Michel Zévaco
LE ROI AMOUREUX
14
mars – 14 août 1916 – Le Matin
1916 – Tallandier, Le Livre national n°103
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
II PAR QUI CLOTHER DE PONTHUS ÉTAIT APPELÉ
III LA POLYGAMIE EST UN CAS PENDABLE
IV LE PILORI DE LA CROIX-DU-TRAHOIR
V BRÈVE APPARITION DE DON JUAN ET LA SURPRISE QU’IL ÉPROUVA
VI LE SECRET DE PONTHUS ÉTAIT BIEN GARDÉ
VII QUI PROUVE QUE TOUT LE MONDE N’A PAS DE L’AMOUR LA MÊME CONCEPTION QUE DON JUAN
X ICI REPOSE AGNÈS DE SENNECOUR
XI DON JUAN RÊVE QU’IL REVOIT JACQUEMIN CORENTIN
XII LE ROI FRANÇOIS DONNE UN ORDRE À SON GRAND PRÉVÔT
XIII L’INVITATION AU FESTIN DE PIERRE
XIV JARNICOTON DE JARNIDIEU DE JARNIDIABLE
XV DON JUAN PRÊTE DE L’ARGENT À SES AMIS
XVI LE GRAND PRÉVÔT REÇOIT LA VISITE DE BEL-ARGENT
XVII LÉONOR D’ULLOA, SŒUR DE CHRISTA
XVIII LE PORC QUI TUAIT LES MOUCHES À CENT PAS
XX DEVANT LA GRILLE DE L’HÔTEL D’ARRONCES
XXI LA FIANCÉE DE CLOTHER DE PONTHUS
XXIII AMICALE CONVERSATION DU FOSSOYEUR ET JOLI-FRISÉ
XXVI LE ROI FRANÇOIS DÉCIDE UNE DANGEREUSE EXPÉDITION
XXVII DITES-VOUS BIEN QUE C’EST UNE RUSE FÉMININE
XXVIII LORAYDAN SAUVÉ PAR TURQUAND
XXIX DE L’ARMOIRE DE FER AU TOMBEAU D’AGNÈS
XXX LES MORTS ÉCRIVENT ET PARLENT
XXXIII LA STATUE DU COMMANDEUR
À propos de cette édition électronique
Après la signature à Nice du traité de paix – de la trêve plutôt – entre François Ier et Charles-Quint, en 1538, une nouvelle parvint à l’empereur qui le jeta dans une grande fureur : la ville de Gand, dans les Flandres soumises à sa domination, venait de se révolter. Pour réprimer l’insurrection, une seule solution : frapper vite et fort, afin d’éviter que la révolte prît de l’ampleur dans tous les pays du Nord, asservis sous le joug espagnol.
C’est dans ces conjonctures difficiles pour l’empire que Charles-Quint dépêcha auprès de François Ier son ambassadeur secret, don Sanche d’Ulloa pour obtenir du roi de France l’autorisation de laisser passer les troupes espagnoles à travers le royaume. François Ier y consentit, espérant être payé de retour par l’adjonction à la couronne de France de la province du Milanais.
Il emploie à cette fin son conseiller, Amauri de Loraydan qui accompagne jusqu’à Angoulême le commandeur Ulloa.
Quand celui-ci, porteur de la bonne nouvelle, arriva à la frontière espagnole où l’attendait impatiemment Charles-Quint, il eut le pressentiment qu’un affreux malheur s’était abattu sur sa famille, laissée à Séville. Là vivaient ses deux filles qu’il adorait : Reyna-Christa et Léonor.
Pendant l’absence de leur père, les jeunes filles sortaient peu. Pourtant, l’une, Reyna-Christa – la cadette – n’avait su résister aux promesses et aux serments d’amour de don Juan Tenorio, gentilhomme espagnol qui, bien que marié avec dona Silvia, l’avait séduite. Folle de douleur en apprenant de la bouche même de dona Silvia, la félonie de son séducteur, Reyna-Christa préféra la mort à la honte et au déshonneur.
Léonor partit pour la France à la recherche de son père, poursuivie elle-même à son tour par don Juan Tenorio, ébloui par sa fascinante beauté. Mis en présence de don Sanche d’Ulloa, don Juan aura le front de lui demander la main de sa fille Léonor. Don Sanche d’Ulloa, pour venger cet affront et la mort de Reyna-Christa, se bat en duel contre le vil séducteur, qui le tue. L’empereur fiance Léonor – contre son gré – avec Amauri de Loraydan.
Heureusement, Léonor aura pour défenseur un chevaleresque gentilhomme français, Clother de Ponthus et son valet, dit Bel-Argent. Clother de Ponthus a toujours mis son épée au service des nobles causes. La cour du roi François Ier, avec ses scandales et ses amours dissolues, l’écœure. Amauri de Loraydan lui a voué une haine farouche.
Un matin, Clother de Ponthus, au moment où il allait quitter son logis, vit entrer dans sa chambre son valet Bel-Argent, qui lui dit :
– Monsieur, il y a là une espèce d’homme noir qui ne me dit rien qui vaille. Il vous a demandé à l’hôtellerie de la Devinière, et a su que vous êtes logé ici. Il prétend qu’il a pour vous un message, et veut vous voir.
– Fais-le entrer, dit Clother.
– Ne vaut-il pas mieux que je le jette par la fenêtre, ou que je lui fasse redescendre l’escalier la tête la première ou que je l’assomme d’un coup de poing entre les deux yeux ?
– Fais-le entrer.
– Seigneur de Ponthus, avez-vous donc oublié l’auberge de la Grâce de Dieu ? Rappelez-vous au moins, car c’est tout proche, que vous avez failli passer de vie à trépas dans la cage où le damné comte de Loraydan vous condamna à la faim, et qui pis est, à la soif ? Croyez-moi, ce soi-disant messager, avec sa face d’espion, bonne pour les fourches patibulaires, ne mérite nulle créance.
– Fais-le entrer.
– C’est bon, grommela Bel-Argent, j’y vais. Mais quand vous vous serez fait tuer, où diable pourrai-je trouver un maître tel que vous ?
Bel-Argent introduisit un homme de respectable apparence, tout vêtu de noir, qui s’inclina devant Clother, en un salut de bon style, et prononça :
– Ai-je l’honneur de parler à Clother, sire de Ponthus ?
– À lui-même.
– En ce cas, je suis Jacques Aubriot, intendant général de l’hôtel d’Arronces, et voici une dépêche que m’a chargé de vous remettre en propres mains haute et noble dame Léonor d’Ulloa, ma gracieuse maîtresse.
Clother devint très pâle, et son cœur, un instant, cessa de battre. Il saisit le pli qu’on lui tendait, le déplia, et il eut un éblouissement… la lettre de Léonor se composait d’un seul mot, et ce mot, c’était :
VENEZ…
Dans l’instant qui suivit, Clother, soudain, éprouva en coup d’éclair cette étrange impression que ce mot n’avait pas été écrit par Léonor d’Ulloa. Il en eut comme un déchirement, et se murmura :
« C’eût été trop beau ! »
Dans son voyage aux côtés de Léonor, Ponthus avait eu deux fois l’occasion de voir l’écriture de la jeune fille. Nous avons dit avec quelle précision Clother, par un effort de pensée presque maladif, parvenait à reconstituer Léonor dans son imagination. Léonor tout entière, avons-nous indiqué. Non seulement son portrait, mais sa voix, les détails de son costume, et tout ce qui la concernait. En cette minute, il avait sous les yeux la véritable écriture de Léonor, grande, large, maladroite, un peu écolière, avec des jambages qui disaient clairement le dédain de la noble Espagnole pour l’art de noircir du papier, mais qui, en leur structure tourmentée, proclamaient aussi des instincts de pure artiste.
Le mot « Venez » avait été tracé d’une écriture fine et ferme et droite, et parfaitement élégante, avec on ne savait quoi de très fier dans le graphisme.
« Ce n’est pas son écriture », s’affirma Clother.
Il se prit alors à étudier, avec une avide curiosité soudain éveillée, ce papier qu’il tenait à la main.
Et vraiment, l’apparence en était bizarre, inquiétante, créatrice d’étranges soupçons, en vérité.
Nous avons dit qu’il n’y avait qu’un mot d’écrit, nous voulions dire un seul mot de message, qui était : Venez.
Mais au-dessus de ce mot, un peu plus haut sur la page, on avait écrit : Clother de Ponthus.
C’était donc bien à Clother que s’adressait le mot Venez. Aucun doute n’était possible.
Ceci n’est rien. Ce qui donnait à ce papier cet aspect inquiétant et bizarre que nous disions, c’est que, plus haut, au-dessus de Clother de Ponthus, on avait tracé des commencements de lignes illisibles. Et ces commencements de lignes étaient formés eux-mêmes de commencements de caractères, de lettres inachevées, de signes maladroits, tourmentés, informes, parfaitement illisibles.
Clother de Ponthus, à la fin, eut un haussement d’épaules qui signifiait : « Je ne comprends pas ! »
Il considéra Bel-Argent, attentif. Il considéra le messager, qui lui parut se troubler un peu.
– Vous venez de l’hôtel d’Arronces ? demanda-t-il.
– En passant par l’auberge de la Devinière, oui, seigneur, répondit avec fermeté le messager.
– Vous êtes l’intendant de l’hôtel ?
– J’ai cet honneur.
– Et vous êtes envoyé par votre maîtresse ? C’est elle qui, pour moi, vous a remis ce message ?
– Elle-même, oui, sire de Ponthus, répondit le messager, mais cette fois après une visible hésitation.
La sombre et hautaine figure de Loraydan se dressa dans l’esprit de Clother.
Il demeura quelques secondes pensif, puis, d’un geste rapide portant la main à la garde de sa rapière :
– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moi fidèle. C’est bien, ajouta-t-il. À qui vous a envoyé, vous direz que je me rends à l’instant à l’invitation de cette lettre.
Le messager salua et se retira. Bel-Argent eut un mouvement pour s’élancer derrière lui. Mais Clother le retint d’un geste.
– Je vais m’absenter tout le jour, dit-il. Tu es libre d’aller où tu voudras.
C’était son mot de tous les matins. Mais cette fois Bel-Argent s’écria :
– Quoi ! Vous ne m’ordonnez pas de vous accompagner, armé d’une bonne dague ?
– Je t’ordonne de ne pas me suivre, dit froidement Clother.
Et il sortit, laissant Bel-Argent, qui haussait les épaules. Une demi-heure plus tard, l’ancien batteur d’estrade sortit à son tour. En ce jour, il devait lui arriver une aventure que nous raconterons. Disons seulement qu’ayant reçu l’ordre formel de ne pas suivre son maître, Bel-Argent se dirigea vers la Seine, décidé à passer sa journée le plus joyeusement qu’il pourrait.
Ce fut sans hésitation que Clother se dirigea vers l’hôtel d’Arronces. Il était convaincu que Léonor n’était pour rien dans le message qu’il venait de recevoir. Qui donc l’appelait ?
« C’est ce Loraydan, se disait-il tout en marchant rapidement. Il a dû me dresser quelque embuscade. Eh bien ! soit : tôt ou tard, une rencontre mortelle entre cet homme et moi était inévitable. Mieux vaut aujourd’hui que demain. Que je le tienne seulement devant moi, et je lui ferai payer ses trahisons. Oui. Mais si je succombe ? Eh bien ! je serai débarrassé d’une existence qui me pèse depuis que… Oh ! mais mourir sans l’avoir revue !… »
Il marchait, alerte, dans la clarté matinale, et cependant se disait :
« La revoir ? Mais au fait, pourquoi la revoir ? À quelles fins ? Oserai-je avouer au commandeur d’Ulloa que j’aime sa fille ? Et si je l’ose : « Qui êtes-vous ? » me demanderait-il d’abord. Qui suis-je ? Que suis-je ? Rien. Voilà la vérité. Le nom même que je porte n’est pas à moi. La fille du commandeur Ulloa ne peut être destinée qu’à quelque puissant personnage, prince ou duc. »
C’est en ruminant ces pensées d’amertume qu’il atteignit le chemin de la Corderie.
Il passa lentement devant le portail de l’hôtel Loraydan.
« Si c’est lui qui m’appelle, se disait Clother, je vais le voir sortir. Si c’est un piège qu’il m’a tendu, c’est ici que je vais être attaqué. »
Il se raidissait, le bras prêt, l’œil aux aguets, la pensée en fièvre.
Rien ne vint !
Clother en éprouva comme une déception ; puis un afflux de joie lui monta à la tête, parce qu’il s’affirma : « Puisque ce n’est pas Loraydan qui m’appelle, c’est donc elle vraiment, qui m’a envoyé le messager ! C’est elle qui m’appelle ! »
Tout le côté gauche du chemin de la Corderie, avons-nous dit, depuis le Temple jusqu’à l’hôtel d’Arronces, était bordé de terrains où se dressaient quelques maisons espacées.
Lorsque Clother arriva devant la Maison-Blanche, – la plus proche voisine du logis Turquand, d’où l’on pouvait directement observer l’hôtel d’Arronces et son parc, – la porte s’ouvrit, une femme en sortit, s’avança vivement et, s’arrêtant devant le gentilhomme :
– Monsieur de Ponthus, dit-elle, veuillez me faire la grâce d’entrer un instant chez moi.
En même temps, elle leva le voile qui couvrait son visage, et le jeune homme, presque sans surprise, reconnut Silvia. Il la salua avec respect, et la suivit en une sorte de parloir.
– C’est ici que je suis venue me poster, dit-elle sans plus d’explications. Car en venant ici je me rapprochais de lui… puisque je me rapprochais de l’hôtel d’Arronces.
– Ainsi, vous pensez que votre époux, don Juan Tenorio, n’a pas renoncé à poursuivre Léonor d’Ulloa ? L’avez-vous donc vu rôder dans ce chemin ?
– Non. Depuis une douzaine de jours que j’ai loué ce logis, je n’ai pas vu don juan. Mais il viendra. J’en suis sûre.
– Il l’aime donc bien ? fit sourdement Clother, qui tout aussitôt regretta son exclamation pour la fugitive souffrance qu’elle mit aux yeux de Silvia.
– S’il l’aime ou ne l’aime pas, je l’ignore. Sans doute il l’ignore lui-même. Car don Juan ne se donne même pas la peine de se justifier à ses propres yeux par le prétexte d’une passion sincère à laquelle il ne saurait résister. Mais ce que je sais bien, c’est que jamais de plein gré, il n’a renoncé à celle qu’il convoite. Il faut qu’elle succombe. Ce qu’il appelle son honneur y est engagé. Ce que je sais aussi, ajouta Silvia d’une voix tremblante, c’est que Léonor, c’est la sœur de Christa… Moi vivante, ce crime ne s’accomplira pas.
– Nous serons deux, madame…
Sans transition, avec une curiosité avide, elle demanda :
– Vous êtes venu ?
L’étrange question provoqua chez Clother une sorte de mystérieux malaise.
– On m’a remis une lettre, dit-il.
– Une lettre qui contenait ce mot… ce seul mot : Venez…
– Oui, madame.
– C’est moi qui ai écrit cela, dit-elle en frissonnant.
– Ah ! fit Clother déçu. C’est donc vous qui m’appeliez !…
– Non, ce n’est pas moi qui vous ai appelé.
Elle lui désigna un fauteuil et, à mi-voix, avec un regard inquiet aux aguets, autour d’elle :
– Asseyez-vous, monsieur… Oui, c’est moi qui vous ai écrit… moi ?… peut-être !… Ce qui est sûr, c’est que je ne vous ai pas appelé, moi !… Comment cela s’est fait ? Je l’ai écrit sur cette feuille (elle plaçait devant lui un papier rempli d’une écriture fine et serrée). Je ne veux pas vous raconter la chose avec des paroles… parce que… parce qu’on nous écoute, peut-être… J’ai écrit… lisez, lisez…
Elle s’assit à son tour, ramena son voile sur son visage, s’affaissa, s’enfonça dans le fauteuil où elle ne fut plus qu’une indistincte forme noire.
Clother se mit à lire la relation de Silvia que nous transcrivons avec quelques modifications de forme, et que nous cataloguons sous ce titre :
Témoignage de Silvia Flavilla, comtesse d’Oritza,
épouse de don Juan Tenorio.
« Sur les plaies sacrées, je jure que ceci est la vérité pure. Si j’ai été la victime d’une machination de l’Esprit des Ténèbres, je supplie humblement les saints et Notre-Dame de venir à mon secours et de me délivrer. Si, au contraire, j’ai été choisie par quelque ange pour transmettre sa volonté, j’offre mes ferventes actions de grâces, aux saints, à Notre-Dame, et en particulier à Santa-Maria de Grenade.
« C’est dans la soirée que la chose s’est passée. Je me souviens avoir entendu sonner neuf heures à la tour du Temple. Josefa, ma servante, venait de se retirer dans sa chambre, et moi, ayant achevé mes prières, j’étais assise dans le parloir près de la table sur laquelle était posé mon livre d’heures. J’étais assise, et j’ai eu alors la pensée d’écrire à mon cousin Veladar, le seul parent qui me reste sur terre. Je me suis donc levée, j’ai posé sur la table une feuille, une plume et un flacon d’encre. Puis j’ai repris ma place, bien résolue à écrire à mon cousin Veladar, bien qu’au fond de moi-même je fusse étonnée de ce besoin d’écrire à Veladar avec qui je n’ai jamais correspondu par lettres. Mais cette résolution s’est évanouie aussitôt. La seule pensée de prendre la plume m’est devenue insupportable, et je me suis mise à songer. Et tandis que je roulais dans ma tête les tristes pensées de douleur qui sont maintenant la seule vie de mon âme, j’ai senti que je pleurais, j’ai vu de grosses larmes tomber sur ce papier qui était près de moi, et j’écoutais le cri de mon pauvre cœur : Seigneur ! Dieu de miséricorde et d’amour ! Quand me rappellerez-vous ? Quand cesserai-je de vivre et de souffrir ? C’est la vérité. Je m’écoutais souffrir. Et, en même temps, à travers mes larmes, je regardais fixement le flambeau qui m’éclairait ; et c’est étrange : dans le temps même où j’étais attentive à ma douleur, je considérais avec curiosité la cire qui brûlait, et qui était tout près d’être entièrement consumée, et, en moi-même, je grondais Josefa de n’avoir point songé à renouveler cette cire. J’ai alors voulu me lever de nouveau pour prendre un autre flambeau, mais cela m’a été impossible, une torpeur m’a saisie, je suis restée en songeant ceci : « Voyons combien de minutes encore va-t-elle m’éclairer, Seigneur ! Si ma vie pouvait être comme cette cire prête à s’éteindre ! » Et je suis restée ainsi, écoutant le morne silence de la nuit, écoutant les plaintes de mon cœur, regardant cette flamme pâle, regardant se consumer mon âme. Car la cloche de la tour du Temple a sonné encore, cela m’a éveillée un peu de cette torpeur, et alors, c’est alors, je le jure sur les saints ! alors, j’ai eu à mon bras droit, à ma main droite, aux doigts de ma main droite cette sorte de fourmillement qu’on éprouve pour avoir gardé longtemps la même position… j’ai regardé mon bras, ma main, mes doigts, et j’ai éprouvé l’étonnement le plus violent de ma vie entière, car voici ce que j’ai vu…
« Je tenais la plume dans mes doigts, et je ne me souvenais pas de l’avoir prise. Elle traçait des signes sur le papier, et je ne me souvenais pas de l’avoir trempée dans l’encre. Je dis que ma main, au moyen de la plume, traçait des signes, et elle n’obéissait aucunement à ma volonté. Non, non, je le jure : je n’avais nulle intention d’écrire, j’écrivais… Ce que j’ai éprouvé alors, ce fut de la surprise, et aussi une ardente curiosité, et presque une étrange envie de rire, à voir ma main, maladroitement, s’exercer à tracer des signes. Combien maladroite elle était, et combien hésitante ! Et tout à coup, j’ai senti la peur fondre sur moi. Oh ! j’ai eu peur, affreusement peur dans l’instant même où j’ai compris qu’une volonté étrangère à la mienne, une volonté d’un autre monde s’exerçait à diriger ma main ! Pourtant, je n’ai point essayé de résister. « Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » ai-je pensé. Et, récitant une prière à la Vierge avec toute la foi dont je suis capable, j’ai laissé ma main errer sur le papier… Et la plume, l’un après l’autre, inscrivait des fragments de signes, de petites barres, des commencements de cercles, et, patiente, elle recommençait, tentant, bien évidemment, de former des lettres, comme la main d’un tout petit enfant qui, par amusement, pour la première fois, a pris une plume. Et soudain, une lettre se forma, très nette, un C, la première lettre du mot Clother, ainsi que je l’ai vu ensuite… C’est dans cet instant que le flambeau s’est éteint, la cire entièrement consumée.
« Dans les ténèbres, j’entendis ma pauvre voix murmurer la prière ; je sentais ma main hésitante glisser sur le papier… j’écrivais !
« J’ai eu tout à coup une petite secousse, la plume est tombée de mes doigts, j’ai éprouvé une grande fatigue dans tout le bras, elle s’est promptement dissipée ; j’ai compris que c’était fini. Alors, je me suis levée ; à tâtons, j’ai cherché un flambeau, je l’ai allumé à la veilleuse qui, dans le vestibule, brûle devant l’image de Notre-Dame des douleurs ; étant revenue dans le parloir, je me suis d’abord mise en prières, n’osant pas regarder le papier, et pourtant tourmentée du désir de le voir. Je me suis enfin approchée de la table, et, avidement, j’ai regardé cette feuille sur laquelle deux lignes étaient écrites ; la première comprenait ces mots :
CLOTHER DE PONTHUS
« Et bien plus bas, la deuxième ligne était composée de ce mot :
VENEZ
« Clother de Ponthus est ce jeune gentilhomme français que j’ai vu, par une inoubliable nuit de douleur, en la grande salle de l’auberge de la Devinière, sise rue Saint-Denis, à Paris. Sur sa figure se lit ouvertement la loyauté de son âme. C’est donc un de ces hommes qui, dès le premier regard, inspirent la confiance.
« Donc, il me semblait, c’est à Clother de Ponthus qu’était destiné le message tracé par ma main. Et par ce message, il était appelé. Mais où ? Par qui ? C’est ce que, durant des heures, je me suis demandé. Ce n’est pas moi qui l’appelle. Si brave, si loyal qu’il soit, qu’ai-je affaire, moi, à Clother de Ponthus ?… Songeant à cet étrange événement, j’ai senti peu à peu une sorte d’apaisement se faire en moi. La pensée que je dusse faire parvenir le message ne m’est pas venue un instant. Au contraire, durant ces longues heures, j’ai eu constamment la certitude que le message serait porté à Clother de Ponthus sans que ma volonté intervienne, et je ne saurais dire d’où me venait cette certitude. Brisée de fatigue, je me suis endormie dans le fauteuil où j’étais assise, et ne me suis éveillée qu’au grand jour.
« M’étant alors approchée de la fenêtre, j’ai vu arriver et s’arrêter devant mon logis l’homme qui, très certainement devait porter le message. J’ai pris le papier, je l’ai convenablement plié, et j’ai remis le message à l’homme.
« En foi de quoi je signe :
« Silvia FLAVILLA,
« Comtesse d’Oritza. »
La relation qu’on vient de lire était suivie d’une autre que nous transcrivons à cette place en la cataloguant sous le titre suivant :
Témoignage de Jacques Aubriot,
intendant de l’hôtel d’Arronces.
« Invité par cette noble dame à entrer dans le logis connu sous le nom de Maison-Blanche, elle m’a demandé de raconter ici, sous la foi du serment, comment j’ai été amené devant cette porte. C’est ce que je vais faire, et pour me donner du courage, cette noble dame, me voyant tout pâle, m’a fait boire un grand verre de son vin d’Espagne, qui est excellent. Quant au courage, feu Nicolas Aubriot, mon digne père, n’en manquait certes pas, puisqu’il servit sous la bannière du sire de Berlandier, fameux capitaine d’armes, et je pense que le proverbe ne saurait mentir, qui dit : « Tel père, tel fils. » Si donc cette noble et puissante dame m’a vu pâle, ainsi qu’elle m’a fait le très grand honneur de m’en informer, cela tenait à ce que je suis sorti de l’hôtel d’Arronces devant que d’avoir pris mon premier déjeuner matinal, qui consiste en une bonne tranche de venaison froide, arrosée d’un bon gobelet de vin blanc. Quant à dire la vérité, mon caractère, mes habitudes, les hautes fonctions que j’occupe, à la satisfaction de tous, en l’hôtel d’Arronces, m’en font un devoir. Certes, Mgr de Bassignac ne m’eût point désigné pour être l’intendant général de l’hôtel, s’il n’eût reconnu en moi un homme probe et véridique, sauf toutefois quelques pauvres augmentations sur les comptes de l’hôtel d’Arronces, dont j’ai bien soin de faire le détail à mon confesseur, afin d’en décharger ma conscience. Je ne crois pas qu’il y ait un seul intendant capable d’écrire les mots que je viens de tracer, et je pense que cela suffit à établir ma bonne foi. Au surplus, sur le livre d’heures de cette noble dame, j’ai fait serment de dire toute la vérité. Je la dirai d’autant mieux que je n’ai rien à dire. La chose m’est donc bien facile.
« Lorsque je suis entré ici, cette noble dame m’a demandé si je savais écrire. Je n’ai pu que sourire à cette naïve question. Si je sais écrire ? Je le pense. Le tout est de savoir ce que l’on a à écrire, bien qu’au fond ce ne soit peut-être pas d’une si pressante nécessité.
« Le fait est que la chose s’est passée comme la nuit où j’ai entendu les cris et où, sans le vouloir, je m’en fus ouvrir la grille du parc. C’est, par ma foi, la pure vérité ; je suis sorti de l’hôtel d’Arronces, n’ayant même pas pris mon déjeuner du matin, tout tourmenté par l’idée qui m’est tout à coup venue de sortir. C’est vainement que j’ai voulu résister à cette idée de sortir, me répétant que rien ne m’appelait au-dehors, et bien certain pourtant que mon devoir était de sortir, sans savoir où j’irais.
« Je suis donc sorti, et dans le même temps j’ai senti, malgré le froid, une abondante sueur couler de mes tempes, et j’ai dû m’essuyer le visage ; par le même fait, je sentais trembler mon cœur, et mes jambes me portaient à peine, et des frissons me parcouraient tout le corps, non que j’eusse peur, mais je sentais bien que je n’étais plus le même homme et, qu’un je ne sais quoi me poussait vers un but que j’ignorais. Telle est la vérité.
« Arrivé devant la Maison-Blanche, et m’étant arrêté indécis de savoir s’il fallait poursuivre mon chemin ou retourner à l’hôtel, j’ai vu cette noble dame venir à moi. Ensuite, étant entré ici, elle m’a demandé de porter le message au sire de Ponthus. À quoi j’ai répondu : « Oui, certes, je le porterai et ce sera de la part de ma très noble maîtresse la dame d’Ulloa. » Et à peine eus-je prononcé ces mots que j’en demeurai tout ébaubi, avec quelque chose comme un fracas dans ma pauvre tête, car je jure bien que la dame d’Ulloa ne m’a chargé d’aucun message. Je l’ai dit pourtant. Ce sont bien ces paroles-là que j’ai dites, et le plus surprenant c’est que cette noble dame m’a répondu : « Je crois bien, en effet, que c’est Léonor d’Ulloa qui appelle Clother de Ponthus. »
« En conséquence de quoi, je vais prendre le message et tout de ce pas me mettre à la recherche du sire de Ponthus, et si je lui dis que je suis envoyé par ma noble maîtresse, je ne dirai pas la vérité, mais je ne mentirai pas. Telle est la vérité. Et je signe :
« JACQUES AUBRIOT, Intendant de l’hôtel d’Arronces. »
« Que si cette relation doit servir en quelque jugement de Dieu ou des hommes, je supplie les juges de n’estimer point que je me sois trouvé possédé de quelque démon, car, ayant trempé mes doigts dans le bénitier qui est en le vestibule de ce logis, je jure n’en avoir ressenti aucune brûlure, et c’est en pleine connaissance que j’ai pu réciter et récite encore un Pater. Et que le Seigneur Dieu me soit en aide.
« JACQUES AUBRIOT. »
C’est avec une attention concentrée que Clother de Ponthus, ligne après ligne, lut ces deux relations que nous avons transcrites telles quelles, en remplaçant seulement quelques locutions trop vieillies.
Ayant achevé sa lecture, Clother, doucement, demanda :
– Voulez-vous me permettre, madame, de conserver ce double récit ?
Silvia tressaillit, comme rappelée du lointain monde de pensées où elle évoluait.
– C’est pour vous que j’ai écrit cette relation ; c’est pour vous que j’ai demandé au messager d’écrire la sienne. Gardez donc ce papier qui ne saurait m’être d’aucune utilité…
Et, avec une curiosité hésitante, elle ajouta :
– Puis-je vous demander ce que vous comptez faire ?
– Me rendre auprès de Léonor d’Ulloa, puisqu’elle m’appelle…
– Ainsi… vous aussi, vous croyez que… c’est elle ?…
– Je ne crois rien, je ne sais rien, murmura Clother avec agitation. Mais un jour, non loin de Brantôme, un jour que je me mettais en route pour Paris, avec l’intention de doubler les étapes, tant j’étais pressé d’y arriver, il m’est arrivé que, sans le vouloir, en dépit même de ma formelle volonté de courir à Paris, c’est dans le sens opposé que je me suis dirigé, et c’est ainsi que je suis arrivé à l’auberge de la Grâce de Dieu, où j’ai vu Léonor dans un moment où, certes, il était nécessaire que quelqu’un vînt à son aide. Cette fois-ci, comme alors, j’obéis donc à la bienfaisante volonté qui me dirige.
Silvia, d’un geste spontané, lui saisit la main, et murmura :
– Qui croyez-vous donc que ce soit ?
– Philippe de Ponthus ! dit Clother d’une voix fervente. L’homme généreux qui a veillé sur moi tant qu’il fut de ce monde, et qui sans doute encore, du fond de la tombe…
– Non, dit nettement Silvia.
Clother frissonna. Il lui sembla tout à coup qu’il entrait dans le mystère. Un vague effroi le pénétra jusqu’aux moelles.
Et Silvia, penchée sur lui, Silvia dont le visage venait de se cacher derrière son voile noir, Silvia, à mots hésitants, à peine distincts, lui disait :
– Ce n’est pas Philippe de Ponthus qui vous appelle… Allez, allez vite, et faites bonne garde, car Léonor est en danger… en danger de mort, entendez-vous… pis que la mort, peut-être… car celle qui vous appelle, qui vous appelle auprès de Léonor, c’est celle qui est morte !… Morte de honte et de douleur !… Morte de l’effroyable passion de Juan Tenorio !… Celle qui vous appelle, c’est la sœur de Léonor. C’EST CHRISTA !…
Quelques instants plus tard, Clother de Ponthus, en toute hâte, sortait de la Maison-Blanche, et s’élançait vers l’hôtel d’Arronces. D’une main vigoureuse, il assurait sa bonne rapière… l’épée de Ponthus. Il se sentait fort comme l’amour, fort comme le droit, plus fort que la mort, la puissante allégresse de la bataille était en lui…
Il est temps que nous exposions la fâcheuse situation où se trouvait Jacquemin Corentin qui avait bien ses défauts, – mon Dieu, qui n’en a pas ? – mais qui ne laisse pas que de nous inspirer quelque sympathie.
Jacquemin Corentin, donc, songeait, car « que faire en un cachot, à moins que l’on n’y songe ? »
« C’est étonnant comme les idées me poussent depuis que je suis enfermé entre ces murs noirs et humides ! »
Corentin ne savait pas si bien dire : tous ceux qui ont tâté de la prison, soit pour avoir commis quelque crime, soit pour avoir proféré quelque criante vérité – ce qui, parfois, revient à peu près au même – vous diront que le cachot est l’endroit du monde le plus propice aux cogitations philosophiques.
Celui de Jacquemin Corentin était situé au Petit-Châtelet, à une quinzaine de pieds sous terre. Il recevait une avare lumière par un soupirail orné de fort beaux barreaux de fer sur lesquels le prisonnier levait par moments un œil rempli de reproches muets, un regard résigné qui semblait dire :
« Barreaux ! Bourreaux de fer ! Que faites-vous ici ? Pourquoi vous placer entre la liberté, l’air, l’espace, la vie et le pauvre diable réduit à rêver de polygamie ?… Car, il n’y a pas à le cacher, je rêve de polygamie ! Toutes mes pensées viennent voleter autour de ce point central, telles les papillons de nuit autour de quelque lumière. Fumeuse et vaine lumière ! Hé ! Qu’ai-je à faire de polygamie, moi ? Que me veux-tu, polygamie ? »
Au moment où nous retrouvons le pauvre garçon, il avalait une bouchée de pain noir et dur, – et il fit la grimace, car par association d’idées, il songea aux pâtés de la Devinière. Des pâtés moelleux, des salaisons appétissantes, il en vint naturellement aux flacons poudreux que maître Grégoire montait respectueusement du fond de sa cave, – et cela lui ayant donné grand soif, il saisit sa cruche, ferma les yeux, et avala une gorgée d’eau.
« Je connais la cave de maître Grégoire, se dit-il. C’est peut-être la plus belle cave de France. Il y a surtout, au fond du troisième réduit, la rangée des vieux vins rouges venus des coteaux de Bourgogne, et pourtant… qui sait… ah ! qui sait si je ne leur préférerais pas la rangée des vins blancs venus du Saumurais, laquelle se trouve dans le premier réduit ? »
Ayant dit, il jeta un regard de sombre dégoût sur la cruche, puis loucha tristement sur le bout de son nez.
– Il est certain que je mérite la mort si j’ai pratiqué la polygamie. Telle est la coutume. Au bout de toute polygamie se trouve un juge qui condamne, un bourreau qui vous pend. Et, pourtant, si j’arrivais, par quelque subtil raisonnement, à démontrer que la polygamie n’est point si blâmable ?
Corentin se leva et se mit à arpenter son cachot.
– Tout est là ! dit-il. Pourquoi voulez-vous me pendre ? Parce que j’ai pratiqué la polygamie. Fort bien, messeigneurs. Mais si je prouve que la polygamie est un état des plus honorables ? Que reprochez-vous à la polygamie ? Je voudrais bien le savoir. Loin de me conduire au gibet, ne devriez-vous pas me décerner quelque récompense ? Je n’en veux pas, seigneur juge. Non, je ne demande rien. Tout ce que je désire en récompense de ma polygamie, c’est que vous me fassiez ouvrir cette porte, et me fassiez tout bonnement reconduire à la Devinière. Que dis-je ? Je n’ai même pas besoin d’être conduit, j’irai tout seul, en connaissant fort bien le chemin.
Jacquemin Corentin s’inclina profondément devant les juges qu’évoquait son imagination, esquissa un large sourire de satisfaction, et, comme s’il les eût convaincus, se dirigea vers la porte…
Miracle ! cette porte s’ouvrit dans le même instant !…
Dans le sombre couloir qu’éclairait la vacillante lueur d’une torche, apparurent quatre gardes munis de hallebardes, affublés de ces figures sinistres que, dans les siècles des siècles, ont toujours eues les hommes qui ont charge de guider d’autres hommes vers la mort…
– En route ! dit le chef. Allons, l’ami, viens entendre la sentence.
Jacquemin Corentin passa sa main sur son front brûlant. Le pauvre diable commençait à se dégriser de cette enivrante imagination de liberté qu’il s’était forgée.
– Quelle sentence ? balbutia-t-il.
L’infortuné n’en put dire davantage. Il fut saisi, happé, empoigné, poussé, et, parmi les grognements de fureur, moyennant force bourrades, coups de genou dans les reins, coups de poing dans le dos, se trouva tout porté en une salle assez vaste, au fond de laquelle étaient assis, derrière une table, plusieurs hommes à costume noir… À l’autre bout, derrière une barrière de bois, une douzaine de désœuvrés se tenaient debout, entrés là pour passer le temps.
C’était la quatrième fois que Jacquemin Corentin comparaissait devant ses juges. Cette fois-ci était la bonne, paraît-il, puisqu’il s’agissait de lui lire sa sentence. Il fut poussé devant la table et les quatre gardes s’immobilisèrent derrière lui.
Jacquemin leva les yeux, considéra les hommes à costume noir et reconnut ses juges. Ils le regardaient fixement, gravement. Peut-être crut-il deviner sur ces visages quelque lueur de pitié. Il les vit se pencher l’un vers l’autre, en chuchotant… il les vit sourire !
Et il s’inclina avec une respectueuse salutation.
– Silence ! glapit un homme noir assis à une autre table plus petite, et qui se leva tout droit, puis se rassit.
En même temps, Corentin reçut de l’un des gardes un fort coup de poing dans les épaules.
– Mais je me tais ! dit Corentin.
– Silence ! répéta l’huissier qui, de nouveau, surgit, puis se tassa derrière sa petite table.
– Parlez ! dit l’official.
Corentin loucha vers l’huissier qui dardait vers lui des regards de chat en colère, et il se tut : simple mesure de prudence.
– Alors, dit l’official, vous refusez de parler ?
– Monseigneur, balbutia Corentin, je désire au contraire parler tout mon soûl.
– Eh bien, nous écoutons, car tout accusé a le droit de se défendre à l’heure où la sentence va lui être lue. Qu’avez-vous à dire au sujet de votre polygamie ?
D’une voix claire et forte, Jacquemin soudain inspiré, s’écria :
– J’ai à dire que je n’ai point pratiqué la polygamie !
– Là n’est pas la question, dit l’official avec quelque indulgence. La preuve est faite que vous avez contracté deux mariages : l’un à Grenade, dans les Espagnes, l’autre en cette ville même.
– Mais, monseigneur, triompha Corentin, ce n’est pas de la polygamie !
– Et qu’est-ce donc ? fit le juge, goguenard. De la monogamie, peut-être ?
– Monseigneur, c’est de la bigamie !
Les juges se regardèrent. Chose curieuse, et pourtant véridique, le cas leur parut digne de retenir leur attention. Ils considérèrent Jacquemin d’un regard moins sévère. Car le subtil distinguo que le pauvre hère éperdu venait d’établir pour tâcher de sauver sa tête vous avait un joli parfum de basoche qui chatouillait agréablement leur nez. Ils se penchèrent l’un vers l’autre, et, une demi-heure durant, discutèrent à voix basse si deux mariages impliqués dans le mot bigamie pouvaient être assimilés à plusieurs mariages impliqués par le mot polygamie.
– L’incident est clos, dit l’official, qui aimait le mot pour rire. Mais vous avez ouvert la porte…
– Alors, fit timidement Corentin, je puis m’en aller ?
– Vous avez ouvert la porte à une série d’observations judicieuses, dont nous ferons notre profit. Voyons, faisons vite. Avez-vous encore à parler ?
– Monseigneur, j’ai maintenant à dire que loin de me livrer à la polygamie, je n’ai même pas pratiqué la monogamie. Tel que vous me voyez, je suis resté garçon. C’est un tort peut-être. Mais le fait est que jamais je ne me suis marié. Donc, ni polygame, ni bigame, ni même monogame.
L’official fit un signe. L’huissier se dressa, tout hérissé :
– Silence ! Puisqu’on vous dit que la preuve est faite ! Faut-il que vous soyez bouché, mon pauvre garçon ! Vous n’y voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez ?
– Oh ! oh ! dit finement l’assesseur de gauche, il faut avouer qu’en ce cas, sa vue porte encore assez loin !
Tout le monde éclata de rire, et Corentin crut devoir faire chorus, mais il se disait :
« Ce rire sent la hart. Ah ! seigneur Luis Tenorio, mon bon maître ! Faut-il que vous m’ayez sauvé la vie pour que votre fils pût m’exposer un jour à de telles affres ? »
– Les débats sont clos, prononça l’official. Huissier, lisez la sentence.
La lecture dura vingt bonnes minutes pendant lesquelles Jacquemin Corentin ouvrit toutes larges ses oreilles qui pourtant ne manquaient pas d’ampleur. Mais c’est en vain qu’il tourna d’abord la gauche vers l’accent nasillard de l’huissier, puis la droite. C’est en vain qu’ensuite il les rabattit toutes deux au moyen de ses mains placées en cornets acoustiques, c’est en vain qu’il ouvrit des yeux énormes pour mieux entendre – toute cette mimique ne lui servit qu’à saisir au passage un seul mot, le même mot qui revenait, implacable, acharné : polygame, polygame !…
S’il avait pu entendre et comprendre, voici ce qu’il eût en résumé retenu de la lecture de l’huissier :
1° Il était démontré que Jacquemin Corentin avait usurpé divers noms afin de satisfaire à son incurable passion de polygamie, et se faisait appeler tantôt don Juan Tenorio quand il se trouvait en Espagne, et tantôt comte de Corentin, quand il venait en France ;
2° Que sous le nom de Juan Tenorio, noble espagnol, il avait épousé à Grenade la dame Silvia Flavilla d’Oritza, ainsi qu’en témoignait une déposition écrite de cette dame ;
3° Que, sous le nom de comte de Corentin, il avait épousé à Paris une jeune fille nommée Denise, ainsi qu’en témoignait la déposition verbale de dame Jérôme Dimanche, mère de cette jeune fille ;
4° Que Jacquemin Corentin était condamné à avoir la langue coupée et le poignet droit tranché par la main du bourreau, la langue pour le sacrilège qu’elle avait commis en promettant fidélité à deux femmes, le poignet droit parce que la main avait signé mensongèrement sur les registres de deux églises. En suite de quoi, le même Jacquemin Corentin serait exposé douze heures durant au pilori. Ensuite de quoi il serait pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuivît ;
5° Que, cependant, eu égard à l’affaiblissement mental dont avait fait preuve l’accusé, eu égard à l’incohérence des propos qu’il avait tenus et qui faisaient croire qu’il ne s’était pas rendu compte de l’énormité de son crime, remise lui était faite de la peine de la langue et du poignet tranchés ;
6° En conséquence, achevait le document, le condamné sera seulement exposé pendant douze heures au pilori de la Croix-du-Trahoir, et demain matin, à huit heures, sera pendu par le col au gibet de ladite Croix-du-Trahoir, jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Les juges se retirèrent.
Les quelques badauds qui avaient assisté à l’audience, à leur tour, s’en allèrent en commentant l’indulgence des juges qui, comme on disait et comme on dit encore, passèrent un mauvais quart d’heure.
Le scélérat – nous voulons dire Jacquemin Corentin – fut saisi par les gardes.
Cela forma un groupe à la tête duquel se mirent deux hommes, le premier qui marchait devant, tout de noir habillé, le deuxième tout vêtu de rouge.
Le noir avait une tête de vieux renard, et, du haut de son gosier, criait de distance en distance :
– Place à la justice du roi !
Le deuxième avait une figure de bouledogue, et ne disait rien : c’était le bourreau.
Jacquemin Corentin fut entraîné au-dehors et « quoi que l’heure présente eût d’horreur et d’ennui », contempla avec ravissement le ciel lumineux, aspira avec délices l’air pur et froid.
– Place à la justice du roi ! cria l’homme noir.
– Des flans ! Tout frais, tout chauds ! Qui veut des flans ! cria une marchande de la rue.
Et ce fut le cri appétissant de la marchande de flans qu’entendit Jacquemin, et ce fut vers elle qu’il tourna un œil allumé, un nez mélancolique. Il soupira. Car il adorait le flan, ce grand flandrin de Corentin, ce pur indigène de la rue Saint-Denis, le flan qui, aujourd’hui encore, est fort estimé du badaud et fait la fortune de maint père Coupe-Toujours.
Et ainsi, tout soupirant de regrets, les narines pleines des émanations du flan tout frais, tout chaud, ultime délice, il s’en allait vers la Croix-du-Trahoir… vers la mort ! Ceci se passait dans l’après-midi du jour où Clother de Ponthus reçut la matinale visite de Jacques Aubriot et où, ayant lu le message qui ne contenait que ce mot : « Venez », il se mit en route vers l’hôtel d’Arronces.
Situé non loin de la place de Grève, en plein centre parisien, le pilori de la Croix-du-Trahoir était aussi populaire, aussi visité que celui de la Halle. Il se composait d’une massive bâtisse de maçonnerie surélevée de cinq à six pieds ; c’était une plate-forme à laquelle on accédait par une échelle et sur laquelle on attachait les gens qu’il s’agissait de désigner à la vindicte publique.
Il était naturellement flanqué d’une potence, en sorte que l’exposé, quand il devait, par surcroît, subir la peine de la hart, se trouvait tout porté sur le lieu du supplice.
C’est là que Jacquemin Corentin fut amené, suivi d’une foule de curieux qui le huait.
– Allons, monte ! grogna près de lui la voix du bourreau.
Jacquemin frissonna en se voyant au pied du pilori ; puis, poussant un soupir, monta lentement, et quand il fut sur la plateforme, il s’éleva autour de lui une telle huée qu’il se fût bouché les oreilles s’il n’eût eu les mains liées.
Ne pouvant se boucher les oreilles pour ne pas entendre, il ferma les yeux pour ne pas voir.
Il sentit qu’on pesait sur ses épaules, et il se trouva assis sur une sorte de lourd billot de bois, derrière quoi se dressait un poteau.
À ce poteau, il fut solidement attaché par la main du bourreau.
Puis Jacquemin entendit que, au-dessus de sa tête, sur le poteau, on clouait quelque chose ; c’était une grande pancarte sur laquelle, en caractères lisibles, était écrit le mot qui expliquait au peuple les motifs de la condamnation :
POLYGAMIE
Le bourreau, sa besogne faite, s’en alla.
Deux gardes, au pied du pilori, commencèrent leur faction.
La foule s’écoula ; mais, à chaque instant, des groupes nouveaux se formaient, et Jacquemin Corentin, parmi les mêmes éclats de rire, s’entendait alors poser les mêmes questions, auxquelles il n’avait garde de répondre.
Le soir vint, la nuit commença à descendre sur Paris et à envelopper de ses ombres le pilori de la Croix-du-Trahoir. Jacquemin entendit une voix qui le fit tressaillir, qui excita sa fureur, qui, dans sa misère, lui sembla la plus misérable et la plus insultante. Une voix narquoise, une voix avinée, une voix qu’il ne connaissait que trop lui demandait :
– Est-ce qu’il est vrai ?…
– Quoi ? fit-il dans un cri de rage.
– Allons, dit la voix. Dis-le. C’est le moment, ou jamais ! Avoue qu’il est faux…
– Quoi ? hurla Jacquemin. Quoi donc ?
Il y eut un éclat de rire que Jacquemin qualifia in petto d’infernal, et Bel-Argent s’avança le plus près possible en disant aux gardes :
– Vous croyez peut-être qu’il est vrai ? Eh bien ! moi qui l’ai touché, je puis vous assurer qu’il est faux…
– C’est faux ! rugit Corentin.
– Ah ! Tu avoues qu’il est faux ?…
– Non ! C’est ce que tu dis, misérable truand, c’est ton affirmation qui est fausse !
Bel-Argent ne répondit pas : il venait d’entreprendre une vive conversation avec les deux gardes ; il se débattait là quelque marché. Bel-Argent faisait une proposition que les gardes repoussaient d’abord avec fermeté, puis avec mollesse, et enfin l’un d’eux disait :
– La nuit est assez noire… il n’y a plus personne…
– Eh bien, soit ! Faites vite, conclut l’autre.
Bel-Argent s’élança vers un cabaret proche : tout simplement, il venait d’offrir aux gardes de leur payer un bon broc de vin, à la seule condition qu’il pût en faire boire un gobelet au condamné.
Jacquemin trouva infiniment délicieux les deux ou trois grands gobelets de vin qu’il avala coup sur coup, car Bel-Argent lui demanda :
– Quand dois-tu être pendu ?
– Demain matin, à huit heures, dit piteusement Corentin.
– Mauvaise heure ! Quelle idée de te faire pendre à huit heures ? C’est le moment où, à la Devinière, se préparent les meilleurs morceaux. Huit heures ! ajouta-t-il en grattant sa tignasse. Si seulement c’était à six heures, quand le jour n’est point fait encore, et qu’il n’y a personne par les rues…
– Eh bien ? fit Corentin haletant.
– Rien ! fit brusquement Bel-Argent. Adieu. C’était donc vrai, cette histoire de polygamie ? Bien sûr plus vraie que…
– Que quoi ? vociféra Jacquemin.
– Rien. Adieu. C’est égal, polygamie !… Je n’eusse jamais cru cela de ta part.
Et Bel-Argent redescendit l’échelle et s’éloigna dans la nuit, en chantant à tue-tête. Corentin demeura seul. Le carrefour était désert. La nuit était devenue noire. C’est à peine si à la lueur de deux falots que les gardes avaient allumés, on eût pu distinguer le pilori près duquel se dressait la forme indécise du gibet. Il faisait froid. Jacquemin grelottait.
« Voyons, se disait-il, midi sonnait quand on m’a attaché ici. Je dois être exposé douze heures durant, si je me souviens bien. C’est donc à minuit qu’on doit me reconduire à mon cachot pour y attendre le moment où je serai ramené en ce lieu et pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuive… »
Il frissonna…
« Ce brouillard est glacial, songea-t-il. Je voudrais bien qu’il soit minuit… dans mon cachot, j’aurais moins froid… C’est égal… jusqu’à ce que mort s’ensuive !… C’est donc ici la fin de ma carrière… ô doux Luis Tenorio, mon bon maître, vous n’êtes pas là pour acheter une fois encore ma pauvre vie ! Allons, adieu, comme dit ce sacripant de Bel-Argent qui, pourtant, ne laisse pas que de se connaître en vin, car, je ne puis le nier, celui qu’il m’a fait boire était du bon… allons… adieu… adieu, la vie, le bon vin, l’air, la lumière… adieu, petite fille si jolie qui m’êtes apparue une minute pour me faire trouver peut-être la mort plus amère… adieu, Denise ! »
Songeant à ces choses et philosophant sur l’injustice du sort, le pauvre Jacquemin Corentin ne put s’empêcher de verser quelques larmes.
Bel-Argent se retira tout content d’avoir provoqué jusque sur le pilori la fureur de Jacquemin Corentin qui, patient, résigné même de nature, devenait intraitable quand on abordait le chapitre de son étrange nez.
« Bon ! se disait Bel-Argent, cela m’a donné faim. Par ma foi, j’en ris encore !… Que sera-ce demain matin, quand je lui verrai passer le chanvre autour du col ? J’y serai, ou le diable m’étripe ! J’y serai, ne fût-ce que pour voir l’embarras du bourreau-juré qui aura à faire franchir ce nez au nœud coulant. »
Il est certain que la pendaison de Jacquemin apparaissait à Bel-Argent comme une excellente farce. La pitié n’était guère son fait. Et il faut dire que, mis à la place de Corentin, il eût accepté la hart avec insouciance et ne se fût guère plaint soi-même.
Bel-Argent, donc, tout joyeux, s’en fut droit à la taverne de l’Âne-Marchand, située rue des Francs-Bourgeois (rue des Voleurs), aux confins de la Truanderie.
Et il fit tinter un écu sur la table. Vingt têtes se redressèrent, vingt paires d’yeux flamboyants se braquèrent sur la pièce blanche.
– Il faut bien lui faire fête, dit Bel-Argent : c’est ma dernière !
Et il montra son escarcelle vide.
Il assurait ainsi sa tranquillité, sachant bien que les choses eussent pour lui promptement tourné mal si les excellents compagnons qui l’entouraient eussent pu supposer cette escarcelle bien garnie.
Bel-Argent, donc, se mit à faire honneur à ses rillons avec le plaisir et l’entrain d’un honnête soupeur qui n’a de comptes à rendre à personne.
Tout à coup, il proféra un énergique juron, éclata d’un rire bruyant, s’écria :
– Voilà une idée ! Par les cornes du digne homme qui fut mon père et dont je n’ai jamais su le nom, voilà une idée ! Jamais je n’aurai tant ri !…
Levant les yeux et les promenant avec l’attention d’un connaisseur sur l’honorable assemblée, il les arrêta sur deux patibulaires figures que, d’un geste, il invita à venir boire avec lui, invitation qui fut acceptée d’emblée grâce à l’aimable sans-façon qui régnait en ce lieu.
Du fameux dernier écu, il restait juste assez pour un broc de vin qui, promptement, apparut sur la table. Les trois gobelets, à l’instant, furent remplis, et l’instant d’après se trouvèrent vides. Celui qui régalait ainsi, avec une certaine gravité, prononça :
– Moi, je m’appelle Bel-Argent.
– Moi, je m’appelle Pancrace-à-la-Cicatrice, dit l’une des deux figures patibulaires qui, en même temps, posa un doigt sur la hideuse balafre rose qui lui coupait la joue droite depuis l’aile du nez jusqu’à l’oreille.
– Moi, je m’appelle Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux, dit l’autre figure patibulaire.
Intelligences vivaces, esprits déliés, heureuses natures douées des plus belles capacités de compréhension, ils ne pouvaient s’y tromper ; du moment qu’on leur proposait de l’argent, ce ne pouvait être que pour quelque mauvais coup, quelque algarade à y laisser leur peau.
– Mes agneaux, dit Bel-Argent avec une rondeur pleine de bonhomie, la chose vaut à peine deux écus d’argent. J’irai pour vous jusqu’à trois ducats d’or que vous vous partagerez en frères. Est-ce oui ? Marchons. Est-ce non ? Bonsoir. Il y a ici dix compagnons qui, pour moitié prix…
– Fais voir tes ducats ! interrompit brusquement l’homme à la cicatrice.
– Et conte-nous la chose en douceur, ajouta celui qui n’avait pas froid aux yeux.
– Quant aux ducats, dit Bel-Argent, vous me ferez crédit…
Chose incroyable et pourtant vraie, la proposition ne suscita ni surprise, ni défiance exagérée, ni même hésitation. Seulement, Lurot demanda :
– Jusqu’à quand le crédit ?
– Jusqu’à demain soir. Est-ce trop ?
– Non, c’est raisonnable.
– Je vous les apporterai ici. Et au cas où je serais empêché, pour tout nouveau jour de retard, ce sera un écu d’argent. Ceci pour trois jours. Au bout de ce temps, si vous ne m’avez pas vu, c’est que je serai mort, ou aux mains de notre ami prévôt, que le ciel le conserve et que le diable l’étripe ! Est-ce dit ?
– C’est dit ! firent les truands sans hésitation.
– Maintenant, fit doucement Lurot, dis-nous qui il faut occire…
– Venez, dit Bel-Argent. Je vais vous conter la chose…
Ils sortirent en passant par une courette qui, par un couloir en boyau, donnait sur la rue, – car depuis longtemps, le couvre-feu était sonné.
Dix minutes plus tard, ils arrivaient aux abords de la Croix-du-Trahoir.
À ce moment, onze heures sonnaient… Jacquemin Corentin grelottait :
– Minuit ne sonnera donc jamais ! Je ne sais si c’est le brouillard ou la polygamie, ou la vue de ce gibet auquel demain matin je dois être accroché, mais jamais comme en cette triste nuit je n’ai senti le froid me pénétrer ainsi jusqu’au cœur.
Ayant convenu de leurs faits et gestes, ayant arrêté en quelques mots sobres et décisifs la part de besogne de chacun d’eux, les trois malandrins arrivèrent aux abords de la Croix-du-Trahoir que, de loin, ils virent éclairée par la lueur de plusieurs torches : la même lumière leur montra une forte patrouille du guet stationnant au pied du pilori ; elle comprenait une vingtaine d’hommes… il n’y avait pas moyen de livrer combat à un pareil ennemi.
Ils se rapprochèrent un peu, invisibles, insaisissables, fauves nocturnes incorporés aux ténèbres, et maintenant la rage les mordant au ventre, il n’y avait plus de bonne farce pour Bel-Argent, il n’y avait plus d’écus ni ducats pour les deux autres… Leurs yeux luisants disaient tout leur appétit de bataille, leurs mufles se tendaient vers l’ennemi, et la haine les convulsait…
Les gens du guet, au pied du pilori, devisaient et frappaient du pied pour se réchauffer. Ils parlaient de tout, excepté du pauvre Jacquemin Corentin.
La demie de onze heures sonna à quelque église.
– Allons ! dit le chef de patrouille, qu’on détache ce truand, là-haut. Nous allons le reconduire à la prison. Pour quelques heures qui lui restent à vivre, ajouta-t-il de mauvaise humeur, on aurait bien pu le laisser ici.
Deux ou trois soldats se dirigèrent vers l’échelle qui permettait de monter sur la plate-forme.
– À l’aide ! crièrent des voix lointaines. Au meurtre ! Au truand !…
Et on entendit des râles, des jurons, un cliquetis d’épées.
– Holà ! cria le chef du guet, en route, vous autres. Et vite ! Toute la patrouille s’élança. Seuls, les deux gardes restèrent au pilori, fouillant l’ombre au loin, de leurs yeux effarés, cherchant à voir ce qui allait se passer, et soudain l’ouragan fondit sur eux… Des choses surgirent des ténèbres, bondirent. Des choses ou des êtres, ils ne savaient pas, dans le même instant chacun des deux pauvres diables s’abattit, assommé par quelque coup forcené sur le crâne… Peut-être la chute d’une cheminée, peut-être le ciel qui les écrasait… C’était tout bonnement deux formidables coups de poing, mais de ces coups de poing comme l’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait jamais froid aux yeux savaient en administrer dans les circonstances critiques… En même temps, un troisième bolide arrivait en tempête, une troisième chose se manifestait, une troisième ombre escaladait l’échelle du pilori – et Bel-Argent, ayant coupé avec sa dague les cordes qui liaient Jacquemin Corentin :
– Quand tu auras fini de me regarder avec ton nez d’ahuri ! Arrive, bélître ! Et plus vite que ça, polygame !
Stupéfait, effaré, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, Jacquemin n’en eut pas moins l’instinctive certitude qu’il fallait jouer des jambes s’il voulait éviter la corde, et c’est ce qu’il fit aussitôt, avec une telle maîtrise que ses trois sauveurs avaient de la peine à le suivre.
Mais quand ils furent loin de la Croix-du-Trahoir, quand ils se trouvèrent en sûreté, certains d’avoir échappé au guet, Jacquemin s’affaissa et perdit connaissance.
– Bah ! ce n’est rien, dit Lurot.
– Moi aussi, fit Pancrace, je me suis affaibli à chaque fois que j’ai échappé à la pendaison ; mais cela ne durait pas, à preuve que me voici tout prêt à recommencer.
– L’idée de crier à l’aide et au truand ne fut pas des plus mauvaises, dit Bel-Argent, qui se tenait les côtes. Avouez que ce fut bien imaginé !
Mais Lurot et Pancrace n’étaient pas hommes à se laisser dépouiller de leur part de lauriers.
– Bah ! fit Lurot, non sans une pointe de jalousie. Ce n’est rien, tout ça. Ces bougres du guet, il n’y a qu’à crier : « Au truand ! » pour les faire se dérater à la course, chacun sait ça dans la truanderie. L’essentiel était d’assommer les deux escogriffes qui gardaient le pilori…
– C’est juste, fit de son côté Pancrace. C’est un vieux tour auquel le guet se laisse toujours prendre. Mais quant aux coups de poing, ils furent appliqués au bon endroit.
S’étant congratulés, ils se penchèrent sur Jacquemin Corentin et le ranimèrent avec cette ardeur qui les caractérisait, c’est-à-dire au moyen de formidables bourrades et soufflets.
À l’instant, Jacquemin Corentin fut debout.
À ce moment, l’horloge d’une église sonna douze coups.
– Minuit ! murmura Corentin. L’heure de la rentrée au cachot.
– L’heure du guet ! dit Bel-Argent, narquois.
– L’heure du truand ! dit Pancrace-à-la-cicatrice, avec une sinistre simplicité.
– L’heure des braves, dit Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux, d’un accent de farouche défi.
– Messieurs, vous m’avez sauvé de la hart, et…
Mais le trio d’une voix unanime, l’interrompit, et avec une certaine solennité :
– C’est aussi l’heure de la soif !
Il est certain qu’ils ne concevaient la reconnaissance que sous forme de brocs à vider.
– Heu ! fit Jacquemin. Par une incompréhensible fatalité, il est défendu de boire quand on n’a pas plus d’argent… comme si on faisait payer aux arbres la pluie qui les désaltère !
– À l’Âne-Marchand, on fait crédit, observa Pancrace avec empressement.
