Paul Bourget

 

 

 

LAURENCE ALBANI

 

 

 

(1919)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I.  DEUX TERRIENS. 3

II  DÉRACINEMENT.. 8

III.  LE CARREFOUR. 15

IV.  PASCAL COUTURE. 25

V.  L’AUTRE AMOUREUX. 33

VI  UN CRIME D’ENFANT. 45

VII.  VIRGILE EN DANGER. 52

VIII.  UNE JALOUSIE. 62

IX.  ACCORDAILLES. 74

X.  L’AUTRE JALOUSIE. 85

À propos de cette édition électronique. 96

 

I.

DEUX TERRIENS.


– « Et maintenant…, » dit Antoine Albani en levant sa hache, « ramasse la loube, Marius. C’est au tour de cet arbre-ci. Nous ferons tomber ce gros papa de ce côté. »

 

Marius, un beau et fort jeune homme de dix-huit ans, se baissa pour prendre à terre la longue scie à deux mains, que lui désignait son père. Celui-ci, d’un bras resté vigoureux, malgré la soixantaine approchante, asséna quelques rudes coups dans le tronc du pin d’Alep qu’il méditait d’abattre. L’écorce écailleuse, noire d’un récent incendie, sautait sous le fer. Le cœur de l’arbre commençait d’apparaître dans l’entaille. Le suintement gras de la résine engluait l’arme, attestant que la flamme avait surpris le puissant végétal en pleine sève. La violence du feu avait été terrible, à juger par l’étendue des ravages dont la colline – une de celles qui séparent Hyères du golfe de Giens – portait la trace. Un vaste bois de pins séculaires, pareils à celui contre lequel s’escrimait Albani, ne montrait plus à ses cimes que des aiguilles roussies, parmi lesquelles se détachaient en noir sur le ciel bleu les petites boules calcinées des pommes. Ces pins étaient morts, morts aussi les arbustes qui, l’autre printemps encore, habillaient cette pente provençale d’un revêtement de maquis. Des squelettes de branches carbonisées hérissaient, aujourd’hui, le sol dénudé que jonchaient des pierres, brunes de fumée. Une claire et tiède matinée de décembre enveloppait d’une gloire de lumière ce tableau de ruine. Pas un bruit, que le courageux ahan du bûcheron suivi du heurt du fer contre le bois. Un papillon attardé errait autour des deux hommes, cherchant le soleil, – blanc avec des raies fauves. Albani s’arrêta de son travail pour s’essuyer le front de son mouchoir. Le déploiement de la toile fit s’enfuir la bestiole de son vol inégal et tremblotant.

 

– « Voilà qui suffira, » dit-il. « Pas besoin de passer la corde au cou à ce gaillard pour diriger sa chute. » – Il montrait à son fils l’inclinaison du grand arbre. – « Le mistral s’est chargé de le virer dans le bon sens. Passe-moi la loube, et allons-y. »

 

Les deux hommes empoignèrent chacun une extrémité de la longue et souple scie, et ils commencèrent d’enfoncer la lame brillante dans l’encoche. La rumeur rythmée des allées et venues du robuste outil emplissait maintenant la colline. Une poussière de bois, odorante et rougeâtre, s’amassait à la base du pin qui frémissait à mesure que les dents de métal mordaient plus avant. À un moment, la haute cime se prit à vaciller. Tout d’un coup, elle s’abattit, dans un brusque et retentissant craquement du tronc, et l’immense ramure desséchée s’écrasa contre la terre, qu’elle joncha de ses innombrables branchages cassés. Antoine Albani posa sur le fût mutilé la lame de la loube, en abandonnant la poignée, dont la pesanteur fit se plier la minceur du fer. Il regarda autour de lui les arbres précédemment coupés qui gisaient de-ci de-là, et joyeusement :

 

– « La maman l’avait bien dit. Nous en aurons pour quatre jours à débiter le lot. C’est égal ! Ce sera moins long que d’aller, comme les autres années, chercher de quoi nous chauffer, là-bas, dans les Maures. »

 

Il montrait de sa main, tannée et cordée de veines, la ligne des montagnes qui se profilaient, à la distance de plusieurs lieues, violettes sur l’horizon clair, avec des taches d’un blanc cru qui étaient des villages, et des taches d’un vert sombre qui étaient des forêts. À gauche, l’extrémité de cette chaîne se reliait à un massif plus élevé. À droite, elle inclinait vers la mer, toute bleue, d’un bleu plus intense que celui du ciel et d’où surgissaient d’autres hauteurs, celles des îles d’Hyères : le Titan avec sa falaise abaissée, Port-Cros avec sa forteresse, Porquerolles avec les rochers aigus qui la terminent. Les baies du Péloponnèse ne déploient pas un horizon plus gracieux et plus grandiose à la fois que celui-là. Mais n’y a-t-il pas du Grec aussi, de cette race finement vibrante au contact de la nature dans tout autochtone de la côté méditerranéenne ? Albani était né, il avait grandi dans ces paysages des golfes d’Hyères et de Giens, et visiblement il jouissait de celui-ci, à cette minute, comme s’il en regardait la beauté pour la première fois.

 

– « Oui, » répondit son fils à sa remarque, « ça nous fera quatre ou cinq journées au moins. Nous aurons encore le temps de semer les petits pois sans prendre d’homme. Té ! Celui qui a mis le feu à la colline, cet été, nous aura rendu un fier service. »

 

Le père et le fils se mirent à rire, avec cette joie malicieuse que la constatation d’un mauvais tour, bien joué, donne aux gens de la campagne. Qui les aurait vus ainsi, et la goguenardise de leurs yeux obscurs, aurait pu croire que c’étaient eux les incendiaires. Bien à tort. Antoine et Marius Albani étaient vraiment « braves », comme on dit dans le pays, et d’autant plus incapables de commettre un attentat contre la propriété qu’ils étaient propriétaires eux-mêmes. Ils possédaient deux hectares et demi de bonne terre, avec une habitation spacieuse, sur cette lande qui s’étend de la base du mont des Oiseaux jusqu’à la colline de l’Ermitage. Cette banlieue éloignée d’Hyères porte le nom d’Almanarre, qui remonte au moyen âge. Il rappelle, comme celui des Maures, les incursions des corsaires d’Afrique dans cette partie avancée de la Provence. Le mot vient de l’arabe. Signifie-t-il le Phare, et se rapporte-t-il à une époque où un môle, aujourd’hui détruit, portait un feu avertisseur ? Signifie-t-il la Ruine, et atteste-t-il que la cité Romaine de Pomponiana dressait encore, bien après la chute de l’Empire, les débris de ses villas et de ses temples, au terme d’une des deux branches de l’isthme double qui rattache la presqu’île de Giens à la côte ? Ce problème d’étymologie ne préoccupe guère les cultivateurs, mi-paysans, mi-bourgeois, qui exploitent ce sol d’une fertilité de Chanaan. Les violettes et les artichauts, les roses et les haricots, les giroflées et les asperges, les narcisses et les pommes de terre, les mimosas et la vigne, suivant la saison, assurent à ces « jardiniers » – c’est le terme dont on les désigne – des profits qui leur permettent d’arrondir peu à peu le domaine héréditaire. Quand on vit ainsi, on est bien excusable si l’on compte ses gros sous comme ses heures de travail, et si l’on se réjouit d’avoir au rabais le chauffage du prochain hiver.

 

– « Tout de même, » reprit le père en hochant sa tête grisonnante, – le sens de la propriété luttait en lui contre la satisfaction de ce petit profit, – « on n’entendait jamais parler de ces feux, autrefois. Quand j’étais petit garçon, il n’y a pourtant pas un demi-siècle, ce n’était, d’ici à Saint-Tropez et de Toulon à Gémenos, qu’une forêt. À présent, que d’endroits qui ne sont plus qu’une brousse ! Il est vrai que l’on ne chassait pas comme aujourd’hui et que l’on n’avait pas inventé ces allumettes-tisons qui flambent dans le vent. Mais, conclut-il, avec un haussement d’épaules, « laissons la faute d’autrui là où elle est, et déshabillons le monsieur. »

 

Il avait empoigné une courte scie à main, Marius l’imita, et les voici attaquant, les unes après les autres, d’abord les moindres branches, puis les plus fortes, sans se parler, jusqu’à un moment où un bruit de sonnailles, d’eux bien connu, leur fit relever la tête.

 

– « C’est la charrette et c’est le déjeuner, » dit Antoine Albani.

 

– « Dix heures et demie, » souligna Marius, après avoir consulté la montre de cycliste qu’il portait à son bras, engainée dans une lanière de cuir. « Et on a déjà faim ! »

 

D’un bond il monta sur le tronc de l’arbre abattu, et gaiement : – « Je vois Pied-Blanc et le charreton, avec Laurence et la Marie-Louise dessus. La Princesse conduit. C’est étonnant qu’elle ait daigné… »

 

Une carriole débouchait, en effet, sur la route qui contournait le pied de la colline, traînée par une grosse jument baie à toutes fins. Une basane blanche expliquait son surnom. Elle marchait avec la prudence d’une bête sagace, habituée à ne poser son sabot qu’à bon escient dans ces chemins du Midi, creusés d’ornières ou hérissés de cailloux glissants. Deux jeunes filles étaient assises sur la banquette. Celle que Marius avait ironiquement qualifiée de princesse tenait les guides avec des mains gantées. Un souple chapeau de feutre gris coiffait joliment la masse de ses cheveux noirs. Elle portait un costume tailleur de serge bleue. Cette toilette de dame contrastait avec la rusticité de la charrette et du harnachement, et plus encore avec la mise de l’autre. Un couvre-chef de paille noire, roussi au soleil et délavé par la pluie, chapeautait celle-ci. Elle portait, sur sa jupe de lainage sombre, un panier à provisions, de ses mains nues, hâlées par le grand air comme son teint, au lieu que le visage de l’autre était pâle, de cette pâleur chaude et mate qui décèle aussi l’épreuve d’un climat trop brûlant, mais subie en dehors du travail des champs. Ces différences de physionomies étaient rendues plus frappantes par une de ces profondes ressemblances des traits qui supposent une parenté de sang très proche. Laurence et Marie-Louise étaient sœurs, et toutes les deux filles d’Antoine Albani. On l’eût deviné, rien qu’à la complaisance avec laquelle le père regardait l’attelage gagner la lisière du bois incendié. Sa tendresse riait dans ses yeux bruns, pareils à ceux des survenantes. Quoique les soucis de son exploitation et l’excès du labeur corporel l’eussent vieilli prématurément, il gardait de la beauté sur son masque gaufré de rides. Il avait, comme ses filles, – lui en vigueur, elles en joliesse, – ce type classique qui se rencontre sans cesse dans les coins intacts de Provence. C’est un animalisme noble, un dessin des lignes large et fin. Cet air de famille se trouvait chez Marius, gâté par un je ne sais quoi d’un peu commun. C’était son père épaissi, avec une charpente plus robuste, une taille plus haute, des épaules plus larges, mais aussi un commencement de brutalité. Cette tare héréditaire se retrouve souvent chez ceux dont les ascendants ont trop travaillé de leurs bras. Le jeune homme avait mis un rien de cette brutalité dans sa façon d’appliquer à sa sœur aînée le sobriquet de Princesse, et, avant que le charreton ne fût à portée de la voix, son père le lui reprocha :

 

– « Tu ne seras donc jamais gentil pour Laurence, mon pauvre Marius ? »

 

– « Pas tant qu’elle fera la Madame, » répondit le frère. « C’est le même sang qui coule dans nos veines, et parce qu’elle a été deux ans chez une lady anglaise… »

 

– « Oui, » interrompit le père, soudain rêveur, « nous avons peut-être eu tort, la maman et moi, d’accepter que cette lady Agnès l’emmenât… Mais nous avions tant de charges ! Grand’mère vivait encore, tu venais d’être malade, i l y avait eu cette mévente des vins plusieurs années de suite… Que Laurence ait pris d’autres habitudes, c’est trop naturel. Où tu es injuste, c’est quand tu as l’air de croire qu’elle a changé pour nous. La preuve ? Après la mort de sa dame, où est-elle venue aussitôt ? À la maison. Elle pouvait si bien chercher une place de demoiselle de compagnie en Angleterre où elle aurait gagné gros… Tu lui en veux de ses toilettes ? Elle ne s’en est pas fait faire une. Elle porte celles que lady Agnès lui avait données et qu’elle arrange elle-même. Tu le sais bien… »

 

– « Ce que je sais bien, c’est qu’autrefois, il n’y avait pas si longtemps, elle travaillait la terre, de ses bras, comme toi, pour toi, comme maman, comme Marie-Louise, et que maintenant… »

 

– « Maintenant, avec ces boîtes que lady Agnès lui a appris à peindre, elle nous rapporte autant d’argent et plus que si elle bêchait, sarclait et labourait, comme la Marie-Louise et la maman… »

 

– « Et quand les antiquaires de Toulon et d’Hyères qui les lui achètent en auront assez ?… » insista l’obstiné Marius. « Et puis, si elle ne jouait pas à la princesse, n’aurait-elle pas épousé déjà ce brave Pascal Couture, qui se fatiguera d’espérer ?… Et puis… Et puis… » – Visiblement, il hésitait… – « Et puis, qu’est-ce que tu veux ? Je n’aime pas ses manigances avec M. Pierre Libertat. »

 

– « Et si c’est lui qu’elle épouse ?… » dit le père.

 

– « Voyons, papa c’est impossible. »

 

– « À cause de sa fortune ? Justement parce qu’il est très riche, il n’a pas besoin que sa femme le soit aussi. »

 

– « Et sa famille ? »

 

– « La nôtre la vaut. Avant la Révolution, nous étions fortunés, nous aussi, et quelque chose de mieux. Mon père m’a dit souvent que l’on appelait son arrière-grand-père M. d’Albani. Il était officier porte-drapeau dans le régiment de Navarre. Tu as vu son brevet à la maison… Enfin, regarde Laurence. Dis moi si ces Libertat trouveront à Toulon, avec tout leur argent, une gendresse qui leur ferait plus d’honneur, et lui, un plus joli brin de femme ? »

 

Et comme les deux sœurs, descendues de la charrette, arrivaient à portée de la voix, l’excellent homme s’interrompit de sa besogne d’élagueur, qu’il avait reprise tout en discutant pour leur crier :

 

– « Salut, les enfants ! Vous êtes les bienvenues. Nous commencions à trouver qu’il fait faim et encore plus soif. C’est qu’on a usé pas mal d’huile de coude, ce matin ! Pas vrai, Marius ? »

 

– « Pour sûr que Pied-Blanc en aura sa charge, ce soir. Ça la changera de tout à l’heure, » dit la rustaude Marie-Louise, en considérant à son tour la jonchée des pins abattus et déjà dépecés. « Je vais la dételer et l’attacher à l’ombre, avec sa musette, et je reviens donner quelques bons coups de scie. Je finirai cet arbre pendant que vous mangez. »

 

Elle avait posé à terre le lourd panier d’où s’érigeait le col d’une bouteille, calée par un gros chanteau de pain. Elle en tira un quartier de reblochon (le fromage préféré des gens du pays), des pommes et des olives. Déchargée de son fardeau, elle descendait d’un pas leste vers la voiture, que la jument avait avancée de quelques pas, pour atteindre un jeune chêne dont la frondaison, échappée à l’incendie, la tentait. De ses lèvres allongées, la gourmande arrachait des feuilles, restées vertes, qu’elle mâchait en bavant sur son mors. Laurence, elle, après avoir embrassé son père, disait, en montrant un mince paquet coquettement enveloppé d’un papier de soie et noué d’une faveur :

 

– « Et moi, je gagne Hyères par le raccourci. Le temps de livrer cette boîte que je viens de finir, et je reprends le petit train qui me ramène à la gare d’Almanarre, juste à point pour aider maman aux violettes. »

 

– « Tu vois, Marius ? » dit le père sur un ton de reproche, comme elle s’éloignait du pas gracieusement balancé d’une grimpeuse de collines. – Qu’avait-elle fait d’autre, toute fillette, que de dévaler le long de ces pentes ? – « Elle non plus ne renâcle pas à l’ouvrage. »

 

– « Il s’agit de fleurs, parbleu, » répondit l’entêté jeune homme. « Toujours la Princesse ! Mais parle-lui donc un peu de biner les artichauts… »

 

II

DÉRACINEMENT


Le vieux jardinier n’avait pas menti. Les Albani habitaient déjà l’Almanarre, lorsque, au commencement du dix-huitième siècle, le duc de Savoie et le prince Eugène débarquèrent une petite armée sur la côte, et que la ville d’Hyères eut pour gouverneur un Irlandais chansonné par Jean de Cabanes, écuyer, ce lointain prédécesseur de Mistral :

 

Noumo à la villo un gouvernour

Que se tauxo à dous louis per jour[1]

 

Plus tard, en 1756, ils avaient pu voir blanchir à l’horizon dans la passe qui sépare la pointe de Giens et Porquerolles, les voiles de la flotte destinée au siège de Port-Mahon. Ils formaient alors une famille solidement racinée, à la veille de franchir l’étape qui séparait la bourgeoisie et la noblesse. La Révolution avait coupé court à cette ascension. Elle les avait fait descendre, comme tant d’autres, par le morcellement forcé de la propriété. Le petit officier de l’ancien régime qui se faisait appeler M. d’Albani avait quatre enfants. À sa mort, le partage de ses terres aboutit à créer quatre groupes, déjà plus gênés. Le père d’Antoine, issu d’un de ces groupes, avait lui-même trois frères. Chacun des quatre Albani et pour son lot juste de quoi vivre indépendant, mais à la condition de mettre la main à la besogne. Les petits-fils du demi-noble étaient, dès lors, des demi-paysans. Antoine, le fils de l’un d’entre eux, ne se distinguait plus des ouvriers agricoles employés à son bien que par un reste de finesse dans ses manières et dans ses sentiments. De cette finesse, sa fille aînée avait seule hérité. Marie-Louise et Marius, eux, avaient complètement dépouillé l’élément bourgeois pour n’être plus que des cultivateurs, avec les qualités et les défauts de cette classe laborieuse et fruste. De là, cette hostilité du jeune homme pour Laurence. Si Marie-Louise, de trempe plus bonasse, ne partageait pas son antipathie, elle ne comprenait pas mieux le caractère de cette sœur qui semblait vraiment d’une autre race. Tous les déclassements sociaux, qu’ils s’accomplissent par en haut ou par en bas, aboutissent à la destruction du foyer. Ils en brisent l’unité pour une raison très simple : les membres de la famille qui s’abaisse ou qui grandit sont rarement au même étage de cette descente ou de cette montée. En tout état de cause, Laurence aurait été pour son frère un principe de malaise, parce qu’il l’aurait toujours sentie trop autre. Une circonstance d’un ordre exceptionnel avait encore aggravé ce malaise en accentuant cette différence : l’adoption de la jeune fille par une étrangère, à laquelle Marius avait fait une allusion haineuse. Le père lui avait répondu avec une énergie qui prouvait quelle place cet épisode occupait dans la vie d’une famille où les grands événements étaient le gel et la pluie, le cours des primeurs, l’horaire des trains de légumes et de fleurs, ou bien, comme aujourd’hui, l’occasion d’une coupe de bois avantageuse.

 

Pour les Albani, cette histoire n’était cependant que du passé. Pour Laurence seule, elle continuait. Le moindre incident la lui rendait présente : le regard de son frère, lorsqu’il l’accueillait avec un visage ennemi, comme ce matin, – l’aspect de son père, qu’elle aimait tant, lorsqu’elle le voyait, comme ce matin encore, les mains salies, la face salie, presque haillonneux dans des habits de tâcheron, – les propos de sa sœur, lorsque, assise auprès d’elle, toujours comme ce matin, l’autre l’accablait de ses commérages. Aussi, en s’en allant de son pied leste, loin de la colline incendiée, éprouvait-elle, une fois de plus, cette impression d’accablement qu’elle se reprochait sans cesse, car elle reconnaissait les qualités des siens : les belles vertus de dévouement de ses parents, le courage de Marius au travail, la bonté de cœur de Marie-Louise. Hélas ! Le contraste était trop fort entre ce milieu et l’atmosphère où le caprice de charité d’une grande dame imprudente l’avait fait respirer deux ans. Elle allait donc, suivant un sentier dont chaque détour lui rappelait les promenades avec cette bienfaitrice disparue, parmi les lentisques aux baies noires et rouges, les cades épineux, les cistes odorants, les romarins en fleur, les oliviers sauvages. Devant elle, Hyères pressait ses maisons autour de la ruine de son château, sous les contreforts colossaux de sa vieille église. À gauche, les montagnes de Toulon découpaient leur masse dénudée. À droite, c’était la mer et les îles, et la jeune fille revivait en imagination cette époque de son existence, si récente à la fois et si lointaine, si perdue, qu’elle doutait de sa propre mémoire. Était-ce bien à elle qu’était arrivée cette fantastique aventure ? Avait-ce été des choses réelles, sa subite entrée dans un monde bien au-dessus de sa naissance, et où elle s’était si vite trouvée à l’aise, puis ce retour non moins subit dans ce cadre où elle avait pourtant grandi, où elle avait voulu revenir, qu’elle ne renierait jamais, et elle en souffrait par ses fibres les plus intimes ?

 

Oui, tout était vrai de cette brusque saute de sa destinée. Le paysage le lui jurait avec tous ses horizons, ces plantes de maquis avec toutes leurs feuilles, tous leurs parfums, ce vent dans les pins et sur la brousse, qui roulait de la fraîcheur dans du soleil. Elle se revoyait à dix-huit ans. Il y avait trois années de cela. Et elle revoyait l’heure où elle avait, pour la première fois, rencontré lady Agnès Vernham. Laurence était occupée, dans la grange ouverte du rez-de-chaussée de leur maison, à préparer des paniers de violettes, de mimosas et d’œillets, qui seraient expédiés à Paris par le train du soir. Lady Agnès, à qui l’on avait indiqué Antoine Albani comme l’un des bons jardiniers du pays, était venue pour savoir s’il ne lui procurerait pas quelques pieds de mandariniers corses, à planter chez elle. Une enfant l’accompagnait, sa fille, âgée de dix-huit ans, comme Laurence, mais tellement frêle et pâle, que celle-ci, après tant de jours, ressentait encore le frisson de pitié qui l’avait saisie, à voir le jeune et charmant visage de cette condamnée. Millicent Vernham devait, en effet, mourir cinq mois après cette visite. C’était pour cette chère malade que lady Agnès venait dans le midi de la France, depuis plusieurs hivers. Elle avait fini par acheter une villa dans un coin retiré d’Hyères. La vieille cité provençale, où débarqua saint Louis, reste, comme on sait, avec Cannes, un des points de notre côte préférés par les Anglais. De cette oasis de palmiers et de roses, ils aiment tout, et le climat d’abord, cette douceur africaine, attestée le long des routes claires par les grands agaves bleuâtres, qui tordent leurs poignards épineux, par les vertes raquettes grasses des figuiers de Barbarie, par les gigantesques yuccas dressant les énormes houppes et les pointes acérées de leurs feuilles longues, étroites et dures. Parmi ces végétaux aux formes exotiques, un charme attire encore les Anglais : celui des mœurs locales conservées intactes. Il y a là une vie de province qui se juxtapose à la vie cosmopolite des hôtels et des villas, et qui continue après la fermeture. Ces colonisateurs-nés en goûtent le pittoresque, surtout quand ils sont eux-mêmes un peu artistes. C’était le cas de lady Agnès Vernham qui dessinait et peignait sans beaucoup de talent, mais avec cette patience appliquée que les hommes et les femmes de sa race apportent à développer leur petit don d’amateur. Dès cette première visite à la maison des Albani, ses doux yeux bleus, ces yeux de grande girl étonnée qu’elle gardait malgré la maternité, l’âge, les chagrins, avaient été ravis par ce tableau à la Mistral : Laurence assise et rangeant ses fleurs dans des paniers d’osier. Son beau visage méridional, aux traits si fins, se détachait en chaude pâleur sur le fond plus obscur de la grange, où devant les grands tonneaux, s’amoncelaient des faux et des haches, des pioches et des bêches, des bannes et des vases de terre. Un radieux soleil s’épandait sur la plaine, au loin, et, tout près, sur les planches de violettes, d’un bleu pourpre dans leur vert feuillage, sur les larges touffes barbelées des artichauts, – sur des carrés d’asperges abandonnés, dont les fils blonds s’échevelaient dans la lumière. Tout contre la maison, de fins mimosas remuaient leurs chatons d’or au-dessus d’anciennes jarres à huile, à profil d’amphores, débordantes d’anthémis jaunes ou blancs. La margelle d’un puits surgissait plus loin, avec une noria que faisait tourner une jument coiffée d’œillères. Un jeune garçon la surveillait, qui était Marius. Au delà, et derrière un sombre bouquet d’orangers, chargés de fruits clairs, Albani, sa femme et Marie-Louise taillaient une vigne, aux ceps énormes, trapus et rabougris comme des arbustes. On entendait les lames des ciseaux à deux sarments, qui tombaient sur la terre rouge. À deux mains trancher d’un coup sec les vieux sarments, qui tombaient sur la terre rouge. À l’horizon, bleuissait la ligne de la mer. On était à la fin de l’automne, vers ce même moment de la saison où Laurence évoquait, après trois ans, cette première apparition de la grande dame étrangère, alors inconnue d’elle. Lady Agnès et sa fille se tenaient à la porte de la grange, comme extasiées par cette scène de libre travail rustique dans cette lumière du paysage. Combien Laurence avait été prise, elle aussi, et tout de suite, par la grâce de ces deux silhouettes : l’une, celle de la fille, si souffrante, mais si délicate, – l’autre, celle de la mère, encore si belle avec ses cheveux d’un blond pâle, adouci par un blanchissement précoce, qui mettait sur eux comme un voile d’argent !

 

Oui, cette première rencontre était bien vraie, trop vraie aussi les épisodes qui avaient suivi et qui s’évoquaient en visions nostalgiques dans la mémoire de la jolie Provençale en route vers la ville. Ç’avait été d’abord, et aussitôt après leur début de conversation sur l’envoi d’un panier de fleurs, une demande, presque intimidée, de lady Agnès, que la jeune fille lui permît d’esquisser un croquis d’elle dans le cadre de cette grange. Laurence la revoyait assise sur un escabeau de bois, et commençant, sur une page blanche d’album, un crayonnage qu’elle avait continué l’après-midi et les jours suivants. Millicent Vernham se réchauffait frileusement au soleil, allant et venant avec son kodak, pour prendre des instantanés, ou bien absorbée dans une lecture qu’interrompaient parfois des crises d’une toux spasmodique. Une angoisse passait alors dans les claires prunelles de la dessinatrice. Les diverses personnes de la famille avaient fait la connaissance des étrangères, au cours de ces quelques séances, et chacune de ces présentations avait infligé à Laurence une appréhension à demi humiliée, dont elle avait eu un peu de honte. C’étaient pourtant son père et sa mère, c’étaient sa sœur et son frère, ces braves gens dont elle avait tant craint qu’ils ne hasardassent un geste, qu’ils ne prononçassent une parole dont leurs visiteuses pussent sourire. Mais non. La grande dame avait trouvé le moyen de mettre ce petit monde à l’aise, avec une grâce dont la jeune fille l’avait admirée et aimée davantage… Et elle se revoyait, elle-même, peu de temps après, allant à son tour rendre visite à la portraitiste, retenue chez elle par une aggravation de l’état de sa malade. Elle retrouvait son émotion devant le portail. Sur un des piliers en pierre de liais elle épelait, le nom, gravé au ciseau, que l’Anglaise avait donné à sa demeure méridionale : Mireio Lodge. Vers la villa montait un couloir de cyprès enguirlandés de roses. Laurence s’était tant complu à le suivre et à reconnaître dans tout l’enclos ce génie des jardins, que possédait, comme beaucoup de ses compatriotes, l’habitante de cette maison rustique, si recueillie sous ses bougainvilliers et ses banks. Toutes les fleurs de l’arrière-saison du Midi étaient-là, enchantant de leur féerie ce paradis de palmiers et de citronniers, de cèdres et de chênes verts, de yuccas et d’agaves. Les violettes, les narcisses, les safrans, les jasmins, les cyclamens mariaient dans l’air tiède leurs arômes légers ou puissants. De larges feuilles de nénuphars s’étalaient sur une pièce d’eau. Ici, une pergola revêtue de frémissants feuillages, plus loin des acacias de toute essence groupés en massifs, là des gazons ponctués d’anémones blanches, mauves et rouges, variaient l’aspect des allées, – et, au-dessus de la porte de la villa, deux panneaux rapportés d’Italie, en terre cuite émaillée de bleu, évoquaient : l’un, la Madone, les paupières baissées, les bras croisés sur sa poitrine, l’autre, l’Ange annonciateur, tenant aux doigts une branche de lis.

 

Cette poésie des fleurs et du tendre symbole religieux, Laurence pouvait la comprendre. Un jardin lui aurait été donné pour y vivre et non pour en vivre, elle se sentait capable de le disposer ainsi, comme un Éden de corolles et de parfums, au lieu que l’intérieur de la maison, sitôt le seuil passé, lui avait révélé le mystère ensorceleur d’une existence qu’elle ne soupçonnait même pas. Là encore se reconnaissaient les traits d’un caractère profondément, intimement anglais. Partout de vieux meubles de Provence, avec les chaudes teintes brunes de leur noyer ancien, disaient le goût du bibelot local, soigneusement recherché et respecté. Des curiosités ramassées à travers les deux hémisphères disaient, elles, le goût du lointain voyage. Ces soies brodées, sur ce pan de mur, avaient été rapportées du Japon ; des Indes, ce grand Bouddha laqué sur sa fleur de lotus ; de Damas, ces tapis fauves en poil de chameau ; du Maroc, cette aiguière en cuivre ciselé ; d’Italie, ce long coffret peint à la détrempe ; d’Espagne, la vieille étoffe brochée de ce paravent ; d’Égypte, ce haut cercueil peint, en forme de momie, près de la porte. Sur la tablette supérieure d’une longue bibliothèque basse, des vases de bronze Chinois garnis de fleurs, alternaient avec de fragiles statuettes de Tanagra, protégées par des cloches de verre. Les dos des livres soigneusement rangés achevaient de donner comme un charme de cellule studieuse à cette espèce de musée, qu’ennoblissait une toile de Burne-Jones représentant lady Agnès, un violon à la main. Ce portrait, un des rares qu’ait peints le maître préraphaélite, accentuait encore l’expression gravement fervente de cette physionomie. Les yeux clairs se noyaient de rêve, le menton un peu fort affirmait la volonté, et la bouche, aux coins tombants, presque amers, décelait la mélancolie. Oui, c’était bien la dame de cette retraite, aménagée pour qu’il n’y arrivât que des impressions rares et choisies, une vie tamisée comme la lumière du jour, qu’adoucissaient les petits rideaux de soie vert pâle, tendus aux carreaux d’en bas des fenêtres. Avec quelle grâce elle accueillait l’humble visiteuse ! Celle-ci en avait des larmes au bord des paupières, quand elle se reportait, en souvenir, – c’était le cas, une fois de plus, ce matin-ci, – à cette première visite, aussitôt suivie de tant d’autres.

 

Et les images ce précipitaient, se multipliaient devant l’esprit de la jeune fille : Millicent Vernham d’abord, dans son lit, de plus en plus malade, sa pâleur sur ses oreillers garnis de dentelle, et, dans ce visage émacié, les larges prunelles fiévreuses des yeux trop grands. Peu à peu. Laurence avait trouvé le moyen de venir aux nouvelles chaque jour, tantôt quand elle allait à la gare pour des colis de fleurs, l’après-midi, tantôt à la brune, le travail du jardin achevé. Le dimanche, son père et son frère jouaient aux boules, en bras de chemise, sur la route qui monte à l’Ermitage de Costebelle. Sa mère et sa sœur tricotaient et recevaient quelques voisines. Elle s’échappait, elle, pour passer de longues heures auprès de la mourante. La petite boîte, faussement ancienne, que Laurence portait chez l’antiquaire d’Hyères aurait suffi à lui remémorer ces visites. Lady Agnès était la veuve d’un cadet de grande famille, employé dans le Civil Service, et qui avait occupé des postes dans l’Amérique du Sud et en Extrême-Orient. La femme du diplomate avait trompé les longues oisivetés de ces exils en s’adonnant à toutes sortes d’occupations. C’est ainsi qu’en Chine, elle avait appris l’art de la laque. Revenue en Europe, elle y avait joint un talent plus simple : celui du vernis imaginé par Scriban, le rival de Martin. Laurence la trouvait assise au chevet du lit de sa fille, et qui procédait à l’une des opérations de ce délicat travail, aujourd’hui posant sur l’objet à décorer – un coffret, d’ordinaire – une solution de sel et de vinaigre pour le préserver de la piqûre des vers, demain un apprêt de blanc de Meudon pulvérisé au tamis fin ; une autre fois, elle découpait, dans de vieilles gravures, les figures destinées à être collées sur le bois, puis vernies et lustrées avec un léger tampon de mousseline jusqu’à obtenir le brillant de l’émail. Voyant la souple Provençale s’intéresser à cette minutieuse mais facile besogne, lady Agnès lui avait offert de lui en apprendre les secrets. Intimes et jolies visions d’un premier contact avec une existence plus fine, plus conforme aux secrets instincts que portait en elle, à son insu, l’héritière des humbles jardiniers de l’Almanarre. Mais n’était-elle pas aussi l’arrière – petite-fille des demi-nobles de l’autre siècle ?… Et voici qu’à ces évocations de grâce et de charme, de sinistres souvenirs se mêlaient brusquement ; – celui de lady Agnès sanglotant au chevet du lit d’agonie de Millicent, – celui, surtout, de cette morte, et de son visage si blanc, si mince, la bouche immobile et décolorée, les narines pincées, les paupières fermées, celui, enfin, de lady Agnès, sous les eucalyptus de la gare, montant dans le train dont un wagon emportait vers l’Angleterre le cercueil de son enfant.

