Wilkie Collins

 

 

 

C’ÉTAIT ÉCRIT !

 

 

 

Première publication 1889
Traduction de Hephell, Librairie Hachette et cie 1892

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 6

II. 9

III. 14

IV.. 15

V.. 19

VI. 25

VII. 28

VIII. 32

IX.. 35

X.. 39

XI. 42

XII. 46

XIII. 50

XIV.. 54

XV.. 59

XVI. 64

XVII. 69

XVIII. 73

XIX.. 78

XX.. 82

XXI. 84

XXII. 89

XXIII. 94

XXIV.. 98

XXV.. 100

XXVI. 102

XXVII. 105

XXVIII. 108

XXIX.. 112

XXX.. 115

XXXI. 118

XXXII. 122

XXXIII. 126

XXXIV.. 129

XXXV.. 132

XXXVI. 136

XXXVII. 139

XXXVIII. 142

XXXIX.. 146

XL.. 149

XLI. 152

XLII. 155

XLIII. 159

XLIV.. 163

XLV.. 167

XLVI. 171

XLVII. 174

XLVIII. 178

XLIX.. 182

L.. 185

LI. 188

LII. 194

LIII. 198

LIV.. 203

LV.. 205

LVI. 208

LVII. 211

LVIII. 214

LIX.. 215

LX.. 220

LXI. 227

LXII. 230

LXIII. 233

LXIV.. 238

LXV.. 241

LXVI. 250

LVXII. 253

LXVIII. 257

LXIX.. 260

LXX.. 265

LXXI. 271

LXXII. 275

LXXIII. 281

LXXIV.. 284

ÉPILOGUE.. 287

À propos de cette édition électronique. 291

 

I

En 1881, par une matinée brumeuse et peu après le lever du soleil, Denis Howmore fut réveillé en sursaut par ces mots prononcés à voix haute à travers la porte :

 

« Le patron veut vous parler sur-le-champ. »

 

L’individu chargé de ce message connaissait à coup sûr les lieux, car, arrivé en haut de l’escalier, il s’était arrêté droit devant la chambre à coucher de Denis Howmore, premier clerc de sir Giles Montjoie, banquier à Ardoon, jolie petite ville d’Irlande.

 

Il se lève aussitôt, s’habille en deux temps, prend ses jambes à son cou et se dirige vers le faubourg où demeure son patron.

 

La physionomie de sir Giles trahissait les soucis et même l’anxiété. Sur son lit, l’on voyait une lettre ouverte ; son casque à mèche, posé de travers sur sa tête, témoignait d’une grande agitation ; oubliant, dans sa précipitation, jusqu’aux règles ordinaires de la politesse, sir Giles se borna à répondre au « Bonjour, monsieur », du maître clerc :

 

« Denis, je vais vous charger d’une chose qui exige autant de promptitude que de discrétion.

 

– S’agit-il d’une affaire à traiter, monsieur ?

 

– Sotte question ! interrompit sir Giles en faisant un haussement d’épaules. Il faut que vous ayez perdu la tête, ma parole d’honneur, pour supposer qu’on puisse s’occuper d’affaire dès le patron-Jacquet. Voyons, venons au fait : la première borne milliaire, sur la route de Garvan, vous est-elle connue ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Parfait. Eh bien ! fit-il d’une voix brève, transportez-vous là, et après vous être assuré que personne ne surveille vos faits et gestes, regardez derrière cette borne et, si vous y découvrez un objet qui paraisse avoir été laissé là intentionnellement, apportez-le-moi au plus vite ; rappelez-vous que j’attends votre retour avec une impatience sans égale. »

 

Pas un mot ne fut ajouté à ces étranges recommandations.

 

Aussitôt dit, le maître clerc détale rapidement. Les tendances nationales de l’Irlande aux conspirations et même aux assassinats, servaient de thème à ses réflexions. Sir Giles, pensait-il, ne jouit pas d’une grande popularité ; l’on sait qu’il paie ses impôts sans récriminer et, autre circonstance aggravante, qu’il cite même avec complaisance, ce que l’Angleterre a fait en faveur de l’Irlande depuis cinquante ans. Il se disait encore, chemin faisant, que, si l’objet en question semblait suspect, il aurait soin de se garer sur la route, des coups de fusil dont on pourrait le saluer au passage.

 

Arrivé à la borne milliaire, il aperçoit par terre, un tesson. Un instant, Denis hésite. Il se livre à des calculs et tire des conclusions. Une babiole d’aussi mince importance pouvait-elle avoir le moindre rapport avec les instructions de son patron ? D’autre part, l’ordre qu’il avait reçu, était aussi péremptoire dans le fond que dans la forme. Bref, tout pesé, il ne vit qu’une seule chose à faire : se résigner à l’obéissance passive, au risque d’être reçu par sir Giles comme un chien dans un jeu de quilles, lorsqu’il le verrait arriver ce tesson à la main.

 

Or, cette crainte ne se réalisa point et après l’avoir tourné et retourné, sir Giles avertit Denis qu’il allait le charger d’une autre mission, sans condescendre sur cette énigme.

 

« Si je ne me trompe, ajouta-t-il, les portes de la bibliothèque publique ouvrent à neuf heures. Soyez-y à l’heure tapante. » Puis, il fit une pause, considéra la lettre ouverte sur son lit et dit : « Vous demanderez le troisième volume de Gibbon sur la chute de l’empire romain, vous l’ouvrirez à la page 78 et, au moment où le gardien aura le dos tourné, si vous avisez un morceau de papier entre cette feuille et la suivante, vous me l’apporterez. Rappelez-vous que je me meurs d’impatience jusqu’à votre retour. »

 

D’ordinaire, le maître clerc n’avait garde d’insister sur les égards dus à sa personne, mais comme ce maître clerc était doublé d’un galant homme, ayant conscience de la considération à laquelle sa situation lui donnait droit, il perdit patience. Le mutisme blessant de son patron, qu’aucun mot d’excuse ne vint compenser, lui arracha la protestation suivante :

 

« Il m’est très pénible, sir Giles, je ne vous le cache pas, de voir que vous ne me tenez plus dans la même estime ; après avoir été chargé par vous de la surveillance de vos clercs et de la direction de vos affaires, je me croyais en droit de mériter votre confiance pleine et entière ! »

 

Le banquier à son tour, piqué au jeu, riposta :

 

« D’accord ! je suis le premier à respecter vos droits, lorsqu’il s’agit de votre autorité dans mon étude, mais, à l’époque où nous vivons, époque de lutte ouverte entre le patron et l’employé, il est une chose, cependant, que celui-là n’entend pas abandonner à celui-ci : c’est le privilège de garder pour lui-même ses propres secrets. Je ne sache pas que ma conduite envers vous justifie en rien vos plaintes ! »

 

Sur ce, Denis, remis à sa place, salue et s’esquive.

 

Cette humilité apparente impliquait-elle que Denis se soumettait ? Non, puisqu’il en était arrivé, au contraire, à cette conclusion, qu’un jour ou l’autre, le secret de sir Giles Montjoie cesserait d’être un mystère pour lui.

 

II

Se conformant ponctuellement aux instructions de son patron, Denis consulte le troisième volume de l’importante histoire de Gibbon et trouve effectivement entre les pages 78 et 79, une feuille de papier de fabrication raffinée, perforée d’une quantité de petits trous de différentes dimensions. S’étant emparé subrepticement de ce curieux document, Denis se mit à réfléchir. Un morceau de papier percé d’une façon inintelligible, était en lui-même chose suspecte. Or, en Irlande, avant la suppression de la ligue agraire, qu’est-ce que ce fait devait suggérer à un esprit investigateur, sinon l’idée de la police ?

 

Avant de rentrer chez son patron, Denis alla voir l’un de ses vieux amis, journaliste de profession, homme d’expérience et de grande érudition. Il le pria d’examiner le singulier morceau de papier et de découvrir avec quel instrument on l’avait pu perforer de la sorte. Ce lettré se montra digne, en tout point, de la confiance qu’on lui témoignait, si bien qu’en quittant les bureaux du journal, Denis, bien et dûment éclairé, était prêt à fournir des informations à sir Giles. Poussant un soupir de soulagement, il s’écria d’une façon irrévérencieuse : maintenant, je le tiens !

 

Le banquier, ébaubi, tournait la tête de droite à gauche, les yeux fixés tantôt sur le maître clerc, tantôt sur le morceau de papier. Soudain, il dit :

 

« Ma foi, je n’y comprends rien, et vous ? »

 

Denis, tout en conservant un air humble, demanda la permission de considérer un instant le document. Peu après, il prononça ces mots :

 

« Attendez encore un ou deux jours et le mystère sera probablement éclairci. »

 

Le lendemain, aucun fait ne se produisit, mais le surlendemain, une seconde lettre vint mettre la patience, déjà très ébranlée de sir Giles Montjoie, à une épreuve nouvelle.

 

L’enveloppe même présentait une énigme. Le timbre portait : Ardoon. Autrement dit, le correspondant, ou son complice, s’était servi du facteur comme d’un commissionnaire, attendu que le bureau de poste n’était distant que d’une minute de marche de la maison de banque.

 

Cette fois, les caractères illisibles semblaient tracés par la main d’un fou. Les mots mutilés d’une façon barbare et les phrases incohérentes n’avaient ni queue ni tête. Vaincu par la force des circonstances, sir Giles fit enfin à son clerc l’honneur de ses confidences.

 

« Commençons par le commencement, dit-il. Voilà la lettre que vous avez vue sur mon lit, quand je vous ai mandé pour la première fois. Je l’ai trouvée sur ma table à mon réveil, et j’ignore qui l’y a mise. Veuillez en prendre connaissance. »

 

Denis lut ce qui suit :

 

« Sir Giles Montjoie, j’ai à vous faire une communication qui intéresse au plus haut degré l’un des membres de votre famille ; mais avant de rien révéler, il me faut une garantie de votre bonne foi. En conséquence, je vous prie de remplir les conditions suivantes et cela au plus vite. Je n’ose vous donner ni mon adresse, ni signer mon nom, car la moindre imprudence de ma part pourrait avoir des conséquences fatales pour l’ami dévoué qui écrit ces lignes. Si vous dédaignez de prendre cet avis en considération, vous le regretterez toute votre vie. »

 

Inutile de rappeler les conditions auxquelles la lettre faisait allusion ; elles avaient été remplies le jour de la découverte de l’objet cité plus haut. Primo : le tesson derrière la borne milliaire ; secondo : la feuille perforée entre les pages de l’histoire de Gibbon !

 

Sir Giles, un nuage au front, avait déjà conclu qu’il s’agissait d’un complot contre sa vie et peut-être aussi contre sa caisse. Le maître clerc en homme avisé, désignant du doigt le papier perforé et le grimoire illisible reçu le matin, s’écria :

 

« Ah ! si nous pouvions réussir à déchiffrer le tout, vous seriez mieux fondé à débrouiller les choses et à les tirer au clair.

 

– C’est juste ; mais qui peut être assez habile pour cela ? dit le banquier.

 

– En tout cas, j’essaierai, monsieur, si vous m’autorisez à tenter la chose. »

 

Sans sonner mot, sir Giles fit un signe de tête affirmatif. Trop prudent pour dévoiler d’emblée l’information qu’il avait préalablement obtenue, Denis ne se décida qu’après plusieurs tentatives à faire sa communication à qui de droit.

 

Prenant la feuille perforée, il la plaça délicatement sur la page couverte de caractères illisibles : mots et phrases parurent alors au travers des trous, très correctement écrits et orthographiés. Voici en quels termes l’expéditeur s’adressait à sir Giles : « Je tiens à vous remercier, monsieur, de vous être conformé aux conditions que je vous ai dictées. Désormais, je ne saurais suspecter votre bonne foi. Toutefois, il est possible que vous hésitiez à accorder votre confiance à quelqu’un qui ne peut vous mettre dans le secret de ses confidences. La position périlleuse où je suis placé m’oblige à attendre encore deux ou trois jours avant de vous fixer un rendez-vous. Surtout, prenez patience et, sous aucun prétexte, ne demandez aide et protection à la police. »

 

« Ces derniers mots, déclara sir Giles, sont concluants. En réalité, plus tôt je serai sous la protection de la loi, mieux cela vaudra. Portez ma carte aux bureaux de la police.

 

– Puis-je auparavant vous dire un mot, monsieur ?

 

– Quoi ? cela signifie que vous ne partagez pas mon opinion ?

 

– Parfaitement.

 

– En conscience, Denis, vous êtes entêté comme un casque et votre obstination augmente tous les jours. Voyons, tâchons d’éclaircir l’affaire. Quelle est, d’après vous, la personne que désignent ces diablesses de lettres ? »

 

Le maître clerc lut la phrase du commencement : « sir Giles Montjoie, j’ai à vous faire une communication qui intéresse au plus haut degré l’un des membres de votre famille ». Denis répéta ces mots d’un ton emphatique et en articulant bien chaque syllabe : l’un des membres de votre famille ? Son patron, l’air ébahi, fixait sur lui des yeux hagards.

 

« L’un des membres de ma famille ? répétait-il de son côté. Que diable ! je suis un vieux célibataire endurci et je ne me connais pas de famille.

 

– Mais vous avez un frère, monsieur ?

 

– Il est en France, loin, bien loin des misérables qui me poursuivent de leurs menaces. Ah ! que ne suis-je avec lui plutôt qu’ici !

 

– Il ne faut pourtant pas, non plus, sir Giles, oublier les deux fils de votre frère, dit le clerc d’un ton calme.

 

– Même de ce côté, rien ne peut, je le sais, me donner la moindre inquiétude. Mon neveu Hugues est à Londres et n’a reçu, que je sache, aucune mission politique. J’espère apprendre prochainement son mariage, si la plus jolie et la plus excentrique des misses anglaises consent à agréer ses vœux ; en somme, tout cela ne me semble pas effrayant ?

 

– J’entends seulement parler, monsieur, de votre autre neveu. »

 

Sir Giles fit un mouvement de corps en arrière, s’esclaffa de rire, puis s’écria :

 

« Allons donc ! Arthur en danger ! lui, le garçon le plus inoffensif du monde. Le seul reproche qu’on lui puisse adresser, c’est de perdre son argent à faire de l’agriculture à Kerney.

 

– Mais, je vous ferai remarquer, se hâta de dire Denis, qu’à l’heure qu’il est, personne ne voudrait recevoir de l’argent de sa main. J’ai rencontré hier au marché des amis de M. Arthur. Votre neveu est boycotted !

 

– Ma foi, tant mieux ! s’écria l’obstiné banquier ; cela le guérira de faire de l’agriculture envers et contre tous. C’est par trop bête ! De guerre lasse, vous verrez qu’il finira par venir occuper la place que je lui destine dans mon bureau.

 

– Que le ciel vous entende ! » s’écria Denis avec chaleur.

 

Cette exclamation produisit sur sir Giles un grand effet. Regardant son interlocuteur avec étonnement, il reprit d’un ton interrogateur :

 

« Pour l’amour de Dieu, avez-vous appris quelque chose que vous m’ayez caché ?

 

– Non pas, mais je me rappelle simplement un fait que vous avez, je crois – pardonnez la liberté grande, – totalement oublié.

 

« Le dernier fermier à Kerney est parti en mettant la clef sous la porte. En conséquence, M. Arthur a dû prendre une ferme evicted. J’ai donc la conviction bien arrêtée, poursuivit le maître clerc en s’échauffant, que la personne qui vous a écrit ces lettres, connaît M. Arthur, sait pertinemment que votre neveu court des dangers, et essaie de lui sauver la vie – en faisant appel à votre influence, – au risque de compromettre sa propre sécurité. »

 

Secouant la tête, sir Giles reprit :

 

« Voilà ce que j’appelle chercher midi à quatorze heures ! Si ce que vous dites est vrai, pourquoi l’auteur de ces lettres anonymes ne s’est-il pas adressé à Arthur plutôt qu’à moi ? Cet individu apparemment le connaît.

 

– C’est juste. Eh bien alors ? »

 

Sans se rebuter, Denis reprit :

 

« Quand on connaît le pèlerin, l’on sait que, bien que doué de toutes sortes de bonnes qualités, le jeune homme est un braque ; de plus, il est têtu et téméraire comme pas un et si quelqu’un prétend qu’il est en péril dans sa ferme, c’est une raison pour qu’il s’y incruste ! Vous, monsieur, vous avez au contraire la réputation bien établie d’être prudent, clairvoyant et discret. » À cette énumération flatteuse, il aurait encore pu ajouter : poltron, entêté, obtus et outrecuidant. Or, l’espèce de culte qu’il rendait depuis des années à son supérieur, avait fini par envelopper son jugement d’un voile épais. Si un homme naît avec le cœur d’un lion, un autre peut naître avec l’esprit d’une mule ; or, le patron de Denis appartenait à l’une de ces deux catégories…

 

« Très bien parlé ! répondit sir Giles en se rengorgeant. Le temps nous apprendra si un individu d’aussi peu d’importance que mon neveu court ou non le risque d’être assassiné ! Tout beau, Denis ! Cette allusion à l’un des membres de ma famille, n’est qu’un biais destiné à me jeter sur une fausse piste. Le rang, l’influence sociale, et mes principes inébranlables, ont fait de moi un homme de notoriété publique. Allez, je vous prie, de ce pas, demander au chef de la police qu’il m’envoie tout de suite un policeman ayant déjà fait ses preuves. »

 

Le bon Denis Howmore se dirigea alors du côté de la porte. Avant qu’il eût atteint l’autre extrémité de la pièce, l’un des employés de la banque vint prévenir sir Giles que miss Henley désirait le voir.

 

Agréablement surpris, le banquier se lève allègrement, les deux mains tendues vers la jeune fille.

 

III

Quand Iris Henley viendra à mourir, elle laissera, selon toute probabilité, des amis qui se la rappelleront et aimeront à en parler.

 

Les femmes, en particulier, seront prises de curiosité en entendant discourir sur cette étrange créature, mais personne ne pourra leur en donner une idée nette et précise. Son charme principal consiste en une mobilité d’impression qui reflète toutes les sensations d’une nature féminine, délicate, douce, sensible, vague, flottante, ondoyante et diverse !

 

Par cela seul, il ne saurait exister la moindre ressemblance entre les différents portraits d’Iris Henley. Seuls, les amis intimes du peintre consentent, par condescendance pour son talent, à convenir de la ressemblance. À Londres et en province, on l’a photographiée en maintes occasions. Or, ces images, toutes dissemblables, ont l’insigne honneur de rappeler sous ce rapport, les portraits de Shakespeare, lesquels offrent cette particularité singulière, d’être tous absolument différents. Le souvenir qu’Iris laissera à ceux qui l’ont connue, sera de même rempli de contradictions. Quel charmant visage ! Somme toute, un peu banal. – Ah ! le joli ovale ! – Mais avec un teint médiocre, blafard et pourtant transparent, son regard trahissait une nature emportée, un cœur tendre, une volonté ferme, une sensibilité maladive, une bonne foi inébranlable, et hélas ! aussi, un entêtement phénoménal !

 

Elle était peut-être un peu brève de taille ? Non pas ; ni trop grande ni trop petite ; élégante, quoique habillée pauvrement. Dites plutôt, d’une simplicité voulue, recherchée, théâtrale parfois, avec l’intention visible de se distinguer toujours du commun des martyrs.

 

Au demeurant, ce frêle spécimen des contradictions humaines excitait-il, oui ou non, la sympathie ? l’on pouvait répondre affirmativement au nom du sexe masculin, mais, toutefois, en faisant des réserves : lui témoigner plus d’affection eut été une conduite cruelle. Quand la pauvre enfant s’est mariée (s’est-elle réellement mariée ?) en est-il parmi nous à avoir assisté à la cérémonie ? non, pas un seul. Quand elle est morte, combien l’ont regrettée ? tous, sans exception. Quoi ! toutes les divergences d’opinion se sont-elles donc écroulées devant sa tombe ? Oui, et que Dieu en soit béni !

 

Retournons en arrière et laissons la parole à Iris, alors que, encore dans la fleur de l’âge, elle avait devant elle une carrière orageuse à fournir.

 

IV

Sir Giles, parrain de miss Henley, pouvait passer pour un être privilégié. Posant ses mains velues sur les épaules de sa filleule, il l’embrassa sur les deux joues. Après ces démonstrations de tendresse, il demanda par suite de quelles combinaisons extraordinaires elle s’était décidée à quitter Londres, pour venir lui rendre visite à sa maison de banque d’Ardoon ?

 

« J’avais la volonté bien arrêtée de m’éloigner de la maison paternelle, répondit Iris Henley ; n’ayant personne à aller voir, j’ai pensé à mon parrain, et me voilà.

 

– Toute seule ? s’écria sir Giles.

 

– Non pas, avec ma femme de chambre.

 

– Rien qu’elle, hein ? Vous avez sûrement des camarades parmi les jeunes filles de votre rang ?

 

– Des connaissances, oui, des amies, non.

 

– Votre père a-t-il approuvé votre plan ? demanda le banquier en regardant attentivement son interlocutrice.

 

– Voulez-vous m’accorder une faveur, parrain ?

 

– Oui, si c’est chose possible.

 

– Eh bien ! n’insistez pas sur ce point délicat », répondit-elle.

 

La légère coloration, qui s’était répandue sur le visage de la jeune fille au moment de son entrée dans la pièce, s’était dissipée tout à coup. Ses lèvres serrées révélaient cette volonté inébranlable qui provient, le plus souvent, du sentiment de ses torts. En somme, elle paraissait avoir dix ans de plus que son âge.

 

Sir Giles la comprit, il se lève, arpente la chambre de long en large, puis soudain, il s’arrête. Enfonçant ses mains dans ses poches, il dit d’un ton interrogateur, en dévisageant sa filleule.

 

« Je gage que vous aurez eu une nouvelle querelle avec votre père ?

 

– Je n’en disconviens pas, répondit la jeune Iris.

 

– Qui a tort de vous deux ?

 

– La femme a toujours tort, répondit-elle, un sourire triste effleurant ses lèvres.

 

– Est-ce votre père qui vous a dit cela ?

 

– Mon père s’est borné à me rappeler que j’ai atteint ma majorité depuis quelques mois et que je suis libre d’agir à ma guise, je l’ai pris au mot, et me voilà.

 

– Vous comptez retourner sous le toit paternel, hein ?

 

– Ah ! quant à cela, je n’en sais rien », dit miss Henley d’un ton sérieux.

 

Sir Giles recommença alors à marcher de long en large. Sa physionomie atrabilaire révélait les luttes et les épreuves de son existence.

 

« Hugues, dit il, m’avait promis de m’écrire, mais il n’a pas tenu sa promesse Je sais ce qu’il faut inférer de son silence, et pourquoi et comment, vous avez fait sortir votre père des gonds, mon neveu a demandé votre main pour la seconde fois et pour la seconde fois vous l’avez éconduit ! »

 

Le visage d’Iris se détendit, un air de jeunesse et de grâce l’embellit de nouveau.

 

« Vous l’avez dit », fit-elle d’un ton triste et soumis.

 

Sir Giles, perdant patience, s’écria :

 

« Que diable avez-vous donc à reprocher à Hugues ?

 

– C’est bien là ce que mon père m’a demandé et presque en termes identiques. Quand j’ai essayé de lui donner les raisons qui m’ont décidée à l’éconduire, il s’est emporté, or, je ne veux pas risquer de vous mettre en colère à votre tour. »

 

Sans paraître écouter la jeune fille, son parrain poursuivit :

 

« Voyons, Hugues n’est-il pas un excellent garçon, au cœur affectueux et aux nobles sentiments ? Et un bel homme par-dessus le marché !

 

– Tout cela est l’exacte vérité ; j’avoue qu’il m’inspire de la sympathie, voire de l’admiration ; je dois à sa bonté pour moi, je le reconnais, quelques-uns des meilleurs jours de ma triste existence et je lui en ai une profonde reconnaissance.

 

– Parlez-vous sérieusement ? demanda sir Giles.

 

– Très sérieusement.

 

– Alors votre décision est inexcusable. Je déteste qu’une jeune femme fasse le mal pour le mal. Pourquoi, diable, n’épousez-vous pas Hugues ?

 

– Ah ! que ne pouvez-vous, en regardant dans votre âme, lire dans la mienne. Hélas ! Hugues ne peut m’inspirer d’amour ! »

 

Le timbre de la voix d’Iris était plus expressif que ses paroles mêmes.

 

Le mystère douloureux de sa vie était connu également de son père et de son parrain.

 

« Enfin, nous y voilà ! fit le banquier d’un ton rébarbatif ; vous convenez que vous ne pouvez aimer mon neveu, mais sans dire le motif de votre détermination ; la douceur de votre nature répugne à l’idée d’exciter ma colère. Tenez, Iris, sans y aller par quatre chemins, je vais vous dire le nom de son heureux rival : c’est lord Harry ! »

 

La jeune personne s’observa si bien, que rien en elle ne vint confirmer les paroles de son parrain ; elle se borna à incliner la tête et à croiser les mains. Une résignation inébranlable à tout supporter, semblait lui raidir le corps, mais c’était tout.

 

Sir Giles, résolu à ne pas épargner sa pupille, poursuivit :

 

« Que diantre ! il est avéré que vous n’avez pas encore triomphé de votre folie pour ce vagabond qui vous a ensorcelée. Où qu’il aille, soit dans les lieux mal famés, soit avec des gens de sac et de corde, votre cœur le suit partout. Malheureuse enfant ! n’êtes-vous pas honteuse d’un attachement pareil ?

 

– Que Harry soit un pilier de tripot, un panier percé, que sa conduite à l’avenir soit pire que dans le passé, c’est très possible. Je me décharge sur ses ennemis du soin de mesurer la profondeur de l’abîme où l’ont précipité sa mauvaise éducation et la mauvaise société qu’il a fréquentée ; mais je certifie qu’il a des qualités qui rachètent ses défauts. Malheureusement, les gens de votre acabit, fit Iris d’un ton dédaigneux, ne sont pas assez bons chrétiens pour être bons juges. Grâce à Dieu ! il lui reste des amis qui sont moins sévères que vous. Votre neveu est de ce nombre ; les lettres que Arthur m’écrit en font foi. Accablez lord Harry de reproches, si bon vous semble : dites qu’il est un gaspilleur de temps et d’argent, moi, je répéterai, de mon côté, qu’il est capable de repentir et un jour – trop tard malheureusement – il justifiera mes pronostics. Nous sommes séparés pour toujours probablement. Je ne saurais songer à devenir sa femme. Eh bien ! c’est le seul homme que j’aie jamais aimé et que j’aimerai jamais ! Si cet état d’esprit vous semble impliquer que je suis aussi perverse que lui, ce n’est pas moi qui vous contredirai. Existe-t-il une créature humaine qui ait conscience de ses défauts ?

 

« Avez-vous eu des nouvelles de Harry depuis peu, mon parrain ? »

 

Cette transition soudaine d’un chaleureux plaidoyer en faveur d’un jeune homme, à une question banale sur son compte, causa une singulière impression à sir Giles. Pour le moment, il ne trouvait rien à dire, Iris lui avait donné ample matière à réflexion. Qu’une jeune femme ait assez d’empire sur elle-même, pour arriver à dominer ses sentiments les plus violents, juste au moment où ils menacent de l’emporter, c’est une chose peu commune. Comment parvenir à avoir de l’influence sur elle ? C’était là un problème compliqué, qu’une volonté patiente et attentive pouvait seule résoudre. Par obstination plutôt que par conviction, le banquier se flattait, qu’après avoir été déjà éconduit deux fois par Iris, son neveu finirait par avoir ville gagnée.

 

Venue le trouver à son bureau et cela de son propre mouvement, elle n’avait point oublié les jours de son enfance, alors qu’elle trouvait chez son parrain plus de sympathie que chez son père. Sir Giles sentit qu’il avait fait fausse route. Par intérêt pour Hugues, il résolut d’essayer, dorénavant, de la douceur, des égards et de l’affection. Dès qu’il s’aperçut qu’elle avait laissé sa femme de chambre et ses bagages à l’hôtel, il offrit gracieusement de les faire prendre, disant : « Tant que vous serez à Ardoon, Iris, j’entends que vous vous considériez chez moi comme chez vous ».

 

D’une part, l’empressement avec lequel elle accepta l’invitation plut à sir Giles, mais, d’autre part, la question relative à Harry ne laissa pas de l’ennuyer ; il se borna à répondre sèchement :

 

« Je suis absolument sans nouvelles de lui, et vous ?

 

– Pour moi, j’espère de toute mon âme que mes informations sont fausses ; je les tiens d’un journal irlandais ; à en croire cette feuille, lord Harry fait partie d’une société secrète, ou plutôt d’une bande d’assassins connue sous ce nom : Les Invincibles. »

 

Au moment où Iris prononce le nom de cette association formidable la porte s’ouvre, Denis paraît, il vient prévenir sir Giles qu’un sergent attend ses instructions.

 

V

Iris voulut se retirer, mais son parrain la retint avec courtoisie.

 

« Attendez ici que j’aie expédié le sergent que l’on vient de m’annoncer. Pour tout ce qui est dépense à l’hôtel, mon clerc se chargera de régler le compte. Il me semble, ma chère enfant, que vous n’avez pas l’air satisfait. Ma proposition vous aurait-elle déplu ?

 

– Comment ça,… je vous en ai, au contraire, une grande reconnaissance, mais vos rapports avec la police me font craindre que quelque danger ne vous menace. Après tout, il ne s’agit peut-être que d’une bagatelle ? »

 

Une bagatelle ! se dit à part lui sir Giles. Il était doué de trop de pénétration, pour ne s’être pas aperçu que l’une des lacunes de l’étrange nature de sa filleule, consistait à ne pas tenir en assez haute estime la situation sociale de son parrain. À preuve, la désinvolture avec laquelle elle venait de parler du complot en question. Or, exciter chez son insensible filleule des sentiments d’inquiétude, voire d’admiration, en jouant le rôle d’un homme de grande importance était une tentation à laquelle la vanité du banquier ne pouvait résister.

 

Il s’avisa donc, avant de s’éloigner, d’enjoindre à son maître clerc de mettre Iris au fait de la situation, afin qu’elle pût juger par elle-même s’il avait tort ou non d’être en éveil au sujet d’un péril qu’elle traitait si cavalièrement de bagatelle.

 

Denis Howmore entama son récit ; il aurait fallu être dépouillé de toute faiblesse humaine, pour livrer les faits dont il avait eu connaissance, sans leur imprimer le reflet de ses propres impressions. Il constata, non sans surprise, que le visage de son interlocutrice changeait d’expression lorsqu’elle lui entendait prononcer le nom de Arthur Montjoie.

 

« Vous connaissez donc M. Arthur ? interrogea-t-il.

 

– Ah ! si je le connais ! nous étions camarades de jeux aux jours de notre enfance et je lui ai conservé une affection fraternelle ; dites-moi sans circonlocutions si sa vie court réellement des dangers ? » Sur ce, Denis répéta textuellement à la jeune fille ce qu’il avait dit à sir Giles.

 

Miss Iris, qui partageait les alarmes du maître clerc, se promit d’avertir Arthur du complot ourdi contre lui. Or, le village voisin de sa ferme était dénué de tout réseau télégraphique. Il ne restait donc à la jeune fille d’autre parti à prendre que d’écrire, c’est ce qu’elle fit immédiatement ; ajoutons que ses craintes provenaient de certains sentiments qui l’empêchaient de communiquer sa lettre à Denis. Connaissant de longue date l’étroite amitié qui unissait lord Harry et Arthur Montjoie, et aussi la nouvelle donnée par la feuille irlandaise relativement à l’affiliation de lord Harry à la société des Invincibles, elle en inféra que le noble vagabond devait être l’auteur de la lettre anonyme qui avait si sérieusement éveillé les inquiétudes de son parrain.

 

Lorsque sir Giles revint chercher sa filleule, ce qu’il lui raconta de sa conversation avec le sergent, ne fit que raviver les appréhensions de son interlocutrice. Le lendemain pas de lettre ! À quatre jours de là, il arriva à sir Giles de faire grasse matinée. Son courrier lui fut donc apporté de la banque chez lui, à l’heure du déjeuner. Après avoir pris connaissance de l’une des lettres, il envoya en toute hâte requérir la police.

 

« Tenez, Iris, lisez ces lignes », dit-il à sa filleule, en lui passant la lettre dont voici la teneur :

 

« Des événements imprévus me décident, au risque même de courir un véritable péril, à vous demander un rendez-vous nocturne à la première borne milliaire sur la route de Garvan. Veuillez vous y trouver au lever de la lune, sur le coup de dix heures du soir. L’obscurité est mon seul espoir de salut en cette dangereuse occurrence. Inutile de prononcer votre nom. Le mot de passe est Fidélité. »

 

– Comptez-vous y aller, mon parrain ?

 

– Autant me demander si je veux offrir ma gorge au couteau des assassins ? s’écria sir Giles sur le ton d’un homme dont la bile commence à s’échauffer ; ma chère enfant, il faudrait parler avec plus de circonspection. Pardieu ! le sergent ira à ma place !

 

– Et fera arrêter l’individu qui vous a écrit ? demanda Iris d’une voix perplexe.

 

– Certainement. »

 

Cette réponse stupéfiante une fois lancée, le banquier s’esquiva rapidement, afin d’aller conférer avec l’agent de police dans la pièce voisine. Iris se laissa tomber sur le siège le plus proche. Le tour que cette affaire venait de prendre la révoltait au plus haut degré.

 

Peu après, sir Giles reparaissait calme et souriant. On était convenu qu’aux lieu et place du banquier, le sergent, revêtu d’un costume civil, se rendrait à la borne milliaire à l’heure indiquée et donnerait le mot de passe. Deux agents de police, prêts à lui prêter main-forte, auraient l’oreille aux écoutes, l’œil au guet.

 

« Je tiens à considérer le misérable lorsqu’il aura les menottes, fit le banquier en se frottant les mains ; il est entendu que le policeman passera à ma banque avec son gibier de potence. »

 

Iris ne voyait qu’un moyen de sauver le malheureux qui, après avoir évoqué les sentiments d’honneur du banquier, était déjà bel et bien trahi par lui ! Jamais encore elle n’avait aimé lord Harry – le transfuge qu’on lui avait justement interdit d’épouser – comme elle l’aimait en ce moment ! Au risque d’encourir un châtiment exemplaire, cette femme d’énergie décida que le sergent ne serait pas seul à se rendre au rendez-vous et à donner le mot de passe. Lord Harry avait un ami dévoué en qui il pouvait avoir pleine et entière confiance, et cet ami, c’était Iris !

 

Dès que sir Giles eût installé sa filleule chez lui, il retourna à sa maison de banque. De son côté, Iris attendait patiemment que la cloche ait sonné le souper des domestiques, pour se diriger vers le cabinet de toilette de son parrain. Elle ouvrit la garde-robe, y trouva un vieux manteau espagnol aux amples plis et un chapeau de feutre aux larges bords qu’il portait à la campagne. L’obscurité aidant, ces deux objets suffiraient à la rendre méconnaissable. Toutefois, avant de s’esquiver, elle s’avisa d’une mesure de prudence que lui dicta son esprit fécond en ressources. Sans perdre un instant, elle avertit sa femme de chambre qu’elle avait des emplettes à faire et sortit. Dès qu’elle fut dans la rue, elle demanda la route de Garvan à la première personne respectable qu’elle rencontra. Son but était de pousser une reconnaissance jusqu’à la première borne milliaire ; il lui suffisait d’y aller une fois, pour être en état de la retrouver facilement. En effet, en reprenant la direction de la maison de son parrain, elle observa différents points de repère qu’elle eut soin de garder présents à sa mémoire. À mesure que le moment de l’arrestation approchait, sir Giles en proie à une agitation trop grande pour rester patiemment chez lui, se rendit au bureau de police, se demandant si les autorités n’auraient point déjà eu vent de quelque nouveau complot.

 

À cette époque de l’année, le jour tombait dès huit heures du soir. Les gens de service se rendaient à l’office, à neuf heures, en attendant le moment du souper.

 

Une chose s’imposait à Iris : précéder l’agent de police au lieu du rendez-vous. En conséquence, elle s’équipa de son accoutrement de fantaisie et, à neuf heures précises, elle réussit à sortir de chez son parrain sans éveiller l’attention de personne. La lune, à son déclin, ne faisait que de rares trouées au milieu des nuages, lorsque la jeune Iris gagna le chemin de Garvan. Bientôt la brise s’élève et les échancrures des nuages s’élargissent très grandes !

 

Pendant un moment, les lueurs de la lune mourante blanchissent la terre du chemin. Iris estime qu’elle a franchi plus de la moitié de la distance qui sépare la petite ville de la borne milliaire. Peu après, les arbres, les bâtisses, prennent des teintes confuses et quelques gouttes d’eau rafraîchissent la température. À la faveur des observations faites par Iris pendant la journée, elle sait que la borne milliaire se trouve à droite de la route, mais la couleur grise de la pierre fait qu’il est difficile de rien distinguer. Elle craint un instant d’avoir dépassé le but ; elle constate en regardant le ciel que toute menace de pluie a disparu ; pour l’instant, la lune blême jette ses dernières clartés sur la terre engourdie. Devant Iris, la route se déroule à perte de vue et c’est tout ; enfin, la jeune fille n’est plus qu’à quelques pas de la borne milliaire. Un mur de pierres brutes borde les deux côtés du chemin. Une brèche, fermée partiellement par une claie, est visible précisément derrière la fameuse borne. Un petit aqueduc à moitié en ruine, jeté sur le fossé, à sec pour l’instant, conduit à un champ. Les agents de police n’avaient-ils pas déjà choisi cet endroit comme refuge ? Un sentier et au delà la masse sombre d’un bouquet de bois, étaient tout ce que l’œil pouvait percevoir.

 

Au moment que Iris faisait ces découvertes, la pluie recommença à tomber ; les nuages se rapprochèrent en bloc et la lune se cacha ; c’est alors qu’une difficulté, que la jeune imprévoyante n’avait pas prévue, se présenta à son esprit.

 

Lord Harry pouvait arriver à la borne milliaire par trois voies différentes, l’une venant de la ville, l’autre de la campagne et enfin la troisième aboutissait au petit aqueduc et au champ dont nous avons parlé ; surveiller à la fois ces trois débouchés par une nuit noire était chose impossible. En pareil cas, un homme guidé simplement par la raison, avant d’arriver à une décision satisfaisante, eût pu perdre un temps précieux en tergiversations ; au contraire, une femme, obéissant au sentiment de l’amour, résolut en un instant le problème. Elle prit le parti de se poster bravement près de la borne milliaire et d’attendre là, de pied ferme, que les agents la vissent et l’arrêtassent. Eh bien ! en supposant que lord Harry fût exact au rendez-vous, il se ferait alors un tel tumulte, qu’il en profiterait pour s’éloigner. Iris allait prendre position, quand elle avisa sur le champ voisin une tache noire ; puis elle observa que cette ombre marchait. Elle courut dans cette direction et put se convaincre que c’était un homme. En effet, une voix masculine lui demanda d’un ton mystérieux le mot de passe. « Fidélité », répondit-elle.

 

L’obscurité ne permettait pas de distinguer les traits du survenant, mais Iris l’avait reconnu à sa haute stature et aussi à son accent. Se figurant à tort avoir affaire à un homme, il recula d’un pas. Sir Giles Montjoie avait une taille au-dessus de la moyenne et l’individu enveloppé d’un manteau était grand plutôt que petit :

 

« Sûrement, dit-il, vous n’êtes pas celui que je croyais rencontrer ici. Qui donc êtes-vous ? »

 

La tentation de se faire reconnaître de lord Harry et de lui révéler l’acte de dévouement qu’elle venait d’accomplir afin de lui sauver la vie, débordait du cœur d’Iris, mais un bruit de pas l’empêcha de trahir son secret. Elle n’eut que le temps de lui dire à mi-voix :

 

« Sauvez-vous…

 

– Merci, qui que vous soyez ! » répondit-il.

 

Sur ce, il disparaît en courant à toutes jambes.

 

L’idée vint alors à Iris de se réfugier sous l’arche de l’aqueduc, là où le sol était à sec ; se dirigeant prestement de ce côté, elle allait arriver au but, lorsqu’une lourde main lui prend le bras :

 

« Je vous fais prisonnier », cria l’individu.

 

Sur quoi, on l’obligea à faire volte-face. Le sergent qui venait de faire cette capture donna un coup de sifflet d’avertissement et aussitôt arrivèrent ses deux acolytes cachés dans le champ.

 

« De la lumière, camarades, fit-il, et voyons quel genre d’oiseau nous avons capturé. »

 

Le jet d’une lanterne sourde fut alors projeté sur le visage du prisonnier ; les agents frappés de stupeur ne soufflaient mot.

 

En véritable Irlandais qu’il était, l’édifiant sergent s’écria : « Jésus-Maria ! c’est une femme ! »

 

Les sociétés secrètes d’Irlande enrôlent-elles donc les femmes maintenant ? Serait-elle une nouvelle Judith, écrivant des lettres anonymes et préméditant d’assommer un Holopherne banquier ? Quelle explication allait-elle pouvoir fournir ? Comment se trouvait-elle seule en cet endroit solitaire par une nuit pluvieuse ? Elle se borna à répondre : « Conduisez-moi chez sir Giles ! »

 

Le sergent muni des menottes se disposait à les fixer aux poignets de sa prisonnière, mais ayant constaté la finesse de ses attaches, il remit l’instrument de torture au fond de sa poche. S’adressant d’un air d’importance à ses subalternes, il leur dit : « À coup sûr, c’est une vraie dame ».

 

Les deux satellites suivaient d’un œil narquois les faits et gestes de leur chef. Il faut dire que la liste des vertus pieuses du sergent, comprenait un faible pour le beau sexe et une propension à mitiger les rigueurs de la justice lorsqu’il s’agissait d’une criminelle en jupons. « Nous allons vous reconduire chez sir Giles », dit-il, en présentant son bras et non les menottes à la jeune captive.

 

Iris comprit et accepta. Les agents de police étaient positivement ébaubis du silence profond dans lequel la jeune fille s’opiniâtrait en regagnant la ville. Bien qu’ils l’entendissent pousser des soupirs bruyants, ils étaient à cent lieues de soupçonner ce qui se passait en son esprit. Dame ! ses réflexions n’étaient pas couleur de rose. Une fois qu’elle fut assurée que lord Harry avait la vie sauve, sa pensée, libre de toute anxiété, se tourna vers Arthur Montjoie. Il était évident que le rendez-vous donné à sir Giles à la borne milliaire, n’avait pour but que de détourner le péril qui menaçait les jours du malheureux jeune homme. Un poltron est toujours plus ou moins méchant. De fait, l’embûche, combinée par l’égoïsme perfide et cruel de sir Giles, avait empêché la réalisation du plan de lord Harry. À la vérité, il était possible, horriblement possible, que Arthur Montjoie n’eût pu être préservé du sort fatal qui l’attendait, qu’à la seule condition de mettre le temps à profit. Surexcitée par ses perplexités, Iris se mit à marcher avec une telle rapidité que son escorte avait peine à la suivre au pas de course.

 

Sir Giles et son clerc, Denis Howmore, attendaient de pied ferme les nouvelles à la banque. Le sergent entra seul dans le cabinet du banquier, afin de lui faire le récit de ce qui s’était passé. Or, la porte étant restée entr’ouverte, Iris put entendre la conversation. Sir Giles, se tournant vers le sergent, demanda vivement :

 

« Vous êtes-vous emparé de votre prisonnier ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et vous n’avez pas négligé de lui mettre les menottes, hein ?

 

– Faites excuse, monsieur, reprit l’agent d’un ton mal assuré, mais ce n’est pas un homme.

 

– Vous plaisantez ! fit le banquier avec un mouvement de surprise. Que diable ! ce ne peut être un enfant.

 

– En effet, monsieur, car c’est une femme !

 

– Comment ?

 

– Oui, une femme, reprit l’agent de police, et une femme jeune, s’il vous plaît ! Elle a demandé à vous parler.

 

– Faites-la entrer », dit le banquier.

 

Iris n’était pas de ces personnes qui attendent qu’on les introduise ; donc, elle entra de propos délibéré.

 

VI

« Que Dieu me confonde ! s’écria sir Giles. Comment, Iris mon manteau jeté sur l’épaule ! mon chapeau à la main ! Sergent, vous avez été le jouet d’une fatale erreur. C’est ma filleule…, miss Henley.

 

– Nous l’avons trouvée à la borne milliaire, monsieur, mais personne autre. »

 

Sir Giles, s’adressant alors personnellement à Iris, dit :

 

« Parlez ! Que cela signifie-t-il ? »

 

Au lieu de répondre, la jeune fille dirige ses regards vers le sergent, lequel ayant conscience de la responsabilité qui lui incombait, tenait ses yeux braqués sur le banquier. Du reste, sa physionomie, où perçait une pointe de raillerie, prouvait que la réputation de gens indisciplinables faite aux Irlandais, était justifiée, en ce qui le concernait, mais en même temps il ne montrait aucune intention de lâcher pied. S’avisant que Iris, elle aussi, était déterminée à ne fournir aucune explication en présence de l’agent de police, sir Giles dit :

 

« Inutile d’attendre ici plus longtemps, sergent, veuillez vous retirer.

 

– Que dois-je faire du prisonnier, s’il vous plaît, monsieur ? »

 

Le banquier éluda cette question superflue, d’un geste de la main, il sentait que sa responsabilité était triplement engagée : 1° comme chevalier ; 2° comme banquier ; 3° comme magistrat.

 

« C’est moi, dit-il, qui me chargerai de mener miss Henley devant le magistrat si sa présence est requise. Bonsoir. »

 

Une fois sa responsabilité à couvert, le sergent fit le salut militaire, après avoir, toutefois, salué la jeune fille avec une galanterie mêlée de respect ; puis il se dirigea vers la porte.

 

« Maintenant, reprit sir Giles, puis-je espérer recevoir de vous l’explication de votre conduite et savoir pourquoi vous êtes venue à la borne milliaire ; que signifie ce manque de convenance et quel était votre dessein ?

 

– Sauver la vie de celui qui vous avait donné rendez-vous, répondit Iris d’une voix très ferme. Pour préserver votre neveu des dangers dont il était menacé, cet homme n’a pas craint, sachez-le, de risquer ses jours. Ah ! sir Giles, vous avez fait une bien mauvaise action en lui refusant votre confiance ! »

 

Au lieu d’excuses faites d’un ton humble et confus, excuses auxquelles sir Giles s’attendait, sa nièce lui jetait des reproches d’un ton indigné, la rougeur au front et les larmes aux yeux. Sir Giles, du haut de son orgueil blessé, levant la voix, s’écria :

 

« À quel individu faites-vous allusion, mademoiselle, et quelle est votre excuse, s’il vous plaît, pour vous être transportée à la borne milliaire dans cet accoutrement grotesque ?

 

– De grâce, mon parrain, ne perdons pas de temps en questions oiseuses ; il vous appartient de pouvoir réparer encore le mal que vous avez fait, en vous rendant immédiatement à la ferme de votre neveu. C’est, notez bien ceci, poursuivit-elle d’une voix émue, votre seul moyen de le sauver. »

 

En ce moment, sir Giles affecta, en parlant à sa filleule, un ton de modération et d’obséquiosité ironiques.

 

« Puis-je me permettre, dit-il timidement, de hasarder une observation ? daignerez-vous m’écouter, Iris ?

 

– Sachez que je ne veux entendre à rien, répondit-elle. Il faut que vous partiez tout de suite.

 

– Voyons, ne savez-vous donc pas que le dernier train a filé depuis plus de deux heures ?

 

– Qu’importe ! poursuivit Iris en jetant à son parrain un regard indigné. Vous êtes assez riche pour payer un train spécial. »

 

Bref, fatigué de jouer cette comédie, sir Giles se détermina à reprendre son ton habituel. Tirant un vigoureux coup de sonnette, il dit à Denis Howmore :

 

« Veuillez prendre la peine d’accompagner miss Henley à la maison », puis se tournant du côté d’Iris, il ajouta : « Je sens que la nuit porte conseil ; je compte sur vos excuses demain matin. »

 

Or, quelle ne fut pas sa déception, le lendemain, quand, à neuf heures, il se trouva seul à table !

 

À l’heure du déjeuner, la servante tout effarée vint raconter qu’étant montée chez miss Henley, elle avait constaté qu’elle était partie, accompagnée de sa femme de chambre. Néanmoins, les lits étaient défaits ; sur les bagages, on lisait ces mots : « Remettre ces malles au porteur qui doit venir les chercher de l’hôtel ». C’était là tout l’adieu formulé par Iris. On alla à l’hôtel et d’après l’interrogatoire que l’on fit subir au maître de l’établissement et à ses gens, il résultait que miss Henley et sa camériste avaient fait une apparition dans la matinée, qu’elles portaient des sacs de voyage à la main et que miss Henley avait confié au directeur de l’établissement, la garde de ses bagages jusqu’à son retour. Quant à savoir la direction qu’elles avaient prise, personne ne la connaissait.

 

Si sir Giles eût été moins en colère, il se fût rappelé ce que sa filleule lui avait dit la veille et il aurait su le motif de son départ. « Que diantre ! se dit-il, son père s’en est débarrassé ; ma foi ! j’ai bien le droit d’en faire autant. » Sur ce, il donna l’ordre à ses gens de refuser sa porte à miss Henley, si son audace l’entraînait à vouloir en franchir le seuil.

 

VII

Dans l’après-midi du même jour, Iris atteignit le village situé près de la ferme d’Arthur Montjoie.

 

La fièvre politique, c’est-à-dire la haine de l’Angleterre, sévissait jusque sur ce coin de terre. À la porte de la petite chapelle, un prêtre, un simple paysan, haranguait ses concitoyens. Tout Irlandais, disait-il, qui paye son propriétaire se rend coupable de lèse-patrie. Un Irlandais qui affirme son droit de naissance sur le sol qu’il foule, est un patriote éclairé. Tels étaient les principes que le révérend développait devant un auditoire attentif. Désirait-on qu’il fût plus explicite, ce chrétien modèle leur citait, à l’appui, Arthur Montjoie, mis à l’index sur toute la ligne : « Ne lui achetez rien, ne lui vendez rien, évitez tout contact avec lui, en un mot, forcez-le d’abandonner la place ; enfin, sans qu’il soit nécessaire de vous dire brutalement ma pensée, vous la comprenez, n’est-il pas vrai ?… »

 

Écouter cette péroraison sans protester, était une terrible épreuve pour Iris et, de plus, après ce qu’elle venait d’entendre, elle était convaincue qu’Arthur était perdu si l’on tardait à le secourir. Elle jette une pièce blanche à un gamin loqueteux et pieds nus, à qui elle demande le chemin de la ferme. Le petit Irlandais ébaubi s’empresse de se rendre utile à la généreuse étrangère, en se mettant à marcher devant elle : au bout d’une demi-heure, on arrive à destination. Ne voyant à la porte, ni heurtoir, ni timbre, ni sonnette, signes probants de civilisation, il frappa plusieurs petits coups secs. Dès qu’il entend le bruit d’un grincement de serrure, il décampe. Ah ! c’est que pour rien au monde, il n’eût voulu qu’on le surprît, parlant à l’un des habitants de la ferme évictée.

 

Une femme d’âge très respectable demande d’un accent anglais prononcé :

 

« Qu’y a-t-il pour votre service ?

 

– M. Arthur Montjoie ?

 

– Il n’est pas ici, répondit-elle en essayant de refermer la porte.

 

– Attendez un moment, reprit Iris ; sans doute les années vous ont peu changée, mais il y a en vous quelque chose qui ne m’est pas complètement inconnu. Êtes-vous madame Lewson ? »

 

Après un signe affirmatif, la personne répliqua :

 

« Comment se fait-il alors, que vous soyez une étrangère pour moi ?

 

– Si vous êtes depuis longtemps au service de M. Arthur Montjoie, vous devez lui avoir entendu parler de miss Henley ? »

 

À ces mots, le visage de Mme Lewson s’illumine. Poussant un cri d’allégresse, elle ouvre la porte toute grande :

 

« Entrez ! miss, entrez ! Miséricorde ! je suis toute saisie de vous voir en cet endroit. Oui, j’étais, en effet, la servante chargée de surveiller vos jeux enfantins, lorsque vous et vos petits compagnons, MM. Arthur et Hugues, vous vous amusiez à jouer ensemble. »

 

En ce disant, les regards de la vieille femme se reposaient avec joie sur celle qui était naguère sa préférée. Miss Henley comprit l’expression de ce regard et tendit sa joue à baiser à la pauvre servante, dont les yeux se remplirent de larmes ; au demeurant, elle crut devoir s’excuser de ce mouvement d’attendrissement.

 

« Ah ! je me demande comment j’aurais pu oublier cet heureux temps, alors que vous vous en souvenez encore ! »

 

Une fois Iris entrée dans le parloir, le premier objet qui frappa ses regards fut sa lettre à Arthur Montjoie. Le cachet n’en n’avait pas été rompu.

 

« Donc, il est sûr et certain qu’il est parti ? demanda la jeune fille avec un sentiment de soulagement.

 

– Oui, il a quitté la ferme depuis une semaine au plus, répondit son interlocutrice.

 

– Ciel ! Dois-je en conclure qu’il a été invité par une lettre, à chercher le salut dans la fuite ? »

 

À ces mots, la physionomie de Mme Lewson exprima une si réelle stupeur que son interlocutrice se crut obligée de lui expliquer les motifs qui l’avaient déterminée à venir jusqu’à la ferme. Elle s’informa ensuite d’un ton anxieux si véritablement ce bruit qu’Arthur courait de grands périls méritait créance ?

 

« Hélas ! à coup sûr, l’on en veut à sa vie ; mais vous devez assez connaître M. Arthur, pour savoir qu’alors même que tous les land leagueurs seraient ligués contre lui il ne broncherait pas ! sa manière à lui, c’est de braver le danger et non de le fuir ; de tenir tête à l’ennemi et non de lui tourner le dos. Il a quitté sa ferme pour aller voir des amis établis dans le voisinage. De fait, je soupçonne même une jeune personne qui demeure chez eux, d’être l’attache qui retient aussi longtemps M. Arthur dans ces parages. En tout cas, ajouta-t-elle, il doit revenir demain. Je voudrais qu’il fît plus attention à lui et qu’il allât chercher refuge en Angleterre pendant que cela se peut. Ah ! si les sauvages qui nous entourent doivent tuer quelqu’un, eh bien ! je suis là. Mon temps sera bientôt fini, ils peuvent m’expédier !

 

– Arthur est-il en sûreté chez ses amis ? interrogea Iris.

 

– Dame ! je ne saurais vous le dire. Tout ce que je sais, c’est que, s’il persiste à revenir ici, il court de réels dangers,… on peut l’assassiner sur la route ! Oh ! le pauvre jeune homme, il n’ignore pas plus que moi ce qui l’attend, mais que voulez-vous, avec des hommes comme les land leagueurs, il n’y a rien à faire, rien ! Il se promène à cheval tous les jours, malgré mes remontrances ; il n’a garde, naturellement, d’écouter les avis d’une femme d’expérience comme votre servante. Quant aux amis dont il pourrait prendre conseil, le seul, pour notre malheur, qui ait franchi le seuil de notre porte, est un coquin qui eût mieux fait de restez chez lui ; vous n’êtes probablement pas sans avoir entendu parler de ce bandit. Son père, de son vivant, était connu sous un nom odieux. Or, le fils justifie le proverbe : tout chien chasse de race.

 

– Ce n’est pas de lord Harry qu’il s’agit ? »

 

La camériste, tout en écoutant en silence ce dialogue, ne laissa pas d’observer l’agitation à laquelle miss Iris était alors en proie.

 

D’autre part, la femme de charge, loin de dissimuler sa pensée, s’adressa en ces termes à miss Henley :

 

« Il n’est pas de Dieu possible que ce bandit soit l’une de vos connaissances ? Vous le confondez probablement avec son frère aîné, homme très honorable, paraît-il. »

 

Miss Henley se dispensa de répondre à ces questions, mais l’intérêt que lui inspirait l’homme qu’elle aimait, perçait malgré elle ; Iris reprit :

 

« Les liens d’amitié qui unissent votre maître avec lord Harry font-ils courir des risques au banquier ?

 

– Il n’a rien à redouter des misérables qui infestent le pays ; le seul danger qui le menace, est la police et ses agents, si ce que l’on dit de lui, est vrai. Toujours est-il, que lors de sa dernière visite à M. Arthur, il est venu ici la nuit, subrepticement, comme un voleur. J’ai entendu mon maître reprocher à son ami une certaine action qu’il avait faite, mais laquelle ? je l’ignore. Ah ! miss Henley, de grâce, brisons là, et qu’il ne soit plus question de lord Harry entre nous. Toutefois, j’ai une prière à vous adresser : Tenez ! en supposant que je vous garantisse confort et sécurité sous notre toit, consentiriez-vous à y venir demain, afin d’avoir un entretien avec M. Arthur ? ah ! s’il est une personne qui puisse avoir de l’influence sur lui, c’est vous. »

 

Iris acquiesça volontiers à ce désir. Elle fit la remarque que tout en vaquant à ses occupations, Mme Lewson semblait très préoccupée.

 

« Voyons, Rhoda, ne commencez-vous pas à vous repentir de m’avoir suivie dans ce lieu retiré ? » demanda miss Henley à sa femme de chambre. D’une nature calme et aimable, cette dernière ébaucha un timide sourire, et reprit :

 

« Oh ! non ; je songeais, à l’instant même, à un gentleman de haute naissance, tout comme celui dont a parlé Mme Lewson ; il a mené, paraît-il, la vie la plus dissolue, la plus scandaleuse du monde. C’est du moins ce que j’ai lu dans le journal avant notre départ de Londres. »

 

VIII

Rhoda fit, ainsi qu’il suit, le récit de ce qu’elle venait de lire :

 

« Un vieux comte irlandais avait deux fils, dit-elle. Le plus jeune était connu mystérieusement sous le sobriquet du sauvage lord. On accusait le comte de n’avoir point été un bon père et même on disait qu’il s’était montré cruel envers ses enfants ; le cadet, abandonné à lui-même, eut une jeunesse des plus aventureuses ; sa première prouesse fut de s’évader du collège ; puis, il réussit à être embarqué comme mousse ; il apprit vite le métier et se fit bien voir du capitaine et de l’équipage, mais le contremaître, homme brutal s’il en fut, infligea au jeune matelot des punitions corporelles qui non seulement l’humilièrent, mais le décidèrent à aller chercher dame Fortune à terre. Là, une troupe de comédiens ambulants se l’adjoignit et bientôt, il obtint de véritables succès sur les planches ; or, le contact perpétuel des acteurs et l’autorité d’un directeur, lui firent prendre le métier en grippe ; d’une nature emportée et indépendante, il se jeta après cela dans le journalisme, mais une malheureuse affaire d’amour le fit renoncer à la presse.

 

« À peu de temps de là, il fut reconnu comme maître d’hôtel d’un paquebot transatlantique, faisant le service entre Liverpool et New-York. Puis, il donna des séances de médium ; or, le médium d’outre-mer abusait étrangement de l’irrésistible ascendant que les sciences occultes exercent à notre époque, sur certains esprits faibles. Bref, pendant un certain temps, on n’entendit plus parler de lui. Enfin, un jour l’on apprit qu’un voyageur égaré dans les prairies du Far West, avait été trouvé moitié mort de faim : c’était le sauvage lord ! Il ne tarda pas à avoir maille à partir avec les Indiens et il se vit abandonné par eux à son malheureux sort.

 

« Ainsi finirent ses équipées.

 

« Dès qu’il eut recouvré la santé, il écrivit à son frère aîné, que la mort du comte venait de mettre en possession du titre et de la fortune, lui disant qu’il voulait mettre un terme à la vie de bohème qu’il avait menée jusque-là ; il ajoutait qu’on ne pouvait mettre en doute son désir de s’amender. Or, le voyageur qui lui avait sauvé la vie, disait qu’il se faisait garant de sa bonne foi et de sa sincérité.

 

« Par l’entremise de son notaire, le nouveau lord fit savoir à son frère, qu’il lui envoyait un chèque de 25 000 francs, somme qui représentait intégralement le legs qui lui revenait de son père. Il lui faisait savoir en outre, que s’il s’avisait jamais de lui écrire, ses lettres resteraient non ouvertes. En un mot, fatigué des frasques de ce vagabond, il n’entendait plus avoir de rapport avec lui.

 

« Après s’être vu traité de cette façon cruelle, le sauvage lord parut avoir à cœur de ne plus tenter aucun rapprochement avec sa famille. Il reprit ses anciens errements, se lança dans de nouveaux paris avec les bookmakers. D’entrée de jeu, dame Fortune sembla le favoriser ; or, avec l’infatuation habituelle des gens qui risquent le tout pour le tout, il usa et abusa de sa chance ; bref, une nouvelle saute de vent le laissa sans un sou vaillant ! Alors, il revint en Angleterre où il fit l’exhibition de l’un de ces bateaux microscopiques sur lequel son compagnon et lui avaient accompli la traversée de l’Atlantique. À quelqu’un qui lui adressa une observation à ce sujet, il répondit qu’il avait espéré faire naufrage et commettre ainsi un suicide en rapport avec la vie abracadabrante qu’il avait menée jusque-là. De toutes les versions qui circulaient sur son compte, aucune ne semblait digne de foi. À tout prendre, il y avait gros à parier que les nihilistes américains n’eussent englobé le sauvage lord dans les filets d’une conspiration politique. »

 

La femme de chambre, lorsqu’elle eut fini son récit, put constater chez sa maîtresse une émotion qui ne laissa pas de la surprendre. D’un air de bonté attristée, elle félicita Rhoda de sa bonne mémoire, puis garda le silence.

 

Des bribes de conversations avaient déjà mis miss Henley au fait des folies de lord Harry, mais ce compte rendu détaillé d’une vie dégradante, lui fit comprendre que son père avait eu raison de lui enjoindre de résister à cet attachement fatal. Or, il est un sentiment plus fort que le respect de l’autorité paternelle, plus fort que les lois impérieuses du devoir : c’est l’amour ! Oui, c’est une passion maîtresse, souveraine, toute-puissante, qu’aucune influence artificielle ne détermine et qui ne reconnaît de suprématie que dans la loi même de sa propre existence ! Cependant, si Iris ne se reprochait en rien l’acte héroïque accompli par elle à la borne militaire, elle n’en reconnaissait pas moins la supériorité de Hugues Montjoie sur ce cerveau brûlé ! Cependant son cœur, son misérable cœur restait fidèle à son premier amour, en dépit de tout ! Elle s’excusa brièvement et alla se promener seule dans le jardin.

 

Il y avait un jeu de cartes à la ferme, aussi les trois femmes essayèrent-elles, mais en vain, d’en faire un moyen de distraction.

 

Le sort d’Arthur pesait lourdement sur l’esprit de Mme Lewson et de miss Iris ; même la jeune camériste, qui l’avait seulement vu lors de son dernier séjour à Londres, prétendait qu’elle désirait vivement que la journée du lendemain fût déjà passée. Le caractère doux, la belle tête, l’aimable enjouement d’Arthur, disposaient tout le monde en sa faveur. Mme Lewson s’était donc décidée à quitter sa bonne installation en Angleterre, pour devenir femme de charge chez lui, alors qu’il était décidé à prendre une ferme en Irlande.

 

Iris donna la première le signal de la retraite. Le silence pastoral du lieu avait quelque chose de sinistre ; ses craintes au sujet d’Arthur n’en étaient que plus poignantes ; elles éveillaient même dans son esprit des craintes de trahison ; tantôt elle entendait le bruit de balles sifflant dans l’air ; tantôt, les cris déchirants d’un blessé et ce blessé était… Iris frémissait à la pensée seule de ce nom ! Ayant eu un moment de vertige, elle ouvre aussitôt la fenêtre afin de respirer l’air frais de la nuit et aperçoit un individu à cheval rôder autour de la maison. Ciel ! était-ce Arthur ? Non, la couleur claire de la livrée que portait le groom était facile à reconnaître ; avant même qu’il eût frappé à la porte, un homme de haute taille s’avança à Iris vers l’obscurité et demanda :

 

« Êtes-vous Miles ? »

 

Iris reconnut aussitôt la voix de lord Harry.

 

IX

Donc, au moment qu’Iris était le plus résignée à ne jamais revoir le lord irlandais, et à l’oublier, il s’offrit inopinément à sa vue, réveillant les premiers souvenirs de leur amour et de leurs aveux mutuels. La crainte de se trahir, l’intérêt que lui inspirait lord Harry la retenaient dissimulée derrière le rideau.

 

« Tout va bien à Rathco ? demanda le survenant en faisant allusion à sir Arthur.

 

– Parfaitement, milord : M. Montjoie nous quittera demain.

 

– Compte-t-il revenir à la ferme ?

 

– Oui, malheureusement.

 

– Savez-vous s’il a fixé le jour de son départ pour son voyage ?

 

– Oui, milord, répondit Miles en fouillant avec ardeur les profondeurs de ses poches. Il a écrit un billet à Mme Lewson pour l’en informer et m’a recommandé de le lui remettre en allant au village. »

 

Mais, que diable ! cet homme allait-il faire à cette heure nocturne ? Chercher en hâte un médicament pour l’un des chevaux malades de son maître ? Tout en parlant, il finit par retrouver la petite note de sir Arthur.

 

Iris vit Miles passer à lord Harry la lettre destinée à Mme Lewson.

 

Celui-ci riposta d’un ton plaisant :

 

« Ah ! çà, croyez-vous que j’aie le don de lire à tâtons ? »

 

Sur ce, Miles détache de sa ceinture, une petite lanterne sourde.

 

« Quand il fait nuit noire, certaines parties de la route sont loin d’offrir de la sécurité », fit-il observer en soulevant l’abat-jour à charnière de la lanterne.

 

Alors le sauvage lord prend la lettre, l’ouvre et la parcourt sans se presser : « Ma bonne vieille, attendez-moi demain à dîner à trois heures. Bien à vous. »

 

Après une courte pause, lord Arthur reprit :

 

« Y a-t-il des étrangers à Rathco, Harry ?

 

– Oui, deux ouvriers qui travaillent au jardin. »

 

Un nouveau silence suivit ce court dialogue. Puis, lord Harry murmure ces mots : « Comment puis-je le protéger ? »

 

Évidemment, il soupçonnait les deux inconnus (des espions sans doute) d’avoir déjà fait savoir à leurs affiliés l’heure à laquelle partirait Arthur Montjoie. Enfin, Miles se hasarde à dire :

 

« J’espère, toutefois, milord, que vous ne m’en voulez pas ?

 

– En voilà une bêtise ! Voyons, me suis-je jamais fâché contre vous, au temps où j’étais assez riche pour vous avoir à mon service ?

 

– Ah ! milord, vous étiez le meilleur des maîtres, s’écria Miles avec conviction, aussi ne puis-je me résigner à vous voir exposer votre précieuse vie comme vous le faites.

 

– Ma précieuse vie ? répéta lord Harry d’un ton désinvolte ; c’est à celle de M. Montjoie que vous pensez en parlant ainsi. Il mérite assurément d’être sauvé, nous verrons bien. Mais quant à moi !… »

 

Sur ce, il se mit à siffloter, comme le seul moyen d’exprimer le peu de cas qu’il faisait de sa propre existence.

 

« Milord, milord ! reprit Miles avec obstination. Les Invincibles n’ont plus autant confiance en vous. Si l’un d’eux vous apercevait rôdant autour de la ferme de M. Montjoie, il vous tirerait un coup de fusil à bout portant, quitte à se demander après ça, s’il a eu tort ou raison de vous envoyer ad patres. »

 

Après avoir héroïquement sauvé lord Harry du guet-apens de la borne milliaire, apprendre que votre vie ne tient plus qu’à un fil, était une épreuve au-dessus des forces d’Iris. Une fois de plus l’amour l’emporta sur la prudence. Donc, un instant encore et miss Henley eût joint ses instances à celles de Miles, si lord Harry ne l’en eût inopinément empêchée, en usant d’un procédé auquel elle était loin de s’attendre.

 

« Éclairez-moi, dit-il, et je vais écrire un mot à M. Montjoie. »

 

Il déchire alors la feuille blanche du billet adressé à Mme Lewson, et trace à la hâte les lignes suivantes :

 

« Je vous exhorte à changer l’heure fixée pour votre départ de Rathco, et à ne communiquer à âme qui vive vos nouveaux plans. Ayez soin de seller vous-même votre cheval. »

 

(Comme de juste, les mots étaient tracés d’une écriture déguisée.)

 

« Remettez ce billet à Montjoie en personne ; s’il demande le nom de celui qui l’a écrit, n’hésitez pas à répondre que vous l’ignorez ; d’autre part, si le destinataire s’avise que l’enveloppe a été ouverte et veut savoir par qui, mentez encore. Bonsoir, Miles, et surtout pas d’imprudence sur la route. »

 

Le groom referme précipitamment la lanterne et Miles s’empresse alors de se servir du manche de son fouet, pour frapper à la porte :

 

« Une lettre de M. Arthur », s’écria-t-il.

 

Mme Lewson prend la missive, l’examine à la lueur d’une chandelle, puis, montrant au porteur l’enveloppe déchirée, elle dit :

 

« Quelqu’un l’a déjà lue, ça se voit, mais qui ça ? »

 

Fidèle à la consigne qu’il vient de recevoir, Miles répond :

 

« Je l’ignore. »

 

Sur ce, il pique des deux et décampe.

 

Avant même que la porte fût refermée, Iris descend l’escalier, si bien que Mme Lewson s’empresse de lui exhiber la lettre d’Arthur, et de dire :

 

« J’ai le plus grand désir de répondre à cette lettre et d’inviter M. Arthur Montjoie à se garer des hommes armés jusqu’aux dents ; ils pourraient lui jouer un mauvais tour sur la route ; mais la difficulté, c’est de me faire comprendre. Ah ! que vous seriez bonne de me venir en aide. »

 

Iris accéda volontiers à ce désir : une lettre de cette femme au cœur chaud, tendre et dévoué, ne pouvait que consolider l’effet produit par la lettre de lord Harry à Arthur. Il fallait inférer de la sienne, qu’il serait de retour à trois heures. De plus, la question adressée au groom par lord Harry : « Y a-t-il des étrangers à Rathco ? » et sa réponse : « Oui, deux ouvriers qui travaillent au jardin », se présentèrent instantanément à l’esprit d’Iris. Elle en conclut, comme lord Harry, que le mieux était de conseiller à Mme Lewson d’écrire à Arthur Montjoie, en le conjurant de changer l’heure de son départ, sans en rien laisser transpirer, bien entendu, et de quitter Rathco à la muette.

 

Mme Lewson approuva en tout point le plan proposé par Iris et sans perdre de temps, elle va s’enfermer dans le parloir, afin d’y griffonner la missive en question. Elle pria même miss Henley d’attendre, pour remonter chez elle, que la lettre fût terminée. Le fond de la pensée de la brave dame, c’était qu’Iris pût prendre connaissance de l’épître, avant qu’elle fût adressée au destinataire.

 

Restée seule dans le hall, Iris, la porte ouverte devant elle, les yeux levés vers le ciel, songeait.

 

La vie des deux êtres qui lui inspiraient le plus vif intérêt, quoique à des titres très différents, était également menacée. Pour l’instant, celui qui courait les dangers les plus réels, c’était lord Harry, ce réprouvé, cet insurgé, ce révolté, dont le passé ne pouvait être facilement percé à jour, mais, disons-le à sa décharge, qui était prêt à risquer sa vie pour sauver celle de son ami. Au cas où lord Harry voudrait courir les champs à l’aventure, en ce voisinage dangereux de la ferme, sans soucis des assassins qui pouvaient être postés derrière les haies, Iris, seule, se targuait de posséder assez d’influence sur lui pour le décider à fuir ces parages, très loin ! Lorsqu’elle était venue rejoindre Mme Lewson dans le hall, c’était la réflexion à laquelle elle s’était livrée. L’instant d’après, sa résolution étant prise, elle sortit déterminée à mettre son plan à exécution.

 

Iris commença par faire le tour des bâtiments, poussant à travers l’obscurité, tantôt une pointe par-ci, tantôt une pointe par-là, tantôt enfin balbutiant le nom de lord Harry. Pas une créature vivante ne parut ; aucun bruit de pas ne troubla le calme de la nuit. Évidemment, lord Harry s’était éloigné de ces lieux redoutables.

 

Ce fait inespéré mit au cœur de la jeune fille une douce sécurité et une grande joie !

 

Tout en regagnant la maison, elle se représenta, chemin faisant, combien l’acte généreux qu’elle venait d’accomplir était téméraire et insensé !

 

Ah ! si lord Harry et elle s’étaient rencontrés, aurait-elle eu la force de nier le tendre intérêt qu’il lui inspirait ? N’aurait-il donc pu inférer de sa conduite, qu’elle lui avait pardonné ses erreurs, ses égarements, ses vices, et qu’il était d’ores et déjà autorisé à lui rappeler leurs engagements et à demander sa main ? Elle tremblait en songeant aux concessions qu’il eût pu lui arracher ! En résumé, si le hasard les eût rapprochés, sa responsabilité n’y eût eu aucune part. Iris était rentrée à la ferme, et même elle avait eu le temps de relire sa lettre à Arthur, quand l’horloge sonna l’heure d’aller se coucher ; mais, cette nuit-là, Mme Lewson et miss Henley dormirent mal. Le lendemain de grand matin, l’on chargea l’un des deux journaliers restés fidèles à M. Montjoie, d’aller à cheval porter la lettre de Mme Lewson et d’attendre la réponse. Y compris le temps nécessaire pour faire reposer sa bête, on calcula que cet homme serait de retour avant midi.

 

X

C’était une belle journée inondée de soleil et de lumière ; Mme Lewson commençait à recouvrer sa bonne humeur.

 

« J’ai la superstition du beau temps, disait-elle. J’y ai toujours vu un signe d’heureux augure pourvu, bien entendu, que ce ne soit pas un vendredi. Or, c’est aujourd’hui mercredi… Allons, allons, miss Henley, confiance et courage ! »

 

Effectivement, l’express rapporta une réponse satisfaisante ; M. Arthur était gai comme pinson.

 

« Je me suis bien donné de garde, avait-il dit, d’attacher de l’importance à une lettre qui n’était qu’une affaire de chantage. Quant à cette bonne Mme Lewson, c’est une autre affaire, je me conformerai à son avis. Dites-lui que je suis décidé à retarder de deux heures mon départ ; elle peut compter sur moi pour dîner.

 

– Où donc était M. Arthur, lorsqu’il vous a fait cette réponse ?

 

– À l’écurie, où j’étais en train de desseller mon cheval. Au même moment, tous les palefreniers causaient et riaient à se tordre. »

 

Iris était aux regrets qu’Arthur eût donné une réponse de vive voix, plutôt qu’écrite. En cela, elle partageait encore la manière de voir du sauvage lord et sa crainte des mouchards. Le temps marcha lentement, jusqu’à quatre heures ; à ce moment, Iris, n’y tenant plus, proposa à Mme Lewson de profiter de ce bel après-midi, pour aller au-devant de sir Arthur ; la femme de charge opina du bonnet. Toutefois, au bout d’un instant, elle demanda à sa compagne de s’asseoir un moment sur un tronc d’arbre. Iris s’enquit si cette halte n’était pas motivée par une considération particulière. De fait, plusieurs routes bifurquaient à cet endroit, y compris un petit sentier tracé sous bois, que les piétons et les cavaliers prenaient souvent pour couper au plus court. Arthur en profiterait probablement ; cependant, au cas où le hasard lui ferait prendre la grande route, il fallait donc, pour ne pas manquer le cavalier, se placer de façon à commander les deux voies.

 

Trop agitée pour se soumettre à une attente passive, Iris témoigna le désir de longer pendant un certain temps le sentier sous bois, puis de rebrousser chemin si elle n’apercevait personne.

 

« Madame Lewson, veuillez m’attendre ici, fit-elle.

 

– Surtout, ne quittez pas le sentier battu », lui crie la vieille dame.

 

Iris s’engagea alors sous bois. L’espoir de rencontrer sir Arthur lui fit considérablement prolonger sa promenade, mais dès qu’elle voit la ligne blanche de la grande route, elle rebrousse chemin. Peu après, elle avise, à main gauche, une ruine qu’elle n’avait jamais remarquée ; elle s’en rapproche, et constate que les murs, en partie écroulés, ressemblent, en réalité, à ceux d’une maison ordinaire. Or, si une ruine n’est revêtue de la patine du temps, elle n’offre rien d’agréable à l’œil, au contraire !

 

Arrivée au tournant de la route, Iris avise un homme qui émerge de l’intérieur des ruines ; elle pousse un cri d’alarme ! Ciel ! Devait-elle croire à son étoile ou à la fatalité du sort ! Le sauvage lord, celui-là même qu’elle s’était juré de ne jamais revoir, le maître de son cœur, pour tout dire d’un mot, peut-être celui de son avenir, était-il donc là, devant elle ?

 

Tout autre mortel eût demandé à quel heureux hasard il devait cette rencontre inespérée,… mais, lui, tout au bonheur de revoir la femme aimée, s’écrie éperdu : « Mon ange descendu du ciel, que le ciel soit béni ! »

 

S’approchant d’Iris, lord Harry l’enlace de ses bras caressants ; de son côté, elle cherche à se dégager de son étreinte, pendant qu’il promène un regard investigateur autour de lui. « Je ne vous cache pas, fit-il, que nous sommes environnés de dangers. Je suis venu ici pour veiller sur Arthur. De grâce, Iris, laissez-moi vous embrasser, ou je suis un homme mort ! »

 

Comme il s’inclinait pour couvrir de baisers le front et les cheveux d’Iris, trois hommes embusqués sortent des branchages ; qui sait, ils ont peut-être reçu le mot d’ordre de le traquer et de le mettre à mort ! Déjà, ils tiennent leurs pistolets braqués droit. Or, voilà qu’à la place du traître qu’on a dénoncé, ils se trouvent en face d’un couple de jeunes amoureux ! Bref, honteux et confus, les trois gaillards s’écrient : « Faites excuse et n’ayez crainte ! » Après quoi, ils pouffent de rire.

 

Pour la seconde fois, Iris avait sauvé lord Harry d’un péril imminent !

 

« Laissez-moi, de grâce… » fit-elle avec l’anxiété vague d’une femme qui perd confiance en elle-même.

 

Enfin, l’étreignant convulsivement sur sa poitrine, lord Harry reprit :

 

« Ô ma bien-aimée ! ne me refusez pas la dernière chance de m’amender… d’être digne de vous !… Je m’y engage pour serment. »

 

Enfin, les bras du sauvage lord lâchent prise. Une détonation retentit… puis une seconde… puis l’on distingue le bruit des pas d’un cheval lancé à bride abattue ; mais bientôt l’on aperçoit la monture sans cavalier. On s’élance à sa poursuite et bientôt on la saisit. Une petite pochette en cuir est attachée à la selle. Lord Harry adjure Iris de s’en emparer. Elle en retire un flacon d’argent ; le nom gravé dessus lui révèle l’horrible vérité.

 

Alors, poussant un cri aigu, Iris s’écrie d’un ton navré :

 

« Ils l’ont assassiné ! »

 

XI

Pendant que l’on discutait le tracé du nouveau chemin de fer entre Culm et Everill, l’ingénieur provoqua une discussion entre les bailleurs de fonds, jadis directeurs de la compagnie, en leur demandant s’ils avaient ou non le projet de faire une station à Honey Buzzard ?

 

Depuis des années, disons-le, le commerce y périclitait de même que la population. D’un autre côté, des artistes peintres considéraient cette curieuse petite ville du moyen âge, comme une mine à exploiter au point de vue de l’art. Les archéologues ne laissaient pas de flatter le recteur, en s’inscrivant sur la liste de souscription qu’il faisait circuler pour la restauration de la Tour.

 

De petits commerçants, qui n’étaient pas fous à lier, firent néanmoins la folie d’ouvrir des boutiques à Honey Buzzard, tentative qui n’eut d’autre résultat que de fricasser leurs petites économies. Après quoi, ils fermèrent boutique et décampèrent. L’on voyait encore, parfois, un charbonnier décharger des sacs de charbon sur le quai, ou bien, un bateau vide embarquer du foin ; le propriétaire d’une maison délabrée avait cédé à la tentation de suspendre un écriteau pour annoncer un appartement à louer, mais personne ne s’était présenté. Le seul et unique médecin de cette modeste localité, y trouvant l’existence intolérable, ne rêvait que d’y céder sa clientèle à un confrère pour un morceau de pain, comme on dit, puis déguerpir ! Toujours est-il que les administrateurs du chemin de fer et les ingénieurs finirent par décréter qu’il y aurait une station de chemin de fer à Honey Buzzard.

 

Par un après-midi brumeux d’automne et déjà sur le tard, le train omnibus laissa un voyageur à la station ; il descendait d’une voiture de première classe, portait à la main un parapluie et une valise. Il s’informa près du chef de gare, quelle était la meilleure auberge de l’endroit ; après avoir reçu l’information qu’il désirait, le voyageur s’engagea dans de petites rues tortueuses et finit par arriver à destination. En attendant qu’on lui serve à souper, il demande de l’encre et du papier.

 

La fille de l’aubergiste n’eut rien de plus pressé que de questionner sa mère sur le survenant ; celle-ci repartit : « Ma foi, il est grand, beau et bien bâti ; il porte la barbe longue et a l’air mélancolique. Il n’a certes pas l’air d’un casseur d’assiettes. Le nom inscrit sur son sac de voyageur est : Hugues Montjoie. Quel vin a-t-il demandé ? Ah ! si l’on pouvait lui colloquer une bouteille de notre vin français qui est sur, quelle veine ! »

 

Au même instant, la sonnette se fit entendre et la fille de l’aubergiste, comme on le peut penser, s’empressa de profiter de la circonstance qui lui était offerte de se former une opinion personnelle sur ledit M. Montjoie. Bientôt, elle reparut une lettre à la main, déjà rongeant son frein, de n’être pas mieux née !

 

« Ah ! ma mère, fit-elle, si j’appartenais à une classe huppée de la société, je sais maintenant de qui je voudrais être la femme. »

 

Parfaitement indifférente à ces aspirations romanesques, la brave aubergiste demanda à examiner la suscription de l’enveloppe écrite par M. Montjoie.

