Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

LE PRÉ-AUX-CLERCS

 

 

 

(1919)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  L’AUBERGE DU PRÉ.. 4

II  LA BONNE AVENTURE.. 11

III  DE L’AUBERGE AU PRÉ IL N’Y A QU’UN PAS. 20

IV  LE PRÉ-AUX-CLERCS. 29

V  FIORINDA.. 35

VI  LE COMTE DE LOUVRE.. 42

VI  APRÈS LE GUET-APENS. 58

VIII  LE CHEVALIER DE BEAUREVERS. 66

IX  LA REINE MÈRE.. 86

X  ÉBAUCHE D’AMITIÉ.. 103

XI  CE QUI FUT DIT SOUS L’ORME DE SAINT-GERVAIS….. 111

XII  ET CE QUI SE PASSA SOUS LE MÊME ORME DE SAINT-GERVAIS. 123

XIII  À L’HÔTEL DE CLUNY.. 134

XIV  ROSPIGNAC SE RELÈVE.. 148

XV  ROSPIGNAC À L’ŒUVRE.. 154

XVI  PASSION NAISSANTE.. 158

XVII  ESCARMOUCHE.. 165

XVIII  L’APPEL.. 173

XIX  LE TRAQUENARD.. 183

XX  SUR LE PALIER.. 191

XXI  LE LOGIS DE FIORINDA.. 199

XXII  RENFORT INATTENDU.. 219

XXIII  L’ESCALIER DE BOIS. 228

XXIV  PRÉPARATIFS DE BATAILLE.. 238

XXV  L’ÉCHAUFFOURÉE DU PRÉ-AUX-CLERCS. 247

XXVI  L’ARRESTATION.. 263

XXVII  FIORINDA AGIT.. 271

XXVIII  LA FIN DE L’ALGARADE.. 282

À propos de cette édition électronique. 296

 

I

L’AUBERGE DU PRÉ


On l’appelait l’auberge du Pré, sans plus. Et cela suffisait, car elle était aussi célèbre, aussi en vogue, aussi bien achalandée que la tant fameuse auberge de La Devinière. Et il n’était pas un Parisien qui ne sût que le « pré » en question désignait le prestigieux et légendaire Pré-aux-Clercs, au centre duquel elle était située.

 

Après avoir franchi le mur d’enceinte, soit par la porte de Nesle, soit par la porte de Buci, parvenu à la hauteur de la rue de Seine – qui commençait alors à se couvrir de maisons – on trouvait un petit chemin. L’auberge était la seule et unique maison érigée en bordure de ce chemin étroit, défoncé, bourbeux l’hiver, poussiéreux l’été, lequel longeait, à main gauche, le mur crénelé de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et, à main droite, une succession de prairies galeuses.

 

Ces prairies, piquées çà et là d’ormes, de chênes séculaires et d’arbres fruitiers, c’était le Pré-aux-Clercs. Le chemin s’appelait Chemin-aux-Clercs. Plus tard, il devait prendre le nom de rue du Colombier. C’est aujourd’hui la rue Jacob. L’auberge du Pré se trouvait à l’extrémité du Chemin-aux-Clercs, non loin d’un autre chemin qu’on appelait de Saint-Père, du nom d’une petite chapelle à laquelle il conduisait. Ce chemin-là est devenu la rue des Saints-Pères. Vue du dehors, l’auberge avait toutes les apparences d’une petite forteresse : l’endroit était écarté et les bagarres y étaient fréquentes. À l’intérieur, elle était aménagée de manière à ce que sa riche clientèle fût assurée d’y trouver tout le confort et toute la discrétion désirables.

 

Le jour où commence ce récit, le 5 mai 1560, c’était sur le Chemin-aux-Clercs – comme tous les autres jours d’ailleurs – un va-et-vient incessant de gens qui entraient à l’auberge en vogue ou en sortaient. Les couples en galante équipée se glissaient sous les tonnelles discrètes des jardins, situés sur le derrière, tandis que les hommes seuls s’entassaient dans la salle commune.

 

Au moment où nous y pénétrons, elle était bondée de clients. On soupait alors à cinq heures. Il était près de six heures. C’est dire que les repas touchaient à leur fin et que les consommateurs, fortement excités par la bonne chère et de trop copieuses rasades, y menaient grand tapage.

 

Une jeune fille parut sur le seuil d’une porte de service, qui donnait sur les jardins : dix-sept ans, jolie à faire rêver, vive, souple, infiniment gracieuse, avec de beaux yeux noirs à la fois hardis et tendres, espiègles et ingénus. Elle portait avec une aisance admirable le coquet et chatoyant costume des contadines de Bergame.

 

La porte, dans le cadre de laquelle elle se tenait, était percée à l’extrémité du mur au fond, à quelques pas de la cheminée de droite. Dans le renfoncement produit par cette cheminée, une table était dressée. À cette table, et dissimulés derrière les caisses d’arbustes et de fleurs, deux hommes étaient assis. Le premier de ces hommes – qui avait un torse d’hercule – lui tournait le dos. L’autre lui faisait face.

 

C’était un gentilhomme d’une trentaine d’années, très élégant, très joli garçon – trop beau, peut-être. Le rideau de feuillage derrière lequel il s’abritait ne lui suffisant pas, paraît-il, il avait gardé le manteau. Et ce n’est que lorsque, par suite d’un mouvement un peu brusque, ce manteau s’écartait que l’on pouvait voir un somptueux costume de soie et de velours. De son coin, sûr de ne pas être vu lui-même, il surveillait avec une sombre attention les moindres gestes d’un jeune seigneur qui soupait seul, quelques travées plus loin. Et parfois, en le fixant, son œil gris clair prenait une expression de férocité terrifiante. Et d’un geste nerveux, machinal, il relevait alors du bout des doigts les crocs d’une soyeuse moustache noire.

 

Ce fut sur ce personnage, avant qu’elle ne fût entrée, que tombèrent les yeux de la jeune fille. Et une ombre de contrariété passa sur son front si pur, et elle eut un instinctif mouvement de recul. Curieuse, elle se pencha et suivit ce regard chargé de haine mortelle. Et elle vit le jeune seigneur à qui il s’adressait. Vaillante, elle refoula son appréhension et entra résolument, avec un joli geste de bravade.

 

Son apparition fut saluée par des vivats et des cris de joie qui partirent de différents côtés :

 

« Fiorinda, la diseuse de bonne aventure ! – Fiorinda-la-Belle ! – Fiorinda-la-Cruelle !

 

– Salut à vous tous, nobles seigneurs ! » lança-t-elle gaiement.

 

Et très calme, très à son aise, elle se mit en demeure de circuler parmi ces hommes aux visages animés par les fumées des vins généreux, aux yeux luisants de désirs. Et dans son attitude très naturelle, suprêmement indifférente, on eût vainement cherché une intention de coquetterie. Il sautait aux yeux que tous les hommes rassemblés dans cette salle n’existaient à ses yeux qu’en tant que clients. Son unique souci était d’exercer honnêtement le métier qui la faisait vivre. Et ce métier consistait à prédire l’avenir, après une étude sommaire de la main.

 

Elle était prudente, cependant, car elle manœuvra de manière à éviter l’homme qui avait paru l’inquiéter au point qu’elle avait failli renoncer à son travail à cause de lui. Malheureusement, la manœuvre était difficile : il lui fallait contourner la table, frôler l’homme au torse d’hercule. Il est vrai qu’il lui tournait le dos et qu’il paraissait uniquement préoccupé à s’empiffrer avec une ardeur telle qu’on eût pu croire qu’il était là pour se refaire des suites d’un très long jeûne. Il est vrai que le gentilhomme était si passionnément absorbé par sa surveillance qu’elle pouvait espérer réussir. Mais…

 

En entendant crier ce nom musical, parfumé comme un bouquet de fleurs : Fiorinda, le gentilhomme avait eu un sursaut et, délaissant tout autre souci, s’était tourné vivement vers elle. Une rougeur subite empourpra ses joues mates. Une flamme ardente s’alluma dans ses yeux. Et ces yeux prirent alors une expression de passion violente, sauvage, qui avait on ne sait quoi d’inquiétant. Du pied, sous la table, il avertit son compagnon et dans un souffle, sur un ton impérieux, commanda :

 

« Arrête, Guillaume Pentecôte ! »

 

L’homme qui répondait à ce nom caractéristique de Guillaume Pentecôte leva le nez de dessus son assiette. Il montra ainsi un mufle effrayant, couturé de cicatrices, balafré par deux énormes moustaches. On ne pouvait s’y méprendre : celui-là était un truand. Et un truand d’aspect formidable. Il devait être dressé à l’exécution rapide et passive d’ordres mystérieux, compris à demi-mot. Il n’eut pas une seconde d’hésitation : il allongea un bras d’une longueur démesurée, abattit une main large et velue sur la jeune fille, qui s’engageait dans un traversée transversale, l’enleva comme une plume et la déposa doucement à côté du gentilhomme, au moment même où elle pensait lui avoir échappé.

 

Elle eut un geste de dégoût profond. Ses yeux noirs lancèrent un double éclair, tandis que le rouge de l’indignation empourprait ses joues. Elle allait protester hautement. Le gentilhomme la prévint, et foudroyant du regard Guillaume Pentecôte qui courba ses puissantes épaules comme un homme pris en faute, il gronda :

 

« Misérable drôle ! Je ne sais ce qui me retient de te plonger ce couteau dans la gorge !… Comment oses-tu bien abattre tes ignobles pattes sur une dame ? »

 

Avec une mine piteuse, démentie par la lueur railleuse qui pointait au fond de ses prunelles, Guillaume Pentecôte essaya de s’excuser. Et d’une voix rocailleuse, prudemment assourdie :

 

« Monsieur le baron…

 

– Assez, coquin ! interrompit sourdement le baron. Nous réglerons cela à la maison. »

 

Et tandis que Guillaume Pentecôte replongeait dans son assiette pour dissimuler un sourire goguenard qui semblait lui être particulier, il se retourna vers la jeune fille avec un air respectueux et empressé.

 

Elle ne fut pas complètement dupe de la comédie. Mais elle comprit que, par son intervention spontanée, il venait de lui enlever le droit de se plaindre. Elle ne souffla mot. De même, elle ne se laissa pas leurrer par le respect qu’il lui témoignait. Ce respect était trop exagéré pour être sincère. Elle aurait pu se retirer sans difficulté à ce moment. Elle ne voulut pas reculer. Et ceci montrait que, décidément, elle était brave. Elle attendit donc, et tout dans son attitude indiquait qu’elle était résolue à tenir tête jusqu’au bout.

 

Comme s’il jugeait l’incident clos, il dit à voix basse :

 

« Eh quoi, ma jolie Fiorinda, ne daignez-vous pas me dire la bonne aventure en passant ? »

 

Il tendait la main ouverte.

 

Elle ne la prit pas. Et, avec une froideur marquée, une fermeté qu’on n’eût pas soupçonnée chez une enfant de son âge, en le regardant droit dans les yeux, elle prononça :

 

« Il n’y a pas si longtemps que j’ai lu dans votre main. Je n’ai rien à ajouter à ce que je vous ai dit, monsieur le baron de Rospignac. »

 

Ces paroles devaient avoir un sens particulier qui fut parfaitement compris du baron de Rospignac. Il eut un froncement de sourcils inquiétant. Cependant, au coup d’œil soupçonneux qu’il lança autour de lui, elle comprit qu’elle venait de prononcer son nom à haute voix. Elle eut un bon petit sourire qui indiquait que c’était à bon escient qu’elle avait commis cette indiscrétion, et se retira sans hâte, non en personne qui fuit, mais de l’air dédaigneux de quelqu’un qui laisse tomber un entretien qui lui déplaît.

 

Il eut un mouvement violent comme pour la ressaisir. Mais il se retint. Il la suivit d’un long regard chargé de menace, et murmura :

 

« Non !… Le service avant tout !… »

 

Guillaume Pentecôte redressa son mufle de dogue et avec son air narquois :

 

« Toujours aussi fière, aussi inhumaine, dit-il. Par mes bottes, monsieur le baron, on peut dire que vous n’avez pas de chance. Pour une fois que vous vous mêlez d’être assassiné d’amour, vous allez bouter le nez sur la vertu la plus farouche du royaume.

 

– Patience, Pentecôte, patience !… Je la retrouverai… Rira bien qui rira le dernier. »

 

II

LA BONNE AVENTURE


Cependant, Fiorinda se dirigeait tout droit vers ce gentilhomme que le baron couvait d’un œil mauvais. Elle ne le connaissait pas. Pourtant elle s’intéressait à lui, uniquement parce qu’elle avait surpris ce regard.

 

C’était un grand jeune homme, – il marquait vingt ans à peine, figure pleine, œil naïf, comme étonné, d’une inexprimable douceur, petite moustache ébouriffée comme celle d’un jeune chat. Costume de velours gris, sans ornements ni broderies, mais de l’étoffe la plus fine, la plus riche qui se pût trouver, hautes bottes de daim gris montant jusqu’au milieu des cuisses, moulant des jambes nerveuses, un peu grêles, longue et forte rapière au côté. Sous ce costume d’une opulente simplicité, il était impossible de rêver plus de grâce harmonieuse, plus de hautaine distinction alliée à plus de juvénile élégance.

 

Fiorinda avait sans doute une de ces âmes d’artiste qui ne sauraient demeurer indifférentes à la vue de ce qui est vraiment beau : elle admira naïvement, sans arrière-pensée, sans songer à dissimuler son admiration.

 

Lui, en entendant les exclamations grossièrement laudatives qui avaient salué son entrée, avait dressé la tête. Et il la regardait venir de son œil étonné, où se lisait un muet émerveillement. Ils eurent en même temps l’intuition de leur admiration réciproque. Et ils rougirent, comme deux enfants qu’ils étaient. Mais leurs regards demeurèrent loyalement fixés l’un sur l’autre. Ils se voyaient pour la première fois, et, comme de vieilles connaissances, ils se sourirent gentiment.

 

Cette scène muette, extrêmement rapide, n’échappa pas à l’œil perçant du baron de Rospignac. Le sang afflua brusquement à ses pommettes et reflua avec la même soudaineté. Il eut un mouvement comme pour se précipiter entre eux. Il se contint, par un effort qui fit pointer la sueur à la racine de ses cheveux. Et, livide, serrant à le broyer le bras de Guillaume Pentecôte, d’une voix rauque, dans un souffle, il grimaça :

 

« As-tu vu ?… ce regard !… ce sourire !…

 

– Pardieu ! Je ne suis pas un aveugle, railla le truand.

 

– Ils se connaissent !…

 

– Cela m’en a tout l’air.

 

– Ils s’aiment !…

 

– Eh ! eh !… cela se pourrait, monsieur le baron. Voilà qui expliquerait l’insurmontable résistance à laquelle nous nous heurtons. »

 

Le visage de Rospignac prit une expression de férocité effrayante. Et, caressant le manche de sa dague d’un geste d’une éloquence terrible, il hoqueta :

 

« Et j’hésitais !… Je me mêlais d’avoir des scrupules !… Triple niais que je suis !… Par le sang du Christ ! Vous apprendrez, monsieur le comte de Louvre, ce qu’il en coûte de marcher sur mes brisées. »

 

Et Guillaume Pentecôte, qui le connaissait bien, songea avec un frémissement : « Ça se gâte ! Ça se gâte !… Je ne voudrais pas être dans la peau du damoiseau ! Son compte est bon, à celui-là ! »

 

Et considérant plus attentivement celui que son maître venait d’appeler le comte de Louvre, tout haut :

 

« Ne trouvez-vous pas, monsieur, que ce damoiseau ressemble à quelqu’un que nous connaissons ?… Où diable l’avons-nous vu ? »

 

Ces paroles parurent calmer subitement Rospignac. Il reprit son air calme, ses attitudes élégantes. Et, plongeant son regard acéré dans les yeux de Guillaume Pentecôte, il interrompit d’une voix tranchante, sur un ton glacial :

 

« Ne cherche pas !… Surtout ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas !… Tiens-toi prêt, plutôt ! »

 

Pendant ce temps, Fiorinda proposait de son air le plus engageant :

 

« Désirez-vous, mon gentilhomme, que je soulève le coin du voile mystérieux qui couvre votre avenir ? »

 

Très amusé, le comte de Louvre accepta sans hésiter :

 

« Un avenir dévoilé par d’aussi jolies lèvres que les vôtres, ma belle enfant, ne saurait être qu’un avenir riant et rose. Je n’aurai garde de manquer une si belle occasion.

 

– Donnez-moi votre main, mon gentilhomme, dit-elle. Pas celle-ci… La gauche : la main du cœur.

 

– Voilà », fit-il en riant de plus belle.

 

Et il tendit une main d’enfant, admirablement soignée.

 

Au moment où elle allait jeter les yeux sur les lignes de cette main, des voix crièrent :

 

« Viens ici, Fiorinda ! »

 

L’appel était plus que cavalier. Les voix qui le proféraient, impérieuses, insolentes. Le comte de Louvre fronça le sourcil et fixa sur ceux qui l’avaient lancé un œil hautain, qui se fit soudain d’une froideur glaciale.

 

Elle tourna légèrement la tête de ce côté, d’un air de suprême dédain.

 

L’appel partait d’un groupe de jeunes gens qui occupaient trois tables mises bout à bout, au centre de la salle.

 

Ils étaient tous très jeunes – de vingt à vingt-cinq ans. Tous riches : la splendeur des costumes et la folle dépense qu’ils faisaient en témoignaient hautement. Tous, à n’en pas douter, d’illustres maisons. Tous, enfin, plus ivres les uns que les autres, et menant, à eux six, plus de bruit que tous les autres consommateurs réunis.

 

Tous, moins un, cependant. Celui-là était un gentilhomme de vingt à vingt-deux ans : figure fine, aristocratique, air doux, réservé, presque timide. Un type accompli de grand seigneur.

 

Fiorinda observa que celui-là seul avait gardé tout son sang-froid. Sa contenance digne, volontairement effacée, contrastait singulièrement avec l’attitude des jeunes fous, au milieu desquels il semblait qu’il fût comme ennuyé de se trouver.

 

Les acclamations de ses compagnons avaient attiré son attention sur la jeune fille. Il était clair qu’il la voyait pour la première fois lorsque ses yeux – qu’il avait très beaux – se posèrent sur elle avec seulement un peu de curiosité. Et ses yeux clignotèrent comme éblouis, trahirent l’ardente admiration qui se levait en lui. Et à partir de ce moment il lui fut impossible de détacher ses yeux de la radieuse apparition, qu’il suivait dans toutes ses évolutions.

 

Cependant, Fiorinda répondit avec une certaine froideur plutôt rare chez elle :

 

« Tout à l’heure, messeigneurs !… Vous voyez bien que je suis occupée. »

 

La raison n’était pas suffisante pour des seigneurs pénétrés de leur importance, comme semblaient l’être ceux-là. Ils dévisagèrent le comte de Louvre. Son grand air leur en imposa sans doute, car ils se contentèrent de dire :

 

« Dépêche-toi, Fiorinda… Le vicomte de Ferrière veut faire ta connaissance…

 

« Conçoit-on cela ! Le gentilhomme le plus accompli de la cour, qui ne connaît pas la Fiorinda !… C’est inouï ! Extravagant ! Inconcevable ! Incroyable ! »

 

Ils braillaient cela à tue-tête, sans se soucier le moins du monde des assistants qui ne semblaient pas exister pour eux ! Elle ne put s’empêcher de rire. Elle eut un coup d’œil malicieux à l’adresse de celui dont on lui révélait – ainsi qu’à tout le monde – le nom et le titre, et lui adressant un sourire, elle promit évasivement :

 

« Votre tour viendra, monsieur le vicomte de Ferrière. »

 

Le vicomte, étrangement troublé par ce sourire qui, manifestement, s’adressait à lui seul, y répondit par un salut profond et gracieux. Ses compagnons prirent ce sourire pour eux. Et satisfaits, ils n’insistèrent pas davantage.

 

Elle revint au comte de Louvre qui attendait patiemment et s’excusa :

 

« Je vous demande pardon, mon gentilhomme. »

 

Il eut un geste de bienveillante politesse et d’un air sérieux :

 

« Est-ce que vous avez l’intention de vous rendre à… l’invitation de ces gentilshommes ?

 

– Non, ma foi, dit-elle. Ils sont bien trop ivres pour que je me risque en leur société. »

 

Il l’approuva gravement.

 

« Voyons ce que dit cette main », fit-elle de son air enjoué.

 

Le comte tendit à nouveau sa main ouverte. Elle jeta les yeux sur cette main. Et son visage mobile prit aussitôt une expression de douce compassion, tandis qu’elle songeait :

 

« Pauvre jeune homme ! »

 

Le comte ne vit pas cet air apitoyé. Il souriait d’un air détaché, comme s’il ne prenait pas au sérieux cette consultation. Mais l’attention soutenue avec laquelle il fixait sa propre main, la légère contraction de ses traits indiquait qu’il y attachait une importance plus grande qu’il ne voulait bien le laisser voir. Surpris de ce silence prolongé, il leva la tête et avec un sourire contraint :

 

« Eh bien ? fit-il.

 

– Eh bien, je vois, mon gentilhomme : pas de longs voyages, rien de sensationnel une vie calme qui se prolongera longtemps sans que rien de fâcheux vienne la troubler… Car vous vivrez vieux, mon gentilhomme.

 

– Je vivrai vieux ! fit-il en affectant un air sceptique. Jusqu’à cinquante ans, peut-être.

 

– Davantage, monseigneur. Vous dépasserez la cinquantaine… de beaucoup.

 

– Vrai ?

 

– Je ne me trompe jamais !

 

– À quoi voyez-vous cela ? »

 

Il y eut une explication – qu’elle fit volontairement confuse – sur une interminable ligne de vie qu’elle prétendait très nette et très visible… et qu’il ne parvenait pas à voir, lui. Elle fit tant et si bien que cette ligne imaginaire, il finit par la voir… aussi clairement que le verre de Saumur pétillant qu’il avait devant lui et qu’il vida d’un trait, à la santé de la jolie diseuse de bonne aventure.

 

Rayonnant, il fouilla dans une bourse de soie, gonflée de pièces d’or. Sans compter, il prit une poignée de ces belles pièces et la mit dans sa petite main. Le geste était d’une munificence royale. Il y avait là de quoi la faire vivre à son aise une année durant. Sans regarder, elle empocha tranquillement, en un geste d’indifférence superbe, en disant simplement :

 

« Grand merci, mon gentilhomme. »

 

Comme elle allait s’éloigner, il la retint encore. Et avec une grande timidité charmante :

 

« Vous ne me dites pas… Vous ne parlez pas… »

 

Il s’arrêta, rougissant et embarrassé. Elle encouragea gentiment :

 

« Quoi donc, mon gentilhomme ? »

 

Il prit son courage à deux mains et lança tout d’une traite :

 

« Voyons, serai-je heureux en amour ? » Il tendait encore sa main.

 

Elle ne la prit pas. Elle éclata de son joli rire perlé :

 

« Ce n’est pas votre main qu’il faut regarder pour cela… C’est votre miroir.

 

– Mon miroir ?

 

– Sans doute. Consultez-le, monseigneur… Et il vous dira que lorsqu’on a votre visage, votre air et votre tournure… on n’a qu’à vouloir pour être heureux en amour. »

 

Elle partit en riant.

 

Il la suivit d’un long regard où se lisait une réelle et profonde sympathie, en songeant : « Voici une adorable créature ! »

 

Elle, de son côté, en circulant autour des tables, se disait :

 

« J’ai fait un gros mensonge… Mais j’ai fait en même temps une bonne action. Ceci compense bien cela… Grâce à l’illusion heureuse que j’ai su faire pénétrer en lui, ce pauvre jeune homme ne se doute pas qu’il est condamné… que la mort est sa fiancée – à lui qui rêve d’être heureux en amour – et qu’elle l’enlacera de ses bras décharnés et l’emportera, avant que six mois soient révolus. »

 

III

DE L’AUBERGE AU PRÉ IL N’Y A QU’UN PAS


Elle allait de celui-ci à celui-là, évitant avec adresse le groupe tapageur qui semblait l’avoir momentanément oubliée. Et pourtant elle semait l’espoir et la joie.

 

Elle était parvenue ainsi à la cheminée de gauche.

 

Derrière les massifs de cette cheminée, il y avait un groupe de cinq personnes. Cela faisait comme le pendant du petit groupe formé à droite par Rospignac et Pentecôte.

 

Quatre de ces personnages avaient dépassé la quarantaine. Gentilshommes ? Eux le prétendaient, car, lorsqu’il leur arrivait de se nommer mutuellement dans la conversation, ils ne manquaient jamais de faire précéder leurs noms du titre et de la particule : monsieur de Trinquemaille, monsieur de Strapafar, monsieur de Corpodibale, monsieur de Bouracan.

 

Il est certain qu’ils étaient superbes sous leurs magnifiques costumes… Seulement ces costumes paraissaient trop neufs, trop riches, d’une élégance trop tapageuse, et si chargés de galons, de broderies, de rubans et de plumes qu’ils en étaient comme écrasés. Il est certain qu’ils se redressaient en des attitudes très dignes, très fières… Seulement, attitudes et gestes avaient on ne sait quoi de gauche et d’exagéré qui sentait l’étude patiente et laborieuse. Ils vous avaient des grâces d’éléphants s’évertuant à contrefaire les mouvements souples et gracieux d’une gazelle. On ne pouvait les regarder sans éprouver une impérieuse envie de rire… Seulement, si on jetait un coup d’œil sur leurs rudes trognes de sacripants, si on considérait ces yeux terribles qui semblaient vouloir provoquer tout l’univers, ces longues moustaches de tranche-montagne, ces crocs formidables qui semblaient vouloir tout dévorer, ces énormes et pesantes rapières qu’ils avaient au côté, on sentait l’impérieuse nécessité de refréner le rire… ou tout au moins de se détourner pour ne pas le leur laisser voir.

 

Ils causaient entre eux, à voix basse, ainsi qu’il sied à des gens de bonne compagnie. Parfois, ils s’oubliaient. Alors, quatre jurons éclataient comme des détonations :

 

« Palsembleu ! » disait Trinquemaille avec l’accent grasseyant du Parisien : « Milodius ! » disait Strapafar, qui était Provençal… ou Gascon (il ne savait pas au juste lui-même). « Corpo di Cristo ! » disait l’Italien Corpodibale. « Sacrement ! » disait Bouracan, qui était Flamand.

 

Le cinquième personnage était un gentilhomme de vingt-deux ans environ : une de ces physionomies étincelantes qui ne sauraient demeurer inaperçues, un regard clair, rayonnant de loyauté, un sourire nuancé d’une légère teinte de mélancolie, une élégance souple sous un riche et simple costume de nuance effacée, un port de tête altier, un air d’irrésistible autorité. Incontestablement celui-là était le chef du groupe. Il ne se mêlait pas à la conversation des quatre et demeurait silencieux et rêveur, fixant parfois son clair regard sur le comte de Louvre qui lui tournait le dos. Lorsque ses compagnons élevaient trop la voix, il les rappelait à l’ordre d’un coup d’œil sévère. Alors, le Parisien Trinquemaille murmurait gravement, d’une voix onctueuse.

 

« Messieurs, messieurs, modérez ces éclats de voix de mauvais ton !… Est-ce ainsi que vous avez profité des leçons que d’illustres dames voulurent bien vous donner quand nous avions l’insigne honneur d’être gentilshommes de Mme la reine Catherine ?… Vous verrez, messieurs, que M. le chevalier de Beaurevers finira par se fâcher… et alors, gare à vous ! »

 

Les autres jetaient un regard inquiet vers ce chevalier de Beaurevers dont on les menaçait, qu’ils paraissaient redouter particulièrement et qui, lui, se détournait pour dissimuler un sourire de fraternelle indulgence. Et ils baissaient la tête comme des coupables, et ils s’excusaient en se chargeant mutuellement comme des enfants… de grands et terribles enfants :

 

« Pécaire ! Ce n’est pas moi !… C’est M. de Corpodibale qui ne sait pas se tenir en noble compagnie.

 

– Dio santo ! ce n’est pas moi ! c’est M. de Bouracan qui s’oublie toujours ! »

 

Fiorinda passa devant ce groupe en répondant par un sourire au salut discret que lui adressait le chevalier de Beaurevers. Les quatre, qui depuis son entrée s’agitaient sur leurs sièges comme s’ils eussent été assis sur des pelotes d’épingles, la suivirent d’un quadruple regard émerveillé. Et ils lâchèrent les écluses de leur admiration :

 

« Anges du paradis, c’est sûrement le plus beau d’entre vous qui est descendu parmi nous ! Susurra Trinquemaille de sa voix la plus onctueuse.

 

– Vé ! la pitchounette est si radieuse que le soleil pâlit devant elle ! dit Strapafar.

 

– La madone paraîtrait une vulgaire maritorne à côté de cette divine ragazette ! » flûta Corpodibale.

 

La recette avait été des plus fructueuses. Fiorinda se dirigea vers la sortie. Mais si elle avait oublié les amis turbulents du vicomte de Ferrière, ils ne l’avaient pas oubliée, eux. Ils le firent bien voir. Ils protestèrent hautement.

 

« Comment Fiorinda, tu t’en vas ?…

 

– Et nous ?…

 

– C’est une trahison ! »

 

Ils paraissaient plus ivres, plus excités que précédemment. Elle cherchait une défaite polie pour se débarrasser d’eux. Elle n’eut pas le temps de parler. Ils se précipitèrent tous ensemble et l’entourèrent. Leur résister était impossible. Elle se résigna, d’assez bonne grâce, à les suivre.

 

« Allons, messeigneurs, montrez vos mains. La diseuse de bonne aventure vous dévoilera votre avenir. »

 

Un instant, elle put croire qu’ils allaient accepter et qu’elle serait libre ensuite. Il n’en fut rien. Un de la bande, qui répondait au nom de Saint-Solin, s’écria :

 

« Au diable l’avenir !… Le présent seul m’intéresse… Et ce que je veux, présentement, ce sont tes baisers, la belle !… Combien les vends-tu ?… Parle, fais ton prix… Ma bourse est bien garnie, comme tu peux le voir, et je ne suis pas homme à marchander. »

 

En disant ces mots, il agitait devant elle, en un geste insultant une bourse qui, en effet, était d’apparence respectable.

 

Saint-Solin devait avoir traduit ainsi, tout haut, l’arrière-pensée de ses compagnons, car ils approuvèrent bruyamment et se hâtèrent de renchérir.

 

Ferrière était devenu de glace. Il ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Seulement, il jeta sur eux un long regard chargé de mépris. Puis ce regard, comme invinciblement attiré par un aimant, revint se fixer sur la jeune fille et il attendit sa réponse, avec, eût-on dit, comme une sourde anxiété.

 

Sous l’inqualifiable outrage, elle avait pâli. Ses beaux yeux noirs eurent une lueur de révolte indignée. Et, redressée dans une attitude de souveraine dignité, élevant la voix de manière à être entendue de tous :

 

« Allons, messieurs, dit-elle, cessez ce jeu… Laissez-moi aller… Et je vous promets d’effacer de ma mémoire le souvenir de ces grossièretés indignes de gentilshommes. »

 

Sur la salle, le silence plana soudain. Tous les yeux se fixèrent sur le groupe devenu le centre de l’attention générale.

 

Au fond, le jeune comte de Louve marqua son intention en assujettissant le ceinturon d’un geste vif. Et, très attentif, il attendit en fixant obstinément sur les insulteurs ce regard hautain, glacial, qu’il avait eu déjà une fois pour eux.

 

À gauche, le chevalier de Beaurevers fronça le sourcil, et caressa d’un geste nerveux la poignée de son immense rapière. Ce que voyant, les quatre, qui suivaient tous ses mouvements, se tinrent prêts à dégainer.

 

À droite, une fois encore, le baron de Rospignac avait failli s’élancer. Un coup d’œil lancé sur le comte de Louvre l’avait cloué sur place, en lui rappelant que, suivant son propre mot : Il était de service. Et il faut croire que la mission dont il était chargé était particulièrement grave, car, de la contrainte qu’il s’imposait, la sueur ruisselait sur son visage. Ce que Guillaume Pentecôte observait de son air goguenard.

 

Enfin, le vicomte de Ferrière avait admiré en homme qui s’y connaît.

 

« Par la chair de Dieu ! on dirait une reine accordant une grâce ! »

 

Et il eut le même geste que Beaurevers : sa main se crispa sur la poignée de son épée.

 

Les jeunes gens qui entouraient Fiorinda eurent l’intuition vague du mauvais rôle qu’ils jouaient. Peut-être eussent-ils reculé. Il en était temps encore. Malheureusement, malgré leur ivresse, ils sentirent peser sur eux l’attention générale. Ils voulurent la braver. Ils accueillirent donc les paroles de la jeune fille par des ricanements, et dévoilèrent leur pensée intime par une suite d’exclamations qui se fondirent en une unique clameur :

 

« Non, pardieu ! Nous te tenons, nous te gardons !

 

– Tu nous excèdes avec ton insupportable vertu !

 

– Il faut en finir une bonne fois.

 

– Parfandieu, c’est bien de l’honneur que nous faisons à une coureuse des rues telle que toi !

 

– De gré ou de force, nous aurons tes baisers ! »

 

Ils la bousculèrent. Saint-Solin abattit sa poigne sur son épaule et voulut l’embrasser de force.

 

Elle se dégagea d’une brusque saccade et cingla :

 

« Vous êtes cinq hommes et vous violentez une femme !… N’y a-t-il donc pas un seul gentilhomme parmi vous ? »

 

Et cette fois ses yeux lançaient un appel direct à Ferrière, lequel suivait cette scène avec une attention passionnée qui l’étonnait lui-même. Et Ferrière, d’un peu pâle qu’il était, devint brusquement pourpre.

 

Le comte de Louvre se leva vivement.

 

Au même instant, Beaurevers et Rospignac furent debout. Et tous deux, en même temps et à voix basse, ils eurent le même mot qui fit se dresser leurs compagnons :

 

« Attention !… »

 

Mais ce n’était pas Fiorinda qu’ils regardaient. C’était le comte de Louvre. Il était clair qu’ils réglaient leurs mouvements sur ceux de ce jeune seigneur. Et lui ignorait – ou paraissait ignorer – l’étrange et très étroite surveillance dont il était l’objet.

 

Au même instant aussi, une voix jeune, chaude, vibrante d’indignation, lança :

 

« Assez ! En voilà assez !… »

 

En même temps, un coup sec, pareil à un éclatant coup de fouet, retentit au milieu du silence.

 

C’était Ferrière qui, répondant à l’appel muet de la jeune fille, venait de parler ainsi et qui, ayant dégainé d’un geste rapide, venait de frapper rudement la table du plat de son épée.

 

Effarés, ils lâchèrent leur proie, et, soudain hérissés, grinçant des dents, ils firent face à celui qui se permettait de venir les troubler dans leurs amusements et qui leur parlait sur ce ton d’insupportable et insolente autorité.

 

Fiorinda en profita pour s’éclipser et se glisser dehors. Elle n’opéra cette retraite qu’après avoir jeté sur son défenseur un regard de gratitude, qu’il ne vit pas, du reste, attendu qu’il était trop occupé avec la meute menaçante.

 

Ceci s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige.

 

Le comte de Louvre reprit tranquillement sa place, en disant assez haut pour être entendu :

 

« À la bonne heure !… Voici un digne gentilhomme. »

 

Aussitôt Beaurevers et Rospignac se rassirent à leur table, s’effacèrent derrière leur rideau de verdure. Et leurs compagnons les imitèrent.

 

Fiorinda partie, l’incident reprenait les proportions modestes d’une simple dispute. La fin se passa à peu près inaperçue.

 

Ce fut très bref, d’ailleurs :

 

« C’est à nous que tu parles sur ce ton ? demanda Saint-Solin de son air le plus rogue.

 

– Que signifie cet impertinent : « En voilà assez ! » fit un autre qui s’appelait Saverny.

 

Sèchement, le vicomte répondit aux deux questions en même temps :

 

« À vous, oui !… Quant à ce que j’ai dit, il me semble que c’est très clair. Toutefois, s’il vous faut de plus amples explications, je suis prêt à vous les fournir… sur le pré qui n’est pas loin. »

 

Et il accentua ses paroles d’un petit rire insultant, en fouettant l’air de sa rapière, d’une manière significative.

 

Il y eut une bordée de jurons, des grondements furieux, de sourdes menaces, et ce fut la sortie tumultueuse, en tempête.

 

Très calme, le vicomte de Ferrière sortit le dernier, posément, sans se presser le moins du monde.

 

IV

LE PRÉ-AUX-CLERCS


Trois ou quatre curieux se levèrent précipitamment et partirent en courant, dans l’intention d’assister au spectacle sanglant qui allait se dérouler.

 

Le comte de Louvre jeta sur la table deux pièces d’or – qui représentaient largement le double de sa dépense et suivit d’un air de plus en plus intéressé.

 

Sur ses talons, et sans qu’il y prît garde, Beaurevers, Rospignac et leurs acolytes sortirent à leur tour.

 

Tout ce monde tourna à droite dans le Chemin-aux-Clercs et s’engagea sur la prairie.

 

Le vicomte, les personnages que nous avons nommés et les curieux suivaient d’assez loin, espacés et disséminés à droite et à gauche. Seul, Guillaume Pentecôte avait disparu.

 

Sur un ordre de Rospignac, il était parti comme une flèche. Il avait tourné à gauche, et, longeant le fossé de l’abbaye, il s’était dirigé vers la ville d’un pas allongé.

 

Parvenu aux environs de la porte de Nesle, il siffla une courte modulation.

 

À ce signal, des fossés de la ville, de trous invisibles, de derrière des troncs d’arbre ou des mottes de terre, des têtes se montrèrent avec précaution : des gueules effrayantes de loups affamés, avec des yeux ardents comme des braises et des crocs qui semblaient prêts à happer et à broyer la proie. Ils étaient bien une douzaine. Et ils avaient tous de ces faces inquiétantes, faites pour jeter l’épouvante au cœur des plus intrépides.

 

« Attention ! » lança Guillaume Pentecôte d’une voix assourdie.

 

C’était bref, mais suffisamment explicite pour eux, à ce qu’il paraît. On entendit une série de grognements indistincts, et toutes les têtes plongèrent, s’évanouirent, comme de fantastiques apparitions de cauchemar. Guillaume Pentecôte lui-même sembla s’être volatilisé, tapi sans doute dans quelque trou, tel un monstrueux cloporte.

 

Et ce fut de nouveau le silence et la solitude…

 

Si bien que l’œil le plus perçant, le mieux exercé, n’eût pu soupçonner qu’une belle et bonne embuscade était tendue là.

 

Pendant ce temps, les adversaires de Ferrière étaient arrivés au pied de la butte. Venus là par suite d’une provocation collective, ils avaient, suivant les règles qui régissaient alors le duel, le droit d’attaquer tous ensemble. Il est à présumer que, de sang-froid, ils eussent repoussé avec indignation la pensée de se mettre à cinq contre un. Dans l’état où ils étaient, et sous le coup de la colère, ils n’y songèrent pas. Ils tombèrent en garde avec un ensemble parfait, marquant ainsi leur intention d’user de leur droit.

 

Ferrière ne fit pas la moindre observation. Mais le sourire dédaigneux qui errait sur ses lèvres indiquait clairement ce qu’il pensait de cette manière de faire. Il était toujours très calme, presque indifférent. Cependant, une lueur de colère s’allumait dans son œil clair, lorsque cet œil se fixait sur Saint-Solin. On eût dit que c’était à celui-là particulièrement qu’il en voulait. Avec le manteau long, enroulé fortement autour du bras gauche, il se fit une manière de bouclier. Et ce fut lui qui, la dague solidement emmanchée dans le poing gauche, la rapière haute, chargea le premier, avec une irrésistible impétuosité.

 

Il y eut comme un tourbillon d’acier, un fourmillement, un tumultueux froissement de fer où jaillirent des étincelles. Et, presque aussitôt, une plainte sourde se fit entendre. Un des cinq tomba en vomissant le sang et demeura étendu sur l’herbe, les bras en croix.

 

C’était Saint-Solin, que Ferrière avait spécialement visé… et qu’il n’avait pas manqué.

 

Aussitôt le vicomte fit un bond en arrière et souffla un inappréciable instant. Son pourpoint avait reçu plus d’une entaille, mais il était indemne : rien, pas une écorchure.

 

Sans leur laisser le temps de se reconnaître, il fonça une seconde fois, tête baissée. Le même choc infernal se produisit, le même tourbillon étincelant, le même froissement fantastique se renouvelèrent. Une voix cria :

 

« J’en tiens ! »

 

Un homme sortit du rang, se mit à l’écart, en soutenant de sa main gauche son bras droit dont la manche de satin mauve se teignait de pourpre. C’était Saverny.

 

Une fois encore Ferrière se mit hors d’atteinte et souffla. Et la même manœuvre recommença pour la troisième fois. Et, pour la troisième fois, elle réussit : un autre combattant tomba et se traîna péniblement hors du champ restreint de la lutte. Celui-là s’appelait Roquebron.

 

Cette fois, Ferrière avait ses vêtements en lambeaux. Le manteau qui lui servait à parer les coups était littéralement haché. Le bras gauche et la poitrine étaient couverts d’estafilades. Mais il n’avait pas une seule blessure sérieuse. Et, dans le feu de l’action, il ne sentait même pas ces égratignures.

 

Il engagea résolument le fer contre les deux adversaires qui restaient et qui se nommaient Bonneval et d’Abancourt. La lutte allait reprendre plus violente, plus acharnée, plus terrible peut-être, car ces deux-là paraissaient avoir recouvré enfin ce sang-froid nécessaire qui leur avait fait défaut jusque-là.

 

Mais alors, au risque de se faire embrocher, le blessé, Saverny, se jeta résolument entre les combattants et écarta les épées de sa main valide, en criant :

 

« Assez ! Assez !… Tu es un brave, Ferrière, et je ne me pardonnerai jamais la vilaine action que nous avons commise en nous mettant à cinq contre un ! »

 

Et Roquebron, assis sur l’herbe, comprimant des deux mains sa cuisse d’où s’échappait un mince filet de sang, Roquebron appuya :

 

« Oui, en voilà assez !… Tu avais raison, Ferrière, nous nous sommes conduits comme de vils manants. Et nous n’avons pas volé la correction que tu viens de nous infliger. »

 

Ils étaient dégrisés maintenant, cela se voyait. Et la loyauté avec laquelle ils reconnaissaient leurs torts indiquait qu’ils pouvaient être vifs, frivoles, étourdis, mais qu’en somme, le fond était moins mauvais qu’on eût pu le penser.

 

Ferrière, ramassé sur lui-même, la pointe de l’épée appuyée sur le bout de la botte, l’œil étincelant rivé sur ses deux adversaires, attendait qu’ils se décidassent.

 

Bonneval et d’Abancourt hésitaient. Ils étaient deux contre un, pouvaient-ils céder sans se déshonorer ? Cette question se lisait si clairement sur leurs visages indécis que Saverny y répondit comme si elle avait été formulée à haute voix.

 

« C’est précisément parce que vous êtes deux contre un qu’on ne pourra pas dire que c’est la peur qui vous a fait reculer.

 

– Rengaine, Bonneval ; rengaine, d’Abancourt ! Objurgua Roquebron à son tour. Sang Dieu, nous avons assez fait les fous comme cela ! »

 

Ils eurent le bon esprit de se rendre à ces raisons. Ils joignirent les talons, comme à la parade, saluèrent galamment d’un geste large de l’épée et rengainèrent comme on le leur conseillait. Ils firent mieux : ils s’excusèrent, l’air un peu honteux :

 

« Que veux-tu, vicomte, nous étions tellement ivres !…

 

– Du diable si nous savions ce que nous disions et ce que nous faisions !… »

 

Il était impossible de souhaiter victoire plus complète, et sur tous les terrains. Pourtant, Ferrière ne triompha pas. Au contraire, il reprit instantanément cet air réservé, un peu timide, qui avait chez lui un charme tout particulier. Il rendit le salut avec la même grâce galante qu’il lui était adressé et avec une insouciante générosité :

 

« Pardieu ! fit-il, je savais bien qu’une fois dégrisés vous regretteriez ce que vous avez fait. N’en parlons plus. »

 

C’était la réconciliation. Une franche et loyale poignée de main vint la confirmer.

 

Ils se tournèrent alors vers Saint-Solin qui, étendu sur le pré, ne donnait plus signe de vie.

 

V

FIORINDA


À ce moment, Fiorinda parut au haut du petit sentier qui conduisait à la porte du moulin. Du haut de cet observatoire, blottie dans l’herbe épaisse et drue, elle avait suivi d’un œil angoissé toutes les péripéties de l’inégale lutte dont elle était la cause involontaire. Et maintenant que ses vœux ardents étaient exaucés par la victoire de ce jeune inconnu qui avait pris sa défense d’une manière si chevaleresque et combattu pour elle si vaillamment, elle descendait la pente un peu raide, de son pas vif et léger, afin de lui exprimer sa reconnaissance. Elle était encore pâle et frissonnante d’émotion contenue. Malgré tout, cette jeune fille – presque une enfant encore – d’apparence frêle et délicate, devait être douée d’une âme forte et vaillante, car ses yeux, tour à tour, si malicieux et si doux, étincelaient encore du feu de l’enthousiasme qu’avait déchaîné en elle le spectacle violent auquel elle venait d’assister.

 

Les adversaires réconciliés de Ferrière tournaient le dos à la butte en ce moment. Ils ne pouvaient donc la voir. Lui, au contraire, faisait face au petit sentier. Il la vit tout de suite. Et il oublia ses compagnons, il oublia le mourant – le mort peut-être –, il oublia la lutte épique et où il se trouvait pour la regarder venir d’un air extasié. Et lui, qui n’avait pas tremblé dans la bataille, il se sentit frissonner de la nuque aux talons.

 

Cependant, de Bonneval et d’Abancourt, penchés sur Saint-Solin, examinaient sa blessure. Ils se relevèrent aussitôt. Ils étaient un peu pâles, et d’une voix qui tremblait légèrement.

 

« Diable, dit Bonneval, tu as eu la main lourde, Ferrière, soit dit sans reproche… Le pauvre Saint-Solin est mort. »

 

Fiorinda, qui s’approchait, entendit. Ses traits si fins se contractèrent, ses yeux se voilèrent, et la pâleur de ses joues s’accentua.

 

Ferrière ne parut pas avoir entendu. Il était plongé dans une rêverie profonde et tenait les yeux obstinément fixés sur elle. Ils suivirent la direction de ce regard et ils l’aperçurent alors à quelques pas d’eux.

 

D’un même geste spontané, ils se découvrirent tous les quatre. Et les trois qui se tenaient debout : de Saverny, de Bonneval et d’Abancourt, s’inclinèrent devant elle, comme ils eussent fait devant une reine.

 

Elle s’arrêta aussitôt, attentive, un peu étonnée.

 

« Madame, dit Saverny, avec un air qui ne manquait pas de noblesse, mes amis et moi, nous vous supplions d’agréer nos humbles excuses et de pardonner un moment de folie…

 

– Je vous assure, messieurs, que j’ai déjà perdu le souvenir de ce qui s’est passé entre nous. »

 

C’était dit sur un tel ton que, arraché enfin à sa rêverie par le son de cette voix mélodieuse, Ferrière admira à part lui :

 

« Jamais je ne vis attitude plus noble et plus gracieuse ! »

 

Pourtant, il faut croire qu’un travail sourd, obstiné, se faisait dans cet esprit désemparé – à son insu peut-être –, car il se raidit, et, soudain très froid, il se railla lui-même, intérieurement, avec une sorte de fureur concentrée.

 

« Ça, Ferrière, tu perds la tête, décidément !… Mais malheureux, tu oublies que cette fille est une coureuse de rues qui s’abandonnera, un jour ou l’autre, au premier venu… qui saura y mettre le prix. »

 

Et, chose étrange, en prononçant ces paroles au fond de lui-même, il grinçait des dents, tandis qu’une lueur rouge s’allumait dans son œil doux et que sa main se crispait sur la poignée de sa rapière.

 

Pendant ce temps, les trois jeunes gens complimentaient, avec un air de sincérité auquel on ne pouvait se méprendre :

 

« Vous êtes, madame, la générosité même.

 

– Aussi bonne que belle… Aussi belle que sage. Car, Dieu merci, nous savons comme tout le monde, à Paris, que votre vertu est inattaquable.

 

– Nous n’oublierons plus désormais que vous êtes digne de tous les respects. »

 

Et Ferrière, qui écoutait avec une attention passionnée, Ferrière songeait, dans le désarroi de son esprit :

 

« Sa vertu inattaquable !… connue de tous !… Est-il possible que cette fille soit vraiment digne de tous les respects, comme ils le disent ? »

 

Elle accepta les compliments sans sourciller, en femme qui a conscience de sa valeur morale. Et elle eut une légère inclination de la tête qui était un congé. Ils le comprirent ainsi car ils s’écartèrent, après un dernier salut respectueux.

 

Les différents personnages qui avaient assisté au combat se disséminèrent, s’éloignèrent lentement dans différentes directions. Deux curieux s’approchèrent, offrirent obligeamment leurs services. Ils se chargèrent de Roquebron qui ne pouvait pas marcher, tandis que Bonneval et d’Abancourt se chargeaient du cadavre de Saint-Solin.

 

Le groupe funèbre se dirigea vers le moulin qui était plus près que l’auberge. Fiorinda et Ferrière demeurèrent seuls. Elle suivit ce groupe d’un long regard douloureux et murmura d’une voix étranglée par l’émotion :

 

« Pour moi… à cause de moi, un homme est mort ! C’est affreux !

 

– Il avait porté la main sur vous !… »

 

Elle vit qu’il était sincère.

 

« Vous avez exposé votre vie pour une inconnue, monsieur. Je voudrais connaître le beau langage des dames de la cour pour vous exprimer ma gratitude dans les termes élevés qui conviennent à une si noble action. Mais je ne suis qu’une fille des rues, sans famille, sans amis, sans fortune, sans même un nom à moi. Et je ne puis que vous dire, oh ! du plus profond de mon cœur, soyez remercié, monsieur.

 

– Oh ! mademoiselle, fit-il avec insouciance, ne parlons plus de cela. La chose n’en vaut pas la peine.

 

– J’ai vu l’inégale lutte !… la lutte épique !… l’irrésistible ruée d’un seul contre cinq !… le tourbillon flamboyant d’une invincible épée !… les rudes coups assenés !… J’ai vu, monsieur, j’ai vu !… Et cet inoubliable spectacle demeurera éternellement gravé dans ma mémoire. »

 

Devant cet enthousiasme débordant, il s’inclina en rougissant. Elle se calma, et, lui tendant la main dans un mouvement irréfléchi, de sa voix douce, caressante :

 

« Chaque jour, je prierai Dieu, la Vierge et les saints qu’ils vous accordent tout le bonheur auquel vous avez droit, monsieur le vicomte de Ferrière. »

 

Il prit cette petite main si fine, si blanche que plus d’une grande dame eût enviée, et la garda un instant entre les siennes. Elle le vit troublé, hésitant comme s’il avait quelque chose à dire qu’il n’osait pas ou ne savait pas exprimer. Une lueur de malice pétilla dans ses yeux. Elle dégagea doucement sa main et avec une douceur qui le remua jusqu’au fond des entrailles :

 

« Adieu, monsieur », dit-elle.

 

Elle s’éloigna déjà.

 

Brusquement, il se décida. Il la rejoignit en deux enjambées, et d’une voix que l’émotion faisait trembler :

 

« Vous reverrai-je ? » fit-il.

 

Elle se retourna et fixa sur lui un regard profond. Elle le vit rougissant, haletant, attendant sa réponse avec une anxiété manifeste. Une ombre de tristesse passa sur son front d’ivoire. Ce fut très rapide, d’ailleurs. Tout de suite, elle reprit son air enjoué et :

 

« Y tenez-vous vraiment ?

 

– Si j’y tiens !… Pouvez-vous le demander ?

 

– Eh bien, vous me reverrez.

 

– Quand ?

 

– Quand vous voudrez.

 

– Où ?

 

– Où vous voudrez.

 

– Il ne me reste plus qu’à me faire connaître où vous demeurez… puisque vous daignez consentir à me recevoir chez vous.

 

– Chez moi, monsieur, c’est dans une rue… Fille des rues, la rue est mon domaine, à moi. Et c’est là, chez moi, qu’on me trouve tout le long du jour, aux places et aux carrefours, qui sont mes salles des fêtes, à moi. »

 

Ces paroles, prononcées avec une grande douceur, sous laquelle on sentait une inébranlable fermeté, produisirent sur lui l’effet d’un coup de masse. Il rougit jusqu’à la racine des cheveux et fixa sur elle un regard égaré ; elle ne souriait plus, elle lui parut étrangement sérieuse. Il s’inclina très bas devant elle, et d’une voix qui tremblait :

 

« C’est une leçon, dit-il, une leçon bien méritée… et que je n’oublierai jamais, je vous le jure, mademoiselle. »

 

Une lueur de contentement – qu’il ne vit pas – passa dans ses yeux lumineux. Elle lui fit une légère inclination de tête et, sans ajouter un mot, elle partit de son pas vif et léger.

 

Ceci se passait à un carrefour formé par le croisement des rues de Buci, du Four et des Boucheries, au centre duquel se dressait le pilori de l’abbaye de Saint-Germain. Ils étaient arrivés jusque-là sans y prendre garde. Fiorinda s’éloigna par la rue des Boucheries[1], allant dans la direction de la ville.

