecta quelque trouble, de la main demanda au peuple qui murmurait de faire silence, et l’ayant obtenu, se tourna vers le maître autel, s’agenouilla devant le crucifix qui y était pendu, et les larmes dans la voix, commença à dire : « Jésus-Christ, mon Seigneur, rédempteur de l’humaine nature, Dieu et homme, toi qui m’as formé et fait à ton image et qui par les mérites de ton très glorieux corps, m’as conduit ici, et qui par ton immaculée chair humaine et avec très amère passion m’as racheté, je te supplie, par les miraculeux stigmates que tu as donnés à notre séraphique François, de vouloir montrer un miracle évident aux yeux de ce très dévot peuple en la personne de cet honnête religieux, qui, comme ennemi et émule de notre ordre, est venu contester ma vérité ; et qu’il ait lieu en cette forme : que si je dis mensonge, tu me frappes soudain de ta colère et me fasses mourir ici même, et que si, au contraire, je dis la vérité en affirmant que ce bras est celui de messire saint Luc, ton très digne chancelier, oh alors ! mon Seigneur, fais, non point par vengeance, mais pour le bien de la vérité, que ta sentence tombe sur celui-ci, de telle manière qu’il ne puisse, ni avec sa langue, ni avec ses mains, confesser sa faute. » À peine avait-il terminé sa conjuration, que Frère Mariano, comme c’était convenu entre eux, commença à tordre ses mains et ses pieds, à hurler, à balbutier de la langue, sans réussir à prononcer une parole, à tourner ses yeux, contracter sa bouche et raidir tous ses membres, et finalement à se laisser choir en arrière. Le miracle rendu ainsi manifeste aux assistants, tous ensemble se mirent à crier si fort miséricorde, que s’il eût tonné en ce moment, nul ne s’en serait aperçu. Frère Girolamo, voyant le peuple surexcité comme il le voulait, pour l’enflammer davantage, commença à crier : « Loué soit Dieu ! Silence, mes frères ! » Et chacun s’étant tu, il fit prendre Frère Mariano, qui singeait le mort, et l’ayant fait porter devant l’autel, dit ceci : « Messieurs et mesdames, et vous gens de cette contrée, je vous prie, par la vertu de la sainte passion du Christ, de vous agenouiller tous et de dire dévotement un Pater en l’honneur de messire saint Luc, pour les mérites duquel Dieu veuille, non seulement rappeler à la vie ce malheureux, mais lui rendre l’usage de ses membres et de sa parole, afin que son âme n’aille point dans l’éternelle perdition. » Au commandement du frère, chacun se mit à prier, et lui étant descendu de la chaire et ayant avec un couteau rogné un morceau de l’ongle de la miraculeuse main, qu’il mit dans un vase d’eau bénite, il ouvrit la bouche du frère Mariano, y fit couler la précieuse liqueur et dit : « Au nom du Saint-Esprit, je te commande de te lever et de recouvrer la santé. » Frère Mariano, qui jusqu’à ce moment avait eu grand’peine de s’empêcher de rire, ayant bu le breuvage et entendu la conjuration, se leva sur ses pieds, et tout ahuri, s’écria : « Jésus ! Jésus ! » La foule, voyant ce nouveau miracle, stupéfaite et atterrée, cria à son tour : « Jésus ! Jésus ! » Et c’était à qui courrait sonner les cloches, à qui baiser et toucher les vêtements du prédicateur ; tous si pénétrés de dévotion et si contrits, qu’ils se figuraient être au jugement dernier, » etc.
Qu’on veuille bien après cela se reporter au chapitre sixième de notre roman et comparer. Il saute aux yeux que les deux récits se tiennent étroitement, et que notre conteur n’a fait que démarquer Massuccio en le colorant à l’espagnole. Ou bien, n’aurait-il pas pris cette historiette ailleurs, car Massuccio peut ne pas être le seul italien de son époque qui l’ait recueillie ? Possible ; mais en tout cas le pastiche existe ; le bulliste du Lazarille n’est que l’adaptation, d’ailleurs réussie, d’un conte évidemment italien d’origine.
Après le bulliste, voici de nouveau quelques esquisses dont les contours sont à peine indiqués : Lazarille sert un peintre de tambourins, un chapelain, un alguazil, tout cela raconté en courant, sans détails, sans rien qui mette en évidence les traits caractéristiques de ces nouveaux types. Incontestablement l’auteur s’est dégoûté de son œuvre, il n’écrit plus que pour grossir un peu le petit livret, dont il cherche en tâtonnant le dénouement ; on le dirait talonné par le désir d’en finir. Cette fin, c’est le huitième chapitre. Lazare, devenu crieur public, se marie avec la servante de l’archiprêtre de San Salvador. Encore l’Église. Le haut dignitaire du grand archevêché de Tolède trouve dans le nouveau crieur l’homme qu’il lui faut pour abriter son vice, et, quoique Lazare laisse bien entendre qu’il n’est pas dupe, pour avoir la paix et profiter du crédit de l’archiprêtre, il s’accommode du partage. En somme il se tient pour le plus heureux des hommes et se voit au plus haut de la roue. « En ce temps j’étais dans ma prospérité et au comble de toute bonne fortune. » Telle est la conclusion du livre, la vraie fin du roman.
Notre traduction contient il est vrai un chapitre encore qui traite de l’amitié et compagnonnage de Lazare avec certains Allemands venus à Tolède – soldats sans doute des bandes de Charles-Quint – et des gogailles et beuveries qu’ils firent ensemble, lui leur servant de guide et d’introducteur dans les tavernes où il plaçait ses vins. Ce chapitre n’appartient pas au roman primitif, il est en réalité le premier d’une continuation du Lazarille qui suivit de près la première partie et parut à Anvers en 1555. Néanmoins, pour ne pas paraître moins complet que nos devanciers, nous n’avons pas voulu nous écarter d’un usage constant et fort ancien (il date de la plus ancienne traduction française, de 1561), qui allonge le premier Lazarille d’un emprunt fait au second. Non que nous approuvions cet emprunt, qui a le tort de confondre deux choses distinctes, de souder au Lazarille seul connu et universellement accepté un fragment d’une suite qu’il n’y a pas lieu d’imputer au même auteur.
Cet auteur du premier Lazarille, il serait temps de le nommer. Mais le moyen, si on ne le connaît pas ? Une tradition, devenue peu à peu une croyance quasi générale, adoptée par le public et patronnée par des gens graves et doctes, attribue la petite nouvelle à un des hommes d’État les plus éminents du règne de Charles-Quint, rien moins qu’à Diego Hurtado de Mendoza. Affirmons-le hardiment, cette tradition ne repose sur rien de solide. Le dire d’un bibliographe belge, André-Valère, qui, dans son Catalogus clarorum Hispaniæ scriptorum (1607), met le lepidum libellum au compte de Mendoza, ou le dire d’un autre belge, André Schott, qui, dans son Hispaniæ bibliotheca (1608), répète ce qu’a dit l’autre et ajoute que le grand politique et lettré aurait composé cette plaisante satire alors qu’il étudiait le droit à Salamanque : cela ne pèse pas une once.
Ce qui semble avoir donné quelque crédit à cette légende, ce sont certaines poésies burlesques et licencieuses que Mendoza laissa tomber de sa plume dans ses moments de loisir et de villégiature. Mais qu’ont de commun ces épîtres à la Berni, ces capitulos croustillants, d’un style aimable et lâché, souvent assez fade, et dépourvu de la grâce italienne du modèle, avec la phrase courte, incisive, la langue âpre, heurtée, parfois maladroite, mais d’une si singulière saveur du Lazarille ? Et entre les œuvres sérieuses du magnat, ses sonnets, ses élégies qui sentent d’une lieue leur cinquecento, entre son fragment historique sur la révolte des Morisques, exercice de style avant tout, tentative de rehausser la prose espagnole en la moulant sur la syntaxe grecque ou latine, et le castillan sans apprêt, si vivant et si fort dans sa rudesse, de la nouvelle satirique, quel rapport ? Aucun à notre avis. Il faudrait au moins signaler une apparence d’analogie entre les écrits authentiques de Mendoza et celui qu’on s’acharne, sans preuves, à lui attribuer. On ne l’a pas fait. Laissons donc dormir le grand Don Diègue dans cette bibliothèque de l’Escurial, enrichie de son legs splendide, où sa mémoire est le plus vénérée, laissons en paix le savant, le jurisconsulte et le diplomate : sa gloire est assez grande et d’un autre genre, sa fortune littéraire peut se passer d’être grossie de notre petit livret.
Il y a plus de cas à faire d’une autre tradition qu’a consignée un religieux espagnol, le P. Siguenza, dans une histoire de l’ordre de saint Jérôme parue en 1605. Selon cet écrivain, un général des Hiéronymites élu en 1552, Fr. Juan de Ortega, « aurait, dit-on (dizen), dans sa jeunesse, étant étudiant à Salamanque, composé le petit livre appelé Lazarille de Tormès, qui est dans toutes les mains… L’indice qu’on en donne est que le brouillon dudit livre, écrit de sa propre main, fut trouvé dans sa cellule. » Ortega avait un esprit alerte, libre, très remuant : il en pâtit. Des réformes qu’il voulut introduire dans son ordre rencontrèrent une vive opposition et causèrent sa disgrâce. Toutefois, Charles-Quint, qui devait le tenir en haute estime, ne l’abandonna pas, et lorsqu’il fut retiré à Yuste, l’appela auprès de lui, le chargea d’organiser la musique religieuse du monastère et l’admit dans sa familiarité. Il serait piquant qu’un tel personnage eût conçu l’idée du Lazarille et l’eût écrit. Mais le « on-dit » de Siguenza est vague, puis il n’échappe à personne qu’on peut bien avoir eu par devers soi le brouillon d’un ouvrage, sans qu’il résulte qu’on en soit l’auteur. Ortega, tel qu’on nous le dépeint, mêlé à tous les incidents de la vie de couvent, profond connaisseur du clergé, hardi et lettré (amigo de letras), est bien l’homme qu’il nous faudrait, et assurément il ne saurait nous déplaire qu’un prêtre ou un religieux eût écrit cette verte satire. Souhaitons que la lumière se fasse : pour l’instant la question reste ouverte.
À défaut d’Ortega, je chercherais aux alentours des frères Valdès, dans ce milieu d’esprits très libres, très préoccupés de questions sociales, politiques et religieuses, en littérature disciples et imitateurs de Lucien, que Charles-Quint toléra un temps et que l’intransigeance de Philippe II devait extirper à jamais du sol de l’Espagne. N’y aurait-il pas aussi quelque lointain cousinage entre notre nouvelle et un livre bizarre, mal composé, mais plein de détails de mœurs curieux, les Castagnettes (El Crotalon), qu’on nous a naguère exhumé et dont l’auteur est inconnu ? L’enfance de l’Alexandre de cette satire lucianesque n’a-t-elle pas quelque analogie avec les premières étapes de Lazarille ? Les deux livres, il est vrai, se ressemblent peu pour le style : autant le nôtre est sobre, nerveux, rapide, autant l’autre est lourdement pédant et enchevêtré, mais l’esprit en est à bien des égards le même.
Résignons-nous à ne pas savoir. L’inconvénient est d’ailleurs assez mince ; car, à moins qu’il ne fût un personnage considérable, auquel cas nous aurions sans doute quelques notions sur sa vie et les motifs qui l’ont fait écrire, l’auteur de Lazarille avec ou sans nom, qu’importe ? L’essentiel est d’avoir le livre.
Son succès en Espagne, qui fut grand et durable, n’a pas tenu seulement au fond même, à l’évidente ressemblance des portraits, à l’humour et à la verve si espagnols dont il est saturé, mais tout autant, si ce n’est plus, à la qualité de sa langue.
Il faut dire quelque chose de cette langue. Parmi les contemporains, les uns la placent très haut, la proclament inimitable : c’est le plus grand nombre ; d’autres font leurs réserves et même la rabaissent singulièrement. Ce Juan de Luna, « natif de Castille et interprète de la langue espagnole », qui, au temps de Louis XIII, vint chez nous corriger et continuer le Lazarille, ne cache pas son dédain pour ce langage, à son avis, barbare et démodé. « Tant de gens lisent ce livre et y étudient la langue espagnole, l’estimant un répertoire de toutes ses bonnes phrases ! Or, cela n’est pas ; car son langage est grossier, son style plat, sa phrase plus française qu’espagnole. » Cette dernière remarque surtout est pour nous étonner, nous qui tenons le Lazarille pour une quintessence de la vieille prose castillane. Mais il était orfèvre le bon Luna et, partant, ne saurait être tenu pour juge impartial dans la question ; puis, comme contemporain, sinon disciple, des cultistes et conceptistes, qui avaient fait dévier le castillan de sa ligne droite pour le jeter dans le redondant et l’amphigourique, on conçoit qu’il trouvât plate et sèche la manière du vieux conteur du XVIe siècle. Qu’entend-il pourtant par une « phrase plus française qu’espagnole ? » J’imagine qu’il a été frappé de l’emploi vraiment excessif des pronoms je, tu, il, du premier surtout, alors que le castillan correct se contente de marquer la personne par la forme du verbe, n’employant le pronom que lorsqu’il y a lieu d’insister : decia, je disais ; mais yo decia, c’est moi qui disais. En outre des mots, communs jadis aux deux langues, n’étaient plus usités dans le castillan du XVIIe siècle ; on ne disait plus guère no curé de lo saber, je n’ai cure de le savoir, ni coraje pour colère, ni luengo pour long, etc. : archaïsmes donc, au point de vue de Luna, mais non pas gallicismes.
Avec la permission de maître Luna, nous jugeons différemment de ce langage. Il nous paraît d’une fort jolie facture, et ce que le reviseur a taxé de platitude, nous fait l’effet plutôt d’une remarquable sobriété, dont il est à déplorer que les Espagnols se soient départis. De la maladresse, il y en a dans ce livre ; l’auteur éprouve quelque gêne à bâtir une phrase un peu longue, il s’empêtre parfois et ses transitions sont pénibles ; trop de lourds adverbes et conjonctions : finalement, en ce temps, de manière que, de cette manière, etc. En somme, une certaine gaucherie dans la construction, et comment en serait-il autrement ? Rappelons-nous que le livre date officiellement de 1554 et a pu être écrit, une dizaine, une vingtaine d’années auparavant. Qu’avions-nous alors en France ? À peine Rabelais. Sauf cela il n’y a qu’à admirer. Que d’heureuses trouvailles d’expression ! Que de locutions marquées au bon coin ! L’auteur du Lazarille me paraît être avec Antonio de Guevara, l’introducteur en castillan d’un genre de grâces, que Cervantes a été seul au XVIIe siècle à ressaisir, et que les fins connaisseurs butinent avec soin et imitent quand ils peuvent, j’entends surtout certaines répétitions, allitérations et antithèses, qui produisent une manière de cadence, un tic-tac dont l’oreille espagnole se déclare satisfaite. Puis il a eu cette bonne fortune, réservée à peu d’écrivains, de créer quelques locutions devenues proverbiales. Le nom de son héros, d’abord, Lazarillo, a pris tout à fait la valeur d’un nom commun. Un lazarillo, c’est couramment en castillan un guide ; servir de lazarillo à quelqu’un, c’est le conduire. Un guide de Madrid, publié au siècle dernier à l’usage des habitants du lieu et des étrangers, s’intitule : Lazarillo ó nueva guia para los naturales y forasteros de Madrid. Citons encore le mot féroce de Lazarille à son aveugle, quand celui-ci s’est fendu le crâne contre le pilier d’Escalona : « Comment, vous avez flairé la saucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ? Flairez-le. » Cette phrase est entrée dans le vocabulaire castillan et n’en sortira plus. Flairer un danger ne se dit pas autrement que oler el poste, et au XVIIe siècle déjà la locution était usée à force d’avoir servi : un auteur comique, Luis Quiñones de Benavente, la traite de cliché (civilidad).