 

L’individu chargé de la porter au destinataire devait attendre la réponse. L’adresse portait ces mots : « Miss Henley, aux soins de Clarence Vimpany, Esquire, Honey Buzzard ». La fille de l’aubergiste, très surexcitée, conçut un vif désir de voir miss Henley. De son côté, sa mère ne laissait pas d’être fort intriguée.

 

Comment M. Montjoie a-t-il écrit cette lettre puisque miss Henley habite chez le docteur ? N’était-il pas cent fois plus simple de l’aller voir ? Après avoir fait ces réflexions, l’aubergiste rendit la lettre à sa fille disant : « Le garçon d’écurie qui n’a rien à faire peut la porter.

 

– Non, ma mère, non ; ah ! vraiment, ce serait un sacrilège de confier cette lettre à des mains aussi sales. Je ferai la commission moi-même. Qui sait ! Cela me permettra peut-être d’apercevoir miss Henley. »

 

Telle était l’impression que l’arrivée de M. Montjoie avait inconsciemment produite sur cette jeune personne romanesque, condamnée par la destinée à tourner dans le cercle étroit et vulgaire d’une auberge de village.

 

La maîtresse d’hôtel monta elle-même au premier étage le dîner du voyageur. Le menu se composait de côtelettes et de pommes de terre, aussi mal cuites qu’il est possible à une cuisinière anglaise de le faire.

 

La brave femme, qui ne perdait pas de vue l’éventualité de débarrasser son cellier d’une bouteille de vin aigrelet, hasarda cette question :

 

« Quel vin monsieur veut-il boire ?

 

– Un vin français quelconque », fit-il avec indifférence.

 

Dès que le domestique revint à la cuisine, l’aubergiste lui demanda comment le voyageur avait trouvé le vin ?

 

« Il demande à vous parler », répondit le garçon.

 

Convaincue qu’il y avait de l’orage dans l’air, elle demanda s’il s’était plaint ?

 

« Ouache ! il a bu à rouge bord ! »

 

La brave femme, les yeux ronds de surprise, exhale un soupir de soulagement. Quelle veine ! Un voyageur buvant et payant le susdit vin français sans se plaindre !

 

À cette pensée, elle débordait de joie. Lorsqu’elle entra dans la salle à manger, M. Montjoie, le verre à la main, humait le bouquet du vin avec recueillement.

 

« Pardon, madame, de vous déranger de vos occupations, fit-il, d’un ton de condescendance aimable, mais puis-je savoir l’origine de ce vin ?

 

– C’est tout ce que nous avons pu tirer, retirer, soutirer d’une mauvaise créance de défunt mon mari ; il avait eu le tort de prêter de l’argent à un Français.

 

– C’est un vin exquis, savez-vous ? riposta le voyageur.

 

– Ah ! vous le trouvez bon, monsieur ?

 

– Assurément, c’est une tête de Bordeaux ! »

 

La maîtresse d’hôtel craignait qu’il ne se cachât une pointe d’aigreur sous ces louanges. Un doute s’empara de son esprit. En réalité, ce voyageur ne se donnait-il pas le malin plaisir de lui tendre un piège ?

 

Elle résolut de garder à carreau et riposta :

 

« Je vous avoue, monsieur, que vous êtes le premier voyageur à ne pas vous plaindre de notre vin français.

 

– Alors, vous n’auriez peut-être pas d’objection à vous en défaire ?

 

– De bonne foi, qui en pourrait être preneur ?

 

– Moi ; combien le vendez-vous la bouteille ? »

 

À cette question, l’aubergiste, convaincue qu’elle avait affaire à un esprit détraqué, résolut de profiter de la circonstance pour doubler le prix de sa marchandise.

 

« Sept francs cinquante la bouteille, répondit-elle sans sourciller.

 

– Je crois être raisonnable en vous en offrant six francs », dit-il.

 

Or, comme l’appétit vient en mangeant, la maîtresse d’hôtel reprit :

 

« Toute réflexion faite, je ne céderai pas à moins de douze francs.

 

– J’espère pour vous que vous trouverez un acheteur ayant une bourse plus replète que la mienne.

 

– Tenez, prenez-le pour le prix que vous en voudrez donner », dit cette femme parfaitement respectable quoique peu scrupuleuse.

 

À cet instant, la fille de la maîtresse d’hôtel ouvrit la porte disant :

 

« J’ai porté moi-même votre lettre, monsieur, et voici la réponse. » (Elle avait vu miss Henley et la tenait pour une personne fort ordinaire.) Après l’avoir remerciée, en des termes qu’une personne aussi romanesque ne pouvait oublier, Montjoie rompit le cachet.

 

Évidemment, c’était une réponse conforme à ses désirs, car il prit vivement son chapeau, demandant qu’on lui indiquât le chemin du logis du Dr Vimpany. Comme il ne voulait pas prendre Iris par surprise, il lui écrivit de l’auberge pour lui annoncer sa visite. Comment miss Henley recevrait-elle l’ami dévoué dont elle avait par deux fois refusé la main ?

 

XII

Dans une rue écartée et solitaire de Honey Buzzard, s’élevait la maison du docteur ; les fenêtres donnaient sur le cimetière, perspective peu encourageante chez un disciple d’Esculape. Une servante ouvre la porte, regarde d’un air soupçonneux et, avant même que Montjoie ait articulé un mot, répond que le docteur est sorti. Le visiteur décline son nom et demande miss Henley. À cet instant, la physionomie de la servante s’épanouit comme par enchantement. Elle l’introduit aussitôt dans un petit salon à l’ameublement pauvre ; des gravures mal encadrées et même assez déplacées chez un médecin, ornaient les murs. C’étaient des portraits d’actrices célèbres du commencement du siècle. Plusieurs volumes de pièces de théâtre remplissaient un petit rayon au-dessus de la cheminée.

 

« Qui diantre peut lire ces comédies, se dit Montjoie, et d’où vient qu’Iris soit ici ? »

 

Au même instant, miss Henley apparaît ; elle avait le visage pâle et défait ; les yeux remplis de larmes.

 

L’arrivée de Hugues évoquait plus douloureusement encore le souvenir de la mort tragique d’Arthur Montjoie. Iris se sentit prise en sa présence d’une émotion très vive. D’un geste spontané et avec la familiarité d’une sœur, elle tendit à Montjoie son front à baiser.

 

« Connaissant les sentiments d’attachement qui vous unissent à votre frère, fit-elle, je me déclare incapable de vous dire toute la part que je prends à votre douleur.

 

– Il n’est pas besoin de paroles, répondit son interlocuteur ; votre sympathie parle d’elle-même. » Sur ce, il la conduisit du côté du sofa, prit place à côté d’elle, et dit :

 

« Ce n’est pas votre père qui m’envoie vers vous, mais il m’a montré les deux lettres que vous lui avez écrites : l’une portant le timbre de Dublin, l’autre, de Honey Buzzard ; je sais à quel péril vous vous êtes exposée pour sauver les jours de mon malheureux frère. Ce me serait du moins une consolation de pouvoir vous rendre, en une certaine mesure, ce que vous avez fait pour lui.

 

« Non, poursuivit-il, en renonçant pour l’instant à exprimer sa reconnaissance : votre père, certes, ne m’a jamais envoyé vers vous. Seulement, il sait, d’une part, que j’ai quitté Londres uniquement pour vous venir voir et, d’autre part, quel est le but de ma démarche. Oserais-je vous dire quelle réponse j’ai obtenue de M. Henley quand je lui ai demandé si, véritablement, il n’avait plus ni confiance, ni foi en sa fille ? D’une voix de tonnerre, il s’est écrié : « Mon parti est irrévocablement pris ; je ne saurais plus avoir ni foi ni confiance en ma fille, tant que le sauvage lord sera de ce monde ».

 

« De telles dispositions à votre égard et surtout de la part d’un père, m’offensent au delà de tout. Oui, j’en conviens, il est emporté et bourru, mais on peut, je crois, l’amener à résipiscence. J’entends qu’il vous rende justice. Maintenant, puis-je me permettre de vous entretenir de lord Harry ?

 

– Certes, oui, répliqua miss Henley.

 

– C’est pour moi, vous le sentez bien, un sujet fort délicat à traiter…

 

– Et pour moi, un sujet de confusion, dit Iris avec amertume : autant comparer un démon à un ange que de comparer lord Harry avec vous, Hugues. Je me déclare indigne de la bonne opinion que vous avez de moi. Je reconnais que pour aimer le sauvage lord comme je l’aime, il faut avoir l’âme perverse et des goûts dépravés ! Tenez, donnez-moi des coups de canne si bon vous semble,… je les mérite ! »

 

Montjoie connaissait trop bien le cœur féminin pour essayer de calmer par les raisonnements et les remontrances cette explosion de sentiments extravagants.

 

« Votre père, poursuivit-il, n’est pas homme à se laisser toucher par les choses du cœur, mais un exposé plus détaillé des faits, une exposition sincère de la situation, peuvent éveiller chez lui le sentiment de la justice. Enfin, aidez-moi, de grâce, à l’éclairer au sujet de lord Harry, plus efficacement que vous ne pouvez le faire par lettre. En trois mots, je désirerais que vous me missiez au courant de ce qui s’est passé, depuis le moment où les circonstances vous ont réunis vous et le jeune lord à Ardoon, jusqu’au jour où vous le laissâtes en Irlande après la mort de mon frère. S’il vous semble que c’est trop exiger de vous, veuillez vous rappeler que mon unique souci est de vous servir. »

 

Tel fut l’appel que Hugues adressa à Iris. Pour le faire court, disons qu’elle répondit à ce désir en racontant ce qui suit :

 

« Lord Harry m’a fourni volontiers des éclaircissements, mais non, toutefois, sans y apporter certaines réserves, spécialement lorsque je lui eus révélé le nom de l’individu posté à la borne milliaire. « Je vous supplie de me pardonner, avait-il dit, si je me refuse d’entrer dans des détails plus circonstanciés. J’eus lieu de m’applaudir d’avoir fait appel à l’influence politique du banquier, en vue d’assurer la sécurité d’Arthur. La nature de sir Giles, nature méprisable s’il en fut, ne m’inspirait, je dois le dire, qu’une médiocre confiance, mais par contre, je faisais fond sur mon influence personnelle. Ah ! Iris, si ce financier avait eu seulement la dixième partie de votre courage, me dit-il, Arthur serait encore de ce monde et jouirait en Angleterre d’une parfaite sécurité. Tenez, je renonce à en dire davantage ; ma tête s’égare rien que d’y penser ! » Après une pause, il continua à captiver mon attention, par le récit pathétique d’événements récents. Comme membre de l’association des Invincibles, association qui n’était qu’un outrage à la raison et à la société, ainsi qu’il l’avouait lui-même, il avait pu pénétrer et même détourner les projets homicides dont il avait eu connaissance. Le jour qu’Iris l’aperçut dans le sentier sous bois, il faisait le guet, persuadé que son ami déboucherait par là. Il demeurait convaincu, d’ailleurs, que s’il parvenait à prévenir Arthur du danger qui le menaçait, ses affiliés lui feraient payer de sa vie cet acte de félonie. Bref, le meurtre commis sur la grande route, et la disparition de l’assassin, furent suivis de la rupture de miss Henley et de lord Harry. Irrévocablement décidée à lui rendre sa parole, elle revint en Angleterre, refusant tous les rendez-vous auxquels il l’avait suppliée de se rendre. »

 

À cet endroit du récit, l’idée vint à Montjoie de poser à Iris plusieurs questions plus explicatives encore. Qui sait si la jeune fille, aveuglée par son amour, n’était pas encore, à l’heure présente, sous le charme de lord Harry ?

 

« S’est-il soumis volontiers à votre arrêt ? demanda Montjoie.

 

– Pas du tout d’abord, riposta Iris.

 

– Dites-moi, Iris, s’est il résigné à vous rendre votre parole et à renoncer à tout espoir de vous épouser ?

 

– Nullement.

 

– Dites-moi, reprit Montjoie, a-t-il fait allusion à la promesse que vous lui aviez faite jadis ?

 

– Assurément, il m’a dit qu’il s’y cramponnait comme à la meilleure et à la seule espérance de sa vie, répondit Iris.

 

– À cela, qu’avez-vous répondu ?

 

– Je l’exhortai à ménager ma sensibilité.

 

– Ne lui avez-vous rien dit de plus positif que cela ?

 

– En réalité, je ne pouvais oublier ce qu’il avait fait pour sauver Arthur, mais décidée à partir, je partis.

 

– Avez-vous souvenance des dernières paroles qu’il vous a adressées au moment de vous quitter ? interrogea Montjoie.

 

– Il m’a dit : « Je vous aimerai jusqu’a mon dernier « soupir ».

 

En répétant ces mots, le timbre de la voix d’Iris prit une expression de tendresse involontaire.

 

« Il faut, reprit Montjoie d’un ton grave, que je sois bien fixé sur ce que je dois dire à votre père. Puis-je l’assurer, par exemple en toute sûreté de conscience, que vous ne reverrez jamais lord Harry ?

 

– Je me suis juré de ne plus le revoir, dit Iris d’un ton ferme, mais parfois je crains qu’une force plus puissante que ma volonté ne m’empêche de rester fidèle à mon serment.

 

– Ciel ! que voulez-vous dire ? questionna Montjoie.

 

– Je préfère m’abstenir de parler, riposta Iris.

 

– Quelle singulière réponse ! reprit son interlocuteur.

 

– La bonne opinion que vous avez de moi, Hugues, m’est si précieuse que je ne voudrais pour rien au monde m’exposer à la perdre.

 

– N’ayez crainte, car elle est inébranlable », répondit Montjoie avec courtoisie.

 

Iris le considéra un instant avec une attention particulière, puis, peu à peu, l’expression de doute répandue sur sa physionomie s’effaça. Convaincue de lui inspirer un très grand amour, elle résolut donc de lui faire l’honneur de ses confidences, et s’exprima aussitôt en ces termes :

 

« Mon ami, sachez que depuis que j’ai quitté l’Irlande, je suis, je ne sais pourquoi, sous le coup d’une superstition craintive. Oui, je crois à une fatalité qui, en dépit de moi-même, me ramènera à revoir Harry. Déjà, depuis que je me suis éloignée de la maison paternelle, j’ai pu deux fois lui sauver la vie : premièrement à la borne milliaire, secondement, aux ruines dans le bois. Si mon père m’accuse encore d’être éprise d’un aventurier, vous pouvez lui répondre en toute assurance qu’il m’inspire au contraire un véritable effroi. L’idée d’une troisième rencontre m’épouvante. J’ai tout fait pour éviter cet homme et alors que je croyais enfin y avoir réussi, la destinée me ramène à lui ! Qui sait si, caché dans cette malheureuse petite ville, je ne suis pas encore sur son chemin ! Oh ! de grâce, épargnez-moi votre mépris !

 

– Ma chère Iris, je vous porte l’intérêt le plus profond, le plus sincère. La destinée a une grande influence sur notre pauvre vie mortelle, je n’en disconviens pas, sans accepter, toutefois, les conclusions que vous en tirez ; ni vous, ni moi, n’avons droit à prétendre connaître ce que l’avenir nous réserve ; l’espèce humaine, en présence de ce grand mystère, doit se résigner à l’ignorance. Attendez, Iris, attendez. »

 

À cela, la jeune fille répondit avec la docilité d’un enfant :

 

« Je ferai ce que vous me direz. »

 

Par le fait, Montjoie aimait trop tendrement Iris, pour l’entretenir plus longtemps, ce jour-là, de lord Harry. Son plus grand désir était, au contraire, d’aborder un sujet de conversation qui ne pût la surexciter. L’ayant trouvée établie dans la maison du docteur, il était naturellement anxieux de recueillir des informations sur son hôtesse,… la femme du docteur.

 

XIII

Hugues Montjoie entra en matière en faisant allusion à la seconde lettre d’Iris à son père et, à certain passage où elle parlait de Mme Vimpany en termes aussi enthousiastes que reconnaissants, Hugues reprit :

 

« Ne pouvez-vous m’apprendre quelque chose de plus sur votre compagne de voyage devenue votre hôtesse ? Alors, vous l’avez rencontrée pour la première fois en chemin de fer ?

 

– Oui, elle voyageait dans le train de Dublin, comme moi et ma femme de chambre, mais non dans le même compartiment, répondit Iris ; nous avons lié conversation pendant la traversée de Dublin à Holyhead. La mer était si mauvaise et Rhoda si malade, que je n’étais rien moins que rassurée. La femme de chambre du bord ne savait à qui entendre ; tout le monde réclamait ses services ; je me demande même ce que je serais devenue, si Mme Vimpany ne m’avait proposé ses bons offices. Elle savait si bien soigner les malades, que je ne laissai pas de m’en étonner. « Je suis la femme d’un docteur, me répondit-elle, et, en somme, je ne fais que ce que j’ai vu faire à mon mari en pareille occurrence. »

 

« Quand nous débarquâmes à Holyhead, Rhoda était trop malade pour songer à la mener en chemin de fer. C’est la meilleure servante du monde, et j’y suis très attachée, comme vous savez. Si j’eusse été seule, j’aurais fait appeler un médecin ; mais ma compagne, toujours empressée et serviable, me dit :

 

« L’état de votre femme de chambre, n’est que la conséquence d’une faiblesse extrême ; faites-lui prendre du vin frappé et du repos. Sous peu, elle pourra continuer à voyager sans inconvénient. N’ayez nulle crainte à son sujet ; si vous permettez, nous la veillerons toutes les deux ce soir. » Or, ce qui fut dit, fut fait.

 

« Hein ! Hugues, connaissez-vous beaucoup de femmes à en faire autant ?

 

– J’en connais très peu, hélas ! »

 

Le ton de Montjoie trahissait l’inquiétude ; le dévouement de l’inconnue lui inspirait, en effet, certains doutes, auxquels un galant homme répugne toujours.

 

« Mme Vimpany, reprit Iris, finit par me persuader de poursuivre mon voyage jusqu’à la prochaine station qui était la sienne. « Mon mari, dit-elle, prescrira à votre malade un traitement qui, j’en ai la conviction, la remettra vite sur pieds. » J’acceptai sa proposition avec reconnaissance.

 

– Dites-moi, que comptiez-vous faire, au cas où Rhoda eût été en état de continuer ? demanda Montjoie.

 

– Aller à Londres et me réfugier dans un lodging. J’espérais que mon père finirait par venir à résipiscence. Toujours est-il que cette rencontre de gens charitables, humains, dévoués comme M. et Mme Vimpany, était une bénédiction pour moi et Rhoda. Je désire vous faire faire la connaissance de cette excellente femme ; peut-être est-elle un peu guindée au premier abord ; à ça près, je crois qu’elle vous plairait. »

 

Tout en parlant, Iris s’aperçut que Hugues promenait autour de lui des regards étonnés.

 

« Ah ! oui, mes nouveaux amis sont pauvres, effroyablement pauvres ; pourtant, ils n’ont consenti à accepter ma quote-part des dépenses journalières, que sur mes menaces de m’aller installer à l’auberge ; mais, dites-moi, Hugues, d’où vient votre air troublé et sombre ? Auriez-vous des objections à me voir prolonger mon séjour ici ? »

 

Au moment qu’Iris prononçait ces dernières paroles, la porte s’ouvrit et l’on vit entrer une dame d’âge moyen. Avisant un étranger dans la pièce, elle dit en manière d’excuse :

 

« Pardon ; j’ignorais que vous eussiez un visiteur. »

 

La voix bien timbrée, l’articulation claire, l’ensemble de la personne étaient empreints d’un charme particulier. Bref, la bonne grâce de cette dame prêtait même à une phrase banale, un cachet de distinction. Comme elle se disposait à s’éloigner, Iris reprit :

 

« Permettez-moi de vous présenter mon excellent ami, M. Hugues Montjoie, à qui, du reste, j’ai déjà raconté toutes vos bontés pour moi et pour Rhoda. »

 

Le premier mouvement de Hugues fut non pas de se borner à un salut formaliste, mais de tendre la main à la survenante. Mme Vimpany, de son côté, répondit à cette avance avec une onction de geste, assez rare à notre époque de mouvements brusques et sans façons. L’art avait si parfaitement amélioré son teint, que l’on pouvait le croire naturel, bien que ses joues amaigries eussent perdu la fermeté de la jeunesse ; sa chevelure, grâce peut-être aussi à de légers artifices, ne laissait percer aucuns fils blancs. Personne ne pouvait voir sans se récrier d’admiration, ses grands yeux noirs, un peu trop rapprochés peut-être de son nez aquilin ; ses mains effilées, éburnéennes et décharnées, avaient conservé une élégance rare ; sa toilette recherchée jadis, fanée aujourd’hui, n’avait rien cependant de dépenaillé ; une dentelle usée, froncée en guise de collerette, retombait en jabot étriqué sur sa poitrine.

 

Elle prit un siège près de Hugues.

 

« Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j’ai été heureuse d’offrir mes modestes services à miss Henley ; sa présence égaye tant notre petite maison ! »

 

Le compliment fut rehaussé par tout ce que peuvent y ajouter les caresses de la voix et du sourire. Pour minaudière qu’elle fût, Mme Vimpany n’en éveillait pas moins la sympathie. Disposé d’abord à la juger défavorablement, Montjoie revint bientôt de sa première impression. Il se demandait curieusement, ce que cette femme énigmatique avait bien pu être, alors qu’elle était dans tout l’éclat de sa beauté ?

 

Les regards de Hugues se portèrent tour à tour, sur les portraits de femmes, sur les pièces de théâtre et enfin sur la maîtresse du logis, pendant que cette dernière parlait avec Iris. En réalité, se disait-il, il y a gros à parier que c’est une ancienne actrice !

 

Il résolut d’éclaircir ce mystère, en lançant insidieusement une allusion flatteuse à ces portraits.

 

« Mes souvenirs, comme habitué des théâtres, ne remontent pas à de longues années, dit-il, mais je n’en suis pas moins en état d’apprécier l’intérêt historique de vos belles gravures. »

 

Sur ce, Mme Vimpany s’inclina sans souffler mot.

 

« Il est rare, poursuivit Hugues, qu’une maison anglaise offre une pareille collection de portraits d’actrices célèbres. »

 

Elle se borna à répondre :

 

« J’ai eu dans ma jeunesse d’agréables rapports avec le théâtre. »

 

Montjoie croyait, mais à tort, que ce premier membre de phrase serait suivi d’un autre plus explicite ; peut-être ne plaisait-il pas à sa taciturne interlocutrice de remonter le cours des années, ou bien avait-elle des raisons particulières pour l’abandonner à ses propres perceptions.

 

Iris prit la balle au bond ; assise devant la seule table de la pièce et placée de façon à voir juste devant elle, la gravure représentant Mme Siddons en Melpomène, elle dit d’un air malin en pointant du doigt ce portrait :

 

« Je me demande si Mme Siddons était réellement aussi belle que son image. Sir Josuah Reinolds passe pour avoir flatté ses modèles. »

 

Soudain, les yeux de Mme Vimpany s’animent et brillent d’un vif éclat ; le nom de la célèbre actrice paraît la galvaniser ; mais, au moment d’exprimer sa pensée, « elle garde de Conrart le silence prudent ».

 

Déçu dans son attente, Montjoie se résigne à répondre en s’adressant à Iris :

 

« Il ne nous appartient ni à l’un ni à l’autre, de trancher la question de savoir si le pinceau de sir Josuah s’est rendu coupable de flatterie. » Puis, se tournant du côté de Mme Vimpany, il prit un autre moyen de sonder le terrain en disant :

 

« Lorsque vous avez eu l’avantage, madame, de faire la connaissance de miss Henley, vous voyagiez en Irlande, n’est-ce pas vrai ? Était-ce votre première visite à cet infortuné pays ?

 

– Je suis allée plusieurs fois en Irlande… »

 

Or, à cet instant, une circonstance imprévue vint l’aider à démasquer les embûches de son interlocuteur. Le facteur en faisant sa tournée, avait remis pour Mme Vimpany un petit paquet cacheté et un imprimé.

 

« C’est un pli recommandé, madame, dit la servante. Veuillez signer cette feuille, le facteur attend. »

 

Après avoir griffonné vivement son nom, Mme Vimpany examine l’enveloppe de la lettre, puis elle la pose sur la table sans l’ouvrir, tout en s’excusant de s’absenter un instant.

 

À peine la porte refermée, Iris bondit hors de son siège et se rapprochant de Hugues, elle dit d’une voix brisée par l’émotion :

 

« J’ai reconnu l’écriture de la lettre quand la servante est entrée.

 

– Bon Dieu ! Iris, à propos de quoi cet effroi ?

 

– Parlez moins haut, Mme Vimpany nous écoute peut-être, qui sait ! » reprit miss Henley.

 

Sur quoi, Montjoie s’écrie avec un grand air d’ébahissement :

 

« Comment ! votre amie, Mme Vimpany ?

 

– Il est évident, reprit Iris, qu’elle n’ose ouvrir ce paquet en votre présence. Comment ne l’avez-vous pas deviné ? Ah ! cette écriture ne m’est que trop connue,… je sais, à n’en pas douter, qui a tracé ces lignes.

 

– Eh bien ! qui est-ce, parlez ? »

 

Alors se penchant vers Hugues, elle lui dit de bouche à oreille : lord Harry !

 

XIV

Interdit de surprise, Hugues Montjoie resta silencieux. Iris comprit la signification du regard qu’il attachait sur elle, et y répondit en disant :

 

« Je suis tout à fait sûre de ce que j’avance, Hugues. »

 

Son interlocuteur qui, avec son bon sens habituel, hésitait à tirer une conclusion aussi péremptoire, reprit :

 

« À coup sûr, vous croyez être dans le vrai, mais quand il s’agit de calligraphie, il est facile de se méprendre. » Par le fait, Iris avait les nerfs tellement surexcités, qu’elle en voulait certainement à Hugues de croire qu’elle s’était mis le doigt dans l’œil, comme on dit très vulgairement.

 

« Enfin, vous connaissez l’écriture de lord Harry ? fit-elle ; et vous devez admettre qu’on ne peut confondre cette grosse et grasse anglaise, avec une cursive ordinaire. Ne suis-je donc pas assez malheureuse, sans que vous acheviez de me faire perdre la tête, en doutant de la vérité de mes paroles ? Ciel ! quand je songe qu’une femme si bonne, si charmante, n’ayant rien d’une créature astucieuse, m’ait pu tromper ainsi ! » Notez qu’il n’y avait jusqu’alors aucune raison d’interpréter de cette façon, la conduite de Mme Vimpany. Montjoie, très doucement, s’interposa :

 

« Permettez, dit-il, nous ne pouvons affirmer qu’elle ait obéi aux instructions de lord Harry. Attendez un peu avant de lui attribuer l’étrange rôle que vous lui faites jouer. »

 

Iris, l’esprit de plus en plus monté, répliqua indignée :

 

« Pourquoi ne m’a-t-elle jamais dit qu’elle connaissait lord Harry ? Ce silence me paraît suspect. »

 

Montjoie sourit et riposta :

 

« Avez-vous dit à Mme Vimpany que vous connaissez lord Harry ? »

 

Iris ne souffla mot.

 

« Eh bien ! poursuivit Montjoie, dois-je inférer de votre silence que vous êtes capable de trahison ? Je n’ai garde, bien entendu, de prétendre que ce soit là une découverte rassurante ; toutefois, avant de mettre tout au pire, il faut savoir si, en réalité, un noir complot a été ourdi contre votre liberté ? Il faut voir venir cette femme. »

 

À de nombreuses qualités féminines, miss Henley joignait des défauts qui sont aussi le lot du sexe faible. S’acharnant à son idée, elle reprit :

 

« Quel fond peut-on faire, je vous le demande, sur quelqu’un qui vous a déjà trompé ? Tenez, vous êtes un homme désespérant ! »

 

Montjoie donna, en cette circonstance, une nouvelle preuve de son inaltérable patience.

 

« Tout à l’heure, quand Mme Vimpany va venir, je glisserai dans la conversation le nom de lord Harry ; si elle dit le connaître, il n’y aura plus, ce me semble, aucune raison de lui refuser ni votre confiance ni votre amitié.

 

– Mais enfin, ajouta Iris, en se grattant le menton, supposons que Mme Vimpany feigne l’ignorance et fasse comme si elle entendait ce nom pour la première fois ?

 

– Alors, il y aura une preuve acquise contre moi, répondit Hugues, et il ne me restera plus qu’à implorer mon pardon. »

 

À cet instant, le bon et généreux côté de la nature d’Iris reparut subitement.

 

« C’est plutôt à moi de m’excuser, dit la jeune fille, en lui jetant un regard implorant. J’aurais dû réfléchir avant de me montrer insolente,… emportée,… mais, enfin, voyons, si la suite me donne raison, que ferez-vous, Hugues ?

 

– J’estimerai qu’il est de mon devoir de vous emmener d’ici, vous et votre camériste, et de faire entendre à votre père que les raisons les plus sérieuses… »

 

À ce moment, ayant aperçu Mme Vimpany, Hugues interrompit la phrase commencée. Souriante, courtoise et en parfaite possession d’elle-même, la femme du docteur dit du ton le plus naturel, en s’adressant à Hugues Montjoie :

 

« Je vous ai laissé en si bonne compagnie que je crois superflu de vous adresser mes excuses, à moins, toutefois, que je n’aie interrompu un entretien confidentiel. »

 

Qui sait si Iris ne s’était pas trahie, lorsque l’enveloppant d’un regard Mme Vimpany l’avait surprise à examiner la suscription d’une lettre ! Cette allusion à un entretien confidentiel eût ouvert les yeux à la personne même la moins expérimentée en l’art de feindre ; or, Montjoie était, sous ce rapport, aussi innocent que l’enfant qui vient de naître.

 

« Vous n’avez interrompu aucune confidence, fit-il vivement, comme pour rassurer la femme du docteur ; nous parlions d’un jeune écervelé de notre connaissance ; au surplus, si ce que l’on m’a dit est vrai, son nom vous est peut-être connu, les journaux ayant ébruité ses aventures. »

 

À cet instant, Mme Vimpany, au lieu de justifier les prévisions de Hugues, en s’informant de qui il s’agit, garde un silence poli. Alors, s’avisant avec la vivacité d’impulsion de sa nature féminine, que Montjoie avait parlé d’une manière prématurée, Iris se rendit coupable de la même maladresse, en cherchant à lui tendre la perche.

 

« Vous me parliez à l’instant, Hugues, des aventures de votre ami ; pourriez-vous vous exposer vous-même à en avoir une aussi désagréable, pour le moins, si vous prenez une chambre cette nuit à l’hôtel ! Je n’ai, de ma vie, vu une maison d’aussi chiche apparence. »

 

Entre autres mérites, Mme Vimpany avait celui de ne point négliger l’occasion de mettre tout le monde à l’aise.

 

« Non,… non,… chère miss Henley, se hâta-t-elle de répondre, l’hôtel est réellement plus propre et plus confortable que vous ne le croyez. En somme, un lit dur et une nourriture insuffisante sont les pires épreuves que votre ami puisse avoir à craindre. Savez-vous, reprit-elle en s’adressant à Montjoie, que le souvenir de l’un de mes amis s’est présenté tout à l’heure à mon esprit, lorsque vous avez parlé d’un jeune écervelé dont les aventures courent les gazettes. S’agissait-il du frère du comte de Norland, un Irlandais jeune et superbe dont j’ai fait la connaissance il y a de longues années ? Bref, ne me trompé-je pas en supposant que vous et miss Henley parliez de lord Harry ? »

 

Qu’est-ce qu’un esprit dépourvu de préjugé pouvait demander de plus ? La manière si naturelle dont Mme Vimpany s’était disculpée, détruisait tout soupçon. Iris, à cet instant, jeta un coup d’œil rapide à Montjoie, qui repartit vivement :

 

« C’est précisément de ce personnage que nous parlions à l’instant. »

 

Sur ce, il se lève et prend congé.

 

Après ce qui était arrivé, Iris voulait à toute force se ménager un tête-à-tête avec Montjoie. La distance éloignée de l’auberge offrait justement le prétexte désiré. Prenant la parole, elle dit :

 

« À travers le labyrinthe des rues de la vieille ville, vous courez risque de vous égarer ; attendez-moi une minute, et je vais vous servir de guide. »

 

Mme Vimpany protesta en s’écriant :

 

« Ma servante accompagnera M. Montjoie. »

 

Iris répliqua très gaiement qu’elle n’entendait pas de cette oreille-là, et courut mettre son chapeau. En réalité, Mme Vimpany comprit qu’il fallait de gré ou de force renoncer à son plan, ce qu’elle fit de la meilleure grâce du monde.

 

« Quelle charmante jeune personne que miss Henley ! fit remarquer l’aimable femme du docteur, dès qu’elle fut seule avec Montjoie. Si j’étais un homme, j’en tomberais amoureux fou ! » En prononçant ces mots, elle regardait intentionnellement son interlocuteur, mais il restait bouche close. Mme Vimpany poursuivit : « Miss Henley doit avoir eu maintes occasions de se marier, mais the rightman, l’homme qu’il faut, ne s’est sans doute pas encore présenté. »

 

Elle braque alors un coup d’œil significatif sur Montjoie, qui ne se départ pas de son silence.

 

Or, l’impénétrable Mme Vimpany ne lâcha pas prise ; elle ajouta en s’adressant à Montjoie d’un ton humble :

 

« Nous dînons à trois heures, faites-nous le plaisir d’être des nôtres demain ; ce sera pour moi l’occasion de vous présenter mon mari. »

 

De fait, Hugues Montjoie avait des raisons pour désirer voir le docteur. Au moment qu’il acceptait l’invitation, Iris reparut armée de pied en cape pour sortir.

 

Dès qu’ils eurent franchi le seuil de la porte, la jeune fille posa à son compagnon l’inévitable question :

 

« Eh bien ! que dites-vous de Mme Vimpany ? »

 

Il répliqua sans sourciller :

 

« Je demeure convaincu que c’est une ancienne actrice, et qu’elle met à profit dans la vie, son expérience de la scène.

 

– Que comptez-vous faire ?

 

– Attendre et voir demain le mari de Mme Vimpany, reprit Hugues.

 

– Pourquoi ça ? demanda Iris.

 

– Il est possible, répondit Hugues, que le mari ne soit pas aussi indéchiffrable que la femme ; en tout cas, j’essaierai de le percer à jour.

 

– J’espère que vous n’y réussirez pas », dit Iris en poussant un soupir.

 

Montjoie, fort intrigué par cette remarque, n’essaie pas de cacher sa surprise et reprend :

 

« Je me figurais que vous n’aviez qu’un but : la vérité !

 

– Après tout, le doute vaut peut-être mieux pour moi que la certitude, répliqua Iris d’un ton triste. Un mauvais sentiment m’a inspiré une opinion contraire à la vôtre ; mais espérons que mes yeux ne tarderont pas à se dessiller. Vous aviez sans doute raison en m’engageant à réserver mon jugement ; il est plus que probable que j’ai été injuste envers Mme Vimpany. Oui, j’aurais dû rester son amie, j’en ai si peu ! En outre, il est encore une chose que je ne saurais vous cacher : lorsque je me rappelle le dévouement héroïque dont lord Harry a fait preuve en vue de sauver les jours du pauvre Arthur, d’une part, je ne puis croire qu’il se soit soumis à la rupture que je lui ai imposée et, d’autre part, je n’admets pas qu’il me fasse espionner. Est-il sous la calotte des cieux, une seule personne à pouvoir expliquer une chose pareille ? »

 

Arthur Montjoie reprit :

 

« Je m’en chargerais volontiers, si vous vouliez bien m’en donner le temps. De prime abord, je vous dirai que vous êtes dans l’erreur.

 

– Comment cela ?

 

– Vous allez le comprendre, Iris. On chercherait en vain, ici-bas, une créature humaine n’offrant pas de contradictions avec elle-même et, chose curieuse, personne n’en a conscience !

 

« Lord Harry, j’en conviens, s’est montré héroïque en cherchant à sauver la vie de son frère Arthur, au péril de la sienne ! De ceci, il résulte à vos yeux, qu’en toute chose, il devrait se montrer un modèle d’honneur ! Eh bien ! je vous le répète, c’est un mortel en chair et en os, incapable, en un mot, de faire une résistance à la tentation et, partant, capable de toutes les folies !

 

« Ah ! je vois, Iris, que vous vous insurgez contre mes assertions ; si lord Harry était un homme tout d’une pièce, comme on en voit dans les romans, ce serait, j’en conviens, infiniment plus agréable.

 

« Le bon lecteur se prend de sympathie pour l’homme, pour la femme, et pour l’enfant que le romancier de bonne volonté lui présente comme un type de toutes les perfections. Peu importe, en réalité, que ce soit ou non une peinture exacte de l’humanité : si l’auteur s’avisait jamais d’une chose pareille, ce serait la condamnation de son talent. Au cas où un romancier présenterait au lecteur un être sans défauts, le susdit lecteur ne découvrirait même pas l’imperfection de cette étude psychologique.

 

« Loin de chercher à vous décourager, je vous exhorte, au contraire, à ne pas vous attrister outre mesure, le jour où vous découvrirez qu’une personne à qui vous prêtez toutes les vertus est affligée de tous les défauts. Dites-vous simplement ceci : elle a été induite en tentation ; prenez patience. Le temps vous fournira peut-être la preuve que l’influence du mal est de courte durée et, enfin, de votre désespoir renaîtra votre foi. En thèse générale, l’humanité n’est ni parfaitement bonne, ni parfaitement mauvaise. Acceptez-la telle qu’elle est ! Est-ce donc, en réalité, un conseil si difficile à suivre ? Pourquoi ne pas faire ce que les autres font en pareil cas ? Écoutez aujourd’hui cette vérité pénible, ma chère amie, et n’y pensez plus demain. »

 

Arrivés à la porte de l’hôtel, ils se séparèrent.

XV

M. Vimpany (membre de l’École de chirurgie) était un homme corpulent, bâti à chaux et à sable. Son œil rond vous dévisageait, d’ordinaire, avec une expression de gaieté impudente. Ajoutez à cela une tête large et des joues hâlées, une redingote grise aux amples pans, un gilet à carreaux, des molletières en cuir, et cet ensemble caractéristique offrira un type que tout étranger prendra indubitablement pour un fermier de la vieille école. Il était fier de produire cette impression fallacieuse. « La nature m’avait créé pour faire de moi un fermier, disait-il souvent, mais ma pauvre vieille mère, qui avait du sang d’aristocrate dans les veines, tenait à ce que son fils exerçât une profession quelconque. N’ayant aucune aptitude pour la basoche, manquant d’argent pour la carrière des armes et pas assez enclin à la vertu pour entrer dans les ordres, je suis simple médecin de campagne, autrement dit, le dernier représentant de l’esclavage du XIXe siècle ! Vous me croirez ou non, mais je vous affirme que je ne vois pas un cultivateur à côté de sa charrue, sans envier son sort. »

 

Tel était l’époux de la femme quintessenciée dont nous avons parlé plus haut ; il accueillit Montjoie avec un : « Enchanté de vous voir, monsieur », accompagné d’une poignée de main qui faillit lui arracher un cri de douleur. Acharné à découper une énorme pièce de bœuf, il dit, en s’adressant à son invité :

 

« C’est dur comme du bois et qui plus est, c’est tout votre dîner, avec un plum-pudding et un verre d’un vieux vin de Xérès dont vous me direz des nouvelles. Miss Henley est assez indulgente, pour ne pas proférer une plainte… Ma femme non plus ; j’espère donc, monsieur, que vous serez aussi content que ces dames, si votre aimable physionomie n’est pas trompeuse. À votre santé, dit-il, en faisant un simulacre de salut. »

 

Il s’aperçut, chose curieuse, que son amphitryon se délectait d’un vin qui ne valait pas le diable. Hugues en conclut que le docteur représentait dans l’espèce, l’exception qui confirme la règle, c’est-à-dire un médecin incapable de distinguer le vin fin de la piquette.

 

Il tardait extrêmement à Mme Vimpany et à Iris, de savoir comment M. Montjoie se trouvait à son hôtel.

 

« La vérité, c’est que je n’ai à me plaindre de rien », répondit Hugues aux questions empressées de ces dames.

 

« Ah ! bah ! s’écria le docteur en s’esclaffant de rire, vous nous la baillez belle ! Et le vin aigre donc ! je suis certain que vous n’y avez pas coupé.

 

– Voulez-vous parler d’un certain vin de Bordeaux ? demanda Hugues.

 

– Fichtre ! ce n’est pas moi qui voudrais y tremper les lèvres. Pour qui me prenez-vous, monsieur ? »

 

Montjoie resta coi. L’ignorance et les préjugés du docteur en fait de vin, prouvèrent à son convive que ce fils d’Esculape était peu connaisseur.

 

Ici, chacun se tut.

 

Le docteur, qui lisait clairement sur le visage de sa femme, le mécontentement et la désapprobation, se décida à dire à Montjoie en manière d’excuse :

 

« Vous ne m’en voulez pas, hein ? C’est dans ma nature d’appeler un chat un chat et Rollet un fripon. Ah ! pardieu ! si je pouvais prendre des mitaines en parlant, j’aurais de la clientèle à revendre. Je suis ce qu’on appelle un diamant brut. Vous ne me gardez pas rancune, hein ?

 

– Moi vous garder rancune ? pas le moins du monde, répondit Vimpany.

 

– Allons, un autre verre de xérès », reprit le docteur.

 

Tout en acceptant la proposition, Montjoie paraît dépourvu d’entrain. Iris en est stupéfaite ; il est si peu dans la nature de Hugues de prendre la mouche, surtout au sujet d’un vin quelconque. Le docteur voyait qu’il faisait des frais en pure perte ; s’adressant à son nouveau convive, il reprit en regardant miss Henley :

 

« Il m’a fallu éperonner mon cheval jusqu’au sang, pour être ici à l’heure du dîner. Souvent les malades ont le grand tort de vouloir s’administrer eux-mêmes des drogues avant l’arrivée du médecin : aujourd’hui, c’est un vieillard raseur qui a mis ma patience à l’épreuve ; or, comme il est riche, très riche même, force m’était de l’écouter.

 

– Va-t-il mieux ? demande Mme Vimpany.

 

– Mieux ? Sa seule maladie, c’est la gloutonnerie ; il s’est avisé d’aller à Londres consulter un prince de la science, qui l’a bientôt envoyé à tous les diables, c’est-à-dire qu’il lui a ordonné d’aller en pays étranger, s’échauder dans une piscine d’eau thermale plus ou moins bouillante. Rentré malade chez lui, il me fait appeler. Je le trouve le dos au feu, le ventre à table, faisant honneur à un repas pantagruélique. Ma foi, je dois dire que ses vins manquent de bouquet. Ah ! cette remarque vous rappelle un certain petit vin de l’hôtel, monsieur Montjoie. Alors, voilà ce que j’ai conseillé à ce vieux goinfre : « Nettoyez-moi tout cela avec de l’émétique ». Bref, s’il se campe encore une indigestion, il me fera appeler et me paiera bien, en sorte que je ne suis pas en reste avec lui ! À la tête que fait ma femme, je comprends qu’elle blâme mes épanchements, qu’elle en est humiliée ! En tout, mon cher, il faut sauver les apparences ! Voilà sa sempiternelle rengaine… Sauver les apparences ? Moi, je n’entends pas de cette oreille-là ;… je suis pauvre,… je n’en fais mystère à personne… De grâce, Arabella, ne prenez pas cet air piteux. Voyez-vous la nature n’a pas créé votre mari pour en faire un médecin et voilà pourquoi votre fille est muette ! Un autre verre de vin de Xérès, monsieur Montjoie ? »

 

Mme Vimpany ayant le respect de tous les usages reçus, y compris celui qui oblige le sexe faible à abandonner la table au sexe fort après dîner, sortit de la salle à manger avec Iris ; jetant un coup d’œil à Hugues, celle-ci fut frappée de son air méditatif. Le joyeux docteur, poussant au travers de la table la bouteille à son convive, s’écria en lui offrant de gros cigares :

 

« Maintenant, allons-y gaiement, et vive le jus de la vigne ! »

 

M. Vimpany venait de remplir son verre et de frotter une allumette, quand la domestique, après avoir frappé à la porte, entre et remet un pli au docteur.

 

Chacun de nous a une manière particulière d’exprimer son indignation ; celle du docteur se traduisit par ces mots :

 

« Ventrebleu ! c’est en vain que l’on chercherait sur le continent noir, un nègre aussi esclave qu’un médecin. Il n’a pas heure du jour ou de la nuit qui lui appartienne en propre. Jugez plutôt ! Juste au moment que je comptais jouir de mon ami et de mon dîner, voilà qu’une vieille sotte atteinte d’un asthme chronique, s’avise d’avoir une attaque et me mande à son chevet ! Ma foi, j’ai presque envie de n’y point aller !

 

– Oh ! vous n’y pensez pas, docteur, et l’humanité donc !

 

– Oh ! monsieur Montjoie, vous n’y pensez pas, et l’argent donc ! répondit le facétieux amphitryon en ricanant. La vieille dame est la mère de notre maire. On dirait, le diable m’emporte ! que vous ne comprenez pas le calembour, mais soyez tranquille… Je vais aller traire ma vache à lait… Ah !… ah !… ah ! »

 

Dès qu’il eut tourné les talons, Hugues poussa un soupir de soulagement.

 

« Dieu merci ! s’écria-t-il en arpentant la pièce à pas accélérés, me voilà libre enfin de me livrer à mes réflexions. »

 

Le sujet qui servait de thème à ses pensées, était l’influence de l’ivresse sur les faiblesses et les vices de caractère d’un homme, alors qu’il est dégagé du frein qu’il s’impose quand il n’est pas encore en état d’ivresse. À coup sûr, la nature du docteur présentait des côtés faibles et même vicieux. Sa jactance, sa gaieté débordante, le ton tranchant de sa voix, l’expression de son regard, tout révélait chez lui le blagueur fieffé. Si l’on parvenait à le griser subrepticement, et à lui ravir par cela même, tout pouvoir de dissimulation, rien ne serait plus facile, en le faisant causer après boire, que de pénétrer le mystère des relations de Mme Vimpany et de lord Harry. À cette fin, Hugues résolut d’inviter le docteur à dîner à l’hôtel et, là, de lui verser à plein verre du fameux vin de Bordeaux. Pour exquis qu’il fût, il n’en était pas moins des plus capiteux. Le serait-il assez, cependant, pour griser cette forte tête ?

 

En tout cas, Hugues se proposait d’en faire l’expérience.

 

Le docteur ne tarda pas à rentrer. Se frottant les mains, il dit d’un air de satisfaction :

 

« Ma foi ! la mère du maire a tout lieu de vous avoir une vive reconnaissance. Vrai, si vous ne m’aviez chassé par les épaules, c’en serait fait d’elle ! quelle lutte acharnée, miséricorde ! entre la vie, la mort et le docteur ! mais la victoire est restée à la Faculté. »

 

Il le considère un instant et poursuit :

 

« Que diable avez-vous pu faire pendant que je n’étais pas là ? Je croyais être obligé de descendre à la cave et je m’aperçois que nous n’avons rien bu,… rien,… pas une goutte… C’est un peu fort, qu’est-ce que cela signifie ?

 

– Je ne suis pas à la hauteur de votre xérès ; les vins d’Espagne sont trop excitants pour moi.

 

– Je comprends,… vous regrettez le vinaigre de votre hôtel ? fit-il, en poussant des éclats de rire moqueur.

 

– C’est ma foi vrai ! Je tiens à vous dire, pour votre gouverne, docteur, que ce susdit vinaigre n’est ni plus ni moins que du château-margaux, comme on n’en verra plus ; mais les rustres qui s’en abreuvent ne sont pas en état de l’apprécier.

 

– Et il va de soi que vous avez acheté ce vin extraordinaire ? dit le docteur d’un ton gouailleur.

 

– Vous l’avez dit. »

 

Pour la première fois de sa vie, M. Vimpany resta court ; il regardait avec stupeur son invité. Or, il accepta avec empressement l’invitation de Hugues, à venir dîner le lendemain à l’hôtel. Seulement, il y mit une condition, disant :

 

« Comme je n’apprécie nullement ce vin de château…, comment dites-vous ? Vous me permettez, n’est-il pas vrai, d’envoyer chercher chez moi une bouteille de xérès ? »

 

Les journées du docteur étant absorbées par ses visites aux malades, miss Henley proposa, en conséquence, de conduire Montjoie à l’église. Mme Vimpany voulut leur servir de cicérone, par politesse pour l’ami d’Iris. Saisissant la première occasion qui lui est offerte de parler confidentiellement avec Hugues, miss Henley s’empresse de faire l’éloge de la femme du docteur :

 

« J’ai hâte de vous dire que j’ai complètement modifié mon opinion sur elle », reprit-elle à mi-voix. Tout en ayant deviné qu’elle n’a pas vos sympathies, elle n’en parle pas moins de vous avec une parfaite bienveillance.

 

Hugues savait que la vivacité d’impression d’Iris pouvait, parfois, fausser son jugement, mais il ne lui en fit pas l’observation. Quant à l’opinion défavorable qu’il avait de Mme Vimpany, elle restait la même et il ne tenait nullement à en parler avec Iris. Sur ce, Hugues prend le parti de rentrer à l’hôtel afin d’écrire à M. Henley ; il avait à cœur de savoir s’il autoriserait sa fille à réintégrer le domicile paternel. Il terminait son épître en demandant un oui ou un non, par le télégraphe.

 

XVI

Le lendemain arriva le télégramme attendu ; Henley consentait à recevoir sa fille, mais sous condition ! Sa réponse ainsi conçue : oui, mais à l’essai, portait l’empreinte du caractère de ce personnage ; elle ne causa à Montjoie ni mécontentement, ni surprise ; les opérations habiles au moyen desquelles ce brasseur d’affaires avait quintuplé sa fortune, ne laissaient pas de lui avoir fait beaucoup d’ennemis, d’où certains bruits fâcheux, toujours en circulation. Trop perspicace pour ne pas s’apercevoir que la plupart de ses anciens amis lui battaient froid, il en était cruellement blessé dans son amour-propre ; aussi ses jugements sur les hommes et sur les événements se ressentaient-ils de l’âcreté de son humeur. Si un malheureux, pourvu de références exceptionnelles, faisait appel à sa charité, le banquier refusait net ; mais, au contraire, si un pauvre diable sans aucun répondant s’adressait à lui, il l’assistait généreusement. À ceux qui lui demandaient des explications sur cette singulière manière d’agir, il disait : « Ma foi ! quand on n’a pas soi-même une trop bonne réputation, on sympathise naturellement avec ceux qui en ont une mauvaise ».

 

Le docteur Vimpany arriva à l’hôtel à l’heure fixée par Montjoie ; sa physionomie sombre reflétait les dispositions de son esprit ; il s’exprima en ces termes :

 

« Encore un jour de travaux forcés comme celui-ci, monsieur Montjoie, et je succombe à la peine. Ah ! il est grand temps que je trouve moyen de sortir de cet enfer. Londres, ou le voisinage de Londres, voilà ce qui convient à un homme comme moi. Eh bien ! et ce vin merveilleux ? Je suis un saint Jean bouche d’or : si votre piquette française ne me va pas, je le dirai carrément. »

 

Les verres à vin de Bordeaux étant inconnus à l’hôtel, on se servit sans façon de grands verres comme pour le vin ordinaire.

 

Tout d’abord, M. Vimpany prouva qu’il était initié aux formalités d’usage pour la dégustation du vin. Il remplit son verre, le présenta à la lumière afin d’en considérer la couleur, puis il implique à son verre un petit mouvement de rotation, en hume le parfum à plusieurs reprises et, avec autant de précaution que s’il se fût agi d’un toxique, il finit par y tremper ses lèvres.

 

Puis d’un trait, il vide le verre et, prenant en considération l’impatience de son hôte, il prononce le fameux verdict :

 

« Vous estimez ce vin beaucoup trop haut ; c’est un petit bordeaux passable, naturel et inoffensif, voilà tout ! J’espère que vous ne l’avez pas payé trop cher. »

 

Jusque-là, Hugues avait conscience d’être en train de perdre la partie engagée, mais les dernières paroles du docteur lui donnaient enfin l’espoir d’être en possession de la carte maîtresse !

 

Le piètre dîner fut bientôt expédié : de potage, point ; le poisson d’une fraîcheur plus que contestable, le rumpsteak coriace, comme du caoutchouc ; des pommes de terre bonnes, tout au plus, pour la gent porcine ; un pudding à décourager la gourmandise d’un enfant ; du fromage, dit anglais et qui, par parenthèse, vient d’Amérique et emporte le palais ; mais le vin seul eût suffi à faire passer tout le reste. M. Vimpany, en ingurgitant verre sur verre, persistait à dire que ce n’était, en somme, rien de merveilleux. En réalité, dans son for intérieur, il ne pardonnait pas à Hugues de lui offrir aussi maigre pitance.

 

« Le diable m’emporte, s’écria-t-il, la cuisine du bord vaut encore mieux que celle d’ici ! J’en parle en connaissance de cause, puisque j’étais naguère médecin à bord d’un paquebot. Voulez-vous que je vous raconte comment j’ai perdu ma position ?

 

– Je suis tout oreilles, docteur.

 

– Figurez-vous que le capitaine a fait des plaintes sur mon compte au directeur de la compagnie, tout simplement parce que je ne voulais pas m’astreindre à aller tous les matins frapper à la porte des cabines occupées par les passagères, pour m’informer comment elles avaient passé la nuit ? Ma foi ! c’était bien plutôt à elles de me faire appeler, si elles avaient besoin de mes conseils. Voilà de quelle façon j’ai été mis à pied. Veuillez me passer la bouteille. Puisque nous sommes sur le chapitre des femmes, dites-moi donc un peu ce que vous pensez de la mienne. Voyons, avouez-le, il vous a été donné rarement de rencontrer une personne d’une si parfaite distinction. Tenez, voyez-vous, mon ami, je me suis pris d’une véritable sympathie pour vous. Allons, une bonne poignée de main pour finir. Mais auparavant causons comme une paire d’amis, dites ? Voyons, où vous imaginez-vous que ma femme ait pris ses grandes manières et ses grâces ? Parbleu ! mon bon, sur la scène et comme tragédienne s’il vous plaît ! Ah ! si vous l’aviez vue en lady Macbeth, elle vous aurait fait courir le frisson dans les moelles ! Vous voyez en moi un homme qui, en épousant une actrice, a donné la preuve qu’il est au-dessus des préjugés de ses confrères ; seulement, notez bien ceci, c’est que nous passons ce détail sous silence, car à Honey Buzzard les gens sont si bêtes, qu’à cause de cela, à coup sûr, ils me retireraient leur confiance ! Mille tonnerres ! la bouteille est vide. Deo gratias ! en voilà une autre pleine. Bravo, mon cher, bravo. L’on ne saurait mieux traiter un invité, un ami… Allons ! donnez-moi la main, et jurez-moi sur l’honneur que vous ne trahirez pas mon secret,… le secret de ma femme,… monsieur ! Tiens,… tiens,… il me semble que je vous ai vu sourire. Ah ! dame, si l’homme à qui je viens d’ouvrir mon cœur est en train de se ficher de moi, je le souffletterai volontiers même à sa propre table ; mais non,… je me trompe,… je vous fais mes excuses, une poignée de main et n’en parlons plus… À votre santé ! Qu’est-ce que je disais donc ?

 

– Vous étiez en train, répondit Hugues sans perdre la tramontane, de me faire les honneurs de vos confidences. »

 

Le regard du docteur, déjà quelque peu troublé, annonçait un état d’ébriété très prononcé.

 

« Vous alliez me dire un secret ! »

 

M. Vimpany comprit enfin et, avisant la porte, il dit à mi-voix :

 

« Les murs ont des oreilles, vous savez :… que voulais-je vous raconter ?… Chut… non,… je me trompe… Eh bien ? Ma foi, je n’y suis plus. »

 

Montjoie répliqua vivement :

 

« Il s’agissait de Mme Vimpany, je crois. »

 

Le docteur, à cet instant, se renversant dans son fauteuil, tire un mouchoir de sa poche et se met à pleurer.

 

« Ah ! quel traître ! murmura-t-il ; m’inviter à dîner et profiter de ma situation pour insulter ma femme ! la plus jolie, la plus douce, la plus innocente des femmes ! Oh ! Arabella adorée ! »

 

Sur ce, il jette son mouchoir à l’autre extrémité de la pièce, pousse des éclats de rire sonores, et poursuit :

 

« Ah ! Montjoie, quel triple sot vous êtes pour ne pas vous être aperçu de la comédie que je joue ! Croyez-vous donc que je me soucie de ma femme ? C’était jadis une belle créature, mais à l’heure d’aujourd’hui ce n’est plus qu’un paquet de loques. Pourtant, je le reconnais, elle a ses mérites. À propos, il est une chose que je désirerais savoir : au nombre de vos connaissances, comptez-vous un lord ? »

 

Montjoie, devenu plus prudent, répondit simplement :

 

« Oui.

 

– Voilà une réponse bien laconique, monsieur, pour un homme comme moi. Si vous voulez que j’ajoute foi à vos paroles, veuillez bien me dire le nom de votre ami.

 

– Il s’appelle lord Harry. »

 

M. Vimpany, en entendant ce nom, frappa la table si fort, que les verres en sautèrent.

 

« Quelle coïncidence, dit-il, ou plutôt quel hasard ! d’ailleurs, providence et hasard, c’est tout un, pour les esprits bien équilibrés… N’allez pas dire le contraire… Oui, je le répète, bien équilibrés,… je parle sérieusement,… Montjoie,… mon cher Montjoie. Eh bien ! le lord de ma femme, c’est lord Harry. Halte-là ! ne m’en versez pas davantage,… versez encore,… versez toujours,… je ne veux pas vous faire une impolitesse, en refusant de vous tenir compagnie… Allons ! passez-moi la bouteille,… l’amour de bouteille… Tudieu ! que vous avez là une belle bague ! Vous l’estimez naturellement un grand prix. Eh bien ! on ne peut pas plus la comparer à celle de ma femme, qu’une lanterne au soleil. Par exemple, si jamais nous tombons dans la dèche, ce serait pour nous une ressource,… une poire pour la soif,… qui sait ! Mais, je crains d’avoir été trop libre avec vous, trop familier,… je gage que je vous aurais, pour un peu, appelé « mon vieux ». Excusez-moi ; vous savez le dicton : où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir ;… donc, je vous ai dit, n’est-ce pas ? que ce diamant est un présent fait à ma femme. Or, c’est faux, archifaux,… nous ne sommes redevables à personne de ce bijou de prix… Ma femme, mon admirable femme, reçoit un beau matin par la poste, une petite boîte recommandée ; le même courrier lui apportait une lettre de lord Harry. Pénétré de reconnaissance pour les services qu’elle avait pu lui rendre (vous saurez plus tard ce dont il s’agissait), il répugnait, disait-il, à lui offrir de l’argent, mais il la priait d’accepter une bague de famille comme témoignage de sa reconnaissance pour son dévouement. Je ne suis fichtre pas jaloux ! libre à lui morbleu ! si cela lui fait plaisir, de faire la cour à Mme Vimpany, ridée, raffalée, vieille… Tiens,… tiens,… tiens, seriez-vous tenté aussi de flirter avec elle ? Crénom ! Je me sens une forte envie de vous jeter cette bouteille à la tête… Non, par ma foi ! ce serait un péché de perdre ainsi ce vin délicieux… Vrai,… il est exquis. Que vous êtes aimable de m’en offrir à bouche que veux-tu ! Diantre ! qui donc êtes-vous ? Je vous dirai que je n’aime pas rompre le pain avec un étranger… Dites-moi, un peu, ne connaîtriez-vous pas quelques-uns de mes amis,… un nommé Montjoie, par exemple ? et même deux individus du même nom,… l’un est mort, assassiné par de misérables bandits ;… comment les appelez-vous ? »

 

Soudain, la tête du docteur retombe sur sa poitrine, sa voix s’éteint, ses yeux se ferment, puis se rouvrent et il poursuit :

 

« Aimeriez-vous faire la connaissance de lord Harry ? Je peux même vous tracer son portrait, avant de vous le présenter ;… entre nous, c’est un coquin fieffé. Pourriez-vous me dire pourquoi il tient à s’occuper de ma femme, de mon admirable femme ? Convenez avec moi qu’il aurait mieux fait de s’occuper de la sienne. Nous l’avons recueillie sous notre toit,… c’est une charmante personne,… mais je vous avoue que ce n’est pas mon type :… comme médecin, j’estime qu’elle manque de tempérament… Lord Harry n’a qu’à venir chez nous, s’il désire la voir ;… qu’est-ce donc qui le retient tant en Irlande, le savez-vous ? Moi je l’ai oublié, j’oublie tout,… je commence à me croire menacé d’un ramollissement du cerveau. Or, le seul moyen de remédier à cette maladie, au dire des docteurs, c’est de remonter la machine avec de bon vin : si ce bordeaux ne vaut pas 25 francs comme un liard, je veux bien être pendu ! Surtout, n’allez pas éventer la mèche… Avez-vous jamais entendu parler d’un fou aussi fou que… : voilà que son nom m’échappe ;… qu’importe ! ce lord, mon ami, s’éternise à chasser en Irlande. Le renard ? me direz-vous. Vous me la baillez belle ; c’est un gibier autrement relevé après lequel il court… Il chasse, dit-on, les assassins,… seulement il sera tué par eux, vous verrez ! Voulez-vous parier avec moi, tenez cinq contre un, qu’il sera mort et enterré avant la fin de la semaine ? Au fait, quand donc commence la semaine ? mardi, mercredi, samedi,… c’est le sabbat, alors, dimanche ! mais non, nous sommes juifs et non chrétiens,… je veux dire… »

 

Sur ce, sa langue s’embarrasse, son œil se ferme de nouveau, il se laisse aller comme un paquet mal ficelé et s’endort.

 

À ce moment, Montjoie sent pertinemment que ses appréhensions sont bien au-dessous de la réalité ;… il est clair que lorsque le docteur n’est pas pris de boisson, il ment comme un arracheur de dents qu’il est ! Par contre, dès qu’il est ivre, la vérité sort de sa bouche inconsciemment. En somme, l’explication qu’il avait donnée du séjour de lord Harry en Irlande, n’avait rien que de plausible. La nature exubérante du personnage étant donnée, il devait avoir à cœur de venger à tout prix la mort d’Arthur ; mais était-il nécessaire d’affliger Iris outre mesure, en la mettant au fait de la vérité ? certes, non !

 

Ensuite, était-il besoin de lui révéler que Mme Vimpany n’était qu’une espionne et, qui plus est, une espionne stipendiée ? Dans l’état d’esprit d’Iris, elle se refuserait assurément à y ajouter créance !

 

Tout en se laissant aller à ces réflexions, Hugues considérait le docteur dormir et ronfler ; toutefois, il ne regrettait ni le temps, ni la patience qu’il avait dépensés pour mener son plan à bonne fin.

 

Après ce qu’il venait d’entendre, et grâce aux qualités expansives du vin de Château-Margaux, Montjoie résolut de faire partir Iris au plus vite de chez le docteur.

 

Là-dessus, Hugues quitte l’auberge sans tambour ni trompette, et se rend en toute hâte près d’Iris, afin de la décider à retourner à Londres avec lui, le soir même.

 

XVII

Arrivé chez le docteur, Hugues fut informé que miss Henley était sortie ; mais comme elle prévoyait son retour, elle l’avait fait prier de l’attendre.

 

Tout en dirigeant ses pas du côté du salon, Montjoie crut reconnaître la voix de Mme Vimpany ; elle semblait lire tout haut ; par la porte entre-bâillée, il l’aperçut arpentant la pièce un livre à la main, déclamant d’un ton majestueux, bien qu’il n’y ait personne ni pour l’entendre, ni pour l’applaudir. D’après le renseignement que l’on avait communiqué à Hugues, il en conclut qu’elle jouait pour sa satisfaction personnelle l’un des rôles de son répertoire, auxquels son mari avait fait allusion. À la vue de Montjoie, elle reprit possession d’elle-même avec l’aisance d’une personne maîtresse consommée en son art.

 

« Veuillez m’excuser, fit-elle, en lui montrant le livre qu’elle tenait à la main, mais Shakespeare me transporte. Une étincelle de son génie poétique brûle sans doute chez son humble admiratrice. Puis-je espérer que je me suis fait comprendre ? Puis-je compter sur la sympathie que m’expriment vos regards ? »

 

Montjoie fit un effort pour ne la pas détromper ; mais, en cela, il ne réussit qu’à prouver quel mauvais acteur il eût été !

 

Sous cette influence réfrigérente, Mme Vimpany descendit des hauteurs du lyrisme au terre à terre de la prose la plus humble.

 

« Revenons à nos moutons, fit-elle d’un ton protecteur ; dites-moi, a-t-on réussi à vous servir un dîner passable à l’auberge ?

 

– Peuh ! on a fait pour le mieux. Faute de grives, on se contente de merles !

 

– Mon mari est-il revenu avec vous ? »

 

Montjoie, qui regrettait profondément de ne pas avoir attendu miss Henley dans la rue, répondit avec confusion :

 

« Je suis revenu seul, madame.

 

– Tiens, mais où donc est mon mari ? dit-elle d’une voix tremblante.

 

– À l’auberge ou à l’hôtel, si vous aimez mieux.

 

– Et que fait-il là, s’il vous plaît ? » reprit-elle avec un geste d’impatience.

 

Son interlocuteur hésite à répondre. Sur ce, Mme Vimpany, reprenant son essor vers les hautes sphères de la poésie tragique, s’avance du côté de Montjoie, qu’elle semble confondre avec Macbeth.

 

« Ah ! je ne comprends que trop ce que signifie votre silence, déclare-t-elle d’une voix pathétique. Allez ! les vices de mon misérable mari ne me sont que trop connus ! M. Vimpany est gris ! »

 

Hugues, essayant de tirer le meilleur parti de la situation, répondit :

 

« Il dort, voilà tout ! »

 

Mme Vimpany fixe de nouveau sur lui un regard digne de la reine Catherine d’Aragon, dévisageant le cardinal Wolsey.

 

« Pardon, madame, reprit Hugues ; j’ai une course à faire, adieu ! »

 

À cinq minutes de là, penché à sa fenêtre, il aperçoit non pas Iris, mais la femme du docteur sortant d’une pharmacie ; elle tenait à la main un flacon enveloppé du papier bleu traditionnel ; puis, il la perd de vue.

 

Peu après, elle reparaît et demande au garçon de l’hôtel si M. Vimpany est toujours là.

 

« M’est avis, madame, que vous devez l’entendre ronfler, sauf votre respect. »

 

Sur ce, Mme Vimpany n’a rien de plus pressé que de s’informer de quel vin M. Montjoie et le docteur ont bu à leur dîner ?

 

« Du vin de Bordeaux, répond le serviteur.

 

– Et c’est tout ?

 

– C’est bien assez, pour ne pas dire trop, répondit le facétieux domestique.

 

– D’accord ! mais l’intérêt des clients et l’intérêt du patron font deux, remarqua Mme Vimpany.

 

– Permettez, madame, le bordeaux que ces messieurs boivent n’est pas marqué sur la carte.

 

– Comment cela ?

 

– C’est simple comme bonjour : M. Montjoie a acheté contenant et contenu ! »

 

À ces mots, la physionomie de Mme Vimpany change. Elle soupçonnait déjà le beau jeune homme de s’être secrètement pris de passion pour miss Henley, mais un autre soupçon bien autrement grave se glisse dans son esprit. Elle monte l’escalier, ouvre et ferme la porte avec bruit ; elle se dit que c’est le moyen le plus efficace de faire sortir son mari de son sommeil de plomb, mais il ne bougea pas plus qu’une souche. En proie à un véritable dégoût, elle s’arrêta un moment à le considérer à travers la table.

 

Voilà donc l’homme auquel elle est rivée par des lois religieuses et civiles ! Sans passer le temps à formuler des imprécations, elle considère avec curiosité un peu de vin resté au fond du verre de son mari. Faudrait-il donc attribuer l’état où est le docteur à une cause particulière ? Elle trempe ses lèvres dans ce vin sans y trouver rien d’anormal ; néanmoins, il a agi sur le cerveau du docteur, comme un toxique énergique.

 

Tel était le stratagème employé par l’amphitryon pour apprendre de son convive, ce que le tact et la prudence d’une femme avaient si bien su lui cacher. Ah ! quels secrets n’avait-il pas dû trahir avant d’être en état complet d’ébriété ?

 

Exaspérée, Mme Vimpany secoue son mari comme un prunier, il s’éveille et fixe sur elle des yeux injectés de sang ; il la menace du poing.

 

D’une main, elle saisit la tête du docteur et de l’autre elle approche le flacon de son nez, disant :

 

« C’est le remède que vous prescrivez vous-même aux abominables compagnons de vos plaisirs. »

 

Rassuré sur l’innocuité de la mixture, il avale le liquide d’un trait.

 

Mme Vimpany, étonnante d’énergie, force le docteur à se lever, le pousse dans la pièce à côté et l’instant d’après, il était couché. Elle regarde sa montre : l’expérience lui avait appris combien il fallait de temps à un contre-stimulant, pour produire son effet. Ensuite, elle se fait apporter du thé. Tout en le sirotant, elle dressait ses plans et se proposait deux choses : se venger de Montjoie et l’obliger à déguerpir avant d’avoir pu rencontrer Iris. Tout à coup, elle fut tirée de ses réflexions par la voix rauque de son mari, qui appelait quelqu’un près de lui. Qui sait ? Peut-être était-il enfin en état de comprendre les questions qu’elle allait lui adresser et par ses réponses, elle découvrirait enfin la vérité ; mais il se borne à demander à boire à cor et à cri.

 

Une ou deux gorgées de soda déblayèrent vite le cerveau du docteur, après quoi, Mme Vimpany recommence à donner des coups de sonde dans la conscience de cet incurable ivrogne.

 

« Voyons, dit-elle, avez-vous parlé de telle et telle chose ?

 

– Peut-être.

 

– Le nom de lord Harry a-t-il été prononcé ? »

 

À cet instant, une lueur d’intelligence jaillit des yeux énormes de son interlocuteur.

 

« Oui,… oui, en effet,… nous nous sommes querellés, disputés, empoignés, à son sujet ; je crois me rappeler que j’ai lancé une bouteille à la tête de M. Montjoie.

 

– Avez-vous prononcé aussi le nom de miss Henley ?

 

– Naturellement.

 

– Et qu’en avez-vous dit ? demanda Mme Vimpany.

 

– Est-ce que je sais moi ! fit-il en fixant sur sa femme un regard vide de tout souvenir. Crénom ! C’est révoltant à la fin,… jusqu’à quand va-t-elle me tirbouchonner ainsi l’esprit !

 

– Écoutez bien ce que je vais vous dire : il faut, coûte que coûte, empêcher lord Harry (s’il vient chez nous) de voir miss Henley avant que je lui aie parlé.

 

– Pourquoi ça ? riposta le docteur.

 

– Il me faut le temps de lui expliquer que je l’ai trompée ; je ne puis espérer mon pardon qu’à cette condition.

 

– Quelle folie ! Ah ! les femmes ! si je fais ce que vous me demandez, dites-moi ce que j’y gagnerai ?

 

– Le moment est venu d’aller rejoindre celui qui vous a grisé pour le besoin de sa cause, dit Mme Vimpany.

 

– Ah ! que le diable m’emporte si je ne lui romps pas les os ! En somme, si j’ai trop bu, Montjoie lui-même était soûl comme un Templier. Que faire ?

 

– Tenez-vous à vous venger de ce triste personnage ?

 

– Je crois bien que j’y tiens ! répondit le docteur.

 

– Rappelez-vous ma recommandation au sujet de lord Harry. »

 

M. Vimpany, après avoir tiré son carnet de sa poche, pria sa femme d’écrire ses instructions, ce qu’elle fit d’une main rapide « Empêchez lord Harry de se trouver en présence de miss Henley, avant qu’il m’ait été donné de la voir. »

 

« À présent, dit-elle en se rapprochant du docteur, vous verrez quelle femme intelligente et habile est la vôtre. »

 

XVIII

Montjoie regardait à la fenêtre pour la dixième fois, cherchant à apercevoir Iris, lorsqu’il la vit enfin arriver du côté de la maison de l’air le plus naturel, elle lui présenta Rhoda.

 

« Voyez un peu la mine de ma camériste peut-on croire qu’elle soit arrivée ici avec des joues pâles et émaciées ? À ça près qu’elle s’égare tous les jours dans les rues de la ville, nous ne pouvons que nous féliciter d’être ici. Le docteur est le bon génie de Rhoda, comme sa femme mon bon ange ! »

 

La femme de chambre ayant quitté la pièce, Iris fit savoir à Hugues à quel point elle était surprise des relations amicales établies entre lui et le docteur par la table, cette entremetteuse de bonne amitié.

 

« Le seul fait de l’avoir invité à dîner avec vous, dit-elle, le connaissant à peine pour ainsi dire, me surpasse. Vrai, Hugues, vos politesses, vos sympathies subites ne laissent pas de m’étonner ! Longtemps j’ai cru M. Vimpany indigne de sa femme, mais, surtout, n’allez pas en conclure que je ressens de l’ingratitude envers le docteur, loin de là, car les soins qu’il a donnés à ma femme de chambre, lui ont acquis toute ma reconnaissance, seulement, j’avoue ne pas comprendre à quoi tiennent vos égards pour lui. »

 

Iris continua sur ce ton enjoué et persifleur, sans se douter des questions brûlantes qu’elle remuait.

 

Montjoie essaya, mais en vain, de rompre les chiens.

 

« Non,… non,… poursuivit-elle, avec une obstination malicieuse, le sujet a trop d’intérêt pour y renoncer. Je voudrais bien savoir sur quoi la conversation a roulé pendant votre dîner ? Dites-moi, d’abord, si votre convive n’a pas bu plus que de raison ? Il me semble l’entendre d’ici vous prier de lui passer et repasser la bouteille en disant : faites excuses… »

 

Hugues très surexcité reprit :

 

« De grâce, Iris, parlons d’autre chose. J’ai à vous transmettre des nouvelles de chez vous. »

 

Ces paroles produisirent sur la gaieté de son interlocutrice, l’effet d’une douche d’eau glacée.

 

« Des nouvelles de mon père ! demanda Iris d’un ton anxieux.

 

– Vous l’avez dit.

 

– Doit-il venir ici ? ajouta la jeune fille.

 

– Non pas, mais il m’a écrit, répondit Montjoie.

 

– Une lettre ?

 

– Non, il m’a répondu par un télégramme. Je crois que nous avons ville gagnée.

 

– Quoi,… il a consenti à une réconciliation ? »

 

Après avoir passé le télégramme à Iris, Montjoie poursuivit :

 

« Sachez que j’ai demandé à M. Henley, s’il consentirait à vous recevoir, de répondre simplement par un oui ou par un non, à ma question. Il eût pu, certes, me communiquer sa décision d’une manière plus aimable, mais, enfin, elle vous est favorable. »

 

Dépliant le télégramme, elle le lut et s’écria :

 

« Il faut convenir que l’on chercherait en vain de par le monde, un autre père capable de répondre à sa fille, qui le prie et le supplie de l’autoriser à l’aller voir, par ces mots : Oui, mais sous condition.

 

– Vous n’en êtes pas offensée, au moins ? »

 

Hochant la tête avec amertume, Iris reprit :

 

« Hélas ! je le connais trop bien pour lui en vouloir. Quoi qu’il arrive, je resterai l’esclave de mes devoirs filiaux. Maintenant, je n’ose espérer que vous restiez à Honey Buzzard aussi longtemps que moi. Je me rendrai près de mon père seulement la semaine prochaine. Je vous serais même très obligée de vouloir bien lui écrire mes intentions.

 

– Excusez-moi si j’insiste, reprit Hugues d’un ton impassible, mais je tiens à vous faire remarquer que cet ajournement n’a pas sa raison d’être : moins vous tarderez à retourner près de votre père, plus vous aurez de chance de reconquérir son affection. Mon projet, sachez-le, était de vous reconduire par le premier train, aujourd’hui même.

 

– Vous ne parlez pas sérieusement ?

 

– Si fait. Quel motif pouvez-vous avoir pour vous éterniser ici ?

 

– Ah ! Hugues, combien vous m’étonnez ! Que sont devenus les sentiments de justice et de bonté dont je vous ai toujours vu animé pour autrui ? Et ma chère bonne madame Vimpany donc ?

 

– Que diantre ! s’écria son interlocuteur, Mme Vimpany a-t-elle à voir là dedans ? »

 

D’une voix fâchée et frappant du pied, Iris reprit en s’échauffant :

 

« Comment, ce qu’elle a à voir là dedans ? Après ma promesse de l’accompagner dans des excursions aux environs, vous me conseillez de la planter là, comme un vieux vêtement hors d’usage. Il me paraît, Hugues, dit-elle d’une bouche frémissante, qu’après les jugements téméraires que j’ai portés sur elle, une telle conduite de ma part serait inqualifiable. »

 

Tout d’abord. Montjoie eut quelque peine à se contraindre, mais devant une telle explosion de colère, il comprit qu’il devait taire encore à Iris le rôle odieux que jouait en ce moment l’ancienne actrice : insister sur les devoirs filiaux d’Iris était la seule ressource qui lui restât !

 

Hugues reprit :

 

« La vivacité de vos impressions. Iris, peut seule expliquer un pareil emportement. Des considérations d’aussi peu d’importance que des excursions champêtres en compagnie d’une personne que vous connaissez à peine, doivent disparaître devant la nécessité de retourner au plus vite près de votre père ; toute autre décision n’aurait pas le sens commun ; mais, chut ! voici Mme Vimpany en personne ! »

 

L’instant d’après, elle rentra dans le salon ; elle revenait de l’hôtel, où elle était allée faire la scène que nous savons à son mari. La physionomie surexcitée d’Iris n’échappa pas aux yeux clairvoyants, profonds et lucides, de la survenante. Dissimulant son anxiété sous ce sourire perpétuel qui, à la scène, sert de refuge à tant d’importants secrets, elle prononça quelques mots d’excuses et attribua à des motifs sans importance l’agitation de miss Henley. D’après les calculs de Mme Vimpany, il était matériellement impossible que M. Montjoie eût eu le temps de communiquer à Iris le secret qu’il venait d’apprendre.

 

En cet état de choses, Hugues proposa traîtreusement à cette dame de la faire juge du différend survenu entre Iris et lui.

 

« C’est un cas des plus simples, fit-il. Le père de miss Henley la rappelle près de lui après une brouille qui les tenait éloignés depuis quelque temps. En pareil cas, des engagements antérieurs peuvent-ils, suivant vous, s’opposer à la réalisation de ce projet ? Bref, est-il à craindre qu’Iris plaide en vain près de vous le bénéfice des circonstances atténuantes, en vous priant d’excuser ce départ précipité ? »

 

Se tournant du côté de miss Henley, elle répondit :

 

« Croyez, ma chère Iris, que je ferai toujours passer vos intérêts avant les miens ; partez ; maintenant, c’est moi qui vous y engage. »

 

En prononçant ces paroles, Mme Vimpany versa quelques larmes, des larmes d’actrice, les plus seyantes de toutes ! Ses poses étudiées et dramatiques lui donnaient l’air d’une statue du Sacrifice !

 

« Je me propose même de vous rendre encore quelques petits services, en vous aidant à faire vos préparatifs de départ. »

 

Se rapprochant de miss Henley, Mme Vimpany la remercia par un chaleureux baiser ; elle ajouta :

 

« Restez persuadée, ma chère enfant, que le souvenir de votre bonté et de votre affection me rendra dorénavant ma solitude moins pénible à supporter.

 

– Mais j’espère que notre séparation n’est que momentanée, reprit Iris, et que nous nous retrouverons à Londres, à moins que le docteur ne renonce à son projet de quitter Honey Buzzard.

 

– La détermination de mon mari est irrévocable, il veut tenter la chance à Londres, comme on dit ; vous me donnerez votre adresse, n’est-ce pas ? »

 

Iris accéda à son désir immédiatement.

 

En réalité, aux yeux de Montjoie, le véritable danger, pour miss Henley, était l’éventualité de rencontrer lord Harry sous le toit du docteur, si elle s’obstinait à y prolonger son séjour. Aussi résolut-il de jeter séance tenante à la face même de Mme Vimpany, l’accusation de n’être que l’espionne stipendiée d’un grand seigneur dévoyé. Sur ce, il la somme de montrer la lettre recommandée et le diamant qu’elle a reçu en présent.

 

Pendant que la délicatesse de Hugues hésitait encore à infliger un tel affront à une femme, la conversation entre Mme Vimpany et Iris avait pris fin. L’ancienne actrice s’alla mettre à la fenêtre, tenant ostensiblement un mouchoir à la main. Était-ce un signal convenu ?

 

De son côté, miss Henley, touchée aux larmes de la longanimité dont Hugues avait fait preuve à son égard, s’avance vers lui, disant d’une voix émue et empreinte d’inquiétude :

 

« Je vous fais mes excuses ; vous ne m’en voulez pas, j’espère, de la vivacité avec laquelle je vous ai parlé tout à l’heure ? vous avez toujours été pour moi d’une bonté extrême ; puis-je encore faire fonds sur votre indulgence et croire que vos dispositions à mon égard resteront les mêmes que par le passé ? »

 

En ce disant, Iris tend la main à Montjoie, et il la porte à ses lèvres. Au même moment, la porte du salon s’ouvre brusquement. De tous les hommes habitant le globe terrestre, celui dont Iris redoutait le plus la présence, se trouvait là en face d’elle. La victime du château-margaux avait obéi scrupuleusement à l’ordre de faire le guet dans la rue, jusqu’au signal du mouchoir à la fenêtre. Bien et dûment seriné, chapitré et endoctriné par son habile moitié, on pouvait supposer, sans lui faire tort, qu’il avait le désir de retourner dîner à l’hôtel avec Hugues Montjoie.

 

XIX

La démarche assurée et ferme du docteur ne trahissait point l’état déplorable des trop copieuses libations auxquelles il venait de se livrer. En entrant dans le salon, à la vue de M. Montjoie, il se rengorge et relève fièrement la tête ; pour être juste, il paraissait complètement maître de lui-même ; avait-il donc déjà recouvré ses esprits ?

