Alphonse Daudet

 

 

 

FROMONT JEUNE ET RISLER AÎNÉ

 

 

 

1874

 

Illustrations de Pierre Vidal

Paris Calmann-Lévy, éditeurs

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

LIVRE PREMIER.. 5

I  UNE NOCE CHEZ VÉFOUR.. 6

II  HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE.  TROIS MÉNAGES SUR UN PALIER.. 20

III  HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE.  LES PERLES FAUSSES. 39

IV  HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE.  LES VERS LUISANTS DE SAVIGNY.. 57

V  COMMENT FINIT L’HISTOIRE  DE LA PETITE CHÈBE.. 73

LIVRE DEUXIÈME.. 81

I  LE JOUR DE MA FEMME. 82

II  PERLE VRAIE ET PERLE FAUSSE.. 96

III  LA BRASSERIE DE LA RUE BLONDEL.. 106

IV  À SAVIGNY.. 125

V  SIGISMOND PLANUS TREMBLE POUR SA CAISSE.. 132

VI  L’INVENTAIRE.. 146

VII  UNE LETTRE.. 165

LIVRE TROISIÈME.. 166

I  LE JUSTICIER.. 167

II  EXPLICATION.. 191

III  PAUV’ PITIT MAM’ZELLE ZIZI. 207

IV  LA SALLE D’ATTENTE.. 216

V  UN FAIT-DIVERS. 232

VI  ELLE A PROMIS DE NE PLUS RECOMMENCER.. 252

LIVRE QUATRIÈME.. 270

I  LÉGENDE FANTASTIQUE DU PETIT HOMME BLEU.. 271

II  RÉVÉLATIONS. 285

III  L’ÉCHÉANCE !….. 305

IV  LE NOUVEAU COMMIS DE LA MAISON FROMONT.. 326

V  LE CAFÉ CHANTANT.. 342

VI  LA VENGEANCE DE SIDONIE.. 362

À propos de cette édition électronique. 375

 

LIVRE PREMIER

 

I

UNE NOCE CHEZ VÉFOUR


– Madame Chèbe !

 

– Mon garçon…

 

– Je suis content…

 

C’était bien la vingtième fois de la journée que le brave Risler disait qu’il était content, et toujours du même air attendri et paisible, avec la même voix lente, sourde, profonde, cette voix qu’étreint l’émotion et qui n’ose pas parler trop haut de peur de se briser tout à coup dans les larmes.

 

Pour rien au monde, Risler n’aurait voulu pleurer en ce moment, – voyez-vous ce marié s’attendrissant en plein repas de noces ! – Pourtant il en avait bien envie. Son bonheur l’étouffait, le tenait par la gorge, empêchait les mots de sortir. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de murmurer de temps en temps avec un petit tremblement de lèvres : « Je suis content… Je suis content… »

 

Il avait de quoi l’être, en effet. Depuis le matin, le pauvre homme se croyait emporté par un de ces rêves magnifiques dont on craint de se réveiller subitement, les yeux éblouis : mais son rêve, à lui, ne semblait jamais devoir finir. Cela avait commencé à cinq heures du matin, et à dix heures du soir, dix heures très précises à l’horloge de Véfour, cela durait encore…

 

Que de choses dans cette journée, et comme les moindres détails lui restaient présents ! Il se voyait au petit jour, arpentant sa chambre de vieux garçon dans une joie mêlée d’impatience, la barbe déjà faite, l’habit passé, deux paires de gants blancs en poche… Maintenant voici les voitures de gala, et dans la première là-bas, celle qui a des chevaux blancs, des guides blanches, une doublure de damas jaune, la parure de la mariée s’apercevant comme un nuage… Puis l’entrée à l’église, deux par deux, toujours le petit nuage blanc en tête, flottant, léger, éblouissant… L’orgue, le suisse, le sermon du curé, les cierges éclairant des bijoux, des toilettes de printemps… et cette poussée de monde à la sacristie, le petit nuage blanc, perdu, noyé, entouré, embrassé, pendant que le marié distribue des poignées de mains à tout le haut commerce parisien venu là pour lui faire honneur… Et le grand coup d’orgue de la fin, plus solennel à cause de la porte de l’église large ouverte qui fait participer la rue entière à la cérémonie de famille, les sons passant le porche en même temps que le cortège, les exclamations du quartier, une brunisseuse en grand tablier de lustrine disant tout haut : « Le marié n’est pas beau, mais la mariée est crânement gentille… » C’est cela qui vous rend fier quand on est le marié…

 

Ensuite le déjeuner à la fabrique, dans un atelier orné de tentures et de fleurs, la promenade au Bois, une concession faite à la belle-mère, madame Chèbe, qui, en sa qualité de petite bourgeoise parisienne, n’aurait pas cru sa fille mariée sans un tour de lac ni une visite à la cascade… Puis la rentrée pour le dîner, pendant que les lumières s’allumaient sur le boulevard, où les gens se retournaient pour voir passer la noce, une vraie noce cossue, menée au train de ses chevaux de louage jusqu’à l’escalier de Véfour.

 

Il en était là de son rêve. À cette heure, engourdi de fatigue et de bien-être, le bon Risler regardait vaguement cette immense table de quatre-vingts couverts, terminée aux deux bouts par un fer à cheval, surmontée de visages souriants et connus, où il lui semblait voir son bonheur reflété dans tous les yeux. On arrivait à la fin du dîner. La houle des conversations particulières flottait tout autour de la table. Il y avait des profils tournés l’un vers l’autre, des manches d’habit noir derrière des corbeilles d’asclépias, une mine rieuse d’enfant au-dessus d’une glace aux fruits, et le dessert au niveau des visages entourait toute la nappe de gaieté, de couleurs, de lumières.

 

Oh ! oui, Risler était content. À part son frère Frantz, tous ceux qu’il aimait se trouvaient là. D’abord, en face de lui, Sidonie, hier la petite Sidonie, aujourd’hui sa femme. Pour dîner, elle avait quitté son voile ; elle était sortie de son nuage. À présent, de la robe de soie toute blanche et unie montait un joli visage d’un blanc plus mat et plus doux, et la couronne de cheveux – au-dessous de l’autre couronne si correctement tressée – vous avait des révoltes de vie, des reflets de petites plumes ne demandant qu’à s’envoler. Mais les maris ne voient pas ces choses-là.

 

Après Sidonie et Frantz, ce que Risler aimait le plus au monde, c’était madame Georges Fromont, celle qu’il appelait « madame Chorche », la femme de son associé, la fille de défunt Fromont, son ancien patron et son dieu. Il l’avait mise près de lui, et dans sa façon de lui parler on sentait de la tendresse et de la déférence. C’était une toute jeune femme, à peu près du même âge que Sidonie, mais d’une beauté plus correcte, plus tranquille. Elle causait peu, dépaysée dans ce monde mêlé, s’efforçant pourtant d’y paraître aimable.

 

De l’autre côté de Risler se tenait madame Chèbe, la mère de la mariée, qui rayonnait, éclatait dans sa robe de satin vert luisante comme un bouclier. Depuis le matin, toutes les pensées de la bonne femme étaient aussi brillantes que cette robe de teinte emblématique. À tout moment elle se disait à elle-même : « Ma fille épouse Fromont jeune et Risler aîné de la rue des Vieilles-Haudriettes !… » Car, dans son esprit, ce n’était pas Risler aîné seul que sa fille épousait, c’était toute l’enseigne de la maison, cette raison sociale fameuse dans le commerce de Paris ; et chaque fois qu’elle constatait cet événement glorieux, madame Chèbe se tenait encore plus droite, tendant la soie du bouclier à la faire craquer.

 

Quel contraste avec l’attitude de M Chèbe, placé quelques chaises plus loin ! En ménage, généralement, les mêmes causes produisent des effets tout à fait différents Ce petit homme au grand front d’utopiste, poli, bosselé et vide comme une houle de jardin, avait l’air aussi furieux que sa femme était rayonnante. Cela ne le changeait pas, du reste, car M. Chèbe rageait tout le long de l’année. Ce soir-là, pourtant, il n’avait pas sa mine piteuse et fanée d’habitude, ni ce large paletot flottant dont les poches ressortaient gonflées par des échantillons d’huile, de vin, de truffes, de vinaigre, selon qu’il plaçait l’une ou l’autre de ces marchandises. Son habit noir, magnifique et neuf, faisait pendant à la robe verte, mais malheureusement ses pensées étaient de la couleur de son habit… Pourquoi ne l’avait-on pas mis près de la mariée, comme c’était son droit ? Pourquoi avait-on donné sa place à Fromont jeune ?… Et le vieux Gardinois, le grand-père des Fromont, qu’est-ce qu’il faisait près de Sidonie ?… Ah ! voilà ! Tout aux Fromont et rien aux Chèbe. Et ces gens-là s’étonnent qu’on fasse des révolutions !…

 

Heureusement que, pour épancher sa bile, l’enragé petit homme avait près de lui son ami Delobelle, vieux comédien en retrait d’emploi, qui l’écoutait avec sa physionomie placide et majestueuse des grands jours. On a beau être éloigné du théâtre depuis quinze ans par la mauvaise volonté des directeurs, on trouve encore, quand il faut, des attitudes scéniques appropriées aux événements. C’est ainsi que, ce soir-là, Delobelle avait sa tête des jours de noces, mine demi-sérieuse, demi-souriante, condescendante aux petites gens, à la fois aisée et solennelle. On eût dit qu’il assistait, en vue de toute une salle de spectacle, à un festin de premier acte autour de mets en carton, et il avait d’autant plus l’air de jouer un rôle, ce fantastique Delobelle, que, comptant bien qu’on utiliserait son talent dans la soirée, mentalement, depuis qu’on était à table, il repassait les plus beaux morceaux de son répertoire, ce qui donnait à sa figure une expression vague, factice, détachée, cet air faussement attentif du comédien en scène, feignant d’écouter ce qu’on lui dit, mais ne pensant tout le temps qu’à sa réplique.

 

Chose singulière, la mariée, elle aussi, avait un peu de cette expression. Sur ce jeune et joli visage, que le bonheur animait sans l’épanouir, une préoccupation secrète apparaissait ; et, par moments, comme si elle s’était parlé à elle-même, le frétillement d’un sourire passait au coin de sa lèvre. C’est avec ce petit sourire qu’elle répondait aux plaisanteries un peu gaillardes du grand-père Gardinois, assis à sa droite :

 

– Cette Sidonie, tout de même !… disait le bonhomme en riant… Quand je pense qu’il n’y a pas deux mois elle parlait d’entrer dans un couvent… On les connaît leurs couvents à ces fillettes !… C’est comme on dit chez nous : le couvent de Saint-Joseph, quatre sabots sous le lit !…

 

Et tout le monde autour de la table riait de confiance aux farces campagnardes de ce vieux paysan berrichon, à qui une fortune colossale tenait lieu, dans la vie, de cœur, d’instruction, de bonté, mais non d’esprit ; car il en avait, le finaud, et plus que tous ces bourgeois ensemble. Parmi les gens très rares qui lui inspiraient quelques sympathies, cette petite Chèbe, qu’il avait connue toute gamine, lui plaisait tout particulièrement ; et elle, de son côté, trop récemment riche pour ne pas vénérer la fortune, parlait à son voisin de droite avec une nuance très marquée de respect et de coquetterie.

 

Pour celui de gauche, au contraire, Georges Fromont, l’associé de son mari, elle se montrait pleine de réserve. Leur conversation se bornait à des politesses de table, et même il y avait entre eux comme une affectation d’indifférence. Tout à coup il se fit parmi les convives ce petit frémissement qui annonce qu’on va se lever, un bruit de soie, de chaises, le dernier mot des conversations, l’achèvement des rires, et dans ce, demi-silence, madame Chèbe, devenue communicative, disait très haut à un cousin de province en extase devant le maintien réservé et si tranquille de la nouvelle mariée, debout en ce moment au bras de M. Gardinois :

 

– Voyez-vous, cousin, cette enfant-là… Personne n’a jamais pu savoir ce qu’elle pensait.

 

Alors tout le monde se leva et on passa dans le grand salon. Pendant que les invités du bal arrivaient en foule se mêler aux invités du dîner, que l’orchestre s’accordait, que les valseurs à lorgnon faisaient la roue devant les toilettes blanches des petites demoiselles impatientes, le marié, intimidé par tout ce monde, s’était réfugié avec son ami Planus – Sigismond Planus, caissier de la maison Fromont depuis trente ans – dans cette petite galerie ornée de fleurs, tapissée d’un papier de bosquet à feuillage grimpant qui fait comme un fond de verdure aux salons dorés de Véfour. Là du moins ils étaient seuls, ils pouvaient causer.

 

– Sigismond, mon vieux… je suis content.

 

Et Sigismond aussi était content ; mais Risler ne lui laissait pas le temps de le dire. Maintenant qu’il n’avait plus peur de pleurer devant le monde, toute la joie de son cœur débordait.

 

– Pense donc, mon ami !… C’est si extraordinaire qu’une jeune fille comme elle ait bien voulu de moi. Car enfin, je ne suis pas beau. Je n’avais pas besoin que cette effrontée de ce matin me le dise pour le savoir. Puis j’ai quarante-deux ans… Elle qui est si mignonne !… Il y en avait tant d’autres qu’elle pouvait choisir, des plus jeunes, des plus huppés, sans parler de mon pauvre Frantz, qui l’aimait tant. Eh bien ! non, c’est son vieux Risler qu’elle a voulu… Et cela s’est fait si drôlement… Depuis longtemps je la voyais triste, toute changée. Je pensais bien qu’il y avait quelque chagrin d’amour là-dessous… Avec la mère, nous cherchions, nous nous creusions la tête pour savoir qui ça pouvait être… Voilà qu’un matin madame Chèbe entre dans ma chambre et me dit en pleurant : « C’est vous qu’elle aime, mon pauvre ami !… » Et c’était moi… c’était moi… Hein ? qui se serait jamais douté d’une chose pareille ? Et dire que dans la même année j’ai eu ces deux grandes fortunes… Associé de la maison Fromont et marié à. Sidonie… Oh !…

 

À ce moment, sur une mesure de valse tournoyante et traînante, un couple de valseurs entra en tourbillonnant dans le petit salon. C’était la mariée et l’associé de Risler, Georges Fromont. Aussi jeunes, aussi élégants l’un que l’autre, ils causaient à mi-voix, enfermant leurs paroles dans les cercles étroits de la valse.

 


À ce moment, un couple de valseurs…

 

– Vous mentez… disait Sidonie un peu pâle, toujours avec son petit sourire.

 

Et l’autre, plus pâle qu’elle, répondait :

 

– Je ne mens pas. C’est mon oncle qui a voulu ce mariage. Il allait mourir… vous étiez partie… Je n’ai pas osé dire non…

 

De loin, Risler les admirait :

 

– Comme elle est jolie ! comme ils dansent bien !…

 

Mais, en l’apercevant, les valseurs se séparèrent, et Sidonie vint à lui vivement :

 

– Comment ! vous voilà ? Qu’est-ce que vous faites ?… On vous cherche partout. Pourquoi n’êtes-vous pas là-bas ?…

 

Tout en parlant, d’un joli mouvement de femme impatiente, elle lui refaisait son nœud de cravate. Cela ravissait Risler, qui souriait à Sigismond du coin de l’œil, trop heureux de sentir dans son cou le frôlement de cette petite main gantée pour s’apercevoir qu’elle frémissait de tous ses doigts fins.

 

– Prenez-moi le bras, lui dit-elle, et ils rentrèrent ensemble dans les salons. La longue robe à traîne blanche faisait paraître encore plus gauche l’habit noir mal coupé, mal porté ; mais un habit ne se refait pas comme un nœud de cravate : il fallait bien le prendre tel qu’il était… Pendant qu’ils saluaient, en passant, tous ces gens empressés à leur sourire, Sidonie eut un moment de fierté, de vanité satisfaite. Malheureusement cela ne dura pas. Il y avait dans un coin du salon une jeune et jolie femme que personne n’invitait et qui regardait les danses d’un œil calme, éclairé par toute la joie de la première maternité. Dès qu’il l’aperçut, Risler alla droit à elle et obligea Sidonie à s’asseoir à son côté. Inutile de dire que c’était madame « Chorche ». À quelle autre aurait-il parlé avec cette tendresse respectueuse ? Dans quelle autre main que la sienne aurait-il pu mettre la main de sa petite Sidonie en disant. « Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ? Vous êtes si bonne… Elle a tant besoin de vos conseils, de votre science du monde… » – Mais, mon bon Risler, répondait madame Georges, Sidonie et moi nous sommes d’anciennes amies… Nous avons toutes raisons pour nous aimer encore…

 

Et son regard tranquille et franc cherchait, sans y parvenir, à rencontrer celui de l’ancienne amie… Avec sa parfaite ignorance des femmes et l’habitude qu’il avait de traiter Sidonie comme une enfant, Risler continua du même ton :

 

– Prends modèle sur elle, vois-tu, petite… Il n’y en a pas deux au monde comme madame Chorche… C’est tout le cœur de son pauvre père… Une vraie Fromont !…

 

Sidonie, les yeux baissés, s’inclinait sans rien répondre, avec un frisson imperceptible qui courait du bout de sa bottine de satin au dernier brin d’oranger de sa couronne. Mais le brave Risler ne voyait rien. L’émotion, le bal, la musique, toutes ces fleurs, toutes ces lumières… Il était ivre, il était fou. Cette atmosphère de bonheur incomparable qui l’entourait, il croyait que tous les autres la respiraient comme lui. Il ne sentait pas les rivalités, les petites haines qui se croisaient au-dessus de tous ces fronts parés.

 

Il ne voyait pas Delobelle accoudé à la cheminée, las de son attitude éternelle, une main dans le gilet, le chapeau sur la hanche, pendant que les heures s’écoulaient sans que personne songeât à utiliser ses talents. Il ne voyait pas M. Chèbe, qui se morfondait sombrement entre deux portes, plus furieux que jamais contre les Fromont… Oh ! ces Fromont !… Quelle place ils tenaient à cette noce… Ils étaient là tous avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs amis… On aurait dit le mariage de l’un d’eux… Qui parlait des Risler ou des Chèbe ?… On ne l’avait pas même présenté, lui, le père !… Et ce qui redoublait la fureur du petit homme, c’était l’attitude de madame Chèbe souriant maternellement à tout le monde dans sa robe à reflets de scarabée.

 

D’ailleurs il se trouvait là comme à presque toutes les noces deux courants bien distincts qui se frôlaient sans se confondre. L’un des deux fit bientôt place à l’autre. Ces Fromont qui irritaient tant M. Chèbe et qui formaient l’aristocratie du bal, le président de la chambre de commerce, le syndic des avoués, un fameux chocolatier député au Corps législatif, le vieux millionnaire Gardinois, tous se retirèrent un peu après minuit. Derrière eux, Georges Fromont et sa femme remontèrent dans leur coupé. Il ne resta plus que le côté Risler et Chèbe, et aussitôt la fête, changeant d’aspect, devint plus bruyante.

 

L’illustre Delobelle, fatigué de voir qu’on ne lui demandait rien, s’était décidé à se demander quelque chose à soi-même, et commençait d’une voix retentissante comme un gong le monologue de Ruy-Blas : « Bon appétit, messieurs !… » pendant qu’on se pressait au buffet devant les chocolats et les verres de punch. De petites toilettes économiques s’étalaient sur les banquettes, heureuses de faire enfin leur effet, et ça et là des petits jeunes gens de boutique, dévorés de gandinerie, s’amusaient à risquer un quadrille. Depuis longtemps la mariée voulait partir. Enfin elle disparut avec Risler et madame Chèbe. Quant à M. Chèbe, qui avait recouvré toute son importance, impossible de l’emmener. Il fallait quelqu’un pour faire les honneurs, que diantre !… Et je vous réponds que le petit homme s’en chargeait ! Il était rouge, allumé, fringant, turbulent, presque séditieux. D’en bas on l’entendait causer politique avec le maître d’hôtel de Véfour et tenir des propos d’une hardiesse…

 

… Par les rues désertes, la voiture de noces, dont le cocher alourdi tenait les brides blanches un peu lâches, roulait lourdement vers le Marais.

 

Madame Chèbe parlait beaucoup, énumérant toutes les splendeurs de ce jour mémorable, s’extasiant surtout sur le dîner dont la carte banale avait été pour elle la plus haute expression du luxe. Sidonie rêvait dans l’ombre de la voiture, et Risler, assis en face d’elle, s’il ne disait plus : « Je suis content… » le pensait en lui même de tout son cœur. Une fois il essaya de prendre une petite main blanche qui s’appuyait contre la glace relevée, mais elle se retira bien vite, et il restait là sans bouger, perdu dans une adoration muette.

 

On traversa les Halles, la rue de Rambuteau pleine de voitures de maraîchers ; puis, vers le bout de la rue des Francs-Bourgeois, on tourna le coin des Archives pour entrer dans la rue de Braque. Là ils s’arrêtèrent une première fois, et madame Chèbe descendit devant sa porte, trop étroite pour la splendide robe de soie verte qui s’engloutit dans l’allée avec des froissements de révolte et un murmure de tous ses volants… Quelques minutes après, un grand portail massif de la rue des Vieilles-Haudriettes, portant dans son écusson d’ancien hôtel, au-dessous d’armoiries à demi disparues, une enseigne en lettres bleues : « PAPIERS PEINTS », s’ouvrait à deux battants pour laisser passer la voiture de gala.

 

Cette fois la mariée, immobile et comme endormie, sembla se réveiller subitement, et si toutes les lumières n’avaient pas été éteintes dans les immenses bâtiments, ateliers ou magasins, alignés sur la cour, Risler aurait pu voir un sourire de triomphe éclairer tout à coup ce joli visage énigmatique. Les roues adoucissaient leur bruit sur le sable fin d’un jardin, et bientôt s’arrêtaient devant le perron d’un petit hôtel à deux étages. C’était là qu’habitait le jeune ménage des Fromont, et Risler aîné avec sa femme allait s’installer au-dessus d’eux. L’habitation avait grand air. Ici le commerce riche se vengeait de la rue noire, du quartier perdu. Il y avait un tapis dans l’escalier jusque chez eux, des fleurs dans leur antichambre, partout des blancheurs de marbres, des reflets de glaces et de cuivres polis.

 


Elle ouvrit sa fenêtre…

 

Pendant que Risler promenait sa joie par toutes les pièces de l’appartement neuf, Sidonie resta seule dans sa chambre. À la lueur de la petite lampe bleue suspendue au plafond, elle jeta d’abord un coup d’œil à la glace qui la reflétait de la tête aux pieds, à tout ce luxe jeune, si nouveau pour elle ; puis, au lieu de se coucher, elle ouvrit la fenêtre et resta immobile appuyée au balcon. La nuit était claire et tiède. Elle voyait distinctement la fabrique tout entière, ses innombrables fenêtres sans persiennes, ses vitres luisantes et hautes, sa longue cheminée se perdant dans la profondeur du ciel, et plus près ce petit jardin luxueux adossé au vieux mur de l’ancien hôtel. Tout autour, des toits tristes et pauvres, des rues noires, noires… Soudain elle tressaillit. Là-bas, dans la plus sombre, dans la plus laide de toutes ces mansardes qui se serraient, s’appuyaient les unes aux autres comme trop lourdes de misères, une fenêtre au cinquième étage s’ouvrait toute grande, pleine de nuit. Elle la reconnut tout de suite. C’était la fenêtre du palier sur lequel habitaient ses parents.

 

La fenêtre du carré !… Que de chose ce nom seul lui rappelait. Que d’heures, que de jours elle avait passés là, penchée à ce rebord humide sans appui ni balcon, à regarder du côté de la fabrique. Encore en ce moment elle croyait voir là-haut la mine chiffonnée de la petite Chèbe, et dans l’encadrement de cette croisée de pauvre, toute sa vie d’enfant, sa triste jeunesse de fille de Paris se déroulaient devant ses yeux.

 

II

HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE.

TROIS MÉNAGES SUR UN PALIER


À Paris, pour les ménages pauvres, à l’étroit dans leurs appartements trop petits, le palier commun est comme une pièce de plus, un agrandissement du logis. C’est par là que l’été un peu d’air arrive du dehors, là que les femmes causent, que les enfants jouent.

 

Quand la petite Chèbe faisait trop de train à la maison, sa mère lui disait : « Tiens ! tu m’ennuies… va jouer sur le carré. » Et l’enfant y courait bien vite. Ce palier, au dernier étage d’une ancienne maison où l’on n’avait pas ménagé l’espace, formait comme un grand couloir, haut de plafond, protégé du côté de l’escalier par la rampe en fer forgé, éclairé par une large fenêtre d’où l’on voyait des toits, des cours, d’autres fenêtres, et plus loin le jardin de l’usine Fromont apparaissant comme un coin vert dans l’intervalle des vieux murs gigantesques. Tout cela n’avait rien de bien gai, mais l’enfant se plaisait là beaucoup mieux que chez elle. Leur intérieur était si triste, surtout quand il pleuvait et que Ferdinand ne sortait pas.

 

Cerveau toujours fumant d’idées nouvelles, qui par malheur n’aboutissaient jamais, Ferdinand Chèbe était un de ces bourgeois paresseux et à projets comme il y en a tant à Paris. Sa femme, qu’il avait d’abord éblouie, s’était vite aperçue de sa nullité et avait fini par supporter patiemment et du même air ses rêves de fortune continuels et les déconvenues qui suivaient immédiatement.

 

Des quatre-vingt mille francs de dot apportés par elle et gaspillés par lui dans des entremises ridicules, il ne leur restait qu’une petite rente qui les posait encore vis-à-vis des voisins, comme le cachemire de madame Chèbe, sauvé de tous les naufrages, ses dentelles de noces, et deux boutons en brillants, très petits, très modestes, que Sidonie suppliait parfois sa mère de lui montrer au fond du tiroir de commode, dans un antique écrin de velours blanc, où le nom du bijoutier s’effaçait en lettres dorées vieilles de trente ans C’était là l’unique luxe de ce pauvre logis de rentiers.

 

Longtemps, bien longtemps, M. Chèbe avait cherché une place qui lui permit de mettre quelque chose au bout de leurs petites rentes. Mais cette place, il ne la cherchait que dans ce qu’il appelait le commerce debout, sa santé s’opposant à toute occupation assise.

 

Il paraît, en effet, qu’aux premiers temps de son mariage, alors qu’il était dans les grandes affaires et qu’il avait à lui un cheval et un tilbury pour les courses de la maison, le petit homme avait fait un jour une chute de voiture considérable. Cette chute, dont il parlait à tout propos, servait d’excuse à sa paresse.

 

On ne restait pas cinq minutes avec M. Chèbe sans qu’il vous dit d’un ton confidentiel : « Vous connaissez l’accident arrivé au duc d’Orléans ?… » Et il ajoutait en tapant sur son crâne déplumé : « Le pareil m’est arrivé dans ma jeunesse ».

 

Depuis cette fameuse chute, tout travail de bureau lui donnait des éblouissements, et il s’était vu fatalement relégué dans le commerce debout. C’est ainsi qu’il avait été tour à tour courtier en vins, en librairie, en truffes, en horlogerie, et bien d’autres choses encore. Malheureusement, il se lassait, ne trouvait jamais sa position suffisante pour un ancien commerçant à tilbury, et, petit à petit, à force de juger toute occupation au-dessous de lui, il était devenu vieux, incapable, un véritable oisif prenant le goût de la flâne, un badaud.

 

On a beaucoup reproché aux artistes leurs bizarreries, leurs caprices de nature, cette horreur du convenu qui les jette dans des sentiers à côté ; mais qui dira jamais toutes les fantaisies ridicules, toutes les excentricités niaises dont un bourgeois inoccupé peut arriver à combler le vide de sa vie ? M. Chèbe se faisait certaines lois de sorties, de promenades. Tout le temps qu’on construisit le boulevard Sébastopol, il allait voir deux fois par jour si « ça avançait ».

 

Personne ne connaissait mieux que lui les magasins en renom, les spécialités ; et bien souvent madame Chèbe, impatientée de voir aux vitres la tête niaise de son mari pendant qu’elle reprisait activement le linge de la maison, se débarrassait de lui en l’envoyant là-bas… « Tu sais bien, là-bas, au coin de la rue Chose, où l’on vend de si bonnes brioches. Ça nous fera un dessert pour dîner. »

 

Et le mari s’en allait, prenait le boulevard, flânait aux boutiques, attendait l’omnibus, passait la moitié de la journée dehors pour deux brioches de trois sous qu’il rapportait triomphalement en s’épongeant le front.

 

M. Chèbe adorait l’été, les dimanches, les grandes courses à pied dans la poussière de Clamart ou de Romainville, le train des fêtes, de la foule. Il était de ceux qui allaient contempler toute une semaine avant le 15 août les lampions noirs, les ifs, les échafaudages. Et sa femme ne s’en plaignait pas. Au moins elle n’avait plus là cet éternel geigneur rôdant des journées entières autour de sa chaise avec des projets d’entreprises gigantesques, des combinaisons ratées d’avance, des retours sur le passé, la rage de ne pas gagner d’argent.

 

Elle non plus, n’en gagnait pas, la pauvre femme ; mais elle savait si bien l’épargner, sa merveilleuse économie suppléait tellement à tout, que jamais la misère, voisine de cette grande gêne, n’était parvenue à entrer dans ces trois chambres toujours propres, à détruire les effets soigneusement reprisés, les vieux meubles cachés sous leurs housses.

 

En face de la porte des Chèbe, dont le bouton de cuivre luisait bourgeoisement sur le carré, il s’en ouvrait deux autres plus petites.

 

Sur la première, une carte de visite fixée par quatre clous, selon l’habitude des artistes industriels, portait le nom de « Risler, dessinateur de fabrique ». L’autre avait une petite plaque de cuir bouilli et cette suscription en lettres dorées :

 

MESDAMES DELOBELLE

 

OISEAUX ET MOUCHES POUR MODES.

 

La porte des Delobelle était souvent ouverte et montrait une grande pièce carrelée où deux femmes, la mère et la fille presque une enfant, aussi pâles, aussi fatiguées l’une que l’autre, travaillaient à un de ces mille petits métiers fantaisistes dont se compose ce qu’on appelle l’article de Paris.

 

C’était alors la mode d’orner les chapeaux, les robes de bal avec ces jolies bestioles de l’Amérique du Sud, aux couleurs de bijoux, aux reflets de pierres précieuses. Les dames Delobelle avaient cette spécialité.

 

Une maison de gros, à qui les envois arrivaient directement des Antilles, leur adressait, sans les ouvrir, de longues caisses légères, dont le couvercle en s’arrachant laissait monter une odeur fade, une poussière d’arsenic, où luisaient les mouches empilées, piquées d’avance, les oiseaux serrés les uns contre les autres, les ailes retenues par une bande de papier fin. Il fallait monter tout cela, faire trembler les mouches sur des fils de laiton, ébouriffer les plumes des colibris, les lustrer, réparer d’un fil de soie la brisure d’une patte de corail, mettre à la place des yeux éteints deux perles brillantes, rendre à l’insecte ou à l’oiseau son attitude de grâce et de vie.

 

La mère préparait l’ouvrage sous la direction de sa fille ; car Désirée, toute jeune encore, avait un goût exquis, des inventions de fée, et personne ne savait comme elle appliquer deux yeux de perles sur ces petites têtes d’oiseaux, déployer leurs ailes engourdies.

 


La mère préparait l’ouvrage…

 

Boiteuse depuis l’enfance, par suite d’un accident qui n’avait nui en rien à la grâce de son visage régulier et fin, Désirée Delobelle devait à son immobilité presque forcée, à sa paresse continuelle de sortir, une certaine aristocratie de teint, des mains plus blanches. Toujours coquettement coiffée, elle passait ses journées au fond d’un grand fauteuil, devant sa table encombrée de gravures de modes, d’oiseaux de toutes les couleurs, trouvant dans l’élégance capricieuse et mondaine de son métier l’oubli de sa propre détresse et comme une revanche de sa vie disgraciée.

 

Elle songeait que toutes ces petites ailes allaient s’envoler de sa table immobile pour entreprendre de vrais voyages autour du monde parisien, étinceler dans les fêtes, sous les lustres ; et rien qu’à la façon dont elle plantait ses mouches et ses oiseaux, on aurait pu deviner la tournure de ses pensées. Dans les jours d’abattement, de tristesse, les becs effilés se tendaient en avant, les ailes s’ouvraient toutes grandes, comme pour prendre un élan furieux loin, bien loin des logements au cinquième, des poêles de fonte, des privations, de la misère. D’autres fois, quand elle était contente, ses bestioles vous avaient un air enchanté de vivre, bien l’air crâne et mutin d’un petit caprice de mode…

 

Heureuse ou malheureuse. Désirée travaillait toujours avec la même ardeur. Depuis l’aube jusque bien avant dans la nuit, la table était chargée d’ouvrage. Au dernier rayon du jour, quand la cloche des fabriques sonnait tout autour dans les cours voisines, madame Delobelle allumait la lampe, et, après un repas plus que léger, on se remettait au travail.

 

Ces deux femmes infatigables avaient un but, une idée fixe qui les empêchait de sentir le poids des veilles forcées. C’était la gloire dramatique de l’illustre Delobelle.

 

Depuis qu’il avait quitté les théâtres de province pour venir jouer la comédie à Paris, Delobelle attendait qu’un directeur intelligent, ce directeur idéal et providentiel qui découvre les génies, vînt le chercher pour lui offrir un rôle à sa taille. Peut-être aurait-il pu, surtout au commencement, trouver un emploi médiocre dans un théâtre de troisième ordre, mais Delobelle ne voulait pas se galvauder.

 

Il aimait mieux attendre, lutter, comme il disait !… Et voici de quelle façon il entendait la lutte.

 

Le matin dans sa chambre, souvent même dans son lit, il repassait des rôles de son ancien répertoire, et les dames Delobelle frissonnaient en entendant résonner derrière la cloison des tirades d’Antony ou du Médecin des enfants, déclamées par une voix ronflante, qui se mêlait aux mille bruits de métiers de la grande ruche parisienne. Puis, après le déjeuner, le comédien sortait jusqu’à la nuit, allait faire « son boulevard », c’est-à-dire se promener à tout petits pas entre le Château-d’Eau et la Madeleine, le cure-dent au coin de la bouche, le chapeau un peu incliné, toujours ganté, brossé, reluisant.

 

Cette question de la tenue avait pour lui beaucoup d’importance. C’était une de ses plus grandes chances de réussite, l’appât pour le directeur, ce fameux directeur intelligent, à qui l’idée ne serait jamais venue d’engager un homme râpé, mal mis.

 

Aussi les dames Delobelle veillaient soigneusement à ce que rien ne lui manquât : et vous pensez s’il en fallait des oiseaux et des mouches pour arriver à nipper un gaillard de cette carrure ! Le comédien trouvait cela très naturel.

 

Dans sa pensée, les efforts, les privations de sa femme et de sa fille ne s’adressaient pas à lui positivement, mais à ce génie mystérieux et inconnu dont il se considérait en quelque sorte comme le dépositaire.

 

Entre le ménage Chèbe et le ménage Delobelle il y avait une certaine analogie de position. Seulement, chez les Delobelle, c’était moins triste. Les autres sentaient leur vie de petits rentiers rivée autour d’eux, sans horizon, toujours pareille ; tandis que, dans la famille du comédien, l’espoir et l’illusion ouvraient partout des vues superbes.

 

Les Chèbe étaient comme des gens logés dans une impasse. Les Delobelle habitaient une petite rue sale, noire, sans jour ni air, mais où devait passer prochainement un grand boulevard. Puis madame Chèbe ne croyait plus à son mari, tandis que par la vertu de ce seul mot magique « l’art ! » sa voisine n’avait jamais douté du sien.

 

Et cependant, depuis des années et des années, M. Delobelle prenait inutilement le vermout avec des agents dramatiques, l’absinthe avec des chefs de claque, le bitter avec des vaudevillistes, des dramaturges, le fameux machin auteur de plusieurs grandes machines. Les engagements ne venaient toujours pas. Si bien que, sans jouer une fois la comédie, le pauvre homme avait glissé des jeunes premiers : aux grands premiers rôles, puis aux financiers, puis aux pères nobles, puis aux ganaches…

 

Il s’y tenait ! À deux ou trois reprises, on lui avait procuré le moyen de gagner sa vie en essayant de le placer comme gérant d’un cercle ou d’un café, surveillant dans de grands magasins, aux Phares de la Bastille, au Colosse de Rhodes. Il suffisait pour cela d’avoir de bonnes manières, Delobelle n’en manquait pas, grands dieux !… Ce qui n’empêche pas qu’à toutes les propositions qu’on lui faisait, le grand homme opposait un refus héroïque.

 

– Je n’ai pas le droit de renoncer au théâtre !… disait-il.

 

Dans la bouche de ce pauvre diable, qui n’avait pas mis les pieds sur les planches depuis des années, c’était irrésistiblement comique. Mais on n’avait plus envie de rire quand on voyait sa femme et sa fille avaler nuit et jour de la poussière d’arsenic et qu’on les entendait répéter énergiquement en cassant leurs aiguilles sur le laiton des petits oiseaux :

 


M. Delobelle.

 

– Non ! non ! monsieur Delobelle n’a pas le droit de renoncer au théâtre.

 

Heureux homme, à qui ses yeux à fleur de tête, toujours souriant d’un air de condescendance, son habitude de régner dans les drames avaient fait pour toute la vie cette position exceptionnelle d’un roi-enfant gâté et admiré ! Lorsqu’il sortait de chez lui, les boutiquiers de la rue des Francs-Bourgeois, avec cette prédilection des Parisiens pour tout ce qui louche au théâtre, le saluaient respectueusement. Il était toujours si bien mis ! Et puis si bon, si complaisant… Quand on pense que tous les samedis soirs, lui, Ruy-Blas, Antony, Raphaël des Filles de marbre, Andrès des Pirates de la Savane, s’en allait, un carton de modiste sous le bras, rapporter l’ouvrage de ses femmes dans une maison de fleurs de la rue Saint-Denis…

 

Eh bien ! même en s’acquittant d’une commission pareille, ce diantre d’homme avait tant de noblesse, de dignité naturelle, que la demoiselle chargée de vérifier le compte Delobelle était très embarrassée pour remettre à un gentleman aussi irréprochable la petite semaine laborieusement gagnée.

 

Ces soirs-là, par exemple, le comédien ne rentrait pas dîner chez lui. Ces dames étaient prévenues. Il rencontrait toujours sur le boulevard un vieux camarade, un déveinard comme lui, il y en a tant dans ce sacré métier, à qui il payait le restaurant, le café… Puis, très fidèlement, et on lui on savait gré, il rapportait le reste de l’argent à la maison, quelquefois un bouquet à sa femme, un petit cadeau pour Désirée, un rien, une bêtise. Que voulez-vous ? Ce sont là les habitudes du théâtre. On a si vite fait dans les mélodrames de jeter une poignée de louis par la fenêtre : « Tiens ! drôle, prends cette bourse et va dire à ta maîtresse que je l’attends. »

 

Aussi, malgré leur grand courage, et quoique leur métier fût assez lucratif, les dames Delobelle se trouvaient souvent gênées, surtout aux époques de morte-saison pour l’article de Paris. Heureusement le bon Risler était là, toujours prêt à obliger ses amis.

 

Guillaume Risler, le troisième locataire du carré, habitait avec son frère Frantz, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Ces deux Suisses, grands, blonds, forts, colorés, apportaient dans l’air étouffé de la sombre maison ouvrière des mines de campagne et de santé. L’aîné était dessinateur à la fabrique Fromont et payait les mois de collège de son frère, qui suivait les cours de Chaptal, en attendant d’entrer à l’École centrale.

 

En arrivant à Paris, tout embarrassé de l’installation de son petit ménage, Guillaume avait trouvé dans le voisinage des dames Chèbe et Delobelle des conseils, des renseignements, une aide indispensable à ce garçon naïf, timide, un peu lourd, gêné par son accent et par son air étrangers. Au bout de quelque temps de voisinage et de services mutuels, les frères Risler faisaient partie des deux familles.

 

Aux jours de fête, leurs couverts étaient toujours mis dans l’un ou l’autre endroit, et c’était un grand contentement pour ces deux dépatriés de trouver en ces pauvres ménages, si modestes, si gênés qu’ils fussent, un coin de tendresse et de vie familiale. Les appointements du dessinateur, très habile dans son métier, lui permettaient de rendre service aux Delobelle au moment du terme, d’arriver chez les Chèbe en grand oncle, toujours chargé de surprises, de cadeaux, si bien que la petite, dès qu’elle l’apercevait, courait à ses poches, grimpait sur ses genoux.

 

Le dimanche, il emmenait tout le monde au théâtre ; et presque tous les soirs il allait avec M. Chèbe et Delobelle dans une brasserie de la rue Blondel où il les régalait de bière et de prachtels salés. La bière et le prachtel, c’était son vice. Pour lui il n’avait pas de plus grand bonheur que d’être assis devant une chope entre ses deux amis et de les écouter causer, en ne se mêlant que par un gros rire ou un hochement de tête à leur conversation, en général un long débordement de plaintes contre la société.

 

Une timidité d’enfant, des germanismes de langage toujours conservés dans cette vie de travail absorbant, le gênaient beaucoup pour exprimer ses idées. En outre, ses amis lui imposaient. Ils avaient en face de lui l’immense supériorité de l’homme qui ne fait rien sur celui qui travaille ; et M. Chèbe, moins généreux que Delobelle, ne se gênait pas pour la lui faire sentir. Il le prenait de très haut, M. Chèbe ! Pour lui, un homme travaillant comme Risler, dix heures par jour, était incapable, en sortant de là, d’exprimer une opinion intelligente. Quelquefois le dessinateur, arrivant harassé de la fabrique, se préparait à passer la nuit pour des travaux pressés. Il fallait voir l’air scandalisé de M. Chèbe.

 

« Ce n’est pas à moi qu’on ferait faire un métier pareil ! » disait-il en se rengorgeant ; et il ajoutait en regardant Risler bien en face avec l’œil inquisiteur d’un médecin en visite : « Vous, quand vous aurez eu une bonne attaque… »

 

Delobelle n’était pas aussi féroce, mais il le prenait encore de plus haut :

 

Le cèdre ne voit pas une rose à sa base.

 

Delobelle ne voyait pas Risler à ses pieds.

 

Quand par hasard il daignait s’apercevoir de sa présence, le grand homme avait une certaine façon de se pencher vers lui pour l’écouter, de sourire à ses paroles comme à celles d’un enfant ; ou bien il s’amusait à l’éblouir avec des histoires d’actrices, lui donnait des leçons de tenue, des adresses de fournisseurs, ne comprenant pas qu’un homme qui gagnait tant d’argent fût toujours mis comme un pion d’école primaire. Le bon Risler, convaincu de son infériorité, essayait de se faire pardonner par une foule d’attentions, de petits soins, obligé à toutes les délicatesses, n’est-ce pas ? puisque c’était lui l’éternel bienfaiteur.

 

Entre ces trois ménages vivant sur le même carré, la petite Chèbe mettait le trait d’union de ses allées et venues perpétuelles.

 

À toute heure du jour, elle se glissait dans l’atelier des dames Delobelle, s’amusait de leur travail, regardait toutes ces bestioles, et déjà plus coquette que joueuse, si dans le voyage une mouche avait perdu une de ses ailes, un colibri son collier de duvet, elle essayait de se faire une parure de ces débris, de piquer cette note vive dans les frisons de ses cheveux fins. Désirée et sa mère riaient de la voir se hausser sur la pointe du pied jusqu’à la vieille glace ternie, avec des minauderies, des frétillements. Puis, quand elle avait assez de sa propre admiration, l’enfant, de toute la force de ses petits doigts, rouvrait la porte, et, gravement, la tête droite, de peur de déranger sa coiffure, allait frapper chez les Risler.

 

Il n’y avait là dans la journée que Frantz l’écolier, penché sur ses livres de classe, faisant son devoir bien raisonnablement. Sidonie entrait ; adieu l’étude ! Il fallait tout quitter pour recevoir cette belle madame coiffée d’un colibri, censé une princesse qui viendrait lui rendre visite au collège Chaptal pour le demander en mariage au directeur. C’était vraiment singulier de voir ce grand garçon, poussé trop vite, jouer avec cette fillette de huit ans, se rapetisser à ses caprices, l’adorer en lui cédant, tellement que, plus tard, lorsqu’il en devint tout à fait amoureux, personne n’aurait pu dire à quelle époque cela avait commencé.

 

Si choyée qu’elle fût dans ces deux intérieurs, il arrivait toujours un moment où la petite Chèbe se sauvait à la fenêtre du palier. C’est encore là qu’elle trouvait sa plus grande distraction, un horizon toujours ouvert, quelque chose comme une vision de l’avenir vers laquelle elle se penchait curieusement et sans frayeur, car les enfants n’ont pas de vertige. Entre les toits d’ardoises inclinés l’un vers l’autre, le grand mur de la fabrique, les cimes des platanes du jardin, les ateliers vitrés lui apparaissaient comme une terre promise, le pays de ses rêves. Cette maison Fromont était pour elle le dernier mot de la richesse.

 


Il arrivait toujours un moment…

 

La place qu’elle tenait dans tout ce coin du Marais, enveloppé à certaines heures de sa fumée et de son train d’usine, l’enthousiasme de Risler, ses récits fabuleux sur la fortune, la bonté, l’habileté de son patron, avaient éveillé cette curiosité d’enfant ; et ce qu’on pouvait voir des bâtiments d’habitation, les stores fins en bois découpé, le perron arrondi devant lequel se rangeaient des meubles de jardin, une grande volière de laiton blanc qui brillait au soleil, traversée de fils dorés, le coupé bleu attelé dans la cour, étaient autant d’objets pour sa constante admiration.

 

Elle connaissait toutes les habitudes de la maison : l’heure à laquelle on sonnait la cloche, la sortie des ouvriers, les samedis de paye qui tenaient la petite lampe du caissier allumée bien avant dans la soirée, et les longues après-midi du dimanche, les ateliers fermés, la cheminée éteinte, ce grand silence qui rapprochait d’elle les jeux de mademoiselle Claire, courant dans le jardin avec son cousin Georges. Par Risler, elle avait des détails.

 

– Montre-moi les fenêtres du salon, lui disait-elle… et la chambre de Claire ?…

 

Risler, enchanté de cette sympathie extraordinaire pour sa chère fabrique, expliquait de là-haut à l’enfant la disposition des bâtiments, lui indiquait les ateliers d’impression, de dorure, de fonçage, la salle de dessin où il travaillait, celle des machines à vapeur d’où montait cette immense cheminée qui noircissait tous les murs environnants de sa fumée active, et ne se doutait certes pas qu’une petite vie cachée sous un toit voisin mêlait ses pensées les plus intimes à son grand halètement de travailleuse infatigable.

 

Un jour enfin Sidonie pénétra dans ce paradis entrevu. Madame Fromont, à qui Risler parlait souvent de la gentillesse, de l’intelligence de sa petite voisine, le pria de l’amener au bal d’enfants qu’elle préparait pour Noël. D’abord M. Chèbe répondit par un refus très sec, Déjà, dans ce temps-là, ces Fromont, dont Risler avait toujours le nom à la bouche, l’agaçaient, l’humiliaient par leur fortune. D’ailleurs il s’agissait d’un bal travesti, et M. Chèbe – qui ne vendait pas de papiers peints, lui ! – n’avait pas les moyens d’habiller sa fille en sauteuse. Mais Risler insista, déclara qu’il se chargeait de tout, et sur-le-champ s’occupa de dessiner un costume. Ce fut un soir mémorable. Dans la chambre de madame Chèbe, encombrée d’étoffes, d’épingles, de menus objets de toilette, Désirée Delobelle présidait à l’attifement de Sidonie. La fillette, grandie par son jupon court en flanelle rouge rayée de noir, se tenait devant la glace droite, immobile dans le rayonnement de sa parure. Elle était charmante. Le corsage à croisillons de velours, lacé sur la guimpe blanche, les longues tresses admirables de cheveux châtains s’échappant d’un chapeau de paille tressée, tous les détails un peu vulgaires de son costume de Suissesse étaient rehaussés par la physionomie intelligente de l’enfant et sa grâce maniérée à l’aise parmi les couleurs vives de cet accoutrement de théâtre.

 

Tout le voisinage accouru poussait des cris d’admiration. Pendant qu’on allait chercher Delobelle, la petite boiteuse arrangeait les plis de la jupe, les rubans des souliers, donnait un dernier coup d’œil à son ouvrage, sans quitter son aiguille, animée, elle aussi, la pauvre enfant, de l’ivresse troublante de cette fête où elle n’allait pas. Le grand homme arriva. Il fit répéter à Sidonie deux ou trois belles révérences qu’il lui avait apprises, la façon de marcher, de se poser, de sourire la bouche ouverte en rond, juste la place du petit doigt. C’était vraiment comique de voir la précision avec laquelle l’enfant manœuvrait.

 

– Elle a du sang de comédien dans les veines !… disait le vieil acteur enthousiasmé, et, sans savoir pourquoi, ce grand dadais de Frantz avait envie de pleurer.

 

Un an encore après cette heureuse soirée, on aurait pu demander à Sidonie quelles fleurs décoraient les antichambres, la couleur des meubles, l’air de danse que l’on jouait au moment de son entrée au bal, tant l’impression de son plaisir avait été profonde. Elle n’oublia rien, ni les costumes qui tourbillonnaient autour d’elle, ni ces rires d’enfants, ni tous ces petits pas qui se pressaient sur les parquets glissants. Un moment, assise au bord d’un grand canapé de soie rouge, pendant qu’elle prenait sur le plateau tendu devant elle le premier sorbet de sa vie, elle songea tout à coup à l’escalier noir, au petit appartement sans air de ses parents, et cela lui fit l’effet d’un pays lointain, quitté pour toujours.

 

Du reste, elle fut trouvée ravissante, admirée et choyée de tous. Claire Fromont, une miniature de Cauchoise tout en dentelles, la présenta à son cousin Georges, un magnifique hussard qui se retournait à chaque pas pour voir l’effet de sa sabretache.

 

– Tu entends, Georges, c’est mon amie. Elle viendra jouer avec nous, le dimanche… Maman l’a permis.

 

Et dans l’expansion naïve d’une enfant heureuse, elle embrassait la petite Chèbe de tout son cœur. Pourtant, il fallut partir… Longtemps encore, dans la rue noire où la neige fondait, dans l’escalier éteint, dans la chambre endormie où l’attendait sa mère, la lumière éclatante des salons brilla devant ses yeux éblouis.

 

« Était-ce beau’?… t’es-tu bien amusée ? » lui demandait tout bas madame Chèbe en défaisant une à une les agrafes du brillant costume.

 

Et Sidonie, accablée de fatigue, s’endormait debout sans répondre, commençant un beau rêve qui devait durer toute sa jeunesse et lui coûter bien des larmes, Claire Fromont tint parole. Sidonie vint jouer souvent dans le beau jardin sablé, et put voir de près les stores découpés, la volière à fils d’or. Elle connut tous les coins et les recoins de l’immense fabrique, fit de grandes parties de cache-cache derrière les tables d’impression, dans la solitude des après-midi de dimanche, Aux jours de fête, elle avait son couvert mis à la table des enfants.

 

Tout le monde l’aimait, sans qu’elle témoignât jamais beaucoup d’affection à personne.

 

Tant qu’elle était au milieu de ce luxe, elle se sentait tendre, heureuse, comme embellie, mais rentrée chez ses parents, quand elle voyait la fabrique à travers les vitres ternes de la fenêtre du palier, il y avait en elle un regret, une colère inexplicables.

 


Sidonie vint jouer souvent…

 

Et pourtant, Claire Fromont la traitait bien en amie. Quelquefois on l’emmenait au Bois, aux Tuileries, dans le fameux coupé bleu, ou bien à la campagne, passer toute une semaine au château du grand-père Gardinois, à Savigny-sur-Orge. Grâce aux cadeaux de Risler, très fier des succès de sa petite, elle était toujours gentille, bien arrangée. Madame Chèbe s’en faisait un point d’honneur, et la jolie boiteuse était là pour mettre au service de sa petite amie des trésors de coquetterie inutilisée.

 

M. Chèbe, lui, toujours hostile aux Fromont, voyait d’un mauvais œil cette intimité croissante. La vraie raison, c’est qu’on ne l’invitait pas, seulement, il en donnait d’autres et disait à sa femme :

 

– Tu ne vois donc pas que ta fille a le cœur gros quand elle revient de là-bas, qu’elle passe des heures à rêvasser à la fenêtre ?

 

Mais la pauvre madame Chèbe, si malheureuse depuis son mariage, en était devenue imprévoyante. Elle prétendait qu’il faut jouir du présent par crainte de l’avenir, saisir le bonheur quand il passe, puisque souvent on n’a dans sa vie pour soutien et consolation que le souvenir d’une heureuse enfance.

 

Pour une fois, il se trouva que M. Chèbe eut raison.

III

HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE.

LES PERLES FAUSSES


Après deux ou trois ans d’intimité, de jeux en commun, années pendant lesquelles Sidonie prit l’habitude du luxe et les façons gracieuses des enfants riches, l’amitié fut rompue subitement.

 

Depuis longtemps déjà le cousin Georges, à qui M. Fromont servait de tuteur, était entré dans un lycée. Claire, à son tour, partit pour le couvent avec un trousseau de petite reine, et juste à ce moment il fut question chez les Chèbe d’envoyer Sidonie en apprentissage On se promit de s’aimer toujours, de se voir deux fois par mois, les dimanches de sortie.

 

En effet, la petite Chèbe descendit encore quelquefois jouer avec ses amis, mais, à mesure qu’elle grandissait, elle comprenait mieux la distance qui les séparait, et ses robes commençaient à lui paraître bien simples pour le salon de madame Fromont.

 

Quand ils n’étaient que tous les trois, l’amitié d’enfance qui les faisait égaux ne laissait entre eux aucune gêne, mais il venait des visites, des amies de pension, entre autres une grande fille toujours richement mise, que la femme de chambre de sa mère amenait le dimanche jouer avec les petits Fromont.

 

Rien qu’en la voyant monter le perron, pomponnée et dédaigneuse, Sidonie avait envie de s’en aller tout de suite. L’autre l’embarrassait de questions maladroites… Où demeurait-elle ? Que faisaient ses parents ? Est-ce qu’elle avait une voiture ?…

 

En les entendant causer du couvent, de leurs amies, Sidonie sentait qu’elles vivaient dans un monde à part, à mille lieues du sien, et une mortelle tristesse la prenait, surtout lorsqu’au retour sa mère lui parlait d’entrer comme apprentie chez une demoiselle Le Mire, amie des Delobelle, qui avait, rue du Roi-Doré, un grand magasin de perles fausses.

 

Risler tenait beaucoup à cette idée d’apprentissage pour la petite « Qu’elle apprenne un métier, disait ce brave cœur… Moi, plus tard, je me charge de lui acheter un fonds… »

 

Justement, cette demoiselle Le Mire parlait de se retirer dans quelques années. C’était une occasion.

 

Un matin, triste matin de novembre, son père la conduisit rue du Roi-Doré, au quatrième étage d’une vieille maison, encore plus vieille, encore plus noire que la sienne. En bas, au coin de l’allée, étaient pendues une foule de plaques à lettres d’or : Fabrique de nécessaires, chaînes en doublé, jouets d’enfants, instruments de précision en verre, bouquets pour mariées et demoiselles d’honneur, spécialité de fleurs des champs et, tout en haut, une petite vitrine poussiéreuse où des colliers de perles jaunies, des raisins et des cerises en verre entouraient le nom prétentieux d’Angélina Le Mire.

 

L’horrible, maison ! Ce n’était même plus ce large palier des Chèbe, sombre de vieillesse, mais égayé par sa fenêtre et le bel horizon que la fabrique lui faisait… Un escalier étroit, une porte étroite, une enfilade de pièces carrelées, toutes petites et froides, et dans la dernière une vieille demoiselle avec un tour de boucles, des mitaines en filet noir, en train de lire une livraison crasseuse du Journal pour tous, et paraissant très contrariée qu’on la dérangeât de sa lecture.

 

Mademoiselle Le Mire (en deux mots) reçut le père et la fille sans se lever, parla longuement de sa position perdue, de son père, un vieux gentilhomme du Rouergue, – c’est inouï ce que le Rouergue a déjà produit de vieux gentilshommes ! – et d’un intendant infidèle qui avait emporté toute leur fortune. Elle fut tout de suite très sympathique à M. Chèbe, pour qui les déclassés avaient un attrait irrésistible, et le bonhomme partit enchanté, en promettant à sa fille de venir la chercher le soir, à sept heures, suivant les conventions faites.

 

Sur-le-champ, l’apprentie fut introduite dans l’atelier encore vide. Mademoiselle Le Mire l’installa devant un grand tiroir rempli de perles, d’aiguilles, de poinçons, pêle-mêle avec des livraisons de romans à quatre sous.

 

Pour Sidonie, il s’agissait de trier les perles, de les enfiler dans ces colliers d’égale longueur qu’on noue ensemble pour les vendre aux petits marchands. D’ailleurs, ces demoiselles allaient rentrer et lui montreraient exactement ce qu’elle aurait à faire, car mademoiselle Le Mire, (en deux mots) ne se mêlait de rien et surveillait son commerce de très loin, du fond de cette pièce noire où elle passait sa vie à lire des feuilletons.

 

À neuf heures, les ouvrières arrivèrent, cinq grandes filles pâles, fanées, misérablement vêtues, mais bien coiffées, avec la prétention des ouvrières pauvres qui s’en vont nu-tête dans les rues de Paris. Deux ou trois bâillaient, se frottaient les yeux, disant qu’elles tombaient de sommeil. Qui sait ce qu’elles avaient fait de leur nuit, celles-là ?…

 

Enfin on se mit à l’ouvrage près d’une longue table ou chacune avait son tiroir, ses outils. On venait de recevoir une commande de bijoux de deuil, il fallait se dépêcher. Sidonie, que la première avait mise au courant de sa tâche d’un ton de supériorité infinie, commença à trier mélancoliquement une multitude de perles noires, de grains de cassis, d’épis de crêpe.

 

Les autres, sans s’occuper de la gamine, causaient entre elles en travaillant. On parlait d’un mariage superbe qui devait avoir lieu, le jour même, à Saint-Gervais.

 

– Si nous y allions, dit une grosse fille rousse, qu’on appelait Malvina… C’est pour midi… Nous aurions le temps d’aller et de revenir bien vite.

 

En effet, à l’heure du déjeuner, toute la bande dégringola l’escalier quatre à quatre.

 

Sidonie avait, son repas dans un petit panier comme une écolière : le cœur gros, sur un coin de la table, elle mangea toute seule pour la première fois… Dieu ! que la vie lui semblait misérable et triste, quelle terrible revanche elle prendrait plus tard de ces tristesses-là !…

 

À une heure, les ouvrières remontèrent bruyantes, très animées. « Avez-vous vu cette robe en gros grain blanc ?… Et le voile en point l’Angleterre ?… En voilà une qui a de la chance ! » Alors, dans l’atelier, elles recommencèrent les remarques qu’elles avaient faites à voix basse dans l’église, accoudées à la balustrade pendant tout le temps de la cérémonie. Cette question de mariage riche, de belles parures dura toute la journée, et cela n’empêchait pas le travail, au contraire.

 

Ces petits commerces parisiens, qui tiennent à la toilette par les détails les plus menus, mettent les ouvrières au courant de la mode, leur donnent d’éternelles préoccupations de luxe et d’élégance. Pour les pauvres filles, qui travaillaient au petit quatrième de mademoiselle Le Mire, les murs noirs, la rue étroite n’existaient pas. Tout le temps elles songeaient à autre chose, passant leur vie à se demander : « Voyons. Malvina, si tu étais riche, qu’est-ce que tu ferais ?… Moi, j’habiterais aux Champs-Élysées… » Et les grands arbres du rond-point, les voitures qui tournaient là, coquettes et ralenties, leur faisaient une vision d’une minute, délicieuse, rafraîchissante.

 


Elle mangea toute seule…

 

Dans son coin, la petite Chèbe écoutait, sans rien dire, montant soigneusement ses grappes de raisins noirs avec l’adresse précoce et le goût qu’elle avait pris dans le voisinage de Désirée. Aussi, le soir, quand M. Chèbe vint chercher sa fille, on lui en fit les plus grands compliments. Dès lors, tous ses jours furent pareils. Le lendemain, au lieu de perles noires, elle monta des perles blanches, des grains rouges en corail faux, car chez mademoiselle Le Mire on ne travaillait que dans le faux, le clinquant, et c’est bien là que la petite Chèbe devait faire l’apprentissage de sa vie.

 

Pendant quelque temps, la nouvelle apprentie, plus jeune et mieux élevée que les autres, se trouva isolée au milieu d’elles. Plus tard, en grandissant elle fut admise à leur amitié, à leurs confidences, sans jamais partager leurs plaisirs. Elle était trop fière pour s’en aller à midi voir les mariages, et quand elle entendait parler d’un bal de nuit au Waux-Hall ou aux Délices du Marais, d’un souper fin chez Bonvalet ou aux Quatre sergents de la Rochelle, c’était toujours avec un grand dédain.

 

Nous visions plus haut que cela, n’est-ce pas, petite Chèbe ?

 

D’ailleurs son père venait la chercher tous les soirs. Quelquefois pourtant, vers le jour de l’an, elle était obligée de veiller avec les autres pour finir les commandes pressées. Sous la lueur du gaz, ces Parisiennes pâles, triant des perles blanches comme elles, d’un blanc maladif et mat, faisaient peine à voir. C’était le même éclat factice, la même fragilité de bijoux faux. Elles ne parlaient que de bals masqués, de théâtres. « As-tu vu Adèle Page dans les Trois Mousquetaires ?… Et Melingue ? Et Marie Laurent ?… Oh ! Marie Laurent !… » Les pourpoints des acteurs, les robes brodées des reines de mélodrame leur apparaissaient dans le reflet blanc des colliers qu’elles roulaient sous leurs doigts.

 

L’été, l’ouvrage allait moins fort. C’était la morte-saison. Alors pendant la grande chaleur, lorsque derrière les persiennes fermées on entendait crier par les rues les mirabelles et les reines-Claude, les ouvrières s’endormaient lourdement, la tête sur la table. Ou bien Malvina allait dans le fond demander une livraison du Journal pour tous à mademoiselle Le Mire, et elle en faisait la lecture aux autres à haute voix.

 

Mais la petite Chèbe n’aimait pas les romans. Elle en portait un dans sa tête bien plus intéressant que tous ceux-là C’est que rien n’avait pu lui faire oublier la fabrique. En partant le matin au bras de son père, elle jetait toujours un coup d’œil de ce côté. À ce moment, l’usine s’éveillait. La cheminée poussait là-haut son premier jet de fumée noire. Sidonie, en passant, entendait les cris des tireurs, les grands coups sourds des barres d’impression, le souffle puissant et rythmé des machines, et tous ces bruits du travail, confondus dans sa mémoire avec des souvenirs de fêtes, de coupés bleus, la poursuivaient obstinément.

 

Cela parlait plus haut que le fracas des omnibus, les cris de la rue, les cascades des ruisseaux ; et même à l’atelier, quand elle triait les perles fausses, même le soir chez ses parents, quand elle venait après dîner respirer l’air à la fenêtre du palier et regarder dans la nuit la fabrique éteinte et déserte, toujours ce murmure actif bourdonnait à ses oreilles, faisant comme un accompagnement continuel à sa pensée.

 

 

– La petite s’ennuie, madame Chèbe… Il faut la distraire… Dimanche prochain, je vous emmène tous à la campagne.

 

Ces promenades du dimanche, que le bon Risler organisait pour désennuyer Sidonie, ne faisaient que l’attrister davantage. Ces jours-là il fallait se lever à quatre heures du matin, car les pauvres achètent tous leurs plaisirs, et il y avait toujours quelque chiffon à repasser au dernier moment, une garniture à coudre pour essayer de rajeunir l’éternelle petite robe lilas à raies blanches que madame Chèbe rallongeait consciencieusement chaque année.

 

On partait tous ensemble, les Chèbe, les Risler, l’illustre Delobelle. Seules, Désirée et sa mère n’en étaient pas. La pauvre petite infirme, humiliée de sa disgrâce, ne voulait jamais bouger de son fauteuil, et la maman Delobelle restait pour lui tenir compagnie. D’ailleurs, elles n’avaient ni l’une ni l’autre une toilette assez convenable pour se montrer dehors à côté de leur grand homme, c’eût été détruire tout l’effet de sa tenue.

 

Au départ, Sidonie s’égayait un peu. Ce Paris en brume rose des matins de juillet, les gares pleines de toilettes claires, la campagne déroulée aux vitres du wagon, puis l’exercice, ce grand bain d’air pur trempé d’eau de Seine, vivifié par un coin de bois, parfumé de prés en fleurs, de blés en épis, tout cela l’étourdissait une minute. Mais l’écœurement lui venait vite à la trivialité de son dimanche.

 

C’était toujours la même chose On s’arrêtait devant une guinguette à fritures, à proximité d’une fête de pays, bien bruyante, bien courue, car il fallait un public à Delobelle, qui s’en allait, bercé par sa chimère, vêtu de gris, guêtré de gris, un petit chapeau sur l’oreille, un pardessus clair sur le bras, se figurant que le théâtre représentait une campagne des environs de Paris et qu’il jouait un Parisien en villégiature.

 

Quant à M. Chèbe, qui se vantait d’aimer la nature comme feu Jean-Jacques, il ne la comprenait qu’avec des tirs aux macarons, des chevaux de bois, des courses en sac, beaucoup de poussière et de mirlitons, ce qui était aussi pour madame Chèbe l’idéal de la vie champêtre.

 

Sidonie en avait un autre, elle ; et ces dimanches parisiens, promenés bruyamment dans des rues de villages, lui causaient une immense tristesse. Son seul plaisir en ces cohues était de se sentir regardée. N’importe quelle admiration de rustre, exprimée tout haut, naïvement, à côté d’elle, la rendait souriante pour toute la journée, car elle était de celles qui ne dédaignaient aucun compliment.

 


Ces promenades du dimanche…

 

Quelquefois, laissant les Chèbe et Delobelle dans la fête, Risler s’en allait à travers champs avec son frère et la « petite » chercher des fleurs, des modèles pour ses papiers peints. Frantz, du bout de ses grands bras, abaissait les hautes branches d’aubépine, ou grimpait aux murs d’un parc pour cueillir un feuillage léger aperçu de l’autre côté. Mais c’est au bord de l’eau qu’ils faisaient leurs plus riches moissons.

 

Il y avait là de ces plantes flexibles aux longues tiges courbées, qui sont d’un si joli effet sur les tentures, de grands roseaux droits, et des volubilis dont la fleur, s’ouvrant tout à coup dans les caprices d’un dessin, semble une figure vivante, quelqu’un qui vous regarde au milieu de l’indécision charmante du feuillage. Risler groupait ses bouquets, les disposait artistement, s’inspirant de la nature même des plantes, essayant de bien comprendre leur allure de vie, insaisissable après qu’une journée de fatigue a passé sur elles.

 

Puis le bouquet fini, noué d’une herbe large, comme d’un ruban, on le chargeait sur le dos de Frantz, et en route ! Toujours préoccupé de son art, Risler, tout en marchant, cherchait des sujets, des combinaisons :

 

– Regarde donc, petite… ce brin de muguet avec ses grelots blancs en travers de ces églantines… Hein ! crois-tu ?… sur un fond vert d’eau ou gris de laine, c’est ça qui serait gentil.

 

Mais Sidonie n’aimait pas plus les muguets que les églantines. Les fleurs des champs lui faisaient l’effet de fleurs de pauvres, quelque chose dans le goût de sa robe lilas.

 

Elle se rappelait en avoir vu d’autres chez M. Gardinois, au château de Savigny, dans les serres, sur les balustres, tout autour de la cour sablée bordée de grands vases. Voilà les fleurs qu’elle aimait ; voilà comment elle comprenait la campagne !

 

Ce souvenir de Savigny lui revenait à chaque pas. Quand ils passaient devant une grille de parc, elle s’arrêtait, regardait l’allée droite, unie, qui devait conduire au perron… Les pelouses que les grands arbres ombraient régulièrement, les terrasses tranquilles au bord de l’eau lui rappelaient d’autres terrasses, d’autres pelouses. Ces visions de luxe, mêlées à des souvenirs, rendaient son dimanche encore plus lugubre. Mais c’est le retour surtout qui la navrait.

 

Elles sont si terriblement encombrées et étouffantes, ces soirs-là, les petites gares des environs de Paris ! Que de joies factices, que de rires bêtes, que de chansons exténuées, à bout de voix, n’ayant plus la force de hurler !… C’est pour le coup que M. Chèbe se sentait dans son élément…

 

Il pouvait se bousculer autour du guichet, s’indigner des retards du train, prendre à partie le chef de gare, la Compagnie, le gouvernement, dire tout haut à Delobelle, de façon à être entendu des voisins : « Hein ? si une chose comme ça se passait en Amérique !… » Ce qui, grâce à la mimique expressive de l’illustre comédien, à l’air supérieur dont il répondait : « Je crois bien !… » faisait supposer autour d’eux que ces messieurs savaient exactement ce qui arriverait en Amérique en pareil cas. Or, ils l’ignoraient aussi absolument l’un que l’autre, mais, dans la foule, cela les posait.

 

Assise à côté de Frantz, la moitié de son bouquet sur les genoux, Sidonie restait là comme anéantie au milieu de ce tumulte, dans la longue attente des trains du soir. De la gare, éclairée d’une lampe unique, elle voyait dehors les massifs pleins d’ombre, troués çà et là par les dernières illuminations de la fête, une rue de campagne noire, du monde qui arrivait, un réverbère tendu sur un quai désert.

 

De temps en temps, derrière les portes vitrées, un train passait sans s’arrêter, dans un éclaboussement de charbons enflammés, un débordement de vapeur. Alors éclatait dans la gare une tempête de cris, de trépignements sur laquelle planait le soprano suraigu de M. Chèbe, qui clamait de sa voix de goéland « Enfoncez les portes ! Enfoncez les portes !… » Ce que le petit homme se serait bien gardé de faire lui-même, parce qu’il avait une peur bleue des gendarmes. Au bout d’un moment, l’orage s’apaisait. Les femmes fatiguées, décoiffées par le grand air, s’endormaient sur les bancs. Il y avait des robes chiffonnées, des effets déchirés, des toilettes blanches décolletées pleines de poussière.

