Daniel Defoe

 

 

 

LADY ROXANA

ou

L’HEUREUSE MAITRESSE

 

 

 

Première publication en 1724
Traduit de l’anglais par M. B.-H.-G. de Saint-Heraye
Paris, Librairie Générale Illustrée, 1885

 

 

 

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Notice sur Daniel Defoe. 7

PRÉFACE.. 12

CHAPITRE Ier 15

SOMMAIRE. – Je suis mariée à un riche brasseur. – Mort de mon père et du père de mon mari. – Mystérieuse disparition de mon mari. – Je vends mes effets pour vivre. – Attachement de ma servante, Amy. – Conseils de deux amies. – Mes enfants sont envoyés à leur tante. – Conduite haineuse de la tante. – Caractère aimable de l’oncle. – Générosité de mon propriétaire. – Mon propriétaire dîne avec moi. – Le mobilier de ma maison est restauré. – Déclaration d’amour. – Mon propriétaire devient mon locataire. – Le piège de la pauvreté. – Je me résous à partager le lit de mon propriétaire. – Nous nous prenons comme époux. 15

CHAPITRE II. 70

SOMMAIRE. – Ma servante Amy partage le lit de mon amant. – Amy enceinte. – Mon amant va à Versailles et est tué. – Mon anxiété dans cette grande perte. – Bruits à propos de la richesse de mon amant. – Un prince daigne me visiter. – Je commence à comprendre Son Altesse Royale. – Le prince soupe avec moi. – Je deviens la maîtresse du prince. – Effort pour justifier ma mauvaise vie. – Riches cadeaux du prince. – Il me donne un collier de diamants. – Réflexions sur le penchant mauvais de la nature. – Je suis enceinte. – Le prince assiste aux couches. – Idées révoltantes sur le châtiment des crimes. – Retour à Paris après les couches. – Découverte remarquable ; identité constatée. – Amy trouve son ancien maître. – Elle lui raconte les peines de sa maîtresse. 70

CHAPITRE III. 131

SOMMAIRE. – Amy s’enquiert des habitudes de son ancien maître. – Son train de vie méprisable. – Le prince est charmé d’avoir un fils. – Il m’invite à l’accompagner en Italie. – En Italie par les Alpes. – Nous visitons Naples et Venise. – Retour à Paris. – La princesse tombe malade et meurt. – Le prince refuse de me voir. – Un marchand offre de disposer de mes joyaux. – Singulière accusation portée par un Juif. – Plan pour me dérober mes joyaux. – Le marchand me conseille de partir. – Amy et moi nous prenons congé de la France. – Terrible tempête sur la côte de Hollande. – Une conscience coupable s’accuse elle-même. – Nous sommes jetés dans le port de Harwich. – Je vais en paquebot à Rotterdam. – Parallèle entre la maîtresse et la femme mariée. – Mon marchand de Paris me retrouve à Rotterdam. 131

CHAPITRE IV.. 191

SOMMAIRE. – Le marchand hollandais prend logement dans la même maison que moi. – Il me fait la cour. – Il sollicite ma main. – Je refuse de me marier. – Raisons de mon refus. – Différence de nos idées sur le mariage. – Je veux bien être sa maîtresse, mais non sa femme. – Il me refuse par scrupule de conscience. – Il m’abandonne et retourne à Paris. – Mes regrets de la perte de cet ami. – Je retourne en Angleterre et m’établis à Londres. – Je suis assiégée par les coureurs de dot. – Ma détermination de faire des économies. – Un riche marchand offre de m’épouser. – Je reçois et donne une grande fête. – Je danse devant mes convives. – Seconde fête chez moi. – Grandes nouveautés à cette fête. – Ma vertu est suspectée. – Un riche seigneur me fait des aventures. – Amusante anecdote à propos de sa seigneurie. – Je donne à Amy commission de retrouver mes enfants. – Elle en découvre un. 191

CHAPITRE V.. 264

SOMMAIRE. – Mon plus jeune fils en apprentissage. – Deux de mes filles sont en service, on ne sait où. – Amy découvre qu’une d’elles est servante chez moi. – Sa Seigneurie passe de l’amour à l’indifférence. – Je quitte Mylord. – On me fait un rapport très satisfaisant de mon fils. – Tourments que me cause l’obligation de me cacher de mes enfants. – Plan pour éviter mes anciennes connaissances. – Je me loge chez une Quakeresse. – Je m’habille en Quakeresse. – Amy fait un voyage de découverte. – Étrange aventure : J’aperçois mon marchand hollandais. – Je découvre qu’il demeure à Londres. – Il me rend visite. – Mon embarras. – Brusque façon dont je lui suis présentée. – Discours sur différents sujets. – Conversation relative à l’enfant. – Je penche à épouser mon marchand hollandais. – Malheureux effet d’une lettre d’Amy. – Je désire me débarrasser du marchand. – Ma déception de ne pouvoir être princesse. – Mon mari achète une baronnie. – « Épousez le baronet et devenez comtesse. » – Noces joyeuses chez la Quakeresse. – Je me montre au baronet dans mon costume turc. 264

CHAPITRE VI. 342

SOMMAIRE. – Je propose au baronet de quitter l’Angleterre. – Nous faisons une rente viagère à notre amie la Quakeresse. – Elle est pénétrée de nos bontés. – Deux imposantes questions posées à mon époux. – Valeur de nos fortunes réunies. – Arrangement amiable. – Voyage à Rotterdam. – Je deviens pensive et mélancolique. – Ma fille prend Amy pour sa mère. – Je suis très alarmée des découvertes de ma fille. – Mystérieuses assertions sur Roxana. – Amy menace l’existence de ma fille. – Singulier incident à bord d’un navire. – Inconcevable plaisir que j’éprouve à embrasser ma fille. – Je feins une maladie pour différer notre voyage. – La femme du capitaine et ma fille viennent chez moi. – Propos divers sur Roxana. – Grande perplexité occasionnée par les remarques de mes visiteuses. – Soulagement que me cause leur départ. – Les soupçons de la Quakeresse sont éveillés. – Voyage de Hollande retardé. – Effroi causé par une remarque du capitaine. – Bonté et attentions de mon époux. – Nous quittons Londres pour Tunbridge. – Roxana mère de ma fille. – Ma fille raconte son histoire à la Quakeresse. – La Quakeresse se fait mon espion fidèle. – Amy emmène ma fille à Grunwich. – Je la chasse. – Sa disparition. – Dialogue entre la Quakeresse et ma fille. – Ma fille cesse ses visites. – Je crois qu’elle est assassinée. 342

CHAPITRE VII. 444

SOMMAIRE : Ma confiance en la Quakeresse. – Je vois mon autre fille. – Je règle tout en Angleterre. – Mon départ pour la Hollande. – Amy me revient. – Revers. – Années de repentir et d’infortune. 444

À propos de cette édition électronique. 452

 

Notice sur Daniel Defoe

 

Il n’est pas rare, en littérature, qu’un livre immortalise un homme et tue l’œuvre entier de l’écrivain. L’abbé Prévôt est l’auteur de Manon Lescaut, Bernardin de Saint-Pierre l’auteur de Paul et Virginie, Goldsmith l’auteur du Vicaire de Wakefield, et Daniel Defoe l’auteur de Robinson Crusoe. On ne s’inquiète pas de savoir si ces chefs-d’œuvre populaires sont, comme la fleur de l’aloès, une éclosion magnifique, mais solitaire, ou s’ils sont préparés, amenés, soutenus et comme expliqués par une série d’autres ouvrages de moindre mérite, sans doute, mais d’un intérêt encore bien vif, puisqu’ils marquent les phases de l’évolution d’un grand esprit. Nul plus que Defoe n’a souffert de ce dédain superbe de la postérité. Nul plus que lui n’a des titres à entrer dans cette galerie des auteurs de chefs-d’œuvre et de curiosités littéraires qu’on ignore ou dont on ne se souvient pas.

 

Daniel Defoe naquit à Londres en 1663. Il eut pour père un boucher. Il reçut une solide instruction. Son père était un dissenter ou dissident ; c’est-à-dire un ennemi de l’Église anglicane officielle. L’instruction est souvent tenue en plus haute estime dans les sectes que dans l’Église dominante. Les raisons en seraient faciles à donner ; mais elles sont aussi faciles à comprendre, et les exposer nous entraînerait trop loin. Il serait également trop long de raconter comment Daniel Defoe, destiné d’abord au commerce de la bonneterie, jeta, si l’on veut me permettre cette application particulière d’une phrase leste et banale, ses bonnets par dessus les moulins, et, dès l’âge de 21 ans, s’annonça comme publiciste par un pamphlet où il prend parti pour la civilisation contre la barbarie, et montre à ses contemporains que la haine du catholicisme ne doit pas leur faire souhaiter de voir l’Autriche engloutie sous l’inondation des Turcs.

 

Il est dès lors lancé dans la politique militante, à ses risques et périls ; et il ne s’y ménage pas. Complice du duc de Monmouth, et agent actif de la révolution de 1688, auteur d’un poème où il prouve que le devoir d’un véritable anglais est de reconnaître Guillaume d’Orange, conseiller du nouveau roi, agitateur parlementaire (Pétition de la Légion, 1701), il acquiert, sous la reine Anne, une notoriété, qu’il paya cher, par la publication de son pamphlet, The shortest way with the Dissenters (« Le plus court chemin pour en finir avec les Dissidents »), ironie sanglante où il propose la pendaison comme unique remède, et dont les conformistes conçurent une rage d’autant plus grande qu’ils avaient pris d’abord Defoe pour un des leurs, et sa cruauté dérisoire pour un zèle de bon aloi. Leur déconvenue se traduisit par le pilori et la prison dont leur tolérance gratifia l’auteur.

 

Dans sa cellule de Newgate, celui-ci parvint, non seulement à écrire, mais à faire publier un journal politique et satirique, que toute la presse militante du monde entier peut fièrement revendiquer pour aïeul ; car, s’il y avait déjà quelques feuilles de nouvelles ou d’adresses, rien de pareil n’existait encore. Ce journal, The Review (« La Revue »), dont le premier numéro parut le 19 février 1704, fut d’abord bi-hebdomadaire. À partir de l’année suivante, il se publia trois fois par semaine, et dura neuf ans. Il n’a jamais été réimprimé. Ce serait pourtant une grande curiosité, car on n’en connaît, paraît-il, qu’un exemplaire complet, jalousement gardé dans une bibliothèque particulière.

 

Le reste de sa vie politique, quels qu’en soient les revirements et les péripéties, ne doit pas nous arrêter ici où nous avons à donner quelques notes bibliographiques et non pas à faire une biographie. Nous n’avons pas davantage à prendre parti dans la controverse qui vient de s’élever sur la question de savoir si Defoe fut un héros ou un coquin. Tout en croyant, cette fois encore, que la vérité se tient entre les opinions extrêmes, il nous suffira de rappeler qu’après avoir été de nouveau condamné à la prison et à l’amende (20,000 francs, il passa les quinze dernières années de sa vie occupé de travaux littéraires dont le nombre et la valeur ne l’empêchèrent pas de mourir dans la misère, à l’âge de soixante-dix ans (1731).

 

Peu d’écrivains furent aussi féconds. L’œuvre de Dumas, à laquelle tant de collaborateurs mirent la main, est à peine comparable comme quantité à celle de Daniel Defoe, lequel n’eut jamais, que je sache, ni rédacteurs, ni préparateurs. On compte qu’il écrivit deux cent cinquante volumes et brochures, parmi lesquels, sans parler de Robinson Crusoe, plusieurs romans de longue haleine, tels que : La vie, les aventures et les pirateries du capitaine Singleton ; la Vie du colonel Jack ; les Mémoires d’un cavalier ; la Vie de Moll Flanders ; la Vie et les aventures de Duncan Campbell, etc. Citons encore, dans des genres divers : l’Histoire du Diable, l’Histoire de la Grande Peste de Londres, morceau resté classique, le Nouveau voyage autour du Monde, etc., etc.

 

Les œuvres de Defoe n’ont jamais été réunies en une collection complète. L’édition en 4 vol. in-8°, de Londres, 1810, est bien insuffisante ; il en est de même de celle que l’on trouve à la Bohn’s Standard Library, en 7 volumes, la seule que le public puisse aujourd’hui facilement se procurer. On en annonce heureusement une édition complète, moins les écrits périodiques, en vingt-deux volumes, chez MM. Bickers et fils.

 

Le roman dont nous offrons pour la première fois une traduction, exacte et complète, au public français, est, avec Moll Flanders, l’œuvre la plus remarquable de Defoe, romancier. Encore une fois, je laisse à part Robinson Crusoe, livre unique, que tout le monde connaît, sans doute, mais qu’il me faudrait bien plus de pages que je n’en ai à ma disposition pour faire connaître ici. On trouvera dans Lady Roxana toutes les qualités et les défauts de l’auteur : une négligence voulue, des longueurs, des répétitions d’idées autant que d’expressions, une absence d’art, enfin, qui pourrait bien être, chez Defoe, le comble de l’art, car elle donne à ses récits une intensité de vie et une vraisemblance tout à fait extraordinaires. Il est inutile de dire que notre traduction n’esquive rien, qu’elle est un calque aussi fidèle et aussi pur qu’on a pu le faire, mais nullement un arrangement ni une interprétation.

 

« Les romans de Defoe, dit M. Léon Boucher, professeur de la Faculté des lettres de Besançon, toujours sous la forme autobiographique, ont un accent de sincérité qui leur donne l’air de confessions, et la fiction chez lui n’est que le trompe-l’œil de la réalité. » Cette dernière métaphore, qu’il faut être professeur pour avoir le droit de se permettre, n’en donne pas moins l’impression assez exacte de la manière de l’auteur de Lady Roxana. En notre temps de réalisme et de naturalisme, le trait n’est pas fait pour déplaire. Et cependant peut-être sera-t-on choqué en France, plus qu’on ne l’est dans la patrie du shocking, de la liberté de langage, souvent grossière et touchant parfois à la brutalité, dont l’auteur use sans le moindre embarras. Mais la langue a pris, depuis le XVIIe siècle, en Angleterre comme en France, des délicatesses outrées qui n’ont rien à voir avec la véritable morale. C’est le privilège de nos auteurs classiques de se faire lire de tous, et, qui plus est, de se faire étudier dans les classes, avec leurs nudités ou leurs rudesses d’expressions, sans qu’ils éveillent de pensées déshonnêtes dans les esprits les plus raffinés comme les plus innocents. Sans parler des autres où les exemples seraient trop faciles à prendre, qui reproche à Racine d’avoir, dans une pièce religieuse destinée à être jouée par des jeunes filles rigidement élevées, introduit ce vers où il est dit de l’altière Vasthi qu’Assuérus

 

La chassa de son trône ainsi que de son lit ?

 

Qu’on ne s’effarouche donc pas trop si le lit est souvent et naïvement mis en scène dans le livre de Defoe, dont je demande à donner ici le titre entier, avec sa prolixité amusante et caractéristique de l’époque à laquelle il fut écrit :

 

« L’Heureuse Maîtresse ou Histoire de la vie et de la grande Diversité de Fortunes de Mlle de Beleau, plus tard appelée comtesse de Wintselsheim, en Allemagne ; qui est la personne connue sous le nom de Lady Roxana, au temps du Roi Charles II. » (Londres, 1724.)

PRÉFACE

 

L’histoire de cette belle dame porte avec elle son propre témoignage. Si elle n’est pas aussi belle que la dame même est représentée l’être, si elle n’est pas aussi divertissante que le lecteur le peut désirer, ni beaucoup plus qu’il ne peut raisonnablement s’y attendre, et si toutes les parties les plus divertissantes n’en sont pas appropriées à l’instruction et au perfectionnement du lecteur, le narrateur déclare que ce doit être la faute de son récit ; il aura habillé l’histoire de vêtements inférieurs à ceux que la dame dont il rapporte les paroles, préparait pour l’offrir au monde.

 

Il prend la liberté de dire que ce récit diffère de la plupart des pièces contemporaines de ce genre, bien que quelques-unes d’entre elles aient rencontré dans le monde un très bon accueil. Je dis qu’il en diffère en un point considérable et essentiel, à savoir qu’il est fondé sur la vérité des faits ; de sorte que l’œuvre n’est pas un conte, mais une histoire.

 

La scène est placée si près du lieu où la partie principale de l’action s’est passée, qu’il a été nécessaire de déguiser les noms et les personnages, de peur que le souvenir d’événements, qui ne sauraient être encore complètement oubliés dans ce quartier de la ville, ne soit ravivé, et que les faits ne puissent être restitués trop clairement par bon nombre de gens vivant encore aujourd’hui, qui, par les détails, reconnaîtraient les personnages.

 

Il n’est pas toujours nécessaire que les noms des personnages se découvrent, et l’histoire peut n’en être pas moins utile de mainte façon. Si nous étions toujours obligé ou de nommer les personnages, ou de ne pas faire le récit, il en résulterait cette seule conséquence : c’est que beaucoup d’histoires agréables et charmantes seraient ensevelies dans l’ombre, et que le monde serait à la fois privé du plaisir et du profit qu’il y trouve.

 

L’auteur déclare qu’il connaissait particulièrement le premier mari de cette dame, le brasseur, et son père, et aussi ses difficultés d’argent ; et il sait que toute cette première partie du récit est vraie.

 

Ceci peut, il l’espère, être une garantie de la bonne foi du reste, bien que la fin de l’histoire se passe à l’étranger et ne puisse pas être si facilement attestée que le commencement. Cependant, comme c’est la dame elle-même qui l’a racontée, nous avons d’autant moins de motifs de mettre en doute la vérité de cette dernière partie.

 

À la manière dont elle raconte son histoire, il est évident qu’elle n’insiste nulle part pour se justifier. Encore moins offre-t-elle sa conduite, ou même aucun trait de sa conduite, si ce n’est son repentir, comme modèle à imiter. Au contraire, elle fait de fréquentes digressions pour censurer et condamner justement ses propres actes. Combien de fois ne s’adresse-t-elle pas les reproches les plus passionnés, nous fournissant des réflexions pleines de justesse pour les cas semblables !

 

Il est vrai qu’elle a trouvé un succès inespéré dans toutes ses fautes. Mais même dans la plus grande élévation de sa prospérité, elle reconnaît fréquemment que les plaisirs dus à sa mauvaise conduite ne valaient pas le repentir, et que toute les satisfactions qu’elle avait, toute sa joie en présence de sa fortune, non, pas même toute l’opulence où elle nageait, ni son éclat extérieur, ni l’appareil et les honneurs qui l’accompagnaient, ne pouvaient calmer son esprit, ni faire taire les reproches de sa conscience, ou lui procurer une heure de sommeil, lorsque de justes réflexions la tenaient éveillée.

 

Les généreuses déductions qui se tirent de cette partie de l’histoire valent autant que tout le reste, et, étant le but avoué de la publication, la justifient pleinement.

 

S’il y a des passages dans ce récit où, étant obligé de rapporter une action mauvaise, on semble la décrire trop clairement, l’auteur déclare qu’on a pris tout le soin imaginable de se garder des indécences et des expressions immodestes ; et l’on espère que vous n’y trouverez rien qui puisse exciter un esprit vicieux, mais que vous y trouverez, au contraire, à chaque page, beaucoup pour le décourager et le confondre.

 

Les scènes de crime ne peuvent guère être représentées de manière que quelques-uns n’en fassent un criminel usage. Mais lorsque le vice est peint sous ses viles couleurs, ce n’est pas pour le faire aimer, mais pour l’exposer au mépris ; et si le lecteur fait un mauvais usage d’un tel tableau, la méchanceté lui en appartient tout entière.

 

D’un autre côté, les avantages du présent ouvrage sont si grands, et le lecteur vertueux y trouvera l’occasion de tant de perfectionnements, que nous ne faisons pas de doute que ce récit, quelque médiocrement raconté qu’il soit, ne pénètre jusqu’à lui dans ses meilleures heures de loisir, et ne soit lu avec délices et profit à la fois.

 

CHAPITRE Ier

 

SOMMAIRE. – Je suis mariée à un riche brasseur. – Mort de mon père et du père de mon mari. – Mystérieuse disparition de mon mari. – Je vends mes effets pour vivre. – Attachement de ma servante, Amy. – Conseils de deux amies. – Mes enfants sont envoyés à leur tante. – Conduite haineuse de la tante. – Caractère aimable de l’oncle. – Générosité de mon propriétaire. – Mon propriétaire dîne avec moi. – Le mobilier de ma maison est restauré. – Déclaration d’amour. – Mon propriétaire devient mon locataire. – Le piège de la pauvreté. – Je me résous à partager le lit de mon propriétaire. – Nous nous prenons comme époux.

 

Je suis née, comme je l’ai appris de mes amis, dans la ville de Poitiers, province ou comté de Poitou, en France, d’où je fus amenée en Angleterre par mes parents, qui s’enfuirent à cause de leur religion vers l’an 1683, époque où les protestants furent bannis de France par la cruauté de leurs persécuteurs.

 

Moi, qui ne savais que peu de chose, ou rien du tout, de ce qui m’avait fait amener ici, j’étais assez contente de m’y trouver. Londres, ville grande et gaie, me plut infiniment ; car, en ma qualité d’enfant, j’aimais la foule, et à voir beaucoup de beau monde.

 

Je ne conservai rien de la France que le langage, mon père et ma mère étant de meilleur ton que ne l’étaient ordinairement, en ce temps-là, ceux qu’on appelle réfugiés. Ayant fui de bonne heure, lorsqu’il était encore facile de réaliser leurs ressources, ils avaient, avant leur traversée, envoyé ici des sommes importantes, ou, autant que je m’en souviens, des valeurs considérables en eau-de-vie de France, papier et autres marchandises. Tout cela se vendit dans des conditions très avantageuses, et mon père se trouva fort à l’aise en arrivant, de sorte qu’il s’en fallait qu’il eût à s’adresser aux autres personnes de notre nation qui étaient ici, pour en obtenir protection ou secours. Au contraire, sa porte était continuellement assiégée d’une foule de pauvres misérables créatures mourant de faim, qui, en ce temps-là, s’étaient réfugiées ici, pour des raisons de conscience ou pour quelque autre cause.

 

J’ai même entendu mon père dire qu’il était harcelé par bien des gens qui, pour la religion qu’ils avaient, auraient aussi bien pu rester où ils étaient auparavant. Mais ils accouraient ici par troupeaux, pour y trouver ce qu’on appelle en anglais a livelihood, c’est-à-dire leur subsistance, ayant appris que les réfugiés étaient reçus à bras ouverts en Angleterre, qu’ils trouvaient promptement de l’ouvrage, car la charité du peuple de Londres leur facilitait les moyens de travailler dans les manufactures de Spitalfields, de Canterbury et autres lieux, – qu’ils avaient pour leur travail un salaire bien plus élevé qu’en France, et autres choses semblables.

 

Mon père, disais-je, m’a raconté qu’il était plus harcelé des cris de ces gens-là que de ceux qui étaient de vrais réfugiés, ayant fui dans la misère pour obéir à leur conscience.

 

J’avais à peu près dix ans lorsqu’on m’amena dans ce pays où, comme je l’ai dit, mon père vécut fort à l’aise, et où il mourut environ onze ans plus tard. Pendant ce temps, je m’étais formée pour la vie mondaine, et liée avec quelques-unes de nos voisines anglaises, comme c’est la coutume à Londres. Tout enfant, j’avais choisi trois ou quatre compagnes et camarades de jeux d’un âge assorti au mien, de sorte qu’en grandissant nous nous habituâmes à nous appeler amies et intimes ; et ceci contribua beaucoup à me perfectionner pour la conversation et pour le monde.

 

J’allais à des écoles anglaises, et, comme j’étais jeune, j’appris la langue parfaitement bien, ainsi que toutes les manières des jeunes filles anglaises. Je ne conservai donc rien des Françaises que la connaissance du langage ; encore n’allai-je pas jusqu’à garder des restes de locutions françaises cousues dans mes discours, comme la plupart des étrangers ; mais je parlais ce que nous appelons le pur anglais, aussi bien que si j’étais née ici.

 

Puisque j’ai à donner la description de ma personne, il faut qu’on m’excuse de la donner aussi impartialement que possible, et comme si je parlais d’une autre. La suite vous fera juger si je me flatte ou non.

 

J’étais (je parle de moi lorsque j’avais environ quatorze ans) grande, et très bien faite ; d’une sagacité de faucon dans les questions qui ne dépassent pas le niveau ordinaire des connaissances ; prompte et vive dans mes discours, portée à la satire, toujours prête à la repartie, et un peu trop libre dans la conversation, ou, comme nous disons en anglais, un peu trop hardie (bold), bien que d’une modestie parfaite dans ma conduite. Étant née Française, je devais danser, comme quelques-uns le prétendent, naturellement ; en effet, j’aimais extrêmement la danse ; je chantais bien également, et si bien que, comme vous le verrez, cela me fut plus tard de quelque avantage. Avec tout cela, je ne manquais ni d’esprit, ni de beauté, ni d’argent. C’est ainsi que j’entrai dans le monde, possédant tous les avantages qu’une jeune femme pouvait désirer pour se faire bien venir des autres et se promettre une vie heureuse pour l’avenir.

 

Vers l’âge de quinze ans, mon père me donna une dot de 25,000 livres, comme il disait en français, c’est-à-dire deux mille livres sterling, et me maria à un gros brasseur de la cité. Excusez-moi si je tais son nom, car bien qu’il soit la cause première de ma ruine, je ne saurais me venger de lui si cruellement.

 

Avec cette chose qu’on appelle un mari, je vécus huit années fort convenablement, et pendant une partie de ce temps j’eus une voiture, c’est-à-dire une sorte de caricature de voiture, car toute la semaine les chevaux travaillaient aux camions ; mais, le dimanche, j’avais le privilège de sortir dans mon carrosse, pour aller soit à l’église, soit ailleurs, suivant que mon mari et moi pouvions en tomber d’accord, ce qui, soit dit en passant, n’arrivait pas souvent. Mais nous reparlerons de cela.

 

Avant de m’engager davantage dans l’histoire de la partie matrimoniale de mon existence, il faut me permettre de faire le portrait de mon mari aussi impartialement que j’ai fait le mien. C’était un gaillard jovial et beau garçon autant qu’aucune femme peut en désirer un pour le compagnon de sa vie ; grand et bien fait ; peut-être de dimensions un peu trop fortes, mais pas jusqu’à avoir l’air vulgaire. Il dansait bien, et c’est, je crois, ce qui nous rapprocha tout d’abord. Il avait un vieux père qui dirigeait les affaires avec soin, de sorte qu’il n’avait, de ce côté-là, pas grand’chose à faire, si ce n’est, de temps en temps, de faire une apparition et de se montrer. Et il en profitait ; car il s’inquiétait très peu de son commerce, mais il sortait, voyait du monde, chassait beaucoup et aimait excessivement ce dernier plaisir.

 

Après vous avoir dit que c’était un bel homme et un bon sportsman, j’ai vraiment tout dit. Je fus assez malheureuse, comme tant d’autres jeunes personnes de notre sexe, de le choisir parce qu’il était bel homme et bon vivant, comme je l’ai dit ; car, pour le reste, c’était un être aussi faible, à tête aussi vide, et aussi dénué d’instruction qu’une femme ait jamais pu en désirer pour son compagnon. Et ici, il faut que je prenne la liberté, quelques reproches que j’aie d’ailleurs à me faire dans ma conduite ultérieure, de m’adresser à mes sœurs, les jeunes filles de ce pays, et de les prémunir en quelques mots. Si vous avez quelque considération pour votre bonheur futur, quelque désir de vivre bien avec un mari, quelque espoir de conserver votre fortune ou de la rétablir après un désastre, jamais, mesdemoiselles, n’épousez un sot ; un mari quelconque, mais pas un sot ; avec certains autres maris vous pouvez être malheureuses, mais avec un sot vous serez misérables ; avec un autre mari vous pouvez, dis-je, être malheureuses, mais avec un sot vous le serez nécessairement. Il y a plus : le voudrait-il, il ne saurait vous rendre heureuse ; tout ce qu’il fait est si gauche, tout ce qu’il dit est si vide, qu’une femme de quelque intelligence ne peut s’empêcher d’être fatiguée et dégoûtée de lui vingt fois par jour. Quoi de plus contrariant pour une femme que de mener dans le monde un grand gaillard de mari, bel homme et joli garçon, et d’être obligée de rougir de lui chaque fois qu’elle l’entend parler ? D’entendre les autres hommes causer sensément, quand lui n’est capable de rien dire, et a l’air d’un sot ? Ou, ce qui est pire, de l’entendre dire des stupidités et faire rire de lui comme d’un sot ?

 

D’un autre côté, il y a tant de sortes de sots, une si infinie variété de sots, et il est si difficile de savoir quel est le pire de l’espèce, que je suis obligée de vous dire : Pas de sot, mesdemoiselles, absolument, aucune espèce de sot, sot furieux ou sot modéré, sot sage ou sot idiot ; prenez n’importe quoi, si ce n’est un sot ; bien plus, soyez n’importe quoi vous-même, soyez même vieille fille, la pire des malédictions de la nature, plutôt que de ramasser un sot.

 

Mais laissons cela un moment, car j’aurai l’occasion d’en reparler. Mon cas était particulièrement pénible, et je trouvais, dans cette malheureuse union, toute une complication de sottises variées.

 

D’abord, – et la chose, il faut l’avouer, est parfaitement insupportable, – mon mari était un sot vaniteux, tout opiniâtre[1]. Tout ce qu’il disait était juste, était le mieux dit et décidait la question, sans la moindre considération pour aucune des personnes présentes, ni pour rien de ce qui pouvait avoir été avancé par d’autres, même avec toute la modestie imaginable. Et néanmoins, quand il en venait à défendre son avis par l’argumentation et la raison, il le faisait d’une façon si faible, si vide, et si éloignée de son but, que c’en était assez pour dégoûter ceux qui l’écoutaient et les faire rougir de lui.

 

En second lieu, il était affirmatif et entêté, et il l’était surtout dans les choses les plus simples ou les plus contradictoires et telles qu’il était impossible d’avoir la patience de les entendre énoncer.

 

Ces deux qualités, même s’il n’y en avait pas eu d’autres, suffisaient à le rendre la plus insupportable créature qu’on pût avoir pour époux ; et l’on imagine, à première vue, l’espèce de vie que je menais. Cependant, je m’en tirais aussi bien que je pouvais, et retenais ma langue ; ce qui était la seule victoire que je remportasse sur lui. En effet, lorsqu’il voulait m’entretenir de son bavardage bruyant et vide, et que je ne voulais pas lui répondre ou entrer en conversation avec lui sur le point qu’il avait choisi, il se levait dans une rage inimaginable, et s’en allait. C’était ainsi que je me délivrais à meilleur marché.

 

Je pourrais m’étendre ici sur la méthode que j’adoptai pour me faire une vie passable et facile avec le caractère le plus incorrigible du monde ; mais ce serait trop long, et les détails trop frivoles. Je me bornerai à en mentionner quelques-uns que les événements que j’ai à raconter rendent nécessaires à mon récit.

 

J’étais mariée depuis quatre ans environ, lorsque je perdis mon père. – Ma mère était morte auparavant. – Mon union lui plaisait si peu, et il voyait si peu de motifs d’être satisfait de la conduite de mon mari, que, tout en me laissant, à sa mort, cinq mille livres et plus, il les laissa entre les mains de mon frère aîné. Celui-ci, s’étant témérairement aventuré dans ses opérations commerciales, fit faillite, et perdit, non seulement ce qu’il avait à lui, mais aussi ce qu’il avait à moi, comme vous l’apprendrez tout à l’heure.

 

Ainsi je perdis la dernière marque de la libéralité de mon père, parce que j’avais un mari à qui l’on ne pouvait se fier : voilà un des avantages d’épouser un sot.

 

Dans la seconde année qui suivit la mort de mon père, le père de mon mari mourut aussi. Je crus que sa fortune s’en trouvait considérablement augmentée, car tout le commerce de la brasserie, lequel était excellent, lui appartenait désormais en propre.

 

Mais cette augmentation de propriété fut sa ruine, car il n’avait pas le génie des affaires. Il n’avait aucune connaissance des comptes de sa maison. Il eut bien l’air de se remuer à ce sujet, dans les commencements, et il prit un visage d’homme affairé. Mais il se relâcha vite. C’était chose au-dessous de lui que d’examiner ses livres ; il laissait ce soin à ses commis et à ses comptables ; et tant qu’il trouvait de l’argent en caisse pour payer le malteur et les droits et pour en mettre un peu dans sa poche, il se sentait parfaitement à l’aise et sans souci, laissant le plus important aller au hasard.

 

Je prévoyais les conséquences, et plusieurs fois j’essayai de le persuader de s’appliquer à ses affaires. Je lui rappelai combien ses clients se plaignaient de la négligence de ses employés d’un côté, et combien, de l’autre, augmentait le nombre de ses débiteurs, par suite de l’insouciance de son commis à assurer les rentrées, et autres choses semblables. Mais il me repoussait soit avec de dures paroles, soit d’une façon détournée, en me représentant les choses autrement qu’elles n’étaient.

 

Quoi qu’il en soit, pour couper court à une ennuyeuse histoire qui n’a pas le droit d’être longue, il finit par trouver que son commerce déclinait, que son capital diminuait, bref, qu’il ne pouvait pas continuer les affaires. Une ou deux fois il dut mettre en gages ses ustensiles de brasseur pour satisfaire l’excise ; et, la dernière fois, il eut toutes les peines du monde à les dégager.

 

Il en fut alarmé, et résolut de cesser le commerce. Il n’en était pas fâché, d’ailleurs, prévoyant que s’il ne le faisait pas à temps, il serait forcé de cesser d’une autre manière, je veux dire en faisant banqueroute. De mon côté, je ne demandais pas mieux qu’il s’en retirât pendant qu’il lui restait encore quelque chose, de peur de me trouver dépouillée dans ma propre maison et mise à la porte avec mes enfants ; car j’avais maintenant cinq enfants. C’est le seul ouvrage, peut-être, à quoi les sots soient bons.

 

Je me considérais comme heureuse lorsqu’il eut trouvé quelqu’un à qui céder la brasserie.

 

En effet, après avoir payé une grosse somme, mon mari se trouva libéré, toutes ses dettes acquittées, et ayant encore de deux à trois mille livres sterling en poche. Obligés de déménager de la brasserie, nous prîmes une maison à X***, village situé à dix milles de la ville environ. Tout bien considéré, je me crus heureuse, je le répète, d’être sortie d’embarras à d’aussi bonnes conditions ; et si mon bel homme avait eu seulement son plein bonnet de bon sens, je n’aurais pas encore été trop mal.

 

Je lui proposai d’acheter quelque bien avec l’argent, ou avec une partie, lui offrant d’apporter ma part qui existait encore et qui pouvait se réaliser sûrement. De cette façon nous aurions pu vivre tolérablement, au moins pendant sa vie. Mais comme c’est le propre d’un sot de ne pas prendre d’avis, il négligea celui-là, vécut comme auparavant, garda ses chevaux et ses gens, sortit tous les jours à cheval pour chasser dans la forêt ; et, pendant ce temps-là, rien ne se faisait. Mais l’argent filait bon train, et il me semblait que je voyais la ruine accourir, sans aucun moyen praticable de l’arrêter.

 

Je ne négligeai rien de tout ce que la persuasion et les prières peuvent tenter ; mais tout fut inutile. Lui représenter comme notre argent s’en allait vite et ce que serait notre situation quand il n’y en aurait plus, cela ne faisait aucune impression sur lui. Comme un insensé, il continuait sans nul souci de tout ce qu’on pourrait supposer que les larmes et les lamentations sont capables de faire. Il ne diminuait ni sa dépense personnelle, ni son train, ni ses chevaux, ni son domestique, jusqu’à la fin, où il ne lui resta plus même cent livres sterling au monde.

 

Il ne fallut pas plus de trois ans pour dépenser ainsi tout l’argent comptant. Et il le dépensa, je puis le dire, sottement ; car les compagnies qu’il fréquentait n’avaient rien d’estimable ; c’étaient généralement des chasseurs, des maquignons et des gens inférieurs à lui : autre conséquence de la sottise chez un homme. Les sots, en effet, ne sauraient trouver d’attrait à la société d’hommes plus sages et plus capables qu’eux ; ce qui fait qu’ils entretiennent commerce avec des coquins, boivent de la bière avec les portefaix, et font toujours leur compagnie de gens au dessous d’eux.

 

C’était là ma triste situation, lorsqu’un matin mon mari me dit qu’il comprenait qu’il en était arrivé à un état misérable, et qu’il voulait aller chercher fortune quelque part, ou ailleurs. Il avait déjà dit des choses semblables plusieurs fois auparavant, lorsque je le pressais de considérer ses ressources et les ressources de sa famille avant qu’il fût trop tard ; mais, comme j’avais vu que dans tout cela il n’y avait aucune idée sérieuse, – et, à la vérité, il n’y avait guère jamais aucune idée dans ses paroles, quoi qu’il dît, – je pensai encore cette fois-ci que ce n’était que des mots en l’air. Lorsqu’il avait bien répété qu’il voulait s’en aller, je souhaitais d’ordinaire secrètement à part moi, et même je me le disais nettement en pensée : Que ne le faites-vous donc ! car si vous continuez ainsi, vous nous ferez tous mourir de faim.

 

Cependant il resta à la maison toute la journée, et y passa la nuit. Le lendemain, de grand matin, il se lève du lit, va à une fenêtre qui donnait sur les écuries, et sonne de son cor français, comme il l’appelait. C’était son signal ordinaire pour appeler ses gens quand il sortait pour la chasse.

 

On était vers la fin d’août ; il faisait donc encore clair dès cinq heures, et ce fut à peu près à cette heure-là que je l’entendis, lui et deux de ses gens, sortir, et fermer les portes de la cour derrière eux. Il ne m’avait rien dit de plus qu’il ne le faisait d’ordinaire lorsqu’il sortait pour son exercice favori. De mon côté, je ne me levai pas, et ne lui dis rien de particulier ; mais je repris mon sommeil après son départ, et dormis pendant deux heures, ou environ.

 

Le lecteur sera sans doute un peu surpris d’apprendre brusquement que, depuis, je n’ai plus jamais revu mon époux. Il y a plus : non seulement je ne l’ai jamais revu, mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles, ni directement, ni indirectement, non plus que d’aucun de ses deux domestiques, ni des chevaux ; je n’ai jamais su ce qu’ils devinrent, ou ni dans quelle direction ils étaient allés, ce qu’ils firent ou avaient l’intention de faire, pas plus que si le sol s’était ouvert et les avait engloutis, et que personne n’en eût eu connaissance, si ce n’est comme je le dirai ci-après.

 

Je ne fus aucunement surprise, ni le premier, ni le second soir ; non, et même je ne le fus guère pendant les deux premières semaines, pensant que s’il lui était arrivé quelque malheur, j’en entendrais toujours parler assez tôt. Je savais, d’un autre côté, qu’ayant avec lui deux domestiques et trois chevaux, ce serait la chose la plus étrange du monde qu’il leur arrivât quelque chose à eux tous, sans que je l’apprisse tôt ou tard.

 

Mais vous comprendrez facilement que, comme le temps s’écoulait, une semaine, deux semaines, un mois, deux mois, et ainsi de suite, je fus à la fin épouvantablement effrayée, surtout lorsque je réfléchissais à ma position, et que je considérais dans quelle condition l’on m’abandonnait, avec cinq enfants, et sans un liard pour subvenir à leurs besoins, en dehors de soixante-dix livres d’argent comptant environ, et des quelques objets précieux que j’avais sur moi, mais qui, quelle que fût leur valeur, n’étaient rien pour entretenir une famille, surtout pendant longtemps.