 

Sa femme, souriant de son éternel sourire, s’approche de lui et d’un air aussi satisfait qu’étonné, dit :

 

« Quelle surprise agréable de vous voir rentrer d’aussi bonne heure ! Avez-vous donc moins de malades que de coutume ?

 

– Non pas ; ce qui m’amène c’est l’obligation de remplir un devoir impérieux et pénible. »

 

Le ton sentencieux du docteur fit comprendre à Iris qu’elle ne le connaissait qu’imparfaitement. Mme Vimpany, cette protectrice des voyageuses en détresse, resta coite en attendant que son mari trouvât bon de s’expliquer.

 

Il fit une pause et dit :

 

« S’il est un poison qui attaque la vie à sa source même, c’est l’alcool ; s’il est un vice qui dégrade l’homme, c’est l’alcoolisme. Monsieur Montjoie, avez-vous conscience que c’est à vous que je m’adresse ?

 

– Parfaitement ; mais sans trop comprendre l’allusion », répondit son interlocuteur.

 

Après la scène qui s’était passée à l’hôtel, comment garder son sérieux en écoutant M. Vimpany s’emporter contre le vice de l’intempérance ! Hugues sourit. La majesté morale du docteur s’en offensant, il reprit :

 

« Ma parole d’honneur, c’est un peu fort ! vous devriez au moins m’écouter sans rire.

 

– C’est facile à dire », riposta Hugues, qui commençait à soupçonner le mari et la femme d’être de connivence dans cette comédie.

 

Le docteur exaspéré s’écria :

 

« Permettez-moi, monsieur, de vous demander ce que vous avez fait de votre conscience ? ce silencieux agent est-il mort en vous ? après m’avoir offert un abominable repas, vous avez le front de me demander une explication ! Ah ! s’il en est ainsi,… vous allez voir ! »

 

Sur ce, il se dirige à grands pas vers la porte, l’ouvre toute grande et salue Montjoie d’un air narquois.

 

Cette insolence n’échappe pas à Iris ; son visage s’empourpre ; ses yeux s’enflamment.

 

« Quelle explication donnez-vous à la conduite de votre mari ? demanda-t-elle à Mme Vimpany.

 

– Moi, mais je n’y comprends absolument rien. »

 

Prenant alors Iris par la main, elle ajouta :

 

« Si nous nous retirions dans ma chambre ?

 

– Non, à moins que M. Montjoie ne me le conseille.

 

– Ah ! certes non, s’écria Hugues, je vous prie au contraire de rester ici ; votre présence m’aidera à garder mon sang-froid. »

 

D’un bond, il se rapproche du docteur, resté inerte comme un terme, lui demande pour quelle raison il a ouvert la porte ?

 

Le docteur, qui était un coquin, mais non un poltron, dit :

 

« Je sais ce que je fais ; c’est l’indulgence qui m’a fait agir.

 

– Quoi ! de l’indulgence envers moi, Hugues Montjoie ?

 

– Allons, je vois que vous m’avez compris ; c’est déjà une satisfaction de se faire comprendre. Vrai, mon intention est de n’offenser personne, mais, diantre ! je ne puis continuer à voir un homme qui… ; vrai, les circonstances sont accablantes contre vous… vous vous êtes conduit à mon égard d’une façon infâme !

 

– Voyons, précisez ! demande Hugues d’une voix brève.

 

– Sous prétexte de donner le plus exécrable dîner qui se soit jamais fait… », répondit le docteur.

 

Mme Vimpany lui ayant enjoint par signe de se taire, il continua comme si de rien n’était.

 

« Assez,… assez ! lui cria-t-elle d’un ton péremptoire.

 

– Eh bien ! alors, empêchez-le de me regarder comme s’il me croyait ivre », riposta le docteur furieux ; s’adressant directement à Iris, il ajouta :

 

« Voilà l’homme qui a essayé de me griser, miss Henley, mais grâce à mes habitudes de sobriété, c’est lui-même qui a été pris dans ses propres filets et s’est mis dedans… Ah !… ah ! ah ! ami Montjoie, avez-vous compris ? Voilà la porte, monsieur ! »

 

Estimant que cette insulte dépassait toutes les bornes, Mme Vimpany se dit que si une tentative quelconque n’était faite sur-le-champ pour atténuer cette offense, Iris serait capable – son visage enflammé parlait pour elle – de quitter la maison avec M. Montjoie. Saisissant avec force le bras du docteur, elle s’écria :

 

« Brute que vous êtes,… vous venez de tout compromettre… Ah ! çà, voyons, faites directement des excuses à M. Montjoie.

 

– Ah ! par exemple, non ! » fit-il.

 

L’expérience avait appris à Mme Vimpany comment faire céder son seigneur et maître. Elle murmura :

 

« Et mon épingle en diamant l’avez-vous oubliée ? »

 

À ces mots, le docteur jette à sa femme un regard effaré ; il appréhendait qu’elle n’eût perdu l’épingle.

 

« Dites-moi, qu’est devenue cette épingle ? demanda M. Vimpany.

 

– Je l’ai envoyée estimer à Londres. Faites vos excuses à M. Montjoie, car autrement votre silence vous coûtera cher. Je mettrai l’argent à la banque et vous n’en toucheriez rien de rien. »

 

Entre temps, les craintes de Mme Vimpany au sujet d’Iris se réalisèrent ; l’insulte faite à Hugues Montjoie l’avait mise hors des gonds ; elle était dans un état d’exaspération telle qu’elle ne pouvait articuler un mot. Sans se départir de son calme imperturbable, Hugues ajouta :

 

« N’ayez crainte, Iris ; je ne m’abaisserai pas à me quereller avec le docteur. Mon seul but en venant ici, est de savoir quels sont vos projets : allez-vous encore me répondre que c’est uniquement à Mme Vimpany que vous pensez ?

 

– Moi ! ô mon ami, je pense uniquement à vous, à vous seul ;… sans moi, vous n’auriez jamais mis le pied dans cette galère ;… je suis, croyez-le, plus sensible que vous à l’insulte qui vous a été faite ;… mon seul désir, c’est de retourner immédiatement à Londres ;… je vais prévenir Rhoda de tout préparer en vue de notre prochain départ… Vous m’enverrez chercher de l’hôtel et je serai prête à partir par le premier train. »

 

À cet instant, Mme Vimpany tire son mari par la manche et l’entraîne de force vers Montjoie. Alors, d’un ton penaud, le docteur balbutie ces mots :

 

« Je regrette de vous avoir offensé, monsieur, et je vous prie d’agréer mes excuses. »

 

Or, la bassesse flagrante de M. Vimpany paraissait plus révoltante encore que son insolence.

 

« Cela suffit », répondit Montjoie, sèchement.

 

Il s’incline ensuite devant Mme Vimpany ; très fière d’avoir donné la preuve de l’ascendant qu’elle exerçait sur le docteur, elle fait un salut automatique.

 

Au moment où Montjoie va quitter la pièce, le docteur lui ouvre poliment la porte. Toujours préoccupé de l’épingle en brillants, il comptait sur son acte de soumission pour amener Arabella à composition.

 

Que de fois il arrive à une femme (même fort intelligente) de se tromper, lorsqu’elle a l’esprit monté ou les nerfs surexcités !

 

En s’adressant à celle qu’elle avait si habilement trompée dès leur première rencontre, la voix de Mme Vimpany trahissait un véritable embarras ; d’un air triste, elle reprit :

 

« Il m’est impossible de vous dire combien je suis peinée de votre prochain départ, je m’étais fait une si douce habitude de vous voir, ma bien chère Iris !

 

– La conduite de M. Vimpany m’a décidée à vous quitter, quoi qu’il m’en puisse coûter, répondit Iris.

 

– De grâce, épargnez-moi l’humiliation d’entendre parler de mon mari : c’est si pénible pour moi !

 

– Je ne vous rends pas responsable de la conduite du docteur et je me souviendrai toujours, au contraire, que vous l’avez obligé à faire des excuses à M. Montjoie. Ah ! combien de femmes mariées à un tel individu se seraient laissé influencer par son mauvais exemple ! »

 

Mme Vimpany se borna à formuler la réponse que la plus stupide des femmes eût pu exprimer : merci !

 

Sur ce mot, prononcé d’un ton emphatique, les deux amies restèrent muettes. À la faveur de ce silence, l’on put entendre le bruit de roues dans la rue. L’instant d’après, une voiture s’arrêtait à la porte même du docteur.

XX

Montjoie venait-il donc chercher Iris avant que ses préparatifs de départ fussent achevés ? Les deux femmes, tout en se précipitant à la fenêtre, arrivèrent pourtant trop tard pour voir le visiteur, car déjà il frappait à la porte, caché par la véranda. L’instant d’après, l’on entendit une voix d’homme dans le hall demander miss Henley ; ce timbre clair, sonore, modulé, trahissait un accent irlandais prononcé ; quiconque l’avait entendu une fois, ne s’y pouvait méprendre. Le survenant était lord Harry en personne !

 

En cette conjoncture embarrassante, Mme Vimpany, conservant toute sa présence d’esprit, se dirige vivement vers la porte pour empêcher le visiteur d’entrer au salon ; mais Iris, l’ayant entendu demander miss Henley, comprit l’iniquité dont la femme du docteur s’était rendue coupable ; comme elle était plus jeune, plus vive, plus alerte, elle lui barra le passage et mettant avec promptitude la main sur la clef de la porte, elle s’écria :

 

« Attendez une minute, de grâce ! »

 

Or, devant cette injonction, Mme Vimpany hésite ; incapable pour la première fois de sa vie de formuler sa pensée, elle se borne à faire à Iris signe de se retirer, mais celle-ci s’y refuse, lui adressant à brûle-pourpoint cette terrible question :

 

« Comment lord Harry sait-il que je suis ici ? »

 

Tout en entendant distinctement le bruit de pas d’homme sur l’escalier, cette méprisable créature voulait à tout prix s’épargner la honte d’être convaincue d’une perfidie aussi criante à l’égard d’Iris. Du reste, le sens moral était tellement oblitéré chez Mme Vimpany, qu’il n’y avait point de déclaration mensongère devant laquelle elle reculât, pour empêcher miss Henley de découvrir la vérité. Or, prise pour ainsi dire la main dans le sac, la trompeuse ne se déconcerta pas et, avec une scandaleuse effronterie, elle résolut de persévérer dans sa comédie d’artifice et d’hypocrisie.

 

« Hé ! ma chère, fit-elle, qu’est-ce qui vous prend ? Pourquoi m’empêcher de me retirer dans mon appartement ? »

 

Dévisageant son interlocutrice, Iris s’écria d’un air étonné et de profond mépris :

 

« Auriez-vous, par impossible, l’impudence de prétendre que je n’ai pas découvert vos menées secrètes ? »

 

Toujours est-il, que Mme Vimpany puisait dans sa situation désespérée, un nouvel élément de courage. Devant l’incrédulité pleine de mépris d’Iris, elle jouait son rôle comme jadis elle l’avait joué sur la scène, en dépit des sifflets d’un public hostile.

 

« Miss Henley, fit-elle, d’un air de suprême dédain, vous vous oubliez !

 

– À l’expression de votre physionomie, pensez-vous que je n’aie pas deviné que vous avez entendu cet homme comme je viens de l’entendre. Veuillez répondre à ma question.

 

– Moi ? mais je n’ai rien entendu, riposta avec aplomb la femme du docteur.

 

– Ah ! traîtresse ! s’écria Iris.

 

– N’oubliez pas, miss Henley, que vous parlez à une vraie dame !

 

– Je parle à l’espionne de lord Harry, et je prends pour fausse monnaie toutes vos paroles. »

 

Les voix glapissantes de ces deux femmes s’élevaient à un diapason assourdissant, en sorte qu’il était impossible de percevoir le roulement de la voiture qui s’éloignait. Personne ne parut à la porte du salon. Connaissant très bien la nature emportée de lord Harry, Mme Vimpany voulait temporiser coûte que coûte !

 

Sans doute, une autre personne avait dû reconnaître la voix de lord Harry : c’était évidemment le docteur. S’était-il rappelé le service qu’elle lui avait demandé, et pouvait-on faire fonds sur sa discrétion ?

 

Comme elle se posait ces différentes questions, le désir de savoir la vérité l’emporta sur toute autre considération.

 

Pour la seconde fois. Mme Vimpany chercha à quitter le salon avant Iris ; mais, cette fois, la plus jeune des deux réussit à avoir barre sur la plus âgée.

 

XXI

La femme du docteur suivit miss Henley jusque sur le palier de l’escalier ; arrivée là, elle s’arrête soudain ; il lui suffira d’être quelques instants aux écoutes, pour savoir si lord Harry est oui ou non dans la maison.

 

De son côté, miss Henley va jusque dans la salle à manger ; n’y voyant personne, elle se rend dans le cabinet du docteur, pièce située au rez-de-chaussée. Elle frappe, entre et trouve M. Vimpany en train d’ingurgiter un grog et de fumer, alternativement.

 

Alors, Iris, d’une voix mal assurée, prononce ces mots :

 

« Où est lord Harry, le savez-vous, docteur ?

 

– Eu Irlande, je suppose », répond-il avec calme.

 

Miss Henley n’a garde de se répandre en questions inutiles et s’éloigne.

 

Où le sauvage lord pouvait-il être en ce moment ?

 

Iris plongée dans ses réflexions cherche la solution du mystère qui l’intrigue si fort. Dès qu’elle aperçoit Rhoda, elle la presse d’aller terminer les malles et ajoute qu’elle y mettra la main elle-même pour accélérer les choses.

 

En réalité, l’aplomb avec lequel Mme Vimpany nie jusqu’à l’évidence, indispose Iris contre elle. Incapable, pour l’instant, de raisonner avec calme, elle ne peut calculer les conséquences que produirait une rencontre entre lord Harry et elle, après leurs récents adieux en Irlande. Elle n’entend pas que Mme Vimpany soit la première à s’entretenir avec le mystérieux personnage et à l’englober dans son audacieux déni. Au cas où, en quittant la maison, il aurait cédé à de perfides insinuations, se voyant berné, il ne tarderait pas à y revenir, pensait-elle.

 

La vérité nous fait un devoir de déclarer que la conduite du docteur avait été en tout point digne de la confiance de sa femme ; néanmoins, le souvenir du diamant envoyé à Londres chez un expert, continuait à l’obséder. À l’idée de l’argent, ce vil métal, il devenait le mari le plus soumis de toute l’Angleterre. Au moment où la voiture de lord Harry s’arrêtait devant la porte, le docteur s’emparait d’un flacon de vieux cognac serré dans une cave à liqueurs. Regardant par la fenêtre, il reconnaît le visiteur ; aussitôt, il se met à feuilleter son memorandum-book, mais déjà la servante a ouvert la porte, et il s’avance pour lui barrer le passage.

 

En réalité, sa mémoire est, pour l’instant, encore plus lente que d’habitude à le servir.

 

Bref, tout ce qu’il se rappelle, c’est qu’on lui a recommandé d’empêcher qu’une rencontre fortuite pût réunir lord Harry et miss Iris. Le docteur donne alors l’ordre de faire passer le visiteur dans son cabinet de consultation. Là, installé dans son fauteuil professionnel, il reçoit le survenant.

 

Le fougueux Irlandais demande immédiatement miss Henley.

 

« Partie ! répondit M. Vimpany.

 

– Partie, pour aller où ? interrogea le sauvage lord.

 

– À Londres.

 

– Toute seule ?

 

– Non, avec Hugues Montjoie. »

 

Saisissant le docteur par les épaules, lord Harry lui dit en le secouant de toute sa force :

 

« Vous n’entendez pas dire que Montjoie doit l’épouser, hein ? »

 

Le secouant à son tour avec violence, le docteur riposta :

 

« J’ignore s’il est marié ou non, mais je m’en moque !

 

– Que le diable vous emporte, avec votre obstination ! repartit lord Harry. Ah ! çà, dites-moi, quand ont-ils décampé ?

 

– Que le diable vous emporte, vous-même, répéta-t-il, vous et vos questions ;… ils sont partis depuis longtemps déjà.

 

– Puis-je les rejoindre à la station ?

 

– Oui, certes, si l’on vous y conduit prestement. »

 

Voilà comme quoi et comment le docteur se conforma aux recommandations de sa femme, sans se rappeler, toutefois, les conditions qu’elle lui avait faites. En se rendant à la gare lord Harry passa devant l’hôtellerie et, à la faveur de la porte entre-bâillée, il aperçut Montjoie qui payait sa note ; instantanément, il fait arrêter la voiture. Alors ces deux hommes, bien qu’ils ne fussent rien moins que camarades, échangèrent un salut cérémonieux.

 

« On m’a dit que je vous trouverais à la station, avec miss Henley, dit lord Harry.

 

– Qui vous a donné ce renseignement ?

 

– Le docteur Vimpany.

 

– Il doit pourtant savoir que le train n’arrivera pas à la station avant une heure, repartit Montjoie.

 

– Ce gredin m’aurait-il trompé ? un mot encore ; miss Henley est-elle à l’hôtel ? demanda lord Harry.

 

– Non, elle n’y est pas.

 

– Comptez-vous l’emmener avec vous à Londres ?

 

– Miss Henley seule le sait.

 

– Enfin où est-elle, monsieur ?

 

– Tout a un terme en ce monde, monsieur, même ma patience à vous répondre. »

 

L’Anglais et l’Irlandais se dévisagèrent gravement : celui-ci, le teint empourpré et l’œil en feu ; celui-là, l’air froid et impénétrable. Ils se fussent, à coup sûr, pris de querelle, si la perspicacité native du sauvage lord ne lui était venue en aide. On se souvient que lorsqu’il avait demandé à voir miss Henley, le docteur, toujours inventif, s’était débarrassé de lui à l’aide d’un mensonge. Que fallait-il en augurer ? qu’il voulait à tout prix l’empêcher de voir Iris.

 

Sur ce, le sauvage lord quitte Montjoie, se rend chez le docteur et donne l’ordre au cocher de faire stationner la voiture sur la route, puis met pied à terre. Il veut pénétrer dans la place à la muette ; en effet, M. Vimpany n’a entendu ni le bruit de la voiture, ni celui du heurtoir. Or, au moment où il jette un coup d’œil dans le hall, il voit miss Henley qui ouvre doucement la porte.

 

Surpris de se trouver en présence d’Iris, lord Harry en oublie les considérations qui auraient dû se présenter à son esprit à ce moment critique. S’avançant vers elle, avec entrain et bonne humeur, il lui tend les deux mains chaleureusement ; aussitôt, elle lui fait signe de se reculer et elle lui adresse la parole avec une inflexion de voix intentionnellement plus basse. Après avoir désigné du doigt la porte du docteur, elle s’exprima en ces termes :

 

« La seule et unique raison qui me décide à vous voir, c’est de me garer à l’avenir de toute autre déconvenue ; j’ai eu connaissance de votre déplorable conduite et de vos folies sans nombre. Partez, dit-elle d’une voix brève, partez ; allez prendre conseil de votre espionne ! »

 

Le sauvage lord ne proféra pas un mot d’excuse.

 

Du palier de l’escalier, Mme Vimpany, immobile, distinguait la voix de miss Henley, mais non les paroles qu’elle prononçait ; il lui semblait, d’ailleurs, qu’elle ne recevait aucune réponse. Soupçonnant vaguement une trahison domestique, elle se met en demeure de quitter son poste d’observation et de descendre plusieurs marches en se penchant sur la rampe pour mieux voir. Arrivée au tournant qui dominait l’intérieur du hall, la vue de miss Henley et de lord Harry produit sur elle l’effet d’un foudroiement.

 

Par contre, l’arrivée de Mme Vimpany semblait causer un véritable soulagement au sauvage lord. Il gravit plusieurs marches pour la saluer, mais cette fois encore, il ne rencontra qu’un accueil farouche et un regard froid comme l’acier.

 

Quel contraste offraient ces deux personnes ! D’un côté, une femme émaciée et pâle rongée de soucis ; de l’autre côté, un beau jeune homme dans toute la force de l’âge et de l’intelligence, à la belle prestance, aux grands yeux à la prunelle bleue, au sourire séduisant, aux grâces naturelles, bref, ayant tous les dons propices aux bonnes fortunes ; cet explorateur fanatique des voies scabreuses, cet être extravagant, en rébellion ouverte contre toutes les lois, appelé par les membres respectables de la société, le bandit irlandais, ne laissait pas, néanmoins, d’attirer aussi bien l’attention des hommes que des femmes. Son visage au type aristocratique, contrairement à l’usage, ne portait ni favoris, ni moustaches ; aussi se demandait-on si lord Harry était un acteur ou un prêtre catholique ? ou si, enfin, sa vie aventureuse ne rendait pas ce déguisement nécessaire en plus d’une partie du monde ? Parfois même, on lui faisait cette question à brûle-pourpoint. L’Irlandais, comme on sait, est souvent porté à des flambées de colère dans ses moments de surexcitation, mais, par contre, quand il est au calme, on remarque chez lui une grande aménité de caractère.

 

Loin d’être désarçonné par le coup d’œil furibond de Mme Vimpany, il dit d’un ton humble et embarrassé :

 

« Si j’ai eu le malheur de vous offenser, madame, je vous en demande sincèrement pardon. Dites-moi, Arabella, pourquoi me gardez-vous rancune ; pourquoi refuser la main à un vieil ami ?

 

– J’ai été discrète et j’ai rempli de mon mieux votre odieuse besogne, riposta Mme Vimpany. En résumé, quelle est ma récompense ? Vous pourrez apprendre de miss Henley comment votre sottise irlandaise m’a fait perdre son estime. Moi ? vous serrer la main, y pensez-vous ! fit-elle en haussant les épaules. Quelle plaisanterie ! »

 

Elle n’eut garde de lever les yeux sur son interlocuteur ; ses regards restaient attachés sur Iris. Du moment qu’elle avait surpris ensemble le sauvage lord et miss Henley, elle n’ignorait pas que tout était fini pour elle. Nier la vérité lorsqu’on est en face de preuves irrécusables, est chose inutile. Le passé était irréparable, il ne restait à Mme Vimpany qu’à se soumettre. Donc, s’adressant à miss Henley, elle reprit :

 

« Si le chagrin et la honte d’une femme vous inspirent quelque pitié, permettez-moi de solliciter de vous un moment d’entretien particulier. »

 

L’expression triste et malheureuse répandue sur la physionomie de Mme Vimpany, ne laissa pas de toucher miss Henley ; elles commençaient à gravir toutes deux l’escalier, lorsque, se retournant, la femme du docteur dit au sauvage lord qui les suit :

 

« Voulez-vous donc que je vous ferme la porte au nez ? »

 

Sans cesser de rester en parfaite possession de soi-même, lord Harry reprit :

 

« Permettez-moi, seulement, de m’asseoir là, sur une marche ; je veux attendre l’issue de votre entretien avec miss Henley, après quoi vous aurez la bonté de m’appeler. En tout cas, ne soyez pas surprise, si vous entendez la chute d’un corps ; car si le gredin, que vous avez le malheur d’avoir pour mari, osait se montrer, je me ferais un devoir de le jeter du haut en bas de l’escalier. »

 

Sur ce, Mme Vimpany ferme la porte. Elle s’adresse alors à Iris, du ton respectueux que l’on prend en parlant à quelqu’un dont la situation est supérieure à la vôtre.

 

« Je tiens à vous rappeler, miss Henley, que c’est évidemment la dernière occasion que nous aurons de nous revoir jamais. La première fois que je vous ai vue – permettez-moi de vous dire enfin la vérité, – oui, j’ai ressenti un malin plaisir à vous tromper. Mais à quoi bon vous cacher désormais que ma vie n’est qu’une comédie jouée dans un détestable milieu ? Il en est résulté que j’ai empilé mensonges sur mensonges, inventions sur inventions, trahisons sur trahisons ! J’aurais nié la lumière du jour, plutôt que de m’avilir à vos yeux. Hélas, maintenant je sens que tout est fini,… je ne cherche pas même à me disculper… je ne vous demande qu’une chose au monde, c’est de m’oublier ! »

 

La physionomie, empreinte d’un sombre désespoir, disait aussi clairement que des paroles l’eussent pu faire : « Je ne suis pas digne d’une réponse ». La généreuse Iris poursuivit :

 

« Vous regrettez sincèrement, je le sens, ce que vous avez fait. Je ne pourrai ni oublier votre repentir, ni vous oublier vous-même. »

 

Et ce disant, elle lui tend la main, mais le passé pesait trop lourdement sur la conscience de Mme Vimpany, pour lui permettre de répondre à cette invite. Une espionne n’est pas nécessairement dépourvue de cœur ; les yeux de la malheureuse femme étaient remplis de larmes, en jetant à Iris un regard attendri et confus.

 

XXII

À peu de temps de là, la porte du salon s’ouvre de nouveau ; avant d’en franchir le seuil, le sauvage lord, immobile, demande s’il doit entrer. À cette question, Iris répond d’un ton glacial :

 

« Je ne suis pas ici chez moi,… je vous laisse juge de la question. »

 

Il traverse la pièce et, arrivé près de son interlocutrice, il reste un moment sans mot dire ; mais, en somme, la physionomie de la jeune fille n’indique pas qu’il y ait détente dans son ressentiment contre lui. Enfin, d’une voix piteuse et humble, il reprend :

 

« Je me demande s’il vous serait agréable de me voir m’éloigner ? »

 

Comme il n’est pas une femme au cœur assez dur pour prononcer un arrêt aussi cruel, Iris lui fit signe de venir prendre un siège près d’elle.

 

Pénétré de reconnaissance, il cherche à se faire pardonner sa conduite, en disant :

 

« Il est une chose que je veux absolument établir, c’est que je ne vous ai pas trompée tout d’abord ; tant que vous avez eu l’œil sur moi, Iris, je suis resté fidèle aux lois de l’honneur… »

 

Ce singulier système de défense réduisit son interlocutrice au silence. Est-il un autre homme, sous la calotte des cieux, à implorer son pardon en pareils termes ? Sur un signe de tête affirmatif de son interlocutrice, lord Harry s’exprime en ces termes :

 

« Nous allons donc nous dire adieu sur le sol de la verte Erin ! Vous m’accorderez bien, n’est-il pas vrai, que je n’ai pas cherché à vous faire revenir sur votre décision, alors que vous avez dit que vous ne sauriez jamais être la femme d’un homme ayant mené une vie aussi orageuse que la mienne ? rappelez-vous en outre, ma chère Iris, que je me suis soumis à vous voir retourner en Angleterre, sans proférer une plainte. C’était chose facile, tant que j’entendais votre voix, tant que je considérais votre gracieuse personne et que j’implorais un dernier baiser – baiser que vous avez eu la honte de me donner. Il est des hommes respectables qui parlent de la chute d’Adam à tout propos. Sans vouloir me lancer dans ce verbiage embrouillé, je me borne à dire que le serpent tentateur qui tenta Ève, s’était enroulé autour d’un arbre ; moi, je l’ai trouvé blotti dans mon fauteuil, faisant des combinaisons pour m’emprunter de l’argent. Autrement dit, Mme Vimpany doit vous avoir donné une triste opinion de votre serviteur ? »

 

Iris, qui n’aimait à faire parade, ni de sa charité, ni de son indulgence, répondit :

 

« En résumé, je ne partage pas l’opinion que vous avez de Mme Vimpany. »

 

Pour la première fois depuis son entrée dans la pièce, la physionomie de lord Harry s’épanouit.

 

« Pardieu ! s’écria-t-il, j’aurais dû m’en douter ! quand on possède un caractère bien équilibré comme le vôtre, on sait atténuer les rigueurs de la justice, par les douceurs de l’indulgence. Il faut bien en arriver à vous dire que la susdite Mme Vimpany n’a pas toujours eu des jours filés d’or et de soie. Mettez-vous à sa place un instant, et jugez vous-même : par exemple, figurez-vous qu’étant en Irlande, force vous soit de rentrer en Angleterre, sans avoir de quoi payer la traversée ? figurez-vous qu’étant mariée, votre seigneur et maître vous force à quitter le toit conjugal, afin de tirer à son profit tout le parti possible de vos talents dramatiques ? figurez-vous enfin, que vous êtes dans l’obligation d’aller trouver l’un de vos anciens directeurs de théâtre, à la fortune duquel vous avez puissamment contribué jadis, et qu’au lieu de vous réengager, il vous objecte que la perte de votre beauté le met dans l’impossibilité de vous enrôler dans sa troupe ? Voici les faits dans toute leur brutalité : d’une part, ma vieille amie Arabella, empressée à me servir, et, d’autre part, un pauvre garçon prêt à mourir de douleur s’il perdait jamais la trace de vos pas ! Hein, quelle situation ! comme on dit au théâtre. Ah ! que ne puis-je recourir en plaidant ma cause aux arguments sans réplique dont je me sers pour défendre Mme Vimpany ; plaçons en première ligne le goût inné de la plupart des femmes pour la tromperie, l’astuce et l’hypocrisie ! »

 

Aussitôt, Iris protesta contre un code de morale qui octroyait si généreusement aux femmes des compromissions ténébreuses ; lord Harry, avec toute la souplesse du dilettantisme irlandais, se rallia immédiatement à l’opinion de miss Henley et se tint pour battu.

 

« À Dieu ne plaise, dit-il, que je sollicite votre indulgence au sujet de ma conduite ; au contraire, je vous demande de laisser retomber sur moi toute la responsabilité de ce honteux stratagème. Tout le premier, je reconnais que l’espionnage est un procédé inqualifiable, surtout pour un gentleman, mais, hélas ! depuis le jour où j’ai quitté le toit paternel, je n’ai plus aucun droit à ce titre !

 

« En me commettant avec des gens de sac et de corde, j’ai contracté jusqu’à leur déplorable manière de s’exprimer. Aujourd’hui, ma bien-aimée, je suis de nouveau à la veille de faire un nouveau voyage sur mer et je vous demande sans phrases, si vous m’accorderez votre pardon avant mon départ, ou seulement à mon retour, en admettant que je revienne jamais ? »

 

Sur ce, il se jette aux genoux d’Iris et couvre de baisers passionnés les deux mains de la jeune fille ; puis, il s’écrie avec emportement :

 

« N’importe où que j’aille, n’importe où que je sois, que je vive ou que je meure, ce me sera une consolation infinie de me rappeler que j’ai imploré votre pardon et que vous me l’avez peut-être accordé ! »

 

À peine avait-il achevé de prononcer ces mots, qu’Iris prit la parole en ces termes :

 

« Oui,… je vous pardonne. »

 

Voilà comment l’acte d’humilité et les accents passionnés du sauvage lord triomphèrent de la résolution d’Iris. Toutefois, elle comprit qu’il importait de ne pas encourager ouvertement ses espérances. Le point essentiel pour y parvenir, était d’éviter qu’il n’interprétât son silence comme un encouragement, si bien qu’elle lui adressa tout de suite, en guise de correctif, une question banale au sujet de son départ :

 

« Dites-moi, où comptez-vous aller en quittant l’Angleterre ?

 

– Oh ! c’est tout simple ! là où l’on peut gagner de l’argent. Chercher des diamants, par exemple, ou bien exploiter une mine d’or. »

 

Iris avait trop de perspicacité féminine pour ne pas s’étonner de cette réponse évasive et bizarre.

 

« Permettez-moi de vous faire observer, dit-elle, que vos plans sont un peu bien vagues. Présumez-vous, du moins, l’époque probable de votre retour ? »

 

À cet instant, il s’était emparé de l’une des mains d’Iris, et, tout en causant, il considérait une opale sur le chaton de l’une de ses bagues.

 

« Que vois-je, dit-il, un pierre de mauvais augure ! »

 

Sans crainte de renouveler sa question. Iris reprit :

 

« Tout à l’heure, je vous ai demandé l’époque probable de votre retour ?

 

– Pour vous répondre, ma bien chère Iris, il faudrait être sûr de revenir ! » répliqua lord Harry en riant aux éclats, mais pourtant d’un rire moins franc que d’habitude ; il reprit :

 

« Parfois, la mer nous engloutit ; parfois, nous servons de cible aux flèches empoisonnées des sauvages ; ma foi, j’ai eu tant de chance jusqu’ici, que je commence à craindre de l’avoir épuisée. »

 

Puis, cherchant à rompre les chiens, il reprit :

 

« Au cas où vous auriez, un jour ou l’autre, le désir de faire un autre voyage en Irlande, je m’estimerais trop heureux de mettre (en mon absence, bien entendu) mon cottage à votre disposition ; je me souviens qu’il vous plaisait naguère ; tout est resté en parfait état.

 

– Qui en prend soin ? » demanda Iris.

 

À cette question lord Harry hésite, fait un effort et répond :

 

« L’ancienne femme de charge… »

 

Alors la voix lui manqua,… impossible à lui d’articuler le nom de la ferme d’Arthur.

 

Ne doutant pas que ce ne fût de Mme Lewson qu’il s’agissait et se souvenant que les termes dont elle s’était servie, en parlant du sauvage lord, témoignaient de fortes préventions contre lui, Iris poursuivit :

 

« N’avez-vous pas rencontré certaines difficultés pour lui faire accepter d’être gardienne chez vous ?

 

– Parbleu, je crois bien ! Là, comme ailleurs, j’ai été desservi par ma mauvaise réputation ; Mme Lewson elle-même m’a bel et bien marchandé son estime ; elle m’a jeté à la tête que je n’étais qu’un gredin ; sur quoi je lui ai répondu que le devoir des bons était de réformer les méchants ! Bref, je lui ai dit qu’étant à la veille d’entreprendre un long voyage, je la laissais souveraine maîtresse et gardienne de ma maison. Toujours est-il que Mme Lewson s’est rendue à mes raisons. Le meilleur moyen pour amadouer les femmes âgées, c’est de leur témoigner un grand respect. Il est une raison, paraît-il, qui l’attire dans le voisinage de ma demeure ; incurieux comme je le suis des affaires des autres, je ne lui ai demandé aucune explication.

 

– Sans réfléchir beaucoup, reprit Iris, il vous serait aisé de trouver le mot de l’énigme : le souvenir d’Arthur est gravé dans le cœur de la fidèle Mme Lewson. Or, sa tombe, comme vous savez, est située près de votre habitation.

 

– Pour l’amour de Dieu ! ne me parlez pas d’Arthur », s’écria lord Harry avec animation.

 

Puis, la considérant avec étonnement, il reprit d’une voix plus douce :

 

« Ah ! vous qui l’avez aimé, comment pouvez-vous en parler avec calme ! Lui, le meilleur, le plus noble, le plus doux des hommes ! Lui, lâchement assassiné, alors que son agresseur jouit encore de la vie et de la liberté ! ô justice, tu n’es qu’un mot ! Croyez vous que sa mort ne soit pas vengée ? que le coupable ne soit pas puni ? »

 

En prononçant ces paroles, lord Harry n’était plus le même conquérant à l’air aimable, joyeux et séduisant, tel, en un mot, qu’Iris l’avait connu et aimé ! Les passions violentes de la race celtique allumaient, pour l’instant, les prunelles du sauvage lord et répandaient sur son visage, naturellement coloré, une pâleur livide ; regardant Iris, il s’écria :

 

« Mon caractère emporté, ma nature bizarre, diabolique même, parfois, j’en conviens, tout a tourné contre moi. Comment m’étonner que l’on ressente de l’aversion pour un braque dominé, comme je le suis, par ses passions ! »

 

Puis, frémissant, il fait un bond et pousse un cri horrible à entendre !

 

Une compassion surnaturelle eut alors raison de la terreur bien naturelle que ressentait Iris. Posant doucement sa main sur l’épaule de lord Harry, elle reprit :

 

« Vous vous trompez, Harry ; non, certes, je ne vous hais pas ; j’ai seulement le cœur ravagé de chagrin à cause de vous et à cause d’Arthur. »

 

Alors, le sauvage lord pressa son interlocutrice contre sa poitrine et exhala dans un baiser passionné, sa reconnaissance, son repentir et son dernier adieu ! C’était là un moment d’émotion violente, dont l’un et l’autre devaient garder toute leur vie le souvenir.

 

Avant qu’Iris ait pu articuler un mot, lord Harry avait disparu ; à travers la porte ouverte elle le rappelle, mais il ne tourne pas la tête, ni ne répond. Elle s’élance à la fenêtre, l’ouvre vivement et le cou tendu, elle l’aperçoit faisant en hâte un signe au cocher ; après quoi, il saute en voiture. Le plan du sauvage lord (plan qui consistait certainement à retrouver les traces de l’assassin et à lui faire subir la loi du talion) inspirait à Iris tant d’horreur, tant d’appréhension, que ce sentiment lui donne la force de le rappeler.

 

« Venez, lui criait-elle, je veux vous parler. »

 

Il ne répondit que par un geste désespéré, pendant que, d’une voix de stentor, il clame au cocher :

 

« Allons,… filez,… filez… »

 

Alarmé par le ton impératif et par le regard effaré du voyageur, l’automédon demande de quel côté se diriger. Le sauvage lord désigne la route qui se déroule devant lui et s’écrie :

 

« Allez,… allez au diable ! »

 

XXIII

Un peu plus de quatre mois se sont écoulés depuis le retour d’Iris à la maison paternelle, mais force nous est, pour la clarté du récit, de mettre le lecteur au courant du fait important qui venait de se produire.

 

On n’a pas oublié, sans doute, que la jeune fille étant retournée à la gare, y avait trouvé Hugues Montjoie. Dès qu’ils furent dans un wagon, il fut frappé de l’agitation de sa compagne de voyage. Alors elle commença le récit de son entrevue inopinée avec lord Harry, sans passer sous silence, bien entendu, ce qu’il lui avait confié relativement à sa résolution d’aller tenter fortune sur les côtes de l’Afrique méridionale. Iris rappela à Hugues les révélations que le docteur Vimpany, encore dans les douces fumées du vin de Château-Margaux, lui avait faites et comment l’expatriation devenait une nécessité pour lord Harry.

 

Avant de répondre à Iris, Montjoie fit un sérieux effort pour chasser de son esprit ses prétentions, bien fondées, d’ailleurs, contre son rival. Quand il se fut calmé, il tint conseil avec lui-même : s’avisant en homme prudent que ce n’était peut-être, après tout, qu’un expédient pour tranquilliser Iris, ou pour pallier ses torts, Montjoie résolut de mettre tout en œuvre pour savoir si ce mécréant était de bonne foi ou non.

 

À cet effet, il achète un journal à la gare, afin de chercher, aux nouvelles maritimes, le départ des paquebots en destination pour le sud de l’Afrique, ce pays, comme l’on sait, des mines d’or et de diamants.

 

Il apprit ainsi que le premier bateau en partance pour le Cap, devait lever l’ancre en quarante-huit heures. La chose importante, maintenant, c’est de ne pas laisser échapper le susdit voyageur. Pour cela, Hugues donnerait l’ordre à son valet de chambre (qui lui était dévoué comme pas un) de se mettre en vedette sur les docks de Londres.

 

« Dites-moi, fit Iris, comme pour recueillir ses idées, quel résultat favorable espérez-vous retirer de votre combinaison ?

 

– Croyez-moi, reprit Hugues avec confiance, le seul moyen de se tirer de là, c’est de forcer Harry à renoncer à son plan. Vous lui écrirez et lui représenterez comment il s’est trahi lui-même, en sorte que vous renoncez à tout rapport avec lui, s’il persiste à mettre à exécution son odieuse résolution de vengeance. »

 

Telle fut la tentative désespérée qu’inspira alors à Montjoie son dévouement illimité pour sa chère Iris.

 

En conséquence, le serviteur chargé de la lettre de miss Henley alla se poster en sentinelle ; l’éventualité sur laquelle on ne fondait qu’une faible espérance, devint bientôt une réalité.

 

Lord Harry était, en effet, l’un des passagers du paquebot. Après avoir remis la lettre au voyageur, le porteur lui demande s’il doit attendre la réponse. Le sauvage lord parcourt le billet d’un œil anxieux ; sa physionomie se contracte ; il est hésitant et incapable d’exprimer sa pensée. Enfin, il reprend :

 

« Dites à miss Henley que je donnerai de mes nouvelles, dès que le paquebot fera escale à Madère. »

 

Sans cesser de suivre lord Harry des yeux, le serviteur le voit monter à bord ; à cet instant, il fait la remarque que le passager retourne la tête, comme s’il eût craint d’être espionné, puis il descend aussitôt dans sa cabine.

 

Le paquebot ne leva l’ancre que longtemps après, mais le sauvage lord ne reparut plus sur le pont !

 

La réponse ambiguë du voyageur mordit Iris au cœur ; une perspective de plusieurs semaines d’angoisses s’ouvrait devant elle ; autre circonstance aggravante : Montjoie, appelé inopinément près de son père malade dans le midi de la France, ne pourrait ni la consoler, ni lui prêcher résignation et courage dans ses moments d’épreuve. Toujours est-il que, pour triste que fût l’existence de miss Henley, sa réconciliation avec son père exerçait pourtant une heureuse influence sur sa vie ; au demeurant, l’accueil paternel avait été bienveillant, sinon affectueux.

 

« Si chacun de nous est bien déterminé, avait dit M. Henley à sa fille, à ne pas imposer sa volonté à l’autre, nous jouirons de la paix intérieure. Croyez, ma chère Iris, que je suis fort aise de vous revoir. »

 

Il n’y avait là rien de bien affectueux, mais, de la part de M. Henley, c’était déjà beaucoup.

 

Le docteur de Londres ayant déclaré qu’un séjour aux champs était indispensable au complet rétablissement de Rhoda, Iris s’avisa de solliciter de son père, l’autorisation d’envoyer sa fidèle camériste dans une de leurs fermes, au nord de l’Angleterre.

 

Le vif intérêt qu’Iris portait à sa servante, ne laissait pas d’être un grand sujet d’étonnement pour M. Henley, mais craignant les tracasseries, il n’en céda pas moins au désir de sa fille. Cette concession obtenue, il ne se passait guère plus d’une semaine, sans qu’elle n’allât près de Muswell Hill.

 

D’autre part, Montjoie se montrait un correspondant assidu. La maladie de son père pourrait être de longue durée, disait le médecin, mais il était douteux qu’il pût jamais guérir. Dans ces tristes conditions, Hugues avait une correspondance suivie avec Iris ; les détails qu’elle lui communiquait sur l’emploi de son temps, apportaient un grand adoucissement aux préoccupations de Montjoie. Désireuse de lui complaire, en le tenant au courant de tout ce qui se produisait journellement, y compris les embarras domestiques auxquels elle était réduite par suite du départ de Rhoda, elle fit savoir à son correspondant qu’elle avait gagé une jeune servante dont on disait merveille. On ne lui avait pourtant pas caché qu’elle avait été victime de son amour pour un misérable qui, après lui avoir promis mariage, l’avait lâchement abandonnée ; si la personne chez qui elle avait servi, n’avait écouté que ses propres sentiments, elle eût, certes, gardé Fanny Mire à son service, l’ayant seulement congédiée, par égard pour son personnel ; elle ne pouvait, disait-elle, en donner que les meilleurs renseignements.

 

Voici la lettre que reçut un beau matin miss Henley, lettre si impatiemment attendue depuis longtemps !

 

« Je crains, mon ange, de vous avoir offensée ; d’ici, il me semble vous entendre dire : Ah ! ce misérable Harry pourrait pourtant m’écrire deux lignes ! que fait-il ? sa réponse verbale n’avait aucune signification ! La vérité, voyez-vous, mon adorée, c’est que mon embarras était grand ; valait-il mieux ou dissimuler ou parler avec franchise ? Or, il m’a fallu cinq jours pour me fixer, pour sortir de mes perplexités et arriver enfin à la conclusion que tout honnête homme doit à une femme loyale. Personne, que je sache, n’a traité Brutus et Charlotte Corday de vils assassins ! Pourquoi me traitez-vous avec plus de rigueur ? Je tiens celui qui a ravi l’existence d’Arthur Montjoie, pour le plus horrible scélérat qui, depuis Caïn, ait foulé le sol fangeux de la terre !

 

« Oui, je le répète, je le répéterai toujours, ce meurtre crie vengeance. Voilà, ma bien-aimée, ce que je voulais vous dire. Ma réponse est sans réplique ; j’ai la conscience parfaitement tranquille de ce côté. Il me reste maintenant à calmer vos scrupules si faire se peut. Sachez donc que, lorsque je vous ai aperçue à la fenêtre de la maison Vimpany, je courais à la gare, voulant poursuivre jusque dans ses retranchements, l’assassin que je supposais caché au bord de la mer. Or, il avait déjà détalé ! Étant parvenu à découvrir sa piste, je suis de nouveau reparti comme un trait pour Londres. Malheureusement, un traître irlandais ayant eu vent de mon plan, l’infâme m’a derechef échappé ! Il n’était pas à bord, et avait pris passage sur un autre paquebot. Où allait-il ? Oh ! mais je finirai bien par le découvrir ; le jour du châtiment viendra pour lui et, à son tour, il mourra d’une mort tragique. Ainsi soit-il !… Ainsi soit-il !

 

« À quelles fins, me direz-vous, être parti pour l’Afrique méridionale, du moment que vous saviez qu’il n’était pas à bord ? Je vous jure, ma bien-aimée, qu’en ce faisant, votre pensée seule a dirigé mes actes. Pourquoi, me disais-je, n’aurais-je pas la chance de faire fortune comme tant d’autres et de revenir mes poches bourrées d’or et de diamants ? Pourquoi, enfin, ne deviendrais-je pas un homme rangé et sage ? Les deux objections que vous et votre père opposez à la réalisation de mes plans les plus chers, s’évanouiraient alors, comme par enchantement.

 

« Transmettez, je vous prie, cette partie de ma missive à M. Henley, en même temps que mes souvenirs. Je prétends que l’effet en sera irrésistible et tel que je le puis souhaiter.

 

« Adieu, ma chère Iris, que je me plais à appeler par anticipation lady Harry. Partagez ma confiance en l’avenir, et ne soyez pas surprise si mon retour devance le délai que vous supposez. Croyez-moi, jusqu’à la mort et au delà, votre ami le plus dévoué.

 

« HARRY. »

 

En lisant les lignes ci-dessus, Iris, comme celui qui les avait tracées, se sentait partagée entre deux courants d’idées diamétralement opposés. Certaines parties de cette épître lui inspiraient plus que de la sympathie ; certes, l’avenir du sauvage lord ne laissait pas d’être gros d’orages, de tempêtes et pis encore ! soit qu’il réussisse dans son entreprise, soit qu’il échoue, la vengeance ou l’échafaud lui réservaient une fin tragique !

 

Tressaillant d’épouvante, elle chasse de son esprit ses pensées lugubres, pour n’envisager que la perspective du retour de lord Harry, innocent de tout crime et n’ayant, en somme, à redouter ni mort violente, ni châtiment infamant. Et pourtant, il ne sera pas dit pour cela, qu’elle consente à épouser un homme qui, en dépit des promesses qu’il fait de s’amender, a sur la conscience autant d’équipées que lui ! une lettre inoubliable et, enfin, un pareil plan de vengeance ! Non, une femme douée de quelque bon sens doit renoncer à l’idée de porter le nom d’un tel homme !

 

Elle ouvre son bureau ; après y avoir serré la lettre de Harry, elle ressent cette même impression d’épouvante qu’une fois déjà elle avait éprouvée et dont elle avait même encore le souvenir trop présent à la mémoire.

 

Elle se laisse choir sur un siège. Ah ! que n’avait-elle près d’elle quelqu’un à qui se confier ! quelqu’un à qui demander conseil et capable de tempérer son anxiété !… Mais, non, Hugues était déjà loin !

 

En ce moment, elle n’avait près d’elle que Fanny Mire ; qui sait ? peut-être serait-elle l’âme compatissante après laquelle elle soupirait !

 

Après s’être regardée au miroir, elle pousse un éclat de rire amer, en observant sa physionomie hagarde.

 

XXIV

Se former de prime abord un jugement définitif sur Fanny Mire, était chose malaisée.

 

S’il est vrai qu’en Turquie, la beauté de la femme consiste en la perfection des formes, plutôt qu’en celle du visage, alors, on a tout lieu de croire que l’extérieur de Fanny Mire eût excité à Constantinople plus d’enthousiasme qu’à Londres.

 

La sveltesse et la souplesse de sa taille attiraient le regard des hommes et même aussi ceux des femmes qui marchaient derrière elle, mais si on finissait par la dévisager l’admiration cessait presque aussitôt. C’était une blonde au teint exsangue, aux cheveux filasse, aux yeux bleus porcelaine et éteints. Pourtant, ajoutons que cette pâleur extrême, que cette transparence pour ainsi dire, ne semblait pas être l’indice d’un état maladif ; au contraire, cette étrange personne suggérait l’idée d’une force physique rare ; sous cet extérieur calme, on devinait la faculté d’agir avec promptitude et courage si besoin en était ; pourtant, le caractère de la physionomie restait, quand même, essentiellement passif.

 

Oui, c’était assurément une femme résolue et énergique, douée de qualités qui ne se montraient pas à la surface ; toutefois, savoir si ses qualités étaient bonnes ou mauvaises, était un mystère que les circonstances seules pouvaient révéler à l’occasion. Avant de s’épancher avec elle, Iris lui tint à peu près ce langage :

 

« Vous savez que votre ancienne maîtresse m’a révélé le motif qui l’a décidée à se séparer de vous ; je vous affirme, toutefois, que j’ignore les circonstances de vos malheurs.

 

– Pardon, miss, mais je ne crains pas de vous faire savoir que c’est la vanité qui m’a perdue ! Si peu probante que soit mon excuse, je vous la donne dans toute la sincérité de mon âme ! »

 

Sur cet aveu dépouillé d’artifice, Iris pensa que son interlocutrice devait être une femme d’exception ; son respect de la vérité en était la meilleure garantie. Pourquoi ne pas lui tendre une main amie ?

 

« Je vous comprends et je vous plains, dit Iris ; puis, abordant vivement un autre sujet, elle ajoute : avez-vous encore vos parents ?

 

– Mon père et ma mère sont morts, miss.

 

– Avez-vous de la famille ?

 

– Oui, mais elle est trop pauvre pour me venir en aide. Perdue de réputation, je dois me suffire à moi-même, et je n’ignore pas que l’on meurt de faim, l’aiguille à la main, ou sur le trottoir, ou en se jetant à l’eau !

 

« Qui sait ! lasse de me laisser ronger par la faim, il se peut qu’un jour, j’aie recours à ce dernier moyen pour en finir avec l’existence !

 

« Personne ne me donnera ni souvenir, ni regret. Puis, d’après des articles que j’ai lus, l’asphyxie n’est pas une mort très pénible. »

 

Fanny prononça ces derniers mots avec autant de sang-froid, que si elle eût parlé simplement de détails de ménage.

 

« Pauvre femme ! s’écria Iris. Qu’il m’est douloureux de vous entendre tenir ce langage désespéré ; je vous plains sincèrement.

 

– Merci, miss.

 

– Pensez donc que votre situation peut s’améliorer d’un jour à l’autre. Tout à l’heure, vous parliez d’articles que vous avez lus ; je vois que vous vous exprimez correctement, en sorte que l’on doit croire que vous avez reçu de l’instruction.

 

– Effectivement, j’ai été à l’école. Seulement, j’ai une raison particulière pour détester cette époque de ma vie, époque dont je n’aime pas à parler.

 

– Savez-vous à quoi je pense ? dit Iris avec un sourire plein de bonté.

 

– Ô mon Dieu, non ! répondit Fanny.

 

– Je me demande si, au cas où je vous prendrais pour confidente, je n’aurais pas lieu de le regretter un jour ?

 

– Je vous jure que non ! » répondit la camériste d’une voix vibrante.

 

Voilà comment Iris parvint, par quelques bonnes paroles, à rendre à une pauvre créature désemparée espoir et courage !

 

XXV

La constitution forte de M. Henley le protégeait, comme une enceinte fortifiée, des invasions de la maladie. Pourtant, de temps à autre, il se laissait envahir par des craintes imaginaires sur son état de santé.

 

Vers cette époque donc, se figurant ressentir des symptômes alarmants, il crut devoir quitter la ville pour la campagne. Iris se prêta avec bonheur à la prompte exécution des plans paternels, car les épreuves et les fatigues l’avaient sérieusement éprouvée au physique et au moral.

 

Or, une semaine passée à jouir de la beauté sereine des bois, à respirer l’air pur à pleins poumons et enfin à se livrer au plaisir du jardinage, voire à l’inspection de la laiterie, suffit à calmer ses nerfs et ses esprits.

 

Fanny Mire justifiait en tout point le choix de miss Henley, sans être démonstrative, elle ne s’en montrait pas moins pleine de reconnaissance et elle s’acquittait de ses devoirs avec intelligence et dévouement.

 

Il y avait à peine un mois que M. Henley et sa fille étaient installés à la campagne, lorsque Montjoie fit savoir qu’il ne tarderait pas à rallier l’Angleterre. La mort de son père entraînait comme conséquence l’obligation de régler les affaires de la succession et le forçait à faire un séjour à Londres. Il avait fait savoir aussi à Iris, l’ardent désir qu’il éprouvait de la revoir dès qu’il en aurait le loisir.

 

En apprenant cette nouvelle, M. Henley se reprit avec obstination au projet de mariage entre sa fille et Hugues (projet qui avait déjà échoué deux fois) et, afin d’en avancer la réalisation il l’invita à venir les voir à la campagne.

 

M. Henley fit à Hugues Montjoie un accueil particulièrement cordial et il sut lui ménager de fréquents tête-à-tête avec Iris. Malgré tout, les choses n’avançaient pas au gré des désirs paternels, car, en réalité, les sentiments que Hugues et Iris avaient l’un pour l’autre, ne dépassaient pas les bornes de l’amitié pure et simple.

 

Les tristes mois que Montjoie avait passés au chevet de son père, l’avaient laissé sous une impression de mélancolie profonde. Iris comprit cette disposition d’esprit avec toute la sympathie d’un cœur aimant.

 

Tout d’abord, Hugues ne sut trop que penser de la nouvelle camériste « Je suis porté à avoir confiance en elle, disait-il et pourtant j’hésite encore, sans savoir pourquoi. »

 

En quittant M. Henley et sa fille, Hugues se dirigea vers l’Écosse. Au milieu des terres qu’il avait héritées de son père, s’élevait une habitation ayant un besoin urgent de réparations. Mais, avant de rien décider il voulait se rendre compte de la dépense à laquelle cela l’entraînerait.

 

Après le départ de Hugues Montjoie, M. Henley, toujours acharné à son idée, causant un matin avec sa fille sur le ton du badinage, lui demanda si la maison de Hugues serait en état de les recevoir pour la lune de miel ? La réponse d’Iris si tempérée qu’elle fût, n’en eut pas moins pour effet de mettre le vieillard hors des gonds. Son mécontentement se traduisait non seulement par de la brusquerie, mais par des bouderies sans fin ! Bien mieux encore, persuadé qu’elle préférait la campagne à la ville, il résolut de retourner immédiatement à Londres.

 

Iris se soumit sans récriminations, se disant, à part elle, que déjà elle avait dû s’éloigner de son père et qu’elle pourrait peut-être bientôt le quitter encore.

 

Elle était loin de se douter, cependant, à la suite de quels événements elle allait réaliser ce projet !

 

XXVI

M. Henley et sa fille étaient réinstallés à Londres depuis peu, lorsqu’un beau jour, un domestique remit une carte à miss Iris, ajoutant qu’un monsieur demandait à lui parler.

 

Elle jeta machinalement un regard sur la carte ; en lisant le nom de M. Vimpany, elle eut un tressaillement, et fut même sur le point de dire qu’elle était empêchée, mais, se ravisant, elle donna l’ordre de faire entrer. On n’a pas oublié que les derniers mots adressés par Mme Vimpany à Iris, lui avaient causé une impression fort pénible. Parfois, miss Henley se demandait ce qu’elle était devenue ? continuait-elle à mener une existence insipide dans une petite localité, ou bien avait-elle fini par vaincre la résistance d’un directeur de théâtre récalcitrant ?

 

En tout cas, le rustre qui avait eu l’impudence de lui faire tenir sa carte, saurait satisfaire sa curiosité à cet égard. Elle trouve le visiteur dans le salon ; sa tenue noire, très correcte, et ensuite l’intérêt avec lequel il lisait un roman français posé sur la table la surprit.

 

« Vous paraissez fort étonnée, miss Henley, de me voir un ouvrage français entre les mains ?

 

– Oui, en effet, riposta son interlocutrice ; je ne me doutais pas que vos connaissances fussent si variées.

 

– Ayant fait mes études médicales à Paris, j’ai fréquenté forcément les carabins et je suis arrivé à baragouiner passablement leur langue. J’ai constaté avec plaisir que ma mémoire est moins vagabonde que je ne le pensais. Votre santé est parfaite, ce me semble ? »

 

Sur un signe de tête affirmatif de miss Henley, le docteur lui présenta de nouveau une de ses cartes et lui montra du doigt ces mots : 5, Redburn-road-Hampstead heath. Après avoir d’un coup d’œil passé l’inspection de sa tenue, il reprit :

 

« J’ai dû dépouiller le vieil homme, acheter des vêtements neufs et m’habiller de noir, en un mot, adopter la tenue strictement traditionnelle d’un médecin. »

 

Iris, cédant au désir d’apprendre ce qu’elle avait le plus à cœur de savoir, demanda des nouvelles de Mme Vimpany.

 

« Comment se trouve-t-elle dans sa nouvelle installation ? ajouta-t-elle.

 

– Je l’ignore, riposta sèchement le docteur.

 

– Ah ! je comprends, elle s’est dispensée de vous le dire.

 

– Ma parole d’honneur ! ce serait la première fois de sa vie, ajouta M. Vimpany, que ma femme se serait fait une loi du silence. Je dois vous apprendre que nous avons pris le parti de nous séparer. Oh ! mais ne prenez pas cet air consterné ; vrai, cela n’en vaut pas la peine :… incompatibilité d’humeur, voilà tout ; nous avons fait la chose sans bruit, à la douce : puis, chacun de son côté a poussé un ouf ! de soulagement. »

 

Choquée du ton dégagé du docteur, Iris lui laisse voir ce qu’elle pense et dit d’une voix brève :

 

« Puis-je savoir l’adresse de Mme Vimpany ?

 

– Je suis aux regrets de ne pouvoir vous donner satisfaction, reprit le docteur, d’un air jovial, c’est stupéfiant ; mais, c’est comme cela ! Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’après votre départ, elle est tombée dans un état de profond accablement,… elle ne parlait de rien moins que de mesures à prendre pour sauver son âme !

 

« Pour vous dire le fond de ma pensée, je dois vous avouer qu’elle est, je crois, garde-malade.

 

– Garde-malade ? répéta Iris du ton de la surprise,… mais garde-malade de qui ?

 

– De tout le monde, et c’est là une occupation parfaitement respectable ;… en un mot, elle est Diaconesse, ou quelque chose comme cela ; en conséquence, elle a revêtu le costume épouvantable de ces femmes dévouées ; du moins, je le tiens de lord Harry.

 

– Comment ! lord Harry est à Londres ? s’écria Iris éperdue, en dépit de ses efforts pour paraître calme.

 

– Oui, il est descendu à l’hôtel Parker.

 

– Depuis quand est-il de retour ?

 

– Seulement depuis quelques jours. Ah ! ah ! Dame Fortune l’ayant pris sous sa protection, il est revenu richissime de là-bas, richissime, entendez-vous cela ? Diable, j’ai eu la langue trop longue,… je n’aurais dû révéler ce secret à personne et à vous moins qu’à tout autre ;… enfin, il vous réserve une grande surprise ;… n’allez pas me vendre… Nous sommes pour l’instant les meilleurs amis du monde. Après avoir eu une prise de bec ensemble à Honey Buzzard, nous avons fait la paix. Bigre ! je ne voudrais pas lui faire tort. »

 

Iris, avec un calme mal contenu, promit à son interlocuteur de garder le secret et dit :

 

« Il est une chose qui me tient surtout au cœur. J’ai toutes les raisons de croire que lord Harry a quitté l’Angleterre avec l’intention d’accomplir un projet homicide et je tremble qu’il ne l’ait mis à exécution.

 

– Soyez tranquille, répliqua le docteur, aucun acte de violence n’a été commis par lui, attendu que l’individu qu’il poursuivait de sa haine avait déjà décampé ; maintenant, il faut que je m’éloigne, afin de ne pas vous livrer un nouveau secret. »

 

Enfin, se rapprochant d’Iris, il lui murmure à l’oreille d’un ton mystérieux :

 

« Si vous voulez bien me recommander à vos amis, je vais vous faire une autre confidence : vous verrez lord Harry dès son retour des courses, c’est-à-dire dans un ou deux jours ; adieu ! »

 

Les courses, ciel ! qu’allait-il y faire ?

 

XXVII

En se remémorant l’amère déconvenue éprouvée par lord Harry, au sujet d’un projet d’alliance entre elle et Montjoie, Iris comprit qu’il fallait à tout prix empêcher lord Harry de franchir le seuil de la maison. Donc, son premier soin fut de lui écrire et d’adresser sa lettre à l’hôtel indiqué par le docteur Vimpany ; elle suppliait le sauvage lord de renoncer à la pensée de la venir voir. Toutefois, comme elle supposait qu’il y persisterait quand même, elle lui proposa une entrevue secrète. L’espoir de voir le fugitif revenir innocent du crime qu’il avait comploté, remplissait l’âme de la jeune fille d’une immense joie.

 

Toutefois, il est juste de dire qu’elle n’en songeait pas moins à Hugues Montjoie. Elle regrettait d’être loin de lui et, par cela même, privée de ses conseils. Qui sait ? il lui eût peut-être donné celui de brûler sa lettre au sauvage lord. Puis, elle poussa un soupir, et donna la missive à porter à la poste.

 

Une pluie torrentielle empêcha miss Henley d’aller faire le lendemain sa visite habituelle à Rhoda Bennet, mais trois jours après, le temps s’étant rasséréné, elle donna l’ordre d’atteler la voiture découverte. Tout en s’habillant pour sortir, elle fit la remarque que Fanny, ce matin-là, était encore plus pâle que d’habitude ; par intérêt pour la santé de sa camériste et sans penser à elle-même, Iris lui dit de se préparer à l’accompagner.

 

En arrivant à la ferme, les deux femmes aperçurent la fermière qui se livrait à des commentaires prolixes avec l’un des médecins de la localité.

 

« Eh quoi ? docteur, viendriez-vous pour Rhoda ? demanda Iris d’une voix ; empreinte d’inquiétude.

 

– Rassurez-vous, miss ; le soleil et le repos sont les seuls remèdes nécessaires. Pour le moment, elle est assise dans le jardin. Seulement, dit le docteur avec autorité, je défends qu’elle se fatigue à recevoir des visites ; mais par contre, j’autorise la vôtre ; elle ne peut que lui faire du bien. Je tiens à vous dire qu’il serait bon de la pourvoir de vêtements plus chauds ; les convalescents ont toujours une propension fâcheuse à s’enrhumer. »

 

Se conformant en tous points à l’avis du médecin, Iris entra seule à la ferme, laissant Fanny Mire dans la voiture. À dix minutes de là, elle reparut portant, au lieu d’une riche casaque en loutre, un imperméable à moitié usé.

 

« Que dites-vous de ce nouveau manteau ? demanda-t-elle à Fanny.

 

– Je n’ose me permettre d’exprimer mon opinion, miss.

 

– Voyons : ce changement de costume ne peut manquer d’intriguer une fille d’Ève ; je vais donc vous raconter comment la chose s’est produite : j’ai trouvé Rhoda dehors, insuffisamment vêtue pour la saison, en sorte que, malgré sa résistance, je lui ai mis mon manteau de fourrure sur les épaules. Je regrette sincèrement que vous n’ayez pu la voir ; mais puisque vous appréciez comme moi les beaux paysages et les grands horizons, nous reviendrons par Highgate et Hampstead.

 

– Pourvu que vous ne soyez pas victime de votre bonne action ! s’écria Fanny Mire ; l’air est très frais, en voiture découverte surtout.

 

– C’est vrai ; alors rentrons à pied, reprit Iris, la marche nous réchauffera. »

 

Sur quoi, miss Henley donna au cocher l’ordre de rentrer.

 

Devant une auberge portant pour enseigne : Aux Espagnols, deux femmes, en regardant passer Iris, échangèrent un regard malicieux.

 

« Vous voyez, miss, dit sa compagne, combien votre singulier accoutrement excite les remarques désobligeantes de tout le monde. Ce chapeau si élégant et ce manteau si pauvre font un si drôle d’effet !

 

– Pourquoi ne me l’avoir pas fait observer plus tôt ? »

 

Là, Iris fait une pause, réfléchit, puis, suivie de sa camériste, elle s’engage dans un sentier qui aboutit à un bois de pins, d’où l’on embrasse une vue d’une étendue surprenante.

 

« Maintenant, reprit Iris d’un ton enjoué, nous allons faire en sorte que le chapeau soit mieux assorti au manteau ; mais, j’y pense ! on pourrait nous apercevoir de la route et nous prendre pour deux folles en me voyant occupée à déplumer mon couvre-chef ! Suivez-moi sous l’épaisseur du fourré et marchons jusqu’au remblai, qui nous préservera des regards des passants. »

 

Ce qui fut dit, fut fait.

 

Après avoir parcouru un bon bout de chemin, en descendant la pente rapide qui aboutit à la vallée, les regards d’Iris et de sa camériste furent frappés d’épouvante. À leurs pieds gisait un être inanimé, couché sur le côté, le visage contre terre et un rasoir ouvert près de lui. Iris se baissa pour considérer de plus près le malheureux, dont le sang coulait à flots, d’une large blessure à la gorge. Instinctivement, les yeux de la belle miss Henley se ferment, puis, soudain, elle les rouvre, et reconnaît lord Harry !

 

Le cri perçant qu’elle pousse, est entendu de deux hommes occupés sur la route. L’un est un maçon, l’autre, mieux vêtu, a l’air d’un contremaître ; celui-ci arrive le premier près des deux pauvres femmes.

 

« Je comprends votre effroi, dit-il poliment. Tout porte à croire que c’est un cas de suicide.

 

– Au nom du ciel ! aidez-nous à porter secours à la victime,… je la reconnais », fit Iris d’une voix entrecoupée.

 

Se servant de son mouchoir et de celui de sa maîtresse en guise de bandage, Fanny parvient à arrêter le sang.

 

Iris tâte le pouls au suicidé, pendant que, de son côté, le contremaître fouille les poches du malheureux.

 

« Dieu soit loué ! le pouls n’a pas cessé de battre ! s’écria miss Henley d’une voix vibrante. Ne connaissez-vous pas un médecin dans le voisinage ? »

 

Au même instant, elle déchiffre son propre nom sur la suscription d’une lettre trouvée dans le calepin de lord Harry : il y en avait une seconde, adressée à la personne qui découvrirait son cadavre.

 

Briser le cachet, retirer de l’enveloppe une carte de M. Vimpany, lire les mots suivants, tracés au crayon, fut l’affaire d’un moment :

 

« Prière de me transporter chez M. Vimpany, à qui j’accorde toute liberté de me faire enterrer ou de me disséquer. »

 

Iris s’informe s’il est possible de trouver une voiture à louer pour transporter le blessé. Sur la réponse négative, Fanny qui ne perdait pas la carte, même dans les circonstances les plus dramatiques, propose d’aller à son tour aux informations, mais Iris s’en charge. Au moment où elle débouche sur la route, elle avise une voiture à quatre roues et hèle le cocher :

 

« Il s’agit d’une courte distance à franchir, s’écrie-t-elle, de grâce, arrêtez-vous ! »

 

En prononçant ces mots, elle se cramponne à la voiture ; bientôt, le lugubre cortège s’avance lentement. En apercevant un homme couvert de sang, le cocher se dispose à cingler d’un vigoureux coup de cravache les flancs de son haridelle, mais déjà une pièce d’or que miss Henley fait briller à ses yeux, l’arrête ; il reprend :

 

« Parfait, miss, parfait… Ah ! le pauvre monsieur ! je vous demande seulement, miss, de faire attention aux coussins. »

 

Après avoir chaleureusement remercié les deux braves gens qui lui avaient prêté aide et secours avec tant d’obligeance, Iris monte en voiture, pendant que Fanny Mire soutient de ses mains la tête du blessé. Dès qu’ils sont tous trois en fiacre, le cocher les conduit à une allure modérée et régulière chez le docteur Vimpany.

 

XXVIII

Au moment où la voiture approchait du n° 5 de Redburn-road, le docteur Vimpany, penché à la fenêtre, bâillait démesurément ! Sur un signe d’Iris, il avance la tête et s’écrie :

 

« Bon Dieu ! que vous est-il arrivé ? » D’un premier coup d’œil, il comprend de quoi il s’agit et ajoute : « C’est une aventure extraordinaire, même pour lord Harry ! »

 

Après quoi, il donna des ordres spéciaux pour le faire transporter dans l’une des pièces les plus accessibles du rez-de-chaussée.

 

Après avoir raconté d’une voix émue comment les choses s’étaient passées, Iris demande s’il y a quelque espoir de sauver le malheureux.

 

« Patience, donnez-moi le temps d’examiner la blessure ; il est clair qu’il a dû perdre beaucoup de sang. Veuillez vous retirer quelques instants, miss Henley », ajouta-t-il en mettant la main sur une petite boite en acajou qui contenait les instruments nécessaires pour recoudre la gorge de milord.

 

Là-dessus, Iris quitte la pièce suivie de sa femme de chambre, laquelle n’était guère plus expansive dans son genre, que le docteur dans le sien.

 

« Puis-je me permettre de rappeler à miss Henley qu’elle n’a pas encore pris connaissance de la seconde lettre de lord Harry ? dit Fanny Mire, non sans quelque hésitation.

 

– C’est juste » dit-elle en brisant le cachet et en lisant ce qui suit :

 

« Pardon, ma bien chère Iris, pardon pour la dernière fois… Ces lignes vous apprendront que j’aurai cessé d’être pour vous un sujet de chagrin en ce monde. Quant à l’autre, nous n’en pouvons rien savoir. J’ai rapporté de là-bas beaucoup d’or – une fortune, – plus que votre père n’eût exigé de moi pour me laisser devenir son gendre. À peine de retour en Angleterre, une occasion de décupler mon capital sur le turf s’offrit à votre serviteur, inutile d’ajouter que j’avais des tuyaux pour guider mes opérations. Finalement, je crois inutile de vous raconter les friponneries dont j’ai été victime. N’ayant plus ni sou ni maille, sans espoir de mener une vie respectable pour échapper à un avenir à jamais compromis, j’ai compris que le suicide seul me reste. Déterminé à perpétrer mon sinistre dessein loin des brumes de Londres, j’irai en pleine campagne, je choisirai un lieu paisible dont la verdure me rappellera ma chère vieille Irlande. Quand il vous arrivera de penser à moi, dites-vous : ce malheureux m’a passionnément aimée. Les fleurs et les bonnes paroles que vous me ferez l’aumône de répandre sur ma tombe me la rendront plus légère.

 

« LORD HARRY. »

 

Ce singulier adieu pour enfantin et bizarre qu’il fût, n’en déchira pas moins le cœur d’Iris. Elle plaça la lettre dans son corsage. Témoin de la douleur de miss Henley, Fanny lui proposa d’aller prendre des nouvelles du blessé.

 

« C’est inutile, je dois me résigner à attendre. Fanny, il est une chose que je tiens à vous demander pendant que nous sommes seules ; il y a assez de temps que vous êtes à mon service pour savoir si, réellement, vous ressentez de l’intérêt pour moi ?

 

– Miss peut en être sûre et certaine, répondit la femme de chambre.

 

– Puis-je compter sur vous, comme j’ai compté sur Rhoda ?

 

– Oui, miss.

 

– Vous engagez-vous à ne jamais vous immiscer dans mes affaires de cœur ; ne trahirez-vous pas ma confiance ?

 

– Je considère comme un impérieux devoir de respecter les secrets de miss. »

 

Pour toute réponse, rien qu’une froide promesse de fidélité, brève, mais éloquente dans son laconisme ; le cœur de Fanny avait-il donc été paralysé, à la suite du désastre qui avait enténébré son existence ? D’autre part, elle avait montré tant d’émotion vraie lors de sa première entrevue avec Iris, que l’on devait sans doute en inférer que, chez cet être énigmatique, l’effluve de la reconnaissance seule pouvait lui desserrer les lèvres.

 

Qui sait, mon Dieu ! Elle était peut-être, après tout, la victime d’une réserve qui, parfois, ressemblait au mutisme ; l’habitude n’est-elle pas une seconde nature ?

 

Au bout d’une demi-heure, le docteur paraît. Il tenait sa montre à la main. À son œil pensif et réfléchi, on devinait qu’il était occupé à constater un fait important au point de vue pathologique. Après un intervalle de silence, il dit :

 

« En comptant le temps passé à faire reprendre au blessé l’usage de ses sens, à lui ingurgiter une goutte d’eau-de-vie et enfin à me laver les mains, je n’ai pas mis, en réalité, plus de vingt minutes à lui arranger la gorge. C’est aller aussi vite que possible en besogne, n’est-il pas vrai, miss Henley ?

 

– Parlez-moi plutôt de l’état de lord Harry, répondit Iris avec toute la vivacité de sa nature ardente. De grâce ! dites-moi si vous conservez l’espoir de le sauver ? s’écria-t-elle d’une voix lamentable.

 

– Parbleu, oui ! il faut trancher le mot, lord Harry est né sous une bonne étoile, et savez-vous, lorsqu’on a une fois empaumé la veine…

 

– La veine ? répéta Iris d’un ton interrogateur.

 

– Jugez vous-même, répondit le facétieux docteur : sa première chance, c’est de vous avoir rencontrée sur son chemin ; la seconde, c’est que le docteur fût chez lui ; troisième chance : c’est que lord Harry n’ait pas su se couper la gorge selon les règles de l’art. Je parle sérieusement ; il est rare de rater son coup avec un rasoir ; cela prouve simplement qu’il est dépourvu de toute notion d’anatomie. Au lieu de se trancher l’artère, il s’est attaqué à la partie charnue de la gorge. Enfin, je me résume : grâce à son ignorance, grâce à vous et grâce à moi, il a la vie sauve. Il est fort heureux pour lui, par exemple, que pas une goutte du fameux vin de M. Montjoie n’ait humecté mes lèvres aujourd’hui. Vous comprenez ce que je veux dire, hein ? Bon, voilà encore que l’on vient réclamer mes soins, dit-il, en apercevant Fanny Mire. S’adressant alors à la nouvelle arrivée, il ajouta : Ma parole d’honneur, vous êtes blanche comme une feuille de papier : si vous croyez avoir une syncope, donnez-moi le temps d’aller chercher un flacon d’eau-de-vie. Ah ! vous faites un signe négatif : alors, c’est tout simplement l’épaisseur de l’épiderme qui obstrue la circulation du sang. » Puis, s’adressant à Iris, il ajouta : « C’est sans doute une de vos amies ? »

 

Fanny, sans se troubler le moins du monde, répondit :

 

« Je suis simplement la femme de chambre de miss Henley.

 

– Bah ! riposte M. Vimpany ; qu’est-ce que Rhoda est donc devenue ? Ah ! je me rappelle vaguement qu’elle est au vert dans une de vos fermes, dit le docteur en s’adressant à Iris. Certes, j’aurais pu la guérir complètement, si j’avais eu le temps de la soumettre à un traitement sérieux et régulier. Spécialiste hors de pair, pour les maladies de femmes, je suis surpris de ne pas les voir arriver en foule dans mon antichambre ; mais j’habite un quartier peu élégant et je ne suis pas baronnet ! Le diable m’emporte ! s’il n’y a pas là de quoi perdre patience. Dire pourtant que, depuis trois jours, personne n’a franchi le seuil de ma porte ! Je désirerais vous entretenir en particulier, miss Henley ; il s’agit, bien entendu, de l’ami qui est au rez-de-chaussée.

 

– Voyons, docteur, quand puis-je espérer qu’il ira tout à fait bien ?

 

– Dans trois semaines au minimum, dans un mois au maximum. Or, ma servante ne peut suffire à cet excédent de besogne et il nous faudra une infirmière des hôpitaux ; en outre, le blessé et la garde-malade exigeront une nourriture riche et abondante ; comme je n’ai pas des mille et des cent, miss Iris, je vous demanderai, à cette occasion et vu ma gêne extrême, de vouloir bien me prêter un peu d’argent. »

 

Miss Henley s’empressa de lui passer sa bourse. Son visage pâle témoignait de ses inquiétudes ; le regard implorant qu’elle attachait sur le docteur, tout en se rapprochant doucement de la porte du malade, était plus éloquent que les paroles.

 

La physionomie de Fanny trahissait le mécontentement que lui faisait éprouver la longueur des tête-à-tête de miss Henley avec le docteur. Quoi ! subir l’invincible charme jeté par l’un de ces traîtres que l’on appelle les hommes ! Ah ! quelle faiblesse !

 

Pour l’instant, le docteur mis en belle humeur par le poids rassurant de la bourse de miss Henley, fit à part soi ce raisonnement, qu’il avait bien droit à une rémunération quelconque. En conséquence, il lui proposa d’un ton d’aménité caustique, de la laisser pénétrer près de lord Harry, à condition, bien entendu, de respecter la consigne : « ni parler, ni pleurer ».

 

Elle entra doucement dans la chambre du blessé, alors assoupi ; l’une de ses mains retombait inerte ; son visage blême avait presque l’immobilité de la mort. Tel était celui que ses dédains réitérés avaient poussé à cette résolution extrême ; pour la troisième fois, elle l’avait sauvé du péril. Ah ! dérision amère ! Est-il donc possible de cesser d’aimer celui qui meurt pour vous ! Cette pensée seule pouvait suffire à ranimer dans toute leur violence, les sentiments d’Iris pour le beau jeune homme, pour le noble lord doublé, hélas ! d’un coureur d’aventures !

 

« Ah ! j’espérais que vous aviez plus d’empire sur vous-même, reprit le docteur ; surtout, pas de syncope ! Vous reviendrez demain, miss Henley, et je ne crains pas d’affirmer que l’état de lord Harry sera sensiblement amélioré. »

 

Par suite de l’épreuve qu’elle vient de subir, Iris, envahie par un besoin extrême de sympathie, dit à Fanny :

 

« Comme c’est triste, n’est-il pas vrai ?

 

– Oh ! pas pour moi ! miss !

 

– Comment, vous avez donc une pierre à la place du cœur ?

 

– J’espère que non ; seulement, je garde ma pitié pour le sexe faible. »

 

Iris comprit ce que cette confession avait d’amer. Ah ! combien Rhoda Bennet lui manquait !

 

XXIX

Durant l’espace d’un mois, Montjoie resta dans son cottage sur le bord de la mer, à surveiller les réparations devenues urgentes. Sa correspondance avec Iris, pour régulière qu’elle fût, lui causait, pourtant, un véritable désappointement. Les lettres qu’il recevait d’elle dénotaient un changement étrange dans sa manière d’écrire, changement qui s’accentuait davantage à mesure que le temps s’écoulait. Comment ! après lui avoir raconté avec tant d’effusion, tout dernièrement encore, ses joies et ses chagrins, elle se bornait, maintenant, à des allusions vagues et réservées !

 

Les variations atmosphériques, le départ de son père pour le continent et les inquiétudes ressenties par lui au sujet des valeurs étrangères qu’il avait en portefeuille, remplissaient ses lettres, avec de nombreuses questions au sujet de la nouvelle demeure de Hugues ; en somme, tout cela était dit d’une façon diffuse et ondoyante. Bref, il finit par deviner le mot de l’énigme ; en proie à une jalousie qui le torture, il ne peut se méprendre sur l’ardeur des sentiments que lui inspire miss Henley. Sous cette impression, il prend la résolution d’abandonner la surveillance de sa bâtisse à un homme digne de confiance et d’aller en personne, porter cette fois sa réponse à Iris.

 

Le lendemain, il se rend à Londres ; il va immédiatement chez miss Henley ; là, il apprend qu’elle est sortie et que l’on ignore même l’heure de son retour ; bien mécompté, il multiplie ses questions. Entre temps, la porte de la bibliothèque s’ouvre, et la voix de M. Henley se fait entendre.

 

« Est-ce vous, monsieur Montjoie ? demande-t-il vivement ; entrez, entrez, j’ai à vous parler. »

 

Le père d’Iris, homme petit, trapu, vigoureux, aux lèvres minces, aux yeux verts, faux, n’appartenait point, à coup sûr, à la catégorie fort nombreuse, d’ailleurs, des gens sans cœur qui, d’entrée de jeu, inspirent la défiance. Loin de faire un accueil aimable au nouvel arrivant, M. Henley arpente la pièce d’un air distrait, en marmottant des paroles incohérentes. Pour celui qui connaissait le pèlerin, il était clair qu’il ruminait et combinait de tirer les écrevisses de leur trou, avec la patte d’autrui. Montjoie était donc tout indiqué pour remplir cet office ; haussant la voix, M. Henley articule les mots suivants :

 

« Pourriez-vous me dire si vous savez ce qui arrive à ma fille ? »

 

Le regardant fixement, Montjoie répondit :

 

« Moi ? mais vous ne parlez pas sérieusement, je suppose. Je viens de passer un mois en Écosse, loin du monde et de mes amis.

 

– C’est possible ; cela n’empêche pas que vous êtes en correspondance avec Iris, n’est-il pas vrai ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Ne vous a-t-elle pas dit…

 

– Pardon, monsieur, de vous interrompre, mais elle ne m’a absolument rien dit.

 

– Vous savez, jeune homme, poursuivit son interlocuteur, en fixant les yeux sur la bibliothèque pleine de livres richement reliés (mais jamais ouverts), que lorsque vous étiez mon hôte à la campagne, je me flattais de voir votre séjour chez moi se terminer par des fiançailles. Or, vous et Iris, vous m’avez causé, cette fois-là encore, une véritable déconvenue. Or, toutes les jeunes filles sont plus ou moins des girouettes ; Iris peut vouloir demain, ce qu’elle a refusé hier.

 

– Pourquoi nous livrer à toutes ces suppositions ?

 

– Du moins, trouvez bon que je m’informe si ma fille vous inspire quelque intérêt ?

