Joseph Conrad

 

 

 

TYPHON

 

 

 

1903

Traduit de l’anglais par André Gide, Gallimard, 1923

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 16

III. 30

IV.. 38

V.. 54

VI. 67

À propos de cette édition électronique. 76

 

À MON AMI ANDRÉ RUYTERS

 

 

« … Toutes les passions d’un vaisseau qui souffre. »

 

CH. BAUDELAIRE.

I

L’aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu’on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit et n’offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ; il n’offrait caractéristique aucune. Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent.

 

Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité ; cela venait de ce que, à terre, il avait l’habitude, assis dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant. S’il relevait les yeux on remarquait que ces yeux étaient bleus et que leur regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient d’un duvet soyeux le dôme chauve de son crâne, d’une tempe à l’autre. Sur sa face hâlée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des joues et d’aussi près qu’il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu’il tournait la tête.

 

Il était d’une taille plutôt au-dessous de la moyenne, légèrement voûté et de membrure si vigoureuse que ses vêtements paraissaient toujours un rien trop étroits pour ses bras et ses jambes. Incapable de concevoir ce qui est dû aux différences de latitude, il portait toujours et partout un chapeau melon brun, un complet de teinte brunâtre et d’inélégantes bottes noires. Cet accoutrement peu marin donnait à sa tournure épaisse un air d’élégance étrange et guindée. Une mince chaîne d’argent barrait son gilet, et jamais il ne quittait son navire pour aller à terre sans serrer dans son poing puissant et velu un élégant parapluie de toute première qualité, mais presque toujours déroulé.

 

« Permettez, capitaine », lui disait alors, sur un ton plein de déférence, le jeune Jukes, son second, qui l’escortait jusqu’à la passerelle.

 

Et s’emparant dévotement du riflard, il en secouait les plis, leur redonnait de l’ordre et, autour de la tige qu’il tenait verticale, les roulait en un rien de temps ; il accomplissait cette cérémonie avec un visage empreint d’une augurale gravité, et M. Salomon Rout, le mécanicien en chef qui envoyait la fumée de son cigare du matin par-dessus la claire-voie, détournait la tête pour cacher un sourire.

 

« C’est vrai ! le sacré riflard. Merci bien, Jukes, merci », grommelait le capitaine Mac Whirr, cordialement, sans lever les yeux, en reprenant le parapluie.

 

N’ayant d’imagination que tout juste ce qu’il en fallait pour le porter d’un jour à l’autre, et pas plus, il demeurait tranquillement sûr de lui ; sans pourtant jamais se monter le coup.

 

C’est l’imagination qui nous rend susceptibles, arrogants et difficiles à contenter ; tout navire commandé par le capitaine Mac Whirr devenait le flottant asile de l’harmonie et de la paix. À vrai dire les écarts fantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage d’un chronomètre au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteau de deux livres et d’une scie.

 

Et cependant ces vies, sans intérêt, entièrement absorbées par l’actualité la plus simple et la plus immédiate, ont leur côté mystérieux. Comment comprendre, dans le cas de Mac Whirr par exemple, quelle influence au monde avait bien pu pousser cet enfant parfaitement soumis, ce fils d’un petit épicier de Belfast, à s’enfuir sur la mer ? Il n’avait que quinze ans quand il avait fait ce coup-là ! Cet exemple suffit, pour peu qu’on y réfléchisse, à suggérer l’idée d’une immense, puissante et invisible main, prête à s’abattre sur la fourmilière de notre globe, à saisir chacun de nous par les épaules, à entrechoquer nos têtes et à précipiter dans des directions inattendues et vers d’inconcevables buts nos forces inconscientes.

 

Son père ne lui pardonna jamais complètement cette insubordination stupide.

 

« On pouvait bien se passer de lui, avait-il coutume de dire plus tard, mais les affaires sont les affaires… Et un fils unique, encore ! »

 

Sa mère versa maintes larmes après sa disparition. Comme l’idée de laisser un mot derrière ne lui était pas venue à l’esprit, il fut pleuré comme mort jusqu’au jour où, huit mois après, sa première lettre arriva, datée de Talcahuano. Elle était courte ; on y lisait :

 

« Nous avons eu très beau temps pour la traversée. »

 

Évidemment, dans l’esprit de Mac Whirr fils, la seule nouvelle importante de sa lettre était celle-ci : son capitaine l’avait, le jour même, inscrit régulièrement comme matelot de pont, matelot de troisième classe, « parce que je sais faire le travail », expliquait-il.

 

La mère pleura de nouveau abondamment. Le père traduisit son émotion par ces mots :

 

« Quel âne que ce Paul ! »

 

Mac Whirr père était un homme corpulent qui, jusqu’à la fin de ses jours, exerça contre son fils une ironie latente, mêlée d’une ombre de pitié comme envers un être borné.

 

Les visites de Mac Whirr fils étaient nécessairement rares ; mais dans le cours des années qui suivirent, il écrivit parfois à ses parents pour les tenir au courant de ses promotions successives et de mouvements sur le vaste globe. Dans ces missives, on pouvait trouver des phrases comme celles-ci : « Il fait sérieusement chaud ici » ou encore : « À 4 heures après midi le jour de Noël, nous avons croisé des icebergs. » Les vieux parents apprirent à connaître un grand nombre de noms de navires, avec les noms des capitaines qui les commandaient – avec les noms d’armateurs écossais et anglais ; – un grand nombre de noms de mers, d’océans, de détroits, de promontoires : et les noms de ports étranges, aux entrepôts de bois de charpente, aux entrepôts de riz, aux entrepôts de coton ; – un grand nombre de noms d’îles – et le nom de la fiancée de leur fils. Elle s’appelait Lucie. Il ne lui venait pas à l’idée de dire si ce nom lui semblait joli.

 

Puis les vieux moururent.

 

Le grand jour du mariage de Mac Whirr arriva en temps voulu, suivant de près le grand jour où il obtint son premier commandement.

 

Tous ces événements avaient eu lieu nombre d’années avant certain matin, où, debout dans le rouf du vapeur Nan-Shan, Mac Whirr considérait la baisse d’un baromètre dont il n’avait aucune raison de se défier.

 

La baisse – étant donné l’excellence de l’instrument, le moment de l’année et la position du navire sur l’écorce terrestre – était certes de mauvais augure ; mais la face rouge de l’homme ne trahissait aucun trouble intérieur. Les présages n’existaient point pour lui, et la signification d’une prophétie ne savait lui apparaître qu’après que l’événement l’avait surpris. « Pas d’erreur : c’est une baisse, pensait-il. Il doit faire là-bas un sale temps peu ordinaire. »

 

Le Nan-Shan venant du Sud faisait route vers le port de commerce de Fou-Tchéou, avec quelque cargaison dans ses cales et deux cents coolies chinois qu’on rapatriait dans les villages de la province de Fo-Kien après plusieurs années de travail dans différentes colonies tropicales.

 

La matinée était belle ; la mer d’huile se soulevait et s’abaissait uniformément lisse et il y avait dans le ciel une extraordinaire tache d’un blanc de brouillard, semblable à un halo de soleil.

 

Sur le gaillard d’avant, où s’entassaient les Chinois, parmi le ramassis d’habits sombres, de faces jaunes, de queues de cheveux, luisaient nombre d’épaules nues ; car il ne faisait pas de vent, et la chaleur était étouffante.

 

Les coolies flânaient, parlaient, fumaient ou regardaient d’un air morne par-dessus la lisse. Quelques-uns, tirant de l’eau le long des flancs du navire, se douchaient mutuellement ; quelques autres dormaient sur les panneaux ; d’autres encore, par petits groupes de six, étaient assis sur leurs talons, autour des plateaux de fer chargés de minuscules tasses de thé et d’assiettes de riz. Chacun de ces Célestes, sans exception, emportait avec lui tout ce qu’il possédait dans le monde : une petite malle aux coins de cuivre avec un anneau-cadenas, renfermant quelques vêtements de cérémonie, des bâtons d’encens, un peu d’opium peut-être, on ne sait quelles vieilleries sans valeur et sans nom, plus un petit trésor de dollars d’argent gagnés péniblement sur des chalands à charbon, dans des maisons de jeux ou dans le petit négoce, arrachés avec peine à la terre, acquis à la sueur de leurs fronts dans des mines, sur des lignes de chemins de fer, dans la jungle mortelle, ou sous le faix de lourds fardeaux – patiemment amassés, gardés avec soin, chéris avec férocité.

 

Vers dix heures, une houle traversière venant de la direction du détroit de Formose s’était élevée, sans déranger beaucoup ces passagers, car le Nan-Shan avec son fond plat, sa ceinture d’accostage et sa grande largeur de maître-couple méritait sa réputation de tenir exceptionnellement bien la mer. M. Jukes, dans ses moments d’expansion, à terre, proclamait bruyamment que « la vieille camarade[1] était aussi bonne que belle ». Jamais il ne serait venu à l’esprit du capitaine Mac Whirr d’exprimer son opinion, si favorable qu’elle fût, aussi haut ou en termes aussi fantaisistes. Le Nan-Shan était incontestablement un bon navire, et presque neuf. Il avait été construit à Dumbarton, moins de trois années auparavant, sur les instructions de la maison de commerce Sigg et fils, de Siam. Quand il fut mis à flot, parachevé dans ses moindres détails, et prêt à entreprendre le travail de toute sa vie, les constructeurs le contemplèrent avec orgueil.

 

« Sigg nous a demandé un capitaine de confiance, rappela l’un des associés. »

 

Et l’autre, après avoir réfléchi quelque temps, dit :

 

« Je crois bien que Mac Whirr est à terre en ce moment.

 

– Vous croyez ? Alors télégraphiez-lui immédiatement. C’est l’homme qu’il nous faut », déclara l’aîné sans un moment d’hésitation.

 

Le matin suivant, Mac Whirr se tenait devant eux, imperturbable ; il avait quitté Londres par l’express de minuit après des adieux brusqués à sa femme.

 

– Il ne serait pas mauvais que nous allions inspecter le navire ensemble, capitaine, dit l’aîné des associés.

 

Et les trois hommes se mirent en route pour examiner les perfections du Nan-Shan, de l’étrave à la poupe, de la carlingue aux pommes de ses deux mâts trapus.

 

Le capitaine Mac Whirr avait commencé par ôter son paletot qu’il accrocha à l’extrémité d’un petit treuil à vapeur, synthèse des raffinements les plus modernes.

 

« Mon oncle a écrit hier pour vous recommander à nos bons amis – MM. Sigg, vous savez bien – et ils vous laisseront sans doute le commandement, dit le plus jeune des associés. Vous pourrez vous vanter de commander le plus docile navire de ce tonnage qu’on puisse voir sur les côtes de Chine, capitaine, ajouta-t-il.

 

– Croyez ?… Merci bien », bredouilla confusément Mac Whirr. Devant les éventualités lointaines il demeurait aussi indifférent qu’un touriste myope devant la beauté d’un vaste paysage ; et ses yeux, au même moment, se posant par hasard sur la serrure de la porte de la cabine, il se dirigea vers celle-ci d’un air absorbé et commença d’en secouer la poignée avec vigueur, tout en protestant de sa voix sérieuse et basse :

 

« On ne peut plus se fier aux ouvriers aujourd’hui. Voici une serrure ; c’est tout flambant neuf et ça ne marche pas du tout. Ça bloque. Tenez ! Tenez !… »

 

Aussitôt qu’ils se trouvèrent seuls dans leur bureau, à l’autre bout du chantier :

 

« Vous avez chanté l’éloge de cet individu à Sigg, mais j’aimerais savoir ce que vous appréciez en lui ? demanda le neveu avec un léger mépris.

 

– Je reconnais qu’il n’a rien d’un capitaine de roman, si c’est cela que vous voulez dire, répondit l’aîné sèchement. Est-ce que le contremaître des menuisiers du Nan-Shan est dehors ? Entrez, Bates. Comment se fait-il que vous laissiez les hommes de Tait nous poser une serrure défectueuse à la porte de la cabine ? Le capitaine l’a remarqué du premier coup. Faites-en mettre une autre tout de suite. Les petites pailles, Bates… les petites pailles ! »

 

La serrure fut donc remplacée, et peu de jours après, le Nan-Shan s’élançait vers l’est sans que Mac Whirr eût fait aucune nouvelle remarque au sujet des aménagements, ni qu’on lui eût entendu proférer un seul mot d’orgueil à propos de son navire, de reconnaissance pour sa nomination, ou de satisfaction devant les perspectives de son avenir.

 

De tempérament non plus loquace que taciturne, il trouvait à vrai dire très rarement l’occasion de parler. Restaient naturellement les questions de service – instructions, ordres, etc., mais le passé étant, à ses yeux, bien passé, et le futur n’étant pas encore, il estimait que les menus événements de chaque jour ne méritent pas le plus souvent, de commentaires, – et que les faits parlent d’eux-mêmes avec une insurpassable précision.

 

Le vieux M. Sigg aimait les hommes de peu de mots, ceux « qu’on est sûr qui ne chercheront pas à brocher sur les instructions ». Mac Whirr, qui possédait les qualités requises, fut maintenu au commandement du Nan-Shan dont il dirigeait, par les mers de Chine, les courses précautionneuses.

 

Le navire avait été déclaré et inscrit sur le registre maritime britannique, mais au bout d’un certain temps, M. Sigg avait jugé plus expédient de le transférer sous les couleurs siamoises. À la nouvelle du transfert projeté, Jukes s’agita comme sous le coup d’un affront personnel. Il se promenait en grommelant et en faisant entendre de petits ricanements de mépris.

 

« Non ! mais vous nous voyez avec un grotesque éléphant d’arche de Noé sur le pavillon du navire ! dit-il une fois à la porte de la chambre des machines. Je veux être pendu si je supporte ça. Je leur collerai ma démission. Est-ce que ça ne vous dégoûte pas, vous, monsieur Rout ? »

 

Le chef mécanicien se contenta de s’éclaircir la voix de l’air d’un homme qui sait ce que « coller sa démission » veut dire.

 

La première fois que le nouveau pavillon flotta à l’arrière du Nan-Shan, Jukes le contempla amèrement de la passerelle. Il lutta quelque temps avec ses sentiments, puis remarqua :

 

« Cocasse, tout de même, de se balader sous un pavillon pareil ! Trouvez pas, capitaine ?

 

– Qu’est-ce qui lui manque, à ce pavillon ? demanda le capitaine. Je le trouve tout à fait correct, moi », et il se dirigea vers l’extrémité de la passerelle pour le mieux voir.

 

« Eh bien ! moi, je le trouve cocasse ! » cria Jukes outré, en quittant brusquement la passerelle.

 

Le capitaine Mac Whirr fut consterné par une telle façon d’agir. Peu de temps après, il entra tranquillement dans le rouf et ouvrit le « code international des signaux » à la planche où les pavillons de toutes les nations étaient dûment représentés en rangs de couleurs voyantes. Il fit courir son doigt le long des rangs, et lorsqu’il arriva au Siam, il contempla avec une grande attention le champ rouge et l’éléphant blanc. Rien n’était plus simple, mais afin de s’assurer davantage, il emporta le livre sur la passerelle ; il voulait comparer le dessin colorié à l’objet réel qui flottait au mât de pavillon d’arrière ; quand Jukes, qui s’acquitta ce jour-là de son service avec une espèce de fureur réprimée, se trouva de nouveau sur la passerelle, son capitaine lui dit :

 

« Il n’y manque rien, à ce drapeau.

 

– N’y manque rien ? marmotta Jukes en se jetant à genoux devant un caisson, d’où il sortit rageusement une ligne de sonde de rechange.

 

– Non ; j’ai cherché dans le livre. Le battant, deux fois le guindant, et l’éléphant exactement dans le milieu. Je me doutais bien qu’à terre, on saurait fabriquer le pavillon local. Cela va de soi. C’est vous qui êtes dans l’erreur, Jukes.

 

– Eh bien ! capitaine, commença Jukes en se relevant d’un bond, tout ce que je puis dire… Et ses mains tremblantes s’exaspéraient à démêler la glène du fil de sonde.

 

– Ça va bien. Ça va bien », reprit le capitaine en manière d’apaisement. (Il était pesamment assis sur un petit pliant de toile qu’il affectionnait spécialement.) « Tout ce que vous avez à faire, c’est de prendre soin qu’ils ne hissent pas l’éléphant la tête en bas tant qu’ils n’y sont pas tout à fait habitués. »

 

Jukes lança la nouvelle ligne de sonde sur le gaillard d’avant et bruyamment :

 

« Oh ! là, maître d’équipage, ayez bien soin qu’elle trempe entièrement. » Puis il se retourna vers son capitaine avec résolution. Mais Mac Whirr en étendant confortablement ses coudes sur la rambarde de la passerelle continuait :

 

« Parce que je suppose que ça serait interprété comme un signal de détresse ; qu’en pensez-vous ? Moi, j’imagine que l’éléphant représente quelque chose comme le Union Jack dans le pavillon…

 

– Ah ! vous croyez ! » glapit Jukes, d’une telle voix que toutes les têtes sur le pont du Nan-Shan se retournèrent.

 

Alors il poussa un soupir, puis soudain résigné :

 

« Pour sûr que ça ferait un sacré signal de détresse », conclut-il débonnairement.

 

Plus tard, le même jour, il accosta le chef mécanicien avec un confidentiel :

 

« Écoutez, que je vous raconte la dernière du vieux. »

 

M. Salomon Rout (que l’on nommait communément Sol le Long ou le vieux Sol, ou Père Rout) se trouvait presque invariablement l’homme le plus grand à bord de tous les navires sur lesquels il servait ; d’où l’habitude qu’il avait prise de se pencher avec condescendance et flegme vers ses interlocuteurs. Ses cheveux étaient rares et couleur de sable, ses joues plates étaient décolorées, ainsi que ses poignets osseux et ses longues mains d’homme d’étude, comme s’il eût vécu dans l’ombre toute sa vie.

 

Il sourit de son haut à Jukes sans arrêter de fumer et de regarder placidement autour de lui à la manière d’un bon oncle qui prêterait une oreille complaisante au récit d’un écolier surexcité. Au demeurant fort amusé, mais sans le laisser voir, il demanda :

 

« Et lui avez-vous collé votre démission ?

 

– Non ! » cria Jukes, élevant une voix lasse et découragée au-dessous du grincement discordant des treuils à frictions. Ceux-ci se démenaient furieusement, activant les longs mâts de charge au bout desquels pendaient les élingues raidies par d’énormes ballots qu’ils laissaient choir négligemment à extrémité de course. Les chaînes de charge gémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre les hiloires, cliquetaient sur les bords du navire, et le Nan-Shan tout entier frémissait, enveloppant de vapeur ses flancs gris.

 

« Non, cria Jukes. À quoi bon ? Autant fiche ma démission à cette cloison. Un homme comme ça, il n’y a moyen de lui faire rien comprendre. Il m’estomaque positivement. »

 

À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenant de terre, traversa le pont, parapluie en main, escorté par un Chinois lugubre et flegmatique qui marchait par-derrière dans des souliers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi un parapluie.

 

Le capitaine du Nan-Shan parlant à peine distinctement, et, comme d’habitude, contemplant la pointe de ses bottes, observa qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faire escale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mît sous pression pour demain après-midi à une heure précise. Il repoussa son chapeau en arrière pour s’éponger le front tout en remarquant que « de toute façon il avait horreur d’aller à terre », tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot, M. Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coude droit de la main gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukes reçut l’ordre de débarrasser l’entrepont d’avant. On allait installer là deux cents coolies que la compagnie Bun-Hin rapatriait. Un sampan allait tantôt apporter vingt-cinq sacs de riz pour servir à leur nourriture.

 

« Ce sont tous des engagés de sept ans, dit le capitaine Mac Whirr, et ils ont chacun un coffre en bois de camphrier. » Le charpentier devait immédiatement commencer à clouer des lattes de trois pouces le long de l’entrepont, de l’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres de chahuter quand il y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper tout de suite : « Vous entendez, Jukes ? »

 

Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait le navire jusqu’à Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ; c’était le commis de Bun-Hin qui désirait se rendre compte de l’espace disponible. Jukes aurait à le conduire à l’avant : « Vous entendez, Jukes ? »

 

Jukes prit soin de ponctuer ces instructions de l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sans enthousiasme aux endroits voulus. Un brusque :

 

« Amène-toi, John. Tâche à regarder voir », mit le Chinois en mouvement derrière ses talons.

 

« Voir partout si tu veux, toi regarder partout pareil », dit Jukes qui n’avait aucune disposition pour les langues étrangères et trouvait le moyen de massacrer cruellement même le pidgin[2]. Il montra du doigt le panneau ouvert :

 

« Place premier choix pour coucher. Toi bien voir, hein ? »

 

Il était bourru comme il convient quand on se sent de race supérieure, mais non pas hostile. Le Chinois contemplait tristement et silencieusement l’obscurité de l’écoutille, comme s’il se tenait à l’entrée d’un tombeau.

 

« Pas tomber pluie là en bas – tu vois ? continuait Jukes. Suppose toujours beau temps comme ça, le coolie monte en haut. Fait comme ça – Phoooooo ! » Il dilata sa poitrine et gonfla ses joues. « Compris, John ? respirer air frais. Bon, hein ? Lui laver pantalons, manger chow-chow en haut – compris John ? »

 

Son imagination s’échauffait. Jouant de la bouche et des mains, il faisait simulacre de manger du riz et de laver des vêtements, et le Chinois, qui dissimulait la méfiance que lui inspirait cette pantomime sous un air recueilli, nuancé d’une délicate et subtile mélancolie, promenait ses yeux en amande de Jukes au panneau et du panneau à Jukes.

 

« Très bien », murmura-t-il d’une voix basse et désolée. Puis glissant le long des ponts, contournant les obstacles, il disparut soudain dans un plongeon, sous une élingue chargée de dix sacs poussiéreux, emplis de je ne sais quelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.

 

Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’était rendu sur la passerelle, puis dans la chambre des cartes où traînait une lettre commencée depuis deux jours, une de ses longues lettres à sa femme, qui, toutes, débutaient par ces mots : « Mon épouse chérie » et dont le steward avait tout loisir de se repaître entre deux coups de plumeau donnés aux chronomètres, ou deux coups de balai au plancher. Les minutieux détails sur chaque sortie du Nan-Shan intéressaient invraisemblablement le steward beaucoup plus que la femme à qui ces relations étaient destinées.

 

Ces pages, interminablement pleines de la constatation laborieuse des seuls menus faits auxquels la conscience de Mac Whirr fût sensible, allaient trouver Mme Mac Whirr dans la banlieue nord de Londres ; une petite maison avec un bout de jardin devant les fenêtres en saillie, un portique de décente apparence, une porte d’entrée avec des vitres de couleur dans un encadrement de plomb en imitation. Il payait quarante-cinq livres par an pour cela et ne trouvait pas le loyer trop élevé, car Mme Mac Whirr (personne revêche, au cou décharné et aux manières prétentieuses) était de bonne naissance et avait connu des jours meilleurs ; on la considérait dans le voisinage comme « tout à fait supérieure ». L’unique secret de sa vie était la honteuse terreur du jour où son mari rentrerait à la maison et y habiterait pour de bon. Sous ce même toit vivaient également sa fille Lydia et son fils Tom. Tous deux ne connaissaient que très peu leur père. Le capitaine n’était pour eux guère plus qu’un visiteur rare et privilégié qui, le soir, fumait sa pipe dans la salle à manger et qui restait à coucher. Lydia, fillette languissante, était plutôt choquée par ses façons ; quant à Tom, à la manière des jeunes garçons, il manifestait une complète indifférence, franche, naturelle et charmante.

 

Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirr correspondait ainsi, du fond des mers de Chine, demandant qu’on le rappelât « au souvenir de ses enfants » et signant « ton mari qui t’aime » avec un calme parfait, comme si ces mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leur signification et ne dussent plus servir que pour la forme.

 

Les mers de Chine, du nord au sud, sont des mers étroites ; des mers semées de traverses prévues ou imprévues, telles que bancs de sable, îles, récifs, courants changeants et rapides – menus événements quotidiens dont le langage inarticulé est clairement compris par les marins. Cette indistincte et sincère éloquence des faits s’adressait fortement et précisément au sens des réalités que possédait le capitaine Mac Whirr ; aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-il pratiquement sur la passerelle de son navire ; il s’y faisait souvent monter son repas et dormait, la nuit, dans la chambre de veille. C’est là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme. Chacune d’elles, sans exception, contenait cette phrase : « Il a fait très beau temps pendant ce voyage » ou, sous quelque forme presque semblable, une semblable constatation. Et cette constatation, dans sa merveilleuse persistance, était aussi parfaitement exacte que quelque autre constatation que contînt la lettre.

 

M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres, mais personne à bord ne pouvait savoir à quel point il avait la plume bavarde car lui, du moins, avait assez d’imagination pour tenir son bureau fermé à clef.