– Le couvre-feu est sonné…
– L’Âne-Marchand ouvre toute la nuit à qui sait lui braire la chanson qu’il faut.
– Oui, fit Lurot pensif et grave, mais c’est rudement près de la Croix-du-Trahoir. Ne tentons Satan que lorsque nous sommes sûrs de lui arracher les cornes s’il ose bouger.
– Arrivez ! conclut Bel-Argent avec rondeur. Je vais vous mener, proche le Temple, en un trou d’enfer où, sur ma recommandation, crédit sera fait à ce flandrin qui veut absolument nous abreuver. Suivez-moi.
– Où est-ce ? s’enquirent Lurot et Pancrace.
– Au Bel-Argent.
– Connu !… En route !
Ils se mirent en marche, l’oreille ouverte, les yeux écarquillés, rasant les murs, flairant de loin les rondes, saluant au passage d’un mot ou d’un signe de reconnaissance, les groupes qui, pour de mystérieuses besognes, se tenaient à l’affût dans les ténèbres des ruelles…
– Croyez-vous qu’il sera pendu ? reprit don Juan Tenorio.
– Non pas, répondit le comte Amauri de Loraydan. J’ai sur moi les lettres de grâce que le roi m’a accordées non sans peine. Je vous ferai remarquer que c’est un vrai gaspillage d’influence. Pourquoi arracher à ce bélître la cravate de chanvre à laquelle il avait des droits positifs ?
– Hé ! je tiens à mon valet ! Et puis, mon cher comte, ce Jacquemin mourrait désespéré de me laisser seul au monde, car il a entrepris de sauver mon âme. Pourquoi ne pas lui permettre de poursuivre cette œuvre pie ?
– N’en parlons plus. Votre valet vous sera rendu demain. Le gouverneur du Châtelet est avisé. Voici les lettres royales qui assurent la vie et la liberté de cet animal. Prenez-les. Je n’en ai que faire. Et maintenant, songez que l’heure de Léonor va sonner. Êtes-vous prêt ?
L’heure de Léonor ! Le mot avait on ne sait quoi de sinistre.
« L’heure du truand ! » avait dit Pancrace.
Ceci se passait à l’auberge de la Devinière, dans la fort belle chambre qu’y occupait Juan Tenorio.
Don Juan allait et venait. Il s’arrêta devant Loraydan qui, assis dans un fauteuil, le considérait avec une sombre impatience.
– Ô femmes ! que d’angoisses, que de clameurs de souffrance, que de haines, que de malédictions dans le sillage de chacune de vous ! Que faisons-nous, comte ? Que faisons-nous sur cette terre où tout sourire est une trahison, tout serment un parjure ? Nous venons, nous passons, météores de l’horreur, écrasant de la vie pour vivre, semant la mort à chacun de nos gestes, nous passons, livides jouets de quelque fatalité à jamais inconnaissable, ignorant même que nous sommes simplement d’inconscients destructeurs lâchés à travers d’impossibles bonheurs, vaine fumée qui fuit devant nos pas… nous passons, éphémères créateurs de malheur, tâchant à nous défendre nous-mêmes de la douleur que nous épandons et à laquelle nous ne pouvons nous soustraire… Et puis, fatigués d’engendrer de la détresse et d’en subir, tout stupides d’arriver si vite au bout, nous plongeons soudain dans l’immensité morne des océans du néant… Comte, cher comte, ah ! que je voudrais mourir ! Pourquoi attendre ? Quelques années… quelques secondes…
– Adieu, Juan Tenorio ! dit brusquement le comte de Loraydan qui se leva et jeta son manteau sur ses épaules. Mourez à votre aise, et arrosez-vous de vos propres larmes. Quant à moi, j’ai mon bonheur, c’est-à-dire ma vie à assurer. J’ai eu tort de compter sur vous pour le départ de Léonor d’Ulloa. Je m’occuperai donc seul de ce départ. Adieu !
Don Juan eut un sourire narquois et continua :
– Grâce à mes frivoles discours, comte, vous avez atteint la demie de minuit sans éprouver sur vos épaules l’effroyable pesée du temps, et c’était l’essentiel. Remerciez-moi donc, et partons !
Et, tout en endossant une sorte de pourpoint en cuir épais, tout en bouclant une lourde rapière et en assurant une forte dague à son côté :
– C’est l’heure de Léonor, vous l’avez dit ! Adieu, pensées mortelles, visions de ténèbres, horizons sinistres sur lesquels surgit l’aube flamboyante de l’amour, spectres d’horreur que met en fuite l’image de Léonor ! J’aime ! Ah ! Dire que j’aime encore ! Dire qu’une fois encore mon cœur et mes sens, mon esprit et mon âme, mon être entier, tout ce qui est moi s’enivre, s’exalte et adore la vie souveraine, l’ineffable délice d’aimer… Ô Léonor, je viens !… ô Léonor, me voici !… ô Léonor, hais-moi un jour encore, puis demain tu m’aimeras ! Demain tu seras mienne !…
Et brusquement, de sa voix la plus tranquille :
– Vous dites, comte, que toutes précautions sont prises ?
Et le comte de Loraydan, d’une voix brève :
– Sur le chemin de la Corderie, une litière attend, attelée de quatre vigoureux normands. Vous y trouverez un ordre signé du roi, qui vous permettra de franchir la porte Montmartre. Vous y trouverez aussi vingt mille livres en or et des armes. Quatre hommes à cheval vous escorteront jusqu’à la porte Montmartre et au-delà, hors Paris. Devant l’hôtel d’Arronces, au cas d’une résistance imprévue, et d’ailleurs impossible, dix hommes armés jusqu’aux dents. Nous serons donc douze pour réduire les quelques serviteurs de l’hôtel. Enfin, parmi ces serviteurs, deux sont à nous. À nous également celle des femmes qui dort dans la chambre de Léonor. Tout est prêt pour le mariage, ajouta Loraydan. La fiancée attend. Il ne manque que le fiancé.
– Me voici ! dit don Juan.
– Une fois la porte Montmartre franchie, interrompit rudement Amauri de Loraydan, vous contournerez Paris et prendrez la route de Touraine. À Tours, vous pourrez célébrer votre mariage avec Léonor d’Ulloa. Tout est prêt. Un prêtre est prévenu. Les quatre hommes qui doivent vous escorter vous conduiront à l’église choisie.
– Merveilleux, fit don Juan. Et ces quatre dignes sbires pourront témoigner que tout s’est passé dans les règles, et qu’en conséquence, Amauri de Loraydan ne peut épouser Léonor d’Ulloa déjà mariée à don Juan Tenorio ! Mais, dites-moi, comte, cette dernière partie de ce joli guet-apens est-elle absolument nécessaire ?
– Que voulez-vous dire ? gronda Loraydan.
– Ne suffit-il pas à vos desseins – et aux miens – que j’emmène Léonor en Espagne ? Est-il indispensable que je l’épouse ?
Les poings de Loraydan se crispèrent. Il eut un regard sanglant. Il laissa tomber :
– Indispensable !… à moi, sinon à vous !
Don Juan éclata d’un rire fantastique ; en lui-même, il se criait :
« Polygamie ! polygamie ! Est-il donc vrai que tu me veux ? Oui, mais moi je ne te veux pas ! En vain tu m’enlaces de tes séductions, je saurai déjouer ton dessein ! »
– Partons ! fit Loraydan. D’ici à la frontière espagnole, vous aurez le temps de rire !
– Partons ! fit don Juan soudain très grave.
Quelques minutes plus tard, ils étaient dans la rue.
Il était alors près d’une heure du matin.
Ils gagnèrent la rue du Temple, et à pas rapides se dirigèrent vers le chemin de la Corderie.
Don Juan était insoucieux, et même une sorte de joie mauvaise battait à ses tempes. Et ce n’était pas la joie de l’aventure, ce n’était pas le frisson de l’inconnu, la bonne joie, l’heureux frisson de la marche au danger pour quelque cause de justice… c’était la funeste allégresse du prochain triomphe de violence et de honte…
Loraydan se tenait sur ses gardes, et, plus d’une fois, rue du Temple, il se retourna avec inquiétude. Et, comme ils allaient arriver devant le cabaret du Bel-Argent :
– Je crois qu’on nous suit, murmura-t-il. Soyons prêts à dégainer. Dès le couvre-feu, les rues de Paris sont infestées de truands.
Don Juan se retourna alors, et il lui sembla entrevoir quelques ombres.
– Bah ! fit-il avec dédain. Laissez donc votre épée tranquille.
Il se tut soudain, s’arrêta court.
À quelques pas derrière lui, un claironnant éternuement venait de retentir.
– Ho ! fit don Juan. Le diable me rende sourd si je ne reconnais cette trompette !…
– Avançons ! dit Loraydan qui mit la dague au poing.
Un nouvel éternuement déchira le silence de la nuit. On put entendre des grognements et, eût-on dit, des invectives proférées d’une voix étouffée.
Don Juan avait tressailli.
– Est-ce lui ? murmura-t-il. Je ne connais au monde qu’un nez capable d’un tel coup de trompette. C’est le sien ! Mais ce ne peut être lui, puisqu’il est en prison et que demain matin il serait pendu si je n’avais obtenu…
– Avançons, de par tous les démons d’enfer ! gronda Loraydan.
Don Juan allait obéir à cette injonction, mais un troisième éternuement, dont le fracas éveilla les échos endormis de la rue, le cloua sur place. Et il se mit à crier :
– Jacquemin ! Damné Corentin ! Que fais-tu, à pareille heure, dans les rues ? Réponds, suppôt de polygamie, enragé paillard ! Et pourquoi de la fanfare de ton nez, troubles-tu le sommeil des dignes bourgeois de Paris qui peuvent croire que c’est la trompette du Jugement dernier ?
– Enfer ! grogna Loraydan. Êtes-vous fou, Juan Tenorio !
Mais Juan Tenorio ne répondit pas. Il écoutait de toutes ses oreilles, attendant une réponse à l’apostrophe qu’au jugé il venait de lancer vers un recoin ténébreux de la rue.
Il entendit comme un coup sourd suivi d’un gémissement, suivi lui-même d’un nouvel éternuement qui lui sembla, cette fois, plus faiblement modulé, avec des sonorités plaintives.
Et la rue retomba à un froid silence.
– Il est impossible que ce soit lui, dit don Juan perplexe, car il est enfermé au fond d’un cachot ; et il est également impossible que ce ne soit pas lui, car il n’y a pas au monde deux nez de Corentin ! Voilà qui me paraît bien surprenant.
– En route ! fit Loraydan exaspéré. C’est l’heure de Léonor !
– Oui ! gronda don Juan qui tressaillit. En route !
L’instant d’après, le comte de Loraydan et Juan Tenorio tournaient le coin de la rue, entraient dans le chemin de la Corderie, et bientôt ils arrivaient devant la grille de l’hôtel d’Arronces.
Don Juan sentait son cœur battre à grands coups sous sa cuirasse.
C’était l’heure du guet-apens… l’heure de l’enlèvement…
C’était l’heure de Léonor !
Clother de Ponthus étant, comme on a vu, sorti de la Maison-Blanche, qui servait de logis à dona Silvia d’Oritza, gagna en quelques pas rapides l’entrée du parc de l’hôtel d’Arronces.
Il était dix heures du matin.
Clother de Ponthus fut introduit par l’homme qui lui avait apporté le message, c’est-à-dire Jacques Aubriot, intendant de l’hôtel d’Arronces, dont il venait de lire l’assez prétentieuse relation.
« Que faire ? Que dire ? songea-t-il tout agité. Que suis-je venu faire ici ? Dans un instant, le commandeur Ulloa va entrer dans cette salle. Que lui dirai-je ? Ne me prendra-t-il pas pour un fou, si je lui montre le singulier message qu’on m’a remis et surtout si je lui rapporte mon entretien avec l’épouse de Juan Tenorio ? Que dire au commandeur Ulloa ? Que suis-je venu faire ici ? »
Soudain il tressaillit.
Sa figure s’éclaira comme d’un coup de lumière inattendue.
Il fit quelques pas avec agitation dans la salle.
« Comment ai-je pu oublier cela ? s’écria-t-il en lui-même. Eh quoi ! Mon cœur et mon esprit sont-ils donc troublés au point que j’oublie qu’en venant à l’hôtel d’Arronces j’obéis à l’ordre de mon père ? Ces lâches rêveries auxquelles je m’abandonne depuis que je l’ai vue ont-elles donc eu assez de puissance sur moi pour réduire à néant le devoir le plus impérieux de ma vie ? Je suis ici à l’hôtel d’Arronces ! J’y suis pour exposer au commandeur Ulloa le droit et l’obligation que j’ai de fouiller la chapelle de l’hôtel ! C’est dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces que je dois trouver le portrait, le nom, l’histoire de ma mère…
Et tout bas, si bas qu’à peine il osa s’entendre lui-même, il murmura :
– Le message ! Le mystérieux message ! Le message qui ne contient que ce mot, cet ordre : Venez !… Le message ne m’était pas envoyé par Léonor d’Ulloa ! Non, non ! ni par Christa, sœur de Léonor, ainsi que l’a dit l’épouse de don Juan ! Non, non !… Le message m’est venu de Philippe de Ponthus !… C’est Philippe de Ponthus qui, d’un mot rude, m’arrache à ma lâcheté, me rappelle mon devoir, me donne l’ordre !
Il se redressa, assura son épée comme pour quelque combat.
– Eh bien ! dit-il, puisque j’ai l’ordre d’aller à la chapelle de l’hôtel d’Arronces…
Il se dirigea vers la porte de la salle d’honneur.
Et tout à coup il s’arrêta court, soudain courbé, l’esprit en tumulte, le cœur battant à se rompre.
Cette porte s’ouvrait…
Léonor parut…
Elle s’avança vivement vers lui, la main tendue, et elle disait :
– Soyez le bienvenu, seigneur de Ponthus, et pardonnez-moi l’attente qu’on vous a imposée comme à un inconnu… J’étais en prières, à la chapelle de l’hôtel… le digne Jacques Aubriot a cru bien faire de ne point m’interrompre et d’attendre que j’eusse terminé pour m’aviser de votre arrivée… Santa Virgen ! Quelles terribles gens que les serviteurs trop zélés !
Clother s’inclinait en une attitude de respect que décorait une noble simplicité… en réalité, il s’enivrait de la présence et de la voix de Léonor.
– Asseyez-vous, sire de Ponthus, et puisque voilà bien des jours que nous ne nous sommes vus, parlons de vous, de ce que vous faites à Paris, de ce que vous comptez entreprendre…
Ponthus jeta un clair regard sur cette Léonor d’Ulloa qu’il adorait en secret… et il se dit que rien n’existerait pour lui au monde, pas même son amour, tant qu’il n’aurait pas obéi à l’ordre de la lettre trouvée dans la poignée de l’épée, tant qu’il n’aurait pas mis au jour la cassette de fer qui contenait l’histoire de sa mère… tant qu’il n’aurait pas fouillé la chapelle de l’hôtel d’Arronces !…
Il se raidit donc contre ce charme qui l’envahissait, il affermit son attitude et sa voix :
– Madame, dit-il, quant à ce que je dois entreprendre dans la vie, je ne puis rien décider avant d’avoir accompli une besogne pour l’exécution de laquelle il est nécessaire que je parle à votre noble père le commandeur d’Ulloa…
Clother vit distinctement que Léonor pâlissait…
Il en éprouva comme une douleur aiguë, mêlée de vague terreur.
Mais il lui sembla entendre la voix de Philippe de Ponthus, sévère et grave :
« La cassette, Ponthus ! Songez à la chapelle de l’hôtel d’Arronces !… »
Et il acheva :
– Avant toute chose, donc, j’ai dû songer à me présenter en cet hôtel. Et maintenant, madame, j’ose vous prier de me ménager une entrevue immédiate avec ce noble seigneur à qui seul je puis confier le but de ma démarche.
Léonor se leva, et Clother l’imita aussitôt, en proie à un indéfinissable trouble devant la pâleur soudaine de ce charmant visage bouleversé par une douleur dont il ne soupçonnait pas la cause. Léonor murmura :
– Vous voulez voir mon père ?
– Je le désire, madame, balbutia Clother… Il est nécessaire que je lui explique…
– Vous ne savez donc pas ?…
– Je ne sais pas ? fit Clother éperdu. Mais… non, madame… De quoi s’agit-il ?…
Léonor étouffa un soupir. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle reprit plus fermement :
– Vous voulez voir Sanche d’Ulloa ?
– Oui, madame… Dès tout à l’heure… Le plus tôt possible…
– Eh bien, venez ! dit Léonor.
Léonor prit Clother par la main, l’entraîna doucement hors de la salle d’honneur, et ce fut ainsi qu’ils marchèrent unis pour la première fois, comme si le Destin les eût placés ainsi devant la vie qui s’ouvrait à eux, comme s’il leur eût signifié que, la main dans la main, appuyés l’un sur l’autre ils devaient entreprendre le rude voyage… et tous deux ignoraient qu’ils fussent destinés l’un à l’autre… et tous deux ignoraient aussi pourquoi du fond de leurs âmes ravies montait vers le ciel un chant de pure allégresse.
Léonor ayant suivi un couloir s’arrêta devant une porte surmontée d’une croix.
– Voici, dit-elle, la chapelle de l’hôtel d’Arronces.
– La chapelle de l’hôtel d’Arronces ! frissonna Clother.
Et en une suite de pensées rapides comme ces éclairs qui se succèdent, se confondent, se mêlent en une vision exorbitante, il imagina que, puisqu’il avait été appelé, lui, LE COMMANDEUR, LUI AUSSI AVAIT ÉTÉ PRÉVENU !… que Sanche d’Ulloa l’attendait dans la chapelle pour lui dire : « Clother de Ponthus, ici gît le secret de votre mère… Cherchons-le ensemble ! »
Léonor ouvrit la porte… ils entrèrent… D’une allure plus vive, elle l’entraîna, elle le conduisit jusqu’au milieu de la chapelle… jusqu’à l’endroit même où se trouvait enterré le secret de Ponthus, et Clother alors, Clother éperdu, la pensée en déroute, Clother, avec stupeur, avec douleur, vit que ce milieu de la chapelle, ce lieu où il devait fouiller le sol, était occupé, recouvert par un sarcophage de pierre…
Ce sarcophage, ce tombeau cachait plusieurs des dalles de la chapelle – plusieurs des dalles du centre de la chapelle – c’est-à-dire qu’il cachait la dalle même que Clother de Ponthus eût dû soulever.
Ce monument de granit sculpté, long de sept pieds et large de quatre, s’élevait du sol d’environ cinq pieds et était recouvert d’une table de pierre lisse tout unie, semblable à quelque lit de camp de la mort, sur lequel était couchée la statue d’un chevalier armé en guerre, l’épée rigide au flanc, les mains jointes sur la blanche cuirasse, les brassards, les jambards de marbre bien en place, avec leurs courroies marmoréennes ; la tête nue reposait sur un coussin de pierre polie ; le casque, taillé lui aussi dans le marbre, avec son panache à jamais figé, était posé un peu en avant des pieds de la statue.
Clother de Ponthus, haletant, l’esprit en tumulte, leva les yeux sur la figure du chevalier couché sur le sarcophage, et un cri étouffé lui échappa :
– Le commandeur Ulloa !…
Et Léonor, pensive, joignant les mains pour quelque prière, d’une voix étrangement calme, reprit dans un murmure :
– Oui… LA STATUE DU COMMANDEUR !…
Léonor s’était agenouillée ; dans le silence de la chapelle, le murmure indistinct et très doux de sa prière s’égrena lentement. Clother courba la tête et attendit avec un pieux respect qu’elle eût terminé.
Et quand elle se releva, il n’osa pas l’interroger, il refoula les paroles qui se pressaient sur ses lèvres. Mais elle, avec une simplicité touchante :
– Mon père, dit-elle, voici Clother, sire de Ponthus, qui est venu à l’hôtel d’Arronces pour vous parler. Qu’il parle donc ! Et qui sait si vous ne l’entendrez pas !…
– Mort ! balbutia Clother. Le commandeur Ulloa est mort !…
– Mort le jour de son arrivée à Paris, dit Léonor, le jour où vous l’avez conduit près de moi à l’auberge de cet hôtel…
– Mort ! Pardonnez-moi, madame, de renouveler votre filiale affliction, mais vraiment cet événement me bouleverse… Le commandeur Ulloa était, quand j’eus l’honneur de le voir, le plus robuste des seigneurs de l’escorte impériale… Quel coup de tonnerre a pu foudroyer ce chêne vigoureux et vivace ?… quel mal soudain…
– Un coup de dague, sire de Ponthus !…
– Le commandeur a été tué !…
– Tué sous mes yeux…
Et Léonor acheva :
– Tué par celui-là contre qui, sur la route d’Angoulême, vous aviez croisé le fer…
– Tué par don Juan Tenorio !…
– Par don Juan Tenorio !…
Clother se raidit. Une flamme jaillit de son regard. Sa main, fortement, s’appuya sur la garde de sa rapière. Et il éprouva comme un terrible regret que don Juan ne fût pas dans l’instant même devant lui, l’épée au poing. Mais déjà Léonor, de ce même accent de foi profonde :
– Seigneur de Ponthus, je vous laisse en tête à tête avec mon père, puisque vous avez désiré lui parler. Je vous attendrai dans la salle d’honneur, où je vous dirai comment et pourquoi Juan Tenorio a tué le commandeur Sanche Ulloa.
Il s’inclina très bas et, quand il releva la tête, il vit que Léonor franchissait la porte de la chapelle… L’instant d’après, elle avait disparu ; peut-être, à ce moment même, quelque nuage passait-il devant le soleil, car Clother de Ponthus se demanda pourquoi, tout à coup, l’obscurité avait envahi la chapelle.
Son regard se fixa sur la rigide figure du chevalier de marbre.
La ressemblance était certaine. L’inévitable suggestion se présentait à l’esprit que le commandeur Ulloa, couché sur cette pierre pour un repos momentané, allait se dresser, descendre de son lit de camp, et, tirant sa formidable épée, commander la charge.
L’âme de Clother luttait contre un inexprimable sentiment où tenait la première place une douloureuse, une amère déception, où il y avait peut-être une sourde et instinctive colère contre l’obstacle qui, soudain, se dressait entre lui et la cassette de fer.
« Seigneur Ulloa, songeait-il, tandis qu’immobile, tout raide, il contemplait la statue du commandeur, seigneur Ulloa, pourquoi avoir choisi ce lieu pour votre repos, ce lieu et non un autre, ce lieu même où mon père m’a ordonné de venir chercher le secret de ma vie ? Seigneur Ulloa, vous pesez de tout votre poids sur la cassette de fer, où gît le portrait de ma mère, maintenant enfermé en une double tombe. Que faire ? Qu’entreprendre ? Puis-je demander à votre fille de troubler votre sommeil, de vous écarter, ne fût-ce qu’une heure, de vous éloigner de la dalle que je devais soulever ? Le puis-je ?… »
Il frissonna à cette pensée.
Non ! il ne pouvait pas prier Léonor d’Ulloa de commettre un sacrilège.
Car c’était un sacrilège que de déplacer un tombeau.
Si Clother de Ponthus eût connu les projets de Léonor et les dispositions qu’elle avait prises, peut-être ce scrupule se fût-il très atténué.
Le fait est que Léonor d’Ulloa, dans une pensée de pitié filiale indestructible chez elle, avait résolu que le cercueil du commandeur irait prendre sa vraie place à Séville, dans la chapelle des Franciscains où dormait toute la lignée des Ulloa. Cette fille intrépide avait arrêté dans son esprit que le jour où elle quitterait Paris pour regagner l’Espagne, le corps de son père entreprendrait le même voyage.
En prévision de cet événement elle avait fait édifier un sarcophage dont l’un des côtés pouvait facilement se rabattre ; le monument était creux ; l’intérieur du sarcophage formait un alvéole, ou, si l’on veut, une vaste niche capable de contenir à l’aise un cercueil de la plus grande dimension. C’est donc dans cette sorte de case que le cercueil du commandeur avait été placé. Il reposait sur les dalles mêmes de la chapelle… sur la dalle que Clother eût dû lever ! Il était dès lors facile de retirer ce cercueil, et, pénétrant dans l’intérieur, d’exécuter le travail nécessaire pour trouver la cassette de fer.
Voilà ce qu’ignorait Clother de Ponthus.
« Non ! se dit-il tout agité de funèbres pensées, non, ce sacrilège ne sera pas à la charge de Léonor ! Non ! jamais dans ses rêves, elle ne verra son père s’approcher d’elle pour lui reprocher d’avoir troublé le repos d’un mort ! Toujours elle ignorera ce que je voulais faire dans cette chapelle où est enterrée la cassette que garde maintenant, d’une immuable attitude de défense, la statue du commandeur !… Reposez en paix, commandeur Ulloa ! Vous portez l’épée au côté, chevalier de marbre, et vous êtes là pour garder le secret de Ponthus !… »
Il tressaillit violemment, et balbutia :
– Ce secret… pourtant… il faut que je le connaisse ! Eh bien, je le connaîtrai ! ajouta-t-il en inspectant d’un regard avide les abords du sarcophage. Une nuit, sans prévenir Léonor, sans la mettre de moitié dans mon sacrilège, oui, par une nuit sombre, j’entrerai dans ce parc, tel un pilleur de tombes, et, muni d’outils comme peut en avoir le fossoyeur, je pénétrerai dans cette chapelle… dût la statue du commandeur se dresser devant moi… Je lèverai la dalle qui se trouve dans la ligne de celle sous laquelle gît la cassette. Je creuserai un souterrain qui aboutira sous le tombeau, sous le cercueil, sous le corps du commandeur, et puis, maître, enfin, du secret de Ponthus, je m’enfuirai emportant mon trésor… l’histoire et le portrait de ma mère !
Réconforté par cette pensée, il se mit à errer dans la chapelle pour en étudier les dispositions, reconnut la petite porte basse par laquelle Philippe de Ponthus lui avait recommandé de s’introduire, en passant par le parc, et constata qu’il arriverait facilement à l’ouvrir du dehors ; puis il s’approcha du chœur et fit lentement le tour de l’autel. Et derrière l’autel une plaque de marbre indiquait que là aussi se trouvait un tombeau, que là dormait de son éternel sommeil un être qui avait respiré, vécu, aimé, souffert, et machinalement, à voix basse, il lut l’inscription gravée sur cette plaque :
Ici repose
la très noble Agnès de Sennecour
C’était tout. Pas d’âge. Pas de date. De la brièveté funèbre de cette inscription se dégageait on ne sait quoi de poignant.
– Agnès de Sennecour ! murmura Clother de Ponthus pieusement incliné. Sans doute celle qui fit édifier cette chapelle et, la première, posséda ce beau domaine avant qu’il appartînt au roi Louis douzième… Depuis quand dort-elle derrière cette dalle ? Depuis cent ans et plus, peut-être ?… Agnès de Sennecour, réfléchit-il. Je ne connais pas ce nom. Et pourtant mon père, à l’époque où il m’apprenait à lire un blason, mit ses soins à m’enseigner les noms des familles nobles de l’Île-de-France… Non, je ne me souviens pas que Philippe de Ponthus ait jamais, devant moi, prononcé le nom de Sennecour…
Léonor Ulloa ne posa aucune question à Clother de Ponthus lorsqu’il vint la rejoindre dans la salle d’honneur où elle s’activait devant une sorte de métier à tapisserie.
Elle soupira, et Clother, jetant un regard sur les doigts de Léonor, les trouva les plus adroits, les plus fins qu’il eût jamais vus.
En quelques mots saisissants, Léonor lui raconta la mort du commandeur et retraça la scène… la soudaine entrée de don Juan dans cette salle, la provocation, le rapide combat…
Ce récit sobre et ferme, dépouillé de toute plainte inutile et tel que pouvait le faire la fille impavide qu’était Léonor, ce récit lui prouvait avec quelle impudence, quel acharnement don Juan Tenorio poursuivait la sœur de Christa. Clother de Ponthus l’écouta avec attention. Et quand il fut terminé, simplement, comme si c’eût été chose toute naturelle :
– Entre Juan Tenorio et moi, il y a combat à outrance, dit-il, en employant à dessein un terme de chevalerie. L’un de nous deux doit rester dans la lice…
– Je ne crains pas Juan Tenorio. À dire vrai, je ne crois pas que le débat soit de lui à moi…
Clother la regardait, étonné.
– Oui, fit-elle, ceci vous surprend. Moi-même, je m’en étonne. Mais depuis Séville jusqu’ici, je n’ai jamais cru que le débat fût entre don Juan et moi…
– Entre qui donc ?
– Entre don Juan et Christa !…
Il tressaillit ; et il y eut un long silence pendant lequel, penchée sur son métier, plus vite, plus fébrilement, elle s’activa à son travail. Et elle reprit :
– Je n’ai pas peur de Juan Tenorio. Je connais Christa, oh ! je la connais bien ! C’est une noble fille. De Séville à Madrid, vous n’en trouverez pas une qui soit plus fière, et d’une âme plus forte. Il est impossible qu’elle ne fasse pas expier à Juan Tenorio l’affront qu’il osa lui faire…
– Mais… mais… balbutia Clother, ne m’avez-vous pas dit… que celle dont vous parlez…
– Oui, je vous l’ai dit : Christa est morte.
– Vous parlez d’elle… Ah ! madame… Vous parlez de la morte comme si elle était vivante !…
– Oui, seigneur de Ponthus. Et je ne saurais vous dire moi-même pourquoi je parle ainsi de ma chère Christa. Je me demande parfois si certaines pensées qui viennent soudain m’assaillir ne sont pas des pensées de folie… et pourtant… non : laissons cela. Quoi qu’il en soit, je vous jure que Tenorio ne me fait point peur : il a affaire à forte partie.
En proie à un indéfinissable malaise, Clother répéta :
– À forte partie !… Cette forte partie… est-ce vous ?
– Non, dit-elle, d’un accent de certitude. C’est Christa. Profondément ému de cette conviction, troublé jusqu’à l’âme :
– Eh quoi, madame ! Croyez-vous donc que du fond de sa tombe, Christa surveille Juan Tenorio ? Que dis-je ! Sondant les profondeurs de la mort et pénétrant en ces régions inconnaissables où évoluent les âmes des trépassés, avez-vous donc acquis la preuve que Christa, sortie de son tombeau, continue à rôder autour de don Juan, prête à vous défendre s’il le faut, en tout cas guettant le moment où elle pourra punir le parjure ?
– Je n’ai pas sondé ce que nous ne devons pas connaître, sire de Ponthus, et n’ai acquis aucune preuve touchant la volonté ou le pouvoir des morts. Je parle sous la dictée de mon cœur, voilà tout. Les saints nous soient en aide ! La Vierge protège ma Christa bien-aimée !
Ils se turent tous deux.
Et tous deux, à travers l’immense salle d’honneur sévère et froide, ils eurent le même vague regard inquisiteur et craintif.
Et le même frisson les agita tous deux.
Le mystère planait…
D’un commun effort, ils s’arrachèrent au vertige. Pendant quelques instants, avec une sorte de hâte, ils parlèrent de choses indifférentes, ou du moins, qu’ils croyaient indifférentes.
– Sire de Ponthus, si vous voulez, ne parlons plus de Juan Tenorio.
– Je vous obéirai, madame. Mais tant que don Juan pourra se retrouver sur votre chemin, je suis son ennemi à outrance. Quoi que vous en pensiez, ajouta-t-il, j’ai le pressentiment que j’aurai à le combattre pour rendre libres devant vous les voies que vous aurez choisies…
– Je ne le crains pas, dit-elle, avec fermeté. Je n’en puis dire autant d’un autre…
– Un autre ? murmura Clother, le cœur soudain serré.
– Un autre ! Moins redoutable par lui-même que Juan Tenorio, parce que je le crois incapable des mêmes violences, de la même mauvaise foi, de la même impudence. Selon les apparences, il est bon gentilhomme. De don Juan, il n’a ni la sauvage hardiesse, ni la même force de mensonge. Depuis la mort de mon père, il vient ici chaque jour pendant quelques minutes, et à chacune de ses visites, j’ai dû apprécier son parfait respect et sa haute courtoisie ; il a mis son épée à ma dévotion contre Tenorio pour venger la mort du commandeur ; il m’assure qu’il est tout prêt à m’obéir, même si ma décision va à l’encontre de celle de mon père et de celle de l’empereur… c’est mon fiancé, seigneur de Ponthus, c’est celui que don Sanche d’Ulloa m’a destiné pour époux ; c’est celui que je dois épouser non seulement de par la volonté de l’empereur appuyée par le commandement du roi de France, mais encore et par ordre du mort, la volonté sacrée de mon père !
Clother de Ponthus écoutait… et il lui semblait que son rêve de bonheur s’écroulait. Tout bas, dans un souffle, il murmura :
– Vous redoutez cet homme… pourquoi ?
– Je vous l’ai dit : parce qu’il représente la volonté de mon père. Ah ! je vous l’assure, l’ordre de l’empereur compterait peu pour moi… mais l’ordre de mon père… mort sous mes yeux !… Vivant, j’eusse tâché de le convaincre. Mort… que puis-je ? dites, seigneur de Ponthus, que puis-je contre le commandeur Ulloa ?
Et Clother, écrasé de stupeur et d’effroi, le cœur broyé par la plus effroyable angoisse, Clother, ô Clother, fils du noble Philippe de Ponthus, combien gracieux et joli fut votre geste quand, refoulant vos larmes, et brisant d’un mot votre jeune vie pour obéir à l’honneur, vous répondîtes :
– C’est vrai. Vous ne pouvez rien ; puisque votre père a commandé, vous devez obéir !
Presque aussitôt, il ajouta :
– Si un homme au monde était digne de vous, cet homme le plus digne… le seul qui pût vous mériter, votre père l’a connu, apprécié et choisi.
– Je ne puis rien ?… je puis du moins mourir le jour même où, pour obéir au vœu de mon père mort, j’accepterai de porter le nom de ce gentilhomme.
Il y eut entre eux un grand silence… on ne sait quoi de solennel, comme si chacun d’eux eût compris que d’irrévocables paroles venaient d’être dites et eût pris à témoin les puissances du ciel qu’à jamais il venait d’engager sa foi… tous deux étaient de ceux qui se donnent une fois… une seule fois en leur vie… une fois… et c’est tout !
Seulement, au bout de quelques instants, Clother, doucement, demanda :
– Puis-je, sans vous offenser, vous demander le nom de ce gentilhomme que le commandeur Ulloa jugea seul digne de vous ?
Et elle répondit :
– Amauri, comte de Loraydan.
À l’instant Clother de Ponthus fut debout.
Il lui sembla qu’il chancelait sous le coup d’une joie trop puissante.
Une joie ? Quelle joie ?…
La joie d’apprendre le nom du loyal gentilhomme choisi par le commandeur Ulloa, comme seul digne d’épouser Léonor ! La joie de savoir, tout à coup, que Sanche d’Ulloa s’était trompé ! que Léonor pouvait, devait même désobéir au vœu du mort, puisque ce loyal gentilhomme s’appelait Amauri de Loraydan !
Du même geste gracieux et spontané, qu’avait eu Léonor, à son tour, il saisit sa main, et doucement, l’entraîna, la conduisit jusqu’à la chapelle, et s’arrêtant devant le sarcophage :
– Cher seigneur, dit-il, le jour où vous m’avez ramassé mourant dans une maison écartée, sur la grande route qu’infestent les estafiers, je venais d’être assailli par deux hommes dont l’un est mort, mais dont l’autre est vivant et peut témoigner que je dis ici l’exacte vérité. Or, monseigneur, ces deux truands étaient à gages, et s’ils tentèrent de me meurtrir, c’est qu’ils avaient été payés pour cela ! Payés par un gentilhomme, qui avait eu peur de m’attaquer au grand jour, peur de mesurer son épée avec la mienne ! Ce gentilhomme félon à qui, du temps de mon père, on eût arraché ses éperons de chevalier, à qui, ensuite, pour une aussi vile action, on eût coupé ras la chevelure, cet homme, seigneur Ulloa, s’appelle Amauri de Loraydan, et pour foi de ce que j’avance, je le défie à toutes armes et l’appelle au jugement de Dieu jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Léonor frissonna.
Sur la rigide statue du commandeur, elle fixa un étrange regard, et, malgré elle, comme emportée par le flot des sentiments déchaînés dans son esprit, elle prononça :
– Ô mon père, avez-vous entendu la terrible accusation que porte Clother, sire de Ponthus, contre Amauri, comte de Loraydan ?…
Mais déjà, Clother poursuivait :
– Sous le faux prétexte d’une loyale explication, j’ai été attiré en un hôtel sis à Paris, dans le chemin de la Corderie par un gentilhomme que, devant tous, devant vous-même, seigneur Ulloa, j’avais insulté. Une fois dans l’hôtel, par surprise et traîtrise, j’ai été enfermé en une chambre close, par ce même gentilhomme qui m’a condamné à mourir par la faim et la soif parce qu’il avait peur de choquer son fer contre le mien, peur d’un combat au soleil. Et cet homme à qui, pour un tel acte, on eût, au temps des chevaliers, arraché son épée pour la faire briser sur un échafaud par la main du bourreau, cet homme, monseigneur, c’est encore Amauri, comte de Loraydan. C’est moi, Clother de Ponthus, qui l’accuse de cette félonie, et me déclare prêt à soutenir mon accusation contre tout venant, par telles armes que choisira le contradicteur…
Et se tournant vers Léonor, d’une voix émue, comme s’il eût attendu le jugement qui allait décider de sa vie ou de sa mort :
– Ce n’est pas seulement devant votre noble père que je porte ces accusations, c’est encore, c’est surtout devant vous. Et puisse la statue du commandeur se dresser à l’instant pour m’infliger un démenti si j’ai, en quoi que ce soit, faussé la vérité.
– C’est bien, seigneur de Ponthus. Je tiens vos accusations pour justes et valables, et je vous offre mes actions de grâces pour m’avoir évité l’infamie de porter, ne fût-ce qu’un jour, un nom déshonoré.
Si les morts peuvent entendre et comprendre, le commandeur Ulloa couché sur les dalles de la chapelle dut ratifier les paroles de sa fille… Mais si les morts entendent ce que disent les vivants, une morte dormait aussi dans cette chapelle, qui dut sourire dans sa tombe comme savent sourire les mères quand l’aube du bonheur se lève sur le cœur de l’enfant bien-aimé.
Est-ce que vous aviez entendu, Sanche d’Ulloa ?
Est-ce que vous aviez entendu, Agnès de Sennecour ?…
Il ne fut rien convenu entre Clother de Ponthus et Léonor d’Ulloa. Mais tout avait été convenu, du fait de leurs attitudes. Ils n’avaient pas échangé un mot d’amour : toutes leurs paroles avaient été un chant d’amour. Ils ne s’étaient rien promis : mieux que par les solennels serments, ils avaient engagé leur foi… on les eût bien étonnés l’un et l’autre en leur disant que ce jour, ils avaient célébré leurs fiançailles, mais chacun d’eux portait en son cœur la certitude qu’il s’était à jamais donné.
Après cette rapide scène de la chapelle que nous avons retracée à grands traits – bien imparfaits, nous le craignons – Clother de Ponthus sortit de l’hôtel d’Arronces, et, à grands pas, sans avoir d’ailleurs aucun motif de tant se hâter, reprit le chemin de la rue Saint-Denis. Il ne se disait pas qu’un souffle d’allégresse le portait, et qu’il marchait comme ces héros de la Grèce qui escaladaient l’Olympe pour voir comment on vivait chez les dieux, il ne se disait pas qu’il montait au bonheur et que, pour la première fois, il donnait un sens à la vie, il ne se disait pas que jamais il n’avait vu sur sa tête un ciel aussi radieux, et autour de lui, des visages aussi heureux, aussi bienveillants aux passants qu’il croisait, non, il se disait tout simplement qu’il se sentait un appétit d’enfer… et s’il marchait aussi vite, c’est qu’il lui semblait que la Devinière était bien loin, et qu’il eût voulu déjà être assis à table…
Le fait est qu’il avait grand-faim…
Ah ! il avait faim à manger comme deux, et soif à boire comme quatre.
Clother de Ponthus entra à la Devinière, et, dans le bruit joyeux des gobelets choqués, des rires, des interpellations bruyantes, dans ce vivant décor des tables étincelantes, chargées de venaisons fumantes, encadrées de visages enluminés, attaqua bravement les plats que lui présentait Mme Grégoire…
Il est certain toutefois que son esprit suivait une piste nettement tracée, car nous le retrouvons chez lui, vers le soir, assis près de la fenêtre, pestant contre Bel-Argent qui ne se montrait pas et dont il était obligé de faire la besogne. (Il ne se souvenait plus qu’il lui avait donné liberté pour toute la journée, et nos lecteurs savent le bel usage que fit de cette liberté ledit Bel-Argent.) Cette besogne consistait pour le moment à fourbir une dague.
C’était un fort beau brin d’acier solide, acéré – une arme terrible.
Clother venait d’en aiguiser la pointe sur un cuir saupoudré de grès en poussière, et maintenant il la polissait au moyen d’une peau plus douce, légèrement humectée d’huile.
Quand il en eut fini avec la dague, à son entière satisfaction, il saisit son épée, qui reposait en travers du lit, et recommença sur elle la même opération. Puis, satisfait de ce nouveau travail, il la plia, l’essaya, en fouetta l’air, s’assura que la poignée lui était bien en main, et finalement la remit en place, en murmurant :
– Épée de Ponthus, sois-moi fidèle ! C’est à moi, maintenant, de défendre Léonor !
Et avec une sorte d’enivrant orgueil :
– À moi seul !
Et, pour la centième fois depuis qu’il était rentré chez lui, il jeta les yeux sur un papier qu’il avait étalé sur sa table. Parmi les embryons de lettres et autres signes bizarres comme peut en tracer un enfant, ces mots, au haut de la page, avaient été écrits par une main maladroite ou hésitante : Clother de Ponthus.
Et beaucoup plus bas, ce seul mot : Venez.
C’était le message que le matin même de ce jour lui avait apporté l’intendant de l’hôtel d’Arronces.
Près de ce papier, tout ouvert également sur la table, il y en avait un autre qu’il se mit à relire.
Et c’était la double relation de dona Silvia et de Jacques Aubriot.
– Il est évident, murmura Clother, quand il eut terminé, que l’épouse de Juan Tenorio a eu une sorte d’hallucination. Elle a pu écrire le message se trouvant en cet état d’étrange sommeil qui, dit-on, permet aux somnambules d’accomplir tous les actes de la vie sans qu’intervienne leur volonté. Quant à l’intendant, le hasard l’aura conduit devant la Maison-Blanche, au moment où cette noble dame cherchait un messager. Quoi qu’il en soit, béni sois-tu, message mystérieux, qui m’as attiré à l’hôtel d’Arronces, et m’a fait connaître le bonheur de vivre !
Puis, peu à peu, venant à repasser sa vie comme on fait dans les heures difficiles où il semble qu’on éprouve le besoin de souffler et de mettre de l’ordre dans la pensée, il en vint à songer à son voyage au castel de Ponthus, à la lettre qu’il avait trouvée dans la poignée de l’épée, et il se dit :
« Le secret de Ponthus est maintenant gardé par la statue du commandeur. Mais je me suis juré de parvenir jusqu’à la cassette de fer. C’est mon droit, c’est mon devoir. Quoi ! Puis-je donc entreprendre quoi que ce soit, et même la défense de Léonor, avant de connaître ma mère, de lire peut-être quelque recommandation suprême qu’elle m’aura faite à la minute de sa mort ?… Je dois fouiller sous le sarcophage de la chapelle. Il le faut. Dès demain… Oh ! pourquoi dès demain ? Pourquoi pas dès cette nuit ?… Pourquoi pas tout de suite ?… »
Le temps avait glissé, léger et rapide comme ces eaux vives qui courent sans bruit, saluées au passage par des roseaux qui se penchent sur elles.
Clother entendit sonner onze heures.
Le bronze, dans le vaste silence de la nuit, retentit à son oreille comme une voix qui appelle… Il se décida brusquement.
– Allons ! dit-il.
Vers le début de cette nuit où Clother prit la résolution de se rendre aussitôt à l’hôtel d’Arronces, messire Turquand, selon son invariable coutume quotidienne, mit son logis en état de siège, et en prépara la défense avec autant de soin que s’il eût eu la certitude d’être attaqué par une force armée.
Après une dernière visite générale qui le rassura, après avoir constaté que cette sorte de garnison qu’il avait installée dans la forteresse était prête à agir en cas de besoin, il appela dame Médarde, qui était la servante de confiance de Bérengère.
– Du nouveau ? lui demanda-t-il.
– Rien, messire. Depuis le soir où il m’a donné dix écus d’or à la Salamandre pour remettre à Bérengère, chère enfant du bon Dieu, cette lettre que je vous ai remise, à vous, je n’ai plus revu l’homme…
– Vous pouvez dire Sa Majesté le Roi de France, fit Turquand avec un sourire terrible.
– C’est cela. Sa Majesté le Roi ! dit Médarde en faisant la révérence. Je n’osais pas.
– Bref. Rien de nouveau aujourd’hui ?
– Rien. Pas plus qu’hier et les jours précédents.
– S’il revient…
Turquand s’arrêta. Dame Médarde eût pu figurer la statue de l’Attention.
– S’il vous demande de l’introduire dans le logis…
– Oh ! Je vous préviendrai, messire !
– Oui bien. Et ensuite…
– Oh ! fit dame Médarde, je n’irai pas lui ouvrir la porte, bien sûr !
Turquand jouait avec une dague qu’il tenait à la main. Il en éprouvait la pointe qu’il appuyait sur son pouce. Il dit :
– Dame Médarde, il faudra lui ouvrir.
Au même instant, la pointe pénétra le pouce. Un large rubis apparut, et un ruisselet rouge coula.
– Seigneur ! fit Médarde, les mains jointes.
– Il faudra lui ouvrir, répéta rudement Turquand… Allez…
Elle se retirait. Il la rappela.
– Dame Médarde, je vous ai promis que, quelle que fût la somme que vous remettrait le roi, je vous donnerais, moi, toujours le double.
– Et vous avez tenu parole, messire.
– À partir d’aujourd’hui, ce sera le triple.
– C’est trop, messire. Ce que je fais, c’est par dévouement.
– J’en suis sûr. Mais je suis sûr aussi que tout dévouement mérite sa récompense. Quant au fait de savoir si cette récompense sera en argent ou en tout autre salaire, il importe peu. Un dernier mot, dame Médarde : le jour ou la nuit où vous auriez à introduire le roi en mon logis, si vous ne me prévenez pas à temps… voyez comme saigne mon pouce… vous voyez ?… ce sera votre gorge.
Dame Médarde frissonna. Elle voulut esquisser un geste. Turquand l’arrêta rudement. Puis il reprit :
– Au contraire, si vous me prévenez à temps, c’est vingt mille livres que je vous donnerai.
– Vingt mille livres ! bégaya Médarde suffoquée.
– En or, dit tranquillement Turquand. La somme est prête. Voyez.
Il ouvrit un tiroir au fond duquel dame Médarde entrevit ce terne éclat que projette un amas de pièces d’or. Turquand referma le tiroir, et, doucement, répéta :
– C’est à vous. Allez et songez-y.
Oui. Elle y songeait. Elle en était éblouie. Retirée dans sa chambre, elle revoyait ce tiroir comble où gisait une fortune… elle y songeait.
« Quand bien même je devrais être mendiante en la cour des Miracles, jamais, non, jamais je ne trahirai la confiance de messire Turquand. Le roi est un grand roi, et je suis dame Médarde. Que peut le roi contre l’honnêteté de Médarde ? Qu’il vienne céans. Il sera bien reçu, j’en réponds. Mais quant à ce digne comte de Loraydan… Quant au seigneur Amauri, fit-elle, il est aimé de cette chère Bérengère, et messire Turquand l’a agréé. C’est un fiancé. Le mariage va se faire… »
Elle eut un soupir d’aise et de contentement.
– Certes, murmura-t-elle, ce n’est pas trahir messire Turquand que de ne pas lui dire que le seigneur Amauri de Loraydan veut voir en secret Bérengère. Ce n’est pas trahir que d’en avoir parlé à Bérengère. Elle résiste, la chère enfant. Mais elle y viendra, je m’en charge. Il n’y a là aucun mal, puisque ce noble et brave Amauri est le fiancé agréé…
Et elle conclut :
– Si le comte de Loraydan me récompense aussi généreusement qu’il l’a promis, me voilà riche pour la fin de mes jours… et je n’aurai fait aucun mal pour cela.
Assise dans une jolie chambre attenante à la salle d’honneur, Bérengère, à la lueur d’un riche flambeau de cette cire odorante que Turquand faisait fabriquer pour elle et dont usaient les nobles dames du temps, feuilletait d’un doigt distrait un beau livre d’heures, enfermé en une opulente reliure d’argent, chef-d’œuvre du maître ciseleur.
Ce fut dans cette attitude de contemplation que Turquand la surprit.
Il s’approcha doucement, demeura quelques instants silencieux, puis :
– À quoi songes-tu, ce soir ? fit-il en souriant. Je te le demande, mais c’est pour la forme, je connais ta réponse, va.
Elle se mit à rire.
– C’est vrai, dit-elle. Je pensais à lui. À qui penserais-je ? Vous et lui, voilà le monde de ma pensée. Je regardais ces fleurs. La dernière fois qu’il est venu, tandis qu’il vous parlait, debout, dans la salle d’honneur, sa main, d’un geste machinal, a caressé le bouquet que j’avais placé sur une table, et j’ai remarqué que cette main avait effleuré ces violettes ; alors, je les ai prises, et je les garde en souvenir de cet heureux moment.
Les yeux, les doux yeux de Bérengère se reportèrent sur les fleurettes.
Puis elle referma doucement le livre d’heures.
– Oui, dit Turquand avec un inexprimable attendrissement qu’il prenait peut-être dans une fugitive vision de son propre passé, oui, ce sont là, dans la vie, les meilleurs, les plus précieux souvenirs. Plus tard, bien plus tard, quand tu seras sa femme depuis des années, quand quelque chagrin viendra gonfler ton cœur et tes paupières, ce sont peut-être ces humbles fleurs depuis longtemps desséchées qui t’apporteront la consolation en te ramenant à une minute où tu as connu le bonheur.
Il se tut un instant, puis, avec plus de gravité :
– Quant au comte de Loraydan, je le crois digne de toi. Aime-le, aime-le de toutes tes forces, car c’est à force d’amour qu’une femme se fait aimer…
– Mon père, dit-elle timidement, je crois… oui, je crois qu’il m’aime.
– Qu’en sais-tu ? demanda-t-il gaiement.
Turquand, du même ton de joyeuse malice, continuait :
– Eh ! par la Vierge et par les saints, tu sais qu’il t’aime parce que tu le sais, voilà tout. Et bien sot je suis de te demander ce que tu en sais. D’ailleurs, il te veut pour épouse. Quoi de mieux ? Voici bientôt février… et le vingtième jour de février, le mariage doit se faire, c’est juré, c’est écrit… tu seras comtesse !
À ces derniers mots, cet homme probe, énergique, intelligent, se sentit rougir de plaisir et de joie ; c’était là la plaie secrète de son esprit. Il croyait qu’avec le titre de comtesse, Bérengère serait plus heureuse. Ou du moins, il s’affirmait qu’il le croyait.
Quelques minutes encore se poursuivit le paisible entretien de Turquand et de Bérengère.
Il en était ainsi tous les soirs…
Puis Bérengère gagna sa chambre, et Turquand se rendit dans une sorte d’atelier qu’il avait aménagé dans le logis.
Là, il redevint lui-même : un pur artiste passionné pour l’œuvre angoissante et délicieuse de la traduction des rêves d’un cerveau créateur, par l’audacieuse habileté de la main. Là il passa en revue ses travaux terminés ou ébauchés, des plats où se développaient de véritables romans de chevalerie, des gobelets sur lesquels s’enlaçaient de capricieuses visions, et surtout une aiguière dont il modelait alors la cire. Longtemps il l’étudia, la contempla, et il murmura :
– Ce sera le couronnement de ma vie…
À ce moment, il entendit un bruit sur le chemin de la Corderie, quelque chose comme le roulement sourd d’une litière en marche.
Une minute, – et Turquand fut hors le logis. Distinctement, il entendit le grincement des roues, un piétinement de chevaux, il y avait là une troupe de gens. Quelles gens ? Pourquoi ? Pour qui ? Un instant il espéra que la troupe s’éloignait, passait là simplement par hasard. Mais non : les gens s’arrêtèrent net à cent pas environ au-delà de l’hôtel d’Arronces et du logis Turquand.
Il pouvait être minuit…
Les sourcils froncés, la figure contractée par la haine et la fureur, Turquand gronda :
– Si Médarde a trahi, je l’égorge. Et quant au roi, qu’il vienne, qu’il entre, ce digne roi ! Qu’il fasse enfoncer ma porte ! Et demain, le roi de France ne s’appellera plus François Ier.
Le long des haies, d’un pas souple et rapide, il s’avança invisible dans les ténèbres, sans le moindre bruit – bientôt il atteignit un tournant du chemin et il put distinguer que la litière avait fait volte-face, l’avant dirigé maintenant dans la direction de l’hôtel d’Arronces. Elle était arrêtée. Les chevaux soufflaient. Une quinzaine d’hommes, les uns à pied, les autres à cheval, se tenaient aux abords de la litière, immobiles, silencieux. Ils attendaient quoi ?
« L’heure de l’attaque ! se cria en lui-même Turquand. Eh bien, soit ! »
Il se recula.
Quelques instants après, il était rentré dans son logis.
Il verrouilla la porte, fit tomber le volet de fer, et alors actionna le signal. Le signal d’alarme !
Le signal qui criait à Bérengère : « Voici l’ennemi ! Voici pis que la mort ! Voici la honte ! Hâte-toi, cours au refuge ! »
Une minute plus tard, les douze domestiques – les douze hommes de la garnison – étaient à leur poste, et Turquand au sien devant la porte de Bérengère.
Toute la manœuvre s’était faite sans bruit, dans l’obscurité, rapide, méthodique. Le logis était imprenable…
Le signal d’alarme avait réveillé Bérengère.
Avec une hâte tranquille, elle revêtit un costume à demi masculin qui assurait l’aisance des mouvements et de la marche, costume spécialement destiné à ces alertes.
Alors elle s’approcha de l’armoire dont Turquand avait montré le mécanisme au comte de Loraydan, et elle appuya sur la tête de clou. L’armoire s’ouvrit…
Bérengère entra, referma la porte en poussant l’ingénieux petit verrou qui immobilisait le mécanisme.
Elle était dès lors en parfaite sûreté…
À onze heures du soir, Clother de Ponthus, brusquement, et sans motif légitime d’action immédiate, avait pris la résolution de se rendre à la chapelle de l’hôtel d’Arronces pour y trouver la cassette de fer signalée par la lettre trouvée dans l’épée de Ponthus.
« Pourquoi tout de suite ? songea-t-il. Pourquoi cette nuit-ci et non une autre nuit ? »
Mais en même temps, il s’apprêtait en toute hâte.
Et ce fut avec la même hâte que, par le chemin le plus court, il marcha à l’hôtel d’Arronces. Il y marcha comme on marche à quelque acte capital.
Et venant à se demander ce qui le poussait ainsi, la nécessité de fouiller cette nuit même le tombeau du commandeur Ulloa lui apparut dérisoire.
Il y avait autre chose…
Quoi ? Il n’eût su le dire !
Quoi qu’il en soit, il atteignit sans encombre la grille de l’hôtel d’Arronces, et il lui sembla alors entendre à quelque distance un hennissement aussitôt étouffé, mais la nuit était trop noire pour qu’il pût distinguer quoi que ce fût, et d’ailleurs cet incident qui, en une autre situation d’esprit, l’eût peut-être impressionné attira à peine son attention.
Il se défit de son manteau, le roula en boule, et le lança dans le parc par-dessus la grille.
– Allons, Ponthus, va le chercher ! dit-il avec un bizarre sourire.
L’instant d’après, il escalada la grille, et s’élançant suivant l’itinéraire même que lui traçait la lettre trouvée à Ponthus, il contourna la chapelle, s’arrêta devant la petite porte. Il eut un mince regard de côté et songea :
« C’est ici qu’est tombé Philippe de Ponthus, frappé à mort par l’épée du baron de Maugency. Et c’est ici que j’ai, moi, croisé le fer contre Amauri de Loraydan. Et c’est ici que je me retrouve, presque sans que je l’aie voulu. Est-ce que certains lieux seraient prédestinés ? Et comment le seraient-ils ? et par qui ? Non, non, le hasard seul a voulu ces choses. »
Avec la pointe de son solide poignard, il se mit en devoir d’ouvrir la porte, mais il s’aperçut alors que cette porte était ouverte ; il n’y eut qu’à la pousser ; la clef était sur la serrure, à l’intérieur.
Entré dans la chapelle vaguement éclairée par la lampe suspendue dans le chœur, il se dirigea tout aussitôt vers le tombeau que Léonor avait fait ériger.
Quelques instants, il contempla la statue du commandeur, impressionnante de lividité, parmi ces funèbres lueurs éparses qu’épandait la lumière du chœur ; il murmura :
– Ô vous qui êtes le père de Léonor, pardonnez-moi de troubler votre sommeil et de profaner l’asile funéraire où vous reposez. S’il est vrai que les morts soient capables de lire dans la pensée des vivants, vous devez voir que nulle intention d’offense ne m’amène ici. L’acte que je vais accomplir m’est imposé par la nécessité, ou, à mieux dire, par la piété filiale. Si vous songez que je ne connais ni ma mère, ni mon père, et que légitime est mon ardent désir de les connaître, au moins par leur nom, vous me pardonnerez de heurter peut-être à votre cercueil du bout de mon fer et d’interrompre une minute le rêve d’éternité que vous avez commencé…
Il secoua la tête, et, se mettant aussitôt à l’ouvrage, il commença par compter les rangées de dalles à partir du tabernacle. La dix-septième rangée se trouva à la hauteur de la main du commandeur. Clother vit qu’il avait à desceller une dalle, puis une autre, pour pouvoir fouiller sous le cercueil…
– Allons ! fit-il d’un ton bref. Attaquons cette dalle ; et puis, nous verrons…
Il eut alors, tout à coup, un rire nerveux qui résonna étrangement dans le vaste silence.
– Attaquer la dalle ! dit-il. Et avec quoi ?
Il venait de s’apercevoir – alors seulement – qu’il n’avait pensé à apporter aucun outil pour ce travail spécial. Un pic, un levier, n’importe quoi. Il n’avait rien, – rien que son épée qui se fût vite brisée, et son poignard qui eût été insuffisant.
Le fait est que Clother se trouvait dans l’impossibilité de commencer son travail.
« Mais alors… que suis-je venu faire ici, moi ?… »
Pourquoi, à l’instant précis où il se posa cette question qui, positivement, n’avait aucun sens, cessa-t-il tout à coup de penser au tombeau du commandeur, à la cassette de fer de Ponthus, à la nécessité d’un outil pour lever la dalle ?
Sans doute emporté par une inlassable, une vertigineuse course vers un but qui fuit, notre esprit voit se renouveler et se succéder les paysages de pensée. Mais cette course, en fait, nous la dirigeons, – tout au moins en apparence ; rarement, excepté dans le rêve, une vision s’impose à nous sans que nous l’ayons appelée, agencée même en tous ses aspects, comme un peintre fait d’un tableau.
Pourquoi, soudainement, Clother de Ponthus relut-il d’un trait, en son imagination surexcitée, la relation de dona Silvia et celle de Jacques Aubriot ?
Pourquoi, oui, pourquoi, presque aussitôt, trouva-t-il une réponse à la question ?
Et cette réponse qui lui parut à lui-même étrange au point de le faire frissonner, cette réponse il se la fit à haute voix.
– C’est bien simple : je suis ici parce que j’y ai été appelé… Dans le même instant une sorte de tumulte sourd, étouffé, dans le parc : des gens qui courent, des ordres à voix basse, et puis un grand cri, un appel tragique, une voix de femme jetant à la nuit cette clameur désespérée :
– Clother ! Clother ! Clother !
– Me voici ! hurla Clother de Ponthus.
La femme de confiance de Léonor s’appelait Domenica. Elle était Espagnole. Venue à Paris depuis plusieurs années, elle avait su que don Sanche d’Ulloa prenait possession de l’hôtel d’Arronces, et s’était fait présenter à lui. Agréée en qualité de femme de chambre, ses manières insinuantes et son titre de compatriote lui avaient vite acquis la confiance de Léonor.