Le caractère si franc, si actuel, si populaire de la langue du Lazarille explique donc en très grande partie l’accueil enthousiaste que lui firent les Espagnols. Et il faut bien que le mérite littéraire du petit livre ait été généralement reconnu, puisqu’après même que l’Inquisition l’eût châtré de toutes ses pointes malignes contre l’Église, lui enlevant jusqu’à deux chapitres entiers, il resta la lecture de prédilection de toutes les classes de la société et fut constamment répété, dans sa forme tronquée, par d’innombrables imprimeurs. L’opération que lui fit subir la censure date de 1573. Philippe II avait compris que sa police était impuissante à prohiber complètement un tel livre. Tout Espagnol revenant de Flandre en avait un exemplaire dans sa pochette, et la contrefaçon belge, les libraires d’Anvers, qui connaissaient déjà la vertu du petit format, avaient modes et manières pour tromper l’Inquisition et glisser leurs in-douze entre les mailles de ses filets. Le grand roi fit donc faire un Lazarille à l’usage de son bon peuple d’Espagne et commit le soin de l’expurger à un de ses secrétaires, Juan Lopez de Velasco, qui s’exprime ainsi dans la préface de son édition émendée : « Quoiqu’il fût prohibé en ces royaumes, – le quoique est joli – on le lisait et imprimait constamment au dehors. C’est pourquoi, avec la permission du Conseil de la Sainte-Inquisition et du Roi notre Sire, nous y avons corrigé certaines choses pour lesquelles il avait été prohibé, et en avons enlevé toute la seconde partie, laquelle, n’étant point du premier auteur, a paru fort impertinente et insipide. »
Voilà qui nous amène à toucher quelques mots des suites du Lazarille. L’opinion de Lopez de Velasco concernant la seconde partie de notre roman a été généralement adoptée ; ceux qui l’ont lue et ceux qui ne l’ont pas lue n’ont pas à son endroit de qualificatifs assez durs ; ils condamnent notamment comme absurde et ridicule la longue allégorie qui en occupe plus des deux tiers, l’histoire de Lazare partant pour l’expédition d’Alger, englouti dans le naufrage de la flotte, change en thon, et ses aventures à la cour du roi-poisson. Surtout ils trouvent une grande différence de style entre les deux parties, et le bon est qu’ils jugent très supérieure à l’autre le premier Lazarille, d’après le texte courant, texte augmenté du chapitre des Allemands, lequel, comme il a été dit, est le début de cette seconde partie « absurde et ridicule. » Que les deux parties n’aient pas le même auteur, on l’accordera sans trop de peine, encore qu’il fût nécessaire de le prouver, les différences de style entre l’une et l’autre n’étant pas telles qu’elles crèvent les yeux, et l’on concédera encore que la fable elle-même, le côté aventures n’est pas ici d’un bien vif intérêt. – Mais qu’ont donc de palpitant les romans picaresques en général ? Je demande seulement qu’on veuille bien trouver assez fines et mordantes les allusions aux intrigues de cour, à l’art d’arriver et de se maintenir en faveur par les femmes et autres choses non moins curieuses qui sont le fond du récit, le vrai sens de cette allégorie, du séjour de Lazare au pays des thons. Cette suite se termine par le retour du héros à la vie réelle. Tout à la fin un chapitre, qui semble ajouté après coup, montre Lazare disputant avec les docteurs de Salamanque et les « mettant de cul » comme Pantagruel les artiens de Sorbonne : l’historiette n’est d’ailleurs que la reproduction du chapitre XXVIII des Aventures de Til Ulespiègle.
L’autre continuation qui est de ce Luna, dont il a été parlé plusieurs fois déjà, reprend Lazare à Tolède, dans son ménage en commandite et l’embarque aussi pour Alger ; mais le reste est différent. Luna renonce aux thons qui avaient eu peu de succès et leur substitue une histoire assez divertissante et qui n’est pas sans mérite de style.
En 1561 le premier Lazarille fut traduit en français par Jean Saugrain : « L’histoire plaisante et facétieuse du Lazare de Tormes, Espagnol, en laquelle on peult recongnoistre bonne partie des meurs, vie et condition des Espagnolz. » Cette version assez barbare, fut remaniée et améliorée par un « P. B. Parisien », en 1601 : l’une et l’autre sont encore à consulter pour les vieux mots et pour la connaissance exacte des usages espagnols de l’époque ; nous nous en sommes servi utilement. Parmi les modernes, celle de Viardot, œuvre d’un homme de goût et qui savait le castillan, est la plus connue ; elle a été illustrée de quelques dessins de M. Meissonier. Celle qu’on présente aujourd’hui au public tend à reproduire avec exactitude l’allure et la couleur de l’original. Puisse le talent de M. Maurice Leloir donner au vieux conte un regain de nouveauté et lui recouvrer de nombreux lecteurs !
ALFRED MOREL-FATIO
Il m’est avis que choses si signalées et qui jamais, par aventure, n’ont été ouïes ni vues, viennent à la connaissance du plus grand nombre et ne demeurent pas enterrées dans la fosse de l’oubli, car il se pourrait faire qu’un qui les lira y trouve quelque chose à son goût, et que d’autres, sans les approfondir autant, s’en amusent. À ce propos, Pline dit qu’il n’y a pas de livre, si mauvais soit-il, qui ne contienne quelque chose de bon, d’autant que les goûts ne sont pas tous les mêmes, puisque l’un se damnerait pour manger ce que l’autre dédaigne ; et c’est ainsi que nous voyons maintes choses méprisées par aucuns qui ne le sont pas par d’autres. Nul écrit donc, à moins qu’il ne fût très détestable, ne devrait être rompu ni détruit avant d’avoir été communiqué à tous, principalement s’il ne doit causer de tort à personne et s’il y a quelque profit à en tirer. Autrement, bien peu, parmi ceux qui écrivent, écriraient pour eux seuls, car cela coûte de la peine, et, l’endurant, ils veulent être rémunérés, non pas en argent, mais par l’assurance qu’ils ont qu’on voit et lit leurs œuvres, et qu’on les loue selon leur mérite.
Cicéron a dit : l’honneur fomente les arts. Pensez-vous que le soldat qui le premier monte sur la brèche ait la vie en horreur ? Nullement : c’est le désir d’être loué qui le fait s’exposer au danger. Et il en est de même dans les arts et les lettres. Le prédicateur prêche très bien et il est homme qui désire ardemment le salut des âmes, mais demandez à Sa Grâce si Elle est fâchée qu’on lui dise : « Oh que Votre Révérence a divinement prêché ! » Tel jouta fort mal et néanmoins donna sa casaque d’armes au bouffon qui le louait d’avoir couru de bonnes lances. Que lui aurait-il donné si c’eût été vrai ?
Et tout va de la sorte. Aussi moi, qui confesse n’être pas plus saint que mes voisins, ne serais-je pas fâché que cette bagatelle, que j’écris en ce style grossier, soit goûtée par tous ceux qui se plairont à la lire, et que par elle ils voient qu’un homme peut vivre au milieu de si grands hasards, périls et revers.
Donc, Monsieur, je vous supplie de recevoir ce petit présent de la main de qui vous l’eût donné plus riche, si son pouvoir égalait son désir. Et puisque vous me demandez de vous écrire et relater mon histoire tout au long, j’ai estimé qu’il convenait de la prendre, non pas au milieu, mais au commencement, afin que vous ayez entière connaissance de ma personne, et afin aussi que ceux qui ont hérité de nobles patrimoines considèrent combien peu leur est dû, car Fortune a été pour eux partiale, et combien plus ont fait ceux qui, malgré elle, par force et industrie, tirant de l’aviron, ont surgi à bon port.
Or, Monsieur, sachez avant toute chose qu’on me nomme Lazare de Tormès, fils de Thomas Gonzalès et d’Antoinette Perez, natifs de Téjarès, village voisin de Salamanque. Je naquis dans la rivière de Tormès, en raison de quoi me fut imposé ce surnom. Voici ce qui advint. Mon père (que Dieu absolve) avait charge de pourvoir la mouture d’un moulin sis au bord de cette rivière, où il fut meunier plus de quinze ans. Une nuit que ma mère, grosse de moi, se trouvait au moulin, le mal d’enfant la prit et elle me mit au monde là, de sorte qu’en vérité je me puis dire né dans la rivière.
Après – j’avais alors huit ans – on accusa mon père de certaines saignées mal faites aux sacs de ceux qui venaient moudre au moulin. Il fut pris, questionné, ne nia point et souffrit persécution à cause de la justice. J’espère qu’il est dans la gloire, car l’Évangile nomme ceux qui ainsi souffrent bienheureux.
En ce temps on leva une armée contre les Mores, où mon père, pour lors banni en raison dudit désastre, alla comme muletier d’un gentilhomme, et là-bas, aux côtés de son maître, comme loyal serviteur, finit ses jours.
Ma mère veuve, se voyant sans mari ni abri, résolut de se rapprocher des gens de bien, afin d’être de leur compagnie. Elle vint demeurer à la cité, loua une maisonnette et se mit à faire la cuisine de certains écoliers et à laver le linge de certains palefreniers du commandeur de la Madeleine. De manière que, fréquentant les écuries, elle y fit la connaissance d’un homme More, de ceux qui pansent les bêtes. Cet homme parfois venait dans notre maison et en sortait le matin ; d’autres fois il venait à notre porte en plein jour, sous prétexte d’acheter des œufs, et entrait dans la maison. Moi, au commencement, j’étais marri de le voir et j’avais peur de lui à cause de sa couleur et de sa mauvaise figure ; mais lorsque je m’aperçus qu’avec sa venue le manger s’améliorait, je me pris à l’aimer bien, car toujours il apportait du pain, des tranches de viande et, en hiver, du bois dont nous nous chauffions.
Tant durèrent cette hospitalité et ce commerce que ma mère finit par me donner un moricaud bien gentil, que j’aidais à bercer et à réchauffer. Et je me souviens qu’un jour que mon noir beau-père jouait avec l’enfant, celui-ci, voyant ma mère et moi blancs et l’autre noir, se mit à crier, le montrant du doigt avec terreur : « Maman, la bête ! » Et le More, riant, répondit : « Hi… de puta… ! » Quoique bien jeune, je notai ces paroles de mon petit frère et me dis à part moi : Combien doit-il y en avoir par le monde qui fuient les autres parce qu’ils ne se voient pas eux-mêmes !
Notre malheur voulut que la fréquentation du Zaide (ainsi se nommait le More) vînt aux oreilles du maître d’hôtel, qui, ayant fait l’enquête, découvrit que le More volait la moitié en moyenne de l’orge qu’il recevait pour ses bêtes, volait le son, le bois, les étrilles, les housses, perdait à dessein les couvertures et les draps des chevaux, et, quand il ne trouvait rien d’autre, déferrait les bêtes. Tout cela, il l’apportait à ma mère pour nourrir mon petit frère. Ne nous émerveillons donc pas qu’un prêtre ou un religieux vole l’un aux pauvres, l’autre à son couvent, pour ses dévotes et pour quelque ménage, quand nous voyons l’amour inciter à ce faire un misérable esclave.
Le Zaide fut convaincu de tout ce que j’ai dit, et d’autres choses encore, car on me questionnait en me menaçant, et moi, comme un enfant, je répondais et découvrais tout ce que je savais, jusqu’à certaines ferrures que, par ordre de ma mère, j’avais vendues à un ferronnier. En sorte que mon pauvre beau-père fut fouetté et flambé, et que ma mère, outre les cent coups de fouet accoutumés, reçut de la justice commandement exprès de ne point entrer dans la maison dudit commandeur, ni d’accueillir dans la sienne le lamentable Zaide.
Pour ne point jeter la corde après le chaudron, la pauvre prit courage et accomplit la sentence ; et pour se garder de tout danger et échapper aux mauvaises langues, elle alla servir ceux qui pour lors tenaient le logis de la Solana. Là, souffrant mille maux, elle acheva d’élever mon petit frère jusqu’à ce qu’il sût marcher. Et moi, j’étais alors assez grand garçonnet pour quérir pour les hôtes le vin et la chandelle et les autres choses qu’ils me commandaient.
En ce temps vint gîter au logis un aveugle, qui, me trouvant propre à le conduire, me demanda à ma mère. Elle me recommanda à lui et lui dit que j’étais fils d’un homme de bien, qui, pour exalter la foi, était mort en la journée des Gerbes, qu’elle comptait que le fils ne démentirait pas le père, et qu’elle le priait de me bien traiter et soigner, puisque j’étais orphelin. Lui répondit qu’il le ferait et qu’il me recevait, non pas comme son garçon, mais comme son enfant.
Adonc je commençai à servir mon vieux et nouveau maître.
Après que nous fûmes demeurés quelques jours à Salamanque, mon maître, trouvant le gain trop mince, détermina de s’en aller. Et quand nous dûmes partir, j’allai voir ma mère. Nous pleurâmes tous deux et elle me donna sa bénédiction, en disant : « Mon fils, je sais que je ne te verrai plus ; tâche d’être homme de bien et que Dieu te conduise. Je t’ai élevé et t’ai confié à un bon maître : aide-toi. » Et je m’en fus auprès de mon maître qui m’attendait.
Nous sortîmes de Salamanque, et en arrivant au pont, à l’entrée duquel est un animal de pierre qui a quasi la forme d’un taureau, l’aveugle me commanda de m’approcher de l’animal, et quand je fus tout auprès, il me dit : « Lazare, colle ton oreille contre ce taureau et tu entendras le grand bruit qui s’y fait. » Moi, simplement, je m’avançai, croyant qu’il disait vrai, et lorsqu’il sentit que j’avais la tête joignant la pierre, il tendit vivement le bras et me fit heurter si rudement contre le diable de taureau, que la douleur du coup de sa corne me dura plus de trois jours. Et me dit : « Niais, apprends que le garçon de l’aveugle doit savoir un brin de plus que le diable. » Et il rit beaucoup de la farce. À cet instant il me sembla que je m’éveillai de la simplicité dans laquelle, enfant, j’étais jusqu’alors plongé. « Il a raison », me dis-je à part moi, « et puisque je suis seul, il me faut ouvrir l’œil, aviser et réfléchir comment je me tirerai d’affaire. »
Nous commençâmes notre route, et en peu de jours il m’enseigna le jargon ; et me voyant intelligent, il s’en réjouissait beaucoup et me disait : « Je ne puis te donner ni or ni argent, mais oui bien beaucoup d’avis qui t’apprendront à vivre. » Et il le fit en effet, car après Dieu ce fut lui qui me donna la vie, et qui, bien qu’aveugle, m’illumina et me guida dans le chemin du monde. Je me plais, Monsieur, à vous raconter ces enfantillages, afin de faire voir combien les hommes bas ont de mérite à s’élever, et combien, au contraire, il est ignominieux pour ceux qui sont élevés de se laisser choir.
Pour en revenir à notre aveugle et à ses choses, je vous dirai, Monsieur, que depuis que Dieu créa le monde, il n’en fit point de plus rusé ni sagace. En son métier il était un aigle. Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’un ton bas, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonner l’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien et un visage très humbles et dévots, sans faire, comme d’autres font, des mouvements et contorsions avec la bouche et les yeux. En outre, il avait mille autres façons et manières pour soutirer de l’argent. Il disait connaître des oraisons pour toutes sortes de cas, pour les femmes stériles, pour celles qui sont en mal d’enfant, pour celles qui sont mal mariées et veulent se faire aimer de leurs maris ; aux femmes enceintes, il leur pronostiquait garçon ou fille. En médecine, il prétendait en savoir la moitié plus long que Galien pour les dents, les pamoisons et le mal de matrice. Finalement, nul ne se plaignait à lui de souffrir telle douleur, qu’il ne lui dît aussitôt : « Faites ceci, faites cela ; cueillez telle herbe, prenez telle racine. » Par ce moyen, tout le monde courait après lui, principalement les femmes, qui croyaient tout ce qu’il leur disait. Aussi en tirait-il de grands profits, par les façons que j’ai dites, et en un mois gagnait plus que cent aveugles en un an.
Mais il faut que vous sachiez aussi, Monsieur, que malgré tout ce que cet aveugle gagnait et amassait, jamais je ne vis homme si avare et si misérable, à tel point qu’il me tuait de faim, sans rien me donner de ce qui m’était nécessaire. En vérité, si je n’avais pas, grâce à mon adresse et mes bonnes ruses, su me secourir, bien des fois je serais mort de faim. Mais, nonobstant tout son savoir et sa vigilance, je le contreminais de telle sorte que toujours, ou le plus souvent, j’attrapais la plus grosse et la meilleure part. À cette fin, je lui jouais des farces endiablées, dont je conterai quelques-unes, quoique toutes ne tournèrent pas à mon avantage.
Il portait le pain et tout ce qu’il recueillait dans une besace de toile, dont l’entrée était fermée par un anneau de fer avec un cadenas et une clef, et lorsqu’il y mettait ou en retirait quoi que ce fût, il était si attentif et comptait si étroitement, que tout le pouvoir du monde n’eût pas suffi pour lui faire tort d’une miette. Moi, je prenais la misère qu’il me donnait et la dépêchais en moins de deux bouchées ; puis, quand il avait fermé le cadenas et perdu tout souci, pensant que j’étais occupé à autre chose, par un endroit de la couture, que d’un côté du sac souvent je décousais et recousais, je saignais l’avare fardeau, en tirant du pain, et sans me taxer, mais de fort bons morceaux, des tranches de lard et des saucisses. Ainsi je choisissais mon moment pour refaire, non pas, comme à la paume, la chasse, mais le diable de creux que le méchant aveugle me creusait.
Tout ce que je pouvais rogner et dérober, je le changeais en demi-blanques, et lorsque les gens faisaient réciter l’aveugle et tiraient une blanque, à peine avaient-ils fait mine de la lui tendre, qu’elle était lancée dans ma bouche, et en son lieu substituée une demi-blanque, de sorte que, pour vite que l’aveugle allongeât la main, l’offrande, par mon change, lui arrivait diminuée de la moitié de sa valeur. Le méchant aveugle se lamentait, car incontinent au toucher il connaissait que la blanque n’était pas entière. « Que diable est cela ? » disait-il, « depuis que tu es avec moi, on ne me donne que demi-blanques, et auparavant on m’en donnait d’entières, voire même une blanque et un maravédis. Tu dois être cause de cette mesquinerie. »
Aussi abrégeait-il ses oraisons de plus de moitié, m’ayant commandé de le tirer par le bout de son manteau dès que celui qui le faisait réciter s’en allait ; et aussitôt que je l’avais avisé, il recommençait à crier : « Qui veut faire réciter telle ou telle oraison ? » comme les aveugles disent communément.