 

Sa femme se délectait à son style. C’était un couple sans enfants et Mme Rout, grande personne joviale de quarante ans à poitrine opulente, occupait avec la vénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage près de Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner du matin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse les passages susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisait précéder chaque extrait du cri avertisseur de : « Salomon dit », car la vieille dame était sourde. Mme Rout fils ne se retenait pas de jeter également à la tête des étrangers qui venaient la voir ces oracles de Salomon et, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par le ton inopinément bizarre et jovial de ces citations.

 

Le jour où le nouveau pasteur fit sa première visite au cottage, elle trouva l’occasion de lancer : « Comme dit Salomon : les mécaniciens qui naviguent contemplent les merveilles de la nature marine », quand un soudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêter ébahie.

 

« Salomon… Oh !… Madame Rout, bégaya le jeune homme tout rougissant, je dois vous dire que… Je ne…

 

– Mais c’est mon mari ! » cria-t-elle alors, puis se rendant compte de la méprise, elle partit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et toute renversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, un sourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpérience des femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par la suite, ils devinrent d’excellents amis ; dès que le pasteur eut pu se convaincre qu’elle n’était coupable d’aucune intention irrévérencieuse, Mme Rout reparut à ses yeux ce qu’elle était : une très digne personne. Et bientôt, il apprit à entendre sans sourciller d’autres bribes de la sagesse de Salomon.

 

« Pour ce qui est de moi, avait-il dit un jour (à ce que rapportait sa femme), je préfère un âne bâté à un coquin pour capitaine. Une brute il y a encore moyen de la prendre ; mais un coquin, c’est malin ; ça vous glisse entre les doigts. » Induction gratuite tirée du cas particulier du capitaine Mac Whirr, dont l’honnêteté évidente avait le poids et l’épaisseur d’un bloc d’argile.

 

M. Jukes, lui, célibataire et incapable de généralisations, avait pour confident habituel un vieux camarade de bord, actuellement second officier d’un transatlantique. C’est à lui qu’il ouvrait son cœur, insistant d’abord sur les avantages de la navigation de commerce en Extrême-Orient, avec des allusions au trafic occidental qu’il dépréciait d’autant. Il exaltait les ciels, les mers, les navires, la vie facile. Le Nan-Shan, certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.

 

« Ici pas d’uniformes chamarrés, disaient ses lettres ; ici nous sommes tous des frères. Les repas se prennent en commun ; c’est une vie de coq en pâte… Les pieds noirs sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour des gens comme ça ; le vieux Sol, le chef, est un bon zigue. Nous sommes bons amis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide. Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoi que ce soit qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Ça ne peut pas être. Il commande depuis un assez bon nombre d’années ; ses ordres ne sont jamais stupides, et ma foi il dirige fort passablement son navire sans embêter personne. Je me dis parfois qu’il n’a pas assez de cervelle pour oser se lancer dans des remontrances ; mais je ne cherche pas à en tirer avantage ; vrai, je ne trouverais pas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas l’air de comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on en plaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivre avec un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pas beaucoup de conversation. De conversation, Seigneur ! Il n’ouvre jamais la bouche ! L’autre jour je bavardais avec l’un des mécaniciens, sous la passerelle ; Mac Whirr doit nous avoir entendus : quand je suis monté pour prendre le quart, il est sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché sur les feux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles, bref les simagrées habituelles ; puis, au bout d’un moment :

 

« – C’était pas vous qui parliez tantôt, dans la coursive de bâbord ?

 

« – Si fait, capitaine.

 

« – Avec le troisième ?

 

« – Oui, capitaine.

 

« Là-dessus il se retire à tribord où il s’assied, à l’abri du cagnard, sur son petit pliant, et pendant une demi-heure peut-être n’émet plus un son… Si pourtant ; il a éternué.

 

« Puis je l’entends là-bas qui se lève ; il s’amène à pas lents jusqu’à bâbord où j’étais :

 

« – Je n’arrive pas à comprendre ce que vous pouvez bien trouver à raconter, me dit-il. Deux bonnes heures !… Je ne vous blâme pas. Moi je vois à terre des gens qui ne font que ça toute la journée, et qui le soir s’assoient et continuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils répètent tout le temps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre.

 

« As-tu jamais rien entendu de pareil ? Et tout cela dit d’un ton si patient. Vrai je me sentais tout apitoyé. Mais quelquefois tout de même il m’exaspère. Naturellement on ne voudrait rien faire qui le froisse, et même pour le bon motif. Mais rien ne le froisse. On lui ferait un pied de nez qu’il demanderait innocemment et gravement : « Qu’est-ce qui vous prend ? » Il s’étonne comme un enfant. Un jour, il m’a dit du ton le plus naturel qu’il trouvait par trop difficile de découvrir ce qui agitait les hommes d’une manière si bizarre. Mais, en vérité, il est trop épais pour s’en tourmenter. »

 

Ainsi parlait Jukes à son ami que retenaient les mers occidentales, sous la dictée de son cœur et donnant libre cours à sa fantaisie.

 

Il exprimait ce qu’il pensait en toute franchise : ça ne valait pas la peine de chercher à émouvoir un homme pareil.

 

Si le monde eût été peuplé de Mac Whirr, la vie fût sans doute apparue à Jukes comme une affaire insipide et de médiocre profit. Il n’était pas seul de cette opinion. On eût dit que la mer elle-même, épousant la cordiale indulgence de Jukes, jugeait inutile de se jamais mettre en frais pour secouer de sa torpeur cet homme taciturne qui rarement levait les yeux sur elle. Il se promenait innocemment sur les eaux dans le seul but bien apparent de subvenir à la nourriture, aux vêtements et au loyer des trois siens qu’il avait laissés à terre. Des sales temps, il en avait connu, parbleu ! Il avait été saucé, secoué, fatigué comme de juste ; mais tout cela dont on souffrait le jour même était oublié le jour suivant. Si bien qu’à tout prendre, il avait raison, dans les lettres à sa femme, de parler toujours du beau temps.

 

Mais la force inquiète des flots, mais leur courroux impondérable, le courroux qui passe et retombe et qui n’est jamais apaisé, le courroux et l’emportement passionné de la mer, voilà ce qu’il ne lui avait jamais été donné d’entrevoir. Il savait que cela existe, comme nous savons que le crime et les abominations existent. Il avait entendu parler de cela, comme le paisible citoyen d’une grande ville peut avoir entendu parler de batailles, de famines, d’inondations, sans se représenter aucunement ce que ces mots signifient, encore qu’il ait été mêlé peut-être dans la rue à quelque bagarre, qu’un jour il ait été forcé de se passer de dîner ou trempé jusqu’aux os dans une averse.

 

Le capitaine Mac Whirr avait parcouru la surface des océans, comme certaines gens glissent toute leur vie durant à la surface de l’existence, qui se coucheront enfin tranquillement et décemment dans la tombe, – qui n’auront rien connu de la vie, qui n’auront jamais eu l’occasion de rien connaître de ses perfidies, de ses violences, de ses terreurs.

 

Sur terre et sur mer, il existe de ces gens ainsi favorisés – ou ainsi dédaignés par le destin et par la mer.

 

II

En observant la baisse persistante du baromètre, le capitaine Mac Whirr pensa donc : « Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire. » Oui, c’est exactement ce qu’il pensa. Il avait l’expérience des sales temps moyens – le terme sale appliqué au temps n’impliquant qu’un malaise modéré pour le marin.

 

Une autorité incontestable lui eût-elle annoncé que la fin du monde sera due à un trouble catastrophique de l’atmosphère, il aurait assimilé cette information à la simple idée de « sale temps » et pas à une autre, parce qu’il n’avait aucune expérience des cataclysmes, et que la foi n’implique pas nécessairement la compréhension.

 

La sagesse de son pays avait décrété, au moyen d’un acte de Parlement, qu’avant d’être jugé digne d’assumer la charge d’un navire on devait avoir été reconnu capable de répondre à quelques simples questions au sujet des orages circulaires tels qu’ouragans, cyclones et typhons ; il faut croire que Mac Whirr avait répondu passablement puisqu’il commandait maintenant le Nan-Shan dans les mers de Chine pendant la saison des typhons. Mais il y avait longtemps de cela et Mac Whirr ne se rappelait plus rien de tout cela aujourd’hui.

 

Il était cependant conscient du malaise que lui causait cette chaleur moite. Il sortit sur la passerelle mais n’y trouva aucun soulagement à sa gêne. L’air semblait épais. Mac Whirr haletait comme un poisson hors de l’eau, et finit par se croire sérieusement indisposé. La surface circulaire de la mer avait le lustre ondoyant d’une étoffe de soie grise au travers de laquelle le Nan-Shan traçait un sillon fugitif. Le soleil, pâle et sans rayons, répandait une chaleur de plomb dans une lumière bizarrement diffuse. Les Chinois s’étaient couchés tout de leur long sur le pont. Leurs visages jaunes, pincés et anémiques, ressemblaient à des figures de bilieux. Deux d’entre eux furent spécialement remarqués par le capitaine Mac Whirr ; étendus sur le dos en dessous de la passerelle, ils semblaient morts dès qu’ils avaient les yeux fermés. Trois autres, par contre, se querellaient âprement, là-bas, à l’avant ; un grand individu, à demi nu, aux épaules herculéennes, était indolemment penché sur un treuil tandis qu’un autre, assis par terre, les genoux relevés et la tête penchée de côté dans une attitude de petite fille, tressait sa natte ; les mouvements de ses doigts étaient lents et toute sa personne respirait une extraordinaire langueur. La fumée luttait péniblement pour sortir de la cheminée, et, au lieu de flotter au loin, elle s’étendait comme un nuage d’enfer qui empestait le soufre et faisait pleuvoir de la suie sur les ponts.

 

« Que diable faites-vous là, monsieur Jukes ? » demanda le capitaine Mac Whirr.

 

Bien que marmottée plutôt que prononcée, cette apostrophe insolite fit sursauter M. Jukes comme un coup de stylet sous la cinquième côte. Une glène de filin à ses pieds, un morceau de toile sur les genoux, il poussait vigoureusement son carrelet, installé sur un tabouret bas qu’il s’était fait monter sur la passerelle. Il leva les yeux et la surprise donna à son regard une expression de candeur et d’innocence.

 

« Je ralingue quelques sacs de ce nouveau lot dont nous nous sommes servis pour le charbonnage, riposta-t-il sans aigreur. Nous en aurons besoin la prochaine fois que nous ferons du charbon, capitaine.

 

– Que sont donc devenus les anciens sacs ?

 

– Mais ils sont usés, capitaine. »

 

Le capitaine Mac Whirr considéra son second d’un air d’abord irrésolu, puis finit par déclarer sa cynique et sombre conviction que plus de la moitié de ces sacs avait dû passer par-dessus bord. « Si l’on pouvait seulement savoir la vérité ! » disait-il. Puis il se retira à l’autre extrémité de la passerelle.

 

Jukes, exaspéré par cette sortie immotivée, cassa son aiguille au second point, laissa tomber son travail et se leva, en grommelant des imprécations contre cette maudite chaleur.

 

L’hélice peinait ; les trois Chinois, à l’avant, avaient tout à coup cessé de se chamailler, et celui qui d’abord tressait sa natte, à présent laissait son regard morne glisser par-dessus ses genoux qu’il étreignait.

 

Le soleil blafard jetait des ombres faibles et comme maladives. La houle s’accentuait, se précipitait incessamment et le navire piquait de lourdes embardées dans les creux profonds et mous de la mer. Jukes chancela :

 

« Je voudrais savoir d’où vient cette fichue houle, dit-il tout haut en retrouvant son équilibre.

 

– Nord-est, grogna le positif Mac Whirr, du bord de la passerelle où il se trouvait, il doit faire là-bas quelque sale temps peu ordinaire. Allez regarder le baromètre. »

 

Quand Jukes sortit de la chambre de veille, l’expression de son visage était soucieuse. Il se cramponna aux rambardes de la passerelle et regarda le large fixement.

 

Dans la chambre des machines la température s’était élevée à 117°F[3]. Des voix irritées montaient à travers la claire-voie et le caillebotis de la chaufferie ; des clameurs rudes et aigres, mêlées à des raclements et à des grincements métalliques courroucés, comme si des hommes aux membres de fer et aux gorges de bronze se fussent querellés dans les soutes.

 

Le second mécanicien venait d’entrer en conflit avec les chauffeurs qui avaient laissé tomber la pression. Cet homme aux bras de forgeron était généralement redouté ; mais, cet après-midi, les chauffeurs ripostaient avec audace et claquaient les portes du foyer avec toute la furie du désespoir. Le bruit cessa tout à coup et le second mécanicien apparut, surgissant de la chaufferie ; il était barbouillé de noir, pareil à un ramoneur et trempé comme s’il venait de sortir d’un puits. Sa tête n’eut pas plus tôt émergé du capot qu’il se mit à tempêter contre Jukes, à qui il reprochait de n’avoir pas fait orienter convenablement les manches à air de la chaufferie. Pour toute réponse Jukes fit, de la main, un geste de protestation conciliante et résignée. « Pas de vent ; qu’est-ce que j’y puis ? Regardez vous-même. »

 

Mais l’autre ne voulait pas entendre raison. Ses dents luisaient hargneusement dans sa figure noircie. Il saurait bien se charger de cogner, là en bas. Mais que le diable l’emporte ! ces matelots d’enfer s’imaginaient-ils qu’on pouvait garder la pression dans ces damnées chambres de chauffe simplement en cognant des gueules ? Non, par saint Georges. On avait tout de même besoin de recevoir aussi un peu d’air. Qu’il soit à tout jamais pris pour un maudit matelot de pont, s’il mentait. Jusqu’au chef qui se démenait devant le manomètre et faisait un raffut de tous les diables dans la chambre des machines, depuis midi. Et Jukes, lui, piqué à son poste sur le pont, à quoi servait-il s’il n’était pas seulement capable d’envoyer un de ces bouffis de propres à rien de matelots de pont pour orienter les manches à air ?

 

Les relations entre la « chambre des machines » et le « pont » du Nan-Shan étaient, comme on le sait, quasi fraternelles ; aussi Jukes, se penchant sur la rambarde, pria-t-il l’autre, d’un ton contenu, de ne pas faire l’imbécile : le patron était de l’autre côté de la passerelle. Mais le second tout mutiné déclara qu’il se fichait complètement de qui était de l’autre côté de la passerelle. Jukes, perdant alors brusquement son calme altier, invita le second, en termes brutaux et emportés, à monter arranger ces sales appareils à sa guise et à s’envoyer lui-même tout le vent qu’un âne de sa sorte pourrait trouver. Le second se jeta sur le ventilateur de bâbord comme on se précipite au combat ; on eût dit qu’il voulait l’arracher, l’envoyer tout entier par-dessus bord ; mais tous ces efforts ne parvinrent qu’à faire pivoter la bonnette de quelques degrés ; après quoi, tout exténué par l’énorme dépense de forces, il s’appuya au dos de la timonerie et regarda Jukes venir à lui :

 

« Seigneur ! » fit-il d’une voix faible. Il leva les yeux vers le ciel puis abaissa son regard vitreux sur l’horizon basculé qui, soulevé jusqu’à former un angle de quarante degrés, se maintint là-haut quelque temps, au sommet d’un grand plan incliné tout lisse, puis se remit en place mollement.

 

« Ouf ! Seigneur ! Qu’est-ce qui se passe donc là-haut ? »

 

Jukes, qui, pour l’équilibre, écartait en compas sa paire de longues jambes, prit un air de supériorité.

 

« Cette fois-ci, nous n’y couperons pas, dit-il. Le baromètre dégringole comme je ne sais quoi, Harry. Et vous qui essayez de faire une bête de scène. »

 

Le mot de « baromètre » sembla raviver la folle animosité du second mécanicien. Rassemblant de nouveau toute son énergie, il pria Jukes, d’une voix sourde et hargneuse, de se renfoncer ce sale instrument dans la gorge. Qu’est-ce qui s’en souciait de son baromètre de malheur ? C’était la vapeur ; la pression de la vapeur qui baissait. Entre les chauffeurs qui se défilaient et un chef qui devenait gâteux, ce n’était plus une vie possible. Tout pouvait bien sauter, après tout ; il s’en fichait comme du juron d’un étameur.

 

On eût cru qu’il allait pleurer, mais ayant repris son souffle il continua, dans un obscur grognement : « Je vais les faire se barrer, moi. » Et il s’éloigna précipitamment. Un instant encore il s’arrêta sur le sommet de l’échelle et tendit le poing vers le ciel d’où tombait une extraordinaire ombre, puis, avec une imprécation, il s’engouffra dans le trou noir.

 

Quand Jukes se retourna, ses yeux tombèrent sur le dos voûté et les larges oreilles cramoisies du capitaine qui avait traversé la passerelle.

 

« C’est un homme très violent, ce second mécanicien, dit Mac Whirr sans regarder Jukes.

 

– Un fameux second, en tout cas, grommela Jukes. Ils ne peuvent pas maintenir la pression », ajouta-t-il rapidement, se précipitant pour agripper la rambarde en vue du prochain coup de roulis.

 

Le capitaine Mac Whirr, qui n’y était pas préparé, piqua un petit trot, puis, d’une saccade, se remit d’aplomb près d’un support de tente.

 

« Un homme grossier, reprit-il. Si cela continue, je serai obligé de m’en débarrasser à la première occasion.

 

– C’est la chaleur, dit Jukes. Le temps est terrible ; à faire jurer un saint. Même ici, en haut, on se sent la tête comme enveloppée dans une couverture de laine. » Le capitaine Mac Whirr leva les yeux.

 

« Voulez-vous dire que vous n’avez jamais eu la tête enveloppée dans une couverture de laine, monsieur Jukes ? Pourquoi donc était-ce ?

 

– C’est une façon de parler, capitaine, dit Jukes platement.

 

– Comme vous y allez, vous autres ! Et qu’est-ce que c’est aussi que ces saints qui jurent ? Je voudrais bien que vous ne parliez pas si étourdiment. Quel genre de saint cela pourrait-il être, qui jurerait ? Pas plus un saint que vous, j’imagine. Et qu’est-ce qu’une couverture de laine vient faire au milieu de tout ça ? Ou bien le temps… Ce n’est pas la chaleur qui me fait jurer, hein ? C’est la mauvaise humeur et rien d’autre. À quoi cela sert-il que vous parliez comme ça ? »

 

Ainsi protestait le capitaine Mac Whirr contre l’emploi des figures dans le discours ; il acheva d’électriser Jukes par un grognement méprisant suivi de paroles de violence et de ressentiment.

 

« Dieu me damne ! je le chasserai du navire s’il ne prend pas garde. »

 

Et Jukes, incorrigible, pensa : « Bonté divine ! on m’a changé mon vieux. C’est de la colère, s’il vous plaît ; la faute en est au temps, parbleu ! et à quoi d’autre ? Un ange deviendrait grincheux – pour ne plus parler du saint. »

 

Tous les Chinois sur le pont semblaient prêts à pousser le dernier soupir.

 

En se couchant, le soleil au diamètre rétréci n’avait plus qu’un restant d’éclat roussâtre et sans rayonnement, comme si des millions de siècles écoulés depuis le matin eussent épuisé sa réserve de vie. Un épais bandeau de nuages apparut du côté du nord ; sa teinte olivâtre était sinistre ; cela gisait tout au ras de la mer ; le navire en continuant de s’avancer allait sûrement buter contre. Le Nan-Shan avançait pesamment comme une bête épuisée qu’on pousse à la mort. Les lueurs cuivrées du crépuscule s’éteignirent lentement, et l’obscurité fit éclore au zénith un essaim de larges étoiles tremblotantes, vacillantes comme si on leur eût soufflé dessus et qui semblaient toutes proches.

 

À 8 heures, Jukes entra dans la chambre de veille pour mettre au pair le journal de bord. Il copia proprement, d’après les indications du brouillon, le nombre de milles, la route du navire et dans la colonne du « vent » fit courir le mot « calme » du haut en bas de la page, depuis midi jusqu’à 8 heures.

 

Il était exaspéré par le roulis monotone et obstiné du navire. Le pesant encrier fuyait, éludait la plume ; on eût dit qu’une perverse humeur l’animait. Dans le grand espace au-dessous de la rubrique « remarques », Jukes écrivit : « Chaleur suffocante », puis ayant mis entre ses dents l’extrémité du porte-plume, à la manière d’une pipe, il s’épongea la face soigneusement.

 

« Forte houle de travers. Le navire fatigue », écrivit-il encore. « Fatigue n’est pas tout à fait le mot qui convient », se dit-il à lui-même. Puis de nouveau, sur le journal du bord : « Couchant menaçant avec une basse bande de nuages au N.-E… Ciel clair au-dessus de nous. »

 

Il leva la plume et, les coudes étalés sur la table, jeta un coup d’œil au-dehors. Dans ce cadre que formaient les montants en bois de teck de la porte ouverte, il vit un peloton d’étoiles hésiter, prendre élan, puis s’essorer vers le haut du ciel noir ; et il ne resta plus à leur place qu’une obscurité martelée de lueurs blanches ; la mer était noire autant que le ciel, et au loin pommelée d’écume. Puis, le coup de roulis qui avait enlevé les étoiles les ramena avec l’oscillation en retour, précipitant leur troupeau vers la mer ; et chacune d’elles élargie, on eût dit un petit disque luisant d’un éclat moite et clair.

 

Jukes observa pendant un instant les larges étoiles fuyantes, puis il écrivit : « 8 heures du soir. La houle augmente. Le navire peine et embarque. Enfermé les coolies pour la nuit. Le baromètre descend toujours. »

 

Il s’arrêta et pensa : « Peut-être, après tout, cela ne donnera-t-il rien. » Puis, à la suite de ses observations il conclut résolument : « Toutes les apparences de l’approche du typhon ».

 

En sortant, il dut s’effacer pour laisser passer le capitaine Mac Whirr ; celui-ci franchit le seuil de la porte sans dire un mot, ni faire un signe.

 

« Fermez la porte, monsieur Jukes, voulez-vous ? » cria-t-il de l’intérieur. Jukes se retourna pour la pousser, murmurant ironiquement : « Peur de prendre froid, je suppose. »

 

C’était son tour de quart en bas ; il aspirait à communiquer avec ses semblables ; aussi dit-il allégrement, en passant, au premier lieutenant :

 

« Après tout, cela n’a pas l’air si mauvais que ça, hein ? »

 

Le premier lieutenant arpentait la passerelle, tantôt dégringolant à petits pas, tantôt gravissant péniblement la pente instable du pont. Au son de la voix de Jukes il s’arrêta net, le regard fixé à l’avant mais ne répondit pas.

 

« Holà ! En voilà une sérieuse ! » dit Jukes qui, pour bien accueillir la lame, prit du ballant jusqu’à toucher le plancher d’une main. Cette fois le premier lieutenant émit du fond de la gorge un bruit de nature peu cordiale.

 

C’était un petit homme vieillot et minable, aux dents gâtées, à la face glabre. On l’avait embarqué en hâte à Chang-Haï le jour même de l’accident qui avait privé le Nan-Shan du premier lieutenant amené d’Angleterre et retardé de trois heures le départ du navire. Ce malheureux avait trouvé le moyen (d’une façon que le capitaine ne put jamais s’expliquer) de tomber dans un chaland à charbon vide rangé le long du bord, de sorte qu’on avait dû l’envoyer à l’hôpital avec un ou deux membres brisés et une lésion cérébrale.

 

Jukes ne fut pas découragé par le grognement hargneux du nouveau premier.

 

« Les Chinois doivent s’en payer là en bas, dit-il ; c’est heureux pour eux que le rafiot ait le roulis le plus doux de tous les navires sur lesquels j’aie jamais navigué. Attention ! Celle-là n’est déjà pas si mauvaise !

 

– Attendez seulement », répondit hargneusement le lieutenant.

 

Avec son nez coupant, rouge à l’extrémité, avec ses lèvres minces et pincées, il avait toujours l’air de rager intérieurement et sa façon de parler, à force de concision, frisait l’insolence. Quand il n’était pas de service il passait tout son temps dans sa chambre, la porte close ; il se tenait là si tranquille qu’on eût pu croire qu’il s’y endormait aussitôt entré. Mais l’homme chargé de le réveiller pour le quart le trouvait invariablement les yeux grands ouverts, étendu tout de son long sur sa couchette, la tête enfouie dans un oreiller sale, d’où il braquait ses regards irrités. Il n’écrivait jamais de lettres, ne paraissait attendre de nouvelles de nulle part ; une fois on l’avait entendu parler de Hartlepool, mais avec une extrême amertume et uniquement à propos des prix exorbitants d’une pension de famille où il avait vécu quelque temps.