 

Laurence avait bien cru que cette catastrophe marquait la fin de ses relations avec la grande dame étrangère à qui Mireio Lodge représenterait des émotions trop douloureuses. Elle se rappelait avoir passé maintes fois, durant les mois qui avaient suivi, devant le portail. Elle épiait, avec un battement de cœur, l’apparition du fatal écriteau : Villa à vendre, sur un des piliers… Et un jour, quel saisissement ! – c’était en juin, comme elles étaient occupées, elle et sa sœur, à cueillir des cerises dans le petit verger attenant à la maison, Marie-Louise lui avait soudain crié, du haut de son échelle : « Té ! La dame anglaise dans l’allée ! » La silhouette de lady Agnès s’approchait, en effet, entre les rosiers, une lady Agnès vêtue de noir, toute blanche de cheveux, maintenant. Le chagrin avait creusé ses joues, attendri ses tempes, meurtri ses paupières. « Elle a pris quinze ans de plus, » avait dit encore Marie-Louise. Mais quelle grâce toujours dans ses gestes et dans son regard !… Puis, les événements s’étaient succédé, si rapides. Ç’avait été, d’abord, la conversation de Laurence avec la revenante, devant qui elle s’était mise – elle en avait eu honte et remords sur le moment – à sangloter d’émotion, elle d’ordinaire si maîtresse d’elle-même, si repliée. Elle entendait la mère de la morte lui murmurer en l’embrassant :

 

– « Vous l’aimiez donc bien ? »

 

Ç’avait été, le lendemain, à sa rentrée du travail, l’accueil singulier de ses parents. Son père se tenait assis, sur le banc de pierre, au seuil de la maison, les yeux graves, et, quand il avait parlé à sa fille, la voix presque intimidée. Elle connaissait trop bien ce trait de cette nature, cette gêne par excès de sensibilité, quand cet homme, rude de manières et de mœurs, mais délicat de cœur, avait à toucher quelque sujet qui l’intéressait profondément ! Les prunelles de Mme Albani brillaient, au contraire. Elle frémissait tout entière du besoin de prononcer les mots devant lesquels reculait son mari :

 

– « Nous ne sommes pas très heureux, cette année, » avait-il fini par dire, comme hésitant, « avec cette baisse des vins… Il va falloir que je vende le mien sans gagner un centime à l’hecto, pour débarrasser les tonneaux avant la prochaine vendange… »

 

– « Sers-lui donc la chose comme elle est, mon homme, » avait interrompu la mère. « Refuserais-tu, Laurence, d’aller chez quelqu’un où tu tirerais deux cents francs par mois, logée, nourrie, blanchie, habillée ?… »

 

– « Pas en condition, bien sûr, » avait rectifié gentiment le père. « Une Albani, ça, jamais !… Comme une demoiselle de compagnie qui mangerait à table avec sa patronne. »

 

– « Enfin, » avait conclu la mère, avide d’aboutir, cette dame anglaise te voudrait avec elle pour voyager. Depuis qu’elle a perdu sa fille, elle ne se connaît plus. Tu la lui rappelles. Elle est veuve. Elle n’a plus d’enfants… »

 

Et, dans les prunelles trop noires de la Méridionale, devenues dures, un éclair, avait passé qui signifiait : « Si tu en héritais, pourtant ? »

 

Que d’impressions contradictoires ces quelques répliques avaient infligées à la jeune fille ! Quelle tendre sympathie, toute mêlée de pitié, envers son père dont elle comprenait que ce geste lui poignait le cœur : ouvrir la porte à son enfant pour qu’elle s’en allât de la maison ! Elle devinait, au brisement de ce regard, comme honteux, qu’une clause secrète avait dû être introduite dans le contrat projeté, et c’était vrai que lady Agnès offrait d’avance une somme, à titre d’indemnité pour le départ de l’ouvrière non rétribuée qu’était Laurence. Quel douloureux froissement, aussitôt réprimé par le respect, devant sa mère et cette âpreté au gain ! Quel éblouissement épouvanté à cette perspective brusquement ouverte d’une autre existence ! Quel involontaire élan d’enthousiasme pour la bienfaitrice dont la personnalité l’attirait si profondément !… Laurence avait dit « oui » à cette proposition, comme dans un rêve. Et dans la perspective de ces deux années et demie, ces incidents, pourtant si nets dans son esprit, lui paraissaient, en effet, des rêves. Un rêve, ce départ pour Paris, emportée par cet automobile ; et tour à tour, devant la campagnarde sédentaire de l’Almanarre, avaient défilé la banlieue de Toulon, les gorges d’Ollioules, celles de Roquevaire, la plaine d’Aix, Aix elle-même et ses palais, la Durance et ses grèves. Un rêve, Avignon et ses remparts, le Rhône impétueux au pied des Cévennes. Un rêve, Lyon et ses quais, ses longues places, son brouillard, puis les coteaux de la Bourgogne et les échalas de leurs vignes, dont elle avait regardé les cépages, avec l’étonnement d’une vendangeuse du Midi pour cette culture si nouvelle. Un rêve, enfin, Paris, et ces courses à travers la grande ville qui l’avaient métamorphosée en quelques jours comme par le coup de baguette d’une fée. L’imprudente lady Agnès avait voulu, elle l’avait promis au père, – que sa protégée fût traitée en demoiselle. Comment Laurence aurait-elle discerné les sentiments très complexes qui actionnaient cette dangereuse générosité ? Le souvenir de sa fille morte attendrissait la mère de Millicent et lui donnait le besoin de combler, de gâter la charmante créature qu’elle avait vue si pitoyable pour sa chère malade. Il s’y joignait la fantaisie de se faire une compagne à son goût. Séparée de sa famille par une brouille déjà ancienne, elle se trouvait très seule au monde, maintenant. Et puis, elle avait en elle de l’esthétisme, ce goût égoïste des femmes riches qui transforment choses et gens autour d’elles en décors et en figurants. Combien elle s’était amusée, durant ce séjour à Paris, aux naïfs déconcertements de la petite Albani, chez les fournisseurs où elle la menait, pour lui commander tout le détail des objets nécessaires à une complète transformation ! Et la jeune fille se revoyait dans une des chambres du somptueux hôtel de la place Vendôme, où elles étaient descendues, toute saisie devant sa propre image. La glace de la grande armoire lui montrait une Laurence qu’elle n’aurait pas osé souhaiter d’être, si ressemblante et cependant si différente. Elle restait comme dépaysée dans le luxe de cette toilette, savamment composée par l’Anglaise pour faire valoir sa grâce un peu sauvage. Cet étonnement devant cette apparition lui avait soudain donné la terreur de l’être nouveau qu’elle allait devenir. Une autre fille de sa condition aurait éprouvé une joie vaniteuse, à sentir ses pieds minces pris dans des bas de soie, des étoffes légères autour de sa taille souple, et sur la noire épaisseur de ses cheveux ondulés un chapeau dont les lignes la rendaient encore plus jolie. Mais non. Une inexprimable détresse l’avait, au contraire, envahie. Lady Agnès, qui venait la chercher pour sortir, l’avait trouvée assise sur un fauteuil et le visage inondé de larmes.

 

– « Qu’as-tu, ma pauvre enfant ? » avait-elle demandé en la prenant dans ses bras, et la tutoyant pour la première fois.

 

– « Je pense à mes parents, » avait répondu Laurence.

 

Et lady Agnès l’avait serrée sur son cœur pour cette parole à laquelle la jeune fille n’avait pas ajouté l’autre phrase, qui se prononçait anxieusement dans sa pensée : « Où tout cela me mènera-t-il ? »

 

III.

LE CARREFOUR.


Cette question qui ramassait en elle tout le danger et toute la souffrance de ce brusque déracinement, Laurence l’avait prise et reprise bien souvent depuis cette heure déjà lointaine ! Elle se la posait une fois de plus en continuant de marcher vers Hyères de son pied leste, et pas plus ce matin-ci que les autres jours, elle ne voulait accepter la réponse qu’elle savait pourtant la vraie. « Où tout cela l’avait-il menée ? Au malheur ! » Se l’avouer, c’était condamner la grande dame dont le caprice, irréfléchi autant que généreux, avait joué avec cette humble destinée. La protégée se serait mésestimée de juger sa protectrice. Souffrir des conséquences de ce bienfait, n’était-ce pas déjà un jugement ? La jeune fille allait, sa précieuse boîte à la main, et elle évitait de tourner la tête pour ne pas voir la petite tour de Mireio Lodge se profiler derrière les arbres, à sa droite. Ce voisinage lui rendait la chère et funeste lady Agnès plus présente, et un tourbillon se faisait dans son esprit, comme il arrive quand nous nous rappelons des sensations trop vives, trop fortes, trop neuves, trop nombreuses. Les visions rétrospectives défilaient derechef, rapides et précises comme les tableaux d’un cinéma sur l’écran. Ces vingt mois passés avec lady Agnès sans retourner en Provence, c’était Londres après Paris, avec l’opaque pesée jaunâtre de sa fumée, les files monotones de ses grêles maisons sans volets, ses bâtisses énormes et noires, le flot serré de ses passants et de ses autobus dans ses interminables rues. Puis, – quel contraste ! – c’était la campagne anglaise dans le Berkshire, où lady Agnès avait son domaine, avec l’intense verdure, la molle humidité du paysage, si différent de celui du Var et de la sécheresse nette de ses montagnes. C’étaient les visites dans les châteaux environnants, et un défilé de figures indéchiffrables à Laurence, malgré son effort pour comprendre et parler un peu leur langue. C’était, ensuite, un subit départ pour l’Italie, à bord d’un paquebot de la P. O. où la manœuvre était faite par de souples Hindous vêtus de cotonnades blanches. C’était un séjour à Naples, à Rome, à Florence, avec des promenades dans des horizons insoupçonnés, avec de longues stations dans des musées, demeurés pour elle si attirants et si déconcertants. Lentement, par Milan, la Suisse et l’Aile magne, lady Agnès et sa jeune amie étaient remontées vers l’Angleterre, et une autre image surgissait, encore plus sinistre que celle de la pauvre Millicent, étendue sur son lit d’agonie, toute fluette et toute blanche… Par une tiède et douce après-midi du printemps anglais, Laurence et sa protectrice étaient occupées à leur patient travail de vernissage, chacune de son côté, dans l’atelier que l’élève de Burne-Jones s’était fait construire à l’extrémité d’une aile de sa maison de campagne. En levant la tête de dessus son ouvrage la jeune fille avait vu lady Agnès immobile dans son fauteuil, les mains pendantes, son pinceau tombé sur le tapis. Elle l’avait appelée. Pas de réponse. Elle avait couru vers elle. Sans un cri, sans un soupir, sans une convulsion, lady Agnès était morte d’une rupture du cœur.

 

– « La seule mort vraiment subite, » devait dire le médecin, appelé aussitôt, et, pour consoler le désespoir de Laurence, il avait ajouté :

 

– « Elle n’a pas souffert une seconde, je vous assure. C’est la mort que je me souhaite. That’s how I wish to die. »

 

Un épisode avait suivi, qui devait mêler une flétrissante amertume au doux souvenir que Laurence gardait de ce Vernham Manor, si vieux, si paisible, dans son cadre de vertes pelouses, de pâles mélèzes et de sombres étangs. Lady Agnès était morte sans laisser de testament. Le même irréalisme, qui l’avait empêchée de prévoir à quels dangers son tendre caprice exposait sa pupille, lui avait fait reculer la rédaction de ses dernières volontés. Elle n’avait pas assuré l’avenir de la jeune fille. Sa seule héritière était une sœur aînée, lady Peveril, brouillée avec elle pour le plus triste des motifs ; un héritage attribué par une tante à la cadette. Bien souvent, lady Agnès avait parlé de cette sœur à sa protégée, sans jamais s’en plaindre ouvertement, mais en des termes où frémissait le souvenir d’anciennes terreurs d’enfant. Leur père, le comte de Lydney, resté veuf très jeune, n’avait su ni reconnaître, ni interdire cette tyrannie de la plus grande de ses filles sur la plus petite. Quand lady Peveril, prévenue par dépêche, était arrivée à Vernham Manor, Laurence, elle, avait aussitôt compris quelle longue tragédie domestique avait dû être la jeunesse des deux orphelines de mère, l’une presque maladivement sensitive, l’autre affirmée, autoritaire, avec l’implacabilité de ces natures fortes que la nuance de l’émotion, que l’émotion même, irritent comme une mièvrerie. Elle était grande, et belle, encore à cinquante ans d’une beauté presque masculine, avec le teint coloré d’une femme de sport qui passe dix mois de campagne sur douze à chasser, monter à cheval, jouer au golf. La brusquerie de son abord, dès son entrée dans la maison, avait rendu plus pénible à Laurence la prise de possession du home de la morte par cette sœur ennemie. La voix lui avait presque manqué, tant elle sentait son cœur serré, pour répondre aux questions de la nouvelle venue posées dans un français dont la prononciation rude et caricaturale avait encore accru ce malaise. Quel contraste avec la voix de lady Agnès, presque enfantine de douceur ! Quel contraste aussi entre ses manières caressantes et la façon brutalement pressée et inquisitoriale avec laquelle lady Peveril avait procédé aussitôt à l’inventaire ! Laurence l’entendait commander : « Donnez-moi ceci… Donnez-moi cela… Combien y a-t-il de draps ?… Combien de couverts ?… Où a-t-elle acheté ce meuble ?… » Elle montrait une commode Italienne, incrustée de pièces d’ivoire à demi détachées, que lady Agnès avait découverte à Pise, dans une arrière-boutique d’un des quais de l’Arno. Laurence avait été témoin de son ravissement, et elle écoutait, maintenant, lady Peveril, murmurer entre ses dents : « She’s always been crazy »[2]. Et puis, cette même bouche hautaine avait prononcé une autre phrase, accompagnée d’un regard aigu de ses yeux bleus, pareils en couleur à ceux de la morte. Seulement, ils semblaient faits d’une autre matière, tant l’expression en était différente.

 

– « Laissez-moi donc voir ce bracelet que vous avez là, » avait-elle demandé.

 

Laurence avait tendu son poignet où se tordait une mince gourmette d’or, incrustée de turquoises, qui lui venait de sa bienfaitrice.

 

– « C’est un bijou de ma mère, » avait ajouté lady Peveril. « Ma sœur vous l’a donné ? »

 

Cette interrogation avait mis la pourpre aux joues et au front de la jeune fille. Elle avait lu ou cru lire le plus injurieux soupçon dans les prunelles dures de l’héritière. Celle-ci n’avait pas insisté. Mais cette question avait suffi. De prolonger vingt-quatre heures de plus son séjour à Vernham Manor avait été insupportable à Laurence. Le même soir elle déclarait son intention de quitter l’Angleterre à lady Peveril, qui répondait :

 

– « Pas avant l’inventaire fini. »

 

– « Mais, madame, » avait répliqué la fière enfant, « je n’ai rien à faire avant l’inventaire, je n’étais pas au service de lady Agnès.

 

– « Alors, » avait repris la cruelle femme, dont le visage exprimait la haine pour sa sœur, reportée sur la protégée de cette sœur, « vous voudrez bien admettre que je prétende vérifier votre malle avant votre départ. » Cet outrage, adressé à une autre à travers elle, Laurence l’avait subi avec une révolte qui, à ce seul souvenir, lui faisait battre les tempes. La malle une fois visitée et refermée elle s’était vengée en détachant le bracelet qu’elle avait posé sur la table sans dire un mot, et elle avait regardé fixement lady Peveril. Celle-ci, intimidée, malgré son orgueil, par l’évidence de son injustice et l’attitude dédaigneuse de sa victime, avait eu aux lèvres une parole d’excuse, qu’elle n’avait pas su prononcer. Puis, gauchement, comme une personne riche qui aggrave l’insulte faite à une inférieure pauvre, en croyant la réparer à coup d’argent :

 

– « Naturellement, » avait-elle dit, « je veux payer votre voyage de retour dans votre pays. Ce n’est que juste. Et puis, vous pouvez garder ce bracelet… »

 

– « Non, madame, » avait répliqué Laurence, en repoussant le bijou. « Je n’ai besoin de rien. Je vous demande simplement de me faire reconduire à la gare. » Quelle scène, et qui avait donné à la petite Provençale, quand elle avait embrassé ses parents sur le quai de la Halte de l’Almanarre, une intense impression d’asile reconquis ! Avec quel attendrissement elle avait regardé les visages rayonnants de sa mère et de son père, si émue de les retrouver un peu vieillis ! De quelle étreinte elle avait serré dans ses bras sa robuste sœur, sur les joues brunes de laquelle les larmes du contentement traçaient des raies ! Qu’elle avait été joyeuse de voir Marius forci et grandi, tout raide dans ses habits les plus neufs !

 

– « S’est-il fait faraud pour toi, notre pitchoun ! » lui avait dit le père.

 

Cette bonhomie d’un chaud accueil répondait trop à son profond besoin d’une affection consolatrice, et, quand elle commença de ranger ses effets dans la petite chambre où elle avait grandi, elle ne put se retenir de dire tout haut, en écoutant les bruits familiers, le pépiement des poules sous la fenêtre, l’aboiement du chien, la rumeur du vent dans les pins, le roulement du train au loin :

 

– « Mon Dieu ! comme c’est bon d’être chez soi, et pas chez les autres ! »

 

Hélas ! de sentir la cordialité d’un milieu très simple, mais un peu grossier, n’empêche pas d’en sentir aussi les vulgarités, lorsqu’on s’est trop complu dans un autre, moins amical, plus dur, mais plus raffiné. Laurence n’était pas rentrée depuis une semaine que d’innombrables petits détails de la vie quotidienne commençaient de froisser la quasi-demoiselle qu’elle était devenue. La saute était trop brusque entre les somptuosités de Vernham Manor et la dénudation de ce logis de jardinier, si près d’être sordide. Le carreau des chambres, déverni de son rouge et rayé par les gros souliers ferrés, le papier des murs déchiré par places, et où se voyaient des traces d’allumettes, le mobilier déformé par l’usage, avec ses étoffes rapiécées et ses bois recollés, les mauvaises chromolithographies pendues de guingois dans leurs cadres décolorés, la toile cirée de la salle à manger où les plats, posés trop chauds, avaient comme imprimé des ronds en creux, les assiettes toutes ébréchées, la façon bruyante et négligée dont le cultivateur et les siens mangeaient et buvaient, – autant de misères que la jeune fille se serait reproché de même remarquer, et elle en tressaillait à son insu. Ce contraste d’atmosphères lui rendait trop présente lady Agnès et sa délicate façon de vivre, et comment ne pas mêler au douloureux regret de la grande amie disparue un soupir vers cette existence comblée, où tant de ses secrets instincts s’étaient satisfaits ? Elle était trop fière pour accepter, une fois rentrée chez ses parents, de vivre à leur charge. Très naturellement, dès le lendemain, elle avait essayé de se remettre au dur labeur de la campagne. L’effort physique et moral lui avait été cruellement pénible. Presque tout de suite, à la devanture d’un antiquaire de la ville Hyères, elle avait vu des boîtes pareilles à celles que lady Agnès lui avait appris à décorer d’après les procédés de Scriban. Elle avait eu l’idée d’offrir au marchand un de ses ouvrages à elle. Le souffle lui manquait presque, à franchir le seuil de la boutique et à faire cette proposition. On lui avait payé ce bibelot assez cher pour qu’elle conçut le projet de substituer ce travail de vernissage à l’autre travail : celui de la terre. Elle avait bien hésité. Elle se rendait trop compte que cette différence de besognes accentuerait encore sa séparation d’avec son milieu natal. Elle en avait parlé à son père, celui-ci à sa femme. Et, de nouveau, Laurence avait souffert à constater l’avidité de la jardinière, laquelle n’avait vu que la perspective d’un gagne-pain plus fructueux. Mais comment la rude tâcheronne aurait-elle compris les émotions à la fois si indéterminées et si fortes que sa fille subissait depuis son retour ?

 

Ce double et contradictoire sentiment de la valeur et des insuffisances de son milieu, cette satisfaction de s’y être abritée et cette involontaire nostalgie d’une autre société, tout ce petit drame intérieur s’était comme ramassé, avait comme pris forme dans cette double relation avec deux jeunes gens du pays, ce Pascal Couture et ce Pierre Libertat, dont Marius s’inquiétait trop justement. Jolie comme elle était, rendue plus séduisante encore par les traces d’élégance qu’elle gardait de sa vie avec lady Agnès, le retour de Laurence au pays ne pouvait guère passer inaperçu. Un de ses camarades d’enfance, qui possédait un bien pas très éloigné de celui des Albani, l’avait aussitôt courtisée. C’était ce Pascal Couture dont avait parlé le frère, – Pascal le Goy, comme on l’appelait. C’est le mot provençal pour dire boiteux. Pascal s’était cassé la jambe, tout enfant, en tombant d’une charrette, chargée de paniers de légumes. Il avait voulu en mettre un trop grand nombre. Il s’était assis au sommet du tas, et il avait roulé dans un cahot. Un prestige lui en était resté aux yeux de Laurence, toute petite fille, à cause du courage déployé par lui dans sa douleur :

 

– « Ce petit homme-là, ce sera un homme, » avait dit le docteur Mauriel, qui lui remettait sa jambe brisée, « pas une larme, pas un cri. »

 

Et le vieux médecin citait quotidiennement cet exemple à ses jeunes clients trop douillets. Avec un compagnonnage de plusieurs années, cette première admiration s’était nuée en une sympathie très voisine d’être tendre, et l’évidence de l’amour de Pascal avait trouvé Laurence bien frémissante. Mais l’épouser, c’était s’emprisonner pour toujours dans un sort pareil à celui de ses parents. Elle n’espérait pas changer ce milieu. Elle le subissait, pourtant, plus qu’elle ne l’acceptait, et la preuve : quand le jeune homme lui avait demandé d’être sa femme, elle n’avait pas pu se décider à répondre oui. Elle n’avait pas davantage répondu non, touchée par la fidélité d’un sentiment qu’elle avait deviné dès avant son départ de l’Almanarre, émue de pitié pour l’infirmité qu’il supportait si vaillamment, attirée aussi par certains côtés d’artiste primitif qui étaient en lui. Les plates-bandes fleuries qui bordaient sa rustique maison révélaient un instinct singulier de l’harmonie des tons. La petite voiture qu’il conduisait lui-même était toujours attelée d’un cheval élégamment pomponné, joli de galbe et de robe. De sa bouche aux belles dents blanches, Pascal chantait aussi des chansons en patois provençal avec une grâce qui faisait oublier la laideur tourmentée de son brun visage à type africain, et la disgrâce de son corps trapu, mais trop petit, comme tassé sur ses jambes inégales. Plusieurs fois, lady Agnès l’avait, sur la recommandation de sa protégée, fait venir à Mireio Lodge, quand Millicent Vernham était prisonnière de la chambre, pour distraire la malade par ses originales romances, et elle l’accueillait de son joli sourire en lui disant les deux vers de Mistral :

 

Noro, an ! dau ! tu que tant ben cantes,

Tu que, quand vos, l’ausido espantes…[3].

 

Ce souvenir, qui associait Pascal Couture à une si chère image, attirait Laurence vers lui et l’éloignait tout ensemble. À quelques instants de distance, et sans que l’amoureux pût en comprendre la cause, elle se montrait pour lui toute gentillesse et, soudain, toute réserve, toute froideur. Elle n’était certes, pas coquette, mais à l’incertitude sentimentale, trop naturelle aux êtres jeunes qui ont l’indéfini de leur avenir devant eux, se joignait, pour la rendre plus hésitante, cette autre incertitude : la dualité de ses aspirations. Et puis, Pascal n’était pas seul à s’occuper d’elle. Le jardinier de l’Almanarre avait un rival, ce Pierre Libertat, dont le brave Antoine Albani espérait un peu, et si naïvement, qu’il pourrait tout de même épouser sa fille. Cet autre amoureux de Laurence appartenait, lui, à un tout autre monde que le tâcheron Couture.

 

Les Libertat de Toulon, dont était Pierre, s’apparentent à une très vieille famille de la côte. À tort ou à raison, ils prétendent remonter à ce capitaine Libertat, célèbre dans l’histoire de Provence. Il fut nommé viguier de Marseille pour avoir, en 1596, conservé cette ville au Roi, comme il est raconté dans la Chronique Novenaire de Palma Cayet. Cette prétention à une aristocratique origine n’a pas empêché l’un d’entre eux d’acheter, pendant la Révolution, à titre de biens nationaux, force domaines dont les maîtres avaient émigré, si bien que les soi-disant descendants du viguier royaliste se trouvaient être, au commencement du dix-neuvième siècle, les plus grands propriétaires terriens de la région. Après cent ans et plus, cette fortune territoriale avait bien fondu. Il en restait assez pour que l’actuel héritier du nom, baptisé Pierre à cause du légendaire ancêtre, gardât encore cinquante bonnes mille livres de rente au soleil, entre les Maures, Hyères et Toulon. Sa mère et lui habitaient dans cette dernière ville, pas très loin de l’Intendance, un de ces vieux hôtels aux balcons soutenus par des atlantes, que les élèves de Puget ont multipliés en Provence. Ce jeune homme il comptait trente ans à peine, – était entré d’abord dans la marine. Après la mort de son père, la nécessité de gérer directement ses domaines l’avait contraint de démissionner. Ce retour avait coïncidé avec le départ de Laurence. À l’imitation de quelques propriétaires du pays, et dans l’espoir d’augmenter ses revenus par des succès sur les hippodromes locaux, Pierre Libertat s’était avisé d’installer une petite écurie de chevaux de courses dans une ferme qu’il possédait à l’une des extrémités de la presqu’île de Giens. Une piste, aménagée sur la plage, servait à l’entraînement de ses bêtes. Ce joujou sportif lui était un prétexte pour quitter sans cesse Toulon, où il s’ennuyait. Chaque jour ou presque, on pouvait le voir qui débouchait de Carqueiranne et de San Salvadour sur un petit automobile qu’il conduisait lui-même. Il le garait dans une des cabanes de cet étrange hameau de bastides qui s’appelle Pomponiana, par souvenir du port Romain de ce nom, pas très loin par conséquent de la maison des Albani. Là, un de ses hommes d’écurie lui amenait sa monture favorite, une jument anglaise, très près du sang. Le marin, transformé tout à l’heure en automobiliste, devenait maintenant cavalier. Tantôt, il galopait à tombeau ouvert sur une des deux landes qui rattachent la presqu’île de Giens à la côte et encadrent ainsi les marais salants et l’étang des Pesquiers, – tantôt, plus prosaïquement, il allait d’un trot paisible à Hyères, pour des visites, des emplettes, ou quelques séance chez son notaire, regardé avec admiration par les filles du pays, et si gai, si jeune, si heureux d’être au monde ! C’est au cours d’une de ces promenades qu’il avait remarqué Laurence. Tout de suite, il s’était renseigné sur elle, et un beau jour, elle l’avait vu arriver à la maison Albani, sous le prétexte de commander un panier de fleurs.

 

– « Tu vas servir M. Libertat, Laurence, » avait dit la mère, qui connaissait de vue le Toulonnais, et par vanité de produire la plus avenante de ses deux filles. Le choix du jeune homme avait hésité, de manière à prolonger indéfiniment la visite, entre les œillets blancs et rouges, safranés et mauves, lie de vin et panachés. Le lendemain, il reparaissait pour un autre envoi d’autres fleurs, puis le surlendemain. Un matin, comme Laurence entrait dans la boutique de l’antiquaire à qui elle vendait ses boîtes, elle y avait trouvé Pierre Libertat, signe trop visible d’une enquête autour de ses faits et gestes. Il avait, cette fois, laissé son petit automobile au coin de la rue, et, sorti du magasin avec elle, il lui avait offert de la reconduire. Elle avait refusé. Elle l’avait vu alors regarder de côté et d’autre, s’assurer que la rue était déserte, et tirer de sa poche une lettre qu’il lui avait tendue.

 

– « Vous vous trompez, monsieur, » avait-elle dit en lui tournant le dos.

 

Et comme il s’avançait pour lui barrer le passage.

 

– « Laissez-moi aller. »

 

Il avait de nouveau regardé autour de lui et constaté que le coin restait désert :

 

– « Il faudra bien que vous m’écoutiez, » avait-il dit, et, saisissant Laurence par la taille, il l’avait assise de force dans l’automobile. Par chance un passant se montrait au détour de la rue. Elle avait pu sauter à bas de la voiture. Le jeune homme avait paru hésiter une minute. Puis, comme il voyait Laurence aller droit au survenant, pour lui demander aide au besoin, il avait mis sa machine en marche et il avait disparu.

 

Huit jours s’étaient écoulés depuis cette odieuse scène dont la jeune fille n’avait parlé à personne. Un frisson de pudeur l’avait retenue. Elle sentait encore cette étreinte des bras du ravisseur autour de sa taille, ce souffle près de son visage. Elle n’avait provoqué d’aucune façon un tel manque de respect, et quoique sa conscience le lui affirmât, ce souvenir la remplissait d’une confusion toute mélangée de honte Elle se rendait compte cependant qu’un audacieux, capable d’avoir tenté ce demi-enlèvement, n’en resterait pas là. Un matin, en effet, qu’elle était dans sa chambre, occupée à son travail de vernis, elle avait entendu le pas d’un cheval résonner sur le sol dur de la petite route intérieure qui traversait la propriété. Dissimulée contre le chambranle de la fenêtre, elle avait pu voir Pierre Libertat qui s’arrêtait et parlait à Marie-Louise. Il commandait de nouveau un panier de fleurs, comme si rien ne se fût passé. Laurence s’était retirée vivement, en proie à une irritation qu’avait encore accrue la joie de sa sœur disant à la table de déjeuner, une heure plus tard :

 

– « M. Libertat de Toulon va être notre client maintenant. Il reviendra la semaine prochaine. Il n’y a pas d’œillets pareils aux nôtres sur la côte, qu’il prétend. »

 

– « C’est vrai qu’ils sont jolis… » avait dit Antoine Albani dans un sourire d’orgueil professionnel, en donnant à ce mot de joli cette valeur qu’il ne prend que sur les lèvres des Provençaux. Ils le disent d’un carré de petits pois et d’un morceau de viande, et cette race si fine trouve le moyen d’y mettre une impression de beauté. Laurence n’avait pas eu le courage de crier à l’horticulteur heureux : « Mais c’est pour moi que vient ce monsieur et voilà ce qu’il a fait… » Elle avait pensé : « Je n’ai pas le droit d’empêcher papa de vendre ses fleurs. » Et, une fois de plus, elle s’était meurtrie à l’esclavage de l’humble condition mercenaire !

 

Cette pénible contrariété s’était changée en une sensation de soulagement, du fait que Pierre Libertat était revenu à plusieurs reprises sans la demander. L’ayant rencontrée sur le chemin, il l’avait saluée, mais sans l’aborder. Elle lui avait su gré de cette discrétion. Elle avait voulu y voir un signe de repentir. C’était vrai que le jeune homme, en voie de devenir réellement amoureux, éprouvait ce repentir, ou du moins le regret d’avoir blessé la jolie et farouche enfant. Et une autre heure était arrivée, où ils s’étaient parlé derechef. Il l’avait priée humblement, timidement, qu’elle lui pardonnât.

 

– « Si vous me défendez de venir chez vous, » avait-il imploré, « je vous obéirai. »

 

Elle n’avait rien répondu, et Pierre avait pris l’habitude, peu à peu, de passer par la maison Albani chaque fois qu’il se rendait à son écurie de courses. Tantôt il était à cheval, et il s’arrêtait, sans descendre de sa bête, pour causer culture avec le père qui vaquait au travail de sa vigne ou de son potager. Quand il ne trouvait que la mère ou Marie-Louise, il leur demandait de leurs nouvelles et il écoutait patiemment les interminables ragots du quartier de l’Almanarre. Sauf Marius, tout ce petit monde n’avait que de l’amitié dans les yeux pour le dangereux visiteur, dont ils savaient bien qu’il était là pour Laurence. Pourquoi, avait dit le jardinier à son fils, ne l’épouserait-il pas ? Ils étaient naïvement fiers de leur Princesse, comme le frère irrité l’appelait amèrement. – Toute petite, ils lui donnaient, eux, ce surnom déjà, mais avec admiration. Tantôt, Libertat venait en automobile, sans que son cheval l’attendît. Alors, la voiture restait sur la grand’route, le chemin privé des Albani étant trop mauvais pour les pneus. Il marchait vers la maison et s’asseyait sur le banc de pierre, à l’ombre d’un groupe de palmiers qui faisaient touffe dans l’angle de la bâtisse. Il avait l’art de prolonger la causerie, jusqu’à la minute où Laurence descendait de sa chambre, un peu pour ne point paraître craindre cette rencontre, flatté aussi par la réserve soumise de cette cour mystérieuse. Et puis, n’émanait-il pas de l’élégant cavalier cet attrait d’une existence plus libre, plus comble, plus pareille à celle dont elle gardait l’incurable nostalgie ? Comme s’il eût saisi cette nuance, le subtil enjôleur, dès qu’elle était là, changeait de sujet de conversation. Il racontait une fête mondaine à Toulon, ou quelque épisode de ses voyages lointains. Il parlait de Paris, de Londres. Il questionnait Laurence sur ses propres souvenirs, l’entraînant ainsi à revivre une minute dans le passé regretté. Pierre le devinait, ce regret, à l’animation qui éclairait soudain ce charmant visage, trop réfléchi d’habitude. Il arrivait ainsi à l’intéresser, mais sans l’émouvoir vraiment, et, cela il ne pouvait pas le comprendre, sans lui toucher le cœur. Sans cesse, quoiqu’il s’efforçât d’être poli avec toute cette famille jusqu’à la plus raffinée courtoisie, un regard, un son de voix, un geste, faisaient sentir à Laurence que ces manières gracieuses n’étaient qu’une attitude. Dans l’arrière-fond de ces prunelles claires elle découvrait ce je ne sais quoi d’implacablement orgueilleux, qui sépare les classes supérieures des autres. C’était comme si lady Peveril eût soudain surgi entre eux. Et puis, il manquait à Pierre Libertat, pour plaire tout à fait à la jeune fille, ce sens artiste, inné chez elle, et que l’influence de lady Agnès avait encore développé. La nature environnante, dont Laurence, comme son père, respirait d’instinct la poésie, laissait le jeune bourgeois toulonnais si indifférent Rien de moins rêveur et de plus durement positif qu’un Méridional réaliste, en qui l’énergie du tempérament s’est tournée toute vers l’action. C’était le cas pour celui-ci. Ses yeux d’un bleu d’acier, si vifs, si mobiles, et qui donnaient à son profil aigu une physionomie d’un joli oiseau de proie, regardaient sans jamais s’y plaire les nuances du ciel reflétées dans le miroir des marais salants, la longue ligne des pins maritimes toute noire sur l’azur sombre de la mer, la gloire du soleil sur l’église de Notre-Dame-de-Consolation, si blanche au sommet de sa verte colline. Pascal Couture, le simple cultivateur, éprouvait, lui, ces impressions, toujours neuves pour lui comme pour Laurence. Il y avait du poète dans ce terrien. Quand les deux hommes se trouvaient l’un auprès de l’autre, ces prises de contact, quoique rares, étaient inévitables, – Laurence pouvait bien bouder Couture de ce qu’il cachait trop peu sa jalousie de son élégant rival. Au fond, elle sentait qu’elle préférait le jardinier, qu’il était plus près d’atteindre en elle ce petit point le plus secret, le plus intime de l’âme, où germe la graine d’amour. La graine n’avait pourtant pas germé encore, sans quoi la jeune fille aurait-elle repoussé son humble amoureux quand il avait demandé sa main ? Et aurait-elle eu avec Pierre des façons si engageantes qu’il avait pu lui dire, la veille du jour où cette histoire commence :

 

– « Ma mère désire beaucoup vous connaître. Elle m’a chargé de vous prier à goûter demain avec elle à Hyères ? »

 

D’instinct et sans réfléchir, Laurence avait répondu qu’elle viendrait. Depuis ces vingt-quatre heures, la perspective de ce rendez-vous l’agitait nerveusement. Pourquoi cette présentation ? Que signifiait-elle, sinon que Mme Libertat s’inquiétait des rapports de son fils avec une inconnue ? Et d’où cette inquiétude, sinon de l’idée qu’il pensait à un mariage ? Que la grande bourgeoise de Toulon n’eût pas employé, pour contenter cette curiosité, le procédé le plus naturel, semblait-il : venir simplement chez les Albani et y acheter des fleurs, comme avait fait son fils, c’était une énigme dont Laurence ne pouvait pas avoir le mot. Une scène avait eu lieu, cette même semaine, entre le jeune homme et sa mère. Celui-ci venait d’avoir trente ans, et, le lendemain de son anniversaire, il avait déclaré son projet d’épouser la fille d’un propriétaire de l’Almanarre. Il n’avait pas prononcé le mot de jardinier. Un trait déconcertant de son caractère, c’était la brusque annonce de résolutions longtemps méditées, et alors un invincible entêtement dans des partis pris qui, chez tout autre, n’eussent été que des à-coups. Mme Libertat le connaissait trop pour ne pas s’en rendre compte, il avait parlé de ce mariage sous l’empire d’une passion qui expliquait d’ailleurs bien des singularités de ces derniers mois : sa sauvagerie grandissante à l’égard de leur monde, ses absences multipliées, soi-disant pour surveiller une écurie qui semblait devenue l’essentiel de sa vie, ses distractions à table et ses silences. Autant de signes que la fantaisie éveillée par la beauté de la jeune fille s’était, par la résistance et la réserve, exaspérée jusqu’à suspendre en lui tout autre intérêt. Plus il avait approché Laurence, plus il s’était convaincu que toute tentative de séduction échouerait contre tant d’honneur, de délicatesse et de pureté. Plus aussi le charme original de cette créature, mi-paysanne et mi-citadine, avait ensorcelé son imagination. Autour de ce désir sans cesse grandissant, un travail sentimental s’était accompli en lui. L’idée qu’il fallait ou renoncer à Laurence ou en faire sa femme s’était imposée à son esprit avec une évidence chaque jour plus impérieuse. Une par une, toutes les objections contre une pareille mésalliance étaient tombées devant les sourires, les gestes, les regards du fantôme qui l’obsédait quand il était loin de la petite maison Albani ; et, quand il était prés d’elle, quelle douceur d’entendre cette voix, de sentir cette femme bouger, respirer, vivre ! L’ardeur de cette longue lutte solitaire contre une tentation enfin victorieuse avait frémi dans son accent pour répondre à sa mère, au cours de la discussion qui avait suivi l’aveu inattendu de son déraisonnable dessein, Mme Libertat l’avait trouvé si buté qu’elle avait appréhendé une violente rupture avec elle, si elle se butait aussi à lui dire un « non » sans appel. Armé du Code, il passerait outre. Il la tenait à sa merci, étant le maître de la fortune. Elle avait jugé plus prudent de gagner du temps en biaisant, et elle avait accepté l’offre que Pierre lui avait faite de lui présenter Mademoiselle Albani hors de son cadre de famille. Il lui avait raconté l’histoire de la romanesque adoption dont elle avait été la victime plus que la bénéficiaire, et les dix-huit mois passés dans la haute société anglaise et cosmopolite.