 

Ferrière demeura au milieu du carrefour, tortillant nerveusement sa moustache, regardant d’un air rêveur la fine silhouette qui s’enfonçait lentement dans le lointain… et qui n’avait pas daigné se retourner une seule fois. Et lorsqu’il ne la vit plus, il lui sembla que la nuit s’était faite brusquement en lui, autour de lui.

 

VI

LE COMTE DE LOUVRE


On n’a pas oublié que le combat du vicomte de Ferrière contre Saint-Solin, Saverny, Bonneval, d’Abancourt et Roquebron réunis avaient eu plusieurs témoins, parmi lesquels le comte de Louvre, le chevalier de Beaurevers et ces quatre matamores qui se prétendaient anciens gentilshommes de la reine Catherine : MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Corpodibale, de Bouracan et enfin le baron de Rospignac. Le moment est venu de nous occuper de quelques-uns de ces personnages.

 

Lorsque le combat se fut terminé de la manière que nous avons dite, le comte de Louvre s’était détaché du chêne sous lequel il s’était tenu et s’était avancé vers Ferrière dans l’intention de le complimenter et de l’assurer de son estime et de sa sympathie.

 

L’arrivée de Fiorinda l’avait empêché d’accomplir cette démarche courtoise. Ainsi que nous l’avons dit, les deux jeunes gens s’étaient éloignés par le chemin de la Butte, sans voir le jeune gentilhomme qui, ne voulant pas interrompre leur entretien, s’était mis discrètement à l’écart.

 

Lorsque Fiorinda et Ferrière eurent disparu derrière la butte, le comte parut hésiter un instant sur ce qu’il allait faire. Se décidant brusquement, il avait contourné le moulin et, tout rêveur, s’était mis à les suivre de loin.

 

Derrière lui, Rospignac, se faufilant d’arbre en arbre, se glissant dans les fossés qui bordaient la route, le suivait pas à pas, le couvant de son regard chargé de haine mortelle.

 

Quant à Beaurevers et ses quatre acolytes, ils avaient disparu. Sans doute avaient-ils tourné à gauche et pris le chemin de Saint-Père.

 

Les uns suivant les autres, nos quatre personnages étaient parvenus à ce carrefour où Fiorinda et Ferrière devaient se séparer. Là, soit qu’il en eût assez de les suivre, soit qu’il eût changé d’idée, le comte de Louvre les avait laissés. Il avait pris, à sa gauche, la rue de l’Échaudé qui l’avait ramené sur le Chemin-aux-Clercs et de là, il s’était dirigé vers la porte de Nesle, aux environs de laquelle il arriva bientôt.

 

Et derrière lui, ombre tenace et menaçante, Rospignac suivait toujours.

 

Tout à coup, un coup de sifflet bref stria dans l’air, troubla le silence.

 

Le comte porta vivement la main à la poignée de son épée et se tint sur ses gardes, fouillant l’ombre d’un regard perçant.

 

Devant lui, à quelques pas, il entrevit comme un grouillement de larves monstrueuses. Au même instant, il eut l’épée à la main et d’une voix ferme, singulièrement impérieuse, il cria :

 

« Passez au large ! »

 

Les larves se redressèrent, prirent l’apparence d’êtres humains – si toutefois il est permis de donner ce nom à ces profils de carnassiers en quête – et bondirent en hurlant :

 

« La bourse ou la vie ! »

 

Le comte de Louve pensa :

 

« Ce ne sont que des détrousseurs de grand chemin ! »

 

Et il reçut le choc sans faiblir. Car, chose curieuse à laquelle il ne fit pas attention, au lieu de sauter sur sa bourse, comme n’eussent pas manqué de le faire d’honnêtes détrousseurs, ceux-ci le chargèrent aussitôt, avec l’intention manifeste de tuer.

 

Malgré ses apparences frêles et délicates, c’était un solide compagnon. C’était de plus un escrimeur de première force, doué d’un poignet de fer, d’une souplesse et d’une agilité surprenantes. Seul, il réussit un moment à tenir en respect les cinq malandrins – car ils étaient cinq.

 

Cependant, sa situation était critique. Il le comprit si bien qu’ayant l’orgueil de ne pas crier l’aide, il lança très fort, comme un appel détourné à quelque passant attardé :

 

« Au large, truands, au large ! »

 

Malheureusement, l’appel resta sans réponse. Et les malandrins redoublèrent d’efforts, s’escrimant silencieusement, avec un acharnement redoutable. Deux ou trois fois il avait eu la sensation que son fer pénétrait dans de la chair. Des jurons étouffés, quelques gémissements sourds l’avaient confirmé dans cette idée que plusieurs de ses coups avaient porté. Mais personne n’était tombé. Il avait toujours devant lui cinq formidables rapières qui ne lui laissaient pas une seconde de répit. Il est vrai qu’il était indemne : rien, pas une écorchure. Mais cela ne pouvait durer longtemps. Il se sentait à bout de souffle. Il se vit perdu, et cette pensée sinistre s’érigea dans son esprit :

 

« Oh ! Vais-je donc périr ainsi, misérablement assassiné sur une route, par des truands de basse truanderie ! »

 

À ce moment précis, une voix claire lança :

 

« Tenez ferme, monsieur, on vient à vous ! »

 

Et presque aussitôt deux des malandrins tombèrent assommés. Et Ferrière, qui venait d’intervenir si fort à propos, Ferrière, l’épée et la dague au poing, se dressa à côté du comte et, frappant d’estoc et de taille, dit de sa voix calme et douce :

 

« Soufflez un instant, monsieur. Et prenez votre temps, je vous prie… ces drôles ne comptent pas pour un gentilhomme. »

 

Le comte ne prit pas son temps comme le lui disait Ferrière. Néanmoins, il souffla : il en avait grand besoin. Il reprit aussitôt sa place auprès de son sauveur et n’attendit pas plus longtemps pour complimenter :

 

« Par Dieu ! Monsieur le vicomte de Ferrière, vous êtes décidément un de ces preux chevaliers d’autrefois qui s’en allaient mettant l’appui de leur vaillante épée au service du faible et de l’opprimé.

 

– Vous me connaissez, monsieur ?

 

– J’étais à l’auberge du Pré quand on vous a nommé… Vous vous étiez acquis alors mon estime. Maintenant c’est à mon éternelle reconnaissance que vous avez droit : sans vous, c’en était fait de François, comte de Louvre, qui se tiendra pour vous très honoré de se dire votre ami.

 

– Croyez bien, monsieur, que tout l’honneur sera pour moi. »

 

Les truands, effarés de ce calme écrasant de mépris, ne perdaient pas un mot de ce dialogue fantastique en pareille occurrence. Et cela n’empêchera pas l’un d’eux de tomber comme une masse, atteint en pleine poitrine par l’épée du comte qui venait de réussir un coup droit foudroyant.

 

Ils étaient deux contre deux. La partie devenait égale. Les deux gentilshommes n’en jugèrent pas ainsi. Voyant que les truands hésitaient, ils relevèrent leurs épées d’un même geste et prononcèrent en même temps :

 

« Allez, drôles !…

 

– Nous vous faisons grâce de la vie !… »

 

Ils allaient rengainer : les deux coupe-jarrets louchaient terriblement à droite et à gauche, comme des gens qui cherchent dans quelle direction ils pourront détaler.

 

Au même instant, un nouveau coup de sifflet retentit ; une nouvelle bande surgit on ne sait d’où et fonça sur eux en poussant des clameurs de mort.

 

Et le comte de Louvre et le vicomte de Ferrière, qui, l’instant d’avant, faisaient généreusement grâce aux deux adversaires demeurés devant eux, se trouvèrent brusquement entourés par une dizaine de forcenés qui indiquaient clairement leur intention en hurlant :

 

« Tue !… Tue !… »

 

Et cette fois l’attaque était dirigée par Guillaume Pentecôte, le visage masqué par un loup de drap noir. Et il faut croire que l’homme de confiance du baron de Rospignac, jouissait d’une réelle autorité sur le groupe diabolique, car il était obéi sur un mot, sur un simple geste, avec une promptitude qui dénotait que ces malandrins étaient dressés à une discipline toute militaire.

 

Ferrière et de Louvre s’étaient placés dos à dos pour faire face au cercle de fer qui les enserrait. C’était la seule manœuvre possible sur cet espace où ils n’apercevaient pas le plus petit abri de nature à garantir tout au moins leur arrière. La situation était effroyablement critique. Ils le comprirent si bien tous les deux que Ferrière, dans le cliquetis des fers entrechoqués, prononça de sa voix calme :

 

« Ma foi, monsieur, je crois que c’est ici la fin de tout pour nous. »

 

À quoi de Louvre répondit d’une voix non moins calme :

 

« Ce me sera une consolation de finir en une aussi honorable compagnie que la vôtre, monsieur. »

 

Ils ne se dirent plus rien, concentrant toute leur attention sur la manœuvre des assaillants, réunissant toutes leurs forces pour entraver cette manœuvre, la retarder tout au moins, le plus possible. Ils avaient assez à faire à parer les coups qui pleuvaient sur eux de toutes parts. Cependant, de temps en temps l’un d’eux allongeait le bras dans un geste foudroyant. Alors un juron ou une imprécation venait leur révéler que le coup avait porté.

 

Durant quelques secondes, ils réussirent à contenir la meute. Mais le cercle se rétrécissait de plus en plus. Ils étaient à bout de souffle. Plus d’une fois, ils avaient senti le froid de l’acier pénétrer dans leur chair. C’était la fin de l’épique résistance. Terrassés par le nombre, ils allaient succomber.

 

C’est alors que la foudre tomba sur les assaillants. La foudre, un bolide, un tourbillon vivant… ils ne savaient trop quoi, ni les uns ni les autres. Toujours est-il que les rangs pressés furent soudain écartés, brisés, disséminés comme si quelque cataclysme destructeur avait fondu sur eux. Il y eut des plaintes, des râles, des hurlements. Des crânes sautèrent, des côtes furent défoncées, des hommes tombèrent et ne se relevèrent pas.

 

Et la chose monstrueuse, le phénomène dévastateur, allait, venait, bondissait, tourbillonnait, semblait être porté par des ailes invisibles, semblait disposer de cent bras qui s’abattaient à droite, à gauche, devant, derrière, en même temps. Et cela lançait dans l’espace, d’une voix claironnante un peu railleuse :

 

« Beaurevers !… Le Royal de Beaurevers !… » Et là-bas, au bout de la prairie, quatre voix de tonnerre répondirent en un écho formidable :

 

« Beaurevers ! »

 

Et l’on eût pu entendre une galopade effrénée, l’on eût pu distinguer, dans la nuit qui tombait de plus en plus, quatre ombres qui accouraient en foulées démesurées.

 

Dès les premiers coups, la moitié de la besogne se trouva accomplie ; les dix furent réduits à quatre. Sur ceux-là, effarés, anéantis, Trinquemaille, Corpodibale, Bouracan et Strapafar tombèrent à bras raccourcis. Beaurevers ne daigna même pas s’occuper d’eux et rengaina tranquillement.

 

Quelques secondes à peine avaient suffi. Quelques secondes, et de Louvre et Ferrière, béants de stupeur admirative, purent compter treize corps, étendus sur l’herbe. Morts ?… Blessés ?… Peu importe. Ils étaient là, tous, immobiles dans des flaques de sang, ne donnant plus signe de vie.

 

Et maintenant le chevalier de Beaurevers, les bras croisés sur sa large poitrine, semblait absent, plongé dans quelque mélancolique rêverie. Et à le voir si calme, si paisible, il semblait impossible que ce fût là le même homme qui venait d’accomplir cet exploit prodigieux.

 

Sur un signe de lui, ses compagnons s’étaient écartés respectueusement. Ils se tenaient raides comme des soldats à la parade, nullement émus… un peu essoufflés de la course vertigineuse qu’ils venaient de faire.

 

Chose étrange et qui frappa Ferrière, de Louvre ne parut pas autrement surpris de cette intervention, si opportune que lui, dans son for intérieur, il la qualifiait de miraculeuse. De même, il remarqua l’espèce de désinvolture avec laquelle le comte prononça simplement :

 

« Merci, chevalier. »

 

Beaurevers serra la main d’enfant que de Louvre lui tendait. Mais il ne prononça pas une parole et leva les épaules de l’air bourru d’un homme qui dit : « Il n’y a vraiment pas de quoi ! »

 

De Louvre, voyant l’étonnement que Ferrière ne songeait pas à dissimuler, sourit doucement, présenta cérémonieusement et expliqua en même temps :

 

« Monsieur le chevalier de Beaurevers, le meilleur de mes amis. Je n’en suis plus à compter le nombre de fois que je lui suis redevable de la vie… Mais le chevalier a horreur de m’entendre parler des innombrables services qu’il m’a rendus. »

 

Et, à Beaurevers :

 

« Monsieur le vicomte de Ferrière, le plus brave, le plus généreux gentilhomme du royaume… après vous, chevalier. »

 

Beaurevers et Ferrière échangèrent un salut courtois. Ferrière tendit vivement sa main et ouvrait déjà la bouche pour remercier son sauveur. Mais Beaurevers le prévint et, rendant l’étreinte loyale, déclara :

 

« Si vous voulez m’en croire, messieurs, nous remettrons les congratulations à plus tard… Tirons au large d’abord. »

 

C’était dit avec le plus grand flegme. Mais tombé des lèvres de cet homme, l’avis prenait une telle autorité que les deux jeunes gens n’eurent même pas la velléité de s’y soustraire.

 

De Louvre se plaça tout naturellement entre ses deux sauveurs, qu’il prit par le bras tous les deux. C’est ainsi qu’ils franchirent le pont-levis et pénétrèrent dans la ville.

 

À quelques pas derrière eux, se tenant aussi par le bras, Bouracan, Corpodibale, Strapafar et Trinquemaille suivaient.

 

Dès qu’ils eurent disparu, le baron de Rospignac sortit d’un trou. Il était livide, ses yeux étaient injectés de sang ; la colère, une colère froide, terrible, le faisait trembler des pieds à la tête. Il tendit vers la porte un poing menaçant et gronda furieusement :

 

« Beaurevers !… démon suscité par l’enfer pour faire échouer mon entreprise… Par les tripes de Satan, ton maître, je veux inventer un supplice effroyable pour te faire payer le coup que tu viens de me porter !… »

 

Il se tourna vers les corps étendus sur l’herbe et avec un sombre désespoir, une rage croissante :

 

« Une embuscade si bien organisée !… Treize hommes !… Treize hommes mis en capilotade par un seul !… Je refuserais de le croire, si je n’avais vu de mes yeux !… C’est à en devenir fou !… Treize hommes ! Mais qu’est-ce que ce Beaurevers que l’enfer engloutisse !… et d’où sort-il ? »

 

À ce moment, un des corps se redressa, se mit debout, se secoua gaillardement. Rospignac l’aperçut, et il eut un cri de joie :

 

« Pentecôte !… Tu n’es donc pas mort !

 

– Blessé seulement, monsieur le baron, répondit Guillaume Pentecôte avec son air goguenard. Peu de chose, d’ailleurs… J’ai le cuir dur, moi !

 

– Pourquoi faisais-tu le mort… puisque tu n’es que blessé légèrement ? »

 

En disant ces mots, il tourmentait le manche de sa dague d’une manière qui devait être terriblement éloquente pour Guillaume Pentecôte, car si fort et si brave qu’il fût, il se sentit pâlir dans l’ombre. Néanmoins ce fut avec assez d’assurance qu’il expliqua :

 

« Écoutez donc, monsieur, dès l’instant que Beaurevers nous tombait dessus, la partie était perdue pour nous. Je n’ai plus songé qu’à sauver ma peau qui peut vous être encore utile. J’ai profité de la première estafilade reçue pour me laisser aller le nez dans l’herbe. Je vous assure qu’il n’y avait rien de mieux à faire. Nous n’étions pas en force, monsieur.

 

– Pas en force ! sursauta Rospignac. Dix contre un !…

 

– Oui, mais ce un, c’était Beaurevers.

 

– Par le tonnerre de Dieu ! j’imagine que c’est un homme comme un autre !

 

– C’est Beaurevers, monsieur ! »

 

Il y avait dans l’intonation et l’attitude de Guillaume Pentecôte un singulier mélange de sourde terreur et d’ardente admiration.

 

Il ajouta aussitôt :

 

« Que ne m’avez-vous dit, monsieur, que nous trouverions Beaurevers sur notre route ?

 

– Pourquoi ? demanda Rospignac, impressionné malgré lui.

 

– Parce que je vous eusse conseillé de prendre cinquante hommes et non pas douze.

 

– Oh !… C’est donc le diable en personne, que ce Beaurevers ?

 

– C’est Beaurevers ! » répéta obstinément Guillaume Pentecôte.

 

Et comprenant vaguement que cette explication paraissait insuffisante à son maître, il ajouta :

 

« Beaurevers, c’est un homme comme qui dirait l’ouragan, la tempête, qui brisent et emportent tout sur leur passage. Mais si ses quatre compagnons sont avec lui, alors, monsieur c’est cent hommes qu’il faut compter… Encore, ne peut-on répondre de rien.

 

– Allons, tu exagères.

 

– On ne dirait pas, monsieur, que vous avez vu ces hommes à l’œuvre. Jetez un coup d’œil sur l’effroyable besogne qu’ils ont accomplie en un rien de temps… Notez que le plus gros de cette besogne a été fait par Beaurevers seul… Je ne vous en dis pas plus.

 

– Le fait est que je ne m’attendais nullement à me heurter à ce Beaurevers que j’ignorais… Mais fût-il cent fois plus fort que tu le dis, c’est maintenant une affaire à régler entre moi et lui… Et je te jure que c’est moi qui aurai sa peau !…

 

Ceci était dit sans colère, avec la froide assurance d’un homme qui a une confiance illimitée en sa propre force. Cela n’empêcha pas Guillaume Pentecôte de dire en hochant la tête d’un air soucieux :

 

« Vous êtes fort, monsieur… Plus fort que moi, qui n’avais jamais trouvé mon maître avant de vous avoir rencontré. Cependant je vous souhaite de n’avoir jamais à vous mesurer avec Beaurevers. Je vous jure que vous ne pèserez pas lourd entre ses mains.

 

– En voilà assez sur ce sujet, trancha Rospignac d’un ton sec. Occupe-toi plutôt de voir l’état réel de nos hommes. Mort diable ! Il est impossible que ces braves soient tous morts !

 

– J’espère bien que non », répliqua Guillaume Pentecôte, qui s’empressa d’obéir.

 

Pendant que le truand établissait le compte des morts et des blessés, Beaurevers, Ferrière et de Louvre s’avançaient sur le quai des Augustins en devisant tranquillement, comme si rien d’anormal ne s’était passé.

 

Ferrière avait très bien compris que l’agression à laquelle ils venaient d’échapper n’était pas une vulgaire attaque de détrousseurs de nuit. Il lui apparaissait que ce comte de Louvre, au secours duquel il était accouru, devait avoir quelque ennemi puissant et peu scrupuleux lequel en voulait à sa vie et lui avait tendu une bonne embuscade dans laquelle ils avaient failli laisser leur peau. Naturellement, il garda ses réflexions pour lui, mais comme il s’était pris d’une réelle sympathie pour cet élégant gentilhomme qui sentait si bien son grand seigneur, il s’empressa de lui offrir l’hospitalité, ainsi qu’à Beaurevers.

 

Et comme le comte déclinait l’invitation en assurant qu’il était indispensable qu’il passât la nuit chez lui, Ferrière s’offrit obligeamment à l’accompagner jusqu’à son domicile. Le comte remercia comme il convenait, mais déclina cette nouvelle offre en disant que la compagnie de son ami Beaurevers suffisait.

 

Ferrière n’insista pas et complimenta sincèrement :

 

« Il est de fait que, sous la garde d’une aussi vaillante épée, vous n’avez rien à redouter. Vous pourriez passer à travers une armée.

 

– Oui, j’ai là une escorte digne d’un roi, telle que n’en a pas notre sire François II lui-même !… Mais je m’en voudrais d’abuser plus longtemps de votre complaisance, vicomte. Vous devez avoir besoin de soins et de repos. Rentrez chez vous et si vous voulez bien le permettre, c’est nous qui aurons l’honneur de vous accompagner jusqu’à votre maison. »

 

Il fut ainsi fait. Le groupe s’engagea dans la rue du Battoir, prit à gauche la rue de la Rondelle, et vint s’arrêter devant l’hôtel du vicomte. Il y eut force compliments, force protestations d’amitié, sincères de part et d’autre. Après quoi, Ferrière rentra chez lui, de Louvre reprit le bras de Beaurevers et remonta la rue de la Rondelle, qui conduisait, par là, au pont Saint-Michel.

 

Les deux jeunes gens, qui marchaient maintenant d’un pas allongé, traversèrent la Cité, contournèrent le Grand Châtelet, prirent par la Vallée de Misère (sans se soucier des malandrins qui y pullulaient, surtout la nuit), et vinrent s’arrêter devant un porte basse, sur les derrières du Louvre.

 

Le comte introduisit une clef dans la serrure et tendit la main à son garde du corps, en disant simplement, avec une grande douceur :

 

« À demain, chevalier. »

 

Dans la royale demeure, le comte traversa hâtivement une cour de service, monta et descendit des escaliers, traversa des couloirs et pénétra dans un cabinet de toilette. Un homme d’un certain âge s’y tenait enfoui dans un fauteuil. Cet homme, qui avait le costume et la mise d’un parfait gentilhomme, se leva dès qu’il vit le comte.

 

De Louvre se jeta dans un fauteuil placé devant une immense table de toilette encombrée de cosmétiques, de pots, de flacons et de brosses, en disant d’une voix brève :

 

« Vite, Griffon, je crois que je suis en retard. »

 

Silencieusement, le gentilhomme qui répondait à ce nom de Griffon jeta un grand peignoir sur les épaules du comte, saisit une brosse, la trempa dans une manière de pommade parfumée et se mit à frotter énergiquement la moustache ébouriffée du comte…

 

Et cette moustache lui resta dans la main.

 

Puis ce fut la figure entière qui fut lavée, frottée, essuyée, débarrassée d’une couche de fards adroitement appliqués et qui la mouillaient notablement. Et maintenant le visage du comte apparaissait tel qu’il était : celui d’un jeune homme imberbe, de dix-sept à dix-huit ans, un peu maigre, un peu pâle, d’aspect maladif. Après le visage, ce fut au tour du costume de velours et de satin, noir et blanc.

 

Ainsi métamorphosé, le comte repartit joyeusement d’un pas vif et léger. Après avoir traversé de nouvelles salles, il aboutit à une porte qui s’ouvrit à deux battants devant lui, tandis qu’une voix forte annonçait :

 

« Le roi !

 

Le comte de Louvre, ou pour mieux dire le roi François II, venait de pénétrer dans la chambre de la reine Marie Stuart.

 

Autour de la reine – deux fois reine par le titre, et surtout, reine par le charme, par la grâce, par la jeunesse, par la beauté –, se tenait un groupe de charmantes jeunes femmes qui firent la haie et s’inclinèrent devant le jeune souverain. Ce fut au milieu de cette haie de fleurs vivantes courbées devant lui que François II passa.

 

Il vint s’arrêter à trois pas de Marie Stuart et répondit par un salut cérémonieux à la révérence qu’elle lui adressait. En se redressant, la reine lança un coup d’œil sur ses femmes. Cela suffit : toutes plongèrent de nouveau dans de savantes révérences… et s’éclipsèrent aussitôt comme un vol froufroutant de colombes effarouchées.

 

Le jeune roi et la jeune reine demeurèrent immobiles à leur place, sans un mot, sans un geste, l’oreille tendue vers la porte. Quand ils furent bien certains que cette porte était fermée, que les indiscrets s’étaient éloignés, François bondit vers cette porte et poussa le verrou d’une main preste. Alors, tous deux, ils éclatèrent d’un rire d’enfants heureux, François lança joyeusement sa toque en l’air, tandis que Marie sautait follement sur place en frappant dans ses mains. Un bond les jeta dans les bras l’un de l’autre, et ils s’étreignirent amoureusement en balbutiant :

 

« Marie, mon cher cœur !

 

– François, mon doux aimé ! »

 

VI

APRÈS LE GUET-APENS


Beaurevers avait attendu que la porte se fût refermée sur le roi. Il demeura un moment devant cette porte, l’oreille tendue, comme s’il redoutait qu’une dernière attaque vînt assaillir, dans sa propre demeure, celui sur qui il avait si bien veillé jusque-là.

 

Tranquillisé par le silence qui y régnait, il poussa un soupir de soulagement, rejoignit ses quatre fidèles qui attendaient à quelques pas, et :

 

« C’est fini pour aujourd’hui, dit-il. Nous rentrons à la maison. »

 

Tous les cinq, ils se dirigèrent vers la rue Froidmantel, qui était située sur les derrières du Louvre, comme on le sait. Ils eurent vite fait d’arriver devant une maison qui avait l’apparence d’une petite forteresse, et dont le pont-levis, au premier appel, se baissa silencieusement devant eux, pour se relever de même, dès qu’ils eurent franchi le seuil de la porte : c’était l’hôtel de Nostradamus[2].

 

À l’intérieur, dans un couloir sur lequel s’ouvraient plusieurs portes, Beaurevers prononça :

 

« Bonsoir, sacripants… Tâchez de passer cette nuit à dormir… et non à vous enivrer comme de fieffés ivrognes que vous êtes ! »

 

La voix était rude, le compliment peu flatteur – adressé surtout à des gens qui se prétendaient anciens gentilshommes de la reine. Mais cela était atténué par le sourire et le regard. Aussi les quatre ne s’y trompèrent pas et montrèrent des trognes illuminées, avec des bouches fendues jusqu’aux oreilles. Il y eut une série de grognements inarticulés, suivis d’une bordée de jurons à faire frémir un corps de garde. C’était leur manière de marquer la joie que leur causait la satisfaction et – pourquoi pas ? – l’affection du maître.

 

Et ils s’engouffrèrent en se bousculant dans la grande chambre qui leur servait de dortoir.

 

« Il y a du bon ! Rayonna Trinquemaille.

 

– Lou pitchoum il est content ! éclata Strapafar.

 

– C’est le bon temps qui revient ! » jubila Corpodibale.

 

Seul Bouracan ne dit rien. Le colosse paraissait soucieux. Ses trois compagnons surpris de son silence le regardèrent à la dérobée. Et ils échangèrent entre eux des sourires et des haussements d’épaules entendus.

 

Tout de suite, ils se mirent à l’œuvre : ils étalèrent sur une table quatre gobelets, des tranches de venaison froide, plusieurs chapelets de pain tendre et une bouteille de vin, une seule bouteille. Et Trinquemaille, qui déposait cette unique bouteille sur la table, expliqua, onctueusement, à son habitude :

 

« Pas plus d’une bouteille… à la fois.

 

– C’est juré, porco Dio ! appuya énergiquement Corpodibale.

 

– Nous sommes gentilshommes, qué !… Et des gentilshommes n’ont qu’une parole, déclara noblement Strapafar. »

 

Et ils attendirent ce qu’allait dire Bouracan. Mais Bouracan demeura obstinément muet, si rêveur qu’ils purent se demander s’il avait entendu seulement.

 

Les provisions étaient là. Les quatre gobelets remplis à ras bord. Dans l’angle de la cheminée se voyait un vaste panier rempli de flacons de différentes formes et de différentes dimensions. Ces flacons devaient s’en aller, un à un, remplacer le flacon vide au fur et à mesure. Pourtant, chose bizarre, ils ne touchèrent pas aux provisions, ils ne regardèrent même pas les gobelets pleins.

 

Ils se mirent tout d’abord à fourbir leurs armes. Et le soin minutieux qu’ils mettaient à cette grave opération indiquait qu’ils sentaient la bataille prochaine. Et leurs trognes hilares indiquaient clairement la joie délirante que leur causait cette agréable perspective. Et ils avaient alors de ces mines terribles, faites pour jeter l’épouvante au cœur des plus intrépides.

 

Lorsque les armes furent fourbies à fond, alors seulement ils se mirent à table et commencèrent le massacre des victuailles.

 

Pendant ce temps, seul dans sa chambre, le chevalier de Beaurevers se promenait de long en large d’un pas nerveux, réfléchissant. Et le résultat de ses réflexions fut exactement le même que celui de ses compagnons, car il prononça tout haut :

 

« Allons, c’est la bataille !… Tant mieux, mille diables ! Je commençais à m’ennuyer, moi ! »

 

Il reprit sa promenade, et, en marchant, des bribes de phrases mâchonnées trahissaient sa pensée secrète :

 

« Ah ! Madame Catherine, vous vous décidez enfin !… Pardieu ! Mon père, qui ne se trompe jamais, l’avait bien prévu… Vous voulez que votre bien-aimé fils, Henri, soit roi, et vous attaquez l’obstacle, vous commencez à déblayer la route… L’obstacle !… ce pauvre petit roi… un enfant, dont nous ferions un homme, nous… car, chose extraordinaire, inconcevable, ce fils de Catherine de Médicis a des instincts bons, généreux… et qui sait si ce n’est pas pour cela qu’elle le hait ? Ah ! Vous voulez supprimer l’obstacle !… Minute, je suis là, moi !… À nous deux, madame Catherine !… Mais je ne suis pas un oiseau de ténèbres comme vous, moi… L’ombre me répugne… C’est le grand soleil que je recherche, moi… et cette lutte sombre, tortueuse, n’est pas mon fait du tout… Pardieu ! j’irai, pas plus tard que demain matin, j’irai vous dire en face que je vous ai devinée et que vous me trouverez sur votre chemin. Oui, mort Dieu, voilà ce qu’il faut faire… pour commencer. »

 

Ayant pris cette décision, Beaurevers se coucha et ne tarda pas à s’en dormir.

 

Le lendemain matin, il se présentait au guichet du Louvre. Il entra sans difficulté aucune, salué avec une déférence qui témoignait de la faveur particulière dont il jouissait dans la royale demeure.

 

Et il faut croire que cette faveur était réelle, car il fut admis séance tenante auprès du roi. François II l’accueillit avec une joie non dissimulée :

 

« Ah ! Voilà mon chevalier ! s’écria-t-il avec un bon sourire. Bonjour, mon chevalier ! »

 

En disant ces mots, il lui tendait gracieusement la main. Beaurevers se courba et posa ses lèvres sur cette main avec la même grâce galante qu’il eût mise à baiser une main de femme.

 

« Bonjour, Sire dit-il en se redressant. Je viens prendre les ordres de Votre Majesté.

 

– Mais, fit vivement le roi, nous sortons, chevalier, comme d’habitude.

 

– Comme d’habitude ?

 

– Sans doute… Pourquoi pas ?

 

– Je pensais qu’après ce qui s’est passé hier, Votre Majesté jugerait à propos de s’abstenir… pendant quelque temps, tout au moins. »

 

En disant ces mots, Beaurevers plongeait avec insistance son œil clair droit dans les yeux de François. Celui-ci eut une moue de contrariété, et, avec une répugnance visible :

 

« Vous me conseillez donc de m’abstenir, chevalier ? » dit-il.

 

Un sourire de satisfaction passa sur les lèvres de Beaurevers qui répondit :

 

« Moi ! Dieu me garde de vous donner de tels conseils, Sire !

 

– Alors, s’écria impétueusement François, qui retrouva aussitôt sa gaieté, c’est dit, nous sortons… Précisément, à cause de ce qui s’est passé hier… Toute la nuit j’ai rêvé horions donnés et reçus… C’est si amusant, la bataille !… »

 

« Allons, pensa Beaurevers, décidément, l’enfant est brave. Tant mieux, mort diable !… Je commence à m’attacher à lui, moi. Et il me serait infiniment désagréable de donner mon amitié à un lièvre poltron. »

 

Et tout haut, de son air froid :

 

« Où plaît-il au roi d’aller ?

 

– Rue de la Rondelle. Chez le vicomte de Ferrière. Le comte de Louvre doit bien cette visite de courtoisie au galant gentilhomme qui, si bravement, est venu à son aide.

 

– Très bien, Sire.

 

– Je vais me faire habiller », dit François qui ne tenait plus en place.

 

Et avec ce confiant abandon, cette charmante familiarité qu’il n’avait cessé de témoigner à celui qu’il appelait « mon chevalier », il ajouta : « Venez-vous avec moi, ou m’attendez-vous ici, chevalier ?

 

– Ni ici, ni dans votre cabinet, si vous voulez bien le permettre, Sire. Pendant que le roi se fera habiller, ce qui demandera bien un bon quart d’heure, j’irai présenter mes humbles hommages à Sa Majesté la reine mère.

 

– « Ah ! » fit le roi, surpris.

 

Il n’ajouta pas un mot. Il se mit à marcher, l’air rêveur, toute sa gaieté brusquement envolée. Beaurevers, qui l’observait attentivement, se disait avec inquiétude :

 

« Se douterait-il ?… Ah ! le pauvre petit, voilà qui serait vraiment affreux !… »

 

Soudain, François s’arrêta devant Beaurevers. Il lui prit la main et la garda entre les deux siennes, malgré la résistance respectueuse du chevalier, en disant doucement.

 

« Laissez, laissez, il n’y a plus de roi ici… il n’y a plus qu’un ami… Chevalier, vous m’avez sauvé, hier, et c’est à peine si je vous ai remercié… Oui, je sais, vous n’attachez qu’une importance relative aux mots, il vous suffit que le cœur y soit… Et vous savez que, chez moi, le cœur y est bien… Vous voyez que je vous connais bien, mon brave chevalier. »

 

Il prit un temps, et d’une voix changée, une voix grave où roulaient de sourdes menaces, il reprit :

 

« Une fois pour toutes, je dois vous dire ceci, que je vous prie de bien graver dans votre mémoire : je ne connais pas d’autres amis que Nostradamus, votre père, et vous. Nostradamus étant absent pour longtemps, malheureusement, je n’ai plus que vous. Je vous demande de veiller sur vous, chevalier… Non pour vous, qui êtes la témérité et l’insouciance mêmes, mais pour votre ami François… Car, je vous le dis en vérité, le roi de France, condamné, ne tarderait pas à aller dormir son dernier sommeil près de ses aïeux dans les caveaux de Saint-Denis, si vous veniez à disparaître, vous qui veillez sur lui. Gardez-vous donc et, quant au reste, dites-vous bien que votre ami François, tant qu’il vivra, saura vous défendre contre tous… fût-ce contre ses plus proches parents… »

 

D’un geste vif, il jeta les bras autour du cou de Beaurevers et plaqua sur sa joue un baiser fraternel, en disant :

 

« Maintenant, vous pouvez allez voir la reine mère, mon ami. »

 

Après ces paroles – si graves par les sous-entendus terribles qu’elles contenaient, et le ton sur lequel elles étaient prononcées, – ce geste imprévu adorable de grâce puérile, acheva de bouleverser Beaurevers. Mais il n’était pas l’homme des attendrissements prolongés. Il se secoua violemment comme pour refouler toute émotion intempestive. Et saisissant le royal adolescent dans ses bras vigoureux, il l’enleva et le tint un instant étroitement pressé sur sa loyale et puissante poitrine. Après quoi, il le posa doucement à terre en disant :

 

« À mon tour, écoutez ceci, Sire : j’ai le tempérament d’un lion… Eh bien, pour vous, pour vous seul, je ferai violence à mon tempérament. Et si c’est nécessaire à votre salut, je vous promets d’agir en renard. Je ne vous en dis pas plus long.

 

– En ce cas, dit François, qui reprit son air riant et heureux, en ce cas, gare à ceux qui se trouveront aux prises avec un renard tel que vous !… À tout à l’heure, ici, chevalier.

 

– À tout à l’heure, Sire. »

 

VIII

LE CHEVALIER DE BEAUREVERS


Il était encore de bon matin au moment où le chevalier de Beaurevers se dirigeait vers les appartements de la reine mère.

 

Pâle, froide, raide sous les longs voiles noirs des veuves, Catherine de Médicis, depuis longtemps levée, montrait une singulière agitation. Elle semblait ne pas tenir en place, tendant l’oreille, épiant les moindres bruits qui parvenaient jusqu’à elle, allant soulever un coin du rideau de la fenêtre, et jetant fréquemment les yeux sur une horloge placée dans un angle. Et alors elle murmurait en crispant les doigts :

 

« Non, il est encore trop tôt !… On s’étonnerait… Oh ! Savoir, savoir !… Dire que ce serait si facile… quelques pas à faire… et je serais fixée… Au lieu de cela, il faut demeurer, attendre dans l’incertitude qui me ronge !… Oui, mais c’est plus prudent. Rongeons donc notre frein… heureuse encore de n’avoir pas à dissimuler mes impressions. »

 

Il est de fait qu’elle ne dissimulait rien en ce moment, car sûre que personne ne pouvait l’épier dans cette pièce où elle s’était réfugiée à bon escient, elle montrait un visage ravagé par l’angoisse, dévoré par l’impatience.

 

Quel événement sensationnel – terrible, peut-être – dont elle n’osait s’informer, Catherine de Médicis attendait-elle donc ce matin-là ?

 

Une dernière fois, elle consulta les aiguilles insensibles :

 

« Maintenant, je peux m’informer sans éveiller les soupçons », dit-elle avec un soupir de soulagement.

 

Elle appela. Celle de ses femmes qui se présenta était Mme de Fontaine-Chalandray, jeune femme d’une éclatante beauté, que les familiers continuaient à appeler « la belle de Torcy », de son nom de jeune fille.

 

« Torcy, dit Catherine, voyez donc comment le roi a passé la nuit. Le pauvre enfant m’a paru bien pâle, hier, et je suis inquiète. »

 

En effet, c’était bien une mère tendrement inquiète qui parlait. Torcy sortit pour exécuter l’ordre de sa maîtresse.

 

Catherine, très calme en apparence, alla s’agenouiller sur son prie-Dieu et attendit, les mains jointes sur l’accoudoir, les yeux fixés sur un christ de bronze doré, chef-d’œuvre de ciselure signé Benvenuto Cellini.

 

Priait-elle ?… Qui sait ?

 

Derrière elle, le froissement d’une lourde portière lui indiqua que sa messagère était de retour. Elle n’osa pas se retourner. Son cœur bondissait dans son corsage. Ses tempes bourdonnaient. Ses ongles s’incrustaient dans le velours de l’accoudoir. Mais sa voix demeura calme pour interroger :

 

« Eh bien ?

 

– Sa Majesté a passé la nuit près de la reine. Le roi, en se levant ce matin, paraissait en excellente santé et d’humeur joyeuse. »

 

Vers le christ de bronze impassible, Catherine leva un visage livide, épouvantablement ravagé, et garda sur lui deux yeux chargés de muettes imprécations. Et cependant ses lèvres laissaient tomber avec onction :

 

« Dieu soit loué ! »

 

Elle laissa tomber sa tête dans ses mains et parut s’abîmer dans d’ardentes actions de grâce. Lorsqu’elle se leva, elle montrait un visage froid, impénétrable. Elle parut réfléchir un instant.

 

« Voyez donc, Torcy, si le baron de Rospignac ne se trouve pas par là, dans les antichambres. Qu’on me l’amène. »

 

La belle Torcy partie de nouveau, Catherine, pensive, s’approcha d’une table et se mit à jouer machinalement avec une plume. Tout à coup son poing se crispa autour de la plume, et d’un geste violent, elle la brisa sur la table en grondant : « C’est ainsi que je briserai ce misérable baron, s’il s’est avisé d’avoir des scrupules ! »

 

« Madame, revint dire Mme de Fontaine, on n’a pas encore aperçu le baron de Rospignac… Mais il y a là M. le chevalier de Beaurevers qui insiste tout particulièrement pour être admis à l’honneur de présenter ses hommages à Votre Majesté. »

 

Catherine demeura impassible ; pas un muscle de son visage ne bougea ; ses doigts, qu’elle tenait appuyés sur le bord de la table, n’eurent pas une contraction. Cependant, dans son esprit en ébullition, elle hurlait de rage :

 

« Beaurevers !… S’il vient ici, c’est qu’il y a eu quelque chose !… Le coup a manqué !… Et c’est Beaurevers qui l’a fait manquer !… Et il vient me narguer !… Il faut savoir !… Et si Rospignac est coupable, malheur à lui ! »

 

Et, tout haut :

 

« J’ai donné, une fois pour toutes, l’ordre d’introduire M. le chevalier de Beaurevers à quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit. »

 

La belle Torcy s’inclina. Catherine ajouta :

 

« Qu’on fasse chercher M. de Rospignac et qu’on me l’amène dès que j’en aurai fini avec M. de Beaurevers.

 

Mme de Fontaine sortie, Catherine prit place dans un fauteuil, une table à portée de la main, et composa son visage qui se fit souriant et ouvert.

 

Mais pendant que Beaurevers s’inclinait devant elle, elle dardait sur lui un regard étincelant, acéré comme la pointe d’un poignard, un de ces regards chargés de haine mortelle qui, s’ils avaient le don de tuer, foudroieraient sur place.

 

Lorsque Beaurevers se redressa, elle souriait et son œil doux exprimait la plus grande bienveillance. Elle parla. Et sa voix était très caressante, et ce fut avec un air de profonde sollicitude qu’elle s’enquit :

 

« Bonjour, monsieur de Beaurevers. Comment se porte monsieur votre père, l’illustre Nostradamus, notre grand ami ?

 

– Votre Majesté est mille fois trop bonne. Mon père se porte bien.

 

– Et cette belle jeune fille… votre fiancée, je crois… demoiselle… ? Ah ! peccato, la mémoire m’abandonne !… Aidez-moi, voyons, monsieur de Beaurevers.

 

– Demoiselle Florise de Roncherolles, madame. »

 

Cette fois, elle constata qu’il avait pâli légèrement. De même elle remarqua avec quelle adoration muette, quelle vénération ardente il prononçait le nom de sa fiancée. Elle eut un sourire livide et songea :

 

« Ah ! tu viens me narguer !… tu viens me frapper !… Attends un peu, je vais, la première, t’assener quelques coups que tu sentiras. »

 

Et tout haut, avec vivacité :

 

« Florise de Roncherolles, c’est cela !… La fille de l’ancien prévôt qui, à ce qu’on m’a assuré, du moins, se donna la mort pour échapper au déshonneur de voir sa propre fille, une fille de noblesse, se fiancer publiquement à un…

 

– Un truand ! Dites le mot, madame, acheva rudement Beaurevers en voyant qu’elle feignait d’hésiter. Ce truand est devant vous !

 

– Oh ! fit Catherine avec un sourire qui protestait et un hochement de tête qui semblait approuver, ce n’est pas moi qui le dis… Dieu merci, je vous tiens pour un gentilhomme accompli. D’ailleurs, n’êtes-vous pas le fils de M. de Notre-Dame ? C’est l’ancien prévôt qui parlait ainsi. Mais nous savons qu’il vous avait en particulière exécration… Il n’était pas le seul, du reste… Je me souviens que feu mon époux, le roi Henri II, que Dieu ait son âme, vous voulait aussi la malemort. À telles enseignes que vous fûtes arrêté, jugé, condamné, et que vous eussiez été bellement exécuté, si je ne vous avais fait grâce, sur la sollicitude de votre père, à qui je n’avais rien à refuser. »

 

Jusque-là, elle avait lieu d’être satisfaite. Le chevalier conservait un calme stoïque. Mais à la teinte livide qui se répandait sur son visage, elle pouvait mesurer le ravage que faisait en lui cette persistante évocation d’un passé très douloureux. Et elle souriait avec une joie féroce. Cependant, il n’était pas homme à recevoir placidement les coups sans les rendre.

 

« Votre Majesté, fit-il avec un sourire aigu, avait raison de dire que la mémoire l’abandonne. Votre Majesté commet une erreur. »

 

Catherine vit venir la riposte, sans deviner exactement en quoi elle consisterait. Elle non plus n’était pas une femme à reculer. Elle se raidit et prenant un air étonné :

 

« En quoi ? dit-elle.

 

– En ce que sa mémoire, rebelle sur ce point, lui fait prêter à Nostradamus un rôle humiliant qu’il n’a jamais tenu… Mon père, madame, est l’homme que j’admire, que je respecte et vénère le plus au monde. C’est vous dire que je ne souffrirai pas qu’on tente de l’amoindrir devant moi.

 

– Vous ne souffririez pas ! » souligna Catherine redressée en une attitude d’écrasant dédain.

 

Comme s’il n’avait pas entendu, Beaurevers continua imperturbablement :

 

« C’est pourquoi je vous demande humblement la permission de rétablir les faits, tels qu’ils se sont passés dans la réalité. »

 

La fermeté de l’attitude, l’assurance du regard qu’il tenait rivé sur elle, l’acuité du sourire, tout criait hautement que cette permission n’était sollicitée que pour la forme et qu’il était résolu à s’en passer. Catherine le comprit. Et elle articula :

 

« Je vous écoute », dit-elle froidement.

 

Beaurevers reprit, avec la même déconcertante assurance, le même sourire plus aigu :

 

« Je fus condamné à avoir la tête tranchée et j’allais être exécuté, comme votre mémoire, implacablement fidèle sur ce point, vient de le rappeler. C’est là que Nostradamus intervint. Rien n’est impossible à Nostradamus, vous le savez, madame. Mon père pouvait laisser exécuter son fils… attendu qu’il pouvait accomplir ce miracle de le ressusciter. Mais, pour accomplir ce miracle, il lui fallait répandre goutte à goutte le sang d’un enfant. »

 

Catherine étouffa le rugissement de douleur qui montait à ses lèvres blêmes. Elle fixa sur celui qui, à son tour, fouillait sans ménagement les cendres d’un passé formidable, un de ces regards effrayants qui eussent fait rentrer sous terre tout autre que lui. Et son poing se crispa furieusement sur le manche d’un mignon petit poignard.

 

Mais Beaurevers ne s’effondra pas. Plus froidement résolu que jamais, il attendit tranquillement un mot d’elle qui fût un aveu de défaite. Voyant qu’elle avait l’orgueil de se taire, il continua implacablement :

 

« Cet enfant, Nostradamus le tenait en son pouvoir. Mais il lui répugnait d’accomplir ce hideux sacrifice. Or, cet enfant c’était le fils bien-aimé de Votre Majesté : le duc d’Anjou…

 

– Henri !… hurla Catherine, écartant en un geste de folle épouvante l’effroyable vision de son fils préféré, râlant, la gorge ouverte, sous le scalpel de l’opérateur. Oui !… je me souviens !… Il y eut, non pas grâce, mais troc pour troc : vie pour vie. »

 

Beaurevers ne triompha pas. Il se contenta de dire, avec un respect apparent :

 

« Je suis heureux de voir que la mémoire vous revient, madame. »

 

Mais le regard étincelant qu’il fixait sur elle disait clairement qu’il était prêt à accepter la lutte sur tous les terrains où il lui plairait de la porter et qu’il se sentait de taille à rendre coup pour coup.

 

La leçon était terrible. Toute autre que Catherine se le fût tenu pour dit et se fût bien gardé de provoquer plus longtemps un adversaire qui se révélait si déterminé et si redoutable. Elle ne renonça pas. Déjà, elle se disait :

 

« Oh ! Démon ! Quels raffinements de supplice il me faudra inventer pour te faire payer les secondes atroces que tu viens de me faire vivre ? »

 

Et déjà elle cherchait quel nouveau coup elle pourrait porter, tandis qu’elle disait :

 

« Peste, on ne peut pas dire que votre mémoire vous trahit, vous. Et j’admire l’ardeur que vous mettez à défendre votre père.

 

– C’est que je l’aime, madame. Je l’aime… tenez, autant que Votre Majesté aime son fils Henri.

 

– Oui, et c’est pourquoi je vous comprends, monsieur. C’est pourquoi je vous pardonne ce que vous m’avez fait souffrir en me rappelant l’événement le plus douloureux d’un passé qui contient tant de douleur et d’amertume.

 

– Du moins, votre Majesté me rendra cette justice que ce n’est pas moi qui ai, le premier, évoqué un passé qui m’est aussi très pénible. Je n’ai fait que la suivre là où il lui a plu de me mener.

 

– Laissons donc le passé enseveli sous les voiles de l’oubli, dit-elle, et parlons du présent. Savez-vous que c’est très mal à Nostradamus de séparer ainsi deux amoureux…

 

« Car, on m’a dit que c’est Nostradamus qui a emmené votre fiancée avec lui dans le Midi, je ne sais où.

 

– C’est vrai, madame. Mon père a jugé cette séparation momentanée nécessaire. Il avait d’excellentes raisons qu’il m’a fait connaître, d’ailleurs. Mais rassurez-vous, madame, mon père, qui est toute bonté, s’est arrangé de manière à m’adoucir les rigueurs de l’absence.

 

– Comment cela ?

 

– En venant me visiter chaque jour… En faisant en sorte que celle que j’aime m’apparaisse et me parle chaque jour.

 

– Je pense que vous voulez dire qu’ils vous écrivent ! s’effara Catherine.

 

– Non, madame, répéta Beaurevers avec force. Je dis bien ce que je dis : mon père et ma fiancée m’apparaissent. Ils me parlent… et je leur réponds. »

 

Catherine sentit la terreur superstitieuse s’infiltrer en elle.

 

« Mais c’est impossible ! s’écria-t-elle. Votre père et votre fiancée sont à plus de deux cents lieues de vous !

 

– J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Majesté que rien n’est impossible à Nostradamus », affirma froidement Beaurevers.

 

Catherine esquissa à la dérobée un signe de croix avec le pouce et murmura :

 

« Magie !… Sortilège !… »

 

Beaurevers ajouta d’un air détaché, mais en la regardant en face :

 

« Je les vois et les entends… En sorte que si, d’aventure, on voulait se servir d’eux pour m’attirer dans quelque traquenard, le piège serait éventé d’avance. »

 

C’était un avertissement que Catherine comprit. Mais elle abandonna précipitamment le mystère, préférant aborder la réalité qui, si redoutable qu’elle fût, lui paraissait sans doute moins effrayante.

 

« Dites-moi ce qui vous amène, dit-elle à brûle-pourpoint. Et n’oubliez pas, monsieur de Beaurevers, que ma faveur vous est acquise.

 

– Votre Majesté me comble, fit Beaurevers en s’inclinant. Mais je ne viens pas solliciter.

 

– Tant pis, tant pis !… J’eusse été charmée de vous être agréable.

 

– Madame, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous aviser au plus vite d’un événement grave qui s’est produit hier, à la tombée de la nuit. »

 

Il prit un temps. Catherine attendit, impassible. Beaurevers acheva :

 

« M. le comte de Louvre (il insista sur ces mots) a été assailli aux environs de la porte de Nesle et il s’en est fallu de peu qu’il ne fût tué. »

 

Instantanément Catherine fut debout. Et, bouleversée, la voix étranglée par l’émotion :

 

« Mon fils !… Le roi !… On a osé !… Et je suis là, bien tranquille, ignorant… »

 

Elle fit un mouvement pour s’élancer hors de l’oratoire. Beaurevers l’arrêta en disant :

 

« Que Votre Majesté se rassure… Le roi n’a rien… pas la plus petite blessure.

 

– En êtes-vous bien sûr ?

 

– Tout à fait, madame. J’étais là… C’est moi qui l’ai arraché aux coups de ceux qui le voulaient meurtrir. »

 

À bout de forces, Catherine se laissa tomber dans son fauteuil, joignit ses mains pâles dans une crispation nerveuse, ferma les yeux. Ainsi, la tête penchée, elle semblait prier ou méditer. Elle ne priait pas. Simplement elle se disait :

 

« Rospignac n’a pas trahi, comme je l’ai cru un instant… La chose serait faite maintenant, sans l’infernal Beaurevers… C’est cela qu’il est venu me dire ; j’avais bien deviné. Cet homme est plus dangereux encore que je ne pensais… Il détient des secrets qui lui ont permis de lire dans mon jeu. J’eusse préféré l’avoir avec moi… Il se dresse contre moi… tant pis pour lui. C’est désormais une lutte sans merci, entre nous… Il est fort. Il a toutes les audaces… Mais je suis patiente… et c’est moi qui le briserai. »

 

Impassible, Beaurevers attendait qu’elle fût remise et qu’elle reprît l’entretien.

 

« Chevalier, dit-elle enfin, nous reviendrons tout à l’heure sur le signalé service que vous avez rendu à moi et à ma maison.

 

– Votre Majesté ne me doit rien. Le roi m’avait sauvé la vie. J’ai sauvé la sienne, hier. Nous sommes quittes.

 

– C’est votre sentiment, fit Catherine avec un gracieux sourire, ce n’est pas le mien. Nous reviendrons là-dessus, vous dis-je… Vous connaissez le roi, chevalier : très jeune, il a la folie insouciante de son âge. Brave, d’ailleurs, un vrai Valois, pour tout dire, il est certain qu’il ne pense déjà plus à ce qui est arrivé, hier. Mais, par le sacré sang du Christ, je ne veux pas qu’on me tue mon fils, moi ! C’est donc à moi de veiller sur lui. C’est à moi de faire ce qu’il négligera de faire, lui. Et, pour commencer, il faut tirer cette affaire-là au clair. Veuillez donc me dire comment les choses se sont passées et ce qu’il y a eu au juste.