 

C’était un de ces hommes comme on en ramasse dans tous les ports du monde à l’heure du besoin, qui ne manquent pas de compétence, mais sont désespérément à court d’argent ; leur aspect ne témoigne d’aucun vice sans doute, mais bien de la faillite irrémédiable de leur vie. Ils viennent à bord un jour d’urgence ; ils n’ont d’attache avec aucun navire, et tous leur sont également indifférents ; ils n’ont que des rapports occasionnels avec leurs camarades, qui ne connaissent rien de leur vie ; puis brusquement, ils décident de vous lâcher, et cela toujours au moment le plus inopportun. Ils s’esquivent sans un mot d’adieu, dans quelque port abandonné du Ciel, où d’autres redouteraient d’échouer ; ils n’emportent avec eux qu’une misérable petite malle ficelée comme une cassette, et fuient avec l’air de secouer vers le navire qu’ils quittent la poussière de leurs souliers.

 

« Attendez seulement un peu, » reprit-il. Jukes ne voyait de lui qu’un dos buté, que balançait l’énorme lame.

 

« Alors vous pensez que ça va chauffer ? demanda Jukes avec un intérêt enfantin.

 

– Si je pense que… Pense rien ! Vous ne m’y prendrez pas ! riposta vivement le petit lieutenant avec un mélange de fierté, de mépris et d’astuce, comme s’il venait d’éventer un piège dans la bénévole question de Jukes. Non ! non ! aucun de vous ici ne se paiera ma tête… À d’autres ! » marmotta-t-il.

 

Jukes classa tout aussitôt le lieutenant dans la catégorie des sales vilains bougres et se prit à déplorer derechef l’effondrement du pauvre James Allen dans le chaland à charbon.

 

La noirceur lointaine du ciel, à l’avant du navire, semblait une seconde nuit vue à travers la nuit étoilée de la terre, une nuit sans étoiles, gouffre d’obscurité par-delà l’univers créé, et dont la déconcertante tranquillité apparaîtrait dans une échancrure de l’étincelante sphère dont notre terre forme le noyau.

 

« Quoi que ce soit qu’il se prépare, dit Jukes, nous y filons tout droit.

 

– C’est vous qui l’avez dit, releva le lieutenant tournant toujours le dos à Jukes. C’est vous qui l’avez dit, remarquez-le bien ; ce n’est pas moi.

 

– Oh ! allez au diable », dit Jukes sans ambages ; l’autre fit entendre un petit gloussement de triomphe :

 

« C’est vous qui l’avez dit ! répéta-t-il.

 

– Et puis après ?

 

– J’ai connu des hommes vraiment remarquables qui ont eu à s’expliquer avec leurs patrons pour en avoir dit fichtrement moins, reprit le premier lieutenant fiévreusement. Oh ! non, vous ne m’y prendrez pas !

 

– Vous semblez diablement préoccupé de ne pas vous couper, dit Jukes qu’aigrissait une telle bêtise. Je n’ai pas peur de dire ce que je pense, moi.

 

– Oui, oui ; de me le dire à moi. Je ne compte pas, je le sais de reste. »

 

Le navire, après un temps de stabilité relative, se lança dans une série de balancements renforcés, et Jukes fut d’abord trop occupé à maintenir son équilibre pour ouvrir la bouche.

 

Mais sitôt que ce violent roulis se fut un peu calmé, il reprit :

 

« C’est un petit peu trop d’une bonne chose. Quoi qu’il en soit, je trouve qu’on devrait mettre debout à la lame. Le vieux vient de rentrer se coucher. Qu’on me pende si je ne vais pas lui en parler. »

 

Il ouvrit la porte de la chambre de veille. Non ! le capitaine Mac Whirr n’était pas couché ; il se tenait debout agrippé d’une main au rebord de la tablette ; de l’autre main il maintenait ouvert un gros volume dans lequel son regard plongeait. La lampe du plafond ballottait dans son cardan ; les livres desserrés se culbutaient sur la planchette ; le long baromètre décrivait des cercles saccadés ; la table à chaque instant modifiait sa pente. Au milieu de ce chahut, le capitaine Mac Whirr, toujours ferme, leva les yeux de dessus le livre et demanda :

 

« Qu’est-ce qu’on me veut ?

 

– Capitaine, la houle augmente.

 

– Ça se remarque ici, grommela Mac Whirr ; rien de fâcheux ? »

 

Jukes, déconcerté par la gravité du regard qui le fixait par-dessus le livre, fit une grimace embarrassée.

 

« On roule comme de vieilles bottes, dit-il d’un air penaud.

 

– Oui ! gros temps – très gros temps. Que voulez-vous ? »

 

À cette demande Jukes perdit pied et commença à patauger.

 

« C’est rapport à nos passagers, dit-il à la manière d’un homme qui s’accroche à un fétu de paille.

 

– Passagers ? s’exclama Mac Whirr. Quels passagers ?

 

– Mais les Chinois, capitaine, expliqua Jukes à qui cette conversation tournait sur le cœur.

 

– Les Chinois ! Pourquoi ne parlez-vous pas clairement ? Je n’arrive pas à comprendre ce que vous voulez dire. Jusqu’à ce jour, je n’avais pas entendu appeler « passagers » une bande de coolies. Passagers, vraiment ? Mais qu’est-ce qui vous prend ?

 

Mac Whirr, refermant le livre sur son index, abaissa le bras et parut intrigué.

 

« Qu’est-ce qui vous fait penser aux Chinois, monsieur Jukes ? »

 

Jukes fit un plongeon comme un homme acculé :

 

« Le navire embarque de leur côté à chaque coup de roulis, capitaine. Leur pont est tout plein d’eau. Je pensais que vous pourriez peut-être faire mettre debout à la lame – pendant quelque temps. Jusqu’à ce que cela se calme un peu. Ce qui ne va pas tarder, il faut croire. Mettez le cap à l’est. Je n’ai jamais vu un bateau rouler comme ça. »

 

Il se tenait debout dans la porte. Le capitaine, renonçant à l’insuffisant point d’appui que lui offrait la planchette, lâcha celle-ci brusquement et alla s’abattre sur sa couchette de tout son poids.

 

« Le cap à l’est ? dit-il en faisant effort pour se mettre sur son séant. Mais c’est nous dérouter de plus de quatre quarts ?

 

– Oui, capitaine, cinquante degrés ; juste assez pour contourner cela. »

 

Le capitaine Mac Whirr s’était maintenant assis. Il n’avait pas lâché le livre, ni même perdu la page.

 

« À l’est ? répéta-t-il avec une stupeur grandissante. À… ah çà ! où est-ce que vous croyez donc que nous allions ? Vous voudriez que je déroute de plus de quatre quarts un navire en pleine puissance pour donner plus d’aise aux Chinois ! Non ! j’ai souvent entendu parler de choses folles faites ici-bas, mais ceci… Si je ne vous connaissais pas, monsieur Jukes, je penserais que vous avez bu. Dévier de quatre quarts… et puis ensuite ? Quatre quarts de l’autre côté, je suppose, pour rattraper la route. Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans la tête que j’allais faire courir des bordées à un vapeur tout comme si c’était un voilier ?

 

– Une fameuse chance que ça n’en soit pas un, riposta Jukes avec amertume. Il y a beau temps qu’on aurait vu voler le gréement par-dessus bord.

 

– Oui-da ! et vous, vous n’auriez eu qu’à rester les bras croisés à le regarder s’en aller, dit le capitaine avec une certaine animation. Calme plat, hein ?

 

– Oui, capitaine. Mais il s’amène quelque chose qui sort de l’ordinaire, pour sûr.

 

– Peut-être bien. Et je suppose que vous avez idée que je devrais m’écarter du trajet de cette saloperie ? » Le capitaine Mac Whirr parlait avec la plus grande simplicité d’attitude et de ton, en fixant le linoléum du plancher d’un air grave. Aussi ne vit-il pas se peindre sur la face de Jukes un mélange de dépit et d’étonnement respectueux.

 

« Eh bien ! voilà ce livre, n’est-ce pas ? continua-t-il délibérément en faisant claquer sur sa cuisse le volume fermé. Je viens justement d’y lire le chapitre sur les tempêtes. »

 

C’était vrai. Il venait de lire le chapitre sur les tempêtes. Ce n’était pourtant pas dans cette intention qu’il était entré dans la chambre de veille. Mais quelque influence dans l’air – la même influence sans doute qui avait poussé le steward à monter les bottes et le ciré du capitaine dans la chambre sans en avoir reçu l’ordre – avait pour ainsi dire guidé sa main vers la planchette ; et, sans avoir pris le temps de s’asseoir, avec un conscient effort, il s’était plongé dans la terminologie savante. Il se perdait parmi les « demi-cercles maniables » et les « demi-cercles dangereux », les quarts de cercles droits et gauches, les courbes des orbites, la trajectoire du centre et le gisement probable de celui-ci, les sautes de vent et les hauteurs du baromètre. Il essayait d’amener toutes ces choses en relation directe avec lui ; mais la colère l’avait enfin envahi contre une telle avalanche de mots, contre tant de conseils, un travail si purement cérébral et des suppositions sans une lueur de certitude.

 

« C’est la chose du monde la plus endiablante, Jukes, dit-il. Si un malheureux s’avisait de croire tout ce qu’il y a là-dedans, il passerait le plus clair de son temps à essayer de contourner le vent. »

 

Il frappa de nouveau le livre contre sa jambe ; Jukes ouvrit la bouche, mais ne dit rien.

 

« Courir pour contourner le vent ! Vous saisissez cela, monsieur Jukes ? On ne peut rien imaginer de plus fou ! (Le capitaine s’interrompait par instants pour contempler attentivement le parquet.) On pourrait croire que c’est une vieille femme qui a écrit tout ça. Cela me dépasse. Si cette chose-là prétend être utile à quoi que ce soit, je devrais, suivant elle, changer immédiatement ma route pour filer quelque part au diable et me précipiter sur Fou-Tchéou par le nord à la queue de la tempête qu’il doit faire quelque part sur notre route. Par le nord ! Vous saisissez, monsieur Jukes ? Trois cents milles en sus de parcours, et une jolie note de charbon à montrer. Je ne pourrais me décider à faire cela, quand même chaque mot là-dedans serait parole d’Évangile, monsieur Jukes. Ne comptez pas que je… » Et Jukes, silencieux, s’émerveillait de ce déploiement de sentiments et de cette subite loquacité.

 

« Mais la vérité est que vous ne savez pas si cet individu a raison ou non. Comment peut-on savoir de quoi est faite une tempête avant de l’avoir sur le dos ? Il n’est pas à bord, n’est-ce pas ? Très bien. Il dit ici que le gisement du centre de ce fourbi est à huit quarts du lit du vent ; mais nous n’avons pas de vent du tout, malgré la chute du baromètre. Alors où donc est le centre ?

 

– Nous allons avoir du vent tout à l’heure, grommela Jukes.

 

– Eh bien ! qu’il vienne, dit Mac Whirr avec dignité et indignation. Ce que j’en dis, c’est seulement pour vous montrer, monsieur Jukes, qu’on ne trouve pas tout dans les livres. Toutes ces règles pour esquiver la brise et contourner les vents du ciel me semblent la pire folie, pour peu qu’on les considère avec bon sens. »

 

Il leva les yeux, rencontra le regard dubitatif de Jukes et essaya d’illustrer sa pensée.

 

« À peu près aussi comique que votre invention extraordinaire de mettre le navire debout à la lame pendant je ne sais combien de temps, pour donner plus d’aise aux Chinois ; quant tout ce que nous avons à faire, c’est de les déposer à Fou-Tchéou, vendredi avant midi, dernier délai. Si le temps me retarde – très bien. Votre journal de bord est là pour dire la vérité au sujet du temps. Mais supposez que je me détourne de ma route et que ceux de là-bas me demandent : « Où avez-vous été pendant tout ce temps-là, capitaine ? » Qu’est-ce que je pourrai répondre ? – « J’ai changé de route pour éviter le mauvais temps. – Il devait être fichtrement mauvais », diraient-ils. – « Ça, je ne peux pas le savoir, devrais-je répondre, puisque je l’ai évité. » Vous voyez ça, Jukes. Oh ! j’y ai bien réfléchi, allez ! tout l’après-midi. »

 

Il leva de nouveau son regard obtus et terne. Jamais on ne l’avait entendu dire tant de paroles en une seule fois. Jukes, dans l’embrasure de la porte, restait les bras ouverts et pareil à un homme qu’on eût invité à assister à un miracle. Un étonnement sans bornes se lisait dans ses yeux, tandis que son attitude exprimait le doute.

 

« Un grain est un grain, monsieur Jukes, reprit le capitaine, et un navire en pleine puissance n’a qu’à y faire face. Le sale temps court ainsi de par le monde et la seule chose à faire est de l’affronter sans s’inquiéter de ce que le vieux capitaine Wilson de la Mélita appelle la « stratégie des tempêtes ». L’autre jour, à terre, je l’ai entendu haranguer sur ce sujet devant une bande de capitaines qui étaient venus s’asseoir à la table voisine de la mienne. Cela m’a semblé la plus grande des balivernes. Il leur racontait comment il avait déjoué – c’est, je crois, le mot dont il s’est servi – un terrible coup de vent, si bien qu’il s’en tint toujours distant de plus de cinquante milles. Il appelait ça un chef-d’œuvre de fine manœuvre. Comment sut-il qu’il y avait un terrible coup de vent à cinquante milles de lui, cela me renverse. J’avais l’impression d’écouter un insensé. J’aurais pensé pourtant que le capitaine Wilson était assez vieux pour s’y connaître. »

 

Le capitaine Mac Whirr s’arrêta un moment, puis dit :

 

« C’est votre quart en bas, monsieur Jukes ? »

 

Jukes reprit ses esprits en tressaillant :

 

« Oui, capitaine.

 

– Donnez ordre qu’on m’avertisse au moindre changement. » (Il se souleva pour remettre le livre sur la planche et arrangea ses jambes sur la couchette.) « Fermez la porte de façon qu’elle ne se rouvre pas, voulez-vous ? je ne peux pas supporter une porte qui bat. Ils ont mis un tas de serrures de camelote sur ce bateau, il faut bien le dire. »

 

Le capitaine Mac Whirr ferma les yeux.

 

Il les ferma pour se reposer. Il était fatigué et expérimentait cet état de vide mental qui survient à la suite d’une discussion poussée à fond, et dans laquelle on aurait sorti quelque conviction mûrie au cours de longues années de méditations. En réalité, il venait de faire, à son insu, sa profession de foi, ce qui eut pour effet de laisser Jukes perplexe et se grattant la tête de l’autre côté de la porte pendant un temps assez long.

 

Le capitaine Mac Whirr ouvrit les yeux. Il pensa qu’il avait dû dormir. Qu’est-ce que c’était à présent que tout ce vacarme ? Le vent ? Pourquoi ne l’avait-on pas appelé ? La lampe s’agitait dans son cardan ; le baromètre décrivait des cercles ; la table modifiait sa pente à chaque instant ; une paire de bottes molles, aux tiges affaissées, glissa par-delà la couchette. Il allongea le bras prestement et s’empara de l’une d’elles.

 

La figure de Jukes apparut dans l’entrebâillement de la porte ; sa figure seule, très rouge, les yeux effarés. La flamme de la lampe eut un sursaut ; un morceau de papier s’envola ; le coup de vent enveloppa le capitaine Mac Whirr. Tout en chaussant la botte, il leva un regard interrogateur sur les traits congestionnés de Jukes.

 

« C’est venu comme ça, cria Jukes, il n’y a pas cinq minutes… brusquement… »

 

La tête disparut, la porte claqua et l’on entendit aussitôt s’abattre contre elle une pesante gifle liquide puis un crépitement d’averse, comme si l’on eût précipité contre la chambre des cartes un plein seau de grenaille. Un sifflement s’élevait maintenant parmi les bruits vibrants du dehors. L’hermétique chambre de veille semblait aussi balayée par l’air qu’un hangar. Mac Whirr saisit au collet l’autre botte au cours d’une de ses glissades d’un bout à l’autre du parquet. Le capitaine avait bien toute sa tête, mais tout de même il ne parvint pas du premier coup à trouver l’ouverture de la botte pour y enfiler le pied. Les souliers qu’il venait de quitter gambadaient d’un bout à l’autre de la cabine, se culbutant et cabriolant comme deux caniches. Aussitôt debout Mac Whirr, rageusement, lança vers eux un coup de pied, mais sans résultat.

 

Alors il se fendit, à la manière d’un escrimeur, afin d’atteindre son ciré, puis s’y introduisit par saccades, trébuchant dans l’exiguïté de la cabine. Très grave, les jambes largement écartées, le cou tendu, il entreprit d’attacher les cordons du suroît sous son menton, avec de gros doigts un peu tremblants. Il accomplissait tous les mouvements d’une femme devant une glace quand elle essaie sa coiffe, avec une attention soucieuse et restait aux écoutes, comme s’il se fût attendu d’un moment à l’autre à entendre crier son nom à travers la clameur confuse qui soudain avait envahi son navire. Cette clameur redoubla de violence tandis qu’il s’apprêtait à sortir pour faire face à quoi que ce fût. Il en avait l’oreille emplie, et cela était fait de la ruée du vent, du fracas de la mer et de cette vibration de l’air, profonde et prolongée, qui semblait le lointain roulement d’un tambour immense battant la charge de la tempête.

 

Il se tint un moment sous la lumière de la lampe, épais, gauche, informe dans son harnachement de combat, vigilant et congestionné.

 

« Ça devient sérieux », murmura-t-il.

 

Aussitôt qu’il essaya d’ouvrir la porte, le vent s’empara de celle-ci. Mac Whirr, qui se cramponnait à la poignée, fut projeté par-delà le seuil, entraîné dans une sorte de conflit au sujet de la fermeture de cette porte à quoi le vent positivement s’opposait. Au dernier moment une langue d’air fonça vers la lampe, lécha la flamme et l’éteignit.

 

À l’avant du navire on distinguait, au pied de la ténèbre épaisse, palpiter d’innombrables éclairs ; au-dessus du bossoir tribord, un petit nombre d’étoiles étranges défaillaient au-dessus de l’immense chaos, ternes, vacillantes, comme si passaient devant elles de sauvages tourbillons de fumée.

 

Sur la passerelle, un groupe d’hommes indistincts s’affairaient et s’efforçaient péniblement dans le peu de clarté qui tombait des fenêtres de la timonerie et luisait confusément sur leurs crânes et leurs épaules. Mais l’obscurité bloqua une des vitres ; puis une autre. Et les voix de ces hommes qu’il ne pouvait plus voir arrivaient à lui toutes déchirées par la tourmente, en lambeaux de vociférations désespérées, qu’accrochait l’oreille au passage. Soudain, Jukes surgit à son côté, hurlant, la tête dans les épaules :

 

« Quart – assujettir – volets de timonerie – crainte – vitres défoncées. »

 

Puis la voix de Mac Whirr, gourmandant :

 

« Arrivé – avais prévenu – n’importe quoi – m’appeler. »

 

Jukes hasarda une explication, à demi bâillonné par le tumulte :

 

« Brise légère – demeuré – passerelle – tout à coup – nord-est – tournerait – pensais – sûrement – entendiez. »

 

Ils avaient gagné l’abri du cagnard et pouvaient enfin converser en haussant la voix comme font ceux qui se querellent.

 

« J’ai envoyé l’équipage couvrir les manches à air. Heureux que je sois resté sur le pont ! Je ne pensais pas que vous vous seriez endormi et alors… Qu’avez-vous dit, capitaine, quoi ?

 

– Rien, cria le capitaine Mac Whirr. J’ai dit : Bon. Bien !

 

– Bonté divine ! Nous n’y coupons pas, cette fois, hurla Jukes.

 

– Vous n’avez pas changé la route ? demanda Mac Whirr à tue-tête.

 

– Non, capitaine. Parbleu non. Le vent donne en plein de l’avant ; et voilà la mer debout qui s’amène. »

 

Un plongeon du navire s’acheva sur un choc, comme si son brion eût rencontré un corps solide. Un moment de calme, puis une haute volée d’embruns s’abattit avec le vent en cinglant leurs visages.

 

– Gardez ce cap aussi longtemps que possible, cria le capitaine Mac Whirr.

 

Avant que Jukes eût nettoyé ses yeux pleins d’eau salée, toutes les étoiles avaient disparu.

 

III

Jukes était aussi résolu que n’importe quel autre de ces jeunes seconds comme on en prend à la douzaine en jetant un filet sur les eaux ; si d’abord la brusque malignité du premier grain l’avait quelque peu surpris, il s’était déjà ressaisi, avait rallié l’équipage et fait fermer les ouvertures du pont qu’on n’avait pas encore pris soin de condamner. De sa fraîche voix de stentor, dirigeant la manœuvre, il criait : « Hardi, garçons ! Pressez ! Pressez ! » Et se disait tout bas : « Juste ce que j’avais craint. »

 

Mais à cette heure, il commençait à penser que tout de même ça dépassait la limite du prévu. Depuis l’instant où il avait senti le premier souffle frôler sa joue, la tempête semblait grossir avec l’élan multiplié d’une avalanche. De lourds embruns enveloppaient de la proue à la poupe le Nan-Shan qui, soudain, comme affolé, à travers son roulis régulier commença de piquer de brefs plongeons.

 

« Ça n’est plus de la plaisanterie », pensa Jukes. Et tandis qu’il échangeait avec le capitaine des hurlements explicatifs, une brusque recrudescence de ténèbres renforça la nuit, tombant devant leurs yeux comme quelque chose de palpable. On eût dit l’extinction de toutes les lumières voilées de ce monde. Jukes était content, indiscutablement, de sentir à côté de lui son capitaine. Cela le soulageait, tout comme si cet homme, simplement, en s’amenant sur le pont, avait pris le plus lourd de la tempête sur ses épaules.

 

Tel est le prestige, le privilège et le poids du commandement.

 

Mais le capitaine Mac Whirr, lui, ne pouvait espérer de personne sur terre un soulagement analogue. Tel est l’isolement du commandement. Il s’efforçait de scruter les intentions cachées de cette attaque, d’en supputer les directions, les ressources, à la manière des marins vigilants dont le regard plonge dans l’œil du vent comme dans l’œil d’un adversaire. Mais le vent qui fonçait sur lui surgissait de l’obscurité. Mac Whirr sentait bien sous ses pieds le malaise de son navire, mais ce navire, il ne le voyait même plus ; il ne pouvait même pas distinguer ses contours. Et Mac Whirr restait immobile ; il attendait, faisait des vœux, figé dans l’impuissante détresse de l’aveugle.

 

Le silence était son état naturel, nuit et jour. À son côté, Jukes à travers la rafale poussait de cordiaux jappements :

 

« Nous aurons eu tout le pire d’un coup, capitaine. »

 

Un faible éclair tremblota tout autour comme sur les parois d’une caverne, d’une chambre de la mer secrète et noire, au pavement d’écume et de flots. Sa palpitation sinistre découvrit un instant la masse basse et déchiquetée des nuages, le profil allongé du Nan-Shan, et sur le pont, les sombres silhouettes des matelots à la tête baissée, surpris dans quelque élan, butés et comme pétrifiés. Puis les flottantes ténèbres se rabattirent. Et c’est alors enfin que la réelle chose arriva.

 

Ce fut je ne sais quoi de formidable et de prompt, pareil à l’éclatement soudain du grand vase de la Colère. L’explosion enveloppa le navire avec un jaillissement tel qu’il sembla que quelque immense digue venait d’être crevée à l’avant. Chaque homme aussitôt perdit contact. Car tel est le pouvoir désagrégeant des grands souffles : il isole. Un tremblement de terre, un éboulement, une avalanche s’attaque à l’homme incidemment pour ainsi dire et sans colère. L’ouragan, lui, s’en prend à chacun comme à son ennemi personnel, tâche à l’intimider, à le ligoter membre à membre, met en déroute sa vertu.

 

Jukes fut balayé d’auprès de son commandant. Roulé par le tourbillon, il lui sembla qu’il était porté dans les airs à une grande distance. Tout disparut devant lui, et durant quelques instants, il perdit la faculté de penser ; mais sa main alors rencontra une des batayoles de la rambarde. La propension qu’il avait à ne pas croire à la réalité de ce qui lui arrivait ne diminuait en rien sa détresse. Bien que jeune encore, il avait eu à essuyer des mauvais temps et se flattait de pouvoir imaginer le pire ; mais voici qui dépassait étrangement ses ressources imaginatives et qu’il n’aurait jamais cru que navire au monde pût supporter. Il eût professé pareille incrédulité à l’endroit de sa propre personne, sans doute, s’il n’avait été tout absorbé par la lutte épuisante qu’il lui fallait soutenir contre cette force qui prétendait lui arracher son point d’appui. Mais pour se sentir ainsi à moitié noyé, sauvagement secoué, étouffé, maté, il lui fallait tout de même enfin se convaincre qu’il n’était pas encore absolument supprimé.