Quand nous mangions, il avait coutume de placer auprès de lui un petit pot de vin. Moi, d’abord, je le saisissais lestement, et, après lui avoir donné un couple de baisers silencieux, le remettais à sa place. Cela ne dura guère, car, en comptant ses gorgées, il reconnut le déchet, et dès lors, pour préserver son vin, ne lâchait plus le pot, mais le tenait ferme par l’anse. Inutilement : car onques pierre d’aimant n’attira le fer comme moi le vin avec une longue paille de seigle choisie à dessein, que j’introduisais dans la bouche du pot, aspirant le vin et le déposant en lieu sûr. Mais le traître était si rusé qu’il me sentit et dorénavant mit son pot entre ses jambes et le boucha avec la main, de sorte qu’il put boire en sécurité. Comme je m’étais fait au vin, j’enrageais pour en boire, et voyant que l’artifice de la paille ne me servait plus, je m’avisai de faire au fond du pot une petite fontaine ou pertuis fort étroit, que je fermai délicatement avec une très mince boulette de cire. À l’heure du repas, feignant d’avoir froid, je me glissais entre les jambes du pauvre aveugle pour me chauffer à son maigre feu : à la chaleur duquel la cire, qui était très menue, se fondant, la petite fontaine commençait à dégoutter dans ma bouche, que je tenais si bien que du diable s’il s’en perdait une seule goutte. Aussi, quand le pauvret voulait boire, il ne trouvait plus rien. Il s’étonnait, se maudissait, donnait au diable le pot et le vin, ne comprenant pas ce que ce pouvait être. « Oncle, vous ne prétendrez pas, au moins, que je vous bois votre vin, puisque vous ne lâchez pas le pot », disais-je.
Mais tant de fois il tourna et palpa le pot, qu’il découvrit la fontaine et s’aperçut de la tricherie ; cependant il dissimula comme s’il n’avait rien senti. Le lendemain, tandis que le pot distillait dans ma bouche, et que, loin de penser qu’un malheur m’attendait ni que le méchant aveugle m’avait découvert, je m’étais, comme de coutume, assis, le visage tourné vers le ciel, les yeux à demi clos, pour mieux savourer l’exquise liqueur, le misérable aveugle sentit le moment venu de prendre de moi vengeance ; et levant des deux mains cette douce et trop amère cruche, l’abattit de toute sa force sur ma bouche, de manière que le pauvre Lazare, qui de rien de semblable ne se doutait, mais comme d’autres fois était sans souci et joyeux, crut vraiment que le ciel avec tout ce qu’il renferme, s’effondrait sur lui. La tape fut telle qu’elle m’étourdit et me fit perdre connaissance, et la meurtrissure si forte que des morceaux de la cruche, m’entrant dans la figure, la rompirent en plusieurs endroits, et me brisèrent les dents qui depuis lors me manquent.
Dès cette heure, je voulus du mal au méchant aveugle, et quoiqu’il me cajolât, régalât et soignât, je vis bien qu’il s’était réjoui du cruel châtiment. Il me lava avec du vin les déchirures qu’il m’avait faites avec les morceaux du pot, et en souriant me dit : « Que t’en semble, Lazare ? ce qui t’a navré te guérit et te donne santé. » Et autres gentillesses, qui, à mon goût, n’en étaient pas.
À demi guéri que je fus de mes tristes plaies et meurtrissures, considérant qu’avec peu de coups semblables le cruel aveugle se passerait de moi, je voulus me passer de lui ; mais je ne le fis pas sur-le-champ, préférant attendre une occasion plus sûre et plus profitable. Et quand bien même j’aurais voulu calmer ma rancune et lui pardonner le coup de cruche, le mauvais traitement qu’à partir de ce jour le méchant aveugle m’infligeait ne me l’eût pas permis, car, sans cause ni raison, il me frappait, horionnait et pelait la tête.
Et si quelqu’un lui demandait pourquoi il me traitait si mal, aussitôt il contait l’histoire du pot : « Prendrez-vous encore mon garçon pour un innocent, hein ? Croyez-vous que le diable lui-même en saurait faire autant ? » Les gens qui l’avaient écouté se signaient, en disant : « Mais voyez donc ! Qui eût supposé si grande malice en un si petit garçon ? » Et ils riaient beaucoup de mon artifice et disaient à l’aveugle : « Châtiez-le, châtiez-le. Dieu vous le paiera. » Et lui, fort de cela, ne faisait pas autre chose. Mais moi je le menais toujours par les plus mauvais chemins, et exprès, pour lui faire mal. S’il y avait des pierres, par les pierres ; s’il y avait de la boue, par la boue, et au beau milieu ; car, quoique je n’allasse pas moi-même par le plus sec, il me plaisait de me crever un œil pour en crever deux à celui qui n’en avait aucun. Cependant il me cognait, du bout de son bâton, le derrière de la tête, que j’avais toujours pleine de bosses et toute pelée de ses mains ; et j’avais beau jurer que je ne le faisais pas par malice, mais parce que je ne trouvais pas de meilleur chemin, cela ne me servait à rien et il ne me croyait pas : tels étaient le flair et la grandissime perspicacité de ce traître.
Et pour que vous jugiez, Monsieur, jusqu’où portait l’esprit de ce rusé aveugle, je vous conterai un des nombreux cas qui m’advinrent, étant avec lui, où il donna bien à entendre sa grande astuce. Lorsque nous quittâmes Salamanque, son intention fut de venir au pays de Tolède, à cause, disait-il, que les gens y sont plus riches, quoique peu charitables, s’appuyant sur le proverbe : Plus donne le dur que le nu. Nous vînmes donc à cette route par les meilleurs villages. Là où nous trouvions bon accueil et bon gain, nous restions ; là où nous ne trouvions rien, au troisième jour nous décampions.
Or, passant en un lieu qui se nomme Almorox, au temps où l’on cueille les raisins, un vendangeur donna à l’aveugle une grappe en aumône. Et comme les paniers des vendangeurs sont d’ordinaire maltraités et que le raisin en ce temps est très mûr, la grappe s’égrenait entre ses doigts. La mettre dans sa besace, il ne le pouvait pas, car les grains se seraient tournés en moût et eussent tout gâté à l’entour. Il résolut donc de faire un festin, autant parce qu’il ne pouvait pas emporter la grappe que pour me réconforter, car il m’avait, ce jour-là, donné force coups de genou et horions. Nous nous assîmes dans un ravin et il me dit : « Je veux user à ton égard d’une libéralité. Nous mangerons tous deux cette grappe, dont tu auras la même part que moi, et nous la partagerons ainsi : tu piqueras une fois, et moi l’autre, mais à condition que tu me promettras de ne prendre à chaque fois qu’un grain. Moi je ferai de même jusqu’à ce que nous l’achevions, et de cette manière il n’y aura nulle fraude. » Le pacte conclu, nous commençâmes, mais incontinent, au deuxième tour, le traître changea d’avis et commence à prendre deux grains à la fois, considérant que je devais faire de même. Moi, dès que je vis qu’il contrevenait à l’accord, je ne me contentai pas d’aller de pair avec lui, mais j’en prenais davantage, deux par deux, trois par trois, et le plus que je pouvais.
La grappe finie, il resta un moment avec la rafle dans la main, branlant la tête, et dit : « Lazare, tu m’as trompé. Je jure Dieu que tu as mangé les grains trois par trois. » – « Non pas, » répondis-je, « mais pourquoi soupçonnez-vous cela ? » Et le très rusé aveugle dit : « À quoi je vois que tu les mangeais trois par trois ? C’est que je les mangeais deux par deux et que tu ne disais rien. » Je ris intérieurement et, quoique enfant, je notai le fin raisonnement de l’aveugle.
Mais, de peur d’être prolixe, je passe beaucoup de choses plaisantes ou dignes d’être contées qui m’advinrent en compagnie de ce premier maître, et finirai tout de suite par le dernier trait.
Étant au logis à Escalona, ville du duc de ce nom, mon maître me donna un morceau de saucisse à griller. Quand la saucisse fut rôtie et qu’il eut mangé les lèches de pain engraissées du dégoût de la saucisse, il tira un maravédis de sa poche et m’ordonna d’aller quérir pour autant de vin à la taverne. Le diable en cet instant me mit devant les yeux l’occasion, qui, dit-on, fait le larron, car voici qu’auprès du feu j’aperçus un navet mince, longuet, flétri et tel qu’on l’avait jeté là, l’ayant jugé indigne d’être mis au pot. Or, comme, hors nous deux seuls, personne n’était présent, et que le savoureux fumet de la saucisse (qui, bien le savais-je, était l’unique profit que j’en dusse tirer) avait réveillé en moi un féroce appétit, sans réfléchir à ce qui pouvait m’arriver, refoulant toute crainte et ne pensant qu’à satisfaire mon envie, pendant que l’aveugle tirait de sa poche la monnaie, je tirai la saucisse de la broche, et prestement, en son lieu, mis le susdit navet. Lequel mon maître, après qu’il m’eut baillé l’argent pour le vin, prit, tourna et retourna sur le feu, essayant ainsi de rôtir celui qui, pour ses péchés, avait évité d’être bouilli.
Je fus quérir le vin et ne tardai point à dépêcher la saucisse. En revenant, je trouvai le pécheur d’aveugle qui serrait entre deux lèches de pain le navet que, pour ne l’avoir pas tâté, il n’avait pas reconnu. Et, lorsqu’après avoir mordu le pain, pensant du même coup emporter un morceau de la saucisse, il se sentit soudain refroidi par le froid navet, son visage s’altéra et il me dit : « Qu’est-ce, Lazarille ? » – « Malheureux de moi ! Allez-vous m’imputer quelque chose ? Ne viens-je pas de quérir le vin ? C’est quelqu’un sans doute, qui, passant par ici, l’aura fait pour se gausser de vous. » – « Non, non, » dit-il, « je n’ai pas lâché la broche un instant, cela ne se peut. »
Je jurai et rejurai de nouveau que j’étais innocent de ce troc et échange ; mais cela ne me servit guère, car rien n’échappait à l’astuce du maudit aveugle. Il se leva, me saisit par la tête et s’approcha pour me sentir : sûrement, comme bon chien de chasse, il avait dû reconnaître à mon haleine ce que j’avais mangé. Et pour mieux s’informer de la vérité, avec la grande rage qui l’étouffait, il me prit la tête à deux mains, m’ouvrit la bouche plus que de raison, et inconsidérément y plongea son nez, qu’il avait long et effilé, et qu’en ce moment la colère avait accru d’une palme, en sorte que sa pointe touchait mon gosier. Alors la grande peur dont j’étais saisi, la vitesse avec laquelle j’avais avalé la saucisse, qui n’avait pas encore eu le temps de se loger dans mon estomac, et surtout l’invasion de cet amplissime nez qui me suffoquait à demi, toutes ces choses jointes furent cause que le vol et la gloutonnerie se manifestèrent et que la saucisse fut rendue à son maître ; car avant que le méchant aveugle eût retiré sa trompe, mon estomac en ressentit un tel trouble qu’il lui renvoya le larcin, de manière que son nez et la maudite saucisse mal mâchée sortirent au même temps de ma bouche.
Oh ! grand Dieu, qu’eussé-je donné pour être alors sous terre, car mort je l’étais déjà ! Telle fut la colère du pervers aveugle, que, si l’on n’était accouru au bruit, il ne m’eût pas laissé un instant de vie. On me tira de ses mains, les laissant pleines du peu de cheveux que ma tête portait encore, le visage déchiré, le chignon du cou écorché, ainsi que la gorge, qui, elle, le méritait certes pour m’avoir, par sa malice, causé tant de tourments.
Le méchant aveugle contait à tous ceux qui s’approchaient de nous mes mésaventures et les répétait une fois et deux fois, aussi bien l’histoire de la cruche que celle des raisins et cette dernière. Et tel était le rire des gens que tous ceux qui passaient par la rue entraient pour voir la fête ; et je dois dire que l’aveugle contait mes prouesses avec tant de grâce et de gentillesse, que, tout maltraité que j’étais et larmoyant, il me semblait que je lui faisais tort en ne riant pas comme les autres.
À ce moment il me souvint d’une couardise ou faiblesse que je me maudissais d’avoir commise et qui fut de ne lui avoir pas coupé le nez, puisque j’avais eu si bonne occasion pour cela, et que la moitié du chemin était faite. Rien qu’en serrant les dents, ce nez serait resté chez moi, et, considéré qu’il appartenait à ce méchant, peut-être mon estomac l’eût-il mieux retenu que la saucisse, et, ne le laissant pas paraître, j’en aurais pu nier la demande. Plût à Dieu que je l’eusse fait, car il n’en serait résulté ni plus ni moins.
L’hôtesse et ceux qui étaient là nous réconcilièrent, et avec le vin qu’ils avaient apporté pour boire, me lavèrent la figure et la gorge. Sur quoi le méchant aveugle brocardait : « En vérité, ce garçon me coûte au bout de l’an plus de vin en lavages que je n’en bois en deux. Certes, Lazare, tu es plus tenu envers le vin qu’envers ton père ; car celui-ci t’a engendré une fois, mais le vin mille fois t’a donné la vie. » Et il contait combien de fois il m’avait rompu et égratigné le visage, puis guéri avec du vin. « Je te promets, disait-il, que si jamais homme doit être heureux par le vin, ce sera toi. » Et ceux qui me lavaient riaient beaucoup, tandis que je sacrais.
Mais le pronostic de l’aveugle ne fut point une menterie, et depuis j’ai souvent pensé à cet homme, qui, sans aucun doute, devait avoir esprit de prophétie, et je me repens des méchancetés que je lui ai faites (quoique je les payai cher), quand je considère que ce qu’il me dit ce jour se vérifia à la lettre, comme vous l’apprendrez, Monsieur.
Cela et les méchantes moqueries que l’aveugle faisait de moi, me déterminèrent de tout point à le quitter. J’y avais déjà songé et en avais l’intention, mais ce dernier tour me décida, et je le fis, comme vous allez voir.
Nous sortîmes le lendemain par la ville pour demander l’aumône, et comme il avait plu la nuit d’avant et qu’il pleuvait encore, mon maître allait récitant ses oraisons sous certains auvents qui sont en ce village, où nous étions à l’abri. Lorsque la nuit vint, la pluie tombant toujours, l’aveugle me dit : « Lazare, cette eau est fort persistante, et tant plus la nuit tombe, tant plus il pleut. Rentrons au logis de bonne heure. » Pour nous y rendre, il fallait traverser un ruisseau, que la pluie avait beaucoup enflé. Je lui dis : « Oncle, le ruisseau est très gros, mais, si vous voulez, je vous mènerai en un lieu où il se resserre et où nous pourrons le passer plus facilement sans nous mouiller, et en sautant nous le franchirons à pied sec. » Ce conseil lui parut bon, et il me répondit : « Tu es intelligent et c’est pourquoi je t’aime bien. Conduis-moi à cet endroit où le ruisseau s’étrécit, car nous sommes en hiver, et, en ce temps, il est déplaisant d’être mouillé, surtout aux pieds. »
Aussitôt que je vis qu’il se prêtait à mon dessein, je le menai sous les auvents et le conduisis droit à un pilier ou poteau de pierre élevé en la place, qui soutenait avec d’autres piliers les saillies des maisons, et lui dis : « Oncle, voici le passage le plus étroit du ruisseau. » Comme il pleuvait fort, que le pauvre se mouillait et que nous avions hâte d’échapper à l’eau qui nous tombait sur le dos, et par-dessus tout parce que Dieu, en ce moment, obscurcit son entendement, je réussis à tenir ma vengeance. Il me crut et me dit : « Place-moi au bon endroit, et saute le ruisseau. » Je le plaçai bien en face du pilier, sautai et me mis derrière le pilier, comme qui eût attendu rencontre de taureau, puis lui dis : « Allons, sautez tant que vous pourrez pour atteindre ce côté-ci de l’eau. » À peine avais-je dit cela, que le pauvre aveugle se balance comme un bouc, et de toute sa force saute, après avoir reculé d’un pas pour mieux prendre son élan, et va donner de la tête contre le pilier, qui résonna aussi fort que si on y eût brisé une grosse calebasse. Il tomba à la renverse, demi mort et la tête fendue.
« Comment ? Vous avez flairé la saucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ? Flairez-le. » Je le laissai entre les mains de beaucoup de gens qui avaient accouru pour l’assister, gagnai d’un trot la porte de la ville, et avant la tombée de la nuit me retrouvai à Torrijos. Je ne sus point ce que Dieu fit de l’aveugle, ni n’eus cure de le savoir.
Le jour suivant, ne me trouvant pas en sûreté, je fus à un village qu’on nomme Maqueda, où mes péchés me firent rencontrer un prêtre, qui, tandis que je lui demandais l’aumône, s’informa de moi si je savais servir la messe. Je lui dis que oui, comme c’était la vérité, car, tout en me maltraitant, le misérable aveugle m’enseigna mille bonnes choses, et l’une d’elles fut celle-là. Finalement, le prêtre me reçut à son service. J’échappai au tonnerre pour tomber dans l’éclair, car mon aveugle, quoiqu’il fût, comme j’ai conté, l’avarice même, au prix de celui-ci était un Alexandre. Je ne dis rien de plus, sinon que toute la ladrerie du monde était enfermée dans cet homme : j’ignore s’il la tenait de sa nature ou s’il l’avait endossée avec l’habit de prêtrise.
Il possédait un grand coffre vieux et fermé par une clef qu’il portait pendue à une aiguillette de son saye ; et dès que lui venait de l’église le pain de l’offrande, il l’y jetait incontinent, puis refermait le coffre. Dans toute la maison il n’y avait chose à manger comme il y a communément dans d’autres, quelque morceau de lard accroché à la cheminée, quelque fromage posé sur une tablette, ou, dans l’armoire, quelque corbeille avec des croûtes de pain ramassées sur la table, car, encore que je n’en dusse pas profiter, il me semble que la seule vue de ces choses m’eût réconforté.
