Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

TRIBOULET

 

 

 

1900-1901 – La Petite République Socialiste

1910 – Arthème Fayard, Le Livre populaire

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LE ROI. 6

II  LE BOURREAU.. 14

III  LE BOUFFON.. 23

IV  LE GUEUX.. 29

V  LA MÈRE.. 39

VI  REFUGE OU TOMBEAU.. 44

VII  LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLET.. 50

VIII  LES DEUX PÈRES. 58

IX  LE GRAND PRÉVÔT.. 70

X  MADELEINE PERRON.. 79

XI  LOYOLA.. 88

XII  FILLE DE ROI ! 95

XIII  NUIT DE RÊVE.. 100

XIV  MANFRED.. 116

XV  DEUX FRÈRES. 131

XVI  LA COUR DES MIRACLES. 142

XVII  MONCLAR PARLE DE LANTHENAY.. 148

XVIII  GILLETTE FIANCÉE.. 155

XIX  LA GYPSIE.. 164

XX  MANFRED ET LANTHENAY.. 173

XXI  FRÈRE LUBIN ET FRÈRE THIBAUT.. 187

XXII  LA BEAUTÉ DE MADELEINE PERRON.. 195

XXIII  UN LIVRE EN VAUT UN AUTRE.. 205

XXIV  LA PETITE DUCHESSE.. 221

XXV  TRIBOULET.. 230

XXVI  LA DUCHESSE D’ÉTAMPES. 241

XXVII  MARGENTINE LA FOLLE.. 246

XXVIII  LE RANZ DES VACHES. 252

XXIX  LA TAVERNE AU BORD DE L’EAU.. 262

XXX  IMPOSSIBLES AMOURS. 274

XXXI  RABELAIS. 280

XXXII  UNE VOIX APPELAIT MANFRED.. 305

XXXIII  QUI AVAIT APPELÉ MANFRED ?. 311

XXXIV  M. DE MONCLAR CHEZ LUI ET CHEZ LE ROI. 332

XXXV  CHEZ ÉTIENNE DOLET.. 341

XXXVI  DEMAIN !….. 350

XXXVII  LE PÈRE.. 362

XXXVIII  MONTGOMERY.. 371

XXXIX  RECHERCHES. 378

XL  LA PRINCESSE BÉATRIX.. 394

XLI  LA VISITE DE RAGASTENS AU GRAND PRÉVOT.. 417

XLII  EN QUELLE MAISON SE RÉFUGIA RAGASTENS. 438

XLIII  LA CONCIERGERIE.. 449

XLIV  LAISSEZ PASSER….. 458

XLV  ÉTONNEMENT DE MAÎTRE GRÉGOIRE.. 463

XLVI  LES SUITES DE CETTE AVENTURE.. 475

XLVII  ENTRETIEN.. 485

XLVIII  TENTATIVE.. 494

XLIX  UN CAPRICE DE FRANÇOIS Ier 502

L  TRICOT SE DESSINE.. 527

LI  BATAILLE.. 537

LII  LE POISON.. 544

LIII  L’ENCLOS DES TUILERIES. 556

LIV  DIANE DE POITIERS. 586

LV  APPARITION.. 602

À propos de cette édition électronique. 614

 

Texte établi d’après l’édition Arthème Fayard Le Livre populaire 1948, version abrégée.

I

LE ROI

 

– Ici, Triboulet !

 

Le roi François Ier, d’une voix joyeuse, a jeté ce bref et dédaigneux appel.

 

L’être tordu, bossu, difforme, à qui l’on parle ainsi, a tressailli ; ses yeux ont lancé un éclair de haine douloureuse. Puis sa face tourmentée, soudain, se fend d’un ricanement ; il s’avança en imitant le furieux aboi d’un dogue.

 

– Çà, bouffon, que signifient ces aboiements ? demande le roi, les sourcils froncés.

 

– Votre Majesté me fait l’honneur de m’adresser la parole comme à un de ses chiens ; je lui réponds comme un chien : c’est une façon de me faire comprendre, sire !

 

Et Triboulet salue, courbé en deux. Les quelques gentilshommes qui sont là éclatent en folles huées.

 

– À plat ventre ! crie l’un d’eux, un chien, ça se couche, Triboulet !

 

– Ça mord quelquefois, monsieur de la Châtaigneraie. Témoin ce coup de croc que vous a donné Jarnac… sous forme d’un soufflet !

 

– Misérable insolent ! rugit La Châtaigneraie.

 

– La paix ! commande le roi en riant. Or, maître fou, parle sans déguiser : Comment me trouves-tu aujourd’hui ?

 

Debout devant l’immense miroir, présent de la République vénitienne, le roi François Ier se contemple et s’admire, tandis que deux valets empressés achèvent d’ajuster sa toque de velours noir à plume blanche, son pourpoint de satin cerise et son habit de fourrures.

 

– Sire, répond Triboulet, vous êtes beau comme le seigneur Phébus !

 

– Pourquoi comme Phébus ? interroge le monarque.

 

– Parce que, comme celle de Phébus, la tête de Votre Majesté est entourée de rayons ; seulement, les rayons sont figurés par les poils blancs de votre barbe et de vos cheveux !

 

Triboulet recule en secouant sa marotte et en faisant grincer son ricanement. Les gentilshommes murmurent, indignés de tant d’audace ; mais le roi a ri, et ils rient plus fort que le roi, plus fort que Triboulet.

 

François Ier redresse sa haute taille aux épaules d’athlète, son buste large, fait pour les lourdes armures.

 

Il se tourna vers ses gentilshommes :

 

– Et toi, Essé, comment me trouves-tu ?

 

– Jamais Votre Majesté ne me parut plus alerte ; elle rajeunit de jour en jour !

 

– Comte ! comte ! glapit Triboulet, vous allez faire croire au roi qu’il retombe en enfance. Cela viendra, mais il n’a que cinquante ans encore, que diable !

 

– Et toi, Sansac ? demande le roi.

 

– Votre Majesté demeure un modèle d’élégance…

 

– Oui, interrompt le fou ; cependant, vous ne vous mettez pas une bosse au ventre pour mieux imiter la proéminente élégance du ventre royal ! Moi, au moins, j’en ai une au dos !

 

Les courtisans dardèrent sur lui des regards haineux auxquels il riposta par des grimaces. Le roi se mit à rire.

 

– Sire, s’écria alors La Châtaigneraie avec dépit, Votre Majesté daignera-t-elle nous expliquer d’où lui vient aujourd’hui sa belle gaieté ?…

 

– Pardieu ! cria aigrement Triboulet, le roi songe à la paix que lui a imposée son cousin l’empereur : il ne perd que la Flandre et l’Aragon, l’Artois et le Milanais. Il n’y a pas de quoi pleurer, je pense !

 

– Bouffon !…

 

– Non ?… Ce n’est pas cela ?… Le roi songe peut-être aux massacres qui se font pour Notre Mère l’Église… La Provence noyée dans le sang !… Moi aussi, cela me rend tout joyeux !…

 

– Silence ! gronda le roi, tout pâle devant ces spectres que le fou venait d’évoquer.

 

Et il se hâta de reprendre :

 

– Messieurs, grande expédition ce soir !… Ah ! j’ai cinquante ans ! Ah ! on dit que je me fais vieux ! ajouta-t-il fiévreusement, comme pour s’étourdir. Nous allons voir ! Après Marignan, on disait : Brave comme François ! Je veux qu’on dise encore, et toujours : Jeune comme François ! Galant comme François ! Par Notre-Dame, rions, mes amis, puisque la vie est si douce et que les femmes sont si belles dans notre pays de France…

 

– Jour de Dieu, mes amis ! L’amour ! Ah ! la divine musique de ce mot : J’aime !… Si vous saviez comme elle est belle dans sa candeur, et comme ses dix-sept printemps mettent à son front d’ange une auréole de pureté !… Et c’est cela qui m’enflamme et jette dans mes veines des torrents de feu ! C’est cette pureté qui brille en son regard, c’est toute cette virginité qui me tente, m’attire, m’affole !…

 

Devant cette soudaine confession qui éclatait sur les lèvres de François Ier, les courtisans se taisaient, anxieux… Qui était cette jeune vierge qu’aimait le roi ? Le monarque, maintenant, se promenait avec agitation. De nouveau, le grand miroir attira son regard.

 

– Non, je n’ai pas cinquante ans ! Je suis si jeune ! Je le sens aux puissants battements de mon cœur, à l’amour qui délire dans ma tête. J’aime, et je veux qu’elle m’aime !…

 

– Et si elle ne veut pas vous aimer, elle ? interrogea Triboulet avec un ricanement où il y avait une sourde angoisse.

 

– Elle m’aimera ! car tel est mon bon plaisir… Ce soir !… à dix heures… Vous serez là… Vous m’aiderez…

 

– Certes, sire ! s’écria d’Essé ; mais que va dire la belle Mme Ferron quand elle saura…

 

– La Ferron ! Elle m’ennuie ! Elle m’assomme ! Je n’en veux plus ! Elle est devenue une chaîne pour moi !

 

– Une belle ferronnière ! exclama Triboulet.

 

– Triboulet, le mot est impayable, s’écria le roi épanoui. Il faut le donner à Marot pour qu’il l’enchâsse en quelque ballade… La belle Ferronnière !… Charmant !

 

– Je donnerai le mot à Marot, dit Triboulet. Mais vous signerez la ballade, sire !

 

– Triboulet, tu seras de l’expédition, ce soir ? reprit François qui feignit de n’avoir pas entendu cette allusion à ses plagiats.

 

– Pardieu, mon prince ! Il ferait beau voir le roi de France faire une sottise qui ne serait pas contresignée par son bouffon !

 

Retiré dans l’embrasure d’une fenêtre, Triboulet regardait tomber la nuit sur les constructions à demi achevées du nouveau Louvre. Et, en lui-même, le bouffon songeait :

 

– Il a dit : une jeune vierge de dix-sept ans… Qui peut être cette enfant ?… J’ai peur !…

 

Une expression de crainte, de douleur et d’angoisse mortelle se figeait sur son visage tourmenté. Quels redoutables problèmes s’agitaient dans ce pauvre cœur ?

 

– Quant à la Ferron, continuait François Ier… quant à Madeleine Ferron, je vais de ce pas chez elle… Et je lui ménage une surprise telle que jamais plus il n’y aura possibilité de renouer la ferronnière !…

 

– Voyons la surprise ? demanda Sansac.

 

À ce moment la porte de la chambre royale s’ouvrit. Un homme vêtu de noir, livide de figure, apparut.

 

– Voici M. le comte de Monclar, déclama Triboulet qui, en se retournant, reprit son masque de joie sardonique, voici M. le grand audiencier, grand prévôt de Paris, maître austère de notre police, justement redouté de MM. les truands, tire-laine, sabouleux[1] et suppôts de Galilée !…

 

Le comte de Monclar s’était avancé vers le roi, devant lequel il demeura incliné.

 

– Parlez, monsieur, dit François Ier.

 

– Sire, je viens vous soumettre la liste des demandes d’audiences, afin que Votre Majesté me désigne ceux de ses sujets qu’elle daignera recevoir. Il y a d’abord le sieur Etienne Dolet, imprimeur à l’enseigne de la Dolouère d’or.

 

– Je ne veux pas le recevoir, fit durement le monarque. Vous aurez à surveiller étroitement cet homme qui a d’étranges accointances avec les nouvelles sectes qui empoisonnent mon royaume… Ensuite ?

 

– Maître François Rabelais…

 

– Qu’il aille au diable ! Et qu’il prenne garde, lui aussi ! Notre patience royale a des bornes… Ensuite ?

 

– Vénérable et vénéré dom Ignace de Loyola…

 

Le front du roi devient soucieux.

 

– Je recevrai demain le vénérable Père.

 

– Pardieu ! glapit Triboulet. Après les robes de femmes, notre sire n’aime rien tant que les robes de moines !

 

– C’est tout pour les audiences, sire, reprit le comte de Monclar, mais… Sire, la Cour des Miracles devient une intolérable peste, qui menace d’empoisonner Paris. Il y a que toute la rue Saint-Denis devient inhabitable ; que les rues des Mauvais-garçons, des Francs-Bourgeois, de la Grande et Petite Truanderie envahissent les rues saines ; que l’audace des malandrins dépasse les limites et qu’il faut faire un exemple. Deux hommes méritent la corde : un certain Lanthenay et un autre qu’on nomme Manfred… Que faut-il en faire ?

 

– Prenez ces deux hommes et pendez-les !

 

Triboulet battit des mains :

 

– À la bonne heure ! On manque de distractions à Paris. C’est à peine s’il y a eu cinq pendaisons hier et huit aujourd’hui !…

 

Puis l’homme noir sortit, dans un grand silence. Seul, Triboulet cria :

 

– Salut à l’archange du Gibet !…

 

– Ce pauvre Monclar ! dit le roi. Voilà vingt ans qu’il en veut fort à tous ces Égyptiens et Argotiers qu’il accuse d’avoir volé et peut-être tué son jeune fils… Mais maintenant que les affaires de l’État sont réglées, occupons-nous des nôtres. Au logis Ferron… en attendant l’expédition de ce soir !

 

Et François Ier, suivi de ses gentilshommes, sortit de la chambre royale, fredonnant une ballade…

II

LE BOURREAU

 

Il est huit heures. La nuit est d’un noir d’encre. Il vente un vent froid de fin d’octobre qui souffle en rafales.

 

C’est près de l’enclos des Tuileries.

 

Là se dresse une maison isolée : le nid qui abrita les amours du roi et de la belle Mme Ferron. Au premier, une fenêtre faiblement éclairée brille comme une discrète étoile.

 

La chambre est aménagée pour les longues étreintes passionnées qu’avive et surexcite un savant décor. Le lit monumental ressemble à un vaste et profond autel édifié pour le perpétuel recommencement d’un sacrifice érotique.

 

Sur un fauteuil, aux bras du roi François Ier, assise sur ses genoux, une femme dont aucun voile ne gaze la splendide impudeur, tend ses lèvres et murmure :

 

– Encore un baiser, mon François…

 

Cette femme est jeune. Elle est souverainement belle. La nudité marmoréenne de sa chair éclatante et rose, la ligne harmonieuse de son corps cambré en une pose lascive, le rayonnement de ses cheveux blonds épars sur ses épaules, l’ardeur veloutée de ses yeux brûlants, la palpitation précipitée de son sein que soulève la passion, cet ensemble merveilleux exalte le roi. Ce n’est plus une femme. Ce n’est plus la belle Mme Ferron. C’est Vénus elle-même ! c’est Aphrodite superbe d’impudicité…

 

– Encore un baiser, mon roi…

 

Les deux bras nerveux de François se nouent autour de la taille souple ; il pâlit, la saisit, l’emporte à demi pâmée, et roule près d’elle, sur le lit profond…

 

Au dehors, du fond de l’ombre, un homme contemple la fenêtre éclairée… Immobile, insensible aux morsures du froid, blême, les traits contractés, cet homme regarde, de ses yeux pleins de désespoir…

 

Il balbutie d’incohérentes paroles :

 

– On a menti ! c’est impossible ! Madeleine ne me trahit pas ! elle n’est pas dans cette maison ! Madeleine m’aime ! Madeleine est pure… Celui qui est venu aujourd’hui me prévenir en a menti ! Et pourtant, malheureux, je suis là, guettant, pleurant, attendant que cette porte s’ouvre !…

 

Dans la chambre, le roi François Ier, maintenant, s’apprête à partir.

 

– Vous reviendrez bientôt, mon François ? soupire la jeune femme.

 

– Par le ciel ! Il faudrait n’avoir pas d’âme ! Ce sera bientôt, je le jure… Adieu, ma mie… Avez-vous fait attention à ce coffret d’argent que je vous ai rapporté ?

 

– Qu’importe, mon roi !… Revenez bientôt.

 

– Bientôt, certes ! C’est Benvenuto Cellini qui l’a ciselé tout exprès pour vous.

 

– Oh ! si vous veniez à me manquer, mon doux amant !

 

– J’ai placé dedans un collier de perles qui siéra à ravir à votre divin cou d’albâtre… Adieu, ma mie…

 

Un dernier baiser… Le roi François Ier descend…

 

Sur le seuil de la porte ouverte, il s’arrête, scrute la nuit, entrevoit les silhouettes de ses courtisans qui l’attendent… Il sourit et s’avance à leur rencontre…

 

– La surprise, Sire ? demande Essé.

 

– Vous allez voir !…

 

À ce moment, une ombre se détache de la nuit… L’homme vient vers le groupe des gentilshommes… Il jette des yeux hagards sur ces seigneurs… Qui est, parmi eux, le traître ?… Qui lui a volé sa femme ?…

 

– Vous êtes Ferron ? raille François Ier.

 

L’homme fait un effort, cherche à reconnaître celui qui parle, ses mains se crispent comme pour un étranglement.

 

– Et vous ? grince-t-il… et toi ? Qui es-tu ? qui es-tu ?…

 

Tout à coup, ses bras retombent.

 

– Le roi ! Le roi ! bégaye l’homme, écrasé.

 

Un rire lui répond… Il sent qu’on glisse un objet dans sa main… Il demeure un instant stupide d’horreur et de désespoir… Et quand il revient à lui, quand ses poings se relèvent dans une résolution suprême, le groupe des seigneurs a disparu dans la nuit…

 

Le roi et ses courtisans se sont arrêtés à vingt pas de là, curieux de ce qui va se passer.

 

– Comment trouvez-vous la surprise ? demande le roi.

 

– Admirable ! Le Ferron fait merveilleuse figure !…

 

– Bah ! ricane le roi. Il se consolera avec le prix du collier que je viens de laisser là-haut.

 

L’amant de Madeleine vient de remettre à Ferron la clef de la maison où s’est consommé l’adultère !… C’est la « surprise » préparée par le Roi-Chevalier !

 

Un râle, un sanglot d’abominable souffrance déchire sa gorge… Soudain, une main le touche à l’épaule.

 

– Me voici, maître Ferron, murmure quelqu’un. Fidèle au rendez-vous…

 

Ferron regarde d’un œil hébété…

 

– Le bourreau !… exclame-t-il avec un frisson de joie.

 

– Pour vous servir, mon maître. Vous m’avez dit : « Viens à huit heures, à l’enclos des Tuileries. Il y aura de la besogne pour toi. » Je suis venu !

 

Ferron essuie la sueur qui coule de son front… Puis il saisit la main du bourreau :

 

– Ce que je t’ai demandé tantôt… es-tu décidé à le faire ?… Tu n’hésiteras pas ?…

 

– Puisque vous allez me payer !…

 

– Il s’agit d’une femme… entends-tu ?

 

– Homme ou femme, c’est bon ! Puisque vous me payez !

 

– Tout est prêt ?… La voiture ?…

 

– Là, dans l’angle de la Tuilerie…

 

– Bon ! halète Ferron. Tu ne mens pas ? Tu n’as pas peur ? Tu feras la chose ?

 

– À onze heures et demie, on m’ouvrira la porte Saint-Denis : j’y connais quelqu’un. À minuit, homme ou femme, tout sera fini !…

 

– Attends ici, alors ! Attends !

 

Ferron s’élance vers la mystérieuse et coquette maison.

 

En haut, Madeleine Ferron, avec des gestes languides, s’habille et songe à ce qu’elle va raconter à son mari, là-bas, dans le logis marital, pour expliquer sa longue absence…

 

Car elle aime !… Follement, de toute son âme, de tout son corps, elle aime !

 

Et de ses lèvres humides, de ses yeux noyés de tendresse, Madeleine Ferron sourit doucement à sa propre image que lui renvoie le grand miroir devant lequel elle s’est placée. Tout à coup, ses lèvres se glacent…

 

Elle demeure sans voix, sans un geste. Invinciblement ses yeux, agrandis par la terreur, s’attachent à une image que lui renvoie maintenant le miroir… l’image de l’homme qui vient d’ouvrir la porte, et blême, pareil à un spectre, s’est arrêté dans l’encadrement… l’image de Ferron !…

 

Le mari est là avec son regard glacial qu’elle sent peser sur sa nuque frissonnante !…

 

Par un suprême effort d’énergie, Madeleine parvient à reconquérir un peu de sang-froid. Elle se retourne, en même temps que Ferron entre tout à fait et ferme la porte…

 

– Comment êtes-vous ici ? murmure-t-elle angoissée.

 

Ferron veut répondre… La parole confuse qui s’exhale de ses lèvres n’est qu’un râle… Alors, il fait un geste… Il montre la clef que lui a remise François Ier, et qu’il tient encore à la main. Cette clef, Madeleine la reconnaît.

 

Une idée terrible traverse son cerveau : Ferron a guetté le roi !… Ferron a tué le roi !… Sa terreur tombe. Elle bondit sur son mari. Elle saisit ses deux poignets.

 

– Cette clef ! hurle-t-elle, cette clef !… Comment l’avez-vous eue !…

 

Ferron devine sa pensée. D’une secousse, il se débarrasse de l’étreinte de Madeleine et il la repousse. Elle va tomber près de la fenêtre, reprise de terreur devant cet homme qui s’avance sur elle, les poings levés, en râlant :

 

– Malheureuse ! Je connais ton infamie et la sienne ! Cette clef ! C’est lui qui me l’a remise ! C’est ton amant ! C’est le roi !

 

Affolée, Madeleine se relève, ouvre la fenêtre, se penche.

 

Folie !… Ce n’est pas possible !… Son François n’a pu être infâme à ce point ! Son roi va accourir à son appel !

 

– À moi, mon François ! clame-t-elle.

 

Cette fois, le roi répond. De sa voix railleuse, il crie :

 

– J’ai brisé ma ferronnière… Adieu ma mie !… Adieu, ma belle Ferronnière !…

 

La voix du roi François Ier s’éloigne, chantant sa ballade favorite, et se perd parmi des rires étouffés. Plus rien : un silence tragique !

 

Madeleine, pétrifiée, hébétée, est frappée de vertige… Tout s’effondre autour d’elle… son cœur se brise… un immense dégoût l’envahit… elle se penche, écumante, et de sa bouche crispée jaillit une farouche insulte :

 

– Roi de France !… Lâche !… Lâche !…

 

Et elle retombe en arrière, comme une masse.

 

Perron, une minute, la contemple avec une tranquillité plus effrayante que sa colère.

 

Enfin, il s’accroupit près d’elle, le menton dans ses mains, perdu dans une muette extase de désespérance.

 

L’horrible tête-à-tête du mari, fou de douleur, et de la femme évanouie dure longtemps.

 

Le tintement d’une horloge éveille Ferron…

 

– Onze heures ! crie une voix, dehors.

 

La voix du bourreau !… Ferron la reconnaît…

 

Ses yeux errent autour de lui… Sur une table, il aperçoit le coffret d’argent, merveille de ciselure florentine, laissé par le roi… Il sourit affreusement, s’empare du bijou…

 

Alors, il se penche sur Madeleine, la soulève, l’emporte…

 

En bas, la voiture est là qui attend…

 

Ferron y jette sa femme. Puis il se tourne vers le bourreau et lui tend le coffret d’argent.

 

– Voici le « paiement », dit-il d’un ton sinistre qui souligne la double entente de ce mot.

 

Le bourreau saisit avidement le coffret, le contemple et pousse un grognement de joie. Alors il saute sur le siège.

 

Ferron monte dans la voiture qui démarre aussitôt…

 

La course infernale éveille des échos de ferraille dans les rues noires… la voiture s’engouffre sous la porte Saint-Denis qui s’est ouverte à un signal…

 

Hors les murs, la route est défoncée, barrée de fondrières… la voilure se met au pas, s’avance péniblement vers un point noir, là-bas, sur une éminence…

 

Dans la voiture, Madeleine est revenue de son évanouissement. Elle se débat, supplie :

 

– Grâce ! Où me conduisez-vous ? Grâce !…

 

Là-bas, sur l’éminence, le point noir s’élargit, s’amplifie, se dessine… et la voiture s’arrête.

 

Ferron saute à terre, entraînant Madeleine.

 

– Grâce ! Au secours ! François ! François ! pleure la femme adultère à qui la terreur fait oublier, à ce moment, l’infamie de celui qu’elle adorait.

 

– Oui ! rugit Ferron. Appelle-le ! Où est-il, ton François ? Où est-il le chevalier qui m’a fait prévenir de ta trahison ? Où est-il, l’amant qui te livre au bourreau ? Où est-il ? Patience, Madeleine ! Je le retrouverai, j’en jure ma haine et mon désespoir ! Et alors, ce sera horrible ! Toi d’abord… Lui ensuite !…

 

Et il la pousse dans les bras du bourreau.

 

La malheureuse jette autour d’elle un regard affolé.

 

– Dieu du ciel ! balbutie-t-elle. Où suis-je ?

 

Devant elle se dresse une étrange, une fantastique maçonnerie vers laquelle le bourreau la traîne… Et son cri d’épouvante déchire lamentablement la nuit :

 

– Horreur !… Le gibet de Montfaucon !

 

III

LE BOUFFON

 

– Où est-il, ton amant ? Que fait-il le Roi-Chevalier ?…

 

– Grâce ! Pitié ! crie-t-elle encore.

 

Cherchons la réponse à cette ironique et sinistre question du mari… Que faisait François Ier ?…

 

Vers dix heures, comme tout dormait au Louvre, le roi, retiré dans sa chambre, attendait l’arrivée des trois courtisans favoris dont il avait coutume de dire :

 

– Essé, Sansac, La Châtaigneraie et moi, nous sommes quatre gentilshommes.

 

Il était seul avec Triboulet. Celui-ci jouait un air de rebec, tandis que François Ier, tout joyeux de l’expédition amoureuse qui se préparait, se promenait avec impatience.

 

– Gillette !… Elle s’appelle Gillette Chantelys !… Jour de Dieu ! Le joli nom pour une si jolie fille ! murmurait-il.

 

Et il ajoutait, dans le fond de sa pensée :

 

– Ah ! Je l’aime vraiment !… Jamais je n’éprouvai désir aussi intense, et jamais sensation plus douce et plus ardente ne caressa mon cœur !…

 

– Voici les trois quarts de roi ! s’écria Triboulet.

 

Essé, La Châtaigneraie et Sansac faisaient leur entrée.

 

– Sommes-nous prêts, messieurs ?

 

– Nous sommes toujours prêts, Sire, pour le service de Votre Majesté, dit Sansac.

 

– Mais, ajouta La Châtaigneraie, le roi ne nous a pas encore dit où nous allons.

 

– Messieurs, nous allons à l’enclos du Trahoir, près la rue Saint-Denis. C’est là que gîte le bel oiseau qu’il s’agit de dénicher… L’oiseau s’appelle Gillette… et…

 

François Ier ne put achever, un cri d’angoisse, semblable au cri de détresse d’une bête blessée à mort, venait de retentir… Ce cri, Triboulet l’avait poussé…

 

– Qu’a donc le bouffon ? ricana Sansac.

 

– Rien, messieurs, rien… moins que rien… j’ai laissé tomber ce rebec… et l’émotion…

 

Triboulet était blême. Il fit un effort qui eût paru sublime à quiconque eût pu lire dans ce cœur.

 

– Que disait donc le roi ? demanda-t-il.

 

– Le roi disait que nous allons à l’enclos du Trahoir, répondit François Ier.

 

– À l’enclos du Trahoir ! s’écria-t-il. Votre Majesté n’y songe pas !…

 

– Qu’est-ce à dire, bouffon !

 

– Mais, Sire, rappelez-vous ce que disait M. de Monclar… les truands en révolte… l’enclos du Trahoir est si près de la Cour des Miracles !… Non, non, Sire, vous ne commettrez pas cette folie…

 

– Çà ! perds-tu la tête ?

 

– Sire, attendez à demain !… Je vous le demande en grâce ! Demain le grand prévôt aura saisi les plus dangereux de ces coquins… demain, Sire… pas ce soir !…

 

– Triboulet est fou, messieurs : il devient raisonnable.

 

– Raisonnable, oui, Sire. Mes paroles sont dictées par de justes craintes… Sire !… Sire !… n’allez pas ce soir à l’enclos du Trahoir…

 

– Du danger ? Par Notre-Dame, voilà qui complète le plaisir de l’expédition ! Venez, messieurs ! Viens, Triboulet !

 

D’un bond. Triboulet se jeta devant lui :

 

– Sire ! Sire !… Daignez m’écouter… Songez à ce que vous allez faire, Sire !… Une enfant de dix-sept ans ! Votre Majesté aura, pitié… Quoi. Sire ! Vous avez les dames de la Cour, les bourgeoises… Cette pauvre petite… Tenez, Sire, je ne la connais pas, mais cela me fait une étrange peine… Tant de charme, de jeunesse et de pureté ! Vous l’avez dit vous-même… Oh ! Sire ! grâce pour cette enfant ?…

 

Il y eut un éclat de rire général.

 

– Triboulet, que de vertu ! pouffa le roi.

 

Le malheureux fou tordait ses mains.

 

– Sire ! sire ! reprit-il, qui vous dit que cette enfant n’a pas une mère !… Songez à l’affreux désespoir…

 

– Rassure-toi ! fit le roi en riant de plus belle. Elle n’a pas de mère !…

 

– Ou un père, peut-être ! continua Triboulet d’une voix tremblante. Un père !… Oh ! Sire ! Pensez au deuil abominable qui eut atteint votre cœur paternel, si…

 

– Misérable ! rugit le roi, blanc de fureur, oserais-tu quelque sacrilège comparaison !

 

Sa main lourde s’abattit sur l’épaule du bouffon qui tomba sur ses genoux.

 

– Non ! non ! Sire, clama le malheureux. Loin de moi la pensée d’assimiler un cœur de roi à un cœur d’homme !… Mais, Sire, si pourtant cette enfant a un père !… Oh ! songez à ce que va souffrir cet homme ! Songez que vous allez le tuer, Sire !

 

– Assez, bouffon !… Venez, messieurs !…

 

– Sire, je suis à vos genoux !

 

– Jour de Dieu !

 

– Le chien devient enragé, dit Sansac.

 

Triboulet se redressa péniblement. Le roi voulut l’écarter.

 

– Sire, dit Triboulet, tuez-moi. Moi vivant, vous n’irez pas au Trahoir.

 

– Sansac, appelez mon capitaine.

 

L’instant d’après, le capitaine des gardes apparut.

 

– Bervieux, commanda le roi, arrêtez mon bouffon !

 

– Sire ! sanglota Triboulet d’une voix brisée, Sire ! faites-moi jeter dans un cachot, mais écoutez-moi, par pitié !… Je vais vous dire… vous allez savoir…

 

Bervieux avait fait un signe. En une seconde, le bouffon fut saisi, entraîné… Deux minutes plus tard, il était enfermé dans une salle basse du Louvre.

 

Pendant quelques instants, Triboulet demeura immobile, frappé de stupeur. Puis, tout à coup, il se mit à tourner dans sa prison, en poussant de lamentables clameurs.

 

Puis, enfin, il tomba tout de son long sur les dalles et il pleura ! Il sanglota ! Il pria, supplia !…

 

Le capitaine de Bervieux qui, surpris de cette arrestation, avait écouté à la porte, raconta plus tard à son lieutenant Montgomery qu’il n’avait jamais entendu pareils accents de lamentation, et qu’il avait dû s’en aller pour ne pas se mettre à pleurer.

 

– Sans pitié !… grondait Triboulet en labourant les dalles de ses ongles saignants. Ce roi est sans pitié !… Pouvais-je lui dire ! Il se serait ri de moi !… ô ma Gillette !… ô mon ange candide et pur !… Pouvais-je lui dire, à ce monstre, que tu es toute ma vie !… que nos destinées sont indéliables… depuis le jour où, pauvre enfant perdue, tu apparus si pitoyable au bouffon enchaîné que raillait une ville entière !… depuis l’heure bénie où ton regard de pitié fut le rayon céleste qui éclaira mon enfer !… Ma fille !… Je vous assure. Sire, qu’elle est devenue ma fille, à moi, qui n’ai ni père, ni mère, ni femme, ni amante, ni enfant, ni rien au monde !… Rendez-moi ma fille ! Pitié, Sire !

 

Au matin, on pénétra dans la salle basse. On trouva Triboulet évanoui. Chose affreuse : sur sa figure, insensible et raidie, coulaient lentement des larmes qui tombaient une à une et roulaient sur les dalles.

 

IV

LE GUEUX

 

Le roi François Ier courait à l’enclos du Trahoir. Il marchait, rapide et silencieux, souriant à son rêve d’amour.

 

Ses compagnons respectaient sa rêverie…

 

Soudain, comme ils débouchaient dans la rue Saint-Denis, une femme à peine vêtue, malgré le froid, les croisa sans les voir. Et sa voix s’éleva, stridente :

 

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notre fille !… de ta fille !…

 

Le roi s’arrêta, pâle et frissonnant. D’un geste instinctif, il ramena son manteau sur son visage… comme s’il eût craint d’être vu par la femme, malgré la nuit profonde.

 

– Oh ! cette voix ! murmura-t-il éperdu. Où ai-je entendu cette voix sinistre !…

 

La femme était déjà passée, se dirigeant vers la porte Saint-Denis. Au loin sa voix retentit encore dans la nuit :

 

– François ! François ! Où est notre fille ?

 

Et elle balbutia un nom, un nom de jeune fille… un nom que François Ier n’entendit pas.

 

– Ce n’est rien, Sire, dit La Châtaigneraie, c’est une folle bien connue dans ce quartier de Paris, elle réclame sa fille à tout venant. On l’appelle Margentine. Margentine la Folle… ou Margentine la Blonde.

 

– Margentine ! murmura le roi. Margentine !… Le crime de ma jeunesse !

 

Il s’absorbait une minute en des pensées amères sans doute… car son front se plissait…

 

– Allons, messieurs ! dit-il brusquement.

 

Quelques minutes plus tard, ils passaient devant la rue de la Croix-du-Trahoir, et, cent pas plus loin, s’arrêtaient devant une maisonnette à toit pointu, entourée d’un jardin.

 

– C’est là ! fit le roi. Convenons nos gestes.

 

Laissons le roi de France préparer une infamie nouvelle. Pénétrons dans la maison…

 

Dans une chambre, près d’une haute cheminée où quelques tisons achevaient de se consumer, une jeune fille, assise en un fauteuil, filait au rouet. En face d’elle, plongée dans un vaste siège, dormait une vieille femme.

 

La salle s’ornait d’un bahut, d’une armoire, d’une table à pieds sculptés et de quelques belles chaises. Il régnait là une atmosphère de calme infini, dans le silence que scandaient les coups lents du balancier dans l’horloge.

 

La jeune fille était vêtue de blanc.

 

Elle avait des cheveux d’un blond doré d’une exquise tonalité. Toute sa personne respirait une idéale pureté.

 

Parfois, elle arrêtait son rouet. Son regard se perdait en une rapide rêverie. Alors son sein se soulevait, et elle murmurait en rougissant :

 

– Dame Marceline m’assure qu’il s’appelle Manfred… Jamais je n’oublierai ce nom.

 

Et puis, elle continuait :

 

– Comme il a l’air doux et fier… Comme ses yeux m’ont pénétrée d’une émotion, que je ne connaissais pas…

 

La matrone s’éveilla et, jetant un regard effaré sur l’horloge, s’écria :

 

– Déjà si tard !… Ah ! Gillette, c’est mal…

 

– Je n’ai pas voulu vous éveiller, dame Marceline.

 

– Vite… à votre chambre !… Si votre père savait que vous veillez après le couvre-feu !…

 

– C’est vrai ! Pauvre père !…

 

Gillette prit le flambeau et se dirigea vers la porte de sa chambre.

 

– Seigneur Jésus ! exclama tout à coup la vieille en pâlissant, on dirait qu’on marche dans le jardin !…

 

– C’est le vent qui soulève les feuilles…

 

Gillette achevait à peine ces mots que la porte s’ouvrit violemment, et quatre hommes apparurent. Dame Marceline s’affaissa dans le fauteuil où elle s’évanouit…

 

Gillette avait pâli…

 

– Je vois que vous portez l’épée, messieurs, dit-elle d’une voix qui tremblait légèrement ! C’est une honte que des gentilshommes pénètrent ainsi dans une maison comme des malandrins… Sortez !

 

– Jour de Dieu ! Qu’elle est belle ainsi ! s’écria le roi. Et, s’avançant, la toque à la main :

 

– Belle enfant, quel inexpiable crime que d’encourir votre colère ! Vous pardonnerez quand vous saurez quel amour vous avez inspiré et quel homme vous aime.

 

– Monsieur ! Monsieur ! Sortez ! dit-elle toute frémissante d’indignation et d’effroi.

 

– Sortir ! Soit ! Mais avec vous ! Oh ! si tu savais, enfant, comme je t’aime ! Veux-tu la fortune ?

 

– Horreur ! Infamie ! À moi ! À l’aide !

 

Le roi, brusquement, la saisit dans ses bras.

 

Elle eut un cri d’épouvante, essaya de se débattre.

 

Mais l’athlétique ravisseur déjà l’emportait en courant.

 

– À moi ! au secours ! À l’aide !

 

Fou de passion, la main brutale, François Ier cherchait à étouffer les cris de la jeune fille.

 

– À l’aide ! au secours ! gémit Gillette.

 

– Que quelqu’un ose donc te venir en aide ! gronda François Ier, furieusement.

 

– Holà ! cria dans la nuit une voix jeune qui résonna soudain comme une fanfare. Holà ! Quels sont ces truands d’enfer qui font pleurer les femmes ! Je vais, du plat de mon épée, vous montrer comme on traite les larrons !

 

– Au large ! cria Sansac, ou tu es mort !

 

– Il me plait d’être à l’étroit, moi ! répondit la voix. Épée contre épée ! Par le ciel ! ce sont des gentilshommes ! Voleurs de femmes, est-ce la corde ou le billot que vous choisissez ?

 

Celui qui parlait ainsi apparut alors dans le faible rayon de lumière de la fenêtre. C’était un jeune homme de fière mine, l’œil hardi, la bouche fine, arquée par un sourire plein d’un narquois dédain…

 

François Ier, devant cette soudaine rencontre, s’était arrêté, avait déposé à terre la jeune fille qu’il continua de maintenir par un poignet.

 

Gillette entrevit le jeune homme… un sourire d’extase voltigea sur ses lèvres… elle murmura un nom… et, à bout de forces, se laissa glisser contre le mur du jardin.

 

– Sus à l’insolent ! hurla le roi.

 

Un rire éclatant lui répondit.

 

Les trois courtisans dégainèrent, traitant leur adversaire de : manant, laquais et ribaud.

 

La longue rapière de l’inconnu flamboya. Et sa voix railleuse pétilla :

 

– Par les cornes du diable, messieurs ! Vous êtes trop généreux ! Manant ! laquais ! ribaud ! Quelle monnaie d’impertinences ! Vous me prêtez trop, vraiment ! Mais je suis bon payeur… Gare ! je rembourse ! Voici pour manant ! Ramassez, monsieur !

 

Sansac poussa un hurlement : l’épée de l’inconnu venait de lui traverser le bras droit…

 

La Châtaigneraie et d’Essé se précipitèrent, l’épée haute…

 

Il y eut de rapides froissements de fer, et la voix mordante du jeune homme s’éleva encore :

 

– La dette est déjà plus légère… Gare ! Je vais payer laquais ! Voici pour laquais, monsieur ! Prenez sans crainte !

 

– Jour de Dieu ! cria le roi. Prends garde !

 

– Ne craignez rien pour monsieur ! riposta l’inconnu ; il va être payé. Je sais payer, vous dis-je ! Quarte, prime ou tierce, je paie toujours ! Quelle monnaie faut-il à monsieur ? Un joli coup droit ! Gare ! maraud est payé !

 

La Châtaigneraie, touché à la poitrine, s’affaissa. Alors l’inconnu marcha droit au roi.

 

– Lâchez cette femme, larron, ordonna-t-il.

 

– Misérable ! rugit le roi, sais-tu qui je suis ?

 

– Tu es un félon qui, traîtreusement, la nuit, se glisse dans les demeures pour y jeter la honte.

 

– Damnation ! Tu seras pendu !

 

– À moins que je ne te cloue à ce mur…

 

– Insensé ! Tu m’obliges à l’écraser de la révélation de mon nom… Mais c’est ta mort ! Sache-le donc, acheva François Ier d’une voix tonnante. Sache-le, ce nom redou[té !][2]

 

– Et moi, riposta l’âpre voix de l’inconnu, moi, je suis Manfred, premier et dernier du nom… Manfred sans famille, sans père ni mère, sans sou ni maille, sans feu ni lieu… Manfred, roi des gueux !…

 

– Un truand !… s’exclama François Ier, ironique.

 

– Un homme, monsieur !

 

– Et moi qui me mettais en colère ! L’aventure est plaisante !

 

– Prenez garde qu’elle ne devienne tragique !

 

Les paroles se croisaient, duel fantastique d’un hère inconnu avec le plus redoutable monarque du monde…

 

– Plus un mot, mon maître ! poursuivit François Ier.

 

– Donnons donc la parole aux épées !

 

– Va ! Je te fais grâce !

 

– Dégainez, monsieur ! Ce que pèse l’épée de Pavie devant la rapière d’un gueux, nous allons le savoir !

 

– Allons donc, truand ! Tu es au bourreau !

 

– Et vous, à ma merci !

 

Le roi pâlit.

 

– Écoute ! fit-il, plus hautain, plus dédaigneux encore : pour la dernière fois, au large ! Et tu auras la vie sauve !

 

– Pour la dernière fois, monsieur, écoutez ceci !…

 

Manfred fit un pas. Son bras s’allongea… le bout de son doigt vint se poser sur la poitrine de François Ier.

 

– Dans un instant, acheva le jeune homme, ma dague va remplacer mon doigt si tu ne lâches cette jeune fille !

 

Le doigt pesa comme une pointe de fer.

 

Une seconde, François plongea son regard dans les yeux de Manfred. Et, dans ces yeux, il lut une si violente résolution que le frisson de la mort le toucha à la nuque…

 

Le roi de France eut peur ! Et sa main crispée sur le poignet de la jeune fille, lentement, se desserra…

 

Blême, chancelant, il recula d’un pas… Sous la poussée de ce doigt de fer qui pesait sur sa poitrine, il recula !…

 

Manfred, alors, laissa tomber son bras.

 

– Allez, sire ! dit-il avec un calme inouï.

 

– Truand ! murmura le roi, tu fais le brave parce que les suppôts t’entourent sans doute au fond de l’ombre !…

 

Alors, une idée de bravade stupéfiante, insensée, traversa l’esprit du jeune homme. Et ces paroles retentirent, sur un ton d’intraduisible insolence :

 

– En plein jour, devant vos gardes, sire, je viendrai vous répéter que tout homme qui violente une femme est un lâche !

 

– Tu viendras ? rugit le roi.

 

– Je viendrai en votre Louvre !…

 

Manfred, alors, se tourna vers la jeune fille qui avait assisté à cette scène, tremblante et glacée de terreur.

 

– Ne craignez plus rien, dit-il d’une voix très douce.

 

Elle leva sur lui des yeux troublés et répondit :

 

– Je suis rassurée… depuis que vous êtes là…

 

Manfred tressaillit.

 

– Venez, dit-il simplement.

 

Il prit le bras de la jeune fille et l’entraîna après s’être assuré d’un coup d’œil qu’il n’était pas suivi.

 

Il était loin de penser, d’ailleurs, que le roi de France pût descendre à une besogne d’espion !

 

Trois cents pas plus loin, il s’arrêta devant une petite maison de bourgeoise apparence et heurta le marteau de fer par deux coups précipités. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit ; un homme, jeune encore, au visage énergique, au front pensif, apparut, un flambeau à la main.

 

– J’ai reconnu votre façon de frapper, dit cet homme. Entrez, cher ami, et dites-moi qui vous amène…

 

– Maître Dolet, fit gravement le jeune homme, je viens vous demander l’hospitalité pour cette enfant…

 

– Qu’elle soit la bienvenue ! Je vais réveiller ma femme et ma fille Avette… Entrez… la maison est à vous…

 

Gillette fit un pas et son doux visage apparut en plein dans la lumière du flambeau. Manfred la vit et ses yeux éblouis s’emplirent d’une admiration passionnée…

 

La jeune fille, cependant, murmurait :

 

– Comment vous remercier, monsieur…

 

À ce moment, une sourde rumeur se fit entendre. Le jeune homme, sans répondre à Gillette, saisit la main du maître de la maison.

 

– Mon noble ami, dit-il, jurez-moi que vous aurez soin de cette enfant comme de votre propre fille…

 

– Je vous le jure, ami !

 

– Merci, maître Dolet, s’écria Manfred… Et maintenant, vite, fermez votre porte !… À bientôt !…

 

Il s’élança au dehors et s’enfonça dans l’ombre, du côté de la porte Saint-Denis…

 

V

LA MÈRE

 

François Ier était demeuré un instant immobile, les yeux fixés sur le groupe formé par Manfred et Gillette…

 

Bientôt ils disparurent…

 

Alors, sans jeter un regard sur ses courtisans évanouis, morts peut-être, sans une hésitation, il se mit en marche.

 

Cette besogne d’espion nocturne dont Manfred l’avait jugé incapable, le roi l’accomplissait !… De loin, il assista a l’entrée de Gillette dans la maison de Dolet… puis il vit la porte se refermer… il entrevit Manfred qui s’éloignait…

 

Alors il s’approcha, s’arrêta devant la maison.

 

Soudain, angoissé, il prêta l’oreille.

 

La rumeur que Manfred avait entendue s’approchait rapidement… François Ier s’enfonça derrière une borne cavalière et attendit, frémissant.

 

L’instant d’après, une troupe d’hommes apparut.

 

Ils marchaient en rangs serrés, s’éclairant de lanternes…

 

Le roi eut un tressaillement profond. Ce n’était pas une révolte ! C’était le guet de Paris !…

 

Il s’élança, avec un rauque soupir de joie, et posa sa main sur l’épaule de l’homme qui marchait en tête.

 

– Le roi ! exclama le chef qui se découvrit et, d’un geste, arrêta sa troupe. Sire, quelle imprudence !…

 

– Silence, Monclar !… Écoutez… ce truand… ce Manfred…

 

– Je suis sur sa piste, sire… J’ai fait barrer les rues… le drôle ne peut m’échapper…

 

– Il est la, dit le roi d’une voix où toute sa haine comprimée fit explosion, devant vous… à cinq cents pas à peine… Monclar, prenez cet homme !… qu’il meure !… Dès cette nuit… qu’il meure supplicié… Je veux un horrible supplice… Vite. Monclar, courez !…

 

Le grand prévôt fit un signe. Son lieutenant vint se ranger derrière François Ier avec douze hommes d’escorte.

 

Puis, le comte de Monclar partit au pas de course, suivi du reste de sa troupe – une quarantaine de soldats – dans la direction indiquée par François Ier.

 

Le roi eut un sourire, terrible de cruauté froide.

 

Alors il se tourna vers le lieutenant du grand prévôt.

 

– Monsieur, ordonna-t-il, frappez à cette porte… L’officier obéit… le marteau résonna.

 

La porte demeura fermée…

 

Un nouveau coup de marteau plus violent…

 

Encore le silence !…

 

L’officier interrogea le roi d’un regard.

 

– Qu’on défonce cette porte ! dit François Ier.

 

Les soldats s’avancèrent…

 

En cet instant, un cri lugubre déchira la nuit :

 

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notre fille ?…

 

Le roi frissonna… blêmit…

 

– Oh ! murmura-t-il. La folle !… Margentine !…

 

Oui ! C’était la folle ! C’était Margentine la Blonde !… Elle errait dans les rues noires, la pauvre mère !… Et elle criait son éternelle douleur. Elle demandait sa fille.

 

Elle la revoyait en imagination, cette fille, perdue depuis près de douze longues années !…

 

Elle apparut, les cheveux dénoués, à demi-nue, et s’arrêta devant François Ier. Elle hésita une seconde.

 

– Monsieur… peut-être l’avez-vous rencontrée… dites… une toute petite fillette, monsieur… six ans… blonde… frêle… si délicate… dehors… par un temps pareil… Oh ! dites, monsieur !… Voulez-vous que je vous dise son nom… un joli nom… Elle s’appelle Gillette… Gillette, vous dis-je !…

 

Ces derniers mots produisirent sur François Ier un prodigieux effet… ! Il oublia ce qui l’entourait, ne vit plus que Margentine… sa maîtresse !…

 

– Gillette !… bégaya-t-il. Ta fille !… Dieu ! Dieu ! Ces choses sont possibles !…

 

La mère, sans doute, ne l’entendit pas, toute à sa démence. De sa voix infiniment douce, pareille à une caresse, elle continuait :

 

– Gillette… un joli nom… n’est-ce pas ?… Voilà du temps que je la cherche… C’est à Blois que je l’ai perdue… Connaissez-vous Blois’?… Elle a six ans, la pauvre mignonne… À Blois, je vous dis… Là, j’ai aimé…

 

Et soudain, violente, farouche :

 

– François !… Où est ta fille ?…

 

– Oh ! murmurait François anéanti. Ceci est affreux… C’est ma fille que j’aime… C’est sur ma fille que j’ai porté les mains… C’est ma fille qui est là !…

 

Il regarda avidement la folle… Il allait lui parler, peut-être !…

 

Peut-être une flamme jaillie des lointaines amours de sa jeunesse allait-elle éclairer les ténèbres de sa pensée !

 

À ce moment, un roulement sourd. Quelque chose passa dans un grand tumulte, une voiture lancée au galop, courant avec on ne savait quoi de mystérieux et de sinistre, comme si elle eût emporté le secret d’un drame abominable…

 

Margentine vit la voilure. Une idée nouvelle frappa sa pauvre cervelle, et elle, s’élança, avec une clameur :

 

– On m’enlève ma fille !…

 

Un instant plus tard, elle avait disparu.

 

Pétrifié, François Ier regardait…

 

Les soldats n’osaient faire un geste.

 

Il paraît que l’officier a écrit plus tard qu’il avait vu le roi faire un mouvement comme pour s’élancer à son tour, puis, qu’il s’était arrêté, passant ses deux mains sur son front, poussant des soupirs semblables à des sanglots, murmurant des choses inintelligibles où on ne distinguait que ces mots prononcés dans un tremblement :

 

– Oh !… mais c’est monstrueux… je sens que je l’aime encore… malheureux !

 

Que se passait-il donc dans ce cœur ?… Quelle émouvante lutte s’y livraient l’amour sensuel et l’amour paternel ?…

 

Quand le roi parut revenir à lui-même, l’officier se hasarda à lui demander :

 

– Sire, que faut-il faire ?

 

– Monsieur, répondit le roi d’une voix étrange, effrayante, je vous ai dit de faire enfoncer cette porte !…

 

VI

REFUGE OU TOMBEAU

 

Manfred, sans courir, marchait d’un bon pas. Son oreille exercée mesurait de seconde en seconde la distance qui le séparait des gens du guet. Il les avait devinés et avait souri dédaigneusement. À la première rue, il voulut tourner… Mais, dans l’ombre, il fit luire des piques.

 

Il haussa les épaules et continua alors droit devant lui.

 

– Il paraît que monsieur le grand prévôt s’amuse !

 

La deuxième rue était barrée…

 

– Ah ! ah ! La farce continue !…

 

La troisième, la suivante, toutes les rues aboutissant à la grande artère se hérissaient de piques…

 

– Bon ! fit Manfred, les grands honneurs ! Paris sous les armes à mon passage !

 

Derrière lui, il entendit le gros du guet qui se mettait à courir.

 

Devant lui, la porte Saint-Denis, fermée à cette heure ! Il était pris !… Il allait mourir !…

 

Un instant, sa pensée se reporta vers cette jeune fille qu’il venait de confier à maître Dolet…

 

– Allons ! dit-il en riant, je n’étais pas né pour l’existence paisible et les amours bourgeoises ! Gueux je suis, gueux je vais mourir… Mais, par tous les diables ! ce ne sera pas sans découdre quelques-uns de ces vilains limiers !

 

D’un geste que lui eussent envié les preux des temps de chevalerie, il tira sa longue rapière et il se prépara, non à la défense, mais à l’attaque…

 

– En avant ! tonna la voix de Monclar. Le voilà !

 

– Pas encore ! rugit Manfred. Il allait foncer, l’épée haute…

 

À cette seconde, des cris retentirent parmi les gens de police… un roulement de tonnerre ébranla le pavé… une voiture lancée à fond de train apparut, filant droit sur la porte, bousculant et renversant les policiers…

 

La porte Saint-Denis fut ouverte… Par qui ? Pourquoi ?

 

C’est ce que ne voulut jamais avouer le sergent d’armes à qui fut fait un procès dans lequel on ne trouva aucune trace de complicité avec Manfred.

 

Celui-ci vit la voiture s’engouffrer sous le monument… Ce fut un éclair… D’un bond, il se rua vers la porte, assomma d’un coup de pommeau un soldat qui tentait de lui barrer le passage, et s’élança dans la campagne…

 

Il fit une centaine de pas en courant, puis s’arrêta, se tourna vers Paris…

 

– Morbleu ! Qu’il fait bon vivre !

 

On ne le poursuivait pas ! Alors il eut un rire silencieux :

 

– Quand je vous le disais, monsieur de Monclar, que ce ne serait pas pour ce soir !… C’est égal, ajouta-t-il, je dois une fière chandelle au conducteur de cette voiture…

 

En parlant ainsi, il avait regardé du côté où la voiture s’était engagée. Il ne la vit pas, mais il entendit le bruit de ferraille de ses roues qui grinçaient péniblement sur la côte de Montfaucon. Il se mit à la suivre de loin.

 

Au bout de vingt minutes, le bruit de roues cessa.

 

– Étrange ! murmura Manfred, on dirait qu’elle s’est arrêtée au pied du grand gibet !

 

Il se rapprocha rapidement… se glissa derrière des touffes de ronces… et ce qu’il vit alors… ce qu’il entrevit le fit frissonner d’étonnement et d’épouvante…

 

Là, à quelques pas de lui, se dressait la formidable machine de mort… une femme se débattait en criant grâce, dans les bras d’un homme qui l’entraînait vers le gibet…

 

Manfred assistait à l’horrible scène sans pouvoir jeter un cri, faire un geste…

 

Tout à coup, il vit le corps de la femme qui se balançait dans le vide… L’homme remontait sur le siège de la voiture, et celle-ci, s’ébranlant lourdement, s’enfuyait vers le village de Montmartre.

 

– Horreur ! balbutia Manfred éperdu.

 

S’élancer, alors, escalader le soubassement de maçonnerie, soulever la femme dans ses bras, couper la corde du tranchant de son poignard, redescendre, déposer la malheureuse sur le sol… tout cela s’exécuta comme en un cauchemar et dura quelques secondes.

 

À genoux près de la femme, Manfred posa la main sur son sein… Le cœur battait… Alors, il regarda de près et ne put retenir un cri d’admiration :

 

– Qu’elle est belle, malgré sa pâleur !…

 

Peu à peu, l’inconnue reprenait ses sens… elle ouvrait des yeux étonnés, emplis encore d’épouvante…

 

– Vous êtes sauvée, Madame, dit-il.

 

Elle regarda autour d’elle… et, soudain, se rappela.

 

– Sauvée ! répéta-t-elle, – non avec ce ravissement d’extase qui suit les grands dangers évités, mais avec une effrayante expression de haine. Sauvée ! Je vis !… Oui, je vis !… Oh ! malheur au lâche maintenant !… Malheur à toi, François !… La vengeance de Madeleine va être assez horrible pour que dans les siècles futurs on en parle encore… Monsieur, reprit-elle soudain, je vous dois infiniment plus que la vie… Votre nom ?…

 

– Manfred, madame…

 

– Si vous êtes pauvre, si vous êtes persécuté, si vous souffrez, si vous avez besoin d’un dévouement, venez quand il vous plaira, venez à la petite maison de l’enclos des Tuileries, et nommez-vous… cela suffira !…

 

À ces mots, Madeleine Ferron s’élança et disparut dans les ténèbres, laissant le jeune homme stupéfait.

 

Au moment où il allait se mettre à la poursuite de l’étrange femme, poussé par une irrésistible curiosité, il crut voir des ombres s’agiter à une trentaine de pas.

 

C’étaient les sbires de Monclar… Ils s’avançaient en rampant…

 

Manfred s’appuya au soubassement du gibet, avec le suprême espoir que peut-être ils passeraient sans le voir.

 

Ce soubassement était creusé en manière de cave… Or, dans cette cave, immonde charnier, cachot des morts, dernière prison des suppliciés, on jetait les cadavres des malandrins pendus au gibet de Montfaucon…

 

En s’appuyant au mur, Manfred sentit qu’il était contre une porte de fer. Sous sa poussée, la porte céda…

 

Il eut un instant d’hésitation… puis, la sueur au front, il recula, s’enfonça dans le cachot des morts !…

 

Sous ses pas, il entendit des craquements…

 

C’étaient des squelettes qu’il écrasait… Il s’arrêta, le cœur broyé par une angoisse telle qu’il n’en avait jamais éprouvée… à la pensée de ces bras décharnés, de ces têtes qui le regardaient de leurs yeux vides…

 

Et cela devint si poignant que, tout à coup, il marcha vers la porte de fer… il suffoquait !… Il lui fallait de l’air à tout prix ! Au risque d’une bataille contre quarante sbires !…

 

À ce moment, il vit une ombre se dresser devant l’ouverture, une main s’allongea. La porte fut violemment fermée.

 

Et Manfred, pétrifié, frappé d’une terreur sans nom, entendit le grand prévôt jeter cet ordre :

 

– Dix hommes pour garder cette porte nuit et jour ! On n’ouvrira que dans huit jours, quand le truand sera mort !

 

VII

LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLET

 

Maître Dolet, le célèbre imprimeur, avait ses ateliers dans l’enceinte de l’Université, sur la montagne Sainte-Geneviève, à l’enseigne de la Dolouère d’Or. Mais il habitait rue Saint-Denis, avec sa femme, Julie, et sa fille, Avette.

 

Mme Dolet était une femme de trente-cinq ans, d’une belle intelligence, d’une haute bonté. Elle secondait son mari dans ses travaux, et était pour lui la compagne idéale, l’ange du foyer, la consolatrice dans les heures de trouble et de désespérance, comme le savant traducteur en avait eu déjà de si douloureuses dans sa vie.

 

Avette était une jeune fille de dix-huit ans. Elle était svelte et gracieuse. Mais elle avait un caractère ferme et droit, une nature vibrante, un cœur délicat et tendre…

 

Telle était la famille où un hasard de la vie agitée de cette sombre époque avait jeté Gillette Chantelys.

 

Après le départ précipité de Manfred, Etienne Dolet avait soigneusement refermé sa porte, l’avait barrée d’une chaîne et, se tournant vers Gillette toute tremblante :

 

– Ici, mon enfant, vous êtes en sûreté… Ne tremblez donc pas ainsi… Julie ! Avette ! appela-t-il à haute voix.

 

Les deux femmes, réveillées déjà par le bruit, s’étaient habillées en toute hâte. Elles apparurent en haut d’un bel escalier de bois qui conduisait à l’étage supérieur.

 

– Avette, dit gravement Dolet, mon ami Manfred est presque le frère de ton fiancé Lanthenay… Il nous fait l’honneur de nous confier cette jeune fille… Aime-la donc comme si elle était ta sœur.

 

En quelques mots, il mit sa femme au courant de ce qui venait de se passer. Et déjà les deux femmes comblaient Gillette de leurs caresses…

 

– Comme vous êtes belle ! disait Avette. Savez-vous que nous vous connaissons bien ?…

 

– Vous aussi, vous êtes belle ! dit Gillette avec une sincère et naïve admiration.

 

– Manfred est donc votre ami ?… Quel bonheur !… Il est si brave… et si bon… Lanthenay l’aime tant !…

 

– Je ne le connais que depuis tout à l’heure ! répondit Gillette en rougissant… mais je l’avais vu quelquefois…

 

– Je crois en effet qu’il est bien brave… Il m’a sauvé d’un grand péril… Jamais je ne l’oublierai !

 

Elle joignit les mains avec force, par un geste nerveux.

 

– Oh ! ajouta Gillette, dans un mouvement de réaction de son effroi, ces inconnus qui sont entrés soudainement… et cet homme qui m’insulte, qui me saisit… qui m’emporte !… Oh ! cet homme surtout ! J’en ai peur !…

 

– Chère enfant !… Ne craignez plus rien !…

 

– Oh ! non, n’est-ce pas, madame… je n’ai plus rien à redouter ?…

 

– Vous êtes en parfaite sûreté ici, reprit Etienne Dolet. À ce moment, le marteau de la porte résonna impérieusement. Gillette devint blanche comme une morte.

 

Julie et Avette se tournèrent vers Etienne Dolet avec un regard d’interrogation angoissée.

 

Très calme, le maître imprimeur fit un geste pour recommander le silence aux trois femmes.

 

Puis il souleva une tenture, ouvrit une porte… une sorte de réduit apparut… C’est là que Dolet mettait sur des rayons les livres précieux qu’il imprimait.

 

On frappa une deuxième fois plus violemment.

 

Avette entraîna Gillette dans le réduit… Dolet laissa retomber la tenture. Julie était demeurée près de lui. Il alla écouter à la porte et il entendit une voix qui le fit tressaillir… une voix qu’il reconnut !…

 

Des chocs terribles ébranlèrent alors la porte.

 

Etienne Dolet s’était retourné vers une étincelante panoplie d’armes qui ornait l’un des panneaux de bois.

 

Mais après un instant de méditation, il secoua la tête. Alors il poussa un fauteuil au milieu de la salle. Il le tourna vers la porte de la rue, il s’assit, et la figure empreinte d’un calme majestueux, il attendit !

 

Soudain, dans un bruit de bois qui se déchire, la porte céda. Plusieurs hommes firent irruption dans la salle…

 

Dolet était demeuré assis…

 

– Qu’est-ce à dire, messieurs ! dit-il de sa voix imposante et digne. Comment, en pleine ville, on assiège un paisible logis ! On défonce une porte ! Prenez garde, messieurs, je me plaindrai au roi, qui dans sa haute justice…

 

– Maître Dolet ! interrompit soudain la voix même que l’imprimeur avait reconnue au dehors, c’est par mon ordre que mes gens sont entrés ici…

 

– Le roi ! fit Dolet avec le même calme impassible.

 

Il se leva et s’inclina profondément.

 

– Votre Majesté est la bienvenue dans ma demeure. Cette visite en dépit des circonstances où elle se fait, demeurera un éternel honneur pour le logis et le fidèle sujet qui l’habite… Daigne Votre Majesté prendre sa place en ce fauteuil… Julie, prends la coupe d’or vermeil, prends ce vieux vin de Bourgogne qui date de la naissance de notre fille. Hâte-toi d’offrir à notre sire les marques de l’hospitalité auxquelles il a droit…

 

– C’est bien, c’est bien, maître ! dit le roi.

 

– Ah ! sire ! reprit l’imprimeur, jamais je ne me consolerai d’avoir fait attendre Votre Majesté… Si j’avais su quel auguste visiteur frappait à ma porte ! Si, tout au moins, Monsieur avait crié la parole devant laquelle tout bon sujet s’incline : « Au nom du roi ! »

 

– C’est vrai, balbutia le lieutenant, j’ai omis de crier « Au nom du roi ! » mais…

 

– Silence ! commanda François Ier. Maître Dolet, je ne vous incrimine pas. Venons donc au fait. Vous avez reçu tout à l’heure la courte visite d’un homme… une espèce… un gueux… nommé Manfred…

 

– Oui, sire, dit Dolet : c’est mon ami…

 

– Votre ami ! Vous avez de singulières amitiés !

 

– Ah ! sire, on aura fait, sans doute, quelque méchant rapport à Votre Majesté sur ce jeune homme ! Jamais cœur plus loyal ne battit dans poitrine plus chevaleresque ! J’avoue qu’il a la tête un peu chaude… Mais il possède par-dessus tout une qualité qui le ferait certainement priser du roi qui s’y connaît : c’est le courage !

 

– Assez maître !… Ce… noble chevalier s’arrangera avec mon grand prévôt… Il a amené ici une jeune fille’?…

 

– Oui, sire.

 

– Cette jeune fille est encore dans votre maison ?…

 

– Oui, sire.

 

– Maître Dolet, amenez-la-moi à l’instant…

 

– Non, sire.

 

– De la rébellion ! gronda le roi.

 

– De l’honneur, sire. J’aime mieux encourir votre colère que votre mépris. J’ai fait serment, sire, que cette enfant ne sortirait pas d’ici. Que penserait Votre Majesté de celui de ses sujets qui parjurerait la parole donnée ?

 

Le roi garda un instant le silence.

 

– Maître, fit-il avec colère, vos paroles me prouvent une dernière fois ce que je savais déjà : que vous êtes animé d’un mauvais esprit et que l’autorité sacrée du roi n’a pas plus de prise sur votre obéissance que l’autorité vénérée de l’Église… Cependant, je comprends le sentiment qui vous a poussé, – je veux bien oublier ce que je viens d’entendre… Cette jeune fille, maître !

 

Le lieutenant et les soldats écoutaient cette conversation avec une stupéfaction grandissante.

 

Et ils frémirent d’indignation lorsque Dolet répondit :

 

– Sire, à ce que Votre Majesté vient d’entendre, je n’ai rien à ajouter, rien à retrancher.

 

– Qu’on fouille cette maison ! tonna François Ier. Qu’on, saisisse cet homme ! Qu’on le traîne à la Bastille !…

 

Julie poussa un cri de terreur et voulut se jeter au cou de son mari. Mais déjà celui-ci était entouré de gardes… La malheureuse femme, violemment repoussée, alla retomber sur le fauteuil.

 

À ce moment, la tenture du réduit se souleva.

 

Gillette parut, très pâle, mais très ferme, et s’avança vers le roi qui, bouleversé, en proie à une foule de sentiments contradictoires, la regardait avec une avide curiosité.

 

– Ma fille ! murmura-t-il d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

 

– Sire ! dit alors Gillette d’une voix qui tremblait à peine, j’ignore la cause de la persécution dont je suis victime… J’attends que vous me l’appreniez !

 

Un silence de mort s’établit dans la salle. Dolet, entouré de soldats, jeta un regard d’admiration sur Gillette… Quant au roi, il pâlissait et rougissait coup sur coup…

 

– Mon enfant, balbutia-t-il enfin… je vous donne ma parole de gentilhomme et de roi que vous serez respectée… que pas un mot, pas un geste offensant… Gillette, il faut que vous veniez au Louvre !…

 

Une idée perverse traversa tout à coup son cerveau.

 

– Vous viendrez au Louvre, ou maître Dolet ira à la Bastille… Choisissez !

 

– Sire ! sire ! s’écria Dolet, vous abusez de l’innocence de cette enfant ! Ceci est odieux !

 

– Silence ! ou par le ciel, maître Dolet, votre dernière heure est venue ! Ma patience est à bout !…

 

– Sire, un mot ! cria Gillette en s’élançant au-devant des soldats. Je vous suis si vous faites grâce à l’homme de courage qui veut bien, en cette minute mortelle, servir de père à celle qui n’a point de père !…

 

À ces mots, François Ier, qui pas un instant n’avait perdu Gillette des yeux, et qui manifestait d’incompréhensibles revirements de physionomie, de geste et de voix, François Ier tressaillit et pâlit.

 

– Celle qui n’a point de père ! balbutia-t-il.

 

Il fit un signe : les soldats s’écartèrent d’Etienne Dolet. Puis il s’avança et prit la main de Gillette. La jeune fille frissonna. Elle eut un brusque mouvement d’effroi.

 

– Mon enfant, dit le roi – et il appuya sur ce mot, et sa parole trembla étrangement – mon enfant, je vous inspire donc de l’horreur ?… Ne redoutez rien, je vous en prie… Ma parole royale vous est un garant dont nul au monde, jusqu’ici, n’a douté !…

 

– Sire, je vous suis ! répondit-elle avec fermeté.

 

Le maître imprimeur voulut intervenir une dernière fois… mais déjà le roi, conduisant Gillette par la main, franchissait le seuil de la porte.

 

– Infamie ! gronda Dolet, les poings serrés.

 

VIII

LES DEUX PÈRES

 

Le lendemain, la porte du vaste et somptueux cabinet où François Ier avait coutume de recevoir ses courtisans ne s’ouvrait point. Le roi méditait…

 

D’étranges bruits circulaient dans le Louvre…

 

On se racontait qu’une jeune fille d’une éclatante beauté avait été amenée dans la nuit au Louvre, que les dames d’honneur avaient été réveillées, qu’un appartement avait été mis à la disposition de cette inconnue…

 

Les uns souriaient et demandaient ce qu’en pensait Mme la duchesse d’Étampes, favorite en titre du roi François. D’autres hochaient gravement la tête… On disait le roi fort troublé… Chose extraordinaire : il ne s’était point couché. M. de Bassignac, son valet de chambre, avait passé la nuit dans l’antichambre, attendant vainement les ordres de Sa Majesté.

 

À l’aube[3], le roi s’était rendu dans son cabinet, défendant qu’on le dérangeât. Le roi s’était approché du grand feu clair qui brillait et pétillait dans la vaste cheminée. Il tendait sa main vers la flamme, comme s’il eût eu grand froid. Par moments, il grelottait.

 

Il était sombre, pensif, mâchonnait de sourdes paroles.

 

– C’est ma fille !… murmurait-il.

 

Et une sorte de stupeur mêlée de colère et d’angoisse se peignait sur son visage pâli.

 

Tout à coup, il appela… Bassignac se précipita.

 

– Qu’on délivre mon bouffon, dit tranquillement François Ier, et qu’il soit ici, dans une heure. Faites venir mon garde des sceaux…

 

Cinq minutes plus tard, le garde des sceaux était devant le roi.

 

– Monsieur, dit celui-ci, vous allez me préparer et me présenter à signer des lettres de noblesse pour…

 

Il s’arrêta, hésita, reprit sa promenade saccadée…

 

Et ce ne fut qu’au bout de dix longues minutes que le roi reprit, d’une voix précipitée :

 

– Pour demoiselle Gillette Chantelys… je la crée duchesse… en attendant !… Mettez sur les lettres que je lui donne mes domaines de Fontainebleau… Allez, monsieur !…

 

Le garde des sceaux sortit sans mot dire, et aussitôt l’étrange nouvelle de cet événement se répandit dans le Louvre comme une traînée de poudre.

 

Le roi avait poussé un soupir de soulagement.

 

Puis il reprit sa place devant le feu, et plongé dans une méditation obstinée, il perdit la notion du temps… Une voix, soudain, le fit tressaillir…

 

– Sire, vous m’avez commandé de venir vous trouver… me voici.

 

– Qui est entré ?… Qui parle sans mon ordre ?…

 

Il se retourna et demeura stupéfait : Triboulet était devant lui…

 

– C’est toi, bouffon !…

 

– Non, sire. L’homme qui est devant vous n’est pas le bouffon du roi : c’est Fleurial[4], honnête sujet, venu pour demander justice…

 

Le roi examina Triboulet avec un profond étonnement.

 

Triboulet était méconnaissable. Il avait, dans la chambre qu’il habitait au Louvre dépouillé son costume de bouffon. Il était vêtu comme un bourgeois aisé qui eût été en deuil ; son habit de drap noir, son pourpoint de velours, la toque noire qu’il tenait à la main faisaient ressortir l’effrayante pâleur de son visage. Une sérénité douloureuse remplaçait le masque d’ironie acerbe que lui connaissait le roi. Sa voix aigre était devenue grave. Il se tenait droit et ferme… C’est à peine si on s’apercevait alors qu’il avait une épaule déviée…

 

– Bouffon, dit-il, avec ce sourire de dédain qui lui était habituel, bouffon, je te pardonne ton incartade d’hier, à condition pourtant que tu ne continues pas cette farce… Va, bouffon, va reprendre tes insignes, et reviens aussitôt. Tu me distrairas… Je m’ennuie, ce matin…

 

Triboulet avait écoulé, les yeux baissés.

 

– Sire, qu’avez-vous fait de ma fille Gillette ?

 

En un instant le roi fut debout.

 

Il saisit violemment le bras de Triboulet.

 

– Misérable fou ! bégaya-t-il d’une voix presque inintelligible, tu dis… répète… tu oses dire !

 

– Sire, le désespoir d’un père ne connaît pas les limites de l’audace. Je dis : sire, qu’avez-vous fait de Gillette, ma fille ?

 

Le roi secoua frénétiquement le bras de Triboulet.

 

– Ta tête au bourreau, dit-il, vil bouffon, si jamais qui que ce soit au monde a entendu ce que tu viens de dire !

 

– Sire ! Mon enfant ! Je veux mon enfant !

 

Triboulet s’exaltait… D’une voix plus basse, plus formidable de fureur concentrée, le roi ajouta :

 

– Tu mens ! Tu mens ! Gillette n’est pas, Gillette ne peut pas être la fille d’un bouffon !

 

– Pourquoi, sire ? Pourquoi ? interrompit Triboulet.

 

– Parce qu’elle est fille de roi, entends-tu, misérable… parce qu’elle est ma fille… à moi !

 

Triboulet chancela, saisi de vertige. Une joie immense et délirante, une douleur mortelle : ces deux sentiments se ruèrent ensemble, à la même seconde sur son cœur affolé.

 

La joie !… Gillette était respectée, Gillette était pure… puisque le roi, son ravisseur, était son père !

 

La douleur !… Gillette n’était plus sa fille, à lui… puisqu’elle était la fille de François Ier.

 

Et tout d’abord, la joie remporta, déborda en tumulte.

 

Il se laissa tomber à genoux, écrasé sur le parquet.

 

– Sire ! Oh ! Sire ! Soyez béni ! Comme vous êtes noble et généreux de me faire savoir que mon enfant… mon pauvre ange… si pur… n’a pas subi la déchéance ! Elle est pure… Ah ! je n’en puis plus de joie ! Cela me suffoque ! Je vous bénis, sire ! Étais-je bête ! Étais-je stupide ! Moi qui croyais qu’un caprice… un amour poussait un roi vers ma fillette ! Triple niais ! Sacrilège ! C’était un père qui voulait sa fille ! N’est-ce pas naturel ? Elle est pure ! Ce n’étaient pas des regards de désir qui étaient tombés sur elle ! Sauvée ! Ah ! sire ! Peut-on, sans mourir, éprouver des joies pareilles…

 

Triboulet sanglotait doucement.

 

Et, tandis que le roi, sombre, convulsé à l’évocation de son amour… de son caprice ! regardait Triboulet écroulé à ses pieds, le malheureux continuait :

 

– Fille de roi ! Parbleu ! Je m’en doutais ! Elle est si belle… C’est une couronne qu’il faut à ce front-là ! Et ces beaux cheveux d’or, mademoiselle, croyez-vous qu’ils vont resplendir sous les perles et les diamants ! Vous êtes la fille d’un roi ! Ah ! ah ! Que dites-vous de cela ? Vous vous imaginiez être une pauvre fille perdue… recueillie par un bourgeois médiocre… Eh bien, pas du tout, mademoiselle ! Vous êtes la fille du roi !…

 

– Relève-toi, bouffon ! prononça le roi.

 

Une affreuse angoisse étreignit le cœur de Triboulet.

 

Envolée, sa joie ! Effondrée, la surhumaine joie !

 

Et ceci, avec une effrayante lucidité, se dressa devant son esprit :

 

Gillette était la fille du roi. Et lui, le bouffon du roi !

 

Il était debout, maintenant, suivant d’un œil qui eût attendri des tigres la marche saccadée de François Ier qui, les mains au dos, la tête penchée, allait et venait.

 

– Raconte-moi tout, dit alors le roi. Tout ! N’omets pas un détail… Où, quand, comment l’as-tu connue ?…

 

– Voilà, sire, dit Triboulet avec volubilité. Vous vous rappelez Mantes ? Il y a dix ans… un jour… vous passiez dans cette ville… Je commis je ne sais quelle impertinence… Cela se passait dans la rue… près d’une vieille porte en ruine, d’où pendaient deux énormes chaînes. Alors, sire, en manière de punition plaisante, vous me fîtes attacher à ces chaînes, et vous ordonnâtes de m’y laisser deux jours… Vous vous rappelez, sire ?… Moi, je m’en souviendrais pendant des siècles… Heure bénie où je fus enchaîné à la vieille porte de Mantes, et exposé à la ville entière en objet de dérision… Vous rappelez-vous, sire ?

 

– Passe ! dit François Ier.

 

– Je fus donc enchaîné, sire… Oh ! Je ne me plains pas… vous eûtes mille fois raison… La ville entière défila devant moi… J’étais mortellement triste… Les hommes riaient… les enfants poussaient des huées et me jetaient des pierres… Voyez-vous, sire, j’ai encore la cicatrice, là… au-dessus du sourcil droit… une des pierres…

 

Le doigt de Triboulet se posa sur la cicatrice. Le roi demeura glacial.

 

– Heureuse blessure ! C’est pour vous dire, sire… Je me rappelle encore ceci : une très jolie femme excita son chien contre moi… le chien vint en grondant s’arrêter près de moi… Je le regardai… et alors, il me lécha les mains, sire… La jolie femme le battit… pauvre bête !

 

– Passe ! dit le roi d’une voix sourde.

 

– C’est pour vous expliquer, sire… je n’ai pas oublié un détail… Pas de danger que j’oublie… jamais ! jamais ! Le soir venait… Je me sentais triste à la mort… La cruauté des hommes m’épouvantait… Il y avait devant moi plus de cinq cents personnes, femmes, seigneurs, bourgeois, enfants… et les huées redoublaient, lorsque, tout à coup, je vis venir à moi… une fillette, sire… figurez-vous un petit ange… des cheveux sur ses épaules, des cheveux qui étaient comme une auréole… des yeux si doux… si doux que ma gorge se serre, rien qu’à me rappeler cette ineffable douceur… La foule disait : « C’est Gillette… C’est la petite marchande de lys… c’est Gillette Chantelys. » En effet, elle tenait une grosse gerbée de lys dans ses deux bras… Elle vint vers moi… Ah ! sire… un flot de méchanceté monta à ma tête enfiévrée… Je grondai : « Que veux-tu, toi aussi ! Tu viens me frapper, dis ? » Elle me sourit, laissa tomber sa gerbe de lys… et puis, elle essuya mon visage… J’étais tremblant, bouleversé… Alors, elle s’appuya contre moi, regardant la foule de ses yeux clairs, comme pour me défendre, me protéger… Et la foule cria : Noël ! Et les hommes applaudirent… des femmes pleurèrent…

 

Triboulet s’arrêta encore ; l’émotion l’étouffait.

 

– Continue ! dit froidement François Ier.

 

– Que vous dire, Majesté !… Le lendemain, lorsque je fus détaché, Gillette vint à moi et, avec un geste d’une grâce adorable, m’offrit un de ses lys… Pauvre lys flétri ! Je l’ai gardé dans un vieux livre d’images… Et ! parfois encore, lorsque mon cœur saigne, je vais le regarder et déposer un baiser sur sa blancheur jaunie… J’interrogeai la petite marchande… Elle m’apprit qu’elle venait de Blois… que depuis plus d’un an elle habitait Mantes… seule, toute seule… vivant de la charité publique… Elle ne se souvenait presque plus de sa mère… disparue ! Elle n’avait jamais connu son père… Je lui demandai si elle voulait venir avec moi… Elle leva vers moi un regard profond et me dit : « Oui… parce que vous êtes malheureux comme moi… » Dès lors, elle devint mon enfant chérie. Peu à peu, elle oublia l’incident qui avait lié nos destinées… elle ne vit plus en moi que son père adoptif… Elle me croit un bon bourgeois de Paris… Je l’ai élevée… dans cette petite maison de l’enclos du Trahoir… où je vais la voir dès que je puis m’échapper du Louvre. Elle est ma consolation suprême, ma joie ; un seul de ses regards me transporte lorsque j’ai bien souffert ; il suffit que ses deux bras se nouent autour de mon cou et qu’elle m’appelle « Père ! » pour que j’oublie souffrance, terre et ciel ! Voilà tout, sire.

 

François Ier jeta sur Triboulet un regard où il y avait une inexprimable expression d’un sentiment confus qui était peut-être de la jalousie, ou peut-être de l’orgueil froissé… Il garda quelques minutes le silence, tandis que Triboulet l’examinait avec une angoisse grandissante…

 

Le roi, enfin, s’arrêta devant lui, et glacial, méprisant :

 

– C’est bien… tu peux aller revêtir ta livrée…

 

Voilà tout ce que François Ier trouvait à répondre à ce père !…

 

Triboulet ne broncha pas.

 

– M’as-tu entendu, bouffon ?…

 

– Sire ! Vous n’avez donc pas entendu, vous, le cri de mon cœur ! Je ne vous ai donc pas fait comprendre que Gillette… c’est ma vie !…

 

– Bouffon ! Je te pardonne d’avoir osé toucher, ne fût-ce que du bout des doigts, la fille du roi de France… Tu ne savais pas… Mais que ce soit fini !… Gillette n’est plus… Que jamais tes yeux ne se lèvent désormais sur la nouvelle duchesse… la duchesse de Fontainebleau ! Je te défends de lui dire un mot ! Il y va de ta tête…

 

– Sire ! balbutia Triboulet… Ce n’est pas possible…

 

– Assez !… Que la pensée même efface jusqu’au souvenir du passé !

 

– Oh ! défendez-moi donc de penser et de sentir ! Arrachez-moi le cœur !

 

– Un mot de plus, bouffon, – et c’est la Bastille pour le restant de tes jours.

 

Le bouffon frissonna. La Bastille… L’éternelle séparation !

 

– Oh ! sanglota-t-il, éperdu, ne plus la revoir… Être à jamais séparé d’elle… Sire ! sire ! je ferai ce que vous voudrez ! Laissez-moi ici… Par pitié ! Laissez-moi la voir… Tenez, sire, je ne lui parlerai plus ! La voir seulement ! Ne fût-ce que de loin !

 

– Tu la verras. Dans quelques jours, je donne une fête pour la présenter à la cour… Tu seras de la fête, Triboulet. Il n’y a pas de fête complète sans bouffon !

 

– Je serai de la fête ! balbutia le malheureux.

 

– Sans doute ! ricana le roi.

 

– Et il faudra que je remplisse mon office devant elle ?

 

– Pourquoi non ?

 

François Ier éprouvait une cruelle jouissance du supplice qu’il infligeait à son fou. C’était sa vengeance. Triboulet, un bouffon, un être méprisé, l’objet de l’universelle dérision, Triboulet avait pu serrer Gillette dans ses bras ! Triboulet était aimé comme un père !

 

Il fallait faire à jamais rentrer le misérable fou dans son ombre… Il fallait creuser entre lui et la fille du roi un abîme infranchissable…

 

La duchesse de Fontainebleau frémirait de honte… quand elle saurait que celui qu’elle appelait « son père » s’appelait Triboulet !

 

– Rappelle-toi ce que je t’ai dit, reprit le roi avec le même calme dédaigneux : qu’un seul mot, qu’un seul de tes regards révèle à qui que ce soit le passé que tu m’as raconté, et c’est pour toi la Bastille, sinon la corde ! La duchesse de Fontainebleau, la fille du roi, n’a rien de commun avec la petite Gillette Chantelys…

 

– Faire le bouffon devant elle ! murmura Triboulet qui, peut-être, n’avait pas entendu… impossible ! Être insulté devant elle ! Bafoué devant elle ! Non…

 

Et il supplia :

 

– Sire, plaise à Votre Majesté de me relever de ma charge… J’aime mieux disparaître… ne plus la voir !

 

Le roi, qui avait repris sa promenade, s’arrêta, tourna le dos à Triboulet, et, sans même le regarder, ordonna :

 

– Bouffon… sois ici dans dix minutes, avec ta livrée…

 

– Sire !… Vous n’avez donc pas de cœur !

 

Le roi se retourna vers le bouffon :

 

– Va !…

 

Triboulet, hagard, pâle comme un mort, recula lentement… disparut… Vaincu ? Nous le saurons bientôt !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Au moment où Triboulet, chancelant de désespoir, se retirait et allait remettre sa livrée de bouffon, le comte de Monclar entrait dans l’antichambre et demandait audience. Quelques instants plus tard, il entrait chez le roi.

 

– Eh bien ! ce truand ? demanda François Ier avec une réelle angoisse d’impatience.

 

– Il est pris, sire.

 

– Pris ! s’écria François Ier rayonnant… Bravo, Monclar !… J’espère que vous avez pendu le drôle séance tenante !…

 

– J’ai fait mieux, sire ! dit le grand prévôt avec un sourire sinistre. Votre Majesté m’avait demandé quelque bon supplice pour ce misérable…

 

– Voyons le supplice… Je sais que vous êtes expert.

 

– J’ai enfermé l’homme dans le charnier de Montfaucon, dit le grand prévôt avec une tranquillité terrible ; j’ai placé dix gardes devant la porte de fer, et j’ai commandé qu’on n’ouvrît pas avant huit jours… Votre Majesté trouve-t-elle que le supplice est suffisant ?

 

– Horrible ! murmura le roi, qui devint un peu pâle.

 

– Si Votre Majesté le désire, je vais faire ouvrir, et le drôle sera pendu au-dessus… du logis qu’il occupe en ce moment.

 

– Croyez-vous qu’il souffrira longtemps ?

 

– Pas plus de quatre à cinq jours… la faim et la soif tuent assez vite… j’ai fait sur ce sujet de curieuses expériences… Faut-il ouvrir, sire ?

 

– Puisque c’est commencé, balbutia le roi… autant cette mort… qu’une autre !

 

– C’est mon avis, dit froidement Monclar.

 

– N’en parlons plus, comte !

 

– Il suffit, sire… Votre Majesté a promis de recevoir le vénérable père Ignace de Loyola…

 

– C’est vrai… Faites-le introduire…

IX

LE GRAND PRÉVÔT

 

Cette sombre physionomie du comte de Monclar sollicite notre curiosité ; malgré l’importance capitale de l’entrevue qui eut lieu entre le roi et Loyola, et que nous aurons à raconter, suivons donc le grand prévôt.

 

M. de Monclar sortit du Louvre, a cheval, escorté par une vingtaine de gens d’armes. Il n’avait pas la figure d’un méchant ou d’un cruel : ses traits étaient figés, pétrifiés, semblait-il, hors de toute sensibilité.

 

Ses yeux n’étaient point durs : seulement on n’y voyait jamais de flamme humaine.

 

Sa parole n’était ni âpre ni forte : elle était morne.

 

Il disait au bourreau : « Pendez cette femme » du même ton qu’il disait à son valet de chambre : « Habillez-moi. »

 

Les plus braves avaient peur devant cette sinistre représentation de la Vindicte. Paris tremblait quand il passait, morne, indifférent à la terreur qu’il inspirait.

 

On disait le grand prévôt brave jusqu à la témérité. À diverses reprises, il avait pénétré seul, sans armes, dans les bouges d’où on ne sortait pas vivant… Il apparaissait quelquefois dans des cabarets mal famés, et, à son aspect, un silence de mort s’établissait.

 

En réalité, le comte de Monclar ne connaissait pas la peur, parce que la peur est un sentiment – et que peut-être il n’y avait plus en lui un seul sentiment vivant.

 

De vrai, c’était un cadavre qui marchait, parlait, et il y avait beaucoup de superstition dans la terreur qui se répandait autour de lui comme une atmosphère spéciale.

 

Triboulet l’avait appelé : L’Archange du gibet !

 

Cette esquisse rapide – et que peut-être on trouvera trop longue – était nécessaire. Passons… M. de Monclar marchait à dix pas en avant de l’officier qui commandait son escorte. Il contourna l’ensemble de ruelles qui venaient se dégorger dans la Cour des Miracles comme autant de ruisseaux putrides aboutissant à un cloaque.

 

Comme il allait, au tournant de l’une de ces ruelles, s’engager dans la rue Saint-Denis, une femme, accroupie dans une encoignure, se dressa toute droite, et le regarda fixement. Le grand prévôt perçut la sensation de ce regard attaché sur lui, et cela l’étonna, lui qui faisait baisser tous les yeux, hormis ceux du roi son maître…

 

Il arrêta son cheval, examina la femme.

 

C’était une vieille, sans âge fixe. Elle était en haillons…

 

Elle ne baissa pas les yeux. Il n’y avait d’ailleurs dans son regard ni menace ni prière ni insolence.

 

– Que me veux-tu ? demanda le grand prévôt.

 

– Rien, monseigneur…

 

– Qui es-tu ?

 

– Une femme qui souffre et qui attend.

 

– Comment t’appelles-tu ?

 

– Je n’ai pas de nom… on m’appelle la Gypsie.

 

– Il me semble te reconnaître.

 

– Vraiment, monseigneur !

 

Il y eut quelque chose comme une joie sourde dans l’accent de ces mots.

 

– Je te reconnais maintenant, reprit le grand prévôt. C’est toi qui vint un jour me supplier d’épargner une sorte de bohémien que j’ai fait pendre.

 

– Vous avez une prodigieuse mémoire, monseigneur. Ces faits remontent à plus de vingt ans.

 

– C’est vrai ! murmura Monclar. J’ai trop de mémoire… Oh ! si je pouvais oublier ! oublier !

 

Et il reprit à haute voix :

 

– Même, le jour de la pendaison, tu te jetas sur le bourreau et le mordis cruellement… Tu fus graciée…

 

– J’avais oublié, monseigneur… Vraiment votre mémoire m’étonne moi-même ! Moi qui passe dans ma tribu pour garder une impression merveilleuse du passé…

 

– Le bohémien fut pendu ! continua Monclar.

 

– C’était mon fils, monseigneur…

 

Elle dit cela très simplement, sans haine aucune.

 

– Et maintenant, que veux-tu ?

 

– Rien, monseigneur !

 

– Pourquoi me regardes-tu quand je passe ?

 

– C’est une habitude chez moi… voilà tout.

 

Le grand prévôt pressa les flancs de son cheval.

 

– Monseigneur ! dit la vieille.

 

– Allons, parle… je savais bien que tu avais quelque chose à dire.

 

– On m’a assuré que vous vouliez faire arrêter Lanthenay.

 

– Tu le connais ?

 

– Assez pour m’intéresser à lui… Et puis, surtout, je m’intéresse à une jeune fille… nommée Avette… la fille d’un imprimeur… Ces deux enfants s’adorent, monseigneur. C’est pourquoi je vous prie, monseigneur. Si Lanthenay est pendu, Avette en sera bien triste… et son père aussi…

 

La prière était si peu une prière que le grand prévôt eut la rapide intuition que la vieille machinait peut-être autre chose que le bonheur d’Avette et de Lanthenay. Il dédaigna de répondre et poussa son cheval.

 

Cette fois, la Gypsie n’essaya plus de l’arrêter. Mais si le comte de Monclar se fût retourné, il eût sans doute frissonné de terreur, sous le regard de haine effroyable que lui dardait l’étrange vieille. :.

 

Le grand prévôt songeait :

 

– Le renseignement est bon ! Lanthenay reçu chez Dolet ! Nous ferons d’une pierre deux coups…

 

Au moment où Monclar et son escorte disparaissaient au tournant de la rue Saint-Denis, un jeune homme sortit d’une maison, et, apercevant la Gypsie, s’avança vers elle.

 

Le jeune homme, en approchant de la vieille, eut un regard de pitié et de répulsion à la fois. Il la toucha à l’épaule. Elle eut un tressaillement violent, comme si, d’un rêve lointain, elle eût été trop vite ramenée à la réalité.

 

– Lanthenay ! balbutia-t-elle en passant sa main sèche sur son front creusé d’innombrables petites rides.

 

– Que faisais-tu là, mère Gypsie ? demanda le jeune homme, d’une voix douce et grave.

 

– Rien, mon enfant. Tu sais, j’aime à vaguer par les rues, c’est un souvenir de ma vie errante de jadis, alors que j’allais sur les grandes routes avec mon homme.

 

– Pauvre mère Gypsie ! Tu ne te décideras donc pas à habiter une maison convenable… à t’habiller… à vivre en paix… à chercher enfin un peu de bien-être et de bonheur !… Tu sais pourtant que je t’offre tout cela, bonne mère !… Viens habiter avec moi… je te ferai la vie douce, et je t’arrangerai une vieillesse reposée…

 

– Oui, oui… Je sais que tu m’as gardé une belle reconnaissance, mon enfant… tu es un bon cœur…

 

– N’est-ce pas vous qui m’avez recueilli… pauvre orphelin que j’étais… abandonné du ciel et des hommes !

 

– C’est vrai… Et tu es aussi le seul lien qui me rattache à la vie… je n’aime plus que toi au monde !…

 

La vieille fixa sur le jeune homme un étrange regard. Celui-ci ressentit une soudaine sensation d’angoisse qu’il avait déjà maintes fois éprouvée devant la Gypsie.

 

Cette sensation, il la dissimula, et reprit, avec la même voix de pitié :

 

– Pauvre Gypsie… Vous m’aimez bien… je suis votre enfant…

 

– Mon enfant précieux ! oui, précieux ! Tu ne sais pas à quel point tu m’es précieux !… Si quelqu’un te faisait du mal, vois-tu, je serais capable de le tuer…

 

– Calmez-vous, mère… Je suis de taille à me défendre…

 

– Ta main !

 

Elle s’empara de la main du jeune homme qui, malgré toute l’affection qu’il cherchait à s’imposer, ne put se défendre d’un geste de répulsion.

 

– Je vois dans ta main des choses bien curieuses, mon enfant, disait la vieille, très attentive en apparence à sa lecture.

 

– Voyons ! fit Lanthenay, en souriant avec contrainte.

 

– Tu aimes ! Tu es aimé ! Tu seras heureux ! Un beau mariage viendra couronner votre amour… Tu vivras longtemps, en dépit des méchants…

 

– Bonne mère ! c’est votre cœur…

 

– Mais non, mais non ! C’est dans ta main !…

 

– Soit ! Allons, à bientôt, mère… Avez-vous besoin d’argent ?

 

– Non. Tu m’en donnas avant-hier, assez pour un mois.

 

– Prenez toujours, mère. On ne sait ce qui peut arriver… Je souffrirais tant de vous savoir dans la gêne !…

 

Et il glissa une bourse arrondie dans la main de Gypsie. Puis, faisant un effort, il se pencha, l’embrassa sur la joue et s’en alla en murmurant :

 

– Pauvre Gypsie ! Qu’ai-je donc au fond du cœur pour éprouver une telle répugnance à faire l’aumône d’une caresse filiale à celle qui est ma mère adoptive ?

 

La Gypsie le regardait s’en aller. Chose étrange… le regard dont elle accompagna Lanthenay était identiquement le même qu’elle avait jeté au comte de Monclar !

 

Cependant, le grand prévôt, poursuivant son chemin, était sorti de la ville ; un temps de trot de quelques minutes le conduisit au gibet de Montfaucon.

 

Les hommes de garde qu’il avait laissés étaient à leur poste devant la porte de fer.

 

– L’homme ? interrogea-t-il.

 

– Monseigneur, il ne bouge pas. On ne l’entend pas…

 

– Est-il donc déjà étouffé ?…

 

– C’est fort possible, monseigneur.

 

– Pour plus de sûreté, n’ouvrons que dans quelques jours, comme je l’ai dit… On vous relèvera tantôt… Faites bonne garde !

 

– Soyez tranquille, monseigneur ! Il faudra que le truand se change en taupe pour pouvoir s’en aller…

 

Le grand prévôt contempla une minute, d’un œil terne, cette porte de fer derrière laquelle il évoqua l’effroyable drame de cette agonie d’un homme parmi les squelettes… puis, ayant fait un dernier geste de recommandation, il tourna bride, regagna Paris et, une demi-heure plus tard, mit pied à terre dans la cour de son hôtel, situé rue Saint-Antoine, en face de la Bastille.

 

Le comte de Monclar monta à son appartement…

 

Il ouvrit une chambre aux meubles couverts de poussière, aux tentures fanées. À l’un des panneaux de cette chambre était accroché un tableau de grande dimension. Il représentait une jeune femme d’une éclatante beauté. Près de la femme, un jeune enfant de quatre à cinq ans, debout, appuyé aux genoux de sa mère, frais et rose, souriait…

 

Le comte de Monclar s’arrêta devant ce tableau.

 

Alors, la physionomie rigide de cet homme se détendit, s’amollit, ses yeux mornes semblèrent se mettre à vivre…

 

Il se laissa tomber à genoux. Ses bras se tendirent vers le tableau, et un sanglot étouffé souleva sa poitrine.

 

X

MADELEINE PERRON

 

Avant de revenir au Louvre où nous retrouverons Gillette, au Louvre où le roi était en conférence avec Ignace de Loyola, il est indispensable que nous indiquions ce que devenaient deux personnages dont les faits et gestes ne sauraient nous être indifférents.

 

C’est Ferron ; c’est sa femme Madeleine.

 

Ferron était entré dans Paris par la porte Montmartre, au petit jour, après avoir congédié son aide sinistre, et erre toute la nuit à l’aventure parmi les bois qui s’étendaient entre les murs de la ville et le petit village de Montmartre. Ferron paraissait très calme.

 

La terrible exécution de la nuit avait apaisé sa colère.

 

Il traversa Paris de ce pas lent et indifférent d’un bon bourgeois qui fait sa promenade matinale ; il allait sans savoir, se laissait porter sans chercher de direction.

 

Tout à coup, il s’arrêta en tressaillant : il était devant la maison de l’enclos des Tuileries.

 

Il l’examina avec une maladive curiosité. Dans le petit jour gris et triste de cette matinée, cette maison lui apparaissait lamentable, sinistre.

 

La porte était restée entr’ouverte. Il entra, machinalement ne songeant même pas à refermer la porte sur lui. Il se mit aussitôt à visiter le logis qui comprenait un rez-de-chaussée et un premier étage.

 

Quel étrange intérêt le poussait à cette visite ? Quelle curiosité d’esprit malade ?… Il est certain que Ferron, une fois entré, n’eût renoncé pour rien au monde à repaître sa douleur des preuves accumulées de la trahison.

 

Il inventoriait avec une apparente tranquillité, passait dans la salle à manger luxueuse, ornée de dressoirs sculptés, hochait la tête en examinant un couvert de vermeil où était gravé un F.

 

– François ! murmura-t-il.

 

Et tout à l’instant, il songeait :

 

– Si pourtant cela voulait dire Ferron !…

 

Ainsi, même à ce moment, même après l’exécution, même après ce qu’il avait vu, ce que le mari cherchait surtout, c’était peut-être une preuve d’innocence…

 

Il continua, inspecta un grand cabinet où il y avait une fontaine, – tout un appareil de toilette compliqué où l’eau jouait le grand rôle, contrairement aux habitudes de l’époque. Là, les preuves furent flagrantes.

 

Il monta, entra dans la chambre à coucher, comme il était entré dans la nuit, doucement, sans bruit…

 

Rien n’avait été dérangé à cette chambre.

 

Ferron se revit, accroupi, près de sa femme évanouie.

 

Il reconstitua toute la scène.

 

– Voilà, mâchonna-t-il entre ses dents ; lorsque je suis entré, elle achevait de s’habiller… Elle était devant cette glace… comme ça… ses bras arrondis au-dessus de sa tête pour arranger ses cheveux…

 

Le malheureux, en parlant ainsi, s’était placé devant le miroir, et telle était la tension de son esprit qu’il en arrivait à exécuter les gestes qu’il indiquait.

 

– Oui, oui, poursuivit-il, la ribaude faisait des grâces devant ce miroir… pendant que moi… Ah ! l’infâme ! Mais aussi lorsque je suis entré… quelle épouvante sur sa figure ! Ce qu’elle a dû souffrir, lorsque, au fond du miroir, elle a vu la porte s’ouvrir lentement, et que je suis apparu…

 

« Oh ! bégaya-t-il soudain en jetant un regard d’invincible terreur sur le miroir… mais je deviens fou ! Voici que la porte s’ouvre !… comme pour elle !… Qui vient ?… Qui entre ?… Une femme !… Horreur sur horreur !… C’est Madeleine !… C’est le spectre de la morte !…

 

– Bonjour, monsieur Ferron ! dit une voix calme.

 

En effet, la porte venait de s’ouvrir.

 

Madeleine venait d’apparaître, comme Ferron lui avait apparu dans la nuit ; comme Ferron, elle s’arrêtait un moment dans l’encadrement ; comme Ferron, elle refermait ensuite la porte et s’avançait d’un pas tranquille…

 

Ferron, secoué de frissons, les dents serrées, les cheveux hérissés, muet, se sentait entraîné vers les dernières limites de la peur…

 

– Bonjour, monsieur Ferron ! répéta-t-elle.

 

Et, du bout du doigt, le toucha à l’épaule. Il fit un bond prodigieux, et, les mains tendues, au paroxysme de l’effroi superstitieux, il balbutia :

 

– Qui es-tu ? Tu es son spectre, n’est-ce pas ? Tu viens te venger, morte, comme je me suis vengé sur elle… vivante !

 

– Vous me faites pitié, monsieur, dit-elle de cette voix calme que Ferron lui connaissait bien. Ce n’est pas un spectre qui est devant vous… C’est Madeleine, c’est votre femme, vivante, très vivante… Votre bourreau a mal fait sa besogne, mon cher.

 

– Vivante ! hurla Ferron.