C’était une brune d’une trentaine d’années, aux yeux de flamme, aux formes sèches et nerveuses. Physiquement, elle était à ranger dans la catégorie des amoureuses, race impulsive et dangereuse. Quant au moral, elle eût pu toute sa vie demeurer inoffensive, si aucune nécessité de mal faire ne l’eût jamais sollicitée – en cela, pareille, d’ailleurs, à la foule immense des inoffensifs.
Malheureusement pour Léonor, cette Domenica, après de nombreuses aventures qui ne lui avaient laissé que de vagues restes d’une vertu à laquelle elle n’avait jamais cru sérieusement elle-même, s’était violemment éprise d’un uniforme.
L’uniforme faisait partie de la compagnie de hallebardiers qui fournissait la garde du Temple. Domenica le vit et fut vaincue : les formes athlétiques et le visage rose provoquèrent son admiration, de concert avec le baudrier et la toque cramoisie ; quelques effets de torse et de moustache achevèrent de l’affoler : elle rêva de pures idylles.
Ce bon garçon, de qui l’heureuse stupidité complétait harmonieusement la beauté martiale, s’appelait tout bonnement Simon-trompe-la-Soif : c’était jovial et expressif.
Si souvent trompait-il sa soif au fond des bouges voisins du Temple, que la solde n’y suffisait qu’à grand-peine : Simon passait pour assez mauvais payeur.
C’est alors qu’intervint l’idylle Domenica ; elle se noua dans une taverne, un jour que l’intrépide Trompe-la-Soif, l’escarcelle à sec, subissait stoïquement les homériques injures d’un hôte furieux… Domenica paya !
Elle continua dès lors…
Elle continua de payer, elle continua de tromper la soif de Simon – si bien que ses gages à elle menacèrent, à leur tour, de devenir insuffisants. Or, pour conserver l’affection du brave Simon, elle eût vendu son âme au diable.
Le diable se présenta à elle sous les traits du comte de Loraydan et sous les espèces de quelques écus d’argent… Bref, Domenica devint une espionne aux gages de Loraydan.
Et si parfois, devant le charme et la bonté confiante de Léonor, il lui arrivait d’éprouver quelque velléité de remords, elle se tenait quitte de tout reproche moyennant une solide prière bien et dûment récitée de point en point à l’adresse d’un saint qu’elle tenait en estime particulière, – estime dont le saint se fût aisément passé, croyons-nous.
Domenica s’était chargée, cette nuit-là, d’obliger Léonor à se lever et à descendre dans le parc à tel moment qui lui serait indiqué par un signal convenu.
« Pour obliger dona Léonor à s’habiller, sortir de sa chambre, et descendre dans le parc en pleine nuit, songea Domenica, il y a un moyen, il n’y a qu’un moyen, un seul… »
En effet, il n’y avait qu’un moyen.
Et tout de suite, en comptant les dix pièces d’or reçues en avance du prix total de sa trahison, Domenica y pensa.
Elle entendit le signal.
Domenica pénétra dans la chambre où dormait Léonor et l’éveilla.
Voyant le visage bouleversé de la servante :
– Que se passe-t-il ? demanda Léonor effrayée.
– Ah ! madame, un grand malheur !…
– Quel malheur ?… Au fait, je dois m’y attendre. Quel malheur, voyons, parle !…
– Blessé ! Gravement blessé ! Comment ? Par qui ? Je ne sais ! Et comment est-il dans le parc à cette heure de nuit ?… Enfin il est étendu de son long au pied d’un tilleul… j’ai entendu ses plaintes… je suis descendue…
– Mais qui ? Mais qui donc, ma bonne Domenica ?…
– Il est trop blessé pour arriver jusqu’au logis. Ah ! madame, il vous supplie de descendre le voir… il pleure… il a des choses à vous dire avant de mourir…
– Domenica, c’est moi que tu fais mourir ! Me diras-tu de qui il s’agit !
– Mais, madame, je vous l’ai dit tout de suite. L’ai-je dit ? J’ai la tête perdue… enfin, c’est lui, madame… ce jeune gentilhomme qui vint dans la journée… le seigneur de Ponthus…
Léonor tressaillit et pâlit.
À l’instant, elle commença de s’habiller.
– C’est bien, dit-elle avec calme. Va me chercher l’intendant. Et vite.
Domenica obéit. Quelques minutes plus tard, Jacques Aubriot apparut, effaré. Léonor était vêtue. Elle fouillait un coffret contenant des onguents, de la charpie, des bandes de toile.
– Faites préparer une chambre, dit-elle. Faites descendre dans le parc un matelas pour transporter un blessé. Des hommes avec des torches. Vous-même, venez me rejoindre dans le parc, avec de la lumière. Conduis-moi, Domenica…
Domenica saisit un flambeau que lui désignait Léonor.
Elles commencèrent à descendre le vaste escalier de pierre, aux murs tendus de tapisseries dont les personnages mythologiques s’éveillaient sous les lueurs vacillantes de la cire, pour esquisser des gestes inachevés.
Et maintenant Domenica était pâle – plus pâle que Léonor.
– Où vas-tu ! Où vas-tu ! lui criaient les héros des tapisseries avec leurs gestes tronqués.
– Que fais-tu ! Que fais-tu ! lui disait tout au fond d’elle-même une voix… une voix qu’elle ne connaissait pas… la voix !… la voix que nul scélérat n’arrive à faire taire…
Quand elles mirent le pied dehors, le flambeau s’éteignit. Domenica fut secouée d’un frisson.
– Madame, balbutia-t-elle.
– Eh bien ! fit Léonor, conduis-moi au tilleul !…
Et elle s’élança, impatiente, la gorge serrée d’angoisse, éperdue de douleur.
Dans ce moment, Jacques Aubriot parut, une torche à la main ; ce coin du parc sortit soudain des ténèbres comme une vision qui s’évoque sur un écran noir en vagues lignes fuyantes, et Léonor vit un homme qui venait à elle.
Don Juan Tenorio !…
Léonor se tourna vers Domenica, et il suffit de son regard… une mortelle décharge de mépris : Domenica se couvrit le visage des deux mains, puis elle eut un faible gémissement, puis elle s’enfuit… elle s’enfuit vers la grille du parc, vers les dix pièces d’or qui lui restaient à recevoir.
Don Juan vint jusqu’à Léonor.
Elle le vit livide.
Toute cette scène lui apparut comme un rêve… Elle vit Juan Tenorio s’incliner, s’incliner très bas devant elle en murmurant d’insensées paroles d’amour, puis brusquement se redresser dans un mouvement d’impulsive fureur, et elle l’entendit qui, d’une voix changée, soudain rude et violente, disait :
– Vous voyez bien que je suis décidé à tout. Il faut me suivre. Une litière est là, à la grille de cet hôtel. Je vous emmène. Je vous emporte. Vous êtes à moi. Pas d’inutile résistance… Voyez !
Léonor se tenait ferme et droite, toute raide. Elle était encore en pleine possession de sa lucide vaillance… Le geste ou le mot qui pouvait déclencher la terreur ne s’était encore produit. Pourtant, elle n’avait aucune arme. Pourtant, aussi, elle n’eut pas besoin que don Juan les lui signalât : distinctement, elle vit une dizaine d’hommes solidement armés, de ces êtres qu’à la tombée du soir le bourgeois apercevait avec crainte aux carrefours de la ville, de ces figures impassibles et railleuses sur lesquelles jamais ne s’indique une lueur de pitié ; ils se tenaient à distance, formant demi-cercle.
Derrière elle, Léonor jeta un rapide coup d’œil vers la porte par où elle venait de sortir – possible retraite ; mais la porte avait été fermée et deux sinistres sacripants, la dague au poing, la gardaient, évidemment pour couper le passage à tout secours venu de l’intérieur.
Quant à l’infortuné Jacques Aubriot, il était là, pétrifié, sa torche à la main, vraie statue de la stupeur : seules, ses lèvres semblaient vivre, – peut-être récitait-il une prière, ou bien des vers de Virgilius ou d’Horatius…
Voilà ce que vit Léonor en ces trois ou quatre secondes qui s’écoulèrent depuis l’instant où s’enfuit Domenica, le guet-apens avait été admirablement réglé.
Ce qu’elle ne vit pas, ce fut l’organisateur de ce guet-apens, le metteur en scène, si nous pouvons dire : il se tenait hors du cercle de lumière, derrière un arbre, le visage dans un pli du manteau.
De là, sombre, pensif, pareil au génie du mal, Amauri de Loraydan surveillait son coup de théâtre…
Et Juan Tenorio acheva :
– Je vous aime, Léonor. Par ce qu’il y a de sacré au monde, je vous aime ! Par les puissances du ciel, je vous aime ! Par l’enfer où je vais plutôt que de renoncer à vous, je vous aime ! Ah ! je vous l’ai dit que vous connaîtriez l’amour de don Juan. Vous voyez de quoi il est capable. Vous voyez que la félonie même m’est bonne. Vous voyez que don Juan ne craint rien, pas même de se déshonorer à vos yeux, pas même votre haine. Venez, Léonor… venez de vous-même, venez sans que je vous prenne par la main, venez libre et fière, venez au bonheur, venez à l’amour…
Il s’arrêta, la contempla un moment, s’enivra de sa beauté.
« Ah ! folle, songeait Léonor. Ah ! misérable que je suis. Oui, bien misérable d’avoir oublié mon bon poignard ! »
Quelques secondes passèrent. Et soudain, Juan Tenorio la vit telle qu’elle était, raidie, dans une telle attitude de mépris qu’il recula d’un pas. Puis, tout aussitôt, son front s’empourpra. Une flamme jaillit de ses yeux. Quelque chose comme une rude imprécation gronda sur ses lèvres. Sa main se leva, s’abattit sur le bras de Léonor… Le geste qu’elle attendait, le geste qu’elle redoutait, le geste qui, d’un seul coup, anéantit cette sorte de calme où elle s’était réfugiée, qui déclencha l’horreur… Elle tenta de se rejeter en arrière, elle entendit qu’on donnait l’ordre de la saisir et de l’emporter, elle entendit venir les malandrins, et dans cette mortelle minute de terreur, ce fut un aveu d’amour qui monta de son cœur à ses lèvres, car d’instinct et sans qu’elle en eût conscience, c’est à celui qu’elle aimait qu’alla son appel désespéré, et ce fut un nom qui jaillit de sa gorge, et ce nom, c’était :
– Clother !
Don Juan eut un sourire de défi. Loraydan ricana. Les truands haussèrent les épaules. Jacques Aubriot murmura : « Hélas ! Le sire de Ponthus est loin !… »
Et de toute la puissance de sa foi en le seul secours possible pour elle, Léonor, d’une voix éclatante :
– Clother ! Clother ! Clother !
Et le sourire de don Juan se figea. Et Loraydan se renfonça dans l’ombre en proférant une malédiction. Et l’intendant transporté se mit à crier comme un insensé : Me ! Me adsum ! Et parmi les malandrins effarés se déchaîna la panique, deux d’entre eux tombèrent mortellement blessés à coups de poignard, deux autres roulèrent au loin, à demi assommés par le lourd pommeau de l’épée de Ponthus, et Clother était là, flamboyant, terrible. Clother frappait de la pointe, frappait d’estoc, frappait de taille. Clother venait de tomber sur la bande comme la foudre tombe sur un troupeau. Clother fou de la sublime folie, Clother fou de fureur et d’amour, Clother insaisissable, invulnérable, inexpugnable de par l’incalculable force que donne le mépris du péril, tantôt rampant, tantôt se ruant l’épée haute, tantôt à genoux, tantôt debout de toute sa hauteur, frappant de la dague à gauche, de la rapière à droite. Clother menait la bataille à la façon des grands héros de la chevalerie…
Deux minutes de cliquetis, de chocs cristallins, de chocs sonores, de jurons, de cris de douleur, de vociférations, deux minutes d’ouragan déchaîné… et la place fut nette.
Clother de Ponthus, alors, s’arrêta, échevelé, couvert de sueur, couvert de sang, le pourpoint en lambeaux ; il s’arrêta, et il regarda Léonor d’Ulloa…
Elle souriait…
Dans la bataille, tout près de la mort, on a de ces mots qui ne veulent rien dire et qui contiennent un monde. Elle dit :
– Alors… vous étiez là ?…
Clother fit oui de la tête. Son cœur tremblait…
– Sus ! Sus ! gronda une voix, enfiellée de rage. En avant ! À l’assaut ! À mort ! Tue ! Tue ! Tue !…
– À mort ! vociférèrent les truands.
– Tue ! Tue !
– En avant ! En avant !
Clother avait tressailli ; cette voix qui avait donné l’ordre de mort, il crut la reconnaître. Mais un rapide coup d’œil lui montra la bande qui, s’étant ressaisie et reformée à trente pas de là, venait à lui, en bon ordre, et renforcée de quelques spadassins accourus sans doute à quelque appel. Ils étaient douze maintenant, sans compter le chef de l’expédition qui venait derrière, le visage caché dans les plis de son manteau. Quant à Juan Tenorio, Ponthus ne le vit pas…
– À la chapelle ! dit Clother.
Léonor obéit aussitôt, et marcha vers la petite porte laissée grande ouverte par Clother au moment de son irruption. Ponthus marchait derrière Léonor, mais à la façon d’une arrière-garde protégeant une retraite ; il marchait à reculons, face aux assaillants.
Les sacripants ne couraient pas : ils étaient décidés cette fois à une attaque méthodique, comme s’ils eussent eu à combattre une bande pareille à la leur ; ils avaient devant eux un homme, mais ils savaient maintenant ce qu’exactement il valait.
Léonor atteignit la chapelle sans encombre et entra.
À ce moment, Clother vit que deux des assaillants, sous la conduite du chef inconnu, se détachaient de la troupe et pénétraient rapidement dans l’hôtel.
À son tour, il entra dans la chapelle, ferma la porte à clef, poussa les verrous, fit une rapide inspection et dit :
– Cette porte est en chêne plein et bardée de fer ; elle tiendra dix minutes.
– Nous ne resterons pas dix minutes ici, dit Léonor ; tandis qu’ils attaquent la petite porte, sortons par la grande et…
Elle s’arrêta.
À cette grande porte qu’elle signalait et qui donnait dans l’intérieur de l’hôtel, un bruit venait de se faire entendre. Clother s’élança et voulut ouvrir.
Trop tard ! Du dehors, on venait de fermer ! Et Clother entendit la voix… la voix qu’il reconnut alors… la voix de Loraydan qui disait :
– Ne bougez pas d’ici, vous autres, et tuez-le s’il essaye de sortir par là !
– Eh bien ? fit tranquillement Léonor.
– Eh bien, dit Ponthus, nous sommes prisonniers… Écoutez ! Des coups de marteau retentirent : pour plus de sûreté, on enclouait la grande porte, de façon à concentrer toute l’attaque sur la petite.
– Je vous défendrai jusqu’à la mort, dit Ponthus.
– Nous mourrons ensemble, fit Léonor.
Dehors, c’était le grand silence des nuits hivernales…
De chaque côté de l’autel, il y avait un espace libre, en sorte qu’on en pouvait faire le tour. Clother, après une rapide inspection, se mit à obstruer l’un de ces deux passages, le plus éloigné de la petite porte. Il y avait dans la chapelle des bancs, des chaises, des fauteuils. En quelques minutes, il eut échafaudé une suffisante barricade. Léonor le regardait faire avec un intérêt passionné.
– Ils vont démolir la porte, dit Ponthus. Quand ils entreront, vous vous réfugierez derrière l’autel. Ce sera notre dernière forteresse. Grâce à cet amas de sièges enchevêtrés, ils ne pourront pas nous tourner, et seront obligés d’attaquer le seul passage libre. Vous voyez que ce passage est étroit, je crois qu’ils ne passeront pas facilement. En tout cas…
Il traîna deux énormes bancs de chêne derrière l’autel, et les dressa debout, contre l’autel même. Et, contemplant son ouvrage, il eut un sourire de satisfaction.
Un coup violent retentit à la porte, suivi d’une bordée d’injures furieuses.
Et ce fut étrange, la question qui, alors, tout à coup, se présenta à l’esprit de Léonor et qu’elle formula tout aussitôt d’une voix de fierté où il y avait une nuance agressive :
– Vous étiez là, seigneur de Ponthus. Et c’est heureux, j’en conviens. Mais comment en pleine nuit avez-vous pu pénétrer dans l’hôtel d’Arronces ?
Clother tressaillit.
– Madame, dit-il simplement, je suis entré en escaladant la grille.
– Vous avez escaladé la grille ? Et pourquoi ? Que veniez-vous faire à la chapelle de l’hôtel d’Arronces, passé minuit ?…
Clother eût pu répondre :
« Je venais vous sauver ! »
C’était trop facile, ou trop compliqué, c’était loin de lui. La vérité lui vint aux lèvres. D’un coup d’œil, il désigna le sarcophage du commandeur d’Ulloa :
– Sous les dalles que couvre ce tombeau, dit-il, est cachée une cassette de fer. J’en ai été avisé par l’homme qui m’a servi de père, par celui dont je porte le nom vénéré sans connaître mon vrai nom à moi, par le noble, le bon Philippe de Ponthus !
Léonor frémissait d’étonnement et de pitié.
Elle apprenait tout à coup que Clother de Ponthus ne s’appelait pas Ponthus, qu’il était sans famille ! Que n’eût-elle pas donné pour pouvoir s’approcher de lui, essuyer ces yeux où elle voyait poindre une larme, et lui dire : Je serai votre famille, moi !… Elle balbutia :
– Ainsi, cette cassette que vous veniez chercher sous le cercueil du commandeur…
– Contient des papiers qui me disent le nom de mon père et celui de ma mère…
– Vous ne connaissez pas votre mère ?…
– Elle est morte. Je ne la connaîtrai jamais.
– Et vous ne savez même pas son nom !…
– Ni celui de mon père, dit Ponthus d’une voix plus sombre. Et il détourna les yeux… Léonor baissa la tête.
Lorsque Clother, timidement, ramena sur elle son regard, il la vit qui pleurait…
Il alla à elle, s’agenouilla à deux genoux et dit :
– Laissez tomber sur moi une seule de ces larmes, Léonor, et s’il faut mourir tout à l’heure, je mourrai avec le paradis dans le cœur…
Elle se baissa doucement, le prit par les deux mains et le releva en murmurant :
– Clother, je ne veux pas que vous mouriez…
Un flot de joie puissante monta au cerveau de Clother. Il devint très pâle et ferma les yeux.
Un coup formidable ébranla la porte…
– Voici l’attaque, dit Clother soudain sur ses gardes.
– Je suis prête, dit Léonor.
– Vous resterez ici, reprit Clother en jetant un vague regard autour de lui.
Ce regard se heurta à l’inscription qu’il avait déjà lue :
Ici repose
la très noble Agnès de Sennecour.
– Puisque cet hôtel est à vous, dit-il, on a dû vous en faire l’histoire. Avez-vous appris qui fut cette Agnès de Sennecour qui dort ici son dernier sommeil ?
– Je sais, dit Léonor, que l’hôtel d’Arronces lui a appartenu. Je sais qu’elle est morte de désespoir à la suite d’un cruel abandon qu’on ne m’a pas raconté…
– Morte de désespoir ? fit Clother pensif.
– Pauvre femme ! murmura Léonor, qui, par une naturelle et douloureuse association d’idées, évoqua sa chère Christa, morte, elle aussi, d’un cruel abandon. Hélas ! ajouta-t-elle, combien sont-elles celles que l’abandon a jetées au désespoir, à la honte, à la mort !
– C’est la pire scélératesse, dit Clother, et la pire lâcheté.
Sous un nouveau coup plus rude, la porte craqua, se fendit… au-dehors, il y eut un hurlement de joie.
– Savez-vous, demanda Clother, quel est le digne gentilhomme qui s’est fait le chef de ces truands et dirige cette noble algarade ?
– Je l’ai vu, dit Léonor, en pâlissant d’horreur. C’est Juan Tenorio…
– Non, dit Clother. Juan Tenorio n’est ici qu’un instrument de honte aux mains d’un maître. Le chef de l’entreprise, c’est celui-là même qu’on vous a ordonné d’épouser.
– Le comte de Loraydan !
– Lui ! Je l’ai, par deux fois, reconnu à la voix… Ne l’eussé-je pas entendu que je l’eusse peut-être deviné au soin qui a été apporté à l’organisation de ce guet-apens. Ainsi…
Un craquement terrible l’interrompit… le râle de la porte expirante.
Cette fois la porte, après s’être défendue de son mieux, succombait, éventrée. Une large blessure la balafrait du haut en bas. Clother fit un mouvement pour s’élancer.
– Je vous suis ! dit Léonor avec fermeté.
– Si vous voulez que je puisse me défendre, restez ici ! dit froidement Clother.
– Allez donc, et que Dieu vous garde !
Clother s’avança et atteignit la porte à l’instant où le brave Riquet-la-Besace, emporté par son ardeur, essayait de pénétrer par la brèche, sans attendre la chute de la porte ; il y eut dans l’ombre un rapide éclair d’acier, et Riquet-la-Besace, avec un hurlement de douleur, retomba en arrière dans les bras de ses camarades où, l’instant d’après, il rendit sa belle âme à Satan fort empêché sans doute de savoir qu’en faire.
Et ce fut alors un assourdissant concert de jurons, de malédictions, d’apocalyptiques menaces. Mais une voix rude commanda :
– Que personne n’avance tant que la porte ne sera pas jetée bas !
Il y eut un silence terrible.
Puis, soudain, un furieux coup de tête de bélier ; la porte eut un gémissement éperdu ; mais vaillante, elle tenait bon encore, cramponnée à ses gonds, d’un suprême effort, vraiment pareille à un être vivant qui ne veut pas tomber… et, à bien regarder, au fond… une porte éventrée… un homme poignardé…
Des lueurs de torches éclairaient cette scène et se répercutaient dans la chapelle en fantastiques reflets mouvants. Clother sentait sa tête s’égarer. Une intense douleur le poignait au cœur. Il eut, à travers la déchirure de la porte, un regard, et il compta les assaillants nombreux, solides, furieux, bien armés, et il vit Juan Tenorio, l’épée au fourreau, les bras croisés, et il vit Loraydan qui ne se donnait plus la peine de se cacher et s’activait à diriger la manœuvre, et alors Clother ramena son regard tout chargé de désespoir vers Léonor…
Et brusquement retentit le coup, le dernier coup de grâce à la porte expirante ; elle s’abattit ; un fracas ; une clameur sauvage ; une ruée frénétique ; des visages convulsés par la haine ; des bouches tordues par l’effort de l’insulte ; des éclairs d’acier ; et là, dans l’encadrement de la porte, ce fut le combat à outrance, le combat à mort ; Clother frappait, ah ! il frappait sans relâche ; insensé, l’esprit exorbité, n’ayant plus de vivant en lui que cette pensée qui lui battait la cervelle à coups redoublés comme l’inlassable refrain du flot battant le rocher : Je ne veux pas qu’elle meure ! Je ne veux pas qu’elle meure ! Je ne veux pas qu’elle meure ! Et à chaque plongée de son bras vers cette masse grouillante, il y avait un cri, un jet de sang, une malédiction, et la masse grouillante avançait d’un pas, de deux pas, parmi des rumeurs sourdes coupées de brefs silences, oui, elle avançait, elle franchissait la porte… Clother était perdu !…
En deux bonds, il fut derrière l’autel…
Les bancs qu’il avait dressés là retombèrent lourdement…
La bande entrée dans la chapelle s’était arrêtée ; elle se formait, cherchait son ordre d’attaque, elle se taisait, mais avec des grognements brefs de sanglier, et il y avait les rapides commandements de Loraydan.
Clother haletait. Il était hagard.
Il ne comprenait pas ce répit qu’on lui laissait.
Mais il comprit tout à coup : la bande commençait à démolir la barricade qu’il avait édifiée : l’autel allait être tourné par les deux côtés… c’était la fin.
Il regarda Léonor et lui dit :
– Je vais mourir… et vous…
– Donnez-moi votre dague, dit Léonor.
Elle était rouge de sang. Clother l’essuya et la lui remit. Et elle dit :
– Clother, j’ai compris votre pensée. Si vous mourez, je jure de n’être à personne en ce monde, je jure que Tenorio ne mettra la main sur moi que morte, je jure de me tuer quand vous n’y serez plus pour me défendre. Mourez donc en paix, sire de Ponthus, et recevez ici le baiser de votre fiancée…
Alors, avec un gémissement de joie sublime et de douleur effrayante, il la saisit, tout sanglotant, et ils s’étreignirent éperdument, lèvres contre lèvres et ce fut là le baiser de leurs fiançailles.
De la barricade, il ne restait plus que bien peu de chose.
Clother assura dans sa main l’épée de Ponthus, et il dit :
– Adieu, Léonor…
Elle répondit doucement :
– Adieu, Clother…
À ce moment, elle eut un violent tressaut, ses yeux se troublèrent, son visage prit les teintes du lis, elle trembla, elle éprouva le frisson des mystérieuses épouvantes, elle recula, sa main tremblante désigna à Clother la grande plaque de marbre sur laquelle était gravée l’inscription relative à Agnès de Sennecour et, affolée, les yeux égarés, elle bégaya :
– Est-ce donc la mort qui déjà vient nous prendre ?… Oh ! Clother, Clother ! Est-ce déjà la tombe qui s’ouvre pour nous ?
Clother regarda, et lui aussi, il vit !
Ah ! Il vit que la plaque de marbre, lentement, lentement, se rabattait… que la tombe s’ouvrait… oui ! la tombe s’ouvrait ! et, frappé d’horreur lui aussi, immobile, frissonnant, les cheveux hérissés, il attendit qu’Agnès de Sennecour, que la morte se dressât devant eux et lui dit : « Venez avec moi à l’éternel repos, venez loin des turpitudes et des hontes, loin de l’effroyable méchanceté des hommes, venez dans la mort sauveuse et protectrice, venez dans la tombe !… »
Ce ne fut pas Agnès de Sennecour qui apparut alors.
Ce ne fut pas le spectre de la morte…
Ce fut une gracieuse, une adorable apparition de vierge blonde, et vivante, ah ! bien vivante, et qui, dans un délicieux sourire, leur dit :
– Vite, venez, venez et vous êtes sauvés !…
C’était la fille de Turquand !
C’était Bérengère !…
Ah ! c’était un admirable, un merveilleux mécanisme de défense qu’avait imaginé Turquand !
Il y a des esprits qui s’arrêtent toujours à mi-chemin dans l’exécution d’une conception. Il y en a d’autres qui n’éprouvent de repos qu’au moment où ils ont pleinement et jusqu’au bout exécuté la conception. Turquand était de ces esprits qui ne veulent rien laisser au hasard de ce qu’il est humainement possible de lui arracher.
Son système de défense était un chef-d’œuvre…
Lorsque, réveillée par le signal d’alarme, Bérengère avait pénétré dans l’armoire et poussé le verrou qui en immobilisait le mécanisme, elle commença à descendre l’étroit escalier qui s’enfonçait dans l’épaisseur du mur, et bientôt, elle parvint à un petit caveau circulaire.
Les ordres de son père étaient qu’elle devait s’arrêter là, et attendre une nouvelle sonnerie avant d’aller plus loin.
Plus loin ?
Oui : il y avait une petite porte à ce caveau, et là, commençait une galerie souterraine.
Bérengère ouvrit la porte ; elle vit la galerie ; elle hésita, tourmentée par la curiosité qui, depuis longtemps, lui était venue, de connaître l’aboutissement de ce boyau souterrain.
– Dans ces alertes que mon père imagine pour m’habituer, murmura-t-elle, je me suis toujours arrêtée au caveau. Pourquoi n’entrerais-je pas dans la galerie ? Pourquoi n’irais-je pas jusqu’au bout ?
Elle alluma une bonne lanterne accrochée au-dessous d’une veilleuse qui brûlait continuellement dans le caveau et, résolue à savoir, pénétra dans la galerie.
Au moment où elle s’aventura dans ce sombre boyau de pierre dont la pâle lueur de la lanterne ne faisait que lui mieux montrer les menaçantes ténèbres accumulées devant elle, Bérengère eut un rapide frisson… elle sentit la peur s’abattre sur elle.
Et elle voulut revenir en arrière.
Mais alors, il lui sembla… c’est si difficile à dire, et pourtant… oui : il fui sembla qu’il fallait qu’elle allât plus loin, plus loin encore, jusqu’au bout… qu’il le fallait !
Et toute secouée de frissons, l’esprit assailli d’étranges pensées, elle s’élança en avant.
Ce fut ainsi qu’elle parvint à un caveau semblable à celui qu’elle venait de quitter, et là, aussi, commençait un étroit escalier de pierre ; elle monta bravement, et si elle eût eu l’idée de compter les marches, elle eût constaté que cet escalier était l’exacte reproduction de celui qu’elle avait descendu ; elle arriva dans une sorte de chambre étroite…
– Ici, ce n’est plus une armoire, fit-elle en souriant.
Elle se trompait… c’était, en un certain sens, une armoire… l’armoire de la mort… c’était l’intérieur d’un tombeau ! Elle s’en aperçut presque aussitôt en voyant dans une sorte de niche un cercueil de pierre… elle recula, frissonnante ; mais la curiosité est l’un des plus puissants aiguillons de l’esprit… Bérengère s’approcha, et sur la face latérale du cercueil, mot à mot, lentement, elle lut cette inscription :
Le 30e de décembre de l’an 1518, moi, Philippe, seigneur de Ponthus, ai déposé ici les restes de celle qui fut Agnès de Sennecour, morte d’avoir été trompée par François, roi.
– Le roi ! murmura Bérengère.
Et, comme avait dit Léonor… comme elles disent toutes, parole de pitié, de douleur, de crainte, peut-être :
– Pauvre femme !…
À ce moment, ses yeux tombèrent sur un papier placé en évidence au rebord même de la niche où reposait le cercueil d’Agnès.
Elle le saisit vivement, et reconnut l’écriture de son père.
Voici ce que disait Turquand :
« N’aie pas peur. Si tu es poursuivie, tu es ici sauvée. Retourne-toi. Face à ce cercueil, vois cette grande plaque de marbre. Elle est ornée de trois têtes d’anges. Appuie fortement sur la tête du milieu. La plaque va se rabattre en dehors. Une fois sortie de ce tombeau, tu relèveras cette plaque qui reprendra sa place. Mais aie bien soin d’emporter avec toi cet écrit, de façon que ceux qui te poursuivent ne puissent trouver le mécanisme. Hors du tombeau, tu seras dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Sors-en sans perdre une minute, et réfugie-toi chez mon confrère et digne cousin Jehan Lecoincte qui a reçu mes instructions. Adieu, mon enfant, je te bénis. »
Bérengère eut un soupir. Quelques instants, elle demeura pensive, les yeux fixés sur ces mots de l’inscription funéraire : Morte d’avoir été trompée par François, roi.
Puis, repliant soigneusement le papier, elle le remit à la place même où elle l’avait trouvé ; se conformant aux indications de Turquand, elle se retourna et se vit, en effet, en face d’une large plaque de marbre curieusement travaillé. Le principal motif de ces ornements consistait en trois têtes d’anges soutenues par des ailes. Bérengère s’approcha.
– Ainsi, dit-elle, si le secret de l’armoire de ma chambre était trouvé, si j’étais poursuivie, je n’aurais qu’à appuyer sur la tête de cet ange, et la porte du salut me serait ouverte… allons… retirons-nous… je sais maintenant où va la galerie souterraine…
Après un dernier regard sur le cercueil d’Agnès de Sennecour, Bérengère commença à redescendre l’escalier de pierre, mais soudain, elle s’arrêta, remonta vivement les marches descendues, colla son oreille à la plaque de marbre…
Les détails de l’affreuse bataille, les coups de bélier dans la porte de la chapelle, les cris, elle entendit tout cela distinctement ; elle écouta, le cœur palpitant, elle écouta les poignantes paroles d’adieu de Clother et de Léonor. Et elle comprit qu’il y avait là deux êtres jeunes, beaux sans doute, admirables, à coup sûr, d’amour et de dévouement et qu’à tout prix il fallait les sauver. Et elle songea à l’infinie reconnaissance qu’elle aurait, elle, pour qui, en pareilles circonstances, sauverait Amauri… son fiancé… le comte de Loraydan !
Oui, elle se dit qu’en actionnant la plaque de marbre, elle livrait à des inconnus le secret du mécanisme et de la galerie, et qu’elle détruisait peut-être la valeur d’un prodigieux travail exécuté pour elle, et qu’elle se condamnait peut-être soi-même à n’avoir plus aucun moyen de fuite et de salut si, un jour… si… elle pensa au cercueil d’Agnès !
Mais elle n’hésita pas !
Elle appuya sur la tête d’ange… la plaque commença à lentement s’ouvrir par en haut…
Le regard de gratitude éperdue que Bérengère reçut de Clother lui fut une noble récompense de son intervention. Déjà Léonor était dans le tombeau et, avec effusion, embrassait la fille de Turquand qui, simplement, murmura :
– C’est que, moi aussi, j’ai un fiancé !…
Clother allait passer, lui aussi…
À ce moment, dans la chapelle, les derniers préparatifs de l’attaque suprême étaient terminés, Loraydan avait formé deux bandes : une pour chacun des deux passages. La mort de Clother était certaine, – et non moins certaine la prise de Léonor.
Loraydan allait donner l’ordre.
À ce moment, disons-nous, et comme Clother allait suivre Léonor dans le tombeau d’Agnès, il entendit distinctement Juan Tenorio qui disait :
– Arrêtez, comte ! Avant l’attaque, j’ai un mot à dire à Clother de Ponthus…
– Venez ! Venez ! haleta Léonor.
Ponthus secoua la tête, se redressa de toute sa hauteur.
Dans le grand silence qui s’était fait, Juan Tenorio s’écria :
– Sire de Ponthus, êtes-vous là ?
– J’y suis ! répondit Clother.
– Êtes-vous sauf et en état de m’entendre ?
– Je n’ai pas une égratignure et vous entends à merveille.
– Eh bien ! écoutez donc : Clother de Ponthus, moi, Juan Tenorio, noble d’Espagne et l’un des Vingt-quatre de Séville vous défie en combat singulier, à outrance, et sur l’heure même, en le parc de l’hôtel d’Arronces. Je dis en combat singulier. Sur mon nom, sur ma foi, c’est donc que vous n’aurez d’autre adversaire que Juan Tenorio. (La meute eut un grognement. Mais Loraydan, avec un sourire sinistre, l’apaisa d’un geste, et fit signe à don Juan qu’il l’approuvait.) Mon honneur, mon nom, ma foi vous sont garants que les hommes ici présents ne vous chargeront pas. Si je suis tué, vous pourrez vous retirer en toute liberté sans que nul vous attaque. Clother de Ponthus, si vous acceptez la proposition loyale que je vous soumets, je continuerai de vous tenir pour un bon et brave gentilhomme comme vous êtes selon toute apparence. Mais si vous n’acceptez pas, je vous tiendrai pour lâche et félon et vous dénoncerai en tout lieu comme déchu de votre gentilhommerie. Sire de Ponthus, acceptez-vous mon défi ?
– J’accepte ! répondit Clother.
– Je vous approuve ! dit Léonor.
Et en même temps, elle eut un mouvement pour sortir du tombeau.
Clother se pencha vers elle :
– Léonor, dit-il, si vous ne partez pas à l’instant, je jure que je me tue devant vous…
Aussitôt, et tandis que Bérengère entraînait Léonor à demi défaillante, il se baissa, releva la plaque, la poussa dans son cadre où elle reprit sa place, avec un bruit sec du mécanisme. Un instant, il prêta l’oreille. Il entendit comme un vague murmure, puis plus rien. Clother eut alors un soupir de joie frénétique, il serra convulsivement dans sa main la poignée de sa rapière, et murmura :
– À nous deux, Juan Tenorio ! Épée de Ponthus, sois-moi fidèle !…
Clother, alors, remit son épée au fourreau, et s’avança dans l’intérieur de la chapelle, tout sanglant, tout déchiré… La meute des truands le vit venir, et instinctivement se recula en grondant. Juan Tenorio se découvrit. Et alors, les truands, d’un geste machinal qui traduisait leur craintive admiration, se découvrirent aussi…
– Clother de Ponthus, dit don Juan, je vous prie de me rendre cette justice que vous ne m’avez pas vu au nombre de vos assaillants.
– C’est la vérité, dit Clother. Je ne vous ai pas vu, et j’ai supposé que vous éprouviez quelque honte à prendre une part active au guet-apens organisé par monsieur (il désignait Loraydan d’un signe de tête). Je n’ai pas vu monsieur, non plus, et j’ai supposé qu’un excès de prudence l’obligeait à se tenir hors de portée…
– C’est bien ! gronda Loraydan, livide. Vous savez que je ne puis répondre parce que vous avez un défi à tenir vis-à-vis de don Juan Tenorio.
– Et vous oubliez, vous, que je vous ai porté défi à vous-même, dans la rue Saint-Antoine, en présence du commandeur Ulloa. Vous avez donc droit de priorité sur Juan Tenorio. Comte de Loraydan, vous ne trouverez ici ni Bel-Argent, ni Jean Poterne que vous avez payés pour m’assassiner… comme vous avez payé ces drôles…
Sous l’outrage, Loraydan se tenait tout droit.
Il souriait… C’était terrible.
– Vous ne trouverez pas non plus, continua Clother, de chambre secrète comme celle où vous m’avez enfermé par surprise pour m’y faire mourir de faim…
Loraydan devint un peu plus pâle.
Mais il continua de se taire.
– En revanche, acheva Clother, vous trouverez une épée, qui ne demande qu’à chercher le chemin de votre cœur, ou tout au moins la place où d’habitude les hommes ont un cœur. Est-ce que le moment ne vous paraît pas favorable ?
Loraydan eut comme un soupir.
Il s’avança près de Ponthus, se toucha la poitrine du bout du doigt, et gronda :
– Toutes les paroles que vous venez de prononcer et d’autres encore sont gravées là. Pour chaque lettre de chacune de ces paroles, je vous prendrai autant de gouttes de sang qu’il en faudra, jusqu’à ce que vous n’en ayez plus dans les veines. Quant au lieu et à l’heure, je prétends en rester le juge. Patience, monsieur de Ponthus, patience ! L’heure ne viendra que trop tôt pour vous…
Il se recula. Et il y avait sur son visage crispé un tel déchaînement de haine que don Juan frémit et que les truands s’écartèrent en silence.
Clother se tourna vers don Juan :
– Puisque monsieur le comte a peur et refuse de se battre, je suis à vous, seigneur Tenorio.
– Seigneur de Ponthus, dit Juan Tenorio, j’ai deux mots à dire à dona Léonor et vous demande la permission de vous quitter une minute, après quoi je suis votre homme.
– Allez, dit Clother.
Don Juan s’avança vers l’autel et le contourna par le passage de gauche. En même temps, Loraydan, mû par la même pensée, contournait l’autel par le passage de droite. Ils se rejoignirent et échangèrent un regard effaré.
– Eh bien ! fit Juan Tenorio, où est-elle ?
Loraydan ne répondit pas. Sombre et pensif, il scrutait la place.
Don Juan l’entendit qui murmurait :
– Il s’est passé là quelque chose d’étrange…
– Mystère ! dit Tenorio. Mystère dont M. de Ponthus pourrait seul nous donner la clef. Léonor, s’écria-t-il dans une explosion de douleur sincère, Léonor cruelle ! Comme vous jouez avec ce malheureux cœur qui vous adore ! Brisez-le ! Mais brisez-le donc ! Léonor, chère Léonor, qu’êtes-vous devenue ?
– Satan l’a emportée, dit Loraydan d’un ton de haineuse ironie. Tenez, seigneur Tenorio, ajouta-t-il en frappant du pied, elle s’est enfoncée dans les entrailles de la terre. Et rien n’y manque. Voyez. Un tombeau. La morte qui dort ici s’est levée, a ouvert sa tombe, et a montré à Léonor le chemin de l’enfer…
– Ne blasphémez pas, comte ! Léonor est un ange. S’il vous faut absolument croire à une intervention surnaturelle, tenez plutôt pour assuré qu’elle est remontée au ciel…
Et don Juan, vers le ciel, comme s’il eût espéré y revoir Léonor, leva un regard enflammé. Il eut léger cri de surprise et presque de déception :
– Je comprends le mystère ! Voyez, comte, voici la route qu’a prise Léonor…
Loraydan leva les yeux et, à une douzaine de pieds du sol, vit une fenêtre ouverte.
– Comment aurait-elle fait pour monter là ? dit-il.
– Et ces bancs ? Et l’aide de Ponthus ?
– Mais alors, gronda Loraydan, pourquoi Ponthus lui-même n’a-t-il pas…
– Clother de Ponthus n’est pas de ceux qui fuient, dit Juan Tenorio. C’est un rude adversaire ; il m’a, tout à l’heure, arraché plus d’un cri d’admiration. Quant à Léonor, elle a voulu partir pour me meurtrir le cœur. Dans le moment où vos sacripants enfonçaient la porte, ma hardie et fière Andalouse passait la fenêtre ! Ah ! la charmante, l’intrépide, la noble créature ! Quel cœur, mon cher comte, quel cœur ! Ma vie dans ce monde et dans l’autre pour la conquête d’un tel cœur !
Et Loraydan songeait :
« Que cette donzelle s’en aille au diable ou au ciel, par la porte ou par la fenêtre, peu importe, dès l’instant que je n’aurai plus à encourir la disgrâce du roi en refusant de l’épouser. Elle est partie ! Bon voyage !… Et d’une. Reste le damné Clother. Si Juan Tenorio le tue, tout est bien… S’il ne le tue pas… Oh ! il ne faut pas qu’il sorte vivant de cet hôtel… Il faut que cette nuit… Puisque je le tiens… Allons ! Allons préparer le traquenard… »
« Malheur sur moi ! se disait don Juan. Trois fois malheur ! Jamais je ne souffris pareille angoisse. Que vais-je faire de mon cœur, maintenant ? Ah ! Si Ponthus pouvait, d’un bon coup droit, me guérir à la fois du mal d’aimer et du mal de vivre ! »
Ses yeux s’emplirent de larmes, il se tordit les mains, et… soudain, sans nulle transition :
– Par le ciel, je n’y pensais plus, moi ! Un mot, cher comte, un mot : La litière…
– La litière ? fit Loraydan, l’oreille dressée, le regard de travers.
– Eh oui, la litière…
– J’entends bien, par la morbleu !
– Mon cher comte, vous n’entendez pas, je vois cela à vos sourcils froncés ; voyons, je veux parler de la litière qui m’attend sur le chemin de la Corderie… ma litière…
– La peste et la fièvre ! Expliquez-vous, seigneur Tenorio !
– Tenez, ne parlons pas de la litière…
– C’est cela, dit Loraydan qui esquissa un mouvement de retraite, à quoi bon parler de la litière ?
– N’en disons plus un mot, fit Juan Tenorio en retenant le comte par le bras.
– Tenorio, Clother de Ponthus vous attend !
Et en lui-même Loraydan, d’un rapide calcul, établit les services que don Juan pouvait lui rendre encore.
– Je ne sais pas pourquoi, continuait Juan Tenorio, nous parlerions de cette litière.
– Très bien. Partons…
– Mais quant au sac…
– Le sac ? Quel sac ?…
– Il est à moi. Cela va sans dire. Votre guet-apens, cher comte, a piteusement échoué, c’est le sort de tous les guets-apens trop bien machinés. Il faut, coûte que coûte, laisser un peu le hasard en faire à sa tête et lui tenir la corde un peu longue. Essayez de l’emprisonner, il se fâche et casse tout. Il n’est chef-d’œuvre de combinaison qui tienne… Vous avez eu le tort, mon cher comte, d’avoir tout prévu. Il ne faut pas tout prévoir. Hé ! Par le ciel, ce n’est pas ma faute si vous avez trop prévu, et si votre entreprise avorte. Le sac…
– Enfer ! Quel sac ?… Quel sac ?…
– Vous le savez. Appelons cela le sac. Car je vous avoue que, si je suis d’avis de laisser au hasard la bride sur le cou, je suis également l’ennemi des points sur les i, à plus forte raison, des points plus gros que les i. Disons simplement que le sac me reste et allons tuer ce bon Clother de Ponthus.
« Après tout, songea Loraydan, les coffres de Turquand sont larges et profonds. »
– Hé ! fit-il. Vous voulez parler de la somme qui était destinée à votre départ en Espagne ? Que ne le disiez-vous ! Elle vous reste, cela va de soi, elle vous reste !
« Quarante mille livres d’or ! ajouta-t-il en lui-même. C’est dur. Mais ce sacripant va me servir à étayer ma fortune… ce n’est pas trop cher le payer… »
– Ce n’est pas que la somme soit importante, acheva don Juan avec désinvolture, mais, loin de mes biens et de mon ladre d’intendant, je suis forcé de faire flèche de tout bois.
Et tout radieux, rasséréné, l’esprit libre, le cœur en place, il s’avança vers Clother de Ponthus.
– Monsieur de Ponthus, dit-il, je ne me pardonne pas de vous avoir fait attendre…
– Je ne vous en fais pas le reproche…
– Monsieur de Ponthus, je ne connais pas de seigneur aussi poli que vous…
– Seigneur Tenorio, vous m’accablez.
– Non, non, j’en atteste le ciel. Sire de Ponthus, peut-être êtes-vous fatigué de votre rude combat contre ces drôles. Peut-être ne jouissez-vous pas, à cette heure, de tous vos moyens de défense et d’attaque. Vous convient-il de remettre l’affaire à demain ?… Ou tel autre jour ?
– Je me sens, au contraire, tout dispos. Mais s’il vous est agréable de retarder notre duel à mort ?…
– Non, certes ! C’est pour vous que je parle. Mais j’aurais dû me dire qu’un Ponthus n’est jamais fatigué de vaillance et de gloire. Quel malheur de vous avoir pour ennemi !
– Seigneur Tenorio, jurez-moi que vous renoncerez à dona Léonor…
– Jamais !…
– Marchons, alors !
Et ils sortirent de la chapelle.
– Oui, continuait don Juan, allons nous entr’égorger, comme deux braves qui savent rire au nez de la mort. Au nez de la mort ! Est-ce que la mort a un nez, seigneur de Ponthus ? Non, elle n’en a pas. Ce n’est pas comme mon ahuri de Jacquemin ! Sire Clother, j’ai dans ma vie tué quelques braves et n’en ai nul remords. Si je vous tue, je vous assure que j’en aurai une peine qui ne finira qu’avec ma vie.
– Je tâcherai de vous épargner ce chagrin, dit Ponthus.
– J’en suis sûr. Et si vous me tuez… ce me sera une consolation que de l’être par vous, non par un autre !
Tout en échangeant ces politesses que ponctuaient force salutations, ils s’avançaient dans le parc, escortés de l’un des truands, porteur d’une torche.
Loraydan et la bande de sacripants étaient restés en arrière et formaient dans les ténèbres un groupe de démons en conciliabule…
Quel conciliabule ?
Ponthus et Juan Tenorio étaient arrivés jusqu’à la magnifique et large allée de tilleuls qui partait de la grille pour aboutir à l’hôtel.
– Ce lieu vous convient-il ? demanda Ponthus.
– À merveille…
– Eh bien ! faisons halte…
– Je le veux, bien que pour le plaisir et l’honneur de votre entretien, je fusse décidé à vous accompagner à l’autre bout de Paris. Seigneur de Ponthus, au cas bien improbable où j’aurais le dessus et vous expédierais ad patres, avez-vous quelques recommandations à me faire ?
Clother secoua la tête :
– Moi, j’en ai une ! dit Tenorio gravement. Si vous me tuez, je vous prie de répéter une dernière fois à Léonor d’Ulloa que je l’aimais de toute mon âme. Célestes puissances, astres radieux qui me regardez, arbres séculaires, soyez témoins. Et toi, âpre brise de cette nuit d’hiver, change-toi en un doux zéphyr de printemps parfumé pour aller porter à ma chère Léonor le dernier soupir de l’amant le plus fidèle que la terre ait porté !
Là-dessus, il dégaina et tomba en garde en disant au truand porteur de torche :
– Place-toi là, contre cet arbre, éclaire-nous bien, et regarde, et prends une leçon d’honneur !
Les deux épées cliquetèrent…
Le truand, alors, jeta un rapide regard vers le fond du parc, vers cette masse de ténèbres qui couvrait de ses voiles le conciliabule des démons…
Et il leva très haut sa torche…
Alors, du fond de la masse de ténèbres, surgit la furieuse ruée des démons. Alors éclatèrent les hurlements et les cris de mort, alors on entendit encore vociférer Tue ! Tue ! Tue !… Dans l’instant, la rafale fut sur Clother qui se vit entouré, enveloppé d’éclairs d’acier…
– Ah ! lâches ! cria Tenorio. Ah ! maudits ! Ponthus ! Ponthus ! Cette fois, vous ne serez pas seul contre cette truandaille ! Ponthus ! Ponthus ! je meurs si vous me croyez complice de cette trahison !
D’un bond, Clother s’était adossé à un arbre. Il cria :
– Juan Tenorio, je sais d’où vient ce coup de traîtrise, et que vous n’y êtes pour rien !
– Merci ! dit Tenorio qui s’élança.
Au moment même, don Juan s’affaissa, il lui sembla que le ciel venait de s’écrouler sur sa tête ou que, dans un coup de folie, il s’était jeté, crâne en avant, contre un mur.
Ce n’était pas le ciel… ni un mur. C’était le poing du fameux Amadis-la-Douceur… un marteau de forge, un poing dont Milon de Crotone eût été jaloux.
Sous le poing du célèbre sacripant, donc sous l’énorme choc, Juan Tenorio tomba, ferma les yeux, puis les rouvrit aussitôt, et en des brouillards de rêve, regarda la bataille à laquelle se mêlèrent soudain des personnages enfantés sans doute par son imagination. Et il délirait :
– Anges et archanges d’amour, allez dire à Léonor que Juan Tenorio meurt en l’adorant… Quel coup, quel coup, par le ciel ! Qu’ai-je reçu sur la tête ? Une montagne ? Oh ! les misérables ! Comme ils chargent ! Tenez bon, sire de Ponthus ! Ah ! comme il se démène ! À droite ! à gauche ! Comme il frappe ! Quelle épée ! Quelle adresse ! Quelle force ! Encore un qui mord la poussière ! Ponthus ! Ponthus ! Prenez garde à celui-là !… Très bien ! Un coup de dague au bon endroit !… Oh ! Il va succomber, le bon gentilhomme !… Je veux… je dois… non… je ne puis !… Entouré ! Il est entouré !… Holà ! Qui sont ceux-là ? D’où sortent-ils ?… Hé !… C’est mon bélître de Jacquemin !… Et le damné Bel-Argent !… Et ces deux que je ne connais pas ?… Ah ! misérable Corentin, tu viens pour achever Ponthus !… Non, non ! Ils lui portent secours !… Les voilà qui tombent sur les démons de Loraydan !… Quels coups, Seigneur ! quels coups ! quels cris ! quels cris d’agonie et de mort !…
Toute cette fantastique vision s’effaça soudain…
Don Juan s’était évanoui.
Quelques heures plus tard, au Louvre.
Amauri de Loraydan vient d’être introduit dans le cabinet du roi où se trouvent réunis Bervieux, capitaine des gardes, Bassignac, le valet de chambre, et Croixmart, le grand prévôt, tandis que d’autres gentilshommes attendent dans les antichambres le moment d’être reçus à leur tour.
Le grand prévôt cède la place au favori.
– Sire, dit Loraydan, il y a eu cette nuit une bataille à l’hôtel d’Arronces.
– Ah ! ah ! fait joyeusement le roi. Tu y viens, enfin ? Et, dis-moi, as-tu conquis la place ? Léonor d’Ulloa, cette jolie rebelle, s’est-elle rendue à merci ?
– Dona Léonor est en fuite, Sire !
– En fuite ?
– Je l’ai dit, Sire !
Le roi, qui s’attendait à quelque capiteux récit, eut un geste de colère. Il se leva, se mit à marcher furieusement à travers son cabinet.
– Voilà bien de nos muguets ! fit-il. Ils vont pour enlever une fille qui, par pur entêtement, se refuse à un honorable mariage, et ils la laissent fuir ! Et moi, je te dis que ce mariage se fera ! Il y va de mes intérêts, des intérêts de l’État ! Tu épouseras cette péronnelle, tu l’épouseras jour de Dieu !
– Sire, dit Loraydan, pour obéir aux ordres de Votre Majesté, j’étais résolu à passer outre au peu d’inclination que j’éprouve pour dona Léonor. Je n’ignore pas que Sa Majesté le roi d’Espagne a fait de ce mariage une condition à certains arrangements. Mon dévouement est absolu, Sire. J’ai demandé à Léonor d’Ulloa de m’agréer pour époux.
– Très bien. Et ensuite ?
– Elle a refusé. Je lui ai alors donné quinze jours de réflexion, la prévenant que si elle persistait à résister à vos ordres et à ceux de son souverain, je serais forcé d’en venir aux moyens extrêmes. Je crois avoir agi en bon gentilhomme.
– Oui, se mit à rire le roi, mais non en bon amoureux. Qu’est-ce que la gentilhommerie vient voir dans une affaire d’amour ? Comme tu es jeune encore et naïf ! Apprends qu’en amour, il est une sorte de loyauté qui n’a rien de commun avec la loyauté politique ou la loyauté de la vie ordinaire.
– Que voulez-vous, Sire, la loyauté est un vice dont je ne pourrai me défaire.
– Allons, c’est bien. Reste loyal, c’est l’honneur d’un gentilhomme… bien qu’en amour… Mais toi, tu avais un ordre. Il fallait l’exécuter…
– C’est ce que j’ai fait, Sire, car un ordre de Votre Majesté prime toute autre considération de vertu. Je me suis donc rendu à l’hôtel d’Arronces, avec une bonne litière…
– Ah ! ah ! Voilà qui prend tournure… continue !
– Et deux amis pour me prêter main-forte au besoin…
– Bravissimo, comme disent les Milanais. Continue ! ajouta brusquement le roi que ce mot milanais ramena soudain à des préoccupations d’un autre ordre.
– Il était minuit, Sire. Malgré l’heure, dona Léonor m’accorda l’audience que je fis solliciter par l’intendant de l’hôtel.
– Ah ! Tu vois ! Elle t’accorde l’audience… à minuit ! Au fond, elle ne demandait qu’à se laisser enlever. Toutes ces farouches mijaurées qui vous prennent de ces airs de vertu et d’indignation… Mais je me tais de peur d’en trop dire. Va, mon bon Loraydan.
– Eh bien ! Sire, je m’efforçai de prouver à la fille du commandeur la nécessité où elle se trouvait de me suivre. Et à la fin, elle s’y résigna. La violence que j’eus à déployer pour l’entraîner ne fut que pour la forme : Votre Majesté a admirablement compris tout ce qu’il y a de fragilité dans les résolutions d’une femme.
– Je m’y connais, je pense ! dit François Ier qui se renversa dans son fauteuil et caressa sa barbe. La vertu des femmes… heu ! bien fol qui s’y fie.
– Tout allait donc pour le mieux, et nous allions atteindre la grille du parc, nous allions arriver à la litière qui nous attendait, Sire… lorsque nous fûmes, mes deux amis et moi, rudement chargés par une vingtaine de truands…
– Bon ! cria le roi François en se tournant vers le grand prévôt. Cela devient intolérable, Croixmart. Il n’y a nulle sécurité dans la ville, dès que la nuit se fait. Bientôt, Dieu me damne ! on ne pourra plus courir les rues et s’amuser quelque peu sans s’exposer à perdre la vie. Comment ! Voici deux ou trois gentilshommes qui, en toute douceur, procèdent tout bonnement à l’enlèvement d’une jolie fille, et des misérables, lie de l’espèce humaine, osent les interrompre. Il faut que cela finisse, monsieur le grand prévôt ! Il faut que les scélérats soient punis…
– Oui, Sire, et la vertu récompensée, dit Croixmart. Il y a un moyen : cerner la cour des Miracles et y mettre le feu.
– Eh bien ! s’il le faut… Nous verrons… Continue, Loraydan.
– Il y eut donc bataille, et elle fut rude, certes. À la fin, nous parvînmes à mettre en fuite ces démons vomis par l’enfer, mais dans l’algarade, dona Léonor nous échappa…
– Il faut la rejoindre, jour de Dieu ! Et vite !…
– Ce sera difficile, Sire…
– Difficile ? Quand j’en donne l’ordre ?…
Amauri de Loraydan répondit au roi, et l’on eût juré qu’il dégustait ses propres paroles comme une délicate friandise :
– Je n’ai pas dit impossible, Sire. Il n’y a rien d’impossible quand le roi donne un ordre. J’ai dit seulement difficile… Difficile parce que dona Léonor a été emmenée par le chef des truands…
– Le chef ? Quel chef ?
– Oh ! certes, quelqu’un qui savait bien ce qu’il faisait, Sire ! Quelqu’un qui n’ignorait pas que si j’étais à l’hôtel d’Arronces, c’était pour obéir à mon roi…
– Jour de Dieu !…
– Quelqu’un, donc, qui visait plus haut que moi. Je n’étais rien pour lui, ni mes amis. Celui qu’on attaquait en nous, celui dont on voulait faire avorter les projets, celui dont on tournait en dérision la volonté sacrée, c’était le roi de France…
François Ier, sous les corrosives paroles de Loraydan, éprouva une réelle souffrance. Des pensées de représailles l’assaillirent. Et sa rage, sa fureur silencieuse, un instant, terrifièrent Loraydan lui-même. Le grand prévôt, immobile, tout raide, sombre incarnation de ces terribles représailles auxquelles songeait le roi, regardait cette scène avec la puissante et dédaigneuse attention de l’homme qui sait voir et entendre.
– Ce chef, murmura le roi, ce rebelle…
– Voilà le vrai mot, Sire : un rebelle !
– Comment le retrouver !… L’as-tu bien vu ?… Saurais-tu le reconnaître ?…
– Je le connais, Sire ! et Votre Majesté le connaît.
– Moi !
– Tout au moins par son nom : c’est celui-là même qui, un soir, dans le chemin de la Corderie…
– Assez, Loraydan, assez ! dit François Ier qui se leva tout agité… J’hésitais à faire saisir ce Ponthus, murmura-t-il. Voilà la récompense de ma faiblesse. Mais d’où me venait cette hésitation ?
Il tomba dans une profonde rêverie.
L’image pâlie et indécise d’Agnès de Sennecour se dressa dans son esprit. Et il revit Maugency. Et il revit Philippe de Ponthus à qui Agnès témoignait une si grande confiance. Souvenirs ! Lointains souvenirs ! Quelle est donc votre puissance ? Et d’où vient votre charme ?… Peu à peu, le roi s’apaisait. Peu à peu, sa rêverie le conduisait à des pensées plus douces.
– En se retirant, dit Loraydan, il nous a crié : « Allez dire à votre roi que je lui défends de marcher sur mes brisées et que Léonor d’Ulloa m’appartient… »
François Ier tressaillit. Une bouffée de sang monta à son cerveau.
Il s’assit à sa table, attira à lui une de ces feuilles de parchemin scellées de son sceau, qui attendaient là, messagères de joie ou de douleur, prêtes à porter une nomination ou une arrestation, un don royal ou la mort, et, rapidement, il écrivit :
Ordre à notre grand prévôt de saisir partout où il le trouvera, dans les deux jours pour tout délai, le rebelle Clother de Ponthus, fils de…
Il se tourna vers Loraydan :
– C’est bien le fils de Philippe de Ponthus ?
– Oui, Majesté.
Fils de Philippe de Ponthus, continua d’écrire François Ier. Le rebelle sera aussitôt conduit en notre château du Temple et soumis à la question ordinaire et extraordinaire jusqu’à ce qu’il avoue son crime. Le procès instruit, la sentence sera exécutée dans les vingt-quatre heures pour tout délai.
Le roi, avec un sourire aigu, relut ce qu’il venait d’écrire.
Puis il tendit à Croixmart la feuille de parchemin tout ouverte.
Le grand prévôt la lut mot pour mot, la plia froidement, et prononça :
– C’est bien.
On eût dit un coup de hache.