 

– « C’est une Dame, » avait-il conclu, « tu le sentiras tout de suite. Elle n’a contre elle que les siens. Mais comme il ne s’agit pas pour moi de m’établir à l’Almanarre… Enfin, je veux que tu la voies seule, et que tu la juges en dehors d’un milieu où elle est née mais dont elle n’est pas. Cela se rencontre… »

 

IV.

PASCAL COUTURE.


– « Irai-je ou n’irai-je pas cette après-midi ?… J’ai promis. Pourquoi ai-je promis ?… À quoi bon me laisser présenter à sa mère, puisque je ne l’épouserai pas ?… »

 

Telles étaient les phrases qui se prononçaient, indéfiniment, dans la pensée de Laurence, depuis l’invitation faite par Pierre Libertat au nom de sa mère. Elle se les répétait maintenant encore, et, une fois de plus, longtemps après avoir quitté la colline incendiée, en débouchant sur la route qui longe la voie ferrée. Dans ces formules, tout ensemble décidées et anxieuses, se résumaient les disparates de sa vie, dont les images contrastées venaient de traverser son esprit. Elle se disait en songeant à Pierre : « Je ne l’épouserai pas » et non : « je ne veux pas l’épouser », comme si, d’avoir été le jouet d’événements, si étranges, lui donnait l’impression qu’une destinée pesait sur elle, étrangère à sa volonté. Cet obscur sentiment de fatalisme, cette énigme d’un sort qui ne dépendait plus d’elle, l’accablait de nouveau par cette claire matinée et devant le doux horizon natal, aussi fortement qu’à Paris et dans cette chambre d’hôtel où elle s’était vue, dans la glace, habillée, déguisée en demoiselle riche. La même question se posait à elle, en dépit d’elle, et tout en se la reprochant comme une ingratitude, elle s’y meurtrissait, elle s’y déchirait le cœur. Oui. Où lady Agnès l’avait-elle menée, en la tirant de sa condition, par une charité qui la laissait misérable ? Si elle n’avait pas voué à sa cruelle bienfaitrice une reconnaissance passionnée, elle se serait fait horreur. Et cependant !…

 

Ce tumulte de rêveries l’avait à ce point isolée des choses environnantes, qu’au moment de s’engager sous le pont du chemin de fer pour arriver à la ville, elle eut comme un sursaut à entendre son nom prononcé par deux fois. Elle ne reconnut la voix qu’au second appel, avec un plaisir aussitôt mélangé d’une impression de gêne. Pascal Couture se relevait d’un talus gazonné, sur lequel il était assis. Ce double mouvement d’âme que la surprise de cette rencontre infligeait à Laurence, était trop logique. Elle n’aimait pas encore Couture, mais elle était sur le bord de l’aimer, et cela chaque jour davantage. Ce sentiment en train de grandir n’était pas assez complet pour empêcher que le brillant rival de l’humble jardinier n’exerçât sur elle un prestige. De constater dans son cœur cette intime contradiction lui donnait le remords d’une duplicité, presque d’une trahison, d’autant plus qu’elle devait s’en taire aux deux jeunes gens. Vis-à-vis de Pierre, ce silence ne lui coûtait pas. Il lui coûtait vis-à-vis de l’autre, indice trop évident qu’elle le préférait. Son malaise, à la brusque apparition du jeune homme à l’entrée du pont, venait de là. Elle eût été heureuse de le voir, s’il n’eût pas fallu tout lui cacher des pensées qui la travaillaient. Pouvait-elle lui parler du projet de cette après-midi, de cette présentation à Mme Libertat, lui dire ce qu’elle en pensait, pourquoi elle hésitait après avoir accepté ? Non. Et cette nécessité de dissimuler assombrissait son visage. Couture, lui, l’aimait trop pour ne pas s’apercevoir d’une contrainte qu’il interpréta comme un mécontentement et il s’excusa :

 

– « Ta mère m’a dit que tu allais à Hyères, chez l’antiquaire, en passant par le bois brûlé. J’ai calculé que tu prendrais par le pont. Alors je suis venu t’attendre, pour te parler de Virgile. J’ai pensé : elle est si gentille pour lui. Il l’aime tant. Alors, peut-être saura-t-elle quelque chose… »

 

– « Quelque chose, sur quoi ? » interrogea Laurence : « À propos de Virgile ? On veut le remettre à la journée ? »

 

Le personnage qui répondait à cet idyllique prénom de Virgile populaire et légendaire souvenir, dans cette Provence latine, du plus latin des poètes – était un garçonnet de treize ans, dont le nom de famille était Nas. Couture l’employait, depuis deux années environ, à son domaine, par une de ces jolies charités comme les simples savent en avoir. Virgile était orphelin de mère. Son père s’était remarié. Dès ses neuf ans, Nas avait dit à son fils :

 

– « Si tu veux manger ton pain, va te le gagner. »

 

Il avait loué le petit, comme une bête de somme, à celui-ci, à celui-là, et Virgile avait vécu, besognant à droite, besognant à gauche, rentrant le soir au logis paternel pour y dormir et recevoir des rossées de sa belle-mère quand il ne rapportait pas assez de gros sous. Pascal l’avait rencontré, une après-midi qu’il descendait de la colline de Costebelle, ployant sous un énorme fagot de bois-mort, plus grand que lui. Il l’avait questionné. Il l’avait plaint. Depuis lors, il l’avait gardé pour travailler avec lui, mais à la journée, d’abord. Il n’avait pu obtenir des parents qu’ils le lui laissassent tout à fait. Ces madrés exploiteurs avaient appréhendé que l’enfant ne cessât de leur remettre tout son gain, s’ils ne le tenaient plus sous leur coupe. C’était un demi-chantage. Ils attendaient que le goy leur offrît, comme autrefois lady Agnès Vernham aux Albani, une forte indemnité pour avoir Virgile à l’année, définitivement. Couture hésitait. Il n’était pas riche. Puis il craignait d’être dupe. Cet instinct de soupçon persiste toute leur vie chez les gens du peuple les plus généreux. Ils ont trop débattu de mesquins marchés, trop importants pour leur petit avoir. Depuis les vendanges pourtant, grâce au cadeau d’une bonbonne de vin offerte aux Nas, le petit tâcheron restait chez Monsieur Pascal, comme il l’appelait révérencieusement, toute la semaine. Il retournait chez son père et chez sa marâtre le samedi soir seulement. Laurence faisait allusion à ce récent contrat.

 

– « Non, » répondit Couture. « Avant-hier lundi, il est revenu travailler, comme d’habitude, je l’ai envoyé au chemin de fer porter un colis. Le temps était favorable. Je suis allé chasser dans le marais. Le petit devait m’y rejoindre. Il n’est pas venu. Je rentre. Je trouve sur ma table la feuille d’envoi du colis. Pas de Virgile. Je déjeune. Pas de Virgile. Avec ma chasse, je m’étais mis en retard, je serais bien allé chez ses parents. Je me suis dit : « Il viendra demain. » C’était hier. Pas de Virgile encore. »

 

– « Mais les parents ? » interrogea Laurence, comme l’autre se taisait. « Tu les as vus ? »

 

– « Je me suis méfié, » dit Couture, « et j’ai remis. J’ai eu raison… »

 

Et plus bas, comme s’il avait peur de ses propres paroles, chargées d’une signification trop grave :

 

– « J’ai rencontré le père Nas, ce matin, prés de la gare. Il était très inquiet, lui aussi, mais pas de Virgile, de Victor. »

 

Il regardait Laurence, en prononçant cette phrase, comme s’il attendait d’elle une réponse qui l’éclairât sur une énigme torturante. Victor était le frère cadet de Virgile, plus jeune de deux ans, et né du second mariage. Il était l’objet, de la part de sa mère, d’une préférence passionnée, que le père éprouvait aussi, tant l’influence de sa femme était puissante sur lui. Cette même influence lui faisait traiter durement l’enfant de la morte. Cette double injustice s’expliquait, dans des natures aussi primitives, par les différences de physionomie des deux frères. Victor était un adolescent robuste et souple avec des traits où se reconnaissait la finesse du type sarrasin le plus pur. Il ressemblait à sa mère. Il flattait la vanité des parents par sa joliesse. Le petit Virgile, lui, ressemblait à son père. Il était court, trapu, avec un visage obscur et brouillé. Une expression charmante d’intelligence, de gentillesse et de bonne volonté en corrigeait la laideur, quand il était en confiance. Sa cruelle marâtre et son injuste père ne lui avaient jamais vu cette expression-là.

 

– « Oui, » répondit Couture, « Victor a disparu. Virgile ne t’a rien dit ces temps derniers, qui puisse te donner une idée ?… Enfin, tu ne sais rien ?… »

 

– « Que veux-tu que je sache ? » répondit Laurence. « D’une chose je suis sûre. Ils ne se sont pas sauvés ensemble, je n’ai jamais parlé de son frère avec Virgile. Tu m’as tant répété qu’ils se détestent… »

 

– « C’est bien ce qui me fait peur, » répondit Pascal. « J’ai eu l’idée que cette disparition des deux frères, au même moment, cachait peut-être quelque chose de terrible, et je n’ai pas parlé de Virgile à Nas. »

 

– « De terrible ? » interrogea Laurence. « Tu ne penses pas qu’ils se sont rencontrés quelque part, battus, et… »

 

– « Je ne sais pas ce que je pense, » interrompit Pascal. « Je sais que, la semaine dernière, Nas et sa femme ont eu de nouveau pour Virgile une de ces méchancetés qui rendent ce petit complètement fou. C’est à propos de ce monsieur de Marseille qui s’est trouvé fatigué dans son automobile. Je t’ai raconté ça. Le monsieur était sans connaissance, la voiture arrêtée. Sa dame avait perdu la tête. Le gosse passe. Il court chercher le médecin. Il a la chance de rencontrer le docteur Mauriel, qu’il ramène tout de suite. Le malade a été si bien soigné qu’il a pu repartir le lendemain. C’est des gens très riches. Ce que je ne t’ai pas dit, c’est que la dame a donné au docteur un billet de cent francs pour Virgile. Ce billet, le docteur l’a remis aux parents. Eux s’en sont servis pour acheter à Victor une bicyclette dont il avait envie. Ils l’ont eue d’occasion, pour ce prix. »

 

– « Et alors ? » insista Laurence.

 

– « Alors ? Ces injustices-là, ça vous enrage. »

 

Et, employant une métaphore qui évoque une des vengeances favorites des gens de la campagne :

 

– « Pourvu que le petit n’ait pas fait à ses parents un incendie ! »

 

– « Un incendie ? » répéta Laurence. « Il n’a pas mis le feu à la maison, voyons. »

 

– « Non. Mais s’il a donné un mauvais coup à l’autre et qu’il se soit enfui après ? »

 

Il y eut entre eux un silence chargé de tant de crainte ! Laurence le rompit la première, et, se débattant contre leur commune anxiété :

 

– « Évidemment, » répliqua-t-elle, « c’est troublant. Mais pour toi le pire est toujours certain. »

 

– « Peut-être ! » fit Couture. « Ton frère Marius me le dit toujours : « Tu as le cafard, Pascal. »

 

Il regarda involontairement sa jambe trop courte :

 

– « Je n’ai jamais eu beaucoup de chance dans la vie. »

 

Et, après une nouvelle pause :

 

– « Donc, tu ne sais rien de Virgile ? Alors, adieu. »

 

Puis brusquement :

 

– « Ce n’est pas seulement pour te causer du petit que je t’ai cherchée… »

 

Elle comprit, à l’accent de sa voix et à son regard, qu’il allait l’entretenir de son amour, et l’attente de ce nouvel aveu lui infligea comme une rétraction intérieure. Précisément parce qu’elle était touchée de cet amour sans être tout à fait conquise, sa résistance à l’émotion complète la rendait hostile, presque méchante, quand celui qu’elle n’aimait qu’à demi et qui l’aimait, lui, passionnément, devenait trop pressant. Pascal connaissait bien les glaces subites de ce beau visage. Il en souffrait jusqu’à l’agonie, et son instinct d’amoureux discernait pourtant que ces retraites étaient des défenses. Une lutte se livrait dans la sensibilité de la jeune fille. Pourquoi, si vraiment elle ne l’aimait pas du tout ? Et malgré lui, il essayait, maladroitement et passionnément, de briser ce masque de froideur, d’atteindre le point d’émotion qu’il devinait en elle. La jalousie se mêlait à cet effort pour le rendre plus gauche encore, plus inefficace. Pour lui, l’obstacle à son mariage, c’était Pierre Libertat, qu’il détestait moins cependant que lady Agnès. Sans l’intervention de celle-ci, jamais Laurence ne fût partie de l’Almanarre. Jamais elle n’eût connu ce beau monde qu’elle regrettait et que lui représentait son rival.

 

– « Je voulais te dire encore, » continua-t-il, « que je vais sans doute quitter le pays. »

 

– « Quitter le pays ? » répéta-t-elle, saisie.

 

Le masque de froideur était tombé. Et l’autre continuait, plus ému, lui aussi, devant cet effet de sa parole :

 

– « Je suis en pourparlers avec un marchand de biens de Marseille, pour vendre mon domaine. Nous sommes presque d’accord sur le prix. J’ai l’intention de m’établir en Algérie. C’est le même climat, la même culture. Et puis… »

 

Il baissait les yeux, comme par remords d’exercer une pression sur celle qu’il aimait, en lui montrant sa douleur. Sa voix s’engourdissait. Il hésitait. Avec un visible effort, il reprit :

 

– « Et puis je me rends trop compte que tu ne voudras jamais être ma femme. Cela, je le supporterais. Mais te voir la femme d’un autre et rester où tu seras, non, je n’en aurais pas la force. Rien qu’à cette idée, j’ai trop mal. Je sais bien que je ne serai pas heureux là-bas. Je serai tout de même moins malheureux… Ne te fais pas de reproches, surtout, ma petite Laurence. Va. Ce n’est pas ta faute. On n’aime pas comme on veut… Enfin, je me dis : si je reste, je l’ennuierai et elle finira par me détester, au lieu que, plus tard, quand il sera loin, elle pensera peut-être tendrement à son pauvre goy… »

 

Elle n’avait pas eu le temps de lui répondre qu’il l’avait quittée, s’interrompant brusquement de sa plainte, pour ne pas pleurer, elle le comprit. Elle le vit qui s’éloignait sous le pont du chemin de fer en traînant sa jambe. Un passionné désir de courir après lui, avant qu’il n’eût tourné l’angle formé par ce pont et la route, s’empara d’elle. Ce cri : « Ne pars pas ! » était dans sa gorge. Il n’en sortit point. Elle secoua sa tête, comme pour exorciser la tentation une fois de plus, elle reculait devant l’irréparable de l’engagement. Elle marchait de nouveau dans la direction d’Hyères d’un pas rapide où il y avait de la fuite. Une détresse lui poignait le cœur, à l’idée de ce départ annoncé avec cette résolution calme qu’elle connaissait à Pascal dans les circonstances graves. En pensée, elle s’en allait vers cette maison du jeune homme, dont chaque chambre lui était familière, depuis son enfance, comme un visage ami. Elle la voyait vidée de ses meubles, des étrangers parmi les vignes, sous les pêchers, et lui, là-bas, comme il avait dit, par delà cette insondable mer, qui bleuissait à l’horizon. Un mot d’elle, un seul, et cette vision de tristesse se changeait en une vision de bonheur, – pour lui. Mais pour elle ?… Ce débat intérieur l’émouvait si profondément qu’elle se trouva au terme de sa course presque sans s’être aperçue du chemin qu’elle suivait, à travers les potagers qui font comme une ceinture à la ville. Elle était devant la boutique de Mme Béryl, l’antiquaire qui lui achetait maintenant ses boîtes. Sur la façade, une inscription toute locale : Au vieux Marseille, rappelait la célèbre faïencerie, fondée dans cette ville en 1760. Une autre inscription mise au-dessous et en plus petites lettres – Royat en Été – le racontait assez : la tenancière du magasin alternait le commerce des vieilleries provençales et celui des vieilleries auvergnates avec une indifférence mercantile que justifiait une troisième inscription – Succursale de la Maison Béryl, de Tanger (Maroc). Ainsi s’expliquait l’abondance des cuivres, des tapis et des babouches dont la boutique s’encombrait, autant que de plats et de soupières, de bahuts et de commodes. Tandis que son mari, Aron Béryl, fouillait, entre septembre et avril, les moindres villages de Provence, d’Avignon à Nice, et en été, tous les bourgs du Plateau Central, d’Aurillac à Tulle, la coquette et fine Kitty Béryl passait ses jours dans le magasin de Royat ou celui d’Hyères, suivant la saison, à inventer de fantastiques histoires d’origine autour des bibelots et des meubles, lesquels avaient le plus souvent une date aussi récente que la boîte apportée ce matin-là par Laurence.

 

– « C’est la plus jolie de toutes, » dit-elle à la jeune fille, quand celle-ci, réveillée de ses méditations sur son passé et son avenir, se fut décidée à franchir la porte ; et, retournant le délicat objet entre ses doigts : – « Impossible de la distinguer d’une vraie boîte du dix-huitième. Moi-même, si je n’étais pas avertie, je ne saurais pas. D’ailleurs, puisque c’est un procédé identique, sur du bois identique, avec des gravures identiques… Mais soyez tranquille, je ne la vendrai pas pour du vieux… Je ne vais pas la mettre en montre. Je la garde pour les connaisseurs… J’ai quelque idée, mademoiselle Albani, que dans quelque temps vous ne m’en apporterez plus beaucoup et même plus du tout. »

 

– « Pourquoi cela ? » interrogea Laurence.

 

– « Parce que vous en achèterez pour votre propre compte, » fit la marchande… « Quand vous serez devenue une belle madame avec une auto et des bijoux, promettez-moi que vous n’oublierez pas la maison. Si vous avez quelque meuble rare à faire réparer ou à commander, vous penserez à nous, pas vrai ? »

 

– « Vous aviez cessé de me faire cette plaisanterie, madame Béryl, » dit la jeune fille en haussant les épaules, non sans qu’un peu de rouge lui vînt aux joues.

 

– « Ce n’est plus une plaisanterie, » fit la brocanteuse d’un accent très sérieux.

 

Puis, à mi-voix, après avoir regardé à droite et à gauche :

 

– « Il y a une vieille dame de Toulon, très riche, qui est venue ici ce matin même, soi-disant pour m’acheter ce plat d’argent. Il est toujours à l’étalage. Elle ne l’a pas pris. C’était un prétexte. Elle a su que je vous connaissais. Comment ? j’ai là-dessus ma petite idée. Ce qu’elle m’a demandé de renseignements sur vous ! Ah ! vous l’intéressez ! on peut le dire. Et comme cette dame a un fils à marier… »

 

En parlant, elle avançait du côté de Laurence son visage aigu, où se reconnaissait, malgré la jeunesse – elle avait à peine trente ans – le profond génie de réflexion attentive qu’une habitude atavique du commerce, et d’un commerce de personne à personne, développe chez les juifs de l’Islam. Elle avait beau se parer d’un prénom anglais, s’habiller et se coiffer à la dernière mode de Paris, le bazar oriental était autour d’elle, avec ses complications, ses curiosités, son intrigue. Elle voulait savoir et en même temps s’entremettre, profiter peut-être. Peut-être aussi s’intéressait-elle romanesquement à cette cour que le fils de Mme Libertat – sa visiteuse du matin, on l’a deviné – faisait à la fille d’Antoine Albani. Elle allait nommer la mère de Pierre, provoquer des confidences, offrir ses bons offices. Sa farouche interlocutrice ne le permit pas.

 

– « Je suis un peu pressée, » répondit-elle simplement. « Voulez-vous que nous réglions ce qui est convenu ? Je n’ai que le temps de reprendre le train pour rentrer chez nous où l’on m’attend… »

 

La marchande était trop rusée pour insister, d’autant plus qu’elle voyait, à travers les vitres, la grosse Mme Terras se tenir sur le trottoir d’en face, au seuil de sa boutique à elle. C’était l’antiquaire rivale, une autochtone celle-là, et qui, naturellement, haïssait d’une haine féroce la concurrente étrangère. Laurence, jadis, avait porté chez Mme Terras ses premières boîtes. Kitty Béryl, renseignée par des fournisseurs communs, avait su les prix offerts à la jeune fille. Elle avait eu l’art d’entamer avec elle une négociation qui monopolisât à son profit l’adroite élève de lady Agnès. La peur que cette autre araignée ne lui reprît sa mouche la rendit soudain prudente. Les deux femmes avaient passé dans l’arrière-boutique, et Kitty faisait jouer les boutons à lettres du coffre-fort encastré dans le mur.

 

– « Vous aussi, » dit-elle, « mademoiselle Albani, vous avez votre secret pour ce que vous gardez de plus précieux, n’est-ce pas vrai ? »

 

Le coffre ouvert, elle prit dans une liasse le billet de cinquante francs qui représentait le prix convenu entre elles deux pour ces petits travaux. Puis, avec une bonhomie pateline :

 

– « Nous n’y gagnons pas grand’chose, allez. Mais aider une gentille demoiselle comme vous à ramasser une petite dot, ça nous fait plaisir, à M. Béryl et à moi… Et puis nous y gagnons quand même un peu. Une bonne action qui soit aussi une bonne affaire, c’est le rêve, pas ? »

 

En temps ordinaire, le naïf cynisme de cette charité utilitaire eût fait sourire Laurence. Mais par ce matin troublé, elle n’avait pas la tête à l’ironie. Elle sentait trop peser sur elle l’approche des heures décisives. En quittant la boutique pour gagner de son pied hâtif la petite gare du chemin de fer du Sud, elle ne retenait de cette conversation que ceci : elle avait été l’objet d’une enquête. Si Mme Libertat cherchait de tels renseignements et par de tels moyens, c’est qu’elle ne considérait pas ce mariage de son fils comme absolument impossible. Cette perspective, que Pierre, lui aussi, allait peut-être lui demander d’être sa femme, attirait la jeune fille et l’épouvantait tout ensemble. Si elle cédait à la tentation de devenir une « belle madame », comme avait dit la brocanteuse avec tant de vulgarité, combien Pascal Couture souffrirait ! L’idée de cette douleur la rejetait tout entière vers ce compagnon de son enfance et de sa jeunesse. Le mirage de la fortune et du luxe s’effaçait, s’évanouissait. Elle songeait à la vente, amorcée déjà, de cette maison où Pascal avait tant rêvé de vivre avec elle. Montée dans le train, elle regardait maintenant filer devant ses yeux les marais du Ceinturon, avec leurs eaux mortes sous le hérissement de leurs ajoncs verts. Plus loin blanchissaient les tas de sel à qui leur forme de bosse fait donner dans le pays le nom de « camelles », du provençal Camelo, « Qu’a uno esquino de cameou » (qui a une échine de chameau), – Laurence avait entendu une fois des malveillants appliquer cette phrase à Couture. Elle leur en avait voulu, comme d’un outrage personnel, de cette cruelle moquerie sur les épaules trop larges et engoncées du jeune homme, et, continuant de penser à lui, elle le revoyait chassant dans ces marais d’où, si souvent, il avait rapporté chez eux des sarcelles et des macreuses. Une association d’idées la ramena au petit Virgile. Elle s’attendrit au souvenir de l’incomparable bonté que Pascal avait montrée à l’enfant maltraité. Pauvre cher Pascal ! Si la vie de l’opulent Pierre Libertat se mouvait dans un décor analogue à celui de la châtelaine de Vernham Manor, le cœur du jardinier de l’Almanarre ressemblait par sa générosité foncière à celui de l’hôtesse de Mireio Lodge. Ce geste d’âme par lequel il avait recueilli l’enfant, n’était-ce pas celui qui avait poussé lady Agnès à prendre chez elle la fille d’Antoine Albani ? Pourvu que cette adoption de Virgile fût plus heureuse que l’autre ! Et voici que se rappelant les inquiétudes du jeune homme, tout à l’heure, l’hostilité des deux frères et leur énigmatique disparition, Laurence eût soudain peur, elle aussi. Sur le moment, elle n’avait vu là qu’une déraisonnable imagination de Pascal. Cette absence s’expliquerait par quelque escapade de Virgile et de Victor, réconciliés dans une commune gaminerie. Soudain l’hypothèse terrible l’assiégeait à son tour. Sans doute trop d’événements : cette invitation de Mme Libertat, ces propos de Mme Béryl, la conversation avec Couture et la nouvelle de son départ, avaient trop ébranlé ses nerfs. Elle se surprit à dire à voix haute :

 

– « Pourvu que Pascal n’ait pas cette douleur encore ! »

 

Cet « encore » ne cachait-il pas un commencement de faiblesse, une velléité d’acceptation, si l’amoureux riche formulait cette demande en mariage – « impossible », se répondit aussitôt Laurence. Mais alors pourquoi la rusée marchande semblait-elle y croire avec tant de certitude ? Pourquoi la mère de Pierre l’avait-elle priée à ce thé ? Pourquoi surtout cette enquête ?

 

V.

L’AUTRE AMOUREUX.


Pour exorciser et cette tentation et cette inquiétude et cet attendrissement, Laurence, aussitôt rentrée, s’empressa de faire ce qu’elle avait annoncé à son père. Elle rejoignit sa mère en train de cueillir des violettes dans le grand champ, à droite de la maison. La vieille femme y besognait, courbée sur les touffes épaisses des vertes feuilles, entre lesquelles pointaient les sombres corolles odorantes. On voyait ses chevilles, prises dans des bas de grosse laine brunâtre, et ses pieds, chaussés d’épais souliers boueux, passer sous la jupe rendue plus courte par son attitude penchée. Un large chapeau de paille noire cachait son visage. La chair des mains disait seule la vie dans cet énorme paquet d’étoffes, affalé contre la terre. Les doigts allaient et venaient, agiles, dégageant les tiges des fleurs sous les feuilles. Dès qu’une poignée de ces fleurs était cueillie, la paysanne détachait de sa ceinture un brin de raphia et liait son bouquet qu’elle jetait ensuite dans un panier. Elle montrait alors son visage, dont la bouche, serrée par la chute des dents, accentuait le caractère concentré. Françoise Albani était une femme pénible, pour parler son langage. Elle portait sur tout son être l’empreinte d’un demi-siècle de labeur. Dès sa sixième année, elle avait, comme le petit Virgile, marché le long des routes, ployée sous les fagots. Sa jeunesse durant, elle s’était gagné son trousseau à faire des journées. Mariée, elle avait eu sept enfants. Trois seulement survivaient. Le dur travail, ces deuils, les soucis de l’avenir, avaient mis sur son visage un masque presque tragique, où riaient pourtant vaillamment deux yeux noirs restés très jeunes, ceux d’une Méridionale qui a du soleil dans le sang. De loin, elle aperçut sa fille, et sa voix chantante lui cria :

 

– « Je ne t’espérais pas si tôt, ma drolo[4]. C’est une chance. Nous aurons fini le carré pour le train. »

 

Quelques minutes plus tard, Laurence avait, elle aussi, posé sur la masse de ses beaux cheveux bruns, le large chapeau de paille noire. Un long sarrau de toile grise la couvrait tout entière, serré à la taille par le cordonnet d’un tablier à large poche. L’écheveau des brins de raphia pendait à sa ceinture, et, accroupie auprès de sa mère, ses doigts fins allaient et venaient, eux aussi, à travers les plants de violettes, plus agiles encore que ceux de la mère, plus adroits à grouper et à lier les fleurs en bouquets. Ce fut ainsi, entre les deux femmes, une émulation de près d’une heure, jusqu’à ce que, parvenue à l’extrémité du champ, Françoise Albani se redressât et dit à Laurence :

 

– « Ça y est, nous n’avons plus qu’à ficeler les colis. On les portera à la gare quand Marie-Louise arrivera avec Pied-Blanc. On a gagné son dîner, hein ? »

 

Tout en bavardant, la courageuse ouvrière était allée s’asseoir sur le banc de pierre devant la porte, tandis que sa fille montait à la cuisine, d’où elle rapportait une bouteille de vin, deux verres, deux assiettes, des fourchettes d’étain, des couteaux, du pain, un reste de viande froide. Et un lunch commença, qui ne ressemblait certes pas à ceux devant lesquels Laurence s’était assise en Angleterre. Ces changements-là, dans sa destinée, la laissaient indifférente. Ce n’était pas des délicatesses sensuelles qu’elle avait la nostalgie. En elle l’animalisme rural demeurait intact. Son raffinement de goût n’empêchait pas qu’elle ne restât, physiquement, une fille du peuple, de tempérament robuste, et dure aux privations. Bien au contraire, elle ressentait une joie intime à partager celles des habitudes de ses parents auxquelles elle pouvait s’associer avec une cordialité sincère. À cette minute, et venant d’être si tourmentée, ce lui était comme une détente de regarder sa vaillante mère manger de bel appétit ce frugal repas, et reprendre des forces en buvant ce vin de leur vigne, un peu âpre, mais où semblait avoir passé la vigueur de la terre rouge qui les entourait. Comme ragaillardie, en effet, par cette collation, l’infatigable tâcheronne se leva, et dans un clignement d’yeux plein de malice, montrant un autre morceau du domaine :

 

– « Sais-tu ce qui serait bien ? » reprit-elle. « Si nous faisions ce coin de pommes de terre ?… Tu me diras : « Les femmes, c’est pas leur ouvrage. » Mais, chacune avec un bêchard, nous en tirerions bien de quoi remplir ces cagettes. »

 

Elle ramassa et posa sur le banc deux de ces caisses de bois carrées à claire-voie qui servent à l’expédition des légumes :

 

– « Hé ! Hé !… En ce moment, ça vaut deux francs le kilo, les tartifles ! »

 

– « C’est que je dois retourner à Hyères, cette après-midi, maman », répondit la jeune fille, « et il faut que je m’habille. »

 

– « Mademoiselle n’aime pas les mains calleuses, » repartit l’autre. Et, montrant la paume de ses mains à elle, épaisse et craquelée : – « Tous les Albani sont des ouvriers, ma petite. Toi comme les autres. Allons, au bêchard, et du cœur ! Dix kilos de pommes de terre nouvelles, c’est vingt francs… »

 

– « J’en ai rapporté cinquante avec ma boîte ce matin, » répliqua Laurence, « et je l’ai faite en trois jours. Ce n’est pas le cœur qui me manque, maman, mais j’ai accepté une invitation. »

 

– « Une invitation ? » insista l’obstinée. Et, passant au patois, comme il lui arrivait dans ses colères : « As pas besoun d’accepta d’invitation din la semana. Faut travailla.[5] »

 

– « Non, maman, » dit Laurence, en opposant aux prunelles agressives de sa mère un visage ferme. « Aujourd’hui c’est impossible. J’ai promis, je ne dois pas manquer. »

 

Elle avait dit ces mots d’un accent qui coupait court au débat. Elle remonta dans sa chambre par l’escalier de pierre extérieur qui menait au premier étage, d’un pas si leste que Françoise Albani n’eut pas le temps de lui poser une nouvelle question. D’un mouvement de mauvaise humeur, la vieille paysanne ramassa la houe qu’elle appelait pittoresquement un bêchard, et elle entreprit de déterrer seule les précieux tubercules, en grommelant :

 

« C’est vrai qu’elle gagne sa vie. Y a rien à dire. Quand même, c’est-y des façons ! »

 

Pourtant, il y avait une fierté dans le regard dont elle suivit, une demi-heure plus tard, l’élégante silhouette de sa fille marchant vers la grand’route, entre les rosiers qui bordaient le chemin d’accès de leur campagne, et pensive :

 

« Je ne sais pas ousqu’elle va, » se disait-elle en se parlant dans son langage aussi expressif qu’incorrect. « Sûr que c’est pas ousqu’elle doit pas. Elle n’a pas de volagerie, et tournée comme elle est ! Ah ! la jolie petite mariée qu’elle fera ! »

 

Ses yeux se dirigeaient maintenant vers la droite. Derrière le groupe des sombres orangers se profilait au loin le toit brunâtre de la maison de Pascal Couture. Plus loin encore, c’était l’extrémité de la lande qui rattache Giens à la côte, et la piste d’entraînement du jeune Libertat. La mère, comme sa fille, hésitait entre les deux mariages. L’un, c’était le connu et sa sécurité, l’autre, l’inconnu et son mirage.