Il y avait seulement une chaîne d’oignons mise sous clef dans une chambre au haut de la maison, dont il me donnait à raison d’un pour quatre jours. Et si, en présence de quelqu’un, je lui demandais la clef pour quérir ma ration, il mettait la main à sa pochette, et cérémonieusement détachait la clef, qu’il me donnait en disant : « Prends-la et rends-la moi ; vous autres, ne pensez pas toujours à friander » ; ni plus ni moins que si toutes les conserves de Valence eussent été enfermées dans cette chambre, où du diable s’il y avait, ai-je dit, autre chose que les oignons pendus à un clou, dont il tenait compte si étroit que si, pour mon malheur, j’eusse outrepassé ma ration, je l’aurais payé cher.
Finalement, je mourais de faim. Mais si le prêtre usait envers moi de peu de charité, il en avait pour lui-même davantage. Son ordinaire se montait à cinq blanques de viande pour dîner et souper. Il est vrai qu’il partageait avec moi le potage ; mais de la viande, autant que dans mon œil ! Quant au pain, plût à Dieu qu’il m’en eût donné la moitié de ce qui m’était nécessaire.
Le samedi, on a coutume, en cette contrée, de manger des têtes de mouton. Il m’envoyait en quérir une pour trois maravédis, et après l’avoir fait cuire et en avoir mangé les yeux, la langue, le cou, la cervelle et la chair des mâchoires, il m’en abandonnait tous les os rongés, qu’il jetait dans mon assiette, en disant : « Prends, mange, triomphe, c’est à toi qu’est le monde, tu fais meilleure chère que le pape. » – « Telle te la donne Dieu, » disais-je bas à part moi.
Au bout de trois semaines que je demeurai avec lui, je devins si faible que, de pure faim, je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes. Je me vis clairement sur le chemin du tombeau, si Dieu et mon savoir n’y remédiaient pas. Mais pour user de mes ruses je n’avais nul moyen, ne sachant par où l’attaquer, et encore que j’en eusse eu un, il ne m’aurait pas été possible de tromper le prêtre comme je trompais l’aveugle, à qui Dieu pardonne, si de cette calebassade il est mort, car ce dernier, quoique bien retors, était privé de ce précieux sens de la vue et ne me voyait point ; mais cet autre ! nul n’eut jamais vue plus perçante que la sienne.
Quand nous étions à l’offrande, aucune blanque ne tombait dans le plat qui ne fût par lui enregistrée. Ses yeux, dont il tenait l’un fixé sur les gens, l’autre sur mes mains, lui dansaient dans le crâne, comme s’ils avaient été de vif argent. Toutes les blanques que donnaient les fidèles, il les comptait, et, l’offrande terminée, me prenait le plat et le déposait sur l’autel. De sorte que tout le temps que je vécus, ou, pour mieux dire, mourus avec lui, je ne fus pas maître de lui attraper une blanque.
De la taverne jamais je ne lui apportai pour une blanque de vin, mais ce peu d’argent de l’offrande qu’il mettait dans son grand coffre, il le ménageait de telle manière qu’il en avait pour toute la semaine. Et pour dissimuler sa grande mesquinerie, il me disait : « Vois-tu, garçon, les prêtres doivent être très sobres dans leur manger et leur boire, et c’est pourquoi je ne me dérègle pas comme d’autres. » Mais le misérable mentait faussement, car aux confréries et enterrements auxquels nous assistions, il mangeait aux dépens d’autrui comme un loup, et buvait plus qu’un conjureur. Enterrements, ai-je dit, Dieu me le pardonne ! car jamais, sauf alors, je ne fus ennemi de la nature humaine, et c’était parce que nous y mangions, et qu’on m’y rassasiait. Je souhaitais et même priais Dieu que chaque jour tuât son homme. Et lorsque nous donnions le sacrement aux malades, spécialement l’extrême-onction, au moment où le prêtre commande aux assistants de prier, je n’étais certes pas le dernier à le faire, mais, de tout mon cœur et de toute mon âme, priais le Seigneur, non pas qu’il fît du malade selon sa volonté comme on a coutume de dire, mais bien qu’il l’emportât de ce monde. Et quand quelqu’un échappait (Dieu me le pardonne), je le donnais mille fois au diable ; au contraire, celui qui mourait partait avec autant de mes bénédictions.
Tout le temps que je demeurai là – environ six mois – vingt personnes seulement trépassèrent, et ce fut moi, je le pense, qui les tuai, ou plutôt elles moururent à ma requête, parce que le Seigneur, voyant ma mort terrible et continue, prenait plaisir, ce m’est avis, de les tuer pour me donner vie. Néanmoins je ne trouvais nul remède au mal que j’endurais, car, si le jour que nous enterrions, je vivais, les jours qu’il n’y avait pas de mort, contraint, après m’être fait à la suffisance, de revenir à ma faim habituelle, je la sentais davantage. De manière qu’en rien je ne trouvais soulagement, hors en la mort, que parfois je me souhaitais ; mais je ne la voyais point venir, quoiqu’elle fût perpétuellement en moi.
Souvent j’eus l’idée de quitter ce ladre maître, mais j’y renonçai pour deux raisons. L’une, c’est que je ne me fiais pas à mes jambes, à cause de la grande faiblesse que la seule faim m’avait causée ; la seconde, parce que je considérais et disais : j’ai eu deux maîtres, le premier me faisait mourir de faim, et, l’ayant laissé, j’ai rencontré cet autre qui m’a conduit jusqu’au bord de la fosse ; or, si je renonce à celui-ci et en prends un plus mauvais, il me faudra de toute nécessité périr. Aussi n’osais-je pas bouger, tenant pour article de foi qu’à chaque changement je trouverais un maître pire, et qu’en descendant d’un degré encore, le nom de Lazare ne retentirait plus en ce monde et qu’on n’y entendrait plus parler de lui.
Étant donc en cette affliction (dont Dieu veuille délivrer tout fidèle chrétien) et me voyant, sans que j’y susse donner conseil, aller de mal en pis, un jour, tandis que mon anxieux, méchant et ladre de maître était hors du village, par aventure vint à ma porte un chaudronnier, que je crus être un ange par Dieu envoyé sous cet habit. Il me demanda si j’avais quelque chose à rapetasser. « En moi vous trouveriez assez à rapetasser, et vous ne feriez pas peu en me raccoutrant », dis-je si bas qu’il ne m’entendit point. Mais comme je n’avais pas de temps à perdre en gentillesses, comme illuminé par le Saint-Esprit, je lui dis : « Oncle, j’ai perdu une clef de ce coffre, et je crains que mon maître ne me fouette ; par votre vie, voyez si parmi celles que vous portez, vous n’en trouvez pas quelqu’une qui l’ouvre : je vous la paierai. »
L’angélique chaudronnier se mit alors à en éprouver plusieurs du grand trousseau qu’il portait, tandis que moi je l’aidais de mes débiles prières. Et voici qu’au moment où j’y pensais le moins, j’aperçois le coffre ouvert, et au fond, sous forme de pain, la face de Dieu, comme on dit. « Je n’ai pas d’argent à vous donner pour la clef », lui dis-je, « mais payez-vous de ceci. » Il prit de ces pains celui qui lui plut le mieux, et, me donnant la clef, s’en fut content. Et moi je le restai davantage, mais en ce moment je ne touchai à rien pour qu’on ne s’aperçut point de la fraude et aussi parce que, me sentant maître d’un tel bien, je me persuadai que la faim n’oserait pas s’approcher de moi.
Mon misérable maître revint, et Dieu voulut qu’il ne prît pas garde à l’offrande que l’ange avait emportée. Le lendemain, lorsqu’il fut sorti, j’ouvris mon paradis de pain et en pris un entre les mains et les dents qu’en deux credos je rendis invisible, n’oubliant pas de refermer le coffre. Et puis je commençai à balayer la maison, persuadé qu’avec ce remède j’allais remédier à ma pauvre vie.
Avec cela je me tins en joie ce jour et le suivant ; mais je n’étais point destiné à jouir longtemps de ce repos, car au troisième jour la fièvre tierce me vint à point nommé en la personne de celui qui me tuait de faim, qu’à une heure indue je vis penché sur notre coffre, tournant et retournant, comptant et recomptant les pains. Je dissimulai, et, en mes secrètes prières, dévotions et supplications, je dis : « Saint Jean, fermez-lui les yeux. »
Après qu’il fut resté un grand moment supputant le compte par jour et sur ses doigts, il dit : « Si ce coffre n’était en lieu si sûr, je dirais qu’on m’a pris des pains, mais à partir de ce jour, je veux fermer la porte au soupçon en en tenant bon compte. Il m’en reste neuf et un morceau. » – « Neuf mauvais sorts t’envoie Dieu », répondis-je à part moi. Et en lui entendant dire cela, il me sembla qu’il me transperçait le cœur comme avec un épieu de chasseur, et mon estomac commença à me tirailler, se sentant ramené à sa diète passée.
Il sortit, tandis que moi, pour me consoler, j’ouvris le coffre, et, voyant les pains, commençai à les adorer, sans oser y toucher. Je les comptai pour voir si par hasard le ladre ne s’était pas trompé, et trouvai le compte plus juste que je ne l’eusse voulu. Tout ce que je pus faire fut de leur donner mille baisers, et, le plus subtilement possible, du pain entamé rogner un peu à l’endroit de l’entame. De cette façon je passai ce jour moins joyeux que le précédent. Mais comme la faim croissait, principalement parce que mon estomac s’était, pendant ces deux ou trois jours, habitué à manger plus de pain, je mourais malemort, à ce point que, lorsque je me trouvais seul, je ne faisais autre chose que d’ouvrir et fermer le coffre pour y contempler cette face de Dieu, comme disent les enfants. Toutefois ce Dieu qui secourt les affligés, me voyant en telle détresse, suggéra à mon esprit un petit remède. Pensant à part moi, je me dis : « Ce coffre est vieux, grand et rompu de divers côtés, et quoiqu’il n’ait que de petits trous, on peut penser que des rats, y entrant, ont endommagé ces pains. En retirer un tout entier n’est point chose convenable, car certes il y verrait la faute, celui qui en si grande me fait vivre. Mais ceci se souffre », dis-je, en émiettant le pain sur une nappe pas très somptueuse qui se trouvait là, prenant de l’un des pains, laissant l’autre, en sorte que de trois ou quatre je tirai quelques miettes, que je mangeai comme qui suce une dragée, et ainsi me réconfortai un peu.
Quand mon maître vint pour dîner et ouvrit le coffre, il vit le dam, et sans doute crut que des rats l’avaient commis, car j’avais très exactement contrefait ce qu’ils font de coutume. Il examina le coffre d’un bout à l’autre et y découvrit certains endroits par où il soupçonna qu’ils étaient entrés. Il m’appela et me dit : « Lazare, vois, vois, quelle persécution a souffert notre pain cette nuit. » Je fis le très étonné, lui demandant ce que ce pouvait être. « Ce que c’est ? Des rats, qui dévorent tout. » Nous nous mîmes à manger, et, grâce à Dieu, de cela je tirai encore bon profit, car il m’échut plus de pain cette fois que la misère qui m’était habituellement réservée, le prêtre ayant, avec un couteau, râclé toute la partie qu’il croyait avoir été rongée, qu’il me donna en disant : « Mange ceci, le rat est bête propre. »
Ce jour donc, ayant grossi ma ration du travail de mes mains, ou, pour mieux dire, de mes ongles, nous achevâmes de manger, quoique, à vrai dire, je ne commençasse jamais. Et aussitôt après me vint autre sursaut, qui fut de voir mon maître aller anxieusement çà et là, arrachant des clous aux murs et cherchant des planchettes, avec lesquelles il cloua et boucha tous les trous du vieux coffre. « Oh ! mon Dieu, dis-je alors, à quelles misères, fortunes et calamités sont sujets les vivants, et combien peu durent les plaisirs de notre laborieuse vie ! Moi qui pensais, par ce pauvre et chétif remède, remédier à ma misère et en étais déjà quelque peu content et heureux ! Et voici qu’en réveillant mon ladre de maître et lui inspirant plus de diligence qu’il n’en avait naturellement (quoique telles gens pour la plupart n’en manquent jamais), ma malechance a voulu qu’il fermât les trous du coffre, fermant en même temps la porte à mon réconfort et l’ouvrant à mes peines ! »
Ainsi me lamentais-je, pendant que mon inquiet charpentier, avec beaucoup de clous et de planchettes, mettait fin à son œuvre, en disant : « À présent, messieurs les traîtres rats, il vous faut changer d’avis, car céans vous ferez mauvaise besogne. »
Dès qu’il sortit, j’allai voir son ouvrage et trouvai qu’il n’avait laissé trou quelconque au vieux et triste coffre, pas même un par où pût passer un moustique. Je l’ouvris avec mon inutile clef, sans espoir d’y rien pouvoir prendre, et y vis les deux ou trois pains entamés, que mon maître croyait grignotés, dont je tirai quelque misère, les effleurant fort délicatement, à la façon d’un adroit escrimeur. Mais comme la nécessité est une grande maîtresse et que la faim me tourmentait nuit et jour, je pensai au moyen de me conserver la vie ; et il me semble que pour trouver ces pauvres remèdes, la faim m’était une lumière : aussi bien, dit-on, qu’elle aiguise l’esprit, tandis que la satiété l’émousse, ce que j’éprouvais en moi-même.
Or donc, une nuit que j’étais éveillé, songeant à la manière de me servir du coffre et d’en tirer parti, je sentis, à ses ronflements et aux grands soupirs qu’il poussait, que mon maître dormait. Je me levai tout doucement, et, comme pendant la journée, préoccupé de ce que je voulais faire, j’avais mis un vieux couteau qui par là traînait en un lieu où je le pusse retrouver, je me dirigeai vers le triste coffre, et, par le côté qui me parut le plus mal défendu, l’attaquai avec le couteau que j’employai en guise de foret. Et comme le très vieux coffre était, vu son grand âge, sans force ni valeur, mais, au contraire, très tendre et vermoulu, il se rendit à moi incontinent, et en son flanc admit, pour mon salut, un bon trou. Cela fait, j’ouvris avec grande précaution le coffre ainsi navré, et, à tâtons, du pain que je trouvai entamé fis comme il a été dit ci-dessus. Par ce moyen quelque peu consolé, je refermai le coffre et retournai à ma paillasse, où je reposai et dormis un peu, mais mal, ce que j’attribuai à la diète, et ce devait être la vraie cause, car, en ce temps certes, les soucis du roi de France n’étaient pas pour m’ôter le sommeil.
Le lendemain, le seigneur mon maître ayant aperçu le dégât, tant du pain que du trou que j’avais fait, commença à donner les rats au diable et à s’écrier : « Que dirons-nous à cela ? N’avoir jamais senti de rats en cette maison, sinon maintenant ! » Et sans doute il disait vrai, car si une maison au royaume devait être exempte de rats, ce devait être celle-là, les rats n’ayant point coutume de demeurer où il n’y a rien à manger. Puis le prêtre recommença à chercher des clous sur les murs de la maison et des planchettes pour boucher les trous.
La nuit venue et le prêtre endormi, aussitôt j’étais sur pied avec mon attirail, et les trous qu’il bouchait de jour, je les débouchais de nuit. Nous travaillions tant l’un et l’autre et usions de telle diligence que sûrement à propos de nous fut dit le proverbe : Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. Enfin nous avions l’air d’avoir pris à tâche la toile de Pénélope, car tout ce qu’il tissait de jour, je le rompais la nuit. En peu de jours et de nuits, nous mîmes la pauvre dépense en tel état, que qui aurait voulu en parler avec propriété, l’eût plutôt nommée vieille cuirasse du temps passé que coffre, tant elle était garnie de pointes et de têtes de clous.
Quand il vit que son remède ne servait à rien, il dit : « Ce coffre est si maltraité et de bois si vieux et si pourri, qu’il n’est rat qui n’en ait raison, et il se trouve déjà en tel état que, pour peu que nous y touchions encore, il ne pourra plus nous servir ; et le pis est que, bien qu’il serve peu, il nous fera faute néanmoins et me mettra en frais de trois ou quatre réaux. Le meilleur parti à prendre, puisque le précédent ne vaut rien, est d’armer à l’intérieur une ratière à ces rats. »
Aussitôt il emprunta une ratière, et, avec des croûtes de fromage qu’il demanda à des voisins, il arma la trappe dans le coffre : ce qui me fut d’un singulier secours, car encore bien que je n’eusse pas besoin de beaucoup de sauces pour manger, je me régalai toutefois des bribes de fromage que je tirai de la ratière, ne renonçant pas pour cela à émietter le pain. Lorsque le prêtre trouva que le pain était rongé et le fromage mangé, sans que le rat qui le mangeait fût tombé, il se donnait au diable et demandait aux voisins ce que cela voulait dire : comment le rat pouvait manger le fromage, le tirer hors de la ratière et n’y point tomber ni demeurer pris, alors que l’on trouvait chu le trébuchet de la trappe ?