Lorsque don Juan revint au sentiment des choses, il se vit dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces, étendu tout de son long sur les dalles, et ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut le nez de Jacquemin Corentin dont la figure piteuse et grimaçante se penchait sur lui.
– Quoi ! murmura Tenorio, je revois encore en rêve ce drôle, ce faquin, ce bélître, ce Jacquemin ! Quel cauchemar, Seigneur ! Quand vais-je m’éveiller ?
– Vous ne rêvez pas, monsieur, dit Corentin mélancolique.
Et il continua d’humecter d’eau fraîche les tempes et le front du blessé.
– Que veux-tu dire ? s’écria don Juan. Vas-tu prétendre que c’est toi-même que je vois ici ?
– C’est moi-même, je le jure, dit Corentin.
– Et d’où sors-tu, en ce cas ? Et que fais-tu ici ? Et pourquoi t’es-tu absenté si longtemps ?
– J’étais en prison, monsieur.
– Et qui t’a permis d’aller en prison ?
En même temps, don Juan se relevait, et, avec l’aide du fidèle Corentin, se mettait debout. La tête lui tournait bien un peu ; mais en somme, il se tenait droit sans trop de peine, et ce malaise, grâce à la fraîcheur de la nuit – ou plutôt de la matinée – se dissipait assez vite.
– Voyons, reprit don Juan, ne viens-tu pas de m’avouer que, pour je ne sais quel crime, tu as été jeté dans un cachot du Châtelet ?
– Je n’en ai point parlé, monsieur, fit Corentin étonné. Mais il est très vrai que je sors de prison. Oui, monsieur ! Et il y a quelques heures à peine, j’étais, moi, Jacquemin Corentin, attaché sur le pilori de la Croix-du-Trahoir, d’où je devais être ramené, minuit sonnant, au Châtelet, pour de là, ce matin même, être reconduit à ladite Croix-du-Trahoir et y être pendu entre ciel et terre…
Don Juan se frappa le front, comme si une idée soudaine lui fût venue.
– Mais j’y pense ! s’écria-t-il. J’ai sur moi, non pas un onguent, mais une prière que certain évêque de mes amis composa tout exprès pour moi : « Quand vous serez à l’article de la mort, me dit ce saint et savant homme, récitez cette prière, et la mort vous semblera douce comme un sommeil paisible. » Veux-tu cette prière, mon bon Corentin ?
– Sur ma foi, monsieur, dit Jacquemin avec ferveur, je vous en serai reconnaissant toute ma vie !
– C’est-à-dire cinq ou six heures à peine.
– C’est vrai, hélas ! C’est tout ce qui me reste à vivre.
– Tiens, dit don Juan, voici cette prière, lis-la tout de suite !
Et il tira de son pourpoint un parchemin que saisit Corentin. Le pauvre garçon essuya ses yeux, et, à la faible lueur qui tombait de la veilleuse du sanctuaire, se mit à lire le parchemin.
Et bientôt, la feuille trembla dans ses mains…
L’instant d’après, il poussa un cri, un cri de joie terrible, le cri du condamné à qui, à la minute suprême, on accorde grâce pleine et entière ! Jacquemin courut à don Juan, et, se jetant à genoux :
– Ah ! monsieur, en croirai-je mes yeux ? Ou suis-je le jouet d’un rêve ?
– Quoi ? Que veux-tu dire, drôle ?
– La prière, monsieur, la prière !…
– Eh bien ? Qu’y trouves-tu à redire ?
– Ce n’est pas une prière, monsieur ! Ce sont lettres patentes m’accordant, de par le roi, remise de ma peine et ordonnant ma mise en liberté. Vive le roi ! Vive le roi !…
C’était en effet, l’ordre de grâce et d’élargissement que Loraydan avait remis à Juan Tenorio, à la Devinière, non sans lui faire observer avec une certaine aigreur que solliciter la royale clémence pour un valet lui avait paru un vrai gaspillage de son influence de courtisan.
Don Juan écouta Jacquemin Corentin lui rappeler qu’une fois déjà il avait été sauvé de la mort par le vénéré don Luis Tenorio. Et maintenant, ce qu’avait fait le père, le fils le recommençait avec la même magnanimité. Comme Jacquemin lui jurait qu’à partir de cet heureux moment, sa respectueuse affection allait se trouver décuplée, Juan Tenorio lui dit :
– Tu te calomnies, Corentin. Tu ne m’en aimeras ni plus ni moins, car tu es de ces cœurs infiniment rares qui, pour donner, n’attendent pas d’avoir reçu…
Mais ce genre d’effusion se trouvait à l’antipode de l’esthétique d’attitudes qu’il s’était tracée, ou plutôt qu’il avait adoptée d’instinct. Le brave Corentin, qui n’y voyait pas malice et ignorait l’art délicat de mesurer ses paroles, continuait à se frapper la poitrine et à certifier sa reconnaissance éperdue :
– Eh ! bélître, je ne l’ai pas fait exprès ! s’écria don Juan.
Et avec un sérieux qui fit frémir Jacquemin :
– N’en parlons plus, Corentin, tu vaux ton pesant d’or. Mais, dis-moi, qui m’a transporté dans cette chapelle ?
– C’est moi, monsieur, aidé de Bel-Argent. Nous voulions entrer dans l’hôtel pour vous déposer sur un lit. Mais un homme vêtu de noir et qui parle latin avec autant de facilité qu’un vicaire ou qu’un médecin, cet homme, donc, nous a fait une façon de sermon sur la vertu et finalement s’est opposé à votre entrée dans le logis : « Mettez-le dans la chapelle, a-t-il ajouté, car il est écrit que la maison du Seigneur doit rester ouverte à tout venant, même au plus coupable. » Bel-Argent, sur ce mot, a voulu lui tirer les oreilles et l’a menacé de l’étriper. Mais je l’ai calmé. Nous vous avons donc porté ici. Et Bel-Argent est parti rejoindre son maître, le seigneur de Ponthus…
– Ha ! fit don Juan pensif. Et qu’est-il devenu, le seigneur de Ponthus ?
– Après la bataille, quand les truands eurent pris la fuite, il s’est approché de vous, monsieur, il a examiné votre blessure, et il a dit : « Ce n’est rien. Bel-Argent, tu vas aider ce brave Corentin » c’est lui qui l’a dit, monsieur ! « à porter le seigneur Tenorio sur un lit de l’hôtel ; puis, tu viendras me retrouver. » Et, se tournant vers moi, il a ajouté : « Corentin, lorsque ton maître s’éveillera, tu lui diras que je suis à sa disposition pour le jour et l’heure qui lui conviendront, et que s’il veut me retrouver, je demeure chez dame Jérôme Dimanche, en face de la Devinière. » Là-dessus, nous sommes partis, vous, Bel-Argent et moi, c’est-à-dire, vous, porté par les épaules et les jambes, et…
– Vraiment ? interrompit don Juan pensif. Chez dame Jérôme Dimanche ?
– Oui, monsieur. Mais qu’avez-vous ?
– Rien. Continue.
Un frisson agita don Juan. Une seconde, ses yeux se révulsèrent. Il passa ses mains sur son front, et dompta l’étrange malaise qui lui venait, le malaise que, certainement, ne provoquait pas sa blessure… un malaise d’âme…
– Monsieur, dit Jacquemin, que voulez-vous que je continue ?
– Dis-moi un peu : que diable faisais-tu dans le parc de l’hôtel d’Arronces, au beau milieu de la nuit ?
– Nous avons bu à tire-larigot, moi, la Cicatrice, et l’homme qui a chaud aux yeux. Si bien que nous n’avons pas remarqué que Bel-Argent était parti. Le temps passait. Tout à coup, voici Bel-Argent qui revient. Il commence par vider une bonne demi-pinte. Puis il nous parle. Il nous raconte ce qui se passe à l’hôtel d’Arronces, si bien que mes cheveux s’en dressent d’horreur, il nous entraîne. Il nous dispose dans le parc, et nous convenons d’un signal. Alors, vous êtes arrivé avec le seigneur de Ponthus, et vous avez mis la rapière au vent. Et puis se produisit l’attaque des truands. Bel-Argent nous donne alors le signal, nous chargeons… quelle bataille, monsieur, quelle bataille ! Et quel lion que le sire de Ponthus !… Je fis de mon mieux, monsieur. Bel-Argent frappa comme un enragé. Les deux pourceaux se battirent en vrais braves et semblèrent y prendre grand plaisir. Tant et si bien que les derniers truands valides prirent la fuite et que nous demeurâmes maîtres du champ clos…
Ayant achevé son récit, Corentin attendit les légitimes félicitations auxquelles il avait droit.
– Jacquemin, dit don Juan d’un ton magnanime, passe pour aujourd’hui ; mais je n’aime pas que, de ton chef, tu t’octroies telles libertés, et si fantaisie te reprend d’aller en prison ou de me sauver la vie ou toute autre sottise pareille, n’oublie pas de m’en demander d’abord la permission.
Juan Tenorio, tout à coup, se sentit pâlir. Il se rapprocha de la petite porte et, avidement, aspira l’air glacial. Il lui sembla que ses nerfs se tordaient ou se tendaient à l’excès, il fut secoué de frissons tumultueux, il se fit peur à lui-même, non parce qu’il pensa que c’était là le début d’un mal, mais parce qu’il eut la sensation d’être envahi par une force diffuse faisant irruption dans son être par tous les pores à la fois… quelle force ? quelle force ? il ne savait pas… et qui l’a jamais su ?… disons : une force, voilà tout.
Don Juan était brave. Il résista violemment. Il refusa de se laisser prendre… la force s’enfuit, – il n’y a pas d’autre manière de dire… en vérité, la force s’enfuit.
Calmé, il leva les yeux vers le ciel où quelques étoiles achevaient de sombrer dans les gouffres de l’éther, lentement englouties par l’océan des buées montantes.
La force, à nouveau, attaqua Juan Tenorio.
La lutte fut terrible, la lutte invisible qui pour champ de bataille prenait cet homme immobile, raidi, les bras croisés.
– Monsieur, murmura Corentin, rentrez, rentrez ; vous grelottez. Seigneur ! quelle figure !…
Juan Tenorio se dit : « En effet, c’est peut-être le froid. » Et il rentra dans la chapelle, et il alla s’arrêter devant le sarcophage du commandeur Ulloa.
– Si vous m’en croyez, monsieur, allons-nous-en à la Devinière. Je meurs de faim…
Don Juan ne répondit pas.
Les bras croisés, tout raide, si raidi qu’il en semblait grandi, il haletait à coups précipités et d’un regard étrangement trouble, presque vitreux, fixait la statue du commandeur.
– Allons-nous en, répéta Corentin. J’ai faim, monsieur, je vous jure que j’ai faim.
Don Juan, cette fois, entendit :
– Eh bien ! dit-il d’une voix lointaine, qui nous empêche de dîner ici ? Nous serons trois…
– Trois ? fit Corentin.
Juan Tenorio se mit à ricaner :
– Trois. Nombre parfait. Moi. Toi. Lui…
– Lui ? grelotta Jacquemin.
– Lui. Ce brave chevalier qui dort là sur sa couche de marbre.
– Monsieur, vous me faites peur !
– Que dirai-je de moi-même, alors ?…
Corentin jeta un regard sur la statue. Il frissonna, recula d’un pas, se frotta les yeux, murmura :
– Non, non. C’est la faim qui me fait encore extravaguer. C’est curieux, oui, vraiment, que toutes les fois que la faim me tiraille…
Don Juan eut un profond soupir. Ses yeux se révulsèrent. Il fut sur le point de s’abattre. Il déploya l’énergie désespérée de l’esprit libre qui refuse l’emprise étrangère. Il se tint debout. Ses yeux reprirent un aspect presque normal. Il se secoua, éclata d’un rire farouche :
– Eh bien, Corentin, tu ne l’invites pas ?
– Qui ? Qui donc ?…
– Eh ! le commandeur, bélître ! le digne commandeur qui devait m’étouffer dans ses bras. C’est moi qui l’ai couché là, Corentin. Commandeur d’Ulloa, je vous dois une politesse…
– Monsieur ! monsieur ! cria Corentin. Ne jouez pas avec la mort.
Jacquemin Corentin, de toutes ses forces assemblées, tentait de détourner les yeux de la statue du commandeur et il n’y parvenait point. Il râla :
– Ce n’est pas possible. Je rêve. J’ai peur !
– Peur de quoi, imbécile ? Crains-tu que cet homme de pierre ne se lève de son lit funéraire pour t’emporter avec lui ?… N’aie pas peur : tant que je suis là, il n’osera pas !
Corentin, bégaya, ivre de terreur :
– Il a frémi, monsieur ! J’en jure sur le salut de mon âme ! Il a frémi !…
– Qui cela, drôle ?
– Lui !… L’homme de marbre !… La statue du commandeur !…
Don Juan éclata de rire, puis, admirant en tous sens le sarcophage :
– Beau tombeau, sur ma foi ! Rien n’a été épargné. On y a mis toute la pierre, tout le marbre qu’il fallait afin d’attester que le mort fut un homme de poids et digne de respect. Quand je mourrai, Corentin, je ne veux pas qu’on m’étouffe sous un tel amas. Sur quelque colline de l’Andalousie, dormir au grand soleil que tamise le feuillage grêle d’un olivier, dormir sous quelques pelletées de terre légère… Sanche d’Ulloa, je vous salue avec toute la vénération que mérite le marbre, pierre noble s’il en fut, car même pour les pierres les hommes ont inventé une hiérarchie…
– Monsieur ! monsieur ! hurla Corentin, les paupières se sont soulevées !… Dieu juste !… Elle vous regarde ! La statue… la statue du commandeur vous regarde !…
Juan Tenorio claquait des dents et, cependant, continuait de rire. Un peu de mousse lui venait au coin des lèvres. Son corps se raidissait violemment, et ses poings se crispaient.
– Sanche d’Ulloa, dit-il, je veux souper en tête à tête avec Votre Seigneurerie. Par une belle nuit de ténèbres et d’enfer, Corentin, nous viendrons ici, apportant en des paniers le plus fin, le plus somptueux dîner que le brave commandeur ait jamais fait dans la vie… On dit que c’était un rude mangeur, et qu’à l’occasion il savait boire… nous verrons cela…
– Juan Tenorio ! hurla Corentin. Fils de don Luis Tenorio ! Je vous dis, moi, que la statue… la statue du commandeur vous écoute !…
– Fort bien ! dit don Juan. Tu écoutes, statue du commandeur ?…
– Elle écoute ! gémit Corentin à bout de forces. Elle écoute ! Elle regarde ! Elle voit ! Elle entend !…
– Eh bien ! dit don Juan, puisque vous m’entendez, seigneur commandeur, me faites-vous la grâce d’accepter mon invitation ?…
Jacquemin Corentin jeta un cri déchirant et s’affaissa, évanoui.
Don Juan regarda la statue du commandeur.
Il recula d’un pas. Ses yeux s’exorbitèrent. Une pâleur cadavérique se plaqua sur son visage. Un effroyable soupir gonfla sa poitrine… cela dura quelques secondes.
Subitement, il reprit son sang-froid.
Autour de lui, il jeta un rapide regard. La clarté du jour avait eu la victoire, bousculé les ténèbres ; et elle occupait la chapelle. La vie, la renaissante vie des choses inanimées redonnait au monde sa rassurante apparence familière. Dehors, on entendit une dispute de moineaux autour de quelque trouvaille.
Don Juan éprouva une joie délicieuse, malgré la fatigue énorme qui l’accablait. Il murmura :
– Sur ma parole, j’ai cru un instant que cette statue levait la tête et, d’un signe grave, acceptait ma courtoise invitation. Quelle folie ! Mais, par le ciel, puisqu’il en est ainsi, je viendrai, oui, je viendrai souper ici, au nez et à la barbe du commandeur.
À ce moment, Jacquemin Corentin revenait à lui et se relevait péniblement.
– Vous avez vu ? fit-il.
– Quoi ?…
– Que la statue acceptait !… Qu’elle levait la tête !…
– Eh ! Tu pousses des cris d’orfraie, aussi ! La statue aura voulu voir quel impudent drôle venait ainsi la troubler… Allons, allons, rassure-toi, bélître, tu as pris pour une réalité ce qui n’était qu’un jeu de la lumière tremblotante qui, de ces vitraux, tombait sur la statue.
– Ah ! monsieur ! Prenez garde ! On ne joue pas impunément avec la Mort !
– Fais-moi le plaisir de garder pour toi tes réflexions saugrenues, épargne-moi tes impertinences, et suis-moi…
Il sortit tout empressé. Près de l’entrée de l’hôtel, il aperçut Jacques Aubriot entouré de serviteurs et servantes. Ce groupe immobile mais non silencieux braquait des yeux menaçants sur la petite porte de la chapelle. À la vue de don Juan, le silence se fit soudainement ; par contre, l’immobilité se changea en un vif et désordonné mouvement de retraite à l’intérieur de l’hôtel.
– Que diable as-tu fait à ces gens ? fit don Juan. Pourquoi ont-ils peur de toi ?
– Ma foi, monsieur, dit Corentin, c’est ici le domaine de la peur. Qui sait ? Ils ont peut-être vu… ce que nous venons de voir.
Juan Tenorio haussa les épaules.
Quand il eut franchi la grille du parc, il jeta un regard vers l’emplacement où, tout d’abord, Loraydan avait disposé ses hommes sur le chemin de la Corderie, et il eut un sourire de contentement : la litière était là. Il fit signe à l’homme qui la gardait. La litière s’approcha. Don Juan jeta un coup d’œil à l’intérieur et tout aussitôt, avec satisfaction, constata que le fameux sac ne s’était pas évaporé.
– Jacquemin, fit-il, prends ce sac. Et toi, l’ami, tu peux t’en aller, dit-il à l’homme de la litière.
Et il se mit en route, vif, léger, l’œil aux aguets, frais et dispos, comme s’il eût passé la nuit la plus tranquille, comme s’il n’eût pas perdu Léonor. Et au fond de son cœur, il y avait comme une sourde douleur. Mais il s’en accommodait, comme le malade finit par vivre avec son mal après avoir signé avec lui une sorte d’armistice.
Il passa devant la Maison-Blanche…
Derrière les vitraux de l’unique fenêtre dont les volets n’étaient point fermés, il y avait une femme, belle et jeune, mais le visage ravagé par une de ces douleurs avec lesquelles il n’y a pas de composition possible…
Dona Silvia, lorsqu’elle vit passer don Juan, n’eut pas un soupir, mais un léger frisson l’agita. Et quand il eut disparu, avec son indestructible amour, avec sa foi rigide, elle murmura :
– Seigneur ! Dieu de miséricorde ! Quand me ramènerez-vous à vous ? Faites, Seigneur, faites que je meure aujourd’hui… ou alors, si vous avez décrété que je dois vivre, donnez-moi la force de sauver son âme…
Sauver l’âme de don Juan !
Allègre et pimpant, don Juan arrivait à la Devinière, et montait à sa chambre.
– Dépose là ce sac, dit-il à Corentin.
– Il est lourd, monsieur.
– Quatre mille pistoles.
La figure de Jacquemin s’assombrit. L’algarade de la nuit prit soudain dans son imagination certain aspect étrange, et des soupçons s’élevèrent dans son esprit.
« Quoi ! songea-t-il, serait-il possible que le fils de don Luis en soit venu à pénétrer à main armée dans les logis isolés pour s’enrichir ? »
– Corentin, dit don Juan, prends mille de ces pistoles et enferme-les dans un sac plus petit. Puis, tu mettras les trois mille restantes dans ce coffre que tu refermeras soigneusement. Puis, avec les mille que tu vas prendre et moyennant lesquelles je veux payer une dette, tu viendras me rejoindre en la grande salle où je vais dîner, car tu m’as dit que tu avais grand-faim.
– Alors, monsieur, c’est moi qui ai faim et c’est vous qui… bon ! il est parti sans m’entendre. J’enrage de faim, et de soif aussi, mais c’est don Juan qui se met à table…
Il se procura dans l’auberge un petit sac et, mélancolique, entreprit l’opération que son maître lui avait commandée.
– C’est bien cela, réfléchit-il en voyant ruisseler les pièces d’or. La vérité échappe parfois à ce fieffé menteur, le plus menteur que la terre ait porté… Il aura été harcelé par quelque créancier intraitable, et, ne sachant où trouver les mille pistoles réclamées, il aura organisé l’attaque de cette nuit. Pendant qu’il y était, dix mille livres lui paraissant maigre chère, il en a pris quarante. Ah ! si j’osais… je jetterais tout cela par la fenêtre… Et qui m’en empêche ?… Mais non, pour cette besogne il y a bien assez de don Juan.
Tout en pestant ainsi, Jacquemin comptait scrupuleusement les pièces d’or ; une à une… Bel-Argent en eût prestement subtilisé une bonne vingtaine.
Ayant achevé son travail, Corentin, porteur du sac, descendit à la grande salle, où il trouva don Juan qui dépêchait une tranche de venaison.
– Te voilà ? Tu as le sac ? Bon. Suis-moi… Qu’as-tu à sourire d’une oreille à l’autre, bélître, et à rouler des yeux attendris ?
– Ho ! murmura Corentin, que fait le seigneur don Juan !… Quoi ! Il entre ? Oui, ma foi ! Il entre !… Seigneur, que va-t-il advenir ?
Don Juan se retourna.
– Viendras-tu ? Faudra-t-il aller te prendre par les oreilles ?
– Me voici ! gémit Corentin.
Et il suivit, il entra, lui aussi, il entra, comme de juste, il entra chez dame Jérôme Dimanche qui, à la vue de don Juan, demeura pétrifiée de stupeur, tandis que Denise jetait à celui qu’elle avait épousé de si bon cœur un regard de colère et d’indignation.
« Qu’il y vienne, songea la jeune fille, qu’il vienne encore ici fleureter, il sera bien reçu ! »
Dame Jérôme Dimanche sortit soudain de cet état de suffocation où l’avait mise la vue de don Juan. Résolument, elle plaça ses deux poings sur ses hanches et se planta devant sa fille comme pour la protéger. Don Juan la salua fort gracieusement et commença :
– Dame Dimanche, il y a eu entre nous quelques malentendus qu’il faut dissiper. Je suis homme d’honneur, vous le savez. Je veux donc à l’instant vous prouver que ce noir nuage de tempête doit se changer eu une de ces jolies nuées blanches que l’aurore vient dorer et qui, tel un beau cygne, vole paisiblement dans l’azur du ciel.
Dame Dimanche aspira un grand coup d’air, et dit :
– Que venez-vous faire céans ?
Don Juan prit dans les bras de Corentin le sac aux mille pistoles et le posa sur une table près de laquelle il se tint.
– Dehors ! gronda dame Dimanche. Hors d’ici, avec vos nuages et vos cygnes ! Dehors ! ou je crie au truand et au feu ! J’appelle le guet ! J’ameute le quartier !
– Dame Dimanche, vous ne savez pas…
– Je ne veux pas savoir !
Don Juan tira son poignard. Denise pâlit. Dame Dimanche poussa un cri perçant.
– Ma fille, nous sommes mortes !…
Don Juan leva son bras armé, tandis que Denise tombait à genoux et que la veuve commençait sa prière d’agonisante… il leva donc son poignard et, d’un coup vigoureux, éventra le sac aux pistoles.
Le geste fut imprévu, irrésistible.
Dame Dimanche, en un instant, sentit tomber sa colère et demeura éblouie.
Les pièces d’or roulèrent, s’écroulèrent en un joyeux fracas aux yeux de Denise émerveillée et de dame Dimanche suffoquée.
– Qu’est-ce là ? murmura-t-elle.
– La dot ! vociféra don Juan exaspéré. La dot ! La dot de Denise !…
– La dot ?
– Mille pistoles ! Dix mille livres ! Dix mille !
– Ho ! fit dame Dimanche. Que ne le disiez-vous plus tôt, mon digne seigneur ?
– Eh ! par l’enfer de Satan, vous ne m’avez pas laissé placer un mot. Sans quoi, vous sauriez que mon intention fut des plus louables. Le mari de Denise vous le dira lui-même.
– Le mari ? balbutia dame Dimanche, dont la tête s’égarait.
– Le mari ? répéta Denise avec curiosité.
– Quel mari ? Quel mari ? reprit la veuve. Il n’y a pas de mari !
– Il y a une dot, fit don Juan. Donc il y a un mari.
Ce raisonnement pétrifia la veuve et parut irréfutable à Denise. Dame Dimanche était d’ailleurs subjuguée par la vue des jolies pièces qui jonchaient le carreau devenu une prairie où il n’y avait qu’à se baisser pour cueillir des boutons d’or, fleurs de printemps, apaisantes fleurettes.
– Voici la dot ! dit don Juan, qui montra les pistoles – et voici le mari, ajouta-t-il, en désignant Jacquemin Corentin.
« Ah ! ah ! se dit Corentin, dégrisé. Je comprends, maintenant ! »
– C’est là le mari de la dot ? fit dame Dimanche, sans trop savoir ce qu’elle disait.
– C’est Jacquemin Corentin, dit timidement Denise.
– Je n’y comprends rien, se disait la veuve, mais la dot est là, solide et fort propre, c’est l’essentiel. Dix mille livres ! La tripière va en faire une maladie.
« La bataille de cette nuit, pensa don Juan, la bataille de l’hôtel d’Arronces à coups de dague et d’épée ne fut qu’un jeu d’enfant auprès de la bataille que je viens de soutenir et gagner à coups de mensonges. Don Juan, je t’admire… »
Et il s’essuya le front.
– Allons, Jacquemin, reprit-il, embrasse ta femme.
– Halte ! dit dame Dimanche. Le mariage fut fait en bonne et due forme, je le veux bien. Et c’est l’habitude parmi les nobles d’Espagne de procéder ainsi que vous fîtes, j’y consens, d’autant que la dot est telle que les voisines en auront la jaunisse, bien sûr. Mais nous ne sommes pas de noblesse, et nous sommes ici rue Saint-Denis…
– Vrai cœur du beau pays de France, dit Corentin.
– C’est pourquoi, continua la veuve, je prétends que les épousailles soient recommencées, et ce, par le mari lui-même présent de sa propre personne et non de la vôtre, si honorable qu’elle soit. Jusque-là, le bon drille n’embrassera pas ma fille. Il aura permission de venir deux fois la semaine dire un petit mot d’amitié à Denise.
– J’y consens, dit don Juan.
– Deux précautions valent mieux qu’une. Ma fille n’en mourra pas pour être doublement mariée.
« Ho ! songea Corentin, voilà un cas de bigamie auquel les juges n’ont pas pensé ! »
– Nous conviendrons donc du jour, acheva dame Dimanche, et retournerons à Saint-Merri une fois encore.
– Et cette fois sera la bonne, assura Jacquemin.
– Eh bien ! Corentin, reprit don Juan, puisque tu en as permission, dis un petit mot d’amitié à ta femme.
Jacquemin pâlit un peu, et ses yeux se troublèrent. Il loucha un moment vers la porte comme s’il eût quelque envie de décamper. Mais se résignant soudain au courage, il s’avança vers la jeune fille, lui prit la main, et dit :
– Denise, je ne sais si vous m’aimerez un jour, car les miroirs ne m’ont jamais renvoyé qu’une image peu propre à mériter l’amour des filles. Ce que je puis vous assurer, c’est que mon cœur, pour si humble qu’il soit, est tout plein de vous. S’il ne faut que mourir pour assurer votre bonheur, je mourrai bien volontiers. Quand vous m’aurez fait cet honneur et cette joie de devenir ma femme, je vous promets de m’employer de mon mieux à ne jamais vous faire regretter de m’avoir accepté de préférence à d’autres, sans aucun doute plus dignes de vous offrir leur vie avec leur nom…
Voilà ce que dit Jacquemin Corentin. Et ces paroles modestes mais si franches et si fermes aussi, ce fut d’un accent de vraie sensibilité qu’il les prononça, si bien que dame Dimanche s’essuya les yeux du coin de son tablier, et s’écria :
– C’est ma foi, fort bien dit. Et c’est bien plus beau que les étoiles ; les perles et les châteaux en Espagne, soit dit sans vouloir faire tort à ce vénérable seigneur.
Quant à Denise, c’était une fille de grand sens et de fort bon cœur.
Tout simplement, elle fut émue.
Elle tendit la joue et, baissant les yeux :
– Puisque nous sommes mariés et que nous devons même nous remarier, vous pouvez bien m’embrasser ; il n’y a pas de mal à ça…
Et Corentin, cette fois, fut terrifié.
– Seigneur, je suis perdu ! s’écria-t-il en son for intérieur. Ah ! mon nez ! Maudit nez ! Que n’ai-je écouté don Tenorio qui voulait m’en couper la moitié !
Pourtant, il fallut s’exécuter.
Il courba donc sa longue échine flexible, ferma les yeux, invoqua les saints, et, avec la soudaine résolution qu’inspirent les grands désespoirs, embrassa la petite Denise. Oui, il l’embrassa sur les deux joues !…
Il était midi lorsque don Juan fut réveillé par maître Grégoire qui, le bonnet à la main, lui disait :
– M. le comte de Loraydan est là, qui demande audience à monseigneur…
– Audience ? fit la voix dure de Loraydan qui entra à ce moment, en fronçant les sourcils. Allons, maître Grégoire, vous savez votre métier. Mais tirez-vous de là, et ouvrez ces rideaux…
Maître Grégoire s’empressa d’obéir au deuxième de ces ordres, mais avant de se retirer, il demanda s’il fallait dresser la table de monseigneur, à quoi don Juan répondit qu’en effet il mourait de faim, mais qu’il ne voulait pas descendre à la grande salle.
À l’instant, il fut debout, et supplia Loraydan de patienter quelques instants en la salle voisine qui lui servait de parloir.
Et quelques minutes, en effet, lui suffirent pour se rafraîchir, refaire sa toilette, redevenir le don Juan impeccable d’allure et de costume qu’il était à son ordinaire.
Lorsqu’il alla rejoindre Loraydan, des garçons, sous la conduite de maître Grégoire, apportaient la table toute servie. Loraydan, prié de faire honneur au repas, assura qu’il avait dîné, et accepta seulement un verre de vin d’Espagne.
Don Juan se mit donc à table, et attaqua tout aussitôt, avec fougue.
Loraydan venait avec des intentions plutôt hostiles.
Il était furieux, ce digne comte. En y songeant, il avait calculé que don Juan lui coûtait beaucoup trop cher et il venait lui signifier qu’il eût à ne plus compter désormais sur sa bourse, – c’est-à-dire, en fait, sur celle de maître Turquand.
Loraydan l’attaqua rudement, avec une grossièreté voulue.
– Avouez, seigneur Tenorio, avouez que je vous ai jusqu’ici rendu beaucoup plus de services que vous ne m’en avez apporté. Dans le chemin de la Corderie, je vous ai, en fait, sauvé d’une accusation capitale. Chargé par votre souverain et par le mien de vous chercher et de vous tuer, je vous ai fait mon ami. Je vous ai prêté une première fois vingt mille livres, une deuxième fois quarante mille. Qu’avez-vous fait pour moi ? Vous n’avez même pas réussi à me débarrasser de cette Léonor d’Ulloa, et je viens vous avertir…
Loraydan s’arrêta court, demeura effaré.
Don Juan s’était renversé au dossier de son fauteuil et partait d’un éclat de rire qu’il semblait vouloir en vain réprimer, et cette fois, c’était le franc rire clair et sonore, d’une folle gaieté juvénile et sincère.
– Enfer ! gronda Loraydan.
– Cher comte…
Et le rire fusa, éclata de plus belle.
– Jamais on ne m’a ri ainsi au visage, dit Loraydan soudain debout, la dague au poing.
– Grâce, comte, vous allez me faire mourir !
Et renversé au dossier du fauteuil, don Juan riait à perdre haleine.
Loraydan, livide, leva le poignard.
– Tenorio, je vais obéir aux ordres que j’ai reçus ! Tenorio, je vais frapper !
– Frappez ! Tout vaudra mieux que de mourir bêtement d’un éclat de rire !
Et le fou rire le secoua plus irrésistible, plus gai, plus clair, inextinguible.
Loraydan jeta son poignard à l’autre bout de la pièce, et alors, subitement, Juan Tenorio reprit son sang-froid. Il s’essuya les yeux et avec une sorte de gaieté amère :
– Daignez vous asseoir, seigneur comte. Eh ! par le ciel, si je vous ai offensé, je vous en rendrai raison. Mais sur mon âme l’intention d’offense était bien loin de mon esprit. Buvez, cher comte, je reconnais ce vin, j’y reconnais les flancs maternels de la montagne brûlée de soleil et d’amour, j’y reconnais le parfum puissant tout chargé de volupté que j’aspirais jadis ; buvez, buvez cette joie, buvez cette volupté, buvez cet amoureux rayon de soleil. Cher comte, vous êtes un parfait gentilhomme, j’aime votre sombre orgueil parce qu’en ses profondeurs il me semble entrevoir des fantômes qui rampent et s’enlacent, et toujours j’aime l’ami des fantômes parce qu’ils sont peut-être les seuls êtres réels de la vie. Mais laissez-moi vous le dire, cette pauvre vie, vous la prenez par trop au sérieux. J’aimerais vous voir rire, parfois, ou tout au moins sourire. Buvez, vous dis-je. Je vous jure que cette liqueur porte en elle de puissantes vertus et, si j’ose dire, des maléfices de bonheur.
Loraydan demeura tout étourdi de ce discours, si étourdi que, machinalement, il vida son verre empli de ce vin qui, en effet, se trouvait fort délectable, vu que maître Grégoire, pour le faire venir du bon endroit, ne ménageait ni temps, ni peine, ni argent.
– Seigneur Tenorio, dit Loraydan, ce vin est, en effet, digne de louange, mais vous le faites payer un peu cher…
– Qu’est-ce à dire ? se hérissa don Juan.
– En l’assaisonnant de sermons à damner le gentilhomme le plus patient. Vous êtes bavard, seigneur Tenorio !
– Eh ! cher comte, le bavardage est précisément aux entretiens ce que le vin pétillant est à un solide repas. Bavard ? Voilà, sur ma foi, une louange qui me va droit au cœur et me prouverait votre politesse raffinée, s’il était besoin de prouver chez vous cette suprême qualité de gentilhomme.
« Se moque-t-il de moi ? » songea Loraydan.
– Quoi qu’il en soit, reprit-il, permettez-moi de vous informer sans fard que je n’ai plus d’argent.
– Eh quoi ! se pourrait-il ! s’écria don Juan, qui se leva tout empressé.
– Il se peut si bien que je suis venu tout exprès vous aviser…
Mais don Juan le saisit par la main, l’entraîna dans sa chambre, et, ouvrant le coffre :
– Cher comte, dit-il, voici les quarante mille livres de la litière, intactes, c’est-à-dire allégées seulement de quelque dix mille livres dont j’eus besoin.
« Dix mille livres déjà ! se dit Loraydan. Quel bourreau d’argent est-ce là ! »
– Puisez, comte, puisez à pleines mains, poursuivit don Juan. Ne craignez pas de me laisser à sec : rien ne peut ruiner Juan Tenorio, acheva-t-il gravement, tandis que, du coin de l’œil, il surveillait le comte, se demandant avec terreur de quelle somme il allait être dépouillé.
– Vous êtes donc bien riche ? fit Loraydan, non sans une pointe de respect et d’envie.
– Ne craignez pas de me causer quelque gêne. J’ai été averti que, par un courrier rapide, mon intendant m’envoie un ou deux milliers de doublons…
– S’il en est ainsi… dit Loraydan.
« Ho ! songea don Juan. Commettrait-il bien l’infamie de me prendre au mot ? »
Et il s’apprêta à vivement refermer le coffre.
– S’il en est ainsi, acheva Loraydan, me voici sans inquiétude sur votre compte. Refermez donc votre coffre, seigneur Tenorio. Pour aujourd’hui du moins, je n’userai point de vos bons offices.
– Ce m’est un crève-cœur que de le fermer sans que vous ayez consenti à y puiser, dit don Juan.
En même temps, il refermait le coffre et s’asseyait dessus. Mais se relevant aussitôt, négligemment il ajouta :
– Je suis tout à votre service, comte, car Juan Tenorio aime à payer ses dettes…
– N’en parlons pas, dit Loraydan.
– Celle que j’ai contractée vis-à-vis de vous m’est sacrée.
– Ho ! Vraiment…
– Dette de reconnaissance, cher comte, de reconnaissance et d’amitié.
– Vous me voyez confus…
– Non pas !… Et maintenant que j’ai acquitté ma dette envers vous, je voudrais bien aussi m’acquitter vis-à-vis d’un autre.
Et don Juan, pensif, se dirigea vers la fenêtre près de laquelle il s’arrêta, et où Loraydan le rejoignit en disant d’un ton très sérieux :
– Cet autre, je n’en doute pas, sera aussi satisfait que moi de la façon dont vous vous acquittez.
– Oh ! fit don Juan avec insouciance, ce n’est plus là une dette d’argent… une dette d’épée.
– Une dette d’épée ? fit Loraydan qui dressa l’oreille.
– Oui, oui… ce brave gentilhomme, Clother de Ponthus… je dois me battre avec lui.
Loraydan pâlit.
– C’est juste, dit-il froidement. Où et quand vous rencontrez-vous avec lui ?
– Ma foi, je n’en sais rien, reprit don Juan. Mais je vais le lui demander à l’instant même. Il n’y a rien de plus mauvais qu’un duel refroidi.
– Et où cela, je vous prie ?
– Mais chez lui. La politesse veut que je me rende moi-même chez ce bon gentilhomme pour l’informer du grand désir que j’ai de lui couper au plus vite la gorge. J’y vais. Je n’ai que la rue à traverser. Il loge là, en face.
Loraydan étouffa un rugissement de joie furieuse.
– C’est vrai, Ponthus loge là, en face. Je l’avais, ma foi, oublié.
– C’est que vous n’avez pas la rancune vivace, comte.
– C’est exact. C’est pourquoi j’avais oublié que le sire de Ponthus loge, là, en face.
– C’est bien cela : chez dame Jérôme Dimanche.
– Chez dame Jérôme Dimanche, c’est vrai…
– Eh bien, cher comte, sortons donc, je vous prie. M’accompagnez-vous chez Ponthus ?
– Un instant ! dit Loraydan. Avez-vous encore de ce vin d’Espagne ?
– Ah ! ah ! vous y tenez ?
Et don Juan s’en fut quérir verres et bouteilles. Loraydan se mit à vider à petits coups le verre que don Juan venait de lui remplir. Tenorio le regarda, et dit :
– Qu’avez-vous, comte ? Vous êtes tout pâle. Sur mon âme, vous semblez sortir de la tombe !
– Rien, fit Loraydan. Un étourdissement. Ce vin va me remettre. Et tenez, il n’y paraît plus. Ah ! que vous aviez raison, mon cher seigneur ! C’est du soleil, ce vin ! C’est de la joie ! C’est du bonheur ! Ah ! je me sens revivre… Vraiment, vraiment, Juan Tenorio, vous êtes mon meilleur ami, et je ne connais pas d’aussi charmant gentilhomme…
Don Juan jeta du coin de l’œil un regard inquiet sur le coffre, et songea :
« Je suis pris ! Il va m’emprunter quelque forte somme, me ruiner peut-être ! »
– Tenez, cher Tenorio, le remords m’étouffe, et quand j’y songe, le rouge m’en vient au front…
– Il n’y paraît pas, cher comte, vous avez un front livide à faire peur. Mais à quel propos ce remords ?
– Nous disions donc, reprit Loraydan avec effusion, que je vous ai remis d’abord vingt mille livres, et puis ensuite quarante ? Si bien je compte, cela fait soixante.
– Vous comptez à merveille, dit don Juan.
Et résolument, il alla se rasseoir sur le coffre.
– Eh ! non, justement !…
– Comment ?
– C’est un compte boiteux, anguleux, mal bâti, un compte qu’il faut redresser et arrondir.
– Comment l’entendez-vous ? demanda don Juan dont la méfiance s’exaspérait et qui, de tout son poids pesait sur le coffre.
– Par la mort-dieu, se mit à rire Loraydan, je l’entends comme il faut l’entendre. Soixante ne font pas un compte avouable. Mais cent ! Cent mille livres ! Voilà ce que j’appelle un compte rond. Il en résulte, cher seigneur, que je vous suis redevable de quarante mille livres que vous ferez prendre chez moi quand vous voudrez.
– Ah ! si c’est là ce que vous voulez dire, fit don Juan ébahi, j’avoue que vous avez une façon de compter tout à fait délicieuse. Mais vous juriez tout à l’heure…
– Que je n’avais plus d’argent ? De là, mon remords. Que voulez-vous, j’avais l’esprit malade, j’avais très mal dîné, le vin d’Espagne a réparé tout cela. J’espère que vous me pardonnez cette faiblesse.
– Ma foi, oui, cher comte. Et de grand cœur j’accepte de redresser et arrondir la somme, puisque vous semblez y tenir et que cela vous peut décharger d’un remords. Vous dites donc que dès demain ?
– Dès aujourd’hui, si vous le désirez. Envoyez en mon hôtel. Les quarante mille livres seront prêtes. Sur ce, je vous dis adieu, car je suis appelé par quelque affaire pressante, au Louvre, et regrette fort de ne pouvoir vous accompagner.
Là-dessus, Loraydan se dirigea vers la porte, laissant don Juan stupéfait de ce dénouement inattendu d’une situation qui n’avait pas laissé que de l’inquiéter.
Mais tout à coup, Loraydan revint sur ses pas :
– À propos, cher seigneur Tenorio, c’est aujourd’hui même, disiez-vous, que vous voulez vous battre avec le sire de Ponthus ?
– Sur l’heure même. Ponthus est galant homme. Quand je lui aurai expliqué que je me trouve aujourd’hui parfaitement dispos, agile, les nerfs et l’esprit avides d’aventures, je ne doute pas qu’il accepte de venir à l’instant se promener avec moi sur le pré aux Clercs.
– Ah ! fit Loraydan d’une voix faible.
– Ne craignez rien, dit Juan Tenorio. Je me sens en train. Je suis sûr de le tuer.
Loraydan frissonna.
Lui tuer Ponthus ! Lui arracher sa vengeance !…
– Seigneur Tenorio, dit-il d’un ton rude, je vous prie par amitié pour moi, de remettre à demain ce beau projet. La vérité, c’est que je vais avoir besoin cette nuit d’un ami sûr, et j’ai pensé à vous.
– Merci, comte !…
– Si vous alliez être blessé ?… Tenez, je vous demande de ne pas même sortir de la Devinière avant demain. Me l’accordez-vous ?
Don Juan étonné considérait Loraydan avec un vague sentiment d’horreur qui lui venait il ne savait d’où ni de quoi. Loraydan vit qu’il hésitait :
– Votre parole ! gronda-t-il. Votre parole que vous ne sortirez pas de votre chambre tout ce jour et toute la nuit prochaine ! Don Tenorio, je viens de vous faire don de quarante mille livres. Le roi lui-même ne donne pas quarante mille livres sans qu’il y soit contraint par la nécessité de payer un dévouement ou d’éteindre une haine, de récompenser une action ou une inertie. Me comprenez-vous, Juan Tenorio ?
– Non, dit don Juan avec une gravité suprême. Je ne comprends pas. Et c’est là ce qui me gêne.
– Qu’importe que vous compreniez ! Tenorio, au nom de l’amitié que vous dites me porter, au nom de l’alliance offensive et défensive que nous avons conclue, je vous prie de m’accorder cela. Tenorio, il y va de mes intérêts les plus chers. Tenorio, il y va de ma vie !…
Un éclair illumina l’esprit de Juan Tenorio.
– Cette raison, dit-il avec la même gravité, est forte et péremptoire. Je vais donc vous donner ma parole, ma parole de ne pas me battre aujourd’hui avec Clother de Ponthus. Mais le sire de Ponthus est un charmant esprit qui m’a séduit. Je veux le tuer, c’est vrai, et ce sera pour moi un grand chagrin, mais en combat loyal, au grand jour, face à face. Comte, parole pour parole : donnez-moi d’abord la vôtre que vous ne meurtrirez pas aujourd’hui Clother de Ponthus, ni ne le ferez meurtrir par des gens à vos gages.
Loraydan s’essuya le front, et sans hésitation :
– Je vous donne ma parole que je ne tenterai ni de tuer cet homme ni de le faire tuer.
– En ce cas, je vous donne la mienne de ne pas bouger d’ici jusqu’à demain.
Et Loraydan, quand il fut dehors :
– Non, non, je ne tuerai point le Ponthus de malheur. Ce n’est pas à ma très noble épée que peut échoir cette besogne ; il y faut la hache du bourreau !
Et don Juan :
– Ce Loraydan médite je ne sais quelle noirceur à quoi Juan Tenorio ne peut s’associer. Puisque je ne dois pas sortir d’ici, dès que cet infâme coquin de Corentin sera rentré, je l’expédierai chez le sire de Ponthus pour le prier de venir me trouver ici lui-même !
Mais don Juan comptait sans son hôte, et cet hôte, c’était l’énorme fatigue mentale qui tout à coup le terrassa. Allongé sur son lit, il oublia l’étrange visite de Loraydan et la fantastique histoire des quarante mille livres, il oublia tout.
D’un pesant sommeil, don Juan dormit tout le jour et jusque fort avant dans la nuit.
La veille, Bel-Argent ayant reçu congé de son maître, se rencontra dans la rue avec Jacquemin Corentin qui, de son côté, avait journée libre. Ces deux compères devenus amis sans qu’ils s’en doutassent prirent ensemble le chemin de l’Âne-Marchand, où ils retrouvèrent l’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux. Il y eut l’interminable partie de dés au cours de laquelle Jacquemin perdit jusqu’à sa dernière maille, en suite de quoi, vers six heures, ils eurent à nouveau faim et soif, si bien que, deux heures après que l’hôte eut fermé portes et fenêtres pour obéir au règlement du couvre-feu, ils roulèrent tout bonnement sous la table et s’endormirent sur le carreau d’aussi bon cœur que dans le meilleur lit.
Il faisait grand jour et il était environ dix heures du matin quand ils se réveillèrent et s’avouèrent mutuellement qu’ils avaient faim et soif.
Lurot-qui-n’avait-pas-froid-aux-yeux déclara que d’ailleurs, tant qu’il lui resterait une seule de ces médailles d’or, il aurait faim et soif, sentimentale déclaration qui fut gravement confirmée par Pancrace-à-la-cicatrice.
Jacquemin Corentin était tout honteux de se trouver en pareille compagnie et se bouchait les oreilles. Mais il se donnait pour excuse qu’après tout ces deux malandrins lui avaient sauvé la vie, et puis, il avait soif.
La ripaille recommença.
C’était un peu après midi, Jacquemin annonça qu’il était temps, pour lui, de rentrer à la Devinière, et il s’en alla, ruminant avec inquiétude, sur l’accueil que lui ferait don Juan.
Et c’était le moment où le comte de Loraydan sortait de la Devinière après la scène que nous avons relatée au précédent chapitre.
Bel-Argent, à son tour, se rappela vaguement, un peu plus tard, qu’il devait quitter Paris avec son maître ; il voulut s’en aller, mais Lurot et Pancrace affirmèrent solennellement qu’ils connaissaient dans la rue Saint-Antoine la taverne de l’Hydre où se buvait un hydromel délectable.
Le trio, donc, se tenant par le bras et occupant la largeur des chaussées avait gagné la rue Saint-Antoine. Il atteignit la taverne de l’Hydre. Il allait s’y engouffrer…
Et alors, Bel-Argent, d’une voix rapide :
– Entrez, mes braves compaings, et attendez-moi céans, je reviens dans peu de temps.
Lurot et Pancrace haussèrent les épaules, persuadés que Bel-Argent fuyait.
– C’est un ladre, dit l’un. Il a peur pour sa bourse.
– C’est un piètre buveur, dit l’autre. Il a peur pour son gosier.
Et ils entrèrent, tandis que Bel-Argent s’élançait.
Bel-Argent courait après un gentilhomme qu’il venait d’apercevoir.
Ce gentilhomme, c’était Amauri de Loraydan.
L’hôtel du grand prévôt Croixmart était situé au bout de la rue Saint-Antoine.
Presque en vis-à-vis de son grand portail se dressait une formidable silhouette de château fort : la Bastille Saint-Antoine, dont la sombre masse pesait de toute sa tristesse sur ce coin de Paris.
Loraydan pénétra dans l’hôtel Croixmart.
Sur ses talons, entra Bel-Argent.
Il entra !…
En son for intérieur, il se disait : « Je veux être tout à l’heure étripé si je commets là l’action la plus insensée. Moi chez le grand prévôt ! »
Il entra tout naturellement, comme si c’eût été chose convenue.
Si naturellement que les gardes de service au grand portail furent persuadés que Bel-Argent était le valet du comte de Loraydan.
Loraydan monta l’escalier monumental.
Bel-Argent monta, sur les pas de Loraydan.
Il était blême d’épouvante.
Il allait, comme en rêve, se précisant l’effroyable danger de la situation, et oubliant absolument qu’il n’avait qu’à descendre et s’en aller. Non, il ne redescendit pas…
Le comte entra dans une immense antichambre où l’on retrouvait les mêmes groupes, les mêmes masques, le même silence que dans l’escalier, – silence fait de murmures confondus.
Derrière Loraydan, Bel-Argent se glissa parmi ces groupes qui s’écartaient pour le laisser passer, l’enviaient peut-être… car, tout droit, Loraydan passa dans une deuxième antichambre et Bel-Argent passa !
Bel-Argent se vit dans une vaste pièce déserte, froide et nue, ornée seulement de quelques fauteuils.
Il vit le comte pousser une porte et disparaître.
Il s’approcha de cette porte, et là, un homme tout habillé de noir lui dit :
– Toi, maraud, tu attendras ici ton maître.
– Oui ! dit Bel-Argent. Mais s’il m’appelle ?
– Eh bien ! alors, tu ouvriras cette porte, et tu seras dans le cabinet de Mgr de Croixmart. En attendant, ne bouge pas d’ici.
Bel-Argent se colla contre la porte, effaré, terrifié par ces mots : le cabinet de Mgr de Croixmart !…
– Que diable fais-je ici ? murmura-t-il. C’est le vin qui m’a poussé !…
Un coup de sifflet, au loin, quelque part dans l’hôtel, retentit : l’homme qui venait de parler à Bel-Argent s’élança, ouvrit une porte latérale, disparut… quelques secondes plus tard, il rentrait dans l’antichambre. Quelques secondes à peine. Une dizaine de secondes pendant lesquelles Bel-Argent, avec une sorte d’effarement, se répéta :
« Mais que diable fais-je ici, moi !… C’est le vin, c’est le vin ! »
Et en même temps, d’un geste rapide, précis, d’une intense prudence et d’une folle hardiesse, un de ces gestes presque réflexes qu’on fait quand il est question de vie ou de mort, il avait, derrière lui, entrouvert la porte à laquelle il s’appuyait…
Des bruits de voix lui parvinrent…
Bel-Argent, de toutes ses oreilles, de tout son être, pourrait-on dire, écouta.
Cinq minutes s’écoulèrent, cinq minutes au bout desquelles Bel-Argent se détacha de la porte.
Il était pâle. Il tremblait.
Il s’avança vers l’homme noir et lui dit :
– Je suis inquiet pour le cheval de mon maître. Je vais voir aux écuries. C’est que le seigneur de Loraydan tient plus à cette rosse qu’à moi-même, diable !
– Il fait bien, ricana l’homme. Et tu es bien osé, toi, d’appeler rosse le cheval de M. le comte de Loraydan. Va, maraud, et tiens ta langue !
Bel-Argent courba la tête et s’en alla. Il retraversa l’antichambre toujours pleine de monde, il redescendit le grand escalier… bientôt il fut dehors, bientôt il arriva à la taverne de l’Hydre où il retrouva Lurot et Pancrace.
– À boire ! dit-il d’une voix rauque. Dieu me damne ! Je crois que je vais m’affaiblir !…
Loraydan, comme on a vu, était arrivé droit à M. de Croixmart sans billet d’audience, sans mot de passe, sans interrogatoire préliminaire des huissiers, bref, sans aucun de ces obstacles que devait franchir l’un après l’autre tout visiteur, fût-il prince, qui tentait d’approcher cette redoutable entité qu’était le grand prévôt…
C’est que depuis la scène du Louvre, Croixmart avait donné des ordres en ce qui concernait Loraydan. Croixmart considérait qu’en cette affaire, le comte représentait le roi.
Loraydan, donc, entra dans le cabinet, le visage empreint d’une joie terrible.
– Monsieur le grand prévôt, dit-il, je viens de vous annoncer…
– Que vous avez trouvé le gîte de sire de Ponthus, dit Croixmart.
– Oui, comment savez-vous ?
– À un autre, comte, je dirais que je suis renseigné, de façon à faire croire à l’infaillibilité de mon service d’espionnage. Mais vous êtes ici l’ambassadeur de Sa Majesté, et je ne veux pas vous tromper plus que je ne tromperais le roi ; c’est votre figure qui m’a informé.
– Ma figure ?
– Oui. Elle disait, elle criait, elle hurlait la nouvelle… Méfiez-vous de vos yeux, de votre front, de vos lèvres, de tout ce qui parle, comte. Le visage, c’est le traître. Domptez-le.
– Merci, dit Loraydan. Je ne prendrai pas le masque. Je suis de ces gens de qui l’incoercible loyauté ne peut se résigner à travestir les apparences. Et puis, à quoi bon, vraiment ? Je suis ce que je suis. N’en parlons plus. Pour en revenir à notre affaire, vous me voyez tout fier d’avoir réussi là où ont échoué tous vos limiers de prévôté.
– Le roi le saura, comte, car j’aime la justice ; dès ce soir, Sa Majesté sera informée de votre zèle. Et maintenant, sachez que je n’avais lancé aucun limier contre Clother de Ponthus.
– Ho ! Que signifie cela ?
Croixmart eut un livide sourire. Et il dit :
– Cela signifie que rien au monde, en une besogne de police, ne peut remplacer ces deux formidables limiers : ou l’amour ou la haine. L’un ou l’autre était en vous. Peut-être les deux. Pour découvrir Ponthus, je comptais sur vous, sur vous seul.
– Soit, dit Loraydan, pensif. La chose, en tout cas, m’a coûté fort cher.
– Combien ?
– Quarante mille livres.
– Joli denier, fit Croixmart, d’un accent de scepticisme qui, en tout autre moment, eût fait bondir Loraydan.
– Monsieur le grand prévôt, dit le comte en haussant les épaules, vous suspectez ce dire, mais ceci n’a que peu d’importance. J’en eusse donné cent mille livres.
– Je vous crois, dit gravement Croixmart.
Et, prenant une note rapide sur un papier :
– Ces quarante mille livres vous seront rendues, monsieur le comte. Et vous dites que le gîte de Ponthus ?…
– Est sis rue Saint-Denis, en face l’auberge de la Devinière, dans le logis d’une espèce nommée dame Dimanche. À vous, monsieur le grand prévôt ! Il faut que ce soir le sire de Ponthus ait pour ciel-de-lit les voûtes des souterrains du Temple. Il faut que dans une heure…
Et ce fut à ce moment que Bel-Argent cessa d’écouter. Dans une heure ! Ce mot le fouetta. Ce mot l’épouvanta. Car il s’était pris à aimer Clother depuis la bataille de l’hôtel d’Arronces où, lui, Bel-Argent, avait sauvé ce gentilhomme.
Bel-Argent, donc, ne voulut pas en entendre davantage. Il s’en alla… Et il eut tort.
– Dans une heure ? reprit Croixmart. Non vraiment. Pour cerner le logis de la rue Saint-Denis, nous attendrons que le soir nous accorde son ombre propice. Il est inutile d’effaroucher le populaire. Il est dangereux de lui donner en spectacle l’arrestation d’un gentilhomme.
– Mais si, d’ici ce soir…
– Dès ce moment, Ponthus est dans ma main ! coupa froidement le grand prévôt.
Et il frappa du marteau sur la table. Une petite porte s’ouvrit. Un homme parut, s’avança d’un pas rapide et oblique. On eût dit un crabe. Il était petit, maigre, sec, avec une figure insaisissable d’où jaillissait parfois l’éclair du regard. Il était laid et chauve.
– Joli-Frisé, dit Croixmart d’une voix changée, presque affable, as-tu un bon limier sous la main ?
– Monseigneur, il y a le Fossoyeur qui…
– Très bien. Rendez-vous tous deux à l’instant à l’auberge de la Devinière.
– Rue Saint-Denis. Connu.
– Vous trouverez, en face, le logis d’une certaine dame Dimanche. Là demeure un gentilhomme, Clother, sire de Ponthus. Vous le tiendrez en surveillance, en vue de son arrestation qui aura lieu ce soir.
– Le suivre partout où il ira, dit Joli-Frisé, de façon qu’au moment voulu l’un de nous deux vienne rendre compte à Monseigneur du lieu où l’on pourra capturer ce digne gentilhomme.
– Tu es un bon serviteur, Joli-Frisé. Pars sans perdre une minute.
– Cent pistoles à chacun de vous si le digne gentilhomme est pris ! gronda Loraydan.
Avec son allure de crabe rapide, Joli-Frisé disparut en esquissant une grimace de jubilation, pour les mille livres d’abord, et puis parce qu’il adorait ce genre d’expéditions.
Croixmart se leva et dit :
– Vous pouvez aller informer Sa Majesté que, ce soir, le sire de Ponthus sera au Temple. Rien ne pourra empêcher la capture : je serai là.
– Et moi ! dit Loraydan.
À la taverne de l’Hydre.
Bel-Argent achevait d’expliquer la situation à Lurot et Pancrace, et concluait :
– Voilà. Le sire de Ponthus est généreux. Vous serez largement payés. Y a-t-il dans ce Paris de malheur que je ne parviens pas à connaître, y a-t-il une niche, un trou-punais où ce brave chevalier se puisse cacher jusqu’à demain ?
L’homme à la cicatrice hocha la tête et dit :
– Il ne faut pas médire de Paris…
Et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux :
– On y trouve de tout, à Paris. Il y a le Louvre, et il y a le Temple… qui diable irait chercher le roi dans son Louvre ? Et qui oserait pénétrer au Temple pour arrêter le maître geôlier ?
Ils étaient, à cause de l’hydromel, dans un état de nonchalance et de bonté et d’indulgence générale.
Bel-Argent le secoua ; d’un ton solennel, il affirma :
– Le coffre du sire de Ponthus, notre coffre, est plein d’or. Ainsi, pas de palabres, hâtez-vous.
– L’aventure m’est bonne comme une pinte d’hydromel, dit Pancrace. Arracher ce bon bougre, bien qu’il ne soit que gentilhomme, aux griffes grand-prévôtales, c’est une aubaine.
– Aubaine, bien qu’il ne soit pas truand, dit Lurot ; mais suraubaine, puisqu’il est cousu d’or. Il faut lui tirer cette épine, ajouta-t-il, sans qu’on pût savoir positivement s’il entendait par là qu’il fallait sauver Ponthus ou le dévaliser.
– Il faut le mettre en lieu sûr, grogna Bel-Argent.
– Il y a, insinua Lurot, Notre-Dame qui est lieu d’asile.
– Adieu ! gronda Bel-Argent, qui assena un coup de poing à la table et se leva.
– Rue de la Hache, se hâta d’assurer Pancrace, il y a le Porc-qui-pique.
– C’est ce que je voulais dire, dit Lurot. Voilà un lieu d’asile, oui. Il n’est trogne de sergent, hure de recors ni museau d’exempt qui s’y ose montrer. Et quant aux mouches, il les tue à cent pas. On dit qu’Alcyndore les occit rien qu’en les regardant.
– À la bonne heure, voilà l’affaire, dit Bel-Argent, en route, et vite.
Le trio empressé quitta aussitôt l’auberge de l’Hydre et gagna la rue Saint-Denis.
Ce matin-là, Clother de Ponthus attendait son valet Bel-Argent à qui, la veille, il avait donné congé.
On a vu l’emploi que Bel-Argent avait fait de ce congé.
Le sire de Ponthus voulait donner à son valet ses derniers ordres relatifs à ce voyage qu’il voulait entreprendre jusqu’au pays des Espagnes.
La chose lui apparaissait urgente : c’était le seul moyen de mettre Léonor d’Ulloa à l’abri d’une nouvelle tentative de Loraydan.
Il disait bien : de Loraydan.
Et, en effet, don Juan, qu’il eût dû, en affaire, considérer comme le plus dangereux pour la fille du commandeur, ne lui inspirait que peu de crainte.