 

– « Bah ! » fit-elle tout haut avec son fatalisme tranquille de campagnarde dressée à l’acceptation des saisons, « tout s’arrangera. »

 

Et, enfonçant le bêchard dans la terre, énergiquement, comme si elle travaillait pour deux, elle marmonnait le dicton provençal :

 

« Auèn plan, auèn plan.

« S’es pas ouey, sera deman. [6] »

 

Les pensées de la jeune fille, en train de cheminer de nouveau vers Hyères, auraient pu, elles aussi, se résumer dans ces deux vers. Cette sensation si vivement éprouvée le matin, qu’elle approchait de la crise décisive, se faisait plus aiguë, depuis les discours de Mme Béryl.

 

– « Évidemment, on cause, » se répétait-elle, « et les gens sont si méchants. »

 

Sa conscience ne lui reprochait rien. Pourtant elle ne se prononçait pas cette phrase sans remords. Elle savait trop que dans toutes ces bastides connues devant lesquelles elle passait, une question avait du être posée vingt fois sur elle comme sur toutes ses compagnes : « Qui fréquente Laurence ? » C’est le mot du pays qui signifie une cour innocente, mais une cour. Fréquenter deux jeunes gens, c’est déjà être coquette, avoir perdu cette fleur d’honnêteté dont les filles du peuple ont une notion plus raffinée peut-être que les filles du monde. Étant moins préservées par leur milieu, elles sentent davantage le danger des familiarités masculines. Oui, Laurence ne gagnait pas le rendez-vous fixé par la mère d’un de ses deux amoureux sans un rien de remords, qu’accrut un incident par lui-même bien léger. Mais tout fait mal à qui a mal. Pour arriver à la ville, elle devait traverser un passage à niveau, gardé par une femme de l’âge de sa mère et qui la connaissait « de petite ».

 

– « Tu vas à Hyères, Laurence, » dit-elle à la jeune fille après lui avoir demandé des nouvelles de la maman et du papa. « Tu me rendras bien service en me portant ce panier d’œufs à l’hôtel *** »

 

Elle lui nomma un des principaux caravansérails de la ville d’hiver. Une dizaine de poules picoraient dans l’herbe d’un jardinet, cultivé presque à même les rails. Leurs œufs, quelques salades et des légumes représentaient pour la pauvre employée un petit supplément de ressources.

 

– « Ma fillette est fatiguée, elle ne peut pas y aller, ni moi quitter… Mais, mise comme tu es, tu ne peux pas non plus… Où vas-tu donc, Princesse ? Ce n’est pas jour de fête, cependant… »

 

Laurence s’était, en effet, attifée de son mieux. Elle portait la plus belle des robes qu’elle conservait du temps de lady Agnès et qui n’était plus tout à fait à la mode. Elle veillait si soigneusement sur ces reliques, qu’elle ne renouvellerait plus jamais ! La plume de son chapeau était toute défraîchie d’avoir séjourné indéfiniment dans l’armoire. Ses gants de Suède avaient aux doigts ce pli qui atteste un trop long abandon au fond de la commode. Ses fins souliers jaunes n’auraient pas eu ces cassures, si elle avait pu les mettre sur des embauchoirs. La garde-barrière n’était pas femme à remarquer ces menus indices d’une décadence dans une toilette qui lui apparaissait comme un luxe inatteignable. Un demi-reproche avait passé dans ses yeux et dans sa voix, auquel la jeune fille fut plus sensible que s’il eût été exprimé avec des mots.

 

« Pourquoi ne porterais-je pas les œufs ? » répondit-elle vivement. « Donnez-les-moi, mère Giraud. »

 

Et déjà elle avait saisi l’anse du panier, au risque d’écorcher à l’osier trop rude la peau fragile de ses gants, et, pour se dérober à toute question plus précise, elle était repartie le long de la voie, en disant un adieu rapide à la garde-barrière qui, trop heureuse de sa commission faite, n’ajouta pas la parole redoutée par Laurence. Mais comment celle-ci n’aurait-elle pas deviné une allusion à ses projets de mariage dans le refrain de la chanson que la vieille femme se prit à fredonner :

 

… Mai sus la montagno

Manja des castagno

Vau mai que l’amour senso liberta[7].

 

Était il possible que cette Mme Giraud, qui l’avait connue si petite et à qui elle rendait un service en ce moment même, fût si méchante ? Non. C’était un hasard si ce refrain se terminait par trois syllabes qui faisaient aussi le nom de celui pour qui elle s’était parée de la sorte. Pour lui et pour sa mère. Et, sans oublier sa vive contrariété, Laurence pensait maintenant à la bourgeoise inconnue dont elle allait subir la critique. « Comment va-t-elle me juger ? » se demandait-elle. « Et, si ce jugement ne m’est pas favorable, comment, lui, le supportera-t-il ? » Quoique très pure, elle avait cette innocence avertie qui est celle des jeunesses de la campagne. C’était la raison pour laquelle, tout à l’heure, le regard de la garde-barrière lui avait été si pénible. Elle se rendait compte que Pierre pouvait très bien vouloir l’épouser, non point parce qu’il l’aimait, mais parce qu’il la désirait, sans espoir d’arriver à elle autrement que par le mariage. Et alors que serait l’avenir ? Non, ce n’était pas pour la narguer en prononçant le mot : liberta que la garde-barrière avait chanté son couplet. C’était pour lui rappeler qu’il y a un esclavage dans une union avec un homme riche, du jour où la fantaisie de cet homme est une fois satisfaite. Ce point d’interrogation sur le lendemain, si elle devenait jamais la femme du demi-noble, que Laurence se l’était posé souvent Cette incertitude avait toujours mis du malaise dans leurs relations. Au fond, c’était la nature du sentiment de ce garçon pour elle qui lui demeurait indéchiffrable. Sur le point d’être présentée à la mère de son énigmatique amoureux, elle en venait, par un détour de son cœur non moins indéchiffrable pour elle-même, à souhaiter que cette entrevue aboutit à une rupture. Cette cour de l’élégant jeune homme flattait tant de ses secrets penchants ! – Mais c’était une émotion toute superficielle. Le fond vrai de sa sensibilité restait réfractaire. Et comme elle était, à travers tout cela, une enfant très jeune et très naïve, une inquiétude d’amour-propre s’ajoutait à ce trouble intime qui grandissait à mesure que l’instant de la rencontre approchait. L’idée de la critique dont elle allait être l’objet finit par l’intimider, au point que ses jambes tremblaient sous elle, quand, le panier d’œufs livré, elle arriva devant la porte de la confiserie où les Libertat l’attendaient. Il lui fallut, pour dompter cette sensation, faire appel à cette discipline intérieure à laquelle l’avait dressée son séjour en Angleterre, dans des milieux où elle devait beaucoup se surveiller. Bravement, comme on va au feu, elle entra dans la longue salle encombrée de visiteurs, au fond de laquelle étaient assis Pierre et sa mère qui se leva, comme son fils, pour recevoir leur invitée.

 

Mme Libertat est une femme de soixante ans environ, qui avait dû être extrêmement jolie. Elle gardait des traits menus, dans un visage dont la blancheur paraissait exsangue, à cause du noir des vêtements. Elle n’avait pas quitté le deuil depuis la mort de son mari. Ce geste d’accueil s’accordait avec ses manières, très polies mais sans grâce, et cérémonieuses sans courtoisie. Elle commença par faire asseoir Laurence, avec des compliments dont l’excès glaça la jeune fille plus qu’une brusquerie. Ces prévenances soulignées la paralysaient au lieu de la séduire. Ces manières mielleuses lui rendaient plus désagréable la curiosité scrutatrice de ces prunelles brunes, où elle retrouvait, comme dans les yeux de son amoureux riche, l’implacable orgueil du regard de lady Peveril, le regard de l’autre classe. Et elle écoutait cette bouche mince, aux lèvres faussement souriantes, lui dire :

 

– « Mon fils m’a beaucoup parlé de vous, mademoiselle, et de vos jolies boites de laque. Mais n’ayez crainte. Je vous garderai le secret. Je n’irai pas gêner le commerce d’antiquités de Mme Béryl. »

 

– « Mais, madame, » fit Laurence, « il est bien convenu que Mme Béryl ne vend pas mes boîtes comme anciennes. »

 

– « Ici, où vous habitez, peut-être. Mais à Royat, où vous n’êtes pas, et après les avoir maquillées !… D’ailleurs, ça ne vous regarde point. Vous touchez votre argent. C’est tout ce que vous voulez, n’est-ce pas ? »

 

Laurence ce sentait rougir. Elle aurait pleuré. L’acidité de ces propos rendait plus ironique la minutie des attentions que Mme Libertat lui prodiguait pour lui verser son thé.

 

– « Comment l’aimez-vous ?… Fort ?… Faible ?… Deux morceaux de sucre ?… Un peu de crème ?… Ça doit vous paraître bien modeste ici, après les beaux five-o’clock de lady Vernham. »

 

Elle prononçait five comme rive et lady comme adi dans adieu, en supprimant le prénom devant le nom de famille. Ainsi avait fait Laurence elle-même quand elle avait rencontré sa bienfaitrice. De quelle gentille manière celle-ci l’avait initiée à une de ces étiquettes de la gentry anglaise, sans cesse méconnue sur le continent ! Fille d’un comte et mariée à un simple baronnet, lady Agnès conservait officiellement son prénom, pour marquer sa noblesse propre. La jeune fille eut sur les lèvres cette observation. Elle ne la fit pas, intimidée de plus en plus par sa hautaine interlocutrice, qui continuait :

 

– « Je l’ai rencontrée, cette lady. Nous autres, Provençaux des vieilles familles, nous n’aimons pas beaucoup les Anglais, nous surtout qui avons eu deux ancêtres tués à Trafalgar… Mais, pour une Anglaise, lady Vernham était assez artiste. C’est elle, m’a dit Pierre, qui vous a appris ces petits travaux. Ces occupations doivent vous consoler de la monotonie de notre coin. Ça vous repose de tous les voyages que vous avez dû faire avec elle. Les Anglais et les Anglaises sont toujours en vogue. » – elle empruntait au patois cette pittoresque expression qui répond à la « bougeotte » de l’argot familier. – « Ils ont le goût de mener cette vie de colis que j’ai en horreur. Mais peut-être l’aimez-vous aussi ?… je ne sais pas, moi, je demande, » fit-elle sur un geste de son fils. « D’ailleurs, c’est vrai, vous n’étiez pas votre maîtresse. »

 

Et pour conclure, en se levant :

 

– « Vous permettez ? »

 

Elle saluait deux dames qui entraient et que Laurence reconnut. C’étaient les représentantes d’une vieille famille noble d’Hyères. De leur côté, reconnurent-elles la fille du cultivateur dans cette personne, endimanchée et embarrassée, que les Libertat avaient à leur table ? Elle ne parurent pas même la voir. On ne la présenta pas. De nouveau, la pauvre enfant subissait, comme à Vernham Manor, l’impression de la caste impénétrable et hostile. Mme Libertat, cependant, prolongeait la conversation avec les deux nouvelles venues, toutes trois debout. Elle ne se rassit que pour parler d’elles à son fils, multipliant les allusions à des incidents et à des personnes de leur société et mettant ainsi Laurence hors de l’entretien avec un si évident parti pris que le jeune homme, après une demi-heure de cette pénible conversation, ou plutôt de ce monologue, commença de multiplier les signes d’une impatience non moins évidente. À peine répondait-il par des monosyllabes, tombés du coin de sa moustache mordillée nerveusement. Il ne cessait de regarder la porte, et ce fut avec l’empressement non dissimulé d’une délivrance qu’il dit enfin à sa mère :

 

– « Maman, votre automobile est là. Je le reconnais, à travers la fenêtre. La réparation n’aura pas été longue. Ce n’était qu’une bougie à changer. J’en étais sûr… Si vous voulez faire votre visite à la Crau, avant de rentrer à Toulon, c’est le moment. Moi, je reconduirai Mlle Albani. C’est sur mon chemin. Il faut que j’aille encore jusqu’à Giens voir cette bête malade… »

 

Il avait eu soin de mentionner dès son arrivée une indisposition d’un de ses chevaux pour avoir un prétexte à un tête-à-tête avec la jeune fille après le thé. Sa mère n’en fut pas la dupe.

 

– « Ça n’a pas l’air de t’affliger beaucoup, cette maladie ? » demanda-t-elle. « Elle est bien grave ? »

 

– « On ne sait jamais, maman… », dit Pierre, en proie à un mécontentement de plus en plus vif, et qu’il soulagea aussitôt l’automobile parti, dès qu’il se retrouva seul avec Laurence, hors de la confiserie :

 

« Vous n’avez pas trouvé ma mère très gentille ?… Avouez-le, mademoiselle. »

 

– « Mais Mme Libertat, » répondit-elle évasivement, « a été très polie pour moi. »

 

– « Oh ! polie ! Elle le serait pour mettre à la porte une domestique qui l’aurait volée. Elle a été élevée comme ça. Mon grand-père était magistrat à la Cour d’Aix. C’était un homme à traditions. Il se croyait toujours au temps des Parlements, je ne l’ai jamais entendu dire tu à ma grand’mère… Mais je sais très bien quand maman est polie et quand elle est gentille. Non, elle n’a pas été gentille, mais pas du tout. Seulement, ce n’est pas une preuve que vous lui avez déplu. Au contraire. Elle vous a trouvée trop bien. Moi qui la connais, voilà ce que je conclus de son attitude… »

 

Laurence ne répondit pas. Elle était trop fière pour se plaindre d’un accueil qui l’avait moins humiliée qu’irritée contre elle-même. Pourquoi s’y était-elle exposée ? Les deux jeunes gens restèrent ainsi plusieurs minutes sans échanger un mot, le temps de sortir de la ville et de repasser sous le pont, tout près de la place où, quelques heures plus tôt, Pascal Couture déclarait à Laurence, si tendrement, si douloureusement, sa volonté de vendre sa bastide et de s’expatrier. C’était, à présent, le rival opulent du pauvre goy qui lui parlait, en la pénétrant, en la dominant de son regard, plus impérieux que passionné, celui d’un homme chez lequel un caprice d’un jour s’est exaspéré, par la résistance, jusqu’à lui donner l’illusion d’un véritable amour.

 

– « Mademoiselle, » avait-il repris, « si je vous dis que la mauvaise humeur de ma mère ne prouve pas qu’elle ait eu de vous une impression fâcheuse, au contraire, c’est qu’avant de lui demander de vous présenter, nous avons eu une conversation que vous me pardonnerez de vous répéter. D’ailleurs, il faut que cette équivoque finisse. »

 

– « Ne me faites pas regretter d’avoir accepté cette invitation, monsieur Libertat, » répondit Laurence. « Et ne me rappelez pas ce que j’ai voulu oublier. »

 

Elle avait rougi, en faisant cette allusion aux premières familiarités qu’il s’était permises avec elle. Comme le matin avec Pascal, à cette voix, à ces yeux, elle savait quelles paroles allaient se prononcer, et c’était dans tout son être une rétraction encore plus violente qu’alors. C’est qu’avec Couture elle se défendait contre propre sentiment. Avec Pierre, elle se défendait contre Pierre. Celui-ci continuait, la bouche décidée, le geste brusque, sans paraître avoir entendu la supplication de la jeune fille :

 

– « Voici ce que j’ai dit à ma mère : « Vous me parlez toujours de me marier et je me suis toujours dérobé. Eh bien ! j’ai rencontré la femme que je désire épouser. Elle et les siens sont l’honneur même. Elle n’est pas de notre société, c’est vrai. Mais le hasard veut qu’elle ait, ces dernières années, reçu une éducation de dame. » Je vous ai nommée, mademoiselle. C’est alors que maman a désiré vous voir. Je n’ai pas de raisons de vous cacher qu’en principe elle n’est pas favorable à mon projet. Moi, j’estime, en mon âme et conscience, que je n’ai pas à tenir compte de ses objections… Laissez-moi continuer, » insista-t-il, comme Laurence esquissait un geste désapprobateur. « Voici pourquoi. Ma mère ne me connaît pas. Je l’ai quittée, tout jeune, pour entrer à l’École Navale. Puis, j’ai navigué, j’adorais mon métier. J’ai dû démissionner quand mon père est mort, à cause de maman. Elle était incapable, soit dit sans reproche pour elle, de bien gérer nos propriétés. L’administration en est compliquée. Mon pauvre papa s’en était lui-même tiré médiocrement. Ma mère s’est montrée si inquiète, si troublée, que j’ai tout abandonné pour me consacrer à nos affaires. J’ai consenti ce sacrifice. Car c’en était un, et dont elle ne s’est jamais doutée. Elle ne se doute pas davantage de ce que me représente Toulon. Je hais cette ville. À chaque coin de rue, j’y rencontre des impressions qui renouvellent mon cruel regret de n’être plus un marin, j’ai trompé ce regret, comme j’ai pu, avec mes chevaux. J’ai eu là un prétexte d’aller et de venir, et aussi un petit intérêt, celui des prix remportés. Il faut bien que vous sachiez tout cela, pour comprendre quelle place vous avez prise dans ma vie, je me suis trompé sur vous, d’abord. Vous l’avez trop vu. Et puis, je me suis renseigné. J’ai su votre histoire, et comment vous êtes si bravement rentrée dans votre famille après la mort de cette dame anglaise, et que vous ne vous étiez jamais plainte qu’elle n’eût rien fait pour vous, comme c’était son devoir… Oui, c’était son devoir, » ajouta-t-il, en arrêtant un nouveau geste de Laurence. « J’ai su comment vous gagnez votre vie. On m’a montré vos petits chefs-d’œuvre. J’ai su aussi que votre famille n’a rien à envier à la nôtre comme ancienneté. Maman est très fière de notre grand aïeul. Moi, de même. Mais du moment qu’il y avait un d’Albani officier sous l’ancien régime, nous nous valons, n’est-ce pas ? je ne veux plus rester à Toulon. Puisque j’ai lâché la mer, pour toujours, je veux revenir à la terre, pour toujours. Notre plus grande propriété n’est pas ici, elle est à Collobrières, dans les Maures. Nous avons là une espèce de château, une gentilhommière, délabrée maintenant. En deux mois de travail on la rendra très habitable. Pas pour une de ces mijaurées de Toulon, bien sûr, dont ma mère rêve, et qui ne rêvent, elles, que dîners en ville, bals, toilettes, voyages à Paris. Alors, j’ai pensé : « Si Mlle Albani acceptait d’être ma femme, quelle jolie châtelaine j’aurais là, dans la vieille demeure, et une châtelaine qui s’entendrait à gouverner ce petit royaume : deux cent cinquante hectares de chênes-lièges, de vignes, de prairies, d’oliviers. » J’ai eu trente ans le mois dernier. D’après le Code, le consentement de ma mère ne m’est plus nécessaire pour me marier, je suis bien tranquille, d’ailleurs. Elle le donnera. La fortune est à moi, et elle me sait trop décidé, quand une fois j’ai pris un parti, pour ne pas se rendre compte qu’il lui faudra ou plier ou se brouiller avec moi. Elle pliera… je vous parais dur, peut-être, mademoiselle ? Que voulez-vous ! Je suis un ancien marin, et j’ai mené une vie dure. Vous comprenez, à présent, pourquoi ma mère a été un peu aigre, tout à l’heure. Elle vous a trouvée trop charmante, voilà tout. Et vous comprenez aussi pourquoi, lui ayant parlé d’abord, et m’étant mis en règle avec mes devoirs de fils, je me considère comme ayant le droit de vous dire : « Mademoiselle, voulez-vous être ma femme ? »

 

Pierre avait prononcé ce long discours d’un accent qui, à lui seul, révélait le fond de sa nature, essentiellement autoritaire. Ce n’était pas un comédien. Il le prouvait par cette brusquerie dans une demande en mariage, trop singulière pour qu’il n’attachât pas à son succès une extrême importance. Il la faisait, cette demande, par un de ces à-coups de volonté qui s’accordaient bien avec la manière dont il avait gouverné sa vie, toute en partis pris abrupts et heurtés. Ainsi dans le choix de son métier, puis dans sa rupture avec ce métier, ainsi dans cette métamorphose de l’officier de marine en sportsman, ainsi dans ce projet d’une installation rurale, avec Laurence pour compagne. De telles volte-face viennent de la tête beaucoup plus que du cœur. Ne rusant pas, et se montrant tel qu’il était, le jeune homme n’avait pas mis d’émotion dans ses phrases. Il n’y avait mis qu’une tentation. Quelle différence avec Couture et le timbre brisé de sa parole Quelle sensibilité chez le protecteur anxieux du pauvre petit Virgile, et quelle âpreté, au contraire, dans les phrases où Pierre Libertat jugeait sa mère ! Tandis qu’il parlait, oui, la tentation avait traversé l’esprit de Laurence. Ce mot de « châtelaine » avait chatoyé devant elle, évoquant une royauté campagnarde, dont l’idée satisfaisait à la fois ses instincts de paysanne et ses appétits de dame. Le chiffre d’hectares donné par le jeune homme s’était traduit pour la fille d’Antoine Albani en une vision quasi concrète. Son père en possédait seize, Pascal Couture dix-huit. Les vignes, les prairies, les champs d’oliviers, les bois de chênes verts s’étaient développés devant ses yeux. En même temps, son âme avait eu comme froid. Elle n’aurait pas su en expliquer la cause : elle avait éprouvé une impression de profonde défiance, que contredisait une réalité irréfutable, cette demande en mariage qui, par elle seule, était une preuve. Une preuve ? Mais de quoi ? Pas de tendresse, assurément, car aucune intonation caressante n’avait passé dans cette voix qui rendait un son presque métallique. En revanche, il y frémissait cette ardeur de conquête qui va paralyser la résistance féminine. Celle qui fait l’objet de cette poursuite sent cette domination venir. Elle en a peur, et au même moment cette force l’attire. Tels étaient les sentiments divers qui s’émouvaient dans Laurence, à mesure que le tentateur parlait. Maintenant, elle s’écoutait répliquer des mots d’ajournement, qui révélaient combien elle était déconcertée.

 

– « Ce que vous venez de me dire, monsieur Libertat, me surprend trop pour que je n’aie pas besoin d’y réfléchir. Vous avouez vous-même que vous ne m’auriez pas tenu ce langage, si vous n’aviez point parlé d’abord à Mme votre mère. Vous devez trouver très naturel que, moi aussi, je désire parler d’abord à mes parents avant de vous répondre. »

 

– « Je m’y attendais, » fit-il ; « mais vous ne me répondez pas non. C’est ce que j’espérais à peine. Merci. »

 

– « Je ne vous réponds rien, » dit-elle, en dégageant sa main que le jeune homme avait saisie, et il la serrait dans les siennes, en l’appuyant passionnément contre ses lèvres.

 

Elle répéta, irritée de cette brûlante caresse :

 

– « Rien, absolument rien. Mais laissez-moi rentrer seule. Il se fait tard et il ne faut pas qu’on nous voie ensemble. »

 

– « Ne rien me répondre, » insista-t-il, « c’est ne pas me répondre non. Vous ne pouvez pas m’empêcher de m’en aller sur une espérance, ni de vous en remercier. Adieu ma Laurence, » osa-t-il ajouter, en mettant dans cette amoureuse appellation tout son désir, toute sa volonté. « À demain ! »

 

La jeune fille s’était remise à marcher. Elle entendit le pas du hardi garçon s’éloigner sur le sol de cette route du Midi, desséchée et durcie par tant de jours de soleil sans pluies. Il semble aussi que ces soirs de clarté, comme était celui-là, aient une qualité d’air plus sonore. Laurence s’appliquait à ne pas aller vite, par crainte de donner au compagnon redoutable dont elle se séparait une impression de fuite, et, par conséquent, de terreur. À quelque distance seulement, et sûre de n’être pas entendue, elle se hâta. Elle devait, pour arriver chez elle, passer devant la gare du chemin de fer de Paris-Lyon, par où se font les expéditions de fleurs et de légumes. Elle reconnut le charreton des Albani, attelé de la jument Pied-Blanc. La paisible bête attendait, le mufle dans sa musette et savourant son avoine, tandis que Marius et Marie-Louise enregistraient les caisses de pommes de terre et les bannes de violettes. Le frère aperçut le premier Laurence, et avec son habituelle ironie :

 

– « Tu arrives à point pour te faire rentrer, Princesse, » lui cria-t-il. « On te rentrera, quoique tu n’aies pas gagné la course. »

 

– « Bah ! » interrompit la bonne Marie-Louise, « puisque toutes les cagettes libres sont remplies ! »

 

– « Quand tu auras un automobile à toi, hein ! tu me laisseras monter dedans, » continua Marius.

 

Et, clignant de l’œil :

 

– « On t’a vue au thé, à Hyères, avec la maman de ton amoureux. »

 

Ainsi, le rendez-vous de cette après-midi était déjà dans les langues, une heure après avoir eu lieu ! Le frère hostile avait eu, pour répéter aussitôt le malveillant racontar, un rire de sarcasme que Laurence supporta mal, – mieux, cependant, que l’accueil de sa mère, à sa descente de la charrette.

 

– « Pourquoi m’as-tu caché par qui tu étais invitée à goûter ; petite masque ? » lui dit la vieille femme tout bas, en l’embrassant. « Le père Nas a rencontré Marius. Il cherche son Victor partout, le pauvre homme. Il t’a vue sortir de la confiserie, avec M. Libertat et une dame. C’était sa mère, n’est-ce pas. »

 

– « Oui, maman, » répondit Laurence.

 

Tout de suite, elle put voir Mme Albani aller à son mari. Celui-ci, les manches de sa chemise retroussées, lavait ses mains et ses bras avec un gros pain de savon de Marseille, qu’il reposait ensuite sur la margelle d’une profonde rigole de ciment par où s’écoulait le trop-plein du puits. La paysanne dit quelques mots tout bas à l’oreille de son homme, sur le visage duquel passa un sourire de contentement.

 

– « Décidément, c’est le mariage qu’ils souhaitent !… » pensa la jeune fille.

 

Tout en se dirigeant vers l’escalier, le décor, familier pourtant, de la dure vie de travail menée par les siens lui serra le cœur : la bastide mal recrépite et qui semblait plus vieille, plus dégradée, dans le demi-jour du crépuscule ; les pelles, les pioches, les charrues encore souillées de terre et abandonnées devant la porte de la grange ouverte, où se profilaient les tonneaux, les paniers, les arrosoirs. Arrivée en haut des marches, elle s’arrêta. Elle entendait Marius siffler en dételant le cheval, Marie-Louise et sa mère bavarder dans la cuisine, tandis qu’Antoine Albani considérait avec attention le tas de bois qu’ils avaient, son fils et lui, rapporté de la forêt incendiée. Oui, tout cela était bien pauvre ; mais quelle solidité dans cette vie simple, quelle poésie cachée dans cette servitude de la glèbe, si bravement, si quotidiennement acceptée ! « Châtelaine… » Le mot ensorceleur se prononça de nouveau dans la pensée de Laurence. Non. Elle, l’enfant de ce vieil homme et de cette vieille femme, la sœur de Marius et de Marie-Louise, née et grandie dans cette bastide, pourrait bien habiter un château, mener une vie de châtelaine, – elle ne serait jamais une vraie châtelaine. « Deux cent cinquante hectares ! » avait dit Pierre Libertat. Le rappel de ce chiffre évoqua pour elle les gros revenus d’une large exploitation. Elle savait, à un centime près, ce que valaient l’estagnon d’huile, la bonbonne de vin, la douzaine de roses, le kilo d’écorce d’un chêne-liège. Ses parents, eux aussi, savaient que Mme Pierre Libertat serait très riche, et alors, dans les mauvaises années…

 

– « Dans les mauvaises années, » se répétait-elle en marchant vers sa chambre, pour y dépouiller sa toilette d’apparat, « je les aiderais. C’est bien naturel qu’ils y songent. »

 

En même temps, elle voyait le regard de la terrible femme qui serait sa belle-mère, si elle épousait Pierre. Elle voyait, avec une netteté presque hallucinatoire, la célébration du mariage, ses parents et cette femme à côté les uns des autres. Elle comprenait quels éléments de réciproque souffrance développerait le contact intime des deux familles, et, malgré elle, une plainte lui sortait du cœur, non pas contre, mais vers lady Agnès. – C’était donc à cela qu’elle avait été menée !

 

VI

UN CRIME D’ENFANT.


Les émotions de cette journée avaient tellement agité Laurence qu’une fois retirée dans sa chambre, après le dîner pris en commun, elle mit un très long temps à s’endormir. Elle se sentait acculée à la crise définitive. Son hésitation entre les mariages qui s’offraient à elle devait cesser. Les médecins ont une expression très heureuse pour caractériser l’instant qui marquera l’issue longtemps incertaine d’une maladie. « Elle va être jugée, » disent-ils. – Le mot crise, d’ailleurs, ne vient-il pas d’un mot grec, qui signifie jugement ? – Absorbée qu’elle était par le tumulte de ses idées, la jeune fille avait, en se couchant, négligé de rabattre les panneaux, de bois plein à la mode du pays, qui fermaient l’extérieur de sa fenêtre. Après s’être tournée et retournée dans son lit indéfiniment, sans trouver le repos, elle finit pourtant par s’assoupir, mais d’un sommeil si léger ! À un moment, la lune, qui pointait à l’horizon, emplit tout d’un coup la chambre d’une clarté presque éblouissante. Le rayon blanc frappa les yeux de la dormeuse, qui se réveilla. Elle se leva et vint à la fenêtre, qu’elle ouvrit pour tirer les volets en dedans. Comme elle se penchait pour saisir la poignée, elle entendit sortir, de dessous un énorme mimosa poussé prés du puits, une voix étouffée qui disait son nom : « Mademoiselle Laurence !… Mademoiselle Laurence !… » Et une forme d’enfant s’avança hors de l’ombre pour y rentrer aussitôt, comme avec terreur. Elle avait reconnu le petit Virgile Nas. Cette terreur, cet aguet nocturne, sous la fenêtre, cet appel clandestin, quel commentaire au sinistre soupçon énoncé par Pascal sur la disparition simultanée des deux frères Du coup, les troubles personnels de la jeune fille cédèrent la place à une seule anxiété : savoir pourquoi cet enfant était là et ce qu’il avait fait. S’il se cachait de la sorte, c’est qu’il se croyait en danger. Quel danger ?… Cette question emportait avec elle une réponse si redoutable que Laurence en frémissait tout entière. Elle commença de s’habiller pour descendre, parler à l’enfant et savoir. Elle dut s’arrêter plusieurs fois, tandis qu’elle passait ses vêtements, par peur que le bruit des étoffes froissées et des meubles déplacés ne réveillât son père, sa mère, sa sœur, Marius, endormis à si peu de distance. Elle comprenait qu’à tout prix il fallait que la présence du petit restât ignorée. Mais pourquoi cette présence ? Pourquoi cette épouvante, cette supplication ? Par bonheur, la bastide était vieille et les murs épais. Il fallut ensuite que Laurence sortît de sa chambre, longeât le couloir, ouvrît le verrou de la porte. Autant d’actions bien simples, mais entre lesquelles son effroi d’être entendue mit des intervalles qui lui parurent interminables. Interminable, la descente, sur la pointe des pieds, de l’escalier de pierre extérieur à la maison. L’aboiement du chien de garde lui fit sauter le cœur. L’ayant reconnue, comme il avait sans doute reconnu Virgile, il bondit au-devant d’elle, soudain caressant et silencieux. Enfin, elle était sur le terre-plein, et elle courait au petit garçon, qu’elle aborda en le prenant par les épaules en lui disant tout bas :

 

– « Où est ton frère ? »

 

– « Là, » répondit Virgile, tout bas, lui aussi.

 

Il répéta : « Là, » en montrant de sa main, à droite, un point qu’il voyait sans doute, mais que Laurence chercha vainement à distinguer dans cet horizon, comme martelé par la lune de lumières très blanches et d’ombres très noires.

 

– « Où, là ? » insista-t-elle.

 

– « Dans le marais, » fit l’enfant.

 

Et, se serrant contre la jeune fille, la tête cachée contre sa robe :

 

« Je l’y ai jeté. »

 

Un sanglot convulsif commença de le secouer, dont la rumeur épouvanta la jeune fille en même temps qu’elle lui poignait le cœur. Si on allait entendre cette plainte !

 

– « Tais-toi, » lui ordonna-t-elle. « Et viens. » Elle s’était dégagée, et, le saisissant par le bras, elle l’entraîna dans l’allée jusqu’à ce qu’arrivés à la grand’route, déserte à cette heure, et sûre qu’aucune surprise n’était plus à redouter, elle s’assit sur un tas de pierres, préparé pour recharger le chemin défoncé, et elle lui dit, à voix haute, maintenant, en lui pressant la main d’une étreinte impérative :

 

– « Raconte-moi tout… Tu entends, tout… »

 

– « C’est rapport à la bicyclette qu’ils lui ont achetée, avec mon argent… » commença Virgile.

 

Le souffle lui manquait pour parler, tant le souvenir de l’action commise lui serrait la gorge.

 

– « Les cent francs que t’avait donnés la dame du monsieur malade ? » demanda Laurence.

 

– « Oui, » répondit-il.

 

Et, toujours haletant :

 

– « Je ne voulais pas le tuer. Je voulais prendre la bicyclette et la porter chez M. Pascal. Il est juste, lui, M. Pascal. Il aurait bien dit qu’elle était à moi. »

 

– « Alors, tu as voulu prendre la bicyclette à ton frère, et vous vous êtes battus ? »

 

– « Non, » continua l’enfant. « Il devait aller aux champignons hier matin, dans le bois du Ceinturon. Je le savais. M. Pascal était à la chasse. Il m’avait donné une commission pour la gare… Je l’ai faite vite, vite, et puis j’ai filé vers le bois, à l’endroit des champignons. Je pensais que Victor serait descendu de la bicyclette pour les cueillir. Alors, moi, je sauterais sur la bicyclette, et on verrait !… Mais Victor avait déjà fini. Je le rencontre qui revenait sur la chaussée de l’étang, avec son panier et sur la bicyclette. Quand il me voit, il met ses deux jambes en avant, comme ça, » – et Virgile imitait le geste d’un cycliste abandonnant ses pédales et son guidon… – « C’était pour faire le zouave devant moi, sur ma bicyclette, et me narguer. Il avait une cigarette, là, au coin de la bouche… Ils le laissent fumer, vous savez… Il m’envoie une bouffée au nez. Il se fichait, quoi !… Alors, j’ai vu rouge, et j’ai couru. Il a voulu remettre ses pieds sur les pédales Mais j’étais sur lui… Et alors… »

 

Il s’arrêta. Il avait articulé ces derniers mots dans un râle.

 

– « Alors, tu l’as poussé ? » demanda Laurence.

 

– « Oui, » dit Virgile, fermement cette fois.