 

– D’autant plus volontiers, madame, que c’est en partie pour cela que me suis permis de solliciter de vous une audience particulière à une heure aussi matinale. »

 

Et Beaurevers commença aussitôt le récit de l’agression à laquelle le comte de Louvre avait failli succomber. Mais dès les premiers mots, il se trouva arrêté par cette pensée qui lui vint tout à coup :

 

« Diable, si je le nomme le vicomte de Ferrière, c’est sa condamnation à mort que je prononce… Catherine ne lui pardonnera pas d’avoir aidé à faire échouer son entreprise… Diable, diable !… Oui, mais Catherine sera informée, avant longtemps. Si je ne le nomme pas, j’aurai donc l’air d’avoir voulu garder pour moi tout le mérite. Heu ! Voilà qui ne saurait me convenir. Mais au fait, puisqu’elle saura quand même, autant vaut prendre les devants… D’ailleurs, si besoin est, je réparerai le mal que j’aurai causé. »

 

Cette réflexion que fit Beaurevers commença, par ces mots :

 

« Il convient de dire, avant tout, qu’avant moi un brave et digne gentilhomme s’était élancé au secours du comte de Louvre. Sans ce gentilhomme, je serais arrivé trop tard.

 

– Le nom de ce brave ?

 

– Le vicomte de Ferrière, madame.

 

– Le fils du vidame de Saint-Germain ?

 

– Je crois que oui, madame.

 

– Le vicomte de Ferrière a-t-il pénétré la véritable personnalité du comte de Louvre ?

 

– Je puis affirmer à Votre Majesté qu’il ne l’a pas soupçonnée un seul instant. Le vicomte est un vrai chevalier. Il a vu un homme aux prises avec plusieurs. Il est venu à la rescousse. Il eût fait de même si l’homme avait été un bourgeois ou un manant. C’est une nature généreuse, madame.

 

– Nous nous occuperons du vicomte de Ferrière, assura Catherine avec un sourire et une intonation sinistres. Continuez, monsieur. »

 

Beaurevers continua son récit qui, d’ailleurs, fut bref. Quand il eut terminé, Catherine en tira la conclusion :

 

« De ce que vous venez de dire, il ressort que le comte de Louvre a eu affaire à une bande de détrousseurs. Ce n’est pas un attentat dirigé contre le roi. C’est un accident. »

 

Elle signifiait péremptoirement sa volonté formelle de croire à un accident. Elle la signifiait sur un ton qui était de nature à écarter toute idée de discussion. Peut-être espérait-elle ainsi mettre Beaurevers dans l’impossibilité de dire ce qu’il était venu dire. Beaurevers parla quand même :

 

« Ce n’est pas à la reine que je m’adresse, dit-il avec calme ; c’est à la mère. La mère du roi – du roi dont la vie est menacée… Et sûr d’être compris et approuvé, je lui dis : Prenez garde, madame, vous commettez une erreur qui peut avoir d’irréparables conséquences, en croyant à un accident. Nous sommes en présence d’un attentat qui se renouvellera si nous n’y prenons garde. »

 

Furieuse d’être contrainte à une discussion qu’elle voulait éviter, Catherine se fit glaciale, et avec une lenteur calculée :

 

« Prenez garde à votre tour, monsieur. Ce que vous dites est plus terrible peut-être que l’erreur que je commets, selon vous… car enfin… nous ne sommes que trois qui connaissons la véritable personnalité du comte de Louvre : moi, Griffon, le valet de chambre de confiance du roi, et vous. »

 

Beaurevers rectifia froidement :

 

« Votre Majesté se trompe encore : nous sommes quatre.

 

– Quatre ! s’étonna Catherine. Qui est ce quatrième que j’ignore ?

 

– C’est mon père : Nostradamus.

 

– Nostradamus !… Comment Nostradamus connaît-il ce redoutable secret ? » s’écria Catherine.

 

Et, soupçonneuse :

 

« Est-ce vous qui le lui avez révélé ?

 

– Ah ! madame, protesta Beaurevers avec un sourire dédaigneux, vous ne le pensez pas… Vous n’ignorez pas pourtant que je sais garder un secret, moi !… Non, il n’y a là aucune trahison. Nostradamus connaît la vérité de la façon la plus simple du monde. C’est lui qui, avant son départ, a donné au roi le conseil de se créer une double personnalité et de vivre le plus qu’il pourrait hors du Louvre, loin des affaires…

 

– Voilà qui est étrange, murmura Catherine rêveuse. Et j’ignorais cela, moi !… Eh bien, monsieur, pour une fois, Nostradamus a été bien mal inspiré en donnant cet extraordinaire et – l’événement le prouve – très dangereux conseil à mon fils.

 

– Nostradamus fait toujours bien ce qu’il fait, dit Beaurevers avec une inébranlable confiance.

 

– Soit… Revenons au fait. Je disais : nous sommes quatre qui possédons le secret du roi. Si, comme vous l’affirmez, il y a eu attentat, c’est parmi ces quatre-là qu’il faut chercher le coupable… Voyez à quoi nous aboutissons : parmi ces quatre se trouve la mère du roi. »

 

En disant ces mots, elle accentuait encore la laideur de son attitude, et elle rivait sur lui son regard mortellement froid, qui semblait le défier. Et Beaurevers se disait à part lui : « Oui, tu voudrais bien que je te dise clairement que je te soupçonne… Évidemment ce serait mieux… Mais je ne serai pas si bête de me faire ainsi ton jeu… Diable ! c’est que tu aurais vite fait de me faire saisir et jeter dans quelque cul de basse-fosse… Ce n’est pas cela qui m’arrête : je sais, pardieu, que j’en sortirais… Mais tu profiterais bien un peu de mon impuissance pour faire tuer le petit roi qui te gêne… C’est ce qui ne sera pas, mort diable !… J’ai juré à Nostradamus de lui faire trouver, à son retour, le roi vivant… Et je tiendrai mon serment… Cependant, tu ne perdras rien, tu entendras quand même la vérité… Mais je te la dirai de telle sorte que tu n’auras pas prise sur moi. À renard, renard et demi. C’est le moment ou jamais de tenir la promesse que j’ai faite au roi. »

 

Et tout haut, avec un air de naïveté si bien joué qu’elle s’y laissa prendre :

 

« Eh ! Madame, il ne s’agit pas de ces quatre-là qui, en effet, ne peuvent être suspectés. La vérité est que le roi a été reconnu, malgré son déguisement. »

 

Pour Catherine, ces paroles constituaient une reculade. Une reculade de Beaurevers, c’était un succès pour elle, un succès dont elle avait lieu d’être satisfaite. Instantanément elle adoucit la raideur de son attitude.

 

« Ah ! Sotte que je suis ! fit-elle avec vivacité, comment cette idée ne m’est-elle pas venue ? C’est si simple, en vérité !… Il est vrai que je suis si troublée !… Ce n’est cependant pas le moment de perdre la tête !… Voyons, monsieur de Beaurevers, éclaircissons cette affaire-là ensemble, voulez-vous ?

 

– J’ai eu l’honneur de dire à Votre Majesté que je ne suis venu que pour cela.

 

– Bien. Dites-moi un peu ce qui vous fait supposer que le roi, malgré son déguisement, a été reconnu.

 

– Ce n’est pas une supposition, madame, c’est une certitude. J’ai vu rôder autour du comte de Louvre un homme dont les agissements m’ont paru suspects au plus haut point. Je jurerais volontiers que c’est lui qui a préparé le guet-apens dans lequel le roi a failli laisser sa vie.

 

– Et moi j’en suis sûre aussi. On ne se trompe pas quand on possède le coup d’œil infaillible qui est le vôtre. Le nom de cet homme, chevalier… Car je suis sûre que vous le connaissez.

 

– Je le connais, en effet… C’est le baron de Rospignac. »

 

Le coup frappa Catherine en pleine poitrine. Il était à la fois si rude et si imprévu qu’elle en demeura un instant suffoquée. Elle se ressaisit vite et, foudroyant Beaurevers :

 

« Vraiment, monsieur, vous jouez de malheur dans vos suppositions. M. de Rospignac est un gentilhomme à moi… L’ignoreriez-vous, par hasard, vous qui savez tant de choses ?

 

– Je sais, en effet, que M. de Rospignac appartient à Votre Majesté. Et c’est même très fâcheux.

 

– En quoi, monsieur ? » fit Catherine d’un air de souveraine hauteur.

 

Très calme, très froid, Beaurevers promit :

 

« C’est ce que j’aurai l’honneur d’expliquer à Votre Majesté dans un instant. Mais d’abord, madame, permettez-moi de vous dire une chose que vous ignorez, ou que vous oubliez, peut-être.

 

– Laquelle ? demanda Catherine qui se tenait sur ses gardes.

 

– C’est que M. de Rospignac, avant d’être à Votre Majesté, était à M. de Guise. »

 

C’était la perche qu’il lui tendait en disant ces mots. Catherine le comprit et elle la saisit vivement.

 

« Ah ! ah ! fit-elle. Par ma foi, oui, j’oubliais cette chose capitale : Rospignac a appartenu aux Guises !… Ces mots-là élargissent singulièrement l’horizon… L’ambition de ces Guises est insatiable. L’aîné, François, rêve de changer sa couronne ducale en une couronne royale… Le cadet, Charles, le cardinal, vise la tiare… ni plus ni moins… À eux deux, si on les laissait faire, ils auraient tôt fait d’étendre leurs mains puissantes sur le monde chrétien et de l’étouffer à leur profit. Il y a longtemps que j’ai vu clair dans leur jeu… Et voici que maintenant ils ont placé une de leurs créatures près de moi… Par le Christ crucifié, ce Rospignac n’est pas loin… et je vais… »

 

Déjà elle étendait la main vers un marteau d’argent placé à sa portée. Beaurevers l’arrêta en disant :

 

« Oserai-je demander à Votre Majesté ce qu’elle va faire ?

 

– Donner l’ordre d’arrêter ce Rospignac qui est un traître et un régicide.

 

– Mauvais, madame, très mauvais, déclara Beaurevers dont l’œil pétillait. C’est là que nous voyons combien il est fâcheux que ce gentilhomme soit à Votre Majesté. Si vous le faites arrêter pour l’affaire d’hier, MM. de Guise crieront très haut que Rospignac n’est plus à eux, mais à vous.

 

– Je vous entends, monsieur. Mais, outre que la mère du roi ne peut être suspectée, il est un adage qui dit que, dans un crime, il faut chercher avant tout celui à qui profite ce crime.

 

– Précisément, madame, les Guises vous retourneront l’argument. Le roi François II est mort, c’est son frère Charles, duc d’Orléans, un enfant qui n’a pas dix ans, qui lui succède. Si crime il y a eu, à qui profite ce crime ? À la reine mère, qui devient régente… maîtresse absolue du plus beau royaume de la chrétienté… Voilà, madame, ce que les Guises et leurs partisans ne manqueront pas de crier par-dessus les toits. Et une fois débridés, tenez pour assuré qu’ils ne s’en tiendront pas là.

 

– Eh ! monsieur, gronda Catherine, que pourraient-ils dire de plus ?

 

– Que ce n’est pas là qu’un commencement, madame. La mort du roi approche du trône, d’un degré, le duc d’Anjou. Que le nouveau roi disparaisse à son tour, et c’est le duc d’Anjou qui lui succède. Or, votre fils Henri, à tort ou à raison, passe pour être le fils préféré de Votre Majesté… Vous avez dit, madame, que la reine mère ne peut être suspectée. Vous eussiez pu ajouter qu’elle ne doit pas être éclaboussée… Ce qui se produira immanquablement si vous faites arrêter le baron de Rospignac. »

 

Ayant dit, Beaurevers se tint raide, impassible, dans une attitude irréprochable. Intérieurement, il se félicitait.

 

« Par Dieu ! je savais bien que je te ferais entendre ces quatre vérités. Maintenant, rage, écume, si tu veux, je n’en ai cure. J’ai vidé mon sac. »

 

Catherine se disait de son côté :

 

« Impossible de dire plus clairement qu’il m’a devinée… Et je ne puis rien… Jouée ! Moi, Catherine de Médicis, j’ai été jouée par un jeune homme de vingt ans !… Et je suis obligée d’entendre, le sourire aux lèvres, les abominables accusations qu’il ose porter contre moi… mais patience, j’aurai ma revanche… L’heure sonnera où ce misérable truand qui se donne des airs de gentilhomme payera d’un coup toutes ses insolentes bravades. »

 

Et, tout haut, d’air aimable :

 

« Je crois qu’en effet vous avez raison. Eh bien, soit, Rospignac ne sera pas inquiété pour cette affaire. Mais je ne le veux plus à mon service. Je vais le congédier. »

 

« Bon, sourit Beaurevers à part lui, tu n’en feras rien. »

 

Il ne se trompait pas. Déjà Catherine rétractait :

 

« Ou plutôt non, je le garde. Mais je le fais surveiller de près. Et, à la première faute, je le brise impitoyablement. »

 

IX

LA REINE MÈRE


Changeant soudain de conversation, Catherine prononça de son air le plus aimable :

 

« Parlons de vous, maintenant. Voyons, vous avez sauvé votre roi. Je cherche quelle récompense, digne de vous, je pourrais vous offrir. »

 

Très froid, Beaurevers déclina :

 

« Que votre Majesté ne se mette pas en peine de cela. Je suis déjà récompensé, au-delà de mes mérites, par une parole que le roi a bien voulu me dire.

 

– C’est beaucoup, en effet ! Cependant un témoignage plus positif de notre gratitude ne ferait pas mal, il me semble. Que diriez-vous, par exemple, de la capitainerie générale du Louvre ?…

 

– Le roi veut bien me nommer son chevalier. Je ne vois pas de titre plus honorable que celui-là.

 

– Aussi désintéressé que brave et dévoué, fit Catherine, sans insister davantage. Décidément, vous êtes la perle des chevaliers. »

 

Il n’y avait pas la moindre raillerie dans sa voix. Peut-être Beaurevers avait-il l’ouïe particulièrement sensible. Peut-être commençait-il à s’impatienter. Toujours est-il qu’il crut percevoir cette raillerie, lui. Et ce fut avec une certaine raideur qu’il releva :

 

« Je ne sais si je suis la perle des chevaliers, comme vous le dites, madame, mais je sais que j’ai l’habitude de tenir ce que je promets. Mon père m’a recommandé avant son départ, de veiller sur le roi. Je lui ai engagé ma parole qu’il le trouverait vivant à son retour…

 

– M. de Notre Dame vous a fait promettre cela ? interrompit Catherine sur un ton qui attestait qu’elle ignorait ce détail important à ses yeux.

 

– Oui, madame… Et c’est surtout pour apprendre cela à Votre Majesté que je suis ici. C’est aussi afin de lui dire ceci, que je crois de nature à calmer ses inquiétudes maternelles : tant que je serai vivant, on ne touchera pas au roi. »

 

Il s’était laissé emporter. L’ironie éclatait flagrante dans la manière dont il parlait de ses inquiétudes maternelles. Et sa promesse de veiller sur le roi ressemblait à une menace à peine voilée. Catherine le comprit ainsi, car elle pensa :

 

« C’est la guerre !… Eh bien, soit, je ramasse le gant !… Et nous verrons qui de nous l’emportera. »

 

Cependant elle ne sourcilla pas. Et ce fut de son même air aimable qu’elle dit :

 

« Voilà une assurance qui me rassure plus que tout. Je crois que sous la garde d’une épée aussi vaillante que la vôtre, mon fils n’a, en effet, plus rien à redouter. Cependant, on dit qu’il ne faut pas tenter le diable ; peut-être le mieux serait-il d’obtenir du roi qu’il renonce à ses escapades dangereuses… C’est ce que je vais m’efforcer de lui faire entendre. »

 

Elle se leva et, plus aimable, plus souriante que jamais :

 

« Je vous remercie, monsieur, de la hâte que vous avez mise à venir calmer mes inquiétudes maternelles. Je compte sur votre infatigable dévouement comme vous pouvez compter sur mon aide, qui dans l’accomplissement de votre mission si particulièrement grave, ne vous fera jamais défaut. Allez, chevalier, et souvenez-vous qu’en ce qui vous concerne personnellement, vous me trouverez toujours dans les mêmes bienveillantes dispositions. »

 

Sur de telles paroles il n’y avait qu’à s’incliner et à remercier. C’est ce que fit Beaurevers, qui sortit. En se dirigeant vers l’appartement du roi, il se disait moitié satisfait, moitié mécontent :

 

« Je n’ai pas eu le langage net et franc que j’eusse désiré. Mais, au bout du compte, elle m’a fort bien compris. Tout est donc mieux, car, du caractère que je lui connais, il est à peu près certain que Mme Catherine va porter tout son effort contre moi, tout d’abord… Ce qui fait qu’elle laissera quelque répit au petit roi qui, pendant ce temps, n’aura rien à redouter d’elle. C’est un résultat appréciable dont j’ai sujet à me déclarer satisfait. »

 

Pendant ce temps, par un autre chemin, Catherine arrivait dans la petite chambre à coucher du roi, au moment où celui-ci y pénétrait sous le déguisement complet qui faisait de lui le comte de Louvre.

 

En la voyant, le roi ne put réprimer un geste de contrariété quelle ne parut pas voir. Cette contrariété fit place à un commencement d’inquiétude dès qu’il eut remarqué l’air grave de sa mère et l’émotion contenue qu’elle laissait paraître sur sa physionomie ordinairement fermée.

 

« Vous sortez, François ? S’enquit Catherine qui fouillait avec une attention sérieuse les moindres détails du déguisement de son fils.

 

– Oui, madame, répondit négligemment François en bouclant soigneusement la longue et forte rapière qu’il venait de prendre.

 

– M. de Beaurevers me quitte à l’instant… Vous comprenez qu’il m’a fait part de l’étrange événement qui s’est produit, hier, aux environs de la porte de Nesle. Et je suis accourue en toute hâte pour m’opposer de toutes mes forces à ce que vous fassiez cette insigne folie… Je viens vous dire : vous ne sortirez pas, mon fils.

 

– Eh madame, s’écria François dépité, voilà du bruit pour peu de chose ! Quoi, il faudra que je me prive d’une distraction parce que quelques malandrins se sont attaqués à la bourse d’un gentilhomme attardé !

 

– Vous croyez donc qu’on en voulait à votre bourse ?

 

– Sans doute, madame… Ils l’ont crié assez haut. »

 

Catherine fit peser sur son fils l’éclat de son regard acéré. Mais François avait de qui tenir. Elle ne vit qu’un visage fortement contrarié, mais naïvement convaincu.

 

« Aveugle ! fit-elle avec force, aveugle, sourd, fou !… Vous ne voyez, n’entendez, vous ne comprenez rien !… Il s’agit bien de quelques truands, en vérité. C’est au roi qu’on en voulait… Au roi, entendez-vous, François ! Le roi qu’on a voulu méchamment, traîtreusement meurtrir.

 

– Allons donc, madame, s’écria le roi toujours incrédule, en apparence du moins, votre affection, ma mère, vous fait voir des dangers qui n’existent que dans votre imagination.

 

– Et moi, reprit Catherine avec plus de force, je vous dis que vous avez failli être victime d’un attentat préparé de longue main. Je vous dis que cet attentat se renouvellera aujourd’hui même peut-être, si vous vous obstinez à braver un danger qui existe, réel, terrible. Et si vous ne voulez pas en croire votre mère qui, selon vous, se laisse aveugler par son affection, interrogez Beaurevers, et vous verrez ce qu’il vous dira.

 

– Beaurevers croit à un attentat ?

 

– Oui. Il me l’a dit nettement. Il ne peut en être autrement, d’ailleurs. Vos plaisirs et vos caprices ne doivent pas vous faire oublier que vous êtes le roi, François. Le roi doit savoir regarder la mort en face lorsque la couronne ou le bien de ses États sont en jeu. Mais le roi se doit à ses sujets. Et le premier, le plus essentiel de ses devoirs, est de ne pas exposer son existence, si précieuse, dans des algarades du genre de celle-ci, qui compromettent la majesté royale. Croyez-moi, François, renoncez à des amusements indignes du rang suprême qui est le vôtre. »

 

Et avec un tremblement dans la voix :

 

« Songez aux angoisses mortelles dans lesquelles vous me faites vivre. Je n’y résisterai pas, François. Est-ce donc la mort de votre mère que vous voulez ?… »

 

Ces dernières paroles qu’elle venait de prononcer avec une sourde émotion parurent produire une grande impression sur le jeune roi.

 

« À Dieu ne plaise, dit-il vivement. Puisqu’il ne s’agit que de calmer vos angoisses maternelles, je m’abstiendrai, madame… durant quelque temps. »

 

Il paraissait faire une grande concession. Cette concession ne suffit pas à Catherine, qui s’écria :

 

« C’est définitivement et pour toujours qu’il faut renoncer à ces escapades. Jusqu’ici j’ai dû fermer les yeux sur ce sujet. Mais maintenant c’est une autre affaire. Ce qui n’était qu’une complaisance, une faiblesse maternelle excusable, deviendrait un véritable crime dont je ne chargerai pas ma conscience. Il me faut une promesse formelle que vous abandonnerez ce déguisement et que vous vous tiendrez désormais chez vous, dans votre Louvre, où, du moins, vous êtes en sûreté parmi vos gardes, vos Écossais, vos Suisses et vos gentilshommes. »

 

Assombri, François se mit à marcher avec agitation en murmurant entre les dents :

 

« Au Louvre où la mort me guette sournoisement !… »

 

Catherine avait l’oreille aussi fine qu’elle avait l’œil perçant. Si bas qu’il eût parlé, elle entendit :

 

« Que voulez-vous dire, mon fils ? dit-elle. Vous ne vous sentez pas en sûreté dans votre maison ?… Soupçonneriez-vous vos propres serviteurs ? »

 

Une lueur étrange passa dans l’œil de François. Mais comme il tournait le dos à sa mère en ce moment, elle ne put le voir. Ce ne fut qu’un éclair d’ailleurs. François se retourna et d’un air très naturel :

 

« Eh ! Non, madame, je ne soupçonne personne… Je ne suis pas comme vous, moi, je ne vois pas partout des complots et attentats. J’ai voulu dire simplement qu’ici je mourrai d’ennui. »

 

Il paraissait sincère. Catherine le crut, ou feignit de le croire.

 

« Si ce n’est que cela, fit-elle, on peut vivre très vieux tout en se mourant d’ennui. Tandis qu’un coup de poignard vous expédie un homme en quelques minutes. »

 

Et comme elle le sentait ébranlé, elle revint à la charge, insista avec plus de force, multiplia les arguments qu’elle croyait de nature à l’impressionner, à l’amener à céder. Un instant, elle put croire qu’elle avait réussi. Mais à ce moment la portière se souleva et Beaurevers entra sans avoir été annoncé. François l’aperçut et comprenant que c’était du renfort qui lui arrivait, il s’écria vivement :

 

« Vous arrivez à propos, chevalier. Voici madame ma mère qui me sermonne et me veut à toute force cloîtrer dans l’enceinte du Louvre. J’ai beau dire que j’y mourrai d’ennui, elle ne veut pas en démordre. Voyons, que dites-vous de cela, vous ?

 

– Je dis, Sire, répondit Beaurevers, d’un air paisible, que je ne vois pas pourquoi vous vous priveriez d’un passe-temps qui vous est agréable et ne fait de mal à personne.

 

– Voilà qui est bien dit ! » s’écria François.

 

Et, tout joyeux, il sauta sur son manteau dans lequel il commença à s’envelopper.

 

« Un instant, mon fils », intervint Catherine, qui ne s’avouait pas battue.

 

Et sans tenir compte du mouvement d’humeur du roi, elle se tourna vers Beaurevers et, hautaine, raide, glaciale :

 

« Je pensais trouver un auxiliaire en vous, monsieur. Tout au contraire, je m’aperçois que vous êtes contre moi. Quand je fais entendre la voix de la raison, vous n’hésitez pas à conseiller les pires folies. J’ai sujet de m’étonner, attendu qu’il me semble que vous devez savoir mieux que quiconque à quoi vous exposez votre roi. »

 

Aussi froidement qu’elle, Beaurevers répliqua :

 

« Je ne conseille pas le roi, madame. Je me contente d’exécuter ses ordres. Or, le roi, qui est le maître, m’a ordonné de le venir prendre ici. C’est ce que je fais. Quant au reste, je ne puis que répéter ce que j’ai eu déjà l’honneur de dire à Votre Majesté : tant que je serai vivant, il ne tombera pas un cheveu de la tête du roi.

 

– C’est une responsabilité terrible que vous assumez là, monsieur.

 

– Je le sais, madame. Mais je me sens de taille à la supporter sans faiblir. »

 

François intervint alors et sans cacher son impatience :

 

« La sollicitude maternelle que vous me témoignez m’est infiniment précieuse, madame. Pourtant il ne faut rien exagérer. M. de Beaurevers répond de moi. Vous savez qu’il ne promet rien qu’il ne se sente la force de tenir. Ceci doit vous rassurer, je pense.

 

– Oui, mais s’il vient à disparaître ?… Car ne vous y trompez pas, François, on saura, on sait déjà peut-être, que c’est lui qui veille sur vous. On supprimera le défenseur gênant pour vous atteindre plus sûrement. Ceci est élémentaire, voyons. »

 

François jeta les yeux sur Beaurevers. Il le vit étincelant, les narines frémissantes, semblant appeler la bataille.

 

« Il sera temps d’aviser quand nous en serons-là », dit-il tranquillement.

 

Et avec un orgueil naïf :

 

« Regardez mon chevalier, madame, et voyez si c’est là un homme dont on viendra facilement à bout. »

 

Catherine ne répondit pas. Elle tenta une diversion :

 

« Quel malheur, dit-elle avec une profonde amertume, de laisser ainsi à l’abandon les affaires du plus beau royaume de la chrétienté !

 

– Eh ! madame, les affaires du royaume ne sont pas à l’abandon, puisqu’elles sont entre les mains de mes oncles de Guise qui sont d’habiles hommes.

 

– Fort habiles, en effet, prononça Catherine avec une lenteur calculée et en fixant François avec une insistance significative. Trop habiles… Ils s’occupent de vos affaires, François… ils ne négligent pas les leurs pour cela.

 

– Eh bien, mais… c’est assez naturel, il me semble. »

 

Il était impossible de mettre plus de naturel qu’il n’en mit dans ces mots. Catherine, qui l’observait avec une attention soutenue, se dit en elle-même :

 

« Serait-il naïf à ce point ?… Pourquoi pas, après tout ? Il est si jeune… il est si sottement épris de sa femme… Et Marie Stuart est une fine mouche, dûment stylée par ses oncles les Guises, tout acquise aux intérêts de la maison de Lorraine. »

 

Et, tout haut, avec la même lenteur :

 

« En tout il faut une juste mesure. Croyez-en votre mère, François : ne laissez pas plus longtemps le pouvoir absolu aux mains de ces Lorrains. Sinon, vous vous apercevrez un jour qu’ils auront si bien fait leurs affaires que leur fortune éclipsera la vôtre… si elle ne l’absorbe pas complètement.

 

– Il en est de ce péril comme des autres : votre inquiétude maternelle vous fait exagérer, madame. Dieu merci, mes oncles me sont entièrement dévoués. D’ailleurs, c’est une résolution irrévocablement prise chez moi de me tenir éloigné du tracas des affaires. Plus tard, dans deux ou trois ans, si je vis encore, je prendrai en main le gouvernement de mes États. Mais d’ici là, j’entends me décharger de ce souci.

 

– Ah ! François, s’écria Catherine bouleversée, vous avouez donc que vous sentez votre existence menacée, puisque vous dites : si je vis encore.

 

– Madame, dit François avec une pointe de mélancolie qui perçait malgré lui, vous le savez aussi bien que moi : les médecins prétendent que je suis une nature délicate. Tant que je n’aurai pas dépassé la vingtième année, ils ne répondent pas de moi. Je n’ai pas voulu dire autre chose que cela… J’ai fait tout ce qu’il était en mon pouvoir pour calmer vos inquiétudes, ne m’en demandez pas plus. Je n’ai peut-être que quelques mois à vivre. Ces quelques mois, laissez-moi les vivre à ma guise. Ceci est ma royale volonté que je vous signifie, madame. »

 

Il avait mis une certaine rudesse dans sa voix. Pour en atténuer en partie l’effet, il se courba sur la main de sa mère et la baisa.

 

Tenace, Catherine fit une suprême tentative :

 

« Ainsi, mon fils, vous ne voulez pas… »

 

Mais François, redressé dans une attitude majestueuse, interrompit :

 

« J’ai dit : ma volonté royale, madame. »

 

Cette fois, Catherine comprit qu’une plus longue résistance était impossible. Elle leva ses deux mains pâles en l’air, comme pour prendre le ciel à témoin, et prononça :

 

« Fiat voluntas tua. »

 

Et, sans ajouter un mot, elle sortit lentement, drapée dans ses voiles noirs, pareille à un spectre en marche.

 

Le roi fixa un long regard, d’une expression étrange, sur la porte par où elle venait de disparaître.

 

Et Beaurevers, qui l’observait de son œil clair et qui surprit ce regard, songea doucement apitoyé :

 

« Cette fois, le doute n’est pas possible. Il sait !… Il sait que son ennemi le plus acharné, c’est sa mère… Ah ! Le pauvre petit, comme il doit être malheureux !… Et quel courage il lui faut pour dissimuler comme il le fait l’abominable secret. »

 

Et tout haut, avec une gaîté un peu forcée, une familiarité voulue :

 

« Eh bien, monsieur le comte, où allons-nous ? »

 

Au son de cette voix amie, François tressaillit et passa une main machinale sur son front moite, comme s’il voulait chasser les sombres pensées qui assaillaient son cerveau. Et il se ressaisit avec une rapidité qui indiquait une force de volonté remarquable.

 

« Allons chez le vicomte de Ferrière », dit-il en ouvrant une porte dissimulée.

 

Quelques minutes plus tard, le comte de Louvre et le chevalier de Beaurevers, bras dessus, bras dessous, devisant gaiement comme deux jeunes seigneurs exempts de tout souci, prenaient, sur le quai du Louvre, le bac qui les transportait sur l’autre rive, non loin de la tour de Nesle.

 

Pendant ce temps, Catherine revenait dans son oratoire. Elle paraissait très calme. Son visage était fermé comme à son ordinaire. Seule une certaine fixité du regard trahissait un peu de préoccupation.

 

Elle vint à son prie-Dieu, s’agenouilla lentement et levant vers le Christ de bronze deux yeux ardents, elle prononça à haute voix l’extraordinaire oraison que voici :

 

« Seigneur Dieu, vous qui voyez tout, qui savez tout, vous avez lu dans mon cœur que je voulais le sauver… C’est mon fils, malgré tout. Vous avez été témoin, Seigneur des efforts que j’ai faits… Il n’a pas voulu m’entendre, il n’a pas voulu comprendre… C’est donc que vous n’avez pas voulu qu’il comprenne… C’est donc que vous le condamnez… Car c’est vous qui le condamnez et non moi. S’il en est ainsi, que votre volonté soit faite, Seigneur… Mon fils Henri régnera… Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. »

 

Elle se leva et, comme apaisée, elle vint prendre place dans son fauteuil. Elle réfléchit quelques secondes et frappa sur un timbre. Le baron de Rospignac entra et vint se courber devant elle. Elle le considéra un instant, fixement, avec une froideur marquée. Enfin d’un ton sec :

 

« Dites-moi ce qui s’est passé hier, à la tombée de la nuit, devant la porte de Nesle », dit-elle.

 

Sans se laisser démonter par cet accueil glacial, Rospignac, très pâle, mais très maître de lui, fit en termes brefs le récit de l’algarade.

 

À mesure qu’il parlait, elle établissait mentalement le parallèle entre les renseignements qu’il donnait et ceux que Beaurevers lui avait fournis. Elle put se convaincre ainsi qu’il ne cherchait pas à farder la vérité. Le résultat de cette constatation fut qu’elle modifia son attitude, qui se fit moins raide.

 

« Ainsi, fit-elle quand il eut terminé, sur treize hommes que vous aviez, quatre sont morts, cinq sont grièvement blessés, le reste est plus ou moins éclopé. L’escadron de fer dont vous êtes le chef se trouve à peu près décimé. Tout cela parce que vous avez trouvé vingt hommes, il fallait en prendre cinquante… mais il fallait réussir coûte que coûte. Prenez garde, Rospignac, je n’aime pas les maladroits, ni les malchanceux ! »

 

Malgré elle, elle s’était animée. La voix était devenue menaçante, le regard avait repris sa dureté.

 

Rospignac se vit perdu. Il joua le tout pour le tout, et d’accusé, se fit accusateur.

 

« Eh ! Madame, fit-il d’une voix rude, j’ignorais ce Beaurevers que l’enfer engloutisse, moi ! Mais vous le connaissiez, vous… Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ?… Malchanceux, maladroit, c’est bientôt dit, madame… Encore faudrait-il renseigner les gens avant de les accabler de reproches.

 

– C’est vrai, c’est de ma faute. J’ai oublié Beaurevers… Ou plutôt je ne le savais pas contre moi. Le mal est fait, n’en parlons plus. »

 

Rospignac respira.

 

Catherine réfléchit un instant et :

 

« Ne m’avez-vous pas dit que vous haïssiez de haine mortelle ce comte de Louvre que je ne connais pas ?

 

– Non, madame, je ne le haïssais pas à ce moment-là… Mais je le hais maintenant. »

 

Il n’y avait pas à se tromper à cet accent. On y sentait gronder une haine féroce. Catherine dressa l’oreille aussitôt. Et, se faisant aimable :

 

« Ah ! Vous le haïssez, maintenant ? Pourquoi ? » Et comme Rospignac esquissait un geste vague :

 

« Allons, Rospignac, tu sais bien qu’on peut tout me dire à moi. Parle. Il y a une femme entre vous ?

 

– Vous avez l’œil de Dieu, madame, on ne peut rien vous cacher.

 

– Qui est cette femme ?

 

– Une diseuse de bonne aventure, dont Votre Majesté a peut-être entendu parler, car tout le monde la connaît à Paris.

 

– On l’appelle ?

 

– Fiorinda, madame.

 

– Une Italienne !

 

– Non pas. Une Parisienne. Pourtant, ce nom…

 

– Quelque surnom, sans doute.

 

– Et tu dis que le comte de Louvre est en amoureux ?

 

– Je n’oserais affirmer qu’il est amoureux, lui. Mais je crois… qu’il est… aimé… Et cela suffit. »

 

Les mots sortaient péniblement. Catherine fut fixée. Elle sourit doucement en se disant :

 

« Jalousie !… Il faudra faire en sorte que cette jalousie tourne à mon profit. »

 

Et tout haut, doucereuse, elle consola :

 

« Bah ! Je ne suis pas en peine de toi. Ne t’appelle-t-on pas le beau Rospignac ? Ta belle s’humanisera. »

 

Et sans paraître remarquer les grincements de dents de Rospignac, sérieuse :

 

« J’ai besoin de savoir exactement ce qu’est cette espèce de bohémienne, cette Fiorinda. Tu t’informeras et tu me feras part de ce que tu auras appris.

 

– Bien, madame.

 

– Revenons à ton affaire. Si tu veux te débarrasser de ce comte de Louvre qui te gêne, il faut que tu te débarrasses tout d’abord de Beaurevers.

 

– C’est ce que j’étais en train de me dire, madame.

 

– Oui, tu es intelligent, Rospignac. Et c’est pourquoi je t’ai attaché à ma personne. Va, Rospignac, occupe-toi de Beaurevers sans plus tarder. »

 

Et sur un ton où l’on sentait gonder la menace :

 

« Pas d’échec, cette fois-ci… Tu es averti maintenant, tu comprends ?

 

– À merveille, madame… Aussi vous pouvez croire que je ferai de mon mieux. »

 

Il s’inclina et se dirigea vers la porte. Au moment où il l’atteignit :

 

« À propos, dit Catherine, n’es-tu pas quelque peu parent ou allié de la famille du sire vidame de Saint-Germain ?

 

– Oui, madame », répondit Rospignac avec un sourire assez équivoque.

 

Et il expliqua :

 

« Défunte Mme la vidamesse était une cousine à moi.

 

– Voilà qui est fâcheux… parce que je crains que le fils du vidame, le vicomte de Ferrière, ne s’avise de se jeter à la traverse de mes projets…

 

– Madame, interrompit Rospignac avec une froideur sinistre, quand le service l’exige, je ne connais plus ni parents ni amis. »

 

Catherine sourit et :

 

« Pour l’instant, il me faut ménager M. le vidame de Saint-Germain. »

 

Et avec un froncement de sourcil :

 

« Et il ne faudrait pourtant pas que monsieur son fils se montre trop gênant… Si cela devait être…

 

– Je m’en débarrasserais comme de Beaurevers », acheva froidement Rospignac.

 

Et Catherine approuva d’un léger signe de tête et congédia Rospignac, qui sortit.

 

X

ÉBAUCHE D’AMITIÉ


Nous avons dit que le comte de Louvre, accompagné de son ami Beaurevers, avait pris le bac au quai du Louvre, pour se rendre rue de la Rondelle, à l’hôtel de Ferrière.

 

Le long des fossés de la demeure royale, ils croisèrent MM. de Trinquemaille, de Strapafar, de Corpodibale et de Bouracan, lesquels, comme par hasard, flânaient par là, superbes dans leurs resplendissants costumes de satin et de velours, bombant le torse, tendant le jarret.

 

Le comte et le chevalier passèrent, sans avoir l’air de les voir. Eux, suivirent aussitôt à vingt pas, raides comme des soldats à la manœuvre. Et ils prirent place dans le bac, faisant bande à part, ne s’occupant pas plus des deux jeunes gens que s’ils n’avaient existé. Et cependant, ils ne perdaient pas un geste, pas un clin d’œil de Beaurevers qu’ils ne cessaient d’observer à la dérobée et qui, de temps en temps, par gestes convenus, leur parlait un langage compréhensible pour eux seuls.

 

De Louvre et Beaurevers pénétrèrent dans l’hôtel. Les quatre entrèrent dans un cabaret d’où ils pouvaient surveiller la grande porte cochère, tout en vidant quelques gobelets de vin frais.

 

Cette grande porte faisait face aux derrières du collège d’Autun, lequel avait son entrée dans la rue Saint-André-des-Arts. À peine les deux jeunes gens étaient-ils entrés chez le vicomte de Ferrière qu’un mendiant, qui depuis un moment les suivait sans qu’ils y eussent pris garde, vint se blottir dans un renfoncement formé par un des contreforts du mur de clôture du collège. Là, en nasillant, d’une voix lamentable, il se mit à implorer la charité des rares passants de cette voie étroite et peu fréquentée. Seulement, de l’endroit où il s’était mis, ce mendiant pouvait surveiller la porte de l’hôtel de Ferrière aussi bien si ce n’est mieux que les quatre derrière les vitres de leur cabaret.

 

De cette visite de pure courtoisie, nous ne dirons rien, si ce n’est qu’elle eut pour résultat de transformer l’élan de sympathie qui avait porté les trois jeunes gens l’un vers l’autre, en un commencement d’amitié : une de ces amitiés à toute épreuve, comme on ne les cimente qu’à vingt ans. Cependant, il nous faut mentionner l’incident suivant :

 

Au cours de la conversation, Ferrière s’écria tout à coup :

 

« Plus que je vous regarde, comte, plus il me semble que votre figure ne m’est pas inconnue ! Évidemment, vous ressemblez à quelqu’un de ma connaissance. Mais à qui ? Le diable m’emporte, voilà ce que je n’arrive pas à préciser. »

 

De Louvre et Beaurevers échangèrent un sourire furtif. Et le comte, le plus naturellement du monde, répliqua :

 

« Vous n’êtes pas le premier qui me faites cette réflexion, je jurerais que j’ai une vague ressemblance avec notre sire le roi François deuxième… Du moins me l’a-t-on assuré.

 

– Et c’est vrai, charbieu ! La ressemblance est même plus frappante que vous ne le dites. Et n’était cette moustache ébouriffée qui vous va si bien, je jurerais que j’ai l’honneur de me trouver en présence de Sa Majesté.

 

– Oui, mais voilà, s’écria François en souriant malicieusement, il y a la moustache !… Le roi est encore trop jeune pour en avoir une pareille.

 

– C’est vrai, il y a cette moustache », reprit Ferrière, qui d’ailleurs était loin de soupçonner la vérité.

 

Et après avoir fouillé attentivement le visage de celui qui, pour lui, n’était que le comte de Louvre, il ajouta de bonne foi :

 

« Certes, la ressemblance est grande… Cependant, en y regardant de plus près, je vous trouve plus fort, plus vigoureux que le roi. Je vous trouve un air de santé que je serais heureux de voir à notre pauvre cher Sire… Et puis, quoi !… je vous ai vu à l’œuvre, hier soir, quand nous tenions tête à ces malandrins que M. de Beaurevers a si rudement et si prestement mis à mal. Ce n’est pas le roi si débile, qui aurait pu fournir un aussi vigoureux effort… Non, tout bien considéré, vous avez raison, comte, la ressemblance est vague, en effet, et je ne sais où j’avais la tête. »

 

Cet incident, que nous devions signaler, n’alla pas plus loin.

 

François et Beaurevers se retirèrent. Ferrière voulut, pour leur faire honneur, les reconduire lui-même jusqu’à la rue. Là, à quelques pas du mendiant qui ouvrait ses oreilles toutes grandes et qui ne perdit pas un mot, eurent lieu les derniers compliments et les trois jeunes gens se séparèrent après s’être donné l’accolade, suivant la mode du temps.

 

Dans la rue, François se souvint de Fiorinda. Guidé par Beaurevers, il se mit à sa recherche.

 

Derrière eux, les quatre anciens gentilshommes de la reine Catherine suivaient inlassablement, l’œil et l’oreille au guet, ne perdant jamais de vue la haute silhouette du chevalier, toujours assez loin pour que leur surveillance ne devînt pas une gêne, assez près pour accourir à la rescousse au premier signal.

 

Et, derrière les quatre, le mendiant suivait avec non moins d’adresse et de discrétion.

 

Ce fut à l’auberge du Pré, qui était un peu comme son quartier général, qu’ils retrouvèrent Fiorinda. Elle les accueillit aimablement, mais sans empressement, sans la moindre intention de coquetterie. Cependant, François remarqua qu’elle parut heureuse de se trouver avec Beaurevers, pour lequel elle montrait un sentiment qui ressemblait assez à de la vénération. Et il le dit, sans songer à mal, lorsque, ayant quitté la jeune fille, ils reprirent sans se presser le chemin de la ville.

 

« Vous paraissez au mieux avec cette belle enfant.

 

– C’est que, répondit sérieusement Beaurevers, nous nous connaissons depuis longtemps. Je l’aime et je l’estime autant que ma sœur Myrta dont elle est l’amie. C’est une vaillante et c’est une honnête fille.

 

« Et je vous assure – vous ne pouvez pas savoir cela, vous, monsieur le comte – qu’il faut une réelle force d’âme pour se garder honnête et pure dans la situation de cette enfant.

 

– Oui, dit François, d’un air rêveur, ce sont des choses que je n’eusse jamais soupçonnées si j’étais demeuré enfermé dans mon… dans ma maison. Si je vis, chevalier, je vous serai redevable du plus signalé des services, à vous et à Nostradamus : vous aurez fait de moi un homme. Et je vous jure que je ne l’oublierai pas. Pour en revenir à cette gracieuse enfant, je vous dirai que je ne suis pas sans avoir remarqué la noblesse de ses sentiments. Cette enfant a le cœur mieux placé que bien des dames hautement titrées. Puisqu’il en est ainsi, je veux m’occuper d’elle. Je lui trouverai un mari digne d’elle et je la doterai royalement.

 

– Pardieu, monsieur, voilà qui est bien dit ! Je retiens la promesse avec d’autant plus de satisfaction que je vous avouerai que j’ai craint un instant…

 

– Que je n’eusse l’idée de lui faire la cour, interrompit François en riant.

 

– Ma foi, oui.

 

– Rassurez-vous, chevalier », répondit François.

 

Et sérieux :

 

« Je suis comme vous : mon cœur est pris. Mon cœur est à Marie, comme le vôtre est à Florise. Il est vrai que, moi, je suis marié avec Marie. Mais figurez-vous que j’ai l’ingénuité de croire que le mariage ne dispense pas d’être fidèle. J’ai des sentiments de bourgeois, comme vous voyez.

 

– Eh ! monsieur, dites que vous pensez comme un honnête homme. Ce sera plus juste. »

 

Ce jour-là, en devisant de la sorte, François revint au Louvre et redevint le roi, sans qu’il lui fût arrivé le moindre fait digne d’être noté.

 

Cependant, le mendiant ne les avait pas lâchés d’une semelle. Lorsqu’il se fut assuré que le comte était bien rentré, il suivit Beaurevers jusqu’à ce qu’il l’eût vu pénétrer dans l’hôtel de la rue Froidmantel. Alors, il partit à grandes enjambées, négligeant de demander l’aumône en route. Il n’alla pas bien loin d’ailleurs. Il entra dans un cabaret borgne de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois et vint s’asseoir devant Guillaume Pentecôte qui attendait patiemment, en vidant un pot de cervoise.

 

Le mendiant demeura environ un quart d’heure avec Guillaume Pentecôte : il faisait son rapport qui fut écouté avec attention. Au bout de ce temps, Guillaume Pentecôte régla la dépense et, laissant là le mendiant, partit à son tour.

 

Quelques minutes plus tard, c’était lui qui, à son tour, faisait un rapport écouté avec non moins d’attention par Rospignac auquel il s’adressait. Quand le truand eut terminé, le baron résuma, l’air pensif :

 

« Ainsi, les voilà au mieux avec Ferrière… Il faudra voir… On pourra peut-être tirer parti de ces visites… J’y réfléchirai. »

 

Et avec un grincement :

 

« Pour ce qui est de la Fiorinda… je jure Dieu que j’y mettrai bon ordre… dussé-je la poignarder de mes propres mains ! »

 

Trois jours s’étaient écoulés, depuis que le vicomte de Ferrière s’était battu en l’honneur de Fiorinda, qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais vue, avant ce jour.

 

Pendant ces trois jours, Ferrière ne sortit que deux fois : la première fois pour aller prendre des nouvelles de Saverny et de Roquebron qu’il avait blessés, si l’on s’en souvient : la deuxième fois pour rendre visite au comte de Louvre et au chevalier de Beaurevers.

 

Le comte de Louvre ayant déclaré qu’on le trouvait rarement chez lui, attendu qu’il passait la plus grande partie de son temps chez son ami Beaurevers, ce fut tout naturellement chez ce dernier que Ferrière se rendit tout d’abord.

 

Sa visite était certainement attendue, car, en effet, il trouva François à l’hôtel de la rue Froidmantel, où il était comme chez lui. Cependant, le roi – qui tenait son double rôle avec une aisance qui attestait une grande habitude – le roi qui ne voulait pas que le moindre soupçon pût se lever dans l’esprit de son nouvel ami, tint à lui prouver qu’il avait réellement un logis à lui.

 

Ce logis avait été préparé de longue main par Nostradamus lui-même qui avait, pour cette aventure extraordinaire dans laquelle il lançait le roi de France, prévu jusqu’aux plus infimes détails. Il était situé à l’angle des rues du Bouloi et des Petits-Champs. C’était un hôtel de proportions modestes mais qui avait, extérieurement, assez belle apparence. À l’intérieur, il était aménagé avec une somptuosité qui émerveilla Ferrière qui, pourtant, était fastueusement logé lui-même et qui était un fin connaisseur. Les serviteurs y étaient peu nombreux : six gaillards taillés en Hercule et qui, sous la livrée très simple, de nuance indécise, vous avaient des allures formidables. Ce qui s’explique par ce fait qu’ils avaient été choisis par Beaurevers qui était allé les chercher parmi ces anciens loups affamés, d’ailleurs dévoués à Beaurevers presque autant que ses quatre fidèles, l’aubaine était miraculeuse. En effet, la place était bonne : peu ou point de besogne, copieusement nourris, bien couverts, largement payés, ils n’eussent pas changé leur sort pour un empire. Aussi obéissaient-ils au doigt et à l’œil à une jeune et jolie gouvernante qui n’était autre que Myrta. Celle-là même que Beaurevers appelait sa sœur et qui était l’amie de Fiorinda, avait-il dit.

 

Il va sans dire que les serviteurs et Myrta elle-même ignoraient totalement la véritable personnalité du comte de Louvre qui passait à leurs yeux pour une manière d’original. Myrta soupçonnait bien quelque mystère sous cette apparente originalité. Mais c’était une fille très discrète que Myrta. Et puisque Beaurevers n’avait pas cru devoir la mettre dans la confidence de ce mystère, c’est qu’il avait de bonnes raisons pour cela. Et elle avait gardé ses petites observations pour elle.

 

Au surplus, elle n’eût pas hésité à verser son sang jusqu’à la dernière goutte pour cet énigmatique comte de Louvre. Uniquement parce que Beaurevers lui avait dit, en la plaçant là :

 

« Myrta, ma petite sœur, souviens-toi que s’il arrive malheur à ce jeune homme, je n’aurai plus, moi, qu’à me passer mon épée au travers du corps. Veille donc sur lui, veille bien, Myrta… Si tu ne veux que je meure. »

 

Et comme cela était dit sur ce ton froid d’implacable résolution qu’elle connaissait bien, Myrta, en pâlissant, avait répondu :

 

« Soyez tranquille, monsieur, je réponds sur ma tête qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux, tant qu’il sera chez lui, c’est-à-dire sous ma garde. »

 

Ferrière fut donc reçu et magnifiquement traité dans ce petit hôtel des Petits-Champs. Et sous l’amoncellement de merveilles qui s’étalaient à ses yeux, il ne devina pas que se dissimulait une véritable place forte.

 

Nous répétons – parce que ce point a son importance qui sera reconnue en temps et lieu – que, malgré l’incident signalé de la vague ressemblance du comte avec le roi, il ne pouvait avoir aucun soupçon, même vague, de la réalité.

 

Du reste, François avait donné complaisamment des détails, imaginés pour la plupart, sur ses domaines et sur sa famille qu’il avait dit établie dans une province éloignée. L’attitude si naturelle du comte et du chevalier, le ton de parfaite égalité qui existait entre eux, tout contribua à le plonger plus avant dans son erreur.

 

XI

CE QUI FUT DIT SOUS L’ORME DE SAINT-GERVAIS…


L’impression que Fiorinda avait produite sur Ferrière était plus profonde qu’il ne pensait lui-même. L’image de la jolie diseuse de bonne aventure s’était imprimée dans son esprit de manière ineffaçable. Nous ne voulons pas dire qu’il y pensait : il pouvait, de bonne foi, se figurer l’avoir oublié. Néanmoins, elle était là, dans un coin de sa mémoire, toujours présente, sans qu’il s’en rendît compte.

 

En apparence, Fiorinda ne fut pour rien dans l’espèce de claustration qu’il s’imposa. Il demeura chez lui parce qu’il croyait qu’ayant été quelque peu endommagé dans les deux luttes successives qu’il avait eu à soutenir, sur le Pré-aux-Clercs et à la porte de Nesle, il avait besoin de repos. Il se le dit et il le crut de très bonne foi.

 

Cependant, il faut croire que, durant tout ce temps, un travail obscur, inconscient, s’était fait dans son esprit car, le quatrième jour, il s’écria tout à coup, sans raison apparente :

 

« Il faut que je la voie !… que je lui parle !… »

 

Et il partit en courant, comme un fou.

 

Il y avait à peine dix minutes que le vicomte était sorti lorsque Beaurevers se présenta à l’hôtel de Ferrière. Il était seul. Le roi, ce jour-là, restait au Louvre. Quant à ses quatre éternels compagnons, MM. de Strapafar, de Bouracan, de Corpodibale, de Trinquemaille, ils n’étaient pas avec lui non plus. Mais il est probable qu’ils ne devaient pas être loin et qu’ils attendaient patiemment son retour dans quelque cabaret du voisinage.

 

Le vicomte était absent, Beaurevers ne fit qu’entrer et sortir.

 

Il est temps de dire que l’hôtel de Ferrière était mitoyen avec celui du vidame de Saint-Germain, son père. Ces deux hôtels mitoyens avaient, selon l’usage, leurs jardins sur le derrière. Ces deux jardins s’étendaient jusqu’au quai des Augustins. Ce qui ne veut pas dire qu’ils étaient très grands. Dans le mur, haut et épais, éperonné de contreforts, qui les clôturait du côté du quai, ils avaient chacun une petite porte. À l’intérieur, les deux jardins étaient séparés par un petit mur percé de trois portes ; une près du corps de logis, une vers le milieu et la troisième près du mur de clôture. Ces trois portes étaient munies de verrous des deux côtés. Mais ces verrous n’étaient jamais poussés.

 

Grâce à cette disposition, le père et le fils se trouvaient chacun chez soi. Pour se voir, ils n’avaient qu’à franchir une de ces trois portes. Et c’est la raison pour laquelle les verrous n’étaient pas poussés.

 

Beaurevers, qui, sans doute, se trouvait désœuvré ce jour-là, sortit de chez le vicomte assez ennuyé. Il va sans dire qu’il connaissait la disposition des lieux que nous venons d’indiquer. Pensif et distrait, Beaurevers tourna à droite, machinalement, en sortant de l’hôtel de Ferrière. Cela le mena dans la rue du Battoir. De nouveau, il tourna à droite dans cette rue. Il est certain qu’il accomplissait ces évolutions au hasard. Nous avons dit qu’il paraissait absent. Et cela le conduisit sur le quai, près du mur de clôture des deux hôtels contigus.