Il jugeait que Léonor, à elle seule, pouvait le tenir en respect, il se trompait, peut-être ! Mais il jugeait ainsi.
Mais Loraydan ! Celui-là était l’ennemi. Celui-là était vraiment redoutable.
Contre Loraydan il n’avait pour Léonor qu’un moyen de salut : le départ vers l’Espagne.
Cependant Bel-Argent ne revenait pas.
« Il aura trouvé à boire, songea Ponthus en haussant les épaules. Je dois agir seul. »
Il disait cela sans colère.
Sans plus attendre, il quitta son logis.
Son premier soin fut de se rendre chez un voiturier où, séance tenante, pour la somme de cinq mille livres, il fit emplette d’une solide litière de voyage y compris les deux forts percherons qui devaient la traîner. La litière était pour Léonor d’Ulloa. Quant à lui, Ponthus, il avait son bon cheval en pension dans l’écurie de la Devinière. Le voiturier s’engagea à fournir un homme sûr, capable de conduire la litière par monts et par vaux. Conducteur et litière tout attelée devaient se trouver la nuit prochaine, vers onze heures, aux abords de la porte du Temple. L’engagement en fut pris.
Après quoi, Clother conduisit le voiturier chez le trafiquant de pierres précieuses où une fois déjà il était venu vendre un diamant. Là, il dévissa la poignée de son épée, et en fit tomber deux des onze diamants qui lui restaient du legs de sa mère.
Clother serra les mâchoires pour dompter tout au moins en apparence l’émotion dont il ne pouvait se défendre.
– Ô ma mère, ô vous que je ne connais pas, avez-vous pensé que cet argent que vous me laissiez devait sauver celle que j’aime ? Dites, avez-vous pensé cela ?
Il songeait ainsi tandis que le marchand pesait et repesait ses deux pierres.
L’usurier finit par en offrir trente-cinq mille livres que Clother accepta sans discussion.
Le voiturier payé, il restait à Clother trente mille livres qui furent transportées chez lui et serrées dans ce fameux coffre dont Bel-Argent, un peu plus tard, évoquait la vision dans l’esprit de Lurot et de Pancrace. De cette somme, il tira encore cinq mille livres qu’il mit dans un petit sac.
Clother, alors, s’enquit de son valet auprès de dame Dimanche.
La veuve assura qu’elle n’avait pas revu le damné Bel-Argent à qui, chose singulière, elle gardait rancune pour lui avoir démontré au bon moment que don Juan Tenorio n’était pas du tout Jacquemin Corentin.
Clother consola dame Dimanche. Puis, posant le sac sur un coin de table :
– Ma chère hôtesse, dit-il, voici cinq mille livres dont vous prendrez trois mille pour être adjoints à la dot de Denise. Les deux mille restantes sont pour mon valet Bel-Argent à qui vous les remettrez de ma part en lui disant de me rejoindre à Séville en Espagne si cela lui plaît, ou de m’attendre ici, si mieux lui convient. Ceci au cas où je ne le reverrais pas dans le courant de la journée en revenant ici.
Ayant ainsi mis bon ordre à ses affaires, Clother de Ponthus, l’esprit léger, le cœur content, prit le chemin de l’hôtel d’Arronces. Car, au bout du compte, il lui restait à décider Léonor à ce voyage.
« J’ai disposé d’elle, pensait-il, et décidé que ce soir à onze heures elle partira pour l’Espagne. Mais le voudra-t-elle ?… Et est-elle rentrée en l’hôtel d’Arronces ? Non, non, sans doute elle n’a point commis cette imprudence… mais alors ?… »
– Tu Marcellus eris, murmura l’intendant Jacques Aubriot, en voyant Clother franchir la grille. Monseigneur, dit-il, la noble dame d’Ulloa est dans la chapelle, qui vous attend. Je suis chargé de l’honneur de vous en avertir.
Clother pâlit.
Il venait à l’hôtel d’Arronces avec la pensée que, sans doute, il n’y trouverait pas Léonor… Elle l’attendait !
Voici ce qui s’était passé :
Lorsque Bérengère rentra dans sa chambre avec Léonor, elle y trouva Turquand, qui, s’il éprouva quelque surprise, n’en manifesta aucune, et fit à la fille du commandeur un accueil empressé. Mais en lui-même, il pensa :
« Je changerai le mécanisme de la plaque de marbre. »
Mis au courant en quelques mots, le maître ciseleur exerça largement les devoirs de l’hospitalité, car il ne se contenta pas d’affirmer à Léonor qu’elle faisait grand honneur au logis où elle pourrait séjourner aussi longtemps qu’elle le jugerait agréable ou nécessaire, il s’offrit encore à la conduire hors Paris sous bonne escorte, en telle ville qu’il lui conviendrait de choisir pour échapper à l’instante poursuite de ce Juan Tenorio : le nom de don Juan avait été le seul qu’eût prononcé Léonor.
Après quoi, il ordonna à dame Médarde de faire préparer la plus belle chambre de la maison.
Mais Léonor, en remerciant, assura qu’elle ne dormirait point.
– Je suis du sang d’Ulloa, dit-elle, et capable de me défendre contre don Juan. Je ne veux pas donner à cet homme la pensée qu’il ait pu me faire peur. L’hôtel d’Arronces a été donné à mon père par le roi François Ier. J’y suis chez moi. Tant que les circonstances m’obligeront à demeurer à Paris, j’habiterai ouvertement l’hôtel et suis décidée à y rentrer dès le jour venu.
– En ce cas, dit Turquand, je vous serai reconnaissant de consentir à y rentrer par le même chemin, je veux dire la galerie souterraine. S’il y a des espions aux environs, j’ai de fortes raisons pour ne pas les inviter à se demander comment une personne qui a mystérieusement disparu de la chapelle de l’hôtel est vue ensuite sortant de mon logis.
Sur ces mots, Turquand se retira, laissant les deux jeunes filles seules.
Elles se regardèrent en se souriant.
– Je vous dois la vie, dit Léonor.
– Si cela est, j’en suis heureuse, dit Bérengère.
Elles se sourirent encore et s’admirèrent, chacune d’elles découvrant en l’autre que la beauté demeure une pure, une impérissable unité sous des formes d’apparence contradictoire.
Lorsque le jour fut venu, Léonor d’Ulloa, malgré de nouvelles instances de Bérengère et de Turquand, décida de rentrer à l’hôtel d’Arronces. Le maître ciseleur ouvrit donc l’armoire et, un flambeau à la main, descendit l’escalier tournant, s’enfonça dans la galerie, puis remonta jusqu’au caveau funéraire, suivi de Bérengère et de Léonor.
Le mécanisme de la plaque de marbre fonctionna.
Léonor et Bérengère s’embrassèrent avec effusion en promettant de se revoir…
Et ce fut à ce moment que les yeux de Léonor tombèrent sur l’inscription gravée sur le cercueil de pierre… ce fut à ce moment que le nom Ponthus frappa son regard. Son cœur se mit à battre. Elle saisit le flambeau des mains de Turquand et lentement, mot par mot, elle lut l’inscription :
Le 30e de décembre de l’an 1518, moi, Philippe, seigneur de Ponthus, ai déposé ici les restes de celle qui fut Agnès de Sennecour, morte d’avoir été trompée par François, roi.
– Philippe, seigneur de Ponthus ! murmura Léonor en frémissant.
Elle se tourna vers Turquand :
– Avez-vous connu ce seigneur de Ponthus ?
Turquand secoua la tête.
– Connaissez-vous, reprit Léonor, l’histoire de celle qui dort dans ce cercueil ?
Et Turquand secoua encore la tête. Mais il dit :
– Cette histoire est ici tout entière. Lisez : Morte d’avoir été trompée par François, roi. Est-il besoin d’en savoir davantage ?
– C’est vrai, dit Léonor. Une femme peut mourir d’avoir été trompée. Je sais cela !
Et l’image de Christa s’érigea dans son esprit…
L’instant d’après, elle se trouvait dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Turquand refermait la plaque de marbre. Léonor put croire qu’elle avait rêvé…
Elle sortit lentement de la chapelle, à la stupeur et peut-être au secret effroi de Jacques Aubriot qui, par la suite, demeura persuadé que la dame d’Ulloa avait été protégée par une intervention divine, ce qui fit que son respect pour Léonor se changea en une sorte de vénération à demi religieuse. Cette stupeur et cet effroi, d’ailleurs, Jacques Aubriot, en intendant de grand style qu’il était, n’en laissa rien paraître. Il se contenta de s’incliner profondément devant la fille du commandeur, attendit qu’elle lui eût adressé quelques mots, et alors seulement :
– Je crois qu’il est de mon devoir d’annoncer à ma noble maîtresse que ce jeune gentilhomme, le sire de Ponthus, a pu quitter l’hôtel sain et sauf.
Sur la demande de Léonor, il fit une narration rapide mais pittoresque de la bande des truands dans le parc, narration qui commençait par ces mots : Infandum, regina, jubes renovare… mais que Léonor n’en écouta pas moins avec un vif intérêt.
Ce que nous devons noter ici, c’est que la fille du commandeur apprit, sinon sans émotion, du moins sans étonnement, que Clother de Ponthus s’était tiré de la bagarre – sain et sauf, disait l’intendant. De même, durant les quelques heures qu’elle passa près de Bérengère, et dans le moment où on se battait dans le parc, elle ne craignit pas pour la vie de Clother.
Ce n’est pas qu’une sorte de prescience lui montrât déjà le jeune gentilhomme hors de tout péril. Ce n’est pas qu’une sorte de foi obscure en sa destinée lui criât que Clother ne mourrait pas cette nuit-là.
Mais elle vivait dans un état d’exaltation que nul, à la voir si brave et si souriante, n’eût pu soupçonner.
Dans cette journée, et la nuit qui suivit, et une partie du lendemain, son esprit tourna autour de la même interrogation :
« Pourquoi l’homme qui a mis Agnès de Sennecour dans le cercueil s’appelait-il Philippe de Ponthus ? Pourquoi est-ce l’homme qui a été le père de Clother de Ponthus qui mit au cercueil Agnès, morte d’avoir été trompée par le roi de France ? »
Le lendemain donc, Léonor d’Ulloa se dirigea vers la chapelle, attirée par une invincible curiosité, ou par ce qu’elle croyait être de la curiosité.
L’intendant la salua au passage et lui annonça victorieusement qu’il avait mis l’hôtel d’Arronces en état de défense : les serviteurs armés jusqu’aux dents, des rondes d’heure en heure, la grille du parc fermée et gardée.
– Désarmez les serviteurs, dit tranquillement Léonor, faites cesser les rondes, laissez la grille ouverte à tout venant. Lorsque le seigneur de Ponthus viendra, vous lui direz que je l’attends à la chapelle. Allez, et soyez rassurés tous.
L’intendant fut consterné, mais il obéit, tout en murmurant :
– La grille ouverte à tout venant ! Moi, je la fermerais même à Sa Majesté si elle venait les mains chargées de présents… timeo Danaos et dona ferentes… et d’autre part nous lisons dans le grand Homerus que le sage Ulysse…
Léonor était dans la chapelle, devant le tombeau du commandeur Ulloa et elle songeait :
« Là, sous quelqu’une de ces dalles se trouve la cassette de fer que le sire de Ponthus venait chercher pour y trouver l’histoire et le nom de sa mère, l’histoire et le nom de son vrai père…
Elle eut là une longue rêverie étrange, et la surexcitation de sa pensée s’amplifiait, et le roulement de tonnerre s’intensifiait… elle entendit soudain des pas derrière elle.
Elle se retourna et vit Clother qui s’inclinait.
– Soyez le bienvenu, dit-elle. Je suis heureuse de vous revoir, après cette rude algarade, plein de vie et de force.
Elle tendit sa main sur laquelle il n’osa pas se pencher, mais qu’il pressa timidement du bout des doigts.
– Cette force, dit-il, je suis content de l’avoir conservée, car je vais en avoir besoin pour vous défendre, si besoin est, au cours du voyage que vous allez entreprendre.
– Quel voyage ?
– Le voyage à Séville. Je vous escorterai jusque-là, si vous acceptez de vous placer sous la protection de l’épée de Ponthus. En Espagne, vous n’aurez plus rien à redouter du comte de Loraydan qui veut votre perte pour des raisons que j’ignore. Tant que vous êtes à Paris, il n’y a pas d’autre espoir que dans la mort de cet homme. Je le tuerai. Je reviendrai pour cela quand vous serez en sûreté parmi les vôtres. Pourquoi je ne le tue pas tout de suite ? Je l’ai provoqué, il refuse le combat. Et puis, un coup d’épée vaut un coup d’épée. Il peut me blesser, me tuer. Et vous êtes alors à sa merci. Je suis venu vous demander de me donner toute liberté d’esprit nécessaire. Si ma mort ou ma vie, ajouta-t-il d’une voix tremblante, peuvent exciter en vous quelque intérêt, je vous supplie d’entendre et d’exaucer ma prière : partez, madame, partez.
– Quand dois-je partir ?
– Soyez prête, dit-il, ce soir même à onze heures. Je viendrai vous chercher et vous conduirai à la porte du Temple où une litière de voyage vous attendra. De cette façon, nul ne pourra rien remarquer aux abords de l’hôtel d’Arronces…
– Ce soir, à onze heures, je serai prête, dit Léonor. Et elle jeta un coup d’œil sur le tombeau.
– Le cercueil du commandeur ! fit vivement Clother. Je le ferai transporter à Séville !
D’un regard, elle le remercia d’avoir compris sa pensée.
Ce fut tout.
Ils échangèrent encore quelques mots pour convenir que l’hôtel d’Arronces, en l’absence de Léonor et jusqu’à ce que Clother revînt d’Espagne, garderait son habituelle physionomie et continuerait à être habité par les serviteurs, sous la direction de Jacques Aubriot qui, seul, serait mis dans la confidence.
Et puis ils se séparèrent.
Clother de Ponthus quitta l’hôtel d’Arronces en cet état d’esprit qui fait qu’il n’y a plus rien d’impossible. Rares et précieuses minutes de confiance, d’espoir, de bonheur.
En passant devant l’hôtel Loraydan, il vit un homme qui le considérait avec un craintif respect. C’était Brisard, le valet de Loraydan. Brisard, devant le portail de l’hôtel prenait sa récréation, qui était de regarder à droite et à gauche dans le chemin de la Corderie, pour voir s’il n’apercevrait pas quelque écu qui lui permît de se rendre aussitôt au cabaret du Bel-Argent. C’était sa distraction favorite. Et il fallait qu’il y mît une certaine patience, car jusqu’ici il n’avait jamais entrevu le moindre ducaton sur la chaussée. Brisard, donc, se trouvait sans argent, fouillait des yeux les replis de terrain, et en lui-même philosophait sur la malicieuse habitude qu’ont les écus de ne pas se promener sur le chemin de la Corderie, perverse habitude que d’autres ont pu constater en d’autres rues. Brisard vit venir Clother de Ponthus, le reconnut et frémit. Il salua et recula.
Clother vint à lui :
– N’es-tu pas le valet du comte de Loraydan ?
– Si fait, monseigneur, je le suis.
– Me connais-tu ?
– Bon sang, oui ! Pourtant, vous n’avez plus cette figure pâle. Quant à savoir comment vous êtes sorti, monseigneur, je n’y suis pas arrivé. Le pis de tout, c’est que je n’ai jamais su comment vous étiez entré. Est-ce que vous voulez entrer encore ?
– Non, fit Clother en riant. À moins que ton maître ne soit là et ne consente à venir mesurer son épée avec la mienne.
– Monsieur le comte n’est point à l’hôtel, dit Brisard. Je ne le vois que de loin en loin. De quelques jours de dur servage par an, je paie pour le reste du temps une liberté qui me plaît, le droit de parler, d’aller, venir à ma guise, dormir une partie du jour et passer l’autre à ne rien faire, et, quand je suis fatigué, aller me reposer au cabaret proche. Mais pour en revenir à votre visite, que dois-je en dire à mon maître ?
– Eh bien ! je t’en laisse le choix et t’en fais arbitre.
– Je ne dirai donc rien, mon gentil sire.
– Et pourquoi ? Voyons un peu ton idée.
– La voici, tout franc, monsieur : je ne sais pas pourquoi, mais je serais fâché qu’il vous arrivât malheur. Vous me parlez tout comme si vous n’étiez pas gentilhomme, ou comme si je l’étais moi-même. Vos yeux ne sont pas méprisants, et votre voix m’est une consolation. Au fait donc, je vous souhaite tout le bonheur que vous pouvez désirer. Si vous en croyez mon humble avis, vous vous tiendrez sur vos gardes. S’il ne s’agissait que d’un combat à l’épée je n’aurais rien à dire, mais… le sire de Loraydan a plus d’une manière de toucher un ennemi, et parmi ces manières, l’épée n’est pas la plus dangereuse…
– Je le sais ! frissonna Ponthus.
– Vous le dites, monsieur, parce que vous pensez à la chambre close où vous avez eu faim et soif. Mais vous ne savez pas, non, vous ne savez pas !
– Eh bien ! dis-moi ce que je ne sais pas !
– Vous ne savez pas que le sire de Loraydan est grand favori du roi – que Dieu garde Sa Glorieuse Majesté ! – Vous ne savez pas que Mgr de Loraydan n’aurait qu’un mot à dire au roi sur quelqu’un, et que le quelqu’un tout aussitôt, s’en irait pourrir dans quelque basse-fosse du Temple, du Châtelet ou de la Bastille Saint-Antoine. Et ce n’est pas tout ! Le seigneur de Croixmart est l’ami intime du comte de Loraydan !
– Qu’est-ce que le seigneur de Croixmart ? demanda Ponthus.
– C’est la mort, monsieur ! C’est le soupçon, c’est la ruine, c’est la dévastation. C’est la prison. C’est la peste et la malédiction. C’est la torture dans la salle des questions, les membres brisés, les os rompus. C’est le pilori, c’est le gibet. Le seigneur de Croixmart, monsieur, c’est l’ami du comte de Loraydan, et c’est le grand prévôt ! Gardez-vous, croyez-moi, gardez-vous !
– Ainsi ferai-je, dit Ponthus assombri.
Puis Clother secoua la tête. Il lui parut que tant de bonheur qui venait de le pénétrer ne pouvait se dissiper comme une vaine fumée. Il lui sembla qu’il était de taille à défendre ce bonheur envers et contre tous, fût-ce contre le roi, et même contre le grand prévôt.
– Allons, fit-il joyeusement, tu es un bon garçon, prends ceci…
Brisard saisit les trois ou quatre pistoles qu’on lui tendait. Ponthus s’en alla tout heureux.
– Ça ne m’étonne plus, fit Brisard qui, instantanément se dirigea vers le cabaret, ça ne m’étonne plus si je ne trouvais rien dans le chemin en regardant voir si je ne voyais pas quelque pauvre écu sans maître. Dorénavant, je regarderai voir si je ne vois pas de pistoles…
Clother de Ponthus gagna la rue Saint-Denis.
Comme il allait entrer dans le logis de la dame Dimanche, il vit venir à lui, tout courant, son valet Bel-Argent suivi par deux grands diables d’escogriffes qui fleuraient d’une lieue le franc-bourgeois de la cour des Miracles.
– Que sont ceux-là ? demanda Clother.
– Monsieur, ils étaient à l’hôtel d’Arronces la nuit de la bataille, dit Bel-Argent.
– Ah ! ah !… Ce sont ces braves ? Monte là-haut, ouvre le coffre et descends-en une bonne poignée de pistoles…
– Monsieur, disait Bel-Argent, le seigneur de Loraydan a indiqué au grand prévôt que c’est ici, dans le logis de dame Dimanche, en face de la Devinière, qu’on vous trouvera. Dans une heure il faut que vous soyez enfermé au Temple. Monsieur, ils ont dit : dans une heure, et l’heure est écoulée ! Si vous tenez à la vie, ne restez pas ici !
Clother eut un sourire terrible.
Mais il dompta la crise qui voulait se déchaîner, crise de fureur, crise de rage, crise de désespoir.
Rapidement et froidement, il calcula ses chances. Rester, c’était la bataille, et dans la bataille, la possibilité enfin, d’un corps à corps avec Loraydan – la possibilité de tenir Loraydan – de l’avoir face à face – ne fût-ce qu’une minute !
Oui, mais rester, c’était abandonner Léonor. Pris ou tué, que devenait Léonor ? Seule aux prises avec le génie du mal, que pouvait-elle ?
Clother frémit.
– Venez, monsieur, venez ! Je vous dis que l’heure est écoulée !
– Et le Porc-qui-pique est un asile, un vrai ! dit Pancrace.
– Et il tue les mouches à cent pas ! dit Lurot.
– Allons ! fit brusquement Clother.
Ils se mirent en route. L’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux marchaient devant. Puis venait Clother. Bel-Argent formait l’arrière-garde.
Et derrière Bel-Argent venaient Joli-Frisé et le Fossoyeur, marchant en bons badauds parisiens qui s’en vont au hasard.
– Dis donc, disait le Fossoyeur, tu n’as pas entendu ? Il paraît que le Porc-qui-Pique tue les mouches à cent pas ? Nous sommes des mouches, nous.
– Oh ! répondit Joli-Frisé, Alcyndore n’est point si cruelle. Et, d’ailleurs, s’ils vont chez elle et qu’ils entrent au Porc-qui-pique, nous n’en approcherons qu’à cent vingt pas.
– Tiens ! comme c’est simple ! Je n’y pensais pas, sur ma foi ! Je suis si bête…
Le Fossoyeur soupira, désespéré de sa bêtise. Il avait si souvent répété qu’il était bête, que tout le monde, autour de lui, avait fini par le croire, – excepté le grand prévôt.
Lurot et Pancrace parlaient du coffre et calculaient combien il peut y avoir de pintes d’hydromel dans une poignée de pistoles.
Lorsqu’ils furent sortis de la rue Saint-Denis, il leur sembla que tout danger était écarté. Bel-Argent se rapprocha du sire de Ponthus pour lui expliquer comment il avait pu suivre Loraydan chez le grand prévôt. Ponthus l’écoutait attentivement. Puis :
– Tu seras récompensé, n’en doute pas.
– Je le suis, monsieur, je le suis !
– Bel-Argent, tu vas me quitter ici. Tu te rendras chez dame Dimanche qui te remettra deux mille livres. Elles sont à toi.
– Deux mille livres ! Que vais-je devenir, Seigneur !
– Écoute bien. Tu prendras dans le coffre une somme de vingt-cinq mille livres d’or que j’y ai déposée. Tu la porteras chez maître Josse, le voiturier de la rue Saint-Denis, et la déposeras dans la litière que j’ai acquise tout attelée et pourvue d’un conducteur. Tu auras soin de ne pas oublier mon manteau de voyage. Tu achèteras un bon cheval pour toi. Tu seras armé. À dix heures, ce soir, tu prendras mon cheval à la Devinière, et, avec la litière tu iras m’attendre près de la porte du Temple. J’y serai un peu après onze heures. As-tu bien compris ?
– Les vingt-cinq mille livres d’or, la litière tout attelée chez maître Josse. Votre manteau. Votre bai brun. Un cheval pour moi. Des armes. Dix heures devant la porte du Temple.
– Surtout, d’ici ce soir, ne te montre pas, enferme-toi à la Devinière, et ne bois pas trop.
– Monsieur, je ne bois que quand j’ai faim. Jusqu’à ce que vous soyez hors Paris, je n’aurai pas faim.
– Va donc : je compte sur toi, Bel-Argent.
– Dieu vous garde, mon gentilhomme !
Clother de Ponthus continua son chemin, suivant Pancrace et Lurot, suivi par le Fossoyeur et Joli-Frisé. Quant à Bel-Argent, il s’en retourna rue Saint-Denis où il éprouva deux surprises : la première, ce fut de voir que le logis de dame Dimanche n’avait pas été envahi par les gardes de la prévôté comme il s’y attendait ; la deuxième, ce fut de constater qu’il n’éprouvait aucun plaisir à manipuler les pistoles du coffre comme il s’y attendait également, ni la moindre envie de les escamoter.
– Faut-il que l’homme soit un être capricieux ! médita-t-il un instant. Il y a là vingt-cinq mille livres d’or, une fortune. Sur les routes du Périgord, j’eusse chargé à fond pour m’emparer d’une somme pareille. Ici, je risquerais ma peau et de grand cœur contre quiconque voudrait de cet or frustrer le sire de Ponthus. Comme on change ! C’est peut-être l’air de Paris…
Clother de Ponthus était arrivé rue de la Hache, petite rue longue à peine de deux cents pas et assez étroite pour que trois cavaliers n’y pussent passer de front, rue bordée de maisons propres et silencieuses, à physionomie presque monacale, gracieuses tout de même avec leurs portes cintrées, leurs fenêtres ogivales, leurs motifs de décoration où dominaient la volute et l’acanthe. C’était l’un des coins les plus paisibles de Paris, et le cabaret du Porc-qui-Pique avec sa tapageuse et menaçante enseigne, y produisait l’effet d’un reître égaré parmi des nonnes.
L’hôtesse de céans se nommait Alcyndore.
Elle avait dépassé la trentaine, mais elle était de ces femmes chez qui la ligne demeure svelte et ignore l’âge. Quant à sa figure, elle n’était pas belle, peut-être, mais jolie et séduisante, d’une joliesse tourmentée, et elle avait des yeux magnifiques, mais d’une inquiétante, d’une étrange fixité. Il n’y avait jamais dans ces yeux-là le moindre reflet d’un sentiment de joie ou de tristesse. Elle riait souvent, et aux éclats, ce qui lui permettait de montrer une double rangée de dents parfaitement blanches, aiguës et petites, mais les yeux ne riaient pas. Elle pleurait quelquefois, la figure dans son tablier de soie, mais il n’y avait dans ses yeux ni larmes ni ennui.
Elle était toujours fardée, avec une science incomparable, et elle avait un art, à elle, d’arranger son abondante chevelure fauve.
Qu’on se figure donc Alcyndore, en corsage de velours éclatant, très décolleté, en jupe de soie, couverte de bijoux d’un modèle suranné mais fort beaux, qui lui venaient on ne savait d’où ni de qui, un collier de rubis au cou, les doigts chargés de bagues, qu’on se la figure avec son éternel sourire de ses lèvres rouges et ses yeux qui ne souriaient pas, qu’on se la figure attifée comme une princesse, étincelante de pierreries et saisissant la poêle dans laquelle elle va faire sauter une omelette sur le grand feu clair de l’immense cheminée.
Alcyndore était accueillante à tous, à tout venant, quel qu’il fût, pauvre ou riche, au sacripant loqueteux comme au gentilhomme enrubanné, oui, à tous… excepté aux exempts, mouches, sergents de la prévôté ou du guet.
L’espion pouvait prendre tel déguisement qui lui semblait indéchiffrable.
Alcyndore considérait l’espion une petite minute et perçait le déguisement à jour.
Elle attendait que l’espion demandât à boire. Alors elle s’approchait, et, souriante, disait simplement :
– Il faut t’en aller, l’ami.
L’homme se rebiffait-il, en appelait-il à son droit formel d’entrer dans une taverne ouverte à tous, menaçait-il de porter plainte, Alcyndore sortait de son corsage un joli poignard au manche orné de pierreries, mais à la lame aiguë et trapue, et elle disait :
– Le porc qui pique ! Prends garde au porc qui pique !
Et, ma foi, l’homme s’en allait.
Il s’en allait parce que des légendes s’étaient formées, des histoires qu’on se racontait dans les corps de garde, et où il était question de gens qui étaient sortis tout de même… mais les pieds devant !
Mais d’où diable venait nous ne dirons pas cette haine, car, à en croire les yeux indifférents de l’hôtesse, elle n’était pas plus capable de haine que d’amour, disons donc simplement : d’où venait cette invincible obstination d’Alcyndore à écarter tout ce qui, de près ou de loin, se rattachait à la prévôté ?
Le lecteur voit poindre ici l’inévitable récit de la tragique aventure de jeunesse : qu’il se rassure ; il y avait eu un drame, c’est certain, un drame abominable, paraît-il, que quelques rares initiés de la cour des Miracles se racontaient – mais ce drame, nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’il y était question d’un certain roi d’Argot qu’un grand prévôt avait juré de saigner – de saigner tout vif, comme un porc, la gorge au-dessus d’un baquet… Cette affreuse menace avait-elle été exécutée ? Quel rapport avait pu exister entre la jolie Alcyndore et ledit roi d’Argot condamné à être saigné tout vif comme un porc ? Autant de questions que nous n’avons pu élucider.
L’homme à la cicatrice et l’homme qui n’avait pas froid aux yeux allèrent tout droit à Alcyndore, et lui dirent quelques mots en lui désignant Clother de Ponthus qui prenait place à une table. L’hôtesse considéra attentivement le sire de Ponthus, puis elle vint à lui, se pencha, et murmura :
– Vous êtes ici en sûreté pour aussi longtemps qu’il vous plaira. Je dis bien : en sûreté : c’est chose promise.
Puis elle s’en alla vaquer à la surveillance et aux multiples soins de la cuisine et de la salle, dirigeant d’un coup d’œil les servantes, goûtant une sauce et d’un mot bref indiquant au cuisinier la correction nécessaire. Lurot et Pancrace reçurent du sire de Ponthus une importante gratification dont la valeur, même aux yeux de ces hommes à nature fruste, se doubla des paroles de remerciement qu’il leur octroya avec sa délicate politesse.
Les deux malandrins ne se retirèrent pas pour cela : attablés dans le coin le plus obscur de la salle, ils se mirent incontinent à jouer aux dés la somme qu’ils venaient de recevoir.
Clother de Ponthus passa là le reste de la journée, combinant son départ et le voyage, puis le retour à Paris, la provocation qu’il adresserait à Loraydan.
Clother était tout joyeux. Les heures passèrent vite.
Le soir vint.
Clother dîna de bon appétit, loua la cuisine du lieu, remercia l’hôtesse et, comme neuf heures sonnaient, franchit la porte.
Dans l’étroite rue noire, il tourna à droite et se mit à marcher rapidement.
Comme il allait atteindre l’extrémité de la rue une voix impérieuse, devant lui, gronda.
– On ne passe pas !…
Le sire de Ponthus entrevit dans les ténèbres une triple rangée de choses luisantes, piques ou hallebardes. Il fut tout de suite certain que ces gens armés étaient là pour lui. Mais il s’affirma qu’il s’agissait tout simplement d’une ronde au repos. Et une sueur froide pointait à son front. Il murmura :
– Je n’ai pas le droit de me laisser arrêter ! Léonor, à onze heures, je serai près de vous !
Il rebroussa chemin, repassa devant le Porc-qui-Pique dont porte et volets clos ne laissaient filtrer aucun rai de lumière. Sans hâte, il gagna l’autre extrémité de la rue, et là, encore, il entendit le même ordre rudement assené :
– On ne passe pas !
Une rage froide et terrible se déchaîna en lui. Mais l’instinct lui imposa silence. Il eût dit un mot que, reconnu peut-être à la voix par Loraydan, il eût été saisi à l’instant.
Clother se tut et retourna sur ses pas. Il se disait :
« Soit. La rue est cernée. Mais qui prouve que c’est moi qu’on cherche ? Selon toute vraisemblance et toute certitude même, le grand prévôt ignore où je suis. S’il le savait, pourquoi ne serait-on pas venu dans la journée ? Allons. C’est un contretemps. Je vais laisser passer l’orage. Quand ces gens auront accompli leur besogne, je partirai. J’arriverai à temps, sans aucun doute. »
Il était désespéré.
Il savait que c’était lui et non un autre qu’on venait chercher. Il savait qu’il allait être arrêté. Dans une crise de douleur qui lui broyait le cœur, il se criait :
« Elle est perdue ! Elle est perdue ! »
Car toute la question, toute la catastrophe était là : lui pris ou tué, Léonor était perdue. Avec l’effrayante rapidité que l’imagination des sensitifs acquiert à chaque tournant un peu brusque du chemin de la vie, il la vit au pouvoir de Loraydan. Il la vit se débattre contre Juan Tenorio comme dans le parc de l’hôtel d’Arronces. Il vit ses larmes. Il entendit qu’elle l’appelait à son secours. Cette horrible minute fut une agonie de désespoir auquel se mêla la poignante jalousie de son amour. La vision fut si abominable qu’il se mordit le poing, et une imprécation gronda dans sa poitrine. L’éclair de la folie traversa sa tête en feu, et d’une voix furieuse, d’une voix de dément, dans la nuit, il hurla :
– Loraydan ! Loraydan ! Loraydan !
– J’y suis ! répondit une voix lointaine, empreinte d’une joie féroce. J’y suis, Ponthus ! Un peu de patience, je viens, je viens !…
Chose assez bizarre : Clother n’entendit pas cette voix – pas plus qu’il ne s’était entendu lui-même appeler Loraydan. Il se disait :
« Mais qui, qui donc a pu me trahir ? Bel-Argent ? Peut-être. Ces deux-là ? Peut-être. Chimères ! Vaines chimères ! Qu’importe qui m’a trahi ! Je me suis trahi moi-même, voilà ! Gardez-vous ! Oh ! gardez-vous des puissances de malheur qui sont aux mains de Loraydan ! Je ne me suis pas gardé. Je n’ai pas été assez convaincu que ma vie et ma liberté appartiennent à Léonor. Je n’ai pas assez aimé. Le misérable en tout cela, c’est moi ! »
Ayant frappé, il rentra dans la salle de la taverne, dont la porte aussitôt fut refermée et verrouillée.
Alcyndore vint à lui :
– Que vous arrive-t-il ? Vous portez le masque de la mort…
– La rue est cernée par des gens du grand prévôt, dit Ponthus, machinalement.
Alcyndore se tourna vers Lurot et Pancrace endormis ; elle les examina.
– Non, fit-elle, ce ne sont pas ceux-là. Et puis, peu importe au fond.
Elle songeait. Elle étudiait Ponthus immobile et comme frappé d’horreur, tantôt pareil à un spectre, tantôt le visage pourpre, selon la vision qui passait sur l’écran.
– Vous n’êtes pas homme à redouter le cachot, la torture ou la mort, dit-elle lentement. Et je vous vois désespéré. Il y a un amour sous votre désespoir.
– Oui ! dit Clother dans un souffle, avec cet immense soulagement de pouvoir dire à un être quelconque ce oui en quoi se condensait toute sa vie.
Et, regardant autour de lui comme s’il eût cherché sa voie :
– Si j’avais la fortune du roi, je la donnerais pour ne mourir que demain…
– Vous pensez que c’est vous qu’on vient arrêter ? demanda Alcyndore.
– J’en suis sûr !
– Que puis-je pour vous ?
Ce mot ranima Clother. Cette affreuse surexcitation qui l’affolait tomba d’un coup.
– Une plume, dit-il. Du papier. De l’encre. Vite…
Alcyndore se hâta. Clother écrivit :
Madame, vous pouvez vous fier à l’homme qui vous remet cette dépêche. Je vous demande de partir à l’instant, sans m’attendre, je vous rejoindrai dès que possible. Si vous pensez que vous êtes ma vie, si vous croyez que vous devez vous conserver pour moi comme je crois que j’ai le devoir de me conserver pour vous, madame, vous m’écouterez. Si vous partez, vous me sauvez. Entendez-moi, même sans me comprendre ; ce n’est pas vous que votre départ sauve, c’est moi.
CLOTHER.
Il plia le papier, le cacheta sans hâte, en gestes précis.
Et ce papier il l’enferma dans un autre sur lequel il écrivit :
Bel-Argent, attends-moi jusqu’à minuit près de la porte du Temple. Si tu ne m’as pas vu à minuit sonnant, rends-toi avec la litière à l’hôtel d’Arronces, remets à la dame d’Ulloa la dépêche ici incluse, et mets-toi à sa disposition pour le voyage qui doit être entrepris sur l’heure même, sans aucune hésitation. Bel-Argent, si tu m’obéis aveuglément, je te devrai la vie. Si tu hésites et que je vive assez pour te retrouver je suis résolu à te brûler la cervelle.
CLOTHER, sire de Ponthus.
Il se relut. Soigneusement, il biffa la fin de ce billet depuis les mots : si tu hésites…
– Pourquoi ce doute qui est une insulte ? murmura-t-il… Avez-vous un homme sûr ?
– J’ai Tournebroche qui vaut mieux qu’un homme en cette occasion.
L’hôtesse fit un signe. Le gamin approcha.
– Écoute ce gentilhomme, et fais ce qu’il te dira.
– Tu vas, dit Clother, te rendre à l’auberge de la Devinière, te faire ouvrir, et demander un homme qui s’appelle Bel-Argent. Comprends-tu ?
– Il a l’habitude, dit Alcyndore.
– Mais oui ! fit Tournebroche.
– Si Bel-Argent n’est pas à la Devinière, tu le demanderas chez dame Dimanche dont le logis est en face de l’auberge. S’il n’y est pas, tu iras jusqu’aux abords de la porte du Temple où tu verras une litière arrêtée. Là, tu trouveras Bel-Argent, et lui remettras ce papier.
L’enfant prit le papier, le cacha dans sa casaque et dit :
– Bel-Argent aura la dépêche avant qu’une heure s’écoule.
– Sais-tu que la rue est cernée des deux côtés par la prévôté ?
Tournebroche haussa les épaules pour signifier son mépris de tels obstacles, et s’élança.
Clother se mit à rire nerveusement. Un profond soupir gonfla sa poitrine :
– Elle est sauvée !…
Alcyndore se dirigea vivement vers la porte qu’elle entrouvrit, jeta un coup d’œil à droite et à gauche, sonda les ténèbres, ausculta le silence, puis elle revint en disant :
– Ils se préparent. Dans quelques minutes ils seront ici. Que comptez-vous faire ?
– Sortir, ma digne hôtesse. Sortir en vous remerciant, en vous assurant que je ne vous oublierai point. Sortir, et, une fois dans la rue, à gauche ou à droite, me jeter tête basse contre l’une des troupes prévôtales, et passer. Adieu donc, madame.
– Tiens ! fit-elle en riant. Vous m’appelez « madame », comme font les truands. Les gentilshommes m’appellent tout bonnement Alcyndore. N’êtes-vous point gentilhomme ?
Clother tressaillit. D’amères pensées l’assaillirent. Il songea :
« Au fait… au fait… qui suis-je ?… et que suis-je ?… qui sait ce que m’eût appris la cassette de fer où Philippe de Ponthus a consigné le nom de mon père ?… »
Il frissonna…
– Adieu ! dit-il brusquement.
Et il se dirigea vers la porte.
Mais Alcyndore le saisit par le bras et d’une voix étrange :
– Où donc allez-vous ?
– Je vous l’ai dit, répondit Clother, étonné de la question, plus étonné encore du ton dont elle était faite et de l’expression d’infernale raillerie qui venait de s’étendre sur le visage d’Alcyndore.
À voix basse et avec un rire terrible, elle dit :
– Restez donc. Je rêvais justement de fermer ma pauvre auberge après un dernier coup de boutoir du sanglier qui pique. Vous m’êtes l’occasion. Restez… et tenez… il est trop tard pour que vous sortiez !
– Au nom du roi ! criait une voix puissante et calme, d’un calme à faire frémir.
– Croixmart ! Croixmart !
Le nom courut de table en table, puis le silence, l’effrayant silence, s’abattit sur la salle. Clother, immobile, murmura :
– Soit. C’est ici que je me battrai, car je veux rester libre, il le faut !
Alcyndore ouvrit la porte toute grande. La rue était violemment éclairée par les torches. Dans cette lueur sinistre apparut le groupe formidable des gardes de la prévôté cuirassés, casqués, armés en guerre, la hallebarde au poing ; en avant des gardes, cinq ou six gentilshommes, parmi lesquels MM. de Sansac et d’Essé encadrant le comte de Loraydan ; en avant des gentilshommes, deux exempts et un héraut aux armes du roi ; derrière les exempts se dissimulaient le Fossoyeur et Joli-Frisé ; en avant des exempts et du héraut, tout contre la porte, vêtu de velours noir, la main appuyée à la garde de son épée, sombre statue silhouettée de rouge par les reflets des torches, le grand prévôt, Mgr de Croixmart…
Alcyndore, d’une voix rauque, Alcyndore livide de haine sous ses fards, demanda :
– Que veux-tu, prévôt ?
Croixmart la toisa, et avec le même accent de calme :
– Retirez-vous, femme, que je puisse voir l’intérieur de la bauge.
Elle se retira un peu sur le côté.
Les truands étaient immobiles à leurs places ; quelques-uns d’entre eux, pourtant, continuaient de manger et de boire. Les ribaudes s’étaient comme pétrifiées et attendaient.
Le grand prévôt demanda :
– Au nom du roi, Clother, sire de Ponthus est-il ici ?
– Il y est, dit Joli-Frisé. Le voilà bien lui-même, le digne seigneur.
Et, Clother, de sa place :
– Qui parle ici au nom du roi ?
– Moi, Honoré-Juste Le Prieur de Croixmart, grand prévôt royal. Clother, sire de Ponthus, est-ce vous ?
Loraydan fit trois pas rapides, se plaça à côté du grand prévôt et dit :
– C’est lui !
– Loraydan.
Ce fut un cri terrible qui jaillit de la poitrine du Clother.
– Moi ! dit Loraydan.
La même crise de rage et de désespoir se déchaîna dans l’esprit de Clother. Il se ramassa pour bondir. Et dans le même instant, comme il vit que Croixmart faisait un signe aux gardes et se reculait, il comprit la manœuvre, et qu’on l’attirait dehors, il s’arrêta court.
D’un geste de foudre, il tira sa rapière. Et il dit :
– Seigneur, grand prévôt et vous, messieurs qui portez l’épée des gentilshommes, écoutez-moi : j’accuse de félonie Amauri, comte de Loraydan, ici présent. Devant vous, je lui dis qu’il n’a pas le droit de porter les éperons, ni l’épée. Messieurs, j’accuse de lâcheté le comte de Loraydan. Que, s’il veut se relever de cette accusation, je le défie à outrance, sur l’heure et le lieu. Si je suis tué le but de votre mission sera rempli. Si je le tue, je jure de me rendre aussitôt prisonnier. Loraydan, voici l’épée de Ponthus qui t’attend.
Loraydan essuya son front ruisselant de sueur, et d’une voix rauque, répondit :
– Un peu de patience, sire de Ponthus ! Je viendrai à mon heure !
Mais alors, Loraydan disparut aux yeux de Ponthus, comme disparut aussi le grand prévôt.
Dans l’encadrement de la porte, ce fut le héraut qui se présenta et qui déroula un parchemin qu’à la lueur d’une torche tenue par le Fossoyeur dont le visage était inondé de larmes, il se mit à lire :
« Au nom du roi,
Par ordre de Mgr Croixmart, grand prévôt,
Nous, Pierre Arnaud, crieur-juré, dûment mandaté,
Faisons savoir à tous et toutes :
« Primo : Est déclaré traître et rebelle le sieur Clother seigneur de Ponthus, lequel est convaincu d’avoir porté atteinte à la dignité du roi, et pour ce accusé du crime de lèse-majesté.
« Secundo : Tous sergents de la prévôté ou du guet de la ville sont tenus de saisir ledit sieur en quelque lieu qu’il se trouve et de le livrer à la justice royale ; tous sujets et habitants de cette bonne ville sont tenus de courir sus au dit sieur et de le livrer.
« Tertio : Quiconque sera convaincu d’avoir donné asile audit sire de Ponthus ou d’avoir tenté de le soustraire aux recherches des exempts et sergents sera au même titre déclaré traître et rebelle et soumis au même châtiment.
« Quarto : Un denier de trois cents écus d’or sera compté ès mains de quiconque aura livré vivant ledit sieur Clother, seigneur de Ponthus, et moitié seulement de cette somme à quiconque l’aura livré mort. »
Le tertio et surtout le quarto furent lus d’une voix plus lente et plus forte.
Le héraut se retira.
Le grand prévôt, de nouveau s’avança.
Une minute, il attendit, dans le silence de mort qui avait envahi la rue et l’auberge. On entendit seulement quelques croisées que les bourgeois de la rue avaient ouvertes, lesquels bourgeois voyant de quoi il s’agissait, se hâtaient de refermer le plus doucement possible.
Qu’attendait donc Croixmart ?
Il avait du premier coup d’œil, compté les clients du Porc-qui-Pique. Bien entendu, d’un seul coup d’œil aussi il avait vu à quelle redoutable catégorie appartenaient ces clients nocturnes paisiblement attablés en dépit des rigoureux règlements du couvre-feu… il les reconnut… c’étaient de hauts personnages de la cour des Miracles… des comtes, des marquis, des ducs du royaume d’Argot.
Il attendait donc… eh bien ! il attendait que trois ou quatre de ces braves clients sautassent sur Clother de Ponthus et vinssent lui réclamer les écus d’or promis.
La minute s’écoula dans un formidable silence.
Le grand prévôt haussa les épaules et dit :
– Sire de Ponthus, vous rendez-vous à l’ordre du roi ?
– J’ai défié un homme à outrance, dit le sire de Ponthus. Que penserait de moi le roi qui est un bon gentilhomme si, volontairement, je m’allais terrer en l’une de ses prisons ?
– Patience ! cria Loraydan.
– Attention, vous autres ! dit rudement le grand prévôt. Je veux bien oublier qui vous êtes, et que vous méritez tous la prison pour vous trouver ici à une heure pareille.
Il y eut des ricanements parmi les truands.
– Silence ! dit Croixmart avec son calme de machine puissante. Quiconque de vous veut sortir le peut, sur ma parole. Il regagnera son logis sans être inquiété.
Alcyndore se mit à rire, de son terrible rire de haine.
– Et ceux qui veulent rester, dit-elle, le peuvent, sur ma parole… Qui s’en va ?… Quoi ! nul ne bouge ? Dommage, prévôt !… Et vous, ribaudes vilaines, n’entendez-vous pas qu’on vous fait grâce ? Allez-vous-en, les belles !… Quoi ? c’est non ? Vous dites non ?…
Le silence alors se chargea d’angoisse. Alcyndore ne riait plus ; elle dit :
– Tu vois, prévôt ? Le Porc-qui-Pique écoute de préférence au tigre qui caresse ! Qui l’eût dit ? La parole d’Alcyndore leur est bonne et valable. Et la parole du grand prévôt, sais-tu ce que c’est ?
Elle cracha sur le sol :
– Voilà ta parole, chien !
Elle recula d’un pas et à toute volée repoussa la porte qui se ferma dans un claquement sec.
– Gardes, commanda le grand prévôt, saisissez le sire de Ponthus et tout ce qui se trouve en ce repaire !
Selon les instructions qu’il avait reçues, l’enfant, le Tournebroche, s’était rendu tout droit à la Devinière. Quant à franchir la barrière des gardes prévôtales, ç’avait été un jeu pour lui. Il s’était approché en sanglotant :
– Un chirurgien ! un apothicaire ! Par pitié, qu’on m’indique le logis d’un apothicaire pour ma pauvre mère qui se meurt !…
– Un apothicaire ? fit l’un des gardes. Par ma foi, il y a bien l’échoppe de Thomas le rempailleur, qui est aussi tondeur de chevaux, devant le porche de Saint-Eustache. Il s’y entend et a sauvé ma fille d’une bonne fièvre des dents. Cours-y, petit !
Tournebroche s’était donc élancé, avait gagné la rue Saint-Denis et avait eu la chance de trouver Bel-Argent au moment où celui-ci, monté sur un rouan trapu et conduisant en main le cheval de Clother, sortait de l’écurie de la Devinière, éclairé par le falot d’un garçon de salle. S’étant assuré qu’il avait bien affaire à Bel-Argent, Tournebroche lui remit le papier dont il était porteur, en disant :
– Voilà, seigneur Bel-Argent. Vous témoignerez que je vous ai bien remis le poulet. Dites voir, il y a donc des argents qui sont laids et des argents qui sont beaux ? Bonsoir, Bel-Argent !…
Et Tournebroche était reparti tout courant, laissant Bel-Argent stupéfait et du messager goguenard, et du message, et de la rapidité avec laquelle le messager avait disparu.
Et Jacquemin Corentin s’approcha.
– Si tu parviens à me dire ce que me chante ce papier, je te promets de proclamer partout qu’il n’est point faux !
– Et qu’en saurais-tu ? fit Corentin. Qui te prouve qu’il n’est point en carton ?
Et ce fut au tour de Bel-Argent de demeurer ébahi et perplexe. Mais Corentin s’écria :
– Je lis ! Sur mon âme, je lis très bien. Voilà qui est surprenant. Écoute.
Et deux fois de suite il lut la missive de Ponthus, lecture que Bel-Argent écouta avec une violente attention, se gravant chaque mot dans la tête. Quand ce fut fini, Bel-Argent murmura :
– Je veux que le diable me tire à lui…
– Cela viendra, prends patience, dit Corentin.
– Il se passe quelque chose… quoi ?… Je dois obéir à cette damnée écriture, car le sire de Ponthus assure que sa vie en dépend… Je le dois, et pourtant, cornes d’enfer ! il faut que je sache !… Jacquemin, je t’ai sauvé du pilori. Bien mieux, je t’ai juré d’avouer qu’il est vrai… Jacquemin, il faut te rendre à l’instant rue de la Hache, et puis tu viendras à la porte du Temple me dire ce qui se passe au Porc-qui-Pique. Vas-y, Jacquemin. Si tu le fais, je te rendrai tout ce que je t’ai gagné tantôt.
– J’y vais ! dit Corentin.
Et c’était du stoïcisme, car don Juan l’avait menacé d’une terrible bastonnade au cas où il quitterait la Devinière, ne fût-ce qu’une heure.
Bel-Argent se remit en selle, tout pensif, grommelant force jurons, et s’en alla chez le voiturier où il trouva la litière qui l’attendait. L’un escortant l’autre, Bel-Argent et la litière se rendirent aussitôt au point convenu et s’arrêtèrent à cent pas de la porte du Temple.
Un peu après onze heures, Jacquemin Corentin apparut.
Il raconta que la rue de la Hache était gardée à ses deux extrémités par de fortes barrières de gardes prévôtales, qu’il lui avait été impossible de franchir l’une ou l’autre de ces deux barrières, qu’il avait failli être arrêté en essayant de passer, et qu’il n’avait dû son salut qu’à la longueur de ses jambes, longueur grâce à laquelle il avait rapidement laissé en arrière des hommes noirs lancés à sa poursuite.
– Je n’ai donc rien vu, ajouta-t-il. Mais en revanche, j’ai entendu : la rue est pleine de tumulte et de cris de mort. On s’y bat, c’est sûr. On s’y bat avec rage, avec fureur.
Bel-Argent demeura silencieux.
– Que dis-tu de cela ? fit Corentin.
– Tu dis que la rue de la Hache est bourrelée de gardes ?
– Elle en déborde. Et ils crient comme des enragés contre le sire de Ponthus, ce pauvre gentilhomme !
– Elle crie, la vilaine prévôtaille ! Pourquoi as-tu lu ?
– C’est toi qui l’as voulu ! Et ils jurent de l’occire…
– Misère ! Quel malheur que je ne puisse… Mais que diable avais-tu besoin de te trouver là à point nommé pour lire ? Qui t’a prié de venir juste à ce moment-là ?
– Tu fus bien heureux, alors, de me trouver pour…
– Et que crois-tu ? là, franchement ? Penses-tu qu’il s’en tire ?
– Las ! dit Jacquemin, à cette heure il doit être…
– Malheur ! Et ne pouvoir… Mais quel besoin, quelle rage t’a pris de me lire l’écriture qui me cloue ici, dis, escogriffe ?
– Mais c’est toi, c’est toi qui m’as demandé…
– Ce n’est pas vrai, menteur, écornifleur, goinfre, lecteur de Satanas !
– Tu erres, dit Corentin avec dignité, tu erres, Bel-Argent.
– J’erre, moi ? J’erre ? hurla Bel-Argent. Vit-on jamais pareille impudence ? Attends un peu, que je te retrouve sur quelqu’un de ces piloris où tu as l’habitude de loger. Tu verras si je me ruine encore à te payer à boire, larronneur, laide mouche avec ton faux nez…
Depuis longtemps Corentin n’entendait plus. Corentin, étourdi, abasourdi, avait pris la fuite en se bouchant les oreilles, poursuivi par ces malédictions et d’autres que nous ne pouvons relater.
Bel-Argent, alors, s’arrêta de vociférer contre Jacquemin et s’invectiva lui-même.
– De cette façon, dit-il, le malheureux sire de Ponthus commence à être vengé. Mais il me faut maintenant exécuter sa dernière volonté. Mort ou vif, il compte sur moi. Envers et contre tous, donc, je conduirai la dame d’Ulloa jusqu’aux Espagnes.
Et il attendit jusqu’au moment où la grosse horloge du Temple se mit à tinter. Les douze coups, lentement, tombèrent dans le silence… Un jour de plus s’engouffrait au néant.
– Cet escogriffe de Jacquemin a lu : à minuit sonnant. En route donc, l’homme. Suis-moi sans peur. Le diable sait où je vais, mais moi j’y vais sans hésitation, comme le commande la damnée écriture.
Le groupe se mit en marche, et bientôt atteignit l’hôtel d’Arronces.
Bel-Argent mit pied à terre dans l’intention d’escalader la grille ; mais alors cette grille s’entrouvrit et un homme s’avança en disant :
– Je vais avoir l’honneur de conduire le seigneur de Ponthus jusqu’à dona Léonor qui l’attend.
– Je suis envoyé par le sire de Ponthus, dit Bel-Argent, et il faut que sur-le-champ je parle à la dame d’Ulloa.
– Venez, dit l’intendant Jacques Aubriot qui reconnut le valet de Ponthus.
– Cette litière, fit Bel-Argent, et ces chevaux ne doivent pas rester sur ce chemin. Sans quoi ce n’est pas à la porte du Temple que mon maître m’eût ordonné de me rendre, mais ici même.
– Je vais donner l’ordre de les faire rentrer dans les écuries de l’hôtel. Suivez-moi.
Quelques instants plus tard, Bel-Argent était mis en présence de Léonor d’Ulloa qui attendait toute prête pour le voyage.
– Vous êtes seul ? demanda-t-elle d’une voix altérée. Où est le sire de Ponthus ?
– Voici qui vous répondra sans doute, ma noble dame.
Et Bel-Argent présenta à Léonor le papier cacheté qu’il avait trouvé dans la missive de Clother. Léonor l’ouvrit rapidement, et par trois fois, le lut mot par mot. Quand elle eut fini, elle était un peu pâle. Elle demanda :
– Qu’est-il arrivé ? Dites-moi la vérité.
« Qu’un autre que moi, songea Bel-Argent, se charge de la lui dire, cette vérité. »
– Sur ma foi, noble dame il n’est arrivé que ceci : j’ai reçu l’ordre de me rendre ici avec la litière, à minuit ; c’est fait. J’ai reçu l’ordre de vous remettre cette écriture que vous tenez : c’est fait. J’ai reçu l’ordre de me mettre à votre disposition pour le voyage qui doit être entrepris sur l’heure même et sans hésitation : me voici. J’attends que vous preniez place dans la litière.
– C’est bien, dit Léonor. Vous pouvez vous retirer, mon brave, je ne partirai pas.
Elle frappa sur un timbre. Jacques Aubriot entra.
– Ce brave, dit-elle, demeurera dans l’hôtel jusqu’à l’arrivée du seigneur de Ponthus. Veillez à ce qu’il soit bien logé et qu’il ne manque de rien.
– Vous ne partirez pas ! murmura Bel-Argent suffoqué. Mais, ma gentil-dame, Jacquemin Corentin a lu que le voyage doit être entrepris sur l’heure et sans hésitation ! Cet escogriffe m’aurait-il trompé, ou se serait-il vanté en soutenant qu’il sait lire ? Voyez…
Léonor prit la dépêche, la lut, la rendit à Bel-Argent, et dit :
– C’est bien comme vous dites. Mais je ne partirai pas. Ainsi, soyez en repos, et allez.
– Mais… mais… si le sire de Ponthus se lance sur la route d’Espagne croyant vous rejoindre, et que, cependant, vous soyez ici, jusqu’où ira-t-il ?
– Allez en paix, dit Léonor. Le seigneur de Ponthus, dès qu’il pourra agir librement, commencera par venir ici tout droit.
– Et je dois rester en l’hôtel ?
– N’avez-vous pas l’ordre de vous tenir à ma disposition ?
Bel-Argent suivit alors l’intendant qui multipliait des signes impératifs.
La dame d’Ulloa, cette nuit-là, ne dormit point. Elle ne se retira point dans sa chambre. Elle demeura jusqu’au jour dans la salle où elle avait reçu Bel-Argent. Elle y demeura, jetant parfois un regard sur la dépêche de Ponthus tout ouverte sur une table, écoutant par moment le silence de la nuit, soudain dressée et l’oreille tendue, luttant contre l’angoisse et le désespoir, reculant pied à pied devant les questions qui venaient battre son imagination, comme on recule devant le flot montant.
Quand le jour fut venu, elle sortit ; elle ne s’apercevait pas qu’elle vacillait et que, dans l’air du matin, elle frissonnait.
Elle alla jusqu’à la grille qu’elle entrouvrit, et elle resta là, longtemps, bien longtemps, écoutant avec un nouvel espoir suivi d’une nouvelle désespérance le moindre bruit qui s’élevait dans le chemin de la Corderie.
Et l’un de ces bruits-là, tout à coup, vers dix heures du matin, se précisa, s’amplifia, se rapprocha de l’hôtel d’Arronces, et ce fut soudain, devant la grille, la vision de trois cavaliers escortés de huit gardes de la prévôté et suivis d’une trentaine de commères et de badauds du quartier.
Deux des cavaliers sonnèrent de la trompette.
Un grand silence se fit dans cette petite foule.
Alors le troisième cavalier, qui portait une casaque aux armes du roi, déroula un parchemin et se mit à lire à haute voix.
C’était le crieur-juré…
Ce qu’il lisait au nom du roi, c’était la lettre patente déclarant traître et rebelle Clother, sire de Ponthus, convaincu du crime de lèse-majesté, ordonnant à tous fidèles sujets de lui courir sus, offrant trois cents écus d’or à qui le livrerait vivant et mettant sa tête à prix pour moitié de cette somme.
Un homme avait vu toute cette scène.
Et puis, la foule dissipée, les cavaliers et les gardes partis, ses yeux s’étaient reportés sur Léonor, il la vit défaillir, il la vit tomber et ne fit pas un mouvement pour lui porter secours.
Ce guetteur, c’était Amauri, comte de Loraydan.
Il la vit tomber, et murmura :
– Touchée ! Touchée en plein cœur ! Allons, tout marche à merveille, et la fille du brave commandeur saura, elle aussi, ce qu’il en coûte de… Sur ma parole, je ne la hais pas… Mais pourquoi est-elle en travers de ma route ?… Malheur, donc, à elle aussi, puisqu’elle aime ce misérable ! Malheur à elle, puisqu’elle en est aimée !… Allons, maintenant, allons voir si tout est fini, rue de la Hache…
Mais, à ce moment la porte du logis Turquand s’ouvrit rapidement.
Bérengère s’élança et courut à Léonor.
Elle était accompagnée du maître ciseleur et suivie de trois ou quatre servantes.
Le comte de Loraydan entendit qu’on donnait des ordres brefs ; il vit que Léonor était soulevée et transportée… Transportée dans le logis Turquand !
En même temps, le maître ciseleur pénétrait dans le parc – sans doute pour aller prévenir les gens de l’hôtel de ce qui venait d’arriver et que la dame d’Ulloa se trouvait en sûreté chez lui.
Amauri de Loraydan demeura immobile, figé par la stupeur, assommé du coup.
Léonor d’Ulloa chez Bérengère ! Rude coup de massue ! Il se dit :
« Je suis perdu. La fille du commandeur va parler de moi. Elle va dire que, par l’ordre du roi, je suis son fiancé. Elle le dira ! Rien ne peut faire qu’elle ne le dise pas. Je suis perdu. Tout m’échappe. Et Bérengère et la fortune. Tout s’écroule. Tout fuit… Que faire, que faire ? »
Il se recula soudain, gagna une sorte de cabane en arrière du logis Turquand, et, tirant de son escarcelle un sifflet d’argent, sans même prendre les précautions auxquelles il ne manquait jamais, lança un strident appel.
Deux minutes plus tard, dame Médarde apparaissait dans le terrain, et venait tout droit à la cabane.