 

Il resta ainsi longtemps, très longtemps à ce qu’il crut, misérablement seul, agrippé à la batayole. Une pluie diluvienne tombait par nappes sur ses épaules. Il faisait, pour respirer, de grands efforts convulsifs, et l’eau qu’il avalait était tantôt douce et tantôt salée. La plupart du temps il gardait les yeux énergiquement fermés, comme s’il craignait que l’assaut des éléments n’allât attenter à sa vue. Quand il s’aventurait à entrouvrir une paupière clignotante, il puisait quelque réconfort dans la lueur verte du feu de tribord qui luisait faiblement à travers le pourchas de l’averse et des embruns. Et précisément à l’instant qu’il la contemplait encore, une vague toute droite, que cette lueur désigna, l’étreignit. Il eut juste le temps de voir la crête de la vague s’écrouler, ajoutant son craquement infime à l’effroyable tumulte qui, tout autour de lui, faisait rage. À l’instant suivant la batayole fut arrachée à l’étreinte de ses bras : d’abord aplati sur le dos, il se sentit ensuite brusquement soulevé, emporté à une grande hauteur. Sa pensée première et irrésistible fut que la mer de la Chine tout entière venait de se vider sur le pont. La seconde pensée, plus saine, fut qu’il venait de passer par-dessus bord. Et tout le temps qu’il se sentit flotter, tandis que le ballottaient, roulaient et culbutaient d’énormes eaux, il n’arrêtait pas de répéter mentalement, avec une extrême précipitation : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! »

 

Tout à coup, dans un sursaut de détresse et de désespoir, Jukes prit une résolution insensée : se tirer de là ; et il commença aussitôt de s’escrimer des bras et des jambes. Dès les premiers efforts, il découvrit qu’il était empêtré et comme mélangé avec le suroît, les bottes et le visage de quelqu’un. Il s’agrippa férocement à ces objets tour à tour, les lâcha, les ressaisit, les reperdit encore, et finalement fut enlacé lui-même par une paire de robustes bras. Il étreignit en retour étroitement un gros corps solide. Il avait retrouvé son capitaine.

 

Tous deux carambolèrent de conserve sans desserrer l’embrassement. Soudain l’eau qui se retirait les laissa brutalement retomber, échoués contre les parois de la timonerie, tout meurtris et sans plus de souffle ; ils se relevèrent en chancelant et s’accrochèrent à quoi ils purent.

 

Jukes sortait de là plutôt scandalisé, comme s’il venait d’essuyer quelque mystérieux outrage, un outrage à ses sentiments. Sa confiance en lui-même demeurait ébranlée. Il se mit à crier, vers l’homme qu’il sentait à ses côtés, dans ces ténèbres hostiles, à crier désespérément :

 

« C’est vous, capitaine ? Eh ! C’est vous, capitaine ? » jusqu’à sentir ses tempes près d’éclater. Et il entendit une voix lui répondre, une voix lointaine, comme un cri qui lui parviendrait crié hargneusement, d’une très grande distance, l’unique mot :

 

« Parbleu ! »

 

Puis le pont, de nouveau, fut balayé par d’autres paquets de mer qu’il reçut en plein sur sa tête nue, sans se défendre, occupé des deux mains à se retenir.

 

Les extravagantes embardées du Nan-Shan témoignaient de sa lamentable impuissance. Il tanguait, il piquait du nez dans le vide et semblait, à chaque plongée, rencontrer quelque mur où cogner. Le roulis le couchait sur le flanc, et pour reprendre son aplomb, c’était un soubresaut si éprouvant que Jukes le sentait chanceler comme chancelle un homme qu’un coup de massue vient d’estourbir. La tempête geignait, piaulait, se démenait, gigantesque dans les ténèbres, comme si le monde entier n’eût été qu’un égout noir. Oui, parfois, le souffle agissait contre le navire avec une force de propulsion telle qu’on eût cru l’aspiration par un piston dans un corps de pompe, et le navire durant quelques instants semblait alors soulevé tout entier hors de l’eau, maintenu en l’air par la volonté pneumatique, avec seulement un grand frisson le parcourant d’un bord à l’autre. Puis il retombait et cabriolait de nouveau dans cette cuve effervescente. Jukes cependant fit effort pour ressaisir ses esprits et juger les choses froidement.

 

La mer, où s’étalait jusqu’à l’aplatir parfois la rafale, se resoulevait ensuite, submergeant les deux extrémités à la fois du Nan-Shan sous une neigeuse ruée d’écume qui se prolongeait dans la nuit loin par-delà les deux lisses. Et sur cette nappe éblouissante étalée qui, sous les nuages obscurs, déployait un bleuâtre éclat, le regard désolé du capitaine Mac Whirr parvenait à discerner un petit nombre de taches noir d’ébène : le dessus d’une écoutille, les capots bloqués, des têtes de treuils couverts, un pied de mât ; c’est tout ce qu’il pouvait voir de son bateau. Le château-milieu, dominé par la passerelle qui portait le capitaine ainsi que son second et que l’homme de barre enfermé dans la timonerie, avec la grande peur d’être balayé par-dessus bord en paquet avec tout le reste – le château-milieu était pareil à quelque roche de demi-marée comme on en voit au bord des côtes. Pareil à une roche, au large, assiégée, circonvenue, battue, vaincue par le flux – à une roche dans le ressac, à laquelle se cramponnent encore les désespérés naufragés, qu’un restant de vie abandonne, – mais la superstructure, elle, s’enfonçait, remontait, roulait sans cesse, sans trêve ni repos, roche flottante, roche-épave, qu’un miracle aurait arrachée et balancerait sur la mer.

 

Le Nan-Shan était pillé par la tempête, mis à sac avec une aveugle furie : voiles de cape arrachées de leurs jarretières, tendelets et cagnards emportés, passerelle nettoyée, imperméables crevés, lisses tordues, écrans de feux de route broyés… De plus, deux des canots avaient déjà disparu ; ils étaient partis, sans qu’on les voie ou les entende, fondus, eût-on pu dire, dans l’exigence du tourbillon. Ce ne fut que plus tard, dans l’éclairement blafard d’une autre grande lame escaladant le pont par le milieu, que Jukes eut la vision des deux paires de bossoirs vides, surgis noirs et sinistres hors de la dense obscurité ; après eux pendait un bout de filin rompu flottant au vent et un débris de chaîne au bout d’une poulie de métal qui bringuebalait à l’aventure ; grâce à quoi Jukes comprit ce qui venait de se passer à moins de trois mètres de lui. Il allongea le cou, la bouche, hésitant vers l’oreille de Mac Whirr ; ses lèvres enfin la rencontrèrent, énorme, molle et trempée. Il cria :

 

« Nos canots sont en train de filer, capitaine. »

 

Alors il entendit de nouveau cette voix de tête assourdie dont la vertu pacifiante était telle, parmi la discordance affreuse des bruits, qu’on l’eût dite venue de quelque contrée reculée loin au-delà du sombre empire de la tempête, de quelque asile mystérieux ; il entendit de nouveau une voix humaine – ce son fragile et triomphant où l’infini de la pensée repose, et la résolution, et le dessein, et qui, le jour du jugement, lorsque les cieux seront roulés, formulera la confiance de nouveau, il entendit cela, une espèce de cri venu de très loin :

 

« C’est bien ! »

 

Jukes pensa d’abord qu’il n’était pas parvenu à se faire comprendre. Il insista :

 

– Nos embarcations – je dis : embarcations – les canots, capitaine ! Deux ont disparu !

 

La même voix, à quelques pouces de lui et toutefois si lointaine, aboya judicieusement :

 

« On n’y peut rien. »

 

Et sans que Mac Whirr eût tourné la tête, Jukes saisit encore :

 

« Faut s’attendre – quand on fatigue – à travers – un tel – laisser quelque chose – derrière soi – tombe sous le sens. »

 

Jukes écoutait encore ; mais c’était tout. Tout ce que le capitaine Mac Whirr avait à dire. Et Jukes put se figurer, plutôt qu’il ne le vit, le large dos buté du capitaine, là devant lui. Une impénétrable obscurité s’imposait, foulant les lueurs fantomales des flots. La morne conviction s’empara de l’esprit de Jukes qu’il n’y avait plus rien à faire.

 

Oui, si le gouvernail ne cédait pas, si le pont ne crevait pas sous le poids des immenses nappes d’eau, si tenaient bon les épontilles, si les machines ne flanchaient pas, si la vitesse pouvait être maintenue malgré l’opposition du vent terrible, si quelqu’une de ces monstrueuses lames n’ensevelissait pas le vaisseau tout entier, de ces lames dont la frange blanche seule apparaissait au-dessus des bossoirs, – et de l’entrevoir un instant le cœur défaillait –, alors, oui, peut-être, y avait-il chance de s’en tirer. Quelque chose se retourna dans le cœur de Jukes et il se dit que le Nan-Shan était perdu.

 

« Fichu », se répétait-il ; et ses pensées s’agitèrent comme s’il découvrait à ce mot une signification nouvelle. De toutes les éventualités susdites, pour sûr il en adviendrait une. Rien à présent ne pouvait être évité ; on ne pouvait remédier à rien. Les hommes de bord ne comptaient plus ; le navire ne pouvait plus lutter. Il faisait un temps par trop impossible.

 

Jukes sentit un bras encercler pesamment ses épaules. Il répondit pertinemment à cette avance en saisissant son capitaine par la taille.

 

Tous deux se tinrent enlacés ainsi dans la nuit aveugle, se prêtant appui réciproque contre le vent, joue à joue, lèvre contre l’oreille, à la manière de deux pontons amarrés proue contre poupe.

 

Et Jukes perçut, à peine un peu plus distincte que tout à l’heure, la voix de son chef ; pourtant plus proche, semblait-il, et, comme ayant enfin traversé cet écartement forcené que mettait entre eux la tourmente, voix qui traînait encore un pacifiant halo autour d’elle.

 

« Savez-vous où sont les hommes ? » disait la voix, vigoureuse et défaillante à la fois, victorieuse du vent, puis tout aussitôt emportée.

 

Jukes n’en savait rien. Chacun d’eux était sur le pont lorsque avait foncé la tempête. Il ne soupçonnait pas où les autres pouvaient s’être tapis. Pour le service qu’on pouvait attendre d’eux présentement, autant dire qu’ils n’étaient nulle part. Malgré tout, cette interrogation du capitaine désolait Jukes.

 

« Vous auriez besoin d’eux, capitaine ? cria-t-il anxieusement.

 

– Besoin de savoir, affirma Mac Whirr. Ah ! tenez ferme. »

 

Ils tinrent ferme. Un accès de furie ; l’assaut du vent plein de malice immobilisa littéralement le navire ; durant un instant de suspens terrible, celui-ci ne participa plus que par un dodelinement léger, rapide, pareil à celui d’un berceau, à la fougue de l’atmosphère ; à la bourrasque qui passait outre, issue du sein ténébreux des enfers. Un choc. Tout suffoqués, les yeux clos, Jukes et le capitaine resserrèrent leur mutuelle étreinte. Et, d’après la violence du choc, on peut imaginer ce que la colonne d’eau devait être, qui, courant à travers la nuit, droit dressée, vint buter contre le Nan-Shan, cassa net et retomba de tout son mortel poids sur la passerelle.

 

Un débris de cet écroulement, simple éclaboussure, les enveloppa de la tête aux pieds, remplissant de saumure leurs oreilles, leur bouche et leurs narines. Cela rompit leurs genoux, disloqua leurs bras, souleva leur menton dans un bouillon rapide ; lorsqu’ils ouvrirent les yeux ils purent voir un amoncellement d’écume jeté deçà delà parmi ce qui semblait la ruine du navire. Le Nan-Shan avait cédé ; il fonçait. Leurs cœurs cédaient aussi, dans l’attente du coup fatal. Mais soudain tout rebondit, et le Nan-Shan recommença ses sauts désespérés comme pour se dégager de ses décombres.

 

À travers l’obscurité, les lames semblaient de toutes parts se ruer pour le repousser à sa perte. Dans leur acharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurs coups. On eût dit une créature vivante en proie à une foule enragée, victime offerte, brutalisée, bousculée, culbutée, roulée à terre et piétinée. Le capitaine et Jukes ne se lâchaient plus ; assourdis par le bruit, bâillonnés par le vent ; et ce grand tumulte physique qui secouait leurs corps atteignait et désemparait l’âme comme eût fait la passion déchaînée.

 

Un de ces cris sauvages, effarants, que parfois l’ouragan transporte et qui passent au-dessus de nos têtes mystérieusement, s’abattit soudain sur le navire comme eût fait un oiseau de proie. Un cri de Jukes y répondit :

 

« S’il en sort vivant !… »

 

L’exclamation jaillit malgré lui de sa poitrine, involontaire autant qu’une pensée, et qu’il n’entendit pas lui-même.

 

Pensée, velléité, effort, tout fut, tout aussitôt confisqué, et la vibration imperceptible de son cri acquise à la vague immense de l’air.

 

Pourquoi ce cri ? Qu’en espérait Jukes ? Rien certes ; ce cri ne comportait point de réponse. Pourtant, quelques instants après, à sa grande stupeur, une voix atteignit son oreille, un son frêle mais résistant, pygmée insoumis au géant tumulte :

 

« Peut-être. »

 

C’était comme un jappement sourd, moins saisissable qu’un murmure. Mais voici qu’elle reprenait, cette voix à demi submergée et qui luttait contre les bruits de la tourmente comme un navire contre les vagues :

 

« Faut l’espérer ! », criait l’imperturbable filet de voix solitaire mais qui semblait elle-même étrangère à l’espérance ou à la crainte. Puis s’égrenèrent des mots sans suite : « Vaisseau… ça… jamais… en tout cas… pour le mieux. »

 

Jukes y renonçait. Mais il se fit alors une sorte de renforcement dans la sonorité, comme si la voix eût enfin découvert le moyen de s’opposer à la tempête, de sorte que les derniers lambeaux de phrase parvinrent un peu plus distincts :

 

« Continuer… constructeurs… braves gens… faire confiance… aux machines… Rout… à hauteur. »

 

Puis Jukes sentit se relâcher l’étreinte du capitaine, qui cessa donc d’exister pour lui, car il était impossible d’y rien voir. Après le roidissement extrême de tous ses muscles, tout en lui maintenant se détendait et retombait. Il éprouvait une extraordinaire envie de dormir, concurremment à un malaise des plus pénibles ; il se sentait comme harcelé, comme bourrelé de sommeil. Le vent avait eu raison de sa tête ; même il tâchait à la lui arracher des épaules ; ses vêtements emplis d’eau pesaient sur lui comme une armure de glace fondante ; il frissonnait ; et longtemps il demeura ainsi, les mains crispées après son point d’attache, affalé dans les profondeurs de la détresse physique. Son esprit était à ce point replié sur soi-même, – et cela sans but, sans propos –, que lorsque quelque chose vint lui toucher légèrement les genoux par-derrière, il pensa bondir hors de sa peau, comme on dit.

 

Au soubresaut qu’il fit en avant, il donna dans le dos du capitaine Mac Whirr, qui ne broncha pas ; et alors une main agrippa sa cuisse. Il faut dire qu’à ce moment était survenue une accalmie, une de ces menaçantes accalmies, durant lesquelles la tempête reprend haleine. Jukes sentait la main lui remonter tout le long du corps. C’était le maître d’équipage. Jukes reconnaissait ces mains, si épaisses et si larges qu’on eût dit qu’elles appartenaient à quelque différente race d’hommes.

 

Le maître d’équipage avait atteint la passerelle en se traînant à quatre pattes pour pouvoir résister au vent, et sa tête avait rencontré les jambes du second. Immédiatement il s’était accroupi et avait commencé d’explorer la personne de Jukes de bas en haut, avec prudence, et avec cette modestie qui convient à un inférieur.

 

C’était un homme de cinquante ans, disgracié, courtaud, bourru. Avec son poil rude, la toison grisonnante de sa poitrine, ses jambes courtes, ses bras longs, il ressemblait à un vieux singe. Sa force était extraordinaire et les objets les plus lourds paraissaient des bibelots entre ses énormes pattes brunes, qu’il balançait comme des gants de boxe au bout de ses longs bras velus.

 

Il avait l’allure hargneuse et le ton de voix rogue des hommes de sa classe ; au demeurant sa bonté frisait la sottise ; les hommes faisaient de lui ce qu’ils voulaient, son caractère facile et loquace ne comportant pas une once d’initiative. Pour toutes ces raisons, il déplaisait à Jukes, et c’était au grand dégoût et mépris de celui-ci que Mac Whirr au contraire semblait professer pour son maître d’équipage une considération pleine d’estime.

 

Ce dernier se hissa donc sur ses pieds en tirant sur le veston de Jukes, mais n’usant de cette liberté qu’avec la plus grande réserve et seulement dans la mesure où l’ouragan l’y obligeait.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » glapit Jukes avec impatience. Que diable ce maître d’équipage à la manque venait-il faire sur la passerelle ? Le typhon tendait les nerfs de Jukes. L’autre cependant poussait de bizarres beuglements, assurément inintelligibles, mais qui semblaient dénoter un état de satisfaction, d’enjouement même… On ne pouvait pas s’y tromper ; ce vieil imbécile avait trouvé matière à contentement quelque part.

 

Mais le ton des beuglements changea après que l’autre main du maître d’équipage eut rencontré un second corps.

 

« C’est-il vous, capitaine ? C’est-il vous ? », entendit-on dans la tourmente.

 

– Oui ! », hurla le capitaine Mac Whirr.

 

IV

Parmi les vociférations du maître d’équipage, Mac Whirr ne parvenait à distinguer que cet avertissement bizarre : « Tous les Chinois de l’entrepont d’avant sont démarrés. »

 

Jukes qui se trouvait sous le vent pouvait entendre les deux interlocuteurs crier à six pouces de son visage, comme on peut entendre, par une nuit calme, deux paysans converser d’un bout à l’autre d’un champ.

 

« Quoi ?… Quoi ?… » hurlait le capitaine exaspéré. Et l’autre d’une voix aiguë et rauque :

 

« En bloc… vu moi-même… affreux spectacle… vous avertir… capitaine. »

 

Jukes demeurait indifférent, insensibilisé, l’on eût dit, par la violence du cyclone, conscient uniquement de l’inanité de tout effort, de tout geste. Il tenait pour absorbante suffisamment l’occupation de préserver, de cuirasser son cœur tout gonflé de jeunesse, et éprouvait une répugnance invincible en face de toute autre forme d’activité. Ce n’était pas de l’épouvante, il le reconnaissait à ceci que, tout persuadé de ne plus voir la prochaine aube, cette idée pourtant le laissait très calme.

 

Il est des moments de passivité héroïque auxquels parfois même les plus vaillants se résignent. Maint officier de marine garde sans doute, dans le trésor de son expérience, le souvenir de tel cas où tout à coup une crise de stoïcisme cataleptique s’empare de l’équipage entier d’un navire. Au demeurant, Jukes n’avait point grande pratique des hommes ni des tourbillons.

 

Il se tenait pour calme inaltérablement ; mais en vérité, il était moins calme que prostré ; et pas honteusement ; non, rien que pour autant qu’un honnête homme peut l’être sans devenir un objet de dégoût pour soi-même. On eût dit plutôt une sorte de narcose de l’esprit comme en sait provoquer l’insistance de la tempête ; l’attente d’une catastrophe interminablement imminente ; le corps aussi s’épuise dans ce simple raccrochement à l’existence parmi le tumulte excessif ; c’est une lassitude insidieuse qui pénètre dans les poitrines, s’infiltre négligemment jusqu’au cœur, l’alourdit et le contriste – ce cœur incorrigible de l’homme qui, par-delà tous les biens de la terre, par-delà la vie même, aspire à la paix.

 

Jukes était plus engourdi qu’il ne le supposait. Il continuait pourtant à se tenir – trempé, transi, raidi de tous les membres. Dans une sorte d’hallucination, un carrousel de visions fugaces (on dit qu’un homme qui se noie revoit ainsi en un instant toute sa vie) lui remémora quantité de faits sans aucune relation avec la situation présente. Il se rappela son père, par exemple : un digne commerçant qui, à un mauvais tournant de ses affaires, se mit au lit tranquillement et passa tout aussitôt de vie à trépas avec une résignation exemplaire. Ce n’était du reste pas cet événement qui se présentait à l’esprit de Jukes ; simplement il revoyait avec précision la figure de ce pauvre homme, et sans être particulièrement ému. Puis une certaine partie de cartes que tout jeune encore il avait faite dans la baie de la Table, à bord d’un navire, depuis perdu corps et biens. Puis les sourcils broussailleux de son premier commandant. Puis il se rappela sa mère, et sans plus d’émotion qu’il n’en aurait eu dans le temps, lorsqu’en entrant dans sa chambre, il la voyait assise près de la fenêtre avec un livre, – sa mère, morte elle aussi, maintenant –, cette femme résolue, que la mort de son mari avait laissée dans la gêne ; mais qui avait élevé son garçon d’une façon si ferme.

 

Tout cela dans l’espace d’une seconde, peut-être moins. Un bras pesant s’était alors abattu sur ses épaules ; la voix du capitaine Mac Whirr lui cornait son nom aux oreilles :

 

« Jukes ! Jukes ! »

 

Il y découvrait un ton de préoccupation profonde. Le vent pesait de tout son poids sur le navire, comme s’il eût voulu l’immobiliser dans les vagues. Celles-ci faisaient par-dessus lui d’énormes bonds comme autour du tronc profondément immergé d’un vieil arbre, et du plus loin déjà s’entendait leur amoncellement de menace. Les lames jaillissaient de la nuit, portant une lueur spectrale à leur crête – cette lueur de l’écume effervescente qui, dans un mol éclair, désignait férocement, par-dessus le frêle corps du navire, la ruée, l’écroulement bouillonnant, puis la galopade en fuite éperdue de chaque lame. Jamais, au grand jamais, le Nan-Shan n’arriverait à secouer de lui toute cette eau ; Jukes, tout raidi, constatait que le navire se débattait à l’aventure ; plus rien de sensé dans les mouvements soudains qu’il risquait ; mauvais signes : c’était l’annonce et le commencement de la fin ; et l’accent d’inquiétude affairée, que Jukes percevait dans la voix du capitaine Mac Whirr, l’écœurait comme un symptôme de folie contagieuse. L’incantation de la tempête opérait. Jukes se sentait pénétré par elle, bu par elle ; il s’absorbait en elle avec toute la rigueur de sa silencieuse attention. Mac Whirr cependant continuait à crier, mais le vent se calait entre eux comme un coin solide. Le capitaine pesait à son cou, plus lourd qu’une meule, de sorte que leurs têtes enfin s’entrechoquèrent.

 

« Jukes ! Eh là ! Monsieur Jukes ! »

 

Il fallait une réponse à cette voix qui n’acceptait pas de se taire. Jukes répondit comme de coutume.

 

« Oui, capitaine. »

 

Mais aussitôt son cœur, décomposé par la tempête et la nostalgie affreuse de la paix, s’affranchit de la discipline, mutiné contre tout commandement.

 

Le capitaine Mac Whirr à présent maintenait la tête de son second solidement coincée dans son coude ; il la collait contre ses lèvres glapissantes. Parfois Jukes l’interrompait : « Attention, capitaine ! » ou bien c’était le capitaine qui braillait d’urgence un « Tenez bon ! » quand il semblait qu’avec le navire tout le sombre univers chavirait. Un temps d’arrêt ça flottait encore. Et le capitaine reprenait ses cris :

 

« Il dit… toute la bande… démarrés… devriez aller voir… ce qu’il y a… »

 

La pleine force de l’ouragan n’avait pas plus tôt assailli le Nan-Shan que toutes les parties du pont en étaient devenues intenables ; l’équipage, hébété, terrorisé, s’était réfugié dans la coursive de bâbord, sous la passerelle. Il y avait une porte à l’arrière qu’ils avaient fermée ; et là-dedans, il faisait noir, froid, lugubre. À chaque soubresaut du navire, tous ensemble, ils gémissaient dans les ténèbres et chacun écoutait les tonnes d’eau qui s’abattaient de très haut et comme avec une particulière résolution de les atteindre.

 

Le maître d’équipage s’efforçait encore à des propos bourrus ; mais, comme il le disait plus tard, il n’avait jamais eu affaire avec un pareil troupeau d’ânes. L’équipage jouissait là pourtant d’un confort relatif, bien à l’abri, et n’ayant rien à faire ; et ça ne les empêchait pas de grogner tout le temps et de geindre aigrement comme autant de marmots malades. L’un d’eux finit par déclarer qu’avec un peu de lumière pour se voir au moins le bout du nez ça ne serait sûrement pas aussi triste. Ça le rendait maboul de devoir rester là, couché dans le noir à attendre que voulût bien sombrer tout le bazar.

 

« Sors donc, alors, lui disait le maître d’équipage, comme ça tu en auras fini tout de suite », ce qui provoqua contre lui un concert de jurons et de malédictions.