 

– Oui, l’intérêt le plus vrai, le plus passionné ! riposta Hugues.

 

– À la bonne heure ! s’écria son interlocuteur dont la physionomie s’éclairait à l’idée du succès de son projet matrimonial. Votre déclaration péremptoire m’autorise à m’épancher avec vous. Écoutez-moi : de retour depuis quelques jours seulement, d’un voyage d’affaires sur le continent, je me suis aperçu de prime abord que ma fille n’était point dans son assiette ; tout le monde aurait pu en être frappé ; mais à quoi bon la questionner ! pensais-je. Elle se gaussera de moi et me répondra qu’elle se porte comme un charme. Alors, j’ai fait subir un interrogatoire à sa femme de chambre, grande fille pâle comme un concombre et menteuse comme une oraison funèbre, mais, là encore, je n’ai pu rien obtenir. Or, c’est fort humiliant d’être pris pour dupe ! Résolu à avoir le dernier mot, j’ai mis la femme de chambre sur la sellette et j’en ai conclu qu’elle a une propension marquée à la malveillance. « Ah ! oui, certainement, m’a-t-elle répondu, on a bien des choses à dire à Monsieur,… les domestiques jasent de miss Iris à mots couverts ; ils ont même observé qu’elle se promène chaque jour régulièrement dans l’après-midi et toujours dans la même direction ; au lieu d’encourager les camarades dans leurs potins, je leur ai dit que miss Henley faisait une simple promenade. – Une promenade ! se sont-ils écriés en riant à se tordre les côtes : sur ce, je les ai invités à a se taire. »

 

« Voyons, avouez que les allées et venues de ma fille sont suspectes ? »

 

Montjoie reprit de l’air le plus naturel du monde :

 

« J’en conclus qu’elle va chez une amie !

 

– Toujours chez la même amie, alors ? De guerre lasse, j’ai pris pour confident, le domestique que j’ai chargé de faire votre service quand vous étiez chez moi ; j’ai déjà plusieurs fois utilisé son flair. Donc, hier, au moment où Iris sortait, je lui ai dit de la suivre ; elle s’est arrêtée, paraît-il, dans un misérable quartier nommé : Redburn-road. Parvenue au numéro 5, elle tira le cordon de la sonnette. À sa manière d’entrer dans la maison, on devinait qu’elle en connaissait toutes les issues. D’après les renseignements que mon domestique a fini par se procurer, c’est la demeure d’un docteur appelé M. Vimpany.

 

Montjoie éprouva comme une secousse électrique.

 

« Voyons, dites-moi, en homme d’honneur, si cette conduite n’a pas lieu de paraître insolite ? Ah ! vous vous taisez ; eh bien ! je vais vous dire toute ma pensée.

 

– Parlez, monsieur, le moment des explications est arrivé.

 

– Sachez donc que, lorsque Iris est chez moi et que je sens du trouble dans l’air, je suspecte naturellement lord Harry d’y être pour quelque chose ; j’ai mes raisons pour cela, vous savez. J’étais sur le point de faire atteler et d’aller chez le docteur, afin de savoir de visu quel genre de distraction sa maison offre à ma fille, quand j’ai reconnu votre voix. Or, du moment que vous m’avez déclaré qu’Iris vous inspire un intérêt passionné, vous êtes tout indiqué pour servir mes desseins.

 

– Et de quelle façon, s’il vous plaît ?

 

– Pardieu ! en cherchant à provoquer ses épanchements. Sans doute, elle vous fera l’honneur de ses confidences, plutôt qu’à moi. Il m’importe extrêmement de savoir si elle veut épouser lord Harry. Éclairez-moi sur ce point, et je me tiendrai pour satisfait. Quant au reste, je m’en soucie comme de l’an quarante ! »

 

D’indignation, Montjoie fit un sursaut. Quoi ! s’insinuer dans les bonnes grâces d’Iris, pour la trahir près de son père ! Sur ce, il bondit hors de son fauteuil et, oubliant ses habitudes de politesse, il s’avance du côté de la porte. Alors le vieillard, le rappelant, s’écria :

 

« Est-ce un refus, monsieur ?

 

– Assurément », riposta Montjoie en s’éloignant à toutes jambes.

 

XXX

À partir du jour mémorable où Iris avait déclaré à Hugues, qu’elle serait toujours pour lui une amie, mais jamais sa femme, il s’était juré d’exercer un vigoureux contrôle sur ses propres sentiments. À Dieu ne plaise qu’il crût tuer l’amour dans son cœur, il savait au contraire, que ses sentiments seraient finalement vaincus dès que le hasard des circonstances le rapprocherait d’Iris.

 

C’était dans toute la sincérité de son âme, que Hugues entendait rester l’ami d’Iris, mais il existe dans la nature de l’homme, même du plus loyal et du plus ferme, une faiblesse incorrigible, lorsqu’une femme est en jeu.

 

Puis, à l’insu de Montjoie, un poison subtil s’insinuait en son âme, y exerçant ses ravages usuels chaque fois qu’il avait à prendre une détermination au sujet d’Iris. En un mot il était jaloux de lord Harry. Sans avoir conscience du mobile auquel il obéissait, Hugues trouvait déplorable que M. Henley soupçonnât sa fille d’une intrigue secrète, avec celui-là même qu’elle déclarait indigne de l’amour qu’elle avait le malheur de ressentir pour lui.

 

De certains épisodes dont Montjoie avait été témoin à Honey-Buzzard, il inféra que les visites de miss Henley chez M. Vimpany pouvaient être attribués à l’affection compatissante et dévouée que lui inspirait la femme du docteur. Qui sait si depuis lors, des revers humiliants n’étaient pas venus répandre leurs flots d’amertume sur la vie conjugale de cette intéressante victime et la rendre, par cela même, encore plus chère à Iris ? D’autre part, Montjoie ignorait que la vie en commun étant devenue impossible à M. Vimpany et à sa femme, ils en étaient arrivés à casser les vitres, voire à se séparer, or, il résolut de se rendre compte de la situation, en allant prendre des nouvelles de Mme Vimpany, 5, Redburn-road.

 

La lenteur ne saurait être l’attribut d’une nature spontanée et de premier mouvement. Donc impossible à Hugues Montjoie d’attendre jusqu’au lendemain pour exécuter son plan. Il hèle un fiacre et se rend à Hampstead. Toutefois, afin de ne pas attirer l’attention, il fait arrêter la voiture à une certaine distance, et franchit à pied le bout de chemin qui le sépare du n° 5 de Redburn-road. Là, il s’informe si Mme Vimpany est chez elle. À cette question, la servante, pétrifiée d’étonnement, reste muette. Puis, de ce ton familier que prennent aujourd’hui en Angleterre les gens de maison, d’une catégorie inférieure, elle répond :

 

« C’est bien Mme Vimpany que vous avez dit, hein ?

 

– Oui, reprit le visiteur.

 

– Elle n’habite pas ici.

 

– Comment ! Mme Vimpany ne demeure pas dans cette maison ?

 

– Non, pour sûr.

 

– Êtes-vous certaine de ne pas faire erreur ?

 

– Certaine comme je le suis que deux et deux font quatre. Le docteur m’a prise à son service depuis qu’il a loué cette maison.

 

– Puis-je le voir ? poursuivit Hugues, déterminé à savoir le mot de l’énigme.

 

– Le docteur est sorti ; la servante fit une pause, puis reprit : mais, dites-moi, est-ce bien Mme Vimpany que vous demandez ? Nous avons ici une jeune personne du nom de miss Henley.

 

– Serait-elle ici en ce moment ?

 

– Oui ; seulement vous ne pouvez la voir, parce qu’elle est occupée pour le quart d’heure.

 

– C’est inconcevable ! se dit Hugues. En réalité, elle ne peut être avec Mme Vimpany qui n’habite pas ici, ni avec le docteur, puisqu’il est sorti ; alors, que croire ? »

 

Hugues avise alors au portemanteau un chapeau d’homme et un pardessus, lesquels, vu leur nuance, ne sauraient appartenir au maître du logis.

 

Si révoltante que fût l’hypothèse émise par M. Henley, à savoir que la conduite de sa fille ne pouvait s’expliquer que par l’influence néfaste que lord Harry exerçait sur elle, cette hypothèse, dis-je, ne s’en présenta pas moins à l’esprit de Hugues. En vain, il veut lutter contre le trouble douloureux, poignant, qui lui remplit le cœur ; sans toutefois se rendre compte de cette angoisse opiniâtre, il est déterminé à dissiper l’obscurité de la situation, en s’expliquant de vive voix avec Iris. N’ayant plus une seule carte de visite dans son calepin, Montjoie fit passer à miss Henley une enveloppe à lui adressée.

 

Entre temps, il entend résonner au-dessus, à travers les minces cloisons de la bicoque, le bruit sourd des pas d’un homme qui marche de long en large, et une voix masculine trahissant les accents de la colère.

 

Iris aurait-elle donc déjà donné à son interlocuteur le droit de lui adresser des reproches ?

 

Il se rappelle alors, la scène qui avait eu lieu jadis entre miss Henley et lord Harry, le jour qu’il lui avait déclaré être prêt à partir pour aller venger Arthur et se débarrasser à tout prix du meurtrier ; en outre, il a présent à la mémoire le concours qu’il avait eu la faiblesse de prêter à son amie pour l’aider à communiquer par lettre, avec l’homme dont le fatal ascendant sur Iris le torturait jour et nuit. Le bruit qu’il entendait, était-il donc une conséquence des services qu’il avait rendus à miss Henley ?

 

À quelques minutes de là, la camériste rapporte cette réponse : « Miss Iris ne peut vous voir en ce moment, elle vous prie de l’excuser ; elle compte vous écrire ». La lettre annoncée ressemblerait-elle à celles qu’il avait reçues en Écosse ?

 

Montjoie se dit qu’en souvenir du passé et d’une amitié naguère plus vive, il devait attendre et voir venir.

 

Au moment où il hèle son fiacre et pendant que l’automédon remonte sur son siège, une voiture croise la sienne, et s’arrête devant la maison n° 5, Redburn-road : c’est M. Henley qui en descend !

 

XXXI

La soirée s’avançait et déjà des bougies allumées éclairaient le salon occupé par Montjoie à l’hôtel. Son impatient désir de recevoir une lettre d’Iris, augmentait à l’idée que la visite de M. Henley à sa fille avait dû fatalement coïncider avec l’entrevue de celle-ci avec lord Harry. Quand il songeait à la situation de cette infortunée, placée entre deux ennemis aussi acharnés que M. Henley et le sauvage lord – égoïste et violent, – un sentiment de grande et tendre pitié faisait taire en son cœur les rancunes et les rages de la jalousie. Il n’avait pas quitté l’hôtel de tout l’après-midi, dans l’espoir qu’Iris lui ferait tenir une lettre par un messager. Or, son attente ayant été trompée, il reportait son espoir sur le courrier du soir, lorsqu’un coup frappé à la porte le fit tressaillir. Un garçon d’hôtel survint.

 

« Une lettre ? demande vivement Montjoie.

 

– Non, monsieur, c’est une dame. »

 

Il avait reconnu miss Henley avant même qu’elle eût eu le temps de lever son voile ; l’œil fixe, l’attitude contrainte, elle eût pu poser pour une statue du Découragement ; sa main était restée froide et inerte dans celle de Hugues ; il l’invite à s’asseoir près de la cheminée, mais elle fait un signe négatif. Puis, comme une femme qui craint d’être importune, elle revient tomber sur un siège à l’autre extrémité de la pièce.

 

« Je comptais vous écrire, mais cela m’a été littéralement impossible, fit-elle d’un air si abattu que Hugues ne put s’empêcher de la considérer avec une certaine anxiété. Mon ami, poursuivit-elle, je ne suis pas digne de l’intérêt que vous m’avez témoigné naguère. Votre pitié, hélas ! est tout ce que je puis espérer ! »

 

Voyant qu’il est inutile d’opposer des raisonnements à l’état d’esprit de son interlocutrice, il répondit :

 

« Mon Dieu ! aurais-je eu le malheur de vous offenser ?

 

– Oh, certes non, riposta miss Henley.

 

– Alors, de grâce, donnez-moi l’explication de ce mystère ?

 

– J’ai perdu tout droit à votre commisération, répliqua Iris, d’un accent toujours imperturbable ; mon père me repousse et vous ne tarderez pas à faire de même. Ah ! ne vous ai-je pas juré de n’être jamais la femme de lord Harry ! Eh bien, je suis sur le point de l’épouser.

 

– Je ne puis, ni ne veux le croire », dit Hugues d’une voix ferme.

 

Alors, Iris lui passe la lettre par laquelle le sauvage lord se déclarait prêt, par désespoir d’amour, à mourir pour elle.

 

« Le courage lui a-t-il donc manqué ? demande Hugues du ton du plus profond dédain, en remettant la missive à qui de droit.

 

– Il se serait porté le coup de la mort, monsieur, si…

 

– Comment, Iris, interrompit Montjoie, vous m’appelez monsieur !

 

– Je vous appellerai Hugues, si vous y tenez, bien que le temps de notre intimité soit à jamais passé. Un jour, au retour d’une promenade, j’ai trouvé sur un point isolé à Hampstead-heath, lord Harry, baigné dans une mare de sang, gisant à terre ; il n’y avait âme qui vive dans ces parages. Ainsi donc, pour la troisième fois, il m’appartenait de lui sauver la vie et de lui tendre une main amie. Comment ne serais-je pas impressionnée par cette persistance du destin à me faire intervenir près de lui au moment où la situation est pour ainsi dire désespérée ! Loin de vouloir me soustraire au rôle d’être son bon ange ici-bas, j’ai accepté celui que nul autre n’aurait voulu accepter. Le voyant seul, malade et malheureux, j’ai cherché à le réconforter au moral, à le soutenir par de bonnes paroles et à le disputer à la mort ; cette tâche accomplie, tâche de douceur et de patience, j’ai entendu sa voix verser dans mon oreille des paroles… ; mais n’attendez pas que je vous les répète,… lui-même ne pourrait les redire… Après des années de résistance, ma volonté a fléchi… Sachez que mon but, en me rendant chez le docteur Vimpany, était de prévenir une querelle entre mon père et Harry ; au fait, je vous prie de m’excuser, j’aurais dû dire lord Harry. Quand mon père est arrivé à Redburn-road, j’ai insisté pour avoir immédiatement un entretien avec lui. Je lui ai dit ce que je viens de vous dire : « Vous devez opter, m’a-t-il répondu, entre lord Harry et moi ; réfléchissez avant de prendre une résolution ; si vous vous décidez à épouser cet homme, vous vivrez et mourrez sans recevoir de ma main un rouge liard. » Il mit sa montre sur la table entre nous, et me donna cinq minutes pour prendre une décision. Au bout de ces cinq minutes, qui me parurent interminables, il me demande s’il devait laisser son testament tel qu’il l’avait fait, ou aller chez son notaire et en faire un autre ? « Vous ferez ce qui vous conviendra. » Telle fut ma réponse. Surtout, ne croyez pas que je l’aie faite à la légère ;… je savais la portée de ma détermination. J’entrevoyais l’avenir aussi clairement que je vous vois maintenant. »

 

Ne pouvant supporter plus longtemps l’expression de morne désespoir d’Iris, Hugues, le regard cuisant, s’écria :

 

« Non, vous ne voyez pas votre avenir comme je le vois ; de grâce, écoutez-moi, pendant qu’il en est temps encore…

 

– Il est déjà trop tard, vous dis-je, reprit Iris avec animation.

 

– Soyez persuadée, reprit Montjoie, que mes conseils partent d’un cœur ulcéré… Je vous ai tellement aimée ! Laissez-moi vous demander si, en cas d’une rupture avec lord Harry, je puis conserver, moi, l’espoir de vous épouser ? Vous vous figurez, Iris, voir clair dans votre avenir, alors que vous avez des écailles dans les yeux ; vous parlez comme une personne résignée à souffrir… Mais, bon Dieu ! efforcez-vous de ne pas perdre le sens moral ; êtes-vous décidée à mener la vie d’une déclassée et, qui pis est, n’en auriez-vous plus conscience ?

 

– Continuez, Hugues.

 

– Oh ! vous ne me découragerez pas, ma très chère amie ! Plein de l’espoir de vous aider à retrouver votre vraie nature, je tiens à ne rien exagérer par rapport à lord Harry. Oui, je veux espérer que la misérable vie que cet être d’exception a menée, n’a pas détruit en lui, les sentiments respectables ; mais les chevaliers d’industrie, les bandits qu’il fréquente, le rendent très dangereux. Il sera un mauvais mari, j’en ai la conviction. Si dure que soit la tâche que je remplis, je tiens à vous dire que rien n’est pire pour une femme aimante et dévouée, que l’influence ravageante d’un époux indigne d’elle ! Les pensées, les opinions, les goûts de celui-ci, s’infiltrent peu à peu en l’esprit de sa compagne et l’obligent à des concessions dégradantes. De fait, le sens moral de la femme finit par s’émousser, s’oblitérer et, sans en avoir conscience, elle tombe au niveau de son mari. M’en voulez-vous de cet horoscope lugubre ?

 

– Moi, vous en vouloir ? vous avez peut-être raison, fit-elle tristement.

 

– Le croyez-vous sérieusement, dites, ma chère amie ?

 

– Hélas, oui, je le crois ! répondit miss Henley d’une voix émue.

 

– Alors, pour l’amour de Dieu ! réfléchissez à la détermination que vous allez prendre et permettez-moi de parler à votre père.

 

– Ce serait peine perdue,… répondit la jeune fille avec un ineffable sourire ; rien de ce que vous pourrez lui dire ne saurait avoir de l’influence sur son esprit.

 

– En tout cas, j’essaierai, reprit Montjoie avec insistance.

 

– Vous dirai-je maintenant que, lorsque je suis rentrée à la maison, j’ai vu mes caisses dans le hall et appris que mon père avait donné l’ordre à ma femme de chambre de tout préparer pour mon départ ? Je dois quitter la maison, a-t-il dit, et aller vivre ailleurs.

 

– Ma pauvre chère Iris ! dit Hugues Montjoie avec sympathie.

 

– Ma femme de chambre, reprit miss Henley, est une étrange créature ; très renfermée en elle-même, elle s’est bornée à me dire : « Je suis votre fidèle servante, miss : où miss ira, j’irai ». Rien de tout cela ne m’a étonnée ; je suis sans doute condamnée à vivre dans l’isolement ; j’ai des connaissances parmi les femmes qui viennent rendre visite à mon père, mais, hélas, point d’amies ! D’après ce que j’ai appris, la famille de ma mère aurait vu d’un mauvais œil, son mariage avec un homme dans le commerce et qui plus est ayant une réputation douteuse. J’ignore même où vivent mes parents. En somme, l’alliance de lord Harry est pour moi le meilleur mariage possible. Lorsque j’envisage ma triste situation, il est tout naturel que mon langage soit empreint d’amertume. Il y a pourtant dans cet amour, dont on me fait un crime, une chose qui ne laisse pas de soutenir mon courage. C’est qu’en réalité il est le seul refuge qui s’offre à une malheureuse épave repoussée de tout le monde ! »

 

Montjoie protesta. Il ne pouvait entendre dire à Iris que toute affection lui manquait ici-bas.

 

« Oh ! s’écria-t-il avec feu, que vous ai-je donc fait pour me témoigner tant de dureté, d’injustice ! Pouvez-vous mettre en doute, que tant que j’aurai un souffle de vie, il vous restera un ami ? »

 

Vaincue par tant de sympathie et de générosité, Iris répondit, les larmes aux yeux et un sourire ému sur les lèvres :

 

« Mon pauvre Hugues, qu’il faut que vous soyez bon pour ne pas voir que votre intervention pourrait vous compromettre ! Juste ciel ! Que ne dirait-on pas de votre dévouement à me servir ? Vous me plaindrez, en apprenant que vos tristes prédictions sur ma déchéance morale se sont réalisées ; vous me plaindrez encore plus, quand vous connaîtrez ma triste fin…

 

– Merci, Iris, merci, de compter sur ma sollicitude et sur mon amitié inaltérables. »

 

À cet instant, Iris se jette dans les bras de Montjoie et lui donne un baiser, en murmurant : « Adieu ! »

 

Puis, elle chancelle, blêmit et se laisse choir sur un fauteuil. La voyant si défaite, il juge qu’elle va s’évanouir et court chercher un flacon de sels. Tout en ouvrant un nécessaire de voyage, il entend la porte s’ouvrir et le pêne craquer sous la clef, puis le mot : adieu, prononcé à mi-voix à l’autre extrémité du corridor.

 

Iris avait pris le parti de brusquer ainsi leur séparation.

 

XXXII

Hugues Montjoie, pour l’instant seul dans sa chambre, tire vivement le cordon de sonnette ; mais avant que le domestique eût ouvert la porte, il n’était déjà plus temps de courir à la poursuite de miss Henley.

 

Le propre d’un honnête homme étant de chercher dans l’activité et le travail, un dérivatif aux pensées douloureuses, Hugues résolut d’écrire à Iris, puis d’aller ensuite chez M. Henley. Sur l’enveloppe, il avait tracé ces mots : Confiée aux soins de M. Vimpany, faire suivre.

 

Il se rend après ça chez M. Henley, qu’il trouve confortablement assis à table. Hugues, sans préambule, prononce un chaleureux plaidoyer en faveur d’Iris, mais, comme elle l’avait prédit, son ami n’eut pas gain de cause.

 

Après s’être plaint en termes assez vifs de la façon dont le visiteur venait de forcer la consigne, M. Henley fait savoir à Montjoie qu’il vient d’ajouter un codicille à son testament, afin de frustrer sa fille de tout droit à son héritage. À cette nouvelle imprévue, Hugues sent la colère lui empourprer les joues ; il est clair que son interlocuteur, insensible aux menaces et aux prières, a un cœur de pierre. L’insuccès de Montjoie, en cherchant à servir les intérêts d’Iris, ne fait qu’ajouter à son désir de triompher des difficultés. Il se disait qu’après tout, il était peut-être encore temps de retarder, sinon d’empêcher ce mariage. Il lui parut qu’il n’avait qu’une chose à faire, aller trouver lord Harry et lui communiquer la fatale résolution de M. Henley ; soit que le sauvage lord considérât seulement ses propres intérêts, soit qu’il fût véritablement dévoué à ceux d’Iris, les conséquences formidables de leur union lui feraient, sans nul doute, faire un retour sur lui-même.

 

La lumière qui brûlait encore, 5, Redburn road, donnait bon espoir que lord Harry habitait encore la maison.

 

Effectivement, Montjoie trouva le docteur et son ami tranquilles comme deux cerfs au ressui ; mis en bonne humeur par l’absorption de trois grogs (trois seulement), le maître de la maison saisit avec empressement cette occasion de mettre fin à un malentendu survenu naguère entre Montjoie et lui, à la suite de certaines libations à l’hôtellerie de Honey-Buzzard, et il s’écria :

 

« Oubli et pardon, voilà ma devise ! Inutile, n’est-il pas vrai, de vous présenter, monsieur Montjoie ? Très bien ; voyons, prenez un siège, dit-il en s’adressant au survenant ; je suis pauvre, c’est vrai, mais tant que j’aurai un toit pour protéger ma tête, un ami fidèle sera toujours le bienvenu chez moi. J’ai tout lieu de croire que le confrère qui m’a vendu sa clientèle est un fripon fieffé ! mon argent a filé et les clients ne viennent pas ; ce n’est pas à dire pourtant que je sois à la dernière extrémité – financièrement parlant. – Puis-je vous offrir un grog ? tenez, préparez-le vous-même. »

 

Après s’être excusé courtoisement, Hugues fait savoir que sa visite avait pour but de solliciter un moment d’entretien avec lord Harry.

 

À ces mots, le docteur, fort mécontent d’être tenu en suspicion, change de couleur. D’autre part, le sauvage lord paraît hésiter. Il demande d’abord s’il s’agit de miss Henley ? Hugues répond que oui ; sur quoi, son interlocuteur objecte qu’il est plus prudent de n’en pas parler. À cela, Montjoie réplique que la chose est de la plus haute importance, à telle enseigne, qu’il s’est décidé à partir de Londres fort tard dans la soirée, pour venir à Hampstead.

 

Lord Harry se lève et passe devant Montjoie pour lui montrer le chemin. Furieux du peu de confiance qu’on lui témoigne, M. Vimpany tient d’autant plus à affirmer son autorité de maître de maison ; s’adressant à lord Harry, il crie d’une voix forte :

 

« Faites entrer M. Montjoie dans la même pièce que celle-ci, à l’étage supérieur ; vous êtes ici chez moi. »

 

Les deux jeunes gens pénètrent alors dans un salon meublé d’une façon sommaire : une table boiteuse et quelques méchants sièges ; lord Harry et Montjoie restent debout, chacun prévoyant que l’entrevue ne devait être ni calme, ni silencieuse. Sans perdre de temps en périphrases, Hugues s’exprime de la manière suivante :

 

« Ayant eu connaissance d’un projet de mariage entre vous et miss Henley, je me suis fait un devoir de vous demander si vous êtes instruit des dispositions que M. Henley a prises à l’égard de sa fille, au cas où votre espoir se réaliserait ? Eh bien, sachez qu’il a l’intention de la déshériter !

 

– Permettez, répliqua Harry en l’arrêtant court et en se redressant : faites-vous là de simples conjectures ?

 

– Je quitte à l’instant M. Henley et c’est de sa propre bouche que j’ai recueilli le renseignement que je viens de vous donner. »

 

Lord Harry garde un instant le silence ; Hugues se figure avoir provoqué par là un obstacle à la célébration immédiate du mariage ; mais il est bientôt détrompé dans ses prévisions. L’amour que le sauvage lord ressentait pour Iris était trop ardent pour tenir compte des considérations pécuniaires. Il protesta, disant :

 

« Vous exagérez les choses : permettez-moi de vous représenter que miss Henley n’est point dans la dépendance de son père, autant que vous semblez le croire. La conduite de M. Henley, tout odieuse quelle soit, reste étrangère à la question. Et, bon Dieu ! je ne me déchargerai sur personne, du devoir de nourrir et de vêtir ma femme. Je ne suis pas sans ressources. Sachez que je m’estimerai très heureux de faire participer à ma fortune, quelle qu’elle soit, celle qui portera mon nom. Je peux entrer dans les détails, si vous le désirez ; j’ai vendu mon cottage en Irlande…

 

– Un bon prix ? demanda Hugues.

 

– Il vous doit suffire de savoir qu’il est vendu. Puisque nous en sommes à parler finance, sujet qu’il m’est toujours pénible d’aborder, surtout quand il s’agit de la femme la plus séduisante que je connaisse, j’ajouterai pourtant, que miss Henley a une fortune personnelle qu’elle a hérité de sa mère ; vous me connaissez assez pour savoir que je suis incapable d’y toucher ?

 

– Assurément, riposta Montjoie, mais, aussi, nous savons tous que les dividendes baissent, que les compagnies s’effondrent, que…

 

– Allons, allons, admettons un instant que le portefeuille de miss Henley soit aussi vide que ses poches, qu’a-t-elle à craindre, je vous le demande, si elle devient ma femme ?

 

– À craindre ? de rester sans ressources parbleu ! si vous veniez à mourir.

 

– Ma parole d’honneur ! c’est à quoi je n’ai pas pensé… Voyons, que puis-je faire ? » s’écria-t-il avec désespoir et en ayant l’air de se consulter.

 

Montjoie s’aperçut alors qu’une émotion profonde de découragement, était peinte sur les traits de lord Harry.

 

Ce coureur d’aventures, qui avait maintes fois exposé sa vie, ne pouvait-il donc entrevoir le spectre de la mort sans frémir ? Non, une telle hypothèse ne tenait pas debout. Sûrement, quelque chose qu’il ne voulait communiquer à personne pesait sur son esprit et menaçait son avenir. Le fait est, qu’après le meurtre d’Arthur, il avait rompu avec l’association des Invincibles. Toujours est-il qu’on l’avait prévenu que, s’il rentrait en Angleterre après cette défection, cela lui pourrait coûter cher, très cher. Si jamais la nouvelle de son retour du sud de l’Afrique arrivait à la connaissance des frères et amis, ceux-ci lui feraient expier cette audace en prononçant sa sentence de mort. Son sort dépendait, en somme, de son plus ou moins de sécurité chez le docteur Vimpany.

 

Hugues attachait sur lord Harry un regard étonné, lorsque une inspiration soudaine sembla sortir du cerveau de cet extravagant personnage. S’élançant d’un bond vers Montjoie, il s’écria en lui tendant la main avec effusion :

 

« Je vous tiens, mon cher monsieur, pour mon meilleur ami.

 

– À quoi dois-je cet honneur ? répondit ironiquement le flegmatique Anglais.

 

– Quel service immense vous venez de me rendre, en me rappelant que je puis faire un sort à ma future femme ! Vous avez raison : le plus tôt sera le mieux. Notre ami, le docteur, me servira de répondant.

 

– Parlez-vous sérieusement ? reprit Montjoie, dont l’esprit était aussi prompt à saisir les obstacles au mariage de lord Harry avec Iris que rebelle à en accepter les chances.

 

– Pourquoi cet air de doute ? riposta l’irascible Irlandais, avec un geste d’impatience.

 

– Vrai, je ne comprends pas…

 

– Tâchez d’abord de n’être plus jaloux, dit lord Harry, et vous me comprendrez… Je suis de votre avis,… je dois assurer l’avenir de ma femme,… de ma veuve et cela au moyen d’une assurance sur ma vie. »

 

XXXIII

Après son entrevue avec lord Harry, Montjoie attendit en vain pendant quarante-huit heures une lettre d’Iris en réponse à celle qu’il lui avait adressée. M. Vimpany aurait-il donc été capable de détenir la lettre confiée à ses soins ?

 

Au bout de trois jours, Hugues écrivit pour demander explication de la chose.

 

En retournant le pli en question à Montjoie, le docteur se plaignait dans sa réponse qu’on ne l’eût pas traité avec assez d’égards. Au surplus, miss Henley s’était dispensée de lui donner sa nouvelle adresse à Londres et, d’autre part, lord Harry l’avait quitté inopinément, laissant seulement pour lui, quelques mots d’excuses banales ; il ajoutait que ses honoraires comme médecin avaient été payés, mais, en réalité, l’amitié n’a-t-elle pas aussi des droits à faire valoir ? « Lorsqu’un homme a été reçu chez vous à titre d’ami, peut-il donc vous traiter comme un étranger ? Si vous m’en croyez, le mieux c’est de ne plus nous occuper ni d’elle ni de lui. »

 

Montjoie jeta la lettre au panier. Il se disait que sa seule chance d’empêcher le mariage d’Iris était de communiquer avec elle ; le pauvre garçon craignait qu’elle ne fût aussi totalement perdue pour lui que si elle eût quitté ce monde à jamais ! Sans doute, il serait parvenu à découvrir la retraite de miss Henley, en observant les mouvements de lord Harry, mais, hélas ! il avait disparu de l’horizon sans laisser de trace. Au total, les heures s’égrenaient comme un collier de perles précieuses et Hugues ne savait plus, en réalité, à quel saint se vouer. Torturé d’inquiétude, malheureux, découragé, il se dit qu’il va du même coup tout abandonner et se sent attiré vers l’Écosse ; tantôt, il redoute de recevoir une lettre d’Iris, tantôt il se sent froissé jusqu’au fond de l’âme de son silence. Était-elle près ou loin ? en Angleterre ou sur le continent ? Mystère !

 

Enfin, après plusieurs jours passés dans une pénible attente, Montjoie reçoit une lettre d’une écriture à lui inconnue et portant le timbre de Paris.

 

La signature lui révéla que son correspondant était lord Harry ! Son premier mouvement était de jeter la lettre au feu ; or, pourrait-il endurer le martyre d’apprendre le mariage d’Iris de la main même de son mari ? Jamais ! jamais ! Malgré tout, il brise nerveusement le cachet, et parcourt la missive signée de lord Harry ; celui-ci lui exprimait, dans les termes de la plus scrupuleuse politesse, ses regrets de n’avoir pu prendre congé de lui avant de quitter l’Angleterre. Mais à la suite de la conversation qu’ils avaient eue chez M. Vimpany, son devoir est de l’informer que vu les conditions où il avait pu placer l’aléa de sa propre destinée, il avait réussi à mettre sa femme en meilleure situation, en ce qui concernait son avenir. C’est ce qu’il a stipulé au cas où elle lui survivrait. Il terminait sa lettre en disant, que lady Harry ne voulait pas être oubliée près de son ancien et digne ami ; il lui envoyait pour sa part l’assurance de ses sentiments dévoués.

 

L’entête de la lettre ne portait pour tout renseignement que le mot : Paris. Il était clair qu’à l’avenir, toute communication écrite ou verbale serait supprimée. L’instant d’après, Hugues brûlait la lettre ! Sa surprise fut grande quand, à deux jours de là, il en reçut une d’Iris. Elle regrettait d’avoir quitté l’Angleterre si précipitamment, ajoutant qu’elle ne devait, cependant, s’en prendre qu’à elle-même.

 

Elle avait compris, d’une parole échappée à Harry au cours de la conversation, qu’il avait tout à craindre de certains conspirateurs politiques, avec lesquels il s’était compromis. À force de prières, elle avait obtenu des aveux complets de son mari. Jugeant enfin, qu’il n’y avait de sécurité pour eux que dans la fuite, ils avaient mis le cap sur Paris. D’ailleurs, lord Harry avait des amis, dont l’influence pourrait être fort utile à ses intérêts pécuniaires.

 

Iris terminait sa lettre par des remerciements chaleureux, en souvenir des preuves d’affection qu’il lui avait données. Bref, elle exprimait l’espoir que tous les deux pourraient s’écrire de temps en temps. Impossible dans les circonstances présentes, d’anticiper sur le plaisir de recevoir sa visite, mais elle espérait qu’il n’aurait pas d’objection à lui adresser des lettres poste restante.

 

Le post-scriptum concernait M. Vimpany. Elle priait Hugues de se dispenser de répondre aux questions que cet intrigant lui poserait au sujet de lord Harry et d’elle-même. À coup sûr, elle avait été reconnaissante des soins que le docteur avait donnés à Rhoda Benett ; mais, depuis lors, sa conduite avec sa femme et les opinions violentes qu’il avait exprimées devant lord Harry, avaient modifié son opinion sur M. Vimpany ; elle ajoutait que si elle conservait la moindre influence sur Hugues, elle le déciderait à rompre avec le docteur.

 

Cette lettre n’eut d’autre effet que d’irriter Montjoie encore davantage, à la pensée du mariage d’Iris avec lord Harry.

 

En cet état de choses, il soupçonna à tort ou à raison lady Harry d’avoir écrit cette lettre sous la dictée de son mari : certaines phrases, suivant lui, visaient particulièrement l’ami jaloux de sa femme. Hugues résolut, en conséquence, de ne répondre à Iris, que lorsqu’ils pourraient correspondre librement ensemble sans le contrôle de lord Harry.

 

Il eut, derechef, une velléité d’aller s’enfouir en Écosse, pour surveiller ses maçons : mais la perspective de vivre sans voisins, sans amis, le fit renoncer à ce projet champêtre. Il se décida, au contraire, à chercher dans le tourbillon mondain de Londres un dérivatif aux anxiétés qui l’assiégeaient, ce qu’il fit.

 

Reçu à bras ouverts par ses amis et connaissances, il allait tous les soirs dîner en ville, au spectacle, au bal : les mères ayant des nièces à marier, le choyaient à l’envi.

 

Il retourna aussi à son club. Y trouvait-il donc quelque distraction, quelque plaisir ou quelque soulagement ? aucun ! Il jouait simplement un rôle et comprenait qu’il est malaisé de sauver les apparences et de se donner le change à soi-même. Bref, après un intervalle très court, quelque chose comme le passage d’un météore, il renonça au monde. Encore qu’il se fût promis de ne pas répondre à Iris, la meilleure soirée qu’il avait passée à Londres fut celle où, changeant d’avis, il lui écrivit une longue lettre.

 

XXXIV

Le jour suivant, en voyant apparaître chez lui la dernière personne sur laquelle il comptât, Hugues croyait rêver : malgré l’invraisemblance de la chose, c’était Mme Vimpany ! mais qu’elle était vieillie ! Après avoir renoncé à faire usage du fard, son teint était couleur citron et sa peau craquelée comme une potiche japonaise ; sa chevelure, autrefois teinte en noir, trahissait aujourd’hui les ravages de l’âge. C’étaient bien les mêmes traits, mais grossis ; le même ovale, mais épaissi ; les mêmes yeux, mais sans flamme. Vêtue naguère avec élégance, elle portait, ce jour-là, une méchante robe brune, fripée, qui laissait pourtant voir encore la beauté de sa taille et la grâce de ses mouvements. D’entrée de jeu, en voyant Montjoie, elle dit :

 

« N’avez-vous pas d’objection à échanger avec moi une poignée de main ?

 

– Certes, non ; pourquoi ?

 

– Je ne peux me flatter, hélas ! de vous avoir laissé de bien bons souvenirs, reprit Mme Vimpany. Vous n’ignorez plus, je suppose, que je suis séparée de mon mari ? Connaissant M. Vimpany comme vous le faites, vous pouvez deviner ce que j’ai souffert et pourquoi je l’ai quitté. Si vous revoyez jamais le docteur, évitez avec soin de lui donner l’adresse de lady Harry.

 

– De grâce ! appelez-la Iris tout court, comme je le fais moi-même, dit Montjoie.

 

– Je sais pertinemment, reprit Mme Vimpany avec ce sourire affecté des gens de théâtre, à quelle date elle s’est mariée ; ce qui perd les femmes, voyez-vous, c’est de ne connaître les hommes que trop tard, ou même de ne pas les connaître du tout. Sans vouloir désespérer de son sort, je sens pourtant que la crainte l’emporte sur l’espérance et, je l’avoue, mes inquiétudes sont grandes ! Iris m’inspire une si profonde affection. Si, en réalité, je me suis amendée, c’est bien grâce à elle. Ah ! sans elle, je n’eusse point senti le besoin d’expier mon passé par le dévouement et la charité. Je me demande seulement, si toutes les pécheresses trouvent aussi difficile de faire peau neuve !

 

– Est-il indiscret de vous demander comment vous vous êtes libérée de cette servitude ? demanda Montjoie.

 

– Mes débuts dans la bonne voie ont été, j’en conviens, très malheureux. À peine entrée au couvent, je résolus d’en sortir, trouvant médiocrement édifiantes les chamailleries incessantes des nonnes au sujet des offices religieux, des prêtres, des ornements d’église, des cierges, que sais-je ? Là, je pus me convaincre que la charité chrétienne était en réalité plus grande chez les médecins, que chez les bonnes sœurs ; si je vous parle ainsi de moi, c’est que j’ai mes raisons pour cela. Au nombre des malades faisant partie de mon service, il y avait une femme âgée que je dus accompagner dans le midi de la France ; à mon retour, je voulus étudier à Paris les progrès accomplis dans le service des hôpitaux. C’est à cette époque que le hasard me fit rencontrer Iris.

 

– Le hasard ? répéta Montjoie.

 

– J’en suis encore à me demander comment une rencontre si extraordinaire peut se produire. Lord Harry et Iris, attablés devant un café du boulevard, regardaient passer le flot humain. C’est au moment où je frôlais Iris que, d’un coup d’œil rapide, elle me reconnaît. De l’air le plus naturel du monde, lord Harry vient à moi, me ramène près de sa femme et tous deux m’invitent à être leur commensale. En pénétrant dans leur intérieur et en vivant dans leur intimité, j’ai pu me rendre compte de leur vie privée et de la douceur de leur lune de miel. »

 

Montjoie l’invite à continuer ce récit, rempli d’intérêt pour lui.

 

« Vraiment ? reprit Mme Vimpany, même si je vous apprends qu’elle est parfaitement heureuse ?

 

– Eh, mon Dieu, oui ! fit-il en poussant un soupir d’exilé qui songe à sa patrie.

 

– Alors, je continue. D’abord, je déclare que lord Harry est un homme aimable, charmant et irrésistible, même aux yeux d’une vieille femme comme moi ; l’agrément de son esprit et la rondeur de ses manières m’ont ravie. Sans doute, son entrain endiablé serait taxé de folie par les fils de la flegmatique Albion, boutonnés d’ordinaire jusqu’au menton, peu importe ! L’une des idées les plus cocasses de cet être bizarre, c’est de vivre lui et sa femme comme un étudiant et une étudiante du quartier latin. Dînent-ils au restaurant, il leur faut un cabinet particulier ; vont-ils à un bal public, il fait danser Iris toute la nuit. S’il lui arrive de prendre part à un déjeuner de garçon, il en revient les poches pleines de friandises volées au dessert pour sa jeune femme, pour son ange, comme il l’appelle. Je l’ai entendu dire à Iris : « Si j’ai une pointe d’ivresse, ma chérie, il ne faut vous en prendre qu’à vous ; j’ai étonné tout le monde par le nombre exorbitant de verres de vin de Champagne que j’ai sablés à votre santé ; mais, à partir d’aujourd’hui, je refuserai toute invitation qui devra me priver de la société de ma petite femme adorée ». Or, avec lord Harry, autant en emporte le vent !

 

– Comment ai-je pu entendre parler si longtemps de ce bohème, riposta Montjoie avec vivacité.

 

– J’ai mes raisons pour vous faire subir cette épreuve, répondit Mme Vimpany ; je me résume : lord Harry va continuer à s’aboucher avec des gens méprisables, à brûler la chandelle par les deux bouts et enfin, j’ai la conviction qu’il en arrivera à faire des choses dont il rougirait aujourd’hui. Bref, quand j’envisage l’avenir, je tremble et j’ai peur ! »

 

Hugues reprit d’une voix mal assurée :

 

« Tant que je conserverai un peu d’influence sur Iris, j’ai bon espoir qu’elle saura tenir tête aux bourrasques de l’existence. Voulez-vous me donner son adresse ?

 

– Oui, mais seulement en échange d’une promesse ?

 

– Laquelle ?

 

– C’est que vous n’irez la trouver qu’en cas d’urgence.

 

– Comment pourrais-je connaître la vérité ? demanda Hugues.

 

– Vous la connaîtrez par moi. Iris m’a écrit que s’il survenait quelque chose qu’elle ne pût confier au papier, sa femme de chambre me l’apprendra à coup sûr.

 

– Peut-on compter sur Fanny Mire ? objecta Montjoie.

 

– Son extérieur impénétrable ne parle pas en sa faveur. Après avoir causé longuement avec elle, je reste, toutefois, persuadée que cette étrange créature a la reconnaissance la plus profonde pour sa maîtresse. À coup sûr, elle saura m’avertir à temps. Toutes ces considérations réunies, vous décideront-elles à me venir voir avant votre départ pour Paris ? Allons, pas de tergiversations…, dites oui ou non ?

 

– Eh bien ! c’est oui », répondit Hugues.

 

Cet entretien terminé, Mme Vimpany lui donna, sous le sceau du secret, l’adresse d’Iris et s’engagea même à transmettre à l’occasion à son interlocuteur des nouvelles de leur intéressante amie.

 

Cela dit, ils se séparèrent.

 

XXXV

Les semaines s’effritaient lentement : Mme Vimpany tenait scrupuleusement la promesse qu’elle avait faite à Montjoie ; dès qu’elle recevait une lettre d’Iris, elle s’empressait de la lui communiquer avec prière de la retourner aussitôt qu’il en aurait pris connaissance ; les détails de la vie du jeune couple, détails qui semblaient appelés à justifier les craintes de Mme Vimpany, étaient racontés par Iris avec un badinage jeune et charmant : mais combien il était attristant de constater que sa brillante intelligence était inhabile à concevoir des soupçons qui auraient pu frapper même l’ingénuité d’un enfant ! Une fois. Mme Vimpany écrivit à Montjoie les lignes suivantes : « Je crois inutile de vous faire tenir la dernière lettre d’Iris, tant le contenu en est insignifiant et succinct ; par contre, vous trouverez, ci-jointe, une circulaire dont je vous prie de prendre connaissance. Allez aux informations et tâchez d’éclaircir la chose. Lord Harry rêve, à coup sûr, un coup de fortune, dont sa femme n’envisage pas encore les conséquences. »

 

Ce prospectus annonçait la publication prochaine d’un journal hebdomadaire, publié en français et en anglais, à Paris. Cette feuille devait faire concurrence au Galignani. La liste des collaborateurs comprenait les noms de littérateurs jouissant d’une notoriété incontestable ; les personnes qui désiraient des informations sur les garanties que pouvait offrir cette affaire, devaient s’adresser au comité d’administration, composé d’hommes cotés très haut dans le monde financier. Les renseignements obtenus par Hugues et les promesses de la circulaire ne différaient pas d’un iota ; mais, par contre, la question des dividendes souleva de grandes récriminations. Hugues le fit savoir à qui de droit ; Iris comprit.

 

Après un intervalle plus long qu’à l’ordinaire, elle fit savoir à son amie que son mari avait loué à Passy une sorte de chalet qui leur permettrait de vivre plus économiquement qu’à Paris, de cultiver un joli jardin et de respirer l’air pur du bois ; mais, aucune allusion à la publication du nouveau journal. Sur le verso, Mme Vimpany avait écrit les lignes suivantes : « Il m’arrive à l’instant une communication fort inquiétante au sujet de mon mari ; je n’en puis dire davantage ; il est possible, après tout, que ce bruit ne soit pas fondé ». Or, à quelques jours de là, cette nouvelle fut confirmée de la façon la plus imprévue, par l’arrivée de M. Vimpany en personne ! Sa physionomie, son maintien, sa parole, exprimaient la fatuité et l’outrecuidance.

 

« Comment ça va ? s’écria-t-il d’un ton épanoui et joyeux. Quel beau temps, hein ! pour cette époque de l’année ! Ma foi ! je ne vous demande pas de vos nouvelles, tant vous avez l’air en bonne santé. Me trouvez-vous très changé ? fit-il en levant la tête.

 

– À parler franc, votre entrain m’étonne, repartit Hugues d’un ton indifférent, et sans plus bouger qu’une cariatide.

 

– Voyez-vous, reprit-il, c’est que j’ai pour principe de faire bonne mine à mauvais jeu. Les gémisseurs m’assomment ! Plus j’ai vent contraire, moins je me laisse abattre. Regardez-moi droit : eh bien ! vous avez devant les yeux un homme à l’esprit cultivé, un homme exerçant une profession des plus honorables, un homme aimant les arts, un homme ayant foi dans la marche ascendante de la civilisation et ne possédant littéralement que les hardes qu’il a sur le corps ! Serrez cette main, monsieur Montjoie ; c’est celle d’un homme pauvre, qui ne peut plus faire face à ses affaires !

 

– Vous prenez ça bien philosophiquement !

 

– Bien sûr ! à quoi bon m’en émouvoir ? Ma conscience ne me reproche rien, absolument rien. Ai-je perdu de l’argent dans des spéculations véreuses ? pas un rouge liard ! ai-je parié aux courses ? mes ennemis les plus acharnés n’oseraient répondre affirmativement ; qu’ai-je donc fait ? Ah ! j’ai été trop serviable, trop charitable, trop dévoué ! Allons, bon ! vous souriez ! Ah ! il n’y a pas là, cependant, de quoi rire ! Quand un médecin a pour mobile l’amour de l’humanité ; quand il ne vise qu’à soulager les souffrances d’autrui, n’appelez-vous pas cela de la vertu, du dévouement, de l’abnégation. J’ajoute même que si, par hasard, je vois arriver un client, souvent il est trop pauvre pour payer. J’ai fait des visites de quartier chez les clients de mon prédécesseur pour les relancer, bref, je me suis donné un mal de cinq cents diables pour réussir, mais personne n’a réclamé mes soins. Hommes, femmes, enfants, jouissent d’une santé impitoyable ! Que le diable les emporte ! n’est-il pas révoltant que quelqu’un de ma valeur soit réduit à la pauvreté, voire à la misère ! »

 

Avisant une cave à liqueurs, il s’excuse de la liberté grande et se sert un verre de cognac dont il se délecte.

 

Hugues, qui n’en était plus à se reprocher de ne pas avoir brusquement mis le docteur à la porte, s’empresse d’aller fermer à clef la cave à liqueurs. On peut s’imaginer l’exaspération de M. Vimpany ! il rougit jusqu’au blanc des yeux et son désappointement allait se traduire par une bordée de jurons peu parlementaires : mais, l’instant d’après, il partit d’un éclat de rire satanique : à coup sûr, il venait en quêteur d’aumônes.

 

« C’est exquis, ce cognac ! finit par dire le docteur ; il est bien supérieur au fameux vin de Bordeaux de l’auberge de Honey-Buzzard. Vous en souvient-il, hein ? Je reviens à mon insolvabilité…

 

– Permettez ! s’écria Hugues, qui en avait assez des doléances de son interlocuteur, je ne suis pas au nombre de vos créanciers.

 

– En êtes-vous bien sûr ? répliqua le docteur : un peu de patience, s’il vous plaît.

 

– Quoi ! seriez-vous venu ici pour m’emprunter de l’argent ?

 

– Nom d’un petit bonhomme ! laissez-moi au moins le temps de m’expliquer. Il n’est pas question d’une affaire à bâcler en cinq minutes.

 

– Alors, expliquez-vous ?

 

– Je me flatte d’avoir un esprit fertile en ressources ; la dernière fois que mes créanciers m’ont forcé à rendre gorge, je n’ai pas jeté pour cela le manche après la cognée. Du tout ! à quoi bon se butter contre le soleil ! La médecine bourgeoise et honnête, ne m’ayant occasionné que des déboires, j’ai tenté la chance comme empirique ;… en un mot, j’ai inventé un médicament merveilleux,… un spécifique,… un élixir de vie ; mais la seule chose qui m’ait manqué, c’est l’argent ; il en faut tant pour les frais de presse, pour les réclames, en un mot, pour lancer la chose ! Or, savez-vous que l’argent est le nerf des annonces et du succès. Au total, les personnes auxquelles je me suis adressé pour avoir des fonds m’ont envoyé promener.

 

– Je comprends, riposte son interlocuteur.

 

– J’ai alors changé mon fusil d’épaule. Que diable ! le gosier ne peut se contenter d’eau claire ! Je me suis dit que notre siècle est le siècle des écrivains, des acteurs, des peintres, des artistes, pour tout dire d’un mot. Ma partie, à moi, c’est la photographie. Avez-vous remarqué les épreuves appendues aux murs de mon cabinet ? c’est mon œuvre, mon cher, ou plutôt mon chef-d’œuvre ; mais je n’en ai soufflé mot, car le gros public aurait déclaré qu’il y a incompatibilité entre la médecine et la photographie ! Je me résume en disant que, pour me remettre à flot, je compte publier une biographie des médecins éminents de Londres ; la publication mensuelle, à 12 fr. 50 le numéro, sera ornée de portraits photographiés. Bien entendu, je prendrai un nom de guerre ;… dame ! après ça, si je ne fais pas fortune, il faut renoncer à l’idée de réussir jamais ! Qu’en pensez-vous ?

 

– J’avoue que je ne saisis pas bien ;… je me demande pourquoi vous me mettez ainsi dans le secret de votre destinée ?

 

– Comment donc ! mais je vous considère comme mon meilleur ami.

 

– Vous devez cependant, riposta Montjoie, en avoir de plus anciens que moi, docteur.

 

– Pas un seul qui m’inspire autant de confiance, mon ami, et je vais vous en donner la preuve.

 

– Voyons, il s’agit d’argent, pour appuyer votre combinaison ? demanda Hugues en écrasant le docteur d’un regard de mépris.

 

– Êtes-vous donc résolu à me dire des choses blessantes ? fit M. Vimpany avec un geste d’humeur.

 

– Moi ? Parbleu, non ; continuez.

 

– Merci ; un petit encouragement produit toujours un grand effet sur moi. Je désirerais vous faire voir mon manuscrit, avant de le confier au libraire que j’ai commissionné pour le publier ; c’est un vrai service à me rendre.

 

– Je suis fort occupé ;… bien le bonsoir !

 

– Vous dites ?

 

– Que je me refuse à être votre bailleur de fonds, car c’est là où vous en voulez venir. »

 

La physionomie de M. Vimpany prit une expression sinistre, il s’écria :

 

« Réfléchissez qu’il en est temps encore.

 

–’Pensez-vous donc m’effrayer ? Mettez-vous bien dans l’esprit que ma résolution est prise et que rien ne peut la modifier. »

 

Sur ce, le docteur prend son chapeau ; les yeux braqués sur Hugues, il s’écrie :

 

« Le temps est proche où vous vous repentirez de m’avoir refusé ; à l’avantage, monsieur ! »

 

Par quel moyen désespéré ou audacieux ce banqueroutier réussirait-il à remplir sa bourse vide ? s’il eût renoué des relations avec lord Harry, chose assez plausible, après tout, car la fatalité de leur nature les faisait toujours se rejoindre, ils s’entendraient comme deux larrons en foire pour battre monnaie. Envisageant les complications qui menaçaient l’avenir d’Iris, Hugues résolut d’aller en conférer avec Mme Vimpany.

 

Dans les circonstances présentes, n’était-il pas opportun que Montjoie se rendît à Paris ?

 

XXXVI

Informée de la démarche du docteur par une lettre de Hugues, Mme Vimpany comprit que la situation empirait ; mais, à vrai dire, elle ne voyait pas la nécessité pour lui de traverser le détroit.

 

« Restez à Londres, écrivait-elle à Hugues ; au cas qu’Iris ne m’écrive pas ces jours-ci, Fanny Mire me tiendra au courant de ce qui se passe et je vous retournerai aussitôt sa lettre. »

 

Le samedi de la même semaine, la femme du docteur faisait son entrée chez Hugues Montjoie, une lettre de Fanny à la main.

 

« Madame, disait-elle, comme j’ai pris l’engagement de vous instruire de la situation lorsqu’elle offrirait des dangers, le moment est venu de tenir ma promesse. M. Vimpany est ici, depuis hier ; lady Harry n’écrit, ni ne parle ; alors, je me suis décidée à vous écrire ces lignes. Votre humble servante. F. »

 

Cette lettre, pour laconique qu’elle fût, ne laissa pas de causer à Hugues de vives anxiétés.

 

« Pourquoi Iris ne vous a-t-elle pas écrit elle-même ? disait-il à Mme Vimpany ; c’est d’autant plus incompréhensible que, jusqu’ici, elle s’est expliquée avec une grande franchise sur le compte du docteur.

 

– C’est juste, mais c’est dissimulation de sa part, répondit Mme Vimpany d’un ton grave.

 

– Vous figurez-vous pourquoi ? demanda Hugues curieusement.

 

– Je crains que oui, riposta son interlocutrice. Iris se fait une loi de complaire à son seigneur et maître ; en outre, elle lui donne tout l’argent qu’il veut. J’entrevois que plus son mari prendra d’influence sur elle, moins elle s’épanchera avec moi.

 

– Le moment de me rendre près d’elle est-il arrivé ? dit Montjoie.

 

– Assurément, répondit vivement Mme Vimpany, vous n’avez pas de temps à perdre. Pourvu, toutefois, que vous conserviez une pleine et entière possession de vous-même.

 

– Ah ! s’écria Hugues, quand il s’agit d’Iris, je suis capable de tous les héroïsmes. »

 

Le lendemain de son arrivée à Paris, il se demande s’il ne devrait pas écrire à Iris, pour prendre un rendez-vous à Paris, ou aller tout simplement chez elle, à Passy. Persuadé que cette dernière combinaison était celle qui lui offrait le plus de chance de prendre lord Harry et le docteur par surprise, il s’arrêta à ce parti.

 

Hugues se rendit donc à Passy. Le chalet avait ce je ne sais quoi de français, de coquet, de riant, d’où se dégage la gaieté : rideaux relevés par des rubans roses ; jalousies peintes en vert ; jardin tout en fleurs ; Montjoie sonne ; Fanny Mire lui ouvre la porte. En le reconnaissant, elle semble pétrifiée !

 

« Êtes-vous attendu ? dit-elle.

 

– Quelle idée ! répond Hugues du ton le plus naturel du monde. Lord et lady Harry sont-ils chez eux ? demande-t-il à voix basse.

 

– On vient de finir de déjeuner.

 

– Vous rappelez-vous mon nom ? dit Montjoie.

 

– Oui, monsieur.

 

– Alors, annoncez-moi. »

 

Sur ce, elle ouvre une porte du rez-de-chaussée. Puis, comme si elle faisait effort pour parler, elle dit : « Monsieur Montjoie ! »

 

Lord Harry et son commensal fumaient à la fenêtre ; Iris était occupée à arroser des pots de fleurs ; à l’arrivée de l’intrus, elle leva des yeux d’angoisse vers son mari ; la physionomie épanouie de celui-ci, témoignait de sa belle humeur.

 

« Quelle agréable surprise ! fit-il, en serrant la main de Montjoie. »

 

Rassurée par la cordialité de cette réception, Iris se sentit renaître ; son sang reflua à ses joues et un sourire effleura ses lèvres. Or à cet instant, une vive contrariété empourpra le visage de M. Vimpany ; il semblait décontenancé. Iris s’en aperçut et en parut désagréablement impressionnée. Quant à lord Harry, il partit d’un grand éclat de rire et dit à Iris :

 

« Ah ! ah ! ah ! regardez donc un peu la bonne tête du docteur. Le diable m’emporte, c’est bien la première fois de sa vie que ce blagueur-là est intimidé. »

 

La bonne humeur du maître de céans était irrésistible ; le rire argentin d’Iris fit écho au sien.

 

Au même instant, M. Vimpany émergea du coin où il était bloqué et s’adressant à Hugues Montjoie, il dit d’un ton paterne :

 

« Je regrette, monsieur, ce qui s’est passé entre nous, lors de notre dernière entrevue ; vous ne m’en voulez pas, dites ? Allons, une poignée de main ! »

 

Subissant l’entrain invincible de son mari, Iris se mit à singer le docteur avec espièglerie. Lord Harry, se frottant les mains, s’écria en riant :

 

« Ah ! vous voyez, monsieur Montjoie, que le mariage ne l’a rendue ni plus triste, ni plus sérieuse. Peut-on vous offrir à déjeuner ? le couvert est encore mis…

 

– Je vous garantis, riposta le docteur, que votre estomac s’en trouvera bien. »

 

Se rappelant les recommandations de Mme Vimpany, Hugues refusa.

 

Lord Harry avait un rendez-vous d’affaires, mais, avant de s’y rendre, il tient à demander au nouvel arrivant s’il connaissait le Continental Herald.

 

« Il tire déjà à 40 000 ! Mon cher, votre serviteur est l’un des principaux propriétaires de ce journal ; allons, Vimpany, venez. Au fait, je dois prendre le temps de vous raconter que le gousset de notre ami commun le docteur présente un cas de consomption très caractérisé… ou plutôt d’inanition, en sorte que je l’ai attaché à la rédaction du nouveau journal ; il devra nous fournir un éreintement de la médecine et des médecins, en bonne et due forme, moyennant finance, bien entendu…, et il s’y entend !

 

« Iris, tâchez de retenir M. Montjoie jusqu’à notre retour ; à tout à l’heure ! » fit-il avec un shake hand à tout casser.

 

Mme Vimpany avait raison : lord Harry était irrésistible ; mais la matinée réservait à Montjoie bien d’autres surprises encore !

 

XXXVII

Les circonstances permirent donc à Hugues, ce jour-là, de rester seul avec Iris ; en dépit de l’affront qu’elle lui avait infligé, en épousant lord Harry, elle exerçait toujours sur lui le même charme. Dès que le maître du logis et son ami se furent éloignés, Iris parut avoir à cœur de prouver à Montjoie qu’elle était réellement parfaitement heureuse.

 

« Laissez-moi vous dire, ajouta-t-elle, que lorsque je me rappelle votre zèle à me dissuader d’épouser lord Harry et à me prédire que je pouvais m’attendre à tout, lorsque je serais sa femme, vous voyant ici, je n’en puis croire mes yeux. Eh bien ! cher bon ami, sachez que, d’une part, je n’ai point à me repentir de l’acte que j’ai accompli et que, d’autre part, je n’ai jamais eu plus de plaisir à vous voir qu’aujourd’hui. »

 

Malgré tout, il semblait à Montjoie que l’enthousiasme d’Iris manquait de sincérité et que son regard n’était plus aussi libre. Bref, soit prévention rétrospective, soit ce sens divinatoire que l’on appelle clairvoyance, toujours est-il qu’Iris était triste et qu’elle voulait avoir l’air content. Son interlocuteur en ressentit un trouble singulier, il reprit :

 

« À coup sûr, votre mémoire a parfois des défaillances, Iris.

 

– Qu’ai-je donc oublié ? demanda la jeune femme.

 

– En fouillant le passé, vous découvririez que jadis l’idée d’épouser lord Harry ne vous plaisait guère plus qu’à moi-même.

 

– Cela prouve tout bonnement que je ne le connaissais pas comme je le connais aujourd’hui, répondit Iris avec sérénité.

 

– Une vieille habitude est difficile à déraciner, vous savez ; j’ai conservé si longtemps celle de vous donner des conseils, que je suis tenté de continuer. Il est urgent, croyez-moi, de vous débarrasser du docteur Vimpany.

 

– Ah ! moi qui comptais sur vous pour le caser ; le Continental Herald nous impose de tels sacrifices, que nous ne pouvons venir en aide au docteur.

 

– Il est déjà venu me relancer pour cela, mais je l’ai refusé net. Quant à moi, il m’est impossible de comprendre votre revirement d’opinion au sujet de M. Vimpany.

 

– Mais vous avez grand tort de le juger à la rigueur, repartit Iris d’un ton grave. Lord Harry connaît Mme Vimpany et il dit : « Si le ménage se détraque, c’est elle seule « qui en est cause. »

 

Hugues se contenta de tourner silencieusement sa langue dans sa bouche bien que, résolu à aborder un sujet d’un intérêt plus direct pour lui, il finit par dire :

 

« J’estime que ma vieille affection pour vous m’autorise à vous demander si lord Harry ne vous a pas priée de lui avancer une forte somme pour mettre à flot le Continental Herald ?

 

– Non seulement mon mari n’a fait aucun appel à ma fortune privée, mais en souscrivant à mon profit une police d’assurance en cas de mort, il prélève chaque année une somme considérable sur ses revenus, aux seules fins de m’assurer une existence confortable, si j’ai le malheur de lui survivre. Comment n’être pas touchée d’un procédé aussi désintéressé, aussi chevaleresque ? Dernièrement, un lot considérable d’actions du journal s’étant trouvé à prendre, je n’ai pas eu l’ingratitude de laisser perdre à lord Harry cette chance de faire fortune ; j’ai donc insisté pour avancer la somme nécessaire ; il a refusé, j’ai insisté, mais, comme toujours, il a fini par céder à mes désirs. »

 

À cet instant, si Hugues Montjoie eût dit le fin mot de sa pensée, il eût jeté les hauts cris. Il se borna à demander à Iris, si tout son avoir avait été englobé dans l’affaire. En faisant cette question, il était résolu, s’il en était temps encore, à sauver le reste du naufrage. Puis, comme par une impulsion soudaine, il ajouta :

 

« Pourquoi n’achèteriez-vous pas une annuité ? D’abord, savez-vous ce que c’est ?

 

– Je ne m’en doute même pas ! » répondit lady Harry.

 

Alors il expliqua aussi nettement que possible ce dont il s’agissait et demanda à son interlocutrice de quelle somme elle pouvait disposer.

 

Iris hésite, puis garde le silence ; à coup sûr, elle recule devant l’humiliation d’un aveu.

 

« Iris, dit Montjoie, pourquoi détournez-vous les yeux quand je vous parle ?

 

– Je redoute ce que vous m’allez dire, répliqua-t-elle d’un ton glacial.

 

– Une fois, reprit-il, en m’écrivant, vous m’avez déclaré que j’étais entêté comme un casque ; vous avez eu cent fois raison. Ne soyez donc pas surprise si je persiste à vouloir être votre homme d’affaires,… à acheter cette annuité…

 

– Si touchée que je sois des marques d’intérêt d’affection et de dévouement que je reçois de vous, mon cher Hugues, je ne veux pourtant point que ma reconnaissance soit de celles dont on a à rougir. Quant à ce qui est de l’argent, ma fierté le repousse par une fin de non-recevoir insurmontable. »

 

Hugues parut si navré de ces dernières paroles, que lady Harry en fut sérieusement alarmée.

 

« Ah ! malheureuse que je suis ! dire que c’est moi qui le fais souffrir ainsi ! » pensait Iris à part elle.

 

Voyant le trouble où elle était, Hugues, ému de compassion, la supplia de se calmer… Elle commence alors par balbutier quelques paroles incohérentes ; puis, surexcitée, elle parle avec une volubilité telle, que son interlocuteur ne put placer un mot. Tour à tour, pleurant ou éclatant de rire, elle s’écria :

 

« Croyez-m’en, si vous rêvez le bonheur dans le mariage, n’aimez point autant une femme que vous m’avez aimée… Ah ! poursuivit-elle l’œil en feu, vous auriez grand tort de galvauder votre noble cœur avec des créatures dont pas une seule n’est digne d’un amour sérieux ! Hilton a dit que la femme est le plus beau défaut de la nature ; moi-même, tout à l’heure, je viens de mentir impunément,… monstrueusement,… honteusement… Mon Dieu ! que je suis malheureuse !… Oui, je dois vous faire ma confession…

 

– Je ne tiens pas à entendre votre confession, ma chère amie.

 

– Si,… si, vous devez l’entendre jusqu’au bout. Vous jouirez de mon humiliation… de mes larmes… Tenez, prenez le contre-pied de tout ce que je vous ai dit au sujet de ce gredin qui se nomme le docteur Vimpany… Quelle saute de vent, allez-vous dire. Hélas ! depuis quarante-huit heures, je suis comme une boussole affolée et cela à cause de mon mari, que j’aime de toute mon âme… Oui, Harry est la droiture personnifiée ; il est toujours de bonne foi, mais il a l’humeur changeante. Il semblait avoir oublié ce misérable docteur, lorsque j’ai appris, il y a deux jours, qu’il allait devenir notre commensal, que je devais lui faire bon visage et même oublier l’impression de dégoût qu’il m’a laissée ! Or j’ai cru ce qu’il me disait et je le croirais même encore, si vous ne m’aviez invitée à me méfier… De grâce, Hugues, cessez de me regarder avec des yeux qui ne savent pas mentir ; ne continuez pas à me parler de cette voix qui ne sait dire que la vérité vraie. Dieu du ciel ! supposez-vous donc que je vous permettrai de croire que mon mari est un bandit, et que mon mariage est une calamité,… un désastre,… un abîme sans fond ?… Non, jamais ! Après tout, s’il me répugne de m’asseoir à la même table que le docteur, je n’en dois accuser que mon manque d’indulgence ; si vous alléguez, pour me confondre, que lui et Harry s’entendent comme larrons en foire et que rien n’est plus louche que leurs micmacs, je vous répondrai que je suis heureuse, très heureuse,… parfaitement heureuse… C’est chose entendue, n’est-il pas vrai ? »

 

Après quoi, Iris éclate en sanglots ; la voix lui manque ; puis, après avoir traversé la pièce comme une flèche, elle referme bruyamment la porte, en s’écriant :

 

« Il ne me reste plus qu’à cacher ma honte et mon désespoir ! »

 

XXXVIII

Quoique les paroles d’Iris eussent ravivé toutes les craintes de Montjoie, néanmoins, il se refusait encore à désespérer de sa malheureuse amie.

 

Sans doute, la déchéance morale, accusée par les mensonges et les perfidies de la jeune femme, eût justifié les plus sombres prévisions, si sa confession spontanée, ses désespoirs, ses emportements, n’étaient venus démontrer combien l’absence de sens moral de son entourage révoltait les instincts de sa droite nature.

 

Or, comment réagir contre cette influence néfaste ? La présence détestée du docteur Vimpany, était pour elle une occasion perpétuelle de lutte ; d’une part, elle éprouvait de la répulsion pour ce misérable ; d’autre part, elle devait condescendre aux idées despotiques de lord Harry.

 

En réalité, une chose restait à faire : délivrer Iris de l’autorité de son mari, sans porter atteinte à ses prérogatives.

 

Hugues était en train de chercher par quelle combinaison il atteindrait ce but, quand il entend frapper à la porte : ce n’était ni Iris, ni lord Harry, ni le docteur, mais la taciturne et étrange Fanny Mire !

 

« Puis-je parler à monsieur ? demanda-t-elle.

 

– Certainement ; de quoi s’agit-il ? répondit Montjoie.

 

– Voulez-vous bien me donner votre adresse ?

 

– Oui. »

 

Hugues s’empressa alors de lui remettre une carte avec le nom de l’hôtel où il était descendu à Paris. L’observant en silence, il constate qu’elle attache sur lui un regard d’une intensité extraordinaire de perscrutation ; puis elle se dirige vers la porte, l’ouvre, réfléchit et finalement revient sur ses pas.

 

« J’aurais encore autre chose à vous dire, monsieur ; n’avez-vous pas d’objection à écouter une pauvre servante ?

 

– Du tout, je suis tout oreille.

 

– Vous portez, ce me semble, une grande affection à ma maîtresse : elle m’a prise à son service, alors que tant d’autres m’eussent fermé leur porte brutalement. Ayant perdu tout titre à la considération, abandonnée, je n’inspirais plus le moindre intérêt à personne et elle seule, monsieur, m’a tendu une main secourable ; je déteste l’humanité tout entière, hormis lady Harry ! La situation d’infériorité d’une servante m’interdit de dire que je l’aime ; fussé-je son égale, je n’en modifierais probablement pas pour cela mon langage ; aimer est un vain mot ! Dites-moi, monsieur, le docteur est-il de vos amis ?

 

– Certes non.

 

– Est-il votre ennemi ?

 

– Ma foi, je ne saurais non plus dire cela. »

 

Après avoir gardé un instant le silence, elle poursuivit d’un air pensif :

 

« Ah ! si je pouvais vous dire tout ce que j’ai sur le cœur ! mais j’ai peur que vous ne preniez pas au sérieux la première chose que je vais vous dire ; êtes-vous bon nageur ? »

 

Si étrange que fût la question, même formulée par Fanny Mire, Montjoie n’en répondit pas moins sérieusement que oui.

 

« Avez-vous jamais eu la joie de sauver la vie à l’un de vos semblables ?

 

– Oui, deux fois, répondit Montjoie avec calme.

 

– Si jamais vous voyiez le docteur en danger de se noyer, dites-moi, vous jetteriez-vous à l’eau pour le sauver ? Moi, non.

 

– Lui avez-vous donc voué une haine implacable ? »

 

Sans répondre clairement à cette question, Fanny Mire poursuivit :

 

« Voyons, supposons qu’il soit en votre pouvoir de débarrasser lady Harry de ce monstre, reculeriez-vous devant une violence matérielle ?

 

– Non.

 

– Merci, monsieur ; maintenant, je suis tranquille. Sachez que le docteur est le fléau de la vie de lady Harry. Je ne puis être plus longtemps témoin de cet état de choses ; si nous ne pouvons pas la délivrer de sa présence, je ne réponds plus de moi. Il m’arrive de me dire, par exemple, quand je sers à table, et que je le vois prendre son couteau, ne pourrais-je le lui arracher des mains et le frapper d’un coup mortel ? Un instant, j’ai cru que milord le mettrait à la porte, à la suite d’une querelle qu’ils ont eue ensemble, mais un homme comme lord Harry a nécessairement pitié de ses semblables. Pour l’amour de Dieu ! monsieur, s’écria-t-elle d’une voix forte, venez au secours de ma maîtresse, ou indiquez-moi ce que je dois faire pour la sauver !

 

– Comment savez-vous que lord Harry et le docteur se sont disputés ? » demanda Hugues vivement.

 

Sans manifester le moindre embarras, Fanny répondit :

 

« Tout bonnement en collant mon oreille contre la serrure ; mais monsieur n’a probablement jamais fait usage de ce moyen ?

 

– Non, jamais.

 

– Pourtant, s’il s’agissait de servir les intérêts de ma maîtresse ?

 

– Je m’y refuserais également.

 

– À quoi bon, alors, vous dire son ami ? Ah ! que ne puis-je vous émouvoir par le récit des dangers qu’elle coure. Vrai, si vous saviez ce qui se passe, vous n’hésiteriez pas à lui prêter aide et secours… Si vous saviez la vérité, que ne redouteriez-vous pas pour milady !

 

– Alors, il faut me mettre au fait de ce qui se passe », dit Hugues avec bonté : le dévouement de la servante pour sa maîtresse l’avait touché.

 

Voici le récit de Fanny Mire : lord Harry et le docteur s’entretenaient de leur besoin d’argent, d’arriéré à solder. Lord Harry parlait d’hypothéquer son assurance sur la vie. Le docteur lui démontra que cela était impraticable et ajouta qu’il avait un expédient meilleur. Après cela, il a dit quelques mots de bouche à oreille à lord Harry, qui fit un sursaut en s’écriant : « Croyez-vous qu’après cela, je puisse regarder ma femme en face :… réfléchissez donc, si elle venait à découvrir le pot aux roses. – Parbleu ! fit le docteur d’un ton persifleur, elle en apprendra bien d’autres dont elle ne se doutait pas avant son mariage ! » Lord Harry reprit : « Écoutez-moi ; j’ai fait tout ce que j’ai pu pour modifier l’opinion d’Iris à votre sujet, mais, ma parole d’honneur, je finirai par partager sa manière de voir. – Ta, ta, ta, a repris le docteur, il faudra bien que vous en passiez par là, quand votre dernier billet de banque aura filé. » Que dites-vous de cela ? monsieur, reprit Fanny Mire, en redressant la tête et en le regardant droit.

 

– Je conviens que vous venez de me rendre un très grand service, dit Hugues d’un ton convaincu.

 

– Lequel ?

 

– Celui de m’avoir demandé comment parvenir à délivrer votre maîtresse de cet infâme chenapan ! »

 

À ces mots, Fanny ne put se contenir ; ses yeux brillent d’un éclat étrange ;… on eût dit du marbre qui prend feu.

 

« Bénie soit votre main ! » s’écria-t-elle en la portant à ses lèvres. L’instant d’après, une ombre livide passe sur son visage. Frappé de ce changement subit, son interlocuteur lui demande ce qu’elle ressent.

 

« Rien, lit Fanny Mire, en hochant la tête ;… mais depuis le jour fatal… je ne me suis permis cette privauté avec personne… Merci,… merci, monsieur, et adieu. »

 

Pendant qu’elle parlait encore, un claquement de porte se fait entendre : c’était lord Harry qui rentrait chez lui.

 

XXXIX

Le docteur ayant suivi lord Harry dans le salon, celui-ci prononça ces mots d’une voix anxieuse :

 

« Où donc est ma femme ?

 

– Lady Harry est dans sa chambre », riposta Fanny Mire.

 

Tout en suivant le sauvage lord, qui se disposait à quitter la pièce, elle dit à l’oreille de Hugues : « C’est le moment de vous débarrasser du docteur ».

 

Vimpany, les mains dans les poches, le front soucieux, se tenait accoudé sur le rebord de la fenêtre ouverte. Montjoie, voulant saisir l’occasion de mettre son plan à exécution, l’aborde en disant :

 

« Vous paraissez accablé, docteur.

 

– On le serait à moins, répondit M. Vimpany, la figure crispée de tristesse et de haine. Allez ! vous ne seriez pas plus gai que moi si vous étiez dans ma peau. Lord Harry m’avait leurré de l’espoir que j’allais être attaché à la rédaction du Continental Herald et l’on vient de lui faire savoir qu’il y a pléthore de collaborateurs. On a ajouté qu’à la prochaine vacance,… qu’au premier décès ;… bref, je reviens gros Jean comme devant ; il eût suffi au directeur de dire : je veux ! mais quoi, il m’a lâché,… lâchement, en se rendant aux raisons d’un subalterne.

 

– Si je pouvais vous aider à sortir de difficulté, je suis entièrement à votre disposition, reprit Hugues.

 

– Mon Dieu ! après la façon dont vous m’avez congédié lors de notre dernière entrevue, votre bienveillance a de quoi m’étonner ; vrai, les bras m’en tombent ; ce n’est pas croyable ! »

 

Hugues répliqua :

 

« Je me suis laissé aller à un mouvement d’humeur ; votre jactance m’avait indisposé contre vous, je l’avoue. Les menaces que vous avez proférées en partant, m’ont naturellement exaspéré.

 

– Voulez-vous donc me faire rougir de honte ? demanda le docteur avec emportement.

 

– Moi ? nullement. Croyez qu’il me répugne autant qu’à vous de manquer aux égards que l’on se doit mutuellement ; nous ne nous sommes pas compris, voilà tout.

 

– Permettez, reprit Vimpany ; je tiens absolument à revenir sur ce grief rétrospectif qui, à coup sûr, vous a laissé une graisse de cœur contre moi ; sachez donc, qu’à peine la porte refermée, je me suis repenti de mon emportement ; j’étais même tenté en descendant l’escalier de le remonter aussitôt pour vous faire mes excuses. Si je l’avais fait, qu’en serait-il advenu ?

 

– Vous m’auriez trouvé, en somme, mieux disposé que vous ne le supposiez », ajouta Hugues.

 

L’axiome : la fin justifie les moyens, lui inspirait une sainte horreur, et bien que les intérêts d’Iris fussent en jeu, il croyait entendre une voix lui reprocher cette capitulation de sa conscience. En d’autres circonstances, l’hésitation de Montjoie, si légère qu’elle fût, eût dû éveiller les soupçons de son interlocuteur, mais, pour le moment, ce dernier n’y vit que le prodrome d’un avenir doré qui l’aveugla.

 

« Sans doute, dit le docteur d’un air humble et obséquieux, vous ne voulez pas la mort du pêcheur, mais qu’il vive ! »

 

Hugues reprit d’un ton discret :

 

« En admettant que vous eussiez de l’argent, qu’en feriez-vous ? »

 

Avec un homme de cette espèce, inutile, en effet, de prendre des gants.

 

« Je retournerais à Londres et j’y publierais le premier volume du grand ouvrage dont je vous ai parlé.

 

– Vous quitteriez lord Harry ?

 

– Lord Harry ne m’est d’aucune utilité, voilà la vérité ; il est presque aussi désargenté que moi. Il m’avait mandé afin d’avoir les conseils de mon expérience, mais, à cette heure, il les dédaigne. C’est un homme d’affaires par trop chimérique, il faut bien qu’on mange !

 

– Avez-vous sur vous votre projet de traité avec votre éditeur ?

 

– Le voici », répondit le docteur vivement.

 

Même pour un homme riche comme Hugues, la somme demandée n’était rien moins qu’exorbitante. Lorsque Vimpany vit Montjoie la plume en main, il eut comme un vertige ; c’était à se demander si les yeux n’allaient pas lui sortir de la tête.

 

« Voyons, si je vous prêtais de l’argent…, insinua le tentateur.

 

– Je vous en aurais une reconnaissance éternelle, répondit le tenté.

 

– Je n’y mets qu’une seule condition.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que la chose restera entre nous deux.

 

– Je vous le jure ! » répondit le docteur avec aplomb.

 

Après quoi, Hugues lui remit un pli, sur lequel il venait d’apposer sa signature.

 

« Tenez, dit Hugues Montjoie, voici un chèque destiné à votre éditeur et à régler votre compte à l’hôtel.

 

– Ô mon ami, mon bienfaiteur ! mon bon génie ! »

 

Le docteur allait continuer cette antienne, mais son interlocuteur arrête ce torrent d’enthousiasme, en lui montrant du doigt la pendule.

 

« Si vous avez réellement besoin d’argent aujourd’hui, riposta Montjoie, vous n’avez que le temps de courir à la banque, avant la fermeture des guichets. »

 

Or Vimpany avait besoin d’argent, très grand besoin même ! Il allait tâcher d’exprimer ses sentiments de reconnaissance, au moment où Hugues, d’un geste, lui indique du doigt la direction de la gare.

 

M. Vimpany venait de faire son dernier sacrifice, après quoi il disparut prestement.

 

La porte était restée entrebâillée.

 

« Est-il parti ? demande une voix de femme.

 

– Entrez, Fanny, entrez, répond Montjoie. Le docteur sera à Londres demain.

 

– Je vais aller m’assurer à la station, s’il prend un billet,… s’il monte en wagon… enfin si le train file », dit Fanny.

 

À peine était-elle partie, que la porte s’ouvre toute grande ; lord Harry paraît et dit :

 

« Je désirerais vous dire un mot.

 

– À quel propos ? demande Hugues d’un ton interloqué.

 

– À propos de ma femme », reprit lord Harry d’une voix forte.

 

XL

Quand les relations entre deux individus paraissent tendues, plus elles sont de nature superficielle, moins il y a de risques que les choses s’enveniment. En cette conjoncture, l’intérêt personnel et les lois de la politesse régissent nos actes, maintiennent notre sang-froid, préviennent les provocations qui déterminent une rupture. S’agit-il d’amis véritables, alors, c’est autre chose. L’affection n’est point une armure intérieure ; on ne saurait frapper un point plus sensible que le cœur ; si bien que notre souffrance engendre la colère et aucune considération n’est capable, en certains moments, d’étouffer nos cris de douleur et de rage. Donc, ceux qui se sont le plus aimés deviennent les pires ennemis ! Pour en donner la preuve, disons que l’échange de phrases sèches et laconiques entre Hugues et le sauvage lord (tous les deux, à vrai dire, indifférents l’un pour l’autre) n’amena aucun conflit sérieux : celui-ci se reprocha d’avoir été trop prompt et se rappela les égards qu’il devait à son hôte ; celui-là s’en voulut d’avoir été trop raide et il se souvint des titres de lord Harry à sa considération. En fin de compte, il accepta le siège que le noble Irlandais lui offrit avec une grande courtoisie. Milord ouvrit ainsi l’entretien :

 

« Je vous prie de m’excuser, si je continue à arpenter la pièce de long en large ; mais le mouvement m’est nécessaire chaque fois que j’éprouve de l’embarras à formuler ma pensée. Pour arriver à comprendre à fond certaines choses, et certaines situations, je dois tourner et retourner maintes fois le problème dans mon esprit ;… de confuses évidences entrevues obscurcissent mon intellect. Dites-moi, comptez-vous faire un long séjour à Paris ?