 

C’était cela surtout qu’on respirait, la poussière ! Elle tombait de tous les vêtements, montait de tous les pas, obscurcissait la lampe, troublait les yeux, faisait comme un nuage sur l’éreintement des figures. Les wagons où l’on montait enfin après des heures d’attente, en étaient imprégnés aussi… Sidonie ouvrait les vitres, regardait dehors les plaines noires, une ligne d’ombre sans fin. Puis, comme des étoiles innombrables, les premiers réverbères des boulevards extérieurs se dressaient près des fortifications.

 

Dès lors, la terrible journée de repos de tous ces pauvres gens était finie. La vue de Paris ramenait à chacun la pensée de son travail du lendemain. Si triste qu’eût été son dimanche, Sidonie commençait à le regretter. Elle songeait aux riches pour qui tous les jours de la vie sont des jours de repos ; et vaguement, comme dans un rêve, les longues allées des parcs entrevus pendant la journée lui apparaissaient remplies de ces heureux du monde, se promenant sur le sable fin, pendant qu’à la grille là-bas, dans la poussière de la route, le dimanche des pauvres passait à grands pas, ayant à peine le temps de s’arrêter une minute pour regarder et envier.

 

De treize à dix-sept ans, ce fut là la vie de la petite Chèbe. Les années se succédaient sans apporter le moindre changement avec elles. Le cachemire de madame Chèbe s’était un peu plus usé, la petite robe lilas avait subi encore quelques retouches, et c’était tout. Seulement, à mesure que Sidonie grandissait, Frantz, maintenant devenu un jeune homme, avait pour elle des regards silencieux, des attentions d’amour visibles à tout le monde et dont la jeune fille était seule à ne pas s’apercevoir.

 

Rien ne l’intéressait, du reste, cette petite. Chèbe.

 

À l’atelier, elle accomplissait sa tâche régulièrement, silencieusement, sans la moindre pensée d’avenir ou d’aisance. Tout ce qu’elle faisait avait l’air d’être en attendant.

 

Frantz, au contraire, depuis quelque temps, travaillait avec une ardeur singulière, l’élan de ceux qui visent quelque chose au bout de leurs efforts, si bien qu’à vingt-quatre ans il sortait second de l’École centrale avec le grade d’ingénieur.

 

Ce soir-là Risler avait emmené la famille Chèbe au Gymnase, et, toute la soirée, madame Chèbe et lui s’étaient fait une foule de petits signes, de clignements d’yeux dans le dos des enfants. Ensuite, à la sortie, madame Chèbe avait mis solennellement le bras de Sidonie sous celui de Frantz, de l’air de dire à l’amoureux : « Maintenant, débrouillez-vous… C’est votre affaire… »

 

Alors le pauvre amoureux essaya de se débrouiller. La route est longue, du Gymnase au Marais. À peine a-t-on fait quelques pas que la splendeur du boulevard est effacée, les trottoirs deviennent de plus en plus sombres, les passants de plus en plus rares. Frantz commença par parler de la pièce… Il aimait bien ces comédies où il y avait du sentiment.

 

– Et vous, Sidonie ?

 

– Oh ! moi, vous savez, Frantz, pourvu qu’il y ait des toilettes.

 

Le fait est qu’au théâtre elle ne s’occupait pas d’autre chose. Ce n’était pas une de ces sentimentales à la Bovary qui reviennent du spectacle avec des phrases d’amour toutes faites, un idéal de convention. Non ! Le théâtre lui donnait seulement des envies folles de luxe, d’élégance ; elle n’en rapportait que des modèles de coiffure et des patrons de robes… Les toilettes nouvelles, exagérées, des actrices, leur démarche, jusqu’à leurs intonations faussement mondaines qui lui semblaient la distinction suprême, avec cela l’éblouissement banal des dorures, des lumières, l’affiche étincelante à la porte, les voitures arrêtées, tout ce bruit un peu malsain qui se fait autour d’une pièce en vogue : voilà ce qu’elle aimait, ce qui la prenait. L’amoureux continua :

 

– Comme ils ont bien joué leur scène d’amour ! Et en disant ce mot d’amour il se penchait tendrement vers une jolie petite tête entourée d’un capuchon en laine blanche d’où les cheveux s’échappaient en frisottant. Sidonie soupira :

 

– Oh ! oui, la scène d’amour… L’actrice avait de bien beaux diamants !

 

Il y eut un moment de silence. Le pauvre Frantz avait beaucoup de peine à s’expliquer. Les mots qu’il cherchait ne venaient pas, puis la peur le prenait. Pour parler il se donnait des limites.

 

« Quand nous aurons passé la porte Saint-Denis… Quand nous aurons quitté le boulevard. »

 

Mais là Sidonie se mettait à causer de choses, tellement indifférentes que sa déclaration se gelait sur ses lèvres, ou bien ils étaient arrêtés par une voiture qui donnait aux parents le temps de les rejoindre.

 

Enfin, dans le Marais, il se décida tout à coup :

 

– Écoutez-moi, Sidonie… Je vous aime…

 


Écoutez-moi Sidonie…

 

Cette nuit-là, on avait veillé fort tard chez les Delobelle. C’était l’habitude de ces courageuses femmes de faire la journée de travail aussi longue que possible, de la prolonger si avant dans la nuit que leur lampe était une des dernières éteintes de la tranquille rue de Braque. Pour se coucher elles attendaient le retour du grand homme, à qui on gardait bien au chaud, dans les cendres du foyer, un petit souper réconfortant.

 

Au temps où il jouait, cela avait une raison d’être : les comédiens, obligés de dîner de bonne heure et très légèrement, sortent de scène avec des fringales terribles et mangent en rentrant chez eux. Delobelle, lui, ne jouait plus depuis longtemps ; mais n’ayant pas le droit, comme il disait, de renoncer au théâtre, il entretenait sa manie par une foule d’habitudes de cabotin, et le souper du retour en faisait partie, comme sa rentrée quotidienne, après que la dernière de toutes les rampes de théâtre du boulevard avait éteint son gaz. Se coucher sans souper, à l’heure de tout le monde, c’eût été abdiquer, renoncer à la lutte. Et il n’y renonçait pas, sacrebleu !…

 

La nuit dont nous parlons, le comédien n’était pas encore rentré, et les deux femmes l’attendaient, causant et travaillant, très animées malgré l’heure avancée. Toute la soirée, on n’avait fait que parler de Frantz, de son succès, de l’avenir qui s’ouvrait devant lui.

 

– À présent, disait la maman Delobelle, il ne lui manque plus que de trouver une bonne petite femme.

 

C’était aussi l’avis de Désirée. Il ne manquait plus que cela au bonheur de Frantz, une bonne petite femme active, courageuse, habituée au travail et qui s’oublierait toute pour lui. Et si Désirée en parlait avec cette assurance, c’est qu’elle la connaissait très intimement, cette femme qui convenait si bien à Frantz Risler… Elle n’avait qu’un an de moins que lui, juste ce qu’il faut pour être plus jeune que son mari et pouvoir lui servir de mère en même temps, « Jolie ? » Non, pas précisément, mais plutôt gentille que laide, malgré son infirmité, car elle boitait, la pauvre petite !… Et puis, fine, éveillée et si aimante ! Personne autre que Désirée ne savait à quel point cette petite femme-là aimait Frantz et comme elle pensait à lui nuit et jour depuis des années. Lui-même ne s’en était pas aperçu, et semblait n’avoir des yeux que pour Sidonie, une gamine. Mais c’est égal ! L’amour silencieux est si éloquent, une si grande force se cache dans les sentiments contenus… Qui sait ? Peut-être un jour ou l’autre… Et la petite boiteuse, penchée sur son ouvrage, partait pour un de ces grands voyages au pays des chimères, comme elle en faisait tant dans son fauteuil d’impotente, les pieds appuyés au tabouret immobile un de ces merveilleux voyages d’où elle revenait toujours, heureuse et souriante, s’appuyant au bras de Frantz de toute sa confiance d’épouse aimée. Ses doigts suivant le rêve de son cœur, le petit oiseau qu’elle tenait en ce moment et dont elle redressait les ailes froissées avait bien l’air d’être du voyage, lui aussi, de s’envoler là-bas, bien loin, joyeux et léger comme elle. La porte s’ouvrit tout à coup.

 

– Je ne vous dérange pas ? dit une voix triomphante.

 

La mère, un peu assoupie, releva la tête brusquement :

 

– Eh ! c’est monsieur Frantz… Entrez donc, monsieur Frantz… Vous voyez ; nous attendons le père… Ces brigands d’artistes, ça rentre toujours si tard… Asseyez-vous là… vous souperez avec lui…

 

– Oh ! non, merci, répondit Frantz dont les lèvres étaient encore pâles de l’émotion qu’il venait d’avoir ; merci, je ne m’arrête pas… J’ai vu de la lumière à la porte et je suis entré seulement pour vous dire… pour vous apprendre une grande nouvelle qui vous fera bien plaisir, car je sais que vous m’aimez…

 

– Et quoi donc, grand Dieu ?

 

– Il y a promesse de mariage entre monsieur Frantz Risler et mademoiselle Sidonie !…

 

– Là ! quand je vous disais qu’il ne lui manquait plus qu’une bonne petite femme, fit la maman Delobelle en se levant pour lui sauter au cou.

 

Désirée n’eut pas la force de prononcer une parole. Elle se pencha encore plus sur son ouvrage, et comme Frantz avait les yeux exclusivement fixés sur son bonheur, que la maman Delobelle ne regardait que la pendule pour voir si son grand homme rentrerait bientôt, personne ne s’aperçut de l’émotion de la boiteuse, de sa pâleur, ni du tremblement convulsif du petit oiseau immobile entre ses mains, la tête renversée, comme un oiseau blessé à mort.

 

IV

HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE.

LES VERS LUISANTS DE SAVIGNY


« Savigny-sur-Orge.

 

« Ma chère Sidonie,

 

» Hier nous étions à table dans cette grande salle à manger que tu connais, la porte large ouverte sur les perrons tout fleuris. Je m’ennuyais un peu. Bon papa avait été de mauvaise humeur toute la matinée, et ma pauvre mère n’osait pas dire un mot, atterrée par ces sourcils froncés qui lui ont toujours fait la loi. Je songeais que c’était vraiment dommage d’être si seule, en plein été, dans un si beau pays, et que je serais bien heureuse, maintenant que me voilà sortie du couvent et destinée à passer des saisons entières à la campagne, d’avoir, comme autrefois, quelqu’un pour courir avec moi dans le bois et les charmilles.

 

» Georges vient bien de temps en temps ; mais il arrive toujours très tard, seulement pour dîner, et repart le lendemain avec mon père avant que je m’éveille. Puis c’est un homme sérieux, à présent, M. Georges. Il travaille à la fabrique, et le souci des affaires lui plisse souvent le front, à lui aussi.

 

»… J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup voilà bon papa qui se tourne brusquement de mon côté. « Qu’est donc devenue ta petite Sidonie ?… Ça me ferait plaisir de l’avoir ici quelque temps. » Tu penses si j’ai été heureuse. Quelle joie de se retrouver, de renouer cette bonne amitié interrompue par la faute de la vie bien plus que par la nôtre ! Que de choses à nous raconter ! Toi qui avais seule le don de dérider ce terrible grand-père, tu vas nous apporter la gaieté, et je t’assure que nous en avons besoin.

 

» C’est si désert, ce beau Savigny ! Figure-toi que le matin quelquefois il me prend des idées de coquetterie. Je m’habille, je me fais belle, coiffée en frisures avec un joli costume, je me promène dans toutes les allées, et tout à coup je m’aperçois que j’ai fait des frais pour les cygnes, les canards, mon chien Kiss, et les vaches qui ne se retournent même pas dans la prairie quand je passe. Alors, de dépit, je rentre bien vite mettre une robe de toile, je m’occupe à la ferme, à l’office, un peu partout. Et, ma foi ! je commence à croire que l’ennui m’a perfectionnée et que je ferai une excellente ménagère…

 

» Heureusement, voici bientôt la saison de la chasse et je compte là-dessus pour me distraire un peu. D’abord Georges et mon père, grands chasseurs tous les deux, viendront plus souvent. Puis tu seras là, toi… Car tu vas me répondre tout de suite que tu arrives près de nous, n’est-ce pas ? M. Risler disait dernièrement que tu étais souffrante. L’air de Savigny te fera grand bien.

 

» Ici tout le monde t’attend. Et moi je ne vis plus d’impatience.

 

« CLAIRE. »

 

Sa lettre écrite, Claire Fromont mit un grand chapeau de paille, car ces premiers jours d’août étaient chauds et splendides, et descendit elle-même la jeter dans la petite boîte où le facteur prenait tous les matins en passant le courrier du château.

 


Elle s’arrêta une minute…

 

C’était au bout du parc, à un coin de route Elle s’arrêta une minute à regarder les arbres du chemin, les prés environnants, endormis et pleins de soleil. Là-bas des moissonneurs rentraient les dernières gerbes. On labourait un peu plus loin. Mais toute la mélancolie du travail silencieux avait disparu pour la jeune fille épanouie de la joie de revoir son amie. Aucun souffle ne s’éleva des hautes collines de l’horizon, aucune voix ne vint de la cime des arbres pour l’avertir par un pressentiment, l’empêcher d’envoyer cette fatale lettre. Et tout de suite en rentrant elle s’occupa de faire préparer à Sidonie une jolie chambre à côté de la sienne.

 

La lettre fit son chemin fidèlement. De la petite porte verte du château entourée de glycines et de chèvrefeuilles, elle s’en vint à Paris et arriva le soir même, avec son timbre de Savigny, tout parfumé de campagne au cinquième étage de la rue de Braque.

 

Quel événement ce fut ! On la relut trois fois, et pendant huit jours, jusqu’au départ, elle resta sur la cheminée près des reliques de madame Chèbe, de la pendule à globe et des coupes empire. Pour Sidonie, c’était comme un roman merveilleux plein d’enchantements et de promesses qu’elle lisait sans l’ouvrir, rien qu’en regardant l’enveloppe blanche où le chiffre de Claire Fromont ressortait en broderie.

 

Il s’agissait bien de mariage maintenant L’essentiel était de savoir quelle toilette elle mettrait pour aller au château. Il fallait s’occuper de cela, tailler, combiner, essayer des robes, des coiffures… Malheureux Frantz ! Comme ces préparatifs lui faisaient le cœur gros ! Ce départ pour Savigny, auquel il avait vainement essayé de s’opposer, retarderait encore leur mariage, que, sans qu’il sût pourquoi, Sidonie éloignait tous les jours un peu. Il ne pourrait pas aller la voir ; et, une fois là-bas, entourée de fêtes, de plaisirs, qui pouvait dire combien de temps elle resterait ?…

 

C’était toujours aux dames Delobelle que l’amoureux désespéré venait faire ses confidences, sans remarquer une fois comme Désirée se levait vivement, dès qu’il entrait, pour lui faire une place près d’elle à la table de travail, comme elle s’asseyait ensuite, toute rouge, les yeux brillants.

 

Depuis quelques jours on ne travaillait plus aux oiseaux et mouches pour modes. La mère et la fille ourlaient des volants roses destinés à la robe de Sidonie, et jamais la petite boiteuse n’avait cousu de si bon cœur.

 

C’est qu’elle n’était pas pour rien la fille de Delobelle, cette petite Désirée. Elle tenait de son père cette fatalité à s’illusionner, à espérer jusqu’au bout et quand même.

 

Pendant que Frantz lui racontait ses peines d’amour, Désirée songeait qu’une fois Sidonie partie, il viendrait ainsi tous les jours, ne fût-ce que pour parler de l’absente ; qu’elle l’aurait là tout près d’elle, qu’ils veilleraient ensemble en attendant « le père », et que, peut-être un soir, en la regardant, il s’apercevrait de la différence qu’il y a entre la femme qui vous aime et celle qui se laisse aimer.

 

Alors l’idée que chaque point fait à la robe avançait ce départ si impatiemment attendu, donnait à son aiguille une activité extraordinaire, et le pauvre amoureux regardait avec terreur les volants et les ruches s’amonceler à vue d’œil autour d’elle, en moutonnant comme des petites vagues.

 

Quand la robe rose fut prête, mademoiselle Chèbe partit pour Savigny. Le château de M. Gardinois était bâti dans la vallée de l’Orge, au bord de cette petite rivière si capricieusement jolie, avec ses moulins, ses îles, ses écluses et ses grandes pelouses de parc qui viennent mourir tout le long de ses rives.

 

La maison, une vieille maison Louis XV, aux bâtiments peu élevés, très haute seulement de toiture avait un grand air de mélancolie, une apparence particulière d’ancienneté aristocratique : larges perrons, balcons de fer rouillé, vieux vases rongés de pluie où les fleurs nouvelles ressortaient vivement sur la pierre rousse. À perte de vue, les murs s’étendaient, effrités et penchants, descendant par une pente douce jusqu’à la rivière. Le château les dominait de ses grands toits d’ardoises, la ferme de ses tuiles rouges, et le parc merveilleux de ses tilleuls, de ses frênes, de ses peupliers, de ses marronniers qui s’entremêlaient en une ligne touffue et noire, ouverte de temps en temps par l’arcade des allées.

 

Mais le charme de la vieille propriété c’était l’eau, l’eau qui animait son silence, solennisait ses aspects. Il y avait à Savigny, sans compter la rivière, des sources, des fontaines, des étangs où le soleil se couchait dans toute sa gloire ; et cela allait bien à cette antique maison, moussue, verdie, un peu rongée comme une pierre au bord d’un ruisseau.

 

Malheureusement à Savigny, comme dans la plupart de ces admirables palais d’été parisiens dont les parvenus du commerce et de la spéculation ont fait leur proie, les châtelains n’étaient pas en harmonie avec le château. Depuis qu’il avait acheté son château, le vieux Gardinois ne s’occupait qu’à défaire ce que le hasard lui avait fourni si beau, abattait des arbres « pour la vue », hérissait son parc de clôtures baroques contre les maraudeurs, et gardait toute sa sollicitude pour un superbe potager, qui rapportant des fruits et des légumes en quantité, lui semblait plus de sa terre à lui, de la terre de paysan.

 

Quant aux grands salons, dont les panneaux à sujet pâlissaient aux brouillards d’automne, quant aux pièces d’eau envahies par les nénufars, aux grottes, aux ponts de rocaille, il y tenait seulement à cause de l’admiration des visiteurs et parce que de tout cela se composait cette chose qui flattait tant sa vanité d’ancien marchand de bœufs : un château !

 

Déjà âgé, ne pouvant plus ni chasser, ni pêcher, il passait son temps à surveiller les petits détails infimes de cette immense propriété. Le grain que l’on donnait aux poules, le prix du dernier regain vendu, le nombre de bottes de pailles enfermées dans un magnifique grenier en rotonde, lui fournissaient de quoi gronder tout un jour, et certes, quand on regardait de loin ce beau Savigny, le château à mi-côte, la rivière coulant devant lui, en miroir, les hautes terrasses assombries de lierre, les assises de pierre soutenant le parc dans la pente majestueuse du terrain, on ne se serait jamais douté de la mesquinerie, de la pauvreté d’esprit du propriétaire.

 

Dans le désœuvrement de sa richesse M. Gardinois s’ennuyant à Paris vivait là toute l’année, et pendant la belle saison les Fromont lui tenaient compagnie. Madame Fromont était une femme douce, inintelligente, que le despotisme brutal de son père avait pliée de bonne heure à l’obéissance passive et perpétuelle. Elle gardait la même attitude devant son mari, dont la bonté, la constante indulgence, n’avaient pu venir à bout de cette nature humiliée, silencieuse, indifférente à tout, et comme irresponsable. Ayant toujours vécu à l’écart des affaires, elle était devenue riche sans s’en apercevoir et sans la moindre envie d’en profiter. Son bel appartement de Paris, le somptueux château de son père la gênaient. Elle y faisait sa place aussi petite que possible, emplissant sa vie avec une seule passion, l’ordre, un ordre monstrueux, fantastique, qui consistait à brosser, essuyer, épousseter, faire reluire elle-même sans relâche, les glaces, les dorures, le fronton des portes.

 

Quand elle n’avait plus rien à nettoyer, cette étrange femme s’en prenait à ses bagues, sa chaîne de montre, ses broches, débarbouillait ses camées, les perles, et à force d’éclaircir dans son alliance son nom et celui de son mari, en avait effacé toutes les lettres. Sa préoccupation la suivait à Savigny. Elle ramassait le bois mort dans les allées, grattait la mousse des bancs du bout de son ombrelle, aurait voulu épousseter les feuilles, ramoner les vieux arbres, et bien souvent, en chemin de fer, elle enviait les petites villas alignées au bord de la voie, blanches et proprettes, avec leurs cuivres reluisants, la boule de métal anglais, et ces petits jardins en longueur qui ont l’air de tiroirs de commode. C’était cela son type de maison de campagne.

 

M. Fromont, qui ne venait qu’en passant et toujours avec la préoccupation de ses affaires, ne jouissait guère de Savigny, lui non plus. Il n’y avait que Claire qui fût vraiment chez elle dans ce beau parc. Elle en connaissait les moindres taillis. Obligée de se suffire à elle-même comme tous les enfants solitaires, elle s’était fait des bonheurs de certaines promenades, surveillait les floraisons, avait son allée, son arbre, son banc favori pour lire. La cloche du repas venait toujours la surprendre au fond de la propriété. Elle arrivait à table, essoufflée, contente, baignée de grand air. L’ombre des charmilles, à force de glisser sur ce jeune front, y avait mis comme une douceur mélancolique, et le vert profond des pièces d’eau traversé de rayons vagues se retrouvait dans ses grands yeux. Cette belle campagne l’avait réellement défendue de la vulgarité, de la bassesse du milieu. M. Gardinois pouvait déplorer devant elle, pendant des heures, la perversité des fournisseurs, des domestiques, faire le compte de ce qu’on lui volait par mois, par semaine, par jour, par minute ; madame Fromont pouvait énumérer ses griefs contre les souris, les mites, la poussière, l’humidité, toutes acharnées à la destruction de ses effets, conjurées contre ses armoires, pas une syllabe de ces conversations idiotes ne restait dans l’esprit de Claire. Une course autour de la pelouse, une lecture au bord de la pièce d’eau avaient tout de suite rendu le calme à cette âme généreuse et bien vivante.

 

Son grand-père la regardait comme une créature étrange, tout à fait déplacée dans sa famille. Enfant, elle le gênait par ses grands yeux clairs, son sens droit de toutes choses, et aussi parce qu’il ne retrouvait pas en elle, sa fille soumise et passive.

 

– Ça sera une fiérotte et une originale comme son père, disait-il dans ses jours de mauvaise humeur.

 

Combien elle lui plaisait davantage, cette petite Chèbe qui venait de temps en temps jouer dans les allées de Savigny ! Ici du moins il sentait une nature peuple comme la sienne, avec un grain d’ambition et d’envie que révélait déjà dans ce temps-là, certain petit sourire en coin de bouche. En outre la fillette avait devant sa richesse des étonnements, des admirations naïves qui flattaient son orgueil de parvenu, et quelquefois, taquinée par lui, elle trouvait des mots drôles d’enfant de Paris, des expressions bien faubouriennes, relevées par sa gentille frimousse mince et pâlotte où la trivialité gardait une distinction. Aussi le bonhomme ne l’avait-il jamais oubliée.

 


Le château…

 

Cette fois surtout, lorsque, après sa longue absence, Sidonie arriva à Savigny avec ses cheveux bouffants, sa jolie taille, sa physionomie éveillée et mobile, le tout agrémenté des élégances un peu apprêtées de la demoiselle de magasin, elle y eut beaucoup de succès. Le vieux Gardinois, très étonné de voir une grande jeune fille au lieu de l’enfant qu’il attendait, la trouva plus jolie et surtout bien mieux mise que Claire.

 

La vérité est qu’en descendant de chemin de fer, mademoiselle Chèbe, assise dans la grande calèche du château, n’avait pas trop mauvaise tournure, mais il lui manquait ce qui fait la beauté et le charme de son amie, l’habitude, le maintien, le mépris des attitudes, et surtout la sécurité d’esprit. Sa grâce ressemblait un peu à ses robes, des petites étoffes pas chères, mais taillées au goût du jour, du chiffon si l’on veut, mais un chiffon dont la mode, cette fée absurde et charmante, avait donné la nuance, l’ornement et le modèle. Paris, pour ces sortes de toilette, a des petits minois exprès, très faciles à coiffer, à habiller, tout juste parce qu’ils n’ont pas de type, et mademoiselle Chèbe était un de ces minois-là.

 

Quel ravissement pour elle, quand la voiture s’engagea sur la longue avenue, veloutée de vert, bordée d’ormes centenaires, au bout de laquelle Savigny l’attendait, sa grille grande ouverte. À partir de ce jour, elle eut bien l’existence enchantée qu’elle avait rêvée si longtemps. Le luxe lui apparaissait sous toutes ses formes, depuis la magnificence des salons, la hauteur immense des appartements, depuis les richesses de la serre, des écuries, jusqu’à ces menus détails où il semble se condenser comme ces parfums exquis dont une goutte suffit à embaumer toute une chambre, les corbeilles de fleurs étendues sur la nappe, le ton froid des domestiques, le « faites atteler » dolent et ennuyé de madame Fromont…

 

Et comme elle se sentait à l’aise parmi tous ces raffinements de riches. Comme c’était bien l’existence qui lui convenait. Il lui semblait qu’elle n’en avait jamais eu d’autre. Tout à coup, au milieu de son ivresse, arriva une lettre de Frantz qui la ramenait à la réalité de sa vie, à sa condition misérable de future femme d’employé, la mettait de force dans le petit appartement mesquin qu’ils occuperaient un jour en haut de quelque maison noire dont il lui semblait déjà respirer l’air lourd, épais de misère.

 

Rompre son mariage ? Certainement elle le pouvait, puisqu’elle n’avait donné d’autre gage que sa parole. Mais celui-là parti, qui sait si elle ne le regretterait pas ?

 

Dans cette petite tête affolée d’ambition, les idées les plus étranges se heurtaient. Quelquefois, pendant que le grand-père Gardinois, qui avait quitté en son honneur ses antiques vestes de chasse et ses gilets de molleton, la plaisantait, s’amusait à la contredire pour s’attirer quelque riposte un peu salée, elle le regardait sans répondre, fixement, froidement, jusqu’au fond des yeux. Ah ! s’il avait eu seulement dix ans de moins… Mais cette pensée de devenir madame Gardinois ne l’arrêta pas longtemps. Un nouveau personnage, une nouvelle espérance venaient d’entrer dans sa vie.

 

Depuis l’arrivée de Sidonie, Georges Fromont, qu’on ne voyait guère à Savigny que le dimanche, avait pris l’habitude d’y venir dîner presque tous les jours. C’était un grand garçon frêle, pâle, de tournure élégante. Orphelin de père et de mère, élevé par son oncle, M. Fromont, il était appelé à lui succéder dans son commerce, et vraisemblablement aussi à devenir le mari de Claire. Cet avenir tout fait le laissait assez froid. D’abord le commerce l’ennuyait. Quant à sa cousine, il existait entre eux l’intimité bon enfant d’une éducation en commun, une confiance d’habitude, mais rien de plus, du moins de son côté.

 

Avec Sidonie, au contraire, il se sentit tout de suite gêné, timide, et en même temps désireux de faire de l’effet, tout changé. Elle avait justement la grâce frelatée, un peu fille, qui devait plaire à cette nature de gandin, et elle ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de l’impression qu’elle produisait sur lui.

 

Quand les deux jeunes filles se promenaient au fond du parc, c’était toujours Sidonie qui pensait à l’heure du train de Paris. Elles arrivaient ensemble à la grille guetter les voyageurs, et le premier regard de Georges était toujours pour mademoiselle Chèbe, un peu en arrière de son amie, mais avec de ces poses, de ces airs qui vont au-devant des yeux. Ce manège entre eux dura quelque temps. On ne se parlait pas d’amour, mais tous les mots, tous les sourires qu’on échangeait étaient pleins d’aveux et de réticences.

 

Un soir d’été, nuageux et lourd, comme les deux amies étaient sorties de table sitôt le dîner fini, et qu’elles se promenaient sous la longue charmille, Georges vint les rejoindre. Ils causaient tous trois indifféremment, en faisant crier les cailloux sous le pas lent de leur promenade, quand la voix de madame Fromont appela Claire du côté du château. Georges et Sidonie restèrent seuls. Ils continuèrent à marcher dans l’allée, guidés par les blancheurs vagues du sable, sans parler ni se rapprocher l’un de l’autre.

 

Un vent tiède agitait la charmille. La pièce d’eau soulevée battait doucement de ses flots les arches du petit pont ; et les acacias, les tilleuls, dont les fleurs détachées s’envolaient en tourbillons, parfumaient l’air électrisé… Ils se sentaient dans une atmosphère d’orage, vibrante, pénétrante. Tout au fond de leurs yeux troublés passaient de grands éclairs de chaleur, comme ceux qui allumaient la limite de l’horizon…

 

– Oh ! les beaux vers luisants… dit la jeune fille, que ce silence, traversé de tant de bruits mystérieux embarrassait.

 

Au bord de la pelouse, de petites lumières vertes haletantes, éclairaient les brins d’herbe. Elle se baissa pour en prendre une sur son gant. Il vint s’agenouiller tout près d’elle, et penchés jusqu’au ras de l’herbe, frôlant leurs cheveux et leurs joues, ils se regardèrent une minute à la clarté des vers luisants. Qu’elle lui parut étrange et charmante, sous ce reflet vert qui montait vers sa figure inclinée et se vaporisait dans le réseau fin de ses cheveux ondés !… Il avait passé un bras autour de sa taille, et tout à coup, sentant qu’elle s’abandonnait, il l’étreignit contre lui, longuement, éperdument.

 

– Qu’est-ce que vous cherchez donc ? demanda Claire debout dans l’ombre derrière eux.

 


Qu’est-ce que vous cherchez donc ?

 

Saisi, la gorge serrée, Georges tremblait si fort qu’il ne put répondre. Sidonie, au contraire, se releva avec le plus grand calme, et dit en faisant bouffer sa jupe :

 

– Ce sont les vers luisants… Vois comme il y en a ce soir… Et comme ils brillent.

 

Ses yeux aussi brillaient d’un éclat extraordinaire.

 

– C’est l’orage sans doute… murmura Georges, encore tout frissonnant.

 

En effet, l’orage était proche. Par moments, de grands tourbillons de feuilles et de poussière couraient d’un bout à l’autre de la charmille. Ils firent encore quelques pas, puis rentrèrent tous trois dans le salon. Les jeunes filles prirent leur ouvrage, Georges essaya de lire un journal, pendant que madame Fromont faisait luire ses bagues et que M. Gardinois, avec son gendre, jouait au billard dans la pièce à côté.

 

Comme cette soirée sembla longue à Sidonie. Elle n’avait qu’un désir, se retrouver seule, libre de ses pensées. Mais au silence de sa petite chambre, quand elle eut soufflé la lumière, qui gêne les songes en éclairant trop vivement la réalité, que de projets, quels transports de joie ! Georges l’aimait, Georges Fromont, l’héritier de la fabrique !… Ils se marieraient ; elle serait riche… Car, dans cette petite âme vénale, le premier baiser d’amour n’avait éveillé que des idées d’ambition et de luxe.

 

Pour bien s’assurer que son amant était sincère, elle cherchait à ressaisir les moindres détails de leur scène sous la charmille, l’expression de ses yeux, l’ardeur de son étreinte, les serments balbutiés bouche à bouche dans cette lumière vaporeuse des vers luisants qu’une minute solennelle avait à jamais fixée dans son cœur.

 

Oh ! les vers luisants de Savigny ! Toute la nuit, ils clignotèrent comme des étoiles devant ses yeux fermés. Le parc en était plein, jusqu’au fond de ses plus sombres avenues. Il y en avait des girandoles tout le long des pelouses, sur les arbres, dans les massifs… Le sable fin des allées, les vagues de la pièce d’eau roulaient des étincelles vertes, et toutes ces lueurs microscopiques faisaient comme une illumination de fête dont Savigny semblait s’envelopper en son honneur, pour célébrer les fiançailles de Georges et de Sidonie…

 

Le lendemain, quand elle se leva, son plan était fait. Georges l’aimait ; c’était sûr. Songeait-il à l’épouser ?… Elle se doutait bien que non, la fine lame ! Mais cela ne l’effrayait pas. Elle se sentait assez forte pour avoir raison de cette âme d’enfant, à la fois faible et passionnée. Il n’y avait qu’à lui résister, et c’est ce qu’elle fit.

 

Pendant quelques jours, elle fut froide, inattentive, volontairement aveugle et sans mémoire. Il voulut lui parler, retrouver la minute bienheureuse, mais elle l’évitait, mettant toujours quelqu’un entre elle et lui. Alors il écrivit. Il allait porter lui-même ses lettres dans un creux de roche, près d’une source limpide qu’on appelait « le Fantôme », et qu’un toit de chaume abritait fout au fond du parc.

 

Sidonie trouvait cela charmant. Le soir il fallait mentir, inventer un prétexte quelconque pour venir au « Fantôme » toute seule. L’ombre des arbres en travers des allées, la nuit sévère, la course, l’émotion lui faisaient battre délicieusement le cœur. Elle trouvait la lettre imprégnée de rosée, du froid intense de la source, et si blanche au clair de lune, qu’elle la cachait bien vite de crainte d’être surprise.

 

Puis, quand elle était seule, quelle joie de l’ouvrir, de déchiffrer ces caractères magiques, ces phrases d’amour dont les mots miroitaient, entourés de cercles bleus, jaunes, éblouissants, comme si elle avait lu sa lettre en plein soleil. « Je vous aime… Aimez-moi… » écrivait Georges sur tous les tons.

 

D’abord, elle ne répondit pas ; mais quand elle le sentit bien pris, bien à elle, exaspéré par sa froideur, elle se déclara nettement :

 

« Je n’aimerai que mon mari. »

 

Ah ? c’était déjà une vraie femme, cette petite Chèbe…

 

V

COMMENT FINIT L’HISTOIRE

DE LA PETITE CHÈBE


Cependant septembre arrivait. La chasse avait réuni au château une nombreuse compagnie, bruyante, vulgaire. C’étaient de longs repas où ces bourgeois riches s’attardaient avec des lenteurs, des lassitudes, des endormements de paysans. On allait en voiture au-devant des chasseurs sur les routes déjà froides des crépuscules d’automne. La brume montait des champs moissonnés ; et pendant que le gibier effaré rasait les sillons avec des rappels craintifs, la nuit semblait sortir de tous ces bois dont les masses sombres grandissaient en s’étalant sur la plaine.

 

On allumait les lanternes de la calèche, et chaudement, sous les couvertures déroulées, on rentrait vite, le vent frais dans le visage. La salle, magnifiquement éclairée, s’emplissait de train, de rires.

 

Claire Fromont, gênée par la grossièreté de l’entourage, ne parlait guère. Sidonie brillait de tout son éclat. La course avait animé son teint pâle et ses yeux de Paris. Elle savait bien rire, comprenait peut-être un peu trop, et, pour les gens qui étaient là, semblait la seule femme présente. Son succès achevait de griser Georges, mais à mesure qu’il s’avançait davantage, elle se montrait plus réservée. Dès lors il résolut qu’elle serait sa femme. Il se le jura à lui-même, avec cette affirmation exagérée des caractères faibles qui semblent toujours combattre d’avance les objections devant lesquelles ils savent qu’ils céderont un jour…

 

Ce fut pour la petite Chèbe le plus beau moment de sa vie. Même en dehors de toute visée ambitieuse, sa nature coquette et dissimulée trouvait un charme étrange à cette intrigue d’amour mystérieusement menée au milieu des festins et des fêtes.

 

Autour d’eux personne ne se doutait de rien. Claire était dans cette période saine et charmante de la jeunesse où l’esprit, à demi ouvert, s’attache aux choses qu’il connaît avec une confiance aveugle, la complète ignorance des trahisons et du mensonge. M. Fromont ne songeait qu’à son commerce. Sa femme nettoyait ses bijoux frénétiquement. Il n’y avait que le vieux Gardinois et ses petits yeux de vrille qui fussent à craindre, mais Sidonie l’amusait, et quand même il eût découvert quelque chose, il n’était pas homme à lui faire manquer son avenir.

 

Elle triomphait, quand une catastrophe subite, imprévue, vint anéantir ses espérances. Un dimanche matin, au retour d’un affût, on rapporta M. Fromont mortellement blessé. Un coup de fusil, destiné à un chevreuil, l’avait frappé près de la tempe. Le château fut bouleversé. Tous les chasseurs, parmi lesquels le maladroit inconnu, partirent en hâte vers Paris. Claire, folle de douleur, entra, pour n’en plus sortir, dans la chambre où son père agonisait, et Risler, prévenu de la catastrophe, vint vite chercher Sidonie.

 

La veille du départ elle eut avec Georges un dernier rendez-vous « au Fantôme », rendez-vous d’adieu, pénible et furtif, solennisé par le voisinage de la mort. On jura pourtant de s’aimer toujours : on convint d’un endroit où l’on pourrait s’écrire. Et ils se séparèrent.

 

Retour lugubre. – Brusquement, elle revenait à sa vie de tous les jours, escortée par le désespoir de Risler, pour qui la mort de son cher patron était une perte irréparable. Arrivée chez elle, il lui fallut raconter son séjour jusque dans les moindres détails, causer sur les habitants du château, sur les invités, les fêtes, les dîners, le désastre de la fin. Quel supplice pour elle qui, toute à une pensée toujours la même, aurait eu tant besoin de silence et de solitude. Mais ce n’était pas encore cela le plus terrible.

 

Dès le premier jour, Frantz était revenu s’asseoir à son ancienne place ; et ses regards qui la cherchaient, ses paroles qui s’adressaient à elle seule, lui semblaient d’une intolérable exigence.

 

Malgré toute sa timidité et sa défiance, le pauvre garçon se croyait dans son droit d’amoureux accepté et impatient, et la petite Chèbe était obligée de sortir de ses rêves pour répondre à ce créancier, rejeter toujours plus loin l’échéance.

 

Il vint un jour pourtant où l’indécision ne fut plus possible. Elle avait promis d’épouser Frantz quand il aurait une position ; et voilà qu’on lui offrait une place d’ingénieur dans le Midi, aux hauts fourneaux de la Grand’Combe. C’était suffisant pour un ménage modeste. Nul moyen de reculer. Il fallait s’exécuter ou trouver un prétexte. Mais lequel ?

 

Dans ce danger pressant, elle songea à Désirée. Quoique la petite boiteuse ne lui eût jamais fait de confidence, elle savait son grand amour pour Frantz. Depuis longtemps elle avait deviné cela avec ses yeux de fille coquette, miroirs clairs et changeants qui reflétaient toutes les pensées des autres sans rien laisser voir des siennes. Peut-être même cette idée qu’une autre femme aimait son fiancé, lui avait tout d’abord rendu l’amour de Frantz plus supportable, et comme on met des statues aux tombeaux pour les rendre moins tristes, la jolie petite figure pâle de Désirée au seuil de cet avenir si noir le lui avait fait paraître moins sinistre.

 

À cette heure, cela lui fournissait un prétexte honorable et facile pour se dégager de sa promesse.

 


Non, vois-tu maman…

 

– Non ! vois-tu, maman, dit-elle un jour à madame Chèbe, jamais je ne consentirai à faire le malheur d’une amie comme celle-là. J’aurais trop de remords… Pauvre Désirée ! tu ne t’es donc pas aperçue comme elle a mauvaise mine depuis mon retour, comme elle me regarde d’un air suppliant… Non ! je ne lui ferai pas cette peine, je ne lui enlèverai pas son Frantz.

 

Tout en admirant le grand cœur de sa fille, madame Chèbe trouvait ce sacrifice exagéré, et faisait des objections :

 

– Prends garde, mon enfant, nous ne sommes pas riches… Un mari comme Frantz ne se trouve pas tous les jours.

 

– Tant pis ! je ne me marierai pas… déclara nettement Sidonie, et, trouvant son prétexte bon, elle s’y cramponna avec énergie. Rien ne put la faire changer d’idée, ni les larmes de Frantz, qu’exaspérait ce refus entouré de raisons vagues qu’on ne voulait pas même lui expliquer, ni les supplications de Risler, à qui madame Chèbe avait chuchoté dans le plus grand mystère les raisons de sa fille, et qui, malgré tout, ne pouvait se défendre d’admirer un pareil sacrifice.

 

– Ne l’accuse pas, va !… C’est un anche !… disait-il à son frère en essayant de le calmer.

 

« Oh ! oui, c’est un ange », appuyait madame Chèbe en soupirant, de sorte que le pauvre amoureux trahi n’avait pas même le droit de se plaindre. Désespéré, il se décida à quitter Paris, et, dans sa rage de fuir, la Grand’Combe lui semblant trop rapprochée, il sollicita et obtint une place de surveillant à Ismaïlia, aux travaux de l’isthme de Suez. Il partit sans avoir rien su ou rien voulu savoir de l’amour de Désirée ; et pourtant, quand il vint lui faire ses adieux, la chère petite infirme leva sur lui de jolis yeux timides, où il y avait écrit très lisiblement « Moi, je vous aime, si elle ne vous aime pas… »

 

Mais Frantz Risler ne savait pas lire l’écriture de ces yeux-là.

 

Heureusement que les âmes habituées à souffrir ont des patiences infinies. Son ami parti, la petite boiteuse, avec son gentil grain d’illusion qu’elle tenait de son père, affiné par sa nature de femme, se remit courageusement au travail, on se disant : « Je l’attendrai ».

 

Et dès lors, elle ouvrit toutes grandes les ailes de ses oiseaux, comme s’ils partaient tous l’un après l’autre pour Ismaïlia d’Égypte… Et c’était loin !

 

De Marseille, avant de s’embarquer, le jeune Risler écrivit encore à Sidonie une dernière lettre, à la fois comique et touchante où, mêlant les détails les plus techniques aux adieux les plus déchirants, le malheureux ingénieur déclarait partir, le cœur brisé sur le transport le Sahib, « navire mixte de la force de quinze cents chevaux », comme s’il espérait qu’un nombre aussi considérable de chevaux-vapeur impressionnerait son ingrate et lui laisserait des remords éternels. Mais Sidonie avait bien d’autres choses en tête.

 

Elle commençait à s’inquiéter du silence de Georges. Depuis son départ de Savigny, elle avait reçu une fois des nouvelles, puis rien. Toutes ses lettres restaient sans réponses. Il est vrai qu’elle savait par Risler que Georges était très occupé, et que la mort de son oncle, en lui laissant la direction de la fabrique, lui avait créé une responsabilité au dessus de ses forces… Mais ne pas écrire un mot !

 

De la fenêtre du palier où elle avait repris ses stations silencieuses, car elle s’était arrangée pour ne plus retourner chez mademoiselle Le Mire, la petite Chèbe cherchait à apercevoir son amoureux, guettait ses allées et venues dans les cours, les bâtiments et le soir, à l’heure du train de Savigny, le regardait monter en voiture pour aller rejoindre sa tante et sa cousine, qui passaient les premiers mois de leur deuil chez le grand-père, à la campagne.

 

Tout cela l’agitait, l’effrayait, et surtout la proximité de la fabrique rendait l’éloignement de Georges encore plus sensible. Dire qu’en appelant un peut haut elle aurait pu le faire se tourner vers elle ! Dire qu’il n’y avait qu’un mur qui les séparait ! Et pourtant, à ce moment-là, ils étaient bien loin l’un de l’autre.

 

Vous rappelez-vous, petite Chèbe, ce triste soir d’hiver où le bon Risler entra chez vos parents avec une figure extraordinaire en disant : « Grandes nouvelles ».

 

Grandes nouvelles, en effet. Georges Fromont venait de lui apprendre que, conformément aux dernières volontés de son oncle, il allait épouser sa cousine Claire, et que décidément, ne pouvant pas conduire la fabrique tout seul, il était résolu à le prendre pour associé, en donnant à la maison la raison sociale de FROMONT JEUNE ET RISLER AÎNÉ.

 

Comment avez-vous fait, petite Chèbe, pour garder votre sang-froid en apprenant que la fabrique allait vous échapper, qu’une autre femme avait pris votre place ? Quelle sinistre soirée !… Madame Chèbe reprisait près de la table, M. Chèbe séchait devant le feu ses vêtements mouillés d’une longue course sous la pluie. Oh ! le misérable intérieur, plein de tristesse et d’ennui. La lampe éclairait mal. Le repas vite fait avait laissé dans la pièce une odeur de cuisine de pauvres. Et ce Risler, ivre de joie, qui parlait, s’animait, faisait des projets !

 

Toutes ces choses vous serraient le cœur, vous rendaient la trahison encore plus affreuse par la comparaison de la richesse qui fuyait votre main tendue et de cette infâme médiocrité où vous étiez condamnée à vivre…

 

Elle en fut sérieusement et longuement malade. De son lit, quand les vitres secouées sonnaient sous les rideaux, la malheureuse croyait toujours que les voitures de la noce de Georges passaient en bas dans la rue, et elle avait des crises nerveuses, muettes, inexplicables, comme une fièvre de colère qui la consumait.

 

Enfin, le temps, la jeunesse, les soins de sa mère et surtout ceux de Désirée, qui savait maintenant le sacrifice qu’on lui avait fait, vinrent à bout de la maladie. Mais Sidonie resta longtemps très faible, accablée par une tristesse mortelle, des envies de pleurer qui la secouaient nerveusement.

 

Tantôt elle parlait de voyager, de quitter Paris. D’autres fois c’était le couvent qu’il lui fallait. Autour d’elle on s’affligeait, on cherchait la cause de ce singulier état, plus inquiétant encore que la maladie, quand tout à coup elle avoua à sa mère le secret de ses tristesses. Elle aimait Risler aîné… Jamais elle n’avait osé le dire, mais c’est lui qu’elle avait toujours aimé, et non pas Frantz. Cette nouvelle surprit tout le monde, Risler plus que personne, mais la petite Chèbe était si jolie, elle le regardait avec des yeux si doux que le brave garçon en fut tout de suite amoureux comme une bête. Peut-être aussi, sans qu’il s’en rendît bien compte, cet amour était au fond de son cœur depuis longtemps…

 

Et voilà comme il se fait que le soir de son mariage, la jeune madame Risler, toute blanche dans sa toilette de noce, regardait avec un sourire de triomphe la fenêtre du palier où dix ans de sa vie tenaient étroitement encadrés. Ce sourire orgueilleux, où se peignait aussi une pitié profonde et un peu de mépris comme une nouvelle enrichie peut en avoir pour la médiocrité de ses débuts, s’adressait évidemment à l’enfant pauvre et malingre qu’elle croyait voir là-haut, en face d’elle, dans la profondeur du passé et de la nuit, et semblait lui dire en montrant la fabrique :

 

« Qu’est-ce que tu dis de ça, petite Chèbe ?…, Tu vois, j’y suis maintenant… »

 

LIVRE DEUXIÈME

I

LE JOUR DE MA FEMME.


Midi. Le Marais déjeune.

 

Aux lourdes vibrations des angelus de Saint-Paul, de Saint-Gervais, de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement se mêle, montant des cours, le tintement grêle des cloches de fabrique. Chacun de ces carillons a sa physionomie bien distincte. Il en est de tristes et de gais, d’alertes et d’endormis. Il y a des cloches riches, heureuses, tintant pour des centaines d’ouvriers ; des cloches pauvres, timides, qui semblent se cacher derrière les autres et se faire toutes petites, comme si elles avaient peur que la faillite les entende. Et puis les menteuses, les effrontées, celles qui sonnent pour le dehors, pour la rue, pour faire croire qu’on est une maison considérable et qu’on occupe beaucoup de monde.

 

Dieu merci, la cloche de l’usine Fromont n’est pas une de celles-là. C’est une bonne vieille cloche, un peu fêlée, connue dans le Marais depuis quarante ans, et qui n’a jamais chômé que les dimanches et les jours d’émeute.

 

À sa voix, tout un peuple d’ouvriers défile sous le portail de l’ancien hôtel et s’écoule dans les cabarets environnants. Les apprentis s’asseyent au bord des trottoirs avec des ouvriers maçons. Pour se réserver une demi-heure de jeu, ils déjeunent en cinq minutes de tout ce qui traîne à Paris pour les ambulants et les pauvres, des marrons, des noix, des pommes ; et à côté d’eux les maçons cassent de grandes miches d’un pain tout blanc de farine et de plâtre. Les femmes sont pressées, et s’en vont en courant. Elles ont toutes à la maison ou à l’asile un enfant à surveiller, un vieux parent, le ménage à faire. Étouffées par l’air des ateliers, les paupières gonflées, les cheveux ternis de la poussière des papiers-velours, une poudre fine qui fait tousser, elles se hâtent, un panier au bras, par la rue encombrée où les omnibus circulent avec peine dans ce débordement de peuple.

 

Près de la porte, assis sur une borne qui servait autrefois de montoir aux cavaliers, Risler regarde en souriant la sortie de la fabrique. C’est toujours un bonheur pour lui que l’estime communicative de tous ces braves gens qu’il a connus là quand il était petit et humble comme eux. Ce « bonjour, monsieur Risler », dit par tant de voix différentes et toutes affectueuses, lui fait chaud au cœur. Les enfants l’accostent sans peur, les dessinateurs à grandes barbes, demi-ouvriers, demi-artistes, lui donnent en passant la poignée de main et le tutoiement. Peut-être y a-t-il dans tout cela un peu trop de familiarité, car le brave homme n’a pas encore compris le prestige et l’autorité de sa nouvelle position, et je connais quelqu’un qui trouve ce laisser-aller bien humiliant. Mais ce quelqu’un ne peut pas le voir en ce moment, et le patron en profite pour donner une vigoureuse accolade au vieux teneur de livres, Sigismond, qui sort le dernier de tous, roide, rouge, encaissé dans un grand col, et tête nue, quelque temps qu’il fasse, de peur des coups de sang.

 

Risler et lui sont compatriotes. Ils ont l’un pour l’autre une estime profonde qui date de leurs débuts à la fabrique, de l’époque lointaine où ils déjeunaient ensemble à la petite crémerie du coin, dans laquelle Sigismond Planus entre tout seul maintenant et se choisit un plat du jour sur l’ardoise pendue au mur…

 

Mais gare ! voici la voiture de Fromont jeune qui arrive sous le portail. Depuis le matin il est en courses ; et les deux associés, en s’avançant vers la maison coquette qu’ils habitent tout au fond du jardin, causent amicalement de leurs affaires.

 

– Je suis allé chez les Prochasson, dit Fromont jeune. Ils m’ont montré de nouveaux modèles, très jolis, ma foi !… Il faut, faire attention. Nous avons là des concurrents sérieux.

 


Tout en causant…

 

Risler n’est pas inquiet, lui. Il se sent fort de son talent, de son expérience ; et puis… mais ceci très confidentiel… il est sur la piste d’une invention merveilleuse, une imprimeuse perfectionnée, quelque chose… enfin on verra. Tout en causant ils entrent dans le jardin, soigné comme un square, avec des acacias en boule presque aussi vieux que l’hôtel, et des lierres magnifiques qui cachent les hautes murailles noires.

 

À côté de Fromont jeune, Risler aîné a l’air d’un commis qui rend ses comptes au patron. À chaque pas, il s’arrête pour parler, car son geste est lourd, ses idées lentes, et les mots ont bien du mal à lui arriver. Oh ! s’il pouvait voir, là-haut, derrière la vitre du second étage, le petit visage rose qui observe tout cela attentivement…

 

Madame Risler attend son mari pour déjeuner, et s’impatiente de ses lenteurs de bonhomme. De la main elle lui fait signe – « Allons donc ! » Mais Risler ne s’en aperçoit pas. Il est tout occupé de la petite Fromont, la fille de Georges et de Claire, qui prend le soleil, épanouie dans ses dentelles sur les bras de sa nourrice. Comme elle est jolie.

 

– C’est tout votre portrait, madame Chorche.

 

– Vous trouvez, mon bon Risler ? tout le monde dit pourtant qu’elle ressemble à son père.

 

– Oui, un peu… Mais cependant…

 

Et ils sont là tous, le père, la mère, Risler, la nourrice, à chercher gravement une ressemblance dans cette petite esquisse d’être qui les regarde de ses yeux vagues, tout éblouis de la vie et du jour. À sa fenêtre entrouverte Sidonie se penche pour voir ce qu’ils font et pourquoi son mari ne monte pas.

 

À ce moment, Risler a pris le poupon dans ses bras, tout ce joli fardeau d’étoffes blanches et de rubans clairs, et cherche à le faire rire et gazouiller, avec des gentillesses des mines de grand-père. Comme il a l’air vieux, le pauvre homme ! Son grand corps qu’il rapetisse devant l’enfant, sa grosse voix qui se fait sourde pour s’adoucir, sont autant de disgrâces et de ridicules.

 

Là-haut sa femme tape du pied, et murmure entre les dents :

 

– L’imbécile !…

 

Enfin, lasse d’attendre, elle envoie prévenir monsieur que le déjeuner est servi ; mais la partie est si bien en train que monsieur ne sait plus comment s’en aller, comment interrompre cette explosion de joie et de petits cris d’oiseau. Il parvient pourtant à rendre l’enfant à sa nourrice, et se sauve dans l’escalier en riant de tout son cœur. Il rit encore eu entrant dans la salle à manger, mais un regard de sa femme l’arrête net.

 

Sidonie est assise à table devant le réchaud chargé. On sent un parti pris de mauvaise humeur dans sa pose de victime :

 

– Vous voilà… C’est bien heureux.

 

Risler s’assied, un peu honteux :

 

– Que veux-tu, petite ? Cette enfant est si…

 

– Je vous ai déjà prié de ne pas me tutoyer. Cela n’est pas de mise entre nous.

 

– Mais quand nous sommes seuls ?

 

– Tenez ! vous ne saurez jamais vous faire à notre nouvelle fortune… Aussi, qu’arrive-t-il ? Personne ne me respecte ici. Le père Achille me salue à peine quand je passe devant sa loge… Il est vrai que je ne suis pas une Fromont, moi, et que je n’ai pas de voiture…

 

– Voyons, petite, tu… c’est-à-dire… vous savez bien que tu… que vous pouvez vous servir du coupé de madame Chorche. Elle le met toujours à notre disposition.

 

– Combien de fois faut-il vous dire que je ne veux avoir aucune obligation à cette femme-là ?

 

– Oh ! Sidonie…

 

– Oui, nous savons, c’est convenu… madame Fromont, c’est le bon Dieu. Il est défendu d’y toucher Et moi, je dois me résigner à n’être rien dans la maison, à me laisser humilier, fouler aux pieds…

 

– Voyons, voyons, petite…

 

Le pauvre Risler essaye de s’interposer, de dire un mot en faveur de sa chère madame Chorche. Mais il est maladroit. C’est la pire des conciliations ; et pour le coup Sidonie éclate :

 

– Je vous dis, moi, qu’avec son air tranquille, cette femme est orgueilleuse et méchante… D’abord elle me déteste, je le sais… Tant que j’ai été la pauvre petite Sidonie, à qui l’on jetait les joujoux cassés et les vieilles robes, c’était bien ; mais maintenant que je suis maîtresse, moi aussi, cela la vexe et l’humilie… Madame me donne des conseils de haut, critique mes façons de faire… J’ai eu tort d’avoir une femme de chambre… Naturellement. N’ai-je pas été habituée à me servir moi-même ?… Elle cherche toutes les occasions de me blesser. Quand je vais chez elle le mercredi, il faut entendre de quel ton devant le monde elle me demande des nouvelles de cette bonne madame Chèbe… Eh bien ! oui. Je suis une Chèbe et elle une Fromont. Cela se vaut, je pense. Mon grand-père était pharmacien. Et le sien, qu’est-ce que c’est ? Un paysan enrichi par l’usure… Oh ! je le lui dirai un de ces jours, si elle fait trop la fière, et aussi que leur fillette, sans qu’ils s’en doutent, lui ressemble à ce vieux père Gardinois, et Dieu sait qu’il n’est pas beau.

 

– Oh ! dit Risler qui ne trouve pas un mot à répondre.

 

– Pardi ! oui, je vous conseille de l’admirer, leur enfant. Elle est toujours malade. Elle pleure toute la nuit comme un petit chat. Cela m’empêche de dormir… Après, dans la journée, j’ai le piano de la maman et ses roulades… tra la la la la… Encore si c’était de la musique amusante.

 

Risler a pris le bon parti. Il ne dit plus un mot ; puis, au bout d’un moment, quand il voit qu’elle commence à être plus calme, il achève de l’apaiser avec des compliments.

 

– Est-elle gentille, aujourd’hui ! On fait donc des visites, tantôt ?…

 

Pour éviter la difficulté du tutoiement, il se sert d’un mode vague et impersonnel.

 

– Non, je ne fais pas de visites, répond Sidonie avec une certaine fierté. J’en reçois, au contraire. C’est mon jour…

 

Et en face de l’air étonné, confondu de son mari, elle reprend.

 

– Eh bien ! oui, c’est mon jour… Madame Fromont en a un ; je peux bien en avoir un aussi, je pense.

 

– Sans doute, sans doute, dit le bon Risler, qui regarde autour de lui avec un peu d’inquiétude… C’est donc cela que j’ai vu tant de fleurs partout, sur le palier, dans le salon.

 

– Oui, ce matin la bonne est descendue au jardin… Est-ce que j’ai eu tort ? Oh ! vous ne le dites pas, mais je suis sûre que vous pensez que j’ai eu tort… Dame ! je croyais que les fleurs du jardin étaient à nous comme à eux.

 

– Certainement… pourtant tu… vous… il aurait peut-être mieux valu…

 

– Le demander ?… C’est cela… m’humilier encore à propos de quelques méchants chrysanthèmes et de deux ou trois brins de verdure. D’ailleurs je ne me suis pas cachée pour les prendre, ces fleurs ; et quand elle montera tout à l’heure…

 

– Est-ce qu’elle doit venir ? Ah ! c’est gentil.

 

Sidonie bondit, indignée :

 

– Comment ! C’est gentil ?… Il ne manquerait plus que cela, par exemple, qu’elle ne vint pas. Moi qui vais tous les mercredis m’ennuyer chez elle avec un tas de poseuses, de grimacières.

 

Elle ne dit pas que ces mercredis de madame Fromont lui ont beaucoup servi, qu’ils sont pour elle comme un journal de modes hebdomadaire, une de ces petites publications composites où il y a la façon d’entrer, de sortir, de saluer, de placer des fleurs sur une jardinière et des cigares dans un fumoir, sans compter les gravures, le défilé de tout ce qui se porte avec l’adresse et le nom des bonnes faiseuses. Sidonie ne dit pas non plus que ces amies de Claire dont elle parle si dédaigneusement, elle les a toutes suppliées de venir la voir, son jour, et que ce jour a été choisi par elles-mêmes.

 

Viendront-elles ? Madame Fromont jeune fera-t-elle à madame Risler aîné l’affront de manquer son premier vendredi ? Cela l’inquiète jusqu’à la fièvre…

 

– Mais dépêchez-vous donc, dit Sidonie à chaque instant… comme vous êtes long à déjeuner, bon Dieu !

 

Le fait est qu’une des manies du brave Risler est de manger lentement, d’allumer sa pipe à table en savourant son café à petites doses. Aujourd’hui il lui faut renoncer à ces chères habitudes, laisser la pipe dans son étui à cause de la fumée, et sitôt la dernière bouchée aller s’habiller bien vite, car sa femme tient à ce qu’il monte, cette après-midi, saluer ces dames.

 

Quel événement dans la fabrique quand on voit Risler aîné descendre, un jour de semaine, en redingote noire et cravate de cérémonie !

 

– Tu vas donc à la noce ? lui crie le caissier Sigismond derrière son grillage.

 

Et Risler répond, non sans quelque fierté :

 

– C’est le jour de ma femme !

 

Bientôt tout le monde sait dans la maison que c’est le jour de Sidonie ; et même le père Achille, qui fait le jardin, n’est pas très content parce qu’on a cassé des branches aux lauriers d’hiver de l’entrée.

 

Assis devant la planche où il dessine, sous le jour blanc des hautes fenêtres, Risler a quitté sa belle redingote qui le gêne, retroussé ses manchettes toutes fraîches ; mais l’idée que sa femme attend du monde le préoccupe, l’inquiète, et de temps en temps il se remet en tenue pour monter chez lui.

 

– Personne n’est venu ? demande-t-il timidement.

 

– Non, monsieur, personne.

 

Dans le beau salon rouge, – car ils ont un salon en damas rouge, avec une console entre les fenêtres et une jolie table au milieu du tapis à fleurs claires, – Sidonie s’est installée en femme qui reçoit, un cercle de fauteuils et de chaises autour d’elle. Çà et là des livres, des revues, une petite corbeille à ouvrage en forme de bourriche, tressée avec des glands de soie, un bouquet de violettes dans un verre de cristal et des plantes vertes dans les jardinières. Tout cela est disposé exactement comme chez les Fromont, à l’étage au-dessous ; seulement le goût, cette ligne invisible qui sépare le distingué du vulgaire, n’est pas encore affiné. On dirait la copie médiocre d’un joli tableau de genre. La maîtresse de maison elle-même a une robe trop neuve, elle a plutôt l’air d’être en visite que chez elle. Aux yeux de Risler tout est superbe, sans reproche ; il s’apprête à le dire en entrant dans le salon, mais devant le regard courroucé de sa femme, le pauvre mari s’arrête intimidé.

 


Sidonie s’était installée…

 

– Vous voyez, il est quatre heures, lui dit-elle en montrant la pendule d’un geste de colère… Personne ne viendra… Mais c’est à Claire surtout que j’en veux de n’être pas montée… Elle est chez elle… j’en suis sûre… je l’entends.

 

En effet, depuis midi, Sidonie guette les moindres bruits de l’étage au-dessous, les cris de l’enfant, une porte qu’on ferme. Risler voudrait redescendre, fuir la conversation du déjeuner qui recommence ; mais sa femme ne l’entend pas ainsi. C’est bien le moins qu’il lui tienne compagnie, lui, puisque tout le monde l’abandonne, et il reste là, inepte, cloué sur place, comme ces gens qui n’osent pas bouger pendant l’orage de peur d’attirer la foudre Sidonie s’agite, va, vient dans le salon, change une chaise, la remet, se regarde en passant à la glace, sonne sa bonne pour lui dire d’aller demander au père Achille si personne n’est venu pour elle, il est si méchant, ce père Achille. Peut-être quand on vient, répond-il qu’elle est sortie.

 

Mais, non ! le concierge n’a encore vu personne.

 

Silence et consternation, Sidonie est debout à la fenêtre de gauche : Risler à celle de droite.

 

De là ils voient le petit jardin, où la nuit commence à descendre, et la fumée noire que la haute cheminée dégage sous un ciel bas. La vitre de Sigismond s’allume la première au rez-de-chaussée ; le caissier prépare sa lampe lui-même avec un soin méticuleux et sa grande ombre se promène devant la flamme, se courbe en deux près du grillage. La colère de Sidonie se distrait un moment à ces détails connus.

 

Tout à coup un petit coupé entre dans le jardin et vient s’arrêter devant la porte. Enfin voilà quelqu’un. Dans ce joli tourbillon de soie, de fleurs, de jais, de brandebourgs, de fourrures, qui franchit le perron vivement, Sidonie a reconnu une des plus élégantes habituées du salon Fromont, la femme d’un riche marchand de bronzes. Quelle gloire de recevoir une visite pareille ! Vite, vite, le ménage prend position, monsieur à la cheminée, madame dans un fauteuil, feuilletant négligemment un magazine. Pose perdue. La belle visiteuse ne venait pas pour Sidonie, elle s’est arrêtée à l’étage au-dessous.

 

Ah ! si madame Georges pouvait entendre ce que sa voisine dit d’elle et de ses amies…

 

À ce moment la porte s’ouvre, on annonce :

 

– Mademoiselle Planus.

 

C’est la sœur du caissier, une pauvre vieille fille humble et douce qui s’est fait un devoir de cette visite à la femme du patron de son frère et semble stupéfaite de l’accueil empressé qu’elle reçoit. On l’entoure, on la choie « Que c’est aimable à vous… Approchez-vous donc du feu. » Ce sont des attentions, un intérêt à ses moindres paroles. Le bon Risler a des sourires chaleureux comme des remerciements. Sidonie elle-même déploie toutes ses grâces, heureuse de se montrer dans sa gloire, à une égale de l’ancien temps, et de songer que l’autre au-dessous doit entendre qu’il lui est venu du monde. Aussi fait-on le plus de train qu’on peut en roulant les fauteuils, en repoussant la table ; et lorsque la vieille demoiselle s’en va, éblouie, enchantée, confondue, on l’accompagne jusque dans l’escalier avec un grand frou-frou de volants, et on lui crie bien fort, en se penchant sur la rampe, qu’on reste chez soi tous les vendredis… Vous entendez tous les vendredis.

 

 

Maintenant il fait nuit. Les deux grosses lampes du salon sont allumées. Dans la pièce à côté, on entend la bonne qui met le couvert. C’est fini. Madame Fromont jeune ne viendra pas.

 

Sidonie est blême de rage.

 

– Voyez-vous cette pimbêche qui ne peut pas seulement monter dix-huit marches… Madame trouve sans doute que nous sommes trop petites gens pour elle… Oh ! mais, je me vengerai…

 

Et à mesure qu’elle exhale sa colère en paroles injustes, sa voix devient vulgaire, prend des intonations de faubourg, un accent peuple qui trahit l’ancienne apprentie du magasin Le Mire.

 

Risler a le malheur de dire un mot.

 

– Qui sait ? L’enfant était peut-être malade. Furieuse, elle se retourne sur lui comme si elle voulait le mordre.

 

– Allez-vous me laisser tranquille avec cet enfant ? D’abord, c’est votre faute ce qui m’arrive… Vous ne savez pas me faire respecter.

 

Et pendant que la porte de sa chambre, violemment refermée, fait trembler les globes de lampes et tous les bibelots des étagères, Risler, resté seul, immobile au milieu du salon, regarde d’un air consterné ses manchettes toutes blanches, ses larges pieds vernis, et murmure machinalement :

 

Le jour de ma femme !

 

II

PERLE VRAIE ET PERLE FAUSSE


« Qu’est-ce qu’elle a ?… Que lui ai-je fait ? » se demandait souvent Claire Fromont en pensant à Sidonie. Elle ignorait absolument ce qui s’était passé autrefois entre son amie et Georges à Savigny. Avec sa vie si droite, son âme si tranquille, il lui était impossible de deviner quelle ambition jalouse et basse avait grandi à ses côtés depuis quinze ans. Pourtant le regard énigmatique qui lui souriait froidement dans ce joli visage, la troublait sans qu’elle s’en rendît compte. À une politesse affectée, singulière chez des amis d’enfance, succédait tout à coup une colère mal dissimulée, une intonation sèche et cinglante devant laquelle Claire restait interdite comme devant un problème. Parfois aussi un pressentiment singulier, l’intuition vague d’un grand malheur, se joignait à cette inquiétude ; car les femmes sont toutes un peu des voyantes et même, chez les plus candides, l’ignorance profonde du mal s’éclaire de visions subites d’une étonnante lucidité.

 

De temps en temps, à la suite d’une causerie un peu longue, d’une de ces rencontres imprévues où les visages pris au dépourvu laissent bien voir leurs pensées vraies, madame Fromont réfléchissait sérieusement à cette singulière petite Sidonie, mais la vie était là, active, pressante, avec son enveloppement d’affections, de préoccupations, et ne lui donnait pas le temps de s’arrêter à ces minuties.

 

Il arrive, en effet, un âge pour les femmes où l’existence a des tournants de route si subits que tous les horizons changent, tous les points de vue se transforment.

 

Jeune fille, cette amitié qui s’en allait d’elle pièce à pièce, comme déchirée par une main mauvaise, l’eût beaucoup attristée. Mais elle avait perdu son père, la plus grande, l’unique affection de sa jeunesse ; puis elle s’était mariée. L’enfant était venu avec ses adorables exigences de toutes les minutes. En outre, elle gardait près d’elle sa mère presque en enfance, abêtie encore par la mort tragique de son mari. Dans une vie si occupée, les caprices de Sidonie tenaient peu de place ; et c’est à peine si Claire Fromont avait songé à s’étonner de son mariage avec Risler. Évidemment, il était trop âgé pour elle ; mais, après tout, puisqu’ils s’aimaient.

 

Quant à se vexer que la petite Chèbe fût arrivée à cette haute position, devenue presque son égale, sa nature très supérieure était incapable de pareilles petitesses. Elle eût désiré de tout cœur, au contraire, voir heureuse et considérée cette jeune femme qui habitait près d’elle, vivait pour ainsi dire de sa vie, et avait été sa compagne d’enfance. Très affectueusement, elle essaya de l’instruire, de l’initier au monde, comme on fait d’une provinciale bien douée à qui il manque peu de chose pour devenir charmante.

 

Entre deux femmes jolies et jeunes, les conseils ne s’acceptent pas facilement. Quand madame Fromont, un jour de grand dîner, prenait madame Risler dans sa chambre et lui souriait bien en face, pour lui dire sans la fâcher. « Trop de bijoux, mignonne… Et puis, vois-tu avec les robes montantes on ne met pas de fleurs dans les cheveux… » Sidonie rougissait, remerciait son amie, mais au fond de son cœur inscrivait un grief de plus contre elle.

 

Dans le monde de Claire, on l’avait assez froidement accueillie.

 

Le faubourg Saint-Germain a ses prétentions ; mais si vous croyez que le Marais n’a pas les siennes !

 

Ces femmes et ces filles d’industriels, de riches fabricants, savaient l’histoire de la petite Chèbe, l’auraient devinée rien qu’à sa façon de se présenter, d’être parmi elles.

 

Sidonie avait beau s’appliquer. Il restait en elle de la demoiselle de magasin. Ses amabilités un peu forcées, trop humbles quelquefois, choquaient comme le ton faux des boutiques ; et ses attitudes dédaigneuses rappelaient les mines superbes de ces « premières » qui, dans les magasins de nouveautés, parées de robes de soie noire qu’elles remettent au vestiaire le soir en partant, regardent d’un air imposant, du haut de leurs coiffures à grandes boucles, les petites gens qui se permettent de marchander.