 

On l’accablait de reproches de toutes sortes. On paraissait trouver très mauvais qu’une lampe tout allumée n’ait pas été brusquement créée à leur intention. Ils pleuraient pour un peu de lumière comme s’ils avaient absolument besoin de se voir couler. Si déraisonnables que fussent leurs récriminations, elles affectaient beaucoup le maître d’équipage ; on ne pouvait tout de même pas songer à atteindre la lampisterie située à l’avant ! Alors ça n’était vraiment pas honnête de s’en prendre à lui et de l’abrutir ainsi. C’est ce qu’il leur dit, au grand mépris général. Puis il se retrancha dans un silence amer. Mais comme il n’en était pas moins exaspéré par leurs grognements, leurs gémissements et leurs murmures, il lui vint enfin à l’esprit qu’il y avait six lampes à globes pendues dans l’entrepont, et que les coolies ne se trouveraient pas beaucoup plus mal pour être privés de l’une d’elles.

 

Le Nan-Shan avait une soute à charbon transversale, qui communiquait avec l’entrepont d’avant par une porte de fer ; on utilisait parfois cette soute comme cale à marchandises. Elle était vide en ce moment ; le trou d’homme qui y donnait accès se trouvait le premier dans la coursive. Le maître d’équipage pouvait donc s’y introduire sans se hasarder sur le pont ; à sa grande surprise il ne put décider aucun des hommes à lui aider, pour enlever le capot du trou d’homme ; il essaya donc seul, à tâtons. L’un des matelots, couché dans le chemin, refusait même de bouger.

 

« Mais puisque c’est pour vous ! C’est pour vous quérir cette sacrée lampe !

 

Il avait presque l’air d’implorer.

 

Quelqu’un cria : « Fous-nous la paix et qu’on ne te voie plus ! » Il eût voulu reconnaître la voix ; même, s’il avait fait assez clair, il aurait envoyé dinguer dans la mer cette sacrée gueule de marmiton, comme il disait ; flotte ou fonce. Pourtant il s’entêtait à leur montrer qu’il pourrait se procurer une lampe, quand il devrait y crever. La violence du roulis rendait tout mouvement dangereux. Rester couché semblait déjà très difficile. Il fallait d’abord se casser les reins en se laissant choir dans la soute. Il y arriva sur le dos et fut ballotté quelque temps dans un parfait état d’impuissance en compagnie d’une lourde barre de fer – la lance d’un soutier probablement – abandonnée là on ne savait par qui. Ce dangereux objet le rendait aussi nerveux que l’eût fait une bête féroce ; il ne pouvait la voir, l’intérieur de la soute, revêtu de poussière de charbon, étant impénétrablement noir ; mais il l’entendait glisser bruyamment, frappant de droite et de gauche et toujours dans le voisinage de la tête ; cela faisait un tintamarre extraordinaire ; cela donnait de grands coups sourds comme si cette barre de métal eût été aussi grosse qu’une traverse de pont. Il faisait ces remarques, tout en culbutant de tribord à bâbord et de bâbord à tribord, et il s’arrachait les ongles à griffer désespérément les murs lisses de la soute pour essayer de s’arrêter. La porte qui donnait dans l’entrepont n’étant pas très bien ajustée, il distingua dans le bas un filet de lumière.

 

En bon marin qu’il était, et dans la force de l’âge encore, il parvint toutefois assez vite à se remettre sur pied ; et, par une heureuse chance, en se relevant, il mit la main sur la barre de fer, qu’il ramassa ; il aurait craint, sinon, que la chose ne lui cassât les jambes ou tout au moins ne le fit reculbuter. Tout d’abord il resta tranquille ; il se sentait mal en sûreté dans ces ténèbres qui semblaient rendre les mouvements du navire anormaux, imprévus et difficiles à déjouer. Pendant un instant, il se sentit si fort secoué qu’il n’osa bouger de peur d’« être descendu de nouveau ». Il n’avait aucune envie de se faire écharper dans cette soute.

 

Deux fois déjà il s’était cogné la tête et demeurait quelque peu étourdi. Il lui semblait entendre encore le bruit métallique et sourd que faisait la lance de fer en voltigeant autour de ses oreilles et cela si distinctement qu’il devait la serrer plus fort pour se prouver qu’il la tenait bien là, sous bonne garde, dans sa main.

 

Il s’étonna de la netteté avec laquelle on pouvait entendre, là en bas, les ululements de la rafale ; dans l’espace vide de la soute, les bruits du vent semblaient presque des cris humains, moins immenses, mais infiniment poignants, comme exprimant la rage et la douleur humaines. Et à chaque coup de roulis on entendait également des coups sourds profonds et pesants comme si une masse du poids de cinq tonnes eût eu du jeu dans la cale ; il n’y avait cependant dans la cargaison rien de semblable ; ou sur le pont alors ? Impossible. Ou bien le long du bord ? Cela ne se pouvait.

 

Il pensa tout ceci vivement, clairement, avec compétence, en marin, et resta perplexe. Ce bruit pourtant arrivait à lui assourdi, de l’extérieur, en même temps que celui des trombes d’eau s’abattant sur le pont au-dessus de sa tête. Était-ce le vent ? Probablement. Cela faisait là en bas un vacarme comparable aux clameurs d’une bande de forcenés. Alors, il découvrit, en lui-même aussi, le désir d’avoir une lumière – ne fût-ce que pour se voir sombrer – et un grand besoin nerveux de sortir de cette soute le plus vite possible.

 

Il tira le verrou : la pesante plaque de fer tourna sur ses gonds ; et ce fut comme s’il eût ouvert la porte à tous les bruits de la tempête. Une bouffée de hurlements rauques vint à lui : l’air était calme pourtant ; mais l’afflux précipité des eaux au-dessus de sa tête était couvert par un concert de cris étranglés et gutturaux qui produisait un effet de confusion désespérée. Il écarta les jambes de toute la largeur du seuil de la porte et tendit le cou. Tout d’abord il n’aperçut que ce qu’il était venu chercher : six petites flammes jaunes se balançant violemment dans la pénombre d’un grand espace vide.

 

L’entrepont était étayé comme une galerie de mine, avec une rangée d’épontilles au milieu, surmonté d’entretoises qui se perdaient dans la pénombre – indéfiniment, semblait-il. À bâbord, une masse volumineuse au profil oblique apparaissait indistincte ; on eût dit une cavité creusée dans la paroi. Tout cela, ombres et silhouettes, remuait sans cesse. Le maître d’équipage écarquilla les yeux : le navire à ce moment pencha sur tribord et un grand rugissement sortit de cette masse qui avait l’inclinaison d’un éboulement de terrain.

 

Des morceaux de bois volèrent en sifflant. « Des planches », pensa-t-il avec stupeur, en rejetant brusquement la tête en arrière. Un homme étendu sur le dos, les yeux grands ouverts, glissa à ses pieds, tendant ses bras levés vers le vide ; un autre bondit comme une pierre qui se détache, la tête entre les jambes et les poings serrés ; sa natte fouetta l’air, il essaya d’empoigner les jambes du maître d’équipage en laissant échapper de sa main un brillant disque blanc qui vint rouler aux pieds du marin ; avec un cri de stupeur celui-ci reconnut un dollar d’argent. Le monticule grouillant des corps empilés à bâbord se détacha de la paroi avec un bruit de pas précipités, un clapotement de pieds nus et force cris gutturaux, glissa puis alla se plaquer inerte et révolté contre la paroi du tribord dans un choc mat et brutal. Les cris cessèrent. Le maître d’équipage perçut une longue plainte parmi les abois du vent et les sifflements. Il vit une inextricable confusion : têtes, épaules, pieds nus ruant en l’air, poings levés, dos culbutés, jambes, nattes et visages.

 

« Bon Dieu ! » cria-t-il horrifié. Et il claqua la porte sur cette abominable vision.

 

Et c’est pour raconter cela qu’il était venu sur le pont. Il ne pouvait le garder pour lui ; or, il n’y a vraiment qu’un seul homme à bord à qui il vaille la peine de se confier. Lorsque le maître d’équipage repassa par la coursive, les hommes pestèrent contre lui et le traitèrent d’imbécile. Pourquoi n’avait-il pas rapporté cette lampe ? Qui diable se souciait des coolies ?

 

Dès qu’il fut de nouveau dehors, la situation précaire où se trouvait réduit le navire était telle que ce qui se passait à l’intérieur lui parut bien peu important.

 

Sa première pensée fut qu’il venait de quitter la coursive au moment même où le Nan-Shan coulait. Les échelles de la passerelle avaient été emportées, mais une énorme lame qui emplit le pont arrière le souleva jusque-là. Après quoi, il dut rester quelque temps à plat ventre, accroché à une boucle, reprenant haleine de temps à autre et avalant de l’eau salée. Puis il avança péniblement sur les genoux et les mains, trop effrayé et affolé pour songer à s’en retourner ; il atteignit ainsi la partie arrière de la timonerie. Il trouva dans cet endroit comparativement abrité le lieutenant accroupi comme un malveillant petit animal sous une haie. Le maître d’équipage fut agréablement surpris – il avait craint que tous ceux du pont n’eussent été balayés depuis longtemps. Il demanda anxieusement où se trouvait le capitaine.

 

« Le capitaine ? par-dessus bord, après nous avoir entraînés dans ce gâchis. » Le second aussi, supposait-il. Un autre imbécile. Pas d’importance. Tout le monde allait bientôt les rejoindre.

 

Le maître d’équipage se traîna en dépit de l’opposition du vent ; non pas qu’il s’attendît beaucoup à trouver quelqu’un, raconta-t-il plus tard, mais simplement pour s’éloigner de « cet homme-là ». Il partit en rampant comme un proscrit qui affronte un monde inclément. D’où son immense joie en trouvant Jukes et le capitaine.

 

Mais, à ce moment, ce qui se passait dans l’entrepont était devenu pour lui d’une importance secondaire ; de plus, il était difficile de se faire entendre. Il s’arrangea pourtant de manière à transmettre la nouvelle que les Chinois étaient bousculés à la dérive, eux et leurs coffres, et qu’il était monté tout exprès pour faire ce rapport. L’équipage du moins était à l’abri. Puis, apaisé, il s’affaissa sur le pont dans une posture accroupie, étreignant de ses bras et de ses jambes le pilier du transmetteur d’ordres de la chambre des machines, un tube de fer aussi gros qu’un poteau. Quand ceci partirait, eh bien ! il ne lui resterait plus qu’à partir lui aussi. Et il cessa de penser aux coolies.

 

Le capitaine Mac Whirr avait fait comprendre à Jukes qu’il devait descendre là, en bas, – pour se rendre compte.

 

« Et qu’est-ce que j’y ferai, capitaine ? » Le tremblement de tout son corps mouillé fit vibrer la voix de Jukes comme un bêlement.

 

« Voyez d’abord… Maître d’équipage… dit : à la dérive.

 

– Maître d’équipage… un sacré imbécile », hurla Jukes de sa voix grelottante.

 

L’absurdité de ce qu’on exigeait de lui le révoltait. Il était aussi peu disposé à y aller que s’il avait eu la certitude que le bateau coulerait au moment où il quitterait le pont.

 

« Je dois savoir… ne peux pas quitter.

 

– Ils vont s’arranger, capitaine.

 

– Se battent… le maître d’équipage dit qu’ils se battent… Pourquoi ?… ne peux pas… laisser se battre… à bord… beaucoup mieux vous garder ici… cas… je serais… emporté par-dessus bord moi aussi… arrêter ceci… façon quelconque… allez voir et dites-moi… par le porte-voix de la chambre des machines. Je ne veux pas… montiez ici… trop souvent… Dangereux… se promener… pont. »

 

Jukes, maintenu par la tête, dut écouter ces horribles représentations.

 

« Ne veux pas… vous soyez perdu, tant que… bateau ne l’est pas… Rout… bon mécanicien… bateau… peut sortir de là… sauf. »

 

Et soudain Jukes comprit qu’il lui faudrait tout de même y aller.

 

« Vous croyez qu’il peut en sortir ? » cria-t-il.

 

Le vent dévora la réponse dont Jukes n’entendit qu’un seul mot prononcé avec une extrême énergie :

 

« … Toujours… »

 

Le capitaine Mac Whirr lâcha Jukes et se penchant vers le maître d’équipage, hurla :

 

« Raccompagnez le second. »

 

Jukes ne savait qu’une chose : le bras du capitaine avait abandonné son épaule. Il était congédié avec des instructions – pour faire quoi ? Il était si exaspéré qu’il lâcha son soutien sans y prendre garde ; il fut immédiatement emporté. Cette fois rien ne l’empêcherait de passer par-dessus l’arrière. Il se jeta vivement à plat ventre et le maître d’équipage qui le suivait tomba sur lui.

 

« N’allez pas vous relever, monsieur, cria le maître d’équipage : on a le temps ! » Une lame les recouvrit. Jukes entendit le maître d’équipage bredouiller que les échelles de la passerelle avaient été enlevées. – « Je vais vous faire descendre par les mains ! » cria-t-il.

 

Il vociféra aussi quelque chose à propos de la cheminée qui avait plus de chance d’être emportée par-dessus bord que de rester en place. Jukes pensa qu’il n’en pouvait mais, et imagina les feux éteints, le navire impuissant… À côté de lui, le maître d’équipage continuait à hurler.

 

« Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? » cria désespérément Jukes ; et l’autre répéta :

 

« Qu’est-ce qu’elle dirait, ma bourgeoise, si elle me voyait en ce moment ? »

 

Dans la coursive une grande quantité d’eau avait déjà pénétré et clapotait dans l’obscurité. Les hommes restaient muets comme des morts ; mais Jukes trébuchant contre l’un d’eux se mit à l’injurier sauvagement pour s’être trouvé dans le chemin. Deux ou trois voix demandèrent alors, faibles et anxieuses :

 

« Avons-nous des chances, monsieur ?

 

– Qu’est-ce qui vous prend, imbéciles ! » répondit-il brutalement.

 

Il se sentait prêt à se jeter là, au milieu d’eux, et pour ne plus jamais bouger. Mais eux paraissaient ragaillardis. Et tout en multipliant d’obséquieux avertissements : « Attention ! prenez garde au panneau, monsieur Jukes ! » ils le descendirent dans la soute.

 

Le maître d’équipage y dégringola à sa suite, et aussitôt qu’il se fut ramassé, il opina :

 

« Elle dirait : « C’est bien fait pour toi, vieil imbécile : ça t’apprendra à te faire marin ! »

 

Le maître d’équipage avait amassé un petit pécule ; il y faisait allusion volontiers. Sa femme – une épaisse matrone – et ses deux grandes filles tenaient un étalage de fruiterie dans le quartier est de Londres.

 

Dans l’obscurité, Jukes, mal assuré sur ses jambes, tendit l’oreille vers des clabaudements affaiblis ; ils venaient de tout près de lui, semblait-il. De là-haut, le tumulte plus imposant de l’orage descendait sur ces bruits. La tête lui tournait.

 

Lui aussi, dans cette soute, trouvait insolites les mouvements du navire ; ils secouaient et sapaient sa résolution, autant que s’il allait sur mer pour la première fois.

 

Jukes fut presque tenté de se hisser dehors de nouveau ; mais le souvenir de la voix du capitaine Mac Whirr rendait la chose impossible. Il avait reçu l’ordre d’aller voir. Pourquoi ? Il aurait voulu le savoir. « On verra bien, parbleu ! » se dit-il à lui-même, exaspéré.

 

Le maître d’équipage, hésitant, tâtonnant, le prévint de prendre garde à la façon dont il ouvrirait la porte ; il y avait un sacré grabuge là-dedans. Et Jukes, comme affligé de grandes souffrances physiques, demanda avec irritation pourquoi diable ils se battaient.

 

« Pour des dollars ! Dollars, monsieur. Tous leurs sales coffres ont crevé, leur sacrée monnaie se balade de tous les côtés et ils culbutent à sa poursuite, déchirant, mordant, faut voir ! Un vrai petit enfer, là-dedans. »

 

Jukes ouvrit convulsivement la porte. Le petit maître d’équipage jeta un coup d’œil par-dessous son bras.

 

Une des lampes était éteinte, brisée peut-être. Des cris gutturaux, hargneux, éclatèrent à leurs oreilles en même temps qu’un ahan étrange, le halètement de toutes ces poitrines tendues. Un coup rude frappa le flanc du navire ; l’eau tomba sur le pont avec un choc étourdissant ; à l’avant de la pénombre, là où l’air était épais et rougeâtre, Jukes vit une tête cogner violemment le plancher, deux gros mollets battre les airs, des bras musclés enlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche grande ouverte, lever des yeux au regard fixe et farouche, puis disparaître en glissant. Un coffre vide se retourna bruyamment ; un homme pirouetta la tête la première, on l’eût dit lancé par un coup de pied ; plus loin, d’autres, comme des pierres précipitées du haut d’un talus, roulèrent, indistincts, en agitant les bras et en frappant le pont de leurs pieds. L’échelle de l’écoutille était surchargée de coolies ; ils grouillaient comme des abeilles sur une branche ; ils pendaient aux échelons en une grappe rampante et mouvante, et heurtaient à grands coups de poing la face intérieure du panneau fermé ; dans l’espacement des lamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l’eau. Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber : d’abord un, puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, se détachant en bloc avec un grand cri.

 

Jukes restait atterré. Le maître d’équipage, avec une anxiété bourrue, le supplia : « N’entrez donc pas là-dedans. »

 

L’entrepont tout entier semblait pivoter sur lui-même. Le navire, sans s’arrêter de sauter, s’éleva sur une lame, et Jukes crut que tous ces hommes, en une seule masse, allaient lui retomber sur la poitrine. Il sortit à reculons, referma la porte et poussa le verrou d’une main tremblante…

 

 

Aussitôt après le départ de son second, le capitaine Mac Whirr, laissé seul sur la passerelle, s’en était allé, zigzaguant et trébuchant, jusqu’à la timonerie. La porte s’ouvrant à l’extérieur, il dut livrer combat au vent pour la tirer à lui ; la porte claqua derrière lui ; on eût dit qu’un coup de fusil l’avait projeté dans la pièce au travers de la boiserie. Il se retrouva soudain de l’autre côté, se retenant à la poignée.

 

Le servo-moteur perdait de la vapeur, et un brouillard léger emplissait l’exiguïté de la chambre où le verre de l’habitacle formait un ovale de lumière. Le vent hurlait, chantait, sifflait ou grondait en rafales soudaines qui secouaient les portes et les volets sous la mauvaise averse des embruns.

 

Deux glènes de ligne de sonde et un petit sac de toile suspendu à un long cordon tantôt s’écartaient de la cloison par un mouvement de pendule, puis revenaient s’y appliquer. Le caillebotis était presque à flot ; à chaque gros coup de mer, l’eau jaillissait violemment à travers les fentes sur les côtés de la porte ; l’homme de barre avait jeté bas son béret, sa vareuse, et se tenait debout, arc-bouté contre le carter. Le petit volant de cuivre avait, dans ses mains, l’apparence d’un joujou brillant et fragile. Sa chemise de coton rayée ouverte sur la poitrine, les muscles de son cou saillaient durs et maigres, une tache noire s’étalait au creux de sa gorge, et son visage était calme, creusé comme celui d’un mort.

 

Le capitaine Mac Whirr s’essuya les yeux. La lame qui avait failli l’emporter par-dessus bord avait, à son grand ennui, arraché son suroît de sa tête chauve ; ses cheveux blonds soyeux, assombris par l’eau et plaqués, pendaient en frange autour de son crâne nu, semblables à de misérables écheveaux de coton sale. Avec son visage lavé, empourpré par le vent et les morsures des embruns, il avait l’air de sortir en sueur d’une fournaise.

 

« Ah ! vous voilà ? » grommela-t-il lourdement.

 

Le lieutenant était arrivé à se glisser dans la timonerie quelques instants auparavant. Il s’était installé dans un coin, les genoux relevés, les poings aux tempes ; cette attitude respirait la rage, le chagrin, la résignation, l’abattement et une espèce de rancune concentrée.

 

Il répondit lugubre et défiant :

 

« C’est bien mon tour de quart en bas, maintenant, hein ? »

 

Le servo-moteur cliqueta, stoppa, cliqueta de nouveau ; les yeux de l’homme de barre se projetaient hors de son visage vers la rose des vents de l’habitacle, comme deux oiseaux de proie affamés s’abattant sur un morceau de viande. Dieu sait depuis combien de temps il avait été laissé là, à la barre, oublié de tous ses camarades.

 

Aucune heure n’avait été piquée ; il n’y avait pas eu de relève ; le vent avait balayé règle, coutume, emploi du temps, mais lui, il essayait tout de même de garder cap au nord-est. Le gouvernail pouvait bien être enlevé, les feux pouvaient bien être éteints, les machines brisées et le navire prêt à rouler sur le flanc, sur le dos, comme un cadavre, il ne savait plus rien. Son unique souci était de conserver sa jugeote, et la direction – souci mêlé d’angoisse, car la rose de compas, se trémoussant sur son pivot et bringuebalant de droite et de gauche, parfois semblait décrire un tour complet. Sa contention d’esprit devenait douloureuse ; et il avait une peur horrible que toute la timonerie ne fût emportée. Des montagnes d’eau ne cessaient de s’écrouler sur elle. Quand le navire faisait un de ces plongeons désespérés, les coins de ses lèvres se pinçaient.

 

Le capitaine Mac Whirr leva les yeux sur la montre d’habitacle, vissée à la cloison ; les aiguilles noires, sur le cadran blanc, paraissaient immobiles. Elles marquaient une heure et demie du matin.

 

« Un nouveau jour », murmura-t-il pour lui-même.

 

Mais le lieutenant l’entendit, et, levant la tête comme quelqu’un qui pleure parmi des ruines :

 

« Vous ne le verrez pas se lever ! » s’exclama-t-il.

 

On pouvait voir ses poignets et ses genoux s’entrechoquer avec violence.

 

« Non ! Bon Dieu ! vous ne le verrez pas !… »

 

Puis il renfonça sa face entre ses poings.

 

Le corps de l’homme de barre avait légèrement bougé, mais sa tête était restée dressée sur son cou – fixe comme une tête de pierre sur une colonne. Durant un coup de roulis qui sembla lui faucher les jambes, et tandis qu’il trébuchait pour se remettre d’aplomb, le capitaine Mac Whirr déclara avec austérité :

 

« Ne faites pas attention à ce que dit cet homme. Puis, avec un indéfinissable changement de ton très grave : Il n’est pas de quart. »

 

Le marin ne répondit rien.

 

L’ouragan grondait, secouant la petite cabine qui semblait étanche à l’air, tandis que la lumière de l’habitacle vacillait sans arrêt.

 

« On ne vous a pas relevé, continua le capitaine Mac Whirr en baissant les yeux. Je voudrais pourtant que vous vous cramponniez à la barre aussi longtemps que vous pourrez tenir. Vous l’avez bien en main. Quelqu’un d’autre venant ici pourrait tout gâcher. Faudrait pas. Pas un jeu d’enfant. Et l’équipage est probablement occupé à quelque chose là en bas… Croyez-vous que vous pourrez ? »

 

Le servo-moteur se mit soudain à donner de courtes saccades, puis stoppa et sembla se retirer en lui-même, concentrant son énergie comme une braise sous la cendre. L’homme, en arrêt, au regard figé, éclata, et toute la passion de son corps semblait s’être concentrée sur ses lèvres :

 

« Au nom du Ciel, capitaine, je peux tenir jusqu’à la consommation des siècles si seulement on ne me parle pas.

 

– Oh ! bon ! très bien… » (Pour la première fois le capitaine regarda l’homme.) « … Hackett. »

 

Il parut classer l’affaire dans son esprit. Il se pencha vers le porte-voix de la chambre des machines, souffla dedans et inclina la tête. M. Rout, d’en bas, répondit et le capitaine Mac Whirr mit immédiatement ses lèvres à l’embouchure.

 

Il y appliqua alternativement ses lèvres et son oreille, tandis que la tempête l’environnait de son fracas ; et la voix du mécanicien monta vers lui, âpre, comme dans le feu d’un combat. Un des chauffeurs mis hors de service, les autres fourbus, et l’homme de la chaudière auxiliaire chargeait les foyers avec l’homme du petit cheval. Le troisième mécanicien surveillait le registre. On tenait en main les machines.

 

« Quoi de neuf, là-haut ?