 

Or, comme il était là, indécis, se demandant ce qu’il allait faire, ses yeux tombèrent sur un homme qui venait de déboucher du pont Saint-Michel et se dirigeait vers lui. Il le reconnut à l’instant, bien qu’il fût enveloppé dans le manteau relevé jusqu’aux yeux : c’était Rospignac. Cette rencontre imprévue lui rendit toute sa présence d’esprit.

 

Il se blottit contre un contrefort et observa en réfléchissant :

 

« Est-ce moi qu’il suit ?… Non, il est trop prudent pour faire cette besogne-là lui-même… En ce moment, j’en jurerais, il ne pense pas à moi… Mais pourquoi diable se cache-t-il ainsi ?… Car il se cache… »

 

À ce moment, Rospignac arrivait devant la petite porte de l’hôtel du vidame et frappait d’une façon particulière, après avoir jeté un coup d’œil circonspect autour de lui. Comme s’il avait été entendu, la porte s’ouvrit presque aussitôt.

 

Derrière son pilier de maçonnerie, Beaurevers entrevit un instant une opulente barbe blanche, admirablement soignée. Ce ne fut qu’un éclair. Cela lui suffit. Il attendit un instant et quand le bruit des verrous poussés lui eut indiqué que la porte s’était refermée, il sortit de son coin et vint s’arrêter devant cette porte.

 

« Pourquoi, se dit-il, de nouveau rêveur, pourquoi Rospignac a-t-il l’air de se cacher pour rendre visite au vidame-le-duc ?… Ne sont-ils pas vaguement parents ?… Et pourquoi ce grand seigneur, qui dispose de nombreux serviteurs fait-il lui-même l’office de portier ?… Voilà qui est étrange… »

 

De question en question, de réflexion en réflexion, il arriva que Beaurevers revint jusqu’à l’angle de la rue du Battoir, sans cesser de surveiller la petite porte du coin de l’œil. Là, il souffla dans un petit sifflet qui rendit un son strident, prolongé. Quelques secondes plus tard, les quatre accouraient au pas de course. Beaurevers leur dit quelques mots brefs. Ils se dissipèrent, disparurent avec une rapidité fantastique.

 

Quant à Beaurevers, il revint se tapir contre un pilier en se disant tout réjoui :

 

« Que tu passes par la rue de la Rondelle ou par le quai, la grande ou la petite porte, que tu sortes de chez Ferrière ou de chez le vidame, je sais, Rospignac, que tu ne m’échapperas pas !… Tudiable, depuis le temps que tes mouches bourdonnent autour de moi, c’est bien mon tour de te suivre… Seulement, comme je fais ma besogne moi-même, je suis certain que tu ne m’éventeras pas comme j’ai éventé tes mouches !… »

 

Pendant ce temps, Ferrière s’en était allé tout droit à l’auberge du Pré.

 

Il fut moins heureux que le comte de Louvre. Il ne trouva pas Fiorinda. Ce ne fut qu’après deux bonnes heures de patientes recherches qu’il finit par la découvrir aux environs du marché Saint-Gervais.

 

Et ce fut elle qui, les yeux brillants du plaisir que lui causait cette rencontre qu’elle croyait due au hasard, le sourire épanoui sur les lèvres pourpres, ce fut elle qui l’aborda, le plus naturellement du monde.

 

« Hé ! Monsieur de Ferrière, qui donc vous met ainsi en fuite ?… Ce n’est pas un homme assurément : j’ai vu de mes propres yeux comment vous savez charger l’épée haute… C’est donc une femme ! »

 

La conversation s’engagea sur des banalités : nouveaux remerciements très sincères de Fiorinda, protestations polies de Ferrière. Lui, gardait encore une certaine gêne. Elle, au contraire, montrait une aisance incomparable.

 

Et ce fut justement cette aisance qu’elle montrait qui lui permit de reconquérir toute sa présence d’esprit. Seulement, comme il ne pouvait pas comprendre ce calme déconcertant, il l’attribua tout simplement à un calcul. Et il se dit, avec une sourde colère contre sa propre timidité :

 

« Malgré ses grands airs, cette diseuse de bonne aventure n’est au fond qu’une madrée coquette. Au diable soit le respect. Je vais la traiter selon son mérite. »

 

Cependant, soit qu’elle lui en imposât malgré lui, soit qu’une sorte de pressentiment l’avertît qu’il faisait fausse route, soit enfin effet de sa timidité naturelle, il ne parvenait pas à se donner l’attitude qu’il jugeait convenable. Ce dont il enrageait.

 

Ils se mirent en marche, côte à côte, elle devisant gaiement, sans rechercher le moins du monde à voiler son caractère qui était aimable et enjoué. Lui, dont le naturel était plutôt grave et mélancolique, faisait des efforts désespérés pour se mettre à son diapason et n’aurait pas su dire s’il y réussissait ou non.

 

Fiorinda vint s’arrêter sous l’orme de Saint-Gervais et avec un sourire malicieux :

 

« Nous voici, dit-elle, dans une des innombrables salles de mon vaste domaine. C’est là, dans ce superbe décor, que je reçois la foule des fidèles qui désirent faire appel à ma science divinatoire. »

 

Elle avait dit cela avec une emphase comique qui amena un sourire sur les lèvres de Ferrière. Elle ajouta en riant de bon cœur :

 

« Pour parler plus simplement : c’est là un des nombreux endroits où j’exerce mon métier, qui est de dire la bonne aventure, comme vous le savez.

 

– Métier bizarre… qui ne me paraît guère concevable pour une femme… Surtout quand cette femme est d’une autre nature fine et distinguée comme la vôtre.

 

– Métier qui me fait vivre libre et indépendante, monsieur. Métier qui me permet de repousser du pied comme il convient, certaines propositions outrageantes qu’on se croit en droit de faire à une femme qui n’a pas d’homme, père, frère, époux ou parent éloigné, pour la protéger… et qui doit vivre cependant.

 

– Au fait, cela me fait penser que vous ne m’avez pas encore dit la bonne aventure, à moi. Profitons de l’occasion, voulez-vous ?

 

– Non, je ne vous dirai pas la bonne aventure, à vous.

 

– Pourquoi pas à moi ? fit-il avec dépit.

 

– Parce que ma prétendue science n’existe pas. Parce que j’invente tout ce que je dis à ceux qui viennent me consulter. Il faut bien que je vous le dise, à vous, puisque c’est la vérité : je ne sais pas, je n’ai jamais su dire la bonne aventure.

 

– Est-ce possible ! s’écria-t-il, ébahi de cet aveu imprévu. Quoi ! vraiment, vous n’y entendez rien ?

 

– Rien n’est pas le mot, fit-elle avec la même franchise et en riant de son air étonné. Tout de même, j’ai une vague connaissance des rudiments de cette science. On m’a appris, par exemple, à discerner une ligne de vie. Mais tout mon savoir se borne à peu près à cela. Oh ! sur ce point-là, je suis très forte, très. Et jamais je ne me suis trompée quand, sur le vu de certaine ligne brisée, je me suis prédit à moi-même que celui que me consultait n’avait que quelques mois ou quelques semaines à vivre. Mais voilà, c’est précisément la seule chose que je suis capable de reconnaître qui ne me sert à rien… Puisque je ne dis jamais ce que j’ai vu sur ce point capital.

 

– Ainsi, fit-il, avec une feinte indignation, vos prédictions ne sont que des imaginations ?

 

– De pures imaginations.

 

– Mais c’est une supercherie indigne !

 

– J’avoue la supercherie… mais je récuse le qualificatif qui me paraît un peu sévère… et que je vous prie de retirer.

 

– Je retire le mot, dit-il en éclatant de rire. Diable ! je ne veux pas me mettre sur les bras une affaire avec vous !… N’empêche que vous empochez l’argent des naïfs qui croient à votre science.

 

– Ma foi oui !… Ne faut-il pas que je vive aussi, moi ?

 

– Mais, mademoiselle, ce n’est pas de l’argent honnêtement gagné, cela !…

 

– Quelle erreur ! » dit-elle.

 

Et sérieusement :

 

« Ceux qui viennent à moi ont généralement un souci qui les tracasse à tel point qu’ils en sont très malheureux. Eh bien, j’arrache ce souci de leur esprit. Je leur rends l’espoir et la confiance. Ils me quittent réconfortés et heureux… Il y en a qui doivent la vie à mes mensonges… Ils étaient résolus à en finir avec une existence qui leur paraissait insupportable, et avec laquelle j’ai réussi à les raccommoder… Tout cela vaut bien, je pense, les quelques pièces de menue monnaie qu’on me donne. Vous me direz peut-être qu’en échange de cet argent, très réel, je ne donne, moi, qu’un peu d’illusion. Je vous répondrai que l’illusion, c’est toute la vie. Et si je réussis à faire pénétrer un peu de cette bienfaisante illusion dans un esprit, cela ne saurait se payer trop cher. Et la preuve en est que mes clients se montrent tous généreux avec moi… même les moins fortunés.

 

– Ma foi, dit Ferrière, je n’avais pas pensé à envisager la question sous cet aspect !… Savez-vous que vous avez des idées étranges… qu’il n’est pas donné à tout le monde d’avoir.

 

– Bah ! fit-elle malicieusement, vous en entendrez bien d’autres !… Je n’ai pas vidé mon sac d’un seul coup. »

 

Le visage de Ferrière s’illumina.

 

« Tant mieux ! » fit-il dans un élan joyeux.

 

Et, avec un rire un peu forcé :

 

« Vous n’avez jamais aimé ?

 

– Jamais ! dit-elle gravement.

 

Il la regarda bien en face, comme s’il voulait lire jusqu’au fond de son cœur. Elle soutint cet examen avec une admirable sérénité. Le doute n’était pas possible. Ces yeux si limpides ne pouvaient pas mentir. D’ailleurs, la loyauté éclatait sur tous les traits de cet adorable visage. Il eût fallu être aveugle pour ne pas le voir. Et Dieu merci, il avait de bons yeux. Il se sentit l’âme noyée de bonheur et il lui fallut faire un grand effort pour ne pas laisser éclater la joie puissante que lui causait cet aveu. Et d’une voix qui tremblait.

 

« Un jour ou l’autre, dit-il, l’amour viendra frapper à la porte de votre cœur.

 

– Je l’espère bien, fit-elle en riant. Et comme mon cœur n’est pas un cœur de marbre, la porte s’ouvrira toute grande.

 

– Et, dit-il, en masquant sous un air dégagé l’appréhension que lui causait cette perspective, du même coup s’ouvrira pour l’heureux favorisé, la porte de ce logis dans lequel jamais un homme n’a pénétré.

 

– Mon Dieu, oui !… Vous ne voudriez pas que je fusse si cruelle que de le laisser dehors ! »

 

Elle vit la contraction douloureuse de ses traits. Elle ajouta, de son petit air sérieux :

 

« Seulement, la porte du logis ne s’ouvrira pas avant que certaine formalité à laquelle je tiens essentiellement – j’ai de ces idées-là, moi – ne soit accomplie.

 

– Quelle formalité ? fit-il machinalement.

 

– Peu de chose : une visite au curé de ma paroisse, qui nous unira chrétiennement, l’heureux favorisé, pour parler le même langage que vous, et moi. Pour tout dire, monsieur, la porte du logis ne s’ouvrira que devant mon époux. »

 

Il y eut un silence entre eux. Chacun d’eux poursuivait son rêve. Ce fut Ferrière qui rompit le silence :

 

« Ainsi, dit-il, en redressant la tête, celui qui voudra vous parler d’amour, quel qu’il soit, devra tout d’abord passer à votre doigt l’anneau des fiançailles ? »

 

Elle vit que son attitude s’était modifiée : il ne badinait plus maintenant, il était très sérieux. Elle se fit aussi sérieuse que lui pour répondre :

 

« Oui. »

 

Et elle s’expliqua :

 

« Vous m’avez dit tout à l’heure que j’avais des idées étranges. Et c’est vrai. Parmi ces idées en voici une notamment : je me demande, monsieur, pourquoi une fille de rien, comme moi, n’aurait pas sa dignité qu’elle place au-dessus de tout… tout comme une grande dame a son honneur ?

 

– Mais, fit-il vivement, je ne trouve pas cette idée-là étrange. Je la trouve honorable, tout simplement. »

 

Elle approuva d’un léger signe de tête, et reprit :

 

« C’est parce que j’ai le respect de moi-même que j’ai décidé que nul ne pourra sans mentir, se flatter d’avoir été l’amant de Fiorinda… Et je tiens toujours ce que je me suis promis à moi-même.

 

– Le mariage !… l’indissoluble union !… »

 

Ferrière avait murmuré ces mots d’une voix à peine perceptible. Elle les entendit. De toute évidence, il avait parlé pour lui-même, poursuivant un débat intérieur. Elle le comprit. Et néanmoins elle voulut répondre. Elle se leva et de sa voix harmonieuse :

 

« Si le don de son cœur est sincère, il me semble qu’il doit être éternel. Je n’admets pas qu’on reprenne ce qu’on a librement donné. Je pense que dès lors l’union doit être éternelle aussi. C’est pourquoi j’invoque le mariage. Pour moi, amour veut dire constance immuable, fidélité jusque par-delà la tombe. Si j’aime un jour, c’est ainsi que j’aimerai… et c’est ainsi que j’entends être aimée.

 

– Et s’il vous arrive d’être trahie ? » fit-il, en se levant, lui aussi.

 

Elle pâlit et ferma les yeux.

 

« Je mourrai », dit-elle simplement.

 

Il se courba très bas et d’une voix douce comme une caresse :

 

« Vous venez de me dire des choses auxquelles je n’avais jamais songé, je l’avoue… Des choses auxquelles je ne réponds pas, pour l’instant, parce que je me sens trop troublé… Plus tard, peut-être, je vous dirai… Je m’éloigne, madame et je ne sais si je vous reverrai jamais… mais ce que je sais bien, ce que je vous supplie de croire, c’est que j’emporte la conviction que nulle femme au monde n’est plus digne de respect que vous. »

 

Il se courba une dernière fois et partit d’un pas allongé, droit devant lui, sans savoir certainement par où il passait ni où il allait.

 

Elle le regarda s’éloigner, l’air pensif, accablée par une pesante tristesse qui venait de fondre brusquement sur elle. Et elle songeait :

 

« Pauvre garçon ! Il est plus troublé certes qu’il n’a bien voulu en convenir… Après ce que je viens de lui dire, il est certain que je ne le reverrai jamais… Eh bien, quoi, n’est-ce pas ce que j’ai voulu ?… Vais-je éprouver du chagrin pour une chose qu’il ne dépendait que de moi d’éviter ? »

 

Elle secoua la tête d’un air résolu, frappa le sol de son pied mutin. Une larme étincelante comme un pur diamant jaillit de ses longs cils et vint lentement s’évaporer au feu de ses joues… Mais elle souriait bravement tandis qu’elle disait en elle-même :

 

« Eh bien, non ! les choses sont bien ainsi. Ce que j’ai fait, il fallait le faire… et si c’était à refaire, je recommencerais. Je suis bien sûre maintenant, si le hasard nous met de nouveau en face à face, qu’il n’osera jamais effleurer ce sujet… que jamais plus l’idée ne lui viendra de me faire des propositions que j’ai bien cru un instant qu’il allait me faire. Qu’il demeure à tout jamais un indifférent pour moi. J’aime encore mieux cela que d’avoir à le mépriser… Allons, n’y pensons plus. »

 

XII

ET CE QUI SE PASSA SOUS LE MÊME ORME DE SAINT-GERVAIS


À ce moment, une voix menaçante gronda derrière elle :

 

« Je t’y prends enfin ! »

 

Elle se retourna vivement, comme si quelque bête venimeuse venait de la mordre au talon. Et elle se trouva face à face avec Rospignac.

 

Le pied droit posé sur le banc de pierre, le buste penché en avant, le coude sur le genou, le poing gauche sur la hanche, le baron la fixait insolemment, avec un rictus inquiétant. Il était livide. La colère, une colère froide, effrayante, le faisait trembler comme une feuille au vent, contractait ses traits, striait ses yeux gris clair. Et ce visage de trop joli garçon dont il était si fier, convulsé par la rage, apparaissait alors sinistre et repoussant comme un masque de cauchemar.

 

Un inappréciable instant, ils se regardèrent tous les deux droit dans les yeux. Et, à la vue de ce masque épouvantable, elle sentit un frisson de terreur la saisir à la nuque.

 

D’une voix que la fureur jalouse rendait bégayante, il ajouta :

 

« On entend des choses vraiment intéressantes sous l’orme de Saint-Gervais. »

 

Redressée dans une attitude de souverain mépris, elle cingla :

 

« J’ai toujours pensé qu’il y avait du sbire, de l’espion en vous… Je vois que je ne m’étais pas trompée. »

 

Elle détourna dédaigneusement le dos et fit deux pas dans la direction de la rue du Monceau.

 

Ce fut tout ce qu’elle put faire. Il se porta vivement en avant, allongea le bras et abattit sa main sur son épaule. Et sous l’étreinte de fer de cette main fine et blanche, elle se trouva clouée sur place. En même temps, il grinçait :

 

« Minute, la belle, j’ai à te causer, moi !

 

– Lâche !…

 

– Lâche, sbire, espion, assassin, tout ce que tu voudras et peu m’importent les injures… Je tiens et, que tu le veuilles ou non, tu m’entendras. Tudieu ! tu n’as peur de rien, toi !… Il te faut deux amants à la fois !… Et quels amants ! La fine fleur de la noblesse : un comte et un vicomte, peste !… Il est vrai que celui-là n’est pas ton amant… non, tu vises plus haut ! C’est le mariage qu’il te faut avec celui-là… Car tu sais, j’étais là, derrière vous, on est espion ou ne l’est pas, que diable ! Et je n’ai pas perdu un mot de cet entretien si tendre… et si intéressé. Ah ! Tu peux te vanter d’être une fine comédienne, toi !… C’est merveille vraiment de t’entendre parler de ta dignité de coureuses des rues… une dignité à qui il faut un titre de comtesse, diable ! C’est quelque chose, et tu me parais priser ta marchandise à un assez haut prix… Et ce sermon sur la constance et la fidélité !… Jusque par-delà la tombe, surtout, m’a beaucoup plu. Ma parole, c’est à crever de rire !… Et ce grand niais de Ferrière qui écoute cela… et de quel air, le sot, l’imbécile !… Sais-tu qu’il est assez bête pour t’épouser !… Eh bien, mais, et ton bien-aimé comte de Louvre, qu’en feras-tu, en ce cas ?… Tu le garderas pour amant… pardieu ! C’est tout indiqué !… »

 

Vainement elle s’était débattue, avait essayé de lui imposer le silence. L’ignoble flot d’injures s’arrêta de lui-même : il était à bout de souffle. Elle en profita pour lancer :

 

« Laissez-moi !… Laissez-moi, ou j’appelle. »

 

Il ricana :

 

« Je n’ai pas fini !… Tu m’entendras jusqu’au bout !…

 

– Laissez-moi, ou j’ameute les passants !

 

– Bon !… Le premier qui approche… je l’étripe !

 

– Ah ! Vous n’êtes pas un gentilhomme ! Vous êtes un misérable truand !… »

 

Elle tenta de nouveau de s’arracher à la puissante étreinte. Elle comprit vite qu’elle s’épuiserait inutilement. La petite main d’apparence si délicate était une tenaille d’acier qui ne lâchait pas prise. Alors sa main, à elle, alla chercher dans son sein le petit poignard qu’elle y tenait caché. Elle leva le poing armé avec une résolution froide. Sous les chauds rayons du soleil, l’acier fulgura… Une seconde de plus, c’en était fait du beau Rospignac… Une carrière, qui s’annonçait des plus brillantes, allait être fauchée prématurément…

 

À ce moment précis, une voix claironnante, un peu narquoise, prononça :

 

« Fi du malotru qui violente une femme ! »

 

Rospignac n’entendit peut-être pas. En tout cas, il ne lâcha pas la jeune fille.

 

Mais elle entendit, elle. Elle entendit, et elle reconnut Beaurevers que le hasard amenait là si fort à propos. Elle le reconnut, et comme si elle se croyait désormais en parfaite sûreté, elle remit tranquillement le mignon poignard dans sa cachette satinée et parfumée.

 

Et ce ne fut pas long, en effet.

 

Voyant que Rospignac ne semblait pas avoir entendu, Beaurevers répéta, d’une voix impérieuse :

 

« Je vous dis de laisser cette femme, mort diable ! »

 

En même temps, du revers de sa main, il appliquait un coup sec sur la main de Rospignac. Cela suffit.

 

Non seulement Rospignac lâcha prise aussitôt, mais il fit entendre un gémissement de douleur. Il faut croire que Beaurevers avait la main particulièrement lourde.

 

Délivrée, Fiorinda s’écarta pour voir la suite de l’aventure. D’ailleurs, elle semblait n’avoir aucun doute sur cette suite, car ce fut d’une voix très calme, avec son plus affectueux sourire, comme si elle jugeait que tout était déjà fini, qu’elle dit simplement :

 

« Merci, monsieur de Beaurevers. »

 

Et il lui rendit le sourire avec un haussement d’épaules détaché qui disait clairement :

 

« Il n’y a vraiment pas de quoi. »

 

Cependant, Rospignac avait fait face à cet adversaire qui se présentait si inopinément. Lui aussi, il le reconnut sur-le-champ, et il gronda :

 

« L’infernal Beaurevers !… »

 

D’un geste, il assujettit le ceinturon, d’un coup d’œil il choisit sa place de combat qu’il occupa séance tenante, et, le torse replié, la main sur la garde de l’épée, le ton insolent, il lança :

 

« De quoi vous mêlez-vous ?… Passez votre chemin !… »

 

Beaurevers l’avait laissé faire en souriant d’un sourire aigu.

 

« Je ne passerai pas, dit-il avec flegme, parce que c’est ici précisément que j’ai affaire. Je me mêle de ce qui me plaît. Et en ce moment, il me plaît de vous dire ceci, monsieur de Rospignac : vous avez insulté et violenté une jeune fille digne de tous les respects. Vous allez lui présenter les excuses auxquelles elle a droit. Moyennant quoi je vous tiendrai quitte.

 

– Vraiment !… Et si je refuse ? Railla Rospignac.

 

– Si vous refusez, répliqua Beaurevers, je me croirai en droit de vous administrer la correction que vous méritez.

 

– C’est ce que nous allons voir », lança Rospignac qui, tout aussitôt, dégaina.

 

Au même instant, Beaurevers eut la rapière au poing.

 

Les fers allaient s’engager. Fiorinda s’approcha et la voix suppliante :

 

« Je vous en prie, Beaurevers, ne le tuez pas. »

 

Elle avait dit cela à voix basse. Cependant, Rospignac l’entendit. Il allait foncer. Il s’immobilisa, palpitant, tendant l’oreille. Sûr de la puissance de ses charmes, il cambra le torse, sourit en caressant du bout du doigt sa fine moustache. Et il songea, un peu étonné quand même :

 

« Ah, ça ! Elle m’aimait donc ?… Et je n’ai rien vu !… Allez donc vous fier à ces madrées petites filles !… »

 

Beaurevers, à cette prière imprévue, fronça le sourcil.

 

Et assez rudement :

 

« Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il ?

 

– Ne comprenez-vous pas combien il me serait pénible de penser qu’un homme a été tué à cause de moi ?

 

– Oui, je comprends cela, ma petite Fiorinda », dit-il avec douceur.

 

Et reprenant sa rudesse première :

 

« Mais celui-ci n’est pas un homme, Fiorinda. C’est un chien enragé qui peut déchaîner les pires catastrophes… si je ne profite de l’occasion pour le clouer sur le sol. »

 

Elle comprit qu’il disait vrai, que la mort de Rospignac était nécessaire pour éviter de grands malheurs. Néanmoins elle insista :

 

« Je vous en supplie, Beaurevers, faites cela pour moi… c’est terrible d’avoir une chose pareille sur la conscience… Celui-ci serait le deuxième… je ne vivrais plus… Je vous en conjure, ne le tuez pas à cause de moi… Vous le retrouverez, allez…

 

– Vous le voulez ?… Eh bien, soit, je ne peux pas vous refuser cela à vous qui êtes comme la sœur de ma sœur Myrta… Dieu fasse que je n’aie jamais à regretter la sottise que vous me faites faire. »

 

Radieuse, elle assura :

 

« Vous n’aurez rien à regretter, monsieur de Beaurevers, je vous le jure ! »

 

Elle s’écarta, sans s’éloigner cependant. Elle voulait voir.

 

Les deux hommes tombèrent en garde. Et Rospignac, dès cet instant, retrouva tout son sang-froid. Néanmoins, comme il avait encore sur le cœur les paroles qu’il venait d’entendre, il avertit :

 

« Tiens-toi bien. Je ne te ménagerai pas, moi, et si je peux avoir ta peau, je l’aurai.

 

– Essaie ! » répondit laconiquement Beaurevers.

 

Durant quelques secondes, les deux adversaires s’escrimèrent en silence.

 

Rospignac attaqua, avec une force irrésistible. Et il s’aperçut tout de suite que s’il était un maître en fait d’armes, il venait de rencontrer en Beaurevers un adversaire qui pouvait passer, à juste raison, pour le maître des maîtres. Et il serra son jeu.

 

Beaurevers se contenta de parer silencieusement : il étudiait son jeu, mesurait sa force. Il ne tarda pas à être fixé.

 

Alors, il se mit à parler :

 

« Mes compliments, baron, dit-il. Encore quelques années d’étude et vous ferez, je crois, un escrimeur passable. Par exemple, il vous faudra travailler ferme pour en arriver-là. Vous manquez de tenue, baron, trop de laisser-aller, trop de mollesse, vous ne vous couvrez pas assez.

 

– Misérable fanfaron ! hurla Rospignac.

 

– Vous ne vous couvrez pas assez, c’est votre défaut capital. Tenez, si je n’avais pas promis à cette enfant que vous avez grossièrement insultée de vous faire grâce, j’aurais pu vous expédier deux ou trois fois déjà. Voyez plutôt… »

 

Et, profitant d’un jour, Beaurevers allongea le bras et porta la pointe de sa rapière sur la poitrine de Rospignac. Il ne tenait qu’à lui de pousser un peu plus, et le baron tombait pour ne plus se relever.

 

Rospignac s’en rendit parfaitement compte. Il se vit, aux mains de ce formidable adversaire, comme un pantin que l’autre faisait mouvoir à sa guise. Il se vit perdu. Et la sueur froide de l’angoisse vint mouiller ses tempes.

 

« Connaissez-vous le coup de Beaurevers, baron ? demanda Beaurevers sans cesser de parer.

 

– Non, mais je connais celui-ci, pare-le, si tu peux, écuma Rospignac qui se fendit à fond.

 

– Je pare, dit froidement Beaurevers, qui para, en effet, et j’aurais pu riposter. Mais je veux vous apprendre le coup de Beaurevers. Regardez bien. »

 

À son tour, Beaurevers se mit à attaquer.

 

Ce ne fut pas long. Il y eut quelques passes fulgurantes d’une rapidité fantastique. Puis, l’épée de Rospignac, écartée avec une force irrésistible, la rapière de Beaurevers vint le cingler au visage, comme un coup de cravache.

 

Le coup fut si rude, si douloureux, que Rospignac lâcha son épée pour porter la main à sa joue, et lança un véritable hurlement de douleur. En tombant, la pointe de son épée porta sur un pavé qui se trouva malencontreusement là ! L’arme se cassa net. Et Rospignac se trouva désarmé.

 

« Voilà le coup de Beaurevers », dit gravement Beaurevers.

 

Et il ajouta :

 

« Ordinairement, je tue mon homme après ce coup-là… Mais j’ai promis de ne pas vous tuer. »

 

Alors Rospignac était désarmé ; il rengaina paisiblement et attendit.

 

Le baron contempla d’abord son épée brisée d’un œil hébété, puis la rage, la honte et la défaite, le jetèrent dans un accès de frénésie. Après avoir contemplé son épée, d’un coup d’œil rapide, il inspecta Beaurevers, le soupesa pour ainsi dire.

 

Toujours est-il que, d’un geste violent, il tira le poignard qu’il avait à la ceinture et marcha sur Beaurevers, le poing levé, en grondant :

 

« La dague !… la dague !… ou je t’étripe ! »

 

Bien que dans sa fureur il n’arrivât pas à s’expliquer clairement, Beaurevers comprit très bien ce qu’il voulait dire. Lui aussi avait sa dague à la ceinture. Il dédaigna de la tirer du fourreau. Il attendit de pied ferme, sans faire un geste.

 

En deux enjambées, Rospignac fut sur lui, et voyant qu’il ne se mettait pas en garde, hoqueta :

 

« Tu ne veux pas !… Tant pis pour toi ! »

 

Il leva et abattit le poing armé dans un geste foudroyant.

 

C’est ce qu’attendait Beaurevers. Il pivota sur les talons et s’effaça, simplement. Le bras de Rospignac s’abattit dans le vide. Emporté par son élan, il chancela. Alors, à son tour, Beaurevers leva le poing et le laissa tomber comme une masse sur le crâne de son adversaire.

 

Rospignac s’affaissa, à moitié assommé.

 

D’un bond, Beaurevers fut sur lui. D’un coup de pied, il envoya dans le ruisseau le poignard échappé de la main du baron. Il se baissa, saisit Rospignac au col et à la ceinture et l’enleva comme une plume.

 

« Tu vois que je suis plus fort que toi, de toutes les manières », dit-il.

 

Et avec une froideur effrayante :

 

« Maintenant, retiens bien ceci : si tu tiens à ta peau, ne t’avise plus de nous suivre ou de nous faire suivre, moi et mes amis, comme tu le fais depuis quelque temps… File maintenant et que je ne te retrouve plus sur mon chemin ! »

 

Chose incroyable, Rospignac montra un calme stupéfiant après une telle algarade. Il se secoua, passa son mouchoir sur sa joue que zébrait une marque sanglante, redressa les plis de ses vêtements froissés, et se campant devant Beaurevers, les yeux dans les yeux, d’une voix blanche :

 

« Tu as eu tort, dit-il, de ne pas me tuer quand tu pouvais !… Garde-toi bien, Beaurevers, garde-toi bien… Tu tomberas dans mes mains, vois-tu, et je te jure que je ne ferai pas grâce, moi !

 

– Bien, dit froidement Beaurevers, je me tiens pour dûment averti. File, maintenant !

 

– Pas encore », répondit Rospignac avec le même calme extravagant.

 

Il se dirigea vers Fiorinda et s’inclina galamment devant elle.

 

« Madame, dit-il, les excuses que je me suis refusé à faire sous la pression de la menace, je veux vous les adresser spontanément. Je vous prie humblement de pardonner à un malheureux que la jalousie affole et conduit en aveugle et qui se désespère de voir son amour cruellement repoussé. »

 

Ayant prononcé ces paroles d’une voix basse, ardente, avec un air de noblesse qui ne manquait pas de grandeur, Rospignac s’inclina une dernière fois devant Fiorinda et se dirigea d’un pas qu’il fit rude, insolent, vers le cercle de badauds qui s’était formé autour d’eux.

 

Rospignac se retourna et, montrant du doigt la trace sanglante qui balafrait sa joue, cria :

 

« Nous nous retrouverons, Beaurevers ! »

 

Et il partit, sans attendre la réponse.

 

XIII

À L’HÔTEL DE CLUNY


Lorsque Rospignac se fut éloigné, Beaurevers, à son tour, regarda d’une façon significative les quelques curieux tenaces qui s’obstinaient à baguenauder autour de lui. Ils comprirent aussitôt que l’air de la place devenait malsain pour eux, et ils se hâtèrent de tirer au large.

 

Un seul de ces curieux s’entêta. C’était un vieux mendiant cassé, voûté, sordide.

 

Croyant avoir éloigné les indiscrets, Beaurevers s’approcha de Fiorinda et :

 

« Gardez-vous bien, ma petite Fiorinda, dit-il. Les excuses de ce Rospignac ne me disent rien qui vaille. Il doit méditer un mauvais coup.

 

– Je ne suis pas dupe, et je saurai me garder, je l’espère. Mais, vous-même, monsieur de Beaurevers, vous voici un ennemi implacable sur les bras… et par ma faute, hélas !

 

– Ne croyez pas cela, Fiorinda. Depuis quelque temps, Rospignac et moi nous sommes aux prises dans une lutte sourde, acharnée. Ce n’est pas le hasard qui m’a amené ici, c’est Rospignac lui-même que je suis depuis ce matin. Et il faut que je me remette à ses trousses. Je ne veux pas m’en aller cependant avant de vous avoir dit ceci : si quelque danger vous menace, n’hésitez pas à me faire appeler. Un appel de vous, rue Froidmantel, et vous me verrez accourir.

 

– Je n’oublierai pas », fit-elle d’une voix étranglée par l’émotion.

 

Sans paraître remarquer cette émotion, il reprit :

 

« Si vous avez besoin d’un refuge sûr, allez trouver Myrta. Vous savez où la trouver ?

 

– À la petite maison de la Croix des Petits-Champs, je suppose ?

 

– C’est cela. À bientôt, Fiorinda.

 

– Dieu vous garde, monsieur de Beaurevers ! »

 

Il allait s’élancer. Se ravisant, il ajouta :

 

« Si par malheur j’étais absent, vous pouvez vous adresser à M. le comte de Louvre. Vous n’aurez qu’à adresser votre appel chez moi, rue Froidmantel. Il lui parviendra… Mais ceci seulement en cas de péril extrême, de nécessité absolue. »

 

Cette fois, il partit.

 

Alors le mendiant sortit de derrière son arbre et s’éloigna péniblement. Il n’alla pas loin, d’ailleurs. Il entra tout bonnement dans l’église Saint-Gervais. Là, il se blottit dans l’ombre protectrice d’un confessionnal. D’une main preste, il enleva la barbe et la perruque qui ornaient son chef. Il se débarrassa pareillement du manteau sordide qui couvrait ses épaules, y mit les postiches et en fit un paquet qu’il plaça sous son bras. Il redressa sa taille voûtée et apparut avec le justaucorps de cuir, une courte et forte dague au côté, montra le mufle inquiétant de Guillaume Pentecôte, le valet, le lieutenant, l’âme damnée de Rospignac.

 

Guillaume Pentecôte sortit de l’église et, son paquet sous le bras, partit à grandes enjambées, en se disant :

 

« Par mes bottes ! Voilà le gibier qui se fait chasseur !… c’est Beaurevers qui nous piste, maintenant !… Il faut aviser M. le baron !… Oui, mais par tout les diables d’enfer ! Où va M. le baron ? Où ai-je des chances de le trouver ? Je veux que tous les suppôts fourchus de Satan tannent et retannent ma pauvre carcasse si je m’en doute seulement !… N’importe, l’affaire est grave ; il faut que je le rattrape, coûte que coûte. Mon flair me guidera. »

 

Il faut croire que ce flair le guida mal, car Guillaume Pentecôte battit vainement le quartier durant plus d’une heure. De guerre lasse, il se résigna à rentrer au logis et à y attendre celui qu’il n’avait pu rejoindre.

 

Fiorinda était demeurée à la même place, regardant d’un air rêveur dans la direction prise par Beaurevers. Et doucement émue, elle songeait :

 

« C’est le seul homme qui m’aime d’une affection vraiment fraternelle !… Et quel cœur de diamant le plus pur sous ses airs bourrus !… Et comme il rachète noblement les erreurs du passé… dont il n’est pas responsable, pourtant !… Lui et Myrta, la belle et pure Myrta, cela me fait presque une famille… Que me faut-il de plus ?… »

 

Comme elle se posait cette question, une impulsion irraisonnée, inconsciente peut-être, mais irrésistible, la fit se retourner vers le banc de pierre… Le banc où elle s’était assise à côté de Ferrière. Et un soupir souleva son sein chaste. Et elle se morigéna :

 

« Fiorinda, ma fille, tu n’es pas raisonnable… N’as-tu donc plus de volonté ?… Puisqu’il est entendu que tu ne penseras plus à cela… Il ne faut plus y penser. »

 

Ayant ainsi tranché la question, elle s’engagea dans la rue du Pet-au-Diable, qui conduisait à la rue de la Tissanderie qu’elle se mit à descendre dans la direction de la rue Saint-Martin.

 

Pendant ce temps, Beaurevers s’était lancé sur les traces de Rospignac. Et c’est lui que nous suivrons. Il allait de ce pas allongé qui lui était habituel, et semblait très sûr de rattraper le baron qui, au surplus, n’avait pas pu prendre une avance bien considérable. Il avait d’excellentes raisons pour être aussi sûr de lui.

 

En effet, au coin de la rue Pernelle[3], il trouva Bouracan qui semblait bayer aux corneilles. Le colosse n’eut pas l’air de voir son maître et ne lui dit pas un mot. Seulement, de la main, il indiqua la rue qui coupait la rue Pernelle en deux. C’était la rue de la Mortellerie[4], vers laquelle Beaurevers se dirigea aussitôt.

 

Bouracan se mit à le suivre à une distance raisonnable.

 

Vers le milieu de la rue Pernelle, Beaurevers prit à droite de la rue de la Mortellerie ; il venait d’apercevoir Strapafar qui était en méditation devant la chapelle des Haudriettes. Sa méditation n’était pas si profonde qu’elle le paraissait, car le Provençal aperçut Beaurevers dès qu’il déboucha de la rue Pernelle. Comme Bouracan, il n’eut qu’un geste qui signifiait : « Droit devant vous. » Comme Bouracan, qui le rattrapa d’ailleurs, il suivit Beaurevers de loin.

 

Beaurevers, ainsi renseigné, marcha vers la place de Grève. Il traversa cette place parce que, sous la croix qui se dressait vers le milieu de cette place, face à la Seine, il venait d’apercevoir Trinquemaille et Corpodibale ensemble. Les deux compagnons lui montrèrent de la main la rue de la Tannerie[5].

 

Il s’engagea donc dans cette rue et ne tarda pas à voir Rospignac qui, le nez dans le manteau, marchait sans trop se presser.

 

Dès lors, il n’avait plus qu’à suivre le baron. Ce qu’il fit.

 

Rospignac traversa la Cité, prit la grande rue Saint-Jacques, tourna à droite dans la rue des Mathurins et vint finalement s’arrêter devant un hôtel de belle apparence, où il entra, non sans s’être assuré que personne ne le suivait.

 

Cet hôtel, c’était l’hôtel de Cluny, demeure habituelle du cardinal de Lorraine.

 

Beaurevers passa devant cet hôtel sans s’arrêter et poursuivit son chemin vers la grande rue de la Harpe. Il avait l’air très occupé. De fait, il se disait en marchant :

 

« Rospignac se rend aux ordres de Son Éminence… Ceci c’est un point acquis. Oui, mais à quelle besogne louche le cardinal peut-il employer ce misérable ?… Voilà ce qu’il importe essentiellement de savoir. Tudiable ! je donnerais de grand cœur deux doigts de la main pour pouvoir pénétrer là-dedans et entendre ce qui va se dire… Malheureusement, ceci est une entreprise irréalisable… Et pourtant, il faut absolument que je sache… il y va du salut du petit roi… car c’est lui qui est visé, cela aussi ne souffre aucun doute… Voyons, quand je me rongerai les sangs, à quoi cela m’avancerait-il ?… Rospignac est là, c’est la preuve certaine de ce que je soupçonnais sans en être bien sûr, à savoir qu’il est demeuré, malgré les apparences, l’homme de MM. de Guise. C’est déjà quelque chose d’avoir appris cela… mais c’est insuffisant.

 

« Il faut en prendre son parti : je suivrai Rospignac partout où il lui plaira de me conduire, fût-ce au diable… Qui sait si quelque indice, insignifiant en apparence, ne viendra pas me mettre sur la voie ? »

 

Ayant pris cette décision, Beaurevers ramena soigneusement le pan du manteau sur le visage et vint se blottir dans une encoignure, au coin de la rue de Sorbonne, résolu à attendre là, coûte que coûte, la sortie de celui qu’il suivait pas à pas depuis de longues heures.

 

Ce n’était certainement pas la première fois que Rospignac pénétrait dans la vaste et somptueuse demeure des abbés de Cluny. En effet, il évoluait là-dedans comme quelqu’un qui connaît parfaitement la disposition des lieux. Et ce fut par un chemin détourné, à travers des couloirs étroits et sombres où il ne rencontra personne, qu’il parvint à une antichambre.

 

Il devait être attendu, car il fut introduit presque aussitôt dans un vaste cabinet.

 

Charles de Guise, cardinal de Lorraine, pouvait avoir trente-cinq ans. C’était ce que l’on est convenu d’appeler un bel homme.

 

Assis devant une grande table encombrée de paperasses, le cardinal travaillait fiévreusement aux affaires du royaume.

 

En voyant Rospignac qui s’inclinait profondément devant lui, le cardinal interrompit aussitôt sa besogne, et avec une vivacité qui indiquait l’importance qu’il attachait à cette question :

 

« Eh bien, Rospignac ?

 

« Eh bien, monseigneur, j’ai vu ce matin mon très noble cousin, le vidame de Saint-Germain… »

 

Il prit un temps, comme un comédien qui ménage un effet, et il acheva :

 

« Je crois, monseigneur, que vous pouvez considérer l’affaire comme faite. »

 

L’effet attendu ne manqua pas de se produire : le cardinal eut un profond soupir de soulagement et son visage s’éclaira. D’ailleurs, il manifesta ouvertement sa satisfaction :

 

« Voilà une heureuse nouvelle ! Il était de la plus haute importance pour nous de nous attacher M. le vidame de Saint-Germain, duc de Ferrière… Cette négociation, si rondement menée à bonne fin, vous fait le plus grand honneur, Rospignac… Et il vous en sera tenu grand compte quand l’heure – prochaine, je l’espère – sera venue de régler nos dettes.

 

– Vous exagérez mes mérites, monseigneur, fit Rospignac avec une fausse modestie. Le succès est dû à votre superbe générosité : il était impossible que le vidame ne fût pas ébloui par les conditions vraiment magnifiques que vous lui faisiez.

 

– M. le vidame de Saint-Germain, j’imagine, a dû vous charger de nous dire quelque chose de particulier ?

 

– Rien que ceci, monseigneur : M. de Saint-Germain accepte en principe les propositions que j’ai eu l’honneur de lui soumettre en votre nom, l’acceptation définitive étant réservée jusqu’à entente complète loyalement débattue entre vous et lui. Pour ce faire, il sollicite la faveur d’un entretien particulier avec Votre Éminence et Mgr le duc François. Cette entrevue devant demeurer secrète, il se tient prêt à se rendre dans telle maison que vous désignerez, au jour et à l’heure qu’il vous plaira de choisir.

 

– Le vidame vient au-devant de mes désirs, s’écria le cardinal avec une satisfaction visible. Cette entrevue me paraît aussi indispensable, Il faut qu’elle ait lieu dans le plus bref délai. C’est aujourd’hui mardi… ce sera pour samedi prochain, à la nuit close, soit vers neuf heures du soir. Communiquez-lui cela le plus tôt possible, Rospignac.

 

– Je vais y aller de ce pas, monseigneur.

 

– Bien. Notez, Rospignac que nous vous verrons avec plaisir, ce soir-là, près de votre noble parent. »

 

Une lueur de joie sinistre passa comme un éclair dans l’œil langoureux de Rospignac. Cette lueur, le cardinal ne put la saisir au passage, car le baron s’était courbé profondément pour remercier de la faveur qu’on lui accordait.

 

« Est-ce tout ce que vous avez à me communiquer ? Ajouta le cardinal.

 

– Sur ce sujet, oui, monseigneur… D’autre part, j’ai une nouvelle à vous apprendre, monseigneur. Une nouvelle que je n’hésite pas à qualifier de sensationnelle.

 

– Ah ! ah ! fit le cardinal en se renversant sur le dossier de son fauteuil et en fixant sur lui un regard acéré, voyons la nouvelle.

 

– Monseigneur, fit Rospignac en baissant la voix, je sais enfin sous quel nom et sous quel déguisement le roi effectue hors de son Louvre ces mystérieuses escapades qui n’ont pas laissé que de vous inquiéter.

 

– Vous savez cela ? sursauta le cardinal, dont le visage s’illumina. Le nom d’abord ?

 

– Comte de Louvre.

 

– Or ça, que fait-il, sous ce déguisement ?

 

– Il s’amuse, monseigneur, tout simplement.

 

– Vous en êtes sûr ?

 

– Tout à fait, monseigneur.

 

– Comment savez-vous cela ? »

 

Rospignac leva dédaigneusement les épaules :

 

« Vous pensez bien, monseigneur, fit-il, que mon premier soin a été de le faire suivre… Voyons, c’est l’enfance du métier, cela !

 

– Décidément, vous êtes un homme précieux, Rospignac, complimenta le cardinal. Et depuis quand avez-vous pénétré ce secret formidable ?

 

– Depuis quelques jours, monseigneur.

 

– Et vous me le dites aujourd’hui seulement ? Vous avez bien tardé, Rospignac… Pourquoi ?

 

– Une idée à moi, monseigneur. J’avais imaginé de venir vous révéler quelle personnalité se dissimulait sous le nom et le titre de comte de Louvre… et d’ajouter ensuite que… cette personnalité était… supprimée.

 

– Oh ! est-ce cela que vous venez d’annoncer ? fit-il d’une voix frémissante d’espoir.

 

– Hélas ! non, monseigneur. Le coup a misérablement avorté.

 

– Foutre et tonnerre ! sacra le cardinal en ébranlant la table d’un coup de poing furieux.

 

– Monseigneur, protesta Rospignac, je vous jure qu’il n’y a point de ma faute… Je croyais avoir bien pris toutes mes précautions.

 

– Eh ! reconnut le cardinal en se laissant retomber dans son fauteuil, vous n’êtes pas en cause, Rospignac. Je déplore seulement que vous n’ayez pas réussi.

 

– Et moi donc, monseigneur ! grinça Rospignac. On est venu à son secours… voilà tout.

 

– Ah ! ah ! fit le cardinal qui avait retrouvé son sang-froid. Il y a des gardes qui veillent sur lui ?

 

– Des gardes, non… Un garde, monseigneur, un seul… Et ce démon vomi par l’enfer, à lui seul, a fait échouer une affaire préparée de main de maître, j’ose le dire.

 

– Bon, dit le cardinal avec une froideur effrayante, dites-moi seulement le nom de ce témoin… et je me charge, moi, de le renvoyer dans cet enfer dont vous dites qu’il est sorti.

 

– Il s’appelle, ou se fait appeler, le chevalier de Beaurevers, lança Rospignac, que la joie étranglait.

 

– Beaurevers !… Je connais ce nom-là… Attendez donc… N’est-ce pas une manière de truand qui fut condamné à mort, au moment où mourut le feu roi, et qui fut, on ne sait pourquoi ni comment, gracié par Mme Catherine ?

 

– Celui-là même, monseigneur.

 

– Eh bien, prononça le cardinal avec un air de souverain mépris, je vous réponds que ce misérable truand ne se mêlera plus désormais de ce qui ne le regarde pas. »

 

Il allongea la main vers un marteau d’ivoire et frappa sur un timbre. À l’huissier de service qui se présenta aussitôt, il commanda :

 

« Qu’on fasse venir le capitaine de Malicorne. »

 

Ayant donné cet ordre, il fit un signe à Rospignac qui ramena le pan de son manteau sur le visage et alla se dissimuler dans une embrasure.

 

Le capitaine de Malicorne entra. C’était un colosse, c’était une brute. Voilà son portrait en deux mots[6].

 

« Capitaine, fit le cardinal d’un ton bref, connaissez-vous un certain Beaurevers ?

 

– Rude compagnon… Je connais, monseigneur.

 

– Cet homme me gêne… Il faut que dans quarante-huit heures il ait cessé de me gêner.

 

– Rude besogne… On la fera.

 

– Allez, Malicorne ! »

 

Malicorne pivota sur les talons et sortit.

 

Dès qu’il eut disparu, Rospignac revint prendre sa place devant le cardinal qui lui dit :

 

« Maintenant, Rospignac, Malicorne nous débarrassera de Beaurevers. Tenez ceci pour assuré.

 

– Il ne s’agit pas de Beaurevers, déclara froidement Rospignac. Il s’agit en même temps du comte de Louvre. Je crois, monseigneur, que l’idée qui m’est venue est de nature à nous débarrasser à tout jamais de ces deux personnages. La mise à exécution de cette idée n’assurera pas que la disparition de Beaurevers… elle assure en même temps – et je crois que ceci vous intéresse particulièrement – l’ouverture de la succession au trône.

 

– Expliquez-vous, Rospignac… Et si ce que vous dites est vrai… votre fortune est faite. »

 

Rospignac, très maître de lui, contourna la table, s’approcha du cardinal de Lorraine jusqu’à le toucher, et dans un souffle se mit à lui parler à l’oreille. Et à mesure qu’il parlait, le visage du cardinal s’animait d’une joie délirante qui finit par déborder.

 

« Sang Dieu ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, voilà une idée magnifique, ou je ne m’y connais pas !…

 

– Ainsi, monseigneur, vous m’approuverez, bien que le moyen soit scabreux ?

 

– Des deux mains, exulta le cardinal, et tenez… »

 

Il allongea la main et prit deux parchemins sur lesquels il traça quelques mots d’une écriture fine et élégante, et les tendant à Rospignac :

 

« Voici, dit-il, un bon de vingt mille livres sur notre caisse. Ce bon est payable à présentation. Vous pouvez le faire toucher séance tenante s’il vous plaît. Voici un autre bon de deux cent mille livres. Si l’affaire réussit, vous me présenterez ce bon, je le daterai et les deux cent mille livres vous seront acquises. Il est bien entendu que ceci ne change rien à nos conventions, qui subsistent dans toute leur intégralité. »

 

Rospignac s’empara des deux bons et s’inclinant :

 

« Vous êtes, monseigneur, d’une munificence vraiment royale. »

 

Et, se redressant, avec une autorité que le cardinal n’eût certes pas tolérée en toute autre circonstance :

 

« Il me faut les pouvoirs nécessaires pour disposer des forces civiles et militaires. »

 

Sans faire la moindre objection, le cardinal saisit deux parchemins revêtus des sceaux et signatures nécessaires et écrivit de sa propre main :

 

Ordre à M. de Nantouillet, prévôt royal, d’obéir au porteur des présentes en tout ce qu’il lui plaira d’ordonner en notre nom.

 

C’était signé, Charles, cardinal de Lorraine.

 

Le deuxième ordre, qui s’adressait à « M. le prince de la Roche-sur-Yon, gouverneur de Paris », était en tous points semblable. Sauf qu’il était signé : François de Guise.

 

Rospignac prit les deux ordres, les lut attentivement et les serra dans son pourpoint, puis il sortit à demi fou de joie.

 

XIV

ROSPIGNAC SE RELÈVE


Ce fut un vrai soulagement pour Beaurevers de voir reparaître Rospignac. La faction lui avait paru terriblement longue et fastidieuse. Il laissa le baron prendre une certaine avance et il se mit encore une fois à ses trousses.

 

Rospignac s’arrêta en route, une première fois chez un armurier où il fit emplette d’une épée et d’une dague. On se souvient que son épée s’était brisée au cours de son duel avec Beaurevers. Quant à son poignard, il avait dédaigné de le ramasser dans le ruisseau où son adversaire l’avait envoyé rouler. Il s’arrêta une deuxième fois chez un herboriste. Il y fit laver la balafre produite par le coup de Beaurevers et qui sans doute l’incommodait plus que de raison. Il sortit de là avec un bandeau sur la joue.

 

Il n’y eut pas d’autre arrêt et Beaurevers put constater qu’il ne s’était pas trompé en voyant que Rospignac s’engageait sur le quai des Augustins. Comme il savait à quoi s’en tenir, il n’alla pas plus loin, se contentant de suivre Rospignac des yeux. Il fut rejoint par ses quatre compagnons, qui n’avaient pas cessé un instant de suivre son sillage et qui, sur un signe de lui, précipitèrent l’allure pour le rattraper.

 

Comme dans la matinée, Rospignac vint frapper d’une façon particulière à la porte de derrière de l’hôtel de Saint-Germain, et, comme le matin, la porte s’entrebâilla aussitôt, tirée par le vidame en personne. En suite de quoi elle se referma vivement et sans bruit.

 

Alors, Beaurevers, qui, de loin, surveillait cette porte, s’approcha flanqué de ses quatre fidèles. Le quai était désert à souhait. Les cinq hommes vinrent s’arrêter, non pas devant la porte par où Rospignac venait d’entrer, mais devant celle de l’hôtel de Ferrière.

 

Le mur était très élevé, nous l’avons dit. Mais à trois pas de la porte se voyait une borne, une sorte de montoir. Ce fut devant ce montoir que Beaurevers, qui avait son plan dressé d’avance, conduisit Bouracan, à qui il dit, sans plus d’explication :

 

« Monte là-dessus, et tiens-toi, solidement. »

 

Le colosse obéit sans faire la moindre observation et se cala fortement sur le montoir, le dos au mur. Trinquemaille prêta son dos à Beaurevers qui, d’un bond souple et léger, se trouva porté sur les épaules de Bouracan.

 

Mais il eut beau se hausser sur la pointe des pieds, il ne put atteindre la crête du mur.

 

Alors Trinquemaille qui, ainsi que ses camarades, suivait attentivement la manœuvre, dit quelques mots à Bouracan. Le colosse enserra les chevilles de Beaurevers dans ses énormes poings et le souleva doucement à bout de bras.

 

Quelques secondes plus tard, le chevalier se laissait tomber dans le jardin du vicomte de Ferrière.