 

– « Et il est tombé dans le marais ? »

 

– « Oui. »

 

– « Mais il a essayé d’en sortir, voyons, et tu ne l’as pas aidé ? »

 

– « Non. Il a donné de la tête dans la boue… C’est profond, cette boue… Elle l’aura étouffé. Tout de suite, il s’est enfoncé. Je n’ai plus vu que ses pieds qui allaient, qui allaient, très vite d’abord comme ça, puis comme ça, » – il remuait ses mains d’un geste, tour à tour rapide et ralenti, – « puis plus du tout. »

 

– « Malheureux ! Tu as tué ton frère ! »

 

L’enfant ne répondit plus. Laurence le sentit qui tremblait de nouveau comme une feuille. Il n’était plus soutenu par l’espèce d’hallucination qui venait de lui rendre de la force, en lui faisant revivre son acte. La jeune fille éprouvait, à l’égard du petit assassin, une horreur à la fois et une pitié. Un frisson la secouait également, comme si d’avoir écouté le récit de ce crime, sans cesser de tenir par la main celui qui l’avait commis, la rendait sa complice. Autour d’eux, c’était toujours le même paysage fantomatique d’ombres noires et de lumières crues, comme le clair de la lune d’hiver en sculpte par les belles nuits de décembre, dans le Midi, avec les routes blanches bordées d’agaves, les oliviers argentés, les masses noires des pins et les cassures abruptes des collines. La plainte, monotone et saccadée tout ensemble, de la mer si proche, faisait un accompagnement sinistre aux aveux du fratricide et à l’angoisse de sa confidente.

 

– « Et ensuite ? » interrogea-t-elle enfin, pour rompre ce tragique silence.

 

– « Je suis parti, » dit Virgile. « La bicyclette restait accrochée dans les buissons. J’aurais pu la prendre pour me sauver. Mais c’était comme s’il avait fallu le toucher, lui. Je l’ai laissée… J’ai entendu quelqu’un venir, je me suis couché dans les tamarins. C’était le père Brugeron, le mendiant. Il ne m’a pas vu… Il ramasse la bicyclette. Il s’en va avec, en la tenant à la main… Il regarde autour. Il ne voit pas non plus Victor, qui remontait sur l’eau, un peu. De regarder ce corps dans les roseaux, moi, ça me rendait fou. Dès que j’ai pu, je me suis sauvé. Dans le Ceinturon, d’abord, derrière le champ de courses, sous les pins. J’y suis resté la journée et la nuit. J’avais peur. Et puis, j’ai pensé : « Il faut raconter tout à M. Pascal. » J’ai marché par des petits chemins pour aller à sa campagne. Là, je m’en suis retourné, sans oser rentrer. J’ai eu l’idée de me périr. Je suis revenu à la même place où j’ai jeté Victor. Elle m’attirait. Il flottait toujours, la face presque à l’air, maintenant. J’ai eu encore plus peur. J’ai eu une autre idée : aller à Toulon me faire mousse. J’ai pensé : « On m’arrêtera. » Je suis retourné au Ceinturon, dans le bois. Le jour a passé. J’ai eu faim. Je me suis dit :

 

« Je ne veux pas voler. » Alors, j’ai pensé : « Il y a là Mlle Albani. Elle me donnera à manger. »

 

Un nouveau sanglot le convulsa. Il jeta sa tête sur les genoux de Laurence, en s’y cramponnant, d’une prise si désespérée qu’elle ne le repoussa point. Elle n’avait plus que de la miséricorde pour cette pauvre et chétive loque vivante dont elle écoutait gémir la détresse. D’un geste maternel, comme l’instinct de la femme en trouve dans l’émotion devant les êtres faibles, elle se mit à flatter doucement les cheveux de l’enfant dont la plainte s’apaisa peu à peu sous cette caresse, et, dans l’épuisement de son extrême lassitude, il commença de dormir. Laurence sentit l’étreinte de ces petits bras se détendre, la petite tête s’appuyer plus lourde… Cette espèce d’abandon animal du malheureux, cette entière confiance dans un tel désespoir achevaient de lui toucher le cœur jusqu’au fond. Toute la destinée du petit garçon se représentait à son esprit, et les qualités natives qui avaient attaché Couture à ce délaissé : – les duretés du père Nas et de la marâtre, le travail servile imposé à l’enfant si tôt, son regard de bête battue et traquée quand elle le rencontrait autrefois, la flamme de reconnaissance qu’elle avait vue luire dans ces yeux quand Couture l’avait pris avec lui, son zèle à besogner sur le domaine, ici piochant de ses bras de douze ans avec l’énergie d’un homme, là courant porter le grain aux poules, d’autres fois arrachant l’herbe parasite dans les sillons de la vigne, vendangeant, et sa tête émergeant à peine des ceps aussi hauts que lui. Quelle vaillante ardeur, le soir, après les longues heures de labeur physique, pour apprendre mieux à lire et à écrire sous la direction de son généreux patron ! Avec quelle piété il avait suivi son catéchisme et fait sa première communion, humblement, presque secrètement, – le père et la mère Nas n’ayant rien voulu entendre, quand il s’était agi de le nipper pour la cérémonie, comme les autres. Et cette longue histoire de misère et de bonne volonté aboutissant à cette minute de fureur et d’égarement qui allait détruire à jamais cette jeune vie ! Demain, c’était le cadavre du noyé retrouvé, le meurtrier convaincu par sa fuite même, l’arrestation, la prison, le procès, la maison de correction… Des arrière-fonds de la mémoire de la jeune fille un mot de lady Agnès remonta soudain. C’était à Vernham Manor, et au cours d’une promenade. Elles avaient rencontré un fermier du voisinage qui corrigeait à coups de trique un garçonnet de l’âge de Virgile. Interrogé par lady Agnès, cet homme avait raconté avec fureur un grave méfait commis par son fils, et la charmante femme lui avait dit simplement : « Quand vous voulez redresser un arbre, est-ce que vous le battez ? » Toute lady Agnès n’était-elle pas dans cette phrase, avec son désir d’être bonne et secourable à chaque créature ? Qu’avait-elle fait d’autre, en prenant Laurence avec elle, que de transporter une plante humaine dans un terreau qu’elle avait cru meilleur et pour la mettre à l’abri ? Sa mort subite l’avait empêchée de finir son œuvre. Et voici qu’une association d’idées s’imposait à la jeune fille, dont elle n’aurait su dire l’origine. Voici que, toute émue par le malheur de la créature menacée qui dormait sur ses genoux, elle rapprochait leurs deux destinées. Faut-il croire qu’il existe, flottant autour de nous, une atmosphère psychique, habitée par les âmes de ceux qui nous ont aimés et que les morts y puissent ainsi communiquer leur pensée aux vivants, à l’insu même de ceux-ci ? Se dégage-t-il de certaines personnalités, même à travers les années et l’absence, une action qui se prolonge indéfiniment, sans que nous la sentions ? Pour la première fois, Laurence comprenait intimement, profondément, le sens de cette charité qu’elle avait si souvent, et encore ce soir, presque reprochée à sa bienfaitrice. Comme une influence émanée du doux fantôme l’invitait à devenir la lady Agnès du petit Virgile. Alors, elle ne pourrait plus se dire : « Où m’a-t-elle menée ? » Où ? Mais à cela, mais à préserver ce petit. La bienfaisance de la morte aurait son plein accomplissement pour cet autre, à travers elle. Encore une fois, elle eût été bien incapable d’exprimer ces idées, de les analyser, de se les formuler même. Elle les vivait, à cette minute, par ces portions à demi inconscientes à l’être où s’amasse le trésor des vraies charités. Pauvre petit Virgile, pauvre sensibilité d’enfant malmené, qu’une trop longue injustice des siens avait dévié, au point de le conduire à ce geste irréparable contre son frère ! Ce geste, il ne l’avait pas mesuré, il ne l’avait pas voulu. Mais qui croirait à son innocence ? Cet aguet aux alentours du bois où Victor cueillait ses champignons deviendrait une préméditation. Le désarroi qui l’avait sidéré devant l’enlisement du noyé passerait pour une férocité perverse. La dure justice des hommes traiterait l’égaré en criminel. Ce faisant, on ne le redresserait pas, on le briserait.

 

– « Il ne faut pas, » se répéta Laurence, « il ne faut pas. Je le défendrai. Je le sauverai… Où vais-je le coucher, cette nuit ? Bon. Je sais. Seulement, il va être trop faible pour marcher. Il est à jeun depuis quarante-huit heures… »

 

Et l’action suivant la pensée :

 

– « Réveille-toi, » dit-elle à l’enfant qu’elle secouait doucement, « je dois te quitter pour aller te chercher à manger. Attends-moi ici. »

 

– « Vous ne me laisserez pas longtemps ? » implora Virgile en reprenant ses sens. « Vous reviendrez ? »

 

– « Oui, je reviendrai, » répondit-elle, « et c’est toi qui vas me promettre de ne pas prendre peur et de ne pas t’en aller. »

 

– « M’en aller ? » fit-il. « Sans vous ? jamais ! Seulement, revenez vite. »

 

Elle put voir, tandis qu’elle marchait vivement dans la direction de sa maison, que le petit garçon s’était recouché sur le tas de pierres. Elle comprit à son immobilité qu’il dormait de nouveau. Autre indice de sa foi absolue dans sa protectrice. Celle-ci, cependant, ralentissait son pas à mesure qu’elle approchait de la bastide. Allait-elle y rentrer comme elle en était sortie puis, en repartir, sans être entendue ? D’autant plus que pour aller dans la cuisine, où se trouvaient les provisions, elle devait passer devant la porte de la chambre de sa sœur. Quand elle eut, en effet, avec d’infinies précautions, calmé les jappements du chien, gravi les marches de l’escalier, poussé la porte qu’elle avait eu le soin, en quittant, de laisser entrebâillée, elle entendit la voix de Marie-Louise qui lui criait de son lit :

 

– « C’est toi, Laurence ? Qu’y a-t-il ? Tu n’es pas fatiguée ? »

 

– « Non, » dit Laurence. « J’ai eu un peu faim. Voilà tout. Je vais à la cuisine me chercher du pain. »

 

L’autre, par bonheur, ne se releva pas, et comme aucune autre voix n’interpellait, Laurence put croire qu’elle avait échappé à toute observation, quand elle se retrouva derechef au bas de l’escalier de pierre. Elle avait mis dans son panier du pain, un reste de viande, du fromage, une bouteille de vin. Marie-Louise et la mère, dont la cuisine était le département, remarqueraient-elles, le lendemain, cette diminution dans les provisions du ménage ? Qu’importait à Laurence, qui allait maintenant, du côté de la grand’route, courant presque, avec la terreur qu’un incident nouveau ait fait s’enfuir le petit garçon. Mais non. Il reposait à la même place. Le temps de le réveiller, de le faire manger et boire, et elle le conduisait vers l’asile où elle méditait de le cacher. Les Albani possédaient un cabanon à quelques huit cents mètres de là, au pied du plus mince des isthmes qui relient Giens à la terre ferme et dans le coin de plage où se voient les substructions ruinées du port romain de Pomponiana. Il y a là un hameau, – celui dont il a déjà été parlé, où Pierre Libertat garait son automobile, incohérent ramassis de pittoresques édicules, ceux-ci en planches, ceux-là en maçonnerie, serrés les uns contre les autres. Des inscriptions fantaisistes décorent ces bizarres cellules, où les habitants d’Hyères et ceux de l’Almanarre viennent, dans les mois chauds, prendre l’air de la mer, manger l’ailloli et lazaroner avec délices. L’une s’appelle Mon Repos, l’autre Ma Campagne, une troisième Bouillabaisse, celle-ci Maraveire ou merveille, celle-là For ever. Les Albani avaient baptisé la leur du tendre sobriquet donné jadis, pour sa vivacité, à une de leurs filles morte : Mouvette. En été, c’est, du matin au soir et du soir au matin, un grouillement de femmes et d’enfants sur ce sable et dans ces rochers. Par cette nuit de décembre, l’endroit était désert et vide.

 

– « Tu vas coucher là et te reposer, » dit la jeune fille à Virgile, en lui ouvrant la porte du cabanon familial. « Demain matin, je reviendrai. Si par hasard quelqu’un te voyait et te demandait ce que tu fais, tu répondrais que nous t’avons envoyé pour nous pêcher des oursins… Seulement, » – elle s’arrêta une minute en regardant l’enfant qui la regardait. Le clair de lune dessinait avec un relief singulier son masque endolori, comme extasié de gratitude. « Seulement, » reprit-elle, « c’est bien vrai, tout ce que tu m’as raconté ? »

 

– « Mais quoi ? » interrogea-t-il.

 

– « Que tu n’as pas fait exprès de tuer ton frère, que tu ne voulais pas le tuer, mais le renverser de sa bicyclette, pour la lui prendre ? »

 

– « Je ne sais pas ce que je voulais, » dit Virgile, « mais pas le tuer ! Oh ! non ! Ça, mademoiselle Laurence, c’est bien vrai… »

 

Il répéta :

 

– « C’est bien vrai ! »

 

Et, comme il se remettait à trembler :

 

– « N’aie plus peur, » lui dit-elle, « il ne t’arrivera rien, je te le promets. »

 

– « M. Couture ne me renverra pas chez nous ? On ne me mettra pas en prison ? »

 

– « Non, répondit Laurence. Mais fais ta prière du soir et demande pardon au bon Dieu. »

 

Elle-même s’était mise à genoux. Il l’imita et tous deux commencèrent de réciter le Pater et l’Ave Maria devant le vaste ciel plein de lune et d’étoiles. Leurs voix se mêlaient à la rumeur des lames qui déferlaient à quelques pas : celle de Laurence assourdie et accompagnant, soutenant seulement l’autre. Cette prière d’un enfant, coupable, par imprudence et par égarement, d’une si funeste action et resté cependant droit de cœur, montait ainsi dans la solitude de ce paysage nocturne. Ces deux simples sentaient obscurément la tragique solennité de leur geste, et quand, relevé de cet agenouillement, ils s’embrassèrent pour se séparer, ils ne prononcèrent pas un mot, comme s’ils craignaient, en se parlant, de profaner en eux quelque chose de sacré.

 

VII.

VIRGILE EN DANGER.


Il pouvait être une heure du matin, quand Laurence se retrouva entre les rosiers, dans l’allée qui montait de la grand’route vers la maison Albani. La lune continuait de planer dans l’espace, large et rayonnante. Elle éclairait tous les objets à l’entour dans le moindre détail : Les graviers que foulaient les pieds de la jeune fille, les feuillages dans les buissons et les plates-bandes, les pots de fleurs sur la balustrade en haut de l’escalier de pierre. L’immense silence des choses, sous la caresse de cette clarté presque surnaturelle, prolongeait dans son âme l’émotion pieuse des minutes précédentes. Elle marchait dans un demi-rêve dont elle fut tirée brusquement par un frisson d’épouvante. Devant la maison close, et du massif de mimosas où tout à l’heure se cachait Virgile, surgissait la silhouette de son frère.

 

– « Je t’ai entendue sortir, « lui dit-il, « après que Marie-Louise t’a parlé. C’était avant minuit ! Et maintenant… Mais où es-tu allée, malheureuse ? D’où viens-tu ? »

 

– « Ça ne te regarde pas, » répondit Laurence.

 

Et, l’écartant du bras :

 

– « Laisse-moi rentrer. »

 

– « Ça regarde ton père, je suppose, » fit Marius. « Je lui dirai tout. Il saura que tu cours les grands chemins la nuit. On n’est que des jardiniers, mais on a son nom et son honneur, comme les beaux messieurs que mademoiselle aime tant. »

 

Il avait mis dans cette allusion au goût de déclassement par en haut, qu’il reprochait à sa sœur, un tel accent de haine que celle-ci en aurait pleuré. Mais il avait parlé d’honneur, et elle se révolta contre l’injurieux soupçon, avec cette fierté d’une fille très libre et d’autant plus irritable pour ce qui touche à sa réputation qu’elle doit se garder elle-même.

 

– « Tu peux parler à papa, » répondit-elle. « Je ai rien fait de mal, je le lui dirai, et il me croira, lui. »

 

« Il te croira peut-être, » répliqua le colérique jeune homme. « Moi, je ne te crois pas, et je ne supporterai pas que ma sœur devienne une fille entretenue. Dis-lui bien cela à ton Jholicur[8]. »

 

Il se recula, pour laisser entrer Laurence, comme elle l’avait demandé, en fermant les poings du geste de quelqu’un qui se retient à peine de frapper.

 

Cette scène avait laissé la jeune fille révoltée de l’injustice de son frère. Elle fût pourtant demeurée de cœur tranquille par la conscience même de cette injustice, s’il ne se fût agi que d’elle. Mais il s’agissait de Virgile, sur qui ce soupçon de Marius faisait indirectement peser une redoutable menace. Expliquer à son père cette sortie de cette nuit par sa vraie cause, c’était trahir le malheureux, le livrer, après qu’elle lui avait si fermement promis de le sauver, Même si Antoine Albani consentait à ne pas dénoncer l’enfant, il ne se tairait pas avec sa femme, à laquelle il s’enorgueillissait de n’avoir jamais rien caché, et Laurence savait l’incompressible bavardage de sa mère. Refuser de dire pourquoi elle avait quitté la maison à minuit, avec des précautions de criminelle, c’était risquer que son père, qu’elle chérissait si profondément, ne la jugeât comme la jugeait son frère, et elle supportait mal l’idée de la souffrance qu’il en éprouverait. Que faire ? Prise dans un dilemme si angoissant, elle ne se coucha pas. Le reste de la nuit se passa pour elle à regarder bien en face le double danger. Le seul moyen d’y parer était d’aller au-devant, par une démarche courageuse et qui, devançant la dénonciation, coupât court aussitôt à toute hypothèse accusatrice. Devrait-elle, pour cela, mentir, elle, la véracité même ? Elle était bien sûre que, plus tard, son père si charitable, si généreux, lui pardonnerait ce mensonge à cause du mobile… Mais non. La spontanéité de la démarche arrêterait tout interrogatoire. Au matin donc, et quand elle entendit la maison se réveiller, elle marcha droit à la chambre de ses parents. Le souvenir du malheureux enfant dont elle défendait, en se défendant, tout l’avenir, donnait à ses traits cette beauté d’expression qui ne permet pas le doute sur l’âme qui se manifeste ainsi.

 

– « Papa, » dit-elle en entrant, « et toi aussi, maman, vous savez que je vous aime, n’est-ce pas ? »

 

Cette étrange demande provoqua chez Albani et chez sa femme deux réactions très différentes. Tandis que le père regardait sa fille avec les yeux étonnés d’un brave homme à l’âme très simple, une lueur futée d’intelligence, comme une promesse de complicité, passait, dans les prunelles brunes de la mère, qui fut seule à répondre :

 

– « Mais oui, nous le savons que tu nous aimes et que tu nous aimeras toujours, quoi qu’il arrive. »

 

Elle traduisit aussitôt ce, « quoi qu’il arrive » en ajoutant :

 

– « Même si tu te maries avec quelqu’un qui fasse de toi une dame. »

 

Ce fut à son tour d’être étonnée quand Laurence, relevant le sous-entendu de cette phrase, répondit :

 

– « Non, maman, il ne s’agit pas de mon mariage, comme tu le penses. Il s’agit de mon honneur. Vous êtes bien persuadés tous deux, n’est-ce pas, que votre fille n’y manquera jamais, à son honneur, qu’elle ne vous fera pas cela ? »

 

– « Nous en sommes persuadés. Mais pourquoi ? » interrogea le père.

 

– « Parce que tu entendras Marius, papa. Il te dira que je suis sortie de la maison, cette nuit, et c’est vrai. Il m’a vue rentrer et il m’a insultée… »

 

– « Ne te tourmente pas pour cela, » interrompit la mère. « Il faisait si beau. Tu as eu envie de prendre l’air. C’est tout naturel. Fais pas attention à Marius. Voyons, tu sais bien que c’est un cerquo garouio[9]. Je le raisonnerai. Je m’en charge. »

 

Cette fois, le regard de Françoise Albani était bien clair. Il signifiait : « C’est à moi qu’il fallait parler d’abord. » Sa réponse indiquait une échappatoire dont la fierté de Laurence ne voulut pas. L’assombrissement soudain du visage de son père lui était intolérable, d’autant plus qu’un autre visage était devant elle, maintenant, celui de l’accusateur. Marius, attiré par le bruit des voix, entrait dans la chambre.

 

– « Non, maman, je ne suis pas un cerquo garouio… Quant à croire qu’une fille court les routes à minuit pour prendre l’air, quand il y a un M. Libertat qui tourne autour de la maison, – tant pis ! je lâche tout ! – ah ! ça, non ! »

 

Et passant au patois, lui aussi :

 

– « Sou pas tant soucao qu’aco[10]. »

 

– « M. Libertat n’a rien à faire avec ma sortie, » répondit Laurence. Un brusque flot de pourpre lui était monté au front et aux joues, suivi d’une pâleur à croire qu’elle allait s’évanouir, et, se tournant vers sa mère :

 

– « Non, maman, je ne suis pas sortie pour prendre l’air. »

 

Et, s’adressant directement au chef de la famille :

 

– « Papa, je suis sortie pour une charité. Mais je ne dois pas la dire. »

 

Elle insista :

 

– « Je ne dois pas. »

 

Il y avait sur la cheminée de la chambre conjugale des Albani un étrange souvenir de famille. Sous un globe de verre, un menu socle en bois noir supportait un coussinet de velours rouge aux amples capitons. Trois petites glaces miroitaient aux angles. Une branche de feuillage en cuivre doré les reliait entre elles. Deux rameaux partaient de ces branches et se rejoignaient en haut. Là, une colombe en plein vol planait un ruban au bec. Sur le coussin, une couronne de fleurs d’oranger, toute poussiéreuse et ternie, reposait, depuis le quart de siècle et plus qu’Antoine Albani avait épousé sa femme. D’un mouvement brusque, Laurence marcha vers cette pauvre relique. Elle se signa, puis tendit la main, et, d’un accent solennel :

 

– « Papa et maman, je jure sur votre globe de noces que je n’avais de rendez-vous ni avec M. Libertat, ni avec personne. Je jure sur votre mariage que je n’ai pas le droit de vous dire cette charité, mais que vous m’auriez ordonné de la faire. Je jure que je n’ai rien, rien, rien à me reprocher. »

 

Laurence avait mis une si douloureuse ardeur dans ce naïf serment que le père eut pitié de son enfant. Pour la première fois, Laurence le vit, lui d’ordinaire indulgent jusqu’à la faiblesse, regarder sa femme et son fils d’un air qui ne permettait pas la réplique. Sa physionomie avait changé. Chez ces vieux terriens, la tradition de l’autorité paternelle s’est maintenue intacte, à travers et malgré les révolutions et les codes. Un de ces grands paysans de l’ancien régime, qui exerçaient au foyer une magistrature sans appel, n’aurait pas eu un ton plus péremptoire pour dire :

 

– « Elle a juré sur notre mariage. Nous devons la croire, tu entends, la maman, et toi aussi, Marius. On la laissera tranquille, je le veux. Va me préparer mon déjeuner, Françoise. Et toi, Marius, attelle Pied-Blanc. Il faut retourner à la colline assez tôt et débiter le bois coupé aujourd’hui. »

 

La femme et le fils obéirent, sans hasarder ni une parole de réponse ni un geste. Quand Albani et Laurence furent en tête à tête :

 

« Je t’ai crue, » dit le père à sa fille, – gravement et tendrement, – « parce que c’est toi et qu’il y avait ça… » – Il montra le globe et fit le signe de la croix comme elle, tout à l’heure. « Mais tu dois m’obéir, toi aussi. Je ne te demande pas ce que tu as fait cette nuit, puisque tu as juré que tu ne devais pas le dire. Mais j’exige de toi un autre serment, c’est que tu ne quitteras jamais la maison seule, passé le soir. Il n’y a pas que le mal que nous commettons. Il y a ce qui se dit de nous. Ton nom, c’est mon nom, et mon nom, c’est moi-même. Je ne veux pas que d’autres pensent et disent de toi ce qu’a pensé ton frère et qu’il t’a dit, puisqu’il t’a insultée, c’est ton mot. Tu m’obéiras. C’est juré ? »

 

– « C’est juré, papa, et merci. »

 

Elle vint vers Albani, qui lui tendit sa rude joue, où la barbe, rasée du dimanche, mettait toute la semaine comme un revêtement de crins blancs. Ce signe de vieillesse ne l’avait jamais émue davantage. Il demeurait, dans l’arrière-fond des prunelles du père, une tristesse persistante qui faillit arracher à la fille l’aveu de l’emploi de sa nuit. Cette totale absence d’enquête, dans une si évidente préoccupation, lui donnait un remords de n’y point répondre par une franchise totale aussi. Ce remords fut vite dissipé par une phrase que lui dit sa mère, à peine Albani et Marius descendus à l’écurie :

 

– « Prends-y bien garde, petite. Quand on veut se faire épouser par un monsieur, faut rien lui accorder… »

 

Ainsi, la mère gardait un doute, malgré son serment, – comme son frère, il lui aurait demandé pardon de sa brutalité du matin, sans cela, – comme Marie-Louise, qui trouva le moyen de lui glisser, au cours de la matinée :

 

– « Je suis plus gentille que Marius, moi. Si je n’ai pas entendu quelqu’un te parler cette nuit sous la fenêtre, c’est que j’ai rêvé. »

 

– « Tu as rêvé, » eut le courage de répondre Laurence.

 

Et elle embrassa en riant sa robuste sœur qui hocha la tête et continua :

 

– « Tu as bien raison, d’ailleurs. Si je fréquentais un amoureux, moi, ce que je les enverrais tous promener ! »

 

Cette bonasserie de Marie-Louise, si terre à terre, si animale, cette finauderie rustaude de sa mère, cette brutalité haineuse de son frère, c’étaient les tares dont l’ancienne compagne de lady Agnès souffrait dans sa famille. La dignité simple de son père et sa cordiale bonté, c’était la poésie de la maison. Il semblait qu’à ce tournant suprême de sa vie, à la veille de prononcer un oui ou un non qui lui ouvrirait ou lui fermerait pour toujours la sortie hors de sa condition, la destinée eût voulu ramasser devant elle tous les éléments de cette condition : ses mesquineries et ses générosités, ses petitesses et ses grandeurs. Le symbole en était ce globe de noces, dont la laideur l’avait souvent désolée, par comparaison avec les précieux bibelots de Mireio Lodge et de Vernham Manor. Elle avait, pourtant, évoqué ce pauvre objet comme le témoin de son honneur, et, ce faisant, elle avait senti ce que gardent d’auguste, à travers leurs étroitesses, et quelquefois leurs ridicules, les intérieurs primitifs, quand la religion de la famille s’y conserve intacte.

 

Mais la jeune fille n’avait pas le loisir de méditer sur ces données heureuses ou malheureuses de son sort. Après l’éclat de ce matin, elle risquait d’être surveillée. Quelle menace pour Virgile Nas et son redoutable secret ! À tout prix, il fallait que l’enfant fût tiré de sa cachette et repris par la seule personne dont la protection pût lui assurer un alibi : Pascal Couture.

 

– « Oui, » se disait-elle, retirée dans sa chambre et occupée comme d’habitude à ses laques, après cette scène pénible et ces non moins pénibles propos, « il n’y a que Pascal. Mais voudra-t-il ? En tout cas il n’y a pas une minute à perdre… »

 

Elle tendait l’oreille pour écouter son père et son frère qui causaient devant la porte, auprès de la charrette attelée. Comme ils tardaient !… Enfin, l’essieu cria. Le cœur battant, elle entendit tinter les sonnailles au collier remué de Pied-Blanc. Les deux hommes étaient partis pour la colline, d’où ils ne reviendraient que le soir. Elle regarda par la fenêtre. Elle vit sa mère et sa sœur occupées dans le champ de pommes de terre. Une chance s’offrait de sortir inaperçue de la maison. Elle en sortit, en effet, et de nouveau comme une coupable. Pour renforcer son courage et faire ce qu’elle considérait comme son devoir, elle se répétait à cette minute, dans ce milieu, cet étrange rappel ramassait en lui le paradoxal contraste de ses deux existences – une phrase qu’elle tenait de lady Agnès : « Dieu va bien. Donc, tu vas bien. » C’est la formule chère, en pays anglo-saxon, aux partisans de la Mind Cure[11]. Laurence n’en comprenait certes pas la portée philosophique. Elle se souvenait seulement d’avoir non pas une fois, mais vingt, entendu sa protectrice prononcer ces mots, en les commentant de ce conseil : « Quand on fait tout son devoir, on est avec Dieu. Alors, il faut n’avoir peur de rien. » À se redire ces syllabes, la jeune fille éprouvait une impression presque mystique : celle de se sentir toute voisine de la noble femme qu’elle essayait d’imiter en ce moment. Quand elle eut fait ainsi deux cents pas, elle hésita. Devait-elle courir tout de suite à la cabane de Pomponiana auprès de Virgile, ou parler d’abord à Couture ? Elle ne doutait pas qu’il ne reprît l’enfant. Elle se dit que cette nouvelle serait pour le petit le meilleur réconfort, et, soudain décidée, elle courut plutôt qu’elle ne marcha vers la bastide du pauvre goy, toute rose entre les fûts écailleux de ses palmiers. Il y avait beaucoup de chances qu’à cette heure elle trouvât Pascal occupé à la même besogne que les ouvriers de la maison Albani. La saison le voulait. Il était, en effet, parmi ses pommes de terre, lui aussi, un bêchard à la main, et qui travaillait seul. Qu’il n’eût pas pris un journalier pour l’aider, c’était la preuve qu’il continuait de dissimuler à tous la disparition du petit garçon. À l’arrivée de la jeune fille, il se redressa de sa besogne. Sur son mâle visage, bruni par le soleil, comme une rancune farouche avait passé. Ses rudes mains se contractaient sur le manche de son outil, en tremblant un peu. Laurence observa qu’un des doigts de la droite était enveloppé d’un chiffon que retenait un fil grossièrement noué. Dans son embarras, elle saisit ce prétexte pour entamer la conversation.

 

– « Tu t’es blessé, Pascal ? » interrogea-t-elle.

 

– « Ce n’est rien, » dit-il. « En taillant ces agaves, hier, » – il montrait un massif de ces épineux végétaux – « une écharde m’est entrée dans le pouce qui amasse un peu… J’ai une bien autre écharde dans le cœur, » continua-t-il sauvagement. « Tu viens m’annoncer ton mariage ? Ce n’était pas la peine. Je l’aurais toujours su assez tôt. »

 

– « Te voilà encore avec tes idées folles, mon pauvre Pascal, » répondit-elle d’une voix douce. – Attendrie comme elle était depuis la veille, cette souffrance de son naïf et sincère amoureux lui touchait enfin le cœur. – « Il s’agit bien de mon mariage !… » Tout bas alors, comme si le son de ses propres paroles lui faisait peur :

 

– « J’ai vu Virgile Nas. »

 

– « Et son frère ? » interrogea Couture, saisi.

 

– « Son frère, » répéta la jeune fille.

 

Puis, à voix basse, de nouveau :

 

– « Il est mort. »

 

Et, tout de suite, après avoir rappelé au jeune homme la bicyclette achetée à Victor avec l’argent de Virgile, elle redit le tragique récit : la fureur de l’enfant dépouillé, la rencontre des deux frères, la bravade du cadet, le geste violent de l’aîné, et sa fuite, pour conclure, et l’ardeur de sa conviction frémissait dans ce serment :

 

– « Je te le jure. Il n’a pas su ce qu’il faisait ! »

 

À mesure qu’elle parlait, avec une énergie de plus en plus suppliante, le front de Pascal Couture se plissait d’une ride de plus en plus creusée, ses yeux fixaient le sol d’un regard de plus en plus dur.

 

– « Allons donc ! » répondit-il vivement. « Il l’a très bien su. Il connaît le marais. L’hiver dernier, le père Barthélemy s’y est noyé. Tu me diras : « Il était ivre. » Ivre ou non, si le marais n’était pas profond, il ne s’y serait pas enlisé, jusque par-dessus la tête. Quand on a vu ça, – et Virgile l’a vu, il était avec moi quand on a repêché Barthélemy, – pousser quelqu’un dans cette boue et de la hauteur d’une bicyclette, c’est vouloir l’assassiner. Virgile a assassiné son frère, volontairement. Sans quoi, il aurait appelé au secours. Il aurait essayé de l’aider. Au lieu de ça, il l’avoue lui-même, il reste là, passif. Ensuite, il se sauve. Il se cache. Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais qu’il y a du vilain en lui. Je lui faisais crédit. Je me répétais, quand je le voyais mauvais, hargneux, haineux : « Pauvre gosse ! On ne l’a pas aimé. » Tout de même qu’il ferait une fois un coup comme ça, lui, Virgile, je ne l’aurais jamais cru ! »

 

Il s’arrêta. Sa face devenait livide sous son masque de hâle brun, qui révélait tant de dures journées passées à travailler au brûlant soleil, dans ce même champ, avec le petit garçon dont il apprenait le crime. Il demanda :

 

– « Où est-il, maintenant ? »

 

– « Là-bas, dans notre cabane, » dit la jeune fille.

 

Et elle raconta la scène de la nuit et comment elle avait caché le fugitif.

 

– « Je me suis rappelé, ajouta-t-elle, « que tu n’avais parlé de son absence à personne. Alors, j’ai pensé : « Je l’enverrai à Couture. Il l’aime, il le plaindra. Il le recevra. » Oui, Pascal, tu le recevras. Quand on le retrouvera chez toi, on ne s’avisera pas de le soupçonner, et… »

 

– « Je ne le recevrai pas ! » interrompit le jeune homme. « Non. Non. Et non. Il faut déjà que je me retienne pour ne pas aller à votre cabane, le prendre par la peau de son cou et le traîner chez son père. L’action qu’il a commise est trop horrible. C’est vrai, je l’aimais bien, je me disais : « Laurence va se marier. Tu vas passer l’eau. Tu seras très seul là-bas dans cette grande Afrique. Pourquoi n’emmènerais-tu pas ce petit ? Tu paierais aux Nas ce qu’il faudrait. Ce serait ton fils. » Je me disais encore : « Tu n’as pas eu de chance. Tu seras sa chance, à lui. Il sera ta revanche. » Oui, je l’aimais. Depuis deux ans, on pioche cette terre ensemble. Ça attache, la terre ! On causait tout le long du jour. J’essayais de lui former les idées. Quand il portait son argent à son père, le samedi soir, je lui disais : « C’est bien. Ça se doit. Dieu te le paiera. » Quand ils lui ont pris ses cent francs et que je l’ai vu si triste, je l’ai consolé : « Voyons, petit, qu’est-ce qu’il y a donc dans le quatrième commandement ? C’est tes parents. » Et puis, cette horreur, cet assassinat ! Il se serait battu, avec l’autre, et il l’aurait tué d’un mauvais coup, en se battant, je lui pardonnerais. Mais ça ! Mais ça !… Et il l’a regardé se noyer, devant lui, sans l’aider, son frère ! Car, enfin, il ne la pas aidé. Et pour une bicyclette !… C’est abominable ! Abominable ! Surtout, qu’il ne reparaisse pas ici, ou bien… »

 

– « Mais qu’est-ce qu’il va devenir, alors ? » implora Laurence.