 

Que faire, je ne le savais ; ni à qui avoir recours. Demeurer dans la maison où j’étais, je ne le pouvais pas : le loyer était trop élevé. La quitter sans les ordres de mon mari, au cas où il reviendrait, je ne pouvais non plus y songer. De sorte que je restai extrêmement perplexe, triste et découragée au plus haut point.

 

Cet état d’abattement dura près d’un an. Mon mari avait deux sœurs, mariées, et très à leur aise, ainsi que quelques autres proches parents que je connaissais, et qui, je l’espérais, feraient quelque chose pour moi. J’envoyais souvent auprès d’eux demander s’ils pouvaient me donner quelque renseignement sur mon vagabond ; mais ils répondaient tous qu’ils ne savaient rien à son sujet ; et, après de nombreuses commissions de ce genre, ils finirent par me trouver importune, et par me faire savoir qu’ils le trouvaient en donnant aux demandes de ma bonne des réponses dédaigneuses et peu polies.

 

Cela me blessa fort et ajouta à mon chagrin ; mais je n’avais d’autre recours que les larmes, car il ne me restait plus un ami au monde. J’aurais dû faire remarquer que ce fut six mois environ avant cette disparition de mon mari que le désastre dont j’ai parlé frappa mon frère ; il fit faillite, et, dans ces tristes circonstances, j’eus la mortification d’apprendre, non seulement qu’il était en prison, mais qu’il n’y aurait que peu ou rien à retirer par voie d’arrangement.

 

Les malheurs arrivent rarement seuls ; celui-ci fut l’avant-coureur de la fuite de mon mari. Ainsi, mes espérances détruites de ce côté, mon mari parti, mes enfants sur les bras et rien pour leur entretien, j’étais dans la condition la plus déplorable que puisse exprimer la parole humaine.

 

J’avais quelque argenterie et quelques bijoux, comme on peut le supposer d’après ma fortune et mon premier état ; et mon mari, qui ne s’était jamais arrêté à l’idée de ses embarras, ne s’était pas trouvé dans la nécessité de me dépouiller comme le font d’ordinaire les maris en des cas semblables. Mais comme j’avais vu la fin de tout mon argent comptant pendant les longs jours passés à l’attendre, je commençai à me défaire d’une chose après l’autre. Ces quelques objets de valeur se mirent à disparaître à grande vitesse. Je ne vis plus rien devant moi que la misère et le plus profond désespoir, et même mes enfants mourant de faim sous mes yeux. Je laisse à toutes celles qui ont été mères et qui ont vécu dans l’abondance et dans le monde, à considérer et à apprécier ma position. Mon mari, je ne m’attendais plus à le revoir jamais, ni ne l’espérais, d’ailleurs ; c’était, en effet, de tous les hommes du monde, le moins capable de me venir en aide, ou de faire un mouvement de la main pour gagner un shilling qui soulageât notre misère. Il n’en avait ni les capacités, ni l’inclination. Il n’aurait pu être commis, car à peine s’il avait une écriture lisible. Bien loin de pouvoir écrire quelque chose qui eût du sens, il ne pouvait tirer aucun sens de ce qu’écrivaient les autres ; bien loin de comprendre le bon anglais, il ne savait pas même épeler le bon anglais. Être débarrassé de toute affaire faisait ses délices ; il restait appuyé contre un poteau pendant une demi-heure de suite, une pipe à la bouche, dans la plus grande tranquillité du monde, fumant comme le paysan de Dryden qui sifflait en marchant faute de pensées, et cela lorsque sa famille, pour ainsi dire, mourait de faim ; gaspillant le peu qu’il avait ; ne sachant pas que nous étions saignés aux quatre membres et s’inquiétant aussi peu de savoir où il trouverait un autre shilling quand son dernier serait dépensé.

 

Le caractère et l’étendue de ses capacités étant tels, j’avoue que je ne crus plus avoir fait une si grosse perte par son départ que je me l’étais figuré d’abord. Il n’en était pas moins de sa part dur et cruel au suprême degré de ne pas me donner le moindre avis de ses projets. Et, à la vérité, ce qui m’étonnait le plus, c’était qu’ayant certainement dû avoir eu l’idée de son excursion au moins quelques moments avant de l’entreprendre, il ne fût pas venu chercher la petite réserve d’argent qui nous restait, ou du moins une partie, pour subvenir à ses dépenses pendant quelque temps. Mais il ne le fit point ; et je suis moralement certaine qu’il n’avait pas cinq guinées vaillant quand il me quitta. Tout ce que je pus arriver à savoir à son sujet fut qu’il avait laissé son cor de chasse, qu’il appelait cor français, dans l’écurie, ainsi que sa selle de chasse, et qu’il était parti en bel équipage, comme l’on dit, ayant une housse brodée, une boîte à pistolets, et autres accessoires ; un de ses domestiques avait aussi une selle à pistolets, mais ordinaire, et l’autre un long fusil ; en sorte qu’ils étaient sortis équipés, non pas en chasseurs, mais plutôt en voyageurs. Quant à la partie du monde où ils allèrent, je n’en entendis jamais parler pendant maintes années.

 

Comme je l’ai dit, j’envoyai aux renseignements près de ses parents ; mais ils me renvoyaient des réponses brèves et bourrues. Aucun d’eux ne proposa de venir me voir, ni de voir les enfants ; ils ne s’en informaient même pas, comprenant bien que j’étais dans une position à leur devenir bientôt, sans doute, un objet d’embarras. Mais il n’était plus temps de tergiverser avec eux, pas plus qu’avec le reste du monde. Je cessai d’envoyer ; j’allai moi-même ; je leur exposai complètement ma situation et la condition à laquelle j’étais réduite ; je les priai de me conseiller sur le parti que j’avais à prendre ; je me fis aussi humble qu’ils le pouvaient désirer, et les suppliai de considérer que je n’étais pas en position de me suffire, et que, sans quelque secours, nous péririons tous inévitablement. Je leur dis que si je n’avais qu’un enfant, ou deux enfants, j’aurais fait mes efforts pour les nourrir de mon aiguille, et que je ne serais venue à eux que pour les prier de m’aider à trouver de l’ouvrage, afin de pouvoir gagner mon pain en travaillant. Mais imaginer une femme seule, qui n’a pas été élevée à travailler, ne sachant où trouver de l’occupation et ayant à gagner le pain de cinq enfants, cela n’était pas possible ; d’autant plus que quelques-uns de mes enfants étaient encore jeunes, et qu’il n’y en avait pas d’assez grands pour s’aider les uns les autres.

 

Ce fut partout la même chose : je ne reçus pas un liard de personne ; à peine m’engagea-t-on à m’asseoir chez les deux sœurs ; et, chez les deux plus proches parents, on ne m’offrit ni à manger, ni à boire. Dans la cinquième maison, une vieille dame distinguée, tante de mon mari par alliance, veuve, et la moins à l’aise de toute ma parenté, me pria de m’asseoir, me donna à dîner, et me ranima en me traitant avec plus de bienveillance que tous les autres ; elle ajouta seulement cette mélancolique réflexion qu’elle m’aurait bien secourue, mais qu’en vérité elle ne le pouvait pas, ce que, d’ailleurs, je savais être parfaitement vrai.

 

Chez elle, je me livrai au soulagement des affligés, je veux dire les larmes ; car, en lui racontant comment j’avais été reçue par les autres parents de mon mari, ce récit me fit fondre en larmes, et je pleurai longtemps avec violence, tant que je fis aussi pleurer la bonne vieille dame à plusieurs reprises.

 

Cependant, après toutes mes visites, je revins à la maison sans aucun secours, et j’y restai jusqu’à ce que je fusse réduite à une misère qui défie toute description. J’étais retournée plusieurs fois chez la vieille tante, et je l’avais amenée à me promettre d’aller parler aux autres parents, pour persuader quelqu’un d’entre eux, si c’était possible, de prendre au moins les enfants, ou de contribuer pour quelque chose à leur entretien. Je dois lui rendre cette justice qu’elle fit tous ses efforts auprès d’eux ; mais tout fut inutile, ils ne voulurent rien faire, du moins de ce côté-là. Je crois, qu’après bien des sollicitations, elle obtint, par une sorte de collecte faite entre eux tous, environ onze ou douze shillings : ce fut, sans doute, un soulagement momentané, mais ce n’était pas cela, il est inutile de le dire, qui pouvait me délivrer d’une partie quelconque du fardeau qui pesait sur moi.

 

Il y avait une pauvre femme qui avait été une sorte de cliente de notre famille, et pour laquelle j’avais, entre tous nos autres parents, eu souvent beaucoup de bontés. Ma servante me mit en tête un matin d’envoyer parler à cette pauvre femme et de voir si elle ne pourrait pas m’aider dans mon épouvantable situation.

 

Il faut que je rappelle ici, à la louange de cette pauvre fille, ma servante, que, bien que je ne pusse plus lui donner de gages, comme je le lui avais déclaré, et que je ne pusse même pas lui en payer l’arriéré, elle ne voulut pas me quitter. Il y a pas[2] : tant qu’elle eut quelque argent, lorsque je n’en avais pas, elle voulut m’aider du sien. J’ai reconnu son attachement et sa fidélité ; mais néanmoins elle ne fut, à la fin, payée de tout cela qu’en mauvaise monnaie, comme on le verra en son lieu.

 

Amy (c’était son nom) me fit donc penser à envoyer dire à cette pauvre femme de venir me trouver. J’étais alors dans une grande misère, et je m’y résolus. Mais précisément le matin que j’avais l’intention de le faire, la vieille tante vint me voir, accompagnée de la pauvre femme. La bonne vieille dame paraissait être en grande inquiétude à mon sujet ; et elle avait encore parlé à ces gens, pour voir ce qu’ils pourraient faire pour moi, mais avec bien peu de résultat.

 

Vous aurez quelque idée de ma misère d’alors par la situation dans laquelle elle me trouva : j’avais cinq enfants dont le plus âgé n’avait pas dix ans, et pas un shilling dans la maison pour leur acheter des aliments ; mais j’avais envoyé Amy pour vendre une cuiller d’argent et rapporter quelque chose de chez le boucher, et j’étais dans un petit salon, assise sur le sol, avec un gros tas de vieux chiffons, de linge et d’autres objets autour de moi, examinant si je n’avais rien là dedans qui pût se vendre ou s’engager pour un peu d’argent ; et je pleurais jusqu’à éclater à force de sanglots, en songeant à ce que je ferais ensuite.

 

C’est à ce moment qu’elles frappèrent à la porte. Je crus que c’était Amy, et je ne me levai pas. Un des enfants alla ouvrir, et elles entrèrent aussitôt dans la chambre où j’étais et où elles me trouvèrent dans cette posture, sanglotant de toutes mes forces. Je fus surprise de leur arrivée, vous pouvez le croire, surtout en voyant la personne même que je venais de me décider à envoyer chercher. Mais quand elles me virent, avec la mine que j’avais, car mes yeux étaient enflés à force de pleurer, ainsi que l’état de la maison où je demeurais et les tas d’objets qui se trouvaient autour de moi, surtout quand je leur eus dit ce que je faisais, et pour quel motif, elles s’assirent, comme les trois consolateurs de Job, et ne me dirent pas un mot pendant un long espace de temps ; mais toutes les deux pleuraient aussi abondamment et aussi sincèrement que moi.

 

À la vérité, mon cas ne demandait pas beaucoup de discours ; les choses parlaient d’elles-mêmes. Elles me voyaient au milieu des haillons et de la saleté, moi qui, naguère encore, avais ma voiture ; maigre, et ayant presque l’air d’une morte de faim, moi qui étais auparavant grasse et de belle mine. La maison, autrefois garnie d’un beau mobilier, de tableaux, d’ornements, de buffets, de trumeaux et de tout ce qu’il fallait, était maintenant dépouillée et nue, presque tout ayant été saisi par le propriétaire pour le loyer ou vendu pour acheter le nécessaire. En un mot, tout était misère et dénuement ; partout on voyait l’image de la ruine. Nous avions à peu près tout mangé, et il ne restait plus guère rien, à moins que, semblable à l’une des pitoyables femmes de Jérusalem, je ne mangeasse jusqu’à mes propres enfants.

 

Ces deux bonnes créatures étaient, comme je l’ai dit, assises en silence depuis quelque temps, et elles avaient bien tout regardé autour d’elles, lorsque ma servante, Amy, rentra. Elle rapportait une petite poitrine de mouton et deux gros paquets de navets, dont elle voulait faire un ragoût pour notre dîner. Pour moi, mon cœur était si accablé de voir ces deux amies, – car c’étaient des amies, quoique pauvres. – et d’être vue par elles en un tel état, que je tombai dans une autre violente crise de larmes, si bien que je ne pus leur parler encore de longtemps.

 

Pendant que j’étais dans ce désespoir, elles prirent à part ma servante Amy dans un coin de la chambre et causèrent avec elle. Amy leur donna tous les détails de ma situation et les exprima en termes si touchants et si naturels que je n’aurais pu, dans aucune circonstance, en faire autant moi-même ; bref, elle les émut si bien l’une et l’autre que la vieille tante vint à moi, et que, malgré les larmes qui la rendaient presque incapable de parler, elle me dit rapidement :

 

« Voyez-vous, cousine ; ça ne peut pas rester comme ça ; il faut prendre un parti, et immédiatement. Où sont nés ces enfants, je vous prie ? »

 

Je lui dis la paroisse où nous demeurions auparavant, que quatre d’entre eux y étaient nés, et que l’autre était né dans la maison où j’étais et dont le propriétaire, après avoir, avant de connaître ma situation, saisi mes meubles pour le loyer arriéré, m’avait ensuite autorisée à demeurer toute une année sans rien payer ; et cette année, ajoutai-je, était presque expirée maintenant.

 

Après avoir entendu ce récit, elles décidèrent qu’elles porteraient elles-mêmes tous les enfants à la porte de quelqu’un des parents dont j’ai parlé plus haut, qu’ils y seraient déposés par la servante Amy, et que moi, la mère, je m’en irais pour quelques jours, fermerais la maison, et disparaîtrais. On dirait à ces gens, que s’ils ne jugeaient pas convenable de prendre un peu soin des enfants, ils pouvaient envoyer chercher les marguilliers au cas où ils croiraient que cela valait mieux ; car ces enfants étaient nés dans leur paroisse, et il fallait pourvoir à leur subsistance. Quant à l’autre enfant, né dans la paroisse de ***, les autorités en prenaient déjà soin ; et, en effet, ils avaient si bien compris la misère de la famille, qu’ils avaient, au premier mot, fait ce qui leur incombait de faire.

 

Voilà ce que me proposèrent ces excellentes femmes, et elles me prièrent de m’en remettre à elles pour le reste. Je fus, tout d’abord, vivement affligée de l’idée de me séparer de mes enfants, surtout à l’idée de cette chose terrible, qu’ils seraient à la garde de la paroisse. Puis, cent mille choses horribles me vinrent à l’esprit, des histoires d’enfants de la paroisse morts de faim en nourrice ; d’autres ruinés de santé, déviés, boiteux, etc., parce qu’on n’avait pas pris assez soin d’eux. Et ces pensées faisaient défaillir mon cœur au dedans moi.

 

Mais la misère de ma position m’endurcit le cœur vis-à-vis de ma propre chair et de mon propre sang. Considérant qu’ils mourraient de faim infailliblement, et moi aussi, si je continuais à les garder près de moi, je commençai à me faire à l’idée de me séparer d’eux tous, n’importe comment et n’importe où, afin de me délivrer de l’épouvantable nécessité de les voir tous périr et de périr moi-même avec eux. Je consentis donc à m’en aller de la maison, et à laisser l’exécution de toute cette affaire à ma servante Amy et à elles. Je fis comme c’était convenu ; et, dans l’après-midi même, elles les portèrent tous à une des tantes.

 

Amy, fille résolue, frappa à la porte, ayant tous les enfants avec elle ; et elle dit à l’aîné, aussitôt que la porte serait ouverte, de se précipiter à l’intérieur, et tout le reste après lui. Elle les déposa tous devant la porte avant de frapper, et, quand elle eut frappé, elle attendit qu’une servante vînt à la porte.

 

« Mon cœur, dit-elle, allez, je vous prie, dire à votre maîtresse que voici ses petits cousins qui viennent de ***, pour la voir ; » – et elle nommait la ville où nous demeurions.

 

Là dessus la servante se mit en devoir de retourner.

 

« Tenez, enfant, dit Amy, donnez la main à l’un d’eux, et je mènerai le reste. »

 

Elle lui donne donc le plus petit, et la fille rentre en toute innocence, avec le petit à la main. Amy alors introduit les autres derrière elle, ferme la porte doucement, et s’éloigne aussi vite qu’elle peut.

 

Juste pendant que ceci se passait, au moment même où la servante et sa maîtresse se querellaient (car la maîtresse s’emportait contre elle et la grondait comme une furie : elle lui avait ordonné de courir après Amy ; la fille était allée jusqu’à la porte, mais Amy avait disparu, et la servante était hors d’elle-même, et la maîtresse aussi), précisément sur ces entrefaites, disais-je, arrive la pauvre vieille femme, pas ma tante, mais l’autre qui était venue en même temps chez moi. Elle frappe à la porte. La tante n’était pas venue, parce qu’elle s’était mise en avant comme mon avocat, et qu’on l’aurait soupçonnée de quelque machination. Quant à l’autre femme, on ne savait même pas qu’elle eût eu aucune relation avec moi.

 

Amy et elle avaient concerté ceci entre elles, et c’était assez bien imaginé.

 

Quand elle entra dans la maison, la maîtresse fumait et rageait comme une folle furieuse ; elle appelait sa servante de tous les synonymes qu’elle pouvait trouver, à coquine et péronnelle ; elle criait qu’elle prendrait les enfants et les jetterait tous à la rue. La pauvre bonne femme, la voyant dans un tel emportement, se retourna comme si elle eût voulu être déjà dehors, et dit :

 

« Madame, je reviendrai une autre fois. Je vois que vous êtes occupée.

 

» – Non, non, madame, dit la maîtresse, je ne suis pas très occupée ; asseyez-vous. Cette sotte créature, qui est là, m’a fait entrer et m’a mis sur le dos toute la maisonnée d’enfants de mon imbécile de frère, et elle me dit qu’une fille les avait amenés jusqu’à la porte, les avait poussés dans la maison, et lui avait demandé de les conduire à moi. Mais cela ne me gênera guère, car j’ai donné l’ordre de les déposer dans la rue, dehors ; et ainsi les marguilliers de la paroisse prendront soin d’eux ou obligeront cette stupide femelle de les ramener à ***. Que celle qui les a mis au monde s’occupe d’eux si elle veut. Pourquoi m’envoie-t-elle sa marmaille ?

 

» – C’est véritablement le second parti qui serait le meilleur des deux, dit la pauvre femme, si la chose était faisable ; et cela m’amène à vous dire ma commission et la cause de ma visite, car je venais précisément à propos de cette affaire, pour empêcher qu’on ne vous mette tout ceci sur les bras ; mais je vois que je suis venue trop tard.

 

» – Que voulez-vous dire par trop tard ? dit la maîtresse. Quoi ! Vous avez donc un intérêt dans cette affaire ? Quoi ? Avez-vous contribué à attirer sur nous cet opprobre de famille ?

 

» – J’espère que vous ne pensez pas une telle chose de moi, madame, dit la pauvre femme. Mais je suis allée ce matin à ***, voir mon ancienne maîtresse et bienfaitrice, – car elle a été bien bonne pour moi ; et quand je suis arrivée à la porte, j’ai trouvé tout soigneusement fermé à la clef et au verrou, et la maison paraissant comme si personne n’y était.

 

» J’ai frappé à la porte, mais personne n’est venu. À la fin, quelques servantes du voisinage m’ont crié : « Personne ne demeure là, maîtresse. Pourquoi frappez-vous ? – J’eus l’air surprise. – Quoi, personne ne demeure là ? dis-je. Que voulez-vous dire ? Est-ce que Mrs *** ne demeure pas là ? – Non, répondit-on, elle est partie. – Alors j’entrai en conversation avec l’une d’elles, et lui demandai ce qu’il y avait. – Ce qu’il y a ! dit-elle. Eh bien ! il y en a assez : la pauvre dame a vécu là toute seule, sans rien pour subsister, pendant longtemps, et, ce matin, le propriétaire l’a jetée à la porte.

 

» Jetée à la porte ? dis-je. Et quoi ? avec tous ses enfants ? Pauvres agneaux, que deviennent-ils ?

 

» Et bien, en vérité, me dit-on, rien de pire ne pouvait leur arriver que de rester ici, car ils étaient à peu près morts de faim ; aussi les voisins, voyant la pauvre dame dans une telle misère, – elle pleurait et se tordait les mains sur ses enfants, comme une folle, – envoyèrent chercher les officiers de la paroisse pour prendre soin des enfants. Ils vinrent et prirent le plus jeune, qui était né dans cette paroisse ; ils lui ont donné une très bonne nourrice et prennent soin de lui. Mais, quant aux quatre autres, ils les ont envoyés à quelques parents du père, qui sont des gens très à l’aise, et qui, de plus, demeurent dans la paroisse où les enfants sont nés.

 

» La surprise ne m’empêcha pas de prévoir immédiatement que cet ennui retomberait sur vous ou sur M. ***. Aussi venais-je sans tarder vous en avertir afin que vous y fussiez préparée et que vous ne fussiez pas surprise vous-même ; mais je vois qu’ils ont été plus prompts que moi, et je ne sais que conseiller. La pauvre femme, à ce qu’il paraît, a été jetée à la porte, dans la rue. Un autre voisin m’a dit qu’en se voyant enlever ses enfants elle s’évanouit ; et lorsqu’elle eut repris ses sens, elle était devenue folle. La paroisse l’a fait mettre dans la maison de fous, car il n’y a plus personne pour s’occuper d’elle. »

 

Tout ceci fut représenté au naturel par cette pauvre bonne et affectueuse créature. Son intention était parfaitement bonne et charitable ; mais encore n’y avait-il pas un mot de vrai dans ce qu’elle racontait ; car mon propriétaire ne m’avait pas mise à la porte, et je n’étais pas devenue folle. Il était vrai, pourtant, qu’en me séparant de mes pauvres enfants, je m’étais évanouie, et que je fus comme insensée lorsque je revins à moi et trouvai qu’ils étaient partis. Mais je restai longtemps encore dans la maison, comme vous le verrez.

 

Pendant que la pauvre femme contait sa lugubre histoire, le mari de la dame entra. Bien que le cœur de celle-ci fut endurci contre toute pitié, elle qui était la véritable et proche parente des enfants, puisque c’étaient les enfants de son propre frère, – l’excellent homme fut tout attendri par le sombre tableau de la situation de la famille, et lorsque la pauvre femme eut terminé, il dit à sa femme :

 

« C’est un cas bien triste, ma chère, vraiment ; et il faut faire quelque chose. »

 

Sa femme se tourna vers lui, furieuse.

 

« Quoi ! dit-elle. Voulez-vous avoir quatre enfants à entretenir ? N’avons-nous pas les nôtres ? Voudriez-vous que cette marmaille vînt manger le pain de mes enfants ? Non, non ; qu’ils aillent à la paroisse, et que celle-ci se charge d’eux, je me charge des miens.

 

» – Allons, allons, ma chère, dit le mari ; la charité envers les pauvres est un devoir, et qui donne aux pauvres prête au Seigneur. Prêtons à notre Père céleste un peu du pain de nos enfants, comme vous dites ; ce sera pour eux une réserve bien placée ; ce sera la meilleure garantie que nos enfants n’en viendront jamais à avoir besoin de la charité, ni à être jetés dehors, comme le sont ces pauvres innocentes créatures.

 

» – Que me parlez-vous de garanties ? dit la femme. Une bonne garantie pour nos enfants, c’est de garder ce que nous avons, et de pourvoir à leurs besoins. Il sera toujours temps d’aider à l’entretien des enfants des autres. Charité bien ordonnée commence par soi-même.

 

» – Mais, ma chère, reprit-il, je ne parle que de placer un peu d’argent à intérêt : notre Créateur est un emprunteur solvable ; il n’y a jamais à craindre d’avoir de mauvaises créances de ce côté-là, j’en réponds, enfant.

 

» – Ne vous moquez pas de moi avec votre charité et vos allégories, dit la femme en colère. Je vous dis que ce sont des parents à moi, et non à vous, et qu’ils ne percheront pas ici. Ils iront à la paroisse.

 

« – Tous vos parents sont les miens à présent, dit le bon gentleman avec un grand calme ; et je ne verrai pas vos parents dans la misère sans en prendre pitié, non plus que je ne verrais les miens. Non, vraiment, ma chère, ils n’iront pas à la paroisse. Je vous l’affirme, aucun des parents de ma femme n’ira à la paroisse, si je peux l’empêcher.

 

» – Et quoi ? voulez-vous prendre quatre enfants à élever ? dit la femme.

 

» – Non, non, ma chère. Il y a votre sœur *** : j’irai lui parler ; et votre oncle *** ; je l’enverrai chercher, lui et les autres. Je vous promets que, lorsque nous serons tous ensemble, nous trouverons les voies et moyens pour garantir ces quatre pauvres petits êtres de la mendicité et de la faim ; autrement ce serait bien dur. Nous ne sommes, personne de nous, en si mauvaise position de fortune que nous ne puissions mettre de côté quelques miettes pour les orphelins. Ne fermez pas vos entrailles à la pitié devant votre propre chair et votre propre sang. Pourriez-vous entendre ces pauvres enfants innocents crier la faim à votre porte, et ne pas leur donner du pain ?

 

» – Et quel besoin qu’ils crient à notre porte, s’il vous plaît ? dit-elle. C’est l’affaire de la paroisse de s’occuper d’eux. Ils ne crieront pas à notre porte. Et s’ils crient, je ne leur donnerai rien.

 

» – Vous ne leur donnerez rien ? dit-il. Mais moi, je leur donnerai. Rappelez-vous que l’Écriture a une parole terrible dirigée contre nous. Proverbes, chapitre XXI, verset 13 : « Quiconque se bouche les oreilles aux cris des pauvres, celui-là criera aussi lui-même, mais personne ne l’entendra. »

 

» – C’est bien, c’est bien, dit-elle. Il faut bien que vous fassiez ce que vous voulez, puisque vous prétendez être le maître. Mais si j’étais libre, je les enverrais où ils doivent être envoyés. Je les enverrais d’où ils viennent.

 

La pauvre femme mit alors son mot.

 

» – Mais, madame, dit-elle, ce serait les envoyer mourir de faim, en vérité ; car cette paroisse d’où ils viennent, n’est point obligée à se charger d’eux, et par conséquent, ils coucheraient et périraient dans la rue.

 

» – Ou on les renverrait à notre paroisse dans la voiture de l’hôpital, en vertu d’un mandat du juge de paix, dit le mari ; et nous serions ainsi, nous et tous nos parents, couverts de honte aux yeux de nos voisins et de ceux qui ont connu le bon vieux gentleman, leur grand-père, qui a demeuré et fleuri dans cette paroisse pendant tant d’années, si aimé de tout le monde, et le méritant si bien.

 

» – Je me soucie de tout cela moins que d’un liard, quant à moi, dit la femme. Je n’en garderai pas un.

 

» – Bien, ma chère, dit le mari ; mais moi, je m’en soucie, et je ne veux pas avoir cette tache sur ma famille et sur nos enfants. C’était un ancien, un homme digne et bon, et son nom est respecté de tous ses voisins. On reprochera, à vous qui êtes sa fille, et à nos enfants qui sont ses petits-enfants, de laisser les enfants de votre frère périr, ou tomber à la charge du public, au lieu même où florissait autrefois votre famille. Allons, n’en dites pas davantage. Je vais voir ce qu’on peut faire. »

 

Là-dessus, il convoque et rassemble tous les parents à une taverne près de là.

 

Il envoya chercher les quatre petits enfants, pour qu’on les vît. Dès le premier mot, tous convinrent qu’ils s’en chargeraient ; et, comme sa femme était dans une rage telle qu’elle ne voulait pas permettre qu’on en gardât un seul chez elle, ils convinrent de les garder tous ensemble momentanément. En conséquence, ils les confièrent à la pauvre femme qui avait préparé l’affaire, et ils s’obligèrent, vis-à-vis les uns des autres, à fournir les sommes nécessaires pour leur entretien. Enfin, pour qu’aucun des enfants ne fût séparé des autres, ils envoyèrent chercher le plus jeune dans la paroisse où on l’avait accepté, et ils les firent tous élever ensemble.

 

J’empièterais trop sur le reste de mon récit si je racontais en détail la tendresse charitable avec laquelle cet excellent homme, qui n’était que l’oncle par alliance de mes enfants, conduisit toute l’affaire, et quel soin il prit d’eux : allant constamment les voir, s’assurant qu’ils avaient tout ce qu’il leur fallait, qu’ils étaient bien vêtus, qu’ils allaient à l’école, et finalement qu’ils entraient dans le monde dans de bonnes conditions. Il suffit de dire qu’il se conduisit plutôt comme un père envers eux que comme un oncle par alliance, bien que ce fût toujours tout à fait en opposition à la volonté de sa femme, qui n’avait point le cœur si tendre et si compatissant que son mari.

 

Vous pouvez croire que j’appris tout cela avec le même plaisir que j’en ressens maintenant à le rapporter ; car j’avais une peur terrible en pensant que mes enfants seraient élevés dans le malheur et la misère, comme il doit arriver à ceux qui n’ont pas d’amis, mais qui sont abandonnés à la bienfaisance d’une paroisse.

 

Cependant, je commençais une nouvelle phase de mon existence. J’avais sur les bras une grande maison et quelque mobilier de reste ; mais je ne pouvais pas plus y subvenir à mes besoins et à ceux d’Amy, que lorsque j’y étais avec mes cinq enfants. Je n’avais rien pour vivre que ce que je pouvais gagner par mon travail, et ce n’était pas une ville où il fût possible de se procurer beaucoup d’ouvrage.

 

Mon propriétaire avait été véritablement très bon après avoir appris la position où j’étais, bien qu’avant d’avoir été informé de ces circonstances, il fût allé jusqu’à saisir mes effets et même jusqu’à m’en enlever quelques-uns.

 

Mais, depuis, il y avait trois trimestres que j’habitais sa maison et que je ne lui payais pas de loyer, et, ce qui était pire, je n’étais pas en position de lui en payer aucun. Cependant, je remarquais qu’il venait me voir plus souvent, qu’il se montrait de plus en plus bienveillant à mon égard, et qu’il me parlait plus amicalement qu’il n’avait l’habitude de le faire. Plus particulièrement, les deux ou trois dernières fois qu’il était venu, il avait remarqué, avait-il dit, comme je vivais pauvrement, combien bas j’étais réduite, et autres choses semblables. Il me disait que cela l’affligeait pour moi. La dernière fois, il fut plus tendre encore : il me dit qu’il venait dîner avec moi, et qu’il fallait que je lui donne congé de me régaler. Il fit venir ma servante Amy, et l’envoya acheter un rôti. Il lui expliqua ce qu’elle devait acheter. Mais comme il nommait deux ou trois choses parmi lesquelles elle pouvait choisir, la servante, fille rusée qui m’était attachée comme l’ongle au doigt, n’acheta rien définitivement ; mais elle amena avec elle le boucher, portant les deux choses qu’elle avait choisies, pour qu’il prît celle qui serait le plus à son goût. L’une était un gros et très bon cuissot de veau ; l’autre un carré de côtes de bœuf, à rôtir. Il les regarda ; mais il me pria de faire marché à sa place avec le boucher, ce que je fis ; puis je revins lui dire ce que le boucher demandait pour les deux morceaux, et le prix de chacun des deux. Il tira alors onze shillings et trois pence, prix des deux pièces ensemble, et me pria de les prendre toutes les deux. Le reste, dit-il, servirait une autre fois.

 

J’étais étonnée, vous pouvez le croire, de la libéralité d’un homme qui faisait naguère encore ma terreur et qui avait arraché les meubles de la maison comme une furie. Toutefois, je me rappelai que ma misère avait attendri son cœur, et lui avait inspiré ensuite assez de compassion pour me permettre d’habiter sa maison sans payer de loyer pendant une année entière.

 

Mais voilà qu’il prenait la figure, non pas seulement d’un homme charitable, mais d’un homme mû par l’amitié et la tendresse ; et la chose était assez inattendue pour surprendre. Nous bavardâmes ensemble, et fûmes ce que je pourrais appeler gais ; et je puis bien dire que je ne l’avais pas été depuis trois ans. Il envoya chercher du vin, et aussi de la bière, car nous n’en avions pas. La pauvre Amy et moi, nous ne buvions que de l’eau depuis bien des semaines, et vraiment, j’ai souvent admiré la nature fidèle de la pauvre fille, dont elle fut finalement assez mal payée par moi.

 

Lorsque Amy fut revenue avec le vin, il lui en fit remplir un verre, et, ce verre à la main, il vint à moi et m’embrassa, ce qui, je le confesse, me surprit un peu. Mais ce qui suivit me surprit bien davantage ; car il me dit que, si la triste condition à laquelle j’étais réduite l’avait fait me prendre en pitié, ma conduite et le courage avec lequel je la supportais lui avaient donné pour moi un respect plus qu’ordinaire, et le rendaient très soucieux de mes intérêts ; qu’il était décidé pour le moment à faire quelque chose pour me soulager, et à réfléchir en même temps pour voir s’il pourrait, à l’avenir, me mettre en chemin de me suffire à moi-même.

 

Me voyant changer de couleur et paraître surprise de son discours, – car je l’étais, à coup sûr, – il se tourne vers ma servante, Amy, et, tout en la regardant, me dit :

 

« Je dis tout ceci devant votre bonne, madame, parce que vous devez toutes les deux, elle et vous, savoir que je n’ai pas de mauvais desseins, et que c’est par pure affection que j’ai résolu de faire, si je peux, quelque chose pour vous. Comme j’ai été témoin de l’honnêteté et de la fidélité peu communes de Mrs Amy, vis-à-vis de vous, dans votre misère, je sais qu’on peut lui confier un projet honnête comme le mien ; car, je vous le déclare, j’ai aussi un certain degré de respect pour votre servante, à cause de l’attachement qu’elle vous porte.

 

Amy fit la révérence, et la pauvre fille parut si confuse de joie, qu’elle ne put parler. Elle changeait à tout moment de couleur ; tantôt elle rougissait comme de l’écarlate, et, la minute suivante, elle était aussi pâle que la mort.

 

Ayant donc ainsi parlé, il s’assit, me fit asseoir, but à ma santé, et me fit boire deux verres de vin coup sur coup.

 

« Vous en avez besoin », disait-il.

 

Et, en effet, j’en avais besoin. Lorsque j’eus fini :

 

« Allons, Amy, dit-il, avec la permission de votre maîtresse, vous aurez aussi un verre. »

 

Et il lui fit boire deux verres de suite également. Puis, se levant :

 

« Et maintenant, Amy, dit-il, allez dîner. Et vous, madame, continua-t-il, allez faire votre toilette, et vous redescendrez souriante et gaie ». Il ajouta : « – Je vous mettrai à l’aise, si je puis ». En attendant, il allait, dit-il, faire un tour dans le jardin.

 

Lorsqu’il fut parti, Amy changea tout à fait de physionomie : de sa vie, elle n’avait eu l’air plus gai.

 

« Chère madame, dit-elle, que veut faire ce gentleman ?

 

» – Eh bien, Amy, répondis-je, il veut nous faire du bien, n’est-ce pas cela ? Je ne sache aucune autre intention qu’il puisse avoir, car il n’a rien à espérer de moi.

 

» – Je vous garantis, madame, qu’il vous demandera une faveur avant longtemps.

 

» – Non, non, vous vous trompez, Amy, j’en suis sûre, répondis-je. Vous avez entendu ce qu’il a dit, n’est-ce pas ?

 

» – Oui, dit Amy. Mais c’est égal, vous verrez ce qu’il fera après dîner.

 

» – Bien, bien, Amy, dis-je, vous avez une mauvaise opinion de lui. Je ne saurais être de votre avis. Je ne vois encore rien en lui qui l’annonce.

 

» – Pour cela, madame, dit Amy, je ne vois rien non plus. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser un gentleman à avoir pitié de nous, comme il le fait ?

 

» – Oui, dis-je ; mais c’est aussi porter les choses trop loin que de supposer un homme méchant parce qu’il est charitable, et vicieux parce qu’il est bon.

 

» – Oh ! madame, dit Amy, il y a toute une source de charité dans ce vice-là. Il n’est pas si étranger aux choses du monde qu’il ne sache bien que la pauvreté est l’aiguillon le plus fort, une tentation à laquelle nulle vertu n’est assez puissante pour résister. Il connaît notre condition aussi bien que nous.

 

» – Eh bien ! et après, quoi ?

 

» – Eh bien ! après, il sait aussi que vous êtes jeune et belle, et il a la plus sûre amorce du monde pour vous prendre avec.

 

» – Soit, Amy, dis-je ; mais il peut aussi se trouver déçu dans une affaire comme celle-là.

 

» – Ah ! madame, dit Amy, j’espère que vous ne le refuserez pas, s’il l’offre.

 

» – Qu’entendez-vous par là, friponne ? lui dis-je. Non. Je mourrais de faim auparavant.

 

» – J’espère que non, madame. J’espère que vous seriez plus sage. Je suis sûre que s’il veut vous remettre sur pied, comme il le dit, vous ne devez rien lui refuser. Mais vous mourrez de faim si vous n’y consentez pas, c’est certain.

 

» – Quoi ! consentir à coucher avec lui pour avoir du pain ? Amy, comment pouvez-vous parler ainsi ? lui dis-je.

 

» – Eh ! madame, dit Amy, je ne crois pas que vous le fassiez pour rien autre chose. Ce ne serait légitime pour rien autre chose. Mais pour avoir du pain, madame ! Eh ! personne ne saurait mourir de faim. Il n’y a pas de moyen de se soumettre à cela, à coup sûr !

 

» – Oui, dis-je. Mais s’il veut me donner assez de bien pour vivre, il ne couchera pas avec moi, je vous en réponds.

 

» – Eh bien, voyez-vous, madame, s’il voulait vous donner assez pour vivre à l’aise, en retour, il pourrait coucher avec moi, de tout mon cœur.

 

» – Voilà un témoignage d’incomparable affection pour moi, Amy, lui dis-je ; et je sais l’apprécier à sa valeur. Mais il y a là plus d’amitié que d’honnêteté, Amy.

 

» – Oh ! madame, dit Amy, je ferais n’importe quoi pour vous retirer de cette triste position. Quant à l’honnêteté, je crois l’honnêteté hors de question lorsqu’on est dans le cas de mourir de faim. N’est-ce pas à quoi nous sommes presque réduites ?

 

« – Je le sais, il est vrai, dis-je, et tu l’es pour l’amour de moi. Mais se prostituer, Amy !… et je m’arrêtai.

 

» – Chère madame, dit Amy, si je suis capable de mourir de faim pour l’amour de vous, je suis capable de me prostituer, ou de faire n’importe quoi, pour l’amour de vous. Ah ! je mourrais bien pour vous, s’il le fallait !

 

» – C’est là un excès d’affection que je n’ai jamais montré encore, Amy, lui dis-je. Je souhaite d’être quelque jour en état de le reconnaître comme il convient. Mais cependant, Amy, vous ne vous prostituerez pas à lui, pour l’obliger à être bon pour moi ; non, Amy, pas plus que je ne me prostituerai à lui, quand même il me donnerait beaucoup plus qu’il ne peut me donner ou faire pour moi.

 

» – Ah ! madame, reprit Amy, je ne dis pas que j’irai l’en prier ; mais je dis que s’il promettait de faire ça et ça pour vous, et qu’il y mît cette condition qu’il ne vous servirait qu’autant que je le laisserais coucher avec moi, il coucherait avec moi aussi souvent qu’il le voudrait, plutôt que de vous priver de son assistance. Mais tout cela n’est que du bavardage, madame. Je ne vois aucune nécessité de tenir de tels discours, et vous êtes d’avis que cela ne sera point nécessaire.