 

D’un bond, il fut sur la porte la plus rapprochée, une des trois portes qui établissaient la communication entre la demeure du père et celle du fils. Comme il l’espérait, les verrous n’étaient pas poussés.

 

Il passa sans difficulté aucune dans le jardin du vidame.

 

Il arriva juste à point pour voir Rospignac franchir les degrés d’un perron, en compagnie d’un vieillard de haute taille, d’apparence très vigoureuse encore, et qui, sous un opulent costume de velours violet, avait un air de majesté calme et sereine qui imposait le respect le plus profond. Ce vieillard était le père du vicomte de Ferrière.

 

Beaurevers se glissa sans bruit et parvint au pied du perron sans que le moindre crissement de gravier trahît sa présence. Le temps était chaud ; une porte d’un rez-de-chaussée surélevé était grande ouverte. Par cette porte ouverte, le chevalier vit le vidame assis dans son fauteuil seigneurial, surmonté de ses armoiries. Rospignac se tenait respectueusement debout devant lui.

 

D’une voix grave, très douce, le vidame parle :

 

« Qu’est-ce que cela, Rospignac ? Quand je vous vis ce matin, vous n’aviez pas, ce me semble, ce bandeau sur le visage. Vous vous êtes donc battu depuis ? Vous avez été blessé ?

 

– On échange des horions…, on en donne… on en reçoit quelques-uns aussi… Ne vous inquiétez pas pour si peu, monseigneur. »

 

Sans percevoir l’ironie amère qui perçait sourdement dans ces paroles, le vidame, de sa même voix grave, avec sa politesse un peu distante, autorisa :

 

« Je vous permets de vous asseoir, monsieur mon cousin. J’ai éloigné mes gens, dit-il ; le vicomte est hors de chez lui, nul ne viendra nous troubler ; nul ne peut nous entendre. Parlez donc, Rospignac. Je vous écoute avec la plus grande attention. »

 

Et Rospignac parla. Il parla même assez longtemps, car l’entretien fut long. Ce qui fut dit, ce qui fut décidé, nous ne tarderons pas à le savoir sans doute. Pour l’instant, contentons-nous de savoir que Beaurevers ne perdit pas une seule des paroles qui furent échangées là.

 

Lorsqu’il vit que l’entretien était terminé, il sortit de sa cachette.

 

Une fois dehors, Beaurevers commença par s’éloigner vivement de l’hôtel. Il ne tenait pas, cela se conçoit, à être vu par Rospignac qui ne pouvait tarder à sortir. Il fit donc le tour et rejoignit ses quatre compagnons qui l’attendaient sur le quai.

 

« Il fait faim, hein, goinfres ?… et soif, ivrognes ! Sacs à vin !… Allons, ne faites pas ces têtes de carême-prenant… Je régale… En route pour l’auberge du Pré… D’autant que moi aussi j’enrage de faim, j’étrangle de soif.

 

– Ah ! Monsieur le chevalier, susurra Trinquemaille qui était le plus distingué de la bande, vous parlez peu, mais ce que vous dites vaut son pesant d’or… Et pour peu qu’on nous serve certain pâté d’anguille pareil à celui dont nous nous délectâmes l’autre jour, je bénirai, quant à moi, saint Pancrace, saint Barnabé et tous les saints du paradis.

 

– C’est bon, trancha Beaurevers, avec une bonne humeur, vous commanderez ce que vous voudrez. Êtes-vous contents ? Sacripants !… Filons, alors. »

 

Et ils filèrent, en effet, et d’un bon pas, dans la direction de la porte de Nesle.

 

Pendant ce temps, Rospignac se rendait droit au Louvre. Il fut introduit séance tenante auprès de Catherine.

 

Selon son habitude, elle commença par l’étudier en silence. Inspection très rapide d’ailleurs, – elle avait le coup d’œil prompt et sûr –, destinée à flairer, si on peut dire, la nature des nouvelles qu’on lui apportait.

 

Elle s’accommoda dans son fauteuil et attentive :

 

« Je vous écoute, Rospignac. »

 

Et Rospignac fit le récit des démarches qu’il avait faites dans la journée. Et, cette fois, il ne modifia en rien la vérité, il ne dit pas un mot qui ne fût rigoureusement exact. Non seulement il raconta mot pour mot ses conversations avec le cardinal de Lorraine et le vidame de Saint-Germain, mais encore il fit mieux : il sortit de son sein les deux bons et les deux pleins pouvoir du cardinal et les déposa respectueusement sur le bord de la table à laquelle s’accoudait Catherine.

 

Celle-ci les prit, les lut et les replaça là où elle les prit. Était-elle joyeuse ou mécontente ? Rospignac, qui la dévorait des yeux, n’aurait pu le dire, tant elle se montrait indéchiffrable. Elle réfléchit un instant. Puis en gestes posés elle prit une plume, attira à elle un parchemin et griffonna quelques lignes dessus.

 

Rospignac sentit son cœur battre à coups redoublés dans sa poitrine. Il venait de reconnaître que c’était un bon sur son trésorier qu’elle remplissait là.

 

Ce bon, elle le tendit à Rospignac haletant et avec un gracieux sourire, elle prononça :

 

« Ceci, Rospignac, est un faible témoignage de ma satisfaction et n’empiète en rien sur les promesses que je vous ai faites. Ces promesses seront tenues au-delà… si vous réussissez. Et je crois que vous réussirez. Cette affaire me paraît merveilleusement machinée. Vous êtes bien tel que je vous avais jugé : un fort habile homme. »

 

Rospignac prit le parchemin et se courba sous le compliment.

 

« Que dois-je faire, madame ? dit-il en se redressant.

 

– Continuer à servir MM. de Guise et à leur obéir en tout ce qu’ils vous commanderont.

 

– En tout ? insista Rospignac.

 

– En tout, répéta froidement Catherine. L’essentiel est que vous me teniez au courant.

 

– Et ces bons, madame ?

 

– Eh bien, ils vous appartiennent… reprenez-les donc, ainsi que ces deux ordres. »

 

Rospignac ne se fit pas répéter l’ordre. Il saisit les papiers et les enfouit dans son sein d’une main frémissante.

 

« Allez, Rospignac, congédia Catherine aimable, vos affaires sont en bonne voie. »

 

XV

ROSPIGNAC À L’ŒUVRE


Dans l’antichambre, Rospignac s’empressa de lire le bon de la reine. Et il rayonna.

 

« Cinquante mille livres !… Allons, Mme Catherine fait convenablement les choses et je crois qu’elle a raison de dire que mes affaires sont en bonne voie. »

 

Il remit le bon dans son sein et, infatigable, il repartit se dirigeant vers la rue Saint-Antoine. En route, il réfléchissait.

 

En faisant des rêves tout éveillé, Rospignac était parvenu à l’hôtel du prévôt qui était situé dans la rue Saint-Antoine et avait son entrée dans la rue Saint-Paul, juste en face l’église de ce nom.

 

Ces redoutables fonctions étaient alors entre les mains d’Antoine Duprat, sire de Nantouillet de Précy, descendant du cardinal Duprat, ministre de François 1er.

 

Ce puissant personnage lut l’ordre du cardinal de Lorraine que lui présentait Rospignac, sans rien marquer des sentiments que cette lecture pouvait soulever en lui.

 

« J’attends vos ordres, monsieur », dit-il d’un ton froid, mais sans la moindre hésitation.

 

Aussi froid, Rospignac formula :

 

« En échange de cet ordre que je vais vous laisser, veuillez, monsieur le grand prévôt, m’en donner deux pareils, l’un pour le sire de Bragelonne, votre lieutenant criminel, l’autre pour M. de Gabaston, chevalier du guet.

 

– Bien, monsieur », répondit laconiquement Nantouillet.

 

Il écrivit les deux ordres qu’on lui demandait, signa et scella de son sceau et les tendant à Rospignac :

 

« Est-ce tout ?

 

– En ce qui vous concerne, oui, monsieur. J’ajoute que je me ferai un devoir et un plaisir de signaler la bonne volonté que vous avez bien voulu montrer en cette grave circonstance. »

 

Avec cette froideur un peu rude qui paraissait lui être particulière, Nantouillet répliqua :

 

« L’ordre était formel, monsieur, mon devoir était d’obéir sans discuter. Néanmoins, je vous rends mille grâces de votre courtoisie. »

 

Rospignac partit, reconduit jusqu’à la grande porte par le prévôt en personne. Il se rendit au Châtelet. Il y demeura plus longtemps qu’à l’hôtel de la prévôté. Ici il avait des instructions à donner au lieutenant criminel et cela prit un peu plus de temps.

 

Il ne quitta le sire de Bragelonne que lorsqu’il fut bien assuré que ses mystérieuses instructions avaient été bien comprises et seraient strictement exécutées.

 

De chez le lieutenant criminel, il alla chez le chevalier du guet, le sieur de Gabaston. Et enfin, il termina la série de ses démarches par un entretien assez long qu’il eut avec le gouverneur, prince de La Roche-sur-Yon.

 

« Ouf, dit-il tout joyeux en se dirigeant vers son logis, je puis dire que voilà une journée bien remplie !… Et je n’ai pas fini : le filet est tendu, il s’agit maintenant d’y amener le poisson. Ceci sera la besogne du maître Guillaume Pentecôte. En attendant, je suis fourbu, je meurs de faim, j’étrangle de soif… Mais bah ! on n’a rien sans peine. »

 

Ses premières paroles, en rentrant chez lui, furent :

 

« Pentecôte, vois donc par là dans le garde-manger s’il ne se trouve pas quelque pâté, quelque volaille froide oubliés, avec quelque bouteille de vin. »

 

Le couvert se trouva mis avec une célérité qui témoignait de la crainte que le baron inspirait au truand. Mais tout en s’activant Guillaume Pentecôte faisait marcher sa langue :

 

« Je vous attendais avec impatience, monsieur le baron, je vous ai couru après toute la matinée sans pouvoir vous mettre la main dessus.

 

– Pourquoi me cherchais-tu ? s’informa Rospignac en s’allongeant voluptueusement dans son fauteuil.

 

– Pour vous dire que vous étiez suivi par Beaurevers.

 

– Tu sais que je l’ai rencontré, Beaurevers, grinça Rospignac.

 

– Oui, monsieur, j’étais dans la foule. Et, comme je vous l’avais prédit, il vous a fort mal accommodé.

 

– Sois tranquille, Pentecôte, il payera cela… avec de solides intérêts, je t’en réponds. Mais tu me disais que Beaurevers m’avait suivi, qui te fait supposer cela ?

 

– Ce n’est pas une supposition, monsieur, c’est une certitude. J’ai entendu de mes propres oreilles Beaurevers déclarer qu’il vous suivait depuis le matin et qu’il allait se remettre à vos trousses. »

 

Et Guillaume Pentecôte qui, paraît-il, était doué d’une excellente mémoire, répéta presque mot à mot les paroles que Beaurevers avait dites à Fiorinda en la quittant sur la place Saint-Gervais.

 

« Monsieur le baron n’est pas inquiet de savoir que Beaurevers l’a suivi ?

 

– Non, Pentecôte, non, maintenant cela m’est tout à fait égal. Tu ne comprends pas, hein ?… Sois tranquille, je t’expliquerai… d’autant que j’ai besoin de toi. Pour commencer, tu vas filer. Tu te rendras à l’hôtel Cluny… Tu connais le capitaine Malicorne, je présume ?

 

– Parbleu !

 

– Tu vas donc te rendre à l’hôtel Cluny, tu surveilleras Malicorne… et tu viendras me dire ce qui s’est passé… s’il se passe quelque chose. Allons, décampe et vivement… Tiens, prends ces pièces d’or… »

 

XVI

PASSION NAISSANTE


Beaurevers, suivi de Trinquemaille, de Bouracan, de Corpodibale et de Strapafar, entra dans la salle de l’auberge du Pré et se dirigea vers le coin qu’il affectionnait.

 

Il vit la place prise, il reconnut Ferrière, et remarquant la mine morose et l’air absorbé du jeune homme, il allait s’écarter discrètement lorsque celui-ci, levant les yeux, l’aperçut à son tour, et, tout joyeux, s’écria :

 

« Monsieur de Beaurevers ! Charbieu, c’est le Ciel qui vous envoie ! Chevalier, rendez-moi le service de vous asseoir là, en face de moi, et de me tenir compagnie. Je suis dans des humeurs noires, et je sens que si je reste plus longtemps seul, je vais devenir enragé ! »

 

Le premier mouvement de Beaurevers fut de refuser. Mais, chose curieuse, lui aussi, en reconnaissant Ferrière, s’était dit :

 

« Pardieu, c’est le diable qui le met sur mon chemin. »

 

En sorte qu’il répondit :

 

« C’est que je ne suis pas seul… comme vous voyez.

 

– Qu’à cela ne tienne », dit vivement Ferrière.

 

Et avec cette politesse de grand seigneur qui attirait irrésistiblement la sympathie :

 

« Ces messieurs et moi avons déjà fait connaissance dans des circonstances que je ne saurais oublier, attendu que je leur suis redevable de la vie, ainsi qu’à vous. Une connaissance ébauchée dans de telles conditions ne saurait mieux se continuer qu’à table, le verre en main. »

 

On rapprocha deux tables. Ils prirent place. Et ce fut la grande ripaille.

 

Le premier soin de Beaurevers avait été d’apprendre à Ferrière qu’il s’était présenté deux fois à son hôtel et l’avait attendu assez longtemps en flânant dans son jardin. Ferrière, en rougissant un peu, s’était excusé en prétextant qu’une affaire importante l’avait tenu hors de chez lui plus longtemps qu’il n’eût voulu.

 

Beaurevers se garda bien d’insister. Il lui suffisait d’avoir avisé lui-même le jeune homme de la liberté qu’il avait prise. Il écartait ainsi les soupçons qu’aurait pu faire naître sa présence insolite dans le jardin, en l’absence du maître de la maison.

 

L’animation joyeuse que Ferrière avait montrée à la vue de Beaurevers était brusquement tombée comme un feu de paille. Malgré les efforts énergiques qu’il faisait pour soutenir la conversation, sa préoccupation perçait malgré lui. Si bien que Beaurevers, qui l’observait avec une attention soutenue, après avoir fait de vains efforts pour le dérider, finit par lui dire :

 

« Ça ! Vicomte, quelle diable de tête faites-vous là ?… Seriez-vous malade ?

 

– Non, sursauta Ferrière. Pourquoi me dites-vous cela ?

 

– C’est que vous faites une figure longue d’une aune. Et ce qui est plus grave, c’est à peine si vous touchez aux plats… et vous oubliez de vider votre verre. Mais je vois ce que c’est, si vous n’êtes pas malade – car vous n’êtes pas malade, n’est-ce pas ? – c’est donc que vous êtes amoureux… Ne rougissez pas ainsi. Mort diable ! c’est de votre âge, et je sais ce que c’est. Moi aussi j’aime… je suis séparé de celle qui est souveraine maîtresse de mon cœur et que j’aimerai jusqu’à mon dernier souffle… pourtant vous ne me voyez pas pousser des soupirs à fendre les pierres, vous ne me voyez pas faire la fine bouche devant cet excellent pâté, ni renâcler devant ce petit vin d’Argenteuil qui râpe si agréablement la langue. »

 

Dans le désarroi où il était plongé, Ferrière éprouvait l’impérieux besoin de se soulager par des confidences. Intentionnellement, Beaurevers lui tendait la perche. Il la saisit avidement et avec un de ces soupirs que le chevalier avait estimés capables de fendre des pierres :

 

« C’est que vous êtes aimé, vous, fit-il. Tandis que moi !…

 

– Voyons, confiez-vous à moi, je ne suis pas de mauvais conseil, à ce qu’on dit du moins. Et d’abord, qui vous fait croire que vous n’êtes pas aimé ? Vous êtes-vous déclaré ?

 

– Ouvertement, non !…

 

– Alors, comment pouvez-vous supposer ?…

 

– C’est que… à la première allusion que j’ai faite… j’ai été arrêté par le mot… mariage. »

 

Le malheureux Ferrière était extrêmement embarrassé. D’autant plus embarrassé qu’il se rendait compte de l’effet produit par cet aveu. En effet, le regard clair de Beaurevers se faisait fixe, profondément scrutateur, le sourire bienveillant disparaissait et ce fut avec une froideur marquée qu’il répondit :

 

« On vous a parlé mariage !… C’est que celle à qui vous vous êtes adressé est une honnête femme. On dirait, tudiable ! Que cela vous contrarie. Ah, çà ! vous n’y pensiez donc pas, au mariage, vous ?… Je devine de quoi il retourne : M. le vicomte de Ferrière a daigné jeter les yeux sur quelque petite bourgeoise, quelque fille du peuple peut-être, et il est tout déconfit d’avoir trouvé là une honnêteté, un respect de soi-même qu’on ne trouve pas toujours parmi les honnêtes dames de la cour… Je croyais que vous me parliez d’amour… et je vois que vous n’aimez pas… que vous parlez simplement amourette, passe-temps de grand seigneur… Excusez-moi, monsieur, si je vous demande de briser là, mais c’est là un langage auquel je n’entends rien. »

 

La voix était rude, le ton glacial. Honteux, Ferrière courba la tête. Pourtant, il ne se fâcha pas.

 

« Chevalier, dit-il d’une voix altérée, je ne sais si ce que j’éprouve est de l’amour comme vous l’entendez ou ce que vous appelez une amourette… Mais je sais que dès maintenant aucune autre femme n’existe en dehors de celle dont je vous parle. Je sens qu’il en sera ainsi jusqu’à mon dernier souffle, dussé-je vivre autant que Mathusalem. Et si le malheur voulait que je ne fusse pas aimé (sa voix s’étrangla), eh bien, comme je suis trop bon catholique pour risquer la perdition de mon âme en recourant au suicide, comme la vie me serait insupportable, je vous jure que je m’en irais provoquer le premier venu et me ferais tuer par lui.

 

– Vous me faites pitié. Si vous voulez que je vous comprenne, si vous voulez que je vous aide, dites-moi tout. »

 

Et Ferrière, qui ne demandait qu’à parler, entama sans plus tarder le récit de ses relations récentes avec Fiorinda. Il le fit avec d’autant plus d’empressement qu’il avait appris que Beaurevers connaissait depuis longtemps la jeune fille.

 

« Vous avez sondé Fiorinda et, en honnête fille qu’elle est, elle vous a fait entendre qu’elle ne comprenait pas l’amour en dehors du mariage. Ceci, vicomte, est une indication précieuse. Je connais bien Fiorinda, allez, elle ne vous eût pas parlé ainsi si vous lui aviez été indifférent.

 

– Vous croyez qu’elle m’aime ! s’écria l’amoureux ravi.

 

– Je ne dis pas qu’elle vous aime, rectifia Beaurevers, mais ce que vous venez de me dire me prouve que vous ne lui êtes pas indifférent. Mort diable, il me semble que c’est quelque chose.

 

– C’est énorme, chevalier ! Vous me mettez la joie dans le cœur !

 

– Puisque vous me demandez mon opinion sur Fiorinda, la voici : celui que Fiorinda daignera agréer pour époux ne sera pas seulement un heureux mortel, il devra se tenir pour très honoré… fût-il roi. Je ne connais pas d’esprit plus noble, plus élevé que cette gracieuse enfant. Tenez pour assuré que, si haut que soit le rang auquel elle atteindra, elle saura l’occuper en toute dignité. De même qu’elle saura respecter le nom de son époux. Ce qui n’est pas à dédaigner à une époque où tant de grandes dames se font un jeu de fouler aux pieds l’honneur de leurs nobles époux.

 

– Oui, mais jamais M. mon père ne consentira à ce mariage, soupira Ferrière.

 

– Bah ! s’il vous aime, comme je le crois, dit-il, il se laissera attendrir.

 

« Laissez faire, vous verrez que tout s’arrangera. »

 

– Dieu vous entende ! soupira de nouveau Ferrière.

 

– D’ailleurs rassura Beaurevers, quand vous en serez là nous viendrons à la rescousse, M. de Louvre et moi. Et nous chapitrerons si bien M. votre père qu’il faudra bien qu’il cède. Vous ne connaissez pas le comte, vicomte, il est si éloquent que, ma parole, ni Dieu ni diable ne sauraient lui résister.

 

– Vous croyez, fit vivement Ferrière, que le comte consentira à s’entremettre dans cette affaire ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Et vous croyez que… lui qui est d’illustre famille… il ne… Enfin, ce mariage ne lui paraîtra pas… ridicule ?

 

– Ridicule ! Pourquoi ridicule ?… En quoi ridicule ?…

 

– Enfin, insista Ferrière, dévoilant ainsi le fond de sa pensée, pensez-vous qu’il consentirait à recevoir dans sa maison Fiorinda, ex-diseuse de bonne aventure, devenue vicomtesse de Ferrière ?

 

– Pourquoi pas ? fit Beaurevers d’un air figue et raisin. Vous êtes étonnant, ma parole. Il me reçoit bien, moi, qui suis un ancien truand.

 

– Oh ! chevalier, protesta Ferrière, comment pouvez-vous dire des choses pareilles ?

 

– Quoi des choses pareilles !… Je suis un ancien truand, le fait est là, le comte le sait, vous le savez, tout le monde le sait…

 

– Chevalier, interrompit Ferrière avec gravité, vous voulez m’éprouver…, et ce n’est pas bien de douter ainsi de mon amitié. Si tout autre que vous disait devant moi ce que vous venez de dire de vous-même, je lui rentrerais les mots dans la gorge à coups de dague. Quelle mouche vous pique donc ? Ceux qui vous connaissent savent qu’il n’y a pas de gentilhomme plus accompli que vous. Et moi je me tiens pour très honoré de me dire votre ami. Est-ce, par hasard, que vous voulez me faire dire cela ? Ainsi, c’est votre conviction ?

 

– Absolue. Mais si vous doutez, vous, il est un moyen bien simple de vous tirer d’embarras : c’est de le lui demander à lui-même.

 

– Ainsi ferai-je dès la première fois que je le verrai », répondit Ferrière.

 

XVII

ESCARMOUCHE


Ce fut vers sept heures du soir, environ une demi-heure avant le coucher du soleil, qu’ils se décidèrent à lever le siège.

 

Pour sortir de la salle, il leur fallait passer devant une table placée devant une fenêtre ouverte. Cette table était occupée par quatre clients entrés depuis peu, sans qu’ils y eussent pris garde. Ces quatre clients, c’était Malicorne, accompagné de trois soudards de son espèce.

 

Cependant, Malicorne n’oubliait pas que le cardinal tenait à être débarrassé de Beaurevers. Et comme, somme toute, il reconnaissait qu’il pouvait être battu, il s’était fait accompagner par une quinzaine de soldats qui, au cas où il lui arriverait malheur, devaient tomber sur le dos de Beaurevers, de manière qu’il pût profiter de sa victoire, et que l’ordre de son Éminence se trouvât dûment exécuté.

 

Le hasard ayant amené Malicorne à l’auberge du Pré et lui ayant fait découvrir Beaurevers dans le coin où il s’entretenait avec Ferrière, le digne capitaine avait posté ses quinze soldats dans le jardin et était venu s’attabler, avec trois compagnons, non loin des deux jeunes gens. Ceci fait, le soudard attendit l’occasion de lancer sa provocation.

 

Cette occasion finit par se présenter au moment où les deux jeunes gens passèrent à portée de la table où se tenaient Malicorne et ses amis. Et comme leur attente ne s’était pas faite sans entonner force rasades, les quatre compagnons étaient convenablement excités au moment où cette occasion se présenta.

 

Courtoisement, Beaurevers avait cédé le pas à Ferrière. Le vicomte passa sans difficulté, en s’excusant poliment. Mais lorsque Beaurevers s’engagea dans l’étroit espace qui séparait les deux tables, Malicorne lança sa provocation qu’il devait avoir longuement préparée.

 

S’adressant à ses amis comme s’il poursuivait une conversation déjà engagée, d’une voix de stentor qui fut entendue aux quatre coins de la salle :

 

« Çà, que me disiez-vous donc que cette auberge est la mieux fréquentée de tout Paris et de ses environs !… J’y vois, quant à moi, de vrais suppôts de potence, piliers de pilori, qu’on ne devrait pas voir dans une honnête auberge. Tenez, regardez-moi ce grand faquin avec sa moustache au vent et sa hure insolente ! Dieu me damne ! Le drôle va nous marcher sur les pieds ! Mais je le reconnais, c’est un truand de basse truanderie, un flambard de petite flambe ! Holà ! Drôle, coquin, je vais t’apprendre à te frotter à d’honnêtes soldats comme nous !… »

 

Ferrière s’était retourné vivement. Les quatre s’étaient avancés précipitamment, roulant des yeux terribles.

 

Quant à Beaurevers, il était livide. Non pas tant de l’inqualifiable sortie, mais de la violence qu’il se faisait pour demeurer calme. D’un coup d’œil il contint Ferrière qui allait intervenir. De la main, il imposa silence aux quatre braves qui allaient répliquer. Et la voix blanche, un sourire terrible aux lèvres, il railla :

 

« Il est certain que l’honnête soldat Malicorne n’est pas, lui, un pauvre truand de la basse truanderie. Peste non ! Capitaine d’une compagnie de routiers, honnêtes détrousseurs de grands chemins, c’est un truand de grande envergure. Aussi, comme il serait tout à fait indigne de lui de se commettre en aussi piètre compagnie, je lui conseille de filer vivement. »

 

Malicorne se leva lourdement, il se carra devant Beaurevers, impassible, qu’il dominait de toute la tête, et il ricana :

 

« C’est toi, petit flambard de petite flambe, qui me dis de sortir ?

 

– Oui, grand truand de grande truanderie. Et comme la porte est trop loin et que nous t’avons assez vu ici, tu vas filer par cette fenêtre ouverte, là, derrière toi. »

 

Malicorne fut secoué d’un éclat de rire homérique. Et, s’adressant à ses amis qui riaient :

 

« Tout à l’heure, le petit flambard va me menacer de me jeter par la fenêtre, dit-il. Non, c’est à mourir de rire.

 

– Tiens, fit Beaurevers de sa voix glaciale, tu es plus intelligent que je ne pensais. Tu as compris. Tu y as mis le temps, mais enfin tu as compris tout de même.

 

– Qu’est-ce que je vous disais ! pouffa Malicorne. Je serais curieux de voir comment tu t’y prendras, petit flambard.

 

– Comme ceci, grand truand. »

 

En même temps qu’il prononçait ces mots d’une voix que la colère rendait méconnaissable, Beaurevers accomplissait le geste.

 

Ses deux mains s’abattaient sur le colosse, l’une au collet, l’autre à la ceinture. Les deux tenailles le harponnaient solidement, le tiraient à elles, le soulevaient comme un fétu. Malicorne n’avait même pas eu le temps d’esquisser un geste de défense. Il se vit un inappréciable instant balancé au-dessus de la tête de ses amis effarés qui ne riaient plus. Il se sentit projeté, il fila comme un paquet à travers la fenêtre et alla s’aplatir lourdement sur la terre. Heureusement pour lui, ce n’était qu’un rez-de-chaussée.

 

Ce tour de force, au lieu de calmer les nerfs de Beaurevers, ne fit que les exaspérer. La colère qu’il avait maîtrisée par un puissant effort de volonté, se déchaîna soudain impétueuse, irrésistible, effrayante. Et livide, hérissé, l’œil fulgurant, il gronda d’une voix rauque, indistincte, en s’adressant aux trois soudards :

 

« À qui le tour ! »

 

Ils répondirent par une explosion de jurons suivie d’une bordée d’injures. En même temps, ils furent debout tous trois, ils se ruèrent ensemble, d’un même élan formidable.

 

« Que personne ne bouge ! » tonna Beaurevers en voyant que Ferrière et les quatre braves faisaient mine de charger.

 

Et l’accent était si impérieux qu’ils demeurèrent cloués sur place.

 

Beaurevers seul reçut le choc. Ce fut extrêmement, rapide, d’ailleurs.

 

Il projeta ses deux poings en avant, en un même geste foudroyant. Deux soudards atteints au visage roulèrent sur la table qu’ils entraînèrent dans leur chute, au milieu du vacarme de la vaisselle brisée.

 

Ceci fait, il pivota sur le talon et lança le pied en arrière comme il avait lancé deux poings en avant. Et le troisième soudard, atteint en pleine poitrine, alla s’étaler par terre à côté de ses deux compagnons.

 

Cela n’avait pas duré deux secondes en tout.

 

Beaurevers respira fortement et dit :

 

« Ha !… ça soulage !… »

 

Le formidable accès de fureur était passé. Beaurevers contemplait, lui aussi, ses trois adversaires hors de combat. Et dans son œil clair, étincelant l’instant d’avant, on eût vainement cherché la joie du triomphe… Il attendit un instant.

 

Les trois éclopés se relevèrent péniblement. Beaurevers les regarda fixement, froidement. Il ne leur parla pas, mais toute son attitude disait clairement qu’il se tenait à leur disposition au cas où il leur plairait de demander leur revanche. Ils se gardèrent bien de la réclamer.

 

Voyant cela, Beaurevers haussa les épaules et se tournant vers ses compagnons, comme si de rien n’était, sur ce ton d’irrésistible autorité qui était naturel chez lui :

 

« Partons », dit-il.

 

Sur le Chemin-aux-Clercs, ils tournèrent à gauche, se dirigeant vers la porte de Nesle. Beaurevers et Ferrière marchaient en tête. Les quatre, selon leur habitude, suivaient à quelques pas en arrière.

 

Ils firent ainsi une vingtaine de pas sans se presser. Répondant à une question de Ferrière, Beaurevers disait d’un air détaché en parlant de Malicorne et de ses amis :

 

« Bah ! Ils étaient ivres… Je ne vois pas d’autre explication. Je gagerais que, dégrisé, maintenant, Malicorne regrette ses malencontreuses paroles. Si tant est qu’il se souvienne seulement de ce qu’il a dit. »

 

Il achevait à peine ces mots qu’ils entendirent derrière eux le bruit d’une galopade. Et des clameurs féroces éclatèrent :

 

« Sus ! Sus ! Pille ! Assomme ! Tue ! Tue ! »

 

Ils se retournèrent d’un même mouvement.

 

Les quinze soldats de Malicorne, rapière au poing, accouraient au pas de course. À leur tête et les excitant de la voix et du geste, étaient Malicorne et ses trois amis.

 

Beaurevers le reconnut à l’instant.

 

Et très froid, avec ce sourire terrible qui n’appartenait qu’à lui :

 

« Décidément, dit-il, c’est bien à moi que ce soudard de Malicorne en veut. Allons-nous les attendre ? dit-il avec un sourire indéfinissable.

 

– Non pas, charbieu ! s’écria Ferrière qui brûlait d’en découdre, chargeons !… »

 

Et ils chargèrent, en effet.

 

Les deux premiers qu’ils rencontrèrent étaient deux des amis de Malicorne. Il y eut une double passe d’armes fulgurante. Les deux soudards tombèrent… Ils étaient déjà partis. Ils étaient maintenant en présence de Malicorne et du dernier de ses amis. Ce fut comme un tourbillon ; le soudard tomba, la cuisse traversée par un coup de pointe. Malicorne s’affaissa, assommé par le pommeau de fer de la rapière de Beaurevers qui venait de s’abattre à toute volée sur son crâne.

 

Ils étaient passés, bondissant sur la prairie, à la rencontre des quinze soldats privés maintenant de leur chef. Et en foulant l’herbe dans de gigantesques enjambées, Beaurevers grisé par l’ardeur de la lutte, la lèvre frémissante, les narines dilatées, l’œil en feu, Beaurevers lançait son cri de bataille :

 

« Beaurevers ! Le royal de Beaurevers ! »

 

Et Ferrière, exorbité, échevelé, saisi de la fureur de la bataille, criait avec lui :

 

« Beaurevers ! »

 

Et là-bas, derrière le gros des soldats qui avançaient, les quatre répondaient :

 

« Beaurevers ! Beaurevers !… »

 

Car ils étaient derrière les soldats, les quatre braves. Et ceux-ci avaient eu bien tort de ne pas prendre garde à cela.

 

La rencontre se produisit. Ce fut effroyable. Sur les soldats qui croyaient ne trouver que deux hommes devant eux, par derrière, les quatre braves tombèrent à bras raccourcis.

 

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, Beaurevers, Ferrière, Bouracan, Corpodibale, Strapafar et Trinquemaille abattirent chacun leur homme.

 

Les quatre soldats qui restaient, ahuris, désemparés, terrifiés, se virent entourés par six hommes qui leur apparurent comme des démons déchaînés. Les pauvres diables crurent bien leur dernière heure venue.

 

Beaurevers arrêta de la main ses compagnons qui allaient achever la besogne et prononça :

 

« Allons, filez… nous vous faisons grâce. Une autre fois, regardez-y à deux fois avant de vous attaquer à Beaurevers. »

 

Et ils ne se le firent pas dire deux fois.

 

Beaurevers contempla un instant, tout pensif, l’effroyable besogne qu’ils venaient d’accomplir en si peu de temps, les dix corps étendus sur l’herbe, dans des flaques de sang. Et il murmura, d’une voix attristée :

 

« Pauvres diables !

 

– Je vous conseille de les plaindre, fit Ferrière qui avait entendu. Ce n’est pourtant pas de leur faute si vous êtes là, bien vivant et sans une écorchure. Préféreriez-vous vous voir à leur place, baigné dans votre sang ? »

 

Ils se prirent par le bras et reprirent la route. Et à les voir si calmes, si paisibles, on n’eût certes pu supposer qu’ils venaient d’échapper à la mort.

 

Dès qu’ils se furent éloignés, Guillaume Pentecôte se trouva comme par miracle sur le champ de bataille. De quel trou invisible sortait-il ? Lui seul aurait pu le dire. Il était là, voilà tout. Il se mit à les suivre de loin, très prudemment.

 

XVIII

L’APPEL


Durant les deux jours qui suivirent, Beaurevers se rendit plusieurs fois à l’hôtel de Ferrière. Il y alla de préférence dans la soirée. Il fut toujours accueilli à bras ouverts par le vicomte, enchanté de trouver quelqu’un à qui parler de celle qu’il aimait.

 

Beaurevers paraissait avoir une prédilection marquée pour le jardin. Prétextant la chaleur, il y entraînait toujours le vicomte ou s’y rendait seul. Pendant ces deux jours, sans en avoir l’air, il se fit donner une foule de détails sur l’hôtel du vidame. Il se fit aussi connaître des serviteurs, dont il sut se concilier les bonnes grâces par d’abondantes distributions de pièces d’or faites à propos. En sorte que ces serviteurs s’habituèrent rapidement à le voir entrer et sortir et circuler dans la maison comme s’il eût été chez lui. Et pas un qui ne se fût précipité pour exécuter un ordre de M. le chevalier.

 

Pendant ces deux jours, on ne vit pas le comte de Louvre. Mais comme Beaurevers se rendit, dans la matinée de chacun de ces jours, au Louvre, comme il y eut à chaque fois un entretien particulier avec le roi, il est à présumer que cette absence du comte devait être concertée entre eux.

 

Le troisième jour, qui était un vendredi, le comte reparut. Ferrière avait dû être avisé de cette réapparition par Beaurevers, car ce jour-là il se rendit rue Froidmantel, à l’hôtel Nostradamus, précisément dans l’intention de s’entretenir avec le comte.

 

Pendant ces jours écoulés, Ferrière n’avait pas cherché à se rapprocher de Fiorinda. Pourtant, il pensait sans cesse à elle, lorsqu’il n’en parlait pas à Beaurevers. Fidèle à la tactique qu’il s’était imposée, dans ces cas-là Beaurevers se contentait d’écouter et se gardait bien de prononcer le mot mariage. Ferrière n’en parlait pas non plus, du reste. Seulement, sans qu’il s’en rendît bien compte peut-être, ce mariage, qui lui avait d’abord paru impossible, lui paraissait maintenant très naturel.

 

Une seule chose le retenait encore, le faisait hésiter : le profond respect qu’il avait pour son père. Un respect qui allait jusqu’à la crainte. Mais déjà la passion était assez forte pour le pousser à affronter une discussion qu’il pressentait orageuse. Il ne se rendait pas compte que le moment viendrait, rapidement, où cette passion le dominerait complètement, balayerait de son souffle puissant toute crainte, tout respect, tout préjugé. Alors, inévitablement, il résisterait aux ordres de son père. Peut-être irait-il jusqu’à se dresser contre lui.

 

Pour l’instant, ainsi que nous l’avons dit, la crainte de son père était encore la plus forte. Et c’est ce qui lui faisait instinctivement chercher un appui moral auprès du comte de Louvre, puisque l’appui de Beaurevers, qu’il savait lui être acquis, ne lui suffisait pas.

 

Il est certain que Beaurevers avait mis le roi au courant. Il est certain qu’il avait agi de telle sorte que sa faveur était acquise d’avance et qu’il était prêt à donner son appui à ce mariage. Cela s’était fait tout naturellement, facilement même : le roi n’avait pas pu échapper au charme puissant qui émanait de la gracieuse et tant jolie diseuse de bonne aventure.

 

C’est pourquoi le comte de Louvre ne montra pas la moindre surprise. Et ce fut aussi sans la moindre hésitation qu’il approuva. Il ajouta même avec une réelle sincérité :

 

« Pardieu ! Ce sera là la plus adorable vicomtesse qu’on aura vue ! Et savez-vous que je connais plus d’une grande et haute dame qui se trouvera fâcheusement diminuée à côté de cette vicomtesse-là ! »

 

Et en riant de son rire juvénile :

 

« Je n’ai qu’un regret : c’est de ne pouvoir me mettre sur les rangs moi-même… Mort Dieu, oui, vicomte, s’il ne tenait qu’à moi, je vous disputerais furieusement cette gracieuse enfant et j’en ferais une comtesse. »

 

Ces paroles transportèrent l’amoureux Ferrière. Mais il était d’un naturel jaloux. Cette jalousie perça malgré lui dans le ton qu’il mit à répondre :

 

« Qui vous retient, monsieur le comte ?

 

– Là ! là ! s’écria le comte en riant de plus belle, ne montrez pas les crocs, vicomte !… Voici le chevalier qui vous dira que vous n’avez rien à redouter de moi sur ce sujet.

 

– Le comte est marié, révéla tranquillement Beaurevers ainsi interpellé.

 

– Hélas ! oui, vicomte, je suis bel et bien enchaîné par les liens du mariage. Et le pis est que je suis tellement épris de celle qui porte mon nom. Et comme, suivant l’exemple du chevalier ici présent, la fidélité à ma dame est de rigueur chez moi, il s’ensuit que vous ne me verrez pas me dresser en rival devant vous. »

 

Ils éclatèrent de rire tous les trois. Et Ferrière, tout à fait rassuré maintenant, déclara avec un accent de conviction profonde :

 

« Alors, nous serons trois à pratiquer cette vertu assez rare par le temps qui court. Car, moi aussi, je le sens, je serai fidèle jusqu’à la mort.

 

– Or çà ! conclut le comte, non sans une pointe de malice, tout cela est bel et bien, mais vous oubliez, il me semble, que vous n’avez pas encore consulté la principale intéressée… Rien ne vous dit qu’elle consentira à devenir vicomtesse… »

 

Ferrière pâlit et regarda Beaurevers d’un air déploré.

 

« Bah ! Rassura le chevalier, j’ai dans l’idée qu’elle se laissera facilement persuader. N’importe, je suis de l’avis du comte ; c’est une affaire que vous devez élucider le plus tôt possible. Et si vous êtes réellement décidé…

 

– J’y vais de ce pas », trancha Ferrière qui sauta sur son manteau et son chapeau.

 

C’est à peine s’il prit le temps de dire au revoir. Déjà il s’élançait vers la porte. Beaurevers l’arrêta :

 

« Savez-vous où vous la trouverez ? fit-il.

 

– Par les rues, je pense, comme la dernière fois… je chercherai. »

 

Beaurevers réfléchit une seconde et levant les épaules comme pour jeter bas des scrupules importuns :

 

« Allez rue des Marais, dans le faubourg Saint-Germain, dit-il. Fiorinda habite l’avant dernière maison que vous trouverez à votre main gauche. Je ne peux pas vous donner d’indications plus précises, n’étant jamais allé chez elle. Cependant, je sais qu’elle habite là, sous les toits.

 

– C’est plus qu’il m’en faut ! Merci, chevalier. »

 

Et Ferrière partit en courant comme s’il avait eu le diable à ses trousses.

 

Quand il fut sorti, François dit en souriant : « Il ne se doute pas de l’agréable surprise que ce mariage lui réserve.

 

– Oh ! fit Beaurevers d’un air rêveur, il n’est pas encore célébré, ce mariage. Et s’il faut vous dire ma pensée tout entière, je crois bien qu’il ne se fera pas… si le roi n’intervient pas directement.

 

– Eh bien, assura François, le roi interviendra, voilà tout. Et quand il aura manifesté sa volonté, il faudra bien que tout le monde s’incline.

 

– Même MM. de Guise ? » demanda Beaurevers, en le regardant dans les yeux.

 

Un afflux de sang colora les pommettes de François et avec une singulière énergie :

 

« MM. de Guise comme les autres… et plus que les autres. »

 

Et, oubliant pour un instant le rôle qu’il jouait, soulevant une seconde le masque qui lui pesait sans doute, redressé dans une attitude vraiment royale, les dents serrées, l’œil chargé d’éclairs :

 

« Ah ! Qu’elle sonne enfin l’heure où je serai assuré de vivre !… Et l’on verra, MM. de Guise en tête, si je sais être roi et si je tolère chez moi, dans mon royaume, d’autre maître que moi !… Que quelqu’un, si grand soit-il, ose seulement redresser le front devant moi et, j’en jure Dieu, sa tête tombera sous la hache du bourreau ! »

 

À ce moment, on vint aviser Beaurevers qu’une femme âgée, se disant envoyée par Fiorinda, insistait pour être reçue.

 

À ce nom de Fiorinda, Beaurevers consulta du regard François devenu soudain attentif et, sur un signe de lui, donna l’ordre d’introduire. Et pendant qu’on allait chercher la messagère, il expliqua :

 

« Si Fiorinda envoie ici, c’est qu’un grave danger la menace. »

 

La femme entra. Elle marquait une soixantaine d’années. La femme plongea dans une révérence point trop gauche, nullement intimidée, d’une petite voix flûtée et d’un air mystérieux :

 

« C’est peut-être bien vous, mes jeunes seigneurs, qui êtes le seigneur comte de Louvre et le seigneur chevalier Beaurevers ?

 

– Voici, en effet, monsieur le comte de Louvre, et je suis, moi, le chevalier de Beaurevers.

 

– En ce cas, c’est bien à vous que j’ai affaire », dit la vieille avec satisfaction.

 

Et avec le même air mystérieux plutôt inquiétant, d’une voix apitoyée :

 

« C’est pour vous dire, mes beaux seigneurs, que Dieu vous garde, que si vous ne voulez que la jolie Fiorinda meure de malemort, il vous faut courir à son secours sans plus tarder.

 

– Est-elle donc sérieusement menacée ? demanda Beaurevers qui commençait à s’alarmer. Que lui est-il donc arrivé ?

 

– Je ne saurais vous dire ce qui lui est arrivé, vu qu’elle ne me l’a point dit. C’est une fille discrète et point bavarde sur ses affaires que la petite Fiorinda. Mais je puis vous répéter mot pour mot ce qu’elle m’a dit. Car, Dieu merci, malgré l’âge, la mémoire est encore bonne chez moi. »

 

Beaurevers n’était pas précisément patient. Ce verbiage commençait à lui porter sur les nerfs. Ce fut donc d’une voix assez rude qu’il dit :

 

« Parlez, bonne femme, et pour Dieu, faites vite. »

 

Sans se démonter, la vieille reprit, imperturbablement :

 

« Il faut vous dire, mon jeune seigneur, que j’habite sur le même palier que Fiorinda. Oui, nous sommes voisines. Il faut vous dire que cette digne enfant, qui est bien le meilleur cœur que je connaisse, me vient souvent en aide, du mieux qu’elle peut. Car elle sait que je suis vieille et pauvre, que l’ouvrage se fait rare, souvent au-dessus de mes forces qui s’en vont. Tant il y a que, sans elle, je me serais couchée plus d’une fois le ventre creux… ce qui est bien triste pour une pauvre vieille comme moi. Enfin, c’est pour vous dire que je me mettrais au feu pour elle. Car, Dieu merci, j’ai du cœur et n’oublie point le bien qu’on m’a fait.

 

– Abrégez, bonne femme, abrégez ! gronda Beau revers.

 

– J’abrège, mon digne seigneur, j’abrège. Il faut donc vous dire que ce tantôt Fiorinda est entrée chez moi. Elle était pâle, défaite… Du premier coup, j’ai vu qu’il lui était arrivé un grand malheur. « Mère Angélique, me dit-elle, je suis perdue si vous ne venez pas à mon secours. Voulez-vous me rendre un grand service ? – Si je le veux, douce créature du Bon Dieu ? Parlez ! voulez-vous que je me jette au feu pour vous ? que je lui dis. – Non, qu’elle me dit, ce que j’attends de vous est plus facile. Il faut aller rue Froidmantel, derrière le Louvre. Vous demanderez l’hôtel Nostradamus. Tout le monde le connaît, le premier venu vous l’indiquera. Là, vous demanderez à parler au seigneur de Beaurevers et au seigneur comte de Louvre de ma part. Vous leur direz qu’un grand danger me menace, que je ne puis sortir de chez moi, et que, s’ils ne sont pas là avant cinq heures pour me délivrer, je suis déshonorée, perdue, et que je ne survivrai pas à mon déshonneur. Vous leur direz, afin qu’ils comprennent et qu’ils vous croient, vous leur direz qu’il s’agit d’un mauvais tour que veut me jouer le baron de… » Doux Jésus ! voilà le nom de ce mécréant de baron qui m’échappe !… Attendez… Ros… Ros…

 

– Rospignac ! s’écria Beaurevers. Je m’en doutais !

 

– Rospignac ! triompha la vieille, c’est bien ce nom-là ! »

 

Elle allait reprendre ses interminables explications. Mais Beaurevers en savait assez maintenant. Il regarda l’heure.

 

« Trois heures à peine, dit-il, nous avons grandement le temps. »

 

Et coupant la parole à la vieille :

 

« Dites-moi, bonne femme, y a-t-il longtemps que vous avez quitté Fiorinda ?

 

– Le temps de venir de la rue des Marais, mon beau seigneur. Et vous pouvez croire que je ne me suis pas attardée à musarder en route. »

 

Beaurevers fouilla dans son escarcelle et y prit quelques pièces d’or qu’il mit dans la main de la vieille en disant :

 

« Eh bien, bonne femme, retournez près de Fiorinda et dites-lui qu’elle se rassure. Nous serons là avant l’heure qu’elle indique. »

 

La vieille fit sa plus belle révérence et partit en les couvrant de bénédictions : elle emportait de quoi vivre pendant deux mois.

 

« Eh bien, monsieur le comte, dit Beaurevers quand elle eut disparu, si vous le voulez bien, j’aurai l’honneur de vous accompagner jusque chez vous… C’est sur mon chemin, à peu près, et cela ne me retardera guère que de quelques minutes.

 

– Non pas ! fit vivement François. La jolie Fiorinda appelle à son aide le comte de Louvre. J’irai donc avec vous, chevalier. »

 

Beaurevers eut un mouvement de contrariété.

 

« Monseigneur, vous ne pensez pas que…

 

– Eh ! jour de Dieu ! je ne pense qu’à cela, au contraire. Chevalier, je sens l’aventure, je flaire la bataille, il va y avoir des horions à donner…

 

– Et à recevoir aussi, monseigneur, interrompit à son tour Beaurevers d’un air froid.

 

– Avec vous, les horions se donnent et ne se reçoivent pas, déclara François sur un ton d’inébranlable conviction.

 

– Songez que c’est peut-être un piège qu’on vous tend.

 

– Vous le déjouerez.

 

– Monseigneur !…

 

– Il n’y pas de monseigneur ici !… Il y a le comte de Louvre qui ne veut pas abandonner son ami Beaurevers !… Allons, c’est dit, je vais avec vous… Je le veux… et, qui sait, il n’y aura peut-être rien du tout ?

 

– Je l’espère bien, tudiable ! » dit assez brutalement Beaurevers.

 

Mais voyant la mine déconfite de François, il éclata de rire et son caractère insouciant reprenant le dessus :

 

« Au diable, arrive qu’arrive ! Nous verrons bien. »

 

Ils s’équipèrent. Beaurevers inspecta lui-même, et avec quel soin minutieux, la dague et la rapière de François. Satisfait de cette inspection, il défit le pourpoint et visita pareillement la fine chemise de mailles qui se dissimulait sous la soie. Il la connaissait bien, cette chemise, il savait ce qu’elle valait puisque c’était lui qui l’avait donnée à François. Il s’assura qu’aucun chaînon n’avait été brisé, qu’elle était intacte et ne risquait pas de se rompre sous la violence d’un coup. Et sur ce point comme sur l’autre, il fut entièrement rassuré.

 

XIX

LE TRAQUENARD


La rue Froidmantel n’était pas bien longue. Elle allait de la rue Saint-Honoré à la rue de Beauvais[7]. Cette rue de Beauvais s’étendait parallèlement à la rivière, sur les derrières du Louvre. Ce fut vers cette rue de Beauvais qu’en sortant de l’hôtel Nostradamus se dirigea la vieille femme qui avait dit se nommer Angélique.

 

Dans la rue de Beauvais, elle tourna à droite et, au bout de quelques pas, se trouva dans la rue Saint-Thomas qui, elle, était parallèle à la rue Froidmantel. Là, elle tourna à gauche et passa devant l’église Saint-Thomas.

 

Cette église Saint-Thomas se trouvait à droite et presque au bout de la rue, près du quai par conséquent. Du côté opposé de la rue, presque en face l’église, les trois dernières maisons se trouvaient presque en retrait. Cela faisait un grand recoin où une troupe aurait pu facilement se dissimuler. On n’eût pu le voir que lorsqu’on se serait trouvé dessus. Paris était alors rempli de coins et recoins semblables que les tire-laine et autres détrousseurs de toutes catégories, dont la ville était infestée, savaient utiliser.

 

Dans ce recoin se tenait aux aguets, non pas une troupe, mais un homme seul. Cet homme, c’était Guillaume Pentecôte. Et ce fut vers lui que, sans hésiter, se dirigea la vieille femme. Et voici le dialogue qui fut échangé :

 

« Eh bien ?

 

– C’est fait.

 

– Tu les as vus tous les deux ?

 

– Puisque je te dis que c’est fait.

 

– Tu en es sûre ?… Ils n’ont pas flairé la manigance ?

 

– Je ne crois pas. Pour moi, tu ne tarderas pas à les voir passer.

 

– Ils vont prendre le bac ?

 

– Je ne suppose pas qu’ils vont s’attarder à faire le tour par les ponts.

 

– Bon. Tends la main. (Ici, un bruit argentin.) Maintenant que tu es payée, disparais. »

 

Et nous ne savons comment il se fit, mais le fait est que la vieille disparut comme par enchantement.

 

Quant à Guillaume Pentecôte, il partit aussi d’un pas allongé. Seulement, lui, nous savons où il alla. Pas loin, d’ailleurs : sur le quai.

 

Rospignac attendait là, tenant un cheval par la bride. Guillaume Pentecôte lui répéta l’intéressante conversation qu’il venait d’avoir avec cette vieille qui avait les apparences d’une honnête béguine. Le visage du baron s’éclaira d’une joie sinistre et il gronda :

 

« Cette fois, je crois que je les tiens !… Et ma fortune est faite. »

 

Le passeur était à deux pas de là. Rospignac confia sa monture à Pentecôte et alla droit à ce passeur. Il sortit un papier de sa poche et le lui mit sous le nez. En même temps, il lui parlait. L’homme, après avoir entendu ce que lui disait Rospignac, après avoir considéré avec un respect craintif les cachets qui s’étalaient au bas de ce papier, s’inclina en signe d’obéissance. Mais il avait l’air désespéré. Alors Rospignac laissa tomber une bourse à ses pieds et tourna le dos.

 

L’homme fondit sur la bourse, l’enfouit au plus profond de sa poche et sa grimace de désespoir se changea en une grimace de jubilation.

 

Rospignac revint à Pentecôte, à qui il dit quelques mots. Puis il sauta en selle et partit à fond de train. Il alla ainsi jusqu’au Grand Châtelet, sous la voûte duquel il s’engouffra. Et il ne ressortit pas.

 

Il n’y avait pas deux minutes qu’il était parti lorsque Guillaume Pentecôte vit apparaître Beaurevers et de Louvre. Et dans le coin où il se dissimulait, il ricana :

 

« Par mes bottes, il était temps !… Me voilà plus tranquille… et la mère Culot est décidément une madrée femelle. »

 

Il paraît que c’était là le nom ou le surnom de la vieille béguine. Ce nom n’était pas précisément aussi « angélique » que celui qu’elle avait donné à Beaurevers.

 

Beaurevers et de Louvre s’approchèrent du bac. D’autres voyageurs attendaient près des marches qui descendaient dans la rivière. Le passeur paraissait très affairé dans son bac. Mais il ne laissait pas embarquer. Interpellé, il répondit d’un air goguenard qu’il lui était arrivé un accident, qu’il lui fallait effectuer des réparations urgentes et qu’il en avait bien pour au moins deux heures avant de pouvoir reprendre son service.

 

Pestant et maugréant, les voyageurs durent en passer par là.