 

– Cela dépend des circonstances, répondit Hugues.

 

– Vous n’y êtes pas venu fréquemment, je suppose ; ne pensez-vous pas que Paris respire la mélancolie, l’ennui ?

 

– Pas le moins du monde », répondit Hugues d’un ton convaincu, sans avoir deviné l’embûche que lui tendait son interlocuteur.

 

– Cependant tout le monde reconnaît que Paris n’est plus ce qu’il a été ; les pièces de théâtre sont assommantes ; les restaurants, des gargotes ; les acteurs déclinent. Les étrangers n’y font pas long feu. »

 

Pour la première fois, Hugues soupçonna le sauvage lord d’être jaloux.

 

« Vous trouvez ma conversation insipide, c’est tout clair.

 

– Moi ? j’attends simplement des éclaircissements, riposta Hugues.

 

– À quoi bon ! vous lisez dans ma pensée comme dans un livre ouvert. Mon cœur et mon caractère sont rarement d’accord ;… l’hésitation est l’un de mes défauts. S’agit-il d’une vérité désagréable à dire, ou je la lance à brûle-pourpoint, ou bien je me dérobe. »

 

Après un instant de silence, le sauvage lord s’exprime en ces termes :

 

« Pardon, arrivons au fait. Je suis sorti ce matin avec Vimpany ; je ne le trouve plus le même ;… la pauvreté l’a aigri ;… mon plus grand désir, c’est qu’il reprenne le chemin de Londres. Ce matin, je vous ai laissé en tête à tête avec lady Harry ;… il est si doux à des amis de parler du temps passé… Mais, quand je suis rentré, vous étiez seul dans cette pièce ; je me suis empressé d’aller rejoindre Iris dans sa chambre ; qu’ai-je vu ? Ses grands yeux, les plus beaux du monde, rougis, gonflés par les larmes ! À mes questions pressantes pour savoir ce qui s’était passé, elle s’est bornée à me répondre : « Ce n’est rien, mon ami ». J’en ai conclu, comme tout autre l’eût fait à ma place, que vous aviez probablement eu une scène ensemble.

 

– De mon côté, j’en tire une conclusion tout autre, répondit Hugues.

 

– Parbleu, naturellement ! moi, je juge la chose à mon point de vue irlandais ;… un Anglais ne peut la voir sous le même jour, cela suffit !

 

– En supposant que je me suis querellé avec lady Harry, vous êtes dans l’erreur la plus complète.

 

– Pouvez-vous en faire le serment sur l’honneur ?

 

– Oui, sur l’honneur, répéta Hugues d’une voix ferme.

 

– Vrai, vous me surprenez…

 

– Je vous surprends, dites-vous ? »

 

À cet instant, le beau visage du sauvage lord fut bouleversé par les ravages de la jalousie, son large front se sillonna d’une grosse veine précurseur de l’orage, et son langage témoigna de sa fréquentation avec des gens vulgaires : jurant sacrant, il paraissait hors de lui.

 

« Morbleu ! je n’en suis plus à m’apercevoir que vous êtes l’ami de ma femme et non seulement son ami, mais quelque chose de plus encore ! Vous l’avez aimée dans le passé, vous l’aimez dans le présent. Bien obligé de votre visite, comte Almaviva ! mais prière de ne la pas renouveler ! »

 

Stupéfié par ces façons extraordinaires, Hugues fit une pause, puis reprit d’un ton grave et poli :

 

« Le respect que je porte à lady Harry est trop sincère pour que je réponde à votre insinuation. Seulement, je me bornerai à vous remercier de m’avoir rappelé que j’ai fait une folie en venant ici, sans y avoir été invité par vous. Plus tôt je réparerai cette sottise, mieux cela vaudra. », sur ce, il s’éloigna.

 

En rentrant à son hôtel, il se rappelle l’avertissement que Mme Vimpany lui a donné : « N’oubliez pas, avait-elle dit, que lady Harry sera toujours l’obstacle qui se dressera entre vous et son mari ».

 

De fait, cette prédiction semblait se réaliser.

 

Désormais toute entrevue entre Iris et lui était chose impossible ; un échange de lettres, surtout, offrait des dangers réels. Il fallait donc, à l’avenir, éviter tout ce qui pourrait éveiller la jalousie de lord Harry.

 

Hugues ne put clore l’œil de la nuit, tant il était occupé du sort de l’infortunée Iris. Il ne fallait pas jouer avec le danger : il était urgent qu’il repartît sur le champ pour l’Angleterre.

 

XLI

Le lendemain, Hugues Montjoie vit arriver chez lui Fanny Mire vers onze heures du matin. Les nouvelles qu’elle venait lui apprendre n’étaient rien moins que rassurantes. Elle s’exprima en ces termes : J’étais présente lorsque le docteur avait pris congé de ses hôtes, la veille au soir ; des affaires urgentes, disait-il, le rappelaient à Paris. Soit que lord Harry ajoutât foi ou non aux paroles de M. Vimpany, toujours est-il qu’il avait l’air enchanté de se débarrasser de lui. Lady Harry, elle, envisageait la chose autrement, elle vit dans ce départ la preuve de la libéralité du plus généreux des mortels.

 

« Notre ami, dit-elle, à son époux, aura reçu de l’argent de mon ami. »

 

Entendre sa femme parler ainsi de Montjoie exaspérait le sauvage lord qui, peu après, s’éloigna ; après quoi, Fanny Mire se rendit à la gare au pas de course, là même où elle avait vu le docteur prendre le train de marée. Au retour, elle alla directement chez lady Harry ; mais, ayant entendu un bruit de voix, elle s’était ravisée et avait attendu qu’on la sonnât, fait qui ne se produisit qu’après un long intervalle. Lady Harry paraissait agitée, préoccupée, anxieuse. Fanny se permit alors de lui demander s’il lui était arrivé quelque ennui ? mais de réponse point ! Sans insister, la femme de chambre se borna à dévêtir sa maîtresse, puis, elles se souhaitèrent mutuellement le bonsoir.

 

Le lendemain matin, c’est-à-dire quelques heures seulement avant le moment où nous parlons, Fanny Mire avait constaté que lady Harry était, à son réveil, moins surexcitée que la veille et plus disposée à s’épancher.

 

« Je pense que vous éprouvez de la sympathie pour M. Montjoie, avait-elle dit à sa camériste ; tout le monde l’aime. Eh bien ! vous saurez que c’en est fait du plaisir de le revoir ici ! »

 

Cela dit, elle fit une pause.

 

Elle paraissait avoir sur le cœur quelque chose qui lui pesait beaucoup ; prête à pleurer, elle surmonte pourtant l’émotion qui la gagne et finit par dire :

 

« Je n’ai ni sœur ni amie à qui confier mes tourments. Ce n’est peut-être pas correct de vous prendre pour confidente de mes peines, mais une femme peut seule comprendre une autre femme, compatir à ses douleurs et soigner ses blessures : je suis si seule ! Je me demande si vous avez de la compassion pour mon état ? »

 

Fanny répondit que oui ; au cas qu’elle eût cru pouvoir se le permettre, combien la camériste se fût sentie soulagée, en disant que c’était à milord qu’il fallait s’en prendre, que le sexe fort tout entier était dur et cruel envers le sexe faible ; que tous les hommes étaient des tyrans, des scélérats ; mais elle eut le bon sens d’attendre que sa maîtresse ouvrît le feu.

 

Et, en effet, celle-ci raconta la scène pénible qui s’était passée la veille au soir entre elle et son mari, lequel, au nom de Montjoie, avait verdi et tressailli de colère : ses yeux s’étaient allumés d’un feu étrange, des idées sinistres semblaient s’être emparées de lui. Pressé de s’expliquer, sa réponse témoigna de la défiance la plus injurieuse contre elle. Son mari était jaloux ! son mari la soupçonnait ; cette insulte empoisonnerait le reste de sa vie ! jamais elle n’eût pensé qu’une idée pareille put traverser la tête d’un homme ! Accuser Hugues de perfidie, de trahison, lui, dont la conscience rigide ne transigeait jamais ! quel affreux soupçon ! quelle indignité !

 

Iris reprit avec émotion :

 

« Si l’entrée de la maison lui est interdite, quelles que puissent être les conséquences de ma démarche, je tiens à lui aller dire un dernier adieu ! Oui, je veux exprimer de vive voix à cet incomparable ami le prix que j’attache à son affection. Fanny, ne feriez-vous pas de même à ma place ? »

 

Arrivée à cet endroit de son monologue, la jeune camériste regardant droit son interlocuteur prononce très vite les mots suivants :

 

« Veuillez rester ici ce soir, monsieur, lady Harry est décidée à venir chez vous et je l’accompagnerai.

 

– Y pensez-vous ? s’écria Montjoie, avez-vous donc perdu la tête !

 

– Nullement, réplique-t-elle, d’un air dégagé, mais je suis bien aise de satisfaire mon impérieux besoin de me venger de votre sexe. Lord Harry ignorera tout et il faut convenir que sa conduite excuse notre audace ! »

 

Soucieux de détourner Iris de cette aventure, Montjoie traça à la hâte quelques mots pour lui dire qu’elle avait affaire à un jaloux et que la jalousie se croit tout permis jusqu’à l’espionnage. Quand Hugues remit ce pli à Fanny, elle hocha la tête et déclara qu’elle était capable de déchirer la lettre en quatre et d’en jeter les morceaux par la portière du wagon.

 

Hugues essaya d’un autre expédient :

 

« Dites simplement à lady Harry que je dois repartir ce soir.

 

– Baste ! Vous n’oseriez pas ! » s’écria l’indisciplinable Fanny d’un ton sardonique.

 

Voyant qu’il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison, Montjoie donne l’ordre à son fidèle valet de guetter l’arrivée d’une dame : il faut l’empêcher de sonner, de façon à échapper à l’œil vigilant du concierge.

 

L’esprit tranquille, Montjoie se disait qu’après tout, les chances étaient contre lord Harry. Sur la scène, le mari jaloux arrive toujours à temps pour couper la retraite au galant, mais dans la vie ordinaire, les choses se passent autrement.

 

À peine avait-il eu le temps de se livrer quelques instants à ses réflexions, qu’il entend ouvrir la porte du salon avec précaution et Iris entre au grand ébahissement de Hugues, qui l’attendait seulement quelques heures plus tard.

 

XLII

Lady Harry lève son voile et attache sur Hugues un regard implorant.

 

« Êtes-vous fâché contre moi ? demanda la survenante.

 

– Je devrais l’être, répondit Montjoie. Ce que vous faites est très imprudent.

 

– D’accord ; c’est même plus qu’imprudent, c’est un acte insensé ! Inutile à vous de me dire que j’aurais dû agir avec plus de circonspection, car il ne se mêle aucun regret à ma démarche. Je ne saurais vous laisser partir sans vous serrer la main, vous qui m’avez témoigné tant d’affection. Asseyez-vous à côté de moi sur ce sofa. Après la scène qui s’est passée entre vous et mon mari, il est probable, pour ne pas dire certain, que nous ne nous reverrons plus. Je n’ose me flatter que vous en ressentiez un regret aussi déchirant que celui que j’éprouve. Votre patience et même votre bonté doivent en avoir assez de la malheureuse Iris !

 

– Si vous pensiez un mot de ce que vous dites, mon amie, vous ne seriez pas ici en ce moment ; tant que vous et moi appartenons au monde des vivants, il y a espoir de nous revoir. Tout passe, tout casse, tout lasse, à commencer par la jalousie. J’ai appris de lord Harry lui-même qu’il est de nature ondoyante. Il ne faut donc pas désespérer de l’avenir.

 

– Vous imaginez-vous que mon mari est brutal avec moi ? Fanny a-t-elle… »

 

S’apercevant alors pour la première fois que la camériste n’est pas là, Hugues interrompit Iris et reprit :

 

« J’avais compris que vous ne deviez pas venir seule. »

 

En effet, ce fait aurait pu être des plus graves à relever contre lady Harry, au cas où l’on aurait découvert sa présence à l’hôtel.

 

« Fanny m’attend dans la voiture ; le cocher a ordre de monter et descendre la rue, jusqu’au moment où je lui ferai signe d’approcher ; ne vous préoccupez pas de cela. À propos, j’ai une chose à vous dire relativement à Fanny ; il faut se mettre en garde contre ses exagérations. Quand elle parle de mes chagrins, elle s’imagine qu’il s’agit des siens ; avec elle, un moucheron devient un éléphant. Puisse-t-elle, au moins, n’avoir pas noirci et calomnié lord Harry. Sans doute la passion de la jalousie est indigne d’un galant homme ; les soupçons de mon mari m’ont cruellement offensée, mais il y a bien pis que lui. J’ai entendu parler de maris qui jouent dans leur intérieur le rôle d’espions et qui ne confieraient pas ceci à leur femme, fit-elle en montrant la clef du cottage. Harry, du moins, n’a pas de ces méfiances révoltantes ; puis, il faut être juste : s’il est très prompt à dégainer, il désarme aussi vivement. Il y a deux hommes en lui ; je l’ai vu, en larmes, se prosterner à mes genoux et témoigner le plus vif repentir de ses fougues irréfléchies. Notez qu’il ne sait pas feindre. Chez lui, la jalousie monte et descend comme le vent ; hier soir, au moment où son emportement était à son comble, il m’a dit ceci : « Iris, si vous avez souci de mon bonheur, n’encouragez pas M. Montjoie à rester à Paris ».

 

– Désirez-vous que je parte ? dit Hugues vivement.

 

– Ah ! je ne mérite pas cela, s’écria lady Harry ; tenez-vous donc à me faire de la peine ? »

 

En prononçant ces mots, Iris se rapproche de Montjoie d’une façon que son seigneur et maître eût, à coup sûr, trouvée suspecte.

 

« Je me demande simplement, reprit son interlocuteur, si mon départ rendrait votre vie plus tolérable ? Si oui, je quitterai Paris demain. »

 

Iris offrit alors sa joue à baiser à Montjoie ; il l’embrasse longuement. Il est vrai qu’elle fut la première à se reculer et à reprendre le fil de son discours.

 

« Tout à l’heure, reprit lady Harry, quand je vous entendais parler de ma situation par rapport à mon mari, vous m’avez rappelé les services que vous m’avez rendus et les preuves de sympathie que vous m’avez données ; je vous en garderai une éternelle reconnaissance. »

 

Elle lui représente ensuite combien la vie d’aventures de son mari avait creusé d’abîmes autour de lui ; elle en était plus convaincue que jamais ; il avait les nerfs étrangement montés et l’imagination exaltée ; c’était sans doute l’action réflexe d’une lettre qu’il avait reçue d’Irlande, peu de jours auparavant, et qui contenait la nouvelle que l’assassin d’Arthur Montjoie était à Londres où il se faisait appeler Carigeen. »

 

Hugues inféra de ce fait que la fascination irrésistible qu’exerçait sur le sauvage lord l’idée de venger le meurtre de Montjoie (laquelle d’ailleurs l’avait entraîné une fois déjà à partir pour le sud de l’Afrique) agissait de nouveau sur lui. Il n’avait pas dissimulé devant Iris que si cette nouvelle se confirmait, il fallait s’attendre à le voir s’éloigner un jour ou l’autre. Inutile, en tout cas, de rappeler à ce cerveau brûlé les représailles terribles qui l’attendaient de la part des Invincibles, s’il remettait jamais le pied en Angleterre. La seule chance qu’Iris pût avoir de retenir son époux sur cette pente fatale, c’était de condescendre à ses caprices, ou plutôt à ses exigences, à ses lubies. Montjoie se déciderait-il à partir dès le lendemain, alors que lord Harry exigeait comme une faveur de l’inciter à décamper sur-le-champ ?

 

« Eh bien ! je serai demain à Londres, répondit Hugues ; mais n’est-il pas encore une autre chose que je puisse faire pour vous ? Si votre influence est insuffisante à ébranler la résolution de lord Harry, n’existe-t-il donc pas quelque mystérieuse puissance, qui puisse atteindre indirectement mon but ?

 

– Oui, cette mystérieuse puissance, répéta Iris, c’est Mme Vimpany. Non seulement, elle connaît les circonstances de la vie du sauvage lord, mais aussi plusieurs de ses relations. Au cas où elle parviendrait à découvrir l’auteur de cette malencontreuse lettre, elle réussirait peut-être à empêcher ce mauvais plaisant d’écrire de nouveau à lord Harry. De cette façon, il se verrait dans l’obligation d’attendre la missive annoncée, laquelle ne parviendrait jamais au destinataire, et pour cause ! Dans cette alternative, il ne saurait ni où aller, ni que faire. D’une nature versatile, il est inconstant dans ses résolutions et peu porté à la patience. »

 

Hugues comptait cette dernière chance pour peu de chose, sinon pour rien ; cependant, passant son calepin à Iris, il la pria d’y écrire le nom du correspondant de lord Harry. En ce faisant, il comptait demander à Mme Vimpany si elle connaissait cet individu et lui présenter en même temps les excuses de lady Harry au sujet de son long silence.

 

Iris le remercia et écrivit le nom en question. À cet instant, la pendule sonne ; Iris se lève, comme mue par un ressort ; elle baisse d’abord son voile, puis le relève et dit :

 

« Hugues, veuillez me pardonner si je pleure, mais c’est le plus triste, le plus douloureux, le plus cruel adieu dont j’aie souvenir. Adieu, Hugues,… mon cher Hugues, adieu ! »

 

Si la loi du devoir est une grande loi, il en est une autre plus ancienne encore, c’est celle de l’amour ; celle-là a des droits plus impérieux, c’est incontestable. Durant les longues années de leur amitié, Hugues et Iris ne s’étaient jamais séparés comme ils allaient le faire. Donc, pour la première fois, leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser d’adieu ; mais l’instant d’après, la voix de la conscience les rappela à leurs devoirs. De nouveau, ils n’étaient plus que des amis. Ensuite Iris baissa silencieusement son voile sans souffler mot ; Hugues l’accompagna jusqu’à sa voiture, c’est-à-dire à l’extrémité de la rue. Au moment de se séparer, il lui dit : « Au revoir » ; et elle répondit d’une voix émue : « Ne m’oubliez pas ! »

 

Peu après, Montjoie se dirige vers son hôtel ; mais à peine a-t-il franchi une courte distance, qu’il voit un homme traverser la rue : c’est lord Harry ; s’avançant dans la direction de Hugues, il l’aborde, disant :

 

« Avant de retourner à Passy, je voudrais vous dire un mot, monsieur Montjoie ; voulez-vous faire quelques pas avec moi ? »

 

Hugues, sans desserrer les dents, répondit par un signe de tête affirmatif. Il se demandait, à part lui, ce qui serait advenu, si lady Harry avait différé son départ de quelques minutes, ou si sa voiture était restée à stationner à la porte de l’hôtel. En tout cas, Iris l’avait échappé belle ! Lord Harry poursuivit :

 

« Il n’est pas dans la nature de l’Irlandais de respecter la loi ; toutefois, les devoirs de l’hospitalité font exception à la règle ; aussi, depuis hier, ma conduite envers vous fait que je m’adresse de sérieux reproches, il s’ensuit que je viens vous faire mes excuses. À Dieu ne plaise ! que je vous demande de renouer des relations amicales ; je suis d’avis que moins nous nous verrons à l’avenir, mieux cela vaudra. Je ne doute pas que vous ne partagiez ma manière de voir, mais enfin, je vous prie de croire à tous mes regrets de vous avoir parlé comme je l’ai fait hier soir.

 

– J’accepte vos excuses et je suis touché de votre sincérité ; à partir de ce moment, en ce qui me concerne, tout est oublié.

 

– Voilà qui est parler en galant homme ! s’écria lord Harry, je vous remercie. »

 

Après quoi, ils échangèrent un salut et se séparèrent.

 

En somme, « simple formalité », se dit Hugues en faisant volte-face. Il avait mal jugé le sauvage lord : mais beaucoup d’eau devait couler sous le pont, comme on dit, avant qu’il pût s’apercevoir de son erreur.

 

XLIII

En arrivant à Londres, Montjoie alla s’informer à l’établissement des gardes-malades, si l’on peut parler à Mme Vimpany. On lui répondit qu’elle était près d’un malade dont le nom et l’adresse n’étaient connus que de la directrice qui s’était engagée à ne les communiquer à âme qui vive. Par surcroît, il s’agissait d’un cas de scarlatine avec lequel il n’y avait pas à plaisanter.

 

En réalité, les circonstances qui avaient amené Mme Vimpany près du malade, étaient fort extraordinaires. Sur la demande spéciale du patient, une garde-malade, entrée depuis peu dans l’établissement, avait été chargée de lui donner ses soins : il prétendait, en outre, qu’il y avait entre eux des liens de parenté plus ou moins éloignés. Au moment de se rendre près du malade, un télégramme annonça à cette dame que sa mère était en danger de mort. Mme Vimpany, de nature obligeante et dévouée, offrit de remplacer sa camarade. Alors, un fait étrange se produisit. Le malade en question fit demander à la directrice de la maison si sa future garde-malade était Irlandaise. Sur la réponse qu’elle était d’origine anglaise, il accepta immédiatement ses services.

 

Un détail rendait la chose plus mystérieuse encore, c’est qu’il était lui-même Irlandais.

 

Ses préjugés contre les Irlandais éveillèrent les soupçons de la directrice. Ne semblait-il pas que des événements regrettables pesassent sur la vie de cet homme ? Le fait de recevoir les soins de l’une de ses compatriotes ne pouvait-il lui créer de graves embarras en cas d’enquête ? D’un air solennel, la directrice adjure Mme Vimpany de renoncer à soigner le patient irlandais, mais tous ses raisonnements furent inutiles.

 

« Tout ce que je sais, répondit son impassible interlocutrice, c’est que je ne peux revenir sur ma promesse.

 

Montjoie se préparait à repartir sans avoir rien obtenu, lorsque la directrice lui proposa un compromis : elle se chargerait de faire tenir une lettre à Mme Vimpany, s’il voulait se contenter de ce moyen de communication avec elle. Après avoir délibéré, Montjoie prit le parti d’accepter cet expédient ; au demeurant, il n’y avait pas de temps à perdre pour éviter que le sauvage lord ne reçût une autre lettre de son correspondant irlandais. Séance tenante, il écrivit les lignes suivantes :

 

« Chère madame,

 

« Voudriez-vous avoir la bonté de me faire savoir si le nom de X… (nom indiqué par Iris) vous est connu ? Si oui, l’intérêt de lady Harry exige que vous m’accordiez un entretien immédiat.

 

« Votre respectueux et dévoué

 

« H. MONTJOIE. »

 

P. -S. – « Je suis en parfaite santé et n’ai cure de la contagion. »

 

Le courrier du soir lui apporta la réponse suivante :

 

« Cher monsieur Montjoie,

 

« Je me fais conscience de consentir à vous voir en ce moment, le danger de la contagion est tel, dans la scarlatine, que je n’ose ni vous écrire, ni même me servir de papier pris dans la chambre de mon malade ; ce n’est pas une exagération de ma part ; à telle enseigne que le docteur m’a cité hier un cas de scarlatine transmis par l’usage d’un morceau de flanelle encore infectieuse, après une année écoulée. Je fais donc appel à votre bon sens pour accepter mes raisons dilatoires. En attendant le moment de causer avec vous, et cela sans vous exposer à courir de risques, je vous dirai que lord Harry m’a présenté la personne dont le nom est inscrit dans votre lettre ; j’ai eu l’occasion depuis lors de la revoir plusieurs fois.

 

« Toute vôtre,

 

« A. VIMPANY. »

 

Montjoie fut indigné de cette réponse à la fois sèche et prudente ; c’était l’occasion ou jamais de mettre lord Harry au pied du mur et de l’empêcher de commettre un crime !

 

Voilà donc anéantie la chance inouïe qu’il n’eût osé escompter en faveur d’Iris ! Voilà donc réduite à rien l’occasion unique de condamner lord Harry à l’inaction ! L’entretien sur lequel Hugues avait fait fonds lui était bel et bien refusé et cela par suite d’une crainte pusillanime provoquée par des mensonges absurdes, au sujet d’un morceau de flanelle !

 

Il ramassa le malencontreux pli jeté par lui sur le sol et il allait le déchirer, lorsqu’il aperçoit imprimée une adresse sur la feuille blanche : donc, ou l’on n’avait pas vu que cette feuille était mal pliée, ou l’on s’était dispensé de recopier cette lettre. Remis de bonne humeur par ce hasard providentiel. Hugues prit la résolution d’aller le lendemain surprendre Mme Vimpany ; mais pendant la soirée, ses réflexions lui suggèrent qu’un formidable obstacle s’opposait à l’exécution de ce plan.

 

Soit qu’il décline son nom ou qu’il le cache, elle refusera sûrement de recevoir sa visite ; la seule personne, avec laquelle il puisse s’entretenir de la situation, est son vieux et fidèle serviteur. Cet homme qui avait appartenu successivement à l’armée, à la police et à un établissement scolaire, se livra durant toute la matinée du lendemain à des investigations préliminaires. En ce faisant, il obtint deux renseignements précieux : le premier, c’est que Mme Vimpany demeurait dans la maison où la lettre avait été écrite ; le second, c’est qu’un petit groom, auquel on devait donner congé, était très disposé, moyennant finance, à faire le guet pour servir les intérêts de Montjoie, et cela à partir de deux heures de l’après-midi ; il devait indiquer la pièce où Mme Vimpany prenait ses repas. Ce qui fut dit fut fait. D’une main discrète, le groom indiqua une porte du second étage, et de l’autre, il empocha un bon pourboire, puis disparut.

 

À l’instant où Montjoie pénètre chez Mme Vimpany, elle s’écrie d’une voix sombre et fatidique :

 

« Êtes-vous fou ! Comment avez-vous pu pénétrer ici, qu’y venez-vous faire ? Ciel ! ne m’approchez pas ! »

 

Elle essaye, en vain, de faire sortir Montjoie ; mais, la saisissant par le bras, il l’oblige à se rasseoir, puis il prononce ces mots :

 

« Iris est dans la peine ; il est en votre pouvoir de la secourir.

 

– La fièvre, la contagion, la mort ! dit Mme Vimpany sans vouloir entendre à rien ; éloignez-vous de moi ! »

 

Elle chercha de nouveau à le pousser dehors par les épaules.

 

« La fièvre ou pas de fièvre, la contagion ou pas de contagion, peu m’importe ! Je ne sortirai d’ici que lorsque vous saurez ce qui m’amène. Lord Harry est horriblement jaloux ; la situation de sa malheureuse femme est des plus critiques.

 

– Quoi, c’est pour me dire cela que vous risquez de prendre une maladie des plus dangereuses ? Il y a longtemps que je sais à quoi m’en tenir là-dessus. Tenez, si vous ne partez immédiatement, je sonne.

 

– Sonnez si bon vous semble, mais je tiens à vous dire qu’il est urgent que nous nous entendions en vue des événements à venir ; on dit que l’assassin de mon frère est à Londres et que lord Harry en a été informé.

 

– Juste ciel ! s’écrie Mme Vimpany en jetant un regard d’épouvante à Montjoie ; je vous jure que je ne fais pas partie de la conspiration ourdie pour sauver ce misérable ;… je ne le connaissais pas plus que vous, lorsque j’ai offert de lui donner mes soins ;… je dois dire que les paroles qui lui sont échappées pendant son délire m’ont révélé la vérité. »

 

Cela dit, une autre porte s’ouvre et une vieille femme toute tremblante paraît et s’écrie :

 

« Venez au plus vite, venez ou je ne réponds de rien ; le délire a repris de plus belle ! »

 

Inquiète et agitée, Mme Vimpany se dirige vers la pièce voisine :

 

« Restez ici et écoutez, dit-elle à Montjoie.

 

À cet effet, elle laisse la porte entre-bâillée.

 

Voici ce qu’il entendit :

 

« À qui donc est échue la tâche d’assassiner le traître ? à moi ? Qui donc l’a tué sur la route avant qu’il ait pu pénétrer dans le bois ? Moi ! Arthur Montjoie coupable de trahison envers l’Irlande ! Voilà, amis, l’épitaphe qu’il faut faire graver sur sa tombe. Enfin, il est un patriote parmi nous et ce patriote, c’est moi. La Providence m’a pris sous sa protection… Ah ! my lord Harry, vous aurez beau chercher sur la terre et sur l’onde, le patriote est hors de votre atteinte. Le docteur est convaincu que je n’en ai plus pour longtemps, que la fièvre va m’emporter. J’attends la mort avec calme, du moment que ce n’est pas la main de lord Harry qui me frappe. Ouvrez les portes, il faut que tout le monde m’entende, je meurs avec l’auréole d’un saint, oui, du plus grand des saints, celui-là même qui a débarrassé la terre d’un affreux traître. J’ai chaud,… j’ai soif,… à boire,… à boire… »

 

Le malheureux pousse après cela des cris lamentables, c’était plus que Montjoie n’en pouvait supporter, aussi quitte-t-il cette sinistre demeure le cœur navré.

 

Au bout de dix jours, Iris reçoit une lettre d’une écriture à elle inconnue, en voici la teneur :

 

« Le devoir qui incombe à toute garde-malade lui rend sacré l’individu confié à ses soins, au cas même où elle viendrait à découvrir qu’il s’agit d’un bandit voué à l’assassinat, ce fait l’excuserait-il si elle venait à l’abandonner, ou si elle s’acquittait moins scrupuleusement de sa tâche ? Nullement, la garde-malade, pas plus que le médecin, ne doit s’enquérir si son patient est digne ou non de ses soins. Elle consacre tout ce qu’elle a d’expérience, de dévouement et d’intelligence à sauver les jours de celui à qui elle refuserait la main dès qu’il sera revenu à la santé. Il s’en est peu fallu que la maladie ne ravisse à lord Harry l’objet de sa vengeance, mais la mort, après avoir rodé longtemps autour du malade, est vaincue par la forte constitution du patient et par les soins attentifs de sa garde-malade. Il était en pleine convalescence, lorsque des amis à lui, accompagnés d’un médecin, vinrent demander M. Carigeen, nom par lequel le malade se faisait appeler ; on le fit sortir de la maison avec des précautions infinies et, à cet instant, on se trouve en face d’un mystère impénétrable. Vers quel point l’avait-on dirigé ? Dans cette obscurité, une seule chose restait claire, c’est que la piste du susdit Carigeen était perdue !

 

P. -S. – La greffe malsaine de la contagion a pris sur le pauvre mortel, qui en avait si audacieusement bravé les effets pernicieux. Hugues Montjoie, victime à son tour de l’homme qui a tué son frère, est atteint d’une scarlatine infectieuse.

 

Heureusement qu’une garde-malade dévouée le soigne jour et nuit.

 

XLIV

« Cher docteur et vieil ami,

 

« Je viens vous soumettre un cas pathologique des plus intéressants : un malade d’esprit ! Étudiez-le et tâchez de le guérir. Il y a longtemps, très longtemps, que nous nous connaissons. Eh bien ! en passant la revue de ces longues années, vous constaterez que je ne vous ai jamais témoigné une confiance illimitée. Or, maintenant que ma vieille expérience me démontre plus clairement encore qu’autrefois, quel être énigmatique vous êtes, je vais cependant vous faire l’honneur de mes confidences. Je ne sais que faire, que devenir ? Je suis comme un homme frappé de la foudre. Après avoir reçu avis qu’on avait vu l’assassin d’Arthur Montjoie à Londres et avoir entrevu l’imminence de la vengeance, j’ai, en même temps, appris sa maladie, sa guérison et sa disparition ! C’est le cas de répéter que l’on a raison de se défier de l’inattendu. Une maladie, qui cloue dans leurs cercueils des milliers de créatures, a épargné un assassin. Peut-être reposera-t-il tranquillement dans un cimetière aux ombrages paisibles, entouré des dépouilles mortelles d’honnêtes gens ? Je suis navré… je ne m’en consolerai jamais…

 

« Ajoutez à cela les préoccupations que me donne ma femme ; les réclamations incessantes de mes créanciers et vous conviendrez qu’avec tant de choses sur l’esprit, il est difficile que je conserve la faculté d’écrire le mot juste et avec suite.

 

« Je désire savoir, docteur, si votre art ou votre science, si vous le préférez, peut venir au secours de ma raison en désordre, alors que ma santé ne laisse rien à désirer. Vous m’avez dit souvent que tout est possible à la médecine ; le moment est venu de le prouver. Je suis sur une pente qui aboutit fatalement au suicide ou au crime. Délivrez-moi, je vous en supplie, de la fièvre de mon intelligence en travail ! En tous cas, promettez-moi de lire ces élucubrations de mon esprit, en conservant votre sérieux.

 

« Je commencerai par confesser que le démon de la jalousie m’a mordu au cœur : la tranquillité de ma vie conjugale est en question. Iris n’a pas vos sympathies, je le sais, et elle vous le rend bien. Donc, je vous demande de faire vos efforts pour rendre justice à ma femme, comme je le fais moi-même. Du reste, je dois ajouter que pas une étincelle de certitude ne confirme mes soupçons ; la vérité vraie est que je l’aime toujours aussi passionnément ; mais reste à savoir si elle a encore pour moi la même affection ?

 

« Vous étiez déjà marié quand moi, j’avais à peine quelques brins de poil follet au menton. Pour que vous puissiez vous former un jugement exact de la situation, je vais vous raconter comment ma femme s’est comportée tout dernièrement, dans une circonstance fort critique.

 

« Nous étions en train de déjeuner, lorsque Iris apprit par une lettre que Hugues était dangereusement malade ; elle a paru stupéfaite, m’a passé la missive et a quitté la table sans desserrer les dents. Eh bien ! l’homme pour qui l’argent n’est rien, l’homme dont le sang-froid est à toute épreuve, l’homme, enfin, qui prétend n’être que l’ami de ma femme, alors qu’il l’adore en secret, est ma bête noire. Parfois, je me demande, ce qui pourrait advenir pour moi, de sa vie ou de sa mort ; en réalité, si j’avais un intérêt quelconque à la chose, le plateau de la balance pencherait plutôt de ce dernier côté. Toujours est-il que le savoir en danger m’a alarmé. Il y a dans ce flegmatique Anglais je ne sais quelle grâce qui parle pour lui, alors même qu’on le déteste. Donc, je me prenais à désirer son rétablissement, tout en le haïssant au fond du cœur. Il me semble d’ici vous entendre dire : « Ma parole d’honneur ! mon ami l’Irlandais a perdu la tête ».

 

« Maintenant, revenons à nos moutons, je veux dire à ma femme. Après un certain temps, elle a reparu et a dit : « Je suis innocente, quoique coupable, de ce qui arrive à M. Montjoie. Si je l’eusse chargé d’une lettre pour Mme Vimpany, il n’aurait pas insisté pour la voir et, en conséquence, il n’eût point été exposé à la contagion. Le danger, en ce qui me concerne, est hors de question ; la personne avec qui je dois correspondre, demeurant dans un autre quartier que Mme Vimpany, il n’y a plus rien à craindre. Bref, m’autoriserez-vous, mon cher Harry, à recevoir chaque jour des nouvelles de Hugues Montjoie, tant qu’il sera en danger de mort ? – J’y consens volontiers », ai-je répondu. Il m’a semblé de mauvais augure qu’elle m’adressât cette requête les yeux secs, car elle a dû pleurer en apprenant qu’il y a peu de chance de sauver le malade. Pourquoi alors me dissimuler ses larmes ? L’extrême pâleur répandue sur son visage dénotait seule le trouble de son âme. Après tout, elle a pu oublier que j’étais jaloux, puisque je m’efforçais de le cacher ? Qu’en pensez-vous, mon cher Vimpany ? Enfin, je demeure convaincu que le fond de sa pensée était d’aller à Londres, remplir, de moitié avec votre femme, le rôle de garde-malade près de Montjoie et mourir avec lui, s’il meurt.

 

« Toujours est-il que chaque jour Iris recevait une lettre et que chaque fois elle me la communiquait. Après cette concession faite à ma jalousie, je refusai de prendre connaissance des bulletins signés des médecins. Or, un matin, au moment où Iris ouvre sa lettre quotidienne, un éclair intense jaillit de ses yeux ; sur sa physionomie je vois la réverbération d’un bonheur aussi grand, que si elle eût appris le rétablissement de Hugues. J’aime à répéter qu’Iris possède un charme indescriptible et, en cet instant, l’éclat de sa beauté l’enveloppa tout entière ! Qui sait ? hélas ! ce phénomène ne se reproduira peut-être que le jour où ma mort, en délivrant Iris d’un mari, lui permettra d’épouser un amant ! Alors, il en sera ébloui.

 

« Je ne disais mot ; ma femme attachait sur moi un regard interrogateur : je me décidai à prononcer les mots suivants : « Je me félicite que Montjoie soit hors de danger ». Sur ce, elle se jette dans mes bras et m’embrasse follement ; vrai, je ne la croyais pas capable de donner de pareils baisers.

 

« Maintenant, fit-elle, que je suis assurée de votre sympathie pour lui, mon bonheur est complet. » Dites, ne croyez-vous pas que l’honneur de cette explosion de tendresse appartenait à un autre homme plutôt qu’à moi !… Non,… je repousse un tel soupçon… Qui sait, pourtant ? Vais-je continuer à écrire ou terminerai-je cette longue épître ? Le sort en est jeté, je continue.

 

« Iris et moi, nous éprouvons en face l’un de l’autre un véritable embarras. Ma jalousie seule n’est pas cause de cet état de chose. Parfois, il me semble que nous nous demandons tous les deux quelle attitude nous garderons vis-à-vis de Montjoie et, le plus grave, c’est que nous n’osons nous en faire l’aveu. Parfois encore, j’en accuse, et peut-être non sans raison, nos préoccupations financières. J’attends qu’Iris aborde ce sujet avec moi, de même qu’elle compte sur mes explications.

 

« Vertu de ma vie ! j’aspire à changer de place, à m’étourdir,… à vivre inconnu sur une terre étrangère,… à me jeter, comme autrefois, tête baissée au milieu des dangers,… des aventures. Du reste, il me reste la chance de retourner en Angleterre et de fournir aux Invincibles celle de me mettre à mort, comme ayant trahi la cause irlandaise ; mais ma femme, je le sais, n’entendrait pas de cette oreille-là.

 

« Ouf ! parlons d’autre chose.

 

« Vous ne serez pas fâché d’apprendre que vous connaissez aussi bien la loi que la médecine. J’avais envoyé l’ordre à mon notaire d’hypothéquer mon assurance sur la vie ; or votre prédiction à ce sujet s’est pleinement confirmée ; impossible de trouver à emprunter un centime sur le capital énorme dont la compagnie sera redevable après ma mort.

 

« Pour ce qui est du Continental Herald, j’entrevois là encore un nouveau mécompte : on m’assure que le succès est incontestable, mais quand j’aborde la question du dividende, on me répond qu’il faut attendre un tirage plus considérable, « Précisez l’époque ? » dis-je, mais on reste bouche close.

 

« Je ne fermerai ma lettre que plus tard ; il se peut que j’aie un événement favorable à vous signaler.

 

*

* *

 

« Ma situation s’est empirée au lieu de s’améliorer. Pour remplir ma bourse vide, force m’a été de signer un billet à ordre sur papier timbré. Que deviendrai-je quand le quart d’heure de Rabelais arrivera ? Pour l’instant, je suis tranquille ; à chaque jour suffit sa peine. Si votre projet de publication ne réussit pas mieux que le Continental Herald, je puis vous prêter quelques livres sterling.

 

« Que diriez-vous, mon cher, de venir reprendre votre ancien quartier général à Passy et de répondre de vive voix, plutôt que par écrit aux questions que je vous pose ?

 

« Allons, allons, venez donc ausculter ma bourse et regarder ma langue. Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Dans un an, je puis être comme vous séparé de ma femme, non sur sa demande mais sur la mienne ;… serai-je enfermé dans une geôle ? ou dans un asile d’aliénés ? et vous, mon cher, où vous logera-t-on ?

 

« Que dites-vous de ma proposition ? »

 

XLV

« Suppliez lady Harry de ne pas m’écrire, chose que je tremble qu’elle ne fasse, en apprenant qu’on a tout espoir de sauver M. Montjoie. D’où qu’il vienne, tout témoignage de reconnaissance me gênerait. Mon unique but, en assumant le rôle de garde-malade, est de tâcher d’expier ma vie passée. Je fais les vœux les plus ardents pour le bonheur d’Iris, que cette assurance lui suffise, jusqu’au jour où je pourrai lui écrire. »

 

« Voici en quels termes, femme modèle de dévouement et de bonté, on m’a transmis votre recommandation ! Croyez que je ressens pour vous autant d’admiration que de respect ; vos désirs sont pour moi des ordres, mais, de fait, le seul soulagement que je trouve aux craintes que m’inspire l’avenir, c’est de les confier à une oreille sympathique.

 

« Du moment que je me bornerai à ne parler que de moi, non seulement mes lettres n’aggraveront pas ma situation, mais elles l’adouciront beaucoup.

 

« J’espère que les jours charmants que vous avez passés avec nous à Paris au commencement de notre mariage, ne sont point sortis de votre souvenir. Vous rappelez-vous qu’un soir où nous causions ensemble de divers sujets, vous m’avez recommandé d’éviter tout ce qui pourrait exciter la jalousie de mon mari. Depuis lors, vos appréhensions, hélas ! ne se sont que trop justifiées ; vous ne pouvez savoir combien il m’est difficile de conserver mon calme. Il est si pénible à une femme qui aime réellement son mari d’arriver à comprendre les luttes, les tristesses et les doutes par lesquels il passe avant de douter d’elle ! J’ai découvert que la jalousie a des phases diverses : laissez-moi vous expliquer ma pensée. Pendant le laps de temps que la vie de notre cher Hugues a été menacée, mon mari paraissait absorbé et taciturne ; le jour où je lui ai dit qu’il était hors de danger, j’ai été frappée du changement qui s’opérait chez Harry. Peut-être avait-il fait la même observation à mon sujet ; toujours est-il que ses regards exprimaient une sympathie si tendre en me regardant, que ses paroles témoignaient pour le convalescent un intérêt si affectueux, que je ne pus m’empêcher de lui en exprimer ma reconnaissance par une pluie de baisers. Alors, son front se rembrunit, son regard lance la foudre, sa physionomie contractée exprime le soupçon ; on eût dit que ce témoignage de tendresse lui était suspect. Ah ! que les hommes sont d’incompréhensibles créatures ! Les romanciers nous les montrent parfois, comme étant dominés par les femmes… Ah ! que ne suis-je une de ces charmeuses ? Criblés de dettes et dans la dèche comme nous le sommes, je suis torturée d’inquiétudes ;… j’avais espéré que Harry s’épancherait avec moi ; or il persiste à se renfermer dans un impénétrable silence. S’abstient-il de ne me rien dire, parce qu’il a d’autres préoccupations ? S’abstient-il de m’en parler parce que c’est pour lui un sujet d’humiliation ? Hier, n’y tenant plus, je lui ai dit : « Mon cher Harry, nos embarras pécuniaires s’aggravent de jour en jour ; les brèches deviennent terriblement profondes dans notre budget ; avez-vous cherché un moyen de les réparer ? – Le payement des dettes, m’a-t-il répondu arec désinvolture, est un problème que je suis trop pauvre pour résoudre. L’autre jour, pourtant, j’ai cru en avoir trouvé la solution. Eh bien ! je me suis dit que la chose serait facile si l’on pouvait faire sortir de l’or du coffre-fort de ses amis riches. À propos, comment va votre ami malade, avez-vous reçu de ses nouvelles ? – Sa convalescence s’accentue de jour en jour ? – D’où je conclus, qu’il a déjà une velléité de revenir à Paris et que la réalisation de ce plan n’est qu’une question de jours. C’est un aimable garçon ; je me demande s’il nous viendra voir ? »

 

« Ces paroles me parurent tellement fabuleuses dans sa bouche, que je me trouvai dans l’impossibilité de formuler une réponse.

 

« Ma stupéfaction parut le divertir. « J’aurais dû vous raconter, reprit-il avec entrain, que Montjoie et moi, nous nous sommes pris de bec un soir, pendant que vous étiez dans votre chambre. Je ne lui ai pas mâché les mots, je lui en ai même lancé de si durs que, après avoir retrouvé mes esprits, j’ai cru devoir lui faire mes excuses ; l’aménité, la bonne grâce avec lesquelles il les a reçues, a produit sur moi la meilleure impression. » Comment se figurer, après cela, qu’il était jaloux de celui-là même dont il parlait en de tels termes !

 

« Il est cependant deux manières d’expliquer la chose : d’abord, par la sympathie qu’éveillent chez tout le monde les dons physiques et intellectuels que Hugues a reçus en partage ; ensuite, par la variété des impressions de mon mari ; j’espère que telle sera aussi votre manière de voir. En tout cas, veuillez avoir la bonté de faire lire à Hugues le passage suivant :

 

« Encouragée tout naturellement par l’espoir d’une réconciliation entre Hugues et Harry, je saisis avec empressement l’occasion de mettre la conversation sur notre ami. Après la contrainte que je me suis si longtemps imposée, il m’était doux d’en parler librement, mais une circonstance fâcheuse a interrompu notre entretien. On nous apportait une facture à solder ; comme on en réclamait immédiatement le montant, le dernier billet de banque de Harry a filé de cette façon ! « Juste ciel ! qu’allons-nous devenir ! » m’écriai-je, dès que le fâcheux eut refermé la porte. Lord Harry, après avoir allumé un cigare, pousse des éclats de rire diaboliques. « Ah ! l’argent est un bon serviteur, mais un méchant maître ! Savez-vous, Iris, ce que c’est de faire un billet ? – Mon père me l’a appris, répondis-je. – Votre père, répliqua-t-il, payait comptant ? – Comme tout le monde, n’est-il pas vrai ? » repartis-je naïvement, sur quoi il s’esclaffa de rire, puis il me dit d’envoyer Fanny chercher une feuille de papier timbré. Dès qu’elle se fut acquittée de cette commission, Harry me pria de passer avec lui dans le petit salon de correspondance. « Eh bien ! ma chère, me dit-il, vous allez voir combien c’est facile de battre monnaie avec ce chiffon de papier. »

 

Note ajoutée par Mme Vimpany : « Il faudrait avoir sa raison tout à fait en désordre pour montrer à Hugues la lettre d’Iris. Pauvre femme ! quelle illusion elle se fait ! Ah ! quel terrible et fatal mariage ! »

 

« Je regardai par-dessus son épaule. Il s’agissait ni plus ni moins de 10 000 francs ! – « Y pensez-vous ! m’écriai-je. Comment ferez-vous honneur à votre signature ? – C’est bien simple ; d’ici là, le Continental Herald doublera son tirage. Des affaires magnifiques et d’énormes dividendes me mettront en état de payer mes dettes. »

 

« Cela dit, nous allâmes prendre le chemin de fer de Ceinture et mon mari parvint à échanger sa feuille de papier timbré contre des rouleaux d’or.

 

« Dès que son porte-monnaie fut bien bourré de valeurs, sa gaieté ne connut plus de bornes, en sorte qu’après tant de semaines d’anxiétés, cet après-midi était, en réalité, comme une vision du Paradis ! Mais ma félicité, hélas ! ne fut pas de longue durée. Le lendemain je vis venir à moi Fanny Mire, une lettre à la main ; elle la tenait de façon à laisser voir la suscription. J’avisai qu’elle était de l’écriture de lord Harry et adressée au docteur Vimpany à son office de publicité, à Londres.

 

« Ensuite, elle retourna l’enveloppe. « Regardez ceci », reprit-elle. Un large cachet y était apposé : deux initiales, H. P. (Harry Porland) surmontées d’une étoile – son heureuse étoile ! comme il avait eu l’amabilité de le dire, le jour de notre mariage. Soudain, ce souvenir me traversa l’esprit et Fanny Mire fit la remarque que je considérais le cachet avec mélancolie, mais elle se méprit totalement sur le sens de mes pensées. « Milady n’a qu’à parler et je brise le cachet », fit-elle. Je la regardai droit et je ne remarquai chez elle aucune confusion, elle ajouta : « Rien n’est plus facile que de refaire le cachet avec un peu de cire ; M. Vimpany sera probablement trop gris pour s’en apercevoir. – Savez-vous, Fanny, que vous me faites là une très mauvaise proposition. – Du moment qu’il s’agit de rendre service à milady, je ne recule devant rien. De grâce, milady, ordonnez-moi d’ouvrir cette lettre. – D’abord, comment est-elle tombée entre vos mains, Fanny ? – Mon maître m’a donné l’ordre de la mettre à la poste. – Alors, faites ce qu’il vous a dit. – Il va de soi que lorsque lord Harry écrit une lettre cachetée au docteur, milady peut en connaître le contenu. Je vois là une arme dirigée contre la tranquillité de milady ;… la chambre à donner étant inoccupée, il se peut que le docteur vienne s’y installer ; milady le souhaiterait-elle ? Non, non, je ne dois pas mettre cette lettre à la poste, avant de l’avoir ouverte. – Avant tout, Fanny, vous devez obéir aux ordres que vous avez reçus. »

 

« Essayant alors d’un autre moyen de persuasion, elle reprit : « Si le docteur vient s’installer ici, milady voudra-t-elle bien me permettre de la quitter, dès que le moment me semblera propice ? – Vraiment, Fanny, je ne vous reconnais plus ! – Eh bien, je n’hésite plus à demander à milady de prendre une autre femme de chambre. – Comme bon vous semblera », répondis-je, les nerfs montés par ses insinuations alarmantes. Elle reprit : « La vérité, c’est que je ne quitterai milady qu’à ma mort ! Mais, j’ajoute que, pour le moment, ses intérêts exigent que je la quitte pendant un certain temps ; je dois espionner le docteur. – Pourquoi ? – Parce qu’il est votre ennemi. – Qu’ai-je à craindre de lui ? – Loin de moi l’idée d’énumérer à milady les méfaits dont il peut se rendre coupable ; je me bornerai à dire à milady que je ferai tout au monde pour combattre ses desseins. » D’un ton très respectueux, elle ajouta : « Je vais mettre la lettre de milord à la poste ».

 

« Que penser de Fanny Mire ? Fallait-il repousser ses offres de dévouement, comme je m’étais refusée à décacheter la lettre ? J’en étais incapable. Trop touchée de ses paroles, je ne pouvais la mortifier par un nouveau refus. En somme, son antipathie contre le docteur n’est que trop justifiée et je sais combien il m’est précieux d’avoir pour alliée une femme énergique et dévouée. J’espère, du moins, que si le malheur veut que M. Vimpany redevienne notre hôte, je recevrai une lettre de votre propre main. Votre pauvre amie a tant besoin de vos conseils ! Ne m’oubliez pas, je vous en conjure, près de votre malade ; faites-vous l’écho de ce que je vous dis. Surtout rappelez-vous que je serais inconsolable si j’apprenais, par exemple, que des préoccupations à mon sujet entravent sa guérison. Cachez-lui, je vous en prie, les points noirs qui sont à l’horizon. Il est sûr que si j’avais plus d’indifférence pour Harry, je serais moins à plaindre !

 

« Il me semble que vous me comprendrez en dépit de l’ambiguïté de cette dernière phrase.

 

« Votre amie dévouée.

 

« IRIS. »

 

XLVI

Le lendemain du jour où lord Harry avait confié au papier une longue analyse de son état d’esprit, un individu se présentait chez MM. Boldside frères et Cie et demandait M. Boldside aîné. La carte qu’il tira de son calepin portait le nom de M. Vimpany.

 

M. Boldside aîné demanda au docteur :

 

« À quelle heureuse circonstance, monsieur, dois-je l’honneur de votre visite ?

 

– Je désire savoir où en est la vente de mon ouvrage, répondit M. Vimpany.

 

– Vous faites erreur, monsieur, c’est à mon frère qu’il faut vous adresser.

 

– Comment, n’avez-vous pas signé le traité ?

 

– Si fait ; je signerai également le chèque lorsqu’il s’agira de régler. »

 

Cela dit, M. Boldside tire le cordon de la sonnette et donne l’ordre à un employé d’introduire M. Vimpany chez M. Paul. La ressemblance entre les deux frères était aussi grande qu’entre une seconde édition et la première ; à ce moment, M. Paul était en train de feuilleter une revue. Au nom de M. Vimpany, il fit un sursaut et s’écria :

 

« Parbleu ! vous arrivez bien ! quelle singulière coïncidence ! j’avais à l’instant même votre nom sous les yeux. Il va de soi que le directeur de cette revue ne peut se refuser à insérer votre réponse dans les colonnes de son journal, hein ?

 

– Pardon, mais, vrai, je ne comprends pas, fit le nouvel arrivant d’un air déconcerté.

 

– Voyons, est-il croyable que vous, un homme du métier, vous ignoriez ce qui s’imprime sur votre compte. Tenez, lisez cela », fit-il, en passant à son interlocuteur un numéro de la revue en question.

 

Le docteur lut les lignes suivantes : « Le médecin dont M. Vimpany a prétendu écrire la biographie proteste contre ce récit de fantaisie. Il se fait un cas de conscience de mettre le public en garde contre une publication dont le premier fascicule, en ce qui le concerne personnellement, n’est qu’un tissu de mensonges et de scandaleuses inventions.

 

« S’il vous est loisible de répondre à cette lettre, le plus tôt sera le mieux, dit l’éditeur avec conviction.

 

– La lettre ! répéta le docteur avec dédain, je m’en moque de la lettre ; l’important, pour moi, c’est la vente.

 

– Vous en parlez bien à votre aise, riposta M. Paul, un procès en diffamation va nous être intenté par une célébrité médicale et vous prétendez vous moquer de la lettre ; halte-là !

 

– Non seulement je l’ai dit, mais je le répète. Ce qui m’occupe bien autrement, c’est le chiffre de l’argent que j’aurai à palper sur le produit de la vente.

 

– Apportez-moi le compte de M. Vimpany », téléphona l’éditeur au bureau de la comptabilité. Puis, il poursuivit :

 

« Il me paraît clair comme deux et deux font quatre, que vous n’avez ni excuse, ni explication à faire valoir ; charité bien ordonnée commence par soi-même : diable ! notre maison a sa réputation à conserver, aussi dès que j’en aurai conféré avec mon frère, nous nous verrons dans la nécessité…

 

– Tenez, écoutez ceci : le portrait du médecin en question est celui d’une âne coiffé d’un bonnet de docteur ; pour ce genre d’articles, tout le monde sait que des matériaux sont nécessaires ; ceux que j’ai reçus sont d’une banalité désespérante : l’année de la naissance, l’année du mariage, l’année de ceci, l’année de cela ! Voilà qui est égal au public ! il faut l’amorcer par des choses piquantes, croustillantes, inconnues ! C’est ce que j’ai fait. »

 

À cet instant, l’employé remit gravement à M. Paul un cahier peu volumineux, attaché par des ficelles rouges. La colonne du doit et avoir se soldait par une différence de 70 fr. 95. Le docteur, d’un air à porter le diable en terre, déchire le cahier en morceaux, et pour finir, il le lance au visage de M. Paul, en prononçant d’une voix forte ce seul mot :

 

« Voleur ! »

 

Si en colère que fut l’éditeur, il sut modérer ses vivacités et se borna à dire :

 

« Vous entendrez parler de nous par notre homme d’affaires, monsieur le diffamateur !

 

– Que le diable vous emporte vous et votre boutique ! » s’écria le docteur en refermant sur lui la porte avec fracas.

 

Il alla de ce pas dans un café voisin, boire, fumer et ruminer. Puis, soudain, croyant avoir trouvé son chemin de Damas, il sort et se dirige vers un square spacieux, entouré de belles habitations. Devant l’une d’elles, un élégant coupé stationne : le docteur sonne. Le laquais, qui vient ouvrir, semble le connaître d’ancienne date.

 

« Sir James va sortir à l’instant, dit-il.

 

– Je ne le retiendrai pas plus d’une ou deux minutes, répondit le docteur qui s’avance son chapeau sur la tête, son stéthoscope à la main.

 

– Mille regrets, mon cher Vimpany,… mais je suis attendu.

 

– Quoi ? ne pouvez-vous m’accorder un instant, un seul ?

 

– Alors, passons dans mon cabinet et presto.

 

– Je venais vous prier de me donner une lettre d’introduction pour l’un de vos confrères de Paris. Votre nom également célèbre des deux côtés du détroit m’ouvrira toutes les portes…

 

– Quelles portes ? demanda vivement sir James.

 

– Celles d’un hôpital, pardieu !

 

– S’agit-il d’un but professionnel, d’une question thérapeutique ?

 

– Parfaitement. Sur le point de découvrir le microbe de la tuberculose, je veux empêcher les Français de mettre leur pain devant ma rôtie,… si je puis me servir de cette locution. »

 

Sir James prend une plume,… puis, hésite. Le docteur et lui ont fait leurs études médicales ensemble, après quoi, ils se sont presque totalement perdus de vue : l’un a pris la voie droite qui conduit au succès, à la fortune, à la renommée ; l’autre a suivi la voie oblique qui aboutit piteusement à la misère. Le célèbre praticien se demande l’usage que cet espèce de charlatan va faire de son nom. Pourtant, il est lui-même à la fois médecin célèbre et homme de cœur. Les souvenirs d’antan plaident la cause de la camaraderie. Bref, le docteur Vimpany quitte la maison de son célèbre ami, muni d’une lettre d’introduction pour le médecin en chef de l’Hôtel-Dieu de Paris.

 

Sur ce, les deux anciens camarades se séparent. Pendant que le coupé du prince de la science l’emporte dans la direction de la maison d’un client millionnaire, le docteur Vimpany se dirige à pied vers le bureau télégraphique. Là il cherche la formule la plus économique et s’arrête à celle-ci :

 

« Attendez-moi demain. »

 

Le lecteur a déjà deviné que le destinataire est lord Harry.

 

XLVII

Le lendemain dans la matinée, lord Harry reçut le télégramme du docteur. Iris n’étant pas encore levée, ce fut le maître de maison qui donna l’ordre de préparer une chambre pour M. Vimpany. Devinant quelque anguille sous roche, cette fine mouche de Fanny posa à lord Harry la question suivante :

 

« S’agit-il d’une femme ou d’un homme, monsieur ?

 

– Cela ne vous regarde pas », répondit-il brusquement.

 

Bien qu’il se montrât en général bon enfant avec ses inférieurs, il avait pris cette femme en grippe dès le premier jour. Sa pâleur maladive, sa maigreur, offusquaient les idées irlandaises de lord Harry touchant la beauté féminine.

 

« Le seul mérite que je reconnaisse à votre femme de chambre, c’est d’être la preuve vivante de votre bon caractère. »

 

L’heure du déjeuner réunit lord et lady Harry à la même table ; la physionomie d’Iris trahissait une mélancolie inaccoutumée depuis qu’elle habitait Passy ; elle dit d’un ton préoccupé :

 

« Est-il vrai que nous allons recevoir un de vos amis ? en tout cas, j’espère qu’il ne s’agit pas du docteur Vimpany ?

 

– Pourquoi, ma chère Iris, mon fidèle ami ne remettrait-il pas les pieds ici ?

 

– De grâce, ne donnez pas à ce pleutre le titre d’ami. Faites un effort de mémoire et vous vous souviendrez m’avoir dit quand il est retourné en Angleterre : « En bonne conscience, je me félicite de son départ tout autant que vous. »

 

Lord Harry reprit :

 

« Ce n’est pas la dernière fois, croyez-le, que je ferai le même aveu à ma jolie prêcheuse. Vous oubliez toujours que la nature de votre époux se rapproche de celle du caméléon : il est de certains moments où j’en ai de Vimpany par-dessus la tête ; il en est d’autres, où je ressens pour lui une véritable sympathie. Permettez-moi de vous dire, Iris, que votre physionomie sombre fait que votre beau front est strié de rides ; il n’est ni juste ni généreux à vous de vous montrer si sévère pour un ami malheureux », fit lord Harry en regardant sa femme d’un air froid et dur. Il fut un temps où elle s’en fût émue, mais cette fois, elle ne parut y faire aucune attention.

 

« L’avez-vous réellement invité ? reprit-elle.

 

– Comment pourrait-il se permettre de venir chez moi, s’il en était autrement ?

 

– J’ai beau chercher, ajouta Iris, je ne vois pas la raison qui a pu vous décider à inviter de nouveau ce gredin.

 

– Dites-moi, êtes-vous malade ? fit lord Harry en posant sur la table la tasse qu’il était en train de porter à ses lèvres.

 

– Pas le moins du monde, répondit lady Harry avec calme.

 

– Aurais-je dit quelque chose qui vous ait déplu ?

 

– Du tout. »

 

À ce coup, la colère le prit.

 

« Quand le diable y serait, fit-il d’une voix vibrante, expliquez-vous. Je crois comprendre que vos paroles impliquent des soupçons sur mon compte et aussi sur celui de mon ami.

 

– Vous n’avez qu’à moitié raison, Harry, en disant cela ; le docteur m’en inspire, mais pas vous.

 

– Et sur quoi sont-ils fondés, s’il vous plaît ?

 

– Sur mes observations pendant qu’il était notre hôte ; c’est une âme fuyante, oblique, perverse, que sais-je encore ?

 

« Si votre influence a, un moment, modifié mon jugement sur lui, ce n’était que par déférence pour vous, voilà la vérité. Après l’avoir étudié, de visu j’ai acquis l’inébranlable conviction que vous êtes la dupe d’un misérable. C’est l’ami le plus dangereux que vous puissiez avoir, surtout quand vous êtes, comme aujourd’hui, dans des embarras d’argent. »

 

Il regarda un instant Iris, et répondit :

 

« Mon admiration pour vous, ma chère femme, augmente en proportion de votre éloquence, mais, de grâce, ne faites plus allusion à mes embarras pécuniaires.

 

– Ai-je tort, reprit lady Harry d’un ton très doux, d’espérer que l’amour me donne encore de l’influence sur vous ? Les femmes, est-il besoin de le dire, mon ami, sont des créatures pétries de vanité. J’avoue que je ne fais pas exception à la règle commune et que j’attache une très grande importance à mes idées ; ceci dit, j’ai bon espoir que vous n’imposerez point une défaite à ma vanité. Dites-moi, est-il temps encore de télégraphier au docteur ? Je surprends dans votre regard une réponse négative… Hélas ! qu’allons-nous devenir ? Si vous gardez encore un peu souci de ma destinée, faites en sorte que ce misérable ne couche pas sous notre toit. La pensée seule de sa présence me glace d’effroi. Je saurai trouver un prétexte, une défaite ;… je louerai une chambre pour lui s’il le faut dans le voisinage,… n’importe où… Non Harry, de grâce ! ne l’abritons pas sous notre toit !

 

– Ma parole d’honneur, Iris, avec vos idées baroques, vous me mettez la cervelle à l’envers, répondit lord Harry sur le ton de la plaisanterie. D’ici peu de temps, j’aurai un motif de plus d’être fier de vous : vous allez vous révéler comme poète, écrire des mélodies irlandaises à l’instar de Thomas Moore et qui sait, vous le surpasserez peut-être. En outre, vous vous enrichirez, car je me suis laissé dire par un gribouilleur de papier, qu’il n’y a rien qui rapporte autant de bénéfices que la poésie.

 

– Est-ce là, tout ce que vous avez à me dire ?

 

– À quoi bon en dirais-je plus ? Vous n’espérez pas, sérieusement, que je me prête à vos petites combinaisons ?

 

– Pourquoi pas ? demanda Iris.

 

– Parce qu’il est aussi impossible d’envoyer Vimpany loger dans un hôtel meublé qu’à la belle étoile, quand moi, son ami, j’ai ici une chambre inoccupée ! Sans doute, le joyeux docteur a un faible trop prononcé pour l’alcool ; sans doute, il n’est pas le modèle des maris, mais que diable ! il ne faut pas vous figurer que les ménages comme les nôtres fourmillent sur terre, comme les étoiles au ciel ! Quand vous prétendez que Vimpany est un misérable et un ami dangereux, je m’en prends naturellement à votre imagination, à la folle du logis, comme disent les gens vieux jeu,… il me semble que vous nagez dans le bleu, que vous y cherchez sans cesse des inspirations poétiques… Vous ne mangez plus ; véritablement, mon amie, ma très chère amie, êtes-vous malade ?

 

– Merci, j’ai fini de déjeuner.

 

– Et vous vous disposez à me planter là ?

 

– Oui, je vais monter dans ma chambre.

 

– Que vous êtes pressée de me quitter ! À Dieu ne plaise que j’aie idée de vous chercher querelle ; mais, dites, qu’allez-vous faire ? »

 

Iris reprit d’un ton plein d’amertume :

 

« Cultiver mon imagination.

 

– Il y a là-dessous quelque malice que je ne m’explique pas ? fit lord Harry en roulant les yeux. Est-ce une déclaration de guerre ? »

 

Iris se passa alors la main sur le front et dit avec calme :

 

« Non, Harry, mais seulement l’effet d’un terrible désappointement ! »

 

Sur ce, elle sortit en hâte de la pièce. Lord Harry continua à expédier son repas, mais l’aiguillon de la jalousie ayant traversé son cœur de part en part, il ne mangea que du bout des dents.

 

« Il est clair, se dit-il, qu’elle me compare à l’ami absent et regrette de n’avoir pas épousé Montjoie, le séduisant Montjoie ! »

 

Voilà comment se termina la première querelle de lord Harry et de sa femme : Vimpany y avait joué le rôle de boutefeu.

 

XLVIII

Arrivé chez lord Harry à l’heure indiquée pour le dîner, le docteur Vimpany promène ses regards autour du salon.

 

« Où est lady Harry ? » dit-il.

 

Son hôte répond qu’un vent d’orage a soufflé sur son horizon conjugal ; rentré à l’instant d’une longue promenade à cheval, il sait que sa femme ne tardera pas à descendre.

 

Fanny Mire apporte le potage.

 

« Lady Harry, dit-elle, prise d’un violent mal de tête est empêchée de quitter sa chambre, elle fait prier lord Harry de l’excuser. »

 

Le nouvel arrivé avait assez l’expérience de la vie conjugale pour savoir quel cas faire des défaites de ce genre. À l’effet de se mettre bien dans les papiers de lady Harry, il charge Fanny Mire de lui présenter ses respectueux compliments et de lui faire savoir qu’il n’avait pas voulu quitter Londres sans prendre des nouvelles de Hugues Montjoie. En somme, son état était fort amélioré, et s’il conservait encore sa garde-malade près de lui, c’était uniquement parce qu’il n’avait pas encore complètement recouvré ses forces.

 

Il murmure ensuite à mi-voix à lord Harry :

 

« J’ai voulu par là me faire bien voir de lady Harry, j’espère qu’elle ne nous tiendra pas rigueur demain. Passez-moi le xérès. »

 

Au souvenir de sa première querelle avec sa femme, lord Harry était morose, il ne desserrait guère les dents que pour manger et s’il lui arrivait de parler, c’était des difficultés de sa situation pécuniaire.

 

À un certain moment, comme le service exigeait la présence de Fanny à la cuisine, le docteur jeta une boulette de mie de pain au plafond en manière de plaisanterie. Pardieu ! il avait trouvé, dit-il un truc pour boucher les trous à la lune, il s’expliquerait plus clairement quand le moment serait venu. Sur ce, lord Harry allègue que si la présence de Fanny gêne ses épanchements, il va lui donner l’ordre de rester à la cuisine.

 

De son côté, la femme de chambre, en entrant chez lady Harry, s’exprima ainsi :

 

« Je croyais qu’il ne s’agissait que d’une simple défaite, ciel ! milady serait-elle souffrante ?

 

– Je suis découragée, voilà tout. »

 

Après avoir servi le thé, Fanny se dirigeant vers la porte, s’écria :

 

« Moi aussi je suis triste, bien triste !

 

– Pauvre Fanny ! dit lady Harry, qu’avez-vous donc ?

 

– J’ai… j’ai que le docteur m’a déjà joué un tour de sa façon.

 

– Quel tour ?

 

– Il a, paraît-il, une chose très importante à dire à lord Harry, mais il n’entend pas lui faire ses confidences pendant que je rôde dans la maison.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’il me suspecte de regarder par le trou de la serrure, d’écouter aux portes ; je ne jurerais pas que milady elle-même ne lui inspirât des suspicions. « Ma propre expérience m’a appris, a-t-il dit à lord Harry, que lorsqu’il y a des femmes dans une maison, les murs ont des oreilles. Quels sont vos projets pour demain ? » Lord Harry a répondu qu’il devait assister le lendemain, à trois heures, à une réunion du Continental Herald ; sur quoi le docteur a repris : « Le bureau du journal n’étant pas loin du Luxembourg, je vous donne rendez-vous à la porte du palais, à quatre heures ; nous causerons en arpentant la grande allée devant le château, en évitant de nous rapprocher des arbres derrière lesquels les curieux peuvent se dissimuler. – Que diable pouvez-vous avoir à me dire ? demanda lord Harry en se grattant l’oreille. – Patience,… patience, jusqu’à demain », répliqua le docteur en riant ; mais moi, poursuivit Fanny, je me dis qu’il m’est impossible d’aller errer dans le Luxembourg sans être reconnue ; voilà, milady, le tour pendable que le docteur m’a joué ! Et c’est milady qui en sera la victime !

 

– Cela n’est pas prouvé, Fanny.

 

– Mon Dieu ! que je suis malheureuse ! » s’écria la femme de chambre, haletante. Le seul motif d’attendrissement que pût avoir cette pauvre créature laissait-il donc insensible celle qui lui avait témoigné indulgence et bonté ?

 

« Asseyez-vous près de la fenêtre, Fanny, dit lady Harry, tout à l’heure, quand vous serez plus calme, je vous dirai quelque chose.

 

– De grâce, milady, parlez !

 

– Je ne comprends pas comment vous avez pu découvrir ce qui s’est passé entre mon mari et le docteur ; pourtant, ils n’ont pu parler devant vous de leurs affaires privées ?

 

– Vrai, comme je le dis à milady, ils ne se sont pas entretenus d’autre chose tant que le dîner a duré.

 

– En votre présence ?

 

– Le moment est venu, milady de me confesser à vous : d’une part, je vous ai trompée et j’en suis honteuse : d’autre part, j’ai usé de finasserie avec le docteur, je l’ai mis dedans et je m’en frotte les mains ; il faut vous dire que je comprends le français aussi bien que lui !

 

– Pourquoi alors m’avoir dit le contraire ? Pourquoi cette tromperie ?

 

– Je m’explique. Lorsque je laissais milady me traduire en anglais les commissions dont elle me chargeait, je me rappelais un conseil qui m’avait été donné par…

 

– Par un ami ? interrompit lady Harry.

 

– Par le pire de mes ennemis », fit-elle avec un sourire amer.

 

Iris comprit l’allusion et se garda bien d’insister. Fanny se dit qu’elle devait à sa maîtresse une explication voire une réparation. Reprenant le récit de ses malheurs, elle poursuivit :

 

« Ce misérable était professeur de musique à une école dont je suivais le cours. C’était un Français ; le langage qu’il parlait était une autre musique pour moi. Pendant que je faisais des gammes, il me murmurait des compliments à l’oreille, puis des déclarations, puis une promesse de mariage. Impossible de résister à ses désirs ; il m’enleva ; tant que dura son caprice, il s’amusa à m’enseigner le français. Le jour qu’il m’abandonna à mon malheureux sort, voici la lettre qu’il m’adressa. « Je vous recommande de ne révéler à personne votre connaissance de la langue française. À la faveur de l’atout que j’ai mis entre vos mains, vous pourrez, un jour ou l’autre, surprendre les secrets dont il ne tiendra qu’à vous de tirer grand profit. C’est en réalité la seule ressource sur laquelle vous puissiez faire fonds, puisque je n’ai pas un rouge liard à vous offrir, rappelez-vous qu’il est des conseils qui valent de l’or en barre. »

 

La vérité, c’est que Fanny méprisait trop ce professeur dans l’art de la perfidie pour se laisser pervertir davantage par ses conseils. Une des amies de la camériste, ayant réussi à lui trouver une situation, la personne qui l’avait gagée, s’informa si elle savait lire, écrire et comprendre le français ; l’ambiguïté des réponses de Fanny Mire lui inspira des soupçons et on la congédia sans autre forme de procès. À partir de cette époque, elle se fit une loi de cacher son savoir, comme un avare cache son trésor ; si l’occasion s’en fût présentée, sans doute elle n’en eût pas fait mystère ; or, pour être juste aussi, jamais elle n’avait été encouragée à s’épancher. Lorsque miss Iris était devenue lady Harry, les choses avaient pris un autre tour.

 

Par le seul fait d’appartenir au sexe fort, lord Harry et le docteur Vimpany excitèrent les soupçons de Fanny Mire et c’est alors qu’elle se souvint du conseil du professeur de musique ; un secret pressentiment l’avertissait qu’elle pourrait, en le mettant en pratique, servir les intérêts de lady Harry ; mais pour cela, il fallait que sa bienfaitrice se fît une loi de la discrétion. À cet instant, Iris arrête sur Fanny un regard froid et objecte que tant de dissimulation n’est pas admissible entre mari et femme. Fanny Mire reprend avec animation :

 

« Si vous faites savoir ce qui en est à lord Harry, il me renverra sur l’heure. Tout vaut mieux que cette éventualité. »

 

Iris hésitait ; en réalité, la seule personne sur le dévouement de qui elle pût compter n’était-elle pas Fanny ? Avant son mariage, elle eût considéré comme au-dessous d’elle d’accepter un service de ce genre d’une auxiliaire salariée ; mais déjà l’atmosphère morale dans laquelle vivait lady Harry exerçait sur elle, à son insu, une influence indirecte. Un observateur du cœur humain n’a-t-il pas dit : « Il reste toujours dans la conscience quelques-uns des sophismes qu’on y a semés » ; elle en garda l’arrière-goût comme d’une liqueur mauvaise.

 

La malheureuse femme finit par dire :

 

« Trompez le docteur si vous le croyez nécessaire à ma sécurité, mais du moins respectez lord Harry si vous voulez que je garde votre secret. Je me résume et vous défends d’écouter demain ce que mon mari dira à M. Vimpany.

 

– Je le voudrais, milady, que je ne le pourrais pas ; mais enfin, je puis épier le docteur ; je me demande ce qu’il fera avant de rejoindre lord Harry ; je tiens absolument à filer ce misérable et, pour cela, je prierai milady de m’envoyer demain faire des emplettes à Paris.

 

– Mais vous vous exposeriez à un véritable péril ?

 

– Permettez, milady, ça, c’est mon affaire.

 

– Allons, c’est entendu ! » fit lady Harry en fronçant douloureusement le sourcil.

 

XLIX

Le lendemain matin, lord Harry quitte le cottage, accompagné du docteur. Puis après un certain laps de temps, il rentre seul. Le changement qui s’était opéré en lui justifiait en tout point les appréhensions que sa femme avait conçues depuis son entretien avec Fanny.

 

L’air abattu, les yeux injectés de sang, la physionomie hagarde de lord Harry, accusaient une lutte intérieure, effet de la colère.

 

« Je n’en puis plus, dit-il en rentrant chez lui, donnez-moi un verre de xérès ? »

 

Sa femme mit à le servir une obéissance empressée ; elle comptait que ce stimulant réparateur lui rendrait les forces dont il avait besoin. Les petites querelles qui abaissent l’humanité, ne se font guère sentir que dans le calme monotone de la vie ordinaire, mais cessent aussitôt que de fortes émotions provoquent l’orage. En cet instant, nous voyons Iris, prise d’épouvante à l’idée que lord Harry a été exposé à une tentation grave, et lui tremblant que sa physionomie ne trahisse le trouble qui le torture. Les yeux baissés, Iris répond :

 

« Je crains que vous n’ayez appris de mauvaises nouvelles ?

 

– Oui, au bureau du journal », riposta lord Harry d’un ton triste.

 

Elle comprit qu’il dissimulait quelque chose de grave ; tous deux gardèrent le silence ; lord Harry paraissait complètement absorbé par ses préoccupations. Tous deux étaient assis côte à côte, unis par la plus intime des relations humaines et, néanmoins, étrangers l’un à l’autre !

 

Les minutes s’écoulaient lentement, très lentement, sans que la situation changeât. Lord Harry redresse enfin la tête, regarde sa femme d’un air triste et passionné. Iris obéissant aux impulsions du cœur, les seules qui ne trompent pas, rompit le silence.

 

« Que je voudrais pouvoir soulager vos tourments, dit-elle simplement. Je ne résiste pas à vous demander s’il n’y a rien que je ne puisse faire pour vous ?

 

– Venez ici, ma chère Iris. »

 

Alors, elle se rapproche de lui ; il l’attire contre son cœur et finit par dire :

 

« Embrassez-moi, ma chère femme. »

 

Et elle l’embrassa tendrement. Il poussa un profond soupir, la regardant d’un air implorant qu’elle ne lui avait jamais vu.

 

« D’où vient votre hésitation à me confier vos chagrins, mon cher Harry ; hélas ! je devine à quel point vous êtes préoccupé…

 

– Oui, répondit lord Harry, il est une chose que je regrette vivement.

 

– Laquelle ?

 

– C’est d’avoir prié Vimpany de revenir chez nous. »

 

Une joie avait saisi Iris ; elle regarda son mari avec attendrissement ; une rougeur de satisfaction se répandit sur le visage de la jeune femme. Cette fois encore, l’amour lui fit découvrir la vérité ! Le docteur avait dû laisser voir le bout de l’oreille pendant leur mystérieux entretien, et, de fait, son cynisme avait paru révoltant à lord Harry. Heureuse de découvrir qu’il lui accordait de nouveau sa confiance, Iris reprit :

 

« Après la communication que vous venez de me faire, je saisis avec joie l’occasion de vous dire que je suis aise de vous voir rentrer seul. »

 

La réponse de son mari la glaça.

 

« Vimpany est resté à Paris seulement le temps de remettre une lettre d’introduction à qui de droit ; dans un moment, il sera ici.

 

– Vraiment ! dit Iris avec une remontée d’amertume, quand cela ?

 

– Pour dîner, je suppose. »

 

Iris était encore sur les genoux de son mari, lorsqu’il lui demanda :

 

« J’espère, ma belle, que vous dînerez avec nous ce soir ?

 

– Oui, si tel est votre désir ?

 

– Vous n’en pouvez douter. J’avoue qu’il me déplairait singulièrement de me trouver en tête à tête avec Vimpany. De plus, un dîner sans vous, ici, n’est pas un dîner. »

 

D’un regard aimable, Iris le remercia de ce petit compliment, mais, au fond, elle était ennuyée de la perspective de revoir le docteur. Prenant son courage à deux mains, elle poursuivit :

 

« Doit-il dîner avec nous souvent ?

 

– J’espère que non. »

 

Si, d’un côté, lord Harry eut pu faire une réponse plus positive, d’un autre côté, sans doute, il ne voulait pas s’expliquer : il prit une porte échappatoire, en abordant un autre sujet, plus agréable pour lui, et s’exprima en ces termes :

 

« Ma chère Iris, du moment que vous avez exprimé le désir de me venir en aide dans mes anxiétés, je vais vous en fournir l’occasion. Je dois écrire tout à l’heure une lettre importante pour vos intérêts et pour les miens. Vous voudrez bien en prendre connaissance et m’en dire votre sentiment. Cette lettre très importante pour moi, comme je viens de vous le dire, m’oblige à une grande tension d’esprit, aussi vais-je aller m’isoler dans ma chambre. »

 

L’esprit plein de ces pensées, Iris réfléchissait à tout ce qui s’était passé, lorsque Fanny Mire entra ; elle venait raconter à lady Harry le résultat de son expédition à Paris.

 

Elle avait combiné son départ de façon à précéder l’arrivée de lord Harry et de M. Vimpany ; tous deux s’étaient rendus en causant de la gare au bureau du journal. Fanny avait réussi à les suivre en fiacre. Grâce à la voilette épaisse qu’elle portait pour voir sans être vue, elle put se rendre compte que le docteur prenait ensuite le chemin du Luxembourg ; il fut rejoint par lord Harry et tous deux se dirigèrent dans la partie la plus isolée du jardin. L’entretien fini, lord Harry sortit par une des portes de la grille, et son air bouleversé, sa démarche agitée, ne laissèrent pas de frapper Fanny Mire. M. Vimpany étant venu à passer près d’elle, les mains enfoncées dans ses poches, elle put constater qu’un singulier sourire errait sur ses lèvres ; de méchantes pensées renforçaient à coup sûr sa gaieté de mauvais aloi !

 

Fidèle à sa première idée d’espionnage, elle voit le docteur prendre la direction de l’Hôtel-Dieu et le suit de loin. Arrivé à la porte, il tire une lettre de son calepin et la remet au concierge. Peu après, un individu s’empresse à saluer poliment le docteur, qu’il conduit dans l’intérieur de l’hôpital. Fanny Mire guette sa sortie pendant plus d’une heure. Quel pouvait être son dessein en venant dans un hôpital français ? Quel but poursuivait-il en y restant si longtemps ? Découragée par ces mystères insondables, harassée de fatigue, Fanny s’en revint à Passy, très anxieuse de communiquer ces nouvelles à lady Harry ; mais, au moment où elle allait le faire, lord Harry entre dans la pièce, une lettre à la main. Il va de soi que l’on congédia brusquement Fanny.

 

L

Le sauvage lord désirait dire un mot à Iris, avant de lui remettre sa fameuse lettre ; sans périphrase, il exposa la situation en ces termes :

 

« Voici les embarras qui surgissent, à la suite de la réunion à laquelle je viens d’assister. Il s’agirait d’arrêter les conditions d’un nouvel emprunt, rendu nécessaire par des dépenses imprévues du Continental Herald. Après une longue discussion, on a décidé qu’il incombait aux propriétaires de fournir la somme nécessaire, d’où mes derniers billets de banque vont fondre comme beurre au soleil. L’espoir fondé sur les dividendes est un leurre ! tous les comptes sont changés en mécomptes !

 

Désillusionné, il se voyait dans l’odieuse dèche, s’il ne parvenait à se forger des ressources, en attendant les résultats gigantesques que le Continental Herald ne pouvait manquer de produire d’ici six mois enfin, aux misères excessives, les résolutions désespérées !

 

« Je me suis adressé à mon frère, dit-il.