 

» – Oui, je le crois, Amy ; mais si c’était nécessaire, je vous le répète, je mourrais avant de consentir, ou avant que vous consentiez pour l’amour de moi. »

 

Jusque-là j’avais conservé non seulement la vertu elle-même, mais encore les inclinations et les résolutions vertueuses. Si je m’y étais tenue, j’aurais été heureuse, quand même j’eusse littéralement péri de faim. Car il est hors de question qu’une femme devrait plutôt mourir que de prostituer sa vertu et son honneur, quelle que puisse être la tentation.

 

Mais revenons à notre histoire. Il se promena dans le jardin, lequel était, il est vrai, tout en désordre, et envahi par les mauvaises herbes, parce que je n’avais pu louer un jardinier pour y faire aucun travail, pas même pour y défoncer le sol de manière à y semer quelques navets et quelques carottes pour les besoins de la famille. Lorsqu’il l’eut examiné, il rentra, et envoya Amy chercher un pauvre homme, qui était jardinier et aidait autrefois notre domestique ; il l’amena dans le jardin et lui ordonna d’y faire plusieurs choses pour le remettre un peu en ordre. Ceci lui prit bien près d’une heure.

 

Pendant ce temps, je m’étais habillée aussi bien que je le pouvais. J’avais encore d’assez bon linge ; mais je n’avais qu’une pauvre coiffure ; pas de nœuds, seulement de vieux morceaux ; pas de collier : pas de boucles d’oreilles ; tant cela était parti depuis longtemps, pour avoir un peu de pain.

 

Cependant, j’étais proprement et soigneusement mise, et en meilleur état qu’il ne m’avait vue depuis bien longtemps ; et il parut enchanté de me voir ainsi ; car, dit-il, je paraissais si inconsolable et si désespérée auparavant, que cela l’affligeait de me regarder. Il m’engagea à reprendre bon courage, parce qu’il espérait me mettre en position de vivre dans le monde, sans rien devoir à personne.

 

Je lui dis que c’était impossible, car il me faudrait nécessairement être redevable à lui, puisque tous les amis que j’avais au monde ne voulaient ou ne pouvaient faire pour moi autant que ce qu’il disait.

 

« Eh bien, dit-il, pauvre veuve (c’est ainsi qu’il m’appelait, et je l’étais bien véritablement dans le plus mauvais sens où l’on puisse employer ce mot de désolation), si vous êtes redevable à moi, vous ne le serez à personne autre. »

 

Cependant le dîner était prêt, et Amy entra pour mettre la nappe. C’était un bonheur, en vérité, qu’il n’y eût que lui et moi à dîner, car je n’avais plus que six assiettes et deux plats dans la maison. Mais il savait l’état des choses, et il me pria de ne pas faire de cérémonie et de me servir de ce que j’avais. Il espérait, ajoutait-il, me voir dans un meilleur équipage. Il n’était pas venu pour être traité, mais pour me traiter, me raffermir et m’encourager. Il continua ainsi, me parlant si gaiement et de choses si gaies que c’était pour mon âme un vrai cordial que de l’entendre parler.

 

 

Nous commençâmes donc à dîner. Je suis sûre que j’avais à peine fait un bon repas depuis un an ; du moins je n’avais jamais eu un rôti comparable à cette longe de veau. Je mangeai de fort bon appétit, vraiment ; et ainsi fit-il, tout en me faisant boire trois ou quatre verres de vin. Bref, mes esprits étaient excités au-delà de l’ordinaire ; j’étais non seulement gaie, mais pleine d’entrain, et il m’encourageait à l’être.

 

Je lui dis que j’avais une foule de bonnes raisons pour être si gaie, voyant qu’il était si bon pour moi et qu’il me donnait l’espoir de me relever de la situation la plus déplorable dans laquelle une femme de n’importe quel rang fût jamais tombée. Il devait bien croire que ce qu’il m’avait dit était comme s’il m’avait ressuscitée d’entre les morts. C’était comme ramener un malade du bord de la tombe. Comment je lui en rendrais jamais l’équivalent, je n’avais pas encore eu le temps d’y songer. Tout ce que je pouvais dire, c’était que je ne l’oublierais jamais tant que j’aurais un souffle de vie, et que je serais toujours prête à le proclamer.

 

Il me répondit que c’était tout ce qu’il désirait de moi. Sa récompense serait la satisfaction de m’avoir sauvée de la misère. Il voyait qu’il obligeait une personne qui savait ce que c’est que la gratitude. Il faisait son affaire de me mettre complètement à l’aise, tôt ou tard, si cela était en son pouvoir. En attendant, il me priait de songer à ce qu’il pouvait faire pour moi, dans mon intérêt, et afin de me mettre dans une situation parfaitement aisée.

 

Lorsque nous eûmes ainsi causé, il m’invita à la gaîté.

 

« Allons, dit-il, mettez de côté ces choses mélancoliques, et soyons joyeux. »

 

Amy servait. Elle souriait, riait, et était si heureuse qu’elle avait peine à se retenir ; car c’était une fille qui m’aimait à un point qu’on ne saurait dire. C’était chose si inattendue que d’entendre quelqu’un causer avec sa maîtresse, que la pauvre fille était presque hors d’elle. Dès que le dîner fut terminé, elle monta à sa chambre, mit ses plus beaux habits, et redescendit vêtue comme une femme du monde.

 

Nous passâmes à causer de mille choses, de ce qui avait été, de ce qui devait être, tout le reste du jour. Le soir, il prit congé de moi avec mille expressions de bonté, de tendresse, et de véritable affection. Mais il ne me fit pas la moindre proposition du genre de celles dont ma servante Amy m’avait parlé.

 

En s’en allant, il me prit dans ses bras ; il protesta de son honnête tendresse pour moi ; il me dit mille choses aimables que je ne peux me rappeler aujourd’hui ; et après m’avoir embrassée vingt fois, à peu près, il me mit dans la main une guinée, pour mes besoins présents, dit-il. Il ajouta qu’il me reverrait avant que cette somme fût épuisée. Il donna en outre une demi-couronne à Amy.

 

Lorsqu’il fut parti : « Eh bien ! Amy, dis-je, êtes-vous maintenant convaincue que c’est un ami aussi honnête que véritable, et que, dans sa conduite, il n’y a rien, pas même la moindre apparence, de ce que vous imaginiez ? »

 

» – Oui, dit Amy, j’en suis convaincue, et c’est ce que j’admire. C’est un ami tel que le monde en a peu de semblables.

 

» – À coup sûr, repris-je, c’est un ami comme j’en désire un depuis longtemps, et comme j’en ai besoin autant qu’aucune créature qui soit ou qui ait jamais été au monde. »

 

Pour abréger, j’étais si émue de mon bonheur, que je m’assis et pleurai de joie un bon moment, comme j’avais naguère pleuré de chagrin. Amy et moi, nous allâmes nous coucher ce soir là d’assez bonne heure (Amy couchait avec moi) ; mais nous jacassâmes presque toute la nuit sur ce qui arrivait ; et la fille était dans de tels transports, qu’elle se leva deux ou trois fois dans la nuit, pour danser au milieu de la chambre en chemise. En un mot, elle était à moitié folle de joie, nouvelle preuve de sa violente affection pour sa maîtresse, en quoi jamais servante ne la surpassa.

 

Nous n’entendîmes plus parler de lui pendant deux jours ; mais le troisième jour, il revint. Il me dit alors, avec la même bonté, qu’il avait commandé les choses nécessaires pour meubler la maison. Spécialement, il me renvoyait tous les effets qu’il avait fait saisir en payement du loyer et qui faisaient la meilleure part de mon ancien mobilier.

 

» – Et maintenant, ajouta-t-il, je vais vous dire ce que j’ai imaginé dans ma tête pour subvenir à vos besoins présents. Voici ce que c’est. La maison étant bien meublée, vous la louerez en garni aux bonnes familles qui viennent l’été. Vous vous assurerez promptement ainsi des moyens d’existence suffisants ; d’autant plus que vous ne me payerez pas de loyer pendant deux ans, ni même après, à moins que vous ne le puissiez. »

 

C’était vraiment le premier espoir qui me fût donné de vivre tranquille ; le moyen, je dois l’avouer, avait toute chance d’être bon, car nous avions de très grandes facilités, notre maison étant à trois étages avec six chambres à chacun d’eux. Pendant qu’il m’exposait le plan de mon administration, une charrette s’arrêta à la porte, avec un chargement de meubles et un ouvrier tapissier pour les mettre en place. Cela se composait surtout du mobilier de deux chambres qu’il avait enlevé pour ses deux années de loyer, avec deux beaux buffets, quelques trumeaux du salon et plusieurs autres objets de prix.

 

Toutes ces choses furent mises en place. Il me dit qu’il me les donnait en toute propriété, pour compenser la cruauté dont il avait jadis usé envers moi ; et, l’ameublement d’une pièce étant fini et arrangé, il me déclara qu’il voulait meubler une chambre pour lui-même, et qu’il viendrait être un de mes locataires, si je voulais le lui permettre.

 

Je lui répondis qu’il n’avait point à me demander de permission lorsqu’il avait tant de droits à être le bienvenu.

 

Cependant, la maison commençait à faire tolérable figure, et à être propre. Le jardin, également, au bout d’un travail d’une quinzaine de jours environ, commençait à ressembler moins à un lieu sauvage qu’il ne le faisait d’ordinaire. Enfin, il me donna l’ordre de mettre un écriteau pour louer des chambres, s’en réservant une, où il viendrait quand il en aurait l’occasion.

 

Lorsque tout fut fini à son idée quant à la pose du mobilier, il parut très content, et nous dînâmes encore ensemble des provisions qu’il avait achetées. Une fois l’ouvrier tapissier parti, après dîner, il me prit par la main :

 

« Allons, madame, me dit-il ; il faut me faire voir votre maison » (car il avait envie de revoir tout à nouveau).

 

» – Non, monsieur, lui dis-je. C’est votre maison, à vous, que je vais vous faire voir, s’il vous plaît. »

 

Nous passâmes donc dans toutes les chambres. Dans celle qui lui était destinée, Amy était en train d’arranger quelque chose.

 

« Eh bien, Amy, lui dit-il, j’ai l’intention de coucher dans votre lit demain soir.

 

» – Ce soir, si vous voulez, monsieur, dit Amy très innocemment ; votre chambre est toute prête.

 

» – Eh bien, Amy, dit-il, je suis bien aise que vous soyez si bien disposée.

 

» – Non, reprit Amy. Je veux dire que votre chambre est prête pour ce soir. » Et elle s’enfuit de la pièce, assez honteuse, car elle ne songeait pas à mal, quoi qu’elle m’eût dit en particulier.

 

Il n’en dit pas davantage alors. Mais, quand Amy fut partie, il parcourut la chambre, regarda tout en détail, puis il me prit par la main, m’embrassa et me dit beaucoup de choses tendres et affectueuses : les mesures qu’il avait prises dans mon intérêt, et ce qu’il voulait faire pour me relever dans le monde. Il me dit que mes chagrins et la conduite que j’avais tenue en les supportant jusqu’à une telle extrémité, l’avaient tellement attaché à moi, qu’il me mettait infiniment au-dessus de toutes les femmes du monde. Bien qu’il eût des engagements qui ne lui permettaient pas de m’épouser (sa femme et lui s’étaient séparés pour certaines raisons dont l’histoire, mêlée à la mienne, serait trop longue), il voulait être pour moi, excepté ce point, tout ce qu’une femme peut demander que soit un mari. En même temps, il me donnait encore des baisers et me prenait dans ses bras ; mais il ne se porta à aucune action le moindrement malhonnête envers moi. Il espérait, me dit-il, que je ne lui refuserais pas les faveurs qu’il demanderait, parce qu’il était résolu à ne me demander rien qu’une femme vertueuse et modeste comme il savait que j’étais, ne pût convenablement accorder.

 

Je confesse que l’horrible poids de mon ancienne misère, le souvenir qui en restait lourd sur mon esprit, la bonté surprenante avec laquelle il m’en avait délivrée, et, en outre, l’attente de ce qu’il pourrait encore faire pour moi, étaient des mobiles puissants, et m’enlevaient presque la force de lui rien refuser de ce qu’il demanderait. Je lui dis donc, sur un ton de tendresse également, qu’il avait tant fait pour moi que je croyais ne devoir lui rien refuser ; seulement j’espérais, et je m’en remettais à lui pour cela, qu’il ne se prévaudrait pas des obligations infinies que je lui avais pour désirer rien de moi qui pût, si je l’accordais, me mettre plus bas dans son estime que je ne souhaitais d’être. Je le prenais pour un homme d’honneur, et, comme tel, je savais qu’il ne saurait m’aimer davantage pour avoir fait quelque chose qui serait au-dessous d’une femme honnête et bien élevée.

 

Il me répondit qu’il avait fait tout cela pour moi, sans même me dire quelle tendresse et quelle affection il me portait, afin que je ne fusse pas dans la nécessité de lui accorder rien faute de pain à manger. Il n’opprimerait pas plus ma gratitude qu’il n’avait fait auparavant ma misère, et jamais il ne me demanderait quelque chose, en laissant supposer qu’il suspendrait ses faveurs et retirerait son affection s’il était refusé. Il est vrai, ajouta-t-il, qu’il me dirait ses pensées plus librement maintenant qu’autrefois, puisque je lui avais montré que j’acceptais son assistance, et que je voyais qu’il était sincère dans son dessein de m’être utile. Il s’était avancé jusqu’à ce point pour me prouver qu’il était bon à mon égard ; mais maintenant, il me disait qu’il m’aimait, et il montrerait que son amour était honorable, que ce qu’il désirait, il pouvait honnêtement le demander et que je pouvais l’accorder honnêtement aussi.

 

Je lui répondis que, sous cette double réserve, je ne devais assurément lui rien refuser, et que je me considèrerais, non seulement comme ingrate, mais comme très injuste, si je le faisais.

 

Il ne dit plus rien ; mais je remarquai qu’il me donnait plus de baisers et qu’il me prenait dans ses bras familièrement, plus qu’à l’ordinaire ; ce qui rappela deux ou trois fois à mon esprit les paroles de ma servante Amy. Cependant, je dois le reconnaître, j’étais si touchée de sa bonté en tant de choses charitables qu’il avait faites, que, non seulement ce qu’il faisait me laissait tranquille et que je n’y offrais aucune résistance, mais encore que j’étais disposée à n’en pas offrir davantage, quoi qu’il eût entrepris. Mais il n’alla pas plus loin que je ne l’ai dit, et n’essaya même pas de s’asseoir sur le bord du lit avec moi. Il prit congé, en me disant qu’il m’aimait tendrement, et qu’il m’en convaincrait par des preuves dont je serais satisfaite. Je lui répondis que j’avais beaucoup de motifs de le croire, qu’il était le maître absolu de la maison et de moi-même, du moins dans les limites dont nous avions parlé et que je croyais qu’il ne franchirait pas ; et je lui demandai s’il ne voulait pas coucher là cette nuit.

 

Il ne pouvait guère, me dit-il, rester cette nuit, des affaires l’appelant à Londres ; mais il ajouta en souriant qu’il viendrait le lendemain et logerait une nuit chez moi. Je le pressai de rester, lui disant que je serais heureuse qu’un ami aussi précieux fût sous le même toit que moi ; et le fait est que je commençai dès lors, non seulement à lui être très reconnaissante, mais encore à l’aimer, et cela d’une manière que je n’avais jamais connue.

 

Oh ! qu’aucune femme ne fasse bon marché de la tentation que donne à tout esprit doué de gratitude et de principes de justice le fait d’être généreusement tiré de peine ! Ce gentleman m’avait librement et volontairement arrachée au malheur, à la pauvreté, aux haillons ; il m’avait faite ce que j’étais, et m’avait mise en passe d’être plus encore que je n’avais été jamais, je veux dire, de vivre heureuse et satisfaite ; et je n’avais à compter que sur sa libéralité. Que pouvais-je dire à ce gentleman quand il me pressait de lui céder, et raisonnait la légitimité de sa demande ? Mais nous reparlerons de cela en son lieu.

 

J’insistai encore pour qu’il restât cette nuit là, lui disant que c’était la première nuit complètement heureuse de ma vie que j’aurais passée dans la maison, et que je serais très fâchée de la passer sans la compagnie de celui qui était la cause et la base de tout. Nous nous amuserions innocemment ; mais, sans lui, c’était impossible. Bref, je lui fis si bien ma cour, qu’il finit par dire qu’il ne pouvait me refuser, mais qu’il allait prendre son cheval et aller à Londres pour l’affaire qu’il avait à faire – c’était je crois le payement d’une traite de l’étranger qui était échue ce soir-là et qui autrement aurait été protestée. – Il serait de retour dans trois heures au plus, et souperait avec moi. Il me pria toutefois de ne rien acheter, car, puisque je voulais me réjouir, ce qui était ce qu’il désirait par dessus tout, il m’enverrait quelque chose de Londres.

 

« Et nous en ferons notre souper de noces, ma chère, » dit-il. Et sur ce mot il me prit dans ses bras et me donna des baisers si ardents que je ne doutai pas qu’il n’eût l’intention de faire toutes les autres choses dont Amy avait parlé.

 

J’eus un léger mouvement de surprise au mot de noces.

 

« Que voulez-vous dire, d’appeler cela d’un tel nom ? m’écriai-je. Et j’ajoutai : – « Nous souperons ; mais l’autre chose est impossible, autant de votre côté que du mien. »

 

Il se mit à rire.

 

« Bien, dit-il ; vous l’appellerez comme vous voudrez ; mais il se pourra bien que ce soit la même chose, car je vous convaincrai que ce n’est pas aussi impossible que vous le faites.

 

» – Je ne vous comprends pas, dis-je. N’ai-je pas un mari, et vous une femme ?

 

» – Bien, bien, dit-il ; nous causerons de cela après souper. » Puis il se leva, me donna un autre baiser, et partit à cheval pour Londres.

 

Ce genre de discours m’avait mis le feu dans le sang, je le confesse ; et je ne savais qu’en penser. Il était clair maintenant qu’il avait l’intention de coucher avec moi ; mais comment il concilierait cela avec la légalité ou avec quelque chose qui ressemblât à un mariage, c’était ce que je ne pouvais imaginer. Nous avions l’un et l’autre traité Amy si familièrement et nous lui avions tellement confié tout, à cause des preuves que nous avions de sa fidélité sans exemple, qu’il ne se fit aucun scrupule de m’embrasser et de dire tout cela devant elle ; et même, si j’avais voulu le laisser coucher avec moi, il se serait soucié comme d’un liard d’avoir Amy présente toute la nuit. Lorsqu’il fut parti : – « Eh bien, Amy ! dis-je. Que va-t-il arriver de tout ceci, maintenant ? Il me passe des sueurs rien que d’y penser.

 

» – Ce qui va arriver, madame, dit Amy. Je vois ce qui va arriver ; c’est qu’il me faudra vous mettre au lit tous les deux ensemble ce soir.

 

» – Quoi ! Vous ne voudriez pas pousser l’impudence si loin, coquine, lui dis-je ; n’est-ce pas ?

 

» – Si, je le voudrais, répondit-elle, de tout mon cœur, et je vous croirais l’un et l’autre aussi honnêtes que vous le fûtes jamais dans toute votre vie.

 

» – Qu’est-ce qui prend la gueuse, de parler ainsi ? dis-je. Honnête ! Comment cela peut-il être honnête ?

 

» – Eh bien ! je vais vous le dire, madame, reprit Amy. J’y ai réfléchi dès que je l’ai entendu parler, et c’est très vrai. Il vous appelle veuve ; veuve vous êtes véritablement, car, puisque mon maître vous a quittée depuis tant d’années, il est sûr qu’il est mort ; du moins est-il mort pour vous. Ce n’est pas un mari. Vous êtes et devez être libre d’épouser qui vous voulez. Quant à lui, puisque sa femme est partie d’avec lui et ne veut pas coucher avec lui, il est alors aussi célibataire qu’il l’a jamais été ; et, quoique vous ne puissiez obtenir de la loi du pays d’être unis ensemble, cependant, puisque la femme de l’un et le mari de l’autre refusent de remplir leurs devoirs, vous pouvez certainement vous prendre l’un l’autre honnêtement.

 

» – Ah ! Amy ! dis-je. Si je pouvais le prendre honnêtement, vous pouvez être sûre que je le prendrais de préférence à tous les hommes du monde. Cela m’a retourné le cœur en moi, lorsque je l’ai entendu dire qu’il m’aimait. Comment pourrait-il en être autrement ? Car vous savez dans quelle condition j’étais, auparavant, méprisée, foulée aux pieds par tout le monde. Je l’aurais pris dans mes bras et baisé aussi librement qu’il l’a fait de moi, n’avait été la pudeur.

 

» – Oui, et tout ce qui s’ensuit, dit Amy dès le premier mot. Je ne vois pas comment vous pouvez songer à lui refuser quoi que ce soit. Ne vous a-t-il pas retirée des griffes du diable, sortie de la plus noire misère à laquelle une pauvre femme puisse être réduite ? Est-ce qu’une femme peut rien refuser à un tel homme ?

 

» – Ah ! je ne sais que faire, Amy, lui dis-je. J’espère qu’il ne me demandera rien de semblable. J’espère qu’il ne l’essayera pas. S’il le fait, je ne sais ce que je lui dirai.

 

» – Il ne vous demandera rien ? dit Amy. Comptez qu’il vous le demandera, et même que vous l’accorderez. Je suis sûre que ma maîtresse n’est pas une sotte. Allons, madame, je vous prie, laissez-moi vous sortir une chemise propre. Qu’il ne vous trouve pas avec du linge sale, la nuit des noces.

 

» – Si je ne savais que vous êtes une très honnête fille, Amy, lui dis-je, vous me feriez avoir horreur de vous. Vous plaidez pour le diable comme si vous étiez un de ses conseillers privés.

 

» – Il n’est pas question de cela ; madame ; je ne dis que ce que je pense. Vous avouez que vous aimez ce monsieur, et il vous a donné des témoignages suffisants de son affection pour vous. Vos situations sont également malheureuses, et son opinion est qu’il peut prendre une autre femme, sa première ayant failli à l’honneur et vivant loin de lui. Bien que les lois du pays ne lui permettent pas de se marier régulièrement, il pense qu’il peut prendre en ses bras une autre femme, pourvu qu’il soit fidèle à cette autre femme comme à son épouse. Bien plus, il dit qu’il est ordinaire d’agir ainsi, que c’est une coutume dans plusieurs contrées étrangères ; et, je dois l’avouer, je suis du même sentiment. Autrement, il serait au pouvoir d’une dévergondée, après qu’elle aurait trompé et abandonné son mari, de l’exclure pour toute sa vie du plaisir et des services qu’on trouve chez une femme, ce qui serait très déraisonnable, et, par le temps qui court, intolérable pour certaines personnes. Il en est de même de votre côté, madame. »

 

Si j’avais été en possession de tout mon bon sens, si ma raison n’avait pas été troublée par la puissante attraction d’un ami si bon et si bienfaisant, si j’avais consulté ma conscience et la vertu, j’aurais repoussé cette Amy, quelque fidèle et honnête qu’elle fût autrement à mon égard, comme une vipère, comme un instrument du diable. J’aurais dû me rappeler que ni lui ni moi, d’après les lois de Dieu comme d’après celles de l’homme, nous ne pouvions nous unir dans d’autres conditions que celles d’un adultère notoire. L’argument de cette ignorante femelle, qu’il m’avait arrachée des mains du diable, c’est-à-dire du démon de la pauvreté et de la misère, aurait dû être pour moi un puissant motif de ne pas me plonger, en retour de cette délivrance, entre les mâchoires de l’enfer, au pouvoir du diable véritable. J’aurais dû regarder tout le bien que cet homme m’avait fait comme l’ouvrage particulier de la bonté céleste, et cette bonté aurait dû me porter par reconnaissance au devoir et à l’humilité de l’obéissance. J’aurais dû recevoir la miséricorde avec gratitude, et en profiter avec discrétion, à la louange et en l’honneur de mon Créateur. Au contraire, dans cette vicieuse direction, toute la libéralité, toute la bonté de ce gentleman devenait pour moi un piège, n’était qu’un appât à l’hameçon du diable ; je recevais ses bontés au prix trop élevé de mon corps et de mon âme, engageant foi, religion, conscience et pudeur pour, je puis le dire, un morceau de pain ; ou, si vous voulez, je ruinais mon âme par reconnaissance ; je me livrais au démon pour me montrer reconnaissante envers mon bienfaiteur. Je dois rendre au gentleman cette justice de dire que je crois véritablement qu’il ne faisait rien qu’il ne pensât être légitime ; et je me dois à moi-même cette justice de dire que je faisais ce que ma propre conscience me représentait invinciblement, au moment même où je le faisais, comme horriblement illégitime, scandaleux et abominable.

 

Mais la pauvreté fut mon piège ; l’épouvantable pauvreté ! Le malheur dans lequel j’avais été, était assez grand pour faire trembler le cœur à l’appréhension de son retour. Je pourrais en appeler à tous ceux qui ont quelque expérience du monde, et demander si une personne aussi complètement dénuée que je l’étais de toute espèce de ressources et d’amis, soit pour m’entretenir, soit pour m’aider à le faire, pouvait résister à la proposition. Non que je plaide pour justifier ma conduite ; mais je le fais afin d’émouvoir la pitié même de ceux qui abhorrent le crime.

 

En outre, j’étais jeune, belle ; et, malgré toutes les humiliations que j’avais subies, j’étais vaine, et cela pas seulement un peu. C’était une chose aussi agréable que nouvelle d’être courtisée, caressée, embrassée, de m’entendre faire de grandes professions d’affection par un homme si aimable et si capable de me faire du bien.

 

Ajoutez que si je m’étais risquée à désobliger ce gentleman, je n’avais pas un ami au monde à qui recourir ; je n’avais pas une espérance, non, pas même un morceau de pain ; je n’avais rien devant moi qu’une nouvelle chute dans le même malheur où j’avais été déjà.

 

Amy n’était que trop éloquente dans cette cause. Elle représentait toutes ces choses sous leurs couleurs propres et les raisonnait avec une extrême habileté. Enfin, la joyeuse luronne, lorsqu’elle vint pour m’habiller, me dit :

 

« Savez-vous, madame ? Si vous ne voulez pas consentir, dites-lui que vous ferez comme Rachel fit à Jacob, quand elle ne pouvait avoir d’enfant et qu’elle mit sa servante dans son lit. Dites-lui que vous ne pouvez vous rendre à ses désirs ; mais qu’il y a Amy, à laquelle il peut poser la question, parce qu’elle a promis de ne pas le refuser.

 

» – Et vous voudriez que je dise cela, Amy ? lui dis-je.

 

» – Non, Madame, mais réellement je voudrais que vous le fissiez vous-même. D’ailleurs, vous êtes perdue si vous ne le faites pas ; et si, en le faisant, moi, cela vous empêchait d’être perdue, je l’ai déjà dit, je le ferai, s’il le veut. S’il me le demande je ne le refuserai pas, moi. Que je sois pendue si je le refuse ! dit Amy.

 

» – En vérité, je ne sais que faire, repris-je.

 

» – Ce que faire ! répondit Amy. Le choix est simple et net. Le voici : vous pouvez avoir un beau et charmant gentleman, être riche, vivre dans les plaisirs et l’abondance ; ou le refuser, et manquer de dîner, aller en haillons, vivre dans les larmes, bref, mendier et crever de faim. Vous savez que tel est le cas, madame, ajouta Amy. Je me demande comment vous pouvez dire que vous ne savez pas ce que faire.

 

» – Oui, Amy, le cas est tel que vous le dites, et je pense véritablement qu’il faudra que je lui cède. Mais, ajoutai-je, poussée par ma conscience, ne me parlez plus de cette hypocrisie qu’il est légitime que je me remarie, et qu’il doit aussi se remarier, et autres balivernes semblables. Tout cela est sottise, Amy. Il n’y a rien de vrai là-dedans. Que je n’en entende plus parler ; car si je cède, on aura beau mâcher les mots, je serai comme une prostituée, Amy, ni plus ni moins, je vous l’assure.

 

» – Je ne le pense pas, madame, en aucune façon, dit Amy. Et je m’étonne que vous puissiez parler ainsi. » Et elle se mit à débiter son raisonnement sur l’absurdité qu’il y avait à ce qu’une femme fût obligée de vivre seule, ou à ce qu’on homme fût obligé de vivre seul, dans des cas pareils.

 

» – Eh bien ! Amy, lui dis-je ; allons ! ne discutons pas davantage ; car plus j’approfondirai cette question, plus grands seront mes scrupules. Mais, laissant cela de côté, les nécessités de ma situation présente sont telles que je crois que je lui cèderai s’il m’en presse beaucoup. Cependant, je serais heureuse qu’il ne le fît pas, et me laissât comme je suis.

 

» – Quant à cela, madame, vous pouvez compter, dit Amy, qu’il s’attend à vous avoir pour compagnon de lit ce soir. Je l’ai clairement vu dans toute sa conduite de la journée, et enfin, il vous l’a dit à vous-même, aussi clairement qu’il le pouvait, je crois.

 

» – Bien, bien, Amy, repris-je. Je ne sais que dire. S’il le veut, il le faudra, je crois. Je ne sais comment résister à un homme qui a tant fait pour moi.

 

» – Je ne sais pas comment vous feriez, dit Amy. »

 

C’est ainsi qu’Amy et moi, nous débattions l’affaire entre nous. Le caprice me poussait au crime que je n’avais que trop l’intention de commettre, non pas en tant que crime, car je n’étais nullement vicieuse par tempérament ; j’étais loin d’avoir la tête montée ; mon sang n’avait point le feu qui allume la flamme du désir ; mais la bonté et la bonne humeur de cet homme, et la terreur que m’inspirait ma situation, concouraient à m’amener au point ; si bien que je résolus, même avant qu’il ne l’eût demandé, de lui abandonner ma vertu, la première fois qu’il la mettrait à l’épreuve.

 

En cela j’étais doublement coupable, quoi qu’il fût, lui, de son côté ; car j’étais résolue à commettre le crime, sachant et confessant que c’était un crime. Lui, s’il disait vrai, était pleinement persuadé que c’était légitime, et, dans cette persuasion, il prit les mesures et employa toutes les précautions dont je vais parler.

 

Environ deux heures après son départ, arriva une porteuse de Leadenhall avec toute une charge de bonnes provisions de bouche (les détails sont ici inutiles), et apportant l’ordre d’apprêter le souper pour huit heures. Je ne voulus cependant rien servir avant de le voir. Mais il me donna le temps car il arriva avant sept heures, de sorte qu’Amy, qui avait pris quelqu’un pour l’aider, eut fait tous les préparatifs à l’heure dite.

 

Nous nous mîmes donc à souper vers huit heures, et nous fûmes vraiment très gais. Amy nous donna quelque amusement, car c’était une fille vive et spirituelle, et ses propos nous firent bien souvent rire. Toutefois, la coquine enveloppait ses saillies des meilleures manières que l’on puisse imaginer.

 

Mais abrégeons l’histoire. Après souper, il me conduisit en haut, dans sa chambre, où Amy avait fait un bon feu. Là, il tira un grand nombre de papiers et les étala sur une petite table ; puis il me prit par la main, et, après m’avoir donné mille baisers, il entra dans l’exposé de sa situation et de la mienne, montrant qu’elles avaient plusieurs points de rapport étroit ; par exemple, j’avais été abandonnée par mon mari dans la fleur de ma jeunesse et de ma force, et lui, par sa femme, au milieu de sa carrière ; la fin du mariage était détruite par la manière dont nous avions, l’un et l’autre, été traités, et il serait trop dur que nous fussions liés par les formalités d’un contrat dont l’essence n’existait plus.

 

Je l’interrompis pour lui dire qu’il y avait une très grande différence dans nos situations, et cela, en leur partie la plus essentielle, à savoir qu’il était riche et que j’étais pauvre ; qu’il était au-dessus du monde, et moi infiniment au-dessous ; que sa position était aisée et la mienne misérable, et que c’était là l’inégalité la plus profonde qu’on pût imaginer.

 

« – Quant à cela, ma chère, me dit-il, j’ai pris des mesures qui rétabliront l’égalité. »

 

En même temps, il me montrait un contrat écrit où il s’engageait envers moi à cohabiter constamment avec moi, et à me traiter à tous égards comme une épouse, avec un préambule où il répétait longuement la nature et les raisons de notre vie en commun, et où il s’obligeait, à peine d’une indemnité de 7,000 livres sterling, à ne jamais m’abandonner. Enfin, il me montra une obligation de 500 livres sterling, payable à moi ou à mes ayants-droit, dans les trois mois qui suivraient sa mort.

 

Il me lut tout cela ; puis, de la façon la plus affectueuse et la plus touchante et avec des mots auxquels il n’y a point de réponse, il me dit :

 

« Eh bien, ma chère, n’est-ce pas suffisant ? Avez-vous rien à dire là contre ? Si non, comme je l’espère, ne discutons plus davantage cette question. »

 

En même temps, il tira une bourse de soie, qui contenait soixante guinées, et la jeta sur mes genoux. Il conclut son discours par des baisers et des protestations d’un amour dont j’avais, à vrai dire, d’abondantes preuves.

 

Ayez pitié de la fragilité humaine, vous qui lisez cette histoire d’une femme réduite, dans sa jeunesse et son éclat, au dernier malheur et à la dernière misère, et relevée, comme je viens de le dire, par la libéralité inattendue et étonnante d’un étranger ; ayez pitié d’elle, dis-je, si elle ne fut pas capable, après tout cela, de faire une plus grande résistance.

 

Cependant, je tins bon encore un peu. Je lui demandai comment il pouvait croire que j’accepterais une proposition de cette importance, dès la première fois qu’il me la présentait. Si j’y consentais, ce ne devrait être qu’après avoir été réduite à capituler, afin qu’il ne me reprochât jamais ma facilité et mon trop prompt consentement.

 

Il me répondit que non ; qu’au contraire, il prendrait cela pour la plus grande marque de tendresse que je pusse lui montrer. Puis il continua à donner les raisons prouvant qu’il n’y avait point lieu de passer par la cérémonie ordinaire des délais, ni d’attendre qu’on se fût fait la cour pendant un certain temps, toutes choses qui ne servent qu’à éviter le scandale. Mais ici, comme c’était un arrangement purement privé, il n’y avait rien de pareil. Il m’avait d’ailleurs courtisée depuis quelque temps de la meilleure manière, c’est-à-dire par des bienfaits. C’était par des actes qu’il m’avait témoigné la sincérité de son affection, et non par les bagatelles flatteuses et la cour ordinaire de paroles qui se trouvent souvent n’avoir qu’une bien pauvre signification, il ne me prenait pas comme une maîtresse, mais comme sa femme ; et il assurait qu’il était évident pour lui qu’il le pouvait faire légitimement. Il ajoutait que j’étais parfaitement libre, en m’affirmant, par tout ce qu’il est possible à un honnête homme de dire, qu’il me traiterait comme sa femme tant qu’il vivrait. En un mot, il vainquit tout le peu de résistance que je voulais faire.

 

Il protestait qu’il m’aimait plus que tout au monde, et me priait de le croire une fois. Il ne m’avait jamais trompée et ne me tromperait jamais ; mais il s’appliquerait à me rendre la vie bonne et heureuse, et à me faire oublier les malheurs que j’avais traversés.

 

Je restai immobile un moment, sans rien dire. Mais voyant qu’il attendait anxieusement ma réponse, je souris, et lui dis en le regardant :

 

« Quoi ! je dois donc dire oui dès qu’on me le demande ? Je dois compter sur votre promesse ? Eh bien, donc, sur la foi de cette promesse, et pénétrée de cette inexprimable bonté que vous m’avez montrée, je ferai ce que vous voulez, et je serai toute à vous jusqu’à la fin de ma vie. »

 

Sur ces mots, je lui pris la main ; il retint la mienne, et y mit un baiser.

 

Et ainsi, par gratitude pour les bienfaits que j’avais reçus d’un homme, tout sentiment de religion, de devoir envers Dieu, toute considération de vertu et d’honneur furent abandonnés d’un coup ; et nous allions nous appeler mari et femme, nous qui, d’après le sens des lois de Dieu et du pays, n’étions que deux adultères, en un mot, une prostituée et un coquin. Et, comme je l’ai dit plus haut, ma conscience n’était pas muette alors, bien qu’elle semblât l’être ; je péchais les yeux ouverts, et je me chargeai ainsi d’une double faute. Pour lui, je l’ai toujours dit, ses vues étaient autres, soit qu’il fût déjà d’opinion auparavant, soit qu’il se fût convaincu pour la circonstance, que nous étions tous les deux libres, et que nous pouvions légitimement nous marier.

 

J’étais tout à fait d’un avis différent, à coup sûr, et mon jugement ne se trompait pas ; mais l’état où j’étais fut ma tentation ; l’effroi de mon passé m’apparut plus sombre que l’effroi de ce qui m’attendait dans l’avenir ; le terrible raisonnement que je manquerais de pain et que je serais précipitée dans l’horrible misère où j’étais auparavant, maîtrisa toute mon énergie, et je m’abandonnai comme je l’ai dit.

 

Le reste de la soirée se passa très agréablement pour moi. Il était d’excellente humeur et, à ce moment-là, très gai. Il fit danser Amy, et je lui dis que je mettrais Amy au lit avec lui. Amy repartit que ce serait de tout son cœur, n’ayant jamais de sa vie été la mariée. Bref, il égaya tellement cette fille que s’il n’avait pas dû coucher avec moi cette nuit même, je crois qu’il aurait bien fait le fou avec Amy pendant une demi-heure et qu’elle ne l’aurait pas plus refusé que je n’avais l’intention de le faire. Cependant j’avais toujours jusque là trouvé en elle une personne aussi modeste que j’en ai jamais vu de ma vie. Mais, en un mot, la dissipation de cette soirée et de quelques autres semblables ensuite, ruina à jamais la pudeur de cette fille, comme on le verra plus tard en son lieu.

 

La folie et le jeu vont quelquefois si loin que je ne sais rien à quoi une jeune femme doive plus prendre garde. Cette fille innocente avait tellement plaisanté avec moi et tellement dit qu’elle le laisserait coucher avec elle si seulement il devait en être plus bienveillant à mon égard, qu’à la fin elle le laissa coucher avec elle pour de bon. Et j’étais alors si dénuée de tout principe que je les encourageai à le faire presque sous mes yeux.

 

Ce n’est que trop justement que je dis que j’étais dénuée de principe. En effet, je le répète, je lui avais cédé, non pas dans la fausse persuasion que c’était légitime, mais comme vaincue par sa bonté, et terrifiée par l’appréhension de la misère s’il me quittait. Ainsi, les yeux ouverts, la conscience éveillée, si je puis dire, je commis le péché, sachant que c’était un péché, mais n’ayant pas la force de résister. Lorsque cette faute eut ainsi fait sa trouée dans mon cœur et que j’en fus venue au point d’aller contre la lumière de ma propre conscience, je fus alors préparée à toute espèce de perversité, et la conscience cessa de parler lorsqu’elle vit qu’elle n’était pas entendue.

 

Mais revenons à notre récit. Une fois que j’eus, comme je l’ai rapporté, consenti à sa proposition, nous n’avions plus grand’chose à faire. Il me donna mes contrats et l’obligation pour mon entretien pendant sa vie et pour les cinq cents livres après sa mort. Et loin que son affection pour moi diminuât par la suite, deux ans après ce qu’il appelait notre mariage, il fit son testament et me donna mille livres de plus, avec tout le ménage, la vaisselle, etc., ce qui était considérable aussi.