 

– « Et moi, qu’est-ce que je deviendrais avec un assassin chez moi ? Son complice ! M’en faire un fils, maintenant ? Un enfant qui a tué son frère ? Non. Non. Non. Je ne le reverrai pas, et ça vaut mieux. Car, si je le revoyais… »

 

Il souleva son bêchard d’un geste terrible, puis, le laissant retomber, il passa la main sur son front, et son sursaut de colère s’achevant dans un accablement :

 

– « Tout ! » reprit-il d’une voix sourde. « Je perds tout ! Lui et toi !… Pourquoi ne m’as-tu pas dit, hier, que tu épousais M. Libertat ? Oui, pourquoi ? Tu as goûté avec sa mère, l’après-midi. On est venu me le raconter. Ah ! il y a des gens méchants ! Elle t’avait donc invitée déjà, quand nous nous sommes parlé le matin, et tu me l’as caché. Je comprends : si elle t’a invitée, c’est qu’elle consent… Tiens, toi aussi, va-t’en. Mais va-t’en !… »

 

Il avait ramassé son outil de travail, et il déchirait la terre avec les trois dents de métal, en proie de nouveau à la frénésie. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Laurence eut peur de son camarade d’enfance. Le reproche qu’il venait de lui adresser n’était qu’à demi juste. Elle n’avait été déloyale ni envers l’un ni envers l’autre des deux jeunes gens qui la courtisaient. Elle n’avait été qu’indécise. Mais l’indécision d’une femme, par ses silences, par ses ménagements, si elle est tendre de cœur et ne veut pas faire souffrir, ressemble tant, pour celui qui souffre tout de même, à de la déloyauté ! Comment plaider sa cause devant cet homme, rendu sauvage par une double blessure ? Il saignait dans ses deux rêves : sa paternité d’adoption et son amour. Quelles paroles trouver pour l’apaiser ? D’ailleurs, le temps pressait. Ce refus de recevoir le pauvre Virgile tenait dans le cœur de Couture à des fibres trop intimes, trop profondes. En ce moment, insister, c’était l’irriter davantage. Le plus sage était de ne pas prolonger un entretien, aussi douloureux qu’inutile. Elle dit simplement :

 

– « Tu n’es pas juste, Pascal, ni pour lui, ni pour moi… »

 

Elle s’en alla, comme il le lui avait demandé, ou plutôt ordonné, d’un pas très lent, au lieu qu’elle était arrivée d’une marche si rapide, presque en courant. Qu’espérait-elle ? Un geste, un cri qui la rappelât ? Elle n’entendit rien que les coups du bêchard assénés furieusement. La fille du jardinier, habituée à juger par l’ouïe le travail des champs, s’en rendait compte. Le bruit s’atténua, au fur et à mesure qu’elle se rapprocha de Pomponiana, de plus en plus couvert par la rumeur de la mer brisée contre la crête des rochers. Elle trouva le petit Virgile qui l’attendait assis sur le banc de bois, à l’intérieur du cabanon. L’esprit d’ordre qui était une des caractéristiques de cet étrange enfant, aussi zélé que passionné, se reconnaissait à cet humble détail : il avait tout rangé dans l’asile où il avait passé la nuit. Il avait nettoyé ses vêtements de leur poussière, avec une vieille brosse trouvée dans un coin. Il s’était lui-même débarbouillé avec l’eau de la mer. Ses cheveux encore tout mouillés frisaient autour de sa grosse tête, et il achevait de grignoter, sans appétit, à cause de son inquiétude, le reste de pain apporté la veille par Laurence.

 

– « Alors, M. Pascal ne veut pas me prendre ? gémit-il, lorsque sa protectrice lui eut raconté, non sans embarras, la conclusion de sa visite chez Couture. « Quand même, vous n’allez pas me ramener chez mon papa, mademoiselle ? »

 

Ses mains se joignaient dans un geste de supplication, et, au fond de ses prunelles levées vers la jeune fille, passait de nouveau une terreur.

 

– « Je t’ai promis que non », répondit-elle ; « et, quand j’ai promis, je tiens. »

 

Tout en prononçant ces paroles de résolution et d’espérance, une terreur l’étreignait elle-même, – pire, car elle était plus raisonnée. Pascal, sur qui elle avait tant compté, lui manquant, qu’allait-elle faire ? Par quels moyens écarter du misérable les conséquences de son acte ? Dix projets, les uns plus insensés que les autres, avaient traversé son esprit durant le temps qu’elle avait mis à parcourir les quinze cents mètres qui séparaient la campagne de Couture et Pomponiana. Donner de l’argent au petit pour qu’il se sauvât ? On l’arrêterait au prochain village… S’installer à Hyères, chez elle, pour y vivre du produit de ses laques, et prendre Virgile avec elle ? Sous quel prétexte ? D’ailleurs, ce n’était pas dans quinze jours, dans huit jours, dans deux jours qu’il fallait agir. C’était tout de suite… Raconter la vérité à son père et arriver à ce qu’Antoine Albani prît l’enfant comme petit domestique ? Comment expliquer à tous les voisins que Couture le laissât aller, après qu’il leur avait si souvent dit : « Je ne connais pas un meilleur ouvrier dans l’Almanarre que mon petit Virgile ? » Comment obtenir simplement son silence ? Comment le silence d’Antoine Albani vis-à-vis de sa femme ? Et alors, avec cette folie du commérage dont Laurence savait celle-ci atteinte, – elle y avait déjà pensé cette nuit – c’était la sinistre aventure des deux frères dans toutes les langues de l’Almanarre… Que décider ? Les heures étaient comptées, les minutes peut-être, si le cadavre de Victor était découvert, et il fallait qu’elle rentrât au logis, afin de ne pas éveiller d’autres soupçons. Marius était bien capable d’imaginer un prétexte pour quitter la colline. Qu’il épiât ses démarches, faufilé derrière elle, et Virgile serait perdu !

 

– « Écoute-moi, » finit-elle par dire au petit garçon, littéralement suspendu à ses lèvres, « et promets-moi bien de m’obéir… »

 

– « Oui, mademoiselle Laurence, » fit-il, avec sa morne épouvante de bête traquée. « Je vous obéirai… »

 

– « Tu vas encore te tenir ici tout le matin. Il te reste un peu de pain ?… Du vin ?… » – Elle examinait le contenu du panier de la veille. – « Voici du chocolat. » – Elle s’était munie de quelques tablettes avant de sortir, afin qu’il eût de quoi se soutenir.

 

– « Tu peux aller et venir hors de la cabane, mais sur la grève seulement, et il faut faire quelque chose pour le cas où l’on te verrait. Tiens… »

 

Et, avisant sur le mur un engin de pêche en bambou, fendu en trois lamelles à son extrémité :

 

– « Détache cette canne à pêcher et tâche d’attraper des oursins dans les roches. »

 

– « Je sais la bonne place, » dit l’enfant. « Nous en avons si souvent ramassé des tas ici, M. Pascal et moi ! »

 

– « Tu les mangeras pour prendre un peu plus de forces, et, si quelqu’un te parle, tu diras que tu pêches pour nous… Ne te trouble pas, et surtout ne t’éloigne pas… Pense, si tu rencontrais ton père ! je sais qu’il cherche Victor partout. »

 

– « Il viendra par ici ? » demanda Virgile en tremblant.

 

– « Il n’y viendra pas, » affirma-t-elle. « Puisque Pascal et mon père l’ont vu, c’est qu’il a passé déjà par Pomponiana. Il cherche d’un autre côté. Tout de même, d’ici à ce soir, ne bouge pas. Ce soir, tu seras en sûreté, peut-être avant… »

 

VIII.

UNE JALOUSIE.


Laurence avait mis dans ces dernières paroles l’énergie d’une espérance apparue en elle tout d’un coup. Elle venait d’apercevoir distinctement un autre moyen de sauver l’enfant. Comment n’avait-elle pas pensé plus tôt à se servir de son influence sur Pierre Libertat ? Un plan se dessinait devant son esprit d’une action sur celui-là. Il n’y manquait que le consentement du jeune homme. Le lui refuserait-il ? Non. Il avait, la veille, annoncé sa visite pour le lendemain. Il arriverait dans quelques heures, ce matin sans doute. De là, ce cri de certitude. Ce fut seulement après avoir quitté la cabane que les objections commencèrent de se dresser. Oui, Libertat viendrait aujourd’hui. Mais pour avoir la réponse à cette demande en mariage, dont Laurence se rappela soudain la pressante insistance. Pouvait-elle, tout ensemble, plaider auprès de cet amoureux impatient la cause du petit Virgile et préserver l’entière liberté de cette réponse ?

 

– « Je le jugerai là-dessus, » conclut-elle. S’il est généreux, il ne mêlera pas les deux choses. Et il est généreux.

 

Elle se répéta :

 

– « Il est généreux Et aussitôt, avec lui, tout marchera. Mais Pascal, ensuite ? »

 

Pour que le dessein médité par Laurence se réalisât, deux conditions étaient, en effet, nécessaires. Il fallait que Pierre s’y prêtât. Il fallait aussi et d’abord que Pascal continuât de se taire sur l’acte commis par l’enfant. Ce silence, le garderait-il quand il saurait que son rival était mêlé au sauvetage du petit ? Et sur la demande de qui ! De quel accent, tout à l’heure, il avait prononcé ce nom de Libertat ! Quelle douleur de rancune avait assourdi sa voix, noué son visage, secoué tout son corps ! Au souvenir de cet éclat, le frisson de crainte subi par la jeune fille sur le moment même se changeait en une émotion singulière. C’était comme si une chaleur qu’elle ne connaissait pas s’était soudain approchée d’elle. Elle avait toujours rencontré, depuis son retour au pays, un Pascal doux, attristé, résigné. Cette humilité soumise n’avait jamais touché dans son être la fibre intime que venait d’atteindre cette parole rude, ce regard d’indignation, cette révolte fière. Malgré ses anxiétés, pourtant bien vives, elle n’arrivait pas à exorciser la silhouette du jardinier en vêtements de travail, le col et les bras nus, ses fortes mains crispées sur le manche du bêchard, en proie à une passion qui lui donnait, dans son attitude de travail, une si mâle beauté. Tandis qu’elle raisonnait ses chances de succès et d’insuccès dans la tentative projetée, cette image se faisait précise jusqu’à l’hallucination.

 

– « Comme il m’aime ! » se disait-elle.

 

Elle se disait aussi, avec l’égoïsme inconscient de la femme quand elle médite d’imposer à un homme, par qui elle se sait aimée, un sacrifice dont il souffrira, au nom de cet amour :

 

– « Lui non plus, il ne me refusera pas. Il a commencé de se taire. Qu’il continue simplement ! »

 

Sur un point, Laurence ne s’était pas trompée. Onze heures venaient de sonner. Elle était rentrée dans sa chambre à dix, par bonheur sans être vue. Elle s’occupait à découper des personnages dans une vieille gravure, pour en décorer une nouvelle boîte, déjà encollée, blanchie, poncée, dégraissée. Elle avait à portée de ses mains les instruments nécessaires à cette préparation compliquée : ses pinceaux, un tamis de crin, quelques pots, des papiers de verre, un tampon de toile, une éponge de Venise, des linges de linon, de la flanelle, tout cela rangé si soigneusement que la petite table en prenait une poésie, celle de l’intelligent et minutieux labeur. D’habitude la patiente ouvrière travaillait, penchée sur sa besogne, avec une attention qu’aucun bruit du dehors ne distrayait. Ce matin-ci, elle s’interrompait sans cesse, l’oreille tendue. À chaque minute, elle se levait, pour regarder par la fenêtre si elle n’apercevrait pas un cavalier avançant au grand trot de sa monture, et qui serait Pierre. À l’un de ces aguets, ce fut un automobile qu’elle entendit et découvrit au loin. Quelques instants encore, elle reconnaissait la voiture à l’appel de sa sirène d’abord, puis à la forme de son capot. Elle ne prit même pas le temps de poser un chapeau sur ses beaux cheveux noirs. Elle se précipita hors de sa chambre, sans plus se soucier des commentaires de sa mère et de sa sœur que si les deux femmes ne l’eussent pas vue, du bord du champ, courir vers l’angle de la route, où Libertat venait d’arrêter sa machine, à l’entrée de l’allée.

 

– « Té !… » fit Marie-Louise, « faut croire qu’elle a peur de causer avec lui devant nous… »

 

– « Il vient lui apporter la décision de sa maman, » répondit Françoise Albani. « Je t’ai déjà dit : si Mme Libertat l’a prié à goûter hier, c’est pour la connaître, et, si elle veut la connaître, c’est qu’il a parlé de l’épouser. »

 

– « Chez qui crois-tu qu’elle se commandera sa robe de mariée ? » interrogea Marie-Louise. « Quel dommage qu’Ida ait mal tournée ! Elle faisait si joli !

 

Ida était une compagne d’enfance des deux sœurs, dont l’aventure restait le scandale légendaire de l’Almanarre. Un instant couturière, elle s’était laissé enlever par le fils d’un grand marchand d’huile de Salon, qui l’avait abandonnée. Elle vivait à Marseille, on ne savait trop comment. – Ou, plutôt, on le savait trop. – Cette allusion provoqua chez Françoise Albani une réflexion où se trahissait le souci que lui donnaient, malgré tout, les imprudences possibles de son aînée :

 

– « S’il n’envoie pas sa mère demander notre Laurence aujourd’hui, c’est qu’il n’est pas brave. Et s’il n’est pas brave, Marius lui réglera son compte. Je connais mon gars. C’est encore heureux qu’il soit au bois, ce matin !… »

 

Sur cette menace, la vieille femme recommença de déterrer ses « tartifles » ; mais elle s’était placée de telle manière, cette fois, qu’à chaque geste pour lever son bêchard, elle apercevait le couple des deux jeunes gens, en train de causer à l’extrémité de l’allée. Elle les observait d’un regard, également prêt à s’emplir d’amour ou de haine pour l’élégant bourgeois toulonnais. « Sois mon gendre ou je te tue ! », lui aurait-elle dit volontiers, – pour parodier un mot célèbre.

 

– « C’est gentil d’être venue si vite me rejoindre, » avait commencé Pierre en saluant Laurence.

 

Et, reprenant aussitôt l’entretien de la veille au point où elle l’avait interrompu, de ce même accent brusque et passionné qu’il avait eu pour formuler sa demande en mariage :

 

– « Ne me faites pas attendre. Dites-moi que vous m’apportez une bonne réponse. »

 

– « Ne me pressez pas de la sorte, » répliqua la jeune fille.

 

Elle put voir les yeux clairs de son interlocuteur s’assombrir, comme tout à l’heure ceux de Pascal. Pourquoi la colère de celui-ci l’avait-elle touchée, au lieu que la soudaine irritation de Pierre l’irritait elle-même ? Elle ajouta, d’une voix sèche, ces mots, qu’elle se reprocha aussitôt d’avoir prononcés ainsi :

 

– « Il s’agit de quelque chose de bien plus grave… Pardon si je vous froisse. Quand je vous aurai parlé, vous comprendrez. »

 

– « Quel ton de mystère ! » répliquait-il sèchement à son tour.

 

Puis, avec une ironie frémissante :

 

– « Ce n’est pas très gracieux, en effet, de m’apprendre qu’il y a pour vous quelque chose de plus grave que la demande que je vous ai faite hier. Vous me permettrez de n’être pas de votre avis, et de penser, aujourd’hui comme hier, qu’il n’y a rien de plus grave pour moi que votre réponse. »

 

Une méchanceté frémissait dans son accent, maintenant, dont Laurence ne pouvait pas deviner la cause. Un événement s’était produit depuis la veille dans la vie de Pierre Libertat, moins tragique, certes, que le crime involontaire du petit Virgile, mais aussi bouleversant pour lui, au cours de la crise sentimentale qu’il traversait. Il ne s’était pas mépris en interprétant comme il l’avait fait la froideur avec laquelle sa mère avait accueilli et traité Laurence dans sa confiserie. C’était vrai que Mme Libertat avait trouvé la jeune fille délicieuse, avec son charme si personnel, tout mêlé de raffinement et de rusticité. Elle en était demeurée saisie et inquiète, au point d’avoir mal dissimulé son antipathie. Une fois dompté ce premier réflexe, elle était trop diplomate pour heurter de front chez son fils une passion qui contrecarrait tous ses desseins pour lui, en même temps qu’elle déconcertait tous ses préjugés. Elle aussi, comme Mme Albani, connaissait son gars. Elle le savait obstiné, mais impulsif, entraînable au plus haut degré et allant alors jusqu’au bout de sa fantaisie, mais imaginatif et capable de revenir violemment en arrière sous une influence opposée, pourvu qu’il ne la soupçonnât point. La jalousie par suggestion agit puissamment sur de tels caractères. La vieille Méridionale avait pensé à employer ce moyen, dès que Pierre lui avait appris ce qu’elle appelait, à part elle, sa « jobarderie ». Et tout de suite elle avait cherché une arme. La petite enquête commencée à Hyères, notamment auprès de Kitty Béryl, n’avait pas eu d’autre but : trouver un nom de rival à jeter devant l’ombrageuse susceptibilité de son fils. L’antiquaire avait terminé l’éloge de sa vernisseuse de boîtes par cette phrase, qu’elle avait crue habile :

 

– « Elle est si distinguée Quel dommage si elle épousait quelqu’un de la campagne. C’est une vraie dame, cette petite… »

 

– « Est-ce qu’on a déjà parlé d’un prétendu pour elle ? » avait demandé négligemment la mère.

 

– « Oh ! de personne ! » avait répondu la brocanteuse. Si avisé qu’elle fût, Mme Libertat l’était davantage. Ce geste de négation, trop vif, l’avait avertie. Elle en avait conclu : « On a parlé de quelqu’un. » Au sortir du magasin de bibelots, elle était allée tout droit questionner une fleuriste qu’elle connaissait de longue date. Là, toujours prudente et patiente, en vraie fille de la Provence, elle avait commandé plusieurs paniers pour des connaissances de Paris, afin de justifier son séjour prolongé dans la boutique. Ne pas montrer son désir de savoir est la politique élémentaire de celui qui veut faire causer. Une conversation s’était donc engagée entre la fleuriste et sa cliente, où celle-ci avait aisément amené le nom des Albani.

 

– « Mon fils prétend qu’ils ont de beaux œillets, » avait-elle dit.

 

– « Je les connais, leurs œillets ! S’ils en ont de trois ou quatre espèces, c’est tout. Au lieu que… »

 

Et elle avait montré sa table où s’entassaient, en effet, des œillets de toutes couleurs exactement les mêmes que ceux de l’Almanarre bien entendu – et d’un geste où il y avait de l’orgueil et de la malveillance. Sur quoi Mme Libertat lui avait prononcé le nom de Laurence.

 

– « Elle était gentille, » avait répondu la marchande ; « mais depuis qu’elle était allée chez cette dame anglaise, ce qu’elle est fière ! Ce qu’elle s’en croit ! Ça ne l’empêche pas de faire la coquette avec plusieurs… Dieu sait si elle n’a pas été trop loin !… »

 

Elle avait nommé Pascal Couture, – « leur voisin, d’ailleurs, » – sur un ton significatif, satisfaisant au double besoin de vengeance contre deux concurrents. Couture « faisait l’œillet, » comme Albani. Mme Libertat n’avait pas insisté, pour ne pas livrer son propre fils aux commentaires. Quelques autres visites dans d’autres boutiques, où la mère hostile avait eu l’art de recueillir d’autres témoignages sur l’intérêt porté à Laurence par ce « voisin » de l’Almanarre : c’en était assez pour justifier devant sa conscience les discours qu’elle avait tenus à son fils le soir du goûter. Bien entendu, elle avait réservé ce poison du potin savamment rapporté, pour le moment où elle aurait elle-même fait en apparence toutes les concessions. Elle avait donc commencé par un éloge outré de la jeune fille, à l’étonnement avoué de Pierre, pour finir :

 

– « Alors, tu ne m’as pas trouvée assez aimable pour elle ? C’est que j’étais intimidée, moi aussi. Avec ces personnes qui ne sont pas tout à fait de la même société, on se sent devenir gauche, par peur de les froisser. La prochaine fois, tout ira mieux, tu verras. En tout cas, elle est bien intelligente, bien fine. Et on aura beau dire, j’aurai là une charmante bru. »

 

– « On aura beau dire ?… »

 

Cette question du jeune homme avait fait écho tout de suite à la perfide insinuation, soulignée avec une finesse :

 

– « Tu n’as pas la prétention, » avait répondu la mère en riant, « qu’une aussi jolie fille ne fasse point parler d’elle, tout bonnement parce qu’elle est si jolie, avant, pendant et après le mariage. Ça n’empêche pas d’être heureux, les mauvais propos. »

 

– « Les mauvais propos ? On vous en a répété sur Mlle Albani ? »

 

Le jaloux était amorcé. Un entretien avait suivi, si adroitement dirigé par les répliques de la mère aux demandes de son fils, par ses équivoques et par ses reculs, que celui-ci avait, pour la première fois, pensé à Couture comme à un rival possible. On sait déjà que les rencontres des deux jeunes gens chez les Albani n’avaient pas été fréquentes. Couture les avait évitées, parce qu’il en souffrait trop. L’eussent-elles été, l’aspect effacé du jardinier et sa boiterie l’auraient toujours fait considérer par le fringant Libertat comme un comparse inexistant. Est-il besoin d’ajouter que Laurence ne prononçait jamais le nom de son humble amoureux devant son amoureux riche, beaucoup par respect pour le sentiment de Pascal, un peu par cet instinct de discrétion si naturel aux femmes quand elles appréhendent des conflits ?

 

– « C’est pourtant drôle qu’elle ne m’ait jamais parlé de ce Pascal ? »

 

Cette phrase chargée de soupçons, Pierre se l’était dite, aussitôt après la conversation dénonciatrice, acceptant et rejetant tour à tour les hypothèses par lesquelles il se répondait à lui-même. La mère y avait vu juste en comptant sur les soudainetés mentales de cette sensibilité, de l’espèce de celles que l’on pourrait appeler explosives, tant les élans y sont subits. Tout confiant la veille, un mot avait suffi pour jeter le jeune homme dans une anxiété violente et déraisonnable, il le comprenait lui-même. Mais comment la dompter ? Tandis qu’il lançait son automobile à toute vitesse sur la route sinueuse de Toulon au Pradet, puis vers Carqueiranne et l’Almanarre, il avait continué de tourner cette idée :

 

– « Oui, c’est drôle. S’est-il passé quelque chose, autrefois, entre elle et ce Couture ?… Mais, s’il n’y a rien eu, pourquoi en cause-t-on ? Car, enfin, ce n’est pas de moi que maman tient ce nom ?… Et s’il y a eu quelque chose ?… Quoi ? C’est qu’ils sont si libres !… Mais est-ce admissible ?… »

 

Il s’arrêtait sur ce point d’interrogation, avec une telle impatience déjà de savoir la vérité, qu’il avait failli questionner Laurence sur Pascal Couture, avant même de lui reparler de sa demande en mariage. Et puis, il l’avait vue accourir à lui, et sa grâce avait été la plus forte. De là son saisissement aux premiers mots de la jeune fille et le ton dur de sa repartie. Il la rendit plus désobligeante encore, en ajoutant :

 

– « Je suis très bon garçon, vous savez ; mais tout de même !… »

 

Laurence sentit qu’elle venait d’être maladroite, sans bien s’expliquer en quoi. Elle était si anxieuse de réussir dans sa démarche qu’elle s’excusa, presque humblement.

 

– « Je me suis mal exprimée, dit-elle, « pardonnez-moi. C’est que depuis hier soir, je suis trop tourmentée !… Il s’agit d’un enfant. »

 

Le poison subtilement injecté dans la sensibilité de l’amoureux l’avait déjà, et en si peu d’heures, tant travaillé qu’à ce mot d’enfant, un atroce soupçon lui traversa la pensée. Il répéta : « Un enfant ? », avec une angoisse qui se dissipa aussitôt, à entendre Laurence qui continuait :

 

– « Oui, un petit garçon de treize ans, bien malheureux. Vous m’avez parlé, hier, de votre domaine de Collobrières, et des femmes qui s’y trouvent. Je voudrais obtenir de vous que vous placiez cet enfant chez un de vos fermiers. »

 

Elle avait retrouvé son calme pour formuler cette demande. Elle s’en rendit compte, à la réponse du jeune homme : son premier cri avait été bien imprudent. Par son accent, par son geste, elle avait trahi une émotion trop forte. Comment en cacher la cause profonde ?

 

– « Qu’y a-t-il de grave, là dedans ? Rien de plus simple, au contraire, » avait-il demandé en la regardant, avec une curiosité étonnée maintenant.

 

– « Ce sont les rapports de cet enfant avec ses parents qui sont graves, » répondit-elle.

 

Cette explication de son trouble était bien gauche, si gauche que le rouge lui en montait aux joues.

 

– « Oui, » continua-t-elle, « ils sont très mauvais pour lui. Ils lui prennent tout l’argent qu’il gagne et ils le battent. Ça me crève le cœur de le voir si misérable. Je voudrais qu’il soit loin d’Hyères. Ses parents n’y perdraient rien. Le petit le leur enverrait de là-bas son argent. Voilà tout. Et ils ne le tourmenteraient plus. »

 

– « Encore une fois, rien de plus simple, » reprit Libertat. « Le temps d’aller à Collobrières et de causer avec mes fermiers. J’arrange la chose… Mais à quoi est-il bon, cet enfant ? Qu’est-ce qu’il sait faire ? Vous me dites qu’il gagne de l’argent. Il travaille donc… Où ça ?

 

– « Chez un de nos voisins, » dit Laurence, « un jardinier de l’Almanarre. »

 

– « Il faut que je cause avec lui pour que je puisse donner là-bas, sur l’enfant, des renseignements de métier. Où habite-t-il, ce voisin ? »

 

– « J’aimerais mieux que vous ne prissiez pas des renseignements, » dit la jeune fille.

 

Et, voyant distinctement un « pourquoi » monter aux lèvres de son interlocuteur :

 

– « J’ai vu travailler cet enfant. Il pioche la terre comme un homme. Et fidèle !… Quand il vient des journaliers qui ne se croient pas surveillés et qui musardent, ce qu’il a vite fait de courir après eux, ce mioche, pour les rembarrer ! On dirait un chien de berger autour des moutons. Et ils lui obéissent… Ah ! C’est un charmant enfant et qui mérite bien de l’intérêt. »

 

En toute autre occasion, Pierre Libertat se serait dit, devant cette requête : « C’est un caprice de névrosée. » Il aurait considéré cette insistance angoissée comme le signe d’une naïve sensibilité. Sa jeunesse passée tout entière en mer lui avait donné sur la femme les idées simplistes que professent les hommes d’action. Ils lui refusent volontiers les qualités d’intelligence et de caractère. Ils ne voient guère en elle qu’une créature d’impressions, capable de beaux gestes quand elle est d’essence généreuse, incapable d’un jugement vérifié et réfléchi. Désireux, comme il était, de plaire à Laurence, il aurait essayé de contenter un désir qui ne lui semblait déraisonnable que dans l’excès de son intensité. Mais elle avait parlé d’un voisin, et qu’elle avait évité de nommer. Était-il possible que ce voisin fût ce Pascal Couture autour duquel son imagination fermentait, depuis les phrases si adroitement sournoises de sa mère ? Si ce voisin était Couture, quel motif Laurence avait-elle de souhaiter que cet homme et lui ne se vissent pas, alors qu’ils se connaissaient d’une part, et que, de l’autre, elle paraissait tenir si fort au placement de son protégé ? Oui. Quel motif ? Poser une question directe, c’était se découvrir, et déjà la méfiance étant trop éveillée en lui pour qu’il ne rusât point.

 

– « Votre témoignage me suffit, en effet, » répondit-il, « et je comprends votre appréhension. Du moment que cet enfant est le bon petit travailleur que vous dites, votre voisin qui l’emploie aujourd’hui fera tout, sans doute, pour empêcher que ce petit ne le quitte. C’est cela que vous craignez ? »

 

– « C’est cela, » dit vivement Laurence.

 

Elle insista :

 

– « Oui, c’est cela. »

 

– « Hé bien ! non ! répliqua le jeune homme, moins maître de lui, à présent. « Ce n’est pas cela. Ou du moins, ce n’est pas tout à fait cela… Mademoiselle, » continua-t-il, de plus en plus âpre, « vous êtes trop émue. Il y a quelque chose que vous ne dites pas. Je veux bien faire ce que vous me demandez. Mais convenez que j’ai droit, de votre part, à plus de confiance. Oui, j’y ai droit, après ma démarche d’hier. »

 

Puis, dans un mouvement d’impatience, comme quelqu’un qui n’est pas content de lui non plus, et qui avoue pour forcer l’aveu :

 

– « Je viens de ne pas être très loyal avec vous, et je veux l’être entièrement, pour que vous soyez, vous aussi, entièrement loyale avec moi. Je vous ai tendu un piège. J’ai compris que vous teniez à empêcher ma visite chez l’employeur de ce petit garçon et que vous ne saviez pas quelle raison me donner de cette répugnance à nous faire nous rencontrer, cet homme et moi. Je vous ai fourni, moi, cette raison. Vous l’avez saisie. Ce n’est pas la vraie. Il y en a une autre. Et, d’abord, le nom de ce voisin ? »

 

Ils avaient marché quelques pas en causant, et s’étaient éloignés de l’automobile. Deux petites filles qui revenaient de l’école et qui traînassaient sur la route, leur cartable sous le bras, s’étaient arrêtées devant la machine. Par gaminerie, une d’elles pressa la poire d’appel, qui rendit un son rauque.

 

– « Voulez-vous bien vous sauver, petites drôlesses ! » cria Libertat, en courant vers sa voiture, et d’un ton si menaçant que Laurence devina sa colère. Elle n’imagina pas, derrière cette irritation de l’automobiliste contre ces gamines, un autre motif qu’un despotisme qu’elle aurait reproché aussitôt à son tyrannique prétendant, s’il n’y avait pas eu Virgile.

 

– « Il ne le prendra pas ! » pensa-t-elle. « Si je lui disait tout ? »

 

Oui, il y avait Virgile, mais il y avait surtout Couture, et la terreur d’une visite de Libertat chez lui. Qu’elle eût lieu et c’était un conflit certain entre les jeunes gens que Laurence venait, à si peu d’intervalle, de sentir également frémissants, – avec cette différence que l’inquisition douloureuse de Pascal l’avait attendrie et que celle de Pierre allait l’exaspérer contre lui. Toute mêlée qu’elle fût au petit drame où se jouait l’avenir de Virgile, elle vivait, elle aussi, un drame à côté : celui de son cœur. Ses sentiments secrets se découvraient à elle dans un étonnement. Cette réaction contradictoire vis-à-vis de ces deux jalousies achevait de la déconcerter, et elle écoutait Pierre Libertat qui revenait auprès d’elle, soulagé, sinon apaisé par cet éclat de colère. Il lui disait :

 

– « Encore une fois pardon d’avoir rusé avec vous. Il y a un mystère autour de ce petit garçon. Les mots avec lesquels vous m’avez abordé, votre attitude, votre réserve, tout me le prouve. Je suis prêt à m’occuper de lui, aussi activement que vous le désirerez. Mais… »

 

Et, coupant lui-même sa phrase.

 

– « Vous croyez, n’est-ce pas ? que je suis incapable de manquer à une promesse sérieuse ? Hé bien dites-moi ce qu’il y a vraiment autour de cet enfant. Quoi que ce soit, je ne le répéterai à personne au monde, jamais. Je vous en donne ma parole d’honneur, ma parole d’officier. »

 

Il avait mis dans ce dernier mot une énergie dont Laurence connaissait la source. Elle savait quel regret l’enseigne démissionnaire gardait à l’uniforme quitté. Était-ce trahir Virgile que de se fier à cette parole ? Non. Elle hésita, pourtant, une minute. Mais c’était le seul moyen de le sauver. Et, comme tout à l’heure à Couture, dans les mêmes termes, avec le même accent, elle raconta la même tragique histoire, en épiant sur le visage de son nouvel auditeur des impressions qui, cette fois, lui glacèrent le sang à mesure qu’elle parlait. Chez Couture, une souffrance aiguë s’était unie à la révolte, au lieu que la physionomie du demi-noble de Toulon, écoutant ce récit de l’égarement d’un enfant du peuple, se tendait de plus en plus dans une sévérité voisine du dégoût. Le fantôme de lady Peveril passait derechef entre lui et la fille du jardinier.

 

– « Voilà une sale affaire » conclut-il brutalement. « Je comprends, mademoiselle Laurence, que vous ayez hésité à me la dire. Mais vous pouvez être tranquille, je ne la répéterai à âme qui vive. Vous avez ma parole. Seulement, » – continua-t-il, en hésitant à son tour, – « seulement, cette confidence change un peu la situation. Comme patron, j’ai des devoirs envers mes fermiers de Collobrières. Introduire chez eux un enfant qui… » (une telle souffrance altérait le visage de la jeune fille, qu’il hésita devant le mot), « enfin, qui a commis un assassinat, en ai-je le droit ? Et cela sans les prévenir ? Car vous ne m’autorisez point à les prévenir, n’est-ce pas ?… D’ailleurs, il va être soupçonné, cet enfant. Vous me dites vous-même que le père a commencé une enquête. Ce frère disparu, on va le retrouver, lui et sa bicyclette. On croit d’abord à un accident. Admettons-le. On se demande comment il s’est produit. On sait que les deux frères ne s’aimaient pas. On apprend que la bicyclette a été achetée avec l’argent de celui qui, reste. On ne l’a pas vu depuis ces trois jours, notez cela, et c’est déjà bien extraordinaire qu’on ne l’ait pas recherché et interrogé. Car, enfin, celui qui l’emploie, votre voisin… »

 

– « Il a été étonné de cette absence, » interrompit Laurence. « Heureusement, il n’a pas parlé d’abord, et il ne parlera plus maintenant. »

 

– « Il sait donc ? » demanda Pierre.

 

– « Tout, » dit Laurence, « et c’est une preuve de ce que vaut ce garçon : cet homme qui le connaît du pied et du plant ne le dénonce point. S’il ne le garde pas, c’est qu’il l’aime trop. Il ne supporte pas qu’un enfant auquel il est si attaché ait fait cela. Vous voyez bien que vous pouvez donner ce malheureux à votre fermier.

 

– « Je vois surtout que vous avez beaucoup de cœur, mademoiselle Laurence, » répondit Pierre. « Mais vous êtes femme. Vous êtes tendre. Votre pitié pour ce garçon peut quand même vous tromper. Puisque son patron connaît son acte, je ne lui apprendrai rien, si je lui en parle. Il faut que, d’homme à d’homme, nous nous expliquions sur le caractère de cet enfant. Si son témoignage, non plus vis-à-vis de vous, qu’il peut craindre d’attrister, mais vis-à-vis de moi, est favorable, alors, oui, je serai en droit d’introduire ce garçon chez mon fermier. En tout cas, j’y aurai moins de scrupules. Vous l’avez dit vous-même en arrivant, – maintenant, je vous comprends et vous donne raison, – c’est grave, c’est très grave. Pour me décider, je vous le répète, il faut que je cause avec cet homme. »

 

– « C’est inutile, » dit-elle. « Il ne voudra pas causer avec vous… Mon Dieu ! » ajouta-t-elle en joignant les mains, « que faire ? que faire ? »

 

Libertat la regardait. Plus il la voyait passionnément désireuse de sauver le petit meurtrier, moins il s’expliquait cet entêtement à empêcher qu’il n’interrogeât ce voisin mystérieux, auprès de qui elle avait, sans aucun doute, tenté la même démarche qu’auprès de lui. Si, pourtant. Il y avait une explication, une seule. Et, brusquement :

 

– « Ce jardinier, » fit-il, « qui emploie votre protégé, c’est M. Pascal Couture ? »

 

– « Oui, » répondit-elle.