 

– À votre frère ! répéta Iris d’un ton découragé. Je me rappelle vous avoir entendu dire que vous lui aviez déjà écrit une lettre dithyrambique à ce sujet, lettre à laquelle il vous a fait répondre de la façon la plus insolente par son homme d’affaires. Jugez un peu !

 

– Vos souvenirs ne vous trompent pas, Iris, mais cette fois-ci, le hasard semble nous servir et c’est de bon augure. Mon frère est sur le point de se marier, sa fiancée, richissime héritière, est une adorable créature qu’il suffit de voir, dit-on pour admirer et pour aimer, cette heureuse circonstance ne saurait manquer de produire une influence émolliente même sur le cœur le plus dur. Tenez, Iris, lisez ce que j’ai écrit et dites moi tout franchement votre manière de voir. »

 

Sur ce, lady Harry prit connaissance de la prose de son époux, l’impression qu’elle en éprouva mit un baume sur l’âme ulcérée de son mari.

 

L’épître en question fut jetée à la poste ce même jour.

 

Si la gaieté d’un convive suffit à le rendre agréable à ses hôtes, celle du docteur, ce jour-là, atteignit facilement ce but, d’une galanterie exquise avec lady Harry, il raconte anecdote sur anecdote, tout en faisant honneur au vin de Chablis de son amphitryon et aux mets affriolants de la cuisine française. Il mit successivement la conversation sur les finances, le sport et la littérature, mais lord Harry, loin d’y mordre, se tenait silencieux comme une carpe, au dessert, le convive entama avec entrain une question d’horticulture avec lady Harry, mais il émit une opinion si saugrenue au sujet d’une plantation à faire dans le jardin, que pour le confondre, Iris va chercher un manuel de jardinage. Dès que le docteur eut réussi à faire déguerpir la maîtresse de maison, se retournant brusquement vers lord Harry, il dit d’un ton à la fois insolent et obséquieux :

 

« Eh bien ! avez-vous pris une décision depuis notre entrevue au Luxembourg ? Êtes vous enfin résolu à user du moyen que je vous ai proposé pour lester votre bourse et vous remplumer ?

 

– Non, certes, je le repousserai, au contraire, ce moyen tant qu’il me restera un souffle de vie.

 

– Je m’en doutais ! fit le docteur avec un sourire de pitié. D’où je conclus, que vous avez un autre truc pour gonfler votre ballon dégonflé ? Et quel est-il, s’il vous plaît ?

 

– Je vous demande de patienter jusqu’à la fin de la semaine.

 

– Alors vous me direz quel remède vous avez trouvé ?

 

– Je vous l’ai promis, docteur, et je n’ai qu’une parole. »

 

On entendit à cet instant la porte s’ouvrir :

 

« Chut ! » s’écria lord Harry.

 

Iris rentre un livre à la main et met sous les yeux du docteur le passage qui doit l’éclairer ; sur ce, il s’incline le plus galamment du monde et s’avoue vaincu.

 

Les jours se suivent avec lenteur et M. Vimpany continue à se montrer aussi facile à vivre que souple et poli. Il décampe tous les matins et tous les matins l’astucieuse Fanny suit sa piste comme un limier, celle d’un renard. Après de longues courses faites dans Paris, il dirige invariablement ses pas vers l’un des hôpitaux de la capitale, où, sur une lettre qu’il présente, on le fait entrer.

 

Quel but poursuivait le docteur ? Mystérieux problème, secret insondable !

 

Le dernier jour de la semaine, au matin, l’on remit à lord Harry la lettre si impatiemment attendue. Pressée d’en connaître le contenu, Iris arrive aussitôt chez son mari, mais déjà les fragments de la missive jonchent le sol ; à coup sûr, cette réponse est une fin de non-recevoir.

 

Iris, entourant de ses bras le cou de son mari, lui dit de sa voix la plus caressante :

 

« Oh ! mon pauvre ami, qu’allez-vous faire ?

 

– Rien.

 

– Quoi ! n’y a-t-il personne qui vous puisse venir en aide ?

 

– Personne, si ce n’est vous, Iris, reprit-il en lui passant la main sur le front.

 

– Alors, dites-moi vite, de grâce, en quoi et comment ?

 

– Écrivez à Montjoie et demandez-lui de me faire un prêt d’argent. Iris eut un haut-le-corps. Quelle honte ! quelle dégradation. Surprise, indignée, outrée, elle s’éloigne de son mari et pousse un cri de dégoût !

 

– Vous refusez ? » fit-il.

 

D’un air égaré et les larmes étouffant sa voix, Iris reprit :

 

« Me feriez-vous l’insulte d’en douter ! »

 

Sur ce, le sauvage lord tire la sonnette avec furie et disparaît ; sa femme l’entend s’informer dans le vestibule où est le docteur.

 

« Mylord, le docteur est au jardin », répondit Fanny.

 

M. Vimpany, en effet, savourait à la fois le bon air de Passy et un excellent cigare. Lord Harry s’avance à pas de géant dans la direction de son ami et l’aborde en articulant un juron.

 

« Tout beau ! s’écrie le docteur d’un air folâtre, à quoi bon vous emballer pareillement. Est-ce oui,… est-ce non ?

 

– C’est oui ! Infernale canaille, répond son interlocuteur.

 

– Tous mes compliments, fit le docteur d’un air gouailleur.

 

– Vos compliments, de quoi ? riposte lord Harry d’un ton d’humeur rancunière.

 

– Parbleu ! d’être un aussi vil gredin que moi ! » s’écria le docteur d’une voix rogue.

 

LI

Le plan indigne, proposé par lord Harry à Iris pour faire venir l’eau au moulin, avait eu de sérieuses conséquences. La plus grave de toutes, sans contredit, était le refroidissement du mari et de la femme.

 

Lady Harry vivait renfermée dans ses appartements ; lord Harry passait la moitié des journées hors de chez lui, tantôt en compagnie du docteur, tantôt avec d’autres amis. Iris souffrait cruellement de la situation que son orgueil blessé et son ressentiment lui imposaient. Elle n’avait aucun ami à qui demander conseil ; elle n’était même plus d’accord avec Fanny qui, n’ayant en vue que les intérêts de sa maîtresse, s’avisait qu’une séparation de corps pouvait seule tirer lady Harry de ce bourbier. Plus le sauvage lord s’acharnait à conserver sous son toit cette franche canaille de docteur, plus fatal pouvait devenir l’empire que prenait sur lui un homme à qui tous les moyens étaient bons pour arriver à ses fins.

 

Autant que sa situation pouvait le lui permettre, Fanny s’efforçait de creuser l’abîme qui séparait le mari et la femme. Tandis que la pauvre servante soumettait à sa maîtresse des idées qui ne réussissaient qu’à l’irriter davantage encore, Vimpany, de son côté, dépensait jusqu’à son dernier syllogisme, pour démontrer à son hôte qu’il devait repousser toute tentative de réconciliation qui lui viendrait directement ou indirectement de sa femme ; causant avec lui, il disait :

 

« Lady Harry cache sous les apparences de la douceur, une âme vindicative. Profitez donc tout de suite des avantages que vous offrent les circonstances, en acceptant, si tel est le désir de Lady Harry, une séparation à l’amiable, laquelle, vous le savez aussi bien que moi, vous permettra de forcer votre femme à réintégrer le domicile conjugal.

 

– Permettez-moi de vous dire que ce n’est pas très loyal, répondit lord Harry en hochant la tête.

 

– Loyal ou non, reprit le docteur, l’essentiel est de pouvoir la rappeler quand sa présence sera nécessaire à la réussite de notre fameux projet,… complot,… expédient,… comment dire ? disons canaillerie ! Il faut lui épargner – voyez comme je suis prudent – d’être mise dans le secret de la chose ; sa rigide moralité pourrait en être révoltée, d’où toute l’affaire irait à vau-l’eau. Vous comprenez,… passez-moi la bouteille, please, et nous reparlerons de cela plus tard. »

 

Le jour suivant, une circonstance fortuite démolit le plan par lequel Iris devait être éloignée de la scène d’action. Lord Harry et sa femme se trouvèrent par hasard sur le palier de l’escalier.

 

Redoutant l’émotion que trahiraient ses regards, si elle venait à rencontrer ceux de son mari, Iris, les paupières entrecloses, serre la muraille afin de s’esquiver ; lord Harry croit à tort que sa femme, en détournant les yeux, lui témoigne du mépris ; le rouge de la colère lui monte aux joues ; il se décide à mettre en pratique les conseils de Vimpany ; ouvrant la porte de la salle à manger déserte, il dit à Iris qu’il désirait avoir avec elle un moment d’entretien. L’instant d’après, il raconte que le docteur lui a fait la morale : « Aux grands maux, les grands remèdes ! » avait-il dit.

 

Quand la vie en commun est devenue intolérable, il n’y a qu’une chose à faire : aller chacun de son côté. C’était là, une méchante action ; la jeune femme en ressentit comme une décharge électrique ; pour la première fois depuis leur brouille, elle se décida à parler à son mari.

 

« Ce que vous dites là, est-il sérieux ? » interrogea-t-elle.

 

Sa voix dénotait une émotion extrême ; Iris semblait revivre les jours heureux du passé. L’amour blessé faisait trembler ses lèvres nerveuses ; elle sentait un déchirement de tout son être. À cette minute, lord Harry sentit sa colère se fondre, mais son orgueil offensé ne se courba pas pour cela, et il garda le silence.

 

« En somme, si vous êtes réellement fatigué de moi, poursuivit-elle, séparons-nous. Je m’éloignerai sans vous adresser ni prières ni reproches ; quelle que soit la douleur qui m’oppresse, je vous en épargnerai le contre-coup. »

 

Un instant, le sang-froid d’Iris faillit l’abandonner ; sa poitrine gonflée haletait ; elle tremblait de céder à l’amour, à cet amour aveugle, qui l’avait si cruellement déçue ! Enfin, reprenant possession d’elle-même, elle dit avec calme :

 

« Dois-je interpréter votre silence comme un arrêt d’expulsion ? »

 

Tout homme éprouvant pour Iris les sentiments qu’elle inspirait à son mari, n’eût pu résister à des paroles si dignes ; elle restait là, debout, immobile, extrêmement pâle. Soudain, il lui tend les bras, elle s’y précipite et sans qu’un mot fût échangé entre eux, la fatale réconciliation était un fait accompli.

 

Ce jour-là, à dîner, une grande surprise attendait le docteur ; ses lèvres ébauchèrent un sourire diabolique, quand il constata que lady Harry occupait à table sa place habituelle. Mais il n’en perdit pas pour cela un coup de dent et se montra même singulièrement gai. Dès qu’Iris se fut retirée, lord Harry, débarrassé d’un poids sur la conscience, but de nombreux verres de xérès en l’honneur de sa dame. Le docteur, sans intervenir dans les affaires d’autrui et outré de la déraison de lord Harry, se borna à verser dans le gilet de son amphitryon les confidences de sa vie conjugale.

 

« Palsambleu ! s’écrie-t-il en riant d’un mauvais rire, si j’avais mis de côté une pièce d’or, chaque fois que je me suis brouillé avec ma femme, ma foi ! je serais un Crésus aujourd’hui ! Et vous, mon cher, de combien de grandes scènes avec lady Harry avez-vous gardé le souvenir ?

 

– Deux, en tout et pour tout, répondit son interlocuteur d’un ton convaincu et en se frottant les mains.

 

– Pas possible ! deux en tout et pour tout ! répéta le docteur, car de ma vie, je n’ai rencontré deux êtres aussi dissemblables, aussi peu faits pour s’entendre que vous et lady Harry ! Vous haussez les épaules. Pardieu ! c’est une habitude invétérée chez vous, de me contredire. En dépit de votre sécurité, je vous parie un panier de vin de Champagne (première marque) que d’ici un an, vous ne vous entendrez plus du tout, mais du tout, avec votre moitié.

 

– Topez là ! » reprit lord Harry et, sur ce, il propose à son convive de boire à la santé de lady Harry : « D’ici un an, docteur, ce sera à son tour de boire à votre santé avec du vin de Champagne que vous aurez payé ! »

 

Le lendemain matin, le facteur remit deux lettres au chalet de Passy ; l’une, adressée à lady Harry, portant le timbre de Londres, était de Mme Vimpany ; quelques lignes de Hugues s’y trouvaient annexées, les voici :

 

« Les forces me reviennent lentement, écrivait-il, mais ma garde-malade, toujours bonne et dévouée, m’affirme que toute crainte de contagion a disparu. Vous pouvez donc encore écrire à votre vieil ami, si lord Harry n’y fait pas objection et cela sans courir aucun danger ; une fois de plus, ma main, encore faible, commence à trembler. Il est superflu d’ajouter, n’est-il pas vrai, combien je serai heureux de recevoir bientôt de vos nouvelles. »

 

Dans sa joie, Iris proposa à son mari de lui donner communication de cette lettre, mais il se borna à répondre tout en ouvrant son journal :

 

« Je suis heureux d’apprendre la guérison de Hugues Montjoie. »

 

Il prononça ces mots d’un ton glacial, en jetant sur Iris un regard implacable, car il ne pouvait maîtriser sa jalousie, circonstance aggravante, que sa femme avait oubliée.

 

Le même jour, Iris répondit à Hugues du ton de confiance et d’affection qu’elle avait eues avec lui avant d’être lady Harry. Elle avait fermé sa lettre et mis la suscription, quand elle constata que sa petite provision de timbres-poste était épuisée. Au moment où elle en demandait un à Fanny Mire, le docteur Vimpany qui passait, entendit la camériste répondre :

 

« J’en manque également. »

 

Sur ce, avec une politesse extracourtoise, il propose à lady Harry de lui rendre ce léger service et, après cela, il fixe lui-même le timbre sur l’enveloppe.

 

Dès qu’elle fut seule avec sa maîtresse. Fanny joignant les deux mains, l’œil ardent et très tourmentée de ce qui venait de se passer, s’écria :

 

« Si ce n’est pas pitoyable ! Voilà ce goujat qui a réussi à savoir à qui milady a écrit ! »

 

Entre temps, le docteur était descendu au jardin, afin de prendre connaissance d’une lettre qu’il avait reçue le matin même. Blottie dans la serre, où elle était occupée à arroser de frêles verdures, Fanny put aisément observer M. Vimpany. Celui-ci, après avoir lu et relu l’épître en question, ayant avisé la camériste, la pria d’aller dire à lord Harry qu’il désirait lui parler. Le sauvage lord arrive aussitôt au jardin ; lui aussi prend connaissance de la lettre, après quoi, il la rend au docteur : tous deux s’acheminent alors vers la maison ; Vimpany prononce quelques mots qui semblent mal pris par son compagnon ; malgré tout, il tient bon et semble, à la fin, avoir gain de cause ; ils consultent un indicateur sur la table du salon, et s’empressent de partir pour la gare de la Muette. Fanny Mire va de nouveau dans la serre. Quel but poursuivait le docteur ? Pourquoi tenait-il à être accompagné par lord Harry ? Il fut un temps où Fanny eût pu trouver facilement la solution du problème, en montant, elle aussi, en chemin de fer. Encore qu’elle eût pardonné à sa camériste son ingérence dans ses affaires privées, Iris n’admettait pas, par exemple, qu’elle commentât la conduite de lord Harry. À lui seul le devoir de protéger sa femme, si jamais la chose était nécessaire.

 

« Je me plais à reconnaître vos qualités, avait-elle dit à Fanny avec sa bonne grâce habituelle envers ses inférieurs ; mais, une fois pour toutes, je ne désire plus vous entendre parler ni du docteur, ni des soupçons que vous concevez sur lui. »

 

Fanny crut remarquer un changement de conduite non équivoque chez lady Harry ; elle l’attribuait à la déplorable influence du mari sur la femme, mais son dévouement resta le même et elle attendit avec résignation le temps où les inquiétudes que lui inspiraient lord Harry et M. Vimpany seraient justifiées. Condamnée à l’inaction, elle arpentait la serre d’un pas trépidant. Soudain, elle entend résonner à travers la mince cloison du cottage, le son argentin de la petite horloge de la salle à manger.

 

« Je me demande, pensa-t-elle, si le docteur et son ami ont déjà franchi le seuil d’un hôpital ? »

 

Par le fait, elle était dans le vrai ; entre temps, ils se rapprochaient de l’Hôtel-Dieu ; ils y furent reçus par un médecin français, lequel les présenta aux autorités médicales attachées à l’établissement. Il leur tint à peu près ce langage :

 

« Le docteur Vimpany appartient à l’École de médecine de Londres. Le président de cette École, dont M. Vimpany est le confrère et l’ami, lui a donné une lettre de recommandation pour le médecin en chef de l’Hôtel-Dieu. »

 

Cela dit, M. Vimpany s’incline et commence à exposer son nouveau traitement pour la tuberculose. Après avoir fait ses études à Paris, la reconnaissance lui imposait le devoir de se placer sous la protection des princes de la science, pratiquant à Paris. Donc, dans l’une des salles de cet hôpital, et après maintes recherches dans d’autres établissements hospitaliers, il avait trouvé un malade dont l’état se prêtait particulièrement au remède combiné par lui ; mais, d’un autre côté, un air plus pur que celui d’une grande ville, une chambre non partagée avec d’autres phtisiques, étaient des conditions indispensables au succès de sa découverte. Or, ces avantages exceptionnels et d’autres encore, lui étaient offerts par son noble ami lord Harry Norland.

 

M. Vimpany, d’ailleurs, se prêta volontiers à répondre aux questions que les chefs de l’établissement et ses aides trouvèrent à propos de lui poser.

 

Ces explications ayant paru parfaitement satisfaisantes à tout le personnel, les médecins et les internes entourèrent le docteur. Le patient qui excitait à un haut degré l’intérêt de ce membre de la faculté anglaise, se nommait Oxbye, Danois d’origine, et exerçait dans son pays la profession d’instituteur primaire. Puis, il s’était décidé à venir chercher à Paris une position plus lucrative et moins fatigante pour un homme de faible constitution. À la faveur de sa parfaite connaissance des langues française et anglaise, il avait pu obtenir un emploi de copiste et de traducteur ; c’était le pain quotidien, mais rien à mettre dessus. Peu à peu il s’anémia ; bref, on aurait pu voir le jour à travers ses os ! Quand il entra à l’hôpital, les microbes, introduits par la misère, s’étaient développés en lui sans être contrariés ; le docteur, chargé de lui donner ses soins, communiqua par écrit ses impressions à son collègue anglais, disant que les remèdes qu’il avait prescrits restaient sans effet ; les autres praticiens opinèrent du bonnet ; d’un commun accord, le cas fut considéré comme désespéré : on communique alors au pauvre Danois la proposition du docteur Vimpany et de son généreux ami ; enfin, on lui posa cette question : « Que préférez-vous : rester ici, ou profiter de l’offre que l’on vous fait ? » D’entrée de jeu, tenté par la perspective d’un changement d’air, par l’idée d’occuper une chambre à soi, dans une maison agréable, chez un Anglais riche, avec un jardin à sa disposition et des fleurs pour réjouir ses yeux, il accepta avec enthousiasme.

 

« De grâce, disait-il, signez mon exeat et je guérirai ! »

 

Avant de lui donner l’autorisation qu’il souhaitait, on l’invita à réfléchir pendant quelques heures. Entre temps, les médecins furent frappés d’une certaine ressemblance entre le patient poitrinaire et le philanthrope milord. En réalité, ils ont le tact de ne pas dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas. D’autre part, dès que le docteur Vimpany se trouve en tête à tête avec le sauvage lord, il demande à brûle-pourpoint :

 

« Avez-vous considéré le Danois ?

 

– Assurément.

 

– N’avez-vous pas été frappé de la ressemblance…

 

– Moi ? Oh ! pas du tout », interrompit vivement lord Harry.

 

L’éclat de rire retentissant poussé par le docteur fit retourner les gens qui passaient en ce moment.

 

« Que la foudre m’écrase ! Ah ! fit-il, voici une nouvelle preuve que l’on ne se connaît pas soi-même ?

 

– Alors, vous en êtes extrêmement frappé, vous ? demanda lord Harry d’une voix triste.

 

– En bonne conscience, me serais-je donné tant de mal pour arriver à mon but, si cette ressemblance n’avait été aussi frappante ? »

 

Le lord irlandais se tut. Quand le docteur lui demanda pourquoi il gardait le silence, il répondit d’un ton sec :

 

« Ce sujet de conversation me déplaît souverainement. »

 

LII

Dans la soirée de ce même jour, Fanny Mire, en apportant le café dans la salle à manger, y avise lord Harry et le docteur en tête à tête ; à son entrée, ils commencent à parler français ; elle s’arrange de façon à rester dans la pièce, sous le prétexte apparent de serrer différents objets dans le buffet. Le sauvage lord tient le dé de la conversation ; il s’informe si le docteur avait réussi à se procurer une chambre près du cottage ; son interlocuteur répond que non seulement il en a loué une, mais qu’il s’est, en outre, acheté un appareil de photographie.

 

« Nous sommes donc en mesure de recevoir notre intéressant Danois.

 

– Et quel jour viendra-t-il ? interrogea lord Harry, que dois-je dire à ma femme ? que va-t-elle penser en apprenant qu’un malade d’hôpital occupe votre chambre, que vous lui donnez vos soins et que tout cet arrangement a reçu mon approbation ? »

 

Le docteur, après avoir siroté son café, reprit avec un sourire abominable :

 

« Les autorités médicales ont bien admis l’histoire que nous avons forgée ; faites-la de même gober à votre femme, pardieu !

 

– Ah ! vous ne la connaissez guère !

 

– Après tout, c’est votre faute si elle est encore ici, riposta le docteur après avoir allumé un cigare et s’être assuré de sa bonne qualité. Si vous m’aviez écouté, nous serions déjà débarrassés de la présence de lady Harry ; toutefois, je peux arranger l’affaire si vous m’y autorisez. L’important c’est de trouver une garde-malade pour notre jeune phtisique ; là gît la difficulté. »

 

À cet instant. Fanny est tellement absorbée par ce qu’elle entend, qu’elle oublie son rôle, reste bouche bée et écoute. À la faveur du sens d’observation dont est doué le docteur, il s’aperçoit de la chose et dit en anglais en s’adressant à elle :

 

« Some fresh water, if you please[1] ? »

 

Dès que la femme de chambre a quitté la pièce, il reprend, en français, cette fois :

 

« Nous sommes dans de jolis draps, mon cher ! Le diable m’étrangle ! Fanny Mire comprend le français !

 

– Allons donc, que dites-vous là, docteur !

 

– Tenez, vous allez voir ce qui en est dans un instant.

 

– À quel expédient allez-vous recourir ?

 

– Je vais lui lancer de but en blanc une insulte à la tête. »

 

L’instant d’après, Fanny rentre tenant une carafe d’eau qu’elle va placer devant le docteur. Alors, saisissant par le bras la servante, il la dévisage et l’apostrophe en disant :

 

« Vous nous avez mis dedans, drôlesse ! »

 

La physionomie bouleversée de la camériste, son expression de stupeur et de colère, la trahissent instantanément ; elle a l’air défait d’une condamnée devant ses juges !

 

Lord Harry veut la mettre tout de suite à la porte de chez lui ; le docteur intervient.

 

« Non, non, il ne faut pas priver inopinément lady Harry d’une servante aussi accomplie, d’une femme de chambre sachant le français, mais qui est trop modeste pour en convenir. »

 

Exaspérée de se voir prise la main dans le sac, Fanny veut quand même avoir le dernier mot ; elle reprit :

 

« Grâce à la connaissance que j’ai de la langue française, je vous ai entendu dire, docteur, que vous avez besoin d’une garde-malade pour soigner un jeune poitrinaire. Supposons que milord me prenne à l’essai ? »

 

L’insolence de la servante dépassait toutes les bornes. Lord Harry, hors des gonds, lui intime carrément l’ordre de sortir immédiatement de chez lui.

 

Le docteur s’interpose et reprend d’un ton mielleux :

 

« Patience et longueur de temps font plus que force et que rage », puis s’adressant à Fanny, il dit avec un sourire hypocrite :

 

« Je vous ferai savoir dimanche prochain, si nous avons besoin de vos services. »

 

Lord Harry, sans désarmer, fait signe à Fanny de passer la porte ; puis, considérant le docteur avec effroi, bouleversé, il s’écrie :

 

« Cré nom ! avez-vous perdu la raison ?

 

– Du calme, du calme ; veuillez d’abord répondre à ma question : n’avez-vous pas quelques gouttes de sang anglais dans les veines ?

 

– Si fait, force m’est d’en convenir, répondit le lord irlandais, ma grand’mère était Anglaise.

 

– Tant mieux, mon cher, cela me fait espérer qu’il y a en vous quelques grains de bon sens. Et bien, écoutez ceci : Fanny Mire est trop intelligente pour être traitée comme une simple servante ; je ne serais pas éloigné de croire que c’est une espionne stipendiée par lady Harry. Que je me trompe ou non, le seul moyen dont je dispose pour me garer des griffes du chat, c’est de la prendre comme garde-malade. Voyons, mon état mental vous inspire-t-il encore des craintes ?

 

– Oui, plus que jamais ! répondit son interlocuteur d’un ton animé.

 

– Vertu de ma vie ! Vous n’avez rien de votre grand’mère. Alors, admettons que Fanny Mire veuille nous trahir ; cela ne nous fera ni chaud ni froid, comme on dit vulgairement. Que sait-elle de nos affaires, en réalité ? Qu’a-t-elle appris, je vous le demande ? Qu’un malade doit venir ici ; mais à quelles fins ? Pourquoi ? Elle l’ignore totalement, puisque nous n’en avons soufflé mot. Sans doute, elle nous aura entendu dire que lady Harry est un obstacle à nos projets, où est le mal ? Avons-nous jamais divulgué le secret que nous sommes intéressés à cacher à votre femme ? Pas le moins du monde. Si cette rusée coquine devient la garde-malade d’Oxbye, elle s’associera sans doute à l’idée que nous poursuivons, c’est-à-dire la mort du Danois. Vous frissonnez ! Ma parole d’honneur, vous avez l’air de porter le diable en terre ! Ce n’est pourtant pas d’un crime qu’il s’agit, mais d’une mort naturelle, la consomption, la phtisie, les tubercules et les microbes, par-dessus le marché ! le tout produira le résultat désiré. Mon noble ami ! que votre conscience se rassure : où il n’y a pas de crime, il n’y a pas de mal ! »

 

Le lord irlandais, assis alors près de la fenêtre, recule vivement sa chaise.

 

« Si, dans ma famille, la race irlandaise n’est pas absolument pure de sang anglais, je vous affirme, Vimpany, que Satan, par contre, doit être quelque peu votre cousin.

 

– En tous cas, un cousinage diabolique me semble préférable à un cousinage irlandais ! » s’écria le satané docteur.

 

Il venait de lancer cette insolence, quand Fanny, ouvrant la porte, le prévint qu’un employé de l’hôpital, attaché au secrétariat, désirait lui parler et lui faire savoir que le Danois acceptait l’hospitalité qui lui était offerte ; le corps médical, de son côté, n’y mettait qu’une condition : c’est qu’une garde-malade compétente serait attachée à la personne du Danois. Si la personne proposée à cet effet par M. le docteur était en état de répondre avec succès à l’examen qu’on allait lui faire subir, le patient serait aussitôt transporté à sa nouvelle demeure. Le lendemain, un événement domestique de première importance, dépassant de beaucoup les prévisions humaines, se produisit : M. Vimpany et Fanny Mire franchirent ensemble la distance qui sépare Passy de Paris !

 

LIII

Lady Harry garda de pénibles souvenirs du jour où le docteur avait emmené Fanny Mire à l’Hôtel-Dieu, pour lui faire passer des examens de garde-malade.

 

Ayant sonné sa femme de chambre, Iris voit apparaître la cuisinière ; laquelle s’excuse, disant que Fanny est sortie.

 

Plus chagrinée encore que contrariée de ce manque de déférence à ses ordres, lady Harry se borne à dire :

 

« Dès qu’elle sera rentrée, prévenez-la que j’ai à lui parler. »

 

Deux heures plus tard, la fugitive reparut.

 

« Je vous ai refusé tantôt la permission de sortir, articula lady Harry, et voici deux heures d’horloge que vous êtes dehors ! Vous auriez pu me faire savoir directement que vous avez le désir de quitter mon service.

 

– Grand Dieu ! une pareille détermination est à cent lieues de mon esprit, répondit Fanny d’un ton respectueux.

 

– Que signifie votre conduite ?

 

– Cela signifie, milady, qu’un devoir à remplir m’a mise dans l’obligation d’enfreindre vos ordres.

 

– Quoi, une affaire personnelle ?

 

– Pardon, milady, il ne s’agissait pas de moi.

 

– De qui alors ?

 

– De milady. »

 

Au même instant, lord Harry fait irruption dans la pièce ; la présence de Fanny le décide à battre en retraite et il dit à sa femme :

 

« Je vous croyais seule ici, Iris ; je reviendrai plus tard, pardon. »

 

Une pareille concession faite à une servante était tellement en dehors des habitudes du sauvage lord, que sa femme, jetant un regard significatif du côté de Fanny celle-ci se retire immédiatement, et Iris s’empresse de le rappeler.

 

« Vrai, je tombe des nues ! dit-elle à lord Harry, dès qu’ils furent seuls ; à quoi pensez-vous ? »

 

Alarmée de l’expression hagarde de son mari, elle ajouta :

 

« Est-il arrivé un événement si grave, si imprévu, si terrifiant que vous n’osiez me le dire ?

 

Il s’assit près d’Iris, lui prit la main et la regarda d’une manière qui impressionna beaucoup la jeune femme. C’était de la défiance plutôt que de l’amour, mais pourtant avec un certain désir de conciliation.

 

« Je crains de vous causer une nouvelle surprise, balbutia-t-il.

 

– Qu’est-ce à dire ?… De grâce,… parlez ?

 

– Il s’agit de Vimpany », répondit-il en grimaçant un sourire.

 

Alors, Iris retirant sa main, reprit : « Ah ! je comprends… vous avez à me faire une communication qui menace de mettre ma patience à l’épreuve.

 

– Encore une fois, Iris, votre imagination va vous faire prendre des mouches pour des éléphants, comme on dit. Au total, ce n’est rien d’aussi grave que vous le pensez, il s’agit tout simplement d’un petit changement…

 

– Un petit changement, vous dites ? demanda Iris avec vivacité.

 

– Eh bien, ma chérie… »

 

Il y eut un moment de silence, son interlocuteur dut prendre sur lui avant d’ajouter :

 

« Je veux dire que les plans de Vimpany se sont modifiés, en ce sens, qu’il renonce à avoir sa chambre ici.

 

– Ouf ! s’écria Iris, les veux brillants de joie. Quelle délivrance, enfin ! Ce n’est pas une mauvaise plaisanterie, autrement, je me fâche sérieusement. Ah ! quel plaisir j’aurai à aller aérer, ce soir, la chambre du docteur après son départ ! »

 

À cet instant, lord Harry se lève et se dirige du côté de la fenêtre. Iris sait, par expérience, que c’est, chez lui, l’indice d’un certain embarras ; elle le suit ; évidemment il n’a pas tout dit ! D’un ton d’amère résignation, elle reprend :

 

« Continuez, Harry.

 

– Ce soir, ma chère, ce sera impossible…

 

– Pourquoi cela ?

 

– Par la raison que cette même chambre sera occupée.

 

– Ah ! par l’un de vos amis sans doute ?

 

– Vrai, je suis ici comme un homme devant un juge d’instruction, habile à fouiller la conscience d’autrui. Non, mon beau juge ; il ne s’agit d’aucun de mes amis.

 

– Alors de ceux du docteur ? » interrogea Iris.

 

Pour rompre les chiens, lord Harry reprit avec volubilité :

 

« Quelle belle journée ! si nous descendions dans le jardin ?

 

– Remarquez que vous avez omis de répondre à ma question ? dit lady Harry avec insistance.

 

– Excusez-moi, ma chère, mais je pensais à autre chose. J’étais sorti, comme on dit aujourd’hui. »

 

Sans changer de place, Iris reprit :

 

« Je veux savoir si, oui ou non, la chambre de M. Vimpany doit être de nouveau occupée ; veuillez répondre catégoriquement à ma question ?

 

– Eh bien ! si je vous disais qu’elle doit être occupée par l’un de ses clients, vous sauriez la vérité, riposta le sauvage lord du ton de l’impatience.

 

– Allons donc ! fit-elle de l’air le plus naturel du monde. Un vrai malade ?

 

– Oui, et même très malade.

 

– Un homme, une femme ? interrompit Iris.

 

– Un homme.

 

– Un Anglais ?

 

– Il sort de l’Hôtel-Dieu ; votre interrogatoire est-il fini ? »

 

Iris fait quelques pas, puis elle se laisse choir dans un fauteuil. L’étrange communication que son mari vient de lui faire, l’a frappée de stupeur. Son amour pour lord Harry, sa connaissance intime de son caractère, sa faculté de percer à jour ses pensées, auraient dû faire deviner à Iris la vérité ; spéculant, raisonnant, doutant, elle le considère avec angoisse.

 

Le sauvage lord, immobile à la fenêtre, les bras croisés, le dos tourné au jardin, regarde sa femme avec des yeux comme illuminés par l’attente. Que va-t-elle dire ?

 

« Je ne comprends pas, je l’avoue, reprit la jeune femme, la concession que vous faites à M. Vimpany, encore un coup, veuillez vous expliquer ? »

 

Mais lord Harry se demande si sa femme, connaissant le docteur comme elle le connaît ajoutera foi aux contes qu’il a réussi à imposer à la crédulité des médecins de l’Hôtel-Dieu. Toujours est-il que lord Harry se décide à tenter l’expérience, le résultat, quel qu’il puisse être, mettra un terme à la responsabilité qui lui incombe en ce moment, et qui l’écrase. Au contraire, s’il échoue, il n’aura plus rien à dire, rien à faire, ce sera fini. Un sourire éclaire son visage, il fait une pose, puis, tout à coup, il s’écrie :

 

« Quelle femme extraordinaire vous êtes ! Je viens ici avec l’intention bien arrêtée de vous dire quelque chose et il faut que ce soit vous qui remettiez de l’ordre dans ma mémoire ; c’est trop fort ! Voyons, donnez-moi un baiser et je commence mes explications, veuillez seulement ne pas oublier que c’est de Vimpany qu’il s’agit. »

 

Enfin, le moment terrible de tout dire est arrivé. Lord Harry s’exécute. Il raconte l’histoire inventée par le docteur, histoire qui produit sur son interlocutrice un effet auquel il était à cent lieues de s’attendre. À mesure qu’Iris l’écoute, son visage prend une expression plus douloureuse, le sang paraît se figer dans ses veines, quand il a fini, elle garde un silence mortel. La voyant changer de couleur, il comprend qu’un pressentiment sinistre l’envahit.

 

Si la cervelle de lord Harry n’eût été aussi légère que celle d’un oiseau, s’il eût eu conscience de la relation entre les effets et les causes, et l’impression ressentie par sa femme ne l’eût rien moins que surpris.

 

Prétendre lui faire croire à elle, qu’un charlatan sans foi ni loi comme Vimpany avait fait en médecine une découverte de la plus haute importance, prétendre lui faire croire, à elle, qu’un des malades de l’Hôtel-Dieu allait devenir sans motif plausible l’hôte de lord Harry, prétendre, enfin, lui faire croire à elle que c’était une concession faite au docteur par pure amitié, après que lord Harry avait exprimé à Iris tous ses regrets de l’avoir invité à descendre chez lui une seconde fois, c’était trop fort ! Comment s’imaginer qu’une femme intelligente prendrait ainsi au pied de la lettre cette fable monstrueuse.

 

Soudain, la crainte d’un noir complot s’était emparée de l’esprit de lady Harry ; son attitude trahissait ses sombres pensées.

 

« Si cet exposé de la situation vous suffit, Iris, n’en parlons plus, ajoute lord Harry d’un ton penaud.

 

– C’est convenu », dit-elle d’une voix grave.

 

En ce moment, l’idée de se trouver dans la même pièce et de respirer le même air, qu’un individu aussi effrontément menteur que son mari, causa une sorte de nausée à lady Harry. Puis, se rappelant l’invitation qu’il lui avait faite de descendre dans le jardin, elle reprit :

 

« Allons respirer l’odeur des fleurs ; vous me l’avez demandé, j’accepte. »

 

Tous deux arpentent les allées et se rongent le cœur ; elle d’effroi, en regardant cet imposteur ; lui de crainte, en lisant son secret dans les yeux de sa femme. Pendant qu’Iris regarde une fougère, au feuillage flétri, lord Harry s’esquive et le docteur, marchant à la muette, s’approche comme un voleur de lady Harry.

 

LIV

« Où est lord Harry ? demande Iris au survenant.

 

– C’est à moi qu’il incombe de vous apprendre, milady, ce qu’il n’a pas eu le courage de vous dire lui-même.

 

– Permettez, je ne comprends pas ! riposta lady Harry intriguée.

 

– Vous regardiez là une pauvre plante délicate, reprit le docteur, vous demandant comment la faire vivre ; l’intérêt que vous témoignez à tout ce qui souffre sur la terre, milady, excite ma curiosité et ma sympathie ; je veux vous faire savoir que, moi aussi, j’ai entrepris de disputer une plante délicate à la mort ! Inversement à vous, j’exerce mon jardinage en chambre. Or c’est un spectacle qu’il est bon d’épargner à une jeune femme comme vous. Pardonnez ma franchise, mais je suis un saint Jean bouche d’or ! lord Harry a trouvé bon de temporiser, de mettre des mitaines et d’attendre ; le mieux, voyez-vous, c’est d’arriver au fait.

 

– Que prétendez-vous dire ? demanda Iris.

 

– Moi, je n’y vais pas par quatre chemins. Lord Harry devait vous prier de faire vos préparatifs de départ ?

 

– Mais de quel droit vous ingérez-vous dans nos affaires ? s’écria lady Harry avec une sorte d’emportement. Voilà une impertinence dont j’ai le droit d’être fâchée !

 

– Oserais-je vous rappeler que la colère est mauvaise conseillère.

 

– C’est inutile », répondit Iris piquée.

 

Le docteur va-t-il donc me prendre pour confidente ? pensait-elle ; or elle le connaissait trop bien, en réalité, pour croire que cela fût possible. Elle ajouta :

 

« Mais enfin, quel sujet d’inquiétude puis-je avoir ? Pourquoi m’éloignerais-je ?

 

– Mon Dieu ! fit M. Vimpany, sur ce petit théâtre du monde, notre vie n’est qu’une lutte et, dans cette lutte, l’homme que j’ai la prétention de sauver peut fort bien, malgré tous mes efforts, être le vaincu. Une mort lente est ce qu’il y a de plus triste au monde, si le patient s’acharne à vivre, il peut prendre son lit en horreur et alors il suffit d’un moment où l’on a le dos tourné, pour qu’il descende dans le jardin, criant, toussant ;… de pareilles scènes pourraient avoir un déplorable effet sur votre santé, sur votre système nerveux, et à votre place je partirais sur-le-champ.

 

– Je vous interdis, monsieur, de me donner un conseil, dit-elle en se redressant de toute sa hauteur.

 

– Loin de moi la pensée de donner un conseil à milady, mais…

 

– C’est assez, vous dis-je.

 

– Un mot encore… Lord Harry m’a informé que Hugues Montjoie est en voie de guérison. En mettant, l’autre jour, un timbre sur une lettre de vous, j’ai appris que vous êtes en correspondance. Eh bien ! pourquoi n’iriez-vous pas à Londres suivre et hâter les progrès de la convalescence d’un ami ? Harry,… pardon, lord Harry, ne le trouverait pas mauvais, j’en suis convaincu. Pour vous,… pour lui… cela serait la meilleure des combinaisons. Dès que les circonstances le permettront, lord Harry vous priera de réintégrer le domicile conjugal. Ne me ferez-vous pas l’honneur d’un mot de réponse ?

 

– J’en chargerai mon mari. »

 

Après quoi, lady Harry tourne le dos à son interlocuteur, et cherche lord Harry dans toutes les pièces de la maison, mais en vain. De propos délibéré, il était sorti pour l’éviter. Elle comprit que tous les deux, ligués contre elle, jouaient le même jeu. À ce moment, prise de spasme, sans courage, sans forces, elle tombe en syncope.

 

Après un laps de temps dont elle est incapable de mesurer la durée, la porte s’ouvre doucement. Son mari pris de pitié pour elle serait-il revenu ?

 

« Entrez, dit-elle vivement, entrez. »

 

LV

La personne qui venait de frapper était Fanny Mire. Iris, l’esprit toujours tourmenté par la même idée, demande :

 

« Savez-vous où est lord Harry ?

 

– Je l’ai vu sortir ; mais je ne saurais dire à milady de quel côté il s’est dirigé », répondit Fanny. Cela, d’ailleurs, m’est bien égal, aurait-elle pu ajouter ; toutefois, elle s’en dispensa.

 

Puis, la courageuse femme poursuivit d’un ton résolu :

 

« Hier et aujourd’hui, certaines choses sont venues à ma connaissance, qu’il est de mon devoir de ne pas garder pour moi seule ; s’il est permis à une servante de dire à sa maîtresse qu’elle n’a jamais encore été si véritablement son amie, milady peut me croire sur parole. Je prie lady Harry de m’excuser. »

 

Elle prononça ces mots simplement, mais sans familiarité.

 

Iris, qui se sentait alors, si l’on peut ainsi dire, abandonnée de Dieu et des hommes, fut touchée aux larmes. Elle tendit la main à Fanny qui la pressa chaleureusement dans la sienne : une femme plus démonstrative l’eût porté à ses lèvres ; mais elle se borna à dire :

 

« Merci, milady. »

 

Ensuite, elle raconta toute la conversation entre lord Harry et son convive. Le docteur s’était bel et bien aperçu pendant le dîner qu’elle comprenait le français et que leur secret n’en était plus un pour elle. Or M. Vimpany s’était interposé en sa faveur, alors que lord Harry, lui, la voulait congédier sur l’heure ; il fallait une garde-malade pour le pauvre jeune Danois : le docteur Vimpany lui offre de remplir cet emploi et elle espère que milady l’excusera.

 

« Ce mystère devient plus impénétrable que jamais, repartit Iris. Ciel et terre ! Le docteur serait-il donc un plus grand misérable encore que je ne le pensais !

 

– Assurément, répondit Fanny avec un accent de profonde conviction. Quant à savoir où il en veut venir, je l’apprendrai un jour ou l’autre ; ma sortie avait pour but, ce matin, de faire la connaissance du malade auquel je dois donner mes soins. J’avoue qu’une fois arrivée à l’hôpital avec M. Vimpany, l’aspect livide de cet individu, qui m’a paru n’avoir plus la force de tuer une mouche, comme on dit, m’a bouleversée : sa ressemblance frappante avec quelqu’un que je connais est extraordinaire.

 

– Vous dites ?

 

– Oui, une ressemblance surprenante avec la personne que milady connaît le mieux, je veux dire lord Harry.

 

– Allons donc, est-ce possible ! s’écria Iris.

 

– C’est vrai, comme je le dis à milady ; mais j’avoue que je considère cette ressemblance entre le Danois et milord comme une chose déplorable ; j’ignore pourquoi, mais cette circonstance me déplaît singulièrement. Je me mets martel en tête pour voir clair dans tout cela. En outre, je me demande pourquoi l’on se cache de milady… Quand le moment du danger sera venu, milady peut compter sur moi pour l’avertir…

 

– Qui sait ! Fanny, vous courez peut-être encore plus de risques que moi !

 

– Du moment que je reste au service de milady, répondit la femme de chambre, sans se départir de son calme, je ne redoute rien.

 

– En somme, Fanny, vous êtes à mon service et je ne compte pas vous laisser passer à celui du docteur Vimpany. Plantez-le là et tout sera dit.

 

– C’est ce que je ferai, dès que j’aurai démasqué ses plans.

 

– De mon côté, je désire avoir l’avis d’un tiers et consulter à ce sujet l’une de mes amies, personne de cœur et de bon sens.

 

– Je gage que c’est de Mme Vimpany qu’il s’agit ?

 

– C’est à elle-même que je pensais.

 

– Quand milady peut-elle espérer une réponse ? demanda Fanny.

 

– S’il lui suffit de quelques mots pour exprimer sa pensée, je recevrai un télégramme. »

 

À cet instant, l’on frappe vigoureusement à la porte de la pièce. Les doigts fins et aristocratiques de lord Harry n’eussent pu produire un pareil bruit ; ce détail éveillant les soupçons de lady Harry, elle s’écria :

 

« Qui est là ?

 

– Puis-je dire un mot à Fanny Mire », répond la grosse voix du docteur.

 

La camériste ouvre la porte ; elle sent s’appesantir sur son bras une lourde main, qui l’entraîne hors de la pièce.

 

À peu d’instants de là, Fanny rapporte les nouvelles suivantes : un commissionnaire avait remis un pli au docteur, lequel l’avait chargée de le faire tenir ou non à sa maîtresse, suivant qu’elle le jugerait à propos. Lord Harry était à Paris. Des amis à lui, l’avaient invité à aller au théâtre et à souper ; s’il rentrait tard, il était désireux que milady ne s’en tourmentât pas. Du moment qu’il avait chargé M. Vimpany de mettre milady au fait de la situation, il était clair qu’il ne voulait plus avoir lui-même d’autre entretien avec elle ; restée seule, Iris se laissa aller à ses réflexions ; elle savait à présent que Fanny avait reçu du docteur l’ordre de préparer la chambre du Danois.

 

LVI

Un fait certain, c’est que le malade fut transporté à Passy, tard, dans la soirée. Un sentiment d’orgueil plus fort que la curiosité, joint à une poignante horreur de Vimpany, retint lady Harry dans sa chambre. Le bruit de pas lourds et réguliers lui apprit que l’on transportait le patient à l’étage qu’elle occupait elle-même. Plus tard, Fanny lui raconta comme quoi et comment, le docteur avait baissé le gaz dans le corridor avant l’arrivée du malade, afin d’empêcher lady Harry de voir le survenant et de constater sa ressemblance avec lord Harry.

 

Les heures s’écoulent ; le train-train de la maison se ralentit peu à peu ; tout le monde se couche, Iris exceptée. La pensée de son malheureux sort s’impose plus encore à son esprit pendant le silence de la nuit que durant le jour. Des mystères, pronostics de dangers à venir, obscurcissent tout autour d’elle. Ce joli cottage où la lune de miel s’était écoulée si doucement, allait-il devenir le théâtre d’événements qui la forceraient à se séparer pour toujours de lord Harry ? Était-ce là l’effet de l’imagination surexcitable d’une femme hystérique ? Le fait que lord Harry et le docteur lui cachaient la vérité, ne justifiait-il pas toutes ses craintes ? Le premier avait essayé de la tromper ; le second de l’effrayer ; eussent-ils agi pareillement sans motif ? certes, non ! L’aube commençait à poindre, mais Iris, l’oreille tendue, n’avait pas encore entendu les pas de lord Harry ; brisée de fatigue, elle se jette sur son lit et s’endort.

 

Elle s’éveille tard et sonne Fanny. Lord Harry venait de rentrer : il faisait dire à sa femme qu’il avait manqué le dernier train de banlieue et plutôt que de payer une course de fiacre, il avait accepté un lit chez l’un de ses amis ; il était dans la salle à manger et il espérait que lady Harry viendrait déjeuner avec lui. Peu après, sa femme va le rejoindre ; jamais, y compris même les jours ensoleillés et enivrants qui suivirent leur union, lord Harry ne s’était montré plus aimable, avec un revif de grâce, plus séduisant que pendant cette mémorable matinée. Ses excuses, pétillantes d’esprit et ses remarques sur la pièce du Théâtre-Français, observations de fine critique s’il en fut jamais, eurent le don de distraire et de charmer Iris. Il fût un temps, où elle n’aurait pas hésité à rappeler à son interlocuteur les droits qu’elle avait à ses confidences : il fut un temps, où elle eût combattu avec force l’influence néfaste du docteur ; il fut un temps enfin, où elle eût fait appel à tout son amour, pour briser les liens d’amitié qui attachaient lord Harry à ce chenapan ! Mais, depuis lors, Iris Henley était devenue lady Harry. Donc, tous les jours, comme Mme Vimpany l’avait prédit, lord Harry descendait d’un cran dans l’estime de sa femme. Tout en étant sous le charme, elle projetait de lui river son clou à la première occasion, occasion qui se présenta de la façon suivante :

 

« À présent, ma chère Iris, que vous avez entendu le récit de mon escapade, faites-moi vos confidences à votre tour ? Avez-vous déjà aperçu le pauvre diable que Vimpany veut disputer aux microbes ! » demande-t-il, anxieux de savoir si la ressemblance entre Oxbye et lui-même l’avait frappée d’entrée de jeu.

 

« Non, je ne l’ai pas encore vu, répondit Iris en regardant droit lord Harry. Le docteur a-t-il quelque espoir de le guérir ? »

 

Alors tirant son étui à cigares, le sauvage lord en choisit un, le tourne et le retourne entre ses doigts et, faisant un effort pour rester calme, dit :

 

« Oh ! quant à ça, il n’y a rien à craindre, M. Oxbye est entre bonnes mains.

 

– On a vu des malades s’en aller subitement et des médecins se tromper », ajoute Iris.

 

Tout en parlant, elle observe que son mari tremble, et qu’il cherche en vain, à frotter une allumette. Enfin, il y réussit et pendant qu’il envoie des tourbillons de fumée autour de lui, son interlocutrice ajoute :

 

« Dans le cas présent, cela pourrait produire de déplorables résultats, savez-vous ?

 

– Enfin, où en voulez-vous venir ? dit lord Harry avec emportement.

 

– À mon tour, je me demande ce que j’ai dit ou fait pour provoquer votre colère ? Je me suis bornée à exprimer une opinion,… une crainte… »

 

À ce moment, Fanny entre dans la pièce avec un télégramme à la main.

 

« C’est pour milady », fit-elle en lui remettant le pli bleu.

 

Iris l’ouvre. Le télégramme, signé par Mme Vimpany, contient ces mots :

 

« Votre père dangereusement malade : votre présence est urgente.

 

– Y a-t-il quelque chose qui me concerne ? » demande le sauvage lord.

 

Iris passe le télégramme à son mari et lui dit :

 

« Avez-vous une objection à mon départ ?

 

– Certes non », répond-il vivement.

 

Elle se dirige alors vers la porte ; il suit sa femme et ajoute :

 

« Surtout ne prenez pas ma réponse comme une marque de mon indifférence. Vous avez parfaitement raison d’aller voir votre père, voilà ce que je voulais dire. »

 

Très reconnaissante de ces simples mots, Iris était sur le point de le prier, derechef, de lui faire l’honneur de ses confidences, quand, reparaissant, il l’invite à ne pas manquer le chemin de fer ; sa voix trahit l’émotion qui l’oppresse et avant qu’Iris ait pu le voir, il détourne la tête et sort.

 

Fanny attendait encore dans la salle à manger, anxieuse de connaître le contenu du télégramme. L’ayant lu deux fois, elle dit :

 

« Avouez, milady, qu’il est rare de voir les choses tourner ainsi ; vu les circonstances, c’est presque trop de chance ! Si milady veut bien, j’irai faire ses malles, pendant que je puis disposer de quelques instants : M. Oxbye dort. »

 

En attendant l’heure du départ, Iris s’abandonne à ses réflexions ! Elle se décide à faire une dernière tentative, afin d’inciter lord Harry aux épanchements ; mais le temps passe, et il ne reparaît pas. Force lui est donc de dîner seule ! Pour la seconde fois, il a capitulé devant l’influence qu’elle exerce encore sur lui. Le cœur rempli de tristesse, découragée, malheureuse, elle se prépare à partir par le train du soir.

 

Les devoirs d’une garde-malade obligeant Fanny à rester à son poste, Iris se demande ce que va devenir sa malheureuse camériste ? elle tremble à l’idée du sort qui attend cette créature d’exception. Au moment de s’éloigner, lady Harry l’embrasse affectueusement ; elle, de son côté, les larmes aux yeux, serre sa maîtresse dans ses bras, disant :

 

« Je devine les pensées de milady,… permettez-moi d’aller voir s’il ne serait pas dans sa chambre ? »

 

Iris promène ses regards autour de la pièce, dans l’espoir de découvrir une lettre, mais de lettre point ! Fanny monte l’escalier quatre à quatre et redescend de même, un papier froissé à la main :

 

« Mes vilains yeux bleus, dit-elle, sont meilleurs que ceux de milady. Le vent aura emporté ce papier par la fenêtre ouverte. »

 

Iris lut ce qui suit :

 

« Je suis d’avis qu’il vaut mieux que vous me quittiez, mais seulement pour peu de temps ; pardon, ma très chère, le courage de vous dire adieu me manque. »

 

C’était tout ! Sa femme, de son côté, lui répond en hâte :

 

« Vous m’avez épargné une cruelle épreuve : puis-je espérer retrouver quand je reviendrai, l’homme à qui j’ai voué confiance, respect et amour ! Adieu ! »

 

Où et comment devaient-ils se retrouver ?

 

LVII

En ce moment, il ne restait plus chez lord Harry, qu’une seule personne dont la présence fut gênante et il fallait à tout prix s’en débarrasser. C’était la cuisinière ; on lui fit un pont d’or et elle partit sur-le-champ, déclarant très haut que lord Harry avait une noble nature !

 

Revenons au bon Danois et disons que le compatriote d’Hamlet mettait la patience de Fanny Mire à une rude épreuve en protestant contre les sentiments de mépris que sa garde-malade affectait à l’endroit du sexe fort. Les souffrances laissaient-elles à Oxbye un moment de répit, aussitôt l’expression pénétrante de ses yeux et son sourire séduisant rappelaient confusément lord Harry ; c’était le même ovale mince et le même visage sans barbe ; par contre, la physionomie de l’étranger ne trahissait jamais l’expression vindicative et emportée que l’on remarquait en certaines occasions chez lord Harry. En réalité, Fanny se trouvait en rapports continuels avec un être doux et attachant qui, entre les intervalles de ses souffrances aiguës, composait de jolis petits poèmes à la louange de sa garde-malade, ou des bouquets pour elle avec les fleurs du jardin. Se laissait-elle aller à quelque raillerie à son endroit, il s’en montrait très affecté ; venait-elle à oublier de lui donner un bonbon après une potion amère, il lui embrassait la main quand même ! Ce pauvre malade aimait lord Harry, aimait Vimpany, aimait jusqu’à sa tigresse de garde-malade ! Pour obstinée qu’elle fût à lui cacher l’histoire de sa vie, il persistait à penser qu’elle était victime d’un amour malheureux ; il aimait à croire que dans le monde des esprits, ils vivraient ensemble et chanteraient des hymnes éternelles, balancés sur les nuages. Parfois, il lui disait :

 

« Vous êtes d’une pâleur extrême, vous mourrez bientôt ; moi, je me briserai un vaisseau dans un accès de toux, et ne tarderai pas à vous suivre, quel rêve ! »

 

La souffrance provoquait parfois chez lui, comme chez un enfant, des accès de larmes : mais dès que c’était passé, il riait et s’agitait. Si sa garde-malade, vrai type de femme pratique, avait l’air de s’en fâcher et lui disait :

 

« Ah ! quel homme vous êtes ! Si je vous avais connu plus tôt, vous n’auriez jamais eu mes soins, jamais ! »

 

Alors, il répondait :

 

« Ah ! ma bonne, remercions Dieu que vous ne m’ayez pas connu ! »

 

La garde-malade prenait seule soin de lui et préparait ses repas. Lord Harry et le docteur faisaient venir les leurs d’un restaurant de la grande rue de Passy.

 

Cherchant sans cesse des indices qui pussent l’éclairer, Fanny observait attentivement ce qui se passait. Chaque matin, après le déjeuner, lord Harry se présentait dans la chambre du pauvre malade et lui adressait invariablement la même question : « Comment vous trouvez-vous ? » À cela, tantôt il répondait qu’il allait mieux, ou qu’il allait plus mal ; tantôt, il avouait qu’il avait un vague espoir de guérison. Son interlocuteur exprimait alors ou des félicitations, ou des regrets, puis parlait de la pluie et du beau temps et s’éloignait. Les questions de politesse adressées par lord Harry au malade étaient faites à contre-cœur. Il arriva un jour que Fanny, n’y tenant plus, lâcha la bonde à sa curiosité et dit :

 

« M’est avis que milord conserve peu d’espoir de voir M. Oxbye se rétablir ?

 

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde », répondit brutalement le sauvage lord.

 

Après cette rebuffade, Fanny se jura d’employer un autre moyen, pour pénétrer la pensée de lord Harry. Le voyant errer de chambre en chambre, aller et venir dans les allées du jardin comme une âme en peine, monter à cheval durant des heures, ou partir dare-dare en chemin de fer pour Paris, où il restait jusqu’au soir, elle redoubla de surveillance. Elle fit la remarque que lorsqu’il arrivait à son maître de prendre du repos, il se réfugiait dans la chambre de sa femme, s’asseyait sur un moelleux fauteuil et restait là, plongé dans ses réflexions. Qui sait ! il la regrettait peut-être ! Mais quel pouvait être le motif de sa conduite envers M. Oxbye ? Pourquoi cherchait-il à éviter M. Vimpany ? D’autre part, comment comprendre que le docteur, en voyant qu’on lui faisait grise mine, ne se montrait ni moins goguenard, ni de moins bonne composition ?

 

Enfin, la chose qui déplaisait souverainement à Fanny, c’était la manière d’être de M. Vimpany avec son malade, car il ne semblait éprouver ni compassion, ni sympathie pour lui, alors qu’il l’avait fait sortir de l’hôpital, sous le prétexte de le sauver ! Par manière d’acquit, il écoutait le récit de ses souffrances ; d’un air bourru, il lui tâtait le pouls, lui faisant montrer la langue et tirait lui-même des conclusions qui ne modifiaient en rien le traitement. Lorsque Fanny lui faisait part de ses observations, il hochait la tête, paraissant douter de sa véracité. Par contre, la douceur infinie du Danois par rapport au docteur avait quelque chose de touchant :

 

« Il faut être juste, disait-il, je mets sa patience à rude épreuve. Est-il rien au monde de plus énervant qu’un espoir toujours renaissant et toujours trompé ? Mais cela n’ébranle pas ma confiance en lui. »

 

Fanny se gardait de dire au malade ce qu’elle pensait de son sacripant d’Esculape. En l’observant de plus près, les doutes qu’il lui inspirait, se changeaient en certitudes. L’une des occupations favorites du docteur, c’était la photographie, il prenait des instantanés tantôt dans l’intérieur, tantôt à l’extérieur du chalet. Un beau matin, à la grande mystification de Fanny, il fit même le portrait du Danois endormi, on pouvait se rendre compte qu’une légère amélioration s’était produite dans son état depuis plusieurs jours, la garde-malade demanda la permission de voir l’épreuve, mais Vimpany la déchira en quatre.

 

« Je n’en suis pas satisfait », fit il, ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

 

Ensuite, il se laisse tomber sur une chaise de jardin, comme un homme torturé par ses pensées. Au cas où l’état du patient se fût aggravé, et où l’absorption des médicaments, prescrits par le docteur, eût amené la diminution des forces d’Oxbye, les soupçons de Fanny eussent eu leur raison d’être, au contraire, le visage du Danois témoignait d’un retour évident à la santé, les creux de ses joues se remplissaient, le ton brun de son visage faisait ressortir le léger incarnat des pommettes. Bref, toute personne à qui il eût été donné de voir l’hôte de lord Harry, après une quinzaine de jours passés sous son toit, eût été d’avis que le traitement ordonné par le docteur et l’air vif de Passy faisaient merveille.

 

LVIII

Lady Harry et Fanny Mire entretenaient une correspondance suivie, c’était au tour de celle-ci de prendre la plume, mais elle attendait pour écrire à avoir lu à tête reposée la première lettre de sa maîtresse, lettre annonçant son arrivée en Angleterre et l’étrange surprise qui l’y attendait.

 

Avant de quitter Paris, lady Harry avait télégraphié à Mme Vimpany de la venir attendre à la gare. Les premières paroles de la voyageuse furent pour s’informer de la santé de son père. Sur la réponse qu’il ne s’était jamais mieux porté, Iris fut aussi heureuse qu’étonnée d’apprendre que le danger fût si vite conjuré. Mme Vimpany s’empressa de donner les explications suivantes :

 

« La maladie de M. Henley, dit-elle, n’a jamais présenté l’ombre d’un danger. J’ai lu dans un journal qu’il avait eu un accès de goutte, rien de plus. Je reconnais que c’est mal, très mal à moi, de vous avoir induite en erreur, mais pour fâcheuse que fût la nouvelle, elle avait cependant sa raison d’être. Entre l’alternative de sauver sa conscience ou de voir lady Harry à la merci de ceux qui semblaient acharnés contre elle, l’hésitation n’était plus possible. Oh ! ne repartez pas, de grâce », dit-elle d’une voix émue.

 

Iris s’empressa de la rassurer, ajoutant qu’elle n’avait point l’intention de retourner à Passy tant que le docteur et son malade y séjourneraient. La compassion de Mme Vimpany, son regret d’avoir jonglé avec la vérité, sa contrition, en un mot, touchèrent le cœur de lady Harry, qui avait horreur du mensonge.

 

Fanny Mire relut avec une attention extrême le passage de la lettre où lady Harry racontait sa première entrevue avec Montjoie, et sa très vive satisfaction en revoyant l’ami de son enfance fit penser, à Fanny, qu’il passerait bien de l’eau sous le pont avant que sa maîtresse revînt à Passy ; elle en inféra que les actions de Montjoie étaient en hausse et celles de lord Harry en baisse ! En réalité, lady Harry se bornait à demander à Fanny s’il était toujours en aussi bons rapports avec ce rastaquouère de Vimpany. Après tout, lady Harry pouvait se dispenser de confier à une simple servante les sentiments vrais qu’elle éprouvait pour son mari. Tout compte fait, la santé du Danois paraissait justifier les prévisions optimistes du docteur et de son complice.

 

Or Fanny, sans démordre de ses craintes, et plus résolue que jamais à tenir lady Harry à l’écart, gardait au sujet de la santé de M. Oxbye « de Conrart le silence prudent ».

 

LIX

« Décidément Vimpany, vous avez eu des remords et vos plans sont à vau-l’eau, hein ? dit un jour lord Harry à brûle-pourpoint à son mauvais génie.

 

– Moi ! des remords ! s’écria le docteur. Mille tonnerres ! pour qui me prenez-vous ?

 

– L’état de votre malade s’améliore tous les jours, nous ne pouvons plus nous dissimuler qu’il va guérir. Je craignais, je pensais, veux-je dire, que vous ne voulussiez l’empoisonner ? dit-il en baissant la voix.

 

– Ainsi donc vous me croyiez capable de commettre un crime inutile et bête. Que faire, bon Dieu ! avec une garde-malade soupçonneuse comme une chatte, clairvoyante comme un lynx ! L’amélioration qui s’est produite renverse tous mes calculs. Après avoir vu les forces du malade revenir, Fanny s’empressera d’attester qu’il a reçu les meilleurs soins. Vous ne voyez donc pas, que c’est nous, au contraire, qui la pincerons !

 

– Vous êtes prodigieux, Vimpany ! Je dirai même que vous l’êtes trop pour moi, parfois. Et, qui sait, peut-être trop aussi pour vous.

 

– Merci, mon cher, merci et trêve de compliments. Maintenant, après tout ce que j’ai vu, la première chose à faire est de nous débarrasser de Fanny. Ce gredin de Danois reprend du poil de la bête,… il faudra que ça finisse… Mon prochain malade sera milord lui-même,… oui, milord, en chair et en os ! comprenez-vous ?

 

– En partie.

 

– Suffit. Avant d’exécuter mon nouveau plan, vous en saisirez toutes les phases successivement :… bref, la première chose à faire, je le répète, c’est de nous débarrasser de Fanny ; convenu, adieu ! »

 

Sur ce dernier mot, l’on se sépare. De tout cela il ressort, que c’est au docteur d’agir. Quel est son rôle à lui, lord Harry,… un rôle secondaire,… un rôle muet,… un rôle de comparse !… Toutefois, ce complot, cet homme mourant ou à peu près, cette substitution, chiffonnent singulièrement sa conscience. Il éprouve le besoin de relire le passage suivant de la dernière lettre de sa femme :

 

« Puis-je espérer, à mon retour, retrouver en vous celui à qui j’ai voué amour, confiance et respect ? »

 

Cinquante fois par jour, il tirait de sa poche ce petit morceau de papier : après tout, se disait-il, ce n’est pas mon affaire, mais celle du docteur.

 

Puis, il songeait à Hugues Montjoie et se disait avec effroi qu’Iris allait faire la comparaison entre son mari et son ami, laquelle serait sans nul doute à son désavantage personnel ; une pareille réflexion le troublait jusqu’au fond de l’âme. Sans doute, cet homme se faisait adorer par son respect, son dévouement et son amour !

 

Puis, sans Iris, sa maison lui semblait d’une tristesse poignante. Il résolut d’écrire à sa femme et voici en quels termes il épancha son cœur, mais non sa conscience.

 

« À moi seul incombe la responsabilité de notre séparation. Hélas ! c’est mon abominable conduite qui en est cause. Pardonnez-moi, ma bonne et chère Iris, je vous en prie, si je vous ai rendu la vie en commun intolérable, sans vous, elle m’est odieuse. Je suis plus puni que je ne saurais le dire. La maison est mortellement triste, les heures mortellement longues, la vie mortellement pénible ! Une chose augmente encore l’amertume de ma peine, c’est que je n’ai pas le droit de me plaindre. Au contraire, je devrais me réjouir à la pensée que cette séparation a été pour vous une délivrance. Je n’ose vous demander de revenir (il avait de bonnes raisons pour cela), mais je veux espérer contre toute espérance que l’avenir me réserve des jours meilleurs. Le pardon sied aux grandes âmes ;… puissiez-vous croire à mon repentir. »

 

Il adresse cette lettre à lady Harry Norland, aux soins de M. Hugues Montjoie à son hôtel à Londres ; il eut soin de transformer son écriture. De cette façon, la lettre parviendrait à sa destinataire et il va sans dire qu’il espérait recevoir une réponse selon ses vœux. Ce pli jeté à la poste, le sauvage lord rentre chez lui, le cœur soulagé d’un grand poids : bientôt sa femme lui reviendrait.

 

Il entre dans la chambre du malade ; Oxbye assis sur son lit, devisait gaiement : c’était, à coup sûr, la meilleure journée qu’il eût eue depuis fort longtemps ; le docteur occupait une chaise près de lui ; Fanny debout, calme, sérieuse, était tout yeux, tout oreilles.

 

« Vous allez décidément mieux, dit le docteur en s’adressant à Oxbye et d’ici un ou deux jours, vous aurez la clef des champs. »

 

Sur ce, il ausculte son malade avec une attention extrême, puis, déclare que l’amélioration a dépassé toutes ses espérances. Il prend des notes et ajoute d’un ton doctoral : « Il faudra bien qu’ils se rendent à l’évidence, là-bas,… à l’Hôtel-Dieu !

 

– Comment vous exprimer toute ma reconnaissance, docteur, pour les bons soins dont vous m’avez comblé ! les paroles me manquent, balbutia le patient.

 

– Un médecin n’est bon qu’à cela, mon ami ; la science s’est faite homme pour veiller à votre chevet ; vous n’êtes pas Oxbye, vous êtes un cas et un cas très intéressant, une machine détraquée qu’il faut remettre en état. Pour cela, nous examinons chaque pièce une à une, à la loupe pour ainsi dire. Croyez-vous qu’il puisse se tenir debout ? demanda-t-il en s’adressant à la garde-malade. Si nous le levions pour le mettre à même d’essayer ses forces ? »

 

Le docteur aide le malade à sortir de son lit ; puis il le soutient sous l’aisselle ; Oxbye parvient, avec quelques bronchades, à jeter un coup d’œil au jardin par la fenêtre.

 

« Cela suffit, pour aujourd’hui, dit Vimpany d’un ton paternel. Demain, il se lèvera tout seul. Eh bien ! Fanny, vous rendez-vous à l’évidence ? »

 

Sa façon d’interpeller la garde-malade laissait sous-entendre :

 

« Vous avez voulu donner vos soins à cet homme pour percer à jour mes menées diaboliques et déjouer mes calculs. Or, qu’avez-vous à me reprocher ? »

 

Fanny répondit que M. Oxbye allait à coup sûr beaucoup mieux et qu’il avait repris bonne mine depuis son arrivée à Passy.

 

Le ton de ces paroles était dépourvu de conviction ; donc, on pouvait douter que le diagnostic du docteur eût éclairé ou non la garde-malade. Il lisait dans ses pensées comme dans un livre ouvert. Toujours est-il qu’elle demeurait convaincue qu’on lui cachait quelque chose,… quelque chose, en effet, qu’elle ne devait pas savoir. L’histoire d’une expérience à tenter, en amenant le Danois à Passy, l’avait toujours laissée incrédule ; elle s’attendait à le voir mourir immédiatement, pour ainsi parler, et en cela, elle se trompait. Au contraire, il s’acheminait vers la guérison ! Avant peu, il aurait recouvré force et santé. Quelle part revenait au docteur dans cette cure ? était-il vrai qu’une expérience scientifique fût le seul but que l’on poursuivait ? s’il se fût agi d’un autre individu que le docteur Vimpany, c’eût été tout différent. Mais il est des natures que l’on juge à la rigueur en toute occasion et pour cause. Si les faits parlent en leur faveur, on suspecte quand même leurs intentions. Nombre de femmes connaissent ou s’imaginent connaître un homme qui semble être, comme le docteur, foncièrement mauvais. Que pouvaient se dire lord Harry et le docteur, pendant leurs longs tête-à-tête se parlant de bouche à oreille. Ce soir-là, le tentateur dit à l’autre que le moment était venu de faire maison nette ; la santé du Danois s’améliorant rapidement, une garde-malade devenait inutile. À quoi bon la conserver ? elle n’a aucune raison de concevoir des soupçons ; maintenant qu’elle a constaté les bons effets de mon traitement, sur un homme condamné par la Faculté, elle sait à quoi s’en tenir. Parbleu ! que demander de plus ? rien !

 

« Est-ce bien là tout ce qu’elle aura à dire à ma femme ? demanda lord Harry.

 

– Absolument tout, repartit vivement le docteur. Elle est horriblement désappointée de n’en savoir pas davantage. Elle me déteste, mais sa colère est encore plus forte par rapport à vous.

 

– Pourquoi ça ?

 

– Parce que lady Harry vous aime encore ; or une femme de cette nature veut monopoliser toute l’affection de sa maîtresse. Vous hochez la tête. Notez bien, cependant, que c’est une personne vulgaire et de basse extraction. Comment peut-elle, dans ces conditions, concevoir une amitié ou, pour mieux dire, une passion pour un être qui lui est si supérieur ? Pourtant, c’est un fait, et rien n’est brutal comme un fait. Que de servantes de ce tempérament ressentent une affection désespérée, mêlée de jalousie à l’égard de leur maîtresse ! La vérité vraie, voyez-vous, c’est que Fanny Mire est jalouse et jalouse de vous. Oui, croyez-le, c’est une aversion insurmontable qu’elle ressent contre vous ! Elle donnerait tout au monde, pour avoir en main la preuve que vous avez trempé dans des actes répréhensibles.

 

– D’accord, c’est un démon, dit le sauvage lord, mais peu m’importe qu’une servante me haïsse ou non !

 

– On reconnaît bien là l’aristocrate ! s’écria le docteur ; rappelez-vous que pour être servante on n’en est pas moins femme ! Parbleu ! ceux qui vous ont élevé, ont eu à cœur de vous prouver que les gens à gages ne sont ni hommes ni femmes. Erreur, Fanny Mire est une femme, bien femme, mais de race inférieure. Quel est l’être, en ce bas monde, qui ne soit capable de faire du mal ? C’est une puissance que l’on nous a octroyée à tous, et, en réalité, c’est la seule égalité qui existe. Qu’est-ce à dire ? soit une détonation dans l’obscurité ; soit une allumette que l’on frotte ; soit une accusation fausse ; soit la diffamation ; soit le vitriol, rien n’est plus dangereux que la haine d’une femme ; ah ! c’est bien autre chose que celle d’un homme ! Oui, l’excellente et fidèle Fanny, toute dévouée qu’elle soit à lady Harry, ressent plus de mépris pour vous, que la charmante Mme Vimpany n’en a pour moi. Cela suffit. Demain, ce sera fini ; la garde-malade laissera le Danois en bonne voie de guérison. Du moins, tel sera le rapport qu’elle fera et l’impression qu’elle emportera. »

 

Le docteur entra le lendemain de meilleure heure que de coutume chez son malade.

 

« Vrai, dit M. Vimpany après les questions d’usage, cela va encore mieux que je ne le pensais. Vous êtes de force à vous lever ; vous pouvez vous habiller seul ; maintenant, dit-il, en se tournant du côté de Fanny, vos services ne sont plus nécessaires. Je vous remercie, pour ma part, des bons soins que vous avez donnés à M. Oxbye. Si vous désirez jamais devenir garde-malade de profession, vous pouvez compter sur mon appui. J’ajoute même qu’une partie du succès de l’expérience que j’ai tentée vous revient.

 

– Quand dois-je quitter la maison ? demanda Fanny.

 

– Dans d’autres circonstances, je vous aurais dit de prendre du temps. Mais lady Harry, après avoir regretté de vous voir partir, sera très satisfaite de jouir de vos services le plus tôt possible. Quand serez-vous prête à partir ?

 

– Dans dix minutes s’il le faut ? répondit Fanny.

 

– C’est-à-dire que vous pouvez prendre le train du soir, via Dieppe et Newhaven, à 9 heures 50 minutes. Il suffira que vous partiez d’ici vers 7 heures. Vous vous informerez, bien entendu, près de lord Harry, s’il a des commissions pour sa femme.

 

– Avec votre permission, je partirai au contraire sur-le-champ, de façon à avoir une journée entière à passer à Paris.

 

– Comme vous voudrez,… comme vous voudrez », répéta le docteur, intrigué de savoir ce que cette femme pouvait avoir à y faire.

 

Le fait est que le malade n’était pour rien dans cette décision.

 

Le docteur, après avoir promis à M. Oxbye de revenir dans deux heures, va s’asseoir au jardin, non loin de la porte cochère, de façon à ne pas manquer le départ de Fanny Mire ; bientôt, en effet, elle reparaît son bagage à la main.

 

« Adieu, Fanny, je vous réitère mes remerciements, car vos bons soins ont déjà reçu une récompense qui dépasse tout ce que l’on pouvait espérer.

 

– Merci, docteur ; M. Oxbye est hors d’affaire, je le crois comme vous, et il peut en effet se passer de moi.

 

– Cette valise est trop pesante pour vous, Fanny ; je suis fort comme un Turc, têtu comme une mule et j’entends porter votre petit bagage jusqu’à la gare. »

 

Inutile de refuser, se dit Fanny, il tient à s’assurer de mon départ.

 

Le docteur, de son côté, pensait à part lui :

 

« Le moment est enfin arrivé de mettre mon plan à exécution. »

 

Oui, désormais il avait le champ libre.

 

Le lendemain, à onze heures, lorsque lord Harry entra dans la salle à manger pour déjeuner, le docteur l’aborda en disant :

 

« Quelle délivrance, elle est partie !

 

– Partie ? répéta son complice ; me voilà seul dans cette maison avec vous et…

 

– Le malade,… qui n’est autre que vous-même comme vous savez, milord. »

LX

Le docteur faisait erreur ; Fanny Mire était revenue sans tambour ni trompette ! Son état d’esprit constituait un réel danger chez une femme douée, comme elle, d’une rare énergie. Disons donc que le sexe faible, éprouvant le besoin de comprendre les choses à fond, a les énigmes en horreur ; or, jusque-là, Fanny ne comprenait, ni ce que l’on avait fait, ni où on en voulait venir. À quelles fins, en réalité, s’était-on procuré un sujet malade, un mourant ; était-ce en vue d’expériences médicales ?

 

Une amélioration s’étant produite, le docteur en suit les progrès l’œil éteint, l’oreille basse ; pour tout dire, le succès de son traitement le démonte complètement : enfin, le jour de rendre la liberté à son malade étant arrivé, le docteur affecte d’en ressentir une grande joie et félicite Oxbye de sa guérison. À ce moment, il ne reste plus que trois personnes dans la maison : lord Harry, le docteur et le Danois.

 

L’homme chasse les bêtes et la femme chasse l’homme. Fanny était née avec les instincts de ce sport étrange ; on l’avait congédiée pour se préserver de son flair, mais elle était revenue pour surprendre les cerfs au ressui. Rien ne l’arrête, au contraire ! l’espoir de découvrir un noir complot stimule ses facultés ; elle ne soupçonnait pas combien était profonde l’affection de sa maîtresse pour lord Harry. Elle croyait à tort, qu’elle l’aimait comme une esclave aime son maître et que ce sentiment la déciderait quand même à réintégrer le domicile conjugal, n’eût-elle eu sous les yeux la preuve flagrante de l’indignité de son seigneur et maître. Après avoir pesé le pour et le contre, Fanny se met en quête d’un costume nouveau ; elle s’équipe de pied en cap, achète une voilette épaisse pour masquer son visage aux regards des curieux, mais non de ceux du docteur ; n’importe, sa résolution est prise ; elle a résolu de surprendre la pie au nid.

 

Chaque jour, à onze heures précises, on apportait du restaurant le déjeuner de lord Harry ; chaque jour, ce repas fini, le docteur montait près de son malade ; ces deux raisons décidèrent Fanny à arriver en omnibus à Passy vers onze heures ; de cette façon, elle espérait pénétrer en catimini dans la citadelle.

 

La chambre du malade, située au rez-de-chaussée, à côté de la salle à manger, communiquait avec le jardin par des portes-fenêtres et par un petit perron. Fanny suit avec précaution le sentier qui aboutit à la porte du jardin ; n’apercevant âme qui vive, elle ouvre discrètement la grille et entre. Les volets de la chambre du malade sont fermés à l’intérieur. Personne n’a donc encore pénétré chez lui. Les fenêtres de la salle à manger ouvrent de l’autre côté de la maison ; après avoir longé subrepticement la façade postérieure, elle trouve là une porte ouverte ; d’où elle est postée, Fanny entend la voix du docteur et de lord Harry et aussi un bruit de fourchettes. Les deux amis déjeunent.

 

Elle se demandait ce qu’elle allait pouvoir dire à Oxbye ; quel prétexte donner à son retour ? Comment lui persuader de taire sa présence ? Alors, au souvenir de la passion qu’il ressentait pour elle, une idée lui traversa l’esprit.

 

Elle prétexta être revenue près de lui par affection, afin de le soigner à l’insu du docteur et de partir avec lui lorsque son état de santé le permettrait. L’âme candide et pure d’Oxbye se prêterait volontiers à cette supercherie. C’était pour elle le seul moyen de rester dans la maison invisible et présente.

 

Elle pénètre dans la chambre du malade ; il dort paisiblement non dans son lit, mais sur un sofa avec une couverture sur les genoux.

 

Le lit occupe une alcôve, comme cela est assez fréquent en France ; de lourdes tentures l’abritent contre le vent ; un espace d’un pied environ reste libre entre le lit et la muraille. Fanny se dissimule de son mieux derrière le rideau, prend des ciseaux, fait une incision dans l’étoffe, afin de voir sans être vue et attend en sécurité les événements.

 

Elle reste là une demi-heure, sans rien entendre de plus que la respiration régulière du Danois et l’écho de la conversation des deux convives dans la salle à manger : elle constate une pause, et en conclut qu’ils allument des cigares, boivent leur café, après quoi, ils feront leur entrée.

 

Les choses se passent, en effet, comme Fanny l’a prévu. Par suite des nombreuses rasades absorbées pendant et après le repas, le visage de lord Harry est enduit d’une rougeur inaccoutumée.

 

Le docteur se jette dans un fauteuil, se croise les jambes et regarde son malade avec un sourire méphistophélique. Lord Harry, le corps penché en avant, dit :

 

« Il va de mieux en mieux, savez-vous ?

 

– Je n’y contredis pas.

 

– Chaque jour, ajouta lord Harry, il prend de l’embonpoint : il en résulte qu’il me ressemble de moins en moins.

 

– C’est pourtant vrai, riposte le docteur, en le regardant en dessous.

 

– Alors je me demande ce que diable nous allons faire de lui ?

 

– N’ayez crainte, rétorque le docteur. Que diantre ! un peu de patience, s’il vous plaît. »

 

Fanny, cachée derrière le rideau, respirait difficilement.

 

« Qu’est-ce à dire ? s’écria le sauvage lord. Vous prétendez que cet homme…

 

– Attendons, vous dis-je, reprit vivement le docteur.

 

– Dites-moi, poursuivit son interlocuteur avec insistance, vous ne vous trompez pas ?

 

– Voyons, sérieusement, qui donc de nous deux a reçu le bonnet de docteur ?

 

– Vous, pardi !

 

– En ma qualité de médecin, je vous dirai que les apparences sont souvent trompeuses : que les maladies latentes sont quelquefois les pires ; par exemple, ce malheureux demeure convaincu qu’il va recouvrer la santé ; il se sent plus fort ; il a beaucoup d’appétit. En outre, sa garde-malade est partie, persuadée que je vais lever les arrêts et qu’il va prochainement courir les champs.

 

– Eh bien ? demande lord Harry curieusement.

 

– Eh bien, je veux vous prendre pour confident, encore que, d’ordinaire, nous autres médecins nous gardions pour nous nos pronostics, et découvrions des symptômes qui restent inaperçus des autres mortels. Je vous dis que cet homme est très bas ; j’ai constaté certains prodromes qui ne nous trompent jamais, fit-il en montrant son cahier de notes.

 

– En vérité ? » répliqua lord Harry.

 

Un frisson lui courait sous la peau, ses lèvres tremblaient ; il était plus mort que vif ; il sentait que la terrible chose à laquelle il s’était prêté (à son corps défendant), prenait une mauvaise tournure. Il ajouta :

 

« Quand ça, docteur ?

 

– Quand ça ? répéta Vimpany d’un ton indifférent ; peut-être aujourd’hui, peut-être dans huit jours ;… parfois la nature déjoue les calculs de la science,… je ne puis préciser.