 

Il se précipita, saisit Madeleine :

 

– Vivante… Oui, vivante !… C’est bien elle ! C’est la ribaude !… Arrachée à la mort par je ne sais quel miracle d’enfer, elle revient du premier coup à la maison de son crime… Gueuse !… Est-ce le roi que tu espérais trouver ici ? Ou peut-être quelque truand ! Car tu as dû te prostituer à qui voulait te prendre !… Vivante !… Ah ! ah ! mais nous allons voir si je serai plus adroit que le bourreau, moi !…

 

Il se jeta sur la porte qu’il ferma à double tour de clef. Madeleine s’assit paisiblement.

 

– Vous dites des folies, mon cher. Je suis venue ici pour vous trouver, vous !

 

– Moi !…

 

– Vous ! Ma première idée a été que vous viendriez ici. Je ne me suis pas trompée, puisque vous voilà… Si j’avais eu peur de vous, je ne serais pas entrée… Voulez-vous que nous causions ?…

 

– Parle !… Qu’as-tu à dire ? Comment vas-tu essayer de te justifier ?…

 

– Vous ne me comprenez pas, fit-elle avec impatience. Je n’ai pas à me justifier. Je ne vous aimais pas. J’aimais François, roi de France, et me suis donnée à lui sans arrière-pensée. C’est un grand malheur pour vous que vous ayez appris la chose… Je vous en plains sincèrement, car si je ne vous ai jamais aimé d’amour, j’ai toujours eu pour vous une affection réelle… Vous le voyez, monsieur : pas de justification ; j’ai aimé… avec tout mon cœur et mon corps…

 

– Et tu oses me dire cela, à moi ! Ton imprudence va jusque là que tu te glorifies de ton crime !

 

– Je ne m’en glorifie pas. Je cherche à vous prouver que nous devons causer franchement, et je commence par de la franchise…

 

– Par du cynisme !

 

– Si vous y tenez, mettons que je suis cynique. Je vous répète ma question, et vous préviens que tout à l’heure il sera trop tard : voulez-vous que nous causions ?

 

– Je te préviens, moi, que tu ne sortiras pas d’ici vivante… Maintenant, parle ! Emploie les dernières minutes de ta vie à mentir, comme tu y as employé toute ta vie !

 

Un râle s’étrangla dans sa gorge. Il souffrait atrocement.

 

Et ce dont il souffrait le plus à cette minute, c’était justement de ce que Madeleine ne mentait pas, n’essayait pas une justification qui lui eût permis de feindre la confiance… qui lui eût permis le pardon !

 

Une seconde, il s’était vu serrant dans ses bras la femme repentante. Car cet infortuné adorait la belle créature.

 

– Monsieur, reprit Madeleine, vous m’avez prise tout à l’heure pour un spectre… Il y a là un peu de vrai… Je ne suis plus une femme… Je ne suis plus Madeleine… J’en suis même à me demander s’il me reste un seul sentiment humain, sauf un seul que je vais vous dire… Vous dites que vous allez me tuer… Je ne tiens plus à la vie… Il m’est indifférent de mourir… D’ailleurs, ajouta-t-elle avec un sourire livide, je connais maintenant la mort !…

 

Ferron écoutait avec stupeur.

 

– Vous voulez me tuer : j’y consens pourvu que ce soit plus tard, quand nous aurons accompli ensemble la besogne que je rêve.

 

– Quelle besogne ? grogna Ferron.

 

– Vous n’avez donc songé qu’à vous venger sur moi seule ? fit-elle avec un méprisant sourire.

 

– Soyez tranquille !… Je vous ai dit que l’autre aurait son tour.

 

– Vrai ? s’écria Madeleine en se levant. Vous haïssez assez le roi de France pour essayer de vous venger ?…

 

– Je vous l’ai dit : Vous, d’abord… lui, ensuite…

 

Ferron, sans s’en douter, ne tutoyait plus sa femme.

 

– Alors, dit-elle, en retombant dans sa morne tranquillité, nous pourrons nous entendre… Car la haine, c’est l’unique sentiment qui demeure vivant en moi… Tout le reste est mort !…

 

– Malheureuse ! râla Ferron.

 

– Qu’avez-vous, monsieur ?… Ce que je vous dis là est pour vous plaire…

 

– Malheureuse !… Vous me parlez de votre haine ! Et cela me fait autant de mal, cela me torture autant qu’un aveu d’amour…

 

– Vous n’y êtes pas, monsieur, dit-elle froidement. Je ne hais pas le roi de France pour m’avoir délaissée. Je ne suis pas l’amante abandonnée chez qui l’amour prend un moment la forme de la haine… Ma haine à moi est faite de mépris… Je hais le roi de France parce qu’il a été lâche alors que je le croyais chevaleresque ! Je le hais parce qu’il a détruit l’idole que j’avais élevée en mon cœur, et qu’en brisant lui-même cette idole, il a fait de mon cœur une ruine ! Je hais ! Je méprise ! Je veux me venger… Voulez-vous unir votre désespoir à ma haine ?

 

Ferron, depuis quelques instants, paraissait ne plus écouter Madeleine.

 

– Comment êtes-vous vivante ? dit-il très bas.

 

Madeleine eut un geste d’impatience.

 

– Hé ! monsieur, vous revenez encore à cela ? Il suffit que je sois vivante !… La corde était mauvaise… elle s’est brisée… je suis revenue à moi… voilà tout… Répondez-moi maintenant… Supposez Madeleine morte… Celle qui est devant vous est seulement une forme de vengeance. Je vous offre mon aide. En voulez-vous ?…

 

Ferron, sans répondre, bondit sur elle.

 

– Le bourreau s’est trompé, gronda-t-il, mais moi je ne me tromperai pas !… Tu vas mourir… Tu vas…

 

Il n’acheva pas, s’affaissant avec un cri d’agonie…

 

Au moment où il étendait les bras pour saisir Madeleine, celle-ci s’était violemment reculée, après un geste foudroyant… elle venait de frapper Ferron à la gorge d’un coup de poignard…

 

Ferron, tombé comme une masse, essayait encore de se traîner vers elle pour la saisir… et sa bouche, avec du sang, vomissait de suprêmes insultes.

 

Madeleine se pencha sur lui. Son bras se leva et s’abattit.

 

Cette fois, le poignard avait pénétré en plein dans le côté droit de la poitrine.

 

Ferron, foudroyé, talonna violemment le parquet sur lequel s’incrustèrent ses ongles. Puis il se tint immobile…

 

– Mort ! dit froidement Madeleine en se relevant.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Madeleine Ferron demeura toute la journée dans la petite maison de l’enclos des Tuileries, dont elle avait fermé portes et volets.

 

Elle passa et repassa cent fois près du cadavre sans en éprouver aucune gêne : elle l’enjambait, voilà tout.

 

Un plan de vengeance mûrissait dans son cerveau.

 

Le soir vint, la nuit se fit. Madeleine descendit au jardin. Elle saisit une bêche et commença à creuser la terre, dans un angle… Elle travaillait méthodiquement, sans hâte.

 

Vers dix heures, le trou fut assez grand. Alors, elle remonta, saisit le cadavre par les pieds et le traîna… la tête frappant sourdement chaque marche de l’escalier…

 

Quand elle fut arrivée au bord du trou, elle jeta un dernier coup d’œil sur Ferron, et l’instant d’après, le cadavre gisait au fond de la fosse…

 

À minuit, le trou était comblé, piétiné.

 

Madeleine Ferron s’enveloppa alors d’un ample manteau, rabattit le capuchon sur sa tête, et sortit de la maison dont elle ferma soigneusement la porte.

XI

LOYOLA

 

Nous sommes maintenant au Louvre, dans ce somptueux cabinet qu’affectionnait François Ier. Le roi avait donné l’ordre d’introduire Ignace de Loyola.

 

Celui-ci parut, et son premier regard apprit à François qu’il avait devant lui un rude lutteur : regard de flamme, jailli de deux yeux noirs qui ne se baissaient pas.

 

Le roi était debout.

 

– Vous avez désiré me parler, dit-il avec la sourde colère de se voir si peu roi devant le redoutable moine. Je vous écoute ! que me voulez-vous ?

 

– Tout d’abord, sire, vous donner la bénédiction pontificale que je vous apporte de Rome ! ; répondit Loyola levant la dextre avec une sorte de majesté impérieuse.

 

– Roi de France, dit-il, fils aîné de l’Église, au nom du souverain pontife de la chrétienté qui m’en a donné mission, au nom du Saint-Père, roi des rois, je vous bénis !

 

Surpris, vaincu par le geste autoritaire, François Ier s’inclina soudain, dans un presque agenouillement, sous la menaçante bénédiction. Puis il se releva, hautain, et dit :

 

– Le roi de France accepte avec grand bonheur la bénédiction du Saint-Père. Maintenant, parlez, monsieur…

 

Et François Ier, s’asseyant dans un vaste fauteuil, se renversa sur le dossier, et regarda fixement Loyola, tandis que sa main, qui pendait par-dessus le bras du siège, tiraillait distraitement les oreilles d’un magnifique lévrier.

 

Loyola se mordit les lèvres. Ses yeux se firent durs.

 

– Sire, dit-il, je ne vous apporte pas seulement la bénédiction du Saint-Père : je vous apporte aussi l’écho de ses justes craintes… Le pape, sire, jette un regard de tristesse et d’angoisse sur cette France qu’il aime tant…

 

– Par Notre-Dame ! monsieur, si fort que le pape aime mon royaume, il serait étrange qu’il l’aimât plus que moi !

 

Loyola parut n’avoir pas entendu et poursuivit :

 

– La France, pays chrétien, la France de saint Louis devient le réceptacle impur du schisme et de l’hérésie… Oh ! sire, continua-t-il avec une force croissante, la cour de Rome rend un hommage mérité aux intentions et aux actes de Votre Majesté : ce qui se passe en Provence…

 

– Dix mille cadavres d’hérétiques ! interrompit le roi.

 

– Sont insuffisants ! répondit Loyola.

 

Sa voix tomba avec un bruit de hache.

 

Le roi, debout, frémissant, les bras croisés, ripostait :

 

– Dites tout de suite que vous voulez voir la France dépeuplée !

 

– Nous voulons la France grande et forte, sire. Nous voulons Votre Majesté plus grande et plus forte encore ! Un roi se diminue et court à l’abîme dès qu’il oublie qu’il tient son autorité de Dieu seul. Un royaume est bien près des pires cataclysmes lorsque la foi y est rongée par la lèpre impure du schisme… Ah ! sire, ce n’est pas avec de fades discours qu’on sert le Maître de toutes choses, mon Maître à moi, votre Maître à vous. Jésus veut que l’on croie fortement. Et la foi vivante, sincère, s’impose…

 

– Comment ? Dites-le donc…

 

– Par la force !…

 

– La force ! murmura le roi.

 

– Sire, poursuivit ardemment Loyola, on vous appelle le Père des lettres, le protecteur des arts… et ces épithètes des faiseurs de vers vous font peut-être oublier qu’un monarque est atteint dans sa politique autant que l’Église dans son essence, lorsque triomphent les perversions des scribes… Moi, sire, on m’appelle le Chevalier de la Vierge. Ce titre m’est infiniment précieux. Mais j’en revendique un autre. Je veux être le Chevalier de Jésus. L’ordre de Jésus, que j’ai fondé, domptera la rébellion, écrasera le schisme, et réduira l’hérésie à néant. La bataille qui s’engage entre la foi et l’incrédulité sera, sire, une autre bataille de géants. Mais pour triompher, sire, pour que Jésus domine l’univers, il faut tout d’abord que les princes dépositaires de l’autorité divine, agissent avec la foi, c’est-à-dire avec la Force ! À ce prix l’Église sera sauvée. À ce prix aussi, les trônes des rois seront à jamais consolidés… Quiconque sera contre nous périra… Quiconque sera avec nous sera glorifié… Roi de France, voulez-vous être puissant ? Soyez avec nous !…

 

François Ier se promenait avec agitation.

 

– Hé ! monsieur, s’écria-t-il, qui vous dit que je ne suis pas avec l’Église ? N’ai-je pas assez fait ?… Quant à mon trône, n’en prenez cure… Par le ciel, l’épée qui fut à Marignan est de bonne trempe encore !

 

– Vous oubliez, sire, que cette épée a été à Madrid !

 

Le roi pâlit. Les deux hommes se regardèrent : le roi frémissant de honte à cette brutale évocation de sa captivité ; Loyola rayonnant d’audace.

 

– Pardieu ! monsieur, vous prenez ici de singulières façons ! s’écria François. Ces moines se croient vraiment nécessaires au monde… On leur montrera qu’on sait se passer d’eux…

 

– Sont-ce là les paroles que je dois rapporter à Rome ?

 

– Morbleu ! Rapportez au Saint-Père que charbonnier est maître chez soi, et que j’entends demeurer maître en mon royaume !

 

– Daigne donc Votre Majesté pardonner mon importunité, dit Loyola glacial. Je me retire. J’espère être plus heureux auprès de S. M. l’empereur Charles !

 

Loyola fit une salutation et se dirigea vers la porte.

 

– Demeurez, monsieur, dit sourdement François Ier.

 

Loyola se retourna, grave et sévère. Le roi était vaincu.

 

– Que me voulez-vous ? Parlez sans ambages !…

 

La voix de Loyola, d’âpre et dure qu’elle était, se fit soudain très douce et, avec un sourire, il répondit :

 

– Votre Majesté demeure le fils bien-aimé de l’Église… Sire, le schisme ne se répandrait pas, l’hérésie serait vite étouffée si une science maudite…

 

– L’imprimerie !…

 

– Vous l’avez dit, sire. L’imprimerie, si elle restait entre nos mains, serait un puissant moyen de propagation évangélique… mais il est des hommes qui, sournoisement, s’en servent pour répandre le mépris de toute autorité… Ce sont ces hommes, sire, que je viens dénoncer…

 

– Vous voulez parler de Rabelais ?

 

– Pas encore, sire. Sans doute il est déjà suspect. Mais on ne sait encore si c’est un bouffon qui s’amuse, ou si, derrière ses bouffonneries grossières, il ne se cache pas quelque profonde pensée de maléfice… Nous le saurons ! on l’observe, on le mettra à l’épreuve… Non, celui dont je veux parler est célèbre par sa science et son éloquence… C’est lui qui répand en France des latins dont il s’est fait le traducteur, et Votre Majesté sait que chaque mot des littératures païennes recèle une impureté, masque une hérésie ! Or, le roi de France protège cet homme, nous assure-t-on. Que dis-je, sire, c’est par privilège, c’est par brevet royal que cet homme peut, au cœur même de Paris, exercer son art abominable !…

 

– Etienne Dolet ! s’écria le roi dans un éclat de colère qui surprit Loyola. Ah ! pour celui-là, monsieur, je crois que vous avez raison.

 

– Lui-même, sire, affirma Loyola… Vous me voyez tout heureux des excellentes dispositions où je crois voir Votre Majesté à l’égard de cet homme.

 

Mais déjà le roi s’était repris.

 

– Que lui reproche-t-on ? demanda-t-il froidement. S’il faut lui enlever son privilège, ce sera chose faite…

 

– Sire, cet homme est jeune, hardi, entreprenant. Il est doué de dangereuses qualités. Le démon lui a donné l’éloquence qui persuade. Il a mis sur sa figure un masque d’honnêteté, de dignité qui impose le respect aux âmes naïves et crédules. Enlevez son brevet à cet homme : demain, il n’en continuera pas moins à répandre l’erreur !…

 

– Que voulez-vous donc ?… demanda François Ier.

 

– Qu’il meure !… répondit Loyola.

 

– Monsieur, vous vous croyez en Espagne ! Ici on ne tue pas.

 

– Non, sire, mais on juge… et on exécute !

 

– Pour juger, il faut un crime !

 

– Le crime est patent, sire. Je vous le dénonce ! J’accuse l’imposteur Étienne Dolet d’avoir imprimé pour le compte de l’imposteur Calvin un livre infâme : moi, chevalier de la Vierge, j’affirme que l’audace des démons va, dans cet abject volume, jusqu’à nier le mystère de l’Immaculée Conception.

 

– Par Notre-Dame !… si cela était !…

 

– Que Votre Majesté, dans trois ou quatre jours, fasse opérer une fouille chez cet homme, et on trouvera le livre de damnation que je vous dénonce !

 

– C’est bien, monsieur, cela sera fait… Allez dire à Rome que le roi de France est toujours très glorieux de son titre de fils aîné de l’Église…

 

Loyola s’inclina profondément et sortit du cabinet royal. Quant à François Ier, quiconque eût pu lire dans son esprit se fût demandé lequel l’emportait en lui, de la joie qu’il éprouvait à se venger des hautaines résistances d’Étienne Dolet, ou de l’humiliation sourde que lui causait l’éclatante victoire remportée par Loyola sur cette autorité royale dont il était si jaloux…

 

XII

FILLE DE ROI !

 

Les caméristes agenouillées autour de Gillette achevaient d’arranger les plis de sa robe de brocart blanc.

 

Et, vêtu de ce somptueux costume dont le tableau du Titien nous donne les détails, une chaîne d’or au cou, François Ier attendait que Gillette fût prête…

 

Il la regardait de ses yeux troublés où s’éveillait une flamme étrange, et un vague sourire arquait ses lèvres dédaigneuses, sensuelles…

 

– Remontez un peu les dentelles de la coiffe, ordonna-t-il… Là… C’est bien… Le collier de perles descend un peu trop bas… Bien… C’est parfait…

 

Gillette était prête. Le roi fit un geste : les caméristes et les dames d’honneur se retirèrent.

 

– Sire ! balbutia la jeune fille qui pâlit en se voyant seule avec François Ier.

 

– Mon enfant, dit le roi sans bouger de sa place, aurez-vous donc toujours peur de moi ? Mon altitude n’est-elle donc pas assez respectueuse, assez paternelle ? N’oublierez-vous donc jamais cette nuit de folie où j’ai pu… Ah ! je ne savais pas alors qui vous étiez !

 

– Sire ! vos bontés me touchent, dit Gillette avec une simplicité ferme. Mais je ne me sentirai tout à fait rassurée que lorsque vous m’aurez conduite auprès de mon père…

 

– Celui que vous appelez votre père n’a aucun droit à ce titre, fit durement François Ier.

 

– Encore cette affreuse parole ! Je sais bien, sire, que ce bon M. Fleurial n’est pas mon père… mais il mérite mille fois que je l’appelle ainsi… c’est lui qui m’a sauvée des misères de la vie… qui m’a aimée avec tant de délicatesse de cœur ! Oh ! si vous le connaissiez, sire !

 

– Gillette ! fit le roi avec agitation, il faut donc que je vous révèle une chose que vous ignorez encore… votre père… votre vrai père est retrouvé.

 

Gillette n’eut pas une exclamation, pas un geste ému.

 

Elle répondit avec la même simplicité devant laquelle se brisaient les menaces et les prières du roi depuis qu’elle était enfermée au Louvre :

 

– Sire, si mon vrai père est retrouvé, le mieux qui puisse lui arriver, c’est de ne pas me voir… Car je ne saurais me résoudre à donner mon affection à l’homme qui…

 

– Taisez-vous, Gillette ! interrompit François. Ne prononcez pas d’irrévocables paroles qui pourraient blesser au cœur votre père… Car votre père est devant vous.

 

– Vous, sire !

 

Il y eut dans cette exclamation un étonnement violent, de l’effroi, de la répulsion, et ces sentiments que n’adoucissait aucune émotion attendrie étaient si apparents que ce fut avec une sorte de découragement que le roi acheva :

 

– Moi, Gillette. N’éprouvez-vous donc aucune joie à voir votre père ?

 

– Sire, dit Gillette – et sa voix trembla – pardonnez-moi ! Habitué à penser librement, il m’est impossible de simuler une affection qui est bien loin de mon cœur…

 

– Vous êtes cruelle, Gillette. Quoi ! Je vous apprends que je suis votre père, et vos bras ne se tendent pas vers moi !

 

Gillette recula de deux pas et secoua la tête, obstinée.

 

– Sire, rendez-moi mon père ! dit-elle.

 

– Votre père, malheureuse enfant !

 

Le roi serra les poings. Il se heurtait à une volonté qu’il n’eût jamais soupçonnée en cette frêle jeune fille. Il éprouvait un étonnement sans bornes de la froideur, – de l’indifférence qui accueillait sa révélation… Et il eut ce mot :

 

– À défaut de tendresse, l’orgueil d’être la fille du roi devrait…

 

– L’orgueil ! Ah ! sire… l’orgueil d’apprendre que ma mère est sans doute quelque infortunée que le caprice royal brisa un jour ! L’orgueil de savoir que je suis une enfant du hasard… fille de roi… fille de manant… ceci ou cela pouvait être vrai ! L’orgueil de savoir que mon père ne peut avouer sa paternité à la face de tous et qu’il est obligé de cacher le titre naturel de sa fille sous un titre de duchesse ! Sire ! je suis une pauvre fille… Je souffre en votre Louvre ! Laissez-moi m’en aller…

 

Ces paroles, qui révélaient au roi les secrètes pensées de la jeune fille, lui prouvaient qu’elle avait dû longuement méditer sur sa situation d’enfant perdue… Cette attitude imprévue de la jeune fille était si loin de ce qu’il avait imaginé qu’il restait là tout interdit sous ce titre de père dont il avait espéré écraser Gillette…

 

– Ainsi, balbutia-t-il en s’approchant, voilà comment vous accueillez le secret que je viens de vous révéler !

 

– Sire ! s’écria Gillette avec force, Votre Majesté n’oubliera jamais, j’espère, qu’elle m’a donné sa parole de roi et de gentilhomme de n’approcher de moi qu’autant que je le désirerais !

 

Le roi s’arrêta. Il faut que nous le disions : ce ne fut pas de l’humiliation qu’il éprouva à cette minute, ce fut une contrariété perverse. Qui sait ? Peut-être François Ier oubliait-il qu’il était le père !

 

Il eut un sourire amer.

 

– Ne parlons plus de tout cela… dit-il froidement.

 

– Sire ! reprit-elle avec la même douceur obstinée, quand me renverrez-vous à mon père ? Quand pourrai-je le voir ?

 

– Vous renvoyer à lui ? Jamais ! Le voir ? Tout à l’heure !

 

Il y avait une telle menace de méchanceté dans ces derniers mots que Gillette frémit…

 

Déjà le roi s’était retourné, avait posé sur sa tête sa toque à plume blanche et frappé sur un timbre. Les dames d’honneur apparurent. Alors François Ier s’avança vers la jeune fille :

 

– Votre main, duchesse, que je vous conduise en la salle de la fête…

 

Les doigts tremblants de Gillette s’appuyèrent légèrement sur la main de François Ier

 

Tous deux s’avancèrent. La porte fut grande ouverte…

 

Une bouffée d’harmonies, de chuchotements, de rires parvint jusqu’à Gillette, très pâle.

 

XIII

NUIT DE RÊVE

 

L’immense salle rutilait, flamboyait sous les feux de ses six cents flambeaux de cire. Les orchestres de violes, de violons, de mandolines et de hautbois donnaient la mesure aux couples qui se tenaient par la main, évoluaient, se courbaient en de savantes révérences…

 

La cohue des gentilshommes et des dames de la cour tournoyait lentement, et parmi cette cohue étincelante, alanguie par les parfums et la musique, chatoyante de soie et de velours éclatants, Triboulet, sa marotte à la main, allait de groupe en groupe, ricaneur et sombre…

 

À un bout de la salle, un fauteuil sous un dais : c’était la place du roi.

 

Un homme encore jeune, entouré de quelques seigneurs, promenait sa mélancolie ennuyée. C’était le dauphin Henri.

 

Comme un officier passait auprès de lui, il l’appela :

 

– Monsieur de Montgomery…

 

– Monseigneur !

 

– Je lisais ce matin qu’Amadis de Gaule savait un coup de lance qui tuait sûrement… On m’affirme que vous connaissez un coup semblable…

 

– Quand monseigneur m’en donnera l’ordre, ma faible science est à sa disposition…

 

Le futur Henri II fit un geste d’ennui et congédia l’officier. À gauche du trône royal, une femme d’une majestueuse beauté était venue s’asseoir, jetant un regard altier à une autre femme déjà assise non loin de là…

 

C’était Diane de Poitiers, maîtresse en titre du dauphin.

 

Et celle qu’elle provoquait du regard, c’était Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, maîtresse en titre du roi.

 

– C’est étonnant comme les fards vieillissent cette pauvre duchesse ! dit Diane de Poitiers aux gentilshommes qui l’entouraient.

 

– Mme Diane engraisse, faisait observer la duchesse d’Étampes à ses fidèles ; c’était jadis une statue de marbre… c’est maintenant une statue de graisse !

 

– Voici la mûre, ricana Triboulet en désignant Diane de Poitiers à un gentilhomme.

 

La duchesse d’Étampes sourit.

 

– Et voici la blette ! acheva le bouffon en désignant la duchesse.

 

– Que chante cet insolent ? s’écria celle-ci qui avait parfaitement entendu.

 

– Madame, dit Triboulet, je vous comparais à l’ablette, à la gentille ablette de Seine, jeune et frétillante.

 

Triboulet pirouetta, se perdit au loin…

 

En lui-même, il songeait :

 

– Dois-je fuir ? Dois-je sauter par l’une de ces fenêtres et me briser le crâne sur les pavés de la cour ? Elle va venir ! Elle va me voir !

 

– Mon cher Chabot, disait Diane de Poitiers, que raconte-t-on ?… qu’il est arrivé quelque mésaventure à certains de vos amis ?

 

De l’œil, elle désignait La Châtaigneraie, Essé et Sansac qui, mal remis de leurs blessures et tout blêmes encore, avaient pourtant voulu paraître à la fête afin qu’on ne pût dire qu’ils avaient été blessés.

 

Guy de Chabot de Jarnac, le gentilhomme interpellé, retroussa sa moustache et répondit :

 

– On dit, madame, que Marot va composer une ballade qui s’appellera la Ballade des Trois éclopés…

 

– Savez-vous, madame, dit La Châtaigneraie à haute voix en s’adressant à la duchesse d’Étampes, le dernier bruit qui court ? On dit, madame, que le roi songe à se défaire de son bouffon Triboulet.

 

– À se défaire de moi ! intervint Triboulet. Je plains la cour, la ville et la France en ce cas. Plus de bouffon, plus de roi ! Plus de Triboulet, plus de Français !

 

– Hé ! fou, qui te dit qu’il n’y aura plus de bouffon ? Tu seras remplacé, voilà tout !

 

– Par qui ? demanda la duchesse qui vit venir le coup.

 

– Par M. de Jarnac en personne !

 

Il y eut des éclats de rire autour de Mme Anne, tandis que des « Jour de Dieu ! », des « Ventrebleu ! », des « Corbleu ! » éclataient autour de Mme Diane.

 

Les deux rivales se lancèrent un sourire plein de fiel.

 

– Je proteste ! glapit Triboulet. Je réclame le droit de désigner mon successeur moi-même !

 

Et le malheureux songeait :

 

– Oh ! fuir ! m’enfoncer dans les entrailles de la terre !

 

– Désigne-le donc ! fit le jeune Saint-Trailles qui, avec le vicomte de Lézignan et Jarnac, formait le trio de Diane de Poitiers, tandis que Sansac, d’Essé et La Châtaigneraie composaient celui de la duchesse d’Étampes.

 

– Le roi en personne ! déclama Triboulet.

 

– Ce bouffon va trop loin, fit une jeune femme d’une admirable beauté qui prenait peu de part à ce tournoi et qui s’appelait Catherine de Médicis, femme du dauphin Henri.

 

– Et puisque le roi devient mon successeur, je demande à prendre sa place. À lui la marotte, à moi la couronne !

 

– N’est-ce pas que ce bouffon est insupportable ? dit Catherine en adressant son plus doux sourire à Diane de Poitiers, la maîtresse de son mari.

 

– Mais, acheva Triboulet, si la couronne gagne au change, je plains ma pauvre marotte !

 

À ce moment, une voix éclata et cria :

 

– Messieurs, le roi !

 

Triboulet donna un coup d’œil désespéré vers l’entrée de la salle immense où, en un instant, s’établit un grand silence… François Ier entrait, tenant Gillette par la main.

 

– Messieurs, dit le roi, saluez la duchesse de Fontainebleau…

 

Il y a une longue ondulation des échines, parmi des froissements de soie… et, dans le coin des deux maîtresses, des ricanements sourds.

 

– À vieux roi, jeune maîtresse ! murmura Diane de Poitiers.

 

Cependant, parmi les hommes, c’était une stupéfaction admirative à voir tant de grâce et de charme.

 

Elle s’avançait très droite, sans répondre à aucun des saluts, comme si ces hommes se fussent adressés à une autre. Elle ne baissait pas les yeux… mais ces yeux ne voyaient personne dans cette foule.

 

Cependant, le roi, qui de sa haute taille dominait la cohue, conduisait Gillette de groupe en groupe.

 

– Monsieur mon fils, dit-il au dauphin, voici la duchesse de Fontainebleau. Aimez-la comme une sœur…

 

Ces paroles causèrent une stupéfaction qui se répercuta jusqu’aux extrémités de la salle en un murmure d’étonnement. Le dauphin esquissa un salut ennuyé, puis, tournant le dos, il prit le dos d’un gentilhomme et s’éloigna.

 

Le roi venait de faire signe que la fête continuait. Il avait conduit Gillette à un fauteuil près duquel prirent place ses trois dames d’honneur, et lui-même s’était assis non loin de là, dédaignant le trône qui lui avait été préparé.

 

François Ier ne la perdait pas de vue.

 

– Adorable nuit de joie et de fête ! dit-il assez haut pour être entendu d’elle. Comme le cœur se dilate à respirer ces parfums, à voir ces chatoiements de la soie sous les feux, à admirer tant de beautés différentes… Mais qui dira jamais la fête qui est au-dedans de moi-même ? Ô douceur d’un sentiment que je ne connaissais pas encore !…

 

La jeune fille ne fît pas un geste qui indiquât au roi qu’elle avait entendu et compris.

 

– N’est-ce pas que cette fête est charmante, monsieur de Monclar ?

 

– Charmante, sire ! répondit Monclar. Et il fit un pas pour se retirer.

 

– Ne vous éloignez pas, Monclar, dit vivement le roi, je vais avoir besoin de vous. Au fait, mais il me semble qu’il nous manque quelque chose ou quelqu’un.

 

– Sire, il ne doit rien nous manquer depuis que vous êtes là !

 

– Si fait, par Notre-Dame ! Il nous manque quelqu’un ! Où est mon bouffon ? Je veux voir mon bouffon !

 

Une dizaine de gentilshommes se précipitèrent en criant :

 

– Triboulet ! Triboulet !… Au roi, Triboulet !

 

Indifférente à tout ce bruit qui se faisait autour d’elle, à ces milliers de regards jaloux ou admirateurs qui demeuraient fixés sur elle, Gillette semblait un corps sans âme, une statue qu’on eût placée là…

 

Le roi cria plus fort que les gentilshommes :

 

– Triboulet ! Bouffon ! Je vais te faire fouetter !…

 

Les danses furent suspendues. Dames et seigneurs se prêtèrent à cet incident qui créait un jeu dans la fête : chercher Triboulet pour l’amener au roi !

 

Et, soudain, il y eut une tempête de rires, une énorme et grotesque acclamation…

 

– Le voilà ! Le voilà !

 

– En triomphe !

 

En un clin d’œil, Triboulet fut saisi, enlevé, porté triomphalement par cinquante gentilshommes ou dames qui se disputaient à qui aurait un bras ou une jambe.

 

Livide, le bouffon se laissait faire sans opposer de résistance. Les rires, les vivats, les clameurs formèrent un tonnerre lorsque Triboulet fut déposé devant le roi.

 

– Sire, nous l’avons trouvé à genoux…

 

– Tout seul dans une salle…

 

– Pleurant tout son saoul…

 

– C’est une farce !

 

– Ce Triboulet ! Il n’y a que lui !…

 

– Aller pleurer à genoux dans un coin, loin de la fête…

 

La voix de Triboulet retentit, terrible, presque sinistre :

 

– C’était pour vous faire rire, messeigneurs !

 

– Bravo ! Vivat ! Au fou ! Vive Triboulet !

 

– Silence ! commanda le roi. Écartez-vous, messieurs, que chacun puisse voir mon bouffon… Approchez, monsieur Fleurial !

 

Gillette fut secouée d’un frisson. Elle se tourna vers Triboulet. Elle le vit. Elle le reconnut.

 

En un instant, cette enfant douée d’une si exquise délicatesse de cœur, d’une si belle et si noble intelligence, comprit l’effroyable comédie qu’avait préparée le roi.

 

Il faut dire que Gillette ne s’était jamais inquiétée de ce que faisait celui qu’elle appelait son père. Elle s’étonnait bien qu’il ne demeurât pas dans la maison de l’enclos du Trahoir, mais elle n’avait jamais interrogé ce bon M. Fleurial et avait gardé pour elle les suppositions par quoi elle avait cherché à expliquer ce qu’il y avait d’anormal dans cette situation…

 

L’explication lui était enfin donnée, brutalement.

 

M. Fleurial n’était autre que le fameux Triboulet.

 

Son père adoptif était un bouffon de cour.

 

Elle avait attaché son regard sur Triboulet… Mais celui-ci ne la regardait pas. Héroïque, intrépide, il s’était dit :

 

– Elle ne me reconnaîtra pas ! Je ne veux pas qu’elle me reconnaisse !

 

Et maintenant, il était devant le roi, plus courbé, plus bossu que jamais, exagérant la torsion de ses jambes, faisant ce rêve de se transformer en bête, s’essayant au surhumain effort d’être si complètement Triboulet qu’il fût impossible à Gillette de reconnaître en lui Fleurial…

 

– Bouffon, s’écria le roi, comme s’il eût feint une grande colère, que faisais-tu loin de la fête ? Pourquoi n’étais-tu pas à ta charge qui est de nous faire rire ?

 

Triboulet voulut répondre… Mais sa voix ne produisit qu’un râle… Il eut un ricanement effrayant et agita à grand bruit ses grelots pour qu’on n’entendît pas son sanglot…

 

Ce sanglot, Gillette l’entendit, elle seule !

 

Sur le visage convulsé par la grimace du rire, elle fut seule à voir les larmes… Elle eut une inspiration sublime…

 

Elle se leva tout à coup et s’avança vers Triboulet… Un silence de stupeur s’abattit soudain sur la foule…

 

Souriante, dans l’attitude même qu’elle avait eue jadis, à Mantes, comme si vraiment un phénomène de mémoire lui eût remis sous les yeux la scène qu’elle avait depuis longtemps oubliée, elle s’avança vers Triboulet et essuya son visage ruisselant de sueur et de larmes.

 

Le roi s’était levé, furieux. Mais avant qu’il eût pu faire un geste. Gillette s’était appuyée sur Triboulet chancelant de douleur et de joie, et tournée vers la cohue silencieuse, elle dit de sa voix claire et ferme :

 

– Nobles dames et gentilshommes, tout à l’heure on m’a présentée à vous… À mon tour de vous faire une présentation…

 

Pâle et résolue, elle saisit la main de Triboulet :

 

– Dames et seigneurs, je vous présente mon père…

 

Le front rayonnant, l’esprit perdu, les mains tremblantes, Triboulet balbutia :

 

– Ô ma fille adorée !

 

Et il s’affaissa évanoui aux pieds de Gillette… Un long murmure parcourut les rangs de l’immense assemblée. Murmure de stupéfaction, murmure d’effroi aussi… Car le roi, blanc de colère, s’avançait à son tour. Gillette le regardait, résolue à mourir sur place.

 

– Qu’on emporte ce drôle ! gronda le roi.

 

Triboulet fut saisi et emporté sans que Gillette fît un geste : son père était vengé maintenant !…

 

– Madame, dit alors le roi, quelle est cette étrange folie ?

 

– Cette folie est une vérité, sire. Vous le savez !

 

La fureur de François Ier parut sur le point d’éclater.

 

Mais il se contint et, habitué à commander à sa physionomie, il eut soudain un sourire qui rassura la foule, mais qui fit trembler ceux qui le connaissaient.

 

– Je veux que l’on s’amuse ! cria-t-il d’un ton riant. Jour de Dieu, messieurs, que signifient ces figures de carême ! Allons, vite ! que les danses continuent !

 

Et tout aussitôt, il ajouta, pour être entendu de son entourage immédiat :

 

– La duchesse de Fontainebleau a eu un éblouissement… Elle y est sujette… bien que les médecins affirment que le cas n’est pas d’une gravité redoutable… Demain, il n’y paraîtra plus !

 

Un geste acheva de faire comprendre sa pensée…

 

Déjà, la fête reprenait à grand bruit, et déjà aussi le bruit se répandait que la nouvelle venue était sujette à des crises de folie. Ainsi s’expliquaient son altitude lors de son entrée dans la salle, la fixité de son regard étrange.

 

– C’est bien fait ! pensèrent les femmes.

 

– Quel dommage ! chuchotèrent les hommes.

 

Et ce fut tout. Gillette avait parfaitement entendu ce qu’avait dit le roi. Elle avait compris. Mais, dédaignant de répondre, elle avait regagné son siège et repris son indifférente attitude.

 

Le roi paraissait déjà avoir oublié l’incident, et riait avec ses familiers… mais un orage grondait dans sa tête… Il songeait aux moyens de briser le caractère indomptable de la jeune fille… de la façonner, de la plier à sa guise…

 

Elle était sa fille. Il l’aimait comme telle.

 

Son amour s’était transformé ; il se l’affirmait du moins. Ou Gillette oublierait Triboulet, ou il la briserait !

 

Tout à coup, il eut un sourire… D’un geste, il appela Sansac, Essé et La Châtaigneraie.

 

– Eh bien ! demanda-t-il aux trois favoris, où en sont ces blessures ?

 

– Guéries, sire, répondirent-ils d’une seule voix.

 

– C’est que le truand n’y allait pas de main morte ! Tudieu, quels coups ! Il faut que ce soit une fine lame !

 

– Oh ! sire, dit La Châtaigneraie, le misérable nous a surpris !

 

– Je le sais. Et d’ailleurs, avec ces gens de sac et de corde, il faut s’attendre à tout…

 

– À propos, reprit le roi, qu’est donc devenu ce truand, Monclar ?

 

– Quel truand, sire ?

 

– Ce Manfred que vous vouliez pendre !

 

Gillette joignit les mains…

 

De la scène douloureuse, le roi la faisait entrer violemment dans la scène tragique. Après l’avoir atteinte dans sa piété filiale, on cherchait à la frapper dans son amour.

 

– Mais, répondit Monclar, Votre Majesté le sait bien !

 

– Eh bien, comte, faites comme si je ne le savais pas. D’ailleurs, ces messieurs ne savent pas, eux… L’histoire est amusante et mérite d’être contée en pleine fête… Elle vous paraîtra d’autant plus drôle, messieurs, que le fier-à-bras, fanfaron comme tous ses pareils, avait juré de me venir trouver en plein Louvre ! Parlez, Monclar…

 

Et le roi jeta sur Gillette un coup d’œil empreint d’une froide cruauté.

 

– Eh bien, sire, j’ai donc poursuivi le truand. Il s’est mis à fuir, et un moment j’ai cru qu’il allait m’échapper… il a profité d’un singulier incident, que je suis en train d’éclaircir, pour franchir la porte Saint-Denis… Mais je l’ai rattrapé… Or, messieurs, savez-vous où il s’était réfugié ?… Au gibet de Montfaucon !

 

Gillette étouffa un faible cri, qui fut couvert par l’éclat de rire des courtisans. Le comte de Monclar continua :

 

– Se voyant cerné, pris ou sur le point de l’être, le truand n’a rien trouvé de mieux que de se cacher dans le charnier !… Alors j’ai tout simplement fermé la porte de fer.

 

– Bravo ! Bien trouvé ! s’écrièrent avec conviction Sansac, Essé et La Châtaigneraie.

 

– Il y a de cela combien de jours ? demanda le roi.

 

– C’est aujourd’hui le septième jour, sire. Le misérable est certainement mort à l’heure qu’il est.

 

– Et vous dites que cet homme s’appelle ? Rappelez-moi donc son nom…

 

– Manfred, sire.

 

À cette minute même, le roi vit Gillette qui se levait.

 

Elle avait fixé ses yeux vers un point de la foule ; ses bras esquissaient un mouvement vague comme pour se tendre vers quelqu’un.

 

François Ier suivit la direction de ce regard. Il saisit le bras du grand prévôt.

 

– Morbleu, monsieur ! lui dit-il d’une voix concentrée, les gens que vous tuez se portent assez bien… à moins que ce ne soit là une ombre, un fantôme… Regardez !

 

Monclar regarda et devint pâle comme un mort.

 

Au milieu de la cohue des seigneurs, un homme vêtu de velours noir, la main appuyée sur la garde d’une longue rapière, s’avançait en écartant les groupes, marchant droit vers le roi. Et cet homme, c’était Manfred !

 

Gillette l’aperçut la première. Elle le vit à l’instant même où, épouvantée par le récit de Monclar, elle allait crier au roi son désespoir et son amour…

 

Le roi le vit venir à son tour, et, pétrifié, médusé, semblait-il, le regarda venir sans pouvoir proférer un cri.

 

Monclar, seul, gardait son sang-froid.

 

Il fit un signe à Bervieux, le capitaine des gardes, et lui glissa quelques mots à l’oreille.

 

À ce moment, celui que l’on croyait mort était arrivé près du fauteuil où le roi, muet de stupeur, demeurait sans geste. Manfred s’inclina avec une bonne grâce hautaine.

 

– Sire, dit-il à haute voix, je vous ai promis de venir vous dire en votre Louvre que tout homme est un lâche, qui violente une femme… je tiens parole !…

 

Dépeindre la stupéfaction qui saisit les courtisans, et jusqu’à Monclar devant une si audacieuse provocation adressée au roi lui-même serait œuvre vaine…

 

Il s’était fait un grand cercle autour de Manfred. Debout, les yeux calmes, et même tristes, eût-on dit, il n’avait dans son attitude ni insolence ni arrogance.

 

Le roi était blême. Monclar tonna :

 

– Bervieux ! qu’attendez-vous ?

 

Mais ces paroles semblèrent briser le lien de stupeur qui enchaînait le roi.

 

Il étendit le bras vers les gardes accourus.

 

– Laissez ! ordonna-t-il.

 

Et, redevenu maître de lui, il ajouta avec majesté :

 

– Je veux voir jusqu’à quel point d’insolence et de rébellion il est possible à un homme vivant de se hausser, dans mon royaume, dans mon Louvre, devant le roi.

 

Il darda sur Manfred un regard tel que les courtisans reculèrent de terreur.

 

– Est-ce tout ce que tu avais à dire ? Parle !

 

– Sire, j’avais à ajouter ceci : lorsque je vous ai parlé ainsi, près de l’enclos du Trahoir, je croyais bien faire… je me suis trompé…

 

– Ah ! ah ! tu as peur, mon maître !

 

Manfred haussa les épaules :

 

– Serais-je là !… Allons donc, sire, vous le savez bien que je n’ai pas peur !… Je dis que je me suis trompé, parce que j’ai supposé à ce moment-là qu’on faisait violence à une innocente jeune fille !… Je m’étais trompé. Entendez-vous, vous tous ? Et vous aussi, madame ! J’ai cru que vous étiez une jeune fille… Je ne savais pas que vous n’attendiez que l’occasion de tomber dans les bras du premier venu ! Ce premier venu fut un roi ! Riche aubaine ! Maîtresse du roi, acheva-t-il dans un terrible éclat de rire, je vous salue, et vous, sire, je vous demande pardon d’avoir retardé de deux heures votre impatience légitime !

 

Ivre de fureur, François Ier avait fait un geste.

 

– Qu’on le prenne ! hurla-t-il. Je vous le livre ! En chasse ! Sus à la bête ! Qu’elle soit lacérée en morceaux !

 

Gillette, écrasée de désespoir, était tombée à la renverse, comme morte… Deux cents gentilshommes se précipitèrent, l’épée à la main, en criant :

 

– À mort ! À mort !

 

– Arrière, valets de bourreaux, laquais de rois, et de courtisanes !

 

La voix de Manfred tonna ces paroles. Sa flamboyante rapière décrivit un foudroyant moulinet. Et il s’accula à un coin, décidé à mourir là.

XIV

MANFRED

 

Nos lecteurs ont sans doute la légitime curiosité d’apprendre comment notre héros s’était tiré du charnier de Montfaucon pour tenir sa parole de venir en plein Louvre dire son fait au roi de France.

 

Revenons donc de quelques jours en arrière, c’est-à-dire au moment même où le grand prévôt, ayant violemment fermé la porte de fer du charnier, s’écriait :

 

– On n’ouvrira que lorsque le truand sera mort !

 

Manfred, nous l’avons dit, ne put tout d’abord se défendre d’une sorte de terreur. Sa première pensée fut :

 

– Je vais subir la plus effroyable agonie que puisse rêver l’imagination humaine dans le délire des cauchemars… Mourir lentement de faim et de soif… ici ! parmi ces cadavres… et, vivant encore, prendre place parmi les morts ! Il vaut mieux en finir tout de suite ! Je ne me laisserai pas mourir… je vais me tuer !

 

Il avait tiré son poignard et, du bout du pouce, en tâtait le fil ; puis il s’assura que la pointe n’était pas émoussée. Son bras se leva… Nous sommes forcés d’avouer qu’à cette minute suprême. Manfred eut l’amer regret de la vie ; un soupir gonfla sa poitrine et ses yeux se voilèrent d’une larme.

 

– Pauvre hère ! murmura-t-il. C’est décidément ennuyeux de mourir si jeune, alors que je me sens une si bonne envie de vivre ! Hélas ! je n’ai pourtant fait de mal à personne ! Il me semble que je m’arrangerai toujours pour être utile, défendre les plus faibles et prêter la force de mon bras à ceux qui n’ont point de force ! Pourtant, je vais mourir… et j’ai le cœur plein d’une image que je regrette avec une telle ardeur qu’il me semble en éprouver un vrai désespoir ! Adieu la vie, adieu, Gillette !

 

En même temps qu’il levait le bras, Manfred leva la tête par un mouvement naturel…

 

Et son bras ne s’abattit point sur sa poitrine.

 

Ce bras retomba lentement, tandis que les yeux du jeune homme restaient fixés là-haut, vers la voûte du charnier…

 

Qu’avait-il donc vu ? Pourquoi l’aube d’une espérance folle se leva-t-elle soudain dans son esprit ?

 

Manfred avait simplement vu une faible et pâle rayure de lumière blafarde… Un filet de lumière, si imperceptible qu’il soit, devient un événement énorme lorsque c’est dans un cachot que cette lumière pénètre.

 

Le gibet de Montfaucon était en fort mauvais état.

 

Ce soubassement de maçonnerie dont nous avons parlé, et dans les flancs duquel était creusée la cave qui servait de charnier, menaçait ruine.

 

Or, ce qu’avait vu Manfred, c’était un peu de la lumière grise diffuse dans la nuit, et qui filtrait a travers une crevasse.

 

– Par les cornes du diable ! par la bedaine du bon roi François qu’il serre si fort pour paraître encore jeune ! par la figure de carême de M. de Monclar ! il me semble que je ne suis pas tout à fait mort encore !

 

Maintenant, il voulait vivre.

 

– Ce n’est pas le tout que d’avoir entrevu le ciel, reprit Manfred, il s’agit d’y atteindre. Et le ciel, en cette occurrence, n’est autre que la voûte de cet enfer, laquelle voûte se trouve à douze bonnes coudées au-dessus de ma tête…

 

Il se mit à réfléchir. Comment atteindre à la voûte ?…

 

Il commença par faire le tour de cette hideuse tombe qui lui servait de cachot, et, partant de la porte de fer, se mit à longer la muraille, en la tâtant de ses mains.

 

La muraille était lisse. Rien qui lui permît d’essayer une escalade quelconque ! L’humidité qui suintait le long des pierres achevait de rendre impraticable toute tentative.

 

Plus d’une fois, dans ce court voyage autour de son tombeau, Manfred frissonna en trébuchant contre quelque squelette…

 

La nuit était opaque… C’était presque un bonheur pour lui… car le spectacle qu’il eût eu sous les yeux si la cave se fût éclairée l’eût sans aucun doute réduit à l’impuissance en le frappant d’horreur.

 

Le nez en l’air, les yeux fixes, le front plissé, Manfred considéra un instant cette vague lueur qui lui était apparue comme une aube d’espérance…

 

Il lui fallut se rendre à l’effrayante évidence : il n’y avait aucun moyen humainement possible de se hisser au plafond… Il eût fallu pour cela entreprendre quelque travail de géant, comme de creuser des degrés dans le granit… et Manfred comprit qu’il serait mort de faim bien avant d’avoir pu entamer la muraille…

 

Un bruit de voix lui parvint : c’étaient les soldats qui causaient entre eux en maudissant la corvée qui leur était imposée. Manfred frappa du poing à la porte…

 

Le sergent qui commandait le poste laissé par Monclar s’approcha.

 

– Vas-tu te taire, suppôt du diable ! Non content de nous faire passer la nuit dehors, tu nous romps les oreilles !

 

– Mon ami, dit Manfred, un mot… un seul… approchez-vous !… Êtes-vous le chef ?…

 

– Oui. Après ?

 

– Voulez-vous gagner cent pistoles ?

 

– Oui-dà ! Quand vous m’en offririez mille ! Pour être pendu… Merci !

 

Le sergent s’éloigna en ricanant.

 

– Croyez-vous qu’il a essayé de m’acheter, de me suborner ! cria-t-il. Vous êtes tous témoins que j’ai refusé les deux mille pistoles que ce truand vient de m’offrir !

 

En lui-même, le digne homme songeait que son zèle serait récompensé en raison directe de la somme refusée par lui… Manfred entendit ces paroles et comprit que de ce côté-là aussi, toute tentative serait vaine.

 

Alors l’idée de suicide se présenta de nouveau à sa pensée. Il se donna deux heures de répit.

 

Si, au bout de deux heures, il n’avait rien trouvé, il se tuerait. Pouvait-il, du moins, résister encore deux heures dans ce cloaque où l’air ne pénétrait que par les crevasses du plafond, et où d’affreuses exhalaisons transformaient l’atmosphère qu’il respirait en un poison mortel ?

 

Une rage le saisit… Il se mit à travailler furieusement, fébrilement, pour essayer de démanteler la porte, en creusant la pierre autour des gonds…

 

Sous les coups précipités de sa dague, la pierre commença bientôt à s’effriter et un peu d’espoir revint encore soutenir les forces du jeune homme. Il n’avait pas de but précis.

 

Il entrevoyait vaguement que peut-être il pourrait arriver à jeter bas la porte… alors il se ruerait sur les gardes et passerait… ou serait tué. Mais surtout, il travaillait pour échapper à l’horrible impression d’angoisse…

 

Déjà l’air lui manquait, il respirait avec difficulté… Le pauvre jeune homme sentit que bientôt il allait tomber et que l’agonie allait commencer…

 

À ce moment, un bruit de voiture qui approche le frappa. Venait-on du côté du gibet ? Qui venait ?…

 

Le cœur de Manfred se mit à battre à se rompre lorsqu’il comprit que la voiture s’arrêtait près des soldats de garde.

 

Et une bouffée de folle espérance le ranima soudain lorsqu’il entendit une voix parler aux soldats. La voix disait :

 

– Pourriez-vous me dire si les portes de Paris sont ouvertes à cette heure ?

 

Ces banales paroles, cette question si simple secouèrent Manfred d’un frisson de joie étrange.

 

Peut-être, au son de la voix, eut-il l’intuition rapide que celui qui parlait était un homme bon et brave, un fort, un vaillant ! Il abandonna le furieux travail entrepris…

 

Et de toute sa voix, il clama :

 

– À moi, monsieur ! Qui que vous soyez… aide et assistance !…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Manfred ne s’était pas trompé : c’était bien une lourde voiture de voyage qui venait de s’arrêter près du poste de soldats.

 

Dans cette voiture, il y avait un homme et une femme. L’homme paraissait une quarantaine d’années, bien qu’à le regarder de près, sa figure dénonçât un âge plus avancé.

 

Cet inconnu était de moyenne taille, svelte encore, maigre, nerveux, avec des yeux d’une grande finesse, et un air d’insoucieuse bravoure qui était en lui remarquable.

 

La femme, jeune encore, était d’une beauté que lui eût enviée Diane de Poitiers – la beauté la plus accomplie et la mieux conservée de son temps. La visible tristesse répandue sur les traits purs et nobles de cette femme, loin de déparer cette beauté, s’harmonisait admirablement avec le type de son visage…

 

Achevons de renseigner le lecteur en disant que sur le siège de l’énorme véhicule haut perché sur ses roues, comme les carrosses de voyage de cette époque, il y avait un postillon. – et près du postillon, un homme à figure basanée, à longues moustaches grisonnantes qui lui donnaient un air assez terrible.

 

Lorsque la voiture avait approché du gibet, le voyageur s’était penché à la portière et avait ainsi interpellé l’homme juché près du postillon :

 

– Spadacape !

 

– Monseigneur ?

 

– Par quel diable de chemin nous fais-tu passer ?… C’est bien là Montfaucon, si je m’en rapporte aux souvenirs de mon enfance !…

 

– Dame, monseigneur ! répondit celui qui portait cet étrange nom de Spadacape, je ne connais pas les environs de Paris comme ceux de Rome, moi !

 

Le voyageur qu’on appelait « monseigneur » s’était tourné à l’intérieur vers la femme qui l’accompagnait et lui avait dit :

 

– Ne regardez pas, chère âme… Fermez vos beaux yeux…

 

– Je les ferme, dit la dame qui obéit d’instinct ; mais pourquoi ?

 

– Parce que nous passons devant quelque chose de très laid, de très impur et que je ne veux pas que la pureté de votre regard en soit troublée…

 

– Je ne regarderai pas, cher ami…

 

Ces choses furent dites très doucement de part et d’autre. Et cette douceur était de celles qui révèlent de profondes tendresses… C’est alors que le voyageur, s’adressant au sergent d’armes, lui avait demandé :

 

– Savez-vous si les portes de Paris sont ouvertes à cette heure ?

 

Le sergent ouvrit la bouche pour répondre.

 

Mais cette réponse ne vint pas ; un cri, une clameur lugubre, comme sortie des entrailles du sol, venue d’une tombe, retentit, et fit frissonner la dame :

 

– Qui que vous soyez !… Aide et assistance !…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Sans une seconde de réflexion, l’inconnu ouvrit violemment la portière de son carrosse et sauta à terre.

 

– Quelle est cette voix ? demanda-t-il d’un ton rude.

 

– Celle d’un scélérat enfermé là !…

 

Le sergent montra la porte de fer. Le voyageur eut un geste d’horreur.

 

– Là ! dit-il. Là !… Mais c’est le charnier !…

 

– Oui, monsieur.

 

– Et vous dites que là on a enfermé une créature humaine !… c’est monstrueux, cela !

 

– Monsieur, vous vous mêlez là de choses dangereuses ; je vous préviens que M. le grand prévôt n’aime guère qu’on le contrôle…

 

– À moi ! reprit la voix, plus déchirante, plus sinistre…

 

– Par le ciel ! s’écria l’étranger, quoi que cet homme ait fait, le châtiment dépasse les bornes permises…

 

– Assez, monsieur ! dit le sergent. Au large !

 

L’inconnu toisa le soldat d’un tel air que celui-ci reprit aussitôt :

 

– Excusez-moi, c’est la consigne… Et vous avez tort de vous intéresser à un tel malandrin.

 

– Il y a des malandrins qui sont des gens de cœur et d’esprit, murmura l’étranger ! il y a d’honnêtes gens qui sont dignes de la corde.

 

– À moi ! À moi ! Oh ! qu’on me mette devant vingt hommes armés ! Qu’on me tue au grand jour ! Monsieur, si vous avez un fils, si vous avez un cœur de père, à l’aide !

 

– Morbleu ! Ce n’est pas là le cri d’un ribaud !… Cela me remue jusqu’aux entrailles ! Sergent, il faut délivrer ce malheureux… Ce châtiment est par trop inhumain !

 

– Ça, monsieur, êtes-vous fou ? Au large, vous dis-je.

 

Le sergent fit un signe ; ses hommes se rangèrent près de lui. Le voyageur haussa les épaules et se tourna vers la voiture :

 

– Spadacape ! Défonce-moi cette porte !

 

– Bien, monseigneur…

 

Celui qui s’appelait Spadacape sauta à terre, à son tour, et se dirigea droit sur la porte du charnier.

 

– Holà, monsieur ! cria-t-il. Rangez-vous : je vais défoncer !

 

Spadacape s’était baissé, avait soulevé d’un violent effort une énorme pierre, un vrai moellon détaché du mur ; il la levait au-dessus de sa tête et, la balançant un instant, la lançait à toute volée contre la porte.

 

On entendit un bruit métallique répercuté sourdement…

 

Le sergent avait poussé un juron de fureur et s’était précipité vers Spadacape. Le voyageur le saisit au poignet, l’arrêta net, et lui dit doucement :

 

– Laissez faire, mon ami… Sans quoi, il pourrait vous en cuire.

 

– Rébellion ! hurla le sergent en frottant son poignet meurtri par la formidable pression qu’il venait d’éprouver. Rébellion ! On fait violence aux soldats du roi ! Sus !

 

Un deuxième coup asséné sur la porte retentissait à cet instant. Avec des jurons et des cris de fureur, les soldats s’étaient élancés. Mais ils s’arrêtèrent, stupéfaits…

 

L’étranger avait tout à coup tiré son épée, – une vraie rapière, longue, solide, étincelante.

 

Et cette rapière décrivait un tel moulinet, une si fantastique sarabande d’éclairs menaçants que les soldats en étaient muets d’étonnement, d’admiration et de terreur…

 

L’étranger, tout en manœuvrant, s’était placé de façon à protéger Spadacape. Celui-ci, pendant ce temps, continuait sa besogne et, à toute volée, à coups redoublés, lançait son moellon contre la porte…

 

Les soldats tourbillonnaient autour de l’étranger à la flamboyante rapière, essayaient de lui porter coup sur coup… Mais ces coups étaient parés… l’inconnu semblait s’être mis à l’abri derrière des éclairs…

 

Bientôt, même, il passa de la défensive à l’attaque… La rapière pointa, tourbillonna, frappa d’estoc et de taille, si bien qu’avec des hurlements d’effroi et de fureur, les soldats reculèrent d’abord, puis s’enfuirent à cent pas de là, tout penauds, au moment même où la porte du charnier tombait avec un bruit infernal…

 

Manfred, d’un bond, fut dehors. Il apparut, l’épée à la main, la figure convulsée. D’une large aspiration, il huma l’air pur, puis, d’une voix tonnante :

 

– À nous, maintenant ! Approchez ! Fussiez-vous vingt ! fussiez-vous cent ! Je me sens de force à tenir tête à tous les suppôts du Monclar d’enfer !…

 

L’étranger regardait avec une réelle admiration ce jeune homme à la male stature, à la physionomie fine et loyale, et lui dit :

 

– Fuyez, monsieur, ne vous attardez pas !

 

– Fuir ? M’en aller, tout au plus ! Et m’en aller, non par crainte de ces misérables lièvres, mais par invincible horreur de ce lieu… Mais quelle que soit ma hâte, monsieur, je ne m’en irai pas avant de vous avoir dit combien je vous admire et vous aime de votre intervention…

 

– Croyez-moi, jeune homme, mettez-vous à l’abri…

 

– Par la morbleu !… Sur mille qui fussent passés, pas un n’eût fait ce que vous avez fait pour délivrer un homme qui, peut-être, est un grand scélérat puisqu’il est condamné à un aussi abominable supplice ! Ah ! monsieur, ceci est grand et vraiment digne des héros de la chevalerie… Votre main, je vous prie !

 

L’étranger tendit sa main. Manfred la saisit.

 

Et avant que l’inconnu eût pu s’en défendre, il avait porté cette main à ses lèvres et l’avait baisée.

 

S’étant incliné, Manfred se redressa et fixa un regard fier sur celui à qui il venait de rendre un tel hommage, lui qui ne baissait la tête devant personne.

 

– Monsieur, dit-il, voulez-vous me dire votre nom ?

 

L’étranger fut sur le point de répondre sympathiquement :

 

– Et vous ? Comment vous appelez-vous ?

 

Mais il réfléchit que demander son nom à un homme poursuivi, traqué, ce serait indigne de lui… Et, très simplement, il répondit :

 

– Je m’appelle le chevalier de Ragastens.

 

– Le chevalier de Ragastens… murmura Manfred. Jamais, jamais je n’oublierai ni le nom ni la physionomie…

 

Et, faisant un geste d’adieu, il s’élança légèrement, et bientôt disparut derrière des bouquets de ronces que le soleil levant éclairait de ses premiers rayons.

 

Pendant quelques minutes, le chevalier de Ragastens regarda, pensif, du côté par où Manfred avait disparu…

 

Puis il secoua la tête, poussa un soupir, et remonta en voiture, tandis que Spadacape escaladait le siège.

 

Terrorisés, les soldats avaient assisté de loin à toute cette scène, sans oser intervenir. Le chevalier de Ragastens, en remontant dans le carrosse qui s’ébranla aussitôt, avait pris les mains de la dame. Sans doute celle-ci avait en lui une de ces prodigieuses confiances comme certains êtres d’élite savent en inspirer à la femme qui les a compris…

 

Car, pendant toute la bagarre, elle n’avait pas jeté un cri, elle avait gardé les yeux fermés.

 

– Chère Béatrix, dit-il, voici que nous arrivons dans Paris…

 

– Paris ! répondit la dame. Je ne sais pourquoi… j’ai peur… pour vous, mon aimé… peur de ce sombre Paris !

 

Sans répondre, le chevalier pressa les mains de la dame pour la rassurer… Ses yeux se perdirent au loin.

 

– Paris ! murmura le chevalier de Ragastens. Paris ! Terre de mon enfance ! Je te revois avec émotion ! Paysages de ma jeunesse, je vous salue ! Puissé-je retrouver celui que je veux chercher dans les profondeurs de Paris !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Après le départ de la voiture, les soldats revinrent près du vaste soubassement du gibet et tinrent conseil. Le sergent tint ce langage :

 

– Pleutres ! manchots ! couards ! valets de cuisine ! cancres ! gibier faisandé ! bonnes femmes ! Est-ce la hallebarde ou la quenouille que vous portez ?

 

Les soldats, bien que très vexés de la phénoménale épithète de « bonnes femmes » ne bronchèrent pas et reçurent stoïquement l’averse d’éloquence.

 

– Ce n’est pas tout, reprit le sergent. Vous ne méritez pas que je m’égosille à vous traiter selon vos mérites. Mais qu’est-ce qui va être pendu, dans cette affaire ? Pas moi ! Car je dirai que vous avez fui…

 

Un grognement parcourut le rang des hallebardiers.

 

– Oui ! Vous serez pendus !

 

– Vous aussi ! s’écria l’un des soldats.

 

Le sergent ne le savait que trop. Il feignit de n’avoir pas entendu l’exclamation et se hâta de continuer :

 

– Au fond, vous êtes de bons drilles. Nous avons vidé ensemble pas mal de bouteilles ; nous avons fait la guerre ensemble et couru de compagnie par monts et par vaux. Aussi, je veux vous sauver…

 

Il y eut un murmure approbatif.

 

– Écoutez, acheva le sergent. Je ne dirai rien, moi. Si vous vous taisez sur ce qui vient d’arriver, qui le saura ? M. le grand prévôt croira que le truand achève de pourrir dans ce trou. Il n’ira pas y voir. Donc, gardons le silence.

 

Les soldats jurèrent de se taire, et nous pouvons affirmer la sincérité de leur serment.

 

– Il ne reste plus qu’à faire disparaître les traces de l’événement, termina le sergent qui, d’un geste expressif, désigna la porte défoncée…

 

On se mit aussitôt à l’œuvre, et, après deux heures d’un travail acharné, la porte se trouva réparée, remise en place, et l’œil de M. de Monclar lui-même n’eût distingué aux abords du gibet la moindre trace de ce qui venait de se passer. Lorsque le grand prévôt vint faire sa ronde, il trouva les soldats à leur poste, montant leur garde avec un zèle et une attention vraiment dignes de ses éloges…

 

XV

DEUX FRÈRES

 

Revenons maintenant à Manfred. À peine délivré, il n’eut qu’une pensée : courir chez Etienne Dolet. La seule précaution qu’il daigna prendre fut de rentrer par la porte Montmartre au lieu de rentrer par la porte Saint-Denis.

 

– Je vous attendais, Manfred, dit gravement Etienne Dolet en voyant entrer le jeune homme chez lui.

 

– Cette jeune fille ? interrogea Manfred avec angoisse.

 

– Partie avec le roi.

 

Manfred hocha la tête et répéta machinalement :

 

– Ah ! ah ! partie avec le roi… c’est parfait…

 

Il s’assit dans un fauteuil, très pâle, et éclata de rire.

 

– Savez-vous où j’ai passé la nuit ? Je vous le donne en mille !

 

Dolet qui, très soucieux, se promenait en méditant, jeta un regard profond sur le jeune homme :

 

– Mon cher ami, lui dit-il de cette voix pénétrante qui était un des charmes de cet homme si charmant, mon cher Manfred, pourquoi ne m’interrogez-vous pas sur ce qui s’est passé ? Pourquoi feignez-vous une insouciance qui est loin de votre cœur ? Ne suis-je plus votre ami ?

 

Manfred saisit la main du savant.

 

– Morbleu ! Qui dit cela ? Je vous dois tout, maître Dolet ! Vous m’avez instruit, vous avez ouvert mon esprit à l’intelligence des choses et des hommes !… Quant à la jeune fille… je ne sais même pas son nom (il mentait)… je l’ai vue cette nuit pour la première fois (autre mensonge)… C’est bien simple : Je vois une femme que violente un misérable truand. Je fonce sur le truand qui, par hasard, se trouve être le roi de France. Je lui enlève la jeune fille… Vous en eussiez fait autant… Je vous l’amène, par pitié pour sa jeunesse, et je vous la confie… Elle est partie ? C’est que tel a été son bon plaisir, selon la nouvelle formule inventée par notre sire le roi dans les édits qu’il fait crier… L’événement est des plus maigres… Je suis sûr de vous, Dolet. Je ne vous fais pas l’injure de vous demander des détails ; car, si elle eût voulu rester… contre une armée, vous l’eussiez défendue… Si elle est partie, c’est qu’elle l’a voulu. Partie avec le roi… C’est dans l’ordre !

 

– Soit ! N’en parlons plus pour le moment, dit Dolet, que la sourde exaltation de Manfred étonnait et effrayait, cependant, il est un point que vous devez connaître… il le faut : le roi est entré ici par violence… J’ai résisté à ses ordres… il m’a fait arrêter… cette jeune fille n’a consenti à le suivre que pour m’éviter la Bastille…

 

– Admirable dévouement d’une âme candide ! Cher ami, pardonnez-moi. Je frémis quand je songe que pour une inconnue vous avez risqué la Bastille. Et cela, par ma faute ! Ah ! Dolet, je ne me le pardonnerai pas. J’ai attiré sur vous la colère de François… Je sens que d’étranges malheurs vont sortir de cette aventure… Et tout cela, pour une fille qui ne demandait qu’à être violentée !

 

Manfred, réellement bouleversé par cette idée qu’il venait d’émettre, se leva et fit quelques pas dans la salle.

 

– Mais nous lutterons ! reprit-il avec une âpre violence. Que les sbires de François et de Monclar osent toucher à un cheveu de votre tête !… Qu’ils osent ! !

 

– Calmez-vous, Manfred. Je ne crois pas qu’il y ait de danger immédiat. Quant à cette jeune fille…

 

– Assez sur ce sujet, maître ! Je la déteste, depuis ce que je viens d’apprendre. Et je me déteste encore plus de vous l’avoir amenée… Au revoir, maître. Lanthenay est-il au courant de ces faits ?

 

– Il sort d’ici et est très inquiet de vous.

 

– Je cours le rassurer et me concerter avec lui pour établir une surveillance autour de votre maison.

 

Le jeune homme rajusta sa toque à plume noire, sortit et prit le chemin de la rue Froidmantel où était son logis.

 

Il habitait là avec celui qu’il appelait Lanthenay. Nous aurons bientôt à expliquer quelle amitié unissait ces deux jeunes hommes et d’où était née cette amitié.

 

Le logis de la rue Froidmantel, situé à quelques pas du Louvre, était pauvre. On n’y voyait que les meubles indispensables. Il se composait de deux pièces mal éclairées, une pour Lanthenay, l’autre pour Manfred.

 

– Toi ! s’écria Lanthenay en voyant entrer son ami.

 

– Moi-même ! Je sors de chez Satan et viens de passer la nuit en l’une de ses meilleures hôtelleries.

 

– Explique-toi…

 

– Tu connais le charnier de Montfaucon ? Eh bien, c’est là que ce bon M. de Monclar avait eu l’originale[5] pensée de me faire jeter.

 

Lanthenay frissonna.

 

– Cet homme accumule sur sa tête des haines dont l’explosion sera terrible pour lui, dit-il sourdement.

 

Quelle lamentable fatalité faisait se dresser l’un en face de l’autre, menaçants, farouches, implacables, ces deux hommes dont l’un s’appelait le comte de Monclar et l’autre Lanthenay ? Nous ne tarderons pas à le savoir…

 

Le front dans la main, Lanthenay réfléchit quelques secondes. Puis il secoua la tête…

 

– Et comment en es-tu sorti ? reprit-il.

 

– Toute une histoire ! Je te raconterai, dit Manfred, qui fouillait dans un garde-manger, en tirait un pâté, du pain, une bouteille, les éléments d’un déjeuner sommaire qu’il se mit à dévorer à belles dents.

 

– Ça, causons maintenant ! reprit-il. Je t’annonce que j’ai un rendez-vous sérieux.

 

– Un duel ?

 

– Nenni !

 

– Une femme ?

 

– Ah ! ah ! Ne me parle pas de femmes, mon cher…

 

– Alors ?

 

– Un rendez-vous avec le roi de France en son Louvre, pour lui dire à la face de sa cour qu’il est un lâche.

 

– Tu deviens fou, Manfred…

 

– Et que je vais ce soir au Louvre… Tu m’accompagneras ?

 

– Si tu vois une utilité quelconque à ce que nous nous faisions tuer ce soir, je t’accompagne… Mais commence par me raconter en détail tout ce qui t’arrive.

 

Manfred se lança dans un récit très circonstancié qu’il débita avec volubilité.

 

– Eh bien ? acheva Manfred. Tu m’accompagnes ? Note que, pour la première fois de notre vie, je suis obligé de renouveler une question de ce genre.

 

– Manfred, dit Lanthenay, je vais d’abord te demander une preuve de la confiance que tu peux avoir en moi.

 

– Est-il besoin de preuves ? Je crois en toi mieux qu’en moi-même. Toutefois, parle.

 

– Eh bien, je te demande de n’aller au Louvre que d’ici quelques jours… quand je te le dirai.

 

– Ce que tu me demandes là est plus grave que tu ne crois… Mais puisque tu m’as pris en traître en faisant appel à ma confiance, c’est dit : j’attendrai…

 

– Merci, frère ! s’écria Lanthenay avec une véritable effusion. Je te promets de ne pas te faire languir… Mais ce n’est pas tout : jure-moi de ne pas bouger d’ici jusqu’au jour…

 

– Pour cela, oui. Je m’ennuie. Je ne saurais que faire d’ici là… Je vais passer mon temps à dormir… oui, c’est cela… voilà la bonne occupation quand…

 

Il hésita. Lanthenay acheva :

 

– Quand on a des chagrins d’amour !

 

– Qui t’a dit ? s’écria Manfred.

 

Lanthenay lui prit la main :

 

– Manfred, c’est mal… Tu me caches tes peines…

 

– Où prends-tu que j’aie des peines ? Ah ça ! ne suis-je plus le cavalier battant le pavé de Paris jusqu’en ses recoins mal famés ? Ai-je cessé d’être l’assidu client de la délicieuse Mme Grégoire et l’amateur intrépide de son petit Suresnes qu’elle débite de ses mains blanches et potelées ! Vive Mme Grégoire, morbleu ! Et s’il faut que j’ajoute quelques pousses nouvelles aux cornes que j’ai plantées sur le front de l’excellent Grégoire, je veux, pour te faire rire, Lanthenay, le transformer en dix-cors. Des peines ! Regarde-moi, ami ! Et dis-moi si je ne suis pas encore l’enragé coureur de rues, le cauchemar de messieurs les bourgeois, la lièvre maligne du grand prévôt, maudit par les moines, conspué par les prêtres, aimé des femmes, redouté des maris, faisant sonner sa bonne lame et chanter son rire libre… celui, enfin, que maître Alcofribas, maître des maîtres, prince des philosophes, roi des sages, rieur gigantesque, appelle par amitié et véritable affection Messire Jean des Entommeures !

 

– Je te regarde, Manfred, et je t’admire, grand cœur que tu es ! Tu gardes pour toi les chagrins et ne veux partager avec moi que tes joies…

 

– Tu me fais réellement trop magnifique. Sois tranquille, lorsque j’aurai un chagrin sérieux, tu en auras ta part.

 

– N’est-ce donc pas un chagrin sérieux que d’aimer sans espoir ?

 

– Aimer ! Sans espoir… murmura Manfred.

 

– Pardonne-moi, frère, s’écria Lanthenay. Aux plaies du cœur, il faut le fer chaud. Je t’ai fait mal… dis ?… Allons, laisse pleurer tes yeux, cela te soulagera… Tu aimes, pauvre ami. Tu aimes sans espoir… Et ce m’est une douleur atroce que de ne pouvoir prendre pour moi la moitié de ton mal… Mais va ! À ton âge, les chagrins d’amour sont vite étouffés. Jeune, hardi, fier et beau comme tu es, tu peux choisir parmi les plus belles, parmi les plus grandes dames… Tu oublieras !

 

Manfred, maintenant, la tête sur l’épaule de son ami, pleurait doucement, sans bruit.

 

– Que je suis malheureux ! dit-il.

 

– Tu l’aimes donc bien ?

 

Manfred fit oui de la tête.

 

– Je le savais, va ! depuis longtemps ! Cet amour, je l’ai vu éclore et grandir dans ton cœur, alors que peut-être tu l’ignorais encore toi-même ! Quand je te voyais endosser ton beau pourpoint de velours noir, et poser sur ta tête ta toque à grande plume noire, quand je te voyais fourbir la poignée d’acier de ta rapière, et que tu sortais ensuite, sans me dire où tu allais, je me disais : « Manfred va passer devant l’enclos du Trahoir ! » Et je souriais, fou que j’étais ! Mais pouvais-je prévoir la catastrophe ! J’étais heureux de te voir aimer cette pure et noble enfant dont le regard me semblait un poème de poésie naïve et tendre… Je faisais des rêves… Je la voyais auprès de mon Avette…

 

– C’est fini ! dit brusquement Manfred. La pure jeune fille était une courtisane !

 

– Tu accuses à la légère, Manfred.

 

– Allons donc ! Si elle ne l’était pas, elle en avait l’âme ! Elle est d’ailleurs excusable, ajouta-t-il amèrement. Songe donc ! Aimée d’un roi ! N’en parlons plus ! Tu l’as dit : cela s’oublie, ces choses-là ! Par tous les diables, il me semble que j’ai pleuré ! C’est du dernier bouffon !

 

Lanthenay considéra attentivement son ami.

 

– Pauvre ami ! songea-t-il. Il est plus profondément touché que je ne croyais !

 

Et tout haut :

 

– Je te laisse… Je ne te recommande pas d’essayer de n’y pas songer… ce serait inutile…

 

– Je n’y songe plus !… Va, mon cher, et tâche de hâter l’heure où je devrai me rendre au Louvre, puisque tu désires que j’attende… Tu dois avoir de bonnes raisons pour cela…

 

– Tu en jugeras, le moment venu, Manfred…

 

Lanthenay parti, Manfred se jeta tout habillé sur son lit et tomba presque aussitôt dans un sommeil de plomb.

 

Quelques jours s’écoulèrent…

 

Ce furent pour Manfred des journées d’un morne ennui. Ce repos forcé convenait mal à celle nature exubérante, et perdant enfin patience, il se préparait un jour à sortir lorsque Lanthenay lui dit :

 

– C’est pour ce soir…

 

– Enfin !… J’en avais assez d’aiguiser le fil de ma rapière… Sais-tu qu’elle me brûle dans la main !…

 

– Il y a ce soir grande fête au Louvre, reprit Lanthenay. Il n’est bruit que de cela par la ville. On dit que le roi va présenter à la cour une nouvelle venue… on l’appelle la duchesse de Fontainebleau…

 

Et il étudiait la physionomie de Manfred.

 

– Mon cher, dit froidement celui-ci, cette duchesse m’a tout l’air de s’appeler Gillette Chanlelys de son vrai nom… Allons, merci, ami ! Tu m’as choisi un beau jour ! Parbleu ! Je serai de la fête ! Elle ne serait pas complète sans moi…

 

– Toujours aussi amoureux ! songea Lanthenay.

 

– Tu m’accompagnes ? reprit Manfred.

 

– Non… J’ai justement un rendez-vous, ce soir, qu’il m’est impossible de remettre…

 

– Ah ! tu as un rendez-vous ?… La raison est sérieuse, en effet ! Va, mon ami, va à ton rendez-vous… pendant que je vais me faire tuer au Louvre !

 

– Manfred, au nom de notre amitié, de la prudence !… Va au Louvre, puisque tu es décidé à cette insigne folie… mais…

 

– Sois tranquille, interrompit violemment le jeune homme, je serai prudent… d’une prudence telle que tu en seras étonné !…

 

– Manfred, dit Lanthenay avec émotion, il se passe en ce moment quelque chose de grave entre nous deux… Tu es en train de douter de moi !…

 

– Nullement, mon cher. Tu as un rendez-vous… j’en ai un autre… c’est tout simple : chacun ses affaires…

 

– Manfred !… Ne suis-je plus ton frère ?…

 

– Non ! dit nettement Manfred.

 

– Manfred ! s’écria Lanthenay en ouvrant ses bras.

 

Manfred s’approcha de Lanthenay et prononça :

 

– Lâche !…

 

Lanthenay ne broncha pas. Seulement il devint très pâle, un frisson convulsif le secoua, comme s’il eût fait quelque prodigieux effort pour ne pas répondre… Il avait baissé la tête. Lorsqu’il la releva, il vit Manfred qui, lentement, sortait…

 

XVI

LA COUR DES MIRACLES

 

Il était environ quatre heures.

 

La rue Froidmantel était à deux pas du Louvre.

 

Manfred s’y rendit directement. Il demeura une heure dans l’encoignure d’une porte située en face la principale porte du Louvre. Ses yeux s’étaient attachés sur ce vaste ensemble de bâtiments et de jardins qu’était alors la royale demeure. Le cœur de Manfred battait fortement et une colère furieuse montait à sa tête.

 

Enfin, il s’en alla et se retrouva vers neuf heures du soir au fond d’un cabaret plein d’étudiants, devant une bouteille pleine et un verre vide. La tête dans la main, il réfléchissait. Il songeait, non avec tristesse, mais avec une colère croissante.

 

Et il nous est vraiment impossible de ne pas essayer de résumer ici cette rêverie :

 

– Rire est le propre de l’homme ! Maître Rabelais a dit cela. Qu’a-t-il voulu signifier ? Je le soupçonne de s’être un peu moqué du monde… Rire ! Vraiment ! la chose est facile à dire, non à faire. Rire ! Je le voudrais bien, morbleu ! Mais j’ai le cœur broyé, l’esprit malade… Amour ? Un mot ! Amitié ? un autre mot ! J’ai voulu voir ce qu’il y avait dans l’un et dans l’autre J’ai trouvé néant. Lanthenay était mon frère. Sur un signe de lui, sans explications, sans demandes ni réponses, je me fusse fait tuer, uniquement parce qu’il m’eût dit : Manfred, il faut que tu meures pour que je sois heureux… Oui, oui ! C’était mon frère ! Il le disait du moins. Et je le croyais. Un danger grave se présente. J’appelle mon frère, et il me répond : « Je ne puis pas : j’ai affaire ailleurs… » J’ai vu une fille… je l’ai regardée… je crois bien qu’elle m’a regardé aussi… Par l’enfer, j’y pense ! Si elle ne m’avait pas regardé de ses yeux si doux, l’aurais-je aimée !… Elle s’amusait !… Tiens ! Une petite fille qui vit retirée, qui s’ennuie, sans aucun doute… il lui faut quelque distraction… Passe un homme qui est prêt à se donner… Que faire pour se distraire ? On prendra le cœur de l’homme, et on s’en fera un jouet… Passe ensuite un roi !… Le roi n’a qu’à dire : « Viens ! » et la fille le suit ! C’est admirable. Et plus admirable encore est ma folie. Que vais-je devenir, cependant ? Hum ! Il me reste la ressource de me faire tuer. Mais, par les cornes de Satan, je veux me faire de belles funérailles en nombreuse et honnête compagnie… Paris rira demain ! Il faut que la fête du Louvre soit un événement dont on parle ! et pour cette fois, maître Rabelais aura eu raison de dire qu’il faut rire !…

 

Il reboucla son épée et sortit du cabaret.

 

Une demi-heure plus tard, il était devant le Louvre…

 

Comment put-il franchir les nombreuses barrières hérissées de gardes ?

 

Lui-même, interrogé plus tard sur ce point, ne put se rien rappeler de précis. Il eut seulement la sensation qu’il traversait d’abord, dans la rue, dans du noir, sous la pluie, un grouillement énorme de peuple accouru pour contempler les murs derrière lesquels s’amusait le roi ; puis soudain, ce fut l’impression d’une autre cohue, étincelante, celle-là, dans le rayonnement des flambeaux, dans la tiède atmosphère d’une salle immense.

 

Dès son entrée dans la salle, Manfred vit le roi et Gillette. Il marcha droit sur eux… Gillette, à ce moment précis, entendit Monclar raconter comment il avait enfermé Manfred dans le charnier de Montfaucon. Manfred la vit se lever toute droite… Il vit ses yeux si doux s’attacher sur lui avec une expression de joie infinie… Sa colère se déchaîna dès lors. Car l’hypocrisie de ce regard lui apparaissait flagrante…

 

Il est bon de noter en passant que Manfred et Gillette, hormis les quelques mots qu’ils avaient échangé, du Trahoir au logis de Dolet, ne s’étaient jamais parlé… Mais les amants ont un langage spécial qui leur permet de tout se dire avant que d’avoir prononcée une parole.

 

Au véritable cri que Manfred lut dans les yeux de Gillette, il répondit par un regard qu’il crut charger de mépris et de haine et qui n’était que plein de douleur…

 

Il arriva devant le roi.

 

On a vu quelle avait été son apostrophe audacieuse et violente pour le roi, méprisable et insultante pour Gillette.

 

François Ier debout, blême de fureur et de rage, avait fait un signe à ses gentilshommes. Ce signe voulait dire :

 

– Prenez cet homme ! Je vous le livre !

 

Au signe du roi, accompagné de paroles que la colère rendait rauques, il y eut une formidable poussée…

 

Des mains se tendirent pour saisir au collet l’insolent, pendant que Gillette, agonisante de douleur, écrasée de honte, tombait dans les bras de ses femmes.

 

– Au truand ! Tue ! tue !… À mort !…

 

– Arrière, chiens de basse-cour ! tonna Manfred.

 

Dans le même instant, et avant que le cercle se fût complètement fermé autour de lui, il avait tiré sa flamboyante rapière et fonçant tête baissée, s’était acculé dans un coin… Deux cents épées jetèrent leurs lueurs sous les feux de la fête. Et déjà, les plus rapprochés de Manfred lui portaient coup sur coup ; de seconde en seconde, on entendit des bruits secs d’acier qui se brise : c’étaient les fines épées de parade qui se brisaient sous le fouet de la rapière manœuvrée en un vertigineux moulinet… Du sang coulait devant Manfred, quatre ou cinq gentilshommes étaient tombés, blessés… les épées, maintenant, l’assaillaient de toutes parts… Il était blessé à la main, au bras et au cou ; le sang lui ruisselait sur la poitrine. Sa toque était tombée. Échevelé, les yeux flamboyants, les dents serrées, ramassé comme un fauve, il était effrayant à voir…

 

Toute cette scène avait duré quelques secondes à peine… Un cri de triomphe retentit soudain.

 

Manfred, blessé une fois de plus, était tombé sur ses genoux. M. de Saint-Trailles, le plus près de lui, le visait au visage, tandis que La Châtaigneraie et Sansac cherchaient à lui percer la poitrine. À genoux, ramassé dans son angle, il les tenait encore à distance.

 

À ce moment, une clameur sinistre, une clameur semblable au roulement du tonnerre et au bruit de l’océan à marée montante se fit entendre dans les salles voisines.

 

Des coups d’arquebuses éclatèrent…

 

La fumée envahit la salle de la fête.

 

Des hurlements, des jurons rugis dans toutes les langues connues… puis, un piétinement énorme… le cri d’alarme du grand prévôt dominant un instant le tumulte déchaîné… les ordres et contre-ordres criés par M. de Bervieux et M. de Montgomery aux gardes, les hallebardiers entrant dans la salle, en désordre, comme refoulés par un mascaret… puis aussitôt une véritable trombe humaine, une foule d’êtres inouïs, fantastiques, hurlant, se démenant, agitant des coutelas, des massues, accourant derrière une sorte de géant qui portait un quartier de charogne au bout d’une pique en guise de drapeau…

 

C’était la Cour des Miracles qui envahissait le Louvre !

 

Une foule hideuse, un grouillement de difformités, une assemblée de loqueteux à faces farouches, une armée d’effrayants soldats en guenilles, les uns manchots, les autres boiteux, d’autres bossus, d’autres avec des figures de monstres, borgnes, goitreux, quatre ou cinq mille forcenés se ruant en tourbillon, pareils à un cauchemar réalisé par Callot, des bandes serrées, hérissées de choses qui brillaient sinistrement, dévalaient, les uns sur les autres…

 

Cela s’était formé dans la rue, parmi le peuple…

 

Le cyclone s’était abattu sur le Louvre…

 

Les deux cents gardes placés à la grande porte furent balayés comme des fétus… En hâte, Monclar avait placé devant le roi un fort peloton de gardes, la hallebarde croisée…

 

Mais les truands n’y prêtèrent aucune attention.

 

Ils allaient, faisant le vide devant eux…

 

Il y eut une fuite éperdue de gentilshommes terrifiés par cette fantastique invasion… ceux qui essayaient de résister, saisis, lancés comme des paquets hors de la route suivie par le cyclone d’hommes…

 

Dans tout cela, des cris d’épouvante de femmes qui s’évanouissent, des bruits sourds de meubles qui se renversent, des détonations d’arquebuses, des menaces apocalyptiques, des gémissements, des râles…

 

Manfred allait succomber, lorsque la fuite soudaine des gentilshommes lui apparut comme un incident de rêve… Il ouvrit les yeux…

 

Il vit la trombe d’hommes qui s’abattait dans la salle.

 

Parmi eux, en avant, un homme, l’épée à la main, courait vers lui. La figure de Manfred s’illumina.

 

– Lanthenay !… Mon frère !… Ô mon frère, pardon !

 

Et il s’évanouit. En un clin d’œil il fut saisi, soulevé, emporté… Le flot humain se retira… Il y eut une rumeur qui alla décroissant puis, soudain, un grand silence glacial pesa sur le Louvre…

 

XVII

MONCLAR PARLE DE LANTHENAY

 

L’irruption des truands avait été un coup de foudre. Leur départ fut un évanouissement. Des ombres surgies on ne savait d’où rentraient dans l’ombre. C’était tout.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

De Bervieux, capitaine des gardes, s’arrachait les cheveux, et le désespoir de ce soldat était terrible. On l’entendit répéter :

 

– Mon épée est déshonorée… je n’ai plus qu’à mourir !

 

Montgomery, son lieutenant, s’était constamment tenu près du dauphin Henri, l’épée nue.

 

Le dauphin avait regardé passer le torrent avec une sorte de flegme, un peu pâle seulement.

 

Et quand tout avait été fini, il avait dit à Montgomery :

 

– Monsieur, quand je serai roi, je vous ferai capitaine de mes gardes.

 

– Et Bervieux, monseigneur ? avait répondu Montgomery qui, en lui-même, songea : C’est ce que je voulais !

 

– Bervieux ! Regardez-le ! Il pleure comme une femme !

 

– Monseigneur, avait, répondu Montgomery, la chose a été si imprévue ! Il n’y avait au Louvre que la garde d’honneur. Le régiment des Suisses vient d’arriver et occupe toutes les rues avoisinantes. Mais il est un peu tard.

 

Montgomery avait ajouté :

 

– Pour arrêter une pareille invasion, monseigneur, il eût fallu l’épée de Roland !

 

Le dauphin sourit et s’approcha de la dauphine, Mme Catherine, qui n’avait pas bougé de sa place.

 

– Vous n’avez pas eu peur, madame ? lui demanda-t-il.

 

Catherine de Médicis leva un regard sur son mari.

 

– Peur ? dit-elle. Si fait, monsieur… pour vous !

 

– Mme la dauphine aime tant monseigneur ! dit Diane de Poitiers qui, elle aussi, n’avait pas voulu reculer.

 

– Je ne suis pas la seule, dit Catherine de Médicis.

 

Et elle lança à la maîtresse du dauphin un sourire mortel.

 

Dans un autre coin, la duchesse d’Étampes racontait qu’un truand l’avait rudoyée au moment où elle se levait pour se jeter au-devant du roi et protéger Sa Majesté…

 

Un grand nombre de gentilshommes essuyaient leurs épées teintes de sang. Plusieurs étaient blessés. Quant aux truands qu’on avait vu tomber blessés, et peut-être morts, ils avaient disparu : le flot humain les avait emportés…

 

Essé, Sansac et La Châtaigneraie, toujours ensemble, s’étaient battus comme des lions, et ce fut certainement à eux que le roi avait dû de ne pas être balayé lui-même par la tourmente comme un fétu. Jarnac, Lézignan et Saint-Trailles racontaient à qui voulait les entendre qu’ils avaient tué une vingtaine de ces argotiers.

 

Le roi s’était retiré dans son cabinet où il était en grande conférence avec son grand prévôt.

 

François Ier se promenait avec agitation et il avait des éclats de voix qu’on entendait de loin malgré les tentures.

 

– Jour de Dieu ! grondait-il en martelant du poing une petite table qui se disloquait sous les coups, voilà donc où nous en sommes, monsieur le grand prévôt !… Je vous charge d’arrêter un misérable truand ; vous venez m’affirmer qu’il est pris, et au moment où vous me dites qu’il agonise, il apparaît en plein Louvre et m’insulte ! J’ai une armée ! J’ai une police ! Et nul ne sait que le Louvre va être envahi ! Nul n’est là pour s’opposer à l’invasion ! Dites-moi donc que le roi de France n’est pas plus en sûreté dans son Palais que le dernier des manants dans sa chaumine en pays conquis ! Où sommes-nous ? Suis-je encore le roi ? Mais parlez donc, monsieur !

 

Monclar, plus livide, plus sinistre que jamais, regardait le roi de ses yeux fixes et vitreux, sans courber la tête.

 

– Sire, dit-il froidement, je vous ai demandé de détruire de fond en comble la Cour des Miracles. J’ai été accueilli par des sourires. Peut-être le roi se décidera-t-il maintenant.

 

– Monsieur !…

 

– Sire ! Suis-je encore le grand prévôt de Votre Majesté ? Si je ne le suis plus, que Votre Majesté me fasse arrêter ; mes explications seraient inutiles. Si je le suis encore, daigne Votre Majesté m’écouter avec calme…

 

– Avec calme ! Vraiment ! interrompit le roi avec une croissante violence. C’est à croire à une gageure ! Ainsi l’autorité royale est ébranlée et on me demande d’être calme ! Ah ! monsieur, je trouve que vous l’êtes par trop ! Mais, par Notre-Dame ! il faudra que cela change ! Et pour commencer…

 

Le roi s’interrompit par un violent coup de poing qu’il asséna sur la table ; le léger meuble s’effondra…

 

– Bassignac ! cria François Ier, oubliant toute étiquette.

 

Le valet de chambre apparut tout tremblant.

 

– Qu’on m’amène le capitaine des gardes !…

 

Bervieux entra aussitôt.

 

– J’attendais, sire, dit-il avec fermeté.

 

– Bervieux, qui était l’officier de garde à la grande porte ?

 

– M. de Bervieux, sire, mon fils.

 

– Faites-vous remettre son épée. Dès demain, on commencera à instruire son procès…

 

– Sire… le grand coupable… c’est moi… De grâce…

 

– Allez, monsieur.

 

De Bervieux sortit en chancelant.

 

– Que disiez-vous, monsieur de Monclar ? reprit le roi, calmé par cette exécution.

 

– Je disais, sire, répondit le grand prévôt, qu’il faut guérir Paris de cette pustule qui s’appelle la Cour des Miracles… Il faut détruire les masures ignobles de toute la truanderie, il faut prendre leurs habitants en masse, hommes, femmes et enfants, commencer un procès énorme qui frappera le monde de terreur, et faire édifier dix mille potences afin qu’il ne reste plus rien des infâmes qui ont commis le sacrilège de ce soir.

 

François Ier regarda Monclar avec admiration.

 

– Ainsi, dit-il, vous pendriez tout ? Même les enfants ?

 

– L’exécution des pères et des mères ne servirait à rien, si on laissait vivre des enfants qui portent en eux le poison diabolique… le poison qui tuera la royauté, sire ! je veux dire l’esprit de révolte…

 

Avec son ordinaire mobilité d’esprit, François Ier qui l’instant d’avant était livide de fureur, devint tout à coup enjoué et plaisanta :

 

– Où mettrez-vous les dix mille potences ? Savez-vous que ce sera un beau spectacle… Ah ! monsieur de Monclar, vous êtes poète à vos heures, – un terrible poète…

 

– Sire, me donnez-vous carte blanche ?

 

– Allez, Monclar. Je vous livre Paris. Soyez sans pitié…

 

Monclar s’inclina ; un peu de rose fugitif monta à ses joues livides : le rêve d’une monstrueuse extermination passa devant ses yeux. Comme il allait se retirer, il chancela et faillit s’affaisser. Il se retint à un meuble.

 

– Qu’avez-vous, Monclar ? s’écria le roi.

 

– Peu de chose, sire. Pardon… cette faiblesse est indigne de moi.

 

Il se redressa avec effort… Alors seulement le roi s’aperçut que le pourpoint du grand prévôt était ensanglanté.

 

– Mais vous êtes blessé !…

 

– Oui, sire…

 

– Et vous ne le disiez pas !…

 

– Nous avions à parler de choses plus urgentes, sire.

 

– C’est l’un de ces Égyptiens, n’est-ce pas ?

 

– Oui, sire… l’un des plus dangereux, celui dont j’ai parlé à Votre Majesté. Il s’appelle Lanthenay…

 

Monclar sortit d’un pas raidi.

 

Le roi murmura avec un sourire :

 

– Je plains ce Lanthenay !

 

À ce moment, Bassignac entra vivement, tout agile.

 

– Qu’est-ce ? demanda François.

 

– Sire ! M. de Bervieux, votre capitaine, vient de se tuer. Le roi demeura un instant silencieux.

 

– C’est bien, dit-il froidement. Allez dire à M. de Montgomery qu’il arrête M. de Bervieux, le fils, et qu’il vienne ensuite me trouver…

 

XVIII

GILLETTE FIANCÉE

 

Toute la nuit, Paris fut sillonné de patrouilles à cheval, en sorte que les bourgeois épouvantés ne purent fermer l’œil. Le lendemain matin, des forces imposantes se déployèrent autour du Louvre.

 

Si les bourgeois dormirent mal, le roi de France ne dormit pas du tout.

 

Il passa la nuit à se retourner dans son lit, laissant osciller sa pensée entre ces deux pôles magnétiques qui, chacun à leur tour, la sollicitaient fortement :

 

Triboulet, – Manfred.

 

Et toujours cette pensée revenait à Gillette, comme au point d’attache du pendule d’oscillation.

 

Pour Triboulet, la solution se présentait assez simple : on le jetterait en quelque Bastille. Pour Manfred, le problème n’était en somme qu’un problème de police : il s’agissait de prendre le truand et de le rouer vif. Voilà ce que se disait François Ier.

 

Mais tout en s’affirmant qu’il avait ainsi résolu la question au mieux de ses intérêts, il sentait qu’il y avait autre chose !

 

Non ! Tout ne serait pas fini parce que son bouffon irait finir ses jours en un cachot et parce que Manfred serait exposé au grand échafaud de la place de Grève !

 

Leur mort ne pourrait panser la double blessure qui venait d’être faite à son cœur…

 

Gillette aimait Triboulet ! Gillette aimait Manfred !

 

Ces deux vérités apparaissaient au roi, aveuglantes.

 

En vain. Fleurial avait-il été montré à Gillette comme un vil bouffon de cour. Gillette n’avait vu en lui que son père !

 

En vain Manfred avait-il gravement insulté la jeune fille devant une nombreuse assemblée… Dans les yeux de Gillette, le roi avait lu l’amour… Et lui, roi, avait vu sa passion dédaignée !… Lui, le vrai père, avait été repoussé.

 

Ces deux sentiments – l’amour et l’affection paternelle, – se livraient en lui une sorte de combat dont il ne se rendait pas compte.

 

Soyons justes : François Ier était convaincu que l’amour sensuel avait été aussitôt étouffé en lui-même par l’affection paternelle. Il le croyait… Mais sa haine contre Manfred, cette haine qu’il sentait croître de minute en minute, venait peut-être lui donner un démenti.

 

Alors qu’il se jurait de châtier en Manfred l’audacieux argotier, l’insolent, le révolté, il est hors de doute qu’il poursuivait surtout en ce jeune homme l’amant, celui qui était aimé… François Ier était un type de reître policé.

 

Sous le vernis brillant de son imagination, sous le faste de ses prétentions à la poésie et aux arts, ce qu’on trouvait en lui, c’était l’homme de la bataille.

 

On en a fait un ténor. C’était surtout un tueur.

 

Comme à tous les reîtres de toute époque et de tous pays, la question féminine lui apparaissait d’une extrême simplicité : Il aimait une femme ? Il la prenait. Il ne l’aimait plus ? Il la rejetait du pied dans le néant. Il y avait un obstacle entre lui et sa passion ? Il supprimait l’obstacle.

 

Qu’était-ce que Gillette aux yeux de l’homme de Marignan ? Une toute petite fille, un jouet.

 

Il y avait en lui une passion qui s’exaspérait de résistance. Il cherchait à se persuader que c’était de la passion paternelle. Et, pour être juste, il est probable qu’il le croyait sincèrement, incapable qu’il était de lire en soi-même…

 

Aussi, lorsqu’il crut avoir trouvé la solution définitive, il ne se dit pas une seconde qu’il allait commettre une monstruosité, pas plus qu’il n’avait cru en commettre une en faisant prévenir Ferron de la trahison de Madeleine et en lui remettant lui-même la clef de la maison où se consommait la trahison.

 

Au matin, il fit venir ses trois fidèles.

 

Essé, Sansac et La Châtaigneraie, à peu près guéris de leurs blessures, avaient passé la nuit au Louvre, de même que beaucoup d’autres courtisans, pour défendre le roi en cas d’un retour offensif des truands.

 

Ils présentèrent leurs compliments au roi, qui les laissa dire, paraissant méditer, assis dans un grand fauteuil.

 

Tout à coup, le roi demanda :

 

– La Châtaigneraie, comment trouves-tu la duchesse de Fontainebleau ?

 

– Sire, dit La Châtaigneraie, je trouve que Mlle la duchesse de Fontainebleau est bien belle…

 

– Bien belle ! fit le roi en hochant la tête. Cela est vrai. Et toi, Sansac ?

 

– C’est-à-dire, sire, que je la trouve admirable.

 

– Admirable n’est pas de trop. Et toi, Essé ?

 

– Sire, j’en ai les yeux encore tout éblouis.

 

– Fort bien. Ainsi, tous les trois vous êtes d’accord pour trouver que la duchesse est une belle personne, digne d’être aimée ?

 

Cette fois, ce fut avec inquiétude que les courtisans se regardèrent. Avaient-ils parlé trop vite ? Fallait-il déclarer que Gillette était une insignifiante beauté ? Le tout était de savoir ce qu’en pensait réellement le roi.

 

Celui-ci, heureusement, les tira d’embarras.

 

– Eh bien, cela prouve, dit-il, que vous avez de bons yeux. Maintenant, écoutez bien : je donne à la duchesse mes domaines de Fontainebleau, et j’ai l’intention de la marier au plus tôt.

 

L’inquiétude des courtisans se changea en stupéfaction… La nouvelle duchesse n’était donc pas la maîtresse du roi ? Ou bien, est-ce qu’il en avait déjà assez ?

 

– J’ai cherché un mari pour elle, reprit le roi en se levant… et je ne vois que l’un de vous trois…

 

– Sire ! s’écrièrent les courtisans émerveillés.

 

– Oui, oui ! Ce sera l’un de vous trois… Lequel ? Je ne sais pas encore. Il faudra que celui-là ait fait ses preuves…

 

– Sire ! Nous sommes prêts à tout entreprendre pour mériter une telle faveur…

 

Le roi garda un instant le silence.

 

Puis, d’une voix indifférente, il prononça :

 

– La duchesse de Fontainebleau épousera celui de vous trois qui m’amènera, mort ou vif, le truand qu’on appelle Manfred !