 

Elle se sentait examinée, critiquée, et sa timidité était obligée de s’armer en guerre. Les noms prononcés devant elle, les plaisirs, les fêtes, les livres dont on parlait lui étaient inconnus. Claire la mettait de son mieux au courant, la maintenait au niveau, d’une main amie toujours tendue ; mais parmi ces dames, beaucoup trouvaient Sidonie jolie. C’était assez pour lui en vouloir d’être entrée dans leur monde. D’autres, fières de la position de leur mari, de leur richesse, n’avaient pas assez de mutismes insolents, de politesses condescendantes pour humilier la petite parvenue.

 

Sidonie les confondait toutes dans un seul mot. Les amies de Claire, c’est-à-dire mes ennemies à moi !… Mais elle n’en voulait sérieusement qu’à une seule.

 

Les deux associés ne se doutaient guère de ce qui se passait entre leurs femmes.

 

Risler aîné, toujours absorbé dans son invention d’imprimeuse, restait quelquefois jusqu’au milieu de la nuit à sa table de dessin. Fromont jeune passait ses journées dehors, déjeunait à son cercle, n’était presque jamais à la fabrique. Il avait ses raisons pour cela.

 

Le voisinage de Sidonie le troublait. Ce caprice passionné qu’il avait eu pour elle, cet amour sacrifié aux dernières volontés de son oncle lui traversaient trop souvent la mémoire avec tout le regret de l’irréparable, et, se sentant faible, il fuyait. C’était une nature molle, sans ressort, assez intelligente pour se connaître, trop faible pour se diriger. Le soir du mariage de Risler, marié lui-même depuis quelques mois à peine, il avait retrouvé auprès de cette femme toute l’émotion des soirs orageux de Savigny. Dès lors, sans s’en rendre bien compte, il évita de la revoir, de parler d’elle. Malheureusement, comme ils habitaient la même maison, que les femmes se visitaient dix fois par jour, le hasard des rencontres les mettait en présence ; et il se passa cette chose singulière que ce mari, voulant rester honnête, désertait tout à fait son ménage et cherchait des distractions dehors.

 

Claire voyait cela sans étonnement. Elle avait été habituée par son père à ce perpétuel « en l’air » de la vie de commerce : et pendant ces absences, toute zélée dans ses devoirs de femme et de mère, elle s’inventait de longues tâches, des travaux de toutes sortes, des promenades pour l’enfant, des stations au soleil prolongées et calmes, dont elle revenait ravie des progrès de la fillette, pénétrée des joies et des rires des tout petits en plein air, avec un peu de leur rayonnement au fond de ses yeux sérieux.

 

Sidonie sortait aussi beaucoup. Souvent, vers la nuit, la voiture de Georges, qui passait le portail, faisait se ranger vivement madame Risler en superbe toilette, rentrant après de grandes courses dans Paris. Le boulevard, les étalages, des emplettes longuement choisies comme pour savourer le plaisir nouveau d’acheter, la tenaient très tard hors de chez elle. On échangeait un salut, un froid regard au détour de l’escalier ; et Georges entrait vite chez lui comme dans un refuge, cachant, sous un flot de caresses à l’enfant qu’on lui tendait, le trouble tout à coup ressenti.

 


Elle s’était décidée à apprendre le chant…

 

Sidonie, elle, semblait ne plus se souvenir de rien, et n’avoir gardé que du mépris pour cette nature lâche et douce. D’ailleurs, elle avait bien d’autres préoccupations.

 

Dans leur salon rouge, entre les deux fenêtres, son mari venait de faire installer un piano.

 

Après bien des hésitations, elle s’était décidée à apprendre le chant, pensant qu’il était un peu tard pour commencer le piano ; et, deux fois par semaine, madame Dobson, une jolie blonde sentimentale, venait lui donner des leçons de midi à une heure. Dans le silence des cours environnantes, ces a… a… a…, ces o… 0… 0…, prolongés avec insistance, recommencés dix fois, les fenêtres ouvertes, donnaient à la fabrique l’aspect d’un pensionnat.

 

C’était bien, en effet, une écolière qui s’exerçait là, une petite âme inexpérimentée et flottante, pleine de désirs inavoués, ayant tout à apprendre et à connaître pour devenir une vraie femme. Seulement son ambition s’en tenait à la superficie des choses : « Claire Fromont joue du piano ; moi je chanterai… Elle passe pour une femme élégante et distinguée, je veux qu’on en dise autant de moi. »

 

Sans songer une minute à s’instruire, elle passait sa vie à courir les boutiques, les fournisseurs « Que portera-t-on cet hiver ? » Elle allait aux somptuosités d’étalage, à tout ce qui saute aux yeux des passants.

 

De ces perles fausses qu’elle avait si longtemps maniées, il lui était resté quelque chose au bout des doigts, un peu de leur nacre factice, de leur fragilité creuse, de leur éclat sans profondeur. Elle était bien elle-même une perle fausse, ronde, brillante, bien sertie, où le vulgaire pouvait se prendre ; mais Claire Fromont était une perle véritable, d’un feu riche et discret à la fois, et quand on les voyait ensemble, la différence se sentait. On devinait que l’une avait été perle toujours, une toute petite perle dès l’enfance, accrue des éléments d’élégance, de distinction qui en avaient fait une nature rare et précieuse. L’autre, au contraire, était bien l’œuvre de Paris, ce bijoutier en faux qui dispose de mille futilités charmantes, brillantes, mais peu solides, mal assorties, mal rattachées : un vrai produit du petit commerce dont elle avait fait partie.

 

Ce que Sidonie enviait par-dessus tout à Claire, c’était l’enfant, le poupon luxueux, enrubanné depuis les rideaux de son berceau jusqu’au bonnet de sa nourrice. Elle ne songeait pas aux devoirs doux, pleins de patience et d’abnégation, aux longs bercements des sommeils difficiles, aux réveils rieurs, étincelants d’eau fraîche. Non ! dans l’enfant, elle ne voyait que la promenade… C’est si joli cet attifement de ceintures flottantes et de longues plumes qui suit les jeunes mères dans le tourbillon des rues.

 

Elle, pour se faire accompagner, n’avait que ses parents ou son mari. Elle aimait mieux sortir seule. Il avait une façon si drôle d’être amoureux, ce brave Risler, jouant avec sa femme comme avec une poupée, lui pinçant le menton et les joues, rôdant autour d’elle avec des cris : « Hou ! hou ! » ou bien la regardant de ses gros yeux attendris comme un chien affectueux et reconnaissant. Cet amour bêta qui faisait d’elle un joujou, une porcelaine d’étagère, la rendait honteuse. Quant à ses parents, ils la gênaient pour le monde qu’elle voulait voir, et sitôt après son mariage, elle s’en était à peu près débarrassée en leur louant une maisonnette à Montrouge. Cela avait coupé court aux invasions fréquentes de M. Chèbe en longue redingote, et aux visites interminables de la bonne madame Chèbe, chez qui le bien-être revenu ranimait d’anciennes habitudes de commérage et de vie oisive.

 

Du même coup, Sidonie aurait bien voulu éloigner aussi les Delobelle, dont le voisinage lui pesait. Mais le Marais était un centre pour le vieux comédien, à cause de la proximité des théâtres du boulevard : puis Désirée tenait, comme tous les sédentaires, à l’horizon connu, et sa cour triste, assombrie l’hiver dès quatre heures, lui semblait une amie, un visage de connaissance que le soleil éclairait quelquefois comme un sourire à son adresse. Sidonie, ne pouvant pas se débarrasser d’eux, avait pris le parti de ne plus les voir. En somme, sa vie eût été solitaire et assez triste sans quelques distractions que Claire Fromont lui procurait. Chaque fois c’était une colère. Elle pensait :

 

« Tout me viendra donc par elle. »

 

Et lorsque, au moment de dîner, on lui envoyait de l’étage au-dessous un numéro de loge ou une invitation pour le soir, tout en s’habillant, ravie de se montrer, elle ne songeait qu’à écraser sa rivale. Ces occasions, d’ailleurs, devenaient rares, Claire étant de plus en plus occupée de son enfant, Pourtant, lorsque le grand-père Gardinois faisait un voyage à Paris, il ne manquait jamais de réunir les deux ménages. La gaieté du vieux paysan avait besoin pour s’épanouir de cette petite Sidonie que ses plaisanteries n’effarouchaient pas. Il les faisait dîner tous quatre chez Philippe, son restaurant de choix, dont il connaissait les patrons, les garçons, le sommelier, dépensait beaucoup d’argent, et de là les conduisait dans une loge louée d’avance à l’Opéra-Comique ou au Palais-Royal.

 

Au théâtre, il riait fort, parlait familièrement aux ouvreuses comme aux garçons de chez Philippe, réclamait tout haut des tabourets pour les dames, et à la sortie voulait avoir les paletots, les fourrures avant tout le monde, comme s’il eût été le seul parvenu trois fois millionnaire dans la salle.

 

Pour ces parties un peu vulgaires, où son mari le plus souvent évitait de se trouver, Claire, avec son tact habituel, s’habillait sobrement, passait inaperçue. Sidonie, au contraire, toutes voiles dehors, étalée au-devant des loges, riait de tout son cœur aux histoires du grand-père, heureuse d’être descendue des troisièmes ou des secondes, ses places d’autrefois, à ces belles avant-scènes ornées de glaces, dont le bord de velours lui semblait fait exprès pour ses gants clairs, sa lorgnette d’ivoire et son éventail à paillettes. La banalité des endroits publics, le rouge et l’or des tentures, c’était du vrai luxe pour elle. Elle s’y épanouissait comme une jolie fleur en papier dans une jardinière en filigrane.

 

Un soir, à une pièce en vogue du Palais-Royal, parmi les femmes présentes, des célébrités peintes, coiffées de chapeaux microscopiques, armées d’immenses éventails et dont les têtes fardées sortaient de l’ombre des baignoires dans l’échancrure des corsages comme des portraits vaguement animés, l’allure de Sidonie, sa toilette, sa façon de rire et de regarder furent très remarquées. Toutes les lorgnettes de la salle, guidées par ce courant magnétique si puissant sous le lustre, se dirigeaient peu à peu vers la loge qu’elle occupait. Claire finit par en être gênée ; et, discrètement, elle fit passer à sa place son mari qui, par malheur, les avait accompagnés ce soir-là.

 

Georges, jeune, élégant à côté de Sidonie, avait l’air de son compagnon naturel, tandis que, derrière eux, Risler aîné, toujours si calme, si éteint, semblait bien à sa place près de Claire Fromont qui gardait dans ses vêtements, un peu sombres comme un incognito d’honnête femme au bal de l’Opéra.

 

En sortant, chacun des deux associés prit le bras de sa voisine. Une ouvreuse dit à Sidonie, en parlant de Georges : « Votre mari… », et la petite femme en eut un rayonnement de plaisir.

 

Votre mari.

 

Ce mot si simple avait suffi pour la bouleverser et remuer au fond de son cœur un tas de choses mauvaises. Pendant qu’ils traversaient les couloirs, le foyer, elle regardait Risler et madame « Chorche » marcher devant eux. L’élégance de Claire lui semblait écrasée, vulgarisée par la démarche lourde de Risler, Elle se disait : « Comme il doit m’enlaidir quand nous marchons ensemble !… » Et le cœur lui battait à l’idée du couple charmant, heureux, admiré qu’ils auraient fait, elle et ce Georges Fromont dont le bras frémissait sous le sien.

 

Alors, quand le coupé bleu vint prendre les Fromont à la porte du théâtre, pour la première fois elle se mit à songer qu’après tout cette femme lui avait volé sa place et qu’elle serait dans son droit en essayant de la reprendre.

 

III

LA BRASSERIE DE LA RUE BLONDEL


Depuis son mariage, Risler avait renoncé à la brasserie. Sidonie aurait eu plaisir à le voir quitter la maison, le soir, pour un cercle élégant, une réunion d’hommes riches et bien mis ; mais l’idée qu’il retournerait dans la fumée des pipes, vers les amis du temps passé, Sigismond, Delobelle, son père, cette idée l’humiliait, la rendait malheureuse. Alors il n’y alla plus ; et cela lui coûtait un peu. C’était presque un souvenir du pays, cette brasserie située dans un coin oublié du vieux Paris. Les voitures rares, des rez-de-chaussée à hautes fenêtres grillagées, des odeurs fraîches de droguerie, de produits pharmaceutiques donnaient à cette petite rue Blondel une vague ressemblance avec certaines rues de Bâle ou de Zurich. La brasserie était tenue par un Suisse, bourrée de gens de là-bas. Quand la porte s’ouvrait, à travers le brouillard des pipes, la lourdeur épaisse des accents du Nord, on avait la vision d’une immense salle basse avec des jambons pendus aux poutres, des tonneaux de bière alignés, de la sciure de bois jusqu’à mi-jambes, et sur le comptoir de grands saladiers de pommes de terre roses comme des châtaignes, des corbeilles de prachtels sortant du four tout saupoudrés de sel blanc sur leurs nœuds dorés.

 

Pendant vingt ans, Risler avait eu là sa pipe, une longue pipe marquée à son nom au râtelier des habitués, et sa table où venaient s’asseoir quelques compatriotes discrets, silencieux, qui écoutaient et admiraient, sans les comprendre, les interminables discussions de Chèbe et de Delobelle. Une fois Risler parti, ces deux derniers avaient à leur tour déserté la brasserie, pour plusieurs bonnes raisons. D’abord M. Chèbe habitait très loin maintenant. Grâce à la générosité de ses enfants il avait enfin réalisé le rêve de toute sa vie.

 


Cette brasserie située dans un coin…

 

– Quand je serai riche, disait toujours le petit homme dans son triste appartement du Marais, j’aurai une maison à moi, aux portes de Paris, presque à la campagne, un petit jardin que je bêcherai, que j’arroserai moi-même. Cela vaudra mieux pour ma santé que toutes les agitations de la capitale.

 

Eh bien ! il l’avait à présent sa maison, et il ne s’y amusait pas, je vous jure. C’était à Montrouge, sur le chemin de ronde : « Petit chalet avec jardin », disait l’écriteau dont le carton carré donnait une idée à peu près exacte des dimensions de la propriété. Les papiers étaient neufs et champêtres, les peintures toutes fraîches ; un tonneau d’arrosage installé à côté d’un berceau de vigne-vierge jouait le rôle de pièce d’eau. Joignez à tous ces avantages qu’une baie seulement séparait ce paradis d’un autre « chalet avec jardin » tout à fait du même genre, où demeuraient le caissier Sigismond Planus et sa sœur. Pour madame Chèbe, c’était un voisinage précieux. Quand la bonne femme s’ennuyait, elle emportait des provisions de tricot et de raccommodages sous le berceau de la vieille fille qu’elle éblouissait du récit de ses splendeurs passées. Malheureusement son mari n’avait pas les mêmes distractions.

 

Tout allait bien encore les premiers temps. On était au cœur de l’été. M. Chèbe, continuellement en manches de chemise, faisait son installation. Le moindre clou à planter dans la maison était l’objet de réflexions oiseuses, de discussions sans fin. Pour le jardin, la même chose Il avait d’abord décidé d’en faire un jardin anglais, pelouses toujours vertes, allées tournantes ombragées de massifs. Le diable, est que les massifs mettaient bien du temps à pousser.

 

– Ma foi ! j’ai envie d’en faire un verger, disait l’impatient petit homme.

 

Et le voilà ne rêvant plus que bordures de légumes, haricots en ligne, pêchers en espalier. Il piochait des matinées entières, fronçant le sourcil d’un air préoccupé, s’essuyant le front ostensiblement devant sa femme pour se faire dire :

 

– Mais repose-toi donc… tu vas te tuer.

 

En fin de compte, le jardin resta mixte, fleurs et fruits, parc et potager ; et chaque fois qu’il descendait dans Paris, M. Chèbe avait soin d’orner sa boutonnière d’une rose de son parterre.

 


Il piochait des matinées entières…

 

Tant que le beau temps dura, les bonnes gens ne se lassèrent pas d’admirer les couchers de soleil derrière les fortifications, la longueur des jours, le bon air de la campagne. Quelquefois, le soir, les fenêtres ouvertes, ils chantaient à deux voix : et devant les étoiles du ciel qui s’allumaient en même temps que les lanternes du chemin de fer de ceinture, Ferdinand devenait lyrique… Mais quand la pluie arriva et qu’on ne put plus sortir, quelle tristesse ! Madame Chèbe, parisienne consommée, regrettait les petites rues du Marais, ses courses au marché des Blancs-Manteaux, chez les fournisseurs du quartier.

 

Tout près de la vitre, à son poste d’observation et de couture, elle regardait le petit jardin humide où les volubilis en graine et les capucines défleuries se détachaient d’elles-mêmes des palissades d’un air d’accablement, la longue ligne droite des talus toujours verts, et un peu plus loin, au coin d’une rue, la station des omnibus de Paris avec tous les points de leur parcours écrits en lettres tentantes sur les parois vernies. Chaque fois qu’un de ces omnibus s’ébranlait pour partir, elle le suivait de l’œil comme un employé de Cayenne ou de Nouméa contemple le paquebot qui retourne en France, faisait le voyage avec lui, savait à quel point il s’arrêterait, à quel autre il tournerait, lourdement en frôlant de ses roues les vitres des boutiques…

 

Prisonnier. M. Chèbe devint terrible. Il ne pouvait plus jardiner. Le dimanche, les fortifications étaient désertes, il n’y avait plus moyen de se promener au milieu des familles d’ouvriers goûtant sur l’herbe, d’aller d’un groupe à l’autre, en voisin, les pieds dans des pantoufles brodées, avec l’autorité d’un riche propriétaire du voisinage. Cela surtout lui manquait, dévoré comme il était du désir qu’on s’occupât de lui. Dès lors, ne sachant plus que faire, n’ayant plus personne devant qui poser, personne pour écouter ses projets, ses histoires, le récit de l’accident arrivé au duc d’Orléans, – le pareil, vous savez, lui était arrivé dans sa jeunesse – l’infortuné Ferdinand accablait sa femme de reproches.

 

– Ta fille nous exile,… ta fille a honte de nous…

 

On n’entendait que cela : « Ta fille… ta fille… ta fille… » Car, dans son irritation contre Sidonie, il la reniait, laissant à sa femme la responsabilité de cette enfant monstrueuse et dénaturée. C’était un vrai soulagement pour la pauvre madame Chèbe, quand son mari montait dans un des omnibus de la station pour s’en aller relancer Delobelle dont la flânerie était toujours disponible, et déverser dans son sein toutes les rancunes qu’il avait contre son gendre et sa fille.

 

L’illustre Delobelle, lui aussi, en voulait à Risler, et disait volontiers de lui, « C’est un lâcheur… »

 

Le grand homme avait espéré faire partie intégrante du nouveau ménage, être l’organisateur des fêtes, l’arbitre des élégances. Au lieu de cela, Sidonie l’accueillait très froidement, et Risler ne l’emmenait même plus à la brasserie. Pourtant le comédien ne se plaignait pas trop haut, et toutes les fois qu’il rencontrait son ami, il l’accablait de prévenances et de flatteries ; car il allait avoir besoin de lui.

 

Fatigué d’attendre le directeur intelligent, ne voyant jamais venir le rôle qu’il espérait depuis tant d’années, Delobelle avait eu l’idée d’acheter un théâtre et de l’exploiter lui-même. Il comptait sur Risler pour les fonds. Tout juste il se trouvait sur le boulevard du Temple un petit théâtre à vendre, par suite de la faillite de son directeur. Delobelle en parla à Risler, d’abord très vaguement, sous une forme tout à fait hypothétique : « Il y aura un bon coup à faire… » Risler écoutait avec son flegme habituel, disant : « En effet, ce serait très bon pour vous. » Puis à une ouverture plus directe, n’osant pas répondre « non », il s’était réfugié derrière des « je verrai… plus tard… je ne dis pas »… et finalement avait prononcé cette parole malheureuse : « Il faudrait voir les devis ».

 

Pendant huit jours, le comédien avait pioché, fait des plans, aligné des chiffres, assis entre ses deux femmes qui le regardaient avec admiration et se grisaient de ce nouveau rêve. Dans la maison, on disait : « M. Delobelle va acheter un théâtre ». Sur le boulevard, dans les cafés d’acteurs, il n’était bruit que de cette acquisition, Delobelle ne cachait pas qu’il avait trouvé un bailleur de fonds, et cela lui valait d’être entouré d’une foule de comédiens sans emploi, de vieux camarades qui venaient lui taper familièrement sur l’épaule, se rappeler à lui. « Tu sais, ma vieille… » Il promettait des engagements, déjeunait au café, y écrivait des lettres, saluait du bout des doigts les gens qui entraient, tenait des colloques très animés dans des coins ; et déjà deux auteurs râpés lui avaient lu un drame en sept tableaux qui lui « allait comme un gant » pour sa pièce d’ouverture. Il disait « mon théâtre ! » et on lui adressait des lettres : « À M. Delobelle, directeur ».

 

Quand il eut composé son prospectus, fait ses devis il alla trouver Risler à la fabrique. Celui-ci, très occupé, lui donna rendez-vous rue Blondel ; et le soir même Delobelle, arrivé le premier à la brasserie, s’installait à leur ancienne table, demandait une canette et deux verres, et attendait. Il attendit longtemps, l’œil sur la porte, frémissant d’impatience. Risler n’arrivait pas. Chaque fois que quelqu’un entrait, le comédien se retournait. Il avait mis ses papiers sur la table et les relisait avec des gestes, des mouvements de tête et des lèvres.

 

L’affaire était unique, splendide. Déjà il se voyait jouant, car c’était là le point essentiel, jouant sur un théâtre à lui des rôles faits exprès pour lui, à sa taille, où il aurait tous les effets…

 

Tout à coup la porte s’ouvrit, et, dans la fumée des pipes, M. Chèbe parut. Il fut aussi surpris et vexé de voir Delobelle là que Delobelle l’était lui-même… Il avait écrit à son gendre le matin qu’il désirait l’entretenir très sérieusement et qu’il l’attendrait à la brasserie. C’était pour une affaire d’honneur, tout à fait entre eux, d’homme à homme. Le vrai de cette affaire d’honneur, c’est que M. Chèbe avait donné congé de la petite maison de Montrouge, et loué rue du Mail, en plein quartier du commerce, un magasin avec entresol… Un magasin ?… Mon Dieu, oui… Et maintenant il était un peu effrayé de son coup de tête, inquiet de savoir comment sa fille le prendrait, d’autant plus que le magasin coûtait bien plus cher que la maison de Montrouge et qu’il y aurait quelques grosses réparations à faire, en entrant. Comme il connaissait de longue date la bonté de son gendre, M. Chèbe avait voulu s’adresser à lui tout d’abord, espérant le mettre dans son jeu et lui laisser la responsabilité de ce coup d’état domestique. Au lieu de Risler, c’était Delobelle qu’il trouvait.

 

Ils se regardèrent en dessous, d’un œil mauvais, comme deux chiens qui se rencontrent au bord de la même écuelle. Chacun d’eux avait compris ce que l’autre attendait, et ils n’essayèrent pas de se donner le change.

 

– Mon gendre n’est pas là ? demanda M. Chèbe en lorgnant les paperasses étalées sur la table, et soulignant le mot « mon gendre », pour bien indiquer que Risler était à lui et non pas à un autre.

 

– Je l’attends, répondit Delobelle en ramassant ses papiers.

 

Les lèvres pincées, il ajouta d’un air digne, mystérieux, toujours théâtral. – C’est pour quelque chose de très important.

 

– Et moi aussi… affirma M. Chèbe, dont les trois cheveux se hérissèrent pareils à des lances de porc-épic.

 

En même temps il vint s’asseoir sur le divan à côté de Delobelle, demanda comme lui une canette et deux verres ; puis, les mains dans les poches, le dos au mur et carré sur sa base, il attendit. Ces deux verres vides à côté l’un de l’autre, destinés au même absent, avaient un air de défi. Et Risler qui n’arrivait pas. Les deux buveurs silencieux s’impatientaient, s’agitaient sur le divan, espérant toujours que l’un des deux se lasserait. À la fin, leur mauvaise humeur déborda, et, naturellement, c’est le pauvre Risler qui reçut tout.

 

– Quelle inconvenance ! faire attendre si longtemps un homme de mon âge, commença M Chèbe qui n’invoquait jamais son grand âge que dans ces circonstances-là.

 

M. Delobelle reprit :

 

– Je crois, en effet, qu’on se moque de nous.

 


Les deux buveurs silencieux…

 

Et l’autre.

 

– Monsieur avait sans doute du monde à dîner.

 

– Et quel monde !… fit d’un ton méprisant l’illustre Delobelle, en qui des souvenirs cuisants se réveillaient.

 

– Le fait est… continua M. Chèbe.

 

Ils se rapprochèrent et on causa. Tous deux en avaient gros sur le cœur à propos de Risler et de Sidonie. Ils s’épanchèrent. Ce Risler avec ses airs bon enfant, n’était au fond qu’un égoïste, un parvenu. Ils se moquaient de son accent, de sa tournure, imitaient certaines de ses manies. Ensuite, ils parlèrent de son ménage, et, baissant la voix, se faisaient des confidences, riaient familièrement, redevenus amis.

 

M. Chèbe allait très loin :

 

– Et qu’il prenne garde ! il a fait la sottise de laisser le père et la mère s’éloigner de leur enfant ; s’il lui arrive quelque chose, il n’aura rien à nous reprocher. Une fille qui n’a plus l’exemple de ses parents sous les yeux, vous comprenez…

 

– Certainement… certainement… disait Delobelle ; surtout que Sidonie est devenue très coquette… Enfin, que voulez-vous ? Il n’aura que ce qu’il mérite. Est-ce qu’un homme de son âge aurait dû… Chut !… le voilà.

 

Risler venait d’entrer, et s’approchait en distribuant des poignées de mains tout le long des bancs. Entre les trois amis, il y eut un moment de gêne, Risler s’excusa de son mieux. Il s’était attardé chez lui, Sidonie avait du monde, Delobelle poussa le pied de M. Chèbe sous la table, et tout en parlant, le pauvre homme, un peu embarrassé des deux verres vides qui l’attendaient, ne savait devant lequel il devait s’asseoir. Delobelle fut généreux :

 

– Vous avez à causer, messieurs, ne vous gênez pas.

 

Et il murmura en faisant signe de l’œil à Risler :

 

– J’ai les papiers.

 

– Les papiers ?… fit l’autre ahuri.

 

– Les devis…, souffla le comédien. Là-dessus, avec une grande affectation de discrétion, il se rencoigna et reprit la lecture de ses paperasses, la tête dans ses poings, ses poings dans les oreilles.

 

À côté de lui, les deux autres causaient, d’abord à voix basse, puis plus haut, car le timbre aigu et criard de M. Chèbe ne pouvait pas se modérer longtemps… Il n’avait pas l’âge de s’enterrer, que diable !… Il serait mort d’ennui à Montrouge… La rue du Mail, du Sentier, le train et l’activité des quartiers de commerce, voilà ce qu’il lui fallait.

 

– Oui, mais un magasin ?… Pourquoi faire ?… hasardait Risler timidement.

 

« Pourquoi faire un magasin ? Pourquoi faire un magasin ? » répétait M. Chèbe, rouge comme un œuf de Pâques et montant sa voix jusqu’au plus haut degré de son registre… « Parce que je suis un commerçant, monsieur Risler. Commerçant, fils de commerçant… Oh ! je vous vois venir. Je n’ai pas de commerce… Mais à qui la faute ?… Si les personnes qui m’ont enfermé à Montrouge, aux portes de Bicêtre, comme un gâteux, avaient eu le bon esprit de me fournir les fonds d’une entreprise… » Ici Risler parvint à lui imposer silence, et l’on n’entendit plus que des bribes de conversation : « … magasin plus commode… haut de plafond… respire mieux… projets d’avenir… affaire gigantesque… parlerai quand il sera temps… Bien des gens seront étonnés. » Tout en saisissant ces bouts de phrases, Delobelle s’absorbait de plus en plus dans ses devis, faisait le dos énergique de l’homme qui n’écoute pas. Risler, embarrassé, buvait de temps en temps une gorgée de bière pour se donner une contenance. À la fin, quand M. Chèbe se fut calmé, et pour cause, son gendre se tourna en souriant vers l’illustre Delobelle, dont il rencontra le sévère regard impassible qui semblait dire : « Eh bien ! et moi ?… »

 

« Ah ! mon Dieu, c’est vrai – » pensa le pauvre homme.

 

Changeant aussitôt de chaise et de verre, il vint se mettre devant le comédien ; mais M. Chèbe n’avait pas le monde de Delobelle. Au lieu de s’éloigner discrètement, il rapprocha sa chope et se mêla au groupe, si bien que le grand homme, qui ne voulait pas parler devant lui, remit solennellement pour la seconde fois ses papiers dans sa poche en disant à Risler :

 

– Nous verrons cela plus tard.

 

Très tard, en effet, car M. Chèbe s’était fait cette réflexion « Mon gendre est si bonasse… Si je le laisse avec ce carottier, qui sait ce qu’on va tirer de lui ? »

 

Et il restait pour le surveiller Le comédien était furieux. Remettre la chose à un autre jour ? Impossible, Risler venait de leur apprendre qu’il partait le lendemain pour aller passer un mois à Savigny.

 

– Un mois à Savigny ?… dit M. Chèbe exaspéré de voir son gendre lui échapper… Et les affaires ?

 

– Oh ! je viendrai à Paris tous les jours avec Georges… C’est monsieur Gardinois qui a tenu à revoir sa petite Sidonie.

 

M. Chèbe hocha la tête. Il trouvait cela bien imprudent. Les affaires sont les affaires. Il faut être là, toujours là, sur la brèche. Qui sait ? la fabrique pouvait prendre feu, la nuit. Et il répétait d’un air sentencieux : « l’œil du maître, mon cher, l’œil du maître », tandis qu’à côté de lui, le comédien, que ce départ n’arrangeait guère non plus, arrondissait son gros œil et lui donnait une expression à la fois subtile et autoritaire, la véritable expression de l’œil du maître.

 

Enfin, vers minuit, le dernier omnibus de Montrouge emporta le tyrannique beau-père, et Delobelle put parler.

 

– D’abord le prospectus, dit-il, ne voulant pas aborder tout de suite la question de chiffres, et, le lorgnon sur le nez, emphatique, toujours en scène, il commença : « Quand on considère froidement le degré de décrépitude où l’art dramatique est tombé en France, quand on mesure la distance qui sépare le théâtre de Molière… » Il y en avait plusieurs pages comme cela. Risler écoutait, tirant sa pipe, n’osant pas bouger, car le lecteur à chaque instant le regardait par-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de ses phrases. Malheureusement, au beau milieu du prospectus, le café ferma. On éteignait, il fallait partir… Et les devis ?… Il fut convenu qu’ils les liraient en s’en allant. On s’arrêtait à chaque bec de gaz. Le comédien défilait ses chiffres… Tant pour la salle, tant pour l’éclairage, tant pour le droit des pauvres, tant pour les acteurs… Sur cette question des acteurs, il insistait.

 

– Le bon de l’affaire, disait-il, c’est que nous n’aurons pas de premier rôle à payer… Notre premier rôle sera Bibi… (Quand Delobelle parlait de lui-même, il s’appelait volontiers Bibi…) Un premier rôle se paye vingt-mille francs… n’en ayant pas à payer, c’est comme si vous mettiez vingt mille francs dans votre poche. Est-ce vrai, voyons ?

 

Risler ne répondait pas. Il avait l’air contraint, les yeux égarés de l’homme dont la pensée est ailleurs. Les devis étant lus, Delobelle, qui voyait avec terreur approcher le tournant des Vieilles-Haudriettes, posa la question nettement. Voulait-il, oui ou non, faire l’affaire ?

 

– Eh bien !… non, dit Risler animé d’un courage héroïque qu’il puisait surtout dans le voisinage de la fabrique et la pensée que le bonheur de son ménage était en jeu. Delobelle fut stupéfait. Il croyait l’affaire dans le sac, et tout ému, ses papiers à la main, regardait l’autre avec des yeux ronds.

 

– Non, reprit Risler… Je ne peux pas faire ce que vous me demandez… voici pourquoi.

 

Lentement, avec sa lourdeur habituelle, le brave garçon expliqua qu’il n’était pas riche. Quoique associé d’une maison importante, il n’avait pas d’argent disponible. Georges et lui touchaient chaque mois une certaine somme à la caisse, ensuite, à l’inventaire de fin d’année, ils se partageaient les bénéfices. Son installation lui avait coûté cher : toutes ses économies. Il y avait encore quatre mois avant l’inventaire Où prendrait-il les trente mille francs qu’il fallait donner tout de suite pour l’acquisition du théâtre ? Et puis enfin l’affaire pouvait ne pas réussir.

 

– C’est impossible… Bibi sera là ! En parlant ainsi, le pauvre Bibi redressait sa taille, mais Risler était bien résolu, et tous les raisonnements de Bibi se brisaient toujours aux mêmes dénégations « Plus tard, dans deux ans, dans trois ans, je ne dis pas… »

 


Tout sera en mon nom…

 

Le comédien lutta longtemps, défendant le terrain pied à pied. Il proposa de refaire les devis. On pourrait avoir la chose à meilleur compte… « Ce serait toujours trop cher pour moi, interrompit Risler. Mon nom ne m’appartient pas. Il fait partie de la raison sociale. Je n’ai pas le droit de l’engager. Me voyez-vous faisant faillite ! » Sa voix tremblait en prononçant ce mot de faillite.

 

– Mais puisque tout sera en mon nom, disait Delobelle, qui n’avait pas de superstition. Il essaya de tout, invoqua les intérêts sacrés de l’art, alla même jusqu’à parler des petites actrices dont les œillades provoquantes… Risler eut un gros rire :

 

– Allons, allons, farceur… Qu’est-ce que vous me racontez-là… Vous oubliez que nous sommes mariés tous les deux, même qu’il est très tard et que nos femmes doivent nous attendre… Sans rancune, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas un refus, vous comprenez bien… Tenez ! venez me voir après l’inventaire. Nous en recauserons… Ah ! voilà le père Achille qui éteint son gaz… Je rentre. Adieu.

 

Il était plus d’une heure du matin quand le comédien rentra chez lui. Les deux femmes l’attendaient en travaillant comme toujours, mais avec quelque chose de fébrile et de vif qu’elles n’avaient pas d’habitude. À chaque instant les grands ciseaux dont la maman Delobelle se servait pour couper les fils de laiton, étaient pris de frémissements singuliers, et les petits doigts de Désirée, en train de monter une parure, donnaient le vertige à regarder, tellement ils allaient vite. Étalées sur la table devant elle, les longues plumes des oiseaux-mouches semblaient avoir aussi je ne sais quoi de plus brillant, d’un coloris plus riche que les autres jours C’est qu’une belle visiteuse appelée l’Espérance était venue ce soir-là. Elle avait fait ce grand effort de monter cinq étages dans un escalier noir, et d’entrebâiller la porte du petit logis, pour y jeter un regard lumineux. Quelques déceptions qu’on ait eues dans la vie, ces lueurs magiques vous éblouissent toujours.

 

– Oh ! si le père pouvait réussir…, disait de temps en temps la maman Delobelle, comme pour résumer un monde de pensées heureuses auxquelles sa rêverie s’abandonnait.

 

– Il réussira, maman, sois-en sûre. Monsieur Risler est si bon, je réponds de lui. Sidonie aussi nous aime bien, quoique depuis son mariage elle paraisse négliger un peu ses amis. Mais il faut tenir compte des situations… D’ailleurs, je n’oublierai jamais ce qu’elle a fait pour moi.

 

Et au souvenir de ce que Sidonie avait fait pour elle, la petite boiteuse s’activait encore plus fébrilement à son ouvrage. Ses doigts électrisés s’agitaient avec un redoublement de vitesse. On aurait dit qu’ils couraient après quelque chose de fugitif, d’insaisissable, comme le bonheur, par exemple, ou l’amour de quelqu’un qui ne vous aime pas.

 

« Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour toi ? » aurait dû lui demander la mère, mais ce que disait sa fille ne l’intéressait guère en ce moment. Elle ne pensait qu’à son grand homme :

 

– Hein ! crois-tu, fillette ?… Si le père allait avoir un théâtre à lui, s’il allait se remettre à jouer comme autrefois ! Tu ne te souviens pas, tu étais trop petite alors. Mais c’est qu’il avait un succès fou, des rappels. Un soir, à Alençon, les abonnés du théâtre lui ont donné une couronne d’or… Ah ! il était bien brillant, dans ce temps-là, et si gai, si heureux de vivre. Ceux qui le voient maintenant ne le connaissent pas, mon pauvre homme, le malheur l’a tellement changé… Eh bien ! je suis sûre qu’il ne faudrait qu’un peu de succès pour nous le rendre jeune et content… Et puis, c’est qu’on gagne de l’argent dans les directions. À Nantes, le directeur avait une voiture. Nous vois-tu avec une voiture ?… Non ! mais nous vois-tu ?… C’est ça qui serait bon pour toi. Tu pourrais sortir, quitter un peu ton fauteuil. Le père nous emmènerait à la campagne. Tu verrais de l’eau, des arbres, toi qui en as tant envie.

 

– Oh ! des arbres…, disait tout bas en frémissant la pâle petite recluse.

 

À ce moment, la grande porte de la maison se referma violemment ; et le pas correct de M. Delobelle résonna dans le vestibule. Il y eut un instant d’angoisse, sans parole ni respiration. Les deux femmes n’osaient pas même se regarder, et les grands ciseaux de la maman tremblaient si fort, qu’ils coupaient le laiton tout de travers.

 

Certes, le pauvre diable venait de recevoir un coup terrible. Ses illusions à bas, l’humiliation d’un refus, les plaisanteries des camarades, la note du café où il avait déjeuné à crédit tout le temps de sa direction et qu’il allait falloir payer, tout cela venait de lui apparaître dans le silence et la nuit des cinq étages à monter. Il avait le cœur navré. Eh bien, la nature du comédien était si forte en lui, qu’à cette douleur si sincère, il avait cru devoir mettre un masque tragique et de convention.

 

À peine entré, il s’arrêta, promena un regard fatal sur l’atelier, la table chargée d’ouvrage, son petit souper qui l’attendait servi dans un coin, et les deux chères figures anxieuses levant vers lui des yeux brillants. Le comédien resta bien une minute sans parler, et vous savez si c’est long au théâtre un silence d’une minute ; ensuite il fit trois pas, tomba sur une chaise basse à côté de la table, et dit d’une voix sifflante. « Ah ! je suis damné. »

 

En même temps il donna sur la table un coup de poing si terrible que les oiseaux et mouches pour modes s’envolèrent aux quatre coins de la chambre. Sa femme, effrayée, se leva et s’approcha timidement de lui, pendant que Désirée se soulevait à demi sur son fauteuil, avec une expression d’angoisse nerveuse qui lui contractait tous les traits.

 

Affaissé sur sa chaise, les bras jetés, vaincu, la tête sur la poitrine, le comédien parlait tout seul. Monologue haché, entrecoupé, traversé de soupirs et de hoquets dramatiques, plein d’imprécations contre les bourgeois féroces, égoïstes, ces monstres à qui l’artiste donne sa chair et son sang en pâture.

 

Ensuite il repassa toute sa vie de théâtre, les triomphes du début, la couronne d’or des abonnés d’Alençon, son mariage avec cette « sainte femme » ; et il montrait la pauvre créature qui se tenait debout près de lui, tout en larmes, les lèvres tremblantes, remuant sénilement la tête à chacune des paroles de son mari.

 

Vraiment, quelqu’un qui n’eût pas connu l’illustre Delobelle aurait pu, après ce long monologue, raconter toute son existence en détail. Il rappelait son arrivée à Paris, ses déboires, ses privations… Hélas ! ce n’est pas lui qui s’était privé. Il n’y avait qu’à voir sa large face épanouie à côté de ces deux visages de femmes tirés et amaigris. Mais le comédien n’y regardait pas de si près, et continuant à se griser de mots déclamatoires :

 

– Oh ! disait-il, avoir tant lutté… Dix ans, quinze ans que je lutte, soutenu par ces créatures dévouées, nourri par elles.

 

– Papa, papa, taisez-vous…, suppliait Désirée, les mains jointes.

 

– Si, si, nourri par elles, et je n’en rougis pas… Car c’est pour l’art sacré que j’accepte tous ces dévouements… Mais maintenant c’en est trop. On m’en a trop fait. Je renonce.

 

– Oh ! mon ami, que dis-tu là ? cria la maman Delobelle en s’élançant vers lui.

 

– Non, laisse-moi… Je suis à bout de forces. Ils ont tué l’artiste en moi. C’est fini… Je renonce au théâtre.

 

Alors, si vous aviez vu les deux femmes l’entourer de leurs bras, le prier de lutter encore, lui prouver qu’il n’avait pas le droit de renoncer, vous n’auriez pas pu retenir vos larmes. Delobelle résistait pourtant. Enfin il se rendit, promit de tenir bon encore quelque temps, puisqu’elles le voulaient ; mais il en avait fallu des supplications et des caresses pour en arriver là.

 

Un quart d’heure après, le grand homme, creusé par son monologue, soulagé par l’expansion qu’il avait donnée à son désespoir, était assis à un bout de la table et soupait de bon appétit, n’ayant gardé de tout cela qu’un peu de lassitude, comme un comédien qui a joué dans sa soirée un rôle très long et très dramatique.

 

En pareil cas, le comédien qui a ému toute une salle et pleuré de vraies larmes sur la scène, n’y pense plus une fois dehors. Il laisse son émotion dans sa loge en même temps que son costume et ses perruques, tandis que les spectateurs plus naïfs, plus vivement impressionnés, rentrent chez eux les yeux rouges, le cœur serré, et la surexcitation de leurs nerfs les tient éveillés encore bien longtemps.

 

La petite Désirée et la maman Delobelle ne dormirent pas beaucoup cette nuit-là !

 

IV

À SAVIGNY


Ce fut un grand malheur que ce séjour des deux ménages à Savigny pendant un mois. Après deux ans, Georges et Sidonie se retrouvaient l’un à côté de l’autre dans la vieille propriété trop ancienne pour ne pas être toujours semblable à elle-même, et où les cailloux, les étangs, les arbres, immuables, semblaient une dérision à tout ce qui change et qui passe. Il aurait fallu deux âmes autrement trempées, autrement honnêtes, pour que ce rapprochement ne leur fût pas funeste.

 

Quant à Claire, jamais elle n’avait été si heureuse, jamais Savigny ne lui avait semblé si beau. Quelle joie de promener son enfant sur les pelouses, où toute petite elle-même avait marché, de s’asseoir jeune mère sur les bancs ombragés d’où sa mère à elle surveillait ses jeux d’autrefois, d’aller reconnaître au bras de Georges les moindres coins où ils avaient joué ensemble. Elle éprouvait une satisfaction tranquille, ce plein bonheur des vies calmes qui se savoure en silence, et tout le jour ses longs peignoirs traînaient sur les allées, ralentis par les petits pas de l’enfant, ses cris, ses exigences.

 

Sidonie se joignait peu à ces promenades maternelles. Elle disait que le bruit des enfants la fatiguait, et en cela se trouvait d’accord avec le vieux Gardinois pour qui tout était prétexte à contrarier sa petite-fille. Il croyait y arriver en ne s’occupant que de Sidonie et lui faisant encore plus de fêtes qu’à son dernier séjour. Les voitures enfouies depuis deux ans sous la remise, et qu’on époussetait une fois par semaine parce que les araignées filaient leurs toiles sur les coussins de soie, furent mises à sa disposition. On attelait trois fois par jour, et la grille tournait sur ses gonds continuellement. Tout dans la maison suivit cette impulsion mondaine. Le jardinier soignait mieux les fleurs, parce que madame Risler choisissait les plus belles pour mettre dans ses cheveux à l’heure du dîner ; puis il venait des visites. On organisait des goûters, des parties que madame Fromont jeune présidait, mais où Sidonie, avec sa vive allure, brillait sans partage. D’ailleurs Claire lui laissait souvent la place libre. L’enfant avait des heures de sommeil et de promenade, qu’aucun plaisir n’entravait jamais. La mère s’éloignait forcément, et mémo le soir elle était bien des fois privée d’aller avec Sidonie au-devant des deux associés revenant de Paris.

 

– Tu m’excuseras, disait-elle, en montant dans sa chambre.

 

Madame Risler triomphait. Élégante, oisive, elle s’en allait au galop des chevaux, inconsciente de la course rapide, sans penser.

 

Le vent frais qui soufflait sous son voile la faisait seulement vivre. Vaguement, entre ses cils à demi-fermés, une auberge aperçue à un tournant de route, des enfants mal habillés, à pied sur l’herbe près des ornières, lui rappelaient ses anciennes promenades du dimanche en compagnie de Risler et de ses parents, et le petit frisson, qui la prenait à ce souvenir, l’installait mieux dans sa fraîche toilette mollement drapée, dans le bercement doux de la calèche, où sa pensée se rendormait heureuse et rassurée.

 

À la gare, d’autres voitures attendaient. On la regardait beaucoup. Deux ou trois fois elle entendit chuchoter tout près d’elle : « C’est madame Fromont jeune… » et le fait est qu’on pouvait s’y tromper à les voir revenir ainsi tous les trois du chemin de fer. Sidonie dans le fond à côté de Georges, riant et causant avec lui, Risler en face d’eux souriant paisiblement, un peu gêné par cette belle voiture, ses larges mains posées à plat sur les genoux. Cette idée qu’on la prenait pour madame Fromont la rendait très fière, et chaque jour elle s’y habituait un peu plus. À l’arrivée, les deux ménages se séparaient jusqu’au dîner ; mais, à côté de sa femme tranquillement installée près de la fillette endormie, Georges Fromont, trop jeune pour être enveloppé de l’intimité de son bonheur, pensait toujours à cette brillante Sidonie dont on entendait la voix sonner en roulades triomphantes sous les charmilles du jardin.

 

Pendant que tout son château se transformait aux caprices d’une jeune femme, le vieux Gardinois continuait son existence rétrécie de richard ennuyé, oisif et impotent. Ce qu’il avait encore trouvé de mieux comme distraction c’était l’espionnage. Les allées et venues des domestiques, les propos qui se tenaient à la cuisine sur son compte, le panier plein de légumes et de fruits qu’on apportait tous les matins du potager à l’office, étaient l’objet d’investigations continuelles. Il n’y avait pas pour lui de plaisir plus grand que de prendre quelqu’un en faute. Cela l’occupait, lui donnait de l’importance, et longuement, aux repas, devant le silence des hôtes, il racontait le méfait, les ruses dont il s’était servi pour le surprendre, la mine du coupable, ses terreurs, ses supplications.

 

Pour cette surveillance perpétuelle de ses gens, le bonhomme avait adopté un banc de pierre incrusté dans le sable, derrière un immense paulownia. Sans lire ni penser, il restait là des journées entières, épiant qui entrait ou sortait. Pour la nuit, il avait imaginé autre chose. Sous le grand vestibule de l’entrée où menaient les perrons chargés de fleurs, il avait fait pratiquer une ouverture correspondant à sa chambre située à l’étage au-dessus. Un tuyau acoustique perfectionné devait lui amener là-haut tous les bruits du rez-de-chaussée, jusqu’aux conversations des domestiques prenant le frais le soir sur le perron.

 

Malheureusement, l’instrument trop parfait exagérait tous les sons, les brouillait, les prolongeait, et le tic-tac continuel et régulier d’une grosse horloge, les cris d’un perroquet qui se tenait en bas sur un perchoir, les gloussements de quelque poule en quête d’un grain perdu, voilà tout ce que M. Gardinois pouvait entendre, lorsqu’il appliquait l’oreille à son tuyau. Quant aux voix, elles ne lui arrivaient que comme un bourdonnement confus, un murmure de foule où il était impossible de rien distinguer. Il en avait été quitte pour les frais de l’installation, et, depuis, dissimulait sa merveille acoustique dans un pli du rideau de son lit.

 

Une nuit, le bonhomme, qui venait de s’endormir, fut réveillé en sursaut par le grincement d’une porte. À cette heure, c’était assez extraordinaire. La maison tout entière dormait. On n’entendait plus que les pattes des chiens de garde sur le sable, ou leur arrêt au pied d’un arbre en haut duquel soufflait quelque chouette. Belle occasion pour se servir du tuyau acoustique. En rapprochant de son oreille, M. Gardinois s’assura qu’il ne s’était pas trompé Le bruit continuait. On ouvrait une porte, puis une autre. Le verrou du perron glissait sous un effort. Mais ni Pyrame, ni Thisbé, pas même Kiss, le terrible terre-neuve, n’avaient bougé. Il se leva doucement pour voir quels pouvaient être ces singuliers voleurs qui sortaient au lieu d’entrer et à travers les lames de ses persiennes, voici ce qu’il aperçut.

 

Un homme mince, élancé, qui avait la tournure de Georges, donnait le bras à une femme encapuchonnée de dentelles. Ils s’arrêtèrent d’abord sur le banc du paulownia dont les branches étaient en pleine fleur.

 

Il faisait une nuit admirable, neigeuse. La lune, frôlant les cimes d’arbres, amassait des flocons lumineux entre les feuilles serrées. Les terrasses, blanches de rayons, où les terre-neuve allaient et venaient dans leurs toisons frisées, guettant des papillons de nuit, les eaux profondes étalées et unies, tout resplendissait d’un éclat muet, tranquille, comme reflété dans un miroir d’argent. Ça et là, au bord des pelouses, des vers luisants étincelaient.

 


Une femme encapuchonnée de dentelles…

 

Sous l’ombre du paulownia, perdus dans ces profondeurs de nuit que fait autour d’elle la lune claire, les deux promeneurs restèrent un moment assis, silencieux. Tout à coup ils apparurent en pleine lumière, et leur groupe enlacé, languissant, traversa lentement le perron et se perdit dans la charmille.

 

« J’en étais sûr », se dit le vieux Gardinois, qui les reconnut. Et d’ailleurs quel besoin avait-il de les reconnaître ? Est-ce que le calme des chiens, l’aspect de la maison endormie ne lui apprenaient pas mieux que tout quelle sorte de crime insolent, impuni, ignoré, hantait la nuit les allées de son parc ? C’est égal, le vieux paysan fut enchanté de sa découverte. Sans lumière il revint se coucher en riant tout seul, et dans le petit cabinet plein d’armes de chasse d’où il les avait guettés, croyant d’abord avoir affaire à des voleurs, le rayon de lune n’éclaira plus bientôt que les fusils rangés au mur, et des boîtes de cartouches de tous les numéros.

 

Ils avaient retrouvé leur amour au coin de la même avenue. Cette année qui venait de s’écouler, pleine d’hésitations, de combats vagues, de résistances, semblait n’avoir été qu’une préparation de leur rencontre. Et, faut-il le dire, une fois la faute commise, ils n’eurent que l’étonnement d’avoir tant tardé… Georges Fromont surtout était pris d’une passion folle. Il trompait sa femme, sa meilleure amie ; il trompait Risler, son associé, le compagnon fidèle de tous les instants.

 

C’était une abondance, un renouvellement perpétuel de remords où son amour s’avivait de l’immensité de sa faute. Sidonie devint sa pensée constante, et il s’aperçut que jusqu’alors il n’avait pas vécu. Quant à elle, son amour était fait de vanités et de colères. Ce qu’elle savourait par-dessus tout, c’était l’humiliation de Claire à ses yeux. Ah ! si elle avait pu lui dire : « Ton mari m’aime… il te trompe avec moi… » son plaisir eût été encore plus grand. Pour Risler, il avait selon elle bien mérité ce qui lui arrivait. Dans son ancien jargon d’apprentie, qu’elle pensait encore si elle ne le parlait plus, le pauvre homme n’était qu’un « vieux » qu’elle avait pris pour la fortune. C’est fait pour être trompé. « un vieux ! »

 

Le jour, Savigny était à Claire, à l’enfant qui grandissait, courait sur le sable, riait aux oiseaux et aux nuages. La mère et l’enfant avaient pour elles la lumière, les allées pleines de soleil. Mais les nuits bleues étaient à l’adultère, à cette faute librement installée qui parlait bas, marchait sans bruit sous les persiennes fermées, et devant laquelle la maison assoupie se faisait muette, aveugle, retrouvait son impassibilité de pierre, comme si elle avait eu honte de voir et d’entendre.

 

V

SIGISMOND PLANUS TREMBLE POUR SA CAISSE


– Une voiture, mon ami Chorche ?… Une voiture à moi ? Et pourquoi faire ?

 

– Je vous assure, mon cher Risler, que cela vous est indispensable. Chaque jour, nos relations, nos affaires s’étendent, le coupé ne nous suffit plus. D’ailleurs, il n’est pas convenable de voir toujours un des associés en voiture et l’autre à pied. Croyez-moi, c’est une dépense nécessaire, et qui rentrera, bien entendu, dans les frais généraux de la maison. Allons, résignez-vous.

 

Ce fut une vraie résignation. Il semblait à Risler qu’il volait quelque chose en se payant ce luxe inouï d’une voiture, pourtant, devant l’insistance de Georges, il finit par céder, songeant à part lui :

 

« C’est Sidonie qui va être heureuse ! »

 

Le pauvre homme ne se doutait pas que depuis un mois Sidonie avait choisi elle-même chez Binder, le coupé que Georges Fromont voulait lui offrir, et qu’on passait soi-disant aux frais généraux pour ne pas effaroucher le mari.

 

Il était si bien l’être destiné à se faire tromper toute la vie, ce bon Risler. Son honnêteté native, cette confiance aux hommes et aux choses qui faisaient le fond de sa nature limpide se doublaient encore depuis quelque temps des inquiétudes que lui donnait la poursuite de cette imprimeuse Risler destinée à révolutionner l’industrie des papiers peints, et qui, à ses yeux, représentait son apport dans l’association. Sorti de ses épures, de son petit atelier du premier, il avait constamment la physionomie absorbée des gens qui ont leur vie d’un côté et leurs préoccupations d’un autre. Aussi quel bonheur pour lui de trouver en rentrant son intérieur bien calme, sa femme de bonne humeur, toujours parée et souriante. Sans s’expliquer le pourquoi de ce changement, il constatait que depuis quelque temps la « petite » n’était plus la même à son égard. Maintenant elle lui permettait de reprendre ses anciennes habitudes : la pipe au dessert, le petit somme après diner, les rendez-vous à la brasserie avec M. Chèbe et Delobelle. Leur intérieur aussi s’était transformé, embelli. De jour en jour le confort y faisait place au luxe. De ces inventions faciles de jardinières fleuries, de salon ponceau, Sidonie arrivait aux raffinements de la mode, aux manies de meubles antiques et de faïences rares. Sa chambre était tendue de soie bleu tendre, capitonnée comme un coffre à bijoux. Un piano à queue d’un facteur célèbre s’étalait dans le salon à la place de l’ancien, et ce n’était plus deux fois par semaine, mais tous les jours qu’on voyait apparaître sa maîtresse de chant, madame Dobson, une romance roulée à la main.

 

Type assez singulier que cette jeune femme d’origine américaine, dont les cheveux d’un blond acide comme une pulpe de citron s’écartaient sur un front révolté et des yeux de métal bleui. Son mari l’empêchant d’entrer au théâtre, elle donnait des leçons et chantait dans quelques salons bourgeois. À force de vivre dans ce monde factice des mélodies pour chant et piano, elle avait contracté une espèce d’exaspération sentimentale.

 

C’était la romance elle-même. Dans sa bouche, les mots « amour, passion » semblaient avoir quatre-vingts syllabes, tellement elle les disait avec expression. Oh ! l’expression. Voilà ce que mistress Dobson mettait avant toute chose, et ce qu’elle essayait vainement de communiquer à son élève.

 

On était alors au beau temps de cette « Ay Chiquita » dont Paris s’est gargarisé des saisons entières. Sidonie l’écoutait consciencieusement, et toute la matinée on l’entendait chanter :

 

On dit que tu te maries,

Tu sais que j’en puis mourir…

 

« Mouriiiiir ! » interrompait l’expressive madame Dobson, on s’alanguissant sur l’ébène du piano ; et elle mourait en effet, levait au plafond ses yeux clairs, renversait éperdument sa tête. Sidonie n’y arrivait jamais. Ses yeux de malice, sa lèvre gonflée de vie n’étaient pas faits pour ces sentimentalités de harpe éolienne. Les refrains d’Offenbach ou d’Hervé, piqués de notes imprévues, où l’on s’aide du geste, d’un coup de tête ou d’un coup de reins, lui auraient bien mieux convenu ; mais elle n’osait pas l’avouer à son langoureux professeur. Du reste, quoiqu’on l’eût beaucoup fait chanter chez mademoiselle Le Mire, sa voix était encore jeune et assez jolie.

 

Privée de relations, elle en vint peu à peu à se faire une amie de sa maîtresse de chant. Elle la gardait à déjeuner, l’emmenait en course avec elle dans le coupé neuf, la faisait assister aux emplettes, aux achats de toilettes et de bijoux. Le ton sentimental et compatissant de madame Dobson disposait aux confidences. Ses plaintes continuelles semblaient vouloir en attirer d’autres. Sidonie lui parla de Georges, de leur amour, atténuant sa faute par la cruauté de ses parents qui l’avaient mariée de force à un homme riche et beaucoup plus âgé qu’elle. Madame Dobson se montra tout de suite disposée à les aider ; non qu’elle fût vénale, mais cette petite femme avait la passion de la passion, le goût des intrigues romanesques. Malheureuse dans son ménage, mariée à un dentiste qui la battait, tous les maris pour elle étaient des monstres, et le pauvre Risler surtout lui faisait l’effet d’un tyran épouvantable que sa femme était en droit de haïr et tromper.

 

Ce fut une confidente active et d’une grande utilité. Deux ou trois fois par semaine elle apportait une loge pour l’Opéra, les Italiens, ou quelqu’un de ces petits théâtres à succès qui, pendant une saison, font traverser Paris à tout Paris. Aux yeux de Risler, les places venaient de madame Dobson ; elle en avait tant qu’elle voulait dans les théâtres de chant. Le malheureux ne se doutait pas que la moindre de ces loges à une « première » à la mode avait souvent coûté dix ou quinze louis à son associé. C’était vraiment trop facile de tromper un mari comme celui-là. Son inépuisable crédulité acceptait tranquillement tous les mensonges, et puis, il ne connaissait rien de ce monde factice où sa femme commençait déjà à être connue Jamais il ne l’accompagnait. Les quelques fois où, dans tout le commencement du mariage, il l’avait conduite au théâtre, il s’était endormi honteusement, trop simple pour se préoccuper du public, et d’esprit trop lent pour s’intéresser au spectacle. Aussi, savait-il un gré infini à madame Dobson de le remplacer auprès de Sidonie. Elle le faisait avec si bonne grâce.

 

Le soir, quand sa femme partait, toujours splendidement mise, il la regardait avec admiration, sans se douter du prix que coûtaient ses toilettes, ni surtout de celui qui les payait, et, libre de tout soupçon, il l’attendait au coin du feu en dessinant, heureux de se dire : « Comme elle doit s’amuser ! »

 

À l’étage au-dessous, chez les Fromont, la même comédie se jouait, mais avec un renversement de rôles. Ici, c’était la jeune femme qui gardait le coin du feu. Tous les soirs, une demi-heure après le départ de Sidonie, le grand portail se rouvrait pour le coupé des Fromont, emportant monsieur à son cercle. Que voulez-vous ? Il y a les exigences du commerce. C’est au cercle, autour d’une table de bouillotte, que se brassent les grosses affaires, et il faut y aller sous peine d’amoindrir sa maison. Claire croyait cela naïvement. Son mari parti, elle avait d’abord un moment de tristesse. Elle aurait tant aimé le garder près d’elle ou sortir à son bras, prendre un plaisir en commun. Mais la vue de l’enfant, qui gazouillait devant le feu et faisait aller ses petits pieds roses pendant qu’on la déshabillait, avait bien vite calmé la mère. Puis le grand mot « les affaires », cette raison d’État des commerçants, était toujours là pour l’aider à se résigner.

 


En dessinant…

 

Georges et Sidonie se rencontraient au théâtre. Ce qu’ils éprouvaient d’abord à se trouver ensemble, c’était une satisfaction de vanité On les regardait beaucoup. Elle était vraiment jolie maintenant, et sa physionomie chiffonnée, qui avait besoin de toutes les excentricités de la mode pour faire son véritable effet, se les appropriait si bien qu’on les eût dites inventées exprès pour elle. Au bout d’un moment, ils s’en allaient, et madame Dobson restait seule dans la loge. Ils avaient loué un petit appartement avenue Gabriel, au rond-point des Champs-Élysées, le rêve de ces demoiselles à l’atelier Le Mire, deux pièces luxueuses et calmes où le silence des quartiers riches, traversé seulement des voitures qui roulaient, enveloppait délicieusement leur amour. Peu à peu, quand elle eut pris l’habitude de sa faute, il lui vint des audaces, des fantaisies. De ses anciens jours de travail, elle avait gardé au fond de sa mémoire des noms de bals, de restaurants fameux où elle était curieuse d’aller à présent, de même qu’elle prenait plaisir à se faire ouvrir à deux battants les portes des grandes faiseuses dont toute sa vie elle n’avait connu que l’enseigne. Car c’était cela surtout qu’elle cherchait dans cet amour, une revanche aux tristesses, aux humiliations de sa jeunesse. Rien ne l’amusait, par exemple, en revenant du théâtre ou d’une promenade de nuit au Bois, comme un souper au café Anglais, avec le bruit du vice luxueux autour d’elle. De ces excursions continuelles elle rapportait des façons de parler, de se tenir, des refrains risqués, des coupes de vêtements qui faisaient passer dans l’atmosphère bourgeoise de l’antique maison de commerce la silhouette exacte et extravagante du Paris-Cocotte de ce temps-là.

 

À la fabrique, on commençait à se douter de quelque chose Les femmes du peuple, même les plus pauvres, ont si vite fait de vous éplucher une toilette !… Quand madame Risler sortait, vers trois heures, cinquante paires d’yeux envieux et clairs, embusqués aux vitres des ateliers de polissage, la regardaient passer, voyant jusqu’au fond de sa conscience de coupable à travers son dolman de velours noir et sa cuirasse de jais scintillant.

 

Sans qu’elle y prit garde, tous les secrets de cette petite tête folle volaient autour d’elle comme les rubans qui flottaient sur sa nuque découverte ; et ses pieds finement chaussés dans leurs bottines dorées à dix boutons, racontaient en marchant toutes sortes de courses clandestines, les escaliers tendus de tapis qu’ils franchissaient la nuit pour aller souper, et les fourrures chaudes dont ils s’enveloppaient quand le coupé faisait le tour du lac dans l’ombre tachée des réverbères.

 

Les ouvrières ricanaient, chuchotaient : « Mais regardez-la donc cette Tata Bébelle !… En voilà une façon de s’habiller pour sortir… Bien sûr que ce n’est pas pour aller à la messe qu’elle s’attife comme ça… Et dire qu’il n’y a pas trois ans, elle partait à l’atelier tous les matins avec son waterproof et deux sous de marrons dans ses poches pour se tenir chaud aux doigts… Maintenant ça roule carrosse… » Et dans la poussière du talc, au ronflement des poêles toujours rouges hiver et été, plus d’une pauvre fille pensait à ces caprices de la chance transformant tout à coup l’existence d’une femme, et se prenait à rêver d’un avenir vaguement magnifique qui l’attendait peut-être aussi sans qu’elle s’en doutât.

 

Pour tout le monde, Risler était un mari trompé. À l’impression, deux tireurs, fidèles habitués des Folies-Dramatiques, déclaraient avoir vu plusieurs fois madame Risler à leur théâtre accompagnée d’un citoyen quelconque qui se cachait dans le fond de la loge. Le père Achille, lui aussi, racontait des choses étonnantes… Que Sidonie eût un amant, qu’elle eût même plusieurs amants, personne n’en doutait plus. Seulement on n’avait pas encore songé à Fromont jeune.

 

Pourtant elle n’apportait aucune prudence dans ses relations avec lui. Au contraire, elle semblait y mettre une sorte d’ostentation ; c’est justement cela peut-être qui les sauvait. Que de fois sur le perron elle l’avait abordé effrontément pour convenir du rendez-vous du soir. Que de fois elle s’était plu à le faire tressaillir en lui parlant dans les yeux devant tous. La première stupeur passée, Georges lui savait gré de ces audaces qu’il attribuait à l’excès de la passion. Il se trompait.

 

Ce qu’elle aurait voulu, sans bien se l’avouer, c’est que Claire les aperçût, qu’elle entr’ouvrit les rideaux de sa croisée, qu’elle eût un soupçon de ce qui se passait. Il lui manquait cela pour être complètement heureuse : l’inquiétude de sa rivale. Mais elle avait beau faire, Claire Fromont ne s’apercevait de rien, et vivait comme Risler dans une sérénité imperturbable.

 

Il n’y avait que le vieux caissier Sigismond de véritablement inquiet. Et encore ce n’était pas à Sidonie qu’il pensait, lorsque la plume à l’oreille il s’arrêtait une minute dans ses comptes, les yeux fixés à travers son grillage sur la terre détrempée du petit jardin. Il ne pensait qu’à son patron, à M. Chorche, qui prenait maintenant beaucoup d’argent à la caisse pour ses dépenses courantes, et lui embrouillait tous ses livres. Chaque fois c’était un nouveau prétexte. Il venait au guichet d’un petit air léger :

 


Il venait au guichet…

 

« Avez-vous un peu d’argent, mon bon Planus ? J’ai encore été rincé hier soir à la bouillotte, et je ne voudrais pas envoyer à la Banque pour si peu… »

 

Sigismond Planus ouvrait sa caisse comme à regret pour prendre la somme demandée, et il se rappelait avec effroi certain jour où M. Georges, qui n’avait alors que vingt ans, était venu avouer à son oncle quelques mille francs de dettes de jeu. Du coup le bonhomme prit le Cercle en grippe et tous ses membres en mépris. Un riche commerçant qui en faisait partie étant venu un jour à la fabrique, il lui dit avec une naïveté brutale :

 

– Le diable l’emporte votre Cercle du Château-d’Eau… En deux mois monsieur Georges a laissé plus de trente mille francs chez vous.

 

L’autre se mit à, rire :

 

– Mais vous vous trompez, père Planus… voilà au moins trois mois que nous n’avons pas vu votre patron.

 

Le caissier n’insista pas ; mais dans son esprit une terrible pensée s’installa, qu’il retourna toute la journée.

 

Puisque Georges n’allait pas au Cercle, où passait-il ses soirées ? où dépensait-il tant d’argent ?

 

Évidemment il y avait quelque histoire de femme là-dessous.

 

Des que cette idée lui fut venue, Sigismond Planus commença à trembler sérieusement pour sa caisse. Ce vieil ours du canton de Berne, resté garçon toute sa vie avait des femmes en général et des Parisiennes en particulier une terreur épouvantable, Avant tout, pour mettre sa conscience en repos, il crut devoir prévenir Risler. Il le lit d’abord d’une façon un peu vague :

 

– Monsieur Chorche dépense beaucoup d’argent, lui dit-il un jour.

 

Risler ne s’en émut pas :

 

– Que veux-tu que j’y fasse, mon vieux Sigismond ?… C’est son droit.

 

Et le brave garçon pensait comme il le disait. À ses yeux, Fromont jeune était le maître absolu de la maison. C’eût été beau, vraiment, qu’il se permît de faire des observations, lui, Risler, un ancien dessinateur. Le caissier n’osa plus en parler jusqu’au jour où on vint d’une grande maison de châles lui présenter une facture de six mille francs pour un cachemire.

 

Il alla trouver Georges dans son bureau :

 

– Faut-il payer, monsieur ?

 

Georges Fromont fut un peu ému. Sidonie avait oublié de le prévenir de cette nouvelle emplette ; elle en prenait à son aise vis-à-vis de lui maintenant.

 

« Payez, payez, père Planus… » fit-il avec une nuance d’embarras, et il ajouta : « Vous passerez cela au compte de Fromont jeune… C’est une commission dont on m’avait chargé… »

 

Ce soir-là, le caissier Sigismond, tout en allumant sa petite lampe, vit Risler qui traversait le jardin et tapa aux carreaux pour l’appeler.

 

– C’est une femme, lui dit-il tout bas… À présent j’en ai la preuve…

 

En prononçant ce mot terrible « une femme », sa voix grelottait de peur, perdue dans la grande rumeur de la fabrique. Le bruit du travail environnant paraissait sinistre en ce moment au malheureux caissier. Il lui semblait que toutes les machines en mouvement, l’immense cheminée lançant sa vapeur à flocons, le tumulte des ouvriers à leurs travaux divers, tout cela grondait, s’agitait, se fatiguait pour un petit être mystérieux vêtu de velours, paré de bijoux.

 

Risler se moqua de lui et ne voulut pas le croire. Il connaissait de longue date cette manie de son compatriote de voir en toute chose l’influence pernicieuse de la femme. Pourtant les paroles de Planus lui revenaient quelquefois à l’esprit, surtout le soir, dans ses moments de solitude, quand Sidonie, partant au théâtre avec madame Dobson, s’en allait après tout le train de sa toilette, laissant l’appartement bien vide sitôt que sa longue traîne avait passé le seuil. Des bougies brûlaient devant les glaces ; des menus objets de toilette dispersés, abandonnés, disaient les caprices extravagants et les dépenses exagérées. Risler ne voyait rien de tout cela, seulement, quand il entendait la voiture de Georges rouler dans la cour, il éprouvait comme une impression de malaise et de froid en pensant qu’à l’étage au-dessous madame Fromont passait ses soirées toute seule. Pauvre femme. Si c’était vrai pourtant ce que disait Planus… Si Georges avait un ménage en ville… Oh ! ce serait affreux.

 

Alors, au lieu de se mettre au travail, il descendait doucement demander si madame était visible, et croyait de son devoir de lui tenir compagnie.