 

– Si le pauvre diable est si près de sa fin, il me paraît imprudent de rester ici sans servante et sans garde-malade, en un mot, abandonnés de Dieu et des hommes !

 

– Me prenez-vous donc pour un interne sans prévoyance ? rassurez-vous, je suis déjà pourvu ; j’attends aujourd’hui même, une nouvelle garde-malade ; or, d’ici qu’elle arrive, il n’y a pas péril en la demeure. »

 

Lord Harry blêmit et reprit :

 

« Mais cette femme n’aura ni informations préalables, ni renseignements sur le malade ?

 

– C’est ce qui vous trompe ; elle est prévenue qu’il s’appelle Harry Norland et qu’il est Irlandais. Elle-même est étrangère, titre qui prime tout à mes yeux, dans le cas présent. Quant à vous, je me demande quelle sera votre nationalité ? Tenez, on vous fera passer pour mon pensionnaire, Anglais d’origine ; c’est là ce que l’on répondra quand la Compagnie d’assurances sur la vie enverra prendre des informations – comme il y a à parier qu’elle le fera – le témoignage de la garde-malade pourra nous être fort utile. »

 

Cela dit, le docteur se lève, ouvre les fenêtres et les jalousies. Ni l’air frais, ni la grande lumière, ne tirent le malheureux de son sommeil de plomb. Ensuite Vimpany consulte sa montre et reprend :

 

« Le moment de lui faire prendre sa potion est arrivé. Vous l’éveillerez pendant que je vais aller la préparer.

 

– Vous n’entendez pas le réveiller de force, j’espère ? demanda lord Harry en changeant de couleur.

 

– Encore un coup, éveillez-le, vous dis-je : secouez-le par le bras. Veuillez m’obéir sans réplique. Ah ! Pardieu ! il se rendormira ! L’un des avantages de mon traitement est d’exciter mes malades au sommeil. C’est un calmant comme il y en a peu, comme il n’y en a pas ! Vous savez, il faudra l’éveiller ! »

 

Il s’avance alors du côté d’une petite armoire qui contient des fioles. Entre temps, lord Harry soulève sans difficulté le pauvre malade ; ouvrant péniblement les yeux, il demande pourquoi on le réveille ?

 

« Buvez cela, mon ami, dit le docteur, après quoi on vous laissera reposer tranquillement ; je vous l’affirme. »

 

Le battant de l’armoire empêche l’espionne de se rendre compte de ce que le docteur vient de manigancer. Seulement, elle constate qu’il remplit le verre avec précaution et lenteur ; le fait n’échappe pas non plus à lord Harry et, dans son trouble, il laisse retomber la tête du pauvre Danois.

 

« Que faites-vous donc là ? demande le sauvage lord d’une voix étranglée par l’émotion, en regardant par-dessus l’épaule du docteur.

 

– Ce que je fais là ne vous regarde pas : pour vous, tout est mystère en médecine… »

 

L’interrompant, lord Harry reprit :

 

« Il est naturel que je cherche à me renseigner. »

 

En apercevant le visage livide du malade, lord Harry, pris d’effroi, se laissa choir sur son fauteuil et reste comme frappé de mutisme. Une sueur froide lui coulait du front.

 

« Maintenant, mon ami, dit le docteur au patient, buvez ceci d’un trait,… sans simagrée ;… bravo ! À la bonne heure ! bientôt vous serez mieux. Comment trouvez-vous cela ? »

 

Oxbye hoche la tête en faisant une grimace de dégoût.

 

« C’est horrible, lit-il avec un haut-le-corps… c’est très différent de l’autre.

 

– Que dites-vous là ! c’est toujours la même chose, seulement un peu modifiée. »

 

Au même instant, Oxbye secoua la tête et se plaint d’avoir la gorge en feu ; il dit qu’il souffre le martyre.

 

« Patience,… patience, riposte le docteur avec persistance, rappelez-vous que mal passé n’est qu’un songe. Je vais vous recoucher sur le sofa et vous dormirez immédiatement… C’est si bon le sommeil ! »

 

Le pauvre Oxbye ferme les yeux, puis les ouvre ; il promène autour de lui le regard étrange de quelqu’un qui éprouve des souffrances qu’il n’a encore jamais ressenties ; il secoue la tête, ses paupières s’abaissent,… il est mort !

 

Le docteur Vimpany le considère d’un air grave ; lord Harry contemple celui qui vient de passer de vie à trépas ; il est lui-même d’une pâleur effrayante, il tremble !

 

Tous deux fixent sur le malheureux Danois des yeux hagards et font la remarque que sa tête retombe un peu de côté et que sa bouche, grande ouverte, reste béante.

 

« A-t-il perdu connaissance ? demande lord Harry.

 

– Non, il dort ; n’avez-vous donc jamais vu un homme dormir la bouche ouverte ? »

 

Là, il y eut une pause. Le docteur et lord Harry se turent.

 

Au bout d’un instant, Vimpany rompt le silence, disant :

 

« Ce matin, la lumière est très favorable à la photographie, j’ai envie de faire celle du Danois. »

 

En ce disant, le docteur se rapproche d’Oxbye et lui serre vigoureusement la mâchoire avec un mouchoir ; il y met toute sa force, mais rien ne peut tirer le malheureux de ce sommeil inexorable. La question, maintenant, est de savoir si la photographie aura bien l’air d’une épreuve post mortem.

 

Après avoir été chercher son appareil dans la pièce à côté, le docteur se mit en demeure de commencer l’opération. À dix minutes de là, il frotte l’épreuve contre le manche de drap noir de son veston et déclare à haute voix qu’il n’en est que médiocrement satisfait ; pourtant, il pense qu’elle gagnera à être développée.

 

« Néanmoins, dit-il en s’adressant à lord Harry, elle n’est pas suffisamment réussie, pour être envoyée telle quelle à une Compagnie d’assurances, comme étant votre portrait. Quiconque a l’honneur de vous connaître ne s’y laisserait certes pas prendre. Nous verrons demain,… cela réussira peut-être mieux. »

 

Lord Harry l’écoutait sans desserrer les dents. Pâle et défait, il ne concevait plus de doutes ni sur les intentions, ni sur le crime commis par le docteur ; il n’osait ni remuer, ni parler. Au même instant, un vigoureux coup de sonnette retentit. Lord Harry fit un sursaut et pousse un cri de terreur.

 

« C’est la nouvelle garde-malade,… l’étrangère », dit le docteur.

 

En même temps, il enlève le mouchoir de sur le visage du mort et s’assure d’un regard que tout est à sa place dans la pièce. Ensuite, il va en hâte ouvrir la porte de la chambre.

 

Lord Harry bondit hors de son siège. En proie à une profonde émotion, il passe la main sur le visage du Danois et murmure attendri :

 

« Est-ce fini ? Est-il possible que cet être jeune soit empoisonné et déjà mort,… déjà,… là, devant mes yeux ! »

 

Il veut tâter le pouls d’Oxbye, mais le docteur s’y oppose.

 

La garde-malade est une vieille Française, à l’aspect vulgaire.

 

« Voici votre malade, lui dit Vimpany d’un ton dégagé ; il dort profondément pour le moment et vous savez, chat qui dort… Il a pris sa dernière potion il y a un quart d’heure. Ne craignez pas de venir me trouver ; je vais de ce pas dans le jardin. Venez, mon ami », dit-il à lord Harry qu’il prend par le bras en l’entraînant hors de la pièce.

 

Fanny Mire, l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, se demande comment elle sortira de là.

 

La garde-malade, restée seule, considère le pauvre Oxbye. « Quel étrange sommeil, murmure-t-elle ; mais, à coup sûr, le docteur sait à quoi s’en tenir. »

 

Vrai ! c’est un étrange sommeil, se dit Fanny de son côté. À cet instant, elle est tentée de sortir de sa cachette et de faire des révélations complètes, mais la pensée qu’elle va compromettre lord Harry la cloue sur place. Elle a trop de répugnance à mettre lady Harry au fait des événements, et à lui apprendre la complicité de son mari dans le plus abominable et le plus lâche des crimes !

 

La garde-malade enlève son châle et son chapeau avec précaution ; procède ensuite à l’inspection de la pièce. En bonne ménagère, elle commence par l’examen de la literie. Mon Dieu ! que va-t-il advenir si elle relève les rideaux ? Fanny se verrait alors dans la nécessité de dire ce qu’elle sait ; mais si le docteur venait à découvrir la chose, il l’endormirait peut-être elle-même, d’un irréparable sommeil, celui qu’il avait infligé au Danois !

 

La garde-malade va du lit à l’armoire dont l’un des battants est resté ouvert ; elle considère chaque fiole avec une curiosité professionnelle, les débouche, en flaire le contenu et les replace en bon ordre. Elle va ensuite à la porte-fenêtre, descend les marches conduisant au jardin, regarde autour d’elle et aspire l’air pur : puis, elle revient et paraît tentée d’examiner le lit ; son attention est bientôt attirée par un album de photographies ; elle les considère une à une avec attention, assise sur le bras d’un fauteuil. Combien tout cela devait-il durer ?

 

Au bout d’une demi-heure, elle dépose le livre, bâille à avaler des mouches et ferme les yeux. Ah ! miséricorde ! si elle pouvait à son tour être prise de somnolence et permettre par là à Fanny de s’évader !

 

Or, parfois, il arrive qu’au moment que l’on y pense le moins, un incident imprévu vient troubler les meilleures dispositions à s’endormir. Soudain, la pensée de ses devoirs s’impose à son esprit. Elle se frappe le front, se rapproche de son malade et se demande : respire-t-il encore ? Elle lui prend le poignet pour s’assurer si le pouls bat ;… elle a un frémissement ; éperdue, elle s’élance de la chambre dans le jardin, court à l’encontre du docteur et crie d’une voix stridente :

 

« Docteur, docteur, venez vite, il est mort ! »

 

Au même instant, quittant sa cachette, Fanny Mire se dirige vers la porte derrière la maison et s’enfuit en suivant deux ou trois rues, sans rien voir ni sans rien dire ; mais elle espère cependant être à l’abri des menées diaboliques du docteur.

 

Elle a été témoin du crime ; mais elle en ignorait encore le mobile.

 

LXI

Qu’allait-elle faire de ce terrible secret ?

 

D’abord, il fallait informer le chef de la police ; or, à cela, il y avait deux objections : la première, c’est que la garde-malade pouvait s’être trompée, en croyant Oxbye passé de vie à trépas ; la seconde, qu’elle, Fanny Mire, avait été seule à le soigner jusqu’à la veille de sa mort. En somme, qui est-ce qui empêcherait le docteur de faire retomber sur elle la responsabilité du crime ? Elle fit la réflexion que le Danois était resté seul dans la matinée ; la veille, un mieux sensible s’était déclaré : puis, l’obligation d’avouer qu’elle s’était cachée dans la ruelle lui coûtait terriblement !

 

N’avait-on pas déjà administré du poison à l’infortuné Danois, quand elle avait entendu le bruit des pas du docteur ? Étant d’une profonde ignorance sur les symptômes et les effets des toxiques, elle se disait qu’au total, l’ensemble des faits impliquerait des choses écrasantes contre elle. En conséquence, elle résolut de rester tranquillement à Paris, ce jour-là, et de ne prendre le train pour Dieppe que le soir. Elle voulait mettre tout d’abord Mme Vimpany et Hugues Montjoie dans le secret. Quant à savoir ce qu’elle dirait à lady Harry, elle s’en rapporterait à l’avis des autres.

 

Arrivée à Londres, elle se rendit directement à l’hôtel de M. Montjoie. Il sommeillait doucement : Mme Vimpany était près de lui dans le salon. Dès qu’elle aperçut Fanny, elle lui dit :

 

« Quelque nouvelle que vous ayez à lui communiquer, évitez pour l’instant de le réveiller. Sa complète guérison dépend de son repos physique et du calme de son esprit. Voilà, fit-elle, en montrant du doigt une table, une lettre de milady. Hélas ! j’ai peur d’en avoir deviné le contenu !

 

– Que peut-elle avoir à dire à M. Hugues Montjoie ? demanda Fanny.

 

– Toujours est-il que ce matin même, je suis passée chez elle, et qu’elle était partie.

 

– Quoi, partie… milady… Ciel ! où est-elle allée ?

 

– Où supposez-vous qu’elle puisse être allée ?

 

– Chez lord Harry ; non, je me refuse à croire une chose pareille ; oh ! c’est tellement plus terrible, plus effroyable que tout ce que l’on peut se figurer !

 

– Expliquez-vous de grâce. Ce que je sais, c’est que le cocher a dû conduire milady à Victoria Station. Voilà tout ! À coup sûr, elle va rejoindre lord Harry ; depuis qu’elle est ici, elle est préoccupée et visiblement malheureuse, M. Montjoie s’est montré, comme toujours, d’une bonté parfaite, bonté qui n’a pas réussi cependant à chasser de l’esprit de lady Harry les papillons noirs, comme on dit. Je me demande, savez-vous, si elle regrette lord Harry, ou bien si elle fait, entre lui et M. Montjoie, des comparaisons toutes à l’avantage de ce dernier. Bref, depuis qu’elle a quitté la France, elle n’a jamais retrouvé son entrain. Au fond, elle se sera fait des reproches d’avoir quitté son mari, sans avoir pour cela des raisons suffisamment graves.

 

– Des raisons suffisamment graves ! répéta Fanny. Ah ! elle en a plus qu’il n’en faut pour planter là une centaine de maris !

 

– Rien au monde ne pouvait dissiper sa tristesse, reprit Mme Vimpany, je l’ai, une fois, accompagnée à une ferme où demeure son ancienne femme de chambre, Rhoda ; cette personne est sur le point d’épouser le frère du fermier de lord Harry. Milady a écouté, mais d’une oreille distraite, les récits de la fiancée, et enfin, au moment de repartir, elle lui a fait présent d’une bague. Malgré tout, il était évident qu’elle avait l’esprit ailleurs ;… bien sûr, elle songeait tout le temps à lord Harry. Pour mon compte, j’ai toujours cru que les choses finiraient ainsi… Mais que dira M. Montjoie quand il ouvrira la lettre de milady ?

 

– Mon Dieu, que faire, que devenir ! s’écria Fanny.

 

– Je voudrais avoir votre avis sur la situation.

 

– Mon désir eût été de parler d’abord à M. Montjoie. Enfin, je vais vous en dire la raison, quoique…

 

– Oh ! je devine qu’il s’agit de mon mari, reprit Mme Vimpany d’un ton animé. Je vous jure que cette considération ne doit pas vous arrêter ;… parlez. »

 

Fanny raconte alors le drame et toutes ses épouvantables péripéties depuis le commencement jusqu’à la fin.

 

« Grand Dieu ! Quelle chance que vous m’ayez fait ces révélations plutôt qu’à M. Montjoie ! Il importe extrêmement de les lui cacher, de même que votre présence ici ; s’il se doutait de l’effroyable vérité, rien ne saurait l’empêcher de partir pour la France, c’est-à-dire pour Passy. Il ne reculera devant aucune fatigue, devant aucune démarche, pour retirer lady Harry du guêpier où elle s’est fourrée. Pour le moment, il est encore trop faible pour entreprendre un voyage et pour tenir tête à mon coquin de mari.

 

– Que faire alors ? demanda Fanny.

 

– N’importe quoi, plutôt que de laisser M. Hugues Montjoie intervenir entre le mari et la femme.

 

– Ah ! si vous saviez ce qu’est ce mari, Mme Vimpany, dit Fanny d’une voix vibrante. Il était présent quand le pauvre Danois a été empoisonné ;… il le savait,… il restait là immobile, pâle comme un marbre… et muet ! Oh ! si j’avais pu lui arracher des mains ce fatal breuvage ! Lord Harry, lui, n’a pas bougé ! c’est horrible,… horrible !

 

– Ne comprenez-vous pas ce que vous avez à faire, Fanny ? »

 

Observant le silence de son interlocutrice. Mme Vimpany ajouta :

 

« Notez bien que mon mari et lord Harry, ignorent encore que vous avez été témoin du crime. Vous pouvez donc retourner à Passy sans courir le moindre risque, en sorte que, quoi qu’il arrive, vous serez là pour protéger lady Harry. En votre qualité de femme de chambre, il vous sera possible de rester près d’elle jour et nuit, tandis que M. Montjoie ne pourrait la voir que de temps à autre, et encore à la condition de ne se pas quereller avec lord Harry.

 

– Ce que vous dites là est juste, répondit Fanny. Alors, vous êtes d’avis que je retourne à Passy ?

 

– Oui, immédiatement. Lady Harry étant partie hier soir, vous serez près d’elle vingt-quatre heures après son arrivée à Passy.

 

– Alors, je pars, dit Fanny en se levant. Ah ! qu’il est pénible de rentrer dans cette horrible maison, avec cet homme que je méprise ! Pourtant, je n’hésite pas un instant ; ce qui doit arriver arrivera. Tout en ayant la conviction que mon voyage est inutile, je le ferai et je prendrai le premier train.

 

– Vous m’écrirez dès votre arrivée, Fanny ?

 

– Je vous le promets, adieu ! »

 

Sur ce, Mme Vimpany resta près de Montjoie qui continuait à dormir du sommeil du juste. Quand il aura recouvré force et santé, pensait-elle, on pourrait lui apprendre la vérité. Puis, même alors que l’on est la femme du plus exécrable des maris, l’on ne peut entendre de sang-froid l’histoire que Fanny Mire venait de raconter.

 

LXII

« Il est mort ! dit le docteur en tâtant le pouls du Danois. C’est absolument fini, ajouta-t-il après avoir soulevé la paupière de sa malheureuse victime. Je ne croyais pas, je l’avoue, que les choses iraient aussi vite ; il y a à peine une heure que je l’ai quitté et il respirait tranquillement ; a-t-il eu conscience qu’il allait passer ? a-t-il éprouvé des appréhensions ? demanda Vimpany à la nouvelle garde.

 

– Non, docteur ; je l’ai trouvé mort.

 

– Ce matin encore, il paraissait gai et plein de confiance ; ces dénouements inopinés sont assez fréquents dans la tuberculose ; je l’ai souvent constaté pendant le cours de ma carrière. Au dernier moment, quand la mort va se jeter sur sa proie, le malade se montre plein d’espoir et manifeste l’intention de se lever sous peu ; il prétend, parfois, qu’il ne s’est jamais senti aussi vigoureux depuis sa maladie. Puis, soudain, la mort le frappe et il tombe. (Il prononça ces derniers mots d’une voix lugubre.) Il n’y a plus rien à faire qu’à constater la cause de la mort et à remplir les formalités d’usage. Je m’en charge. Ce malheureux jeune homme appartient à une famille des plus distinguées ; je vais écrire à ses parents et leur envoyer les papiers ; il est encore une chose que je peux faire pour les siens, c’est de le photographier sur son lit de mort. »

 

De son côté, lord Harry se tient près de la porte ; il lui répugne d’entrer dans la chambre mortuaire ; il se demande avec effroi quelle part de responsabilité lui incombe, dans cet appel fait avant l’heure, à l’ange de la mort. Rien n’est plus vrai, hélas ! Oxbye est mort ! Mais comment est-il mort ? Quel rôle, enfin, a-t-il joué, lui, lord Harry, dans cette sombre tragédie ? Tout aussi bien que le docteur, ne savait-il pas que le malade de l’Hôtel-Dieu ne devait quitter Passy que les pieds en avant ? comme on dit. Puis, le dénouement se faisant trop attendre au gré des désirs du docteur, il s’était décidé à le provoquer. Il fallait bien qu’il meure, le jeune Danois, une fois Fanny congédiée. Quoi ! n’avait-il pas vu Vimpany présenter son horrible drogue au malade ? N’avait-il pas entendu le mourant se plaindre d’avoir la gorge en feu ; ne l’avait il pas vu, hélas ! s’endormir comme s’il eût aspiré du chloroforme ? Que pouvait donc être ce fatal breuvage ? Une indignation le prit contre lui-même. Il sort pendant une heure et demie ; marche sur la grande route à pas pressés, puis fait volte-face ; une clarté subite se fait dans son esprit. Qui sait ? Le docteur est peut-être sous le coup d’un mandat d’amener. Et lui-même ? Il se voit déjà traduit en cour d’assises ; mais ces craintes sont sans fondement, car aussitôt le sauvage lord avise le docteur assis dans le salon, entouré de papiers d’affaires et de lettres. « Décidément, fit-il, en jetant un regard au survenant, la mort de ce pauvre Oxbye est une triste chose ; j’ai fini par savoir le nom de son notaire et je viens de lui écrire. J’ai notifié aussi la mort de mon malade à son frère aîné, chef de la famille. J’ai trouvé, en outre, dans ses papiers, une police d’assurances sur la vie et j’ai dû communiquer aussi la nouvelle de sa mort à cette compagnie ; les autorités sont prévenues. Elles ont reçu à temps les papiers nécessaires aux constatations d’usage. Bref, les obsèques auront lieu demain.

 

– Ah ! vraiment, aussitôt que cela ? demanda le sauvage lord, comme étourdi par une commotion.

 

– Quand il s’agit de la mort d’un tuberculeux, il est urgent, hygiéniquement parlant, de procéder sans retard à l’inhumation.

 

« La coutume française est, sous ce rapport, plus rationnelle que la nôtre. Pourtant, elle a aussi ses inconvénients.

 

« La crémation en a peut-être moins, hormis au cas où la mort a été provoquée par le poison ; mais cette dernière circonstance est fort rare, et elle n’échappe guère à l’œil vigilant des médecins. Pour ma part,… mais, dites-moi, êtes-vous donc tombé si bas, qu’un fait aussi simple que la mort d’un tuberculeux vous émeuve à ce point ! Ma parole d’honneur ! vous avez une mine de déterré ! Laissez-moi vous prescrire un cordial quelconque,… un verre d’eau-de-vie sans l’addition de rien autre. »

 

Le docteur passe ensuite dans la salle à manger et revient un verre à la main.

 

« Prenez-moi cela », dit-il à lord Harry.

 

Puis, il continue à exposer ses théories sur les différentes méthodes d’inhumations, tant au point de vue hygiénique que scientifique, sans paraître être sous le poids d’un horrible remords !

 

Il raconte d’incroyables anecdotes de mort soudaine à l’hôpital et affecte un calme parfait.

 

Peu après, l’on entend un bruit de pas lourds. Le docteur se lève et quitte la pièce ; à quelques minutes de là, il rentre et dit :

 

« Ce sont les croque-morts ; aidés de la garde-malade, ils vont mettre le cadavre en bière, besogne répulsive, s’il en fût, aux yeux des vivants ; pour eux, c’est la chose la plus naturelle du monde ; tout est affaire d’habitude ! À propos, j’ai pris la photographie d’Oxbye, malheureusement, tenez, regardez donc… »

 

Lord Harry s’en défend, disant d’un air égaré :

 

« Le diable m’emporte ! Je ne tiens pas à voir la photographie d’un homme mort… Mais, Vimpany, vous oubliez que j’étais là.

 

– Voyons, pas d’absurdité ;… soyez sans crainte,… il ne s’agit pas de perdre la tête,… du calme ;… allez, personne ne pourra trouver la moindre ressemblance entre le Danois et vous ;… je ne nie pas, je l’avoue, qu’elle n’existât à son arrivée ici, mais depuis qu’il est mort, il n’en reste plus trace. Comment ai-je pu oublier que la ressemblance disparaît avec la vie ; venez le voir, venez, que diable !

 

– Non, vous dis-je.

 

– Quelle faiblesse ! on dirait vraiment, que c’est une affaire personnelle ! s’écria le docteur… Vous n’êtes pas sans savoir que la mort rend à chacun de nous son individualité. Après s’être ressemblé pendant le cours de la vie, on devient dissemblable après la mort. Bref, voici où j’en veux venir. Écoutez bien ceci ; il est convenu que nous enterrons demain lord Harry Norland et que voici sa photographie post mortem, prise sur son lit de mort.

 

– Et après ? demande lord Harry avec un frisson.

 

– D’abord, remontez chez vous et je vous suis avec mon appareil. »

 

Deux heures plus tard, passant un verre sur la manche de son veston, Vimpany d’un air de triomphe, s’écriait :

 

« Admirable ! la joue un peu déprimée… les ombres,… l’ajustement,… les yeux fermés, c’est parfait, mon cher ! Qui donc a dit que l’homme ne peut faire mentir le soleil, et c’est vrai ! »

 

Vimpany met cinquante minutes à développer l’épreuve, puis la fait voir ensuite à lord Harry. Après avoir collé le portrait sur une carte de visite et écrit dessus le nom du mort et la date de son décès, le docteur met derechef l’épreuve sous les yeux du sauvage lord, qui reprend d’une voix tremblante :

 

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous auriez pu du moins m’épargner le souvenir de cette horrible mort !

 

– Allons donc ! ne posez donc pas pour la sensibilité ; vous oubliez, milord, que nous avions besoin d’un cadavre. Bah ! il fallait bien enterrer quelqu’un,… autant Oxbye qu’un autre. »

 

LXIII

Mme Vimpany avait dit vrai : lady Harry était venue rejoindre son mari. Arrivée à la nuit tombante, au moment où les sens sont le plus sensibles aux perceptions des sons, aux craquements des meubles et aux brusques changements des choses, elle ouvre la porte et entre. Personne ; la maison semble déserte. Elle passe de la salle à manger au salon ; partout la même solitude, le même silence. Elle appelle son mari ; pas de réponse. Elle appelle la cuisinière, mais aucune voix ne répond à sa voix. Fort heureusement pour elle, elle ne pénètre pas dans la chambre d’ami, car elle se fut trouvée en présence d’un cadavre ! Elle gravit l’escalier et entre chez lord Harry. Il n’est pas dans la pièce, elle avise une photographie qui traîne sur la table,… elle la saisit,… blêmit, pousse un cri et tombe évanouie sur le sol ; c’est l’image même de son mari dans le lugubre appareil de sa dernière toilette, les mains jointes, les yeux fermés, le visage rigide d’un mort ! Lord Harry entend du jardin un cri ; monte quatre à quatre l’escalier et transporte sa femme sur un lit ; la proximité de la photographie lui révèle clairement ce qui vient de se passer. Iris recouvre ses sens ; elle jette à son mari un regard de stupeur, raconte ce qu’elle vient de voir, pousse un gémissement et retombe en syncope.

 

« Ciel ! s’écrie lord Harry, que devenir ! que dire ! que faire ! de secours point ! La garde-malade est sortie ; le docteur est à la mairie à faire inscrire le mort sous le nom de lord Harry Norland. Pour tout dire d’un mot, la maison est vide. »

 

Peu après, Iris se redresse, promène ses regards anxieux autour de la pièce.

 

« Où suis-je ? dit-elle.

 

– Chez vous, répond lord Harry, chez votre mari », et en se disant, il la presse contre son cœur et couvre son visage de longs baisers.

 

« Vous,… mon Harry… vivant,… mon vrai Harry ? demande Iris en regardant droit son mari.

 

– Certainement, votre Harry. Qui donc cela pourrait-il être si ce n’était pas votre mari ?

 

– Mais alors que signifie cette horrible photographie ?

 

– Rien,… absolument rien,… une bêtise,… une farce du docteur. Quel drôle d’homme. Dieu merci, vous voyez que je n’ai pas l’air d’un spectre ! »

 

Il retourne la photographie à l’envers, sur la table, mais le regard d’Iris exprime, malgré tout, une sorte de crainte.

 

« Pourquoi, mon Dieu ! cette plaisanterie macabre ; c’est un amusement idiot. Non, on ne fait pas, par manière de rire, la photographie d’un vivant en mort !

 

Pourquoi s’y prêter,… elle ne comprenait pas cela…

 

« Mais vous, ma chère Iris, dites-moi comment vous vous trouvez ici,… par quel hasard,… à quelles circonstances dois-je ce bonheur ? racontez-moi tout et ne pensez plus à cette stupide photographie.

 

– J’ai reçu votre lettre, mon ami…

 

– Ma lettre ? Enfin vous avez compris que votre mari vous aime toujours ? reprit lord Harry avec vivacité.

 

– Ah ! je ne pouvais vivre plus longtemps loin de vous, mon bon Harry :… le jour, je pensais à vous,… la nuit, je ne rêvais que de vous,… alors, je suis revenue,… j’ai peut-être eu tort,… vous ne m’en voulez pas, dites ?

 

– Moi, vous en vouloir ? ma bien-aimée ! » s’écria-t-il en embrassant sa femme avec passion.

 

Toutefois, cette pluie de baisers ne pouvait durer toujours : l’embarras de lord Harry commençait à le serrer de près.

 

De fait, quand bien même il ferait des aveux, Iris le questionnerait encore. Il se sentait perdu ! Mais il ne connaissait pas la nature de sa femme. Il l’entoure à deux bras ; ses baisers plaident pour lui et Iris sent des remontées de tendresse pour son mari,… elle était prête à tout croire,… à tout accepter,… en un mot, à sacrifier à lord Harry jusqu’à sa conscience et enfin à devenir sans le savoir la complice d’un crime. Plutôt que de quitter lord Harry, elle consentirait à tout. De son côté, il se disait qu’il fallait apporter la plus grande circonspection dans ses aveux. Et le meurtre du Danois ? Quoique le docteur n’eût jamais mis les points sur les i, il ne savait que trop bien la vérité !

 

« J’ai une foule de choses à vous dire, mon amie, fit-il en prenant les mains d’Iris, dans les siennes ; mais il faut vous armer de patience, je vous préviens. Préparez-vous d’avance à éprouver une effroyable surprise, bien qu’en y réfléchissant, on voie clairement qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre…

 

– Allons, parlez, Harry, dites-moi tout, ne me cachez rien.

 

– Je vous dirai absolument tout, ma très chère, et sans vous dorer la pilule.

 

– Dites-moi d’abord, où est le pauvre homme, que le docteur Vimpany a amené ici, celui à qui Fanny était chargée de donner ses soins ?

 

– Le pauvre homme, reprit lord Harry d’un ton indifférent, s’est remis si vite qu’il a quitté la maison en prenant ses jambes à son cou. Il tenait à aller prouver lui-même aux médecins de l’Hôtel-Dieu l’efficacité merveilleuse du traitement qu’il a subi ; l’orgueil robuste de Vimpany ne manquera pas d’emboucher la trompette de la renommée. Il est certain que si tout ce qu’il dit est vrai, il fera faire un grand pas au traitement de la tuberculose. »

 

Cela laissait, en somme, Iris assez indifférente ; elle adresse cette question à son mari :

 

« Où donc est Fanny ?

 

– Elle est partie… mercredi dernier, si je ne me trompe. Sa présence était devenue inutile ici et, en outre, elle avait un grand désir de vous aller retrouver. Comme je viens de vous le dire, elle est partie mercredi matin, se proposant de prendre, dans la soirée, le bateau de Dieppe et Newhaven. Elle se sera sans doute arrêtée en route.

 

– Peut-être est-elle allée d’abord chez Mme Vimpany, c’est là que je vais lui écrire.

 

– C’est ça ; votre lettre lui parviendra sûrement.

 

– Eh bien, Harry, est-ce là tout ?

 

– Non, certes, reprit lord Harry ; il faut vous dire que la photographie qui vous a causé tant d’effroi a été prise par Vimpany pour une raison particulière.

 

– Laquelle ? » Enfin, il éclata :

 

« Il est des circonstances, fit-il, où ce qui peut arriver de plus heureux à un homme, c’est qu’on le croie mort. Or c’est précisément mon cas. N’allez pas en inférer que j’aie intérêt à cacher un méfait quelconque, dont je redoute les conséquences : je suis insolvable, voilà tout, en sorte que j’ai dû faire mon paquet, avant d’avoir reçu mon congé en bonne et due forme. Si vous n’étiez pas revenue, ma toute belle, une lettre du docteur vous aurait annoncé mon décès. Il serait resté muet comme la tombe, en attendant que la vérité vous soit révélée par l’effet du hasard. Je regrette sincèrement qu’il ait laissé traîner la photographie sur la table.

 

– Eh bien, vrai, je ne comprends pas,… vous prétendez que vous êtes mort ? repartit Iris les yeux grands ouverts.

 

– Oui, il me faut de l’argent ; ma seule ressource pour battre monnaie, c’est de faire le mort.

 

– En quoi cela peut-il vous enrichir, dites, Harry ?

 

– En vertu d’une assurance sur la vie que j’ai eu l’esprit de prendre et dont je ne puis, comme de juste, toucher la prime qu’après ma mort. Comprenez-vous ?

 

– Donc, il ne faut rien moins pour vous procurer de l’argent, comment dirais-je, qu’une fraude ?

 

– Dites fraude si vous voulez. Du moment que je ne pouvais faire autrement, vous savez, nécessité fait loi.

 

– Mais, en réalité, c’est bien plus qu’une…

 

– Permettez. Du moment que les gens de loi disent fraude, à quoi bon exagérer ?

 

– Pour moi, Harry, c’est un crime ; c’est une chose passible d’une terrible condamnation ! s’écria Iris suffoquée.

 

– Bien entendu ; mais il faut pour cela qu’on découvre la fraude. À Londres, c’est un fait qui se produit tous les jours ; mais là, les maris ne prennent pas leurs femmes pour confidentes. Pour moi, j’y suis contraint et forcé… Vous allez le comprendre.

 

– Dites-moi, d’abord, qui a eu le premier l’idée de cette monstrueuse conception ?

 

– Belle question ! Vimpany, parbleu ! c’est un malin ! c’est indéniable ; j’ai tout d’abord refusé d’obtempérer à ce plan, mais quand la misère vous empoigne, on se soumet à tout, voyez-vous, ma belle, pour échapper à ses serres. D’ailleurs, comme je me fais fort de vous le prouver, ce n’est réellement pas une fraude, c’est une anticipation de quelques années. En outre, il y avait encore une autre raison d’agir ainsi.

 

– Est-ce pour être en mesure de payer votre billet à ordre au moment de l’échéance ? demande lady Harry.

 

– Ma bonne Iris, soit que vous l’oubliez ou non,… soit que vous juriez ou non de n’en jamais parler, il est un fait que je me reprocherai éternellement, c’est d’avoir dissipé votre avoir dans des spéculations hasardeuses. Or il n’en reste pas un traître liard ! Dire que j’en suis arrivé là, après avoir juré de n’y pas toucher. Ah ! Iris ! fit-il en parcourant la pièce dans un état de violente agitation ; je me serais soumis à la prison pour dettes,… à être ruiné, à être abandonné de Dieu et des hommes, mais non à vous voir ruinée, vous ! c’est plus que je n’en puis supporter !

 

– Quoi ! avez-vous donc oublié que tout ce qui est à vous est à moi ;… quand je me suis donnée à vous, je n’ai fait aucune restriction,… vous n’avez à craindre, de ma part, ni reproche, ni regret, ni allusions pénibles.

 

– À ma mort, vous serez riche ;… mais d’ici là ! hélas ! je ne suis pas âgé,… j’ai peut-être encore de longues années devant moi… Comment puis-je attendre la mort, lorsqu’un coup de canif ou un bout de corde suffisent pour réparer ma faute !…

 

– Votre faute ? mais ce serait l’aggraver et non la réparer.

 

– Enfin cet argent m’appartient… dans l’avenir, il reviendra à mes héritiers, aussi sûrement que le soleil se lèvera demain ; tôt ou tard, ce capital vous reviendra ;… en réalité, c’est escompter l’avenir, voilà tout ! L’assurance n’y perdra, en définitive, qu’un modique intérêt, jusqu’à la fin de mes jours. Je me sens bien plus coupable envers vous, ma tendre amie, qu’envers les actionnaires. »

 

Sur ce, il se précipite aux genoux de sa femme, et lui jure, dans une étreinte passionnée, qu’il n’a désormais en vue que son bonheur.

 

« Est-il trop tard, demande-t-elle d’une voix émue, pour revenir sur ce qui est fait ?

 

– Hélas ! oui,… tout est fini, répond lord Harry, en pensant, à part lui, à Oxbye.

 

– Comment nous tirer de cette impasse,… comment allons-nous pouvoir vivre, Harry ? »

 

C’était tout clair : Iris acceptait la situation avec toutes ses difficultés et ses dangers, plutôt que de quitter ce mari ! L’amour qu’elle ressentait toujours pour son seigneur et maître, avait raison de tous ses scrupules. Enfin, elle accepterait des choses qui, jusque-là, lui avaient paru inacceptables, comme il arrive fatalement dans une société, où la morale est sans cesse prête à capituler, et qu’une femme d’un esprit élevé subit l’influence d’un homme dont les sentiments sont moins nobles que les siens.

 

Il y a peu de mois encore, Iris aurait rejeté d’un ton résolu ces raisonnements subtils ;… aujourd’hui, elle acceptait jusqu’à des indélicatesses.

 

« Je comprends, fit-elle, vous êtes tombé entre les mains du docteur. Prions Dieu qu’il n’en advienne rien de pire !

 

Oh ! mon pauvre Harry, croyez à l’amour passionné de votre malheureuse femme ! »

 

Iris se jette au cou de son mari, elle le regarde d’une façon câline. Bref, elle pardonne tout, et accepte tout ! À partir de ce moment, elle va devenir l’instrument aveugle que tiennent en leurs mains les deux conspirateurs.

 

LXIV

« La première chose à faire, c’est de cacher cette horrible photographie », dit lord Harry en s’emparant de l’épreuve.

 

Il ouvre un tiroir pour l’y déposer ; puis, comme frappé d’une inspiration soudaine, il s’écrie :

 

« Ah ! voici mon testament. C’est vous, ma chère femme, que j’ai constituée ma légataire universelle,… je vous laisse tout, absolument tout ! »

 

Passant le document à Iris, il poursuivit.

 

« Il vaut mieux, du reste, qu’il soit dès à présent entre vos mains, puisque, de fait, vous êtes mon exécutrice testamentaire.

 

Sans souffler mot, Iris prend l’enveloppe cachetée.

 

La lumière s’était faite en son esprit : c’était à elle que reviendrait l’obligation d’agir,… de toucher l’argent. Du même coup, la fraude lui était révélée et elle s’en faisait la complice.

 

L’arrivée intempestive d’Iris imposait à lord Harry la nécessité de combiner un nouveau plan ; voici celui auquel il s’arrêta. Puisque Iris savait tout, il ne lui restait plus qu’à quitter Passy, avant que personne eût eu vent de sa présence en cette petite localité. Ils passeraient tous deux en pays étranger, en Belgique, changeraient de nom et habiteraient un petit trou, inconnu des Anglais. Le docteur Vimpany, cet homme unique au monde, se chargerait de régler les affaires. N’avait-il pas déjà notifié le décès de son sosie à la Compagnie d’assurances, à l’aîné de la famille et au notaire ! Chaque minute qui s’écoulait multipliait pour lord Harry les occasions d’être reconnu. Une fois qu’ils auraient passé la frontière, ils vivraient pour eux seuls, morts au reste du monde. Ils allaient donc enfin, heureux et contents, filer des jours d’or et de soie ! Mais Iris acceptait-elle cette combinaison ?

 

« Tout ce que vous ferez sera bien fait, répondit-elle d’un ton grave.

 

– Au bout d’un laps de temps très court, reprit lord Harry, il sera urgent que vous retourniez en Angleterre, munie de mon testament ; vous y toucherez la prime d’assurance, puis vous reviendrez rejoindre votre mari, William Linville, et pour déjouer tout soupçon, vous passerez auparavant plusieurs semaines à Londres. »

 

Iris poussa un profond soupir ; puis, elle fixa ses regards sur son mari, qui la considérait avec un air de doute ; elle sourit et dit :

 

« En toute chose, Harry, je suis votre servante. Quand partons-nous ?

 

– Immédiatement ; je n’ai plus qu’une lettre à écrire au docteur. Ce sac de voyage contiendra tout votre bagage ? Laissez-moi m’assurer, d’abord, que personne ne rôde autour de la maison ? Avez-vous mon testament ? Oui, il est dans le sac de cuir ;… alors, tout est bien ; c’est moi-même qui le porterai jusqu’à la gare. »

 

Le sauvage lord descend quatre à quatre, puis revient vivement.

 

« La garde-malade, dit-il, est dans la chambre d’ami.

 

– Quelle garde-malade ? demande Iris à mi-voix.

 

– Celle qui a remplacé Fanny. Vimpany a préféré avoir une garde jusqu’à la fin. »

 

Son interlocuteur parlait à mots pressés, mais Iris n’en conçut pas l’ombre d’un soupçon.

 

« Sortez vite, poursuivit-il, partez par la porte de derrière, elle ne vous verra pas. »

 

Iris obéit ; elle détale subrepticement de chez elle comme une voleuse. Ils étaient convenus de se retrouver sur la route. Elle traverse le jardin en courant comme Fanny l’avait fait avant elle.

 

Voici la lettre que lord Harry écrivit d’arrache-pied au docteur :

 

« Cher ami, pendant que vous remplissez les formalités nécessaires à l’inhumation de X…, un événement des plus imprévus, des plus extraordinaires, s’est produit. L’inattendu seul arrive ! Le retour de ma femme à Passy en est bien la meilleure preuve ! Heureusement, elle n’est pas entrée dans la chambre mortuaire ; d’ailleurs, maintenant, il n’y a plus aucun risque à courir de ce côté, ma femme est repartie. Ayant aperçu sur la table, la première épreuve que vous avez tirée de mon sosie, elle a été prise d’un saisissement tel, qu’elle a perdu connaissance. J’ai été contraint de la mettre au courant de la situation, mais non du dernier acte du drame. Dieu sait tous les beaux raisonnements que je lui ai faits, pour la disposer à accepter l’invention, la fourberie de mon décès et tout ce qui s’ensuit ! Une fois la chose entendue et bien que, au fond, Iris fût médiocrement édifiée de cette petite combinaison, elle s’y est prêtée et a déguerpi sans coup férir. Âme qui vive ne l’a vue ; la garde-malade comprise. Je l’ai instruite des services effectifs qu’elle aura à me rendre, en se présentant munie de mon testament, à la Compagnie d’assurances et en palpant la prime à toucher après ma mort.

 

« Elle a consenti à tout, par dévouement, par amour pour moi ; satisfait de ce résultat, je me suis dit, à part moi, que la séduction irrésistible de votre serviteur n’a jamais été plus justifiée. D’une part, considérant combien il importait qu’elle s’éloignât sans se douter du spectacle qu’offre la chambre d’ami ; d’autre part, combien il était urgent que je pusse filer avant que la Compagnie d’assurances ait envoyé ici ses agents, vous m’approuverez, j’espère, d’avoir quitté Paris, voire Passy aujourd’hui même. Adressez-moi vos lettres : à William Linville, poste restante, Louvain, Belgique. Veuillez déchirer ce pli aussitôt que vous en aurez pris connaissance.

 

« Louvain, petit endroit paisible, n’offre aucune attraction aux touristes en général, et aux Anglais en particulier ; l’on peut y vivre à très bon compte, loin des distractions mondaines. Vu le peu d’argent dont je puis disposer, vous voudrez bien en dépenser le moins possible. Je ne sais pas au juste à quelle époque la prime pourra être soldée, deux mois, six mois peut-être ! Or, d’ici là, il faudra se réduire à la portion congrue. Dès que lady Harry sera à Londres, elle pourra obtenir des avances du notaire de la famille, avances hypothéquées sur la prime, bien entendu. Je regrette de laisser tomber sur vous toute la charge des obsèques d’Oxbye et de la correspondance avec sa famille. Peut-être même serez vous forcé d’aller en Angleterre pour tout expliquer aux parents. Je vous conseille d’adresser à la veuve du défunt la note de vos honoraires.

 

« Un mot encore : Fanny Mire est à Londres, mais elle n’a pu voir lady Harry ; croyez bien qu’aussitôt qu’elle apprendra que sa maîtresse a quitté l’Angleterre, elle partira pour Passy comme un dard. Elle peut y arriver à chaque instant. À votre place, je la recevrais dans le jardin et je l’éconduirais au plus tôt. Ce serait une complication fâcheuse, si elle survenait avant les obsèques…

 

« Adieu, mon cher docteur, votre prudence, votre intelligence et votre sagesse, me font espérer que je peux dormir sur les deux oreilles.

 

« Votre ami anglais. »

 

Lord Harry lut et relut son épître ; il n’y avait pas, en effet, le moindre danger d’être découvert, et cependant une certaine appréhension lui tenait l’esprit en suspens. Il fallait bien mettre le docteur au fait des derniers événements et faire partir sa femme à la douce.

 

Après avoir fermé la lettre, il boucle sa malle, se rend à la gare et quitte Paris pour toujours.

 

Le lendemain, la dépouille mortelle de lord Harry Norland était conduite à sa dernière demeure.

 

LXV

Le samedi dans l’après-midi, le corps du soi-disant jeune Irlandais reposait dans le cimetière où le docteur avait acheté une concession à perpétuité. Le nom du défunt avait été bien et dûment inscrit sur le registre de l’état civil. La cause de la mort avait également été déclarée à la mairie.

 

Le docteur suivait seul le convoi, convoi modeste, qui passa inaperçu par les rues. Un monument très simple, devait être élevé plus tard à la mémoire de lord Harry Norland. Vimpany rentre ensuite au cottage de Passy, règle le compte de la garde-malade et se débarrasse d’elle au plus vite ; il prit aussi son adresse, au cas où il aurait l’occasion de la recommander à l’un de ses riches clients ; ensuite, il a soin de mettre tout en état, avant de rendre la clef à la propriétaire de l’immeuble. Faire disparaître les fioles de l’armoire, jeter les boîtes aux ordures, allumer un grand feu et y précipiter deux petites fioles de verre bleu, contenant à coup sûr les mystères de la science furent la première occupation du docteur. Dès que le verre se fut fusionné en une petite boule, le docteur se mit à fureter dans les papiers restés à traîner sur les tables ; parfois, les lettres sont des révélatrices accablantes ; parfaitement rassuré, le docteur se mit à écrire derechef, à la famille et au notaire.

 

Il était en train de le faire, lorsque, soudain, il entend dans le jardin le bruit du sable qui grince sous les pieds d’un intrus ; il se lève et, sans se troubler, ouvre la porte. Lord Harry n’avait prédit que trop vrai ! c’était la première garde-malade,… celle qui avait tout vu, tout entendu ! Sa physionomie anxieuse laissait deviner qu’elle voulait tout savoir. Elle allait franchir la porte de la maison, mais la grosse personne du docteur a barre sur elle.

 

« Tiens, c’est vous ! fit-il d’un air d’indifférence. Qui donc vous a demandé de revenir ?

 

– Lady Harry est-elle ici ?

 

– Non, elle n’y est pas, répondit-il sans broncher.

 

– Alors je vais entrer et l’attendre. »

 

Vimpany restait aussi impassible qu’une barre fixe.

 

« Quand doit-elle revenir ? demanda Fanny.

 

– Vous a-t-elle écrit ?

 

– Non pas.

 

– Vous a-t-elle du moins laissé l’ordre de la venir retrouver ici ?

 

– Pas du tout,… mais je pensais…

 

– Les serviteurs ne devraient jamais penser ; ils devraient se contenter d’obéir.

 

– Je connais mes devoirs, monsieur Vimpany, sans que vous preniez soin de me les rappeler. Voulez-vous me permettre de passer ?

 

– Entrez, si ma société peut vous être agréable, dit le docteur, en se reculant pour la laisser passer. À coup sûr, vous ne trouverez personne ici.

 

– Mais alors où donc est milady ? dit Fanny stupéfaite.

 

– Vous l’auriez appris, si vous étiez restée un ou deux jours de plus en Angleterre ; aujourd’hui, votre démarche est inutile, ajouta son interlocuteur.

 

– Elle n’est pas venue ici ? demanda Fanny.

 

– Elle n’est pas venue ici, répéta le docteur.

 

– Je ne crois pas un mot de vos paroles, s’écria Fanny hors des gonds. Je suis sûre et certaine, moi, que lady Harry est ici. Qu’en avez-vous fait, parlez ? »

 

Le docteur s’incline et reprend :

 

« Alors vous ne croyez pas ce que je vous dis… C’est fâcheux, très fâcheux.

 

– Moquez-vous, si bon vous semble. Où est-elle ?

 

– Où est-elle ? répéta le docteur d’un ton interrogateur.

 

– Oui, elle a quitté Londres pour venir rejoindre milord. Où est-elle ?

 

– Il faudrait être plus malin que je ne le suis, pour vous le dire, répondit Vimpany.

 

– Enfin, puis-je voir lord Harry ? demanda Fanny d’une voix ferme.

 

– Lui, lord Harry ? il est parti tout seul pour un long voyage.

 

– J’attendrai son retour ici, dans cette maison, dit Fanny Mire d’un ton décidé.

 

– C’est ce que nous verrons, riposta le docteur.

 

– Je demeure convaincue que milady est ici. Ciel ! l’auriez-vous enfermée ?

 

– Ah ! la belle histoire ?

 

– Vous êtes capable de tout ;… tenez, de ce pas, je vais prévenir la police.

 

– Vous n’y allez pas par quatre chemins, Fanny !

 

– De grâce ! dites-moi où elle est ?

 

– Décidément, vous êtes une servante comme on n’en voit guère, comme on n’en voit pas ! Visitez la maison de la cave au grenier ; entrez, voyez, examinez, après tout ! Qu’est-ce qui vous fait peur ? voyons, contentez votre curiosité maligne et jugez par vous-même. »

 

Sans se le faire dire deux fois, Fanny obéit ; elle passe du salon dans la salle à manger : personne. Elle monte au premier étage, pénètre dans la chambre de lady Harry : déserte. Pas une épingle à cheveux, pas un ruban ne trahit la présence d’une femme. Elle passe dans l’appartement de lord Harry, elle ouvre les armoires, regarde derrière les portes, rien, rien, rien ! Elle redescend l’escalier, se demandant ce que cela signifie. Persuadée qu’elle allait recevoir un refus du docteur, elle dit :

 

« Puis-je pénétrer dans la chambre d’ami ?

 

– Certainement, répond le docteur, certainement. Vous connaissez le chemin ;… si vous avisez quelque objet ayant appartenu à lady Harry, veuillez le prendre.

 

– Et comment va M. Oxbye ?

 

– Il est parti.

 

– Parti, et où est-il allé ? demande la camériste avec intérêt.

 

– Il est parti hier vendredi : c’est un bon garçon et si reconnaissant ! Il serait à désirer qu’il y eût un plus grand nombre de ces reconnaissantes créatures et de ces fidèles serviteurs en ce bas monde ! Son intention était d’aller à Londres, afin de vous remercier de vive voix. Quel brave cœur !

 

– Comment ! c’est le jeudi que je l’ai vu… »

 

Puis elle se mord les lèvres et n’achève pas la phrase commencée.

 

« Mercredi,… c’est mercredi que vous voulez dire, reprit le docteur ; ce jour-là, il allait déjà sensiblement mieux.

 

– Je n’en disconviens pas, reprit Fanny, mais il était beaucoup trop faible pour entreprendre un voyage.

 

– À coup sûr, je ne l’y eusse pas autorisé, au cas où j’eusse pensé qu’il commettait une imprudence », ajouta M. Vimpany.

 

Fanny garda le silence ; elle avait vu son pauvre malade couché immobile et livide ! elle avait entendu l’autre garde-malade s’écrier qu’il était mort ! Maintenant, au contraire, on affirmait qu’il se portait comme le Pont-Neuf et même qu’il était parti. Toujours est-il qu’elle n’avait pas de temps à perdre en réflexions inutiles.

 

Fanny avait été sur le point de demander ce qu’était devenue la nouvelle garde-malade, mais elle réfléchit qu’il était préférable, dans les circonstances présentes, de ne pas éveiller les soupçons. Ouvrant la porte de la chambre d’Oxbye, elle la parcourut des yeux ; il ne restait aucune trace de sa présence ; tout était rangé dans un ordre parfait ; les battants du buffet ouverts, le lit fait, les rideaux relevés, la chaise longue poussée contre le mur, la fenêtre ouverte et le mort décampé ! Après tout, ses soupçons ne l’avaient-ils pas induite en erreur ? N’était-il pas endormi plutôt que mort, n’était-ce pas une hallucination ?

 

Dans le vestibule, le docteur attend, souriant, grimaçant, hideux !

 

Elle se rappelle que son but était de retrouver lady Harry et non le Danois ; alors, elle referme la porte.

 

« Eh bien ! dit Vimpany, avez-vous fait une découverte quelconque ? La maison est déserte, vous apprendrez bientôt pourquoi. Et que comptez-vous faire à la suite de votre perquisition ; retournez-vous à Londres ?

 

– Non, certes ; je veux retrouver milady, répondit Fanny.

 

– Si vous étiez venue ici dans d’autres dispositions d’esprit, je vous aurais épargné cette peine ; mais votre visage porte le reflet de vos soupçons. Vous n’avez cessé d’épier, de commenter, d’analyser tout ce que l’on faisait ici ; c’était, je le sais, par dévouement pour lady Harry ; sachez donc qu’elle n’est pas ici : quant à son mari, vous entendrez parler de lui en temps opportun. En réalité, j’ai presque envie de vous donner l’adresse de votre maîtresse.

 

– Oh ! oui, de grâce.

 

– Elle a dû traverser Paris il y a deux jours, en se rendant en Suisse : elle m’a laissé son adresse à Berne, à l’hôtel ;… mais qu’est-ce qui me dit qu’elle réclame vos services ?

 

– Je suis sûre qu’elle a besoin de moi, vous dis-je.

 

– Après tout, c’est votre affaire. Elle est descendue : hôtel d’Angleterre. Faut-il que je vous l’écrive ? Vous ne l’oublierez pas, surtout ? Lady Harry compte séjourner à Berne une quinzaine de jours seulement. Après cela, je ne sais ce qu’elle a l’intention de faire. Moi-même, je suis sur le point de partir et il est plus que probable que je n’entendrai plus parler de lady Harry.

 

– Oh ! je dois l’aller rejoindre ! riposta Fanny, ne serait-ce que pour m’assurer que personne ne lui veut de mal et qu’aucun danger ne la menace.

 

– C’est votre affaire, répondit le docteur : pour ma part, je ne lui connais aucun ennemi.

 

– Pourriez-vous me dire si milord est avec elle ?

 

– Je n’en vois pas la nécessité : je vous ai dit qu’il est parti ; si vous allez à Berne, vous saurez bientôt à quoi vous en tenir. »

 

Le ton du docteur, en prononçant ces mots, déplut à la femme de chambre ; pourtant, sa physionomie ne la trahit pas.

 

« Voyons, que comptez-vous faire ? poursuivit-il, il faut prendre vivement votre décision, soit que vous alliez en Suisse, soit que vous retourniez en Angleterre. Vous ne pouvez rester ici : je suis en train de tout ranger avant de quitter la maison à mon tour : les factures sont soldées ; je remettrai la clef au propriétaire, puis je filerai.

 

– Je ne comprends pas,… murmura Fanny très bas, je me demande ce que M. Oxbye est devenu ? non, vrai, je ne comprends pas, dit-elle d’un ton plus accentué.

 

– Voilà qui m’est égal ! riposta brutalement le docteur. Je viens de vous dire que milady est à Berne, si cela vous convient de la suivre à Berne, c’est votre affaire et non la mienne. Si, au contraire, vous préférez aller à Londres. Eh bien, allez à Londres. Avez-vous quelque autre chose à dire ?

 

– Non, rien, riposta Fanny en prenant sa valise.

 

– Décidez-vous, que diantre ! où allez-vous ?

 

– Je vais me rendre par le chemin de ceinture à la gare de Lyon ; là, je prendrais le premier train omnibus pour Berne.

 

– Bon voyage ! » dit le docteur gaiement, puis, il referma la porte.

 

Le trajet de Paris à Berne est long, même en prenant l’express, si l’on peut prétendre, toutefois, que seize heures de locomotion soient un long voyage ; mais pour celui qui prend un train omnibus (ces trains qui n’ont rien dans les veines), c’est à n’en pas finir, avec des arrêts à toutes les stations du parcours ; pourtant, tout a une fin, même les plus longs voyages.

 

Une fois à Berne, Fanny descend sa valise à la main ; elle est tranquille ; elle va enfin revoir sa maîtresse ! Elle demande l’hôtel d’Angleterre ?

 

Un agent de la police fixe sur elle un regard ébahi et reste bouche cousue ; elle réitère sa question.

 

« L’hôtel d’Angleterre, connais pas ! dit-il.

 

– Si,… si,… riposte Fanny avec insistance. Il y a pour sûr à Berne un hôtel d’Angleterre,… je suis la femme de chambre d’une dame qui y est descendue.

 

– Vous faites erreur ; il n’y a pas d’hôtel d’Angleterre à Berne ; il y a l’hôtel Bernerhoff. »

 

Sur ce, Fanny exhibe l’adresse écrite de la main du docteur : Lady Harry Norland, hôtel d’Angleterre.

 

« Je connais l’hôtel de Bellevue, du Faucon, Victoria, Schweizerfof, Schradel, Schneider, la pension Simkin. »

 

Au premier moment, Fanny Mire ne mettait pas en doute que sa maîtresse ne fût à Berne, mais elle supposait que le docteur avait eu une distraction en écrivant. Elle se décide alors à aller dans tous les hôtels de la ville ; mais ses recherches étant infructueuses, elle se rend à la poste et demande si l’on peut lui donner l’adresse de lady Harry. On lui répond qu’aucune dame portant ce nom, n’est venue réclamer ses lettres. Fanny finit par tirer de tout cela, les conclusions suivantes :

 

C’est que le docteur Vimpany l’avait induite en erreur volontairement. Pour se débarrasser d’elle, il l’avait expédiée sur Berne. Elle avait été refaite au même. Elle compta son argent et vit qu’il ne lui restait que 30 francs en tout et pour tout ! Enfin, elle se dirige du côté de la pension le meilleur marché (et aussi la plus sale), raconte sa déconvenue… à sa façon : elle venait à Berne retrouver sa maîtresse, et devait l’y attendre jusqu’à l’arrivée d’instructions nouvelles. Voudrait-on bien la recevoir jusqu’à l’arrivée de milady ? Certainement, lui fut-il répondu, moyennant 5 francs par jour, payés d’avance chaque matin. Calculant que 33 francs suffisaient pour sept jours, elle écrit aussitôt à Mme Vimpany ; à cinq jours de là, elle aurait sa réponse. Après avoir accepté les conditions ci-dessus, elle paye les 5 francs convenus : on lui fait voir sa chambre et on l’informe que le dîner est à 6 heures. Comme elle avait du temps devant elle, elle se décide à écrire deux lettres : l’une à Mme Vimpany et l’autre à M. Montjoie. Elle les met l’un et l’autre au courant de toutes les péripéties par lesquelles elle vient de passer ; elle raconte que lord Harry et sa femme ont quitté Passy et que le docteur se disposait à faire de même : il s’était indignement joué d’elle, en l’envoyant à Berne, où elle se voyait dans l’impossibilité de retourner chez elle. En écrivant à Mme Vimpany, elle ajoutait ce détail important, que le malade auquel elle avait vu administrer du poison et rendre le dernier soupir le jeudi matin, était bel et bien parti le samedi, son bagage à la main, résolu à se rendre à Londres, afin d’y revoir sa première garde-malade ; comprenez cela si vous pouvez, mais, pour moi, je jette ma langue aux chiens.

 

Dans sa lettre à M. Montjoie, elle le priait de lui envoyer l’argent nécessaire pour se replier sur Londres. Lady Harry s’empresserait assurément de le lui rendre.

 

Elle jette elle-même ses deux lettres à la poste et attend impatiemment les réponses. Le retour du courrier lui apporta celle de Mme Vimpany : nous la transcrivons ici :

 

« Ma chère Fanny,

 

« J’ai lu votre lettre avec l’intérêt le plus vif. Je ne crois pas, je l’avoue, qu’il y ait anguille sous roche ; espérons que lady Harry se tirera de là, sans y laisser pied ou aile ! Vous apprendrez avec satisfaction que M. Montjoie va de mieux en mieux. Dès qu’il sera de force à supporter une vive émotion, je lui remettrai la lettre de lady Harry. Je me félicite de la lui avoir cachée jusqu’ici, car il faut ménager la sensibilité d’un convalescent par crainte d’une rechute. À mon avis, c’est insensé à une femme de retourner avec son indigne mari, tant qu’il n’a pas fait amende honorable. Que signifient les protestations, les lettres, les regrets ! Le repentir se prouve par des actes et non par des paroles. Il a écrit à lady Harry une lettre dont il m’a priée de prendre connaissance, me demandant si je croyais qu’elle en puisse être offensée ? Je lui répondis que je ne le pensais pas. Il l’avertissait des risques très graves de dégradation morale (peut-être même pire que cela) auxquels elle s’exposerait en retournant avec lord Harry. Au cas où elle refuserait de suivre son conseil, M. Montjoie interpréterait son silence comme une réponse négative. Jusqu’à présent, il n’a rien reçu de lady Harry, pas un mot, pas un seul mot ; donc, on doit en inférer qu’elle refuse net !

 

« Je vous engage à revenir via Paris, bien que le trajet soit plus long que par Bâle et Laon. M. Montjoie, j’en ai la certitude, vous enverra l’argent nécessaire pour le voyage. « Désormais, m’a dit M. Montjoie, où que lady Harry soit, cela ne me regarde plus ; ce n’est pas à dire, toutefois, que je puisse me désintéresser de son sort ; mais puisque sa femme de chambre fait preuve d’un si grand dévouement pour sa maîtresse, je lui ferai tenir une certaine petite somme, non comme un prêt, mais comme un don. » N’hésitez donc pas à rester une huitaine à Paris et tâchez d’approfondir ce mystère. Ne pouvez-vous retrouver la garde-malade qui vous a succédé près du Danois et savoir par elle ce qui est réellement arrivé ? Avec tout ce que vous savez déjà, il serait étrange que nous ne connaissions pas la vérité vraie ; on peut s’adresser aussi aux fournisseurs, par exemple, à la blanchisseuse, au pharmacien. Vous les connaissez déjà, vous pouvez les aller voir, les interroger et pressentir leur impression. Quant à retourner près de lady Harry, vous n’avez à recevoir les conseils de personne que de vous-même. Je vous attends dans une semaine ; un événement quelconque peut se produire d’ici là : nous en causerons de vive voix.

 

« Toute votre

 

« VIMPANY. »

 

Or les conseils de la femme du docteur coïncidaient exactement avec les idées de Fanny. M. Vimpany avait à coup sûr quitté Passy ; ce charmant faubourg, si plaisant qu’il soit, devait paraître monotone à un homme du tempérament du docteur. Elle y séjournerait 24 heures ou 48 heures, selon qu’elle le jugerait nécessaire.

 

La lettre de M. Montjoie lui fut remise dans la même journée, seulement un peu tard. Il répétait ce qu’il avait dit à Mme Vimpany : il lui adressait 125 francs par la poste, disant qu’il était trop heureux de pouvoir l’aider à donner à lady Harry Norland de nouvelles preuves de dévouement effectif. Quant à lui, il renonçait désormais à se mêler en rien des affaires de lord et de lady Harry. Fanny Mire quitta Berne, le même jour, un samedi. Le dimanche soir, elle s’installait dans une pension de Passy. Elle s’adressa tout d’abord au propriétaire de la maison occupée par lord et lady Harry, c’était un rentier, ayant fait une petite fortune dans la charcuterie.

 

Fanny entama la conversation, disant qu’elle était femme de chambre chez lady Harry pendant son séjour à Passy et qu’elle désirait connaître son adresse.

 

« Mon Dieu ! vous m’en demandez beaucoup, mademoiselle, répondit son interlocuteur. La femme de milord ressentait tant d’affection pour son époux, qu’elle n’a rien eu de plus pressé que de le planter là, tout net, pendant sa maladie : elle n’a même pas reparu depuis la mort de milord… Voilà une femme ! Je ne sais pas si c’est la mode en Angleterre, mais en France, cela paraît louche.

 

– Lord Harry mort ! s’écria Fanny éperdue,… mort ! quand ça ?

 

– Milord a rendu l’esprit jeudi matin, c’est-à-dire il y a un peu plus de huit jours. Pour moi, vous savez, il n’a pas été emporté par une maladie de poitrine. On l’a enterré à Auteuil ; tiens, vous paraissez tout ébaubie !

 

– En effet, monsieur, je n’en reviens pas, répondit Fanny.

 

– Eh bien, mademoiselle, vous pouvez aller vous en assurer vous-même, car on a déjà gravé sur sa tombe une plaque com… mé… morative ;… vrai, les Anglais ont de beaux sentiments, quand ils arrivent à les pouvoir exprimer. Quant à trouver la veuve Lachaise, rien n’est plus aisé. »

 

Munie de l’adresse en question, Fanny remercie le charcutier et s’éloigne. Grâce à lui, elle vient d’apprendre une chose capitale : la mort simulée de lord Harry ! Il est bon de dire que la veuve Lachaise, après avoir fait bon accueil à l’étrangère, lui raconta par le menu, et sans y entendre malice, tout ce qu’elle savait ou croyait savoir. On l’avait priée de donner ses soins à un jeune lord Irlandais phtisique au dernier degré et dont la vie, en réalité, ne tenait plus qu’à un fil. Le docteur prétendait qu’il connaissait des cas où le dénouement fatal n’arrivait qu’après des mois.

 

À midi, elle arriva au chalet, comme c’était convenu ; le docteur l’avait introduite dans la chambre du malade, qui dormait d’un sommeil paisible, couché sur un sofa, le lit n’ayant pas encore été refait ; après avoir indiqué les drogues à faire prendre au patient qui dormait profondément, le docteur avait quitté la pièce.

 

– Êtes-vous sûre qu’il n’était pas mort ? demanda Fanny.

 

– Mademoiselle, j’ai acquis une longue expérience des malades ; je sais mon affaire. Dès que le docteur eut tourné les talons, je n’ai rien eu de plus pressé que de tâter le pouls du malade, observer sa respiration ; tout était en bon ordre et fonctionnait régulièrement. »

 

Fanny reste bouche close ; il lui était impossible de rappeler à cette respectable garde-malade qu’elle l’avait vue passant l’inspection des fioles du buffet, des tiroirs, voire de l’album de photographies. La veuve poursuivit :

 

« Je me mis en mesure de tout préparer pour le prochain réveil de mon malade ; je tirai les rideaux pour aérer le lit ; je secouai les oreillers et fis tout ce qui est de mon métier, guettant toujours le moment d’administrer la potion. Enfin, l’heure de la lui donner ayant sonné, je cherchai à le réveiller tout doucement. Eh bien ! oui, madame, celui dont je venais de constater la respiration régulière et forte et le pouls bien battant avait cessé de vivre !

 

– En êtes-vous absolument sûre ?

 

– Absolument, mademoiselle ; croyez-vous donc que c’était la première fois de ma vie que je me trouvais en face d’un trépassé ? J’appelle le docteur, simplement par acquit de conscience, puisque je savais pertinemment que le pauvre Irlandais n’était plus qu’un cadavre.

 

– Et alors ?

 

– Il examine le pouls, le cœur, les yeux, et le déclare mort.

 

– Et après cela ?

 

– Après ? dame ! quand on est mort, c’est fini, vous savez, impossible de nous ressusciter ! Alors le docteur braque son appareil photographique sur le pauvre jeune homme, et tire des épreuves pour ses parents, ses amis…

 

– Ah ! vraiment et pourquoi ?

 

– Comme je viens de vous le dire pour ses parents et ses amis. »

 

L’étonnement qu’éprouvait Fanny n’avait plus de bornes ! Elle ne réussissait pas à comprendre à quelles fins le docteur voulait montrer la photographie du Danois aux amis de lord Harry ; personne ne pouvait donner dans le panneau et prendre un portrait post mortem d’Oxbye pour celui de lord Harry !

 

Sans plus tarder, Fanny se rend au cimetière d’Auteuil. Elle avise facilement la tombe qu’elle cherche et y lit ces mots, gravés en anglais :

 

« À la mémoire de lord Harry Norland, fils cadet du marquis de Malven. » Puis la date et l’âge, pas un mot de plus. Fanny s’assied sur un banc ; attachant un long regard sur cette plaque mensongère, elle se dit :

 

« Une grande amélioration a dû se produire dans l’état du malade quand je l’ai quitté ; c’est bien pour cela que l’on m’a congédiée. Persuadé que je lui avais laissé le champ libre, le lendemain le docteur lui aura administré un poison. Je l’ai vu de mes yeux perpétrer son crime ; la garde-malade à laquelle ou avait fait croire qu’il était endormi, n’a pas tardé à découvrir la vérité ; on lui avait dit, préalablement, que le tuberculeux était un jeune Irlandais. Il est enterré sous le nom de lord Harry. Voilà pourquoi j’ai trouvé le docteur seul… Et lady Harry où est-elle ? Ciel ! où peut-elle être ! »

 

LXVI

Fanny Mire se décida ensuite à retourner à Londres ; la modicité de ses ressources ne lui permettait pas de faire autrement et, en outre, elle était persuadée qu’elle avait appris tout ce qu’elle pourrait apprendre ; en conséquence, prolonger son séjour était inutile.

 

Elle possédait encore 37 fr. 50 du don de M. Montjoie ; après avoir loué très bon marché une petite chambre chez des gens à l’air respectable, elle se rend chez M. Montjoie, car il lui tarde extrêmement de narrer ce qu’elle a appris à Mme Vimpany.

 

Chacun sait que l’un des plus grands désagréments que l’on puisse éprouver, c’est de ne pas rencontrer chez elle la personne que l’on a le plus d’intérêt à voir. Or force est à Fanny de rengainer soupçons, confidences, renseignements et le reste ! Or un désappointement presque égal à celui qu’elle avait eu à Berne, l’attendait à Londres : M. Montjoie était parti !

 

La maîtresse d’hôtel, qui connaissait Fanny, lui apprit ce qui était arrivé.

 

« Il allait mieux, dit-elle, quoique assez faible encore ; le médecin l’a envoyé en Écosse ; Mme Vimpany l’accompagne ; il doit voyager par étapes, courtes ou longues, suivant l’état de sa santé. J’ai son adresse et je vais vous la remettre ; tenez, précisément, la voici. À propos, Mme Vimpany m’a chargée d’une commission pour vous ; quand vous écrirez, m’a-t-elle dit, c’est à elle qu’il faut adresser la lettre et non à M. Montjoie. Elle n’est pas entrée dans plus d’explications. »

 

Fanny revint chez elle, profondément découragée ; rejetée encore une fois dans toutes ses perplexités, par le secret terrible qu’elle avait découvert ; elle en était obsédée. Le seul homme de qui elle pût prendre conseil en cette occurrence était absent ! Elle ignorait totalement ce que lady Harry était devenue ? Que faire, désormais ? cette responsabilité lui pesait terriblement.

 

Il ressortait clairement pour elle de l’entretien qu’elle avait eu avec la vieille Mme Lachaise, que l’homme enterré dans le cimetière d’Auteuil sous le nom de lord Harry Norland et le phtisique de l’Hôtel-Dieu, celui qu’elle avait vu rendre le dernier soupir, n’était bien qu’une même et seule personne ! Elle tenait pour non moins certain que le docteur, au vu et au su de lord Harry, l’avait empoisonné. Donc, lady Harry était au pouvoir de ces deux scélérats ! ils n’avaient pas reculé, les misérables, à ajouter un meurtre à tous les crimes qu’ils avaient déjà commis ! Quant à elle, elle se trouvait sans ami, sans le sou ! D’ici peu de jours, si elle faisait des révélations, tout était à craindre. Saisissant une plume pour écrire à sa meilleure amie, elle se sentait paralysée et incapable d’expliquer ce qui était arrivé.

 

« J’ai des raisons de croire, disait-elle, dans sa lettre, après tout ce que j’ai vu et entendu, que lord Harry n’est pas mort ! Lorsque vous m’aurez répondu, vous en apprendrez bien d’autres encore ! Aujourd’hui, il m’est impossible d’en dire plus ; je suis trop accablée ; j’ai peur de dire trop. En outre, je n’ai plus le sou ; il faut que j’avise à me créer des ressources ? Pourtant, bonté divine ! ce n’est pas mon propre sort qui m’inquiète ; j’ai la conviction que milady ne m’abandonnera pas. Son avenir seul est la cause de mes tourments. Le terrible secret que j’ai appris ne me laisse ni paix, ni trêve ! »

 

Il se passa plusieurs jours, avant que la réponse à cette lettre arrivât ; réponse qui, comme on le verra du reste, ne lui apprit rien de bon.

 

« Je viens vous dire, ma chère Fanny, que M. Montjoie continue à être très peu vaillant ; quel que puisse être le secret auquel vous faites allusion, je vous demande de le lui celer, car vous saurez qu’en apprenant que lady Harry est retournée près de son mari, il est entré dans un violent accès de colère et de larmes. Après cette mortifiante nouvelle, il a déclaré vouloir rompre toute relation d’amitié avec elle. Le séjour de Londres lui était désormais insupportable, tout rappelant lady Harry à son souvenir ; il résolut donc, malgré l’état précaire de sa santé, de s’établir dans sa villa d’Écosse. Oh ! quelle affaire ce fut d’arriver à destination ! Il s’affaissait sur lui-même comme un linge mouillé. J’ai fait appeler le médecin de la localité ; il a découvert, tout de suite, que ce n’était pas au moyen de drogues, que l’on pouvait guérir une âme si profondément ulcérée. Avant tout, il lui fallait du repos moral et s’abstenir même de lire les journaux ; par le fait, chose fort heureuse, car en les parcourant, il eut pu apprendre la nouvelle de la mort de lord Harry et, que par conséquent, lady Harry était veuve, événement des plus importants pour lui. Vous comprenez, n’est-il pas vrai, à quelles fins je vous ai fait prier de ne pas écrire à M. Montjoie et pourquoi surtout je ne lui ai pas montré votre lettre. Je me suis bornée à dire que vous n’aviez pu retrouver lady Harry. « De grâce, ne me parlez plus de lady Harry », m’a-t-il répondu d’un ton irrité. Je n’ai eu garde d’enfreindre sa recommandation. Quant à ce qui est la question d’argent, je vous fais passer une centaine de francs que j’ai mis de côté. Vous me les rendrez un jour ou l’autre. J’ai pensé dernièrement que lady Harry ne peut manquer de jeter les yeux sur le Continental Herald, journal fondé par son mari. À votre place, voici ce que je ferais : par un avertissement inséré dans cette feuille, lady Harry apprendrait que je désire avoir son adresse. Vous indiquerez tel bureau que bon vous semblera poste restante. »

 

Voici la rédaction à laquelle elle s’arrêta : Fanny M. à L. H. Impossible de me procurer votre adresse. Veuillez écrire poste restante, Hunter street, Londres. W. C.

 

Elle paye l’insertion de cet avertissement pour trois samedis, puis rentre chez elle ; la satisfaction qu’elle éprouve d’avoir fait un pas en avant, la met en disposition d’écrire, par le même courrier, le compte rendu de tout ce qu’elle a appris. Chose étrange ! les soupçons que lui inspirait Vimpany l’aident à se tenir dans les bornes de la stricte vérité, or il ne s’agissait de s’armer ni des sévérités d’un censeur, ni des accusations d’un juge, mais de tracer un narregraphique, d’où chacun pût tirer la même conclusion qu’elle.

 

Elle exposa d’abord, comment elle était venue à savoir que lord Harry et le docteur Vimpany s’entendaient comme larrons en foire pour l’exécution d’un plan mystérieux, comment sa connaissance de la langue française l’avait mise à même de surprendre leurs secrets, comment ils s’étaient promis de tromper lady Harry de la même façon qu’ils avaient trompé les médecins de l’Hôtel Dieu, comment le docteur s’y était pris pour décider lady Harry à quitter Paris, comment ils l’avaient choisie, elle Fanny Mire, pour être la garde-malade du Danois. Puis, elle déclara les avoir soupçonnés d’entrée de jeu, de vouloir profiter de la mort du patient, lequel offrait une certaine ressemblance avec lord Harry. Bref elle déroula son câble, jusqu’à la mort du phtisique, en terminant par son dernier entretien avec la mère Lachaise. Les jours, les dates, tout était consciencieusement consigné, les noms seuls étaient désignés par des lettres alphabétiques. Elle en prit un duplicata. La lettre cachetée, recommandée, fut adressée à Mme Vimpany.

 

Entre temps, la nouvelle de la mort de lord Harry se répand dans le monde, et ceux qui connaissent l’histoire de la famille, devisent à l’envi de l’événement.

 

« C’est, en effet ce que ce garnement avait de mieux à faire, déclare l’un, – c’est fort heureux pour les siens, reprend l’autre, – c’est un chenapan de moins, disait celui-ci, quelle chance pour sa femme ? s’écriait celui-là – c’est un de ces coureurs d’aventures qui a fait tout et le reste ! Quel dommage de ne pouvoir écrire la biographie d’un tel homme ! »

 

Voilà les réflexions auxquelles on se livrait. Tel aujourd’hui vivant, demain oublié ! autant en emporte le vent !

 

LVXII

Il est peu d’Anglais, en voyage, qui fassent un crochet pour visiter Louvain, bien que cette localité possède un Hôtel de Ville plus remarquable même que celui de Bruxelles, cette ville, où bruissent toutes les voix de la jeunesse et du plaisir. Si, d’aventure, on y rencontre des fils de la perfide Albion, comme on dit sur le continent, ils n’y font, certes, pas grande figure, étant sûrement venus s’y fixer pour des raisons analogues à celles qui avaient décidé M. et Mme Linville à y dresser leur tente. Le nombre de gens qui ne redoutent rien tant au monde que de rencontrer des visages de connaissance, est beaucoup plus considérable qu’on ne le pense.

 

M. Linville avait loué là, une petite maison meublée, à l’instar du pavillon de Passy, maison discrète par excellence, avec cour également plantée en manière de jardin. Le personnel, se composait d’une cuisinière et d’une femme de chambre.

 

Inutile de demander si Iris était heureuse. Hélas ! elle ne l’avait jamais été depuis son mariage ; vivre en se cachant n’est pas une condition favorable au bonheur ! Le temps lui manquait, du reste, pour fouiller l’avenir. Ce couple, jeune encore, se voyait condamné non seulement à vivre à l’étranger pour le reste de ses jours, mais à éviter toute relation et rencontre avec des compatriotes ; à ne jamais plus leur adresser la parole dans leur langue maternelle. Qui donc a dit que parler sa langue maternelle c’est avoir sa patrie sur ses lèvres ? Dans ces conditions, le mari vivrait replié sur lui-même et la femme traînerait des heures de dégoût et de lassitude, évitant de regarder en face.

 

Pendant que l’un finirait fatalement par l’abus de la boisson, l’autre, absolument dégrisée, envisagerait la situation sans aucune illusion. Fatalité ! fatalité ! Le sauvage lord, ruminant, baillant, fumant, pesamment assis sur un siège, se disant que, décidément, son grand dessein avait réussi, que son grand coup avait frappé juste ! Et après ? Pour l’instant, il ne s’aventurait à sortir de chez lui que le soir à la brune ;… la nuit tous les chats sont gris… Cette vie végétative était dure à traîner pour un casse-cou habitué au mouvement, à la société et au bruit.

 

La monotonie de leur existence, ne fut troublée que par l’arrivée de la lettre de Hugues, laquelle leur avait été retournée de Passy avec d’autres documents. Iris la lut et la relut, cherchant à en pénétrer le sens : après quoi, elle la déchira en morceaux.

 

« Ah ! s’il avait su,… s’il s’était douté, dit-elle à son mari, il n’aurait pas pris la peine d’écrire cette lettre. Que répondre ? rien. Il ne s’agit plus pour moi de conseils à suivre, mais d’ordres à recevoir :… je suis l’affiliée d’une conspiration, la complice d’une escroquerie… »

 

À deux jours de là, l’on reçut une lettre du docteur : elle ne contenait ni nouvelles de Fanny, ni de son séjour à Berne.

 

« Tout va bien jusqu’à présent : le monde a appris par la voix de la presse que lord Harry est mort et enterré. La question maintenant est de faire rendre gorge à la Compagnie d’assurances. À cet effet, la veuve, étant légataire universelle et exécutrice testamentaire, devra se présenter chez le notaire, lui remettre le testament et la police d’assurances, afin que l’on puisse remplir les formalités exigées par la loi. Il y aura des signatures à donner ; le certificat médical constatant la mort du défunt, les pièces de l’administration des pompes funèbres relatives à la cérémonie, de l’inhumation, sont déjà entre les mains du notaire. Plus tôt la veuve sera à Londres, mieux cela vaudra. Elle préviendra d’avance le notaire de son arrivée et (faites attention) elle écrira de Paris, comme si elle fût restée dans cette ville depuis la mort de son époux.

 

« Il ne me reste plus, mon cher Linville, qu’à vous rappeler que vous m’êtes redevable d’une grosse somme et à vous prier de m’adresser un chèque lorsque vous aurez palpé votre prime. Envoyez-moi ce billet doux à l’Hôtel Continental.

 

« Naturellement, je me tiens aux ordres de la compagnie, pour lui fournir les renseignements qu’on pourrait désirer. »

 

Lord Harry passa cette missive à sa femme, qui se borna à s’écrier :

 

« Juste ciel ! est-ce possible !

 

– Il n’y a pas à tergiverser. Donc, vous n’étiez pas à Passy, entendez-vous, lors de la mort de votre mari, vous étiez à Londres,… à Bruxelles,… je ne sais où ; à votre arrivée chez vous, tout était fini, il ne vous restait plus qu’à pleurer sur sa tombe ;… il a reçu les soins du docteur Vimpany ;… vous le saviez souffrant, mais d’un simple malaise. Vous vous présentez chez le notaire avec votre testament ; il aura reçu la police d’assurances et fera tout ce qu’il y aura à faire. La seule chose qui vous regarde personnellement, c’est d’avoir un costume ad hoc : robe de crêpe, voile épais… Personne ne vous adressera une question. Les circonstances étant données, vous vous dispenserez bien entendu d’aller voir âme qui vive. »

 

Un tel programme à exécuter fit frémir Iris de honte et d’épouvante.

 

« Oh ! Harry, reprit-elle, c’est m’imposer le mensonge et le vol,… moi mentir ;… moi voler !

 

– Vos scrupules arrivent trop tard ;… à quoi sert de pleurnicher.