– Cette étrangère qu’on vient de porter au logis, dit Loraydan, il ne faut pas que seule à seule elle parle à Bérengère. Comprenez-vous ? Pas d’entretiens secrets. Pas de possibilité de confidences. Soyez toujours là, entre elles. C’est pour le bonheur de Bérengère. Vous comprenez ?
– Ce sera ainsi, monseigneur. Cette chère enfant, son bonheur avant tout, dit sincèrement Médarde. Mais cette noble dame est donc bien dangereuse ?
– Oui. Et pour assurer ce bonheur, pour écarter ce danger, il faut décider Bérengère à me venir parler en secret. Il le faut ! ah ! il le faut ! Tu sais, femme, tu sais ce que je t’ai promis…
– L’argent n’est rien, dit Médarde, et cependant, son regard s’alluma. Le bonheur de Bérengère est tout. Je l’ai conseillée. Oui, je la conseille tous les jours. Mais elle hésite… elle s’étonne.
– Il ne faut plus qu’elle s’étonne. Il ne faut plus qu’elle hésite…
– Encore deux ou trois jours peut-être… elle se décidera, car elle vous aime.
– Eh bien ! dès qu’elle sera décidée, envoie aussitôt à mon hôtel, ou plutôt, viens-y toi-même. Si je n’y suis pas, tu ordonneras à mon valet de m’annoncer qu’il est temps. Cela suffit. Dans la nuit, je viendrai ici, entre dix et onze heures du soir. Ici, dans cette cabane.
Et Loraydan acheva :
– Femme, rien n’empêche que tu assistes à l’entretien que je veux avoir avec Bérengère hors du logis, puisqu’il est impossible d’entrer au logis sans que Turquand le sache. Tu seras donc là. Et tu m’aideras à sauver Bérengère.
– Oui ! dit Médarde tout à fait rassurée. Je vous y aiderai, de tout mon cœur, et au péril de ma vie, s’il en est besoin.
– Dame Médarde, vous serez royalement récompensée.
– Ce n’est pas pour cela, monseigneur.
Et son regard flamboya.
– Dame Médarde, la somme que je vous ai promise…
– Elle est trop forte, monseigneur !
– Je la double !
Médarde, aussi, avait reçu son coup de massue. Et, déjà, des calculs s’échafaudaient dans sa tête, tandis que, rapide et silencieuse, elle rentrait dans le logis Turquand sans que sa manœuvre eût été remarquée.
Loraydan quitta son abri, gagna la haie vive le long de laquelle il se glissa, puis, quand il fut assez loin, rentra par une trouée sur la chaussée de la Corderie et arriva à son hôtel. Brisard était là.
– Tu as acheté les étrivières ? fit Loraydan.
Brisard pénétra dans l’écurie et revint montrer à son maître une paire de solides étrivières toutes neuves.
– Bon, dit le comte de Loraydan. Maintenant, écoute bien, drôle. Tous les soirs, à sept heures, je serai ici. Demain, après-demain, au plus tôt enfin, une femme va venir à l’hôtel. Elle te dira : « Il est temps. » Et tu auras à me répéter ces mots dès que tu me verras. Les retiendras-tu ?
– Il est temps, répéta Brisard.
– Très bien. Écoute. Si tu n’oublies pas, si tu me répètes la chose à temps, il y aura un écu d’or pour toi. Si tu as le malheur d’oublier, je t’attache, les reins nus, à cet anneau d’écurie, et de ces étrivières neuves, de ton dos je ne ferai qu’une plaie, je t’arracherai la peau morceau par morceau jusqu’à ce que tu tombes mort, après quoi je ferai jeter à la Seine ta vilaine carcasse.
Brisard demeura étourdi : lui aussi avait reçu son coup de massue. Quant au comte de Loraydan, il s’élança au-dehors et, rassuré, content de sa besogne, dans une bouffée de joyeuse haine, il se cria :
« Et maintenant, à la rue de la Hache ! »
C’était vers six heures du matin, après la quatrième attaque. Les feux que les gardes avaient allumés pour se réchauffer pendant le repos, mêlant leurs rouges lueurs aux lueurs livides du petit jour, formaient une lumière sinistre dans laquelle apparaissait le double hérissement des gens d’armes occupant les deux tronçons de la rue de la Hache, et, entre ces deux masses sombres parmi quoi éclataient en rapides éclairs les reflets des aciers, un court espace vide devant la taverne du Porc-qui-pique, sa porte éventrée, son enseigne jetée bas, ses fenêtres du rez-de-chaussée disloquées, et sur la chaussée, un amas de débris, éclats de bois, tables brisées, fers tordus, vitraux pulvérisés, quelques dagues, deux ou trois hallebardes et des flaques d’on ne savait quoi de brun qui pouvait être du sang figé.
Onze gardes tués, quatre blessés : bilan des quatre attaques de la nuit.
Quant aux gens de l’auberge, on ne savait pas.
Le sire de Ponthus était-il encore vivant ? On ignorait.
Le grand prévôt n’avait pas une égratignure. Et pourtant, à chaque attaque, il avait marché en avant, pénétrant le premier dans le repaire, donnant ses ordres de sa même voix terriblement calme, gardant au fourreau son épée dédaigneuse.
Lorsque, après la quatrième mêlée dans la salle ravagée, les gardes, une fois encore, eurent reflué dans la rue, en une violente rumeur d’imprécations et de cris de mort, le Fossoyeur tira Joli-Frisé à part, et versa quelques larmes, ce qui était chez lui l’indice d’une intense jubilation.
– Le noble comte de Loraydan, soupira-t-il alors, se trouve fort ému. C’est curieux : l’odeur du sang lui délie la langue, comme à moi l’odeur du vin. Sur mon âme, il est ivre…
– Et après ? interrompit sèchement Joli-Frisé, méfiant.
– Après ? Rien. Rien que ceci : l’ivresse rend bavard. Par pièces et morceaux, il a, cette nuit, raconté à ses trois nobles amis des choses… des choses que j’ai entendues. Et j’ai surpris aussi quelques mots échappés à notre seigneur monseigneur le seigneur de Croixmart. Dieu le garde !
– Qu’as-tu entendu ?
– Malheureusement pour moi, il faut être deux. Et qui sait ? Trois, peut-être…
– Jamais ! cria Joli-Frisé indigné. Deux, c’est encore trop. Cher ami, qu’as-tu entendu ?
– De la somme totale, je veux cinq bonnes mille livres hors part.
– La peste t’étouffe, scélérat, ruffian !
– Je veux bien. Adieu donc, Joli-Frisé.
– Arrête, noble camarade ! Cinq mille livres hors part. C’est juré. Maintenant, ne fais pas le veau, cesse de pleurer, et dis-moi ce que tu as entendu.
– Inutile, sanglota le Fossoyeur. Mais voici le fait, en raccourci : que si le sire de Ponthus est tué dans l’algarade, ce qu’à Dieu ne plaise, ne parlons plus de rien, l’aubaine nous échappe. Mais s’il s’en tire, puisse le ciel le lui accorder, car c’est un bien digne gentilhomme, il nous faut le prendre, je dis bien : le prendre vivant.
– Et comment ? Et où ? Ne pleure donc pas, imbécile !
– Comment ? dit le Fossoyeur. Je suis trop bête pour te l’expliquer, mais tu verras bien. Où ? Là où il faut qu’il vienne se faire prendre. Là où il viendra, ne lui restât-il qu’un souffle de vie, dût-il se traîner sur les genoux pour venir s’y faire prendre ! Suis-moi !
À l’hôtel d’Arronces, quelques heures plus tard :
À peine revenue au sentiment de la vie, Léonor d’Ulloa est rentrée à l’hôtel et a gagné sa chambre. Elle semble fort calme, et même son visage, animé, paraît tout rose, et ses yeux brillent ; toute sa vaillance est à fleur de peau, son cœur est broyé par l’angoisse, et les projets se succèdent dans sa tête avec cette fantastique rapidité que donne le désespoir, et il n’y en a qu’un qui lui apparaisse réalisable : elle va le mettre à exécution.
Elle se fait habiller en hâte, mais sans oublier un seul des détails du costume de cérémonie qu’elle revêt, et qu’en mots brefs, rapides, elle indique à la camériste. Et quand elle est prête, vêtue telle qu’une noble Madrilène, un jour de réception à la cour de Charles-Quint, la camériste ne peut retenir un cri d’admiration qui, par hasard, est sincère :
– Oh ! madame, que vous êtes belle !
Léonor sourit en jetant un coup d’œil au miroir, oui, elle sourit, la vaillante fille, elle sourit à cette grâce harmonieuse, à cette pure beauté que lui montre le miroir, et comme des pleurs vont éclore à ses paupières, elle les écrase du doigt, elle murmure :
– Non, non, pas de larmes, il faut être belle, il le faut… Jacques Aubriot se montre alors :
– Faites préparer la litière, la belle, celle qui a des rideaux de brocart… celle que mon père avait achetée pour me conduire au Louvre…
– Dans quelques minutes elle sera prête ! dit l’intendant. Mais, madame, il vient d’arriver à l’hôtel deux bons pèlerins qui viennent des pays du Nord et se rendent à Rome dans l’espoir de s’agenouiller aux pieds de notre très Saint Père. Ils demandent l’hospitalité.
– Qu’ils soient les bienvenus. Peut-être leurs prières… veillez à ce qu’ils ne manquent de rien, et dites-leur qu’ils peuvent séjourner autant de jours qu’ils voudront dans la demeure du commandeur d’Ulloa.
L’intendant se précipite pour exécuter ces ordres. Puis Léonor, à son tour, descend. Dans le vestibule, elle trouve Bel-Argent qui l’attend :
– Vous savez où se trouve le sire de Ponthus. Dites-le moi à l’instant.
Bel-Argent demeure ébahi.
« Comment diable peut-elle savoir ? Qui lui a dit ?…
« Léonor ne sait pas. Mais elle est sûre… Nul ne lui a dit. Mais l’amour lui parle.
– Eh bien ! dit Bel-Argent, il est… ou plutôt, il était cette nuit rue de la Hache avec Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux et Pancrace-à-la-cicatrice, à la taverne du Porc-qui-Pique, chez Alcyndore, ma très noble dame, et c’est un asile, un bon, vu qu’il tue les mouches à plus de cent pas. Le pauvre sire a été trahi. Cet escogriffe de Jacquemin Corentin m’a assuré que la rue de la Hache est pleine de gardes qui crient à la mort.
– Il faut donc que vous alliez rue de la Hache, dit Léonor.
– J’y vais, de par tous les diables, et près de lui, la dague au poing…
– Non, interrompit Léonor. Ne pas vous faire tuer, ni prendre. Il me faut savoir ce qui arrive. Il le faut. Voyez, écoutez, et venez me rendre un compte fidèle.
Bel-Argent s’élance, et Léonor monte dans la belle litière de cérémonie, saluée très bas par les deux bons pèlerins.
Chose assez curieuse, l’un de ces pèlerins sort de l’hôtel et, de loin, se met à suivre la litière.
Elle traverse Paris, arrive au Louvre, se présente à la porte qui ouvre devant Saint-Germain-l’Auxerrois. La dame d’Ulloa se nomme à l’officier de garde qui, aussitôt, lui offre la main et la conduit à une antichambre où se trouve le capitaine général du Louvre.
M. de Bervieux s’empresse auprès de la fille du commandeur Ulloa, la prie d’attendre, tandis qu’il entre dans le cabinet royal.
Une minute. Et Léonor, par M. de Bervieux lui-même, est introduite auprès du roi qui, dès qu’il la voit entrer, s’écrie sur un ton de bonne humeur mêlée de sévérité :
– Venez-vous m’apprendre que vous cédez enfin aux vœux de ce pauvre Loraydan ?
Léonor s’approche du fauteuil où le roi est resté assis.
Et elle s’agenouille.
– Sire, dit-elle, je viens demander justice à Votre Majesté…
François Ier, vivement, se penche sur elle, la prend par la main, et la relève :
– Quelle justice ? Parlez sans contrainte. Le commandeur votre père nous a rendu de trop signalés services pour que sa fille n’ait pas des droits sur notre royale bienveillance. Justice pour quoi ?
– Justice pour Clother, seigneur de Ponthus…
– Pour ce rebelle !
Et Léonor avec une tragique simplicité :
– Pour mon fiancé, Sire !
– Loraydan m’avait donc dit vrai ? Je ne voulais pas croire que Léonor d’Ulloa pût oublier ce qu’elle se doit à soi-même au point d’écouter avec faveur un misérable promis au bourreau. Quoi ! c’est vous qui osez vous proclamer la fiancée de cet homme ? Prenez huit jours de réflexion et faites-moi savoir alors par votre fiancé, le comte Amauri de Loraydan, que la fille du commandeur d’Ulloa en a fini avec la folie qui avait abaissé son regard jusqu’à un traître.
Léonor, lentement se redressa.
Son limpide regard, son beau regard de bravoure et de loyauté, avec une intrépide et adorable modestie, s’attache aux yeux de François Ier :
– Sire, dit-elle, je vous demande justice pour mon époux, Clother, seigneur de Ponthus. Je dénie, même à vous, le droit de déclarer mon seigneur de Ponthus traître à qui ou à quoi que ce soit. Et j’y engage en caution tout ce que je puis posséder tant en Espagne qu’en France, ainsi soit de par le nom d’Ulloa et ma foi de chrétienne. Et c’est pourquoi je vous demande justice pleine et entière.
– Vous l’aurez !
Ce mot, le roi l’a jeté d’une voix sombre où commence à trembler la fureur. Et il ajoute :
– Pleine et entière : les juges en décideront. À Dieu ne plaise que je révoque en doute votre assertion appuyée d’une telle caution. Mais force doit rester à l’autorité du roi. Le sire de Ponthus sera jugé. Innocent, il sera rendu à la liberté. Coupable, il sera frappé. Allez, madame…
Léonor ne s’y trompe pas : c’est la condamnation, une condamnation à mort.
Un instant, elle vacille. Sa fierté surmonte sa faiblesse. Un instant, des paroles de supplication veulent monter de son cœur à ses lèvres. Mais non ! Ce n’est pas une grâce qu’elle est venue solliciter. Elle s’incline devant le roi, mais en exécutant la révérence qu’impose le cérémonial de cour, d’une voix ferme, elle prononce :
– La fille du commandeur Ulloa saura donc, dès ce jour, qu’il n’est pas de justice à attendre du roi de France.
Pour toute réponse, François Ier se tourne vers son capitaine des gardes qui, impassible, a assisté à toute cette scène.
– Bervieux, dit-il, l’audience est terminée. Donnez la main à la fille du commandeur Ulloa, que mon cousin l’empereur Charles a instamment recommandée à ma bienveillance, à quoi elle doit de n’avoir pu pousser ma patience à bout. Jusqu’à ce que soit arrêté le rebelle Clother de Ponthus, vous donnerez l’ordre de veiller à ce qu’elle ne puisse sortir de l’hôtel. Allez, madame ; si vous persistez en votre étrange attitude, je serai forcé, à mon grand déplaisir, de vous considérer vous-même comme rebelle.
Chose remarquable : Léonor a quitté le Louvre plus forte qu’elle n’y était entrée. Ce n’est pas qu’ayant atteint le fond même du désespoir, elle y ait puisé ce courage passif que donne, après le doute, la certitude du malheur. Envers et contre tout, jusque devant les juges et jusqu’à la minute suprême, elle est résolue à défendre celui que, par une innocente hardiesse d’anticipation, elle a appelé son époux.
Devant la grille de l’hôtel d’Arronces, on poste des gardes : Léonor est prisonnière. Elle n’y prête aucune attention. Mais alors, la réaction se produit, ses forces sont à bout, son esprit flotte, éperdu. Elle se réfugie dans la prière, elle se rend à la chapelle.
Or ce n’est ni devant l’autel, ni devant le sarcophage du commandeur qu’elle va s’agenouiller : c’est devant la plaque de marbre qui porte le nom d’Agnès de Sennecour !
Et voici comment débute sa prière :
– Ô vous qui êtes morte d’avoir été trompée par le roi François, ô vous qui avez été mise au tombeau par Philippe de Ponthus…
Ce jour-là était un dimanche.
C’était le dimanche, premier jour de février de l’an 1540.
Paris apprit sans émotion que les gardes de M. de Croixmart s’étaient battus toute la nuit pour capturer quelques rebelles dans un cabaret de la rue de la Hache : Paris était accoutumé à ces algarades.
Cependant, Croixmart prenait ses dispositions pour un assaut définitif. Il donnait ses ordres aux officiers. Il fractionnait les gardes en trois groupes qui, l’un après l’autre devaient se ruer dans l’auberge… À ce moment, de l’auberge même, une femme sortit. Elle s’arrêta un instant devant la porte béante, et puis elle vint droit au grand prévôt.
La femme était livide. Elle chancelait. Mais il y avait encore dans ses yeux une résolution farouche.
– En voici toujours une, dit Croixmart. Saisissez-la et la conduisez sur l’heure au gibet de la halle. Justice du roi !
La ribaude eut un geste tragique : elle déchira sa robe, mit sa gorge à nu, montra du doigt une large et profonde blessure d’où le sang continuait de couler, et elle dit, parmi ses râles :
– Inutile. Je n’arriverais pas jusqu’à la halle. Dans quelques minutes, je serai morte.
Croixmart contint les gardes qui se jetaient sur la ribaude.
– Que veux-tu ? gronda-t-il.
– Monseigneur, dit-elle, c’est Alcyndore qui m’envoie. Elle dit qu’il faut qu’un de vos officiers s’en aille au Porc-qui-Pique pour voir je ne sais quoi qu’elle veut lui montrer.
En même temps, elle s’affaissa. Mais se redressant sur les mains :
– J’ai fait sa commission. Par ma foi, je suis contente. Alcyndore m’a toujours donné à manger quand j’avais faim, à boire quand j’avais soif…
Elle eut un violent effort pour se redresser, et, d’une voix terrible, cria :
– Vive la reine d’Argot !
Et elle s’abattit, morte. On emporta le cadavre. Et Croixmart dit à ses officiers :
– Que peut bien vouloir cette truie ?
– Monseigneur, dit l’un des officiers, peut-être veut-elle se rendre et livrer le rebelle. Si vous m’en donnez l’ordre, je vais entrer dans la bauge.
– J’y vais, dit le grand prévôt.
Il fit quelques pas et, se retournant :
– Si vous ne me voyez pas d’ici vingt minutes, attaquez. Mais surtout n’oubliez pas que le sire de Ponthus doit être pris vivant.
Et il entra.
Il s’avança parmi les décombres, les débris de tables et d’escabeaux, il s’avança vers Alcyndore. Elle était telle qu’à son habitude, avec son sourire figé, ses yeux sans expression, ses mains chargées de bagues, sa robe de soie verte où pas un pli ne semblait avoir été dérangé.
Elle se tenait debout, en avant des truands et des ribaudes qui avaient soutenu les quatre attaques de la nuit.
Truands et ribaudes étaient bien alignés, en très bel ordre, l’un près de l’autre : seulement, ils étaient couchés de leur long, la tête au mur, tous raides, avec des yeux blancs… ils étaient morts.
Les uns avaient été tués pendant les attaques ; d’autres avaient ensuite succombé à leurs blessures.
Parmi eux, se trouvait Lurot-qui-n’a-pas-froid-aux-yeux, qui jamais plus ne devait avoir froid aux yeux. Mais Pancrace-à-la-cicatrice n’y était pas.
Alcyndore, en riant, salua Croixmart d’un petit geste amical de la main, et elle secoua coquettement sa tête, et elle dit :
– C’est toi qui es venu, prévôt ? C’est bien de l’honneur pour ma pauvre auberge. Sois le bienvenu. Allons, massiers et suppôts, comtes et ducs du royaume d’Argot, saluez le grand prévôt de l’autre royaume. Non ? Pardonne-leur, prévôt. Ils te devront ce salut, quand tu iras les rejoindre chez Satan.
Croixmart demeurait immobile.
Il n’y avait sur son visage ni mépris ni colère.
Alcyndore reprit :
– Tes gens ont bien besogné, c’est une justice à leur rendre. Nous ne sommes plus ici que trois vivants, savoir : moi, Alcyndore – et puis le gardien du bon vin – et puis celui-ci qui n’est pas d’Argot… qui est de ton royaume.
Elle eut un geste, Croixmart se retourna, et au pied de l’escalier il vit Clother de Ponthus.
Il était en lambeaux, mais non blessé, sauf une estafilade au bras. Il avait une étrange physionomie que le sourire aigu n’adoucissait pas. Il tenait à la main un tronçon de rapière, et cette main était rouge de sang.
Le grand prévôt ouvrit la bouche pour lui parler, – mais il se tut. Clother le regarda fixement. Croixmart détourna la tête. Un instant, il fut pensif. Puis il haussa les épaules comme pour signifier qu’après tout il ne faisait qu’exécuter un ordre en attaquant ce loyal gentilhomme à qui aucun crime ne pouvait être reproché…
Il se tourna vers Alcyndore :
– Femme, si je ne suis pas sorti d’ici au bout de vingt minutes, on viendra m’y chercher. Ainsi, hâtez-vous, le temps presse. Qu’avez-vous à me dire et à me montrer ?
Alcyndore sourit et se mit à jouer avec ses bagues :
– J’avais à te dire, prévôt, que nous ne sommes plus que trois vivants ici. Quant à ce que je veux te montrer, il faut que tu descendes là.
Elle désigna le panneau de la cave.
Si maître de lui qu’il fût, Croixmart eut un mouvement de recul.
– Descendez, monsieur, dit Ponthus. Je réponds de votre sûreté.
Le grand prévôt se tourna vers le sire de Ponthus et le salua gravement. Puis il commença à descendre l’escalier, suivi de près par Alcyndore.
La cave était vaste, sèche, et parfaitement agencée. Elle se composait de trois caveaux successifs. On pouvait passer de l’un à l’autre par des baies cintrées que ne fermait aucune porte, excepté la troisième où il y avait une porte de fer… mais elle était grande ouverte. Croixmart vit que toute la cave était vaguement éclairée par une lumière qui venait du troisième et dernier caveau.
– Ici, dit Alcyndore, avec une volubilité gazouillante, avec une évidente fierté d’hôtesse, ici, dans ces larges tonnes, sont les vins qu’on tire au broc ; ils sont bons toutefois ; chez Alcyndore, jamais mauvaise piquette n’eut sa franche entrée. Mais viens par ici, prévôt, ajouta-t-elle en passant dans le deuxième caveau. Voici les vins de la chaude et généreuse Bourgogne : tu vois ces flacons : il y en a qui datent de vingt ans et plus. Veux-tu goûter ? Non ? À ton aise. Au fait, je te conseillerais plutôt ceux-ci qui me viennent des bords de la Loire. De Vouvray à Saumur, la Loire est ma tributaire. Aimes-tu mieux ceux-ci que la Champagne m’a envoyés ? Ou encore, peut-être ces vins de Bordeaux… tu les préfères ? je reconnais là ton goût raffiné, ils ont la couleur du sang…
– Hâtez-vous, dit Croixmart. Les vingt minutes s’écoulent.
– Bah ! bah ! laisse-les couler, prévôt. Laisse couler le vin. Laisse couler le sang. Tiens, voici trois petits barils qui me viennent d’Alicante, et celui-ci de Malaga. Les vins d’Espagne, mon cher, sont à un bon repas ce que la rose est à un bouquet. Mais à présent, voici le chef-d’œuvre de ma cave.
Elle entra vivement dans le troisième caveau.
Croixmart la suivit, et voici ce qu’il vit :
Quinze forts barils étaient entassés l’un sur l’autre, par rangées de moins en moins larges, et formaient une pyramide qui montait jusqu’à la voûte. La rangée du bas comprenait cinq barils, celle du dessus n’en avait que quatre, ainsi de suite.
La symétrie de cette pyramide était maintenue par de fortes traverses de fer qui, enfoncées dans le sol par leurs pieds, allaient se rejoindre à la voûte.
Devant ce bizarre assemblage, il y avait une petite table et un escabeau.
Sur la table, il y avait deux flambeaux de cire, plusieurs bouteilles et un gobelet.
Sur l’escabeau, il y avait un homme assis, un homme qui ne tourna pas la tête lorsque Croixmart entra. Il était là, paisible et sinistre buveur silencieux, il était là qui se versait une forte rasade, d’un air de profonde satisfaction.
C’était Pancrace-à-la-cicatrice.
– Voici mon meilleur vin, dit Alcyndore. J’en ai fait couler un peu pour que tu en admires la couleur. Regarde.
Elle saisit l’un des flambeaux et le pencha jusqu’au sol… jusqu’à une large traînée de poudre répandue devant les cinq barils du bas… et à cette traînée de poudre, les cinq barils étaient reliés par cinq mèches qui s’enfonçaient à l’intérieur de chacun d’eux : une mèche par baril.
Ce fut sur cette traînée de poudre qu’Alcyndore pencha la flamme de la cire, et la flamme touchait presque la poudre : qu’Alcyndore eût un faux mouvement et tout sautait.
Les quinze barils étaient pleins de poudre.
La bizarre pyramide était une formidable mine.
Alcyndore se redressa, reposa tranquillement le flambeau sur la table et dit :
– Il y a longtemps, vois-tu, que j’ai préparé ceci, mais n’aie pas peur, la poudre est bonne ; j’ai eu soin de la vérifier.
Elle leva les yeux sur la voûte.
– Juste sous la rue de la Hache. Un mot de moi crié d’en haut et ce brave que tu vois ici, le gardien du bon vin, baissera le flambeau un peu plus bas que je n’ai fait. Alors, Alcyndore, prévôt, gardes, cadavres, vivants, tout cet ensemble prendra son essor… Viens, prévôt.
Et quand ils furent dans la salle, Alcyndore, les traits durs, la voix rauque de haine :
– Maintenant, va donner l’ordre d’assaut.
Le grand prévôt sortit de l’auberge.
Alors Clother de Ponthus s’approcha d’Alcyndore.
– J’ai tout entendu, dit-il.
– Fort bien, mon gentilhomme, dit-elle en faisant une jolie révérence. Laissez-moi vous regarder un peu. Cela repose, un visage comme le vôtre, après celui de tout à l’heure…
– J’ai tout entendu, reprit Ponthus. C’est donc à cet infernal travail que vous avez, cette nuit, occupé plusieurs de vos hommes ?
– Il fallait bien transporter les barils de poudre au bon endroit, les disposer, les consolider, enfin préparer en toute conscience le grand saut du prévôt et de ses gardes…
– Écoutez-moi, madame. Il n’y a pas que le grand prévôt et ses gardiens. Il y a les habitants des logis voisins. Il y a les femmes, les enfants. Je ne veux pas !
– Vous ne voulez pas ? fit en riant Alcyndore.
– Non. Et quand même M. de Croixmart ordonnerait aux gens de la rue de quitter leur logis, je ne veux pas ! De tels moyens ne me conviennent pas. Me battre, frapper ou l’être, homme contre homme, cela suffit. Mais quant à ce que vous avez préparé, je suis décidé à descendre, à saisir l’homme, à le remonter ici pieds et poings liés, à enclouer ensuite solidement le panneau de la cave.
– Vous feriez cela ? dit Alcyndore d’un étrange accent.
– Je vais le faire ! dit Ponthus.
– Inutile !…
Alcyndore prit doucement la main de Clother et plus doucement encore elle lui dit :
– Je suis contente d’avoir combattu pour vous… venez.
Elle descendit dans la cave. Clother la suivit. Elle marcha rapidement, elle courut… Pris d’un effroyable pressentiment, Clother voulut la rejoindre, il s’élança… Trop tard ! trop tard ! En une vision d’horreur qui eut la durée d’un éclair, tandis que son cœur s’arrêtait de battre tandis qu’en un suprême effort de son amour il murmurait : « Adieu, Léonor ! » il vit, oui il vit Alcyndore saisir violemment le flambeau, se pencher, mettre la flamme en contact avec la traînée de poudre… et la poudre se mit à pétiller, puis tout d’un coup s’enflamma, il y eut un jet de fumée noire… Clother ferma les yeux et répéta :
– Adieu, Léonor !… Je t’aimais…
À peine hors de l’auberge, le grand prévôt donna l’ordre. En quelques mots brefs, il expliqua la situation à son lieutenant, M. de Parsac :
– Cette femme a préparé une mine. Il faut la surprendre par une action foudroyante. Dix gardes derrière moi, cela suffit maintenant. Je vais y aller… Silence : c’est à moi d’y aller. Écoutez : si elle a le temps de mettre le feu à la mine, immédiatement après l’explosion, jetez-vous dans les décombres, faites fouiller : je suis sûr qu’il y a un abri pour la femme et pour le rebelle. Vous les prendrez vivants. Et vous rendrez compte au roi que je suis mort en service. Qu’il ait soin de ma fille. Maintenant, faites vivement reculer vos hommes jusqu’aux extrémités de la rue. Vous marcherez aussitôt après l’explosion, si elle a le temps de se produire. Adieu, Parsac.
– Dieu vous garde, monseigneur !
Dix hommes d’armes furent assemblés près du grand prévôt. Le reste, soit environ une centaine de gardes, reflua sur les deux extrémités de la rue.
Croixmart se tourna vers les dix et dit d’une voix calme :
– Suivez-moi.
À ce moment…
Nous avons dit qu’une foule de Parisiens s’étaient amassés aux abords de la rue de la Hache : des gens endimanchés qui allaient et venaient, riaient, se lançaient des quolibets, se disputaient, s’injuriaient, plaisantaient…
– Ah ! ah ! voici du renfort qui arrive !…
– Rangez-vous ! Place ! Place !…
– Écoutez, écoutez ! Les gens du roi viennent à la rescousse !…
Il y eut un mouvement dans la foule, des remous se produisirent, des gens regardaient au loin, les yeux écarquillés par la curiosité, on entendait une sourde rumeur qui rapidement s’approchait, une rumeur de troupe en marche au pas de course et soudain éclatèrent des hurlements d’épouvante, les femmes affolées se ruèrent dans les boutiques, dans les allées des maisons, il y eut des gens renversés, piétinés, la panique se déchaîna, la fuite se fit éperdue et un cri terrible gagna de proche en proche :
– Les truands ! Les truands ! Les truands !…
Ils apparurent au tournant.
Ils s’avançaient d’une course rythmée, serrés les uns contre les autres, formidable vision étincelante de piques, de haches, de lourdes épées, d’où jaillissait une sinistre clameur :
– Argot ! Argot ! Argot, à la rescousse ! Place ! Place à Argot !…
Combien étaient-ils ? Mille peut-être. Des gens en guenilles, des têtes hirsutes, des visages convulsés, des yeux flamboyants, des bouches tordues qui jetaient le même cri farouche :
– Alcyndore ! Alcyndore ! La reine ! La reine d’Argot !
Ce fut cette clameur que le grand prévôt entendit au moment précis où il allait marcher sur la taverne ; le grand prévôt s’élança, hurla : « En avant ! » et alors se produisit l’effroyable choc. Cela ne dura qu’une ou deux minutes. Il y eut à l’entrée de la rue de la Hache quelque chose comme une de ces houles soudaines qui parfois soulèvent l’océan, un tourbillon de vagues entre-choquées, un remous terrifiant d’où montaient des grondements de haine, des insultes furieuses, et encore de brefs cris d’agonie, et encore des imprécations sauvages, et tout à coup la trombe passa…
La trombe !…
Elle dévala, dans une indescriptible mêlée de têtes forcenées, d’armes brandies, êtres et choses emportés par le torrent, toutes digues rompues… la centaine d’hommes d’armes que le grand prévôt avait amenée, poignée de braves, certes, mais poignée misérable, impuissante, devant le flot déchaîné, fut balayée, noyée… la trombe passa !
Elle était entrée par une extrémité de la rue de la Hache. Elle roula le long de la rue jusqu’à l’extrémité, et elle s’éloigna.
La trombe était passée…
Dans la rue, il y avait par-ci par-là des choses écrasées, sur le sol, recroquevillées en des attitudes bizarres… c’étaient des cadavres, une douzaine de cadavres, truands ou gardes prévôtales. Il y avait une vingtaine de blessés, mais parmi eux, pas un seul truand : la cour des Miracles avait laissé ses morts, mais emporté ses blessés.
Le grand prévôt, suivi de deux ou trois officiers et de quelques hommes d’armes, s’était élancé dans la taverne du Porc-qui-Pique. Il disait à M. de Parsac :
– Alcyndore et Ponthus sont partis avec les truands. Inutile de les chercher ici maintenant. Le droit, la justice et l’autorité royale auront leur revanche. Dussé-je demander au roi d’assiéger la cour des Miracles et d’en faire un vaste brasier, tous ces misérables recevront le châtiment qu’ils méritent… Ce qui ne peut tarder une minute, c’est la destruction de la mine préparée par cette femme. L’existence des habitants de la rue tient à une étincelle égarée… Suivez-moi. Non. Pas de torches : des lanternes fermées.
On trouva chez les habitants des lanternes d’écurie. On descendit à la cave, le grand prévôt toujours en tête. On arriva au troisième caveau.
– Prenez ces barils l’un après l’autre, commanda Croixmart. On les montera dans la rue. M. de Parsac, vous veillerez à ce que nul n’en approche. Et tout aussitôt, vous les ferez transporter dans les caves de la Bastille Saint-Antoine.
Alors le grand prévôt s’approcha de la mine, une lanterne à la main.
Il se pencha pour examiner la traînée de poudre qu’Alcyndore avait préparée.
M. de Parsac regardait, lui aussi.
Ils se redressèrent lentement… ils étaient un peu pâles.
– Diable ! fit le lieutenant. Nous l’avons échappé belle ! Mais pourquoi l’explosion ne s’est-elle pas produite ?…
– Oui, dit M. de Croixmart pensif, la traînée de poudre a brûlé ! L’abominable Alcyndore a mis le feu à la traînée.
– Monseigneur, elle aura entendu les cris des truands et sera parvenue à étouffer…
– Non, non… toute la traînée a brûlé…
– Les mèches sont éventées, sans doute. Quoi qu’il en soit, c’est à un miracle que nous devons la vie.
Et le lieutenant essuya son front couvert de sueur.
– Un miracle, dit le grand prévôt. Oui. Et pourtant… qui sait… qui sait s’il n’eût pas mieux valu, pour l’honneur de Paris, que cette mine eût pris feu, et que la rue de la Hache eût sauté ? Nous eussions péri. Mais le royaume eût été délivré de cette hideuse plaie qu’on appelle la cour des Miracles… il y avait plus de mille truands dans la rue… quelle belle hécatombe ! Et quelle belle fin pour un grand prévôt !…
– Monseigneur, appela à ce moment l’un des gardes, d’une voix étrange.
On avait appliqué une échelle au sinistre échafaudage des barils, et cet homme, monté jusqu’en haut, soulevait de ses bras le baril qui formait le sommet de la pyramide.
– Qu’y a-t-il ? tressaillit Croixmart.
– Monseigneur, dit l’homme, CE BARIL EST VIDE.
– Vide ? fit Croixmart.
– Complètement vide, monseigneur.
Le baril fut descendu, et aussitôt éventré ; il ne contenait, jamais il n’avait contenu le moindre grain de poudre.
Les barils de la rangée suivante furent soulevés…
Ils étaient vides !…
Et vides, ceux de la rangée du bas, vides, tous vides !
Dans le caveau, il n’y avait eu de poudre que la traînée à laquelle, devant Ponthus, Alcyndore avait mis le feu.
La mine infernale n’était qu’un simulacre.
À la cour des Miracles, une heure plus tard.
Clother de Ponthus sortit de l’une de ces friperies où l’on trouvait de tout, depuis le costume du riche gentilhomme jusqu’aux ulcères postiches, depuis la noble épée de bataille jusqu’à l’ignoble couteau de chasse qui sert à couper le jarret du cerf hallali, Alcyndore avait dit un mot au fripier, et le fripier avait mis sa boutique à la disposition du sire de Ponthus, qui, avec ses vêtements en lambeaux, n’aurait pas fait cent pas hors du royaume d’Argot sans être arrêté. Mais Clother refusa d’accepter une épée, bien que la sienne fût brisée. Seulement, de la fameuse poignée creuse, il tira un diamant, le plus beau de ceux qui lui restaient, et il l’offrit à Alcyndore qui l’attendait dehors.
– Gardez-le, ma chère hôtesse, non pas comme un remerciement ou un souvenir de moi, mais en mémoire du si joli geste que vous avez eu en mettant le feu à la traînée de poudre pour me montrer que les barils étaient vides et que l’affreuse pensée de la mine infernale n’était qu’une ruse…
Alcyndore prit la pierre précieuse, l’admira en bonne connaisseuse et dit :
– C’est en souvenir de vous, mon gentilhomme, que je garderai ce diamant. Quant à la mine, dès hier au soir, j’ai su que les braves de ce pays-ci viendraient à mon secours. Je voulais inspirer quelque hésitation au prévôt, gagner quelques heures. Au moment qui m’a paru favorable, je lui ai donc montré la mine pour le faire patienter. Mais Croixmart est un rude homme : il allait nous attaquer lorsque mes braves, devançant l’heure convenue, sont arrivés à la rescousse. N’en parlons plus. Qu’allez-vous faire maintenant ?
– Et vous ? demanda Clother en regardant fixement Alcyndore.
Elle se mit à rire, secoua la tête :
– Je suis chez moi. J’y suis aussi en sûreté que l’autre reine en son Louvre. Les gens d’armes du prévôt sont redoutables, mais nul d’entre eux ne s’avisera de franchir la frontière de ce royaume. Le roi a autour de lui des capitaines qui ont pris mainte forteresse. Mais ils ne prendront pas le pays d’Argot…
Elle eut un geste farouche de haine et de défi, et elle gronda :
– Jamais !…
– Adieu donc, mon hôtesse. Suivez votre destin. Moi je vais suivre le mien.
Clother jeta un regard sur la vaste cour en apparence paisible. Quelques mendiants se transformaient en boiteux ou en manchots, d’autres s’ornaient de fausses plaies, un groupe de bohémiennes s’exerçaient à la danse tandis que l’une d’entre elles cadençait leurs mouvements au moyen d’un tambourin ; une vieille femme chantait une complainte ; des enfants s’amusaient à simuler un vol, il y avait on ne sait quoi de terrible dans la tranquillité de l’étrange royaume… mais où était l’infernale troupe de mille démons ? En quelles sombres tanières ? Où était passée la trombe ?
Clother murmura :
– Nous reverrons-nous jamais ?
– Le monde est petit, dit Alcyndore.
– Adieu, madame.
– Adieu !
Clother de Ponthus quitta la cour des Miracles et se dirigea vers l’hôtel d’Arronces. L’unique précaution qu’il prit fut d’éviter la rue Saint-Denis où il supposait que son logis devait être surveillé.
Un moment, à un endroit désert de la rue du Temple, il s’arrêta, essuya son front couvert d’une sueur froide, écouta son cœur qui battait à coups précipités. La terrible nuit, les quatre assauts, la vision des cadavres alignés tête au mur, avec Alcyndore debout qui parle au grand prévôt, l’effroyable minute où elle avait mis le feu à la traînée de poudre, la formidable ruée des truands, le passage de la trombe qui l’avait saisi, emporté comme un fétu de paille, tout cela s’effaçait : même l’image de Léonor s’éloignait à l’horizon de sa pensée. Il songeait :
« Un jour, dans les landes du Périgord, j’étais en route pour Paris et fort pressé d’y arriver : sans motif j’ai tourné bride ; sans motif je me suis dirigé vers la solitaire auberge abandonnée ; je n’eus point à m’en plaindre, il est vrai, puisque j’eus le bonheur, à la « Grâce de Dieu », d’offrir à Léonor l’aide de ma bonne rapière. Mais pourquoi, sans motif, ai-je tourné le dos à Paris que ma volonté était d’atteindre au plus tôt ? Et pourquoi, en ce moment, suis-je incité à m’arrêter, alors que je veux courir à l’hôtel d’Arronces ? Pourquoi incité à rebrousser chemin ? Quel motif ? »
– Il ne faut pas aller au chemin de la Corderie, dit une voix très distincte, et rapide.
Clother tressaillit, regarda, et vit un homme qui, arrêté à trois pas de lui, le saluait de multiples saluts empressés et joyeux, exécutés d’ailleurs avec toute l’élégance d’un bretteur qui frappe du pied la planche de la salle d’armes.
– Bel-Argent !
– Lui-même, monsieur ! Je veux dire moi-même. Et je veux être embroché dans la grande lardoire de Belzébuth si je ne suis pas, par ma foi, content de vous trouver tout vif, alors que je m’attendais à vous revoir mort, occis, et trépassé.
– Pourquoi, haleta Ponthus avec fièvre, pourquoi me dis-tu de ne pas aller au chemin de la Corderie ?
– Moi ! s’écria Bel-Argent stupéfait.
– Toi ! fit Ponthus hors de lui. Pourquoi me dis-tu cela ?
– Par la tête ! Par le ventre ! Par le front cornu ! Par les pieds fourchus ! Puissé-je être foudroyé si ce n’est pas vous-même, monseigneur, qui l’avez dit !
– C’est moi qui l’ai dit ?
– Oui bien. Mais sur mon âme, vous aviez la voix d’un dormeur qui parle en rêve. Mon avis, au contraire, est qu’il faut aller au chemin de la Corderie, puisqu’on vous attend à l’hôtel d’Arronces.
– Bel-Argent, dit alors Clother, pourquoi n’es-tu point parti cette nuit ?
– Je veux avoir à mes chausses les diables les plus cornus, monsieur, si je n’ai pas tout fait pour obéir à votre écriture, la preuve en est que c’est Jacquemin Corentin qui me l’a lue, le damné escogriffe ! Cette noble dame a refusé de partir, que je sois étripé ! Et elle a soutenu qu’il fallait qu’elle soit là pour vous recevoir, vu que votre premier mouvement, dès que vous seriez libre, serait d’accourir à l’hôtel d’Arronces.
– Allons, allons ! fit Clother en accélérant le pas.
Son cœur bondissait dans sa poitrine.
– Oui, monseigneur, mais pour vous suivre, il me faudrait les échasses de Jacquemin. Et ce matin, quand elle est partie pour se rendre au Louvre…
– Au Louvre !…
– Oui bien. Elle m’a commandé alors d’aller rue de la Hache, pour voir et même écouter, mais elle m’a défendu de me faire tuer. Voilà la pure vérité. C’est donc vous, monsieur, qui rendrez compte fidèle en mon lieu et place.
– En sorte que tu n’as point revu la dame d’Ulloa depuis son départ pour le Louvre.
– Non certes.
– La litière de voyage ?
– À sa place dans l’hôtel. Et mon cheval aussi, et le vôtre. Vous n’avez qu’à donner l’ordre du départ.
– Allons ! allons !
Ils arrivèrent au chemin de la Corderie, s’élancèrent jusqu’à un tournant d’où, de loin, on voyait distinctement la grille d’Arronces.
– Que Dieu vous tienne en joie, digne Bel-Argent !…
Un homme venait de sortir d’une encoignure de haie où il se dissimulait et leur barrait la route.
– Eh ! fit Bel-Argent, c’est l’un de ces saints pèlerins qui ont reçu l’hospitalité de la dame d’Ulloa et avec qui, ce matin, je bus quelques gobelets de ce vin blanc que nous donna le seigneur intendant, en l’assaisonnant, il est vrai, de patenôtres en latin.
– Oui, digne Bel-Argent. Et je vous suis envoyé par cette noble et très charitable dame pour vous dire que vous devez attendre ici…
Ponthus avait pâli.
Il y avait du malheur dans l’air.
Une telle angoisse lui serrait la gorge qu’il ne pouvait parler.
– Attendre ? s’écria Bel-Argent.
– Attendre votre maître, le sire de Ponthus, a-t-elle dit, et dès que vous le verrez…
– Voici le seigneur de Ponthus lui-même, dit Bel-Argent.
Le pèlerin eut une sorte de sanglot bizarre et dit en s’inclinant très bas :
– Le ciel en soit béni ! Vous êtes donc sauvé, monseigneur !
– Parlez, pèlerin ! gronda alors Clother. Que se passe-t-il ?
– Regardez, monseigneur ! Regardez à la grille de l’hôtel d’Arronces.
– Des gardes ! fit Bel-Argent dans un formidable juron. Il faut fuir !
Clother jeta un coup d’œil sur la grille et vit distinctement les gardes – les gardes que M. de Bervieux avait fait placer là, sur l’ordre du roi, pour empêcher Léonor de sortir jusqu’au moment où le rebelle serait pris.
Il saisit le bras du pèlerin :
– Qu’est-il arrivé à la dame d’Ulloa ? Parlez, par le ciel !
– Rien de fâcheux, monseigneur ! Rien de fâcheux ! Cette très pieuse dame a pu sortir de l’hôtel sans encombre. Voici donc ce qui s’est passé : la très charitable dame venait de rentrer du Louvre, où, d’après le peu qu’elle a dit, j’ai compris qu’elle avait été voir notre bon sire le roi…
– Après ! Après !…
– C’est à ce moment que les gardes sont arrivés, monseigneur. Et il y en a plus de cent dans l’hôtel et dans le parc. Et ils ont l’ordre de saisir le sire de Ponthus pour le traîner aussitôt au Temple. C’est pourquoi, voyant cette très noble dame dans un état voisin du désespoir, nous avons été émus de pitié, mon compagnon et moi, et lui avons offert nos humbles services. Elle nous a alors demandé de nous poster sur ce chemin pour y attendre le digne Bel-Argent et lui recommander, au cas où il verrait le sire de Ponthus, de l’empêcher à tout prix d’aller à l’hôtel d’Arronces.
– Ce serait aller dans la gueule du loup, dit Bel-Argent.
Clother éprouvait cette crise de rage qu’il avait déjà subie. Un instant, la pensée lui vint de courir aux gardes, de les insulter, de les provoquer. Il se dompta.
– Mais, fit-il, vous disiez que la dame d’Ulloa a quitté l’hôtel ?
– Pour vous attendre, seigneur, pour vous attendre ! Mon compagnon connaît ici près une honnête famille de bourgeois et il a offert à cette pieuse dame de la conduire en leur logis pour qu’elle pût, sans danger, s’y concerter avec vous sur ce que vous avez à entreprendre. Elle a daigné accepter. Les gardes, n’ayant point d’ordres contre elle lui ont, non sans difficulté, permis de sortir. De même, ils ne se sont point opposés à la sortie d’une litière de route et de deux chevaux que des serviteurs ont conduit en un point que j’ignore et qu’elle vous dira sans doute.
La vue des gardes, ces paroles, l’accumulation des détails en parfaite concordance avec la situation, la reconnaissance du pèlerin par Bel-Argent, tout eût contribué à dissiper jusqu’à l’ombre d’un soupçon, si Ponthus eût pu en concevoir.
Mais que pouvait-il soupçonner ?
Est-ce que lui-même, dans la rue du Temple, n’avait pas été averti par un étrange pressentiment qu’il ne s’expliquait pas, de ne pas se rendre à l’hôtel d’Arronces ?
Ainsi, dans l’esprit de Clother, l’hôtel d’Arronces se confondait avec le chemin de la Corderie !
Puisqu’il se reprenait à attacher de l’importance à ce singulier pressentiment, il eût dû se dire que le chemin de la Corderie ne signifiait nullement hôtel d’Arronces.
Le pèlerin fit entendre encore cette sorte de sanglot bizarre que nous avons signalé et acheva :
– Mon compagnon a donc conduit la très charitable dame au logis qu’il m’a dit et dont il m’a indiqué la situation. Moi, je me suis posté ici pour y attendre le digne Bel-Argent. J’espère, monseigneur, que vous voudrez bien témoigner à la très noble dame que j’ai en toute conscience accompli ma mission.
– Allons ! dit Ponthus. Pèlerin, vous serez récompensé.
– J’en suis aussi sûr que les pistoles sont pistoles, tandis que les écus d’or sont écus d’or.
Et le pèlerin se mit en route, suivi de Ponthus et de Bel-Argent qui grognait :
– Des écus d’or ? Au diable. Il me semble qu’avec quelques écus d’argent…
Le pèlerin tourna le coin de la rue du Temple (hôtel de Loraydan), et une centaine de pas plus loin que le cabaret du Bel-Argent, s’arrêta devant un logis d’apparence plus seigneuriale que bourgeoise ; c’était d’ailleurs un de ces logis à figure avenante dont les fenêtres sont des sourires. La porte s’entrouvrit. L’autre pèlerin apparut et dit :
– Dieu soit loué. La dame d’Ulloa commençait à se désespérer.
Clother entra aussitôt, puis Bel-Argent, puis le pèlerin qui se mit à verrouiller la porte.
Le sire de Ponthus se vit dans un vestibule assez vaste meublé de magnifiques bahuts et de fauteuils. Trois portes établissaient la communication avec l’intérieur du logis ; au fond, s’indiquait dans la demi-obscurité un très bel escalier. Tout cela, Clother le vit d’un coup d’œil. Il se tourna vers les deux pèlerins qui venaient de s’adosser à la porte d’entrée :
– Eh bien ? Que faites-vous ? Conduisez-moi !
Au même instant, le Fossoyeur et Joli-Frisé, entrouvrant leurs souquenilles de pèlerins, tirèrent leurs dagues et crièrent :
– Croixmart ! Croixmart, à la rescousse !
– Trahison ! hurla Bel-Argent.
D’un bond, il fut sur les deux espions, arracha sa dague au Fossoyeur, et d’un geste de foudre, la lui planta en pleine poitrine. En même temps, Clother de Ponthus voulut s’élancer, il n’en eut pas le temps, il ne put même pas tirer sa rapière – son tronçon de rapière. Vingt poignes s’abattirent sur lui, le saisirent, l’agrippèrent, le paralysèrent, il fut renversé, écrasé sous le poids d’une dizaine de sbires silencieux, adroits, rapides, formidables. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées depuis le moment de son entrée dans le vestibule, il était étendu sur le carreau, bâillonné, garrotté… c’était fini.
Clother ferma les yeux… le désespoir fondit sur lui.
Près du sire de Ponthus, Bel-Argent était étendu, pieds et poings liés, et se disait :
« C’est ici la fin de ma carrière. Mais j’ai pu servir l’un des deux pèlerins d’enfer, c’est une consolation. Oui. Mais l’autre s’en tire, le sacripant. Ce n’est donc que moitié de consolation… »
Les sbires maintenant se tenaient immobiles, et un grand silence régnait dans le vestibule. Ils étaient une trentaine. Au cri d’appel poussé par les deux espions, ils avaient surgi des trois portes à la fois, opérant avec une promptitude et une décision remarquables. Ce n’étaient pas des gardes, gens bavards et braillards qui eussent ameuté la rue… c’étaient des mouches… le redoutable essaim de mouches à la piqûre mortelle. Leur chef direct, Joli-Frisé, dans la matinée, avait été les chercher à la grande prévôté ; après un entretien rapide qu’il avait eu avec M. de Guitalens, gouverneur du Temple, Joli-Frisé avait posté ses hommes dans ce logis qui appartenait au gouverneur lui-même ; M. de Guitalens s’était estimé trop heureux de seconder le plan de l’espion, de prêter son logis transformé en traquenard, de coopérer activement à la capture du rebelle et de rendre ainsi à M. de Croixmart un service de haute importance. Or, un service rendu au grand prévôt, c’était la certitude d’un prompt avancement.
Lorsque tout fut terminé, donc, M. de Guitalens descendit nonchalamment l’escalier et écarta les sbires d’un geste de dégoût – non qu’il éprouvât quelque aversion contre leur affreux métier, comme on pourrait le croire, mais ils étaient mal vêtus, sordides, ignobles, ils empestaient le vin grossier, et il était, lui, un fort élégant gentilhomme. Il jeta un regard indifférent sur les deux prisonniers et dit :
– C’est bon. Qu’on les emporte au Temple. Et vite, allez-vous en, que je puisse faire aérer et purifier mon logis. Où est Joli-Frisé ?
Les sbires, avec la même rapidité silencieuse, se hâtèrent d’exécuter l’ordre : en un clin d’œil, le sire de Ponthus et Bel-Argent furent soulevés, enlevés, emportés. Et l’essaim des mouches se dispersa. Mais l’un des sbires avant de partir répondit à la question du gouverneur.
– Monseigneur, les rebelles ont frappé le Fossoyeur d’un coup de dague. Avant de mourir, il a eu des choses à dire à Joli-Frisé : les voilà tous les deux dans ce coin, l’un confessant l’autre…
Le Fossoyeur avait compris qu’il allait mourir… Joli-Frisé s’approcha aussitôt de lui.
– Quoi ? fit-il. Qu’est-ce qui te prend ?
– Ce qui m’ennuie, en quittant cette vie, c’est de savoir que les six cents pistoles que j’ai en mon logis vont être perdues, ou devenir la proie de quelque suppôt de truanderie.
– Six mille livres ! fit Joli-Frisé qui dressa l’oreille.
– Eh bien ! approche, que je t’indique ma cachette… approche… plus près… je ne puis plus… penche-toi… je trépasse…
– Dépêche-toi, de par tous les diables ! dit Joli-Frisé qui aussitôt se jeta à genoux près du blessé.
Il se pencha. Le Fossoyeur passa son bras gauche au cou de son camarade, et parvint à se soulever un peu.
– Parle, maintenant, fit avidement Joli-Frisé.
– Voici, dit le Fossoyeur. Je crèverais trop damné si je te laissais pour toi tout seul mes mille pistoles et mes trois cents écus d’or…
Et, en même temps que, dans un de ces spasmes d’agonie où la vie, un instant, reconquiert toute sa puissance, son bras gauche enserrait d’une étreinte furieuse la tête de Joli-Frisé, sa main droite se détendit comme un ressort, ses doigts osseux, ses doigts de fer s’incrustèrent à la gorge, il y eut comme un craquement, Joli-Frisé fut agité d’une secousse, et puis il se tint tranquille, immobilisé dans la même position, à genoux, comme s’il eût écouté quelque précieuse confidence.
M. de Guitalens finit par s’étonner de la longueur de cette confession qui n’en finissait plus. Il rentra dans le vestibule en disant : « Est-ce fait ? » Comme il ne recevait pas de réponse, il s’approcha des deux espions et vit que tous deux étaient morts.
Amauri de Loraydan avait assisté à l’échauffourée de la rue de la Hache. Lorsqu’il fut certain que Clother de Ponthus était sauvé, il pleura. Et il dit à Croixmart :
– Monsieur le grand prévôt, si le roi vous fait grâce, nous aurons un terrible compte à régler tous deux.
– Monsieur, dit Croixmart en haussant les épaules, il y a cette différence entre vous et moi que vous servez les intérêts de votre haine quand je sers le bien public et les intérêts du roi. Nous ne pouvons donc nous comprendre et il devient inutile que nous nous adressions désormais la parole.
Croixmart tourna le dos à Loraydan, et Loraydan se demanda s’il n’allait pas se jeter sur lui, le poignard à la main. Il se contint pourtant, et se retira. Le reste du jour et la nuit, il se débattit contre la douleur, la rage et la peur. Il ne revint à la vie que le lendemain matin, c’est-à-dire le lundi 2 février quand il eut appris que Ponthus était arrêté.
Il ne fit qu’un bond jusqu’au Temple, et demanda au gouverneur Guitalens de l’introduire dans le cachot du prisonnier.
– Où l’avez-vous mis ? fit-il avec une joyeuse curiosité.
– Au Petit Purgatoire, dit Guitalens.
– Ah ! très bien. Parfait. Mon cher ami, je parlerai de vous à Sa Majesté.
– Le fait est que nous n’avons pas mieux ici que le Petit Purgatoire, dit Guitalens avec bonhomie. Quant à vous y laisser entrer, impossible. Le rebelle est au secret. Ayez un ordre du roi.
Loraydan courut, au Louvre où il trouva le roi de fort belle humeur.
Sa Majesté venait de recevoir d’excellentes nouvelles de l’empereur.
Disposé maintenant à discuter en toute loyauté cette fameuse question du Milanais, source de tant de mésintelligences et de malheurs, il attendait, pour cela, dans le délai d’un mois, la venue de l’ambassadeur du roi de France, à savoir celui qui avait été choisi et accepté d’un commun accord, c’est-à-dire l’époux de dona Léonor d’Ulloa, le seigneur comte de Loraydan.
– Tout s’arrange à merveille, acheva le souverain. Croixmart m’a dit que c’est grâce à toi, mon bon Loraydan qu’on a pu savoir où gîtait le rebelle Ponthus. Je ne te parle pas de récompense, car celle que je réserve à ton retour des Flandres dépassera tes espérances.
– Sire, dit-il, il est pourtant une grâce que je demande dès ce jour à Votre Majesté. C’est de me laisser pénétrer dans le cachot du sire de Ponthus…
– Qu’à cela ne tienne. Mais que diable as-tu à dire à ce misérable ?
– Sire, Léonor d’Ulloa m’a supplié de lui transmettre quelques paroles, et j’ai accepté.
– Je reconnais là ton esprit chevaleresque. Remplis donc ta mission. Mais l’essentiel, maintenant, est que tu épouses au plus vite la fille du commandeur. L’empereur Charles ne nous donne qu’un mois de délai. Moi-même, j’ai accordé huit jours de réflexion à cette belle indomptable pour qu’elle se décide à t’épouser. Ponthus n’est plus là pour la dominer et la détourner de son devoir. Il faut donc que, dans huit jours, tout soit terminé.
– J’ai donc huit jours devant moi ? fit Loraydan pensif.
– Huit jours. Et c’est beaucoup. Ponthus étant au Temple, prévois-tu quelque autre obstacle ?
– Aucun, Sire.
Le roi se leva et se mit à arpenter son cabinet.
– Ces histoires d’amour me rajeunissent de vingt ans, dit-il joyeusement. Ah ! Loraydan, je donnerais ma couronne pour avoir ton âge. Jeunesse, jeunesse ! Voilà la vraie royauté.
– Mais, Sire, Votre Majesté est encore jeune…
– Encore jeune ! Mot terrible, Loraydan. Mot qui me crie que passe encore pour aujourd’hui, mais que demain… Loraydan, tu es un pauvre courtisan.
Il rêva un moment, le regard vague, lissant d’un geste machinal les plis de son pourpoint de satin blanc, et puis il murmura :
– Cette jolie fille, Loraydan… cette merveilleuse fleur d’amour poussée dans l’ombre de ce vil usurier… cette adorable petite Bérengère…
Loraydan demeura impassible et souriant. Il connaissait maintenant les précautions prises par Turquand et que le logis du chemin de la Corderie était une imprenable forteresse. Mais son cœur se gonfla de fiel.
« Roi fourbe, gronda-t-il en lui-même, roi scélérat qui n’as laissé que honte et malheur partout où ton regard s’est appesanti, donne-moi la puissance que tu détiens, fais-moi au soleil de la Cour la part qu’il faut à la gloire de mon nom, et puis… »
– Que penses-tu, Loraydan ?
– Je pensais, Sire, qu’il n’est rien d’impossible au roi…
– Oui, mais entends bien que ce n’est pas le roi qui agit en cette circonstance… c’est l’amoureux, voilà tout. Au reste, ajouta François Ier en riant, amoureux et roi se peuvent prêter main-forte.
– Sire, je ne comprends pas très bien… Loraydan était livide.
Il lui semblait que chacune des paroles de son roi était une flétrissure pour Bérengère. Et il ne songeait pas que lui-même…
– Tu vas comprendre, continua François Ier. L’amoureux se heurte à des obstacles gênants. Logis bien gardé serviteurs incorruptibles, à part une certaine Médarde qui, à elle seule, est impuissante. Et puis, il y a l’usurier qui veille. Alors, intervient le roi. Suppose que des rapports de police aient appris au roi que l’usurier, le soi-disant ciseleur, se livre la nuit à des travaux étranges. Le roi soupçonne que le digne orfèvre se trouve être tout bonnement un faux monnayeur. Ah ! ah ! Tu frémis, mon brave Loraydan, tu commences à comprendre ?
– J’ai compris, Sire, dit Loraydan d’une voix calme. Le roi ordonne l’arrestation du faux monnayeur…
– Et de tous ses serviteurs qui sont sûrement ses complices. La maison est nette. La jolie Bérengère, toute seule, se lamente et pleure. Alors arrive l’amoureux qui la console, lui promet d’aller voir le roi, d’obtenir que l’usurier soit remis en liberté… que dis-tu de ce plan ?