 

Amy nous mit au lit, et mon nouvel ami, je ne puis l’appeler mari, fut si content de sa fidélité et de son attachement pour moi, qu’il lui paya tout l’arriéré des gages que je lui devais, et lui donna cinq guinées de plus. Si les choses en étaient restées là, Amy l’avait grandement mérité, car jamais servante ne fut si dévouée à une maîtresse dans une situation aussi épouvantable que celle où j’étais. D’ailleurs ce qui suivit fut moins sa faute que la mienne, car c’est moi qui l’y amenai peu à peu d’abord et qui, ensuite, l’y poussai complètement. On peut prendre cela comme une nouvelle preuve de l’endurcissement auquel j’étais arrivée dans le crime, grâce à la conviction qui pesait sur moi depuis le commencement, que j’étais une prostituée, et non une épouse. Jamais, d’ailleurs, je ne pus plier ma bouche à l’appeler mari, ni à dire « mon mari » quand je parlais de lui.

 

Nous menions assurément la vie la plus agréable – le point essentiel mis à part, – que deux êtres aient jamais menée ensemble. C’était l’homme le plus obligeant, le mieux élevé, le plus tendre à qui femme se soit jamais livrée. Et il n’y eut jamais la moindre interruption dans notre mutuelle tendresse, non, jamais, jusqu’au dernier jour de sa vie. Mais il faut que j’arrive tout de suite à la catastrophe d’Amy, afin d’en finir avec elle.

 

CHAPITRE II

 

SOMMAIRE. – Ma servante Amy partage le lit de mon amant. – Amy enceinte. – Mon amant va à Versailles et est tué. – Mon anxiété dans cette grande perte. – Bruits à propos de la richesse de mon amant. – Un prince daigne me visiter. – Je commence à comprendre Son Altesse Royale. – Le prince soupe avec moi. – Je deviens la maîtresse du prince. – Effort pour justifier ma mauvaise vie. – Riches cadeaux du prince. – Il me donne un collier de diamants. – Réflexions sur le penchant mauvais de la nature. – Je suis enceinte. – Le prince assiste aux couches. – Idées révoltantes sur le châtiment des crimes. – Retour à Paris après les couches. – Découverte remarquable ; identité constatée. – Amy trouve son ancien maître. – Elle lui raconte les peines de sa maîtresse.

 

Un matin, Amy était en train de m’habiller, – car j’avais alors deux servantes, et Amy était ma femme de chambre.

 

« Chère madame, me dit-elle, eh quoi ! n’êtes-vous pas encore enceinte ?

 

» – Non, Amy, lui dis-je, et il n’y a aucun signe que je le sois.

 

» – Dieu, madame, reprit Amy, que faites-vous donc ? À quoi bon être mariée depuis un an et demi ? Je vous garantis que notre maître m’en aurait fait deux pendant ce temps-là.

 

» – Possible, Amy, dis-je. S’il essayait ? Voulez-vous ?

 

» – Non, répondit-elle. Vous me le défendriez maintenant. Autrefois, je vous ai dit qu’il pourrait le faire, et de tout mon cœur. Mais je ne veux pas, maintenant qu’il est tout à vous.

 

» – Oh ! Amy, repris-je, je donnerai volontiers mon consentement. Cela ne me fera rien du tout. Mieux encore : je vous mettrai dans son lit moi-même une nuit ou l’autre, si vous voulez.

 

» – Non, madame, non, dit Amy ; non, pas maintenant qu’il est à vous.

 

» – Eh ! sotte que vous êtes, ne vous ai-je pas dit que je vous mettrais dans son lit moi-même ?

 

» – Ah ! ah ! dit Amy, si vous me mettez dans son lit, c’est une autre affaire. Je crois que je ne m’en relèverai pas de sitôt.

 

» – J’en courrai l’aventure, Amy, lui dis-je ? »

 

Le même soir, après souper, et avant d’avoir quitté la table, Amy étant à portée, je lui dis, à lui :

 

« Écoutez donc, M. ***, savez-vous que vous devez coucher avec Amy, ce soir ?

 

» – Non, ma foi, répondit-il. Et, se tournant vers Amy :

 

« Est-ce vrai ?

 

» – Non, monsieur, dit-elle.

 

» – Eh ! ne dites pas cela, petite sotte ; ne vous ai-je pas promis de vous mettre dans son lit ? »

 

Mais la fille répéta non, et cela passa.

 

Le soir, lorsque nous fûmes sur le point de nous mettre au lit, Amy entra dans la chambre pour me déshabiller, et son maître se glissa dans le lit le premier. Je me mis alors à lui raconter tout ce qu’Amy m’avait dit sur ce que je n’étais pas encore enceinte, tandis qu’elle aurait eu deux enfants depuis ce temps-là.

 

« Ah ! Miss Amy, dit-il, je le crois aussi. Venez ici, et nous allons essayer. »

 

Mais Amy ne bougea pas.

 

« Allez donc, sotte, lui dis-je. Qui vous empêche ? Je vous en donne volontiers la permission, à tous deux. »

 

Mais Amy ne voulait pas.

 

« Allons, catin, vous disiez que si je vous mettais dans son lit, vous le voudriez de tout votre cœur. »

 

Et en même temps, je la faisais asseoir, je lui tirais ses bas et ses souliers, et tous ses vêtements, morceau par morceau. Puis je la conduisis vers le lit.

 

« Voilà, dis-je. Essayez ce que vous pouvez faire avec votre servante Amy. »

 

Elle fit quelque résistance, et elle ne voulait pas d’abord me laisser lui enlever ses vêtements. Mais le temps était chaud et elle n’était pas fort couverte ; particulièrement, elle n’avait pas de corset. À la fin, quand elle vit que c’était sérieux, elle me laissa faire ce que je voulais. Je la mis donc nue, bel et bien, et ouvrant le lit, je la poussai dedans.

 

Je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Ceci suffit pour convaincre tout le monde que je ne considérais pas cet homme comme mon mari, que j’avais rejeté tout principe et toute pudeur et réellement étouffé ma conscience.

 

Amy, je crois bien, commençait à se repentir, et serait volontiers sortie du lit ; mais il lui dit :

 

« Non, Amy ; vous voyez que c’est votre maîtresse qui vous a mise ici ; c’est elle qui a tout fait ; c’est à elle qu’il faudra vous en prendre. »

 

Et il la retint de force. La fille était nue dans le lit avec lui ; il était trop tard pour reculer ; elle resta donc tranquille, et le laissa faire d’elle ce qu’il voulut.

 

Si je m’étais considérée comme une épouse, vous ne pouvez pas supposer que j’eusse voulu laisser mon mari coucher avec ma servante, et surtout sous mes yeux ; car je restai près d’eux tout le temps. Mais, me regardant comme une catin, je ne puis ne pas avouer qu’il y avait dans ma pensée une sorte de résolution de faire que ma servante fût une catin aussi, et n’eût pas la possibilité de me reprocher ce que j’étais.

 

Cependant Amy, moins vicieuse que moi, fut, le lendemain matin, pleine de douleur et hors d’elle-même. Elle pleurait et se désolait avec la plus grande véhémence. Elle était ruinée et perdue. Et il n’y avait rien pour l’apaiser. Elle était une catin, une sale coquine ; elle était perdue, oui, perdue ! – Elle pleura presque toute la journée. Je faisais pour la calmer tout ce que je pouvais.

 

« Catin ! disais-je. Eh bien ! et moi, ne suis-je pas une catin tout comme vous ?

 

 

» – Non, non, répondait-elle ; non, vous n’en êtes pas une, car vous êtes mariée.

 

» – Non, Amy, je ne prétends pas du tout l’être. Il peut se marier avec vous demain, s’il le veut, malgré tout ce que je pourrais faire pour l’en empêcher. Je ne suis pas mariée. Cela et rien, c’est pour moi la même chose. »

 

Mais tout cela n’apaisait point Amy, et elle pleura pendant deux ou trois jours. Son chagrin cependant s’effaça par degrés.

 

Les choses en allaient d’ailleurs bien différemment pour Amy et pour son maître. Elle avait conservé le même bon caractère qu’elle avait toujours eu ; mais lui, au contraire, était complètement changé ; il la haïssait du fond du cœur, et l’aurait tuée, je crois, après l’aventure. Il me le dit ; car il considérait que c’était une vile action, au lieu qu’il était sans aucun scrupule sur ce que nous avions fait, lui et moi ; il le trouvait juste, et me regardait autant comme sa femme que si nous nous étions mariés tout jeunes et que nous n’eussions tous les deux jamais connu personne autre. Oui, il m’aimait, je le crois, aussi absolument que si j’avais été l’épouse de sa jeunesse. Il me disait qu’il était vrai, en un sens, qu’il avait deux femmes ; mais moi j’étais la femme de son amour, et l’autre la femme de son aversion.

 

Je fus extrêmement contrariée de le voir prendre Amy en haine, et je mis toute mon habileté à le faire changer ; car, bien qu’il eût, en fait, débauché la fille, je savais bien que j’en étais la cause principale. Comme c’était le meilleur homme du monde, je ne le laissai pas tranquille avant d’avoir obtenu qu’il fût doux avec elle ; et comme j’étais devenue l’agent du démon, appliquée à rendre les autres aussi mauvais que moi, je l’amenai à coucher encore avec elle plusieurs fois dans la suite, tant qu’à la fin ce que la pauvre fille avait dit arriva, et elle se trouva réellement enceinte.

 

Elle en fut horriblement ennuyée, et lui aussi.

 

« Allons, mon cher, lui dis-je, lorsque Rachel vit sa servante dans le lit de Jacob, elle prit les enfants qui en résultèrent comme les siens. Ne soyez pas inquiet ; je prendrai l’enfant comme le mien. N’ai-je pas contribué à la farce de la faire entrer dans votre lit ? C’est ma faute autant que la vôtre. »

 

J’appelai aussi Amy, et l’encourageai. Je lui dis que je prendrais soin de l’enfant et d’elle aussi, et je lui fis le même raisonnement, lui disant :

 

« Vraiment, Amy, tout cela est de ma faute. N’est-ce pas moi qui vous ai arraché vos vêtements de dessus le dos, et qui vous ai mise dans son lit ? »

 

C’est ainsi que moi, qui avais, en effet, été la cause de tout ce qui s’était passé de mal entre eux, je les encourageais l’un et l’autre lorsqu’ils avaient quelque remords, et les poussais à continuer plutôt qu’à se repentir.

 

Quand Amy fut grosse, elle alla en un lieu que je lui avais ménagé, et les voisins ne surent rien si ce n’est qu’Amy et moi nous nous étions séparées. Elle eut un vraiment bel enfant, une fille. Nous la mîmes en nourrice, et au bout de six mois environ, Amy revint chez son ancienne maîtresse. Mais ni mon amant, ni Amy ne se souciaient de recommencer à jouer le même jeu, car, comme il disait, la coquine aurait pu lui donner toute une maisonnée d’enfants à élever.

 

Nous vécûmes, après ces événements, aussi gaiement et aussi heureusement qu’on pouvait l’espérer, eu égard à notre situation ; je veux dire eu égard à notre prétendu mariage, etc., et aussi à l’absence absolue de scrupules où était monsieur à ce sujet. Mais, quelque endurcie que je fusse, et je crois que je l’étais autant que créature pervertie le fut jamais, – je ne pouvais l’empêcher : il y avait, il fallait qu’il y eût, des heures d’interruption et de réflexions noires qui pénétraient malgré moi, et jetaient des soupirs au milieu de toutes mes chansons ; il fallait qu’il y eût parfois une angoisse de cœur mêlée à toutes mes joies, et qui souvent tirait une larme de mes yeux. Que d’autres prétendent ce qu’ils voudront, je crois qu’il est impossible qu’il en soit autrement chez personne. Il ne peut y avoir de contentement solide dans une vie de perversité reconnue : toujours la conscience éclatera, toujours elle éclate à certains moments, fît-on tout ce qu’on pourrait pour l’en empêcher.

 

Mais c’est un récit, non un sermon que j’ai à faire. Quelque libre cours que prissent ces réflexions, quelque fréquemment que revinssent ces heures sombres, je faisais tous mes efforts pour les lui cacher, et même pour les supprimer et les étouffer en moi ; et, extérieurement, nous vivions aussi joyeusement et agréablement qu’il est possible à un couple de vivre en ce monde.

 

Après avoir ainsi passé avec lui un peu plus de deux ans, je me trouvai enceinte à mon tour. Monsieur en fut grandement joyeux, et il ne se peut rien de plus aimable que les préparatifs qu’il fit pour moi et pour mes couches, qui eurent lieu, d’ailleurs, sans aucun bruit, car je voulais aussi peu de compagnie que possible ; et, n’ayant pas entretenu mes relations de voisinage, je n’eus personne à inviter pour l’occasion.

 

Je fus très heureusement délivrée, aussi d’une fille, comme Amy ; mais l’enfant mourut à six semaines environ, de sorte que toute la besogne fut à recommencer, soins, dépense, travail, etc.

 

L’année suivante, je lui fis amende honorable, et lui donnai un fils, à sa grande satisfaction. C’était un charmant enfant, qui vint très bien.

 

Quelque temps après, mon mari, comme il s’appelait lui-même, vint à moi un soir et me dit qu’il lui arrivait une chose très difficile, dans laquelle il ne savait que faire ni à quoi se résoudre, si je ne le mettais à l’aise ; et cette chose était que ses affaires exigeaient qu’il allât en France pour deux mois environ.

 

« Eh bien, mon cher, lui dis-je, et comment vous mettrais-je à l’aise ?

 

» – Eh ! en consentant à me laisser partir. À cette condition, je vous dirai la raison de mon départ, afin que vous jugiez de la nécessité qu’il y a pour moi d’y aller. »

 

Puis, pour me mettre l’esprit en repos sur ce voyage, il me dit qu’il voulait faire son testament avant de s’en aller, et qu’il serait de nature à me satisfaire complètement.

 

Je lui dis que la deuxième partie de son discours était si aimable que je ne pouvais lui en refuser la première partie, à moins qu’il ne me donnât la permission d’ajouter que, si cela ne devait pas l’entraîner dans des dépenses extraordinaires, je m’en irais avec lui.

 

Il fut si content de ma proposition qu’il me dit qu’il me donnerait là-dessus satisfaction complète et que, dès maintenant, il l’acceptait. En conséquence, il m’emmena à Londres le lendemain, et là il fit son testament, me le montra, le scella devant les témoins voulus, puis me le donna à garder. Dans ce testament, il donnait mille livres sterling à une personne que nous connaissions très bien l’un et l’autre, en fidéicommis, pour les compter, avec les intérêts à partir de la date de son décès, à moi ou à mes ayants-droit ; il y avait ensuite inscrit le payement de ce qu’il appelait mon douaire, c’est-à-dire une obligation de cinq cents livres, payable après sa mort ; en outre, il me donnait tous les ustensiles de ménage, vaisselle, etc.

 

C’étaient là des prévenances bien séduisantes de la part d’un homme vis-à-vis d’une personne dans ma situation ; et il eut été dur, comme je le lui disais, de lui refuser quoi que ce fût, ou de ne pas vouloir l’accompagner n’importe où. Nous réglâmes donc tout de notre mieux, et laissâmes la maison aux soins d’Amy. Quant à ses autres affaires, – il faisait le commerce de joaillerie, – il avait deux hommes de confiance, pour lesquels il avait bonne caution, qui dirigeraient sa maison et correspondraient avec lui.

 

Les choses étant ainsi arrangées, nous partîmes pour la France. Nous arrivâmes heureusement à Calais, et, voyageant à petites journées, au bout de huit jours, nous fûmes à Paris, où nous nous logeâmes dans la maison d’un marchand anglais de sa connaissance, qui le reçut avec beaucoup d’affabilité.

 

Mon amant avait des affaires avec certaines personnes de la plus haute qualité, auxquelles il avait vendu quelques joyaux de très grand prix, et dont il reçut une grosse somme en espèces. Il me dit en confidence qu’il gagnait à ce marché trois mille pistoles. Mais il ne voulait pas laisser savoir, même à son plus intime ami, ce qu’il avait reçu, car il n’est pas si sûr à Paris d’avoir une grosse somme d’argent à garder qu’il peut l’être à Londres.

 

Nous prolongeâmes ce voyage beaucoup plus que nous n’en avions dessein ; monsieur fit dire à un de ses gérants à Londres de venir nous trouver à Paris avec quelques diamants, puis il le renvoya à Londres pour en chercher d’autres. Alors d’autres affaires lui tombèrent entre les mains d’une façon si inattendue, que je commençai à croire que nous allions établir là notre résidence ordinaire ; ce à quoi je n’étais pas très opposée, car c’était mon pays natal et j’en parlais parfaitement bien la langue. Nous prîmes donc une maison convenable à Paris, et nous y vécûmes fort bien. Je fis dire à Amy de venir nous trouver, car je menais une vie élégante, et monsieur fut deux ou trois fois sur le point de me donner une voiture ; mais je la refusai, surtout à Paris. D’ailleurs, comme on peut s’y procurer cette commodité à tant par jour, j’avais un équipage retenu pour moi toutes les fois qu’il me plaisait. Je faisais très bonne figure, et j’aurais même pu mener plus grand train, si cela m’avait convenu.

 

Mais, au milieu de toute cette félicité, un épouvantable désastre me frappa, qui mit toute mon existence hors de ses gonds et me rejeta dans la même condition où j’étais auparavant ; avec cette heureuse différence, cependant, que, tandis qu’auparavant j’étais pauvre jusqu’à la misère, je me trouvais maintenant, non seulement à l’abri du besoin, mais très riche.

 

Monsieur avait à Paris le renom d’un homme très opulent ; et il l’était en effet, bien qu’il ne le fût pas si immensément que les gens se l’imaginaient. Mais ce qui lui fut fatal, ce fut qu’il avait l’habitude, surtout lorsqu’il allait à la cour ou chez les princes du sang, de porter dans sa poche un écrin en chagrin, dans lequel il avait des joyaux de très grand prix.

 

Il arriva un jour que, devant aller à Versailles chez le prince de ***, il monta le matin dans ma chambre et déposa sa boîte à bijoux, parce qu’il n’allait pas pour en montrer, mais pour faire accepter une lettre de change étrangère, qu’il avait reçue d’Amsterdam. Il me dit, en me donnant la boîte :

 

« Ma chère, je n’ai pas besoin d’emporter ceci avec moi, parce qu’il se peut que je ne revienne qu’à la nuit, et ce serait trop risquer. »

 

Je répliquai :

 

« Alors, mon cher, vous n’irez pas.

 

» – Pourquoi ? demanda-t-il.

 

» – Parce que, si ces bijoux vous sont trop précieux pour que vous les risquiez, vous m’êtes trop précieux pour que je vous risque ; et vous n’irez pas, à moins que vous ne me promettiez de ne pas vous attarder de façon à revenir pendant la nuit.

 

» – J’espère qu’il n’y a pas de danger, reprit-il, du moment que je n’ai sur moi rien de valeur. » Il ajouta : « Et de peur qu’il ne m’en reste, prenez aussi cela. »

 

Et il me donna sa montre en or et un riche diamant monté en bague qu’il portait toujours au doigt.

 

« Eh bien ! mais, mon cher, lui dis-je, vous me rendez plus inquiète que je ne l’étais : car si vous n’appréhendez aucun danger, pourquoi prenez-vous ces précautions ? Et si vous appréhendez qu’il y ait du danger, pourquoi y allez-vous ?

 

» – Il n’y a pas de danger si je ne reste pas tard, répondit-il. Et je n’ai pas l’intention de le faire.

 

» – Bien ; mais promettez-moi que vous ne le ferez pas. Autrement, je ne saurais vous laisser partir.

 

» – Je ne le ferai certainement pas, ma chère, à moins d’y être obligé. Je vous assure que je n’en ai pas l’intention. Mais s’il le fallait, je ne vaux plus la peine qu’on me vole maintenant, car je n’ai rien sur moi qu’environ six pistoles dans ma petite bourse, et cette petite bague. » Il me montrait un petit diamant monté en bague, valant de dix à douze pistoles, qu’il mit à son doigt, à la place du riche anneau qu’il portait d’ordinaire.

 

Je le pressai encore de ne pas rester tard, et il dit qu’il ne le ferait pas.

 

« Mais, ajouta-t-il, si je suis retenu plus tard que je ne m’y attends, je resterai toute la nuit, et je reviendrai le lendemain matin. »

 

Cela semblait une excellente précaution. Cependant, je n’avais pas encore l’esprit tranquille à son sujet ; je le lui dis, et le suppliai de ne pas y aller. Je lui dis que je ne savais quelle pouvait en être la raison, mais que j’avais dans l’esprit une terreur étrange à propos de son départ, et que, s’il y allait, j’étais persuadée qu’il lui arriverait quelque mal. Il sourit, et répliqua :

 

« Eh bien ! ma chère, s’il en était ainsi, vous êtes maintenant richement pourvue ; tout ce que j’ai ici, je vous le donne. »

 

Et en même temps il prenait la cassette, ou boîte, et continuait :

 

« Tenez ! tendez la main ; il y a une belle terre pour vous dans cette boîte. Si quelque chose m’arrive, elle est absolument à vous ; je vous la donne, à vous seule. »

 

Et là-dessus, il mit dans mes mains la cassette, la belle bague, sa montre en or, et, en outre, la clef de son secrétaire, ajoutant :

 

« Et dans mon secrétaire il y a quelque argent. Il est tout à vous. »

 

Je le regardai avec un air d’effroi, car il me semblait que toute sa face était pareille à une tête de mort ; puis, immédiatement, il me sembla que j’apercevais sa tête toute sanglante ; puis, ses vêtements me semblèrent sanglants aussi ; et, soudainement, tout s’évanouit, et il m’apparut de nouveau avec l’air que réellement il avait. Aussitôt j’éclatai en pleurs, et je me suspendis à lui.

 

« Mon cher, lui dis-je, j’ai une frayeur mortelle. Vous n’irez pas. Soyez sûr que quelque accident vous frappera. »

 

Je ne lui dis pas comment mon imagination pleine de vapeurs me l’avait représenté. Il me semblait que cela n’était pas convenable. En outre, il n’aurait fait que rire de moi et serait parti en plaisantant. Mais je le pressai sérieusement de ne pas y aller ce jour-là ou, s’il le faisait, de me promettre de revenir chez lui, à Paris, pendant le jour. Il prit alors un air un peu plus grave qu’à l’ordinaire, et me dit qu’il n’appréhendait pas le moindre danger, mais que, s’il y en avait, ou bien il s’arrangerait de manière à revenir pendant la journée, ou, comme il me l’avait dit auparavant, il passerait la nuit là-bas.

 

Mais toutes ces promesses n’aboutirent à rien, car il fut attaqué et volé en plein jour, en allant, par trois hommes à cheval et masqués. L’un d’eux, qui, sans doute, le dépouillait pendant que le reste arrêtait le carrosse, lui donna un coup d’épée au travers du corps, dont il mourut sur-le-champ. Il y avait, derrière le carrosse, un valet de pied qu’ils assommèrent avec la crosse ou le bout d’une carabine. On supposa qu’ils le tuèrent de rage de ne pas trouver sa boîte ou cassette à diamants, qu’ils savaient qu’il portait ordinairement sur lui ; et on fit cette supposition parce qu’après l’avoir tué, ils obligèrent le cocher à s’écarter de la route fort loin à travers la lande, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en un lieu commode, où ils le tirèrent du carrosse et fouillèrent ses habits plus minutieusement qu’ils ne l’avaient pu faire lorsqu’il était vivant.

 

Mais ils ne trouvèrent que sa petite bague, six pistoles, et la valeur d’environ sept livres de France en menue monnaie.

 

Ce fut un coup terrible pour moi ; et cependant je ne puis dire que j’en fus aussi surprise que je l’aurais été dans d’autres circonstances ; car, depuis son départ, mon esprit avait été constamment accablé du poids de mes pensées, et j’étais si certaine de ne plus le revoir que rien je crois ne peut se comparer à ce pressentiment. L’impression était si forte que je ne pense pas que l’imagination seule puisse faire une si profonde blessure ; et j’étais si abattue et désolée que, lorsque je reçus la nouvelle de la catastrophe, il n’y avait place en moi pour aucune altération extraordinaire. J’avais pleuré toute la journée ; je n’avais rien mangé, et n’avais fait, si je puis dire, qu’attendre la lugubre nouvelle, qui me fut apportée vers les cinq heures de l’après-midi.

 

J’étais dans un pays étranger, et, bien que mes connaissances y fussent assez nombreuses, je n’avais que bien peu d’amis que je pusse consulter en cette occasion. On fit toutes les recherches possibles des bandits qui s’étaient montrés si barbares ; mais on ne put rien apprendre. Il n’était pas possible que le valet de pied aidât en rien à les découvrir par ses descriptions, car ils l’avaient assommé dès le commencement, en sorte qu’il n’avait rien vu de ce qui s’était fait ensuite. Le cocher était le seul qui pût dire quelque chose, et tout son récit se bornait à ceci : que l’un d’eux avait des vêtements de soldat, mais qu’il ne pouvait se rappeler les détails de son équipement de façon à reconnaître à quel régiment il appartenait ; et que, quant à leurs visages, il ne pouvait en rien savoir, parce que tous avaient des masques.

 

Je le fis enterrer aussi décemment que le lieu permettait à un étranger protestant de l’être, et j’aplanis quelques scrupules et difficultés à cet égard, en donnant de l’argent à une certaine personne qui alla impudemment trouver le curé de Saint-Sulpice, de Paris, et lui raconta que le gentleman qui avait été tué était catholique ; que les voleurs lui avaient pris une croix d’or enrichie de diamants, valant six mille livres françaises ; que sa veuve était catholique, et qu’elle avait envoyé par son intermédiaire soixante couronnes à l’église de ***, pour faire dire des messes pour le repos de son âme. Là dessus, bien que pas un mot ne fût vrai, on l’enterra avec toutes les cérémonies de l’église romaine.

 

Je crois bien que j’étais presque morte à force de pleurer. Je m’abandonnai à tous les excès de la douleur. En vérité je l’aimais à un degré qu’on ne saurait dire, et, considérant la bonté qu’il m’avait montrée tout d’abord et la tendresse avec laquelle il m’avait traitée jusqu’au bout, comment aurais-je pu faire moins ?

 

Et puis, son genre de mort était terrible et épouvantable pour moi, et surtout les étranges pressentiments que j’en avais eus. Je n’avais jamais prétendu à la seconde vue ni à quoique ce soit de ce genre ; mais certes, si quelqu’un a jamais eu rien qui y ressemblât, ce fut moi à ce moment là, car je le vis aussi nettement que je l’ai dit plus haut, sous toutes ces terribles formes : d’abord, comme un squelette, non pas mort seulement, mais pourri et décomposé ; puis, tué et le visage sanglant ; et enfin ses habits couverts de sang, et tout cela dans l’espace d’une minute, ou, en tout cas, d’un temps très court.

 

Ces choses me confondaient, et je fus assez longtemps comme stupide. Cependant, à la longue, je commençai à me remettre et à m’occuper de mes affaires. J’avais la satisfaction de n’être pas laissée dans le besoin, ni en danger de pauvreté. Loin de là : outre ce qu’il m’avait libéralement remis entre les mains de son vivant, ce qui atteignait une valeur très considérable, je trouvai plus de sept cents pistoles en or dans son secrétaire dont il m’avait donné la clef ; je trouvai aussi des lettres de change sur l’étranger, acceptées pour douze mille francs environ ; bref, je me vis en possession de près de dix mille livres sterling quelques jours à peine après la catastrophe.

 

La première chose que je fis en cette occasion, fut d’envoyer une lettre à Amy, ma servante, comme je l’appelais encore, dans laquelle je lui racontais mon malheur, et comment mon mari, suivant le nom qu’elle lui donnait, – car moi je ne l’appelais jamais ainsi, – avait été assassiné ; et comme j’ignorais la conduite que les parents ou les amis de sa femme tiendraient dans cette circonstance, j’ordonnai à Amy d’enlever toute la vaisselle, le linge et les autres choses de valeur, et de les mettre en sûreté entre les mains d’une personne à laquelle je l’adressai ; puis de vendre le mobilier de la maison, ou de s’en défaire, si elle pouvait ; et, sans faire connaître à personne la raison de son départ, de s’en aller, en envoyant avis au principal gérant, à Londres, que la maison était quittée par le locataire, et qu’on en pouvait venir prendre possession au nom des exécuteurs testamentaires. Amy fut si adroite et fit son affaire si lestement qu’elle vida la maison et envoya la clef au gérant susdit presque en même temps que celui-ci apprenait le malheur arrivé au maître.

 

À la réception de la nouvelle inattendue de cette mort, le principal gérant vint à Paris, et se présenta à la maison. Je ne me fis aucun scrupule de m’appeler Mme ***, veuve de M. ***, le joaillier anglais ; et comme je parlais français naturellement, je ne lui laissais rien savoir, sinon que j’étais sa femme, mariée en France, et que je n’avais point entendu dire qu’il eût une femme en Angleterre. Je feignis au contraire d’être surprise et de m’indigner contre lui d’un acte aussi bas, disant que j’avais dans le Poitou, où j’étais née, de bons amis qui auraient soin de me faire faire justice en Angleterre sur ses biens.

 

J’aurais dû faire remarquer que, dès que la nouvelle s’était répandue qu’un homme avait été assassiné et que cet homme était un joaillier, le bruit public me fit la faveur de publier aussitôt qu’on lui avait volé sa cassette à bijoux, qu’il portait toujours sur lui. Je confirmai tout cela, au milieu de mes lamentations quotidiennes sur son malheur, et j’ajoutai qu’il avait sur lui une belle bague en diamant que l’on savait qu’il portait souvent, évaluée à cent pistoles, une montre en or, et, dans sa cassette, une grande quantité de diamants d’un prix inestimable ; il portait ces bijoux au prince de***, pour lui montrer des échantillons. Et, en effet, le prince déclara qu’il lui avait parlé de lui apporter quelques bijoux de ce genre pour les lui faire voir. Mais j’eus douloureusement à me repentir plus tard de cette partie de l’histoire, comme vous l’apprendrez.

 

Ce bruit coupa court à toute recherche à propos de ses bijoux, de sa bague ou de sa montre, aussi bien que touchant les sept cents pistoles dont je m’étais assurée. Quant aux effets en portefeuille, je déclarai que je les avais ; mais comme, d’après ce que je disais, j’avais apporté à mon mari une dot de trente mille francs, je réclamai la propriété de ces effets, qui ne se montaient pas à plus de douze mille francs, comme indemnité. Et ces billets, avec la vaisselle et l’ameublement faisaient la principale partie de son bien qui fût accessible. Pour la lettre de change étrangère qu’il allait faire accepter à Versailles, elle fut réellement perdue avec lui. Mais son gérant, qui la lui avait remise par voie d’Amsterdam, apportant avec lui la seconde lettre, l’argent fut sauvé, comme ils disent ; sans cela, il eût disparu aussi. Les voleurs qui l’avaient dépouillé et assassiné, auraient assurément craint d’envoyer quelqu’un pour faire accepter cette lettre, car cela les aurait infailliblement fait découvrir.

 

Pendant ce temps, ma servante Amy était arrivée. Elle me rendit compte de son administration, et me dit comment elle avait mis tout en sûreté, et qu’elle avait quitté la maison et envoyé la clef au gérant du commerce de monsieur ; enfin elle me fit savoir combien elle avait retiré de chaque chose, très exactement et très honnêtement.

 

J’aurais dû noter, en racontant son long séjour avec moi à ***, qu’il n’y avait jamais passé pour autre chose que pour un des locataires de la maison ; et, quoiqu’il fût le propriétaire, cela ne changeait pas le fait. De sorte qu’après sa mort, Amy venant à quitter la maison et à rendre la clef, cela n’avait pour ses employés aucune relation avec le cas de leur maître récemment assassiné.

 

Je pris de bons avis, à Paris, d’un éminent homme de loi, conseiller au parlement. Lorsque j’eus exposé mon cas devant lui, il me conseilla de faire un procès en revendication de dot contre la succession, pour justifier de ma nouvelle fortune par le mariage ; ce que je fis. En somme, le gérant s’en retourna en Angleterre, enchanté d’avoir touché la lettre de change non acceptée, qui était de dix mille cinq cents livres sterling, avec quelques autres choses qui montaient ensemble à dix-sept mille livres ; et de cette façon je fus débarrassée de lui.

 

Je reçus, dans cette triste occasion de la perte de mon mari, – car on pensait qu’il l’était, – la visite pleine de civilité de beaucoup de dames de haut rang. Le prince de ***, à qui il était censé porter des bijoux, m’envoya son gentilhomme avec un très aimable compliment de condoléance ; et ce gentilhomme, qu’il en eût ou qu’il n’en eût pas l’ordre, me fit entendre que Son Altesse avait l’intention de me rendre visite elle-même, mais que quelque accident, dont il me fit une longue histoire, l’en avait empêchée.

 

Grâce au concours des dames et des autres personnes qui vinrent ainsi me voir, je finis par être très connue ; et comme je n’oubliais pas de me montrer aussi avantageusement qu’il est possible sous le costume de veuve, lequel était, en ce temps-là, une chose absolument effrayante, – comme j’en agissais ainsi, dis-je, par vanité personnelle, car je n’ignorais pas que j’étais très belle, – je dis donc qu’à cause de cela, je devins bientôt une sorte de personnage public, connu sous le nom de la belle veuve de Poitou[3]. J’étais très heureuse de me voir ainsi honorablement traitée dans mon affliction ; aussi séchai-je bientôt mes larmes ; et, tout en ayant l’air d’une veuve, j’avais l’air, comme nous disons en Angleterre, d’une veuve consolée. J’eus soin de montrer aux dames que je savais recevoir, et que je n’étais pas en peine de me conduire convenablement vis-à-vis de chacune d’elles. Bref, je commençai à être très populaire à Paris. Mais il se présenta dans la suite une occasion qui me fit renoncer à cette ligne de conduite, comme vous allez l’apprendre tout à l’heure.

 

Quatre jours environ après que j’eus reçu les compliments de condoléance du prince, le même gentilhomme qu’il avait envoyé auparavant, vint me dire que Son Altesse allait venir me faire visite. J’en fus véritablement surprise, et ne savais point du tout comment me comporter. Toutefois, comme il n’y avait rien à y faire, je me préparai à le recevoir de mon mieux. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées qu’il était à la porte. Il entra, introduit par son gentilhomme, toujours le même, et, derrière lui, par ma servante, Amy.

 

Il me prodigua les marques de sa civilité, et me fit de grands compliments de condoléance sur la mort de mon mari, et aussi sur son genre de mort. Il me dit qu’il avait appris qu’il venait à Versailles pour lui montrer des bijoux ; qu’il était vrai qu’il avait causé de bijoux avec lui, mais qu’il ne pouvait imaginer comment des coquins avait su sa venue juste à ce moment-là avec les bijoux ; qu’il ne lui avait pas donné l’ordre de les lui apporter à Versailles, mais qu’il lui avait dit qu’il viendrait à Paris tel jour ; en sorte qu’il était absolument innocent de la catastrophe. Je lui répondis gravement que je savais parfaitement que tout ce qu’avait dit Son Altesse à ce sujet était véritable ; que ces coquins connaissaient la profession de mon mari et savaient, sans doute, qu’il portait toujours une cassette de bijoux sur lui et qu’il avait au doigt une bague en diamant valant cent pistoles, prix que la rumeur publique grossissait jusqu’à cinq cents ; et que, s’il était allé en tout autre endroit, c’eût été la même chose. Après cela, Son Altesse se leva pour partir et me dit qu’elle avait résolu de me faire quelque réparation ; en même temps, elle me mettait dans la main une bourse de soie contenant cent pistoles, et elle ajouta qu’elle me réservait, en outre, à titre de compliment, une petite pension dont son gentilhomme m’informerait.

 

Vous pouvez croire que je me conduisis comme une personne justement touchée de tant de bonté : je fis le geste de m’agenouiller pour lui baiser la main ; mais il me releva, me salua, se rassit, (bien qu’il eût déjà fait comme s’il voulait s’en aller), et me fit asseoir près de lui. Il se mit alors à me parler plus familièrement ; il me dit qu’il espérait que je ne restais pas dans une condition fâcheuse ; que M. *** passait pour être très riche et qu’il avait dernièrement gagné beaucoup d’argent sur certains bijoux ; enfin, il espérait, répéta-t-il, que j’avais encore une fortune en rapport avec le rang que je tenais auparavant.

 

Je répliquai, avec quelques larmes qui, je le confesse, étaient un peu forcées, que je croyais que si M. *** avait vécu, nous n’aurions pas eu à craindre d’être dans le besoin ; mais qu’il était impossible d’évaluer la perte que j’avais essuyée, en outre de celle de mon mari. D’après l’opinion de ceux qui avaient quelques connaissances de ses affaires et du prix des joyaux qu’il avait l’intention de montrer à Son Altesse, il ne pouvait avoir sur lui une valeur moindre de cent mille francs. C’était un coup funeste pour moi et pour toute sa famille, et surtout que ce fût perdu de cette manière.

 

Son Altesse répondit, avec un air d’intérêt, qu’il en était très fâché ; mais qu’il espérait, si je me fixais à Paris, que je trouverais des moyens de rétablir ma fortune. En même temps, il me faisait compliment sur ma beauté, comme il lui plaisait de l’appeler, et sur ce que je ne pouvais manquer d’admirateurs. Je me levai et je remerciai humblement Son Altesse ; mais je lui dis que je n’avais point d’espérances de cette nature ; que je pensais être obligée d’aller en Angleterre pour veiller aux biens de mon mari, qu’on me disait y être considérables, mais que je ne savais pas quelle justice une pauvre étrangère pourrait trouver là-bas ; quant à Paris, avec une fortune si amoindrie, je ne voyais devant moi d’autre perspective que de retourner vers les miens dans le Poitou, où quelques-uns de mes parents, du moins je l’espérais, pourraient faire pour moi quelque chose ; j’ajoutai qu’un de mes frères était abbé à ***, près de Poitiers.

 

Il se leva, et me prenant par la main, me conduisit devant une grande glace qui faisait le trumeau de face du salon :

 

« Regardez, madame, dit-il. Convient-il que ce visage (il montrait mon visage dans la glace), s’en retourne au Poitou ? Non, madame ; restez, et faites le bonheur de quelque homme de qualité qui puisse, en retour, vous faire oublier tous vos chagrins. »

 

Là-dessus il me prit dans ses bras, et, me donnant deux baisers, me dit qu’il me reverrait, mais avec moins de cérémonie.

 

Un peu après, mais le même jour, son gentilhomme revint, et avec force cérémonie et respect, me remit une boîte noire attachée d’un ruban écarlate et scellée d’un noble blason qui, je suppose, était celui du prince.

 

Il y avait dedans une donation de Son Altesse, ou assignation de fonds, je ne sais comment l’appeler, avec mandat à son banquier de me payer deux mille francs par an pendant mon séjour à Paris, comme veuve de Monsieur ***, le joaillier, donnant, comme motif, l’horrible meurtre de mon mari tel qu’il a été rapporté.

 

Je reçus cela avec la plus grande soumission, l’expression de l’obligation infinie que j’avais à son maître, et l’assurance que je me montrerais en toute occasion la très obéissante servante de Son Altesse ; et, après lui avoir présenté mes plus humbles devoirs pour Son Altesse, avec ma plus profonde reconnaissance de l’obligation que je lui avais, etc., j’allai à un petit cabinet, où je pris quelque argent, non sans le faire un peu sonner, et je voulus lui donner cinq pistoles.