Les voisins furent d’avis que ce n’était pas un rat qui causait ce dommage, car une fois ou l’autre il n’aurait pu manquer de tomber. L’un d’eux dit : « Il me souvient qu’une couleuvre fréquentait votre maison, ce doit être elle, et cela s’entend : la couleuvre, étant longue, a le moyen de saisir l’appât, et encore que le trébuchet lui tombe dessus, comme elle n’entre pas tout entière dans la ratière, elle en peut ressortir. »
Ce que dit ce voisin fut approuvé par tous et troubla beaucoup mon maître ; aussi dorénavant ne dormait-il pas si profondément que le moindre ver, qui de nuit faisait craquer le bois, ne lui donnât à penser que c’était la couleuvre en train de ronger le coffre. Incontinent il était debout, et avec un gourdin que, depuis qu’on l’avait averti de cela, il plaçait sous son chevet, sur le pauvre coffre allait donner de fort grands coups pour épouvanter la couleuvre. Au vacarme qu’il faisait, il réveillait les voisins et ne me laissait pas dormir, allant à ma paillasse, la retournant et moi en même temps, dans la pensée que la couleuvre venait auprès de moi et se glissait dans ma paille ou mon saye, car on lui avait dit que ces bêtes ont accoutumé, de nuit, pour se réchauffer, de venir dans les berceaux des enfants, qu’elles mordent et mettent en danger.
Le plus souvent je faisais l’endormi, et quand le prêtre me disait au matin : « Cette nuit, garçon, n’as-tu rien senti ? J’ai couru après la couleuvre et je crois qu’elle vient se mettre auprès de toi dans ton lit, car ces bêtes sont fort froides et cherchent la chaleur. » – « Plaise à Dieu, » répondais-je, « qu’elle ne me morde pas, car j’en ai grand peur. »
Le prêtre était si excité et si continuellement éveillé, que, ma foi, la couleuvre, ou, pour mieux dire, le couleuvreau, n’osait plus ronger de nuit ni s’approcher du coffre ; mais je donnais mes assauts de jour, pendant que mon maître était à l’église ou dans le village. Lui, voyant ces dégâts et le peu de remède qu’il y pouvait apporter, errait la nuit comme un fantôme, ainsi que je l’ai dit.
J’eus peur que par ces diligences il ne vint à trouver la clef que je tenais sous ma paillasse, et il me parut que le plus sûr était, pendant la nuit, de la garder dans ma bouche, car, depuis que j’étais entré au service de l’aveugle, je l’avais si bien habituée à me servir de bourse, qu’il m’advint d’y abriter douze ou quinze maravédis, tous en demi-blanques, sans que je fusse pour cela empêché de manger : autrement je n’aurais pas réussi à soustraire une seule blanque à l’enquête du maudit aveugle, qui n’omettait de tâter soigneusement nulle pièce ni couture.
Ainsi donc, comme j’ai dit, tous les soirs je mettais la clef dans ma bouche et dormais sans craindre que mon sorcier de maître la découvrît. Mais quand le malheur doit venir, vaine est la prévoyance. Ma destinée, ou, pour mieux dire, mes péchés, voulurent qu’une nuit, tandis que je dormais, la clef se plaçât dans ma bouche, alors sans doute ouverte, de telle façon que le souffle, qu’en dormant j’exhalais, passât par le creux de la clef, qui était forée, en sifflant très fort, pour comble de malechance. De manière que mon maître, réveillé en sursaut, l’entendit et crut que c’était le sifflement de la couleuvre, et en effet il y en avait apparence. Il se leva tout doucement avec son gourdin à la main, puis, à tâtons et au sifflement de la couleuvre, se dirigea vers moi avec grande précaution pour n’en être point senti. Et lorsqu’il se fut approché, il pensa que là, dans la paillasse où j’étais couché, elle était venue se réchauffer à ma chaleur. Alors levant haut son bâton, car il pensait l’avoir sous lui et lui donner telle bastonnade qu’il la tuerait, il m’asséna sur la tête un si grand coup, que j’en restai sans connaissance et grièvement navré.
Lorsqu’il s’aperçut qu’il m’avait atteint, à la grande plainte que du terrible coup je dus faire, il s’approcha, comme il le conta depuis, et m’appelant à voix haute, tenta de me faire revenir à moi. Mais comme, en me tâtant de ses mains, il sentit que je perdais du sang en abondance et reconnut le tort qu’il m’avait fait, en grande hâte il alla chercher une lumière. S’en étant muni, il revint et me trouva geignant avec ma clef dans la bouche, que je n’avais pas lâchée, et dont une moitié sortait et se trouvait dans la même position que lorsque j’en sifflais. Consterné à l’aspect de cette clef, le tueur de couleuvres la considéra, et, me la tirant toute hors de la bouche, vit ce qui en était, car, par les gardes, elle ne différait en rien de la sienne. Il alla aussitôt l’éprouver, et, par ce moyen, prouva le méfait. C’est alors que dut dire le cruel chasseur : « Le rat et la couleuvre qui me donnaient guerre et mangeaient mon bien, je les ai trouvés. »
De ce qui advint pendant les trois jours suivants, je ne certifierai rien, vu que je les passai dans le ventre de la baleine ; mais ce que je viens de vous conter, je l’ouïs dire, après avoir repris connaissance, à mon maître, qui, à tous ceux qui venaient s’informer, relatait le cas tout au long.
Au bout de trois jours, je revins à moi et me trouvai couché sur ma paillasse, la tête toute emplâtrée et couverte d’huiles et d’onguents. Étonné, je dis : « Qu’est ceci ? » – « Ce sont, » me répondit le cruel prêtre, « les rats et les couleuvres qui me ruinaient et que j’ai chassés. » Je m’examinai et me vis si maltraité, qu’aussitôt j’eus vent de mon mal.
À cette heure entrèrent une vieille charmeresse et les voisins, qui se mirent à m’enlever des linges de la tête et à me panser le coup de bâton ; et comme ils virent que j’avais repris connaissance, ils s’en réjouirent beaucoup et me dirent : « Allons, vous avez recouvré vos sens ; s’il plaît à Dieu, ce ne sera rien. » Puis ils recommencèrent à conter mes misères et à en rire, et moi, pauvret, à en pleurer. Avec tout cela, ils me donnèrent à manger, car j’étais transi de faim, et c’est à peine s’ils purent me secourir. Enfin, petit à petit, au bout de quinze jours, je pus me lever et demeurai hors de danger, mais non pas hors de faim ni complètement guéri.
Le lendemain du jour où je me levai, le seigneur mon maître me prit par la main, et, m’ayant fait passer la porte et mis dans la rue, me dit : « Lazare, dorénavant tu es à toi et non plus à moi. Cherche un maître et va-t’en avec Dieu ; je ne veux pas à mon service de si diligent serviteur. Par ma foi, il faut que tu aies été garçon d’aveugle. » Et se signant devant moi, comme si j’avais eu le diable dans le corps, il rentra chez lui et ferma sa porte.
Je fus donc contraint de tirer forces de faiblesse, et, peu à peu, avec l’aide des bonnes gens, gagnai cette insigne cité de Tolède, où, par la grâce de Dieu, au bout de quinze jours, ma blessure se ferma. Tant que je fus malade, on me donnait toujours quelque aumône, mais aussitôt que je fus guéri, tous me disaient :
« Propre à rien, galefretier, cherche, cherche un maître à qui servir. » – « Et où le trouver ce maître ? répondais-je en moi-même, à moins que Dieu ne m’en crée un maintenant, tout exprès, comme il a créé le monde. »
Passant ainsi de porte en porte et fort mal secouru (car il y a beau temps que la charité est remontée au ciel), Dieu me fit rencontrer un écuyer, qui allait par la rue convenablement vêtu, bien peigné et marchait à pas cadencés et réguliers. Nous nous regardâmes l’un l’autre, et il me dit : – « Garçon, cherches-tu un maître ? » – « Oui, Monsieur », répondis-je. – « Eh bien, viens avec moi. Dieu t’a fait grâce en te mettant sur mon chemin ; tu as dû dire aujourd’hui quelque bonne oraison. »
Je le suivis, remerciant Dieu pour ce que je venais d’entendre, et aussi parce qu’à son habit et maintien je reconnus que ce maître était celui dont j’avais besoin.
Il était de bon matin lorsque je rencontrai ce troisième maître, qui me fit traverser derrière lui une grande partie de la cité. Nous passâmes par les places où l’on vendait le pain et les autres provisions. Je pensais, voire même désirais qu’il m’y chargeât de vivres, car c’était l’heure précisément où l’on a coutume de se pourvoir du nécessaire ; mais à grandes enjambées il passait devant ces choses. « Peut-être n’y voit-il rien qui soit à son goût et veut-il que nous achetions ailleurs », me disais-je.
Nous marchâmes ainsi jusqu’à onze heures sonnées. Alors il entra dans la grande église, et moi après lui, et je le vis ouïr la messe et les autres offices divins fort dévotement jusqu’à ce que tout fût fini et les gens retirés. Puis nous sortîmes et, allongeant le pas, commençâmes à descendre une rue. Je le suivais, le plus joyeux du monde de ce que nous ne nous étions pas occupés de chercher notre nourriture, estimant que mon nouveau maître était homme qui se pourvoyait en gros et que le dîner devait être déjà servi tel que je le pouvais désirer, et en avais même besoin.
L’horloge sonna une heure après midi au moment où nous arrivâmes devant une maison, au seuil de laquelle mon maître s’arrêta, et moi aussi ; et renversant le bord de son manteau sur son côté gauche, il tira de sa manche une clef et ouvrit la porte. Nous pénétrâmes dans la maison, dont l’entrée était si obscure et lugubre qu’elle paraissait devoir terrifier ceux qui s’y engageaient, combien qu’à l’intérieur il y eût une petite cour et des chambres passables.
Aussitôt que nous fûmes entrés, mon maître ôta de dessus lui son manteau, et, après m’avoir demandé si j’avais les mains nettes, me le fit secouer et plier avec lui ; puis, soufflant très proprement un siège de pierre, l’y déposa. Cela fait, il s’assit à côté de son manteau et s’informa très particulièrement d’où j’étais et comment j’étais venu en cette cité. Je lui en donnai plus long compte que je n’eusse voulu, car il me semblait être plutôt l’heure de mettre la table et dresser le potage que de répondre à des questions. Toutefois je le satisfis à l’endroit de ma personne du mieux que je sus mentir, lui disant mes qualités et taisant le surplus, qui ne me parut pas pour être dit en chambre.
Après cela, il resta un moment silencieux, ce que je tins pour un fâcheux présage, attendu qu’il était déjà près de deux heures et que je ne lui voyais pas plus d’envie de manger qu’à un mort. Puis je considérais ceci : qu’il tenait sa porte fermée à clef, qu’on n’entendait en haut ni en bas nulle personne vivante marcher par la maison, et que tout ce que j’y avais vu étaient des murs, sans chaise, dressoir, banc ni table, sans même un coffre comme celui d’antan. Cette maison enfin paraissait enchantée.
Là-dessus, il me demanda : « Garçon, as-tu mangé ? » – « Non, Monsieur », répondis-je, « car huit heures n’avaient pas encore sonné lorsque je rencontrai Votre Grâce. » – « Eh bien, moi, pour matin qu’il fût, j’avais mangé, et je dois te dire que quand je mange ainsi quelque chose, je reste jusqu’au soir sans rien prendre. Ainsi, passe-toi comme tu pourras, nous souperons plus tard. »
Croyez bien, Monsieur, que lorsque j’ouïs cela, il s’en fallut de peu que je ne tombasse de mon haut, non pas tant de faim, que parce que je connus clairement que Fortune m’était en tout contraire : je me rappelai de nouveau toutes mes fatigues et recommençai à pleurer mes misères. À la mémoire me vint cette considération que je fis lorsque je pensai quitter le prêtre : que bien qu’il fût maître néfaste et misérable, par aventure il pourrait m’arriver d’en rencontrer un pire. Finalement je pleurai ma laborieuse vie passée et ma prochaine mort à venir.
Toutefois, dissimulant du mieux que je pus, je lui dis : « Monsieur, je suis enfant et ne me tourmente pas beaucoup pour manger ; Dieu soit béni, je puis me vanter d’être des moins goulus parmi ceux de mon âge, et jusqu’à ce jour j’ai été tenu pour tel par les maîtres que j’ai servis. » – « C’est une vertu, cela, et je t’en aimerai mieux, car c’est affaire aux pourceaux de se gorger et aux hommes de bien de manger modérément. » – « Je t’ai bien compris, dis-je entre mes dents : maudites soient telles médecine et vertu que ces maîtres que je rencontre découvrent dans la faim ! »
Alors je m’assis dans un coin près de la porte, et tirai de mon sein quelques morceaux de pain qui m’étaient restés de l’aumône. Voyant cela, il me dit : « Viens ici garçon, que manges-tu ? » Je m’approchai et lui montrai le pain. Des trois morceaux que je tenais, il en prit un, le plus gros et le meilleur, et me dit : « Par ma vie, ce pain semble bon. » – « Comment, répondis-je, vous le trouvez bon, maintenant ? » – « Oui, ma foi. D’où l’as-tu ? Penses-tu qu’il ait été pétri par des mains nettes ? » – « Cela, je ne saurais le dire, mais, pour moi, je n’en suis pas dégoûté. » – « Allons, plaise à Dieu qu’il en soit ainsi, » dit mon pauvre maître. Et le portant à sa bouche, il commença à lui donner d’aussi féroces coups de dents que moi aux autres morceaux. « Par Dieu, ce pain est le plus savoureux du monde », dit-il.
Voyant de quel pied il clochait, je me hâtai, car je le vis en disposition, s’il terminait avant moi, de m’offrir ses services pour m’aider à manger le reste. Aussi achevâmes-nous quasi en même temps. Alors il se mit à secouer avec ses doigts quelques rares miettes et bien menues qui lui étaient demeurées sur la poitrine ; puis il entra dans une petite chambre qui était auprès et en rapporta une cruche ébréchée et pas trop neuve, qu’il me tendit, après en avoir bu. Moi, pour faire le tempérant, je lui dis : « Monsieur, je ne bois pas de vin. » – « C’est de l’eau, me répondit-il, tu peux bien en boire. » Je pris donc la cruche et bus, mais pas beaucoup, car mon angoisse n’était pas de soif. Nous demeurâmes ainsi jusqu’à la nuit à deviser de choses dont il désirait s’enquérir, moi lui répondant du mieux que je savais.
Sur ces entrefaites, il me mena dans la chambre où était la cruche dont nous avions bu et me dit : « Garçon, mets-toi là, et regarde comment nous ferons ce lit, afin que dorénavant tu saches le faire. » Je me plaçai d’un côté et lui de l’autre, et nous fîmes le pauvre lit, où il n’y avait guère à faire, car il n’était formé que d’une claie de cannes, portée par des tréteaux, sur laquelle était posée la chose, qui, sans en avoir l’air, à cause qu’elle était peu accoutumée d’être lavée et contenait beaucoup moins de laine qu’il n’eût été besoin, servait de matelas. Nous l’étendîmes, faisant notre possible pour l’amollir, mais inutilement, car il est malaisé de rendre le dur tendre. Et ce diable de bât était si complètement vide, que, mis sur la claie de cannes, toutes les cannes s’y dessinaient au point, qu’à le voir, on eût dit l’échine d’un fort maigre pourceau. Sur cet affamé matelas, nous mîmes une couverture de même qualité et dont je ne pus distinguer la couleur.
Le lit fait et la nuit venue, mon maître me dit : « Lazare, il est tard déjà, et d’ici à la place il y a loin, sans compter qu’en cette cité rôdent beaucoup de larrons qui volent les manteaux. Passons cette nuit comme nous pourrons, et demain, au matin, Dieu nous fera miséricorde. Comme je vis seul ici, je ne suis nullement pourvu, d’autant que ces jours derniers j’ai mangé dehors ; mais maintenant nous nous y prendrons autrement. » – « Monsieur, répondis-je, ne vous mettez pas en peine de moi, je sais bien passer une nuit et même plus sans manger. » – « Tu t’en porteras mieux, » dit-il, « car, comme nous le disions aujourd’hui, rien en ce monde ne fait vivre si longtemps que de peu manger. » – « Si cette voie est la bonne, dis-je à part moi, je ne mourrai jamais, car j’ai toujours gardé cette règle par force et compte même, telle est ma malechance, l’observer toute ma vie. »
Mon maître alors se mit dans le lit, et de ses chausses et pourpoint se composa un chevet, puis me commanda de me coucher à ses pieds, ce que je fis ; mais du diable si je pus dormir un seul somme, car les cannes et mes os ressortis ne firent toute la nuit que s’entre-heurter et se quereller. Aussi bien n’y avait-il plus dans mon corps, à cause de la faim, des fatigues et misères que j’avais endurées, une livre de chair, joint que n’ayant ce jour-là presque rien mangé, j’étais exaspéré par la faim, qui avec le sommeil ne faisait pas bon ménage. Mille fois, Dieu me le pardonne, je me maudis, moi et ma méchante fortune, pendant la plus grande partie de la nuit, et, qui pis est, n’osant pas remuer de peur d’éveiller mon maître, je requis plusieurs fois la mort à Dieu.