 

– Rien de fameux ; on repose sur vous, dit le capitaine Mac Whirr. Le second est-il déjà en bas ? Non ? Bon ; il va y être tout de suite… » M. Rout voudra-t-il le laisser parler dans le porte-voix ? – dans le porte-voix de la passerelle, car lui, le capitaine, allait y retourner aussitôt. Il y avait du désordre parmi les Chinois ; ils se battaient, paraît-il. « Tout de même pas permettre qu’on se batte… » M. Rout était parti, et le capitaine Mac Whirr pouvait sentir contre son oreille les pulsations des machines, le battement du cœur du navire. La voix de M. Rout cria quelque chose à distance. Le navire piqua du nez, les pulsations s’arrêtèrent net dans un faisceau de sifflements. Le visage du capitaine Mac Whirr était impassible, son regard restait inconsciemment fixé sur la forme accroupie du lieutenant. La voix de M. Rout se fit entendre de nouveau dans les profondeurs ; les pulsations reprirent par lentes saccades – puis s’accélérèrent.

 

M. Rout était revenu au porte-voix :

 

« Ça n’a pas beaucoup d’importance, ce que font les Chinois », dit-il hâtivement ; puis, avec irritation : « Le navire plonge comme s’il n’allait jamais en revenir.

 

– Très grosse mer, fit la voix du capitaine Mac Whirr.

 

– Prévenez-moi à temps pour éviter le plongeon final, aboya Salomon Rout dans le porte-voix.

 

– Pluie et nuit. Peux pas voir ce qui vient, dit la voix. Faut bien – garder vitesse – juste assez pour – obéisse gouvernail – courir la chance, continua-t-elle, détachant distinctement tous les mots.

 

– Je donne tout ce que j’ose.

 

– Nous sommes – joliment – secoués là-haut, poursuivit la voix avec douceur. Pourtant – ça ne va pas trop mal – Ah ! naturellement, si la timonerie était emportée… »

 

M. Rout, penchant une oreille attentive, marmotta quelque chose avec aigreur. Mais la voix lente et avisée là-haut s’anima pour demander :

 

« Jukes n’est pas encore arrivé ? » Puis, après une courte attente : « J’aimerais bien qu’il se dépêchât ; je voudrais qu’il en finisse et qu’il monte ici au cas où il arriverait quelque chose. Pour veiller au navire. Je suis tout seul. Le lieutenant a perdu…

 

– Quoi ? » M. Rout, dans la chambre des machines, déplaça la tête pour crier dans le tuyau : « Par-dessus bord ? » puis plaqua son oreille à l’embouchure.

 

« Perdu la tête, continua la voix d’un ton positif. Bougrement embêtant. »

 

Courbé sur le pavillon du porte-voix, M. Rout, en entendant ceci, ouvrit de grands yeux. Il perçut un bruit de lutte et des exclamations entrecoupées descendirent vers lui. Il tendit l’oreille.

 

Pendant ce temps, Beale, le troisième mécanicien, les bras levés, tenait entre les paumes de ses mains la jante d’une petite roue noire qui faisait saillie à côté d’un gros tube de cuivre ; il semblait la tenir en équilibre au-dessus de sa tête comme si c’eût été l’attitude correcte dans quelque sport nouveau.

 

Pour se maintenir en place, il appuyait son épaule contre la cloison blanche, un genou fléchi, un chiffon passé dans sa ceinture et pendant sur sa hanche. Ses joues imberbes étaient barbouillées et rougissantes et la poussière de charbon sur ses paupières, semblable aux coups de crayon d’un maquillage, rehaussait l’éclat liquide de ses yeux et donnait à son jeune visage un aspect féminin, exotique et troublant.

 

Quand le navire tanguait il tournait la petite roue avec des mouvements précipités.

 

« Devenu fou, reprit soudain la voix du capitaine Mac Whirr dans le porte-voix. S’est jeté sur moi… à l’instant. Obligé de l’assommer… à la minute. Vous avez entendu, monsieur Rout.

 

– Diable ! grommela M. Rout. Attention, Beale ! »

 

Son cri résonna, semblable à l’appel éclatant d’une trompette d’alarme entre les parois de fer de la chambre des machines. Peintes en blanc, celles-ci s’élevaient en obliquant comme un toit jusqu’à la pénombre de la claire-voie ; et tout le vaste espace ressemblait à l’intérieur d’un monument divisé par des parquets de caillebotis métallique aux différents niveaux desquels vacillaient des lumières ; au centre une colonne d’ombre s’était massée, hésitant parmi l’effort bruyant des machines au-dessous de la ferveur immobile des cylindres. Une vibration intense et sauvage faite de tous les bruits de l’ouragan planait dans la chaleur silencieuse ; l’air était imprégné d’une odeur de métal chauffé, d’huile et d’une légère vapeur. Les coups de bélier de la mer, sourds et formidables, semblaient traverser la chambre des machines de part en part.

 

Des lueurs pareilles à de longues flammes pâles tremblaient sur les surfaces polies du métal ; les énormes têtes des manivelles émergeaient tour à tour du parquet de chauffe en un éclair de cuivre et d’acier – et disparaissaient, tandis que les bielles aux jointures épaisses, pareilles à des membres de squelette, semblaient les attirer, puis les rejeter avec une précision fatale. Et tout au fond, dans une demi-clarté, d’autres bielles allaient et venaient, s’esquivant délibérément, des traverses dodelinaient de la tête, des disques de métal glissaient sans frottement l’un contre l’autre, lents et calmes dans un tournoi de lueurs et d’ombres.

 

Parfois tous ces mouvements puissants et infaillibles ralentissaient simultanément comme s’ils eussent fait partie d’un organisme vivant atteint d’un soudain accès de langueur ; les yeux de M. Rout brillaient alors, plus sombres dans sa longue face blême. Il soutenait la lutte, en pantoufles de tapisserie ; une veste courte et luisante recouvrait à peine ses reins ; ses poignets pâles faisaient saillie hors des manches trop étroites et trop courtes comme si la circonstance critique eût ajouté quelque chose à sa taille, allongé ses membres, augmenté sa pâleur et creusé ses yeux.

 

Il se déplaçait avec une vivacité incessante et pleine d’à-propos, grimpant au plus haut, disparaissant tout en bas ; et, quand il s’arrêtait en face de la mise en train, se retenant au garde-corps, il continuait à jeter des coups d’œil à droite, vers le manomètre et vers le tube de niveau, fixés tous deux sur le mur blanc dans la lumière mouvante d’une lampe. Les embouchures de deux porte-voix bâillaient stupidement près de son coude et le cadran du chadburn de la chambre des machines ressemblait à une horloge de grand diamètre dont le cadran porterait des mots brefs en place de chiffres. Les lettres groupées ressortaient épaisses et noires autour du pivot de l’indicateur, substituts emphatiques d’exclamations vigoureuses : En avant – En arrière – Lente – Demi – Stop ; la grosse aiguille noire pointait en bas, vers le mot – Toute – qui, ainsi désigné, capturait les regards comme un cri aigu retient l’attention. Le cylindre à basse pression dans son manchon de bois, formant au-dessus de sa tête une masse menaçante et majestueuse, exhalait un faible soupir à chaque coup de piston ; à part ce léger sifflement, les machines faisaient jouer leurs membres d’acier à toute vitesse ou lentement, mais toujours avec une douceur silencieuse et résolue.

 

Et tout ceci, les murs blancs, l’acier mouvant, les tôles varangues sous les pieds de Salomon Rout, le caillebotis métallique au-dessus de sa tête, l’obscurité et les lueurs, tout ceci s’élevait et s’abaissait avec ensemble, suivant l’âpre remous des lames contre les flancs du navire. Le spacieux endroit tout entier, que la grande voix du vent faisait résonner sourdement, semblait se balancer comme un arbre, ou se renversait parfois complètement comme abattu de côté puis d’autre par les effroyables rafales.

 

« Il faut vous dépêcher de monter », s’écria M. Rout dès qu’il vit Jukes apparaître à la porte de la chaufferie.

 

Jukes avait le regard ivre et vague ; sa figure rouge était bouffie comme s’il avait dormi trop longtemps. Le chemin pour arriver là avait été ardu ; il avait accompli le trajet avec une exténuante célérité, l’agitation de son esprit correspondant aux efforts de son corps. Il s’était précipité hors de la soute, se heurtant dans la coursive sombre à un groupe d’hommes effarés et terrifiés qui, comme il trébuchait contre eux, demandèrent en l’entourant : « Que se passe-t-il donc, lieutenant ? » puis en bas de l’échelle de la chaufferie, manquant plusieurs échelons à la fois dans sa hâte, jusqu’à un endroit profond comme un puits et noir comme l’enfer, qui basculait d’avant en arrière à la manière d’une balançoire. L’eau de cale grondait à chaque coup de roulis et des blocs de charbon bondissaient de-ci, de-là, d’un bord à l’autre, on eût dit une avalanche de galets sur la pente d’une plaque de fer.

 

Quelqu’un là-dedans gémissait de douleur, et l’on pouvait voir quelqu’un d’autre accroupi sur ce qui semblait être le corps étendu d’un homme mort ; une grosse voix blasphéma ; la lueur sous chacune des portes des fourneaux était pareille à une flaque de sang, dont le calme rayonnement venait mourir sur le velours de la ténèbre.

 

Une bouffée de vent frappa Jukes à la nuque, et l’instant d’après enveloppa ses chevilles mouillées.

 

Les ventilateurs de la chaufferie bourdonnèrent : face aux six portes des fourneaux, deux silhouettes étranges, le torse nu, se courbaient en chancelant et brandissaient deux pelles.

 

« Eh là ! on a de l’air plus qu’il n’en faut maintenant ! » hurla le second mécanicien, qui semblait n’avoir attendu que l’arrivée de Jukes pour éclater.

 

L’homme chargé de la machine auxiliaire, un petit homme souple et remuant, au teint éblouissant, à la moustache fine et décolorée, travaillait dans une sorte d’extase muette. On maintenait les machines sous toute pression, et un grondement, profond comme celui d’un fourgon vide roulant sur un pont, formait une basse soutenue dans le concert des autres bruits.

 

« On doit continuellement laisser échapper la vapeur ! » continua à hurler le second.

 

L’orifice d’un ventilateur, avec le bruit d’un millier de casseroles qu’on récure, lui cracha sur les épaules un jet soudain d’eau salée, à quoi il répondit par une volée d’imprécations, une malédiction collective où même il englobait son âme, divaguant comme un fou tout en vaquant à sa besogne. Dans un claquement sec, la paupière de métal un instant soulevée laissa tomber un flamboiement ardent et blême sur le chef ras du chauffeur, éclairant un instant sa face insolente et la grimace de ses lèvres, puis aussitôt retomba dans un autre claquement sec.

 

« Où donc en est le sacré navire ? Pouvez-vous me le dire ? Que la peste m’emporte ! Sous l’eau – ou quoi ? Elle arrive par tonnes, ici. Les maudits capuchons ont donc filé au diable ? Hein ? Savez-vous quelque chose – vous – marin de malheur ? Vous… ? »

 

Jukes, après un instant de stupeur, avait traversé la chaufferie comme une flèche, porté par un coup de roulis ; à peine son regard embrassa-t-il la vastitude, la paix et la splendeur relatives de la chambre des machines que le navire, enfonçant lourdement son arrière dans l’eau, le précipita tête baissée sur M. Rout. Le bras du chef mécanicien, d’une longueur de tentacule, et comme mû par un ressort, se tendit à sa rencontre et fit dévier son élan vers les porte-voix où il arriva en tournoyant.

 

M. Rout répéta avec insistance :

 

« Il faut vous dépêcher de monter – quoi qu’il en soit. »

 

Jukes hurla :

 

« Êtes-vous là, capitaine ? » puis écouta. Rien. Soudain le mugissement du vent retentit à ses oreilles ; mais bientôt après une voix menue écarta tranquillement les vociférations de l’ouragan :

 

« C’est vous, Jukes ? Eh bien ? »

 

Jukes ne demandait qu’à raconter : c’est le temps qui semblait manquer. Ce qui s’était passé, on se l’expliquait à merveille. Il voyait en imagination les coolies enfermés dans leur entrepont enfumé, sans espoir d’en pouvoir sortir, couchés pleins de malaise et d’épouvante entre les rangées de coffres ; puis un de ces coffres, soudain, ou plusieurs à la fois, peut-être, désarrimés par un coup de roulis, culbutant les autres, les couvercles sautant, les côtés éclatant et tous ces malheureux Chinois se levant, bondissant à la fois à la poursuite de leur avoir. Et chaque soubresaut du navire, ensuite, avait précipité cette foule glapissante, trépignante, de-ci, de-là, en un tourbillon de bois fracassé, de vêtements lacérés et de dollars éparpillés dans tous les sens.

 

La lutte une fois engagée, il leur devenait impossible de l’arrêter d’eux-mêmes. Rien ne pourrait maintenant en venir à bout, que la force. C’était un désastre. Jukes avait vu cela ; c’est tout ce qu’il pouvait dire. Quelques-uns d’entre eux étaient morts déjà, croyait-il. Le reste allait continuer à se battre… Les paroles montaient et se chevauchaient dans l’étroitesse du tube acoustique. Elles s’élevaient, vers ce qui semblait être le silence d’une compréhension éclairée, demeurée seule là-haut avec l’orage. Et Jukes désira ardemment ne plus avoir à faire face à ce désordre local, mesquine et odieuse addition à la grande détresse du navire.

 

V

Il patienta. Devant ses yeux les machines tournaient avec une laborieuse lenteur, prêtes à s’arrêter net au cri de M. Rout : « Attention ! Beale ! » pour repartir ensuite avec une précipitation folle. Elles restaient en arrêt dans une attente intelligente, immobilisées au cours de leur révolution, – une lourde manivelle arrêtée dans le vide ; on eût dit qu’elles étaient conscientes du danger et de la fuite du temps. Puis, sur un « Repartez » du chef, et avec le bruit d’un souffle chaud à travers des dents serrées, elles achevaient la révolution interrompue et en recommençaient une autre.

 

Il y avait dans leurs mouvements la prudente sagacité de l’expérience et la détermination d’une force immense. Se plier patiemment à tous les caprices d’un navire désemparé au milieu de la furie des vagues et dans le cœur même du vent – voilà quel était leur travail. Par moments, le menton de M. Rout tombait sur sa poitrine tandis qu’il les contemplait, sourcils froncés, perdu dans ses pensées.

 

La voix qui écartait l’ouragan de l’oreille de Jukes commença : « Prenez l’équipage avec vous… » et cessa inopinément.

 

« Qu’en ferai-je, capitaine ? »

 

Un grincement impérieux et abrupt éclata soudain ; les trois paires d’yeux se levèrent sur le cadran du transmetteur d’ordres, au moment où l’aiguille sauta de – Toute à – Stop –, comme si elle eût été poussée par un démon. Alors ces trois hommes, dans la chambre des machines, eurent chacun en particulier la sensation d’un obstacle arrêtant le navire et d’un étrange resserrement, comme si le Nan-Shan se fût ramassé pour un bond désespéré.

 

« Stoppez ! » mugit M. Rout.

 

Personne – pas même le capitaine Mac Whirr, qui, seul sur le pont, avait aperçu une blanche ligne d’écume s’avancer, à une telle hauteur qu’il n’en pouvait croire ses yeux –, personne ne devait jamais savoir ce qu’avait été l’escarpement de cette lame, et l’effrayante profondeur du gouffre que l’ouragan avait creusé derrière la mouvante muraille d’eau.

 

Elle accourait à la rencontre du navire ; et le Nan-Shan, alors, s’arrêtant comme pour se ceindre les reins, souleva son avant, puis sauta. Les flammes de toutes les lampes s’affaissèrent, assombrissant la chambre des machines ; l’une d’elles s’éteignit. Avec un fracas déchirant, un tumulte furieux et giratoire, des tonnes d’eau tombèrent sur le pont ; on eût dit que le navire s’était élancé sous une cataracte. Là, en bas, ils se regardèrent hébétés.

 

« Balayés d’un bout à l’autre, bon Dieu ! » brailla Jukes.

 

Le Nan-Shan plongea droit au fond du gouffre, comme basculant par-dessus le rebord du monde. La chambre des machines versa en avant, menaçante, comme l’intérieur d’une tour ébranlée par un tremblement de terre. Un affreux vacarme de ferraille s’éleva de la chaufferie. Et le navire resta suspendu dans une inclinaison épouvantable, assez longtemps pour permettre à Beale, tombé sur les genoux et les mains ; de ramper comme s’il eût eu l’intention de fuir à quatre pattes hors de la chambre des machines. M. Rout tourna lentement sa tête impassible, au visage émacié, à la mâchoire tombante. Jukes avait fermé les yeux, et sa figure en un moment devint inexpressive et douce comme celle d’un aveugle.

 

Enfin, le Nan-Shan se releva lentement, trébuchant et peinant comme si sa proue avait à soulever une montagne. M. Rout ferma la bouche ; Jukes cligna des paupières et le petit Beale se remit vivement sur ses pieds.

 

« Encore une autre comme celle-ci, et tout est fichu », s’écria le chef.

 

Jukes et lui se regardèrent, et la même pensée leur vint à l’esprit. Le capitaine. Là-haut, tout devait avoir été emporté. Le servo-moteur balayé, le navire flottant comme un soliveau. C’était fini.

 

« Courez vite ! » s’écria M. Rout d’une voix épaisse, regardant Jukes avec des yeux élargis et indécis.

 

Celui-ci ne lui répondit que par un regard irrésolu. La sonnerie du chadburn les calma instantanément. L’aiguille noire bondit de – Stop – à – Toute –.

 

« Allez maintenant ! Beale ! » cria M. Rout.

 

La vapeur siffla légèrement. Les tiges des pistons reprirent leur va-et-vient. Jukes appliqua son oreille au tuyau acoustique. La voix l’attendait. Elle disait :

 

« Ramassez tout l’argent ; faites vite. Je vais avoir besoin de vous là-haut. »

 

Et ce fut tout.

 

« Capitaine ! » appela Jukes. Il n’y eut pas de réponse.

 

Il s’éloigna en chancelant comme un blessé quitte le champ de bataille. Il s’était entaillé le front au-dessus du sourcil gauche, il ne savait quand, ni où – entaillé jusqu’à l’os. Il ne s’en apercevait même pas : une dose de mer de Chine suffisante à lui rompre le cou, en lui dégringolant sur la tête, avait bien et dûment lavé, nettoyé, salé sa blessure ; elle ne saignait pas, mais bâillait toute cramoisie ; avec cette balafre au-dessus de l’œil, ses cheveux ébouriffés, le désordre de ses vêtements, il avait l’air de s’être fait descendre à un match de boxe.

 

« Faut aller ramasser les dollars ! cria-t-il vers M. Rout, en souriant pitoyablement dans le vague.

 

– Vous dites ?… dit M. Rout furieusement. Ramasser ?… À d’autres ! » Puis, frémissant de tous ses muscles, mais exagérant son ton paternel : « Allez-vous-en, maintenant, pour l’amour de Dieu ! Vous autres officiers de pont vous finirez par me rendre idiot. Il y a le premier lieutenant là-haut qui s’est jeté sur le vieux. Vous ne le saviez pas ? Vous perdez la boule, vous autres, qui n’avez rien à faire… »

 

Ces mots éveillèrent un commencement de colère en Jukes. Rien à faire, – vraiment !… Empli d’un violent mépris pour le chef, il repartit par où il était venu.

 

Dans la chaufferie, le petit homme joufflu de la machine auxiliaire jouait de la pelle, péniblement, aussi muet que si on lui eût coupé la langue. Le second, par contre, vociférait comme un fou furieux, que rien ne ferait taire, mais qui ne perdait rien de son habileté professionnelle.

 

« Vous voilà ! officier vagabond ! Hein ! Vous ne pourriez pas faire descendre un de vos empotés pour hisser les escarbilles ? Elles finissent par nous étouffer ici. Malédiction ! Dites donc ! Hein ! Vous vous rappelez le code : « Matelots et chauffeurs sont tenus de s’entraider. » Hein ! Vous entendez ? »

 

Et tandis que Jukes remontait précipitamment, l’autre continuait encore, la face levée vers lui :

 

« Pourriez pas me répondre ? Qu’est-ce que vous venez fourrer votre nez par ici ? De quoi vous mêlez-vous ? »

 

Jukes sentit qu’il ne se possédait plus. De retour dans la coursive sombre, il était prêt à tordre le cou à celui qui ferait le moindre signe d’hésitation. Rien que d’y penser, cela le rendait furieux. Lui ne pouvait reculer ; par conséquent, eux ne reculeraient pas.

 

Son impétuosité, lorsqu’il revint parmi eux, les entraîna. Ses allées et venues, la fureur et la rapidité de ses mouvements les avaient déjà excités et effrayés ; dans ses brusques irruptions parmi eux, plutôt pressenti que perçu, Jukes leur apparaissait formidable – préoccupé de questions de vie et de mort qui ne pouvaient supporter aucun délai. Au premier mot qu’il leur dit, il les entendit se laisser choir lourdement l’un après l’autre, dans la soute, dociles à son ordre.

 

« Qu’est-ce qu’il y a ? » se demandaient-ils mutuellement. Ils ne le savaient pas bien au juste. Le maître d’équipage essaya de leur expliquer. Le bruit d’une forte bagarre les surprit ; et les chocs puissants qui se répercutaient dans la soute obscure maintenaient en haleine leur sentiment du danger. Lorsque le maître d’équipage tout à coup ouvrit la porte, il leur sembla que l’ouragan, pénétrant à travers les flancs de fer du navire, faisait tourbillonner ces corps humains comme des grains de poussière ; une confuse rumeur leur parvint, un tumulte de tempête, des murmures féroces, des rafales de cris, le clapotement précipité des pieds nus, se mêlant aux coups de la mer.

 

Pendant un moment ils contemplèrent ahuris, obstruant le seuil de la porte. Jukes passa au travers du groupe, brutalement. Sans dire un mot, il jaillit en avant. Une nouvelle grappe de coolies s’était formée, accrochée à l’échelle ; ceux-ci luttaient à mort comme précédemment pour forcer le panneau condamné qui leur eût donné accès sur le pont inondé. Comme précédemment, la grappe se détacha, et Jukes disparut, absorbé sous elle comme un homme surpris par un éboulement. Le maître d’équipage hurla, très excité :

 

« Arrivez ! sortez le second de là ! Il va être piétiné, écrasé ! »

 

Ils chargèrent, piétinant à leur tour des torses, des doigts, des visages, s’empêtrant dans des tas de vêtements, repoussant du pied des débris de bois, mais, avant qu’ils pussent s’emparer de Jukes, celui-ci, se dégageant, émergea jusqu’à la ceinture d’entre la multitude des mains crispées. Au moment même où l’équipage l’avait perdu de vue, tous les boutons de sa veste avaient sauté ; le dos de la veste avait été fendu jusqu’au col ; son gilet éclaté de haut en bas. La masse centrale des combattants roula vers l’autre bord, sombre, indistincte, impuissante, et lançant des regards sauvages qui luisaient à la faible clarté des lampes.

 

« Laissez-moi, nom de Dieu ! Je ne suis pas mort ! cria Jukes d’une voix perçante. Poussez-les à l’avant. Profitez du moment où le navire pique du nez. Poussez-les contre la cloison. Coincez-les. »

 

La ruée des marins, dans l’entrepont en fermentation, fit l’effet d’un baquet d’eau froide dans un chaudron bouillonnant. Le tumulte fléchit d’abord. La masse effervescente des Chinois formait un magma si compact qu’il ne fut pas malaisé pour les matelots, en se tenant ferme par les bras et à la faveur d’un formidable plongeon du navire, de les repousser d’un seul élan et de les appliquer en bloc contre la paroi avant. Derrière leur dos, quelques petits grappillons d’hommes et des corps isolés ballottaient encore.

 

Le maître d’équipage accomplit de véritables prodiges. De ses grands bras tout ouverts et tenant une épontille dans chacune de ses robustes pattes, il arrêta la ruée de sept Chinois enlacés qui roulaient comme un rocher dans une avalanche. On entendit craquer des jointures. Il fit « Ah ! » et tout fut dispersé.

 

Mais ce fut le charpentier qui fit preuve de la plus grande ingéniosité. Sans rien dire à personne, il retourna dans la coursive pour y chercher plusieurs glènes d’amarre qu’il savait y être – chaînes et cordages. Avec quoi des barrages furent établis. À vrai dire, les Chinois ne se défendaient guère. La lutte (de quelque façon qu’elle eût commencé) avait vite fait de se transformer en une mêlée de panique aveugle. Si les Célestes d’abord s’étaient élancés à la poursuite de leurs dollars éparpillés, ils ne combattaient plus à cette heure que pour reprendre pied. Ils se tenaient à la gorge tout simplement pour éviter la culbute. Celui qui trouvait un point d’appui s’y cramponnait et donnait force coups de pied à qui s’accrochait à ses jambes – jusqu’à ce qu’une nouvelle embardée les envoyât rouler de conserve à l’autre bout de l’entrepont.