 

Il se recula, mais avec le plus grand respect, et me dit qu’il me remerciait humblement, mais qu’il n’oserait pas accepter un liard ; que Son Altesse le prendrait en si mauvaise part, qu’il était sûr qu’il ne la verrait jamais plus en face ; mais qu’il ne manquerait pas de faire connaître à Son Altesse quel respect j’avais témoigné. Il ajouta :

 

« Je vous assure, madame, que vous êtes plus avant dans les bonnes grâces du prince de ***, mon maître, que vous ne vous l’imaginez, et je crois que vous aurez encore de ses nouvelles. »

 

Je commençais à le comprendre, et je résolus, si Son Altesse revenait, de faire qu’elle ne me vît pas à mon désavantage, si je pouvais l’empêcher. Je lui dis que, si Son Altesse me faisait l’honneur de me revoir, j’espérais qu’il ne me laisserait pas surprendre comme la première fois ; que je serais heureuse d’en avoir quelque petit avis, et que je lui serais obligée s’il voulait bien me le fournir. Il me répondit qu’il était très certain que, lorsque Son Altesse aurait l’intention de me faire visite, elle l’enverrait auparavant m’en donner avis, et qu’il m’en préviendrait tout de son mieux.

 

Il revint plusieurs fois pour la même affaire, c’est-à-dire pour la constitution de rente, cette donation exigeant l’accomplissement de plusieurs formalités pour être payée sans aller demander chaque fois au prince un nouveau mandat. Je ne comprenais pas bien tous ces détails ; mais, dès que ce fut fini, et cela dura plus de deux mois, le gentilhomme vint une après-midi, me dire que Son Altesse avait dessein de venir me voir dans la soirée, mais désirait être reçue sans cérémonie.

 

Non seulement je préparai mes appartements, mais je les préparai moi-même. Lorsqu’il entra, il n’y avait personne dont la présence fût visible dans la maison, à l’exception de son gentilhomme et de ma servante Amy. Et, au sujet de celle-ci, je priai le gentilhomme de faire savoir à Son Altesse que c’était une Anglaise, qu’elle ne comprenait pas un mot de français, et qu’enfin c’était une personne à qui l’on pouvait se fier.

 

Dès qu’il entra dans ma chambre, je me jetai à ses pieds avant qu’il pût s’avancer pour me saluer, et, en termes que j’avais préparés, pleins de soumission et de respect, je le remerciai de sa libéralité et de sa bonté envers une pauvre femme désolée, accablée du poids d’un si terrible désastre ; et je ne voulus pas me relever avant qu’il m’eût accordé l’honneur de lui baiser la main.

 

« Levez-vous donc[4], dit enfin le prince en me prenant dans ses bras. Je vous réserve d’autres faveurs que cette bagatelle. » Et, continuant, il ajouta :

 

« Vous trouverez à l’avenir un ami là où vous ne le cherchiez pas, et je veux vous faire voir combien je sais être bon pour celle qui est à mes yeux la plus aimable créature de la terre. »

 

Je portais une sorte de costume de demi-deuil ; j’avais rejeté mes longs voiles de veuve, et ma tête, bien que je n’eusse encore ni rubans ni dentelle, était coiffée d’une façon qui ne manquait pas de me faire ressortir assez à mon avantage ; car je commençais à comprendre les intentions du prince ; et il déclara que j’étais la plus belle créature du monde.

 

« Et où ai-je donc vécu, dit-il, et combien ai-je été mal servi, qu’on ne m’a jamais encore montré la plus charmante femme de France ! »

 

C’était là le meilleur moyen du monde de faire brèche à ma vertu, si j’en avais possédé aucune ; j’étais, en effet, devenue la plus vaine créature qui fût sur terre, surtout de ma beauté ; car comme elle était admirée des autres, je devenais de jour en jour plus follement amoureuse de moi-même.

 

Il me dit, après cela, des choses très aimables, et resta assis près de moi pendant une heure ou plus. Alors, se levant et appelant son gentilhomme par son nom, il ouvrit la porte :

 

« À boire ! » dit-il.

 

Sur quoi le gentilhomme apporta immédiatement une petite table recouverte d’un fin tapis de damas. La table était assez petite pour qu’il pût la porter de ses deux mains ; mais dessus étaient servis deux carafes, une de champagne et l’autre d’eau, six assiettes d’argent, et un dessert de fines sucreries dans des plats de porcelaine fine disposés les uns au-dessus des autres sur une série de supports circulaires et superposés d’une hauteur de vingt pouces environ. Au-dessous étaient trois perdrix rôties et une caille. Aussitôt que son gentilhomme eut tout placé, il lui donna l’ordre de se retirer.

 

« Et maintenant, dit le prince, j’ai l’intention de souper avec vous. »

 

Lorsqu’il avait renvoyé son gentilhomme, je m’étais levée et offerte à servir Son Altesse pendant qu’elle mangerait. Mais il refusa positivement, et me dit :

 

« Non. Demain vous serez la veuve de Monsieur ***, le joaillier ; mais ce soir, vous serez ma maîtresse. Asseyez-vous donc, et mangez avec moi ; ou je vais me lever et servir. »

 

J’aurais alors voulu appeler ma servante Amy, mais je pensai que cela non plus ne serait pas convenable. Je m’excusai donc, disant que, puisque Son Altesse ne voulait pas laisser sa servante le servir, je ne me permettrais pas de faire monter ma femme de chambre ; mais que s’il lui plaisait de me laisser prendre soin de lui, ce serait un honneur pour moi de lui verser à boire. Mais, comme auparavant, il ne voulut jamais me le permettre. Nous nous assîmes donc et mangeâmes ensemble.

 

« Maintenant, madame, dit le prince, permettez-moi de laisser de côté mon titre. Causons ensemble avec la liberté qu’on a entre égaux. Mon rang me place à distance de vous et fait que vous êtes cérémonieuse. Votre beauté vous relève plus que ne le ferait l’égalité de la naissance. Il faut que je vous traite comme les amants traitent leurs maîtresses ; mais je ne sais pas parler leur langage : c’est assez de vous dire combien vous me semblez aimable, combien je suis étonné de votre beauté, et que j’ai résolu de vous rendre heureuse et d’être heureux avec vous. »

 

Je ne sus que lui dire pendant un bon moment ; mais je rougis, et levant les yeux vers lui, je répondis que j’étais déjà heureuse de la faveur d’une personne de son rang, et que je n’avais rien à demander à Son Altesse que de croire que je lui étais infiniment obligée.

 

Lorsqu’il eut mangé, il répandit les sucreries sur mes genoux, et le vin étant tout bu, il rappela son gentilhomme pour enlever la table. Celui-ci ne retira d’abord que le tapis et les débris de ce qu’il y avait à manger ; puis, mettant un autre tapis, il plaça la table d’un côté de la chambre, avec un magnifique service d’argenterie dessus, qui valait au moins deux cents pistoles. Puis, ayant remis les deux carafes sur la table, remplies comme devant, il se retira. Je trouvai que le gaillard entendait très bien son affaire, et les affaires de son maître aussi.

 

Au bout d’une demi-heure environ, le prince me dit que je m’étais proposé pour le servir un peu auparavant, et que, si je voulais maintenant en prendre la peine, il m’autorisait à lui donner un peu de vin. J’allai donc à la table, et je remplis un verre de vin que je lui apportai sur le beau plateau où étaient placés les verres ; j’apportai en même temps de l’autre main la bouteille ou carafe d’eau, pour qu’il en mît ce qui lui convenait.

 

Il sourit et me dit de regarder ce plateau ; ce que je fis, en l’admirant beaucoup, car il était véritablement très beau.

 

« Vous pouvez voir, dit-il, que je veux avoir encore votre compagnie ; car mon serviteur vous laissera ce plateau pour mon usage. »

 

Je lui dis que je croyais que Son Altesse ne prendrait pas en mauvaise part que je n’eusse pas ce qu’il fallait pour recevoir une personne de son rang, que j’en aurais grand soin, et que j’étais infiniment fière de l’honneur que me faisait Son Altesse en me venant voir.

 

Il commençait à se faire tard, et lui commençait à s’en apercevoir.

 

« Cependant, dit-il, je ne saurais vous quitter. N’avez-vous pas un logement de libre, pour une nuit ? »

 

Je lui dis que je n’avais qu’un logement bien simple pour recevoir un tel hôte. Là-dessus il me dit quelque chose d’excessivement aimable, mais qu’il ne convient pas de répéter, ajoutant que ma compagnie lui serait, d’ailleurs, une compensation.

 

Vers minuit, il donna une commission à son gentilhomme, après lui avoir dit à haute voix qu’il comptait passer ici la nuit. En quelques instants, ce gentilhomme lui apprêta une robe de chambre, des pantoufles, deux bonnets, un foulard de cou et une chemise, que le prince me donna à porter dans sa chambre ; et il renvoya son homme chez lui. Alors, se tournant vers moi, il me dit que je lui ferais l’honneur d’être son gentilhomme de la chambre et aussi son habilleur. Je souris, et lui répondis que je me ferais un honneur de lui rendre mes soins en toute occasion.

 

Vers une heure du matin, pendant que son gentilhomme était encore là, je lui demandai congé de me retirer, supposant qu’il allait se mettre au lit ; mais il comprit à demi mot, et me dit :

 

« Je ne me couche pas déjà. Je vous en prie, que je vous revoie encore. »

 

Je profitai de ce moment pour me déshabiller et revenir dans un nouveau costume, qui était en quelque sorte un déshabillé ; mais il était si élégant, et tout sur moi était si propre et si agréable à voir, qu’il en sembla surpris.

 

« Je croyais, dit-il, que vous ne sauriez vous habiller plus avantageusement que vous ne l’aviez fait tout à l’heure ; mais à présent vous me charmez mille fois plus, si c’est possible. »

 

» – Ce n’est qu’un vêtement plus commode, Monseigneur, lui dis-je, afin de pouvoir mieux servir Votre Altesse. »

 

Il m’attira à lui, disant :

 

« Vous êtes d’une parfaite obligeance. »

 

Puis, il s’assit sur le bord du lit, et reprit :

 

« Et maintenant, vous allez être princesse, et savoir ce que c’est que d’obliger l’homme le plus reconnaissant qui soit au monde. »

 

En parlant ainsi, il me prit dans ses bras… Je ne peux entrer dans plus de détails sur ce qui se passa alors, mais la conclusion fut qu’après tout je couchai avec lui cette nuit-là.

 

Je vous ai donné par le menu toute cette histoire, pour représenter, comme en un sombre plan, la manière dont les malheureuses femmes sont perdues par les grands personnages ; car, si la pauvreté et le besoin sont une irrésistible tentation pour les pauvres, la vanité et les grandeurs le sont pour d’autres. Être courtisée par un prince et par un prince qui avait d’abord été un bienfaiteur, puis un admirateur ; être appelée belle, la plus charmante femme de France ; être traitée comme une femme faite pour la couche d’un prince, ce sont là des choses telles qu’il faut qu’on n’ait en soi aucune vanité, ni même aucune corruption d’esprit, pour ne pas y céder ; et pour mon cas particulier, j’avais, comme on le sait, assez de l’une et de l’autre.

 

Maintenant ce n’était pas la pauvreté qui me pressait. Au contraire, je possédais dix mille livres sterling avant que le prince eût rien fait pour moi. Si j’avais été maîtresse de mes résolutions, si j’avais été moins prévenante et que j’eusse rejeté la première attaque, tout aurait été sauvegardé ; mais ma vertu était perdue déjà, et le diable, qui avait trouvé un chemin pour m’envahir avec une seule tentation, me domina cette fois aisément avec une autre. Je m’abandonnai donc à un personnage de haut rang il est vrai, mais qui n’en était pas moins l’homme le plus séduisant et le plus obligeant que j’ai jamais rencontré de ma vie.

 

J’eus à insister ici avec le prince sur le même point qu’avec mon premier amant. J’hésitais beaucoup à consentir dès la première demande ; mais le prince me dit que les princes ne faisaient pas la cour comme les autres hommes ; qu’ils mettaient en avant de plus puissants arguments ; et il ajoutait gentiment qu’ils étaient plus souvent repoussés que les autres hommes, et qu’ils devaient être satisfaits plus tôt ; faisant entendre, de la façon la plus distinguée d’ailleurs, qu’une fois qu’une femme l’avait positivement refusé, il ne pouvait point, comme les autres hommes, s’attarder à des importunités et à des stratagèmes, ni mettre le siège pour longtemps : si des hommes comme lui donnaient l’assaut chaudement, une fois repoussés, ils ne faisaient point une seconde attaque ; et, de fait, ce n’était que raisonnable ; car, s’il était au-dessous de leur rang de battre longtemps en brèche la constance d’une femme, d’un autre côté ils couraient de plus grands risques que les autres hommes à voir leurs amours dévoilées.

 

Je pris ceci pour une réponse satisfaisante, et je dis à Son Altesse que j’avais la même pensée sur la nature de ses attaques ; car sa personne et ses arguments étaient irrésistibles ; une personne de son rang et d’une munificence si illimitée ne pouvait éprouver de résistance ; il n’y avait pas de vertu qui tînt contre lui, si ce n’est celles qui peuvent souffrir jusqu’au martyre ; j’avais cru qu’il était impossible que je fusse vaincue, mais maintenant je voyais qu’il était impossible que je ne le fusse pas ; tant de bonté unie à tant de grandeur aurait triomphé d’une sainte ; et je confessais qu’il remportait la victoire sur moi, grâce à un mérite infiniment supérieur à la conquête qu’il avait faite.

 

Ainsi, j’avais accordé au prince la dernière faveur, et il avait avec moi toute la liberté qu’il m’était possible de laisser prendre. Aussi me donna-t-il la permission de prendre avec lui la même liberté dans un autre sens, qui était d’obtenir de lui tout ce que je jugerais convenable de lui commander. Cependant je ne lui demandai rien d’un air avide, comme si j’avais hâte de tirer de l’argent de lui ; mais je le manœuvrai si habilement que d’ordinaire il prévenait mes demandes. Il me pria seulement de ne plus penser à prendre une autre maison, suivant l’intention que j’en avais manifestée à Son Altesse, ne trouvant pas celle-ci assez belle pour y recevoir ses visites. Il me dit, au contraire, que ma maison était la plus convenable qui se pût trouver dans tout Paris pour un amant, spécialement pour lui, ayant une sortie sur trois rues différentes, et n’étant dominée par aucun voisin, de sorte qu’il pouvait passer et repasser sans être aucunement observé. En effet, une des sorties de derrière donnait sur une allée sombre, laquelle allée était un passage en communication d’une rue dans une autre ; et quiconque entrait ou sortait par cette porte n’avait qu’à s’assurer qu’il n’y avait personne à le suivre dans l’allée avant qu’il arrivât à la porte. Je reconnaissais que cette prière était très raisonnable. Je l’assurai donc que je ne changerais pas de logement, voyant que Son Altesse ne trouvait pas celui-ci trop médiocre pour y être reçu par moi.

 

Il désira aussi que je ne prisse aucun autre domestique, ni ne me montasse aucun équipage, du moins pour le moment ; parce qu’on en conclurait[5] immédiatement que j’avais été laissée veuve avec une très grande fortune : je serais alors assiégée de l’impertinence d’une foule d’admirateurs, attirés par l’argent aussi bien que par la beauté d’une jeune veuve ; et lui serait fréquemment interrompu dans ses visites. Ou bien le monde conclurait que j’étais entretenue par quelqu’un et serait infatigable à trouver qui ; de sorte qu’il y aurait à le guetter, chaque fois qu’il sortirait ou entrerait, des espions qu’il serait impossible de dépister, et qu’on raconterait immédiatement dans tous les cabinets de toilette de Paris que le Prince de *** avait pris la veuve du joaillier pour maîtresse.

 

Cela était trop juste pour qu’on s’y opposât et je ne fis aucun scrupule de dire à Son Altesse que, puisque j’avais failli jusqu’au point de me faire sienne, il devait avoir toute la certitude possible que j’étais sienne entièrement ; que je prendrais toutes les mesures qu’il lui plairait de m’indiquer, pour éviter les impertinentes attaques d’autrui ; et que, s’il le jugeait convenable, je resterais complètement à la maison, et ferais répandre le bruit que j’étais obligée d’aller en Angleterre pour y suivre mes affaires après le malheur de mon mari, et qu’on n’attendait pas mon retour avant un an ou deux au moins. Ceci lui plut beaucoup ; seulement il dit qu’il ne voulait en aucune manière, me tenir renfermée ; que cela nuirait à ma santé, et qu’en ce cas je devrais prendre une maison de campagne dans quelque village, à une bonne distance de la ville, en quelque lieu où l’on ne saurait pas qui j’étais ; mais qu’il s’y trouverait quelquefois, pour me distraire.

 

Je n’hésitai pas sur la retraite, et je dis à Son Altesse que je ne pouvais me sentir recluse, en aucun lieu lorsque j’avais un tel visiteur. Mais j’écartai l’idée de la maison de campagne, ce qui aurait été m’éloigner davantage de lui et avoir moins de sa compagnie ; ainsi je fis de la maison une maison, comme on dit, fermée. Amy se montrait, à la vérité ; et lorsque quelque voisin ou quelque domestique s’informait, elle répondait, en écorchant le français, que j’étais allée en Angleterre pour veiller à mes intérêts ; c’était là le bruit qui courait dans les rues à notre endroit, car vous noterez que les gens de Paris, spécialement les femmes, sont les gens les plus occupés et les plus impertinents qui soient dans le monde, à s’enquérir de la conduite de leurs voisins, surtout d’une femme, bien qu’il n’y ait pas dans l’univers de plus grands intrigants qu’eux ; peut-être en est-ce même la raison, car c’est une règle vieille, mais sûre, que

 

L’intrigant souterrain, habile en l’art de feindre,

De tous les espions est le premier à craindre.[6]

 

Ainsi Son Altesse avait les facilités les plus grandes et les plus impénétrables qu’il soit possible d’imaginer, pour m’approcher ; il manquait rarement de venir deux ou trois nuits par semaine, et quelquefois il restait deux ou trois nuits de suite. Une fois il me dit qu’il avait résolu de me fatiguer de sa compagnie, et d’apprendre à savoir ce que c’est que d’être prisonnier. En conséquence il fit répandre parmi ses domestiques qu’il était allé à ***, où il allait souvent chasser, et qu’il ne reviendrait pas avant une quinzaine ; pendant cette quinzaine, il resta tout à fait avec moi et ne franchit pas une fois le seuil de la porte.

 

Jamais femme dans une telle situation ne vécut quinze jours en une si complète plénitude d’humaine félicité. Car avoir l’entière possession d’un des princes les plus accomplis du monde, d’un des hommes les mieux et les plus poliment élevés, s’entretenir avec lui tout le jour, et, d’après ce qu’il déclarait, le charmer toute la nuit, que pouvait-il y avoir de plus indiciblement agréable, et surtout pour une femme pleine d’un vaste orgueil, telle que moi ?

 

Pour mettre le comble à mon bonheur en cet endroit, je ne dois pas oublier que le diable jouait avec moi un nouveau jeu et m’avait amenée à me persuader moi-même que cet amour était chose légitime ; qu’à un prince de tant de grandeur et de majesté, si infiniment supérieur à moi, et qui s’était présenté sous les auspices d’une libéralité tellement incomparable, je ne pouvais résister ; et que, par conséquent, il m’était parfaitement légitime de faire ce que j’avais fait, étant, à ce moment là, complétement seule, sans engagement vis à vis d’aucun homme, comme je l’étais très certainement par l’absence inexplicable de mon premier mari et par le meurtre du gentleman, qui passait pour mon second.

 

On comprendra que je fus d’autant plus facile à me persuader moi-même de la vérité d’une telle doctrine, qu’il était plus compatible avec mon bien-être et avec le repos de mon esprit de le faire.

 

« L’objet de nos désirs aisément nous déçoit,

Et ce que l’on voudrait, volontiers on le croit. »[7]

 

D’ailleurs je n’avais pas de casuistes pour résoudre ce doute. Le même diable qui m’avait mis ceci dans la tête, me poussait à aller trouver le premier prêtre romain venu et, sous prétexte de confession, à lui exposer mon cas exactement : je verrais par là ou qu’on déciderait que ce n’était pas un péché du tout, ou qu’on m’absoudrait avec la plus légère pénitence. J’inclinais fortement à faire l’expérience, mais je ne sais quel scrupule me retint. Et, en effet, je n’ai jamais pu prendre sur moi d’avoir, même en apparence, affaire à ces prêtres ; et, bien qu’il fût étrange que moi, qui avais ainsi, à deux reprises, prostitué ma chasteté et abandonné tout sens de vertu en menant publiquement une vie adultère, je me fisse scrupule de quelque chose, il en était cependant ainsi. Je me représentai à moi-même que je ne pouvais me conduire en fourbe dans aucune des questions que je considérais comme sacrées ; que je ne pouvais avoir une opinion, et prétendre en avoir une autre ; que je ne pouvais aller à confesse, moi qui ne savais rien de la manière dont cela se pratiquait, et que je me trahirais devant le prêtre comme huguenote, ce qui pourrait m’attirer des ennuis. Bref, j’étais bien une catin, mais j’étais une catin protestante, et je ne pouvais pas agir comme si j’en avais été une papiste, pour quelque raison que ce fût.

 

Mais, je le répète, je me contentai de cette étonnante argumentation, que, puisque c’était absolument irrésistible, c’était aussi absolument légitime ; car le Ciel ne voudrait pas permettre que nous fussions punis pour ce qu’il ne nous a pas été possible d’éviter. C’est par de telles absurdités que j’empêchai ma conscience de me créer aucun tourment considérable dans cette affaire ; et j’étais aussi parfaitement tranquille quant à la légitimité de la chose que si j’avais été mariée au prince, et n’avais pas eu d’autre mari. Voilà comme il nous est possible de nous rouler dans le vice jusqu’à ce que nous soyons invulnérable à la conscience, sentinelle, qui une fois assoupie, dort dur, et ne s’éveille plus tant que le flot du plaisir continue à couler, ou jusqu’à ce que quelque sombre et terrible chose nous ramène à nous-mêmes.

 

Je me suis étonnée, je le confesse, de la stupidité sous laquelle restèrent mes facultés intellectuelles pendant tout ce temps-là ; je me suis demandé quelles fumées léthargiques m’assoupissaient l’âme, et comment il était possible que moi, qui, dans le cas précédent, où la tentation était à bien des égards plus pressante et les arguments plus forts et plus irrésistibles avais été cependant dans une inquiétude continuelle à cause de la vie coupable que je menais, je pusse vivre maintenant dans la tranquillité la plus profonde, avec une paix ininterrompue, que dis-je ? allant même jusqu’à la satisfaction et à la joie, et néanmoins dans un état d’adultère encore plus palpable qu’auparavant. Auparavant, en effet, mon amant, qui m’appelait son épouse, avait le prétexte du départ de sa vraie femme d’avec lui, refusant de remplir vis-à-vis de lui ses devoirs de femme. Pour moi, les circonstances étaient bien les mêmes ; mais, pour le prince, en même temps qu’il avait une dame ou princesse, très belle et tout à fait hors de l’ordinaire, il avait aussi deux ou trois maîtresses, en outre de moi, et il ne s’en faisait aucun scrupule.

 

Cependant, je le répète, pour ce qui était de moi, je me laissais jouir dans une tranquillité parfaite. De même que le prince était la seule divinité que j’adorasse, de même étais-je réellement son idole ; et quoi qu’il en fût de sa princesse, je vous assure que ses autres maîtresses trouvaient la différence sensible. Bien qu’elles n’aient jamais pu me découvrir, j’ai su de bonne part qu’elles devinaient parfaitement que leur seigneur avait quelque nouvelle favorite, qui leur enlevait sa compagnie et, peut-être, quelque chose de sa libéralité ordinaire. Il faut maintenant que je mentionne les sacrifices qu’il fit à son idole ; ils ne furent pas peu nombreux, je vous l’affirme.

 

De même qu’il aimait en prince, il récompensait en prince ; car, bien qu’il refusât que je fisse figure, comme je l’ai dit plus haut, il me montra qu’il était au-dessous de lui d’en agir ainsi pour économiser la dépense. Il me le dit, ajoutant qu’il me donnerait l’équivalent en autres choses. Tout d’abord, il m’envoya une toilette, avec toute sa garniture en argent, jusqu’au corps même de la table ; puis, pour la maison, il donna la table ou buffet de vaisselle, dont j’ai déjà parlé, avec toutes les choses y appartenant, en argent massif ; si bien, en un mot, que je n’aurais pu, pour ma vie, trouver à lui rien demander en fait de vaisselle que je n’eusse déjà.

 

Il ne pouvait donc plus me fournir de rien autre que de bijoux et de vêtements, ou d’argent pour mes vêtements. Il envoya son gentilhomme chez le mercier m’acheter un habit complet, ou toute une pièce du plus beau brocard de soie, brodé d’or ; un autre brodé d’argent, et un autre de cramoisi ; de sorte que j’avais trois habits complets tels que la reine de France n’aurait pas dédaigné de les porter en ce temps-là. Cependant, je n’allais nulle part ; mais comme ils étaient pour être portés quand je sortirais de deuil, je les mettais toujours l’un après l’autre, lorsque Son Altesse venait me voir.

 

Outre cela, je n’avais pas moins de cinq différents vêtements du matin, de façon à n’avoir jamais besoin de paraître deux fois de suite avec la même toilette. Il y ajouta plusieurs pièces de toile fine et de dentelle, tellement que je n’avais plus la possibilité d’en demander davantage, et que même je n’en aurais pas demandé tant.

 

Une fois, je pris la liberté, dans nos épanchements, de lui dire qu’il était trop généreux, que j’étais une maîtresse trop onéreuse, et que je serais sa fidèle servante à moindres frais ; que non seulement il ne me laissait aucune occasion de lui demander rien, mais qu’il me fournissait d’une telle profusion de bonnes choses que je pouvais à peine les porter ou m’en servir, à moins de tenir grand équipage, ce qu’il savait n’être en aucune façon convenable ni pour lui ni pour moi. Il sourit, me prit dans ses bras, et me dit qu’il voulait, tant que je serais à lui, que je n’eusse pas la possibilité de lui faire une demande, mais que lui me demanderait chaque jour de nouvelles faveurs.

 

Lorsque nous fûmes levés (car cette conversation se faisait au lit), il me pria de me revêtir de mes plus beaux habits. C’était un jour ou deux après que les trois vêtements avaient été faits et apportés à la maison. Je lui dis que, s’il le voulait bien, je mettrais plutôt le vêtement que je savais qu’il aimait le mieux. Il me demanda comment je pouvais savoir lequel il aimerait le mieux avant qu’il les eût vus. Je lui répondis que j’aurais pour une fois la présomption de deviner son goût d’après le mien.

 

Je me retirai donc et revêtis le second habit, de brocard d’argent ; et je revins en grande toilette, avec une parure de dentelle sur la tête qui, en Angleterre, aurait valu deux cents livres sterling. J’étais, dans tous les détails, aussi bien arrangée qu’avait pu le faire Amy, qui était vraiment une habilleuse très distinguée. Dans cet appareil, je vins à lui en sortant de mon cabinet de toilette, qui s’ouvrait par une porte à deux battants sur sa chambre à coucher.

 

Il resta assis un bon moment, comme quelqu’un d’étonné, me regardant sans dire mot, jusqu’à ce que je fusse arrivée tout près de lui ; alors je m’agenouillai devant lui sur un genou, et, bon gré mal gré, je lui baisai presque la main. Il me releva, et se leva lui-même ; mais il fut surpris quand, en me prenant dans ses bras, il aperçut des larmes couler sur mes joues.

 

« Ma chère, s’écria-t-il très haut, que signifient ces larmes ?

 

» – Monseigneur, dis-je après quelque effort, car je ne pus parler immédiatement, je vous supplie de me croire : ce ne sont pas des larmes de chagrin, ce sont des larmes de joie. Il m’est impossible de me voir arrachée à la détresse dans laquelle j’étais tombée, et de me trouver aussitôt dans les bras d’un prince d’une telle bonté, d’une si immense générosité, et traitée d’une telle manière… il n’est pas possible, monseigneur, de contenir la satisfaction que j’en éprouve ; et il faut qu’elle éclate avec un excès en quelque sorte proportionné à votre immense générosité et à l’affection avec laquelle Votre Altesse me traite, moi qui suis si infiniment au-dessous de vous. »

 

Cela aurait un peu trop l’air d’un roman, si je répétais ici toutes les tendres choses qu’il me dit en cette occasion ; mais je ne puis omettre un détail. Lorsqu’il vit les larmes tomber goutte à goutte le long de mes joues, il tira un fin mouchoir de batiste, et se mit en devoir de les essuyer ; mais il arrêta sa main, comme s’il avait peur d’effacer quelque chose. Il arrêta sa main, dis-je, et me présenta le mouchoir en l’agitant, pour que je le fisse moi-même. Je saisis aussitôt l’insinuation, et avec une sorte d’aimable dédain :

 

« Et quoi, monseigneur ! m’avez-vous baisée si souvent pour ne pas savoir si je suis peinte ou non ? Je vous en prie, que Votre Altesse s’assure par elle-même qu’on ne cherche à lui en imposer par aucune fourberie. Laissez-moi, pour une fois, être assez vaine pour dire que je ne vous ai point trompé par des couleurs fausses. »

 

En disant ceci, je lui mis un mouchoir dans la main, et, prenant cette main dans la mienne, je lui fis essuyer mon visage plus rudement qu’il n’aurait voulu le faire, de peur de me blesser.

 

 

Il parut surpris plus que jamais, et jura – c’était la première fois que je l’entendais jurer depuis que je le connaissais – qu’il n’aurait pu croire qu’il y avait au monde une telle peau sans aucun fard.

 

« Eh bien, monseigneur, dis-je, Votre Altesse va avoir une nouvelle démonstration que ce qu’il vous plaît de prendre pour de la beauté est le pur ouvrage de la nature. »

 

En même temps j’allai à la porte, j’agitai une petite sonnette pour appeler ma femme de chambre Amy, et lui ordonnai de m’apporter une tasse pleine d’eau chaude, ce qu’elle fit. Quand l’eau fut venue, je priai Son Altesse de sentir qu’elle était chaude ; il le fit, et immédiatement je me lavai tout le visage devant lui. C’était là vraiment plus qu’une satisfaction, je veux dire plus qu’une raison de croire ; car c’était une indéniable démonstration. Il me baisa les joues et les seins mille fois, avec les expressions de la plus grande surprise imaginable.

 

Je n’avais pas non plus une taille très ordinaire, quant aux formes et aux proportions. Bien que j’eusse eu deux enfants de mon amant et six de mon véritable mari, je répète que je n’avais pas une taille méprisable ; et mon prince (il faut me permettre la vanité de l’appeler ainsi) était en train de m’examiner pendant que je marchais d’un bout à l’autre de la chambre. À la fin, il me conduisit dans la partie la plus obscure de la pièce, et, se tenant derrière moi, me pria de relever la tête ; alors, mettant ses deux mains autour de mon cou, comme s’il le mesurait dans ses doigts pour voir combien il était petit, car il était petit et long, il me le tint si longtemps et si fort dans sa main que je me plaignis qu’il me fît un peu mal. Pourquoi il faisait cela, je ne le savais pas, et je n’avais pas le moindre soupçon qu’il fît autre chose que de me mesurer le cou. Mais, quand je lui dis qu’il me faisait mal, il eut l’air de me laisser aller, et en une demi-minute il me conduisit devant un trumeau ; et voilà que je vis mon cou enfermé dans un beau collier de diamants. Cependant je ne m’étais pas plus rendu compte de ce qu’il faisait que s’il n’avait réellement rien fait du tout ; et je n’en avais pas eu le moindre soupçon. S’il y eut alors une once du sang que j’avais dans les veines qui ne monta pas à mon visage, à mon cou et à mes seins, ce fut sans doute par suite de quelque interruption dans les vaisseaux. Cette vue me mit toute en feu, et je me demandais ce que c’était qui m’arrivait.

 

Cependant, pour lui faire voir que je n’étais pas indigne de recevoir des bienfaits, je me retournai en lui disant :

 

« Monseigneur, Votre Altesse a décidé de conquérir par sa générosité la sincère gratitude de ses serviteurs. Vous ne laissez place à rien qu’aux remerciements, et vous rendez ces remerciements mêmes inutiles, tellement ils sont peu proportionnés aux circonstances.

 

» – J’aime, enfant, répondit-il, à voir tout en harmonie. Une belle robe, un beau jupon, une belle coiffure de dentelle, un beau visage et un beau cou, et point de collier, cela n’aurait pas laissé l’objet parfait. Mais pourquoi cette rougeur, ma chère ?

 

» – Monseigneur, dis-je, tous vos dons appellent cette rougeur, et par dessus tout je rougis de me voir donner ce que je suis si peu capable de mériter, et ce qu’il me sied si mal de recevoir. »

 

C’est ainsi que je suis une preuve vivante de la faiblesse des grands personnages, quand il s’agit de leur vice. Ils comptent pour rien de jeter follement des richesses immenses aux plus indignes créatures ; ou, pour le résumer en un mot, ils élèvent la valeur de l’objet qu’ils prétendent choisir à leur fantaisie. Ils élèvent, dis-je, sa valeur à leurs dépens ; ils donnent des présents considérables pour une faveur ruineuse qui est si loin de valoir ce qu’elle coûte, qu’en fin de compte rien n’est plus absurde que le prix que les hommes payent pour acheter leur propre destruction.

 

Je ne pouvais, au plus fort de toute cette jolie conduite, je ne pouvais, dis-je, ne pas faire quelques justes réflexions, bien que, comme je l’ai dit, ma conscience fût muette et ne me troublât aucunement dans ma perversité. Ma vanité était gonflée à un tel point qu’il ne me restait pas de place pour me livrer à de telles pensées. Mais je ne pouvais m’empêcher parfois de jeter avec étonnement un regard en arrière sur la folie des gens de qualité qui, immenses dans leur générosité comme dans leur richesse, donnent à profusion et sans connaître de bornes aux plus scandaleuses personnes de notre sexe, pour qu’elles leur accordent la liberté de s’abuser eux-mêmes et de se perdre avec elles.

 

Moi, qui savais ce que cette carcasse qui était mon corps avait été il y avait quelques années à peine, combien abattue par le chagrin, noyée dans les larmes, épouvantée à la perspective de la misère, entourée de haillons et d’enfants sans père ; engageant et vendant les guenilles qui me couvraient pour un dîner ; assise à terre, désespérant de tout secours et m’attendant à mourir de faim, jusqu’au moment où l’on m’arracherait mes enfants pour être entretenus par la paroisse ; moi qui, après cela, étais devenue femme de mauvaise vie pour du pain, et, abandonnant conscience et vertu, avais vécu avec le mari d’une autre femme ; moi qui étais méprisée par tous mes parents et par ceux de mon mari ; moi qui avais été délaissée, dans une si complète désolation, tellement sans ami et sans aide, que je ne savais comment me procurer un dernier secours pour m’empêcher de mourir de faim, je devais donc être courtisée par un prince pour l’honneur d’obtenir l’usage de mon corps prostitué, dont ses inférieurs s’étaient auparavant servi, et que peut-être je n’aurais pas, naguère, refusé à un de ses valets, si, par là, j’avais pu m’assurer du pain.

 

Je ne pouvais, dis-je, m’empêcher de réfléchir à la brutalité et à l’aveuglement du genre humain qui, parce que la nature m’avait donné une belle peau et quelques traits agréables, permettait que la beauté présentât à l’appétit sensuel un appât assez puissant pour faire faire des choses ignobles et déraisonnables afin d’en obtenir la possession.

 

C’est pour cette raison que j’ai si longuement exposé le détail des caresses que me prodiguèrent le joaillier et ce prince. Non pour faire de ce récit une excitation au vice dont je me suis rendue coupable et dont je suis aujourd’hui une pénitente si pleine de regrets (à Dieu ne plaise que personne fasse un si vil usage d’un si bon dessein) ; mais pour tracer la juste peinture d’un homme asservi à la rage de son vicieux appétit ; pour montrer comment il efface l’image de Dieu dans son âme, détrône sa raison ; fait abdiquer à la conscience son domaine, et exalte les sens sur le trône vide ; comment il dépouille l’homme et exalte la brute en lui.

 

Oh ! si nous pouvions entendre de quels reproches ce grand personnage se chargea plus tard, lorsqu’il fut fatigué de cette créature admirée et qu’il devint dégoûté de son vice ! Combien le détail en serait profitable au lecteur de ce récit. Mais s’il avait lui-même connu la sale histoire de mes agissements sur le théâtre de la vie depuis le peu de temps que j’étais au monde, combien ses reproches contre lui-même n’eussent-ils pas été plus sincères. Mais je reviendrai sur ce sujet.

 

Je vécus dans cette sorte de retraite joyeuse presque trois années, espace de temps pendant lequel, à coup sûr, jamais amour de ce genre ne fut porté si haut. Le prince ne connaissait pas de bornes à sa munificence. Il ne pouvait me donner, soit pour mes vêtements, soit pour mon service, soit pour mes mets ou mes vins, rien de plus que ce qu’il m’avait donné dès le commencement. Après cela, il fit ses présents en pièces d’or, présents très fréquents et considérables, souvent de cent pistoles, jamais de moins de cinquante à la fois : et je dois me rendre cette justice, que j’avais plutôt l’air d’être peu disposée à recevoir, que de solliciter et d’abuser. Non pas que je n’eusse une nature avide. Ce n’était pas non plus que je ne visse bien que c’était l’époque de la moisson, pendant laquelle il fallait faire ma récolte, et qu’elle ne durerait pas longtemps. Mais c’était que réellement sa générosité anticipait toujours mon attente et même mes désirs. Il me donnait l’argent si rapidement, qu’il le répandait sur moi bien plutôt qu’il ne me laissait l’occasion d’en demander ; de sorte qu’avant que j’eusse pu dépenser cinquante pistoles, j’en avais toujours cent pour les remplacer.

 

Après avoir été ainsi dans ses bras un an et demi, ou environ, je me trouvai enceinte. Je ne m’en embarrassai pas auprès de lui, avant d’être assurée que je ne me trompais pas. Alors, un matin, de bonne heure, étant au lit ensemble, je lui dis :

 

« Monseigneur, je doute que Votre Altesse se donne jamais le loisir de songer à ce qui arriverait si j’avais l’honneur d’être enceinte de vous.

 

» – Eh bien, ma chère, dit-il, nous avons les moyens d’élever l’enfant, si une telle chose arrivait : j’espère que vous n’êtes pas inquiète là-dessus.

 

» – Non, monseigneur, répondis-je. Je me croirais très heureuse si je pouvais donner à Votre Altesse un fils. J’aurais l’espoir de le voir lieutenant-général des armées du roi, grâce à l’intérêt que lui porterait son père, et grâce à son propre mérite.

 

» – Soyez assurée, enfant, reprit-il, que, s’il en était ainsi, je ne refuserais pas de l’avouer pour mon fils, bien que fils naturel, comme on les appelle ; et je ne le mépriserais ni ne le négligerais jamais, pour l’amour de sa mère. »

 

Il se mit alors à m’importuner pour savoir si c’était vrai ; mais je le niai positivement jusqu’au jour où je fus capable de lui donner la satisfaction de reconnaître lui-même le mouvement de l’enfant au dedans de moi.

 

Il se déclara ravi de joie à cette découverte ; mais il me dit qu’il était absolument nécessaire pour moi de quitter la retraite que, disait-il, j’avais supportée pour l’amour de lui, et de prendre une maison quelque part à la campagne, autant pour ma santé que pour le secret, à l’occasion de mes couches. Ceci était tout à fait en dehors de ma sphère d’action ; mais le prince, qui était un homme de plaisir, avait, paraît-il, plusieurs asiles de ce genre, dont il avait fait usage, je suppose, en des occasions semblables. Tout en s’en remettant donc, pour ainsi dire, à son gentilhomme, il me procura une maison très convenable à environ quatre milles au sud de Paris, dans le village de ***, où j’eus des appartements très agréables, de beaux jardins, et tout très bien disposé à mon goût. Mais une chose qui ne me plut pas du tout, ce fut une vieille femme qu’on avait retenue et établie dans la maison avec la charge de pourvoir à tout ce qui serait nécessaire pendant mes couches et de m’assister dans le travail.