Le matin venu, nous nous levâmes. Mon maître commença à nettoyer et à secouer ses chausses, son pourpoint, son saye, son manteau, et moi-même, qui lui servait de portemanteau, puis s’habilla à sa convenance et tout à loisir. Je lui versai de l’eau sur les mains, et ensuite il se peigna, mit son épée à sa ceinture, et, au moment de l’y passer, me dit : « Oh ! si tu savais, garçon, quelle pièce c’est ! Certes, il n’y a pas au monde de marc d’or contre lequel je la voulusse changer, et à aucune de celles qu’il a faites, Antonio n’a réussi à donner une trempe aussi fine qu’est celle-ci. » Et, la tirant du fourreau, la tâta avec les doigts, en disant : « Avec elle, vois-tu, je m’offre à trancher un flocon de laine. » – « Et moi, dis-je bas, avec mes dents quoiqu’elles ne soient pas d’acier), un pain de quatre livres. » Il rengaina son épée et ceignit sa ceinture, où il pendit un chapelet de grosses patenôtres. Puis, s’avançant d’un pas compassé, le corps droit, en en faisant ainsi que de la tête de forts gracieux balancements, le bout de la cape ramené tantôt sur l’épaule, tantôt sur le bras, la main droite au côté, sortit par la porte, en disant : « Lazare, veille sur la maison, pendant que je vais ouïr la messe, fais le lit et va remplir la cruche à la rivière qui passe ici en bas, mais ferme la porte à clef, de peur qu’on ne nous vole quelque chose, et mets la clef au gond pour que, si je viens en ton absence, je puisse rentrer. » Puis il monta la rue d’un si bel air et si gentil maintien, que qui ne l’eût pas connu, l’aurait pris pour un très proche parent du comte Alarcos, ou tout au moins pour le valet de chambre qui lui donnait ses vêtements.
« Béni soyez-vous, oh mon Dieu ! dis-je lorsqu’il fut sorti, qui donnez la maladie et envoyez le remède ! Qui donc, rencontrant ce mien maître, ne jugerait pas, au contentement qu’il montre de soi, qu’il a hier soir bien dîné, bien dormi dans un bon lit, et, quoiqu’il soit encore de bonne heure, bien déjeuné ce matin ? Grands sont les mystères que vous opérez, Seigneur, et que le monde ignore. Qui ne serait trompé par ce beau port, ce manteau et ce saye en bon état, et qui voudrait croire que ce gentilhomme s’est toute la journée d’hier sustenté de cette bribe de pain, que Lazare son serviteur avait gardée un jour et une nuit dans l’arche de son sein, où ne s’y pouvait pas attacher beaucoup de propreté ? Et qu’aujourd’hui, après s’être lavé les mains et le visage, il se soit, à défaut d’essuie-main, servi du pan de son saye, personne assurément ne le soupçonnerait. Oh ! Seigneur, et combien en devez-vous avoir d’épars par le monde, qui, pour cette malédiction qu’ils nomment honneur, souffrent ce qu’ils ne souffriraient pas pour vous ! »
Je restai ainsi sur le pas de la porte, réfléchissant à ces choses et regardant le seigneur mon maître jusqu’à ce qu’il eût tourné le coin de la longue et étroite rue ; puis, je rentrai, et en un credo parcourus toute la maison du haut en bas, sans y trouver sur quoi je pusse seulement mettre la main. Je fis le noir et pauvre lit, et, prenant la cruche, dévalai à la rivière, où, dans un jardin avoisinant, je vis mon maître en grande conversation amoureuse avec deux femmes, en apparence de celles dont ce lieu est bien fourni et qui ont pour coutume, les matinées ; d’été, d’aller prendre, le frais et déjeuner, sans porter de quoi, le long de ces fraîches rives, dans l’espoir qu’elles ne laisseront pas d’y trouver quelqu’un qui les régale, selon l’habitude que leur en ont donnée les nobles galants de ce lieu. Mon maître, comme j’ai dit, était au milieu d’elles, semblable à Macias l’énamouré, et leur disait plus de douceurs que n’en a écrites Ovide. Lorsqu’elles sentirent qu’il était bien attendri, elles n’eurent nulle vergogne de lui demander à déjeuner, en échange du payement accoutumé. Lui, qui se sentait aussi froid de bourse que chaud d’estomac, en éprouva un tel chaud et froid qu’il en perdit la couleur du visage, et commença à se troubler dans son discours et à donner des excuses non valables. Mais elles, qui sans doute étaient bien enseignées, connurent aussitôt sa maladie et le plantèrent là pour ce qu’il était.
Pendant ce temps je mangeai certains trognons de choux qui me tinrent lieu de déjeuner, puis, sans être vu de mon maître, en grande hâte, comme il convient à un nouveau serviteur, je regagnai le logis. J’en voulus balayer quelque partie, car il en avait bien besoin, mais n’ayant pas trouvé ce qu’il me fallait pour cela, je me demandai ce que j’allais faire. Il me parut bon d’attendre mon maître jusqu’au milieu du jour, au cas où il viendrait et par aventure apporterait quelque chose à manger ; mais mon attente fut vaine.
Aussi, lorsque deux heures furent sonnées et que je vis qu’il ne venait pas, la faim me torturant, je fermai la porte, mis la clef où il m’avait dit, et repris mon métier avec une voix basse et plaintive, les mains jointes sur ma poitrine, Dieu devant mes yeux et son nom en ma bouche, et recommençai à quémander par les portes et les maisons qui me parurent les plus riches. Or, comme ce métier je l’avais sucé avec le lait, je veux dire que je l’avais appris du grand maître l’aveugle, j’y étais devenu si habile disciple, qu’encore qu’il n’y eût pas en ce lieu de charité et que l’année fût peu abondante, je m’y pris de telle manière qu’avant que l’horloge eût sonné quatre heures, j’avais autant de livres de pain enfouies dans mon corps et en tenais deux en outre dans mes manches et mon sein. Je retournai au logis, et, passant devant la triperie, une des femmes à qui je demandai, me donna un morceau de pied de bœuf avec quelque peu de tripes cuites.
En arrivant à la maison, j’y trouvai mon bon maître, qui, ayant plié son manteau et l’ayant posé sur le siège de pierre, se promenait dans la cour. Comme j’entrai, il vint au devant de moi. Je crus qu’il allait me gronder d’être trop longtemps demeuré, mais Dieu l’inspira mieux. Il me demanda d’où je venais. Je lui dis : « Monsieur, jusqu’à deux heures sonnées, je suis resté ici, et voyant que Votre Grâce ne venait pas, je suis sorti par la cité me recommander aux bonnes gens, qui m’ont donné ceci. » Et lui montrai le pain et les tripes que je portais dans une basque de mon vêtement. À quoi il fit bon visage et dit : « Eh bien, moi, je t’ai attendu pour dîner, et, ne te voyant pas venir, j’ai mangé. Mais tu t’es conduit en honnête homme, car mieux vaut demander pour l’amour de Dieu que de voler. Et ainsi Dieu me vienne en aide, comme je trouve bon ce que tu as fait ; seulement, je te recommande qu’on ne sache pas que tu vis avec moi, pour ce qui regarde mon honneur, quoique je pense que cela restera secret, car on me connaît peu en ce lieu, où plût à Dieu que je ne fusse jamais entré. » – « N’ayez à ce sujet nulle inquiétude, Monsieur, » répondis-je : « qui diable me le demanderait, et à qui le dirais-je ? » – Allons, dit-il, mange donc, pauvret, et, s’il plaît à Dieu, nous nous verrons bientôt hors du besoin, quoique je doive te dire que, depuis que je suis entré dans cette maison, rien ne m’a réussi. Elle doit être de mauvais sol, car il y a des maisons maudites et de mauvais fondements qui communiquent le malheur à ceux qui y habitent. Celle-ci sans doute est du nombre, mais je te promets que, passé ce mois, je n’y resterai pas, dût-on m’en donner la propriété. »
Je m’assis au bord du siège, et, de peur qu’il ne me réputât goulu, je lui tus la collation que j’avais faite, et me mis à souper et à mordre mes tripes et mon pain, tandis qu’à la dérobée je regardais l’infortuné qui ne pouvait détacher ses yeux de mes basques dont je m’étais fait une assiette. Dieu veuille avoir pour moi autant de compassion que j’en ressentis alors pour mon maître, car j’avais éprouvé ce qu’il éprouvait, et bien des fois l’avais enduré et l’endurais encore. Je me demandai si je lui ferai la politesse de le convier à manger, mais comme il m’avait dit avoir dîné, je craignais qu’il n’acceptât pas l’invitation. Toutefois, je désirais que le pécheur remédiât à sa misère à l’aide de la mienne et déjeunât comme il avait fait la veille, d’autant que j’avais plus ample provision, que mes vivres étaient meilleurs et ma faim moindre. Or, Dieu voulut contenter mon désir, en même temps, je pense, que celui de mon maître ; car comme je commençai à manger, lui, qui se promenait, vint à moi et me dit : « Je t’assure, Lazare, que tu as en mangeant meilleure grâce que ne vis onques à homme au monde, et que personne ne peut te regarder manger à qui tu ne donnes appétit, encore qu’il n’en ait point. » – « Le fort grand que tu as te fait estimer beau le mien », dis-je en moi-même. Cependant, puisqu’il y mettait du sien et m’ouvrait la voie, il me parut que je devais l’aider. Je lui dis : « Monsieur, le bon outil fait le bon ouvrier ; ce pain est des plus savoureux, et ce pied de bœuf si bien cuit et bien assaisonné, que quiconque le verrait en aurait envie. » – « C’est du pied de bœuf ? » dit-il, – « Oui, Monsieur. » – « Or, te dis que c’est le meilleur morceau du monde ; il n’y a pas de faisan que je goûte autant. » – « Goûtez-en donc, Monsieur, et vous verrez si j’ai raison. »
Je lui mis entre les mains le pied et trois ou quatre rations de mon pain le plus blanc. Il s’assit à côté de moi et commença à manger comme qui en a envie, rongeant jusqu’aux os les plus menus, mieux que n’eût fait son propre lévrier. « Avec une sauce à l’ail, » dit-il, « ce manger-là est exquis. » – « La sauce à laquelle tu le manges est encore meilleure, dis-je tout bas. » – « Pardieu, continua-t-il, je m’en suis régalé comme si je n’avais rien mangé de la journée. » – « Me vienne la bonne année, comme cela est vrai », dis-je à part moi.
Il me demanda la cruche à l’eau, que je lui donnai telle que je l’avais rapportée de la rivière ; preuve, puisqu’il n’y manquait rien, que mon maître n’avait pas dîné avec excès. Nous bûmes, et très contents fûmes dormir comme la nuit précédente.
Pour abréger je dirai que nous vécûmes ainsi huit ou dix jours, mon pécheur de maître sortant le matin, toujours avec ces mêmes contentement et démarche mesurée à humer l’air par les rues, tandis que le pauvre Lazare lui servait de pourvoyeur. Souvent je pensais à ma déplorable fortune : avoir quitté les mauvais maîtres que j’avais eus pour trouver mieux, et en rencontrer un qui, non seulement, ne me nourrissait pas, mais que je devais nourrir ! Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et, au lieu de lui en vouloir, j’en avais plutôt pitié : aussi, bien souvent, pour porter au logis de quoi l’entretenir, je m’entretenais mal.
Un matin que le pauvre, sorti du lit en chemise, était monté au haut de la maison pour y faire ses besoins, je me mis, afin d’éclaircir mes doutes, à fouiller son pourpoint et ses chausses qu’il avait laissés à son chevet, et y trouvai une petite bourse en velours de soie, plus de cent fois repliée sur elle-même et sans une maudite blanque ni apparence qu’il y en eût eu depuis fort longtemps. Cet homme, me dis-je, est pauvre, et personne ne donne ce qu’il n’a pas, mais l’avaricieux aveugle et le ladre prêtre de malheur, qui vivaient de la grâce de Dieu, l’un en baisant la main, l’autre en déliant sa langue, et me tuaient de faim, ceux-là il est juste de les haïr, comme il est juste d’avoir compassion de celui-ci. Dieu m’est témoin qu’au jour d’aujourd’hui, quand il m’arrive d’en rencontrer un de sa condition, avec ce port et cette magnificence, j’en ai pitié, à la pensée qu’il souffre peut-être ce que j’ai vu souffrir à celui-ci, qu’il me plaisait plutôt de servir, malgré toute sa misère, que les deux autres, pour les raisons que j’ai dites.
D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier, ou ils mourront de ce mal.
Étant donc en tel état et menant la vie que je dis, ma mauvaise fortune, qui de me poursuivre n’était point encore satisfaite, ne voulut pas même que je demeurasse en cette misérable et honteuse existence, car, l’année ayant été stérile en blé, le conseil de la cité décida d’en bannir tous les étrangers pauvres, publiant peine du fouet contre ceux qui y seraient dorénavant rencontrés. Et, en exécution de ce ban, quatre jours après qu’il fut publié, je vis mener une procession de pauvres qu’on fouettait par les quatre rues principales, ce qui me causa une si grande épouvante que je n’osais plus me risquer à mendier.
Alors, qui l’aurait pu voir, eût vu la disette de notre maison, la tristesse et le silence de ses habitants, tellement qu’il nous arriva de demeurer deux ou trois jours sans manger une bouchée ni parler une parole. À moi me sauvèrent la vie quelques femmelettes, fileuses de coton, qui faisaient des bonnets et habitaient auprès de nous, avec lesquelles j’avais lié voisinage et connaissance. De la misère qu’on leur portait, elles me donnaient quelque petite chose, de laquelle, presque trépassé, je me passais ; et toutefois je n’avais pas tant de pitié de moi que de mon infortuné maître, qui, en huit jours, ne mangea pas un seul morceau ; au moins à la maison nous demeurâmes sans manger : lui, où allait-il, que mangeait-il ? je ne sais. Néanmoins vous l’eussiez vu, sur le midi, descendre la rue, le corps raidi, plus long qu’un lévrier de bonne race, et, pour soutenir la maudite vanité qu’ils nomment honneur, prendre un brin de la paille dont la maison n’était déjà guère pourvue, et, sortant sur le pas de la porte, se curer les dents, qui entre elles n’avaient rien, tandis qu’il se lamentait sans cesse de ce malencontreux logis. « Il est mauvais, vois-tu, et c’est le sort désastreux de notre demeure qui est cause de ce qui nous arrive. Elle est lugubre, triste, sombre, et tant que nous y vivrons, nous souffrirons : je désire que vienne la fin du mois pour en sortir. »
Ainsi persécutés de faim et de misère, un jour, je ne sais par quelle chance ou aventure, au pauvre pouvoir de mon maître tomba un réal ; armé duquel, il s’en vint à la maison aussi triomphant que s’il eût eu le trésor de Venise, et, d’un air fort satisfait et souriant, me le donna, en disant : « Tiens, Lazare, voici que Dieu nous entr’ouvre sa main, va à la place et achètes-y pain, vin et viande. Crevons un œil au diable. Et qui plus est, je t’annonce, pour que tu t’en réjouisses, que j’ai loué une autre maison et que nous ne resterons dans la malencontreuse où nous sommes que jusqu’à la fin de ce mois. Maudite soit-elle et maudit soit celui qui y posa la première tuile ; en male heure j’y suis entré. Par Notre-Seigneur, depuis que je l’habite, goutte n’y ai bue, bouchée de pain n’y ai mangée, ni repos aucun n’y ai trouvé, tel est son aspect et telles son obscurité et tristesse. Va et reviens vite, et dînons aujourd’hui comme des comtes. »
Je pris mon réal et ma cruche et, allongeant le pas, montai la rue, me dirigeant vers la place, fort content et de belle humeur. Mais à quoi bon, s’il est écrit en ma triste destinée qu’aucune joie ne me doit venir sans chagrin ? Ce fut aussi ce qui m’advint. Comme donc je montais la rue, pensant à quoi j’emploierais mieux et plus profitablement le réal, et rendant grâces à Dieu de ce qu’il avait pourvu mon maître d’argent, voici qu’à l’improviste vint à ma rencontre un mort, que plusieurs prêtres et d’autres gens descendaient sur un brancard au bas de la rue. Je me rangeai contre le mur pour leur faire place. Après le corps, et le joignant, venait une femme, qui devait être celle du défunt, couverte de deuil et accompagnée de beaucoup d’autres. Elle pleurait et poussait de grands cris, disant : « Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? À la maison triste et infortunée, à la maison caverneuse et sombre, à la maison où l’on ne mange ni ne boit. »
Lorsque j’ouïs cela, je crus que le ciel et la terre allaient se rejoindre. « Oh malheureux de moi, c’est chez nous qu’ils portent ce mort ! » Et laissant ma route, fendis par le milieu de la troupe et à toutes jambes redescendis jusqu’à notre maison, qu’après y être entré je fermai en grande hâte, implorant l’aide et la faveur de mon maître et l’embrassant pour qu’il vînt me secourir et défendre l’entrée. Lui, un peu troublé et croyant qu’il s’agissait d’autre chose, me dit : « Qu’est-ce, garçon ? Pourquoi cries-tu ? Qu’as-tu ? Pourquoi fermes-tu la porte avec telle furie ? » – « Oh ! Monsieur », répondis-je, « accourez ici, on nous apporte un mort. » – « Comment, un mort ? » – « Oui, je l’ai rencontré là-haut, et sa femme l’accompagnait en disant : « Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? à la maison caverneuse et sombre, à la maison triste et infortunée, à la maison où l’on ne mange ni ne boit. » Oui, Monsieur, ils nous l’apportent ici. » À ces mots, mon maître, quoiqu’il n’eût pas grand motif de rire, rit tellement, qu’il fut un très grand moment sans pouvoir parler.