 

La fillette était déjà couchée ; mais le petit bonnet, les souliers bleus traînaient encore devant le feu avec quelques jouets. Claire lisait ou travaillait, ayant à côté d’elle sa mère silencieuse, toujours en train de frotter, d’épousseter fiévreusement, s’épuisant à souffler sur le boîtier de sa montre, et dix fois de suite, avec cet entêtement des manies qui commencent, remettant le même objet à la même place, d’un petit geste nerveux. Le brave Risler, lui non plus, n’était pas une compagnie bien égayante ; mais cela n’empêchait pas la jeune femme de l’accueillir avec bonté. Elle savait tout ce qu’on disait de Sidonie dans la fabrique ; et bien qu’elle n’en crût que la moitié, la vue de ce pauvre homme, que sa femme abandonnait si souvent, lui serrait le cœur. Une pitié réciproque faisait le fond de ces relations tranquilles, et rien n’était plus touchant que ces deux délaissés se plaignant mutuellement et essayant de se distraire.

 

Assis à cette petite table bien éclairée au milieu du salon, Risler se sentait peu à peu pénétré par la chaleur du foyer, l’harmonie des choses environnantes. Il retrouvait là des meubles qu’il connaissait depuis vingt ans, le portrait de son ancien patron, et sa chère madame « Chorche », penchée près de lui sur quelques mignons ouvrages de couture, lui paraissait plus jeune et plus aimable encore parmi tous ces vieux souvenirs. De temps en temps elle se levait pour aller voir l’enfant endormi dans la pièce à côté et dont le souffle léger s’entendait aux intervalles de silence. Sans s’en rendre bien compte, Risler se trouvait mieux, plus chaudement que chez lui, car certains jours son joli appartement, qui s’ouvrait à toute heure pour des départs ou des retours précipités, lui faisait l’effet d’une halle sans portes ni fenêtres, livrée aux quatre vents. Chez lui, on campait ; ici on demeurait. Une main soigneuse disposait partout l’ordre et l’élégance. Les chaises en cercle avaient l’air de causer entre elles à voix basse, le feu brûlait avec un bruit charmant, et le petit bonnet de mademoiselle Fromont avait gardé dans tous ses nœuds de rubans bleus des sourires doux et des regards d’enfant.

 


Assis à cette petite table…

 

Alors, pendant que Claire pensait qu’un si excellent homme aurait mérité une autre compagne dans la vie, Risler, en voyant ce calme et beau visage tourné vers lui, ces yeux indulgents et spirituels, se demandait pour quelle coquine Georges Fromont délaissait une aussi adorable femme.

 

VI

L’INVENTAIRE


La maison que le vieux Planus habitait à Montrouge s’accotait contre celle où les Chèbe avaient vécu quelque temps C’était le même étage unique élevé sur un rez-de-chaussée à trois fenêtres, le même petit jardin à treillage, les mêmes bordures de buis vert. Le vieux caissier demeurait là avec sa sœur. Il prenait le premier omnibus qui partait de la station le matin, revenait à l’heure du dîner, et le dimanche, restait chez lui à soigner ses fleurs et ses poules. La vieille fille faisait le ménage, la cuisine, toute la couture de la maison. Jamais couple plus heureux.

 

Tous deux célibataires, ils étaient unis par une haine semblable du mariage. La sœur abhorrait tous les hommes, le frère avait toutes les femmes en défiance : avec cela ils s’adoraient, se considérant chacun comme une exception dans la perversité générale, de leur sexe.

 

En parlant de lui, elle disait toujours : « Monsieur Planus, mon frère ! » et lui avec la même solennité affectueuse mettait des « Mademoiselle Planus, ma sœur ! » au milieu de toutes ses phrases. Pour ces deux êtres timides et naïfs, Paris, qu’ils ignoraient tout en le traversant journellement, était un repaire de monstres de deux espèces, occupés à se faire le plus de mal possible, et lorsqu’un drame conjugal, quelque bavardage de quartier arrivait jusqu’à eux, chacun, poursuivi de son idée, accusait un coupable différent.

 

– C’est la faute du mari, disait « mademoiselle Planus, ma sœur ».

 

– C’est la faute de la femme, répondait « M Planus, mon frère ».

 

– Oh ! les hommes…

 

– Oh ! les femmes.

 

Et c’était là leur éternel sujet de discussion, à ces heures rares de flânerie que le vieux Sigismond se réservait dans sa journée si remplie et réglée bien droit comme ses livres de caisse. Depuis quelque temps surtout le frère et la sœur apportaient dans leurs débats une animation extraordinaire. Ce qui se passait à la fabrique les préoccupait beaucoup. La sœur s’apitoyait sur madame Fromont jeune et trouvait la conduite de son mari tout à fait indigne ; quant à Sigismond, il n’avait pas de mots assez amers contre la drôlesse inconnue qui envoyait faire payer à la caisse des cachemires de six mille francs. Pour lui, il y allait de la gloire et de l’honneur de cette vieille maison qu’il servait depuis sa jeunesse.

 

– Qu’est-ce que nous allons devenir ?… disait-il continuellement… Oh ! les femmes…

 

Un jour, mademoiselle Planus tricotait près du feu en attendant son frère. Le couvert était mis depuis une demi-heure, et la vieille fille commençait à s’inquiéter d’un retard aussi incroyable, quand Sigismond entra, la figure bouleversée, sans prononcer un mot, ce qui était contraire à toutes ses habitudes.

 

Il attendit que la porte fût bien fermée, puis, devant la mine interrogative et troublée de sa sœur :

 

– J’ai du nouveau, dit-il à voix basse. Je sais quelle est la femme qui est en train de nous ruiner.

 

Plus bas encore, après un regard circulaire aux meubles muets de leur petite salle à manger, il prononça un nom singulier, si inattendu, que mademoiselle Planus se le fit répéter deux fois.

 

– Est-ce possible ?

 

– C’est comme ça.

 

Et malgré son chagrin il avait presque un air de triomphe. La vieille fille n’y pouvait croire… Une personne si bien élevée, si polie, qui l’avait reçue avec tant de cordialité !… Comment était-ce supposable ?

 

Sigismond Planus dit. « J’ai des preuves… »

 

Là-dessus, il raconta que le père Achille, un soir à onze heures, avait rencontré Georges et Sidonie au moment où ils entraient dans un petit hôtel garni du quartier Montmartre. Et cet homme-là ne mentait pas. On le connaissait depuis longtemps. D’ailleurs, d’autres aussi les avaient rencontrés. À la fabrique on ne parlait plus que de cela. Risler seul ne se doutait de rien.

 

– Mais c’est votre devoir de le prévenir, déclara mademoiselle Planus.

 

Le caissier prit un air grave.

 

– C’est très délicat… Qui sait d’abord s’il voudrait me croire ? Il y a des aveugles si aveugles… Et puis, en me mettant entre les deux associés, je risque de perdre ma place… Oh ! les femmes… les femmes… Dire que ce Risler aurait pu être si heureux. Lorsque je l’ai fait venir du pays avec son frère, il n’avait pas le sou ; et aujourd’hui il est à la tête d’une des premières maisons de Paris… Vous croyez qu’il va se tenir tranquille !… Ah ! bien oui… Il faut que monsieur se marie… Comme si on avait besoin de se marier… Et encore il épouse une Parisienne, un de ces petits chiffons mal peignés qui sont la ruine d’une maison honnête, quand il avait sous la main une brave fille à peu près de son âge, une enfant du pays, habituée au travail, et crânement charpentée, on peut le dire !…

 

Mademoiselle Planus, ma sœur, à la charpente de laquelle il était fait allusion, avait une occasion superbe de s’écrier : « Oh ! les hommes… les hommes… » mais elle garda le silence. Ceci était une question très délicate, et peut-être, en effet, que si Risler avait voulu dans le temps, il eût été le seul…

 

Le vieux Sigismond continua :

 

– Et voilà où nous en sommes… Depuis trois mois, la première fabrique de papiers peints de Paris est accrochée aux volants de cette rien-du-tout. Il faut voir comme l’argent file. Toute la journée je ne fais qu’ouvrir mon guichet devant les demandes de monsieur Georges. C’est toujours à moi qu’il s’adresse parce que chez son banquier ça se verrait trop, tandis qu’à la caisse l’argent va, vient, entre, sort… Mais gare l’inventaire !… Ils seront jolis leurs comptes de fin d’année… Ce qu’il y a de plus fort, c’est que Risler aîné ne veut rien entendre. Je l’ai prévenu plusieurs fois : « Prends garde, monsieur Georges fait des folies pour cette femme… » Ou il s’en va en haussant les épaules, ou bien il me répond que cela ne le regarde pas et que Fromont jeune est le maître. Vraiment ce serait à croire… ce serait à croire…

 

Le caissier n’acheva pas sa phrase, mais son silence fut gros de pensées dissimulées.

 

La vieille fille était consternée ; mais, comme la plupart des femmes en pareil cas, au lieu de chercher un remède au mal, elle s’égarait dans une foule de regrets, de suppositions, de lamentations rétrospectives… Quel malheur de n’avoir pas su cela plus tôt, quand ils avaient encore les Chèbe pour voisins. Madame Chèbe était une personne si honorable. On aurait pu s’entendre avec elle pour qu’elle surveillât Sidonie, qu’elle lui parlât sérieusement.

 

– Au fait, c’est une idée, interrompit Sigismond… Vous devriez aller rue du Mail prévenir les parents. J’avais d’abord pensé à écrire au petit Frantz… Il a toujours eu beaucoup d’influence sur son frère, et lui seul au monde pourrait lui dire certaines choses… Mais Frantz est si loin… Et puis ce serait si terrible d’en arriver là… Ce malheureux Risler, il me fait tout de même pitié… Non ! le meilleur est encore d’avertir madame Chèbe… Vous en chargez-vous, ma sœur ?

 

La commission était dangereuse. Mademoiselle Planus fit quelques difficultés ; mais elle n’avait jamais su résister aux volontés de son frère, et le désir d’être utile à leur vieil ami Risler acheva de la décider.

 

Grâce à la bonhomie de son gendre, M Chèbe était parvenu à réaliser sa nouvelle fantaisie. Depuis trois mois il habitait son fameux magasin de la rue du Mail, et c’était un étonnement pour le quartier que cette boutique sans marchandises, dont les volets s’ouvraient le matin pour se fermer à la nuit, comme les maisons de gros. On avait installé des rayons tout autour, un comptoir neuf, un coffre-fort à secret, de grandes balances. Bref, M. Chèbe possédait tous les éléments d’un commerce quelconque, sans savoir précisément encore lequel il choisirait.

 

Il y pensait tout le jour en se promenant de long en large à travers le local encombré de plusieurs gros meubles de chambre à coucher qui n’avaient pas pu entrer dans l’arrière-boutique ; il y pensait aussi sur le pas de sa porte, lorsque tout debout, une plume à l’oreille, le petit homme se plongeait avec délices dans le brouhaha du commerce parisien. Les commis qui passaient, leurs carnets d’échantillons sous le bras, les camions des messageries, les omnibus, les porte-faix, les brouettes, le grand déballage des marchandises, aux portes voisines, ces paquets d’étoffes, de passementeries, qui frôlaient la boue du ruisseau avant d’entrer dans les sous-sols, dans ces trous noirs, bourrés de richesses, où la fortune des maisons est en germe, tout cela ravissait M. Chèbe :

 

Il s’amusait à deviner le contenu des ballots, était le premier aux bagarres quand un passant recevait quelque fardeau sur les pieds ou que les chevaux d’un camion, impatients et fougueux, faisaient de la longue voiture en travers dans la rue, un obstacle à toute circulation. Il avait en outre les mille distractions du petit commerçant sans clients, la pluie à verse, les accidents, les vols, les disputes…

 

À la fin de la journée, M. Chèbe ahuri, abasourdi, fatigué du travail des autres, s’allongeait dans son fauteuil, et disait à sa femme, en s’épongeant le front :

 

– Voilà la vie qu’il me fallait !… la vie active…

 

Madame Chèbe souriait doucement, sans répondre. Rompue à tous les caprices de son mari, elle s’était arrangée de son mieux dans une arrière-boutique ayant vue sur une cour noire, se consolait en songeant à l’ancienne prospérité de ses parents, à la fortune de sa fille, et toujours proprement vêtue, avait su déjà s’attirer le respect des fournisseurs et des voisins. Elle n’en demandait pas davantage, ne pas être confondue avec les femmes d’ouvriers souvent moins pauvres qu’elle, garder, malgré tout, un petit rang bourgeois. C’était sa préoccupation constante aussi la pièce du fond où elle se tenait et où il faisait nuit à trois heures, resplendissait d’ordre et de propreté. Pendant le jour, un lit s’y pliait en canapé, un vieux châle figurait un tapis de table, la cheminée servait d’office, fermée par un paravent, et sur un fourneau, grand comme une chaufferette, les plats cuisaient discrètement. Le calme, voilà le rêve de cette pauvre femme agitée à toutes les tergiversations d’un compagnon incommode.

 

Dès les premiers jours, M. Chèbe avait fait écrire en lettres d’un pied sur la peinture fraîche de sa devanture :

 

COMMISSION – EXPORTATION

 

Pas de mention spéciale. Ses voisins vendaient du tulle, du drap, des toiles ; lui était disposé à tout vendre, sans se résigner à savoir au juste quoi. Que de raisonnements cela valait à madame Chèbe, le soir à la veillée !

 

– Je ne me connais pas en toile : mais pour les draps j’en réponds. Seulement, si je fais les draps, il me faut un voyageur ; car c’est de Sedan et d’Elbeuf que viennent les meilleures sortes. Les toiles peintes, je n’en parle pas, il faudrait être en été. Pour le tulle, c’est impossible : la saison est trop avancée.

 

Le plus souvent il terminait son incertitude, en disant :

 

– La nuit porte conseil… allons nous coucher. Et il y allait au grand soulagement de sa femme.

 

Après trois ou quatre mois de cette existence, M Chèbe commença à s’ennuyer. Les douleurs de tête, les étourdissements revinrent petit à petit. Le quartier était bruyant, malsain. D’ailleurs les affaires n’allaient pas. Rien ne marchait, ni les draps, ni les tissus, rien. C’est à ce moment de nouvelle crise que mademoiselle Planus, ma sœur, fit sa visite à propos de Sidonie. La vieille fille s’était dit en route : « Prenons des ménagements… » Mais, comme tous les gens timides, elle se débarrassa de son fardeau, dès en entrant, aux premiers mots.

 

Ce fut un coup de théâtre. En entendant qu’on accusait sa fille, madame Chèbe se leva, tout indignée. Jamais on ne lui ferait croire une chose pareille. Sa pauvre Sidonie était victime d’une infâme calomnie.

 

M. Chèbe, lui, le prit de très haut, avec des phrases, des airs de tête, rapportant tout à sa personne, selon son habitude. Comment pouvait-on supposer que son enfant à lui, une demoiselle Chèbe, fille d’un honorable commerçant connu depuis trente ans sur la place, fût capable de… Allons donc !

 

Mademoiselle Planus insista. Il lui en coûtait de passer pour une bavarde, une colporteuse de mauvaises nouvelles. Mais on avait des preuves certaines. Ce n’était plus un secret pour personne.

 

– Et quand cela serait, s’écria M. Chèbe furieux de cette insistance… Est-ce à nous de nous en préoccuper ? Notre fille est mariée. Elle vit loin de ses parents… C’est à son mari, beaucoup plus âgé qu’elle, à la conseiller, à la conduire… Y a-t-il songé seulement ?

 

Sur ce, le petit homme se mit à déblatérer contre son gendre, ce Suisse au sang lourd qui passait sa vie dans son bureau à chercher des mécaniques, refusait d’accompagner sa jeune femme dans le monde, et préférait à toutes ses habitudes de vieux garçon, la pipe, la brasserie.

 

Il fallait voir de quel air de dédain aristocratique M. Chèbe prononçait ce mot : » la brasserie !… » Et pourtant presque chaque soir il allait y rejoindre Risler, et l’accablait de reproches si l’autre manquait une fois au rendez-vous.

 

Au fond de tout ce verbiage ; le commerçant de la rue du Mail, – commission, exportation, – avait une idée bien nette. Il voulait quitter son magasin, se retirer des affaires, et depuis quelque temps il songeait à aller voir Sidonie pour l’intéresser à ses nouvelles combinaisons. Ce n’était donc pas le moment de faire des scènes désagréables, de parler d’autorité paternelle et d’honneur conjugal. Quant à madame Chèbe, un peu moins convaincue que tout à l’heure de l’infaillibilité de sa fille, elle s’enfermait dans le plus profond silence. La pauvre femme aurait voulu être sourde, aveugle, n’avoir jamais connu mademoiselle Planus.

 

Comme tous ceux qui ont été très malheureux, elle aimait à s’engourdir dans un semblant de tranquillité, et l’ignorance lui semblait préférable à tout. La vie n’était donc pas assez triste, bon Dieu ! Et puis enfin Sidonie avait toujours été une brave fille : pourquoi ne serait-elle pas une brave femme ?

 

Le jour tombait. Gravement, M. Chèbe se leva pour fermer les volets de la boutique et allumer un bec de gaz qui éclaira la nudité des murs, le brillant des casiers vides, tout ce singulier intérieur assez pareil à un lendemain de faillite. Silencieux, la bouche pincée dédaigneusement dans une résolution de mutisme, il avait l’air de dire à la vieille fille : « La journée est finie… c’est l’heure de rentrer chez soi… » Et pendant ce temps on entendait madame Chèbe qui sanglotait dans l’arrière-boutique, en allant et venant autour du souper. Mademoiselle Planus en fut pour sa visite.

 

– Eh bien ? lui demanda le vieux Sigismond, qui l’attendait avec impatience.

 

– Ils n’ont pas voulu me croire, et on m’a mise poliment à la porte.

 


Il avait l’air de dire…

 

Elle en avait les larmes aux yeux, de son humiliation. Le vieux devint tout rouge, et lui prenant la main avec un grand respect :

 

– Mademoiselle Planus, ma sœur, lui dit-il gravement, je vous demande pardon de vous avoir fait faire cette démarche ; mais il s’agissait de l’honneur de la maison Fromont.

 

À partir de ce moment, Sigismond devint de plus en plus triste. Sa caisse ne lui paraissait plus sûre ni solide. Même quand Fromont jeune ne lui demandait pas d’argent, il avait peur et résumait toutes ses craintes par trois mots qui lui revenaient continuellement en causant avec sa sœur.

 

– Chai bas confianze !… disait-il dans son lourd jargon de là-bas.

 

Toujours préoccupé de sa caisse, la nuit il rêvait quelquefois que, disjointe de partout elle restait ouverte malgré tous les tours de clef ou bien qu’un grand coup de vent dispersait les papiers, les billets, les chèques, les valeurs, et qu’il courait après dans toute la fabrique, s’épuisant à vouloir les ramasser.

 

Le jour, derrière son grillage, au calme de son bureau, il lui semblait qu’une petite souris blanche s’était introduite au fond du coffre, en train de tout grignoter et de tout détruire, plus grasse et plus belle à mesure que le désastre augmentait.

 

Aussi, lorsqu’au milieu de l’après-midi, Sidonie apparaissait sur le perron dans son joli plumage de cocotte, le vieux Sigismond frémissait de rage. Pour lui c’était la ruine de la maison qui passait, la ruine on grande toilette, avec son petit coupé à la porte, et sa mine reposée d’heureuse coquette.

 

Madame Risler ne se doutait pas qu’il y avait là, à cette fenêtre du rez-de-chaussée, un ennemi de tous les instants, qui guettait ses moindres actions, les plus menus détails de sa vie, les allées et venues de la maîtresse de piano, la grande couturière arrivant le matin, tous les cartons qu’on apportait, la casquette galonnée des employés du « Louvre » dont la lourde voiture s’arrêtait à la porte avec un bruit de grelots, comme une diligence traînée par de forts chevaux qui menaient la maison Fromont à la faillite en grande vitesse.

 

Sigismond comptait les paquets, les pesait de l’œil au passage, et par les fenêtres ouvertes pénétrait curieusement dans l’intérieur des Risler. Les tapis qu’on secouait à grands fracas, les jardinières amenées au soleil, pleines de fleurs maladives, hors saison, chères et rares, les tentures éblouissantes, rien ne lui échappait.

 

Les acquisitions nouvelles du ménage lui sautaient aux yeux, se rapportant à quelque forte demande d’argent. Mais ce qu’il étudiait encore plus que tout, c’était la physionomie de Risler. Pour lui, cette femme était en train de changer son ami, le meilleur, le plus honnête des hommes, en un coquin effronté. Pas le moindre doute à garder là-dessus. Risler savait son déshonneur, il l’acceptait. On le payait pour se taire.

 

Certainement il y avait quelque chose de monstrueux dans une supposition pareille. Mais c’est le propre des natures candides, qui apprennent le mal sans l’avoir jamais connu, d’aller tout de suite trop loin, au-delà. Une fois convaincu de la trahison de Sidonie et de Georges, l’infamie de Risler avait semblé au caissier moins impossible à admettre. Et d’ailleurs comment s’expliquer autrement cette insouciance devant les dépenses de l’associé ?

 

Ce brave Sigismond, dans son honnêteté mesquine et routinière, ne pouvait pas comprendre la délicatesse de cœur de Risler. En même temps ses habitudes méthodiques de teneur de livres et sa clairvoyance commerciale étaient à cent lieues de ce caractère distrait, étourdi, moitié artiste, moitié inventeur. Il jugeait tout cela d’après lui-même, ne pouvant deviner ce que c’est qu’un homme en mal d’invention, enfermé dans une idée fixe. Ces gens-là sont des somnambules. Ils regardent sans voir, les yeux en dedans. Pour Sigismond, Risler y voyait.

 

Cette pensée rendait le vieux caissier très malheureux. Il commença par dévisager son ami, chaque fois que celui-ci entrait à la caisse ; ensuite, découragé par cette indifférence impassible qu’il croyait préméditée et voulue, plaquée sur son visage comme un masque, il finit par se détourner, cherchant dans les paperasses pour éviter ces regards faux, et ne parlant plus à Risler que les yeux fixés sur les allées du jardin ou sur l’entrecroisement du grillage. Ses paroles mêmes étaient toutes déroutées, bigles comme ses regards. On ne savait positivement plus à qui il s’adressait. Plus de sourire amical, plus de souvenirs feuilletés ensemble au livre de caisse de la fabrique.

 

« Voici l’année où tu es entré… ta première augmentation… Te rappelles-tu ? Nous avons été dîner chez Douix ce jour-là… Puis le soir au café des Aveugles… hein ? Quelle ribote ! »

 

À la longue, Risler s’aperçut du singulier refroidissement survenu entre Sigismond et lui. Il en parla à sa femme. Depuis quelque temps elle sentait celle antipathie rôder autour d’elle. Parfois, en traversant la cour, elle était comme gênée par des regards malveillants qui la faisaient se retourner nerveusement vers la niche du vieux caissier. Cette brouille des deux amis l’effraya, et bien vite elle s’arrangea pour mettre son mari en garde contre les mauvais propos de Planus :

 

– Vous ne voyez donc pas qu’il est jaloux de vous, de votre position… Un ancien égal devenu son supérieur, ça le suffoque… Mais s’il fallait s’occuper de toutes ces malveillances… Tenez !… moi, j’en suis entourée ici.

 

Le bon Risler arrondissait ses gros yeux.

 

– Toi ?

 

– Mais oui, c’est clair… tous ces gens-là me détestent. Ils en veulent à la petite Chèbe d’être devenue madame Risler aîné… Dieu sait ce qu’il se débite d’infamies sur mon compte… Et votre caissier n’a pas sa langue dans sa poche, je vous en réponds… Quel méchant homme !

 

Ces quelques mots eurent leur effet. Risler, indigné, trop fier pour se plaindre, rendit froideur pour froideur. Ces honnêtes gens, pleins de défiance l’un pour l’autre, ne pouvaient plus se rencontrer sans un mouvement pénible, si bien qu’au bout de quelque temps Risler aîné finit par ne plus jamais entrer à la caisse. Cela lui était facile d’ailleurs, Fromont jeune étant chargé de toutes les questions d’argent. On lui montait son mois tous les trente. Il y eut là une facilité de plus pour Georges et Sidonie, et la possibilité d’une foule de tripotages infâmes.

 

Elle s’occupait alors de compléter son programme de vie luxueuse. Il lui manquait une maison de campagne. Au fond, elle détestait les arbres, les champs, les routes qui vous inondent de poussière : « Tout ce qu’il y a au monde de plus triste, » disait-elle. Seulement Claire Fromont passait l’été à Savigny. Dès les premiers beaux jours, on faisait les malles à l’étage au-dessous, on décrochait les rideaux ; et une grande voiture de déménagement, où le berceau de la fillette balançait sa nacelle bleue, s’en allait vers le château du grand-père. Puis un matin, la mère, la grand-mère, l’enfant et la nourrice, tout un fouillis d’étoffes blanches, de voiles légers, partait au grand trot de deux chevaux vers le soleil des pelouses et l’ombre adoucie des charmilles.

 

Alors Paris était laid, dépeuplé, et quoique Sidonie l’aimât, même dans cette saison d’été qui le chauffe comme une fournaise, il lui en coûtait de penser que toutes les élégances, les richesses parisiennes se promenaient au long des plages sous leurs ombrelles claires, et faisaient du voyage un prétexte à mille inventions nouvelles, à des modes originales très risquées, où il est permis de montrer qu’on a une jolie jambe et des cheveux châtains annelés et longs bien à soi.

 

Les bains de mer ? il n’y fallait pas penser ; Risler ne pouvait pas s’absenter. Acheter une maison de campagne ? on n’en avait pas encore les moyens. L’amant était bien là, qui n’aurait pas mieux demandé que de satisfaire ce nouveau caprice ; mais une maison de campagne ne se dissimule pas comme un bracelet, comme un cachemire. Il fallait la faire accepter par le mari. Ce n’était pas facile, pourtant avec Risler on pouvait essayer.

 

Pour préparer les voies, elle lui parlait sans cesse d’un petit coin de campagne, pas trop cher, tout près de Paris, Risler l’écoutait en souriant Il pensait à l’herbe haute, au verger plein de beaux fruits, déjà tourmenté par ce besoin de posséder qui vient avec la fortune ; mais comme il était prudent, il disait :

 


Elle lui parlait sans cesse…

 

– Nous verrons… nous verrons… Attendons la fin de l’année.

 

La fin de l’année, c’est-à-dire l’inventaire. – L’inventaire ! – C’est le mot magique. Toute l’année on va, on va, dans le tourbillon des affaires. L’argent entre, sort, circule, en attire d’autre, se disperse ? et la fortune de la maison, comme une couleuvre brillante, insaisissable, sans cesse en mouvement s’allonge, se raccourcit, diminue ou s’augmente, sans qu’il soit possible de se rendre compte de son état avant un moment de repos. À l’inventaire seulement, on saura ce qu’il en est, et si cette année, qui semble bonne, le sera définitivement.

 

En général, il se fait vers la fin de décembre, aux approches de Noël ou du jour de l’an. Comme il exige des heures supplémentaires de travail, pour le faire on s’attarde très avant dans la nuit. Toute la maison est sur pied. Les lampes, qui restent allumées dans les bureaux longtemps après leur fermeture, semblent participer à l’air de fête qui anime cette dernière semaine de l’année, où tant de fenêtres s’éclairent aux soirées de famille. Jusqu’au plus petit employé de la maison, chacun s’intéresse aux résultats de l’inventaire. Les augmentations, les gratifications du jour de l’an dépendront de ce bienheureux chiffre. Aussi, pendant que se débattent les intérêts immenses d’une riche fabrique, à des cinquièmes étages ou dans les petits appartements de banlieue, les femmes d’employés, les enfants, les vieux parents parlent de l’inventaire dont le résultat se fera sentir ou par un redoublement d’économie, ou par quelque achat longtemps reculé que la gratification va rendre enfin possible.

 

Chez Fromont jeune et Risler aîné, Sigismond Planus est le dieu de la maison en ce moment, et son petit grillage un sanctuaire où veillent tous les commis. Dans le silence de la fabrique endormie, les lourdes pages des grands livres bruissent en tournant, des noms appelés à haute voix amènent des recherches dans d’autres registres. Les plumes grincent. Le vieux caissier, entouré de ses lieutenants, a l’air affairé et terrible. De temps en temps, Fromont jeune, au moment de monter en voiture, arrive, le cigare aux dents, ganté, tout près. Il marche lentement, sur la pointe des pieds, se penche au grillage :

 

– Eh bien !… ça marche ?…

 

Sigismond pousse un grognement, et le jeune maître de maison s’en va sans oser en demander davantage. Il devine bien à la mine du caissier que les nouvelles seront mauvaises. En effet, depuis les années de révolution où l’on se battait dans les cours de la fabrique, jamais si pitoyable inventaire ne s’était encore vu à la maison Fromont. Dépenses et recettes se balançaient. Les frais généraux avaient tout absorbé et, de plus, Fromont jeune se trouvait redevable envers la caisse de sommes importantes. Il fallait voir la mine consternée du vieux Planus quand, le 31 décembre, il monta rendre compte à Georges de ses opérations.

 

Celui-ci prit la chose très gaiement. Tout marcherait mieux dans la suite. Et pour rétablir la bonne humeur du caissier, il lui donna une gratification extraordinaire de mille francs au lieu de cinq cents que donnait autrefois son oncle. Tout le monde se ressentit de cette disposition généreuse et, dans le contentement universel, le résultat déplorable des comptes de fin d’année fut vite oublié. Quant à Risler, c’est Georges qui voulut se charger de le mettre au courant de la situation.

 

Quand il entra dans le petit cabinet de son associé, éclairé d’en haut par un jour d’atelier qui tombait d’aplomb sur la méditation de l’inventeur, Fromont jeune eut un moment d’hésitation, la honte et le remords de ce qu’il venait faire. L’autre, au bruit de la porte, s’était retourné joyeusement.

 


Je la tiens notre imprimeuse…

 

– Chorche, Chorche, mon ami… Je la tiens, notre imprimeuse… Il y a encore quelques petites choses à trouver… C’est égal ! maintenant je suis sûr de mon affaire… Vous verrez ça… vous verrez ça… Ah ! les Prochasson auront beau s’escrimer… Avec l’imprimeuse Risler, nous enfonçons toutes les concurrences…

 

– Bravo, mon camarade, répondit Fromont jeune. Voilà pour l’avenir ; mais le présent, vous n’y songez pas. Et cet inventaire !…

 

– Tiens ! c’est vrai. Je n’y pensais plus… Ce n’est pas brillant, n’est-ce-pas ?

 

Il disait cela devant la physionomie de Georges un peu ému, embarrassé.

 

Celui-ci reprit : « Mais si, très brillant au contraire. Nous avons lieu d’être satisfaits, surtout pour notre première année… Nous avons chacun quarante mille francs de bénéfice ; et comme j’ai pensé que vous auriez peut-être besoin d’argent pour donner des étrennes à votre femme… »

 

Sans oser regarder en face l’honnête homme qu’il était en train de tromper, Fromont jeune posa sur la table une liasse de chèques et de billets.

 

Risler aîné eut un moment d’émotion. Tant d’argent à la fois, pour lui, pour lui seul ! Il pensa tout de suite à la générosité de ces Fromont, qui l’avaient fait ce qu’il était, puis à sa petite Sidonie, à ce souhait si souvent exprimé par elle et qu’il allait pouvoir satisfaire. Les larmes aux yeux, un bon sourire aux lèvres, il tendit les deux mains à son associé :

 

– Je suis content… je suis content…

 

C’était son mot des grandes occasions. Puis montrant les liasses de billets étalés devant lui avec ce léger feuilletage qui en fait de si fugitives paperasses toujours prêtes à s’envoler :

 

– Savez-vous ce que c’est que ça ? dit-il à Georges d’un air de triomphe… Ça, c’est la maison de campagne de Sidonie.

 

Parbleu !

 

VII

UNE LETTRE


À M. Frantz Risler. Ingénieur de la Compagnie française. Ismaïlia (Égypte).

 

Frantz, mon garçon, c’est le vieux Sigismond qui t’écrit. Si je saurais mieux mettre mes idées sur papier, j’en aurais bien long à te raconter. Mais ce sacré français est trop difficile, et sorti de ses chiffres, Sigismond Planus ne vaut rien. Alors, je vais te dire vite ce qu’il s’agit.

 

Il se passe dans la maison de ton frère des choses qui ne sont pas bien. Cette femme le trompe avec l’associé. Elle a rendu son mari ridicule, et si ça continue, elle le fera passer pour un coquin… Écoute-moi, mon petit Frantz, il faut que tu viendrais tout de suite. Il n’y a que toi qui peux parler à Risler et lui ouvrir les yeux sur cette Sidonie. Nous autres, il ne nous croirait pas Vite, demande un congé et viens.

 

Je sais que tu as ton pain à gagner là-bas, ton avenir à faire : mais un homme d’honneur doit tenir par-dessus tout à son nom que ses parents lui ont donné. Eh bien ! moi, je te dis que si tu ne viens pas tout de suite, il arrivera un moment où ton nom de Risler aura tant de honte dessus, que tu n’oseras plus le porter.

 

SIGISMOND PLANUS,

 

Caissier.

LIVRE TROISIÈME

I

LE JUSTICIER


Les personnes qui vivent toujours enfermées, attachées à leur coin de vitre par le travail ou les infirmités, de même qu’elles se font un horizon des murs, des toits, des fenêtres voisines, s’intéressent aussi aux gens qui passent.

 

Immobiles, elles s’incarnent dans la vie de la rue, et tous ces affairés qui leur apparaissent, quelquefois tous les jours aux mêmes heures, ne se doutent pas qu’ils servent de régulateur a d’autres existences, que des yeux amis les guettent, auxquels ils manquent, s’il leur arrive de prendre par un autre chemin.

 

Les dames Delobelle, recluses toute la journée, avaient de ces observations muettes. Comme la fenêtre était étroite, la mère, dont les yeux commençaient à s’user à force de travail, se mettait près du jour, contre le rideau de mousseline relevé, le grand fauteuil de sa fille à côté d’elle, mais un peu plus loin. Elle lui annonçait leurs passants de la journée. C’était une distraction, un sujet à causerie ; et les longues heures de travail paraissaient plus courtes, espacées par des apparitions régulières de gens très occupés par eux aussi. Il y avait deux petites sœurs, un monsieur en paletot gris, un enfant qu’on menait au collège et qu’on en ramenait, et un vieil employé à jambe de bois, dont le pas sonnait sur le trottoir sinistrement.

 

Celui-là on le voyait à peine : il passait quand la nuit était déjà tombée, mais on l’entendait, et chaque fois ce bruit arrivait à la petite boiteuse comme un écho violent de ses pensées les plus tristes. Tous ces amis de la rue occupaient sans le savoir les deux femmes. S’il pleuvait on disait : « Ils vont être mouillés… Lenfant sera-t-il rentré avant l’averse ? » Et aux changements de saisons, que le soleil de mars inondât les trottoirs ruisselants ou que la neige de décembre les couvrit de ses bourrelets blancs et de ses plaques noires, l’apparition d’un vêtement nouveau sur un de leurs amis faisait penser aux deux recluses : « C’est l’été » ou bien « Voici l’hiver ».

 

Or ce jour-là était la fin d’un jour de mai, une de ces soirées lumineuses et douces, où la vie des maisons se répand dehors par les croisées ouvertes. Désirée et sa mère activaient leurs aiguilles et leurs doigts, épuisant le jour qui tombait, jusqu’à son dernier rayon, avant d’allumer la lampe. On entendait des cris d’enfants jouant dans les cours, des pianos assourdis, et la voix de quelque petit marchand du trottoir traînant sa charrette à moitié vide. On sentait du printemps dans l’air, un vague parfum de jacinthe et de lilas. La maman Delobelle venait de poser son ouvrage, et avant de fermer la croisée, les coudes appuyés à la rampe, écoutait toutes ces rumeurs d’une grande ville laborieuse, heureuse de circuler dans les rues, sa journée finie. De temps on temps, sans se retourner, elle parlait à sa fille :

 

– Tiens ! voilà monsieur Sigismond. Comme il sort de bonne heure, ce soir, de la fabrique… C’est peut-être l’effet des jours qui rallongent, mais il me semble qu’il n’est pas, encore sept heures… Avec qui est il donc le vieux caissier ?… Que c’est drôle !… On dirait… Mais oui… On dirait monsieur Frantz… Ce n’est pas possible pourtant… Monsieur Frantz est bien loin d’ici, en ce moment : et puis il n’avait pas de barbe… C’est égal ! Ça lui ressemble beaucoup… Regarde donc, fillette.

 

Mais fillette ne quitte pas son fauteuil ; elle ne bouge même pas. Les yeux perdus, l’aiguille en l’air, immobilisée dans son joli geste d’activité, elle est partie pour le pays bleu, cette contrée merveilleuse où l’on va librement, sans souci d’aucune infirmée. Ce nom de Frantz, prononcé machinalement par sa mère, au hasard d’une ressemblance, c’est pour elle tout un passé d’illusions, de chaudes espérances, passagères comme la rougeur qui lui montait aux joues, quand le soir, en rentrant, il venait causer un moment avec elle. Comme tout cela est loin déjà ! Dire qu’il habitait la petite chambre à côté, qu’on entendait son pas dans l’escalier, et sa table qu’il traînait près de la fenêtre pour dessiner. Quel chagrin et quelle douceur elle avait à l’écouter parler de Sidonie, assis à ses pieds sur la chaise basse, pendant qu’elle montait ses mouches et ses oiseaux.

 

Tout en travaillant, elle l’encourageait, le consolait, car Sidonie avait causé bien des petits chagrins à ce pauvre Frantz avant de lui en faire un grand. Le son de sa voix quand il parlait de l’autre, l’éclat de ses yeux en y pensant, la charmaient malgré tout, si bien que quand il était parti désespéré, il avait laissé derrière lui un amour plus grand encore que celui qu’il emportait, un amour que la chambre toujours pareille, la vie sédentaire et immobile garderaient intact avec tout son parfum amer, tandis que le sien au ciel ouvert des grandes routes se dissiperait, s’évaporerait peu à peu.

 

… Le jour baisse tout à fait. Une immense tristesse envahit la pauvre fille, avec l’ombre de ce soir si doux. La lueur heureuse du passé diminue pour elle comme le filet de jour dans l’embrasure étroite de la fenêtre où la mère est restée accoudée.

 

Tout à coup la porte s’ouvre… Quelqu’un est là, qu’on ne distingue pas bien… Oui cela peut-il être ? Les dames Delobelle ne reçoivent jamais de visites. La mère, qui s’est retournée, a d’abord cru qu’on venait de leur magasin chercher l’ouvrage de la semaine.

 

– Mon mari vient d’aller chez vous, monsieur… Nous n’avons plus rien ici. Monsieur Delobelle a tout reporté.

 

L’homme s’avance sans répondre, et à mesure qu’il approche de la fenêtre, sa silhouette se dessine. C’est un grand gars solide, bronzé, la barbe épaisse et blonde, la voix forte, l’accent un peu lourd.

 


Quelqu’un est là…

 

– Ah ça, maman Delobelle, vous ne me reconnaissez donc pas ?

 

– Oh ! moi, monsieur Frantz, je vous ai reconnu tout de suite, dit Désirée bien tranquillement, d’un ton froid et posé.

 

– Miséricorde ! c’est monsieur Frantz.

 

Vite, vite, la maman Delobelle court à la lampe, allume, ferme la croisée.

 

– Comment ! c’est vous, mon ami Frantz… De quel air tranquille elle dit ça, cette petite… je vous ai bien reconnu… Ah ! le petit glaçon… Elle sera toujours la même.

 

Un vrai petit glaçon en effet. Elle est pâle, pâle : et dans la main de Frantz, sa main est toute blanche, toute froide.

 

Il la trouve embellie, encore plus affinée.

 

Elle le trouve superbe comme toujours, avec une expression de lassitude et de tristesse au fond des yeux, qui le rend plus homme qu’au départ.

 

Sa lassitude vient de ce voyage précipité, entrepris au reçu de la terrible lettre de Sigismond. Aiguillonné par ce mot de déshonneur, il est parti sur-le-champ sans attendre son congé, risquant sa fortune et sa place, et de paquebots en chemins de fer, il ne s’est arrêté qu’à Paris. Il y a de quoi être las, surtout quand on a voyagé avec la hâte d’arriver, et que la pensée impatiente s’est agitée tout le temps, faisant dix fois le chemin dans des doutes, des terreurs, des perplexités continuelles.

 

Sa tristesse date de plus loin. Elle date du jour où celle qu’il aimait a refusé de l’épouser pour devenir, six mois après, la femme de son frère ; deux coups terribles l’un après l’autre, et le second encore plus douloureux que le premier. Il est vrai qu’avant de faire ce mariage Risler aîné lui a écrit pour lui demander la permission d’être heureux, et cela dans des termes si touchants, si tendres, que la violence du coup porté en a été un peu atténuée ; puis, à la fin, le dépaysement, le travail, les longues courses sont venus à bout de son chagrin. Il ne lui en est resté qu’un grand fond de mélancolie. À moins cependant que cette haine, cette colère qu’il ressent en ce moment contre la femme qui déshonore son frère, ne soit encore quelque chose de son ancien amour.

 

Mais non ! Frantz Risler ne pense qu’à venger l’honneur des Risler. Ce n’est pas en amant, c’est en justicier qu’il arrive ; et Sidonie n’a qu’à bien se tenir.

 

Tout d’abord, en descendant de wagon, le justicier était allé droit à la fabrique, comptant sur la surprise, l’imprévu de son arrivée pour lui révéler ce qui se passait, d’un coup d’œil. Malheureusement, il n’avait trouvé personne. Les persiennes du petit hôtel au fond du jardin étaient fermées depuis quinze jours.

 

Le père Achille lui apprit que ces dames habitaient leurs campagnes respectives, où les deux associés allaient les rejoindre tous les soirs.

 

Fromont jeune avait quitté les magasins de très bonne heure, Risler aîné venait de partir.

 

Frantz se décida à parler au vieux Sigismond. Mais c’était samedi, soir de paye, et il dut attendre que la longue file d’ouvriers qui commençait à la loge d’Achille pour finir au grillage du caissier, se fût peu à peu écoulée. Quoique impatient et bien triste, ce brave garçon, qui avait eu depuis l’enfance la vie des ouvriers de Paris, éprouvait du plaisir à se retrouver au milieu de cette animation, de ces mœurs si spéciales. Il y avait sur tous ces visages honnêtes ou vicieux le contentement de la semaine finie. On sentait que le dimanche commençait pour eux le samedi soir, à sept heures, devant la petite lampe du caissier.

 

Il faut avoir vécu parmi les commerçants pour connaître tout le charme de ce repos d’un jour et sa solennité. Beaucoup de ces pauvres gens enchaînés à des labeurs malsains attendent ce dimanche béni comme une bouffée d’air respirable, nécessaire à leur santé et à leur vie. Aussi quel épanouissement, quel besoin de gaieté bruyante ! Il semble que l’oppression du travail de la semaine se dissipe en même temps que la vapeur des machines qui s’échappe en sifflant et en fumant au-dessus des ruisseaux.

 

Tous les ouvriers s’éloignaient du grillage, en comptant l’argent éclatant dans leurs mains noires. C’était des déceptions, des murmures, des réclamations, des heures manquées, de l’argent pris à l’avance ; et dans le tintement des gros sous on entendait la voix de Sigismond calme et impitoyable défendant les intérêts des patrons jusqu’à la férocité.

 

Frantz connaissait tous les drames de la paye, les fausses intonations et les vraies. Il savait que l’un réclamait pour la famille, pour payer le boulanger, le pharmacien, des mois d’école. L’autre pour le cabaret, et pis encore. Les ombres tristes, accablées, passant et repassant devant le portail de la fabrique, jetant de longs regards au fond des cours, il savait ce qu’elles attendaient, qu’elles guettaient toutes un père ou un mari pour le ramener bien vite au logis d’une voix grondeuse et persuasive.

 

Oh ! les enfants nu-pieds, les tout petits enveloppés de vieux châles, les femmes sordides, dont les visages noyés de larmes arrivent à la blancheur de linge des bonnets qui les entourent…

 

Oh ! le vice embusqué, rôdant autour de la paye, les bouges qui s’allument au fond des rues noires, les vitres troubles des cabarets où les mille poisons de l’alcool étalent leurs couleurs fausses.

 

Frantz connaissait toutes ces misères ; mais jamais elles ne lui avaient paru si lugubres, si poignantes que ce soir-là. La paye était finie, Sigismond sortait de son bureau. Les deux amis se reconnurent, s’embrassèrent : et, dans le silence de la fabrique, en arrêt pour vingt-quatre heures, muette de tous ses bâtiments vides, le caissier expliqua à Frantz l’état des choses. Il lui raconta la conduite de Sidonie, les dépenses folles, l’honneur du ménage détruit à jamais. Les Risler venaient d’acheter une campagne à Asnières, l’ancienne maison d’une actrice, et s’y étaient installés d’une façon somptueuse. Ils avaient chevaux, voitures, un luxe, un train de vie ! Ce qui inquiétait surtout le brave Sigismond, c’était la retenue de Fromont jeune. Depuis quelque temps, il ne prenait presque plus d’argent à la caisse, et pourtant Sidonie dépensait plus que jamais.

 

– Chai bas gonfianze !… disait le malheureux caissier en remuant la tête… chai bas gonfianze…

 

Puis, baissant la voix, il ajoutait :

 

– Mais ton frère, mon petit Frantz, ton frère ?… Qui nous l’expliquera ? Il s’en va dans tout cela les yeux en l’air, les mains dans les poches, l’idée à sa fameuse invention qui malheureusement ne sort pas vite… Tiens ! veux-tu que je te dise ? C’est un coquin ou c’est une bête.

 

Tout en parlant ils se promenaient de long en large dans le petit jardin, s’arrêtaient, reprenaient leur marche. Frantz croyait vivre dans un mauvais rêve La rapidité du voyage, ce changement brusque de lieu et de climat, le flot de paroles de Sigismond qui n’arrêtait pas, l’idée nouvelle qu’il fallait se faire de Risler et de Sidonie, cette Sidonie qu’il avait tant aimée, toutes ces choses l’étourdissaient, le rendaient comme fou.

 

Il était tard. La nuit venait, Sigismond lui proposa de l’emmener coucher à Montrouge ; il refusa, prétextant la fatigue, et, resté seul dans le Marais, à cette heure douteuse et triste du jour qui finit et du gaz qu’on n’a pas encore allumé, il alla machinalement vers son ancien logis de la rue de Braque.

 

À la porte de l’allée, un écriteau était pendu : Chambre de garçon à louer.

 

C’était justement la chambre où il avait vécu si longtemps avec son frère. Il reconnut la carte géographique piquée au mur par quatre épingles, la fenêtre du palier et la petite plaque des dames Delobelle : Oiseaux et mouches pour modes. La porte de ces dames était entr’ouverte ; il n’eut qu’à la pousser pour entrer.

 

Certainement il n’y avait pas pour lui dans tout Paris un abri plus sûr, un coin mieux fait pour accueillir et calmer son âme troublée que cet intérieur laborieux et immuable. Dans l’agitation actuelle de sa vie déroutée, c’était comme le port aux eaux tranquilles et profondes, le quai plein de soleil et de paix, où les femmes travaillent en attendant les maris et les pères, pendant qu’au dehors le vent gronde, la mer bouillonne. C’était surtout, sans qu’il s’en rendît bien compte, un enlacement de sûres affections, et ce doux miracle de tendresse qui nous rend précieux, même quand nous n’aimons pas, l’amour que l’on ressent pour nous.

 

Ce cher petit glaçon de Désirée l’aimait tant. Elle avait des yeux si brillants, en lui parlant de choses indifférentes. Comme les objets trempés de phosphore resplendissent tous également, les moindres mots qu’elle disait illuminaient sa jolie figure épanouie. Quel bon repos c’était pour lui après les brutalités de Sigismond.

 

Ils causaient tous deux avec animation, pendant que la maman Delobelle mettait le couvert :

 

– Vous dînerez avec nous, n’est-ce pas, monsieur Frantz ?… Le père est allé reporter l’ouvrage ; mais il rentrera sûrement pour dîner.

 

Il rentrera sûrement pour dîner !

 

L’excellente femme disait cela avec une certaine fierté. En effet, depuis la déconvenue de sa direction, l’illustre Delobelle ne mangeait plus dehors, même les soirs où il allait toucher la paye. Le malheureux directeur avait pris tant de repas à crédit à son restaurant, qu’il n’osait plus y retourner. En revanche, il ne manquait jamais, le samedi, de ramener avec lui deux ou trois convives affamés et inattendus, des « vieux camarades », des « déveinards », C’est ainsi que ce soir-là il fit son entrée, escorté d’un financier du théâtre de Metz et d’un comique du théâtre d’Angers, tous deux en disponibilité.

 


Delobelle les annonça…

 

Le comique, rasé, ridé, ratatiné au feu de la rampe, avait l’air d’un vieux gamin ; le financier portait des espadrilles sans le moindre linge apparent. Delobelle les annonça pompeusement dès la porte, mais la vue de Frantz Risler interrompit la présentation.

 

– Frantz !… mon Frantz !…, cria le vieux cabotin d’une voix mélodramatique en battant l’air de ses mains convulsives ; puis, après une longue et emphatique accolade, il présenta ses convives les uns aux autres.

 

– Monsieur Robricart, du théâtre de Metz.

 

– Monsieur Chandezon, du théâtre d’Angers.

 

– Frantz Risler, ingénieur.

 

Dans la bouche de Delobelle, ce mot d’ingénieur prenait des proportions !

 

Désirée eut une jolie moue, en voyant les amis de son père. C’eût été si beau d’être en famille un jour comme aujourd’hui. Mais le grand homme se moquait bien de cela. Il avait assez à faire à débarrasser ses poches. D’abord il en tira, un superbe pâté ; « pour ces dames », disait-il, oubliant qu’il l’adorait. Un homard parut ensuite ; puis un saucisson d’Arles, des marrons glacés, des cerises, les premières !

 

Pendant que le financier enthousiasmé, rehaussait un col de chemise invisible, que le comique faisait « gnouf ! gnouf ! » d’un geste oublié des Parisiens depuis dix ans, Désirée pensait avec terreur au trou immense que ce repas improvisé allait creuser dans les pauvres ressources de la semaine, et la maman Delobelle, affairée, bouleversait tout le buffet pour trouver le nombre de couverts suffisant.

 

Le repas fut très gai Les deux comédiens dévoraient à la grande joie de Delobelle qui remuait avec eux de vieux souvenirs de cabotinage. Rien de plus lugubre. Imaginez des débris de portants, des lampions éteints, un vieux fonds d’accessoires moisis et tombant en miettes.

 

Dans une espèce d’argot familier, trivial, tutoyeur, ils se rappelaient leurs innombrables succès, car tous trois, à les entendre, avaient été acclamés, chargés de couronnes, portés en triomphe par des villes entières. Tout en parlant, ils mangeaient comme mangent les comédiens, assis de trois quarts, face au public, avec cette fausse hâte des convives de théâtre devant un souper de carton, cette façon d’alterner les mots et les bouchées, de chercher des effets en posant son verre, en rapprochant sa chaise, d’exprimer l’intérêt, l’étonnement, la joie, la terreur, la surprise, à l’aide d’un couteau et d’une fourchette savamment manœuvrés. La maman Delobelle les écoutait en souriant.

 

On n’est pas la femme d’un acteur depuis trente ans, sans avoir un peu pris l’habitude de ces singulières façons d’être.

 

Mais un petit coin de la table se trouvait séparé du reste des convives comme par une nuée qui interceptait les mots bêtes, les gros rires, les vanteries. Frantz et Désirée se parlaient à demi-voix, sans rien entendre de ce qui se disait autour d’eux. Des choses de leur enfance, des anecdotes de voisinage, tout un passé vague, qui ne valait que par la communauté des souvenirs évoqués, par l’étincelle pareille montant à leurs yeux, faisaient les frais de leur douce causerie. Tout à coup le nuage se déchira, et la terrible voix de Delobelle interrompit le dialogue :

 

– Tu n’as pas vu ton frère ? demanda-t-il à Frantz pour n’avoir pas l’air de trop le laisser de côté… tu n’as pas vu sa femme non plus ?… Ah ! tu vas en trouver une Madame. Des toilettes, mon cher, et un chic ! Je ne te dis que ça. Ils ont un vrai château à Asnières. Les Chèbe sont là-bas aussi… Ah ! tout ça, mon vieux, ça nous distance. On est riche, on dédaigne les camarades… Jamais un mot, jamais une visite. Pour moi, tu comprends, je m’en moque, mais c’est vraiment blessant pour ces dames.

 

– Oh ! papa, dit Désirée vivement, vous savez bien que nous autres, nous aimons trop Sidonie pour lui en vouloir.

 

Le comédien donna un grand coup de poing furieux sur la table :

 

– Eh ! c’est bien le tort que vous avez… Il faut en vouloir aux gens qui ne cherchent qu’à vous blesser, à vous humilier.

 

Il avait encore sur le cœur les fonds refusés à son projet de théâtre, et d’ailleurs, ne cachait pas sa rancune :

 

– Si tu savais, disait-il à Frantz, si tu savais quel gaspillage il y a là-dedans. C’est une pitié… Et rien de solide, rien d’intelligent. Moi qui te parle, j’ai demandé à ton frère une petite somme pour me faire un avenir et lui assurer à lui des bénéfices considérables. Il m’a refusé net…, Parbleu ! madame est bien trop exigeante. Elle monte à cheval, va aux courses en voiture et vous mène son mari du même train que son petit panier sur le quai d’Asnières… Entre nous, je ne le crois pas bien heureux, ce brave Risler… Cette petite femme-là lui en fait voir de toutes les couleurs…

 

L’ex-comédien termina sa tirade par un clignotement d’yeux à l’adresse du comique et du financier, et pendant un moment il y eut entre eux un échange de mines, de grimaces convenues, des « hé ! hé ! » des « hum ! hum ! » toute la pantomime des sous-entendus.

 

Frantz était atterré. Malgré lui, l’horrible certitude lui arrivait de tous côtés, Sigismond avait parlé avec sa nature, Delobelle avec la sienne. Le résultat était le même. Heureusement le dîner finissait. Les trois acteurs se levèrent de table et s’en allèrent à la brasserie de la rue Blondel, Frantz resta avec les deux femmes.

 

En le voyant là, tout près d’elle, affectueux et doux, Désirée eut tout à coup un élan de reconnaissance pour Sidonie. Elle se dit qu’après tout c’était à sa générosité qu’elle devait ce semblant de bonheur, et cette pensée lui donna du cœur pour défendre son ancienne amie.

 

– Voyez-vous, monsieur Frantz, il ne faut pas croire tout ce que mon père vous a raconté de votre belle-sœur. Il exagère toujours un peu, ce cher papa. Moi, je sais bien que Sidonie est incapable de tout le mal dont on l’accuse. Je suis sûre que son cœur est resté le même et qu’elle aime toujours ses amis, quoi qu’elle les néglige un peu… C’est la vie, cela. On est séparé sans le vouloir. N’est-ce pas vrai, monsieur Frantz ?

 

Oh ! comme il la trouvait jolie, pendant quelle lui parlait ainsi. Jamais il n’avait autant remarqué ces traits fins, ce teint aristocratique ; et, quand il partit ce soir-là, attendri par l’empressement qu’elle avait mis à défendre Sidonie, par toutes les charmantes raisons féminines qu’elle donnait au silence, à l’abandon de son amie, Frantz Risler pensait, avec un sentiment de plaisir égoïste et naïf, que cette enfant l’avait aimé, qu’elle l’aimait peut-être encore et lui gardait au fond de son cœur cette place chaude, abritée, où l’on revient comme au refuge quand la vie nous a blessé.

 

Toute la nuit, dans son ancienne chambre, bercé par le mouvement du voyage, par ce bruit de vagues et de grand vent qui suit les longues traversées, il rêva du temps de sa jeunesse, de la petite Chèbe, de Désirée Delobelle, de leurs jeux, de leurs travaux, de l’École Centrale dont les grands bâtiments dormaient tout près de lui, mornes, dans les rues noires du Marais. Puis, le matin venu, comme la lumière tombant des fenêtres sans rideau tourmentait ses yeux et lui ramenait le sentiment du devoir et des préoccupations de la journée, il rêva que c’était l’heure d’aller à l’École et que son frère, avant de descendre à la fabrique, entrouvrait la porte pour lui crier :

 

« Allons ! paresseux, allons !… »

 

Cette bonne voix aimante, trop vivante, trop réelle pour le rêve, lui fit ouvrir les yeux tout à fait.

 

Risler était debout près de son lit, guettait son réveil avec un adorable sourire un peu ému, et la preuve que c’était bien Risler, c’est que dans sa joie de revoir son frère Frantz, il ne trouvait rien de mieux à dire que : « Je suis content… Je suis content… »

 


Risler était debout près de son lit…

 

Quoique ce jour-là fût un dimanche, Risler, selon son habitude, était venu à la fabrique profiter du silence et de la tranquillité pour travailler à son imprimeuse. Sitôt en arrivant, le père Achille lui avait appris que son frère était descendu rue de Braque, et il accourait joyeux, surpris, un peu vexé de n’avoir pas été averti d’avance et surtout que Frantz l’eût privé de la première soirée du retour. Ce regret revenait à chaque instant dans sa causerie à bâtons rompus, où tout ce qu’il avait à dire demeurait inachevé, interrompu par mille questions diverses, des explosions de tendresse et de joie. Frantz s’excusa sur la fatigue, le plaisir qu’il avait eu à se retrouver dans leur ancienne chambre.

 

– C’est bon, c’est bon, disait Risler ; mais maintenant, je ne te lâche plus… tu vas venir à Asnières tout de suite… Je me donne congé aujourd’hui… Tu comprends, il n’y a plus de travail possible du moment que tu arrives… C’est la petite qui va être surprise… et contente… Nous parlions si souvent de toi… Quel bonheur ! Quel bonheur !…

 

Et le pauvre homme s’épanouissait de joie, devenait bavard, lui, le silencieux, admirait son Frantz, trouvait qu’il avait grandi. Pourtant l’élève de l’École Centrale était déjà d’une belle taille au départ ; seulement ses traits s’étaient accentués, ses épaules élargies, et il y avait loin du grand garçon à tournure de séminariste parti deux ans auparavant pour Ismaïlia, à ce beau forban, tanné, sérieux et doux.

 

Pendant que Risler le contemplait, Frantz, de son côté, observait très attentivement son frère, et, le trouvant toujours le même, aussi naïf, aussi tendre, aussi distrait par moments, il se disait :

 

« Non ! ce n’est pas possible… il n’a pas cessé d’être honnête homme. »

 

Alors, songeant à ce qu’on osait supposer, toute sa colère se tournait contre cette femme, hypocrite et vicieuse, qui trompait son mari si effrontément, si impunément, qu’elle arrivait à le faire passer pour son complice. Oh ! quelle explication terrible il allait avoir avec elle, comme il allait lui parler durement. « Je vous défends, madame, vous m’entendez bien, je vous défends de déshonorer mon frère !… »

 

Il pensait à cela tout le temps de la route, en voyant filer les arbres encore grêles le long des talus du chemin de fer de Saint-Germain. Assis en face de lui, Risler bavardait, bavardait sans s’arrêter. Il parlait de la fabrique, de leurs affaires. Ils avaient gagné quarante mille francs chacun l’année dernière ; mais ce serait bien autre chose quand l’Imprimeuse marcherait. « Une imprimeuse rotative, mon petit Frantz, rotative et dodécagone, pouvant donner d’un seul tour de roue l’empreinte d’un dessin de douze à quinze couleurs, rouge sur rose, vert foncé sur vert clair, sans confusion, sans absorption, sans qu’un trait nuise à son voisin, sans qu’une nuance écrase ou boive l’autre… Comprends-tu ça frérot ?… Une mécanique qui sera artiste comme un homme… C’est une révolution dans les papiers peints. »

 

– Mais, demandait Frantz, un peu inquiet, l’as-tu trouvée, ton Imprimeuse, ou la cherches-tu encore ?

 

– Trouvée !… archi-trouvée !… Demain, je te montrerai tous mes plans. J’ai même inventé, par la même occasion, une accrocheuse automatique pour pendre le papier aux tringles du séchoir… La semaine prochaine, je m’installe chez nous, tout en haut, dans les greniers, et je fais fabriquer mystérieusement ma première mécanique, moi-même, sous mes yeux. Il faut que dans trois mois les brevets soient pris et que l’Imprimeuse fonctionne… Tu verras, mon petit Frantz, ce sera notre fortune à tous… tu penses si je serai content de pouvoir rendre à ces Fromont un peu du bien qu’ils m’ont fait… Ah ! tiens, vraiment, le bon Dieu m’a comblé dans la vie…

 

Là-dessus le voilà parti à énumérer tous ses bonheurs. Sidonie était la meilleure des créatures, un amour de petite femme qui lui faisait beaucoup d’honneur. Ils avaient un intérieur charmant. Ils voyaient du monde, du très beau monde. La petite chantait comme un rossignol, grâce à la méthode si expressive de madame Dobson. Encore un bien bon être que cette madame Dobson… Une seule chose le tourmentait, ce pauvre Risler : c’était sa brouille incompréhensible avec Sigismond. Frantz l’aiderait peut-être à éclaircir ce mystère.

 

– Oh ! oui, je t’y aiderai, frère, répondait Frantz les dents serrées ; et le rouge de la colère lui montait au front à l’idée qu’on avait pu soupçonner cette franchise, cette loyauté qui s’étalaient devant lui dans leur expression spontanée et naïve. Heureusement il arrivait, lui, le justicier ; et il allait remettre toutes choses en place.

 

Cependant on approchait de la maison d’Asnières. Frantz l’avait déjà remarquée de loin à un caprice d’escalier en tourelle tout luisant d’ardoises neuves et bleues. Elle lui parut faite exprès pour Sidonie, la vraie cage de cet oiseau au plumage capricieux et voyant.

 


C’était un chalet…

 

C’était un chalet à deux étages, dont les glaces claires, les rideaux doublés de rose s’apercevaient du chemin de fer, miroitant au fond d’une pelouse verte, où pendait une énorme boule de métal anglais.

 

La rivière coulait tout près, encore parisienne, encombrée de chaînes, d’établissements de bains, de gros bateaux, et secouant à la moindre vague des tas de petits canots très légers, liés au port, avec la poussière du charbon sur leurs noms prétentieux et tout frais peints. De ses fenêtres, Sidonie pouvait voir les restaurants du bord de l’eau, silencieux en semaine, débordant le dimanche d’une foule bigarrée et bruyante, dont les gaietés se mêlaient aux plongeons lourds des rames et partaient des deux rives pour se rejoindre au-dessus de la rivière dans ce courant de rumeurs, de cris, d’appels, de rires, de chansons qui, les jours de fête, monte et redescend ininterrompu sur dix lieues de Seine.

 

En semaine, on voyait errer des gens débraillés, désœuvrés et flâneurs, des hommes en chapeaux de grosse paille larges et pointus, en vareuses de laine, des femmes qui s’asseyaient sur l’herbe usée des talus, inactives, avec l’œil qui rêve des vaches au pâturage. Tous les forains, les joueurs d’orgues, les harpistes, les saltimbanques en tournée, s’arrêtaient là comme à une banlieue. Le quai en était encombré, et les petites maisons qui le bordaient, s’ouvrant toujours à leur approche, des camisoles blanches, mal attachées, des chevelures en désordre, une pipe flâneuse se montraient aux fenêtres, guettant comme un regret de Paris tout voisin ces trivialités ambulantes.

 

C’était triste et laid. L’herbe à peine poussée jaunissait sous les pas. La poussière était noire ; et pourtant, chaque jeudi, la haute cocotterie passait par là, se rendant au Casino, au grand train de ses roues fragiles et de ses postillons d’emprunt. Tout cela plaisait à cette enragée Parisienne de Sidonie ; puis, dans son enfance, la petite Chèbe avait beaucoup entendu parler d’Asnières par l’illustre Delobelle, qui aurait voulu avoir dans ces parages, comme tant d’autres comédiens, une maisonnette, un coin de campagne où l’on rentre par les trains de minuit et demi, après la sortie des théâtres.

 

Tous les rêves de la petite Chèbe, Sidonie Risler les réalisait. Les deux frères arrivèrent près de la porte du quai, où la clef restait d’habitude. Ils entrèrent, traversant des massifs encore jeunes. Çà et là une salle de billard, la maison du jardinier, une petite serre vitrée apparaissaient comme les différentes parties de ces chalets suisses qu’on donne en jeu aux enfants ; le tout très léger, à peine planté au sol, prêt à s’envoler au moindre vent de faillite ou de caprice : une villa de cocotte ou de boursier.

 

Frantz regardait autour de lui, un peu ébloui. Au fond, sur un perron entouré de vases fleuris, le salon ouvrait ses hautes persiennes. Un fauteuil américain, des pliants, une petite table où le café était encore servi, s’étalaient auprès de la porte. À l’intérieur, on entendait des accords plaqués au piano, et un murmure de voix assourdies.

 

– C’est Sidonie qui va être étonnée, disait le bon Risler en marchant doucement sur le sable, elle ne m’attend pas avant ce soir… En ce moment, elle fait de la musique avec madame Dobson.

 

Et, poussant vivement la porte, du seuil, avant d’entrer, il cria de sa grosse voix bon enfant :

 

– Devine qui j’amène. Madame Dobson, assise toute seule devant le piano, fit un bond sur son tabouret, et au fond du grand salon, derrière les plantes exotiques qui montaient au-dessus d’une table dont elles semblaient continuer le dessin pur et élancé, Georges Fromont et Sidonie se dressèrent précipitamment.

 

– Ah ! vous m’avez fait peur… dit celle-ci en courant vers Risler.

 

Les ruches de son peignoir blanc, que des rubans bleus traversaient comme des petits coins de ciel emmêlés de nuages, tourbillonnèrent sur le tapis, et, déjà remise de son embarras, très droite avec un air aimable et son éternel petit sourire, elle vint embrasser son mari et tendit son front à Frantz en lui disant.

 


Ah ! vous m’avez fait peur…

 

– Bonjour, mon frère.

 

Risler les laissa en face l’un de l’autre et s’approcha de Fromont jeune, qu’il était très étonné de trouver là :

 

– Comment ! Chorche, vous voilà ?… Je vous croyais à Savigny…

 

– Mais, oui, figurez-vous… J’étais venu… Je pensais que le dimanche vous restiez à Asnières… C’était pour vous parler d’une affaire…

 

Vivement, en s’entortillant dans ses phrases, il se mit à l’entretenir d’une commande importante. Après quelques paroles insignifiantes échangées avec Frantz impassible, Sidonie avait disparu. Madame Dobson continuait ses trémolos en sourdine, pareils à ceux qui accompagnent au théâtre les situations critiques.

 

Le fait est que celle-là était assez tendue. Seulement la bonne humeur de Risler chassait toute contrainte. Il s’excusait auprès de son associé de ne s’être pas trouvé là, voulait montrer la maison à Frantz. On alla du salon à l’écurie, de l’écurie aux offices, aux remises, à la serre. Tout était neuf, brillant, luisant, trop petit, incommode.

 

– Mais, disait Risler avec une certaine fierté, il y en a pour beaucoup d’argent !

 

Il tenait à faire admirer l’acquisition de Sidonie dans ses moindres détails, montrait le gaz et l’eau arrivant à tous les étages, les sonnettes perfectionnées, les meubles du jardin, le billard anglais, l’hydrothérapie, et tout cela avec des élans de reconnaissance à l’adresse de Fromont jeune qui, en l’associant à sa maison, lui avait positivement mis dans la main une fortune. À chaque nouvelle effusion de Risler, Georges Fromont se dérobait honteux et gêné sous le regard singulier de Frantz.

 

Le déjeuner manqua d’entrain. Madame Dobson parlait presque toute seule, heureuse de nager en pleine intrigue romanesque. Connaissant, ou plutôt croyant connaître à fond l’histoire de son amie, elle comprenait la colère sourde de Frantz, un ancien amoureux furieux de se voir remplacé, l’inquiétude de Georges troublé par l’apparition d’un rival, encourageait l’un d’un regard, consolait l’autre d’un sourire, admirait la tranquillité de Sidonie, et réservait tout son dédain pour cet abominable Risler, le tyran grossier et farouche. Ses efforts tendaient surtout à ne pas laisser s’établir autour de la table ce silence terrible que les fourchettes entrechoquées scandent d’une façon ridicule et gênante.

 

Sitôt le déjeuner fini, Fromont jeune annonça qu’il retournait à Savigny. Risler aîné n’osa pas le retenir, en songeant que sa chère madame Chorche passerait son dimanche toute seule ; et sans avoir pu dire un mot à sa maîtresse, l’amant s’en alla par le grand soleil prendre un train de l’après-midi, toujours escorté du mari, qui s’entêta à le reconduire jusqu’à la gare.

 

Madame Dobson s’assit un moment avec Frantz et Sidonie sous une petite tonnelle qu’une vigne grimpante étoilait de ses bourgeons roses ; puis, comprenant qu’elle les gênait, elle rentra dans le salon, et, comme tout à l’heure, pendant que Georges était là, elle se mit à jouer et à chanter doucement, expressivement. Dans le jardin silencieux, cette musique étouffée, glissant à travers les branches, faisait comme un roucoulement d’oiseau avant l’orage.

 

Enfin ils étaient seuls. Sous le treillage de la tonnelle, encore nu et vide de feuilles, le soleil de mai brûlait trop. Sidonie s’abritait de la main en regardant les passants du quai. Frantz regardait dehors, lui aussi, mais d’un autre côté ; et tous deux, en affectant d’être tout à fait indépendants l’un de l’autre, se retournèrent au même instant dans une conformité de geste et de pensée.

 

– J’ai à vous parler, lui dit-il, juste au moment où elle ouvrait la bouche.

 

– Moi aussi, répondit-elle d’un air grave ; mais, venez par ici… nous serons mieux.

 

Et ils entrèrent ensemble dans un petit pavillon bâti au fond du jardin.

 

II

EXPLICATION


En vérité, il était temps que le justicier arrivât.

 

Dans le maëlstrom parisien, cette petite femme tourbillonnait éperdument. Maintenue par sa légèreté même elle surnageait encore ; mais ses dépenses exagérées, le luxe qu’elle affichait, le mépris qu’elle avait de plus en plus des moindres convenances, tout annonçait qu’elle sombrerait bientôt, entraînant après elle l’honneur de son mari et peut-être aussi la fortune et le nom d’une maison considérable ruinée par ses démences.