 

Les trois courtisans s’inclinèrent et murmurèrent des mots de gratitude que le roi interrompit :

 

– Messieurs, j’ai dit et ne m’en dédirai pas. Celui de vous trois qui m’amènera cet insolent, celui-là sera l’époux de la duchesse.

 

– Sire ! Quand faut-il que nous nous mettions en campagne ?

 

– Tout de suite ! répondit le roi.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Le soir de ce même jour, les trois amis étaient attablés en l’auberge de la Devinière.

 

Cette auberge, sise en plein centre de la vie parisienne, c’est-à-dire à l’embouchure de la rue Saint-Denis, était tenue par les époux Grégoire : le mari, un peu bilieux et quinteux, gras à lard, toujours flamboyant devant les grands feux de l’âtre immense où rôtissaient des volailles variées. C’était un brave homme, ou du moins ce qu’on a toujours appelé un brave homme, c’est-à-dire s’occupant de vendre son vin le plus cher possible, et ne se mêlant de rien au monde que d’augmenter son pécule sou à sou ; la femme, Mme Grégoire, accorte commère à l’œil luisant, admirablement potelée, avec des rondeurs exubérantes sans trop d’exagération, et des fossettes un peu partout : à ses joues, à son menton, aux coudes de ses bras blancs toujours nus.

 

On venait fort à l’auberge de la Devinière pour y boire d’un certain vin d’Anjou mis à la mode par Rabelais.

 

Le couple Grégoire s’adornait d’un rejeton qui lui était survenu par la grâce du diable. Le rejeton, âgé d’une quinzaine d’années, en paraissait douze, étant un peu chétif, malingre, maigre, mal venu – mais malin comme un singe. On l’appelait Landry, et les clients de l’auberge avaient complété ce nom en y adjoignant une allusion à la petite taille du gamin : Landry-Cul-de-Lampe.

 

Donc, ce soir-là, en l’auberge de la Devinière, Sansac, La Châtaigneraie et Essé vinrent s’attabler devant une bouteille de vin d’Anjou. Il y avait une salle commune, grande, belle, ornée de cuivres, encombrée de tables bien cirées et d’escabeaux sculptés. Mais il y avait aussi d’étroites salles pour les buveurs qui tenaient à s’enivrer dans la solitude. C’est dans l’un de ces cabinets que les trois inséparables s’étaient installés, leur service au Louvre étant terminé.

 

– Toute la question, dit Sansac, continuant une conversation déjà commencée en cours de route, est de savoir si…

 

Il s’interrompit, cherchant les mots. Les deux autres comprirent.

 

– Oui, fit Essé. Car on dit que…

 

– Morbleu ! s’écria La Châtaigneraie. Il n’y en a aucune preuve ! C’est cette vieille pie-grièche de Diane qui fait courir ce bruit ; mais la duchesse de Brézé devrait bien tenir sa langue. Et tout à coup, cynique, il déclara :

 

– Et puis, après tout, quand cela serait !

 

– Ah ! pardon, dit Essé, je ne tiens pas à épouser les maîtresses des autres…

 

– Même quand l’autre s’appelle François de Valois, roi de France, et donne en dot les domaines de Fontainebleau ?

 

Les trois hommes se regardèrent. Sansac reprit :

 

– Je ne sais pas de quoi nous nous occupons là. À quoi bon épiloguer sur un détail que nous ignorons ? Acceptons-nous, oui ou non ?

 

– Moi, j’accepte ! dit La Châtaigneraie.

 

– Moi aussi, dit Essé.

 

– Moi aussi ! compléta Sansac.

 

Alors, s’étant ainsi déchargés du souci moral qui ne les avait d’ailleurs que médiocrement tourmentés, les trois amis se mirent à rire. Ils vidèrent leurs verres et firent venir du vin. Alors, La Châtaigneraie continua :

 

– Il est bien entendu, n’est-ce pas, que nous combinons nos efforts pour nous emparer du truand. Chacun de nous, seul, échouerait peut-être. À nous trois, nous réussirons sûrement.

 

– Convenu ! répondirent les deux autres.

 

– Il ne reste plus qu’à désigner celui de nous trois qui épousera la belle. Le moyen que je vous ai proposé…

 

– Nous va à merveille !

 

– Des dés ! commanda La Châtaigneraie.

 

Mme Grégoire, empressée, avenante, apporta elle-même le jeu de dés à ses clients de choix.

 

Puis, la porte refermée, Sansac saisit le cornet.

 

– Je commence ! dit-il.

 

Il agita les dés fortement et les jeta sur la table.

 

– Onze ! cria-t-il avec une profonde émotion.

 

– À moi, dit Essé.

 

Pâle d’angoisse, il jeta les dés :

 

– Quatre !

 

D’Essé se leva et lança le cornet contre le mur.

 

– À moi ! dit La Châtaigneraie, en ramassant le cornet et en agitant les dés. Un instant, cependant : si j’amène onze, moi aussi ?

 

– Tout sera à recommencer ! s’écria d’Essé.

 

– À recommencer entre La Châtaigneraie et moi, voilà tout ! affirma brutalement Sansac.

 

La Châtaigneraie se décida tout à coup.

 

– Douze ! lança-t-il d’une voix rauque.

 

Sansac poussa un effroyable juron.

 

Triomphant, La Châtaigneraie proclama :

 

– C’est donc moi qui épouserai Gillette, duchesse de Fontainebleau, le jour où nous aurons pris le truand !

 

Les deux autres firent oui de la tête, d’un signe furieux. Alors, tous trois rebouclèrent leurs épées et sortirent de l’auberge de la Devinière.

 

XIX

LA GYPSIE

 

Dans la nuit où eut lieu la fantastique invasion du Louvre par les truands, la Cour des Miracles présentait un spectacle vraiment curieux.

 

Au centre du vaste quadrilatère formé par des lignes de maisons lépreuses, avait été plantée la haute pique surmontée d’un quartier de charogne : le drapeau !

 

Des torches de résine brûlaient ; des feux avaient été allumés ; deux tonneaux de vin hissés sur des tables, et tournait la canelle[6] qui voulait ; il y avait foule autour des feux ; de nombreux blessés se faisaient panser par des femmes ; trois morts qui avaient été emportés étaient exposés sur des tables autour desquelles de vieilles femmes chantaient des lamentations et célébraient les vertus des défunts. Après une pareille équipée, les truands éprouvaient la sourde inquiétude d’une nouvelle bataille toute proche ; ils n’imaginaient pas que les choses pussent en rester là ; tout le royaume d’Argot et d’Égypte était sur la défensive ; les hommes n’avaient pas dépouillé leurs armes ; les femmes formaient hâtivement des barricades devant toutes les ruelles qui venaient se déverser dans ce réservoir. Des sentinelles avancées avaient été posées autour de la citadelle centrale, et il y en avait partout, jusqu’au pied du Louvre même.

 

Manfred avait été transporté dans une des maisons de la Cour même. Dans une chambre sommairement meublée, Lanthenay était assis près d’un lit où Manfred, étendu, se laissait panser par la vieille femme que nous avons entrevue et que nous continuons à appeler la Gypsie.

 

Activement, elle enduisait les blessures d’un onguent qu’elle avait composé, plaçait des bandelettes et des compresses avec une agilité et une délicatesse telles que le blessé sentait à peine l’effleurement des doigts.

 

– C’est fini ! dit tout à coup la Gypsie. Trois jours d’immobilité suffiront.

 

Et, avec un haussement d’épaules, elle ajouta :

 

– Ce ne sont pas des blessures d’épée ; ce sont des piqûres d’épingles.

 

Manfred approuva de la tête.

 

– Nos hommes frappent mieux, quand ils frappent, continua la vieille qui semblait se perdre dans une rêverie.

 

Manfred avait fixé ses yeux sur son ami. Entre les deux hommes, il n’y avait eu aucune explication.

 

Au premier moment, ils s’étaient embrassés, et les paroles n’avaient pas eu à intervenir… c’était tout.

 

– Ainsi, reprit la Gypsie, le grand prévôt est blessé ?

 

– Blessé ! répondit Lanthenay.

 

– Par toi ? Bien certainement par toi ? En es-tu bien sûr, mon fils ?

 

La vieille parlait avec une étrange douceur. Il est à remarquer qu’elle ne prodiguait pas à Lanthenay ce nom de « fils » qu’elle venait de lui donner. Elle ne l’appelait ainsi que dans certaines occasions très rares.

 

– J’en suis tout à fait sûr ! dit Lanthenay.

 

– C’est admirable ! reprit la vieille.

 

Elle hocha lentement la tête et murmura entre ses dents :

 

– Oui ! les destinées ont de ces conjonctions mystérieuses… Vraiment, ceci est admirable…

 

Elle continua avec une soudaine inquiétude :

 

– Mais la blessure est-elle dangereuse ?

 

– Je ne crois pas, dit Lanthenay.

 

Et la Gypsie prononça ces paroles dont ni Manfred ni Lanthenay ne comprirent le sens :

 

– C’est qu’il ne faut pas qu’il meure… je ne veux pas… ce ne serait pas juste !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Il est indispensable que nous placions ici un incident qui n’a pu trouver place dans notre récit, et qui a une importance capitale.

 

Nos lecteurs ont deviné que les truands avaient été entraînés par Lanthenay à l’assaut du Louvre.

 

En effet, dès le premier instant. Lanthenay avait compris que la résolution de Manfred était inébranlable.

 

Que faire ? L’accompagner au Louvre ? C’était la mort assurée pour tous les deux. Or, Lanthenay était amoureux : il voulait vivre. Il ne consentait à mourir que s’il n’y avait pas d’autre issue à la situation. Il avait dès lors entrepris l’audacieuse tentative d’invasion.

 

Pendant les quelques jours où Manfred demeura enfermé au logis de la rue Froidmantel, Lanthenay avait passé son temps à essayer de convaincre les principaux chefs des truands : le roi de Thunes, le duc d’Égypte, l’empereur de Galilée, et les plus importants de leurs comtes et suppôts, personnages avec lesquels nous aurons sans doute à lier connaissance.

 

Lanthenay eut à lutter contre une vive résistance : la proposition paraissait follement téméraire, et ces hardis compagnons ne se risquaient à certains coups d’audace qu’à bon escient, et pour le bon motif, c’est-à-dire pour le profit qu’il y avait à retirer d’une expédition.

 

En désespoir de cause. Lanthenay avait réclamé l’assemblée générale de toute la truanderie. Cette assemblée eut lieu la veille du jour où Manfred alla au Louvre.

 

Tout à coup, les suppôts, comtes, clercs et massiers, personnages déguenillés, hideux, farouches, parcoururent les rangs de l’assemblée, et, en quelques minutes, avec une prodigieuse rapidité, tous, jusqu’au dernier des francs-mitoux[7], furent au courant du but de la réunion.

 

Il s’éleva un grand murmure, cette sourde rumeur de gens qui discutent. Cela dura dix minutes.

 

Alors les grands chefs parlèrent à tour de rôle.

 

D’abord le roi de Thunes. Ce roi s’appelait Tricot.

 

Il exerçait le jour l’honorable et lucrative profession de mendiant, et la nuit la profession plus honorable et plus lucrative encore de voleur. Ce cumul ne le fatiguait pas trop, et lui laissait même des loisirs pour composer des ballades qu’il chantait en ses heures de bonne humeur.

 

Il se hissa sur un tonneau et dit, d’une voix forte :

 

– Nous aimons notre frère Manfred. Mais que va-t-il faire au Louvre ? Qu’irions-nous y faire nous-mêmes ? Nous ne voulons pas nous engager dans une aventure qui peut avoir une terrible issue et des conséquences encore plus terribles pour la paix de notre royaume. J’ai dit.

 

Ce bref discours, prononcé d’une voix éraillée, ponctué de gestes violents, fut accueilli par un grand silence.

 

On attendait que tous les chefs eussent parlé. Lanthenay, qui se tenait au pied du trône, se mordait les lèvres avec angoisse.

 

Le duc d’Égypte parla dans le même sens que Tricot.

 

L’empereur de Galilée se prononça aussi pour l’abstention.

 

Alors, la rumeur éclata, les discussions recommencèrent dans tous les groupes.

 

L’immense majorité de cette foule était décidée à passer outre et à se porter en masse au secours de Manfred.

 

Mais telle était l’autorité des chefs que pas une voix n’osait s’élever pour protester contre leur décision.

 

Tout à coup, un remous se fit près du trône de Tricot.

 

On vit une ombre grêle surgir près du roi de Thunes.

 

Elle apparut soudain dans la lumière des torches.

 

– La Gypsie !

 

Cette exclamation retentit de toutes parts.

 

Et un silence étrange se fit.

 

La scène présentait alors une sorte de grandeur sauvage : la place où dix mille êtres, hommes et femmes en haillons, faces violentes ou livides, physionomies terribles ou blafardes, grouillent autour des feux ; tout autour, les maisons à toits aigus, les fenêtres à minuscules vitraux plombés sur lesquels les flambeaux de résine accrochent des lueurs rouges ; au centre, le trône du roi de Thunes, autour duquel des gens montent la garde, armés de coutelas, bizarrement vêtus de loques sordides ; près de là, les figures fantastiques du duc d’Égypte et de l’empereur de Galilée ; sur le tout, un silence pesant d’où monte la palpitation de dix mille poitrines qui respirent…

 

La vieille Gypsie s’était dressée. De sa voix perçante, accentuée par une farouche énergie, les mots martelés par un violent besoin de convaincre, elle dit :

 

– Écoutez-moi, vous tous ! J’ai à vous dire des choses qui sont dans mon cœur et qui sont certainement dans les vôtres aussi. On vient de vous parler non pas comme à des hommes, mais comme à des femelles dignes d’être vendues au marché. Vous l’avez supporté. Vous êtes des lâches !

 

La Gypsie garda un instant le silence. Une sorte de halètement passa, rapide comme un frisson, sur cette foule compacte qui écoutait avec une attention profonde.

 

Debout, ses cheveux gris au vent, ses bras maigres levés dans un geste de malédiction, la Gypsie apparaissait comme un génie surnaturel à ces imaginations élémentaires et sa maigre silhouette éclairée par les feux rouges, avec des coins d’ombre violemment accusés, évoquait sur les truands assemblés, guerriers nocturnes, l’esprit des batailles qui vient planer sur toute réunion armée.

 

Son apostrophe fit oublier les sages conseils du roi de Thunes. Ses insultes clamées d’une voix aigre chatouillèrent agréablement ces épidermes comme des caresses.

 

– Il n’en est pas un ici qui ne sente son cœur éclater de colère et de honte à la pensée qu’un de nos frères sera venu en vain nous demander assistance. Et pour qui ?… Pour le meilleur, le plus vaillant ! Hommes, écoutez-moi. Voici ce que je dis : mon fils Lanthenay vient vous dire que mon fils Manfred court un grave danger. Si vous n’entendez pas cette voix, les femmes m’entendront. J’irai au Louvre à la tête de vos ribaudes ! J’ai dit.

 

Ces paroles produisirent un effet prodigieux.

 

La menace de la Gypsie parlant d’entraîner au Louvre les ribaudes de la Cour des Miracles provoqua un enthousiasme indescriptible.

 

Le roi de Thunes, le mendiant Tricot, fit un geste. À l’instant même, le silence s’abattit sur la Cour des Miracles.

 

Le roi de Thunes demanda :

 

– Vous voulez aller au Louvre ?

 

La même acclamation retentit.

 

– C’est bien ! Nous irons au Louvre !…

 

La Gypsie, ayant obtenu ce qu’elle voulait, avait sauté à bas du tonneau qui lui avait servi de tribune ; elle s’approcha vivement de Lanthenay, lui prit la main :

 

– Tu vois ? Sans moi, tu n’obtenais rien…

 

– C’est vrai, mère Gypsie.

 

– Souviens-toi bien, reprit-elle d’une voix étrange : c’est grâce à moi que tu vas envahir le Louvre et porter une main sacrilège sur l’autorité royale…

 

Lanthenay frissonna. Elle ajouta tout à coup :

 

– Peut-être te rencontreras-tu avec le grand prévôt…

 

– Peut-être !

 

– Et ce sera grâce à moi !

 

Lanthenay s’éloigna. La vieille le suivit un instant des yeux. Une joie terrible pétillait dans ses yeux.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Nous avons insisté sur cet incident : d’abord pour le curieux tableau de cette assemblée de truands, ensuite pour établir avec netteté que ce fut, en effet, grâce à la Gypsie que se produisirent ces deux événements capitaux :

 

L’invasion du Louvre par les truands.

 

Le grand prévôt blessé par Lanthenay.

 

XX

MANFRED ET LANTHENAY

 

Il est temps que nous donnions satisfaction à la légitime curiosité de nos lecteurs en essayant de démêler un peu le passé de ces deux jeunes hommes que nous connaissons sous les noms de Manfred et Lanthenay.

 

Un jour, il y avait de cela bien des années, était entrée dans Paris une troupe de bohémiens composée du père, de la mère, d’un grand gaillard d’une vingtaine d’années, et enfin d’un petit garçon.

 

Ces gens venaient d’Italie. Arrivés à Paris, ces bohémiens aboutirent naturellement à la Cour des Miracles.

 

Là, ils s’installèrent en un logement sordide. Pourtant, ils étaient assez riches, d’après ce que racontèrent quelques voisins. On entendit plus d’une fois la bohémienne compter de l’or. On la vit changer assez souvent des ducats à l’effigie du pape Alexandre Borgia. Tout aussitôt, et sans perdre de temps, la famille s’était d’ailleurs mise à travailler. Le père s’en allait par les rues de Paris, vendant de petits paniers d’osier qu’il fabriquait lui-même avec une habileté consommée, un art délicat. La mère disait la bonne aventure. Le fils travaillait la nuit, exerçant la fructueuse et noble profession de tire-laine. Quant au petit garçon, il demeurait à la maison avec la bohémienne à qui on donna ce nom : la Gypsie. Cet enfant s’appelait Manfred.

 

De toute évidence, il n’était ni de la famille, ni de la race de ces nomades. Il avait les traits fins, la peau blanche bien que légèrement halée par la course au grand air. Il y avait dans sa physionomie éveillée, dans ses grands yeux doux et ardents, dans sa parole impérative on ne savait quoi de gracieux, de câlin, de tendre et de vif qui le firent adorer de toute la Cour des Miracles.

 

Interrogée sur cet enfant, la Gypsie gardait un silence prudent. Parfois, cependant, elle répondait qu’elle avait eu l’enfant d’une famille italienne qui, trop malheureuse pour l’élever, s’en était débarrassé en le vendant à la première troupe de bohémiens qui passait.

 

Cette explication avait paru plus que suffisante aux insoucieux habitants de la Cour des Miracles, et le passé de Manfred demeura obscur.

 

Nous devons toutefois noter qu’un jour il vint à la cour de France une grande dame qui s’appelait la duchesse de Ferrare et qui n’était autre, disait-on, que la fille du pape Alexandre Borgia. Cette dame demeura huit jours à Paris, puis s’en retourna en Italie. Or, il a été établi que la Gypsie alla voir la duchesse de Ferrare, dont elle avait appris l’arrivée on ne sait trop comment. Elle eut une assez longue conférence avec elle. Cet incident passa d’ailleurs inaperçu au moment où il se produisit.

 

Le petit Manfred, élevé dans la Cour des Miracles, admiré par les truands, grandissait en force, en grâce et beauté.

 

Tout à coup, un événement soudain vint jeter un trouble dans l’existence relativement paisible de ces bohémiens : le fils de la Gypsie fut arrêté. La bohémienne avait pour ce fils une passion exclusive. L’amour maternel était chez elle un sens poussé à l’extrême acuité.

 

Elle fût morte volontiers pour éviter un chagrin à son enfant. Elle n’avait pour l’homme dont elle partageait la vie qu’une affection modérée ; quant au jeune Manfred, il lui était indifférent. Mais elle adorait son fils ; toute sa vie tenait dans cette adoration.

 

Les motifs de l’arrestation du bohémien nous sont inconnus ; il est probable qu’il avait été pris détroussant quelque bourgeois attarde au détour d’une ruelle. Toujours est-il qu’il fut condamné à être pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuivît.

 

Dépeindre la douleur furieuse de la Gypsie nous entraînerait hors de notre sujet. Disons seulement que cette douleur affecta une forme terrible. Elle rôda nuit et jour auprès de la prison, implorant les gardiens, promettant des trésors si on lui rendait son fils. Elle put un jour approcher du grand prévôt et se crut sauvée : celui-là avait le droit de faire grâce !

 

Le grand prévôt écouta avec une attention soutenue la supplication de cette mère qui sanglotait à ses pieds. Tout ce qu’un être humain peut trouver de touchant pour en attendrir un autre, la Gypsie le trouva et le lui dit.

 

Quand elle eut fini de parler, le grand prévôt lui tourna le dos sans une réponse.

 

Le lendemain, le jeune bohémien fut pendu.

 

La Gypsie assista à l’exécution jusqu’à la fin.

 

Elle ne s’évanouit pas. Elle ne pleura pas.

 

Seulement, elle demanda que le corps de son fils lui fût remis ; cela lui fut refusé : il y avait une sépulture spéciale pour les suppliciés, et nous avons vu en quel cimetière on jetait les pendus de Montfaucon.

 

Alors la Gypsie demanda qu’on lui laissât embrasser le cadavre de son fils. Elle fut repoussée sur l’ordre du grand prévôt, que cette femme finissait par ennuyer.

 

Alors, la Gypsie s’en alla.

 

Elle reprit ses occupations ordinaires, et bientôt il fut évident qu’elle avait oublié le terrible épisode.

 

Le contraire eût étonné ce monde spécial où une pendaison n’était, somme toute, qu’un médiocre incident.

 

Une année environ s’écoula…

 

Un matin on vit que Manfred avait un compagnon. Un petit garçon de son âge, c’est-à-dire d’environ quatre ans, pleurait dans le logis de la Gypsie.

 

D’où sortait cet enfant ?

 

La bohémienne, interrogée sur ce point par les massiers de la Cour des Miracles, personnages qui exerçaient une surveillance, répondit que l’enfant lui avait été donné.

 

– Par qui ?

 

– Par des gens… une famille…

 

– Quelles gens ? Comment s’appellent-ils ?

 

– Lanthenay ! répondit la bohémienne au hasard, ce nom d’un village qu’elle avait jadis traversé lui étant tout à coup revenu en mémoire.

 

Le nom de Lanthenay, que la bohémienne avait ainsi jeté, demeura à l’enfant. Quant à sa présence au logis de la Gypsie, personne n’y songea plus.

 

Il était là, comme poussé subitement sur le sol fangeux de la Cour : on l’acceptait sans plus d’explications.

 

Celui qui portait ce nom de village que la bohémienne lui avait donné au hasard était un très bel enfant avec des yeux doux et de grands cheveux blonds bouclés.

 

Pendant les premiers jours, il pleura beaucoup en appelant sa mère. Il faut dire que la Gypsie fit tout ce qu’elle put pour apaiser le désespoir du pauvre petit.

 

Ceux qui la voyaient prendre cet enfant dans ses bras, le serrer contre son sein, le regarder avec des yeux où brillait une joie lointaine, profonde, se figurèrent que la bohémienne était probablement la mère du petit Lanthenay.

 

Dès lors s’expliqua l’indifférence de la Gypsie lorsque son fils fut pendu : elle raccrochait son existence à cet enfant qu’elle avait eu sans aucun doute de quelque seigneur français. Car l’enfant ne portait aucune marque de la race de bohème, et la Gypsie était à cette époque assez belle pour avoir pu mériter un caprice.

 

Voilà donc quelle était exactement la situation :

 

Il y avait le bohémien qu’on ne voyait jamais ; la bohémienne, consolée de la pendaison de son fils, et ces deux enfants, – Manfred, Lanthenay, – tous deux d’origine inconnue.

 

Le petit Lanthenay avait rapidement oublié sa douleur.

 

Peu à peu, il cessa d’appeler sa mère absente.

 

Il se hasarda à jouer avec Manfred, qui lui faisait des avances d’amitié. Il en vint à courir dans les ruelles de la Cour des Miracles, où son petit compagnon le guida.

 

Puis le passé s’effaça de son esprit. Vers l’âge de dix ans, on eût bien surpris Lanthenay en lui apprenant qu’il n’avait pas toujours vécu parmi les bohémiens.

 

Un jour, tout naturellement, il s’était mis à appeler la bohémienne « mère »…

 

Ce jour-là, la joie de la Gypsie fut immense.

 

Elle n’en laissa pourtant rien paraître.

 

Signalons encore ce menu fait : la Gypsie paraissait aimer Lanthenay ; elle faisait tout ce qu’il fallait pour donner à l’enfant l’illusion complète qu’il était vraiment aimé ; mais jamais ses lèvres pâles ne se posèrent sur le front ou sur les joues de l’enfant. Jamais le maternel baiser n’apprit à Lanthenay qu’il avait une mère.

 

Tout ceci posé, on comprendra l’étroite amitié qui finit par unir Manfred et Lanthenay. Ils grandirent ensemble, dans une profonde ignorance de tout, excepté de la science des armes et des exercices du corps.

 

Ils avaient quinze ans – ou à peu près – et déjà leurs tailles développées par de rudes exercices, leurs physionomies étincelantes d’audace leur assuraient une sorte de domination sur les jeunes gens de la Cour des Miracles.

 

Nous devons ici rapporter un singulier incident qui se place à cette époque.

 

Un jour, la Gypsie retint Lanthenay au moment où il s’apprêtait à sortir pour rejoindre Manfred.

 

Et, sans préparation, comme une chose arrêtée d’avance, elle lui dit :

 

– Il est temps que tu te mettes à travailler.

 

Travailler !… Lanthenay entendait ce mot pour la première fois. Il jeta un regard surpris sur celle qu’il appelait « mère ».

 

– Travailler ?… À quoi ?… Que faut-il faire ?…

 

– Cherche !… Tout le monde travaille parmi nous…

 

– Faut-il me mettre à fabriquer des paniers d’osier ?

 

La Gypsie lui saisit la main.

 

– À quoi te servirait-il, alors, que les plus habiles de nos hommes t’aient enseigné à manier la dague ? À quoi te servirait-il de porter une rapière et de savoir si bien t’escrimer avec l’acier ?

 

Elle jetait un regard profond sur l’adolescent.

 

– Que faire ? murmura-t-il, réellement désolé de ne pouvoir donner tout de suite satisfaction à la Gypsie.

 

– Écoute ! reprit-elle d’une voix ardente. Nous sommes ici dans le royaume d’argot. Il n’y a qu’un travail possible pour un véritable argotier comme toi. Car tu en es un, ajouta-t-elle avec lenteur, comme avec une intime satisfaction. Tu es un vrai fils de truand… Tu seras toi-même un truand accompli. Si jeune, tu es déjà redouté dans la Cour des Miracles. Sois-le aussi hors de notre royaume. Vois nos hommes… Que font-ils ?… Lorsque tombe le crépuscule, ils sortent de leur logis, et, la nuit venue, entrent dans Paris… Le lendemain matin, ils reviennent… et ils ont de l’argent… Veux-tu que je prie quelqu’un de ces braves de t’enseigner l’art de guerroyer, la nuit, en pays ennemi ?…

 

Lanthenay comprit. Un trouble étrange bouleversa son esprit. Il était de bohème… Il était d’argot…

 

– Eh bien, réponds ! reprit la bohémienne.

 

– Mère Gypsie…

 

Il s’arrêta, hésitant.

 

– Pourquoi, aujourd’hui, m’appelles-tu « mère Gypsie » ?… Tu m’as toujours jusqu’ici appelé « mère ».

 

Oui ! Pourquoi cette adjonction au nom de mère ? Y avait-il une brisure dans l’affection du jeune homme ? Pour tout dire, il ne savait pas. Le mot lui était venu sans qu’il y songeât.

 

Elle le regardait avec une véritable angoisse.

 

– Je ne suis donc plus ta mère ? dit-elle.

 

Il jeta sur elle un regard troublé. Il eût voulu la rassurer, la consoler, l’embrasser… Il ne pouvait pas !… Machinalement, il murmura :

 

– Mère Gypsie !…

 

Elle eut un sourire livide et lâcha la main de Lanthenay qu’elle pressait fortement dans les siennes.

 

– Écoute-moi, dit-elle alors de cette voix lente et gutturale qu’elle avait aux heures de ses violentes émotions, tu es mon fils… Tu n’es pas né, il est vrai, de mon sang ; je ne t’ai pas porté dans mon sein… Mais tu es mon fils… Ton père t’a abandonné… c’était un pauvre homme… ta mère est morte trois jours après ta naissance… Je t’ai recueilli, je t’ai élevé, je me suis attachée à toi profondément… plus encore qu’à Manfred. Que dis-je ? Manfred n’est pour moi qu’un étranger que j’ai élevé par pitié… Mais toi, Lanthenay, tu es mon fils… oui… mon fils…

 

Elle répétait le mot, y insistait, comme pour le faire entrer dans l’esprit du jeune homme.

 

– Je sais, dit-il, tout ce que vous avez fait pour moi. Et je me sens pour vous une gratitude qui ne finira qu’avec ma vie.

 

– De la gratitude ! murmura-t-elle amèrement.

 

Il y eut entre eux deux un silence embarrassé.

 

– Quant à ce que vous me proposez, reprit-il, je réfléchirai, mère…

 

Il prononça le mot avec une sorte de répulsion qui l’étonna, le bouleversa.

 

– Tu réfléchiras ! s’écria-t-elle. Écoute : je suis une fille de bohème, moi ! je suis jeune encore, malgré mes cheveux déjà gris… Mais, bien que jeune, j’ai vu de près une foule de choses que des vieillards n’ont pas vues. J’ai appris à lire dans le cœur des hommes ; j’ai étudié ; j’ai comparé. La vie a été arrangée pour que nous autres, nous soyons éternellement misérables, et pour que, de notre misère, soit bâti le bonheur des heureux du monde… Est-ce que cela ne te révolte pas ?… Regarde-toi ! Tu as la force, tu as la beauté, tu as l’audace, tu as le courage et l’intelligence… Et pourtant, qu’es-tu ? Rien !… Que peux-tu être ? Rien !… Est-ce que cela ne t’indigne pas ?… Moi, mon fils, j’ai vu de près les hommes, et je te le dis : celui qui ne se révolte pas, celui-là est un lâche. Or, tu n’es pas un lâche… Que crains-tu ?… Moi, je ne crains rien… Je n’ai pas peur de la mort… Et toi, Lanthenay, tu n’as pas peur non plus. Je le sais. J’ai pesé ton cœur. Je sais ce qu’il vaut… Que se passe-t-il donc en toi ? Pourquoi n’accueilles-tu pas mes paroles avec les transports que j’attendais ?

 

Ce qui se passait en lui ?…

 

Lanthenay eût été bien embarrassé de le dire.

 

Disons simplement que ce jeune homme était une nature fine et délicate à qui répugnaient les moyens grossiers proposés par la bohémienne.

 

Cet entretien n’eut pas de suite. Lanthenay s’échappa en promettant de songer à la proposition.

 

Il y songea, en effet, en parla longuement avec Manfred, et tous deux furent d’accord pour conclure qu’ils ne seraient pas des argotiers.

 

Cependant, leur influence dans le royaume d’argot allait grandissant. D’où venait cette influence ?

 

L’argot et l’Égypte n’avaient qu’un culte, celui de la bravoure.

 

Or, nul n’était aussi brave que Manfred et Lanthenay.

 

Un jour, une ribaude devait être pendue pour nous ne savons trop quel méfait. Manfred et Lanthenay, assistés de quelques hardis compagnons, tombèrent sur l’escorte qui conduisait l’infortunée à la potence.

 

Le fait était inouï. L’attaque fut si impétueuse, si imprévue que la masse du peuple accouru au spectacle s’enfuit de toutes parts ; les soldats de l’escorte, effarés, croyant à une sédition, se mirent à charger la foule qui s’enfuyait, et quand ils revinrent à la charrette où était attachée la condamnée, celle-ci avait disparu.

 

Une nuit, le guet ramassa et entraîna deux pauvres diables, sortes de matamores, avec leurs toques à plume gigantesque et leurs manteaux troués ; on les appelait Fanfare et Cocardère. Manfred et Lanthenay rencontrèrent la patrouille qui emmenait les deux argotiers. Ils la chargèrent aussitôt et s’escrimèrent si bien que, quelques minutes plus tard, Fanfare et Cocardère étaient libres.

 

On citait des deux jeunes gens cent traits pareils accomplis tantôt par l’un, tantôt par l’autre, tantôt par les deux ensemble.

 

Ces prouesses avaient fortement impressionné l’imagination des truands parmi lesquels vivaient Manfred et Lanthenay. On ne pouvait leur faire qu’un reproche ; il est vrai qu’il était grave !

 

Jamais ils n’avaient voulu se mêler d’une expédition nocturne contre la bourse des passants.

 

Achevons en disant que les truands avaient un préféré parmi ces deux préférés : c’était Manfred.

 

Lanthenay, plus calme, plus réfléchi, plus froid ; Manfred, emporté, batailleur, querelleur, grand buveur et grand coureur de filles. Lanthenay avait cette physionomie spéciale des gens sur lesquels pèse un malheur insoupçonné ; on ne pouvait pas dire qu’il était d’humeur triste ; mais il y avait en lui une gravité inquiète comme s’il eût senti rôder près de lui le malheur… comme s’il eût la confuse intuition de quelque effroyable catastrophe toute proche ; Manfred paraissait insoucieux ; il était cependant d’une sensibilité extrême ; les sentiments, chez lui, se haussaient par bonds jusqu’aux sommets.

 

Ces différences apparentes suffisent pour expliquer que Manfred fût le préféré des truands ; il n’en était pas un parmi eux qui ne fût prêt à se faire tuer pour lui ; il n’était pas une ribaude dans tout le royaume d’argot qui ne soupirât secrètement pour lui. Il était le véritable roi des truands, comme il l’avait déclaré lui-même avec une sorte de vantardise naïve et charmante ; le roi de Thunes, Tricot lui-même, ne lui parlait qu’avec respect, et il faut dire tout de suite que ce personnage supportait avec impatience l’autorité morale du jeune homme.

 

Quelles étaient les ressources de nos deux héros à l’époque où nous les rencontrons ? De quoi vivaient-ils ?

 

Pour Lanthenay, la réponse était facile. Lanthenay était devenu l’associé de maître Etienne Dolet, le célèbre imprimeur. Un jour, alors qu’ils avaient environ une douzaine d’années, les deux gamins, courant, errant, musant par les rues, s’étaient égarés jusqu’au delà des ponts, vers la montagne Sainte-Geneviève.

 

Le hasard les amena devant une boutique.

 

Sur le seuil, assis sur des escabeaux, deux hommes examinaient avec attention des feuilles de parchemin sur lesquelles étaient tracés des signes bizarres.

 

Les deux enfants, hissés sur la pointe du pied, regardaient avec une profonde admiration.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Manfred.

 

– Des écritures ! répondit Lanthenay.

 

Les deux hommes se retournèrent et sourirent à la mine éveillée, aux yeux intelligents et à l’admirative physionomie des gamins. Or, de ces deux hommes, l’un, et le plus jeune, était maître Dolet.

 

L’autre était Rabelais corrigeant l’épreuve d’une édition du Livre seigneurial qui portait ce titre : La vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composée par l’abstracteur de quintessence.

 

Rabelais interrogea ces deux enfants qui regardaient les écritures avec tant d’admiration. Leurs réponses le frappèrent. Dolet les fit entrer dans la boutique et leur montra des images qui les stupéfièrent…

 

Le lendemain, ils revinrent « pour voir les images », puis les jours suivants. Peu à peu le maître imprimeur s’attacha à ces deux gamins, et il entreprit de commencer leur éducation. Jamais élèves plus attentifs n’écoutèrent avec plus d’admiration leur maître…

 

Lanthenay, surtout, devint un vrai savant et trouva des perfectionnements à l’art naissant de l’imprimerie.

 

Hâtons-nous d’ajouter que, très vite, il s’intéressa surtout à l’imprimerie parce que maître Dolet avait une fille.

 

Lanthenay était donc devenu l’associé du maître imprimeur. Quant à Manfred, il rêvait d’autres destinées.

 

Il rêvait gloire et batailles et n’attendait que l’occasion propice de s’aventurer en quelque guerre.

 

En attendant, comment vivait-il ?

 

Disons tout d’abord que les deux jeunes gens habitaient ensemble rue Froidmantel un logis très modeste. Ce que gagnait Lanthenay suffisait à leurs besoins communs. Mais force nous est d’ajouter que Manfred augmentait parfois le pécule d’une somme imprévue, de provenance plutôt bizarre.

 

Il arrivait que quelque truand de marque priait le jeune homme de lui enseigner quelque bon coup d’épée. Manfred ne se faisait pas prier.

 

Nous devons déclarer qu’avec son insouciance il n’y voyait pas malice. Généralement il retrouvait, après la leçon, une ou deux pièces d’or dans son pourpoint.

 

Était-ce à lui de juger les truands parmi lesquels il avait été élevé, qui l’avaient tant aimé et choyé ?

 

En acceptant ces pièces d’or qui sentaient le fagot d’une lieue, Manfred était peut-être poussé par quelque délicat sentiment. Peut-être ne voulait-il pas faire comprendre au donateur la distance qui le séparait de lui… Où peut-être, tout simplement, ne faisait-il là-dessus aucune réflexion, la morale, à cette époque, étant bien loin d’être aussi « perfectionnée » qu’à la nôtre, où, tous, nous sentons et comprenons par éducation intensive combien il est mal de prendre une part de bien-être à qui en a trop. Manfred ne comprenait peut-être pas cela, lui !

 

Nous laissons le lecteur libre de choisir entre les deux explications, et nous n’irons pas plus loin dans ce plaidoyer.

 

Telle était la situation exacte de Manfred et de Lanthenay au moment où nous lions connaissance avec ces deux personnages.

 

XXI

FRÈRE LUBIN ET FRÈRE THIBAUT

 

Le soir même où Sansac, La Châtaigneraie et Essé firent en l’auberge de la Devinière la partie de dés à laquelle nous avons assisté, une scène bizarre se passait non loin de là, dans une maison de l’une des ruelles qui avoisinaient le Louvre.

 

Trois hommes causaient, dans une chambre retirée. Ou plutôt, l’un des trois, assis dans un fauteuil, parlait.

 

Et les deux autres debout, dans une attitude respectueuse, répondaient aux questions qui leur étaient posées d’une voix hautaine et impérative.

 

Celui qui était assis n’était autre que le vénérable et vénéré père Ignace de Loyola, dont la réputation de force, de courage et de sainteté commençait à se répandre dans le monde. Les deux autres étaient deux vulgaires moines, dont l’un s’appelait Thibaut et l’autre Lubin. Ils étaient assez connus dans la ville et l’Université. Marot les a chansonnés quelque peu.

 

Loyola achevait de lire une lettre où les deux moines lui étaient recommandés ; de temps à autre, il jetait sur eux un regard furtif.

 

– C’est bien, dit-il, en achevant sa lecture. J’ai besoin, pour une mission qui touche directement les intérêts de l’Église, de deux hommes saintement courageux et intelligents. On m’assure que vous avez les qualités requises, mes frères…

 

– Deo gratias ! murmurèrent les moines en s’inclinant aussi profondément que le leur permettait la rotondité de leur ventre.

 

Loyola se leva et fit quelques pas en méditant.

 

Il revint se placer devant les deux moines.

 

– Savez-vous, leur dit-il, qu’il est permis de mentir dans l’intérêt et pour la gloire de Dieu ?…

 

Frère Lubin et frère Thibaut se regardèrent effarés, se demandant si ce n’était pas là un piège que leur tendait le redoutable père.

 

– Non, vénérable père, nous ne le savions pas encore ! répondit à tout hasard frère Lubin.

 

– Eh bien ! vous le saurez dès maintenant. Savez-vous qu’aucune action n’est condamnable, si elle tend au bien de l’Église et à la gloire de Dieu ?… Je dis aucune action : même le vol, même le meurtre…

 

La stupéfaction des moines fit place à une sorte de terreur. Et Loyola continua :

 

– Il faut qu’on le sache ! Tout est permis, tout est juste, tout est bon qui conduit au triomphe de Jésus et de la Vierge. Si la fin proposée est bonne, tous les moyens sont bons. Entendez-vous, mes frères ?…

 

– Nous entendons, vénérable Père, balbutièrent les moines terrorisés.

 

– Oui ! mais comprenez-vous ?…

 

– Nous tâcherons de comprendre…

 

– Les temps sont proches, s’écria Loyola, l’Église est menacée ; ses dogmes sont contestés ; le schisme exécrable s’est produit… Notre mère porte au flanc la blessure hideuse ; une fois de plus Jésus est flagellé ; une fois de plus, la Vierge pleure des larmes de sang…

 

Frère Lubin et frère Thibaut opinaient de la tête. Loyola se promenait avec agitation. Sa physionomie de combattant farouche s’illuminait d’un feu sombre…

 

– Or, continua-t-il, que sommes-nous ?… Des soldats ! pas autre chose. Soldats du Christ ! soldats de la Vierge !… défenseurs d’élite, troupe sacrée qui doit veiller autour du monument auguste édifié par Pierre ; gardiens de l’Église. Que dis-je ! Devons-nous attendre que l’ennemi soit sur nous ?… Non, non ! Plus de ces faiblesses indignes… Jésus veut être défendu… et la défense comporte l’attaque… C’est nous, cette fois, qui marcherons sur l’ennemi et pénétrerons dans ses rangs épouvantés…

 

Les deux moines firent le signe de croix et commencèrent à se rapprocher tout doucement de la porte…

 

– Eh bien ! mes frères, dit tout à coup Loyola, puisque nous constituons une armée qui doit vaincre ou mourir, nous devons agir en soldats, c’est-à-dire employer toutes les ruses des soldats en campagne.

 

Que font les soldats ? Ils essaient de tromper l’ennemi, lui tendent des embûches ; la ruse et la force, voilà les deux éléments de victoire. C’est donc la ruse et la force qu’il faut employer. Avez-vous compris ?…

 

– La ruse ! balbutia Thibaut.

 

– La force ! bégaya frère Lubin.

 

– Écoutez-moi ! vous êtes choisis pour une mission délicate. Vous êtes désignés pour pénétrer chez l’ennemi et lui dresser une embûche à la suite de laquelle nous remporterons une grande victoire…

 

Les deux moines se regardèrent avec cet air de résignation suprême qui signifiait clairement :

 

– Cette fois, mon frère, nous sommes perdus !

 

Loyola avait ouvert un meuble. Il en sortit un livre. C’était un volume de petite dimension, comprenant une cinquantaine de pages seulement. Il le déposa sur la table et rouvrit à la première page qui portait le titre.

 

– Lisez ! fit-il impérieusement.

 

Thibaut et Lubin se penchèrent ensemble et lurent :

 

Mensonge, fausseté

inutilité

du dogme de l’immaculée conception

démontrés avec preuves

par

Messire CALVIN

–––

Ouvrage imprimé à Paris

par privilège, et avec autorisation royale,

par maître ÉTIENNE DOLET.

 

Les deux moines, ayant lu, se redressèrent en faisant le signe de la croix et en donnant toutes les marques d’une profonde indignation.

 

– Vous avez lu ? demanda Loyola. Qu’en pensez-vous ?

 

– Abomination ! gronda frère Thibaut.

 

– Sacrilège ! rugit frère Lubin.

 

– Que croyez-vous que mérite l’auteur de ce livre monstrueux ?

 

– La mort !

 

– Et celui qui l’a imprimé ?

 

– La mort !

 

– Oui !… la mort en place publique, la mort par supplice.

 

Loyola rêvait :

 

– Voici donc la machine de guerre que j’ai préparée… Oui, la ruse est juste, quand il s’agit de frapper l’ennemi !… J’ai moi-même écrit ce livre, et j’ai trouvé, accumulé les preuves… Il y a donc des preuves de la fausseté du dogme !… Preuves apparentes, preuves qui m’ont été soufflées par l’esprit supérieur ; oui c’est moi qui ait écrit cela ! C’est sur nos presses secrètes que ce livre a été imprimé !… La ruse est bonne… elle sera infaillible…

 

Les deux moines, les yeux clos, attendaient, non sans frémissement, ce qui allait résulter de cette rêverie.

 

– Ce livre impie, reprit Loyola à haute voix… il faut qu’il soit trouvé en la place même où il est naturel qu’on le trouve. Écoutez-moi. Je vais être clair et précis. Vous connaissez sans doute l’imprimeur Dolet ?…

 

– Nous le connaissons sans le connaître, dit Lubin.

 

– Nous étions loin de nous douter… ajouta Thibaut.

 

– Nous ne l’avons jamais vu de près ! conclurent-ils.

 

Loyola fronça le sourcil.

 

– On m’a assuré, et je tiens la chose pour vraie, que vous aviez été à diverses reprises chez lui, et qu’il vous faisait bon accueil, vous faisant goûter de son vin…

 

Les deux moines tombèrent à genoux.

 

– Grâce, vénérable père ! gémit Thibaut.

 

– Nous ne savions pas que cet hérétique imprimait de pareilles horreurs ! dit Lubin.

 

– Relevez-vous, ordonna durement Loyola.

 

Les moines obéirent, et, tranquillement, à la grande stupéfaction de ses auditeurs, il continua :

 

– Si vous avez été choisis pour tendre à l’ennemi de l’Église le piège où il va tomber, c’est justement parce que vous avez été reçus chez Dolet. Voici ce qu’il faut faire. Il faut aller chez lui, pas plus tard que demain, en son logis de rue Saint-Denis. N’est-ce pas là qu’il vous fit goûter de son vin ?

 

– Confiteor ! murmurèrent les moines.

 

– Ce vin était-il bon ? demanda Loyola avec un étrange sourire.

 

– Délectable ! affirmèrent-ils.

 

– Tout est donc pour le mieux, et il faut admirer les voies du Seigneur qui a permis que ce mécréant possédât d’un vin délectable, qui a voulu ensuite que vous fussiez les hommes de goût ayant pour ce vin toute l’affection désirable. Admirez, mes frères ! Par la volonté divine, vous avez été invités à boire de ce nectar afin qu’un jour vous puissiez entrer chez l’hérétique, et, tout en savourant une bouteille de ce vin, glisser adroitement ce livre parmi les livres du logis… Est-ce compris ?…

 

Les deux moines se regardèrent avec stupéfaction.

 

Le savant auteur des Commentaires de la langue latine aimait en effet se délasser de ses travaux d’érudition par quelque bonne rasade prise en compagnie de joyeux lurons. Il ne faudrait pas se représenter Dolet comme un type de savant à lunettes et à distractions.

 

C’était un homme d’une quarantaine d’années, en pleine force de santé, un peu grave peut-être, mais n’éprouvant pas la moindre horreur pour le bon rire que lui recommandait tant son ami intime Rabelais.

 

Ce serait aussi une erreur de s’imaginer que le maître imprimeur éprouvait une répulsion violente contre l’Église et ses représentants. Etienne Dolet était un libre esprit.

 

Il est certain qu’il ne croyait pas.

 

Voilà tout ce qu’on peut dire.

 

Frère Lubin et frère Thibaut, aux heures de ses délassements, l’avaient plus d’une fois distrait de leurs boutades. Jamais il n’entamait avec eux de controverse religieuse, pas plus d’ailleurs qu’avec qui ce fût.

 

Or, donc, les moines avaient parfaitement compris la proposition du vénérable père Ignace de Loyola.

 

Il s’agissait tout simplement d’envoyer au bûcher l’homme qui les avait reçus dans sa maison avec courtoisie, et même avec quelque amitié.

 

Nous disons qu’ils furent consternés. Mais nous ne disons pas qu’ils songèrent un seul instant à se révolter contre le rôle abominable qui leur était dévolu. Loyola lut sur leurs visages leur soumission épouvantée.

 

– Ainsi, reprit-il, dès demain, mes frères, vous vous rendrez chez l’hérétique imposteur…

 

Ils firent oui de la tête.

 

– Il vous invite à boire de ce vin… Et, tout doucement, sans qu’il y prenne garde, vous glissez le livre sur un rayon quelconque, puis vous sortez tout aussitôt, prétextant une affaire…

 

– Ainsi ferons-nous ! dit frère Thibaut.

 

– Voici le livre ! fit Loyola.

 

Frère Thibaut prit le volume, en donnant toutes les marques de répulsion qu’il croyait nécessaires, et il le cacha sous son ample robe…

 

– Allez ! dit simplement Loyola en étendant le bras dans un geste de commandement.

 

XXII

LA BEAUTÉ DE MADELEINE PERRON

 

Il est nécessaire que nous revenions pour quelques instants à la belle Ferronnière. Nos lecteurs ont assisté à la terrible scène où Madeleine tua son mari Perron à coups de poignard. Nous l’avons vue creuser une fosse dans un coin de son jardin, de ses petites mains blanches maniant avec ardeur la lourde bêche de fossoyeur… Nous l’avons vue jeter le cadavre dans le trou… puis, ce trou comblé, nous l’avons vue sortir de la petite maison où tant de charmantes heures d’amour s’étaient écoulées et où venait de se dérouler ce drame…

 

Suivons Madeleine Ferron qui, enveloppée d’un manteau, s’en va de la maison d’amour, maison de crime.

 

– Je ne suis plus une femme, avait dit Madeleine ; je suis une forme de la Vengeance…

 

Aucun regret du malheureux qu’elle venait de tuer. Aucune impression nerveuse de la scène du meurtre. Et même aucun souvenir de la scène de Montfaucon : le bourreau l’entraînant… lui passant la corde au cou…

 

Tout s’effaçait en elle.

 

Et veut-on savoir ce qui subsistait encore dans sa mémoire et fortifiait de seconde en seconde sa haine ?

 

C’était le rire de François Ier, et cet éclat de rire qu’elle avait entendu dans la nuit, au moment où, affolée, elle se penchait à la fenêtre pour crier :

 

– À moi, mon François !

 

Ce rire elle l’avait dans l’oreille, comme une obsession maladive. Elle se souvenait avec une effrayante netteté de la ballade que le roi chantait en s’éloignant.

 

Et maintenant, sa pensée de haine et de vengeance s’accompagnait du rythme doux et plaisant de la ritournelle favorite du roi François…

 

Elle s’enfonça dans le dédale de ruelles étroites et sombres qui avoisinaient l’église Saint-Eustache.

 

Elle s’arrêta en l’une de ces ruelles.

 

Cela s’appelait la rue Traînée.

 

Vers le milieu de cet étroit boyau qui longeait l’un des côtés de l’église, une maison se dressait, un peu isolée des autres par deux étroits passages qui la ceignaient.

 

Elle avait l’apparence d’une bonne maison de moyenne bourgeoisie, possédait un pignon et des fenêtres ogivales à vitraux épais.

 

Qui habitait cette maison ?

 

Une femme qu’on appelait la Maladre – nous ne savons trop pourquoi… peut-être parce qu’elle avait dû être, à un moment, internée en quelque maladrerie.

 

Cette femme n’avait pas d’âge. La figure ravagée par la petite vérole, ses yeux bordés de rouge, son crâne sans cheveux… qu’elle cachait continuellement sous un béguin serré, sa taille exiguë, la longueur de ses doigts crochus en faisaient un type répugnant.

 

Cependant, la Maladre recevait de nombreuses visites.

 

La maison se composait d’un rez-de-chaussée et de deux étages.

 

En entrant, lorsque la porte toujours soigneusement close avait été ouverte au visiteur, on se trouvait dans un couloir au fond duquel commençait l’escalier qui conduisait aux étages supérieurs. Vers le milieu du couloir à gauche, une porte s’ouvrait sur une salle de buverie, assez semblable à la plupart des cabarets de l’époque.

 

Là, des servantes versaient aux visiteurs de l’hypocras et des vins capiteux. Ces servantes, à peine vêtues, ou plutôt assez dévêtues, s’asseyaient sans façon sur les genoux des buveurs, entouraient leurs cous de leurs bras et leur murmuraient à l’oreille des paroles plus capiteuses encore que les vins qu’elles leur versaient.

 

De temps à autre, l’un des buveurs disparaissait avec l’une des servantes. Voilà ce qu’était la maison de la Maladre. Or, c’est à cette maison que vint frapper Madeleine Ferron !

 

Bien qu’il fût tard, il y avait encore une douzaine de buveurs dans la salle commune. La plupart étaient ivres et bégayaient aux ribaudes des déclarations grotesques…

 

Deux ou trois s’étaient endormis sur les bancs de bois à dossier sculpté ; l’un d’eux avait roulé à terre.

 

Sur les tables, parmi les pots d’étain et les cruches de grès, des épées qu’on avait dégrafées.

 

On ne chantait pas, c’était défendu.

 

Mais on s’interpellait à haute voix, avec des rires avinés, les vitraux et les volets étant assez épais pour que le bruit ne pût attirer le guet.

 

L’un des buveurs d’hypocras n’était pas ivre. C’était un homme d’une trentaine d’années, à la figure blafarde, aux yeux profondément tristes, au visage ravagé par quelque souffrance inconnue… Cet homme s’appelait Jean le Piètre.

 

Lorsqu’une des servantes passait près de lui, cheveux épars, poitrine nue, jupon troussé, les yeux de Jean le Piètre s’enflammaient et suppliaient :

 

– Mésange ! murmurait-il. Tu ne veux donc pas !

 

La belle fille secouait la tête avec un frisson de répulsion.

 

– Merci ! répondait-elle avec son rire. Je ne veux pas mourir de male mort…

 

Jean le Piètre baissait la tête et serrait les poings avec une rage convulsive !

 

Et, à toutes, il tendait vaguement les bras, implorant un baiser… Et toutes lui disaient de ces réponses qui le faisaient s’écrouler sur son escabeau, plus blême, avec de sourds jurons de rage impuissante…

 

Madeleine Ferron, avons-nous dit, frappa à la porte de la maison. En même temps, elle rabattit son capuchon et s’en couvrit le visage.

 

À l’intérieur, un homme, sorte de laquais qui veillait continuellement à la porte, ouvrit un judas et étouffa une exclamation de surprise en constatant que le visiteur nocturne qu’il s’attendait à dévisager était une visiteuse.

 

– Une femme ! murmura-t-il, stupéfait. Une femme ici ! L’aventure est admirable ! Peut-être une recrue ?…

 

Et au lieu d’ouvrir il grimpa à l’étage supérieur.

 

Quelques instants plus tard, la Maladre venait coller son œil au judas, hésita une seconde, puis se décida à ouvrir, avec ce geste qui signifie :

 

– Après tout, nous verrons bien ! Madeleine Ferron entra et dit :

 

– Vous êtes la Maladre ?

 

– Oui. Et vous ?

 

– Je veux vous parler seule à seule.

 

– Venez.

 

La minute d’après, Madeleine se trouva dans une chambre à coucher d’aspect sordide.

 

Madeleine eut un mouvement de révolte devant cette affreuse femme. Mais presque aussitôt elle se remit.

 

La voix rieuse, la voix persécutrice du roi François Ier résonnait à ses oreilles. Toute la scène de lâcheté passa devant ses yeux ; le dégoût, l’horreur et la haine, de nouveau, anéantirent en elle la femme pour ne laisser subsister que la « forme de vengeance ».

 

La Maladre la regardait avec une curiosité aiguë.

 

– Fi ! le vilain capuchon qui m’empêche d’admirer le joli visage de ma nouvelle amie ! dit-elle en esquissant de hideuses grâces.

 

– Que vous importe mon visage !

 

– Cependant, ma mie, il faut bien que je le voie… si vous voulez… que nous nous entendions…

 

– Que croyez-vous donc ?…

 

– Que vous voulez demeurer parmi nous, la belle enfant !

 

Madeleine eut un tressaut indicible de dégoût. La Maladre ajouta :

 

– À en juger d’après ce que je puis deviner de votre beauté, je vous garantis un beau succès…

 

Frémissante, Madeleine murmura :

 

– Ô roi !… Je descends à l’abîme !… Je me sens tomber en un océan de fange… la mort que je cherche est impure et hideuse… mais je t’entraînerai avec moi… je t’éclabousserai de ma honte… et ma mort sera ta mort…

 

– Eh bien ? demanda la Maladre, surprise. Ne craignez rien, mon enfant… Ici, vous êtes dans une bonne maison, je m’en vante, et qui n’a rien de commun avec tels cabarets mal famés…

 

– Je ne viens pas pour ce que vous croyez, dit brusquement Madeleine…

 

En elle-même, elle songea amèrement :

 

– Je viens empoisonner ma beauté pour m’en faire une arme !…

 

– Que voulez-vous donc ? reprit la Maladre.

 

– D’abord, prenez ceci, dit Madeleine.

 

La Maladre s’empara avidement du sachet plein d’or que lui tendait son étrange visiteuse. Elle leva un regard stupéfait sur Madeleine, cherchant à deviner son visage…

 

– Je vous achète votre silence, continua Madeleine ; vous voyez que je le paye fort cher… Mais si jamais un mot…

 

– Madame, protesta la Maladre, je vous suis, dévouée corps et âme. Quant à me taire… voyez-vous… il y a longtemps que j’y suis habituée… Si j’avais voulu parler… je me serais fait pendre ! C’est qu’il en est venu ici, des hauts personnages… des marquis et des princes !… et même… des rois !…

 

Madeleine eut un long tressaillement.

 

– Le roi ! balbutia-t-elle.

 

La Maladre se pencha et murmura :

 

– Vous avez été si généreuse avec moi… Je puis bien tout vous dire… Oui, madame, le roi est venu… et il vient encore… il a beau prendre un costume de bourgeois… je le reconnais au premier coup d’œil…

 

– Le roi ! répéta Madeleine.

 

Et, tandis que la Maladre enthousiasmée par les pièces d’or se lançait en un récitatif étrange, plein de sous-entendus et de mots crus, la belle Ferronnière, tombée en une rêverie douloureuse, se répétait :

 

– Il vient ici !…

 

– Parlez donc sans aucune crainte, achevait la Maladre. Aussitôt dit, aussitôt oublié : c’est juré… juré sur la grande croix de Saint-Eustache qui protège ma maison.

 

– Écoutez-moi, dit tout à coup Madeleine, approchez-vous que je vous parle bas… à l’oreille. Le front dans les deux mains, éperdue, emportée par une tempête de haine, Madeleine parla, ou plutôt elle grinça… avec un accent tel que la Maladre en devint livide…

 

– Oh madame… balbutia-t-elle. Est-ce possible !… Quoi !… Vous voulez…

 

– Je veux !…

 

– C’est horrible, madame, songez-y…

 

– Je veux !…

 

– Quand ?

 

– Tout de suite, si possible… demain au plus tard…

 

– Je puis tout de suite, madame… mais…

 

– Va donc ! Qu’attends-tu ? gronda Madeleine. Misérable sorcière, tu ne vois donc pas l’atroce souffrance que tu m’infliges à prolonger mon agonie !

 

– Attendez, madame… prononça la Maladre.

 

Elle sortit, appela. Et au laquais accouru :

 

– Envoie-moi Jean le Piètre !…

 

Quelques instants plus tard, Jean le Piètre apparaissait et la Maladre le faisait entrer dans une chambre…

 

– Mésange ne veut pas de toi ?…

 

– Non.

 

– Spérance ne veut pas de toi ?

 

– Non.

 

– La Borgnesse ne veut pas de toi ?

 

– Non.

 

– Ni les miennes ni aucune ribaude. Toutes ont peur, n’est-ce pas ?

 

– Oui ! dit Jean le Piètre avec un soupir de désespoir.

 

– Et toi, tu veux une ribaude ?

 

Jean le Piètre joignit les mains avec extase…

 

– Sais-tu que ton contact tuera sûrement la malheureuse ?

 

– Je vais bien mourir, moi ! gronda-t-il.

 

– Attends ici !…

 

La Maladre courut à sa chambre, prit sa visiteuse par la main et l’entraîna…

 

– Madame… une dernière fois…

 

– Silence !…

 

– Vous voulez ?

 

– Je veux !…

 

– Entrez là !…

 

La belle Ferronnière eut ce mouvement de recul qu’ont les condamnés quand s’approche le bourreau, puis, dardant vers des ciels inconnus un regard de malédiction suprême, elle poussa violemment la porte et entra…

 

XXIII

UN LIVRE EN VAUT UN AUTRE

 

Ce matin-là le vénérable père Ignace de Loyola eut une conférence avec le comte de Monclar, grand prévôt de Paris.

 

Il y avait de l’inquisiteur dans l’âme de Monclar.

 

Il y avait du policier dans l’âme de Loyola et c’est pour cela que tous deux semblaient si bien s’entendre durant leur entretien.

 

– Ce Dolet, disait Loyola, est une vraie plaie pour votre beau pays de France…

 

– Hélas, vénérable père, le roi est faible parfois !

 

– Oui ! oui ! Il veut jouer au savant, au poète… Comme si les rois devaient être autre chose que la main de fer appesantie par Dieu sur les peuples ! Les peuples, mon cher monsieur de Monclar, ont une tendance néfaste à la rébellion contre notre sainte autorité, les rois doivent être nos agents… ou sinon nous briserons les rois eux-mêmes !…

 

– Cet imprimeur, continua Loyola, contribue plus que quiconque à répandre un art maudit dans le monde. Nous tuerons l’imprimerie, nous commençons par tuer les imprimeurs…

 

– Dolet se tient sur ses gardes, vénéré père.

 

– Je le sais, monsieur le grand prévôt. Mais l’esprit du Seigneur veille en nous et nous suscite les légitimes stratagèmes par quoi l’imposteur doit périr. Il faut que Dolet meure. Il faut que sa mort soit un exemple en France.

 

– J’attends vos ordres…

 

– Rendez-vous donc au logis particulier de l’imprimeur. Allez-y avec une suffisante escorte, dès maintenant. Quand, de loin, vous aurez vu sortir de la maison deux moines qui s’appellent frère Thibaut et frère Lubin…

 

– Je les connais…

 

– Alors, il sera temps. Entrez chez Dolet, au nom du roi. Fouillez les rayons de ses bibliothèques ; vous trouverez un livre de damnation où le mystère de l’Immaculée conception est bassement et lâchement nié…

 

– Horreur ! murmura Monclar.

 

– Il faut que ce livre soit trouvé devant de nombreux témoins…

 

– Cela sera fait ainsi…

 

– Dès que vous avez trouvé le livre, vous arrêtez l’imprimeur ; vous l’incarcérez en quelque solide cachot ; le reste me regarde. Allez, monsieur le grand prévôt… hâtez-vous… C’est à peu près l’heure où frère Thibaut et frère Lubin doivent agir…

 

Monclar s’inclina profondément.

 

– J’oserai vous demander une grâce, dit-il.

 

– Elle vous est accordée… parlez !…

 

– Depuis de nombreuses années, je souffre, en mon cœur ; un fils que j’idolâtrais m’a été arraché… et sans doute, il a été tué… sa mère… la femme que j’adorais… est morte de chagrin… Depuis, ces choses ne peuvent sortir de mon souvenir…

 

Le grand prévôt, courbé devant le moine eut un râle…

 

– Vénérable père, de telles douleurs sont intolérables lorsque le temps n’a pu les apaiser… J’ai pensé…

 

– Parlez sans crainte, dit Loyola.

 

– Eh bien ! mon audace est grande sans doute… mais j’ai pensé que la bénédiction du Saint-Père, si elle m’était accordée, soulagerait mon âme…

 

– Cela est certain ! Achevez…

 

– J’ose donc vous supplier d’intercéder auprès de Sa Sainteté, à votre prochain voyage à Rome, afin qu’elle daigne m’accorder l’immense faveur que je sollicite.

 

Loyola demeura un moment pensif. Il étudiait Monclar.

 

– Cet homme-là est une force, pensa-t-il, car il a la foi…

 

Alors il se leva et redressa sa haute taille.

 

– À genoux, comte ! dit-il gravement.

 

Le grand prévôt tomba sur ses genoux.

 

– Je suis parti du Vatican, porteur de deux bénédictions pontificales, continua le moine. L’une était pour le roi de France ; elle est donnée. L’autre était pour Sa Majesté Charles… Comte de Monclar, vous êtes aujourd’hui plus utile à l’Église que l’Empereur… l’Empereur attendra !

 

Monclar palpitant se prosterna tandis que Loyola, la dextre levée, murmurait au nom du pape la formule de bénédiction pontificale.

 

Une heure plus tard, le grand prévôt était posté aux abords du logis de Dolet. Les alentours étaient gardés : Une escorte était cachée dans une maison voisine.

 

Monclar n’attendit pas longtemps. Il y avait dix minutes à peine qu’il avait achevé d’organiser la souricière lorsqu’il vit frère Lubin et frère Thibaut sortir de chez le maître imprimeur. Aussitôt, il fit un signe.

 

La rue se remplit de soldats, les abords du logis Dolet furent occupés, au grand étonnement des passants. Le grand prévôt entra dans la maison qui fut aussitôt envahie.

 

– Au nom du roi ! proclama Monclar. Qu’on fouille cette maison de fond en comble et qu’on saisisse tous les livres manuscrits ou imprimés qui s’y trouvent !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Voici comment frère Lubin et frère Thibaut accomplirent leur mission. En sortant de la maison où le terrible Loyola leur avait confié le livre maudit, les deux moines se mirent à marcher rapidement. Ils avaient hâte de mettre une bonne distance entre eux et le rude combattant qui les avait effrayés.

 

La nuit noire n’était atténuée dans les rues par aucune lanterne. Les deux moines n’étaient qu’à demi rassurés.

 

Ce n’est pas qu’ils fussent peureux ; mais, somme toute, à pareille heure, ils eussent préféré être dans leurs cellules.

 

Vers six heures du soir, leur supérieur les avait appelés et leur avait donné une lettre en leur enjoignant de la porter aussitôt, d’écouter avec attention ce que leur dirait le destinataire de la lettre, et, enfin, il les assura qu’ils avaient permission de rentrer à l’heure qu’ils pourraient.

 

Le couvent de frère Lubin et frère Thibaut était situé du côté de la Bastille-Saint-Antoine, non loin de l’hôtel du grand prévôt.

 

– Que pensez-vous du vénérable père ? demanda Lubin.

 

– Je pense, frère Thibaut, qu’il a une façon de parler qui donne froid dans le dos… Et vous ?

 

– Moi, frère Lubin, cette éloquence-là m’a ouvert l’appétit. Il me semble que je suis à jeun depuis trois jours…

 

– Miséricorde ! s’écria tout à coup frère Lubin, ne voyez-vous rien là, au fond de cette ombre ?

 

Les deux moines s’arrêtèrent, tremblants, puis arc-boutés l’un sur l’autre, s’avancèrent avec précaution et franchirent sans encombre l’endroit suspect : il n’y avait rien.

 

– Je le savais bien ! triompha Thibaut. Continuons notre chemin.

 

Et frère Thibaut, cette fois s’avança le premier.

 

– Ouais ! s’écria frère Lubin, que faites-vous, mon frère ?

 

– Mais vous le voyez… je me hâte vers le couvent.

 

– Vous errez, mon frère, vous entrez dans la rue Saint-Denis… Votre chemin est par ici…

 

– La rue Saint-Denis ! Vous êtes bien sûr ?

 

– À moins que d’avoir la berlue, voici notre chemin.

 

– C’est vrai, soupira Thibaut… Mais dites-moi, mon frère, n’est-ce pas dans cette rue Saint-Denis que se trouve l’auberge de la Devinière ?

 

– Si fait ! répondit Lubin.

 

– Vous la connaissez, mon frère ?

 

– Un peu… Je m’y arrêtai un jour…

 

– C’est comme moi…

 

À ce moment les deux moines s’arrêtèrent : ils étaient devant l’auberge de la Devinière !

 

– Je ne sais comment la chose s’est faite ! dit frère Thibaut.

 

– Nous avons sans doute continué à nous tromper…

 

– Cela me paraît évident. Rebroussons chemin.

 

– Rebroussons, mon frère.

 

En parlant ainsi, frère Lubin et frère Thibaut franchissaient le seuil de l’auberge, et l’instant d’après, ils se trouvaient attablés.

 

Cependant l’entrée des deux moines avait provoqué quelques mouvements dans la salle commune, parmi les écoliers et soldats attablés. Mme Grégoire, souriante, s’était avancée vers les dignes visiteurs et leur demandait ce qu’ils voulaient boire.

 

– Manger d’abord, dame Grégoire. Nous sommes à jeun.

 

– Boire ensuite ; nous avons soif…

 

Le menu fut aussitôt dressé : une omelette au lard, un pâté, un poulet et quelques flacons de vin d’Anjou.

 

Frère Lubin et frère Thibaut attaquèrent avec ce courage et cet entrain qui les distinguaient.

 

À la table la plus rapprochée de celle des moines, deux hommes vidaient un broc de vin.

 

Ces deux hommes parlaient haut, avec de grands gestes, et se campaient en des poses héroïques.

 

Frère Lubin et frère Thibaut, cependant, avaient commencé leur repas, sous l’œil bienveillant de Mme Grégoire, toujours accorte, et sans s’inquiéter des deux truands qui cuvaient près d’eux, car les deux personnages ressemblaient fort à des truands.

 

Et qu’eussent dit, qu’eussent pensé les moines s’ils eussent entendu la conversation de leurs voisins, conversation à voix basse, entremêlée de paroles criées bien haut.

 

– Comte de Cocardère !… disait l’un.

 

– Marquis Fanfare ?…

 

– Que vous semble de ce vin ?… (As-tu remarqué les deux moines, près de nous ?)

 

– Je dis, mon cher marquis, que cette chère Mme Grégoire nous gâte décidément. (Oui, je les vois, morbleu ! C’est le diable qui nous les envoie !)

 

– Je vous fais un autre broc au Biribi, comte de Cocardère ! (Ils doivent avoir l’escarcelle bien garnie.) Mme Grégoire ! Un jeu de Biribi !…

 

Le jeu fut apporté, la partie commença.

 

– Marquis, je vais vous battre. Tenez-vous bien. (À en juger par le divin souper qu’ils ont commandé, les drôles sont riches.) À vous, marquis !…

 

– Du tout, mon cher ! Je suis en veine, et je vous bats ! (Si nous allions les attendre en quelque encoignure ?)

 

À ce moment, frère Thibaut et frère Lubin poussèrent ensemble un cri lamentable.

 

– C’est un énorme rat ! hurla le premier.

 

– C’est un suppôt de Lucifer ! rugit l’autre.

 

– Il me grimpe aux jambes !…

 

– Il me dévore les entrailles !…

 

Grégoire et sa femme, leurs servantes et plusieurs clients se précipitèrent sur les moines.

 

Ceux-ci s’étaient levés ensemble pour fuir la bête inconnue qui les tourmentait sournoisement depuis une minute.

 

Dans ce mouvement, à la stupéfaction de tous, la table fut soulevée, la vaisselle, les bouteilles, tout alla rouler à terre dans un grand bruit. Et on s’aperçut alors que les robes des deux moines avaient été cousues l’une à l’autre. En sorte qu’au moment où les frères se levèrent, les robes jointes soulevèrent la table et la basculèrent.

 

– Sortilège ! Maléfice ! gémirent les deux religieux.

 

On vit Landry Cul-de-Lampe, le propre fils de maître Grégoire, sortir « à quatre pattes » de dessous la table…

 

– Misérable gamin ! rugit Grégoire. Tu vas recevoir la fessée !…

 

Mais déjà le « misérable gamin » avait bondi et disparaissait au fond de la cuisine, non sans avoir gratifié l’assistance de ses grimaces les plus choisies.

 

– Traiter ainsi deux vénérables religieux ! gronda Grégoire, tandis que Mme Grégoire se hâtait d’opérer, au moyen des ciseaux, la séparation des deux robes.

 

Le désordre fut réparé. Frère Thibaut et frère Lubin revenus de cette chaude alerte, se remirent à leur souper.

 

Pendant l’algarade, le comte de Cocardère et le marquis Fanfare avaient gagné tout doucement la porte en oubliant de solder leur dépense.

 

– Ce Landry est un vrai petit Satanas ! disait frère Thibaut.

 

– Rien qu’un bon flacon de Saumurois ne pourra me remettre d’une telle émotion ! ajouta frère Lubin.

 

La bouteille de Saumurois fut demandée, apportée et aussitôt vidée.

 

– Ce n’est pas tout, compère ! dit alors frère Thibaut, que dirons-nous au révérend père supérieur ?

 

– Bah ! Ne sommes-nous pas en mission ? Nous dirons que nous avons rencontré l’ennemi et que nous avons dû en découdre…

 

– Ce sera un mensonge, frère Lubin.

 

– Oui, un mensonge, frère Thibaut… Mais que nous a enseigné le vénérable père Loyola, je vous prie ? Que le mensonge est permis quand il s’agit de sauver les intérêts de l’Église…

 

– Cependant…

 

– Oseriez-vous, frère Thibaut, oseriez-vous, Thibalde frater, vous rebeller contre l’autorité du révérendissime Loyola, cette lumière de notre Église !

 

– À Dieu ne plaise, frère Lubin.

 

– Or, si nous mentons au révérend supérieur, n’est-ce pas dans l’intérêt de l’Église ? En effet, que sommes-nous en ce moment ? Deux soldats de l’Église… Nous punir, ce serait punir l’Église elle-même. Donc, en nous évitant la punition par un pieux mensonge, nous l’évitons à l’Église… et, du même coup, nous évitons un péché mortel au révérend supérieur qui aurait frappé l’Église en nous frappant !

 

– Comme vous parlez bien, compère Lubin ! s’écria Thibaut enthousiasmé par cette argumentation limpide.

 

Et pour ne pas demeurer en reste, il poursuivit, intrépide :

 

– J’ajouterai, frère Lubin, que le vénérable Loyola nous a positivement affirmé que nous étions des soldats… Or, que font les soldats ? Surtout en temps de guerre et d’expédition, comme nous sommes ?… Ils doivent bien…

 

– Manger mieux encore !

 

– Pour être en force et santé, frère Lubin !

 

– Car sans force, comment s’attaquer à l’ennemi ?…

 

Les deux moines, en vrais soldats, se levèrent d’un air belliqueux pour se retirer. L’auberge était vide.

 

– Cela fait un écu, une livre et huit deniers, dit maître Grégoire en s’avançant avec son sourire le plus engageant.

 

– Benedicat vos Dominus ! répondirent les moines qui, sur Grégoire soudain courbé, levèrent ensemble des dextres menaçantes.

 

– Un poulet rissolé à point ! murmurait le malheureux hôtelier.

 

– Benedicat ! reprirent plus fortement les moines.

 

– Une omelette aux lardillons, digne d’un estomac royal, larmoya Grégoire.

 

– Benedicat ! Benedicat ! tonnèrent les moines.

 

En même temps, ils avaient ouvert la porte et s’éclipsaient dans la nuit, tandis que Grégoire, furieux, grondait :

 

– Que le diable fourchu emporte les moines et leurs bénédictions ! Je serais forcé bientôt de fermer boutique si de telles aubaines m’advenaient souvent !

 

Dans la rue, frère Thibaut et frère Lubin s’en allaient, selon le mot que maître Rabelais devait leur appliquer, dodelinant de la tête et barytonnant à qui mieux mieux…

 

– La charité, pour l’amour de Dieu ! firent soudain des voix rudes.

 

Et deux ombres se dressèrent soudain devant les moines épouvantés.

 

– Que voulez-vous, messieurs ? bégaya frère Thibaut.

 

– De l’argent !…

 

– Miséricorde ! Notre escarcelle est vide…

 

– On n’a point l’escarcelle vide quand on dîne princièrement comme vous venez de le faire chez Grégoire !

 

Les moines reconnurent alors les deux hommes de mauvaise mine qui buvaient près d’eux en l’auberge de la Devinière.

 

– Messieurs ! s’écria frère Lubin d’une voix tremblante, nous sommes des religieux ; nous avons fait vœu de pauvreté…

 

– De l’argent ! ou vous êtes morts !

 

L’éclair des deux dagues aiguisées acheva de terroriser les moines qui tombèrent à genoux. Déjà Cocardère et Fanfare les fouillaient activement.

 

– Rien ! s’écria Fanfare avec un juron désappointé, en cessant de fouiller frère Lubin.

 

– Rien ! répéta Cocardère, qui avait fouillé frère Thibaut ; rien ! sinon ce méchant livre à dire la messe.

 

– Le livre ! gémit frère Thibaut. Le livre maudit !…

 

– Ce sera toujours bon à vendre en quelque échoppe de l’Université, continua Cocardère, qui fit disparaître le livre. Allez, mes frères, allez ! Nous sommes de bons diables, au fond, et nous ne voulons pas la mort du pécheur…

 

– Nous ne sommes point des pécheurs… dit frère Thibaut en reprenant quelque courage.

 

– Si fait, vous péchez par absence de deniers ! Allez en paix, toutefois, mais ne retombez plus dans le même péché…

 

– Messieurs ! Messieurs ! Rendez le livre ! s’écria Thibaut, désespéré.

 

Un éclat de rire, qui sonna à leurs oreilles d’une façon démoniaque, fut la seule réponse des truands qui disparurent dans la nuit.

 

– Nous sommes perdus ! murmura frère Lubin.

 

– Que va dire le vénérable Loyola ?…

 

– Ah ! frère Thibaut, c’est votre gourmandise qui est cause de ce malheur ! C’est vous qui m’avez entraîné à l’auberge…

 

– C’est vous qui ouvrîtes la porte, frère Lubin. Moi, je ne voulais que passer devant pour renifler l’odeur de la rôtisserie.

 

Tout en se disputant et se consolant de leur mieux, les deux moines se dirigeaient à grands pas vers leur couvent.

 

– Mais, j’y songe ! s’écria tout à coup frère Thibaut en se frappant le front. De quoi sommes-nous chargés ?… De subrepticement déposer un livre chez maître Dolet, l’imprimeur…

 

– Pas davantage ! confirma frère Lubin.

 

– Eh bien ! nous déposerons un missel… un beau missel tout neuf, avec imageries…

 

– Idée sublime, frère Thibaut.

 

– Un livre en vaut un autre, frère Lubin !

 

– Et comme nous avons maintenant l’ordre de mentir…

 

– Nous mentirons en disant que nous avons bien déposé le livre…

 

– Et encore ne sera-ce qu’un demi-mensonge…

 

– Ce qui nous donne droit à une autre moitié de mensonge, par surcroît…

 

Telle fut la mémorable conversation que tinrent frère Lubin et frère Thibaut avant de rentrer en leur couvent.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

La fouille opérée le lendemain chez Étienne Dolet ne donna pas le résultat attendu. On trouva des épreuves du Livre seigneurial de maître François Rabelais, des traductions de Cicéron ; on trouva un livre intitulé les Gestes de François de Valois, roi de France ; on trouva les Commentaires de la langue latine ; on trouva aussi un beau missel tout neuf et proprement relié ; mais on ne trouva pas le livre de damnation où était contesté le dogme de l’Immaculée Conception.

 

Frère Lubin et frère Thibaut, longuement interrogés par Loyola, jurèrent qu’ils avaient bien déposé le livre.

 

Comme ils parlaient avec une évidente sincérité, comme, d’autre part, on les avait bien vus sortir de chez l’imprimeur à l’heure convenue, Loyola conclut que Dolet avait aperçu le livre et l’avait fait disparaître à temps.

 

Les moines ne furent pas inquiétés et admirèrent les bons effets du mensonge. Étienne Dolet ne fut pas arrêté. Mais Loyola vit dans cet incident une nouvelle preuve de l’adresse infernale d’Étienne Dolet.

 

Celui qui s’intitulait lui-même Chevalier de la Vierge leva les yeux vers un tableau qui représentait une Vierge mystique.

 

Ce n’était pas un tableau de maître. Ce n’était pas un de ces chefs-d’œuvre que nous a légués cette époque fulgurante de génies, sombre de luttes affreuses. C’était une naïve enluminure de quelque moine espagnol[8].

 

La Vierge était représentée debout sur une boule qui figurait l’univers. De ses pieds nus, elle écrasait un serpent qui redressait la tête et essayait vainement de mordre. Elle portait une couronne de reine. Elle était raide et guindée dans les plis de sa robe de soie. Il y avait du défi dans ses yeux et sa bouche souriait durement.

 

– Ô reine ! murmura Loyola. Reine de victoire ! Reine de triomphe ! En ton nom et au nom de ton fils, nous aurons la victoire et nous dominerons le monde, comme tu es là, le dominant ! Symbole de force ! Synthèse de puissance ! Ton fils Jésus doit être le maître, et l’Ordre de Jésus doit triompher ! Que sont les peuples ? Que sont les princes ? Que sont les rois ? Tes serviteurs… nos serviteurs !

 

Le regard de Loyola devint menaçant et jeta des éclairs.

 

– Dolet a traduit Platon, continua-t-il. Et dans sa traduction, cette parole impie s’étale, impudente et cynique : Après la mort, tu ne seras rien du tout…

 

Il garda un instant le silence.

 

Ses yeux se fermèrent et il poursuivit :

 

– Ô terreur ! Ne rien être après la mort ! Descendre au vertigineux abîme du non-être ! S’incorporer au néant ! Quoi ! Je sens en moi la force de soulever un monde ! Je vois que je domine l’humanité comme les pics de la Maladetta dominent la plaine ! Nautonnier au bras puissant, je puis imprimer une direction nouvelle au vaisseau de l’univers ! Et tout cela s’effondrera dans la pourriture finale ! La poussière de mon laquais, celle du dernier manant, de la dernière brute courbée sur la charrue serait semblable à la poussière d’Ignace de Loyola ! Oui, oui, je sais bien… Mémento homo, quia pulvis es… Il est juste que le troupeau des hommes s’abaisse dans l’humilité… Mais il est bon que les conducteurs de troupeaux se haussent en leur orgueil… L’orgueil est la parure du génie…

 

Longtemps, le moine médita.

 

La conclusion de sa rêverie fut :

 

– Il faut que Dolet meure !

 

XXIV

LA PETITE DUCHESSE

 

Huit jours s’étaient écoulés depuis la nuit de fête que signala la mémorable invasion du Louvre par les truands de la Cour des Miracles. Huit jours ! Et Triboulet n’avait pas été jeté en un cachot de Conciergerie ou de Bastille, Triboulet était encore au Louvre !

 

Que s’était-il passé dans l’esprit de François Ier ?

 

Cette âme primitive et fruste de batailleur avait-elle été touchée d’un beau mouvement de générosité ?

 

Peut-être n’a-t-on pas oublié la scène où Gillette, s’avançant vers Triboulet éperdu, avait pris la main du bouffon, et devant toute la cour assemblée, s’était écriée :

 

– Voici mon père !

 

– Qu’on emporte ce drôle ! avait riposté François Ier.

 

Gillette n’avait pas fait un geste pour s’opposer à l’arrestation de celui qu’elle considérait comme son vrai père…

 

Le lendemain, François Ier fit venir M. de Montgomery, son nouveau capitaine des gardes.

 

M. de Bervieux, chargé d’arrêter son propre fils, coupable de n’avoir pu arrêter à la porte le flot des truands, avait préféré se suicider. Car un pareil procès ne pouvait se terminer que par une condamnation à mort, ou tout au moins une détention perpétuelle…

 

Quant à Bervieux le fils, au moment où on voulut l’arrêter, il avait disparu. On le chercha en vain.

 

Peut-être aurons-nous l’occasion de retrouver ce jeune homme qui, la tête perdue, le cœur ulcéré par la nouvelle de la mort de son père, avait pris la fuite en roulant dans sa tête des projets de vengeance.

 

Donc, le roi fit venir M. de Montgomery et commença par lui poser cette question :

 

– Monsieur, vous êtes désormais le capitaine de mes gardes. Qu’auriez-vous fait, aux lieu et place de Bervieux ?

 

– Sire, je n’eusse pas hésité. Il n’y a plus de famille quand le roi commande. J’eusse arrêté mon fils !

 

Le roi garda le silence, et le pli dédaigneux de son sourire inquiéta le courtisan.

 

– M. de Bervieux, reprit François Ier, a agi en vrai chevalier. Son courage, en cette occasion, est un trait digne de Plutarque…

 

– Sire ! balbutia Montgomery.

 

– Placé dans l’alternative ou de me désobéir ou de conduire son fils à l’échafaud, il s’est tué… C’est d’un grand cœur…

 

Montgomery, atterré, baissa la tête.

 

– Mais vous, monsieur, acheva le roi, vous êtes plus magnanime encore. Vous eussiez arrêté votre enfant. Votre parole de tout à l’heure est une vraie parole de capitaine… Quand le roi commande, il n’y a plus de famille ! C’est fort bien, monsieur.

 

– Sire ! fit Montgomery qui rayonna de plaisir, mon dévouement au roi est ma seule raison d’être…

 

– Je compte sur ce dévouement, monsieur de Montgomery. Vous êtes un bon soldat et je suis content de vous.

 

– Sire, l’obéissance absolue est notre premier devoir, à nous autres.

 

– Vous doublerez le nombre des gardes à toutes les portes du palais. Vous remplacerez partout les hallebardiers par des arquebusiers, et à la première tentative de rébellion, feu, monsieur, feu sans pitié !…

 

– Soyez tranquille, sire. Je réponds de la sécurité de Sa Majesté… J’ai fait placer déjà deux canons dans la grande cour, et, par la porte ouverte, le peuple ébahi voit leurs gueules chargées. Cela fait un très bon effet…

 

– Je vois que je puis compter sur vous, monsieur ! Allez, monsieur… votre vigilance sera récompensée.

 

Montgomery s’inclina très bas.

 

– À propos, fit le roi au moment où le capitaine des gardes allait se retirer, vous prendrez Triboulet, mon bouffon, et le ferez conduire à la Conciergerie…

 

À ce moment, la tenture de la porte se souleva et Gillette apparut. Le roi, qui était assis, s’était levé avec empressement. Il avait pris Gillette par la main et l’avait conduite à un siège, en déployant ces manières de galanterie qui ne le quittaient jamais dès qu’il se trouvait en présence d’une femme.

 

– Gillette ! murmura-t-il avec ardeur. Vous venez me trouver de votre plein gré… C’est un moment de bien douce joie pour mon cœur de père.

 

Il appuya sur le mot père. Et peut-être était-il sincère.

 

Mais dans cette voix qui lui parlait à l’oreille, Gillette reconnut, ou crut reconnaître, le son même de la voix du ravisseur, alors qu’elle se débattait dans sa petite maison du Trahoir.

 

Elle refusa de s’asseoir et eut un mouvement de recul effrayé. Dépité, le roi s’assit dans le grand fauteuil qui lui était familier et la considéra silencieusement.

 

– Sire, dit alors Gillette, ce n’est pas sans de grands débats avec moi-même que je hasarde cette démarche…

 

– Qu’elle est belle ! songeait François Ier, dont le visage s’empourprait… Et c’est ma fille !… Ah ! pourquoi la folle a-t-elle parlé ? Est-ce bien sûr, après tout ?…

 

Et cette idée soudaine, foudroyante, que Gillette n’était peut-être pas sa fille, fit battre violemment son cœur et mit une flamme insensée dans ses yeux.

 

– Parlez, Gillette, dit-il.

 

– Sire, dit-elle, je viens vous demander la grâce de mon père !…

 

– La grâce du bouffon ! La grâce de Triboulet ! Jamais ! Tout ce que vous voudrez, Gillette, hormis cela !

 

– Sire… cette nuit, j’ai tremblé lorsque je vous ai entendu donner l’ordre d’arrêter mon père…

 

– Toujours ce nom dans votre bouche, Gillette ! fit durement François Ier. Prenez garde qu’il ne porte malheur au bouffon ! Vous m’insultez, Gillette, en appelant ainsi ce misérable objet de dérision, devant moi… votre père !… Souvenez-vous que vous êtes la duchesse de Fontainebleau, fille du roi de France !

 

Ces paroles torturaient le cœur de la pauvre petite. Mais le courage de cette enfant était extraordinaire.

 

– Sire, ce bouffon a eu pitié de moi, continua-t-elle avec une morne amertume. Je ne suis point fille de roi, et point ne veux l’être. Celui que vous appelez un objet de dérision, sans craindre de me broyer le cœur, je l’appellerai mon père tant qu’il me restera un souffle de vie !…

 

– Que voulez-vous donc ?… Parlez !…

 

– Tout à l’heure, en entrant ici, je vous ai entendu ordonner qu’il fût traîné à la Conciergerie… Sire, je vous supplie de révoquer cet ordre barbare… Que vous a fait ce pauvre homme si bon, si humble et si grand dans son humilité ?… Il n’a commis d’autre crime que de me rencontrer un jour toute seule, abandonnée de tous… et même de ceux qui m’avaient donné le jour… et de m’abriter de son affection, de me réconforter… de me sauver des pires misères… Voilà son crime, sire !… Et puisque vous invoquez aujourd’hui une paternité si longtemps oubliée, ne devriez-vous pas aimer Fleurial pour m’avoir tant aimée ?…

 

Le roi sentait se déchaîner en lui l’orage de l’amour.

 

– Oh !… Si Margentine pouvait avoir menti !… Si Gillette pouvait n’être pas ma fille !…

 

Et déjà, il comprenait confusément que l’inceste l’épouvantait moins… qu’il glissait aux subtilités de conscience qui lui permettraient d’assouvir sa passion triomphante…

 

Il se leva et saisit la main de la jeune fille.

 

– Enfant, murmura-t-il d’une voix trouble, ne comprends-tu pas que je déteste ce bouffon parce que tu l’aimes !… Moi, le roi de France, j’en suis réduit à être jaloux de mon Fou !… J’envie sa marotte et ses grelots, puisque tu les as regardés avec douceur… tandis que tu me réserves toute la sévérité de ton regard !… Je suis jaloux, Gillette… Jaloux ! Comprends-tu cela ?…

 

Il s’oubliait maintenant, la tête perdue. Il oubliait ce décorum royal, ces apparences de galanterie et ces manières de preux chevalier dont il aimait à se parer…

 

– Jaloux de Triboulet ! gronda-t-il, tandis que Gillette épouvantée essayait vainement de se dégager. Et si ce n’était que celui-là encore !… Mais il y a l’autre !… L’autre !… un truand, un gueux, un misérable insolent, celui-là, tu l’aimes aussi ! Et cela me torture ! Ah ! quelles sont donc tes pensées pour que tu en arrives à choisir un Triboulet pour père et un Manfred pour amant ! Tu l’as dit, tu ne peux être une fille de roi !…

 

– Ah ! Vous me faites mal ! cria Gillette dont le poignet, en effet, était meurtri par l’étreinte du roi…

 

Il n’entendit pas et continua, enflammé, délirant :

 

– Mais je t’aime ainsi !… Quel sortilège m’as-tu jeté !… Ô Gillette, j’aime jusqu’au mépris que je lis dans tes chers yeux !… J’aime l’horreur même que tu me témoignes en ce moment ! Je t’aime ! Je veux que tu m’aimes !

 

– C’est abominable ! C’est monstrueux !

 

– Oui ! Vois comme il faut que je t’aime pour consentir à passer pour un monstre à tes yeux…

 

– Oh ! mais vous êtes lâche !… À moi !… À moi !…

 

– Je veux que tu m’aimes ! À ce prix, la grâce de Manfred, Gillette ! À ce prix, la grâce de Triboulet !…

 

– Au prix de ma vie, sire, mais non au prix de mon déshonneur ! cria Gillette.

 

Et, d’un effort désespéré, elle se dégagea, bondit en arrière, et l’instant d’après, le roi la vit acculée à la fenêtre, frémissante, un poignard à la main.

 

– Qu’ai-je fait ! murmura-t-il.

 

– Ce que vous avez fait, sire ! Vous avez creusé entre vous et moi un abîme que rien ne saura combler…

 

– Gillette !…

 

– Sire, je suis venue en suppliante vous demander la grâce de mon père…

 

– Jamais ! gronda le roi chez qui le délire de la fureur remplaçait maintenant le délire de la passion…

 

– Cette grâce, je l’exige ! dit Gillette d’une voix si impérieuse que le roi s’arrêta net, interdit, songeant avec une sorte de farouche orgueil :

 

– Fille de roi !…

 

– Sire ! continuait Gillette exaltée, faites venir votre capitaine et révoquez l’ordre que vous avez donné tout à l’heure, ou, j’en jure mon affection filiale, je me tue à vos pieds !…

 

Le roi regarda Gillette. Il la vit décidée !… Avec cette prodigieuse duplicité de physionomie qui rendait insaisissable sa pensée, il prit soudain un air enjoué et s’écria gaiement :

 

– Jour de Dieu, ma chère duchesse !… Il n’est pas besoin de tant de paroles ni de si terribles gestes… Vos désirs sont des ordres pour moi… Est-ce qu’un père peut résister aux prières de son enfant ?…

 

– Monsieur de Montgomery !… cria-t-il.

 

Bassignac apparut, fit un signe, puis s’éclipsa, tandis que Gillette et le roi se regardaient étrangement.

 

– Remettez cette dague en sa place, dit gravement François Ier. Vous avez ma parole, Gillette !…

 

Au même moment, le capitaine des gardes entra.

 

– Monsieur de Montgomery, dit le roi, où est Triboulet ?…

 

– Dans la cour, sire, entre huit gardes qui vont le conduire à la Conciergerie, selon les ordres de Votre Majesté…

 

– Mme la duchesse de Fontainebleau fait à ce drôle l’honneur de s’intéresser à lui… Pour cette fois, il en sera quitte pour la peur… Triboulet est libre, monsieur. Allez !

 

– Appelez Mme de Saint-Albans, continua le roi.

 

La première dame d’honneur de la duchesse de Fontainebleau fit son entrée, toute tremblante des suites de ce qu’elle appelait le coup de tête de la petite duchesse.

 

– Madame de Saint-Albans, reconduisez la duchesse à son appartement, et, ajouta le roi d’une voix significative, veillez bien sur elle… Je crois que sa santé a fort besoin d’être surveillée de près.

 

Puis le roi tendit son poing à Gillette qui y appuya deux doigts et la reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, où il lui baisa la main en disant :

 

– Adieu, duchesse… Je serai toujours heureux de satisfaire vos désirs.

 

– Adieu, sire ! dit Gillette d’une voix profonde.

 

XXV

TRIBOULET

 

Tout dormait dans le Louvre silencieux et obscur. Onze heures venaient de sonner à Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Le long d’un couloir qu’emplissaient de profondes ténèbres, deux ombres se traînaient… lentement, avec d’infinies précautions…

 

Les deux ombres pénétrèrent dans une pièce faiblement éclairée. À la lueur du flambeau qui brûlait, abrité par un écran, les deux personnages se regardèrent.

 

L’un d’eux était Triboulet.

 

L’autre, l’une des dames d’honneur de la duchesse de Fontainebleau, Mlle Jeanne de Croizille.

 

La pièce où ils se trouvaient était l’antichambre des appartements de la duchesse de Fontainebleau.

 

– Elle vous attend ! murmura Jeanne de Croizille. Ah ! monsieur, je ne sais à quoi je m’expose !… Mais je n’ai pu la voir si triste… Car moi-même, je souffre en mon cœur…

 

Triboulet fit un geste de compassion. Il était méconnaissable. Ces huit jours l’avaient transformé. Le pli sardonique de sa bouche avait disparu. Ses yeux exprimaient l’immense inquiétude d’un être qui se demande quel malheur va fondre sur lui…

 

– Il faut attendre minuit ! dit la dame d’honneur. À minuit, tout le monde se retire par le fond… Cette porte-ci devrait être fermée… C’est moi qui en garde la clef.

 

– Pauvre Gillette ! murmura Triboulet. Prisonnière !

 

– Ce ne serait rien, s’il n’y avait pas Mme de Saint-Albans…

 

– Mme de Saint-Albans !… Cette guenon édentée qui ne peut se consoler d’être vieille, qui en veut mortellement à tout ce qui a moins de cinquante ans…

 

Il s’assit, la tête dans ses deux mains, et murmura :

 

– Minuit n’arrivera donc pas, ce soir !…

 

Mlle de Croizille – une délicieuse brune de dix-huit ans – le regardait avec compassion.

 

– Mais, reprit Triboulet, comment avez-vous pu vous intéresser assez à la malheureuse enfant pour risquer ce que vous faites, mademoiselle ?

 

– Je vous l’ai dit, monsieur… moi aussi je souffre…

 

– Vous souffrez !… Il n’y a donc que les bons qui souffrent sur cette terre !… Cette cour de damnation ne voit donc que le triomphe et le bonheur des méchants !… Oh ! si je pouvais !… je donnerais dix ans de ma vie, mademoiselle, pour faire cesser ce chagrin qui attriste vos beaux yeux… Mais ne puis-je savoir ?…

 

– Hélas ! monsieur, c’est bien simple : j’étais fiancée à Luc de Bervieux !…

 

– Pauvre enfant !… Pauvres enfants !…

 

Jeanne de Croizille avait mis sa main devant ses yeux pour cacher ses larmes.

 

À ce moment, minuit sonna au clocher tout proche.

 

– Silence ! recommanda la dame d’honneur qui éteignit le flambeau.

 

Puis Jeanne de Croizille prit Triboulet par la main et lui dit :

 

– Venez !…

 

Jeanne de Croizille traversa deux pièces plongées dans l’obscurité. Enfin, elle ouvrit une porte.

 

Et dans cette clarté, Triboulet éperdu vit Gillette debout, vêtue de blanc, pareille à une apparition auréolée…

 

– Ma fille !… Mon enfant chérie ! balbutia-t-il.

 

– Père ! dit Gillette en donnant à ce nom plus de douceur et de tendresse, et plus de fermeté aussi comme pour bien signifier que rien n était changé dans leurs situations.

 

L’instant d’après, Triboulet était assis, Gillette sur ses genoux, ses bras autour du cou du bouffon…

 

– Que je te voie ! répétait Triboulet en prenant dans ses deux mains la tête blonde de la jeune fille. Oui, c’est bien toi ! Je ne rêve pas ! Tu es là… si belle, toujours, avec ton sourire qui me transporte… Pâlie, par exemple, et maigrie. Tu as souffert, dis… d’être séparée de ton vieux père… Tu as pleuré… pleuré pour moi !… (Gillette rougit.)

 

– Mon père !…

 

– Oui, oui… Appelle-moi ainsi… Dis-moi que je suis encore ton père !… Peut-on concevoir plus merveilleuse aventure !… Mon enfant apprend qu’elle est fille du roi… et c’est moi, le bouffon, qu’elle appelle son père !… Ah ! ça ! qu’ai-je fait pour être si heureux !…

 

– Pauvre père !… Vous êtes si bon !…

 

– Ainsi, cela ne t’a rien fait de savoir que c’était moi, Triboulet ! que cet homme exécré, c’était moi ! que ce méchant bossu, cet être difforme dont on redoute la mauvaise langue, c’était moi !… Que ce bouffon maudit, conspué, toujours à l’affût de l’épigramme, c’était moi !

 

– Père, je vous ai toujours vu si bon !…

 

– Bon pour toi, méchant pour les autres ! Écoute… j’avais mon excuse, aussi ! Tu ne sais pas comme ce métier de bouffon est terrible… tu ne sais pas la lâcheté des hommes, tu ne sais pas à combien de coups de poignard dans mon cœur répondaient mes coups d’épingle…

 

– Père… qu’ai-je besoin de savoir tout cela…

 

– C’est un horrible métier !… Et tu ne m’en veux pas !… Ah ! que j’ai souffert ! que j’ai tremblé !…

 

– Et c’est pour moi ! pour m’élever ! pour faire de la pauvre abandonnée une demoiselle enviée dans la ville !

 

– Mon métier, mon vil et lâche métier, Gillette, je le faisais avec bonheur, puisqu’il me permettait de te rendre heureuse, puisque chacun des affronts que je dévorais, la honte au cœur, se payait d’une libéralité qui me permettait de satisfaire un de tes caprices… Mais si j’ai souffert et tremblé, Gillette, c’est que je vivais dans la terreur continuelle… Si elle reconnaissait en moi Triboulet !… Cette pensée m’assassinait, vois-tu… C’est fini, puisque tu me souris, mon doux trésor !… Oh ! laisse mon pauvre cœur se dégonfler… Quand je venais à la maison, je passais deux heures devant un miroir à essayer de me redresser, à tâcher de faire disparaître de mon visage le pli de moquerie que mes méchancetés y ont imprimé… Et pourtant, dans la rue, il me semblait que chacun allait dire : « Celui-ci est le fameux Triboulet à la langue de vipère ! »

 

Gillette serra plus fort ses bras autour du cou de Triboulet.

 

– Te rappelles-tu un jour ? Marceline, devant moi, devant toi, parla de Triboulet… Elle prétendit l’avoir vu !… Et enfin, elle ajouta : « Il est bossu… comme monsieur ! » Te souviens-tu ?… Je me détournai, j’avais les yeux pleins de larmes, et l’épouvante fit pâlir mon visage…

 

– Ne songez plus à ces choses, père ! Vous l’avez dit : c’est fini…

 

– Oui, fini… Écoute !… Tu souffres, n’est-ce pas ? Tu étouffes dans cette cage dorée ?

 

– Oui, père ! murmura Gillette.

 

– Et le roi, ton père ? car c’est ton père, Gillette…

 

– Il me fait horreur ! répondit-elle tout bas.

 

– Alors ? fit Triboulet en examinant Gillette avec une profonde attention, tu ne veux pas rester ici ?… Tu ne veux pas être duchesse ?…

 

– Non… oh ! père… notre petite maison, mes oiseaux… mon jardin… mes fleurs… et vous !…

 

Triboulet tremblait. Une joie infinie délectait son cœur, si longtemps martyrisé.