 

L’arrivée des diables blancs les terrifia. Venaient-ils pour les massacrer ? Les spécimens individuels arrachés au magma s’abandonnaient, flasques comme des loques ; quelques-uns, tirés à l’écart et traînés par les pieds, demeuraient inertes, pareils à des cadavres, les yeux fixes et grands ouverts. Par instants, l’un d’eux se jetait à genoux, faisait mine de demander grâce ; et plusieurs que la terreur avait affolés, un coup de poing bien appliqué entre les deux yeux les faisait s’affaisser et tenir tranquilles. Il y en avait de blessés, qu’on maniait sans précaution, mais qui supportaient cela sans se plaindre, avec simplement un battement spasmodique des paupières.

 

Des visages ruisselaient de sang ; sur les crânes rasés apparaissaient des écorchures, des plaies vives, des meurtrissures, des déchirures et des entailles. La porcelaine brisée échappée des coffres était en majeure partie responsable de ces dernières. Çà et là un Chinois, aux yeux égarés, à la tresse dénattée, soignait son pied sanglant.

 

On était enfin parvenu à les réduire et à les confirmer, rangés côte à côte, après les avoir secoués jusqu’à parfaite soumission, cognés un peu pour rafraîchir leur excitation, puis réconfortés avec des encouragements plus bourrus que des menaces. À présent ils étaient assis par terre, livides, en rangs abattus, à l’extrémité desquels le charpentier aidé des deux hommes allait et venait, affairé, raidissant et nouant les sauvegardes. Le maître d’équipage, se retenant à un étançon par un bras et une jambe, se battait avec une lampe pressée sur sa poitrine et qu’il essayait d’allumer, tout en grommelant comme un industrieux gorille.

 

Les silhouettes des matelots s’abaissaient sans cesse avec des mouvements de glaneurs et tout ce qu’ils ramassaient était expédié dans la soute : vêtements, éclats de bois, débris de porcelaine, ainsi que les dollars qu’ils rassemblaient dans des vestes. De temps à autre, un matelot s’avançait en chancelant vers la porte, les bras pleins de décombres ; des regards obliques et douloureux suivaient ses mouvements.

 

À chaque coup de roulis, les longues rangées de Chinois assis faisaient un salut en avant et, suivant l’invite du plongeon, toutes les bobines rasées s’entrechoquaient d’un bout à l’autre de la ligne.

 

Et tandis que le bruit de l’eau, qui balayait le pont depuis quelques instants, faisait relâche, Jukes, encore tout frémissant de la lutte, eut l’illusion d’avoir du même coup dompté le vent en quelque sorte, de l’avoir réduit au silence, car pour un temps, l’on n’entendit plus que, contre les flancs du navire, le tonnerre incessant des flots.

 

L’entrepont avait été entièrement nettoyé – débarrassé de tout le fourbi, comme disaient les matelots. Ils se tenaient droits et vacillants, dominant le niveau des têtes et des épaules courbées. Çà et là un Céleste reprenait haleine dans un sanglot. Aux places où tombait la lumière, verticale, Jukes apercevait les côtes saillantes de l’un, la face jaune et nostalgique de l’autre, des cous penchés, et parfois un morne regard se dirigeait vers son visage.

 

Il n’en revenait pas de n’avoir point trouvé des cadavres ; mais, à vrai dire, la plupart semblaient prêts à rendre l’âme et plus pitoyables ainsi que s’ils eussent été déjà morts.

 

Soudain, un des coolies se mit à parler. Une lueur passa, puis s’éteignit sur sa face maigre aux traits tirés ; il renversa la tête en arrière comme un chien qui hurle à la lune ; de la soute, arrivaient des bruits de heurts et le tintement de quelques dollars qui s’éparpillaient ; le coolie tendit les bras, ouvrit béante une bouche noire, et ses incompréhensibles ululements gutturaux, qu’on eût dit n’appartenir à aucune langue humaine, emplissaient Jukes d’une étrange émotion ; il croyait entendre un animal s’efforcer à la parole.

 

Deux autres, sur le même mode, entonnèrent férocement ce que Jukes crut être des revendications ; le reste du troupeau faisait une basse grondante et commençait à s’agiter. Jukes ordonna aux hommes d’équipage d’évacuer précipitamment l’entrepont. Lui-même en sortit le dernier, marchant à reculons vers la porte, tandis que les grognements gagnaient en intensité et devenaient menaçants, et que vers lui des poings se tendaient comme vers un malfaiteur. Le maître d’équipage poussa le verrou et remarqua d’un air gêné :

 

« On dirait que le vent est tombé, monsieur. »

 

Les matelots furent contents de se retrouver dans la coursive. Chacun pensait en secret qu’il pourrait s’élancer sur le pont à la dernière minute – et trouvait là un réconfort ; il y a quelque chose d’horriblement répugnant dans l’idée d’être noyé à fond de cale. Maintenant qu’ils en avaient fini avec les Chinois ils reprenaient conscience de la position du navire.

 

En sortant de la coursive, Jukes pataugea jusqu’au cou dans l’eau bruyante. Il gagna la passerelle et fut tout étonné d’y pouvoir discerner des formes obscures, comme si son pouvoir visuel fût devenu surnaturellement aigu. Il discerna de vagues contours qui ne lui rappelaient pas le familier aspect du Nan-Shan, mais spécialement autre chose dont il avait gardé le souvenir : un vieux vapeur dégréé qu’il avait vu pourrissant sur un banc de vase, de longues années auparavant. Oui, vraiment, le Nan-Shan évoquait cette épave.

 

Il n’y avait plus de vent ; pas un souffle ; sauf de légers courants d’air créés par les embardées du navire. La fumée rejetée par la cheminée retombait sur le pont ; en passant il la respira. Il sentit la pulsation délibérée ses machines et entendit de faibles bruits qui semblaient avoir survécu au grand tumulte ; les tintements d’accessoires brisés, la chute rapide de quelques débris sur la passerelle. Il perçut distinctement la forme trapue de son capitaine se retenant à une rambarde tordue, immobile et balancé comme s’il eût été cloué aux planches. La tranquillité inattendue de l’air oppressa Jukes :

 

« C’est fait, capitaine, dit-il haletant.

 

– Je pensais bien », répondit Mac Whirr.

 

« Vous pensiez bien, quoi ? » murmura Jukes à lui-même.

 

« Le vent est tombé tout d’un coup », continua le capitaine.

 

Jukes éclata :

 

« Si vous croyez que ça a été un boulot facile… »

 

Mais son capitaine, tout cramponné à la rambarde, ne prêtait aucune attention.

 

« D’après les livres, le pire n’est pas encore passé.

 

– Si la plupart d’entre eux n’avaient pas été à moitié morts de mal de mer et de frayeur, aucun de nous n’en serait sorti vivant, de l’entrepont.

 

– Fallait faire quelque chose pour eux », marmotta Mac Whirr avec obstination. Puis il reprit : « On ne trouve pas tout dans les livres.

 

– Et même, je crois bien qu’ils se seraient jetés sur nous, si je n’avais pas fait sortir l’équipage illico », continua Jukes avec chaleur.

 

Tout à l’heure ils étaient forcés de hurler pour se faire entendre ; à présent, dans la quiétude étonnante de l’air, la moindre parole retentissait ; il leur semblait parler sous une sombre voûte pleine d’échos.

 

À travers une échancrure, au haut du dôme de nuages lacérés, la lueur de quelques étoiles tombait sur la mer obscure qui s’élevait et s’abaissait confusément. Parfois le sommet d’un cône d’eau s’écroulait à bord et se mêlait à l’agitation roulante de l’écume sur le pont submergé ; et des nuages bas fermaient circulairement la citerne au fond de laquelle le Nan-Shan barbotait. Ce cercle de vapeurs denses tournoyait d’une façon folle autour de son centre si calme, entourait le navire comme un mur ininterrompu d’un aspect inconcevablement sinistre. À l’intérieur du cercle, la mer agitée comme par une propulsion interne s’élevait en montagnes à pic qui cherchaient à se chevaucher, se heurtaient entre elles et claquaient pesamment contre les flancs du Nan-Shan, cependant qu’un gémissement affaibli, l’infinie plainte de la fureur de la tempête, arrivait de par-delà les confins de ce calme oppressant.

 

Le capitaine Mac Whirr restait silencieux. Jukes, l’oreille tendue, perçut soudain le rugissement lointain et traînant de quelque immense lame invisible qui prenait son élan sous l’épaisse obscurité formant l’effroyable limite de son cercle visuel.

 

« Naturellement, recommença-t-il acrimonieusement ; ils s’imaginaient que nous en profitions pour les piller. Naturellement ! Vous aviez dit de ramasser l’argent. Plus facile à dire qu’à faire. Ils ne pouvaient pas deviner ce que nous avions dans la tête. Nous sommes arrivés comme une bombe au beau milieu d’eux. Obligés de charger à fond et vivement.

 

– Du moment que c’est fait…, marmotta le capitaine, sans essayer de regarder Jukes. Il fallait faire pour le mieux.

 

– Et ce sera encore le diable pour régler les comptes quand ceci sera fini, dit Jukes, qui se sentait tout endolori. Laissez-les seulement se ressaisir un peu, et vous verrez ! Ils nous sauteront à la gorge, capitaine. N’oubliez pas, capitaine, que le Nan-Shan n’est plus un navire anglais maintenant. Et ces animaux-là le savent bien aussi. Le sacré pavillon siamois…

 

– N’empêche pas que nous sommes à bord, remarqua Mac Whirr.

 

– Et nous n’en avons pas fini avec les embêtements », insistait Jukes d’un ton prophétique. Il trébucha, se rattrapa. « Quelle épave ! » ajouta-t-il tout bas.

 

« Ce n’est pas encore fini, acquiesça le capitaine à mi-voix… Veillez un instant, n’est-ce pas…

 

– Vous allez quitter la passerelle, capitaine ? » demanda Jukes anxieusement, comme si l’orage n’attendait que le départ du capitaine pour foncer sur le navire.

 

Il le contempla, ce navire battu, solitaire, qui faisait effort dans un décor sauvage de montagnes d’eau noire éclairées par les lueurs des mondes lointains, qui avançait lentement, rejetant, au cœur muet de l’ouragan, l’excès de sa force, en un blanc nuage de vapeur – et la vibration profonde de l’échappement semblait l’inquiet barrissement d’une créature marine, impatiente de reprendre le combat. Brusquement cela cessa. L’air tranquille gémit. Jukes, au-dessus de sa tête, vit scintiller quelques étoiles au fond d’un gouffre de nuées. Au-dessous de ce puits étoilé, les nuages d’encre formant margelle surplombaient directement le navire. Les étoiles lui semblaient le regarder avec une attention particulière, comme si c’eût été pour la dernière fois – et l’on eût dit aussi une couronne de splendeur posée comme un diadème sur un front courroucé.

 

Le capitaine Mac Whirr était allé dans la chambre de veille. On n’y voyait goutte, mais cela ne l’empêchait pas de sentir le désordre de la chambre où il vivait d’habitude d’une façon si ordonnée. Son fauteuil était renversé. Les livres étaient tombés à terre : un morceau de verre craqua sous sa botte. À tâtons il chercha des allumettes et trouva la boîte derrière le rebord d’un rayon. Il en alluma une, et, plissant le coin des yeux, tendit la petite flamme vers le baromètre. L’instrument de verre et de métal branlait du chef et semblait lui faire des signes.

 

Le mercure était bas – incroyablement bas ; si bas que le capitaine Mac Whirr crut devoir émettre un grognement. L’allumette s’éteignit ; il en sortit vivement une autre qu’il tint entre ses doigts gourds.

 

Une petite flamme brilla de nouveau sur le verre et le métal du baromètre au chef branlant. Les yeux de Mac Whirr s’y fixèrent. Il les fermait à demi pour concentrer son attention, comme épiant un signe imperceptible. Avec sa face grave, il ressemblait à un bonze difforme et botté en train de consulter une idole et lui brûlant au nez de l’encens. Il n’y avait pas d’erreur ; il n’avait de sa vie vu le baromètre aussi bas.

 

Le capitaine Mac Whirr émit un petit sifflement, puis resta plongé dans ses pensées jusqu’à ce que la flamme, diminuée jusqu’à n’être plus qu’une lueur bleue, mourût en lui brûlant le bout des doigts. Peut-être, après tout, l’instrument était-il détraqué !

 

Il y avait un baromètre anéroïde vissé au-dessus de la couchette. Il se tourna dans cette direction, alluma une autre allumette et la face blanche de l’instrument lui apparut. Le cadran, du haut de la cloison, le dévisageait de façon significative ; et l’inflexibilité de la matière, en face de quoi toute contradiction devient vaine, s’imposait à la sagesse incertaine des hommes. Il n’y avait plus moyen de douter. Le capitaine Mac Whirr haussa les épaules et jeta l’allumette.

 

Advienne le pire ! si l’on ne pouvait plus l’éviter. Mais s’il fallait en croire les livres, ce pire allait offrir du diablement mauvais. L’expérience de ces six dernières heures avait élargi sa compréhension ; il se doutait à présent de ce que le mauvais temps pouvait offrir : « Ça va être terrifiant », prononça-t-il mentalement.

 

Il n’avait pas eu conscience de regarder autre chose que les baromètres, à la lumière des allumettes ; pourtant, il avait vu que sa carafe d’eau et les deux verres avaient été arrachés de leurs supports. Cela lui donna une idée plus précise des secousses que le navire avait dû subir. « Je ne l’aurais jamais cru », pensa-t-il. Sa table aussi avait été chambardée : règles, crayons, encrier – tout ce qui avait une place assignée et sûre – toutes ces choses à terre, comme si une main malfaisante les eût arrachées une à une pour les lancer sur le plancher mouillé.

 

L’ouragan s’était même introduit dans les aménagements de sa vie privée, ce qui n’était encore jamais arrivé ; et un sentiment de consternation envahit Mac Whirr au plus profond de son flegme. Et le pire restait à venir ! Il était content que l’incident fâcheux de l’entrepont ait été découvert à temps. Après tout, si le navire devait disparaître, au moins il ne coulerait pas avec des gens en train de s’entre-déchirer. Cela, c’était proprement inadmissible. Et dans sa protestation entrait une intention d’humanité aussi bien que l’obscur sentiment des convenances. Ces pensers subits participaient de la nature du capitaine et restaient essentiellement lents et lourds.

 

Il étendit la main pour replacer la boîte d’allumettes sur le coin du rayon. Il avait donné l’ordre depuis longtemps qu’il y eût toujours là des allumettes :

 

« Une boîte… juste ici, voyez ? Pas tout à fait pleine… Ici, où je puisse poser la main dessus, steward. Je peux avoir besoin d’une lumière tout à coup. On ne s’imagine pas tout ce dont on peut avoir besoin tout à coup, à bord d’un navire. Rappelez-vous. »

 

Et de son côté, naturellement, il prenait soin de remettre scrupuleusement les allumettes à leur place. Ainsi fit-il cette fois encore ; mais, avant de retirer sa main, l’idée lui vint que, peut-être, il n’aurait plus jamais l’occasion de se servir de cette boîte. La véhémence de cette idée l’arrêta dans son geste et pendant une infinitésimale fraction de seconde, il demeura les doigts refermés sur ce petit objet comme sur le symbole de toutes les menues habitudes qui nous enchaînent au cours fastidieux de la vie. Il la lâcha enfin, et se laissant tomber sur sa couchette, il attendit l’annonce du vent. Rien encore. Il n’entendait pas d’autre bruit que ceux de l’eau, les fortes éclaboussures, les chocs sourds des lames en désordre qui assaillaient son navire de toutes parts. Jamais le Nan-Shan n’aurait le répit nécessaire pour dégager ses ponts !

 

La quiétude de l’air était déconcertante ; il la sentait tendue et fragile comme un cheveu qui retiendrait une épée suspendue au-dessus de sa tête.

 

Durant cet armistice tragique la tempête pénétrait la résistance de l’homme et lui descellait les lèvres. La voix de Mac Whirr s’éleva dans la solitude et la nuit noire de sa cabine, comme s’adressant à un autre être qui se fût éveillé en lui-même.

 

« Ça m’ennuierait de le perdre », dit-il à mi-voix.

 

Il était assis, loin des yeux, à l’écart de la mer, du navire même, isolé comme forclos du courant de sa propre existence, car des incongruités comme celle de se parler à soi-même n’y eussent sûrement pas trouvé place. Ses mains posaient à plat sur ses genoux ; il courbait la nuque et soufflait lourdement ; il s’abandonnait à une étrange sensation de lassitude, où un peu plus de clairvoyance lui eût permis de reconnaître la courbature de l’esprit.

 

Il pouvait, sans se lever, atteindre la porte de sa toilette. Il devait y avoir là un essuie-main. « Oui. Le voici… » Il le prit ; il s’épongea la face, puis continua, frictionnant sa tête trempée. Il frottait et se bouchonnait dans le noir ; puis laissa retomber sa serviette sur ses genoux et demeura immobile. Un instant s’écoula dans un si profond silence que personne n’eût deviné qu’un homme était assis là, dans sa cabine. Puis un chuchotement s’éleva.

 

« Il peut encore s’en tirer. »

 

 

Quand le capitaine Mac Whirr reparut sur la passerelle, ce qu’il fit soudain, comme s’il avait pris brusque conscience de s’en être éloigné trop longtemps, le calme avait déjà duré plus d’un quart d’heure, – assez longtemps pour être devenu intolérable même au peu d’imagination de Mac Whirr.

 

Jukes, immobile à l’avant de la passerelle, commença de parler tout à coup. Sa voix blanche et forcée semblait couler à travers des dents serrées et se répandre tout autour de lui dans l’obscurité qui s’épaississait de nouveau sur la mer.

 

« J’ai fait relever l’homme de barre. Hackett commençait à crier qu’il n’en pouvait plus. Il est étendu là, le long du servo-moteur, avec un visage de mort. Je n’ai pu d’abord obtenir que quelqu’un grimpât pour relever le pauvre diable. Ce maître d’équipage vaut moins que rien, je l’ai toujours dit. J’ai cru que je serais obligé d’y aller moi-même et d’en sortir un par la peau du cou.

 

– Ah ! bon ! » marmotta le capitaine. Il restait vigilant aux côtés de Jukes.

 

« Le premier lieutenant est aussi là-dedans, qui se tient la tête. Est-il blessé, capitaine ?

 

– Non : fou, rectifia brièvement Mac Whirr.

 

– On dirait pourtant qu’il est tombé.

 

– J’ai été obligé de le pousser », expliqua le capitaine.

 

Jukes soupira avec impatience.

 

« Ça va venir très brusquement, dit le capitaine, ça va venir de là… je crois. Dieu seul le sait… Ces livres ne sont bons qu’à vous brouiller la cervelle et à vous rendre nerveux. Ça va être mauvais et voilà tout. Si seulement nous avions le temps de virer pour tenir tête… »

 

Une minute passa, quelques étoiles clignotèrent rapidement et s’évanouirent.

 

« Vous les avez laissés à peu près en sûreté ? commença Mac Whirr d’une façon abrupte, comme si le silence lui pesait.

 

– C’est aux coolies que vous pensez, capitaine ? J’ai tendu des sauvegardes, dans tous les sens, à travers l’entrepont.

 

– Oui ? Bonne idée, monsieur Jukes !

 

– Je ne… pensais pas que cela vous intéresserait de savoir… dit Jukes. (Les secousses du navire coupaient ses phrases comme si quelqu’un l’eût secoué tandis qu’il parlait.) … comment je m’étais tiré de cette infernale besogne. Nous nous en sommes tirés. Et cela n’aura peut-être aucune importance, en fin de compte.

 

– Il fallait faire pour le mieux, pour tous. Ce ne sont que des Chinois. Mais il faut leur donner les mêmes chances qu’à nous, que diable ! Tout n’est pas encore perdu. C’est déjà assez malheureux d’être enfermés là en bas pendant une tempête.

 

– C’est ce que j’ai pensé quand vous m’avez donné la corvée, capitaine, interrompit Jukes d’un ton chagrin.

 

– … sans être encore écharpés, poursuivit Mac Whirr avec une véhémence croissante. Je ne pourrais tolérer cela sur mon navire, même si je savais qu’il n’a plus que cinq minutes à vivre. Pourrais pas le supporter, monsieur Jukes. »

 

Comme un cri roulant à travers les échos d’une gorge rocheuse, un bruit bizarre et caverneux s’approcha du navire, puis s’éloigna. La dernière étoile, élargie, brouillée, et qui semblait retourner à la nébuleuse originelle, lutta quelques instants encore avec la formidable nuit qui s’approfondissait au-dessus du navire ; puis s’éteignit.

 

« À nous maintenant, souffla le capitaine Mac Whirr. Eh ! Monsieur Jukes ?

 

– Présent, capitaine. »

 

Les deux hommes se perdirent de vue.

 

« Il faut avoir confiance qu’il va traverser cela et ressortir de l’autre côté. Ceci est clair et net. Il n’y a pas de place ici pour la stratégie des tempêtes du capitaine Wilson.

 

– Non, capitaine.

 

– Il va être étouffé et balayé pendant des heures encore, grommela le capitaine, mais, à l’heure qu’il est, il ne reste plus guère sur le pont à emporter… que vous ou moi.

 

– Nous deux à la fois, capitaine, chuchota Jukes haletant.

 

– Vous allez toujours au-devant des ennuis, Jukes, fit le capitaine d’un ton de remontrance bizarre. Bien qu’en fait, le premier lieutenant ne soit bon à rien. Vous seriez laissé tout seul que… »

 

Le capitaine Mac Whirr s’interrompit, et Jukes, lançant de vains regards dans le noir, demeura silencieux.

 

« Ne vous laissez surtout déconcerter par rien, continua le capitaine précipitamment, et toujours faites face au vent. Ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, mais les plus grosses lames courent toujours dans le sens du vent. Debout au vent – toujours debout au vent – c’est le seul moyen d’en sortir. Vous êtes un novice. Faites face, ça n’est déjà pas si facile. Et du sang-froid.

 

– Oui, capitaine », dit Jukes, le cœur battant.

 

Pendant les quelques secondes qui suivirent, le capitaine parla à la chambre des machines et écouta la réponse.

 

Sans raison appréciable Jukes sentit alors la confiance l’envahir ; c’était comme un souffle chaud venu de l’extérieur, qui le pénétrait et le faisait se sentir désormais à hauteur de n’importe quelle exigence.

 

Le lointain murmure des ténèbres s’insinua furtivement dans son oreille. Il le nota, sans s’émouvoir, grâce à cette foi soudaine en lui-même, comme un homme à l’abri d’une cotte de mailles examinerait la pointe d’une lance.

 

Le navire fatiguait sans relâche parmi les noires collines des eaux, payant par ce rude ballottement la rançon de sa vie. On entendait gronder ses entrailles ; il agitait son blanc panache de vapeur dans la nuit ; et la pensée de Jukes glissait comme un oiseau à travers la chambre des machines où M. Rout – un brave homme – se tenait prêt. Quand le grondement cessa il lui sembla qu’il y avait un arrêt de tous les bruits – un arrêt absolu – durant lequel la voix du capitaine Mac Whirr retentit.

 

« Qu’est-ce que cela ? Une bouffée de vent ? » (La voix retentissait d’une manière saisissante, et beaucoup plus forte que Jukes ne l’avait jamais entendue.) « À l’avant. Ça va bien. Il peut encore s’en tirer. »

 

Le murmure du vent s’approchait rapide. En première ligne on pouvait distinguer une sorte de plainte assoupie et, très loin, à l’arrière, l’accroissement d’une clameur multiple qui s’avançait en s’étalant. On y distinguait comme des roulements d’une multitude de tambours, une note impétueuse et mauvaise, et le chant d’une foule en marche.

 

Jukes avait cessé de voir distinctement son capitaine. L’obscurité s’amoncelait littéralement autour d’eux. Tout au plus pouvait-il discerner des gestes, un mouvement de l’avant-bras relevé, une tête se rejetant en arrière.

 

Le capitaine Mac Whirr, un peu moins placidement que de coutume, s’efforçait de faire entrer dans sa boutonnière le bouton d’en haut de son ciré. L’ouragan qui met les flots en démence, qui fait sombrer les bateaux, et qui déracine les arbres, qui renverse les murailles et précipite l’oiseau de l’air contre le sol, l’ouragan avait rencontré sur sa route cet homme taciturne et son plus grand effort n’avait pu que lui arracher quelques mots. Avant que le courroux renouvelé des tempêtes ne se jetât de nouveau sur le navire, le capitaine Mac Whirr fut réduit à déclarer, d’un ton comme contrarié :

 

« Ça m’ennuierait qu’il se perdît. »

 

Cette contrariété lui fut épargnée.