 

François se montra plus contrarié de ce contretemps que Beaurevers, qui se contenta de dire :

 

« Nous passerons les ponts, voilà tout. Nous arriverons à temps, c’est l’essentiel. »

 

Et ils repartirent d’un bon pas vers les quais.

 

Guillaume Pentecôte ne les suivit pas. Il fit un signe à une espèce de coupe-jarret qui semblait bayer aux corneilles. Et le coupe-jarret se mit à leurs trousses.

 

Pentecôte se dirigea à grandes enjambées vers un homme qui se promenait mélancoliquement en tirant un cheval par la bride. L’homme au cheval était là pour lui, car dès qu’il le vit s’avancer, il alla à sa rencontre en allongeant le pas. Effectivement, Guillaume Pentecôte laissa tomber quelques mots sur le ton bref du commandement, sauta en selle et, donnant de l’éperon, partit ventre à terre.

 

L’homme qui promenait le cheval s’élança à son tour. Il eut vite fait de rattraper le coupe-jarret, à côté duquel il se mit à marcher. Et, tout en bavardant, les deux sacripants ne perdaient pas de vue le quatuor qui suivait Beaurevers et de Louvre.

 

Par le chemin qu’ils avaient pris, les deux jeunes gens devaient passer devant le Châtelet. Ce qu’ils firent en effet. Ils traversèrent le pont au Change et s’engagèrent dans la Cité.

 

Du haut d’une fenêtre où il s’était posté, Rospignac guettait. Dès qu’il vit qu’ils avaient contourné le monument, il ferma la fenêtre et dit quelques mots à deux personnages qui attendaient dans la pièce. Ces personnages étaient M. de Bragelonne, lieutenant criminel et M. Gabaston, chevalier du guet.

 

Ils descendirent tous trois dans la cour. Des troupes s’y trouvaient massées. Un lieutenant des gardes du prince de la Roche-sur-Yon s’y promenait d’un air maussade. Le lieutenant criminel et le chevalier du guet allèrent à cet officier et échangèrent quelques brèves paroles avec lui.

 

Rospignac s’éclipsa.

 

Les deux jeunes gens n’avaient pas traversé la Cité lorsque les troupes s’ébranlèrent et sortirent du Châtelet.

 

En tête marchait Bragelonne, suivi de cinquante archers. Ensuite, venait Gabaston suivi de cinquante hommes d’armes à cheval et de cent cinquante à pied. Le lieutenant des gardes fermait la marche, suivi de quatre-vingts gardes. En tout, trois cent trente hommes.

 

*

 

* *

 

Cependant, Beaurevers et François se trouvaient dans la rue Saint-André-des-Arts et s’avançaient vers la porte de Buci. Ils étaient loin de soupçonner quel épouvantable orage s’amoncelait sur leur tête.

 

Là-bas, loin derrière eux, si loin qu’ils ne pouvaient ni les voir ni les entendre, les trois cent trente hommes d’armes avançaient eux aussi de leur pas lourd et pesant qui faisait trembler les vitraux dans leurs châsses de plomb. Et sur leur passage, les boutiquiers se mettaient sur le seuil de leur porte, les bourgeois passaient le nez à leur fenêtre.

 

Et à mesure qu’ils avançaient on voyait surgir des individus louches, à faces patibulaires, armés, qui d’immenses colichemardes, qui de bâtons, de piques, de hallebardes, de couteaux. Et cette armée de démons encadrait silencieusement les hommes d’armes, emboîtait le pas.

 

Et cependant, des rumeurs sinistres circulaient, des grondements sourds roulaient pareils à ces grondements de la rue qui précèdent le coup de tonnerre. C’était la foule, informée on ne sait comment, et qui manifestait ses sentiments hostiles. Parfois aussi quelques cris éclataient :

 

« Voleurs ! Brigands ! Hérétiques ! Parpaillots ! »

 

Alors, le lieutenant criminel en tête le chevalier du guet au milieu, le lieutenant des gardes à la queue, se tournaient vers les manifestants, et d’une voix impérieuse ordonnaient :

 

« Silence ! »

 

Et la foule se taisait. Une sorte d’instinct mauvais l’avertissait qu’il s’agissait là d’une sorte de battue et qu’il ne fallait pas donner l’éveil au gibier.

 

Maintenant, Beaurevers et François étaient arrivés rue des Marais. Ils pénétrèrent dans l’avant-dernière maison. C’était, on s’en souvient, la maison qu’habitait Fiorinda.

 

Beaurevers et François montèrent seuls.

 

Trinquemaille, Bouracan, Strapafar et Corpodibale demeurèrent en bas. Pris d’une sorte de pressentiment, Beaurevers, avant de monter, leur avait instamment recommandé de veiller.

 

L’escalier, large et spacieux, devenait à partir du deuxième, raide et si étroit que Beaurevers et François durent monter l’un derrière l’autre. Beaurevers était monté le premier. Et François, comprenant à quelle préoccupation il obéissait en agissant ainsi, s’était contenté de sourire.

 

« Tiens ! il n’y a qu’une porte sur ce palier ! »

 

Telles furent les premières paroles que prononça Beaurevers en mettant les pieds sur ce palier.

 

« Nous ne risquons pas de nous tromper », dit François en riant.

 

Mais Beaurevers ne riait pas, lui. Il était devenu pâle. C’est que, si François avait oublié ou n’avait pas fait attention, il se souvenait très bien, lui, que la femme qui était venue les chercher avait dit qu’elle demeurait sur le même palier que Fiorinda. Or, puisqu’il n’y avait qu’une porte sur ce palier, c’est qu’elle avait menti.

 

Pourquoi avait-elle menti ?

 

La réponse s’imposait avec une évidence criante. C’est qu’il avait été attiré dans un traquenard.

 

Maintenant, il fallait prendre une décision rapide. Mais pour cela, il fallait deviner la nature de ce danger et où il se dissimulait. Était-ce derrière cette porte qui, de son petit judas placé au centre, semblait les épier d’un œil louche ?

 

Ces réflexions et d’autres passèrent comme un éclair dans l’esprit de Beaurevers.

 

Ils étaient arrivés sur ce palier sans chercher à dissimuler leur présence. C’est-à-dire qu’ils n’avaient pas songé à étouffer le bruit de leurs pas, à baisser la voix lorsqu’ils avaient parlé. Les avait-on entendus de l’autre côté de la porte ? Y avait-il seulement quelqu’un ? Qui ?

 

D’un geste expressif, Beaurevers cloua François sur place, recommanda le silence. Et François, qui comprenait que quelque chose d’insolite leur arrivait, François, étonné mais inquiet, obéit docilement.

 

D’un bond souple et silencieux, Beaurevers fut sur la porte. Il la flaira, pour ainsi dire. À deux pas derrière lui, François observait attentivement.

 

Il n’eut pas le temps de l’étudier longtemps, cette porte. Elle s’ouvrit aussitôt toute grande devant lui.

 

XX

SUR LE PALIER


La porte s’ouvrit toute grande. Et Guillaume Pentecôte parut dans l’encadrement. De son air goguenard, il prononça :

 

« Donnez-vous la peine d’entrer, illustres seigneurs. »

 

Beaurevers n’attendit pas la fin de la phrase. Il leva le poing et, dans un geste foudroyant, il le projeta à toute volée en plein dans le visage du truand.

 

Mais son poing ne rencontra que le vide, il trébucha et serait tombé, s’il ne s’était retenu instinctivement au chambranle de la porte.

 

Guillaume Pentecôte avait prévu le coup. Il s’était replié sur lui-même à l’instant précis où il avait vu Beaurevers lever le poing. Il passa sous le bras en ricanant :

 

« Nous connaissons le coup… Nous avons appris à le parer. »

 

Il se redressa et lança à pleine voix :

 

« Sus ! Vous autres, sus !… »

 

À l’intérieur de l’appartement, une porte s’ouvrit violemment. Il y eut une bousculade, des clameurs, une ruée… Et cela vint, avec des jurons, des imprécations, se briser net devant la porte soudain fermée.

 

C’était Beaurevers qui venait de tirer à lui cette porte. Et son poing, comme une tenaille d’acier, se crispait sur la poignée du loquet, pendant que tous ses muscles tendus, solidement arc-bouter, il maintenait fermée cette porte que les autres, à l’intérieur, tiraient frénétiquement à eux. Et il se disait :

 

« Gagnons du temps, ne fût-ce que quelques secondes… Et, c’est peut-être le salut pour lui. »

 

Car son unique préoccupation en cet instant critique allait uniquement au roi.

 

Guillaume Pentecôte ne s’occupait pas de lui. Il comptait sur ses hommes pour cela. Son unique préoccupation à lui était d’expédier promptement ce gentilhomme qui ne lui paraissait guère redoutable et qui ne pèserait pas lourd entre ses pattes puissantes. Il serait temps de s’occuper de Beaurevers ensuite.

 

Et il n’avait pas perdu son temps. Aussitôt redressé, aussitôt son appel lancé, il avait eu le poignard à la main et il avait foncé sur François, le poing levé. Ce geste s’accomplissait en même temps que Beaurevers fermait la porte. Car tout ceci se passait simultanément, se déroulait avec une rapidité fantastique.

 

Et, naturellement, Guillaume Pentecôte, qui s’était dressé entre Beaurevers et François, face à ce dernier, ne pouvait pas voir ce que faisait le chevalier.

 

Le poignard s’abattit sur François avec la rapidité de l’éclair.

 

Mais, si rapide qu’il fût, François avait vu venir le coup. Il l’évita en se jetant de côté. Et lorsque Guillaume Pentecôte voulut redoubler, son poignard rencontra la lame d’une longue et forte rapière dont la pointe vint le piquer à la gorge.

 

Il recula en lançant un énorme juron. En même temps, il dégainait, lui aussi, son immense colichemarde.

 

Mais son mouvement de recul l’avait rapproché de Beaurevers, dont il ne s’occupait toujours pas. Cramponné des deux mains à la poignée du loquet, Beaurevers, la tête tournée, observait ce qui se passait derrière lui, prêt à intervenir au bon moment. Ce moment lui parut venu, Ses yeux rencontrèrent ceux de François, et ses yeux dirent clairement :

 

« Rangez-vous. »

 

François obliqua d’un pas, tout en engageant le fer avec Guillaume Pentecôte.

 

Au même instant, Beaurevers lançait une formidable ruade.

 

Atteint en plein dans les reins, Guillaume Pentecôte lança un hurlement de douleur. En même temps, il partit dans l’espace, lancé comme une balle, tomba sur les marches de l’escalier et roula comme une boule jusqu’au palier de l’étage au-dessous.

 

Et il faut croire qu’il avait été bien touché, car il demeura étendu au pied de cet escalier.

 

Derrière la porte que Beaurevers maintenait toujours, on entendait un grouillement, des trépignements, des cris, des injures. La porte s’entrebâillait et se refermait avec un bruit sourd. Il y avait bien une demi-minute que le chevalier soutenait le gigantesque effort. Il râlait.

 

François s’approcha de lui pour l’aider. Beaurevers haleta :

 

« Le sifflet !… Le sifflet !… »

 

François comprit. Il allongea la main vers le pourpoint de Beaurevers et y prit un petit sifflet qu’il savait trouver là sans doute.

 

Il y avait une fenêtre, une lucarne, sur ce palier. Elle donnait sur la rue des Marais. Un bond ; François est sur la lucarne. Un coup de poing : le châssis est levé, la fenêtre est ouverte, un coup de sifflet strident déchire l’espace.

 

François est de retour auprès de Beaurevers. Le chevalier est à bout de souffle, ruisselant de sueur. L’effort surhumain ne saurait être soutenu plus longtemps. Ses yeux injectés de sang montrent un recoin formé par l’aboutissement de l’escalier sur le palier qu’une barrière de bois entoure.

 

Et François comprend encore ce coup d’œil.

 

Et le voilà dans le recoin, contre le mur, dague et rapière aux poings.

 

Beaurevers souffle. François s’étonne. Pourquoi ne lâche-t-il pas cette porte contre laquelle il s’épuise ?

 

Beaurevers a son idée : il a soufflé, il réunit toutes ses forces pour le suprême effort. Il tire à lui encore une fois et des deux mains. Puis il prend son élan et brusquement il se lance en avant, à corps perdu, avec la porte.

 

Des hurlements de douleur indiquent que sa manœuvre a réussi : c’est-à-dire que le battant rejeté à toute volée a écrasé contre le mur un, deux, trois peut-être des enragés qui étaient derrière et voulaient sortir.

 

Sa manœuvre accomplie, Beaurevers avait bondi près de François. L’imprévu de cette manœuvre avait eu un autre résultat, appréciable pour lui : les estafiers qui s’acharnaient à vouloir sortir hésitèrent un instant en voyant la porte s’ouvrir enfin avec tant de violence.

 

Les quelques secondes qu’ils perdirent ainsi permirent à Beaurevers de reprendre haleine. Il jeta un coup d’œil étincelant sur François et le vit très résolu.

 

« Attention, monsieur, nous ne devons pas laisser notre peau ici, c’est entendu… Mais n’oubliez pas qui vous êtes, et que vous n’avez pas le droit de vous exposer témérairement. »

 

Ils n’eurent pas le loisir d’en dire davantage et François n’eut pas le temps de répondre. Les estafiers étaient sortis de l’appartement. Ils envahissaient le palier. Cela, bien entendu, avec des cris et des menaces et non sans force bousculades.

 

Il y eut un deuxième temps d’arrêt. Ces hommes s’étonnaient de l’absence de Guillaume Pentecôte, leur chef. Ils s’étonnaient aussi de voir ces deux gentilshommes campés si résolument dans ce coin. Évidemment, ils s’attendaient à trouver la besogne plus avancée.

 

« Bon, qu’ils traînent encore un peu et ils donnent à Trinquemaille et aux autres le temps d’arriver à la rescousse », se dit Beaurevers.

 

L’arrêt ne fut pas aussi long que le souhaitait Beaurevers. Soudain, les estafiers se décidèrent et chargèrent en tumulte. Ce fut la ruée inintelligente, sans ordre ni cohésion. Ils étaient une quinzaine resserrés dans cet étroit espace. Ils se gênaient plus qu’ils ne s’aidaient. Et ils ne paraissaient pas s’en apercevoir. Chacun voulait placer son coup sans s’occuper du voisin. Tous guignaient Beaurevers, on devait leur avoir promis une forte prime pour le prendre vivant et ils s’y employaient de tout leur cœur.

 

Ce qu’ils ne voyaient pas, eux, Beaurevers le vit fort bien. Et il railla :

 

« Doucement, mes agneaux, vous allez vous étouffer !… Monsieur le comte, donnons un peu d’air à ces coquins. »

 

Et ils donnèrent de l’air : ils avancèrent de deux pas et fourragèrent dans le tas. Beaurevers abattit un homme d’un coup de pointe et un autre d’un coup de revers. François, qu’il ne cessait de surveiller du coin de l’œil, et qu’il couvrait du tourbillon de sa rapière, François abattit aussi le sien, et cria, enthousiasmé :

 

« Un de moins !

 

– Et deux font trois ! totalisa Beaurevers. Là, vous voilà un peu plus à l’aise !… »

 

Il y eut une explosion de jurons : « Tripes du diable ! Fourches et chaudières ! Ventre du pape ! », mêlée d’une bordée d’insultes : « Pourceaux ! Glands de potence ! Suppôts de Calvin ! »

 

Et cela couvrit les plaintes des blessés. Et puis ce fut le recul en désordre.

 

« Attention, avertit un de la bande, ces deux damnés parpaillots ne sont pas les premiers venus !

 

– Tu l’as dit ! approuva François qui brûlait de placer son mot comme il avait placé son coup de pointe.

 

– Pourquoi, parpaillots ? Pourquoi suppôts de Calvin ? s’étonna Beaurevers. Nous sommes de bons catholiques, par la mortdieu !

 

– Sus aux parpaillots ! »Hurlèrent les estafiers à qui on avait fait la leçon.

 

Et ils chargèrent à nouveau. Mais cette fois ils y mirent plus d’ordre et un peu plus de prudence. Efforts louables qui ne devaient guère leur réussir.

 

Beaurevers fit deux pas en avant, de manière à couvrir François, et lança son cri de bataille :

 

« Beaurevers ! Le Royal de Beaurevers ! »

 

Et François, comme un jeune lion grisé par l’odeur du sang, se porta vivement à côté de lui, en criant :

 

« Beaurevers ! »

 

Et voilà que là, tout près, dans ce raidillon d’escalier, un écho tonitruant répéta :

 

« Beaurevers ! »

 

Et ce fut la soudaine irruption de trois démons déchaînés, accompagnée de trois jurons formidables qui se fondirent en un seul :

 

« Sacrement !

 

– Ah ! madonaccia !

 

– Ah ! milodious ! »

 

C’étaient Bouracan, Corpodibale et Strapafar qui chargeaient la bande à revers. Le choc fut terrible. Les estafiers surpris abandonnèrent leurs deux adversaires pour faire face à ces nouveaux venus qu’ils croyaient plus nombreux.

 

Mais alors ce furent Beaurevers et François qui les assaillirent par-derrière. Et comme s’il jugeait la partie gagnée, Beaurevers dédaignant d’utiliser la pointe se mit à les assommer à coups du pommeau de sa lourde rapière.

 

Et il n’était pas seul. Bouracan avait ramassé on ne sait où une tige de fer, et de cette arme terrible entre ses monstrueuses mains, le colosse frappait sans trêve, faisait sauter des crânes, défonçait des poitrines.

 

Ce fut un véritable carnage. En un rien de temps une mare de sang s’éleva sur le palier. Les blessés, piétinés inconsciemment dans le fort de la lutte, poussaient des cris lamentables. Les estafiers affolés hurlaient à l’aide et mort aux parpaillots, sans trop savoir ce qu’ils disaient.

 

Quelques secondes plus tard, on entendit la galopade désordonnée de leur fuite éperdue dans la rue.

 

XXI

LE LOGIS DE FIORINDA


François exultait. L’ivresse de la victoire le transportait. Il est juste de dire qu’il avait vaillamment participé au succès. Beaurevers, dès l’arrivée de Bouracan, de Strapafar et de Corpodibale, avait jugé l’affaire gagnée et il avait laissé le roi s’escrimer à son aise, se contentant de le surveiller de près et de parer quelques coups pour lui qui, sans son intervention, eussent porté. Il convient de dire qu’il comptait beaucoup sur l’excellente chemise de mailles que le roi portait sous le pourpoint.

 

Donc, François, radieux, transporté d’aise de vivre lui-même une de ces extraordinaires aventures comme il en avait tant lu dans ces romans de chevalerie qu’il affectionnait, manifestait bruyamment sa joie.

 

« Vite, entrons là !… Ils ont peut-être assassiné la pauvre diseuse de bonne aventure !… Et Ferrière !… Que peut-il être devenu ?… »

 

Mais Beaurevers, qui réfléchissait, le retint par le bras et prononça :

 

« Une minute, monsieur, s’il vous plaît. »

 

Et, se tournant vers ses trois compagnons :

 

« Je ne vois pas Trinquemaille », dit-il en fronçant le sourcil.

 

Ce fut le Méridional qui répondit :

 

« Trinquemaille ! Vé, il était comme nous : il n’était pas tranquille… Alors, il est allé voir si, par hasard, on ne cherche pas à nous cerner dans ce repaire d’hérétiques. »

 

Beaurevers tressaillit. Ce mot : hérétiques, prononcé en toute candeur par Strapafar, venait d’évoquer dans son esprit le souvenir de l’injure lancée avec insistance par les estafiers de Rospignac : « Suppôts de Calvin ! Parpaillots ! » Et il se demanda quelle manœuvre louche, inquiétante, se dissimulait là-dessous.

 

Néanmoins, il ne laissait rien paraître de ses réflexions. Et il approuva la démarche de Trinquemaille avec une satisfaction visible. Il prit Strapafar à part et lui glissa quelques mots à l’oreille, auxquels Strapafar répondit :

 

« Va bien ! Compris ! »

 

Après quoi, il se précipita dans le petit escalier et disparut.

 

Beaurevers tendit l’oreille vers l’appartement dont la porte était demeurée grande ouverte. Aucun bruit ne venait de là. C’était le silence et la solitude… en apparence du moins. Il se dit :

 

« Il est certain qu’on n’a pu préparer une deuxième embuscade là-dedans… N’importe, je ne saurais prendre trop de précautions. »

 

La porte de l’appartement donnait sur un étroit couloir. Ce couloir était suffisamment éclairé par un vasistas qui se trouvait au fond, à la hauteur du plafond.

 

Deux corps immobiles, étendus au milieu du couloir, obstruaient l’entrée. C’étaient les deux hommes qui avaient été écrasés par le battant de la porte. Beaurevers désigna ces deux corps ; en même temps, il contenait du geste François qui paraissait s’impatienter.

 

Corpodibale et Bouracan, obéissant au geste du chevalier, tirèrent les deux corps sur le palier et les poussèrent dans un coin. Il y avait là sept ou huit corps pareillement immobiles, étendus dans des flaques de sang. Du sang, il y en avait partout. Les pieds s’engluaient dans des mares rouges.

 

Un coup d’œil suffit à Beaurevers pour s’assurer qu’aucun de ces corps n’était en état de se redresser et de lui tomber sur le dos. Il appela :

 

« Ici, Bouracan. »

 

Il désignait le haut de l’escalier. Il ajouta :

 

« Personne ne doit monter… Tu comprends ?

 

– Oui ! » répondit laconiquement le colosse.

 

Il ramassa sa tige de fer et se campa au haut de l’escalier.

 

Beaurevers sourit. Et, s’adressant à Corpodibale qui attendait en tordant sa moustache :

 

« Toi, devant cette porte. Que personne n’entre.

 

Corpodibale tira la dague et la rapière, se campa devant la porte de l’appartement comme Bouracan se tenait campé sur la dernière marche en roulant des yeux féroces.

 

« Maintenant, monsieur le comte, dit Beaurevers à François, nous pouvons entrer… Je passe devant. »

 

Et il passa le premier, en effet. Il tenait sa rapière par la lame, prêt à s’en servir comme d’une massue.

 

François le suivait, la rapière au poing. Et ils allaient tous les deux, souples et silencieux, comme les grands fauves sur la piste.

 

Il n’y avait que deux portes donnant sur ce couloir. Elles étaient au fond et en face l’une de l’autre. Celle de gauche était fermée. La clef était sur la serrure. Il allongea la main et ouvrit délibérément.

 

« Fiorinda ! »

 

Fiorinda était là, en effet. Elle était étendue sur son lit et si étroitement ligotée que le moindre mouvement lui était interdit. Une écharpe appliquée sur sa bouche lui servait de bâillon.

 

Beaurevers et François se précipitèrent. Fiorinda n’était pas évanouie. Elle les regardait de ses grands yeux noirs, plus étonnés qu’effrayés. Elle ne paraissait pas avoir été maltraitée. Ils arrachèrent l’écharpe, tranchèrent les liens qui la paralysaient.

 

Elle sauta à terre d’un mouvement souple et gracieux. Elle leur sourit gentiment. Elle paraissait toujours un peu étonnée. Mais ce n’était pas de les voir là car elle expliqua tout de suite, en riant de son joli rire perlé :

 

« J’ai entendu votre cri de bataille d’ici, monsieur le chevalier, et j’ai pensé que je ne tarderais pas à être délivrée. Mais par quel miracle êtes-vous arrivés si à propos ? Voilà ce que je voudrais bien savoir.

 

– Expliquez-nous d’abord comment il se fait que nous vous trouvions prisonnière chez vous, ficelée des pieds à la tête et bâillonnée par surcroît. »

 

À son air de gravité, Fiorinda comprit que ce n’était pas la curiosité seule qui le faisait parler. Instantanément, elle se fit sérieuse elle-même et elle s’empressa de donner complaisamment toutes les explications qu’on lui demanda.

 

C’était d’ailleurs très simple :

 

Une vieille femme, qu’au signalement qu’elle en donna, Beaurevers et François reconnurent pour être la même qui était venue crier à l’aide chez le chevalier, avait frappé à sa porte, sollicitant une aumône. Fiorinda s’étant assurée, en regardant par le judas, qu’elle avait réellement affaire à une femme seule et qui paraissait inoffensive, n’avait pas hésité à ouvrir sa porte. Le reste se devine : deux hommes, qui se dissimulaient de chaque côté de la porte, avaient aussitôt sauté sur elle et, en un tournemain, l’avaient bâillonnée et ligotée, ils ne lui avaient pas fait d’autre mal, au surplus, et même ils s’étaient efforcés de la rassurer, disant qu’il ne lui adviendrait rien de fâcheux, que ce n’était pas à elle qu’on en voulait, et qu’on ne tarderait pas à lui rendre sa liberté. Mais en attendant, on l’avait enfermée dans sa chambre.

 

Lorsqu’elle eut donné ses explications, Fiorinda ajouta, d’un air rêveur :

 

« L’idée m’est tout de suite venue que c’était à vous qu’on en voulait, monsieur le chevalier. »

 

À ce moment, François s’écria :

 

« Et M. de Ferrière ?

 

– M. de Ferrière ? répéta Fiorinda, interloquée.

 

Ferrière, expliqua Beaurevers, a dû se présenter ici quand le logis de madame était occupé par ces coupe-jarrets. Vous pensez bien qu’ils n’ont eu garde de lui ouvrir.

 

– En effet, dit Fiorinda qui réfléchissait, je me souviens avoir entendu frapper à la porte. J’ai pensé que c’était quelqu’un de la bande. Vous dites que c’était M. de Ferrière ? Il sait donc où je demeure ? »

 

Évitant de répondre, Beaurevers dit, en s’adressant à François :

 

« Si vous voulez m’en croire, monsieur, nous quitterons cette maison à l’instant même… Peut-être avons-nous trop tardé, déjà. »

 

Comme pour lui donner raison, au même instant, Trinquemaille pénétra dans la chambre en tempête et lança :

 

« Alerte, monsieur, alerte ! Les suppôts du prévôt viennent ici. Et ils sont nombreux, vous savez : trois cents au moins.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? » s’écria François.

 

Beaurevers ne posa pas de question, lui.

 

« Partons », dit-il froidement.

 

Et, entre les dents, il ajouta :

 

« S’il en est temps encore. »

 

Il sortit vivement sur le palier. François et Trinquemaille le suivirent.

 

Fiorinda demeura un instant seule dans sa chambre. Elle paraissait réfléchir profondément. Et elle était très sérieuse. On eût dit qu’elle débattait des choses très graves dans sa jolie tête.

 

Brusquement, elle prit une résolution. Elle ouvrit un coffre qui se trouvait au pied de son lit, fouilla un instant dedans et en tira deux bourses qui paraissaient très respectablement garnies. Elle les soupesa un moment et, avec un sourire de satisfaction, les glissa dans son sein, en murmurant :

 

« On ne peut pas savoir. »

 

Elle ferma soigneusement le coffre. Elle réfléchissait toujours. Elle porta vivement la main à son sein en disant :

 

« Mon poignard !… Je l’ai… »

 

Et elle sortit à son tour. Maintenant, elle paraissait très calme. Et elle se disait :

 

« Ne précipitons rien… Voyons venir, d’abord. »

 

Pendant ce temps, Beaurevers était sur le palier et allait à la fenêtre demeurée ouverte. Il se pencha et regarda dans la ruelle. Elle était déserte. Seuls les corps des deux hommes que Bouracan avait balancés par la fenêtre gisaient, pauvres loques informes, à quelques pas de la porte de la maison.

 

Ne voyant rien, il écouta. Il avait l’oreille fine. Il perçut le bruit sourd, encore lointain, d’une troupe de cavaliers en marche.

 

François l’avait suivi et, penché à côté de lui, regardait et écoutait comme lui.

 

Quant à lui, il était parfaitement fixé. Pourtant il essaya de se rassurer :

 

« Après tout, rien ne prouve que c’est à nous qu’on en veut. Descendons toujours, nous verrons bien.

 

– Descendons », fit laconiquement François.

 

Au même instant, Strapafar parut en haut de l’escalier et répondant à une interrogation muette :

 

« C’est une battue en règle et supérieurement organisée, je vous en réponds ! Ah ! milodious ! pour un guêpier, nous pouvons dire que nous sommes tombés dans un joli guêpier !… Des gardes, des sergents, des huissiers, des archers, des hommes d’armes à pied et à cheval, il y en a partout, monsieur : dans la rue de Seine, sur le Chemin-aux-Clercs, sur le chemin du Petit-Pré… Et tout cela vient ici, dans cette rue, et dans cette maison tout particulièrement.

 

– Mais pourquoi ce déploiement de forces ? demanda François.

 

– Eh bé ! contre les hérétiques donc !… Ne savez-vous pas, monsieur, que c’est ici ce que l’on appelle le Petit Genève ?… Le Petit Genève, comme le clos du Patriarche, près Saint-Médard, comme la Cerisaie du Temple, c’est comme qui dirait des nids à luthériens, à calvinistes, à parpaillots, comme on commence à les appeler, et que l’enfer les engloutisse !… Or, il paraît qu’on a décidé de détruire d’un coup tous ces foyers d’infection… ou tout au moins celui-ci où nous nous trouvons précisément, nous… Et c’est bien là la plus grande malchance qui pouvait nous arriver… Comprenez-vous, monsieur ?

 

– Je comprends », dit François, qui écoutait avec une attention soutenue les explications de Strapafar.

 

Flatté du compliment, Strapafar reprit :

 

« Ce déploiement de forces, comme vous l’appelez, c’est donc à seule fin de prendre dans un vaste coup de filet tous les mécréants de ce quartier. Les exempts vont envahir et fouiller les maisons du haut en bas. Et ce qui m’inquiète, monsieur, c’est qu’ils en ont plus particulièrement à l’avant-dernière maison de cette rue… La maison où nous sommes… C’est qu’on n’est pas né d’hier, monsieur, et on sait ce que parler veut dire. S’il se trouve d’aventure quelques bons catholiques, comme nous, égarés dans la bagarre, si ces bons catholiques sont quelque peu gênants, comme je crois que nous le sommes… Eh bien, l’occasion sera bonne pour leur mettre la main au collet… ou les expédier tout à la douce.

 

Dio birbante ! vociféra Corpodibale indigné, reste à savoir si ces bons catholiques se laisseront bénévolement égorger comme moutons à l’abattoir !

 

– Messieurs, intervint Trinquemaille de sa voix onctueuse, M. de Strapafar nous a très clairement exprimé le résultat de ses judicieuses observations. Cependant, il est un danger qu’il oublie de vous signaler et sur lequel je crois devoir appeler votre attention. Messieurs, on ne peut pas dire que les forces qui encerclent ce petit quartier sont quantité négligeable. Elles sont, ces forces, plus qu’imposantes, elles sont, énormes. Et cependant, cela n’est rien, absolument rien, messieurs, à côté de la foule qui les accompagne… Je la connais, la foule, messieurs et celle-là ne me dit rien qui vaille… J’ai reconnu aux premiers rangs certaines figures louches de ma connaissance qui paraissaient furieusement se démener… Il m’apparaît clair comme le jour qu’on l’a travaillée et qu’on la travaille sérieusement, cette foule… En sorte que mon opinion est celle-ci : malheur à ceux qui, ayant eu la bonne fortune d’échapper aux archers et aux soldats, tomberont au milieu de cette foule déchaînée !… Que saint Pancrace et saint Barnabé nous préservent de ceux-là… sans quoi, je ne donnerais pas un blanc de toutes nos carcasses. »

 

Les explications de Trinquemaille, comme celles de Strapafar, avaient été écoutées avec la plus grande attention, non seulement par Beaurevers et François mais encore par Fiorinda. Et nous devons même dire qu’elle ne s’était pas montrée la moins attentive des trois.

 

« C’est bien, dit brusquement Beaurevers aux deux braves qui attendaient sa décision, talons joints et raides comme les soldats de parade. Vous avez très bien rendu compte de ce que vous avez vu, compris ou deviné. Maintenant, vous trois (il désignait Bouracan, Corpodibale et Strapafar), mettez-vous là, au haut de cet escalier… et que personne ne mette les pieds sur ce palier… Vous comprenez ?… Toi, Trinquemaille, à cette fenêtre. Regarde, mais évite de te faire voir. Tu viendras nous avertir quand tu verras qu’on envahit la maison. »

 

À peine avait-il achevé que les quatre braves, merveilleusement dressés, occupaient les postes qu’il venait de leur indiquer.

 

Alors, se tournant vers Fiorinda de plus en plus attentive, adoucissant sa voix :

 

« Nous sommes obligés d’envahir votre logis, ma petite Fiorinda.

 

– Vous êtes chez vous, dit-elle très simplement, disposez de tout comme vous appartenant.

 

– J’ai bien peur que nous n’amenions la dévastation avec nous, dans votre petit nid… Peut-être nous verrons-nous contraints de tout démolir là-dedans.

 

– Et moi j’en suis à peu près certaine. Mais que cela ne vous retienne pas, monsieur. On réparera les dégâts plus tard, voilà tout. »

 

Ils retournèrent tous les trois dans la chambre de Fiorinda qui, avec un calme vraiment extraordinaire, faisait les honneurs de son modeste intérieur.

 

Cette fois, Beaurevers fermait la marche et en longeant le couloir il songeait :

 

« Je comprends maintenant pourquoi Rospignac avait mis si peu de monde ici. Le sacripant espérait nous prendre entre l’enclume et le marteau : pendant que nous nous serions escrimés contre ses hommes, les hommes d’armes nous seraient tombés sur le dos. Ce n’était pas mal imaginé. Seulement il aura mal calculé son affaire. Ceux d’en haut ont attaqué trop tôt… ou ceux d’en bas ont été retardés par quelque cause imprévue… Toujours est-il que nous l’avons échappé belle. »

 

Lorsqu’ils furent réunis tous les trois dans la chambre de la jeune fille, Beaurevers prit la parole.

 

« Monsieur le comte, dit-il, vous connaissez la situation. J’ai laissé exprès Trinquemaille et Strapafar bavarder tout leur soûl, à seule fin que vous fussiez complètement édifié.

 

– Je le suis complètement, en effet, dit François, en insistant sur les mots.

 

– Je vous demande maintenant : que comptez-vous faire ? »

 

Beaurevers aussi insistait sur ces mots.

 

« Je vous entends, chevalier. Mais ce serait vraiment trop simple. Vous me demandez ce que nous allons faire : nous défendre, jour de Dieu ! C’est tout indiqué. »

 

Une lueur de contentement passa dans l’œil clair de Beaurevers. Mais, se contraignant, d’un air froid :

 

« Excusez-moi si j’insiste, dit-il, la chose en vaut la peine : vous ne voulez pas que nous fassions tenir un avis à M. Griffon votre parent ? M. Griffon vous aime beaucoup et le roi aime beaucoup M. Griffon. Je suis sûr que le roi enverra quelqu’un pour nous dégager si votre parent le lui demande.

 

– Oh ! je ne doute pas de l’affection de mon parent, ni de la faveur toute spéciale que lui vaut son emploi de valet de confiance du roi, dit François avec un imperceptible sourire. Me conseillez-vous vraiment de m’adresser à M. Griffon ?

 

Sans hésiter, Beaurevers répondit :

 

« Oui !… Et en toute circonstance vraiment critique, comme celle dans laquelle nous nous trouvons, je vous donnerais le même conseil. »

 

François le considéra une seconde d’un air pensif et avec une grande douceur :

 

« Merci, chevalier, je n’oublierai pas la grande marque d’attachement que vous me donnez en me conseillant une démarche que je sais tout à fait contraire à votre caractère aventureux. Mais je repousse le conseil… Je me sens sous la garde de votre invincible épée et cela me suffit : je ne sais comment vous vous y prendrez, mais j’ai la ferme conviction que vous nous tirerez tous de là.

 

– Eh bien, tudiable ! au fond, je vous approuve !

 

– Voyons, qu’allons-nous faire ?

 

– Attendre jusqu’à la nuit, répondit tranquillement Beaurevers. Quand il aura arrêté quelques malheureux réformés bien innocents, il faudra bien que M. le lieutenant criminel se décide à retirer ses troupes… Alors nous aviserons à tirer au large. L’essentiel est de tenir jusque-là. Et, de ceci, j’en réponds.

 

– Et si les troupes ne sont pas retirées ? Ou si, étant retirées, d’autres, la foule, par exemple, ou quelques enragés, demeurent ?

 

– Nous leur passerons sur le ventre… ou nous leur brûlerons la politesse. L’obscurité nous favorisera… À moins que…

 

– Voyant qu’on ne peut pas nous prendre, on ne s’avise de nous enfumer comme des renards dans un terrier… qu’on mette le feu à la maison ?

 

– Oui, c’est la seule chose que je redoute. Espérons que cette infernale pensée ne leur viendra pas. Maintenant, à l’œuvre, monsieur le comte. Visitons d’abord les lieux. »

 

La chambre était située sur le derrière. La fenêtre donnait donc sur les jardins. Beaurevers et François regardèrent par cette fenêtre. Tout d’abord, le chevalier mesura la hauteur :

 

« Joli saut, dit-il. Si nous ne nous rompons pas le cou, nous aurons bien de la chance.

 

– Oui, dit François, il faudrait une échelle, une corde, quelque chose.

 

– Nous verrons, répondit évasivement Beaurevers. Peut-être le vasistas du couloir donne-t-il sur la maison voisine… Peut-être la descente pourra-t-elle se tenter par là. »

 

Il étudia attentivement les jardins, se grava dans l’œil la topographie exacte des lieux. Quand il se sentit sûr de sa mémoire, il étudia pareillement le Chemin-aux-Clercs et l’horizon.

 

Ce chemin, ils le voyaient très bien de leur observatoire. D’abord parce qu’ils le dominaient, ensuite parce qu’il n’y avait guère plus de trois ou quatre maisons sur sa bordure. Ces maisons étaient espacées et reliées entre elles par une haute muraille, pareille à celle qui s’étendait sur le Petit-Pré. Il en était de même sur la rue des Marais, où toutes les maisons ne se touchaient pas. Il ne faut pas oublier que ce quartier, alors nouveau, était à moitié campagne, à moitié ville. Le fait certain, c’est que ces échappées de vue permettaient d’observer depuis la rue de Seine, à leur gauche, jusque par-delà l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à leur droite.

 

Quant à l’horizon, ils avaient presque devant eux la rue de l’Échaudé. C’était alors, à proprement parler, un chemin, sur lequel s’élevaient d’un côté quelques rares masures et que, de l’autre côté longeait le mur d’enceinte de l’abbaye. La vue s’étendait par là jusqu’au carrefour sur lequel se dressait le pilori de l’abbé.

 

Tous ces détails, Beaurevers les embrassa d’un rapide coup d’œil.

 

Des choses, il passa aux êtres.

 

Il vit des gardes qui commençaient à établir un cordon sur le chemin et il dit :

 

« On pourra glisser entre les mailles, là… Et si besoin est, on pourra percer de force.

 

– Oui, répondit François, mais, pour se glisser ou percer, il faudra être là-bas… Et pour être là-bas, il faudra d’abord descendre ici.

 

– Chaque chose s’accomplira à son heure rassura Beaurevers de son air froid. Remarquez, je vous prie, comme ces soldats manœuvrent en silence.

 

– Oui, la surprise eût été complète… si nous n’avions été prévenus. »

 

En avant des soldats se trouvaient les cavaliers. Ils se contentaient d’avancer en évitant le bruit. Et lorsqu’ils avaient passé la dernière maison, ils s’engageaient sur la prairie.

 

« Ce sont les rabatteurs, dit François, qui voulait montrer qu’il saisissait la manœuvre. Ils vont rejoindre la rue des Marais par là. Et les gardes et archers prendront leur place. Mais il faut leur donner le temps d’arriver.

 

– C’est tout à fait cela », approuva Beaurevers.

 

Il poussa le châssis de la fenêtre et inspecta la chambre.

 

Un lit, une petite table, le coffre au pied du lit, deux escabeaux de chêne et, seul luxe de cet intérieur modeste, un fauteuil.

 

Beaurevers saisit les deux escabeaux et le fauteuil et les mit dans le couloir en disant ce seul mot :

 

« Projectiles. »

 

Il contempla le coffre, parut en mesurer les dimensions de l’œil et murmura :

 

« Pourra peut-être servir. »

 

Ils passèrent dans le couloir. Et Beaurevers appela :

 

« Bouracan ! »

 

Le colosse vint à l’appel.

 

Beaurevers plaça les deux escabeaux sous le vasistas, l’un sur l’autre. Bouracan les maintint de sa poigne de fer. Beaurevers monta dessus et put passer la tête par le vasistas.

 

Sur la prairie, les cavaliers, en file indienne, s’avançaient vers la rue des Marais, qu’ils ne tarderaient pas à atteindre. Fixé sur ce point, Beaurevers étudia si la fuite n’était pas possible par le toit de la maison voisine. Hélas ! la maison n’avait qu’un étage. Le toit était si loin et sa pente était si raide que toute tentative par là eût conduit à une mort certaine.

 

Il sauta légèrement à terre et, désignant le fauteuil et les deux escabeaux, il commanda :

 

« Emportez et disposez à portée de la main. Ah ! Pendant que j’y songe, les corps des pauvres diables que nous avons mis à mal pourraient nous gêner. Qu’on les dépose sur le palier de l’étage au-dessous. Et faites vite. Car ça va chauffer avant peu. »

 

Et, répondant à l’interrogation muette de François, avec le plus grand calme :

 

« Rien à tenter par là, dit-il. Voyons l’autre pièce. »

 

C’était la cuisine. Cuisine et salle à manger tout à la fois. Le mobilier se composait de quatre escabeaux, d’une table, d’un garde-manger et des ustensiles de ménage nécessaires correctement pendus aux murs. Le tout d’une propreté reluisante qui réjouissait l’œil.

 

« Avez-vous de l’huile ? » demanda Beaurevers.

 

Fiorinda comprit l’usage qu’il voulait faire de cette huile. Elle secoua la tête :

 

« J’ai bien un peu d’huile, dit-elle, la valeur d’un gobelet ou deux. Autant dire rien… pour ce que vous voulez en faire. »

 

Beaurevers eut un geste qui signifiait qu’il s’en passerait et appela de nouveau :

 

« Strapafar ! Corpodibale ! »

 

Ils accoururent. Il leur désigna les quatre escabeaux et quelques lourds chaudrons de cuivre.

 

« Emportez, dit-il laconiquement. Le palier est-il débarrassé ?

 

– Oui, monsieur le chevalier.

 

– Bien. »

 

Et, avisant les énormes chenets de la cheminée :

 

« Bon, cela ! dit-il, emportez, emportez. »

 

Et, se tournant vers François, qui observait tout cela d’un œil plus amusé qu’inquiet :

 

« C’est peu, mais enfin on tâchera de se débrouiller avec ce que l’on a. »

 

Et à Fiorinda, gaiement :

 

« Ma petite Fiorinda, je vous avais avertie… C’est le sac de votre intérieur qui commence. Je crois que vous pouvez dire adieu à tout ce qui est ici.

 

– Ne vous occupez pas de cela. Ne songez qu’à votre défense.

 

– Madame, dit François avec une pointe d’émotion, croyez bien que nous n’oublierons jamais ce que vous faites pour nous et de si bonne grâce.

 

– Bah ! fit-elle en riant, pour quelques escabeaux et quelques chaudrons !… Il n’y a vraiment pas de quoi s’émerveiller.

 

– Avez-vous des cordes, ici ? » interrogea Beaurevers.

 

Du coin de l’œil, il montrait la fenêtre.

 

« Hélas ! non ! fit-elle, désolée, je n’ai rien, rien, ici. »

 

Et comme illuminée par une inspiration subite : « Mais je puis aller en chercher.

 

– Où cela ?

 

– Chez le premier marchand venu de la rue de Seine.

 

– Ah ! ah !… Et vous croyez qu’on va vous laisser sortir ?

 

– Il n’en coûterait rien d’essayer.

 

– Eh bien, soit !… essayez. Mais ce n’est pas tout que d’acheter une corde, encore faudra-t-il nous la faire parvenir. Les archers qui vous auront laissée sortir ne vous laisseront probablement pas rentrer. »

 

En petite personne sensée qui se rend compte des difficultés d’une tâche, mais ne se laisse pas rebuter pour cela, elle répliqua :

 

« C’est probable, en effet. Aussi n’essaierai-je pas de revenir ici. »

 

Et comme Beaurevers esquissait un geste :

 

« Attendez, monsieur, laissez-moi m’expliquer. Je ne sais pourquoi je me figure que la rue de Seine n’est pas aussi sévèrement gardée que celle-ci. Je crois que je pourrais entrer sans difficulté dans une maison de cette rue. De la maison, je passerai dans les jardins. Par les jardins, j’arriverai sous la fenêtre de ma chambre. Je frapperai trois fois dans mes mains. Si vous répondez, tant mieux. Si vous ne répondez pas, j’attendrai… toute la nuit s’il le faut. Quand vous jugerez le moment propice, vous m’appellerez. Vous jetterez un fil par la fenêtre, vous trouverez bien cela ici… Et tenez, j’y pense, les cordons avec lesquels j’étais attachée sont restés sur le parquet de ma chambre, ils feront parfaitement l’affaire… J’attacherai la corde à ce fil que vous tirerez à vous. Qu’en dites-vous ?

 

– Allez donc, puisque vous le voulez, ma petite Fiorinda, dit Beaurevers avec douceur. Nous vous devrons peut-être notre salut. »

 

Ils l’accompagnèrent jusqu’à l’escalier en marchant d’un pas calme et ferme, en apparence du moins. Le cœur étreint par l’angoisse, ils se précipitèrent d’un même mouvement vers la fenêtre.

 

Ils la virent au milieu de la rue, se dirigeant vers la rue de Seine, très à son aise comme toujours, souriant à celui-ci, disant bonjour à celui-là qu’elle appelait par son nom.

 

« Brave fille ! murmura Beaurevers.

 

– Oui, par ma foi ! renchérit François enthousiasmé ! Aussi brave, aussi bonne, que sage et jolie. Je lui voulais du bien… Mais maintenant, chevalier, sa fortune est faite. Vous verrez si le… comte de Louvre sait témoigner royalement sa reconnaissance. »

 

XXII

RENFORT INATTENDU


Il fallait aux émissaires de Rospignac un prétexte pour soulever la foule au sein de laquelle ils étaient mêlés sous les apparences d’écoliers, de truands et, quelques-uns aussi, de gens de maison. Cette foule, comme bien on pense, se composait en majorité de cette tourbe innommable que l’on voit jaillir des bas-fonds dans les moments de troubles. Cette foule interlope se souciait fort peu d’avoir ou de n’avoir pas un prétexte pour agir. L’action, pour elle, consistait à piller. Et, ajoutons, piller indistinctement catholiques et huguenots. Mais les agents de Rospignac avaient des instructions formelles et ils les suivaient à la lettre.

 

Au surplus, ce prétexte se présenta de lui-même : la vue de ces deux cadavres étalés sur la chaussée, devant la maison de Fiorinda, suffit amplement.

 

Un grondement sourd roula de proche en proche, alla en s’amplifiant et finalement se condensa en une clameur énorme. Une voix indignée lança :

 

« Voilà qu’ils massacrent les bons catholiques à présent ! »

 

Et aussitôt cent voix furieuses répliquèrent :

 

« Vengeons-les ! – À la hart les bousbots[8] ! – À la chaudière les damnés pourceaux ! – À la mort ! – Tue ! – Pille ! – Sus ! – Assomme ! – Au feu ! »

 

Là-haut, à la fenêtre de la cuisine, François prononça d’une voix calme :

 

« La meute commence à donner de la voix !

 

– Ce qui veut dire, répliqua Beaurevers tranquillement, qu’elle sent la curée prochaine. »

 

Trinquemaille vint annoncer que les archers pénétraient dans la maison.

 

« J’ai vu, dit Beaurevers. Le moment de l’action est proche. Je vais avec toi.

 

– Je vous suis », s’écria François sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

 

Ils revinrent tous sur le palier.

 

Nous avons dit que l’escalier de bois était si étroit que Beaurevers et François n’avaient pu le franchir de front. Nous avons dit que sur le palier une rampe de bois l’entourait de deux côtés. Contre cette rampe, du côté où elle surplombait la presque totalité des marches, Corpodibale et Strapafar furent placés avec mission d’assommer les assaillants avec les divers projectiles dont ils disposaient.

 

Beaurevers se plaça sur la dernière marche de l’escalier. Il se chargeait, lui, de tenir tête à ceux qui parviendraient jusque-là. Près de lui, à portée de la main, il avait mis un des deux chenets. Ce chenet devait lui servir de massue au cas où son épée viendrait à se briser. Derrière lui, se tenait Bouracan, sa barre de fer à la main. Son rôle consistait à prendre la place de son maître s’il venait à être blessé ou s’il éprouvait le besoin de souffler un instant.

 

Quant à François et à Trinquemaille, ils devaient se tenir à l’écart. Cependant un coup d’œil de Beaurevers avait fait comprendre à Trinquemaille que sa mission était plus importante qu’il n’eût pu le supposer au premier abord. Ce coup d’œil disait clairement qu’il devait veiller sur le jeune gentilhomme, et se faire hacher sur place plutôt que de laisser porter la main sur lui. Et Trinquemaille avait répondu par un autre coup d’œil qui disait qu’il avait compris et qu’on pouvait compter sur lui.

 

Ces dispositions parurent parfaites aux quatre braves habitués à trouver parfait tout ce que faisait ou disait leur maître.

 

« Attention, c’est l’attaque, cette fois-ci », cria Beaurevers.

 

Il se trompait. Rien ne se produisit encore. Cependant, en bas, ils entendirent soudain une rumeur assourdissante. Un bruit éclatant de vaisselle brisée, puis le cliquetis des épées entrechoquées, un piétinement, des bruits sourds. Et soudain des cris de détresse, des hurlements de douleur et enfin le bruit d’une dégringolade sur les marches de grès du grand escalier.

 

« Tiens ! railla Beaurevers, ils sont tombés sur des gens qui ne veulent pas se laisser faire ! Pas de chance ! »

 

Cette fois, il ne se trompait pas.

 

Les archers, au premier étage, avaient à moitié enfoncé la porte d’un appartement qui ne s’ouvrait pas assez vite à leur gré. Ils opéraient là brutalement : l’appartement leur était signalé comme suspect.

 

La vieille servante qui venait leur ouvrir fut enlevée en un tournemain, avant d’avoir pu donner l’alarme à ses maîtres. C’était l’heure du souper : cinq heures. Les archers fondirent dans la salle à manger qu’ils envahirent.

 

Autour de la table étincelante de cristaux, dix personnes étaient assises : le maître de la maison, un riche bourgeois, sa femme, leurs deux enfants et six convives, qui tous, devant cette violente intrusion, se trouvèrent instantanément debout.

 

Parmi les six convives se trouvaient deux officiers du roi de Navarre. Ces deux officiers n’étaient pas d’humeur à se laisser bénévolement arrêter. Et ils le firent bien voir.

 

Ils sautèrent sur leurs épées et les passèrent tout roide au travers du corps des deux archers qui allongeaient les griffes pour les saisir au collet. Le pis est que les deux malheureux furent tués net.

 

Ce fut une stupeur. Parmi les gens de police, mais non parmi les autres. Excités par cet exemple énergique, les quatre autres convives se joignirent aux deux officiers et, dégainant à leur tour, tombèrent à bras raccourcis sur la troupe des archers désemparés par cette brusque attaque.

 

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, quatre nouveaux corps allèrent s’allonger sur le parquet, à côté des deux premiers. Et naturellement c’étaient encore les gens de police qui faisaient les frais de cette capilotade.

 

Les autres se ressaisirent, voulurent venger leurs camarades. Et ce fut la mêlée. La table fut renversée, la vaisselle se brisa avec fracas. Les enfants et la femme poussaient des cris d’effroi. Le bourgeois – un digne homme, décidément – s’efforçait de calmer ses hôtes belliqueux qui ne l’écoutaient pas, d’attendrir les archers qui le bousculaient. Les protestants criaient :

 

« Sus ! Pas de quartier ! »

 

Les archers appelaient du renfort… et le sang coulait.

 

Les gens de police jouaient de malheur : deux ou trois des leurs étaient encore mis hors de combat. Et les six enragés huguenots, préservés par la suite d’on ne sait quel miracle, continuaient de taper comme des sourds. Et maintenant aux hurlements des enfants se joignaient les plaintes des blessés et des mourants.

 

Alors les archers survivants, jugeant que la place n’était pas tenable, se ruèrent vers la porte avec cette précipitation spéciale que donne la peur, et s’engouffrèrent dans l’escalier, qu’ils dégringolèrent plus vite qu’ils ne l’avaient monté.

 

Enhardis par le succès, les protestants voulurent les poursuivre.

 

Mais ils virent au bas de l’escalier les gueules violentes, terribles, des fauves de Rospignac qui, craignant de voir leur proie leur échapper, se lançaient à l’assaut. Au lieu de descendre, ils firent demi-tour et montèrent.

 

Cela alla bien jusqu’au deuxième. Là, il fallait franchir l’escalier de bois. On ne pouvait passer qu’un à un… Et la meute hurlante était sur leurs talons. Et là-haut se dressait Beaurevers, qui leur parut plus terrible peut-être à lui seul que ceux qui les poursuivaient.

 

Heureusement, Beaurevers avait compris.

 

« Tiens ! fit-il joyeusement, c’est du renfort qui nous arrive. Ma foi, il ne pouvait mieux tomber. »

 

Et saisissant l’énorme chenet, sans tourner la tête :

 

« Suis-moi, Bouracan », dit-il.

 

Et, d’un bond, il sauta sur le palier inférieur, suivi de Bouracan.