Cependant j’avais mis le verrou à la porte et m’y étais adossé pour la mieux défendre. Les gens passèrent avec leur mort, et, nonobstant, je craignais toujours qu’ils ne vinssent nous le mettre à la maison. Alors mon bon maître, quand il fut plus soûl de rire que de manger, me dit : « Oui, certes, Lazare, selon ce que tu as entendu dire à la veuve, tu as eu raison de penser ce que tu as pensé ; mais puisque Dieu en a disposé autrement et qu’ils ont passé outre, ouvre, ouvre, et va chercher à manger. » – « Laissez, Monsieur, qu’ils passent le coin de la rue. » Enfin mon maître vint à la porte de la rue, l’ouvrit et m’animant, ce qui, vu la crainte et le trouble qui m’avaient saisi, était bien nécessaire, me remit sur mon chemin. Mais encore que ce jour-là nous fissions bonne chère, du diable si je pus trouver du goût à rien et je fus trois jours sans reprendre la couleur de mon visage. Quant à mon maître, toutes les fois qu’il se ressouvenait de mon aventure, il ne pouvait se tenir de rire.
Je vécus ainsi quelque temps avec cet écuyer, mon troisième et pauvre maître, désirant toujours connaître le motif de sa venue et de son séjour en ce lieu, car dès la première journée que je passai à son service, je m’aperçus qu’il était étranger, au peu de liaison et conversation qu’il avait avec les habitants. Enfin mon désir fut exaucé et je sus ce que je désirais savoir.
Un jour que nous avions convenablement mangé et qu’il était assez satisfait, il me conta son cas. Il me dit qu’il était de Castille-la-Vieille et avait quitté son pays rien que pour ne pas lever son bonnet à un gentilhomme son voisin. « Monsieur, lui dis-je, s’il était ce que vous dites et plus riche que vous, vous n’auriez failli en le saluant le premier, puisque vous dites qu’il vous saluait aussi. » – « Oui, il était ce que j’ai dit et plus riche que moi et me saluait aussi ; mais, puisque si souvent je lui tirais mon bonnet le premier, il n’eût pas été mauvais qu’il me prévînt quelquefois et me gagnât de la main. » – « Il me semble, Monsieur, que je n’aurais pas regardé à cela, principalement avec plus grands et plus riches que moi. » – « Tu es enfant », me dit-il, « et n’entends rien aux exigences de l’honneur, en quoi consiste aujourd’hui tout le capital des gens de bien. Or, je te fais savoir que je suis, comme tu vois, un écuyer, mais que, néanmoins, si je rencontrais le comte dans la rue et qu’il ne me tirât pas (j’entends complètement bien tiré) son bonnet, en le voyant venir une autre fois je saurais pardieu bien, pour ne pas lui tirer le mien, entrer dans quelque maison, feignant d’y avoir affaire ou passer par une autre rue avant qu’il ne me rejoigne ; car un noble ne doit rien à d’autres qu’à Dieu et au roi, et il ne convient pas, qu’étant homme de bien, il néglige une minute de priser beaucoup sa personne. Je me souviens qu’un jour j’outrageai un artisan de mon pays et voulus porter la main sur lui, parce que chaque fois que je le rencontrais, il me disait : « Dieu maintienne Votre Grâce. » – « Vous, Monsieur le méchant vilain, lui dis-je, pourquoi n’êtes-vous pas mieux appris ? Dieu vous maintienne, me dites-vous, comme si j’étais le premier venu ? » De ce jour en avant il me tirait son bonnet d’ici là-bas et me parlait comme il devait. – « N’est-ce donc pas une bonne manière de se saluer l’un l’autre que de dire : Dieu vous maintienne ? » répliquai-je à mon maître. – Sache, à la male heure, me répondit-il, qu’on dit cela aux gens du commun ; mais qu’à un noble comme moi, on doit lui dire au moins : Je baise les mains de Votre Grâce, ou, à la rigueur encore, si celui qui parle est gentilhomme : Je vous baise les mains, Monsieur. Aussi à cet homme de mon pays qui me soûlait de maintien, je ne lui voulus jamais souffrir tel salut, ni n’ai souffert ni souffrirai à âme qui vive, fors au roi, qu’on me dise : Dieu vous maintienne. – Pauvre de moi, dis-je, je ne m’étonne point qu’il ait si peu souci de te maintenir, puisque tu ne souffres pas que personne l’en prie. »
« Surtout, continua-t-il, que je ne suis pas si pauvre que je ne possède en mon pays un emplacement à bâtir des maisons, qui, si elles étaient sur pied et bien bâties, à seize lieues du lieu de ma naissance, sur cette Costanilla de Valladolid, me vaudrait plus de deux cent mille maravédis, tellement on les y pourrait bâtir grandes et bonnes ; davantage, un colombier, qui, s’il n’était pas ruiné comme il est, me donnerait chaque année plus de deux cents colombes, et d’autres choses dont je me tais, que j’abandonnai à cause de mon honneur pour venir à cette cité pensant y trouver un bon parti ; mais ce que j’attendais ne m’est pas arrivé. »
« Des chanoines et des dignitaires de l’Église, oui, j’en ai trouvé assez, mais ce sont gens si limités que le monde entier ne leur ferait pas forcer le pas. Des gentilshommes de moyenne taille me prient aussi, mais servir telles gens c’est grande fatigue, car d’homme il faut se convertir en manille, ou sinon ils vous disent : « Allez avec Dieu ; » et communément les salaires sont à longs termes et les plus sûrs : nourriture pour service ; ou, s’ils veulent tranquilliser leur conscience et vous récompenser de vos sueurs, de leur garde-robe ils vous livreront un pourpoint sué, un manteau ou un saye râpé. D’autre part, si l’on sert un seigneur titré, il est vrai qu’on passe sa misère, mais peut-être n’y a-t-il pas en moi habileté pour servir et contenter ceux-ci. Pardieu, si j’en rencontrais un, je pense que je serais son grand mignon et lui ferais mille services. Tout comme un autre je saurais lui mentir, lui plaire à ravir, et trouver charmantes toutes ses saillies ou ses manières, quand bien même elles ne seraient pas les meilleures du monde ; ne jamais lui dire, encore qu’elle lui importât beaucoup, chose qui le pût chagriner ; me montrer, à l’endroit de sa personne, fort diligent, en actes et en paroles, mais ne pas me tuer pour bien faire ce qu’il n’aurait pas occasion de voir ; gronder les serviteurs là où il le pourrait entendre pour paraître soigneux de ses intérêts, et, si lui-même en grondait un, pour attiser sa colère, lancer quelques pointes aiguisées, mais qui parussent dites en faveur du coupable ; rapporter du bien de ce qui lui paraîtrait bien, au contraire, railler méchamment et calomnier ceux de la maison et du dehors ; enquêter et chercher à savoir la vie des autres pour la lui raconter, et autres gentillesses de cette qualité, qui aujourd’hui sont pratiquées à la cour et plaisent aux seigneurs. C’est pourquoi ils ne veulent pas chez eux d’hommes vertueux, mais les haïssent, les méprisent et les traitent de sots, disant qu’ils ne sont point aptes aux affaires, et que le maître ne peut pas se reposer sur eux. Avec de tels maîtres, les adroits serviteurs s’accommodent, comme je m’accommoderais, moi ; mais ma triste destinée ne veut pas que j’en trouve. »
En ces termes déplorait aussi mon maître son adverse fortune, m’informant de sa valeureuse personne, quand soudain entrèrent par la porte un homme et une vieille ; l’homme pour lui réclamer le loyer du logis, la femme celui du lit. Et ayant établi le compte, pour deux mois le firent redevable de ce qu’il n’eût pu amasser en un an, de douze ou treize réaux, je crois. Mon maître leur donna fort bonne réponse, disant qu’il allait sortir à la place pour changer un doublon, et qu’ils revinssent au soir ; mais son départ fut sans retour. Ils revinrent sur le tard, mais c’était trop tard. Je leur dis que mon maître n’était point encore rentré.
La nuit venue et lui non, j’eus peur de rester seul à la maison et m’en fus chez les voisines, auxquelles je contai le cas, et qui me gardèrent pour la nuit. Au matin, les créanciers revinrent et s’enquirent du voisin, mais : « Voyez à l’autre porte. » Enfin, les femmes leur dirent : « Tenez, voici son garçon et la clef de la porte. » Ils me demandèrent où était mon maître. Je leur répondis que je ne le savais pas, et que, depuis qu’il était sorti pour changer la pièce, il n’était pas revenu, ce qui me faisait croire qu’il s’était sauvé d’eux et de moi avec la monnaie du doublon.
Dès qu’ils ouïrent cela, ils furent quérir un alguazil et un greffier. Et les voici qui reviennent avec ces gens, prennent la clef, m’appellent, appellent des témoins, ouvrent la porte et entrent pour saisir le bien de mon maître jusqu’à concurrence de la dette. Ils parcoururent toute la maison, et, l’ayant trouvée vide, comme je l’ai conté, me dirent : « Où est le mobilier de ton maître ? ses coffres, ses tapisseries et ses ustensiles de ménage ? » – « Je n’en sais rien », dis-je. – « Sans doute ils l’ont enlevé cette nuit et porté quelque part. Monsieur l’alguazil, arrêtez ce garçon, car il sait où est tout cela. » L’alguazil s’approcha et me mit la main au collet de mon pourpoint, en disant : « Garçon, je t’arrête, si tu ne déclares pas où est le bien de ton maître. » Moi qui ne m’était jamais vu en telle détresse (car saisi au collet, oui je l’avais été, mais doucement, pour montrer le chemin à celui qui ne voyait pas), j’eus grand’peur, et, en pleurant, je promis de répondre à ce qu’ils me demandaient. « C’est bien, » dirent-ils, « dis ce que tu sais, et n’aie crainte. » Le greffier s’assit sur un siège de pierre pour écrire l’inventaire, me demandant ce qu’il y avait. « Messieurs, répondis-je, ce que mon maître possède, à ce qu’il m’a dit, est un fort bon emplacement à bâtir des maisons et un colombier ruiné. – « Bien, » dirent les créanciers, « pour peu que cela vaille, il y aura là de quoi éteindre la dette. Et en quelle partie de la cité est situé cela ? » – « Dans son pays. » – « Pardieu, voilà notre affaire en bonne voie, et où est son pays ? » – « De Castille-la-Vieille, m’a-t-il dit qu’il était. » À ces mots, l’alguazil et le greffier se mirent à rire très fort : « Voilà une déposition suffisante pour recouvrer votre dette, encore qu’elle fût plus importante. »
À ces mots, les voisines qui étaient là leur dirent : « Messieurs, cet enfant est un innocent qui, depuis peu, vit avec cet écuyer et ne sait pas plus que vous ses affaires, car même le pauvret s’en venait chez nous et nous lui donnions à manger ce que nous pouvions, pour l’amour de Dieu, et à la nuit il s’en retournait coucher avec son maître. »
Mon innocence reconnue, ils me lâchèrent et me mirent en liberté. Puis, l’alguazil et le greffier demandèrent leurs droits à l’homme et à la femme ; sur quoi il y eut entre eux grand débat et rumeur, parce que ceux-ci prétendirent qu’ils n’étaient pas tenus de payer, puisqu’il n’y avait rien, et, partant, point de saisie. Les autres alléguèrent qu’ils avaient laissé d’aller à une autre affaire qui leur importait plus, pour venir à celle-ci. Enfin, après avoir beaucoup disputé, un archer saisit la vieille couverture de la vieille, et, quoiqu’il n’en fût guère chargé, néanmoins tous les cinq l’escortèrent je ne sais où ; mais il m’est avis que la pauvre couverture paya pour tous, et bien s’employait-elle, car au moment où elle aurait dû reposer et se délasser des fatigues passées, elle se louait encore.
Voilà comment me quitta mon pauvre troisième maître. Par quoi j’achevai de reconnaître ma déplorable fortune, qui, se déclarant tant et plus contre moi, conduisait mes affaires tout à rebours ; car, tandis qu’il est d’usage que les serviteurs abandonnent leurs maîtres, dans mon cas il en fut autrement, mon maître m’ayant laissé et s’étant sauvé de moi.
Il me fallut chercher le quatrième, et celui-ci fut un moine de la Merci, auquel les femmelettes que j’ai dites m’adressèrent ; elles l’appelaient parent. Grand ennemi du chœur et de manger au couvent, il se serait damné pour courir dehors, et aimait particulièrement les affaires séculières et les visites, tant que je pense qu’il rompait à lui seul plus de souliers que tout le reste du couvent.
Ce maître me donna les premiers souliers que j’usai en ma vie ; mais ils ne résistèrent pas huit jours, et moi-même je ne pus résister plus longtemps à son trot. Pour cela et d’autres choses que je ne dis pas, je le quittai.
Mon sort me fit rencontrer le cinquième, un bulliste, le plus hardi, effronté et rusé répartiteur de bulles que ne vis onques ni compte voir ni pense que nul n’a vu, car il avait et cherchait à cette fin des moyens et manières, et de forts subtils expédients.
En entrant dans les villages où il devait présenter la bulle, premièrement il offrait aux prêtres ou curés quelques menues choses, qui n’avaient non plus grande valeur ni substance, une laitue murcienne, si c’était la saison, une couple de limons ou d’oranges, une alberge, quelques pêches, ou à chacun une poire bergamote. De cette manière il tâchait de se les rendre propices, afin qu’ils lui témoignassent leur reconnaissance en favorisant son négoce et en exhortant leurs ouailles à prendre la bulle. Il s’informait de l’instruction des prêtres, et, s’il apprenait qu’ils sussent le latin, il n’en soufflait un traître mot pour ne point broncher, mais usait d’un gentil et bien troussé castillan et d’un langage fort libre ; si, au contraire, on lui rapportait que lesdits prêtres étaient de ces révérends qui sont plutôt ordonnés pour leur argent que pour leurs lettres ou leur piété, il jouait devant eux au saint Thomas, et deux heures durant parlait latin, ou du moins quelque chose qui y ressemblait, encore que ce n’en fût pas.
Quand de gré on ne lui prenait pas les bulles, il cherchait à les faire prendre de force, molestant le peuple et parfois usant de cauteleux artifices. Et comme il serait trop long de conter tous ceux que je lui vis employer, je n’en dirai qu’un fort subtil et plaisant, qui montrera assez son adresse.
En un lieu de la Sagra de Tolède, où il avait prêché deux ou trois jours, faisant ses diligences accoutumées, les gens ne lui avaient pas pris la bulle, ni, à ce qu’il me parut, n’avaient envie de la lui prendre. Il s’en donnait au diable, et, ayant pensé ce qu’il devait faire, résolut de convoquer le peuple pour le lendemain au matin expédier la bulle.
La veille au soir, après souper, l’alguazil et lui s’étant mis à jouer la collation, eurent dispute à propos du jeu et de mauvaises paroles, lui appelant l’alguazil larron, et l’alguazil l’appelant faussaire. Sur quoi M. le Commissaire mon maître prit une pique qui était au-dessus de la porte du lieu où ils jouaient, et l’alguazil mit la main à l’épée qu’il portait à sa ceinture. Au bruit et aux cris que tous nous fîmes, les hôtes et les voisins accoururent et s’interposèrent ; mais les deux joueurs, fort en colère, tâchaient de se dégager de ceux qui les séparaient et voulaient s’entre-tuer. Et comme au grand vacarme le monde s’amassait, tellement que la maison en était toute pleine, eux, voyant qu’ils ne pouvaient s’attaquer avec leurs armes, échangeaient des paroles injurieuses, et, entre autres, l’alguazil dit à mon maître qu’il était un faussaire et que les bulles qu’il prêchait étaient fausses. Finalement, les gens du lieu, ne réussissant pas à les apaiser, décidèrent de conduire l’alguazil de ce logis à un autre, et ainsi mon maître resta seul, fort irrité. Puis les hôtes et les voisins l’ayant prié d’oublier sa colère, il s’en alla dormir, et nous tous fûmes nous coucher.
Le matin venu, mon maître se rendit à l’église et fit sonner la messe et le sermon pour expédier la bulle. Le peuple s’assembla, murmurant des bulles, disant qu’elles étaient fausses et que l’alguazil lui-même, en disputant, l’avait découvert ; de manière que si par avant ils n’avaient déjà guère envie de prendre la bulle, cela la leur fit détester du tout au tout.
M. le Commissaire monta en chaire et commença son sermon, excitant les gens à ne pas renoncer à un si grand bien et à l’indulgence que la sainte bulle leur conférait. Or, tandis qu’il était au plus beau du sermon, voici l’alquazil qui entre par la porte de l’église, fait sa prière, puis, se levant, d’une voix haute et grave, commence posément à dire : « Bonnes gens, écoutez-moi un mot, et après vous écouterez qui vous voudrez. Sachez que je suis venu ici avec ce charlatan qui vous prêche et qui m’a enjôlé et persuadé de l’aider en cette affaire, à condition que nous partagerions le profit. Mais maintenant, considérant le tort que je causerais à ma conscience et à votre bourse, je me repens de ce que j’ai fait et vous déclare ouvertement que les bulles qu’il prêche sont fausses, que vous ne devez ni le croire ni les prendre, et que je n’ai en cela part directe ni indirecte ; ce que je prouve en renonçant dès à présent à ma verge et la jetant par terre, afin que si un jour cet homme est puni pour sa fausseté, vous me soyez témoins que je n’ai pas été avec lui ni ne lui ai prêté assistance, mais que je vous ai détrompés en dénonçant sa malice. » Et il termina ainsi sa harangue.