 

Le milieu où elle vivait maintenant hâtait encore sa perte. À Paris, dans ces quartiers des petits commerçants qui sont de véritables provinces malveillantes et bavardes, elle était obligée à plus de ménagements ; mais, dans sa maison d’Asnières, entourée de chalets de cabotins, de ménages interlopes, de calicots en vacance, elle ne se gênait plus. Il y avait autour d’elle une atmosphère de vice qui lui allait, qu’elle respirait sans dégoût. La musique du bal l’amusait, le soir, dans son petit jardin.

 

Un coup de pistolet tiré dans la maison voisine, une nuit, et qui occupa tout le pays d’une intrigue banale et sotte, la fit rêver d’aventures semblables. Elle aurait voulu avoir « des histoires », elle aussi. Ne gardant plus aucune mesure dans son langage, dans sa tenue, les jours où elle ne se promenait pas sur le quai d’Asnières, en jupe courte, la canne haute à la main, comme une élégante de Trouville ou d’Houlgate, elle restait chez elle en peignoir, pareille à ses voisines, absolument inactive, s’occupant à peine de sa maison, où on la volait comme une cocotte, sans qu’elle n’en sût rien. Cette même femme qu’on voyait passer à cheval tous les matins restait des heures entières à causer avec sa bonne des ménages étranges qui l’entouraient.

 

Petit à petit, elle revenait à son ancien niveau et même au-dessous. De la bourgeoisie riche, bien posée, où son mariage l’avait élevée, elle dégringolait au rang de femme entretenue. À force de voyager en wagon avec des filles bizarrement accoutrées, les cheveux sur les yeux à la chien, ou flottant dans le dos à la Geneviève de Brabant, elle finit par leur ressembler. Elle se fit blonde pendant deux mois, au grand étonnement de Risler, tout étonné qu’on lui eût changé sa poupée. Quant à Georges, toutes ces excentricités l’amusaient, lui faisaient trouver dix femmes dans la même. C’était lui le vrai mari, le maître de la maison.

 

Pour distraire Sidonie, il lui avait procuré un semblant de société, ses amis garçons, quelques commerçants viveurs, presque jamais de femmes ; les femmes ont de trop bons yeux. Madame Dobson était l’unique amie. On organisait de grands dîners, des promenades sur l’eau, des feux d’artifice. De jour en jour la situation du pauvre Risler devenait plus ridicule, plus choquante. Quand il arrivait, le soir, éreinté, mal vêtu, il lui fallait monter vite à sa chambre faire un brin de toilette.

 

– Nous avons du monde à dîner, lui disait sa femme ; dépêchez-vous.

 

Et il se mettait à table le dernier, après une poignée de main circulaire à ses invités, des amis de Fromont jeune, dont il connaissait à peine les noms. Chose singulière, les affaires de la fabrique se traitaient souvent à cette table où Georges amenait ses connaissances du cercle avec l’assurance tranquille du monsieur qui paye.

 

« Déjeuners et dîners d’affaires ! » Aux yeux de Risler ce mot-là expliquait tout : la présence continuelle de l’associé, le choix des convives, et les merveilleuses toilettes de Sidonie qui se faisait belle et coquette dans l’intérêt de la maison. Cette coquetterie de sa maîtresse mettait le jeune Fromont au désespoir. À toute heure du jour il arrivait pour la surprendre, inquiet, méfiant, craignant de laisser longtemps à elle-même cette nature dissimulée et pervertie.

 

– Que devient donc ton mari ?… demandait le père Gardinois d’un ton goguenard à sa petite-fille… Pourquoi ne vient-il pas plus souvent ?

 

Claire excusait Georges, mais cet abandon constant commençait à l’inquiéter. Maintenant elle pleurait en recevant ces petits bouts de lettres, ces dépêches qui lui arrivaient journellement à l’heure des repas : « Ne m’attends pas ce soir, chère amie. Je ne pourrai venir à Savigny que demain ou après-demain par le train de nuit. »

 

Elle mangeait tristement en face d’une place vide, et, sans se savoir trompée, sentait que son mari se déshabituait d’elle. Il était si distrait, quand une fête de famille ou quelque autre circonstance le retenait forcément à la maison, si muet sur ce qui l’occupait. Claire n’ayant plus avec Sidonie que des relations très lointaines, ne savait rien de ce qui se passait à Asnières : mais, lorsque Georges repartait pressé, souriant, elle tourmentait sa solitude de soupçons inavoués, et, comme ceux qui attendent un grand chagrin, se sentait tout à coup un vide immense au cœur, une place prête pour les catastrophes.

 

Son mari n’était guère plus heureux qu’elle. Cette cruelle Sidonie semblait prendre plaisir à le tourmenter. Elle se laissait faire la cour par tout le monde. En ce moment un certain Cazabon, dit Cazaboni, ténor italien de Toulouse, présenté par madame Dobson, venait tous les jours chanter des duos inquiétants. Georges, très jaloux, courait à Asnières dans l’après-midi, négligeait tout, et déjà commençait à trouver que Risler ne surveillait pas assez sa femme. Il l’aurait voulu aveugle seulement à son égard.

 

Ah ! s’il avait été le mari, lui, comme il vous l’aurait tenue. Mais il n’avait pas de droit sur elle, et on ne se gênait pas pour le lui dire. Quelquefois aussi, avec cette invincible logique qui pousse souvent aux plus sots, il pensait que, trompant lui-même, peut-être méritait-il d’être trompé. Triste vie en somme que la sienne. Il passait son temps à courir les bijoutiers, les marchands d’étoffes, à lui inventer des cadeaux, des surprises. C’est qu’il la connaissait bien, allez ! Il savait qu’on pouvait l’amuser avec des bijoux, non la retenir, et que le jour où elle s’ennuierait…

 

Sidonie ne s’ennuyait pas encore. Elle avait l’existence qu’il lui fallait, tout le bonheur qu’elle pouvait atteindre. Son amour pour Georges n’avait rien d’enflammant ni de romanesque. Il était pour elle comme un second mari plus jeune et surtout plus riche que l’autre. Pour achever d’embourgeoiser leur adultère, elle avait attiré ses parents à Asnières, les logeait dans une petite maison tout au bout du pays et de ce père vaniteux et volontairement aveugle, de cette mère tendre et toujours éblouie, elle se faisait un entourage d’honorabilité dont elle sentait le besoin à mesure qu’elle se perdait davantage.

 

Tout était bien arrangé dans cette petite tête perverse qui raisonnait froidement le vice ; et il semblait que sa vie dût continuer ainsi tranquillement, quand Frantz Risler arriva tout à coup.

 

Rien qu’à le voir entrer, elle avait compris que son repos était menacé, qu’il allait se passer entre eux quelque chose de très grave.

 


La canne haute à la main…

 

À la minute son plan fut fait. Maintenant il s’agissait de le mettre en œuvre. Le pavillon où ils venaient d’entrer, une grande pièce circulaire dont les quatre fenêtres regardaient des paysages différents, était meublé pour les siestes d’été, pour les heures chaudes où l’on cherche un refuge contre le soleil et les bourdonnements du jardin. Un large divan très bas en faisait le tour. Une petite table de laque très basse aussi traînait au milieu, chargée de numéros dépareillés de journaux mondains.

 

Les tentures étaient fraîches, et les dessins de la perse – des oiseaux volant parmi des roseaux bleuâtres – faisaient bien l’effet d’un rêve d’été, une image légère flottant devant les yeux qui se ferment. Les stores abaissés, la natte étendue sur le parquet, le jasmin de Virginie qui s’entrelaçait au dehors tout le long du treillage, entretenaient une grande fraîcheur accrue par le bruit voisin de la rivière sans cesse remuée et l’éclaboussement de ses petites vagues sur la berge.

 

Sidonie, sitôt entrée, s’assit en renvoyant sa longue jupe blanche, qui s’abattit comme une tombée de neige au bas du divan ; et les yeux clairs, la bouche souriante, penchant un peu sa petite tête dont le nœud de côté augmentait encore la mutinerie capricieuse, elle attendit.

 

Frantz, très pâle, restait debout, regardant autour de lui. Puis, au bout d’un moment :

 

– Je vous fais mon compliment, madame, dit-il, vous vous entendez au confortable.

 

Et tout de suite, comme s’il avait craint que, prise de si loin, la conversation n’arrivât pas assez vite où il voulait l’amener, il reprit brutalement :

 

– À qui devez-vous tout ce luxe ?… Est-ce à votre mari ou à votre amant ?

 

Sans bouger du divan, sans même lever les yeux sur lui, elle répondit :

 

– À tous les deux.

 

Il fut un peu déconcerté par tant d’aplomb.

 

– Vous avouez donc que cet homme est votre amant ?

 

– Tiens !… parbleu !…

 


Sans bouger du divan…

 

Frantz la regarda une minute, sans parler. Elle avait pâli, elle aussi, malgré son calme, et l’éternel petit sourire ne frétillait plus au coin de la bouche.

 

Alors, lui :

 

– Écoutez-moi bien, Sidonie. Le nom de mon frère, ce nom qu’il a donné à sa femme, est le mien aussi. Puisque Risler est assez fou, assez aveugle pour le laisser déshonorer par vous, c’est à moi qu’il appartient de le défendre contre vos atteintes… Donc, je vous engage à prévenir monsieur Fromont qu’il ait à changer de maîtresse au plus vite, et qu’il aille se faire ruiner ailleurs… Sinon…

 

– Sinon ? demanda Sidonie, qui pendant qu’il parlait, n’avait cessé de jouer avec ses bagues.

 

– Sinon j’avertis mon frère de ce qui se passe chez lui, et vous serez surprise du Risler que vous connaîtrez alors aussi violent, aussi redoutable qu’il est inoffensif d’ordinaire. Ma révélation le tuera peut-être, mais vous pouvez être sûre qu’il vous tuera avant.

 

Elle haussa les épaules :

 

– Eh ! qu’il me tue… Qu’est-ce que ça me fait ?

 

Ce fut dit d’un air si navré, si détaché de tout, que Frantz, malgré lui, se sentit un peu de pitié pour cette belle créature, jeune, heureuse, qui parlait de mourir avec un tel abandon d’elle-même.

 

– Vous l’aimez donc bien ? lui dit-il d’une voix déjà vaguement radoucie… Vous l’aimez donc bien, ce Fromont, que vous préférez mourir que de renoncer à lui ?

 

Elle se redressa vivement.

 

– Moi ? aimer ce gandin, ce chiffon, cette fille niaise habillée en homme ?… Allons donc !… J’ai pris celui-là comme j’en aurais pris un autre…

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’il le fallait, parce que j’étais folle, parce que j’avais dans le cœur et que j’y ai encore un amour criminel que je veux arracher, n’importe à quel prix.

 

Elle s’était levée et lui parlait les yeux dans les yeux, la bouche près de la sienne, frémissante de tout son être.

 

Un amour criminel !… Qui aimait-elle donc ?

 

Frantz avait peur de la questionner. Sans se douter de rien encore, il comprenait que ce regard, ce souffle, penchés vers lui, allaient lui révéler quelque chose de terrible. Mais sa fonction de justicier l’obligeait à tout savoir.

 

– Qui est-ce ?… demanda-t-il.

 

Elle répondit d’une voix sourde :

 

– Vous savez bien que c’est vous.

 

Elle était la femme de son frère.

 

Depuis deux ans, il n’avait jamais plus pensé à elle que comme à une sœur. Pour lui, la femme de son frère ne ressemblait plus en rien à son ancienne fiancée, et c’eût été commettre un crime de reconnaître à un seul trait de son visage celle à qui autrefois il avait dit si souvent. « Je vous aime ».

 

Et maintenant c’est elle qui lui disait qu’elle l’aimait. Le malheureux justicier resta atterré, étourdi, ne trouvant pas un mot à répondre.

 

Elle, en face de lui, attendait…

 

Il faisait un de ces jours de printemps pleins de fièvre et de soleil, où la buée des anciennes pluies met comme une mollesse, une mélancolie singulières. L’air était tiède, parfumé de fleurs nouvelles qui, par ce premier jour de chaleur, embaumaient violemment comme des violettes dans un manchon. De ses hautes fenêtres entr’ouvertes, la pièce où ils étaient respirait toute cette griserie d’odeurs. Au dehors, on entendait les orgues du dimanche, des appels lointains sur la rivière, et plus près, dans le jardin, la voix amoureuse et pâmée de madame Dobson qui soupirait :

 

On dit que tu te maries ;

Tu sais que j’en puis mouri i i i r !…

 

– Oui, Frantz, je vous ai toujours aimé, disait Sidonie Cet amour, auquel j’ai renoncé autrefois parce que j’étais jeune fille, et que les jeunes filles ne savent pas ce qu’elles font ; cet amour, rien n’a pu l’effacer en moi ni l’amoindrir. Quand j’appris que Désirée vous aimait aussi, elle si malheureuse, si déshéritée, dans un grand mouvement généreux je voulus faire le bonheur de sa vie en sacrifiant la mienne, et tout de suite je vous repoussai pour que vous alliez à elle. Ah ! dès que vous avez été loin, j’ai compris que le sacrifice était au-dessus de mes forces. Pauvre petite Désirée ! L’ai-je assez maudite dans le fond de mon cœur. Le croiriez-vous ? depuis cette époque-là, j’ai évité de la voir, de la rencontrer. Sa vue me faisait trop de peine.

 

– Mais, si vous m’aimiez, demanda Frantz tout bas, si vous m’aimiez, pourquoi avez-vous épousé mon frère ?

 

Elle ne sourcilla pas :

 

– Épouser Risler, c’était me rapprocher de vous. Je me disais : « Je n’ai pas pu être sa femme. Eh bien, je deviendrai sa sœur. Au moins, comme cela, il me sera permis de l’aimer encore, et nous ne passerons pas toute notre vie étrangers l’un à l’autre. » Hélas ! ce sont là de ces rêves naïfs que l’on fait à vingt ans et dont l’expérience nous montre le néant bien vite… Je n’ai pas pu vous aimer comme une sœur, Frantz ; je n’ai pas pu vous oublier non plus, mon mariage m’en empêchait. Avec un autre mari, j’y serais peut-être parvenue, mais avec Risler c’était terrible. Il me parlait toujours de vous, de vos succès, de votre avenir… Frantz disait ceci, Frantz faisait cela… Il vous aime tant, le pauvre ami. Et puis, ce qui était le plus cruel pour moi, votre frère vous ressemble. Il y a dans votre démarche, dans vos traits comme un air de famille, dans votre voix surtout, puisque souvent j’ai fermé les yeux sous ses caresses en me disant « C’est lui… C’est Frantz… » Quand j’ai vu que cette pensée criminelle devenait un tourment, une obsession, j’ai cherché à m’étourdir. J’ai consenti à écouter ce Georges qui me poursuivait depuis longtemps, à changer ma vie, à la faire bruyante, agitée. Mais, je vous le jure, Frantz, dans ce tourbillon de plaisir où je m’emportais, je n’ai jamais cessé de penser à vous, et si quelqu’un avait le droit de venir ici me demander compte de ma conduite, certes ce n’était pas vous, qui, sans le vouloir, m’avez faite ce que je suis…

 

Elle se tut… Frantz n’osait plus lever les yeux sur elle. Depuis un moment il la trouvait trop belle, trop désirable. C’était la femme de son frère ! Il n’osait pas parler non plus. Le malheureux sentait que l’ancienne passion se réinstallait despotiquement dans son cœur, et que maintenant regards, paroles, tout ce qui jaillirait de lui serait amour.

 

Et c’était la femme de son frère !…

 

– Ah, malheureux, malheureux que nous sommes, dit le pauvre justicier en se laissant tomber à côté d’elle sur le divan.

 

Ces quelques mots étaient déjà une lâcheté, un commencement d’abandon, comme si la destinée en se montrant si cruelle lui avait ôté la force de se défendre. Sidonie avait posé sa main sur la sienne : « Frantz… Frantz » et ils restaient là l’un contre l’autre, silencieux et brûlants, bercés par la romance de madame Dobson qui leur arrivait par bouffées à travers les massifs :

 

Ton amour c’est ma folie,

Hélas ! je n’en puis guéri i i i r !…

 

Tout à coup la grande taille de Risler se dressa devant la porte :

 

– Par ici, Chèbe, par ici. Ils sont dans le pavillon.

 


Bercés par la romance…

 

En même temps le brave homme entra, escorté de son beau-père et de sa belle-mère, qu’il était allé chercher. Il y eut un moment d’effusion et d’innombrables accolades. Il fallait voir de quel air protecteur M. Chèbe examinait le grand garçon qui avait la tête et les épaules de plus que lui :

 

– Eh bien, mon petit, ça va-t-il comme vous voulez, ce canal de Suez ?

 

Madame Chèbe, pour qui Frantz était toujours resté un peu son futur gendre, l’embrassait à tour de bras, pendant que Risler maladroit à son ordinaire dans ses gaietés et ses expansions, faisait de grands gestes sur le perron, parlait de tuer plusieurs veaux gras pour le retour de l’enfant prodigue, et d’une voix bruyante, qui devait retentir dans tous les jardins environnants, criait à la maîtresse de chant :

 

– Madame Dobson, madame Dobson…, sans vous commander, c’est trop triste ce que vous chantez là… Au diable l’expression pour aujourd’hui… Jouez-nous donc plutôt quelque chose de bien gai, de bien dansant, que je fasse faire un tour de valse à madame Chèbe…

 

– Risler, Risler, êtes-vous fou ? mon gendre !…

 

– Allons, allons, maman… Il le faut… hop !…

 

Lourdement, autour des allées, il entraînait dans une valse automatique à six temps, une vraie valse de Vaucanson, la belle-maman essoufflée qui s’arrêtait à chaque pas pour ramener dans leur ordre habituel les brides dénouées de son chapeau et les dentelles de son châle, son beau châle de la noce de Sidonie.

 

Il était soûl de joie, ce pauvre Risler.

 

Pour Frantz, ce fut une longue et inoubliable journée d’angoisses. Promenade en voiture, promenade sur l’eau, goûter sur l’herbe dans l’île des Ravageurs, on ne lui épargna aucun des charmes d’Asnières ; et tout le temps, au grand soleil de la route, à la réverbération des vagues, il fallait rire, bavarder, raconter son voyage, parler de l’isthme de Suez, des travaux entrepris, écouter les plaintes secrètes de M. Chèbe, toujours furieux contre ses enfants, les détails de son frère sur l’Imprimeuse. Rotative, mon petit Frantz, rotative et dodécagone ! Sidonie laissait ces messieurs causer entre eux et semblait absorbée dans des réflexions profondes. De temps en temps, elle jetait un mot, un sourire triste à madame Dobson, et Frantz, sans oser la regarder elle-même, suivait les mouvements de son ombrelle doublée de bleu, le floconnement de sa robe…

 

Combien elle avait changé en deux ans ! Comme elle était devenue belle !…

 

Puis il lui venait d’horribles pensées. Il y avait courses à Longchamp ce jour-là. Des voitures passaient auprès de la leur, la frôlaient, conduites par des femmes aux visages peints serrés dans des voiles étroits. Immobiles sur leur siège, elles tenaient leur grand fouet bien droit avec des gestes de poupée, et rien ne paraissait vivant en elles que leurs yeux charbonnés, fixés à la tête des chevaux. Sur leur passage, on se retournait. Tous les regards les suivaient, comme entraînés dans le vent de leur course.

 

Sidonie ressemblait à ces créatures. Elle aurait pu elle-même conduire ainsi la voiture de Georges ; car Frantz était dans la voiture de Georges. Il avait bu le vin de Georges. Tout ce luxe, dont on jouissait en famille, venait de Georges. C’était honteux, révoltant. Il aurait voulu le crier à son frère, il le devait même, étant venu exprès pour cela. Mais il ne s’en sentait plus le courage. Ah ! le malheureux justicier… Le soir, après dîner, dans le salon ouvert à l’air frais de la rivière, Risler pria sa femme de chanter. Il voulait qu’elle montrât à Frantz tous ses nouveaux talents. Appuyée au piano, Sidonie se défendait d’un air triste, pendant que madame Dobson préludait en agitant ses longues anglaises. « Mais je ne sais rien. Que voulez-vous que je vous chante ? »

 

Elle finit pourtant par se décider. Pâle, désenchantée, envolée au-dessus des choses, à la lueur tremblante des bougies qui semblaient brûler des parfums, tellement les lilas et les jacinthes du jardin embaumaient, elle commença une chanson créole très populaire à la Louisiane et que madame Dobson elle-même avait transcrite pour chant et piano :

 

Pauv’ pitit mam’zelle Zizi,

C’est l’amou, l’amou qui tourne la tête à li.

 

Et en disant l’histoire de cette malheureuse petite Zizi que la passion a rendue folle, Sidonie avait bien l’air d’une malade d’amour. Avec quelle expression déchirante, quel cri de colombe blessée elle reprenait ce refrain si mélancolique et si doux à entendre dans le patois enfantin des colonies :

 

C’est l’amou, l’amou qui tourne la tête à li.

 

Il y avait de quoi le rendre fou, lui aussi, le malheureux justicier. Eh bien, non. La sirène avait mal choisi sa romance. Voilà qu’à ce nom seul de mam’zelle Zizi, Frantz se trouvait transporté tout à coup dans une chambre triste du Marais, bien loin du salon de Sidonie, et la pitié de son cœur évoquait l’image de cette petite Désirée Delobelle qui l’aimait depuis si longtemps. Jusqu’à quinze ans, on ne l’avait jamais appelée autrement que Zirée ou Zizi, et c’était bien elle la pauv’ pitit Zizi de la chanson créole, l’amante toujours délaissée, toujours fidèle. L’autre avait beau chanter maintenant, Frantz ne l’entendait plus, ne la voyait plus. Il était là-bas auprès du grand fauteuil, sur la petite chaise basse où il avait veillé si souvent en attendant le père. Oui, le salut était là pour lui, rien que là. Il fallait se réfugier dans l’amour de cette enfant, s’y jeter à corps perdu, lui dire : « Prends-moi… sauve-moi… » Et qui sait ? Elle l’aimait tant. Peut-être qu’elle le sauverait, le guérirait de sa passion coupable.

 

– Où vas-tu ?… demanda Risler en voyant son frère se lever précipitamment, sitôt la dernière ritournelle finie.

 

– Je m’en vais… Il est tard.

 

– Comment ! tu ne couches pas ici ? Mais ta chambre est prête.

 

– Toute prête, ajouta Sidonie avec un regard singulier.

 

Il se défendit vivement. Sa présence à Paris était indispensable pour certaines missions très importantes dont la Compagnie l’avait chargé. On essayait encore de le retenir, qu’il était déjà dans l’antichambre, traversait le jardin au clair de lune, et, parmi toutes les rumeurs d’Asnières, s’en allait vers la gare en courant. Quand il fut parti, Risler monté dans sa chambre, Sidonie et madame Dobson s’attardèrent aux fenêtres du salon. La musique du Casino voisin leur arrivait avec les « Ohé » des canotiers et le bruit des danses pareil à un mouvement de tambourin rythmé et sourd.

 

– En voilà un trouble-fête !… disait madame Dobson.

 

– Oh ! je l’ai maté, répondait Sidonie, seulement il faut que je prenne garde… Je serai très surveillée maintenant. Il est si jaloux… Je vais écrire à Cazaboni de ne plus venir pendant quelque temps, et toi, demain matin, tu diras à Georges d’aller passer quinze jours à Savigny.

 

III

PAUV’ PITIT MAM’ZELLE ZIZI


Oh ! que Désirée était heureuse.

 

Frantz venait chaque jour s’asseoir à ses pieds comme au bon temps sur la petite chaise basse, et ce n’était plus pour lui parler de Sidonie.

 

Le matin, dès qu’elle se mettait à l’ouvrage, elle voyait la porte s’entr’ouvrir doucement : « Bonjour, mam’zelle Zizi ». Il l’appelait toujours ainsi maintenant, de son nom de petite fille ; et si vous saviez comme il disait cela gentiment : « Bonjour, mam’zelle Zizi » Le soir, ils attendaient le « père » ensemble, et, pendant qu’elle travaillait, il la faisait frémir avec le récit de ses voyages.

 

– Qu’est-ce que tu as donc ? Tu n’es plus la même, lui disait la maman Delobelle, étonnée de la voir si gaie et surtout si remuante. Le fait est qu’au lieu de rester comme autrefois sans cesse enfoncée dans son fauteuil avec un renoncement de jeune grand’mère, la petite boiteuse se levait à chaque instant, allait vers la croisée d’un élan comme s’il lui poussait des ailes, s’exerçait à se tenir debout, bien droite, demandant tout bas à sa mère :

 

– Est-ce que ça se voit, quand je ne marche pas ?

 

De sa jolie petite tête où elle s’était concentrée jusqu’alors dans l’arrangement de la coiffure, sa coquetterie se répandait sur toute sa personne, comme ses longs cheveux frisés et fins, quand elle les dénouait. C’est qu’elle était très, très coquette à présent ; et tout le monde s’en apercevait bien. Les oiseaux et mouches pour modes avaient eux-mêmes un petit air tout à fait particulier.

 

Oh ! oui, Désirée Delobelle était heureuse. Depuis quelques jours M. Frantz parlait d’aller tous ensemble à la campagne, et comme le père, toujours si bon, si généreux, voulait bien consentir à laisser prendre à ces dames un jour de congé, ils partirent tous les quatre un dimanche matin.

 

On ne peut pas se figurer le beau temps qu’il faisait ce jour-là. Quand Désirée ouvrit sa fenêtre dès six heures, que dans la brume matinale elle vit le soleil déjà chaud et lumineux, qu’elle songea aux arbres, aux champs, aux routes, à toute cette miraculeuse nature qu’elle n’avait pas vue depuis si longtemps et qu’elle allait voir au bras de Frantz, les larmes lui en vinrent aux yeux. Les cloches qui sonnaient, les bruits de Paris montant déjà du pavé des rues, l’endimanchement – cette fête du pauvre – qui éclaircit jusqu’aux joues des petits charbonniers, toute l’aurore de ce matin exceptionnel fut savourée par elle longuement et délicieusement.

 

La veille au soir, Frantz lui avait apporté une ombrelle, une petite ombrelle à manche d’ivoire ; avec cela, elle s’était arrangé une toilette très soignée mais très simple, comme il convient à une pauvre petite infirme qui veut passer sans être vue. Et ce n’est pas assez de dire que la pauvre petite infirme était charmante.

 

À neuf heures très précises, Frantz arriva avec un fiacre à la journée et monta pour prendre ses invités. Mam’zelle Zizi descendit coquettement toute seule, appuyée à la rampe, sans hésiter. Maman Delobelle venait derrière elle, en la surveillant ; et l’illustre comédien, son paletot sur le bras, s’élança en avant avec le jeune Risler pour ouvrir la portière. Oh ! la bonne course en voiture, le beau pays, la belle rivière, les beaux arbres… Ne lui demandez pas où c’était ; Désirée ne l’a jamais su. Seulement elle vous dira que le soleil était plus brillant dans cet endroit-là que partout ailleurs, les oiseaux plus gais, les bois plus profonds ; et elle ne mentira pas.

 


Quand Désirée ouvrit sa fenêtre…

 

Toute petite, elle avait eu quelquefois de ces jours de grand air et de longues promenades champêtres. Mais plus tard le travail constant, la misère, la vie sédentaire si douce aux infirmes, l’avaient tenue comme clouée dans le vieux quartier de Paris qu’elle habitait et dont les toits hauts, les fenêtres à balcons de fer, les cheminées de fabrique, tranchant du rouge de leurs briques neuves sur les murs noirs des hôtels historiques, lui faisaient un horizon toujours pareil et suffisant. Depuis longtemps elle ne connaissait plus en fait de fleurs que les volubilis de sa croisée, en fait d’arbres que les acacias de l’usine Fromont entrevus de loin dans la fumée.

 

Aussi quelle joie gonfla son cœur, quand elle se trouva en pleine campagne. Légère de tout son plaisir et de sa jeunesse ranimée, elle allait d’étonnement en étonnement, battant des mains, poussant de petits cris d’oiseau ; et les élans de sa curiosité naïve dissimulaient l’hésitation de sa démarche. Positivement, ça ne se voyait pas trop. D’ailleurs Frantz était toujours là, prêt à la soutenir, à lui donner la main pour franchir les fossés, et si empressé, les yeux si tendres. Cette merveilleuse journée passa comme une vision. Le grand ciel bleu flottant vaporeusement entre les branches, ces horizons de sous-bois, qui s’étendent aux pieds des arbres, abrités et mystérieux, où les fleurs poussent plus droites et plus hautes, où les mousses dorées semblent des rayons de soleil au tronc des chênes, la surprise lumineuse des clairières, tout, jusqu’à la lassitude d’une journée de marche au grand air, la ravit et la charma.

 

Vers le soir, quand, à la lisière de la forêt, elle vit, sous le jour qui tombait, les routes blanches éparses dans la campagne, la rivière comme un galon d’argent, et là-bas, dans l’écart des deux collines, un brouillard de toits gris, de flèches, de coupoles qu’on lui dit être Paris, elle emporta d’un regard, dans un coin de sa mémoire, tout ce paysage fleuri, parfumé d’amour et d’aubépines de juin, comme si jamais, plus jamais, elle ne devait le revoir.

 

Le bouquet que la petite boiteuse avait rapporté de celle belle promenade parfuma sa chambre pendant huit jours. Il s’y mêlait parmi les jacinthes, les violettes, l’épine blanche, une foule de petites fleurs innomées, ces fleurs des humbles que des graines voyageuses font pousser un peu partout au bord des routes. En regardant ces minces corolles bleu pâle, rose vif, toutes ces nuances si fines que les fleurs ont inventées avant les coloristes, bien des fois, pendant ces huit jours, Désirée refit sa promenade. Les violettes lui rappelaient le petit tertre de mousse où elle les avait cueillies, cherchées sous les feuilles, en mêlant ses doigts à ceux de Frantz. Ces grandes fleurs d’eau avaient été prises au bord d’un fossé encore tout humide des pluies d’hiver, et pour atteindre, elle s’était appuyée bien fort au bras de Frantz. Tous ces souvenirs lui revenaient en travaillant. Pendant ce temps-là, le soleil, qui entrait par la fenêtre ouverte, faisait étinceler les plumes des colibris. Le printemps, la jeunesse, les chants, les parfums transfiguraient ce triste atelier de cinquième étage, et Désirée disait sérieusement à la maman Delobelle, en respirant le bouquet de son ami :

 

– As-tu remarqué, maman, comme les fleurs sentent bon cette année ?…

 

Et Frantz, lui aussi, commençait à être sous le charme. Peu à peu mam’zelle Zizi s’emparait de son cœur et en chassait jusqu’au souvenir de Sidonie. Il est vrai que le pauvre justicier faisait bien tout ce qu’il pouvait pour cela. À toute heure du jour il était auprès de Désirée, et se serrait contre elle comme un enfant. Pas une fois il n’avait osé retourner à Asnières. L’autre lui faisait encore trop peur.

 

– Viens donc un peu là-bas… Sidonie te réclame, lui disait de temps en temps le brave Risler, quand il entrait le voir à la fabrique. Mais Frantz tenait bon, prétextait toutes sortes d’affaires pour renvoyer toujours sa visite au lendemain C’était facile avec Risler, plus que jamais occupé de son Imprimeusedont on venait de commencer la fabrication.

 

Chaque fois que Frantz descendait de chez son frère, le vieux Sigismond le guettait au passage et faisait quelques pas dehors avec lui, en grandes manches de lustrine, sa plume et son canif à la main Il tenait le jeune homme au courant des affaires de la fabrique. Depuis quelque temps, les choses avaient l’air de marcher mieux. M. Georges venait régulièrement à son bureau et rentrait coucher tous les soirs à Savigny. On ne présentait plus de notes à la caisse. Il paraît que la madame, là-bas, se tenait aussi plus tranquille. Le caissier triomphait.

 

– Tu vois, petit, si j’ai bien fait de t’avertir… Il a suffi de ton arrivée pour que tout rentre dans l’ordre… C’est égal, ajoutait le bonhomme emporté par l’habitude, c’est égal… chai bas gonfianze…

 

– N’ayez pas peur, monsieur Sigismond, je suis là, disait le justicier.

 

– Tu ne pars pas encore, n’est-ce pas mon petit Frantz ?

 

– Non, non… pas encore… J’ai une grosse affaire à terminer auparavant.

 

– Ah ! tant mieux.

 

La grosse affaire de Frantz, c’était son mariage avec Désirée Delobelle. Il n’en avait encore parlé à personne, pas même à elle ; mais mam’zelle Zizi devait se douter de quelque chose, car, de jour en jour, elle devenait plus gaie et plus jolie, comme si elle prévoyait que le moment allait bientôt venir où elle aurait besoin de toute sa joie et de toute sa beauté.

 

Ils étaient seuls dans l’atelier, un après-midi de dimanche. La maman Delobelle venait de sortir, toute fière de se montrer une fois au bras de son grand homme, et laissant l’ami Frantz près de sa fille pour lui tenir compagnie. Soigneusement vêtu, avec un air de fête répandu sur toute sa personne, Frantz avait ce jour-là une physionomie singulière, à la fois timide et résolue, attendrie et solennelle, et rien qu’à la façon dont la petite chaise basse vint se mettre tout près du grand fauteuil, le grand fauteuil comprit qu’on avait une confidence très grave à lui faire, et il se doutait bien un peu de ce que c’était. La conversation commença d’abord par des paroles indifférentes qui s’interrompaient à chaque instant de longs silences, de même qu’en route on s’arrête au bout de chaque étape pour reprendre haleine vers le but de voyage.

 

– Il fait beau aujourd’hui.

 

– Oh ! bien beau.

 

– Notre bouquet sent toujours bon.

 

– Oh ! bien bon…

 

Et rien que pour prononcer ces mots si simples, leurs voix étaient émues de ce qui allait se dire tout à l’heure. Enfin la petite chaise basse se rapprocha encore un peu plus du grand fauteuil ; et croisant leurs regards, les mains entrelacées, les deux enfants s’appelèrent tout bas, lentement, par leur nom :

 

– Désirée.

 

– Frantz.

 

À ce moment, on frappa à la porte. C’était le petit coup discret d’une main finement gantée qui craint de se salir au moindre contact.

 


Croisant leurs regards…

 

– Entrez !… dit Désirée avec un léger mouvement d’impatience ; et Sidonie parut, belle, coquette et bonne. Elle venait voir sa petite Zizi, l’embrasser en passant. Depuis si longtemps elle en avait envie.

 

La présence de Frantz sembla l’étonner beaucoup, et toute à la joie de causer avec son ancienne amie, elle le regarda à peine. Après des effusions, des caresses, de bonnes causeries du temps passé, elle voulut revoir la fenêtre du palier, le logement des Risler. Cela l’amusait de revivre ainsi toute sa jeunesse.

 

– Vous rappelez-vous, Frantz, quand la princesse Colibri entrait dans votre chambre, sa petite tête bien droite sous un diadème en plumes d’oiseaux ?

 

Frantz ne répondait pas. Il était trop ému pour répondre. Quelque chose l’avertissait que c’était pour lui, pour lui seul que cette femme venait, qu’elle voulait le revoir, l’empêcher d’être à une autre, et le malheureux s’apercevait avec terreur qu’elle n’aurait pas grand effort à faire pour cela. Rien qu’en la voyant entrer, tout son cœur avait été repris.

 

Désirée ne se doutait de rien, elle. Sidonie avait l’air si franc, si amical. Et puis, maintenant, ils étaient frère et sœur. Il n’y avait plus d’amour possible entre eux.

 

Pourtant, la petite boiteuse eut un vague pressentiment de son malheur, lorsque Sidonie, déjà sur la porte et prête à partir, se tourna négligemment pour dire à son beau-frère.

 

– À propos, Frantz, je suis chargée par Risler de vous emmener dîner ce soir avec nous… La voiture est en bas… Nous allons le prendre en passant à la fabrique.

 

Puis, avec le plus joli sourire du monde :

 

– Tu veux bien nous le laisser, n’est-ce pas, Zirée ? Sois tranquille, nous te le rendrons.

 

Et il eut le courage de s’en aller, l’ingrat ! Il partit sans hésiter, sans se retourner une fois, emporté par sa passion comme par une mer furieuse, et ce jour-là ni les jours suivants, ni plus jamais dans la suite, le grand fauteuil de mam’zelle Zizi ne put savoir ce que la petite chaise basse avait de si intéressant à lui dire.

 

IV

LA SALLE D’ATTENTE


« Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime… plus que jamais, et pour toujours… À quoi bon lutter et nous débattre ? Notre crime est plus fort que nous… Après tout, est-ce bien un crime de nous aimer ?… Nous étions destinés l’un à l’autre. N’avons-nous pas le droit de nous rejoindre, malgré la vie qui nous a séparés ? Allons, viens. C’est fini, nous partons… Demain soir, gare de Lyon, à dix heures… Les billets seront pris, et je t’attendrai…

 

FRANTZ. »

 

Il y avait un mois que Sidonie espérait cette lettre, un mois qu’elle mettait en œuvre toutes ses câlineries et ses ruses pour amener son beau-frère à cette explosion de passion écrite. Elle avait eu du mal à y arriver, Ce n’était pas facile de pervertir jusqu’au crime un cœur honnête et jeune comme celui de Frantz, et dans cette lutte singulière où celui qui aimait véritablement combattait contre sa propre cause, elle s’était sentie souvent à bout de forces et presque découragée. Lorsqu’elle le croyait le plus dompté, sa droiture se révoltait tout à coup, et il était tout prêt à s’enfuir, à lui échapper encore. Aussi quel triomphe pour elle, quand cette lettre lui fut remise un matin. Justement madame Dobson était là. Elle venait d’arriver, chargée des plaintes de Georges qui s’ennuyait loin de sa maîtresse et commençait à s’inquiéter de ce beau-frère plus assidu, plus jaloux, plus exigeant qu’un mari.

 

– Ah ! le pauvre cher, le pauvre cher, disait la sentimentale Américaine, si tu voyais comme il est malheureux.

 

Et, tout en secouant ses frisures, elle dénouait son rouleau de musique, en tirait des lettres du pauvre cher qu’elle cachait soigneusement entre les feuilles de ses romances, heureuse de se trouver mêlée à cette histoire d’amour, de s’exalter dans une atmosphère d’intrigue et de mystère qui attendrissait ses yeux froids et son teint de blonde sèche.

 

Le plus étrange, c’est que tout en se prêtant très volontiers à ce va-et-vient de lettres d’amour, cette jeune et jolie Dobson n’en avait jamais écrit ni reçu une seule pour son compte. Toujours en route entre Asnières et Paris, un message amoureux sous son aile, ce singulier pigeon voyageur restait fidèle à son pigeonnier et ne roucoulait que pour le bon motif. Quand Sidonie lui eut montré le billet de Frantz, madame Dobson demanda :

 

– Que vas-tu répondre ?

 

– C’est fait. J’ai répondu oui.

 

– Comment ! tu partirais avec ce fou ?

 

Sidonie se mit à rire.

 

– Ah ! mais non, par exemple. J’ai dit oui, pour qu’il aille m’attendre à la gare. Voilà tout. C’est bien le moins que je lui donne un quart d’heure d’angoisse. Il m’a rendue assez malheureuse depuis un mois. Pense que j’ai changé toute ma vie pour ce monsieur. J’ai dû renoncer à recevoir, fermer ma porte à mes amis, à tout ce que je connais de jeune et d’aimable, à commencer par Georges et à finir par toi. Car tu sais, ma chérie, tu lui déplaisais toi aussi, et il aurait voulu te renvoyer comme les autres.

 

Ce que Sidonie ne disait pas, et sa raison la plus forte d’en vouloir à Frantz, c’est qu’il lui avait fait très peur en la menaçant de son mari. À partir de ce moment, elle s’était sentie toute mal à son aise, et sa vie, sa chère vie qu’elle choyait tant, lui avait semblé sérieusement exposée. Ces hommes trop blonds et froids d’aspect, comme Risler, ont des colères terribles, des colères blanches dont on ne peut calculer les résultats, comme ces poudres explosibles sans couleur ni saveur, que l’on craint d’employer parce qu’on n’en connaît pas la puissance. Positivement l’idée qu’un jour ou l’autre son mari pouvait être prévenu de sa conduite l’épouvantait.

 

De son existence d’autrefois, existence pauvre dans un quartier populeux, il lui revenait des souvenirs de ménages en déroute, de maris vengés, de sang éclaboussé sur les hontes de l’adultère. Des visions de mort la poursuivaient. Et la mort, l’éternel repos, le grand silence, étaient bien faits pour effrayer ce petit être affamé de plaisir, avide de bruit et de mouvement jusqu’à la folie.

 

Cette bienheureuse lettre mettait fin à toutes ses terreurs. Maintenant il était impossible que Frantz la dénonçât, même dans sa fureur de déconvenue, en lui sachant une arme pareille entre les mains ; d’ailleurs, s’il parlait, elle montrerait la lettre, et toutes ses accusations deviendraient pour Risler de pures calomnies. Ah ! monsieur le justicier, nous vous tenons à présent. Subitement elle fut prise d’un accès de joie folle.

 

– Je renais… je renais… disait-elle à madame Dobson.

 

Elle courait dans les allées du jardin, se fit de gros bouquets pour son salon, ouvrit les fenêtres toutes grandes au soleil, donna des ordres à la cuisinière, au cocher, au jardinier. Il fallait que la maison fût belle, Georges allait revenir, et, pour commencer, elle organisa un grand dîner pour la fin de la semaine. Vraiment on aurait dit qu’elle avait été absente pendant un mois et qu’elle revenait d’un voyage d’affaires ennuyeux et fatigant, tant elle mettait de hâte à faire autour d’elle du mouvement et de la vie.

 

Le lendemain, dans la soirée, Sidonie, Risler et madame Dobson étaient réunis tous les trois au salon. Pendant que le bon Risler feuilletait un gros bouquin de mécanique, madame Dobson accompagnait au piano Sidonie qui chantait. Tout à coup celle-ci s’interrompit au milieu de sa romance et partit d’un éclat de rire. Dix heures venaient de sonner. Risler leva le nez vivement :

 

– Qu’est-ce qui te fait rire ?

 

– Rien… une idée, répondit Sidonie, en montrant la pendule à madame Dobson d’un petit clignement d’yeux.

 

C’était l’heure indiquée pour le rendez-vous, et elle pensait aux tourments de son amoureux en train de l’attendre.

 

 

Depuis le retour du messager qui avait apporté à Frantz le « oui. » de Sidonie, si fiévreusement attendu, il s’était fait un grand calme dans son esprit troublé, et comme une détente subite. Plus d’incertitudes, plus de tiraillements entre la passion et le devoir. Instantanément il se sentit allégé, comme s’il n’avait plus de conscience. Avec le plus grand calme, il fit ses préparatifs, roula ses malles sur le carreau, vida la commode et les armoires, et bien longtemps avant l’heure qu’il avait fixée pour qu’on vint chercher ses bagages, il était assis sur une caisse au milieu de sa chambre, regardant devant lui la carte géographique clouée au mur, comme un emblème de sa vie errante, suivant de l’œil la ligne droite des routes et ce trait ondé comme une vague qui figure les océans.

 


Assis sur une caisse…

 

Pas une fois la pensée ne lui vint que de l’autre côté du palier quelqu’un pleurait et soupirait à cause de lui. Pas une fois il ne songea au désespoir de son frère, au drame épouvantable qu’ils allaient laisser derrière eux. Il était bien loin de toutes ces choses, parti en avant, déjà sur le quai de la gare avec Sidonie en vêtements sombres de voyage et de fuite. Plus loin encore, au bord de la mer bleue où ils s’arrêteraient quelque temps pour dépister les recherches. Toujours plus loin, arrivant avec elle dans un pays inconnu où nul ne pourrait la demander ni la reprendre. D’autres fois, il songeait au wagon en route dans la nuit et la campagne déserte. Il voyait une tête mignonne et pâle appuyée près de la sienne sur les coussins, une lèvre en fleur à portée de sa lèvre, et deux yeux profonds qui le regardaient sous la lumière douce de la lampe, dans le bercement des roues et de la vapeur.

 

Et maintenant souffle et rugis, machine. Ébranle la terre, rougis le ciel, crache la fumée et la flamme. Plonge-toi dans les tunnels, franchis les monts et les fleuves, saute, flambe éclate ; mais emporte-nous avec toi, emporte-nous loin du monde habité, de ses lois, de ses affections, hors de la vie, hors de nous-mêmes !…

 

Deux heures avant l’ouverture du guichet pour le train désigné, Frantz était déjà à la gare de Lyon, cette gare triste qui dans le Paris lointain où elle est située semble une première étape de la province. Il s’assit dans le coin le plus sombre, et resta là sans bouger, comme étourdi. À cette heure son cerveau était aussi agité et tumultueux que la gare elle-même. Il se sentait envahi par une foule de réflexions sans suite, de souvenirs vagues, de rapprochements bizarres. En une minute il faisait de tels voyages au plus lointain de sa mémoire qu’il se demanda deux ou trois fois pourquoi il était là et ce qu’il attendait. Mais l’idée de Sidonie jaillissait de ces pensées sans suite et les éclairait d’une pleine lumière.

 

Elle allait venir.

 

Et machinalement, quoique l’heure du rendez-vous fût encore bien éloignée, il regardait parmi ces gens qui se pressaient, s’appelaient, cherchant s’il n’apercevrait pas cette silhouette élégante sortie tout à coup de la foule et l’écartant à chaque pas au rayonnement de sa beauté.

 

Après bien des départs, des arrivées, des coups de sifflet dont le cri captif sous les voûtes ressemblait à un déchirement, il se fit un grand vide dans la gare, déserte subitement comme une église en semaine. Le train de dix heures approchait. Il n’y en avait plus d’autre avant celui-là. Frantz se leva. Maintenant ce n’était plus un rêve, une chimère perdue dans ces limites du temps si vastes, si incertaines.

 

Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus tard, elle serait là. Alors commença pour lui l’horrible supplice de l’attente, cette suspension de tout l’être, singulière situation du corps et de l’esprit, où le cœur ne bat plus, où la respiration halète comme la pensée, où les gestes, les phrases restent inachevés, où tout attend. Les poètes l’ont cent fois décrite, cette angoisse douloureuse de l’amant qui écoute le roulement d’une voiture dans la rue déserte, un pas furtif montant l’escalier.

 

Mais attendre sa maîtresse dans une gare, dans une salle d’attente, c’est bien autrement lugubre. Ces quinquets allumés et sourds, sans reflet sur un plancher poussiéreux, ces grandes baies vitrées, cet incessant bruit de pas et de portes qui sonne aux oreilles inquiètes, la hauteur vide des murs, ces affiches qui s’y étalent : « train de plaisir pour Monaco, promenade circulaire en Suisse », cette atmosphère de voyage, de changement, d’indifférence, d’inconstance, tout est bien fait pour serrer le cœur et augmenter son angoisse.

 

Frantz allait, venait, guettant les voitures qui arrivaient. Elles s’arrêtaient aux longues marches de pierre. Les portières s’ouvraient, se refermaient bruyamment, et de l’ombre du dehors les visages apparaissent en lumière sur le seuil, figures tranquilles ou tourmentées, heureuses ou navrées, chapeaux à plumes serrés de voiles clairs, bonnets de paysannes, enfants endormis qu’on traînait par la main. Chaque apparition nouvelle le faisait tressaillir. Il croyait la voir hésitante, voilée, un peu embarrassée. Comme il serait vite auprès d’elle pour la rassurer, pour la défendre.

 

À mesure que la gare s’emplissait, le guet devenait plus difficile. Les voitures se succédaient sans interruption. Il était obligé de courir d’une porte à l’autre. Alors il sortit, pensant qu’il serait mieux dehors pour voir, et ne pouvant supporter plus longtemps dans l’air banal et étouffé de la salle l’oppression qui commençait à l’étreindre.

 

Il faisait un temps mou de la fin de septembre. Un brouillard léger flottait, et les lanternes des voitures apparaissaient troubles et mates au bas de la grande chaussée en pente. Chacune en arrivant avait l’air de dire : « C’est moi… me voilà… » Mais ce n’était jamais Sidonie qui descendait, et cette voiture qu’il avait regardée venir de loin, le cœur gonflé d’espoir comme si elle eût contenu plus que sa vie, il la voyait s’en retourner vers Paris, banalement légère et vide.

 

L’heure du départ approchait. Il regarda au cadran, il n’y avait plus qu’un quart d’heure. Cela lui parut effrayant ; mais la cloche du guichet qu’on venait d’ouvrir, l’appelait. Il y courut, et prit son rang dans la longue file.

 

– Deux premières pour Marseille, demanda-t-il. Il lui semblait que c’était déjà une prise de possession.

 

Parmi les brouettes chargées de colis, les gens en retard qui se bousculaient, il retourna à son poste d’observation. Les cochers lui criaient : « Gare ! » Il restait sur le passage des roues, sous le pied des chevaux, l’oreille assourdie, les yeux grands ouverts. Plus que cinq minutes. Il était presque impossible qu’elle arrivât à temps. On se précipitait pour entrer dans les salles intérieures. Les malles roulaient aux bagages ; et les gros paquets enveloppés de linge, les valises à clous de cuivre, les petits sacs en sautoir des commis-voyageurs, les paniers de toutes grandeurs, s’engouffraient à la même porte, secoués, balancés, avec la même hâte.

 

Enfin elle apparut…

 

 

Oui, la voilà, c’est bien elle, une femme en noir, mince, élancée, accompagnée d’une autre plus petite, madame Dobson sans doute. Mais au second regard il se détrompa C’était une jeune femme qui lui ressemblait, élégante comme elle, Parisienne, la physionomie heureuse. Un homme, jeune aussi, vint la rejoindre, Ce devait être un voyage de noces, la mère les accompagnait, venait les mettre en wagon. Ils passèrent devant Frantz enveloppés dans le courant de bonheur qui les entraînait. Avec un sentiment de rage et d’envie, il les vit franchir la porte battante, appuyés l’un à l’autre, unis et serrés dans la foule.

 

Il lui sembla que ces gens-là l’avaient volé, que c’était sa place à lui et celle de Sidonie qu’ils allaient occuper dans le train… À présent, c’est la folie du départ, le dernier coup de cloche, la vapeur qui chauffe avec un bruit sourd où se mêlent le piétinement des retardataires, le fracas des portes et des lourds omnibus. Et Sidonie ne vient pas. Et Frantz attend toujours. À ce moment une main se pose sur son épaule.

 

Dieu !

 

Il se retourne. La grosse tête de M. Gardinois, encadrée d’une casquette à oreillons, est devant lui.

 

– Je ne me trompe pas, c’est monsieur Risler. Vous partez donc par l’express de Marseille ? Moi aussi, mais je ne vais pas loin.

 

Il explique à Frantz qu’il a manqué le train d’Orléans et qu’il va tâcher de rejoindre Savigny par la ligne de Lyon ; puis il parle de Risler aîné, de la fabrique.

 

– Il paraît que ça ne va pas, les affaires, depuis quelque temps… Ils ont été pincés dans la faillite Bonnardel… Ah ! nos jeunes gens ont besoin de prendre garde… Du train dont ils mènent leur barque il pourrait bien leur en arriver autant qu’aux Bonnardel… Mais pardon. Je crois que voilà le guichet qui va fermer. À revoir.

 


La grosse tête de M. Gardinois, encadrée d’une casquette…

 

Frantz a à peine entendu ce qu’on vient de lui dire. La ruine de son frère, l’écroulement du monde entier, rien ne compte plus pour lui. Il attend, il attend…

 

Mais voilà le guichet qui se ferme brusquement, comme une dernière barrière devant son espoir entêté. La gare est vide de nouveau. La rumeur s’est déplacée, transportée sur la voie ; et soudain un grand coup de sifflet, qui se perd dans la nuit, arrive à l’amant comme un adieu ironique.

 

Le train de dix heures est parti.

 

Il essaye d’être calme et de raisonner. Évidemment elle aura manqué le convoi d’Asnières ; mais sachant qu’il l’attend, elle va venir n’importe à quelle heure de la nuit. Attendons encore. La salle est faite pour cela. Le malheureux s’assied sur un banc. On a fermé les larges vitres où l’ombre se plaque avec des luisants de papier verni. La marchande de livres, à moitié assoupie, s’occupe de ranger sa boutique. Il regarde machinalement ces files de volumes bariolés, toute la bibliothèque des chemins de fer, dont il sait les titres par cœur depuis quatre heures qu’il est là.

 

Il y a des livres qu’il reconnaît pour les avoir lus sous la tente à Ismaïlia ou dans le paquebot qui le ramenait de Suez, et ces romans vulgaires insignifiants, en ont tous gardé pour lui un parfum marin ou exotique. Mais bientôt la boutique des livres est fermée, et il n’a même plus cette ressource pour tromper sa fatigue et sa fièvre. La baraque aux joujoux vient de rentrer aussi tout entière dans sa clôture de planches. Les sifflets, les brouettes, les arrosoirs, les pelles, les râteaux, tout l’outillage des petits Parisiens en villégiature disparaît en une minute. La marchande, une femme maladive, à l’air triste, s’entortille d’un vieux manteau et s’en va, sa chaufferette à la main.

 

Tous ces gens-là ont fini leur journée, l’ont prolongée jusqu’à la dernière minute avec cette vaillance et cet entêtement de Paris qui n’éteint ses réverbères qu’au jour. Cette idée de longue veille le fait penser à une chambre bien connue où la lampe baisse à cette heure sur la table chargée de colibris et de lucioles ; mais cette vision traverse rapidement son esprit dans ce chaos de pensées sans suite que fait naître en lui le délire de l’attente.

 

Tout à coup il s’aperçoit qu’il meurt de soif. Le Café de la Gare est encore ouvert. Il y entre. Les garçons de nuit dorment sur les banquettes. Le plancher est humide de la rinçure des verres. On met un temps infini à le servir ; puis, au moment de boire, l’idée que Sidonie est peut-être arrivée pendant son absence, qu’elle le cherche dans la salle, le fait se lever en sursaut et partir comme un fou en laissant son verre plein et sa monnaie sur la table.

 

Elle ne viendra pas. Il le sent.

 

Son pas qui résonne sur toute la longueur du perron devant la gare, monotone et régulier, l’agace à entendre comme un témoignage de sa solitude et de sa déconvenue.

 

Que s’est-il donc passé ? Qui a pu la retenir ? A-t-elle été malade, ou bien est-ce le remords anticipé de sa faute ? Mais, dans ce cas, elle aurait fait prévenir, elle aurait envoyé madame Dobson. Peut-être aussi Risler avait-il trouvé la lettre ? Elle était si folle, si imprudente.

 

Et pendant qu’il se perdait ainsi en conjectures, l’heure s’avançait. Déjà le haut des bâtiments de Mazas, plongés dans l’ombre, blanchissait et devenait distinct. Que faire ? Il fallait aller à Asnières tout de suite, tâcher de savoir, de s’informer. Il aurait voulu y être déjà. Sa résolution prise, il descendit la rampe de la gare d’un pas rapide, croisant sur sa route des soldats chargés de leurs sacs, des pauvres gens arrivant pour le train du matin, le train des misères qui se lèvent de bonne heure.

 

Il traversa le Paris du petit jour, un Paris triste et frissonnant où la lanterne des postes de police jetait de loin en loin sa lueur rouge et que les sergents de ville arpentaient deux par deux, s’arrêtant à l’angle des rues, scrutant l’ombre d’un regard.

 

Devant un de ces postes, il vit du monde arrêté, des chiffonniers, des femmes de la campagne. Sans doute quelque drame de la nuit qui allait avoir son dénoûment chez le commissaire de police… Ah ! si Frantz avait su ce que c’était que ce drame ; mais il ne pouvait pas s’en douter et regarda cela de loin avec indifférence.

 

Seulement, toutes ces laideurs, cette aube qui se levait sur Paris avec des pâleurs fatiguées, ces réverbères clignotant au bord de la Seine comme les cierges d’une veillée mortuaire, l’éreintement de sa nuit blanche l’enveloppèrent d’une tristesse profonde.

 

Quand il arriva à Asnières, après deux ou trois heures de marche, ce fut comme un réveil. Le soleil levant, dans toute sa gloire, enflammait la plaine et l’eau. Le pont, les maisons, le quai, tout avait cette netteté du matin qui donne l’impression d’un jour tout neuf sortant lumineux et souriant des brumes épaisses de la nuit. De loin il aperçut la maison de son frère, déjà réveillée, les persiennes ouvertes et les fleurs au bord des croisées. Il erra quelque temps avant d’oser rentrer. Tout à coup quelqu’un le héla de la berge.

 

– Tiens, monsieur Frantz… Comme vous voilà de bonne heure aujourd’hui.

 

C’était le cocher de Sidonie qui allait baigner ses chevaux.

 

– Rien de nouveau à la maison ?… lui demanda Frantz en tremblant.

 

– Rien de nouveau, monsieur Frantz.

 

– Mon frère est-il chez lui ?

 

– Non, monsieur a couché à la fabrique.

 

– Il n’y a personne de malade ?

 

– Non, monsieur Frantz, personne que je sache.

 

Et les chevaux entrèrent dans l’eau jusqu’au poitrail en faisant jaillir l’écume. Alors Frantz se décida à sonner à la petite porte. On ratissait les allées du jardin. La maison était en rumeur ; et, malgré l’heure matinale, il entendit la voix de Sidonie claire et vibrante comme un chant d’oiseau dans les rosiers de la façade. Elle parlait avec animation. Frantz, très ému, s’approcha pour écouter.

 

– Non, pas de crème… Le parfait suffira…, Surtout qu’il soit bien glacé, et pour sept heures… Ah ! et comme entrée… voyons un peu.

 

Elle était en grande conférence avec sa bonne pour son fameux dîner du lendemain. La brusque apparition de son beau-frère ne la dérangea pas :

 

– Ah ! bonjour, Frantz, lui dit-elle bien tranquillement… Je suis à vous tout à l’heure. Nous avons du monde à dîner demain, des clients de la maison, un grand dîner d’affaires… Vous permettez, n’est-ce pas ?

 

Fraîche, souriante, dans les ruches blanches de son peignoir traînant et de son petit bonnet de dentelles, elle continua à composer son menu, en aspirant l’air frais qui montait de la prairie et de la rivière. Il n’y avait pas sur ce visage reposé la moindre trace de chagrin ou d’inquiétude. Son front uni, cet étonnement charmant du regard qui si longtemps devait la garder jeune, sa lèvre entr’ouverte et rose faisaient un étrange contraste avec la figure de l’amant, décomposée par sa nuit d’angoisse et de fatigue.

 

Pendant un grand quart d’heure, Frantz, assis dans un coin du salon, vit défiler devant lui, dans leur ordre habituel, tous les plats convenus d’un dîner bourgeois, depuis les petits pâtés chauds, la sole normande et les innombrables ingrédients dont elle se compose, jusqu’aux pêches de Montreuil et au chasselas de Fontainebleau. Elle ne lui fit pas grâce d’un entremets.

 

Enfin, quand ils furent seuls et qu’il put parler :

 

– Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?… demanda-t-il d’une voix sourde.

 

– Mais si, parfaitement.

 

Elle s’était levée pour rajuster devant la glace quelques petits frisons mêlés à ses rubans flottants, et continua tout en se regardant :

 

– Mais si, je l’ai reçue, votre lettre. J’ai été même enchantée de la recevoir… Maintenant, si l’envie vous prenait de faire à votre frère les vilains rapports dont vous m’aviez menacée, je lui prouverais facilement que le dépit d’un amour criminel, repoussé par moi comme il convenait, a été la seule cause de ces délations mensongères. Tenez-vous pour averti, mon cher… et à revoir.

 


Tenez-vous pour averti…

 

Heureuse comme une actrice qui vient de finir une tirade à grand effet, elle passa devant lui et sortit du salon en souriant, le coin de la bouche relevé, triomphante et sans colère.

 

Et il ne la tua pas !

 

V

UN FAIT-DIVERS


La veille de ce jour néfaste, quelques instants après que Frantz eut quitté furtivement sa chambre de la rue de Braque, l’illustre Delobelle rentra chez lui tout bouleversé, avec cette attitude lasse et désabusée qu’il opposait toujours aux événements contraires.

 

– Ah ! mon Dieu, mon pauvre homme, qu’est-ce qu’il t’arrive ?… demanda aussitôt la maman Delobelle, que vingt ans d’une mimique exagérée et dramatique n’avaient pas encore blasée.

 

Avant de répondre, l’ex-comédien, qui ne manquait jamais de faire précéder ses moindres paroles de quelque jeu de physionomie appris autrefois pour la scène, abaissa la bouche en signe de dégoût et d’écœurement, comme s’il venait d’avaler à la minute quelque chose de très amer.

 

Il y a, dit-il, que décidément ces Risler sont des ingrats ou des égoïstes, et, à coup sûr, des gens très mal élevés. Savez-vous ce que je viens d’apprendre en bas, par la concierge, qui me regardait du coin de l’œil en me narguant ?… Eh bien, Frantz Risler est parti. Il a quitté la maison tantôt et Paris peut-être à l’heure qu’il est, sans seulement venir me serrer la main, me remercier de l’accueil qu’on lui faisait ici… Comment trouvez-vous cela ?… Car il ne vous a pas dit adieu à vous autres non plus, n’est-ce-pas ? Et pourtant, il n’y a pas un mois, il était toujours fourré chez nous, sans reproche.

 

La maman Delobelle eut une exclamation de surprise et de chagrin véritable. Désirée, au contraire, ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Toujours le même petit glaçon. Le laiton qu’elle tournait ne s’arrêta même pas dans ses doigts agiles…

 

– Ayez donc des amis, continuait l’illustre Delobelle. Qu’est-ce que je lui ai donc fait encore à celui-là ?

 

C’était une des ses prétentions de se croire poursuivi par la haine du monde entier. Cela faisait partie de son attitude dans l’existence ; à ce crucifié de l’art. Doucement, avec des tendresses presque maternelles, car il y a toujours de la maternité dans l’affection indulgente, pardonnante, qu’inspirent ces grands enfants, la maman Delobelle consola son mari, le cajola, ajouta une friandise au dîner. Au fond le pauvre diable était réellement affecté : Frantz parti, l’emploi d’éternel amphitryon tenu autrefois par Risler aîné restait vide de nouveau et le comédien songeait aux douceurs qui allaient lui manquer.

 

Et dire qu’à côté de ce chagrin égoïste et de surface, il y avait une douleur vraie, immense, la douleur qui tue, et que cette mère aveuglée ne s’en apercevait pas !… Mais regarde donc ta fille, malheureuse femme. Regarde cette pâleur transparente, ces yeux sans larmes qui brillent fixement comme s’ils concentraient leur pensée et leur regard sur un objet visible à eux seuls. Fais-toi ouvrir cette petite âme fermée qui souffre, Interroge ton enfant. Fais-la parler, fais-la pleurer surtout pour la débarrasser du poids qui l’étouffe, pour que ses yeux obscurcis de larmes ne puissent plus fixer dans le vide cette horrible chose inconnue où ils s’attachent désespérément.

 

Hélas !… Il est des femmes en qui la mère tue l’épouse. Chez celle-là, l’épouse avait tué la mère. Prêtresse du dieu Delobelle, absorbée dans la contemplation de son idole, elle se figurait que sa fille n’était venue au monde que pour se dévouer au même culte, s’agenouiller devant le même autel. Toutes deux ne devaient avoir qu’un but dans la vie, travailler à la gloire du grand homme, consoler son génie méconnu. Le reste n’existait pas. Jamais la maman Delobelle n’avait remarqué les rougeurs subites de Désirée dès que Frantz entrait dans l’atelier, tous ses détours de fille amoureuse pour parler de lui quand même, pour faire arriver son nom à tout propos dans leurs causeries de travail, et cela depuis des années, depuis le temps lointain où Frantz partait le matin à l’École Centrale, à l’heure où les deux femmes allumaient leur lampe pour commencer la journée. Jamais elle n’avait interrogé ces longs silences où la jeunesse confiante et heureuse s’enferme à double tour avec ses rêves d’avenir, et si parfois elle disait à Désirée, dont le mutisme la fatiguait : « Qu’est-ce que tu as ? » la jeune fille n’avait qu’à répondre : « Je n’ai rien », pour que la pensée de la mère, distraite une minute, se reportât tout de suite à sa préoccupation favorite.

 

Ainsi, cette femme qui lisait dans le cœur de son mari, le moindre pli de ce front olympien et nul, n’avait jamais eu pour sa pauvre Zizi aucune de ces divinations de tendresse dans lesquelles les mères les plus âgées, les plus flétries, se rajeunissent jusqu’à une amitié d’enfant pour devenir confidentes et conseillères.

 

Et c’est bien là ce que l’égoïsme inconscient des hommes comme Delobelle a de plus féroce. Il en fait naître d’autres autour de lui. L’habitude qu’on a dans certaines familles de tout rapporter à un seul être, laisse forcément dans l’ombre les joies et les douleurs qui lui sont indifférentes et inutiles.

 

Et je vous demande en quoi le drame juvénile et douloureux qui gonflait de larmes le cœur de la pauvre amoureuse pouvait intéresser la gloire du grand comédien ? Pourtant elle souffrait bien. Depuis près d’un mois, depuis le jour où Sidonie était venue chercher Frantz dans son coupé, Désirée savait qu’elle n’était plus aimée et connaissait le nom de sa rivale. Elle ne leur en voulait pas, elle les plaignait plutôt. Seulement pourquoi était-il revenu ? Pourquoi lui avait-il donné si légèrement cette fausse espérance ? Comme les malheureux condamnés à l’obscurité d’un cachot accoutument leurs yeux aux nuances de l’ombre et leurs membres à l’étroit espace, et puis si on les amène un moment à la lumière, trouvent au retour le cachot plus triste, l’ombre plus épaisse ; elle aussi, la pauvre enfant, cette grande lumière survenue tout à coup dans sa vie l’avait laissée en se retirant plus morne de toute la captivité retrouvée. Que de larmes dévorées en silence depuis ce moment-là ! Que de chagrins contés à ses petits oiseaux ! Car cette fois encore c’était le travail qui l’avait soutenue, le travail acharné, sans répit, qui par sa régularité, sa monotonie, le retour constant des mêmes soins, des mêmes gestes, servait de modérateur à sa pensée.

 

Et de même que sous ses doigts les petits oiseaux morts retrouvaient un semblant de vie, ses illusions, ses espérances mortes elles aussi et pleines d’un poison bien plus subtil, bien plus pénétrant que celui qui volait en poudre autour de sa table de travail, battaient encore des ailes de temps en temps avec un effort mêlé d’angoisse et l’élan d’une résurrection. Frantz n’était pas tout à fait perdu pour elle. Quoiqu’il ne vint plus que rarement la voir, elle le savait là, l’entendait entrer, sortir, marcher sur le carreau d’un pas inquiet, et quelquefois, par la porte entre-bâillée, regardait sa silhouette aimée traverser le palier en courant. Il n’avait pas l’air heureux. Quel bonheur d’ailleurs pouvait l’attendre ? Il aimait la femme de son frère. Et à l’idée que Frantz n’était pas heureux, la bonne créature oubliait presque son propre chagrin pour ne penser qu’à celui de l’ami.

 

Qu’il pût lui revenir pour l’aimer encore, elle savait bien que ce n’était plus possible. Mais elle pensait que peut-être un jour elle le verrait entrer, mourant et blessé, qu’il s’assiérait sur la petite chaise basse et que, posant sa tête sur ses genoux, avec un grand sanglot, il lui conterait sa peine et lui dirait : « Console-moi… »

 

Cette chétive espérance la faisait vivre depuis trois semaines. Il lui en fallait si peu. Mais non. Même cela lui était refusé. Frantz était parti, parti sans un regard pour elle, sans un adieu. Après la trahison de l’amant, la trahison de l’ami. C’était horrible…

 

Aux premiers mots de son père, elle se sentit précipitée dans un abîme profond, glacé, rempli d’ombre, dans lequel elle descendait rapidement, inconsciemment, sachant bien que c’était sans retour vers la lumière. Elle étouffait. Elle aurait voulu résister, se débattre, appeler au secours. Mais qui ? Elle savait bien que sa mère ne l’entendrait pas.

 

Sidonie ?… Oh ! elle la connaissait maintenant. Il aurait mieux valu pour elle s’adresser à ces petits lophophores au plumage lustré, dont les yeux fins la regardaient avec une gaieté si indifférente.

 

Le terrible, c’est qu’elle comprit tout de suite que cette fois le travail même ne la sauverait pas. Il avait perdu sa qualité bienfaisante. Les bras inertes n’avaient plus de force ; les mains lasses, désunies, s’écartaient dans l’oisiveté du grand découragement. Qu’est-ce qui aurait donc pu la soutenir au milieu de ce grand désastre ? Dieu ? Ce qu’on appelle le Ciel ?

 

Elle n’y songea même pas. À Paris, surtout dans les quartiers ouvriers, les maisons sont trop hautes, les rues trop étroites, l’air trop troublé pour qu’on aperçoive le ciel. Il se perd dans la fumée des fabriques et le brouillard qui monte des toits humides ; et puis la vie est tellement dure pour la plupart de ces gens-là, que si l’idée d’une Providence se mêlait à leurs misères, ce serait pour lui montrer le poing et la maudire. Voilà pourquoi il y a tant de suicides à Paris. Ce peuple, qui ne sait pas prier, est prêt à mourir à toute heure. La mort se montre à lui au fond de toutes ses souffrances, la mort qui délivre et qui console.

 


Immobile sur son fauteuil…

 

C’était elle que la petite boiteuse regardait si fixement. Son parti avait été pris tout de suite : il fallait mourir. Mais comment ? Immobile sur son fauteuil, pendant que la vie bête continuait autour d’elle, que sa mère préparait le dîner, que le grand homme débitait un long monologue contre l’ingratitude humaine, elle discutait le genre de mort qu’elle allait choisir. N’étant presque jamais seule, elle ne pouvait pas songer au réchaud de charbon qu’on allume après avoir bouché les portes et les fenêtres. Ne sortant jamais, elle ne pouvait pas songer non plus au poison qu’on achète chez l’herboriste, un petit paquet de poudre blanche qu’on fourre dans sa poche tout au fond avec l’étui et le dé. Il y avait bien aussi le soufre des allumettes, le vert-de-gris des vieux sous, la fenêtre grande ouverte sur le pavé de la rue ; mais la pensée qu’elle donnerait à ses parents le spectacle horrible d’une agonie volontaire, que ce qui resterait d’elle, ramassé au milieu d’un attroupement de peuple, leur serait si affreux à voir, lui fit repousser ce moyen-là.