 

Les protestants avaient eu une seconde d’hésitation bien compréhensible. Ils furent vite rassurés, car Beaurevers invita :

 

« Donnez-vous la peine de monter, messieurs… Et faites vite, l’escalier est étroit. »

 

Quatre ne se firent pas répéter l’invitation et sautèrent dans l’escalier. Les deux autres – les deux officiers – comprirent aussitôt la manœuvre en voyant Beaurevers et Bouracan venir se camper au haut du large escalier de pierre. C’étaient deux braves, ces deux officiers. Ils vinrent immédiatement se ranger à leurs côtés.

 

Lorsque la meute déchaînée arriva à son tour au haut de cet escalier, elle se heurta à quatre épées flamboyantes qui semblaient avoir le don de se trouver partout à la fois. L’escalier était juste assez large pour que quatre hommes pussent aller de front.

 

« Partie égale », prononça froidement Beaurevers.

 

En même temps son bras se détendit comme un ressort puissant. Un cri de douleur retentit.

 

« Et d’un ! ajouta Beaurevers qui commençait à s’échauffer.

 

– Mordieux ! voilà un brave ! » murmura un des deux officiers en portant un furieux coup de pointe.

 

Beaurevers avait entendu. Il eut un de ces sourires terribles comme il en avait dans la bataille.

 

Un nouveau cri de douleur se fit entendre. Et la voix tonitruante de Bouracan lança triomphalement :

 

– Deux !

 

– Trois ! dit aussitôt Beaurevers qui d’un coup de revers venait d’abattre encore un homme.

 

– Quatre ! rugit l’officier qui avait déjà parlé. Il ne sera pas dit, mordieu ! que nous vous aurons laissé faire toute la besogne.

 

– À qui le tour ? cria Beaurevers. Voyons, approchez, mes agneaux ! Qui veut se faire saigner ? »

 

Non, ils n’approchèrent pas. Cette vigoureuse défense les surprenait et ils éprouvaient le besoin de se concerter un peu. Voilà tout.

 

Beaurevers vit bien que la trêve serait très brève. Il en profita pour dire :

 

« À votre tour, messieurs, montez, s’il vous plaît. »

 

Les deux officiers protestèrent :

 

« Quitter la partie sans avoir rien fait ! dit l’un deux, furieux d’être le seul qui n’avait pas pu abattre son homme.

 

– Vous abandonner ? fit l’autre. Fi, monsieur, pour qui nous prenez-vous ?

 

– Obéissez, messieurs, répéta Beaurevers… ou je vais être obligé de vous prendre par le cou et de vous pousser là-haut moi-même.

 

– Holà ! quel diable d’enragé est-ce là ?

 

– Il nous sauve et il veut nous étrangler ensuite ! »

 

Sur le grand escalier, l’attaque avait déjà repris. Truands, écoliers, gens de maison faisaient de leur mieux. Ce mieux était encore insuffisant, paraît-il, car bientôt quatre des leurs tombèrent encore. Il y eut un nouveau recul.

 

Et Beaurevers ordonna :

 

« Monte, Bouracan. »

 

Le colosse obéit, passivement, selon son habitude.

 

Beaurevers demeura seul au haut des marches. Et il apparut hérissé, flamboyant, si formidable que les autres n’osèrent pas bouger. Alors il éclata de rire et cingla :

 

« Au chenil, chiens de basse-cour, au chenil !… Non, vous ne voulez pas ?… Alors, gare la bûche ! »

 

Ce qu’il appelait la bûche, c’était le lourd chenet qu’il avait emporté avec lui. Cette masse de fer, il la fit tournoyer un instant au-dessus de sa tête et il la lança à toute volée.

 

Cette fois, le recul fut tel qu’il ramena toute la bande sur le palier du premier étage. Toute ? Non pas. La fuite avait été rapide. Pas autant cependant que la masse de fer qui tomba dans le tas et, rebondissant avec fracas, fit sauter un crâne ici, défonça une poitrine là, brisa une jambe plus loin.

 

Beaurevers remonta à son tour, sans se presser.

 

« Ils vont ramasser leurs morts et leurs blessés, dit-il avec un calme qui parut extravagant au groupe des protestants qui ne le connaissaient pas, nous avons le temps de souffler un peu. »

 

XXIII

L’ESCALIER DE BOIS


La trêve dura deux ou trois minutes.

 

Comme l’avait pensé le chevalier, les assaillants employèrent ces quelques minutes à enlever leurs éclopés. Depuis le rez-de-chaussée jusqu’au deuxième inclus, un vacarme infernal régnait dans la maison.

 

Dans la rue, la rumeur était assourdissante, gagnait de proche en proche.

 

Et l’effervescence se propageait, envahissait tout le quartier…

 

Sur ces entrefaites, Guillaume Pentecôte était arrivé. Il avait pris le commandement de la bande. À la tête d’une vingtaine de ces sacripants, il avait expulsé les archers, qui s’étaient laissé faire complaisamment d’ailleurs, et avait occupé le palier du deuxième étage.

 

Le long de l’escalier, Pentecôte avait distribué une vingtaine d’autres truands et écoliers qui constituaient sa réserve. Enfin il pouvait puiser dans la rue, parmi la foule, autant de volontaires qu’il en voudrait. Ces volontaires, encadrés par ses hommes à lui, feraient tout ce qu’il leur ordonnerait de faire. Ces dispositions prises, il se sentait fort, très fort.

 

Et cependant, il était inquiet…

 

C’est qu’il connaissait la disposition des lieux. C’est qu’il savait qu’il y avait ce misérable escalier étroit qu’il fallait emporter d’assaut. Et sur cet escalier, il fallait passer un à un.

 

Cela renversait quelque peu les rôles, et cela était la cause de cette inquiétude que nous avons signalée. Mais cette inquiétude n’allait pas cependant jusqu’à le faire reculer devant l’attaque.

 

Elle se produisit enfin, cette attaque. Les truands et les écoliers s’engagèrent bravement dans l’escalier. La tactique consistait à franchir le plus rapidement possible les marches, de manière à aborder au plus vite Beaurevers, seul visible au haut de cet escalier.

 

Elle s’accomplit au milieu de vociférations énormes, de menaces intraduisibles, le tout destiné à impressionner l’ennemi.

 

D’un coup d’œil, Beaurevers avait recommandé l’attention à Corpodibale et à Strapafar qui se tenaient prêts brandissant chacun un escabeau, et que les assaillants ne pouvaient voir où ils étaient placés. Les deux braves laissèrent la bande s’engager sur les marches et monter. Puis, quand ils virent qu’une demi-douzaine d’hommes se trouvaient échelonnés sur ces marches, ils choisirent chacun leur point de mire et lancèrent leur escabeau dans le tas, à intervalle très rapproché.

 

Les deux projectiles tombèrent dans le dos des assaillants au moment où ils commençaient à espérer qu’ils allaient atteindre l’homme qui semblait les narguer du haut de ces marches. Ces deux béliers tombant coup sur coup dans le tas, y jetèrent le désordre et la confusion. Sans compter que trois hommes tombèrent et embarrassèrent les marches. Sans compter que Beaurevers descendit un peu, et de sa longue et formidable rapière, se mit à fouiller implacablement dans ce grouillement affolé d’où jaillissaient des plaintes et des râles étouffés.

 

Il y eut un arrêt très court. Guillaume Pentecôte vérifia le résultat obtenu. Hélas ! Il n’était pas encourageant, le résultat. Les six hommes qui avaient mis le pied sur les marches se retiraient, tous plus ou moins éclopés. Aucun d’eux n’était en état de recommencer.

 

Et cependant la même manœuvre recommença, trois fois de suite. Car ce qu’il y avait d’épouvantable dans cette affaire, c’est qu’aucune autre manœuvre n’était possible. Il fallait passer par là, y périr jusqu’au dernier… ou renoncer.

 

Et Guillaume Pentecôte, ne pouvait pas renoncer… Du moins pas encore.

 

Donc trois fois de suite, la rage au ventre, les estafiers de Rospignac tentèrent l’assaut. Et trois fois ils furent repoussés. Et trois fois nombre d’entre eux demeurèrent étendus sur le carreau.

 

Guillaume Pentecôte comprit à l’attitude de ses hommes qu’il ne serait pas obéi s’il ordonnait une quatrième charge. Il préféra ne pas s’exposer à une telle humiliation. Et il tenta une diversion.

 

Et tout à coup une décharge formidable ébranla la voûte : une fumée âcre, épaisse, envahit le petit escalier sur lequel, pour la quatrième fois, les assaillants se ruèrent en tempête. Du sein de la fumée noire jaillirent des bruits clairs de fers entrechoqués, des bruits sourds, suivis de rebondissements sonores, des grognements, comme un piétinement furieux.

 

Quand la fumée se dissipa, il n’y avait plus personne sur les marches. La bande comptait quelques éclopés de plus. Et là-haut, l’infernal Beaurevers, comme rivé au parquet, brandissait son épée rouge jusqu’à la garde et semblait les narguer de son rire insolent.

 

Ce fut la dernière tentative. Guillaume Pentecôte renonça à prendre pied dans la place.

 

Beaurevers comprit que, cette fois, il allait pouvoir disposer d’un assez long moment de repos. Il en avait besoin. Bouracan, Strapafar et Corpodibale, qui l’avaient secondé dans cette homérique résistance, tiraient la langue. Il crut donc pouvoir quitter un instant son poste.

 

Trinquemaille, qui n’avait pas quitté un instant le roi et qui, ainsi que le groupe des protestants, s’était contenté de demeurer simple spectateur, Trinquemaille, frais et dispos, fort mécontent intérieurement de son inaction, prit la place de Beaurevers. Deux protestants lui furent adjoints.

 

Tout le monde rentra dans l’appartement de Fiorinda dont toutes les portes furent laissées ouvertes, à seule fin de pouvoir répondre au premier appel des sentinelles placées sur le palier.

 

Soudain, Beaurevers se souvint de Fiorinda. Pour mieux dire, il ne l’avait pas oubliée un instant. Seulement, on comprend qu’il n’avait pas pu s’occuper d’elle. Maintenant qu’il pouvait disposer d’un instant, si bref qu’il fût, il voulut savoir si elle avait tenu parole. Il sortit, après avoir fait signe à François de ne pas s’inquiéter. Il alla dans la chambre de la jeune fille et se pencha à la fenêtre. Mais il eut beau fouiller le jardin de son œil perçant, il ne la vit pas. Il frappa dans ses mains. Pas de réponse. Il se décida à appeler :

 

« Fiorinda !… Fiorinda ! l… »

 

Rien, toujours rien.

 

Il revint dans la cuisine et mangea un morceau avec les autres. Mais il paraissait distrait, préoccupé. Une demi-heure environ se passa ainsi. Les assaillants semblaient avoir renoncé à les attaquer. Et Beaurevers se demandait s’ils n’avaient pas décidé de les prendre par la faim. Il était retourné dans la chambre, avait appelé encore une fois. Et Fiorinda ne s’était pas montrée.

 

Comme il sortait de la chambre, il aperçut Trinquemaille qui pénétrait dans le couloir et qui, le voyant, lui fit mystérieusement signe d’approcher. Il alla à lui.

 

Trinquemaille le conduisit à l’escalier et lui fit signe d’écouter. Il prêta l’oreille. Il perçut le grincement d’une scie qui mord dans le bois. Il écouta plus attentivement, et :

 

« Mais c’est l’escalier qu’ils sont en train de scier ! fit-il à voix basse.

 

– Oui, monsieur.

 

– Et il y a longtemps qu’ils se livrent à ce travail ?

 

– Ils viennent de commencer. Je suis venu vous avertir aussitôt. »

 

Beaurevers approuva d’un signe de tête. Il se pencha sur le trou de l’escalier et essaya de voir.

 

« Pardieu, se dit-il, je ne risque pas de les voir, puisqu’ils sont sous l’escalier !… Mais pourquoi veulent-ils nous isoler ici ? »

 

Alors il réfléchit.

 

Il résulta de cette réflexion qu’il dit à Trinquemaille, qui attendait ses ordres :

 

« Laissons-les faire, et attendons… »

 

Et ils attendirent. Seulement comme, malgré lui, Beaurevers se sentait inquiet et nerveux, au lieu de retourner dans la cuisine, il se mit à aller et venir dans le couloir, depuis le fond jusqu’au palier. De temps en temps, il allait à la fenêtre et se penchait sur le jardin dans l’espoir d’y découvrir Fiorinda. Puis il revenait à l’escalier et écoutait.

 

Ce manège dura cinq à six minutes. Après quoi les grincements de la scie cessèrent. Mais tout aussitôt il y eut une succession de coups violents portés sur l’escalier. Et brusquement un fracas terrible : l’escalier venait de s’écrouler.

 

Ils étaient tous accourus sur le palier, contemplant le trou béant où se dressaient encore les marches l’instant d’avant. Tous, ils s’attendaient à ils ne savaient quoi de mystérieux, de formidable.

 

Un quart d’heure environ s’écoula et rien ne se produisit.

 

Au-dessous d’eux c’était l’obscurité et le silence. Le silence absolu, un silence angoissant.

 

Ils regardèrent par la fenêtre. La foule s’y trouvait encore. Un peu plus clairsemée cependant. Les archers étaient partis.

 

Beaurevers négligeait maintenant le palier pour se tenir à la fenêtre et observer la rue, en songeant :

 

« Il y a quelque chose là-dessous ! Mais quoi ?… Ils ne bougent pas, ni les uns ni les autres… »

 

Il essaya de se rassurer en se disant :

 

« Peut-être leur intention est-elle de nous tenir assiégés jusqu’à ce que la faim et la soif aient raison de notre résistance. Si ce n’était que cela… Tudiable, à la faveur de la nuit, nous arriverons bien à leur fausser compagnie !… »

 

Cela l’amena tout naturellement à penser à Fiorinda et à cette corde, instrument de salut qu’elle avait promis de leur faire parvenir.

 

Pour la dixième fois peut-être, il retourna dans la chambre et appela Fiorinda. Et toujours rien. L’absence de la jeune fille devenait inexplicable et singulièrement inquiétante.

 

Quelques minutes qui leur parurent longues comme des heures passèrent dans cette attente énervante.

 

Mû par une sorte de pressentiment sans qu’il eût pu dire pourquoi, Beaurevers avait fait abandonner le palier, sur lequel il n’avait laissé qu’un homme chargé de surveiller devant le trou noir de ce qui avait été l’escalier.

 

Beaurevers avait ramené François dans la chambre de Fiorinda et lui avait demandé de ne plus en bouger et de n’approcher du palier, qui lui inspirait cette instinctive méfiance, que si lui, Beaurevers, le lui demandait. François avait promis de bonne grâce et était allé s’asseoir sur le lit.

 

Toutes les portes et toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes, moins la fenêtre du palier qui avait été fermée on ne savait par qui ni pourquoi.

 

Beaurevers, qui ne pouvait pas tenir en place, allait et venait d’un pas nerveux, de la fenêtre de la chambre à la fenêtre de la cuisine.

 

L’incessant va-et-vient de Beaurevers l’avait ramené une fois de plus à la fenêtre de la chambre. Une fois de plus, il passa la tête dehors et jeta un coup d’œil sur le jardin.

 

Mais cette fois il ne se retira pas avec un air désappointé, comme il l’avait fait jusque-là. Bien au contraire, après avoir fait signe à François de ne pas bouger, il se pencha davantage.

 

Un homme, en bas, venait de se détacher du tronc d’un arbre derrière lequel il se dissimulait. Et cet homme, c’était Ferrière.

 

Ferrière porta le doigt à la bouche, ce qui voulait dire : Silence. Puis il montra un objet qu’il tenait à la main et fit comprendre à Beaurevers qu’il devait s’écarter pour lui permettre de lancer cet objet qui était une pierre.

 

Beaurevers s’écarta aussitôt.

 

Vigoureusement projetée la pierre traversa la pièce et vint heurter violemment le panneau de la porte. Il bondit dessus.

 

Elle était enroulée dans une feuille de papier. Ce papier était lui-même maintenu par un long cordonnet qui s’allongeait sur le plancher, et dont l’extrémité pendait hors de la fenêtre.

 

Très calme, sans hâte, Beaurevers déroula le cordonnet, déplia la feuille et lut à haute voix :

 

Tirez la corde à vous. Descendez sans perdre un instant. Je vous attends sous la fenêtre.

 

VICOMTE DE FERRIÈRE.

 

Ils se penchèrent et adressèrent un geste amical à Ferrière, qui répondit par un geste recommandant encore le silence, et disant de faire vite.

 

Beaurevers tira sur le cordonnet et amena à lui une longue et forte corde. Il la plia en deux sur la barre de fer de la fenêtre et laissa tomber dehors les deux extrémités. Vivement, Ferrière entortilla les deux bouts dans la main. Pour tendre la corde et l’éloigner du mur, il alla l’enrouler au tronc d’un arbre et garda l’extrémité dans ses mains. Ceci fait, il eut encore une fois le même geste qui signifiait : « Vite ! Faites vite ! »

 

« Bouracan, commanda Beaurevers de son air froid, tu vas descendre le premier. Trinquemaille, tu suivras Bouracan. Et quand vous serez en bas, vous recevrez M. le comte, qui passera le troisième. Et quand vous l’aurez près de vous, je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas, que personne ne devra l’approcher. Va, Bouracan, et fais vite. »

 

Bouracan saisit la corde dans ses énormes mains et se laissa glisser dans le vide.

 

Bouracan devait faire connaître qu’il était parvenu à terre en lançant un coup de sifflet bref. Et Trinquemaille se tenait prêt à enjamber dès que ce coup de sifflet aurait retenti.

 

Et au moment où ils pensaient entendre le signal de Bouracan, une explosion formidable se produisit.

 

La maison trembla sur ses assises à faire croire qu’elle allait s’écrouler entièrement. Une énorme gerbe de feu jaillit du trou noir de l’escalier. Une fumée noire, âcre, épaisse, envahit les combles et s’élança par la brèche en tourbillonnant. Puis ce fut le bruit assourdissant de choses énormes qui s’écroulent avec fracas, dans un nuage de poussière opaque.

 

Tout cela s’était accompli en un laps de temps n’équivalant pas peut-être au dixième de seconde.

 

Et, tout de suite après, ce fut la sinistre, l’effroyable pluie qui s’abattit sur la rue : briques, pierres, poutres brûlées, tiges de fer tordues.

 

Guillaume Pentecôte, enragé de ne pouvoir les prendre, avait eu une idée diabolique. Il avait scié et arracher l’escalier de bois, pour les obliger à demeurer là-haut. Par la force ou par la persuasion, il avait expulsé tous les locataires. Puis, quand la maison avait été vide, il avait fait placer immédiatement au-dessous du dernier palier un petit tonnelet plein de poudre, et avait fait mettre le feu à cette poudre.

 

Il espérait bien que l’explosion anéantirait ceux que, pour la galerie, il appelait les maudits hérétiques. Si par miracle – il faut tout prévoir – ils échappaient à l’explosion, s’ils n’étaient pas ensevelis sous les décombres de la maison qui, sans doute, s’écroulerait, ils n’échapperaient pas au feu qui ne manquerait pas de se déclarer.

 

Et en effet, des tourbillons épais d’une fumée noire s’échappant sans discontinuer par la brèche du toit, annonçaient le travail lent de la combustion. Les flammes ne tarderaient pas à suivre, et alors la maison entière serait devenue un gigantesque brasier.

 

C’est pourquoi, avec ce qui lui restait d’hommes valides, Guillaume Pentecôte ne bougeait pas de devant la maison incendiée. Il voulait s’assurer par lui-même qu’aucune de ses victimes n’échapperait à la catastrophe. Et il s’était résolu à ne quitter la place que lorsque la maison calcinée serait changée en un amas de décombres.

 

XXIV

PRÉPARATIFS DE BATAILLE


Là-haut, au moment où l’explosion s’était produite, Beaurevers et ses compagnons avaient été renversés pêle-mêle. Cependant Beaurevers avait eu le temps de saisir François dans ses bras et de lui faire un rempart de son corps.

 

Ils étaient tombés ainsi les uns sur les autres, et ils étaient demeurés ensevelis sous l’avalanche de matériaux qui s’était abattue sur eux. Étourdis par la violence du choc, ils furent un moment sans donner signe de vie.

 

Ce fut Beaurevers qui revint à lui le premier. Il se dégagea facilement et attira François à lui. Il eut la joie de constater que le roi n’était pas blessé : rien, pas une écorchure. Il n’était pas évanoui, ni ses compagnons.

 

D’abord Beaurevers s’était précipité à la fenêtre. La corde s’y trouvait toujours. Bouracan remontait en toute hâte, à la force des poignets, avec une agilité qu’on n’eût pas soupçonnée chez un homme de sa taille. En remontant, il montrait une face effrayante, ravagée par la douleur. Il aperçut aussitôt Beaurevers qui se penchait, et il s’arrêta. Ses traits convulsés se détendirent, un immense sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles, et il soupira, ravi :

 

« Mon Dieu !… »

 

Au-dessous de lui, dans le jardin, Ferrière dressait vers le haut de la maison un visage presque aussi bouleversé.

 

Beaurevers lui adressa un geste destiné à le rassurer. Et lui aussi, il laissa éclater sa joie. Et tout de suite il recommença sa pantomime expressive qui disait :

 

« Dépêchez-vous. »

 

Beaurevers lança quelques mots à Bouracan, suspendu dans le vide. Et, au lieu de continuer son ascension, le colosse se laissa glisser vivement en bas.

 

Beaurevers se fit attacher solidement sous les aisselles et pendant que Trinquemaille, Corpodibale et Strapafar s’acquittaient avec soin de cette besogne dont ils comprenaient l’importance, il expliquait de son air froid, en s’adressant aux protestants :

 

« Vous comprenez, messieurs, que l’événement qui vient de se produire change mes dispositions… Je descends le premier. »

 

Il se trouvait ainsi attaché vers le milieu de la corde que ses trois fidèles tenaient à pleines mains. Il saisit François de ses bras puissants, et se laissait aller dans le vide. Ses trois compagnons laissèrent aller doucement la corde, et les deux officiers se joignirent spontanément à eux. En bas, Bouracan tout seul, sans effort apparent, aidait à la manœuvre en tendant la corde et en s’éloignant du mur contre lequel ils seraient venus se heurter sans cette précaution.

 

Quelques secondes plus tard, ils foulaient la terre meuble du jardin.

 

Bientôt tous leurs compagnons furent à leurs côtés.

 

Ils se dirigeaient vers le mur qui séparait les jardins du Chemin-aux-Clercs des jardins de la rue des Marais. En route, Ferrière en profita pour expliquer son arrivée si opportune.

 

On se souvient qu’il était parti de la rue Froidmantel pour aller voir Fiorinda. Il était arrivé rue des Marais au moment où la jeune fille était déjà prisonnière de la bande de Guillaume Pentecôte. Il l’ignorait naturellement et il avait frappé plusieurs fois à la porte.

 

Ne recevant pas de réponse, il en avait conclu qu’elle n’était pas chez elle.

 

Or, comme il mettait le pied dans la rue de la Seine, il s’était brusquement trouvé face à face avec celle qu’il cherchait. Et c’était elle qui l’avait abordé et qui, tout à trac, lui avait révélé dans quelle situation périlleuse se trouvaient ses amis.

 

Alors, sans lui laisser le temps de placer un mot, elle lui avait expliqué ce qu’il avait à faire et montré le chemin par où il devait passer pour entrer en communication avec eux. Puis elle l’avait quitté en disant qu’elle avait une course de la plus grande importance à faire.

 

Lui, comprenant qu’il n’y avait pas un instant à perdre, s’était mis aussitôt en quête de cette corde qu’elle lui avait demandée.

 

« Ainsi, dit Beaurevers, quand il eut entendu ces explications, vous êtes sûr qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à cette brave enfant ?

 

– Oh ! tout à fait. Elle s’est dirigée vers la porte de Nesle. Donc, elle est rentrée à Paris. Or, comme j’ai pu constater qu’il n’y avait ni trouble ni désordre dans la ville je suis tranquille.

 

– Tant mieux », fit distraitement Beaurevers.

 

Et en lui-même, il se disait :

 

« Que diable Fiorinda avait-elle donc de si important à faire dans Paris, qu’elle a préféré confier à Ferrière la mission dont elle-même avait voulu se charger ?… »

 

Cependant, Beaurevers avait, pour l’instant, d’autres soucis en tête pour s’attarder plus longtemps à s’occuper de Fiorinda. Il n’y pensa plus.

 

Ils étaient arrivés au pied du mur. Nous avons dit qu’il n’était pas très haut. Ce fut un jeu pour eux de l’escalader. Et ils se trouvèrent dans la partie des jardins qui dépendaient des maisons en bordure sur le Chemin-aux-Clercs.

 

Nous avons dit que ces maisons ne se touchaient pas, pour la plupart du moins, et étaient reliées entre elles par le mur de clôture qui était très haut celui-là. Ils ne se dirigeaient pas vers les maisons. Ce fut vers un de ces pans de mur qu’ils allèrent, dans l’intention de franchir, de sauter sur le chemin et de faire une trouée dans le cordon des gardes qui se tenaient sur ce chemin.

 

Dans leur course à travers ces jardins, ils n’avaient rencontré personne. Ils pouvaient croire que leur évasion avait passé inaperçue.

 

Ils se trompaient.

 

Au moment où ils approchaient du mur, un homme était arrivé en courant rue des Marais et avait glissé quelques mots à l’oreille de Guillaume Pentecôte, qui avait lâché un juron retentissant. À ce moment, sa bande était réduite à une vingtaine d’hommes tout au plus. Mais il avait encore autour de lui une cinquantaine d’individus louches dont la moitié au moins n’hésiterait pas à se joindre à lui s’il faisait appel à eux :

 

En effet, il n’eut qu’à crier :

 

« Les damnés parpaillots ne sont pas grillés !… Sus ! Ne les laissons pas échapper ! »

 

Il entraîna ainsi avec lui une vingtaine de volontaires du meurtre. Ce qui doublait à peu près ses forces. Des autres, une partie, patients et tenaces dans l’espoir d’un mauvais coup productif, ne voulut pas quitter la place. Les autres, découragés, s’en allèrent par petits paquets.

 

Le départ de Guillaume Pentecôte et de ses acolytes permit aux voisins, directement menacés par le sinistre, de s’activer pour éteindre le feu, ou tout au moins de l’empêcher de se propager, ce qu’on leur avait interdit de faire jusque-là.

 

Guillaume Pentecôte et sa meute de forcenés s’étaient élancés sur la prairie qu’on appelait le petit Pré-aux-Clercs pour gagner de là le Chemin-aux-Clercs.

 

Pendant ce temps, comme nous l’avons dit, Beaurevers et ses compagnons étaient arrivés au pied du mur. Beaurevers les avaient conduits presque à l’angle de droite, c’est-à-dire au côté le plus rapproché de la prairie. Le côté, par conséquent, par où devaient déboucher Guillaume Pentecôte et sa meute. Là, le chevalier leur dit froidement :

 

« Messieurs, puis-je toujours disposer de vous à ma guise ?

 

– Monsieur, répondit l’un des deux officiers, je ne me tiendrai pour dégagé que lorsque vous m’aurez rendu ma parole, ou lorsque nous serons tous hors de danger. Et voici ces messieurs qui, j’en suis sûr, vous diront comme moi. »

 

En effet, les quatre autres approuvèrent.

 

Beaurevers remercia d’un léger signe de tête. On eût dit qu’il était gêné, presque honteux. Et ce fut avec une certaine hésitation qu’il prononça comme s’il éprouvait le besoin de s’excuser :

 

« Ce que je vais vous demander, messieurs, vous paraîtra peut-être singulier… Je vous assure pourtant qu’il ne m’est pas possible d’agir autrement. »

 

Il s’arrêta embarrassé.

 

Mais les deux officiers huguenots s’étaient pris pour lui d’une admiration enthousiaste. Voyant son embarras, ils l’encouragèrent :

 

« Monsieur, dit l’un, nous sommes des soldats. C’est vous dire que nous savons obéir sans discuter. Donnez donc vos ordres sans crainte aucune.

 

– Et soyez assuré, dit l’autre, que quels qu’ils soient, ces ordres seront exécutés… ou nous y laisserons notre peau.

 

– Voilà qui me met à mon aise, dit Beaurevers d’un air satisfait. Voici donc ce que j’attends de vous. Vous allez passer par là. Vous trouverez devant vous la rue de l’Échaudé. Vous tâcherez de passer par cette rue.

 

– Nous passerons, dit l’un des deux officiers avec assurance.

 

– Nous, continua Beaurevers en approuvant de la tête, nous sauterons le mur du côté opposé à celui-ci… du côté de la rue de Seine… Nous ne franchirons ce mur que quand vous aurez passé vous-même. Il est probable qu’on vous verra, je l’espère, du moins.

 

– Ah ! ah ! Compris, monsieur. On nous verra, j’en réponds. Et on nous suivra aussi, j’en réponds encore. C’est bien cela, que vous vouliez, n’est-ce pas ?

 

– Oui », dit Beaurevers, qui leur tendit spontanément les mains.

 

Il y eut une double étreinte loyale de part et d’autre. Et l’un des deux officiers ajouta en baissant la voix :

 

« Tâchez de gagner la porte Buci… Nous, nous emmènerons la meute du côté de la rue de Vaugirard. »

 

Ferrière écoutait cela avec un étonnement profond. Il ne reconnaissait pas son chevalier de Beaurevers. Mais comme il le savait incapable de prendre de telles précautions pour lui-même, il fut bien obligé de se dire qu’il les prenait pour le comte de Louvre. Et alors, pour la première fois, il se posa cette question :

 

« Ah ! çà ! Qu’est-ce donc que ce comte de Louvre ? Beaurevers ne se contente pas de risquer insoucieusement sa vie pour lui, il demande, non sans embarras, car charbleu, il était cruellement embarrassé, il demande à des inconnus d’en faire autant. Ce qui me paraît un peu excessif. »

 

François intervint à son tour et d’une voix douce :

 

« Avant de vous quitter, messieurs, dit-il, faites-moi la grâce de me faire connaître les noms des dignes gentilshommes avec qui je viens de vivre quelques minutes que je n’oublierai de ma vie. »

 

Et Ferrière, dont l’esprit travaillait maintenant, remarqua qu’il ne parlait pas du service que ces gens lui rendaient en attirant à eux les gardes qui veillaient de l’autre côté du mur.

 

Les protestants se nommèrent. Et il se trouva que les deux officiers, qui se nommaient l’un de Liverdac, l’autre de Montarrac, étaient seuls gentilshommes. Et Gascons. Les trois autres étaient deux avocats et un marchand. Ce qui ne les empêchait pas d’être armés comme des gentilshommes et de se servir très convenablement de leurs épées, ainsi que les archers l’avaient appris à leurs dépens.

 

Les choses se passèrent comme Beaurevers les avait réglées et prévues.

 

Les protestants sautèrent sur le chemin, chargèrent les gardes l’épée haute, passèrent et s’engouffrèrent dans la rue de l’Échaudé. Les gardes se lancèrent à leur poursuite et le chemin se trouva à peu près dégagé.

 

Beaurevers et ses compagnons franchirent le mur et sautèrent près de la rue de Seine. Il n’y avait plus personne devant eux.

 

Le chemin était libre. Ils s’élancèrent, comptant gagner la porte Buci.

 

Maintenant, voici ce que Beaurevers n’avait pas prévu.

 

D’une part, Rospignac les avait vus et reconnus pendant le court instant où, à plat ventre sur la crête du mur, ils attendaient l’instant favorable, c’est-à-dire l’instant où les protestants paraissant sur le chemin, les gardes se précipiteraient sur eux, pour sauter à leur tour.

 

Rospignac avait aussitôt donné un ordre à un homme déguisé en écolier qui se tenait à sa disposition dans le grenier. Le soi-disant écolier était parti comme une flèche. En quelques enjambées, il était parvenu à la rue de Seine… la rue de Seine où se tenaient les gardes encore et le chevalier du guet avec une quarantaine d’archers.

 

Ces troupes s’ébranlèrent aussitôt et barrèrent le passage. Beaurevers comprit que la trouée était impossible. L’entrée de la rue de Buci était moins bien défendue. Il résolut donc de forcer le passage par là.

 

D’autre part, le malheur voulut que Guillaume Pentecôte arrivât au moment précis où Beaurevers sautait. Et il le reconnut. Et, en courant, il avertit les gardes qu’ils faisaient fausse route. En sorte que ces gardes abandonnèrent la poursuite des protestants et revinrent précipitamment sur leurs pas. En sorte que ces protestants purent s’éloigner tranquillement, tout ébahis, mais bien contents au fond de savoir qu’on dédaignait de s’occuper d’eux.

 

En sorte aussi que toutes les forces : archers, gens d’armes, estafiers de Rospignac et populace en furie, tout cela se trouva déchaîné sur le groupe de Beaurevers.

 

XXV

L’ÉCHAUFFOURÉE DU PRÉ-AUX-CLERCS


En sortant de la rue de Seine, la manœuvre des gardes et des archers consistait à barrer le chemin de la ville aux rebelles. Car, chose remarquable, aux yeux du chevalier du guet, représentant de l’autorité, le roi et ses défenseurs devenaient des rebelles. Il est vrai que, en dehors de Beaurevers et de Rospignac, nul ne soupçonnait que c’était le roi lui-même qui se trouvait ainsi traqué.

 

La manœuvre consistait aussi à leur interdire l’accès de la rue de Buci. Il est certain que Gabaston, le chevalier du guet, avait été avisé qu’il lui arriverait du renfort par le Pré-aux-Clercs. Cette manœuvre avait donc pour objectif de maintenir les rebelles sur le Chemin-aux-Clercs, où ils seraient pris entre les forces de police d’une part et les stipendiés de Rospignac d’autre part.

 

Cette manœuvre ne réussit qu’à moitié : hommes d’armes et archers purent barrer le chemin de la ville, mais n’arrivèrent pas en nombre suffisant à la rue de Buci.

 

Beaurevers se vit pris de trois côtés : devant lui une barrière infranchissable, derrière lui la meute enragée de Guillaume Pentecôte qui arrivait au pas de course, en poussant des cris de mort, et contre laquelle il se serait inévitablement brisé. À sa droite, au contraire, à l’entrée de la rue de Buci, une vingtaine d’hommes seulement, pour l’instant. Car leur nombre allait en augmentant sans cesse, au fur et à mesure que les troupes sortaient de la rue de Seine.

 

C’est par là qu’il résolut de passer, avant que le barrage n’eût acquis une profondeur qui eût rendu la trouée impossible.

 

Ayant pris une décision, Beaurevers fit entendre du bout des lèvres une légère modulation. C’était une manœuvre qu’il ordonnait ainsi à ses quatre braves. Le commandement était à peine achevé qu’il était exécuté avec une précision mathématique, une rapidité fantastique.

 

Par suite de ce mouvement – qui s’accomplit sans que François et Ferrière y prissent part, sans même qu’ils s’en rendissent compte – leur dispositif de bataille se trouva ainsi constitué : Beaurevers, seul en tête, Strapafar et Corpodibale côte à côte et derrière lui, puis François et Ferrière et enfin Trinquemaille et Bouracan.

 

De cette manière François et Ferrière se trouvèrent encadrés avant qu’ils eussent le temps de s’en apercevoir.

 

Beaurevers lança son épée en l’air et d’une voix tonnante lança son cri de bataille :

 

« Beaurevers ! Le Royal de Beaurevers ! »

 

Les autres, d’une seule voix, répondirent tous, même François :

 

« Beaurevers !… »

 

Et ce fut la ruée, tête baissée…

 

Beaurevers, étincelant, hérissé, exorbité, effrayant, frappant de la pointe et du revers, piquant, taillant, assommant, pénétra comme un coin de fer dans la masse, brisa, disloqua les rangs, traça l’effroyable chemin sanglant sur lequel les autres suivirent.

 

Cela dura quelques secondes, une minute peut-être.

 

Et brusquement, plus rien.

 

Ils étaient passés, les sept braves. La rue était libre devant eux. Ils partirent, droit devant eux, au pas de course.

 

Au bout de quelques pas, Beaurevers se retourna, sans s’arrêter pour cela. Là-bas, c’était ce lourd silence fait de stupeur hébétée, qui suit les grandes défaites.

 

Cependant, Beaurevers qui avait l’œil à tout s’aperçut que François traînait légèrement la jambe. Cette marche rapide paraissait lui être particulièrement pénible :

 

« Vous êtes blessé, monsieur ? fit-il avec inquiétude.

 

– Non, rassura François. Mais en chargeant, je dois m’être foulé quelque chose… Ce n’est rien, cela se passera en marchant. »

 

Ces paroles, loin de rassurer Beaurevers firent grandir son inquiétude. C’est que François, malgré qu’il se raidît de toutes ses forces, avait le visage contracté par la souffrance. C’est qu’il savait mieux que personne que le roi manquait de souffle, s’épuisait facilement. Et depuis quelques heures, il fournissait un effort au-dessus de ses forces.

 

« Tâchons d’atteindre le pilori de l’abbé, dit-il. Dans la rue du Four, en face le pilori, il y a un mur de clôture. Nous l’escaladerons, nous passerons dans le jardin. De jardin en jardin, d’escalade en escalade, nous piquerons droit sur la rue de Vaugirard… Je vous porterai s’il le faut. Là, loin de la bagarre, nous trouverons bien, que diable, une maison où l’on consentira à nous accueillir pour un instant. »

 

Oui, mais il fallait l’atteindre ce mur de clôture. Ce n’est pas que la distance à franchir fût très considérable : quelques centaines de toises. Le malheur était que Guillaume Pentecôte et sa bande arrivaient sur eux au galop.

 

Ils durent se mettre à courir eux aussi. Et comme aucun ennemi ne se dressait devant eux, ni de près, ni de loin, Beaurevers changea encore une fois son ordre de bataille. Le danger étant derrière eux et pouvant les atteindre d’un moment à l’autre, ce fut lui qui, après avoir confié François à Strapafar et Corpodibale qui savaient où ils devaient aller, passa à l’arrière, flanqué de Trinquemaille et de Bouracan qui n’avait pas lâché sa barre de fer.

 

Ils avancèrent ainsi pendant quelque temps. Mais ils étaient obligés de régler leur pas sur celui de François qui paraissait se fatiguer de plus en plus. Et la meute gagnait visiblement sur eux, et, du train dont elle allait, leur tomberait bientôt sur le dos.

 

Alors Beaurevers n’hésita pas. Il saisit François dans ses bras, le mit sur ses épaules et partit au galop, sans paraître incommodé par son fardeau. Ferrière courut à côté de lui. Les quatre braves suivaient et devaient se charger d’arrêter la meute le temps nécessaire pour gagner l’enclos que Beaurevers visait.

 

Ils arrivèrent au carrefour. Ils avaient repris de l’avance. La masse carrée du pilori se dressait à une vingtaine de pas devant eux. Après avoir dépassé le pilori, ils auraient encore une cinquantaine de pas à faire pour atteindre le mur qu’ils devaient escalader.

 

Ce mur était situé sur la rue du Four, exactement au milieu entre les rues des Boucheries et Saint-Sulpice[9].

 

Il y avait du côté de la rue des Boucheries quatre ou cinq maisons ayant leur façade sur la rue du Four. Il y en avait autant du côté de la rue Saint-Sulpice. Le mur reliait entre eux ces deux groupes de maisons. Beaurevers atteignit le pilori. Il le dépassa…

 

À ce moment, du fond de la rue du Four et dans la rue Saint-Sulpice, il entendit le bruit d’une galopade accompagné de rumeurs. Au bruit des pas, il jugea que les deux troupes qui accouraient par là étaient à peu près aussi nombreuses que la bande qui était à leurs trousses.

 

Le pis est que quelques-uns de ces nouveaux venus débouchaient déjà de la rue Saint-Sulpice. Jamais il ne pourrait atteindre le mur. Ceux-là y seraient avant lui. Et ceux-là n’étaient pas des truands, des ribauds, des hommes du bas peuple. Non, ils avaient le costume et les allures de gentilshommes soldats. Et ils étaient équipés en guerre, avec casque en tête et de bonnes cuirasses de buffle.

 

« Malédiction ! » hurla Beaurevers exaspéré par la persistance avec laquelle la fatalité s’acharnait à accumuler les obstacles et les périls sous ses pas, à mesure qu’il les avait surmontés.

 

Il jeta un regard sanglant autour de lui.

 

Le pilori était à deux pas. Il franchit ces deux pas d’un bond, avec l’idée de s’adosser à la maçonnerie et de se faire tuer là… après en avoir expédié le plus qu’il pourrait.

 

Ce ne fut que lorsqu’il fut dessus, qu’il s’aperçut qu’il y avait une porte là.

 

Une solide porte en cœur de chêne, cuirassée d’épaisses plaques de fer, renforcée de clous énormes.

 

Et cette porte n’était pas fermée !…

 

Par l’entrebâillement, on voyait un homme – le bourreau de l’abbé ou un de ses aides –, qui, avec une lenteur négligente, mettait un peu d’ordre dans ce lieu sinistre encombré d’une foule d’objets hétéroclites, et qui, ce faisant, fredonnait une chanson à boire.

 

Beaurevers avait aussitôt posé François à terre, et il avait soufflé fortement, et il avait eu un de ces sourires aigus comme il en avait en de certains moments.

 

Une seconde ne s’était pas encore écoulée depuis l’instant où il avait aperçu cette porte. Un formidable coup de pied l’ouvrit toute grande. Ils se ruèrent tous en tempête, fermèrent aussitôt, poussèrent les énormes verrous.

 

Devant cet envahissement soudain, le chanteur était demeuré bouche béante, roulant des yeux effarés. En voyant ces sept hommes en lambeaux, couverts de sang, le front ruisselant, l’épée au poing, avec des visages effrayants, il crut sa dernière heure venue, et en claquant des dents, il joignit les mains dans un geste qui implorait miséricorde.

 

Beaurevers le rassura :

 

« Nous ne te ferons pas de mal si tu te tais, dit-il. Si tu ouvres la bouche… »

 

Il montrait sa dague rouge dans un geste violent si significatif que le pauvre diable, tremblant de tous ses membres, porta ses deux mains à sa bouche pour bien marquer qu’il serait muet.

 

Ils ne s’occupèrent plus de lui, certains qu’il se tairait. Ils étaient en nage, à bout de souffle les uns et les autres. Ferrière et François se laissèrent tomber sur une poutre et s’épongèrent.

 

Beaurevers souffla une seconde. Ce fut tout ce qu’il s’accorda, tout ce qu’il accorda à ses quatre fidèles. Ils se mirent aussitôt à l’œuvre. C’est-à-dire qu’ils dressèrent une barricade devant la porte. La besogne était assez facile ; les matériaux, composés en majeure partie de poutres et madriers, ne manquaient pas.

 

Tout en s’activant, Beaurevers disait :

 

« Il me semble que ces soldats qui ont surgi si malencontreusement de la rue Saint-Sulpice nous ont adressé la parole… Quelqu’un a-t-il entendu ce qu’ils ont crié ? »

 

Ce fut François qui répondit :

 

« Je crois avoir entendu qu’ils nous disaient de ne pas fuir, que c’était nous qu’ils cherchaient.

 

– Vraiment ! railla Beaurevers. Alors, c’était un défi ?… Eh bien, tudiable, on le relèvera, ce défi !… On se retrouvera, je l’espère, dans des conditions moins inégales… et alors nous verrons s’ils seront aussi braves. »

 

Il ne leur fallut pas plus d’une minute pour dresser leur barricade qu’ils contemplèrent avec satisfaction. Il était temps d’ailleurs, car les vociférations éclatèrent autour du pilori.

 

Ils s’attendaient à entendre les coups ébranler la porte. Beaurevers déclara :

 

« La porte tiendra, j’en réponds… à moins qu’ils ne se procurent des pétards comme ils ont trouvé de la poudre. Même dans ce cas, tout ne sera pas dit, car nous pourrons nous réfugier là-haut. En attendant, nous allons leur tailler des croupières. »

 

Il mit le pied sur l’échelle qui conduisait au premier. C’était là qu’on exposait les malheureux condamnés par la justice de l’abbé. Cet unique étage était peu élevé et Beaurevers avait tout de suite vu que là il lui serait facile d’interdire l’approche de la porte en assommant ceux qui tenteraient la manœuvre. Car, heureusement, les projectiles de toutes sortes ne manquaient pas.

 

Il mit le pied sur le premier échelon. Groupés derrière lui, les autres s’apprêtaient à le suivre.

 

Il ne monta pas. Il demeura immobile, l’oreille tendue. Et ils firent comme lui.

 

L’attaque attendue ne se produisit pas. Les clameurs, les vociférations qui avaient signalé l’approche de la bande de Guillaume Pentecôte s’arrêtèrent brusquement. Ils sentaient bien que la foule était massée autour des quatre murs qui les abritaient. Mais cette foule s’était immobilisée tout à coup, comme clouée sur place par la vue de quelque spectacle inattendu – de quelque menace peut-être, ils ne savaient pas – et un silence énorme s’était abattu sur elle.

 

Silence de stupeur ?… Silence d’effroi ?… Ils cherchaient vainement à deviner.

 

Agacé, Beaurevers franchit deux échelons. Et il n’alla pas plus loin. De nouveau, il s’immobilisa.

 

Aussi soudainement qu’il s’était produit, le silence fut presque aussitôt rompu. Mais cette fois ce ne furent pas des cris et des clameurs qui éclatèrent. Ce fut quelque chose d’impressionnant, d’effarant dans son imprévu.

 

Un chant large, doux, infiniment harmonieux, qui dans sa majestueuse simplicité avait on ne sait quoi de poignant qui vous tordait les entrailles et vous étreignait à la gorge. Et ce chant religieux, entonné par de nombreuses voix mâles, faible d’abord comme un murmure, enfla, s’éleva, éclata dans un crescendo final d’une ampleur et d’une vigueur extraordinaires.

 

Sous le charme, ils tendaient l’oreille, écoutaient avidement, tous sous le coup d’une émotion intense, mais très douce. Tous, même la brute apeurée qui s’était tapie dans un coin et qui en oubliait pour un instant la terreur que lui avaient inspirée ces intrus tombant à l’improviste dans son sinistre repaire.

 

« Oh ! murmura François, bouleversé, quels sont ces gens qui chantent ainsi ?… Et qu’est-ce que ce chant ?… Je n’ai de ma vie entendu rien de plus beau.

 

Beaurevers avait entendu. Avec un sourire malicieux, il renseigna :

 

« Ces gens, monsieur, sont ceux-là mêmes que l’on accuse des crimes les plus abominables que l’imagination puisse concevoir. Ce sont ceux que l’on appelle bousbots et parpaillots. Ce sont des protestants, pour les appeler par leur nom. Quant à ce chant que vous trouvez si beau, et qui est, en effet, fort beau, ce sont les psaumes de David, mis en vers français par messire Clément Marot lui-même, et dont un ménestrel inspiré, qui se nomme Guillaume Franc, a composé la musique.

 

– Des protestants ! » murmura François rêveur.

 

Beaurevers l’observa un instant, son même sourire malicieux aux lèvres et leur faisant signe de ne pas bouger, il grimpa prestement à cet étage à claire-voie où l’on exposait les criminels. Et voici ce qu’il vit :

 

D’un côté, du côté de la rue de Buci, Guillaume Pentecôte et sa bande. Ils commençaient à s’agiter. De l’autre côté, venant de la rue du Four, un groupe de vingt à vingt-cinq gentilshommes. Ceux-là mêmes dont la subite arrivée avait obligé Beaurevers à chercher un refuge dans le pilori. Ceux-là mêmes qui venaient d’affirmer leur foi religieuse par cette bravade folle qui avait consisté à entonner un cantique sur le pavé du roi. Ce qui, est-il besoin de le dire ? avait amené aux fenêtres tous les habitants des maisons qui avaient leur façade sur la place où se dressait le pilori. Nous devons même ajouter que quelques-uns de ces habitants n’avaient pas craint de joindre leur voix à celle des chanteurs de la rue.

 

Ces huguenots, maintenant, s’avançaient vers la bande de Pentecôte d’un air très résolu et qui indiquait nettement qu’ils étaient animés d’intentions peu bienveillantes.

 

Et à la tête de ce groupe guerrier, Beaurevers reconnut les deux officiers gascons : Liverdac et Montarrac, qui s’étaient chargés d’attirer à eux les gardes qui barraient le Chemin-aux-Clercs. Ces deux officiers marchaient droit au pilori.

 

Beaurevers ne se méprit pas un instant sur leurs intentions : c’étaient des amis qui amenaient un renfort puissant.

 

Il se précipita en bas en se disant, tout joyeux :

 

« Vrai Dieu, ce Montarrac et ce Liverdac sont vraiment deux dignes et braves gentilshommes ! »

 

Il se rua sur la barricade et se mit à la démolir, au grand ébahissement de François et de Ferrière qui se demandaient s’il ne devenait pas fou.

 

Tout en s’activant, Beaurevers, qui exultait, s’expliquait :

 

« Savez-vous par qui sont conduits ces braves huguenots, monsieur le comte ?… Par MM. de Liverdac et de Montarrac… Ces dignes officiers nous amènent du renfort, et quel renfort ! C’est la bataille, monsieur. Mais, cette fois, la bataille à forces égales, au grand air, sous le clair regard du soleil qui n’a pas voulu se coucher avant d’avoir vu cela. Ah ! mortdiable, tudiable, nous allons rire. »

 

On frappa à la porte. Une voix cria :

 

« Ouvrez, messieurs, nous sommes des amis !

 

– Voilà, voilà ! » hurla Beaurevers que la joie transportait.

 

La porte s’ouvrit. Sur le seuil se tenaient les deux officiers. En voyant Beaurevers, ils s’immobilisèrent, joignant les talons, saluèrent d’un geste large de l’épée. Et tous deux, avec un sourire entendu, mais très simplement :

 

« Monsieur, dit l’un, nous nous sommes aperçus que nous avions manqué la mission que vous nous aviez fait l’honneur de nous confier, et qui consistait à attirer à nos trousses le plus grand nombre possible de ceux qui vous barraient la route. Nous avons pensé que de ce fait vous alliez vous trouver dans un cruel embarras. Bien qu’il n’y eût pas de notre faute, nous avons voulu tenter l’impossible pour réparer le mal s’il en était temps encore. Nous avons rassemblé ce que nous avons pu de nos coreligionnaires. Et nous voici.

 

– Disposez de nous comme vous l’entendrez, dit l’autre. Nous sommes prêts à exécuter vos ordres, quels qu’ils soient. »

 

Beaurevers les considéra une seconde de son œil clair, très sérieux, et se tournant brusquement vers François :

 

« Eh bien, monsieur, fit-il, qu’en dites-vous ?

 

– Je dis, s’écria François profondément remué, je dis que voilà deux braves !… Et ce qui est mieux encore, deux hommes de cœur ! »

 

Les deux officiers s’inclinèrent devant lui, comme des gentilshommes qui remercient un égal d’un compliment flatteur. Puis ils se retournèrent vers Beaurevers et reprirent devant lui l’attitude raide des soldats.

 

Quant à Beaurevers, il prononça d’une voix changée :

 

« Messieurs, vous avez tenu beaucoup plus que vous n’aviez promis, beaucoup plus que vous ne deviez. C’est moi qui maintenant, suis devenu votre obligé. Vienne l’occasion, et j’espère vous montrer comment le chevalier de Beaurevers sait acquitter une dette du genre de celle qu’il a contractée envers vous. C’est pour vous dire que je n’ai plus d’ordres à vous donner. Et que c’est moi qui me tiendrai pour très honoré de recevoir les vôtres, si votre intention, comme je le vois, est d’administrer à cette bande de mauvais garçons que je vois là-bas la correction qu’ils ont si bien méritée. »

 

Pendant cet échange de politesse, la troupe de huguenots s’était approchée en ordre de bataille. D’un côté du pilori se tenaient ces huguenots, de l’autre côté se trouvaient Guillaume Pentecôte et ses bandits.

 

On pouvait se demander comment il se faisait que la bataille n’était pas encore engagée. C’est que Guillaume Pentecôte hésitait. Le truand voyait bien qu’il avait pour lui la supériorité du nombre. Mais il voyait aussi que les protestants avaient, pour la plupart, la cuirasse. Ce qui, dans un combat à l’arme blanche, constituait un avantage appréciable. Ensuite il était parfaitement fixé sur le compte de la valeur des sacripants qu’il avait entraînés à sa suite. Bons pour l’assassinat et le pillage, il savait que les deux tiers au moins de ces bandits détaleraient comme des lièvres lorsqu’il faudrait en venir aux mains avec des hommes bien équipés, bien armés, et fort résolus, comme l’étaient ceux-là.

 

Il ne pouvait donc compter que sur ses hommes à lui. De ceux-là, il était sûr. Mais alors c’était lui qui se trouvait en infériorité et qui avait toutes les chances d’être battu.

 

Guillaume Pentecôte avait calculé tout cela. Il est probable que, ne se sentant pas en force, il aurait décliné le combat et battu prudemment en retraite… quitte à revenir quand les damnés huguenots se seraient retirés.

 

Mais justement, au moment où il allait prendre cette décision, Beaurevers et le comte de Louvre s’étaient montrés. Il n’était plus possible de tergiverser. Encore moins de se dérober. D’autant qu’il savait bien que Rospignac guettait du haut de sa lucarne et qu’il ne lui pardonnerait pas de n’avoir pas fait l’impossible pour mener à bien la mission qui lui était confiée. Et il avait aussitôt pris ses dispositions pour le combat.