 

– Mais, reprit-il, tenace, songes-y, mon enfant… ma fille adorée… C’est un rêve splendide que tu interromps… une réalité plus splendide encore que tu abandonnes… Le roi…

 

– Oh ! ne me parlez pas de lui ! balbutia Gillette.

 

– Pourquoi ?… C’est ton père, Gillette !

 

– Lui ! oh ! non, non !…

 

Et une rougeur empourpra le visage de la jeune fille.

 

– Le misérable ! éclata Triboulet. Je devine !… Il a osé jeter sur toi des regards criminels !… Tu as lu sa pensée turpide à travers ses réticences, et sous le masque hypocrite de sa paternité… Ô roi ! Rends grâces au ciel que tu n’aies pas eu le temps d’accomplir ton abominable dessein… car, je le jure sur la tête adorée de mon enfant, tu fusses tombé sous les coups de ton bouffon !… Gillette, mon enfant, il faut fuir…

 

– Oh ! oui !… fuir au plus tôt…

 

– Écoute… j’ai de l’argent… J’arriverai à corrompre quelque garde qui nous ouvrira l’une des portes… puis, nous partirons aussitôt… nous irons en Suisse… en Italie… où tu voudras… nous recommencerons là une existence ignorée et paisible… jusqu’à ce qu’il te plaise de choisir pour compagnon de ta vie et de la mienne…

 

Gillette secoua vivement la tête.

 

– Tu ne veux pas entendre parler de mariage ? fit gaiement Triboulet. Soit ! J’y gagne, moi, mademoiselle. Nous sortirons donc de ce pays maudit… nous irons loin, bien loin de Paris…

 

Gillette appuya sa tête sur l’épaule de Triboulet.

 

– Non ! murmura-t-elle dans un souffle.

 

– Tu ne veux pas quitter Paris ?

 

– Non, mon père…

 

– Pourquoi ? fit-il d’une voix tremblante.

 

Elle ferma ses beaux yeux et des larmes perlèrent.

 

– Tu pleures ?… Que se passe-t-il, Gillette ?… Tu pleures !… Et je suis là, stupidement joyeux, à te raconter des sornettes… Tu as un chagrin… un grand chagrin… Vaillante comme je te sais, tu ne pleurerais pas… Qu’as-tu, Gillette ?…

 

Elle ne put répondre et ses larmes redoublèrent.

 

– Gillette, supplia Triboulet éperdu devant cette douleur muette ; mon enfant bien-aimée… Raconte à ton vieux père… Pleure, ma fille !… Pleure, va… C’est dans mon cœur paternel que tes larmes tombent une à une… Ne me dis rien… les paroles seraient vaines… pleure seulement. Oh !… voir pleurer Gillette et ne rien pouvoir !… Je ne connaissais pas encore cette douleur-là… Gillette, mon trésor, dis-moi, dis-moi.

 

Et d’une voix si faible qu’à peine il entendit, Gillette murmura :

 

– Il ne m’aime pas…

 

– Il ne t’aime pas ! balbutia Triboulet en pâlissant.

 

– Il me méprise…

 

– Qui ?… Dis-moi qui ?

 

– Il croit que j’ai volontairement suivi le roi…

 

Des sanglots la secouèrent et elle murmura :

 

– Que je suis malheureuse !… Oh ! ce regard qu’il m’a jeté ! Ce regard pèse sur mon cœur et l’étouffe !…

 

– Mais qui ? qui donc ? haleta Triboulet bouleversé.

 

– Ce jeune homme… balbutia-t-elle.

 

– Quel jeune homme ?… Parle ! oh ! parle ! Il t’a fait du chagrin ! Tu dis qu’il ne t’aime pas ! C’est impossible !

 

– Voilà, père… il passait souvent devant l’enclos du Trahoir… il y passait aux heures mêmes où je me mettais à la fenêtre…

 

– Ensuite ? soupira Triboulet.

 

– Alors… il me regardait… et j’avais cru deviner… oh !… il ne m’aime pas, il ne m’a jamais aimée !

 

Elle éclata en sanglots.

 

– Et toi… tu l’aimes ? interrogea Triboulet.

 

Elle répondit oui de la tête, d’un signe désespéré.

 

– Achève de m’éclairer, mon enfant… Ce jeune homme… comment s’appelle-t-il ?

 

– C’est lui qui m’a tirée des mains du roi… le soir où… il s’appelle, je crois… Manfred.

 

Triboulet fut secoué d’un frisson et devint très pâle.

 

– Manfred ! s’écria-t-il sourdement. Un chef de truands !

 

– Que dites-vous, mon père ? Un chef de truands ?

 

Gillette avait jeté un cri déchirant et son regard fiévreux l’interrogeait.

 

– Ne t’effraie pas… je me trompe… peut-être… C’est sûr ! Je dois me tromper… maudite langue !

 

– Oh ! non, père, c’est la vérité… Je devine tout à présent… Je comprends la soudaine arrivée de ces hommes terribles… de ces démons… ils venaient défendre leur chef… Et je l’aime ! Je l’aime !

 

Elle tomba sur un siège, secouée de sanglots.

 

– Chef de truands ! Je l’aime !… Et mon malheur vient de ce qu’il ne m’aime pas ! Si vous l’aviez vu, père ! Si vous l’aviez entendu parler au roi comme un autre roi ! Si vous saviez comme le roi de France me paraissait petit auprès de lui ! Qu’importe qu’on l’appelle truand, s’il a l’âme généreuse… Ah ! père, son bras est fort et son regard si doux !

 

Elle parlait maintenant à mots hachés et laissait éclater cet amour qui couvait en son cœur…

 

Nous devons le déclarer : pas un instant l’ombre d’une de ces paternelles jalousies, qui parfois s’élèvent dans l’esprit des hommes, ne vint altérer l’affection absolue de Triboulet. Il ne souffrit pas d’apprendre que Gillette avait un amour au cœur. Il ne songea pas davantage à s’émouvoir de ce que cet amour s’adressait à un hors la loi…

 

Ce qui effraya ce pur et sublime dévouement, ce fut la pensée que l’homme aimé de Gillette courait un danger mortel. Depuis huit jours, il eu avait entendu parler, de ce Manfred. Il savait quels ordres avaient été donnés…

 

Il reprit machinalement :

 

– Tu dis qu’il ne t’aime pas !

 

– J’en suis sûre, père, répondit Gillette désespérée. Et prise du besoin de parler encore de lui, elle raconta en détail toute l’histoire de leurs silencieuses amours, ses attentes, sa joie lorsqu’il venait, ses larmes lorsqu’il ne passait pas… tout, jusqu’à la scène de l’enlèvement empêché par Manfred… l’attitude d’Etienne Dolet… le départ au Louvre… enfin l’arrivée du jeune homme apparaissant en pleine fête… son audace… ses paroles de défi. Triboulet écouta avec une profonde attention.

 

Et quand elle eut fini :

 

– Tu dis qu’il ne t’aime pas ?

 

– Hélas ! père…

 

– Et moi, je dis qu’il t’adore… L’amour seul peut inspirer de ces coups de folie… Tiens-toi prête, mon enfant, demain je viendrai te prendre à la même heure… laisse-moi faire… nous fuirons, tu seras heureuse, je te le jure par ce que j’ai de plus cher au monde, par ta tête adorée.

 

– Il m’aime ! Il m’aime ! Est-ce possible ?

 

XXVI

LA DUCHESSE D’ÉTAMPES

 

Ce même soir, vers les neuf heures, deux femmes sortirent du Louvre par une porte dérobée.

 

Elles étaient suivies à distance respectueuse par trois gentilshommes armés en guerre, cuirassés de peau de daim, la main sur le manche de la dague, l’œil en éveil.

 

Ces gentilshommes, c’étaient : Guy de Chabot de Jarnac, Lésignan et Saint-Trailles, les trois fidèles de la duchesse d’Étampes, maîtresse en titre du roi François Ier.

 

L’une des deux femmes n’était autre que la duchesse d’Étampes elle-même. L’autre était une de ses suivantes.

 

La duchesse s’avançait donc, s’appuyant au bras de sa suivante, avec une mine effarouchée et de petits frissons de terreur fort excusables d’ailleurs en un temps où Paris, dès là nuit tombante, appartenait aux coupe-jarrets, tire-laine et truands de toutes sortes.

 

Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, avait alors tout près de cinquante ans.

 

Tandis que Diane avait conservé une beauté marmoréenne qui la faisait comparer à une Diane chasseresse antique, tandis qu’elle se livrait à tous les exercices violents, faisant tous les jours trois ou quatre heures de courses à cheval, active, entreprenante, aimant la chasse, le bain glacé, et domptant la vieillesse voisine par une énergie toujours en éveil, Anne de Pisseleu avait recours aux artifices féminins, se gardait d’un courant d’air comme de la peste, mettant un masque et des gants parfumés d’onguents pour dormir, et, enfin, cherchait par un art consommé à « réparer des ans l’irréparable outrage ».

 

Diane frappait d’admiration.

 

Anne ensorcelait par ses manières câlines.

 

Toutes deux, d’ailleurs, par des procédés si différents, conservèrent jusqu’à la mort leur beauté dont les poètes du temps parlent avec un certain enthousiasme.

 

Il y avait entre ces deux femmes une haine mortelle.

 

Diane qui, peut-être, avait été la maîtresse de François Ier, avait manœuvré pour s’emparer fortement du cœur et des sens du dauphin Henri, esprit faible qui passait son existence à rêver des choses épiques de l’ancienne chevalerie.

 

Henri appartenait maintenant corps et âme à Diane de Poitiers devant laquelle Catherine de Médicis s’inclinait, ou faisait semblant de s’incliner en attendant quelque éclatante revanche.

 

Or, Henri, c’était le futur roi, c’était le soleil levant. C’était l’avenir. Si François Ier mourait, Diane devenait la véritable reine de France.

 

Elle avait donc pour elle tout le parti des jeunes et des ambitieux, les Guise, les Montmorency, enfin tous ceux qui brûlaient de jouer un rôle dans l’État, et déjà spéculaient sur l’apparente faiblesse d’Henri.

 

La duchesse d’Étampes, demeurée fidèle au roi, voyait son influence décroître de jour en jour. Elle n’avait plus de raison d’être à la cour de France que dans l’amour de François Ier. Or, François Ier était volage ; il courait de la brune à la blonde ; Anne pardonnait tout, à condition de demeurer la maîtresse officielle, et même nous dirons qu’elle s’ingéniait à se rendre indispensable au roi, en lui facilitant des amours de rencontre multiples, afin qu’il ne s’enlisât point dans un amour durable.

 

Que l’on considère un instant cette figure : Anne de Pisseleu, tremblant de vieillir, vivant dans la terreur d’un coup d’air qui pouvait lui donner une fluxion et la défigurer… Que l’on imagine ses désespoirs ambitieux à chaque nouvelle conquête du roi… Que l’on observe qu’elle haïssait profondément Diane, et que sa chute définitive, c’était le triomphe définitif de sa rivale à la cour…

 

Et maintenant, nos lecteurs comprendront que l’arrivée de Gillette fut un coup de foudre pour cette femme, qu’elle trembla et que, pour se débarrasser d’un tel obstacle, elle envisagea froidement la nécessité d’un crime.

 

Qu’était-ce que cette petite fille à la radieuse beauté qui, tout à coup, bouleversait la cour de France, dont tous les hommes étaient amoureux et toutes les femmes jalouses ?

 

D’où sortait-elle ? Un mystère entourait sa vie.

 

Une seule chose rassurait un peu la duchesse d’Étampes : de toute évidence, la nouvelle venue avait l’esprit dérangé ; l’étrange scène où Gillette avait déclaré reconnaître son père dans le bouffon Triboulet en était une preuve.

 

Oui, mais le roi la créait duchesse de Fontainebleau. Le roi lui donnait ses domaines, un palais, déclarait qu’elle avait le droit d’entrer chez lui à toute heure.

 

Frappée coup sur coup de ces désastres, Anne de Pisseleu étudia quelques jours l’énigmatique figure de la petite duchesse et conclut que sa folie était feinte, qu’elle cachait de redoutables ambitions…

 

C’est à ces choses que réfléchissait la duchesse d’Étampes en se dirigeant dans des ruelles obscures et marchant aussi vite que le lui permettait la nuit.

 

La duchesse d’Étampes s’arrêta dans une sorte de boyau étroit, infect, avec son ruisseau gras coulant au milieu, avec ses maisons lépreuses dont les toits en auvent laissaient à peine entrevoir une rayure du ciel.

 

– C’est là ! murmura-t-elle. À moins qu’elle n’ait disparu… depuis ma dernière visite…

 

La ruelle se trouvait aux confins de la Cour des Miracles.

 

La maison était hideuse, effrayante… La duchesse frissonna… Les trois gentilshommes, la voyant s’arrêter, l’avaient rejointe.

 

– Madame, quelle imprudence ! murmura Jarnac.

 

– Avez-vous peur ? dit-elle avec cet aplomb des femmes qui préfèrent se transporter tout de suite au-delà des limites de la peur.

 

– Comment n’aurions-nous point peur en vous voyant vous exposer ainsi ?

 

– Il le faut, cher ami, répondit-elle avec une certaine fermeté. Attendez-moi ici !

 

Elle s’élança aussitôt et se mit à grimper à tâtons un escalier de bois très raide. Au haut de l’escalier, des jointures d’une porte, filtrait un peu de lumière obscure.

 

La duchesse poussa la porte : elle était ouverte.

 

Qui donc habitait là, assez insoucieux ou inconscient pour ne pas barricader sa porte après huit heures du soir ?

 

La duchesse d’Étampes entra dans le taudis étroit et sombre qu’éclairait un lumignon fumeux.

 

Pour tout meuble, il y avait là une table, un escabeau, quelques ustensiles de cuisine sommaires.

 

Dans l’angle le plus reculé de la porte, sur une natte, une femme était accroupie plutôt que couchée, les jambes sous une mauvaise couverture, le buste à peu près nu, malgré le froid, les cheveux épars…

 

Cette malheureuse était belle. Elle était jeune encore.

 

Elle fixa sur sa visiteuse un regard empreint d’une morne curiosité, puis, sans paraître s’en occuper davantage, reprit le cours de ses lamentables rêveries… La duchesse d’Étampes se pencha vers elle et murmura :

 

– Margentine ! Veux-tu que je te fasse retrouver ta fille ?

 

XXVII

MARGENTINE
LA FOLLE

 

À ces mots, la femme parut sortir soudain d’une profonde léthargie ; elle bondit, jeta des yeux hagards sur la duchesse, et balbutia : •

 

– Qui parle de ma fille ? Où est-elle ? Je veux la voir !

 

– Vous la verrez, Margentine, si vous êtes sage…

 

– Ma fille ! oh ! ma fille ! Elle est morte… Je le sais… mais elle doit revenir…

 

– Margentine…

 

– Qui m’appelle ? Qui sait mon nom ?

 

– Voyons, ne me reconnaissez-vous pas ?… regardez-moi… Je suis déjà venue plusieurs fois vous voir… je vous ai laissé de l’or…

 

La folle examina attentivement sa visiteuse…

 

– Oui, oui… Vous êtes la belle dame… si bonne et si douce… Je vous aime bien… Oui… vous m’avez donné de l’or… je me souviens…

 

– En voici encore, Margentine.

 

La duchesse tendit à la folle une bourse dont les mailles scintillèrent. La folle saisit cette bourse et eut un rire d’aise en la caressant de ses doigts.

 

– Jadis, murmura-t-elle, j’avais des bourses pareilles, je portais des robes magnifiques, en soie brochée d’or et d’argent ; j’étais comme une reine…

 

Et, tout à coup, laissant tomber la bourse à ses pieds :

 

– Ma fille… Madame, que voulez-vous que je fasse de cet or… puisque je n’ai plus ma fille…

 

– Je te dis, Margentine, que je te rendrai ta fille.

 

La folle saisit les deux mains de la duchesse et la fixa.

 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

 

– Qui je suis ! Écoute-moi, Margentine. Je suis une femme qui souffre ce que tu as souffert un jour…

 

– Vous avez donc perdu votre enfant ? dit Margentine.

 

La duchesse secoua la tête.

 

– Écoute… Tâche de bien comprendre… Te souviens-tu de Blois ?

 

– Blois ! répéta Margentine avec un long frisson douloureux. Oh ! ne me parlez pas de Blois ! Oh ! l’auberge ! les rires des gentilshommes ! L’affreuse nuit de douleur et d’horreur ! Non ! non ! Je ne veux pas…

 

– Tu étais heureuse, tu étais aimée, adorée… ou du moins, tu le croyais… Tu aimais, toi ! Je le sais, Margentine, parce que ton amour, alors, me fit souffrir… Oui… tu étais ardente et sincère dans ton amour pour François…

 

– François ! gronda sourdement la folle avec un accent de haine indicible.

 

– Oui… François ! Tu ne savais pas encore qui était l’homme que tu aimais, voilà tout ! Pauvre fille… tu avais donné ta beauté sans compter… et tu croyais que cela durerait toujours… Te souviens-tu ?

 

Margentine eut un gémissement.

 

– Vous me torturez ! dit-elle à voix basse.

 

– Tu vois que je te connais, si tu ne me connais pas ! Écoute encore. Margentine. Un jour, tu attendais le bien-aimé dans la petite maison qui abritait vos amours dans la campagne de Blois. Et, parfois, un sourire de joie et d’orgueil se jouait sur tes lèvres, car tu écoulais le tressaillement de tes entrailles. Margentine, tu allais être mère…

 

– Grâce ! râla l’infortunée dont les souvenirs évoqués avec cette netteté de détails se réveillaient, implacables…

 

– Une femme se présenta devant toi…

 

La duchesse d’Étampes s’arrêta, hésitante. Elle n’osa ajouter :

 

– Cette femme, c’était moi !

 

– Une femme ! s’écria Margentine. Oh ! je me souviendrai d’elle toute la vie ! Son sourire me glaça…

 

– Cette femme, continua la duchesse, te remit une lettre de ton amant… Il te signifiait en quelques mots qu’il ne t’aimait plus et que tu ne le reverrais jamais…

 

– Oh ! murmura l’infortunée, que se passe-t-il dans ma tête ? Voilà que je me souviens, maintenant ! Oh ! mes pensées ! On dirait des mortes qui se lèvent de leur tombeau !

 

– Lorsque la femme t’eut lu la lettre – car toi tu ne savais pas lire, – tu devins comme folle… tu t’élanças… tu courus partout où tu croyais pouvoir le rencontrer… Tu pleurais à chaudes larmes… et, pendant ce temps, sous le coup de ta douleur, un travail profond et hâtif s’accomplissait dans tes entrailles… Sur le soir, comme tu passais affolée devant une auberge, tu tombas dans la rue… La méchante femme, qui t’avait suivie pas à pas, appela les aubergistes et leur donna de l’argent… tu fus transportée dans une chambre de l’auberge…

 

– Ma fille ! gémit Margentine en se cachant les yeux de ses mains comme pour ne pas revoir la scène évoquée…

 

– Margentine, poursuivit la duchesse impitoyable, tu fus placée sur un lit, et alors commença le calvaire de ta maternité… Pendant des heures, tu te tordis dans les crises, et tandis que ton corps pantelait, tandis que tes flancs se déchiraient, dans une pièce voisine tu entendais le bruit des verres et des chansons, les éclats de rire des gentilshommes en joie… et lorsque vint la minute suprême, Margentine, en même temps que le premier vagissement de ta fille… tu entendis… oui ! tu reconnus parmi les rieurs la voix de ton amant, la voix de François !

 

Margentine poussa un cri déchirant.

 

– Oh ! supplia-t-elle, taisez-vous ! taisez-vous !…

 

– Insensée ! Ne vois-tu pas que j’essaie de te rendre la raison !… Écoute ! Écoute encore… Toute sanglante, avec ton enfant dans les bras, par un prodige de force, tu bondis de ta couche de douleur… tu t’élanças… tu ouvris une porte… tu vis des hommes assemblés autour d’une table… Parmi eux, François… un verre à la main… une femme sur ses genoux… – la femme qui t’avait remis la lettre !… – tu tombas à la renverse, évanouie… presque morte !… Quand tu revins à toi, des jours et des jours s’étaient écoulés… Depuis, tu n’as jamais revu ni François… ni la femme !…

 

– Et ma fille ! hurla Margentine, se tordant les mains.

 

– Ce François… l’aimes-tu encore ?…

 

– Je le hais ! Je le hais !…

 

– Et cette femme ! Cette femme plus coupable que lui !…

 

– Oh ! je la hais… De toute mon âme !…

 

– Eh bien, Margentine, veux-tu le moyen de te venger ?

 

– Ma fille ! Je veux ma fille !…

 

– Écoute ! reprit la duchesse avec impatience, cette femme a une fille, une grande et belle jeune fille…

 

– Il n’y a donc du bonheur que pour les méchants…

 

– Cette jeune fille, je vais te l’amener… Tu en feras ce que tu voudras !…

 

Margentine grinça des dents.

 

– Je la tuerai !… Je lui ferai souffrir tout ce que j’ai souffert !… Je veux que la mère en meure, quand elle saura…

 

Les yeux de la duchesse d’Étampes jetèrent une sombre lueur.

 

– Quant à ta fille, je te promets qu’elle sera retrouvée.

 

– Ma fille est morte, dit-elle.

 

Puis, sans transition :

 

– Oh ! madame, vous êtes si bonne !… Une enfant de six ans, madame… bien facile à reconnaître… elle a des cheveux blonds et des yeux d’ange…

 

– Tu la reverras, te dis-je !… Mais l’autre… la fille de la mauvaise femme…

 

– Je la tuerai ! dit Margentine d’un ton qui fit frémir la duchesse d’Étampes.

 

Déjà Margentine, sans plus faire attention à sa visiteuse, s’était affaissée dans son coin et, la tête dans les deux mains, chantait à demi-voix, sur un air très gai qui paraissait d’une infinie tristesse, une ballade avec laquelle, jadis, elle avait bercé son enfant…

 

La duchesse d’Étampes lui jeta un profond regard puis elle retrouva son escorte… Une demi-heure plus tard, elle était rentrée au Louvre sans encombre. Personne ne sut jamais rien de la visite étrange que venait de faire la duchesse d’Étampes, hormis sa suivante, Jarnac, Saint-Trailles et Lésignan, lesquels n’en soufflèrent mot…

 

XXVIII

LE RANZ DES VACHES

 

Bien que laissé en liberté, Triboulet était étroitement surveillé. François Ier avait cédé devant la menace de Gillette, mais sa haine contre le bouffon s’en était accrue.

 

Maintenant la passion se déchaînait dans l’âme du roi.

 

Que Gillette fût sa fille, il arrivait à en douter.

 

Quel témoignage y avait-il, après tout ?… Celui d’une folle ! Un mot échappé à Margentine, sans qu’on pût préciser au juste de qui elle avait voulu parler. Et le roi invoquait des dates, des ressemblances… Et lorsque les dates, les physionomies soigneusement étudiées lui avaient prouvé que Gillette était sa fille, il s’affirmait violemment qu’elle ne l’était pas, qu’elle ne pouvait l’être…

 

Il voulait Gillette ! Elle serait à lui ! Le reste, il voulait l’oublier…

 

Triboulet dut à cet état d’esprit d’échapper pour cette fois au cachot et peut-être à la mort… Mais le roi n’attendait que le moment propice pour exercer contre son bouffon quelque cruelle vengeance.

 

Ce moment, ce serait celui où Gillette serait devenue sa maîtresse. Alors, sa menace même de se tuer demeurerait sans effet… Qu’importait qu’elle se tuât alors ?…

 

Le lendemain de cette nuit où nous avons vu Jeanne de Croizille introduire Triboulet auprès de Gillette, le bouffon était dans sa chambre, méditant sur ce qu’il ferait…

 

– Ce Manfred ! songeait-il. Cet homme qu’elle aime, il faut que je le voie, que je le connaisse…

 

Il y avait dans l’œil clair du bouffon une sorte de joie malicieuse et tendre, en même temps que de l’inquiétude.

 

– Comment sortir d’ici ? reprit-il en son monologue. Si ce n’était que moi… ce serait tôt fait… mais l’enfant ?… Comment échapper à la surveillance ?… comment lui éviter l’émotion d’une fuite dangereuse ?… Il faut que la chose se fasse tout naturellement, sans secousse…

 

Machinalement, il prit une viole et se mit à jouer un air, tout en réfléchissant à la situation.

 

Il connaissait à fond le Louvre.

 

Mais il savait aussi qu’il était surveillé.

 

Il se promenait librement partout ; on ne lui demandait plus d’exercer son métier de bouffon ; le roi ne l’appelait jamais pour lui dire :

 

– Je m’ennuie ; fais-moi rire, bouffon.

 

Mais partout où il allait, il sentait un regard peser sur lui ; il avait constaté que toutes les issues étaient gardées.

 

Une fois, il s’était approché de la grande porte, d’un air indifférent, comme il faisait quand il lui arrivait de sortir du Louvre, avant la terrible scène. L’officier de garde s’était aussitôt avancé vers lui en lui disant :

 

– Retournez, s’il vous plaît, monsieur !

 

Le « monsieur » parut très grave à Triboulet, et sur ce mot il jugea de la sévérité des ordres qui avaient été donnés à son égard.

 

– Et si j’avançais, officier ? dit-il.

 

– Je serais obligé de vous faire saisir séance tenante.

 

– Et si je ne me laissais pas saisir ?

 

– Je vous passerais mon épée au travers du corps…

 

– Peste, monsieur l’officier ! Si c’était, au moins, au travers de ma bosse !… Mais au travers du corps !… J’y tiens, à ma guenille de corps, si contrefaite qu’elle soit !…

 

Et Triboulet s’éloigna en donnant tous les signes d’une frayeur comique qui fit rire aux éclats l’officier.

 

Bientôt il sortit de sa chambre, emportant sa viole. Il erra dans le Louvre, s’écartant de plus en plus des bâtiments habités par le roi, les princes et princesses et la foule des domestiques, des courtisans, officiers, grands-veneurs, fauconniers, tout un peuple qui vivait là.

 

Il traversa les nouvelles constructions que François Ier faisait élever pour remplacer la partie du vieux Louvre qu’il avait fait abattre. Une trentaine d’ouvriers étaient en train de mettre en place deux énormes cariatides, au moyen de palans… Un homme surveillait l’opération avec un soin et une inquiétude visibles.

 

– Voilà de beaux morceaux de pierre, maître Jean Goujon, dit Triboulet. Vous êtes vraiment un habile homme… Et pour quoi faire, ces cariatides ?

 

– Voyez-vous cette ligne de pierres de taille qui vont former balcon ?… C’est pour soutenir tout cela ! répondit le sculpteur que les compliments de Triboulet avaient touché.

 

– Et pour soutenir le trône de France, quelle cariatides votre bon ciseau sculpterait-il, maître ?…

 

Jean Goujon, ébahi de la question, ne répondit pas et grommela :

 

– Plus fou que les fous, celui qui écoute les fous !…

 

Ayant franchi l’espace encombré de plâtras, de poutres et de pierres, Triboulet parvint à cette partie du Louvre qui se trouvait au bord de la Seine et qui était déserte…

 

Là, dans un angle solitaire, il y avait une petite porte basse. La porte franchie, on se trouvait presque aussitôt sur la berge, où des peupliers séculaires dressaient leurs cimes sonores dans le ciel gris.

 

Au pied des peupliers, il y avait une sorte de taverne construite en planches, où les mariniers et passeurs, maîtres de bacs et bachots venaient boire.

 

Or, si Triboulet, au lieu d’être enfermé dans le Louvre, se fût trouvé sur la berge à ce moment, il eût assisté à un spectacle qui lui eût paru bizarre.

 

D’abord, la misérable taverne, au lieu d’être pleine de mariniers, lui fût apparue remplie de gens à mine louche, portant des rapières fort longues et fort aiguisées – enfin, des hommes ayant l’apparence de vrais coupe-jarrets.

 

Ensuite, ce qui eût porté au comble l’étonnement de Triboulet, c’eût été d’apercevoir parmi ces gens de sac et de corde, aux yeux luisants et aux vêtements délabrés, deux ou trois gentilshommes qui leur distribuaient de l’argent. Enfin, si, piqué de curiosité, Triboulet eût attendu la sortie de ces gentilshommes, et qu’il les eût suivis un instant, il eût peut-être surpris les paroles qu’ils échangeaient :

 

– Et tu es sûr qu’il viendra ?

 

– Il est venu hier, il a rôdé plus d’une heure par là ; il est venu avant-hier ; il est venu le soir d’avant… Pourquoi ne viendrait-il pas ce soir ?

 

– Alors il n’y a qu’à prévenir M. le grand prévôt…

 

– Tu dis des bêtises. C’est nous qui devons faire l’opération, et si je savais que M. de Monclar veut s’en mêler, je l’enfermerais chez lui !

 

Voilà ce qu’eût vu et entendu Triboulet. Mais Triboulet ne vit et n’entendit rien de tout cela pour la raison qu’il n’était pas sur la berge, mais bien prisonnier dans l’intérieur du Louvre, et fort occupé à ce moment-là à examiner attentivement la petite porte basse de laquelle nous l’avons vu s’approcher peu à peu.

 

Devant cette porte, un soldat se promenait lentement, de cet air morne et ennuyé qu’ont tous les factionnaires depuis qu’il y a des portes à garder et des factionnaires pour les garder. Ce soldat était un colosse.

 

Il portait une grande barbe rousse en éventail. Il avait des yeux d’un bleu faïence, un front bas, une physionomie limpide, douce, enfantine et terrible. Il devait tuer sans savoir qu’il tuait.

 

Tout à coup, le colosse s’arrêta net et gronda dans sa barbe épaisse, avec un fort accent allemand :

 

– Seigneur Jésus, Marie et tous les saints ! qu’est-ce que j’entends là !

 

Ce qu’entendait le digne Allemand, c’était un air de viole…

 

Ce fut d’abord sur son visage un étonnement qui confinait à la stupéfaction… puis du ravissement… puis une sorte d’extase… Les mains jointes, la poitrine oppressée, les yeux pleins de larmes, le factionnaire écoutait, un peu penché en avant…

 

Et l’air continuait en sourdine, comme venu de très loin, apportant au colosse un parfum du pays absent, évoquant devant ses yeux avec une intense précision les montagnes où s’était écoulée son adolescence, les chalets de bois dont la cheminée fume, les cimes neigeuses qui se perdent dans le ciel d’un bleu profond… tout un paysage enchanteur où passent des troupeaux mugissants et des jeunes filles aux tresses blondes, avec des yeux bleus très doux et des jupes rouges très courtes…

 

– Le Ranz des vaches ! murmura le colosse.

 

Et ses yeux s’obscurcissaient, et il se prit à sangloter doucement[9].

 

– Le Ranz des vaches ! oh ! c’est le Ranz des vaches !

 

L’air s’arrêta tout à coup et Triboulet parut.

 

– Eh bien, dit-il, êtes-vous content, mon brave Ludwig ?

 

– Content, monsieur Triboulet ! C’est-à-dire que, pour entendre encore cet air-là, je donnerais bien un an de ma solde…

 

– Oui, oui ! Vous êtes un bon Suisse ! Cela vous rappelle le Righi, n’est-ce pas ?

 

– Non, cela me rappelle la Jungfrau…

 

– Ah ! ah ! fit Triboulet avec admiration. La Jungfrau, et non pas le Righi !

 

– Oui ! C’est dans la Jungfrau que je suis né…

 

– Et c’est là que vous voudriez bien être en ce moment, au lieu de vous morfondre devant cette porte derrière laquelle il n’y a rien !

 

– Porte que je dois garder, monsieur Triboulet… surtout contre vous ! dit l’Allemand soudain rappelé au sentiment de sa faction.

 

– Et dites-moi, reprit Triboulet, combien de temps dure votre garde ?

 

– On va me relever dans une heure. Je m’en voudrais de tuer un homme qui joue si bien le Ranz des Vache ».

 

– Lui aussi ! pensa Triboulet. Vous voyez, mon cher Ludwig, je ne m’approche pas… je n’ai pas envie de m’en aller… Le roi tient trop à moi, et je tiens trop à Sa Majesté !

 

– À la bonne heure, monsieur Triboulet.

 

Triboulet cessa de parler et s’écarta de quelques pas, puis préluda sur son instrument. Puis la mélopée montagnarde, une fois encore, se développa.

 

Ludwig écoutait de tout son être. Plus doux, plus puissant encore que tout à l’heure, le charme opérait. Lorsqu’il eut terminé, Triboulet se rapprocha vivement du colosse.

 

– Ludwig, demanda-t-il à voix basse, comment s’appelle celle qui t’attend là-bas, dans tes montagnes ?…

 

– Elle s’appelle Catherine… Mais comment savez-vous ?…

 

– Et si tu pouvais la rejoindre ?

 

– Oh ! ce serait le paradis sur terre.

 

– Te marier avec elle, hein ? Avoir une maison, à toi… une maison de bois sur la lisière de la belle forêt de sapins qui sent si bon le goudron… non loin du vallon au fond duquel se précipite la cascade en écumant…

 

– Mais vous y avez donc été ! s’écria Ludwig.

 

– Autour de la maison, il y aurait un jardin… et tu aurais un troupeau qui reviendrait le soir au son des clochettes de la vache conductrice, tandis que le cornemusier du village jouerait le Ranz… Alors tu rentrerais, et ta Catherine te serrerait dans ses bras…

 

– Monsieur ! Monsieur ! Vous me rendez fou !… Monsieur Triboulet ! sanglota Ludwig.

 

– Tout cela, Ludwig, tu peux le réaliser à ta prochaine faction, je t’apporte mille écus de six livres…

 

– Mille écus de six livres ! De quoi avoir une maison, une laiterie et les meubles, et les instruments, et un jardin et un pré !

 

– Et Catherine ! Mille beaux écus de six livres parisis !

 

– Six mille livres parisis ! Le bonheur ! l’amour !

 

– Il ne s’agit que de m’ouvrir la porte…

 

– Monsieur Triboulet…

 

– Mille écus de six livres !

 

– Grâce !

 

Triboulet, sans répondre, attaqua le Ranz des vaches.

 

Lorsque les dernières notes eurent expiré dans l’air triste et maussade, le colosse passa ses deux mains sur son front, et d’une voix rauque prononça :

 

– Je serai de faction entre onze heures du soir et deux heures du matin…

 

– Bien ! Je serai ici à minuit avec les mille livres. Tu ouvriras ?

 

– Oui !

 

Triboulet s’enfuit… transporté de joie.

 

Il se montra partout et déclara aux gentilshommes qui le questionnaient sur sa disgrâce que, le lendemain, il irait se jeter aux pieds du roi pour obtenir sa rentrée en faveur. Vers neuf heures, il était dans sa chambre, achevant ses préparatifs.

 

– Dans ce sac, l’argent du bon Ludwig… Ah ! ce manteau pour l’enfant… Ces nuits de brouillard sont terribles… Cette bonne dague à ma ceinture… Ah ! ah ! cher monsieur Ludwig, voulez-vous nous ouvrir, s’il vous plaît ? Nous partons en voyage, avec mademoiselle que voici… mademoiselle ma fille !

 

Dix heures sonnèrent, puis onze heures…

 

– Attention ! murmura Triboulet, Mlle de Croizille va venir me chercher… je tremble… lâche que je suis ! Non, je ne tremble plus, je ne veux pas trembler…

 

À ce moment, une rumeur retentit dans les couloirs du Louvre. Triboulet pâlit. Il ouvrit sa porte et saisit au bras une femme qui courait, un flambeau à la main…

 

– Que se passe-t-il ? demanda Triboulet.

 

– Il se passe que la duchesse de Fontainebleau a disparu du Louvre !

 

Triboulet lâcha le bras de la femme et tomba comme une masse, comme foudroyé, en poussant une sourde imprécation de désespoir…

 

XXIX

LA TAVERNE AU BORD DE L’EAU

 

Ce soir-là, dans l’étroit logis de la Cour des Miracles où Manfred avait été soigné et rapidement guéri par les baumes et les onguents de la Gypsie, les deux amis – les deux frères – étaient seuls…

 

Pensif, Lanthenay s’accouda à la fenêtre et fixa son regard sur le ciel noir, comme s’il eût attendu le lever d’un astre ou l’éclair d’une inspiration. Derrière lui, à pas pressés, Manfred marchait dans la chambre, la lèvre crispée par un ironique sourire, ce sourire à la fois hautain et amer qui semblait défier sa destinée.

 

Depuis la scène de l’invasion du Louvre, depuis cette minute épique où Lanthenay avait emporté dans ses bras Manfred sanglant, ils ne s’étaient rien dit du sujet qui les préoccupait tous deux. Mais ils étaient habitués à lire ouvertement dans leurs yeux. Lanthenay savait que la pensée de son frère luttait, en une lutte terrible, de tous les instants, contre un amour impossible et triomphant.

 

Manfred savait que Lanthenay ne songeait qu’aux moyens de le guérir. Ils se taisaient… Mais ils sentaient que l’heure était venue où il faudrait parler…

 

– À quoi songes-tu ? attaqua Manfred avec une impatience mal dissimulée. Ce n’est pas un soir à faire de l’astronomie, j’imagine. Regarde ce ciel. Est-il assez noir ! Où sont les étoiles ? Elles se cachent, les gueuses… car il n’y a pas assez de noir dans mon cœur !

 

– Manfred !

 

– Eh ! oui… par les cornes de Lucifer, il semble que le ciel même me refuse l’aumône d’un sourire !

 

Il reprit sa promenade saccadée.

 

– À quoi songes-tu toi-même ? dit alors Lanthenay de cette voix grave et lente qui lui était habituelle. Tu tournes dans ta cage, mon pauvre lion malade !

 

– Je marche, voilà tout ! Je marche pour ne pas m’asseoir ; observe que tout à l’heure je m’étais assis pour ne pas marcher… Mais quoi ! Assis ou debout, éveillé ou endormi, je m’ennuie, frère… je m’ennuie atrocement.

 

– Manfred, calme-toi, je t’en prie ! fit Lanthenay, alarmé par la visible exaspération de son ami.

 

– Écoute… J’ai hier, ou avant-hier, je ne sais plus au juste, tant les heures se ressemblent… j’ai rencontré deux moines… Ils m’ont demandé le chemin de leur couvent… Étaient-ils gris ? Ou l’étais-je moi-même ? Je leur ai dit leur chemin en les tenant à distance, car je n’aime pas cette engeance… Alors ils m’ont béni…

 

– Amen ! fit Lanthenay qui essaya de rire.

 

– Écoute encore !… Je suis allé vider un vieux flacon à la taverne que la femme de Grégoire emplit de ses charmes… Pendant qu’elle me remplissait mon verre, elle m’a embrassé sur les lèvres… Le vieux vin et le baiser ont laissé sur mes lèvres un goût d’âcre fadeur qui m’écœure…

 

– Impertinent ! je le dirai à la belle Mme Grégoire !

 

– Écoute encore !… Comme j’errais à la nuit tombante, j’ai vu Jean le Piètre sortir de chez la Maladre. Il me doit la vie, tu sais ? L’an passé, je le tirai de l’eau en plongeant dans la Seine au moment où il allait se noyer… Depuis, il me salue toujours de loin, et humblement. Eh bien, Jean le Piètre est venu à moi et m’a pris les deux mains. Cette effusion m’a surpris. Je l’ai regardé. Il pleurait… Pourquoi ? C’est la joie, m’a-t-il dit… une grande joie qui m’est venue. Et il est parti en courant. La joie de Jean le Piètre m’a tourné sur le cœur comme un vin empoisonné…

 

Il s’arrêta, haletant… Son poing se tendit vers les masses d’ombres profondes, à travers la fenêtre…

 

– Ô Paris ! Paris de honte ! Paris de crime ! Paris des catins et des enjôleuses qui piétinent les cœurs ! Ô Paris, tu m’ennuies, tu m’assommes, toi, tes maisons, tes rues, tes hommes et tes jeunes filles menteuses, voleuses, impudentes, cyniques, chair banale offerte au dernier enchérisseur… Et quand ce dernier enchérisseur est un roi…

 

Manfred saisit une bouteille et à toute volée la lança contre le mur. Puis, soudain, comme si la bouteille brisée en mille morceaux eût brisé aussi quelque chose en lui, sa colère furieuse tomba.

 

Lanthenay le vit atrocement malheureux. Une immense pitié l’envahit, et il se résolut au sacrifice devant lequel sa tendresse reculait depuis plusieurs jours…

 

– Ton mal n’est pas grave, dit-il en affectant un ton léger, et le remède est à ta portée. Paris t’ennuie ? Le monde est grand…

 

– Que dis-tu ? fit Manfred en tressaillant.

 

– Que tu es libre, frère ! Que le monde, c’est l’inconnu qui s’ouvre devant toi ! Que tu as un bon cheval, une bonne épée, et que l’Europe est pleine de rumeurs de bataille… qu’il y a partout des moutons à défendre contre des loups… et que… cela t’amuserait peut-être…

 

La voix de Lanthenay devint tremblante. Manfred éclata en sanglots.

 

Au même instant ils étaient dans les bras l’un de l’autre, et leur fraternelle étreinte les tint enlacés un moment.

 

– Ô frère, que tu es bon ! dit Manfred… Ainsi, tu as deviné ! Tu as compris ! Oh ! pardonne-moi de te quitter ! Je n’y tiens plus, vois-tu ! Je mourrais ici…

 

Et il ajouta tout bas :

 

– Si près d’elle !

 

– De quel côté iras tu ? se hâta de demander Lanthenay.

 

– Que sais-je ? répondit fiévreusement Manfred… Le Nord ou le Midi… les pluies ou le soleil… Tout me sera bon… pourvu que la pluie qui rafraîchira mon front ne soit pas la pluie qui mouillera ses cheveux… pourvu que le même soleil ne nous éclaire pas… elle et moi !

 

– Frère ! frère !… prends garde !…

 

– Et puis, tiens, en réalité, j’ai caressé un rêve, tout de même : je veux voir l’Italie… l’Italie m’attire… Pourquoi ? Je ne sais !… Mais dans les rares moments où la Gypsie cause librement, lorsqu’elle parle de l’Italie… de Rome… oh ! Rome surtout… et qu’elle en fait la description, il me semble que je revois un tableau familier…

 

Il s’arrêta tout à coup, puis, se parlant à lui-même :

 

– Oui… Il faut que je voie l’Italie… et Rome !

 

– Quand pars-tu ? demanda Lanthenay.

 

Et comme Manfred gardait le silence, il ajouta :

 

– Pars demain… veux-tu ?…

 

– Demain !…

 

– Oui, frère ! N’est-ce point chose arrêtée dans ton esprit ?

 

– Ah ! Lanthenay, mon frère ! s’écria Manfred, comme, avec délices, j’eusse entrepris un autre voyage ! comme, avec bonheur, j’eusse été plus loin que l’Italie et Rome, plus loin que les confins du monde et de la vie, si je n’avais eu peur de mourir en songeant que tu allais pleurer !

 

Ces deux admirables amis se regardèrent avec admiration. Puis, comme si tout eût été dit, Manfred ceignit son épée et posa sur sa tête sa toque à plume noire.

 

– Tu sors ? demanda Lanthenay inquiet.

 

– Un peu d’air… Au surplus, ne crains rien. Cette nuit sans lune est faite pour les truands comme nous ! Les bourgeois ont peur, le guet se cache, le roi François dort en son Louvre et l’illustre Monclar médite au fond de son hôtel. Paris est à nous jusqu’à demain matin.

 

Lanthenay jeta un regard sur le ciel.

 

– La nuit sera claire dans deux heures, quand la lune sera assez haute et que le vent aura balayé ces nuages… Veux-tu de moi ?

 

– Ne crains rien ! répondit Manfred simplement.

 

Lanthenay soupira. Les deux amis échangèrent une poignée de main. Puis Manfred s’éloigna… Où allait-il ?

 

Où vont les amoureux qui ont juré de fuir à jamais la femme détestée et adorée ? Sous quelles fenêtres vont-ils rôder, la nuit ? Vers quelle maison silencieuse sont-ils poussés comme malgré eux ? Manfred allait au Louvre !

 

Oh ! cette Gillette qu’il avait chérie avec tant de confiance et d’ardeur, avec une tendresse si profonde et si ingénue !

 

Il allait donc l’arracher de son cœur… Il allait donc lui jeter de loin un éternel adieu ! Il la méprisait.

 

Elle s’était vendue pour un titre…, Et il allait vers elle, vers l’ombre du grand palais où elle dormait… Il y allait sans but, sans espoir, sans pensée, avec le seul désir d’être un peu plus près d’elle pour une heure… Après, ce serait fini. Après, il fuirait… Il étoufferait cet amour insensé !…

 

Comme il se disait ces choses mornes et contradictoires, il arriva devant le Louvre imposant et sombre.

 

Lentement, il se mit à faire le tour du Louvre, et parvint sur la berge, son regard flamboyant cherchant à voir les fenêtres éclairées : il en vit !

 

Au loin, par delà les jardins, deux fenêtres brillaient d’une lueur clignotante comme un sourire ironique.

 

Pourquoi Manfred eut-il soudain la conviction que là, dans cette chambre éclairée, se trouvait le roi !

 

Vraiment, il le vit ! Il vit Gillette !

 

Le roi la serrait dans ses bras… et elle ! elle éprouvait un orgueil abject à se livrer à cet amant qui était roi !

 

Cette scène qu’il imaginait avec la puissance de création que donne la jalousie tortura Manfred. Puis, tout à coup sa colère s’affaissa…

 

La douleur l’emporta dans son cœur, Et il eut la terreur de l’existence affreusement vide qu’il allait vivre, maintenant… seul ! loin d’elle !

 

– Ô Gillette ! murmura-t-il sourdement.

 

Et il détourna son regard que voilait une larme.

 

À ce moment même, les gros nuages qui couraient au ciel semblèrent se déchirer, un rayon de lune éclaira vivement le paysage du vieux Paris.

 

Une barque descendait la Seine.

 

Une barque, à pareille heure, c’était un événement extraordinaire, et peut-être redoutable.

 

D’un bond, Manfred se mit à couvert dans la zone d’ombre épaisse des peupliers séculaires qui murmuraient tristement. De là, il regarda ce bateau qui descendait.

 

Trois rameurs le manœuvraient avec une hâte vigoureuse et sûre. Un jeune homme était assis à l’arrière…

 

La barque se rapprocha soudain de la rive. Elle avait dépassé Manfred et abordait presque en face la baraque de planches que nous avons signalée en un précédent chapitre.

 

– Des habitués de la taverne aux mariniers ! songea Manfred.

 

Mais, à ce moment, l’homme qui était assis à l’arrière du bateau se leva pour sauter sur la berge. Il était à quinze pas de Manfred. Celui-ci le reconnut.

 

– M. le marquis de Sansac ! murmura-t-il.

 

Voici, très exactement, ce qui se passa à cet instant précis :

 

Manfred jeta les yeux sur ces fenêtres éclairées où il imaginait que se trouvaient le roi et Gillette ; puis, dans un mouvement machinal, ce regard se reporta sur Sansac.

 

En même temps que le regard, toute la colère accumulée dans le cœur de Manfred rejaillit sur Sansac.

 

Cédant à une impulsion violente et irraisonnée, il s’avança en pleine lumière, et de cette voix âpre et mordante qui lui était habituelle lorsqu’une émotion plus douce ne la brisait pas, il s’écria avec un rire d’insultes :

 

– Salut et honneur à monsieur le marquis de Sansac, fleur de gentilhommerie ! Marquis, quelle jolie fille venez-vous d’enlever ce soir ?… oh ! pas pour vous !… pour votre maître !… À quel prix ?… François est-il généreux ?…

 

Soudain, la porte de la taverne aux mariniers s’ouvrit.

 

– Sus ! sus ! crièrent des voix.

 

En même temps, une douzaine d’hommes s’élancèrent avec un grand cliquetis d’armes. Sansac, d’un geste, leur désignait Manfred.

 

– Par l’enfer ! rugit celui-ci. Ces gentilshommes sont plus lâches encore que je ne supposais…

 

Et tirant sa rapière avec une sorte de joie farouche :

 

– Voilà enfin une occasion de faire le grand voyage que je rêvais… Adieu, mon frère Lanthenay !…

 

Et la rapière se mit à décrire le terrible moulinet qui lui était familier. Un cri sourd… puis encore un cri… une exclamation de rage… une malédiction… c’étaient autant de blessures que le moulinet faisait autour de lui.

 

Lentement, Manfred avançait vers l’enclos des Tuileries, songeant que parmi les détours et recoins de la fabrique de tuiles, il trouverait un endroit propice à une défense désespérée. Les coupe-jarrets, stupéfaits, attaquaient avec moins d’audace et, déjà, ils se tenaient à distance respectueuse.

 

– Mais foncez donc, misérables ! vociféra Sansac !

 

Ce fut Manfred qui fonça.

 

Le choc fut effrayant. La rapière voltigea, siffla, frappa de pointe et de taille : trois hommes tombèrent.

 

– Vous êtes un mauvais bandit, cria Manfred à Sansac écumant ; vous ne savez pas choisir les bons assassins !… Encore un !… Ça fait huit !…

 

Huit des coupe-jarrets gisaient sur le sable. Les autres s’enfuirent dans toutes les directions. Manfred, appuyé sur son épée, poussa un éclat de rire homérique ; mais deux hommes s’avancèrent à ce moment près de Sansac.

 

– Riez ! marquis, mais riez donc avec moi ! fit-il.

 

– Tu ne riras pas longtemps ! gronda Sansac qui, très bravement, s’avança alors, l’épée haute, sur Manfred.

 

Manfred se vit sur le côté d’une petite maison qu’entourait un jardin enclos de murs, percés d’une porte basse.

 

Ce fut à cette porte que Manfred s’accota ; car les deux hommes qui venaient d’apparaître escortaient Sansac, l’épée nue, et, cette fois, ce fut silencieusement, avec une rage froide, que l’attaque eut lieu.

 

– Le trio est complet ! cria Manfred de sa voix de fanfare. Je me disais aussi : je ne vois que l’un des trois félons… Bonsoir, monsieur d’Essé, voleur de filles ! Bonsoir, monsieur de La Châtaigneraie, truand blasonné ! Peste, mes drôles ! J’ai donc, l’autre soir, omis de vous rembourser quelque monnaie ?…

 

– Courage ! À la rescousse ! hurla La Châtaigneraie. Cinq ou six des stipendiés, voyant les trois gentilshommes attaquer Manfred, accoururent.

 

À ce moment, Sansac tomba lourdement.

 

Essé et La Châtaigneraie poussèrent un cri de fureur :

 

– Démon !…

 

– Capons[10] !

 

– À mort ! À mort !…

 

Manfred avait devant lui sept épées. En tête des assaillants, La Châtaigneraie et Essé. Les coupe-jarrets attaquaient avec frénésie. La rapière de Manfred parait… mais ne portait plus de coups, elle suffisait à peine à parer.

 

Il y eut quelques secondes d’un combat silencieux et féroce. Manfred se vit perdu.

 

Un étrange sourire erra sur ses lèvres…

 

– Il est à nous ! rugit La Châtaigneraie en portant un coup de pointe furieux à Manfred.

 

Le coup frappa dans le vide et La Châtaigneraie poussa un horrible juron de fureur.

 

Manfred venait de disparaître. La porte contre laquelle s’appuyait Manfred s’était tout à coup ouverte.

 

Instinctivement, sentant du terrain derrière lui, le jeune homme avait rompu et franchi la porte en maintenant en respect ses adversaires. Aussitôt, la porte s’était refermée…

 

Des hurlements, des insultes, des vociférations…

 

Et, dans le jardin, sous la clarté de la lune, Manfred qui s’incline devant une femme.

 

C’est cette femme qui a ouvert la porte et l’a refermée brusquement. Et cette femme, c’est Madeleine Ferron !…

 

De sa fenêtre, elle a tout vu ! Elle a assisté à toute la bataille ! Elle a vu l’attaque des coupe-jarrets, leur fuite éperdue… Une admiration lui est venue pour cet inconnu qui, seul, bataille contre une quinzaine d’assaillants.

 

Et lorsqu’il s’est appuyé à la petite porte de son jardin, lorsqu’elle a compris que sous la nouvelle attaque, il va peut-être succomber, elle est descendue en toute hâte…

 

De l’autre côté de la muraille, les coupe-jarrets couraient, cherchant un passage pour pénétrer dans le jardin.

 

– Enfonçons la porte, dit Essé.

 

Mais La Châtaigneraie, soucieux, lui montra les cadavres qui parsemaient la berge…

 

– La partie est perdue pour ce soir, dit-il avec une rage froide. En retraite !…

 

XXX

IMPOSSIBLES AMOURS

 

Madeleine Ferron avait saisi la main de Manfred, comme pour lui commander le silence. Tout ce coin qui, pendant ces dix minutes, avait été plein de cliquetis d’épées, retomba au calme paisible de la nuit, et rien n’indiqua le drame qui venait de se dérouler… rien, sinon les cadavres.

 

Madeleine, alors, entraîna le jeune homme qui, ayant remis son épée au fourreau, la suivit sans résistance.

 

Quelques secondes plus tard, il se trouva dans une pièce discrètement éclairée, d’un luxe élégant.

 

– Où suis-je ? pensa Manfred.

 

Et jetant sur Madeleine un regard pénétrant :

 

– Madame, dit-il d’une voix ardente, êtes-vous une femme ou une fée ?… Vous êtes plutôt quelque bienfaisant génie qui s’est plu à me sauver… Sans vous, j’étais mort… ou presque ! ajouta-t-il avec un sourire d’orgueil.

 

– Je ne suis point une fée, dit sérieusement Madeleine. Je suis femme…

 

Le ton grave de cette étrange réponse frappa Manfred.

 

– Une femme ! s’écria-t-il. En ce cas, la meilleure et la plus belle qui soit dans Paris !

 

– Belle ? murmura Madeleine ; oui… pour quelques jours encore… Bonne ! ne vous y fiez pas !

 

– Fussiez-vous méchante, fussiez-vous scélérate, vous êtes si belle, madame, que pour vous je me damnerai »… Qui êtes-vous ?… Oh ! je veux le savoir !…

 

Madeleine prit un flambeau et l’éleva de façon à bien éclairer son visage.

 

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda-t-elle doucement. Moi, je vous ai reconnu tout de suite.

 

Debout, le bras levé supportant ce flambeau dans un geste à la fois noble et gracieux de statue antique, avec cette lumière qui tombait sur la profusion de ses magnifiques cheveux blonds, le torse cambré, la lèvre humide, Madeleine était dans une de ces minutes fugitives de souveraine beauté où les femmes deviennent des déesses.

 

Manfred la contemplait avec une admiration éperdue…

 

– Et vous aussi, continua-t-elle avec la même douceur, vous m’avez reconnue tout de suite… je le vois dans vos yeux… La scène terrible qui nous a mis en contact une fois est un de ces inoubliables souvenirs qui ne sortent jamais de l’esprit…

 

– Madame… croyez…

 

– Taisez-vous ! De vous à moi, pas de feintes inutiles… Vous m’avez reconnue, et la générosité de votre cœur vous inspire seule de m’ignorer… Je me nommerai donc… Je suis la morte du gibet de Montfaucon…

 

– Eh bien, oui ! Je vous ai reconnue, madame… C’est votre beauté. Et à défaut même de cette adorable figure que j’entrevis un instant, eussé-je pu oublier le son de votre voix enveloppante comme une tiède caresse d’amante…

 

Il se leva et poursuivit :

 

– « … Si vous êtes pauvre, si vous êtes persécuté, si vous souffrez, si vous avez besoin d’un dévouement, venez quand il vous plaira, à quelque heure que ce soit… Venez à la petite maison de l’enclos des Tuileries et nommez-vous… cela suffira… » Vous voyez que je me souviens, madame… J’ignore pourquoi vous voulez vous appeler la Morte. Le secret de la tragique pensée qui vous inspire, je le respecte… Mais pour moi, madame, vous êtes la Vie…

 

– Malheureux ! murmura-t-elle sourdement, je porte en moi la Mort !…

 

Il continua, fiévreux, emporté par une fougue dont il ne se rendait pas compte lui-même :

 

– Pourquoi vous ai-je sauvée ? Pourquoi m’avez-vous sauvé à mon tour ? Ah madame, est-ce que ce double événement ne vous paraît pas avoir « une signification prodigieuse ?… Est-ce qu’il ne vous semble pas, comme à moi, que nos destinées devaient se rencontrer et se fondre ?… Ce soir, je ne venais pas ici… Je sors… j’arrive sur la berge du fleuve… je suis attaqué par une nuée de malandrins… je me défends… je subis une nouvelle attaque… et lorsque je crois que tout est fini, il faut que ce soit précisément à votre maison que je m’adosse ! il faut que ce soit vous qui m’ouvriez l’issue libératrice !… Est-ce là du simple hasard ? Non, non, madame… qui sait si, mystérieusement, sans que je le veuille, je n’ai pas été guidé vers vous par un instinct puissant !… Et qu’est-ce que cet instinct, sinon de l’amour…

 

Il s’arrêta court. Ce mot l’effara brusquement.

 

– L’amour ! balbutia-t-il. Oui, madame, de l’amour !… Je vous aime ! Je le sens… c’est fini… je veux vous aimer…

 

Il avait pris les mains de Madeleine et les pétrissait dans les siennes. Et Madeleine, vaincue par cette fougue d’amour qui éclatait, se laissait faire, l’esprit perdu…

 

On eût dit, par instants, que les brûlantes paroles du jeune homme ne s’adressaient pas à elle, que ce regard de flamme cherchait une image absente.

 

Mais qu’importait ! Cet amour sous lequel couvait un morne désespoir l’exaltait, la transportait…

 

Un instant, elle essaya d’évoquer la figure de François Ier… Mais Manfred était là, si jeune et si rayonnant !…

 

La seconde qui suivit fut ineffable… Ils étaient dans les bras l’un de l’autre… leurs lèvres se joignirent avec fureur, et tous deux, dans le même instant, eurent cette intuition terrible que ce baiser n’allait ni à l’un ni à l’autre…

 

Ce fut le choc de deux désespoirs. Et ils étaient sincères ! Elle ne songeait pas à François Ier. Il ne songeait pas à Gillette.

 

Mais elle pensait :

 

– Oh ! aimer ! aimer encore ! Revivre sous ces chaudes caresses ! Renaître à une nouvelle vie de mon cœur !

 

Et lui songeait :

 

– Je l’oublierai ! Cette femme si belle me versera le philtre d’oubli… Je l’aime ! Je veux l’aimer !

 

Tous deux sentaient leur tête s’égarer.

 

– Je t’aime ! balbutia-t-il en la serrant nerveusement dans ses bras.

 

– Je t’aime ! répondit-elle, secouée d’un frisson de volupté.

 

Leurs yeux se fermèrent dans une extase.

 

Puis la passion délira soudain en eux et se déchaîna…

 

– Sois à moi ! haleta Manfred.

 

– Oui ! à toi ! à toi ! murmura-t-elle, expirante.

 

Mais tout à coup, comme il l’étreignait, comme elle allait succomber et se donner tout entière, elle eut un violent recul ; un cri rauque d’affreux désespoir lui échappa ; de ses deux mains tendues, elle repoussa Manfred.

 

– Va-t’en ! Va-t’en !…

 

– M’en aller ! fit-il avec un ricanement farouche. Tu es folle !… Tu es à moi !…

 

– Jamais !… Oh ! malheureuse ! malheureuse !…

 

– Tu es à moi ! poursuivit-il avec une exaltation croissante.

 

Et il chercha à l’enlacer…

 

Hagarde, livide, Madeleine se mit à sangloter :

 

– Malheureuse ! Malheureuse !…

 

Et cela était triste comme une plainte d’enfant qui va mourir. Manfred s’arrêta.

 

Il passa ses deux mains sur son visage inondé de sueur et regarda autour de lui avec étonnement.

 

– Où suis-je ? murmura-t-il… J’ai fait un rêve… un rêve d’amour… Où est Gillette ?…

 

Il vit cette femme prostrée qui pleurait. Et alors, il comprit que dans la vie de cette femme, il y avait le secret d’un désespoir pareil au sien…

 

Puis il se pencha, la toucha à l’épaule.

 

– Madame… dit-il d’une voix très douce.

 

Elle secoua violemment la tête et, dans un râle :

 

– Allez-vous-en… fuyez… ne revenez jamais… jamais !

 

– Je reviendrai, pensa Manfred. Je veux savoir…

 

Et simplement, d’un ton de commisération, il dit :

 

– Adieu, madame…

 

Quelques secondes plus tard, il était dehors, courant comme un fou. Madeleine, seule, répétait sa plainte uniforme et lamentable :

 

– Malheureuse !… Malheureuse !…

 

XXXI

RABELAIS

 

Le lendemain matin, Manfred fit ses adieux à Lanthenay. Celui-ci avait voulu monter à cheval pour escorter son ami jusqu’à la première étape. Mais Manfred avait exigé de partir seul. La Gypsie avait assisté à la discussion avec un intérêt qu’elle était parvenue à dissimuler.

 

– Je ne t’accompagnerai donc pas, dit tristement Lanthenay.

 

– Cela vaut mieux ainsi, dit la Gypsie avec une voix si étrange que Lanthenay tressaillit.

 

– Pourquoi ? demanda-t-il vivement.

 

– Je serais trop seule… Qui sait si Manfred ne t’entraînerait pas au loin… Oui, je serais trop seule…

 

Et s’adressant à Manfred :

 

– Tu vas où ?…

 

– En Italie.

 

– En Italie ! fit-elle lentement.

 

On a vu que Manfred avait toujours été indifférent à la Gypsie. Le grand intérêt dans l’existence de la bohémienne, c’était Lanthenay…

 

– Que je t’accompagne au moins jusqu’aux portes, reprit celui-ci. On ne sait ce qui peut arriver…

 

– Que veux-tu qu’il arrive ? M. de Monclar est trop bon prévôt pour supposer que je vais en plein jour traverser Paris à cheval et franchir la porte comme un bon marchand qui s’en va faire ses achats…

 

Les adieux furent brefs. Manfred, à cheval, sortit de la Cour des Miracles. À une centaine de pas stationnait un carrosse.

 

Manfred n’était guère en situation d’esprit de s’occuper de quoi que ce fût qui ne fût pas sa pensée.

 

Mais un carrosse, en un tel endroit, en ce misérable quartier où toute marque de fortune pouvait passer pour une sorte de défi et de provocation, était un spectacle si inattendu que Manfred se pencha sur sa selle.

 

Dans l’intérieur du carrosse, une femme semblait attendre, une femme très belle, avec un air très doux et une vague tristesse répandue sur sa physionomie.

 

– Passez votre chemin ! dit une voix rude.

 

Celui qui lui avait parlé ainsi était assis sur le siège du carrosse. Manfred le regarda curieusement ; cela lui semblait vraiment un phénomène qu’on osât lui parler ainsi.

 

– Veux-tu que je te descende de ton siège par l’oreille ? demanda-t-il tranquillement.

 

L’homme roula des yeux féroces.

 

– Par saint Pancrace ! cria-t-il en italien, je vais te montrer comment on descend un cavalier de sa monture, moi !

 

Il allait s’élancer en effet.

 

– Spadacape ! dit impérieusement la dame, de l’intérieur du carrosse.

 

Spadacape s’arrêta court. Et Manfred allait se livrer à quelque raillerie bien sentie, lorsqu’il vit les yeux de la dame se fixer sur lui d’un air de muette prière.

 

De ce geste gracieux et un peu emphatique qui lui était habituel, il souleva sa toque à plume noire, s’inclina en mettant dans son attitude tout ce qu’il put y mettre de respect ému, et passa.

 

La dame suivit Manfred des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu au coin d’une ruelle. À ce moment, de la maison devant laquelle le carrosse était arrêté, sortit un homme.

 

C’était celui-là même que nous avons déjà entrevu près du gibet de Montfaucon, – celui que Spadacape appelait « monseigneur » et qui avait dit à Manfred délivré :

 

– Je suis le chevalier de Ragastens.

 

Le chevalier de Ragastens monta dans le carrosse qui s’éloigna aussitôt.

 

La dame l’interrogea du regard, avidement. Et le chevalier de Ragastens secoua la tête d’un air découragé.

 

Manfred traversait Paris au petit trot, passant au pas lorsqu’une charrette encombrait le chemin, s’écartant pour ne pas éclabousser les femmes, regardant fixement, d’un air de suprême défi, les gens du guet que parfois il rencontrait, – enfin, ne prenant aucune des précautions que Lanthenay lui avait longuement énumérées.

 

Et il y avait dans ses yeux une rayonnante insolence contre les hommes, une ironie furieuse contre la destinée. Il montait un magnifique bai brun qu’il dirigeait avec l’aisance d’un cavalier consommé.

 

Plus d’une marquise, du fond de sa chaise à porteur, le suivit des yeux avec admiration. Plus d’une femme du peuple allant aux provisions se retourna le cœur battant.

 

C’était vraiment un beau cavalier, bien que son costume sobre, – pourpoint de velours et cuirasse de cuir fauve, – n’offrit rien de ce brillant qui distinguait les gentilshommes de la cour.

 

Il franchit les portes sans encombre et en eut comme un regret. Le chef du poste qui gardait la porte le salua même, et Manfred rendit le salut avec un sourire railleur.

 

Hors la porte, il mit son cheval au galop et s’arrêta sur une éminence… De là, il jeta un long regard sur Paris.

 

Il partait pour un long voyage… pour la vie d’aventures le long des grands chemins… Quand reviendrait-il ?

 

Et, malgré lui, il pensait que ce serait bientôt ! Ce fut du bout des lèvres, sans conviction, qu’il murmura :

 

– Peut-être ne reverrai-je jamais mon vieux Paris !

 

Dans ce vaste horizon de toits, de tourelles, de pignons, de clochers et clochetons, il ne voyait qu’une masse sombre : la ligne confuse des bâtiments du Louvre.

 

Et, cette fois, ce fut avec une profonde amertume que l’adieu suprême monta du fond de son cœur :

 

– Adieu, Gillette !

 

C’est que, présent à Paris ou loin de la ville, il lui semblait que maintenant sa vie se séparait à jamais de celle de Gillette…

 

Et pourtant ! Mais non ! Plus de rêves insensés ! Plus d’amour qui torture ! Plus rien que la joie de courir en liberté, au gré de sa fantaisie !

 

Il fit demi-tour et partit à fond de train dans la direction de Meudon…

 

– Là, songeait-il attendri, je trouverai la parole consolante de celui qui a éclairé mon esprit, de celui dont la vaste et prodigieuse pensée a formulé cet amer et puissant défi au malheur qui menace les hommes à leur naissance : Rire est le propre de l’homme !

 

La route s’enfonçait presque aussitôt sous la haute futaie d’une forêt qui s’étageait en frondaisons roussies jusqu’aux bords de la Seine, – forêt séculaire, forêt superbe, profonde et mystérieuse, dont les bois de Meudon sont aujourd’hui les derniers vestiges…

 

Le sol était jonché de feuilles mortes. Une tristesse infinie se dégageait de ce paysage sur lequel l’hiver tout proche avait jeté un voile de désolation.

 

Manfred arriva bientôt à Meudon. Le village s’accotait à la forêt. À ses pieds coulait la Seine ouatée de brumes.

 

Dans l’air mélancolique montait la chanson d’un maréchal ferrant, scandée par les coups de marteau argentins sur l’enclume. Manfred vit la clarté rouge au fond de la forge ; il vit le maréchal qui frappait sur un fer d’où jaillissaient des étincelles…

 

Devant la porte, des enfants jouaient…

 

Une femme, jeune et joufflue, les regardait en souriant.

 

Manfred envia cette paix sereine et poussa un soupir.

 

Deux cent pas plus loin, il s’arrêta devant une maison isolée, sise à mi-côte et tournée au soleil levant.

 

Elle était petite et avenante.

 

Au rez-de-chaussée de cette maison, c’était une grande belle salle à manger avec un âtre immense où des sarments enflammés se tordaient, sifflaient et pétillaient.

 

L’ameublement était très simple, hormis un magnifique dressoir chargé de vaisselles et de bouteilles de vin.

 

Au milieu, une table couverte d’une nappe éblouissante. Trois couverts étaient mis, en bel ordre. Une servante, jeune, jolie, accorte et plaisante, tournait autour de cette table, en jupon court, et les bras à demi nus. À trois pas de la table, un homme entre deux âges, la tête penchée sur l’épaule, les yeux plissés, regardait, ou, pour mieux dire, étudiait en connaisseur le travail de la servante.

 

– Gertrude, mon enfant, le surtout n’est pas convenablement placé. Peste ! Il faut qu’on le voie… c’est un cadeau de notre sire le bon roi François… Malheureuse enfant ! Qu’aperçois-je ? Tu n’as pas mis les couverts d’argent ?

 

– Dame, mon maître…

 

– Des couverts en étain ! Fille stupide, panurgienne, stulte…

 

– Stulte ! s’écria la servante ébahie.

 

– Oui, stulte ! Stulta es ! Mais tu ne sais donc pas, quintessence de naïveté, que je reçois aujourd’hui des rois à ma table !

 

– Sainte Marie ! bégaya Gertrude qui, de saisissement, pâlit, rougit, verdit, et finalement laissa tomber la corbeille d’argenterie.

 

– Des rois ! Quels rois, donc ! murmura-t-elle.

 

– Des rois, des princes, des empereurs, des maîtres parfaits en philosophie, théosophie, morosophie, logicosophie, lexicosophie, et enfin toutes les sciences par quoi les hommes sont tout doucettement conduits à l’abêtissement suprême… Mets les couverts d’argent, ma fille. Et maintenant, dis-moi : cette poularde que j’allai choisir moi-même entre les cent poulardes de la Justine, la fermière… j’espère qu’elle sera dorée à souhait, croustillante quant à la peau, juteuse et bien en point quant à l’intérieur farci de ces excellents marrons…

 

– La poularde, notre maître ? Pour ce qui est de la poularde, je crois que ces messieurs les rois et empereurs en seront satisfaits.

 

– Bene ! Et ce pâté d’anguilles que tu confectionnas hier de tes mains potelées…

 

– Pour ce qui est du pâté, il achève de refroidir…

 

– Et ce chapelet de grives que Gargantua eût déclarées sublimes à voir, et qui, j’espère, seront plus sublimes encore sous la dent ?

 

– Pour ce qui est des grives, écoutez-les chanter, mon maître, dans la casserole…

 

– Chanson parfaite et odeur superdélectable. Et les œufs pour l’omelette, ma fille ?

 

– Je fus les quérir il y a une heure dans le poulailler.

 

– Benissime. Rappelle-toi que l’omelette veut être saisie par une flamme haute et claire. Elle demande à cuire en moins de temps qu’il n’en faut pour un Pater, et exige d’être servie brûlante et fumante…

 

– Voilà bien des exigences qu’a l’omelette…

 

– Tout étant en règle quant à la mangeaille et ripaille, je m’en vais de ce pas dans la cave songer à la buverie…

 

L’homme ayant ainsi parlé jeta un dernier regard sur la table scintillante, et sortit dans le jardin pour entrer dans sa cave, un panier à la main.

 

Il aperçut alors Manfred qui, ayant mis pied à terre, attachait son cheval près de la porte d’entrée.

 

– Ah ! Ah ! voici du renfort ! Tu arrives à point pour m’aider, maître Jean des Entommeures !

 

– Vous aider à quoi, maître Rabelais ?

 

C’était Rabelais, en effet. L’auteur du Livre seigneurial, celui qui s’appelait lui-même abstracteur de quintessence, paraissait alors une cinquantaine d’années.

 

C’était un homme étrange qui disait aux garçons et jeunes filles :

 

– Aimez-vous ! Hardi, n’ayez crainte ! Plus vous vous aimerez et plus la nature sera contente. Fabriquez-moi à la douzaine de ces marmots joufflus…

 

Aux pauvres hères qui passaient devant sa porte, il disait :

 

– Entrez, buvez et mangez…

 

Aux princes et hauts personnages qui venaient le voir par curiosité ou pour le consulter sur quelque maladie, il racontait des apologues qui cachaient à peine de dures vérités, si bien que plusieurs l’avaient pris en haine.

 

À tous, il disait :

 

– Riez ! Vous ne rirez jamais assez ! Le rire est sain ; l’homme doit rire s’il veut vivre longtemps…

 

Et pourtant, on ne le voyait pas trop rire. Il y avait plutôt dans son œil une sorte d’attendrissement.

 

Il aimait à organiser des fêtes devant sa porte par les beaux soirs d’été. Il faisait venir le ménétrier, le hissait sur une table ou un tonneau, et la danse commençait. Il faisait boire les jeunes gens, et les regardait danser en tortillant sa barbiche…

 

– Vous aider à quoi ? avait dit Manfred.

 

Et le ton de sa voix était tel que Rabelais, surpris, le regarda fixement, longuement.

 

– Oh ! oh ! quelle est cette figure de carême ? dit-il enfin. M’aider à quoi ?… À quoi, par Bacchus, si ce n’est à choisir quelques flacons, en cette cave que tu honoras de plus d’une visite…

 

– Je n’ai pas soif…

 

– Tu n’as pas soif ! Et depuis quand est-ce une raison pour ne pas fêter quelque peu le jus de la treille ? Eh quoi ! serais-tu brouillé avec mon clos de la Devinière ?

 

En parlant ainsi, Rabelais étudiait attentivement la physionomie du jeune homme.

 

– Maître, dit tout à coup Manfred, je viens vous faire mes adieux…

 

– Tes adieux ! Tu pars donc ? As-tu dit adieu, aussi, à la belle gaîté qui faisait que je t’aimais et chérissais entre tous ? As-tu dit adieu à cet éclat de jeunesse débordante de vie ?… N’es-tu plus Jean des Entommeures, grand buveur, conteur et si bon vivant qu’on se sentait revivre à son contact ? Ne mérites-tu plus ce nom que je te donnai par amitié ?…

 

– Non, maître, dit Manfred en s’efforçant de sourire, vous le voyez, je ne ressemble plus à messire Jean des Entommeures dont vous vouliez que je prenne le nom…

 

– C’est ma foi vrai, mon fils… Tu n’es plus la copie de ce moine moinant de moinerie, bien fendu en gueule, grand conteur d’exploits, réconfortant les cocus et si plaisant à voir et à entendre. Que t’arrive-t-il donc ?

 

– Il m’arrive que je pars au loin, très loin… et que j’en suis triste…

 

– N’est-ce que cela ? Reste, alors !

 

– Non, maître, il faut que je parte…

 

– Pas avant d’avoir dîné une fois encore avec moi.

 

– Maître… protesta Manfred.

 

– Ne dis pas de fadaises, mon fils, et crois-en ton vieux maître. Tu as un gros chagrin qui ne demande qu’à sortir. Eh bien, tu vas dîner, bien dîner, je te le jure, et mieux boire… Après cela, nous verrons… Allons, viens, prends-moi ce panier… et descendons ensemble à la cave.

 

Dans la cave, Rabelais se mit à fureter, inspectant les bons coins, soulevant des lattes, et, de temps à autre, passant avec mille précautions une bouteille à Manfred qui la mettait dans le panier.

 

– D’abord, ces deux bouteilles de vin d’Anjou, disait Rabelais… Mettons-en quatre pour mieux faire… Ensuite, ce vieux vin venu des côtes généreuses de la Bourgogne… prenons-en six bouteilles… et enfin, pour clore cette fête du gosier, terminons par le feu de mai, c’est-à-dire par ces quatre flacons de mon clos de la Devinière ; au total, cela nous fait quatorze flacons ; or, nous serons quatre : savoir, toi, moi, et deux autres personnes qui vont arriver d’un instant à l’autre.

 

– Quelles sont ces deux personnes ? demanda Manfred avec indifférence.

 

– Écoute, tu vas assister à une farce mirobolante et supercoquentieuse, une farce énorme, une farce telle que, dans les siècles des siècles, je veux qu’on dise : C’était un fameux farceur que maître Rabelais !

 

– Voyons la farce ?…

 

– Tu as entendu parler de ce terrible moine qui s’appelle Ignace de Loyola et qui veut détruire dans les bûchers tous les sectateurs de la religion nouvelle ?

 

– Oui… C’est une grande calamité que de tels hommes viennent au monde.

 

– Je vois que tu connais l’homme. Maintenant, as-tu entendu parler du chef de la religion nouvelle ?…

 

– Messire Calvin !

 

– Oui, Calvin !… Ignace de Loyola donnerait vingt ans de sa vie pour tenir Calvin à sa merci. Calvin consentirait à périr dans les supplices pourvu que Loyola meure en même temps. La haine que ces deux hommes se sont vouée est épouvantable… Ils brûlent du désir de se tuer… Ce sont deux puissants cerveaux, et chacun d’eux aspire à la domination de l’Église, et par là à la domination des hommes… Eh bien ! les deux personnes qui vont dîner à ma table sont Ignace de Loyola et Calvin !

 

Manfred jeta sur Rabelais un regard d’admiration.

 

– Maître, dit Manfred, ne craignez-vous pas que la haine qu’ils se portent l’un à l’autre ne retombe un jour sur vous ?…

 

– Bah ! ils ne peuvent me détester plus qu’ils ne me détestent, et j’ai l’orgueil de penser que ces redoutables manieurs de foules et de consciences me redoutent, moi, l’humble docteur !…

 

Et, devenu pensif, Rabelais ajouta lentement, comme s’il se fût parlé à lui-même :

 

– Ce sont des hommes de ténèbres, et moi j’aime la lumière. Ils me craignent comme les hiboux craignent ce qui est trop clair. Ils me haïssent. Et pourtant ! Quel crime fut le mien ? J’ai toujours prêché que la vie humaine est respectable et que la science doit sauver un jour l’humanité… Oui, oui… voilà le vrai crime pour eux ! Il faut que l’humanité demeure ignorante, parce que les conducteurs de peuples trouvent dans l’ignorance le plus puissant auxiliaire à leur despotisme.

 

Manfred, étonné, écoutait ces paroles dont la hardiesse faisait palpiter son cœur.

 

– Maître, prenez garde ! murmura-t-il.

 

– Écoute, mon fils… Ignace de Loyola est un sublime despote. Il rêve d’étreindre l’univers de ses mains puissantes… Calvin est un despote révolté. Il veut, lui aussi, être un maître. La lutte entre ces deux hommes commence peut-être une longue bataille entre les peuples… et qui sait quel siècle en verra la fin !… Qui sait si dans cinq cents ans, il n’y aura pas encore des successeurs de Loyola pour menacer du bûcher et de la cheminée soufrée quiconque n’adorera pas leur Dieu… c’est-à-dire leur tyrannie !… Qui sait s’il n’y aura pas des successeurs de Calvin pour prêcher une manière d’adorer ce même Dieu, pour laquelle il faudra que le sang coule !… Et moi, je dis : Ô science ! comme tu es encore loin du cerveau des hommes ! Ô lumière ! comme tes voies sont lentes ! Mais comme ton triomphe, si éloigné qu’il nous paraisse, apporte de consolations au penseur solitaire !…

 

Rabelais, ayant ainsi parlé, se baissa soudain, ramassa une bouteille couverte d’une vénérable poussière, et la tendit à Manfred :

 

– Ajoute encore celle-ci, dit-il.

 

Puis il reprit :

 

– J’ai reçu, il y a deux jours, la visite du révérend Ignace de Loyola. Et il m’a dit qu’il venait saluer en moi une des plus belles réputations de sagesse qui soient en Europe. Alors je l’ai prié d’honorer ma modeste table, et il a accepté à condition que nul ne sache !… Comprends-tu ? Il faut qu’un jour il puisse m’accuser sans avoir à rougir devant moi de vouloir tuer son hôtel… Calvin est venu hier me dire qu’il avait grand désir de me convertir aux clartés nouvelles, c’est-à-dire à la méthode nouvelle de prononcer l’Oremus ! Lui aussi a accepté de manger à ma table, et lui aussi m’a prié de taire son nom !…

 

Le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte du jardin interrompit Rabelais. Il sortit rapidement de la cave et s’avança à rencontre d’un cavalier de haute mine, l’air hautain, les yeux noirs pleins de feu, qui s’avançait en disant avec une menaçante ironie :

 

– Salut à maître Alcofribas, prince de la science…

 

Rabelais s’inclina et répondit :

 

– Qu’est-ce que ma pauvre science auprès de la forte foi qui vous anime, messire ?…

 

– Senor della Cruz, interrompit vivement Loyola.

 

– La foi du senor della Cruz, reprit en souriant Rabelais, écrase la science d’Alcofribas.

 

– Vous n’avez donc pas la foi, maître ? demanda Loyola.

 

– Que serais-je si je n’avais pas la foi ! s’écria Rabelais. Mais je ne suis qu’un homme et vous êtes un saint…

 

À ce moment, un deuxième carrosse vint s’arrêter près de la maison. Un homme parut…

 

Il avait le visage pâle et bilieux ; il était très maigre, presque décharné, ses yeux brillaient d’un éclat insoutenable et, sur ce visage émacié, semblaient deux phares brûlant dans la nuit. Cet homme, c’était Calvin.

 

Il vit que Rabelais n’était point seul et, tout de suite, d’une voix glaciale, tranchante, il dit :

 

– Roger de Bures, gentilhomme picard, salue maître Rabelais et la compagnie qui l’entoure.

 

Rabelais prit une main de Loyola et une main de Calvin, et dit :

 

– Le ciel me tiendra en joie jusqu’à la fin de mes jours pour avoir permis que je visse de mes propres yeux cette chose merveilleuse entre toutes : le senor della Cruz et le seigneur Roger de Bures, deux illustres maîtres, réunis sous mon humble toit…

 

Puis, se tournant vers Manfred, il ajouta :

 

– Celui-ci, mes hôtes, est un de mes élèves les plus chers : c’est Jean des Entommeures en personne.

 

– Je croyais, dit Loyola, que Jean des Entommeures était le nom d’un personnage de votre Livre seigneurial.

 

– Aussi est-ce par pure affection et plaisanterie que mon maître m’appelle ainsi, dit Manfred ; quant à mon vrai nom, senor, permettez que je le tienne secret. Vous savez sans doute mieux que personne qu’on a souvent besoin d’un masque au visage.

 

Loyola regarda fixement ce jeune homme qui parlait avec une si belle insolence provocante.

 

Cependant, on était entré dans la salle à manger, et chacun avait pris place autour de la table sur laquelle Gertrude, tremblante d’émotion, venait de déposer la fameuse omelette. Et, déjà, Rabelais avait rempli les verres.

 

Il levait le sien en faisant miroiter le rubis liquide, le levant à hauteur de ses yeux attendris, et il disait :

 

– À vous, senor della Cruz, illustre lumière, flambeau de l’Espagne ; à vous, seigneur Roger de Bures, maître es sciences théologiques ; à toi, mon bien-aimé Jean, à tous, je bois en mon âme et conscience, en souhaitant du fond de mon cœur que la paix descende en vous avec l’amour des hommes, vos frères… nos frères…

 

Il vida son verre d’un trait… Manfred l’imita avec une sorte de furie et se versa aussitôt une nouvelle rasade qu’il vida jusqu’à la dernière goutte.

 

Loyola et Calvin avaient à peine mouillé leurs lèvres sur le bord de leurs verres. Ils s’observaient.

 

– Donc, fit Loyola en regardant fixement celui qui se faisait appeler Roger de Bures, monsieur s’occupe de sciences théologiques ?

 

– N’est-ce pas la science des sciences ? Connaître le vrai Dieu et la vraie manière de l’adorer ?

 

– Rome nous enseigne comment nous devons adorer Jésus et la Vierge, dit Loyola d’un ton de voix qui sonnait la bataille.

 

Calvin pinça ses lèvres minces et, acerbe, riposta :

 

– La vérité est dans Rome ; mais elle est hors de Rome aussi.

 

– Voilà bien l’esprit d’hérésie ! On en arrive à contester l’autorité des docteurs de la foi ! Prenez garde, monsieur, de tomber en quelque monstrueuse erreur et de glisser aux idées nouvelles. Rappelez-vous saint Augustin qui voulait approfondir les mystères. Qu’arriva-t-il à saint Augustin ? il vit un enfant sur le sable du rivage. L’enfant avait fait un petit trou dans le sable ; il puisait de l’eau de mer avec une coquille et la versait dans le trou… « Que fais-tu là ? » demanda le saint. – « Je veux, dit l’enfant, mettre là toute l’eau de l’Océan ! » Et comme saint Augustin souriait, l’ange car c’était un ange, se prit à dire : « Il me sera plus facile de transvaser toute l’eau de la mer avec cette coquille, en ce petit trou, plutôt qu’à toi d’approfondir le mystère… » Et il s’évapora.

 

Calvin haussa les épaules.

 

– Dieu a permis que l’homme pût étudier et éclairer sa foi…

 

– Il faut croire ! dit violemment Loyola. Malheur à qui ne croit pas ! Malheur à qui veut comprendre ! Allez à Rome, monsieur ! Et prosternez-vous aux pieds du sublime pontife qui régit la chrétienté…

 

– Est-il besoin d’aller si loin, dit Calvin, pour constater la corruption des cardinaux, la simonie des évêques et la pourriture du vieux monde chrétien !

 

Loyola pâlit et jeta un regard foudroyant sur Rabelais qui, paisiblement, dit à Manfred :

 

– Tu bois trop de ce vieux vin de Bourgogne, mon fils. Avec cette aile de poularde, attaque mon vin de la Devinière…

 

Alors Loyola ramena son regard sur Calvin.

 

– Voilà l’hérésie ! s’écria-t-il.

 

– Voilà la réforme ! dit Calvin d’une voix âpre.

 

– Voilà l’ennemi ! Nous le dompterons, par le ciel !

 

– La vérité vaincra l’erreur, lorsque nous agirons épuré la religion !

 

– Rome est divine, monsieur !

 

– Rome est en ruines !

 

– Avant que Rome tombe, elle aura fourni un levier pour soulever le monde !

 

– Et si la foi est morte, quel sera le levier ?

 

– La Peur ! répondit Loyola. Et, violemment, il continua :

 

– Puisque le monde ne veut plus croire, nous terroriserons le monde. Jésus veut être adoré. Il le sera.

 

– Et nous, nous détruirons l’imposture. Nous trancherons le membre qu’a pourri la gangrène afin de sauver le corps. Et le corps, c’est la foi ! Ce qui est pourri, c’est la religion… Nous jetterons l’Église à bas pour édifier un temple nouveau, et en face de Rome, nous dresserons Genève !

 

– Genève ! foyer d’hérésie et d’impureté !

 

– Dites : foyer de lumière !

 

Les deux hommes étaient debout, sombres tous deux, figurant deux systèmes de despotisme en présence.

 

Entre eux Rabelais, qui les regardait avec un sourire où il y avait peut-être plus d’amertume que de gaieté.

 

Et, assis sur son siège, Manfred, dédaigneux d’une telle dispute, était justement le symbole de cette révolte des consciences qui exaspérait Ignace de Loyola.

 

– Messires, dit Rabelais en étendant ses deux bras dans une sorte de bénédiction, vous, senor della Cruz, et vous, seigneur Roger de Bures, veuillez m’écouler.

 

Les deux adversaires s’assirent par politesse pour leur hôte, mais en se jetant des regards menaçants.

 

– Est-il besoin de tant de controverses ? reprit Rabelais : Le monde a foi en l’être supérieur, éternel et omnicréateur. La nature entière est son domaine. La forêt est le plus beau des temples ; les monts sont des colonnes autrement belles que les pauvres colonnes de Notre-Dame ; l’Océan est à lui seul une immense rêverie d’amour et de foi ; messires, pourquoi ne pas laisser l’humanité aimer et prier à sa guise ? Pourquoi lui imposer des règles dans un sentiment qui est si élevé, si vaste, si puissant que toute règle est presque une insulte à sa majesté ?

 

– Et l’Écriture ? s’écria aigrement Calvin.

 

– Voilà bien l’idée nouvelle des philosophes, dit à son tour Loyola. Je m’étonne qu’un homme revêtu de votre caractère ose soutenir de pareilles théories et d’aussi abominables conceptions de l’esprit religieux…

 

– Je m’incline devant votre haute sagesse, mon hôte, dit Rabelais. Mais j’ai parlé dans un esprit d’universelle conciliation. Et j’estime que Dieu, s’il voit dans nos consciences, doit être plus satisfait de mes paroles de paix que de vos controverses guerrières.

 

– Parce que vous concevez Dieu comme un être faible. Parce que vous n’avez pas compris Jésus qui est toute la force en même temps que toute la douceur. Dieu est fort ! Sachez-le. Et il veut que ses ministres soient forts… Monsieur le curé, je suis heureux de saluer en vous une des lumières de la philosophie moderne, ajouta Loyola avec une sourde menace à peine dissimulée ; mais, je dois vous le déclarer, ce sont toutes ces philosophies qui sont la cause du mal dont souffre… que dis-je ! dont meurt la chrétienté.

 

Calvin secoua la tête, approbateur. Lui aussi était contre les « philosophies ». Il voulait une religion.

 

Rabelais leur versa un verre de son clos de la Devinière.

 

– Buvez, mes frères, dit-il avec une souveraine gravité…

 

Et l’accent fut tel que les deux antagonistes saisirent en effet leurs verres et, cette fois, le vidèrent d’un trait.

 

Alors Rabelais eut un sourire de satisfaction malicieuse. Loyola, plus fougueux, reprit :

 

– Ces philosophies, je leur déclare une guerre à mort. Ce sera avant peu l’extermination des hérésies et de la science. La science est maudite. L’ignorance est sacrée. En Espagne, nous avons commencé à traquer les faiseurs de livres. En France, j’ai obtenu du roi chrétien François de Valois que les mêmes poursuites soient commencées. Malheur ! trois fois malheur aux hérétiques et aux savants ! Il y a à Paris un homme de perdition : Etienne Dolet… Nous voulons tuer la science. Pour tuer la science, nous tuerons l’imprimerie. Pour tuer l’imprimerie, nous tuerons Dolet. (Manfred serra les poings.) Il y a à Paris un foyer de pestilence morale, je veux dire de révolte : la Cour des Miracles, qui n’est pas seulement le cloaque des mendiants et des truands, qui est aussi la fournaise profonde où bouillonnent sourdement les révoltes contre les autorités sacrées. Nous détruirons de fond en comble la Cour des Miracles. (Manfred pâlit.) C’est une guerre qui commence, je vous le déclare. Il faudra choisir entre la croix et le bûcher. Ou la croix dominera le monde, ou le monde deviendra un véritable bûcher !…

 

– La croix dominera le monde, dit alors Calvin, mais ceux qui la présentent aux peuples sont des hommes pervers. Il faut de nouveaux prêtres.

 

– Malheureux ! Oseriez-vous contester l’autorité du pape ?

 

– Je la nie ! dit Calvin froidement.

 

Loyola se leva. Il était blême de fureur.

 

– Messire, dit-il à Rabelais, en quel guet-apens m’avez-vous attiré ?…

 

– Eh quoi ! s’écria Rabelais. Vous êtes tous deux des intelligences supérieures et vous ne pouvez respecter en chacun de vous la pensée adverse !… La pensée n’est-elle pas sacrée, elle aussi ! Vous offensez le Dieu que vous prétendez servir !…

 

– Adieu ! fit brusquement Loyola.

 

Il sortit en toute hâte.

 

Dans le jardin, où Rabelais l’accompagna, il demanda :

 

– Comment s’appelle ce Roger de Bures ?…

 

– Je ne lui connais pas d’autre nom…

 

– Voulez-vous que je vous le dise, son vrai nom ?…

 

– Je l’attends avec curiosité…

 

– Calvin !…

 

– Serait-ce possible !

 

– Calvin l’impie ! Calvin l’hérétique ! Calvin est en France ! Calvin est à Paris ! Et la France ne s’abîme pas sous quelque cataclysme !

 

– Calmez-vous, vénérable père…

 

– Vous avez raison, dit soudain Loyola en prenant un visage souriant. Ce malheureux n’est peut-être qu’égaré… Tâchez de le ramener à la vraie foi…

 

– J’y tâcherai…

 

– Est-il chez vous pour quelque temps ?

 

– Peut-être pour deux ou trois jours… Mais j’ignorais… Vous m’avez ouvert les yeux… Je ne veux pas que mon toit abrite l’hérésie…

 

– Gardez-vous de le renvoyer, dit vivement Loyola. Faites au contraire tout ce que vous pourrez pour l’endoctriner quelque peu…

 

– Je vais m’y employer…

 

– Quelle victoire si vous pouviez le ramener à l’Église !

 

– Vous me montrez ma voie !…

 

– Je suis sûr que si vous avez avec lui un entretien, dès ce soir même vous aurez déjà obtenu un résultat…

 

– J’ose l’espérer…

 

– Adieu donc, messire. Je pars… Je retourne au fond de mon monastère méditer dans le silence et la prière la parole divine que nous sommes chargés de répandre.

 

– Et moi, je vais méditer votre parole, illustre maître. Ce jour sera un des plus beaux et des plus nobles de ma vie… Je conserverai le verre que vous avez touché, et nul au monde n’y posera plus ses lèvres…

 

Loyola monta dans sa voiture qui partit aussitôt. En hâte, Rabelais rentra dans la salle à manger.

 

– Savez-vous comment s’appelle l’homme qui sort d’ici ? demanda-t-il à Calvin.

 

– Quel qu’il soit, c’est un être de mort !…

 

– Il s’appelle Ignace de Loyola.

 

– Lui !… Je l’avais presque deviné !…

 

– Si vous m’en croyez…

 

– Je comprends : je vais prendre à l’instant même le chemin de Genève…

 

Rabelais sourit. Hâtivement, Calvin fit ses adieux à son hôte et deux minutes plus tard son carrosse partait à fond de train. Alors Rabelais eut un rire large et sonore.

 

– Que dis-tu de la farce ? demanda-t-il à Manfred qui bouclait son épée.

 

– Je dis, maître, que vous venez de vous faire deux ennemis terribles. Ils ne vous pardonneront jamais.

 

– Bah ! je ne les crains pas… J’ai pour moi le roi… J’ai mieux encore… j’ai ma conscience… Mais maintenant que nous sommes seuls, buvons quelques verres de ce vin qui réconforte, et parlons un peu de ton voyage…

 

– Mon voyage est terminé, maître ; je rentre à Paris !

 

– Tu vas chez Dolet ?…

 

– D’abord ! Et puis à la Cour des Miracles ! Votre Loyola parle de tout exterminer, de tout pourfendre, de tout brûler… Peut-être ne se doute-t-il pas qu’il y a des gens décidés à se défendre… Ah ! maître, je m’ennuyais, je revis ! Bataille, puisqu’on veut la bataille ! Guerre à mort, puisque c’est par la guerre qu’on prétend nous dompter ! Sous peu, maître, vous entendrez parler de grandes choses !…

 

Manfred se dirigea à son tour vers la porte du jardin, sauta légèrement sur son cheval et partit au galop.

 

Rabelais, mélancoliquement, remplit son verre et le fit miroiter un instant à la lumière.

 

Puis, lentement, il le but, le savoura. Et il murmura :

 

– Est-il vraiment possible que les hommes passent leur vie à s’entre-déchirer quand il y a tant de sujets de réjouissance en commun !

 

XXXII

UNE VOIX APPELAIT MANFRED

 

En l’hôtel seigneurial qu’elle habitait à Paris, dans la chambre somptueuse où elle travaillait à un ouvrage de tapisserie, la princesse Béatrix laissa tout à coup tomber l’étoffe brodée… Depuis de longues heures, elle y appliquait ses doigts pour distraire son esprit. Mais elle n’en avait plus le courage Sa douleur secrète débordait.

 

Des larmes montèrent à ses yeux, inondèrent ses joues. Son fils, qui lui rendrait son fils ?

 

Pendant vingt ans elle avait fouillé toute l’Italie, semant l’or, tandis que Ragastens, l’époux de son cœur, courait les pires aventures pour trouver un renseignement, une piste. Finalement, sur un propos vague tenu par un bohémien, dans un cabaret de Naples, ils étaient venus à Paris. Ils avaient recommencé leurs recherches.

 

Maintenant, elle désespérait. Il était mort, sans doute.

 

À cette atroce pensée, un sanglot convulsif agita sa poitrine. Un bruit de pas pressés lui fit lever la tête.

 

Dès le matin, infatigable, Ragastens était parti battre le pavé. Maintenant, le voilà qui revenait.

 

Quelles nouvelles apportait-il ?

 

Elle essuya rapidement son visage pour ne pas qu’il vit qu’elle avait pleuré et s’élança au-devant de lui.

 

Il ouvrait la porte au même instant. Sa figure apparut en pleine lumière. Elle était bouleversée. Joie ? Douleur ? Béatrix ne put deviner tout de suite.

 

– Qu’y a-t-il ? Parle, parle vite, mon bien-aimé.

 

– Calme-toi, chère femme. Il n’y a rien… encore. Calme-toi, je te dirai tout.

 

Elle fit un violent effort pour se maîtriser.

 

– Je t’écoute, murmura-t-elle.

 

– Sois forte, Béatrix. Je ne sais pas moi-même si c’est une espérance ou une déception que je t’apporte ; ce matin, je suis revenu vers la Cour des Miracles. Je ne sais ce qui m’attire de ce côté. Si notre fils est à Paris, il me semble que c’est là que je le trouverai.

 

– C’est là que le bohémien de Naples l’avait vu.

 

– Là qu’il avait vu un jeune homme dont il ne savait pas le nom, et que l’on disait être un enfant volé. J’ai battu avec Spadacape toutes les rues environnantes, m’asseyant dans toutes les tavernes, causant, interrogeant.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, j’ai appris d’un garde de nuit, car les truands observent un silence farouche, j’ai appris qu’il y a de longues années une bohémienne amena à la Cour des Miracles…

 

– Achève, je t’en supplie !

 

– Non pas un enfant, mais deux enfants volés.

 

– En même temps ?

 

– On n’a pu me dire.

 

La princesse Béatrix se leva et courut jeter ses deux bras autour du cou de son mari.

 

– L’un des deux est notre fils !

 

Il la reconduisit jusqu’à son fauteuil.

 

– C’est l’espoir qui me soutient comme il te soutient toi-même, dit-il… Après avoir reçu ces renseignements, j’ai fait une tentative suprême pour avoir accès dans la Cour des Miracles. J’ai parlementé, offert une fortune… Efforts inutiles ! Ces truands ont des sentinelles qui ne se laissent pas corrompre. Ils m’ont ricané au visage. « Le roi lui-même n’entre point ici », m’a dit l’un d’eux… Ils n’ont pas voulu me recevoir en ami. Tant pis pour eux ! Je reviendrai en ennemi ! Et cette fois, je passerai ! Le roi de France est pour moi…

 

– Crois-tu que François Ier fera droit à ta requête ?

 

– J’en suis sûr. Il sait mon influence auprès de la mission italienne qui vient d’arriver à la cour de France…

 

– Attendre encore ! murmura la pauvre femme.

 

– Oui ! attendre encore ! Mais je n’ai pas tout dit… Je revenais, pressé par l’heure de l’audience royale, lorsqu’au détour d’une rue sombre j’entendis le bruit d’un sanglot si étrangement douloureux que je m’arrêtai ; une voix s’éleva, une voix de femme qui priait, qui implorait ! Cette voix disait un nom, un seul qui résumait toute la souffrance et tout l’espoir de l’être malheureux qui le jetait au vent, le nom de l’homme qui viendrait en sauveur s’il entendait cet appel.

 

– Ce nom ? Ce nom ? balbutia Béatrix haletante.

 

Ragastens mit un genou à terre devant elle et lui entoura la taille de ses deux bras.

 

– J’ai deviné, je crois. Mais dis-moi ce nom, mon bien-aimé, j’ai besoin de l’entendre. Quel nom jetait cette voix ?

 

– La voix criait : Manfred !

 

Elle eut un long tressaillement.

 

– Manfred ? Elle disait Manfred ? Es-tu sûr ? As-tu bien entendu ? Mais alors Manfred vit ! Notre enfant vit ! Tu ne t’es pas trompé, au moins ? Tu sais, quelquefois, on a des hallucinations. C’était bien Manfred, Manfred !

 

– C’était bien Manfred, dit Ragastens, très pâle. Le cri ne venait pas de loin. Je l’ai entendu très distinctement.

 

– Et qu’as-tu fait alors ?

 

– J’ai écouté, fit-il avec accablement. Dans la demi-obscurité qui règne éternellement dans ce quartier misérable, il était difficile de discerner d’où venait ce cri… Mais la voix s’était tue.

 

– Et qu’as-tu fait alors ? reprit Béatrix.

 

– J’ai cherché, j’ai dit à une femme le cri que j’avais entendu. Je lui ai dit que le cri semblait venir d’un taudis à quelques pas de sa propre demeure… Elle m’a répondu que la femme qui habitait là était une folle nommée la Margentine, qui vivait seule… « Elle crie souvent, a-t-elle ajouté. Nous n’y prêtons pas attention. Elle n’est pas méchante… » Je lui ai demandé : « Êtes-vous sûre que cette femme vive seule ? – Sûre. Je la connais depuis des années. Tout le monde sait que la Margentine vit seule comme une bête. »

 

– Et qu’as-tu fait alors ? répéta Béatrix.