 

Elle se sentit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux, sous cette question si totalement inattendue.

 

– « Hé bien ! » continua le jeune homme après un instant de silence, « je suis prêt à prendre l’enfant et à le placer chez un de mes fermiers de Collobrières sur votre seule recommandation. Oui, j’y suis prêt. Mais j’y mets une condition. »

 

– « Laquelle ? » interrogea Laurence, de plus en plus émue.

 

– « Vous avez cru à ma parole d’officier, » reprit-il « et je suis prêt, moi, à croire de même à votre parole, à vous. Pouvez-vous me dire simplement : « Je vous donne ma parole d’honnête fille que Pascal Couture ne m’a jamais fait la cour… ? »

 

Un afflux de sang empourpra de nouveau le visage de la jeune fille, qui redressa la tête d’un geste de fierté. Une flamme passa dans ses yeux, et elle répondit :

 

– « De quel droit, monsieur Libertat, me posez-vous une question pareille ? »

 

Le jaloux venait de toucher dans ce cœur une place blessable. Il le sentit, et il insista, en proie, tout ensemble, au remords de sa brutalité et à l’irrésistible besoin d’en savoir plus. Sa mère ne s’était donc pas trompée, en lui rapportant les, mauvais propos de gens du pays ? Aucune puissance au monde ne l’aurait arrêté, à présent.

 

– « De quel droit ? » dit-il âprement. « Du droit que me donne la démarche que j’ai faite hier auprès de vous. Lorsqu’un homme a demandé à une jeune fille d’être sa femme, qu’il lui a offert son nom et toute sa vie, cette jeune fille lui doit compte… »

 

– « De quoi ? » interrompit vivement Laurence, « du moment qu’elle n’a rien répondu… »

 

– « Ainsi, M. Pascal Couture vous fait la cour, continua Libertat, hors de lui, cette fois. « Et vous vous êtes adressée à lui avant de vous adresser à moi ? Avouez, au moins… »

 

Elle l’interrompit encore :

 

– « Là-dessus non plus, je n’ai rien à vous répondre. »

 

Pour que Libertat connût les rapports qui l’unissait à l’humble jardinier, il fallait qu’un dénonciateur les lui eût appris depuis la veille. Qui donc ? Peu importait à Laurence. Mais l’idée que le sentiment de Pascal pouvait être l’objet de conversations, et qu’il fût connu de Pierre, tout simplement, lui avait soudain causé une souffrance presque insupportable. D’en entendre davantage lui était odieux, odieuse la présence de l’accusateur qui n’avait dû recueillir ces renseignements que par la plus avilissante enquête. Elle se rendait compte, au même moment, que ce suprême moyen de préserver le pauvre Virgile lui échappait. L’heure pressait. À quoi bon prolonger une discussion qui tournait pour elle au supplice ? Et, se vengeant de cette souffrance et de cette déception sur celui qui les lui infligeait, elle ajouta durement :

 

– « D’ailleurs, il vaut mieux en finir tout de suite. J’ai eu tort, hier, de vous permettre de me parler. Je ne vous aime pas, monsieur Libertat, et je ne serai jamais votre femme, jamais… »

 

Sans lui laisser le temps de répliquer, elle était déjà repartie dans la petite allée. Elle avançait d’un pas hâtif, regardée par sa mère et par Marie-Louise, laquelle n’avait pas cessé non plus d’épier sa sœur, car elle s’exclama :

 

– « Il n’aura pas duré longtemps, leur rendez-vous. »

 

– « Il a dû lui dire quelque chose qu’elle vient nous répéter, » fit la mère, dans les yeux de laquelle luisait une espérance, aussitôt démentie. « Tiens, » continua-t-elle, « comme c’est drôle. Le voilà qui s’en va, sans attendre. »

 

Après quelques secondes d’hésitation, Libertat, en effet, remettait sa machine en marche, d’un mouvement violent, et il filait vers Toulon à toute vitesse, dans un nuage de poussière grise et de fumée blanche où sa voiture basse et lui disparurent bientôt. Telle fut la curiosité de la mère qu’elle s’élança dans l’allée au-devant de sa fille, gardant à la main son bêchard tout noir de terre, et, à voix basse :

 

– « Hé bien ! Il ne t’a pas demandée en mariage ? »

 

– « Il m’a demandée, » dit Laurence, « et j’ai refusé. »

 

Si Pierre était demeuré stupéfié, tout à l’heure, de la phrase de rupture que la jeune fille lui avait lancée à la face, la surprise de la mère fut plus grande encore. Elle répéta :

 

– « Tu as refusé ? »

 

Et, comme Laurence s’éloignait sans autre explication, Françoise Albani revint vers sa fille cadette, et, jetant le bêchard à terre :

 

– « Continue le travail, ma pitchoune, » dit-elle. « Il faut que j’aille au bois tout de suite parler avec ton père. »

 

– « Faudra-t-il commander ma robe, maman, » demanda Marie-Louise, – passionnément intriguée elle aussi, – « pour la noce de Laurence ? »

 

– « Tu commanderas la robe de ta noce à toi, auparavant, » répondit la mère.

 

Et, tout bas, en cheminant vers la colline où elle allait annoncer à son mari la prodigieuse nouvelle de ce refus :

 

– « Depuis qu’elle nous est revenue de chez cette maudite Anglaise, elle ne sait plus ce qu’elle veut. Un si riche mariage ! Ah ! misère de nous ! »

 

IX.

ACCORDAILLES.


La bonne femme ne croyait pas si bien dire : réellement, Laurence ne savait plus ce qu’elle voulait. D’avoir brisé ainsi, violemment et brusquement, avec Libertat, l’étonnait elle-même, et non moins le motif qui l’avait soulevée contre le rival de Pascal dans ce subit mouvement d’une impulsive aversion. Elle achevait, comme on l’a dit plus haut, de découvrir son propre cœur. C’était bien à Pascal qu’elle avait, dans un élan de passion, sacrifié Virgile, et elle en éprouvait un remords. Comment sauver le petit, maintenant ? Pour se délivrer de ce remords, elle tendit toutes les forces de son esprit à imaginer un autre moyen. Hélas ! Elle avait déjà passé en revue toutes les hypothèses. Elle les avait toutes rejetées. Elle se fixa sur une, pourtant, qui lui parut plus réalisable que les autres : que son père acceptât de prendre l’enfant chez lui. Il se plaignait si souvent qu’il lui manquât un ouvrier.

 

– « Je me fais vieux, » disait-il. « Autrefois, je travaillais pour deux. À présent, ce n’est plus que pour un et demi. Marius va partir pour le régiment. Autrefois, un Piémontais vous demandait trente sous de sa journée. À présent, c’est des quatre francs, des cinq francs qu’ils veulent. Avec ça, le vin se vend chaque année moins cher. Il y en a trop. Tout le monde arrache ses oliviers pour planter de la vigne. J’aurais besoin d’une autre paire de bras, et pas trop chère. »

 

Cette paire de bras, elle était là. Le petit Virgile, c’était le demi-ouvrier rêvé. Hélas, encore ! L’objection restait la même : comment expliquer que le voisin Couture se séparât de cet aide, sur lequel il ne tarissait pas en éloges ?… C’était si simple. Le départ de Pascal pour l’Algérie justifiait tout. Du moment qu’il quittait le pays, il était trop naturel qu’il n’emmenât pas Virgile… Oui, à condition qu’il se prêtât à cette combinaison. Hélas, encore et encore ! Quand Antoine Albani viendrait lui dire : « Il paraît que tu t’en vas, j’ai bien envie de prendre ton gosse, » il parlerait. Il dirait le crime, à moins qu’elle, Laurence, n’obtînt de lui une promesse de silence. Hélas, toujours ! Ce silence ne suffirait pas. Ce passage de l’enfant d’une bastide à l’autre exigerait une négociation avec le père Nas, longue, peut-être. Où vivrait le petit, pendant ce temps-là ? Elle ne pouvait pourtant pas le garder caché dans la cabane. Et voici qu’au terme de sa méditation, la jeune fille se heurtait au même obstacle. Pour sauver l’enfant, il fallait que Pascal consentît non seulement à se taire, mais à lui donner cet asile qu’il venait de lui refuser si durement. Elle-même, qui osait l’implorer pour le malheureux, de quel geste de colère il l’avait chassée ! Mais pourquoi ? Parce qu’il se soupçonnait un rival. Ce rival, elle venait de rompre avec lui pour toujours. Si, pourtant, Pascal apprenait cette rupture ?… Laurence n’eut pas plus tôt conçu cette idée qu’elle remettait déjà son chapeau pour retourner chez le jeune homme. Sur le point de sortir de sa chambre, elle s’arrêta. Ce n’était plus au danger de Virgile qu’elle pensait maintenant. Elle allait revoir celui qui l’aimait. Il l’aimait, et voici qu’elle sentait qu’elle aussi l’aimait ! Elle ne le savait pas, quand il lui avait demandé d’être sa femme et qu’elle avait refusé. Elle ne pouvait plus se tromper sur les émotions qu’elle éprouvait, à présent. Cette pénible scène avec Libertat lui en avait révélé trop vivement la nature. Mais, puisqu’elle aimait Pascal, c’est maintenant que tout devenait si simple. Il suffisait qu’elle allât lui dire :

 

– « Je ne veux pas que tu partes. Moi aussi, je t’aime. Tu m’as demandé de t’épouser. Si tu veux encore, c’est oui. » Elle s’entendit mentalement prononcer ces paroles et ajouter : – « Tu ne refuseras pas à ta femme la première chose qu’elle t’aura demandée ?… »

 

Cette première chose, ce serait de ne pas perdre Virgile.

 

– « Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? » se dit-elle. Si souvent elle avait vu des fleurs s’ouvrir en une matinée parce que c’était le temps, de même l’éclosion totale de son amour s’était accomplie seulement depuis ces quelques heures. Toute joyeuse d’agir désormais dans la vérité de son cœur, elle en tremblait, cependant. Elle ne se comprenait pas encore elle-même. D’instinct, elle voulut mettre un peu de temps entre cette minute de plénitude intérieure et le geste qui fixerait pour toujours sa destinée. Le souvenir de Virgile lui en donnait un prétexte, et, se parlant tout haut : – « Il faut pourtant qu’il mange, ce petit. »

 

Comme la nuit précédente, elle passa dans la cuisine se munir de quelques provisions. Une seule crainte l’angoissait, cette fois, non pas que sa sœur, toujours à besogner dans le champ, lui lançât quelque brocard sur ses allées et venues, mais que, sur la route là-bas, à peine sortie de la maison, elle n’aperçut un automobile. On devine lequel. Bah ! Que Pierre Libertat se fût ravisé et voulût une autre explication, ce n’était qu’un ennui à supporter. L’incertitude était finie. Vaine appréhension, d’ailleurs ! Sur le long ruban poudroyeux ne se voyaient que les charrettes des cultivateurs, cheminant au trot ralenti de leurs bêtes. Laurence arriva ainsi à Pomponiana, sans autre rencontre. Là, un saisissement l’attendait. La porte de Mouvette, leur cabane, était fermée, et la clé enlevée. Elle appela et frappa. Aucune réponse. Un malheur était-il arrivé ? Elle regarda autour d’elle, en proie à quelle anxiété ! Un grand garçon de dix-sept ans marchait parmi les roches, les jambes nues jusqu’au-dessus du genou. Il pêchait des oursins, à la place même où Virgile aurait dû être, occupé au même travail. C’était le fils d’un gardien d’une villa voisine et qu’elle connaissait. Devançant toute demande, ce garçon lui cria le premier :

 

– « Vous cherchez le petit Nas, mademoiselle Albani ? »

 

– « Oui », dit Laurence, un peu rassurée par ce fait que Virgile eût donné de sa présence à Pomponiana l’explication convenue entre eux. Sans quoi, l’autre aurait-il posé cette question ?

 

– « Il est parti pour chez M. Couture, » reprit le pêcheur, « rapport à son frère. »

 

– « À son frère ? » interrogea-t-elle, de nouveau saisie.

 

– « Ah ! Vous ne savez pas ? » dit le jeune garçon.

 

Il interrompit sa pêche et s’avança sur les rochers, où la plante de ses pieds nus se crispait sans qu’il prit garde aux aspérités, dans sa hâte de colporter une nouvelle à l’importance de laquelle il participait en l’annonçant. Et, à mi-voix, quand il fut près de Laurence :

 

– « Oui, » continua-t-il, « on a retrouvé Victor noyé dans l’étang, aux Salins-Neufs. C’est le père Brugeron, le vieux de l’Ermitage, qui a fait le coup, – qu’on raconte, – pour lui voler sa bicyclette. Il l’a vendue à un de Toulon. Lui, pas malin, est venu à Hyères avec. Il crève un pneu et, pour le faire réparer, où va-t-il ? Juste dans la boutique où le père Nas avait acheté le vélo. On reconnaît le numéro. Alors, comme on cherchait Victor depuis trois jours, on mène l’homme chez le commissaire. Naturellement, l’homme a nommé Brugeron. On a arrêté Brugeron. Paraît qu’il sera guillotiné. Il ne l’aura pas volé !… Virgile était comme vous. Il ne savait rien de tout cela. Il ne quittait jamais de l’Almanarre. Moi, on me l’avait contée, la chose, en ville, tout à l’heure. Je la lui ai apprise. Et voilà ! »

 

– « Et il est allé chez M. Couture ? »

 

– « Oui. Il y a une demi-heure. »

 

– « Il est allé chez Couture ?… » se redisait Laurence de plus en plus inquiète. Elle se hâtait vers la bastide, toujours rose entre ses palmiers, où se jouait en cet instant, elle s’en rendait bien compte, la dernière scène de cette tragédie secrète. Évidemment, Virgile avait couru supplier son patron de ne pas le dénoncer. À présent que la mort de Victor était connue, on en rechercherait les causes. L’enfant était assez intelligent pour l’avoir compris et quel danger il courait. Comment le jardinier l’avait-il reçu, dans son actuelle disposition d’esprit ? Laurence le revoyait, maniant son bêchard avec une colère à peine contenue. Il n’avait certes pas frappé l’enfant. Elle tremblait qu’il ne l’eût empoigné par la peau du cou, comme il l’avait dit, et traîné à son père. D’ailleurs, même si Pascal n’avait pas exécuté sa menace, comment lui demanderait-elle de se taire, à présent qu’un innocent était accusé, ce misérable Brugeron qu’elle connaissait depuis sa petite enfance ? Elle-même permettrait – elle une si criante injustice ? Brugeron était un vieillard de septante et tant d’années, – pour compter comme dans le Midi, – et qui vivait de mendicité depuis un temps immémorial. Il habitait, grâce à la charité d’un propriétaire indifférent, une hutte en pisé, jadis destinée à contenir des outils de jardinage, au bord d’un coin de vigne abandonné et sur la lisière du bois qui s’étend de Costebelle à l’Almanarre. Il couchait là, sur un lit de branches de pins, à même la terre battue. Avec des briques ramassées de côté et d’autre, il s’était construit un âtre rustique, auquel il avait adapté un tuyau de tôle, recueilli dans des décombres, et qui dépassait à peine son toit, garni de tuiles cassées. Un peu de fumée, aperçue à travers les fûts des grands arbres, étonnait le promeneur étranger, qui demandait :

 

– « Mais qu’est-ce qui brûle, là-bas ? »

 

– « C’est le père Brugeron qui fait sa cuisine, » répondit l’indigène, interrogé ainsi.

 

La mine rubiconde du vieux mendiant attestait qu’il ne vivait pas de privations. Dans toutes les fermes on lui donnait : ici des œufs, là du fromage, plus loin du pain, ailleurs de la viande, du vin partout, de l’huile, du sucre, du tabac. Personne, jamais, ne l’avait vu dépenser un sou des aumônes qu’il recueillait dans son chapeau crasseux, à la porte de Notre-Dame-de-Consolation, la blanche église dont le clocher domine Costebelle. De temps à autre, il descendait à la gare, pour échanger une poignée de pièces de cuivre contre quelques pièces d’argent que le mendiant thésauriseur cachait ensuite, mais où ? Sa barbe inculte, quasi verdâtre, encadrait une de ces faces, hébétées et rusées, où il semble qu’il n’y ait plus rien d’humain, tant la chasse animale à la nourriture en a bestialisé l’expression. Ses prunelles, comme aplaties entre ses paupières rouges, dardaient un regard de défiance, qui faisait dire aux hivernants : « Quel bandit ! » quand ils croisaient, sur les routes, ce dépenaillé courbé sous sa besace, traînant les pieds dans des espadrilles boueuses, le chef coiffé d’un feutre usé et sans couleur, dont la pluie, le soleil et la poussière avaient corrodé le tissu. Près de son nez variqueux d’ivrogne, suppurait une énorme loupe qu’il envenimait en l’écorchant sans cesse de ses doigts noirs, aux ongles durs comme des griffes. Cette difformité achevait de donner un aspect hideux au bonhomme. Les autorités toléraient cette existence en marge des lois, aucune plainte n’ayant jamais été portée contre lui, depuis trente années qu’il s’était retiré dans sa hutte. Comme il se parlait tout haut à lui-même, en gesticulant, le long des chemins, les gens le croyaient aliéné Par ce reste de superstition ancestrale qui persévère dans les campagnes, cette folie soupçonnée le revêtait d’un caractère mystérieux. Il était tout voisin d’être tabou. Le vieillard n’ignorait pas ce prestige. Il en jouait, pour extorquer des subsides avec d’obscures menaces, jamais exécutées, mais qui avaient fini par l’entourer d’une malveillance universelle. Il faisait peur, et on ne l’aimait pas. La joie avec laquelle le jeune garçon pêcheur d’oursins avait annoncé son exécution serait partagée par tout le monde, et l’accusation portée contre lui ne trouverait pas un incrédule.

 

Tout cela, Laurence le savait, et c’est la gorge serrée qu’elle entra dans l’enclos où elle avait laissé Pascal, ce même matin, arrachant ses pommes de terre. Personne. Le bêchard gisait, jeté là au milieu des mottes soulevées. Le cœur battant, elle marcha vers la maison. Elle entendit que l’on parlait. La porte d’entrée était grande ouverte. Elle la franchit sans sonner, et marcha droit vers la pièce d’où étaient venues les voix, silencieuses maintenant. Cette chambre, située au rez-de-chaussée, servait à Pascal Couture de bureau pour tenir ses écritures, et de salle à manger, quand, trop occupé par le travail de sa terre, pour faire lui-même sa cuisine, il prenait une vieille femme de l’Almanarre à la journée. On pense bien qu’il s’était bien passé d’elle depuis la disparition de Virgile, qu’il tenait tant à cacher. La porte de cette pièce était fermée. Dans son impatience, la jeune fille l’ouvrit d’un geste impulsif. Elle vit un spectacle qui la paralysa d’étonnement. Couture était assis, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa main gauche. De sa droite il tenait les deux mains du petit garçon, assis à côté de lui et qui le regardait. L’homme et l’enfant se taisaient l’un et l’autre, dominés par une émotion trop forte pour s’exprimer. Il y avait sur le visage de Pascal comme une agonie de tristesse résolue, et, sur celui de Virgile, une espèce d’attente à demi extatique. Laurence fit un pas en avant. À ce bruit, tous deux tournèrent la tête, pris d’une anxiété, moins aiguë chez l’enfant que chez l’homme.

 

– « Ah ! c’est toi ! » dit celui-ci avec un visible soulagement.

 

Il s’était levé dans un sursaut, et, posant la main sur la tête de Virgile demeuré assis :

 

– « Tu avais raison, Laurence, » continua-t-il, « et moi, j’étais injuste. Non, le petit n’est pas mauvais. Ce qu’il a fait, le pauvre, est affreux. Mais il le sent que c’est affreux. Il dit qu’il le sent, et je crois ce qu’il dit. Ce matin, je ne l’aurais pas cru. Tu te rappelles, je ne voulais pas recevoir sous mon toit un Caïn. Mais il n’est pas un Caïn. S’il en était un, il ne serait pas venu comme il est venu. Il a su, tout à l’heure, que le corps de son frère est retrouvé, et aussi que le père Brugeron est arrêté, à cause de la bicyclette. Il l’a vendue, et on l’accuse d’avoir noyé Victor pour la lui voler. Alors, lui, le petit, est arrivé me raconter ça, et me dire : « Monsieur Couture, je ne veux pas qu’on lui coupe le cou, à cause de moi. Je vais chez le commissaire, tout avouer, et me livrer. Seulement, avant, je veux vous demander pardon à vous, je sais, par Mlle Laurence, que vous m’en voulez beaucoup. Je vous jure, quand j’ai poussé Victor, je n’ai pas compris ce que je faisais. Ce n’était pas pour le tuer. Je n’ai pas pensé à ça. Si je ne l’ai pas aidé, c’est que je ne pouvais pas, il a disparu si vite ! Il a été enlisé. Il ne s’est pas débattu. Si je n’ai pas appelé au secours ensuite, c’est qu’il n’y avait personne. Quand j’ai vu le père Brugeron, j’ai pris peur. Il est si méchant, ce vieux ! Il a ramassé la bicyclette, et moi je me suis sauvé. Mais je dirai tout. On ne lui coupera pas le cou. Seulement, si j’allais en prison, après que vous m’auriez pardonné, que vous m’auriez embrassé, ça me consolerait ; et puis, ça serait juste. » Et je lui ai pardonné, et je l’ai embrassé, parce qu’il n’a pas voulu qu’un innocent paie à sa place. »

 

Et, serrant contre sa poitrine la tête de l’enfant :

 

– « Non ! Non ! Ce n’est pas un Caïn qui aurait senti comme ça ! »

 

– « Ah ! Pascal, » fit la jeune fille, « comme j’aime que, toi aussi, tu sentes comme ça ! »

 

Une tendresse avait passé dans sa voix, qui émut le jeune homme, car sa voix, à lui, tremblait un peu pour continuer :

 

– « Il faut agir, et vite, pour que le père Brugeron ne reste, pas arrêté une heure de plus… Tout ce que tu nous as dit, Virgile, est bien exact ? La bicyclette était restée accrochée à un tamarin, sur le talus ? »

 

« Oui, monsieur Couture, » répondit l’enfant.

 

– « Et le père Brugeron a bien regardé de tous les côtés, avant de la ramasser ? »

 

– « Oui, monsieur Couture. »

 

– « Et les joncs du marais cachaient… Enfin, tu as compris ? »

 

– « Oui, monsieur Couture », dit l’enfant tout bas, « il ne pouvait pas voir. »

 

Il baissa la tête, puis éclata en sanglots. Pascal lui flatta les cheveux de la main, comme avait fait Laurence sur le tas de cailloux, la veille, d’un geste qu’il aurait eu pour son fils, et, comme la veille, sous cette caresse pitoyable, cette crise convulsive s’apaisa peu à peu, tandis que les deux témoins de ce remords, si émouvant chez un être si jeune, se regardaient, en proie, l’un et l’autre, à une même inquiétude. Laurence fut la première à l’exprimer :

 

– « Mais, s’il se livre, c’est le procès, la maison de correction… Qu’est-ce que nous pourrons pour lui, alors ? Rien… »

 

– « Il ne faut pas qu’il se livre, » dit Couture, « et il ne faut pas que Brugeron reste en prison… Il y a un moyen… Seulement… Ah ! j’étais si fier de n’avoir jamais menti !… »

 

– « Mais ce ne sera pas mentir, » interjeta vivement Laurence.

 

Elle devinait et le projet de Pascal et l’objection dressée dans cette conscience d’honnête homme simple. Dieu ! Que Libertat était loin, et comme elle admirait, et comme elle aimait le pauvre goy, pour les générosités de ses pitiés et les délicatesses de ses scrupules !

 

– « Je comprends, » insista-t-elle. « Ce que Virgile a vu, Brugeron arrivant et ramassant la bicyclette, tu vas déposer que c’est toi qui l’as vu ? »

 

– « C’est vrai, pourtant, que je l’aurais vu, » fit Pascal, « si j’avais passé à cette même place un quart d’heure plus tôt. Car j’y ai passé. Dire que je chassais tout à côté, dans le bois du Ceinturon !… Tout de même, » conclut-il d’un air sombre, « je ne l’ai pas vu. »

 

– « Que faire alors ? » gémit Laurence.

 

– « Ça, » dit Pascal, résolument, et, prenant l’enfant par les épaules, il se rassit. Puis les yeux dans ces yeux, humides encore de larmes :

 

– « Oui, je ferai ça pour toi, petit, de mentir. Tu vois ce qu’il m’en coûte. Souviens-t’en toute ta vie, et pense comme c’est honteux de tromper, puisque j’en ai honte, même quand c’est pour te sauver. Pense encore que, si je te sauve, c’est pour que tu t’en souviennes aussi toute ta vie, et que tu rachètes ce que tu as fait. Tout se rachète. C’est ce que nous croyons, nous autres chrétiens… Promets que tu redeviendras un bon chrétien. Promets. »

 

– « Je promets, » dit l’enfant avec une gravité bien au-dessus de son âge.

 

– « Je vais chez le commissaire, » continua Pascal. « Je déposerai comme tu viens de dire, Laurence, en racontant aussi que j’avais Virgile avec moi. On croira que Victor est tombé dans le marais, par un accident. Ça paraîtra tout naturel que Brugeron, ayant trouvé la bicyclette, ait voulu la vendre. Il ne sera puni que dans la mesure où il le mérite. »

 

– « Et ensuite, vous me garderez, monsieur Pascal ? » implora Virgile.

 

– « J’essaierai », répondit Pascal. « Il faut que j’en parle avec Nas. Après ce que je t’ai vu faire : vouloir t’accuser pour que l’innocent ne soit pas puni à ta place, je peux te garder. »

 

– « Tout à fait ? » fit le petit. « Si je pouvais ne jamais retourner chez eux ? »

 

D’un mouvement de la tête, il désignait la direction de Hyères.

 

– « Tout à fait », répondit Pascal.

 

Pendant cette dernière partie de leur entretien, l’enfant s’était de plus en plus serré contre son protecteur. Son tressaillement au nom de son père, puis le rassérènement soudain de son obscur visage, à cette perspective d’une libération définitive, témoignaient trop de souffrances subies « chez eux » comme il disait. Du coup, il se réapprivoisait à la vie. Il en donna une preuve bien spontanée et bien naïve, quand Pascal eut ajouté :

 

– « Encore une fois, la chose presse. Je vais à la ville. »

 

– « Et moi, monsieur Couture, » dit le petit garçon, « je continue les pommes de terre. »

 

Quelques minutes plus tard, Laurence pouvait le voir, en effet, qui maniait le bêchard de Pascal, de toute la force de ses petits bras, et avec la joie d’une délivrance. Elle-même restait dans la maison, résolue d’attendre le retour du jeune homme. Il était parti sans lui dire adieu, signe qu’à travers les émotions de cette dernière heure, la rancune de sa jalousie n’avait pas cédé. Quand rentrerait-il ? Le cadran de la vieille horloge provençale, qui remplissait la chambre de son monotone battement, marquait onze heures et demie. Tant d’événements dans un si court espace ! Il faudrait à Couture, avec sa boiterie, une demi-heure au moins pour gagner la ville, une demi-heure pour déposer chez le commissaire. Il voudrait aller chez le père Nas. Il ne serait pas de retour avant deux heures. Laurence avait le temps de courir elle-même chez elle, pour que son absence ne fût pas l’objet de nouveaux commentaires, de s’asseoir à la table de famille et de revenir à la bastide, afin de préparer au généreux Pascal de quoi déjeuner, quand il rentrerait. La pièce, mi-bureau mi-salle à manger, où avait eu lieu l’explication, donnait sur la cuisine, dont la porte restait entr’ouverte. L’arrivée du petit garçon avait évidemment surpris le jeune homme, comme il disposait tout pour son repas du milieu du jour. Le fourneau était allumé, des œufs et un morceau de viande placés auprès d’une assiette. Quelques pots, quelques verres, trois casseroles de terre, une bouillotte, des couverts en métal, une table – grossièrement équarrie, deux chaises de bois, une lampe à pétrole fixée au mur garnissaient pauvrement ce pauvre recoin. Laurence considérait tous ces objets, témoins de la vie rude et solitaire du jardinier, avec un sourire attendri : celui d’une ménagère qui regarde son futur royaume et le voit par avance tout changé.

 

– « Je reviens dans une heure, » dit-elle enfin, du seuil de la maison, au pauvre Virgile, qui continuait de s’efforcer sous le soleil. De grosses gouttes de sueur roulaient déjà sur son petit visage, amaigri par l’angoisse et les privations de ces derniers jours.

 

– « Oui, » continua-t-elle, « j’ai vu que M. Couture est parti sans manger. Il faut qu’il trouve quelque chose de chaud quand il rentrera. »

 

– « Mais, je suis là, » fit l’enfant.

 

– « Non, » répondit-elle. « C’est mon affaire. Je suis meilleure cuisinière. Toi, travaille à ton champ, pour que M. Couture voie ton courage. »

 

– « Oh ! j’en aurai, » dit l’enfant.

 

Puis, embarrassé :

 

– « Mademoiselle, si M. Couture quitte le pays, je l’ai entendu qu’il parlait de cela avec un monsieur de Marseille, – est-ce que vous croyez que mon papa, il me laissera partir avec lui ? »

 

– « Je le crois. »

 

– « Ah ! tant mieux ! Vous savez, c’est eux qui m’ont rendu méchant pour mon frère… »

 

Et, plus embarrassé encore :

 

– « Dites donc, mademoiselle Laurence, c’est-il vrai que vous allez vous marier à Toulon, et devenir une madame ? »

 

– « Pourquoi me demandes-tu ça ? »

 

– « Parce qu’on le prétend. Alors, si papa ne me laisse pas aller avec M. Couture, est-ce que vous me prendriez avec vous comme domestique ? Je ne sais pas, mais j’apprendrai. Dites : vous ne me laisserez pas chez eux ? »

 

– « Aux gens qui te raconteront que je me marie à Toulon, » dit la jeune fille, « tu répondras que ce n’est pas vrai. Continue ta besogne sans t’inquiéter, et, si tu as faim, toi aussi, je t’ai apporté de quoi manger. »

 

Elle lui tendit les quelques provisions dont elle s’était munie, et, comme elle se retournait, en s’en allant du côté de la maison Albani, elle l’aperçut qui s’asseyait sur une motte de terre, entre deux coups de pioche. Il mordait de grand appétit dans le chanteau de pain qu’elle venait de lui donner, – signe que la vie reprenait en lui, avec l’espérance.

 

– « Il est sauvé, » pensait-elle, avec un renouveau d’espérance, elle aussi. Quel contraste avec son anxiété, quand, tout à l’heure, elle suivait en sens inverse ces mêmes petits chemins aménagés entre les pièces de terre cultivées, celle-ci en artichauts, une autre en rosiers, celle-là en vigne.

 

– « Ce Pascal, comme il est bon ! C’est le cœur de lady Agnès. »

 

Et, se rappelant ce que lui avait dit le petit garçon :

 

– « Rien d’étonnant qu’il soit devenu jaloux. On parle de moi et de l’autre, à Hyères, et il l’aura su. On ne parlera plus. Ah ! qu’il sera heureux ! Que nous serons heureux ! »

 

L’allégresse de la résolution enfin prise l’éclairait d’une joie intérieure d’autant plus complète qu’il s’y mélangeait cette jolie fierté de tant estimer, d’admirer celui qu’elle aimait maintenant, et qu’elle allait épouser. Cette lumière qui rayonnait d’elle étonna Françoise Albani, revenue du bois, et toute anxieuse de reprendre la conversation sur la démarche de Pierre Libertat. Mais la nouvelle rapportée par Marie-Louise, qui la tenait du facteur, de la mort du petit Victor Nas et de l’arrestation du père Brugeron, dériva le cours des idées de la vieille femme. La brève collation se passa en commentaires sur cet étonnant événement. Laurence les écoutait, avec un tremblement d’entendre un soupçon quelconque, émis sur le véritable auteur du meurtre. Il n’en fut rien. D’ailleurs, comment une semblable idée aurait-elle pu naître avec l’alibi du séjour auprès de son patron ?

 

– « Pauvre petit Virgile Nas ! » finit-elle par dire en se levant de table. « Je vais jusque chez Pascal voir comment il est. »

 

– « Bien triste, pour sûr, » fit Marie-Louise. « D’abord, de cette mort, et puis, si ses parents s’avisent de le reprendre, à présent qu’ils n’ont plus que lui ? »

 

– « Voilà comment on se voit les uns les autres, » se disait Laurence, en suivant, pour la troisième fois de la journée, le chemin entre la campagne des Albani et la campagne de Couture. « On ne connaît des gens que des moitiés de vérité, et alors on leur fait des peines, sans le savoir. Je n’en ferai plus à Pascal. »

 

Virgile, quand elle arriva près de la bastide, continuait de travailler dans le champ, presque tout entier retourné. Elle fut sur le point de l’interroger : jusqu’où avaient été ces propos Hyérois auxquels il avait fait allusion ? Non. Elle était trop fière. Pour échapper à cette tentation, elle passa sans interpeller l’enfant. Entrée dans la maison, elle raviva le feu du fourneau, chercha dans l’armoire à linge un des tabliers de grosse toile bleue que Couture gardait pour sa cuisinière d’occasion, et, quand il arriva vers les deux heures, comme elle l’avait prévu, il la trouva en train de moudre le café, auprès des œufs, battus dans un bol pour l’omelette. Dans la casserole s’échappait le fumet des carottes qui cuisaient avec le veau. La table de la salle à manger était nettoyée. Le couvert mis sur une serviette blanche, au milieu de laquelle fleurissait, dans un vase, un large bouquet de roses rouges. La surprise cloua le jeune homme sur le seuil. Il avait avec lui Virgile, dont la face épanouie annonçait l’heureux résultat de la double démarche auprès du commissaire et auprès du père Nas. Il serrait de ses petites mains le bras du protecteur. Jamais naufragé n’a étreint son sauveteur d’un geste plus passionné, sur cette mer redoutable dont la ligne lointaine s’azurait à l’horizon, par la porte ouverte, derrière ce groupe immobile.

 

– « Retourne achever l’ouvrage, mon petiot, » fit Pascal après une minute de ce silence étonné.

 

Et, quand l’enfant eut obéi :

 

– « Qu’est-ce que cela signifie, Laurence ? » interrogea-t-il.