 

Elle avait encore la rivière. Au moins l’eau vous emporte quelquefois si loin, que personne ne vous retrouve et que la mort est entourée de mystère.

 

La rivière ! Elle frissonnait tout en y songeant. Et ce n’était pas la vision de l’eau noire et profonde qui l’effrayait. Les filles de Paris se moquent bien de cela. On jette son tablier sur sa tête pour ne pas voir, et pouf ! Mais il faudrait descendre, s’en aller dans la rue toute seule, et la rue l’intimidait.

 

Or, pendant que d’avance la pauvre fille prenait cet élan suprême vers la mort et l’oubli, qu’elle regardait l’abîme de loin avec des yeux hagards où la folie du suicide montait déjà, l’illustre Delobelle se ranimait peu à peu, parlait moins dramatiquement, puis, comme il y avait à dîner des choux qu’il aimait beaucoup, il s’attendrissait en mangeant, se rappelait ses vieux triomphes, la couronne d’or, les abonnés d’Alençon, et, sitôt le dîner fini, s’en allait voir jouer le Misanthrope à l’Odéon pour les débuts de Robricart, pincé, tiré, ses manchettes toutes blanches et dans sa poche une pièce de cent sous neuve et brillante que sa femme lui avait donnée pour faire le garçon.

 

– Je suis bien contente, disait la maman Delobelle en enlevant le couvert. Le père a bien dîné ce soir. Ça l’a un peu consolé, le pauvre homme. Son théâtre va achever de le distraire. Il en a tant besoin…

 

… Oui, c’était cela le terrible, s’en aller seule dans la rue. Il faudrait attendre que le gaz fût éteint, descendre l’escalier tout doucement quand sa mère serait couchée, demander le cordon, et prendre sa course à travers ce Paris où on rencontre des hommes qui vous regardent effrontément dans les yeux, et des cafés tout brillants de lumière. Cette terreur de la rue, Désirée l’avait depuis l’enfance. Toute petite, quand elle descendait pour une commission, les gamins la suivaient en riant et elle ne savait pas ce qu’elle trouvait de plus cruel, ou cette parodie de sa marche irrégulière, le déhanchement de ces petites blouses insolentes, ou la pitié des gens qui passaient et dont le regard se détournait charitablement. Ensuite elle avait peur des voitures, des omnibus. La rivière était loin. Elle serait bien lasse. Pourtant, il n’y avait pas d’autre moyen que celui-là…

 

– Je vais me coucher, fillette, et toi, est-ce que tu veilles encore ?

 

Les yeux sur son ouvrage, Fillette a répondu qu’elle veillerait. Elle veut finir sa douzaine.

 

– Bonsoir alors, dit la maman Delobelle dont la vue affaiblie ne peut plus supporter longtemps la lumière. J’ai mis le souper du père près du feu. Tu y regarderas avant de te coucher.

 

Désirée n’a pas menti. Elle veut terminer sa douzaine, pour que le père puisse l’emporter demain matin ; et vraiment, à voir cette petite tête calme penchée sous la lumière blanche de la lampe, on ne se figurerait jamais tout ce qu’elle roule de pensées sinistres.

 

Enfin voici le dernier oiseau de la douzaine, un merveilleux petit oiseau dont les ailes semblent trempées d’eau de mer, avec un reflet de saphir. Soigneusement, coquettement, Désirée le pique sur un fil de laiton, dans sa jolie attitude de bête effarouchée qui s’envole. Oh ! comme il s’envole bien, le petit oiseau bleu. Quel coup d’aile éperdu dans l’espace. Comme on sent que cette fois c’est le grand voyage, le voyage éternel et sans retour…

 

 

Maintenant l’ouvrage est fini, la table rangée, les dernières aiguillées de soie minutieusement ramassées, les épingles sur la pelote.

 

Le père, en rentrant, trouvera sous la lampe à demi baissée le souper devant la cendre chaude ; et ce soir effrayant et sinistre lui apparaîtra calme comme tous les autres, dans l’ordre du logis et la stricte observance de ses manies habituelles. Bien doucement Désirée ouvre l’armoire, en tire un petit châle dont elle s’enveloppe ; puis elle part.

 

Quoi ? Pas un regard à sa mère, pas un adieu muet, pas un attendrissement ?… Non, rien. Avec l’effroyable lucidité de ceux qui vont mourir, elle a compris tout à coup à quel amour égoïste son enfance et sa jeunesse ont été sacrifiées. Elle sent très bien qu’un mot de leur grand homme consolera cette femme endormie, à qui elle en veut presque de ne pas se réveiller, de la laisser partir ainsi sans un frisson de ses paupières baissées.

 

Quand on meurt jeune, même volontairement, ce n’est jamais sans révolte, et la pauvre Désirée sort de la vie, indignée contre son destin.

 

La voilà dans la rue. Où va-t-elle ? Tout est déjà désert. Ces quartiers, si animés le jour, s’apaisent le soir de bonne heure. On y travaille trop pour ne pas y dormir vite. Pendant que le Paris des boulevards, encore plein de vie, fait planer sur la vie entière le reflet rose d’un lointain incendie, ici toutes les grandes portes sont fermées, les volets mis aux boutiques et aux fenêtres. De temps en temps un marteau attardé, la promenade d’un sergent de ville qu’on entend sans le voir, le monologue d’un ivrogne coupé par les écarts de sa marche, troublent le silence, ou bien un coup de vent subit, venu des quais voisins, fait claquer la vitre d’un réverbère, la vieille corde d’une poulie s’abat au détour d’une rue, s’éteint avec un sifflement sous un seuil mal joint.

 

Désirée marche vite, serrée dans son petit châle, la tête levée, les yeux secs. Sans savoir sa route, elle va droit, tout droit devant elle.

 

Les rues du Marais, noires, étroites, où clignote un bec de gaz de loin en loin, se croisent, se contournent, et à chaque instant dans cette recherche fiévreuse, elle revient sur ses pas. Il y a toujours quelque chose qui se met entre elle et la rivière. Pourtant, ce vent qui souffle lui en apporte la fraîcheur humide au visage. Vraiment on dirait que l’eau recule, s’entoure de barrières, que des murs épais, des maisons hautes se mettent exprès devant la mort ; mais la petite boiteuse a bon courage, et sur le pavé inégal des vieilles rues, elle marche, elle marche.

 

Avez-vous vu quelquefois, le soir d’un jour de chasse, un perdreau blessé s’enfuir au creux d’un sillon ? il s’affaisse, il rase, traînant son aile sanglante vers quelque abri où il pourra mourir en repos. La démarche hésitante de cette petite ombre suivant les trottoirs, frôlant les murs, donne tout à fait cette impression là. Et songer qu’à cette même heure presque dans le même quartier, quelqu’un erre aussi par les rues, attendant, guettant, désespéré. Ah ! s’ils pouvaient se rencontrer. Si elle l’abordait, ce passant fiévreux, si elle lui demandait sa route :

 

– S’il vous plaît, monsieur. Pour aller à la Seine ?…

 

Il la reconnaîtrait tout de suite :

 

– Comment ! c’est vous, mam’zelle Zizi ? Que faites-vous dehors à pareille heure ?

 

– Je vais mourir, Frantz. C’est vous qui m’avez ôté le goût de vivre.

 

Alors, lui, tout ému, la prendrait, la serrerait, l’emporterait dans ses bras, disant :

 

– Oh ! non, ne meurs pas. J’ai besoin de toi pour me consoler, pour me guérir de tout le mal que l’autre m’a fait.

 

Mais c’est là un rêve de poète, une de ces rencontres comme la vie n’en sait pas inventer. Elle est bien trop cruelle, la dure vie ! et quand, pour sauver une existence, il faudrait quelquefois si peu de chose, elle se garde bien de fournir ce peu de chose-là. Voilà pourquoi les romans vrais sont toujours si tristes…

 

Des rues, encore des rues, puis une place, et un pont dont les réverbères tracent dans l’eau noire un autre pont lumineux. Enfin voici la rivière. Le brouillard de ce soir d’automne humide et doux lui fait voir tout ce Paris inconnu pour elle dans une grandeur confuse que son ignorance des lieux augmente encore. C’est bien ici qu’il faut mourir.

 

Elle se sent si petite, si isolée, si perdue dans l’immensité de cette grande ville allumée et déserte. Il lui semble déjà qu’elle est morte. Elle s’approche du quai ; et, tout à coup, un parfum de fleurs, de feuillages, de terre remuée l’arrête une minute au passage. À ses pieds, sur le trottoir qui borde l’eau, des masses d’arbustes entourés de paille, des pots de fleurs dans leurs cornets de papier blanc sont déjà rangés pour le marché du lendemain. Enveloppées de leurs châles, les pieds sur leurs chaufferettes, les marchandes s’appuient à leurs chaises, engourdies par le sommeil et par la fraîcheur de la nuit. Les reines-marguerites de toutes couleurs, les résédas, les rosiers d’arrière-saison, embaument l’air, dressés dans un rayon de lune avec leur ombre légère autour d’eux, transportés, dépaysés, attendant le caprice de Paris endormi.

 

Pauvre petite Désirée ! On dirait que toute sa jeunesse, ses rares journées de joie et son amour déçu lui montent au cœur dans les parfums de ce jardin ambulant. Elle marche doucement au milieu des fleurs. Quelquefois, un coup de vent fait bruire les arbustes l’un contre l’autre comme les branches d’une futaie, et au ras des trottoirs, des bourriches pleines de plantes arrachées exhalent une odeur de terre mouillée.

 

Elle se rappelle la partie de campagne que Frantz lui a fait faire. Ce souffle de nature qu’elle a respiré ce jour-là pour la première fois, elle le retrouve au moment de mourir. « Souviens-toi », semble-t-il lui dire, et elle répond en elle-même : « Oh ! oui, je me souviens ».

 

Elle ne se souvient que trop. Arrivée au bout de ce quai paré comme pour une fête, la petite ombre furtive s’arrête à l’escalier qui descend sur la berge…

 

Presque aussitôt ce sont des cris, une rumeur tout le long du quai. « Vite une barque, des crocs. » Des mariniers, des sergents de ville accourent de tous les côtés. Un bateau se détache du bord, une lanterne à l’avant.

 

Les marchandes de fleurs se réveillent, et comme une d’elles demande en bâillant ce qui se passe, la marchande de café accroupie à l’angle du pont lui répond tranquillement :

 

– C’est une femme qui vient de se fiche à l’eau.

 

Eh bien, non. La rivière n’a pas voulu de cette enfant. Elle a eu pitié de tant de douceur et de grâce. Voici que dans la lumière des lanternes qui s’agitent en bas sur la berge un groupe noir se forme, se met en marche. Elle est sauvée !… C’est un tireur de sable qui l’a repêchée. Des sergents de ville la portent, entourés de mariniers, de débardeurs, et dans la nuit on entend une grosse voix enrouée qui ricane : « En voilà une poule d’eau qui m’a donné du mal. C’est qu’elle me glissait dans les doigts, fallait voir !… Je crois bien qu’elle aurait voulu me faire perdre ma prime… » Peu à peu le tumulte se calme, les curieux se dispersent, et pendant que le groupe noir s’éloigne vers un poste de police, les marchandes de fleurs reprennent leur somme, et sur le quai désert les reines-marguerites frémissent au vent de nuit.

 


La rivière n’a pas voulu de cette enfant…

 

Ah ! pauvre fille, tu croyais que c’était facile de s’en aller de la vie, de disparaître tout à coup. Tu ne savais pas qu’au lieu de t’emporter vite au néant que tu cherchais, la rivière te rejetterait à toutes les hontes, à toutes les souillures des suicides manqués. D’abord le poste, le poste hideux avec ses bancs salis, son plancher où la poussière mouillée semble de la boue des rues. C’est là que Désirée dut finir sa nuit. On l’avait couchée sur un lit de camp devant le poêle, charitablement bourré à son intention, et dont la chaleur malsaine faisait fumer ses vêtements lourds et ruisselants d’eau. Où était-elle ? Elle ne s’en rendait pas bien compte. Ces hommes couchés tout autour dans des lits pareils au sien, la tristesse vide de cette pièce, les hurlements de deux ivrognes enfermés qui tapaient à la porte du fond avec des jurons épouvantables, la petite boiteuse écoutait et regardait tout cela, vaguement, sans comprendre.

 

Près d’elle, une femme en haillons, les cheveux sur les épaules, se tenait accroupie devant la bouche du poêle, dont le reflet rouge ne parvenait pas à colorer un visage hagard et blême. C’était une folle recueillie dans la nuit, une pauvre créature qui remuait machinalement la tête et ne cessait de répéter d’une voix sans conscience, presque indépendante du mouvement des lèvres : « Oh ! oui, de la misère, on peut le dire… Oh ! oui, de la misère, on peut le dire… » Et cette plainte sinistre au milieu des ronflements des dormeurs faisait à Désirée un mal horrible. Elle fermait les yeux pour ne plus voir ce visage égaré qui l’épouvantait comme la personnification de son propre désespoir. De temps en temps, la porte de la rue s’entr’ouvrait, la voix d’un chef appelait des noms, et deux sergents de ville sortaient, pendant que deux autres rentraient, se jetaient en travers des lits, éreintés comme des matelots de quart qui viennent de passer la nuit sur le pont.

 

Enfin le jour parut dans ce grand frisson blanc si cruel aux malades. Réveillée subitement de sa torpeur, Désirée se dressa sur son lit, rejeta le caban dont on l’avait enveloppée, et, malgré la fatigue et la fièvre, essaya de se mettre debout pour reprendre possession d’elle-même et de sa volonté. Elle n’avait plus qu’une idée, échapper à tous ces yeux qui s’ouvraient autour d’elle, sortir de cet endroit affreux où le sommeil avait le souffle si lourd et des poses si tourmentées.

 

– Messieurs, je vous en prie, dit-elle toute tremblante, laissez-moi retourner chez maman.

 

Si endurcis qu’ils fussent aux drames parisiens, ces braves gens comprenaient bien qu’ils étaient en face de quelque chose de plus distingué, de plus émouvant que d’ordinaire. Seulement ils ne pouvaient pas la reconduire encore chez sa mère. Il fallait aller chez le commissaire auparavant. C’était indispensable. On fit approcher un fiacre par pitié pour elle ; mais il fallut sortir du poste, et il y en avait du monde à la porte pour regarder passer la petite boiteuse avec ses cheveux mouillés, collés aux tempes et son caban de sergo qui ne l’empêchait pas de grelotter. Au commissariat, on lui fit monter un escalier sombre et humide dans lequel allaient et venaient des figures patibulaires. Une porte battante que la banalité du service public ouvrait et fermait à chaque instant, des pièces froides, mal éclairées, sur les bancs des gens silencieux, abasourdis, endormis, des vagabonds, des voleurs, des filles, une table couverte d’un vieux tapis vert où écrivait « le chien du commissaire », un grand diable à tête de pion, à redingote râpée ; c’était là.

 

Quand Désirée entra, un homme se leva de l’ombre et vint au-devant d’elle en lui tendant la main. C’était l’homme à la prime, son hideux sauveur à vingt-cinq francs.

 

– Eh bien, la petite mère, lui dit-il avec son rire cynique et sa voix qui faisait penser à des nuits de brouillard sur l’eau, comment ça va-t-il depuis notre plongeon ?

 

Et il racontait aux assistants de quelle façon il l’avait repêchée, qu’il l’avait empoignée comme ça, puis comme ça, et que sans lui elle serait sûrement en train de filer sur Rouen entre deux eaux.

 

La malheureuse était rouge de fièvre et de honte, tellement troublée qu’il lui semblait que l’eau avait laissé un voile sur ses yeux, un bourdonnement dans ses oreilles. Enfin on l’introduisit dans une pièce plus petite, devant un personnage solennel, décoré, M. le commissaire en personne, en train de boire son café au lait et de lire la Gazette des Tribunaux. Tout en trempant une mouillette, sans lever les yeux de son journal : « Ah ! c’est vous… » dit-il d’un air bourru ; et tout de suite le brigadier qui avait amené Désirée commença à lire son rapport :

 

« À minuit moins un quart, quai de la Mégisserie, devant le n° 17, la nommée Delobelle, vingt-quatre ans, fleuriste, demeurant rue de Braque, chez ses parents, a tenté de se suicider en se jetant dans la Seine, d’où elle a été retirée saine et sauve par le sieur Parcheminet, tireur de sable, domicilié rue de la Butte-Chaumont. »

 

M. le commissaire écoutait, tout en mangeant, de l’air tranquille et ennuyé d’un homme que rien n’étonne plus ; à la fin il leva vers la nommée Delobelle un regard prudhommesque et sévère, et vous l’admonesta de la belle façon. C’était très mal, c’était très lâche ce qu’elle avait fait là. Qu’est-ce qui avait pu la pousser à cette mauvaise action ? Pourquoi voulait-elle se détruire ? Voyons, répondez, nommée Delobelle, pourquoi ?

 

Mais la nommée Delobelle s’entêtait à ne pas répondre. Il lui semblait que ce serait souiller son amour de l’avouer dans un pareil endroit. « Je ne sais pas… Je ne sais pas… » disait-elle tout bas en frissonnant.

 

Dépité, impatienté, M. le commissaire déclara qu’on allait la ramener chez ses parents, mais à une condition : c’est qu’elle promettrait de ne plus jamais recommencer.

 

– Voyons, me le promettez-vous ?…

 

– Oh ! oui, monsieur…

 

– Vous ne recommencerez plus jamais ?…

 

– Non ! bien sûr, plus jamais… plus jamais… Malgré ses protestations M. le commissaire de police hochait la tête, comme s’il ne croyait pas à ce serment.

 

La voilà dehors, en route pour la maison, pour le refuge : mais son martyre n’était pas encore fini. Dans la voiture, l’homme de police qui l’accompagnait se montrait trop poli, trop aimable. Elle avait l’air de ne pas comprendre, s’éloignait, retirait sa main. Quel supplice !… Le plus terrible, ce fut l’arrivée rue de Braque, la maison en émoi, la curiosité des voisins qu’il fallut subir. Depuis le matin, en effet, tout le quartier était informé de sa disparition. Le bruit courait qu’elle était partie avec Frantz Risler. De bonne heure on avait vu sortir l’illustre Delobelle, tout effaré, son chapeau de travers, les manchettes fripées, ce qui était l’indice d’une préoccupation extraordinaire, et la concierge, en montant les provisions, avait trouvé la pauvre maman à moitié folle, courant d’une chambre à l’autre, cherchant un mot de l’enfant, une trace si petite qu’elle fût, qui pût la conduire au moins à une conjecture.

 

Dans l’esprit de cette malheureuse mère, une tardive lumière s’était faite tout à coup sur l’attitude de sa fille pendant ces derniers jours, sur son silence à propos du départ de Frantz. « Ne pleure pas, ma femme… je la ramènerai… » avait dit le père en sortant, et depuis qu’il était parti autant pour s’informer que pour se soustraire au spectacle de cette grande douleur, elle ne faisait qu’aller et venir du palier à la fenêtre, de la fenêtre au palier. Au moindre pas dans l’escalier, elle ouvrait la porte avec un battement de cœur, s’élançait dehors : puis, quand elle rentrait, la solitude du petit logis encore accrue par le grand fauteuil vide de Désirée, tourné à demi vers la table de couture, la faisait fondre en larmes.

 

Tout à coup une voiture s’arrêta en bas devant la porte. Des voix, des pas résonnèrent dans la maison.

 

– Mame Delobelle, la voilà !… Votre fille est trouvée.

 


C’était bien Désirée…

 

C’était bien Désirée qui montait, pâle, défaillante, au bras d’un inconnu, sans châle ni chapeau, entourée d’une grande capote brune. En apercevant sa mère, elle lui sourit d’un petit air presque niais.

 

– Ne t’effraie pas, ce n’est rien… essaya-t-elle de dire, puis elle s’affaissa sur l’escalier. Jamais la maman Delobelle ne se serait crue si forte. Prendre sa fille, l’emporter, la coucher, tout cela fut fait en un tour de main, et elle lui parlait, et elle l’embrassait.

 

– Enfin, c’est toi, te voilà. D’où viens-tu, malheureuse enfant ? C’est vrai, dis, que tu as voulu te tuer ?… Tu avais donc une bien grande peine ?… Pourquoi me l’as-tu cachée ?

 

En voyant sa mère dans cet état, brûlée de larmes, vieillie en quelques heures, Désirée se sentit prise d’un remords immense. Elle pensait qu’elle était partie sans lui dire adieu, et qu’au fond de son cœur elle l’accusait de ne pas l’aimer. – Ne pas l’aimer.

 

– Mais je serais morte de ta mort, disait la pauvre femme… Oh ! quand je me suis levée ce matin et que j’ai vu que ton lit n’était pas défait, que tu n’étais pas dans l’atelier non plus… J’ai fait un tour et je suis tombée roide… As-tu chaud maintenant’?… Es-tu bien ?… Tu ne feras plus ça, n’est-ce pas, de vouloir mourir ?

 

Et elle bordait ses couvertures, réchauffait ses pieds, la prenait sur son cœur pour la bercer. Du fond de son lit, Désirée, les yeux fermés, revoyait tous les détails de son suicide, toutes les choses hideuses par lesquelles elle avait passé en sortant de la mort. Dans la fièvre qui redoublait, dans le lourd sommeil qui commençait à la prendre, sa course folle à travers Paris l’agitait, la tourmentait encore. Des milliers de rues noires s’enfonçaient devant elle, avec la Seine au bout de chacune.

 

Cette horrible rivière, qu’elle ne pouvait pas trouver pendant la nuit, la poursuivait maintenant. Elle se sentait tout éclaboussée de son limon, de sa boue ; et dans le cauchemar qui l’oppressait, la pauvre enfant, ne sachant plus comment échapper à l’obsession de ses souvenirs, disait tout bas à sa mère : « Cache moi… cache moi… j’ai honte ! »

 

VI

ELLE A PROMIS DE NE PLUS RECOMMENCER


Oh ! non, elle ne recommencera pas. M. le commissaire peut être tranquille. Il n’y a pas de risque qu’elle recommence. Comment ferait-elle d’abord pour aller jusqu’à la rivière, maintenant qu’elle ne peut plus bouger de son lit ? Si M. le commissaire la voyait en ce moment, il ne douterait plus de sa parole. Sans doute cette volonté, ce désir de mort si fatalement inscrits sur sa figure pâle l’autre matin, sont encore visibles dans tout son être ; seulement ils se sont adoucis, résignés. La nommée Delobelle sait qu’en attendant un peu, très peu de temps, elle n’aura plus rien à souhaiter.

 

Les médecins prétendent que c’est d’une fluxion de poitrine qu’elle meurt, elle aurait rapporté cela dans ses vêtements mouillés. Les médecins se trompent : ce n’est point une fluxion de poitrine. Alors c’est son amour qui la tue ?… Non. Depuis cette terrible nuit, elle ne pense plus à Frantz, elle ne se sent plus digne d’aimer ni d’être aimée. Il y a désormais une tache dans sa vie si pure, et voilà précisé de quoi elle meurt.

 

Chacune des péripéties de l’horrible drame est une souillure à sa pensée : sa sortie de l’eau devant tous ces hommes, son sommeil lassé dans le poste, les chansons ignobles qu’elle y a entendues, la folle qui se chauffait devant le poêle, tout ce qu’elle a frôlé de vicieux, de malsain, de navrant dans l’escalier du commissariat, et puis le mépris de certains regards, l’effronterie des autres, les plaisanteries de son sauveur, les galanteries de l’agent de police, toute sa réserve de femme à jamais détruite, son nom qu’il a fallu donner, jusqu’à la gêne de son infirmité qui l’a poursuivie dans toutes les phases de son long martyre comme une ironie, une aggravation de ridicule à son suicide par amour…

 

Elle meurt de honte, je vous dis. Dans le délire de ses nuits, c’est cela qu’elle répète sans cesse : « J’ai honte !… J’ai honte !… » et aux moments de calme, elle s’enfonce dans ses couvertures, les ramène sur son visage, comme pour se cacher ou s’ensevelir.

 

Tout près du lit de Désirée, dans le jour de la fenêtre, la maman Delobelle travaille en gardant sa fille. De temps en temps elle lève les yeux pour épier ce désespoir muet, cette maladie inexplicable, puis elle reprend son ouvrage bien vite ; car c’est une des plus grandes douleurs du pauvre de ne pouvoir souffrir à son aise. Il faut travailler sans cesse, et même quand la mort erre tout autour, songer aux exigences pressantes, aux difficultés de la vie.

 

Le riche peut s’enfermer dans son chagrin, il peut s’y rouler, en vivre, ne faire que ces deux choses : souffrir et pleurer. Le pauvre n’en a pas le moyen ni le droit. J’ai connu dans mon pays, à la campagne, une vieille femme qui avait perdu dans la même année sa fille et son mari, deux épreuves terribles l’une après l’autre ; mais il lui restait des garçons à élever, une ferme à conduire. Dès l’aube, il fallait s’occuper, suffire à tout, mener des travaux différents, dispersés à travers champs à des lieues de distance. La triste veuve me disait : « Je n’ai pas une minute pour pleurer dans la semaine ; mais le dimanche, oh ! le dimanche, je me rattrape… » Et, en effet, ce jour-là, pendant que les enfants jouaient dehors ou se promenaient, elle s’enfermait à double tour, passait son après midi à crier, à sangloter, à appeler dans la maison déserte son mari et sa fille.

 

La maman Delobelle n’avait pas même son dimanche. Songez qu’elle était seule pour travailler à présent, que ses doigts n’avaient pas l’adresse merveilleuse des mains mignonnes de Désirée, que les médicaments étaient chers, et que pour rien au monde elle n’aurait voulu supprimer « au père » une de ses chères habitudes. Aussi, à quelque heure que la malade ouvrît les yeux, elle apercevait sa mère dans le jour blafard du grand matin ou sous sa lampe de veillée, travaillant, travaillant sans cesse.

 

Quand les rideaux de son lit étaient fermés, elle entendait le petit bruit sec et métallique des ciseaux reposés sur la table.

 

Cette fatigue de sa mère, cette insomnie qui tenait perpétuellement compagnie à sa fièvre, était une de ses souffrances. Quelquefois cela surmontait tout le reste :

 

– Voyons, donne moi un peu mon ouvrage, disait-elle en essayant de s’asseoir sur son lit. C’était une éclaircie dans cette ombre plus épaisse chaque jour. La maman Delobelle, qui voyait dans ce désir de malade une volonté de se reprendre à la vie, l’installait de son mieux, rapprochait la table. Mais l’aiguille était trop lourde, les yeux trop faibles, et le moindre bruit de voiture roulant sur le pavé, des cris montant jusqu’aux fenêtres rappelaient à Désirée que la rue, l’infâme rue, était là tout près d’elle. Non, décidément elle n’avait pas la force de vivre. Ah ! si elle avait pu mourir d’abord, et puis renaître… En attendant elle mourait, et s’entourait peu à peu d’un suprême renoncement. Entre deux aiguillées, la mère regardait son enfant toujours plus pâle.

 

– Es-tu bien ?

 

– Très bien…, répondait la malade avec un petit sourire navré qui éclairait une minute son visage douloureux, et en montrait tous les ravages, comme un rayon de soleil glissant dans un logis de pauvre, au lieu de l’égayer, en détaille mieux toute la tristesse et le dénûment. Après, c’étaient de longs silences, la mère ne parlant pas de peur de pleurer, la fille engourdie de fièvre, déjà enveloppée de ces voiles invisibles dont la mort entoure par une sorte de pitié ceux qui s’en vont, pour vaincre ce qui leur reste de forces et les emporter plus doucement, sans révolte.

 


Es-tu bien…

 

L’illustre Delobelle n’était jamais là. Il n’avait rien changé à son existence de cabotin sans emploi. Pourtant il savait que sa fille se mourait ; le médecin l’avait prévenu. Ç’avait même été pour lui une terrible commotion, car au fond il aimait bien son enfant ; mais, dans cette étrange nature, les sentiments les plus vrais, les plus sincères prenaient une allure fausse et peu naturelle, par cette loi qui veut que, quand une tablette est de travers, rien de ce qu’on met dessus n’ait jamais l’air posé droit.

 

Delobelle tenait avant tout à promener, à répandre sa douleur. Il jouait les pères malheureux, d’un bout à l’autre du boulevard. On le rencontrait aux abords des théâtres, dans les cafés des comédiens, les yeux rougis, la face pâle. Il aimait à se faire demander : « Eh bien ! mon pauvre vieux, comment ça va-t-il chez toi ? » Alors il secouait la tête d’un mouvement nerveux ; sa grimace retenait des larmes, sa bouche des imprécations, et il poignardait le ciel d’un regard muet et plein de colère, comme quand il jouait le Médecin des enfants ; ce qui ne l’empêchait pas du reste d’être rempli d’attentions délicates et de prévenances pour sa fille.

 

Ainsi il avait pris l’habitude, depuis qu’elle était malade, de lui apporter des fleurs de ses courses dans Paris ; et il ne se contentait pas de fleurs ordinaires, de ces humbles violettes qui fleurissent à tous les coins de rues pour les petites bourses. Il lui fallait, en ces tristes jours d’automne, des roses, des œillets, surtout du lilas blanc, ces lilas fleuris en serre, dont les fleurs, la tige et les feuilles sont du même blanc verdâtre, comme si la nature dans sa hâte s’en était tenue à une couleur uniforme.

 

– Oh ! c’est trop… c’est trop… je me fâcherai, disait chaque fois la petite malade, en le voyant entrer triomphalement son bouquet à la main ; mais il prenait un air si grand seigneur pour répondre : « Laisse donc… laisse donc… » qu’elle n’osait pas insister.

 

Pourtant, c’était une grosse dépense, et la mère avait tant de mal à leur gagner la vie à tous… Bien loin de se plaindre, la maman Delobelle trouvait cela très beau de la part de son grand homme. Ce dédain de l’argent, cette insouciance superbe la remplissaient d’admiration, et plus que jamais elle croyait au génie, à l’avenir théâtral de son mari.

 

Lui aussi gardait, au milieu des événements, une confiance inaltérable. Peu s’en fallut cependant que ses yeux ne s’ouvrissent enfin à la vérité. Peu s’en fallut qu’une petite main brûlante, en se posant sur ce crâne solennel et illusionné, n’en fit sortir le hanneton qui bourdonnait là depuis si longtemps. Voici comment la chose se passa : Une nuit, Désirée se réveilla en sursaut dans un état bien singulier. Il faut dire que la veille le médecin, en venant la voir, avait été très surpris de la trouver subitement ranimée et plus calme, avec toute sa fièvre tombée. Sans s’expliquer le pourquoi de cette résurrection inespérée, il était parti en disant : « attendons », se fiant à ces prompts ressauts de la jeunesse, à cette force de sève qui greffe souvent une nouvelle vie sur les symptômes mêmes de la mort. S’il avait regardé sous l’oreiller de Désirée, il y aurait trouvé une lettre timbrée du Caire, qui était le secret de ce changement bienheureux. Quatre pages signées de Frantz, toute sa conduite expliquée et confessée à sa chère petite Zizi.

 

C’était bien la lettre rêvée par la malade. Elle l’aurait dictée elle-même que tous les mots qui devaient toucher son cœur, toutes les excuses délicates qui devaient panser ses blessures, n’auraient pas été si complètement exprimés. Frantz se repentait, demandait pardon, et, sans rien lui promettre, sans rien lui demander surtout, racontait à sa fidèle amie ses luttes, ses remords, ses souffrances. Il s’indignait contre Sidonie, suppliait Désirée de se méfier d’elle, et, avec un ressentiment que l’ancienne passion faisait clairvoyant et terrible, il lui parlait de cette nature à la fois perverse et superficielle, de cette voix blanche bien faite pour mentir et qui n’était jamais trahie par un accent du cœur, car elle venait de la tête comme tous les élans passionnés de cette poupée parisienne.

 

Quel malheur que cette lettre ne fût pas arrivée quelques jours plus tôt ! Maintenant toutes ces bonnes paroles étaient pour Désirée, comme ces mets délicieux qu’on apporte trop tard à un mourant de faim. Il les respire, les envie, mais n’a plus la force d’y goûter. Toute la journée, la malade relut sa lettre. Elle la tirait de l’enveloppe, la repliait ensuite amoureusement, et les yeux fermés la voyait encore tout entière jusqu’à la couleur du timbre. Frantz avait pensé à elle ! Rien que cela lui procurait un calme suave où elle finit par s’endormir avec l’impression d’un bras ami qui aurait soutenu sa tête faible.

 

Soudain elle se réveilla, et, comme nous le disions tout à l’heure, dans un état extraordinaire. C’était une faiblesse, une angoisse de tout son être, quelque chose d’inexprimable. Il lui semblait qu’elle ne tenait plus à la vie que par un fil tendu, tendu à se briser, et dont la vibration nerveuse donnait à tous ses sens une finesse, une acuité surnaturelles. Il faisait nuit. La chambre où elle était couchée – on lui avait donné la chambre de ses parents, plus aérée, plus spacieuse que sa petite alcôve – se trouvait à demi dans l’ombre. La veilleuse faisait tournoyer au plafond ses ronds lumineux, cette espèce de Grande-Ourse mélancolique qui occupe l’insomnie des malades ; et sur la table de travail, la lampe baissée, limitée par l’abat-jour, éclairait seulement l’ouvrage épars et la silhouette de la maman Delobelle assoupie sur son fauteuil.

 

Dans la tête de Désirée, qui lui paraissait plus légère à porter que d’habitude, il se fit tout à coup un grand va-et-vient de pensées, de souvenirs. Tout le lointain de sa vie semblait se l’approcher d’elle. Les moindres faits de son enfance, des scènes qu’elle n’avait pas comprises alors, des mots entendus comme en rêve, se représentaient à son esprit. L’enfant s’en étonnait, sans s’effrayer, elle ne savait pas qu’avant le grand anéantissement de la mort on a souvent ainsi un moment de surexcitation étrange, comme si tout l’être exaspérait ses facultés et ses forces dans une dernière lutte inconsciente.

 

De son lit elle voyait son père et sa mère, l’une tout près d’elle, l’autre dans l’atelier dont on avait laissé la porte ouverte. La maman Delobelle était étendue sur son fauteuil avec l’abandon des longues lassitudes enfin écoutées ; et toutes ces cicatrices, ces grands coups de sabre dont l’âge et les souffrances marquent les visages vieillis, apparaissaient navrants et ineffaçables, dans cette détente du sommeil. Pendant le jour, la volonté, les préoccupations mettent comme un masque sur la véritable expression des figures : mais la nuit les rend à elles-mêmes. En ce moment, les rides profondes de la vaillante femme, les paupières rougies, les cheveux éclaircis et blancs aux tempes, la crispation de ces pauvres mains torturées au travail, tout se voyait, et Désirée vit tout.

 

Elle aurait voulu être assez forte pour se lever et baiser ce beau front tranquille que des rides sillonnaient sans le ternir.

 

Comme contraste, par l’entre-bâillement de la porte, l’illustre Delobelle apparaissait à sa fille dans une de ses attitudes favorites. Assis de trois quart devant la petite nappe blanche de son souper, il mangeait tout en parcourant une brochure appuyée en face de lui à la carafe. Le grand homme venait de rentrer, le bruit de son pas avait même dû réveiller la malade, et tout agité encore par le mouvement, le train d’une belle représentation, il soupait seul, gravement, solennellement, serré dans sa redingote neuve, la serviette au menton les cheveux redressés d’un petit coup de fer.

 


Il soupait seul…

 

Pour la première fois de sa vie, Désirée remarqua ce désaccord frappant entre sa mère exténuée, à peine vêtue dans ses petites robes noires qui la faisaient paraître encore plus maigre et plus hâve, et son père heureux, bien nourri, oisif, tranquille, inconscient. D’un coup d’œil elle comprit la différence des deux existences. Ce cercle d’habitudes, où les enfants finissent par ne plus voir très clair, leurs yeux étant faits à sa lumière particulière, avait disparu pour elle. À présent elle jugeait ses parents à distance, comme si insensiblement elle s’éloignait d’eux. C’était encore une torture, cette clairvoyance de la dernière heure. Qu’allaient-ils devenir quand elle ne serait plus là ? Ou sa mère travaillerait trop et mourrait à la peine ; ou bien la pauvre femme serait obligée de cesser tout travail, et cet égoïste compagnon, toujours préoccupé de ses ambitions théâtrales, les laisserait peu à peu glisser tous les deux dans la grande misère, ce trou noir qui s’élargit, s’approfondit à mesure qu’on descend.

 

Ce n’était pourtant pas un méchant homme. Il le leur avait prouvé maintes fois. Seulement il y avait là un aveuglement immense que rien n’avait pu dissiper… Et si elle essayait, elle. Si, avant de partir, – quelque chose lui disait que ce serait bientôt – si, avant de partir, elle arrachait l’épais bandeau que ce pauvre homme se maintenait volontairement et de force sur les yeux.

 

Une main légère, aimante comme la sienne, pouvait seule tenter cette opération-là. Elle seule avait le droit de dire à son père :

 

« Gagne ta vie… Renonce au théâtre. » Alors, comme le temps pressait, Désirée Delobelle s’arma de tout son courage et elle appela doucement :

 

– Papa… papa…

 

Au premier appel de sa fille, le grand homme accourut bien vite. Il y avait eu ce soir-là une première à l’Ambigu, et il était revenu enflammé, électrisé. Les lustres, la claque, les conversations dans les couloirs, tous ces détails excitants dont il entretenait sa folie, l’avait laissé plus illusionné que jamais.

 

Il entra dans la chambre de Désirée, rayonnant et superbe, sa lampe à la main, bien droite, un camélia à la boutonnière.

 

– Bonsoir, Zizi. Tu ne dors donc pas ?

 

Et ses paroles avaient une intonation joyeuse qui résonna singulièrement dans la tristesse environnante. De la main, Désirée lui fit signe de se taire, en lui montrant la maman Delobelle endormie.

 

– Posez votre lampe… J’ai à vous parler.

 

Sa voix le frappa, saccadée par l’émotion ; et ses yeux le frappèrent aussi, plus grands ouverts, éclairés par un regard pénétrant qu’il ne leur avait jamais vu.

 

Un peu intimidé, il s’approcha d’elle, son camélia à la main pour le lui offrir, la bouche « en petite pomme », avec un craquement de souliers neufs qu’il trouvait très aristocratique. Sa pose était évidemment gênée ; et cela tenait sans doute au trop grand contraste existant entre la salle de théâtre, éclairée et bruyante, qu’il venait de quitter, et cette petite chambre de malade où les bruits amortis, les lumières baissées s’évanouissaient dans une atmosphère fiévreuse.

 

– Qu’est-ce que tu as donc, Bichette ?…, Est-ce que tu te sens plus malade ?

 

Un mouvement de la petite tête pâle de Désirée répondit qu’elle se sentait en effet malade, et qu’elle voudrait lui parler de tout près, de tout près. Quand il fut arrivé au chevet de son lit, elle posa la main brûlante sur le bras du grand homme et chuchota tout bas à son oreille… Elle était très mal, tout à fait mal. Elle comprenait bien qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.

 

– Alors, père, vous vous trouverez tout seul avec maman… Ne tremblez donc pas comme cela… Vous saviez bien que cette chose devait arriver, qu’elle était même très prochaine… Seulement je vais vous dire… moi partie, j’ai bien peur que maman ne soit pas assez forte pour faire aller la maison… Regardez comme elle est pâle et fatiguée.

 

Le comédien regarda sa « sainte femme » et parut très étonné de lui trouver en effet si mauvaise mine. Puis il se consola avec une remarque égoïste.

 

– Elle n’a jamais été bien forte…

 

Cette observation et le ton dont elle fut faite, indignèrent Désirée, l’affermirent dans sa résolution. Elle continua, sans pitié pour les illusions du comédien :

 

– Qu’allez-vous devenir tous les deux quand je ne serai plus là ?… Oui je sais, vous avez de grandes espérances, mais elles sont bien longues à se réaliser. Ces résultats que vous attendez depuis si longtemps peuvent tarder encore ; et d’ici-là comment ferez-vous ?… tenez ! mon cher père je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais il me semble qu’à votre âge, intelligent comme vous êtes, il vous serait facile… Monsieur Risler aîné ne demanderait pas mieux, je suis sûre…

 

Elle parlait lentement, avec effort, cherchant ses mots, mettant entre chaque phrase de grands silences qu’elle espérait toujours voir remplir par un geste, une exclamation de son père. Mais le comédien ne comprenait pas. Il l’écoutait, la regardait avec ses gros yeux arrondis, sentant vaguement que de cette conscience d’enfant, innocente et inexorable, une accusation se levait contre lui ; il ne savait pas encore laquelle.

 

– Je crois que vous feriez bien, reprit Désirée timidement, je crois que vous feriez bien de renoncer…

 

– Hein ?… quoi ?… comment ?…

 

Elle s’arrêta en voyant l’effet de ses paroles. La figure si mobile du vieux comédien s’était crispée tout à coup, sous l’impression d’un violent désespoir ; et des larmes, de vraies larmes qu’il ne songeait même pas à dissimuler d’un revers de main comme on fait à la scène, gonflaient ses paupières sans couler, tellement l’angoisse le serrait à la gorge. Le malheureux commençait à comprendre… Ainsi, des deux seules admirations qui lui fussent restées fidèles, une encore se détournait de sa gloire Sa fille ne croyait plus en lui ! Ce n’était pas possible. Il avait mal compris, mal entendu… À quoi ferait-il bien de renoncer, voyons, voyons ?… Mais devant la prière muette de ce regard qui lui demandait grâce, Désirée n’eut pas le courage d’achever. D’ailleurs la pauvre enfant était à bout de force et de vie. Elle murmura deux ou trois fois :

 

– De renoncer… de renoncer…

 

Puis sa petite tête retomba sur l’oreiller, et elle mourut sans avoir osé lui dire à quoi il ferait bien de renoncer.

 

 

La nommée Delobelle est morte, monsieur le commissaire. Quand je vous le disais qu’elle ne recommencerait plus. Cette fois la mort lui a épargné le chemin et la peine ; elle est venue la prendre elle-même. Et maintenant, homme incrédule, quatre bonnes planches de sapin solidement clouées vous répondent de cette parole d’enfant. Elle avait promis de ne plus recommencer ; elle ne recommencera plus.

 

La petite boiteuse est morte. C’est la nouvelle du quartier des Francs-Bourgeois mis en rumeur par ce lugubre événement. Non pas que Désirée y fût très populaire, elle qui ne sortait jamais et montrait seulement de temps en temps aux vitres tristes sa pâleur de recluse et ses yeux cernés d’ouvrière infatigable. Mais à l’enterrement de la fille de l’illustre Delobelle, il ne pouvait manquer d’y avoir beaucoup de comédiens, et Paris adore ces gens-là. Il aime à les voir passer dans la rue, en plein jour, ces idoles du soir ; à se rendre compte de leur vraie physionomie dégagée du surnaturel de la rampe. Aussi, ce matin-là, pendant que sous la petite porte étroite de la rue de Braque on tendait les draperies blanches à grands coups de marteau, les curieux envahissaient le trottoir et la chaussée.

 


Sa petite tête retomba…

 

C’est une justice à leur rendre, les comédiens s’aiment entre eux, ou du moins ils sont tenus par une solidarité, un lien de métier qui les rassemble, à toutes les occasions de manifestations extérieures : bals, concerts, repas de corps, enterrements.

 

Bien que l’illustre Delobelle ne fût plus au théâtre, que son nom eût entièrement disparu des comptes rendus et des affiches depuis plus de quinze ans, il suffit d’une petite note de deux lignes dans un obscur journal de théâtre : M. Delobelle, ancien premier sujet des théâtres de Metz et d’Alençon, vient d’avoir la douleur,… etc. On se réunira,… etc. Aussitôt, de tous les coins de Paris et de la banlieue, les comédiens accoururent en foule à cet appel.

 

Fameux ou non fameux, inconnus ou célèbres, ils y étaient tous, ceux qui avaient joué avec Delobelle en province, ceux qui le rencontraient dans les cafés de théâtre où il était comme ces visages toujours aperçus sur lesquels il est difficile de mettre un nom, mais que l’on se rappelle à cause du milieu où on les voit constamment et dont ils semblent faire partie, puis aussi des acteurs de province, de passage à Paris, qui venaient là pour « lever » un directeur, trouver un bon engagement.

 

Et tous, les obscurs et les illustres, les Parisiens et les provinciaux, n’ayant qu’une préoccupation, voir leur nom cité par quelque journal dans un compte rendu de l’enterrement. Car à ces êtres de vanité tous les genres de publicité semblent enviables. Ils ont tellement peur que le public les oublie, qu’au moment où ils ne se montrent pas, ils éprouvent le besoin de faire parler d’eux, de se rappeler par tous les moyens au souvenir de la vogue parisienne si flottante et si rapide.

 

Dès neuf heures, tout le menu peuple du Marais, cette province cancanière, attendait aux fenêtres, aux portes, dans la rue, le passage des cabotins. Des ateliers guettaient à leurs vitres poussiéreuses, des petits bourgeois dans l’embrasure de leurs rideaux croisés, des ménagères un panier au bras, des apprentis un paquet sur la tête.

 

Enfin ils arrivèrent, à pied ou en voiture, solitairement ou par bandes. On les reconnaissait à leurs figures rasées, bleuâtres au menton et aux joues, à leurs airs peu naturels, trop emphatiques ou trop simples, à leurs gestes de convention, et surtout à ce débordement de sentimentalité que leur donne l’exagération nécessaire à l’optique de la scène. Les différentes façons dont ces braves gens manifestaient leur émotion en cette circonstance douloureuse étaient vraiment curieuses à observer. Chaque entrée dans la petite cour pavée et noire de la maison mortuaire étais comme une entrée en scène et variait selon l’emploi du comédien. Les grands premiers rôles, l’air fatal, le sourcil froncé, commençaient tous en arrivant par écraser du bout de leur gant une larme du coin de l’œil qu’ils ne pouvaient plus retenir ; puis soupiraient, regardaient le ciel, et restaient debout au milieu du théâtre, c’est-à-dire de la cour, le chapeau sur la cuisse, avec un petit piaffement du pied gauche qui les aidait à contenir leur douleur : « Tais-toi, mon cœur, tais-toi. » Les comiques, au contraire, « la faisaient » à la simplicité. Ils s’abordaient d’un air piteux et bonhomme, s’appelant entre eux « ma pauv’ vieille » avec des poignées de main convaincues et vibrantes, des tremblements flasques dans le bas des joues, un abaissement du coin des yeux, du coin des lèvres qui faisaient descendre leur attendrissement à l’expression triviale de la farce. Tous maniérés et tous sincères…

 

Sitôt entrés, ces messieurs se séparaient en deux camps. Les comédiens célèbres, arrivés, regardaient dédaigneusement les Robricart inconnus et sordides dont l’envie répondait à leur mépris par mille marques désobligeantes : « Avez-vous vu comme un tel a vieilli, comme il est marqué ?… Il ne pourra pas tenir l’emploi longtemps. »

 

Entre ces deux groupes, l’illustre Delobelle, vêtu de noir, ganté de noir minutieusement, allait et venait, les yeux rouges, les dents serrées, distribuant des poignées de main silencieuses. Le pauvre diable avait le cœur plein de larmes, mais cela ne l’avait pas empêché de se faire friser au petit fer et coiffer en demi-Capoul pour la circonstance. Étrange nature ! Personne n’aurait pu dire en lisant dans son âme le point où la douleur vraie et la pose de la douleur se séparaient, tellement elles étaient mêlées l’une à l’autre… Il y avait aussi parmi les comédiens plusieurs figures de notre connaissance ; M. Chèbe, plus important que jamais, et qui rôdait d’un air empressé autour des acteurs en vogue, pendant que madame Chèbe tenait compagnie, là-haut, à la pauvre mère. Sidonie n’avait pas pu venir, mais Risler aîné était là, presque aussi ému que le père, le bon Risler, l’ami de la dernière heure, qui avait payé tous les frais de la triste cérémonie. Aussi les voitures de deuil étaient magnifiques ; les tentures frangées d’argent, et le catafalque jonché de roses et de violettes blanches. Dans l’allée misérable et noire de la rue de Braque, ces blancheurs discrètes sous les cierges, ces fleurs tremblantes et baignées d’eau bénite ressemblaient bien à la destinée de cette pauvre enfant dont les moindres sourires avaient été toujours trempés de larmes.

 

On se mit en route, pas à pas, lentement, par les rues tortueuses. En tête marchait Delobelle secoué par les sanglots, s’attendrissant presque autant sur lui-même, pauvre père enterrant son enfant, que sur sa fille morte, et, au fond de sa douleur sincère, gardant son éternelle personnalité vaniteuse restée là comme au fond d’un ruisseau, immuable sous les flots changeants. La pompe de cette cérémonie, cette file noire qui arrêtait la circulation sur son passage, les voitures drapées, le petit coupé des Risler que Sidonie avait envoyé pour faire du genre, tout cela le flattait, l’exaltait, quoi qu’il en eût. À un moment, n’y pouvant plus tenir, il se pencha vers Robricart, qui marchait à côté de lui :

 

– As-tu vu ?

 

– Quoi donc ?

 

Et le malheureux père, en s’épongeant les yeux, murmura non sans quelque fierté :

 

– Il y a deux voitures de maître…

 

Chère petite Zizi, si bonne, si simple ! Toutes ces douleurs poseuses, ce cortège de pleureurs solennels n’étaient guère faits pour elle. Heureusement que là-haut, à la fenêtre de l’atelier, la maman Delobelle, qu’on n’avait pas pu empêcher de regarder partir sa petite, se tenait debout derrière les persiennes fermées.

 


Delobelle vêtu de noir…

 

– Adieu… adieu… disait la mère tout bas, presque à elle-même, en agitant la main avec un geste inconscient de vieillard ou de folle.

 

Si doucement que cet adieu fût dit, Désirée Delobelle dut l’entendre.

 

LIVRE QUATRIÈME

I

LÉGENDE FANTASTIQUE DU PETIT HOMME BLEU


Libre à vous de ne pas y croire, moi, je crois fermement au petit homme bleu. Non pas que je l’aie jamais vu ; mais un poète de mes amis, en qui j’ai toute confiance, m’a raconté bien souvent s’être trouvé face à face, une nuit, avec cet étrange petit gnome, et voici dans quelles circonstances.

 


Je crois au petit homme bleu…

 

Mon ami avait eu la faiblesse de faire un billet à son tailleur ; et comme tous les gens d’imagination en pareil cas, sitôt sa signature donnée, il s’était cru débarrassé de sa dette et l’idée de son billet lui était sortie de l’esprit. Or il advint qu’une nuit notre poète fut réveillé en sursaut par un bruit singulier venu de sa cheminée. Il crut d’abord que c’était un moineau frileux cherchant la vapeur tiède du feu éteint, ou bien une girouette taquinée par le vent qui changeait. Mais au bout d’un moment le bruit s’étant accentué, il distingua très bien le tintement d’un sac d’écus mêlé à je ne sais quel grincement de chaînette. En même temps, il entendait une petite voix aiguë comme le sifflet lointain d’une locomotive, claire comme un chant de coq, lui crier du haut du toit’« L’échéance ! l’échéance ! »

 

– Ah ! bon Dieu… mon billet ! se dit le pauvre garçon se souvenant tout à coup que l’effet de son tailleur arrivait dans huit jours ; et, jusqu’au matin, il ne fit que se remuer, cherchant le sommeil dans tous les coins de son lit et n’y trouvant que la pensée de ce maudit billet à ordre. Le lendemain, le surlendemain, toutes ses nuits suivantes, il fut éveillé à la même heure et de la même façon ; toujours le bruit d’écus, le grincement de chaînette et la petite voix qui criait en ricanant : « L’échéance ! l’échéance ! » Le terrible, c’est que plus le jour de l’échéance approchait, plus le cri devenait aigu et féroce, plein de menaces de Saisie et d’assignation.

 

Infortuné poète ! ce n’était pas assez des fatigues de la journée, des courses à travers la ville pour se procurer de l’argent ; il fallait encore que cette cruelle petite voix vînt lui enlever le sommeil et le repos. À qui appartenait-elle donc, cette voix fantastique ? Quel esprit de malice pouvait s’amuser à le martyriser ainsi ? Il voulut en avoir le cœur net. Une nuit donc, au lieu de se coucher, il éteignit sa lumière, ouvrit sa fenêtre et attendit.

 

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en sa qualité de poète lyrique, mon ami habitait très haut, au niveau des toits. Pendant des heures, il ne vit rien que cette pittoresque étendue de toits serrés, inclinés l’un vers l’autre, que les rues traversaient en tous sens comme d’immenses précipices, et que les cheminées, les pignons déchiquetés par un rayon de lune accidentaient capricieusement. Au-dessus de Paris endormi et noir, cela faisait comme une seconde ville, une ville aérienne, suspendue et flottant entre le vide de l’ombre et la lumière éblouissante de la lune.

 

Mon ami attendit, attendit longtemps. Enfin vers les deux ou trois heures du matin, comme tous les clochers dressés dans la nuit se passaient l’heure l’un à l’autre, un pas léger courut près de lui sur les tuiles et les ardoises, et une petite voix grêle souffla dans le tuyau de sa cheminée : « L’échéance ! l’échéance !… » Alors, en se penchant un peu, mon poète aperçut l’infâme petit lutin tourmenteur d’hommes qui l’empêchait de dormir depuis huit jours. Il n’a pu me dire positivement sa taille ; la lune vous joue de ces tours-là par la dimension fantastique qu’elle donne aux objets et à leurs ombres. Il remarqua seulement que ce singulier diablotin était vêtu comme les garçons de la Banque, habit bleu à boutons d’argent, chapeau à claque, galons de sergent sur la manche, et qu’il tenait sous le bras une serviette de cuir presque aussi grosse que lui, dont la clef suspendue à une longue chaînette sonnait frénétiquement à chaque pas, comme la sacoche d’écus qu’il brandissait de son autre main. C’est ainsi que mon ami entrevit le petit homme bleu, pendant qu’il passait rapidement dans un rayon de lune ; car il semblait très pressé, très affairé, enjambait les rues d’un bond, courait d’une cheminée à l’autre, en glissant sur la crête des toits.

 

Son public est si nombreux, à ce damné petit homme. Il y a tant de commerçants à Paris, tant de gens qui ont une fin de mois, tant de malheureux qui ont signé un billet à ordre ou mis le mot « accepté » en travers d’une lettre de change. À tout ce monde-là, l’homme bleu jetait en passant son cri d’alarme. Il le jetait au-dessus des fabriques à cette heure éteintes et muettes, au-dessus des grands hôtels de la finance, endormis dans le silence luxueux de leurs jardins, au-dessus de ces maisons à cinq, six étages, de ces toits inégaux, disparates, amoncelés au fond des quartiers pauvres. « L’échéance !… l’échéance ! » D’un bout à l’autre de la ville, dans cette atmosphère de cristal que font sur les hauteurs le grand froid et la lune claire, la petite voix stridente sonnait impitoyablement. Partout sur son passage elle chassait le sommeil, réveillait l’inquiétude, fatiguait la pensée et les yeux, et, du haut en bas des maisons parisiennes, faisait courir comme un vague frisson de malaise et d’insomnie.

 

Pensez ce que vous voudrez de cette légende ; voici dans tous les cas ce que je puis vous assurer pour appuyer le récit de mon poète, c’est qu’une nuit vers la fin de janvier, le vieux caissier Sigismond, de la maison Fromont jeune et Risler aîné, fut réveillé en sursaut dans son petit logis de Montrouge par la même voix taquine, le même grincement de chaînette suivi de ce cri fatal :

 

L’échéance !

 

– C’est pourtant vrai, pensa le brave homme en se dressant tout droit sur son lit, c’est après-demain la fin du mois… Et j’ai le courage de dormir !…

 

Il s’agissait, en effet, d’une somme importante ; cent mille francs à payer en deux traites, et dans un moment où pour la première fois depuis trente ans la caisse de la maison Fromont se trouvait absolument désargentée. Comment allait-on faire ? Plusieurs fois Sigismond avait essayé d’en parler à Fromont jeune ; mais celui-ci semblait fuir la lourde responsabilité des affaires, traversait les bureaux, toujours pressé, enfiévré, sans rien voir ni entendre autour de lui. Aux questions inquiètes du caissier, il répondait tout en mordant sa fine moustache :

 

« C’est bon, c’est bon, mon vieux Planus… Ne vous inquiétez pas… J’aviserai… » Et il avait bien l’air en disant cela de penser à autre chose, d’être à mille lieues de ce qui se passait. Le bruit courait dans la fabrique, où sa liaison avec madame Risler n’était plus un secret pour personne, que Sidonie le trompait, le rendait très malheureux ; et effectivement, les folies de sa maîtresse le préoccupaient bien plus que les inquiétudes de son caissier. Quant à Risler, on ne le voyait jamais ; il passait sa vie enfermé dans les combles à surveiller la mystérieuse et interminable fabrication de ses machines.

 

Cette indifférence des patrons pour les affaires de la fabrique, ce manque absolu de surveillance avaient amené peu à peu la désorganisation de tout. Ouvriers et employés en prenaient à leur aise, venaient tard à leurs occupations, s’esquivaient de bonne heure, sans souci de la vieille cloche qui, après avoir si longtemps mené le travail, semblait maintenant sonner l’alarme et la déroute. On faisait encore des affaires, parce qu’une maison lancée marche seule pendant des années par la force de la première impulsion ; mais quel gâchis, quel désarroi sous cette prospérité apparente !

 

Sigismond le savait mieux que personne, et voilà pourquoi le cri du petit homme bleu l’avait si brusquement tiré de son sommeil. Comme pour y voir plus clair dans cette multitude d’idées douloureuses qui se pressaient, s’agitaient, tourbillonnaient devant lui, le caissier avait allumé sa bougie, et, assis sur son lit, il songeait… Où trouver ces cent mille francs ? Certainement il était dû plus que ça à la maison. Il y avait de vieilles notes qui traînaient chez les clients, un reliquat de compte avec les Prochasson et d’autres ; mais quelle humiliation ce serait pour lui d’aller ramasser toutes ces anciennes factures. Ces choses-là ne se font pas dans le haut commerce ; on a l’air d’une maison de pacotille. Et pourtant cela valait encore mieux qu’un protêt… Oh ! l’idée que le garçon de banque arriverait devant son grillage, la mine assurée et confiante, qu’il poserait ses billets tranquillement sur la tablette, et que lui Planus, Sigismond Planus, serait obligé de dire.

 

– Remportez vos traites… Je n’ai pas d’argent pour faire face…

 

Non, non. Ce n’était pas possible. Toutes les humiliations étaient préférables à celle-là.

 

– Allons, c’est dit… J’irai en tournée demain, soupirait le pauvre caissier.

 

Et pendant qu’il s’agitait, qu’il se tourmentait ainsi sans pouvoir fermer l’œil jusqu’au matin, l’homme bleu, continuant su ronde, s’en allait secouer son sac d’écus et sa chaînette au-dessus d’une mansarde du boulevard Beaumarchais, où, depuis la mort de Désirée, l’illustre Delobelle était venu habiter avec sa femme.

 


L’échéance…

 

« L’échéance ! l’échéance !… »

 

Hélas ! la petite boiteuse ne s’était pas trompée dans ses prédictions. Elle partie, la maman Delobelle n’avait pas pu continuer longtemps les oiseaux et mouches pour modes. Ses yeux étaient perdus de larmes ; et ses vieilles mains tremblaient trop pour planter d’aplomb les colibris qui, malgré tous ses efforts, gardaient une physionomie piteuse et dolente. Il avait fallu y renoncer. Alors la courageuse femme s’était mise à travailler à la couture. Elle reprisait des dentelles, des broderies, descendait peu à peu au niveau d’une ouvrière. Mais son gain de plus en plus minime suffisait à peine aux premières nécessités du ménage, et Delobelle, que sa terrible profession de comédien in partibus obligeait à de continuelles dépenses, en était réduit à faire des dettes. Il devait à son tailleur, à son bottier, à son chemisier mais ce qui l’inquiétait le plus, c’était ces fameux déjeuners qu’il avait pris au boulevard, du temps de la direction.

 

La note se montait à deux cent cinquante francs, payables fin janvier, et cette fois sans aucun espoir de renouvellement, aussi le cri du petit homme bleu fit-il passer un frisson de terreur par tous ses membres…

 

Plus qu’un jour avant l’échéance ! Plus qu’un jour pour trouver ces deux cent cinquante francs ! S’il ne les trouvait pas, tout serait vendu chez eux. Vendus ces pauvres meubles, toujours les mêmes depuis le commencement du ménage, insuffisants, incommodes, mais chers par les souvenirs qui se rattachaient à leurs éraillures, à l’usure de certains coins. Vendue la longue table des oiseaux et mouches pour modes, sur le bord de laquelle il avait soupé pendant vingt ans ; vendu le grand fauteuil de Zizi, qu’on ne pouvait pas regarder sans larmes et qui semblait avoir gardé quelque chose de la chérie, de ses gestes, de son attitude, l’affaissement de ses longues journées de rêverie et de travail. La maman Delobelle en mourrait sûrement de voir tous ces chers souvenirs disparaître…

 

En pensant à cela, le malheureux cabotin que son égoïsme épais ne garantissait pourtant pas toujours des piqûres du remords, se tournait, se retournait dans son lit, poussait de gros soupirs ; et tout le temps il avait devant les yeux la petite figure pâle de Désirée, avec ce regard suppliant et tendre qu’elle tournait anxieusement vers lui au moment de mourir, quand elle lui demandait tout bas de renoncer… de renoncer… À quoi voulait-elle donc que son père renonçât ? Elle était morte sans pouvoir le lui dire ; mais Delobelle avait tout de même un peu compris, et depuis lors, dans cette nature impitoyable, un trouble, un doute étaient entrés, qui se mêlaient cruellement cette nuit-là à ses inquiétudes d’argent…

 

« L’échéance !… l’échéance !… »

 

Cette fois, c’était dans la cheminée de M. Chèbe que le petit homme bleu jetait en passant son cri sinistre. Il faut vous dire que M. Chèbe, depuis quelque temps, s’était lancé dans des entreprises considérables, un commerce « debout » très vague, excessivement vague, qui lui dévorait beaucoup d’argent. À plusieurs reprises déjà, Risler et Sidonie avaient été obligés de payer les dettes de leur père, à la condition expresse qu’il se tiendrait tranquille, qu’il ne ferait plus d’affaires ; mais ces plongeons perpétuels étaient nécessaires à son existence. Il s’y retrempait chaque fois d’un courage nouveau, d’une activité plus ardente. Quand il n’avait pas d’argent, M. Chèbe donnait sa signature ; il en faisait même un abus déplorable, de sa signature, comptant toujours sur les bénéfices de l’entreprise pour satisfaire à ses engagements. Le diantre, c’est que les bénéfices ne se montraient jamais, tandis que les billets souscrits, après avoir circulé des mois entiers d’un bout de Paris à l’autre, revenaient au logis avec une ponctualité désespérante, tout noirs des hiéroglyphes ramassés pendant le chemin.

 

Justement, son échéance de janvier était très lourde, et en entendant passer le petit bonhomme bleu, il s’était rappelé tout à coup qu’il n’avait pas un sou pour payer. Ô rage ! Il allait falloir encore s’humilier devant ce Risler, courir le risque d’être refusé, avouer qu’il avait manqué à sa parole… L’angoisse du pauvre diable s’augmentait du silence de la nuit où l’œil est inoccupé, où la pensée n’a rien pour se distraire, et de la position horizontale qui, en donnant l’immobilité complète à tout le corps, livre l’esprit sans défense à ses terreurs et à ses préoccupations. À chaque instant, M. Chèbe rallumait sa lampe, ramassait son journal, s’efforçait vainement à lire, au grand déplaisir de la bonne madame Chèbe qui geignait doucement et se retournait du côté du mur pour ne pas voir la lumière.

 

Et pendant ce temps-là l’infernal petit homme bleu, enchanté de sa malice, s’en allait en ricanant faire tinter un peu plus loin son sac d’écus et sa chaînette. Le voilà rue des Vieilles-Haudriettes, au dessus d’une grande fabrique où toutes les fenêtres sont éteintes, hormis une seule, au premier, au fond du jardin…

 

Malgré l’heure avancée, Georges Fromont n’était pas encore couché. Assis au coin du feu, la tête entre les mains, dans cette concentration aveugle et muette des malheurs irréparables, il pensait à Sidonie, à cette horrible Sidonie qui dormait en ce moment à l’étage au-dessus. Elle le rendait fou positivement. Elle le trompait, il en était sûr, elle le trompait avec le ténor toulousain, ce Cazabon dit Cazaboni que madame Dobson avait introduit dans la maison. Depuis longtemps il la suppliait de ne plus recevoir cet homme ; mais Sidonie ne l’écoutait pas, et, dans la journée encore, à propos d’un grand bal qu’elle allait donner, elle avait déclaré tout net que rien ne l’empêcherait d’inviter son ténor.

 

– Mais c’est votre amant ! lui avait crié Georges avec colère, les yeux fixés dans les siens.

 

Elle n’avait pas dit non ; elle n’avait pas même détourné son regard. Seulement, toujours très froide, avec son mauvais petit sourire, elle lui avait signifié qu’elle ne reconnaissait à personne le droit de juger ou de gêner ses actions, qu’elle était libre, qu’elle entendait bien rester libre et n’être pas plus tyrannisée par lui que par Risler Ils avaient passé une heure ainsi, en voiture, les stores baissés, à se disputer, à s’injurier, presque à se battre…

 

Et dire qu’à cette femme il avait tout sacrifié, sa fortune, son honneur, jusqu’à cette charmante Claire, endormie avec l’enfant dans la chambre à côté, tout un bonheur à portée de sa main, qu’il avait dédaigné pour cette gueuse !… Maintenant elle venait lui avouer qu’elle ne l’aimait plus, qu’elle en aimait un autre. Et lui, le lâche, il en voulait encore. Qu’est-ce qu’elle lui avait donc fait boire ?

 

Soulevé par l’indignation qui bouillonnait dans tout son être, Georges Fromont s’était arraché de son fauteuil, marchait fébrilement par la chambre, et son pas résonnait dans le silence de la maison muette, comme une vivante insomnie… L’autre dormait là-haut. Elle donnait avec le privilège de sa nature inconsciente et sans remords. Peut-être aussi pensait-elle à son Cazaboni.

 

Quand cette idée lui traversait l’esprit, Georges avait des tentations folles de monter, de réveiller Risler, de tout lui dire et de se perdre avec elle. Il était aussi trop bête, ce mari trompé ! Comment ne la surveillait-il pas davantage ? Elle était assez jolie, surtout assez vicieuse pour qu’on prit des précautions. Et c’est pendant qu’il se débattait au milieu de ces préoccupations cruelles et stériles, que le cri d’alarme du petit homme bleu retentit tout à coup dans le bruit du vent :

 

« L’échéance !… l’échéance !… »

 

Le malheureux ! Dans sa colère, il n’y avait plus songé. Et pourtant il la voyait venir depuis longtemps cette terrible fin de janvier. Que de fois, entre deux rendez-vous, alors que sa pensée, libre une minute de Sidonie, revenait aux affaires, à la réalité de la vie, que de fois il s’était dit : « Ce jour-là, c’est la débâcle ! » Mais, comme tous ceux qui vivent dans le délire de l’ivresse, sa lâcheté lui faisait croire qu’il était trop tard pour rien réparer, et il repartait plus vite et plus fort dans sa route mauvaise, pour oublier, pour s’étourdir.

 

À cette heure, il n’y avait plus moyen de s’étourdir. Il voyait son désastre clairement, jusqu’au fond ; et la figure sèche et sérieuse de Sigismond Planus se dressait devant lui avec ses traits taillés à coups de couteau, dont nulle expression ne corrigeait la roideur, et ses yeux clairs de Suisse-Allemand qui, depuis quelque temps, le poursuivaient d’un si impassible regard… Eh bien ! non, non, il ne les avait pas, ces cent mille francs, et il ne savait où les prendre. Depuis six mois, pour subvenir aux fantaisies ruineuses de sa maîtresse, il avait beaucoup joué, perdu des sommes énormes. Par là-dessus la faillite d’un banquier, un inventaire pitoyable… Il ne lui restait plus rien que la fabrique, et dans quel état ! Où aller à présent, et que faire ?

 


Eh bien ! non…

 

Ce qui quelques heures auparavant lui semblait un chaos, un tourbillon où il ne voyait rien distinctement et dont la confusion lui était encore un espoir, lui apparaissait en ce moment d’une netteté épouvantable. Des caisses vides, des portes fermées, des protêts, la ruine. Voilà ce qu’il apercevait, de quelque côté qu’il se tournât. Et comme à tout cela se joignait la trahison de Sidonie, le malheureux, éperdu, ne sachant à quoi s’accrocher dans ce grand naufrage, eut tout à coup un cri d’angoisse, un sanglot, comme un appel à quelque Providence.

 

– Georges, Georges, c’est moi… Qu’est-ce que tu as ?

 

Sa femme était devant lui, sa femme qui maintenant l’attendait chaque nuit, guettait anxieusement son retour du Cercle, car elle continuait à croire que c’était là qu’il passait ses soirées. À voir son mari changer, s’assombrir un peu plus de jour en jour, Claire s’imaginait qu’il devait avoir quelque gros ennui d’argent, sans doute des pertes de jeu. On l’avait prévenue qu’il jouait beaucoup, et malgré l’indifférence qu’il lui marquait, elle s’inquiétait pour lui, aurait voulu qu’il la prît pour confidente, qu’il lui donnât l’occasion de se montrer généreuse et tendre. Cette nuit-là, elle l’avait entendu marcher très tard dans sa chambre. Comme sa petite fille toussait beaucoup, réclamait des soins de toutes les minutes, elle avait partagé sa sollicitude entre la souffrance de l’enfant et celle du père ; et elle était restée là, l’oreille tendue à tous les bruits, dans une de ces veillées attendries et douloureuses où les femmes recueillent tout ce qu’elles ont en elles de courage pour supporter la lourde charge du devoir multiple. Enfin l’enfant s’était endormie et, en entendant le père pleurer, Claire était accourue.