Un frisson agita Loraydan de la tête aux pieds. Un soupir atroce gonfla sa poitrine. Il se disait :
« Si je fais un geste, si ma voix tremble, s’il peut lire dans mes yeux, je suis perdu. Courage, Loraydan ! Tiens-toi par l’enfer ! »
– Que pourrais-je en dire ? fit-il à haute voix (et sa parole ne tremblait pas, et son visage souriait). Il y a dans ce plan une habileté de conception qui me confond. Sa réussite est assurée…
– Oui, soupira le roi avec mélancolie. Tu dis bien : habileté. Autrefois, Loraydan, je n’avais pas besoin d’être habile. J’étais vainqueur par la seule force de l’amour. Mais puisqu’il le faut… sachons employer les moyens qui nous restent.
Et le roi, secouant la tête, éclata de rire.
– Va, Loraydan. Tu as huit jours pour achever ton mariage avec la belle Léonor. Songe à tes amours cependant que je songe aux miennes. Dans trois ou quatre jours, l’usurier sera arrêté, la trop jolie Bérengère sera à ma merci.
– Eh ! Sire, fit joyeusement Loraydan. Trois ou quatre jours ! Pourquoi attendre ? Pourquoi pas dès demain, dès ce soir ?…
– Affaire d’État, dit gravement François Ier. La duchesse d’Étampes s’est querellée avec la grande sénéchale. Il faut que je les réconcilie, et ce n’est pas une mince besogne : je veux avoir l’esprit tranquille.
– Donc, fit Loraydan, tout épanoui, le digne usurier peut être assuré de trois jours encore de liberté ?
– Oui, dit François Ier en riant. Et il les doit à Mme Diane qui ne se doute guère du service qu’elle rend à ce faux monnayeur en m’obligeant à la surveiller pendant quelques jours. Va, mon ami, prépare ton voyage dans les Flandres, que tu devras entreprendre dès le lendemain de ton mariage.
– Oh ! Sire, dès le jour même !…
– Va… il est temps…
Loraydan tressaillit. Il regarda le roi. Mais le roi souriait. Il n’y avait aucune intention dans ce mot. Et d’ailleurs, comment le roi aurait-il su ?
Loraydan se retira, reprit son cheval dans les écuries du Louvre, sauta en selle, et traversa Paris à fond de train, peu soucieux des cris de femmes et des malédictions des gens qu’il avait failli renverser. Il songeait :
« Ainsi la fourberie de ce roi félon pêche par la base même. Pour réussir, il fallait agir ce soir, que dis-je ! à l’instant même. Et il fallait, Sire, commencer par me faire arrêter moi-même. Trois jours ! Dans une heure, Turquand sera prévenu… »
Il mit pied à terre dans la cour de l’hôtel de Loraydan. Brisard lui tint l’étrier, et aussitôt :
– Monsieur, il est temps…
Loraydan en reçut une telle secousse, il apparut si défiguré que Brisard recula de trois pas.
– Que dis-tu ? que dis-tu ? haleta Loraydan.
– Monsieur, je vous jure que ce n’est pas ma faute. Je dis qu’il est temps, voilà tout.
Et Brisard continua de reculer, et, malgré lui, son regard loucha vers le coin aux étrivières.
« Allons, songea-t-il mélancoliquement, il fallait pourtant les étrenner, elles ne pouvaient pas rester neuves le reste de ma vie ! »
– Ici ! rugit le comte. Ici, tout de suite, vilain maraud ! Approche ! Bon. Répète voir…
– Il est temps ! dit Brisard en fermant les yeux pour mieux se recommander aux saints, car la fureur du comte de Loraydan semblait dépasser l’emploi des étrivières.
Quand il les rouvrit, ces yeux, il vit la main de son maître grande ouverte, et dans cette main une douzaine de pistoles. Brisard fut ébloui, mais ne fit pas un geste.
– Prends ! dit Loraydan. C’est tout ce que la femme a dit ?
– Non, monsieur. Elle a encore dit : ce soir…
Loraydan s’élança au-dehors.
Brisard, demeuré seul, compta et recompta ses pistoles en murmurant :
– C’est bien la première fois depuis que je sers le noble comte… mais c’est que je ne savais pas m’y prendre, bon sang ! À l’avenir, je sais bien ce que j’aurai à faire pour ouvrir l’escarcelle de monseigneur. Je n’aurai qu’à dire : « Monsieur, il est temps. »
Loraydan était sorti de l’hôtel. Il avait toute la journée pour réfléchir à ce qu’il avait à décider pour le soir. L’amour pouvait donc attendre. La haine était plus pressée : il se rendit au Temple en se disant :
« C’est la plus heureuse journée de ma vie ! »
– Oh ! lui dit Guitalens en le voyant, vous êtes tout radieux, mon cher comte.
– C’est que le roi s’est montré si bon pour moi… Mais voici, mon cher gouverneur, l’ordre de me laisser entrer dans le cachot du sire de Ponthus.
– Et que diable voulez-vous dire à ce misérable ? fit Guitalens, répétant sans s’en douter la question du roi.
– Peu ! une mission qu’une dame m’a confiée… vous comprenez, c’est sacré. Allons, il est temps ! acheva Loraydan en éclatant de rire.
– Oui, fit Guitalens étonné. Il est temps. Dois-je vous accompagner ?
– Inutile. Qu’on ouvre la porte, c’est tout ce qu’il faut. Je présume que le prisonnier ne peut pas tenter une évasion ?
– Impossible. Vous allez voir.
Le gouverneur avait soigneusement lu l’ordre de laissez-passer. Au-dessous de la signature du roi, il avait apposé la sienne. Il appela un geôlier et lui donna ses instructions. Loraydan suivit le geôlier.
On descendit trente marches, et on parvint à un large palier sur lequel s’ouvraient plusieurs portes. Le salpêtre brillait sur les murs et des fongosités, aux angles, dressaient leurs molles silhouettes. Il faisait nuit. Dans l’atmosphère lourde d’humidité flottaient des senteurs fades qui oppressaient les poumons.
– C’est ici ? demanda Loraydan qui respirait péniblement.
– Non, monseigneur, c’est plus bas. Ici, c’est seulement le Grand Purgatoire.
– Diable !… fit Loraydan avec une sorte de bonne humeur.
La descente fut rapide. Encore trente marches et Loraydan parvint au sol même sur lequel reposaient les formidables assises de la forteresse.
Le silence était terrible. La nuit était opaque. On se trouvait peut-être à des centaines de lieues de la rue parisienne. C’était sûrement à des milliers de lieues du monde des vivants. C’était l’antichambre de la mort.
Il y avait trois portes de fer dans ce caveau. Le geôlier s’arrêta devant la troisième et dit :
– Voici le cachot du sire de Ponthus. Le numéro trois, monseigneur. Le meilleur.
– Donne-moi ta lanterne, ouvre et va m’attendre au pied de l’escalier.
Le geôlier tira les quatre verrous superposés, manœuvra les clefs des deux serrures et ouvrit la porte. Puis il se retira.
Loraydan entra et leva la lanterne au-dessus de sa tête.
C’était une niche, un trou, un espace de quelques pieds carrés qui semblait avoir été aménagé dans l’une des assises mêmes. Il n’y avait rien là-dedans, rien que des blocs de pierre superposés sans ciment, rien qu’un sol fangeux, rien qu’une voûte d’une monstrueuse solidité, quelque chose comme l’une des épaules d’Atlas portant le monde, rien que deux énormes anneaux de fer sanglants de rouille, scellés à la muraille du fond, rien qu’une double chaîne frappée sur ces deux anneaux, rien qu’un homme pris par les deux poignets aux extrémités de cette chaîne…
Loraydan porta toute la lumière sur le visage de l’homme, et pendant quelques minutes, frémissant de joie jusqu’aux moelles, secoué parfois par cet heureux frisson qu’on a aux heures bénies de l’existence, il se délecta en silence.
Lentement, alors, il hocha la tête et parla :
– Eh bien ! monsieur de Ponthus, vous ne me dites rien ?… Parlez donc… je vous écoute… Vous ne voulez pas ?… Vous avez désiré me parler à diverses reprises. Et encore dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Et encore à la taverne de la rue de la Hache… Je vous ai demandé un peu de patience. De cette patience, je ne veux pas abuser… Me voici prêt à vous entendre… il est temps !
Ce mot, à l’instant, rebondit, fut renvoyé à Loraydan comme par un de ces mystérieux échos qu’on trouve à de certains carrefours des catacombes.
– Il est temps !…
C’était Ponthus qui avait répété le mot…
Loraydan tressaillit violemment. Il recula de deux pas, s’assura que la longueur des chaînes ne pouvait permettre au prisonnier de se ruer sur lui.
– Quoi ? gronda-t-il. Que voulez-vous dire ? Puisqu’il est temps, parlez ! Est-ce donc à mon tour de patienter ?…
L’homme se tut, et continua de le fixer.
Loraydan se déplaça, mâchonna une imprécation, puis il dit :
– Monsieur de Ponthus, ne croyez pas que je sois descendu dans votre cachot pour insulter à votre misère. Quel crime vous avez pu commettre, c’est au tourmenteur-juré de vous le faire avouer. Comment tout cela finira-t-il pour vous ? C’est affaire entre vous et l’exécuteur des hautes œuvres. Je ne suis ici qu’un gentilhomme venu pour accomplir un devoir de politesse. Qu’y trouvez-vous à dire ?
L’homme, d’un accent d’inébranlable certitude, reprit le mot de Loraydan, et répéta :
– Il est temps !
– Quel temps ? hurla Loraydan. Que signifie cela ! De quoi est-il temps !…
L’homme se taisait.
Le comte de Loraydan se calma, haussa les épaules, et reprit :
– Vous me haïssez, monsieur de Ponthus. Moi, je ne vous hais pas. Ou du moins, je ne vous hais plus. Je veux que vous mouriez en paix. J’ai supposé que peut-être vous auriez quelque volonté à exprimer avant d’aller à l’échafaud, que sais-je ? Quelque missive à faire parvenir à la noble fille du commandeur d’Ulloa. Je serai votre messager, monsieur, vous pouvez parler.
Loraydan étouffa un soupir de joie : il venait de surprendre sur le visage livide du prisonnier quelque chose comme un tic nerveux de la face, un frisson courant à fleur de peau.
Le prisonnier se taisait.
Longtemps, Loraydan demeura dans le cachot, silencieux, lui aussi. Peu à peu, sa soif se calmait, cette soif de vengeance qu’il était venu satisfaire. Jamais il n’avait été aussi pleinement heureux. Il en venait à éprouver un bizarre sentiment qui ressemblait non pas à de la pitié, car la pitié eût anéanti sa joie, mais à une sorte de hideuse reconnaissance pour le prisonnier. Il eût voulu le toucher, s’assurer amicalement que les chaînes étaient solides. Puis, lentement, une évolution se fit dans son esprit. Il songea que c’était un heureux jour, non seulement parce qu’il écrasait son ennemi, mais aussi à cause du mot de Brisard.
Il sourit, et, sans savoir, à haute voix, répéta :
– Allons, il est temps !…
– Il est temps ! répéta le prisonnier.
Loraydan bondit. Des insultes vinrent à ses lèvres. Quoi ? Que voulait dire ce misérable ? Quel temps ? Vaguement, il imagina que Ponthus était fou. Il supposa aussi qu’il voulait dire : le temps de la justice ! le temps du châtiment ! Des pensées d’effroi l’assaillirent, il eut peur… il eut peur de Ponthus enchaîné… Mais il eut un petit rire sec ; et, en se retirant, il dit :
– C’est ce que nous allons voir !
Le cachot fut refermé. Loraydan remonta rapidement à la surface de la terre. En traversant la chambre des questions, il jeta un regard sur le chevalet de torture, et répéta : « Nous allons bien voir ! » Il sortit du Temple et regagna son hôtel.
Brisard le vit, s’approcha de lui ; pour la première fois, il osa lui parler sans être interrogé ; et la face balafrée d’un large sourire, convaincu qu’il allait faire pleuvoir des pistoles, tendant déjà la main, tout bonnement il dit :
– Monseigneur n’oublie pas qu’il est temps ?…
– Les étrivières ! hurla Loraydan. Les étrivières ! Et vite, vite, infâme drôle !…
Brisard, consterné, ahuri, ne comprenait plus, s’en fut chercher les étrivières toutes neuves, et, philosophiquement, murmura :
– Aujourd’hui ou demain… il fallait bien les étrenner !…
Ce fut par Jacquemin Corentin que don Juan apprit l’échaffourée de la rue de la Hache et l’arrestation du sire de Ponthus et de Bel-Argent dans le logis même de M. de Guitalens, gouverneur du Temple.
– Ce m’est un amer regret, dit Juan Tenorio, que de n’avoir pu assister le sire de Ponthus dans sa bataille contre les sbires du grand prévôt.
– Et, pourtant, vous l’eussiez tué en duel, si vous aviez pu.
– Certes, puisqu’il était un obstacle à mon bonheur. Mais je l’eusse tué en pleurant. Qui sait ce qu’on va faire de cet accompli gentilhomme ?
– Tout le monde dit qu’il aura la tête tranchée par la hache du bourreau parce qu’il y a eu rébellion patente, connivence avec la cour des Miracles et mort de plusieurs gardes…
– Eh quoi ! se pourrait-il que pour quelques alguazils, rebut de l’espèce humaine, on mette à mort le plus brave, le plus loyal, le plus généreux gentilhomme ? Ah ! pauvre sire de Ponthus, perle d’honneur, fleur de bravoure, je vous pleure de toute mon âme ! Mais, dis-moi, Jacquemin, n’est-il pas à propos que je profite de l’arrestation de Ponthus pour enlever à mon aise celle qui me tient tant au cœur ?
– Heu !… Vous pensez donc encore à la senora Léonor d’Ulloa ?
– Tu m’aideras, Jacquemin, tu m’aideras à faire une douce violence à celle que j’aime. Jacquemin, écoute. Je veux te dire un grand secret.
– À moi, monsieur ? Un secret ?
– Oui, Jacquemin, un beau secret…
– La femme est hypocrite, dit don Juan. Alors même qu’elle brûle de se rendre, elle attend qu’on lui fasse violence, car moyennant cette violence elle peut ensuite se justifier à ses propres yeux. Voilà tout le secret des batailles d’amour, fais-en ton profit.
– Eh quoi ! fit Corentin ahuri, c’est là ce grand secret ?
– Oui, Jacquemin. C’est pourquoi tu m’aideras. Tout cet appareil de gens armés, de litières, de chevaux, de truands, tout ce guet-apens imaginé par le comte de Loraydan me déplaisait fort. Il faut des formes raffinées à la violence. Loraydan a agi comme un reître. À nous deux, nous réussirons sûrement.
– Et en quoi consistera mon aide ? dit Corentin consterné.
– À m’attendre sur le chemin ou ici. Oui, au fait, il vaudra mieux que tu m’attendes ici. Ton aide n’en sera que plus précieuse.
– Je veux bien, monsieur. Mais comment ferez-vous ?
– Je n’en sais rien, et point ne veux le savoir. Foin de ces calculs compliqués, de ces savantes précautions qui, toujours, aboutissent à une déception ! Rassure-toi, Jacquemin, je réussirai. Je te préviendrai du jour où j’aurai décidé la chose.
– Ah ! monsieur, s’écria Jacquemin, dussiez-vous m’arracher la langue comme vous m’en avez quelquefois menacé, il faut que je parle. Un jour, monsieur, j’ai vu un misérable petit drôle ramasser de la boue pour la jeter à un cygne, un beau cygne d’une blancheur immaculée, qui approchait du bord. Il me semble, en ce moment, vous voir amasser de la boue pour flétrir cette pure blancheur de neige. Ne faites pas cela, monsieur ! À défaut de scrupule ou de remords, songez à ce que nous avons vu tous deux, vu de nos yeux dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Craignez, craignez que le commandeur ne se lève de son tombeau pour défendre sa fille. Ah ! monsieur, pensez à la statue du commandeur !
– Jacquemin, dit don Juan, à cause de ta comparaison du cygne, tu n’auras point la bastonnade. Je m’en servirai, par le ciel ! Je suis bien sûr qu’elle plaira à l’esprit poétique de Léonor. Par ainsi, tu m’auras aidé. Quant à la statue du commandeur, tu fais bien de m’y faire penser. J’ai invité cette noble pierre à dîner avec moi.
« Horreur et sacrilège », murmura Jacquemin en lui-même.
– Je mettrai mon honneur à tenir l’invitation. Elle est valable. La statue a accepté. Nous dînerons en tête à tête, elle et moi, ou je veux que soit déshonoré le nom que je porte.
« Il l’est ! Il l’est ! » fit Jacquemin en son for.
– Et tu nous serviras à table, acheva don Juan.
– Moi !…
– Toi, Jacquemin, gronda don Juan d’une voix fébrile (et ses yeux devenaient hagards, et une fureur semblait sur le point de se déchaîner en lui). Tu nous serviras. À moins que tu n’aimes mieux que je te coupe la langue une bonne fois pour la donner à manger à mon invité de marbre.
Et don Juan sortit de sa chambre, laissant l’infortuné Corentin en proie à une double terreur, se demandant s’il valait mieux avoir la langue coupée ou assister à ce dîner sacrilège. Comme il n’était pas bien sûr que don Juan, après lui avoir fait subir le supplice, le dispenserait du sacrilège, il finit par se dire qu’il devait se soumettre, garder sa langue, et servir le dîner offert par don Juan à la statue du commandeur.
Dans la rue, don Juan se calma. Quelques minutes, il demeura devant la Devinière à considérer les passants, les marchands ambulants, à s’emplir les yeux de toute cette joie tranquille qui l’apaisait.
Puis il se mit en route pour l’hôtel d’Arronces. Il n’avait d’ailleurs aucun but précis.
Le soir tombait. Dans le chemin de la Corderie, le vent courbait la cime des grands peupliers qui se saluaient gravement et en silence, car ils n’avaient pas leurs bavardes feuilles qui, au printemps, se mettent à jacasser au moindre souffle qui passe.
Il pleuvait une jolie pluie que la bise faisait virevolter dans l’air.
Enveloppé de son manteau, don Juan aspirait avec ivresse les embruns qui, parfois, lui fouettaient le visage, et ce paysage de crépuscule où jouaient la pluie et le vent le charmait à l’égal d’une belle journée ensoleillée : c’était un autre charme, voilà tout.
Il n’était pas jusqu’à ce fantôme dont la silhouette indécise, au loin, s’estompait des premières brumes de la nuit, il n’était pas jusqu’à ce fantôme immobile et noir, et qui semblait l’attendre, qui n’achevât de le séduire et de lui mettre au cœur le frisson de l’aventure.
– Où vas-tu, Juan Tenorio ? Où vas-tu ?
Don Juan était arrivé à la hauteur du fantôme, et le fantôme, sans faire un pas, lui parlait.
Juan Tenorio s’arrêta.
Quelques instants, il se débattit contre l’infernale pensée qui illumina les ténèbres de son esprit, comme quelque fauve éclair déchire la nuit :
Se ruer sur Silvia et l’abattre d’un coup de dague…
– Où vas-tu, don Juan ?
Ce fut bref. D’un effort de volonté, il échappa à l’étreinte de l’affreuse tentation. Il respira. Il fut sur le point de répondre à Silvia. Mais il se tut. Que lui aurait-il dit ? Il fit deux ou trois pas qui l’éloignèrent d’elle.
– Où vas-tu ? Où vas-tu ? dit le fantôme d’une voix plus faible.
Juan Tenorio s’arrêta, mais ne se tourna point vers elle. Il s’arrêta, se courba sous une rafale de vent et de pluie. Il frissonna. Jamais il n’avait entendu voix plus désespérée. Il eût voulu fuir. Fuir ! parce que cette sinistre, cette lugubre impression l’envahit que ce qui lui parlait, c’était bien un fantôme… le fantôme d’une femme qu’il avait tuée. Il voulut se remettre en marche…
– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…
Il se retourna violemment, et il vit que Silvia, lentement rentrait dans son logis. Il entendit qu’on fermait, qu’on verrouillait la porte.
Alors, il se mit à courir… oh ! comme il courait dans la pluie et le vent, comme il courait vers l’hôtel d’Arronces !…
Et soudain, il s’arrêta encore, haletant, hagard, et le cœur lui sauta à la gorge… la voix, la voix du fantôme, tout près de lui, si près qu’il imagina qu’il avait senti son souffle, la voix lui disait :
– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…
Éperdument, il regarda autour de lui :
Il était seul sur le chemin de la Corderie, seul, tout seul.
Il essaya de rire. Il se raidit furieusement contre l’épouvante qui rôdait par là, guettant l’occasion de fondre sur lui. Il claquait des dents. D’un geste machinal, il se découvrit, et, en touchant ses cheveux, il eut cette sensation très nette qu’ils se dressaient. Il gronda :
– Surnaturelles puissances, je vous nie. Enfer et ciel, vous n’êtes que des mots. Allons !
Il fit quelques pas… et il entendit la voix qui disait :
– Où vas-tu, don Juan ? Où vas-tu ?…
La voix était tout près de lui, et elle lui parut excessivement lointaine. Elle était comme un gémissement, ce même gémissement que, sur les rives de la Bidassoa, avait noté le commandeur Ulloa.
Il leva les yeux dans l’espace, et là-haut, dans une trouée de nuages, il vit une étoile qui brilla une seconde, astre menu, visible à peine, faible et tremblant au fond de l’immensité, et il put croire, il crut que c’était cette étoile qui exhalait un soupir de détresse, lui envoyait sa lamentation.
Et brusquement, l’Épouvante sauta sur lui.
Ceux qui s’imaginent qu’on puisse lutter contre l’épouvante du mystère qui est elle-même un mystère, ceux-là se trompent. Et combien sont-ils, ceux qui ont connu l’Épouvante ?
Elle terrassa don Juan d’un seul coup. Raison, imagination, mémoire, intelligence, tout se disloqua ; la volonté s’abolit, la pensée s’arrêta. Il ne fut plus qu’une loque emportée par l’effroyable tourmente, pareille à ces lambeaux de voile que la tempête arrache au navire et qu’elle entraîne on ne sait où sur ses ailes géantes.
Cela dura quelques minutes.
Puis, la vie reprit à peu près son cours dans l’esprit de don Juan. Et alors, il n’eut plus qu’une idée : s’en aller, fuir, s’arracher à l’inconnaissable étreinte, par n’importe quel moyen, même en fuyant dans la mort, même en se tuant…
Et il s’aperçut alors qu’il pouvait s’en aller… il s’en allait…
Mais il s’en allait en reculant, et ce fut ainsi, ce fut en reculant, les yeux invinciblement attachés sur ce tournant de chemin où il avait entendu la voix, qu’il parvint à la rue du Temple. Alors, subitement, l’Épouvante lâcha prise.
Don Juan reprit le chemin de son logis. Il marchait, vacillant et courbé, comme si quelque immense fatigue l’eût accablé.
Comme nous l’avons indiqué, cette scène se passa huit jours après la capture de Clother de Ponthus.
Revenant de quelques jours en arrière, nous prions maintenant le lecteur de vouloir bien nous accompagner un moment jusqu’au Louvre.
Nous retrouvons François Ier dans son cabinet une heure après le départ de Loraydan. Le roi était en compagnie de quelques-uns de ses favoris, parmi lesquels Essé et Sansac, les deux inséparables, M. de Saint-André qui devait devenir maréchal de France, M. de Roncherolles, jeune gentilhomme de dix-huit ans qui débutait à la cour.
Le roi s’inspectait dans un grand miroir de Venise que le pape Léon X lui avait envoyé l’année du traité de Bologne, et il murmurait :
– Suis-je donc déjà assez vieux pour qu’on puisse me dire que je suis encore jeune ?
Il paraît cependant que le miroir du roi finit par se montrer plus clément, car François Ier, ayant renvoyé ses courtisans et gardé seulement les quatre que nous avons dit, s’écria, tout joyeux :
– Messieurs, ce soir, nous irons en expédition. Soyez ici à onze heures, et bien armés, car il paraît qu’il y a quelque émotion parmi ces damnés démons de la cour des Miracles.
Les quatre s’inclinèrent d’une même flexion des reins.
– Et où irons-nous, Sire ? demanda le comte d’Essé, qui savait fort bien que le roi attendait cette question.
– Mais nous irons au diable si cela plaît à Sa Majesté, assura Saint-André.
– Avec Sa Majesté, nous ne pouvons aller qu’au ciel, rétorqua le baron de Sansac.
Le petit Roncherolles se taisait. Il regardait. Il écoutait avidement : il faisait son apprentissage.
– Messieurs, dit François Ier en riant, nous n’irons ni au ciel, ni en enfer ; nous irons tout bonnement au chemin de la Corderie, bien qu’on puisse dire que ce chemin est vraiment l’enfer, tant il est loin du Louvre et plein de méchantes ornières, et qu’il est aussi le ciel, puisqu’un ange l’habite.
Le roi revenait donc sur sa décision d’attendre quelques jours avant de se livrer à une nouvelle tentative contre Bérengère – sur sa décision aussi de se préparer les voies en faisant arrêter Turquand sous prétexte de fausse monnaie.
Ces esprits de violence et de mensonge, ces esprits de ténèbres ont de ces hésitations et de ces soudains retours à l’audace.
Le roi se croyait sûr du concours de dame Médarde.
Il se disait qu’il entrerait dans le logis du chemin de la Corderie dès qu’il le voudrait sérieusement ; une fois dans le logis, ses quatre gentilshommes suffiraient largement à tenir en respect les quelques serviteurs de céans ; avec l’aide de Médarde, il se chargeait du reste.
Loraydan le lui avait dit : Pourquoi attendre ? Pourquoi pas demain ? Pourquoi pas ce soir ?
Le roi était resté sous l’impression de ce mot et se répétait :
« Pourquoi pas dès ce soir ? Pourquoi tous ces inutiles détours, ces précautions indignes de moi ? Je veux, par le jour de Dieu ! Cela doit suffire. »
À onze heures, Sansac, Essé, Roncherolles, Saint-André, tous quatre fieffés spadassins, braves de la spéciale bravoure des bretteurs, tous quatre légers de scrupules, la conscience en repos, à onze heures, donc, ces quatre gentilshommes se présentèrent au Louvre, la dague et la rapière de bataille au côté, le masque au visage – non pour se dissimuler comme on pourrait le croire, mais simplement parce que la mode était alors de garantir la figure contre le soleil du jour ou le froid de la nuit, comme on garantit les mains par les gants.
Le roi se faisait habiller :
Pourpoint et haut-de-chausses de velours noir, bottes montantes serrant la jambe jusqu’au-dessus du genou, toque de velours noir à plume blanche, grand manteau en drap fin des Flandres, gants souples en peau de daim, à hauts crispins, poignard à la ceinture, forte épée au flanc… ce n’était pas l’épée de Marignan.
Ils sortirent du Louvre, et certes, lorsqu’ils s’avancèrent par les rues noires, dans le vaste silence de Paris endormi, s’ils furent suivis à la piste par quelque truand, si quelque franc-bourgeois à l’affût les regarda passer d’un œil luisant, nul n’osa les attaquer, car à eux cinq ils formaient un redoutable groupe.
Lorsqu’ils atteignirent l’angle de la rue du Temple et du chemin de la Corderie, la grosse horloge de la forteresse, de sa voix grave et lente, racontait aux Parisiens d’alentour qu’il était minuit.
– Réveillons Loraydan et emmenons-le ! décida François Ier. Ho ! La porte de l’hôtel est entrouverte… que veut dire cela ?… Entrons !
Dans la cour, ils virent que trois fenêtres du rez-de-chaussée étaient éclairées…
Ils marchèrent à ces fenêtres…
Un sinistre silence pesait sur l’hôtel Loraydan…
Il y avait de l’horrible dans l’air…
Au début de cette soirée, vers huit heures, le comte de Loraydan appela Brisard qui s’avança, méfiant, les reins encore douloureux d’avoir étrenné les belles étrivières neuves :
– Va-t’en passer la nuit où tu voudras. Tu reviendras demain à midi. Si, d’ici là, tu as le malheur de venir rôder près de l’hôtel…
Un geste acheva la menace, un simple geste.
Mais ce geste fut tel que Brisard s’élança aussitôt, s’éloigna du chemin de la Corderie à l’allure d’un cheval au trot, traversa la ville d’un trait, la Cité en quelques bonds, et ne se crut enfin presque assuré d’avoir à peu près obéi à l’ordre qu’en arrivant chez un sien parent qui logeait tout au fond de l’Université, et dont il commença par verrouiller la porte.
Loraydan était entré dans la salle des armes de son hôtel.
Elle était au rez-de-chaussée. Bien que déchue de son ancienne opulence, elle pouvait encore s’enorgueillir de deux magnifiques panoplies, l’une de rapières et d’estramaçons, l’autre de dagues et de poignards espagnols ou florentins.
Il se jeta dans un fauteuil, et là, le coude sur un genou, le menton dans la main, le regard fixe et dur, seul avec ses pensées, il précisa la situation.
Il lui fallait opter entre Léonor et Bérengère.
Il avait quelques jours de répit en ce qui concernait son mariage avec la fille du commandeur. Et c’était à peu près le même répit qui lui restait pour son mariage avec Bérengère.
La fortune, les honneurs, le bonheur, tout, il tenait tout. De la même main dont il écrasait son ennemi, il étreignait aussi la félicité suprême, en rude conquérant qui, à peine entré dans la vie, façonne à son gré les événements. Ambition et amour recevaient ensemble une éclatante satisfaction.
Un crime : le mariage avec Léonor. Un autre crime : le rapt de Bérengère. Un autre crime : la mort de Ponthus. Un autre crime : une trahison contre le roi de France et l’empereur Charles-Quint à la fois. Grâce à l’heureux assemblage de ces crimes, il détenait le bonheur. C’était facile. C’était simple.
C’est toujours simple et facile : la difficulté, pour beaucoup d’hommes, c’est d’accepter tout d’abord l’idée du crime. Cette difficulté n’existait pas pour Loraydan…
Dix heures sonnèrent au Temple.
– Il est temps ! dit Loraydan.
Il s’arrêta court. Il se sentit pâlir, des gouttes de sueur pointèrent à son front.
– Quoi ? gronda-t-il et il essaya de rire. Qu’est cela ? Suis-je dément moi-même ? Ou suis-je indigne de conquérir le bonheur ? Parce qu’il a prononcé ces mots qui n’ont de sens que pour moi seul, parce qu’au fond de son cachot, solidement enchaîné au mur, il a répété ces paroles dans un accès de délire ou de folie, j’en éprouve je ne sais quelle émotion stupide et lâche ? Allons ! Marche, Loraydan ! Marche à Bérengère ! Demain tu marcheras à Léonor ! Malheur ! Malheur à qui se dresse sur mon chemin ! Allons !…
Et il regarda autour de lui avec une bizarre défiance. Et il tremblait.
En réalité, pendant ces deux heures où il avait si fermement, si soigneusement établi l’ordre et la marche du crime, pas un instant il n’avait cessé de penser à cette étrange folie de Ponthus qui, sans motif, lui avait répété ces seuls mots : il est temps…
D’un effort rapidement couronné de succès, Loraydan parvint à se débarrasser de cette inquiétude qui n’avait aucune raison d’être, aucune raison valable.
Lorsqu’il fut dehors, dans l’air froid de la nuit, il reconquit toute sa lucidité, et la joie entra à flots dans son cœur. Et, dans ce cœur, dans cette âme de sacripant, c’était une joie presque pure. Il se trouvait tout attendri par ce qu’il appelait son amour, il murmurait des lambeaux de paroles où il promettait à Bérengère une félicité sans fin, une reconnaissance éperdue.
Par le trou de la haie, il gagna le terrain des Enfants-Rouges, et bientôt il se trouva dans la cabane du rendez-vous.
Il évoqua l’image souriante de Bérengère, et, tout à coup, il la vit qui venait à lui, accompagnée de dame Médarde.
Elle aimait…
Le rendez-vous, une fois accepté, elle y venait en toute loyauté, très décidée, sans l’ombre d’un soupçon… et que pouvait-elle craindre ? Loraydan était pour elle un demi-dieu, elle l’avait doté de toute la noblesse d’esprit qu’elle avait trouvée en elle-même.
Elle avait vu Loraydan, et simplement, elle avait marché un peu plus vite. Elle entra la première, puis, presque aussitôt ce fut dame Médarde.
Ce peu d’instants avait suffi à Loraydan pour calculer, compter et disposer en bon ordre le nombre de gestes précis qu’il aurait à exécuter.
Médarde entra donc, et dans la seconde même où elle pénétra dans les ténèbres de la cabane, du même coup, elle fit son entrée dans les ténèbres de la nuit éternelle ; elle eut la terrifiante impression d’un étau dont la double branche se fût fermée sur sa gorge, elle tenta vainement de pousser un cri qui ne fut qu’un faible gémissement, elle sentit le sol se dérober et qu’elle s’affaissait, et, en même temps, elle éprouva au sein la sensation d’une fraîcheur qui, instantanément, fut une intense brûlure, elle eut un ou deux soubresauts, quelques mouvements désordonnés, et puis Loraydan se releva. Cela avait duré cinq ou six secondes.
Loraydan murmura :
– Celle-ci ne pourra pas dire où se trouve Bérengère…
– Que faites-vous ? Que faites-vous ? balbutia Bérengère immobilisée par la stupeur.
– Cette femme vous trahissait, dit Loraydan en se relevant. Je l’ai bâillonnée et liée pour qu’elle ne puisse se sauver. Tout à l’heure, votre père décidera de son sort quand je lui aurai raconté la trahison…
– Elle me trahissait ! Pourquoi ? Comment ?
– Pourquoi, Bérengère ? Oui. C’est vrai. Pure et loyale comme vous l’êtes, vous ne pouvez soupçonner la puissance de l’or. Comment elle allait vous livrer à un scélérat ? C’est ce que je ne puis dire qu’à messire Turquand lui-même qui, d’ailleurs, prévenu par moi, la suspectait déjà.
– Vous allez donc voir mon père ?
– Dans quelques minutes, il faut qu’il vienne nous rejoindre. Venez, Bérengère. Si vous tenez à ma vie, venez sans hésitation. Et puis, je reviendrai chercher votre père…
Bérengère se recula. Elle bégaya :
– Votre vie est donc en péril ?
– Dans une demi-heure, dit Loraydan, cette maison va être envahie par les gens du roi…
– Le roi ! Le roi ! frissonna Bérengère.
Et elle songea à ces étranges précautions qu’avait prises Turquand, à l’armoire de fer, à la galerie souterraine, à la sonnerie d’alarme… oui… oui… tout cet ensemble de défense n’avait pu, n’avait dû être établi que contre un tout-puissant adversaire.
– Si on me trouve ici, acheva Loraydan, c’est pour moi le cachot, et ensuite l’échafaud. Venez. Ah ! venez en toute hâte. Ma mort ne serait rien… mais vous…
– Où me conduisez-vous ? fit-elle en tremblant.
– Chez moi, chez votre fiancé, Bérengère ! Chez moi où vous n’avez rien à craindre ! Chez moi où vous attend avec impatience la marquise de Loraydan-Morlancy, la sœur de mon père, noble femme qui a été presque ma mère et à qui j’ai dit notre amour ! Chez moi où le scélérat qui vous poursuit ne saura vous atteindre ! Ah ! venez, chère Bérengère, les minutes comptent en ce terrible moment… une hésitation… et c’est ma mort, d’abord, puis pour vous, c’est…
– Allons ! dit Bérengère.
Loraydan l’avait prise par le bras.
Il l’entraîna, palpitante, épouvantée par cette affreuse pensée que les gens du roi pouvaient surgir, et le saisir, lui !… Et ce fut elle qui hâta le pas.
Au moment de franchir la haie, elle jeta un regard sur le logis Turquand… une seconde, comme dans un éclair de lucidité, elle se demanda pourquoi son père n’était pas prévenu en même temps qu’elle…
– Bérengère, dit Loraydan, songez que j’ai juré à messire Turquand de vous conduire saine et sauve jusqu’en mon hôtel tandis qu’il reste en surveillance jusqu’à la dernière minute.
– Mon père sait donc…
– Eh quoi ! ne vous l’a-t-il pas dit ? Je comprends ! Médarde eût surpris le secret, et alors, tout était perdu !
Bérengère se suspendit au bras de son fiancé.
Pleinement rassurée, si elle eût eu besoin de l’être, elle éprouva la délicieuse impression de se rendre chez elle, en son nouveau logis, au bras de son époux, et elle s’abandonna au bonheur d’aimer, d’être aimée.
Ils arrivèrent à l’hôtel de Loraydan.
Quelques instants plus tard, Loraydan et Bérengère se trouvèrent dans la salle d’armes.
Loraydan avait laissé les flambeaux allumés.
La salle était vivement éclairée.
Bérengère leva les yeux sur son fiancé ! elle vacilla… un rapide frisson d’épouvante la secoua toute entière.
Les mains du fiancé étaient rouges…
Loraydan la considéra une seconde, étonné.
Alors, il jeta un coup d’œil sur ses mains, à lui, et les vit rouges.
– Sans le vouloir, dit-il, j’aurai blessé la scélérate qui vous trahissait…
– Vous l’avez tuée !
– Pourquoi ne l’aurais-je pas tuée ? dit-il. Elle vous trahissait. Elle voulait vous livrer. Je tuerais des mains que voici quiconque au monde voudrait votre malheur ! ajouta-t-il d’un accent sauvage.
Elle fut à l’instant rassurée.
Cet homme l’aimait. Il n’y avait aucun doute possible.
– Je vous crois, dit-elle doucement. C’est un malheur terrible que vous ayez tué Médarde, même si elle me trahissait. Mais je crois, je suis sûre que ce fut pour me sauver, Amauri, je crois à votre amour…
C’était la première fois qu’elle l’appelait Amauri. C’était la première fois qu’elle parlait d’amour.
Il grelottait de fièvre. La passion se déchaînait en lui. Elle acheva :
– Allez, maintenant, allez chercher mon père, et à nous trois, ici, nous verrons ce qu’il faut faire pour sauver notre vie… notre bonheur…
– Vous croyez donc à mon amour, Bérengère ?
– Oui. Sur Dieu qui m’entend, je crois à votre amour…
Il râla :
– Et vous, Bérengère, m’aimez-vous ?
Et d’une voix ferme, elle répondit :
– Je vous aime, et suis heureuse de devenir votre épouse.
Il se rapprocha d’un pas rapide, mais sans la toucher.
– Répétez, Bérengère ! Répétez ce mot qui m’enivre et m’exalte…
– Je vous aime…
– Me suivrez-vous partout, Bérengère ?
– Sans doute. Ne sera-ce pas mon devoir ? Si vous étiez exilé pour… ce terrible événement de tout à l’heure, ce ne sera plus seulement un devoir, mais une joie pour moi de vous suivre, d’être près de vous partout où vous serez…
– Ferez-vous tout ce que je vous demanderai ?
– L’obéissance de l’épouse n’est-elle pas une loi d’honneur et une loi divine ?
– Vous consentez donc à être mienne ?
– De toute mon âme, je le veux !
– Vous ne comprenez pas, Bérengère, c’est tout de suite…
– Si vous pensez que le jour de notre mariage doive être changé, si c’est cette nuit même que nous devons échanger le serment qui nous liera, je suis prête… conduisez-moi donc à la noble dame dont vous m’avez parlé, allez chercher mon père, et ensemble rendons-nous à l’église que vous avez choisie.
– Votre père ! gronda-t-il. Puisque vous m’aimez, Bérengère, qu’est-il besoin de votre père ?
Elle tressaillit.
La même soudaine épouvante que tout à l’heure, quand elle avait vu du sang aux mains du fiancé, fit irruption dans son esprit. De nouveau elle le vit tel qu’il était, pareil à une bête de proie qui allait se jeter sur elle.
Ce n’était qu’une frêle jeune fille, et il n’y avait en elle que des pensées de timide douceur. Et dans le même instant, elle fut toute vaillance.
Il s’avança sur elle. D’un geste, elle le contint. D’un geste, et d’un mot :
– Que voulez-vous, Amauri ? Pourquoi n’allez-vous pas chercher mon père ?
– Je n’irai pas chercher Turquand ! gronda-t-il.
Et ce nom jeté ainsi d’un accent d’indicible mépris et de haine, ce nom, le nom vénéré de son père, il lui sembla que c’était une insulte qui la frappait au cœur.
Elle se raidit. Elle appela à elle tout ce qu’elle pouvait posséder de courage et de sang-froid.
– Que voulez-vous donc ? répéta-t-elle.
– Vous, dit-il. C’est vous que je veux !
Il marcha rudement sur elle, un mauvais rire au coin des lèvres. Avec cette extraordinaire lucidité qu’on a aux minutes où il est question de vie ou de mort, elle jeta un regard autour d’elle, vit étinceler la panoplie aux dagues. Elle y fut d’un bond, en saisit une au hasard.
Loraydan s’arrêta net. Elle dit :
– Amauri, vous voulez donc que je meure ?
Il souriait.
Et c’était terrible.
Pourquoi Loraydan souriait-il, en cet abominable moment ? Ce n’était pas excès de cynisme ou bravade de criminel. C’était, chose étrange et vraiment tragique, c’était, dans l’instant même où il voyait Bérengère prête à se tuer, c’était qu’il évoquait une scène d’orgie à laquelle il avait pris part avec quelques écervelés dont était Sa Majesté. Il revoyait le roi François renversé au dossier d’un fauteuil, et, la coupe à la main, célébrant ses fredaines. Il l’entendait dire :
« Que de fois j’ai vu la belle révoltée me résister à la dernière minute, saisir une dague, me menacer de se tuer ! Ah ! mes amis, mes chers amis, si la chose vous advient, dites-vous bien que c’est une ruse féminine. Un pas de plus, elle se frappe ! Ah ! Ah ! Jour de Dieu ! Ou bien encore : Un pas, et je saute cette fenêtre ! Non, elle ne se frappe pas. Elle ne saute pas. Courez à elle. Un baiser a vite raison de ces funèbres menaces dont, le lendemain, elle rira avec vous… »
Loraydan marcha sur Bérengère…
À l’instant où il allait l’atteindre, il eut la vision du geste qui, en sa foudroyante rapidité, fut accompli avec une sorte de lenteur comme il arrive dans les rêves… il vit au sein de Bérengère une large tache rouge… il la vit tomber…
Loraydan eut un hurlement.
À l’instant, il fut à genoux, près de Bérengère, bégayant des jurons, des mots sans suite, soupirant, se cachant les yeux des deux mains, se mordant les poings, et puis, dans une brusque accalmie, se penchant, ah ! se penchant jusqu’au sol, collant son oreille au sein sanglant, écoutant, écoutant de tout son être, pour surprendre un battement du cœur…
Le cœur ne battait pas.
Bérengère était morte.
Loraydan se leva. S’il se fût regardé à ce moment dans un miroir, il eût vu que toute la partie de son visage qu’il avait appuyée au sein était rouge. Il avait du sang aux mains et du sang au visage. Cela lui faisait une figure de cauchemar, un masque extraordinaire, livide d’un côté, pourpre de l’autre. Il ne s’en doutait guère. De même, il ne s’apercevait pas que ses cheveux étaient tout droits, et qu’il claquait des dents. Il regardait le cadavre, et il y avait au fond de lui cet espoir insensé que le cadavre allait se lever, arracher le poignard demeuré dans la plaie, et se mettre à rire en disant : « Ce n’était qu’une ruse féminine. »
Loraydan s’éloigna de la morte.
Quelque temps, il se promena dans la salle d’armes sans que sa volonté l’y eût incité. Il évitait seulement de regarder vers cette panoplie au-dessous de laquelle, sur le plancher, gisait la chose.
Il sortit dans la cour et regarda le ciel, sans le voir.
Il alla jusqu’à la porte de l’hôtel sans aucune intention d’y aller, et il l’ouvrit. L’instant d’après, il était sur le chemin de la Corderie, et il se dirigea lentement vers le logis Turquand. Il parvint jusqu’à cet endroit de la haie par où il avait fait passer Bérengère et s’y arrêta longuement. Il semblait réfléchir. En réalité, il ne pensait pas. Mais quelque bizarre phénomène avait dû se produire dans son cerveau, car il murmura tout à coup :
– Mais je n’ai pas besoin d’aller chercher Bérengère, puisqu’elle est à l’hôtel…
Il revint alors sur ses pas, trouva la porte de son hôtel entrouverte, telle qu’il l’avait laissée en sortant. Là, il eut une longue hésitation, d’obscurs pourparlers avec lui-même, tantôt voulant entrer, tantôt esquissant le mouvement de s’en aller.
Enfin, il entra ; mais ce fut avec d’extraordinaires précautions. On eût dit que sa vie eût dépendu d’un geste ou d’un bruit qu’il aurait fait de trop. Une minute plus tard, il se retrouva en contemplation devant le cadavre.
Ses yeux se gonflèrent et bientôt s’exorbitèrent. Il éprouvait au bord des paupières un lancinement douloureux. Il les frotta rageusement en disant :
– Oh ! mais qu’ai-je donc aux yeux ?…
Il avait que son être entier appelait les larmes et qu’il ne pouvait pleurer. Confusément, il sentait qu’il eût donné une fortune pour pouvoir sentir enfin ses paupières se mouiller. Mais il ne pouvait pleurer.
Alors il se dit que s’il pouvait éteindre les flambeaux, il en éprouverait certainement un grand soulagement. Car cette douleur qu’il éprouvait aux paupières et remontait aux tempes pour les étreindre dans un cercle de fer, cela venait sûrement des flambeaux. Il se dirigea rapidement vers les flambeaux pour les éteindre. Mais il ne les éteignit pas, épouvanté soudain par cette idée qui lui vint :
« Comment ferai-je pour sortir d’ici lorsque j’aurai tout éteint ? »
Et tout aussitôt, il ajouta :
– Les yeux de Bérengère sont fermés et elle ne peut pas me voir. C’est égal, il est prudent que je n’aille pas près d’elle. Je ferais peut-être mieux de m’en aller d’ici.
Et en même temps, il retourna à la chose qui gisait contre le mur.
Il se pencha à demi, et regarda. Il lui sembla que la curiosité surtout le dominait en ce moment. Mais il évitait de s’avouer la vérité. La vérité était qu’il souhaitait ardemment de ne plus regarder, de ne plus voir, et de s’en aller. Comme il était là, penché sur la chose – depuis combien de temps ? il ne savait pas – il entendit du bruit derrière lui, et des éclats de voix, il se retourna, et il vit le roi.
Quatre gentilshommes accompagnaient Sa Majesté.
C’étaient MM. d’Essé, de Sansac, de Roncherolles et de Saint-André.
Il vit sur leurs visages leur stupeur réelle, leur pitié vraie ou feinte, et il vit que d’un même geste de respect tous quatre se découvraient et saluaient la mort.
Le roi avait mis un genou à terre, appuyé une main sur le sein de Bérengère, et il se relevait maintenant en disant :
– Elle est morte !
Il avait prononcé ces mots d’une voix altérée, et il était très pâle.
Une minute, il contempla cette charmante beauté sur laquelle la mort n’avait pas encore imposé ses hideux stigmates. Puis il se tourna vers Loraydan :
– Comte, dit-il, j’attends que vous m’expliquiez ce qui se passe ici ?
– Sire, dit-il, plaise à Votre Majesté me dire ce qu’elle veut que je lui explique ?
– Tout d’abord la présence de cette malheureuse fille en votre hôtel. Qui l’a attirée ici ?
– Elle y est venue volontairement.
– Mais quelqu’un, sans doute, l’a engagée à y venir ?
– Oui, Sire. Et ce quelqu’un, c’est moi.
– Vous, comte !
– C’est moi qui ai été la chercher, Sire, c’est moi qui l’ai conduite ici.
– Ah ! Et pourquoi ?
– Parce que je l’aimais, Sire.
– Vous aimiez Bérengère ?
– Je l’aimais !
Il y avait on ne sait quoi d’horrible dans ces questions et ces réponses qui se succédaient.
Il est bien probable que François Ier souffrait surtout de l’atteinte portée à son privilège. Il y avait donc un homme qui avait osé lui disputer une maîtresse ! Cela était donc possible !
Son regard, il le ramena sur Loraydan, et il dit :
– Vous auriez dû m’en prévenir, m’avouer votre amour pour cette fille. Vous connaissiez mes sentiments. Vous saviez que moi-même je l’aimais. Si vous m’aviez prévenu, je me fusse détourné d’elle, je vous eusse laissé le champ libre. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
– Parce que vous m’auriez tué, Sire.
– Tué ! C’est à moi que vous parlez ainsi !…
– Tué ou fait tuer, Sire.
François Ier eut un rauque soupir. Il s’éloigna, fit quelques pas, la tête penchée. Loraydan se tenait tout raide comme aux jours de solennelle audience.
Le roi, brusquement, revint sur lui et, de sa même voix sinistrement calme.
– Maintenant, je veux savoir comment est morte cette infortunée.
– Mais, Sire, la chose est visible. Bérengère est morte d’un coup de poignard ; la pointe a atteint le cœur ; la mort a été instantanée.
– Bérengère a donc été tuée ?
– Oui, Sire.
– Par qui ? Dites-le, ou par la mort-Dieu, moi-même, de mes mains, je… dites-moi par qui Bérengère a été tuée !
– Par vous, Sire.
– Par moi !…
– Par vous.
Loraydan disait cela de cet accent paisible et farouche qu’il avait eu dès l’arrivée du roi. Une minute, François Ier le considéra avec l’espoir que le comte était devenu fou. Cette folie lui eût expliqué qu’un homme osât parler au roi de France comme Loraydan parlait.
– Non, Sire, dit Loraydan, je ne suis pas dément. Sans doute ce n’est pas vous qui avez décroché ce poignard de cette panoplie et en avez frappé Bérengère. Ce n’est pas votre main qui l’a tuée puisque je l’ai vue, de mes yeux, se frapper elle-même. Mais si vous ne l’aviez pas poursuivie de votre amour, si vous n’aviez pas décidé que Bérengère comme tant d’autres serait votre maîtresse, je n’eusse pas, moi, essayé de vous devancer. Cette fois, Sire, ce n’était pas une ruse féminine. Bérengère s’est tuée parce qu’elle a préféré la mort à l’outrage. Je puis donc dire que c’est moi qui l’ai meurtrie. Mais avouez, Sire, que si remords il doit y avoir, vous devez en porter votre part…
– Messieurs… bégaya le roi.
Il soupira péniblement. Il leva ses deux poings crispés. Son visage se décomposa. Un instant, il fut aussi pâle que la morte qui gisait à ses pieds. Et ce fut d’une voix à peine intelligible qu’il acheva :
– Messieurs, arrêtez le comte de Loraydan…
Les quatre gentilshommes s’avancèrent sur Loraydan, et Sansac qui passait pour son ami le plus intime, lui dit rudement :
– Votre épée, monsieur !
Loraydan tira lentement sa rapière comme s’il eût voulu la rendre ; mais quand elle fut hors du fourreau, d’un bond, il se mit hors de portée, et cria :
– Messieurs, messieurs, arrêtez donc le comte de Loraydan !
En même temps, il s’élança, ouvrit la porte de la salle, et disparut. Les quatre se ruèrent et, de loin, Loraydan put entendre le roi qui hurlait :
– Tuez-le ! Tuez-le ! Malheur à vous tous s’il s’échappe !
Comme il arrivait dans la cour de l’hôtel, il vit les quatre qui accouraient sur lui, l’épée haute. Ensemble, ils fondirent sur lui :
– Tiens ! vociféra le jeune Roncherolles de façon à être entendu par le roi. Tiens, misérable ! Ceci t’apprendra à honorer la majesté royale.
– Mort au traître ! rugit Saint-André.
Tout à coup, un grand silence tomba sur la cour. Puis tous ensemble se mirent à hurler :
– Où est-il ? Où est-il ? – Ah ! lâche ! Il fuit ! – Au traître ! Au truand ! – À mort ! à mort.
Loraydan fuyait, parce qu’il se sentait perdu, parce qu’il était aux abois, parce que toute énergie était abolie en lui par la formidable certitude que tout était fini.
D’une voix de dément, il cria dans la nuit :
– Il est temps !…
Derrière lui, plus proche, plus violente, plus menaçante lui répondit la mortelle vocifération des quatre.
Et, dans le moment où il venait de crier : il est temps ! Loraydan s’aperçut tout à coup que quelqu’un, près de lui, marchait, ou plutôt courait. Il leva sa main armée d’un solide poignard. L’ombre qui courait à ses côtés parla alors :
– Ne frappez pas, monsieur le comte, je suis ici pour vous sauver !
– Turquand ! râla Amauri de Loraydan.
– Oui, monseigneur. Mais ne parlons pas. Venez !
Ils s’élancèrent.
Quelques bonds encore. Et ils atteignirent le logis Turquand. La porte était ouverte ; sans doute le maître ciseleur l’avait-il laissée ainsi. L’instant d’après, ils étaient dans l’intérieur du logis et Turquand, actionnant le mécanisme, mettait un rideau de fer entre eux et les assaillants, dont bientôt ils entendirent les coups et les clameurs.
– Vous êtes sauvé, dit alors Turquand.
Loraydan regarda le père de Bérengère, et quelle que fût sa douleur, quel que fût son effroi, il tressaillit d’étonnement. Ses traits étaient ravagés et l’aspect de sa physionomie en était bouleversé comme peut l’être l’aspect d’un paysage après le passage d’un cyclone.
Turquand s’aperçut de l’étonnement de Loraydan.
– Cela m’a changé, n’est-ce pas ?
– Est-il possible, balbutia Loraydan, est-il possible qu’en quelques heures…
– Dites en quelques minutes. Oui, je sens que je ne suis plus le même homme, ou plutôt, comte, je sens que je ne suis plus un homme. Même pas. Je sens que je ne suis plus un être vivant. Je suis mort. Sans doute deux ou trois heures peut-être s’écouleront avant que je sois un cadavre. Mais je suis mort. Comte, c’est un mort qui vous parle.
Loraydan se taisait.
L’épouvante était sur lui.
– Comprenez donc, mon cher seigneur, disait Turquand. Comprenez donc qu’après la mort de celle qui fut ma bien-aimée femme, je n’ai plus vécu que pour ma fille. J’ai veillé pour que Bérengère ne fût pas, comme sa mère, une victime des bêtes de proie, pour qu’elle ne mourût pas dans la honte et le désespoir. La défense, je l’ai établie. La richesse, je l’ai créée. L’homme digne d’elle, je l’avais trouvé : vous, mon cher seigneur.
– Moi ! bégaya Loraydan.
– Ne deviez-vous pas l’épouser ? Ne vous aimait-elle pas ? Et voici qu’après avoir usé ma vie à établir solidement l’édifice, tout s’écroule d’un coup. Bérengère meurt assassinée. Comment voulez-vous qu’un homme tel que moi résiste à ce rude choc ? Quand, à travers la fenêtre, dans la cour de votre hôtel, j’ai vu Bérengère morte, j’ai compris que je mourais… je suis mort… c’est un mort qui vous parle…
Loraydan avait baissé la tête comme pour prendre une attitude de compassion, en réalité pour que Turquand ne pût surprendre sur son visage aucun indice de la vérité. Toute la question était d’établir si Turquand savait ou ne savait pas… il fallait oser demander cela… il osa :
– Ainsi… vous savez comment Bérengère… est morte…
– J’ai tout vu, dit Turquand.
Dehors, on entendait les insultes vociférées par les gentilshommes de François Ier, et les rudes coups qu’ils assénaient sur la porte du logis. Mais Loraydan n’entendait même pas.
– Il est probable qu’ils finiront par entrer, dit Turquand. Mais ne craignez rien. Vous êtes sauvé.
– Je suis sauvé ? tressaillit Loraydan.
– Sans doute ! Je mourrais trop désespéré si, ayant vu Bérengère morte, je vous voyais mort vous aussi, vous qu’après elle j’aimais le plus en ce monde de haine et d’embûches, vous que j’avais choisi pour mon fils…
« Je ne comprends pas ! grondait en lui-même Loraydan. Il faut que je comprenne ! Il faut que je sache s’il sait… »
– Vous dites que vous avez tout vu ? fit-il.
– Oui… Je suis arrivé à la fenêtre au moment où le roi de France, après avoir jeté un hideux regard sur sa victime… sur ma fille… donnait l’ordre de vous arrêter…
Loraydan eut un profond soupir de délivrance.
Et Turquand, maintenant, s’expliquait :
– Quand je me suis aperçu de la disparition de ma fille… il y a de cela une demi-heure environ… j’ai appelé Médarde : elle avait disparu aussi. Alors j’ai compris que cette femme m’avait trahi… Ma première idée a été de courir vous prévenir… Je suis arrivé, j’ai trouvé la porte ouverte, j’ai vu les fenêtres éclairées, je me suis approché, et je suis entré en agonie, car j’ai tout vu ! j’ai tout compris !… Bérengère a dû être entraînée par l’homme qui s’appelle roi et ses quatre complices… En passant devant votre hôtel, elle a dû crier… votre valet aura ouvert la porte… la pauvre petite se sera débattue, aura échappé à ces truands, aura cherché un refuge dans votre hôtel… la bête de proie l’a suivie, l’a atteinte, et comme elle résistait, il l’a frappée… Voilà, comment je crois que les choses se sont passées. Et vous ?…
– Je ne saurais dire, fit Loraydan à voix basse – et il remit son poignard au fourreau. Tout ce que je sais, c’est qu’en rentrant à mon hôtel, j’ai vu le roi et ses amis. J’ai vu Bérengère, comme vous l’avez vue. Alors, j’ai insulté le roi et ses gens m’ont chargé… C’est tout ce que je sais, ne m’en demandez pas plus : j’ai la tête perdue.
Loraydan eut un sanglot. Un instant, il espéra que les larmes, enfin, allaient jaillir de ses yeux et rafraîchir cette atroce brûlure de ses paupières, mais il ne pleura pas.
Turquand hochait la tête.
– Oui, dit-il lentement, vous avez la tête perdue, et moi, vous voyez, je suis calme comme si l’événement ne s’était pas produit. Cela vient sans aucun doute de ce que je sais que je vais mourir. Dans la galerie souterraine, j’ai mis en sûreté mes richesses. Elles sont à vous. Prenez-les. Il faut vivre, comte, pour que le souvenir de Bérengère vive au moins dans un cœur humain. Pour vivre, il faut commencer par échapper à ces misérables. Venez !
Loraydan suivit le maître ciseleur.
Ils arrivèrent dans la chambre de Bérengère.
Turquand ouvrit l’armoire de fer. Il eut encore un sourire, et dit :
– Tout ce travail aura du moins servi à celui que ma fille avait élu. Partez, comte, et suivez bien mes instructions. Au bas de cet escalier, vous trouverez la galerie souterraine. Vous prendrez la lanterne accrochée dans le caveau. Vous irez au bout de la galerie. Vous trouverez là un escalier correspondant à celui-ci. Vous le monterez et vous aboutirez dans le tombeau d’Agnès de Sennecour. Derrière le sarcophage, j’ai caché un coffre qui contient environ trois millions de livres d’or, – tout ce que j’ai pu transformer en or. Vous y trouverez aussi des bijoux en quantité. Maintenant, écoutez : vous verrez sur une plaque de marbre trois têtes d’anges sculptées en relief. Vous appuierez sur la tête du milieu. La plaque s’ouvrira. Vous serez alors dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces. Vous refermerez la plaque. Quand vous voudrez rentrer dans la galerie pour prendre le coffre, vous appuierez sur une aspérité du marbre, que vous trouverez exactement au-dessous du mot Agnès. Adieu, comte ! Ne perdez plus de temps, car je crois que ces truands royaux enfoncent la porte. Adieu ! Pensez à Bérengère !
– Adieu ! bégaya Loraydan.
Il eût voulu trouver à dire quelques mots, soit pour exprimer son affection à Turquand, soit pour le remercier de cette fortune qu’il lui donnait, soit enfin pour l’assurer qu’il conserverait le souvenir de la morte.
Aucune parole ne vint à ses lèvres ; comme il l’avait fort bien dit, il avait la tête perdue. Mais il se disait : « Pourtant j’ai quelque chose à dire. Quoi ? je ne me souviens pas… »
Poussé par Turquand, il entra dans l’armoire de fer.
À l’instant même, la porte se ferma avec un bruit de déclic qui le fit tressaillir de la tête aux pieds.