 

Je n’aimais pas du tout cette vieille femme ; elle avait trop l’air d’un espion à mes trousses ou (et cette idée m’épouvantait parfois) de quelqu’un secrètement chargé de m’expédier hors de ce monde, de la manière qui s’accorderait le mieux avec les circonstances de mes couches. La première fois que le prince vint me voir, ce qui ne tarda pas beaucoup de jours, je lui fis quelques plaintes au sujet de cette vieille femme, et, autant par l’habileté de mon langage que par la force de mon raisonnement, je le convainquis que ce ne serait pas du tout commode, que le risque en serait plus grand de son côté, et que, tôt ou tard, cela le ferait découvrir ainsi que moi. Je l’assurai que ma servante étant anglaise, elle ne savait pas encore maintenant qui il était ; que je l’appelais toujours le comte de Clérac, et qu’elle ne savait et ne saurait jamais rien d’autre sur lui ; que, s’il voulait me donner congé de choisir des personnes convenables pour mon service, il serait ordonné de telle façon qu’aucune d’elles ne saurait qui il était, ni même peut-être ne verrait jamais son visage ; et que, quant à l’identité de l’enfant qui allait naître, Son Altesse, qui avait été seule au début de l’affaire, serait, s’il lui plaisait, présente dans la chambre pendant tout le temps, de sorte qu’elle n’aurait pas besoin de témoins à cet égard.

 

Ce discours le satisfit complètement, si bien qu’il ordonna à son gentilhomme de congédier la vieille femme le même jour ; et, sans aucune difficulté, j’envoyai Amy à Calais et de là à Douvres, où elle engagea une sage-femme anglaise et une nourrice anglaise, pour venir en France soigner, pendant quatre mois au moins, une dame anglaise de qualité, suivant le titre qu’on me donnait.

 

Amy avait convenu de payer à la sage-femme cent guinées, et de la défrayer jusqu’à Paris et, au retour, jusqu’à Douvres. La pauvre femme qui devait être ma nourrice avait vingt livres sterling, et, pour les frais, les mêmes conditions que l’autre.

 

Je fus très aise lorsque Amy fut de retour, d’autant plus qu’elle amenait avec la sage-femme une autre femme aux bonnes allures maternelles, qui devait lui servir d’aide, et qui serait très utile à l’occasion ; elle avait aussi averti un accoucheur à Paris, au cas où on aurait en quoi que ce soit besoin de son assistance. Ayant ainsi pourvu à tout, le comte, car c’est ainsi que nous l’appelions en public, venait me voir aussi souvent que je pouvais l’espérer, et continuait à être excessivement bon, comme il l’avait toujours été. Un jour que nous nous entretenions ensemble au sujet de ma grossesse, je lui dis que toutes les choses étaient parfaitement en ordre, mais que j’avais une étrange appréhension que je mourrais de cet enfant. Il répondit en souriant :

 

« C’est ce que disent toutes les dames, ma chère, quand elles sont enceintes.

 

» – Quoi qu’il en soit, monseigneur, repris-je, il n’est que juste que ce que vous m’avez accordé dans l’excès de votre générosité, ne soit pas perdu. »

 

Là-dessus, je tirai de mon sein un papier plié, mais non scellé, et le lui lus. J’y laissai l’ordre que toute la vaisselle et les bijoux, et le beau mobilier que Son Altesse m’avait donnés, lui fussent rendus par mes femmes, et que les clefs fussent remises à son gentilhomme en cas de malheur. Puis, je recommandai ma femme de chambre Amy à ses faveurs pour une somme de cent pistoles, à condition qu’elle donnât les clefs, comme je l’ai dit, au gentilhomme contre reçu de celui-ci. Lorsqu’il vit cela :

 

« Ma chère enfant, dit-il, en me prenant dans ses bras, et quoi ! avez-vous fait votre testament et disposé de vos biens ? Dites-moi, je vous prie, qui faites-vous votre légataire universel ?

 

« – Oui, monseigneur, lui répondis-je ; je l’ai fait, du moins de manière à vous assurer en cas de mort, la justice que je vous dois. Et en faveur de qui disposerais-je des choses précieuses que je tiens de vos mains comme des gages de vos bonnes grâces et des témoignages de votre générosité, sinon en faveur du donateur ? Si l’enfant vit, Votre Altesse, je n’en doute pas, agira d’une façon digne d’elle à cet égard, et j’aurai la confiance la plus entière qu’il sera bien traité par vos ordres. »

 

Je pus voir qu’il prenait très bien cela. Il me dit :

 

« J’ai oublié toutes les dames de Paris pour vous ; et chaque jour que j’ai vécu depuis que je vous connais m’a fait voir que vous savez mériter tout ce qu’un homme d’honneur peut faire dans votre intérêt. Soyez tranquille, enfant ; j’espère que vous ne mourrez pas ; d’ailleurs, tout ce que vous avez est à vous ; faites-en ce qu’il vous plaira. »

 

J’étais alors à environ deux mois de mon terme, et cela fut vite passé. Au moment où je m’aperçus que l’heure était venue, il se trouva très heureusement qu’il était à la maison, et je le suppliai de rester quelques heures de plus, ce à quoi il consentit. On appela Son Altesse pour la faire entrer dans la chambre, s’il lui plaisait, comme je le lui avais offert et comme je le désirais ; et je lui envoyai dire que je ferais aussi peu de cris que possible pour éviter de le gêner. Il vint dans la chambre une fois, m’exhorta à avoir bon courage, disant que ce serait vite fini, puis se retira. Au bout d’une demi-heure environ, Amy lui porta la nouvelle que j’étais délivrée et que j’avais mis au monde un garçon charmant. Il lui donna dix pistoles pour sa nouvelle, et attendit qu’on eût tout mis en ordre autour de moi ; il rentra alors dans la chambre, m’encouragea, me parla avec bonté, regarda l’enfant, puis se retira, et revint me voir le lendemain.

 

Depuis, lorsque j’ai jeté un regard en arrière sur ces choses avec des yeux libres de la domination du crime, que le côté pervers m’en est apparu sous un jour plus clair, et que je l’ai vu avec ses couleurs naturelles, n’étant plus aveuglée par les brillantes apparences qui me décevaient en ce temps-là et qui, comme dans les cas semblables, si je puis juger des autres par moi-même, possèdent trop fortement l’esprit ; depuis, dis-je, je me suis souvent demandé quel plaisir, quelle satisfaction le prince pouvait avoir à regarder le pauvre innocent petit enfant, qui, tout en étant le sien, et bien qu’il pût de ce côté lui inspirer quelque sentiment d’affection, devait cependant toujours, dans la suite, lui rappeler sa faute première, et, chose pire encore, se charger, sans l’avoir méritée, d’une marque éternelle d’infamie, dont on lui ferait, en toute occasion un reproche, à cause de la folie de son père et de la perversité de sa mère.

 

Les grands personnages sont, à la vérité, délivrés du fardeau de leurs enfants naturels ou bâtards, quant à ce qui concerne l’entretien. C’est le principal tourment dans les autres cas, où il n’y a point de ressources suffisantes pour eux sans empiéter sur la fortune de la famille. Dans ces cas-là, ou les enfants légitimes de l’homme souffrent, ce qui est tout à fait contre nature, ou la mère infortunée de l’enfant illégitime a l’épouvantable douleur soit d’être renvoyée avec son enfant et d’être abandonnée à la faim, etc., soit de voir le pauvre petit emporté comme un paquet, pour une pièce d’argent, par quelqu’une de ces bouchères qui débarrassent des enfants, comme cela s’appelle, c’est-à-dire, qui les affament et, en un mot, les assassinent.

 

Les grands personnages, dis-je, sont délivrés de ce fardeau, parce qu’ils ont toujours les moyens de fournir à la dépense de leur postérité irrégulière, en faisant quelque petite assignation de fonds sur la banque de Lyon ou l’hôtel de ville de Paris, et en stipulant que ces sommes sont versées pour faire face à telles dépenses qu’ils jugeront fondées.

 

Ainsi, dans le cas de cet enfant de moi, tant que le Prince et moi entretînmes des relations, il n’y eut pas besoin de prendre aucune disposition pour l’apanage ou l’entretien de l’enfant ou de sa nourrice, car il me fournissait plus qu’il ne fallait pour tout cela ; mais plus tard, lorsque le temps et une circonstance particulière eurent mis fin à nos relations (de telles liaisons ont toujours un terme, et généralement se rompent brusquement), plus tard, dis-je, je sus qu’il avait établi pour les enfants une pension fixe, par l’assignation d’une rente annuelle sur la banque de Lyon, laquelle était suffisante pour les avancer convenablement, quoique en simples particuliers, dans le monde, et cela d’une façon non indigne du sang de leur père, tout en étant moi-même disparue et oubliée dans la circonstance ; et les enfants n’ont jamais jusqu’à ce jour rien su de leur mère, autrement que comme vous en aurez le détail ci-après.

 

Mais, pour revenir à l’observation particulière que je faisais, et qui, je l’espère, pourra être utile à ceux qui liront mon histoire, je répète que c’était quelque chose de merveilleux pour moi de voir ce personnage si extrêmement ravi de cette naissance, et si content de cet enfant ; il s’asseyait et le regardait, parfois avec un air grave, pendant de longs moments de suite, et j’observai qu’il aimait particulièrement le regarder quand il était endormi.

 

C’était, à la vérité, un aimable et charmant enfant ; et il avait une certaine vivacité de physionomie qui est loin d’être commune à tous les enfants si jeunes. Le prince me disait souvent qu’il croyait qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire en lui, et qu’il ne doutait pas qu’il ne devînt un grand homme.

 

Je ne pus jamais l’entendre parler ainsi, sans en éprouver un plaisir secret ; cependant cela me touchait si profondément d’une autre manière, que je ne pouvais retenir un soupir et quelquefois des larmes ; une fois, en particulier, cela m’émut tellement que je ne pus le lui cacher. Mais lorsqu’il vit couler les larmes sur mon visage, il n’y eut plus moyen de lui en cacher la cause ; il était trop pressant pour être refusé en une chose qui l’intéressait si fort ; aussi lui répondis-je franchement :

 

« Ce qui m’affecte sensiblement, monseigneur, c’est que, quel que puisse être le mérite de ce petit être, il doive toujours avoir une barre sur son blason. L’accident de sa naissance sera toujours, non seulement une tache à son honneur, mais un obstacle à sa fortune dans le monde. Notre affection sera à jamais son affliction, et le crime de la mère sera le blâme du fils. La tache ne pourra jamais être effacée par les actions les plus glorieuses ; bien plus, s’il vit pour élever une famille, l’infamie devra descendre jusqu’à son innocente postérité. »

 

Cette pensée le frappa, et il me dit plusieurs fois ensuite qu’elle avait fait plus d’impression sur lui qu’il ne me l’avait laissé voir sur le moment ; mais, pour l’instant, il l’écarta en me disant qu’on ne pouvait empêcher ces choses-là ; qu’elles servaient d’aiguillon à l’ardeur des braves, leur inspiraient les principes de la vaillance, et les poussaient aux exploits ; que, bien qu’il pût être vrai que l’épithète d’illégitime s’attachât au nom, la vertu personnelle n’en mettait pas moins un homme d’honneur au dessus du reproche de sa naissance ; que, comme il n’avait pas eu part à la faute, il ne serait pas souillé par la tache, lorsque, s’étant par son propre mérite, mis à l’abri des atteintes du scandale, la mémoire de ses commencements se noierait dans sa gloire ; que, comme c’était l’habitude des gens de qualité de faire de petites escapades de ce genre, le nombre de leurs enfants naturels était si grand, et ils prenaient généralement tant de soin de leur éducation, que quelques-uns des plus grands hommes du monde avaient une barre dans leurs armes et que cela n’avait pas d’importance pour eux, surtout lorsque leur renommée commençait à s’élever sur la base de leur mérite acquis. Et là-dessus, il se mit à m’énumérer quelques-unes des plus grandes familles de France et aussi d’Angleterre.

 

Cela mit fin à notre conversation sur ce sujet pour quelque temps. Mais une fois, je m’avançai davantage avec lui, en tournant la conversation du sort réservé à nos enfants aux reproches que ces enfants seraient en position de nous adresser, à nous, leurs auteurs ; et, comme je parlais avec un peu trop de chaleur, il finit par recevoir une impression plus profonde que je ne l’aurais voulu. À la fin, il me dit que j’avais presque joué le rôle d’un confesseur auprès de lui, mais que je pourrais bien lui prêcher une doctrine plus dangereuse qu’il ne nous conviendrait à l’un et à l’autre, ou que je ne le soupçonnais.

 

« Car, ma chère, ajouta-t-il, si nous en arrivons une fois à parler de repentir, il faudra parler de nous séparer. »

 

S’il y avait déjà des larmes dans mes yeux, elles coulèrent alors trop abondantes pour être retenues, et je ne lui donnai que trop l’assurance par mes regards que je n’avais pas encore dans l’esprit de réflexions assez fortes pour aller jusque-là, et que je ne pouvais pas plus songer à nous séparer qu’il ne le pouvait de son côté.

 

Il me dit beaucoup de tendres choses, pleines de grandeur, comme lui-même ; et, atténuant notre crime, il me déclara qu’il ne pourrait pas plus se séparer de moi que moi de lui. Ainsi, pour conclusion, l’un et l’autre, en dépit même de nos lumières et en dépit de notre conviction, nous continuâmes dans le péché. À la vérité son affection pour l’enfant était un lien très fort, car il l’aimait extrêmement.

 

Cet enfant devint par la suite un homme considérable. Il fut d’abord officier aux Gardes du corps, en France, et, plus tard, colonel d’un régiment de dragons en Italie ; et, en un grand nombre d’occasions extraordinaires, il montra qu’il n’était pas indigne d’un tel père, mais qu’il aurait à bien des égards mérité une naissance légitime et une mère meilleure. D’ailleurs nous en reparlerons.

 

Je pense que je puis maintenant dire que je vivais vraiment comme une reine ; ou, si vous voulez me faire confesser que ma condition avait encore la souillure de la prostituée, je puis dire que j’étais, à coup sûr, la reine des prostituées ; car jamais femme, n’ayant que l’état de maîtresse, ne fût plus appréciée et plus caressée par une personne de ce rang. J’avais, il est vrai, un défaut qu’on peut rarement reprocher aux femmes dans des circonstances semblables : jamais de la vie je ne lui demandai rien, ni ne permis qu’on se servît de moi, comme ce n’est que trop la coutume des maîtresses, pour demander des faveurs pour d’autres. Dans le premier cas, sa générosité m’en empêcha toujours ; et, dans le second, ce fut ma stricte retraite, qui n’était pas moins à ma convenance qu’à la sienne.

 

La seule faveur que je lui demandai jamais fut pour son gentilhomme, auquel il avait, pendant tout le temps, confié le secret de notre affaire. Celui-ci l’avait une fois tellement offensé par quelques omissions dans les devoirs de sa charge, qu’il trouvait très difficile de faire sa paix. Il vint exposer son cas à ma femme de chambre Amy, et la pria de me parler afin que j’intercédasse pour lui. Je le fis, et, à cause de moi, on le reçut de nouveau et lui pardonna. Le reconnaissant coquin m’en paya en se glissant dans le lit de sa bienfaitrice Amy, ce dont je fus très en colère ; mais Amy déclara généreusement que c’était de sa faute, à elle, autant que de la sienne, à lui ; et qu’elle aimait l’individu au point qu’elle croyait qu’elle le lui aurait demandé s’il ne le lui avait demandé lui-même. Ceci, dis-je, m’apaisa et je me contentai d’obtenir d’elle qu’elle ne lui ferait pas connaître que je le savais.

 

J’aurais pu entremêler cette partie de mon récit d’un grand nombre d’anecdotes et de conversations qui se passèrent entre ma servante Amy et moi ; mais je les omets dans l’intérêt de ma propre histoire qui a été si extraordinaire. Cependant, il faut que je parle un peu d’Amy et de son gentilhomme.

 

Je m’informai auprès d’Amy dans quelle circonstance ils en étaient venus à ce point d’intimité ; mais elle sembla peu disposée à s’expliquer. Je ne me souciai pas de la presser sur une affaire de cette nature, sachant qu’elle aurait pu répondre à ma question par une question, et demander comment moi et le prince en étions venus aussi à ce point d’intimité. Je cessai donc de m’en informer davantage ; et, au bout de quelque temps, elle me raconta tout, librement et d’elle-même. L’affaire, pour le faire bref, revenait simplement à ceci : telle maîtresse, telle servante ; comme ils avaient beaucoup d’heures de loisir ensemble, en bas, en attendant chacun de leur côté, lorsque son maître et moi nous étions ensemble en haut, ils ne pouvaient guère éviter de se poser l’un à l’autre la question d’usage ; à savoir, pourquoi ils ne feraient pas en bas la même chose que nous faisions en haut.

 

Là dessus, vraiment, comme je l’ai déjà dit, je ne pouvais trouver dans mon cœur le moyen d’être irritée contre Amy. J’avais peur, il est vrai, que la fille n’eût un enfant elle aussi ; mais cela n’arriva pas, et il n’y eût pas de mal de fait, car Amy avait déjà été initiée, aussi bien que sa maîtresse, et par la même personne, comme vous l’avez vu.

 

Lorsque je fus relevée et que mon enfant fut pourvu d’une bonne nourrice, comme, d’ailleurs, l’hiver approchait, il était convenable de songer à revenir à Paris ; ce que je fis. Mais comme j’avais maintenant un carrosse, des chevaux et quelques domestiques pour me servir, par la permission de mon seigneur et maître, je prenais la liberté de les faire venir à Paris quelquefois, et ainsi de faire un tour dans le jardin des Tuileries et autres lieux agréables de la ville. Il arriva un jour que mon prince (si je puis l’appeler ainsi) eut l’idée de me donner quelque divertissement et de prendre l’air avec moi. Mais, afin de pouvoir le faire et de n’être pas reconnu en public, il vint me trouver dans le carrosse du comte de ***, grand officier de la cour, et suivi de sa livrée ; de sorte qu’il était, en un mot, impossible de deviner à l’équipage qui j’étais et à qui j’appartenais. En outre, afin que je fusse plus effectivement cachée, il me commanda de me faire prendre chez une couturière où il venait quelquefois, – pour d’autres amours ou non ce n’était pas mon affaire de m’en enquérir. Je ne savais rien de l’endroit où il avait l’intention de me mener ; mais lorsqu’il fut dans le carrosse avec moi, il me dit qu’il avait donné l’ordre à ses domestiques d’aller à la cour, et qu’il voulait me montrer un peu du beau monde. Je lui répondis que je ne m’inquiétais pas du lieu où j’allais, tant que j’avais l’honneur de l’avoir avec moi. Il me conduisit ainsi au beau palais de Meudon, où le Dauphin était alors, et où il avait quelque intelligence particulière avec un des serviteurs du Dauphin, qui me donna asile dans ses appartements pendant que nous y restâmes, c’est-à-dire trois ou quatre jours.

 

Durant mon séjour, il se trouva que le roi vint de Versailles, et, ne s’arrêtant que très peu, fit visite à Mme la Dauphine qui était alors vivante. Le prince était là incognito par la seule raison qu’il était avec moi ; aussi, lorsqu’il apprit que le roi était dans les jardins, il se tint enfermé dans les appartements ; mais le gentilhomme chez lequel nous étions, avec sa dame et plusieurs autres, sortit pour voir le roi, et j’eus l’honneur d’être invitée à aller avec eux.

 

Nous ne restâmes pas longtemps dans les jardins ; après avoir vu le roi ; nous remontâmes la large terrasse, et, en traversant la salle pour nous diriger vers le grand escalier, j’eus un spectacle qui me confondit d’un coup, comme je ne doute pas qu’il ne l’eût fait de toute femme au monde. Les gardes à cheval, ou, comme on les appelle là, les gens d’armes s’étaient pour une occasion quelconque, trouvés de service, ou ils avaient été passé en revue, ou quelque autre chose (c’était un sujet que je n’entendais pas) occasionnait leur présence ; je ne sais pas quoi, mais le fait est que, marchant dans la chambre des gardes, portant ses bottes de cheval et l’uniforme complet de la troupe, comme nos horse-guards (gardes à cheval) le portent lorsqu’ils sont de service, comme on dit, à Saint-James’s Park, je vis là, vous dis-je, à mon inexprimable stupéfaction, je vis M. ***, mon premier mari, le brasseur.

 

Je ne pouvais me tromper. Je passai si près de lui que je le frôlai presque de mes vêtements, et je le regardai bien en face, mais en ayant mon éventail devant mon visage, de sorte qu’il ne pouvait me reconnaître. Mais moi, je le reconnus parfaitement bien, et je l’entendis parler, ce qui était un second moyen de reconnaissance. Tout en étant, vous pouvez le croire, étonnée et surprise à cette vue, je me retournai après l’avoir dépassé de quelques pas, et, feignant d’adresser des questions à la dame qui était avec moi, je m’arrêtai, comme si j’avais regardé la grande salle, la chambre extérieure des gardes et autres choses semblables ; mais je le faisais pour bien voir son costume, afin de pouvoir pousser plus loin mes investigations.

 

Pendant que j’étais ainsi arrêtée, amusant de questions cette dame qui était avec moi, il revint en causant avec un autre homme de même uniforme, juste à côté de moi ; et, à mon grand plaisir, ou déplaisir, prenez-le dans le sens que vous voudrez, je l’entendis parler anglais, l’autre étant un Anglais apparemment.

 

Je fis alors à la dame quelques autres questions.

 

« Je vous prie, madame, lui dis-je, quels sont ces cavaliers-ci ? Sont-ce les gardes du roi ?

 

» – Non, dit-elle. Ce sont les gens d’armes ; un petit détachement d’entre eux, je suppose, escortait le roi aujourd’hui ; mais ce n’est pas la garde ordinaire de Sa Majesté. »

 

Une autre dame qui était avec elle, dit alors :

 

« Non, madame, il semble que ce ne soit pas le cas ; car je les ai entendus dire que les gens d’armes étaient ici aujourd’hui par ordre spécial, quelques-uns d’entre eux devant marcher vers le Rhin, et ceux-ci se tenir prêts à recevoir des ordres ; mais ils retournent demain à Orléans, où ils sont attendus. »

 

Ceci me satisfit en partie ; mais je trouvai ensuite le moyen de m’informer à quel corps de troupe particulier appartenaient les gentilshommes qui étaient là ; et en même temps j’appris qu’ils seraient tous à Paris la semaine suivante.

 

Deux jours après nous revînmes à Paris. J’en pris occasion de dire à monseigneur que j’avais entendu dire que les gens d’armes devaient être dans la ville la semaine d’après, et que je serais ravie de les voir défiler s’ils entraient en corps. Il était si obligeant en ces sortes de choses que je n’avais seulement qu’à en indiquer une pour qu’elle fût faite ; aussi ordonna-t-il à son gentilhomme (je devrais maintenant l’appeler le gentilhomme (d’Amy) de m’avoir une place dans une certaine maison où je pourrais les voir défiler.

 

Comme il ne paraissait pas avec moi en cette occasion, j’eus la liberté d’emmener ma femme de chambre Amy, et nous nous établîmes en un endroit ou nous étions très commodément pour les observations que j’avais à faire. Je dis à Amy ce que j’avais vu, et elle fut aussi empressée à faire de son côté cette découverte que je l’étais à la lui faire faire, et presque aussi surprise que moi de la chose en elle-même. Bref, les gens d’armes entrèrent dans la ville, comme on s’y attendait, et offrirent un spectacle vraiment glorieux, équipés à neuf de vêtements et d’armes, et allant faire bénir leurs étendards par l’archevêque de Paris. Ils avaient véritablement l’air très gaillard en cette occasion ; et comme ils défilaient fort lentement, j’eus le loisir de faire un examen aussi critique et une recherche aussi méticuleuse parmi eux qu’il me plaisait. Et voici qu’en un rang particulier, remarquable par le cavalier de taille monstrueuse qui était à sa droite, voici, dis-je, que je vis de nouveau mon homme. C’était, ma foi, un compagnon de mine belle et réjouie autant que quiconque dans la troupe, bien qu’il ne fût pas si monstrueusement gros que ce grand dont je parlais, lequel, paraît-il, n’en était pas moins un gentilhomme d’une bonne famille de Gascogne, et était appelé le géant de Gascogne.

 

Ce fut une espèce de bonne fortune pour nous, entre autres circonstances, que quelque chose fit arrêter les troupes dans leur marche, un peu avant que ce rang particulier arrivât droit contre la fenêtre où je me tenais ; de sorte que nous eûmes la facilité de le voir complètement, à une petite distance et de façon à ne pas douter que ce ne fût la même personne.

 

Amy qui croyait pouvoir, à bien des égards, se risquer plus sûrement à entrer dans les détails que je ne le pouvais moi-même, demanda à son amant comment on pourrait s’enquérir d’un certain homme qu’elle voyait parmi les gens d’armes et comment on pourrait le retrouver ; car elle venait de revoir là, à cheval, un Anglais qu’en Angleterre on supposait mort plusieurs années avant qu’elle vînt à Londres, et dont la femme s’était remariée. C’était une question à laquelle le gentilhomme ne voyait pas trop comment il pourrait répondre ; mais un autre homme, qui se trouvait près de là, lui dit que, si elle voulait lui donner le nom de la personne, il s’efforcerait de la lui trouver ; puis il lui demanda, en plaisantant, si c’était son amoureux ? Amy écarta la question d’un éclat de rire, mais elle continua son enquête, de telle manière que le gentilhomme n’eut pas de peine à s’apercevoir qu’elle parlait sérieusement ; il cessa donc de badiner, et lui demanda dans quelle partie du corps de troupe il se trouvait. Elle lui dit nettement son nom, ce qu’elle n’aurait pas dû faire ; et montrant du doigt l’enseigne que portait cette troupe, laquelle n’était pas encore tout à fait hors de vue, elle lui fit aisément comprendre dans quels parages il chevauchait ; seulement elle ne pouvait dire le nom du capitaine. Cependant, il lui donna ensuite de telles indications qu’Amy, qui était une fille infatigable, le découvrit. Il paraît qu’il n’avait pas changé de nom, ne supposant pas qu’on ferait aucune recherche en France à son sujet. Amy, dis-je, le découvrit donc ; elle alla hardiment à son quartier, le demanda, et il sortit aussitôt au devant d’elle.

 

Je crois que je n’avais pas été plus confondue lorsque je l’avais vu d’abord à Meudon qu’il ne le fut à la vue d’Amy. Il tressaillit, et devint aussi pâle que la mort. Amy crut que s’il l’avait vue tout d’abord dans quelque lieu commode pour une si abominable action, il l’aurait tuée.

 

Mais il tressaillit, comme je le disais, et demanda en anglais sur un ton d’étonnement :

 

« Qui êtes-vous ?

 

» – Monsieur, dit-elle, ne me connaissez-vous pas ?

 

» – Oui, dit-il, je vous connaissais quand vous étiez vivante ; mais qu’êtes-vous maintenant, esprit ou substance, je ne sais.

 

» – Ne craignez rien à ce sujet, monsieur, dit Amy. Je suis la même Amy que j’étais à votre service ; je ne vous parle pas maintenant pour vous causer aucune peine ; mais vous ayant vu hier par hasard à cheval au milieu des soldats, j’ai pensé que vous seriez peut-être bien aise d’avoir des nouvelles de vos amis de Londres.

 

» – Eh bien ! Amy, répondit-il (il avait un peu recouvré ses sens), comment tout le monde va-t-il donc ? Eh quoi ! votre maîtresse est-elle ici ? »

 

Et ils commencèrent le dialogue suivant :

 

AMY. – Ma maîtresse, monsieur, hélas ! Vous ne voulez pas parler de ma maîtresse. Pauvre noble femme, vous l’avez laissée en un triste état.

 

LE CAVALIER. – Oui, c’est vrai, Amy ; mais on ne pouvait empêcher cela. J’étais en un triste état moi-même.

 

AMY. – Véritablement je le crois, monsieur, autrement vous n’auriez pas fui comme vous l’avez fait ; car vous les laissiez tous dans une bien épouvantable condition, je dois le dire.

 

LE CAVALIER. – Qu’ont-ils fait après que j’ai été parti ?

 

AMY. – Ce qu’ils ont fait, monsieur ! ils ont été bien misérables, vous pouvez en être assuré. Comment en aurait-il pu être autrement ?

 

LE CAVALIER. – Oui, c’est vrai, sans doute. Mais vous pourriez me dire, Amy, ce qu’ils sont devenus, s’il vous plaît ; car si je suis allé si loin, ce n’est point que je ne les aimasse pas tous beaucoup ; mais c’est parce que je n’avais pas le courage de voir la pauvreté qui allait s’abattre sur eux et qu’il n’était pas en mon pouvoir d’empêcher. Que pouvais-je faire ?

 

AMY. – Certes, je le crois, en vérité ; et j’ai entendu ma maîtresse dire bien des fois qu’elle ne doutait pas que votre affliction ne fût aussi grande que la sienne, où que vous fussiez.

 

LE CAVALIER. – Et croyait-elle donc que je vivais encore ?

 

AMY. – Oui, monsieur, elle a toujours dit qu’elle croyait que vous étiez vivant, parce qu’elle pensait qu’elle aurait entendu parler de vous si vous aviez été mort.

 

LE CAVALIER. – En effet, en effet. J’étais vraiment dans une très grande perplexité. Sans cela je ne serais jamais parti.

 

AMY. – C’était bien cruel pour ma maîtresse, cependant, la pauvre dame, monsieur ; elle, a eu le cœur presque brisé pour vous, d’abord dans la crainte de ce qui pouvait vous arriver, et ensuite parce qu’elle ne pouvait avoir de vos nouvelles.

 

LE CAVALIER. – Hélas, Amy, que pouvais-je faire ? Les choses étaient arrivées à la dernière extrémité avant mon départ. Je n’aurais pu que les aider à mourir tous de faim, si j’étais resté ; et de plus, je ne pouvais supporter cette vie.

 

AMY. – Vous savez, monsieur que je ne puis pas dire grand’chose sur ce qui s’est passé auparavant ; mais j’ai été le mélancolique témoin des lamentables peines de ma pauvre maîtresse pendant tout le temps que je suis demeurée avec elle, et cela vous affligerait le cœur de les entendre raconter.

 

(Ici elle raconta toute mon histoire jusqu’au moment où la paroisse prit un de mes enfants, et elle s’aperçut que cela l’affectait beaucoup ; il secoua la tête et prononça quelques paroles pleines d’amertume en apprenant la cruauté de ses parents à mon égard).

 

LE CAVALIER. – C’est bien, Amy ; j’en sais suffisamment jusque-là. Qu’a-t-elle fait ensuite ?

 

AMY. – Je ne peux pas vous renseigner davantage, monsieur ; ma maîtresse ne voulut pas me laisser rester avec elle plus longtemps ; elle disait qu’elle ne pouvait ni me payer ni m’entretenir. Je lui disais bien que je la servirais sans gages ; mais je ne pouvais vivre sans manger, vous savez. Je fus donc forcée de la laisser, la pauvre dame, douloureusement contre mon gré ; j’ai appris ensuite que le propriétaire saisissait ses effets, de sorte qu’elle a été, je suppose, mise dehors ; car, comme je passais devant la porte, environ un mois après, je vis la maison fermée ; puis, à peu près quinze jours plus tard, je vis qu’il y avait des ouvriers en train de l’approprier pour un nouveau locataire, je pense, mais aucun des voisins ne put me dire ce qu’était devenue ma pauvre maîtresse, si ce n’est qu’ils racontaient qu’elle était dans un état de misère proche de la mendicité, et que si quelques-unes des bonnes familles des environs ne l’avaient secourue, elle aurait dû mourir de faim. »

 

Puis elle continua, et lui dit qu’après cela on n’avait plus jamais entendu parler de sa maîtresse ; mais qu’on l’avait vue deux ou trois fois dans la cité, très misérable et très pauvrement vêtue, et qu’on pensait qu’elle cousait pour gagner son pain.

 

CHAPITRE III

 

SOMMAIRE. – Amy s’enquiert des habitudes de son ancien maître. – Son train de vie méprisable. – Le prince est charmé d’avoir un fils. – Il m’invite à l’accompagner en Italie. – En Italie par les Alpes. – Nous visitons Naples et Venise. – Retour à Paris. – La princesse tombe malade et meurt. – Le prince refuse de me voir. – Un marchand offre de disposer de mes joyaux. – Singulière accusation portée par un Juif. – Plan pour me dérober mes joyaux. – Le marchand me conseille de partir. – Amy et moi nous prenons congé de la France. – Terrible tempête sur la côte de Hollande. – Une conscience coupable s’accuse elle-même. – Nous sommes jetés dans le port de Harwich. – Je vais en paquebot à Rotterdam. – Parallèle entre la maîtresse et la femme mariée. – Mon marchand de Paris me retrouve à Rotterdam.

 

Tout ceci la coquine le lui dit avec tant d’adresse, elle le mania et le cajola si bien, se frotta les yeux et pleura avec tant d’art, qu’il prit tout comme elle avait l’intention qu’il le prît, et qu’une fois ou deux elle lui vit les yeux également pleins de larmes. Il lui dit que c’était une touchante, mélancolique histoire, qui lui avait d’abord presque brisé le cœur ; mais qu’il était poussé à la dernière extrémité, et qu’il n’aurait pu que rester pour les voir tous mourir de faim, chose dont il ne pouvait supporter la pensée, car il se serait cassé la tête d’un coup de pistolet si cela était arrivé pendant qu’il était là-bas ; qu’il m’avait laissé, à moi, sa femme, tout l’argent qu’il avait au monde, moins vingt-cinq livres sterling, ce qui était aussi peu qu’il pût emporter avec lui pour chercher fortune dans le monde. Tous ses parents étant riches, il se croyait sûr qu’ils prendraient soin des pauvres enfants et ne les laisseraient pas tomber à la charge de la paroisse ; sa femme était jeune et belle, et il pensait qu’elle se remarierait, peut-être, avantageusement ; c’était pour cette raison qu’il ne lui avait jamais écrit ni fait savoir qu’il était vivant, afin qu’elle pût, au bout d’un raisonnable terme d’années, se marier et, peut-être, améliorer sa fortune ; il était résolu à ne jamais faire valoir ses droits sur elle ; il se réjouirait même d’apprendre qu’elle se serait établie suivant ses désirs ; il souhaitait qu’il y eût une loi autorisant une femme à se marier si son mari disparaissait sans qu’on entendît parler de lui pendant un si long temps ; ce temps, pensait-il, ne devrait pas être fixé au delà de quatre années, période assez longue pour faire tenir un mot à sa femme ou à sa famille, de n’importe quelle partie du monde.

 

Amy répondit qu’elle ne pouvait rien dire à cela, sinon qu’elle était convaincue que sa maîtresse n’épouserait personne, à moins d’avoir de quelqu’un qui l’aurait vu enterrer, la nouvelle certaine de sa mort.

 

« Mais, hélas ! ajouta-t-elle, ma maîtresse a été réduite à une si lugubre situation que personne ne serait assez fou pour penser à elle, à moins que de vouloir aller avec elle mendier de compagnie. »

 

Amy le voyant si parfaitement sa dupe, lui fit ensuite une longue et lamentable complainte de ce qu’on l’avait abusée jusqu’à lui faire épouser un pauvre valet.

 

« Car il n’est ni plus ni moins, disait-elle, quoi qu’il s’intitule, le gentilhomme d’un grand seigneur. Et voici qu’il m’a entraînée dans un pays étranger pour me réduire à la mendicité. »

 

Et elle se remit à brailler et à pleurnicher. Ce n’était que feinte hypocrite, soit dit en passant ; mais elle le faisait tellement d’après nature qu’elle le déçut complètement et qu’il donna à chacune de ses paroles le plus entier crédit.

 

« Mais Amy, dit-il, vous êtes très bien vêtue ; vous n’avez pas l’air de courir le danger de devenir mendiante.

 

» – Ah ! oui, que le diable les emporte ! répondit Amy. Ici, on aime à avoir de beaux habits, quand même on n’aurait jamais une chemise dessous ; mais moi je préfère avoir de l’argent comptant, plutôt qu’un coffre plein de belles hardes. D’ailleurs, monsieur, la plupart des vêtements que j’ai m’ont été donnés dans la dernière place où j’ai été après avoir quitté ma maîtresse. »

 

Comme résumé de la conversation, Amy lui fit dire quelle était sa situation et comment il vivait, sur sa promesse que si jamais elle allait en Angleterre et voyait son ancienne maîtresse, elle ne lui ferait pas savoir qu’il était en vie.

 

« Hélas ! monsieur, lui dit Amy à ce propos, il se peut que je n’aille jamais revoir l’Angleterre de toute ma vie ; et si j’y allais, il y aurait dix mille à parier contre un que je ne verrais pas mon ancienne maîtresse ; car, comment saurais-je de quel côté la chercher, ou dans quelle partie de l’Angleterre elle peut être ? Ce n’est pas moi qui pourrais le savoir. Je ne saurais même pas comment m’informer d’elle ; et si j’étais assez heureuse pour la voir, je ne voudrais pas lui faire le mal de lui dire où vous êtes, monsieur, à moins qu’elle ne fût en état de se suffire et à vous aussi. »

 

Ces paroles finirent de le tromper, et firent qu’il s’ouvrit complètement en causant avec elle. Quant à sa situation, il lui dit qu’elle le voyait au plus haut grade qu’il eût atteint et qu’il dût vraisemblablement jamais atteindre ; car, n’ayant ni amis ni connaissances en France, et, qui pis est, pas d’argent, il n’espérait pas s’élever jamais ; il aurait pu être nommé lieutenant dans un corps de cavalerie légère juste la semaine d’auparavant, par le crédit d’un officier des gens d’armes qui était son ami ; mais il lui aurait fallu trouver huit mille francs à payer au gentilhomme en possession de la lieutenance et auquel on avait donné congé de vendre.

 

« Et, disait-il, où aurais-je pu prendre huit mille francs, moi qui n’ai jamais eu cinq cents francs comptant à moi, depuis que je suis venu en France ? »

 

« Ô mon Dieu ! dit Amy, je suis bien fâchée de vous entendre parler ainsi ; j’imagine que si vous obteniez un jour quelque grade, vous penseriez à mon ancienne maîtresse et feriez quelque chose pour elle. Pauvre dame ! elle en a besoin, à coup sûr. »

 

Et là-dessus elle retomba dans ses pleurs.

 

« Il est vraiment triste, reprit-elle, que vous soyez si fort en peine d’argent qu’ayant un ami pour vous recommander, vous en perdiez le bénéfice faute de cette somme. »

 

– Et oui, c’est ainsi, en vérité, Amy, dit-il. Mais que peut faire un étranger qui n’a ni argent ni amis ? »

 

Ici Amy se remit à parler de moi.

 

« Ah ! dit-elle, c’est ma pauvre maîtresse qui y a perdu, quoiqu’elle n’en sache rien. Ô Dieu ! quel bonheur c’eût été. Assurément, monsieur, vous l’auriez aidée autant que vous l’auriez pu !

 

» – Certes, Amy, répondit-il, je l’aurais fait de tout mon cœur ; et, même comme je suis, je lui enverrais quelques secours, si je pensais qu’elle en eût besoin, n’était que lui faire savoir que je suis vivant pourrait lui causer quelque préjudice, au cas où elle s’établirait ou épouserait quelqu’un.

 

» – Hélas ! reprit Amy. Épouser ! Qui voudra l’épouser dans la pauvre condition où elle se trouve ? »

 

Et leur entretien se termina, là-dessus, pour cette fois.