 

Oh ! quand il la vit devant lui, si tendre, si émue et si belle, quel immense et tardif remords lui vint. Oui, c’était bien elle la vraie compagne, l’amie. Comment avait-il pu l’abandonner ? Longtemps, longtemps, il pleura sur son épaule sans pouvoir parler. Et c’était heureux qu’il ne parlât pas, car il lui aurait tout dit, tout. Le malheureux avait besoin d’épanchement, une envie irrésistible de s’accuser, de demander pardon, de diminuer le poids de ce remords qui lui écrasait le cœur Elle lui épargna la peine de prononcer une parole :

 

– Tu as joué, n’est-ce pas ? tu as perdu… et beaucoup ?

 

Il faisait signe que oui ; puis, quand il put parler, il avoua qu’il lui fallait cent mille francs pour le surlendemain et qu’il ne savait comment se les procurer. Elle ne lui fit pas un reproche. Elle était de celles qui en face d’un malheur ne songent qu’à le réparer sans la moindre récrimination. Même, dans le fond de son cœur, elle bénissait ce désastre qui le rapprochait d’elle et devenait un lien entre leurs deux existences si séparées depuis longtemps. Elle réfléchit un moment. Ensuite, avec l’effort d’une décision qui a coûté beaucoup de mal à prendre :

 

– Rien n’est encore perdu, dit-elle. J’irai demain à Savigny demander cet argent au grand-père.

 

Jamais il n’eût osé lui parler de cela. La pensée ne lui en serait même pas venue. Elle était si fière, et le vieux Gardinois si dur ! C’était certes un grand sacrifice qu’elle lui faisait là, une preuve d’amour éclatante qu’elle lui donnait. Subitement il fut envahi par cette chaleur de cœur, cette allégresse qui vient après le danger passé. Claire lui apparaissait comme un être surnaturel qui avait le don de bonté et d’apaisement, autant que l’autre, là-haut, avait le don d’affolement et de destruction. Volontiers, il se fût mis à genoux devant ce beau visage que ses cheveux noirs magnifiquement tordus pour la nuit entouraient d’un nimbe brillant bleuté, et où la régularité des traits un peu sévères se fondait dans une admirable expression de tendresse.

 

– Claire, Claire… que tu es bonne ! Sans répondre, elle l’amena vers le berceau de leur enfant.

 

– Embrasse-la… lui dit-elle doucement, et comme ils étaient là tous les deux l’un près de l’autre, perdus dans la mousseline du rideau, la tête penchée sur ce petit souffle apaisé, mais encore un peu haletant des secousses de son mal, Georges eut peur de réveiller sa fille, et il embrassa la mère éperdument.

 

Voilà bien certainement le premier effet de ce genre qu’ait jamais produit dans un ménage l’apparition du petit bonhomme bleu. D’ordinaire partout où il passe, cet affreux petit gnome, il désunit les mains et les cœurs, détourne l’esprit de ses plus chères affections en l’agitant de mille inquiétudes réveillées au grincement de sa chaînette et à son cri sinistre au-dessus des toits : « L’échéance !… l’échéance !… »

 

II

RÉVÉLATIONS


– Eh ! voilà Sigismond… Comment ça va-t-il, père Sigismond ? Et les affaires !… Ça marche-t-il bien chez vous ?

 

Le vieux caissier souriait d’un air bon enfant, distribuait des poignées de mains au patron, à sa femme, à son frère, et tout en parlant, regardait curieusement autour de lui. C’était dans une fabrique de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, chez ces petits Prochasson, dont la concurrence commençait à devenir redoutable. Ces anciens commis de la maison Fromont, établis à leur compte, avaient débuté très petitement et étaient arrivés peu à peu à se faire une position sur la place. L’oncle Fromont les avait longtemps soutenus de son crédit, de son argent ; ce qui mettait entre les deux maisons des relations amicales et une fin de compte dix ou quinze mille francs, – qu’on avait négligé de régler définitivement, parce qu’on savait qu’avec les Prochasson l’argent se trouvait en bonnes mains.

 

L’aspect de la fabrique était rassurant en effet. Les cheminées secouaient fièrement leurs panaches. Au bruit sourd du travail, on sentait les ateliers pleins et actifs. Les bâtiments étaient bien aménagés, les vitrages clairs ; tout avait un aspect d’entrain, de bonne humeur, de discipline, et derrière le grillage de la caisse, la femme d’un des frères, simplement mise, les cheveux lisses, un air d’autorité sur son jeune visage, était assise attentive et recueillie dans un long alignement de chiffres.

 

En lui-même le vieux Sigismond songeait amèrement aux différences qui existaient entre la maison Fromont, si opulente jadis, ne vivant plus que sur son ancienne réputation, et la prospérité toujours croissante de l’installation qu’il avait sous les yeux. Son regard fureteur allait aux moindres coins, cherchant le défaut, le point à critiquer ; et comme il ne trouvait rien, cela lui serrait le cœur, donnait à son sourire quelque chose de faux et de troublé.

 

Ce qui l’embarrassait surtout, c’était la façon dont il s’y prendrait pour réclamer l’argent de ses patrons, sans laisser voir la gêne de sa caisse. Le pauvre homme avait un air dégagé, insouciant, qui faisait vraiment de la peine… Les affaires allaient bien… très bien… Il passait dans le quartier par hasard, et il avait eu l’idée d’entrer un peu… C’est tout naturel, n’est-ce pas ? On aime à voir les vieux amis…

 

Mais, ces préambules, ces circuits de plus en plus larges ne l’amenaient pas où il voulait : au contraire, ils l’éloignaient de son idée, et croyant voir de l’étonnement dans les yeux des gens qui l’écoutaient, il acheva de s’égarer, bégaya, perdit la tête, puis en dernière ressource prit son chapeau et fit mine de s’en aller. À la porte il se ravisa subitement :

 

– Ah ! au fait, puisque je suis là.

 

Et il avait un petit clignement d’yeux qu’il croyait malin et qui n’était que navrant.

 

– Puisque je suis là, si nous liquidions un peu ce vieux compte.

 

Les deux frères, la jeune femme assise au comptoir se regardèrent une seconde, sans comprendre :

 

– Des comptes ? Quels comptes donc ?

 

Puis tous les trois se mirent à rire en même temps, et de bon cœur, comme d’une plaisanterie un peu forte du vieux caissier. Sacré père Planus, va !… C’est qu’il riait, lui aussi, le vieux ! Il riait sans en avoir envie, pour faire comme les autres. Enfin, on s’expliqua. Fromont jeune était venu lui-même, six mois auparavant, chercher l’argent resté entre leurs mains. Sigismond se sentit fléchir. Il eut pourtant assez de courage pour répondre :

 

– Tiens ! c’est vrai. Je l’avais oublié… Ah ! décidément, Sigismond Planus se fait vieux… Je baisse, mes enfants, je baisse…

 

Et le brave homme s’en alla en essuyant ses yeux, où perlaient encore de grosses larmes de cette bonne partie de rire qu’il venait de faire. Derrière lui les jeunes gens se regardèrent en hochant la tête. Ils avaient compris.

 


Le caissier, une fois dehors…

 

L’étourdissement du coup reçu avait été si terrible, que le caissier, une fois dehors, fut obligé de s’asseoir sur un banc. Voilà donc pourquoi Georges ne prenait plus d’argent à la caisse. Il faisait ses rentrées lui-même. Ce qui s’était passé chez les Prochasson avait dû se passer partout ailleurs. Il était donc bien inutile de s’exposer à des humiliations nouvelles. Oui ; mais l’échéance, l’échéance !… Cette idée lui redonna des forces. Il essuya son front plein de sueur et se remit en route pour tenter encore une démarche chez un de leurs clients du faubourg. Seulement, cette fois, il prit ses précautions ; et du seuil, sans même entrer, il cria au caissier :

 

– Bonjour, père chose… Un petit renseignement, je vous prie…

 

Il tenait la porte entr’ouverte, la main crispée sur le bouton.

 

– À quelle époque avons-nous donc réglé notre dernière facture ? J’ai oublié de l’inscrire.

 

Oh ! il y avait longtemps, bien longtemps que leur facture était réglée. Le reçu de Fromont jeune portait la date de septembre. Il y avait cinq mois. La porte se referma vivement. Et de deux ! Évidemment ce serait partout la même chose.

 

« Ah ! monsieur Chorche, monsieur Chorche… » murmurait le pauvre Sigismond, et pendant qu’il continuait son pèlerinage, le dos voûté, les jambes tremblantes, la voiture de madame Fromont jeune passa tout près de lui, se dirigeant vers la gare d’Orléans, mais Claire ne vit pas le vieux Planus, pas plus que tout à l’heure, en sortant de chez elle, elle n’avait vu la longue redingote de M. Chèbe et le chapeau gibus de l’illustre Delobelle, encore deux martyrs de l’échéance, tourner chacun d’un bout le coin de la rue des Vieilles-Haudriettes, avec la fabrique et le porte-monnaie de Risler pour objectif La jeune femme était bien trop préoccupée, de la démarche qu’elle avait à faire pour regarder dans la rue.

 

Pensez donc ! C’était effrayant. Aller demander cent mille francs à M. Gardinois, un homme qui se vantait de n’avoir emprunté ni prêté un sou dans sa vie, qui racontait à tout propos qu’une seule fois, ayant été obligé de demander quarante francs à son père pour s’acheter une culotte, il lui avait rendu ces quarante francs par petites sommes. Pour tout le monde, même pour ses enfants, le vieux Gardinois suivait ces traditions de rapacité que la terre, la terre dure et souvent ingrate à ceux qui la cultivent, semble inculquer à tous les paysans. De sa fortune colossale, le bonhomme comprenait que, lui vivant, rien ne passât à sa famille.

 

– Ils trouveront mon bien quand je serai mort, disait-il souvent.

 

Partant de son principe, il avait marié sa fille, madame Fromont la mère, sans la moindre dot, et plus tard il ne pardonna pas à son gendre d’avoir fait fortune sans aucun secours de sa part. Car c’était encore une des particularités de cette nature aussi vaniteuse qu’intéressée, de vouloir que chacun eût besoin de lui, s’inclinât devant son argent. Quand les Fromont se réjouissaient en sa présence de l’heureuse tournure que leurs affaires commençaient à prendre, son petit œil bleu, matois et fin souriait ironiquement et il avait un « tout ça se verra au bout » dont l’intonation faisait frissonner. Parfois aussi, le soir, à Savigny, alors que le parc, les avenues, les ardoises bleues du château, les briques roses des écuries, les étangs, les pièces d’eau resplendissaient, baignés de la gloire dorée d’un beau soleil couchant, cet étrange parvenu, après un regard circulaire, disait tout haut devant ses enfants : – Ce qui me console de mourir un jour, c’est que personne dans la famille ne sera assez riche pour garder un château qui coûte cinquante mille francs d’entretien par an.

 

Pourtant, avec cette tendresse de regain que les grands-pères, même les plus secs, trouvent au fond de leur cœur, le vieux Gardinois aurait volontiers choyé sa petite-fille. Mais Claire, tout enfant, avait eu une invincible antipathie pour la dureté de cœur, l’égoïsme glorieux de l’ancien paysan. Puis, quand l’affection ne met pas de liens entre ceux que les différences d’éducation séparent, l’antipathie s’accroît de mille nuances. Au moment du mariage de Claire avec Georges, le bonhomme avait dit à madame Fromont :

 

– Si ta fille veut, elle aura de moi un cadeau princier ; mais il faut qu’elle le demande.

 

Et Claire n’avait rien eu, n’ayant rien voulu demander. Quel supplice de venir, trois ans après cela, implorer cent mille francs de la générosité jadis dédaignée, de venir s’humilier, affronter les sermons sans fin, les ricanements bêtes, le tout assaisonné de plaisanteries berrichonnes, de mots de terroir, de ces dictons justes en général, trouvés par des esprits courts mais logiques, et qui blessent dans leur patois trivial, comme l’injure d’un inférieur.

 

Pauvre Claire ! Son mari, son père allaient être humiliés en elle-même. Il faudrait avouer l’insuccès de l’un, la débâcle de cette maison que l’autre avait fondée et dont il était si fier de son vivant. Cette idée qu’elle allait avoir à défendre tout ce qu’elle aimait le plus au monde, faisait sa force et en même temps sa faiblesse…

 

Il était onze heures quand elle arriva à Savigny. Comme elle n’avait prévenu personne de sa visite, la voiture du château ne se trouvait pas à la gare et elle dut faire le chemin à pied.

 

Le froid était vif, la route dure et sèche La bise sifflait librement dans les plaines arides et sur la rivière, où elle s’abattait sans obstacle à travers les arbres, les taillis défeuillés. Sous le ciel bas, le château apparaissait déroulant sa longue ligne de petits murs et de haies qui le séparaient des champs environnants. Les ardoises de la toiture étaient sombres comme le ciel qu’elles reflétaient ; et toute cette magnifique résidence d’été transformée par l’hiver, âpre, muette, sans une feuille à ses arbres ni un pigeon sur ses toits, semblait n’avoir gardé de vivant que le frissonnement humide de ses pièces d’eau et la plainte des grands peupliers, qui s’abaissaient l’un vers l’autre, en secouant les nids de pies embroussaillés dans leur faîte.

 

De loin, Claire trouvait à la maison de sa jeunesse un air revêche et triste. Il lui semblait que Savigny la regardait venir avec le visage froid, aristocratique, qu’il avait pour les passants du grand chemin arrêtés aux fers de lance de ses grilles. – Ô cruel visage des choses ! – Et pourtant non, pas si cruel. Car, avec son aspect de maison fermée, Savigny semblait lui dire « Va-t’en… n’entre pas… » Et si elle avait voulu l’écouter, Claire renonçant à son projet de parler au grand-père, serait retournée bien vite à Paris pour garder le repos de sa vie. Mais elle ne comprit pas, la pauvre enfant, et déjà le grand terre-neuve qui l’avait reconnue, arrivait en bondissant parmi les feuilles mortes et soufflait à la porte d’entrée.

 

– Bonjour, Françoise… où est bon papa ? demanda la jeune femme à la jardinière qui venait lui ouvrir, humble, fausse, tremblante comme tous les domestiques du château quand ils se sentaient sous l’œil du maître.

 

Bon papa était dans son bureau, un petit pavillon indépendant du grand corps de logis, où il passait ses journées à paperasser dans des cartons, des casiers, des gros livres à dos verts, avec cette folie de bureaucratie qui lui venait de son ignorance première et de l’impression fantastique que lui avait faite autrefois l’étude de notaire de son village.

 

En ce moment, il était enfermé là en compagnie de son garde, une espèce d’espion de campagne, dénonciateur gagé qui le tenait au courant de tout ce qui se passait et se disait dans le petit pays. C’était le favori du maître. Il s’appelait Fouinat et avait bien la tête aplatie, fûtée et sanguinaire de son nom.

 

En voyant entrer sa petite-fille, pâle et tremblante sous ses fourrures, le vieux comprit qu’il se passait quelque chose de grave et d’insolite, et fit un signe au Fouinat qui disparut, se faufila dans l’entrebâillement de la porte, comme s’il entrait dans la muraille même.

 

– Qué que t’as, petite ?… te voilà toute perlutée, demanda le grand-père, assis derrière son immense bureau.

 

Perluté, dans le dictionnaire berrichon, signifie troublé, affolé, retourné, et s’appliquait parfaitement à Claire. Sa course rapide à l’air froid de la plaine, l’effort qu’elle avait fait d’être là, donnaient à son visage, moins posé qu’à l’ordinaire, une expression inaccoutumée. Sans qu’il l’y eût engagée le moins du monde, elle vint l’embrasser et s’asseoir devant le feu, où des bûches, entourées de mousse sèche, des pommes de pin ramassées aux allées du parc, brûlaient avec des éclats de vie, des frémissements de sève. Elle ne prit même pas le temps de secouer le grésil qui emperlait sa voilette et parla tout de suite, fidèle à sa résolution de dire, dès en entrant, le motif de sa visite, avant de s’être laissé impressionner par l’atmosphère de crainte et de respect qui environnait le grand-père, en faisait une sorte de dieu redoutable.

 

Il lui en fallut du courage pour ne pas se troubler, pour ne pas s’interrompre devant ce regard clair qui la fixait, animé dès les premiers mots d’une joie méchante, devant cette bouche féroce dont les coins arrêtés semblaient clos par le mutisme voulu, l’entêtement, la négation de toute sensibilité. Elle alla d’un trait jusqu’au bout, respectueuse sans humilité, cachant son émotion, assurant sa voix à force de vérité dans son récit. Vraiment, à les voir ainsi l’un en face de l’autre, lui froid, tranquille, allongé dans son fauteuil, les mains dans les poches de son gilet de molleton gris, elle attentive aux moindres mots qu’elle prononçait, comme si chacun eût eu le pouvoir de la condamner ou de l’absoudre, jamais on n’aurait dit une enfant devant son grand-père ; mais bien une prévenue devant son juge d’instruction.

 

Sa pensée à lui était toute à la joie, à l’orgueil de son triomphe. Les voilà donc enfin vaincus, ces fiérots de Fromont ! On en avait donc encore besoin de ce vieux Gardinois ! La vanité, sa passion dominante, débordait malgré lui dans toute son attitude. Quand elle eut fini, il prit la parole à son tour, commença naturellement par des « j’en étais sûr… je l’avais dit… je savais bien que tout ça se verrait au bout… » et continua sur le même ton banal et blessant, pour terminer en déclarant que, « vu ses principes bien connus dans la famille », il ne prêterait pas un sou.

 

Alors Claire parla de son enfant, du nom de son mari, qui était en même temps le nom de son père et que la faillite allait déshonorer. Le vieux resta aussi froid, aussi implacable, et profita de son humiliation pour l’humilier encore davantage, car il était de cette race de bons campagnards qui, lorsque l’ennemi est tombé, ne le quittent jamais sans lui laisser les clous de leurs souliers marqués sur la figure.

 

– Tout ce que je peux te dire, petite, c’est que Savigny vous est ouvert… Que ton mari vienne ici. J’ai justement besoin d’un secrétaire. Eh bien, Georges tiendra mes écritures avec douze cents francs par an et la pâtée à tout le monde… Offre-lui cela de ma part, et arrivez…

 

Elle se leva indignée. Elle était venue comme sa fille et il la recevait comme une mendiante. Dieu merci ! ils n’en étaient pas encore là.

 

– Tu crois ? fit M. Gardinois avec un petit clignotement d’yeux féroce.

 

Frémissante, Claire marcha vers la porte, sans répondre. Le vieux la retint d’un geste.

 


Elle se leva indignée…

 

– Prends garde, tu ne sais pas ce que tu refuses… C’est dans ton intérêt, tu m’entends bien, que je te proposais de faire venir ton mari ici… Tu ne sais pas la vie qu’il mène là-bas… Tu ne le sais pas, bien sûr, sans cela tu ne viendrais pas me demander mon argent pour qu’il passe où a passé le tien… Ah ! c’est que je suis au courant, moi, des affaires de ton homme. J’ai ma police à Paris et même à Asnières, comme à Savigny… Je sais ce qu’il fait de ses nuits et de ses journées, ce paroissien-là ; et je ne veux pas que mes écus aillent dans les endroits où il va. Ça n’est pas assez propre pour de l’argent honorablement gagné.

 

Claire ouvrait des yeux étonnés, agrandis par l’angoisse, sentant bien qu’un drame terrible entrait en ce moment dans sa vie par la porte basse des dénonciations. Le vieux continua en ricanant :

 

– C’est qu’elle a de fières quenottes, cette petite Sidonie.

 

– Sidonie !

 

– Ma foi, tant pis. J’ai dit le nom… D’ailleurs, tu l’aurais toujours su un jour ou l’autre… C’est même étonnant que depuis le temps… Mais vous autres femmes, vous êtes si vaniteuses… Que l’on puisse vous tromper, c’est bien la dernière idée qui vous vienne en tête… Eh ben, oui, là. C’est Sidonie qui lui a tout croqué, avec le consentement de son mari, du reste.

 

Et sans pitié il raconta à la jeune femme d’où venait l’argent de la maison d’Asnières, des chevaux, des voitures, comment était meublé leur joli petit nid de l’avenue Gabriel. Il expliquait, précisait tout par le menu. On sentait, qu’ayant eu une nouvelle occasion d’exercer sa manie d’espionnage, il en avait largement profité ; peut-être aussi y avait-il vaguement au fond de tout cela une rage sourde contre sa petite Chèbe, le dépit d’un amour sénile resté toujours inavoué.

 

Claire l’écoutait sans rien dire, avec un beau sourire d’incrédulité. Ce sourire excitait le vieux, éperonnait sa malice… Ah ! tu ne me crois pas… Ah ! tu veux des preuves… Et il en donnait, les accumulait, la criblait de coups de couteau dans le cœur. Elle n’avait qu’à aller voir chez Darches, le bijoutier de la rue de la Paix. Quinze jours auparavant, Georges avait acheté là une rivière en diamants de trente mille francs. C’étaient les étrennes de Sidonie. Trente mille francs de diamants, au moment de faire faillite !

 

Il aurait pu parler la journée entière que Claire ne l’eût pas interrompu. Elle sentait que le moindre effort aurait fait déborder les larmes dont ses yeux étaient remplis, et elle voulait sourire au contraire, sourire jusqu’au bout, la chère et vaillante créature. De temps en temps seulement elle regardait du côté de la route. Elle avait hâte de sortir, de fuir le son de cette voix méchante qui la poursuivait impitoyablement. Enfin il s’arrêta : il avait tout dit. Elle s’inclina et alla vers la porte.

 

– Tu t’en vas ?… Comme tu es pressée…, dit le grand-père en la suivant dehors.

 

Au fond, il était un peu honteux de sa férocité.

 

– Tu ne veux pas déjeuner avec moi ?

 

Elle fit non de la tête, sans la force d’une parole.

 

– Attends au moins qu’on attelle… on te conduira à la gare.

 

Non, toujours non.

 

Et elle continuait à marcher avec le vieux sur ses talons. Droite, fière, elle traversa ainsi la cour toute pleine de souvenirs d’enfance, sans seulement se retourner une fois. Et pourtant, que d’échos de bons rires, que de rayons du soleil de ses jeunes années étaient restés dans le moindre petit grain de sable de cette cour.

 

Son arbre, son banc favori, gardaient toujours leurs mêmes places. Elle n’eut pas un regard pour eux, ni pour les faisans de la volière, ni même pour le grand chien Kiss qui la suivait docilement, attendant une caresse qu’on ne lui donna pas. Elle était entrée comme une enfant de la maison, elle sortait en étrangère, avec des préoccupations affreuses que le moindre rappel de son passé heureux et calme n’aurait pu qu’aggraver encore.

 

– Adieu, grand-père.

 

– Adieu, alors.

 

Et la porte se referma brutalement sur elle. Une fois seule, elle se mit à marcher vite, vite, presque à courir. Elle ne marchait pas, elle se sauvait. Tout à coup, en arrivant au bout du mur de la propriété, elle se trouva devant cette petite porte verte entourée de glycines et de chèvrefeuilles où était la poste du château. Instinctivement elle s’arrêta, frappée par un de ces réveils subits de la mémoire qui s’effectuent en nous aux heures décisives et remettent sous nos yeux avec une grande netteté les moindres actes de notre vie ayant rapport aux catastrophes ou aux joies présentes. Était-ce le soleil oblique et rose, qui venait de se montrer subitement, rayant l’immense plaine en cet après-midi d’hiver comme en août à l’heure du couchant ? Était-ce le silence qui l’entourait, traversé seulement de ces bruits de nature, harmonieux, presque semblables dans toutes les saisons ?

 

Toujours est-il qu’elle se revit telle qu’elle était, à cette même place, trois ans auparavant, un jour où elle avait mis à la poste une lettre invitant Sidonie à venir passer un mois près d’elle à la campagne. Quelque chose l’avertissait que tout son malheur datait de cette minute-là. « Ah ! si j’avais su… si j’avais su… » Et elle croyait encore sentir au bout de ses doigts l’enveloppe satinée prête à tomber dans la boîte.

 

Alors, en songeant à l’enfant, naïve, espérante et heureuse qu’elle était à ce moment, une indignation lui vint, à elle si douce, contre l’injustice de la vie. Elle se demandait : « Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? »

 

Puis, tout à coup : « Non ! ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible… On a menti… » Et, tout en continuant sa route vers la gare, la malheureuse cherchait à se convaincre, à se faire une certitude. Mais elle n’y parvenait pas.

 

La vérité entrevue est comme ces soleils voilés qui fatiguent bien plus les yeux que les rayons les plus ardents. Dans la demi-obscurité qui entourait encore son malheur, la pauvre femme y voyait plus clair qu’elle n’aurait voulu. Maintenant elle comprenait, elle s’expliquait des particularités de l’existence de son mari, ses absences, ses inquiétudes, ses airs embarrassés à certains jours, et parfois, quand il rentrait, cette abondance de détails qu’il lui donnait sur ses courses, mettant des noms en avant comme des preuves qu’elle ne lui demandait pas. De toutes ces conjectures l’évidence de la faute se résumait pour elle. Pourtant elle se refusait encore à y croire et attendait d’être à Paris pour ne plus douter.

 

Il n’y avait personne à la gare, une petite gare isolée et triste où pas un voyageur ne se montre en hiver. Comme Claire était là assise à attendre le train, en regardant vaguement le jardin mélancolique du chef de gare et ces débris de plantes grimpantes courant tout le long des barrières de la voie, elle sentit sur son gant un souffle chaud et humide. C’était son ami Kiss qui l’avait suivie et qui lui rappelait leurs bonnes parties d’autrefois avec des frétillements, des sauts contenus, une joie pleine d’humilité terminée par un allongement de toute sa belle fourrure blanche, aux pieds de sa maîtresse, sur le carreau froid de la salle d’attente. Ces humbles caresses qui venaient la chercher comme une sympathie timide et dévouée firent éclater les sanglots qu’elle retenait depuis si longtemps. Mais tout à coup elle eut honte de sa faiblesse. Elle se leva, renvoya le chien, le renvoya sans pitié, du geste, de la voix, en lui montrant de loin la maison, d’un visage sévère que le pauvre Kiss ne lui connaissait pas. Ensuite elle essuya bien vite ses yeux et sa main humides ; car le train de Paris arrivait et elle savait que dans un moment elle aurait besoin de tout son courage.

 

Le premier soin de Claire en descendant de wagon fut de se faire conduire chez ce bijoutier de la rue de la Paix, qui avait, au dire du grand-père, fourni à Georges une parure de diamants. Si cela était vrai, tout le reste le serait aussi. Sa peur d’apprendre la vérité était si grande qu’une fois là, en face de cette devanture luxueuse, elle s’arrêta n’osant pas entrer. Pour se donner une contenance, elle paraissait très attentive à regarder les bijoux dispersés sur le velours des écrins ; et, à la voir élégante dans sa mise discrète, penchée vers ce scintillement menu et attractif, on aurait pu la prendre pour une heureuse femme en train de choisir une parure, bien plus que pour une âme douloureuse et troublée venant chercher là le secret de sa vie.

 


Elle renvoya le chien…

 

Il était trois heures de l’après-midi. En hiver, à ce moment de la journée, la rue de la Paix a une physionomie vraiment éblouissante. Entre la matinée courte et le soir vite venu, l’existence se dépêche dans ces quartiers luxueux. C’est un va-et-vient de voitures rapides, un roulement ininterrompu, et sur les trottoirs une hâte coquette, un froissement de soie, de fourrures. L’hiver est la vraie saison de Paris. Pour le voir beau, heureux, opulent, ce Paris du diable, il faut le regarder vivre sous un ciel bas, alourdi de neige. La nature est pour ainsi dire absente du tableau. Ni vent, ni soleil. Juste assez de lumière pour que les couleurs les plus effacées, les moindres reflets prennent une valeur admirable, depuis les tons gris roux des monuments, jusqu’aux perles de jais qui constellent une toilette de femme. Les affiches de théâtres, de concerts, resplendissent, comme éclairées des splendeurs de la rampe. Les magasins ne désemplissent pas. Il semble que tous ces gens circulent pour des apprêts de fêtes perpétuelles. Alors, s’il y a une douleur qui se mêle à ce bruit, à ce mouvement, elle en paraît bien plus affreuse. Pendant cinq minutes, Claire souffrit un martyre pire que la mort. Là-bas, sur la route de Savigny, dans l’immensité des plaines désertes, son désespoir s’éparpillait à l’air vif et semblait tenir moins de place. Ici il l’étouffait. Les voix qui sonnaient auprès d’elle, les pas, le frôlement inconscient des promeneurs, tout augmentait son supplice. Enfin elle entra…

 

– Ah ! oui, madame, parfaitement… Monsieur Fromont… Une rivière de diamants et de roses. Nous pourrions vous faire la pareille pour vingt-cinq mille francs.

 

C’était cinq mille francs de moins qu’à lui.

 

– Merci, monsieur, dit Claire… Je réfléchirai. Une glace en face d’elle, où elle vit ses yeux cerclés et sa pâleur de morte lui fit peur. Elle sortit vite, en se raidissant pour ne pas tomber. Elle n’avait qu’une idée, échapper à la rue, au bruit ; se retrouver seule, bien seule, pour pouvoir se plonger, s’abîmer dans ce gouffre de pensées navrantes, de choses noires qui tourbillonnaient au fond de son âme. Oh ! le lâche, l’infâme… Et elle qui, cette nuit encore, le consolait, l’entourait de ses bras !

 

Subitement, sans savoir comment cela se faisait, elle se vit dans la cour de la fabrique. Quel chemin avait-elle pris ? Était-elle venue à pied ou en voiture ? Elle ne se rappelait plus rien. Elle avait agi inconsciemment, comme dans un rêve. Le sentiment de la réalité lui revint, féroce et poignant, en arrivant au perron de son petit hôtel. Risler était là en train de faire monter chez sa femme des caisses de fleurs pour la fête splendide qu’elle donnait le soir même. Avec son calme habituel, il dirigeait les ouvriers, soutenait les hautes branches qu’ils auraient pu casser ; « Pas comme cela… Passez donc de champ… Prenez garde au tapis… »

 

Cette atmosphère de plaisir et de fête, qui l’avait tant écœurée tout à l’heure, la poursuivait jusque dans sa maison. C’était trop d’ironie, à la fin ! Elle se révolta ; et pendant que Risler la saluait, affectueux et plein de respect comme toujours, elle eut sur son visage une immense expression de dégoût, et passa droit sans lui parler, sans voir la surprise qui écarquillait ses bons gros yeux.

 

Dès ce moment, son parti était pris. La colère, une colère d’honnêteté et de justice, allait la faire agir Elle prit à peine le temps d’entrer, d’embrasser les joues fraîches de l’enfant, et courut à la chambre de sa mère.

 

– Vite, maman, habillez-vous… Nous partons… Nous partons…

 

La vieille dame se leva lentement du fauteuil où elle était assise, très occupée à nettoyer sa chaîne de montre en entrant une épingle entre chaque chaînon avec des précautions infinies. Claire retint un mouvement d’impatience :

 

– Allons, allons, vite… Préparez vos effets.

 

Sa voix tremblait, et la chambre de la pauvre maniaque lui parut atroce, toute reluisante de cette propreté qui peu à peu était devenue une folie. C’est qu’elle se trouvait dans un de ces moments sinistres où une illusion perdue vous les fait perdre toutes, vous laisse voir jusqu’au fond la misère humaine. Entre la mère à moitié folle, le mari infidèle, l’enfant trop jeune, la conscience de son isolement lui venait pour la première fois ; mais cela ne faisait que l’affermir dans ses résolutions.

 

En une minute, toute la maison fut occupée aux préparatifs de ce départ si prompt, si imprévu. Claire pressait les gens bouleversés, habillait sa mère et l’enfant rieuse dans tout ce train. Elle voulait partir avant le retour de Georges, pour qu’en arrivant il trouvât le berceau vide et la maison déserte. Où irait-elle ? elle n’en savait rien encore. Peut-être chez une tante à Orléans, peut-être à Savigny, n’importe où. Ce qu’il fallait avant tout, c’était partir, fuir ce milieu de trahisons et de mensonges.

 

En ce moment elle était dans sa chambre à faire une malle, à entasser des effets. Navrante occupation. Chaque objet qu’elle déplaçait remuait en elle des mondes de pensées, de souvenirs. Il y a tant de nous-mêmes dans tout ce qui nous sert. Quelquefois le parfum d’un sachet, le dessin d’une dentelle suffisait pour lui faire venir des larmes Tout à coup, un pas lourd retentit dans le salon dont la porte était entr’ouverte ; puis, on toussa légèrement comme pour avertir qu’il y avait quelqu’un là. Elle crut que c’était Risler ; car lui seul avait le droit d’entrer chez elle avec cette familiarité. L’idée de se retrouver devant ce visage hypocrite, ce sourire menteur l’écœurait tellement qu’elle se précipita pour fermer la porte.

 

– Je n’y suis pour personne.

 

La porte résista, et la tête carrée de Sigismond parut dans l’entre-bâillement.

 

– C’est moi, madame, dit-il tout bas. Je viens chercher l’argent.

 

– Quel argent ? demanda Claire qui ne se rappelait plus pourquoi elle était allée à Savigny.

 

– Chut !… Les fonds pour mon échéance de demain, monsieur Georges, en sortant, m’avait dit que vous me les remettriez tantôt.

 

– Ah ! oui…, c’est vrai… Les cent mille francs… Je ne les ai pas, monsieur Planus ; je n’ai rien.

 

– Alors, dit le caissier avec un son de voix étrange, comme s’il se parlait à lui-même, alors c’est la faillite.

 

Et il s’en retourna lentement. « La faillite !… » Elle s’assit, épouvantée, anéantie. Depuis quelques heures, la ruine de son bonheur lui avait fait oublier celle de la maison ; mais elle se souvenait maintenant. Ainsi son mari était ruiné.

 

Tout à l’heure, en rentrant, il allait apprendre son désastre, et il apprendrait en même temps que sa femme et son enfant venaient de partir, qu’il restait seul au milieu de ce sinistre. Tout seul, lui cet être si mou, si faible, qui ne savait que pleurer, se plaindre, montrer le poing à la vie, comme un enfant. Qu’allait-il devenir le malheureux ? Elle en avait pitié, malgré son crime.

 

Puis cette idée lui vint qu’elle aurait peut-être l’air d’avoir fui devant la faillite, la misère. Georges pourrait se dire « Si j’avais été riche, elle m’aurait pardonné ! » Devait-elle lui laisser ce doute ?

 

À une âme généreuse et fière comme celle de Claire, il n’en fallait pas plus pour changer sa résolution. À la minute, il se fit en elle un apaisement de tous ses dégoûts, de toutes ses révoltes et comme une lumière subite qui l’éclairait mieux sur son devoir. Quand on vint lui dire que l’enfant était habillée, les malles prêtes, sa nouvelle décision était prise :

 

– C’est inutile, répondit-elle doucement… nous ne partons pas.

 

III

L’ÉCHÉANCE !…


Une heure après minuit sonnait à la grosse horloge de Saint-Gervais. Il faisait si froid que la neige fine, éparpillée dans l’air, gelait en tombant, s’amoncelant aux pavés toute blanche et craquante.

 

Risler, enveloppé de son manteau, s’en revenait de la brasserie, vivement, par le Marais désert. Il était content, le bon Risler. Il venait de fêter, en compagnie de ses deux fidèles emprunteurs, Chèbe et Delobelle, sa première sortie, la fin de cette interminable réclusion, où il avait surveillé la fabrication de son imprimeuse, avec tous les tâtonnements, les joies et les déconvenues de l’inventeur. Ç’avait été long, bien long. Au dernier moment on s’était aperçu d’un défaut. L’accrocheuse ne marchait pas bien ; et il avait fallu recommencer des plans, des devis. Enfin, le jour même, on avait essayé la nouvelle machine. Tout était réussi à souhait. Le brave homme triomphait. Il lui semblait qu’il venait d’acquitter une dette, en donnant à la maison Fromont le bénéfice d’une invention nouvelle, qui devait diminuer le travail, les journées d’ouvrier, en doublant les profits et la renommée de la fabrique. Aussi il faisait de beaux rêves, je vous jure, tout en marchant. Son pas sonnait fièrement, accentué par l’allure heureuse et ferme de sa pensée. Que de projets, que d’espérances ! Il allait pouvoir remplacer le chalet d’Asnières – que Sidonie commençait à traiter de bicoque – par quelque belle campagne à dix ou quinze lieues de Paris, accorder à M. Chèbe une pension un peu plus forte, obliger plus souvent Delobelle dont la malheureuse femme se tuait de travail ; enfin, il allait pouvoir faire revenir Frantz. C’était son désir le plus cher. Sans cesse il pensait à ce pauvre enfant exilé dans un pays malsain, au bon plaisir d’une administration tyrannique qui envoyait ses employés en congé pour les rappeler presque aussitôt sans explication ; car Risler avait toujours sur le cœur le départ si prompt, si inconvenable de Frantz à son dernier voyage, et cette courte apparition de son frère qui, sans lui donner le temps de le posséder, avait ravivé tous ses souvenirs d’affection et de vie commune. Aussi comptait-il bien, quand l’imprimeuse serait lancée, trouver dans la fabrique un petit coin où Frantz pourrait s’utiliser, se préparer un avenir véritable. Comme toujours, Risler ne pensait qu’au bonheur des autres. Sa seule satisfaction égoïste était de voir chacun sourire autour de lui.

 

Tout en se hâtant, il arriva au coin de la rue des Vieilles-Haudriettes. Une longue file de voitures stationnait devant la maison, et la lueur de leurs lanternes dans la rue, les ombres des cochers s’abritant de la neige dans les recoins, dans les angles que ces vieux hôtels, ont gardés malgré l’alignement des trottoirs, animaient ce quartier désert et silencieux.

 

« Tiens ! c’est vrai, pensa le brave homme, nous avons un bal chez nous. » Il se rappela que Sidonie donnait une grande soirée musicale et dansante, à laquelle elle l’avait du reste dispensé d’assister, « sachant bien qu’il était trop occupé ». Au milieu de ses projets, de ses visions de richesse généreuse, cette fête, dont l’écho venait jusqu’à lui, acheva de le réjouir et de le rendre fier. Avec une certaine solennité, il poussa le lourd portail entre-bâillé pour les allées et venues des invités, et là-bas, au fond du jardin, aperçut tout le second étage de l’hôtel splendidement éclairé.

 

Des ombres passaient et repassaient derrière le voile flottant des rideaux, l’orchestre, deviné dans son flux et reflux de sons étouffés, semblait suivre le mouvement de ces apparitions furtives. On dansait. Un moment Risler arrêta son regard sur cette fantasmagorie du bal, et, dans une petite pièce attenant au salon, il reconnut la silhouette de Sidonie. Elle était droite en sa toilette étoffée, avec l’attitude d’une jolie femme devant son miroir. Derrière elle, une ombre plus petite, sans doute madame Dobson, réparait quelque désordre de la robe, le nœud d’un ruban fixé au cou et dont les longs bouts flottants s’abaissèrent sur le flou de la traîne. Tout cela était très vague, mais la grâce de la femme se reconnaissait dans ces lignes à peine indiquées, et Risler s’attarda longtemps à l’admirer.

 


Il était content…

 

Au premier, le contraste était frappant. Il n’y avait rien d’allumé, à l’exception d’une petite lampe dans les tentures lilas de la chambre à coucher. Risler remarqua ce détail, et comme la petite Fromont avait été malade quelques jours auparavant, il s’inquiéta, se rappela l’agitation singulière de madame Georges, passant rapidement à son côté dans l’après-midi, et revint sur ses pas jusqu’à la loge du père Achille pour avoir des nouvelles.

 

La loge était pleine. Des cochers se chauffaient autour du poêle, bavardaient et riaient dans la fumée de leurs pipes. Quand Risler parut, il se fit un grand silence, un silence curieux, narquois, inquisiteur. On devait parler de lui.

 

– Est-ce que l’enfant est encore malade chez les Fromont ?… demanda-t-il ?

 

– Non. Ce n’est pas l’enfant. C’est monsieur.

 

– Monsieur Georges est malade ?

 

– Oui, ça l’a pris ce soir en rentrant. Je suis allé chercher le médecin tout de suite… Il a dit que ça ne serait rien, que monsieur avait seulement besoin de repos.

 

Et pendant que Risler refermait la porte, le père Achille ajoutait à mi-voix avec cette insolence d’inférieur, moitié craintive, moitié audacieuse, qui voudrait à la fois être écoutés et à peine entendue :

 

– Ah ! dame, ils ne sont pas en train de rigoler au premier comme au second.

 

Voici ce qui s’était passé :

 

Fromont jeune, en rentrant le soir, avait trouvé à sa femme une physionomie si navrée, si changée, qu’il devina tout de suite une catastrophe. Seulement, il était si bien fait depuis deux ans à l’impunité de sa trahison, qu’il ne lui vint pas une minute à l’esprit que sa femme pût être informée de sa conduite. Claire, de son côté, pour ne pas l’accabler, eut la générosité de ne parler que de Savigny.

 

– Grand-père n’a pas voulu, lui dit-elle. Le malheureux pâlit affreusement.

 

– Je suis perdu… Je suis perdu… répéta-t-il deux ou trois fois avec l’égarement de la fièvre.

 

Et ses nuits d’insomnie, une terrible et dernière scène qu’il venait d’avoir avec Sidonie pour l’empêcher de donner cette fête à la veille de la ruine, le refus de M. Gardinois, tous ces bouleversements qui se tenaient l’un l’autre et l’avaient agité tour à tour, se résumèrent dans une vraie crise de nerfs. Claire eut pitié de lui, le fit coucher, et s’installa près de son lit. Elle essaya de lui parler, de le remonter ; mais sa voix n’avait plus cet accent de tendresse qui apaise et qui persuade. Il y avait dans ses gestes, dans la façon dont elle relevait l’oreiller sous la tête du malade, dont elle lui préparait une potion calmante, une indifférence, un détachement singulier.

 

– Mais je t’ai ruinée ! lui disait Georges de temps en temps, comme pour secouer cette froideur qui le gênait.

 

Elle avait un beau geste dédaigneux… Ah ! s’il ne lui avait que fait cela !

 

À la fin, pourtant, ses nerfs se calmèrent, la fièvre tomba, et il s’endormit. Elle resta près de lui à veiller.

 

« C’est mon devoir, » se disait-elle.

 

Son devoir ! Elle en était là maintenant, vis-à-vis de cet être qu’elle avait adoré si aveuglément, avec l’espoir d’une longue et heureuse vie à deux.

 

En ce moment le bal commençait à s’animer chez Sidonie. Le plafond tremblait en mesure, car, pour faciliter les danses, madame Risler avait fait enlever tous les tapis de ses salons. Quelquefois aussi un bruit de voix arrivait par bouffées, puis des applaudissements nombreux, multipliés, où l’on devinait la foule des invités, l’appartement comble.

 

Claire songeait. Elle ne s’épuisait pas en regrets, en lamentations stériles. Elle savait la vie inflexible, et que tous les raisonnements n’arrêtent pas la triste logique de sa marche inévitable. Elle ne se demandait pas comment cet homme avait pu la tromper si longtemps, comment il avait pu, pour un caprice, perdre l’honneur et la joie de sa maison. Ceci était le fait ; et toutes ses réflexions ne pouvaient l’effacer, réparer l’irréparable. Ce qui la préoccupait, c’était l’avenir. Une nouvelle existence se déroulait devant ses yeux, sombre, sévère, pleine de privations et de labeurs, et, par un effet singulier, la ruine, au lieu de l’effrayer, lui rendait tout son courage. L’idée dun déplacement nécessaire aux économies qu’il allait falloir réaliser, du travail forcé pour Georges et peut-être pour elle, mettait je ne sais quelle activité dans le calme plat de son désespoir. Quelle lourde charge d’âmes elle allait avoir avec ses trois enfants : sa mère, sa fille et son mari ! Le sentiment de sa responsabilité l’empêchait de trop s’attendrir sur son malheur, sur la déroute de son amour, et, à mesure qu’elle s’oubliait elle-même à la pensée des êtres faibles qu’elle avait à protéger, elle comprenait mieux la valeur de ce mot « sacrifice », si vague dans les bouches indifférentes, si sérieux quand il devient une règle de vie.

 

Voilà à quoi songeait la pauvre femme en cette triste veillée, veillée d’armes et de larmes pendant laquelle elle se préparait au grand combat. Voilà ce qu’éclairait la discrète petite lampe que Risler avait vue d’en bas, comme une étoile tombée des lustres éclatants du bal.

 

Rassuré par la réponse du père Achille, le brave homme songea à monter chez lui, en évitant la fête et les invités dont il Se souciait fort peu.

 

Dans ces occasions, il prenait un petit escalier de service qui communiquait avec les bureaux de la caisse. Il s’engagea donc dans les ateliers vitrés, que la lune réverbérée par la neige éclairait comme en plein jour. On y respirait encore l’atmosphère du travail de la journée, une chaleur étouffée pleine d’odeurs cuites de talc, de vernis. Les papiers étalés sur les séchoirs faisaient de longues allées bruissantes. Partout des outils qui traînaient, et des blouses accrochées çà et là toutes prêtes pour le lendemain. Jamais Risler ne passait par là sans plaisir.

 

Soudain, au bout de cette longue enfilade de pièces désertes, il aperçut de la lumière dans le bureau de Planus. Le vieux caissier travaillait encore. À une heure du matin, c’était vraiment extraordinaire.

 

Le premier mouvement de Risler fut de revenir sur ses pas. En effet, depuis sa brouille incompréhensible avec Sigismond, depuis que celui-ci avait pris à son égard ce parti de froideur silencieuse, il évitait de se trouver en face de lui. Son amitié blessée l’avait toujours éloigné d’une explication ; il mettait une sorte de fierté à ne pas demander à Planus pourquoi il lui en voulait. Pourtant, ce soir-là, Risler éprouvait un tel besoin d’effusion, de cordialité, et puis l’occasion était si belle d’un tête-à-tête avec son ancien ami, qu’il ne chercha pas à l’éviter et entra bravement dans le bureau.

 

Le caissier était là, assis, immobile parmi des monceaux de paperasses, de gros livres feuilletés dont quelques-uns avaient glissé à terre. Au bruit que son patron fit en entrant, il ne leva pas même les yeux. Il avait reconnu le pas de Risler. Celui-ci, un peu intimidé, hésita une minute, ensuite, poussé par un de ces ressorts secrets que nous avons en nous et qui nous mettent malgré tout dans la voie de notre destinée, il vint droit au grillage de la caisse.

 

– Sigismond… dit-il d’une voix grave.

 

Le vieux leva la tête et montra un visage crispé où coulaient deux grosses larmes, les premières peut-être que cet homme-chiffre eût jamais versées de sa vie.

 

– Tu pleures, mon vieux ?… Qu’est-ce que tu as ?

 

Et le bon Risler tout attendri tendit la main à son ami, qui retira la sienne brusquement. Ce mouvement de recul fut si instinctif, si violent, que toute l’émotion de Risler se changea en indignation. Il se redressa sévèrement :

 

– Je te tends la main, Sigismond Planus, dit-il !

 

– Et moi, je ne te la donne pas…, fit Planus en se levant.

 

Il y eut un silence terrible, pendant lequel on entendit là-haut la musique étouffée de l’orchestre et le bruit du bal, ce bruit lourd et bête des planchers secoués par le rythme de la danse.

 

– Pourquoi refuses-tu de me donner la main ? demanda simplement Risler, tandis que le grillage sur lequel il s’appuyait tremblait d’un frémissement métallique.

 

Sigismond était en face de lui ses deux mains sur son bureau, comme pour bien mettre en place et d’aplomb ce qu’il allait répondre :

 

– Pourquoi ?… Parce que vous avez ruiné la maison, parce que tout à l’heure, à la place où vous êtes, on viendra de la Banque chercher cent mille francs et que, grâce à vous, je n’ai pas un sou dans ma caisse… voilà !

 


Vous avez ruiné la maison…

 

Risler était stupéfait :

 

– J’ai ruiné la maison, moi ?… moi ?…

 

– Pis que cela, monsieur… Vous l’avez fait ruiner par votre femme, et vous vous êtes arrangé pour bénéficier de notre ruine et de votre déshonneur. Oh ! je vois clair dans votre jeu, allez. L’argent que votre femme a soutiré au malheureux Fromont, la maison d’Asnières, les diamants et le reste, tout cela doit être placé sous son nom, à l’abri des catastrophes ; et vous allez sans doute pouvoir vous retirer des affaires maintenant.

 

« Oh !… Oh !… » fit Risler d’une voix éteinte, comprimée plutôt, insuffisante à la foule de pensées qu’elle aurait voulu exprimer ; et tout en bégayant, il tirait le grillage à lui avec tant de violence, qu’il en déchira tout un morceau. À la fin il chancela, roula sur le carreau et resta sans un mouvement, sans une parole, gardant seulement dans ce qu’il y avait encore de vivant en lui la ferme volonté de ne pas mourir avant de s’être justifié. Il fallait que cette volonté fût bien puissante ; car, pendant que ses tempes battaient, martelées par le sang qui lui bleuissait la face, pendant que ses oreilles bourdonnaient, que ses yeux voilés semblaient déjà tournés vers l’inconnu terrible, le malheureux se disait à lui-même d’une voix inintelligible, cette voix des naufragés qui parlent avec de l’eau plein la bouche dans le grand vent d’une tempête : « il faut vivre… il faut vivre… »

 

Quand la conscience des choses lui revint, il était assis sur le divan où les ouvriers s’entassaient les jours de paye, son manteau à terre, sa cravate dénouée, sa chemise ouverte, fendue par le canif de Sigismond. Heureusement pour lui, il s’était coupé les mains en arrachant le grillage, le sang avait coulé abondamment, et ce détail avait suffi pour le sauver d’une attaque d’apoplexie En rouvrant les yeux, il aperçut, à ses côtés le vieux Sigismond et madame Georges, que le caissier était allé chercher, dans sa détresse. Aussitôt que Risler put parler, c’est à elle qu’il s’adressa en suffoquant :

 

– Est-ce vrai, madame Chorche, est-ce vrai ce qu’on vient de me dire ?

 

Elle n’eut pas le courage de le tromper et détourna le regard.

 

– Ainsi, continua le malheureux, ainsi la maison est perdue, et c’est moi…

 

– Non, Risler, mon ami… Non ce n’est pas vous…

 

– Ma femme, n’est-ce pas ? Oh ! c’est horrible… Voilà donc comme je vous ai payé ma dette de reconnaissance… Mais, vous, madame Chorche, vous n’avez pas pu me croire complice de cette infamie ?…

 

– Non, mon ami, non, calmez-vous… Je sais que vous êtes le plus honnête homme de la terre.

 

Il la regarda un moment, les lèvres tremblantes, les mains jointes, car toutes les manifestations de cette nature naïve avaient quelque chose d’enfantin.

 

– Oh ! madame Chorche, madame Chorche… murmurait-il… Quand je pense que c’est moi qui vous ai ruinée…

 

Dans ce grand coup qui le frappait et dont son cœur plein d’amour pour Sidonie était surtout atteint, il ne voulait voir que le désastre financier de la maison Fromont causé par son aveuglement pour sa femme. Tout à coup il se dressa brusquement :

 

– Allons, dit-il, ne nous attendrissons pas… Il s’agit de régler nos comptes…

 

Madame Fromont eut peur.

 

– Risler, Risler…, où allez-vous ?

 

Elle croyait qu’il montait chez Georges. Risler la comprit et eut un sourire superbe de dédain :

 

– Rassurez-vous, madame… Monsieur Georges peut dormir tranquille… J’ai quelque chose de plus pressé à faire que de venger mon honneur de mari. Attendez-moi là… je reviens.

 

Il s’élança dans le petit escalier ; et, confiante en sa parole, Claire resta en face de Planus dans une de ces minutes suprêmes et indécises qui semblent longues de toutes les suppositions qui les traversent. Quelques instants après, un bruit de pas pressés, un froissement d’étoffes emplit l’escalier étroit et sombre.

 

Sidonie parut la première, en tenue de bal, splendide et si pâle que ses bijoux ruisselant partout sur sa peau mate semblaient plus vivants qu’elle-même, semés sur le marbre froid d’une statue. L’essoufflement de la danse, le tremblement de l’émotion et de sa course rapide la secouaient encore tout entière, et ses rubans légers, ses volants, ses fleurs, sa riche parure mondaine s’affaissaient autour d’elle, tragiquement. Risler la suivait, chargé d’écrins, de coffrets, de papiers. En arrivant là-haut, il s’était rué sur le secrétaire de sa femme, avait pris tout ce qu’il contenait de précieux, bijoux, titres de rente, acte de vente de la maison d’Asnières ; puis, du seuil de la chambre, il l’avait appelée dans le bal à voix haute :

 

– Madame Risler !…

 

Elle était accourue bien vite sans que rien de cette scène rapide eût dérangé les invités, alors dans toute l’animation de la soirée. En voyant son mari debout devant le secrétaire, les tiroirs ouverts, enfoncés, renversés sur le tapis avec les mille riens qu’ils contenaient, elle comprit qu’il se passait quelque chose de terrible.

 

– Venez vite, dit Risler, je sais tout.

 

Elle voulut prendre sa figure innocente et hautaine ; mais il la saisit par le bras d’une violence telle, que le mot de Frantz lui revint à l’esprit : « Il en mourra peut-être, mais il vous tuera avant… » Comme elle avait peur de la mort, elle se laissa emmener sans résistance, et n’eut pas même la force de mentir.

 

– Où allons-nous ? demanda-t-elle à voix basse.

 

Risler ne lui répondit pas. Elle n’eut que le temps de jeter sur ses épaules nues, avec ce soin d’elle-même qui ne la quittait jamais, un voile de tulle léger ; et il l’entraîna, la poussa plutôt dans l’escalier de la caisse, qu’il descendit en même temps qu’elle, ses pas dans les siens, craignant de voir sa proie lui échapper.

 

– Voilà, dit-il en entrant… Nous avons volé, nous restituons… Tiens, Planus, il y a de quoi faire de l’argent avec tout ça…

 

Et il posait sur le bureau du caissier toute cette dépouille élégante dont ses bras étaient chargés, recherches féminines, menus objets de coquetterie, paperasses timbrées.

 

Puis se tournant vers sa femme :

 

– Maintenant, vos bijoux… Allons, vite…

 

Elle allait lentement, ouvrait à regret le ressort des bracelets et des boucles, et surtout l’agrafe magnifique de sa rivière de diamants, où l’initiale de son nom, une S scintillante, semblait un serpent endormi, prisonnier dans un cercle d’or. Risler, trouvant que c’était trop long, rompait brutalement les frêles attaches. Le luxe criait sous ses doigts comme châtié.

 

– À mon tour, dit-il ensuite… il faut que je donne tout, moi aussi… Voilà mon portefeuille… Qu’est-ce que j’ai encore ?… qu’est-ce que j’ai encore ?…

 

Il cherchait, se fouillait fébrilement.

 

– Ah ! ma montre… Avec la chaîne il y en a pour mille francs… Mes bagues, mon alliance… Tout à la caisse, tout. Nous avons cent mille francs à payer ce matin… Dès qu’il fera jour, il va falloir se mettre en campagne, vendre, liquider. Je connais quelqu’un qui a envie de la maison d’Asnières. Ce sera tout de suite fait.

 

Il parlait, il agissait seul. Sigismond et madame Georges le regardaient sans rien dire. Quant à Sidonie, elle semblait inerte, inconsciente. L’air froid qui venait du jardin par la petite porte entr’ouverte lors de l’évanouissement de Risler, la faisait frissonner, et elle ramenait machinalement autour d’elle les plis de son écharpe, les yeux fixes, la pensée perdue. Entendait-elle au moins les violons de son bal qui lui arrivaient aux intervalles de silence, comme une ironie féroce, avec le bruit lourd des danseurs ébranlant les planchers ?… Une main de fer, s’abattant sur elle, la tira de sa torpeur subitement. Risler l’avait prise par le bras et l’amenant devant la femme de son associé :

 

– À genoux, lui dit-il.

 

Madame Fromont s’éloignait, se défendait.

 

– Non, non, Risler, pas cela.

 

– Il le faut, dit Risler implacable… Restitution, réparation… À genoux, donc, misérable !…

 

Et d’un mouvement irrésistible il jeta Sidonie aux pieds de Claire, puis, la tenant toujours par le bras :

 

– Vous allez répéter avec moi et mot pour mot ce que je vais dire : « Madame… »

 

Sidonie, à demi morte de peur, répéta doucement. « Madame… »

 

– Toute une vie d’humilité, de soumission…

 

– Toute une vie d’humil… Eh bien, non, je ne peux pas,… fit-elle en se redressant d’un élan de bête fauve.

 


À genoux, donc, misérable !…

 

Et, débarrassée de l’étreinte de Risler, par cette porte ouverte qui la tentait depuis le commencement de cette scène affreuse, l’attirait au noir de la nuit et à la liberté de la fuite, elle partit en courant, sous la neige qui tombait et le vent qui fouettait ses épaules nues.

 

– Arrêtez-la, arrêtez-la… Risler, Planus, je vous en prie… Par pitié, ne la laissez pas partir ainsi…

 

Planus fit un pas vers la porte.

 

Risler le retint.

 

– Je te défends de bouger, toi… Je vous demande bien pardon, madame, mais nous avons à traiter des affaires autrement importantes que celle-là. Il ne s’agit plus de madame Risler ici… Nous avons à sauver l’honneur de la maison Fromont, le seul en jeu, le seul qui m’occupe en ce moment… Allons, Planus, à ta caisse, et faisons nos comptes.

 

Sigismond lui tendit la main.

 

– Tu es un brave homme, Risler Pardonne-moi de t’avoir soupçonné.

 

Risler fit semblant de ne pas l’entendre :

 

– Cent mille francs à payer, disons-nous ?… Combien te reste-t-il en caisse ?…

 

Gravement il s’assit derrière le grillage, feuilletant les livres de compte, les inscriptions de rente, ouvrant les écrins, estimant avec Planus, dont le père avait été bijoutier, tous ces diamants qu’il admirait jadis sur sa femme sans se douter de leur valeur.

 

Pendant ce temps, Claire, toute tremblante, regardait à la vitre le petit jardin blanc de neige, où la trace des pas de Sidonie s’effaçait déjà sous les flocons qui tombaient, comme pour témoigner que ce départ furtif n’avait plus d’espoir de retour.

 

Et là-haut, l’on dansait encore. On croyait la maîtresse de la maison prise par les apprêts du souper, pendant qu’elle fuyait ainsi tête nue, étouffant des cris de rage et des sanglots.

 

Où allait-elle ?… Elle était partie comme une folle, traversant le jardin, les cours de la fabrique, les voûtes sombres où le vent sinistre et glacial s’engouffrait. Le père Achille ne l’avait pas reconnue ; il en avait tant vu passer, cette nuit-là, des silhouettes empaquetées de blanc !

 

La première idée de la jeune femme fut de rejoindre le ténor Cazaboni, qu’en définitive elle n’avait pas osé inviter à son bal ; mais il demeurait à Montmartre, et c’était bien loin dans la tenue où elle se trouvait ; et puis serait-il chez lui ? Ses parents l’auraient bien accueillie sans doute ; mais elle entendait déjà les lamentations de madame Chèbe et les discours en trois points du petit homme. Alors elle pensa à Delobelle ; à son vieux Delobelle. Dans la chute de toutes ses splendeurs, elle se rappela celui qui avait été son premier initiateur à la vie mondaine, qui lui donnait des leçons de danse et de bonne tenue quand elle était petite, riait de ses gentilles façons et lui apprenait à se trouver belle avant que personne le lui eût jamais dit. Quelque chose l’avertissait que ce déclassé lui donnerait raison contre tous les autres. Elle monta dans une des voitures qui stationnaient à la porte et se fit conduire boulevard Beaumarchais chez le comédien.

 

Depuis quelque temps la maman Delobelle fabriquait des chapeaux de paille pour l’exportation ; métier triste s’il en fut et qui lui rapportait à peine deux francs cinquante en douze heures de travail. Et Delobelle continuait à engraisser à mesure que sa « sainte femme » maigrissait davantage. En ce moment même, il était en train de découvrir une odorante soupe au fromage, conservée chaude dans les cendres du foyer, quand on frappa virement à sa porte. Le comédien qui venait de voir jouer à Beaumarchais je ne sais quel drame sinistre taché de sang jusque sur la réclame illustrée de son affiche, tressaillit à ces coups frappés à une heure aussi indus.

 

– Qui est là ? demanda-t-il un peu ému.

 

– C’est moi… Sidonie… Ouvrez vite. Elle entra toute frissonnante, et, rejetant sa sortie de bal, s’approcha du poêle où le feu achevait de mourir. Elle parla tout de suite, épancha cette colère qui t’étranglait depuis une heure, et pendant qu’elle racontait la scène de la fabrique en étouffant les éclats de sa voix à cause de la maman Delobelle endormie à côté, le luxe de sa toilette à ce cinquième étage si dénué et si pauvre, l’éclat blanc de sa parure froissée parmi ces piles de chapeaux grossiers ces rognures de paille éparpillées dans la chambre, tout donnait, bien l’impression d’un drame, d’une de ces terribles secousses de la vie où les rangs, les sentiments, les fortunes se trouvent brusquement confondus.

 

– Oh ! je ne rentrerai plus chez moi. C’est fini… Libre, me voilà libre !

 

– Mais enfin, demanda le comédien, qui donc a pu te dénoncer à ton mari ?

 

– C’est Frantz. Je suis sûre que c’est Frantz. De tout autre il ne l’aurait pas cru… Justement hier soir il est arrivé une lettre d’Égypte… Oh ! comme il m’a traitée devant cette femme !… M’obliger de me mettre à genoux… Mais je me vengerai. J’ai heureusement pris de quoi me venger avant de partir.

 

Et son sourire des anciens jours serpenta au coin de sa lèvre pâle. Le vieux cabotin écoutait tout cela avec beaucoup d’intérêt. Malgré sa compassion pour ce pauvre diable de Risler, pour Sidonie même, qui lui semblait, en style de théâtre, « une belle coupable », il ne pouvait s’empêcher de regarder la chose à un point de vue purement scénique, et finit par s’écrier, emporté par sa manie :

 

– Quelle crâne situation, tout de même, pour un cinquième acte !…

 

Elle ne l’entendit pas. Absorbée par quelque pensée mauvaise dont elle souriait d’avance, elle approchait du feu ses bas à jour, ses souliers fins trempés de neige.

 

– Ah ça, maintenant, que vas-tu faire ? demanda Delobelle au bout d’un moment.

 

– Rester ici jusqu’au jour… Me reposer un peu… Puis je verrai.

 

– C’est que je n’ai pas de lit à l’offrir, ma pauvre fille. La maman Delobelle est couchée…

 

– Ne vous inquiétez pas de moi, mon bon Delobelle… Je vais dormir dans ce fauteuil. Je ne suis pas gênante, allez !

 

Le comédien soupira.

 

– Ah ! oui, ce fauteuil… C’était celui de notre pauvre Zizi. Elle a veillé dedans bien des nuits, quand l’ouvrage pressait… Tiens ! Décidément ceux qui s’en vont sont encore les plus heureux.

 

Il avait toujours à sa disposition une de ces maximes égoïstes et consolantes. À peine eut-il formulé celle-ci qu’il s’aperçut avec terreur que sa soupe allait être complètement froide. Sidonie vit son mouvement.

 

– Mais vous étiez en train de souper ?… Continuez donc.

 

– Dame ! oui, que veux-tu ?… Cela fait partie du métier, de la rude existence que nous menons, nous autres… Car tu vois, ma fille, je tiens bon. Je n’ai pas renoncé. Je ne renoncerai jamais…

 

Ce qu’il restait encore de l’âme de Désirée dans cet intérieur misérable où elle avait vécu pendant vingt ans, dut frémir à cette déclaration terrible. Il ne renoncerait jamais !… Delobelle continua :

 

– Ils auront beau dire, vois-tu, c’est encore le plus beau métier du monde. On est libre, on ne dépend de personne. Tout à la gloire et au public !… Ah ! je sais bien ce que je ferais à ta place. Tu n’étais pas née pour vivre avec tous ces bourgeois, que diable !… Il te fallait l’existence artistique, la fièvre du succès, l’imprévu, les émotions.

 

En parlant, il s’était assis, nouait sa serviette au menton, se servait une grande assiettée de soupe.

 

– … Sans compter que tes succès de jolie femme ne nuiraient pas à tes succès d’actrice… Tiens ! sais-tu ? tu devrais prendre quelques leçons de déclamation. Avec ta voix, ton intelligence, tes moyens, tu aurais un avenir magnifique.

 

Et tout à coup, comme pour l’initier aux joies de l’art dramatique :

 

– Mais, j’y pense, tu n’as pas soupé ?… ça creuse, les émotions ; mets-toi là, prends cette assiette. Je suis sûr que tu n’as pas mangé de soupe au fromage depuis longtemps.

 

Il bouleversa l’armoire pour lui trouver un couvert, une serviette ; et elle s’assit en face de lui, en l’aidant et riant un peu des difficultés de l’installation. Déjà elle était moins pâle. Il y avait même dans ses yeux un joli éclat fait des larmes de tout à l’heure et de la gaieté de maintenant.

 

La cabotine ! Tout son bonheur de vie était à jamais perdu : honneur, famille, fortune. Elle était chassée de sa maison, dépouillée, déshonorée. Elle venait de subir toutes les humiliations, tous les désastres. Cela ne l’empêcha pas de souper avec un appétit merveilleux et de tenir tête joyeusement aux plaisanteries de Delobelle sur sa vocation et ses succès futurs. Elle se sentait légère, heureuse, partie pour le pays de Bohème, son vrai pays. Qu’allait-il lui arriver encore ? De combien de hauts et de bas allait se composer sa nouvelle existence imprévue et capricieuse ? Elle y pensait en s’endormant dans le grand fauteuil de Désirée ; mais elle pensait aussi à sa vengeance, sa chère vengeance qu’elle tenait-là, sous sa main, toute prête, et si sûre, et si féroce !

 

IV

LE NOUVEAU COMMIS DE LA MAISON FROMONT


Il faisait grand jour quand Fromont jeune se réveilla. Toute la nuit, entre le drame qui se jouait au-dessous de lui et la fête qui chantait au-dessous, il avait dormi à poings fermés dans un de ces sommeils d’anéantissement comme en ont les criminels la veille de l’exécution, les généraux vaincus la nuit de leur déroute ; sommeil dont on souhaiterait ne jamais se réveiller et où la mort s’apprend d’avance par l’absence de toute sensation.

 

La grande lumière qui pénétrait à travers ses rideaux, doublée par l’épaisseur de neige dont le jardin et les toits environnants étaient couverts, le rappela au sentiment de la réalité. Il sentit une secousse dans tout son être, et même avant de penser, cette vague impression de tristesse que les malheurs oubliés laissent à leur place. Tous les bruits connus de la fabrique, la respiration haletante et sourde des machines étaient en pleine activité. Le monde existait donc encore ! et peu à peu l’idée de responsabilité s’éveilla en lui.

 

– C’est pour aujourd’hui… se dit-il avec un mouvement involontaire vers l’ombre de l’alcôve, comme s’il avait eu envie de se replonger dans son long sommeil.

 

La cloche de la fabrique sonna, puis d’autres cloches dans le voisinage, puis les Angélus.

 

– Midi… Déjà… Comme j’ai dormi !…

 

Il eut un peu de remords et un grand soulagement de penser que le drame de l’échéance s’était passé sans lui. Comment avaient-ils fait en bas ? Pourquoi ne l’avait-on pas prévenu ? Il se leva, entr’ouvrit les rideaux et aperçut Risler aîné et Sigismond causant ensemble dans le jardin. Eux qui ne se parlaient plus depuis si longtemps. Qu’était-il donc arrivé ?… Quand il fut prêt à descendre, il trouva Claire à la porte de sa chambre.

 

– Il ne faut pas que tu sortes, lui dit-elle.

 

– Pourquoi ?

 

– Reste là… Je te l’expliquerai…

 

– Mais qu’y a-t-il donc ?… Est-ce qu’on est venu de la Banque ?

 

– Oui, on est venu… les traites sont payées.

 

– Payées ?

 

– Risler a trouvé l’argent… Il court avec Planus depuis ce matin… Il paraît que sa femme avait des bijoux superbes… Rien que la rivière de diamants a été vendue vingt mille francs… Il a vendu aussi leur maison d’Asnières avec tout ce qu’elle contenait, mais comme il fallait le temps d’enregistrer l’acte de vente, Planus et sa sœur ont avancé la somme…

 

Elle se détournait de lui en parlant. Lui, de son côté, baissait la tête pour éviter son regard.

 

– Risler est un honnête homme, continua-t-elle, et quand il a su de qui sa femme tenait tout son luxe…

 

– Comment, dit Georges épouvanté. Il sait ?…

 

– Tout… répondit Claire en baissant la voix.

 

Le malheureux pâlit, balbutia quelques mots.

 

– Mais alors… toi ?

 

– Oh ! moi, je savais tout, avant Risler. Hier en rentrant, rappelle-toi, je t’ai dit que là-bas, à Savigny, j’avais entendu des choses bien cruelles et que j’aurais donné dix ans de ma vie pour n’avoir pas fait ce voyage.

 

– Claire !

 

Il eut un grand élan de tendresse, fit un pas pour se rapprocher de sa femme ; mais elle avait un visage si froid, si tristement résolu, son désespoir était si bien écrit en austère indifférence sur toute sa personne qu’il n’osa pas la prendre sur son cœur comme il en avait envie, et murmura seulement tout bas :

 

– Pardon !… Pardon !…

 

– Tu dois me trouver bien calme, dit la courageuse femme ; c’est que j’ai pleuré toutes mes larmes hier. Tu as pu croire que c’était sur notre ruine, tu te trompais. Tant qu’on est jeune et fort comme nous sommes, ces lâchetés-là ne sont pas permises. Nous sommes armés contre la misère, et nous pouvons la combattre en face… Non. Je pleurais sur notre bonheur anéanti, sur toi, sur la folie qui t’a fait perdre ta seule, ta vraie amie…

 

Elle était belle en parlant ainsi ; plus belle que Sidonie ne l’avait jamais été, enveloppée d’une lumière pure qui semblait tomber de très haut sur elle comme les clartés d’un ciel profond et sans nuages, tandis que les traits chiffonnés de l’autre avaient toujours l’air de tirer leur éclat, leur attrait mutin et insolent des lueurs fausses de quelque rampe de petit théâtre. Ce qu’il y avait jadis d’un peu froid et d’immobile dans la physionomie de Claire s’était animé des inquiétudes, des doutes, de toutes les tortures de la passion ; et, comme ces lingots d’or qui n’ont leur valeur que lorsque la Monnaie y a mis son poinçon, ce beau visage de femme marqué à l’effigie de la douleur avait gardé depuis la veille une expression ineffaçable qui complétait sa beauté.