 

Cependant les gentilshommes huguenots éprouvaient une certaine répugnance à se battre avec ce ramassis de gens de sac et de corde.

 

Un d’eux s’avança et d’un ton hautain cria :

 

« Holà ! Truands, déguerpissez, si vous ne voulez être étrillés d’importance. »

 

Une formidable bordée d’injures accueillit cette sommation. Et aussitôt après les cris de mort :

 

« À mort les parpaillots ! Au feu les hérétiques ! Tue ! Tue ! Sus aux parpaillots ! »

 

C’était le meilleur moyen d’exaspérer les protestants. Ils répondirent par un autre cri :

 

« Mort aux papistes ! »

 

Et la bataille commença sans désemparer.

 

Ce que Guillaume Pentecôte avait prévu se produisit aussitôt : la bande de détrousseurs qui s’étaient joints à lui se voyant en présence de forces imposantes et bien organisées, se volatilisa comme par enchantement. Il ne resta peut-être pas dix de ces chenapans en tout. D’ailleurs, Pentecôte ne s’occupa pas d’eux. Il avait décidé de ne compter que sur ses hommes.

 

Tout de suite ce fut la mêlée. Les protestants, qui manœuvraient comme des soldats, s’étaient immédiatement divisés en trois groupes. Chacun de ces trois groupes fonça, pénétra dans la bande hurlante comme trois coins de fer s’enfoncent dans le bois en le disjoignant et le brisant.

 

La manœuvre fut d’autant plus facile que Guillaume Pentecôte avait, lui, divisé sa troupe en deux groupes. Le premier de ces groupes devait tenir tête au gros des assaillants. Et celui-ci céda instantanément, recula, dans la direction des rues de Buci et des Boucheries.

 

En réalité, ce recul, exécuté avec adresse, était une manœuvre. Cette manœuvre avait pour but d’éloigner les protestants du pilori. D’isoler par conséquent Beaurevers et ses compagnons, qui formaient un groupe à part. Un groupe auquel s’étaient spontanément joints les deux officiers Montarrac et Liverdac.

 

Le deuxième groupe composé d’une quinzaine de ses hommes les meilleurs, dirigé par Guillaume Pentecôte lui-même, devait se ruer en masse sur Beaurevers, le frapper, lui et le comte de Louvre, sans s’occuper des autres. Après quoi, sur un coup de sifflet de Pentecôte, toute la bande prendrait sa volée et disparaîtrait. La besogne pour laquelle elle était payée étant accomplie, il était inutile, n’est-ce pas ? De se faire massacrer stupidement par les huguenots dont, au fond, ils se souciaient fort peu.

 

Les choses se passèrent ainsi que les avaient réglées Guillaume Pentecôte. En partie, du moins.

 

C’est-à-dire que le groupe de Beaurevers se trouva isolé. Mais ce fut tout.

 

Beaurevers, tout d’abord, avait confié François à ses quatre compagnons. Et ceux-ci l’encadrèrent aussitôt. Ils le laissèrent parfaitement libre de ses mouvements, libre de combattre. Seulement ils veillaient sur lui, s’occupaient beaucoup plus de parer les coups qui lui étaient destinés que de frapper eux-mêmes. Et enfin, sans avoir l’air d’y toucher, sans que François s’en aperçût, ils le poussaient aux endroits qui leur paraissaient les moins dangereux.

 

Il résulta de ces dispositions : premièrement que Beaurevers, l’esprit tranquille sur ce point qui, à ses yeux, était le seul important, put se consacrer entièrement à l’offensive qu’il mena en tempête, selon son habitude.

 

Secondement que François put croire qu’il avait travaillé de son mieux et en toute liberté à l’action. Alors qu’en réalité il avait été pour ainsi dire le prisonnier de Trinquemaille, Bouracan, Strapafar et Copodibale, qui l’avaient poussé, guidé à leur gré, et ne l’avaient lâché sur une besogne qu’après la lui avoir préparée de manière à ce qu’il eût le plus de chances possible de la mener à bien, avec le minimum de risques. En sorte que son amour-propre se trouvait sauvegardé.

 

En un rien de temps la place se trouva jonchée de cadavres et de blessés des deux partis. Car si les protestants tapaient dur et ne se ménageaient pas, les hommes de l’escadron de fer, c’est une justice à leur rendre, gagnaient honnêtement leur argent en opposant une résistance farouche. En somme, ces sacripants étaient braves, et Rospignac, qui les choisissait, et les commandait, pouvait à bon droit être fier d’eux, car pas un ne tourna les talons.

 

XXVI

L’ARRESTATION


Au fond, Guillaume Pentecôte ne s’illusionnait pas sur l’issue de la lutte. À moins d’être favorisé par un hasard extraordinaire, il se disait que le but principal – qui était la mort de Beaurevers (il n’était plus question de le prendre vivant) et du comte de Louvre – ne serait pas atteint. Cela ne l’avait pas empêché de mettre tout en œuvre pour obtenir le résultat désiré. Et cela ne l’avait pas empêché non plus, lui et ses hommes, de se battre franchement.

 

Mais si Guillaume Pentecôte ne comptait pas sérieusement supprimer les deux hommes qu’il avait ordre de supprimer, il est certain qu’il ne pensait pas non plus qu’il subirait une défaite aussi complète que celle qui l’attendait sur ce champ de bataille.

 

Les manœuvres du genre de celle qu’il avait entreprise doivent réussir du premier coup. Sans quoi elles sont vouées à un échec certain. C’est ce que Pentecôte apprit à ses dépens.

 

Beaurevers ne s’aperçut même pas qu’il était isolé du gros des protestants. La fureur de la bataille s’était abattue sur lui et il n’avait plus qu’une idée bien nette en lui : abattre le plus qu’il pourrait de ces sacripants qui venaient de lui faire passer des instants qui pouvaient compter pour les plus pénibles de son existence si mouvementée.

 

Il avait emprunté à Bouracan sa masse de fer et il s’était rué au plus fort de la mêlée. Ferrière et les deux officiers gascons l’avaient suivi, frappant d’estoc et de taille, de la rapière et de la dague.

 

Beaurevers, faisant tourbillonner sa masse, était comme fou. Il allait et venait, à droite, à gauche, en avant, en arrière, avec la force impétueuse et la rapidité de l’ouragan. Sans trêve, son bras se levait et s’abattait. Et les deux gestes étaient si vifs qu’ils semblaient n’en faire qu’un. Et chaque fois que la terrible barre de fer s’abattait, un homme tombait.

 

Ferrière, François et ses quatre gardes du corps, les deux officiers, le secondaient vaillamment. Et dès maintenant ils pouvaient se considérer comme maîtres du champ de bataille.

 

Les estafiers de Rospignac étaient battus. Jusque-là, c’était une simple défaite. Une défaite honorable. La défaite se changea en déroute.

 

Les protestants, plus nombreux et mieux armés avaient eu vite raison du groupe que Pentecôte leur avait opposé pour les éloigner du lieu où devait se dérouler l’action principale, celle qui avait le plus d’importance à ses yeux.

 

N’ayant plus personne devant eux, ils se retournèrent face à Beaurevers.

 

Au moment où les protestants tombaient sur le dos du groupe de Guillaume Pentecôte, un coup de sifflet strident partit soudain de la rue de Buci. Il est évident que c’était un signal, car, aussitôt, Pentecôte répondit à ce coup de sifflet par un autre, modulé d’une manière différente.

 

Immédiatement après avoir lancé son coup de sifflet, sans s’occuper de ses hommes, Guillaume Pentecôte tourna les talons et s’enfuit à toutes jambes dans la direction de la rue des Boucheries. Tous ses compagnons encore vivants firent de même, s’éparpillèrent dans toutes les directions, hormis la rue de Buci, par laquelle aucun d’eux ne passa.

 

Emportés par l’ardeur de la lutte, animés peut-être d’un désir de vengeance naturel chez des gens en butte aux persécutions les plus abominables, les protestants se lancèrent à leurs trousses, résolus à ne pas faire de quartier.

 

Beaurevers et ses compagnons demeurèrent seuls, maîtres du champ de bataille, à quelques pas du pilori, Montarrac et Liverdac étaient avec eux.

 

« Victoire ! exulta François, victoire complète !… Et quelle bataille !… Une vraie bataille, sur ma foi !… Regardez donc, chevalier… »

 

Il n’acheva pas. Ses yeux venaient de se fixer sur Beaurevers, et la vue de son vaillant garde du corps avait fait sombrer sa joie puérile, brusquement changée en inquiétude.

 

Et ses compagnons, joyeux comme lui, se sentirent soudain glacés, en proie à un malaise inexplicable.

 

Ah ! Il ne chantait pas victoire, lui, Beaurevers !

 

Livide, hérissé, exorbité, effrayant, il apparaissait comme la figuration de la rage et du désespoir.

 

Et comme son œil sanglant se tenait obstinément fixé sur la rue de Buci, ils se tournèrent tous par là, regardèrent et écoutèrent.

 

Et ils entendirent ce que le brouhaha de la lutte les avait empêchés de percevoir jusque-là : le roulement de tonnerre d’une nombreuse troupe de cavaliers lancés au galop. Et ils virent cette troupe qui, par files de quatre, venait droit à eux, à toute bride.

 

« Les gardes du roi ! Murmura un des deux officiers, diable !…

 

– Oui, les gardes ! gronda Beaurevers, dans un accès de fureur indicible. Et voilà pourquoi tous ces sacripants se sont envolés subitement comme une bande d’oiseaux de proie effarouchés. Ils savaient, eux ! Ce coup de sifflet qui m’avait intrigué, c’était pour les avertir de l’arrivée des gardes du roi ! »

 

Et, avec un éclat de rire de dément :

 

« Damnation !… Les gardes à présent !… Mais quel démon d’enfer s’acharne donc ainsi après moi aujourd’hui ?… »

 

Et il se rendait compte que ce dernier coup, il n’aurait pas la force de le parer. Car c’était toute une compagnie : cent hommes qui lui tombaient ainsi sur les bras, au moment où il pouvait se dire que tout était fini.

 

Pardieu, il savait bien qu’un geste de François suffisait à faire rentrer ces gardes sous terre. Et c’était précisément ce qui l’enrageait en l’humiliant profondément.

 

Beaurevers mettait son orgueil à sauver le comte de Louvre par ses propres moyens à lui. C’était pour cela qu’il avait surmonté tant d’obstacles, bravé tant de périls. Avant l’action, il avait pu conseiller au roi de se faire reconnaître, d’envoyer chercher du renfort. Et il avait eu d’autant plus de mérite à donner ce conseil de prudence qu’il n’était pas dans ses habitudes de se montrer prudent pour lui-même.

 

Mais maintenant qu’il avait engagé la lutte et qu’il en était sorti à son avantage, se voir acculer à cette nécessité de dévoiler l’incognito du comte de Louvre, lui apparaissait comme la pire des humiliations. C’était, à son sens, un aveu d’impuissance qui le déshonorait.

 

Seul François devinait ce qui se passait en lui.

 

C’est ce qui fait que, posant sa main d’enfant sur le bras de Beaurevers, il prononça très sérieusement, très convaincu :

 

« Bah ! Il en sera des gardes du roi comme des autres… vous les battrez. »

 

Beaurevers hocha la tête. Il n’avait plus la belle confiance du roi.

 

Néanmoins, il n’était pas homme à renoncer aussi facilement.

 

« Le pilori ! » dit-il d’une voix rauque.

 

Ils comprirent tous. Ils se ruèrent.

 

Mais cette fois la porte était bien fermée. L’homme qui travaillait là-dedans avait dû, dès qu’ils étaient sortis, détaler à toutes jambes. Et il n’avait pas oublié de fermer la porte.

 

Les gardes arrivaient sur eux, en trombe.

 

Que faire ? Fuir ? À quoi bon ? Les chevaux eussent tôt fait de les rattraper. Il fallait tenir tête.

 

Et Beaurevers prit séance tenante ses dispositions :

 

Sur un signe de lui, les quatre adossèrent François au pilori et se campèrent tous les quatre devant lui. Ferrière, Liverdac et Montarrac firent un deuxième rempart en avant des quatre. Beaurevers, en tête, tenait une épée et une barre de fer ; les autres des dagues et des rapières. Cela faisait une triple barrière d’acier qu’il fallait briser avant d’arriver à François. Et ainsi du moins on ne pouvait les attaquer que de face.

 

Les gardes débouchaient de la rue de Buci par files de quatre. Sur le carrefour, ils se déployaient en une double ligne de bataille. Cette ligne prit la forme d’un demi-cercle. Le centre de ce demi-cercle, lancé à toute bride, vint s’arrêter à quelques pas de Beaurevers. Les deux ailes poussèrent jusqu’au pilori.

 

Lorsque cette manœuvre, qui s’accomplit avec une précision remarquable et une rapidité foudroyante, fut achevée, il se trouva que Beaurevers et les siens, acculés au pilori, étaient pris comme dans un filet.

 

Beaurevers, ramassé sur lui-même, une lueur de folie au fond de ses prunelles sanglantes, allait bondir et frapper.

 

Il ne bougea pas, pourtant.

 

Pourquoi ? C’est que les soldats, leur manœuvre accomplie, s’étaient arrêtés net. C’est que pas un d’eux n’avait l’épée au poing. C’est que tous se tenaient raides sur la selle, le poing sur la hanche, comme mués en statues équestres par le coup de baguette de quelque invisible magicien.

 

Enfin, c’est que l’officier qui commandait ces gardes s’avançait vers lui au pas de son cheval, l’épée au fourreau.

 

Il ne paraissait pas surpris de l’attitude hérissée de ce groupe effrayant massé au pied de ce monument d’infamie. C’est qu’il avait vu les corps étendus sur le carreau.

 

« Holà ! dit-il tout à coup, n’est-ce pas vous que je vois là, monsieur de Beaurevers ?

 

– C’est moi ! » hurla Beaurevers, qui ne comprenait plus.

 

L’officier souleva son chapeau, s’inclina sur le cou de sa monture, et expliqua :

 

« C’est que vous êtes dans un état !… Du diable si je vous aurais reconnu. »

 

Et il ajouta, sur un ton courtois :

 

« Monsieur de Beaurevers, je suis bien votre serviteur. »

 

C’était si extraordinaire, si imprévu, que Beaurevers en demeura une seconde suffoqué. S’attendre à s’entr’égorger et se heurter à un échange de politesses, on conviendra qu’il y avait là de quoi justifier son effarement.

 

Néanmoins, il se remit vite, et, rendant le salut :

 

« Monsieur de Genlis, dit-il aussi courtoisement, je suis bien votre valet. »

 

Mais il reprit aussitôt son attitude première et se tint plus que jamais sur ses gardes.

 

Cependant l’officier qu’il venait de nommer M. de Genlis continuait tranquillement :

 

« S’il vous plaît, monsieur de Beaurevers, dites-moi lequel de vos compagnons est M. le comte de Louvre ? »

 

Beaurevers n’eut pas le temps de répondre. D’un geste d’irrésistible autorité, François écarta ses gardes du corps et se plaçant à côté du chevalier :

 

« Le comte de Louvre, dit-il, c’est moi ! »

 

Genlis le considéra d’un œil vaguement étonné. Et il sourit. Et il salua comme il eût salué une femme.

 

Dépité, François rendit le salut d’un air un peu raide.

 

« Eh bien, monsieur le comte de Louvre, dit Genlis de son même air tranquille et indifférent, et vous, monsieur le chevalier de Beaurevers, j’ai l’honneur de vous faire connaître que vous êtes mes prisonniers. »

 

XXVII

FIORINDA AGIT


En quittant Ferrière, Fiorinda s’était dirigée vers la porte de Nesle. Sur le quai des Augustins, en face le couvent et à côté du Château-Gaillard – qui se dressait lui-même à quelques pas de la tour de Nesle – il y avait un escalier de pierre, sans rampe, qui descendait à la rivière. Au pied de cet escalier, on voyait une demi-douzaine de bachots dans chacun desquels se tenaient un ou deux mariniers. C’est qu’il y avait, quelques toises plus haut, un autre escalier auquel abordait le bac. Et comme le service de ce bac n’était pas précisément régulier, ces pauvres diables se tenaient là, dans l’espoir que quelque passant pressé aurait recours à eux pour traverser.

 

Elle entra dans le premier de ces bachots qu’elle vit monté par deux hommes.

 

« Vite !… Aussi vite que vous pourrez !… » dit-elle.

 

Quelques minutes plus tard, Fiorinda sautait sur le quai, à quelques pas de la rue de l’Austruce[10], où se trouvait la principale entrée du Louvre. De là, elle ne fit qu’un bond jusqu’à la porte.

 

Il lui fallut d’abord parlementer avec l’officier de garde à cette porte. Elle avait son histoire toute prête : un message verbal de la plus haute importance à transmettre à M. Griffon, valet de chambre du roi, de la part de son parent, le comte de Louvre.

 

« Déranger M. Griffon, le valet de confiance du roi !… Peste, ce n’est pas une petite affaire, cela !… Il faut savoir d’abord, lui objecta-t-on.

 

– Il m’a expressément recommandé de ne communiquer son message qu’à M. Griffon en personne. Vous voudrez bien m’excuser, monsieur, si je m’en tiens à cette recommandation et ne trahis pas la confiance dont j’ai été honorée. Tout ce que je puis vous dire, c’est que non seulement M. Griffon ne sera pas fâché d’avoir été dérangé, mais encore il vous saura grand gré de la diligence que vous aurez mise à l’avertir.

 

– C’est bien, je vais faire appeler M. Griffon… Mais je vous préviens qu’il vous en cuira si la chose n’est pas d’importance autant que vous le dites.

 

– Je n’ai rien à redouter à ce sujet. Mais par grâce, monsieur, ne perdez pas une minute, il y a urgence extrême. M. Griffon vous sera d’autant plus reconnaissant que vous serez plus pressé. »

 

Le concierge acquiesça d’un léger signe de tête, sortit et poussa le verrou derrière lui. En sorte qu’elle se trouva bel et bien prisonnière.

 

Elle ne parut pas s’en inquiéter. Elle alla s’asseoir sur une banquette et attendit avec confiance, mais non sans une impatience qui allait croissant à mesure qu’elle voyait le temps s’écouler.

 

Voyons maintenant de quelle façon le concierge tenait compte de la recommandation pressante d’agir en toute hâte que Fiorinda venait de lui faire.

 

Il venait de donner ses instructions à un grand flandrin de laquais, lequel avait un air benêt, auquel il ne fallait pas trop se fier pourtant, à en juger sur certains regards qui lui échappaient, et qui paraissaient singulièrement astucieux.

 

Ce laquais se dirigea vers les appartements du roi. Il allait d’un air nonchalant, avec une lenteur désespérante. Dans la cour d’honneur, qu’il lui fallait traverser, il s’arrêtait à chaque instant, tantôt pour admirer un cavalier, tantôt pour détailler un cheval, comme s’il avait eu l’intention d’acquérir cette monture.

 

Si Fiorinda avait pu le voir ainsi bayant aux corneilles, elle aurait pu se demander avec quelque inquiétude si ce drôle parviendrait jamais à traverser cette cour.

 

Le concierge était parti de son côté. C’est lui que nous suivrons un instant. Si le laquais paraissait avoir fait la gageure de se laisser distancer par une tortue, le concierge, lui, par contre, semblait avoir des ailes aux talons. Et il se dirigeait vers les appartements de la reine mère, Catherine de Médicis.

 

Il traversa, sans s’arrêter, en adressant force sourires et révérences à droite et à gauche, une pièce dans laquelle étaient quelques-unes des filles d’honneur de la reine. Il parvint ainsi dans une pièce déserte et il alla se dissimuler derrière les lourds rideaux de brocart d’une fenêtre.

 

À peine venait-il de se tapir qu’une jeune fille parut. C’était une de celles qui se trouvaient dans la salle que le concierge venait de traverser en prodiguant les courbettes.

 

Cette jeune fille – dont nous tairons le nom, comme nous taisons celui du concierge – vint droit aux rideaux, et s’y blottit à côté du concierge. Et voici les paroles qui furent échangées entre eux, à voix très basse :

 

« On vient de demander M. Griffon de la part de M. le comte de Louvre. Il paraît que la chose presse grandement.

 

– Qui est venu ?

 

– Une jeune fille nommée Fiorinda.

 

– La diseuse de bonne aventure ?

 

– Elle-même.

 

– Pourquoi demande-t-elle Griffon ?

 

– Je n’ai pas pu le lui faire dire.

 

– Il fallait refuser d’appeler le valet de chambre.

 

– Peste, comme vous y allez ! le roi a donné lui-même des instructions à ce sujet : envoyer chercher Griffon séance tenante à la première réquisition de la personne qui se présentera de la part du comte de Louvre, quelle que soit cette personne, homme ou femme, gentilhomme ou manant, fût-ce même un truand de basse truanderie.

 

– Voilà qui est extraordinaire.

 

– C’est ainsi pourtant. Notez que je me suis permis de transgresser les instructions formelles du roi en posant des questions indiscrètes à la messagère de ce comte. Et il est certain que si elle en parle, le moins qui puisse m’arriver est d’être tancé d’importance.

 

– Qu’est-ce que ce comte de Louvre auquel le roi s’intéresse de façon si particulière ?

 

– Voilà ce qu’elle n’a pas voulu me dire non plus, mais ceci, la reine doit le savoir, elle. Ne pouvant faire mieux, j’ai pris mes dispositions pour que le laquais que j’ai envoyé vers Griffon s’acquitte de sa mission sans se hâter. Et là encore je risque de m’attirer la colère du roi. Le mieux me paraît d’aviser la reine en toute hâte.

 

– J’y cours. »

 

Et déjà la jeune fille était partie en courant.

 

Quant au concierge espion, il revint précipitamment, par un autre chemin, auprès de Fiorinda.

 

« J’ai envoyé quérir M. Griffon, dit-il. S’il en est comme vous dites, je pense qu’il ne saurait tarder à venir. »

 

Il se montrait très aimable maintenant. Par cette amabilité, il espérait se concilier les bonnes grâces de la jeune fille et éviter qu’elle ne se plaignît de son premier accueil.

 

Un quart d’heure se passa. Griffon ne venait pas. Fiorinda commençait à être sérieusement inquiète. Elle s’attendait à tout, sauf à une indifférence pareille de la part d’un homme que Beaurevers disait si dévoué. Car si Griffon ne venait pas, c’est qu’il se souciait fort peu du comte de Louvre. À moins que… Et mille questions, mille suppositions plus extraordinaires les unes que les autres se dressaient dans son esprit éperdu, sous le regard narquois du concierge, qui se doutait bien de la vérité, lui.

 

Cette vérité était à la fois simple et terrible. Voici :

 

L’espionne, en quittant son complice, le concierge, s’était aussitôt rendue auprès de Catherine, à qui elle fit son rapport.

 

Catherine l’écouta, la remercia, la congédia, tout cela avec un air si calme, si indifférent, qu’elle put croire que la nouvelle qu’elle apportait n’avait qu’un médiocre intérêt aux yeux de sa maîtresse. Mais pendant que l’espionne parlait, Catherine réfléchissait :

 

« Si François invoque l’assistance de Griffon, c’est qu’il est dans une situation critique, désespérée… C’est que Rospignac les tient enfin, lui et ce matamore de Beaurevers… Il faut donc empêcher Griffon d’envoyer le secours que François, sans aucun doute, réclame… Oui, mais si je fais cela, Griffon n’hésitera pas à me faire connaître la vérité et réclamera de moi l’assistance qu’il sera en droit d’attendre de la mère du roi. Alors, à moins de crier par-dessus les toits que je suis complice, il faudra bien que je lui vienne en aide… Non, vraiment, ce moyen est mauvais… Il ne faut pas que Griffon soit dans la nécessité de s’en référer à moi, il faut qu’il agisse seul, librement, selon les instructions que le roi a dû lui donner à ce sujet… Tout ce que je peux faire, sans risquer de me compromettre, c’est de retarder, de gagner du temps… C’est peu, et c’est énorme… Dans certaines circonstances critiques, une minute perdue peut causer d’irréparables malheurs. Il faut que je gagne cette minute. »

 

Ceci se passait dans son esprit avec la rapidité foudroyante de la pensée. L’espionne achevait à peine son rapport que déjà elle avait pris mentalement ses dispositions. Elle était à peine sortie que déjà Catherine agissait. Un appel. Un ordre : le capitaine du Louvre, le lieutenant commandant les gardes françaises, à défaut du capitaine Montgomery, destitué et non encore remplacé, le colonel des Suisses, le commandant des gardes écossaises, convoquées séance tenante dans le cabinet de la reine mère.

 

Cela n’avait pas pris une minute et déjà elle était partie.

 

Par des voies secrètes, elle parvint à la petite chambre du roi. Elle y entra délibérément par une porte secrète qu’elle était peut-être seule à connaître. Glissant lentement, sans bruit, comme un fantôme noir, effroyablement calme, maîtresse d’elle-même, elle vint à une porte, se pencha, écouta. Elle perçut le bruit rythmé d’une respiration : c’était Griffon qui, de l’autre côté, dormait paisiblement, enfoui dans un vaste fauteuil.

 

Ainsi, le laquais envoyé par le concierge n’était pas encore parvenu jusqu’au valet de chambre.

 

Catherine eut un sourire livide. Que ce laquais tardât encore une minute ou deux et elle aurait la partie vraiment belle.

 

Tranquille de ce côté, elle ne perdit pas de temps.

 

Il y avait deux petits cabinets d’ébène incrustés dans cette chambre. Ils étaient absolument semblables et se faisaient pendant, l’un à droite, l’autre à gauche. Sans hésitation, elle se coula silencieusement vers le cabinet de droite. Elle sortit de son sein une petite clef et l’ouvrit sans bruit.

 

Le meuble ouvert, elle actionna un ressort et découvrit un petit tiroir secret. Dans ce tiroir, elle prit une liasse de parchemins. Un coup d’œil lui suffit pour vérifier que c’était bien ce qu’elle cherchait.

 

C’étaient des ordres entièrement écrits de la main du roi, revêtus de son sceau particulier et portant sa signature. Ces ordres qui s’adressaient à différents personnages : officiers, gouverneurs, magistrats, étaient tous identiques. Ils mandaient expressément à celui à qui ils s’adresseraient, et dont le nom et la qualité étaient spécifiés en toutes lettres, d’avoir à exécuter séance tenante des ordres dont le détail serait fourni par le sieur Pierre Griffon valet de chambre de Sa Majesté.

 

En somme, ces ordres adressés à toutes les forces civiles, militaires et ecclésiastiques, plaçaient momentanément entre les mains du valet de chambre du roi un pouvoir illimité, formidable.

 

Ces papiers, Catherine ne les détruisit pas, elle ne les garda pas non plus. Avec un sourire effrayant elle alla simplement les placer dans l’autre meuble. Et elle songeait :

 

« Je suis sûre que Griffon bouleversera complètement le cabinet où étaient ces papiers avant de songer à venir les chercher ici. De ce fait, il perdra un quart d’heure, une heure, peut-être… C’est plus qu’il n’en faut. Quant à savoir comment ces papiers ont déménagé, il pensera tout naturellement que c’est le roi qui les a déplacés et a oublié de l’en aviser. »

 

Cette opération heureusement achevée avec une dextérité merveilleuse, elle sortit. Elle prit un autre chemin et revint presque aussitôt devant la porte du cabinet où se tenait Griffon. Elle ouvrit brusquement cette porte.

 

Le bruit réveilla Griffon. Il fut instantanément debout et se courba devant la reine mère. Il était accoutumé à ces intrusions subites, car il ne manifesta ni surprise ni contrariété.

 

Souriant de son sourire le plus aimable, Catherine prononça avec un naturel parfait :

 

« Bonjour, Griffon. Je vais voir mon fils. »

 

Et sans attendre la réponse, elle se dirigea vers la porte de la chambre, en personne très sûre que cette chambre était habitée, écartant d’un geste de la main Griffon qui se tenait devant cette porte.

 

Le valet de chambre n’obéit pas au geste de la reine. Il se courba profondément devant elle et avertit respectueusement :

 

« Impossible, madame, Sa Majesté repose. »

 

Ces paroles sur lesquelles il insistait, étaient une manière convenue de dire que le roi était hors du Louvre.

 

Catherine eut un « Ah ! » dépité, comme si elle ne se fût pas attendue à les entendre. Elle demeura un moment rêveuse, visiblement contrariée, et dans un soupir :

 

« Quand donc le roi renoncera-t-il à ces dangereuses escapades ! fit-elle.

 

– Le roi est le maître, déclara gravement Griffon.

 

– C’est tenter Dieu que de s’exposer ainsi inutilement », larmoya Catherine.

 

Comme accablée, elle se laissa aller dans le fauteuil que Griffon avait quitté précipitamment pour la recevoir, et elle reprit, douloureusement affectée :

 

« J’étais bien tranquille, le croyant chez lui… Maintenant je ne vais plus vivre jusqu’à ce qu’il soit rentré… C’est terrible, c’est insensé !… Vous verrez qu’il lui arrivera malheur… J’en ai le pressentiment. »

 

Griffon eut un vague mouvement des épaules. Il ne desserra pas les dents. Évidemment le fidèle serviteur ne voulait pas participer à une conversation qui s’annonçait comme une critique des actes de son maître. Ne pouvant se permettre d’élever la voix devant la mère du roi, il se contentait de protester par son silence.

 

Ce n’était évidemment pas la première tentative de ce genre faite par Catherine. Elle devait être parfaitement fixée sur les sentiments de son interlocuteur. Elle n’insista pas. D’ailleurs, elle avait dit ce qu’elle jugeait essentiel de dire : les folles imprudences du roi causeraient un irréparable malheur. Ce qui, le moment venu, lui permettrait de dire que ce malheur ne se fût point produit si on l’avait écoutée.

 

Seulement elle ne partit pas pour cela. Au contraire, elle s’accommoda dans son fauteuil, comme quelqu’un qui n’est pas disposé à s’en aller de sitôt. Et ce n’était pas non plus la première fois qu’elle s’attardait à bavarder ainsi, familièrement avec Griffon, car il ne parut pas plus surpris de ses préparatifs qu’il n’avait été de la voir apparaître soudain.

 

Elle commença par lui adresser une foule de recommandations au sujet des soins incessants que nécessitait la santé délicate de son fils.

 

Car ce n’était pas la reine qui parlait. C’était la mère tendrement inquiète.

 

Et il l’écoutait, respectueusement attentif, sans que rien dans son attitude indiquât s’il était dupe ou non de cette sollicitude qu’elle simulait d’ailleurs avec l’art consommé d’une prestigieuse comédienne, qu’elle était en effet.

 

Tout en parlant, elle tendait l’oreille vers l’antichambre qui précédait la pièce où ils se tenaient. Dans cette antichambre se trouvaient les serviteurs du valet de chambre du roi, qui veillaient sur lui pendant qu’il veillait sur le roi, et par lesquels il fallait passer pour arriver jusqu’à lui, comme il fallait passer par lui pour arriver jusqu’au roi.

 

Elle perçut un léger brouhaha dans cette antichambre. Elle se dit que c’était le laquais envoyé par le concierge qui venait enfin accomplir sa mission. Elle eut un imperceptible sourire de satisfaction : le drôle avait consciencieusement traîné sa route, grâce à lui elle avait pu accomplir des actes et des démarches qui, très naturels avant sa venue, eussent été terriblement compromettants après.

 

Elle se leva. Juste à ce moment on gratta à la porte. Elle feignit de ne pas entendre et dit :

 

« Je m’attarde, et voilà que j’oublie que j’ai fait appeler dans mon cabinet les commandants des gardes. »

 

Elle sortit.

 

XXVIII

LA FIN DE L’ALGARADE


Griffon avait très bien entendu qu’on avait gratté à sa porte. Le respect de l’étiquette l’avait empêché de bouger tant que la reine était là. Dès qu’elle fut partie, il se hâta d’aller voir ce qu’on lui voulait.

 

Le laquais envoyé par le concierge était là. Il s’acquitta enfin de sa commission. Elle tomba sur Griffon comme un coup de foudre, qui partit en courant.

 

Fiorinda le vit apparaître au moment où elle se disait que c’était fini, qu’il ne viendrait plus maintenant. Griffon emmena la jeune fille sur-le-champ. Sans perdre un instant elle mit Griffon au courant de la situation, dans laquelle se trouvaient le comte de Louvre et le chevalier de Beaurevers.

 

Le fidèle serviteur l’écouta avec tout l’intérêt que comportait à ses yeux une aussi grave nouvelle. Et pendant qu’elle parlait, il réfléchissait, prenait mentalement ses dispositions.

 

Mais, si pressant que fût le péril, il était des choses qu’il fallait faire de toute nécessité. La première de ces choses était d’empêcher cette jeune fille de soupçonner la vérité. Et il expliqua :

 

« Je n’ai pas de famille. M. le comte de Louvre est mon filleul, je me suis attaché à lui, je n’ai que lui, et je l’aime aussi tendrement que s’il était mon propre fils. Attendez-moi là, ne faites pas de bruit, ne bougez pas, je vais me jeter aux genoux du roi qui est là, derrière cette porte, et le supplier d’arracher mon filleul au danger qui le menace. C’est l’affaire de deux ou trois minutes. »

 

Il ouvrit la porte et pénétra dans la chambre du roi. Dans son trouble et dans sa précipitation, il oublia de fermer complètement la porte derrière lui.

 

Fiorinda, sans en rien laisser paraître, n’avait pas été dupe de ses explications. Elle s’aperçut que cette porte, derrière laquelle on venait de lui dire que se tenait le roi, était simplement poussée. Ce fut plus fort qu’elle, une irrésistible impulsion la jeta contre cette porte.

 

Elle écouta d’abord. Elle n’entendit rien, pas le plus petit murmure. Et elle avait l’ouïe fine.

 

Plus intriguée, elle tira un peu la porte. Elle fut stupéfaite de voir que Griffon était seul. Fiorinda se dit :

 

« Quel malheur, le roi n’est pas là !… Ce digne seigneur l’attend et avec quelle impatience, je le vois assez… que de temps perdu, Seigneur !… Arriverai-je jamais à temps ? Pourvu que le roi ne tarde pas trop !… »

 

Durant deux longues minutes, Griffon se promena seul dans la chambre. Tout à coup, Griffon s’arrêta. Elle l’entendit distinctement murmurer :

 

« Je crois que je peux revenir près de cette jeune fille maintenant. »

 

Il fouilla dans son pourpoint. Il en sortit plusieurs papiers qu’il parcourut du regard. Il en prit un qu’il garda dans sa main tout déplié et remit les autres où il les avait pris. Il prit une plume et ajouta deux mots au bas du papier. Ceci fait, il marcha droit à la porte.

 

Fiorinda eut juste le temps de se rejeter en arrière.

 

« Le roi, fit-il avec un imperceptible sourire, a bien voulu me signer l’ordre que voici, grâce auquel nous allons sauver, je l’espère, mon cher filleul et son valeureux défenseur, M. le chevalier de Beaurevers. Suivez-moi, mon enfant, nous allons chez M. le capitaine du Louvre que je veux charger de cette mission. »

 

Les soupçons vagues de Fiorinda s’étaient aussitôt transformés en certitude dès l’instant où elle l’avait pris en flagrant délit de mensonge. Et, en le suivant à travers les innombrables salles et couloirs par où il la faisait passer, elle se disait stupéfaite et inconsciemment effrayée :

 

« Le comte de Louvre, c’est le roi de France !… Ce gentilhomme si doux, si aimable, qui s’est montré si bon pour moi, qui a daigné se déranger pour courir au secours d’une pauvre fille comme moi, à qui j’ai parlé familièrement, c’était le roi !… Le roi ! »

 

Griffon, qu’elle suivait en songeant de la sorte, se dirigeait vers l’appartement occupé par le capitaine du Louvre. Cette importante charge était alors aux mains de François de Hangest, seigneur de Genlis.

 

Griffon le rencontra comme il sortait de chez Catherine. Il était de fort méchante humeur. Dès les premiers mots de Griffon, il l’arrêta en disant d’un ton bourru :

 

« Impossible, monsieur Griffon, je viens de recevoir des instructions formelles à ce sujet de Mme Catherine. Il me faut un ordre écrit du roi… Ou bien alors conduisez-moi vers lui afin qu’il me donne ses instructions de sa propre bouche.

 

– Je sais, dit froidement Griffon, j’étais présent quand le roi a pris cette décision à la demande de Mme sa mère. Voici l’ordre que vous devez exiger… Remarquez, je vous prie, qu’il mentionne que vous avez à le remettre à Sa Majesté elle-même en lui rendant compte de la manière dont vous aurez accompli la mission dont elle daigne vous charger et dont je vais avoir l’honneur de vous donner le détail. »

 

Le capitaine de Genlis prit le papier que lui tendait Griffon et le lut attentivement. Il était ainsi rédigé :

 

Ordre à M. de Genlis, capitaine du Louvre, d’exécuter séance tenante, à la lettre, les instructions qui lui seront transmises, de notre part, par le sieur Griffon. Le secret le plus absolu sera gardé sur cette mission, dont M. de Genlis nous rendra compte en nous rapportant le présent ordre.

 

Mandons et ordonnons à tous gens de nos ordonnances royales de prêter main forte audit capitaine du Louvre dans l’exécution de son mandat, et sur le seul vu du présent.

 

Donné en notre château du Louvre, ce 12 mai de l’an de grâce 1560.

 

FRANÇOIS.

 

Le chiffre : 12 et le mot : mai, avaient été ajoutés par Griffon sous les yeux de Fiorinda aux aguets, mais le capitaine n’y fit pas attention. Il connaissait l’écriture du roi et voyait bien que l’ordre était entièrement écrit de sa main. C’était plus qu’il n’en fallait pour qu’il obéît sans discuter. Il s’inclina donc de bonne grâce.

 

Mais dès que Griffon lui eut donné les premières explications, il s’écria avec dépit :

 

« Cent hommes pour cela !… J’irai tout seul et ce sera bien suffisant.

 

– Non pas, protesta vivement Griffon, le roi a dit cent hommes, et armés en guerre, avec arquebuses chargées !…

 

– Je ne comprends plus ! fit le capitaine tout éberlué. C’est donc à la bataille que vous m’envoyez ?

 

– Peut-être bien que oui. Vous le verrez sur place.

 

– Tant mieux, mordieu ! Il y a assez longtemps que la main me démange ! »

 

Griffon lui donna toutes ses instructions et termina en disant :

 

« Soyez parti dans cinq minutes. Et brûlez le pavé.

 

– Diable ! C’est pressé, à ce qu’il paraît !

 

– Très pressé, monsieur. Il y va de la vie de deux des meilleurs serviteurs du roi. Et sachez que votre fortune dépend du succès de votre expédition. Je ne vous en dis pas plus.

 

– Bon ! s’écria Genlis, radieux, je vous réponds sur ma tête de ramener ces deux gentilshommes, morts ou vifs.

 

– Cette jeune fille va vous guider », dit Griffon, plus tranquille.

 

Et, se tournant vers Fiorinda :

 

« Vous voulez bien, n’est-ce pas, mon enfant ?

 

– Disposez de moi comme vous l’entendrez », déclara simplement Fiorinda, qui ajouta :

 

« Mais, pour Dieu, faites vite. »

 

Quatre minutes plus tard, le capitaine de Genlis, ayant Fiorinda en croupe derrière lui, franchissait le pont-levis du Louvre, à la tête de cent gardes.

 

Les gardes franchirent les ponts et traversèrent l’Université en trombe, sans s’occuper des piétons, dont quelques-uns, qui ne se rangèrent pas assez vite, furent écrasés. Ils arrivèrent à la rue des Marais. La maison de Fiorinda achevait de se consumer.

 

« Trop tard ! » s’écria Fiorinda, désespérée.

 

Mais Genlis ne perdait pas la tête, lui. D’ailleurs, il n’eut même pas besoin de s’informer. En reconnaissant l’uniforme des gardes, quelques-uns des sauveteurs crurent qu’ils arrivaient à la rescousse et il se trouva immédiatement quelqu’un pour aviser le capitaine que « les hérétiques » s’étaient enfuis, qu’on les avait poursuivis, et qu’on se battait en ce moment même du côté du pilori de l’abbé.

 

Genlis s’était aussitôt lancé au triple galop dans cette direction. Et bientôt le désespoir de Fiorinda se changea en une joie ardente en reconnaissant bien vivants ceux pour qui elle s’était donné tant de peine.

 

Elle les désigna à Genlis qui d’ailleurs connaissait fort bien le chevalier de Beaurevers, qu’il savait être un des grands familiers du roi. En revanche, et pour cause, il ignorait complètement le comte de Louvre qu’il n’avait jamais vu à la cour.

 

Fiorinda se doutait bien que l’accueil que lui ferait Beaurevers ne serait pas précisément aimable. C’est ce qui fait qu’après les avoir montrés à Genlis, elle se laissa glisser à terre et s’éloigna vivement, sans avoir été remarquée.

 

Au reste, elle n’était pas allée bien loin. Elle était restée aux environs du pilori, curieuse de voir ce qui allait se passer.

 

On n’a pas oublié que Beaurevers et ses compagnons, après avoir réussi à mettre en fuite la bande de malandrins commandée par Guillaume Pentecôte, étaient persuadés qu’ils allaient avoir à en découdre avec les gardes du roi. Si la bataille n’était pas engagée déjà, cela tenait à ce que les soldats n’avaient eu aucun geste de provocation.

 

Beaurevers crut que le capitaine allait leur mettre la main au collet. Échevelé, hagard, l’œil sanglant, il rugit :

 

« Je vous avertis, monsieur, que mes amis et moi nous nous ferons écharper sur place plutôt que de rendre nos épées. N’avancez pas… ou je vous jure que je vous donne du fer dans le ventre. Ce dont j’aurai grand regret, car je vous tiens pour un galant homme.

 

– Eh moi donc ! plaisanta Genlis, légèrement ahuri. Je tiens à mon ventre. Je trouve qu’il ne fait pas mal là où il est. Mais, mort Dieu ! Monsieur, vous avez une singulière manière d’accueillir les gens. Gardez votre épée. Elle ne saurait être en main plus dignes que les vôtres. Et il n’a jamais été question de vous la faire rendre… Pas plus qu’à ces messieurs, du reste. »

 

En disant ces mots, il saluait galamment les compagnons de Beaurevers.

 

Le chevalier et François se consultèrent du coin de l’œil.

 

Cependant les paroles de Genlis avaient eu pour effet de calmer un peu l’énervement de Beaurevers.

 

« C’est différent, fit-il d’un ton radouci. Cependant si vous nous arrêtez… Car vous nous arrêtez, n’est-ce pas ?…

 

– Eh ! sangdieu ! Qui parle de vous arrêter ?…

 

– Mais… vous venez de dire que nous étions vos prisonniers !

 

– L’ai-je dit, vraiment ?… C’est une manière de parler… La vérité est que je viens en ami…

 

– En ami !…

 

– Sans doute ! Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?… Ne sais-je pas, comme toute la cour d’ailleurs, que vous êtes un des grands favoris de notre sire le roi ! Et comme vous ne profitez pas de votre faveur pour faire vos affaires, il s’ensuit que chacun vous estime pour votre désintéressement… même ceux qui vous redoutent et vous haïssent. Personnellement, monsieur de Beaurevers, je suis votre obligé… Ne protestez pas. Je sais que Mme Catherine vous a offert la capitainerie générale du Louvre… et que vous avez refusé. C’est à la suite de votre refus que j’ai été nommé… En sorte que je vous dois un peu ma charge. Je suis heureux de l’occasion qui se présente pour vous assurer que je suis tout vôtre et me tiendrai pour très honoré de me dire votre ami.

 

– Monsieur de Genlis, dit gravement Beaurevers, vous devez votre charge, non pas à mon refus, comme vous le dites trop modestement, mais à vos propres mérites que le roi apprécie à leur valeur, croyez-le bien. Ceci dit, parce que c’est la pure vérité, c’est moi qui me tiens pour très honoré de l’amitié que vous voulez bien m’offrir.

 

– Sangdieu ! Vous êtes un gentil compagnon, monsieur de Beaurevers. Or çà, puisque nous voilà amis, j’espère, monsieur le chevalier, et vous monsieur le comte de Louvre, que vous voudrez bien me faire l’honneur de m’accompagner. »

 

Cette invitation, pour si gracieuse qu’elle parût, rendit de nouveau Beaurevers méfiant :

 

« C’est à nous deux seuls, M. le comte et moi, que vous avez affaire ?

 

– Sur ma foi, vous avez dit le mot, sourit Genlis, c’est à vous que j’ai affaire.

 

– Eh bien, monsieur de Genlis, M. le comte et moi nous sommes disposés à vous accompagner partout où il vous plaira de nous conduire… Pourvu, toutefois, que ce ne soit pas à la Bastille ou au Châtelet, ou dans toute autre prison royale.

 

– Je comprends. Rassurez-vous, messieurs, je vous conduirai tout simplement au Louvre, où le roi veut vous voir.

 

– Le roi veut nous voir ! s’écria François abasourdi.

 

– Mais oui, monsieur, dit légèrement Genlis, qui n’attachait qu’une médiocre importance à ce tout jeune gentilhomme qu’était pour lui le comte de Louvre. »

 

François saisit parfaitement la nuance. Elle ne lui déplut pas. Au contraire. Il tenait essentiellement à garder son incognito. Il avait donc intérêt à s’effacer le plus possible.

 

« Voilà qui est tout à fait extraordinaire, dit-il. Je n’ai pas encore été présenté à la cour et n’ai pas l’honneur d’être connu de Sa Majesté.

 

– Oui, expliqua Genlis, mais sa Majesté connaît M. de Beaurevers. Elle daigne même lui témoigner une grande affection. Le roi a appris que M. le chevalier se trouvait dans une situation critique et il m’a envoyé pour le dégager d’abord et le lui amener ensuite. Le roi a appris aussi que M. de Beaurevers était secondé par le comte de Louvre et il voulut voir ce comte. Vous voyez que c’est très simple.

 

– Très simple, en effet, fit Beaurevers qui reprit la parole, mais je ne comprends pas, oh ! Pas du tout, comment le roi a été avisé et par qui ?

 

– Pardieu, par la jeune fille qui est venue au Louvre, qui m’a guidé jusqu’ici et qui a disparu ensuite. Ce n’est donc pas vous qui l’avez envoyée cette diseuse de bonne aventure ?

 

– Fiorinda ! » s’écrièrent Beaurevers et François en même temps.

 

Ils se regardèrent un instant avec un ahurissement profond. Puis ils éclatèrent de rire tous les deux.

 

Comme si tout était dit après cela – et, en effet, ils comprenaient maintenant et beaucoup mieux que Genlis lui-même – ils rengainèrent d’un même geste. Et Beaurevers prononça pendant que François s’écartait volontairement :

 

« C’est bien, monsieur, nous vous suivons… Mais… mes compagnons ?…

 

– Je n’ai pas d’instructions au sujet de ces messieurs, dit tranquillement Genlis. Ils peuvent aller à leurs affaires. À moins que vous redoutiez quelque chose pour eux, auquel cas je me ferai un devoir de les protéger pour l’amour de vous. »

 

Beaurevers déclina cette offre gracieuse en remerciant comme il convenait. Il prit Ferrière à part et lui dit à brûle-pourpoint :

 

« Vicomte, je vous conseille de tirer au large, et vivement… vous êtes fait comme un voleur, en loques, couvert de sang et de boue, méconnaissable, pour tout dire. Et c’est fort heureux pour vous. Filez, et gardez-vous qu’on sache que vous avez pris part à cette algarade. Que Mgr le vidame, votre père, lui surtout, l’ignore. Demain j’irai chez vous, je vous expliquerai. »

 

Ferrière commençait à connaître Beaurevers. Il le vit très sérieux. Il comprit que le conseil qu’il donnait, sans en faire connaître les raisons, devait être suivi sans perdre un instant. Il ramena donc sur le visage le manteau déchiré tailladé dans la bataille, se glissa le long de la maçonnerie et disparut en un clin d’œil.

 

Ce fut ensuite au tour de ses quatre fidèles. Beaurevers leur dit :

 

« Rentrez à la maison, rue Froidmantel. Je vous y rejoindrai tout à l’heure. »

 

Et ils partirent à leur tour, avec cette obéissance passive qu’ils montraient chaque fois que leur maître leur donnait un ordre.

 

Puis Beaurevers et François prirent congé des deux officiers huguenots dont le concours leur avait été si précieux.

 

Genlis attendit avec une complaisance remarquable qu’ils eussent fini. Évidemment les instructions de Griffon portaient de marquer les plus grands égards à ces deux personnages, honorés de la faveur royale. À part qu’il devait les ramener au Louvre il avait ordre de se tenir à leur disposition. C’est ce qu’il faisait de la meilleure grâce du monde, sachant bien qu’il se conciliait les bonnes grâces de deux hommes dont l’un tout au moins passait pour avoir une grande influence sur l’esprit du jeune roi.

 

Quand ils eurent fini, il leur fit donner des chevaux et se plaça entre eux deux.

 

Et ce fut ainsi que, moins d’une heure plus tard, alors que la nuit n’était pas encore complètement venue, Beaurevers et François firent, au milieu des gardes, leur entrée dans la demeure royale.

 

Genlis conduisit ses deux « prisonniers » dans l’antichambre particulière où se tenait Griffon que l’impatience et la crainte rongeaient. Néanmoins il ne laissa rien paraître de la joie qui l’envahit lorsqu’il vit enfin, sain et sauf, son maître qui, comme fortement impressionné, affectait le maintien timide d’un débutant à la cour.

 

Il les fit entrer dans la chambre royale. Fidèle à son rôle, François céda le pas au chevalier. Griffon entra derrière eux et poussa le verrou.

 

On laissa Genlis se morfondre un moment dans son antichambre, puis Beaurevers se retira et Griffon introduisit enfin le capitaine. Pas un instant l’idée ne lui vint qu’il se trouvait en présence de ce filleul de Griffon qu’il se reprochait d’avoir traité un peu cavalièrement.

 

D’ailleurs le roi se montra charmant pour lui. Il lui adressa force compliments sur la manière dont il s’était acquitté de sa mission, l’assura de son amitié, lui donna sa main à baiser, et finalement le congédia en lui faisant don d’une magnifique chaîne en or ciselé.

 

Cette aventure eut aussi une issue des plus heureuses pour les deux officiers huguenots dont la conduite avait été si chevaleresque.

 

Deux jours plus tard, Griffon se présenta chez eux et leur remit, de la part de « son filleul » le comte de Louvre, à chacun une somme de vingt mille livres et un brevet de lieutenant aux gardes de Sa Majesté. Pour ces deux gentilshommes, pauvres cadets de Gascogne sans feu ni lieu, n’ayant pour vivre que leur solde d’officiers du roi de Navarre, lequel oubliait quelquefois de les payer, c’était là une fortune inespérée.

 

Quant à Catherine, il va sans dire qu’elle avait été aussitôt avisée par ses espions de l’entrée au Louvre du chevalier de Beaurevers et du comte de Louvre escortés par les gardes du roi sous le commandement du capitaine de Genlis. Elle se rendait compte que le chevalier de Beaurevers, par sa bravoure et son courage mis au service de François II, son fils – qu’elle voulait absolument écarter du trône – avait réduit à néant jusqu’ici ses manœuvres sans scrupules. Ni les sbires dévoués à sa solde, ni les embûches fomentées par son entourage pour servir ses desseins n’avaient pu entamer cette amitié, née dans le danger, entre le chevalier de Beaurevers et François. Au contraire, elle s’était affermie au cours des risques sans nombre et des obstacles.

 

Mais Catherine de Médicis, persévérante dans ses projets ambitieux, n’abandonnait pas la lutte. Elle saurait bien écarter de sa route le chevalier de Beaurevers et le vicomte de Ferrière qui lui tenaient tête courageusement. Pour parvenir à ses fins, elle les atteindrait dans leurs affections les plus chères, en recourant à l’assassinat si cette mesure extrême se révélait nécessaire.

 

Le chevalier de Beaurevers et le vicomte de Ferrière n’avaient à opposer aux desseins ténébreux de l’omnipotente Catherine de Médicis que leur courage, leur droiture et leurs épées.

 

FIN

 

 

 

 


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Avril 2007

 

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[1] Aujourd’hui la partie du boulevard Saint-Germain qui va de la rue de l’Ancienne-Comédie à la rue de Buci.

[2] Quai de la Mégisserie.

[3] Qu’il ne faut pas confondre avec la rue qui porte ce nom aujourd’hui. La rue Pernelle dont il est question ici, ainsi que la rue Pet-au-Diable, sont devenues, aujourd’hui la rue Loban.

[4] Aujourd’hui rue de l’Hôtel-de-Ville.

[5] Disparue avec le percement de la rue Victoria.

[6] Ce Malicorne qui apparaît ici – simple comparse d’ailleurs – n’est pas un personnage de notre invention. La chronique le cite comme un des plus farouches partisans des Guises, auxquels il était dévoué jusqu’au fanatisme.

[7] La rue Froidementel et la rue de Beauvais disparurent lors du percement de la rue de Rivoli. Il en fut de même de la rue Saint-Thomas et de six ou sept rues qui se trouvaient sur les derrières du Louvre.

[8] Nom que l’on donnait aux protestants. On les appelait aussi crapauds, chasse-crapauds et autres aménités du même genre.

[9] Plus tard rue des Canettes.

[10] Rue de l’Austruce ou d’Autriche, plus tard rue du Louvre.