 

Tout cela n’était que mots en l’air des deux côtés, bien entendu ; car, en s’informant mieux, Amy trouva qu’on ne lui avait jamais offert aucune commission de lieutenant ni rien de semblable, et qu’il avait, en causant, passé d’une divagation à une autre. Mais on verra cela en son lieu.

 

Vous pouvez croire que cette conversation, telle qu’Amy me la rapporta d’abord, me toucha au plus haut degré. Je fus un moment sur le point de lui envoyer les huit mille francs pour acheter la commission dont il avait parlé. Mais, comme je connaissais son caractère mieux que personne, je voulus examiner la chose d’un peu plus près. Je chargeai donc Amy de s’informer auprès de quelque autre cavalier, pour voir de quelle réputation il jouissait, et s’il y avait ou non quelque fondement à cette histoire d’une commission de lieutenant.

 

Amy ne fut pas longue à arriver à se faire une plus juste idée de lui, car elle apprit du premier coup qu’il avait le renom d’une parfaite canaille ; que rien de ce qu’il disait n’avait aucun poids ; mais qu’il n’était en somme qu’un simple aigrefin, un individu uniquement appliqué à attraper de l’argent, et qu’il n’y avait à compter sur aucune de ses paroles. À propos de la commission de lieutenant en particulier, elle comprit qu’il n’y avait rien de vrai du tout ; mais on lui raconta comment il avait souvent fait usage de cette imposture pour emprunter de l’argent et amener les gens à avoir pitié de lui et à lui en prêter ; il prétendait qu’il avait en Angleterre une femme et cinq enfants, qu’il entretenait sur sa solde ; par ces stratagèmes, il avait fait des dettes en différents endroits, et après plusieurs plaintes pour des faits de ce genre, on l’avait menacé de le renvoyer des gens d’armes ; bref, il ne fallait le croire en rien de ce qu’il disait, ni avoir confiance en lui à aucun point de vue.

 

Sur ces renseignements, le désir qu’avait Amy de pousser plus avant ses relations avec lui commença à se refroidir ; elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moi d’essayer de lui faire du bien, à moins de vouloir le mettre sur la voie de soupçons et de recherches qui pourraient être ma ruine, dans la condition où je me trouvais maintenant.

 

Ce côté de son caractère ne tarda pas à m’être confirmé ; car la prochaine fois qu’Amy alla causer avec lui, il se découvrit davantage. Comme elle lui donnait l’espérance de lui procurer quelqu’un qui lui avancerait l’argent de la lieutenance à des conditions faciles, il laissa insensiblement tomber le sujet, prétendit qu’il était trop tard, qu’il ne pourrait plus l’avoir, et descendit jusqu’à demander à la pauvre Amy de lui prêter cinq cents pistoles.

 

Amy s’excusa sur sa pauvreté ; ses ressources n’étaient que minces, dit-elle, et elle ne pourrait trouver une telle somme. – Ce qu’elle en faisait, c’était pour l’éprouver jusqu’au bout. Il descendit à trois cents, puis à cent, puis à cinquante, et enfin à une pistole, qu’elle lui prêta ; et comptant bien ne jamais la rendre, il évita dès lors le plus possible de se faire voir d’elle.

 

Convaincue ainsi qu’il était le même être sans valeur qu’il avait toujours été, je cessai tout à fait de penser à lui. Au contraire, s’il avait été un homme doué de quelque sens, de quelque principe d’honneur, j’avais l’idée de me retirer en Angleterre, de l’y faire venir et de vivre honnêtement avec lui. Mais de même qu’un sot est le pire des maris pour faire du bien à une femme, de même un sot est le pire des maris à qui une femme puisse faire du bien. Je lui en aurais fait volontiers, mais il n’avait pas ce qu’il fallait pour le recevoir ou en faire un bon usage. Lui eussé-je envoyé dix mille couronnes au lieu de huit mille francs, et cela sous la condition expresse d’acheter immédiatement, avec partie de cette somme, la commission dont il parlait, et d’en envoyer un peu du reste pour soulager les besoins de sa pauvre misérable femme à Londres et empêcher ses enfants d’être gardés par la paroisse, il était évident qu’il aurait continué à n’être qu’un simple cavalier, et que sa femme et ses enfants auraient toujours souffert la faim à Londres, ou été entretenus uniquement par charité, comme ils l’étaient alors, d’après ce qu’il croyait du moins.

 

N’y voyant donc aucun remède, je fus obligé de retirer ma main de celui qui avait été le premier agent de ma ruine, et de réserver l’assistance que je comptais lui donner pour une occasion plus convenable. Tout ce que j’avais à faire désormais, c’était de me tenir hors de sa vue, ce qui ne m’était pas très difficile, en raison de sa position.

 

Amy et moi nous nous consultâmes alors plusieurs fois sur la question principale, qui était de savoir comment nous serions sûres de ne pas nous heurter à lui de nouveau par hasard et de n’être point surprises par une reconnaissance qui serait vraiment une reconnaissance funeste. Amy proposa de nous tenir soigneusement au courant des lieux où les gens d’armes avaient leurs quartiers, et ainsi de les éviter efficacement. C’était là, en effet, un moyen. Il n’était pourtant pas de nature à me satisfaire pleinement. Aucune manière ordinaire de s’enquérir où les gens d’armes avaient leurs quartiers ne me sembla suffisante ; mais je découvris un individu qui avait toutes les qualités requises pour la besogne d’espion (car la France a quantité de telles gens). J’employai cet homme à surveiller constamment et particulièrement sa personne et ses mouvements ; il eut commission et ordre spécial de le suivre comme son ombre, de manière à ne jamais, pour ainsi dire, le perdre de vue. Il s’en acquitta dans la perfection, et ne manqua pas à me donner un journal complet de tous ses mouvements jour par jour ; et soit en plaisirs, soit en affaires, il était toujours sur ses talons.

 

C’était un peu coûteux, et un tel garçon méritait d’être bien payé ; mais il faisait sa besogne avec une si exquise ponctualité que le pauvre homme ne sortait guère de chez lui sans que je susse la direction qu’il prenait, la compagnie qu’il avait, le moment où il allait dehors et le temps qu’il restait à la maison.

 

C’est par cette conduite extraordinaire que je me gardai en sûreté. De cette façon, je paraissais en public ou restais chez moi, suivant que je voyais qu’il avait ou n’avait pas la possibilité d’être à Paris, à Versailles ou en tout autre lieu où j’avais l’occasion de me trouver. Bien que ce fût très onéreux, comme je le trouvai absolument nécessaire, je ne m’inquiétai point de la dépense, car je savais que je ne pouvais acheter trop cher ma sécurité.

 

Grâce à ce manège, j’eus l’occasion de voir quelle vie absolument insignifiante et vide menait maintenant cet indolent et pauvre hère, dont la nature inactive avait d’abord été ma ruine : il ne se levait le matin que pour se coucher le soir ; à part les mouvements obligatoires des troupes qu’il était obligé de suivre, c’était un animal purement inerte, de nulle conséquence dans le monde ; il était comme quelqu’un qui, vivant il est vrai, n’aurait cependant aucune espèce d’affaires dans la vie, si ce n’est d’y rester jusqu’à ce qu’on l’appelle pour en sortir ; il ne fréquentait aucune compagnie, ne se souciait d’aucun exercice corporel, ne jouait à aucun jeu, et ne faisait, en réalité, rien qui eût un intérêt quelconque ; bref, il flânait ça et là, comme quelqu’un qui ne vaut pas quarante sous, mort ou vif. Lorsqu’il serait parti, il ne laisserait derrière lui aucun souvenir de son existence ; et s’il avait jamais fait quelque chose au monde dont on pût parler, c’était simplement d’avoir engendré cinq mendiants et fait mourir de faim sa femme. Le journal de sa vie, qui m’était constamment envoyé chaque semaine, était la plus insipide de toutes les choses de ce genre qui se soient jamais vues ; aussi, comme il ne contenait réellement rien de sérieux, il ne serait pas drôle de le rapporter ici. Il n’aurait même pas assez d’importance pour égayer le lecteur, et, pour cette raison, je l’omets.

 

Cependant j’étais obligée de veiller, et de me garder de ce misérable propre à rien, comme de la seule chose qui pût me faire du mal au monde. J’avais à l’éviter comme nous éviterions un spectre, ou même le diable, s’il se trouvait en personne sur notre chemin. Il m’en coûtait en moyenne cent cinquante fr. par mois, – encore était-ce à très bon marché, – pour avoir cet être constamment tenu à l’œil : c’est-à-dire que mon espion s’était engagé à ne jamais le perdre de vue pendant une heure sans être capable de rendre bon compte de lui ; ce qui lui était grandement facilité par sa manière de vivre. En effet, on était sûr que, pendant des semaines entières, il passerait dix heures de la journée à demi endormi sur un banc, à la porte de la taverne du lieu où il avait ses quartiers, ou ivre à l’intérieur. Bien que la triste vie qu’il menait me poussât parfois à le prendre en pitié et à me demander comment un gentleman, tel qu’il était jadis, avait pu dégénérer jusqu’à être la chose inutile qu’il se montrait maintenant, cela me donnait en même temps des idées de suprême mépris à son endroit, et me faisait souvent dire que c’était un avertissement à toutes les dames d’Europe du danger d’épouser des sots : un homme de sens tombe dans le monde ; mais il se relève, et une femme a quelques chances avec lui. Un sot, au contraire : une fois la chute, c’en est fait pour toujours ; une fois dans le fossé, dans le fossé il meurt ; une fois pauvre, il est sûr de crever de faim.

 

Mais il est temps d’en finir avec lui. Jadis, je n’avais rien à espérer que de le revoir ; maintenant, toute ma félicité était de ne le revoir jamais, si possible, et surtout de l’empêcher de me voir, chose contre laquelle, comme je l’ai dit, je pris d’efficaces précautions.

 

J’étais de retour à Paris. Mon petit enfant d’honneur, my little son of honour, comme je l’appelais, fut laissé à ***, où était mon ancienne maison de campagne, et je revins à Paris à la prière du prince. Il m’y fit visite aussitôt mon arrivée, et me dit qu’il venait me souhaiter la bienvenue à mon retour et me témoigner sa reconnaissance pour lui avoir donné un fils. Je pensais bien qu’il allait me faire un présent, et il le fit, en effet, le lendemain ; mais, cette fois, il se contenta, dans ses discours, de plaisanter avec moi. Il m’octroya sa compagnie toute la soirée, soupa avec moi vers minuit, et me fit l’honneur, comme je parlais alors, de me loger dans ses bras toute la nuit, me disant, par plaisanterie, que les meilleurs remerciements pour un fils nouveau-né étaient de fournir des gages qu’on en aurait un autre.

 

Mais il en fut comme je l’indiquais tout à l’heure : le lendemain matin, il déposa sur ma toilette une bourse avec trois cents pistoles. Je le vis la déposer et compris ce qu’il faisait, mais je n’y fis pas attention avant de m’en être approchée comme par hasard ; alors je poussai un grand cri, et je me mis à le gronder à ma manière, car il me donnait toute la liberté de parole possible en de telles occasions. Je lui dis qu’il était un méchant ; qu’il ne voulait jamais me donner l’occasion de lui demander quelque chose ; qu’il me forçait de rougir de l’excès des obligations que je lui avais, et autres phrases de ce genre ; toutes choses que je savais lui être très agréables, car, s’il était généreux outre mesure, il m’était aussi infiniment obligé de mon peu d’empressement à demander des faveurs ; et j’étais à deux de jeu avec lui, car jamais de ma vie je ne lui demandai un liard.

 

À cette façon de le plaisanter, il répondit que j’avais parfaitement étudié l’art de badiner, ou bien que ce qui était pour les autres la plus grande des difficultés, était naturel chez moi ; ajoutant que rien ne pouvait obliger davantage un homme d’honneur que de ne pas le solliciter ni l’implorer.

 

Je repartis qu’avec lui il ne pouvait y avoir de sollicitations ; qu’il ne laissait point de place pour cela ; que j’espérais qu’il ne donnait pas simplement pour éviter l’ennui d’être importuné ; et qu’il pouvait compter que je serais réduite vraiment bien bas avant d’essayer de le troubler de cette façon.

 

Un homme d’honneur, dit-il alors, doit toujours savoir ce qu’il a à faire ; et comme il ne faisait, pour son compte, rien que ce qu’il savait être raisonnable, il me donnait congé d’en user librement avec lui, si j’avais besoin de quelque chose ; il faisait trop de cas de moi pour me refuser rien de ce que je demanderais ; mais il lui était infiniment plus agréable de m’entendre dire que ce qu’il faisait était à ma satisfaction.

 

Nous nous mîmes ainsi en frais de compliments pendant fort longtemps ; et comme il me tenait presque constamment dans ses bras, il arrêtait chacune de mes expressions de reconnaissance pour sa générosité envers moi par des baisers, et ne me permettait pas d’aller plus loin.

 

Je dois mentionner ici que ce prince n’était pas sujet français, bien qu’en ce temps là il résidât à Paris et qu’il fût beaucoup à la cour, où je suppose qu’il avait ou espérait quelque charge considérable.

 

Voici pourquoi je consigne ce détail. Quelques jours après ce que je viens de raconter, il vint me voir et me dit qu’il était venu m’apporter une nouvelle qui ne serait pas la mieux accueillie de celles que j’avais jusqu’alors apprises de lui. Je le regardai, un peu étonnée. Il continua :

 

« Ne vous tourmentez pas. C’est aussi désagréable pour moi que pour vous ; mais je viens pour consulter là dessus avec vous, et voir si nous ne pouvons pas rendre la chose plus facile pour nous deux. »

 

J’eus l’air encore plus inquiète et surprise. À la fin, il dit qu’il pensait qu’il serait obligé d’aller en Italie ; et cela, tout en lui étant personnellement fort agréable, devenait, en le séparant d’avec moi, une chose très ennuyeuse à considérer.

 

Je restai muette, comme frappée de la foudre, un bon moment. Il se présenta tout de suite à mon esprit que j’allais le perdre, ce dont, vraiment, je ne pouvais que mal supporter la pensée ; et, à mesure qu’il parlait, je devenais pâle.

 

« Qu’y a-t-il ? dit-il avec empressement. Je vous ai parlé de cela trop à l’improviste, en vérité. »

 

Et, allant à un buffet, il remplit un petit verre d’eau cordiale, qu’il avait lui-même apportée, et revint vers moi.

 

« Ne soyez pas saisie, reprit-il. Je n’irai nulle part sans vous. »

 

Et il ajouta plusieurs autres choses si tendres que rien ne saurait l’être davantage.

 

Je pouvais bien pâlir, car j’avais été tout d’abord très frappée, croyant que ce n’était, comme il arrive souvent en pareil cas, qu’un projet pour me délaisser et rompre un amour qu’il entretenait depuis si longtemps ; et mille pensées avaient tourbillonné dans ma tête pendant les quelques moments – car ils furent courts – que je restai en suspens. J’avais été, je le répète, véritablement frappée d’étonnement, et il se peut que je sois devenue pâle ; mais je ne fus, que je sache, nullement en danger de m’évanouir.

 

Quoi qu’il en soit, je ne fus pas peu contente de le voir si inquiet et anxieux à mon sujet. Lorsqu’il me porta le cordial à la bouche, je fis une courte pause, et prenant le verre dans ma main :

 

« Monseigneur, dis-je, vos paroles sont pour moi un cordial infiniment plus puissant que cette citronnade ; car, de même que rien ne peut me causer plus d’affliction que de vous perdre, rien ne peut me causer de satisfaction plus grande que l’assurance que je n’aurai pas ce malheur. »

 

Il me fit asseoir, s’assit près de moi, et, après m’avoir dit mille choses tendres, il ajouta avec un sourire :

 

« Eh bien ! voulez-vous vous risquer en Italie avec moi ? »

 

Je gardai un instant le silence, puis je répondis que je m’étonnais qu’il me posât cette question, car j’irais n’importe où dans le monde, à travers le monde tout entier, partout où il le désirerait et où il me donnerait la joie de sa compagnie.

 

Il entra alors dans un long détail de la cause de son voyage, me disant comment le roi l’avait engagé à aller là-bas, et d’autres circonstances qu’il n’est pas convenable de rapporter ici ; car il serait hautement inconvenant de dire rien qui pût conduire le lecteur à deviner le moins du monde le personnage.

 

Mais pour abréger cette partie du récit et l’histoire de notre voyage et de notre séjour à l’étranger, lequel, je peux le dire, remplirait presque un volume à lui seul, nous passâmes toute cette soirée à nous consulter joyeusement sur la façon dont nous voyagerions, sur notre équipage, le train qu’il mènerait, et la manière dont j’irais.

 

On proposa différents moyens, mais nul ne paraissait pratique ; à la fin, je lui dis que je croyais que ce serait si gênant, si coûteux et si public, que ce serait à bien des égards un ennui pour lui ; et, bien que ce fût pour moi une sorte de mort que de le perdre, plutôt que de l’embarrasser à ce point je me soumettrais à tout.

 

À la visite suivante, je lui remplis la tête des mêmes difficultés ; et, à la fin je mis en avant la proposition de rester à Paris ou en tout autre lieu qu’il indiquerait et, lorsque j’aurais appris son heureuse arrivée, de partir seule et de m’établir aussi près de lui que je le pourrais.

 

Ceci ne le satisfit pas du tout, et il ne voulut pas en entendre parler davantage. Si je me risquais, pour employer son mot, à faire un tel voyage, il ne voulait pas perdre la satisfaction de ma compagnie ; quant à la dépense, il ne fallait pas en parler, et véritablement il n’y avait point lieu d’en parler, car je vis qu’il voyageait aux frais du roi, tant lui que son équipage, étant envoyé en service secret pour une chose de la dernière importance.

 

Après avoir débattu ensemble à plusieurs reprises la question, il s’arrêta à cette résolution, qu’il voyagerait incognito et par là éviterait, pour lui comme pour ceux qui étaient avec lui, toute attention de la part du public. Ainsi, non seulement il m’emmènerait, mais il aurait parfaitement le loisir de jouir de mon agréable compagnie (comme il lui plaisait de s’exprimer) pendant toute la route.

 

Cela était si obligeant que rien ne pouvait l’être davantage. Dans cette vue, il se mit immédiatement à faire ses préparatifs de voyage ; et, d’après ses instructions j’en fis autant. Mais j’étais maintenant sous le coup d’un terrible embarras, que je ne savais par quel moyen surmonter ; c’était la manière dont je veillerais sur ce que je devais laisser derrière moi. J’étais riche, comme je l’ai dit, très riche ; ce que faire de mon bien, je ne le savais pas ; à qui le laisser en dépôt, je ne le savais pas non plus. Je n’avais personne au monde qu’Amy ; or, voyager sans Amy était très incommode, et la laisser avec tout ce que je possédais au monde et être, si elle faisait fausse route, ruinée tout d’un coup, c’était encore là une effrayante pensée. D’ailleurs, Amy pouvait mourir ; et entre les mains de qui mes affaires tomberaient-elles, je n’en savais rien. Cela me causait beaucoup d’inquiétude, et je ne savais que faire, car je ne pouvais en parler au prince, de peur qu’il ne vît que j’étais plus riche qu’il ne le croyait.

 

Mais le prince m’aplanit tout. En nous concertant sur les mesures à prendre pour le voyage, il souleva lui-même la  question, et, un soir, il me demanda gaiement à qui je confierais toute ma fortune pendant mon absence.

 

« Ma fortune, monseigneur, en dehors de ce que je dois à vos bontés, n’est que peu de chose, lui dis-je ; mais encore ce peu que j’ai me cause, je le confesse, quelque sollicitude, parce que je n’ai pas une connaissance à Paris à qui j’ose le confier, ni personne que ma femme de chambre à laisser dans la maison ; et je ne sais pas trop comment faire en voyage sans elle.

 

» – Pour le voyage, ne vous inquiétez pas, dit le prince ; je vous fournirai des servantes à votre goût ; et quant à votre femme de chambre, si vous pouvez avoir confiance en elle, laissez-la ici ; je vous indiquerai le moyen de tenir vos affaires en sûreté aussi bien que si vous étiez chez vous. »

 

Je m’inclinai, lui disant que je ne saurais être remise dans de meilleures mains que dans les siennes et qu’en conséquence je règlerais toutes mes démarches sur ses instructions. Nous ne causâmes pas davantage sur ce sujet cette nuit-là.

 

Le lendemain, il m’envoya un grand coffre de fer, si vaste que six vigoureux gaillards pouvaient à peine le monter dans l’escalier de la maison. Ce fut là que je mis toute ma fortune ; et, pour ma sécurité, il donna l’ordre à un honnête bonhomme et à sa femme de rester dans la maison avec Amy pour lui tenir compagnie, ainsi qu’une servante et un jeune garçon ; de sorte que cela faisait toute une famille, et qu’Amy était la dame, la maîtresse de la maison.

 

Les choses ainsi arrangées, nous partîmes incognito, comme il disait ; mais nous avions deux carrosses et six chevaux, deux chaises et sept ou huit domestiques à cheval, tous très bien armés.

 

Jamais femme au monde, voyageant en la même qualité que moi, ne fut mieux traitée. J’avais trois servantes à mes ordres, dont l’une était une vieille Mme ***, qui entendait parfaitement son affaire et réglait tout comme un majordome ; aussi n’avais-je aucune peine. Elles avaient un carrosse pour elles, et le prince et moi, nous étions dans l’autre ; seulement quelquefois, là où il savait que c’était nécessaire, j’entrais dans leur carrosse, et il montait à cheval avec un certain gentilhomme de l’escorte.

 

Je ne dirai plus rien du voyage, si ce n’est que, lorsque nous arrivâmes à ces effrayantes montagnes, les Alpes, il n’y eut plus moyen de voyager dans nos carrosses ; il ordonna donc de se procurer pour moi une litière à cheval, mais portée par des mules, et lui-même alla à cheval. Les carrosses retournèrent à Lyon par quelque autre chemin. Nous fîmes ensuite louer à Turin des carrosses qui vinrent au devant de nous jusqu’à Suze ; de sorte que nous nous trouvâmes équipés de nouveau, et nous allâmes par petites journées à Rome où ses affaires, quelle qu’en fût la nature, l’appelaient à séjourner quelque temps, puis, de là, à Venise.

 

Il tint réellement sa parole jusqu’au bout ; car j’eus le plaisir de sa compagnie et, en un mot, j’accaparai sa conversation presque tout le long du chemin. Il se plaisait à me montrer tout ce qu’il y avait à voir, et particulièrement à me raconter un peu de l’histoire de tout ce qu’il me montrait.

 

Que de soins précieux furent alors prodigués et perdus pour une personne qu’il était certain d’abandonner en fin de compte avec des regrets ! Combien, dans toute cette affaire, cet homme de qualité, doué de mille perfections, ne fut-il pas au-dessous de lui-même ! C’est là une de mes raisons pour entrer dans ces détails qui, sans cela, ne vaudraient pas la peine d’être rapportés. Si j’avais été sa fille ou sa femme, on eût pu dire qu’il avait un légitime intérêt à leur instruction ou à leur perfectionnement, et sa conduite eût été admirable. Mais tout cela pour une catin ! pour une femme qu’il n’emmenait avec lui à aucun titre dont on put raisonnablement convenir, mais dans le seul but de satisfaire la plus basse des fragilités humaines ! C’était là l’étonnant. Tel est cependant le pouvoir d’un penchant vicieux. Bref, la luxure était son péché mignon et le pire écart auquel il se livrât, car c’était d’ailleurs une des plus excellentes personnes du monde. Pas de colères, pas d’emportements furieux, pas d’orgueilleuse ostentation. C’était l’être le plus modeste, le plus courtois, le plus affable qui fût. Pas un juron, pas un mot indécent, pas la moindre faute de tenue ne pouvait se remarquer dans son commerce, hors ce que nous avons déjà excepté ; et cela m’a donné occasion de faire maintes sombres réflexions depuis, quand je regardais en arrière et pensais que j’avais été le piège où s’était prise l’existence d’un tel homme, que je l’avais entraîné à une si grande perversité, et que j’avais été dans la main du diable l’instrument destiné à lui causer tant de préjudice.

 

Nous fûmes près de deux ans à accomplir cette grandiose excursion, comme on peut l’appeler ; pendant la plus grande partie de ce temps je résidai à Rome et à Venise, n’ayant été que deux fois à Florence et une fois à Naples. Je fis, en tous ces endroits, quelques observations intéressantes et utiles, particulièrement sur la conduite des dames ; car j’avais l’occasion d’en fréquenter beaucoup, grâce à la vieille sorcière qui voyageait avec nous. Elle avait été à Naples et à Venise, et avait demeuré plusieurs années dans la première de ces villes, où, comme je le découvris plus tard, elle n’avait mené qu’une vie relâchée, comme, d’ailleurs, la mènent les femmes de Naples en général ; bref, je trouvai qu’elle était parfaitement au courant de tous les genres d’intrigues de cette partie de l’univers.

 

Monseigneur y acheta une petite esclave turque qui, prise en mer par un vaisseau de guerre maltais, avait été amenée jusque là. J’appris d’elle la langue des Turcs, leur manière de se vêtir et de danser et quelques chansons turques, ou plutôt mauresques, dont je me servis à mon avantage dans une occasion extraordinaire, quelques années plus tard, comme vous l’apprendrez en son lieu. Je n’ai pas besoin de dire que j’appris aussi l’italien, car je n’étais pas là depuis un an que déjà je le possédais assez bien ; et comme j’avais suffisamment de loisir et que j’aimais cette langue, je lisais tous les livres italiens que je pouvais me procurer.

 

Je devins si amoureuse de l’Italie et spécialement de Naples et de Venise, que j’aurais été très contente de faire venir Amy et d’y établir ma résidence pour toute ma vie.

 

Quant à Rome, je ne l’aimais pas du tout. Les ecclésiastiques de tout genre qui y fourmillent, d’un côté, et, de l’autre, la cohue canaille du bas peuple, font de Rome le lieu le plus désagréable du monde à habiter ; l’innombrable quantité de valets, de laquais et autres domestiques est telle qu’on avait coutume de dire qu’il n’y a guère personne, dans le bas peuple de Rome, qui n’ait été valet de pied, ou portier, ou valet d’écurie chez un cardinal ou un ambassadeur étranger. En un mot, il y a un air d’escroquerie, de fourberie, de querelle et d’aigreur répandu partout. Lorsque j’y étais, les valets de deux grandes familles de Rome soulevèrent une telle rixe à propos de la question de savoir lequel des carrosses (il y avait des dames dans les deux) céderait le pas à l’autre, qu’il y eut environ trente personnes de blessées des deux côtés, cinq ou six de tuées raide, et que les dames de l’un et de l’autre parti pensèrent mourir d’effroi.

 

Mais je n’ai pas le désir d’écrire l’histoire de mes voyages dans ce pays-là, du moins maintenant ; ce serait vraiment trop rempli de variété.

 

Je ne dois pas cependant, oublier de dire que le prince fut toujours, pendant tout ce voyage, la personne du monde la plus tendre et la plus obligeante envers moi, et qu’il se montra si constant que, bien que nous fussions dans une contrée où il est bien connu que l’on prend toute sorte de libertés, je suis parfaitement sûre qu’il ne prit jamais celle qu’il savait pouvoir prendre, et qu’il n’en eût pas même le désir.

 

J’ai souvent pensé à ce noble personnage à ce propos : s’il avait été seulement la moitié aussi loyal, aussi fidèle et aussi constant à la meilleure dame qui fût au monde, je veux dire sa princesse, quelle glorieuse vertu n’eût pas été en lui ! et comme il eût été exempt de ces justes réflexions qui le touchèrent en faveur de celle-ci lorsqu’il était trop tard !

 

Nous eûmes quelques conversations très agréables sur ce sujet de la constance. Une fois il me dit, avec un air plus sérieux et plus réfléchi qu’à l’ordinaire, qu’il m’était grandement redevable d’avoir entrepris ce hasardeux et pénible voyage, parce que je l’avais maintenu honnête. Je le regardai en face et devins rouge comme du feu.

 

« Eh bien ! eh bien ! dit-il, que cela ne vous surprenne pas. Je répète que vous m’avez maintenu honnête.

 

» – Monseigneur, repartis-je, il ne m’appartient pas d’expliquer vos paroles, mais je voudrais pouvoir les interpréter à mon gré. J’espère, et je crois, que nous sommes l’un et l’autre aussi honnêtes que nous pouvons l’être dans les circonstances où nous nous trouvons.

 

» – Certes, certes, dit-il ; et plus honnête que je ne l’aurais été, je le soupçonne, si vous n’aviez pas été avec moi. Je ne pourrais pas dire que, si vous n’aviez pas été ici, je ne me serais pas lancé dans le monde du plaisir, à Naples, et aussi à Venise ; car ici ce n’est pas un si grand crime qu’en d’autres endroits. Mais je proteste, ajouta-t-il, que je n’ai pas touché une femme en Italie, excepté vous ; et mieux encore, je n’en ai même pas eu le désir ; de sorte que, je le dis, vous m’avez maintenu honnête. »

 

Je gardai le silence, et je fus bien aise qu’il arrêtât ma réponse, et m’empêchât de parler en m’embrassant, car réellement je ne savais que dire. Je fus sur le point de dire que si sa dame, la princesse, avait été avec lui, elle aurait eu sans doute la même influence sur sa vertu avec infiniment plus d’avantages pour lui ; mais je réfléchis que cela pourrait l’offenser ; et, en outre, de telles remarques auraient pu être dangereuses pour ma position ; je les passai donc sous silence. Mais il faut que je l’avoue, je voyais qu’il était vis-à-vis des femmes un homme tout autre qu’il l’avait toujours été jusqu’ici, d’après ce que je savais de lui ; et c’était pour moi une satisfaction particulière d’être ainsi convaincue que ce qu’il disait était vrai, et qu’il était, si je puis le dire, tout à moi.

 

Je devins de nouveau enceinte pendant ce voyage et accouchai à Venise ; mais je ne fus pas si heureuse qu’auparavant. Je lui donnai un autre fils ; c’était même un très bel enfant : mais il ne vécut pas plus de deux mois. Au surplus, une fois que les premiers sentiments de tendresse (lesquels sont communs, je crois, à toutes les mères) furent surmontés, je ne fus pas fâchée qu’il ne vécût pas, considérant les difficultés inévitables qui en auraient été la conséquence pendant le voyage.

 

Après ces diverses perambulations, monseigneur me dit que ses affaires touchaient à leur fin, et que nous allions songer à retourner en France. J’en fus très aise, surtout à cause de mon trésor que j’avais là-bas et qui, comme vous le savez, était fort considérable. Il est vrai que je recevais très fréquemment des lettres de ma servante Amy, rapportant que tout était bien en sûreté, et cela me causait une grande satisfaction. Toutefois, puisque les négociations du prince étaient terminées et qu’il était obligé de s’en retourner, j’étais très contente de partir. Nous revînmes donc de Venise à Turin, et, dans le trajet, je vis la fameuse ville de Milan. De Turin, nous franchîmes de nouveau les montagnes, comme la première fois ; nos carrosses vinrent au-devant de nous à Pont-à-Voisin, entre Chambéry et Lyon, et ainsi, à petites journées, nous arrivâmes heureusement à Paris, après une absence de deux ans moins onze jours, comme je l’ai dit.

 

Je trouvai la petite famille que nous avions laissée juste comme nous l’avions laissée. Amy pleura de joie quand elle me vit, et j’en fis presque autant.

 

Le prince avait pris congé de moi la nuit précédente, parce que, me dit-il, il savait qu’il serait rencontré sur la route par plusieurs personnes de qualité et peut-être par la princesse elle-même. Aussi nous couchâmes chacun dans une auberge différente cette nuit-là, de peur que quelqu’un ne vînt jusqu’à cet endroit, ce qui eut lieu, en effet.

 

Ensuite je ne le revis pas pendant plus de vingt jours, absorbé qu’il était par sa famille et aussi par ses affaires ; mais il m’envoya son gentilhomme m’en dire la raison, et me prier de ne pas être inquiète, ce qui me rassura tout à fait.

 

Au milieu de cette affluence de bonne fortune, je n’oubliais pas que j’avais été déjà une fois riche et pauvre alternativement, et que je devais savoir qu’il ne fallait pas compter que les circonstances dans lesquelles j’étais maintenant dureraient toujours. J’avais un enfant et j’en attendais un autre : si j’étais souvent mère, cela me ferait du tort dans la grande chose qui soutenait mes intérêts, je veux dire ce qu’il appelait ma beauté ; à mesure que cela déclinerait, je devais m’attendre à ce que le feu s’abattît et à ce que se refroidît la chaleur avec laquelle j’étais maintenant si caressée ; à la longue, comme les autres maîtresses des grands personnages, il se pouvait qu’on me laissât retomber, et c’était mon affaire, par conséquent, de prendre garde que la chute fût aussi douce que possible.

 

Je n’oubliais donc pas, dis-je, de faire aussi ample provision en vue de l’avenir que si je n’avais rien eu pour subsister que ce que je gagnais alors ; et cependant je ne possédais pas moins de dix milles livres sterling, comme je l’ai dit plus haut, que j’avais recueillies, ou plutôt dont je m’étais assurée, dans les débris de mon fidèle ami le joaillier, et que lui-même, ne pensant guère à ce qui était si proche lorsqu’il sortit, m’avait dit, tout en ne croyant que plaisanter, m’appartenir entièrement si on lui cassait la tête ; en raison de quoi j’avais pris soin de les garder.

 

Mon plus grand embarras était alors de savoir comment je mettrais ma fortune en sûreté, et comment je conserverais ce que j’avais acquis ; car j’avais beaucoup ajouté à cette fortune grâce à la noble libéralité du prince ***, aidée par mon genre de vie retirée et solitaire qu’il désirait plutôt pour le secret que par esprit de parcimonie, car il me fournissait de quoi vivre plus magnifiquement que je ne l’eusse souhaité si les convenances l’avaient permis.

 

J’abrègerai l’histoire de cette prospérité dans le vice en vous disant que je lui donnai un troisième fils un peu plus de onze mois après notre retour d’Italie ; que maintenant je vivais un peu plus à découvert et portais un certain nom qu’il m’avait donné à l’étranger, mais que je ne dois pas rapporter ici, celui de comtesse de ***. J’avais des carrosses et des domestiques en rapport avec le rang dont il me donnait les apparences. Comme il arrive plus qu’ordinairement dans des cas pareils, cela tint huit années de suite, pendant lesquelles, si je lui restai très fidèle, je dois dire, comme je l’ai fait déjà, que je crois qu’il fut si exclusivement attaché à moi que, tandis qu’il avait d’ordinaire deux ou trois femmes secrètement entretenues, il n’eut, de tout ce temps, nul rapport avec aucune d’elles, mais que je l’avais si parfaitement accaparé qu’il les lâcha toutes ; non pas, peut-être, qu’il épargnât beaucoup par là, car j’étais une maîtresse très coûteuse pour lui, je dois le reconnaître ; mais toute sa dépense était due à son affection particulière pour moi, et non à mes extravagances, car, comme je l’ai dit, il ne me laissait jamais lui demander rien, mais il répandait sur moi ses faveurs et ses présents plus vite que je ne les attendais, si vite même que je n’aurais pas été assez hardie pour lui montrer le plus petit désir d’en obtenir davantage. Et je ne dis pas cela, – je parle de sa constance à mon égard et de son abandon de toutes les autres femmes, – d’après mes seules impressions, mais la vieille haridelle, – je peux bien l’appeler ainsi, – qu’il avait instituée notre guide dans le voyage, et qui était une étrange sorte de vieille créature, me raconta mille histoires de sa galanterie, – c’était le terme dont elle se servait, – et comment, n’ayant pas moins de trois maîtresses à la fois, toutes, comme je le découvris, procurées par elle, il les avait soudainement plantées là et s’était trouvé entièrement perdu aussi bien pour la procureuse que pour les maîtresses. Elles crurent bien qu’il était tombé en de nouvelles mains, mais elle n’avait jamais pu apprendre le nom et le lieu, jusqu’à ce qu’il l’eût envoyé chercher pour le voyage. La vieille sorcière me fit ensuite compliment sur son choix, disant qu’elle ne s’étonnait pas que je l’eusse ainsi accaparé, avec tant de beauté, etc. ; et ce fut la conclusion de son discours.

 

En somme, je m’assurais par elle d’une chose de nature, vous pouvez le croire, à me satisfaire particulièrement, à savoir, comme je l’ai déjà dit, qu’il était tout à moi. Mais les plus hautes marées se retirent, et, dans les choses de ce genre, il y a un reflux d’une violence parfois même plus impétueuse que l’envahissement primitif. Mon prince était un homme d’une vaste fortune, bien qu’il ne fût pas souverain ; il n’y avait donc aucune probabilité que les frais de l’entretien d’une maîtresse lui pussent être préjudiciables, quant à son patrimoine. Il avait aussi plusieurs charges, tant en France qu’au dehors ; car, comme on l’a vu, ce n’était pas un sujet français, quoiqu’il vécût à la cour. Il avait une princesse, une épouse avec laquelle il avait vécu plusieurs années, la femme la plus estimable de son sexe, disait la voix de la renommée, d’une naissance égale à la sienne, sinon supérieure, et de fortune proportionnée ; mais en beauté, en esprit et en mille qualités, supérieure, non pas à la plupart des femmes, mais à son sexe tout entier ; et quant à sa vertu, on ne pouvait l’apprécier justement qu’en la considérant non seulement comme la meilleure des princesses, mais même comme la meilleure des femmes.

 

Ils vivaient dans la plus grande harmonie, car avec une telle princesse il était impossible qu’il en fût autrement. Néanmoins, elle ne laissait pas de sentir que son époux avait ses faibles, qu’il faisait certains écarts, et particulièrement qu’il avait une maîtresse favorite, laquelle l’absorbait parfois plus qu’elle n’aurait pu le désirer ou en prendre aisément son parti. Cependant, c’était une femme si bonne, si généreuse, si vraiment tendre, qu’elle ne lui donna jamais aucun ennui à ce sujet, si ce n’est celui que devait lui causer le sentiment qu’il avait de la patience avec laquelle elle supportait l’outrage et de son profond respect pour lui, patience et respect tels qu’ils auraient pu suffire à le réformer, et que son généreux esprit en était parfois gêné au point de l’obliger à garder la maison, si je puis m’exprimer ainsi, pendant un long temps de suite. Je ne tardai pas, non seulement à m’apercevoir de cela par ses absences, mais à en connaître réellement la raison, et une ou deux fois même il en convint devant moi.

 

C’était un point qu’il ne m’appartenait pas de régler. J’eus l’air une ou deux fois de lui proposer de me laisser et de se consacrer à elle, comme il le devait faire suivant les lois et rites du mariage, et, pour le persuader, je mis en avant la générosité de la princesse à son égard. Mais c’était de l’hypocrisie ; car si j’avais obtenu de lui qu’il fût réellement honnête, je l’aurais perdu, chose dont je ne pouvais supporter la pensée ; et il lui était facile de voir que je ne parlais pas sérieusement. Une fois particulièrement que j’avais pris sur moi de parler dans ce sens, je vis, comme j’insistais avec force sur la vertu, l’honneur, la naissance, et par dessus tout sur le généreux traitement qu’il trouvait chez la princesse relativement à ses amours cachées, disant que cela devrait emporter sa résolution, etc., je vis qu’il commençait à être touché ; et il répliqua :

 

« Est-il donc bien vrai que vous me persuadiez de vous quitter ? Voudriez-vous me faire croire que vous êtes sincère ? »

 

Je le regardai en face, et, souriant :

 

« Non pas pour aucune autre favorite, monseigneur, lui dis-je. Cela me briserait le cœur. Mais pour Madame la princesse !… »

 

Et je n’en pus dire davantage ; les larmes arrivèrent, et je restai muette un moment.