 

VI

Par un brillant jour ensoleillé le Nan-Shan fit son entrée à Fou-Tchéou. La brise favorable chassait par-devant lui sa fumée. Son arrivée fut immédiatement remarquée à terre, et les marins du port se disaient : « Regardez ! Mais regardez donc ce vapeur. Qu’est-ce que c’est ? Siamois, hein ? Non, mais regardez-le ! » Il semblait en effet avoir servi de cible aux secondes batteries d’un croiseur. Une grêle de petits obus n’aurait pu donner à ses œuvres mortes un aspect plus dévasté, plus défoncé, plus ruineux : il avait cet air las et épuisé des navires qui s’en reviennent du bout du monde ; – et non sans cause, car dans son court voyage il avait été très loin, jusqu’à entrevoir même les côtes de l’Au-delà, de ce grand inconnu d’où jamais navire ne revint pour rendre à la poussière du continent les marins de son équipage. Il était incrusté et gris de sel jusqu’à la pomme de ses mâts et jusqu’au sommet de sa cheminée, « comme si son équipage (dit un marin facétieux) l’eût repêché du fond de la mer et l’eût amené ici pour recevoir la prime de sauvetage ». Il ajouta, excité par l’heureux effet de ses remarques spirituelles, qu’il en offrait cinq livres « sans inventaire ».

 

Le Nan-Shan n’était pas à quai depuis une heure, qu’un petit homme maigre au nez rouge, à la figure rageuse, débarquait d’un sampan sur le quai de la Concession étrangère et se retournait incontinent pour lui montrer le poing.

 

Un grand individu aux jambes ridiculement maigres pour sa vaste bedaine et aux yeux liquides s’approcha en se dandinant :

 

« Vous venez d’en sortir, hein ? dit-il. Pas été long… »

 

Il portait un complet de flanelle bleue couvert de taches ; aux pieds des souliers de cricket tout boueux ; une moustache d’un gris jaunâtre retombait sur sa lèvre. Les bords de son chapeau, en deux endroits, s’étaient détachés de la coiffe et laissaient paraître le jour.

 

« Hallo ! Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda l’ex-premier lieutenant du Nan-Shan en lui serrant la main précipitamment.

 

– J’attends pour un poste dont on m’a parlé, quelque chose de sérieux », expliqua l’homme au chapeau crevé en soufflant d’une façon poussive.

 

Le lieutenant montra de nouveau le poing au Nan-Shan.

 

« Il y a là-dedans un type qui n’est même pas capable de commander un radeau, déclara-t-il vibrant de colère, tandis que l’autre regardait autour de lui d’un air morne.

 

– C’est vrai ? »

 

Mais il aperçut sur le quai un lourd coffre de marin, peint en brun, sous une couverture de toile à voile effilochée et amarrée avec de la manille neuve. Il le lorgna avec intérêt.

 

« Je parlerais bien, et j’en aurais long à dire, n’était ce sacré pavillon siamois. Personne à qui se plaindre… sans quoi, il lui en cuirait… canaille ! Il a dit à son mécanicien en chef – encore une autre canaille – que j’avais perdu la tête. C’est le plus grand tas d’idiots et de mabouls qui aient jamais navigué. Non ! tu ne peux t’imaginer…

 

– Tu as reçu ta paie ? demanda soudain son minable compagnon.

 

– Oui. Il m’a réglé mon compte à bord. « Allez-vous-en déjeuner à terre », m’a-t-il dit.

 

– Vieux grigou ! commenta le grand individu d’un air vague, et, passant sa langue sur ses lèvres : Si on allait boire un coup ?

 

– Il m’a frappé ! siffla le premier lieutenant rageusement.

 

– Non ? Frappé ! Pas vrai ? » L’homme en bleu se mit à s’agiter avec sympathie. « On ne peut vraiment pas causer ici. Je voudrais savoir tous les détails. Frappé ! – Hein ? Cherchons quelqu’un pour porter ton coffre. Je connais un endroit bien tranquille où on peut avoir de la bière en bouteilles… »

 

M. Jukes, qui scrutait le rivage à travers les jumelles du bord, informa plus tard le mécanicien en chef que « notre ancien lieutenant n’a pas mis longtemps à trouver un ami. Un type qui ressemble fort à un vadrouilleur ; je les ai vus quitter le quai ensemble ».

 

Le tintamarre des coups de marteau et des calfatages indispensables ne troublait point le capitaine Mac Whirr. Dans la chambre de veille enfin remise en ordre, il écrivait une lettre ; le steward qui faisait la pièce y découvrit ensuite des passages d’un intérêt si absorbant que, par deux fois, il faillit se laisser surprendre en flagrant délit d’indiscrétion. Mais cette même lettre, quand elle parvint à Mme Mac Whirr, dans le salon de sa maison de banlieue est de Londres, lui fit étouffer un bâillement. Pourquoi l’étouffait-elle ? Par respect pour elle-même sans doute, car il n’y avait personne d’autre dans la pièce.

 

Elle était à demi étendue sur un fauteuil pliant en bois doré, recouvert de peluche, auprès d’une cheminée carrelée où flambait un feu de charbon ; des éventails japonais en ornaient le dessus. Élevant les mains elle jeta un coup d’œil las sur les nombreuses pages. Était-ce sa faute, après tout, si les lettres de son mari étaient si plates, si désespérément fastidieuses – depuis le « Ma très chère femme » du début, jusqu’au « Ton mari affectueux » de la fin. On ne pouvait vraiment pas lui demander de s’intéresser à toutes ces affaires de marine, ni d’y comprendre quelque chose. Naturellement elle était contente de recevoir des nouvelles ; mais quant à préciser pourquoi…

 

« … On les appelle des typhons… Notre second n’avait pas l’air d’être de cet avis… pas dans les livres… ne pouvait pas laisser les choses se passer ainsi… »

 

Le papier bruissa vivement : « un calme qui dura plus de vingt minutes », lut-elle par manière d’acquit ; les premiers mots que ses yeux indifférents rencontrèrent ensuite, dans le haut d’une autre page : … « te revoir ainsi que les enfants » Elle eut un mouvement d’impatience.

 

Qu’est-ce qu’il avait à toujours parler de retour ? Jamais pourtant son traitement n’avait été si élevé. Alors à quoi bon ?

 

Il ne lui vint pas à l’idée de tourner la feuille pour revenir à la page précédente. Elle y aurait vu raconté que, entre quatre et six heures du matin, le 25 décembre, le capitaine Mac Whirr avait bien cru que le Nan-Shan avait atteint son heure dernière, et qu’avec une pareille mer, il perdait espoir de revoir jamais sa femme et ses enfants.

 

Voici ce que personne ne devait jamais connaître (une lettre est si vite égarée), personne au monde que le steward – qui, lui du moins, avait été vivement impressionné par cette révélation. Il en éprouva même le besoin de tâcher de faire comprendre au cuisinier qu’on « l’avait échappé belle », en affirmant :

 

« Le vieux lui-même pensait qu’il ne nous restait guère plus d’une fichue chance d’en sortir.

 

– Qu’est-ce que tu en sais ? demanda avec mépris le maître queux, un vieux soldat. Il a peut-être bien été te le raconter.

 

– Il m’a laissé entendre quelque chose de ce genre, répondit le steward payant d’effronterie.

 

– Ta gueule. C’est à moi qu’il viendra le dire la fois prochaine ! » ricana le vieux cuisinier par-dessus son épaule.

 

Mme Mac Whirr, un peu inquiète, regardait plus loin. « … ai fait pour le mieux… pauvres malheureux… seulement trois jambes cassées et un… pensé qu’il valait mieux étouffer l’affaire… espère avoir fait ce qu’il fallait. »

 

Ses mains retombèrent. Non ! pas d’autre allusion à son retour. Il avait dû simplement exprimer un souhait pieux. Mme Mac Whirr respira et la pendule de marbre noir (que le bijoutier de l’endroit estimait à trois livres dix-huit shillings six pence), eut un tic-tac discret et furtif.

 

Brusquement la porte s’ouvrit ; une fillette se précipita dans la pièce ; elle était à l’âge des jupes courtes et des jambes longues. Une abondance de cheveux incolores et plats flottait sur ses épaules. En voyant sa mère, elle s’arrêta net et dirigea sur la lettre de pâles yeux inquisiteurs.

 

« C’est de papa, murmura Mme Mac Whirr. Qu’est-ce que tu as fait de ton ruban ? »

 

La fillette porta la main à la tête et fit la moue.

 

« Il va bien, continua Mme Mac Whirr d’un air alangui, du moins, je le pense ; il ne parle jamais de sa santé. »

 

Elle fit entendre un petit rire. La figure de la fillette exprima une indifférence distraite, et Mme Mac Whirr la contempla avec fierté.

 

« Va mettre ton chapeau, dit-elle au bout d’un instant. Je sors faire des courses. Il y a une exposition de blanc chez Linom.

 

– Oh ! quelle chance ! » s’écria l’enfant d’un ton subitement grave et vibrant, en bondissant hors de la chambre.

 

C’était un bel après-midi de ciel gris ; les trottoirs étaient secs. Devant la porte du magasin de nouveautés, Mme Mac Whirr salua d’un sourire une femme à l’allure de matrone, aux formes généreuses, vêtue d’un manteau noir cuirassé de jais. Une couronne de fleurs artificielles s’épanouissait au-dessus de sa face bilieuse. Ces dames se précipitèrent au-devant l’une de l’autre, s’exclamant ensemble et se mirent à caqueter de conserve avec une précipitation qui faisait croire que peut-être la rue allait s’entrouvrir et avaler leur plaisir avant qu’elles n’aient achevé de l’exprimer.

 

Derrière elles les hautes portes de verre du magasin battaient sans répit. Mais ces dames obstruaient le passage. Des messieurs patientaient poliment. Quant à Lydia, elle était tout occupée à piquer le bout de son ombrelle entre les dalles du trottoir. Mme Mac Whirr parlait avec volubilité :

 

« Je vous remercie. Non ; il ne revient pas encore. C’est triste, naturellement, de ne pas l’avoir avec nous ; mais c’est si réconfortant de savoir qu’il se porte bien. »

 

Mme Mac Whirr reprit haleine.

 

« Le climat de là-bas lui convient si bien », ajouta-t-elle radieuse, comme si le pauvre Mac Whirr eût été faire un tour en Chine pour raison de santé.

 

 

Le mécanicien en chef ne revenait pas encore, lui non plus. M. Rout connaissait trop bien la valeur d’un bon poste.

 

« Salomon dit que les prodiges ne cesseront jamais ! » cria Mme Rout joyeusement à la vieille dame assise dans son fauteuil au coin du feu. La mère de M. Rout bougea légèrement ses deux mains fanées qui reposaient sur ses genoux dans des mitaines noires.

 

Les yeux de la belle-fille semblaient danser sur le papier.

 

« Ce capitaine du navire sur lequel il est – un homme assez borné, vous vous rappelez, mère ? – a fait quelque chose d’assez fort, à ce que dit Salomon.

 

– Oui, ma chère », dit la vieille femme débonnairement ; elle inclinait en avant sa tête argentée, avec cet air de calme intérieur des très vieilles gens qui semblent s’absorber dans la contemplation des dernières lueurs de l’existence : « Je crois bien me rappeler. »

 

Salomon Rout, le vieux Sal, le père Sal, le chef, Rout ce « brave homme », – M. Rout, l’ami paternel et indulgent de la jeunesse, avait été le benjamin de ses nombreux enfants tous morts aujourd’hui. Elle se le rappelait particulièrement à l’âge de dix ans (bien avant qu’il ne partît faire son apprentissage dans une grande usine du Nord). Elle l’avait si peu vu depuis ; elle avait parcouru tant d’années, qu’il lui fallait maintenant retourner bien loin en arrière pour se le remémorer distinctement à travers la brume du temps. Parfois, il lui semblait que sa belle-fille parlait d’un étranger.

 

Mme Rout fils était déçue.

 

« Hum ! hum ! » elle tourna la page. « Que c’est vexant ! Il ne dit pas ce que c’est. Il dit que je ne pourrais pas comprendre. Je me demande qu’est-ce que cela pouvait bien être de si malin. Quel misérable de ne pas nous le dire ! » Elle continua sa lecture, sans faire d’autre remarque, et quand elle eut fini se mit à contempler le feu.

 

Rout ne touchait que deux mots du typhon ; mais quelque chose l’avait poussé à exprimer un désir croissant d’avoir la joviale Mme Rout auprès de lui : « S’il n’y avait pas la question de ma mère, qu’on ne peut tout de même pas laisser, je t’enverrais l’argent de ton voyage tout de suite. Tu pourrais installer une petite maison ici ; j’aurais l’occasion de te voir de temps en temps. Nous ne rajeunissons pas…

 

– Il va bien, mère, soupira Mme Rout en se secouant.

 

– Il a toujours été un garçon fort et bien portant », dit placidement la vieille femme.

 

Le compte rendu de M. Jukes était par contre fort animé et des plus complets. Son ami, dans le service de la navigation d’Occident, le communiqua généreusement à tous les autres officiers de son transatlantique.

 

« Un type que je connais m’écrit pour me raconter une affaire extraordinaire arrivée à bord de son navire pendant ce coup de typhon dont on a parlé dans les journaux, il y a deux mois, vous devez vous en souvenir ? C’est la chose du monde la plus comique. Vous allez voir vous-même ce qu’il en dit : tenez, voici sa lettre. »

 

Il y avait dans cette lettre l’exagération d’une fermeté d’âme indomptable et joyeuse. Jukes était de bonne foi, et ce qu’il en disait était vrai, du moins au moment où il l’écrivait. Il racontait d’une façon sinistre les scènes dans l’entrepont :

 

« … Comme dans un éclair, il me vint à l’esprit que ces maudits Chinois n’étaient pas tenus de comprendre le sentiment qui nous faisait agir ; or nous nous comportions en apparence comme des brigands qualifiés. Il ne fait jamais bon de séparer un Chinois de son argent, du moins quand il est le plus fort. Par un tel temps, pour risquer un cambriolage il eût fallu être vraiment forcené ; mais qu’est-ce que ces gueux connaissaient de nous ? Aussi sans perdre mon temps à réfléchir je fis sortir tout l’équipage en un clin d’œil. Notre ouvrage était fini – que le vieux avait tant à cœur ! – Nous leur cédâmes la place sans rester à leur demander comme ils se sentaient. Je suis convaincu que s’ils n’avaient pas été aussi impitoyablement secoués, et (tous sans exception) effrayés d’avoir à se tenir debout, nous aurions été mis en pièces. C’était complet, je vous assure ! et vous pouvez battre les mers du Nord et du Sud et jusqu’à la consommation des siècles avant de vous trouver avec une pareille corvée sur les bras. »

 

Après quoi, il se lançait dans une appréciation technique des dommages matériels subis par le navire, puis il continuait :

 

« Mais ce n’est qu’après que le gros temps se fut calmé que notre tâche devint vraiment délicate. Il ne nous était d’aucun avantage, vous pensez bien, de naviguer depuis peu sous pavillon siamois ; encore que, le commandant n’ait jamais pu se persuader que cela fit une différence. – « Tant que c’est nous qui sommes à bord », disait-il. Il y a des choses qui n’ont jamais pu lui entrer dans la tête. Autant tâcher de convaincre un baldaquin. Ajoutez à cela l’isolement du navire dans ces mers de Chine, un isolement infernal, sans consuls, sans aucune canonnière à soi nulle part, sans une âme à qui s’adresser en cas de difficulté.

 

« Mon idée à moi était de maintenir tous ces magots à fond de cale une quinzaine d’heures de plus, c’est-à-dire jusqu’au temps que nous ayons pu gagner Fou-Tchéou. Là nous aurions vraisemblablement rencontré quelque navire de guerre, et une fois sous la protection des canons, sauvés ! car il va de soi que le commandant de n’importe quel vaisseau de guerre – Anglais, Français ou Hollandais – dans le cas d’une rixe à bord, se met du côté des blancs. Nous serions alors en posture de pouvoir nous débarrasser d’eux et de leur argent en remettant le tout entre les mains de leur Taotï ou de je ne sais quel mandarin à lunettes vertes comme on en voit circuler en chaise à porteurs dans les infectes ruelles de leurs cités.

 

« Mais le vieux ne voulut rien savoir. Il désirait apaiser l’affaire. Il s’était fourré cette idée dans la tête et un treuil à vapeur n’aurait pu l’en arracher. Il désirait qu’on fit le moins de bruit possible autour de cela, et que ni le nom du bateau n’y fût compromis, ni les armateurs, « ni aucun des intéressés » comme il disait en enfonçant ses yeux dans les miens. Moi cela me rendait furieux. Comment pouvait-il espérer que cette affaire ne fit pas de bruit ? Ce qui était certain c’est que les malles des Chinois, au début de la traversée, avaient été fixées de manière à pouvoir affronter n’importe quelle tempête de ce monde ; mais ce qui s’était rué sur nous était quelque chose de tellement diabolique que rien ne peut vous en donner une idée.

 

« Cependant, moi, je ne tenais presque plus sur mes jambes. Il n’y avait plus de relève pour aucun de nous depuis près de trente heures ; et le vieux restait là, à se frotter le menton, à se gratter le crâne, si embêté qu’il ne songeait même, pas à enlever ses bottes.

 

« – J’espère, capitaine, lui ai-je dit, que vous n’allez tout de même pas les lâcher sur le pont avant que nous ayons pris nos mesures d’une manière ou d’une autre ?

 

« Non pas que je me sentisse grande envie de résister à ces gueux s’ils se mettaient en tête de réclamer leur dû, mais les démêlés avec les Chinois n’ont jamais été jeux d’enfants. Surtout je me sentais éreinté.

 

« – Par pitié, lui dis-je, laissez-nous donc leur jeter en tas leurs dollars et allons nous reposer pendant qu’ils régleront à coups de griffes le partage.

 

« – Voyons, Jukes, vous déraisonnez ! dit-il en levant les yeux vers moi de cette façon lente qu’il a et qui vous fait souffrir de partout. Il faut que nous inventions quelque chose de juste et à la satisfaction de chacun.

 

« J’avais des tas de choses à faire, comme tu peux l’imaginer ; je mis donc l’équipage au travail ; puis l’envie me prit d’aller m’étendre un instant sur ma couchette.

 

« Je ne reposais que depuis dix minutes lorsque le steward se précipita dans ma chambre, et, me tirant par la jambe :

 

« – Pour l’amour du Ciel, monsieur Jukes, venez vite ! montez sur le pont ! Dépêchez-vous !

 

« Sa précipitation me faisait perdre la tête. Je me demandais ce qui pouvait bien être arrivé : une autre tornade ? ou quoi ? Je n’entendais pas de vent.

 

« – Le capitaine les lâche tous ! Oh ! ils vont être lâchés ! Sautez sur le pont, mon lieutenant ; sauvez-vous. Le chef mécanicien vient de courir en bas chercher son revolver.

 

« Voilà ce que me racontait cet imbécile. Pourtant le père Rout m’a juré qu’il n’était jamais descendu que pour chercher un mouchoir propre.

 

« Quoi qu’il en soit, je bondis dans mon pantalon et volai sur le pont d’arrière. Effectivement, on entendait passablement de bruit à l’avant de la passerelle. Quatre hommes étaient occupés sur l’arrière avec le maître d’équipage. Je leur passai quelques-uns de ces fusils que chaque navire a toujours soin d’emporter lorsqu’il voyage dans ces mers d’Extrême-Orient, et je les conduisis vers la passerelle. Chemin faisant, je me cognai contre le vieux Rout qui suçait un bout de cigare éteint ; il paraissait ahuri.

 

« – Venez avec nous ! lui criai-je.

 

« Et tous les sept alors, nous chargeâmes comme un seul homme, jusqu’au roufle. Mais là nous vîmes que tout était fini. Le vieux restait debout, ses grandes bottes encore tirées jusqu’en haut des cuisses ; il était en bras de chemise, car sans doute, ça lui avait donné chaud de se creuser ainsi la cervelle.

 

« À ses côtés l’élégant commis de Bun-Hin, sale comme un ramoneur et le visage encore vert d’émotion. Je vis tout de suite que j’allais prendre quelque chose.

 

« – Que diable signifient ces simagrées, monsieur Jukes ? demanda le vieux du plus furieux qu’il pouvait être – et je dois vous avouer que j’en perdis l’usage de la parole.

 

« Pour l’amour du Ciel, monsieur Jukes, enlevez-leur ces fusils. Vos hommes vont sûrement se blesser avec, si vous n’y veillez. Que le diable m’emporte si l’on ne se croirait pas à Bedlam. Attention, maintenant. J’ai besoin de vous par en haut pour m’aider à compter cet argent avec le Chinois de Bun-Hin. Et puisque vous êtes là, monsieur Rout, vous pourriez bien nous donner aussi un coup de main. Plus nous serons, mieux ça vaudra. »

 

« Il avait arrangé tout dans sa tête pendant que je faisais mon somme.

 

« Nous aurions été un navire anglais, ou simplement nous aurions eu à lâcher notre bande de coolies dans un port anglais, à Hong-Kong par exemple, quelles difficultés n’eussions-nous pas rencontrées : interrogatoires, enquêtes, demandes de dommages et intérêts, que sais-je ? Mais ces Chinois connaissent leurs fonctionnaires mieux que nous.

 

« Déjà les panneaux étaient enlevés, et les Chinois, après une nuit et un jour dans l’entrepont, se tenaient rangés sur le pont. Cela faisait un drôle d’effet de revoir à la lumière du soleil toutes ces faces ravagées aux yeux hagards ; ils semblaient tous ahuris de revoir le ciel, la mer, le navire. Il y avait de quoi, je vous assure ! Car ils avaient enduré de quoi arracher l’âme à un blanc. Mais on dit que les Chinois n’ont pas d’âme. En tout cas, ce qu’ils ont à la place est fichtrement résistant. J’en remarquai un, entre autres, dont l’œil tuméfié sortait à demi d’entre les paupières, gros comme une moitié d’œuf de poule. Un chrétien en eût eu pour un mois de lit ; mais non ! ce gaillard, au milieu de la foule, jouait des coudes et conversait avec les autres comme si de rien n’était. Une grande agitation régnait parmi eux : mais dès que le vieux avançait, sa tête chauve au-dessus d’eux, à l’avant de la passerelle, tous, en bas, arrêtaient de crier et dirigeaient vers lui leurs regards.

 

« Après avoir longuement remué le problème dans sa cervelle, il envoya l’interprète de Bun-Hin expliquer aux Célestes la manière dont ceux-ci allaient rentrer en possession de leur argent.

 

« Étant donné que tous ces coolies avaient travaillé au même endroit et durant un temps égal, il estimait que le plus équitable serait de partager également entre eux l’argent dont nous nous étions provisoirement emparés. C’est ce qu’il m’expliqua par la suite :

 

« – Peu importe que ce soit précisément son dollar à lui ou celui de l’autre ; tous les dollars sont pareils. S’informer auprès de chacun de la somme qu’il apportait à bord ? Ce serait les inviter à mentir et nous risquerions de nous trouver trop loin de compte à la fin.

 

« En quoi j’estime qu’il avait raison. On aurait pu également remettre tout cet argent en bloc au premier fonctionnaire chinois qu’on réussirait à lever à Fou-Tchéou ; mais disait le vieux, « pour l’avantage qu’en auraient retiré ces hommes, autant mettre le tout dans notre poche » ; et sans doute c’eût été l’avis des coolies.

 

« Nous achevâmes la distribution avant la nuit. Je vous assure que c’était un spectacle. Une mer encore démontée, un navire à l’état d’épave. Ces Chinois, un à un, montaient en chancelant sur la passerelle pour recevoir leur dû, et notre vieux Mac Whirr toujours botté, en manches de chemise, à la porte du roufle, faisait la paye. Bien qu’il eût mis bas sa veste, il transpirait comme je ne sais quoi, et par instants, tombait vertement sur Rout ou sur moi à propos de ceci ou de cela qui ne marchait pas tout à fait à son idée. Les estropiés qui ne purent se présenter, il alla leur porter lui-même leur part, sur le panneau n° 2.

 

« Trois dollars qui demeuraient en trop furent donnés en appoint aux trois coolies les plus endommagés ; un à chacun.

 

« Ensuite, nous amenâmes sur le pont, à coups de pelles et de balais, des monceaux : de haillons trempés, des débris sans nom de tas de choses informes, au sujet de quoi nous les laissâmes se débrouiller.

 

« C’était là sûrement la meilleure façon de régler sans bruit cette affaire et pour le plus grand contentement de chacun. Qu’en dis-tu, espèce de rentier de paquebot ? Le vieux Sol lui aussi est d’avis qu’il n’y avait rien de mieux à faire.

 

« Mac Whirr me disait l’autre jour :

 

« – Il y a des choses, voyez-vous, qu’on ne trouve pas dans les livres.

 

« Pour un homme si court, je trouve qu’il ne s’en est pas mal tiré. »

 

 

 

 

 


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Mai 2008

 

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[1] Cette appellation paraît toute naturelle en anglais où les noms de navires sont féminins.

[2] Sabir en usage dans les mers de Chine.

[3] C’est-à-dire entre 47° et 48° centigrades.