 

– Je suis allé à la maison de la fille et j’ai frappé. Au bout d’un instant, sur l’escalier en ruines, j’ai vu se dresser la silhouette affreuse d’une femme échevelée qui me regardait avec un air sauvage… Je lui ai dit : « Une voix appelait ici tout à l’heure. Était-ce vous qui appeliez ? » Alors elle a mis le doigt sur sa bouche et m’a répondu ; « Chut ! Ne réveillez pas le secret de Blois. Je ris et vous me feriez pleurer » En partant, je lui ai donné une pièce d’or, Une lueur de raison a traversé ses yeux. « J’en ai d’autres, bien d’autres. Je suis riche maintenant. La bonne dame m’a jeté une bourse toute pleine de pièces d’or semblables… » Et je suis parti ! termina Ragastens avec un geste de lassitude profonde.

 

Depuis un instant, Béatrix n’écoutait plus.

 

– Cette maison, dit-elle, cette maison de la folle, n’est-elle pas voisine de la rue des Francs-Archers ?

 

Ragastens eut un geste de surprise.

 

– Dans la rue même. C’est la seconde ou la troisième. Comment sais-tu cela ?

 

– Écoute, l’autre matin, tu m’avais permis de t’accompagner. J’étais restée dans la berline avec Spadacape tandis que tu fouillais le quartier. Un jeune homme passa à cheval. Je ne le vis pas, mais il échangea quelques mots avec Spadacape et sa voix remua jusqu’aux libres intimes de mon être. Quand je me penchai à la portière, il était déjà loin. Ce jeune homme dont la voix a trouvé de si profondes correspondances dans mon cœur de mère, sortant de ce quartier, de cette rue, où tu as entendu tout à l’heure une autre voix l’appeler, crier : Manfred ? Ah ! a-t-il passé si près de moi sans que je l’appelle et le presse dans mes bras ? C’était lui !

 

Elle regardait Ragastens de ses yeux anxieux.

 

– Peut-être, murmura-t-il. Demain, je reviendrai et, dussé-je fouiller toutes les maisons les unes après les autres, je saurai qui appelait Manfred.

 

– Demain ! fit Béatrix d’un ton de reproche.

 

– Mon amie, il faut que je me rende maintenant à l’audience du roi. C’est toujours pour notre fils.

 

– Va. Mais peux-tu me laisser Spadacape ? J’en aurai besoin peut-être.

 

– Il restera auprès de toi, répondit Ragastens en s’éloignant.

 

Béatrix le suivit des yeux avec une tendresse infinie.

 

– Si je le retrouvais, moi ! murmurait-elle.

 

Elle appela Spadacape.

 

XXXIII

QUI AVAIT APPELÉ MANFRED ?

 

La duchesse d’Étampes, en rentrant au Louvre après son expédition au logis de Margentine, s’était rendue aux appartements qu’occupait la duchesse de Fontainebleau.

 

Les appartements avaient une double issue ; d’un côté, on entrait par cette antichambre où Mlle de Croizille avait introduit Triboulet. De l’autre, on sortait par une arrière-pièce par où se retiraient les suivantes de la duchesse de Fontainebleau. C’est dans cette arrière-pièce que pénétra la duchesse d’Étampes. Près d’une cheminée, Mme de Saint-Albans, enfouie dans un fauteuil, sommeillait.

 

La duchesse la toucha au bras. La vieille dame se leva, salua profondément, et attendit d’être questionnée, tout comme si Anne de Pisseleu eût été la reine de France.

 

– Eh bien, ma bonne Saint-Albans ?

 

– Le bouffon est venu la nuit dernière…

 

– Racontez-moi cela, fit la duchesse en s’asseyant.

 

– Le bouffon a été introduit par Mlle de Croizille…

 

– Encore une qui trahit !

 

Mme de Saint-Albans eut un venimeux sourire. Mlle de Croizille était jeune et jolie : double raison pour être détestée de la vieille.

 

– Donc le bouffon est entré… la jeune duchesse s’est jetée dans ses bras, en l’appelant mon père, et patati, et patata, qu’elle ne se plaisait point au Louvre, qu’elle vouait s’en aller… Tous les deux ont beaucoup pleuré…

 

Anne de Pisseleu était stupéfaite.

 

– Ainsi, c’était donc vrai ! dit-elle. Elle est la fille de Triboulet. Elle ne mentait pas, elle n’était pas folle lorsqu’elle le prenait par la main devant toute la cour et s’écriait : Voici mon père !

 

– Il faut croire que c’est bien la vérité, crut devoir ponctuer la Saint-Albans.

 

– Ensuite ? demanda la duchesse.

 

– Ensuite ? Le bouffon doit revenir ce soir même à minuit, et ils doivent fuir.

 

– Ce soir ! Tout à l’heure ! Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue dans la journée, vieille sotte !

 

– Je ferai observer à madame la duchesse que je n’ai pas eu un instant l’occasion de lui parler en secret.

 

– Taisez-vous !… Ah ! au fait… Vous ne devez pas être seule ici ?…

 

– J’ignore ce que veut dire madame la duchesse, dit la vieille en faisant de louables efforts pour rougir.

 

– Où cachez-vous votre amoureux… Alais le Mahu ?

 

– Madame… balbutia la Saint-Albans.

 

– Allons donc ! Vous voyez bien que je suis pressée… À ce moment, la porte d’un cabinet s’ouvrit et un officier s’avança vers la duchesse, s’inclina et dit :

 

– Me voici aux ordres de madame la duchesse. C’était Alais le Mahu, officier subalterne de la garde du roi. Il frisait la cinquantaine. Il était pauvre et attendait depuis trente ans une occasion favorable de faire fortune.

 

C’était un homme sans scrupules, décidé à tout. Il était bas officier. Il eût été tout aussi bien truand. Mme de Saint-Albans, vieille, prude, hargneuse et désespérée de n’avoir jamais été aimée, lui payait assez cher l’illusion d’amour que lui apportait le reître.

 

Alais le Mahu, ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, était venu demander cinquante pistoles à sa maîtresse. Elle avait trouvé la somme exagérée. Et la discussion durait encore lorsque la duchesse d’Étampes arrivant, l’officier n’avait eu que le temps de se jeter dans un cabinet et la vieille de tomber dans un fauteuil où elle avait simulé le sommeil des enfants candides…

 

Alais le Mahu avait donc écouté l’entretien de sa maîtresse avec la duchesse d’Étampes et s’était dit :

 

– Voilà peut-être mes cinquante pistoles trouvées…

 

Alors, il avait ouvert la porte du réduit où il s’était réfugié et s’était avancé vers la duchesse.

 

Le premier mot de celle-ci fut :

 

– Monsieur Le Mahu, voulez-vous gagner cent pistoles ?

 

Le Mahu jeta un regard de triomphant dédain à Mme de Saint-Albans et tomba à genoux.

 

La réponse était éloquente.

 

– Bien, monsieur, dit la duchesse. Tenez-vous prêt. C’est cent pistoles que vous viendrez chercher demain chez moi. Et peut-être y en aura-t-il d’autres à gagner.

 

– Ma fortune est faite, enfin ! songea l’officier qui eut un éblouissement.

 

Et tout haut, il ajouta :

 

– Que faut-il faire ?

 

– D’abord me jurer la discrétion.

 

– Sur mon honneur.

 

– Laissez votre honneur tranquille, monsieur. Vous me jurez d’être discret. Je paierai votre silence. Mais si vous parlez, souvenez-vous qu’il y a des cachots à la Bastille…

 

La duchesse d’Étampes examina cette figure de brute.

 

– Vous sentez-vous, dit-elle, assez de force pour empêcher quelqu’un de crier ?

 

Alais le Mahu sortit de son pourpoint une écharpe, et laconiquement répondit :

 

– Voici le bâillon…

 

– Bien ! Êtes-vous assez fort pour obliger ce quelqu’un à vous accompagner, en le menaçant au besoin ?

 

Alais le Mahu tira sa dague et la montra à la duchesse.

 

Celle-ci eut un sombre regard et un frisson :

 

– Non… un crime inutile est une sottise… J’aime mieux autre chose…

 

– Le quelqu’un est-il vigoureux ? demanda Alais le Mahu.

 

– C’est une jeune femme… une jeune fille.

 

Le reître sourit. Il pénétra dans le cabinet, puis en sortit aussitôt avec un paquet de cordelettes.

 

– Je la lierai et l’emporterai sur mon dos…

 

– Eh bien, tenez-vous prêt. Si j’appelle, entrez là ! Courez, sus à la jeune duchesse de Fontainebleau, liez-la, bâillonnez-la… et puis après nous verrons…

 

– Et si vous n’appelez pas ?

 

– Alors, vous me verrez sortir… et vous m’accompagnerez…

 

– Je suis prêt, madame ; pour votre service, je braverais la colère du roi lui-même…

 

Ces paroles prouvèrent à la duchesse qu’Alais le Mahu était peut-être plus dangereux qu’il n’en avait l’air, et qu’à l’occasion il voudrait peut-être jouer du secret qu’on lui confiait.

 

La duchesse d’Étampes entra alors chez Gillette.

 

Gillette, après s’être laissée déshabiller par les servantes, s’était aussitôt préparée à la fuite dès qu’elle avait été seule. Elle était maintenant habillée, couverte d’un manteau, et, debout, le cœur battant, elle attendait…

 

Soudain elle entendit un léger bruit derrière elle.

 

Elle se retourna et vit la duchesse d’Étampes. Elle pâlit.

 

Anne de Pisseleu s’avança vivement vers elle, lui prit les deux mains, et, avec une hâte fébrile, à voix basse :

 

– Vite, mon enfant ! Heureusement, vous êtes prête ! Votre père vous attend…

 

– Madame… balbutia Gillette.

 

Gillette ne connaissait pas la duchesse d’Étampes. Sa soudaine arrivée, les paroles qu’elle venait de prononcer lui causèrent une émotion extraordinaire.

 

La duchesse d’Étampes comprit qu’il fallait la convaincre tout de suite.

 

– Je suis la duchesse d’Étampes, dit-elle… Écoutez-moi. Je suis la maîtresse du roi… Ne rougissez pas de ma franchise… nous n’avons pas le temps de faire de la pruderie… J’occupe à la cour de France une situation qui ne tient qu’à un fil. Puissante aujourd’hui, je suis déchue si demain le roi se détourne de moi. Comprenez-vous ? Le roi se détournera de moi si vous restez ici… Votre père, qui est au courant des choses de la cour et qui en connaît tous les secrets, est venu se jeter à mes pieds… je suis parvenue à le faire sortir du Louvre… À votre tour !

 

Étourdie, bouleversée, Gillette était déjà convaincue.

 

– Mon père est donc hors du Louvre ? demanda-t-elle palpitante.

 

– Il vous attend à cent pas du palais. J’ai pu faire préparer un carrosse qui vous emmènera où vous voudrez… L’essentiel pour moi est que vous vous éloigniez… Pardonnez-moi, mon enfant, de vous parler aussi crûment… mais, pour Dieu ! ne perdons pas de temps…

 

– Je suis prête à vous suivre, dit Gillette.

 

– Venez donc, mon enfant ! Venez !

 

En toute hâte, Gillette suivit la duchesse d’Étampes qui l’entraîna à l’endroit où attendait Alais le Mahu.

 

Quelques minutes plus tard, l’officier se faisait reconnaître du poste qui gardait l’une des portes du Louvre.

 

– Où est mon père ? demanda Gillette dès qu’elle se vit dehors.

 

– Venez, venez ! répondit la duchesse en l’entraînant.

 

Alais le Mahu marchait à trois pas derrière elle.

 

– Mon père ! Je veux voir mon père ! s’écria Gillette.

 

– Vous allez le voir à l’instant… venez !

 

La jeune fille eut une légère résistance.

 

– Monsieur le Mahu ! appela la duchesse.

 

Alais le Mahu accourut.

 

– Aidez donc mademoiselle à marcher…

 

Au ton de la voix, le reître comprit. Il saisit brutalement Gillette par le bras et l’entraîna avec violence.

 

– Madame ! s’écria la malheureuse enfant, où me conduisez-vous ? Oh ! cet homme me fait mal !

 

Cette fois, la duchesse ne répondit pas. Gillette eut cette sensation foudroyante qu’on l’entraînait vers quelque chose de formidable.

 

– À moi ! cria-t-elle. À moi !

 

Ce fut le dernier cri qu’elle put jeter dans la nuit : d’un tour de main, en homme expert, Alais le Mahu venait de la bâillonner solidement.

 

Vingt minutes plus tard, la duchesse d’Étampes s’arrêtait dans la rue des Francs-Archers… Sur ses indications, l’officier monta et bientôt redescendit avec Margentine.

 

La duchesse prit la main de la folle.

 

– Tu vois cette jeune fille ? dit-elle.

 

– Je la vois…

 

– C’est la fille de la méchante femme qui t’a fait tant souffrir… Je te la donne…

 

– Et ma fille, à moi ?…

 

– Tu la verras… En attendant, venge-toi sur cette fille…

 

Alors, le Mahu débâillonna Gillette. Et Margentine la folle, s’approchant d’elle, la saisit ; Gillette, frémissante, sentit un bras qui s’enroulait autour de sa taille et qui la guidait, l’entraînait vers un trou d’ombre.

 

– Madame ! balbutia-t-elle.

 

Et elle recula. Instinctivement, elle se dirigea vers la porte. Elle eût tout donné à cette heure pour marcher librement dans l’air pur de la nuit, pour voir le ciel. Elle se sentait dans une terrible prison, où elle étouffait déjà.

 

– Madame, je veux sortir, je veux…

 

Mais elle n’avait pas terminé qu’elle se sentit enlevée comme un petit enfant par deux bras nerveux.

 

C’était la folle qui l’avait prise et qui, triomphalement, avec un rire silencieux, montait l’escalier, légère.

 

Arrivée sur le seuil du taudis, elle ouvrit ses bras et laissa tomber Gillette.

 

Margentine, d’une allure souple de félin, allait et venait dans la chambre. Elle ferma au verrou l’unique porte qui donnait sur l’escalier. Puis elle alluma une lampe qu’elle prit dans sa main et approcha de la fillette terrifiée.

 

– Je veux voir si vous êtes belle, dit Margentine.

 

Sa voix frémissait d’une joie intérieure qu’elle ne parvenait pas à dissimuler toute. Un air de santé et de jeunesse était venu sur son visage. Elle répéta :

 

– Je veux savoir si vous êtes belle !

 

Elle alla déposer la lampe et revint vers Gillette.

 

– Vous êtes belle ! Vous êtes bien belle ! fit-elle.

 

Et Gillette tressaillit. Elle sentait que sa beauté même rendrait plus implacable cette créature méchante dont les regards aigus s’emplissaient de fureur.

 

– J’étais belle aussi autrefois. Aussi belle que vous. Mon galant me disait que j’étais la plus jolie fille du monde.

 

Elle s’approcha d’un geste brusque :

 

– Que reste-t-il de ma beauté ?

 

– Je vous en prie, madame, balbutia la jeune fille.

 

– Ah ! Ah ! que reste-t-il de ma beauté ? Elle a passé dans l’orage. Margentine la folle est plus folle qu’on ne croit. Elle dit qu’elle a été belle !

 

Elle éclata d’un rire long, voluptueux et sinistre.

 

Dans son trouble, Gillette n’avait jusque-là rien remarqué de ce qui lui eût appris à quel épouvantable péril l’avait jetée la haine d’Anne de Pisseleu.

 

Elle se demandait seulement pourquoi cette femme lui voulait du mal. Maintenant, elle comprenait !… La duchesse d’Étampes l’avait livrée à une folle pour être sûre que la torture serait appliquée impitoyablement !…

 

Margentine allait et venait dans la pièce étroite, tournant autour de Gillette. Sa voix s’éleva de nouveau :

 

– Quel âge avez-vous, la belle demoiselle ?

 

– Dix-sept ans.

 

Un éclair de raison traversa son esprit.

 

Sérieuse un instant, elle répéta :

 

– Dix-sept ans !

 

Puis son visage prit soudain un air d’angoisse.

 

– Et comment vous appelez-vous ?

 

Gillette sentit un peu d’espoir renaître dans son âme. La voix de la folle était plus douce. Elle ne riait plus de ce rire féroce qui lui glaçait le sang. Elle ne l’enveloppait plus de ces regards sauvages qui la pénétraient toute.

 

Le calcul de la duchesse ne serait-il pas trompé ? La folle, étendue sur un tapis, semblait rêver. Gillette fit appel à tout son courage :

 

– Je m’appelle Gillette, madame. Gillette, c’est un joli nom, n’est-ce pas ?

 

D’un bond, Margentine s’était mise debout, jetée sur elle.

 

Elle lui prit les poignets dans ses mains nerveuses et approcha son visage jusqu’à toucher celui de la jeune fille.

 

– Menteuse ! Menteuse ! hurla-t-elle. Gillette ! Tu t’appelles Gillette, toi ? Ose répéter cela ! Ose le dire encore !

 

– Madame !

 

– Gillette ! toi ! Arrière ! Me crois-tu folle, donc ?

 

D’un geste furieux, elle planta ses doigts, pareils à des griffes, dans la chevelure blonde de la jeune fille qui poussa un cri de douleur.

 

– Écoute, reprit-elle d’une voix haletante. Es-tu ma fille, toi ?

 

Elle se mit à rire en la regardant de ses yeux hagards.

 

– Es-tu ma fille, toi ? Tu n’oses pas, tu n’oses pas, tu vois bien que tu n’oses pas le dire ! Ah ! ah ! tu t’appelles Gillette et tu n’es pas ma fille !

 

Elle parut réfléchir et se recueillir. Tout à coup, elle joignit ses deux mains comme pour une prière.

 

– Gillette a six ans ! Ma fille Gillette a six ans ! Elle est jolie, fine, blonde et douce. Elle a des yeux bleus. Elle a une chevelure dorée qui tombe sur son cou et sur ses épaules. Elle me dit : « Maman, je t’aime ! » et elle s’endort tous les soirs dans mes bras. Elle ne sait rien de ma vie, mais elle voit que j’ai de la peine. Alors elle m’embrasse, et je n’ai plus de peine, et je suis plus heureuse que la reine quand je la borde dans son petit lit. Voilà ce qu’elle est. Es-tu Gillette ?

 

Devant cette douleur si profonde et si vraie, Gillette, bouleversée, sentit des larmes de pitié monter à ses yeux.

 

– Ah ! si vous souffrez, madame, balbutia-t-elle, pourquoi me haïssez-vous, moi qui souffre aussi ?

 

Mais Margentine parut n’avoir pas entendu.

 

– Si tu n’es pas Gillette, où donc est-elle ? Je ne l’ai pas vue aujourd’hui, ni hier, ni le jour qui a précédé hier. Où donc est-elle ? Je la cherche et je ne la trouve pas. J’ai fait tant de pas que je suis épuisée. Qui me l’a prise ? Si elle était morte, je le saurais. Ne me dites pas qu’elle est morte. Des voix que j’entends m’ont souvent guidée vers elle, et puis des obstacles se dressaient au moment où j’allais l’atteindre. Paris me la cache. François me la cache. Il la veut pour son plaisir. La fille après la mère. Quand il l’aura déshonorée, il la rejettera, comme il m’a rejetée. François ! François ! Tu paieras tes crimes. La beauté se vengera. L’amour se vengera. Une femme vengera les vierges que tu as prises comme des jouets.

 

– Madame, reprit Gillette avec une infinie douceur, pourquoi désespérez-vous de retrouver votre fille ? Peut-être la retrouverez-vous bientôt.

 

L’humeur de la folle avait changé déjà.

 

– Chut ! fit-elle très bas. On va me la ramener. On est venu, on me l’a dit… On m’a dit : tu feras cela et je te ramènerai ta fille. Je ferai ce qu’on m’a dit et j’attendrai.

 

– Que vous a-t-on demandé en échange de votre fille ? interrogea-t-elle en essayant de raffermir sa voix.

 

– De te faire souffrir, répondit froidement Margentine.

 

– Et vous le ferez ?

 

Elle entendit pour toute réponse un ricanement aigu.

 

– Madame, vous ferez cette chose atroce simplement parce qu’une femme qui me hait vous l’a ordonné ?

 

Margentine secoua la tête :

 

– Non, non. Je le ferai parce que je t’exècre, parce qu’en te faisant souffrir, je me vengerai de la femme qui m’a fait souffrir… je me vengerai de ta mère !…

 

– Ma mère !…

 

Ce fut un tel cri que Margentine frémit et qu’une lueur de raison traversa la nuit de son cerveau.

 

– Ma mère ! s’écria Gillette en joignant les mains. Vous la connaissez donc !…

 

– Si je la connais ! dit la folle dans une explosion de haine. Écoute… j’aimais celui qui m’aimait… il s’appelait François… cette femme… ta mère… elle est venue… et dès lors j’ai pleuré… Tu vois bien que je dois la haïr…

 

Ces paroles incohérentes épouvantèrent Gillette. Margentine la saisit par les deux poignets qu’elle serra vigoureusement.

 

– Si je connais ta mère !… C’est elle qui m’a apporté la lettre où François me disait qu’il ne m’aimait plus ! C’est elle qui était sur les genoux de François, lorsque je l’ai vu riant et buvant avec ses amis… Et tu me demandes si je connais ta mère !… Mais tu es donc folle !…

 

Ses doigts crispés broyaient les poignets de Gillette… La jeune fille fit un effort suprême pour se dégager.

 

– Une folle ! balbutia-t-elle. Elle va me tuer !… Elle se raidit et, d’une voix d’épouvante, appela :

 

– Manfred ! À moi, Manfred !…

 

Ce nom lui vint aux lèvres, sans qu’elle eût voulu le prononcer… La folle, plus fort, lui serrait les poignets…

 

Gillette eut un faible gémissement, puis tomba sur ses genoux, puis s’affaissa sur le plancher, évanouie de terreur plus encore que de douleur.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Margentine regarda la jeune fille écroulée à ses pieds, inerte, comme morte.

 

Très droite, immobile, elle semblait rêver. Mais son visage tendu, l’expression angoissée de ses yeux, le tremblement de tout son corps démentaient cette apparence.

 

Non, elle ne rêvait pas. Elle essayait de se souvenir. Un éclair de raison venait de traverser sa conscience obscure.

 

Cette belle créature inoffensive et douce, pourquoi la ferait-elle souffrir ? Est-ce qu’on ne pouvait pas lui rendre sa fille sans que cette joie fût payée par les larmes d’une autre mère ?

 

L’enfant qui gisait brisée sur le sol nu, sa mère la cherchait peut-être comme elle-même avait cherché Gillette.

 

Sa raison, tombée dans un trou noir, voulait remonter, émerger à la surface, et luttait douloureusement contre les forces obscures qui la ramenaient à l’abîme.

 

Si elle n’avait pas perdu Gillette, si le temps ne s’était pas arrêté, un jour, pour marquer l’éternité de sa douleur, quel âge aurait-elle ?

 

Sans doute, elle serait grande. Ce serait une jeune fille que les garçons suivraient de regards énamourés.

 

– Elle aurait…

 

Margentine essaya de compter. Elle avait désappris et jeta un regard irrité sur le corps qui gisait devant elle dans la même attitude abandonnée et douloureuse.

 

– Dix-sept ans ! murmura-t-elle.

 

Une flamme féroce s’alluma dans ses yeux.

 

C’était pour la faire souffrir que cette fille d’enfer ressemblait à Gillette et s’appelait comme elle. C’était pour la faire souffrir que sa voix ressemblait à la voix de l’enfant qui s’endormait à son cou, penchant sa tête blonde.

 

Mais sa méchanceté serait punie. Elle était venue braver Margentine. Eh bien ! Margentine se vengerait.

 

D’ailleurs, c’était l’ordre de la bonne dame.

 

Oui, Margentine se vengerait terriblement.

 

Elle ne la tuerait pas. La mort va trop vite.

 

Elle chercherait, elle trouverait un supplice terrible, cruel, infini.

 

Elle s’accroupit aux pieds de la fillette, et, immobile comme elle, elle chercha.

 

Des heures s’écoulèrent. L’aube se leva, brumeuse.

 

Tout à coup, Margentine se dressa, rigide, farouche.

 

Elle avait trouvé. Elle tenait sa vengeance. La bonne dame serait heureuse et lui ramènerait Gillette à coup sûr.

 

– Vite ! vite ! murmura-t-elle.

 

À pas sourds, elle courut dans un coin de la chambre et prit une longue corde. Puis elle revint à Gillette.

 

Elle rapprocha les deux pieds de la jeune fille, glissa la corde, les attacha de façon à immobiliser complètement ses jambes. Elle prit ensuite les mains, les ramena sur la poitrine et les attacha pareillement.

 

Gillette n’avait pas ouvert les yeux, pas poussé une plainte.

 

La folle jeta sur ce corps étendu un regard satisfait.

 

Elle pouvait sortir maintenant. Sa prisonnière ne s’envolerait pas.

 

Margentine, avant de s’en aller, prit la bourse pleine d’or. Elle était assez riche pour payer sa vengeance.

 

Alors elle s’élança au dehors. Où alla-t-elle ? Que fit-elle pendant cette absence ? Une heure s’écoula.

 

La folle revint enfin en courant. Si on lui avait enlevé sa vengeance, elle sentait que son cœur se briserait.

 

Depuis qu’elle avait conçu l’idée de faire expier sa souffrance à la créature qu’elle tenait en son pouvoir, elle ne vivait plus que pour cette œuvre de haine.

 

Un regard la rassura. Gillette n’avait pas bougé.

 

Tranquille dès lors, elle s’assit.

 

Mais tout de suite elle se mit au travail. Quelle que fût sa fatigue, elle ne pouvait plus attendre.

 

De sa poche, elle tira d’abord un morceau de feutre qu’elle découpa pour lui donner la forme d’un masque.

 

Avec des ciseaux, elle fit deux trous pour les yeux.

 

Pour quelle mascarade ces préparatifs singuliers ?

 

Puis elle sortit d’un petit sac, où elle l’avait précieusement caché, un petit flacon qu’elle regarda avec amour.

 

Elle l’avait payé au poids de l’or.

 

Quel remède apportait-il donc ? Quel mal guérissait-il ?

 

Lentement, avec précaution, elle étendit le contenu du flacon sur le feutre, humectant toutes les parties.

 

Un frémissement agita les membres de Gillette.

 

Elle ouvrit les yeux. Mais une sorte de torpeur succédant à ce long évanouissement la tint immobile.

 

Elle essayait de se souvenir.

 

Comment était-elle venue là ? Que faisait-elle dans cette chambre sordide ? Qu’est-ce donc qui la blessait ? Elle se sentait froissée, meurtrie.

 

Dans un violent effort, elle voulut se redresser et retomba impuissante. Sa tête heurta durement le plancher.

 

Tout absorbée par sa besogne mystérieuse, Margentine n’entendit pas, ne vit pas…

 

La terreur rendit pleine conscience à Gillette.

 

Elle s’était évanouie, et, pendant son évanouissement, on l’avait attachée.

 

Gillette eut le pressentiment qu’elle allait être soumise à une épouvantable épreuve et se sentit défaillir.

 

Pendant quelques minutes, elle lutta contre sa terreur. Mais bientôt elle fut vaincue. Il lui parut que l’incertitude était plus affreuse que la réalité.

 

– Madame, balbutia-t-elle.

 

Margentine la regarda sans répondre.

 

– Madame, pourquoi m’avez-vous attachée ? Je vous promets de ne pas essayer de fuir.

 

Et, doucement, elle ajouta :

 

– Ces cordes me font mal… Voulez-vous me détacher ?

 

Margentine ne répondit pas.

 

Elle se leva, s’approcha, se mit à genoux et pencha son visage sur celui de la jeune fille.

 

– Tu vois… je travaille… c’est pour toi, dit-elle.

 

– Pour moi ?

 

– Je te fais un masque…

 

– Je ne comprends pas, murmura Gillette éperdue.

 

– Écoute… M’écoutes-tu ?…

 

Gillette répondit d’un battement de paupières.

 

– Je te hais ! je te hais parce que tu es la fille de celle que je hais de toute mon âme ! J’ai voulu faire souffrir à ta mère ce que ta mère m’a fait souffrir ! Comprends-tu ? Ah ! tu ne comprends pas ? Peu importe ! J’ai voulu faire pleurer ta mère comme j’ai pleuré. J’ai fait ce masque !

 

Elle agita d’un geste triomphal le feutre humide.

 

– J’ai fait ce masque que je te mettrai tout à l’heure, sous lequel je cacherai ton visage pour ne plus le voir jamais tel qu’il est maintenant…

 

Joyeuse, elle courut chercher un miroir et l’approcha du visage de Gillette.

 

– Regarde-toi dans ce miroir, fille d’imposture ! Regarde-toi bien et admire-toi une dernière fois ! Tu es belle ! On t’a dit souvent que tu étais belle ! Regarde-toi bien ! Tu ne seras plus jamais belle !

 

– Plus jamais belle ! s’exclama Gillette en secouant la tête. Hélas ! que m’importe la beauté maintenant !

 

La folle n’entendit pas ces paroles.

 

– Dans trois jours, dit-elle, ce masque sera parfait Le sorcier napolitain qui m’a vendu l’onguent me l’a dit : trois jours pour que le feutre soit imbibé. Tu as encore trois jours à t’admirer… Après ce sera fini ; je te ramènerai à ta mère, j’ôterai ton masque et je lui dirai :

 

– Regarde ce que j’ai fait de ta fille… Ce sera affreux, et je rirai…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Ces trois journées, Gillette les vécut comme un rêve effrayant. La folle ne s’absenta pas une minute. Elle ne la quitta pas des yeux.

 

La nuit même, Gillette sentait peser sur elle ce regard étrangement clair et profond qui l’épouvantait.

 

Dans le jour, lorsque Margentine s’approchait d’elle, elle se reculait jusque dans une encoignure…

 

Alors la terreur l’affolait. Elle appelait Manfred, de cette voix faible et tremblante qu’ont les enfants qui souffrent. Mais il faut dire que la folle ne la toucha pas.

 

Seulement, elle avait suspendu son masque à un clou.

 

Et parfois, elle allait le regarder en hochant la tête…

 

XXXIV

M. DE MONCLAR CHEZ LUI ET CHEZ LE ROI

 

Le jour entrait avec peine dans ce cabinet tendu de noir où il semblait qu’un deuil éternel fût descendu.

 

Ici tout était rigide et désespéré. Et c’était pourquoi M. de Monclar affectionnait cette pièce. Le matin, il y travaillait, rédigeant les ordres implacables qui garnissaient de pendus les potences de Paris.

 

Le soir, il s’y reposait avec une volupté amère.

 

Et précisément, à l’heure où nous pénétrons auprès de lui, M. de Monclar ne travaille ni ne se repose.

 

Il revit le passé. Avant que son cœur se fût ossifié, il était un homme pareil aux autres hommes.

 

Quelle catastrophe l’a donc ainsi transformé en bête fauve ? Lentement, son regard sûr se lève vers le tableau qui domine sa table :

 

C’est une jeune femme d’éclatante beauté, donnant la main à un enfant tout petit, mais qui a déjà l’air grave et fier, avec un front plein de lumineuse intelligence.

 

Un coup discret frappé à la porte le rappelle à lui.

 

Son terrible regard ne va-t-il pas faire reculer le visiteur qui se hasarde dans cette chambre si pleine de mystère ? Mais non. L’inconnu n’a ni crainte ni hésitation.

 

Un sourire obséquieux erre sur ses lèvres. Il a coutume de venir. Il est habitué à l’intimité effroyable de M. de Monclar. Il a droit à un bon accueil. Pour humble qu’il soit, il a rendu plus d’un service au grand prévôt. Ce n’est pas un ami certes. C’est un complice.

 

– Tite le Napolitain ! murmura Monclar.

 

Étrange figure que celle de Tite le Napolitain !…

 

Arrivé d’Italie quelques années auparavant, il s’était installé non loin du Louvre, dans une petite boutique sur laquelle quelques herbes pendues au bout d’un bâton ne manquaient pas d’attirer l’attention des passants. Des curieux lui demandèrent ce que signifiaient ces herbes.

 

Tite répliqua qu’il les avait apportées de pays très lointains et qu’elles guérissaient toutes les maladies.

 

À la suite de cette déclaration, la boutique ne désemplit pas pendant plusieurs semaines. Puis le vide se fit…

 

De temps en temps, Tite renouvelait les herbes qui lui servaient d’enseigne. Mais personne n’en achetait plus.

 

Même on fuyait la boutique comme si elle eût été pestiférée. Ce n’était pas seulement parce que les herbes ne guérissaient pas. Tite vendait une autre marchandise qui faisait peur, il vendait la mort. On le dénonça au grand prévôt, qui le manda auprès de lui.

 

On ne sut jamais ce que se dirent les deux hommes. Mais Tite revint à sa boutique avec un paisible sourire et ne fut pas inquiété.

 

L’indignation populaire prit une autre forme. On le hua, on le poursuivit avec des bâtons et des pierres.

 

Tite ne se plaignit pas. Il attendit.

 

Sur ces entrefaites, une étrange épidémie s’abattit sur les enfants du quartier. Les plus illustres docteurs ne savaient quel nom lui donner. Trois enfants en moururent.

 

À partir de ce jour on laissa le guérisseur tranquille.

 

Sa boutique, d’ailleurs, ne s’ouvrait plus que rarement le jour. Mais il advenait de temps à autre que les voisins entendaient la nuit frapper contre le volet à petits coups.

 

Tite regardait par un judas et allait ouvrir.

 

Les visites de ces clients de nuit étaient sans doute fructueuses, car on affirmait qu’il avait placé des sommes énormes chez des banquiers.

 

Petit, sans âge, maigre, les cheveux noirs lustrés, le front fuyant, la face glabre, avec des yeux à la fois aigus et fuyants, un nez mince et osseux, une hanche déjetée, Tite le Napolitain eût été risible s’il n’avait fait peur.

 

En le voyant, on se sentait en face d’une force mauvaise de la nature.

 

– Je ne dérange pas monsieur le grand prévôt ? dit-il.

 

– Jamais, Tite, puisque tu m’apportes toujours une nouvelle.

 

– La nouvelle d’aujourd’hui est importante.

 

Il parlait avec lenteur. Un observateur se serait rendu compte qu’il les vendait au poids de l’or.

 

– Et bien, parle.

 

– J’ai reçu cette nuit une étonnante visite dont ma modeste boutique restera étrangement honorée.

 

– Quelqu’un de la cour ?

 

– Quelqu’un de tout-puissant à la cour, ou qui le fut.

 

M. de Monclar ne posa pas de question nouvelle. Il réfléchissait. C’était une de ses rares distractions de découvrir les secrets sur la piste desquels le mettait l’Italien.

 

– Ou qui le fut… Une femme ?

 

– Une femme.

 

– Mme la duchesse d’Étampes ?

 

– La sagacité de Votre Seigneurie est merveilleuse ! s’exclama l’Italien.

 

– Et que voulait la duchesse ?

 

– Vous savez, monsieur, que Mme de Saint-Albans est en prison depuis trois jours, depuis la disparition inexplicable… mais passons. Eh bien, la duchesse d’Étampes voulait envoyer quelques fruits à Mme de Saint-Albans pour adoucir sa captivité…

 

M. de Monclar eut un haut-le-corps.

 

Disons tout. Ce n’était pas l’envoi qui lui paraissait singulier. Il avait vu trop d’amitiés de cour se délier de cette simple et tragique façon pour être surpris. C’était la raison de l’envoi qu’il ne saisissait pas. Pourquoi la duchesse d’Étampes voulait-elle se défaire de Mme de Saint-Albans ?

 

– La duchesse n’a rien dit d’autre ?

 

– Rien, si ce n’est qu’il fallait que l’envoi fût fait aujourd’hui même, aujourd’hui sans faute.

 

– Tu as promis ?

 

– J’ai promis.

 

– Et maintenant ?…

 

– Maintenant, monsieur le grand prévôt, je viens vous demander conseil.

 

M. de Monclar eut un imperceptible sourire.

 

– Tu n’oses rien sans moi ?

 

– Rien, depuis le jour où je me suis voué au service de Votre Seigneurie.

 

Le grand prévôt pesa un instant dans son esprit les conséquences de ce qu’il allait dire. S’il interdisait l’envoi, il sauvait Mme de Saint-Albans, à laquelle il ne tenait guère. S’il l’autorisait, il aurait contre la duchesse d’Étampes, dont il percerait tôt ou tard les motifs, une arme redoutable.

 

– Tite, dit-il d’une voix grave, je ne saurais moi-même aller contre les ordres de la duchesse d’Étampes… Envoie les fruits !

 

– Cette bonne Mme de Saint-Albans ! murmura l’Italien.

 

Ce fut l’oraison funèbre de la vieille dame d’honneur.

 

M. de Monclar observa que Tite ne se retirait pas.

 

– L’autre nouvelle maintenant ? dit-il.

 

– Votre Seigneurie a deviné, fit le souple Italien. Elle est moins grave : j’ai retrouvé M. de Sansac.

 

– Ah !

 

– Blessé et défiguré, il se cache dans une petite maison de Vincennes.

 

– Il se cache ! fit. M. de Monclar surpris.

 

– Il était vain de sa personne, un peu fat même, M. de Sansac. Un coup de poignard lui a fendu le visage du menton au front, il est hideux.

 

– Le roi en sera fâché, reprit la voix indifférente du grand prévôt. Un duel ?

 

– Une rixe et même un guet-apens.

 

– Tendu à M. de Sansac ?

 

– Tendu par M. de Sansac.

 

– Explique-toi.

 

– M. de Sansac et huit ou dix reîtres ont voulu estocader un jeune homme oui déplaît à M. de Sansac. Le jeune homme s’est bien défendu.

 

– Tu connais son nom ?

 

– Votre Seigneurie le connaît également et sera fâchée d’apprendre qu’il est sorti sain et sauf de la bagarre.

 

– Dis-le vite.

 

– Manfred !… à moins que ce ne soit Lanthenay !…

 

– Lanthenay !… s’écria sourdement M. de Monclar.

 

Un peu de sang était monté à ses joues.

 

– Cela fait trop souvent que je le trouve sur ma route, gronda-t-il. Non, je ne regrette pas qu’il soit sain et sauf, je le prendrai et le ferai rouer vif.

 

– Dangereux, hasarda Tite.

 

– Dangereux… pourquoi ?

 

– Les truands aiment ces deux hommes, et ils sont une armée.

 

– Souviens-toi de ceci, dit M. de Monclar en lui donnant congé, contre l’armée des truands, dussé-je conduire toute une armée royale, je ne laisserai pas pierre sur pierre dans leur royaume. Manfred et Lanthenay seront roués en place de Grève.

 

Ces derniers mots, prononcés avec une sourde énergie, il ceignit son épée et se dirigea vers le Louvre.

 

On l’introduisit immédiatement. Le visage sombre et congestionné de François Ier se détendit en le voyant.

 

– Mon cher grand prévôt, lui dit-il avec une particulière affabilité, je vous attendais avec impatience. Vous avez à votre disposition Mme de Saint-Albans et Mlle de Croizille. Combien vous faudra-t-il pour retrouver la duchesse de Fontainebleau ?

 

– Il est des disparus, sire, que l’on ne retrouve jamais.

 

– Vous ne voulez pas dire, monsieur de Monclar…

 

– Sire, alors qu’un truand tient Votre Majesté en échec et massacre ses amis, pourquoi Votre Majesté ne serait-elle pas tenue en échec par une cabale de cour ?

 

Le front du roi se rembrunit.

 

– Vous me parlez d’un ton étrange ! Qui donc me tient en échec ? De quel ami me parlez-vous ?

 

– Sire, je parle de M. de Sansac, gravement blessé et défiguré pour la vie par un coup de poignard d’un truand qui a défié Votre Majesté ici même, dans son Louvre.

 

– Manfred !

 

– Lui-même. Et un autre qui a osé plus encore : Lanthenay.

 

Les yeux du roi lancèrent un éclair.

 

– Monsieur de Monclar, dit-il avec hauteur, s’il est vrai que j’ai été bravé par ces manants, n’était-ce donc point au grand prévôt de l’empêcher ?

 

– Non, sire, puisque vous ne lui en donnez pas les moyens.

 

– Que vous faut-il donc ?

 

– Un régiment, sire, et l’ordre de raser la Cour des Miracles.

 

– Cet ordre…

 

François hésita un instant. Il ne se sentait pas si assuré sur son trône qu’un mouvement populaire ne pût le rejeter dans la boue et le sang.

 

– Sire, ne le donnez pas si vous n’êtes résolu à aller jusqu’au bout et si la colère de quelques-uns effraie le vainqueur de Marignan.

 

– Assez, monsieur, vous avez cet ordre. Vous aurez les troupes qu’il vous plaira de prendre. Allez !

 

XXXV

CHEZ ÉTIENNE DOLET

 

Étienne Dolet penchait sur un manuscrit grec son front têtu où la pensée, la volonté, l’effort continu avaient creusé une ride profonde. Auprès de lui, droite sur un tabouret, la tête inclinée seulement dans une pose gracieuse, Avette s’appliquait fort à une tapisserie. Le père et la fille, très absorbés, ne prêtaient aucune attention aux bruits lointains du dehors.

 

– Ne te fatigue pas, fillette, disait Dolet de temps à autre.

 

Mais, plus souvent encore, Avette se levait et, d’un geste silencieux, allait poser sa main fraîche sur le front brûlant de Dolet.

 

– Tu as assez travaillé aujourd’hui, père ; je veux que tu fermes tes livres.

 

Mais le grand penseur ne cédait point à la loi de sa fille. Il répondait :

 

– Je n’ai pas jeté assez de graines ; je n’ai pas fait assez de lumière.

 

Elle soupirait, et il reprenait son œuvre.

 

Jeune encore, dans toute la force de l’âge, Dolet mettait une hâte singulière, une sorte de volonté farouche à terminer les travaux qu’il avait mis en train.

 

– Les heures me sont comptées, disait-il quelquefois. Il ne s’expliquait pas davantage.

 

Cependant, ce jour-là, ce fut lui qui s’interrompit, au moment où Avette lui apportait une lampe.

 

Quatre heures sonnaient. L’après-midi était obscur.

 

– Je suis surpris, fillette, que nous n’ayons vu Lanthenay. Il m’avait promis de venir.

 

– S’il a promis, il viendra, fit simplement la jeune fille.

 

Il y avait tout un poème d’amour et de confiance dans cette petite phrase.

 

– Certes. À moins, pourtant, qu’il n’en soit empêché.

 

– Qu’est-ce qui pourrait l’en empêcher ?

 

– Le sais-je, moi ? Une toute petite chose, peut-être.

 

Elle secoua la tête avec un beau sourire :

 

– Non, père, non. Une toute petite chose n’arrêtera pas Lanthenay sur le chemin de cette maison.

 

Ce fut le tour de Dolet de sourire :

 

– Tu supposes donc que le charme qui l’attire ici est puissant ?

 

– J’en suis sûre, fit-elle avec une adorable moue.

 

– Orgueilleuse créature ! plaisanta-t-il.

 

Debout à coté de lui, elle mit une main sur son épaule.

 

– Non, père, je ne suis point orgueilleuse ; je suis sûre que si Lanthenay m’entendait, il ne me dirait pas que je suis vaine.

 

– Il le penserait.

 

Elle secoua la tête, devenue grave.

 

– Il ne le penserait pas non plus, il me dirait que j’ai raison d’avoir confiance. S’il n’était digne de respect autant que d’amour, je l’aimerais moins. Et toi aussi, père. D’ailleurs, pourquoi me taquines-tu ? Tu penses de lui autant de bien que moi-même.

 

– C’est le plus loyal garçon que la terre ait porté, dit la voix grave de Dolet, et lorsque je devrai te quitter, je lui laisserai sans appréhension le soin de te rendre heureuse.

 

– Pourquoi me dis-tu cela, père ? murmura-t-elle.

 

– Parce que si tu es encore une enfant par l’âge, tu es déjà une femme par la réflexion et le cœur, ma fille chérie.

 

– Pour cela seulement ?

 

– Je n’ai aucune autre raison.

 

On frappa doucement à la porte.

 

– Dois-je ouvrir ? demanda Avette.

 

– Ouvre ! dit Dolet.

 

Deux secondes plus tard, Lanthenay apparaissait, accompagné de Manfred.

 

– On commençait à s’inquiéter de toi, mon fils ! dit Dolet avec un bon sourire. Prenez place, ami Manfred.

 

Lanthenay avait serré Avette dans ses bras puis Lanthenay s’assit et jeta un coup d’œil à Dolet.

 

– Mon enfant, dit celui-ci, va rejoindre ta mère qui cuisine bravement. Ton aide ne sera pas de trop, car nous avons ce soir deux bons amis à notre table.

 

Avette obéit, non sans avoir adressé un furtif baiser du bout des doigts au jeune homme qui ne le rendit pas, préoccupé qu’il était par une évidente inquiétude.

 

– Tu as quelque chose de grave à me dire ? fit Dolet dès qu’ils furent seuls.

 

– Oui, père… Manfred va parler pour moi…

 

Dolet tourna vers Manfred un regard interrogateur.

 

– Je viens de Meudon, dit celui-ci.

 

– Maître Rabelais n’est pas venu ici depuis plus de quinze jours, c’est mal… Comment va-t-il ?…

 

– Maître, dit Manfred sans répondre, j’ai dîné là-bas avec deux hommes redoutables…

 

– Oh ! oh ! il faut qu’ils soient en effet redoutables pour que vous en soyez ému…

 

– Jugez-en : l’un s’appelle Calvin et l’autre Ignace de Loyola…

 

– Ignace de Loyola ! dit Dolet, tressaillant.

 

– Oui ! c’est ce nom seul qui vous frappe… et c’est en effet cet homme seul qu’il faut craindre pour l’instant…

 

Manfred se rapprocha de Dolet.

 

– Maître, dit-il à voix basse, il faut fuir.

 

– Fuir !… Moi !…

 

– Oui. Je sais tout ce que vous pouvez me dire… Je sais l’esprit de bataille et de sacrifice qui vous anime. Mais je ne sais à quelles manœuvres tortueuses se livre ce Loyola. Et j’ai peur !… Écoutez, maître. Cet homme se vante d’avoir l’oreille du roi. Et ce doit être vrai. Loyola veut votre mort.

 

Dolet se leva.

 

– Je le savais, dit-il simplement. Loyola est un grand esprit… Je l’ai suivi pas à pas, je connais ses travaux… et ce sera ma gloire, à moi, que d’avoir pu inquiéter un pareil homme ! Il veut ma mort ! Ou plutôt il veut la mort de l’imprimerie. Ce qu’il veut frapper en moi, c’est la science et le livre…

 

– Père, il faut fuir !…

 

– Jamais ! dit Dolet avec une ferme douceur. La religion des despotes a eu ses martyrs. La science qui affranchira les hommes doit avoir les siens…

 

Lanthenay, à son tour, se leva, prit la main de Dolet et lui montra la porte par où était sortie Avette. Etienne Dolet pâlit.

 

– Ma femme ! murmura-t-il. Mon enfant !…

 

– Père, dit Lanthenay, croyez-vous avoir le droit de sacrifier ces deux êtres de douceur et d’amour ? Croyez-vous que vous puissiez sans remords mettre dans leur vie une pareille catastrophe ?…

 

Dolet se mit à marcher avec agitation. Peu à peu, il se calma.

 

– Loyola, reprit-il, est un de ces hommes fameux qui impriment sur l’humanité la marque indélébile de leur vouloir. Seulement, ce qu’ils veulent, c’est leur propre glorification, et non le bonheur commun. Ce sont ces hommes qui arrêtent, durant des siècles, la marche de la vérité ou la font dévier… L’humanité va vers un idéal si lointain, si profond qu’à peine on l’ose concevoir. Par moment, elle ressent un choc, puis, quand la secousse est finie, elle passe, croyant que la route est toujours droite devant elle… Elle a dévié… l’écart, faible au départ, devient immense au bout de cinquante ans, de cent ans… Et alors, il faut une révolution dans les esprits et les mœurs pour que l’humanité rejoigne sa route… Oui, certes, ce Loyola est un fléau semblable à ces grands tueurs. Il tue à sa façon. Ce qu’il y a de terrible en lui, c’est qu’il ne veut pas tuer seulement le corps, c’est l’esprit qu’il veut atteindre…

 

Paisiblement, Dolet développait sa pensée.

 

Sa physionomie était redevenue sereine. Manfred et Lanthenay le regardaient avec une admiration attendrie.

 

Dolet reprit :

 

– Je te remercie, mon fils, de m’avoir rappelé que mes devoirs sont multiples. Tu as raison, je ne dois pas sacrifier ma femme et ma fille… Je fuirai…

 

– Quand cela ? demanda vivement Lanthenay.

 

– Dès demain…

 

– C’est dès maintenant, c’est tout de suite qu’il faut fuir ! dit Manfred.

 

– Rien ne presse… les voies de Loyola sont lentes… Demain, il sera temps…

 

Dolet jeta autour de lui un long regard.

 

– Ce soir, dit-il, nous mangerons ensemble. Je veux qu’une fois encore nous soyons réunis dans ce décor que j’avais appris à aimer… ce dressoir, les sculptures de cet escalier et une table aux jambes torses, chargée de mes livres préférés, et ces tapisseries… Je veux dire adieu à tout cela… Il ne me manquera que maître Alcofribas…

 

À ce moment, un coup violent frappé à la porte le fit tressaillir. Manfred alla ouvrir, la dague à la main.

 

– J’ai cru que je n’arriverais jamais ! s’écria une voix joyeuse. Cette mule est aussi entêtée que messire Calvin et aussi astucieuse que notre grand Loyola…

 

– Maître Rabelais ! s’écria Dolet dont la figure s’éclaira.

 

– En personne ! À moins que ce ne soit Satanas ! Car il faut être Satanas pour entreprendre de pareils voyages.

 

– Il faut que le motif qui vous a poussé hors votre ermitage soit des plus graves…

 

– Je vois à vos figures, dit Rabelais, que vous avez déjà agité la question qui m’amène.

 

– Oui, fit Dolet, je suis décidé à fuir…

 

– Bon ! Je respire… et respire d’autant mieux que l’odeur qui sort de la cuisine me paraît digne d’un nase royal. Mais achevons d’abord… Donc, aujourd’hui, après le départ de ce pendard (il désignait Manfred), je songeais tout doucement à une foule de choses, et déjà j’échafaudais dans ma tête quelque chapitre bien et dûment philosophé à ajouter au livre de Pantagruel, lorsque… mais que diable sentent donc les casseroles de dame Julie ?

 

– Ce sont tout simplement des alouettes bardées de lard et cuisant dans leur jus au fond d’une casserole… dit Étienne Dolet en souriant. Ma femme y excelle…

 

– La digne femme ! Savez-vous, maître Dolet, que je place l’alouette même avant la bécassine ? Bardée de lard, il faut la laisser mijoter en son jus. C’est un crime d’y adjoindre telles sauces barbares…

 

– Maître Rabelais, fit Dolet, la nouvelle que vous apportez doit être sérieuse, et bien redoutable pour moi.

 

– La voici, sans plus : une vingtaine de gens d’armes se sont abattus tout à l’heure sur ma maison ; ils venaient arrêter messire Calvin. Celui-ci courait depuis trois heures sur la route de Genève. Mais la promptitude du coup m’a fait craindre qu’on n’eût agi par ici en même temps qu’à Meudon. Croyez-moi, ami, il est grand temps.

 

– Dès demain ! fit Dolet.

 

Rabelais devint pensif.

 

– Demain est bien loin ! dit-il.

 

– J’ai résolu de partir demain, reprit Dolet avec fermeté. Pas un mot devant les femmes. Lanthenay et Manfred, soyez ici à dix heures du matin. Je vous confie ce que j’ai de plus précieux au monde. Moi, je serai parti dès l’aube.

 

– Nous serons là pour vous escorter, dit Lanthenay.

 

– Non, mon ami… Je vous en prie… faites comme je désire.

 

– Ordonnez, père !

 

– Donc, je pars à l’aube et je tâche de gagner la Suisse. De là je descendrai en Italie, je m’arrêterai à Florence. Lanthenay, dans huit jours, vous partez à votre tour et vous me rejoignez avec les deux chères créatures que je vous confie… Maintenant, disons-nous adieu, et plus un mot sur tout ceci…

 

Un quart d’heure plus tard, ils étaient tous réunis autour de la table éblouissante sous la lumière de la lampe, et qui les eût entendus deviser gaiement, n’eût pu se douter du drame qui agitait leurs pensées.

 

XXXVI

DEMAIN !…

 

Manfred et Lanthenay se retirèrent vers minuit.

 

Quant à Rabelais, on lui avait préparé un lit, comme c’était la coutume dans la maison toutes les fois qu’il s’attardait à discuter philosophie avec Dolet.

 

À l’aube, Dolet se leva.

 

– Je vais en l’Université corriger des épreuves, dit-il à sa femme.

 

Il serra les mains de Rabelais et sortit. Julie le vit partir sans la moindre inquiétude. Souvent, Dolet se rendait, dès l’aube, à son imprimerie installée dans l’Université. Quant à Avette, elle dormait profondément.

 

Étienne Dolet avait, pendant la nuit, mûri son projet de fuite. Il comptait sortir à pied de Paris, gagner le premier village venu, acheter un cheval et se diriger en droite ligne sur la Suisse.

 

Il faisait encore nuit lorsqu’il se trouva dans la rue. À cent pas de sa maison, deux ombres se détachèrent d’un mur, et l’instant d’après, Manfred et Lanthenay le rejoignaient.

 

– Je n’étais pas tranquille, dit Lanthenay ; toute la nuit nous avons monté la garde dans la rue…

 

– Chers amis !

 

– Il était temps que vous partiez ! dit à son tour Manfred. Des gens suspects ont rodé autour de la maison, et dans deux heures, peut-être eût-il été trop tard…

 

– C’est vrai ! confirma Lanthenay. Et rien ne prouve que nous ne sommes pas suivis…

 

Tous les trois s’arrêtèrent et inspectèrent les environs d’un long regard. La rue était paisible, toutes les maisons closes, avec quelques fenêtres par-ci par-là où tremblotait la lumière de quelque matinale ménagère.

 

– Il faut nous séparer, dit résolument Dolet.

 

– C’est mon avis, ajouta Manfred. On remarquera plus facilement trois hommes qu’un seul.

 

– Père, dit alors Lanthenay, vous laissez sous ma garde dame Julie et Avette. Ne pensez-vous pas qu’il est prudent de les emmener loger ailleurs que dans cette maison vers laquelle les gens du roi se dirigent peut-être en ce moment ?

 

– Crois-tu donc qu’on oserait tourmenter des femmes ? s’écria Dolet en s’arrêtant. S’il en est ainsi…

 

– Je ne le pense pas ! dit vivement Lanthenay. C’est à vous, à vous seul qu’on en veut. Mais enfin, ne vaut-il pas mieux leur éviter une émotion inutile ?

 

– Tu as raison, mon fils…

 

– Bien ! Dans une heure, elles seront à l’abri…

 

– Quittons-nous donc, mes amis… Lanthenay, mon fils, tu as en dépôt ce que j’ai de plus cher au monde…

 

Trop ému pour répondre, Lanthenay se jeta dans les bras de Dolet. Puis, Dolet serra les mains de Manfred et s’éloigna.

 

– Tout est tranquille, observa Manfred, j’ai bon espoir.

 

– Oui ! mais comme tu le disais tout à l’heure, il était temps ! Nous allons prendre Avette et sa mère et les conduire à la Cour des Miracles. C’est là qu’elles seront le plus en sûreté, en attendant le départ…

 

– C’est mon avis.

 

À ce moment un homme apparut.

 

Il marchait dans la direction qu’avait prise Dolet. Il titubait et chantait à demi-voix une chanson à boire.

 

– Hum ! fit Manfred, est-il bien aussi ivre qu’il veut le paraître ?

 

Il alla droit au pochard et lui mit la main sur l’épaule.

 

– Il est bien tôt, fit-il, pour chanter ainsi.

 

– Holà ! s’écria le pochard d’une voix éraillée, est-ce que vous voulez payer a boire ? Tiens ! Tiens ! C’est l’illustre Manfred !

 

– Tricot ! s’exclama Manfred.

 

C’était, en effet, ce Tricot que nos lecteurs ont pu entrevoir un instant dans la Cour des Miracles.

 

– Le roi de Thune vous salue, reprit le truand en éclatant de rire. Voulez-vous boire avec Ma Majesté ?

 

– Rentre cuver ton vin, dit Lanthenay rassuré. Manfred et Lanthenay s’éloignèrent, laissant l’ivrogne continuer à chanter.

 

Il leur suffisait que ce fût Tricot pour être sûrs qu’ils n’avaient pas rencontré un acolyte du grand prévôt…

 

À peine eurent-ils disparu que Tricot se tut subitement, se redressa, et cette fois, sans tituber, se mit à courir dans la direction par où s’était éloigné Dolet.

 

À vingt pas de la maison de l’imprimeur, Manfred et Lanthenay aperçurent un rôdeur qui, en les voyant, s’avança vers eux en pleurnichant :

 

– La caritá, signor mio !

 

– Va-t’en demander la charité au diable ! fit Manfred. Le mendiant parut avoir compris, et s’éloigna en gémissant.

 

Les deux jeunes gens frappèrent à la porte de Dolet sans plus s’occuper du mendiant. Celui-ci s’était jeté dans une encoignure et, de là, examina attentivement les faits et gestes de Manfred et de Lanthenay. Il les vit entrer dans la maison.

 

Et alors il s’élança vers l’hôtel du grand prévôt.

 

Ce mendiant, c’était Tite le Napolitain.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Étienne Dolet se dirigeait du même pas tranquille et ferme vers les portes de Paris.

 

Il se disait qu’il atteindrait la porte juste au moment où elle s’ouvrirait, et ne se hâtait pas.

 

Il avait franchi les ponts et traversé l’Université.

 

Là, le silence et le calme régnaient plus profondément que dans la ville déjà éveillée. Les étudiants, se couchant tard, se levaient tard dans la matinée, et l’heure des cours seule pouvait les arracher au sommeil.

 

Dolet passa devant son imprimerie. Son cœur se serra à la pensée de tous les travaux qu’il allait laisser inachevés.

 

Dolet voulut jeter un dernier coup d’œil dans ce couloir au fond duquel se trouvait la porte d’entrée.

 

Il eut un tressaillement de surprise et d’inquiétude : mystère ?

 

Au fond du couloir, la porte était ouverte. La grande salle de l’imprimerie apparaissait béante, vaguement éclairée, avec sa grande presse en bois…

 

Deux hommes allaient et venaient dans la salle.

 

Dolet les reconnut.

 

– Frère Thibaut et frère Lubin, murmura-t-il.

 

Étienne Dolet avait cette bravoure froide qui mesure le danger et qui va droit à l’obstacle, une fois qu’elle a résolu de marcher. Il entra sans bruit dans le couloir, s’arrêta près de la porte et constata que les deux moines étaient seuls. Ils se livraient à un singulier travail.

 

Ils avaient ouvert un ballot qui semblait contenir des livres et des brochures, ils prenaient des paquets de ces livres et les disposaient régulièrement sur des rayons.

 

Dolet s’avança.

 

– Merci, mes frères, dit-il de sa voix calme ; j’avais justement recommandé qu’on mît ce matin un peu d’ordre sur ces rayons… Frère Thibaut qui tenait une pile de livres la laissa tomber de saisissement. Frère Lubin qui rangeait les livres sur un rayon se retourna. Tous deux, stupides d’étonnement, demeurèrent sans un mot, très pâles.

 

– Or ça, reprit Dolet, depuis quand les religieux forcent-ils les portes ? Comment êtes-vous entrés ici ?…

 

– Grâce, pardon, maître ! larmoya frère Thibaut.

 

– Comment êtes-vous entrés ? continua Dolet. Répondez ! ou je vais vous traiter comme des larrons de nuit, et vous ne sortirez pas d’ici vivants !

 

L’éclair d’une dague qui brilla sous le manteau de Dolet persuada aux dignes gredins que la menace était sérieuse.

 

– On nous a ouvert ! dit piteusement frère Thibaut.

 

– Et que faites-vous ici ? Qui vous a ouvert ?

 

En parlant ainsi, Dolet se baissa vers le ballot éventré d’où les moines tiraient les livres qu’ils rangeaient si méthodiquement.

 

Il prit un de ces livres et pâlit.

 

– Oh ! les infâmes ! murmura-t-il.

 

Tous ces volumes étaient des livres de la religion nouvelle[11]. On encourait la prison perpétuelle à posséder un de ces livres maudits. Et quand celui qui les possédait était un imprimeur, c’était la mort.

 

Dolet comprit. Il laissa tomber sur les moines un regard méditatif, ou il n’y avait plus de haine, mais une sorte d’étonnement douloureux.

 

– Et je vous ai reçus à ma table ! dit-il. Et vous êtes venus chez moi en amis, la main tendue…

 

Les deux moines se regardèrent, éperdus.

 

– Maître, balbutia Thibaut, on nous a forcés…

 

– Forcés ! Qui a pu vous forcer à être infâmes !… Parlez ! mais parlez donc, misérables !

 

La main de Dolet s’était abattue sur l’épaule du moine qu’elle broyait d’une puissante étreinte.

 

– Le vénérable Ignace de Loyola ! cria enfin frère Thibaut, dans un hurlement de douleur.

 

Dolet repoussa violemment le moine, qui roula avec un gémissement. Frère Lubin s’était tapi dans un coin obscur.

 

Dolet se croisa les bras et sa tête tomba sur sa poitrine.

 

Il n’avait plus de colère contre les deux moines, comparses indignes de sa pensée, rouages dans le formidable engrenage de haine où il se sentait pris…

 

Sa colère allait frapper plus haut, jusqu’à ce Loyola qui le poursuivait, jusqu’à ce roi François qui, après lui avoir juré amitié, après lui avoir donné un privilège d’imprimeur, laissait maintenant agir les sinistres agents de ténèbres, – par lâcheté !

 

Un furieux désir de lutte lui venait. Il se sentait de taille à tenir tête à Loyola lui-même. Il ne voulait plus fuir.

 

Tout à coup il redressa la tête, et ses yeux étincelèrent d’audace. Il prit trois des livres du ballot maudit et les cacha sous son manteau. Il irait au Louvre. Il pénétrerait coûte que coûte auprès du roi, dénoncerait le guet-apens, jetterait les livres aux pieds du roi et dirait :

 

– Sire, est-ce que nous sommes maintenant à la merci d’un fanatique espagnol ? Est-ce que de pareilles abominations pourront être impunément commises sous vos yeux par un étranger qui rêve de faire brûler la « moitié de la France par l’autre moitié » ?

 

Sans plus s’occuper des moines épouvantés, il se dirigea vers le couloir qui aboutissait à la rue.

 

Au bout, la rue apparaissait dans la clarté grise du matin. Et, dans la rue, Dolet aperçut une douzaine de gens du guet, appuyés sur leurs hallebardes.

 

– Trop tard ! murmura Dolet.

 

Il voulut refermer la porte, geste instinctif de défense… La porte résista, et il aperçut alors un homme, une sorte de mendiant à qui plus d’une fois il avait fait l’aumône. Le mendiant, arc-bouté contre la porte, la tenait ouverte.

 

Et ce mendiant, c’était Tricot, le roi de Thune.

 

Au même instant, les hommes du guet pénétraient en masse dans le couloir, faisaient irruption dans la salle, et la seconde d’après, Dolet, les mains attachées au dos par une chaînette de fer, voyait l’officier s’incliner devant lui et lui présenter un papier.

 

– Excusez-moi, monsieur, dit l’officier, je vous arrête par ordre du roi.

 

– C’est bon ! grommela une voix ; qu’on fouille l’imprimerie !

 

Dolet tourna la tête vers celui qui venait de parler et reconnut le grand prévôt. Près de Monclar se tenait un homme drapé jusqu au menton dans un ample manteau, et le visage couvert d’un masque.

 

– Qu’on fouille aussi M. Dolet ! dit cet homme.

 

– Si on fouillait votre conscience, dit Dolet d’une voix qui ne tremblait pas, on y trouverait plus de pensées criminelles qu’on ne va trouver ici de livres proscrits… apportés par vos soins, monsieur de Loyola !

 

L’homme au masque tressaillit.

 

Mais Monclar s’était tourné vers une sorte de greffier, qui s’apprêtait à noter les incidents de l’arrestation.

 

– Écrivez, dit-il, écrivez qu’une science maudite et démoniaque a permis à l’accusé de reconnaître le très vénérable père Ignace de Loyola, bien qu’il fût soigneusement masqué, comme chacun peut le constater. Écrivez que l’accusé a outragé avec ignominie le très vénéré père…

 

– Écrivez aussi, fit Dolet, que le grand prévôt de Paris, représentant le roi de France, vient de se rendre complice d’une infamie.

 

Cependant l’officier avait entr’ouvert le manteau de Dolet. Il en sortit les trois livres que le malheureux venait d’y mettre quelques instants auparavant pour les porter à François Ier. Loyola s’en empara avidement et poussa un cri de triomphe.

 

– Voyez ! dit-il à Monclar. L’accusé ne peut nier. Il avait sur lui trois exemplaires que sans doute il s’apprêtait à porter à quelque pauvre égaré… Encore une âme de sauvée, heureusement !

 

– Écrivez ! dit Monclar au greffier.

 

Dolet avait fermé les yeux pour n’y pas laisser voir l’indignation qui le bouleversait…

 

Le ballot apporté par frère Thibaut et frère Lubin était là… Les livres furent saisis et empaquetés, puis mis sous sceau royal.

 

– L’official, inquisiteur de la foi, jugera, prononça d’une voix grave Ignace de Loyola.

 

– Et vous, riposta Dolet, qui vous jugera ?…

 

– Allons, marchez, monsieur, dit doucement l’officier en saisissant le bras d’Étienne Dolet.

 

– Où me conduisez-vous ?

 

– À la Conciergerie, répondit Loyola.

 

Dolet se tourna vers lui.

 

– Monsieur, dit-il lentement, vous triomphez. Ou plutôt, ce qui triomphe aujourd’hui, c’est l’esprit de scélératesse. Au nom du Dieu qui ordonna la bonté et l’amour du prochain comme la première des vertus, vous allez, semant les ruines, tuant et brûlant. Vous commettez en ce moment un nouveau crime. Vous en accumulerez d’autres. Vos successeurs, reprenant la hideuse tradition de meurtres et d’étouffement que vous inaugurez, essaieront de compléter votre œuvre. Vous voulez tuer la science, l’éternelle et immuable vérité… Eh bien, moi, Etienne Dolet, victime de votre imposture et de votre haine, prisonnier enchaîné, je vous le dis : vos crimes seront vains. Votre scélératesse est vaine. Vous le savez comme moi, et c’est cela qui vous donnera, à vous et aux vôtres, la punition qui peut vous atteindre : c’est la conscience que vous vous débattez en vain ! qu’en vain vous éteignez toutes les lumières, la vérité suprême luira sur les hommes. Après les siècles d’abjection et d’ignorance viendront les siècles où la pensée affranchie prendra son essor vers les sereines régions de la science. Vous allez me tuer, mais vous aussi vous mourrez. Un jour viendra où votre nom sera le synonyme d’opprobre et de honte, et où les hommes, fraternellement, lèveront un regard attendri sur la mémoire de Dolet ! Voilà ce que je voulais vous dire.

 

« Méditez mes paroles dans la nuit de votre conscience. Allons, monsieur, dit-il à l’officier, conduisez-moi à la Conciergerie, pendant que M. de Loyola va s’enfermer lui-même dans une prison de honte et de rage… »

 

Étienne Dolet fut aussitôt entraîné.

 

Ignace de Loyola avait saisi la main de Monclar.

 

– Monsieur, dit-il d’une voix brûlante, si cet homme s’évade, c’est vous qui serez brûlé en son lieu et place !…

 

Une demi-heure plus tard, Étienne Dolet était poussé dans un cachot de quelques pieds carrés et fut enchaîné solidement à la muraille.

 

– Ô vérité, murmura-t-il, comme tu es loin encore !…

 

Puis l’image de sa femme Julie et d’Avette passa devant ses yeux. Alors cet homme de fer s’attendrit.

 

Ses yeux se voilèrent. Et sa pensée prononça ces deux mots, comme une suprême prière d’agonisant :

 

– Ma femme ! Ma fille !

 

XXXVII

LE PÈRE

 

Triboulet achevait de s’habiller.

 

Ce soir-là, François Ier avait résolu de paraître un instant dans la somptueuse salle où se réunissaient ses courtisans. Depuis trois jours que Gillette avait disparu, on s’inquiétait fort, à la Cour, de l’air morose et de la tristesse du roi. Et François, passé maître dans l’art de dissimuler, voulait montrer à tous un visage riant.

 

Triboulet, qui rôdait dans tout le palais, l’oreille et l’œil aux aguets, avait appris par Bassignac que Sa Majesté daignerait se montrer.

 

Il revêtit son costume de bouffon, aux couleurs du roi de France. À sa ceinture, il attacha la vessie.

 

Sur sa tête, il posa le bonnet pointu à longues oreilles et crête de drap rouge, insigne de maître ès folie. Enfin, il saisit sa marotte. Tout résonnant de grelots, fardé, la bosse renforcée d’étoffe, l’arc de ses jambes exagéré, il se dirigea vers le royal appartement. Une sombre expression d’audace donnait à son visage un éclat particulier.

 

Triboulet avait résolu de savoir ce que le roi avait fait de Gillette ; car, dans son esprit, c’était François Ier qui avait fait enlever la jeune fille. Ou le roi parlerait, ou lui, Triboulet, le tuerait ! Le bouffon avait fait le sacrifice de sa vie. Son cœur ne battait pas plus vite que jadis, lorsqu’il entrait dans la chambre royale où, par privilège attaché à son état, il pouvait pénétrer sans y être mandé, de même qu’il pouvait parler en présence du roi sans être interrogé. Une implacable résolution lui tenait lieu de tout autre sentiment.

 

Le long des couloirs, il rencontra force gentilshommes qui lui prodiguèrent des félicitations sur sa rentrée en grâce. Car le bouffon était redouté.

 

Triboulet ne répondait que par monosyllabes.

 

Quelques instants plus tard, il entrait dans la salle où le roi tenait sa cour, ce soir-là.

 

La rumeur s’en répandit aussitôt :

 

– Triboulet ! Triboulet qui revient !

 

– Triboulet, ta marotte s’ennuyait donc ? demandait d’Essé.

 

– Oui ! de ne plus vous voir !…

 

– Triboulet, as-tu bien gonflé ta vessie ? plaisanta le vieux marquis d’Annezay.

 

– Oui !… gonflée de vide… comme votre tête ! répondit Triboulet.

 

Et il caressa sa vessie attachée à sa ceinture… mais ce que sa main toucha sous l’étoffe du vêtement, ce fut le manche d’un court poignard.

 

Sautillant, rampant, secouant sa marotte, bousculant les uns, bousculé par les autres, Triboulet se glissait de groupe en groupe, et passa en ricanant devant François Ier. Le roi souriait en causant à voix basse avec la duchesse d’Étampes.

 

– De quoi parlent-ils ? songea le bouffon. D’elle, peut-être !… Comme il a l’air heureux !…

 

La figure de Triboulet se convulsa.

 

Le roi l’aperçut à ce moment. Ses yeux lancèrent un éclair. Mais il entrait dans sa volonté de paraître paisible et joyeux. La présence du bouffon ne pourrait que confirmer la cour dans cette croyance que le roi déjà ne songeait plus à la duchesse de Fontainebleau.

 

En réalité, François Ier roulait des pensées de vengeance. Selon lui, c’était Triboulet qui avait fait sortir Gillette du Louvre. Et si le bouffon n’était pas arrêté encore, s’il n’était pas jeté en quelque oubliette pour y mourir de faim et de soif, c’est que le roi voulait d’abord lui arracher son secret.

 

Il prit donc son air le plus souriant et s’écria :

 

– Te voilà donc, maître fou !… Que ta folie soit la bienvenue…, car, par Notre-Dame ! la cour de France devient trop morose depuis quelques jours !…

 

– Sire, ce n’est pas de ma faute si on ne rit pas davantage au Louvre ! Et d’ailleurs, les sujets de rire abondent… Riez, messieurs, mais riez donc ! Le roi veut qu’on rie, et moi je ris tout le premier, par obéissance.

 

Triboulet éclata de rire en effet. Heureusement pour lui, dans le bruit des bravos, ce rire se perdit.

 

Car il eût glacé de terreur tous les assistants, ce rire funèbre qui ressemblait à quelque effroyable menace.

 

La duchesse d’Étampes fut la seule à avoir entrevu la vérité. Pendant que les courtisans se disséminaient, elle se pencha vers le roi, et, dans une de ces lueurs d’audace folle dont elle avait donné plusieurs exemples, demanda assez haut pour être entendue du bouffon :

 

– Sire, avons-nous enfin des nouvelles de cette pauvre petite duchesse ?

 

Triboulet eut un rugissement intérieur et ses yeux se fixèrent ardemment sur le roi.

 

Or, ce qu’il vit le bouleversa d’étonnement.

 

À la question de la duchesse d’Étampes, le roi n’avait pas souri avec cet air conquérant que Triboulet lui connaissait bien. Le roi avait pâli !… Une expression de douleur s’était étendue sur son visage !

 

La foudre tombée aux pieds de Triboulet ne lui eût pas causé une commotion plus violente… Et que fut-ce lorsque le roi répondit d’une voix sombre et haletante :

 

– Demandez à mon bouffon, madame ! Il en sait plus long que le roi sur ce sujet !

 

Triboulet connaissait admirablement bien François Ier. Il le savait comédien dans ses intrigues de cour autant qu’il était violent dans ses intrigues d’amour. Il était habitué à lire sur le front du roi ses pensées les plus secrètes.

 

Et cette fois, de toute évidence, le roi était sincère !…

 

Il s’approcha, se pencha comme il lui arrivait souvent lorsqu’il voulait dire au roi quelque plaisanterie un peu forte.

 

– Sire, murmura-t-il, tandis qu’il souriait par un héroïque effort, sire, arrachez-moi le cœur pour y lire la vérité… Je vous jure sur ma vie, sur la vie de ma fille, que j’ignore où elle est !…

 

Le roi sourit, pour la cour, comme s’il eût entendu quelque chose de très amusant. Et sur le même ton, il répondit :

 

– Et moi, je te donne ma parole de roi que je ne sais ce qu’elle est devenue !

 

En d’autres temps, Triboulet, bouffon, se fût éperdument enorgueilli de ce qui lui arrivait. Le roi lui parlait comme à un égal ! Le roi souffrait à cœur ouvert devant lui !… Le roi descendait de son trône, ou plutôt il y haussait son bouffon ! Que s’était-il donc passé ?

 

Tout simplement ceci que l’amour affecte les mêmes formes de joie et de douleur dans le cœur de tous les hommes.

 

François Ier donnant sa parole royale au bouffon n’était plus le roi ; c’était l’amant qui, sincèrement, souffrait et éprouvait une joie amère à dire sa souffrance au seul être qui pût être sincère à ce moment-là…

 

Tout de suite, François Ier se reprit… D’ailleurs, Triboulet, déjà, s’était élancé à travers les groupes de courtisans que sa faveur évidente faisait respectueux…

 

– Monsieur Triboulet, lui dit Montgomery qui s’arrêta au passage, souvenez-vous que j’ai tardé à vous conduire à la Bastille, assez pour donner au roi le temps de la réflexion.

 

– Monsieur de Montgomery, vous m’avez rendu un service tel que je ne l’oublierai de ma vie… Trouvez-vous tout à l’heure au corps de garde, et nous causerons de ce que je pourrais dire au roi qui vous soit agréable.

 

Il tourna le dos, et Montgomery, radieux, se mit à réfléchir à ce qu’il pourrait bien demander.

 

Cependant Triboulet parcourait activement les groupes de courtisans disséminés dans la salle. Il cherchait quelqu’un. Comme il passait près de Diane de Poitiers, celle-ci dit aux gentilshommes qui l’entouraient :

 

– Voici mon Triboulet qui court après la petite duchesse surnommée Mlle la Vertu…

 

– Je risque fort de ne pas la trouver, dit Triboulet en riant d’un rire amer.

 

– Pourquoi, bouffon ?

 

– Parce que vous êtes là, madame, et qu’il est impossible de trouver là où vous êtes celle que vous venez de désigner… Mlle Vertu !…

 

– Plus insolent que jamais ! gronda un gentilhomme.

 

– Laissez donc ! fit dédaigneusement Diane de Poitiers, qui cacha sous un sourire la rage que la réponse ambiguë de Triboulet lui avait mise au cœur.

 

Le bouffon s’était déjà éloigné, écoutant ce qui se disait, se figurant que tout le monde devait nécessairement parler de Gillette, s’approchant des groupes, en recevant parfois des rebuffades auxquelles il répondait par quelque riposte acérée. Tout à coup, dans une encoignure, seul, les bras croisés, la figure livide, il aperçut Monclar.

 

– Celui-là sait la vérité ! pensa-t-il avec angoisse.

 

Il s’approcha, salua :

 

– Votre très humble serviteur, monsieur le grand prévôt !

 

Monclar laissa tomber sur lui un regard morne et reprit sa rêverie sans daigner répondre.

 

Triboulet se plaça près de lui, croisa les bras, comme lui, et prit une attitude mélancolique, si bien que plusieurs seigneurs, voyant ce spectacle, éclatèrent de rire.

 

– Là ! fit Triboulet, j’en étais sûr !… Avez-vous remarqué, monsieur le grand prévôt, qu’une douleur humaine excite toujours de la gaîté parmi les hommes ?

 

– Pour un fou, ce n’est pas mal, daigna enfin déclarer le grand prévôt.

 

– Ma folie, dit Triboulet, fait assez bien auprès de votre sagesse. Nous tenons, monsieur de Monclar, les deux bouts de la chaîne que traîne cette cour ; le premier maillon touche à Triboulet, c’est-à-dire à la marotte et au rire qui résonne, sinistre, parce qu’il cache des larmes ; le dernier maillon touche à Monclar, c’est-à-dire au gibet, c’est-à-dire à la douleur qui laisse tomber son masque de rire.

 

Le grand prévôt jeta un regard étonné sur le bouffon.

 

– Pourquoi me parlez-vous ainsi ?

 

– Pourquoi ne me tutoyez-vous pas, comme d’habitude ?… Vous n’osez répondre, monsieur… Eh bien ! je vais vous le dire, moi ! Vous savez que je souffre, vous à qui on ne cache rien ! Et ma douleur vous paraît respectable, parce que vous souffrez aussi !

 

– Qui vous a dit ?…

 

– Vous souffrez ! Et jamais je n’avais aussi bien compris votre douleur ! Ah ! sans doute, vos nuits sont hantées par le spectre de la femme jeune, adorable, éclatante de beauté, que tua le chagrin ! Et dans vos rêves aussi passe la tête blonde de l’enfant perdu, de l’enfant mort depuis des ans. Vous faites peur à tout le monde, monsieur le grand prévôt… et à moi, vous me faites pitié !

 

– Assez ! gronda Monclar. Que me voulez-vous ?…

 

– Vous dire que moi aussi j’ai un cœur ! que moi aussi j’ai eu une enfant ! à défaut de femme à chérir ; toute l’affection de mon âme, tout ce qu’il y avait d’amour dans mon être s’était concentré sur une tête !… Eh bien, monsieur le grand prévôt, n’aurez-vous pas pitié de ma douleur, à moi, comme j’ai pitié de la vôtre ?…

 

Ce bouffon parlait ainsi, librement, à cet homme sinistre et redoutable qu’était Monclar… Monclar ne fut pas humilié.

 

Il avait trop pleuré dans sa vie pour s’arrêter à si peu.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il avec une singulière douceur.

 

– Savoir si c’est le roi qui a fait enlever ma fille !

 

– Ce n’est pas le roi ! dit gravement Monclar.

 

Triboulet devint méditatif. Il redressa la tête.

 

– Je ne vous demande pas qui !… Dans la situation d’esprit où vous êtes, vous me l’auriez déjà dit.

 

– Oui ! dit Monclar.

 

– Adieu, monsieur de Monclar…

 

XXXVIII

MONTGOMERY

 

Triboulet fendit la foule des courtisans, sortit de la salle, gagna rapidement sa chambre et se défit de son costume de bouffon. Il ceignit autour de ses reins une ceinture qu’il prit toute préparée dans un coffre : elle contenait de l’or. Puis il jeta un manteau sur ses épaules, s’assura que son poignard jouait bien dans sa gaine et gagna le corps de garde. Là il trouva Montgomery.

 

– Sortons du Louvre, lui dit-il très naturellement, nous causerons avec plus de liberté.

 

Triboulet était prisonnier dans le Louvre.

 

Montgomery lui-même avait transmis à tous les postes les ordres sévères que le roi lui avait donnés à ce sujet.

 

Mais, de toute évidence, le bouffon était rentré en grâce. Le capitaine des gardes avait pu le constater de ses propres yeux. La proposition de Triboulet n’éveilla aucun soupçon dans son esprit. Il le prit familièrement par le bras, et tous deux franchirent la porte. La rue était sombre. Quelques pauvres diables attendaient, selon l’habitude, toutes les fois qu’il y avait fête au Louvre, la sortie des dames en falbalas et des seigneurs en habit de cour, dans l’espoir de gagner quelque menue monnaie en faisant avancer le carrosse de Mme la marquise ou de M. le maréchal… Montgomery, d’un geste menaçant, écarta ces manants qui encombraient la chaussée.

 

– Nous voici à l’aise pour causer, mon cher monsieur Fleurial, dit-il alors.

 

– Plus loin ! répondit Triboulet qui se mit à marcher à grands pas.

 

Et bientôt il ajouta :

 

– Commencez toujours à m’expliquer ce que vous voulez…

 

– Et vous me promettez d’en parler au roi ?

 

– Pas plus tard que demain matin.

 

– J’ai toujours dit que vous étiez un honnête homme, monsieur Fleurial…

 

– Appelez-moi donc Triboulet… J’aime ce nom. Il a quelque chose de tourmenté, d’âpre et de rude qui me convient…

 

– Mon cher monsieur Fleurial…

 

– Tandis que Fleurial sent les champs, la poésie et l’idylle. Or, ce ne sont pas des fleurs que je porte, mais bien des épines…

 

– Seriez-vous malheureux ! exclama le capitaine.

 

– Malheureux ? qui dit cela ?… Nul n’est plus heureux que moi, monsieur de Montgomery… Je viens de reconquérir la faveur royale, je veux m’en servir pour le bien de mes amis… dont vous êtes… Que pourrais-je souhaiter de plus ?…

 

– C’est vrai, monsieur Fleurial.

 

– Dites donc Triboulet, morbleu !

 

– Soit ! Eh bien, Triboulet, mon ami, voici ce que je voudrais obtenir de cette faveur royale que vous affirmez si justement avoir reconquise…

 

– Ne voyez-vous rien au détour de cette ruelle ?

 

– Rien… c’est un jeu d’ombres…

 

– Je vais y voir… On ne sait qui peut nous écouter…

 

Triboulet s’élança vivement vers le coin de ruelle qu’il venait de désigner.

 

Montgomery le suivit sans se hâter et en grommelant :

 

– Au diable soit le visionnaire !… Eh bien, Triboulet !

 

Le bouffon ne répondit pas.

 

– Triboulet ! appela avec inquiétude Montgomery.

 

Même silence.

 

– L’aurait-on tué ? songea le capitaine qui tira sa dague… Triboulet !… Où êtes-vous ?…

 

– Je suis là ! répondit de loin la voix de Triboulet.

 

– Je vous rejoins alors… Attendez-moi !…

 

– Inutile, cher capitaine. Ne vous donnez pas cette peine… Adieu ! Dites au roi demain matin que vous avez bien voulu m’escorter hors du Louvre jusqu’ici, et vous êtes sûr d’obtenir tout ce que vous voudrez !

 

– Ah ! misérable ! s’écria Montgomery qui comprit alors…

 

Il s’élança dans la direction où il avait entendu la voix de Triboulet lui faire cet ironique adieu.

 

Mais là, cinq ou six ruelles étroites se croisaient, s’enchevêtraient… Montgomery chercha pendant une heure…

 

Puis, haletant, fou de rage et de fureur, il rentra au Louvre et pénétra dans la salle toute rayonnante de lumières, juste au moment où François Ier le faisait demander. Montgomery s’approcha du roi.

 

– Plus près, dit François Ier.

 

Montgomery fit deux pas et se pencha vers le roi assis dans son grand fauteuil.

 

– Monsieur, dit François Ier à voix basse, vous ne perdrez pas de vue mon bouffon Triboulet.

 

– Bien, sire…

 

– Vous attendrez qu’il se soit retiré en sa chambre…

 

– Oui, sire…

 

– Alors, tout doucement et sans bruit, vous le réveillerez s’il dort, vous le ferez monter en quelque solide carrosse et le conduirez à la Bastille Saint-Antoine…

 

François Ier, convaincu que le bouffon ignorait la retraite de Gillette, se vengeait et se débarrassait à la fois du bouffon en le faisant jeter en un cachot.

 

– Les ordres de Votre Majesté seront exécutés, dit Montgomery, qui, malgré toute son assurance, ne put s’empêcher de pâlir.

 

– J’y compte, dit le roi d’une voix sombre. Vous recommanderez à M. le gouverneur de la Bastille de mettre son nouvel hôte en une chambre assez éloignée de tout pour qu’on ne puisse entendre rire mon bouffon, s’il veut rire, ni parler s’il veut parler…

 

– Ni pleurer, sire ! J’ai compris…

 

– Enfin, si par hasard les geôliers oubliaient complètement le prisonnier…

 

– C’est-à-dire s’ils oubliaient de lui porter à boire et à manger, sire…

 

– Prenez-le comme vous voudrez… mais enfin, si Triboulet était oublié des hommes en son cachot, et qu’il n’eût plus de refuge qu’en la miséricorde divine, eh bien, il n’y aurait pas de mal à ce qu’on laissât le bouffon se débrouiller avec Dieu !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Le lendemain matin, Montgomery se fit introduire par Bassignac dans la chambre de François Ier. Le roi était en conférence avec son grand prévôt. Montgomery trouva le roi fort sombre.

 

– Eh bien, monsieur ? demanda vivement le roi.

 

– Sire, tout s’est passé comme Votre Majesté l’avait ordonné, répondit Montgomery avec l’audace désespérée d’un homme qui joue sa fortune et sa vie sur une carte.

 

En effet, que le grand prévôt eût seulement la pensée d’aller faire un tour à la Bastille, et qu’il en vînt par hasard à causer de Triboulet, ou que même il crût devoir renforcer de son autorité les ordres laissés par le capitaine, et Montgomery payait de sa tête l’audacieux mensonge par quoi il essayait de se sauver[12] !

 

– Nous avons pris l’homme, continua Montgomery, en jetant un regard sournois sur Monclar, et à l’heure qu’il est, sire, s’il n’est pas tout à fait oublié de Dieu, il l’est certainement des hommes !

 

– Et qu’a-t-il dit ? demanda François Ier.

 

– Sire… je n’ose.

 

– Des injures, sans doute ?

 

– Non pas, sire.

 

– Eh bien ! parlez…

 

– Sire, puisque vous l’ordonnez… Il a dit textuellement : Dites au roi demain matin que vous m’avez escorté hors du Louvre, jusqu’ici, et vous êtes sûr d’obtenir tout ce que vous voudrez.

 

Quelle que fût son effronterie, ce ne fut pas sans trembler que Montgomery attendit la réponse du roi.

 

– Il a dit cela ? fit François Ier rêveur. Eh bien, le drôle ne s’est pas trompé ; vous m’avez rendu un service que je n’oublierai pas… Allez, monsieur.

 

Montgomery s’inclina jusqu’à terre et sortit.

 

XXXIX

RECHERCHES

 

Triboulet s’était rapidement éloigné. Il connaissait admirablement son Paris, et, même en pleine nuit, à cette époque où il fallait se faire escorter de porteurs de torches ou de lanternes, il se dirigeait sans la moindre hésitation dans le dédale des ruelles qui enlaçaient le Louvre comme d’un inextricable réseau.

 

Il parvint ainsi à la rue des Francs-Archers qu’il arpenta jusqu’au bout. Là il voulut passer outre.

 

Mais deux ombres menaçantes se dressèrent devant lui.

 

Il se trouvait sur les confins de la Cour des Miracles.

 

L’instant d’après, les deux ombres furent sur lui ; il se sentit saisi par les deux bras.

 

Deux voix rauques, menaçantes, demandèrent ensemble :

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Un ami ! répondit fermement Triboulet.

 

– Un ami ! s’écria l’un des truands ; vous n’êtes ni franc-bourgeois, ni courtaud, ni sabouleux, ni piètre[13].

 

– Ni capon, poursuivit l’autre ; ni orphelin, ni narquois, ni rifodé[14], ni polisson, ni calot, ni franc-mitou…

 

Triboulet attendait patiemment la fin de l’énumération à laquelle se livraient les deux truands.

 

– Tu l’entends, Fanfare ? reprit l’un des argotiers.

 

– Il me fait rire, Cocardère !

 

– Laissez donc mon pourpoint tranquille, dit Triboulet avec douceur ; je vous préviens que vous ne trouverez rien…

 

En effet, les doigts agiles des truands avaient déjà commencé leur besogne, et leur bavardage étourdissant n’avait d’autre but que de distraire celui qu’ils considéraient déjà comme une bonne aubaine.

 

– Que voulez-vous ? reprirent-ils en chœur.

 

– Parler à un de vos chefs.

 

– Bah ! Vous en connaissez donc un ?

 

– Peut-être !

 

– À qui voulez-vous parler ? demanda Cocardère avec moins de rudesse.

 

– À celui de vos chefs qui s’appelle Manfred…

 

– Manfred ! exclamèrent les deux truands avec un respect non dissimulé. Que lui voulez-vous ?

 

– Cela ne vous regarde pas… Dites-lui simplement que je suis quelqu’un qui vient du Louvre, cela suffira. Et il y aura pour chacun de vous un bel écu à la salamandre[15].

 

– Tiens ! Tiens ! Vous disiez que vous n’aviez point d’argent.

 

– J’ai dit que vous ne le trouveriez pas. Allez, si vous m’en croyez.

 

– Bon ! On y va. Reste ici, Fanfare. Cocardère s’élança et disparut dans la nuit.

 

Dix minutes plus tard, il était de retour. Quelqu’un l’accompagnait. Et ce quelqu’un, c’était Manfred.

 

D’une voix dont il essayait vainement de dissimuler l’émotion, le jeune homme demanda :

 

– Vous dites que vous venez du Louvre ?

 

– Oui ! dit Triboulet en essayant de distinguer dans les ténèbres celui qui lui parlait. Êtes-vous celui qu’on appelle Manfred ?

 

– C’est moi, fit Manfred avec agitation. Et vous, qui êtes-vous ?

 

– Vous le saurez tout à l’heure quand nous serons seuls…

 

Manfred hésita quelques secondes.

 

– Et, reprit-il, vous venez de la part de quelqu’un ?

 

– Non ! Mais je vous apporte des nouvelles qui vous intéresseront peut-être.

 

– Venez ! s’écria Manfred.

 

Triboulet tira deux écus de sa ceinture et en tendit un a chacun des deux truands qui se découvrirent, s’inclinèrent jusqu’à terre et répondirent :

 

– Merci, mon prince !

 

Manfred entraîna Triboulet et, cent pas plus loin, le fit entrer dans une maison dont il monta l’escalier éclairé par une lampe. Au haut de l’escalier, il le fit entrer dans une chambre spacieuse et meublée avec un confort qui pouvait passer pour un luxe exorbitant en un pareil quartier.

 

Dans cette chambre, un jeune homme se promenait avec une agitation fébrile, pâle, les poings serrés.

 

C’était Lanthenay.

 

Écroulée dans un fauteuil, une femme sanglotait doucement, tandis qu’une jeune fille, debout près d’elle, la tenait étroitement enlacée et mêlait ses larmes aux siennes. Ces deux femmes, c’étaient Mme Dolet et sa fille Avette.

 

Triboulet se découvrit, et d’une voix grave :

 

– La paix soit avec vous… Le roi François est donc passé par ici, puisque j’y vois de telles douleurs ?…

 

– Le roi n’est point passé par ici, répondit Lanthenay avec la même gravité ; mais c’est par lui qu’est arrivé le malheur qui nous frappe.

 

Triboulet fit un geste de commisération, puis suivit Manfred, qui l’entraînait dans une pièce voisine. Le jeune homme lui désigna un siège et demanda :

 

– Monsieur, me ferez-vous l’honneur de me dire qui vous êtes ?

 

Ardemment, Triboulet étudiait la physionomie de Manfred. C’était donc là l’homme qu’aimait sa Gillette !

 

Il eût a ce moment donné dix ans de sa vie pour pouvoir lire dans son cœur, deviner sa pensée, connaître sa vie, son caractère…

 

Dans les yeux assurés, il lut la fermeté et la décision ; sur le front large, il lut l’intelligence ; sur l’arc du sourire, il lut la bonté, et la poitrine large, respirant avec puissance, lui dit que cet homme était brave…

 

Manfred était le type accompli de ce qu’on appelait un cavalier. C’est à peine si la vie qu’il avait menée jusque-là avait mis un peu de dureté dans son regard. Il avait cette mâle élégance et cette souplesse de l’homme rompu à tous les exercices violents ; mais en même temps l’intelligence qui rayonnait dans ses yeux mettait un monde entre lui et les reîtres de l’époque. Une noble simplicité dans le geste achevait d’en faire un de ces hommes pour qui, dès le premier abord, se manifestent les plus chaudes sympathies.

 

Sous le regard inquisiteur et ardent de Triboulet, Manfred attendait avec patience, mais non sans embarras.

 

– Monsieur, reprit-il enfin avec un commencement de colère, je n’ai guère l’habitude de me prêter à des examens aussi minutieux que celui auquel vous vous livrez en ce moment sur ma personne. Quels que soient les mobiles de votre curiosité, je vous préviens qu’elle commence à me lasser. Je vous ai prié de me dire qui vous êtes. Moi, je suis Manfred, et je regrette, ajouta-t-il non sans amertume, de n’avoir pas un nom plus complet à vous dire… Et vous, monsieur ?

 

Lentement, Triboulet répondit :

 

– Moi, monsieur, je m’appelle : le père de Gillette…

 

Manfred devint très pâle. Il étouffa un léger cri.

 

Ses bras se tendirent comme dans un geste instinctif.

 

Mais, au même instant, toute sa haine et toute sa douleur – c’est-à-dire tout son amour – se révoltèrent en lui. L’image du roi et de Gillette enlacés passa devant ses yeux. Et avec une froideur glaciale, il répondit :

 

– Ce m’est bien de l’honneur de connaître le père de la maîtresse du…

 

– Malheureux ! ne blasphémez pas ! tonna Triboulet. Il s’était redressé, tout palpitant.

 

– Puissiez-vous, ajouta-t-il, ne pas pleurer des larmes de sang l’abominable soupçon que vous faites peser sur la plus pure enfant… Adieu, monsieur… Je me suis trompé. Excusez-moi…

 

Il se dirigea vers la porte.

 

Mais, d’un bond, Manfred se plaça entre cette porte et Triboulet. Il le saisit par les deux poignets, et d’une voix basse, sifflante, brisée d’émotion :

 

– Que dites-vous ? que dites-vous ?

 

– Je dis que vous avez blasphémé l’innocence du lys…

 

– Vous dites que Gillette n’est point au roi ! Répétez ! oh ! par grâce… répétez ! affirmez-le moi !… jurez-le moi !

 

– Je dis que Gillette est la pureté immaculée…

 

Manfred, d’un grand cri, appela Lanthenay.

 

– Qu’y a-t-il ? interrogea celui-ci en accourant.

 

Et il jeta un regard de menace sur Triboulet.

 

Manfred se jeta dans ses bras.

 

– Ce qu’il y a, frère ! Ce qu’il y a ! Il y a que je l’ai injustement soupçonnée, que je suis un grand misérable, et que jamais je n’ai été aussi heureux qu’en ce moment.

 

– Frère, dit Lanthenay gravement, je suis aussi heureux que toi…

 

Et c’était sublime, ce qu’il disait là. Car, à deux pas de lui, celle qu’il adorait sanglotait sans qu’il y eût de consolation possible à son désespoir… Manfred revint à Triboulet et lui prit les mains :

 

– Elle est au Louvre ?

 

– Elle n’y est plus ! On l’a enlevée…

 

– Enlevée ! dit Manfred en frémissant. Qui cela ? Quand ?

 

– Quand ? Il y a trois jours… Qui ? Je l’ignore. J’ai d’abord soupçonné le roi… mais j’ai acquis la conviction que de ce crime-là, du moins, il est innocent…

 

– Enlevée ! enlevée ! murmurait Manfred en se promenant avec agitation. Oh ! je la retrouverai, moi ! Et je l’ai soupçonnée ! Misérable que je suis ! Oui, oui, je la retrouverai… dussé-je mettre Paris à feu et à sang…

 

Puis, revenant tout à coup à Triboulet :

 

– Mais pourquoi êtes-vous venu me dire cela… à moi ?

 

– Parce qu’elle m’a parlé de vous…

 

– Elle vous a parlé de moi ! balbutia Manfred.

 

– Oui… en pleurant…

 

– Achevez ! oh ! achevez !

 

– Elle pleurait parce que vous la méprisiez… parce que vous ne l’aimiez pas !

 

– Puissance d’enfer ! Je ne l’aimais pas ! Et vous dites qu’elle a pleuré ? Mais alors… Oh ! alors…

 

– Eh bien, oui, dit doucement Triboulet.

 

L’instant d’après, Manfred était dans les bras de Triboulet, balbutiant des mots sans suite, l’appelant son père, se livrant à toutes ces charmantes extravagances qu’on ne commet qu’une fois dans sa vie… à cette heure unique où, du désespoir furieux de n’être pas aimé, on passe tout à coup à la merveilleuse certitude de l’être !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Lorsque ces effusions se furent calmées, l’entretien prit une tournure plus positive et plus active. Lanthenay avait voulu se retirer auprès des deux malheureuses femmes.

 

– Frère, lui dit Manfred en le retenant, pardonne-moi ce moment de joie égoïste… Je ne devrais pas me réjouir… mais c’est plus fort que moi…

 

– Si tu ne te réjouissais pas du bonheur qui l’arrive, avait répondu Lanthenay, c’est donc que tu n’aurais pas assez de cœur pour t’intéresser au malheur qui m’incombe…

 

– Quel est ce malheur ? demanda Triboulet.

 

– Voici, dit Manfred : mon ami Lanthenay, mon frère, aime la fille de l’illustre Étienne Dolet.

 

– L’imprimeur ?

 

– Oui. Il aime donc sa fille et en est aimé. Un mariage devait bientôt unir ces deux amants si bien faits l’un pour l’autre. Or, une épouvantable catastrophe vient de s’appesantir sur la famille Dolet… Ce grand homme vient d’être arrêté et incarcéré à la Conciergerie par suite des dénonciations calomnieuses d’un moine espagnol…

 

– Ignace de Loyola ! s’écria Triboulet.

 

– Lui-même. Comment savez-vous ?

 

– Un jour je me trouvais dans le cabinet du roi…

 

– Vous vous trouviez dans le cabinet du roi ? interrompit Lanthenay, surpris.

 

– Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Je ne suis en effet ni gentilhomme ni domestique de Sa Majesté… Je suis plus haut et plus bas que tout cela…

 

– Expliquez-vous, je vous prie, dit Manfred, étonné à son tour par l’amertume de la voix de Triboulet.

 

– Messieurs, reprit celui-ci en souriant tristement, si je me trouvais ce jour-là dans le cabinet royal, c’est que mes fonctions m’y appelaient tous les jours…

 

Il eut un instant d’hésitation à peine sensible ; puis, très simplement, il ajouta :

 

– Messieurs, je suis le bouffon du roi…

 

– Triboulet ! s’écrièrent les deux jeunes gens.

 

Et, malgré eux, il y eut dans leur exclamation une sorte de curiosité et d’antipathie…

 

– Oui, dit Triboulet en relevant la tête… Ce nom est synonyme de bassesse et de méchanceté… Ne vous en défendez pas, jeunes gens. Mon nom vous effraie, et vous vous dites en ce moment : Voilà donc ce vil bouffon qui pour faire rire son roi, n’a pas hésité à empoisonner une foule d’existences par ses traits… Hélas ! messieurs, vous ne savez pas tout ce que mon rire acerbe cachait de douleurs ignorées…

 

– Nous ne vous jugeons pas, dit doucement Lanthenay.

 

Triboulet secoua la tête et se tourna vers Manfred.

 

– Rassurez-vous, dit-il en souriant, je vous ai dit tout à l’heure que je m’appelais « le père de Gillette ». Ce n’est là qu’une façon de parler. En réalité, si j’ai concentré sur elle depuis bien des années tout ce que mon cœur peut contenir d’affection, Gillette n’est pas ma fille…

 

– Monsieur, dit Manfred, ému par l’accent poignant de ces paroles, qui que vous soyez, je vous bénis pour la joie immense que vous m’avez apportée ; qui que vous soyez, je vous aime puisque vous aimez Gillette !

 

– Il y a donc sur terre des hommes que le mensonge n’a point pervertis, et que la méchanceté n’a pas touchés de son aile impure ! s’écria Triboulet.

 

Et il tendit ses deux mains que les jeunes gens pressèrent avec une chaude sympathie.