 

Georges la regardait avec admiration. Elle lui semblait plus vivante, plus femme, et adorable de tout ce qu’il sentait maintenant de séparations et d’obstacles entre eux. Le remords, le désespoir, la honte, entrèrent dans son cœur en même temps que ce nouvel amour, et il voulut se mettre à genoux devant elle.

 

– Non, non, relève-toi, lui dit Claire si tu savais ce que tu me rappelles, si tu savais quel visage menteur et plein de haine j’ai vu à mes pieds cette nuit.

 

– Oh ! moi, je ne mens pas… répondit Georges en frémissant… Claire, je t’en supplie, au nom de notre enfant…

 

À ce moment, on frappa à la porte :

 

– Lève-toi donc. Tu vois bien que la vie nous réclame… lui dit-elle à voix basse avec un sourire amer.

 

Puis elle s’informa de ce qu’on leur voulait. C’était M Risler qui faisait demander monsieur, en bas, dans le bureau.

 

– C’est bien, répondit-elle, dites qu’on descend.

 

Georges fit un pas pour sortir, mais elle l’arrêta :

 

– Non, laisse-moi y aller. Il ne faut pas qu’il te voie encore.

 

– Mais pourtant…

 

– Si, je le veux. Tu ne sais pas dans quel état d’indignation et de colère est ce malheureux que vous avez trompé. Si tu l’avais vu cette nuit, broyant les poignets de sa femme…

 

Elle lui disait cela dans les yeux, avec une curiosité cruelle pour elle-même ; mais Georges ne s’émut pas, et se contenta de répondre :

 

– Ma vie appartient à cet homme.

 

– Elle m’appartient à moi aussi ; et je ne veux pas que tu descendes. Il y a eu assez de scandale dans la maison de mon père. Pense que la fabrique entière est au courant de ce qui se passe. On nous guette, on nous épie. Il a fallu toute l’autorité des contremaîtres pour mettre le travail en train aujourd’hui, pour faire baisser sur leur ouvrage tous ces regards curieux.

 

– Mais j’aurai l’air de me cacher.

 

– Et quand cela serait ! Voilà bien les hommes. Ils ne reculent pas devant les plus grands crimes : tromper la femme, tromper l’ami ; mais la pensée qu’on pourra les accuser d’avoir eu peur les touche plus que tout… D’ailleurs, écoute. Sidonie est partie, elle est partie pour toujours ; et si tu sors d’ici, je penserai que c’est pour aller la rejoindre.

 

– C’est bien, je reste, dit Georges… Je ferai tout ce que tu voudras.

 

Claire descendit dans le bureau de Planus. À voir Risler aîné se promener de long en large, les mains derrière le dos, aussi paisible qu’à l’ordinaire, on ne se serait jamais douté de tout ce qui s’était passé dans sa vie depuis la veille. Quant à Sigismond, il rayonnait, ne voyant en tout ceci que son échéance payée à l’heure dite et l’honneur de la raison sociale sain et sauf.

 

Quand madame Fromont parut, Risler sourit tristement et secoua la tête.

 


À voir Risler aîné…

 

– Je pensais bien que vous voudriez descendre à sa place ; mais ce n’est pas avec vous que j’ai affaire. Il faut absolument que je le voie, que je lui parle. Nous avons fait face à l’échéance de ce matin ; le plus dur est passé ; mais nous avons à nous concerter sur bien des choses.

 

– Risler, mon ami, je vous en prie, attendez encore un peu.

 

– Pourquoi, madame Chorche ? il n’y a pas une minute à perdre… Oh ! je m’en doute, vous avez peur que je cède à un mouvement de colère… Rassurez-vous… Rassurez-le… Vous savez ce que je vous ai dit il y a un honneur qui m’occupe avant le mien, c’est celui de la maison Fromont. Je l’ai compromis par ma faute. Il faut avant tout que je répare le mal que j’ai fait ou que j’ai laissé faire.

 

– Votre conduite avec nous est admirable, mon cher Risler, je le sais bien.

 

– Oh ! madame… si vous le voyiez !… c’est un saint…, dit le pauvre Sigismond qui, n’osant plus parler à son ami, voulait au moins lui témoigner son remords.

 

Claire continua :

 

– Mais ne craignez-vous pas ?… Les forces humaines ont une limite… Peut-être qu’en présence de celui qui vous a tant fait de mal…

 

Risler lui prit les mains, la regarda jusqu’au fond des yeux avec une admiration sérieuse :

 

– Chère créature, qui ne parle que du mal qu’on m’a fait… Vous ne savez donc pas que je le hais autant pour sa trahison envers vous… Mais rien de tout cela n’existe pour moi en ce moment. Il n’y a ici qu’un commerçant qui veut s’entendre avec son associé pour le bien de la maison. Qu’il descende donc sans aucune crainte, et si vous redoutez quelque entraînement de ma part, restez-là avec nous. Je n’aurai qu’à regarder la fille de mon ancien maître pour me rappeler ma parole et mon devoir.

 

– Je vous crois, mon ami, dit Claire, et elle monta chercher son mari.

 

La première minute de l’entrevue fut terrible. Georges était blême, ému, humilié. Il aurait préféré cent fois se trouver en face du pistolet de cet homme, à vingt pas, attendant son feu, que de paraître devant lui en coupable non châtié et d’être obligé de contenir ses sentiments au calme bourgeois d’une conversation d’intérêts et d’affaires.

 

Risler affectait de ne pas le regarder et continuait de marcher à grands pas, tout en parlant :

 

– … Notre maison passe par une crise effrayante… Nous avons évité la catastrophe aujourd’hui, seulement, ce n’est pas la dernière échéance… Cette maudite invention m’a depuis longtemps détourné des affaires. Heureusement me voilà libre et je vais pouvoir m’en occuper. Mais il faudra que vous vous en occupiez, vous aussi. Les ouvriers, les employés ont un peu suivi l’exemple des patrons. Il y a une négligence, un laisser-aller extrêmes. Ce matin, pour la première fois depuis un an, on s’est mis à l’ouvrage à l’heure juste. Je compte que vous allez régulariser tout cela. Quant à moi, je vais me remettre à mes dessins. Nos modèles ont vieilli. Il en faut de nouveaux pour les nouvelles machines. J’ai une grande confiance en nos Imprimeuses. Les expériences ont réussi au delà de mes désirs. Nous tenons là certainement de quoi relever notre commerce. Je ne l’ai pas dit plus tôt, parce que je voulais vous surprendre ; mais maintenant nous n’avons plus aucune surprise à nous faire. N’est-ce pas, Georges ?

 

Sa voix eut une expression d’ironie si déchirante, que Claire frémit, craignant un éclat ; mais il reprit très naturellement :

 

– Oui, je crois pouvoir assurer que dans six mois l’Imprimeuse Risler commencera à donner des résultats magnifiques. Seulement ces six mois-là seront durs à passer. Il faudra nous restreindre, diminuer nos frais, faire toutes les économies que nous pourrons. Nous avions cinq dessinateurs, nous n’en aurons plus que deux. Je me charge, en prenant sur mes nuits, de faire oublier l’absence des autres. En outre, à partir de ce mois, je renonce à ma part d’associé. Je toucherai mes appointements de contremaître, comme avant, et rien de plus.

 

Fromont jeune voulut dire un mot, mais d’un geste sa femme le retint, et Risler aîné continua :

 

– Je ne suis plus votre associé, Georges. Je redeviens le commis que je n’aurais jamais dû cesser d’être… Dès ce jour, notre acte d’association est annulé. Je le veux, vous m’entendez bien, je le veux. Nous resterons ainsi vis-à-vis l’un de l’autre, jusqu’au jour où la maison sera tirée d’affaire et où je pourrai… Mais ce que je ferai à ce moment-là ne regarde que moi… Voilà ce que j’avais à vous dire, Georges. Il faut que vous vous occupiez de la fabrique activement, qu’on vous voie, qu’on sente le maître à présent, et je crois que parmi tous nos malheurs, il y en aura encore de réparables.

 

Pendant le silence qui suivit, on entendit un bruit de roues dans le jardin et deux grosses voitures de déménagement vinrent s’arrêter au perron.

 

– Je vous demande pardon, dit Risler, il faut que je vous quitte un moment. Ce sont les voitures de l’Hôtel des ventes qui viennent chercher tout ce que j’ai là-haut.

 

– Comment ! vous vendez aussi vos meubles ?… demanda madame Fromont.

 

– Certes… jusqu’au dernier… Je les rends à la maison. Ils sont à elle.

 

– Mais c’est impossible, dit Georges… Je ne peux pas souffrir cela.

 

Risler se retourna avec un mouvement d’indignation :

 

– Comment dites-vous ? Qu’est-ce que vous ne souffrirez pas ?

 

Claire l’arrêta d’un geste suppliant.

 

– C’est vrai… c’est vrai… murmura-t-il ; et il sortit bien vite pour échapper à cette tentation qui lui venait de laisser enfin déborder tout son cœur.

 

 

Le second étage était désert. Les domestiques, renvoyés et payés dès le matin, avaient abandonné l’appartement au désordre d’un lendemain de fête ; et il avait bien cet aspect particulier des endroits où vient de se passer un drame et qui restent comme en suspens entre les événements accomplis et ceux qui vont s’accomplir. Les portes ouvertes, les tapis entassés dans des coins, les plateaux chargés de verres, les apprêts du souper, la table encore servie et intacte, la poussière du bal sur tous les meubles, son parfum mêlé de punch, de fleurs fanées, de poudre de riz, tous ces détails saisirent Risler dès en entrant.

 

Dans le salon bouleversé le piano était ouvert, la bacchanale d’Orphée aux Enfers étalée sur le pupitre, et les tentures voyantes, drapées sur ce désordre, les sièges renversés, effarés pour ainsi dire, donnaient l’impression d’un salon de paquebot naufragé, d’une de ces affreuses nuits d’alerte où l’on apprend tout à coup, au milieu d’une fête à bord, qu’un choc a ouvert les flancs du navire et qu’il fait eau de toutes parts. On commença à descendre les meubles. Risler regardait faire les déménageurs, d’un air détaché, comme s’il se fût trouvé chez un étranger. Ce luxe dont il était si heureux et si fier autrefois lui inspirait maintenant un insurmontable dégoût. Pourtant, quand il entra dans la chambre de sa femme, il éprouva une vague émotion.

 

C’était une grande pièce tendue de satin bleu recouvert de dentelle blanche. Un vrai nid de cocotte. Il y traînait des volants de tulle déchirés et froissés, des nœuds, des fleurs fausses. Les bougies de la psyché, en brûlant jusqu’au bout, avaient fait éclater les bobèches ; et le lit, voilé de ses guipures et de ses courtines bleues, ses grands rideaux relevés et tirés, intact dans ce bouleversement, semblait le lit d’une morte, une couche de parade où personne ne dormirait jamais plus.

 

Le premier mouvement de Risler en entrant là fut un mouvement d’épouvantable colère, l’envie de se jeter sur ces choses, de tout déchirer, de tout hacher, de tout broyer. C’est que rien ne ressemble plus à une femme que sa chambre. Même absente, son image sourit encore dans les miroirs qui l’ont reflétée. Un peu d’elle, de son parfum favori, reste à tout ce qu’elle a touché. Ses attitudes se retrouvent sur les coussins des divans, et l’on suit ses allées et venues de la glace à la toilette parmi les dessins du tapis. Ici, ce qui rappelait surtout Sidonie, c’était une étagère chargée de bibelots enfantins, de chinoiseries insignifiantes et menues, éventails microscopiques, vaisselle de poupée, sabots dorés, petits bergers et petites bergères en face les uns des autres, échangeant des regards de porcelaine luisants et froids. C’était l’âme de Sidonie, cette étagère, et ses pensées toujours banales, petites, vaniteuses et vides, ressemblaient à ces niaiseries. Oui, vraiment, si cette nuit, pendant qu’il la tenait, Risler dans sa fureur avait cassé cette petite tête fragile, on aurait vu rouler de là, à la place de cervelle, tout un monde de bibelots d’étagère.

 

Le pauvre homme pensait tristement à ces choses dans le bruit des marteaux et le va-et-vient des déménageurs, quand un petit pas tatillon et autoritaire se fit entendre derrière lui ; et M. Chèbe apparut, le tout petit M. Chèbe, rouge, essoufflé, flamboyant. Il le prit, comme toujours, de très haut avec son gendre :

 

– Qu’est-ce que c’est ! qu’est-ce que j’apprends ? Ah ! ça, vous déménagez donc ?

 

– Je ne déménage pas, monsieur Chèbe… je vends.

 

Le petit homme fit un bond de carpe échaudée :

 

– Vous vendez ? Et quoi donc ?

 

– Je vends tout, dit Risler d’une voix sourde, sans même le regarder.

 

– Voyons, mon gendre, un peu de raison. Mon Dieu, je ne dis pas que la conduite de Sidonie… D’ailleurs, moi je ne sais rien. Je n’ai jamais rien voulu savoir… Seulement, je vous rappelle à la dignité. On lave son linge sale en famille, que diable ! On ne se donne pas en spectacle comme vous le faites depuis ce matin. Voyez tout ce monde aux vitres des ateliers : et sous le porche donc !… Mais vous êtes la fable du quartier, mon cher.

 

– Tant mieux. Le déshonneur a été public, il faut que la réparation soit publique aussi.

 

Ce calme apparent, cette indifférence à toutes ses observations exaspérèrent M. Chèbe. Il changea subitement de manières, et prit pour parler à son gendre le ton sérieux et absolu avec lequel on parle aux enfants ou aux fous.

 

– Eh bien ! non, vous n’avez pas le droit de rien enlever d’ici. Je m’y oppose formellement, de toute ma force d’homme, de toute mon autorité de père. Croyez-vous donc que je vais vous laisser mettre mon enfant sur la paille… Ah ! mais non… Ah ! mais non. Assez de folies comme cela. Rien ne sortira plus de l’appartement.

 

Et M. Chèbe, ayant fermé la porte, se planta devant d’un geste héroïque. Ah ! dame, c’est qu’il y allait de son intérêt, à lui aussi. C’est qu’une fois son enfant sur la paille, comme il disait, lui-même risquait fort de ne plus coucher sur la plume. Il était superbe dans son attitude de père indigné ; mais il ne la garda pas longtemps. Deux mains, deux étaux, lui avaient saisi les poignets, et il se retrouva au milieu de la chambre, laissant la porte libre aux déménageurs.

 


Allez-vous-en vite…

 

– Chèbe, mon garçon, écoutez-moi bien, disait Risler penché vers lui… Je suis à bout… Depuis ce matin je fais des efforts inouïs pour me contenir ; mais il n’en faudrait pas beaucoup pour que ma colère éclatât, et malheur alors à celui sur qui elle tomberait. Je suis homme à tuer quelqu’un… Tenez ! allez-vous-en vite…

 

Il y avait un tel accent dans ces paroles, la façon dont son gendre le secouait en parlant était si éloquente que M. Chèbe fut tout de suite convaincu. Il balbutia même des excuses. Certainement Risler avait raison d’agir ainsi. Tous les honnêtes gens seraient pour lui… Et il se reculait à mesure vers la porte. Arrivé là, il demanda timidement si la petite pension de madame Chèbe serait continuée.

 

– Oui, répondit Risler, mais ne la dépassez jamais, car maintenant ma position ici n’est plus la même. Je ne suis plus l’associé de la maison.

 

M. Chèbe ouvrit de grands yeux étonnés, et prit cette physionomie idiote qui faisait croire à beaucoup de gens que l’accident qui lui était arrivé, vous savez, tout pareil à celui du duc d’Orléans, n’était pas un conte de son invention ; mais il n’osa pas faire la moindre observation. On lui avait changé son gendre, positivement. Était-ce bien Risler, cette espèce de chat-tigre, qui se hérissait au moindre mot, et ne parlait de rien moins que de tuer les gens ?

 

Il s’esquiva, reprit son aplomb seulement au bas de l’escalier, et traversa la cour en marchant d’un air vainqueur. Quand toutes les pièces furent démeublées et vides, Risler les parcourut une dernière fois, puis il prit la clef et descendit chez Planus pour la remettre à madame Georges.

 

– Vous pourrez louer l’appartement, dit-il, ce sera un apport de plus à la fabrique.

 

– Mais vous, mon ami ?

 

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin de grand’chose. Un lit en fer là-haut dans les mansardes. C’est tout ce qu’il faut pour un commis. Car, je vous le répète, je ne suis rien de plus désormais qu’un commis… Un bon commis, par exemple, vaillant et sûr, dont vous n’aurez pas à vous plaindre, je vous jure.

 

Georges, qui relevait des comptes avec Planus, fut si ému d’entendre ce malheureux parler ainsi, qu’il quitta sa place précipitamment. Les sanglots l’étouffaient. Claire était très émue aussi, et, s’approchant du nouvel employé de la maison Fromont :

 

– Risler, lui dit-elle, je vous remercie au nom de mon père.

 

– C’est à lui que je pense tout le temps, madame, répondit-il très simplement.

 

À ce moment le père Achille entra, apportant le courrier. Risler prit ce monceau de lettres, les ouvrit une à une tranquillement, et à mesure les passait à Sigismond.

 

– Voilà une commande pour Lyon… Pourquoi n’a-t-on pas répondu à Saint-Étienne ?

 

Il se plongeait de toutes ses forces dans ces détails d’affaires, et il y portait une lucidité d’intelligence qui venait justement de cette tension d’esprit perpétuelle vers le calme et l’oubli. Tout à coup, parmi ces enveloppes larges, timbrées de noms de commerce et dont le papier, la pliure sentaient le bureau, la hâte de l’expédition, il en découvrit une, plus petite, cachetée avec soin et se glissant si traîtreusement au milieu des autres que d’abord il ne l’avait pas aperçue. Il reconnut bien vite cette écriture fine, longue et ferme. « À monsieur Risler. – Personnelle. » C’était l’écriture de Sidonie. En la voyant, il éprouva la même sensation qu’il venait d’avoir là-haut dans sa chambre.

 

Tout son amour, toute sa colère de mari trompé lui remontaient au cœur avec cette force d’indignation qui fait les assassins. Que lui écrivait-elle ? quel mensonge avait-elle encore inventé ? Il allait ouvrir la lettre ; puis il s’arrêta. Il comprit que, s’il lisait cela, c’en était fait de tout son courage ; et, se penchant vers le caissier :

 

– Sigismond, mon vieux, lui dit-il tout bas, veux-tu me rendre un service ?

 

– Je crois bien !… fit le brave homme avec enthousiasme. Il était si heureux d’entendre son ami lui parler de sa bonne voix des anciens jours.

 

– Tiens, voilà une lettre qu’on m’écrit et que je ne veux pas lire maintenant. Je suis sûr que ça m’empêcherait de penser et de vivre. Tu vas me la garder, et puis ceci avec…

 

Il tira de sa poche un petit paquet soigneusement ficelé, qu’il lui tendit à travers le grillage.

 

– C’est tout ce qui me reste du passé, tout ce qui me reste de cette femme… Je suis décidé à ne pas la voir, ni rien qui me la rappelle avant que ma besogne ici soit terminée, et bien terminée… J’ai besoin de toute ma tête, tu comprends… C’est toi qui payeras la rente des Chèbe… Si elle-même demandait quelque chose, tu ferais le nécessaire… Mais tu ne m’en parleras jamais… Et tu garderas ce dépôt soigneusement jusqu’à ce que je te le redemande.

 

Sigismond enferma la lettre et le paquet dans un tiroir secret de son bureau avec d’autres papiers précieux. Aussitôt Risler se remit à parcourir sa correspondance ; mais tout le temps il voyait s’allonger devant ses yeux les fins caractères anglais tracés par une petite main qu’il avait si souvent et si ardemment serrée contre son cœur.

 

V

LE CAFÉ CHANTANT


Quel commis rare et consciencieux que ce nouveau commis de la maison Fromont !

 

Chaque jour sa lampe était la première allumée et la dernière éteinte aux vitres de la fabrique. On lui avait installé en haut, sous les combles, une petite chambre exactement semblable à celle qu’il occupait autrefois avec Frantz, vraie chambre de trappiste, meublée d’une couchette en fer et d’une table en bois blanc placée sous le portrait de son frère. C’était la même vie active, régulière et retirée que dans ce temps-là.

 

Il travaillait constamment, faisait venir ses repas de son ancienne petite crémerie. Mais, hélas ! la jeunesse, l’espoir à jamais disparus ôtaient leur charme à tous ces souvenirs. Heureusement, il lui restait encore Frantz et madame Chorche, les deux seuls êtres à qui il put penser sans tristesse. Madame Chorche était toujours présente, attentive à le soigner, à le consoler ; et Frantz lui écrivait souvent, sans jamais lui parler de Sidonie, par exemple. Risler pensait que quelqu’un l’avait mis au courant des malheurs survenus, et il évitait, lui aussi, dans ses lettres, toute allusion à ce sujet. « Oh ! quand je pourrai le faire revenir. » C’était son rêve, sa seule ambition : relever la fabrique et rappeler son frère.

 

En attendant, les journées se succédaient pour lui toujours pareilles, dans le bruit actif du commerce et la solitude navrante de sa douleur. Chaque matin il descendait, parcourait les ateliers, où le profond respect qu’il inspirait, sa physionomie sévère et silencieuse avaient rétabli l’ordre un instant troublé. Dans les commencements on avait beaucoup jasé, et différemment commenté le départ de Sidonie. Les uns disaient qu’elle s’était enfuie avec un amant, les autres que Risler l’avait chassée. Ce qui déroutait toutes les prévisions, c’était l’attitude des deux associés vis-à-vis l’un de l’autre, aussi naturelle qu’auparavant. Quelquefois pourtant, quand ils se parlaient seul à seul dans le bureau, Risler avait tout à coup un soubresaut, comme une vision de l’adultère passé. Il songeait que ces yeux qu’il avait là devant lui, cette bouche, tout ce visage lui avait menti dans ses mille expressions.

 

Alors une envie le prenait de sauter sur ce misérable, de le saisir à la gorge, de l’étrangler sans pitié ; mais la pensée de madame Chorche était toujours là pour le retenir. Serait-il moins courageux, moins maître de lui que cette jeune femme ?… Ni Claire, ni Fromont, personne ne se doutait de ce qui se passait en lui. À peine pouvait-on deviner dans sa conduite une rigidité, une inflexibilité qui ne lui étaient pas habituelles. Maintenant Risler aîné imposait aux ouvriers ; et ceux d’entre eux qui n’étaient pas frappés de respect devant ses cheveux blanchis en une nuit, ses traits tirés et vieillis, tremblaient sous son regard singulier, regard d’un noir bleui comme l’acier d’une arme. Toujours très bon, très doux avec les travailleurs, il était devenu redoutable pour la moindre infraction aux règlements. On aurait dit qu’il se vengeait de je ne sais quelle indulgence passée, aveugle et coupable, dont il s’accusait.

 

Certes, c’était un merveilleux commis que ce nouveau commis de la maison Fromont.

 

Grâce à lui, la cloche de la fabrique, malgré les chevrotements de sa voix vieille et fêlée, eut bien vite repris son autorité ; et celui qui menait tout se refusait à lui-même le moindre soulagement. Sobre comme un apprenti, il laissait les trois quarts de ses appointements à Planus pour la pension des Chèbe, mais il ne s’informait jamais d’eux. Le dernier jour du mois, le petit homme arrivait ponctuellement chercher ses petits revenus, roide et majestueux avec Sigismond comme il convient à un rentier en fonctions. Madame Chèbe avait essayé de parvenir jusqu’à son gendre, qu’elle plaignait et aimait ; mais la seule apparition de son châle à palmes sous le porche faisait fuir le mari de Sidonie.

 

C’est que tout ce courage dont il s’armait était bien plus apparent que réel. Le souvenir de sa femme ne le quittait jamais. Qu’était-elle devenue ? Que faisait-elle ? Il en voulait presque à Planus de ne pas lui en parler. Cette lettre surtout, cette lettre qu’il avait eu le courage de ne pas ouvrir, le troublait. Il y pensait constamment. Ah ! s’il avait osé, comme il l’aurait redemandée à Sigismond.

 

Un jour la tentation fut trop forte. Il se trouvait seul en bas dans le bureau. Le vieux caissier était parti déjeuner, laissant par extraordinaire la clef sur son tiroir. Risler n’y put pas résister. Il ouvrit, chercha, souleva les papiers. La lettre n’y était plus, Sigismond avait dû la serrer encore plus soigneusement, peut-être dans la prévision de ce qui arrivait en ce moment. Au fond, Risler ne fut pas fâché de ce contre-temps ; car il sentait bien que s’il avait trouvé sa lettre, c’eût été la fin de cette résignation active qu’il s’imposait si péniblement.

 

Toute la semaine, cela allait bien encore. L’existence était supportable, absorbée dans les mille soins de la maison et tellement fatigante, que Risler, la nuit venue, tombait sur son lit comme une masse inconsciente. Mais le dimanche lui était long et pénible. Le silence des cours, des ateliers déserts, ouvrait à sa pensée un champ plus vaste. Il essayait de travailler ; mais l’encouragement du travail des autres manquait au sien. Lui seul était occupé dans cette grande fabrique au repos, dont le souffle même s’arrêtait. Les verrous mis, les persiennes fermées, la voix sonore du père Achille jouant avec son chien dans les cours abandonnées, tout lui parlait de solitude. Et le quartier aussi lui donnait cette impression. Dans les rues élargies, où les promeneurs étaient paisibles et rares, le bruit des cloches sonnant vêpres tombait mélancoliquement, et quelquefois un écho du tumulte parisien, des roues en mouvement, un orgue attardé, la cliquette d’une marchande de plaisirs, traversaient ce silence comme pour l’augmenter encore.

 

Risler cherchait des combinaisons de fleurs et de feuillages, et pendant qu’il maniait son crayon, sa pensée, qui ne trouvait pas là une application suffisante, lui échappait, allait au bonheur passé, aux catastrophes inoubliables, souffrait le martyre, puis en revenant demandait au pauvre somnambule, toujours assis à sa table : « Qu’est-ce que tu as fait en mon absence ? » Hélas ! il n’avait rien fait.

 


Risler cherchait…

 

Oh ! les longs, les tristes, les cruels dimanches ! Songez qu’il se mêlait à tout cela dans son âme cette superstition du peuple pour les jours fériés, pour ce bon repos de vingt-quatre heures où l’on retrouve du courage et des forces. S’il était sorti, la vue d’un ouvrier accompagné d’un enfant et d’une femme l’aurait fait sangloter, mais sa réclusion de trappiste lui gardait d’autres souffrances, le désespoir des solitaires, leurs révoltes terribles quand le dieu auquel ils se sont consacrés ne répond pas à leurs sacrifices. Or le dieu de Risler c’était ! le travail, et comme il ne trouvait plus en lui l’apaisement ni la sérénité, il n’y croyait plus et le maudissait.

 

Souvent, dans ces heures de combat, la salle de dessin s’ouvrait doucement, et Claire Fromont apparaissait. L’isolement du pauvre homme par ces longs après-midi du dimanche lui faisait pitié, et elle venait lui tenir compagnie avec sa petite fille, sachant par expérience ce que la douceur des enfants a de communicatif. La petite, qui maintenant marchait seule, glissait des bras de sa mère pour courir vers son ami. Risler entendait ces petits pas pressés. Il sentait ce souffle léger derrière lui, et tout de suite il en avait l’impression rajeunissante et calmante. Elle lui mettait de si bon cœur ses petits bras potelés autour du cou, avec son rire naïf et sans cause et le baiser de sa jolie bouche qui n’avait jamais menti. Claire Fromont, debout devant la porte, souriait en les regardant.

 

– Risler, mon ami, lui disait-elle, il faut descendre un peu au jardin… vous travaillez trop. Vous tomberez malade.

 

– Non, non, madame… au contraire, c’est le travail qui me sauve… Ça m’empêche de penser…

 

Puis, après un long silence, elle reprenait :

 

– Allons, mon bon Risler, il faut tâcher d’oublier.

 

Risler secouait la tête.

 

– Oublier… Est-ce que c’est possible ?… Il y a des choses au-dessus des forces. On pardonne, mais on n’oublie pas.

 

Presque toujours l’enfant finissait par l’entraîner au jardin. Il fallait bon gré mal gré jouer au ballon ou au sable avec elle ; mais la gaucherie, le peu d’entrain de son partenaire frappaient vite la petite fille. Alors elle se tenait tranquille, se contentait de marcher gravement entre les rangs de buis, la main dans celle de son ami. Au bout d’un moment, Risler ne songeait plus qu’elle était là ; mais sans qu’il y prit garde, la tiédeur de cette petite main dans la sienne avait un effet magnétique d’adoucissement sur son âme ulcérée.

 

On pardonne mais on n’oublie pas !…

 

La pauvre Claire en savait quelque chose, elle aussi ; car elle n’avait rien oublié, malgré son grand courage et l’idée qu’elle se faisait de son devoir. Pour elle comme pour Risler, le milieu où elle vivait était un rappel constant de ses souffrances. Sans pitié, les objets qui l’entouraient rouvraient sa blessure prête à se fermer. L’escalier, le jardin, la cour, tous ces témoins, ces complices muets de l’adultère, avaient à certains jours une physionomie implacable. Les soins mêmes, les précautions que prenait son mari pour lui épargner de pénibles souvenirs, l’affectation qu’il mettait à ne plus sortir le soir, à raconter les courses qu’il avait faites, ne servaient qu’à mieux lui rappeler la faute. Elle avait quelquefois envie de lui demander grâce, de lui dire : « N’en fais pas trop… » La foi était brisée en elle, et l’horrible souffrance du prêtre qui doute et veut pourtant rester fidèle à ses vœux, se trahissait dans son sourire amer, sa douceur froide et sans plaintes.

 

Georges était très malheureux. Il aimait sa femme maintenant. La grandeur de sa nature l’avait vaincu. Il y avait de l’admiration dans cet amour, et pourquoi ne pas le dire ! le chagrin de Claire lui tenait lieu d’une coquetterie qui n’était pas dans son caractère, et qui lui avait toujours manqué aux yeux de son mari Il était de ce singulier type d’hommes qui aiment à faire des conquêtes. Sidonie, capricieuse et froide, répondait à ce travers de cœur. Après l’avoir quittée sur un adieu plein de tendresse, il la retrouvait le lendemain indifférente, oublieuse, et ce perpétuel besoin de la ramener lui tenait lieu de passion véritable. La sérénité en amour le laissait, comme les marins une traversée sans tempêtes. Cette fois il avait été avec sa femme bien près du naufrage ; et à cette heure encore tout péril n’était pas passé. Il savait que Claire était détachée de lui, toute à l’enfant, le seul lien entre eux désormais. Cet éloignement la lui faisait paraître plus belle, plus désirable ; et il mettait à la reprendre tout son art de séduction. Il sentait combien ce serait difficile et qu’il n’avait pas affaire à une âme banale. Pourtant il ne désespérait pas. Parfois, au fond du regard si doux et en apparence si impassible qui contemplait ses efforts, une lueur vague lui disait d’espérer.

 

Quant à Sidonie, il n’y pensait plus. Et qu’on ne s’étonne pas de cette prompte rupture morale. Ces deux êtres superficiels n’avaient rien qui pût les attacher profondément l’un à l’autre. Georges était incapable d’éprouver des impressions durables, à moins qu’elles fussent sans cesse renouvelées ; Sidonie, de son côté, ne pouvait rien inspirer de tenace ou de grand. C’était un de ces amours de cocotte à gandin, faits de vanités, de dépits d’amour-propre, n’inspirant ni dévouement ni constance, seulement des aventures tragiques, des duels, des suicides d’où l’on revient presque toujours et d’où l’on revient guéri. Peut-être que, s’il l’avait revue, il aurait été repris de son mal : mais le coup de vent de la fuite avait emporté Sidonie trop vite et trop loin pour qu’un retour fût possible. De toute façon, c’était un soulagement pour lui de pouvoir vivre sans mentir ; et l’existence nouvelle qu’il menait, toute de travail et de privations, avec un but lointain de réussite, ne le rebutait pas. Heureusement, car ce n’était pas trop du courage et de la volonté des deux associés pour relever la maison.

 

Elle faisait eau de partout, cette pauvre maison Fromont. Aussi le père Planus passa encore bien de mauvaises nuits, tourmenté par le cauchemar de l’échéance et la vision fatale du petit homme bleu. Mais, à force d’économie, on arriva à payer toujours.

 

Bientôt quatre imprimeuses Risler, définitivement installées, fonctionnèrent à la fabrique. On commençait à s’en émouvoir dans le commerce des papiers peints. Lyon, Caen, Rixheim, les grands centres de l’industrie, s’inquiétaient beaucoup de cette merveilleuse « rotative et dodécagone ». Puis un beau jour les Prochasson se présentèrent, proposant trois cent mille francs, rien que pour partager le droit au brevet.

 

– Que faut-il faire ?… demanda Fromont jeune à Risler aîné.

 

Celui-ci haussa les épaules d’un air indifférent :

 

– Voyez, décidez… Cela ne me regarde pas. Je ne suis que le commis.

 

Dite froidement, sans colère, cette parole tomba sur la joie étourdie de Fromont et le rappela à la gravité d’une situation qu’il était toujours sur le point d’oublier.

 

Pourtant, une fois seul avec sa chère madame Chorche, Risler lui conseilla de ne pas accepter l’offre des Prochasson.

 

– Attendez… ne vous pressez pas, plus tard, vous vendrez plus cher.

 

Il ne parlait que d’eux dans cette affaire qui le concernait si glorieusement. On sentait qu’il se détachait d’avance de leur avenir.

 

Cependant les commandes arrivaient, s’accumulaient. La qualité du papier, les prix baissés à cause de la facilité de fabrication, rendaient toute concurrence impossible. À n’en plus douter, c’était une fortune colossale qui se préparait pour les Fromont. La fabrique avait repris son aspect florissant d’autrefois et son grand bourdonnement de ruche. Elle s’activait de tous ses bâtiments et des centaines d’ouvriers qui les remplissaient. Le père Planus ne levait plus le nez de son bureau ; on le voyait, du petit jardin, penché sur ses gros livres de recettes alignant en chiffres magnifiquement moulés les bénéfices de l’lmprimeuse.

 

Risler travaillait toujours, lui aussi, sans distraction ni repos. La prospérité revenue ne changeait rien à ses habitudes de réclusion ; et c’est de la fenêtre la plus haute du dernier étage de l’hôtel qu’il entendait venir vers lui le bruit actif de ses machines. Il n’en était ni moins sombre, ni moins silencieux. Un jour, pourtant, on apprit à la fabrique que l’lmprimeuse, dont on avait envoyé un exemplaire à la grande exposition de Manchester, venait d’y remporter la médaille d’or, consécration définitive de son succès. Madame Georges appela Risler au jardin, à l’heure du déjeuner, et voulut lui annoncer elle-même cette bonne nouvelle.

 

Pour le coup il eut un sourire d’orgueil qui détendit son visage vieilli et assombri. Sa vanité d’inventeur, la fierté de sa gloire, surtout l’idée de réparer aussi superbement le mal fait par sa femme à la maison, lui donnèrent une minute de vrai bonheur. Il serra les mains de Claire, et murmura comme aux heureux jours d’autrefois.

 

– Je suis content… Je suis content…

 

Mais quelle différence d’intonation ! c’était dit sans entrain, sans espérance, avec une satisfaction de tâche accomplie, et rien de plus. La cloche sonna pour le retour des ouvriers, et Risler remonta tranquillement se mettre à l’ouvrage comme les autres jours.

 

Au bout d’un moment, il redescendit. Malgré tout, cette nouvelle l’avait plus agité qu’il ne voulait le laisser paraître. Il errait dans le jardin, rôdait autour de la caisse, souriant tristement au père Planus à travers les vitres.

 

– Qu’est-ce qu’il a ? se demandait le vieux bonhomme… Qu’est-ce qu’il me veut ?

 

Enfin, le soir venu, au moment de fermer le bureau, l’autre se décida à entrer et à lui parler.

 

– Planus, mon vieux, je voudrais… Il hésita un peu.

 

– Je voudrais que tu me donnes… la lettre, tu sais, la petite lettre, avec le paquet.

 

Sigismond le regarda, stupéfait. Naïvement, il s’était imaginé que Risler ne songeait plus à Sidonie, qu’il l’avait tout à fait oubliée.

 

– Comment !… tu veux ?…

 

– Ah ! écoute, je l’ai bien gagné. Je peux bien penser un peu à moi maintenant. J’ai assez pensé aux autres.

 

– Tu as raison, dit Planus. Eh bien ! voici ce que nous allons faire. La lettre et le paquet sont chez moi, à Montrouge. Si tu veux, nous irons dîner tous deux au Palais-Royal, tu te rappelles, comme au bon temps. C’est moi qui régale… Nous arroserons ta médaille avec du vin cacheté, quelque chose de fin !… Ensuite nous monterons ensemble à la maison. Tu prendras tes bibelots ; et, si c’est trop tard pour rentrer, mademoiselle Planus, ma sœur, te fera un lit et tu coucheras chez nous… On est bien, là-bas… c’est la campagne… Demain matin, à sept heures, nous reviendrons ensemble à la fabrique par le premier omnibus… Allons, pays, fais-moi ce plaisir. Sans cela je croirai que tu en veux toujours à ton vieux Sigismond…

 

Risler accepta. Il ne songeait guère à fêter sa médaille, mais à ouvrir quelques heures plus tôt cette petite lettre qu’il avait enfin conquis le droit de lire. Il fallut s’habiller. C’était toute une affaire, depuis six mois qu’il vivait en veste de travail Et quel événement dans la fabrique ! Madame Fromont fut tout de suite prévenue :

 

– Madame, madame… Voilà monsieur Risler qui sort.

 

Claire le regarda de ses fenêtres ; et ce grand corps courbé par le chagrin, appuyé au bras de Sigismond, lui causa une émotion profonde, singulière, qu’elle se rappela toujours depuis. Dans la rue, des gens saluaient Risler avec intérêt. Rien que ce bonjour lui faisait chaud au cœur. Il avait tant besoin de bienveillance ! Mais le bruit des voitures l’étourdissait un peu :

 

– La tête me tourne,… disait-il à Planus.

 

– Appuie-toi bien sur moi, mon vieux,… n’aie pas peur.

 

Et le brave Planus se redressait, promenant son ami avec la fierté naïve et fanatique d’un paysan du Midi portant le saint de son village.

 

Ils arrivèrent enfin au Palais-Royal. Le jardin était plein de monde. On venait pour entendre la musique ; et dans la poussière et le fracas des chaises, chacun cherchait à se placer. Les deux amis entrèrent vite au restaurant pour échapper à tout ce train. Ils s’installèrent dans un de ces grands salons, au premier, d’où l’on aperçoit la verdure des arbres, les promeneurs et l’aigrette du jet d’eau entre les deux carrés de parterre mélancoliques. Pour Sigismond, c’était l’idéal du luxe, cette salle de restaurant, avec de l’or partout, autour des glaces, dans le lustre et jusque sur la tenture en papier gaufré. La serviette blanche, le petit pain, la carte d’un dîner à prix fixe le remplissaient de joie.

 

– Nous sommes bien, n’est-ce pas ?… disait-il à Risler.

 

Puis, à chacun des plats de ce régal à deux francs cinquante, il s’exclamait, remplissait de force l’assiette de son ami.

 

– Mange de ça… c’est bon.

 

L’autre, malgré son désir de faire honneur à la fête, semblait préoccupé et regardait toujours par la fenêtre.

 

– Te rappelles-tu, Sigismond ?… fit-il au bout d’un moment.

 

Le vieux caissier, tout à ses souvenirs d’autrefois, aux débuts de Risler à la fabrique répondit :

 

– Je crois bien que je me rappelle… tiens ! La première fois que nous avons dîné ensemble au Palais-Royal, c’était en février 46, l’année où on a installé les planches-plates à la maison.

 

Risler secoua la tête :

 

– Oh ! non…, moi je parle d’il y a trois ans… C’est là, en face, que nous avons dîné ce fameux soir.

 

Et il lui montrait les grandes fenêtres du salon de Véfour que le soleil couchant allumait comme les lustres d’un repas de noces, – Tiens ! c’est vrai…, murmura Sigismond un peu confus. Quelle idée malheureuse il avait eue d’amener son ami dans un endroit qui lui rappelait des choses si pénibles !

 

Risler, ne voulant pas attrister le repas, leva son verre brusquement.

 

– Allons ! à ta santé, mon vieux camarade.

 


Il lui montrait les grandes fenêtres…

 

Il essayait de détourner la conversation. Mais une minute après, lui-même la remettait sur ce sujet-la, et tout bas, comme s’il avait honte, il demandait à Sigismond :

 

– Est-ce que tu l’as vue ?

 

– Ta femme ?… Non, jamais.

 

– Elle n’a plus écrit ?

 

– Non…, plus du tout.

 

– Mais enfin, tu dois avoir des nouvelles. Qu’est-ce qu’elle a fait pendant ces six mois ? Est-ce qu’elle vit avec ses parents ?

 

– Non.

 

Risler pâlit. Il espérait que Sidonie serait retournée près de sa mère, qu’elle aurait travaillé comme lui, pour oublier et expier. Il avait pensé souvent que, d’après ce qu’il apprendrait d’elle quand il aurait le droit d’en parler, il réglerait sa vie future, et dans un de ces avenirs lointains qui ont l’indécision du rêve, il se voyait parfois s’exilant avec les Chèbe au fond de quelque pays bien ignoré où rien ne lui rappellerait la honte passée. Ce n’était pas un projet, certes, mais cela vivait au fond de son esprit comme un espoir et ce besoin qu’ont tous les êtres de se reprendre au bonheur.

 

– Est-ce qu’elle est à Paris ?… demanda-t-il après quelques instants de réflexion.

 

– Non… Elle est partie il y a trois mois. On ne sait pas où elle est allée.

 

Sigismond n’ajouta pas qu’elle était partie avec son Cazaboni dont elle portait le nom maintenant, qu’ils couraient ensemble les villes de province, que sa mère était désolée, ne la voyait plus et n’avait plus de ses nouvelles que par Delobelle. Sigismond ne crut devoir rien dire de tout cela, et après son dernier mot :

 

« Elle est partie », il se tut.

 

Risler, de son côté, n’osait plus rien demander.

 

Pendant qu’ils étaient là, en face l’un de l’autre, assez embarrassés de ce long silence, la musique militaire éclata sous les arbres du jardin. On jouait une de ces ouvertures d’opéra italien qui semblent faites pour le plein ciel des promenades publiques, et dont les notes nombreuses se mêlent, en montant dans l’air, aux « psst !… psst !… » des hirondelles, à l’élan perlé du jet d’eau. Les cuivres éclatants font bien ressortir la douceur tiède de ces fins de journées d’été si accablées, si longues à Paris, il semble qu’on n’entend plus qu’eux. Les roues lointaines, les cris des enfants qui jouent, les pas des promeneurs sont emportés dans ces ondes sonores jaillissantes et rafraîchissantes, aussi utiles aux Parisiens que l’arrosement journalier de leurs promenades. Tout autour les fleurs fatiguées, les arbres blancs de poussière, les visages que la chaleur rend pâles et mats, toutes les tristesses, toutes les misères d’une grande ville courbées et songeuses sur les bancs du jardin en reçoivent une impression de soulagement et de réconfort. L’air est remué, renouvelé par ces accords qui le traversent en le remplissant d’harmonie.

 

Le pauvre Risler éprouva comme une détente de tous ses nerfs.

 

– Ça fait du bien, un peu de musique… disait-il avec des yeux brillants.

 

Et il ajouta en baissant la voix :

 

– J’ai le cœur gros, mon vieux… Si tu savais…

 

Ils restèrent sans parler, accoudés à la fenêtre, pendant qu’on leur servait le café. Puis la musique cessa, le jardin devint désert. La lumière attardée aux angles remonta vers les toits, mit ses derniers rayons aux vitres les plus hautes, suivie par les oiseaux, les hirondelles qui, de la gouttière où elles se serraient les unes contre les autres, saluèrent d’un dernier gazouillement le jour qui finissait.

 

– Voyons… Où allons-nous ? dit Planus en sortant du restaurant.

 

– Où tu voudras…

 

Il y avait là tout près, à un premier étage de la rue Montpensier, un café chantant où on voyait entrer beaucoup de monde.

 

– Si nous montions ?… demanda Planus, qui voulait dissiper à tout prix la tristesse de son ami…, la bière est excellente.

 

Risler se laissa entraîner, depuis six mois il n’avait pas bu de bière… C’était un ancien restaurant transformé en salle de concert. Trois grandes pièces, dont on avait abattu les cloisons, se suivaient, soutenues et séparées par des colonnes dorées, une décoration mauresque, rouge vif, bleu tendre, avec de petits croissants et des turbans roulés en ornement.

 

Quoiqu’il fût encore de bonne heure, tout était plein, et l’on étouffait, même avant d’entrer, rien qu’en voyant cet entassement de gens assis autour des tables, et tout au fond, à demi cachées par la suite des colonnes, ces femmes empilées sur une estrade, parées de blanc, dans la chaleur et l’éblouissement du gaz.

 

Nos deux amis eurent beaucoup de peine à se caser, et encore derrière une colonne d’où ils ne pouvaient voir qu’une moitié de l’estrade, occupée en ce moment par un superbe monsieur en habit noir et en gants jaunes, frisé, ciré, pommadé, qui chantait d’une voix vibrante.

 

Mes beaux lions aux crins dorés

Du sang des troupeaux altérés,

Halte-là !… je fais sentinellô !

 

Le public, des petits commerçants du quartier avec leurs dames et leurs demoiselles, paraissait enthousiasmé ; les femmes surtout. Il était si bien l’idéal des imaginations de boutique, ce magnifique berger du désert qui parlait aux lions avec cette autorité et gardait son troupeau en tenue de soirée. Aussi, malgré leur allure bourgeoise, leurs toilettes modestes et la banalité de leur sourire de comptoir, toutes ces dames, tendant leurs petits becs vers l’hameçon du sentiment, roulaient des yeux langoureux du côté du chanteur. Le comique était de voir ce regard à l’estrade se transformer tout à coup, devenir méprisant et féroce en tombant sur le mari, le pauvre mari, en train de boire tranquillement une chope vis-à-vis de sa femme : « Ce n’est pas toi qui serais capable de faire, sentinellô à la barbe des lions et en habit noir encore, et avec des gants jaunes… » Et l’œil du mari avait bien l’air de répondre : « Ah ! dame, oui, c’est un gaillard, celui-là ».

 

Assez indifférents à ce genre d’héroïsme, Risler et Sigismond savouraient leur bière sans prêter une grande attention à la musique, quand la romance finie, dans les applaudissements, les cris, le brouhaha qui suivirent, le père Planus poussa une exclamation :

 

– Tiens ! c’est drôle… on dirait… mais oui, je ne me trompe pas… C’est lui, c’est Delobelle !

 

C’était, en effet, l’illustre comédien qu’il venait de découvrir là-bas, au premier rang près de l’estrade. Sa tête grisonnante apparaissait de trois quarts. Négligemment il s’appuyait à une colonne, le chapeau à la main, dans sa grande tenue des premières ; liage éblouissant, frisure au petit fer, habit noir piqué d’un camélia à la boutonnière comme d’une décoration. Il regardait de temps en temps la foule d’un air tout à fait supérieur ; mais c’est vers l’estrade qu’il se tournait le plus souvent, avec des mines aimables, des petits sourires encourageants, des applaudissements simulés, adressés à quelqu’un que de sa place le père Planus ne pouvait pas voir.

 

La présence de l’illustre Delobelle dans un café-concert n’avait rien de bien extraordinaire, puisqu’il passait toutes ses soirées dehors ; pourtant le vieux caissier en ressentit un certain trouble, surtout quand il aperçut au même rang de spectateurs une capote bleue et des yeux d’acier. C’était madame Dobson, la sentimentale maîtresse de chant. Dans la fumée des pipes et la confusion de la foule, ces deux physionomies rapprochées l’une de l’autre faisaient à Sigismond l’effet de deux apparitions comme en évoquent les coïncidences d’un mauvais rêve. Il eut peur pour son ami, sans savoir précisément de quoi ; et tout de suite l’idée lui vint de l’emmener :

 

– Allons-nous-en, Risler… On meurt de chaud ici.

 

Au moment où ils se levaient, car Risler ne tenait pas plus à rester là qu’à partir, l’orchestre, composé d’un piano et de quelques violons commença une ritournelle bizarre. Il se fit dans la salle un mouvement de curiosité. On criait ; « Chut !… Chut !… Assis ! »

 

Ils furent obligés de reprendre leurs places. D’ailleurs Risler commençait à être troublé.

 

– Je connais cet air-là, se disait-il. Où l’ai-je entendu ?

 

Un tonnerre d’applaudissements et une exclamation de Planus lui firent lever les yeux.

 

– Viens, viens… sortons… disait le caissier, en essayant de l’entraîner dehors.

 

Mais il était trop tard. Risler avait déjà vu sa femme s’avancer au bord de l’estrade et s’incliner devant le public avec des sourires de danseuse.

 

Elle était en robe blanche, comme la nuit du bal ; mais il y avait maintenant moins de richesse dans toute sa tenue et un laisser-aller choquant. La robe tenait à peine aux épaules, les cheveux s’envolaient en un brouillard blond au-dessus des yeux, et autour du cou un collier de perles trop grosses pour être vraies s’étageait avec un brio de clinquant. Delobelle avait raison : c’est la vie de bohème qu’il lui fallait. Sa beauté y avait gagné je ne sais quelle expression insouciante qui la caractérisait, en faisait bien le type de la femme échappée, livrée à tous les hasards et descendant d’étape en étape jusqu’au plus profond de l’enfer parisien, sans que rien au monde soit assez fort pour la ramener à l’air pur et à la lumière.

 

Et comme elle semblait à l’aise dans son cabotinage ! Avec quel aplomb elle s’avançait sur cette estrade ! Ah ! si elle avait pu voir le regard désespéré et terrible qui la fixait là-bas dans la salle, embusqué derrière une colonne, son sourire n’aurait pas eu cette placidité impudique, sa voix n’aurait pas trouvé ces inflexions câlines et langoureuses pour roucouler la seule romance que madame Dobson eût jamais pu lui apprendre :

 

Pauv’ pitit mam’zelle Zizi

C’est l’amou, l’amou qui tourne

La tête à li.

 

Risler s’était levé, malgré les efforts de Planus.

 

– Assis… assis…, lui criait-on.

 

Le malheureux n’entendait rien. Il regardait sa femme.

 

C’est l’amou, l’amou qui tourne

La tête à li,

 

répétait Sidonie en minaudant.

 


Risler s’était levé…

 

Une minute il se demanda s’il n’allait pas bondir sur l’estrade et tout tuer. Il lui passait des lueurs rouges dans les yeux et comme un aveuglement de fureur. Puis tout à coup la honte et le dégoût le prirent, et il se précipita dehors en renversant les chaises, les tables, poursuivi par l’effarement et les imprécations de tous ces bourgeois scandalisés.

 

VI

LA VENGEANCE DE SIDONIE


Jamais, depuis plus de vingt ans qu’il habitait Montrouge, Sigismond Planus n’était rentré si tard, sans prévenir sa sœur. Aussi mademoiselle Planus était-elle dans une grande anxiété. Vivant en communauté d’idées et de tout avec son frère, n’ayant qu’une même âme pour elle et pour lui, la vieille fille avait eu pendant plusieurs mois le contre-coup de toutes les inquiétudes, de toutes les indignations du caissier ; et il lui en était resté, encore maintenant, une grande facilité à trembler et à s’émouvoir. Au moindre retard de Sigismond, elle pensait :

 

« Ah ! mon Dieu… Pourvu qu’il n’y ait pas eu quelque histoire à la fabrique ! »

 

Voilà pourquoi, ce soir-là, une fois la basse-cour perchée et endormie, le diner desservi sans qu’on y eût touché, mademoiselle Planus s’était assise dans la petite salle basse, et attendait pleine d’agitation.

 

Enfin, vers onze heures, on sonna. Un coup de sonnette, timide et triste, qui ne ressemblait en rien au vigoureux coup de poignet de Sigismond.

 

– Est-ce vous, monsieur Planus ?… demanda la vieille demoiselle du haut du perron.

 

C’était lui, mais il ne rentrait pas seul. Un grand vieux tout courbé le suivait, qui, en entrant, dit bonjour d’une voix lente Alors seulement mademoiselle Planus reconnut Risler aîné, qu’elle n’avait pas vu depuis les visites du jour de l’an, c’est-à-dire quelque temps avant tous les drames de la fabrique. Elle eut peine à retenir une exclamation de pitié, mais devant le mutisme grave des deux hommes, elle comprit qu’il fallait se taire.

 

– Mademoiselle Planus, ma sœur, vous mettrez des draps blancs à mon lit. Notre ami Risler nous fait l’honneur de coucher chez nous, cette nuit.

 

La vieille fille alla bien vite préparer la chambre avec un soin presque tendre, car on sait qu’en dehors de M. Planus mon frère, Risler était le seul homme excepté de la réprobation générale où elle les enveloppait tous.

 

En sortant du café-concert, le mari de Sidonie avait d’abord eu un moment d’exaltation effrayante. Il marchait au bras de Planus avec des détentes par tout le corps. À cette heure, il n’était plus question d’aller chercher la lettre et le paquet à Montrouge.

 

– Laisse-moi… va-t’en… disait-il à Sigismond, j’ai besoin d’être seul…

 

Mais l’autre se serait bien gardé de l’abandonner ainsi à son désespoir. Sans que Risler s’en aperçût, il l’entraînait loin de la fabrique, et l’intelligence de son cœur inspirant au vieux caissier ce qu’il devait dire à son ami, pendant toute la route il ne lui avait parlé que de Frantz, son petit Frantz qu’il aimait tant.

 

« Ça, oui, c’était de l’affection, et vraie, et sûre… Pas de trahison à craindre avec des cœurs comme celui-là !… »

 

Tout en parlant, ils avaient quitté le Paris bruyant du centre. Ils marchaient maintenant le long des quais, frôlaient le Jardin des Plantes, s’enfonçaient dans le faubourg Saint-Marceau. Risler se laissait conduire. Les paroles de Planus lui faisaient tant de bien !

 

Ils arrivaient ainsi tout près de la Bièvre, bordée en cet endroit de tanneries, dont les grands séchoirs à claire-voie se rayaient de bleu sur le fond du ciel, puis, dans les plaines vagues de Montsouris, vastes terrains brûlés et pelés par le souffle de feu que Paris répand autour de son travail journalier, comme un dragon gigantesque dont l’haleine de fumée, de vapeur, ne souffre aucune végétation à sa portée.

 

De Montsouris aux fortifications de Montrouge il n’y a qu’un pas. Une fois-là, Planus n’eut pas grand’peine à entraîner son ami chez lui. Il pensait avec raison que son intérieur calme, le spectacle d’une amitié fraternelle, paisible et dévouée, mettrait au cœur de cet infortuné comme un avant-goût du bonheur qui l’attendait près de son frère Frantz. Et, en effet, à peine étaient-ils entrés, que le charme de la petite maison opérait déjà.

 

– Oui, oui, tu as raison, mon vieux, disait Risler en marchant à grands pas dans la salle basse, il ne faut plus que je pense à cette femme. C’est comme une morte pour moi maintenant. Je n’ai plus que mon petit Frantz au monde… Je ne sais pas encore si je le ferai revenir ou si j’irai le rejoindre ; ce qu’il y a de sûr, c’est que nous allons rester ensemble… Moi qui désirais tant avoir un fils. Le voilà tout trouvé, mon fils. Je n’en veux pas d’autre. Quand je pense que j’ai eu un instant l’idée de mourir… Allons donc ! Elle en serait bien trop heureuse, madame Chose, là bas ! Je veux vivre, au contraire, vivre avec mon Frantz, et rien que pour lui.

 

– Bravo ! dit Sigismond, voilà comme je voulais te voir.

 

À ce moment, mademoiselle Planus vint annoncer que la chambre était prête. Risler s’excusait du dérangement qu’il lui causait.

 

– Vous êtes si bien, si heureux ici… C’est vraiment dommage de vous apporter ma tristesse.

 

– Eh ! mon vieux, tu peux te faire un bonheur semblable au nôtre, dit le brave Sigismond en rayonnant… J’ai ma sœur, tu as ton frère. Qu’est-ce qu’il nous manque ?

 

Risler eut un vague sourire. Il se voyait déjà installé avec Frantz dans une petite maison tranquille et quakeresse comme celle-ci. Décidément le père Planus avait eu une bonne idée.

 

– Viens te coucher, dit-il d’un air triomphant… Nous allons te montrer ta chambre.

 

La chambre de Sigismond Planus était une pièce au rez-de-chaussée, une grande pièce simplement mais proprement meublée, avec des rideaux de cotonnade aux fenêtres, au baldaquin du lit, et des petits carrés de tapis au bas des chaises sur le carreau luisant. Madame Fromont mère, elle-même, n’aurait rien trouvé à redire à l’ordre, à la bonne tenue de l’endroit. Sur des planches formant bibliothèque quelques livres étaient rangés : le Manuel du Pêcheur à la ligne, La Parfaite Ménagère à la campagne, Les Comptes faits de Barême. C’était toute la partie intelligente de l’appartement.

 

Le père Planus regardait autour de lui fièrement. Le verre d’eau se trouvait à sa place sur la table en noyer, la boîte à rasoir sur la toilette.

 

– Tu vois, Risler… Il y a tout ce qu’il faut… D’ailleurs, si tu manquais de quelque chose, les clefs sont à tous les meubles… tu n’as qu’à ouvrir… Et regarde quelle belle vue on a d’ici… Il fait un peu noir en ce moment ; mais demain matin, en t’éveillant, tu verras, c’est magnifique. »

 

Il ouvrit la fenêtre. De grosses gouttes de pluie commençaient à tomber, et des éclairs déchirant la nuit montraient la longue ligne silencieuse des talus qui s’étendaient au loin, avec des poteaux télégraphiques de place en place ou la porte sombre d’une casemate. Par intervalles, le pas d’une patrouille sur le chemin de ronde, le cliquetis d’un fusil ou d’un sabre rappelaient qu’on se trouvait dans la zone militaire. C’était cela l’horizon tant vanté de Planus, horizon mélancolique s’il en fut.

 

– Et maintenant, bonsoir… Dors bien. Mais au moment où le vieux caissier allait sortir, son ami le rappela :

 

– Sigismond ?

 

– Présent… dit le bonhomme, et il attendit.

 

Risler rougit légèrement, eut ce mouvement de lèvres de l’homme qui va parler, puis, faisant un grand effort sur lui-même :

 

– Non, non… rien… Bonsoir, mon vieux.

 

Dans la salle à manger le frère et la sœur causèrent encore longtemps à voix basse. Planus racontait le terrible événement de la soirée, la rencontre avec Sidonie ; et vous pensez s’il y en eut des « oh ! les femmes !… » et des « oh ! les hommes !… » Enfin, quand on eut fermé à clef la porte du petit jardin, mademoiselle Planus monta dans sa chambre, et Sigismond s’installa, comme il put, dans un petit cabinet à côté. Vers le milieu de la nuit, le caissier fut réveillé en sursaut par sa sœur, qui l’appelait à demi-voix, très effrayée :

 

– Monsieur Planus, mon frère ?

 

– Hein ?

 

– Avez-vous entendu ?

 

– Non… Quoi donc ?

 

– Oh ! c’était affreux… Quelque chose comme un grand soupir, mais si fort, mais si triste… Ça venait de la chambre en bas.

 

Ils écoutèrent. Au dehors, la pluie tombait à torrents, avec ce bruit de feuillages qui donne à la campagne une impression si complète d’isolement et d’étendue.

 

– C’est le vent… dit Planus.

 

– Je suis sûre que non… Chut !… écoutez… Dans le tumulte de l’orage, une plainte montait, comme un sanglot fait d’un nom péniblement articulé :

 

– Frantz !… Frantz !…

 

C’était sinistre et lamentable. Lorsque le Christ en croix poussa dans l’espace vers le ciel vide son cri désespéré : « Eli, Eli, lamma sabacthani », ceux qui l’entendirent durent éprouver l’espèce de terreur superstitieuse qui saisit tout à coup mademoiselle Planus.

 

– J’ai peur, murmura-t-elle… si vous alliez voir.

 

– Non, non, laissons-le. Il pense à son frère… Pauvre garçon ! C’est encore cette idée-là qui peut lui faire le plus de bien.

 

Et le vieux caissier se rendormit. Le lendemain il se réveilla, comme toujours, à la diane sonnant dans les forts ; car la petite maison, entourée de casernes, réglait toute sa vie sur les sonneries militaires. La sœur, déjà levée, donnait à manger aux poules. En voyant Sigismond debout, elle vint vers lui un peu émue.

 

– C’est singulier, dit-elle, je n’entends rien remuer chez monsieur Risler… Pourtant la fenêtre est grande ouverte.

 

Sigismond, très étonné, alla frapper chez son ami :

 

– Risler !… Risler !

 

Il appelait avec une certaine inquiétude.

 

– Risler ! es-tu là ?… est-ce que tu dors ? Rien ne répondait. Il ouvrit la porte.

 

La chambre était froide. On sentait que, par la fenêtre ouverte, l’humidité du dehors l’avait envahie toute la nuit. Au premier coup d’œil jeté sur le lit, Planus pensa. « Il ne s’est pas couché… » En effet la couverture était intacte, et dans la chambre, une veillée pleine d’agitation se révélait aux moindres détails, à la lampe encore fumante et qu’on avait négligé d’éteindre, à la carafe entièrement vidée dans une fièvre d’insomnie ; mais ce qui terrifia le caissier, ce fut de trouver grand ouvert le tiroir de commode où il avait soigneusement déposé la lettre et le paquet confiés à lui par son ami.

 

La lettre n’était plus là. Le paquet déplié, resté sur la table, laissait voir une photographie, le portrait de Sidonie à quinze ans. Avec sa robe à guimpe, ses cheveux mutins, séparés au front, sa pose embarrassée de fillette encore gauche, la petite Chèbe d’autrefois, l’apprentie de mademoiselle Le Mire, ne ressemblait guère à la Sidonie de maintenant. Et c’est justement pour cela que Risler avait gardé cette photographie, comme un souvenir, non pas de sa femme, mais de la « petite ».

 

Sigismond était consterné.

 

– C’est ma faute, se disait-il… j’aurais dû retirer les clefs… Mais qui se serait douté qu’il y pensait encore ?… Il m’avait tant juré que cette femme n’existait plus pour lui.

 

À ce moment mademoiselle Planus entra, le visage bouleversé.

 

– Monsieur Risler est parti… fit-elle.

 

– Parti ?… La porte du jardin n’était donc pas fermée ?

 

– Il a passé par-dessus le mur… On voit les marques.

 

Ils se regardèrent, terrifiés.

 

Planus pensait : « C’est la lettre !… »

 

Évidemment cette lettre de sa femme avait dû apparaître à Risler quelque chose d’extraordinaire ; et pour ne pas réveiller ses hôtes, il s’était sauvé sans bruit, par la fenêtre, comme un voleur. Pourquoi ? Dans quel but ?

 

– Vous verrez, ma sœur, disait le pauvre Planus en achevant de s’habiller à la hâte, vous verrez que cette coquine lui aura joué encore quelque tour. Et comme la vieille fille essayait de le rassurer, le brave homme en revenait toujours à son motif favori :

 

– Chai bas gonfianze !… Puis, sitôt prêt, il s’élança dehors.

 

Sur la terre détrempée par la grosse pluie de la nuit, les pas de Risler s’apercevaient jusqu’à la porte du petit jardin. Il avait dû partir avant le jour, car les carrés de légumes et les bordures de fleurs étaient défoncés au hasard par des traces creuses, espacées en de longues enjambées ; le mur du fond avait des éraflures blanches, un léger éboulement au faîte. Le frère et la sœur sortirent sur le chemin de ceinture. Ici la marque des pas devenait impossible à suivre. On voyait pourtant que Risler était allé dans la direction de la route d’Orléans.

 

– Au fait, hasarda mademoiselle Planus, nous sommes bien bons de nous tourmenter ; il est peut-être retourné à la fabrique tout simplement.

 

Sigismond secoua la tête. Ah ! s’il avait dit tout ce qu’il pensait.

 

– Allons, rentrez, ma sœur… Je vais voir… Et le vieux « chai bas gonfianze » partit en coup de vent, sa crinière blanche encore plus hérissée que d’habitude.

 

À cette heure-là, sur la route de ceinture, c’était un va-et-vient de soldats, de maraîchers, la garde montante, des chevaux d’officiers qu’on promenait, des cantiniers avec leur équipage, tout le train, tout le mouvement qui se fait le matin autour des forts. Planus s’en allait à grands pas au milieu du bruit, quand tout à coup il s’arrêta. Sur la gauche, au pied des talus, devant un petit bâtiment carré où se lit en noir sur le plâtre cru :

 

VILLE DE PARIS

 

ENTRÉE DES CARRIÈRES

 

Il venait d’apercevoir une foule rassemblée et des uniformes de soldats, de douaniers, mêlés aux blouses flasques et terreuses des rôdeurs de barrières. Instinctivement le vieux s’approcha. Au-dessous d’une poterne ronde à barreaux de fer, un douanier assis sur la marche de pierre parlait avec de grands gestes, comme s’il faisait une démonstration :

 

– Il était là où je suis, disait-il… Il s’est pendu assis, en tirant de toutes ses forces sur la corde… comme ça… han !… Et il faut croire que c’était bien son idée de mourir, car on a trouvé dans sa poche un rasoir dont il se serait servi au cas où la corde aurait cassé.

 

Dans la foule une voix dit : « Pauvre diable !… » Ensuite une autre, mais celle-là tremblante, étranglée par l’émotion, demanda timidement :

 

– Est-ce qu’on est bien sûr qu’il serait mort ?

 

Tout le monde se mit à rire en regardant Planus.

 

– En voilà un vieux serin, fit le douanier… Puisque je vous dis qu’il était tout bleu ce matin, quand nous l’avons décroché pour le porter à la caserne des chasseurs.

 

Elle n’était pas loin, cette caserne ; et pourtant Sigismond Planus eut toutes les peines du monde à se traîner jusque-là. Il avait beau se dire que les suicides ne sont pas rares à Paris, surtout dans ces parages, que pas un jour ne se passe sans qu’on relève un cadavre sur cette longue ligne des fortifications, comme sur le rivage d’une mer dangereuse, rien ne pouvait le distraire de l’affreux pressentiment qui, depuis le matin, lui serrait le cœur.

 

– Ah ! vous venez pour le pendu, lui dit le mar-chef de planton à la porte de la caserne… tenez ! Il est là.

 

On avait étendu le corps, dans une espèce de remise, sur une table à tréteaux. Un manteau de cavalerie, jeté dessus, le recouvrait entièrement, tombait avec ces plis de linceul que la rigidité de la mort creuse partout autour d’elle. Un groupe d’officiers, quelques soldats en pantalons de toile regardaient de loin en causant à voix basse comme dans une église ; et sur le rebord d’une haute fenêtre, un aide-major écrivait la constatation du décès. C’est à lui que Sigismond s’adressa.

 

– Je voudrais bien le voir, demanda-t-il doucement.

 

– Voyez.

 

Il s’approcha du tréteau, hésita une minute, puis s’enhardissant, découvrit un visage tuméfié, un grand corps immobile dans ses vêtements trempés de pluie…

 

– Elle a donc fini par te tuer, mon vieux camarade… murmura Planus.

 

Et il tomba à genoux en sanglotant. Les officiers s’étaient avancés curieusement pour regarder le mort, resté découvert.

 

– Voyez donc, major, dit l’un d’eux… Il a la main fermée, comme s’il serrait quelque chose.

 

– En effet, répondit le major en s’approchant… Cela arrive quelquefois dans les dernières convulsions… Vous rappelez-vous, à Solférino ? Le commandant Bordy tenait comme cela dans sa main le médaillon de sa petite fille. Nous avons eu bien du mal à le lui arracher.

 

Tout en parlant, il essayait d’ouvrir cette pauvre main crispée et morte.

 

– Tiens ! dit-il, c’est une lettre qu’il serrait si fort.

 

Il allait la lire ; mais un des officiers la lui prit des mains et la passa à Sigismond toujours agenouillé :

 

– Voyez, monsieur. C’est peut-être une dernière volonté à remplir.

 

Sigismond Planus se leva. Comme la pièce était sombre, il s’approcha de la croisée en chancelant, et lut, les yeux brouillés de larmes :

 

« … Eh bien ! oui, je t’aime, je t’aime… Plus que jamais et pour toujours… À quoi bon lutter et nous débattre ?… Notre crime est plus fort que nous.

 

*

* *

 

C’était la lettre que Frantz avait écrite à sa belle-sœur un an auparavant, et que Sidonie avait envoyée à son mari le lendemain de leur scène pour se venger de lui et de son frère en même temps. Risler aurait pu survivre à la trahison de sa femme, mais la trahison de son frère l’avait tué du coup.

 

Quand Sigismond eut compris, il resta atterré… Il était là, la lettre à la main, regardant machinalement devant lui par cette fenêtre grande ouverte. Six heures sonnaient. Là-bas, au-dessus de Paris, qu’on entendait gronder sans le voir, une buée s’élevait, lourde, lentement remuée, frangée au bord de rouge et de noir comme un nuage de poudre sur un champ de bataille… Peu à peu des clochers, des façades blanches, l’or d’une coupole, se dégagèrent du brouillard, éclatèrent en une splendeur de réveil. Puis, dans la direction du vent, les mille cheminées d’usines, levées sur ce moutonnement de toits groupés, se mirent à souffler à la fois leur vapeur haletante avec une activité de steamer au départ… La vie recommençait… Machine, en avant ! Et tant pis pour qui reste en route !…

 

Alors le vieux Planus eut un mouvement d’indignation terrible :

 

– Ah ! coquine… coquine…, criait-il en brandissant son poing ; et l’on ne savait pas si c’était à la femme ou à la ville qu’il parlait.

 

 

 

 

 

 

 


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Mars 2009

 

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