Quelques personnes honorables qui étaient là voulurent se lever et chasser l’alguazil de l’église pour éviter le scandale ; mais mon maître les retint et commanda à tous, sous peine d’excommunication, de ne point le violenter et de lui laisser dire tout ce qu’il voudrait. Lui-même garda le silence pendant que l’alguazil dit ce que j’ai rapporté. Et, lorsque celui-ci se tut, mon maître lui dit que s’il voulait parler encore, qu’il parlât. Et l’alguazil répondit : « Il y a bien plus à dire sur vous et votre fausseté, mais cela suffit pour l’instant. »
Alors M. le Commissaire, tombant à genoux dans la chaire, les mains jointes, les yeux levés au ciel, dit ceci : « Seigneur Dieu, à qui aucune chose n’est cachée, mais toutes sont manifestes, et à qui rien n’est impossible, tu sais la vérité et combien je suis injustement outragé. En ce qui me touche, je le pardonne, pour que toi, Seigneur, tu me pardonnes. Ne prends point garde à cet homme qui ne sait ce qu’il dit, ni ce qu’il fait. Mais l’injure à toi faite, je te prie et te requiers, au nom de la justice, de ne la point dissimuler, car peut-être se trouve-t-il ici quelqu’un qui pensait prendre la bulle et qui, ayant ajouté foi aux paroles fausses de cet homme, est près d’y renoncer. Et cela devant être si préjudiciable au prochain, je te supplie, Seigneur, de ne le point dissimuler, mais de montrer ici promptement un miracle qui ait lieu en cette forme : si ce que celui-ci a dit est vrai et si je suis coupable de malice et de fausseté, que cette chaire s’abîme avec moi et descende sept brasses sous terre, d’où elle ni moi ne reparaissions jamais ; si, au contraire, ce que je dis est vrai et si cet homme, à l’instigation du démon et pour priver et frustrer ceux qui sont ici d’un si grand bien, a menti méchamment, qu’il soit châtié et qu’à tous soit manifestée sa malice. »
À peine mon dévot maître avait-il terminé son oraison, que le misérable alguazil tomba de son haut et donna si grand coup, que l’église tout entière en retentit ; puis se mit à bramer, à lancer de l’écume par la bouche, à la tordre, à faire des grimaces avec son visage, à se débattre des pieds et des mains et à se rouler de côté et d’autre sur le sol. Le tumulte et les cris des assistants étaient tels qu’entre eux ils ne s’entendaient plus. Plusieurs étaient épouvantés et perplexes ; les uns disaient : « Dieu le secoure et le sauve » ; d’autres : « C’est bien fait pour lui, puisqu’il porte un faux témoignage. » Finalement, quelques-uns, non sans grande frayeur, à mon avis, s’approchèrent et le saisirent par les bras, dont il donnait à la ronde de fortes gourmades ; d’autres le prirent par les jambes, les empoignant solidement, car on n’eût trouvé au monde mule vicieuse qui lançât de si violentes ruades. Et, à plus de quinze ensemble, le maintinrent ainsi un long temps, l’alguazil leur distribuant à tous des coups à pleines mains et frappant sur le museau de ceux qui se relâchaient.
Pendant que ceci se passait, le seigneur mon maître était agenouillé dans sa chaire, les mains et les yeux tendus vers le ciel, et comme transporté en la divine essence ; en sorte que ni les plaintes, ni le bruit, ni les clameurs qui remplissaient l’église n’étaient capables de le tirer de sa pieuse contemplation. Enfin ces bonnes gens s’approchèrent de lui, et, l’appelant, le réveillèrent et le supplièrent de secourir ce pauvre homme qui se mourait, sans tenir compte de ce qui s’était passé ni de ses mauvaises paroles, puisqu’il en avait déjà reçu le payement ; et lui dirent que s’il pouvait quelque chose pour délivrer l’alguazil du péril où il était et des souffrances qu’il souffrait, il le fît pour l’amour de Dieu, car ils étaient pleinement convaincus de la faute du coupable et de sa vérité et bonté à lui, le Seigneur, à sa requête et pour le venger, n’ayant voulu différer le châtiment.
M. le Commissaire, comme qui se réveille d’un doux sommeil, les regarda, regarda le délinquant et tous ceux qui l’entouraient, puis, d’un ton fort posé, leur dit : « Bonnes gens, jamais vous n’auriez dû prier pour un homme en qui Dieu a si puissamment manifesté sa puissance ; toutefois, comme il nous commande de ne point rendre mal pour mal, mais de pardonner les injures, nous pouvons en confiance supplier Sa Majesté divine qu’Elle accomplisse ce qu’Elle nous ordonne de faire et pardonne à celui qui l’a offensée en mettant obstacle au triomphe de la sainte foi. Allons tous le prier. » Et, descendant de sa chaire, leur recommanda de supplier fort dévotement Notre-Seigneur d’avoir pour agréable de pardonner à ce pécheur, de lui rendre la santé et le bon sens et de chasser de son corps le démon, puisque Sa Majesté avait permis que pour son grand péché il y entrât.
Tous se jetèrent à genoux, et, devant l’autel, avec les prêtres, commencèrent à chanter à voix basse une litanie, tandis que monsieur mon maître, prenant la croix et l’eau bénite, alla auprès de l’alguazil, sur le corps duquel il chanta ; puis, levant au ciel ses mains et ses yeux, dont on ne voyait presque plus rien qu’un peu de blanc, commença une oraison, non moins longue que dévote, qui fit pleurer toute l’assistance (comme il arrive coutumièrement aux sermons de la Passion, lorsqu’ils sont prêchés par un dévot prédicateur à un auditoire dévot), suppliant Notre-Seigneur, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa vie et son repentir, de pardonner et de donner vie et santé à ce malheureux, induit par le démon et sollicité par la mort et le péché, afin qu’il se repentît et confessât ses fautes.
Cela fait, il commanda d’apporter la bulle, qu’il mit sur la tête de l’alguazil. Aussitôt le pécheur commença à se sentir mieux et peu à peu reprit connaissance. Et, lorsqu’il fut bien retourné en son bon sens, il se jeta aux pieds de M. le Commissaire et lui demanda pardon, confessant avoir dit ce que j’ai rapporté par la bouche et le commandement du démon, premièrement pour faire tort à mon maître et se venger de l’injure qu’il en avait reçue, puis, surtout, à cause que le démon était très chagrin du bien que les gens allaient recevoir en prenant la bulle.
Le seigneur mon maître lui pardonna et tous deux se réconcilièrent. Et à prendre la bulle il y eut si grande presse, qu’en tout le village âme vivante ne s’en voulut passer : mari et femme, garçons et filles, serviteurs et servantes, tous la prirent.
La nouvelle du cas se répandit par les villages circonvoisins, de sorte que, lorsque nous y arrivions, il n’était pas besoin de prêcher le sermon ni d’aller à l’église, car les gens venaient prendre les bulles au logis, comme si ç’avaient été des poires qu’on eut donné gratis. De manière que, dans dix ou douze villages des alentours où nous fûmes, mon maître distribua tout autant de milliers de bulles sans la moindre prédication.
Quand le tour fut joué, je dois confesser humblement que, comme les autres, j’en fus épouvanté et crus que c’était vrai ; mais après, à entendre les rires et moqueries qu’en firent mon maître et l’alguazil, je compris que tout avait été imaginé par mon industrieux et inventif maître, et, quoique enfant, trouvai bonne la plaisanterie et me dis à part moi : Combien ces farceurs en doivent-ils bailler de semblables aux innocentes gens !
Finalement, je demeurai avec ce cinquième maître près de quatre mois, pendant lesquels j’endurai aussi de grandes fatigues.
Ensuite je servis un maître peintre de tambourins, pour lui broyer ses couleurs, et, là encore, je souffris mille maux.
Or, étant en ce temps assez grand garçon, un jour que j’étais entré dans la grande église, l’un de ses chapelains me retint à son service et me bailla en charge un bon âne, quatre cruches et un fouet, pour porter de l’eau par la ville. Ce fut le premier échelon que je gravis pour atteindre la bonne vie, car alors je mangeais à ma faim. Chaque jour, je rapportais de gain à mon maître trente maravédis, le samedi excepté, où je gagnais pour moi seul, et, outre cela, tous les jours, le surplus des trente maravédis m’était encore laissé.
Le métier me réussit si bien qu’au bout de quatre ans, avec ce que j’avais épargné, je pus me vêtir fort honorablement à la friperie, où j’achetai un pourpoint de futaine, un saye râpé à manches passementées et à pochette, un manteau qui avait été frisé, et une épée de Cuellar, des vieilles premières.
Dès que je me vis en habit d’honnête homme, je dis à mon maître de reprendre son âne, ne voulant plus continuer ce métier.
Ayant pris congé du chapelain, je servis de recors à un alguazil, mais ne demeurai pas longtemps avec lui, le métier m’ayant paru dangereux ; car il nous arriva une nuit, à mon maître et à moi, d’être poursuivis à coups de pierre et de bâton par des malfaiteurs retirés en franchise ; mon maître, qui les attendit, fut maltraité, mais moi je pus m’enfuir. Cela me fit renier le métier.
Et pendant que je pensais au genre de vie que j’élirais pour y trouver repos et amasser quelque chose pour ma vieillesse, Dieu daigna m’éclairer et m’acheminer à une vocation avantageuse. Avec l’aide d’amis et de seigneurs, toutes les fatigues et misères que j’avais jusqu’alors endurées me furent payées. J’obtins ce que je cherchais, une charge du Roi (car ceux-là seuls qui en ont une réussissent), dont aujourd’hui je vis et que j’exerce pour le service de Dieu et le vôtre, Monsieur. Et ma charge est de crier les vins qui se vendent en cette cité, de crier aux ventes et les choses perdues, d’accompagner ceux qui sont condamnés par la justice et de déclarer à haute voix leurs méfaits, enfin, pour parler clair, je suis crieur public.
J’ai eu tant de bonheur et ai si bien rempli mon emploi que quasi toutes les choses qui concernent cette charge me passent par les mains, tellement que, dans toute la ville, celui qui a du vin à vendre ou quelque autre chose peut compter de n’en tirer profit que si Lazare s’en mêle.
En ce temps, M. l’Archiprêtre de San Salvador, mon maître et votre ami, Monsieur, ayant eu connaissance de ma personne, parce que je lui criais ses vins, chercha à me marier avec une sienne servante ; et moi, voyant qu’il ne m’en pouvait venir que bien et faveur, j’y consentis. Je me mariai donc avec elle, et, jusqu’ici, n’ai point eu lieu de m’en repentir ; car, outre qu’elle est bonne fille et diligente ménagère, j’ai en M. l’Archiprêtre toute faveur et protection. Bon an, mal an, il lui donne de temps à autre une charge de froment, aux grandes fêtes de la viande, parfois une couple de pains de l’offrande et les vieilles chausses qu’il ne met plus. Il nous a fait louer une maisonnette joignant la sienne, où, presque tous les dimanches et fêtes, nous avions accoutumé de manger ; mais les méchantes langues, qui ne chôment jamais, ne nous laissaient pas vivre, disant je ne sais quoi, ou plutôt je sais bien quoi : qu’on voyait ma femme faire le lit de M. l’Archiprêtre et lui apprêter son manger.
Dieu les secoure mieux qu’ils ne disent la vérité ! parce que, sans compter qu’elle n’est point femme à se payer de ces plaisanteries, mon maître m’a promis ce qu’il tiendra, je pense ; car un jour il me parla longuement en présence de ma femme et me dit : « Qui prête foi aux propos des mauvaises langues ne fera jamais fortune, et je te dis cela parce que je ne serais point surpris que quelqu’un murmurât, voyant ta femme entrer en ma maison et en sortir. Elle y entre tout à ton honneur et au sien, je te le jure ; et, partant, ne prends point garde à ce qu’on peut dire, mais à ce qui te touche, c’est à savoir à ton profit. » – « Monsieur, lui dis-je, j’ai résolu de faire ma compagnie des gens de bien. Il est vrai que certains de mes amis m’ont dit quelque chose de cela, et même plus de trois fois m’ont assuré qu’avant que je l’épousasse, ma femme avait par trois fois accouché : sauf votre respect, puisqu’elle est ici présente. »
Alors ma femme se mit à faire tels serments que je tremblai que la maison ne s’écroulât sur nous ; puis elle pleura et proféra mille malédictions contre celui qui l’avait mariée avec moi, en sorte que j’eusse voulu être mort plutôt que d’avoir laissé échapper cette parole de ma bouche. Mais mon maître d’un côté et moi de l’autre lui dîmes et concédâmes tant de choses, qu’elle cessa de pleurer, moyennant que je lui fisse serment de ne plus jamais en ma vie lui parler de cela, mais de me réjouir et trouver bon qu’elle entrât chez mon maître et en sortît de nuit et de jour, puisque j’étais entièrement assuré de son honnêteté. Et ainsi nous demeurâmes tous trois bien d’accord.
Et, jusqu’au jour d’aujourd’hui, personne ne nous a ouï parler du fait ; bien plus, lorsque je sens que quelqu’un y veut faire allusion, je l’arrête net et lui dis : « Écoutez, si vous êtes mon ami, ne me dites rien qui me chagrine, car je ne tiens pas pour mon ami celui qui me cause de la peine, principalement si c’est pour me mettre mal avec ma femme, qui est la chose du monde que j’estime le plus, l’aimant plus que moi-même ; car Dieu, en me la donnant, m’a fait mille grâces et plus de bien que je n’en mérite ; et je jurerais sur l’hostie consacrée qu’elle est aussi femme de bien qu’aucune autre qui demeure en l’enceinte de Tolède, et qui en dira le contraire, je le tuerai. »
De cette manière, on ne m’en dit rien et j’ai la paix en ma maison. Cela advint la même année que notre victorieux empereur entra en cette insigne cité de Tolède et y tint cortès, en raison de quoi se firent grandes réjouissances et fêtes, comme vous l’aurez appris, Monsieur.
En ce temps, j’étais dans ma prospérité et au comble de toute bonne fortune, et comme j’allais toujours muni d’un bon baril et de bons fruits du pays pour montre de ce que je criais, je me fis tant d’amis et protecteurs parmi ceux de la cité et du dehors, qu’en quelque lieu que je me rendisse, je ne trouvais nulle porte fermée. Et j’étais si bien vu, que si j’avais tué quelqu’un ou s’il m’était advenu quelque autre cas grave, tout le monde, je crois, eût pris mon parti et j’eusse trouvé chez mes seigneurs toute faveur et protection. Aussi ne leur laissais-je jamais la bouche sèche, mais les menais avec moi où se vendait le meilleur que j’avais crié par la ville, et là nous faisions splendide chère et vie. Souvent il nous arriva d’entrer sur nos jambes et de sortir sur celles d’autrui ; et, le plus beau, du diable si tout ce temps-là Lazare de Tormès dépensa une pauvre blanque, ni put obtenir qu’on la lui laissât dépenser. Au contraire, si parfois, à bon escient, je mettais la main à la bourse, feignant de vouloir payer, ils le tenaient pour un affront, et, me regardant de travers, s’écriaient : Nite, nite, asticot, lanz. Puis, me réprimandant, disaient qu’où ils étaient nul n’avait une blanque à payer.
C’est pourquoi je mourais d’amour pour telles gens, qui, toutes les fois qu’ils me rencontraient, me bourraient les basques et le sein de jambons, de gigots de mouton cuits dans de bons vins cordiaux et assaisonnés de fine épice, de morceaux de chairs salées et de pain ; en sorte que j’avais en ma maison de quoi me nourrir, moi et ma femme, une semaine entière. Et au milieu de cette abondance, je me souvenais de mes faims passées, louais le Seigneur et lui rendais grâce. Ainsi vont les choses et les temps.
Mais, comme dit le proverbe : qui bien te fera, ou bien mourra, ou bien s’en ira. Et ainsi m’advint-il, car la cour changea de résidence comme elle a accoutumé de faire. Et, au moment du départ, je fus vivement requis d’aller avec mes bons amis, qui me promirent monts et merveilles ; mais, me souvenant du proverbe : mieux vaut le mal connu que le bien à connaître, je les remerciai de leur bonne volonté, et, tristement, pris congé d’eux avec force accolades.
Certes, si je n’avais été marié, je n’aurais pas quitté leur compagnie, vu que c’étaient gens faits à mon goût et mon humeur et qui menaient plaisante vie, n’étant ni fantasques, ni présomptueux, et n’ayant scrupule ni dégoût d’entrer en la première taverne venue, le bonnet à la main, si le vin le méritait. Gens ronds et honnêtes et de bourse si bien garnie, que Dieu veuille ne m’en point départir d’autres, quand j’aurai grand soif. Mais l’amour de la femme et de la patrie, que déjà je répute mienne – car ne dit-on pas : homme, d’où es-tu ? – me retinrent. Je demeurai donc en cette cité, très privé de mes amis et de la vie de cour, quoique bien vu des habitants, et vécus fort à ma satisfaction, et avec accroissement de joie et de lignée par la naissance d’une fort belle fille, dont ma femme accoucha sur ces entrefaites, et encore que j’eusse à son endroit quelque soupçon, ma femme me jura qu’elle était mienne.
Mais alors il parut à la Fortune qu’elle m’avait fort oublié et qu’il était juste qu’elle me montrât à nouveau, irrité et cruel, son sévère visage, afin de compenser ces quelques années de vie heureuse et paisible par autant d’années de misères et de mort amère. Oh ! grand Dieu, et qui, ayant à écrire une si déplorable infortune et un cas si désastreux, ne laisserait chômer l’encrier, mettant la plume sur ses yeux ?
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Octobre 2009
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