 

– Où en étais-je ? fit alors Triboulet. Car nous n’avons pas de temps à perdre…

 

– Vous disiez que vous vous trouviez un jour dans le cabinet du roi…

 

– Ah ! oui… On annonça M. de Loyola. Le roi me fit signe de me retirer. J’avais alors toutes sortes de raisons pour ne perdre ni un geste ni une parole de François Ier… car cela se passait le surlendemain de la scène de l’enclos du Trahoir…

 

Manfred tressaillit.

 

– Donc, je me retirai dans une pièce voisine ; mais de là j’entendis et vis tout : le moine espagnol demanda la tête de Dolet… et le roi promit de laisser faire si on arrivait à prouver la culpabilité de l’imprimeur… Loyola se fit fort d’établir cette culpabilité…

 

– Mais enfin, s’écria Lanthenay, le roi sait que Dolet n’a jamais abusé du privilège qui lui a été concédé, que ses presses n’ont jamais imprimé de livres défendus…

 

Triboulet saisit le bras du jeune homme.

 

– Ne vous fiez pas plus au roi, lui dit-il d’une voix sombre, que vous ne pourriez vous fier à la planche pourrie pour passer un pont… Le roi est lâche… Je le connais… Brave dans la bataille, courageux quand il s’agit de manier un estramaçon et de se ruer à la tête de ses escadrons sur un parti de cavaliers, il tremble dès qu’il se trouve en présence d’un esprit supérieur… À Madrid, pendant sa captivité, il a tremblé devant Charles. Au Louvre, il a tremblé devant Loyola… L’empereur représentait une force que François Ier ignore : la diplomatie. Loyola représentait une force que François redoute : l’Église !

 

– Que faire ? que faire ? Oh ! s’il arrive malheur à Dolet, ce Loyola payera cher sa triste victoire !

 

– Messieurs, dit alors Triboulet, tâchons de voir clair dans la situation, et, pour cela, résumons-la…

 

Manfred et Lanthenay, d’une seule voix, répondirent :

 

– Parlez…

 

– Nous nous trouvons en présence de deux drames bien distincts, reprit Triboulet. D’une part, M. Étienne Dolet arrêté, emprisonné à la Conciergerie ; d’autre part, Gillette enlevée du Louvre…

 

– Ajoutez ceci, continua Manfred, que la Cour des Miracles est menacée…

 

– Il faut donc nous en écarter au plus tôt…

 

– Nous prétendons, au contraire, nous y attacher plus que jamais. Les truands de la Cour des Miracles n’ont pas hésité à envahir le Louvre pour me défendre… Si je les abandonnais maintenant, je serais un lâche.

 

Lanthenay approuva de la tête.

 

– Soit ! dit Triboulet. Nous avons donc un triple effort à accomplir : retrouver Gillette, délivrer Dolet, défendre la Cour des Miracles…

 

– C’est cela même.

 

– Deux systèmes peuvent s’employer, poursuivit Triboulet ; le premier consiste à nous unir tous pour accomplir chacun de ces travaux d’Hercule, c’est-à-dire que tous les trois, avec toutes les ressources dont chacun de nous peut disposer, nous nous mettrions à la recherche de Gillette, puis nous entreprendrions la délivrance de Dolet…

 

– Voyons l’autre système…

 

– Ce sera sans doute celui que nous adopterons ; en effet, chacun des travaux que nous voulons accomplir est également urgent. Cela consisterait donc à attaquer de front la délivrance de Dolet et la recherche de Gillette… Alors, nous serions obligés de nous partager la besogne.

 

– C’est en effet cette méthode qu’il faut adopter, dit Lanthenay ; ce que je veux tenter pour tirer Dolet de la Conciergerie ne souffre aucun délai ; d’autre part, il est impossible que Manfred remette ses recherches d’un seul jour… Donc, agissons chacun de notre côté, en convenant toutefois que chacun de nous, en cas de besoin, demeure à la disposition des autres…

 

– Voilà qui est entendu…

 

– Je retourne donc auprès de Mme Dolet pour tâcher de faire entrer un peu d’espoir dans son cœur…

 

Lanthenay passa aussitôt dans la pièce voisine.

 

– Moi, dit Triboulet, je m’installe ici… Vous trouverez bien pour moi un logis quelconque…

 

– Dans cette maison même, dit Manfred… là… prés de la chambre que j’occupe…

 

Triboulet comprit :

 

Manfred voulait toujours l’avoir près de lui. Sans doute, il brûlait de lui poser une foule de questions à propos de Gillette. Alors il prit la main du Jeune homme et lui dit :

 

– Ce n’est pas tout… Avant de nous mettre à la recherche de Gillette, il est une chose que vous devez connaître.

 

– Dites ! fit avidement Manfred.

 

– Je vous ai dit que Gillette n’était point ma fille…

 

– En effet… Connaîtriez-vous son père ?

 

– Je le connais !

 

– Qui est-ce ?

 

– François Ier, roi de France.

 

– Que dites-vous là ?

 

– Je dis que Gillette est la fille du roi de France…

 

– Mais comment le savez-vous ? demanda Manfred.

 

– C’est lui-même qui me l’a dit ! Écoutez…

 

Triboulet raconta alors à Manfred la scène qui s’était passée entre lui et François Ier. Manfred écouta avec une attention que l’on concevra facilement.

 

– Mais ce roi est donc le dernier des misérables ! s’écria-t-il lorsque Triboulet eut fini son récit. Comment ! Il sait, il proclame lui-même que Gillette est sa fille, et il veut la violenter… il l’enlève… Oh ! J’ai bien jugé son attitude le soir où je lui ai arraché Gillette ! C’était celle d’un amant affolé, non celle d’un père qui retrouve son enfant…

 

– Peut-être ne le savait-il pas à ce moment-là !

 

– Oh ! il y a là un mystère…

 

– Que nous éclaircirons ensemble…

 

– Et elle ! Que dit-elle ? que pense-t-elle ? De se savoir la fille d’un roi, cela n’a-t-il point changé quelque chose à son cœur ?

 

– Vous la connaissez mal. Elle a horreur du roi…

 

– Pourtant, c’est son père…

 

– Oui ! Mais là nous nous trouvons devant un autre mystère qui ne peut s’expliquer que par un bouleversement de la raison…

 

– Ainsi, dit Manfred, il a poursuivi Gillette dans le Louvre comme il la poursuivait dans l’enclos du Trahoir…

 

– Elle était de taille à se défendre, répondit Triboulet avec orgueil. L’enfant est courageuse…

 

XL

LA PRINCESSE BÉATRIX

 

Ce matin-là, M. le chevalier de Ragastens fut reçu en audience par le roi François Ier. Il se rendit au Louvre à cheval, revêtu de ce magnifique costume des seigneurs florentins qu’il rehaussait par des détails guerriers.

 

Le roi savait la grande influence que le chevalier de Ragastens avait sur l’ambassade italienne en ce moment à Paris. Il fit donc un charmant accueil au chevalier et déploya vis-à-vis de lui cette bonne grâce qui lui assurait la sympathie de ceux qui ignoraient combien elle était factice et superficielle.

 

– Vous portez un nom français, monsieur le chevalier, lui dit-il ; laissez-moi regretter de ne pas vous compter parmi les gentilshommes de cette cour où le courage est considéré comme la vertu suprême.

 

Le chevalier s’inclina.

 

– Sire, dit-il en souriant, je suis un peu comme César, qui préférait être le premier au village que le second à Rome…

 

– Ce qui veut dire ? demanda François Ier étonné de l’aisance et des manières de hautaine distinction du chevalier.

 

– Que là-bas, dans cette principauté d’Alma que je gouverne selon mon cœur plutôt que selon la politique admise, je suis le premier en toutes choses, même en courage… tandis qu’ici, Je ne viendrais qu’après Votre Majesté, en rang et en vertu.

 

Il y avait dans cette phrase un compliment comme les aimait François Ier. Mais il y avait aussi un sentiment d’inexprimable fierté.

 

« Ainsi, pensa le roi, si cet homme vivait à ma cour, il se placerait dans son esprit immédiatement après moi ! »

 

– Monsieur, dit-il, je vois que vous rendez à chacun la justice qui lui est due. Mais puis-je savoir comment vous vous êtes établi en Italie ? Est-ce à la suite des campagnes du feu roi… que Dieu ait son âme !

 

– Non, sire… Seulement, voilà : je me suis trouvé un beau matin sur la chaussée de la rue Saint-Antoine, sans sou ni maille, n’ayant pour tout bien au monde qu’une méchante épée, beaucoup d’appétits, encore plus d’illusions, un désir énorme de voir le monde et d’y conquérir ma place au soleil, et, enfin, quelques peccadilles qui m’avaient mis au plus mal avec les prédécesseurs de votre grand prévôt… Je jetai donc un regard sur le monde, sire… Je vis que je n’arriverais à rien de bon en France où trop de gens, mieux endentés que moi, trouvaient à peine à manger… Je partis donc en Italie. Là, on se battait ; là, la pensée humaine était en pleine ébullition comme ce Vésuve que j’ai vu un jour de près… Je fis comme les autres : Je me battis et je finis, à la force du poignet, par conquérir… Mais je vous ennuie peut-être, sire ?

 

Le roi François écoutait avec étonnement cet homme qui, avec la plus grande simplicité, disait des choses qui ressemblaient à une légende des temps héroïques.

 

– Allez, monsieur, répondit-il, vous m’intéressez prodigieusement. Vous disiez que vous aviez fini par conquérir…

 

– Un gîte pour mes vieux jours, et une affection pour mon cœur…

 

– C’est-à-dire ?

 

– C’est-à-dire une principauté, ce qui était bien, et une femme adorable, ce qui était mieux…

 

– Parbleu, monsieur, s’écria le roi, vous me plaisez singulièrement. Vous avez désiré me voir… Puis-je quelque chose pour vous ? Je crains que non, car un homme qui sait si bien se servir lui-même doit peu laisser aux autres le soin de son bonheur…

 

Le front du chevalier de Ragastens se rembrunit.

 

– Sire, dit-il, Votre Majesté peut beaucoup pour moi… Et puisque je la vois si bien disposée à mon égard…

 

– Parlez, monsieur, parlez sans crainte. Si ce que vous voulez ne dépend que de moi, vous l’avez…

 

– Merci, sire ! Je reprends donc où je l’ai laissé ce récit auquel Votre Majesté fait l’honneur insigne de s’intéresser… Après une période assez agitée, mon bonheur était sans nuage, et lorsque je descendais en moi-même, effrayé de ce bonheur, je me demandais par quelle catastrophe j’allais l’expier… La catastrophe ne tarda point à se produire… J’avais un fils… Vous dire, sire, ce qui s’était concentré d’espoirs et d’amour serait impossible… Il faudrait, pour cela, que j’arrive à vous faire comprendre la force d’amour que recèle le cœur de celle qui a daigné consentir à partager mon existence… Ce fils, sire, nous a été enlevé.

 

– Sans doute des jaloux de ce bonheur dont vous parliez ?

 

– Oui, sire… Et, chose horrible, le crime fut commis par une femme…

 

– Une femme !… Quelque maîtresse abandonnée ?

 

– Non, sire… Mais ne parlons pas de cette malheureuse, sire : elle est morte. Malheureusement, en mourant, elle a emporté son secret avec elle… Je reviens à mon fils, sire : nous avons fouillé l’Italie pour le retrouver. C’était notre unique enfant. Depuis sa disparition, notre foyer est sans joie, car jamais la naissance d’un autre enfant n’est venue nous apporter une consolation… Nous allions renoncer, la princesse et moi, à d’inutiles recherches, lorsque j’appris que l’enfant volé avait été conduit à Paris et qu’il vivait probablement encore… Aussitôt, sire, nous nous mîmes en route.

 

– Eh bien ? demanda le roi.

 

– Eh bien, sire, voici où l’intervention de Votre Majesté peut nous rendre la vie avec l’espoir… Ce fils, sire, avait été donné à des bohémiens. Ces bohémiens ayant traversé la France vinrent s’installer à la Cour des Miracles…

 

– À la Cour des Miracles ! Ah ! ah !… Bassignac, regarde donc si M. le comte de Monclar ne se trouve point au Louvre…

 

– Sire, répondit le valet de chambre, M. le grand prévôt vient d’arriver à l’instant même…

 

– Eh bien ! dis-lui d’entrer, que je l’attends.

 

L’instant d’après, Monclar fit son entrée dans le cabinet royal où François Ier donnait audience. Il salua le chevalier étranger, et, silencieusement, s’effaça dans un angle obscur.

 

– Hum ! pensa Ragastens en rendant son salut au grand prévôt, qu’est-ce que c’est que cette figure de carême ?…

 

– Monsieur de Monclar, dit le roi, veuillez écouter attentivement ce que dit M. le chevalier de Ragastens… Pour que vous soyez au courant, sachez que le chevalier a eu un enfant qu’on lui a volé…

 

Monclar fit un mouvement. De livide qu’elle était, sa figure devint couleur de cendre…

 

– Or, continua le roi, le chevalier a appris que son fils se trouvait à Paris, et probablement à la Cour des Miracles. C’est bien cela, chevalier ?

 

– C’est bien cela, sire… Je continue donc… J’ai inutilement essayé de pénétrer dans la Cour des Miracles, afin de me livrer aux recherches nécessaires. Sire, je vous demande pardon de ma franchise, mais il est plus facile de voir le roi dans son Louvre que de voir MM. les truands et argotiers dans leur Louvre, à eux !

 

– Tout cela va changer ! dit le roi.

 

– Eh bien, donc, continua Ragastens, ayant inutilement essayé de pénétrer à la Cour des Miracles, je venais demander à Votre Majesté les moyens d’y entrer…

 

François Ier fut assez embarrassé de répondre à cette demande précise. Car, pour répondre, il lui fallait avouer son impuissance. Il était obligé de déclarer que la Cour des Miracles était un royaume dans le royaume… Il se tourna vers le grand prévôt :

 

– Que pensez-vous de cela, monsieur de Monclar ?

 

Le comte sortit du coin d’ombre d’où il avait tout à son aise étudié la figure de Ragastens.

 

– Il y a deux moyens, dit-il, pour M. le chevalier, d’entrer à la Cour des Miracles et d’y faire la perquisition qu’il est venu faire à Paris… M. le chevalier veut-il répondre aux quelques questions que je vais lui adresser ?

 

– Faites, monsieur, dit froidement Ragastens.

 

– Quel âge, exactement, aurait le fils qu’on vous a enlevé… si toutefois il vit encore ?…

 

– Exactement vingt-deux ans.

 

– Vingt-deux ans, murmura Monclar… le mien en aurait vingt-sept… À quelle époque le rapt a-t-il eu lieu ?

 

– Exactement le 14 d’octobre de l’an 1503…

 

– Avez-vous une possibilité de reconnaître votre enfant ?… Un signe, un bijou, un n’importe quoi ?…

 

– Rien ! dit Ragastens.

 

– Hum ! ce sera difficile…

 

– Voyons toujours vos deux moyens d’entrer à la Cour des Miracles, dit le roi qui s’intéressait à cette histoire plus qu’il n’eût voulu le dire.

 

– Eh bien, sire, le premier moyen, le voici : Votre Majesté n’ignore pas que la Cour des Miracles comporte trois grandes divisions : l’empire de Galilée, le duché d’Égypte et le royaume d’Argot. Mais l’empereur de Galilée et le duc d’Égypte ne sont guère que des personnages inférieurs en comparaison du roi d’Argot, qui jouit d’une grande et réelle autorité sur les truands. Or, ce roi d’Argot est en ce moment une façon de misérable qui s’appelle Tricot. Or, ce Tricot, sire, j’en ai fait ma créature… Il est à nous.

 

– Ah ! bravo, Monclar !

 

Le grand prévôt eut dans l’œil un éclair d’orgueil qui, une seconde, illumina sa sombre physionomie.

 

– Comment avez-vous fait ? reprit le roi.

 

– J’ai surexcité en lui une passion qui y était déjà : l’envie…

 

– L’envie ! Que pouvait donc envier ce vil croquant ?

 

– Il enviait, jalousait, mais au point d’en être malade, un homme ou plutôt deux hommes, dont l’ascendant et le prestige sur les argotiers, bohémiens et égyptiens battaient en brèche sa propre autorité… J’ai appris ce détail par une bohémienne qu’on appelle la Gypsie. La Gypsie, donc, est venue me dire que Tricot, roi de Thune et d’Argot, ferait tout ce que je voudrais si on le débarrassait des deux hommes qu’il redoute… J’ai fait venir ce Tricot. Et nous avons fait notre petit pacte…

 

– Fi ! Monclar ! dit le roi en riant. Vous vous compromettez avec Satan !

 

– Pour le bien et le service de Votre Majesté, répondit Monclar.

 

– Je sais, je sais… continuez.

 

– Ce Tricot, je l’ai déjà mis à l’épreuve. C’est grâce à lui que trous avons pu mettre la main sur Étienne Dolet au moment même où il allait quitter Paris. C’est désormais un homme sûr.

 

Monclar s’arrêta un instant, comme perdu dans ses pensées.

 

– Voilà donc, reprit-il en secouant la tête, un excellent moyen pour M. de Ragastens de pénétrer à la Cour des Miracles. Je le mettrai en relations avec Tricot. Sous l’égide du roi d’Argot, M. le chevalier visitera de fond en comble le royaume et ses dépendances.

 

Si forte que fut son envie d’entrer à la Cour des Miracles, il répugnait fort à Ragastens d’entrer en relations avec un coquin aussi hideux que Tricot.

 

– Voyons l’autre moyen, dit-il.

 

– L’autre moyen, fit Monclar, touche à certains projets que Sa Majesté a formés relativement à la Cour des Miracles…

 

– Allez, Monclar, dit le roi, M. de Ragastens est de nos amis.

 

– En ce cas, voici : nous allons envahir la Cour des Miracles, à main armée, et détruire ce nid de truands… Si M. le chevalier veut être de l’expédition, il y aura de beaux coups à donner et à recevoir.

 

– Ce moyen me séduirait assez, dit Ragastens. Mais se battre contre de pauvres diables… j’avoue que j’ai jusqu’ici choisi des ennemis plus sérieux…

 

– On voit que vous connaissez mal ces « pauvres diables »… Ils sont armés de bonnes arquebuses et ils ont des chefs redoutables. Pour vous en donner une idée, j’en avais pris un… le plus indomptable de tous, je l’avais enfermé dans une prison d’où il me semblait impossible qu’il pût s’évader… la prison avait une porte de fer… douze hommes gardaient cette porte… Eh bien, il s’est évadé !

 

– Diable ! c’est un maître homme…

 

– Dites-lui le nom de la prison, Monclar, cela achèvera de former son opinion…

 

– Cette prison, monsieur, c’était le charnier de Mont-faucon…

 

– Le charnier de Montfaucon ! s’écria Ragastens.

 

– Oui, dit le roi ; n’est-ce pas que l’idée était ingénieuse ?…

 

– Très ingénieuse, sire, dit Ragastens en se remettant.

 

Et en lui-même il songea :

 

– Eh bien, j’en fais de belles, moi ! Voilà que je m’amuse à délivrer les chefs de truands !… Pourtant, ce jeune homme…

 

– Eh bien, que décidez-vous, monsieur de Ragastens ? demanda le roi.

 

– Sire, si vous le permettez, je m’entendrai avec M. le grand prévôt.

 

– Je vous y autorise, chevalier… Monsieur de Monclar, vous vous tiendrez à la disposition de M. de Ragastens… Chevalier, je suis heureux d’avoir pu vous être utile… Je veux que vous soyez de mes amis…

 

– Sire, dit Ragastens en s’inclinant, je vous suis tout dévoué, et jamais je n’oublierai l’accueil que Votre Majesté a daigné me faire.

 

– Bon ! Je suis homme à vous rappeler ces paroles…

 

– Quand il conviendra à Votre Majesté…

 

– Eh bien… dit François Ier avec hésitation… il est possible qu’un jour je retourne en Italie… Adieu, chevalier… Ne partez pas de Paris sans être venu me dire si vous avez réussi.

 

– Votre Majesté m’accable de ses bontés, dit Ragastens.

 

Et il se retira en songeant :

 

– En Italie ?… Oui-dà !… La leçon de Paris devrait pourtant lui suffire…

 

Monclar l’avait accompagné jusque dans la cour du Louvre. Au moment où Ragastens allait mettre le pied à l’étrier, le grand prévôt lui dit :

 

– Monsieur le chevalier, à quelque moment que ce soit, mon hôtel vous sera ouvert.

 

– Merci, monsieur le grand prévôt, dit Ragastens qui se mit en selle… J’aurai l’honneur de vous faire visite dès cet après-midi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

 

– Le roi m’a ordonné de me tenir à votre disposition. Usez donc de moi sans crainte d’abuser.

 

– Merci encore !…

 

Et Ragastens rassembla les rênes de son cheval.

 

– À propos, dit-il tout à coup, dites-moi donc le nom de ce chef de truands…

 

– Lequel ?…

 

– Celui qui a pu miraculeusement s’évader du charnier de Montfaucon… Cet homme m’intéresse…

 

– Il se nomme Manfred, dit simplement Monclar.

 

Ragastens devint très pâle et il fut saisi d’un tremblement convulsif. Heureusement, Monclar, préoccupé, ne s’aperçut pas de cette étrange émotion.

 

Et lui-même demanda :

 

– Dans les questions que je vous ai faites, j’en ai oublié une qui a son importance : je voudrais savoir le petit nom de l’enfant que vous cherchez…

 

Ragastens avait eu le temps de se remettre. Il répondit de sa voix la plus naturelle :

 

– Il s’appelle Louis… Je lui avais donné ce nom en l’honneur du feu roi Louis douzième…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Le chevalier de Ragastens se hâta de regagner l’hôtel qu’il avait loué pour la durée du séjour qu’il comptait faire à Paris. Il éprouvait ce bizarre sentiment de la peur après coup, qui est un des plus remarquables phénomènes de l’action réflexe.

 

C’était cette sensation qui avait saisi Ragastens.

 

Il se répétait en tremblant :

 

– J’ai été sur le point, cent fois dans cet entretien, de dire que mon enfant s’appelle Manfred…

 

Et, tout à coup, il se demanda :

 

– Ah ça ! mais je crois donc que mon fils ne serait autre que ce Manfred ?… Quelle preuve y a-t-il ?… Il y a peut-être deux ou trois cents Manfred dans Paris…

 

Il arriva à son hôtel et se précipita vers l’appartement de sa femme. Mais les domestiques lui dirent que Mme la princesse était sortie de fort bonne heure en compagnie de l’homme de confiance de Monseigneur…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Dans la matinée, en effet, dès que le chevalier de Ragastens eut quitté l’hôtel, la princesse Béatrix avait fait venir Spadacape et lui avait donné certains ordres que le fidèle serviteur s’était empressé d’exécuter.

 

Dix minutes plus tard, la princesse quittait l’hôtel dans une chaise toute simple que traînait un seul cheval.

 

Seulement Spadacape avait pris place près du postillon. Et Spadacape était armé jusqu’aux dents. Outre le long poignard qu’il portait à la ceinture et qui ne le quittait jamais – affaire d’habitude ! – il avait placé sous le siège deux pistolets tout armés d’avance, avec des provisions pour les recharger. Enfin, dans l’intérieur même de la chaise, il avait dissimulé une arquebuse, et, en travers de ses genoux, il tenait une rapière qui eût fait envie à plus d’un truand.

 

Le digne Spadacape n’avait jamais pu se défaire de certaines vieilles coutumes. Il ne sortait jamais qu’armé en guerre, comme au temps où, dans les rues de Rome soulevée, il suivait pas à pas son maître.

 

À peine eut-il pris place près du cocher qu’il lui donna l’ordre de se diriger vers la rue des Francs-Archers.

 

On ne tarda pas à y arriver, et la voiture s’arrêta à l’entrée de la rue. La princesse Béatrix mit bravement pied à terre.

 

Spadacape l’accompagnait, et, certes, l’aspect formidable du serviteur armé en guerre ne contribua pas peu à assurer la sécurité de la vaillante femme.

 

Au bruit de cette voiture qui s’arrêtait en pareil endroit, des têtes curieuses s’étaient en effet montrées dans l’entrebâillement des portes ; des figures menaçantes se profilèrent, et en de louches coins d’ombre, Spadacape vit luire des yeux qui brillaient de convoitise en s’arrêtant sur les bijoux dont était parée la princesse selon la mode du temps, mode de tous les temps pour les femmes !

 

Des femmes vêtues de haillons sordides se montrèrent.

 

Ce fut à elles que Béatrix s’adressa :

 

– Avait-on entendu des cris ? Avait-on entendu une voix appeler à l’aide ?

 

Les réponses furent unanimes.

 

On n’avait rien entendu. Ou, du moins, si quelqu’un avait crié, appelé au secours, ces cris étaient choses si fréquente que nul n’y avait prêté la moindre attention.

 

En vain Béatrix précisa, répéta les détails que lui avait donnés le chevalier de Ragastens. Il fut bientôt évident que cette population, toujours sur le qui-vive, ne dirait rien et garderait un silence prudent. Tout en interrogeant, la princesse et Spadacape s’avançaient.

 

Et au fur et à mesure qu’ils avançaient, les figures menaçantes qu’avait remarquées Spadacape devenaient plus nombreuses.

 

– Madame, murmura-t-il, je crois qu’il est temps de revenir en arrière.

 

Spadacape avait peur.

 

Seul, il eût sans doute essayé de franchir ces groupes qui les dévisageaient avec une si malveillante curiosité.

 

La princesse ne fit pas d’objections et revint sur ses pas, interrogeant à droite et à gauche, toujours sans résultat Tout à coup, comme elle passait devant une maison plus triste et plus délabrée encore que les autres, un cri déchirant retentit.

 

– Qui demeure dans cette maison ? demanda la princesse a une vieille femme qui passait.

 

La vieille femme s’arrêta, tressaillit et fixa longuement Béatrix.

 

– Avez-vous entendu, bonne femme ? dit celle-ci : qui demeure dans cette maison ?…

 

– Je ne sais pas, répondit froidement la bohémienne.

 

Car c’était une bohémienne, une de ces sorcières qui pullulaient à la Cour des Miracles.

 

– Vous venez d’Italie, dit-elle avec un singulier sourire.

 

– En effet, répondit la princesse étonnée.

 

– Eh bien, madame, vous ne trouverez pas ce que vous cherchez, ou du moins il sera trop tard quand vous aurez trouvé.

 

La princesse, stupéfaite, allait sommer la bohémienne d’expliquer ses paroles, mais la vieille sorcière s’éloigna rapidement dans la direction de la Cour des Miracles, et, à ce moment même, un dernier cri, plus déchirant que le premier, retentit dans la maison…

 

– Entrons là ! dit résolument Béatrix.

 

– Je crois que c’est inutile, madame, dit Spadacape, je viens d’interroger un de ces enfants ; il me dit que c’est une folle qui crie ainsi… Il paraît que c’est son habitude…

 

– N’importe ! Entrons !…

 

Et, arec une décision qui révélait en elle la femme habituée à affronter le danger, Béatrix s’enfonça dans la sombre allée, et se mit à monter un escalier de bois, aux marches disloquées.

 

Un troisième cri se fit entendre au moment où la princesse et Spadacape atteignaient la dernière marche de l’escalier. Ils se trouvèrent devant une porte fermée.

 

Derrière cette porte, ils entendirent des piétinements, des meubles remués…

 

– Le masque ! le masque ! vociférait une voix stridente.

 

– Grâce, madame ! répondait une voix plus jeune.

 

Bouleversée, la princesse se tourna vers Spadacape.

 

– Il se commet un crime là-dedans, dit-elle.

 

Spadacape, sans répondre, essaya d’ouvrir la porte sans succès. Alors, il frappa trois coups violents.

 

– À moi ! à moi ! cria de l’intérieur une voix éperdue. Oh ! je suis sauvée… C’est Manfred qui vient…

 

Puis on n’entendit plus rien. Béatrix avait jeté un cri de joie et d’épouvante tout à la fois.

 

– C’est là ! c’est là ! dit-elle éperdue.

 

Spadacape passa son poignard dans la fente de la serrure et il appuya son épaule contre la porte, pesant de toutes les forces de son être… Un craquement se fit entendre…

 

– Vite ! vite ! répétait la princesse… Oh ! on n’entend plus rien !

 

À ce moment la porte céda, la serrure sauta, et Spadacape bondit à l’intérieur, suivi de la princesse Béatrix…

 

Près de la fenêtre, une jeune fille, debout, retranchée derrière une table qu’elle avait tirée à elle… En arrière de la table, et essayant de l’escalader pour atteindre la jeune fille, une femme aux yeux hagards, agitait un objet informe et répétait avec l’obstination de la folie :

 

– Le masque ! le masque !…

 

Spadacape se jeta sur cette femme, tandis que la jeune fille, épuisée par la lutte qu’elle venait de soutenir, tombait à genoux et tendait les mains vers la princesse Béatrix. Celle-ci courut à la malheureuse, la soutint de ses deux bras, et, toute bouleversée d’émotion, lui murmura :

 

– Ne craignez plus rien, mon enfant, je suis une amie…

 

– Une amie ! balbutia Gillette avec un sourire de reconnaissance. Oui ! une amie ! Je le vois à votre beau visage…

 

Et elle s’évanouit à demi, tandis que Béatrix cherchait à la réconforter. Cependant, Spadacape avait saisi Margentine la folle. Celle-ci poussa un cri sauvage, puis éclata de rire.

 

– Vous venez m’aider à lui mettre le masque ? dit-elle.

 

Elle agitait un morceau de feutre humide qui exhalait un parfum violent. Spadacape était Italien.

 

À Rome, il avait longtemps fréquenté le monde mystérieux des empoisonneuses, des bohémiennes… il connaissait peut-être le parfum spécial qu’exhalait le feutre, car il pâlit et murmura un juron italien.

 

Il saisit le poignet de la folle et le tordit dans ses doigts. La folle se mit à hurler de fureur, puis lâcha le feutre que Spadacape, d’un coup de pied, poussa jusqu’au fond de la chambre.

 

– Tenez-vous tranquille, dit-il alors, ou je vous lie les mains…

 

– Je veux lui mettre le masque ! cria la folle.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour qu’elle ne soit plus belle ! Pour que je ne la voie plus comme elle est ! Pour que personne ne puisse plus la reconnaître !… Je veux lui mettre le masque !…

 

– Eh bien, vous le lui mettrez demain ! Je vous aiderai !…

 

– Bien vrai ?…

 

– Je le jure !…

 

La folle éclata de rire. Puis, tout à coup, comme si ses idées eussent été violemment bouleversées et que tout ce qui venait de se passer eût disparu de sa mémoire, elle se laissa tomber dans un coin, s’accroupit, et, d’une voix étrangement douce, se mit à chanter une vieille berceuse.

 

– Pauvre femme ! murmura Béatrix qui ne la perdait pas de vue.

 

Gillette revenait à elle à ce moment.

 

– Mon enfant, dit la princesse, êtes-vous assez forte pour me suivre ?

 

– Oh ! oui, madame… Emmenez-moi… oh ! j’ai peur !…

 

– N’ayez plus peur, maintenant…

 

Elle jeta son bras autour de la taille de la jeune fille et l’entraîna vers la porte. Margentine les vit. Elle se redressa avec un hurlement terrible :

 

– Alors, vous l’emmenez !… Je ne veux pas !… Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venue ici ?…

 

Béatrix se tourna vers la folle que contenait Spadacape.

 

– Calmez-vous, madame… dit-elle. Je ne vous veux aucun mal…

 

Et sa voix contenait une telle expression de bonté que la folle, interdite, balbutiante, se laissa tomber à genoux.

 

– Si vous me l’enlevez, que vais-je devenir ?…

 

– Pauvre femme ! murmura Béatrix.

 

– Oh ! madame, dit alors Gillette, ne m’abandonnez pas !…

 

– Non, non, mon enfant… je ne vous abandonnerai pas… Mais, reprit-elle en s’adressant à Margentine, vous semblez regretter le départ de cette jeune fille, et pourtant vous vouliez lui faire du mal…

 

– Pourquoi me parlez-vous si doucement ? gronda la folle. Qui êtes-vous ?…

 

Béatrix répondit :

 

– Je suis une mère affligée… Comprenez-vous ?

 

– Une mère affligée !… Pourquoi ?…

 

– Parce que je cherche mon enfant que j’ai perdu…

 

La folle la regarda d’un air étrange. Ses yeux s’emplirent de larmes.

 

– Ah ! dit-elle, vous cherchez votre enfant… Eh bien, alors, vous devez avoir pitié de moi, madame, car moi aussi je cherche mon enfant… Et savez-vous ? On m’a promis de me rendre ma fille si je voulais faire beaucoup de mal à celle-ci… J’ai une fille, madame ! Où est-elle ? Voilà ce que je ne sais pas, moi. Qui sait si elle n’est pas morte !…

 

Margentine cacha sa tête dans ses deux mains et, sourdement, avec des sanglots convulsifs, répéta :

 

– Morte ! morte !…

 

– Pauvre infortunée ! pensa Béatrix.

 

Elle hésita un instant. Puis, comme la folle semblait s’anéantir dans la douleur que lui causait l’idée de mort qui s’était évoquée en elle, Béatrix entraîna doucement Gillette, après avoir fait un signe à Spadacape.

 

Celui-ci déposa sur la table boiteuse du pauvre logis une bourse pleine d’or, puis, après avoir attendu quelques minutes pour surveiller la folle, il descendit à son tour l’escalier et rejoignit la princesse au moment où elle faisait monter Gillette dans sa chaise…

 

Spadacape reprit son poste près du cocher et la voiture s’éloigna grand train dans la direction de l’hôtel.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Au moment où la chaise de Béatrix quittait la rue des Francs-Archers, un homme et une femme, cachés dans une des nombreuses encoignures de cette ruelle dont les maisons mal alignées formaient une foule d’angles rentrants et sortants, dévisagèrent avec curiosité la princesse et la jeune fille… Or, cette femme, c’était la même qui avait fait a Béatrix une si singulière prédiction : c’était la Gypsie.

 

Et l’homme, c’était Tite le Napolitain.

 

– Et vous êtes sûre de ce que vous dites ? demanda le Napolitain lorsque la voiture eut disparu.

 

La Gypsie haussa les épaules.

 

– Va, mon fils, dit-elle, va… Si tu es un garçon intelligent, comme je le crois, tu profiteras du renseignement que je te donne.

 

Elle jeta un regard perçant sur Tite et ajouta lentement :

 

– Je crois que certains personnages payeraient cher pour savoir ce que je viens de te dire…

 

– Quels personnages ? demanda le Napolitain de son air le plus naïf.

 

– Que sais-je !… Le grand prévôt, par exemple…

 

– Pourquoi me parlez-vous de lui, mère Gypsie ?… Je ne le connais pas ! s’exclama vivement Tite.

 

– Je ne dis pas que tu connais le grand prévôt…

 

– Je suis un trop pauvre gueux pour oser aborder un pareil homme.

 

– Cela va sans dire. Je ne citais le grand prévôt que comme un exemple… Mais je suis sûre qu’il fait partie de ces personnages qui donneraient beaucoup à qui viendrait leur dire que la mère de Manfred est à Paris et cherche son fils !…

 

– Et vous êtes sûre de ne pas vous tromper ?…

 

– J’ai vu la comtesse Alma, mère de la princesse. J’ai connu le comte Alma. J’ai vécu huit jours près de la princesse et de son mari, le chevalier de Ragastens, à l’époque où leur fils fut enlevé.

 

– Vous devez en savoir long sur cet enlèvement, mère Gypsie ?

 

– Pas plus que ce que je t’en dis… pas plus que tu n’en sais sur M. de Monclar, grand prévôt de Paris…

 

– Cela suffit, mère Gypsie !… Je verrai… Je réfléchirai… la chose est grave…

 

La Gypsie s’éloigna lentement. Au moment où elle allait disparaître à l’endroit où la rue débouchait sur la Cour des Miracles, elle se retourna et vit Tite le Napolitain qui courait à toutes jambes vers l’autre extrémité de la rue.

 

Elle eut un sourire et murmura :

 

– Dans une heure, le grand prévôt sera au courant…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Dans la voiture, Gillette avait saisi les mains de la princesse Béatrix :

 

– Madame, s’était-elle écriée, comment pourrai-je vous remercier ! Vous me sauvez la vie…

 

– Taisez-vous, mon enfant… reposez-vous… tout à l’heure, nous causerons. Pourtant, laissez-moi vous poser une question… une seule…

 

– Dites, madame…

 

– C’est bien vous qui appeliez au secours et qui prononciez un nom…

 

– Ce nom… balbutia Gillette en rougissant.

 

– C’était Manfred !

 

– Oui, madame, répondit simplement la jeune fille. C’est bien moi !…

 

– C’est bien, dit Béatrix en tressaillant de joie… Ne dites plus rien… Tout à l’heure, nous verrons…

 

XLI

LA VISITE DE RAGASTENS AU GRAND PRÉVOT

 

En arrivant à l’hôtel, la princesse Béatrix trouva Ragastens qui, revenu du Louvre, attendait son retour avec impatience et non sans inquiétude. La princesse, radieuse, mit son mari au courant des recherches qu’elle avait entreprises et lui présenta la jeune fille.

 

Ragastens ne fit aucun reproche à sa femme et ne lui fit pas remarquer qu’elle avait commis une grosse imprudence : avec Béatrix, de pareils reproches étaient inutiles.

 

Il se contenta de la serrer tendrement dans ses bras en lui disant :

 

– Tu es plus brave, plus entreprenante que moi… Alors il se tourna vers la jeune fille et lui offrit la main pour passer dans la magnifique salle à manger de l’hôtel. À table, Ragastens et Béatrix se gardèrent d’adresser à Gillette des questions que pourtant ils brûlaient de lui poser. Pour ces deux êtres si délicats, Gillette n’était à ce moment que leur invitée qu’ils avaient le devoir de distraire et d’intéresser. Mais Gillette comprit ce qui se passait dans leur esprit, et, s’adressant à la princesse :

 

– Madame, lui dit-elle, je me sens assez forte pour que nous parlions de choses qui vous intéressent, je crois… si, du moins, je puis vous fournir les renseignements dont vous avez besoin…

 

– Chère enfant ! M. le chevalier et moi, nous avons, en effet, grand intérêt à savoir certaines choses, ou, du moins, une chose sur laquelle vous nous répondrez ce que vous savez… Mais avant d’aborder cette question, voulez-vous nous dire comment il se fait que vous étiez aux mains de cette folle ? Vous n’avez donc plus vos parents ?…

 

– J’ai encore mon père, madame…

 

– Et votre père ?… interrogea Béatrix.

 

– Mon père, madame, s’appelle M. Fleurial : c’est le bouffon du roi François Ier. À la cour, on l’a surnommé Triboulet…

 

Ragastens et Béatrix se regardèrent avec étonnement.

 

Mais déjà Gillette, reprenant, racontait en quelques mots comment elle avait projeté avec Triboulet de se sauver du Louvre, et comment une dame qu’elle ne connaissait pas avait réussi à l’entraîner.

 

– Vous sauver du Louvre ! s’écria Ragastens. Mais vous y étiez donc prisonnière !…

 

Gillette hésita avant de répondre…

 

– Mon enfant, dit vivement Béatrix, il y a là sans doute quelque secret qui vous chagrine à dire… Ne parlez qu’autant que cela ne vous embarrasse pas…

 

– J’avoue, en effet, dit Gillette en pâlissant, que cela m’embarrasserait de vous expliquer pourquoi j’étais prisonnière au Louvre… Je ne songe pas sans grande terreur au malheur qui eût pu me frapper !…

 

– Pauvre petite !… Mais s’il en est ainsi, votre père ignore où vous êtes et ce que vous êtes devenue !

 

– Hélas ! madame, c’est en ce moment mon plus cruel chagrin. Mon père a pour moi une si grande affection que je redoute je ne sais quel malheur pour lui… Qu’a-t-il dû penser lorsqu’il ne m’a plus trouvée !…

 

– Je me charge de le prévenir, dit vivement Ragastens.

 

– Oh ! monsieur ; mon père vous bénira…

 

– Dès aujourd’hui, j’irai au Louvre… Rassurez-vous.

 

– Oui ! Mais lui-même y est prisonnier, monsieur… Et, ajouta-t-elle, si vous parvenez à le voir, il vous dira pourquoi tous les deux nous étions gardés à vue dans ce palais…

 

– Ne songez plus à tout cela, mon enfant… M. le chevalier de Ragastens verra votre père, et, ou je me trompe fort, il trouvera le moyen de vous réunir l’un à l’autre…

 

– Si cela était possible ! fit Gillette en serrant ses mains avec force…

 

– Tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai ; affirma Ragastens… Et Mme la princesse vous est témoin que j’ai assez l’habitude de tenir parole.

 

Trop émue pour répondre, elle jeta un profond regard de reconnaissance à Béatrix, qui l’embrassa tendrement.

 

– Le moment est venu, dit alors la princesse qui ne s’était contenue jusque-là que par un effort véritablement héroïque, de vous poser une question qui nous intéresse, mon mari et moi, au plus haut degré…

 

Ragastens, plus calme en apparence, était non moins ému.

 

– Parlez, madame, s’écria Gillette ; je serais si heureuse de vous être utile !

 

– Eh bien, voici, dit Béatrix. Lorsque vous étiez au pouvoir de cette malheureuse folle, il vous est arrivé d’appeler quelqu’un à votre secours…

 

– Manfred, s’écria Gillette comme malgré elle.

 

– Oui ! Vous avez prononcé ce nom, dit la princesse avec agitation… Eh bien, mon enfant, nous sommes venus à Paris pour chercher quelqu’un qui porte ce nom. Ce Manfred que vous appeliez… que vous connaissez…

 

– Madame, balbutia Gillette, je le connais à peine…

 

– Et vous l’appeliez ainsi ! s’écria Ragastens étonné.

 

Mais au vif incarnat qui avait soudain coloré les joues de Gillette, Béatrix avait entrevu la vérité. Elle fit un signe à Ragastens qui s’éloigna. Alors elle attira à elle la jeune fille et murmura :

 

– Parlez-moi comme à votre mère, mon enfant… Vous l’aimez ?

 

– Oui ! dit Gillette dans un souffle…

 

– Vous dites que vous le connaissez à peine ?

 

– Il passait parfois devant mes fenêtres…

 

– Mais vous lui avez parlé ? Pardonnez-moi, mon enfant… Cet interrogatoire vous pèse sans doute…

 

– Non, madame, répondit naïvement Gillette, puisque nous parlons de lui…

 

Béatrix eut un sourire et demeura pensive. Gillette continua :

 

– Je n’ai parlé à Manfred qu’une seule fois dans ma vie… c’est le soir où il m’a sauvée… d’un affreux danger, madame… mon père vous dira lequel.

 

– Et, dites-moi, mon enfant… quel âge peut-il avoir ?

 

– De vingt à vingt-cinq ans, madame…

 

– Encore une question… la plus grave de toutes… Ce jeune homme… a-t-il un père, une mère ? Dans les quelques mots que vous avez échangés avec lui, a-t-il dit quoi que ce soit qui vous fasse supposer qu’il ne connaît pas ses parents ?

 

– Rien, madame… J’ignore tout de lui… sinon qu’il était brave jusqu’à la témérité…

 

Béatrix appela le chevalier de Ragastens et lui fit part des résultats de l’entretien. Ragastens, de son côté, mit la princesse au courant de l’audience qu’il avait eue le matin du roi, et annonça qu’il allait se rendre chez le grand prévôt.

 

Il fut résolu que Gillette demeurerait dans l’hôtel jusqu’à nouvel ordre. Et la princesse entraîna aussitôt la jeune fille pour l’installer dans la chambre qu’elle lui destinait, et aussi pour causer du sujet qui lui tenait tant à cœur.

 

Quant à Ragastens, vers deux heures de l’après-midi, il monta à cheval et, suivi de Spadacape faisant fonction d’écuyer, prit le chemin de la Bastille Saint-Antoine, près de laquelle était situé l’hôtel du grand prévôt.

 

À peine Ragastens eut-il mis pied à terre dans la cour de l’hôtel et se fut-il nommé que les laquais, avec de grandes démonstrations de respect, le conduisirent au vaste et sombre cabinet du comte de Monclar. Le chevalier se sentit froid dans le dos lorsqu’il pénétra dans ces appartements glacés d’où toute vie semblait s’être retirée, et où des valets vêtus de noir glissaient comme des ombres silencieuses.

 

– C’est l’antichambre de la Bastille ! murmura-t-il.

 

Le grand prévôt s’était avancé à sa rencontre, ce qu’il ne faisait pour personne. Il s’aperçut de l’impression sinistre qu’éprouvait Ragastens.

 

– Monsieur le chevalier, dit-il, excusez la tristesse qui règne dans cette maison… Les murs qui nous entourent finissent par prendre un peu de notre physionomie.

 

– Ce qui signifie, monsieur le comte, que vous avez quelque grand sujet de tristesse ?

 

– Oui, monsieur… Mais prenez ce siège, je vous prie, et parlons de l’affaire qui vous amène à Paris. Le grand prévôt n’a pas le droit d’être un homme…

 

Ragastens, pour la deuxième fois, frissonna. Monclar avait prononcé ces paroles sur un ton si profondément convaincu qu’il était évident qu’il avait émis une vérité sinistre : ce n’était pas un homme, c’était une machine à exécuter…

 

– Je plains les malheureux qui ont dû passer par les mains de ce spectre ! songea Ragastens en s’asseyant.

 

– Monsieur le chevalier, reprit Monclar, Sa Majesté m’a ordonné de me tenir à votre disposition. J’attends donc que vous m’indiquiez les décisions que vous avez dû prendre…

 

– Ma décision est prise, répondit Ragastens. Il me répugne fort d’entrer en contact avec ce roi d’Argot…

 

– Pour le service du roi ! interrompit Monclar.

 

– C’est possible, monsieur le comte. Mais, vous savez, j’arrive de loin. Voilà plus de vingt ans que je vis loin de la France. Peut-être ma pensée n’est-elle pas des plus orthodoxes. Mais il est certain que je ne pense pas tout à fait comme vous sur ce sujet. Tricot, chef de truands, ne m’intéresserait peut-être pas beaucoup ; il me serait sans doute indifférent. Mais Tricot, chef de truands et trahissant les truands, m’apparaît comme une canaille…

 

Monclar fit un geste qui signifiait :

 

– Peu importe au fond… Passons !

 

– Donc, reprit Ragastens, Tricot me répugne. Mais si fort qu’il me répugne et qu’il m’indigne, j’aime encore mieux avoir recours à lui que de tirer l’épée contre des gens qui ne m’ont rien fait…

 

– Ainsi, dit lentement Monclar, le cas échéant, vous ne seriez pas des nôtres pour forcer ce nid de brigands ?

 

– Hé ! monsieur ! ces brigands font leurs affaires et je fais les miennes !

 

– N’en parlons plus. Sa Majesté sera désolée de ne pas vous compter parmi les défenseurs du droit et de la justice…

 

– On m’a assuré, dit Ragastens avec hauteur, que Sa Majesté ne prisait rien tant que la droiture, même avant le droit ! Si cela est, le roi de France comprendra et approuvera mon abstention…

 

Monclar se mordit les lèvres.

 

– Revenons donc à Tricot, dit-il de sa voix morne. Quand désirez-vous que je vous mette en relations avec lui ?

 

– Mais le plus tôt possible…

 

Le grand prévôt frappa sur un timbre. Un huissier apparut, vêtu de noir comme tous les domestiques de l’hôtel.

 

– Faites venir l’homme qui attend, dit-il.

 

L’huissier disparut et, quelques instants plus tard, rouvrit la porte et introduisit Tricot.

 

– C’est là notre homme ? demanda Ragastens.

 

Monclar fit un signe de tête.

 

Tricot s’avançait, l’échine courbée : son œil sournois se fixait sur Ragastens avec une curiosité qui eût pu paraître étrange à celui-ci s’il eût été moins préoccupé.

 

– Tricot, dit Monclar, voici un seigneur étranger qui, de passage à Paris, désire visiter les curiosités de la Ville et de l’Université. Il veut voir la Cour des Miracles. Te charges-tu de l’introduire dans ton royaume, et réponds-tu qu’il n’arrivera rien de mal à ce noble seigneur ?

 

Tricot s’inclina comme s’il eût voulu s’aplatir.

 

– Je réponds de montrer à monseigneur tout ce qu’il y a d’intéressant à voir dans la Cour des Miracles, dit-il. Et je réponds qu’il ne lui arrivera aucun mal… à moins…

 

– À moins ? interrogea Monclar avec une sévérité qui eût pu paraître exagérée à Ragastens.

 

À moins, répondit Tricot, que nous ne trouvions sur notre passage deux bandits… deux vrais bandits…

 

– Bah ! fit Monclar. Y a-t-il donc quelqu’un à la Cour des Miracles qui échappe à ton autorité, maître Tricot ?

 

– Oui, monseigneur, ces deux-là, justement !

 

– Et qu’ont-ils donc de si terrible ?

 

– Monseigneur, ce sont deux indomptables truands. Monseigneur me rendra cette justice : depuis que j’ai l’honneur de lui appartenir, j’ai fait pas mal de conversions. Les plus pervers de ces gens ont écouté mes conseils. Seuls les deux dont je vous parle sont demeurés inaccessibles à tout bon sentiment…

 

Tricot continua :

 

– Ces deux misérables ne cessent d’organiser des crimes que malheureusement leur incontestable courage leur permet d’accomplir. Je puis certifier à monseigneur que pas un bourgeois n’a été attaqué et dévalisé depuis deux mois, que pas une maison n’a été attaquée la nuit sans que ces eux coquins y soient pour quelque chose…

 

– Oui, je sais, affirma Monclar. Mes renseignements sont précis à cet égard.

 

– Donc, reprit Tricot, je réponds de tout, si nous ne rencontrons ni Lanthenay…

 

– Lanthenay ? interrogea Ragastens.

 

– Oui, dit froidement Monclar, c’est l’un de ces redoutables truands dont Tricot vient de nous faire un portrait plutôt atténué…

 

– Si nous ne rencontrons ni Lanthenay, acheva Tricot, ni Manfred…

 

– Manfred ! exclama sourdement Ragastens.

 

– Qu’avez-vous, monsieur le chevalier ? fit Monclar avec intérêt. Vous pâlissez…

 

– Nullement ! dit Ragastens. Continuez, mon brave, vous m’intéressez… Vous disiez que ce Manfred…

 

– Ce Manfred, monseigneur, est le plus fieffé coquin que la terre ait porté, ou du moins que la Cour des Miracles ait jamais vu. Tenez, monsieur, je l’ai vu poignarder sous mes yeux une pauvre femme qui ne lui remettait pas assez vite la somme qu’il réclamait. Mais il a fait pis encore !

 

Ici, Tricot s’arrêta un instant.

 

– Poursuivez, ordonna Monclar. Vous voyez bien que ce noble étranger s’intéresse à ce que vous dites…

 

Ragastens fit un signe d’assentiment, et Tricot reprit :

 

– Je ne suis moi-même qu’un gueux, et, bien que je me repente amèrement du mal que j’ai pu faire, je sais bien que je ne vaux pas grand’chose… Mais je jure que jamais je n’eusse fait ce que j’ai vu faire à Manfred !

 

– Qu’est-ce donc ? demanda Monclar.

 

– Monseigneur, je ne vous l’ai jamais raconté, parce que la chose est par trop horrible. Mais il faut bien tout de même que je dise la vérité… Eh bien ! Manfred est l’assassin de sa mère !

 

Ragastens se leva tout droit.

 

Ce mot « sa mère » lui portait un coup terrible.

 

– Ah ! monseigneur, se hâta de poursuivre Tricot, la chose vous indigne, n’est-ce pas ?

 

– Allez toujours ! dit Ragastens en reprenant sa place.

 

– Voici comment la chose s’est faite. Un jour, il y a deux ans, Manfred vint trouver son père… Il lui réclama une somme que le vieillard cachait et où il puisait lentement pour ses pauvres besoins journaliers… Le bonhomme résista… Manfred saisit un bâton et commença à rouer de coups l’infortuné vieillard.

 

– Son père !

 

– Oui ! son père ! répéta Tricot. Alors la mère voulut s’interposer. Manfred, au comble de la fureur, sortit son poignard et frappa la pauvre femme…

 

– Sa mère !

 

– Oui, monseigneur, sa mère ! Ce fut juste à ce moment que j’arrivai, trop tard, malheureusement. L’infortunée mourut une heure plus tard. Quant au père de Manfred, il mourut de chagrin moins de trois mois après sa femme. N’est-ce pas que c’est horrible, monseigneur ?

 

– Horrible, en effet, dit Ragastens. Mais, dites-moi, êtes-vous bien sûr que cet homme et cette femme étaient bien le père et la mère de… ce Manfred ?

 

– Pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? demanda Monclar en regardant fixement Ragastens.

 

– Ce forfait me paraît tellement hors nature…

 

– Ah ! monsieur le chevalier, s’écria ironiquement le grand prévôt, on voit bien que vous connaissez mal ces pauvres gens contre lesquels vous hésitez à tirer l’épée ! Ils sont capables des pires crimes et l’exemple que vient de vous citer Tricot n’est pas unique en son genre…

 

Tricot approuva de la tête et continua :

 

– Je puis affirmer de la façon la plus formelle que la Pierrotte était bien la mère de Manfred.

 

– La Pierrotte ?

 

– Oui… la femme de Pierrot le sabotier… celle que Manfred a assassinée… Mais, ajouta Tricot avec un hideux sourire, je ne suis pas tout à fait sûr que Pierrot fût le père… ou du moins l’unique père… On disait que la Pierrotte avait été assez jolie dans son temps…

 

– C’est bien, maître Tricot, interrompit Monclar, nous n’avons pas besoin de détails… Monsieur le chevalier, voulez-vous donner vos ordres à cet homme ?

 

– C’est inutile, dit Ragastens en se levant.

 

– Que dites-vous ?

 

– Que je renonce à visiter la Cour des Miracles.

 

– Monseigneur, s’écria Tricot, je suis désolé… j’ai peut-être exagéré un peu la puissance de Lanthenay et de Manfred… Je les tiendrai en respect… n’ayez pas peur…

 

– Misérable drôle ! murmura le chevalier.

 

– C’est que j’y perds, moi ! larmoya Tricot. Je comptais sur la générosité de monsieur le chevalier qui n’eut pas manqué de récompenser mon zèle…

 

Tricot tendit la main et fixa sur Ragastens un œil effronté.

 

– Une récompense de coups de fouet ! pensa le chevalier.

 

Et se tournant vers le grand prévôt :

 

– Monsieur le comte, ne trouvez-vous pas que ce drôle abuse de la permission que vous lui avez donnée de respirer le même air que vous ?

 

Monclar fit un geste et Tricot s’enfuit en donnant toutes les marques d’une soumission épouvantée.

 

Mais, avant de disparaître, il jeta un dernier regard sur le chevalier, et ce regard était chargé de haine.

 

– Ah ! tu m’as humilié ! gronda-t-il ; ah ! tu viens chercher ton fils à la Cour des Miracles et tu commences par bafouer le roi d’Argot ! ah ! tu es le père de ce Manfred que j’exècre… Eh bien, tu vas voir ce qu’il en coûte de s’attirer la haine du drôle que je suis !

 

– Ouf ! je n’y tenais plus ! s’écria Ragastens. Quelle sinistre figure de bandit ! Comment pouvez-vous employer de pareils coquins, monsieur le comte !

 

– Le grand prévôt doit tout savoir, et, pour cela, tous les moyens sont bons… Mais revenons à vous, monsieur le chevalier… Est-ce que les récits de Tricot, que je sais d’ailleurs très véridiques, vous ont fait changer d’avis ?

 

– Mais oui, je l’avoue ! dit Ragastens. Je vais réfléchir à nouveau, et j’aurai l’honneur de venir, d’ici quelques jours, vous communiquer le résultat de mes réflexions.

 

– Je suis entièrement à votre service, dit Monclar avec empressement. À propos, monsieur le chevalier, où êtes-vous descendu ? Vous comprenez, si j’apprends du nouveau en ce qui concerne votre fils Louis… c’est bien Louis, n’est-ce pas ?

 

– C’est bien là le nom que nous lui avions donné, dit Ragastens, que le ton du grand prévôt fit tressaillir.

 

– Eh bien, donc, si j’apprends du nouveau, il faut que je puisse vous faire prévenir à toute heure…

 

– Excellente idée ! J’ai loué pour trois mois un hôtel dans la rue des Canettes, non loin de Notre-Dame.

 

– Mais je connais cette maison, dit Monclar avec éton-nement ; c’est un logis seigneurial qui appartient aux Montmorency, je crois…

 

– En effet, dit simplement Ragastens. L’endroit est fastueux, j’en conviens, mais c’est encore une pauvre demeure pour Mme de Ragastens, habituée aux vastes et somptueux palais de l’Italie…

 

Le grand prévôt s’inclina sans répondre.

 

– Adieu donc, monsieur le comte, reprit Ragastens avec bonhomie, et attendez-vous à ma visite d’ici peu…

 

Le grand prévôt s’inclina sans répondre. Ragastens se hâta de monter à cheval et prit la direction de son hôtel.

 

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis son départ que le grand prévôt, à son tour, montait dans son carrosse et donnait l’ordre à son cocher de toucher au Louvre.

 

Au moment où la portière du carrosse se refermait, Tricot, qui s’était tenu dissimulé jusque-là dans une écurie, s’approcha, l’échine courbée.

 

– Ai-je bien dit tout ce qu’il fallait dire, monseigneur ? demanda-t-il à voix basse.

 

– Oui, tu as bonne mémoire, et tu n’as rien oublié. Passe ce soir chez mon intendant et fais-toi compter dix écus d’or ; on sera prévenu et ta demande sera accueillie. Seulement, tu partageras avec Tite… Il est juste que le zèle de ce garçon soit récompensé.

 

– Monseigneur, dit Tricot, je toucherai les dix écus et les remettrai au Napolitain sans en distraire un denier.

 

– Qu’est-ce à dire, mon drôle ? Trouverais-tu la somme insuffisante ?

 

– La somme est magnifique, dit avec un sourire ironique le roi de Thune, mais je ferai humblement observer à monseigneur que si j’avais voulu de l’argent, beaucoup d’argent, ce n’est pas au service du grand prévôt et du roi que je l’eusse cherché…

 

– C’est juste ! Les truands rançonnent Paris ; les massiers de la Cour des Miracles rançonnent les truands, et toi tu rançonnes les massiers…

 

– De cette façon, chacun y trouve son compte, monseigneur !

 

– Eh bien, que veux-tu donc ?

 

– Monseigneur m’a promis qu’en récompense de mes services j’assisterais à l’exécution de Manfred et de Lanthenay, le jour prochain où ils rendront au diable leur âme infernale. J’ose demander plus et mieux, monseigneur.

 

– Parle !

 

– Je demande, ce jour-là, à remplacer le bourreau…

 

Monclar n’eut pas un frémissement. Il se contenta de jeter sur Tricot un coup d’œil curieux. Une aussi effroyable haine lui semblait un cas digne d’être noté.

 

– Nous verrons, répondit-il.

 

– Monseigneur, vie pour vie ! Je vous donne la mienne ; donnez-moi celle de ces deux hommes… ou sinon…

 

Monclar réfléchit un instant, la tête baissée.

 

Quand il releva les yeux sur Tricot, il lut sur le visage du truand une si intense anxiété de haine que, cette fois, il ne put s’empêcher de frissonner.

 

– Eh bien, dit-il de sa voix de sépulcre, c’est entendu !

 

– Merci, monseigneur ! dit Tricot en s’inclinant.

 

Sur un signe de Monclar, le carrosse partit grand train, et moins d’un quart d’heure plus tard, le grand prévôt entrait dans le cabinet de François Ier.

 

– Quelles nouvelles ? demanda le roi avec anxiété. Êtes-vous sur une bonne piste ?

 

– Hélas ! sire, pas encore !… Je n’ai aucune idée de ce qu’a pu devenir Mme la duchesse de Fontainebleau…

 

Le roi poussa un soupir.

 

– Avez-vous interrogé la vieille Saint-Albans ?

 

– Oui, sire, dit Monclar.

 

Et quelque chose comme un sourire livide apparut sur ses lèvres blêmes. Il ajouta :

 

– C’est en effet de ce côté que se trouve la vérité !

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, sire, il faut que la Saint-Albans ait agi pour quelque personnage réellement puissant… car elle est muette comme la tombe.

 

– Par Notre-Dame ! gronda le roi, pensez-vous réellement que quelqu’un, à la cour, ait un intérêt à faire disparaître Gillette ?

 

– Je ne pense rien, sire. Je dis seulement que la Saint-Albans est muette… elle qui est si bavarde…

 

– Eh bien, monsieur, dit tout à coup le roi, que fait-on aux gens qui ne veulent pas parler, alors qu’ils ont quelque chose à dire ? On les…

 

François Ier s’arrêta, hésitant encore.

 

– Sire, dit froidement Monclar, les gens qui refusent de parler, on les met sur le chevalet de torture. Est-ce cela que Votre Majesté a voulu me dire ?

 

– Pourquoi cette vieille folle s’obstine-t-elle ?

 

– Il suffit, sire ! Demain, la Saint-Albans parlera…

 

– Faites comme vous l’entendrez, Monclar ! Mais je ne veux pas de cabales autour de moi. Jour de Dieu ! malheur à celui ou à celle qui a osé se jouer de moi à ce point…

 

– Mme la duchesse d’Étampes est perdue ! songea Monclar qui s’inclina devant le roi.

 

– Allez, Monclar, reprit François Ier, et hâtez-vous de terminer cette affaire.

 

– Sire, je ferai au mieux des intérêts de Votre Majesté. Mais, en venant au Louvre, c’est d’une autre affaire que je comptais entretenir le roi… L’affaire de la Cour des Miracles !

 

Le roi fit un geste d’ennui.

 

– Tenez, Monclar, dit-il avec cet air de bonhomie qu’il prenait parfois, tenez-vous beaucoup à exterminer les truands ?

 

– Je n’y tiens pas du tout, sire, dit le grand prévôt avec une froideur glaciale. Je tiens à ce que la Majesté sacrée de mon roi ne soit pas impunément bafouée…

 

– Allons, Monclar ! Avouez que vous prêchez un peu pour votre saint. Vous en voulez énormément aux argotiers que vous soupçonnez d’avoir tué votre fils. C’est d’un bon sentiment, parbleu !… Mais, en somme, êtes-vous bien sûr que les truands soient coupables de cet horrible crime ?…

 

Monclar garda le silence. Le roi continua :

 

– Songez au coup terrible que vous porteriez à la majesté royale que vous prétendez défendre, si vous ne réussissiez pas ! Les truands sont nombreux, bien armés… Et puis, la Cour des Miracles nous rend des services. Le bourgeois et le manant ont peur ; et, ayant peur, ils cherchent notre protection. Qui sait si le jour où ils n’auraient plus peur du truand, le bourgeois et le manant ne commenceraient pas à avoir moins peur du roi ?

 

– Votre Majesté raisonne en profond politique, dit Monclar.

 

– Ainsi, vous m’approuvez ? fit vivement le roi.

 

– Moi, sire ? Ai-je le droit d’approuver ou de désapprouver Votre Majesté ? Je demande des ordres, et je les exécute, voilà tout ! Que suis-je, moi ? Une machine. Votre Majesté m’ordonne de laisser en paix le truand Manfred qui est venu l’insulter en plein Louvre…

 

– Monclar !

 

– Le truand Manfred, qui est peut-être celui que nous cherchons… l’homme qui a enlevé ou fait enlever la duchesse de Fontainebleau…

 

– Jour de Dieu ! si cela était…

 

– Votre Majesté m’ordonne de ne pas toucher à cet homme qui, dans trois jours, aura quitté Paris avec son père…

 

– Que dites-vous ? Expliquez-vous !

 

– Sire, c’est bien simple. Je dois d’abord dire à Votre Majesté que j’ai reçu la visite de M. de Ragastens…

 

– En quoi le chevalier est-il mêlé à tout ceci ?

 

– En ceci : que M. le chevalier de Ragastens est venu à Paris pour visiter la Cour des Miracles, et que je lui ai demandé s’il ne consentirait pas à nous aider de son épée en cas de bataille avec les truands… M. le chevalier a nettement refusé. Son épée n’est pas à votre service, sire.

 

François Ier fronça les sourcils.

 

– C’est bien, dit-il. Ceci m’indique l’attitude que je dois avoir désormais vis-à-vis de cet aventurier.

 

– M. le chevalier de Ragastens est encore mêlé à tout cela, sire, en ce sens qu’il cherche son enfant… un fils qu’on lui a volé… et que j’ai trouvé ce fils, moi !

 

– Qui est-ce ?

 

– Le truand Manfred, sire !

 

– Vous êtes sûr ? s’écria le roi, bondissant.

 

– Aussi sûr que le chevalier de Ragastens ne va pas tarder à trouver son fils ; aussi sûr qu’il va l’emmener avec lui ; aussi sûr que le truand Manfred sera impunément venu vous braver dans votre Louvre !

 

– Assez, Monclar ! Quand voulez-vous marcher contre la Cour des Miracles ?

 

– Je vois que Votre Majesté revient aux véritables sentiments de force et de fierté qui conviennent à un roi… Toutes nos dispositions sont prises. Le coup de main réussira infailliblement. Je réponds de tout.

 

– Bien ! La date ?

 

– Sire, je vous la dirai demain !

 

Là-dessus, Monclar prit congé du roi et regagna son hôtel en toute hâte.

 

XLII

EN QUELLE MAISON SE RÉFUGIA RAGASTENS

 

En sortant de l’hôtel du grand prévôt, Ragastens avait pris en toute hâte le chemin de la rue des Canettes. Spadacape trottait derrière lui à la distance que lui imposait le respect. Sans souci de l’étiquette, le chevalier l’appela près de lui.

 

– As-tu, par hasard, remarqué dans la maison que nous venons de quitter, certaine figure sinistre…

 

– Cheveux poivre et sel, œil en dessous, trapu, échine souple, toque de drap vert…

 

– C’est tout à fait le portrait de mon homme…

 

– Non seulement je l’ai remarqué, continua Spadacape, mais encore je me proposais de vous en parler au plus tôt.

 

– Ah ! ah !

 

– Oui, monseigneur. Figurez-vous que je venais d’attacher les chevaux aux anneaux qui surmontent la borne cavalière, lorsqu’un homme tout de noir vêtu s’approcha de moi, me dit être le majordome de M. le grand prévôt, et, d’une façon très civile, m’invita à trinquer avec lui à votre santé et à celle de son maître…

 

– Tu t’empressas d’accepter, je pense ?

 

– Oui, monsieur. Je suivis à l’office le brave majordome, qui, pour être vêtu de deuil, ne laisse pas que d’être assez jovial… Il déboucha fort proprement une bouteille d’un certain vin blanc qui m’a rappelé le chianti que nous buvions jadis… Or, nous en étions au troisième verre, et le digne majordome se préparait à déboucher une deuxième bouteille, lorsqu’est entré à l’office l’homme dont vous me parlez. Il était escorté d’un autre individu, qu’au premier coup d’œil j’ai reconnu pour un de mes compatriotes, et même j’oserais affirmer qu’il est de Naples…

 

– Continue, Spadacape, dit Ragastens.

 

– Je cherche à me rappeler exactement la conversation que ces deux misérables ont eue ensemble. Cet entretien m’a d’autant plus frappé que les drôles ne prenaient aucune précaution pour ne pas être entendus. Ils causaient en italien, d’ailleurs, et il est probable qu’ils ont supposé qu’ils ne seraient pas compris. Voici donc, autant que je m’en souvienne, ce qu’ils se sont dit :

 

« – Je crois que je tiens mon Manfred, cette fois, disait l’homme à la toque de drap vert.

 

– Tricot, observa Ragastens. C’est son nom…

 

Spadacape continua :

 

« – L’étranger est là-haut ? demanda le Napolitain.

 

« – Oui, répondit celui que vous appelez Tricot, et M. le grand prévôt va lui donner du fil à retordre…

 

« – Que vas-tu gagner à tout cela ?

 

« – De pouvoir me venger de Manfred. Mais toi ?

 

« – Moi, contenterai de quelques beaux écus. Avec mon affaire de la duchesse d’Étampes, je vais arrondir un peu mon petit magot… »

 

– Là-dessus, acheva Spadacape, les drôles se sont peut-être aperçus que je les écoutais, car ils ont gardé subitement le silence, et d’ailleurs, quelques instants plus tard, on est venu chercher celui que vous nommez Tricot.

 

Ragastens avait attentivement écouté. Il ne dit plus rien jusqu’au moment où ils arrivèrent dans la rue des Canettes.

 

Seulement, en mettant pied à terre dans la cour de l’hôtel, il dit à Spadacape :

 

– Que penses-tu de cet hôtel ?

 

– Je pense qu’il est magnifique et tout à fait digne de vous, monseigneur.

 

– Oui, mais le grand prévôt sait que je demeure ici…

 

– Eh bien, monseigneur ?

 

– Eh bien, j’ai toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas loger plus longtemps à une adresse que connaît M. de Monclar… Spadacape, tu vas te mettre en quête d’une maison solitaire et où nous soyons en sûreté. Pour tout le monde, y compris le concierge de l’hôtel, nous continuons à demeurer ici… Est-ce compris ?

 

– Dès ce soir, monseigneur pourra coucher ailleurs que dans l’hôtel.

 

– Va donc, Spadacape, et tâche de faire vite…

 

Spadacape sortit aussitôt, mais cette fois à pied, un piéton se perd facilement dans la foule.

 

Ragastens trouva la princesse Béatrix qui l’attendait avec une impatience facile à concevoir.

 

Le chevalier se contenta de lui dire qu’il n’avait rien pu arrêter de positif avec le grand prévôt.

 

Deux choses l’avaient vivement frappé. D’abord la conversation que Spadacape avait surprise, et qui, si obscure qu’elle fût, lui laissait cependant entrevoir il ne savait quel complot entre le grand prévôt et le roi de Thune, Tricot.

 

Ensuite, l’insistance extraordinaire que le même Tricot avait mise à affirmer qu’il avait parfaitement connu le père et la mère de Manfred.

 

Enfin, Tricot avait chargé Manfred de tous les crimes.

 

Or, Ragastens n’avait vu Manfred qu’une minute, il est vrai, mais cette minute lui avait suffit pour juger le jeune homme.

 

Non, on n’a point ces yeux clairs et francs et cette physionomie ouverte, lorsqu’on est capable de pareils crimes !

 

Ragastens eût donné sa tête à couper que, bien loin d’avoir assassiné sa mère, Manfred n’était même pas le truand détrousseur de bourgeois qu’avait dépeint Tricot.

 

Alors, pourquoi le charger ainsi ?

 

Sans qu’il pût rien conclure de précis, Ragastens comprit qu’il se tramait contre Manfred et peut-être contre lui-même un complot qu’il voulait déjouer. Pour cela, il fallait qu’il fût libre de ses mouvements. De là la résolution de ne plus habiter l’hôtel ; il soupçonnait fort le grand prévôt et se disait que la première pensée du chef de la police parisienne serait de faire surveiller étroitement la rue des Canettes.

 

Ragastens en était là de ses réflexions lorsqu’il s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur la rue.

 

Tout de suite, son regard tomba sur un mendiant dont la physionomie le fit tressaillir. Le mendiant était installé non loin de l’hôtel, dans une encoignure de porte. C’était un manchot. De plus, il devait être borgne, car il portait un bandeau noir qui lui cachait l’œil gauche.

 

Ragastens descendit aussitôt, sortit de l’hôtel comme un flâneur et s’arrangea de façon à passer près du mendiant qui, sans ostentation, rabattit sa toque sur son front.

 

Le chevalier, en arrivant devant le mendiant, s’arrêta et se fouilla comme s’il eût cherché quelque monnaie.

 

– Pauvre homme ! dit-il en jetant une pièce blanche dans la sébile du mendiant ; comment avez-vous perdu votre bras ?

 

– À la guerre, mon doux seigneur, répondit l’homme d’une voix sourde.

 

– Et vous avez perdu un œil aussi ?… Voilà bien des malheurs…

 

– Je n’ai jamais eu de chance…

 

– Allons, prenez courage…

 

– Que le ciel vous récompense, mon digne seigneur !

 

Ragastens s’éloigna tout doucement, fit un tour dans les rues avoisinantes, et rentra à l’hôtel. Le mendiant était à la même place, bien que la nuit commençât à tomber.

 

– Cette fois, plus de doute ! pensa Ragastens. Le grand prévôt me fait surveiller. Donc il a intérêt à ce que je ne voie pas ce jeune homme qui s’appelle Manfred… Mais quel peut être cet intérêt ? Voilà où je me perds !… En attendant, j’ai bonne envie de casser les reins à cette canaille qu’il m’envoie pour m’espionner !…

 

Le mendiant, en effet, n’était autre que Tricot. À ce moment, Spadacape rentra.

 

– As-tu trouvé ? lui demanda vivement Ragastens.

 

– Oui, monseigneur, et je crois que ce que j’ai trouvé fera précisément votre affaire…

 

– Bien… Tu vas nous conduire…

 

Ragastens attendit une heure encore que la nuit fût tout à fait tombée. Puis il prévint Béatrix qui, sans émettre la moindre objection, s’apprêta à suivre son mari avec cette confiance infinie qu’elle avait en lui.

 

La princesse et Gillette montèrent dans un carrosse qui reçut l’ordre de marcher au pas. Ragastens et Spadacape devaient suivre à pied. Un laquais devait venir à vingt pas, conduisant deux chevaux en main.

 

Ces dispositions furent prises dans la cour de l’hôtel, avant que la porte cochère ne fût ouverte. Le carrosse sortit alors. Puis, aussitôt, Ragastens et Spadacape.

 

Spadacape avait indiqué au cocher les rues par lesquelles il devait passer, se réservant de le guider au fur et à mesure qu’on avancerait.

 

Ragastens, en sortant de l’hôtel, jeta un coup d’œil en arrière, et vit que le mendiant était toujours à la même place. Il marcha jusqu’au bout de la rue. Là, il s’arrêta tout à coup et se retourna.

 

Le mendiant s’était mis en marche, lui aussi, et se jetait dans une encoignure d’ombre, mais trop tard !

 

Ragastens fit un signe à Spadacape et marcha droit au mendiant. Celui-ci s’aplatit contre un mur, comme s’il eût voulu y disparaître.

 

– Eh bien, mon brave, dit Ragastens, avez-vous fait bonne recette ?

 

– Pas trop, mon gentilhomme, murmura l’homme.

 

– Et votre bras, comment va-t-il ?…

 

– Mon bras !…

 

– Oui… votre bras que vous tenez replié pour faire croire que vous êtes manchot… Et votre œil ?… Tenez, votre bandeau va tomber…

 

En même temps Ragastens, d’un revers de main, envoya rouler dans la boue la toque du mendiant et lui arracha le bandeau noir…

 

– Vous faites là un métier peu royal, monsieur le roi d’Argot ! poursuivit Ragastens d’une voix railleuse.

 

Tricot avait ramassé sa toque en étouffant un cri de rage.

 

– Voulez-vous un conseil ? poursuivit le chevalier. Je vais par ici… allez par là !… Et tâchez de ne pas vous retrouver sur mon chemin, car, par le diable ton patron, je t’écraserais comme une vilaine limace que tu es…

 

– Je ne comprends pas, monseigneur ! balbutia Tricot.

 

– C’est bon ! Je ne te demande pas de comprendre. Je te demande de filer, de disparaître…

 

Ragastens accompagna ces mots d’un geste si menaçant que Tricot, cette fois, eut peur et détala.

 

Ragastens et Spadacape demeurèrent quelques minutes en place pour s’assurer que Tricot était bien parti.

 

Puis, sûrs de ne pas être suivis, ils rejoignirent en toute hâte le carrosse et sautèrent sur leurs chevaux.

 

Spadacape prit au grand trot la tête et marcha en guide. Ragastens trottait en arrière-garde.

 

Le couvre-feu sonnait lorsque Spadacape, d’un geste, indiqua qu’on était arrivé. Ragastens regarda autour de lui.

 

Il se vit dans un endroit désert et passablement lugubre, non loin de la Seine. Devant lui, une petite maison, porte et volets clos. À sa droite, une fabrique de tuiles…

 

– L’enclos des Tuileries ! murmura-t-il. L’endroit est bon.

 

Et il mit pied à terre.

 

Spadacape avait frappé à la porte qui s’ouvrit. Une femme apparut, une petite lampe à la main. La princesse Béatrix la vit et ne put s’empêcher de frissonner.

 

Ragastens, Béatrix, Gillette et Spadacape entrèrent dans une sorte de parloir élégamment meublé.

 

– Je vais vous montrer votre appartement, dit la jeune femme.

 

– Madame, dit alors Ragastens, mon serviteur vous a-t-il dit que je désirais louer toute la maison ?

 

– Aussi aurez-vous toute la maison, monsieur. Dès demain, je cesserai de loger ici, et vous pourrez y demeurer autant que bon vous semblera…

 

– Avez-vous fait le prix ? Et pour combien de temps ?

 

– Peu importe le prix, monsieur. Votre serviteur m’a dit que vous cherchiez un endroit sûr et désert. Je ne sais si je me suis trompée, mais j’ai cru comprendre que vous aviez à redouter quelque entreprise de la part des gens du roi… cela m’a suffi pour m’engager à vous offrir l’hospitalité, et de cœur…

 

Cette femme parlait d’une voix sourde.

 

Elle paraissait rongée par quelque douleur secrète. Et pourtant elle n’inspirait pas la sympathie. C’était plutôt un sentiment de terreur qui se dégageait autour d’elle.

 

Gillette, instinctivement, s’était serrée contre Béatrix.

 

– Madame, dit Ragastens étonné, je vous remercie de l’hospitalité que vous nous offrez avec tant de bonne grâce. Mais vous vous trompez sur les motifs qui m’ont fait rechercher une maison un peu isolée… Madame que voici n’est pas habituée au tumulte des rues fréquentées…

 

La dame jeta un regard perçant sur Ragastens.

 

– C’est sans doute pour cela, dit-elle avec un sourire glacé, que vous êtes armés jusqu’aux dents… Mais ne craignez rien. Si vous ne vous cachez pas, peu m’importe au fond. Cette maison eût été inhabitée à partir de demain. Il ne m’intéresse nullement qu’elle le soit ou qu’elle ne le soit pas… Si, au contraire, vous vous cachez, si, en vous donnant l’hospitalité, j’ai pu causer quelque préjudice au roi ou à ses gens, eh bien ! alors, tant mieux !…

 

– Vous parlez bien hardiment du roi de France, madame, et cela devant des inconnus… Qui vous dit que vos paroles ne sont pas recueillies en ce moment par des amis de François Ier ?

 

– Et quand cela serait ! dit la dame d’une voix stridente. Je ne crains rien, monsieur !… Vous n’êtes pas de ceux qui trahissent… je le vois à votre air.

 

Ragastens s’inclina sans répondre et se promit de surveiller de près les faits et gestes de l’étrange hôtesse.

 

La visite de la maison le convainquit d’ailleurs qu’il n’eût pu mieux tomber.

 

Seulement, Ragastens remarqua qu’il n’y avait, dans cette maison, ni domestique ni femme de chambre.

 

La femme vivait donc seule ?

 

– Un dernier mot, dit Ragastens au moment où la visite s’achevait. Où et quand dois-je vous faire tenir le prix du loyer, quel qu’il soit ?

 

Il espérait ainsi apprendre le nom de la mystérieuse femme.

 

– Quand vous voudrez. Ici-même, répondit celle-ci.

 

– Vous viendrez donc ?

 

– Je ne crois pas que je revienne jamais ici ! dit-elle de cette même voix sourde qui avait étonné le chevalier.

 

– Mais alors ?

 

– Alors, si vous tenez absolument à payer le loyer de l’hospitalité que je vous offre, vous déposerez votre argent, tenez… là… sur cette cheminée, en vous en allant….

 

Sur ces mots, la dame fit une révérence à Béatrix et se retira d’un pas léger… Elle disparut comme une ombre.

 

– Singulière femme ! murmura Ragastens. Est-ce une folle ? Est-ce plutôt quelque infortunée dont une violente douleur a brisé la vie ?…

 

La dame qui avait si généreusement offert l’hospitalité à Ragastens tint parole : dès le lendemain, elle sortit de la maison. Une heure plus tard, elle frappait à une porte, dans une ruelle qui longeait l’église Saint-Eustache.

 

Et la maison où elle venait de frapper, c’était la maison de la Maladre… Et cette femme, c’était la belle Ferronnière.

 

XLIII

LA CONCIERGERIE

 

Paris, à cette époque, était riche en prisons ; chaque prison était riche elle-même en cachots de toutes sortes.

 

Au Louvre même, plusieurs souterrains avaient été aménagés pour recevoir les malheureux que la haine de quelque seigneur, de quelque évêque, ou un caprice royal condamnaient à la mort lente par privation d’air et d’espace.

 

La collection des prisons du Grand-Châtelet était admirable.

 

Il y avait le « Paradis », ainsi nommé parce qu’on y souffrait comme en enfer, la « Grièche », la « Gourdaine », les « Oubliettes », « le Puits »… La plupart de ces cachots étaient presque continuellement à demi pleins d’eau.

 

Mais le triomphe, c’était le cachot qui portait ce nom sinistre : Fin d’Aise ! Fin d’Aise était rempli de reptiles.

 

On avait soin, de temps à autre, de renouveler la collection des vipères et des crapauds qui s’y nourrissaient des ordures entassées. Au Petit-Châlelet, il y avait aussi un remarquable assortiment de cachots.

 

Pendant que nous y sommes, mentionnons encore la Bastille, qui servait de forteresse défensive pour la Porte-Saint-Antoine et contenait nombre de chambres de réclusion, des basses fosses fétides où les infortunés qu’on y enfermait mouraient rapidement de consomption.

 

Parmi toutes ces prisons, lieux de détention et de torture, sinistres in-pace où l’on mourait oublié du monde, la prison de la Conciergerie tenait un rang des plus honorables. Elle était située dans la Cité et faisait partie des bâtiments du Palais.

 

Elle n’avait rien à envier à ses voisines du Grand et du Petit-Châtelet, possédant sa chambre de tortures, ses basses fosses, ses oubliettes et son puits aux reptiles.

 

Le concierge de cette prison, chef de la juridiction du bailliage du Palais, était un nommé Gilles le Mahu, qui était le propre frère de cet officier du Louvre que nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié : Alais le Mahu.

 

L’un tâchait donc de faire son chemin en assassinant quelque peu les gens, pourvu qu’un de ses supérieurs lui en donnât l’ordre – agrémenté bien entendu d’un raisonnable paiement ; et l’autre tâchait d’assurer sa vie en gardant sous clef les gens qui devaient mourir…

 

Ainsi la famille se complétait et les deux frères formaient la double expression d’une même entreprise : tuer pour vivre.

 

M. Gilles le Mahu habitait à l’angle de la tour carrée un appartement où il vivait en garçon.

 

C’était un homme gras et fleuri, à trogne vermeille, qui ne détestait pas le bon vin et avait, au besoin, le mot pour rire. Le temps qu’il ne passait pas à tourmenter ses prisonniers, il le passait à manger, à boire et à dormir. En dehors de ces quatre occupations bien comptées, M. le Mahu n’existait pas.

 

C’est dans l’un des cachots de la Conciergerie qu’Étienne Dolet avait été enfermé. Sur les indications de Loyola lui-même, et sur les ordres précis du grand prévôt, l’imprimeur n’avait été jeté ni dans une oubliette, ni dans une basse fosse, ni dans le puits aux reptiles.

 

Cette générosité envers un ennemi qui était si peu à ménager demande une explication : Étienne Dolet n’était pas destiné à s’éteindre au fond de sa prison, sans que sa disparition laissât plus de traces que celle de la pierre tombant dans quelque étang lugubre.

 

Non, non… Le vénérable Ignace de Loyola avait au contraire formellement établi que la mort de Dolet devait servir à la régénération d’une foule de pécheurs en les frappant d’une terreur salutaire.

 

C’est au plein jour et devant le peuple de Paris assemblé qu’on voulait faire mourir le malheureux.

 

De là la nécessité de ne pas l’assassiner en prison ; de là par conséquent la nécessité de ne pas traiter trop durement l’imprimeur promis à l’holocauste.

 

On se contenta donc de l’enfermer en un simple cachot qui n’avait d’autre désagrément que d’être situé à quelques pieds au-dessous du niveau de la Seine.

 

En sorte que par suite des infiltrations, l’eau de la rivière venait ruisseler sur les murs de ce cachot, et que l’infortuné en avait jusqu’au-dessus des chevilles.

 

Il va sans dire qu’on ne négligea aucune des précautions nécessaires pour éviter une évasion, c’est-à-dire qu’Étienne Dolet fut enchaîné au mur.

 

Son cachot ne recevait un peu d’air que par une étroite lucarne qui s’ouvrait sur un corridor. Et, dans ce corridor, on avait placé trois gardes qui avaient ordre de ne se séparer jamais sous aucun prétexte. De cette façon, non seulement ils pouvaient se prêter main forte en cas d’alerte, mais encore, si l’un d’eux eût eu quelque velléité de se laisser acheter par le prisonnier, les deux autres étaient là pour le dénoncer à l’instant. Du corridor, on descendait dans le cachot par six marches de pierre.

 

Au ras de la porte était percée une sorte de chatière.

 

Une fois par jour, cette chatière s’ouvrait pendant quelques secondes. Dolet voyait passer une main. Cette main déposait la ration quotidienne de pain noir, – mélange de farine de seigle, d’orge et de paille ; – puis la même main poussait un broc plein d’eau, la provision pour vingt-quatre heures. Pain et broc étaient placés sur la marche la plus élevée. Dolet, enchaîné, devait, pour les atteindre, traverser son cachot en tirant sur sa chaîne. Quand il était au bout de la chaîne, il lui fallait se pencher en avant et allonger le bras pour saisir le pain et le broc. Pour le pain, cela allait encore. Mais il arrivait parfois qu’en essayant de saisir le broc, il le renversait, et alors il lui fallait se passer de boire jusqu’au lendemain.

 

Un jour que ce malheur lui arriva, la fièvre l’avait saisi, et une soif ardente le dévorait… Dolet était fier… Déjà, les deux ou trois fois où il lui était arrivé de renverser sa provision d’eau, il n’avait ni appelé, ni prié, préférant la tourmente de la soif aux tourments de l’humiliation. Mais ce jour-là, il avait la fièvre. Et ce fut justement cette fièvre qui fut cause du malheur.

 

Dolet avait épuisé sa provision depuis plusieurs heures déjà ; il mourait de soif ; sa gorge enflammée se serrait jusqu’à l’étouffement. Il compta les pulsations de son pouls pour compter les secondes qui le séparaient de l’instant où la chatière s’ouvrirait. Ce moment arriva enfin…

 

Dolet se précipita, négligea les précautions qu’il prenait toujours ; le broc fut renversé.

 

Pendant la première heure, l’infortuné ne dit rien… Puis, peu à peu, ses forces s’épuisèrent… Le délire vint… Alors, il ne sut plus où il était, ni ce qu’il faisait, ni ce qu’il disait.

 

Il implora, offrit une fortune pour un verre d’eau. Les trois geôliers, dans leur corridor, entendirent ces plaintes. Et ces êtres d’airain frissonnèrent…

 

L’un d’eux, enfin, alla conter la chose à M. le Mahu.

 

– Eh quoi ? répondit le digne homme, il se plaint de n’avoir pas d’eau ! Il y en a plus d’un pied sur les dalles du cachot !

 

Et maître Le Mahu se mit à rire, enchanté de son esprit.

 

– Au fait, pensa le geôlier, il n’a qu’à boire de cette eau-là ! Elle n’est peut-être pas très claire… mais quand on a bien soif…

 

Il y avait déjà douze jours qu’Étienne Dolet se désespérait dans son cachot, lorsqu’un matin il vit la porte s’ouvrir ; les geôliers entrèrent et, sans lui adresser un mot, ouvrirent le cadenas de sa chaîne.

 

Puis il fut saisi par les deux bras et entraîné.

 

Dolet tressaillit de joie.

 

– Sans doute, pensa-t-il, on me conduit devant les juges. Or, le jugement, c’est la liberté, puisque je n’ai rien fait !

 

Cet espoir qu’il allait être jugé se confirma dans son esprit lorsqu’il vit qu’on le faisait entrer dans un autre cachot et qu’on lui donnait des vêtements propres.

 

Il se hâta de s’en revêtir et en éprouva une joie bien concevable.

 

Dolet, revêtu de ses nouveaux habits, regarda le cachot où on venait de le pousser. C’était, en comparaison de celui qu’il quittait, un lieu de délices.

 

D’abord, les dalles étaient sèches, ce cachot étant situé au premier étage de la Conciergerie. Ensuite on y avait de l’air et de la lumière, en faible quantité il est vrai, cette lumière filtrant à travers le grillage serré d’une meurtrière où l’on eût à peine pu passer le bras… Enfin, on y entendait les bruits du dehors, et ce fut avec délices que Dolet prêta l’oreille à ces mille bruits qui lui rappelaient la vie alors qu’il sortait de la tombe.

 

Dans un coin du cachot, il y avait une botte de paille toute fraîche. Enfin, par un luxe exorbitant, il y avait un escabeau de bois et une table.

 

Il sembla à Dolet qu’il ressuscitait.

 

De plus, cette amélioration inespérée dans le traitement qu’on lui faisait subir lui paraissait une preuve certaine qu’on allait le remettre en liberté…

 

En attendant, la porte du cachot s’était refermée.

 

Deux heures s’écoulèrent. Dolet s’était jeté, avec une profonde sensation de bien-être, sur la paille fraîche, et s’y était endormi d’un sommeil de plomb.

 

Depuis son entrée à la Conciergerie, il était devenu méconnaissable. Il avait affreusement maigri. Son visage était d’une pâleur de cire, tandis que les lèvres et les pommettes demeuraient rouges, d’un rouge de feu, sous l’action de la fièvre qui le dévorait.

 

Dolet fut réveillé tout à coup. Une main rude le secouait.

 

Il se leva et vit un homme qui le regardait avec un sourire béat. C’était M. Le Mahu.

 

Six gardes armés d’arquebuses étaient rangés devant la porte, bien que cette porte fût fermée.

 

Dolet se leva avec un empressement joyeux ; cette fois on allait le conduire à ses juges…

 

– Où le jugement va-t-il avoir lieu ? demanda-t-il.

 

– Le jugement ? fit M. Le Mahu en accentuant son sourire. Quel jugement ?

 

– Mais… le mien !

 

– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit M. le concierge, toujours souriant.

 

Dolet, accablé, tomba sur l’escabeau.

 

La réponse du geôlier lui portait un coup terrible.

 

– Voyons, reprit Le Manu avec bienveillance, vous n’avez rien à réclamer ?

 

– Je réclame des juges…

 

– Eh ! que diable, vous en aurez, des juges… Vous êtes bien pressé d’aller vous faire condamner, l’ami !

 

M. Le Mahu se mit à rire, tant cette idée lui parut drôle que le prisonnier avait hâte d’être condamné. Il s’essuya les yeux et reprit :

 

– Ce n’est pas cela que je vous demande !… Vous reconnaissez que vous êtes bien logé depuis votre entrée en cette prison, bien nourri, n’est-ce pas, et que tous les égards compatibles avec votre position vous sont dévolus ? vous n’avez rien à réclamer ?

 

– Rien ! fit Dolet.

 

– Je vous crois ! Peste ! de la paille toute fraîche ! Ah ! ces marauds de geôliers vont me ruiner…

 

Du cachot plein d’eau, pas un mot. Le Mahu semblait affecter de croire que Dolet n’avait pas été changé de cachot.

 

– Vous allez, continua-t-il, recevoir une visite. Je vous engage, dans votre intérêt, à écouter les exhortations du saint homme qui va venir.

 

Ayant ainsi parlé, M. Gilles Le Mahu se retira. La journée se passa sans que la visite se produisît.

 

Étienne Dolet se perdit en suppositions de toutes sortes sur les motifs qui avaient amené ce changement de traitement et sur cette visite qu’il devait recevoir… Elle eut lieu le lendemain. Dans la matinée, Dolet vit la porte s’ouvrir, et M. Le Mahu entrer de nouveau, précédant un homme à qui il prodiguait les marques d’un respect exagéré.

 

L’homme, qui était couvert d’un manteau monacal et d’un capuchon, fit un signe ; Le Mahu murmura :

 

– Mon révérend, ne craignez-vous pas que le prisonnier ne se livre à quelque violence…

 

– Je veux rester seul ! répondit le moine d’une voix sourde, mais dont l’accent agita Dolet d’un profond tressaillement.

 

Le Mahu s’inclina, puis se hâta de disparaître.

 

Le moine alla un instant coller son oreille à la porte, écouta les pas de Le Mahu et des gardes qui se retiraient. Alors il se tourna vers Étienne Dolet et rabattit son capuchon.

 

XLIV

LAISSEZ PASSER…

 

Il est ici nécessaire que nous revenions de quelques jours en arrière.

 

Le surlendemain de l’arrestation d’Étienne Dolet, le vénérable Ignace de Loyola avait demandé au roi de France une nouvelle audience, qui lui avait été aussitôt accordée.

 

Le moine se présenta au Louvre, à l’heure qui lui avait été indiquée, il fut introduit dans ce cabinet où nous avons vu François Ier se courber sous la menaçante bénédiction du fondateur de l’ordre de Jésus.

 

– Eh bien, êtes-vous content, messire ? demanda le roi ; votre Dolet est en prison…

 

– Votre Majesté doit être plus contente que moi, répondit Loyola.

 

– Pourquoi cela, monsieur ?

 

– Les livres trouvés chez Dolet ne laissent aucun doute sur les faits et gestes de cet homme. Je frémis en songeant au nombre d’infortunés qu’il a dû pervertir en les détournant de notre sainte religion. Or, somme toute, Votre Majesté est plus intéressée que moi à ce que ses sujets demeurent fidèles à la vraie tradition…

 

– Vous avez raison, dit gravement François. Quoi qu’il en soit, l’imprimeur est hors d’état de nuire.

 

– J’en rends grâce au ciel, et aussi à la fermeté du roi… Mais ce n’est pas tout…

 

– Qu’est-ce encore ? dit le roi avec une inquiétude non dissimulée.

 

– Que Votre Majesté se rassure, je ne viens pas lui demander une autre arrestation, bien que…

 

– Bien que ? Achevez, messire… Par Notre-Dame, je suis décidé à tout pour arracher de mon royaume les ferments de révolte et d’impiété qui s’y sont glissés…

 

– En ce cas, sire, il est un homme que vous devriez, dès ce soir, faire coucher à la Conciergerie ou à la Bastille… c’est Rabelais.

 

– Rabelais ! Ce digne docteur dont les livres m’ont tant amusé !

 

– Lui-même, sire. Mais je vous en causerai plus tard, si Votre Majesté daigne le permettre. Je travaille au bien de l’Église, sire… C’est donc que je travaille au bien des rois qui, sans l’Église, seraient peu de chose.

 

– Vous parlez là comme un homme de robe.

 

– Sire, dit Loyola en s’inclinant, je parle comme un homme convaincu par l’étude et l’expérience que l’autorité des rois ne s’appuie sur rien de stable si elle ne s’appuie sur l’autorité de l’Église. Mais je passe, et j’arrive à la demande que je voulais vous adresser… Sire, je désire un sauf-conduit ou laissez-passer pour que je puisse visiter à toute heure, et autant de fois que je le jugerai convenable, notre prisonnier de la Conciergerie…

 

– Notre ! s’écria le roi avec dépit, et furieux encore de la leçon que le terrible moine venait de lui faire ; dites donc votre prisonnier…

 

– Sire, dit Loyola avec une sombre expression de menace, je vois que nous nous entendons mal. Donnez donc l’ordre de relâcher M. Dolet, et tout sera dit…

 

– Eh ! jour de Dieu ! Je le relâcherai si tel est mon bon plaisir ! Ces livres, après tout, est-il bien certain qu’il les ait imprimés ?… Je connais Dolet. C’est un esprit indomptable, et s’il eût imprimé les livres maudits qu’on a trouvés chez lui, il l’eût proclamé !

 

À ce moment-là, si Loyola eût hésité un instant, c’en était fait : François Ier faisait relâcher Dolet. Le moine comprit la révolte qui bouillonnait dans l’esprit du roi.

 

– Sire ! dit-il lentement, je jure que les livres maudits ont été imprimés par Dolet. Faut-il aller dire à Rome que la parole sacrée de l’envoyé du pape a été mise en balance avec la parole d’un hérétique impur ? Le Saint-Père se verra-t-il exposé à cet affront incroyable que son autorité soit méconnue à ce point ?…

 

François Ier, frémissant, courba la tête.

 

La guerre avec la papauté, c’était la guerre avec l’empereur Charles-Quint, avec l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, avec toute l’Europe ameutée contre lui.

 

– Je vous crois, monsieur, répondit-il. Mais il ne me fallait pas moins que votre parole pour me convaincre… Que me demandiez-vous donc ?

 

– La permission de visiter notre prisonnier, dit Loyola, implacable.

 

– Pourquoi ces visites ?

 

– Pour convertir ce malheureux. Songer, sire, à l’éclatante victoire que remporterait l’Église, et par conséquent la royauté, si l’imprimeur abjurait son impiété, s’il se déclarait publiquement coupable, s’il mourait enfin en acceptant les secours spirituels de nos prêtres ! Ce serait un magnifique résultat, sire !

 

– Mais l’obtiendrez-vous ? Dolet est têtu…

 

– Je réponds du succès, sire, surtout si l’ordre est donné au gouverneur de la Conciergerie de se conformer en tous points à mes prescriptions.

 

– En somme, vous voulez pleins pouvoirs pour torturer Dolet ? Eh bien, soit ! finit-il par dire. Je donnerai à Monclar les ordres nécessaires.

 

– Sire, à quoi bon faire savoir à des tiers ce que je veux entreprendre ? J’ai préparé un ordre sur lequel Votre Majesté n’a qu’à mettre sa signature et son sceau.

 

Loyola tendit au roi un papier qui contenait ces mots :

 

« Ordre au bailli de la Conciergerie, concierge des prisons du palais, de laisser entrer le porteur des présentes, de le faire communiquer avec tel prisonnier qu’il jugera bon, et de se conformer de tous points aux ordres qu’il donnera. »

 

François Ier signa et apposa le sceau particulier dont il se servait pour authentiquer les pièces secrètes.

 

Loyola serra le précieux papier, remercia le roi avec cette bonne grâce cavalière qu’il employait lorsqu’il était content, et se hâta de sortir du Louvre.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Loyola s’était logé dans une masure située au fond d’un cul-de-sac appelé le Trou-Punais.

 

Le Trou-Punais s’ouvrait à l’extrémité de la rue de la Huchette. Celle-ci aboutissait d’une part à la ruelle des Études, et de l’autre au quai de Gloriette situé sur la rive gauche du petit bras de la Seine.

 

Loyola se trouvait ainsi parfaitement caché, à l’abri des importuns, et, en même temps, il était au centre de ses opérations, près du Louvre, près de Notre-Dame, près du Châtelet.

 

Le Trou-Punais se composait d’une dizaine de sordides maisons habitées par des mariniers, des débardeurs et de pauvres filles qui, le soir, allaient rôder aux étalages des boutiques du pont Saint-Michel, dans l’espoir d’attirer l’attention de quelque garde ou de quelque étudiant.

 

C’est dans la dernière de ces maisons, celle qui formait le fond du cul-de-sac, qu’habitait Loyola.

 

XLV

ÉTONNEMENT DE MAÎTRE GRÉGOIRE

 

Quelques jours après la visite que Loyola avait faite au Louvre, vers quatre heures et demie, c’est-à-dire à peu près au moment où, dans l’auberge de la Devinière, on commençait à allumer les lampes, deux habitués de l’endroit buvaient silencieusement de l’hydromel, assis à une table située non loin de la rôtisserie.

 

C’étaient Fanfare et Cocardère. Les deux truands étaient lugubres et poussaient à tour de rôle des soupirs qui, s’ils ne constituaient pas une conversation intéressante, n’en étaient pas moins éloquents.

 

En effet, ces soupirs étaient accompagnés de regards enflammés que les deux mélancoliques buveurs dardaient sur les poulets qui, enfilés en chapelet, tournaient et grésillaient devant le feu de haute flamme.

 

Depuis quelques jours, il devenait impossible de gagner sa propre vie. Soit que les bourgeois fussent devenus plus prudents, soit que le guet eut redoublé de vigilance, nos deux fripons en étaient réduits à la portion congrue. Au surplus, d’étranges mouvements se faisaient autour de la Cour des Miracles. On voyait rôder des officiers qui semblaient calculer quelque problème de stratégie. Même, le grand prévôt s’était montré, à diverses reprises, dans les ruelles avoisinantes.

 

Assis à califourchon sur la borne cavalière qui ornait l’un des côtés de la porte, Landry, le fils de Mme Grégoire, s’amusait à interpeller les passants, sans souci des innombrables taloches dont le menaçait le digne M. Grégoire.

 

– Tiens, s’écria tout à coup le gamin, voici frère Thibaut et frère Lubin ! Je parie qu’ils viennent de chez Marie la Bigorne ! Bonjour, frère Thibaut ! Bonjour, frère Lubin ! Comment ! vous n’entrez pas ? Reniflez-moi cette odeur d’alouette à la casserole ! Entrez, mes frères, entrez !