Et, dans la même seconde, il se souvint de ce qu’il avait à dire ! Il cria :
– Êtes-vous là ?…
– Oui, cher seigneur…
– Ouvrez, j’ai à vous parler.
– Vous pouvez parler. Je vous entends très bien. Quant à ouvrir, ce serait dangereux : ils sont maintenant dans la maison. Que voulez-vous dire ? Je vous écoute.
– Je voulais, fit Loraydan avec angoisse, je voulais vous demander pourquoi vous ne fuyez pas avec moi !
– C’est inutile. Pensez à vous seul…
– Ouvrez ! Et partez avec moi. Je le veux !…
– Inutile, comte, inutile, puisque je suis mort. Pourquoi vous embarrasser d’un cadavre encore ? Je vous dis que je suis mort. C’est un mort qui vous dit adieu. Je suis mort, vous dis-je ! mort… mort…
Le mot sinistre entrait dans le cerveau de Loraydan. Il recula. Il commença à descendre l’escalier. Il commença à s’enfoncer dans l’épouvante, et il murmurait :
– Mort, mort ! Je vous dis que je suis mort !
Les quatre fidèles du roi s’en revinrent, la tête basse, chacun d’eux ruminant sur l’accueil que lui réservait Sa Majesté.
– Sire, dit Roncherolles, j’ai l’honneur d’informer Votre Majesté que M. le comte de Loraydan s’est enfui.
– Messieurs, dit le roi en les apaisant d’un geste, je ne veux pas que Loraydan soit inquiété pour l’événement de ce soir. Il est bien évident que les paroles qui lui ont échappé sont le fait d’une passagère démence due à la douleur. Loraydan est encore notre ami. Demain, nous le recevrons au Louvre, et le consolerons…
La vérité, c’est que François Ier avait réfléchi que Loraydan lui était indispensable pour l’ambassade à Charles-Quint. La vérité, c’est qu’il remettait à plus tard une vengeance à laquelle il se voyait ou se croyait contraint de renoncer sur l’heure.
– Assez de catastrophes, assez de deuils, reprit François Ier d’une voix sourde. Retirons-nous, messieurs. Laissons cette malheureuse enfant dormir en paix son dernier sommeil. Monsieur de Roncherolles, je vous charge de veiller ce pauvre corps jusqu’à ce que Loraydan revienne. Dès que vous le verrez, vous lui direz que je veux oublier cette triste nuit. S’il ne revient pas cette nuit, vous irez au point du jour informer ce Turquand de la mort de sa fille, et vous lui direz aussi qu’il ait à se taire s’il tient à sa tête.
Il se rapprocha du cadavre, se découvrit, s’inclina.
– Adieu, jolie Bérengère, murmura-t-il, tandis que des larmes s’échappaient encore de ses yeux. Adieu donc, et pardonnez si vous le pouvez, à celui qui vous parle ici, et qui a tant besoin d’être pardonné.
Il se retira et regagna son Louvre, suivi de Sansac, d’Essé et de Saint-André.
Roncherolles s’enveloppa dans son manteau, s’accommoda dans le fauteuil que Sa Majesté venait de quitter et ferma les yeux, non pour dormir, mais pour calculer, supputer, tenter de prévoir, vaine et lamentable occupation du courtisan ambitieux.
Deux heures, peut-être, se passèrent ainsi.
Au bout de ce temps, il vit entrer quatre serviteurs, quatre hommes solides et trapus, qui portaient une sorte de civière. Devant eux marchait un vieillard qui ne parut prêter aucune attention à Roncherolles.
Le gentilhomme se leva alors et demanda :
– Qui êtes-vous ?
Le vieillard, du doigt, désigna le corps de Bérengère, et dit :
– Je suis son père…
– Fort bien. J’ai à vous dire de la part du roi que, si vous gardez un prudent silence sur toute cette affaire, il ne vous sera fait aucun mal.
– Il m’est donc permis d’emporter le corps de ma fille pour lui donner la sépulture ?
– Oui. Cela vous est permis. Maintenant, dites-moi ce qu’est devenu le comte de Loraydan.
– Il est parti…
– Ha !… Eh bien, s’il revient vous voir, dites-lui que Sa Majesté lui pardonne et l’attend au Louvre.
– Je le lui dirai…
Roncherolles dit :
– C’est bien.
Et il ne s’occupa plus du vieillard. Il ajusta son épée, jeta un vague regard sur la morte, toucha du bout des doigts le bord de sa toque, et s’en alla.
Le vieillard enleva le manteau qui couvrait Bérengère et le rejeta de côté. Puis, il souleva le corps et le déposa sur le matelas. Il fit un signe aux porteurs :
– Surtout, faites doucement, dit-il.
Le corps de Bérengère fut déposé sur un lit. Turquand s’assit au pied du lit, et regarda la morte. Il ne pleurait pas. Il demeura là jusqu’au moment où des femmes vinrent pour ensevelir la jeune fille. Alors, il reprit son poste et n’en bougea plus jusqu’à l’heure terrible de la mise en bière et du départ.
Turquand assista aux funérailles de sa fille sans verser une larme, sans prononcer un mot.
Quand il rentra en son logis, il paya largement ses serviteurs et servantes et les congédia.
Ceci se passait le troisième jour après la fuite du comte de Loraydan par la galerie souterraine.
Pendant tout ce laps de temps, Turquand n’avait pas mangé. Nul de ceux qui l’avaient approché n’eût pu le reconnaître. Il n’y avait plus de vivant en lui que les deux yeux qui brillaient d’un funeste éclat au fond des orbites.
Lors donc qu’il en eut fini avec les soins divers dont nous venons de parler, Turquand pénétra dans la chambre de Bérengère, approcha un fauteuil contre l’armoire de fer, s’y installa commodément comme pour dormir et appuya sa tête, son oreille à la porte de l’armoire.
Et d’une voix ferme, il appela :
– Comte de Loraydan, êtes-vous là ? Comte de Loraydan, m’entendez-vous ?…
De longues minutes se passèrent… une heure peut-être. De temps en temps, il renouvelait son appel.
À la fin, quelque chose comme un sourire vint errer sur les lèvres blanches de Turquand. Il venait de percevoir un bruit, oh ! un bruit léger que lui seul pouvait entendre.
– Il est là, le noble comte… Je l’entends dans le caveau… Que fait-il ? Ho ! Est-ce qu’il s’en va ?… Non, non, grâces au ciel, le voici qui monte… Il se traîne de marche en marche… il monte, il monte, il monte !… Ah ! que son pas est faible et chancelant… Allons, un peu de courage, que diable… il monte… le voici arrêté… Est-ce qu’il va me faire l’affront de mourir tout de suite ?… Non, le cher ami ; le voici qui se traîne… le voici contre la porte… Ah ! il frappe ! il frappe ! comme il a frappé hier et avant-hier… Ho ! ne frappe donc pas si fort, je ne suis pas sourd, va !… comte, cher comte, est-ce vous ?
Une voix grelottante, une voix ténue et mince et qui semblait si lointaine, bien que toute proche :
– Est-ce vous, messire Turquand ?
– Oui, oui. Que voulez-vous ?
– Ouvrez-moi. Vite, vite, par pitié. Je me meurs…
– Ho ! Vous mourez ? Et de quoi mourez-vous donc ? Si jeune et robuste, vous avez encore de longs jours devant vous.
– Je vous dis que je meurs de faim et de soif !… Je vous dirai que je meurs !…
– Comte de Loraydan, dit Turquand, je meurs, moi aussi, de faim et de soif. Et d’autres choses encore. Tenez-vous donc tranquille, n’usez pas vos poings sur ce fer.
– Que veux-tu dire, démon ?…
– Maudit ! Maudit ! Que me veux-tu ?…
– Ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! hurla la voix.
– Ne m’assourdissez pas ! dit Turquand. Écoutez bien. Si vous aviez vous-même frappé Bérengère, peut-être eussé-je trouvé non une excuse mais une explication à l’assassinat. Vous l’avez forcée à se frapper elle-même, et cela vois-tu, c’est le plus effroyable des meurtres…
– Maudit ! Maudit ! Que me veux-tu ?…
– Je veux que tu meures damné, je veux que tu meures maudit toi-même, d’une mort lente, heure par heure, minute par minute. Je veux que tu saches bien que c’est moi, Turquand, qui te fais mourir. Va, maintenant, va ! Je ne te parle plus. Je ne te réponds plus. S’il te reste un peu de force, frappe-toi comme s’est frappée Bérengère, d’un bon coup, au bon endroit. Adieu.
Il se tut, mais il demeura la tête appuyée contre l’armoire de fer, écoutant le tumulte des coups frappés, des soupirs de détresse et de rage, des malédictions de la voix grelottante et plus faible.
Puis tout se tut…
Soupirant et grognant des choses bizarres, des paroles insensées comme on en a dans les rêves d’épouvante, le spectre, d’un pas tremblant, commença à redescendre l’escalier.
Une fois encore il parcourut la galerie.
Une fois encore il remonta l’escalier qui aboutissait au tombeau d’Agnès.
Une fois encore, de ses mains secouées par un tremblement, il toucha la plaque de marbre, trouva l’ange du milieu, et se mit à marteler la tête de coups furieux.
Il finit par tomber sur le côté…
Et il crut qu’il allait mourir.
Il râlait. Il entendait, il écoutait ses râles, et il lui semblait que cela ne venait pas de lui. Il imagina qu’il rêvait…
Il rêva qu’assez loin de lui, quelque part, il entendait encore la voix de la prière, une voix jeune, au timbre d’une sonorité gracieuse, et la voix disait :
– Soulevez encore cette dalle… creusez maintenant… la cassette de fer doit se trouver là… creusez encore… la cassette !… Voici la cassette de fer !… Voici la cassette de Ponthus !…
– Cette voix, murmura alors Loraydan, cette voix, ce n’est pas une voix de rêve… je la reconnais… c’est elle !… oh ! si je pouvais l’appeler !… Malheureux ! Mais celle qui parle refuserait de te sauver, car celle-là aussi, j’ai voulu la trahir, j’ai voulu son malheur… à moi !… Léonor ! Léonor d’Ulloa, pardon ! Sauvez-moi, Léonor d’Ulloa !…
Il crut qu’il avait crié ces mots.
Mais c’est à peine si de ses lèvres tuméfiées s’était échappé un indistinct murmure pareil à une plainte à peine vagie. Léonor d’Ulloa n’entendit pas… Léonor d’Ulloa, à ce moment, sortait de la chapelle de l’hôtel d’Arronces, emportant la cassette de fer qui contenait le secret de Ponthus.
Le roi François Ier ayant quitté l’hôtel Loraydan, comme nous avons vu, et regagné son Louvre, passa fort tristement le reste de cette nuit où il était parti, si joyeux, pour une de ces amoureuses équipées qui l’amusaient si fort.
L’image de Bérengère morte le harcela ; il pleura ; il se débattit contre les regrets qui l’assiégeaient.
Le lendemain, Bérengère n’était plus qu’un nom ajouté à la liste…
Ce jour même commença le procès de Clother de Ponthus.
Ce procès dura huit jours.
Tous les soirs, François Ier se faisait lire le procès-verbal des questions qui avaient été posées à l’accusé et des réponses que celui-ci leur opposait.
L’accusé avouait la rébellion de la rue de la Hache, mais niait avoir insulté le roi dans le chemin de la Corderie. Il prétendait même ne pas s’être trouvé sur ledit chemin au jour et à l’heure qu’on lui indiquait…
Pendant ces huit jours, on ne revit pas le comte de Loraydan au Louvre.
Il résulta de cet ensemble de faits que la colère du roi alla grandissant de jour en jour. Cette colère éclata tout à coup en un ordre qu’il donna : l’ordre d’en finir avec les dénégations du rebelle, et de lui appliquer la question pour obtenir un aveu.
L’ordre était terrible.
La question, c’était la torture.
L’ordre fut aussitôt emporté au Temple : il devait s’exécuter sur l’heure même.
À ce moment, un valet en hoqueton aux armes du roi pénétra dans le cabinet, s’agenouilla devant Sa Majesté, et lui présenta un plateau d’or sur lequel il y avait un papier plié et fermé d’un fil de soie.
Le roi prit machinalement le placet, brisa le fil de soie, ouvrit le papier et y jeta un regard. Au même instant, il se dressa tout debout, et les quelques gentilshommes qui se trouvaient près de lui remarquèrent sa soudaine pâleur et ses yeux hagards.
D’un geste, il les renvoya – et en même temps il froissait le papier dans ses mains agitées de tremblements convulsifs, comme s’il eût redouté que quelqu’un, de loin, pût en reconnaître l’écriture ou en lire quelques fragments.
François Ier suivit des yeux ses courtisans qui sortaient en grande hâte, et quand le dernier eut disparu, quand la porte se fut refermée, quand il eut, tout autour de lui, jeté un regard soupçonneux pour s’assurer qu’il était bien seul, il posa le papier sur une table, le lissa avec la main, se pencha, le relut…
Et un frisson de terreur le parcourut.
Il s’écarta, comme s’il eût reculé devant un spectre, et malgré qu’il s’éloignât, ses yeux qu’emplissait l’angoisse du mystère demeuraient rivés à la signature, et la peur, l’ineffable peur des choses d’au-delà, était sur lui et l’oppressait, car cette signature qui flamboyait, qui évoquait tout un enivrant passé de jeunesse et d’amour, qui le faisait grelotter et lui apparaissait surgir du fond de la mort, cette signature c’était :
AGNÈS DE SENNECOUR.
Le papier contenait ces quelques mots :
Roi François,
Si vous décidez que la question doive être appliquée à Clother, sire de Ponthus, je vous mande qu’il sera nécessaire que vous assistiez en personne à la torture de ce gentilhomme. En priant Dieu qu’il vous inspire, je signe :
AGNÈS DE SENNECOUR.
Le roi replia soigneusement le papier et le déposa dans un meuble dont lui seul gardait la clef. Alors, il appela son capitaine des gardes et lui dit qu’il voulait à l’instant même se rendre au Temple. M. de Bervieux, aussitôt, donna les ordres. En quelques instants, l’escorte qui devait accompagner Sa Majesté se trouva prête. Bientôt le roi descendit dans la cour, suivi d’une vingtaine de gentilshommes.
Au moment où François Ier montait à cheval, le grand prévôt entrait au Louvre.
– Venez avec moi, Croixmart.
Le grand prévôt salua et se plaça derrière le roi. La cavalcade se mit en route, précédée de trompettes sonnant la marche. Derrière les trompettes chevauchaient le capitaine des gardes, puis douze cavaliers. Puis venait le roi. Derrière lui les gentilshommes. Le cortège était fermé par douze autres cavaliers.
La cavalcade était arrivée au Temple. Elle passa le pont-levis, elle s’engouffra sous la grand-porte que défendaient deux tours massives.
Le roi mit pied à terre dans la première cour, devant l’église du Temple ; là, il reçut l’hommage du gouverneur, M. de Guitalens, entouré de ses officiers.
– Conduisez-moi à la chambre des questions, dit-il, et amenez-y le rebelle qui doit être questionné.
– Il y est déjà, Sire, répondit le gouverneur.
Clother de Ponthus était assis sur un escabeau de fer dont les pieds étaient scellés au sol de la chambre des questions. Il portait au poignet gauche un large bracelet sur lequel était frappée une chaîne dont l’autre extrémité se trouvait cadenassée à l’un des pieds de l’escabeau. La chaîne était assez longue pour que le prisonnier pût se lever et même faire deux ou trois pas.
La salle était obscure.
Une voix rude cria :
– Le roi ! Place au roi !
François Ier, une minute, contempla Clother de Ponthus, puis il dit :
– C’est là l’homme ?
– Oui, Sire, dit M. de Guitalens, c’est l’obstiné rebelle qui refuse d’avouer.
Le roi hocha la tête, et son regard, plus rudement, avec plus d’âpre curiosité aussi, se fixa sur Clother. À le voir si droit, si ferme, si paisible, il éprouva comme un déchaînement de haine. Clother le regarda. Un instant, ces deux regards se croisèrent comme peuvent se croiser deux épées, au moment d’un combat mortel. Le roi frémit. Peu de gens, en pleine puissance, osaient le regarder ainsi, droit dans les yeux…
– C’est vous, dit-il d’une voix que la fureur faisait trembler, c’est bien vous qu’une nuit j’ai trouvé dans le chemin de la Corderie… c’est vous qui avez chargé le comte de Loraydan ?…
– Oui, Sire, dit Ponthus.
Enfin ! le prisonnier avouait !…
– J’ai chargé le comte de Loraydan, poursuivit Clother, et lui en ai rendu raison, le lendemain, l’épée à la main, en même temps que mon père, Philippe de Ponthus rendait raison à M. de Maugency, duel dans lequel mon père trouva la mort.
– Très bien ! gronda le roi. Vous essayez de créer un doute sur les circonstances de l’insulte. Mais vous savez qu’il n’est point question de cette rencontre où mon nom ne fut pas prononcé. On vous parle d’une plus récente aventure où vous fûtes expressément informé de ma présence, et où, par vos paroles, par votre attitude, vous avez insulté le roi, sachant que vous parliez au roi. Est-ce vous ?
– Non, Sire ! répondit Ponthus.
– Quoi ! Ce n’est pas vous que Loraydan, alors, a chargé et mis en fuite ?
– Non, Sire.
Le roi maîtrisa un geste de colère et s’adressa au gouverneur :
– Et vous, qu’en pensez-vous ?
– La question ! répondit Guitalens. Il n’y a que la question pour faire avouer.
Le roi se retourna vers le prisonnier et gronda :
– Vous ne voulez pas avouer.
– Sire, je ne peux pas mentir dans l’unique but de m’épargner quelque souffrance.
On n’entendait plus que le grésillement du charbon qui s’enflammait. L’un des aides déplaça les fers dans le réchaud. Tous les regards se portèrent vers cette chose, là-bas, dans un coin des ténèbres, qui rougeoyait et d’où montaient des étincelles, tous les regards, sauf ceux du condamné. Les gentilshommes frémirent. Le roi pâlit.
– Avouez donc ! cria une voix haletante à Ponthus. Clother se tourna vers le gentilhomme qui venait de parler et dit :
– Je vous remercie, monsieur, de tout ce que votre encouragement comporte de sympathie. Mais songez que vous m’encouragez à mentir.
Le roi pâlit encore, saisi de fureur et de haine.
– Eh bien ! gronda-t-il, c’est maintenant que tu mens. Il faut donc qu’on t’arrache la vérité. Qu’on en finisse !
Le juge officiel fit un signe.
D’un mouvement rapide et méthodique, le bourreau décadenassa la chaîne pour que le prisonnier pût s’écarter de l’escabeau. À l’instant, Clother fut entouré par les aides. La main du bourreau s’abattit sur l’épaule du condamné. Cela forma un groupe silencieux, silhouettant des gestes d’une formidable précision et qui s’avança sur le chevalet de torture… plusieurs des gentilshommes présents fermèrent les yeux pour ne pas voir…
À ce moment la porte de la chambre des questions s’ouvrit, un officier parut et cria ces mots qui retentirent comme un coup de tonnerre :
– Messager pour le roi !
Et tous virent entrer le messager… la messagère !
Une jeune femme vêtue de deuil, mais le visage découvert, s’avança d’un pas ferme jusqu’à François Ier… et Clother de Ponthus joignit les mains comme devant une vision d’amour, et les gentilshommes eurent un murmure d’admiration pour cette beauté vivante qui venait d’illuminer la sombre caverne de torture et de mort. Et François Ier murmura :
– Léonor ! Léonor d’Ulloa !…
Presque aussitôt, il se reprit, fronça les sourcils et, sur son visage contracté, les courtisans purent voir les signes certains d’un furieux accès de colère qui allait éclater.
– Quel message nous apportez-vous ? demanda-t-il rudement. Parlez et faites vite. Surtout n’espérez point, par je ne sais quelle impudente manœuvre qui ferait de vous une rebelle avérée, interrompre le cours de la justice. Remettez-nous votre message, et puis retirez-vous !
Tandis que le roi parlait ainsi, ses yeux hagards se fixaient sur un objet que Léonor portait dans ses bras… une cassette de petite dimension.
Léonor s’inclina devant François Ier.
Et ceux qui la regardaient avaient peine à dissimuler l’admiration que leur inspiraient la modestie, la simplicité de son maintien, la grâce de ses mouvements.
– Sire, dit-elle, à Dieu ne plaise que je veuille interrompre ou retarder le cours de la royale justice. Je veux au contraire l’aider de toutes mes forces, et je suis venue vous dire ainsi qu’à cette assemblée, que pour instruire et terminer le procès du seigneur de Ponthus, il manque un témoin…
– Nous avons entendu tous les témoins ! cria le juge d’une voix méchante.
– Silence ! gronda François Ier. Nous consentons à entendre ce témoin qui, sans doute, n’est autre que vous-même, Léonor d’Ulloa…
– Non, Sire ! Je ne suis pas le témoin.
– Eh bien, produisez-le, en ce cas. Faites-lui savoir qu’il peut venir !
– Le témoin est ici, Majesté. Il est entré en même temps que moi…
Les assistants se regardèrent étonnés. Un même frisson les parcourut. Car ils voyaient clairement que Léonor était porteuse de quelque redoutable mystère.
Chacun aussi put voir alors que cet accès de fureur qu’ils avaient prévu chez le roi se dissipait, chacun put s’étonner : le roi tremblait… le roi pâlissait visiblement.
– Ce témoin… ce témoin que vous dites… nommez-le donc !
Léonor d’Ulloa se redressa, et d’une voix que sa simplicité rendait terrible :
– Le témoin, Sire, vous le connaissez. Il vous a écrit. Et déjà vous savez son nom… Dois-je le prononcer ?
– Dites-le ! Dites-le ! gronda le roi dans une sorte de rage de défi. Dites ce nom !
– Agnès de Sennecour !
– Agnès de Sennecour, râla François Ier.
Le roi parut se ressaisir et se ramasser. Il secoua rudement la tête, et, oublieux de cette politesse raffinée qu’il témoignait à toutes les femmes :
– Vous mentez ! dit-il. Celle que vous dites est morte !
– Sire, elle est morte, c’est vrai !
– Elle ne peut donc témoigner ! Elle ne peut parler !
– Elle peut témoigner, Sire ! La morte va parler ! La morte parle !
Il y eut un long frémissement dans cette assemblée.
Léonor s’avança…
Mais cette fois, ce n’est pas vers le roi qu’elle marchait de son pas souple et gracieux, c’était vers celui qu’elle aimait, vers celui qu’avec toute sa vaillance d’âme, elle avait entrepris d’arracher au bourreau, à la mort.
– Seigneur de Ponthus, dit-elle, j’ai demandé au tombeau du commandeur Ulloa le secret que vous étiez venu lui demander vous-même.
– Léonor ! cria Clother d’une voix déchirante.
– Monseigneur, voici la cassette de fer que Philippe de Ponthus vint jadis enfouir sous les dalles de la chapelle de l’hôtel d’Arronces. La voici. Elle est à vous. C’est votre bien.
– Léonor ! Léonor ! Que contient-elle ? Ah ! dites ! dites !… qu’avant de mourir, au moins, je sache…
– Elle contient l’histoire d’Agnès de Sennecour…
– Agnès de Sennecour ! bégaya Ponthus.
– Votre mère !
À genoux, le visage dans les deux mains, Clother de Ponthus sanglotait. Ce nom tant attendu, ce nom qui était celui de sa mère, il le répétait doucement, avec une sorte de ravissement. Il le prononçait avec ses lèvres, avec son cœur, il le répétait dans un murmure de caresse… et il pleurait.
Alors s’accomplit un événement qui frappa de stupeur tous ceux qui assistaient à cette scène : le roi fit vivement deux pas vers le prisonnier, il parut vouloir se pencher sur lui comme si quelque irrésistible curiosité l’eût poussé, puis brusquement il se recula et passa une main sur son front, et il apparut si pâle, si tremblant, que quelques gentilshommes s’avancèrent en disant :
– Le roi s’affaiblit… qu’on coure chercher un médecin.
– Silence, messieurs ! dit le roi d’un ton rude. Je n’ai pas besoin de médecin.
Et il parut soudainement s’enfermer en quelque profonde méditation ou plutôt en quelque mystérieuse évocation, car ses yeux agrandis, d’un regard fixe, s’attachaient dans le vide à des choses que lui seul voyait.
Tout à coup, il se tourna vers M. de Guitalens.
– Monsieur le gouverneur, dit-il d’une voix altérée, conduisez-moi à votre appartement.
Guitalens s’empressa.
– Dona Léonor, continua le roi, veuillez me suivre.
Léonor se pencha sur Clother de Ponthus, posa sa main sur sa tête d’un geste de caresse, et dit :
– Venez, monseigneur.
Ponthus se releva, jeta sur sa fiancée un regard, et dit :
– Allons !
Il vivait un rêve.
Tous les regards se fixèrent sur le roi comme pour lui demander s’il approuvait l’étrange attitude de Léonor d’Ulloa, et le roi, sourdement, les yeux baissés, prononça :
– C’est vrai. Le prisonnier doit venir avec moi. Qu’on lui ôte sa chaîne. Marchez, monsieur le gouverneur.
Tous reculèrent pour laisser passer le roi. Léonor prit la main de Clother de Ponthus et lorsqu’ils s’avancèrent à leur tour, d’un même geste instinctif et solennel, les assistants se découvrirent et s’inclinèrent.
Dans l’appartement de Guitalens, François Ier, Clother de Ponthus, Léonor d’Ulloa se trouvaient seuls.
Le roi était assis près d’une table, la cassette ouverte devant lui.
De l’autre côté de la table, Léonor, debout.
Un peu en arrière de Léonor, Clother, debout aussi.
Le roi, rapidement, prenait les papiers que contenait la cassette, et les parcourait d’un regard… ses lettres, ses lettres d’amour… et les lettres d’Agnès… c’était toute une vision de jeunesse et de charme qui se levait devant ses yeux. Parfois un sourire d’une grande tendresse détendait ses lèvres, et parfois aussi une larme roulait sur ses joues sans qu’il songeât à la cacher. Par moments, il levait les yeux sur Clother, mais vite il les abaissait, et puis, de nouveau, comme si la curiosité eût été la plus forte, il le regardait en dessous. À un moment, ses sourcils se froncèrent, ses traits se durcirent, et Léonor put l’entendre qui murmurait :
– Que faire ?… Je ne puis pourtant pas… ah ! que faire ? que faire ?
– Sire, dit Léonor avec une infinie douceur, demandez-le à la morte qui vous parle…
François Ier baissa la tête, paraissant chercher, chercher encore – et, brusquement, fixant Clother, d’un ton de joyeuse humeur, il s’écria :
– Mais Dieu me damne, monsieur ! Comment se fait-il qu’on vous laisse ainsi à demi déshabillé ? Holà ! quelqu’un !…
Les traits de Léonor se détendirent, cette angoisse mortelle contre laquelle elle se raidissait se dissipa, elle eut un long soupir et balbutia :
– La morte a parlé !…
La réaction se fit alors, un nuage passa sur le front de Léonor, ses yeux s’emplirent de larmes, elle vacilla… elle s’affaissa… elle tomba… ce fut dans les bras de Clother qu’elle tomba.
– Léonor ! Léonor ! cria Clother éperdu de terreur.
Le roi se leva précipitamment… mais déjà Léonor revenait à elle et souriait. Un instant, ils se regardèrent… mais à ce moment Guitalens fit son entrée, tout effaré, en disant :
– Je crois que Sa Majesté a appelé…
– Oui, monsieur ! fit le roi d’un accent de colère qui ébahit et fit trembler le gouverneur. Comment a-t-on eu l’audace d’enlever son pourpoint à ce gentilhomme ? Et son épée ? Par la mort-Dieu ! Qu’avez-vous fait de son épée ?
– Sire !… balbutia l’infortuné Guitalens.
– Assez ! Hâtez-vous ! Que dans quelques instants ce gentilhomme reparaisse devant moi habillé et armé selon ses droits et privilèges ! Allez !…
Le gouverneur se précipita, saisit Clother par une main, du geste le plus prompt et le plus respectueux qu’il put trouver, et l’entraîna.
Lorsque Clother de Ponthus rentra dans l’appartement, l’épée au côté, vêtu comme un élégant seigneur de la cour, il vit le roi assis devant la cassette, continuant à lire, et, devant lui, Léonor immobile – et il put croire que rien ne s’était passé.
François Ier, longtemps encore, garda dans ses mains ces papiers à l’écriture jaunie, images à demi effacées d’un passé mort.
Au fond de la cassette, il restait un objet et une lettre encore.
Le roi eut un long soupir, et, se levant, prit cette dernière lettre qu’il tendit à Léonor en lui disant :
– Lisez, et dites-moi ce que je dois faire…
Puis il prit l’objet. C’était une miniature qui représentait une femme dans tout l’éclat de sa jeune et souriante beauté blonde, dans tout le resplendissement de son amour et de son bonheur.
Cette miniature, il la tendit à Clother de Ponthus.
– Monsieur, dit-il d’une voix étouffée, voici le portrait de la très noble dame Agnès de Sennecour, votre mère ! Prenez-le, gardez-le, il vous appartient. Je vous demande seulement, lorsque vous le regarderez, de vous souvenir que c’est moi qui vous l’ai remis.
Clother saisit d’une main tremblante le portrait de sa mère. Mais ce ne fut pas sur cette adorable miniature que ses yeux se portèrent d’abord, non, ce fut le roi qu’il fixa d’un étrange regard, tandis qu’il pâlissait, tandis que François Ier lui-même le considérait avec une avide attention, où il y avait de la joie et de la douleur, de la crainte et de l’orgueil.
Un instant, ils s’étreignirent du regard, et de leurs deux cœurs un cri jaillit… un cri qui s’arrêta sur leurs lèvres closes… un cri qui à jamais devait demeurer étouffé dans le secret de leurs consciences.
« Mon fils !… »
« Mon père !… »
Ce fut tout. Seulement François Ier détourna la tête et murmura :
– C’est votre mère. Nulle femme au monde n’est plus digne de votre amour et de votre vénération…
Clother alors abaissa les yeux sur ce portrait qu’il tenait dans ses deux mains, comme il eût tenu quelque fleur précieuse ou quelque inestimable joyau.
Voici ce que contenait la lettre que le roi venait de remettre à Léonor d’Ulloa :
Cher Sire,
Je vais mourir, et veux vous dire que je vous pardonne, tant je vous ai aimé. Hélas ! il y a peu de jours encore, je vous appelais François, et maintenant je dois vous appeler Sire. C’est un titre bien lourd. Sachez donc, mon cher Sire, que notre enfant est vivant et que je le confie à ce bon, à ce noble Philippe, dont le regard de tendresse et de dévouement me soutient encore. Si notre fils vit, cher François, s’il atteint l’âge d’homme, je désire qu’il ignore le nom de son père, et que toutes preuves de sa filiation soient détruites. Je le désire, François, parce que vous êtes roi. Je le désire, parce que je veux que mon fils soit heureux. Vous m’avez trompée, Sire, et j’en meurs. Mais je sais que vous n’avez point une âme méchante. Si un jour donc, vous apprenez que celui à qui j’ai donné le nom de Clother est votre fils, roi de France, pardonnez-lui, ne lui faites pas expier ce crime d’être fils de roi, d’être sans doute un remords vivant pour vous. Le noble Philippe de Ponthus pourvoira à la fortune de mon enfant. Si modeste qu’elle soit, je désire que vous n’y ajoutiez rien. Adieu, Sire ; adieu, François. Puissiez-vous entendre le dernier vœu de celle qui vous a aimé. En mourant, je prie Dieu qu’il vous donne la paix du cœur et qu’il vous tienne en sa sainte garde.
AGNÈS DE SENNECOUR.
François Ier regarda Léonor, qui achevait la lecture de cette lettre, et il la vit qui pleurait à chaudes larmes. Alors, lui aussi, il se mit à pleurer. Et il répéta :
– Que dois-je faire ?
– Obéir ! dit Léonor.
– Faites donc ! dit le roi François.
Alors Léonor, à son tour, d’une main agile, se mit à compulser les papiers de la cassette de Ponthus. Tous les parchemins de Philippe de Ponthus, tous les papiers qui établissaient les droits de Clother sur la seigneurie de Ponthus, elle les laissa dans la cassette. Tous les autres : lettres d’Agnès, lettres de François Ier, tout ce qui établissait la filiation naturelle de Clother, elle les mit de côté.
De ces papiers, elle fit une liasse.
Et elle se dirigea vers la cheminée, où il y avait un bon feu de bûcher.
Clother se plaça devant elle et doucement lui dit :
– Léonor, donnez-moi ces parchemins que la main de ma mère a touchés…
– Les voici, monseigneur.
Clother prit la liasse, imprima un long baiser sur ce pauvre tas de papiers, comme il eût baisé le front de la morte… et ce fut lui qui marcha à la cheminée.
Il s’agenouilla et, d’un geste de douceur infinie, déposa la liasse sur le brasier.
François Ier se découvrit…
La liasse flamba. Bientôt, il n’en resta plus que quelques feuilles de cendre qui, à leur tour, s’émiettèrent, disparurent, et ce fut fini.
Plus rien au monde ne pouvait témoigner que Clother de Ponthus fût le fils du roi de France.
Quand ce fut fini, Clother se releva.
Il se trouva alors devant Léonor, et, avec un gémissement, il ouvrit les bras. Léonor s’y jeta. Une minute François Ier, immobile, la tête nue, n’entendit que les sanglots et les soupirs de ces deux gracieux enfants qui s’étreignaient de toute la force de leur amour, mais qui, en cet instant, donnaient tout ce qu’il y avait de pur et de noble en leurs cœurs à la pauvre morte…
– Mes enfants ! balbutia François Ier. Mes chers enfants…
Clother se détacha de celle qu’il adorait et, souriant parmi ses larmes, fixa son père, en mettant un doigt sur ses lèvres :
– Sire, murmura-t-il, nous devons obéir à la morte… à ma mère !
François Ier se raidit. Il saisit Léonor par la main, l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre, et lui dit :
– Je veux que votre mariage ait lieu avant un mois. Il se fera dans la chapelle de l’hôtel d’Arronces… Si vous le permettez au roi de France, mon enfant, François assistera à la bénédiction qui vous sera donnée par l’archevêque de Paris…
– Sire ! Sire !…
– J’obéirai au vœu de ma bien-aimée Agnès. Mais Agnès ne m’a pas défendu de m’occuper de votre fortune, à vous…
– Sire ! balbutia Léonor.
– Silence, mon enfant. J’ai obéi, moi, le roi. Obéissez à votre tour. C’est donc moi qui ferai votre dot. Le jour de votre mariage, vous recevrez les lettres patentes qui élèveront en duché le domaine de Ponthus que je doterai des revenus et privilèges capables d’embellir votre existence et celle de votre époux. Soyez heureuse, ma chère fille. La morte a dit qu’elle me pardonne. Je croirai vraiment à ce pardon si vous et votre époux décidez de vivre dans votre hôtel d’Arronces et si vous permettez à François d’y venir parfois, près de vous, près d’Agnès de Sennecour.
Et le roi, brusquement, quitta Léonor pour s’avancer vers Clother de Ponthus :
– Monsieur, dit-il, n’avez-vous rien à demander au roi de France ?
– Oui, Sire, dit Clother, une grâce.
– Dites vite ! fit le roi avec un mouvement de joie.
– La grâce de Bel-Argent, dit Clother en souriant. Ce brave a été arrêté en même temps que moi et…
– Holà ! Holà ! interrompit François Ier en appelant.
– Sire, fit Guitalens, qui apparut tout effaré.
– Monsieur le gouverneur, vous avez dans vos cachots un certain Bel-Argent ?
– Oui, Majesté, un dangereux rebelle qui…
– De quel droit retenez-vous ce brave ? Allez, monsieur, allez le délivrer vous-même, de ce pas ; conduisez-le jusqu’à la porte de la forteresse et donnez-lui l’ordre de se rendre aussitôt à l’hôtel d’Arronces, où il retrouvera son maître…
Le lendemain de ce jour, Clother partit pour son castel de Ponthus avec Léonor d’Ulloa. Le roi avait, à regret, permis ce voyage, qui devait, aller et retour, durer en tout vingt jours. Il n’y consentit que contre l’engagement pris par Clother et Léonor de venir vivre au moins six mois par an à Paris, en l’hôtel d’Arronces. Le mariage devait être célébré au retour. Bel-Argent fit, naturellement, partie de ce pèlerinage.
Nous retrouvons Juan Tenorio dans sa chambre de l’auberge de la Devinière, vers dix heures du soir, au moment où il se préparait à chercher le rêve dans le sommeil, puisque la réalité de la vie ne lui causait qu’ennui et chagrin.
– Monsieur, lui disait Jacquemin Corentin, vous voulez vous coucher, et je vous approuve. Car plus encore que les jours précédents vous semblez tout fiévreux. Pourtant, rien aujourd’hui n’a pu vous contrarier, car vous n’êtes pas sorti de cette chambre…
– Ponthus est au Temple, dit don Juan. Le ciel m’est témoin que s’il fallait faire un signe pour l’arracher à son cachot, je ferais ce signe. Car don Juan ne redoute aucun rival. Mais enfin, ce pauvre diable est en prison. Je ne vois pas pourquoi je n’en profiterais pas.
– Je ne le vois pas non plus, dit Corentin.
– Ah ! tu vois ? C’est toi qui m’excites et me pousses.
– S’il n’y avait entre dona Léonor et vous que le sire de Ponthus, je dirais : ma foi, au plus brave ! Au plus sincère ! Au plus hardi ! Mais, monsieur…
– Quoi ? Que veux-tu dire, misérable drôle, avec tes mais ? Qu’y a-t-il, voyons ?
– Je vous l’ai dit, monsieur, et je suis malheureux d’avoir à vous le répéter ! dit Corentin d’un ton qui ne manquait pas de solennité. Entre dona Léonor et vous, il y a la Mort ! Oui, monsieur, la Mort ! Que dis-je ? Il y a deux morts ! Deux fantômes, veillent sur cette jeune fille…
– Oui, oui, ricana don Juan : Christa et le commandeur ? J’ai fait l’invitation. Je dois la tenir. J’irai dîner en tête à tête avec la statue du commandeur.
Don Juan avait repris à travers la chambre sa marche agitée. Ses traits s’étaient convulsés.
Un feu d’un insoutenable éclat brillait dans ses yeux. Parfois ses poings se crispaient convulsivement. Et parfois il portait la main à sa gorge comme s’il eût étouffé.
Jacquemin Corentin, le voyant dans cet état d’exaltation qui lui paraissait près de la folie, comprit ou crut comprendre qu’il fallait feindre de céder.
– Eh bien ! oui, monsieur, dit-il, vous irez dîner en tête à tête avec la statue.
– Et tu nous serviras, Jacquemin !
– Oui, monsieur.
– À moins que tu ne préfères que je te passe ma rapière au travers du corps.
– Je vous servirai, monsieur. C’est convenu, d’ailleurs. Lors donc que vous aurez pris jour pour ce dîner, nous irons ensemble à l’hôtel d’Arronces. Mais, en ce moment, voici qu’il se fait tard. Couchez-vous donc et me permettez de me rendre à la cuisine, car je meurs de faim.
– Voilà qui tombe à merveille, dit Juan Tenorio. Tu auras tout à l’heure les reliefs de notre dîner. Car nous allons de ce pas nous rendre auprès de la statue du commandeur. Sois tranquille, j’aurai soin que les bouteilles te restent à demi pleines.
Corentin fut foudroyé. Il blêmit. Il trembla. Il joignit les mains, et balbutia :
– Quoi, monsieur ! Dès cette nuit ?
– À l’instant même ! dit don Juan.
Il ouvrit la porte de sa chambre et, à tue-tête, appela maître Grégoire qui se préparait à gagner son lit. Aux cris du seigneur Tenorio, l’aubergiste accourut.
– Maître, dit don Juan, je veux dîner.
– Monseigneur, les feux sont éteints. Mais pour votre service, il n’est rien qui m’arrête. Je cours.
– Non. Inutile de rallumer. Le marbre est froid. La statue s’accommodera fort bien d’un dîner froid.
– C’est bien possible, dit Grégoire à tout hasard.
– C’est sûr, dit don Juan. Vous avez dans votre écurie un joli petit ânon.
– Midas, oui, monseigneur.
– Midas, soit. Vous allez donc bâter Midas. Sur chaque côté du bât, vous ajusterez un panier, un à gauche, un à droite, ce qui sera d’un effet imposant. L’un des paniers portera les vivres, l’autre les bouteilles. Dans le panier aux victuailles, mettez ce que vous avez de meilleur dans votre cuisine en volailles, pâtés, venaisons, sans parler du menu cortège des tartes et confitures auxquelles excelle l’incomparable Mme Grégoire.
– Monseigneur est trop bon. Et dans le panier aux bouteilles ?
– Ce que vous pouvez avoir dans vos caves de plus vieux, de plus fin, de plus généreux. Vite, maître Grégoire ! La statue m’attend à minuit !
L’aubergiste s’élança.
– Monsieur, commença résolument Jacquemin, ne comptez pas sur moi pour…
– Un mot encore, dit Juan Tenorio, et je prends le bâton, et ne le dépose que quand je t’aurai laissé pour mort. Continue, maintenant.
– Monsieur, ne comptez pas sur moi pour garder la chambre tandis que vous serez là-bas. Je me sens une faim dévorante, et vous déclare tout net que je veux être du dîner.
– Tu en seras, mon bon Jacquemin. Prépare-toi donc, car les rues sont peu sûres, et nous pourrions rencontrer tels affamés qui nous enlèveraient Midas et le dîner.
« Plût au ciel ! cria Corentin en lui-même. »
Et il ceignit une bonne dague, tandis que don Juan s’armait et se couvrait de son manteau.
Quelques minutes, et Grégoire apparut en disant que l’ânon et le dîner étaient prêts à partir, l’un portant l’autre.
Don Juan descendit tout empressé dans la cour, et Corentin le suivit en récitant force prières. Maître Grégoire ouvrit une porte, Jacquemin saisit Midas par le bridon.
– En route ! dit joyeusement don Juan. En route pour le festin de pierre !
– Maître Grégoire, murmura Jacquemin à l’oreille de l’aubergiste, vous trouverez dans ma chambre une somme de cent vingt livres et huit sous. Si vous ne me voyez pas revenir, je vous supplie de convertir cette somme en messes pour le salut de mon âme.
Et Jacquemin sortit à son tour, laissant l’aubergiste tout ébahi.
À l’entrée du chemin de la Corderie, don Juan s’arrêta, et Corentin put espérer que son maître, pris de remords, allait faire volte-face. Mais don Juan qui, jusque-là, n’avait pas soufflé mot :
– Tu as de la chance que tes cris, tes braiments, tes vociférations ne nous aient point attiré quelque méchante aventure, car si nous avions été attaqués, j’étais décidé à te poignarder.
– Monsieur, dit Jacquemin, vous vous calomniez. Vous n’auriez point le cœur de tuer votre dévoué serviteur.
Et Jacquemin disait la vérité.
– Assez ! gronda don Juan. Parce que je permets à ta maudite langue de m’assourdir, tu finis par croire que tu as le droit de parler quand il faut faire silence. Maintenant, tais-toi, car ma patience est à bout.
Ayant dit, Juan Tenorio s’avança dans la direction de l’hôtel d’Arronces, et Corentin suivit, tirant l’âne par le bridon.
Ils arrivèrent, en silence, jusque devant la Maison-Blanche… le logis dont Silvia, épouse de don Juan, avait fait un retrait pour son implacable douleur.
Là, don Juan s’arrêta encore, et tendit l’oreille.
Corentin le rejoignit et murmura :
– Monsieur, n’avez-vous pas vu une ombre se glisser à l’instant hors de ce logis ? Ne l’avez-vous pas vue s’élancer vers l’hôtel d’Arronces ?
– Oui, je l’ai vue. Et que crois-tu que ce soit ?
– Je ne sais. Peut-être un avertissement que vous ne devez pas aller plus loin…
Don Juan eut un éclat de rire sinistre.
– C’était Silvia, mon bon Jacquemin, Silvia !…
– Votre noble épouse ! Ah ! monsieur, permettez à votre humble serviteur…
– Je te permets de te taire, imbécile ! Si ma noble épouse veut être du dîner, elle en sera, par le ciel ! Suis-moi !
Ils se remirent en route.
Jacquemin multipliait les signes de croix et les prières.
Don Juan s’avançait avec fermeté, sans bravade d’ailleurs. Il se trouvait dans un singulier état d’esprit. Il ne croyait nullement à ces dangers imaginaires dont Jacquemin lui ressassait les oreilles. Il n’y croyait pas. Et il était forcé de constater que son cœur tremblait. Il vivait une de ces heures étranges qu’il avait déjà vécues. Il lui semblait que la nuit s’emplissait du même mystère que dans cet instant où, à Séville, au palais Canniedo, après le repas des fiançailles, il avait vu la table se mettre en mouvement, et, menaçante, foncer sur lui, pareille à une bête inconnue.
Il sentait l’épouvante rôder autour de lui.
Par moments, il éprouvait le besoin de se coucher sur le sol pour reposer ses nerfs qui, de minute en minute, se tendaient comme des cordes prêtes à se briser, et il lui fallait un énergique effort pour avancer encore. Alors, sa respiration devenait plus pénible, alors ses yeux voulaient se révulser, la sueur perlait à ses tempes, coulait sur son échine, une malédiction grondait sur ses lèvres, il résistait, ah ! de toutes ses forces, il résistait à l’emprise du mystère…
À dix pas de la grille de l’hôtel d’Arronces, il s’arrêta soudain, puis recula… et ce fut lui, alors, qui saisit le bras de Corentin. Et si Corentin, dans les ténèbres de la nuit, eût pu voir le visage de son maître, peut-être, en dépit de tout son dévouement, se fût-il enfui.
– As-tu entendu ? bégaya don Juan qui claquait des dents.
– Non, non, monsieur ! Qu’avez-vous entendu, vous ?
– Don Juan ! Où vas-tu, don Juan ?… n’entends-tu pas la voix qui répète ces affreuses paroles ?
– Non, non, je le jure !
– Écoute !…
– Monsieur, je jure que je n’entends rien !
Juan Tenorio prêta l’oreille, tendit tout son être vers cette voix qu’il prétendait entendre. Puis il eut un long soupir, il passa sa main brûlante sur son front et murmura :
– C’était donc une illusion ?
– Un avertissement, monsieur ! Un suprême avertissement !…
– Illusions ! cria don Juan dans un fébrile éclat de rire. Illusions et chimères, je vous nie ! Et même si vous êtes des réalités, si la mort n’est point la fin, si des ombres existent par-delà la tombe, ciel et enfer, je vous mets au défi !
Continuant de rire, l’esprit exorbité, le regard fiévreux, les nerfs tendus, par il ne savait quelle souffrance, il s’avança d’un pas violent.
Corentin le suivit, et poussa un cri de joie :
– Monsieur ! Monsieur ! la grille est fermée !…
– Fermée ? Que veux-tu dire, imbécile ?
– Fermée ! Nous pouvons la franchir, nous, mais l’âne ? Ce bon Midas ? Et ses paniers ?
– Ça ! Tu as la berlue. La peur te fait divaguer. La grille est ouverte !
– Ouverte ? fit Corentin consterné, frappé de stupeur et de terreur. Oui, par ma foi ! Ouverte ! Je jure pourtant qu’à l’instant même elle était fermée !
Et il disait vrai.
Sans bruit, la grille fermée venait de s’ouvrir.
Qui l’avait ouverte ? Probablement cette ombre que Jacquemin avait vue sortant de la Maison-Blanche. Sans doute ! Puisqu’il fallut bien que quelqu’un ouvrît la grille fermée. Silvia d’Oritza s’était donc procuré une clef pour entrer quand elle le voudrait dans le parc de l’hôtel d’Arronces ?
Quoi qu’il en soit, don Juan, Jacquemin et l’âne franchirent la grille.
Rapidement, Juan Tenorio s’avança jusqu’au perron de l’hôtel.
Cette exaltation que nous avons signalée était bien loin de se calmer en lui ; elle devenait une intolérable souffrance qu’il s’obstinait à attribuer à la faim.
Il leva des yeux hagards sur l’hôtel, et vit que toutes les fenêtres en étaient fermées, qu’aucune lumière ne s’y montrait, le vaste logis semblait abandonné.
Don Juan joignait les mains dans un geste passionné et murmura :
– Léonor, chère et cruelle Léonor, où êtes-vous ? Fleur suave qui embaumez mon âme d’un mystérieux et si puissant parfum d’amour, que ne puis-je vous arroser de mes larmes ; car alors, plus vivante et plus belle, vous pourriez vous épanouir en splendeur et en pitié. Léonor, je vous appelle. Léonor, je vous implore. Hélas ! Léonor ! Celui qui vous aime est là, et vous ne le savez point ! Don Juan supplie et se lamente en vain, ni l’aube, ni l’harmonie ne viennent planer sur les ténèbres, sur le silence ! Eh bien ! maudite soit ma douleur, et maudites mes larmes, puisqu’elles sont impuissantes à créer en vous le sublime frisson d’amour, Léonor, Léonor, écoute !
Et d’une admirable voix souple, impressionnante, véritable sanglot musical, de sa voix d’une incomparable pureté, d’une magnifique puissance de suggestion, don Juan se mit à chanter la vieille romance chère aux amoureux du pays de l’amour, du pays d’Andalousie :
Lagrimas que nos pudieron
Tanta dureza ablandar.
Yo las volvere à la mar
Pues que de la mar salieron…
« … Puisque vous ne pouvez, ô mes larmes – Adoucir tant de rigueur, – Je vous rendrai à la mer – Dont vous avez toute l’amertume… »
Le bon Jacquemin Corentin raconta plus tard qu’en écoutant don Juan il s’était senti frissonner jusqu’au cœur, qu’il en était venu à oublier toute terreur, et que, pour la première fois, pour l’unique fois de sa vie, peut-être, il avait pleinement compris le sens de l’amour et de la mélodie tout ensemble.
Mais peut-être d’autres que Corentin écoutaient-ils don Juan.
Car il sembla à Jacquemin qu’il entendait un sanglot, au moment où Juan Tenorio cessa de chanter.
Qui pleurait donc dans l’ombre de cette nuit ?
Était-ce vous, Silvia, vous, l’épouse à qui, jadis, don Juan avait chanté la vieille romance d’amour, vous en qui ses douloureux accents évoquaient le charmant souvenir des minutes de bonheur à jamais abolies ?
Don Juan, disons-nous, se tut. Il pleurait…
Une minute, il demeura immobile, paraissant écouter, les yeux levés vers les fenêtres sombres et muettes. Puis, tout à coup, il eut un tumultueux frisson qui l’agita tout entier. Il porta la main à sa gorge comme s’il eût étouffé. Alors, il baissa la tête, il parut vouloir se faire tout petit, Corentin l’entendit qui murmurait :
– Qui me parle ? Qui répond à la romance d’amour ? Il semble que ce soit une dédaigneuse pitié. Qui donc ose avoir pitié de don Juan ? Qui donc lui pardonne ? Don Juan ne veut ni pitié ni pardon ! Don Juan veut de l’amour !
Il recula, éperdu, semblant se débattre. Il se redressa fièrement.
– Qui ose dire qu’il pardonne à Juan Tenorio ? cria-t-il. Oh ! cette voix qui pardonne me brûle le cœur. Pardonné comme un pauvre larron qu’on méprise ! Pardonné comme un misérable vaincu réduit à l’impuissance ! Pardonné ! Pardonné !
Il se baissa, se courba comme si ce mystérieux pardon l’eût écrasé.
Et, violemment, il se redressa encore ; ses yeux étaient étincelants, la voix rauque, il cria :
– Qui es-tu, toi qui pardonnes ? Je ne veux pas de pardon ! Ton dédain, je le dédaigne ! Ton mépris, je le méprise ! Ton pardon ! Ah ! c’est du fiel au fond de la coupe d’amour que j’ai vidée ! Ton pardon ! C’est la marque du fer rouge sur l’épaule du galérien ! Pas de pardon ! Pas de pardon ! Je veux d’abord savoir qui tu es ! Ho !… Je te vois ! Je te reconnais ! Tu es celle qui a pleuré d’amour à mes accents d’amour ! Tu es Maria !… Que veux-tu, Maria ?… Enfer ! Ce n’est pas Maria !… C’est Pia… non… c’est Silvia… non… Oh ! les voici ! les voici, toutes ! Toutes celles qui m’ont aimé ! Les voici toutes qui infligent à don Juan la suprême aumône de leur dédain… de leur pardon ! Arrière, toutes ! Je fus votre maître, vous obéissiez à ma voix, obéissez, ou par le ciel !… Ha ! Les voici en fuite… Il n’y en a plus qu’une… une seule qui s’obstine à l’insulte du pardon ! Qui est celle-ci ? Pourquoi tant de mépris en ses yeux si doux ? Dieu ! qu’elle est belle, et que terrible est son pardon ! Qui es-tu ? qui es-tu ?…
Il s’abattit soudain sur les deux genoux, et sa voix déchirante lança aux échos du parc mystérieux le nom de celle qui était morte de l’avoir aimé :
– Christa ! Christa ! Christa !…
– Monsieur, dit Jacquemin qui tremblait de tous ses membres, revenez à la raison, maintenant, profitons de ce que l’air est libre pour nous en aller…
– As-tu entendu ce qu’elle a dit, Corentin ?
– Qui cela, monsieur ?
– Je n’ai pas bien distingué ce qu’elle disait. Elle a murmuré je ne sais quoi, quelque chose comme « l’étreinte du commandeur « … Que vient faire ici l’étreinte du commandeur ?… Que diable a-t-elle voulu dire avec son étreinte du commandeur ?… Quoi qu’il en soit, son pardon, je n’en veux pas !
– Allons-nous-en, monsieur, allons-nous-en !…
Don Juan se mit à rire et haussa les épaules :
– Le commandeur ! fit-il. C’est lui, le pauvre homme, qui a senti la force de mon bras. Tu as raison, Corentin, allons-nous-en. Que sommes-nous donc venus faire ici ?
– Le diable le sait ! Partons vite…
– Non pas ! Je me souviens à présent ! Le commandeur ! Hé, ne l’ai-je point invité à dîner ? C’est cela. Je dois aller dîner en tête-à-tête avec la statue du commandeur, et toi, tu dois nous servir. Suis-moi !…
Don Juan s’avança, contournant l’hôtel d’Arronces et se dirigeant vers la petite porte de la chapelle. Jacquemin le suivit, éperdu, n’ayant plus de force pour résister, implorer, ni même pour réciter ses prières. Machinalement, il continuait à tirer l’âne par le bridon. Ses yeux demeuraient rivés à son maître qu’il voyait devant lui, marchant du pas saccadé d’un blessé qui a peine à se soutenir. Il remarqua très bien qu’à chaque instant, don Juan portait la main à sa gorge, et il l’entendit une fois qui grondait d’un ton de mauvaise humeur :
– Je voudrais bien savoir qui tente de me saisir à la gorge… la peste soit de l’insolent !
Brusquement, Jacquemin, au détour du bâtiment qu’ils contournaient, eut la vision de la chapelle, avec ses vitraux vaguement éclairés par la lumière du chœur, et ses yeux s’attachèrent à un rectangle de confuse lueur qui était la petite porte.
Don Juan s’était redressé.
D’un pas plus ferme, il marchait à cette porte.
Bientôt, il n’en fut plus qu’à trois pas.
À ce moment Jacquemin Corentin vit don Juan s’arrêter soudain, tout raidi, comme pétrifié, et il l’entendit qui ricanait :
– Quoi ! c’est vous, don Sanche d’Ulloa, c’est vous, seigneur commandeur, c’est vous qui prenez la peine de venir à ma rencontre ? Mille grâces, don Sanche, pour cette courtoisie qui m’honore.
Corentin regarda par-dessus l’épaule de son maître. Et il ne vit rien…
Rien qu’une sorte de brouillard blanc qui flottait dans l’encadrement de la porte.
– Corentin, dit don Juan d’une voix qui résonna étrangement, décharge ton âne, apporte les paniers dans ce magnifique tombeau. Par Dieu ! Nul n’aura jamais eu plus belle salle à manger. Mais, seigneur Sanche, veuillez me livrer passage…
Jacquemin Corentin fixa sur la porte son regard éperdu de terreur. Et cette fois, il vit !…
Il vit que ce brouillard qu’il avait remarqué semblait rapidement se condenser. Ses volutes se tordaient, et cela prenait une forme…
Une forme !…
Cela prenait la forme d’un être humain, la tête apparut, les épaules, le buste, les bras, les jambes…
Jacquemin tenta un frénétique effort pour reculer, fuir, mais ses jambes se refusèrent à l’effort, il demeura sur place, les cheveux hérissés, le regard fou.
Et tout à coup, d’un bond, il atteignit aux dernières limites de l’horreur.
Car ce qu’il voyait, cette forme qui venait de se constituer devant lui, dans l’encadrement de la porte, ce n’était même pas un être humain…
C’était un marbre rigide.
Ce marbre, Corentin le reconnut.
Il eut un gémissement :
– La statue ! La statue du commandeur !…
Et il s’affaissa, évanoui, à l’instant même où il vit, oui, de ses yeux, il vit la statue de marbre, la statue du commandeur lever lentement le bras…
Don Juan était immobile devant ce qu’il voyait.
Ce qu’il voyait était-il de la réalité ?
Qu’importe ?…
Oui, vraiment : l’importance est nulle de savoir si ce qu’il voyait était réel ou non.
Ce qui importe, c’est qu’il voyait…
Si la chose qu’il voyait venait à le toucher, il devait ressentir le contact, exactement comme si la chose eût été réelle.
Don Juan voyait…
Il se tenait tout raide, aussi rigide que la chose qu’il voyait.
Il penchait légèrement la tête en arrière, comme pour lever les yeux, comme pour mieux voir ce qu’il voyait…
Il voyait la statue du commandeur.
Sur ses lèvres, il y avait encore un sourire de négation, dans ses yeux, il y avait encore un éclair de défi.
Et il vit…
Don Juan vit la statue lever le bras, avec une terrible lenteur. L’idée de fuir n’était pas en lui. Il n’y avait qu’un chaos de pensées qui s’effondraient, une sorte de cataclysme de tout son être sous la poussée d’un cyclone d’épouvante.
Il vit !…
Il vit la main de marbre, dans l’air, venir jusqu’à lui, jusqu’à sa gorge…
Il sentit les doigts de marbre s’incruster dans sa gorge…
Cela dura quelques secondes.
Un effroyable soupir souleva la poitrine oppressée. Et tout à coup, tout d’une pièce, en arrière, don Juan tomba, étranglé, étouffé, mort sous la main glacée du père de Christa, sous L’ÉTREINTE DE LA STATUE DU COMMANDEUR…
Lorsque Jacquemin Corentin revint à lui, son premier regard se fixa sur la porte de la chapelle, mais la statue n’était plus là. Il se redressa et vit alors plusieurs serviteurs de l’hôtel d’Arronces accourir avec des torches, sous la conduite de Jacques Aubriot. Ces torches éclairèrent la petite esplanade où Clother de Ponthus s’était battu pour sauver Léonor… Elles éclairèrent le cadavre de don Juan Tenorio.
Près du corps, une femme vêtue de noir était agenouillée, immobile, statue elle-même, statue de la douleur et du deuil.
L’intendant s’approcha, se découvrit, toucha respectueusement cette femme à l’épaule et lui dit :
– Venez, madame, venez. Nous porterons ce pauvre corps dans la salle de l’hôtel…
La jeune femme se releva alors, et Jacquemin Corentin reconnut Silvia d’Oritza, l’épouse de Juan Tenorio. Elle ne pleurait pas. Mais si un visage humain peut exprimer la douleur dans ce qu’elle a d’absolu, de définitif, d’irréparable, ce fut le visage de Silvia… Elle dit :
– Marchez devant, je vous suivrai…
Et, du geste, elle écarta les serviteurs qui se préparaient à soulever le corps. Elle le saisit dans ses bras. Et sans doute ces faibles bras de femme avaient-ils, en cette minute, acquis quelque force inconcevable, car tous ceux qui étaient là purent voir Silvia d’Oritza soulever le corps… L’épouse, auguste et tragique, dans ses bras puissants, en une suprême attitude d’amour et de pardon, emportait celui qui avait été son époux…
FIN
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
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Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Février 2008
—
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Gilbert, Jean-Marc, AlainC
– Dispositions :
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– Qualité :
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