 

– Harry, reprit-elle, en se jetant aux genoux de son mari,… épargnez-moi… ordonnez à une autre femme de faire ce que vous me demanderez… d’aller à ma place… de se faire passer pour votre veuve… moi, j’irai cacher ma honte au bout du monde, je fuirai…

 

– Vous tenez des propos insensés, répondit-il d’un ton brutal ; il est trop tard.

 

– Je n’irai pas ! cria Iris dans un sanglot.

 

– Vous irez, palsambleu !

 

– Moi, je vous déclare que je n’irai pas, fit-elle en se redressant de toute sa hauteur ;… je ne m’avilirai pas davantage ; encore un coup, je refuse. »

 

Le sauvage lord se lève lui aussi ; il attache ses regards sur sa femme, puis baisse les yeux. Il comprend qu’un tel rôle est dégradant.

 

« Alors, comme vous voudrez ! dit-il d’une voix contenue. Vous laisserez retomber sur moi la conséquence de mes actes et de ma propre honte. Retournez en Angleterre. Je ne vous demande dorénavant qu’une chose ; ne révélez à personne ce que vous savez ;… puisqu’il en est ainsi, je vais forger une lettre de vous…

 

– Forger une lettre de moi ? répéta Iris d’une voix anxieuse.

 

– C’est la seule façon de permettre au notaire d’agir ; à cette lettre sera annexé le testament… Qu’arrivera-t-il ensuite, je l’ignore ? À présent, vous pouvez me quitter, Iris ;… je sens que je ne puis que creuser sous vos pieds l’abîme de la honte.

 

– Pourquoi cette lettre,… pourquoi cette nouvelle fraude encore,… pourquoi ne pas fuir avec moi quelque part,… le monde est si grand ;… nous pouvons recommencer une nouvelle vie ;… nous n’avons pas beaucoup d’argent, c’est vrai,… mais je puis vendre mes bracelets, mes chaînes, mes bagues. Oh ! Harry, de grâce, laissez-vous guider par moi ; écoutez-moi ; nous vivrons d’une façon modeste et nous pourrons encore être heureux ? Si vous vous êtes fait passer pour mort, eh bien, cela n’a encore fait tort à personne, ni à rien.

 

– Vous parlez à tort et à travers, Iris. Vous figurez-vous donc que le docteur va lâcher prise et qu’il ne m’obligera pas à régler mon compte avec lui !

 

– Quel compte ?

 

– C’est bien simple ; par le fait, sans lui, rien n’aurait marché. Or ce n’est pas un homme à travailler pour le roi de Prusse !

 

– C’est juste ; vous me disiez cela dans votre lettre, fit-elle, en pensant que d’aussi terribles situations sont du ressort des romanciers ou des magistrats.

 

– Certainement, reprit lord Harry, il m’enfoncera d’une forte somme.

 

– Combien,… une vingtaine de mille francs ?

 

– Nous sommes convenus qu’il toucherait le quart de la prime, environ 50 000 francs. C’est bien payer ses services !

 

– Fraude sur fraude ; vol sur vol ; trahison sur trahison ! ciel ! faut-il que vous l’ayez connu ! dit Iris d’un air navré.

 

– D’accord ! mais, voyez-vous, un homme comme moi doit fatalement faire de ces rencontres-là, riposta le sauvage lord. Quand l’agent propulseur est un scélérat d’une énergie peu commune, qui met en mouvement une machine d’une obéissance passive, comme votre serviteur, les résultats de la combinaison doivent être déplorables. À Dieu ne plaise que je veuille jeter la pierre au docteur !… non, non, cela ne m’appartient pas.

 

– C’est juste, riposta Iris, en baissant la tête avec confusion.

 

– À qui le dites-vous ! désormais vous connaissez la situation à fond,… vous êtes libre de me quitter. Alors, je n’aurai d’autre alternative que de recommencer la partie, avec un enjeu bien autrement effroyable, mais je ne vous traînerai pas à ma suite comme le remorqueur un chaland… Mon parti est pris ! plutôt la mort pour moi que le déshonneur pour vous ! »

 

Iris était de nouveau vaincue.

 

« Harry, s’écria-t-elle, permettez, j’irai ! »

 

LXVIII

À trois jours de là, un fiacre s’arrête devant l’étude du notaire de la famille Norland ; une jeune femme en grand deuil et voilée de crêpe descend du véhicule ; elle redoutait un accueil à la fois formaliste et soupçonneux, car elle ne se faisait plus illusion sur la vie que menait son mari depuis longtemps ; le frère aîné de lord Harry, savait également à quoi s’en tenir, en sorte que sa répulsion morale paralysait les sentiments d’affection. Puis des rumeurs vagues survenues par suite de certains faits, ne laissaient pas de faire craindre une catastrophe imminente. L’officier ministériel au lieu de recevoir la jeune veuve d’un air aussi solennel que Thémis, et aussi rébarbatif qu’un président de Cour d’assises, l’accueillit en lui tendant la main et paraît prendre une part très sincère à ses peines ; il murmure :

 

« Ma chère lady Harry,… ma chère lady Harry,… quelle épreuve terrible pour vous ! »

 

Elle tressaille ; ciel ! qu’allait-il dire après cela ? Il poursuivit :

 

« Il doit vous être si pénible, en un pareil moment, de vous occuper d’affaires !

 

– Je vous apporte le testament de mon mari, répond-elle simplement.

 

– Si vous le permettez, j’en prendrai immédiatement connaissance… Ah ! ce ne sera pas long,… je vois,… il n’y a que deux lignes. Je ne crois pas, à vrai dire, qu’en dehors de la Compagnie d’assurances, il vous revienne grand’chose.

 

– Rien, absolument rien : mon mari a toujours été impécunieux, vous savez ; au moment de sa mort, il a laissé si peu d’argent, que je me trouve dans un embarras réel.

 

– C’est tout simple ; vous n’avez qu’à tirer un billet à ordre sur nous : nous avons été instruits de la mort de lord Harry par le docteur Vimpany, qui paraît être l’un de ses amis en même temps que son médecin.

 

– Le docteur était le commensal de mon mari au moment fatal ; moi, j’avais dû revenir à Londres depuis plusieurs semaines. À la première nouvelle du danger, je suis partie comme une flèche. À mon arrivée à Passy, Harry était non seulement mort, mais enterré.

 

– La brouille entre le défunt et les autres membres de sa famille (notez que je n’approfondis rien) rendent les circonstances de sa mort plus regrettables encore.

 

– Il avait près de lui le docteur Vimpany ! s’écrie-t-elle vivement. Le ton sur lequel elle prononça ces mots, donna à penser au notaire que le docteur en question inspirait à lady Harry antipathie et jalousie. »

 

L’officier ministériel reprit :

 

« Il reste désormais à prouver l’authenticité du testament, et vos droits à la prime d’assurance : lord Harry était assuré pour 375 000 francs. On ne peut compter qu’une somme pareille puisse être payée en une fois. La compagnie demandera probablement à se libérer par acomptes en un délai de trois mois : mais, comme je vous l’ai déjà dit, notre caisse est ouverte à lady Harry.

 

– Êtes-vous certain que la compagnie payera ?

 

– Il faut bien qu’elle paye, pardieu !

 

– Je pensais qu’une aussi forte somme…

 

– 375 000 francs ne sont pas la mer à boire ! dit le notaire en souriant, si une Compagnie d’assurances refusait de remplir ses engagements envers les ayants droit, c’en serait fait d’elle !

 

– Oui,… je comprends… Seulement le décès de mon mari ayant eu lieu à l’étranger, je pensais que cela pourrait susciter certaines difficultés.

 

– S’il était mort au Cap, passe encore ! mais à Passy, un faubourg de Paris ! sous le régime de la loi française, plus méticuleuse, plus précise encore que la nôtre, cela ne fera pas un pli. Nous avons, outre les pièces de la mairie, des pompes funèbres et le certificat du médecin, une photographie du défunt, épreuve admirable – le soleil ne peut mentir – une photographie du monument mortuaire, toutes pièces justificatives dont la compagnie tiendra compte assurément. Du moment que vous êtes la seule héritière de lord Harry, cela suffit à détruire tout soupçon au sujet de sa mort ; s’il eût été entouré de gens intéressés à le voir disparaître, on aurait pu émettre des doutes sur leurs intentions, mais vous, madame, c’est différent. Vous n’avez aucune inquiétude à concevoir.

 

– C’est un grand soulagement pour moi, répondit Iris.

 

– J’ai déjà mandé ici le directeur de la compagnie. La maladie dont est mort lord Harry n’a pas laissé de l’étonner, la tuberculose n’ayant pas de précédents dans la famille Norland. Je lui ai objecté que la vie qu’il avait menée avait pu ruiner sa constitution. »

 

Iris donna au notaire son adresse à Londres. Celui-ci lui remit un chèque de 2 500 francs. Dès qu’elle en eut touché le montant, elle adressa la moitié de la susdite somme à M. Linville à Louvain, poste restante. À six semaines de là, étant toujours à Londres, elle fut avisée que la compagnie avait payé au banquier la somme de 375 000 francs. Iris écrivit au docteur Vimpany pour lui fixer un rendez-vous. Son œuvre d’escroquerie et de mensonge était accomplie !

 

D’autre part, elle écrivit à M. Linville les lignes suivantes :

 

« Les choses n’ont présenté aucune difficulté ; la compagnie a trouvé tout simple et tout naturel de payer la prime ; je commence à respirer ! Pourvu que ce coquin fieffé de docteur ne nous cause pas d’ennuis ! Il ne nous reste plus qu’à aller vivre en Amérique, ce refuge de tous les décavés. Par mesure de prudence, je vous conseille de laisser croître votre barbe et de teindre vos cheveux. Oh ! qu’il me tarde de fuir les lieux, les personnes, tout, en un mot, ce qui peut réveiller le souvenir du passé ! Si nous pouvions un jour recouvrer la paix, la douce paix des anciens jours… et aussi le respect de nous-mêmes, hélas ! »

 

Iris était à cent lieues de penser qu’elle avait creusé sous ses pieds un abîme qui n’en finissait pas.

 

LXIX

L’avertissement que Fanny Mire avait fait insérer dans le Continental Herald, finit par tomber sous les yeux d’Iris. Son premier mouvement fut de tancer sa camériste, mais, toute réflexion faite, elle y renonça. Lady Harry avait conscience de s’être rendue coupable d’un acte passible de représailles graves. À quoi bon risquer sa sécurité et celle de son mari, en se mettant à la merci d’une femme, dont la fidélité pourrait ne pas résister au choc d’une remontrance ou d’un froissement d’amour-propre imaginaire ? La situation de lord Harry était donc cent fois plus à ménager encore !

 

Elle écrivit à Fanny les lignes suivantes :

 

« Vous trouverez ci-inclus un billet de 250 francs. L’idée m’est venue de faire un voyage pendant lequel, malheureusement, je suis forcée par les circonstances de me priver des services d’une femme de chambre. Je traverserai certainement Bruxelles d’ici quelques mois : si vous désirez me faire une communication quelconque, adressez-moi votre lettre poste restante. Bien que je ne puisse vous rappeler près de moi, n’inférez pas de ce fait que j’aie oublié vos bons et loyaux services. Prenez patience. »

 

« Mon Dieu ! quel tissu de mystères ! se dit Fanny après avoir pris connaissance de la lettre qui précède. Si lady Harry est réellement à Londres, pourquoi ne me donne-t-elle pas son adresse ? Si elle est à l’étranger, pourquoi ne pas me le dire ? Il va de soi que Fanny n’avait aucun soupçon du motif qui retenait lady Harry à Londres, ni du rôle qu’elle devait jouer dans cet étrange complot. Comme d’habitude, Fanny eut recours à Mme Vimpany ; elle lui adressa la lettre de lady Harry, avec prière de la communiquer à M. Montjoie et de faire appel à ses conseils ; la réponse ne se fit pas attendre.

 

« Je m’empresserai de mettre M. Montjoie au courant de la situation, dès que je jugerai la chose opportune. Je n’attends pour cela que le retour complet de ses forces ; rappelez-vous le proverbe : qui n’a patience, n’a rien. Surtout tenez-vous en garde contre l’effarement de l’imagination.

 

« Cependant je ne puis m’empêcher de convenir que des événements graves se trament dans l’ombre ; j’ai lu et relu votre récit des faits qui se sont passés sous mes yeux. Il me paraît évident que mon mari et votre maître ont comploté de faire passer lord Harry pour mort ; il ne nous appartient pas de révéler ces machinations infernales. Attendons. »

 

À trois jours de là, Fanny Mire reçut une nouvelle lettre de Mme Vimpany.

 

« L’occasion que j’attendais est enfin arrivée. Ce matin, voyant que M. Montjoie était plein d’entrain, je lui ai demandé si je pouvais me hasarder à lui communiquer une lettre dont le contenu ne laisserait pas de l’intéresser vivement. »

 

« S’agit-il de lady Harry ? m’a-t-il dit.

 

« – Oui, indirectement, ai-je répondu.

 

« – S’agit-il aussi de son mari ?

 

« – Non seulement de son mari, mais du mien. »

 

Après avoir fait une pause, il reprit :

 

« Je me suis promis de me désintéresser des affaires de lady Harry Norland. Désirez-vous encore que je prenne connaissance de ce pli ?

 

« – Assurément, répondis-je. Je vous prierai, également, de me dire ce que vous en pensez.

 

« – Qui l’a écrit ?

 

« – Fanny Mire.

 

« – Veuillez considérer, reprit M. Montjoie, que si c’est seulement pour me dire que lord Harry est un misérable, c’est du superflu.

 

« – Il s’agit, repris-je, de préserver lady Harry d’un danger.

 

« – Alors, donnez-moi ce papier », fit-il.

 

Tout d’abord je lui mis sous les yeux un journal annonçant la mort de lord Harry.

 

« Est-ce possible ? s’écria-t-il éperdu… Iris est libre !

 

« – Lisez plutôt », dis-je en lui passant la lettre et en refermant sur moi la porte de la chambre.

 

« À une demi-heure de là, je revins chez M. Montjoie. Un changement à vue s’était fait en sa personne, il paraissait en proie à la plus violente agitation. Pâle comme un spectre, il s’écria :

 

« Madame Vimpany, je suis sûr que l’homme enterré sous le nom de lord Harry n’est autre que l’infortuné Danois, Oxbye, et qu’il a été mis à mort par ces deux monstres.

 

« – Par mon mari ? questionnai-je.

 

« – Oui, votre mari. Il est clair que lord Harry avait connaissance du crime, alors même qu’il n’y a pas participé. Comprenez-vous la situation ? Mesurez-vous les conséquences de cet acte criminel, accompli sourdement, à la sape ? Les voilà dans de beaux draps !

 

« – J’y pense avec terreur jour et nuit, repris-je, mais ce n’est pas à moi cependant d’attacher le grelot. Fanny se gardera de faire des révélations, et sans son témoignage personne ne peut découvrir l’horrible vérité. Néanmoins, ils n’ont qu’à se bien tenir !

 

« – Croyez-vous que lady Harry ait des soupçons ?

 

« –Non, lui dis-je, elle était absente au moment du crime ; rappelez-vous les dates : le mercredi, Fanny a été congédiée ; le jeudi matin, elle s’est introduite subrepticement dans la maison et a été témoin du meurtre. Ce même jeudi, lady Harry prenait le paquebot de Southampton. Le surlendemain, samedi, Fanny Mire revint au pavillon de Passy et trouva visage de bois. Les voisins lui racontèrent que M. Oxbye était parti, que lady Harry voyageait en Suisse ;… mieux que personne, elle savait que sa maîtresse n’avait point été présente au crime : mais jusqu’à quel point fallait-il croire à l’hypothèse de la culpabilité de lady Harry ? »

 

« Après s’être torturé l’intellect pendant quelque temps, M. Montjoie m’annonça qu’il était résolu à partir pour Londres le soir même ; c’est donc dans cette ville, ma chère Fanny, que je termine cette lettre commencée en Écosse. Venez nous voir à l’hôtel ; vous ne sauriez y être plus impatiemment attendue que par votre dévoué serviteur. »

 

Enfin, il y avait un homme dans les conseils duquel on pouvait avoir confiance ! Pour la première fois, Fanny remercie Dieu d’avoir créé Adam ! Même aux yeux de la femme la moins bien disposée en faveur du sexe fort, il est des circonstances où elle est forcée d’admettre que l’homme a du bon.

 

Montjoie, dès qu’il se trouva en présence de Fanny, s’écria :

 

« À Dieu ne plaise ! que je mette en doute votre véracité ; je tiens pour certains tous les détails de votre récit.

 

– Vous ne vous trompez pas, monsieur ; c’est l’exacte vérité. Je n’ai rien amplifié, bien que je fusse tentée de noircir le docteur.

 

– Comment, ciel ! auriez-vous pu ajouter quelque chose à la réalité ? c’est le plus abominable crime qu’on ait jamais commis. Il est une chose, toutefois, à laquelle je ne comprends rien, c’est à la présence de lord Harry après la perpétration du meurtre,… a-t-il vu le docteur lui administrer le contenu de la fiole,… qu’a-t-il dit ?

 

– Il est devenu hâve et a tremblé lorsque le docteur l’a prévenu que le Danois passerait de vie à trépas ce jour-là ou le lendemain. Il avait l’air d’un déterré pendant que M. Vimpany photographiait sa victime ;… m’est avis, que lord Harry savait tout, mais qu’au moment de mettre le plan infernal du docteur à exécution, il a eu peur, et si cela n’avait dépendu que de lui, Oxbye serait encore de ce monde.

 

– De tout cela, il appert cependant, qu’il a laissé faire. Pour le moment, Fanny, votre devoir est de rester muette comme la tombe. Gardez-vous de causer de cet événement avec Mme Vimpany, les murs peuvent avoir des oreilles. Pour moi, je vais faire des démarches près des Compagnies d’assurances ; l’intérêt de lady Harry exige que j’agisse ouvertement : m’enquérir de son adresse est un prétexte tout trouvé. »

 

Quand des banques, des Compagnies d’assurances, des notaires, sont intéressés dans une affaire, il ne faut jamais désespérer de rien. Effectivement, ce fut l’avoué qui découvrit le pot aux roses !

 

Par lui, Hugues Montjoie apprit que lady Harry était restée deux mois à Londres ; après quoi, elle avait eu l’idée d’aller faire un tour en Suisse. Dès que sa cliente lui aurait envoyé son adresse, il lui ferait parvenir les lettres dont on le chargerait pour elle.

 

« Il est clair que lady Harry est venue à Londres pour régler les affaires de la succession, dit-il.

 

– Naturellement.

 

– Sa fortune personnelle était peu de chose… 495 000 francs, je crois, reprit Hugues.

 

– En pareil cas, la fortune du survivant n’est pas, comme vous savez, l’élément capital.

 

– C’est juste ; je suppose, d’ailleurs, que lady Harry a un trustee, mais, c’est une simple hypothèse ; ce que je sais, c’est que lord Harry était dans une position des plus embarrassées ; avait-il une assurance ?

 

– Oui, autrement sa succession eût été un leurre.

 

– La prime a-t-elle été payée ?

 

– Oui, et déposée chez le banquier de lady Harry.

 

– Je vous remercie, monsieur ; avec votre permission, je vous enverrai un pli à l’adresse de lady Harry : je vous serai obligé de le lui faire tenir à la première occasion. »

 

À part lui, Hugues pensait :

 

« Iris ne reviendra jamais plus à Londres : son mari lui a imposé un rôle dans cet affreux drame… Juste ciel ! dire qu’elle est devenue la complice d’une escroquerie,… d’un vol,… ce n’est pas croyable,… c’est horrible ! »

 

Dès qu’il fut rentré chez lui, Hugues écrivit à lady Harry, qu’il avait découvert une chose de la plus haute importance pour elle ; mais sans rien préciser, de peur d’éveiller les soupçons ; ensuite, il la conjurait de lui accorder un rendez-vous, n’importe où, en déclarant qu’un refus de sa part pourrait compromettre la sécurité de son avenir. « Croyez, disait-il, en finissant, que je n’ai d’autre but que votre bonheur et que je reste comme par le passé votre ami le plus dévoué et le plus fidèle. »

 

C’était tout ce qu’il pouvait faire ; toutefois, il avait conscience que c’était donner un coup d’épée dans l’eau. Le plus raisonnable pour Iris n’était-il pas de vivre cachée avec son odieux mari, en attendant que la mort l’ait débarrassée de ce prétendu défunt ? Des considérations majeures les décideraient sans doute à dresser leur tente sur un point où ils n’auraient nulle occasion de rencontrer personne les ayant connus avant qu’ils eussent mis le doigt dans cet horrible pâté.

 

De plus, il se demandait si Iris avait eu connaissance du meurtre ? Il se rappela les instructions données par elle à Fanny. En conséquence, il lui dicta les lignes suivantes :

 

« J’ai reçu la lettre que milady a eu la bonté de m’écrire et le mandat de 250 francs qu’elle a eu la générosité de m’adresser. J’en remercie milady de tout mon cœur. Me conformant aux recommandations de milady, j’adresse cette lettre à Bruxelles, poste restante. M. Montjoie, forcé de rester en Écosse un certain temps, par suite des alternatives de la maladie, a pu enfin revenir à Londres ; il me charge de dire à milady, qu’il a eu un entretien avec l’un de ses hommes d’affaires et qu’il lui a fait tenir une lettre pour elle. Il désirerait, en outre, faire à lady Harry une communication de la plus haute importance.

 

« Depuis que je suis revenue de Passy, il m’a semblé qu’il était de mon devoir de raconter tous les faits qui se sont passés sous mes yeux. M. Montjoie a pris connaissance de ce récit et il émet l’avis que je dois en faire tenir une copie sans délai à milady ; au lieu d’écrire les noms propres en toutes lettres, j’ai mis seulement les initiales et je crois que milady n’aura aucune difficulté à trouver la clef.

 

« Je me permets d’offrir à milady l’expression de l’attachement inaltérable de son humble et très reconnaissante servante.

 

« FANNY MIRE. »

 

Telle était la missive qui attendait Iris à Bruxelles. Ah ! combien elle était loin de penser aux tourments que lui devait causer sa réponse à l’avertissement inséré par sa femme de chambre dans le Continental Herald !

 

LXX

Iris revint de Londres à Louvain par Paris. Il lui fallait régler avec le docteur, qui s’empressa de répondre à l’appel de la jeune femme. L’abordant de l’air le plus dégagé, il dit en se frottant les mains :

 

« Eh bien ! lady Harry, nous avons fini par avoir ville gagnée !

 

– Je désire, docteur, vous remettre la somme convenue d’avance ; inutile de parler de l’affaire et de revenir sur ce sujet, répondit-elle.

 

– Quand on pense, reprit-il, en poussant de gros éclats de rire, que lady Harry a fini par entrer dans notre jeu ! Pour moi, je l’avoue, la grande difficulté était de se faire payer et de palper des billets de banque. Ma foi, je ne sais pas comment nous aurions pu faire sans votre coopération ? fit-il, en coulant à la jeune femme un regard oblique. Cela n’a pas présenté la moindre difficulté, hein ?

 

– Pas la moindre, répondit Iris d’un ton sec.

 

– Je dois toucher la moitié de la prime, vous savez ?

 

– Voici 30 000 francs que j’ai à vous remettre.

 

– Vous estimez, j’espère, que je ne les ai pas volés ?

 

– Il est certaines choses qu’on ne peut coter,… la dégradation d’un homme par exemple.

 

– Il en est de même de celle d’une honnête femme, convenez-en !

 

– Oui, il en est de même d’une honnête femme, répéta Iris en baissant les yeux ; mais, un jour ou l’autre, vous recevrez pour vos bons offices la récompense promise.

 

– Si ma récompense peut se présenter sous la forme de banknotes, je me tiendrai pour satisfait. En bonne chrétienne, vous pouvez compter certainement recevoir aussi la vôtre ?

 

– Je l’ai déjà subie ! répondit Iris, le cœur brisé. Ce que je veux, à l’heure qu’il est, c’est vous payer votre dû et me débarrasser de votre présence. »

 

Le docteur compta la liasse de billets et l’ensevelit ensuite dans son portefeuille.

 

« Merci, lady Harry ; nous avons échangé suffisamment d’aménités au sujet de cette affaire.

 

– Puissé-je ne jamais vous revoir ! s’écria-t-elle.

 

– C’est ce que je ne saurais garantir ; il est des hasards si singuliers ! des rencontres si imprévues, surtout entre gens qui ont des motifs particuliers de s’éviter et de rester cachés dans la coulisse.

 

– Assez,… assez,… vous dis-je.

 

– Les coulisses offrent beaucoup d’intérêt,… la société y est piquante,… il va de soi que vous y jouez votre rôle sous un autre nom.

 

– C’est possible, mais n’en ayez cure.

 

– Ta,… ta,… ta !… je finirai bien par tout découvrir ! à mesure que les eaux baissent, la misère monte et nous envahit…

 

– Je ne saisis pas bien », fit Iris.

 

Son interlocuteur partit d’un éclat de rire et reprit :

 

« Votre mari étant un panier percé fricassera en un rien de temps ses 100 000 francs. Moi, de mon côté, qui connais la valeur de l’argent, je compte me dédommager de mes années de privations en faisant la noce ; de tout cela, il résulte, que nous sommes destinés d’ici fort peu de temps à redevenir désastreusement pauvres. Or, vous savez le proverbe : quand il n’y a plus de foin à l’écurie, les chevaux se mangent. Ce n’est pas tout, qui sait ! Un beau jour, on peut nous dépister et découvrir dans notre comédie d’innocence des faits qui jettent un jour nouveau sur l’affaire, d’où une enquête judiciaire et le reste ! Sur ce, je souhaite bonne chance à lord Harry et à sa digne moitié ! »

 

Cela dit, le docteur s’éloigne et Iris perd enfin de vue cet infâme gredin. Les conjectures auxquelles il s’est livré n’en restent pas moins gravées dans l’esprit de la jeune femme, et ce fut le cœur gros d’angoisses et de pressentiments lugubres qu’elle repartit pour Louvain.

 

Par suite, une vie de dissimulation coupable et de tromperies commença pour le ménage. Iris quitta le deuil, bien entendu, mais elle ne sortait jamais sans un voile épais : sachant qu’il se trouve par-ci par-là, des Anglais qui viennent de Bruxelles à Louvain, visiter l’Hôtel de Ville, M. Linville ne s’aventurait à franchir le seuil de sa maison qu’après le soleil couché. Ils ne voyaient naturellement personne. Leur maison, sise dans la partie la moins fréquentée de la vieille cité et entourée de murs élevés, était triste comme un cachot. Ceux qui l’habitaient, taciturnes et sombres, passaient des journées entières, chacun dans sa chambre. Quand lord Harry quittait la sienne, c’était pour arpenter le jardin pendant des heures, de long en large, comme un ours dans sa fosse. Ils prenaient leurs repas ensemble, mais sans mot dire, tant il y avait entre eux de questions réservées. Le mari lisait dans les yeux de sa femme une pitié méprisante et sur ses lèvres des reproches qu’elle n’osait formuler !

 

Un matin, elle rangeait son bureau, ses vieilles lettres, ses photographies,… maints autres souvenirs d’antan,… fanfioles de son enfance, de sa jeunesse qui lui faisaient revivre des jours d’innocence que rien n’empoisonnait. Elle se revit jeune fille, puis jeune femme, toujours parée de l’aurore d’une vie sans reproches, puis emportée dans un torrent de fange… Alors les écailles de l’amour aveugle tombèrent de ses yeux,… elle ne vit plus qu’une chose : la chaîne qui la rivait à un misérable ! Elle voyait les choses telles qu’elles étaient, mais, en réalité, elle avait mordu trop tard au fruit de la science !

 

Pour lord Harry, lui, loin de réagir, abdiquait toute activité intellectuelle et physique : il restait à boire et à fumer, les veux morts, la tête lourde, la langue épaisse. Une ou deux fois, il se hasarda dans un café, blotti contre le mur, son chapeau baissé sur ses yeux, mais quel jeu dangereux ! Le plus souvent, il errait dans les rues à la nuit, sans proférer une parole ! L’hiver succéda à l’automne ; la nuit comme le jour, la pluie sonnait comme grêle sur les carreaux de vitres ; les allées étaient transformées en ruisseaux, les rues en égouts.

 

Dans ces conditions, lord Harry restait enfermé chez lui, sans qu’Iris osât lui adresser la parole. Un jour, poussé à bout, il finit par dire :

 

« Combien cela durera-t-il ?

 

– Qu’est-ce à dire ? cela, quoi, cela ?

 

– Cette misérable vie de silence et de solitude ; c’est assez clair !

 

– Jusqu’à notre mort, répondit-elle. Nous avons vendu notre liberté au prix de cette vie d’irrémédiable oubli…

 

– Pour moi, je ne puis la supporter plus longtemps.

 

– Mais, vous êtes jeune encore ; vous avez au moins une quarantaine d’années de cette existence à traîner.

 

– Je vous jure, Iris, que je ne saurais m’y soumettre.

 

– Vraiment ! Rêvez-vous donc de retourner à Londres ? de reparaître dans le beau monde,… de reprendre la grande vie,… de faire florès dans les salons de Piccadilly ?

 

– Que vous importe ?

 

– Trêve aux reproches, Harry ; il ne m’appartient pas plus de vous en adresser qu’à vous de m’en faire.

 

– Vos regards parlent sinon vos lèvres. J’aurais cru que le moment de changer d’existence était arrivé.

 

– Libre à vous.

 

– Je vous déclare que si cela devait continuer, j’en perdrais la tête…

 

– Et moi aussi. Or vous savez que les fous oublient,… voilà d’où vient que nous croyons pouvoir être heureux, en changeant de place.

 

– Fou ou non, je suis résolu, Iris, à quitter Louvain.

 

– Il existe, à coup sûr, une autre ville sur le territoire français ou belge, où nous pourrions découvrir une autre maison entourée de murs élevés et y vivre cachés.

 

– Non, je n’entends plus me cacher, j’en ai assez, riposta lord Harry.

 

– Continuez, quel est votre plan ? dois-je être la veuve d’un autre ?

 

– J’ai envie d’aller vivre en Amérique ; en fait de maison nous n’aurons que l’embarras du choix ; là, personne ne viendra nous relancer. Je voudrais acheter une petite ferme, cultiver ma terre ; je ne lui demanderais pas de gros rendements :… plus tard, enfin, vous me pardonnerez peut-être un acte qui n’a été prémédité et accompli que pour vous !

 

– Que pour moi !… de grâce, ne répétez pas cet odieux mensonge. Hélas ! je ne puis plus ni vous respecter ni me respecter moi-même ; l’amour ne peut survivre à l’estime.

 

– Voulez-vous m’accompagner en Amérique avec ou sans amour. J’en ai de Louvain et de la vie que j’y mène par-dessus la tête.

 

– J’irai partout où vous voudrez : je n’aimerais pas, cependant, à courir trop de risques. Il en est encore d’aucuns que cela peinerait d’apprendre que lady Harry est en butte à une accusation d’où il appert qu’elle s’est rendue coupable, avec deux autres individus, de mensonge et d’escroquerie.

 

– Je ne voudrais pas, à votre place, parler aussi ouvertement de ces éventualités-là ; ayez confiance et j’arrangerai tout pour le mieux. Nous prendrons le train de nuit de Bruxelles à Calais, puis la ligne d’Amiens au Havre, et enfin le paquebot pour New-York. Il n’y a pas d’Anglais à s’embarquer au Havre. Une fois en Amérique, nous nous dirigerons vers le Kentucky ou ailleurs, bref, là où l’on peut vivre ignorés et tranquilles à la face du ciel, et sortir en plein midi. Ce sera fini pour toujours des aventures de votre mari, qu’en pensez-vous ?

 

– Je ferai tout ce que vous voudrez ; cela m’est égal, répondit froidement lady Harry.

 

– Parfait ! Alors, partons bredi breda. J’étouffe, je suffoque ici. Nous achèterons à Bruxelles un Bradshaw ou un Bædeker pour nous renseigner sur les jours de départ du paquebot, le prix du passage, etc., etc. Nous prendrons de l’or sur nous. Il faudra écrire à votre banquier, Iris. Nous pourrons nous faire envoyer facilement des traites sur New-York et placer là votre avoir sous mon nouveau nom. Nous n’avons pas besoin de nous embarrasser de lourds bagages ;… allons, enfant, fit-il, en lui serrant la main d’une douce étreinte, puis-je espérer vous voir encore sourire et être heureuse ?

 

– C’en est fait à jamais pour moi du sourire et du bonheur !

 

– Si fait,… si fait… Quand nous en aurons fini avec cette odieuse manière de vivre,… quand nous pourrons fréquenter nos semblables, nous oublierons cette petite affaire qui n’était après tout qu’une malheureuse nécessité.

 

– Oh ! comment pourrais-je chasser de mon souvenir…

 

– De nouveaux intérêts nous absorberont, même au cas où vous n’essayeriez pas de réagir, vous me permettrez au moins de respirer une atmosphère plus saine.

 

– Je partirai dès que vous voudrez,… par le prochain train.

 

– Il y a celui de deux heures et quart,… de cinq heures ;… prenons l’express de nuit ; il emmènera certainement des Anglais, mais ils ne sauraient nous reconnaître. Nous atteindrons Calais à une heure du matin ; serez-vous prête ?

 

– Parfaitement. Je suppose que nous pouvons laisser la maison en payant un dédit.

 

– Allons, c’est convenu, nous parlons ce soir ?

 

– Si vous voulez.

 

– Permettez, toute réflexion faite, il me semble préférable de fixer notre départ à demain soir ; nous aurions l’air de voleurs qui décampent. Iris, nous pourrons encore être heureux, je vous le jure ! Je vous serai obligé d’aller à Bruxelles prendre des renseignements précis pour notre départ et m’acheter différents objets. Vous reviendrez pour l’heure du dîner.

 

– C’est entendu », répondit Iris en quittant la pièce.

 

L’entrain du mari donna une lueur d’espoir à la femme, mais impossible d’oublier le passé ; tant qu’il lui faudrait recueillir, sous forme de dividendes solides, le fruit de leurs menées criminelles !

 

Le paquebot de la Compagnie transatlantique partait tous les jours ; ils prendraient cette ligne. Oui, son mari avait raison ; son plan leur offrait le seul moyen de sortir de leur geôle. Ce serait un changement dans leur existence ; peut-être, en somme, pourraient-ils faire d’autres relations. Quelle situation abominable après tout ! Vivre exilés, cachés, et dire que chaque courrier, qui allait leur apporter de l’argent, les rendrait responsables d’une nouvelle violation du septième commandement de Dieu !

 

Quand Iris eut achevé de faire ses achats à Bruxelles, il lui restait encore deux heures avant de reprendre le train ; elle fit de petites emplettes sans importance, acheta plusieurs volumes de l’édition Tauchnitz. Puis elle se rappelle, soudain, ses instructions à Fanny ; elle se demande si cette dernière lui a écrit. Elle s’informe du bureau de poste ; en marchant d’un bon pas, elle avait encore le temps de s’y rendre. En effet, une lettre, ou plutôt un paquet gros comme un livre l’attendait.

 

Elle le prit et retourna ensuite à la gare. Une fois dans le train, elle s’amuse à parcourir les romans anglais, se réservant de lire plus tard la lettre de Fanny Mire. Pendant le repas, les deux époux firent la conversation. Lord Harry était en verve :

 

« J’en ai assez de vivre comme un ermite, disait-il. Mettez-moi au milieu de cannibales, et je réussirai à m’en faire des amis ; mais vivre seul ! Oh ! non, autant la mort. Demain, nous prendrons notre vol vers d’autres lieux. »

 

Après dîner, il alluma un cigare et parla de l’avenir ; Iris se souvint du paquet de la poste. Elle l’ouvre ; il contient un cahier, dont toutes les pages sont couvertes de caractères d’écriture ; plus une lettre. Elle la lit d’abord, puis la replie et enfin elle ouvre le manuscrit.

 

LXXI

« J’aimerais à me faire planteur, dit lord Harry, pendant qu’Iris ouvrait le cahier envoyé par Fanny et, après toutes mes aventures, me livrer à l’agriculture. Les jours de marché, nous irions en ville ensemble, dans une carriole : vous avec un panier de beurre frais et de fromage à la crème ; moi avec des échantillons de grain. Ce serait l’idéal ! Nous dînerions à table d’hôte après quoi, tout en fumant ma pipe, je discuterais le prix des céréales, les chances de beau temps ou de pluie. On finirait bien, je pense, par nous oublier et nous continuerions à vivre, tout en passant pour morts et enterrés. Dans les romans, les gens ressuscitent longtemps après qu’on les croit noyés, disparus, expatriés ; mais nous, ma chère petite femme, nous reviendrons au pays natal, quand nous serons vieux. Quel bonheur de pouvoir faire encore des projets !

 

« Je me sens tout heureux ce soir, Iris, plus heureux que je ne l’ai été depuis des mois. Je n’aime pas à me plaindre, mais vrai, je me suis ennuyé ici à avaler ma langue.

 

« Je sais que vous êtes pessimiste ; moi, par contre, je suis optimiste. Soyez tranquille, Iris, tout est engouffré dans l’abîme sans fond du passé… Non,… non, ce qui a été fait, ne saurait être découvert. Pas une âme ne connaît le docteur et, entre lui et nous, nous élèverons une digue d’or… Mais ciel ! Qu’avez-vous donc, ma chère ? »

 

En effet, elle était devenue hâve, en écoutant le monologue de son mari ; le papier qu’elle tenait tremblait dans sa main. Elle jette sur lord Harry un regard d’horreur.

 

« Qu’est-ce à dire ? s’écrie-t-il.

 

– Oh ! est-ce possible !… Mon Dieu ! mon Dieu !

 

– Quoi ? fit lord Harry en se levant droit. Est-ce découvert ?

 

– Oui, tout est découvert !

 

– Par qui ? Passez-moi le manuscrit ; que sait-on, dites ? »

 

Il veut prendre le cahier des mains de sa femme, mais elle recule sa chaise comme pour fuir le contact d’un être immonde.

 

Il lit le manuscrit d’un bout à l’autre, puis le rejette.

 

« Eh bien ! fit-il sans lever les yeux.

 

– Le Danois a été empoisonné… », murmure Iris.

 

Lord Harry reste muet ; elle poursuit :

 

« Vous étiez présent,… vous avez laissé faire,… vous n’avez pas protesté,… vous êtes un criminel.

 

– Je n’ai pas pris part au crime,… j’ignorais que ce fût du poison…

 

– Vous saviez tout,… la victime était sous votre toit,… vos mains étaient rouges de sang… Ciel ! lorsque vous m’avez renvoyée de chez vous, c’était pour me… Là, elle s’arrête suffoquée.

 

– Je n’avais pas de certitudes positives,… il est venu ici malade,… je le croyais mourant. Or son état, au lieu de s’aggraver, s’améliorait tous les jours. Après le départ de Fanny, au moment où le docteur donna une potion au malade, je fus seulement pris de doutes :… quand il mourut, mes soupçons augmentèrent encore,… je l’accusai,… il n’eut garde de se disculper. Croyez, Iris, que je ne suis pour rien dans cette horrible combinaison, et que j’ignorais les desseins criminels de ce chenapan.

 

– Vous avez laissé faire ;… autrement, vous eussiez menacé le meurtrier de le dénoncer, au cas que le Danois viendrait à mourir… Vous avez compté tirer parti du crime, et vous n’avez même pas reculé à faire de moi votre complice ! Oui, j’ai participé à un meurtre,… horreur !

 

– Non,… Iris, rien ne peut établir que vous y avez participé, ni préméditation, ni antérieurement, ni subsidiairement, ni postérieurement ; personne ne peut vous impliquer dans cette affaire.

 

– Vous ne comprenez pas : c’est une partie de l’accusation que je me fais à moi-même.

 

– Quant au récit de cette femme, reprit lord Harry, je n’ai garde de le nier. Cachée derrière le rideau, elle a pu tout voir, tout entendre. Oh ! si Vimpany l’eût pincée ! Il avait raison, il n’est rien d’aussi dangereux qu’une femme ;… au demeurant, elle n’a fait que raconter la vérité. Nous aurions dû la congédier, pardieu ! et changer nos plans. Voilà l’inconvénient d’être par trop habile.

 

« Le docteur tenait à toute force que le Danois meure. Il espérait, nous espérions qu’il mourrait d’une mort naturelle, toutes nos prévisions ont été déçues. Or, sans le cadavre, nous avions les mains liées. Désormais, Iris, je ne vous cacherai jamais rien,… rien. Je savais que son existence, n’était qu’une question de temps ; soudain, il a paru aller mieux, ses forces revenaient,… je me demandais, la mort dans l’âme, comment cela finirait, sachant pertinemment que le docteur ne consentirait pas à lâcher sa proie… Où se serait-il procuré un autre cadavre ? On ne peut ni en voler ni en fabriquer ? La mort ne saurait être confirmée que par la mort. Je savais, ajouta le sauvage lord, d’une voix sinistre, qu’il devait mourir ; au cas où Oxbye eût recouvré la santé, il n’y avait plus d’argent pour tenter une nouvelle expérience. Puis, arriva un moment, où je fus saisi d’une terreur mortelle ;… j’aurais tout donné, je vous l’affirme, pour voir le malade se lever et s’en aller,… mais il était trop tard !

 

« J’ai vu le docteur préparer la potion finale et le patient la porter à ses lèvres ; j’ai lu dans les yeux du criminel que c’était le coup de la mort… Voilà, ma confession, Iris, vous savez tout.

 

– Je sais tout ! mon Dieu, ayez pitié de moi ! Je comprends ce que j’ai à faire, fit-elle, les yeux hagards, les mains crispées, le visage livide.

 

– De grâce, Iris, ne modifions pas nos plans ;… partons ensemble,… oublions le passé,… dit le sauvage lord d’un ton suppliant.

 

– Moi partir ? partir avec vous ! » articula Iris avec un frisson, puis elle se prend le front à deux mains, comme dans une grande détresse.

 

« Je vous ai tout dit,… je deviendrai fou si cela continue,… ayez pitié de ma faiblesse,… pardonnez-moi.

 

– Vous pardonner ! Il n’est pas question de pardon. D’abord, qu’est donc le pardon d’une malheureuse comme moi ? Un crime horrible, abominable, exécrable a été commis… Un de ces crimes qui font que non seulement on se demande, en en lisant le compte rendu dans les journaux, comment il se trouve des bêtes féroces pour les commettre, mais aussi à quelle espèce d’êtres appartiennent les femmes qui partagent la vie de ces monstres ; or mon mari est un homicide et je suis sa digne moitié ! Quelle honte ! C’est seulement maintenant, que je sens que l’amour aveugle m’a perdue ? Je vous ai aimé passionnément, Harry, et c’est là mon malheur ! Je vous ai épousé contre la volonté paternelle ; je reçois, à l’heure qu’il est, la récompense de ma folie. Ah ! que l’on a raison de dire que la vérité est une question d’années ;… quelle est notre vie ? celle de misérables dont la conscience est bourrelée de remords. Si l’on venait à nous découvrir, nous serions pendus haut et court ! Dire que la potence est la fin qui attend lord et lady Harry !

 

– Je n’ai jamais joué le rôle d’un hypocrite près de vous, Iris, je n’ai jamais prétendu à des vertus que je ne possède pas,… loin de là !

 

– Désormais, je vous interdis de m’adresser la parole :… moi j’ai encore une chose à vous dire,… ma raison s’égare,… attendez… »

 

Sur ce, elle se laisse tomber sur un sofa et éclate en sanglots convulsifs. Puis, elle se lève, essuie ses larmes du revers de la main et reprend :

 

« Ah ! j’aurai le temps de pleurer quand tout sera fini. Harry, écoutez-moi, ce sont mes dernières paroles : vous n’entendrez jamais plus parler de moi… vous êtes libre de vivre où bon vous semblera,… l’exigence la plus insensée ne saurait m’imposer de rester sous votre joug,… je retournerai en Angleterre,… seule,… je renoncerai à votre nom pour reprendre le mien ou un autre. Quant à l’argent que j’ai touché pour vous indûment, je le restituerai à la compagnie… intégralement.

 

– Mais on vous poursuivra,… ah ! ce sont là des mots, des phrases, vides de sens,… il n’y a pas de réparation possible, quand il y a du sang versé. Parlez-vous sérieusement ? demanda Harry d’un ton bref.

 

– Très sérieusement.

 

– Vous comptez réellement faire ce que vous dites ?

 

– Certainement. Je ne dirai rien qui puisse vous trahir, mais cet argent que je peux rendre, je le rendrai.

 

– C’est là tout ce que vous aviez à me dire ?

 

– Tout.

 

– Alors, laissez-moi une fois encore considérer votre visage… Oui, Iris, je vous ai aimée,… passionnément aimée ; mais il eût mieux valu pour vous être foudroyée que de devenir lady Harry. Après tout, vous avez raison, Iris, votre devoir vous est clairement tracé ;… moi je réfléchirai, je verrai où est le mien ;… adieu. Les lèvres d’un criminel ne sauraient effleurer le bord de vos vêtements. Adieu ! »

 

Ceci dit, il s’éloigne… Elle entend ouvrir et fermer la porte. Jamais plus elle ne devait revoir son mari. Elle rentre dans sa chambre, enfouit dans un sac de nuit les choses nécessaires à son départ, appelle la servante et la prévient qu’elle est obligée de partir pour l’Angleterre d’abord, et pour Bruxelles ensuite. Un commissionnaire porte les bagages à la gare et Iris quitte Louvain et son mari pour toujours.

 

LXXII

À une réunion de la Compagnie d’assurances sur la vie, l’Unicorn, convoquée extraordinairement, le directeur eut à faire une communication des plus étranges.

 

« Messieurs, dit-il, je prie le secrétaire de vous donner connaissance d’une lettre sur laquelle nous sommes appelés à statuer : tel est l’objet de notre présente réunion.

 

– La lettre, reprit le secrétaire, est datée de Paris, il y a deux jours.

 

– Il y a deux jours seulement, reprit le président d’un air de mystère ; cela, du reste, n’a pas d’importance, puisque depuis lors l’auteur a eu tout le temps de changer de résidence. Il peut être à Londres. Continuez, s’il vous plaît, vous avez la parole.

 

– Messieurs, reprit le secrétaire, il y a maintenant trois mois que nous avons été informés par des gens de loi, de la mort de lord Harry Norland et mis en demeure de payer à ses héritiers la somme de 375 000 francs.

 

– À quelques semaines de là, dit le président, la prime était payée intégralement ; c’est une somme considérable, mais il semblait qu’il n’y eût aucun doute à avoir sur l’authenticité de la réclamation des ayants droit. Monsieur le secrétaire, veuillez commencer la lecture de la lettre. »

 

Après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, le secrétaire lut ce qui suit :

 

« Le but de cette lettre est de vous informer que vous avez été indignement mis dedans, vu que lord Harry, loin d’être mort, était alors plein de vie et l’est encore. »

 

À cette communication, chacun redresse la tête, tend l’oreille, écarquille les yeux.

 

Le président s’exprime en ces termes :

 

« Je vous ferai observer, messieurs, que l’auteur de cette lettre n’est autre que lord Harry lui-même. Veuillez continuer », dit-il au secrétaire.

 

« D’abord nous fîmes avec quelqu’un, une combinaison qui permettrait de toucher immédiatement ma prime d’assurances sur la vie, sans la désagréable nécessité de mourir auparavant, puis d’être enterré. D’autres gens ont tenté la chose, je pense, mais sans succès ; mon plan, au contraire, a été tracé avec une dextérité, une habileté, une précision extraordinaires. Comme vous serez naturellement curieux de connaître le dessous des cartes d’une partie perdue pour vous momentanément, je n’ai aucune objection à vous en révéler les finesses. Il ne suffît pas d’informer la compagnie que tel individu est mort ; on doit être prêt à en fournir la preuve. En conséquence, il faut commencer par chercher un mourant, nous avons pu nous en procurer un à l’Hôtel-Dieu, c’était un phtisique qui paraissait n’avoir plus qu’un souffle de vie. Mon complice était un médecin anglais, pourvu d’une lettre de recommandation de l’un des plus éminents médecins de la faculté de Londres ; il prétendait avoir découvert un remède contre la tuberculose ; nous avons soigné le patient au vu et au su de tout le monde. Pendant les derniers jours de son existence, nous le fîmes passer pour lord Harry Norland. Il est mort : son acte mortuaire porte le nom de lord Harry Norland, il a été enterré dans le cimetière d’Auteuil, près de Paris ; sur sa tombe est gravé son nom ; c’est une concession à perpétuité, achetée par moi.

 

« Le docteur se chargea d’apprendre à lord Malvern la perte qu’il venait de faire en la personne de son frère cadet, lord Harry Norland, et la maladie à laquelle il avait succombé. Sa mort a été également annoncée aux journaux. Les difficultés pour arriver à ses fins, dans de telles conditions, sont si grandes, qu’il est superflu de craindre que pareille tentative ne se renouvelle jamais. Quel est le mortel qui consentirait à prêter son propre cadavre ? C’est un fait inouï d’avoir sous la main un malade, un étranger, sans parents, sans amis, dont on n’ait à redouter ni la curiosité, ni l’intérêt, et enfin, de se procurer un auxiliaire sans scrupule. »

 

« Ma foi ! s’écrie l’un des administrateurs, cette lettre dépasse tout ce que l’on a jamais pu entendre ; excusez-moi, continuez. »

 

Le secrétaire poursuivit :

 

« Au début, tout marcha bien ; nous enterrâmes notre sujet, sous le nom de lord Harry Norland. Ensuite, il fallut aviser au moyen de faire toucher la prime par l’héritier en personne. Pour cela, il aurait à se présenter, muni bien entendu du testament du défunt et d’un acte notarié. Marié, sans enfant, et brouillé avec ma famille, il était tout naturel de nommer lady Harry ma légataire universelle et mon exécutrice testamentaire. Il paraissait également indiqué qu’elle dût aller faire en personne une démarche près de mes avoués.

 

« En cet état de choses, je dus mettre lady Harry au courant de la situation ou, du moins, de tout ce qu’il était nécessaire qu’elle sût. De même que la plupart de ses congénères, elle est douée de toutes les vertus et, en outre, d’un dévouement illimité pour son mari. Quand les intérêts de son époux sont en jeu, rien ne l’arrête, pas même les scrupules de conscience !

 

« Il va de soi que j’ai fait valoir tous les arguments qui peuvent décider une honnête femme à se faire la complice d’une escroquerie monstrueuse ! Elle a consenti à y prêter la main, convaincue que, si elle s’y refusait, le secret serait divulgué.

 

« L’affaire a donc été menée par moi avec un succès complet ; vous avez payé la prime rubis sur l’ongle. Il me restait 375 000 francs et la conviction d’être un escroc aussi habile que pas un, par-dessus le marché. Malheureusement, la conscience de ma femme lui a fait sentir qu’elle n’aurait ni paix ni trêve, qu’elle n’ait restitué tout l’argent indûment palpé. Elle m’a fait part, un certain jour, qu’elle voulait vous rendre immédiatement la somme déjà déposée en son propre nom chez son banquier, à savoir 125 000 francs. J’aime à croire qu’il vous répugnerait de dénoncer à la justice une femme qui ne demande qu’à revenir à ses sentiments de probité naturelle ; c’est à cet effet que j’écris cette lettre. De mon côté, désireux que ma femme retrouve une tranquillité d’esprit absolue, je suis résolu, pour m’assurer de votre silence, à vous faire tenir immédiatement le montant de la prime d’assurance, moins 50 000 francs dont j’espère pouvoir me libérer plus tard.

 

« Pour ce qui me concerne, je me hâterai de faire les démarches nécessaires dès que vous m’aurez répondu.

 

« Quant à mon complice, le mieux est de ne pas vous en occuper. Vous trouverez ci-incluse l’adresse où votre lettre pourra me parvenir. Inutile de faire faire le guet autour de la maison : on trouverait visage de bois.

 

« Je reste, messieurs, votre très obéissant serviteur,

 

« HARRY NORLAND »

 

« Je commence à comprendre, s’écria le secrétaire, la provenance des 125 000 francs que j’ai reçus ce matin ; la suscription portait ce mot : restitution. »

 

Les administrateurs échangèrent des regards étonnés. C’était, en effet, une chose sans précédent.

 

« Messieurs, reprit le président, vous avez entendu la lecture de cette lettre ; vous savez de quoi il s’agit. Je vous prie de vouloir bien me donner votre avis.

 

– Si nous voulons rentrer dans nos fonds, dit l’un des administrateurs, le mieux sera de nous taire.

 

– S’il s’agissait de lord Harry seul, je dirais de le dénoncer à la justice ; mais à cause de sa femme, c’est différent. Si tout ce que l’on raconte de lui est vrai, c’est un être pendable. Après s’être enfui tout jeune de la maison paternelle, il s’est fait mousse, acteur, est parti pour l’Amérique, a servi comme maître d’hôtel sur un paquebot, a été bookmaker…

 

– Du moment que nous rentrons dans nos fonds, le reste importe peu ; nous n’aurions jamais découvert la fraude…

 

– La compagnie ne peut entrer en composition avec un voleur, reprit le président d’un ton solennel.

 

– Bien entendu ! mais à quoi bon exposer une noble maison à un scandale public ?

 

– Ça, vous l’admettrez, c’est son affaire, dit un administrateur radical ; le tout est de savoir ce que l’on gagnerait à poursuivre une femme bonne et charmante, née Iris Henley ; son père jouit d’une réputation des plus honorables, j’ai entendu parler de tout cela dans le temps. Elle en était folle… Une triste histoire après tout ! Monsieur le président, mon avis, c’est de renoncer à toute poursuite contre cette malheureuse, qui s’est empressée de restituer le bien mal acquis.

 

– La compagnie ne peut entrer en composition avec un voleur, répéta le président.

 

– Sans doute, reprit son interlocuteur, sans doute, mais il va de soi que la femme de cet escroc a changé de nom et, en somme, il ne nous appartient pas de la livrer à la justice.

 

– Une action judiciaire nous entraînerait à des frais considérables. Comment arriver à prouver que cette fameuse lettre n’est pas apocryphe ? Naturellement, il faudrait exhumer le cadavre ; dans quel état le retrouvera-t-on au bout de trois mois ? Considérez ceci : d’un côté, beaucoup d’argent à dépenser ; d’un autre côté, un grand scandale à divulguer… et tout cela en pure perte ! Je suis contre toute idée d’enquête. Autre chose ; supposons par exemple, que l’homme existe encore et qu’il vienne à mourir ; nous nous trouverons derechef dans l’obligation de payer une prime.

 

– De ce côté-là, j’estime, après avoir entendu la lecture de cette lettre, qu’il n’y a aucune crainte à concevoir, mais, je le répète, nous ne pouvons entrer en composition avec des escrocs.

 

– J’admets, monsieur le président, dit l’un des administrateurs qui n’avait pas encore pris la parole (c’était pourtant un avocat) que la compagnie mette lady Norland hors de cause ; alors, elle se trouverait avoir affaire avec la banque Erskine, Mansfield, Denham et Cie, maison des plus respectables et des plus solides.

 

– C’est parler d’or ! »

 

À cet instant l’on apporte une carte, c’était celle du directeur de la maison de banque en question, M. Erskine lui-même ; il entre. C’est un homme à l’air respectable, mais découragé.

 

« Messieurs, dit-il d’une voix tremblante d’émotion, je m’empresse de vous faire une communication des plus extraordinaires : ce n’est rien moins qu’une confession d’un individu que j’avais tout lieu de croire mort : c’est de lord Harry Norland en personne ! Voulez-vous, monsieur le président, m’autoriser à vous donner connaissance de cette lettre ?

 

– Certainement, répondit le président, en s’inclinant. Il ne me paraît pas probable qu’elle nous apprenne rien de nouveau. »

 

M. Erskine déplia la lettre et lut ce qui suit :

 

» Messieurs, vous serez désagréablement surpris d’apprendre que je ne suis pas mort ; au contraire, je jouis d’une robuste santé et il n’y a pas de raison pour que je ne vive pas jusqu’à cent ans. Je déclare que la prime réclamée à la Société d’assurances sur la vie n’était qu’une tromperie indigne, résultat d’un plan tramé avec une habileté méphistophélique. Vous êtes devenus, de ce fait, les complices inconscients d’un vol abominable. Ma femme, qui sait toute la vérité, n’a qu’une pensée, qu’un désir, se libérer de la somme placée en son nom : le reste vous sera rendu par moi sous certaines conditions.

 

« En annonçant au chef de notre famille que j’appartiens encore au monde des vivants, veuillez l’informer aussi que je renonce à la somme de 7 500 francs qu’il me faisait tenir annuellement. Ce sera, pour lui, une légère compensation au regret d’apprendre que le nom de lord Harry est porté par un si triste sire ! Si je viens à mourir avant que le prochain terme de la pension soit échu, j’enjoins à mes héritiers de ne rien réclamer à l’avenir.

 

Je reste, messieurs, votre très obéissant serviteur.

 

« HARRY NORLAND. »

 

Un homme de loi s’écria :

 

« La vérité, c’est que lord Harry a toujours été un sujet de honte et de chagrin pour sa famille. Quel aventurier ! quel casse-cou ! Toutefois, cette lettre dénote encore la trace de certaines lueurs de conscience.

 

– Il ne se laissera pas prendre, je vous le garantis, observa le président ; le sang-froid de cette lettre indique que son auteur a dû se ménager une retraite sûre ; mais j’oublie que e’est de lady Harry qu’il s’agit,… faut-il la poursuivre ou non ?

 

– Considérez, je vous prie, reprit l’homme de loi, que, dès que cette malheureuse femme a eu connaissance du vol commis, elle s’est hâtée de faire la restitution.

 

– Avez-vous vu lady Harry ? demanda le banquier.

 

– Non, pas encore, mais j’ai la certitude qu’elle ne tardera pas à se présenter chez moi.

 

– Il serait très regrettable à mes yeux que lady Harry fût condamnée à la prison avec son mari.

 

– Pour l’honneur d’une noble famille, espérons qu’il n’y seront condamnés ni l’un ni l’autre !

 

– Savez-vous qui a pris l’initiative de cette vaste escroquerie ?

 

– Je m’en doute, mais je n’en suis pas sûr.

 

– Ce qui serait surtout à désirer, reprit le président, ce serait de mettre la main sur le coupable ;… il est à présumer qu’il n’appartient pas à une noble famille celui-là.

 

– Pour la troisième fois, je répète que nous ne pouvons entrer en compromission avec des voleurs, dit le président. Vous avez cent fois raison… il faut reconnaître, toutefois, que les hypothèses sont très vagues et, à moins que les preuves ne soient suffisamment établies,… il y a un complot. Nous serons peut-être forcés un jour d’intenter un procès à la banque Erskine,… Quant à lady Harry, si elle est coupable, alors…

 

– Non,… non,… elle a pu être induite en erreur », dit Erskine avec feu.

 

Sur ce, le président plie la lettre et la remet au secrétaire.

 

« Nous vous sommes très obligés de cette communication, mais de la part de la maison Erskine et Cie le procédé n’a rien qui doive nous étonner. En même temps, ne perdez pas de vue que vous avez reçu l’argent,… j’irai causer avec vous d’ici peu de jours. »

 

Conformément au vœu général, le secrétaire s’occupe d’écrire une réponse ; le lendemain, la compagnie recevait un chèque de 200 000 francs, signé William Linville. Le secrétaire eut ensuite une autre entrevue avec M. Erskine à la suite de laquelle il eut à toucher le reste de la somme due.

 

Chaque étude de notaire a des secrets impénétrables. En conséquence, nous ne devons pas nous enquérir par qui cette forte somme a été payée. Toujours est-il, qu’à quelques jours de là, M. Hugues Montjoie se présenta à l’étude et, qu’après une longue conversation avec le patron, il lui laissa entre les mains un chèque très important.

 

Les administrateurs n’eurent donc plus aucune raison de s’occuper de cette affaire, mais elle n’en continue pas moins encore à servir de thème aux conversations particulières.

 

On était unanime à penser que cette escroquerie qu’on n’eût jamais découverte, n’étaient les scrupules de conscience d’une femme, serait traitée plus sévèrement par les compagnies frustrées, si jamais pareil cas se présentait. Aujourd’hui, le monde est si méchant, qu’il est inutile de lui apprendre à le devenir davantage encore !

 

En résumé, moins on en parlera, mieux cela vaudra. D’ailleurs, l’événement tragique, qui se produisit à un ou deux jours de là, mit fin à toute discussion, et, comme une feuille emportée par l’orage, le souvenir de l’escroquerie disparut bientôt !

 

LXXIII

C’était fini ! Iris avait restitué l’argent en son nom. Elle habitait désormais une petite maison avec Fanny qu’elle appelait sa cousine ; elle ne sortait pour ainsi dire jamais. Tout était devenu pour elle un sujet d’effroi. Elle tremblait d’entendre un cri poussé derrière elle, de lire un journal, d’apprendre que lord Harry était arrêté sous inculpation de vol.

 

Or, un jour, elle entend des pas d’homme résonner sur les marches de l’escalier ; à ce bruit, elle devient blême ;… elle s’attendait à voir paraître un agent de police. Rien de ce genre ne la menaçait, mais la voix de la conscience l’avait rendue peureuse.

 

C’était Montjoie !

 

« J’ai découvert le lieu de votre refuge, dit-il, grâce à Fanny Mire, qui savait qu’aucune indiscrétion n’était à craindre de ma part lorsqu’il s’agit de vous. Pourquoi vous cachez-vous, Iris ?

 

– Vous ne savez pas tout, Hugues, autrement vous ne m’auriez pas adressé cette question, hélas !

 

– Je sais tout, Iris, absolument tout, aussi suis-je venu vous demander de quitter ce logis,… de reprendre votre nom… Vous n’avez pas lieu de vous cacher. Vous avez quitté Passy avant que cet acte criminel eût été perpétré. Vous êtes revenue après les obsèques ; vous êtes allée chez l’avoué chargé de faire vos affaires. Or vous n’avez absolument rien à craindre. »

 

Nous ferons observer au lecteur que Hugues n’avait pas eu connaissance de la lettre écrite au conseil d’administration de la Compagnie d’assurances sur la vie, dont il a été question, plus haut.

 

« Savez-vous quelque chose relativement à l’argent ? demanda Iris.

 

– Certainement ; vous avez restitué tout ce que vous pouviez : 125 000 francs, cela suffit à établir votre innocence.

 

– Hugues, vous savez que je suis coupable ?

 

– Écoutez-moi, le monde sera d’un autre avis ; en tout cas, vous pouvez aller et venir sans crainte. Dites-moi quels sont vos plans ?

 

– Je n’en ai aucun. Tout ce que je souhaite, c’est de me faire oublier.

 

– Nous parlerons de cela tout à l’heure ; sachez, d’abord, que je vous apporte des nouvelles.

 

– Ciel ! quelles nouvelles ?

 

– Des nouvelles excellentes, destinées à vous causer une vive surprise.

 

– Je ne sache pas qu’il puisse y avoir de bonnes nouvelles pour moi.

 

– Votre mari a restitué la somme encore due à la Compagnie.

 

– Quoi ! que dites-vous ? s’écrie Iris.

 

– Tout est payé. Il a écrit deux lettres, l’une aux avoués l’autre à la compagnie. Celle-ci ayant accepté le recouvrement, vous êtes à l’abri des poursuites. La seule chose que l’on puisse faire, c’est de s’en prendre à la maison Erskine. Toute la question est là. Une fraude a été commise, mais par qui ? Je ne me rends pas bien compte de la chose, ni des conséquences qu’elle peut avoir. Seulement, les gens compétents m’ont assuré que nous n’avions absolument rien à craindre. Tout est fini ! »

 

Iris pousse un profond soupir et murmure :

 

« Alors, il est en sûreté ?

 

– Oh ! s’écria Hugues avec jalousie, c’est à lui que vous pensez d’abord, oui, il est en sûreté,… loin de l’Angleterre où il ne doit jamais plus remettre les pieds. Quant au docteur Vimpany, dont je ne peux prononcer le nom avec calme, il est destiné à subir un jour ou l’autre le sort qui attend ses pareils : n’importe où qu’il aille, il ne cessera de trembler pour sa vie.

 

– Vous me dites que pour mon propre compte je n’ai rien à redouter, reprit Iris, et que l’opinion publique m’absout ; mais moi je sais que je devrais rentrer sous terre de honte ;… en ce disant, elle se couvrit le visage de ses mains.

 

– Iris, nous savons les raisons qui vous ont décidée à accepter le rôle que vous avez joué. À quoi bon en parler davantage. À partir de maintenant, c’est une question à jamais fermée entre nous. Il nous reste à décider ce que vous voulez faire et où vous souhaitez demeurer ?

 

– Je l’ignore absolument. Fanny est avec moi et Mme Vimpany ne demande qu’à venir se joindre à nous. Je suis riche, du moment que je puis compter sur le dévouement de deux femmes et d’un ami.

 

– Si vous estimez ainsi vos richesses, ma chère Iris, vous êtes assurée de rouler toujours sur l’or et sur l’argent. Je tiens à vous dire que je possède une villa, loin de Londres, en Écosse. C’est une vraie solitude, mais la maison est jolie, le jardin agréable et l’on y jouit d’une vue de mer superbe. Je vous offre cette villa,… dites oui et passez tout le temps que vous voudrez.

 

– Non,… non… je ne puis accepter votre offre généreuse.

 

– Ma chère Iris, il le faut, je vous le demande comme une preuve d’amitié et rien autre ;… il n’y a qu’une chose que je redoute pour vous, c’est la solitude.

 

– Hélas ! je dois m’y habituer.

 

– Vous n’aurez là aucun voisin, aucune société…

 

– De la société ? Ciel ! c’est fini pour moi.

 

– Parfois, je m’installe dans le voisinage, pour la pêche au saumon ; vous me permettrez bien de venir prendre de vos nouvelles ?

 

– Qui donc a autant de droit que vous à faire visite à la pauvre ermite.

 

– Alors vous acceptez ?

 

– Oui, je sens que je le dois et j’accepte votre proposition avec la plus vive reconnaissance. »

 

Le lendemain, Iris partait pour l’Écosse par le train de nuit, emmenant avec elle Mme Vimpany et Fanny Mire.

 

LXXIV

Lord Harry s’embarque pour Dublin ; arrivé là, il se rend à un petit hôtel fréquenté uniquement par des Irlandais américains qu’on soupçonnait d’être le rendez-vous des Invincibles. Sans chercher à dissimuler son nom, il entre dans l’hôtel, salue d’un air gai le maître d’hôtel et même le domestique, ordonne son dîner sans faire attention aux regards sombres et de mauvais aloi que lui jettent une demi-douzaine d’individus qui causent à voix basse.

 

Après avoir passé la nuit à l’hôtel, lord Harry se dit qu’il n’a rien à craindre ni de l’Irlande ni de l’Angleterre et se dirige vers la gare ; prend un billet sans prêter la moindre attention à ce qui aurait frappé tout le monde, à savoir qu’il est suivi par un homme de la police. Dès qu’il eut son billet, deux individus en prennent à leur tour pour la même localité que lui ; il se rend dans cette partie du Kerry où les Invincibles avaient assassiné Arthur Montjoie.

 

Les deux voyageurs qui montent dans le même compartiment que lord Harry, étaient membres de l’association des Invincibles, laquelle avait décrété que celui qui, après avoir fait partie de cette société, en désertait les rangs, ou désobéissait à ses statuts, à ses lois, ou révélait ses secrets, était puni de mort.

 

Aussitôt l’on convoque une réunion des membres de l’association alors présents à Dublin ; à l’unanimité, l’on vote de faire disparaître le traître. On tire au sort, et, ô surprise ! l’individu désigné pour accomplir la terrible besogne est un obligé de lord Harry ! Il se fut volontiers récusé, mais les règlements sont inexorables !

 

L’un des articles de la société ordonne de faire suivre celui qui doit perpétrer le crime, afin de s’assurer qu’il accomplit sa tâche.

 

Une heure environ avant le coucher du soleil, le train arrive à la station où lord Harry descend ; le chef de gare le reconnaît et le salue : les deux autres voyageurs le suivent et le sauvage lord pâlit.

 

« Je laisserai ma valise, dit lord Harry, dans la salle des bagages ; on viendra la prendre. »

 

Le chef de gare se rappela plus tard ce détail. Lord Harry ne dit pas : je viendrai mais on viendra la prendre ; paroles fatidiques !

 

Une pluie froide tombe ; le jour baisse : lord Harry quitte la gare ; il longe, d’un pas accéléré, une route déserte et boueuse.

 

Les deux individus le suivent ; l’un de très près, l’autre à une certaine distance ; le chef de gare les regarde aussi longtemps que son service le lui permet, puis il secoue la tête et rentre dans son bureau. Lord Harry sait qu’il est filé : bientôt il a conscience que l’un de ces espions presse le pas : lui, continue à marcher à la même allure, mais sa pâleur ne fait que croître ; il sait qu’il va à la mort ! Il ne tourne pas la tête ; il se sent traqué.

 

« Micky O’Flynn ! s’écrie lord Harry à l’individu qui l’a rattrapé.

 

– Traître ! riposte l’autre.

 

– Ce sont les frères et amis des Invincibles, qui vous ont dit cela. Croyez-vous que je ne sais pas à quelles fins vous êtes ici ? Je suis sans armes ; vous, vous avez un revolver ; pourquoi ce temps d’arrêt ? allons ! faites feu !

 

– Je ne puis…

 

– Il le faut. Micky O’Flynn,… il le faut, ou vous serez tué ! Pourquoi, bon Dieu ! hésitez-vous ?

 

– Je ne puis », répéta-t-il les yeux écarquillés. Puis, soudain, il fait un sursaut et s’écrie : « Regardez,… regardez derrière vous, milord ». Celui-ci se retourne et s’écrie :

 

« Le meurtrier d’Arthur Montjoie ! Une, deux détonations retentissent, les employés de la gare tressaillent, ils ont compris la signification de ces coups de feu. Il y a un meurtre de plus sur la conscience de l’Irlande !

 

Lord Harry est étendu sans vie au milieu de la route. Le second individu porte nerveusement la main à sa gorge et s’écrie :

 

« Le diable m’emporte ! si je ne me suis pas cru étranglé. Allons Mick, aide-moi à le porter sur le bord de la route. »

 

Ce qui fut dit fut fait. Après quoi ils s’éloignèrent, les larges bords de leur chapeau baissés sur les yeux. Une heure plus tard, deux agents de police arrivent à cheval ; ils avisent le cadavre gisant sur le sol ; ils s’approchent, fouillent ses poches, y trouvent, outre plusieurs pièces d’or, un portrait de la femme de la victime, une enveloppe cachetée avec cette suscription : Hugues Montjoie esq, Hôtel X, à Londres, plus un calepin.

 

« Harry Norland ! dit l’un. Ah ! le sauvage lord a enfin trouvé la mort ! »

 

Voici le contenu de sa lettre à Iris :

 

« Adieu ! je ne saurais échapper à la haine des Invincibles. Ils ont décrété la mort de celui qui a déserté leurs rangs. Hélas ! il est une autre plus noble cause que j’ai trahie également ! Puisse la fin qui m’attend servir d’expiation à mon passé ! Pardonnez-moi, Iris, pensez à moi avec indulgence. N’oubliez pas que l’on accorde toujours satisfaction aux paroles d’un mourant : Eh bien ! je vous demande de ne pas porter le deuil de celui qui a tout fait pour empoisonner votre vie et perdre votre âme ! »

 

Voici le contenu de la seconde lettre :

 

« Je connais l’affection que vous avez toujours témoignée à Iris ; je ne sais si elle jugera à propos de vous parler de son mari. En tout cas, dites-vous que c’est un scélérat et vous serez encore au-dessous de la vérité. Ce qu’elle a fait, je lui ai fait faire : je suis seul coupable. C’est vous qu’elle aurait dû épouser, et non le sauvage lord !

 

« Une mort imminente m’attend :… les deux individus chargés de me ravir l’existence sont sous le même toit que moi ;… peut-être me tueront-ils cette nuit ici ou ailleurs… En présence de la mort, je m’élève au-dessus des misérables sentiments de jalousie que jadis j’ai ressentis contre vous. Je vous prie de ne pas m’en garder rancune : efforcez-vous de faire oublier à Iris le seul acte de sa vie qui doive lui inspirer des remords.

 

« Quand vous lui aurez pardonné, pardonnez-moi. Me fiant à votre délicatesse et à votre chaude amitié pour elle, je termine en disant : rendez-la heureuse, et chassez de votre souvenir le malheureux.

 

« LORD HARRY. »

 

ÉPILOGUE

Deux ans se sont écoulés depuis la mort de lord Harry. En acceptant la villa que Hugues Montjoie avait mise à sa disposition en Écosse, Iris était résolue à mener une vie ignorée et cachée ; trop de gens connaissaient sa triste histoire. Puis il paraissait plus que probable que les administrateurs de la Compagnie d’assurances ne se priveraient pas de deviser sur un scandale aussi extraordinaire. Même au cas où l’on n’accuserait pas lady Harry de complicité, l’on raconterait la chose dans les plus grands détails avec toutes ses péripéties émouvantes. Bref, lady Harry n’entendait plus reparaître dans le monde.

 

Hugues Montjoie vint voir la jeune veuve dès que les convenances le lui permirent ; elle comprit fort clairement le but de sa visite ; anticipant sur les desseins de Hugues, elle l’avertit qu’elle ne consentirait jamais à se remarier après le rôle qu’elle avait joué dans certaine affaire ténébreuse. Hugues se borna à incliner la tête, mais il n’en continua pas moins à vivre dans le voisinage, à faire de fréquentes visites à Iris, sans jamais, cependant, lui adresser une déclaration ; toutefois, elle trouvait à sa présence un charme extrême et les visites de l’après-midi se prolongeaient jusqu’au soir ; bref, elle finit par prononcer le mot suprême après lequel ils ne devaient plus se séparer jamais !

 

Bien résolus à ne voir personne, ils habitaient une villa située dans le nord de l’Écosse, non loin de l’embouchure de l’Annan, mais sur la rive opposée à la ville qui porte ce nom.

 

Derrière la maison, s’étend un large jardin ; la façade domine la plage à marée basse et à marée haute. La bibliothèque est vaste et bien fournie, Iris s’occupe à cultiver des fleurs, promène ses rêveries le long de la mer, lit, travaille, et jouit d’une vie calme, presque somnolente. Elle et son mari causent peu ; ils arpentent les allées du jardin, Hugues un bras passé autour de la taille de sa femme. Ce fut au milieu de cette vie de repos et d’oubli, que se produisit le dernier événement de cette histoire. Un jour, le facteur remet une lettre à l’adresse de Mme Vimpany ; elle reconnaît l’écriture, tressaille et la cache dans son corsage. Dès qu’elle est seule, elle en prend connaissance :

 

« Bonne et tendre créature, je suis parvenu à savoir votre adresse ; pour cela, il m’a suffit de découvrir celle de M. Montjoie, je vous félicite de votre habileté à vous tirer d’affaire. J’en suis moi-même aussi heureux que si j’y étais pour quelque chose.

 

« Mon intention n’est point de crier misère, mais nécessité ne connaît pas de loi ; vous me comprendrez quand je vous dirai que je suis au bout de mon rouleau ; la façon dont j’ai dépensé mon argent ne me cause à la vérité aucun regret ; je ne suis sensible qu’à celui de n’en plus avoir. Voilà ce qui me déchire le cœur. J’ai également appris que lord Harry de triste mémoire et dont j’ai, d’ailleurs, maintes raisons très sérieuses de déplorer la mort, m’a joué un tour pendable par rapport à un certain traité que nous avons passé ensemble ; il prétendait que sa prime d’assurance était de 200 000 francs, tandis qu’elle se monte en réalité à 375 000 francs. En retour de certain service que je lui ai rendu, dans un moment critique, il était entendu qu’il me remettrait la moitié de la prime. Or j’ai touché seulement 50 000 francs ! en conséquence, j’ai encore droit à recevoir 137 000 francs. C’est une grosse somme, mais je sais que M. Montjoie est fort riche. Veuillez lui communiquer cette lettre en tout ou en partie et lui faire savoir que j’entends qu’il fasse droit à ma demande ; s’il hésite, vous lui objecterez qu’une escroquerie a été commise et que je suis décidé à tout révéler à la justice. Lorsque mon malade est mort, et sur les prières pressantes de lord Harry, j’ai consenti à faire à la mairie une déclaration par laquelle c’était lord Harry lui-même qui était décédé et non l’autre ; sur ce, je pris la résolution de fuir cet homme infernal et de n’avoir plus rien à faire avec ses plans machiavéliques.

 

« Le meurtre de lord Harry, arrivé peu après, a suspendu les poursuites auxquelles les administrateurs de la compagnie étaient sur le point de se livrer. Je compte leur faire savoir l’adresse de la veuve et mettre mon témoignage à leur disposition. Quoi qu’il arrive, je tiendrai le public au courant de tout ce qui s’est passé. Après cela, qu’un procès soit intenté ou non, M. Montjoie et sa femme ne sauraient plus se montrer en public. Dites à M. Montjoie que je parle sérieusement, et que demain je me présenterai chez lui ; il peut donc se préparer à donner satisfaction à mes réclamations.

 

« A. V. »

 

Mme Vimpany laisse tomber cette lettre avec dégoût. Il y avait deux ans qu’elle n’avait entendu parler de son mari. Elle espérait qu’il vivait caché dans un pays éloigné ; or, les progrès de la civilisation ont supprimé les distances. Des montagnes Rocheuses même l’on revient en train express et en paquebot. La vérité, c’est que le docteur était en Écosse ; que la pauvre Iris allait-elle devenir ? quel parti M. Montjoie se déciderait-il à prendre ? Elle relut la lettre avec un effroi croissant.

 

Il était clair que celui qui l’avait écrite, ignorait le fait de la restitution et les armes terribles dont Fanny Mire pouvait encore disposer. D’un mot, il lui était possible de le faire arrêter comme meurtrier. De tout ce qui précède, elle conclut qu’elle devait cacher à ce misérable le nom du témoin dont il avait tant à redouter la déposition. Elle lui exposerait la situation avec calme, le mettrait en demeure ou de se taire, ou d’en subir les conséquences, mais elle se disait aussi, la malheureuse, que c’en était fait de sa propre tranquillité et qu’il reviendrait un jour ou l’autre.

 

Ce fut pour Mme Vimpany la plus triste journée qu’elle eût jamais passée ; elle voyait le bonheur de ce jeune ménage à jamais détruit. Comment les choses allaient-elles se passer ?

 

Mme Vimpany était dans sa chambre avec Fanny. Soudain, celle-ci lui demande :

 

« À quoi pensez-vous ?

 

– À mon mari, répond la femme du docteur d’une voix étranglée,… je tremble pour M. Montjoie… »

 

Fanny Mire reprend vivement :

 

« M’autorisez-vous à parler, à dire ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu ?

 

– Certainement, à cause de lady Harry ; autrefois, j’aurais volontiers défendu celui dont je porte le nom, mais aujourd’hui, je sais à quoi m’en tenir ; c’est un chenapan, un triple scélérat,… un assassin…

 

– Vous avez reçu une lettre de lui ce matin, dites ? j’ai reconnu l’écriture.

 

– Chut ! oui, c’est vrai, il m’a écrit ; il a besoin d’argent. Il viendra ici demain si M. Montjoie refuse de faire droit à sa demande ; ce gredin est capable de tout ! Il faudra persuader à lady Harry de garder la chambre et même le lit, coûte que coûte,… vous savez !

 

– Il ignore que j’ai tout vu, reprit Fanny. Accusez-le d’avoir empoisonné le Danois ; dites-lui, poursuivit-elle, les lèvres parcheminées, que s’il ose jamais revenir ici,… s’il ne s’éloigne au plus vite, une plainte sera déposée contre lui et il sera arrêté sous inculpation de meurtre…

 

– Oui, Fanny, ma résolution est prise. Oh ! qui nous délivrera de ce monstre ! »

 

Au dehors, le vent souffle avec force ; les branches des cyprès se tordent et se détordent ; les vagues déferlent avec fureur sur la plage. Pendant la tempête, un moment d’accalmie vint, enfin, à se produire, puis, le vent et la mer se taisent tout à coup, soudain, comme un écho à la question de Fanny, l’on entend un homme pousser un cri de détresse.

 

Les deux femmes se précipitent à la fenêtre et l’ouvrent, de nouveau, la pluie et le vent font rage, les forces de la nature semblent être à l’état de révolte, pas une voix humaine ne domine ce bruit effroyable et sinistre. Minuit était passé depuis longtemps, lorsque les deux amies songèrent à refermer les fenêtres et à s’aller coucher. L’une d’elles resta éveillée toute la nuit, la voix de l’ouragan ne menaçait-elle pas lady Harry de la colère du ciel ? Elle se trompait, la colère du ciel menaçait seul le vrai coupable, le lendemain matin le flux apporta sur la grève le cadavre de Vimpany.

 

Soit qu’il revînt d’Annan, soit qu’il vînt à la villa, personne ne pouvait le dire. À la vue de son cadavre, sa femme pleura non de chagrin, mais de soulagement, on enterra le cadavre comme étant celui d’un inconnu, sur l’avis de Hugues, Mme Vimpany jeta la lettre au feu. À quoi bon, assombrir d’une ombre nouvelle la vie d’Iris ? mais à quelques jours de là, cependant, Mme Vimpany arbora le bonnet des veuves. Au regard interrogateur d’Iris elle se borna à répondre :

 

« J’ai appris dernièrement sa mort… heureusement pour lui, il ne peut plus commettre de mauvaises actions. Il ne peut plus, juste ciel ! jeter le trouble dans aucune âme humaine, dans aucun ménage, il est mort ! »

 

Iris garda le silence, oui, il valait mieux qu’il fût mort. Mais, elle ignora toujours comment elle avait été délivrée de ce misérable et quel sinistre dessein il avait sur elle. Il est une chose – une seule – qu’elle n’a jamais dite à son mari au fond d’un tiroir à secret, Iris conserve une boucle de cheveux de lord Harry. Pourquoi ? Hélas ! parce que l’amour aveugle ne s’efface, ni ne s’éteint, ni ne s’oublie !

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Janvier 2008

 

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[1] . De l’eau fraîche, s’il vous plaît.