 

– « Cela signifie que tu n’as pas mangé depuis ce matin, » répondit-elle, « et que tu seras bien content, quand je t’aurai fait sauter ton omelette. »

 

Elle allait pour prendre le bol. Il lui saisit la main, en répétant :

 

– « Qu’est-ce que cela signifie ? »

 

– « Que tu n’as pas eu si tort de me vouloir comme ménagère. Tu vois. »

 

Elle continuait à rire. Puis, soudain rougissante :

 

– « … Et que si tu as toujours l’idée de m’avoir pour femme, c’est oui. »

 

– « Laurence ! » balbutia-t-il, éperdu. « Laurence ! C’est bien vrai ? »

 

– « Oui, c’est vrai, aussi vrai que tu vas me faire gâcher ton déjeuner, si tu ne me laisses pas continuer. »

 

Elle se dégagea pour ressaisir son bol et jeter les œufs sur la poêle, enduite d’huile, tandis que Pascal, comme incapable de surmonter son émotion, s’appuyait au mur et disait :

 

– « C’est trop de chance, cette fois ! Le petit sauvé, le commissaire qui a déjà relâché Brugeron sur mon témoignage. « J’ai tout de suite cru que c’était un accident, » a-t-il prétendu, en me parlant de Victor. Le père Nas qui me le donne. Ah ! ce n’est pas du brave monde. « J’aime mieux ne plus le voir, » m’a dit Mme Nas. « Il me ferait trop regretter l’autre. » Faut être juste. Elle n’est pas sa mère. Enfin, pour dix mille francs, ils me le donnent… Et puis toi, ma femme !… Je retourne à Hyères tout de suite, chez le notaire. J’y ai passé, en quittant les Nas. Je n’ai pas signé, mais je lui ai demandé de préparer l’acte de vente. On ne vend plus, maintenant, puisqu’on ne part plus. »

 

– « Il vaut mieux vendre, » dit Laurence, « et partir tous pour l’Algérie, comme tu voulais… Oui, » insista-t-elle, « ça vaut mieux, pour l’enfant. »

 

Elle était penchée sur le fourneau. Pascal ne voyait que sa nuque un peu frêle et si blanche, sous ses noirs cheveux relevés. Ses yeux se dérobaient et son visage. Une question lui monta aux lèvres, qu’il n’osa pas poser. Elle acheva son humble besogne de servante, et, comme elle lui présentait l’omelette dorée sur un plat de terre brune, elle lui sourit cette fois, d’un sourire si doux, une telle loyauté émanait d’elle, qu’un remords lui vint, d’avoir pensé ce qu’il avait pensé. Quand ils furent dans la petite salle et qu’elle eut posé le plat sur la table, il l’attira contre sa poitrine, en lui disant le même mot qui l’avait froissée sur les lèvres de Libertat, la veille. Maintenant, elle en vibrait tout entière :

 

– « Ma Laurence ! »

 

– « Oui, ta Laurence, » répondit-elle en lui rendant son étreinte et son baiser.

 

Et se dégageant :

 

– « Allons, viens manger. Je vais te servir, mon cher mari. »

 

X.

L’AUTRE JALOUSIE.


On l’a compris. La pensée, surgie soudain dans l’esprit de Pascal Couture, avait été : « Elle veut quitter l’Almanarre à cause de Libertat. » Cette pensée enveloppait cette, autre, la même qui, depuis la veille, tourmentait son rival : « Qu’y a-t-il eu entre eux ? » Injurieuse défiance que l’admirable garçon avait aussitôt voulu rejeter ! Hélas ! Le soupçon, une fois en nous, ne s’en va pas à notre gré. Il demeure caché dans l’intimité de notre être, il y travaille, il y amasse, comme il avait dit lui-même dans son pittoresque langage de jardinier, en parlant de l’épine d’agave entrée dans son doigt. Comme il rend bien, ce mot populaire, le lent et sûr progrès de l’inflammation qui enveloppe l’éclat, emprisonné dans la plaie, d’une gangue d’humeur, amassée, en effet, autour d’elle ! Le moindre grain de poussière nourrit cette humeur. De même le moindre événement envenime l’âme, à la place ou s’est enfermée et brisée la pointe aiguë. Seulement, il y a des différences dans la manière de réagir et qui mesurent la finesse de notre sensibilité. La même jalousie, qui rend un Libertat impérieux et dur, rend un Pascal Couture plus malheureux encore, mais si tendre dans sa misère, du moment que celle qu’il aime lui dit qu’elle l’aime ! Il se mépriserait de ne pas la croire, il la croit, et c’est à lui-même qu’il en veut. La pupille de lady Agnès, si délicate, si émotive, s’était cabrée contre l’inquisition brutale du premier. Elle allait trouver, dans ce qu’elle devinerait des sentiments du second, un motif de plus de le chérir. Elle avait connu, ou mieux, pressenti, à l’occasion de Libertat, les cruautés de la jalousie de tête. Couture devait lui révéler la douloureuse, mais touchante, mais noble beauté de la jalousie du cœur !

 

Cette idée que Laurence désirait quitter le pays pour une raison qu’elle dissimulait, Pascal se serait donc défendu de même la discuter. Tout de suite, un mot bien innocent, tombé de la bouche du petit Virgile, avait posé de nouveau devant lui l’énigme des récentes relations entre sa fiancée et son rival de Toulon.

 

– « Alors, mademoiselle Albani, vous allez être Mme Couture ? Ah ! que je suis content ! » s’était écrié l’enfant, lorsque les deux jeunes gens lui avaient annoncé la nouvelle.

 

– « Ça nous portera bonheur, » avait dit Laurence, « qu’il nous ait félicités le premier. »

 

Ces félicitations n’avaient certes pas porté bonheur à Couture, car le petit garçon avait ajouté, avec l’inconscience de son âge :

 

– « Ah ! vous serez bien plus heureuse avec lui ! »

 

Avec, qui donc aurait-elle été moins heureuse ? Quelle comparaison s’était présentée spontanément à cette jeune imagination, et pourquoi ? Pourquoi, une heure plus tard, Mme Albani et Marie-Louise s’étaient-elles regardées l’une et l’autre, étrangement, quand le pauvre goy s’était avancé, de sa jambe boiteuse, vers les deux femmes, conduit par Laurence qui lui donnait la main ? Elle n’avait pourtant dit qu’une phrase si simple, et qui aurait dû, après leurs bons et longs rapports de voisinage, être accueillie si joyeusement :

 

– « Maman, vous n’avez qu’un fils. Vous en aurez deux, si vous dites oui à ce que va vous demander Pascal. Moi, je lui ai déjà dit : oui. »

 

Pourquoi ce même regard d’une interrogation étonnée, presque déçue, avait-il assombri les prunelles d’Antoine Albani, rentré juste à cette minute, quand sa femme lui avait appris la grande nouvelle ? Pourquoi cette sévérité singulière, soudain empreinte sur le visage de Marius, fixant sa sœur ? Aimant Pascal comme il l’aimait, pourquoi l’avait-il embrassé presque avec gêne ? Et, surtout, pourquoi ce père et cette mère n’avaient-ils pas protesté plus vivement, quand leur futur gendre avait annoncé – en proie à quel embarras ! – son projet de vendre son domaine et de partir pour l’Algérie ? Une fois déjà, il est vrai, ils avaient laissé leur fille aînée les quitter ; mais, durant son exil auprès de lady Agnès, ne répétaient-ils pas combien ils se languissaient d’elle ? Estimaient-ils donc, eux aussi, qu’il valait mieux que le jeune ménage ne vécût pas trop près de Toulon ? Pourquoi ?

 

– « Il y a une chose dont je suis sûr, » s’était-il dit, aussitôt qu’il s’était retrouvé seul en face de lui-même et pour faire taire la voix intérieure. « Elle est une honnête fille. S’il s’était passé entre elle et ce Libertat quoi que ce fût dont elle eût à rougir, elle me l’aurait avoué. Elle ne voudrait pas devenir ma femme sur un mensonge. Donc, il n’y a rien eu. »

 

Cet acte de foi dans la probité de Laurence se renouvela pour ce grand et généreux cœur, à toutes les heures, à toutes les minutes, pendant les jours qui suivirent, et toujours en silence. Il se fût méprisé de poser à la jeune fille une question qu’il ne se permettait pas de se formuler à lui-même. L’inexprimé n’en est pas moins torturant, surtout dans le bonheur. On n’est vraiment heureux qu’en l’étant avec toute son âme, et cet effort pour cacher à une fiancée adorée un point de sa sensibilité, lancinant et paroxystique comme une névralgie, eût empoisonné pour le jeune homme cette première et ravissante joie de ses accordailles, sans la dérivation forcée que lui imposait le règlement des derniers rapports entre l’enfant et sa famille. Il fallut d’abord qu’il le conduisit chez ses parents, devant le cercueil de son frère. Le père Nas était venu lui-même chercher son garçon à la bastide. Ce vieux tâcheron, intoxiqué d’alcoolisme, était arrivé comme hébété.

 

– « Faut qu’y lui dise adieu à ce pauv’Victor, tout d’même !… » avait-il suggéré après un aparté de quelques minutes, où il avait demandé à Couture un acompte sur le prix convenu entre eux pour le louage de son fils.

 

– « Vous ne venez pas aussi ? » avait-il ajouté. Le protecteur, pour ne pas quitter son protégé, avait accepté cette invitation dont le sens lui fut révélé bientôt par la soudaine éclipse du père.

 

– « J’ai une course à faire, » avait dit l’ivrogne, « je vous rejoindrai à la maison. » Il avait disparu dans la direction d’un bar dont il était l’habitué, avec l’évident projet de prélever, sur l’avance reçue, deux ou trois apéritifs de consolation, avant que la terrible femme qui gouvernait tout chez lui n’eût mis la main sur cet argent ! Pascal et Virgile continuèrent donc leur route seuls. Quand ils eurent gravi la ruelle caillouteuse qui conduisait, dans la ville haute, à la demeure de Nas, ils trouvèrent la porte barrée par un flot de gens qu’attirait la curiosité d’un si tragique événement. Ils s’écartèrent devant le frère, dont la pâleur et le trouble provoquèrent un murmure de commisération. « Coumo a de peino ! »[12] entendait murmurer autour de lui l’assassin par imprudence, qui n’osait pas lever les yeux. Quelle épreuve, et surtout d’entrer dans la chambre à coucher où se tenait Mme Nas, sa belle-mère à lui, mais la mère du mort. Celui-ci reposait sur le lit, habillé de ses plus beaux vêtements, et presque méconnaissable. Il était tout, enflé par son séjour de plus de soixante heures dans l’eau, verdâtre, et déjà décomposé. Des bouquets de narcisses et des branches de mimosas en fleurs, apportés par les voisins, s’amoncelaient autour du cadavre. Leur violent arôme n’empêchait pas qu’une écœurante fétidité ne remplît la pièce, où les commères du quartier défilaient les unes après les autres. Chaque fois qu’une visiteuse passait le seuil, Mme Nas recommençait de crier et de vociférer, comme si son désespoir se renouvelait avec chaque arrivée d’un nouveau témoin. Par ce besoin d’exaspérer des émotions vraies en les exprimant, qui est la tare de certaines natures méridionales, elle se faisait la comédienne de sa propre douleur. Elle souffrait pourtant avec toute sa chair, comme en témoignait le vieillissement de son masque. L’autre semaine, elle avait les trente-cinq ans de son extrait de naissance. Aujourd’hui, elle en avait quarante, cinquante. Elle n’avait plus d’âge. Elle avait été très jolie ; il lui restait de sa beauté une masse énorme de cheveux noirs et de grands yeux, noirs aussi, dont la flamme brûlait dans un visage amaigri par la mauvaise nourriture, tanné par le travail au grand soleil, et défiguré par la perte de plusieurs dents de devant, qui mettait comme un trou sombre dans sa bouche aux lèvres trop minces. Quand elle aperçut Virgile, un rictus crispa les coins de cette bouche méchante, et ses yeux dardèrent la haine ; mais il y avait un public, et ces signes d’une aversion presque animale, aperçus seulement par Couture et par celui qui en était l’objet, cédèrent la place aussitôt à un grand geste de démonstration théâtrale. Ses plaintes redoublèrent et devinrent des hurlements. De ses deux bras étendus, elle montra le lit au petit garçon qui tremblait de tout son corps. Il marcha, cependant, jusqu’auprès du cadavre de sa victime, poussé par Couture, qui le força de s’agenouiller, et, s’agenouillant lui-même, souffla tout bas au meurtrier :

 

– « Demande-lui pardon. »

 

Puis, se relevant en même temps que l’enfant, après une prière prolongée :

 

« « Hé bien ! madame Nas, » dit-il à la marâtre, « je vous l’emmène, n’est-ce pas ? Je lui commande son deuil. C’est entendu avec son père. »

 

– « Faites, monsieur Pascal, » repartit-elle durement. « Pour sûr que je n’ai pas le cœur à m’occuper de lui aujourd’hui. »

 

Elle ne put se retenir d’ajouter :

 

– « Le voir là, et qui ne pleure seulement pas ! »

 

– « Je vous le ramènerai pour l’enterrement, » reprit Couture, sans relever la phrase injurieuse. « Nas m’a dit que c’était à Saint-Louis, demain à neuf heures. »

 

– « Oui, » répondit-elle.

 

Et, comme d’autres visiteurs arrivaient, elle déchira l’air de ses sanglots avec une abondance de larmes qui semblait augmenter à mesure, au lieu de s’épuiser. À la faveur de cet afflux de gens, Pascal put emmener l’enfant dont le tremblement ne s’arrêtait pas, et qui, à peine dans la rue, supplia :

 

– « Allons-nous-en vite… Vous avez vu comme elle m’a regardé, Monsieur Couture. Si elle m’avait demandé, j’aurais tout dit. »

 

– « Il faut pourtant que tu la revoies, » insista Pascal, « et il faut que tu ne dises rien. »

 

– « Je ne sais pas si je pourrai, monsieur Couture. Quand elle est là… »

 

– « Il faut que tu puisses, à cause de moi. Oui, à cause de moi. Tu ne veux pas que j’aille en prison ? »

 

– « Vous, en prison ? »

 

– « Oui, moi, » dit Pascal, « pour faux témoignage. J’ai déposé que j’avais vu le père Brugeron ramasser la bicyclette, et je ne l’avais pas vu. J’ai menti, moi, Couture, à cause de toi, parce que j’ai cru que je pourrai faire de toi un honnête homme, si tu te repens et si je te garde. Conduis-toi en homme dès maintenant. Dis-toi que tu me dois le silence, et garde-le. »

 

– « Je penserai à vous, monsieur Couture, quand je serai devant elle. Et alors elle ne me fera pas peur. »

 

– « Pense surtout à ce que je t’ai déjà dit, que je veux avoir sauvé un honnête homme, » répéta Pascal.

 

– « Je serai un honnête homme, monsieur Couture. Je vous l’ai déjà promis et je vous le promets encore, » répondit l’enfant, et, prenant la main de son grand ami, il la lui baisa, en ayant soin de ne pas poser sa petite bouche sur le doigt blessé. Puis, câlinement :

 

– « Je ne vous ai pas fait mal, monsieur Couture ?… Vous verrez. Vous verrez. Vous ne regretterez pas de m’avoir pris, ni vous, ni Mme Laurence. »

 

– « Tu l’aimes bien, Mme Laurence ? » demanda Pascal.

 

– « Oh ! oui, » fit l’enfant avec la ferveur que ces petits êtres, tout spontanéité, apportent à l’effusion de leur reconnaissance.

 

Le jaloux eut au bord des lèvres une question. Allait-il la poser ?

 

– « Tu as dit, ce matin, qu’elle serait plus heureuse avec moi. Plus heureuse qu’avec qui ? »

 

Il regardait la grosse tête de Virgile, un peu engoncée entre ses épaules hautes. Dans cette boîte osseuse, allaient et venaient des images où Laurence était mêlée, les souvenirs de paroles entendues. S’il pouvait, lui, Pascal, voir ces images, connaître ces souvenirs, il saurait des choses qu’il ne savait pas, sur les rapports de sa fiancée et de ce Pierre Libertat, dont il avait tant cru qu’elle l’épouserait. Mais faire parler un enfant, qui ne se rend pas compte de la portée de ses phrases, – cet abus de confiance lui répugna trop. Non. La phrase d’inquisition ne serait pas prononcée, et, continuant de regarder l’enfant, il pensait, comme Laurence chez ses parents, quelques heures plus tôt :

 

– « On ne sait jamais tout de quelqu’un. C’est si triste ! »

 

Plus tard, la jeune fille et lui devaient, en se racontant tendrement leurs intimes réflexions durant ces jours-là, trouver une infinie douceur à cette ressemblance dans leurs façons de sentir. En ce moment, et jaloux, cette vision de la solitude où nous emprisonne notre ignorance du cœur d’autrui, accablait Couture. Cette mélancolie grandit encore dans le magasin de confections où il dut entrer avec le petit, pour lui acheter des vêtements de deuil. Il écoutait la marchande qui prenait mesure à l’enfant, et commentait l’accident de Victor, dans une si totale ignorance de la vérité ! Un soupçon, même le plus léger, l’aurait consterné, et cette illusion lui était douloureuse.

 

– « C’est-y malheureux, » disait cette femme, son mètre à la main ! « À son âge, perdre un frère si gentil, et comme ça !… Mais, aussi, donner un vélo à un gamin de onze ans !… Lève ton bras, mon petit. – Ce que j’en vois de ces gosses, sur ces sales machines !… Et ça court, ça court !… Faut les voir aux descentes… Ce qui m’étonne, moi, monsieur Couture, – lève ta tête, pour ton tour de cou, – ce qui m’étonne, c’est qu’il n’y en ait pas deux ou trois par jour qui se cassent les reins et la tête !… Ça vaudrait mieux, peut-être ; ça corrigerait les parents ! – Allons mon petit, quitte ton habit. Bon. Passe cette manche, cette autre. Boutonne-toi. Mets la ceinture… – C’est un amour, en noir, ce gosse, conclut-elle après avoir tiré par le bas le veston-blouse dont elle avait revêtu l’enfant. Et, tapotant les plis afin de les effacer : – « Regarde-toi dans la glace pour te consoler… Ah ! il en a du cœur, ce mignon. Ça se voit, monsieur Pascal. Ce n’est pas comme la petite Guigue, vous savez, celle qui a perdu sa maman, la semaine dernière. « Vous voyez mon chapeau, » qu’elle m’a dit, « madame Margaillon, je n’en ai jamais eu un si beau. » Et elle riait. Péchère ! Elle était heureuse, oui, heureuse, monsieur Pascal ! Et une si bonne maman !… Au lieu que celui-ci… Tiens, laisse-moi t’embrasser, pauvre bijou !… »

 

– « Non, nous ne savons rien les uns des autres, » se redisait Couture, le lendemain encore, en suivant le convoi de Victor, derrière le père Nas, qui, cette fois, donnait la main à Virgile.

 

La mère n’était pas venue, d’après la vieille coutume de quelques pays de Provence, où les plus proches demeurent au logis à se lamenter, pendant que l’on enterre les personnes qu’ils pleurent. Ils étaient les seuls dans le cortège, Pascal et l’enfant, à connaître la vérité sur la tragédie que représentait la mince et courte bière, drapée de blanc et parée de fleurs. Et puis, le souvenir de la soirée de la veille, passée auprès de sa fiancée sous les mimosas embaumés de la maison Albani, le faisait se répondre :

 

– « Mais si. Nous savons les caractères nous savons les cœurs, si nous ne savons pas les actes. Alors, nous devons croire que ces actes ont ressemblé aux cœurs et aux caractères. Ce qu’il y a de certain, c’est que Laurence, avant-hier, prenait le thé avec Mme Libertat. Le fils lui faisait la cour. Il ne la lui fait plus, puisqu’elle m’épouse, Ça, c’est certain aussi. Que se sera – t-il passé ?… Quelque affront de la mère, sans doute, ou du fils. Ces gens riches, avec nous autres, ça se croit tout permis. Alors, elle aura réfléchi. Elle se sera dit : « Pascal est un brave garçon. Il m’aime. Vaut mieux que je l’épouse. »

 

Cette explication, si peu conforme à la vérité, et pourtant si vraisemblable, achevait de navrer le jeune homme, au lieu de le consoler. Mentalement, il se comparait, lui le cultivateur boiteux, à l’élégant cavalier, et son monologue intérieur se prolongeait, tandis que le convoi entrait au cimetière, que le prêtre prononçait les dernières prières et que le cercueil descendait dans la fosse, où le terrible secret du fratricide s’ensevelissait pour toujours, lui aussi.

 

– « Oui, elle m’épouse ; mais c’est par pitié, parce qu’elle a vu comme je souffrais. C’est par raison. Hé bien ! Je l’aimerai tant, qu’il faudra bien qu’elle m’aime à la fin… Qu’elle m’aime ? On ne peut pas m’aimer. Surtout elle, une presque dame ! Elle était si gentille avec moi, hier soir. Mais c’était pour moi. Ce n’était pas pour elle. »

 

On le voit. Ce simple, ce primitif en arrivait, par la naturelle délicatesse de son cœur, à concevoir des susceptibilités sentimentales auxquelles il n’aurait pas su donner forme avec des mots. Mais il les éprouvait, et des résolutions romanesques s’ébauchaient dans cette âme de poète, enfermée dans ce corps disgracieux et dans cette condition si humble :

 

– « Pourvu qu’elle ne se repente pas, et qu’ensuite elle se considère comme liée d’honneur à ce mariage ! Hier, j’étais trop ému, je ne lui ai pas dit qu’elle restait libre de reprendre sa promesse, que je ne lui en voudrais pas, si elle le faisait. Il faut que je lui dise, avant que le mariage ne soit tout à fait annoncé, aujourd’hui. Et puis, je verrai ce qu’elle répondra… Je verrai ? Est-ce qu’on voit jamais ? Quand même, je dois lui dire ça. »

 

Il y avait, dans cette résolution, un peu de cet appétit du martyre pour ce qu’ils aiment, tendre et sublime folie des grands amoureux. Afin de l’exécuter plus vite, poussé aussi par le passionné désir de revoir Laurence et d’apaiser cette tempête d’idées par la réalité de cette chère présence, Couture, la cérémonie finie, se hâta vers la gare du chemin de fer du Sud, toujours suivi du garçonnet. Il avait bien calculé. Il arriva juste à temps pour monter dans le train. Quelques minutes plus tard, ils descendaient à la station de l’Almanarre.

 

– « Va m’attendre chez nous, » dit-il à Virgile, « et ôte ton costume pour travailler. Tu commenceras de biner les rosiers. »

 

Lui-même, d’une marche aussi rapide que le permettait son infirmité, il se dirigea vers la maison des Albani. Ce lui fut un saisissement, au sortir d’un petit bois d’oliviers, d’apercevoir à droite, et sur un étroit chemin de traverse, la silhouette de Laurence causant avec un homme à cheval, dans lequel il reconnaissait Libertat.

 

– « Elle ne lui a pourtant pas donné rendez-vous durant mon absence ! » pensa Pascal. « Je deviens fou. Ce n’est pas possible. »

 

Il pressa le pas vers le groupe avec cette autre idée, trop justifiée, que Laurence était l’objet d’une poursuite qu’elle n’avait pas provoquée. Le seul fait que les deux jeunes gens causassent ainsi dans un endroit découvert écartait toute hypothèse d’un rendez-vous clandestin. Qu’était-il donc arrivé ? Tout simplement que Pierre Libertat n’avait pas voulu considérer comme définitive la parole de rupture prononcée la veille par la jeune fille. Il avait passé plus de quarante-huit heures à lutter, par amour-propre, contre son besoin de la revoir et de tirer au clair le soupçon qui continuait de lui meurtrir l’âme.

 

– « Si elle m’a joué, » se disait – il, « je me vengerai. »

 

Sa jalousie s’exaspérait en méchanceté. Il gardait rancune à sa mère du malaise où il se débattait. Il n’avait pas dîné avec elle la veille, également incapable de se taire sur le sujet qui lui tenait au cœur, et de supporter que la dénonciatrice lui en parlât. Il était allé dans un des restaurants du port, hanté par des officiers. Il y avait retrouvé quelques camarades. Cette reprise de contact avec son ancien métier avait encore assombri son humeur. Après une nuit d’insomnie, une dépêche reçue de son écurie lui avait servi de prétexte à ses propres yeux pour prendre le train qui va de Toulon à Hyères. Il y avait lieu, en effet, d’examiner le cheval malade dont il avait parlé lors du thé, en vue d’une décision définitive. Le jeune homme avait eu le courage de choisir la grande ligne pour son voyage, au lieu de celle du Sud qui s’arrête à l’Almanarre. De la gare d’Hyères il était allé droit à son écurie, où l’attendait le vétérinaire. La consultation finie, il avait dit :

 

– « Sellez-moi Cyrano, je vais lui donner un temps galop. »

 

C’était le pur-sang sur lequel il se promenait d’habitude sous les beaux pins maritimes du Ceinturon, au pied desquels Victor était allé à cette cueillette des champignons, d’où il n’était pas revenu. Libertat s’était bien dirigé là, d’abord à grande allure. La vue de la chaussée lui avait rendu plus présente la scène du meurtre, telle que Laurence la lui avait racontée, puis, par association d’idées, Laurence elle-même. Irrésistiblement et sans tenir compte, cette fois, de son orgueil blessé, il avait trotté dans la direction de la campagne Albani. D’ailleurs, il avait imaginé un moyen d’amorcer la conversation, croyait-il, sans trop s’humilier. Comme il contournait le domaine, pour éviter la mère et la sœur, occupées derechef à nouer des bouquets dans un carré de violettes, il vit qu’une forme de femme sortait de la maison et marchait rapidement du côté opposé à celui où les travailleuses se tenaient accroupies. C’était Laurence, qui, désireuse de causer avec son fiancé, dés le retour de l’enterrement, se hâtait vers la bastide de Couture, sans soupçonner le menaçant voisinage du prétendant repoussé. Celui-ci connaissait assez la position respective des deux propriétés : celle des Albani et celle de son rival, pour deviner où allait la jeune fille. Un autre détour lui permit de gagner le mince sentier par où elle s’avançait, en s’abritant contre un rideau serré de noirs cyprès derrière lequel il l’attendit. Quand elle fut à portée, il déboucha de sa cachette, et fonça soudain sur elle, aussi vite que le permettait l’étroitesse du chemin, dressé en crête entre les cultures. Contraint de poser son sabot sur de véritables éboulis, Cyrano, nerveux comme un animal de race, bavait sur son filet, en secouant sa tête et dansant un peu. Libertat le calmait de la voix, et caressait de la main son encolure, toute moite du galop de tout à l’heure. Même à cette seconde d’extrême émotion, le sentiment de sa force et de son adresse donnait de l’arrogance à sa hautaine physionomie. Un rien de timidité eût peut-être touché Laurence. Contre cette expression-là, celle du dominateur, elle se raidit, et c’est de nouveau un visage fermé qu’il rencontra en face de lui, lorsqu’il l’aborda, en prononçant la phrase qu’il avait diplomatiquement préparée :

 

– « Mademoiselle, j’ai réfléchi. Ce malheureux enfant dont vous m’avez parlé, je m’en charge, et sans conditions, comme vous le désirez, sans autre renseignement. Je suis venu vous demander son nom, et, de ce pas, je vais à Collobrières m’entendre avec un de mes fermiers. Pour Cyrano, cette course est un jeu. »

 

– « Keep quiet, my boy. »

 

Le rusé personnage avait constaté, au cours de ses entretiens avec Laurence, qu’elle tressaillait toujours un peu, quand elle entendait parler anglais. – Elle revoyait lady Agnès. – Cette fois, elle parut insensible aux réminiscences qu’il avait cru adroit d’évoquer. Froidement, avec un air de dignité qui révélait un parti pris de le tenir à distance, elle répondit :

 

– « Je vous remercie, monsieur Libertat, mais tout est arrangé, maintenant. M. Pascal Couture garde le petit. Je n’en suis pas moins très sensible à votre offre. Je ne vous fais pas l’affront de vous rappeler votre parole, à propos de lui et de son malheur. Je compte sur votre absolue discrétion. »

 

Tandis qu’elle parlait, une nervosité gagnait le jeune homme. Il esquissa, malgré lui, un geste d’impatience, dont le contre-coup sur les barres trop tendres de sa bête la fit danser et se défendre.

 

– « Voyons, voyons, Cyrano… » dit-il en raccourcissant ses rênes et retenant l’animal. « Décidément, » continua-t-il avec un sourire, « il n’y a pas que les dames de susceptibles. »

 

Et, s’adressant plus directement à Laurence :

 

– « Ne parlons donc plus de ce petit garçon… Je suis venu pour vous dire une autre chose : c’est que vous m’avez mal quitté, hier, mademoiselle, et que j’en ai eu beaucoup de peine. »

 

– « Ne continuez pas à me parler sur ce ton, monsieur Libertat, » interrompit-elle. « Je n’ai pas, je n’ai plus le droit de vous écouter. »

 

Dans ce passage du : « Je n’ai pas » au : « Je n’ai plus, » elle avait mis une énergie qui soulignait encore la différence des deux phrases. Elle regarda le jeune homme en face, et, simplement :

 

– « Depuis hier, je suis fiancée, » dit-elle.

 

– « Avec M. Couture, sans doute ? » fit-il ironiquement.

 

– « Avec M. Couture. »

 

C’était la minute même où Pascal sortait du petit bois d’oliviers. Comme il apercevait Libertat, Libertat l’aperçut.

 

– « Hé bien ! » dit-il en ramassant son cheval d’un si brusque mouvement que celui-ci se cabra tout à fait, « vous l’épouserez peut-être, mais vous épouserez quelqu’un que j’aurai cravaché. »

 

L’inqualifiable menace qu’il proférait ainsi s’accompagnait d’une expression sinistre de ses traits, décomposés par la secousse de la colère. L’amour contrarié au délire, quand il est uniquement fait de désir. Le jeune homme riche, très vaniteux au fond de sa noble et historique origine, n’avait jamais eu pour la fille d’Antoine Albani qu’un sentiment de cet ordre. La résistance de la jolie enfant avait surexcité cette fantaisie chez lui jusqu’à la passion, mais une passion toute physique. La vérité du motif qui l’avait poussé à l’offre du mariage se révélait à cette minute. Le brutal égoïsme du mâle irrité se manifestait par cet éclat de sauvagerie qui allait le précipiter à une action immédiate. La jeune fille le comprit, et, d’instinct, opposant à cette démence le calme qui dompte les frénétiques :

 

– « Non, monsieur Libertat, » dit – elle simplement, « vous ne ferez pas cela. »

 

– « C’est ce que vous allez voir, » rugit-il.

 

– « Vous ne ferez pas cela, » répéta-t-elle, « parce que vous êtes un Monsieur, d’abord, et parce que vous n’êtes pas un lâche. »

 

– « Je ne suis pas un Monsieur, » répondit-il, « je suis quelqu’un à qui l’on prend la femme qu’il aime et qui se venge. »

 

– « Arrête-toi, Pascal, » cria Laurence à Couture qui s’approchait en courant, et qu’elle voyait d’un coup d’œil, jeté en arrière, à cent pas à peine. Elle avança vers le cavalier furieux, si près que les naseaux du cheval étonné reniflaient contre sa poitrine.

 

– « Écartez-vous, » commanda Pierre ; « mais écartez-vous !… »

 

– « Vous me passerez sur le corps avant de le toucher… »

 

Ramassant une pierre, elle la leva en ajoutant, un rire de mépris aux lèvres, maintenant, et dans le rude langage d’une fille du peuple :

 

– « C’est du propre, pour un officier, de se battre avec une femme qui défend son homme. »

 

Au même instant, on entendit la voix un peu essoufflée, mais ferme, de Couture, qui arrivait plus vite encore, au lieu d’obtempérer à la prière de Laurence. Les derniers mots de sa fiancée lui étaient parvenus, et il criait à son tour :

 

– « Qu’est-ce que vous me voulez, monsieur Libertat ? »

 

Pierre avait pâli, à croire qu’il allait s’évanouir. Ses paupières battirent sur ses yeux, dans un spasme de lutte intérieure. Le courage de la jeune fille, la fière attitude du jardinier, qui contrastait d’une façon si humiliante avec son propre égarement, cet appel à son passé d’officier, la bassesse de cette agression d’ont la vilenie apparaissait plus ignominieuse devant le geste de défense de ce frêle bras dressé contre la tête du cheval et la boiterie du rival ainsi menacé – tout rendait la raison à l’insensé. Il s’était repris. Dans le sursaut de son honneur enfin retrouvé, son visage changea. Une ondée de sang revint à ses joues et à son front. Il avait honte. Avec la même brusquerie qu’il avait eue, tout à l’heure, pour brandir sa cravache, il jeta cette cravache très loin dans le champ, à sa droite. Puis, d’une voix rauque, tant cette révolution de tout son être lui serrait la gorge, et sans répondre à Couture :

 

– « Mademoiselle, » dit-il, « je viens d’être fou. Je vous demande pardon. Oubliez-le. »

 

Il faisait reculer son cheval en parlant, faute d’espace pour tourner sur la mince crête. Pendant cinq minutes, Laurence et Pascal le virent qui contraignait ainsi la bête, écumante et nerveuse, à se retirer jusqu’au terre-plein où le cavalier put enfin faire volte-face, et il partit à toute bride.

 

– « Laurence, » demanda Pascal après un silence, « il avait donc dit qu’il t’aimait ? »

 

– « Oui, » fit Laurence, « avant-hier. Il m’avait demandé d’être sa femme. »

 

– « Et tu m’as préféré ? » interrogea-t-il.

 

– « Non, » répondit-elle d’un accent profond. Elle le regardait avec des yeux où passait toute son âme, si longtemps troublée par les contradictions de sa destinée, si partagée entre les mirages de la vie que lui avait fait mener la dangereuse charité de sa protectrice et les conditions réelles de son sort. Tout était simple dans cette âme, à présent, tout était clair. Elle avait compris que cette délicatesse des choses, tant goûtée par elle chez lady Agnès, n’était que la transposition d’une autre délicatesse : celle du cœur. Cette délicatesse-là, elle la rencontrait, vivante et complète, dans cet humble camarade de son enfance, et, continuant de le contempler avec une émotion attendrie, elle répéta :

 

– « Non, je ne t’ai pas préféré. Je t’ai aimé. »

 

Et Pascal comprit qu’elle disait vrai.

 

Février-septembre 1919.

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2007

 

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[1] On nomme à la ville un gouverneur – qui se taxa à deux livres par jour.

[2] Elle a toujours été toquée.

[3] « Allons ! Nore, toi qui chantes si bien, – toi qui, quand tu le veux, émerveilles l'ouïe... »

(Mireille, chant II.)

[4] Terme d’amitié : ma petite.

[5]  Pas besoin d’accepter des invitations dans la semaine. Faut travailler.

[6]  « Allons lentement, allons lentement. – Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain. »

[7] « Mais sur la montagne – Manger des châtaignes – Vaut mieux que l’amour sans la liberté. »

[8] Mot patois : pour Joli cœur.

[9] En patois : un cherche-querelle.

[10] « Je ne suis pas si souche que ça. »

[11] Ce terme, presque intraduisible en français, et qui signifie cure par l’esprit, désigne le procédé des Chrétiens Scientistes, qui prétendent guérir les troubles physiques ou moraux par l’entier abandon à Dieu. Les lecteurs curieux de ces problèmes trouveront dans l’admirable livre de William James : l’Expérience religieuse, un commentaire de cette formule, à la page 92 de l’édition française. (Alcan.)

[12] Comme il a de la peine !