 

Une gifle retentissante arrêta net l’éloquence intempestive du gamin. Cette gifle lui était administrée par la propre main de maître Grégoire, qui ne tenait nullement à la visite des moines, mauvais payeurs autant qu’ils étaient grands mangeurs et intrépides buveurs.

 

Landry se laissa tomber de sa borne en poussant des hurlements lamentables, mais aussi en criant de plus belle, pour faire enrager son père :

 

– Entrez, mes frères ! Il y a du lièvre, il y a du pâté tout frais de ce matin, il y a des poulardes comme on n’en a jamais vu…

 

Grégoire voulu s’élancer pour bâillonner le gamin… Mais, hélas ! il était trop tard. Frère Thibaut et frère Lubin, au mot de lièvre, avaient dressé l’oreille. Au mot de pâté, ils s’étaient regardés d’un œil attendri ; au mot de poulardes, ils avaient passé leurs langues sur leurs lèvres. Et maintenant, ils s’avançaient, dignes et majestueux, vers l’auberge en laquelle ils firent leur entrée en bénissant les buveurs.

 

À peine entrés, ils s’attablèrent. Fanfare et Cocardère, en les apercevant, avaient tressailli.

 

– Ce sont nos deux moines de l’autre soir, dit Fanfare.

 

– Oui, des gueux ! Nous ne leur prîmes qu’un méchant livre !

 

– Ils sont plus heureux que nous… Maître Grégoire leur fait crédit !

 

À ce moment même, ledit Grégoire s’avançait vers les moines en tortillant le coin de son tablier blanc.

 

– Mes révérends, demanda-t-il d’un air embarrassé, que faut-il vous servir ?…

 

– Mais… à dîner ! répondit Thibaut.

 

– Votre fils nous a parlé de certaines poulardes…

 

– Et de certaines alouettes à la casserole…

 

Grégoire étouffa un gémissement et tendit son poing vers le jeune Landry qui lui tirait la langue.

 

C’était chose grave que de s’attirer la colère des moines.

 

Mais c’était chose non moins grave que de n’être pas payé. Grégoire balança un moment dans sa tête les inconvénients et avantages de l’héroïque résolution qu’il venait de prendre.

 

– Mes révérends, dit-il, passe encore de vous donner à boire, mais il m’est impossible de vous servir à dîner si je ne suis pas payé… C’est une règle que j’impose à tous… demandez à ces messieurs…

 

– Hélas ! il n’est que trop vrai ! répondirent Fanfare et Cocardère.

 

– Donc, mes révérends, croyez bien que je connais et apprécie à son juste prix l’honneur que vous daignez faire à mon humble maison, et cet honneur, certes, suffirait pour payer amplement…

 

Grégoire s’arrêta tout à coup au beau milieu de la phrase enchevêtrée qu’il avait commencée. Il s’arrêta, les yeux arrondis, non qu’il manquât de souffle, mais parce que ce qu’il voyait bouleversait ses idées et ses résolutions.

 

En effet, aux premiers mots de l’aubergiste, frère Thibaut avait fouillé dans son escarcelle et en avait tiré une poignée de pièces d’or et d’argent.

 

– Oh ! oh ! s’écria Grégoire.

 

Il retira son bonnet, salua jusqu’à terre, se retourna et envoya un coup de pied au garçon de salle :

 

– Faquin ! Ne vois-tu pas que les révérends veulent dîner !

 

En un instant, la nappe se couvrit de mets les plus succulents, et les deux moines attaquèrent leur dîner résolument.

 

Mais Grégoire n’avait pas été le seul à arrondir les yeux de surprise : Fanfare et Cocardère n’avaient perdu ni un geste ni un mot de toute cette scène.

 

– As-tu vu ? demanda Fanfare à voix basse.

 

– Silence ! Et sortons ! répondit Cocardère.

 

Les deux truands, au bout de quelques minutes, payèrent la mesure d’hydromel qu’ils venaient de boire et sortirent sans affectation.

 

– Ils ont donc fait fortune ? demanda Cocardère une fois dehors.

 

– Peu importe ! L’essentiel est que leur fortune passe de leurs mains dans les nôtres.

 

– En effet, frère ! D’ailleurs, la chose nous est due.

 

– Oui. Ces misérables moines se sont moqués de nous une fois : à notre tour, maintenant ! Attendons…

 

L’attente fut longue : le dîner des moines se prolongea jusqu’à six heures.

 

Mais rien n’est patient comme un chasseur à l’affût.

 

Enfin, les truands aperçurent frère Thibaut et frère Lubin qui sortaient de l’auberge, plus majestueux encore, si nous osons dire, qu’ils n’y étaient entrés.

 

Les deux moines, de ce pas solennel et trop assuré des gens qui craignent de ne pas être assez assurés, se dirigèrent du côté de la Seine. Les passants étaient encore nombreux.

 

Cocardère et Fanfare, sur la piste des moines, attendaient l’instant favorable pour se jeter sur eux. Ils les virent traverser la Seine et entrer dans la rue de la Huchette.

 

– Où diable vont-ils par là ? Leur couvent est de l’autre côté…

 

– Nous verrons bien…

 

La nuit était suffisante : le moment était venu d’opérer.

 

Mais, à l’instant où les truands allaient s’élancer, les deux moines disparurent soudain dans le Trou-Punais.

 

Cocardère et Fanfare arrivèrent juste à temps pour voir les moines entrer dans la maison du fond.

 

– Attendons-les, s’écria Fanfare. Il n’est si bonne visite qui ne prenne fin. Et si gourmande que soit la ribaude, elle en laissera toujours un peu pour nous au fond de l’escarcelle.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Frère Thibaut et frère Lubin avaient monté un escalier, avec une assurance qui prouvait qu’ils en avaient l’habitude. En haut de l’escalier, ils frappèrent à une porte d’une certaine façon. Aussitôt, la porte s’ouvrit. Ils entrèrent et saluèrent profondément l’homme qui venait d’ouvrir.

 

– Vous voilà, dit Ignace de Loyola. Je suis content de vous…

 

– Vous êtes trop bon, révérend père…

 

– Non, non… Vous avez admirablement réussi l’expédition des livres. Grâce à vous, mes frères, l’Église vient de remporter une éclatante victoire.

 

– Deo gratias !

 

– Oui… Grâces au Seigneur, mes frères. Mais aussi, grâces vous soient rendues, à vous qui avez trouvé chez cet imprimeur les livres maudits…

 

Les moines se regardèrent avec stupéfaction.

 

– À vous, continua Loyola, qui, ayant trouvé ces livres de perdition, n’avez pas hésité à les dénoncer au grand prévôt… toutes choses, mes frères, dont vous témoignerez devant l’official…

 

– Mais…

 

– Vous en témoignerez, vous dis-je ! Voudriez-vous, mes frères, vous soustraire à la juste admiration que le monde aura pour votre courage et votre sagacité ?

 

– Nous témoignerons ! s’écrièrent les deux moines, épouvantés par le regard de Loyola.

 

– À propos, reprit celui-ci, vous a-t-on remis certaine somme ?

 

– Oui, mon révérend…

 

– Prenez encore ceci, fit Loyola.

 

Il alla ouvrir un secrétaire, en sortit une bourse arrondie et la tendit à frère Thibaut qui, tout effaré qu’il fût, ne laissa pas que de la faire disparaître sous sa robe…

 

– Il y en aura d’autres ! poursuivit Loyola. Je sais que vous ne détestez pas les fins morceaux et le bon vin…

 

– Oh ! mon révérend…

 

– Il n’y a pas de mal à cela, du moment que c’est dans l’intérêt de l’Église…

 

– Au fait, dit frère Lubin, c’est bien dans l’intérêt de l’Église…

 

– En effet, ajouta frère Thibaut, nous avons besoin de forces…

 

– Vous voyez bien ! Donc, mes frères, si vous témoignez convenablement de l’exacte vérité que je viens de vous dire…

 

– Nous témoignerons !

 

– Et si vous gardez sur tout ceci le plus profond secret…

 

– Nous serons muets, révérend père !

 

– En ce cas, je vous jure que vous aurez de quoi rendre autant de visites que vous voudrez à l’auberge de la Devinière…

 

Les moines échangèrent un autre regard de stupéfaction en constatant que le révérend était si bien renseigné.

 

– Dans le cas contraire, acheva Loyola, vous serez roués vifs…

 

Thibaut et Lubin flageolèrent sur leurs jambes.

 

– Allez, mes frères, allez en paix…

 

Tous trois sortirent, Loyola escortant les deux moines. Parvenu à l’endroit où le cul-de-sac du Trou-Punais se dégorgeait dans la rue de la Huchette, Loyola s’arrêta.

 

– Vous allez par là, mes frères, dit-il en leur indiquant le côté de la rue qui s’enfonçait vers les quais.

 

– Oui, révérend père, c’est notre chemin pour rentrer en notre couvent.

 

– Bien. Moi, je vais par ici. N’oubliez rien…

 

– Non, non, mon révérend, dit frère Thibaut, nous Jurerons que nous avons bien trouvé chez ce maudit imprimeur les livres que…

 

– Silence ! fit Loyola en regardant autour de lui avec inquiétude.

 

Et il ajouta sévèrement :

 

– Souvenez-vous aussi de savoir vous taire !

 

Sur ce mot, il s’enfonça vers la ruelle des Étuves, tandis que les deux moines prenaient le chemin des quais.

 

– Encore un mensonge qu’il nous demande, dit frère Lubin lorsqu’ils furent seuls.

 

– C’est pour le bien de l’Église ! répondit frère Thibaut.

 

– N’empêche que voilà bien des aventures pour de pauvres religieux comme nous. Toutes ces émotions m’affaiblissent…

 

– Il me semble, mon frère, qu’une bonne bouteille viendrait à point pour combattre cette faiblesse…

 

– C’est, en effet, un souverain remède…

 

– Voici justement là-bas un cabaret qui me paraît fort engageant.

 

– Oui, mon frère ; et ce nous sera une occasion de vérifier le contenu de la bourse.

 

Les deux moines se dirigèrent vers le cabaret signalé.

 

Mais ils n’avaient pas fait deux pas qu’ils furent soudain renversés dans le ruisseau. Il leur sembla à tous deux qu’une bête inconnue leur tombait sur le dos. Ils s’affaissèrent et roulèrent sous le choc avec un long gémissement. Les deux moines aperçurent un instant deux ombres qui se penchaient sur eux ; ils eurent la rapide sensation que des griffes légères leur couraient sur le corps ; puis, soudain, les ombres s’évanouirent.

 

– À l’aide ! hurla frère Thibaut.

 

– Au meurtre ! Au feu ! vociféra frère Lubin.

 

Mais comme personne ne se montrait, et comme, d’autre part, ils n’avaient eu d’autre mal que la peur, les deux frères se mirent sur leur séant, et se regardèrent ébaubis.

 

– Que nous arrive-t-il donc ? dit Lubin.

 

– Par la Vierge et les saints, nous avons dû rencontrer le Malin !

 

– Bah ! Croyez-vous ?

 

– Qui voulez-vous que ce soit ?

 

– Je crois plutôt, reprit Lubin, que nous avons dû trébucher.

 

– Et ces ombres que nous avons aperçues ? Et ces griffes qui se sont promenées sur mon corps ?

 

– Illusions et chimères ! fit Lubin en se relevant. Quoi qu’il en soit, nous sommes sains et saufs. C’est l’essentiel.

 

– Oui ; mais l’émotion…

 

– Raison de plus pour nous hâter vers ce joli cabaret.

 

Quelques instants plus tard, les deux moines entraient en effet dans ce que frère Lubin appelait un joli cabaret et qui n’était guère qu’une taverne borgne.

 

Thibaut et Lubin vidèrent consciencieusement leurs deux bouteilles : une chacun, ce n’était pas de trop.

 

Puis ils appelèrent l’hôtelier, figure sinistre qui les avait accueillis avec une grimace de jubilation, tant étaient rares les clients.

 

– Cela fera deux livres, dit cet homme.

 

– C’est cher, fit Thibaut, mais enfin…

 

Et il se fouilla. Le cabaretier tendait la main. Frère Thibaut se fouilla longtemps, et ayant confessé en pâlissant qu’il avait perdu sa bourse, ce fut au tour de Lubin de se fouiller.

 

Mais l’opération ne fut pas plus fructueuse de ce côté.

 

– Volés ! murmura Lubin.

 

– Dépouillés ! gémit Thibaut.

 

– Mon argent ! gronda le cabaretier.

 

Les deux moines se levèrent ensemble, et, selon leur coutume en pareille occurrence, se mirent à bénir à tour de bras tout en battant en retraite vers la porte. Mais ce cabaretier était sans doute un païen de la pire espèce car, loin de courber la tête sous les bénédictions des deux moines, il s’élança vers un balai qu’il saisit et leva avec une promptitude qui parut aux moines du plus mauvais augure…

 

– Oseriez-vous bien frapper des religieux ? s’écria Lubin.

 

– Mon argent ! hurla le cabaretier.

 

– Nous n’en avons pas, hélas, mon frère ! Ces mots n’eurent pas été plutôt prononcés que le balai s’abattit avec un bruit sourd sur le dos de Lubin, puis sur celui de Thibaut. Le cabaretier enragé frappait comme un sourd. Et plus les moines criaient, plus il frappait. Tant et si bien que le manche du balai se brisa enfin, et que, d’une dernière bourrade, le cabaretier envoya rouler au milieu de la rue les tristes frères confus, épouvantés, hagards et n’y comprenant goutte…

 

XLVI

LES SUITES DE CETTE AVENTURE

 

Fanfare et Cocardère avaient franchi les ponts et s’étaient installés dans une taverne où ils étaient sûrs de trouver bon accueil et n’avaient aucune indiscrétion à redouter, – la taverne étant un rendez-vous d’argotiers.

 

Là ils se partagèrent séance tenante la bourse que Loyola avait donnée aux moines, et le contenu de leurs escarcelles.

 

– Puisse Lucifer nous envoyer tous les jours des moines à dévaliser ! murmura Fanfare. Nous voilà riches… Qu’allons-nous faire, mon compère ?

 

– Dîner d’abord ! répondit Cocardère qui, exhibant un écu de six livres et le montrant de loin au cabaretier, commanda aussitôt un somptueux festin.

 

Après le plantureux dîner qui les dédommageait enfin du long carême auquel les avait condamnés une impitoyable fatalité, les deux fripons se regardèrent avec ce sourire de béatitude qui devrait être réservé, s’il y avait une justice ici-bas, aux honnêtes gens à qui leur conscience et la loi ne reprochent rien, ou presque rien.

 

– Qui diable eût jamais pu supposer que les dignes frères étaient si riches ! dit Fanfare.

 

– M’est avis, répondit Cocardère, que l’homme noir est pour quelque chose dans cette richesse-là…

 

– L’homme noir ?…

 

– Oui ; celui qui est sorti avec les moines de la maison du Trou-Punais…

 

– Ah ! ah ! Ce serait donc quelque riche seigneur qui emploierait frère Lubin et frère Thibaut ?

 

Cocardère secoua la tête :

 

– Je le crois plutôt homme d’église…

 

– Bon. Mais à quoi peut-il bien employer de pareils imbéciles ? Ce serait nous, je ne dis pas…

 

– Peut-être, dit Cocardère, à des besognes que nous n’accepterions pas, nous autres truands !…

 

– Un exemple ?

 

– Que sais-je, moi !… As-tu entendu l’homme ?

 

– Non ; je n’écoutais pas, je regardais.

 

– Moi, j’ai regardé et écouté.

 

– Que disait donc l’homme ?

 

– Il recommandait aux moines de ne rien oublier ; et l’un d’eux a répondu qu’il saurait bien jurer qu’il avait trouvé les livres chez l’imprimeur…

 

– L’imprimeur !… S’agirait-il de maître Dolet ?

 

– Peut-être bien. Il faut que nous rapportions cette conversation à Lanthenay. Tu sais combien il est désespéré depuis l’arrestation de maître Dolet… Et celui-ci n’est-il pas accusé, dit-on, d’avoir imprimé de mauvais livres ?…

 

– Qu’est-ce que cela peut bien être que des mauvais livres ?…

 

– Ça ne nous regarde pas. Ce qui nous regarde, c’est le bonheur et le malheur de ceux qui ont risqué leur vie pour nous… Pour Manfred et Lanthenay, je me ferais hacher… Or, le moine a parlé d’un imprimeur et de livres. S’il ne s’agit pas de maître Dolet, je serai bien surpris.

 

– Allons donc à l’instant tout raconter à Lanthenay… Voici justement Tricot, il va nous conseiller.

 

– Tricot ! cria Fanfare, viens boire avec nous.

 

– Quel bourgeois avez-vous dévalisé, méchants gueux ? fit Tricot en riant.

 

– Ce n’est pas un bourgeois, dit Cocardère. Mais peu importe. Nous avons de quoi payer notre écot et le tien.

 

– Voilà qui va bien, répondit Tricot en s’asseyant près de Cocardère et en vidant d’un trait le verre que celui-ci venait de remplir.

 

– Mais ce n’est pas tout, reprit Cocardère.

 

– Bah ! fit ironiquement Tricot ; auriez-vous découvert un moyen de dévaliser le couvent des Minimes[16] ?

 

– Non pas !

 

– Ou de battre monnaie comme le roi de France ?

 

– Encore moins… Mais écoute… Il s’agit d’un ami… un frère… bien qu’il ne soit pas des nôtres.

 

– Qui cela ? fit Tricot en fronçant les sourcils.

 

– Lanthenay !

 

Tricot pâlit un peu et ses sourcils se froncèrent.

 

– Ah ! oui, un frère, dit-il. Eh bien ?

 

Cocardère raconta en détail l’expédition qu’il venait d’accomplir si brillamment avec son compère Fanfare.

 

Il n’omit rien, hormis toutefois le total de la somme, insistant surtout sur les paroles qu’il avait surprises.

 

Tricot avait écouté avec une profonde attention.

 

– Tout cela me paraît de peu d’importance, finit-il par dire.

 

– Ainsi, ton avis est qu’il est inutile de prévenir Lanthenay ?

 

– Je ne dis pas cela ! Fais comme tu voudras… Je dis seulement que la chose me paraît insignifiante… Adieu… J’ai affaire dehors.

 

Et Tricot, se levant sans précipitation, fit lentement le tour de la salle, puis sortit.

 

– Eh bien, dit alors Cocardère, je ne suis pas de l’avis de Tricot.

 

– Pourtant, Tricot est un rude homme…

 

– Oui, c’est un malin ; mais il n’est pas infaillible, et je crois que cette fois il se trompe. Allons tout dire à Lanthenay !…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

On a vu qu’Ignace de Loyola avait pris le chemin de l’Université.

 

Mais bientôt, bifurquant à main droite, il redescendit vers la Seine et s’avança vers le Petit-Châtelet.

 

Loyola marchait lentement, tête basse, Il méditait…

 

Depuis qu’il avait arraché à la faiblesse de François Ier l’ordre qui mettait Étienne Dolet à sa merci, le moine n’avait pas encore pris de résolution ferme.

 

Seulement, dans cette journée même, il s’était rendu à la Conciergerie et avait prévenu messire Gilles Le Mahu qu’il ferait le lendemain une visite au prisonnier.

 

En même temps il avait exhibé l’ordre signé par le roi.

 

Puis il avait posé au sujet de Dolet diverses questions auxquelles M. Le Mahu avait répondu de son mieux.

 

En s’en allant, Loyola avait simplement ajouté :

 

– Pour la visite que je vais lui faire, il serait bon que le prisonnier fût placé dans un cachot convenable.

 

– Ce sera fait, révérend père… avait répondu Le Mahu.

 

Loyola avait hésité un instant, puis il avait dit :

 

– Je serai peut-être accompagné de quelqu’un…

 

– Seule ou accompagnée, Votre Révérence sera la bienvenue.

 

– À propos, y a-t-il une chambre de question à la Conciergerie ?

 

– Comment donc ! Il y a tout ce qu’il faut…

 

Et Le Mahu s’était redressé avec fierté.

 

– Bien, bien… avait dit Loyola avec indifférence.

 

Nous suivrons maintenant le moine dans sa promenade nocturne. Il méditait et réfléchissait aux questions qu’il poserait le lendemain à Étienne Dolet, aux aveux qu’il désirait obtenir, et, méthodiquement, préparait l’ordre de l’entretien qu’il voulait avoir avec le prisonnier.

 

Il était neuf heures lorsque Loyola pénétra dans une ruelle qui avoisinait le Petit-Châtelet et s’arrêta devant une maison à un seul étage et d’apparence assez pauvre.

 

Il leva le marteau de fer qui attenait à la porte. Un judas s’ouvrit.

 

– Que demandez-vous ? fit une voix rude.

 

– Maître Ledoux.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Cela ne vous regarde pas ; je veux parler à maître Ledoux, par ordre du roi.

 

Le judas se referma. Loyola entendit un bruit de verrous et de chaînes qu’on décrochait. Enfin la porte s’entr’ouvrit.

 

– Entrez ! dit l’homme.

 

Loyola entra et se trouva dans une allée au bout de laquelle, conduit par l’homme, il pénétra dans une vaste salle.

 

– Maître Ledoux ? demanda le moine.

 

– C’est moi ! dit l’homme.

 

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, petit, trapu, avec un cou de taureau, des mains énormes et une figure bestiale couverte d’une barbe embroussaillée.

 

Cet être représentait un symbole de force brutale.

 

De l’homme, l’examen de Loyola passa à la salle.

 

Il paraît que celui qu’on appelait maître Ledoux était frileux. Devant la cheminée, il y avait un banc de bois à dossier. Au milieu de la salle, il y avait une table sur laquelle traînaient les restes du dîner de maître Ledoux.

 

Mais ce qui attirait invinciblement le regard dans cette salle, ce qui captivait l’attention du visiteur en lui donnant une impression pénible, difficile à supporter, c’étaient les murs. Ces murs étaient peints en rouge sang de bœuf.

 

Tout autour de la salle et le long des murs, courait une bande de bois également rouge, sur laquelle, de distance en distance, étaient plantés des clous.

 

Et à ces clous étaient accrochés en bon ordre une foule d’ustensiles proprement tenus ; car ils brillaient, et les flammes du foyer y jetaient des éclairs rouges.

 

C’était toute une collection de haches.

 

Il y en avait d’énormes, à double tranchant ; il y en avait de petites, massives et lourdes. C’étaient des tenailles de toutes dimensions, des marteaux d’une forme bizarre, de larges épées… Tout cela luisait et grouillait.

 

L’homme regardait son visiteur en dessous, avec une sorte de timidité farouche. Les yeux de Loyola se ramenèrent enfin sur maître Ledoux.

 

– Il est possible qu’on ait besoin de vous demain.

 

– Montrez-moi d’abord l’ordre, fit l’homme sourdement. Loyola déplia un papier que l’homme lut à la lueur du foyer. Car il n’y avait dans la salle ni lampe ni flambeau quelconque.

 

– C’est bien ! dit Ledoux en rendant le papier à Loyola.

 

– Il s’agit, dit celui-ci, de quelque chose de très grave. Le prisonnier est d’importance…

 

Ledoux fit un geste qui signifiait clairement que, pour lui, tous les prisonniers se ressemblaient.

 

– Il s’agira de procéder en douceur, reprit Loyola.

 

Ledoux eut un sourire terrible.

 

– Je connais mon métier, dit-il.

 

– Ainsi, vous serez prêt ?

 

– Je suis toujours prêt du moment que j’ai l’ordre.

 

– Quelqu’un viendra vous chercher. Vous le suivrez… il vous conduira…

 

– À quoi le reconnaîtrai-je ?

 

– Il vous dira : Au nom du chevalier de la Vierge. Ledoux s’inclina. Et Loyola sortit après avoir jeté un dernier regard sur Ledoux.

 

Dans ce regard, il y avait comme une étrange sympathie.

 

Lentement, Loyola reprit le chemin du Trou-Punais.

 

Il y arriva vers dix heures et demie.

 

Tout rêveur, il s’engagea dans l’allée de la maison et ouvrit la porte du logis qu’il s’était choisi.

 

Étant entré, il voulut refermer la porte derrière lui ; elle résista. Loyola se retourna et se vit en présence d’un homme couvert d’un manteau, la toque enfoncée sur les yeux. Loyola était d’une bravoure audacieuse.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il froidement.

 

– Vous parler, monsieur de Loyola, répondit l’inconnu.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Le fils d’Étienne Dolet !

 

XLVII

ENTRETIEN

 

L’homme qui venait de parler ainsi poussa alors le verrou de la porte et se défit de son manteau, qu’il jeta sur une chaise.

 

– J’ignorais, dit Loyola sans que la moindre émotion se manifestât dans son attitude, j’ignorais que M. Étienne Dolet eût un fils…

 

– Je vais vous expliquer, monsieur, pourquoi j’emploie ce terme, dit le jeune homme avec une froideur menaçante.

 

Loyola ne le connaissait nullement. Mais il admira en connaisseur la taille souple, les yeux audacieux de Lanthenay, que nos lecteurs ont deviné à ses premières paroles.

 

– Je prévois, dit alors Loyola, que notre conversation pourra peut-être se prolonger quelque peu. Veuillez donc vous asseoir.

 

Mais Lanthenay refusa d’un signe de tête, et se contenta d’appuyer sa main nerveuse au dossier du fauteuil.

 

En même temps, avec une rapidité qui prouvait qu’il avait l’habitude de cette manœuvre, Loyola s’était dépouillé de sa robe de moine qu’il laissa tomber et repoussa du pied dans un coin. Il apparut alors en cavalier, la poitrine couverte d’une cuirasse en peau de daim, botté, l’épée au côté, et sa main, négligemment, se mit à jouer avec le manche en argent bruni d’un poignard qu’il portait à la ceinture.

 

– Permettez-moi, dit-il, d’user du droit qu’a tout homme fatigué de s’asseoir en un bon fauteuil…

 

Il se jeta en effet dans un fauteuil, croisa les jambes, fixa un regard ironique sur Lanthenay, et dit :

 

– Je vous écoute, monsieur… bien que votre façon de vous présenter chez les gens, surtout à pareille heure, soit plutôt insolite. Qu’avez-vous à me dire ?

 

– Monsieur, dit Lanthenay, je vois que vous essayez de surprendre sur mon visage l’étonnement que vous supposez que je dois éprouver à voir surgir un cavalier…

 

– Alors que vous pensiez trouver un religieux sans défense ?

 

– Je pensais en effet trouver un vil frocard ; l’étonnement que vous espériez existe sous forme d’une joie réelle ; je vois, monsieur, que je pourrai vous tuer sans remords.

 

– Ah ! ah ! Vous êtes donc venu dans l’intention de me tuer ?

 

– Oui, dit nettement Lanthenay… à moins, cependant, que nous ne nous entendions…

 

– J’en doute, mon cher, dit tranquillement Loyola qui, avec la pointe de son poignard qu’il venait de dégainer, grattait paisiblement ses ongles… Mais vous vous annonciez comme le fils de M. Dolet ?…

 

– Vous allez comprendre la valeur de ce terme, monsieur de Loyola. Étienne Dolet est mon maître vénéré. C’est lui qui m’a instruit. Je lui dois le peu que je sais. À force de l’écouter, monsieur, ce flambeau de science a fini par jeter quelques lueurs dans les ténèbres de mon ignorance… Mais ce n’est pas tout… L’illustre savant a une fille que j’aime et qui m’aime… La date de notre mariage était déjà fixée. Cet amour, monsieur, était ma seule raison de vivre. Le grand homme que vous avez fait jeter à la Conciergerie avait daigné m’accepter pour gendre et m’avait ouvert sa maison. J’étais de la famille. Comprenez-vous, maintenant, que j’aie le droit de me dire le fils d’Étienne Dolet ?…

 

– Je ne vous conteste pas ce droit, monsieur…

 

– Je m’appelle Lanthenay.

 

– Lanthenay ? fit Loyola avec un singulier sourire. Il me semble avoir entendu parler de vous… Attendez donc… mais oui, par M. le comte de Monclar !

 

– C’est possible, dit froidement Lanthenay.

 

– Le grand prévôt s’intéresse à vous, jeune homme ; c’est d’ailleurs sa fonction de s’occuper activement de tout ce qu’il y a à Paris de truands, argotiers et spadassins. Je vois en outre que M. Dolet avait eu la main heureuse dans le choix d’un gendre. À la fille d’un tel hérétique, il ne fallait qu’un truand pour mari. Tout cela s’harmonise admirablement. Oui, oui, monsieur Lanthenay, qui sortez de la Cour des Miracles, vous êtes bien le digne fils de M. Dolet qui est à la Conciergerie. Tout cela se touche…

 

Lanthenay avait écouté sans un geste d’impatience.

 

– Monsieur de Loyola, dit-il lorsque le moine espagnol eut fini de parler, tout à l’heure, vous ai-je assuré, j’ai éprouvé une véritable joie en constatant que vous n’étiez pas le simple moine que je croyais trouver. Je vous affirme que lorsque je vous ai vu une épée et un poignard, j’ai été aussi très rassuré. Que voulez-vous ? La conscience d’un truand a de ces bizarreries. Maintenant, monsieur, laissez-moi vous dire que j’éprouve une joie plus grande encore…

 

– Et la cause de cette joie ?

 

– En venant vous trouver, je m’attendais à voir un moine, mais un moine d’intelligence supérieure. On m’avait dit, Dolet lui-même m’avait affirmé que Loyola était un homme d’envergure… Or, monsieur, vous cherchez à m’écraser par un mépris apparent que vous n’éprouvez pas. Vous tirez entre le nom du grand prévôt et le mien un trait d’union qui a la prétention d’être mortifiant. Je vous vois donc plus petit qu’on ne vous avait dépeint à moi. Vous êtes, monsieur, une intelligence ordinaire. De là ma joie. Car ce m’eût été un regret que de supprimer une vraiment haute et belle intelligence.

 

Loyola se mordit les lèvres et fit un geste.

 

– Au surplus, acheva Lanthenay, si vous étiez la belle intelligence qu’on suppose, vous choisiriez une autre philosophie que celle qui vous a attiré. Vous ne prêcheriez pas le meurtre des innocents qui ne croient pas ce que vous croyez ou feignez de croire…

 

– Jeune homme, dit gravement Loyola, n’abordez pas ces redoutables problèmes…

 

– Vous avez raison, monsieur. Et j’en viens au fait de ma visite. La haine que vous portez à Étienne Dolet…

 

– Je vous arrête là, s’écria le moine en se levant. Je n’ai point de haine contre Dolet…

 

– Monsieur, la plaisanterie a des bornes, et vous tombez dans l’odieux. Mais j’admets même que vous n’avez nulle haine contre mon malheureux maître. Oh ! Je sais tout ce que vous pourriez dire à ce sujet… Que l’intérêt seul de la religion vous pousse, que vos sentiments personnels ne comptent pas… Donc, c’est entendu, vous ne haïssez pas Dolet, et vous voulez le tuer… Eh bien, moi, monsieur, je ne vous hais pas, mais j’aime Dolet. Et je veux vous empêcher de l’assassiner…

 

– Et comment vous y prendrez-vous ?

 

– En vous faisant une proposition loyale.

 

– Voyons la proposition…

 

– Signez un ordre d’élargissement pour Dolet.

 

– Vous supposez donc que ma signature suffirait ?

 

– Non, monsieur. Mais si vous déclarez par écrit que vous avez commis un crime abominable en faisant porter par frère Thibaut et frère Lubin des livres que vous avez ensuite accusé le malheureux Dolet d’avoir imprimés… si vous déclarez cela loyalement, si vous ajoutez que vous vous repentez de ce crime monstrueux, et que vous suppliez le roi de France de faire relâcher Dolet innocent et honnête homme s’il en fût, si vous faites cela, monsieur, il est certain que mon maître et ami sera remis en liberté.

 

Loyola garda quelques instants un sombre silence.

 

– Est-ce là tout ? demanda-t-il. Si c’est tout, peut-être me rendrai-je à vos prières… Jeune homme, je suis touché de votre affection pour Dolet, de votre amour pour sa fille…

 

– Non, monsieur, ce ne serait pas tout, dit tranquillement le jeune homme, car vous seriez capable de signer le papier, et, dès que j’aurais le dos tourné, de courir prévenir M. de Monclar. Il faudrait consentir encore à me suivre jusqu’à une voiture qui nous attend sur le quai de Gloriette. Vous monteriez paisiblement dans cette voiture, et quatre de mes amis vous escorteraient jusqu’à une maison où vous demeureriez pendant quelques jours, c’est-à-dire pendant le temps nécessaire pour que Dolet soit mis en liberté et qu’il puisse gagner la frontière la plus proche…

 

– Et si je ne consens à rien de tout cela ?

 

– Alors, monsieur, je serai forcé de vous tuer.

 

– Qu’y gagnerez-vous ?

 

– D’avoir vengé votre victime.

 

Loyola se taisait, rêveur, examinant le jeune homme dont le visage calme ne trahissait aucune émotion.

 

– Décidez-vous, monsieur, dit Lanthenay.

 

– Je suis tout décidé, monsieur. Je refuse tout, et vous ne me tuerez pas.

 

En disant ces mots, Loyola fit un bond prodigieux pour s’élancer sur Lanthenay. Ses veux noirs flamboyaient, et un rictus de fureur, soulevant le coin de ses lèvres, découvrait ses dents blanches et aiguës.

 

– Meurs, gronda-t-il, comme mourra ton maître impie ! En même temps, le poignard s’abattit sur Lanthenay.

 

Mais celui-ci se jeta de côté.

 

L’arme ne fit que déchirer la manche de son pourpoint.

 

– Ah ! misérable ! cria-t-il. Et moi qui hésitais à te frapper !

 

En un clin d’œil, il avait tiré son épée.

 

Loyola, avec un rugissement de colère et de rage, jeta son poignard inutile et dégaina son épée.

 

Au même instant, les deux lames se touchèrent, et les deux adversaires, en garde, se mesurèrent du regard.

 

– À la bonne heure ! fit Lanthenay. Tout à l’heure, monsieur, vous aviez une figure d’homme… Vous étiez masqué, sans doute… maintenant vous avez une face de tigre, et cela vous va admirablement…

 

Loyola, cependant, attaquait avec furie… Le cliquetis des épées dura dix minutes.

 

Lanthenay, fidèle à une tactique qui lui avait déjà plus d’une fois réussi, laissait son adversaire s’épuiser, et, de temps à autre, l’excitait encore par quelque parole cinglante.

 

Tout à coup, il vit que Loyola commençait à faiblir. Son poignet se raidissait. Alors, ce fut à son tour d’attaquer.

 

Il le fit avec sa froideur habituelle et, coup sur coup, porta quelques bottes terribles. Loyola ne dut son salut qu’à un recul précipité.

 

L’instant d’après, il se trouva acculé dans un coin de la chambre. Lanthenay, sur une double feinte suivie d’un dégagé plus rapide que la foudre, se fendit à fond.

 

L’épée pénétra dans les chairs de l’épaule, qu’elle traversa, et sa pointe alla se briser contre la muraille.

 

Loyola demeura une seconde debout, sa main crispée sur la garde de son épée. Puis, tout à coup, il lâcha son épée, battit l’air de ses bras, et s’affaissa, inanimé…

 

Lanthenay essuya la lame tronquée de son épée teinte de sang. Il était aussi tranquille que si ce terrible drame ne se fût pas déroulé à l’instant même.

 

Seulement, il était un peu pâle en regardant Loyola.

 

– Je pense qu’il ne fera plus de mal à personne, murmura-t-il.

 

Il s’agenouilla, défit la cuirasse de peau et le pourpoint de Loyola, et découvrit la blessure.

 

La pointe avait pénétré au-dessus de la cuirasse et la lame avait traversé l’épaule de part en part. La blessure était terrible, bien qu’elle saignât à peine.

 

Lanthenay, de la main, chercha l’emplacement du cœur. Ce cœur battait à coups très lents et très faibles.

 

– Il vit encore ! pensa-t-il.

 

Et il demeura un instant pensif…

 

La tentation lui vint, violente, d’achever le blessé d’un coup de poignard. Pendant quelques secondes, il tourmenta le manche de sa dague… Puis, doucement, il repoussa dans le fourreau l’acier à moitié sorti.

 

– Non, dit-il presque à haute voix, ceci est au-dessus de mes forces…

 

Il hésita encore une minute.

 

– D’ailleurs, reprit-il, s’il n’est pas tout à fait mort, il n’en vaut guère mieux…

 

Et, pour se confirmer dans cette opinion, il posa à nouveau sa main sur le cœur du blessé. Cette fois, il écarta davantage le pourpoint. Dans ce mouvement qu’il fit, sa main, tout à coup, froissa un papier. Lanthenay s’en saisit, le déplia, le parcourut d’un regard, et contint à grand’peine le rugissement de joie qui montait à ses lèvres.

 

C’était le laissez-passer signé par François Ier.

 

– Dolet est sauvé ! murmura-t-il avec une puissante allégresse qui le lit trembler et pâlir.

 

Il jeta alors les yeux autour de lui, aperçut la robe de moine et le capuchon que Loyola avait repoussés du pied dans un coin. Il s’en saisit, roula le tout en un paquet, et s’élança au dehors.

 

XLVIII

TENTATIVE

 

Le lendemain, Lanthenay, revêtu de la robe de Loyola, le capuchon rabattu sur les yeux, se présentait à la porte de la Conciergerie. Au respect et à l’empressement des gardes, il comprit que Loyola avait dû faire des visites à la prison. Quelques instants plus tard, il se trouvait en présence de M. Gilles Le Mahu.

 

– Je vois, s’écria celui-ci, que Votre Révérence vient seule… Elle a renoncé à se faire accompagner comme elle en avait l’intention hier…

 

– Oui, dit Lanthenay.

 

– Mon révérend, désirez-vous voir le prisonnier ?

 

– Oui…

 

– Je vais vous accompagner…

 

– L’ordre que j’ai me donne pleins pouvoirs, dit alors Lanthenay en modifiant sa voix qu’il chercha à faire sourde le plus possible.

 

– En effet, mon révérend, répondit Le Mahu en ouvrant une porte. Pleins pouvoirs ! Excepté, toutefois, de faire sortir notre homme !

 

Et Le Mahu se mit à rire aux éclats.

 

– Tout ce que vous voudrez, répéta-t-il, excepté de l’emmener faire un tour sur les bords de la Seine…

 

Et comme la plaisanterie lui paraissait tout à fait réjouissante, il continua :

 

– D’ailleurs, mon révérend, vous tenez trop à sa santé. Le cher homme risquerait une fluxion de poitrine, par le froid qu’il fait…

 

Ayant ri copieusement, M. Le Mahu passa dans un corridor en disant :

 

– Je montre le chemin à Votre Révérence.

 

Lanthenay répondit par un signe de tête. Tous deux s’avancèrent, escortés de gardes.

 

– Je tiens à être seul avec le prisonnier, fit Lanthenay.

 

– Comme vous voudrez, mon révérend… mais c’est peut-être dangereux.

 

– J’ai des choses graves à dire…

 

– C’est bien… Si toutefois vous aviez besoin de secours… vous appelleriez en frappant fortement contre la porte…

 

– C’est cela…

 

– Selon le désir de Votre Révérence, j’ai mis le prisonnier dans un cachot convenable. Le drôle ne pourra pas se plaindre…

 

Lanthenay, cependant, notait soigneusement le chemin parcouru, comptait les pas, et fixait dans sa tête la topographie exacte de la prison.

 

– Vous l’avez changé de cachot ? dit-il en tressaillant.

 

– Oui, mon révérend.

 

– Eh bien, à dater d’aujourd’hui, il ne faut plus qu’il soit changé…

 

– Entendu, révérend père… Nous y sommes.

 

M. Le Mahu fit signe au porte-clefs. Celui-ci ouvrit une porte massive dont les verrous grincèrent.

 

– Entrez, mon révérend, dit Le Mahu à voix basse, et, au premier geste de cet homme, appelez !…

 

Lanthenay entra. La porte se referma, sans toutefois qu’on repoussât les verrous.

 

Le jeune homme écouta un instant, pour s’assurer que Le Mahu s’éloignait réellement, puis, se tournant vers Étienne Dolet, il laissa tomber son capuchon et tendit ses bras. Il fallut à Dolet toute la puissance qu’il avait sur lui-même pour ne pas jeter un cri qui les eût perdus tous les deux. Les deux hommes s’étreignirent silencieusement.

 

Puis Dolet entraîna Lanthenay dans l’angle de son cachot le plus éloigné de la porte.

 

Son premier mot, prononcé à voix basse, fut :

 

– Julie ?

 

– Désespérée, mais vaillante.

 

– Avette ?

 

– En bonne santé toutes deux !

 

– Comment as-tu fait ?

 

– J’ai tué Loyola.

 

Dolet eut un long frisson d’admiration pour l’homme qui, très simplement, continuait :

 

– Je l’ai tué, ou du moins mortellement blessé ; je lui ai pris un papier signé du roi et vous mettant à sa merci, je me suis revêtu de sa robe, et je suis venu…

 

– Ô mon fils ! mon fils ! murmura Dolet en étreignant la main de Lanthenay.

 

– Mais vous ? demanda celui-ci.

 

– Ne parlons pas de moi. J’ai horriblement souffert.

 

– Oui, reprit fiévreusement Lanthenay ; ne perdons pas de temps en paroles inutiles… Père… je suis venu pour vous sauver.

 

– Comment ?

 

Lanthenay se défit vivement de sa robe de moine et la présenta à Dolet. Celui-ci eut un nouveau regard d’admiration pour Lanthenay.

 

– Comme je suis fier de toi ! dit-il, et comme Je suis sûr que mon Avette sera heureuse avec toi !

 

– Vite, père !

 

Dolet haussa les épaules.

 

– Vous refusez !

 

– Oui…

 

– Vous êtes utile… moi, non !

 

– Tu es une vie humaine, j’en suis une autre, voilà tout.

 

Cela avait été bref, poignant, sublime.

 

Lanthenay comprit que jamais Dolet ne consentirait.

 

Et, à ce moment, cette pensée lui traversa l’esprit :

 

– Comment ai-je pu croire qu’il consentirait !

 

Il reprit :

 

– Il faut donc chercher un autre moyen.

 

– Oui, mon fils : n’importe quoi ; tout ce que tu voudras, excepté sauver ma vie en sacrifiant la tienne.

 

Lanthenay était livide.

 

– Père, il y a un moyen, finit-il par dire.

 

– Lequel ?

 

Lanthenay glissa un poignard dans la main de Dolet.

 

– Voici, dit-il rapidement. J’appelle. On vient ouvrir. Nous sortons ensemble en tuant tout ce qui s’oppose à notre fuite. Dehors, Manfred et vingt hommes résolus sont postés en face de la grande porte et nous attendent. Nous crions. Ils nous entendront, et, alors, ils se ruent sur la porte… Nous avons convenu tout cela cette nuit, pour le cas où vous n’accepteriez pas de sortir seul…

 

– Ce moyen me paraît assez raisonnable, dit froidement Dolet. Embrasse-moi, mon fils.

 

Dolet et Lanthenay échangèrent la suprême accolade. Puis, Dolet, le poignard à la main, demanda :

 

– Tu es prêt, mon fils ?

 

– Je suis prêt, père !…

 

– Eh bien, appelle !

 

Lanthenay marcha résolument à la porte sur laquelle il frappa à grands coups de poing.

 

– À moi ! à moi ! cria-t-il.

 

Aussitôt, des pas retentirent dans le corridor…

 

– Attention ! dit Lanthenay.

 

La porte fut violemment ouverte. Cinq ou six gardes apparurent.

 

– Place ! rugit Lanthenay qui s’élança, le poignard à la main.

 

Dolet bondit derrière lui.

 

– Arrête ! arrête ! vociférèrent les gardes.

 

Mais, profitant de la stupéfaction qui avait un instant paralysé les soldats, Dolet et Lanthenay s’étaient jetés dans le corridor en une course éperdue.

 

Lanthenay était un esprit méthodique. Ce qui s’était une fois gravé dans sa tête n’en sortait plus. L’itinéraire qu’il avait suivi avec Gilles Le Manu était rigoureusement présent à sa mémoire. Il n’eut pas une hésitation. Deux minutes plus tard, il arrivait, toujours accompagné de Dolet et toujours poursuivi par la meute hurlante des gardes, à un grand vestibule où se trouvait la porte de la prison…

 

À gauche de la porte, il y avait un corps de garde, et dans ce corps de garde, vingt soldats en armes.

 

Dolet et Lanthenay s’élancèrent vers la porte.

 

Les soldats en masse se jetèrent entre eux et cette porte, la hallebarde croisée. Gilles Le Mahu apparut effaré, tremblant et blême, balbutiant :

 

– Mon révérend… mon révérend…

 

– À nous, Manfred ! hurla Lanthenay.

 

À ce cri, il se fit un étrange mouvement dans la rue. Des gens de mauvaise mine qui rôdaient autour de la prison se ruèrent sur la porte. Manfred, en tête, tira sa large épée et se précipita en criant :

 

– Tue ! tue ! pille !

 

À ce moment, une troupe nombreuse de cavaliers déboucha au grand trot sur la rue.

 

À la tête de ces cavaliers galopait le grand prévôt.

 

XLIX

UN CAPRICE DE FRANÇOIS Ier

 

La veille de ce jour, pendant la nuit, se produisait un événement qu’il nous est impossible de passer sous silence.

 

Depuis quelques jours, depuis surtout, que Montgomery avait arrêté Triboulet pour le conduire à la Bastille – du moins selon le récit que le capitaine en fit au roi, et nous savons ce qu’il y avait de vrai dans ce récit – depuis quelques jours donc, Sa Majesté était plus morose que jamais. En effet, Monclar ne lui apportait aucune nouvelle de Gillette.

 

Le grand prévôt avait tout d’abord pensé à obliger Mme de Saint-Albans à dire ce qu’elle savait sur l’enlèvement de la duchesse de Fontainebleau. Au fond, il connaissait la réponse que lui ferait la vieille dame d’honneur.

 

Mais cette réponse, il la lui fallait officielle, afin de pouvoir accuser nettement la duchesse d’Étampes.

 

Monclar s’était donc rendu à la Bastille pour « interroger » Mme de Saint-Albans.

 

Soit que le gouverneur eût eu pitié de la pauvre femme, un peu folle mais pas méchante, soit qu’il eût subi d’occultes influences, Mme de Saint-Albans avait été placée dans une chambre très convenable, meublée d’un lit, un véritable lit, d’une table et d’un fauteuil.

 

De plus, la prisonnière avait permission de faire venir du dehors ses repas et toutes sortes de confiseries qu’elle adorait. La bonne vieille passait donc son temps à croquer des bonbons en attendant d’être délivrée, chose qui ne pouvait tarder, d’après l’assurance formelle que lui en avait donnée Mme la duchesse d’Étampes.

 

Or, dans la matinée même du jour où M. de Monclar avait pris la résolution de « questionner » la vieille dame, on avait apporté à la Bastille un panier de fruits pour elle. Et comme le gouverneur avait donné une fois pour toutes l’ordre de laisser entrer telles victuailles qu’il plairait à Mme de Saint-Albans de se faire envoyer, le panier de fruits avait été aussitôt porté à sa chambre.

 

Le grand prévôt était arrivé à la Bastille sur l’heure de midi et avait exposé au gouverneur qu’il avait l’intention de questionner un peu Mme de Saint-Albans.

 

– Pauvre femme ! avait murmuré le gouverneur.

 

Mais il avait aussitôt ajouté :

 

– À vos ordres, monsieur le comte. C’est l’heure du dîner de Mme de Saint-Albans, et je doute qu’elle soit satisfaite de ce supplément de repas que vous lui apportez.

 

Sur ce, le gouverneur avait donné l’ordre de tenir tout prêt dans la chambre des questions.

 

Le tourmenteur spécialement attaché à la Bastille s’était aussitôt rendu à son poste et avait commencé, en sifflotant un air de chasse, à faire chauffer les fers.

 

Pendant ce temps, M. de Monclar avait accompagné le gouverneur jusqu’à la chambre de la prisonnière.

 

– Si elle veut parler tout de suite, avait dit le gouverneur, qui était dans son genre une façon de philanthrope, cela lui évitera la peine de descendre dans la chambre des questions, qui est dans les sous-sols, et fort humide…

 

Le grand prévôt s’était incliné sans sourire, ce qui avait glacé net l’éloquence philanthropique du gouverneur. On avait ouvert la porte. Mme de Saint-Albans était assise à sa table et ne se leva pas lorsqu’on ouvrit la porte.

 

– Elle s’est endormie après son dîner ! dit le gouverneur.

 

Et il toucha la vieille dame à l’épaule. Mme de Saint-Albans ne bougea pas. Le gouverneur alors se pencha sur elle et la regarda. Il poussa un cri.

 

Mme de Saint-Albans était blanche comme la cire.

 

– Vite ; un médecin ! ordonna le gouverneur. Cette malheureuse se meurt !

 

Monclar se pencha à son tour.

 

Puis il se releva en disant froidement :

 

– C’est inutile : Mme de Saint-Albans est morte…

 

– Morte ! fit sourdement le gouverneur, réellement ému cette fois, à la pensée qu’on allait peut-être le rendre responsable de cet accident.

 

– Oui, dit Monclar avec le même flegme, elle est bien morte, allez ! Voilà la question terminée…

 

Il jeta un regard terne sur la table. Il aperçut le panier aux fruits. Un singulier sourire erra sur ses lèvres minces.

 

– Quel malheur ! se lamentait le gouverneur. Croyez bien, monsieur le grand prévôt, que tout a été fait, cependant, pour que la prisonnière n’eût pas trop à souffrir.

 

– Voilà de beaux fruits ! dit froidement Monclar en désignant le panier qui était sur la table.

 

Le gouverneur fixa un profond regard sur le grand prévôt. Mais le visage de celui-ci était impénétrable.

 

– Quand les a-t-on apportés ? continua Monclar.

 

– Ce matin même ! dit un garde ; j’étais au poste quand on a remis le panier à la geôle…

 

– Et qui les a apportés ?

 

– Un jeune homme…

 

– Brun ? les yeux en dessous ? les cheveux noirs ?

 

– C’est cela même, monseigneur.

 

– Tite ! songea Monclar. Ah ! Mme d’Étampes, avec un pareil secret, je me charge de vous conduire où je voudrai !…

 

Il reprit à haute voix :

 

– Et ce jeune homme a-t-il dit de quelle part il apportait ces fruits à Mme de Saint-Albans ?

 

– Non, monseigneur. Il a simplement remis le panier.

 

– Personne n’a mangé de ces fruits ?

 

– Non, monseigneur.

 

– Monsieur le gouverneur, dit Monclar, je vous conseille vivement de n’y pas goûter…

 

– Monsieur le comte, balbutia le gouverneur, vous croyez donc…

 

– Chut ! Je ne crois rien. Je vous conseille simplement de faire disparaître ces fruits.

 

– Qu’on porte cette corbeille chez moi ! ordonna le gouverneur. Je détruirai moi-même ces fruits dans le feu…

 

Un garde s’empara de la corbeille, et, non sans précaution, l’emporta…

 

Monclar sortit alors, suivi du gouverneur qui répétait :

 

– Pauvre femme !… Et quel malheur !…

 

– Oui, fit le grand prévôt… juste le jour où j’avais besoin de l’interroger…

 

– Mon cher comte, dit le gouverneur avec inquiétude, vous ne pensez pas que j’y sois pour quelque chose ?

 

– Allons donc !… vous plaisantez… la Saint-Albans est morte, il n’y a qu’à l’enterrer, voilà tout !

 

– Oui, voilà tout ! appuya joyeusement le gouverneur.

 

Monclar se rendit au Louvre.

 

– Mme la duchesse d’Étampes l’échappe belle ! songeait-il.

 

En passant dans un corridor, devant une porte entrebâillée, il sembla au grand prévôt qu’il entendait comme un murmure de voix derrière cette porte.

 

Curieux par tempérament et par métier, Monclar poussa doucement la porte et passa la tête dans l’entrebâillement.

 

Au fond de la pièce, dans une embrasure de fenêtre, deux personnes causaient à voix basse. Monclar tressaillit : de ces deux personnes, l’une était la duchesse d’Étampes, et l’autre Alais le Mahu, cet officier subalterne que nous avons vu à l’œuvre.

 

– Voilà qui est curieux, pensa le grand prévôt.

 

Il retira sa tête et écouta attentivement. Mais quelle que fût sa bonne volonté, il ne put entendre un seul mot de ce qui se disait. Un mouvement, un froufrou de la robe soyeuse de la duchesse indiqua au comte que l’entretien était terminé. Il se glissa rapidement le long du corridor, et, lorsque la duchesse sortit, il avait disparu au détour du fond.

 

Le grand prévôt ruminait :

 

– Quel lien peut-il y avoir entre ce Le Mahu, pauvre diable, et la puissante duchesse ? Cet homme est à vendre au plus offrant… Est-ce que la duchesse est en train de l’acheter ? Pour quelle besogne ? Le drôle est sans conscience et sans scrupule, capable de tout… Ou plutôt, ne l’a-t-elle pas déjà acheté ? Mais pourquoi ?

 

Tout à coup, le grand prévôt se frappa le front et sourit.

 

– C’est enfantin, se dit-il. Le Mahu était le valet de cœur de la vieille Saint-Albans ! Maintenant je reconstituerais l’enlèvement de Gillette comme si j’y avais assisté.

 

Et lorsqu’il se trouva en présence du roi, Monclar put lui dire :

 

– Sire, Mme de Saint-Albans est morte ce matin d’une colique ; je n’ai donc pu lui faire appliquer la question, mais j’ai sous la main quelqu’un qui en sait probablement autant qu’elle, et ce quelqu’un parlera.

 

Le roi répondit par un geste de presque indifférence.

 

François Ier renonçait-il donc à retrouver Gillette ?

 

Nullement. Plus que jamais il était épris d’elle, et le trouble où le jetait la question assez obscure de savoir si elle était bien sa fille ne faisait que l’exciter davantage.

 

Le roi songeait à Gillette… Mais il songeait aussi à une autre : le roi était amoureux… Le roi avait un caprice !

 

Vers neuf heures du soir, selon leur habitude, La Châtaigneraie et d’Essé entrèrent dans la chambre de François Ier. Quant à Sansac, il avait disparu. Seuls, ses deux amis eussent pu dire ce qu’il était devenu, mais ils gardaient à ce sujet un silence obstiné.

 

Bassignac, premier valet de chambre, achevait d’habiller le roi qui était préoccupé.

 

Un caprice d’amour était pour lui une grande affaire.

 

– Venez, messieurs, dit-il, quand il fut prêt.

 

– Où allons-nous, sire ? demanda La Châtaigneraie.

 

– Où nous avons été hier, où nous avons été avant-hier…

 

D’Essé et La Châtaigneraie se regardèrent en souriant.

 

Les trois hommes sortirent du Louvre par une porte dérobée dont le roi avait seul la clef et s’acheminèrent aussitôt vers l’église Saint-Eustache. Le roi mit bien une demi-heure à franchir l’espace qui sépare le Louvre de Saint-Eustache, et qui demande cinq minutes…

 

Il réfléchissait profondément.

 

Et toutes ses réflexions se résumèrent par ce mot :

 

– Pardieu, messieurs, il n’est duchesse ni princesse qui m’ait résisté comme cette ribaude !

 

– C’est qu’elle ne sait pas à qui elle a affaire, sire !

 

– Et je veux qu’elle continue à l’ignorer.

 

– Bien, sire… mais nous sommes arrivés…

 

Le roi leva la tête et se vit devant une porte close. Il eut un frémissement qui l’agita de la tête aux pieds.

 

– Par Notre-Dame, fit-il en essayant de sourire, je tremble comme à mon premier rendez-vous !

 

Et il frappa lui-même du poing avec violence… La porte s’ouvrit aussitôt. On entendit des éclats de rire, des chants d’ivrogne… Le roi était chez la Maladre !

 

– Entrez, mes jeunes seigneurs ! fit une voix de femme. Au mot de jeunes, François Ier se redressa en souriant.

 

– Mettez-nous en quelque coin où nous soyons tranquilles, dit-il.

 

La femme ouvrit une porte, et les trois hommes entrèrent dans une pièce presque luxueusement meublée.

 

– C’est la chambre des princes ! dit la femme avec un sourire empressé.

 

– Oh ! oh ! fit François Ier, mais pour nous, pauvres gentilshommes de province, c’est trop beau !

 

– Bah ! entrez tout de même…

 

– C’est bon. Apporte-nous du vin…

 

– Et qu’il nous soit servi par la main des grâces ! dit La Châtaigneraie.

 

Ils s’installèrent dans des sièges larges et bas, dont le bois était garni de coussins de velours.

 

– Par la Mort-Dieu, le cœur me bat ! dit François.

 

– Mais c’est donc un véritable amour, sire ? dit d’Essé.

 

– D’abord, mon cher, n’oubliez pas que ce mot est de trop ici ; je suis un pauvre gentilhomme ; ensuite, pourquoi ne serait-ce pas de l’amour ? Ce cou flexible, ces seins de neige, ces beaux bras si admirablement tournés… pourquoi ces choses merveilleuses ne m’inspireraient-elles point de l’amour ? Eh ! messieurs, qu’est-ce que l’amour, sinon un perpétuel recommencement du désir ! Or, je désire cette femme, je la… mais la voici !

 

Trois femmes entraient en effet à ce moment dans la pièce. L’une d’elles s’appelait Mésange ; la deuxième, Fauvette. Leurs costumes n’avaient rien de cette réserve qui peut effaroucher des hommes en joie. Leurs robes légères et soyeuses ne tenaient qu’à une agrafe. En sorte qu’à peine assises sur les genoux de La Châtaigneraie et de d’Essé, elles se trouvaient à moitié dévêtues. On les entendit aussitôt rire gentiment en versant du vin blanc dans les gobelets d’étain des gentilshommes.

 

En effet, Mésange et Fauvette ne s’y étaient pas trompées : elles avaient été tout droit à d’Essé et à La Châtaigneraie, laissant leur compagne se diriger vers le troisième gentilhomme.

 

Pour en finir tout de suite avec cette scène sur laquelle nous ne saurions insister et que notre seul désir d’être exact nous oblige à esquisser, disons que cinq minutes plus tard, les deux folles créatures avaient disparu avec leurs compagnons. Peut-être les deux gentilshommes s’étaient-ils arrangés pour que le roi fût libre le plus tôt possible…

 

Quant à la troisième jeune femme, elle s’était assise en face de François. Elle était masquée d’une sorte de loup noir. Mais ce masque de velours ne servait qu’à rehausser l’éclat de ses lèvres et la blancheur neigeuse de son sein qui était à découvert.

 

D’admirables cheveux blonds tombaient sur ses épaules nues et lui faisaient un manteau que lui eût envié Diane de Poitiers, pourtant si fière de sa magnifique chevelure.

 

Comme nous l’avons dit, cette femme s’était assise en face de François Ier, et non près de lui.

 

Le roi s’était soulevé, avait salué avec cette altière bonne grâce qui ne l’abandonnait jamais devant une femme, et saisissant la petite main de la femme masquée, avait déposé un ardent baiser sur le poignet délicat. Puis il se rassit, saisit le broc d’étain rempli de vin blanc qu’elle avait apporté, et versa lui-même à boire dans les gobelets.

 

– Ces mains adorables ne sont point faites pour servir, dit-il.

 

– Ah ! monsieur, vous me parlez comme à une duchesse, et je ne suis pourtant qu’une humble bourgeoise…

 

– Une bourgeoise ! exclama le roi.

 

– C’est trop encore, n’est-ce pas ?… Je dirai donc une malheureuse ribaude…

 

– Non, non, ma belle enfant ! Vous n’êtes point une ribaude. Vos manières, vos paroles aisées, le son de votre voix si douce malgré le soin que vous prenez de la travestir, comme vous masquez votre visage, tout me prouve que vous êtes femme de qualité…

 

– Peut-être ! dit gravement la femme.

 

– Mais ne consentirez-vous point à retirer ce masque ? Ne m’admettrez-vous pas au bonheur de contempler votre beauté ?…

 

– Non, monsieur, c’est un vœu que j’ai fait de demeurer masquée…

 

– Toujours ?…

 

– Non pas ! Ce serait trop cruel ! dit la femme en riant.

 

– Oui ! Cruel pour ceux que vous privez ainsi d’un admirable spectacle…

 

– Je suis belle, en effet, dit tranquillement l’étrange ribaude ; mais rassurez-vous, monsieur, mon vœu prend fin dans quelques heures…

 

– Dans quelques heures !… Ah ! si j’étais roi, madame, je donnerais jusqu’à ma couronne pour être celui qui dénouera les cordons de ce masque et le fera tomber !

 

La ribaude éclata de rire.

 

– Vous riez, méchante ? dit le roi.

 

– Je ris parce qu’on m’a si souvent dit des choses de ce genre ! Il est étonnant, monsieur, que les hommes emploient pour nous séduire les mêmes expressions, ou presque…

 

– Mais vous, madame, parmi ceux qui vous ont fait de pareilles déclarations, n’en avez-vous aimé aucun ?

 

– J’en ai aimé un, répondit la ribaude en redevenant grave, un seul.

 

– Mort-diable ! Que n’ai-je été celui-là !…

 

La ribaude eut un étrange sourire.

 

– Et cet homme si heureux, comment s’appelait-il ? fit François Ier.

 

– Tenez-vous beaucoup à le savoir ? demanda-t-elle coquettement.

 

– Si j’y tiens ! Le nom d’un rival est aussi important au cœur de qui aime que le nom de la maîtresse !

 

– Eh bien, mon gentilhomme, je n’ai jamais su son nom… je ne connais que son prénom… il s’appelait François.

 

– François !… Mais moi aussi je m’appelle François !

 

– Comme mon amant !… Comme le roi de France !…

 

– Oui, ma belle enfant… Comme le roi… Et je suis sûr que le roi voudrait pousser plus loin la similitude de situation… s’il avait l’heur de vous connaître… Mais revenons à cet homme… à ce François… Vous ne l’aimez plus ?

 

– Il est mort ! dit la ribaude d’une voix qui fit tressaillir le roi.

 

Et elle ajouta :

 

– Je l’ai tué.

 

Le roi tressaillit. En même temps, elle vida d’un trait son gobelet de vin et François Ier surprit un éclair dans les yeux de la ribaude qui flamboyèrent au fond de leurs trous de velours noir. Mais loin d’avoir abattu sa passion, cet incident ne fit que l’exciter. Cette femme avait tué !… C’est qu’elle devait éprouver de bien violentes passions !

 

– Vous l’avez tué, dit-il en saisissant par-dessus la table la main de la femme masquée ; et vous me dites cela simplement… Savez-vous que vous êtes bien imprudente…

 

– Comment cela, monsieur ?

 

– Si, par hasard, au lieu d’être le pauvre gentilhomme que vous supposez… j’étais…

 

– Eh bien ? dit-elle avidement.

 

– Si j’étais le grand prévôt, par exemple ?

 

Elle éclata de rire.

 

– Que feriez-vous donc ?

 

– Mais il me semble que mon devoir serait de vous arrêter séance tenante ; votre procès serait instruit, et, dans une quinzaine, ce corps si charmant, cet adorable corps que j’ai là devant mon admiration, se balancerait au bout de l’une des cordes de Montfaucon !

 

Ce fut au tour de la ribaude de tressaillir.

 

– Montfaucon ! murmura-t-elle sourdement.

 

Mais se remettant aussitôt, elle ajouta :

 

– En ce cas, monsieur, vous seriez presque aussi lâche que le François dont je vous parle…

 

– Remarquez bien, ma belle enfant, que j’ai dit : Si j’étais le grand prévôt… Heureusement, je ne suis pas le grand prévôt, ni rien d’approchant, et le secret que vous m’avez confié est aussi en sûreté dans ma conscience que dans votre cœur. D’ailleurs, fussé-je même le grand prévôt, que j’aimerais mieux trahir mon devoir…

 

– Ah ! fit-elle avec une sombre ironie, on voit que vous êtes galant homme !

 

– Et vous dites, reprit le roi, que votre amant a été lâche ?…

 

– Ai-je dit cela ?

 

– Il me semble…

 

– Si je l’ai dit, cela est… bien que le terme de lâche soit encore trop pauvre pour exprimer mon sentiment…

 

– Oh ! oh ! que vous a donc fait ce pauvre homme ? s’écria François Ier en riant. Sans doute il fut volage ?…

 

– Vous voulez savoir ce qu’il m’a fait ? Eh bien, je vais vous le dire… Puisque j’ai commencé une confidence, il faut que je l’achève… Et puis… vous me plaisez… achevât-elle languissamment.

 

– Mort-Dieu ! si cela était !…

 

Et François Ier, ivre de passion, attira à lui la ribaude qui, cette fois, résista faiblement. L’instant d’après, elle se trouvait assise sur ses genoux, ses bras noués autour du cou du roi… et leurs lèvres s’unirent dans un baiser violent…

 

– Tu m’aimes donc un peu ? demanda le roi, palpitant.

 

– Je vous l’ai dit… vous me plaisez, voilà tout.

 

– Viens ! oh ! viens !…

 

– Non !

 

– Mais je t’aime, moi ! Mais je te veux !… Viens.

 

– Tout à l’heure ! Vous ne voulez donc pas entendre mon histoire ?…

 

– Ah ! oui, ton histoire… que m’importe ! Princesse ou ribaude, Je t’aime telle que tu es… Viens !…

 

– Laissez-moi ! fit-elle en se défendant si maladroitement que sa robe légère se déchira du haut en bas et qu’elle apparut resplendissante dans sa nudité de marbre…

 

Fou de passion, délirant, le roi la saisit, l’enleva dans ses deux bras, traversa la pièce en courant, et enfonça d’un coup de pied une porte qui donnait sur une chambre à coucher… Deux heures s’écoulèrent.

 

La Châtaigneraie et d’Essé étaient revenus dans la salle avec Mésange et Fauvette. En constatant que le roi avait disparu avec la ribaude masquée, ils eurent un sourire.

 

– Noël ! fit La Châtaigneraie en riant. Le sacrifice s’est accompli !

 

– Pourvu qu’il n’en sorte pas quelque futur baron ayant droit de s’asseoir sur la dernière marche du trône ! ajouta d’Essé.

 

– Bah ! notre ami n’en est plus à compter… un de plus !…

 

À ce moment, on entendit un cri qui ressemblait à un cri de terreur.

 

La Châtaigneraie et d’Essé se regardèrent, tout pâles.

 

– Par le diable ! on dirait la voix du roi !…

 

Les deux hommes se précipitèrent vers la porte derrière laquelle avait retenti le cri. Mais, à cet instant, la porte s’ouvrit le roi parut. Il était livide…

 

– Partons, messieurs, dit-il d’une voix tremblante.

 

Ils sortirent tous les trois, si empressés que leur départ ressemblait à une fuite.

 

– Sire, demanda La Châtaigneraie quand ils furent dehors, nous expliquerez-vous…

 

– Cette femme, messieurs… cette ribaude…

 

– Eh bien, sire ?…

 

– Ce n’était pas une femme… c’était un spectre !

 

Les deux gentilshommes se regardèrent d’un air qui voulait dire :

 

– Est-ce que le roi deviendrait fou ?

 

Mais François Ier avait pris à grands pas le chemin du Louvre. Ils le suivirent tout étonnés, et, quelques minutes plus tard, ils arrivaient à la petite porte dérobée où le roi leur donna congé en disant :

 

– Bonsoir, messieurs… Pas un mot sur cette aventure… jamais, entendez-vous !

 

Voici ce qui s’était passé : le roi, on vient de le voir, avait entraîné la ribaude dans la chambre à coucher voisine de la salle où il se trouvait.

 

Nous pénétrons dans cette chambre au moment où François Ier achevait de s’ajuster, et où la ribaude, lasse et languissante, étendue sur un lit, se reposait dans une attitude nonchalante, pleine d’un charmant abandon.

 

Le roi vint s’asseoir, tout habillé, sur le bord du lit.

 

– Voyons, dit-il, ne veux-tu pas, maintenant, retirer ton masque ? Jour de Dieu ! ma toute belle, il n’y a qu’une femme au monde, et c’est toi !…

 

– Vous mentez, monsieur ! dit la ribaude.

 

– Non, non, je te le jure !

 

– Sur quoi ?

 

– Sur mon honneur de gentilhomme…

 

Elle eut un rire funèbre qui fit frissonner le roi.

 

– Vous n’êtes point gentilhomme, dit-elle.

 

Il eut un froncement de sourcils. Mais, se ravisant aussitôt, il songea :

 

– Bah ! Il vaut mieux encore qu’elle croie ce qu’elle dit là !…

 

Il reprit :

 

– Ne disais-tu pas tout à l’heure que ton vœu prenait fin cette nuit même ?

 

– Oui, mon doux seigneur… Car j’avais fait vœu de garder mon masque jusqu’au jour où je trouverais un homme qui me ferait oublier… l’autre…

 

– Tu es adorable !… Mais voyons… cet autre, tu lui en as donc bien voulu ?

 

– Je l’ai haï, et je le hais encore… oh ! d’une haine mortelle, bien que ma haine soit satisfaite à cette heure…

 

– C’est vrai, tu m’as dit que tu l’avais tué…

 

– Oui, je l’ai empoisonné.

 

François Ier fit la grimace.

 

– J’eusse mieux aimé un coup de poignard, dit-il.

 

– Aussi bien eussé-je employé le poignard si cet homme eût mérité mieux que le poison… s’il eut été gentilhomme. Mais c’était un lâche, et j’ai employé pour lui l’arme, des lâches…

 

– Conte-moi cela.

 

– Ah ! ah ! vous voulez bien, maintenant, connaître mon histoire ?

 

– Mais oui, ma belle. D’ailleurs, tout ce qui te touche m’intéresse.

 

– Eh bien, donc, sachez que j’étais, il y a quelques années, une pauvre jeune fille sans la moindre fortune et n’ayant pour elle que sa beauté… Ma mère venait de mourir, presque dans la misère… morte sous mes yeux, désespérée de me laisser seule au monde sans argent, sans amis, sans parents… Pauvre mère ! j’aurais dû mourir avec elle !

 

– Mais elle est fort lugubre, ton histoire ; Mort-Dieu, j’aimerais mieux parler d’amour…

 

– Attendez, mon gentilhomme ; tout à l’heure vous allez la trouver bien plus lugubre encore… J’étais fière, je ne voulais pas écouter les propositions qu’on me faisait. Que voulez-vous, monsieur, la fierté, c’est la richesse des pauvres gens… Il faut vous dire que beaucoup de seigneurs et de bourgeois m’offrirent de m’enrichir pour me posséder, mais que pas un n’eût voulu de moi pour épouse. Un seul consentit ce sacrifice. C’était un bourgeois, riche, considéré, estimé ; il eût été échevin s’il l’eût voulu ; mais cet homme dédaignait une foule de choses qu’aiment les autres hommes. Il vint donc à moi et me dit : « Voulez-vous être ma femme ? Je suis très riche ; je vous enrichirai ; je vous mettrai à l’abri des insultes et, en échange, je ne vous demande rien… Vous ne serez ma femme que de nom… Seulement, si un jour, dans un an, dans cinq ans, votre cœur a un battement d’affection pour moi, vous me le direz, et je serai largement récompensé… »

 

La ribaude s’arrêta, en proie à une émotion terrible.

 

– Par Notre-Dame ! s’écria le roi, ce bourgeois s’est conduit en gentilhomme…

 

– Vous le calomniez, monsieur ! dit gravement la ribaude.

 

Et avant que François Ier eût pu relever ce mot amer, elle poursuivit :

 

– J’acceptai les offres de cet homme loyal et si vraiment supérieur par sa bonté. Il n’était plus jeune ; il n’était pas beau, mais je me jurai de me forcer à l’aimer ; ou, si tout au moins je n’y arrivais pas, de lui donner la pieuse illusion de l’amour. Nous fûmes mariés. Je feignis pendant deux mois de réfléchir à ma situation et de débattre avec moi-même si je devais devenir sa femme. Lui, cependant, s’ingéniait à me faire la vie douce et agréable. J’essayai de l’aimer, sincèrement. Et j’y serais peut-être parvenue. En attendant, je lui accordai un soir la suprême récompense qu’il ne me demandait pas. Je me donnai à lui, sinon avec amour, du moins avec une joie véritable. Hélas ! que ne lui suis-je demeurée fidèle !

 

La ribaude s’arrêta encore, la gorge déchirée par une sorte de râle.

 

– Eh là ! s’écria gaiement François Ier, c’eût été péché, vraiment !

 

– Vous trouvez, mon gentilhomme ?

 

– Quand une femme est divinement faite, comme tu l’es, c’est un devoir pour elle que de tromper son mari !

 

– Ainsi fut fait, monsieur, riposta la ribaude d’une voix âpre. Un jour, un gentilhomme, une façon de prince, quelqu’un de très haut placé enfin, se trouva sur mon chemin. Je l’aimai tout de suite, sans savoir qui il était…

 

– Ah ! ah ! c’était le fameux François ?

 

– Tout juste ! Celui qui s’appelait comme vous…

 

– Et comme le roi de France ! acheva François Ier en éclatant de rire.

 

– Oui… comme le roi lui-même !

 

– Et tu dis que c’était un prince ?

 

– Il me le dit, du moins. Et longtemps je le crus, jusqu’au jour où je m’aperçus que le prince n’était qu’un manant, avec une âme de laquais…

 

– Tu es sévère pour ce pauvre diable… N’est-ce pas assez de l’avoir tué ?

 

– C’est la colère qui m’emporte… vous avez raison… Je parle comme si vraiment il était là, devant moi, assis sur le bord de ce lit, à la place où vous êtes… Et alors, je me figure qu’il m’entend… Et j’ai envie de lui crier mon mépris plus fort que ma haine, et de lui dire : François, tu as vainement pris l’habit et le titre de prince. Sache que je t’ai deviné, tu es plus manant que le dernier manant, et tu as l’âme d’un laquais !

 

– Jour de Dieu, ma belle, tes jolis doigts ont des griffes de tigresse !

 

En effet, en parlant comme elle venait de le faire, la ribaude s’était tout à coup soulevée ; elle était à genoux, souple, ramassée, pareille vraiment à une jolie tigresse ; elle avait saisi une main de François Ier et ses ongles acérés s’incrustaient dans cette main.

 

– Oh ! pardon ! fit-elle en revenant à elle. J’ai quelquefois de ces délires de rage…

 

– Griffé par toi, c’est encore un plaisir, dit galamment le roi. Mais continue…

 

– Où en étais-je ? Ah ! je rencontrai donc ce gentilhomme… Et je l’aimai, parce que je crus lire dans ses yeux un véritable amour. Je l’aimai parce que ses paroles avaient un accent de sincérité qui me transportait. C’était un prodigieux comédien… Ce ne fut pas son titre qui me séduisit. J’eusse préféré le savoir pauvre et d’humble naissance. Je l’aimai avec toute mon âme, avec toute la fougue d’un cœur vierge…

 

Depuis quelques instants, la ribaude avait sauté à bas du lit. Elle avait commencé à s’habiller.

 

François Ier remarqua qu’elle revêtait un costume de cavalier. Il suivait d’un œil amusé les détails de cette opération, sans songer à s’étonner. La ribaude continua :

 

– Je fus donc parjure au malheureux qui m’avait donné sa vie, qui m’avait fait une existence de douceur et d’élégance, où tous mes caprices étaient satisfaits avant que d’avoir été exprimés… Je n’avais pas de remords, ou, si j’en eus, ils furent vite étouffés par l’amour.

 

– Et il t’abandonna, n’est-ce pas ?

 

– Oui. Cela vous fait rire ?

 

– Avoue qu’il n’y a pas de quoi pleurer…

 

– C’est étonnant ! Vous parlez comme il parlait…

 

Cette fois, la voix de la ribaude eut une si étrange intonation que François Ier frémit et qu’une vague inquiétude commença à s’infiltrer dans son esprit.

 

Mais déjà elle continuait :

 

– S’il n’avait fait que de l’abandonner, ce serait peu de chose… J’en fusse morte de chagrin, voilà tout… Or, je vis !

 

– Que t’a-t-il fait, alors ? fit le roi devenu sérieux et attentif.

 

– Un jour, mon amant eut assez de moi… Nos rendez-vous étaient dans une petite maison écartée… Le jour où mon amant eut assez de moi, au lieu de m’abandonner, comme vous disiez, au lieu de me signifier mon congé, au lieu enfin de se comporter simplement comme une bête repue…

 

– Eh bien !… Achève donc !…

 

– Eh bien, il s’en fut trouver mon mari…

 

François Ier, qui était assis sur le bord du lit, se leva d’un bond et marcha sur la ribaude qui achevait de placer sur sa tête une toque en velours noir.

 

– Que dis-tu là ? s’écria-t-il.

 

– Ah ! ah ! mon récit commence à vous intéresser, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout, attendez… Le prince à l’âme de laquais, savez-vous ce qu’il fit ? Il remit à mon mari la clef de la petite maison d’amour ! Il lui indiqua l’heure du rendez-vous !

 

Livide, cloué au plancher, incapable de faire un geste, François Ier murmura :

 

– Madeleine Ferron…

 

Elle n’entendit pas.

 

– Le lâche vint au rendez-vous, puis il s’en alla, assouvi de mes caresses, et, en s’en allant, s’assura que mon mari était là… Oui, il était là, l’infortuné… Il entra, voulut se jeter sur moi… J’appelai mon amant à mon secours… et je l’entendis qui éclatait de rire… Attendez ! attendez ! Ce n’est pas tout… Mon mari avait amené quelqu’un avec lui… Et ce quelqu’un, c’était le bourreau ! Le bourreau, entendez-vous ! Je fus entraînée à Montfaucon… J’y fus pendue…

 

– Pendue ! bégaya le roi hagard.

 

– Oui, pendue ! Attendez, ce n’est pas tout ! Je revins à la petite maison d’amour…

 

– Elle revint ! murmura le roi glacé d’horreur.

 

Par une prodigieuse habileté, la ribaude passait en effet sous silence l’épisode de l’intervention de Manfred et n’expliquait pas comment, pendue, elle avait pu revenir à la maison de l’enclos des Tuileries.

 

– Je revins à la maison d’amour, continua-t-elle en cessant de déguiser sa voix, j’y trouvai mon mari, et je fus obligée de le tuer… Alors, désespérée, ulcérée, je jurai de me venger du lâche… Et ma vengeance fut horrible… Je l’attirai à un rendez-vous… je surexcitai ses sens… et il me baisa sur les lèvres… Or, savez-vous ce que j’avais fait ?… Je m’étais empoisonnée ! Mes lèvres distillaient un poison qui ne pardonne pas ! Quiconque me touchait était condamné à mourir !

 

Flamboyante et terrible, elle s’avança sur le roi qui, médusé, croyait rêver quelque abominable cauchemar. Et d’une voix infiniment douce, elle demanda :

 

– Maintenant, mon doux amant, maintenant, François, roi de France, veux-tu toujours que je retire mon masque ? Tiens… Dénoue-le !

 

Elle pencha sa tête. Le roi eut un violent recul et poussa un grand cri. Il couvrit ses yeux de ses deux mains.

 

Il entendit un rire infernal, puis le glissement d’un pas… et regarda autour de lui. Madeleine Ferron avait disparu.

 

Avec un gémissement d’épouvante, titubant comme un homme ivre, François Ier se jeta sur la porte qu’il ouvrit, et aperçut La Châtaigneraie et d’Essé qui accouraient vers lui.

 

L

TRICOT SE DESSINE

 

Nous avons assisté à la conversation qui eut lieu entre Cocardère, Fanfare et Tricot. On se souvient que Cocardère avait demandé les conseils du roi d’Argot et que celui-ci, sans avoir rien répondu de précis, était sorti du cabaret.

 

– Si M. de Loyola apprend que ces deux imbéciles ont surpris ce qu’il a dit, il pourra peut-être prendre des mesures en conséquence. Il faut, de plus, qu’il sache que Lanthenay va être prévenu par Cocardère. Oui, mais où trouver le digne père ? Ainsi ruminait Tricot tout en se dirigeant vers le Trou-Punais.

 

Il savait que là, à l’embranchement du cul-de-sac et de la rue de la Huchette, les deux truands avaient écouté les moines. Mais c’était tout ce qu’il savait.

 

Loyola avait employé Tricot à l’arrestation de Dolet.

 

Tricot, qui haïssait Lanthenay, haïssait du même coup tous ceux qui aimaient le jeune homme.

 

Il avait donc servi Loyola avec un zèle dont M. de Monclar lui avait fait grand éloge. Mais le moine n’avait pas confié au roi d’Argot le secret de sa retraite.

 

Arrivé au Trou-Punais, Tricot fut donc fort embarrassé.

 

Dans laquelle de ces maisons devait-il entrer ?… Et, une fois entré, à quelle porte devait-il frapper ?…

 

Tout à coup, il se remit à marcher rapidement et, cette fois, dans la direction de la Bastille.

 

Ne trouvant pas de solution convenable, Tricot avait résolu d’aller tout raconter au grand prévôt. Il arriva à l’hôtel de M. de Monclar vers dix heures et demie. Tout dormait dans l’hôtel. Toutes les fenêtres étaient obscures.

 

Mais Tricot avait ses grandes et petites entrées dans la maison du chef de la police royale. Promu au grade honorable d’agent secret et d’espion, il avait barre sur les valets et laquais de l’hôtel qui le redoutaient fort.

 

Tricot heurta donc d’une façon particulière le marteau d’une petite porte percée à gauche de la porte cochère.

 

Au bout de quelques minutes, un judas glissa silencieusement dans ses coulisses et une voix rogue demanda :

 

– Qui êtes-vous ? Que demandez-vous à pareille heure ?

 

– Je suis Tricot, pour vous servir, mon digne concierge, répondit le roi d’Argot d’un ton goguenard, et je désire parler à Mgr le grand prévôt pour affaire qui presse.

 

La porte s’ouvrit instantanément. Tricot attendit dix minutes, au bout desquelles un valet vint le chercher.

 

Quelques instants plus tard, le truand était introduit dans le cabinet du grand prévôt. Assis près d’un grand feu, M. de Monclar semblait méditer. Au moment où Tricot entra, il releva la tête et lui fit signe de s’approcher.

 

– Parlez, Tricot, qu’y a-t-il ?

 

– Il y a, monseigneur, que deux mauvais chenapans de la Cour des Miracles ont surpris, au coin du Trou-Punais et de la rue de la Huchette, une conversation entre M. de Loyola et frères Thibaut et Lubin. De cette conversation, il résulte que les livres trouvés chez Étienne Dolet y ont été déposés par l’ordre de M. de Loyola. Or, monseigneur, les deux chenapans en question m’ont dit qu’ils allaient prévenir Lanthenay…

 

On voit que Tricot employait pour parler au grand prévôt ce style bref qui constitue le style des rapports.

 

– Il faut les en empêcher, dit vivement le grand prévôt.

 

– Monseigneur, cela m’est difficile, à moins de me découvrir. D’ailleurs la chose doit être faite à l’heure qu’il est.

 

– C’est bien. Tricot, vous êtes un fidèle serviteur. Vous pouvez vous retirer. Demain je mettrai à profit votre excellent avis.

 

– Monseigneur me permet-il de lui donner un conseil après lui avoir donné un avis ?

 

– Parlez, fit le grand prévôt en fronçant les sourcils.

 

– Eh bien, monseigneur, je connais Lanthenay, dit Tricot avec un effroyable accent de haine. Il n’attendra pas jusqu’à demain, lui ! J’ignore où habite M. de Loyola, mais Lanthenay le sait peut-être !… Et alors, dès que mes deux drôles lui auront parlé, il sautera sur sa rapière ou sa dague et courra chez M. de Loyola. Alors, si Monseigneur y va demain, il sera peut-être trop tard… à moins qu’il ne soit trop tard dès maintenant !

 

Le grand prévôt se leva en disant :

 

– Décidément, vous êtes un homme précieux, Tricot.

 

– Monseigneur se rappelle-t-il ce qu’il m’a promis ? fit Tricot en se courbant sous l’éloge.

 

– Oui, oui, sois tranquille… Je n’oublie rien !

 

Et faisant signe au roi d’Argot de le suivre, Monclar descendit dans la cour de l’hôtel. Au fond de cette cour, à droite des écuries, et en arrière du petit bâtiment qui servait de logis au suisse, il y avait des corps de garde où veillaient une douzaine de cavaliers armés d’arquebuses.

 

M. de Monclar prit avec lui quatre de ces gardes, fit donner une monture à Tricot, et monta à cheval. La petite troupe, précédée d’un laquais qui portait une torche, sortit de l’hôtel et s’achemina aussitôt vers le Trou-Punais.

 

Tricot n’ignorait pas qu’il était fort exposé à être reconnu de quelque truand, maraudeur nocturne, qui n’eût pas manqué de s’étonner de le voir en pareille compagnie et de donner l’alarme à la Cour des Miracles, auquel cas le roi d’Argot savait ce qui l’attendait.

 

On parvint rapidement à la rue de la Huchette.

 

À quelques pas du Trou-Punais, Monclar arrêta sa troupe, mit pied à terre, fit éteindre la torche et s’avança vers le fond du cul-de-sac.

 

Il avait appelé Tricot d’un geste, et Tricot le suivait.

 

M. de Loyola n’avait jamais dit au grand prévôt en quel lieu il gîtait. Il lui avait seulement indiqué un couvent de bénédictins comme son adresse officielle pour tout le temps qu’il demeurerait à Paris. Mais M. de Monclar était homme de précautions, et il s’était dit qu’il aurait peut-être à arrêter le moine espagnol pour lequel le roi ne manifestait qu’une médiocre sympathie, tout en le redoutant fort. Le grand prévôt avait donc mis un homme aux trousses de M. de Loyola et n’avait pas tardé à savoir où il faudrait frapper, le cas échéant.

 

M. de Monclar entra donc sans hésitation dans la maison où Lanthenay était entré lui-même à la suite de Loyola. Il monta l’escalier, toujours suivi de Tricot.

 

Au haut de l’escalier, il vit une porte entr’ouverte par laquelle filtrait un mince rayon de lumière. Monclar poussa doucement la porte, entra et fit quelques pas dans la pièce. Son regard tomba au même instant sur Loyola étendu, livide, comme mort.

 

– Que vous avais-je dit, monseigneur ? murmura Tricot.

 

– Et tu crois que c’est Lanthenay qui a porté ce coup-là ? demanda Monclar en se penchant pour examiner de près la blessure.

 

– J’en suis aussi sûr, monseigneur, que je suis sûr d’être assassiné par cet homme s’il apprend que je vous ai conduit ici… Du reste, à défaut d’autres indications, voilà une blessure qui m’en dirait long.

 

– Il n’est pas tout à fait mort, fit Monclar.

 

Et, se relevant, il chercha des yeux autour de lui. Sur une table, il aperçut une écritoire ; il écrivit quelques mots sur une feuille et, la remettant à Tricot :

 

– Va dire à un cavalier de l’escorte de porter ceci au Louvre, de faire réveiller à l’instant le chirurgien du roi, et de l’accompagner ici…

 

Tricot disparut. Monclar s’assit dans un fauteuil.

 

Une heure s’écoula pendant laquelle le grand prévôt, immobile, songeait, les yeux fixés sur Loyola.

 

Enfin, des pas retentirent dans l’escalier. Tricot apparut, précédant un gros homme à figure apoplectique qui soufflait de la course qu’il venait de faire. C’était le chirurgien de François Ier.

 

– Pardieu, monsieur le comte, dit-il, il ne fallait rien moins qu’un ordre de vous…

 

– Service du roi ! dit sèchement Monclar.

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Voyez…

 

Monclar, du doigt, désigna le moine espagnol.

 

– Qui est cet homme ? demanda le chirurgien.

 

– Vous ne le connaissez pas ?… Eh bien, tant mieux ! Contentez-vous de savoir que cet homme a reçu un joli coup d’épée…

 

Le chirurgien n’écoutait plus. Il s’était agenouillé près de Loyola et examinait la blessure mise à nu par Lanthenay. L’examen dura dix longues minutes, pendant lesquelles Monclar avait repris sa place dans son fauteuil, tandis que Tricot, la lampe à la main, éclairait l’opérateur.

 

– Quoi qu’il soit, dit enfin le chirurgien, il faut que ce cavalier ait l’âme chevillée au corps… Il a eu, du reste, une chance inouïe… Approchez-vous, monsieur le comte.

 

Monclar s’approcha et se pencha.

 

– Tenez, continua le chirurgien, voyez-vous ce caillot de sang qui s’est coagulé aux lèvres de la blessure ? C’est ce caillot qui a sauvé le blessé. Sans lui, il n’aurait plus, à l’heure qu’il est, une goutte de sang dans le corps… S’il en réchappe, la convalescence ne sera pas longue…

 

– S’il en réchappe ?… Croyez-vous qu’il vivra ?

 

– Je n’en sais rien encore… Allons, aidez-moi à le transporter… Il y a bien un lit dans ce logis ?

 

Monclar ouvrit au hasard l’une des portes qui donnait dans la pièce.

 

– Ici, dit-il.

 

C’était là, en effet, la chambre à coucher de Loyola.

 

Le chirurgien saisit le blessé par les épaules ; Tricot le prit par les jambes. Loyola fut déposé sur le lit sans qu’il eût encore donné signe de vie.

 

– Je vais faire un pansement, dit le chirurgien, qui se mit à opérer, en commençant par laver la blessure.

 

Peut-être la fraîcheur ranima-t-elle Loyola, car il ouvrit les yeux et poussa un soupir, mais, presque aussitôt, il retomba dans sa léthargie, vers trois heures, le chirurgien se retira en disant qu’il n’y avait plus rien à faire pour le moment, et qu’il reviendrait le lendemain matin.

 

– Mais qui va le garder jusque-là ? demanda-t-il.

 

– Moi, répondit Monclar.

 

Le chirurgien s’en alla tout étonné, tandis que Monclar s’installait dans un fauteuil.

 

Au petit jour, le blessé commença à gémir sourdement.

 

Le grand prévôt s’approcha vivement du lit, espérant que Loyola lui dirait quelques mots. Mais le moine n’ouvrit pas les yeux et continua de pousser des plaintes faibles jusqu’au moment où le chirurgien, étant revenu, recommença le pansement et fit absorber une potion au blessé.

 

Immédiatement après la nouvelle opération, le blessé rouvrit les yeux et, cette fois, ce fut un regard intelligent qui se fixa sur le grand prévôt.

 

Il y avait de la joie et de l’angoisse dans ce regard.

 

– Vous êtes content de me voir ? demanda Monclar.

 

Le blessé fit signe de la tête qu’il était en effet heureux de la présence du grand prévôt.

 

– Comment vous sentez-vous ?

 

– Fort ! répondit Loyola.

 

Et bien qu’il eût prononcé ce mot étrange d’une voix faible comme un souffle, on sentait dans l’accent une inébranlable conviction et une volonté formidable.

 

– Pouvez-vous parler ? fit avec empressement Monclar. Vous répondrez par un seul mot à chaque question. Qui vous a blessé ? Un truand nommé Lanthenay ?

 

– Oui ! dit Loyola avec étonnement.

 

– Pourquoi a-t-il voulu vous tuer ?

 

– Dolet !

 

Ce mot valait toute une explication. Le grand prévôt la comprit.

 

Mais Loyola fixait de nouveau sur lui un regard angoissé. Il faisait un violent effort pour parler.

 

– Ne vous inquiétez pas, dit Monclar ; j’ai compris… Ce Lanthenay a des attaches avec l’imprimeur, et il a supposé, bien à tort, que vous étiez cause de l’arrestation de Dolet… Il s’est vengé… Mais ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?… Vous avez autre chose à dire ?…

 

– Oui…

 

– Il vous a peut-être dit des choses que vous voulez me répéter ?…

 

– Le… laissez-passer ! murmura Loyola avec effort.

 

– Le laissez-passer ! exclama Monclar.

 

Loyola désigna sa poitrine d’un regard.

 

– Vous aviez un laissez-passer dans votre pourpoint ?…

 

Loyola ferma les yeux en signe d’assentiment. Le chirurgien, délicatement, fouilla le pourpoint.

 

– Il n’y a aucun papier, déclara-t-il.

 

Loyola eut un éclair de rage dans les yeux.

 

– Qui avait signé ce laissez-passer ? demanda Monclar.

 

– Le roi !

 

– Mais pour passer où ?…

 

– Conciergerie !…

 

– Ah ! ah ! Vous aviez un laissez-passer pour voir Étienne Dolet ?

 

– Oui !…

 

– Je comprends tout ! s’écria Monclar. Lanthenay aura su que vous aviez ce laissez-passer. Il est venu vous tuer pour s’en emparer ! Il l’a !… Et, sans doute, il s’en est servi…

 

– Courez ! ordonna le moine dans un dernier effort d’énergie.

 

Et il s’évanouit. Monclar se précipita au dehors. Une demi-heure plus tard, à la tête d’une forte troupe de cavaliers, il courait vers la Conciergerie.

 

LI

BATAILLE

 

La tentative d’Étienne Dolet était un de ces actes comme le désespoir seul peut en inspirer. On a vu qu’ils étaient parvenus jusqu’au vestibule au fond duquel s’ouvrait la grande porte d’entrée de la Conciergerie. Ainsi, quelques pas encore, et ils étaient libres !

 

C’est à ce moment que les gardes du corps s’étaient rangés précipitamment devant la porte en croisant la hallebarde ; à ce moment, aussi, que Gilles le Mahu était apparu effaré, demandant ce qui se passait ; à ce moment enfin que Lanthenay avait crié :

 

– À moi, Manfred !…

 

Manfred stationnait dans la rue, avec une vingtaine d’hommes disséminés.

 

À l’appel de Lanthenay, il avait, de son côté, crié :

 

– À moi, l’Argot !…

 

Et il s’était jeté, l’épée à la main, dans l’intérieur de la prison. Les truands le suivirent.

 

Dolet et Lanthenay se ruèrent sur la barrière vivante des gardes, et une mêlée terrible commença dans le vestibule. Les truands bondissaient comme des démons, et chaque fois que l’un d’eux levait et abaissait son bras, un garde tombait, frappé à mort… Cinq ou six cadavres et autant de blessés étaient déjà étendus sur les dalles rouges de sang. La barrière des hallebardiers se disloquait, craquait… Lanthenay saisit tout à coup le bras de Dolet et fonça tête baissée… Ils allaient passer.

 

– En avant ! hurla Manfred en poignardant le sergent des hommes d’armes.

 

Lanthenay se précipita. À ce moment, une rumeur emplit la rue. On entendit les ordres brefs du grand prévôt ; les arquebusiers à cheval venaient d’arriver, et, rangés dans la rue, en face de la porte, apprêtaient leurs armes.

 

Lanthenay s’était jeté, entraînant Dolet, dans l’ouverture laissée libre par la mort du sergent qui venait de tomber.

 

– Sauvé ! rugit-il.

 

Mais, au même instant, il éprouva une violente secousse, et, la seconde d’après, il se trouva au delà des gardes, parmi les hommes de Manfred, tandis que Dolet, violemment saisi par Gilles Le Mahu, demeurait dans l’intérieur… Cinq ou six gardes entourèrent aussitôt l’imprimeur, tandis que les autres, faisant volte-face, s’escrimaient contre les truands.

 

– Malheur, malheur sur nous ! rugit Lanthenay.

 

Il voulut se jeter sur les hallebardes.

 

Manfred le saisit à bras-le-corps.

 

– Libres, nous pouvons encore le sauver ! dit-il rapidement. En retraite !…

 

Un coup de tonnerre retentit, comme en réponse à ce mot. C’étaient les arquebusiers qui tiraient ensemble.

 

On entendit la voix de Monclar qui ordonnait de charger les arquebuses.

 

– En avant ! vociféra Manfred en se retournant vers la rue.

 

Il regarda autour de lui : ils n’étaient plus qu’une dizaine. Lanthenay se sentit entraîné comme en rêve. L’instant d’après, il se retrouva dans la rue…

 

– En joue ! commanda Monclar.

 

La situation était effroyable pour les truands…

 

Rangés en peloton serré, les arquebusiers visaient le petit groupe qui venait de franchir la porte…

 

Manfred, dans ce moment qui eut la durée d’un éclair, vit qu’ils allaient tous mourir là… Il jeta autour de lui le regard furieux du sanglier acculé, et aperçut Monclar qui déjà levait le bras pour commander le feu. D’un bond, Manfred fut sur lui. Et les truands, les hallebardiers, les gardes, les bourgeois penchés à toutes les fenêtres virent un spectacle extraordinaire. Manfred venait de sauter sur la croupe du cheval de Monclar. Il levait le poignard sur le grand prévôt.

 

– Qu’un seul fasse feu, gronda-t-il, et je tue le grand prévôt comme un chien !

 

– Feu !… commanda Monclar impassible.

 

– Bas les armes ! rugit Manfred en posant la pointe de son poignard sur la gorge de Monclar stupéfait.

 

Les arquebusiers reposèrent leurs armes.

 

Les truands, entraînant Lanthenay, se jetèrent vers la Seine en une course éperdue. Alors, Manfred sauta du cheval et, à son tour, s’en alla.

 

– Feu ! feu donc ! hurla Monclar.

 

Cette fois, les arquebusiers tirèrent. Manfred entendit autour de lui les balles qui s’aplatissaient contre les murs des maisons. Une seconde plus tard, il tournait le coin d’une ruelle et disparaissait. Monclar, dans toute cette mêlée, n’avait pas eu un tressaillement.

 

Gilles Le Mahu se précipitait vers lui :

 

– Ah ! monseigneur, quelle alerte !…

 

– Le prisonnier ? interrogea Monclar.

 

– Il est là ! triompha Le Mahu. Je suis arrivé juste à temps pour le saisir au péril de ma vie…

 

– C’est bon… Mettez-le aux fers…

 

Le grand prévôt se tourna alors vers les arquebusiers.

 

– Monsieur, dit-il à l’officier qui les commandait, pourquoi n’avez-vous pas obéi à mon ordre de faire feu ?

 

– Pour vous sauver la vie. Monseigneur, dit l’officier.

 

– Vous vous êtes mêlé là d’une chose qui ne vous regardait pas. Remettez votre épée à votre lieutenant.

 

L’officier remit son épée à son subalterne. Sur un signe du grand prévôt, il fut entouré par quatre arquebusiers.

 

– Emmenez ce rebelle ! dit froidement Monclar.

 

– Où cela, Monseigneur ? demanda le lieutenant.

 

– À la Bastille !

 

– Merci, monsieur ! s’écria l’officier. La leçon est bonne, et, une autre fois, je vous laisserai tuer…

 

Monclar ne répondit pas et, mettant pied à terre, entra dans la Conciergerie.

 

– Comment cela s’est-il passé ? demanda-t-il à M. Le Mahu. Soyez bref.

 

Le geôlier en chef de la Conciergerie raconta comment il avait la veille reçu la visite du révérend père Loyola qui lui avait montré un ordre signé de la propre main du roi, et comment, le jour même, M. de Loyola était revenu et s’était fait introduire dans le cachot d’Étienne Dolet. Le digne concierge ne comprenait pas encore que sous la robe et le capuchon du moine, c’était un autre que Loyola qui était entré dans le cachot.

 

Monclar haussa les épaules.

 

– Menez-moi auprès du prisonnier, dit-il.

 

Dolet avait été réintégré dans un cachot où on l’avait enchaîné. Toutefois, ce nouveau cachot, étant situé au rez-de-chaussée, n’était pas inondé, et le prisonnier n’avait à y subir que la torture de cette chaîne qui le prenait aux poignets et aux chevilles : adoucissement considérable qu’il devait à l’effarement de M. Le Mahu qui, dans le premier moment, n’avait plus songé qu’à faire enfermer le prisonnier dans la cellule la plus proche…

 

– Vous avez voulu vous sauver ? demanda le grand prévôt en entrant. C’est donc que vous êtes coupable ?

 

Tous les chefs de police, juges, questionneurs, à toutes époques, ont eu de ces logiques profondes. Sans laisser à Dolet le temps de répondre, Monclar continua :

 

– Vous avez toutefois une excuse : c’est que vous avez été entraîné par cet homme…

 

– Vous vous trompez, c’est moi qui l’ai entraîné, dit Dolet. Lui n’était venu que pour me donner une marque d’amitié…

 

– Il n’en est pas moins coupable, et mérite la corde.

 

Étienne Dolet regarda le grand prévôt, se demandant dans quelle intention il lui parlait ainsi.

 

– Vous pouvez, continua Monclar, adoucir votre sort à vous-même, et vous éviter une condamnation sévère…

 

Dolet garda le même silence.

 

– Je vais vous dire comment, poursuivit Monclar… Mais sachez d’abord que vous serez sûrement condamné à mort… Le seul point qui me paraisse douteux encore est de savoir si on vous tuera par la pendaison ou par le feu.

 

Dolet frissonna.

 

– Vous pouvez vivre, dit vivement Monclar, et même obtenir votre liberté en faisant ce que je vais vous dire…

 

– Parlez, monsieur.

 

– Eh bien, cet homme qui est venu doit avoir confiance en vous, n’est-ce pas ?… Attirez-le ici par les moyens que je vous indiquerai, et vous êtes sauf ; votre vie pour celle de Lanthenay.

 

Dolet leva sur Monclar un regard calme et serein et, sans colère, murmura :

 

– Vous me faites pitié…

 

– Vous n’acceptez pas ?… Bien, bien… L’heure viendra où vous regretterez cette minute…

 

Le grand prévôt jeta sur Etienne Dolet un dernier regard dans lequel il y avait peut-être de l’admiration. Il le salua avec une glaciale politesse, puis il sortit.

 

LII

LE POISON

 

Le lendemain matin de cette nuit où avait eu lieu entre François Ier et Madeleine Ferron la terrible scène que nous avons essayé de décrire, maître Rabelais méditait dans sa salle à manger, au coin d’un bon feu de sarments.

 

– Le pauvre Dolet est perdu, songeait-il. Et ce sera bientôt mon tour. Peut-être serait-il à propos que j’allasse faire un tour hors de ce beau pays de France…

 

Il se leva et s’approcha d’une fenêtre, qu’il entr’ouvrit.

 

– Beau pays, ma foi ! murmura-t-il avec ironie. Des brouillards, des arbres dénudés, dont les branches frissonnent et craquent sous le vent. Je suis sûr que le soleil d’Italie hâterait la guérison de ce vieux rhumatisme qui, précisément, me fait souffrir… On respire assez mal par ici…

 

Il referma sa fenêtre et alla se rasseoir près du feu, attirant à lui une petite table chargée de livres.

 

– Pauvre Dolet ! murmura-t-il encore… Décidément, je partirai… Quand ?… Eh ! pardieu, au plus tôt, dès demain !

 

À ce moment, le bruit d’un carrosse qui approchait le fit tressaillir.

 

– Diable ! Diable ! fit-il en reposant la plume d’oie qu’il venait de saisir… Cette voiture viendrait-elle ici ?

 

Le carrosse s’arrêta devant la porte… Rabelais pâlit.

 

– Allons ! pensa-t-il, j’ai trop attendu… comme Dolet !

 

On frappa à la porte.

 

– Ouvrez, dit-il à la servante, d’un air de résignation. Ouvrez, ma mie, car on vient au nom du roi.

 

La servante ouvrit, et un officier entra.

 

– Maître Rabelais, dit-il en se découvrant, je viens de la part de Sa Majesté.

 

– Jésus Dieu ! s’écria la servante, notre maître est sorcier pour le coup ! Je ne voulais pas le croire…

 

– Tais-toi et va-t’en au diable ! fit Rabelais. Elle me ferait pendre, la carogne, avec ses histoires de sorcellerie !… Monsieur, je suis prêt à vous suivre.

 

– Sa Majesté vous en saura gré…

 

– Je vous suis.

 

Rabelais s’enveloppa d’un manteau et monta dans le carrosse avec l’officier. La voiture partit au galop.

 

– C’est bien cela, songea Rabelais. On m’arrête… Je suis perdu !

 

Il s’accota dans un coin et ferma les yeux pour se livrer à ses rêveries qui n’eurent rien de plaisant. Ce fut en vain que l’officier, ennuyé de la longueur du chemin, jeta des amorces à la conversation. Rabelais ne répondit que par des grognements. Le carrosse s’arrêta enfin :

 

– Nous voici au Louvre, dit l’officier. Réveillez-vous, maître.

 

– Au Louvre ! s’écria le savant ; vous êtes sûr que nous ne sommes ni à la Bastille, ni à la Conciergerie, ni au Grand-Châtelet ?… Oui, ma foi… voilà bien le Louvre !

 

Mais aussitôt, il réfléchit que le Louvre possédait des prisons et des cachots où l’on détenait les prisonniers politiques.

 

– Oh ! murmura-t-il, mon cas est plus grave encore que celui de Dolet !

 

On lui fit monter des escaliers, parcourir des couloirs, et il arriva enfin dans une antichambre remplie de courtisans et de gardes. Tout le monde s’écarta respectueusement pour lui faire place. Bassignac, le valet de chambre, l’aperçut et courut à sa rencontre.

 

– Venez, maître, venez vite !

 

– Eh ! qu’y a-t-il donc, pour l’amour de Dieu !

 

Bassignac ne répondit pas et poussa Rabelais dans une chambre : il se trouva en présence de François Ier.

 

Dans la nuit, le roi était rentré au Louvre, en quittant la maison de la Maladre, et avait regagné sa chambre sans être aperçu. Coutumier de ces expéditions nocturnes, il s’arrangeait pour éviter d’être vu, non qu’il voulût sauvegarder la dignité royale – il se jugeait au-dessus de cette dignité même – mais il tenait à s’éviter les questions de là duchesse d’Étampes, fort jalouse et sur le qui-vive.

 

Hormis donc ses confidents intimes, nul n’était dans le secret de ses aventures amoureuses. Une fois rentré, François Ier se regarda dans une glace et se vit fort pâle.

 

Pourtant il se remettait peu à peu de cette terreur superstitieuse qu’il avait éprouvée.

 

– Non, non ! fit-il, ce n’est point à un spectre que j’ai eu affaire ! Elle était bien vivante !… Et cependant, ajouta-t-il avec un frisson, elle portait en elle la mort !… Quoi ! Je serais empoisonné ! La corruption serait donc entrée dans mon être comme elle m’en a fait l’affreuse menace !…

 

Il y avait au Louvre plusieurs médecins.

 

Mais François Ier n’avait confiance en aucun d’eux.

 

Il se promena quelque temps avec agitation, puis finit par se coucher, et s’endormit d’un sommeil fiévreux.

 

À la pointe du jour, il fut sur pied et ordonna d’envoyer chercher sur-le-champ Rabelais[17].

 

– Si quelqu’un peut me sauver, songea-t-il, ce ne peut être que lui.

 

– Sire, dit Rabelais, me voici aux ordres de Votre Majesté, bien que je sois étonné de l’honneur qui m’est réservé, et que je ne m’attendisse point à venir ici…

 

– Qu’attendiez-vous donc, maître ?

 

– Je m’attendais à rejoindre Étienne Dolet, sire…

 

Mais Rabelais continua hardiment :

 

– J’ai encouru les mêmes haines que mon malheureux ami, sire ; j’avais donc tout lieu de croire que je subirais le même traitement.

 

– De quelles haines voulez-vous parler ?

 

– De la haine d’un étranger qui est venu souffler parmi nous un vent de mort : de M. de Loyola, homme vénérable sans doute, mais que son zèle emporte un peu trop loin… Sire, ne vous fâchez pas, et laissez-moi parler, puisque vous m’avez fait l’honneur de m’appeler… honneur dont j’étais désaccoutumé depuis quelque temps.

 

Le roi sentit le reproche.

 

– Parlez, mon bon Rabelais, fit-il avec cette câlinerie de voix où il excellait quand il avait besoin des gens ; parlez sans contrainte…

 

– Sire, s’écria Rabelais, dont l’œil pétilla de joie, si Votre Majesté me dit cela de bon cœur, je crois que mon pauvre ami est sauvé…

 

– Ainsi, Dolet est votre ami ?

 

– Oui, sire, dit le philosophe avec une étrange fermeté, et je m’honore de cette amitié, presque autant que de la bienveillance royale…

 

– Il me semble que vous exagérez, maître !…

 

– Non, sire, puisque Votre Majesté m’a commandé de parler sans contrainte. Je disais donc que M. de Loyola a conçu une haine exorbitante contre Étienne Dolet. Et pourquoi cette haine ? Parce que Dolet est un savant. Mais, sire, est-il juste qu’un homme soit puni parce qu’il a trop d’esprit ? En ce cas, Votre Majesté doit prendre garde !

 

Le roi sourit du compliment qui avait sa valeur venant d’un homme tel que Rabelais.

 

– Il n’y a pas d’autre grief contre Dolet, continua Rabelais. Qu’a-t-il fait ? On a trouvé chez lui des livres défendus ? Une bible traduite en français ? Mais, sire, je jure que Dolet n’a pas imprimé ces livres, et qu’on les a secrètement déposés chez lui par méchanceté, par haine ! Ah ! sire, continua-t-il, enhardi par la visible bienveillance du roi, Votre Majesté est trop magnanime pour permettre de tels crimes. Que ce M. de Loyola s’en aille faire le tourmenteur en son pays ! L’Espagne est la patrie des sombres philosophies et des religions atroces. Notre pays à nous est un pays de clarté ; nous n’aimons guère les pensées aussi compliquées et aussi détournées. Nul, en France, ne comprendra le malheur qui frappe Étienne Dolet, et votre règne, sire, en sera comme assombri…

 

Rabelais était beau à ce moment. Il avait dépouillé ce masque de malicieuse gaieté qui lui était habituel. Il savait tout ce qu’il risquait à parler au roi avec tant de hardiesse, mais sa profonde affection pour Dolet l’emportait.

 

– Calmez-vous, maître, nous penserons à tout cela…

 

– Sire, je vois que Votre Majesté est émue. Je devine qu’elle frappe Dolet à contre-cœur, et que le moine espagnol ne lui inspire pas toute sympathie.

 

– Eh pardieu, c’est la vérité même !… Et s’il ne venait au nom du pape…

 

– Sire, sauvez Dolet !…

 

– Allons… nous verrons…

 

– Sire, songez donc que c’est une grâce que je vous demande… une grâce, sire, c’est un mouvement spontané du cœur… demain, peut-être, vous aurez oublié le malheureux qui expie au fond d’un cachot le crime d’avoir déplu au mandataire d’un souverain étranger…

 

François Ier avait besoin de Rabelais.

 

En outre, la vérité nous oblige à dire qu’il n’avait nulle haine personnelle contre Dolet. Enfin, il n’était pas fâché de montrer qu’à l’occasion il saurait échapper à l’humiliante tutelle de l’Église.

 

Toutes ces raisons réunies firent qu’il écouta Rabelais avec plus de faveur qu’il n’eût fait en un autre moment.

 

– Voyons, maître, dit-il, vous qui êtes d’Église, vous qui avez la foi et qui êtes versé dans l’étude des dogmes, vous avez pu étudier de près cet homme. M’en répondez-vous ?

 

– Sur ma tête, soit, comme de moi-même. Dolet est une âme pure et une fière intelligence. C’est un des hommes qui honorent le plus dignement le règne de Votre Majesté…

 

– Eh bien ! qu’il soit libre !

 

– Eh ! sire, ce mouvement vous sera compté dans l’histoire, je vous en réponds !

 

– Aujourd’hui même, je donnerai des ordres pour que Dolet soit remis en liberté. Cette histoire de livres est assez obscure, au fond… N’en parlons plus, vous avez ma parole, maître… Et tenez… comme gage de ma parole, prenez ceci.

 

En parlant ainsi, François Ier, aux yeux de Rabelais étonné, retira une chaîne d’or qu’il portait au cou et la tendit au savant docteur qui s’inclina très bas pour recevoir ce don royal et s’en para aussitôt. Cette chaîne était un joyau de grand prix. Elle se composait de mailles dont chacune était formée par quatre petits anneaux d’or[18]. Cela faisait quatre chaînes pour une.

 

Rabelais remercia, et s’apprêtait à prendre congé lorsque le roi lui dit :

 

– Maintenant que nous avons arrangé les affaires de M. Dolet, voulez-vous, maître, que nous nous occupions un peu des miennes ?

 

– Sire, je suis à vos ordres. Si je vous ai tout d’abord parlé de mon pauvre ami, c’est que la douleur et l’indignation m’ont emporté… Que Votre Majesté me pardonne.

 

– Il fait bon être de vos amis, dit le roi avec bonhomie. Suis-je un peu le vôtre ?

 

– Ah ! sire, vous n’ignorez pas quel fut toujours mon dévouement…

 

– Ce dévouement irait-il jusqu’à vous pousser à demeurer ici ? Maître Rabelais, il faut vous installer au Louvre… et, dans quelque temps, lorsque j’irai à Fontainebleau, il faudra m’y suivre. Vous serez traité selon vos mérites, maître, c’est-à-dire comme un prince. On ira chercher vos livres et vos papiers. Vous serez ici au mieux pour travailler… Acceptez-vous ?

 

– Rien ne me coûte pour le service du roi, dit Rabelais.

 

Et, en lui-même, il songea :

 

– J’avais deviné juste : on m’arrête ; bien qu’on me dore la cage, ce n’en sera pas moins une cage.

 

– Mon cher Rabelais, reprit le roi, je suis malade.

 

– Malade, sire ! Votre Majesté veut rire !…

 

– Non, de par Notre-Dame ! Et jamais je ne fus si près de la mort… une mort affreuse ! Ah ! maître, vous ne pouvez comprendre la force déprimante de cette sensation terrible qu’on porte la mort en soi ! On se regarde dans une glace, on se voit fort, avec toutes les apparences de la santé… on se dit qu’il est impossible que ce corps si vigoureux renferme les germes destructeurs… et, en même temps, on sait qu’on est condamné ! Dans un mois, dans trois mois, dans quelques jours, l’horrible mal aura fait son œuvre… Les apparences trompeuses seront tombées comme un masque de fête ; l’ulcère apparaîtra… et, lentement, peu à peu, minute par minute, on verra s’étendre la lèpre dévorante, on sentira gagner de proche en proche dans les fibres secrètes, jusqu’à ce que l’on meure damné, convulsé de souffrances, l’épouvantable poison qu’on s’est infiltré dans une minute de délire.

 

– Le poison ! s’écria Rabelais en considérant avec stupéfaction le roi qui, blême, la sueur au front, frissonnait de terreur devant l’évocation qu’il venait lui-même de dépeindre avec l’âpre éloquence de la sincérité.

 

– Oui, maître, le poison ! Le plus hideux des poisons, puisqu’il ne pardonne pas et qu’il ne tue pas tout de suite, puisque de l’assassinat il fait une monstrueuse agonie, le poison que versent des lèvres vermeilles, le poison que Vénus infâme distille dans un mortel baiser…

 

– Palsambleu, sire ! Voilà une métaphore que mon ami Clément Marot paierait un écu la lettre ! s’écria Rabelais.

 

Quelle que fût son angoisse, le roi, qui, comme on sait, avait des prétentions à la littérature, eut un pâle sourire.

 

– Mais, continua Rabelais, Votre Majesté est-elle bien sûre de ce qu’elle avance ?… Je ne vois aucun symptôme, aucun indice qui permette de supposer…

 

– Voilà ce qu’il y a d’affreux, mon maître ! Nul, en ce moment, excepté une seule personne au monde, ne peut se douter que je suis atteint. Et pourtant, je le sais, moi !

 

– De quand date la chose, sire ?

 

– De cette nuit même.

 

– Impossible ! Le roi peut se rassurer. Le mal dont parle Votre Majesté ne se peut déclarer qu’après une assez longue période de travail insensible. C’est même là ce qui fait la force redoutable de ce poison… Sire, pour continuer la brillante métaphore que vous avez employée[19], je vous dirai qu’il faut bien une douzaine de jours pour ressentir les premières amertumes du baiser de la Vénus infâme…

 

Le roi secoua tristement la tête. Il se promena quelque temps en silence, puis, revenant à Rabelais :

 

– Maître, je vais vous confier un important secret.

 

– Sire, dit Rabelais, je suis plus médecin que confesseur, vous le savez ; cependant, en cette occurrence, je n’oublierai pas que je suis l’un et l’autre.

 

– Aussi bien c’est aux deux que je m’adresse… Supposez donc, maître, qu’une femme jeune, belle, ait un puissant motif de haine contre moi… Cette femme s’arrange pour que je la voie ; elle surexcite mon admiration ; elle se dérobe pendant trois jours, puis, tout à coup, s’abandonne… Me suivez-vous bien ?

 

– J’écoute attentivement, sire, et crois comprendre la vérité : cette femme vous avoue qu’elle porte le germe du poison mortel, alors que vous avez triomphé ! Est-ce cela, sire ?

 

– Oui ! ou presque… à un détail près… Cette femme n’avoue pas, elle proclame ! Elle m’annonce qu’elle s’est empoisonnée, afin de m’empoisonner à mon tour !

 

– Ceci est effrayant, sire !

 

– Et pourtant, c’est l’exacte vérité. Elle n’a pas menti… J’ai senti, j’ai compris qu’en elle la haine l’emportait véritablement sur l’amour de la vie et le respect de sa beauté. Elle meurt… mais elle m’entraîne dans la tombe !

 

– Atroce, murmura le philosophe profondément impressionné.

 

– Eh bien, maître, je vous le demande : dans l’état actuel de la science, pouvez-vous me sauver ? Ah ! sauvez-moi, Rabelais ! J’ai tant de choses à faire encore ! Mourir ! Mourir sans avoir repris ma revanche contre l’empereur Charles ! Mourir, alors que ma tête bouillonne de projets, et que je puis encore étonner le monde ! Sauve-moi, Rabelais, fais-moi vivre, et je veux que ma reconnaissance royale éclipse en grandeur l’énormité du forfait de cette femme, en magnificence tout ce que les monarques les plus magnifiques ont pu imaginer… Peux-tu me sauver ?

 

– Sire, dit Rabelais d’une voix ferme, la réponse est impossible en ce moment, mais tout ce que la science peut tenter, je le tenterai. Tout à l’heure, je l’avoue, j’ai eu en moi-même un moment d’humeur lorsque Votre Majesté m’a demandé de m’installer près d’elle. Maintenant, si elle ne m’en avait donné l’ordre, c’est moi qui le lui demanderais. Je ne vous quitte plus, sire. À nous deux, nous regardons la mort en face et nous lui portons un suprême défi.

 

Le roi eut un éclair de joie dans les yeux et murmura :

 

– Je suis sauvé !

 

LIII

L’ENCLOS DES TUILERIES

 

François Ier fit alors ouvrir la porte de sa chambre et les courtisans entrèrent en masse pour assister à son grand lever, c’est-à-dire qu’ils furent admis à l’honneur de contempler les valets de chambre opérant sur la personne du roi, sous la haute direction de Bassignac.

 

Le roi fut ce matin-là d’une humeur charmante, bien qu’à diverses reprises une inquiétude soudaine parût le troubler. On parla de la grande expédition qu’on allait faire contre les truands, et dont tous les seigneurs de la cour voulaient être, par distraction.

 

– Par Dieu, messieurs, je veux en être aussi !… Mais chut ! Je ne veux pas que la chose se sache… lorsque le roi s’amuse, nul que ses fidèles ne doit le savoir.

 

Chacun renchérit alors, le roi ayant déclaré que ce serait un amusement que de percer des poitrines de truands. Montgomery, le capitaine des gardes, déclara qu’il fallait allumer un grand brasier au beau milieu de la Cour des Miracles, et voir la figure que feraient les ribaudes en regardant griller leurs amants.

 

– Ce sera magnifique, dit le comte de Jarnac ; il ne manquera que Triboulet à la fête.

 

– Qu’est devenu le bouffon ? demanda un autre.

 

Montgomery pâlit.

 

– Messieurs, dit le roi, Triboulet voyage ; vous le reverrez bientôt.

 

Puis il donna rendez-vous à La Châtaigneraie et à d’Essé pour cinq heures. Il demanda si le grand prévôt était là.

 

Mais, contre son habitude, M. de Monclar n’était pas encore arrivé au Louvre. La journée se passa sans incident.

 

Rabelais avait été installé dans un fort bel appartement, et on avait mis deux domestiques à sa disposition, outre un courrier qui était chargé d’aller lui chercher tout ce dont il avait besoin.

 

Vers quatre heures, on annonça le grand prévôt au roi qui le fit introduire aussitôt.

 

– Je vous attendais, Monclar, dit le roi avec bonne humeur.

 

– J’étais retenu par le service de Votre Majesté, répondit le grand prévôt.

 

– Vous voilà pardonné. Mais, dites-moi, Monclar, êtes-vous bien sûr que ce Dolet soit un aussi grand criminel que le dit le révérend Loyola ?

 

– Je ne comprends pas bien votre question, sire…

 

– Je vais me faire comprendre… je désire que M. Étienne Dolet soit relâché sur l’heure…

 

– C’est impossible, sire ! dit le grand prévôt.

 

– Oh ! oh ! monsieur ; faut-il dire alors non pas que je désire, mais que je veux ?

 

– En ce cas, sire, je vais aller de ce pas faire mettre en liberté l’homme qui a aujourd’hui même tenté de s’évader, qui a tué ou blessé une dizaine de gardes, qui a fait assassiner Sa Révérence le père Ignace de Loyola, et qui, enfin, s’est abouché avec les chefs de la Cour des Miracles pour susciter des rébellions contre l’autorité royale… J’y vais, sire.

 

Et Monclar fit un pas de retraite.

 

– Tête de sang ! s’écria le roi. Que signifie toute cette histoire ? Parlez, monsieur !

 

– Cela signifie exactement ce que je viens d’avoir l’honneur de dire à Votre Majesté. Le prisonnier Dolet a failli s’enfuir de la Conciergerie, grâce à la complicité de l’un de ces truands qui ont envahi le Louvre…

 

– Contez-moi cela, Monclar…

 

– C’est précisément ce que je voulais faire lorsque Votre Majesté m’a signifié l’ordre de faire relâcher Étienne Dolet. J’arrive de la Conciergerie ; il y a eu meurtre, tentative d’évasion, rébellion et bataille…

 

Le roi, tout pâle, fit signe à Monclar de s’expliquer.

 

– Sire, dit le grand prévôt, je commence par l’incident le plus affreux de toute cette échauffourée : le révérend Loyola se meurt sans doute à l’heure qu’il est…

 

– Assassiné ! murmura le roi, qui songea aux complications que cet événement allait amener.

 

– Assassiné par un chef de truands, par ce Lanthenay qui a eu l’audace de pénétrer à main armée dans le palais pour nous arracher celui qui venait ici l’insulte à la bouche.

 

– Il faut, Monclar, que le châtiment soit terrible. Je lui pardonnerais, au fond, son coup d’audace, car j’aime les beaux coups d’épée et les gens de courage… mais s’il a osé porter la main sur le saint homme que nous avait envoyé le Souverain Pontife… oui, je vous le dis, il faut que le châtiment soit prompt et exemplaire !

 

– Et pour commencer, Votre Majesté veut faire relâcher l’homme qu’il voulait arracher à votre justice royale !

 

Le roi demeura méditatif, songeant à la parole qu’il avait donnée à Rabelais.

 

La fureur l’emporta en lui sur toute considération.

 

– J’avais promis la grâce de Dolet, dit-il d’un ton rude, mais la main qui se tendait vers le prisonnier pour le retirer de son cachot peut aussi l’y maintenir. L’official jugera cet homme !

 

– Sire, laissez-moi vous dire que la clémence est un médiocre moyen d’asseoir l’autorité des rois. Il faut que la majesté royale apparaisse aux peuples, environnée d’éclairs.

 

– Oui, oui… je sais que vous êtes un sombre justicier, Monclar… Mais continuez…

 

– Eh bien, sire, vous aviez donné au révérend père Loyola un ordre de laissez-passer… Le truand a sans doute appris que le révérend Loyola possédait ce laissez-passer. Il s’est rendu chez lui cette nuit, et l’a traîtreusement frappé d’un coup d’épée pour lui voler ce papier… Armé de la précieuse signature de Votre Majesté, le misérable, sous les habits du révérend, a pu entrer à la Conciergerie…

 

– Mais ce sont donc des hommes bien hardis ! s’écria le roi, non sans admiration.

 

– Capables de tout, sire, hormis de faire le bien… Entré à la Conciergerie et introduit dans le cachot de Dolet, Lanthenay pouvait tout oser… Le poignard à la main, tous les deux se sont jetés à travers les couloirs, et ils allaient gagner la rue lorsque je suis arrivé à temps…

 

– C’est bien, Monclar, je sais qu’on peut compter sur votre vigilance…

 

– Ainsi, Votre Majesté révoque l’ordre qu’elle me donnait tout à l’heure ?

 

– Oui, comte…

 

– Et quant à ce Lanthenay…

 

– Ne l’avez-vous pas saisi ?

 

– Il m’a échappé, sire, grâce à l’intervention de son complice Manfred.

 

– De rudes hommes ! fit le roi pensif.

 

– De grands scélérats, sire.

 

– Eh bien, n’avez-vous pas organisé quelque chose comme une expédition contre eux ?

 

– Oui, sire, tout est prêt.

 

– Et quand attaquez-vous ?

 

– Ce soir… À minuit, sire.

 

– Tout est bien ; minuit est une heure qui me convient… Allez, Monclar, et ne manquez pas de me donner des nouvelles de M. de Loyola deux fois par jour.

 

– Je porte ces bonnes paroles au révérend, sire. Et je suis convaincu que la haute bienveillance du roi ne contribuera pas peu à guérir le saint homme, si toutefois la miséricorde divine a décidé de le laisser encore sur cette terre, où il accomplit de si grands bienfaits…

 

Monclar sortit sur un geste amical du roi.

 

– Il me semble, songea celui-ci, que mon grand prévôt porte, un bien vif intérêt à ce Loyola que Notre-Dame confonde… Cet imbécile de truand ne pouvait-il frapper plus juste ? Il faudra que je voie ce qu’il y a dans cette étrange amitié du moine et de Monclar…

 

Vers six heures, comme le roi le leur avait commandé, La Châtaigneraie et d’Essé vinrent au Louvre et se présentèrent dans la chambre royale.

 

Cette fois, Sansac les accompagnait. Le roi l’embrassa et lui fit de grandes démonstrations d’amitié.

 

– Mais comme ils t’ont bien arrangé, mon pauvre Sansac ! dit-il en regardant le gentilhomme qui venait de retirer un masque de soie qu’il portait sur le visage.

 

Ce visage était maintenant hideux. Une énorme balafre le marquait du front au menton d’une large cicatrice.

 

– Oui, dit amèrement Sansac, je suis à jamais défiguré et obligé, quand je sors, de porter ce masque pour ne pas faire peur aux femmes…

 

– Je te plains, dit sincèrement le roi… Toi qui étais si fier de ta beauté et que l’on comparait à Apollon !

 

– Je me vengerai, sire, dit Sansac d’une voix concentrée. C’est même pour me venger que je me suis décidé à sortir de mon trou où je me cache maintenant et d’où je ne me hasarde que la nuit, comme les hiboux… On dit que ce soir doit avoir lieu le massacre des truands. Je veux en être, par le diable ! Et malheur au Manfred s’il me tombe sous la main, comme je l’espère !

 

– Nous en serons tous, dit le roi. Mort-Dieu ! je veux t’aider, Sansac. Mais avoue que ce fut là un beau coup d’estoc…

 

– Eh ! sire, je ne le sais que trop !

 

– Bataille, donc ! Nos épées se rouillent. Et bien que l’ennemi soit pour ainsi dire indigne de nos coups, ce sera toujours une nuit d’agrément pour nous faire patienter…

 

– Sire, dit La Châtaigneraie, je vois avec bonheur qu’il ne reste plus rien à Votre Majesté de son inquiétude de cette nuit…

 

Le roi, subitement, redevint sombre. Il cherchait à s’étourdir pour oublier l’affreuse angoisse qu’il avait dépeinte à Rabelais. Il dit un effort pour paraître calme.

 

– Plus rien, répondit-il… Mais cela me fait penser à l’objet de notre rendez-vous. Suivez-moi, messieurs.

 

Hâtivement, le roi s’enveloppa d’un manteau, et tous les quatre étant descendus, quittèrent le Louvre. Une fois dehors, le roi se mit à marcher en tête ; les trois gentilshommes le suivaient à quelques pas.

 

– Où diable nous conduit-il ? murmura La Châtaigneraie.

 

– Mais il me semble, dit Essé, que nous allons vers l’enclos des Tuileries.

 

– Bon ! Veut-il donc se réconcilier avec la Belle Ferronnière ?

 

– Elle lui pardonnera difficilement.

 

– Bah ! Elle serait encore trop heureuse ! conclut La Châtaigneraie.

 

Sansac ne disait rien ; il songeait à sa vengeance, et les amours du roi le laissaient maintenant indifférent.

 

C’était bien vers l’enclos des Tuileries que se dirigeait le roi. Lui aussi, comme Sansac, était silencieux et songeait à une vengeance dont il ne confierait le soin à personne.

 

Il s’était dit que Madeleine Ferron reviendrait peut-être à la maison de leurs anciens rendez-vous.

 

Cet espoir lui restait, au fond, que Madeleine avait peut-être menti, qu’elle s’était vantée en assurant qu’elle s’était inoculé l’épouvantable mal. Il l’interrogerait. Par violence ou persuasion, il lui arracherait la vérité. Et si la certitude lui était démontrée de l’irréparable malheur, il la saisirait de ses propres mains, la jetterait en pâture au grand prévôt, et il imaginait des supplices raffinés…

 

Au bout d’un petit quart d’heure, le roi s’arrêta.

 

On se trouvait devant la maison de Madeleine Ferron.

 

À droite, les bâtiments de la fabrique de tuiles se profilaient en noir sur le ciel noir ; à gauche, c’étaient des champs déserts.

 

Les trois gentilshommes s’étaient arrêtés à distance mais le roi leur lit signe d’approcher.

 

La façade de la maison était sombre.

 

– Nous allons entrer là, dit le roi.

 

– Nous entrons tous ? fit La Châtaigneraie étonné.

 

– Oui… Si j’ai bien compris le caractère de la personne que je viens chercher ici, nous ne serons pas trop de quatre pour la dompter.

 

Le roi prononça ces paroles sur un ton qui fit frissonner les gentilshommes.

 

– Quelle est donc cette personne, sire ?

 

– Vous verrez.

 

– Faut-il heurter à la porte ? demanda d’Essé.

 

– Non pas !… Tâchons d’entrer sans esclandre…

 

François Ier se mit à faire le tour de la maison et arriva à la petite porte du jardin, que Madeleine Ferron avait ouverte un soir pour faire entrer Manfred.

 

– Reconnais-tu cette porte ? demanda d’Essé à La Châtaigneraie.

 

– Parbleu ! Nous sommes quatre ici qui la connaissent, bien que pour des motifs différents.

 

– Que dites-vous ? fit le roi.

 

– Nous disons que c’est près d’ici que Sansac a reçu ce beau coup de tranchant sur la figure.

 

Cependant le roi avait tiré de son pourpoint une petite clef avec laquelle il essayait d’ouvrir.

 

– Il faut que la serrure ait été changée, dit-il, après quelques essais infructueux.

 

– Le mur n’est pas très haut, sire, dit Sansac.

 

– Ma foi, le moyen est primitif, mais à défaut d’échelle…

 

– Votre Majesté se risque ?

 

– Oui… faites-moi la courte échelle, et attendez-moi ici.

 

– Mais si un danger imprévu…

 

– Je vous appellerais.

 

La Châtaigneraie et d’Essé unirent leurs mains entrelacées, le roi y posa le pied, s’élança et atteignit aisément le faite du mur.

 

À ce moment, François Ier oubliait ses angoisses, et la terreur du mal dont il se croyait atteint, et l’expédition contre les truands, et Monclar, et Dolet, et Loyola. Il en arrivait même à oublier presque le but de sa visite à la mystérieuse maison : le roi était en plein dans son élément ; l’aventure le séduisait ; le seul fait de pénétrer nuitamment dans une maison en escaladant un mur comme un maraudeur lui procurait la sensation d’un plaisir particulier.

 

Ses compagnons, habitués dès longtemps aux manières du roi, ne furent en aucune façon étonnés de le voir exécuter cette manœuvre. François Ier, assis sur la crête du mur, s’apprêta à sauter dans le jardin. Mais, au même instant, il s’arrêta.

 

Ses yeux venaient de tomber sur une fenêtre éclairée.

 

Cette fenêtre était au rez-de-chaussée. Et ses vitraux n’étaient pas assez épais pour empêcher de distinguer tout à fait ce qui se passait dans la pièce où se trouvait la lumière. Or, François Ier ayant jeté un regard plein de curiosité sur la fenêtre vit où entrevit une chose qui dut le stupéfier, car il eut de la peine à étouffer un cri de surprise.

 

Il regarda plus attentivement, comme s’il eût douté du premier témoignage. Il fut cette fois convaincu.

 

Il sauta, non du côté du jardin, mais du côté extérieur. Il semblait très ému, et saisit la main de La Châtaigneraie.

 

– Elle ! murmura-t-il ; elle ici !

 

– N’est-ce donc pas une femme que Votre Majesté comptait voir ?

 

– Oui ! Mais non celle que je viens de voir…

 

Et sans plus s’occuper de l’étonnement que ces bizarres paroles avaient provoqué chez le gentilhomme, le roi revint rapidement vers la façade, et cette fois, il heurta lui-même.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-on d’un ton rude.

 

– Voir le maître de céans, répondit le roi.

 

– Revenez au grand jour.

 

– C’est tout de suite que je veux le voir, fit le roi.

 

En même temps, il monta les quelques degrés qui conduisaient à la porte. Au même instant, les trois gentilshommes se présentèrent pour escorter le roi.

 

– Holà ! s’écria l’homme aux grandes moustaches. Si vous êtes d’honnêtes gens, retirez-vous sans tarder. Si vous êtes venus avec de mauvaises intentions, il va vous en coûter cher ! Et l’homme tira de sa ceinture un long poignard en se mettant en garde.

 

– Rengainez, Spadacape, fit une voix sonore. Que désirez-vous, messieurs ?

 

Un homme s’avançait au-devant du roi.

 

– Eh ! pardieu, monsieur le chevalier de Ragastens, je vous félicite de vous faire si bien garder !

 

– Le roi ! murmura le chevalier de Ragastens. Arrière, Spadacape. Pardonnez, sire ! Mais qui eût pu prévoir l’insigne honneur que vous réservez à cet humble logis… Daigne Votre Majesté entrer dans cette pièce…

 

Ragastens ouvrit une porte.

 

– Merci, chevalier, dit le roi. Mais il me semble avoir entendu causer, lorsqu’on a ouvert la porte… ne voulez-vous pas que pour un moment je fasse partie de la société que vous avez chez vous ?

 

– Sire, fit Ragastens stupéfait, il n’y a d’autre société ici que celle de Mme la princesse de Ragastens-Alma, et d’une pauvre jeune fille…

 

– Je serai honoré d’être admis auprès de ces dames, fit le roi avec un sourire.

 

Il n’y avait pas moyen de se dérober à un pareil honneur. Et Ragastens se dirigea avec empressement vers la porte de la pièce où le roi, du haut de son mur, avait si curieusement regardé à travers les vitraux.

 

Au moment d’ouvrir la porte, il se tourna vers le roi.

 

– Votre Majesté ne désire peut-être pas être reconnue ? Sous quel nom dois-je l’annoncer ?

 

– Annoncez le roi de France, dit simplement François Ier.

 

Mais le chevalier n’eut pas besoin d’obéir à cette étrange invitation. À peine eut-il ouvert la porte et à peine François fut-il entré dans la pièce qu’une jeune fille qui se trouvait aux côtés de la princesse Béatrix s’écria :

 

– Le roi ! Le roi !

 

Gillette, en prononçant ces mots d’une voix pleine de terreur, fixait des yeux hagards sur François Ier.

 

Le roi salua les deux femmes avec cette aisance qu’il savait rendre ou impertinente ou gracieuse à son gré. Béatrix s’était levée et fixait un regard presque sévère, sur le roi.

 

– Madame, dit celui-ci sans que sa voix trahît la réelle et profonde émotion qu’il éprouvait, voulez-vous pardonner au premier chevalier de France de troubler un instant ce calme repos où vous deviez être ? Je passais avec ces gentilshommes devant cette maison, et m’étant souvenu que M. de Ragastens l’habitait, je n’ai pu m’empêcher de frapper à sa porte pour lui dire une fois de plus en quelle singulière estime je le tiens. J’ajoute maintenant que j’envie son bonheur d’avoir lié sa destinée à une dame d’aussi grand air et de beauté aussi accomplie.

 

– Sire, répondit Béatrix avec un accent de dignité qui amena une rougeur sur les joues du roi, si peu habitué qu’il fût à rougir, sire, c’est sans doute un hasard plus honorable encore qu’extraordinaire qui a voulu que le roi de France se promenât par les chemins dans le simple appareil d’un bourgeois, passât devant cette maison et apprît que M. le chevalier de Ragastens y demeurait. Mais quelles que soient les intentions véritables de Votre Majesté, le roi est le bienvenu dans ce logis… Gillette, aidez-moi à offrir à Sa Majesté les rafraîchissements qui ne sauraient lui être présentés par d’autres mains que les nôtres…

 

Béatrix, en parlant ainsi, saisit vivement Gillette par le bras et essaya de l’entraîner. Mais François Ier, déjà, s’inclinait devant elle et disait :

 

– Agréez mille grâces, princesse, de votre courtois accueil. Je vous supplie de demeurer. J’ai à vous dire des choses qui ne souffrent aucun retard.

 

Il se tourna vers les trois gentilshommes qui s’étaient arrêtés à l’entrée de la porte.

 

– Messieurs, dit-il, veuillez m’attendre.

 

– Spadacape, dit Ragastens, ayez soin de nos illustres hôtes.

 

En même temps il fit un signe à Spadacape qui répondit par un clignement d’œil qu’il surveillerait étroitement les gentilshommes.

 

Ceux-ci suivirent l’intendant dans une pièce voisine.

 

Le roi se tourna alors vers Béatrix et Ragastens.

 

– Asseyez-vous, dit-il, en redoublant de bonne grâce. Je suis votre hôte, et il ne saurait être question d’étiquette.

 

– Sire !… fit Ragastens en s’inclinant, Votre Majesté nous accable…

 

– Non, non… Je veux que chacun prenne un siège. Et puisque Mme la princesse, ajouta-t-il avec un sourire inquiétant, a bien voulu reconnaître que je me trouvais dans le simple appareil d’un bourgeois, je veux être traité en bourgeois…

 

Béatrix, sur un signe du roi, obéit. Quant à Gillette, elle tomba dans un fauteuil plutôt qu’elle ne s’y assit.

 

Ragastens, seul, persista à demeurer debout, et refusa d’obéir à la flatteuse invitation du roi ; non seulement il témoignait ainsi de son respect, mais encore il se trouvait plus libre de ses mouvements en cas d’action précipitée.

 

– Chevalier, dit alors le roi, nous n’avons pas oublié que vous êtes venu à Paris pour y retrouver votre fils, et nous nous intéressons vivement aux résultats de vos recherches. Ont-elles abouti ?

 

 

– Hélas ! non, sire… Je n’ai aucun indice encore.

 

– Pourtant, M. le grand prévôt a dû se mettre à votre disposition ?

 

– Le comte de Monclar a fait tout ce qui dépendait de lui, sire. Et il me convient de rendre hommage à sa bonne volonté.

 

– Mais ne disiez-vous pas que vous vouliez pénétrer à la Cour des Miracles ?

 

– C’est là en effet qu’il m’est permis d’espérer quelque renseignement.

 

– Je viens vous en offrir les moyens.

 

Gillette, voyant que François Ier affectait de ne pas la reconnaître, se remettait peu à peu.

 

– Cette nuit, reprit le roi, le grand prévôt tente une sorte d’expédition contre les truands de la Cour des Miracles. Ces gens ont à leur tête deux redoutables bandits appelés Manfred et Lanthenay…

 

Il fallut à Béatrix toute la puissance qu’elle avait sur elle-même pour ne pas jeter un cri. Elle pâlit, cependant. Mais le roi ne remarqua pas celle pâleur, car il n’avait prononcé ces deux noms que pour en étudier l’effet sur Gillette. Celle-ci tremblait, et sans un regard de Ragastens qui lui disait d’espérer, elle se fût jetée aux pieds du roi.

 

– Ces deux bandits, continua le roi avec un sourire cruel, seront pendus demain matin, sans procès. Je vous invite à la pendaison, Madame, et vous aussi, ma belle demoiselle… C’est bien curieux spectacle…

 

– Sire, se hâta de répondre Ragastens, dans l’état d’esprit où nous nous trouvons, les spectacles les plus curieux ne sauraient nous intéresser. Votre Majesté daignera nous excuser de ne pas accepter sa gracieuse invitation…

 

– Je comprends… Enfin, si vous changez d’avis, je puis toujours vous dire que le bandit Lanthenay sera pendu en place de Grève. Quant à Manfred, nous lui avons choisi un autre endroit qui lui rappellera d’agréables souvenirs… Il sera pendu à la Croix-du-Trahoir.

 

Gillette devint livide.

 

– Mais, sire, s’écria Ragastens en plaisantant, il me semble que Votre Majesté se hâte un peu trop de nous inviter à la fête. Qui prouve que ces deux… ah ! ma foi, j’ai oublié leurs noms !… qui prouve qu’ils seront pris ?

 

Gillette comprit et jeta un regard de reconnaissance au chevalier.

 

– La bête est lancée, reprit le roi avec son même sourire jovial et sinistre ; l’hallali va sonner. La Cour des Miracles est enveloppée d’un réseau étroit que le grand prévôt a établi patiemment depuis dix jours. En outre, nous avons des intelligences dans la place… Quoi qu’il en soit, chevalier, l’expédition promet d’être des plus amusantes. Toute ma cour en sera. Et pardieu, J’en serai aussi… Chevalier, soyez des nôtres, et vous avez la une excellente occasion d’entrer à la Cour des Miracles…

 

– J’accepte avec reconnaissance, sire.

 

– Vous acceptez, fit le roi avec étonnement.

 

– Sans doute, sire… Tirons donc l’épée, contre ces redoutables ennemis. Après Marignan, la victoire de la Cour des Miracles embellira le règne de Votre Majesté.

 

À ce moment, on entendit heurter le marteau de la porte d’entrée. Quelques instants s’écoulèrent ; puis un homme à figure basanée, à longues moustaches grisonnantes entr’ouvrit la porte.

 

Le roi se mordit les lèvres.

 

– Monsieur le chevalier, dit-il, vous avez beaucoup d’esprit. Ainsi, c’est donc entendu, vous êtes des nôtres ?

 

– Ah ! sire, je n’aurai garde de manquer à la fête…

 

– C’est bien… Le rendez-vous est au Louvre, pour onze heures ; l’attaque aura lieu à minuit…

 

– Sire, à onze heures, je serai au Louvre.

 

– Faites mieux, chevalier, venez-vous-en avec nous…

 

– Que Votre Majesté me pardonne ! Mais avant de me rendre au Louvre, il faut, de toute nécessité, que je sois quelque part, à dix heures.

 

– Et cela ne peut-il se remettre ?

 

– Impossible, sire.

 

Le roi regarda autour de lui. Si ses gentilshommes eussent été près de lui à ce moment, il eût sans doute fait arrêter Ragastens. Mais il réfléchit qu’il ne serait peut-être pas le plus fort et que cette maison cachait peut-être un nombre d’hommes suffisant pour mettre en déroule ses trois compagnons et lui-même.

 

Il fit donc un geste aimable et continua :

 

– Chacun à ses affaires. Il suffit que vous me promettiez d’être en même temps que nous à la Cour des Miracles…

 

– Sire, je vous le jure.

 

– J’aime cette ardeur, dit le roi de plus en plus étonné. Au surplus, je comprends que vous ne manquiez pas une pareille occasion. Je ne connais rien de douloureux comme la situation d’un père et d’une mère qui cherchent leur enfant. Madame, vous me voyez prêt à tout entreprendre pour vous aider…

 

Le roi avait prononcé ces mots d’un ton grave.

 

– D’ailleurs, reprit-il tout aussitôt, il y a, je l’avouerai, un peu d’égoïsme dans ce que je dis là. Si je me mets ainsi à votre disposition…

 

– Bienfait que je n’oublierai de ma vie, sire ! s’écria Béatrix avec une réelle émotion.

 

– Si je m’intéresse aussi vivement à vos recherches, c’est que je comprends, pour les avoir éprouvées, toutes les angoisses qui doivent vous troubler…

 

– Vous, sire !

 

– Moi, madame ! Pour être roi, en suis-je pas moins un homme ? Et qui vous dit que moi aussi je n’ai pas eu un enfant qui m’a été ravi ? Qui vous dit que, moi aussi, je ne me suis pas livré pendant des années aux mêmes recherches que vous tentez en ce moment…

 

– Sire, fit Ragastens, notre surprise…

 

– Oui, je sais. Vous vous dites qu’un roi est à l’abri des malheurs qui peuvent frapper les autres hommes… Eh bien, cela n’est pas ! J’ai souffert comme vous ! Que dis-je ? J’ai souffert plus que vous !… car, après avoir longtemps cherché mon enfant, je l’ai trouvée, et par un malheur plus affreux que tout ce que vous pouvez imaginer, mon enfant m’a renié, mon enfant n’a pas voulu me reconnaître pour père ; mon enfant s’est enfuie du Louvre où je l’avais amenée… Écoutez-moi jusqu’au bout… Je vous ai promis de vous aider à retrouver votre fils… Aidez-moi, vous, à faire revenir ma fille au Louvre… Vous le pouvez, car mon enfant, ma fille… elle est là sous vos yeux… la voici !…

 

À ces mots, le roi désignait Gillette qui poussa un faible gémissement et couvrit son visage de ses deux mains. Béatrix, d’un mouvement spontané, avait couru à la jeune fille comme pour la protéger, et lui glissait dans l’oreille :

 

– Ne craignez rien, mon enfant…

 

– Vous ne répondez pas, chevalier, fit le roi avec une sourde colère.

 

– Sire, dit Ragastens, ma réponse est toute simple : je serais un père dénaturé si j’essayais un seul instant de retenir cette jeune fille… C’est à vous de parler, Gillette, et de dire s’il vous convient de suivre Sa Majesté…

 

– Et si, comme son attitude le laisse supposer, elle refuse de me suivre ? éclata François Ier. Chevalier, prenez bien garde à ce que vous allez dire et faire !…

 

– Oh ! sire, je suis certain d’avance de l’approbation du roi qui s’appelle… que le monde appelle le roi-chevalier. Si cette jeune fille refuse de sortir d’ici, je dirai et ferai ce que dirait et ferait Votre Majesté. Je dirai : Mon enfant, l’hospitalité qui vous est due est trois fois sacrée et je ne faillirai point à cette hospitalité…

 

– Ah ! prenez garde, monsieur ! Si je passe outre aux volontés d’une fillette… comme c’est mon droit de père et de roi !…

 

– Sire, je demanderais alors à Votre Majesté de me laisser réfléchir jusqu’à demain.

 

– Sansac ! hurla le roi.

 

Il se fit un mouvement dans la pièce voisine. L’instant d’après, les trois gentilshommes apparurent.

 

– Que l’un de vous coure au Louvre, ordonna le roi d’une voix que la fureur faisait trembler. Amenez-moi une compagnie de gardes, s’il le faut.

 

– Spadacape, dit Ragastens d’un ton grave, nul ne doit sortir d’ici que par mon ordre…

 

– Jour de Dieu, monsieur, vous êtes en état de rébellion. La Châtaigneraie, arrêtez monsieur !

 

– Sire, s’écria Ragastens, un mot avant que des actes irréparables s’accomplissent. Je supplie Votre Majesté d’y réfléchir. Si je le veux, sur un signe de moi, ces trois gentilshommes vont être désarmés à l’instant. Il ne restera au roi que l’inutile colère de ne pas voir ses ordres exécutés, et à moi que la douleur d’avoir si mal répondu à la haute bienveillance que vous me témoigniez tout à l’heure…

 

Le roi fit un geste de rage et regarda autour de lui avec inquiétude, s’attendant à voir une douzaine de spadassins surgir tout à coup et l’entourer.

 

– C’est bien, je ne veux violenter personne…

 

Sur un signe de lui, ses trois compagnons rengainèrent les épées qu’ils avaient à moitié tirées des fourreaux, et se retirèrent dans le vestibule qui précédait la pièce où se passait cette scène. Mais ils laissèrent la porte ouverte.

 

– Chevalier, dit alors François Ier, non seulement j’excuse votre scrupule, mais je l’approuve. Je ne demanderai pas à cette enfant de me suivre au Louvre. Je ne sais que trop quelle serait sa réponse, bien que cette réponse soit profondément injuste… Je compte sur le temps pour amener ma fille à des sentiments plus naturels. Je me retire, ne voulant me souvenir, en cette soirée, que de votre fierté, chevalier, de votre bonne grâce, madame… Adieu… Heureux qui peut compter des amis tels que vous !…

 

Le roi salua et sortit de la pièce, précédé par Ragastens qui avait saisi un flambeau pour éclairer Sa Majesté. Au moment de quitter la maison, le roi se tourna vers le chevalier.

 

– Ainsi, dit-il d’un ton riant, vous êtes des nôtres, ce soir ? Vous en avez fait le serment, je crois…

 

– Et je le renouvelle à Votre Majesté : je serai cette nuit à la Cour des Miracles.

 

Le roi se mit en route, escorté de ses gentilshommes, tandis que Ragastens rentrait dans la maison. Mais il n’eut pas fait vingt pas qu’il s’arrêta :

 

– La Châtaigneraie, et vous, d’Essé, demeurez ici en surveillance. Si quelqu’un tente de sortir, n’hésitez pas, tuez ! Dans une demi-heure, je suis de retour. Viens, Sansac.

 

François Ier s’élança dans la direction du Louvre.

 

La Châtaigneraie se posta devant la porte d’entrée.

 

D’Essé se mit à la petite porte du jardin.

 

Moins d’une demi-heure plus tard, comme il l’avait annoncé, le roi était revenu. Le grand prévôt l’accompagnait. Une demi-compagnie de suisses les suivait.

 

Silencieusement, la maison fut enveloppée. Alors, Monclar s’approcha de la porte, frappa et prononça :

 

– Au nom du roi !

 

Un silence de mort. Monclar recommença à frapper. Même silence.

 

– Enfoncez la porte ! dit le roi.

 

Des soldats s’approchèrent avec des leviers que le grand prévôt avait fait apporter, car c’était un homme de prudence et de précaution.

 

En dix minutes, la porte fut défoncée.

 

La maison envahie fut visitée du haut en bas jusque dans ses moindres recoins. Elle était déserte.

 

– Monclar, dit le roi, de cette voix calme et légèrement tremblante qui était l’indice d’une colère blanche, Monclar, il me faut ce Ragastens.

 

– Vous l’aurez, sire. Mais, en attendant, il y a pour Votre Majesté un moyen de punir cet insolent gentilhomme, en le frappant au cœur.

 

– Dites ! fit avidement le roi.

 

– Ce Manfred, sire, que nous allons prendre et pendre…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien ! c’est le fils du chevalier de Ragastens.

 

Le roi ne put retenir une exclamation de joie presque sauvage. Il donna le signal du départ et on rentra précipitamment au Louvre.

 

– Tout est bien prêt ? demanda-t-il au grand prévôt.

 

– Soyez sans crainte, sire !

 

– Si nous attaquions tout de suite ?

 

– Impossible, sire, avant minuit.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que le signal doit partir de la Cour des Miracles elle-même. Trois coups d’arquebuse nous préviendront que nous pouvons avancer…

 

– Qui les tirera ?

 

– Le roi d’Argot ! dit Monclar non sans un certain orgueil.

 

– Vous êtes un admirable prévôt de police, fit le roi.

 

Monclar s’inclina, satisfait.

 

Il ne travaillait guère qu’en dilettante et pour se distraire de la sombre préoccupation qui l’obsédait. Aussi éprouvait-il d’un éloge royal cette joie rapide qu’éprouve l’artiste qui voit admirer son œuvre par un connaisseur.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

En rentrant dans ses appartements, le roi trouva maître Rabelais qui l’attendait. Le visage du savant docteur avait une gravité sévère qui gêna François Ier.

 

– Maître, lui dit-il, nous causerons demain. Ce soir, nous sommes préoccupés d’une affaire importante qui sollicite toute notre attention.

 

– Eh ! sire, quelle affaire plus importante que la santé… la vie !

 

– C’est donc de la maladie en question que vous voulez me parler ?… Venez…

 

Il entraîna Rabelais dans sa chambre.

 

– Parlez, mon bon Rabelais, dit-il, quand ils furent seuls.

 

– Sire, je crois avoir trouvé un moyen de prévenir le mal. Ce poison n’est redoutable que parce que son œuvre est d’abord ignorée. L’être est atteint par lui dans ses sources vives. Il agit avec une certaine lenteur. Et lorsque, du fond des organes, il apparaît à la surface et dénonce ainsi sa présence, alors il est trop tard ! La mort est inévitable, et cette mort est vraiment atroce…

 

Le roi ne put s’empêcher de frissonner, repris par la terreur qu’il était parvenu à oublier un moment.

 

– Il est alors trop tard, dit-il, mais si on sait… avant qu’il ne se dénonce… si le savant combat l’odieux ennemi avant qu’il n’ait pu se fortifier ?

 

– C’est cela que je voulais vous dire. C’est ce moyen d’attaquer le mal encore faible et incapable de résistance que j’ai trouvé… Je vais passer la nuit à préparer le médicament que demain matin absorbera Votre Majesté.

 

– Tu me sauves, Rabelais ! s’écria le roi dans une explosion de joie. Tu me ranimes… Aussi, demande ce que tu veux…

 

– Sire, je suis payé d’avance ; en m’accordant la grâce de Dolet, Votre Majesté a fait pour moi infiniment plus que je ne vais faire pour elle… Cher Dolet ! Cher ami ! Si vous saviez quel noble cœur ! Si vous aviez comme moi assisté au désespoir de sa femme et de sa fille ! Comme ils doivent être heureux maintenant qu’il est libre ! Car il est libre, n’est-ce pas, sire ? N’est-ce pas que votre royale parole a prévalu contre le complot des méchants ? N’est-ce pas que cet affreux Monclar a abusé de ma crédulité en m’affirmant tout à l’heure que Dolet était dans son cachot et que l’official le jugerait !

 

Le roi, maussade et sombre, avait écouté Rabelais sans dire un mot, sans faire un geste.

 

– Sire, reprit le docteur, après un instant de silence, j’attends que Votre Majesté me rassure…

 

– Écoutez, maître, fit brusquement François Ier, je vous ai, il est vrai, donné ma parole…

 

– Mais Votre Majesté l’a reprise ! éclata Rabelais. De quoi s’agit-il, après tout ? De la vie d’un homme ! Du désespoir de toute une famille ? Peu de chose, en vérité !

 

– Eh ! par la mort-dieu, pourquoi votre Dolet ne s’est-il pas tenu tranquille ? Au moment où je vous ai promis sa liberté, j’ignorais ce qu’il avait fait, au moment même où vous me parliez en sa faveur !

 

– Je sais, sire ! Je sais tout ! Dolet a tenté de fuir. Voilà un grand crime ! Lorsque Votre Majesté était détenue à Madrid, n’eût-elle pas saisi l’occasion de fuir en passant à travers une armée s’il eût fallu ! Quoi, sire ! On prend un innocent ! Pour le perdre, on machine contre lui un complot qui devrait envoyer ses auteurs à Montfaucon si la justice royale ne voyait ses bienfaisants rayons obscurcis par la haine des pervers ! Donc, on saisit cet homme, on l’enferme dans un cachot ! On lui met les fers aux pieds ! Pendant dix jours, il demeure au fond de l’horrible cloaque, ayant de l’eau jusqu’aux chevilles, souffrant de la faim, de la soif, enfiévré, l’imagination éperdue ! Et lorsqu’un moyen de salut est offert à ce malheureux, on veut qu’il le repousse ! On lui fait un crime d’avoir voulu sortir c son enfer !

 

– Sa tentative ne sera pas retenue au procès, dit vivement le roi, dans l’espoir d’apaiser Rabelais. On ne retiendra que l’accusation d’hérésie. J’en donnerai l’ordre. Vous entendez, mon cher maître ? Je vous le jure.

 

– Votre Majesté est vraiment généreuse, continua le savant emporté par l’indignation. On ne retiendra que l’accusation qui peut envoyer Dolet au bûcher ! Ah ! sire ! sire ! Vous voulez donc que l’histoire proclame un jour que le vainqueur de Marignan fut vaincu par un Loyola !… Car ne nous payons pas de mots, sire ! C’est à Loyola que vous sacrifiez Dolet ! Vous craignez que le misérable moine ne vous suscite quelque querelle avec le Saint-Siège ! Sire, voulez-vous qu’on dise que vous avez eu peur ?

 

Le roi crispa les poings et fut sur le point d’éclater.

 

Mais il réfléchit que Rabelais tenait pour ainsi dire sa vie. Et lui qui s’indignait de cette accusation de peur que l’illustre savant lui jetait avec sa rude éloquence, il eut vraiment peur.

 

– Maître, se contenta-t-il de dire avec un sourire, reprenez vos esprits. Vous outrepassez, il me semble !

 

– Pardon, sire, fit Rabelais violemment ému. N’en accusez que ma douleur.

 

Cette douleur devait être en effet bien forte, car Rabelais, en ce moment, pleurait silencieusement. Le roi détourna la tête. La sombre figure de Loyola passa dans son esprit.

 

– Attendez ! dit-il tout à coup.

 

– Sire, cria Rabelais, obéissez à votre cœur magnanime…

 

Le roi passa rapidement dans la pièce voisine où se tenaient en permanence Bassignac et quelques seigneurs. Le grand prévôt était là.

 

François Ier l’entraîna dans un coin.

 

– Monclar, lui dit-il, comment va ce bon M. de Loyola ? Vous savez que je m’intéresse fort à sa blessure que nous allons venger tout à l’heure, j’espère.

 

Monclar eut un mince sourire. Il savait que Rabelais était dans la chambre royale ; il comprit ce qui se passait dans l’esprit du roi.

 

– C’est un miracle, sire, dit-il. Mais il est certain que le saint homme ne succombera pas !

 

– Ah ! fit simplement le roi. Et il rentra dans sa chambre.

 

– Si je lui avais annoncé que Loyola était perdu, pensa Monclar, il me renouvelait l’ordre de relâcher Dolet.

 

– Eh bien, fit le roi à Rabelais, je viens pour vous de faire l’impossible.

 

– Vous sauvez Dolet, sire ? Ah ! merci, mon noble roi !

 

– Eh ! non, par Notre-Dame ! Je veux dire que j’ai fait une dernière démarche pour voir s’il n’y aurait pas moyen de sauver votre protégé… Eh bien, l’official est déjà saisi de l’affaire. Il faut désormais aller jusqu’au bout.

 

– Pourquoi, sire ? Pourquoi ? demanda Rabelais.

 

– Ceci est de la grande politique, mon maître ; il n’y aurait plus de respect en France pour la justice et la religion, si la religion et la justice n’étaient inflexibles dans leur marche…

 

Rabelais, cette fois, se tut. Il était vaincu. Il parlait d’humanité, d’équité, – et le roi lui répondait : raison d’État.

 

Il comprit que Dolet était à jamais sacrifié, et dédaigna de répondre à François Ier qui, pour ne pas s’aliéner le docteur, lui disait :

 

– Rassurez-vous, maître. S’il est indispensable que Dolet soit condamné, malgré même cette innocence que vous invoquez, je me fais fort de lui avoir vie sauve…

 

Le philosophe, écrasé par la formidable montagne d’iniquités qu’il avait tenté de soulever, courba les épaules, en signe de salut ou en signe de désespoir.

 

– Ce médicament ? reprit le roi avec la timidité de la honte.

 

– Je vais y travailler, sire.

 

– Et vous me promettez, maître, qu’il sera prêt demain matin ?

 

– Je vous le promets, sire.

 

– Je retiens votre parole.

 

– Jamais je n’y ai failli, sire !

 

Sur ce mot qui cingla François Ier, Rabelais s’inclina, sortit de la chambre royale et alla, le cœur broyé, s’enfermer dans le laboratoire qu’il avait fait établir à la hâte…

 

LIV

DIANE DE POITIERS

 

Au moment où Rabelais sortait de la chambre du roi, une scène qui, pour être muette et n’être jouée que par un seul personnage, n’en est pas moins d’une importance considérable, se passait dans l’une des pièces qui avoisinaient la chambre royale.

 

Une courte description topographique est ici nécessaire. On parvenait aux appartements du roi après avoir franchi cinq ou six immenses salles où François Ier avait déployé le faste magnifique dont il cherchait à éblouir ses visiteurs de marque et qui convenait d’ailleurs à son tempérament.

 

Des peintures du Titien, de Raphaël, du Pérugin décoraient les panneaux et les plafonds de ces vastes salons de réception. Donc, après avoir traversé ces pièces, où une foule de courtisans, de gardes, d’officiers allaient et venaient, où attendaient les ambassadeurs, où éclataient le luxe et la force du maître de la France, on arrivait à une sorte d’étroit couloir transversal.

 

Là commençaient les appartements particuliers du roi.

 

Une antichambre, d’abord, où étaient admis les familiers du monarque ; puis, sur la droite de cette antichambre et s’ouvrant sur elle, le cabinet du roi ; à gauche, deux salons. Après le cabinet venait la chambre à coucher. Au delà, c’était l’appartement du dauphin.

 

Un mur barrait là le petit couloir dont nous venons de parler. Il résultait de cette disposition que l’appartement du dauphin attenait à celui du roi, mais que pour passer de l’un à l’autre, il fallait faire un assez long détour.

 

Pour le roi, le Louvre finissait au mur du fond de sa chambre. Pour le dauphin, c’était à ce mur que le Louvre commençait. Or, la pièce que ce mur séparait de la chambre royale était une sorte de cabinet, à demi salon, qui se trouvait lui-même séparé de l’appartement du dauphin par un autre couloir.

 

C’est dans ce cabinet que le dauphin Henri conférait assez souvent avec celle qu’il appelait son Égérie ou sa Sagesse, c’est-à-dire avec Diane de Poitiers, sa maîtresse. Maintenant, pénétrons dans le cabinet du dauphin au moment même où Rabelais faisait une suprême tentative pour sauver Etienne Dolet.

 

Une femme était assise contre la muraille du fond.

 

Elle avait soulevé une partie de la tapisserie de velours cramoisi, et avait mis à découvert un trou circulaire grillagé.

 

La femme était seule dans le cabinet.

 

Elle avait collé son oreille au grillage de ce trou.

 

Et qui se fût approché à ce moment eût entendu le murmure distinct de deux voix qui étaient celles de Rabelais et de François Ier. Ainsi, du cabinet du dauphin, on entendait tout ce qui se disait dans la chambre du roi.

 

Qui avait fait percer ce trou ?…

 

Il est infiniment probable qu’avant d’être la maîtresse d’Henri, Diane de Poitiers avait été celle de François Ier.

 

Diane avait toujours été une femme de plus de tête que de cœur. Sa prodigieuse beauté, que par un singulier privilège de la nature elle garda jusqu’à la mort, avait servi à sa diplomatie et à son ambition beaucoup plus qu’à ses amours. Était-ce elle qui jadis avait fait percer le mur pour surveiller le roi ? C’est très possible.

 

Toujours est-il qu’elle seule connaissait l’existence de cette sorte d’oreille indiscrète toujours ouverte pour recueillir les paroles de François Ier.

 

Nous avons déjà dit quelques mots du caractère de cette froide ambitieuse. Complétons-les en ajoutant que les rêveries secrètes de Diane l’emportaient à des imaginations que nul n’eût pu soupçonner. Peut-être rêva-t-elle de s’asseoir sur le trône de France aux côtés du futur roi Henri. Il est certain, en tout cas, que du vivant même de François Ier, elle prépara son pouvoir et son autorité pour le jour où le dauphin serait couronné.

 

Ainsi donc, tandis que la duchesse d’Étampes était prête à commettre un crime pour prolonger la vie du roi, sans lequel elle tombait dans le néant, Diane, au contraire, était prête à envisager de sang-froid la nécessité de faire disparaître ce même roi. Lui mort, c’était le dauphin, son amant, qui montait sur le trône… Et alors !… que ne pouvait-elle espérer, elle qui avait pris sur le faible cerveau d’Henri un si terrible ascendant !…

 

Ce n’était point par hasard que Diane de Poitiers se trouvait dans le cabinet du dauphin à l’heure où le roi avait avec Rabelais l’entretien que nous avons rapporté.

 

En effet, il est à peine besoin d’indiquer, après ce qui vient d’être dit, que Diane avait ses espions jusque dans l’antichambre de François Ier. Chaque matin, à son lever, elle était mise au courant de ce qui se faisait ou se disait d’intéressant chez le roi, et elle préparait sa journée en conséquence. C’est ainsi que le matin de ce jour, elle avait appris que François Ier avait en toute hâte envoyé chercher maître Rabelais.

 

Diane avait tressailli, et s’était dit aussitôt :

 

– Le roi est sûrement malade… Toute la question est de savoir si la chose est sérieuse.

 

Elle n’ignorait pas la confiance absolue que le monarque avait en la science du médecin, et que celui-ci, à diverses reprises, avait dû son salut à cette confiance égoïste plutôt qu’à l’amitié douteuse de François Ier.

 

Elle s’empressa de gagner le cabinet mystérieux et de prendre place auprès du treillis qui recouvrait le trou.

 

Lorsque Rabelais arriva et fut introduit dans la chambre royale, elle ne perdit pas un mot de ce qui se disait.

 

Le soir, prévenue, selon les ordres qu’elle avait donnés, que Rabelais se trouvait dans l’antichambre royale, elle courut reprendre son poste. La conversation du matin lui avait paru sans doute tellement intéressante qu’elle ne voulait rien perdre de celle du soir. Elle écouta avec indifférence tout ce qui fut dit au sujet d’Étienne Dolet.

 

Mais lorsque Rabelais parla du médicament qu’il croyait capable d’arrêter le mal, elle eut un faible tressaillement.

 

– Est-ce que cet espoir va s’évanouir ? songea-t-elle.

 

L’entretien était terminé depuis plus de dix minutes, et Diane de Poitiers, pensive, était à la même place, méditant, le visage dur, les yeux fixes.

 

Enfin elle poussa un soupir, se leva, rabattit la tapisserie de velours qui cachait le treillis et regagna son appartement. Car Diane de Poitiers, en qualité de première dame d’honneur de la dauphine, avait sa chambre au Louvre, et bien que l’étiquette ne l’obligeât pas à y coucher, elle y passait la plupart de ses nuits.

 

Rentrée chez elle, Diane reprit la rêverie qu’elle avait commencée dans le cabinet du dauphin. Peut-être eut-elle quelque débat avec elle-même, peut-être essaya-t-elle de repousser l’idée qui, vague d’abord, se précisait dans son esprit avec une effrayante netteté… car plusieurs fois, elle fut sur le point de frapper du marteau pour appeler, et, à chaque fois, elle reposa sur la table le petit marteau d’or ouvragé que sa main avait saisi.

 

Enfin une expression d’indomptable résolution s’étendit sur son visage qui, bientôt, reprit cette fermeté sereine qui lui était habituelle. Elle frappa. Un valet accourut.

 

– Voyez si M. de Jarnac est au Louvre, dit-elle. S’il n’y est pas, qu’on l’envoie chercher et qu’il vienne à l’instant.

 

Le valet disparut, silencieux et rapide ; car cette femme avait le talent de se faire servir et obéir avec le même empressement que si elle eût été la reine.

 

Une heure plus tard, Jarnac arriva.

 

À peine Guy de Chabot de Jarnac fut-il auprès d’elle qu’elle commença avec lui une longue conversation.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Revenons maintenant à maître François Rabelais… En quittant le roi, il avait regagné le laboratoire qu’on lui avait préparé. Là, Rabelais se commanda d’oublier sa douleur et son désespoir ; il dompta, pour ainsi dire, son indignation et s’efforça de conquérir le calme du savant qui va tenter la solution d’un difficile problème.

 

Et ce ne fut que lorsqu’il se sentit maître de lui, en pleine possession de sa lucidité d’esprit, qu’il murmura :

 

– Je tiens la vie de ce roi dans mes mains. Si je veux ce remède de sauveur ne sera pas ; le roi mourra… Oui ! mais je ne suis pas un assassin… Puisque le remède est possible, mon devoir est de le fabriquer… Advienne que pourra !

 

Alors, il se mit à travailler. Patiemment, il fit des essais, compulsa des livres, dosa des poudres et du liquide… Vers onze heures, il entendit qu’il se faisait un grand bruit dans le Louvre. Mais tout entier à son travail, il ne prêta à ces bruits aucune attention.

 

Il continua ses opérations avec le calme et la lenteur d’un minutieux opérateur, et il eût été impossible de saisir sur son visage la trace des émotions qui l’avaient bouleversé. À deux heures, il répandit dans les cendres chaudes de sa cheminée les liquides et les poudres qu’il avait employés. Le résultat de son travail tenait dans un flacon de la contenance d’une demi-pinte. C’était un liquide de couleur brune, semblable à un sirop. Sur le flacon, il colla un carré de papier sur lequel il avait écrit ces mots :

 

Médicament préparé par François Rabelais, docteur, pour S. M. le roi.

 

Ce flacon, il le posa au milieu de la table, bien en vue.

 

Alors il s’assit et se mit à réfléchir, le front dans la main. Quelles pensées s’agitèrent à ce moment sous ce front bosselé d’où l’intelligence semblait s’irradier ? Sans doute son esprit s’élevait graduellement vers les hauts sommets de l’indulgence, le dernier mot de la sagesse humaine. Il pardonnait à celui qui n’avait point voulu pardonner. Il se plaçait plus haut que la passion de l’amitié, dominait les ressentiments de son cœur, et, ayant pris la plume au bout de quelques minutes de réflexion, voici ce qu’il écrivit :

 

« Sire,

 

« Près de la présente lettre, on trouvera la bouteille contenant le remède que j’ai préparé pour Votre Majesté. Je m’en vais, sire. Je quitte le Louvre, et sans doute la France, parce qu’il me serait impossible de vous revoir sans vous demander encore pourquoi vous laissez assassiner Dolet, sachant qu’il est innocent, et parce qu’il vous serait impossible de me donner une réponse selon l’équité.

 

« Je pouvais m’en aller sans vous sauver. Je n’avais pour cela qu’à imiter votre exemple. Je ne vous tuai point mais je vous laissais mourir. J’ai pensé que mon droit d’homme n’allait point jusqu’à ce point. Puissiez-vous penser que votre droit de roi va jusqu’à arracher l’innocent au complot des méchants !

 

« Votre Majesté absorbera un doigt du vin que j’ai composé, tous les jours trois fois ; savoir, le matin, à jeun ; à midi, quelques instants avant qu’on ne serve les viandes, et le soir, deux heures après le dîner. Ces opérations devront durer neuf jours ; la quantité du liquide préparé est justement suffisante. J’affirme à Votre Majesté que si elle veut bien suivre dès demain matin ces prescriptions, l’effet du poison qu’elle redoute sera annulé, dans le cas où cette femme aurait dit la vérité. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si le roi n’est pas atteint par le mal, le médicament n’aura aucun effet nuisible.

 

« Il sera bon, pendant ces neuf journées, que Sa Majesté garde la chambre, se tienne au chaud, en exagérant le plus possible la chaleur, pour amener d’abondantes sueurs, lesquelles aideront à expulser les esprits morbides. Le soir, en son lit, Sa Majesté devra absorber, après la potion, une tisane de bourrache, afin d’accentuer encore la sueur.

 

« Pour combattre l’affaiblissement que ces sueurs auront provoqué, Sa Majesté, ces neuf jours écoulés, aura soin de se réconforter de viandes de boucherie.

 

« Pendant les neuf journées, le roi devra s’abstenir de vin, hydromel, hypocras, et en général toutes boissons excitantes, ainsi que de venaisons.

 

« Adieu, sire. Je quitte avec chagrin le pays où je suis né, avec joie le royaume où d’aussi effrayantes injustices sont possibles. »

 

Rabelais signa et cacheta cette lettre, qu’il avait écrite d’une ferme écriture et qu’il avait relue pour s’assurer qu’il n’omettait aucun détail. Puis il écrivit la suscription :

 

À Sa Majesté le roi, en son Louvre.

 

Et il plaça la lettre debout contre la bouteille. Il fit alors un paquet de quelques papiers et s’apprêta à sortir. À Saint-Gcrmain-l’Auxerrois, deux heures sonnèrent.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

À peu près au moment où Rabelais écrivait sa lettre, Diane de Poitiers, assise en un bon fauteuil au coin du feu, les yeux fermés, semblait dormir.

 

Un silence extraordinaire pesait sur le Louvre.

 

Dans la soirée, Diane avait donné congé à ses femmes de chambre, disant qu’elle ne se coucherait pas et qu’elle ne pourrait prendre de repos avant que Sa Majesté et Mgr le dauphin fussent revenus de l’expédition contre la Cour des Miracles.

 

Une fois seule, elle s’était installée près de la cheminée où brûlait un bon feu, car le froid était vif ; mais au moment où nous pénétrons dans sa chambre, elle ne dormait pas, bien qu’elle parût avoir succombé au sommeil.

 

À la lueur des flambeaux de cire allumés sur la cheminée, sa beauté ferme ne prenait pas ce caractère d’abandon et de douceur que le repos eût dû lui donner ; au contraire, sa bouche paraissait plus dure encore, et un pli qui barrait son front pur indiquait la tension de son esprit.

 

On gratta légèrement à la porte. Vivement, elle alla ouvrir. Jarnac entra.

 

– Vous avez pu vous évader ? demanda-t-elle en souriant.

 

– Je me suis tiré de la bagarre après quelques coups d’estocade donnés devant le roi qui m’a vu. Si dans une heure je puis aller reprendre ma place près de lui, il sera avéré que je n’ai pu être cette nuit au Louvre, puisque j’étais à la Cour des Miracles.

 

Diane demeura un instant pensive.

 

– Et ces truands ? dit-elle enfin. Se défendent-ils ?

 

– Je suis parti comme l’attaque commençait à peine.

 

– Mais enfin, la chose est peut-être plus dangereuse qu’on ne pense ?

 

– Dangereuse pour qui ? fit Jarnac en regardant fixement Diane de Poitiers.

 

– Mais… pour ceux qui attaquent…

 

– Pour… le roi, par exemple ?

 

– Le roi, le dauphin, vous-même…

 

– Madame, si vous voulez me demander ce que j’en pense, je ne crois pas que le roi puisse être tué ou même blessé dans cette affaire.

 

– Pourquoi cela, s’écria Diane, se découvrant ainsi.

 

Jarnac sourit. Il avait deviné la pensée de Diane.

 

– Mais, dit-il, parce que le roi ne peut s’aventurer dans une bagarre de ce genre. C’est déjà trop qu’il y figure, et je ne sais quel étrange intérêt a pu l’y pousser. Mais il est certain qu’il ne voudra pas s’exposer. Les truands ne sont pas un ennemi digne de ses coups.

 

– Vous avez raison, murmura Diane. Mais il est pour le roi des ennemis plus redoutables que les truands ou que les soldats de Charles cinquième.

 

– De quels ennemis parlez-vous, madame ?

 

– La vieillesse… la maladie…

 

– Le roi est vigoureux…

 

– Mais enfin s’il mourait, ce qu’à Dieu ne plaise…

 

– Vous seriez reine, madame, dit Jarnac, plus reine que Mme la dauphine.

 

– C’est-à-dire en situation de disposer des places et des honneurs, n’est-ce pas ?

 

Jarnac s’inclina.

 

– Et vous, mon cher comte, que seriez-vous, si ce malheur frappait le royaume ?

 

– Moi, madame ? Je serais sans doute le pauvre gentilhomme que je suis. Qu’ai-je à gagner ou à perdre à la mort du roi ?

 

– Ainsi, vous pensez que vos amis vous oublieraient alors !

 

Jarnac garda le silence. Diane de Poitiers comprit qu’avec un pareil homme, il ne fallait pas parler à demi-mot.

 

– Donc, reprit-elle, vous pensez que vos amis vous oublieraient. Vous pensez que j’oublierais, moi, que vous avez été mon plus ferme soutien ! Mais comme j’aurais plus que jamais intérêt à me conserver votre appui, je n’aurais garde de vous oublier, moi ! Et mon premier acte, comte, serait de vous demander : Que voulez-vous ? Que désirez-vous ?… Que répondriez-vous alors ?…

 

– Oh ! en ce cas, si les choses se passaient comme vous dites, si l’événement dont nous parlons se produisait, et que vous me demandiez ce qui pourrait me faire plaisir, je vous répondrais, madame, que je ne désire rien, mais que si mon épée de gentilhomme peut dignement vous servir aujourd’hui, elle ne pourrait alors être mise dignement à votre service que si elle portait la poignée d’or ciselé des épées de connétable…

 

– La première charge militaire du royaume ! fit Diane en tressaillant.

 

– Quand je songe à ce pauvre savant que vous m’avez demandé d’égorger… le diable ait mon âme si je sais pourquoi !… je ne puis m’empêcher, madame, d’éprouver un frisson de pitié…

 

– Et pour calmer ce frisson, mon cher Guy ? Que vous faut-il ? Une promesse ? Vous l’avez. Vous pouvez compter sur moi…

 

– Hélas madame, je vois que nous ne nous comprenons pas. Que me demandez-vous ? D’entrer dans la chambre de maître Rabelais et de le poignarder, mais de le poignarder si bien qu’il ne puisse plus jamais guérir personne. Moi, j’accours, la dague aiguisée… Mais, vraiment, devant l’énormité de l’acte, j’ai peur, je l’avoue… ou plutôt la pitié m’arrête ! Un remords anticipé, si vous voulez… Ah ! si je portais sur moi la preuve absolue, la preuve écrite par exemple, que c’est malgré moi que j’ai frappé le digne docteur, oh ! alors, je crois que j’aurais raison de mes remords…

 

Diane écoutait, les sourcils froncés. Elle courut à un petit meuble qui lui servait de secrétaire, et se retournant vers Jarnac :

 

– Dictez, fit-elle d’un ton bref…

 

– Oh ! quelques lignes suffiront, dit Jarnac qui s’approcha. Il faudrait, par exemple, écrire quelque chose comme ceci : « C’est par mon ordre que le comte Guy de Chabot de Jarnac a poignardé maître François Rabelais, qui, ainsi une j’en ai eu les preuves, complotait contre la sûreté de l’État ; en obéissant comme un fidèle serviteur, M. de Jarnac a donc rendu à l’État un signalé service dont il doit être récompensé par le titre de connétable. »

 

Diane de Poitiers avait écrit sans hésitation.

 

Elle signa et remit le papier à Jarnac qui le lut, le plia soigneusement et le fit aussitôt disparaître.

 

– Avec ce papier, vous pouvez me perdre, comte ! dit gravement Diane. Il m’est impossible de vous donner une marque plus absolue de ma confiance.

 

– Confiance d’autant plus sûrement placée, madame, que je me perdrais moi-même infailliblement si jamais l’idée absurde et odieuse d’employer cette arme contre vous me passait par la tête.

 

Et il ajouta d’un air sérieux :

 

– Mais rassurez-vous, madame. Je me suis donné à vous une fois pour toutes. Si la précaution que je viens de prendre m’a paru nécessaire, c’est que le titre que j’ambitionne est excessif… et je craignais qu’un jour vous ne voulussiez m’accorder une autre récompense. Or, c’est celle-là que je veux, et pas d’autre.

 

– Vous l’aurez, comte. Mais il est temps…

 

– Je suis prêt, madame.

 

– Venez donc…

 

Diane sortit de sa chambre, suivie de Jarnac.

 

Elle marchait d’un pas ferme et tranquille, et qui l’eût rencontrée eût été bien loin de supposer que cette femme allait à un double assassinat.

 

Diane s’arrêta devant une porte.

 

– C’est là, murmura-t-elle. Quand tout sera fini, vous m’appellerez. Je veux prendre moi-même ce qu’il y a à prendre chez Rabelais.

 

Jarnac fit un signe d’assentiment et gratta à la porte. Comme on ne répondait pas, Diane lui dit :

 

– Il dort sans doute. Frappez !

 

Jarnac frappa du poing et appela :

 

– Maître Rabelais…

 

En même temps, il posa machinalement la main sur le bouton de la porte qu’il tourna, et, à son grand étonnement, il vit la porte s’ouvrir : la chambre était éclairée.

 

Il eut une sueur froide, et, pendant une seconde, cette pensée lui vint que Rabelais avait surpris sa conversation avec Diane, qu’il se tenait sur ses gardes, qu’il allait se dresser devant lui en disant :

 

– Pourquoi voulez-vous me tuer ? Que vous ai-je fait ?

 

Diane s’aperçut de cette hésitation.

 

– Allez donc ! murmura-t-elle. Qu’attendez-vous ?

 

Jarnac dégaina son poignard et entra.

 

– Personne ! dit-il.

 

Diane pâlit et entra précipitamment.

 

Si Rabelais était absent, son plan s’écroulerait. Rabelais verrait le roi, lui remettrait le médicament sauveur et François Ier vivrait. C’est-à-dire que le dauphin Henri demeurait dauphin au lieu d’être roi. C’est-à-dire qu’elle-même continuait à être la maîtresse d’un homme sans autorité, au lieu de devenir reine, tout au moins une reine occulte !

 

Elle jeta autour d’elle un regard de flamme, et certes, si Rabelais eût apparu à ce moment, elle l’eût étranglé de ses propres mains… Mais ce regard tomba sur la table. Elle vit la lettre debout contre le flacon, et bondit.

 

Le cœur palpitant, elle lut la suscription que portait la bouteille :

 

– Médicament préparé par François Rabelais, docteur, pour Sa Majesté le roi.

 

Elle lut la suscription de la lettre et poussa une exclamation de joie sourde.

 

Saisissant la lettre et la bouteille, elle retourna en courant dans sa chambre.

 

Là, elle congédia Jarnac, qui l’avait suivie…

 

Une fois seule, elle ouvrit résolument la lettre et la dévora d’un coup d’œil. Puis elle la relut mot à mot comme pour bien s’assurer qu’elle ne rêvait pas…

 

Alors, sa physionomie un instant bouleversée reprit cet air de dignité calme et ferme qu’elle avait toujours.

 

Elle s’assit, la lettre à la main, dans le fauteuil qu’elle occupait tout à l’heure. À ce moment, elle eut sans doute cette suprême rêverie que doivent avoir ceux qui vont supprimer une existence humaine.

 

Elle songea qu’elle tuait le roi plus sûrement qu’avec un poignard ou une balle d’arquebuse, et que ni le roi ni personne au monde ne pourrait se dresser devant elle en l’appelant :

 

– Assassin !…

 

Personne ?… Elle eut un tressaillement en se rappelant le papier qu’elle venait de signer à Jarnac.

 

Mais elle se rasséréna, se disant peut-être que puisqu’elle tuait le roi, elle pouvait bien tuer Jarnac !

 

Alors, elle se pencha vers le foyer et y laissa tomber la lettre de Rabelais. Le parchemin se tordit, siffla, et bientôt fut réduit en cendres.

 

Puis elle versa dans les cendres tout le contenu de la bouteille, en mélangeant les cendres pour faciliter l’absorption du liquide.

 

Puis, de ses mains aristocratiques, elle rinça la bouteille, et jamais goton de cuisine ne s’acquitta mieux de cette besogne. Elle gratta soigneusement le papier que Rabelais avait collé sur le verre, et enfin, ouvrant la fenêtre, elle jeta au loin, dans la nuit, la bouteille qui avait contenu la vie du roi.

 

Elle écouta… Au bout d’un instant, elle entendit le bruit de la bouteille qui se brisait en mille éclats…

 

Alors, tranquille et sereine, elle referma sa fenêtre et revint prendre sa place auprès du feu.

 

François Ier était condamné !

 

LV

APPARITION

 

Après le départ de François Ier et de ses trois compagnons, Ragastens était rentré dans la maison.

 

– Il faut que nous partions d’ici à l’instant même, dit-il à Spadacape ; dans une demi-heure, il y aura cinquante gardes pour cerner la maison.

 

– C’est mon avis, monseigneur, dit froidement Spadacape, mais où aller ?

 

– Oui !… Où aller ?…

 

L’hôtel que le chevalier avait loué était surveillé, il en avait eu la preuve. Il ne connaissait personne à Paris à qui il pût demander l’hospitalité.

 

Ils se trouvaient dans le couloir qui aboutissait à la pièce où était entré François Ier. Au milieu de ce couloir commençait l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

 

– Je sais bien, reprit Ragastens, qu’il est désagréable et peu sûr d’aller loger à l’auberge, mais tout vaut mieux que de demeurer ici.

 

– Il faut pourtant y rester, dit tout à coup une voix. Ragastens et Spadacape tressaillirent et levèrent les yeux en même temps vers le haut de l’escalier d’où la voix était partie. Ils aperçurent alors un jeune cavalier enveloppé d’un manteau et le visage caché par un loup de velours noir. Il se tenait debout sur la marche la plus élevée.

 

– Qui êtes-vous ? fit Ragastens d’un ton menaçant. Parlez sur l’heure. Il y va de votre vie !

 

En même temps, il retint Spadacape qui allait s’élancer dans l’escalier.

 

– Je tiens peu à la vie, dit le mystérieux cavalier, et pourtant ma tâche n’est pas entièrement terminée. J’ai encore quelque chose à faire, ou quelque chose à voir avant de mourir. Mais je ne suis pas votre ennemi… et même, depuis quelques instants, je suis votre ami…

 

En parlant ainsi, le cavalier laissa tomber son manteau et retira son masque.

 

– Chevalier, dit-il, ne me reconnaissez-vous pas ?

 

– Vous, madame ! fit Ragastens stupéfait en reconnaissant la dame à qui il avait loué la maison.

 

C’était en effet Madeleine Ferron. Elle descendit.

 

– Tout s’explique, n’est-ce pas ? fit-elle avec un sourire.

 

– Pardon, madame… ce qui ne s’explique pas, c’est que vous soyez dans cette maison sans que personne vous ait vue entrer.

 

– J’ai une double clef de toutes les portes, dit-elle tranquillement. Je m’étais juré de ne plus revenir ici, et je crois vous l’avoir dit ; mais, la nuit dernière, il s’est passé un événement grave après lequel j’ai voulu voir si quelque chose que je supposais ne se produirait pas dans cette maison… Ne cherchez pas à comprendre… Je suis donc venue à quatre heures de la nuit… j’ai assez l’habitude de ne faire du bruit que lorsque je le veux bien… J’ai pu gagner une des chambres d’en haut sans vous occasionner le moindre dérangement… et me voilà !

 

– Madame, dit alors Ragastens, les moments sont précieux…

 

– Oui, je suis intervenue au moment où vous parliez de vous réfugier en une auberge quelconque… Mauvais moyen ! Vous n’y serez pas depuis douze heures que le grand prévôt connaîtra votre retraite…

 

– Vous avez donc mieux à me proposer ?

 

– Oui ; venez !

 

Ragastens suivit sans hésitation l’étrange femme.

 

Elle ouvrit une porte et descendit un escalier qui conduisait aux caves. Spadacape éclairait au moyen du flambeau que le chevalier avait pris pour escorter le roi.

 

Madeleine Ferron atteignit un assez large caveau et s’arrêta. Des futailles étaient rangées contre le mur.

 

Dans les coins, des bouteilles en bon ordre, maintenues par des lattes.

 

– Mais, dit Ragastens, il est certain que cette cave n’échappera pas à la visite qui va être faite.

 

Madeleine sourit.

 

Elle alla à l’une des futailles, et appuya fortement sur la bonde. On entendit le léger déclic d’un ressort ; le fond de la futaille s’ouvrit comme une porte, et l’intérieur apparut comme un couloir circulaire, comme un boyau où il fallait entrer en se courbant.

 

Madeleine s’y engagea et parvint, suivie de Ragastens et de Spadacape, à un deuxième caveau dont il était impossible de soupçonner l’existence.

 

Ce caveau, assez spacieux d’ailleurs, était parqueté et aménagé comme une chambre très confortable. Il y avait un lit, des fauteuils, une table, des flambeaux. L’air y était renouvelé par une cheminée d’appel qui allait se perdre au toit de la maison.

 

– Croyez-vous qu’on viendra vous chercher ici ? demanda Madeleine en souriant.

 

– Vous avez raison, madame, et je rends mille grâces à ma bienfaitrice inconnue. Nous serons ici en parfaite sûreté.

 

– J’ai fait construire et aménager ce caveau, et j’ai moi-même imaginé la futaille à ressort.

 

– Je n’aurais garde de vous questionner, madame ; cependant, je vous avoue que tout ce que vous me dites excite au plus haut point ma curiosité…

 

– C’est bien simple, cette maison m’a été donnée par… quelqu’un qui me fut bien cher…

 

– Et c’est contre ce quelqu’un que vous aviez imaginé de pareilles précautions ?

 

– Non ! contre un autre… qui avait peut-être des droits sur moi, et dont j’eus à me défier du jour même où la maison me fut donnée…

 

Ragastens s’inclina, comprenant à peu près qu’il y avait une sombre intrigue d’amour et de haine sous les réticences de son hôtesse.

 

Madeleine avait baissé la tête, comme absorbée en de pénibles réflexions. Mais bientôt elle la releva et ajouta :

 

– Je ne pensais pas alors que ce refuge dût un jour avoir une pareille utilité ; quoi qu’il en soit, je suis heureuse de vous l’offrir. Seulement, ajouta-t-elle, je serai obligée de vous demander l’hospitalité pour tout le temps que durera la visite redoutée…

 

– Nous sommes ici chez vous, madame, dit Ragastens, et c’est nous qui acceptons votre hospitalité, loin de vous la donner.

 

Cela dit, Ragastens, fit signe à Spadacape de demeurer auprès de l’inconnue pour lui tenir compagnie, et sortit du caveau. Dix minutes plus tard, il reparut, accompagné cette fois de Béatrix et de Gillette.

 

Béatrix s’avança vers Madeleine.

 

– Madame, dit-elle de cette voix musicale qui la faisait si séduisante, le chevalier, mon mari, m’a dit quelle immense obligation nous vous devons. Voulez-vous que je sois votre amie et me permettre de vous embrasser ?

 

À ces mots, l’inconnue devint très pâle et se recula avec, eût-on dit, un geste de terreur.

 

– Pardonnez-moi, madame, dit enfin Madeleine d’une voix oppressée ; je ne suis pas digne de l’amitié que vous m’offrez… Non… je n’en suis pas digne… Ne m’interrogez pas, je vous en supplie… Considérez-moi comme votre humble servante… Mais, soyez-en sûre, je n’oublierai jamais la douceur de votre voix… jamais !

 

– Pauvre femme ! murmura Béatrix. Comme elle a dû souffrir !

 

Madeleine n’entendit pas ces mots. Elle était occupée à fermer l’entrée du boyau, opération bien simple d’ailleurs, et qui s’exécutait en poussant un ressort à l’intérieur de la futaille. Le ressort de la bonde ouvrait. Celui de l’intérieur fermait.

 

Elle revint alors dans la chambre, ou plutôt dans le caveau, et s’assit à l’écart, le visage caché dans son manteau, comme pour bien s’isoler.

 

Les autres personnages rassemblés là gardaient également le silence. Gillette était pâle, mais ferme.

 

Ragastens s’assurait à tout hasard du bon fonctionnement de deux pistolets que Spadacape avait descendus, et les armait. On attendit ainsi vingt minutes.

 

– Les voici ! fit tout à coup Madeleine Ferron. Il est nécessaire qu’aucun de nous ne bouge ni ne parle. Éteignez le flambeau. Il suffirait d’un filet de lumière pour dénoncer ce refuge. Ragastens éteignit le flambeau de cire.

 

L’obscurité fut opaque.

 

Posté devant le boyau, l’épée à la main, le pistolet à sa portée, Ragastens attendait… Le bruit de la porte qu’on défonçait, la rumeur des pas qui envahissaient la maison lui apprirent tour à tour ce qui se passait.

 

Puis, des voix se rapprochèrent. On descendait dans la cave… Ce furent trois secondes d’anxiété terrible pendant lesquelles Béatrix et Gillette se tinrent par les mains…

 

Puis, peu à peu, les bruits diminuèrent d’intensité.

 

La cave fut évacuée.

 

– Nous sommes sauvés, dit tranquillement Madeleine.

 

En effet, la rumeur qui continua quelques minutes encore dans les autres parties de la maison s’éteignit à son tour, et bientôt un grand silence apprit à Ragastens que les gens du roi étaient partis.

 

– Ne bougez pas, dit Madeleine Ferron.

 

Elle se glissa au dehors, remonta l’escalier de la cave et parcourut rapidement la maison ; par les fenêtres, elle inspecta les environs. Alors, elle revint.

 

– Plus personne, dit-elle avec une gaieté fiévreuse. Suivez-moi maintenant. Vous ne pensez pas, j’espère, à rester dans cette maison ? Croyez-moi, celui qui est venu ce soir a contre vous dès maintenant une haine qui se traduira par quelque terrible vengeance…

 

– Vous voulez parler du roi ? fit Ragastens étonné.

 

– Oui, dit-elle en s’efforçant de garder toute la fermeté de sa voix, je parle du roi…

 

– Mais cette maison n’est-elle pas maintenant l’abri le plus sûr, puisqu’on suppose que je n’y suis plus ?

 

– Oui, on suppose que vous n’y êtes plus, mais on suppose qu’une autre personne y sera tôt ou tard, et cette personne, on viendra encore ici dans l’espoir de la trouver… Dès demain, peut-être, le roi reviendra.

 

– Madame, je vous écoute sans vous comprendre ; mais vous nous avez déjà témoigné une telle sympathie que je n’hésite pas à me fier à vos conseils.

 

– Venez donc… Je vais vous conduire dans une retraite plus sûre que celle-ci.

 

– Un dernier mot, madame. Laissez-moi vous demander les raisons qui vous poussent à vous intéresser à nous…

 

– Je vous l’ai dit à notre première entrevue : il me suffit que vous soyez haï du roi de France pour que je veuille vous sauver.

 

Elle prononça ces paroles avec un accent de haine indomptable. Ragastens demeura pensif.

 

L’idée lui vint alors pour la première fois que c’était peut-être cette femme que le roi était venu chercher ; que c’était peut-être le roi qui était le donateur de la maison.

 

Mais, au surplus, trop de pensées d’un autre ordre préoccupaient son esprit pour qu’il s’appesantît sur ce sujet.

 

– Nous sommes prêts à vous suivre, répondit-il.

 

– Partons donc au plus tôt.

 

Elle s’enveloppa aussitôt de son manteau, remit son loup de velours sur son visage et sortit de la maison.

 

Gillette et Béatrix, couvertes de leurs capuches, Ragastens et Spadacape, armés de poignards et de pistolets, sortirent à leur tour. Il fallait marcher à pied.

 

Gillette y était habituée. Et quant à Béatrix, elle était trop brave pour s’effrayer de traverser Paris à pied, à neuf heures du soir, bien que ce fût à peu près le moment où les rôdeurs s’emparaient de la chaussée.

 

On marcha dans cet ordre : Madeleine Ferron en tête, ouvrant la marche, et allant seule, selon son désir formel. Puis Béatrix et Gillette escortées de Ragastens. Spadacape venait derrière, en soutien, la rapière nue sous le bras. Dans les rues plongées dans une obscurité complète, on ne rencontra de loin en loin que quelque bourgeois accompagné d’un porteur de falot bien armé.

 

Car c’était alors une véritable expédition que de sortir dans les rues après le couvre-feu.

 

On parvint ainsi à la rue Saint-Denis qui, étant l’une des grandes artères de Paris, paraissait un peu plus animée, c’est-à-dire que quelques cabarets y étaient encore ouverts et que, parfois, une bande de jeunes seigneurs ou d’étudiants passait en chantant à tue-tête.

 

De temps à autre, aussi, des patrouilles du guet défilaient comme des ombres silencieuses, la hallebarde ou le mousquet à l’épaule, la poitrine cuirassée. Madeleine Ferron s’arrêta devant une grande belle maison de bourgeois, confortable et aisée, avec son pignon, ses fenêtres sur la rue, ses toits aigus surmontés de girouettes qui grinçaient au vent.

 

Au loin le cri mélancolique du veilleur de nuit retentit un instant. Madeleine avait ouvert la porte qui permettait d’entrer dans l’enclos entourant la maison.

 

C’était l’une des propriétés de Ferron. Il ne l’habitait pas. Et le malheureux était en train de l’aménager comme un hôtel de seigneur au moment de son affreuse aventure.

 

Madeleine entra dans un spacieux vestibule où commençait un large escalier de pierre très beau avec sa rampe de fer à volutes forgées. Elle monta.

 

Au premier, c’était un magnifique appartement composé de plusieurs pièces déjà meublées.

 

Madeleine y pénétra.

 

– Ici, dit-elle, personne ne viendra vous chercher. Le maître de cette maison est mort.

 

Et bien qu’elle eût prononcé ces mots d’une voix tranquille, Ragastens crut comprendre qu’il y avait quelque drame terrible caché dans ces simples paroles :

 

« Le maître de cette maison est mort. »

 

– Madame, dit le chevalier réellement ému, je voudrais pouvoir vous offrir mieux qu’un remerciement banal… Puis-je quelque chose pour vous ?

 

Madeleine secoua la tête, et un éclair de triomphe passa dans ses yeux.

 

– Tout ce qui pouvait être fait pour moi, je l’ai accompli, répondit-elle. Ainsi, monsieur, ne vous mettez pas en peine. Demeurez dans cette maison tant que vous le jugerez utile ou agréable. Vous y êtes entièrement chez vous, d’autant mieux, ajouta-t-elle en souriant, que personne n’en a les clefs en double, pas même moi…

 

À ces mots, elle salua cavalièrement, et, avant que Ragastens et Béatrix fussent revenus de leur surprise, elle avait disparu.

 

– Singulière femme ! dit le chevalier.

 

– Elle a beaucoup souffert et souffre beaucoup encore… J’eusse donné beaucoup pour connaître son chagrin et essayer de la consoler…

 

– N’y pensons plus, pour le moment du moins. Chère amie, installez-vous comme vous pourrez avec cette enfant… Il faut que je sorte avec Spadacape.

 

Béatrix tressaillit.

 

– Vous allez à la Cour des Miracles ? dit-elle en pâlissant.

 

– Il le faut. J’ai deux heures à moi pour essayer de voir ce jeune homme qui porte le nom de notre fils.

 

Gillette joignit les mains.

 

– Oh ! sauvez-le ! s’écria-t-elle.

 

– J’y tâcherai, mon enfant. Allons, adieu ! Eh ! per bacco, comme disait feu notre ennemi Borgia, nous en avons vu bien d’autres !

 

Béatrix contint l’émotion qui l’étreignait. Ragastens, de son côté, ne voulut point paraître ému. Il serra sa femme dans ses bras, embrassa aussi Gillette, et sortit précipitamment, accompagné de Spadacape.

 

À ce moment, il était un peu plus de dix heures[20].

 


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Juin 2007

 

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[1] Mendiant qui simule l'épilepsie. [Il] prenait leçon d'épilepsie d'un vieux sabouleux qui lui enseignait l'art d'écumer en mâchant un morceau de savon (HUGO, N.-D. de Paris, 1832). (Note du correcteur – ELG.)

[2] Édition papier incomplète. (Note du correcteur – ELG.)

[3] D’après le récit qu’en fit Bassignac au Jeune seigneur de Brantôme, toujours a l’affût des potins de cour.

[4] Véritable nom de Triboulet.

[5] Ce mot, dans la bouche de Manfred, constitue un anachronisme de langage. Prévenons le lecteur, une fois pour toutes, que nous prétendons seulement raconter une histoire le plus clairement possible, c’est-à-dire en employant les termes qui traduisent parfaitement la pensée des personnages, et en nous déchargeant du fatras inutile et facile des « couleurs locales » et des « archaïsme » qui gêneraient notre récit sans y ajouter le moindre intérêt.

[6] Robinet de bois fixé à un tonneau ou à une cuve. (Note du correcteur – ELG.)

[7] Mendiant contrefaisant un malade ou se couvrant d'une plaie factice afin d'apitoyer les personnes charitables. (Note du correcteur – ELG.)

[8] Peut-être un essai de Loyola lui-même.

[9] Dans les régiments suisses, il était défendu, sous peine de mort, de jouer le Ranz des Vaches, parce que cet air provoquait des nostalgies telles que les suicides et les désertions avaient fini par décimer ces régiments.

[10] Ce mot dans la bouche de Manfred signifie : mendiant, voleur.

[11] Historique.

[12] Il nous serait facile de philosopher là-dessus et d’ajouter qu’en ce cas Montgomery ne fut point devenu le capitaine des gardes de Henri III, qu’il n’eût point tué ce prince dans un tournoi et que, peut-être, la face de l’histoire eût été changée, de ce fait…

[13] Tous ces termes se rapportent aux trois grandes catégories d’habitants du royaume d’Argot : voleurs, mendiants, vagabonds.

[14] Rifodés : Mendiants qui, avec leurs femmes et leurs enfants, imploraient la charité publique en se prétendant victimes d'un incendie. (Note du correcteur – ELG.)

[15] L’écu à la salamandre valait six livres. Il y avait aussi l’écu à la croisette, l’écu au porc-épic, etc.

[16] Qui passait pour contenir de grandes richesses.

[17] On sait que l’auteur du Livre seigneurial était docteur en médecine de la Faculté de Montpellier. On sait, en outre, qu’il s’adonna à des travaux très spéciaux sur la maladie… orientale dont fut atteint François Ier. Il avait imaginé un traitement qui consistait à enfermer dans un four, pour les faire suer abondamment, les malheureux atteints du mal hideux pour lequel il n’y avait alors aucun remède connu.

[18] La description de cette chaîne est exacte. L’auteur put en examiner un morceau long de dix centimètre environ, qui s’est transmis de père en fils dans une famille de l’Anjou.

[19] On sait que Rabelais, dans ses écrits, dédaigne d’ailleurs toute métaphore, et qu’il appelle tout crûment un chien un chien, et le mal en question… par son nom populaire.

[20] L’épisode qui complète cet ouvrage a pour titre :

 

LA COUR DES MIRACLES