 

« Eh bien ! dit-il, si jamais je vous quitte, ce sera dans l’intérêt de la vertu, ce sera pour la princesse. Je vous assure que ce ne sera pas pour une autre femme.

 

» – C’est assez, monseigneur, repris-je. Ici je dois me soumettre ; et, puisque je suis assurée que ce ne sera pas pour une autre maîtresse, je promets à Votre Altesse que je ne me lamenterai pas ; ou, si je le fais, ma douleur sera silencieuse ; elle n’interrompra pas votre félicité. »

 

Dans tout cela, je ne savais ce que je disais, et je disais ce que je n’étais pas capable de faire, non plus qu’il n’était capable de me quitter, comme il me l’avoua à ce moment là ; non, pas même pour la princesse.

 

Mais un changement survint dans le tour des affaires, qui disposa de cette question. La princesse tomba très malade, et même, de l’opinion de tous ses médecins, très dangereusement. Dans sa maladie, elle désira s’entretenir avec son époux et lui faire ses adieux. À cette dernière et douloureuse entrevue, elle lui dit les choses les plus passionnées et les plus tendres ; déplora de ne pas lui laisser d’enfants (elle en avait eu trois, mais ils étaient morts) ; lui fit entendre qu’une des principales choses qui lui donnaient de la satisfaction en mourant, en ce qui regardait ce monde, c’était qu’elle lui laissait la possibilité d’avoir des héritiers de son nom, grâce à quelque princesse qui remplacerait ; en toute humilité, mais avec une ardeur chrétienne, elle lui recommanda d’agir suivant la justice vis-à-vis de cette princesse, quelle qu’elle fût, comme il s’attendrait, à coup sûr, à la voir agir avec justice vis-à-vis de lui ; c’est-à-dire de s’en tenir à elle seule, suivant la clause la plus solennelle de l’engagement du mariage. Humblement, elle demanda le pardon de Son Altesse, si elle l’avait en quelque chose offensée, appelant le ciel, devant le tribunal duquel elle allait paraître, à témoin qu’elle n’avait jamais forfait à l’honneur ou à son devoir envers son époux et priant Jésus et la Vierge bienheureuse pour lui. C’est ainsi, avec les expressions les plus touchantes et les plus passionnées de son affection, qu’elle lui fit ses derniers adieux, et elle mourut le jour suivant.

 

Ce discours, de la part d’une princesse si estimable personnellement et qui lui était si chère, suivi de sa perte immédiatement après, fit sur lui une impression si profonde, qu’il fit un retour plein de détestation sur la première partie de son existence, devint mélancolique et réservé, changea sa société ordinaire et la conduite générale de son existence, résolut de mener une vie strictement réglée d’après les lois de la vertu et de la piété, et fut, en un mot, un tout autre homme.

 

La première partie de cette réforme tomba sur moi comme un orage. Dix jours environ après les funérailles de la princesse, il m’envoya par son gentilhomme un message me notifiant, quoique en termes très civils et avec un court préambule ou introduction, qu’il désirait que je ne prisse pas mal l’obligation où il était de me faire connaître qu’il ne pouvait plus me voir. Son gentilhomme me fit une longue histoire du nouveau règlement de vie que son maître avait adopté, disant qu’il avait été tellement affligé de la perte de la princesse qu’il croyait ou que cela raccourcirait sa vie, ou qu’il se retirerait dans quelque maison religieuse pour y finir ses jours dans la solitude.

 

Je n’ai pas besoin de dire à personne de supposer la façon dont je reçus cette nouvelle. J’en fus vraiment surprise à l’excès, et j’eus bien de la peine à me soutenir pendant qu’on m’en débita la première partie, bien que le gentilhomme s’acquittât de sa commission avec un grand respect, tous les égards dont il était capable et beaucoup de cérémonie, me disant en même temps combien il était chagrin de m’apporter un tel message.

 

Mais lorsque j’eus appris les particularités de l’histoire tout au long, et spécialement celle du discours de la dame au prince, un peu avant sa mort, je fus entièrement satisfaite. Je savais très bien qu’il n’avait rien fait que ce que tout homme devait faire en reconnaissant la justesse du discours que la princesse lui avait tenu, et la nécessité qu’il y avait à changer sa manière de vivre s’il voulait être un chrétien ou honnête homme. Je le répète, lorsque j’eus appris cela, je fus parfaitement tranquille. Je confesse qu’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que cette circonstance produisît également quelque effet sur moi ; moi qui avais tant de causes de réflexions de plus que le prince ; qui maintenant n’avais plus la tentation de la pauvreté, ou du puissant motif dont Amy s’était servie avec moi, à savoir, céder et vivre, ou refuser et mourir de faim ; moi, dis-je, qui n’avais pas la pauvreté pour ouvrir la porte au vice, qui étais devenue non seulement à l’aise, mais riche, et non seulement riche, mais très riche, plus riche, en un mot, qu’il ne m’était possible d’y songer, car la vérité est que je me sentais parfois ma tête s’égarer en y pensant, faute de savoir comment disposer de ma fortune et dans la crainte de la perdre de nouveau par quelque manœuvre ou escroquerie ; car je ne connaissais personne à qui j’en pusse confier le dépôt.

 

En outre, je dois ajouter, au moment où cette affaire touche à sa fin, que le prince ne me renvoya pas, je peux le dire, grossièrement et avec dégoût, mais qu’il y mit toutes les convenances et la bonté qui lui était particulière et qui pouvait être compatible avec un homme converti et conscient d’avoir outragé une dame aussi bonne que l’était la feue princesse, son épouse. Il ne me renvoya pas, non plus, à vide ; il fut en tout semblable à lui-même. Particulièrement, il ordonna à son gentilhomme de payer le loyer de la maison et toutes les dépenses de ses deux fils, et de me dire quels soins on avait d’eux, en quel endroit je pourrais en tout temps surveiller la manière dont on les traitait, et que, si quelque chose n’était pas à mon goût, on le rectifierait. Ayant ainsi tout terminé, il se retira en Lorraine ou quelque part de ce côté, où il avait des terres, et je n’entendis plus jamais parler de lui, du moins en qualité de sa maîtresse.

 

Maintenant j’étais libre d’aller dans n’importe quelle partie du monde et de prendre soin de ma fortune moi-même. La première chose que je résolus de faire fut de me rendre immédiatement en Angleterre ; car là, je croyais, que, parmi mes compatriotes, (je me considérais, en effet, comme anglaise, bien que je fusse née en France), je croyais, dis-je, que là je pourrais mieux gouverner mes affaires qu’en France ; que, du moins, je serais moins en danger d’être circonvenue et trompée. Mais comment m’en aller avec un trésor comme celui que j’avais avec moi ? C’était là un point difficile, et sur lequel j’étais grandement embarrassée.

 

Il y avait à Paris un marchand hollandais qui jouissait d’une grande réputation de solidité et d’honnêteté ; mais je n’avais aucune espèce de relations avec lui, et je ne savais comment arriver à faire sa connaissance de manière à lui découvrir ma position. Mais à la fin je chargeai ma servante Amy (il faut qu’on me permette de l’appeler ainsi, malgré ce qui a été dit d’elle, parce qu’elle occupait chez moi la place d’une servante), je chargeai, dis-je, ma servante Amy d’aller le trouver : elle obtint une recommandation de quelque autre personne, je n’ai pas su qui, et se procura auprès de lui un assez facile accès.

 

Mais, maintenant, mon cas était aussi mauvais que devant ; car, même en allant le trouver, que pouvais-je faire ? J’avais de l’argent et des joyaux par une valeur énorme, et je pouvais laisser tout cela chez lui : je le pouvais, sans doute, et je le pouvais aussi chez plusieurs autres marchands de Paris qui m’auraient donné des lettres de change payables à Londres. Mais alors je faisais courir un hasard à mon argent : je ne connaissais personne à Londres à qui envoyer les lettres de change, de façon à rester à Paris jusqu’à ce que j’eusse avis qu’elles étaient acceptées, car je n’avais aucun ami à Londres à qui je pusse avoir recours ; de sorte qu’en vérité je ne savais que faire.

 

En un tel cas, je n’avais d’autre remède que de me confier à quelqu’un. J’envoyai donc Amy à ce marchand hollandais, comme je l’ai dit. Il fut un peu surpris lorsque Amy vint lui parler de faire passer une somme d’environ douze mille pistoles en Angleterre, et il se prit à penser qu’elle venait pour pratiquer quelque escroquerie à son détriment. Mais lorsqu’il vit qu’Amy n’était qu’une servante, et lorsque je lui eus fait visite moi-même, l’affaire changea de face immédiatement.

 

Après être allée chez lui, je vis tout de suite une telle droiture dans sa manière de traiter les affaires et une telle honnêteté dans sa physionomie, que je ne me fis aucun scrupule de lui raconter toute mon histoire, c’est-à-dire que j’étais veuve, que j’avais quelques bijoux dont je voulais disposer, et aussi quelque argent que je désirais envoyer en Angleterre pour y aller ensuite moi-même ; mais qu’étant une femme, et n’ayant pas de correspondants à Londres ni nulle part ailleurs, je ne savais que faire, ni comment garantir mes biens.

 

 

Il en agit avec beaucoup de franchise avec moi ; mais il me conseilla, lorsqu’il sut ma situation dans ses détails, de prendre des lettres de change sur Amsterdam et d’aller en Angleterre par cette voie ; car je pourrais déposer mon trésor à la banque de cette ville de la manière la plus sûre du monde, et il me recommanderait à un homme qui se connaissait parfaitement en joyaux et qui traiterait loyalement avec moi pour en disposer.

 

Je le remerciai ; mais j’hésitais beaucoup à voyager si loin dans un pays étranger, surtout chargée d’un tel trésor : déclaré ou caché, je ne voyais pas comment je pourrais m’aventurer avec. Il me dit alors qu’il tâcherait d’en disposer ici, c’est-à-dire à Paris, et de le convertir en argent, de façon à me faire avoir des lettres de change pour le tout ; et, au bout de quelques jours, il m’amena un Juif qui disait vouloir acheter les joyaux. Mais dès que le Juif vit ces joyaux, je vis, moi, ma folie. Il y avait dix mille chances contre une pour que je fusse ruinée, et peut-être mise à mort aussi cruellement que possible ; et cela me causa un tel effroi que je fus sur le point de fuir pour sauver ma vie, abandonnant les joyaux et l’argent avec aux mains du Hollandais, sans lettres de change, ni quoi que ce soit. Voici l’affaire :

 

Aussitôt que le Juif vit les joyaux, il se mit à baragouiner en hollandais ou en portugais au marchand. Je pus m’apercevoir immédiatement qu’ils étaient saisis d’une grande surprise tous les deux. Le Juif levait les mains, me regardait avec une sorte d’horreur, puis se remettait à parler hollandais, se contorsionnant le corps en mille formes, se tordant le visage tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, pendant qu’il parlait, frappant du pied, jetant les mains en avant, comme s’il était, non pas simplement en colère, mais véritablement furieux. Puis il se retournait et me jetait un coup d’œil qui le faisait ressembler au diable. Je crois que je n’ai jamais vu de ma vie rien de si effrayant.

 

À la fin, je plaçai un mot.

 

« Monsieur, dis-je au marchand hollandais, qu’a tout ce discours de commun avec mon affaire ? À propos de quoi ce monsieur se met-il dans toute cette colère ? Je désire, s’il doit traiter avec moi, qu’il parle de façon à ce que je puisse l’entendre ; ou si vous avez entre vous des affaires particulières qui doivent se faire d’abord, laissez-moi me retirer, et je reviendrai quand vous serez de loisir.

 

» – Non, non, madame, dit le Hollandais d’un ton plein de bonté ; il ne faut pas que vous vous en alliez. Toute notre conversation roule sur vous et vos bijoux, et vous la connaîtrez tout à l’heure. Cela vous touche de très près, je vous assure.

 

» – Me touche de très près ! qu’est-ce qui peut me toucher d’assez près pour jeter ce monsieur dans de telles extrémités de désespoir, et qu’est-ce qui l’oblige à me lancer des regards de diable, comme il le fait ? Voyez, il a l’air de vouloir me dévorer. »

 

Le Juif me comprit sur-le-champ, et continuant dans une sorte de rage, il dit en français :

 

« Oui, madame, cela vous touche de près, de très près, de très près, » répétant les mots et secouant la tête. Puis se tournant vers le Hollandais :

 

« Monsieur, dit-il, veuillez lui dire ce qu’il en est.

 

» – Non, dit le marchand, pas encore ; causons-en encore un peu entre nous. »

 

Sur quoi ils se retirèrent dans une autre chambre, où ils continuèrent à parler très haut, mais dans une langue que je ne comprenais pas. Je commençais à être un peu étonnée de ce que le Juif avait dit, vous pouvez le croire, et fort désireuse de savoir ce qu’il voulait dire. Je restai dans une grande impatience jusqu’à ce que le marchand hollandais fût revenu, dans une impatience si grande que j’appelai un de ses domestiques pour lui faire savoir que je désirais lui parler. Quand il entra, je lui demandai pardon d’être si impatiente, mais je ne saurais être tranquille, lui dis-je, qu’il ne m’eût appris ce que tout ceci signifiait.

 

« Eh bien ! madame, dit le marchand hollandais, en deux mots, cela signifie une chose dont je suis étonné, moi aussi. Cet homme est un Juif, et il se connaît parfaitement bien en bijoux ; c’est la raison pour laquelle je l’ai envoyé chercher, afin de lui céder les vôtres. Mais en les voyant, il les a très nettement reconnus du premier coup ; et, dans un emportement de colère, comme vous l’avez vu, il m’a dit, en résumé, que c’était identiquement la même collection de joyaux qu’avait sur lui le joaillier anglais qui fut volé en allant à Versailles, il y a environ huit ans, pour les montrer au prince de ***, et que c’étaient ces joyaux-là qui avaient été la cause de l’assassinat de ce pauvre homme ; et il s’agite ainsi pour me faire vous demander comment vous en avez la possession. Il dit que vous devriez être accusée de vol et de meurtre, et mise à la question pour faire découvrir quelles sont les gens qui ont commis l’acte, afin de les traduire en justice. »

 

Pendant qu’il disait cela, le Juif rentra imprudemment dans la chambre sans s’annoncer, ce qui me causa de nouveau un certain étonnement.

 

Le marchand hollandais parlait un assez bon anglais, et il savait que le Juif ne comprenait pas l’anglais du tout ; aussi, lorsque celui-ci entra dans la chambre, me dit-il les derniers mots en anglais. Ils me firent sourire, ce qui jeta le Juif dans un nouvel accès de fureur. Secouant la tête et recommençant ses grimaces de diable, il semblait me menacer pour avoir ri, disant en français que c’était une affaire dans laquelle je n’avais guère motif de rire, et autres choses semblables. Là-dessus, je ris de plus belle et le persiflai, lui laissant voir mon mépris ; puis, me tournant vers le marchand hollandais :

 

« Monsieur, dis-je, en avançant que ces joyaux appartenaient à M. ***, le joaillier anglais (je le nommai par son nom sans hésiter), cet individu a raison ; mais que je doive être interrogée sur la manière dont j’en ai la possession, c’est là une preuve de son ignorance, qu’il aurait pu, d’ailleurs, s’il avait un peu plus de savoir vivre, dissimuler jusqu’à ce que je lui eusse dit qui je suis.

 

Vous et lui, vous serez l’un et l’autre plus à l’aise de ce côté, quand je vous aurai appris que je suis la veuve infortunée de ce M. ***, qui fut si cruellement assassiné en allant à Versailles, et qu’on ne lui déroba pas ces joyaux-ci, mais d’autres, M. *** ayant laissé ceux-ci à ma garde de peur d’être volé. Si j’en avais obtenu la possession autrement, monsieur, je n’aurais pas été assez courte d’esprit pour les mettre en vente ici, où la chose s’est passée ; je les aurais portés plus loin. »

 

Ce fut une surprise agréable pour le marchand hollandais, qui, étant lui-même un honnête homme, crut tout ce que je disais ; et comme c’était, d’ailleurs, réellement et littéralement vrai de tout point, à l’exception de mon mariage, je parlais avec une aisance si détachée qu’il était facile de voir que je n’avais point de crime sur la conscience, comme le Juif le suggérait.

 

Le Juif fut confondu lorsqu’il apprit que j’étais la femme du joaillier ; mais comme j’avais soulevé sa rage en disant qu’il me regardai avec une figure de diable, il médita aussitôt quelque machination, et répondit que cela ne servirait pas mes plans. Il tira de nouveau le Hollandais à part, et lui dit qu’il était résolu à poursuivre la chose plus avant.

 

Il y eut dans cette affaire une chance heureuse, qui fut vraiment mon salut ; ce fut que ce fou ne put contenir sa rage, mais la laissa éclater devant le marchand hollandais, auquel, lorsqu’ils se retirèrent pour la seconde fois, il déclara qu’il voulait m’intenter un procès pour meurtre et qu’il m’en coûterait cher de l’avoir traité de cette façon. Il s’en alla alors, priant le marchand de lui dire quand je reviendrais. S’il avait soupçonné que le Hollandais m’aurait fait part de ces détails, il n’aurait jamais été assez sot pour les lui communiquer.

 

Quoi qu’il en soit, la malice de ses pensées l’emporta, et le marchand hollandais fut assez bon pour me rendre compte de son dessein, dont la nature était véritablement assez noire ; mais il eût été encore plus pernicieux pour moi que pour un autre, car, dans une instruction judiciaire, je n’aurais pas pu prouver que j’étais la femme du joaillier, de sorte que le soupçon en aurait acquis plus de poids ; de plus, je me serais mis à dos tous les parents de celui-ci en Angleterre, lesquels, voyant par le procès que je n’étais pas sa femme, mais sa maîtresse, c’est-à-dire, en anglais, une catin, a whore, auraient immédiatement réclamé les joyaux, puisque j’avais avoué qu’ils étaient à lui.

 

Cette idée me traversa la tête aussitôt que le marchand hollandais m’eût dit les vilaines choses qui étaient dans la cervelle de ce Juif maudit. Le gredin (car il faut que je l’appelle ainsi) convainquit le marchand hollandais que son projet était sérieux par une proposition qui mettait à jour le reste de son dessein : c’était de faire un complot pour mettre la main sur la totalité des joyaux.

 

Lorsqu’il avait d’abord fait entendre au Hollandais que les joyaux appartenaient à telle personne (c’est-à-dire à mon mari), il avait poussé des exclamations d’étonnement sur ce qu’ils étaient restés si longtemps cachés : Où ont-ils dû être déposés ? Qu’est-ce que cette femme qui les apporte ? Elle (c’était moi qu’il voulait dire) devait être immédiatement appréhendée au corps, et remise aux mains de la justice. – C’est à ce moment que, comme je l’ai dit, il faisait de si épouvantables gestes et qu’il me regardait comme s’il eût été le diable.

 

Le marchand l’entendant parler sur ce ton et voyant qu’il était sérieux, lui dit :

 

« Retenez un peu votre langue. C’est une affaire de conséquence. Puisqu’il en est ainsi, allons dans la chambre à côté et consultons là-dessus. »

 

Ils se retirèrent alors et me laissèrent seule.

 

Là, comme je l’ai raconté, je devins inquiète, et appelai le marchand ; et, ayant appris ce qui se passait, je lui donnai pour réponse que j’étais la femme, ou la veuve, du joaillier ; sur quoi le méchant Juif dit que cela ne servirait pas mes plans. Ce fut alors que le Hollandais le prit à part de nouveau ; et, au moment où il se retirait, celui-ci le voyant, comme je l’ai dit, sérieusement décidé, fit un peu semblant d’être de son avis et entra en négociations avec lui sur le fond de l’affaire.

 

Ils convinrent d’aller demander à un avocat, ou conseil, la manière de procéder, et de se rencontrer le lendemain, à une heure que le marchand devait me fixer et où je reviendrai avec les joyaux pour les vendre.

 

« Non, dit alors celui-ci ; j’irai plus loin que cela avec elle : je la prierai de me laisser les joyaux pour les montrer à une autre personne, afin d’en avoir le meilleur prix possible.

 

» – C’est bien, répondit le Juif, et je garantis qu’elle ne les aura plus jamais en sa possession. Ou bien nous nous en saisirons au nom du roi, ou bien elle sera heureuse de vous les abandonner pour éviter d’être mise à la torture. »

 

Le marchand dit oui à tout ce qu’il proposait, et ils convinrent de se retrouver pour cette affaire le lendemain matin. On devait me persuader de lui laisser les joyaux et de revenir le jour suivant à quatre heures afin de conclure un bon marché. C’est sur ces conventions qu’ils se séparèrent. Mais l’honnête Hollandais, plein d’indignation devant ce dessein barbare, vint droit à moi et me raconta toute l’histoire.

 

« Et maintenant, madame, ajouta-t-il, il faut que vous considériez sur-le-champ ce que vous avez à faire. »

 

Je lui dis que si j’étais sûre d’avoir justice, je ne craindrais pas tout ce qu’un semblable coquin pourrait me faire ; mais j’ignorais comment les choses se passaient en France en pareil cas. La plus grande difficulté serait de prouver notre mariage, car il avait eu lieu en Angleterre, et même dans une partie reculée de l’Angleterre ; et le pire était qu’il serait peu commode d’en produire des témoignages authentiques, parce que nous nous étions mariés secrètement.

 

« Mais la mort de votre mari, madame, reprit-il, qu’est-ce qu’on peut en dire ?

 

» – Eh ! oui, qu’est-ce qu’on peut en dire ? En Angleterre, si l’on faisait une telle injure à quelqu’un, on devrait prouver le fait, ou donner une bonne raison pour les soupçons. Que mon mari ait été assassiné, tout le monde le sait ; mais qu’on l’ait volé, et quoi, et combien, c’est ce que personne ne sait, non, pas même moi. Et pourquoi ne m’a-t-on pas questionnée là-dessus à l’époque ? J’ai toujours habité Paris depuis, je l’ai habité publiquement, et pas un homme n’a encore eu l’impudence de suggérer pareille chose sur mon compte.

 

» – J’en suis parfaitement convaincu, dit le marchand. Mais comme c’est un coquin que rien n’arrêtera, que pourrons-nous dire ? Et qui sait ce qu’il peut jurer ? Supposez qu’il jure qu’il sait que votre mari avait sur lui ces joyaux mêmes le matin qu’il est sorti, et qu’il les lui montra pour les lui faire estimer et le consulter sur le prix qu’il devait en demander au prince de *** ?

 

» – Certes ; et à ce compte, repris-je, il peut jurer que j’ai assassiné mon mari, s’il le trouve utile à ses projets.

 

» – C’est vrai ; et s’il le faisait, je ne vois pas ce qui pourrait vous sauver. Mais, poursuivit-il, j’ai découvert son dessein le plus immédiat. Ce dessein est de vous faire enfermer au Châtelet, afin de donner de la vraisemblance au soupçon, puis de retirer les joyaux de vos mains, si possible ; et alors il laisserait enfin tomber l’affaire en échange de votre consentement de lui abandonner les joyaux. Comment ferez-vous pour éviter cela, voilà la question que je voudrais vous voir prendre en considération.

 

» – Le malheur est, monsieur, que je n’ai pas le temps de considérer, et que je n’ai personne avec qui considérer, ou consulter à ce sujet. Je vois que l’innocence peut être opprimée par un individu de cette espèce. Celui qui n’attache aucune importance au parjure, tient la vie de tout homme à sa merci. Mais, monsieur, est-ce que la justice ici est telle que, pendant que je serai aux mains du ministère public et sous le coup d’une poursuite, cet individu puisse s’emparer de mes biens et garder entre ses mains mes bijoux ?

 

» – Je ne sais, répondit-il, ce qui peut se faire dans ce cas ; mais si, à défaut de lui, les gens de justice s’en emparaient, vous n’auriez pas, que je sache, moins de difficulté à les retirer de leurs mains ; ou, du moins, cela vous coûterait la moitié plus qu’ils ne valent. C’est pourquoi je pense que les empêcher d’y toucher en aucune façon serait un moyen bien meilleur.

 

» – Mais quel parti prendre pour arriver à cela, maintenant qu’ils sont avertis que je les possède ? lui dis-je. S’ils mettent la main sur moi, ils m’obligeront à les produire, ou peut-être me condamneront à la prison jusqu’à ce que je le fasse.

 

» – Mieux encore, comme le dit cette brute, reprit-il ; il vous mettront à la question, c’est-à-dire à la torture, sous prétexte de vous faire confesser quels ont été les meurtriers de votre mari.

 

» – Confesser, m’écriai-je. Comment puis-je confesser ce dont je ne sais rien ?

 

» – S’ils vous tiennent une fois sur le chevalet, reprit-il, il vous feront confesser que c’est vous-même qui l’avez fait, que vous l’ayez fait ou non ; et dès lors, vous êtes perdue. »

 

À ce seul mot de chevalet, je pensai mourir d’épouvante ; je n’avais plus un souffle de courage en moi.

 

« Que c’est moi qui l’ai fait ? répétai-je. C’est impossible.

 

» – Non, madame ; il s’en faut que ce soit impossible. Les plus innocentes gens du monde ont été forcés de se confesser coupables de choses dont ils n’avaient jamais entendu parler, loin d’y avoir trempé les mains.

 

» – Que dois-je donc faire ? Que me conseillez-vous ?

 

» – Eh bien ! dit-il, je vous conseillerais de vous en aller. Vous aviez l’intention de partir dans quatre ou cinq jours ; vous pourriez aussi bien le faire dans deux. Si vous le pouvez, je m’arrangerai de telle sorte qu’il restera plusieurs jours sans soupçonner votre départ. »

 

Il me raconta ensuite comment le coquin voulait me faire dire d’apporter les joyaux le lendemain pour les vendre, et qu’alors il m’aurait fait appréhender ; et comment il avait, lui, le marchand, fait croire au Juif qu’il s’associerait à lui dans ses plans, et mettrait les joyaux entre ses mains. Il poursuivit :

 

« Maintenant je vais vous donner, pour la somme que vous désirez, des lettres de change, immédiatement, et telles qu’elles ne manqueront pas d’être payées. Prenez vos joyaux avec vous, et allez ce soir même à Saint-Germain-en-Laye. J’y enverrai avec vous un homme qui, de là, vous guidera demain jusqu’à Rouen, où se trouve un navire à moi, prêt à appareiller pour Rotterdam. Vous aurez votre passage à mon compte sur ce navire ; j’enverrai des ordres pour qu’il mette à la voile dès que vous serez à bord, et j’écrirai à mon ami de Rotterdam de vous recevoir et de prendre soin de vous. »

 

C’était, dans l’état des choses, une offre trop obligeante pour ne pas être acceptée avec reconnaissance. Quant au voyage, j’avais préparé tout pour partir, de sorte que je n’avais guère qu’à m’en retourner, à prendre deux ou trois boîtes, paquets et choses de ce genre, avec ma servante Amy, et à m’en aller.

 

Le marchand me dit ensuite les mesures qu’il avait résolu de prendre pour tromper le Juif, tandis que je m’échapperais. Elles étaient vraiment très bien concertées.

 

« D’abord, dit-il, lorsqu’il viendra demain, je lui dirai que je vous ai proposé de me laisser les bijoux, comme il était convenu, mais que vous avez dit que vous me les rapporteriez dans l’après-midi ; de sorte qu’il faudra vous attendre jusqu’à quatre heures. À ce moment, je lui montrerai, comme si je venais de la recevoir, une lettre de vous, dans laquelle vous vous excuserez de ne pas venir parce que quelque visite vous est survenue et vous retient ; mais vous prierez de faire en sorte que ce monsieur soit prêt à acheter vos joyaux et vous promettez de venir demain à la même heure, sans faute.

 

« Le lendemain, nous vous attendrons à l’heure fixée ; et, comme vous ne paraîtrez pas, j’aurai l’air très mécontent et me demanderai quelle peut en être la raison. Alors nous conviendrons d’instituer une action contre vous le jour suivant ; mais le jour suivant, dans la matinée, j’enverrai l’avertir que vous avez passé chez moi et que, comme il n’y était pas, nous avons pris un autre rendez-vous, ajoutant que je désire lui parler. Lorsqu’il viendra, je lui dirai que vous semblez parfaitement aveugle sur le danger où vous êtes, que vous avez paru très contrariée de ne l’avoir pas rencontré, tout en n’ayant pas pu venir le soir précédent, et que vous m’avez fait promettre de l’avoir ici le lendemain à trois heures. Ce lendemain venu, vous enverrez dire que vous êtes si malade que vous ne pouvez sortir ce jour-là, mais que vous ne manquerez pas pour le jour suivant ; et, le jour suivant, vous ne viendrez ni n’avertirez, et nous n’entendrons plus jamais parler de vous ; car, à ce moment-là, vous serez en Hollande, si vous le voulez bien. »

 

Je ne pouvais qu’approuver toutes ces mesures, voyant qu’elles étaient si bien et si amicalement concertées dans mon intérêt ; et comme il semblait être absolument sincère, je me déterminai à remettre ma vie entre ses mains. J’allai tout de suite à mes appartements, et j’envoyai devant Amy avec les paquets que j’avais préparés pour mon voyage. J’envoyai aussi plusieurs colis de mes beaux meubles chez le marchand pour y être mis en réserve, et, emportant les clefs du logis, je revins moi-même à sa maison. Là, nous terminâmes nos affaires d’argent : je lui remis en mains sept mille huit cents pistoles en valeurs et en argent, et la copie enregistrée d’une assignation de rente sur l’Hôtel-de-Ville de Paris pour quatre mille pistoles, à trois pour cent d’intérêt, avec une procuration pour en toucher l’intérêt tous les six mois ; mais j’en gardai par devers moi l’original.

 

J’aurais pu lui confier tout ce que j’avais, car il était parfaitement honnête et n’avait pas la moindre idée de me faire aucun tort. Et vraiment, après qu’il était si évident qu’il m’avait, pour ainsi dire, sauvé la vie, ou du moins préservée de la honte et de la ruine, après cela, dis-je, comment aurais-je pu douter de lui ?

 

Lorsque j’arrivai chez lui, il tenait tout prêt comme je le désirais et comme il l’avait proposé. Quant à mon argent, il me donna tout d’abord une lettre de change acceptée, payable à Rotterdam, pour quatre mille pistoles, et tirée de Gênes sur un marchand de Rotterdam, payable à un marchand de Paris et endossée par lui à mon marchand hollandais ; il m’assura qu’elle me serait payée ponctuellement, et elle le fut, en effet, le jour dit. J’eus le reste en autres lettres de change tirées par lui sur d’autres marchands de Hollande. Je pris aussi les meilleures précautions que je pus pour mettre mes joyaux à l’abri ; et il m’envoya, le soir même, dans le carrosse d’un ami qu’il s’était procuré pour moi, à Saint-Germain, et, le lendemain matin, à Rouen. Il envoya aussi avec moi un de ses domestiques, à cheval, qui fournissait à tous mes besoins et qui portait ses ordres au capitaine du navire, lequel était à l’ancre à trois milles environ au-dessous de Rouen, dans la rivière. Conformément à ses instructions, je me rendis à bord immédiatement. Le troisième jour après mon arrivée à bord, le vaisseau partit et le lendemain nous étions en mer. C’est ainsi que je pris congé de la France, et me tirai d’une vilaine affaire qui, si elle avait suivi son cours, aurait pu me ruiner et me renvoyer en Angleterre aussi nue que j’étais quelque temps avant d’en partir.

 

Nous avions maintenant, Amy et moi, le loisir de considérer les malheurs auxquels nous avions échappé. Si j’avais eu aucune religion, aucun sentiment d’un Pouvoir Suprême conduisant, dirigeant et gouvernant à la fois les causes et les événements en ce monde, un cas comme celui-ci aurait donné lieu à tout le monde d’être reconnaissant envers ce Pouvoir qui non seulement avait mis en mes mains un tel trésor, mais m’avait donné le moyen d’échapper à la ruine qui me menaçait. Mais je n’avais en moi rien de tout cela ; il est vrai, cependant, que je nourrissais un sentiment de reconnaissance pour la généreuse amitié de mon libérateur, le marchand hollandais, qui m’avait si fidèlement servie et, autant du moins qu’il appartient aux causes secondes, préservée de la destruction.

 

Je nourrissais, dis-je, un sentiment de reconnaissance pour sa bonté et sa loyauté envers moi, et je résolus de lui en donner quelque témoignage dès que je serais arrivée à la fin de mes pérégrinations ; car j’étais encore en plein état d’incertitude, et cela ne laissait pas que de me rendre un peu inquiète parfois. J’avais, il est vrai, du papier pour mon argent, et il s’était montré très bon pour moi en me faisant passer à l’étranger, comme je l’ai dit. Mais je n’avais pas encore vu la fin de mes embarras ; car, tant que les lettres de change ne seraient pas payées, je pouvais toujours subir de grandes pertes par le fait de mon Hollandais ; il se pouvait qu’il eût imaginé toute cette histoire du Juif pour m’effrayer et me faire prendre la fuite, et cela comme si c’eût été pour me sauver la vie, de sorte que, si les lettres étaient refusées, je me trouverais abominablement dupée, – et le reste. Mais ce n’étaient là que des hypothèses ; et elles étaient vraiment tout à fait sans motifs, car l’honnête homme avait agi comme agissent toujours les honnêtes gens, par un principe de droiture et de désintéressement et avec une sincérité qui ne se trouve pas souvent dans le monde. Le gain qu’il avait fait sur le change était juste ; ce n’était que ce qui lui était dû, et cela rentrait dans son commerce ordinaire ; mais autrement il ne fit aucun bénéfice sur moi.

 

Lorsque je passai, sur le navire, entre Douvres et Calais et que je vis une fois encore l’Angleterre devant mes yeux, l’Angleterre que je regardais comme ma patrie, car, bien que je n’y fusse pas née, c’était le lieu où j’avais été élevée, une sorte de joie étrange s’empara de mon esprit, et je ressentis un tel désir d’y être que j’aurais donné au patron du bâtiment vingt pistoles pour s’arrêter et me mettre à terre dans les dunes. Lorsqu’il m’eut dit qu’il ne le pouvait pas, c’est-à-dire qu’il ne l’oserait pas quand je lui donnerais cent pistoles, je souhaitai secrètement qu’il s’élevât un orage qui chasserait le navire sur la côte d’Angleterre, en dépit de l’équipage de façon à pouvoir être mise à terre sur le sol anglais.

 

Il y avait à peine deux ou trois heures que cette mauvaise pensée avait quitté mon esprit, et le patron gouvernait au nord comme c’était sa route de le faire, lorsque nous perdîmes la terre de vue de ce côté, et nous n’eûmes plus de visible que le rivage flamand sur notre main droite, ou comme disent les marins, à tribord. Alors, en perdant de vue l’Angleterre, mon désir d’y aborder s’apaisa, et je considérai combien il était fou de souhaiter de m’écarter de mes affaires : si j’avais été mise à terre en Angleterre, j’aurais dû revenir en Hollande à cause de mes lettres de change qui montaient à une somme si considérable ; car, n’ayant pas de correspondant là-bas, je n’aurais pas su régler mes intérêts sans y aller moi-même. Mais nous n’avions pas perdu de vue l’Angleterre depuis longtemps, que le temps commença à changer : les vents sifflaient bruyamment, et les matelots se disaient les uns aux autres qu’il soufflerait dur à la nuit. C’était environ deux heures avant le coucher du soleil ; nous avions dépassé Dunkerque, et je crois qu’on disait que nous étions en vue d’Ostende. C’est alors que le vent s’éleva, que la mer s’enfla et que toutes les choses prirent un aspect terrible, surtout pour nous qui ne comprenions rien que ce que nous voyions devant nous. Bref, la nuit arriva, nuit très noire ; le vent fraîchit, devint de plus en plus dur, et au bout de deux heures à peu près, souffla terriblement en tempête.

 

Je n’étais pas tout à fait étrangère à la mer, étant venue de La Rochelle en Angleterre quand j’étais enfant, et, plus tard, étant allée par la rivière Tamise, de Londres en France, comme je l’ai dit. Mais je commençai à m’alarmer un peu de la terrible clameur des hommes au-dessus de moi, car je ne m’étais jamais trouvée dans une tempête, et n’avais, par conséquent, jamais vu ni entendu rien de pareil. Ayant voulu une fois regarder à la porte de la chambre de l’avant, comme ils disent, je fus frappée d’horreur : l’obscurité, la violence du vent, l’épouvantable hauteur des vagues et la confusion où étaient les matelots hollandais, du langage desquels je ne comprenais pas un mot, ni dans leurs blasphèmes ni dans leurs prières, – toutes ces choses, dis-je, me remplirent de terreur ; et je commençai, pour n’en pas dire plus, à être fort effrayée.

 

Lorsque je fus revenue dans la grande cabine, Amy y était assise, très souffrante du mal de mer ; je lui avais, un peu auparavant, donné un petit coup d’eau cordiale pour lui soutenir l’estomac. Quand Amy me vit revenir et m’asseoir sans parler, car c’est ce que je fis, elle leva deux ou trois fois les yeux sur moi. À la fin elle vint à moi en courant :

 

« Chère madame, s’écria-t-elle, qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous si pâle ? Quoi ! Vous n’êtes pas bien. Qu’y a-t-il ? »

 

Je ne parlai toujours pas, mais je levai les mains deux ou trois fois. Amy redoubla ses instances. À quoi je ne répondis que ces mots :

 

« Allez à la porte de l’avant, et regardez, comme je l’ai fait. »

 

Elle y alla immédiatement, et regarda, comme je lui avais recommandé ; mais la pauvre fille revint dans le plus grand effarement et la plus grande horreur où j’aie jamais vu une misérable créature, se tordant les mains et criant qu’elle était morte ! qu’elle était morte ! qu’elle allait être noyée ! que tout le monde était perdu ! Elle courait ainsi à travers la cabine comme une folle, et aussi complètement hors de ses sens qu’il est possible de s’imaginer qu’on puisse l’être en un tel cas. J’étais effrayée moi-même ; mais lorsque je vis cette fille dans une si terrible angoisse, cela me rappela un peu à moi ; je me mis à lui parler et à lui donner quelque espoir. Je lui dis qu’il y avait bien des vaisseaux qui ne faisaient pas naufrage dans la tempête, et que j’espérais que nous ne serions pas noyés ; il était vrai que la tempête était épouvantable, mais je ne voyais pas que les matelots fussent aussi inquiets que nous l’étions. Je lui parlai ainsi aussi bien que je le pouvais, quoique mon cœur fût assez gros, tout comme le sien. La mort commençait à me regarder en face, et aussi quelque chose de plus, je veux dire, la conscience ; et mon esprit était profondément troublé. Mais je n’avais personne pour relever mon courage.

 

Cependant, l’état d’Amy étant tellement plus misérable, c’est-à-dire sa terreur de la tempête étant tellement plus grande que la mienne, que j’avais fort à faire pour la réconforter. Elle était, comme je l’ai dit, pareille à une insensée, et allait, affolée, par la cabine, criant qu’elle était morte ! qu’elle était morte ! qu’elle allait être noyée ! et autres choses semblables. À la fin, le navire ayant donné une secousse, sous la force, je suppose, de quelque violente vague, la pauvre Amy fut complètement renversée par terre, car le mal de mer l’avait déjà affaiblie ; et en tombant, la pauvre fille se cogna la tête contre ce que les marins appellent la cloison (bulk-head) de la cabine et resta étendue aussi morte qu’une pierre sur le plancher, ou pont ; du moins, elle avait toutes les apparences de l’être.

 

J’appelai du secours ; mais c’eût été exactement la même chose si j’avais crié au sommet d’une montagne où il n’y aurait eu personne à cinq milles à la ronde ; car les matelots étaient si occupés et faisaient tant de bruit que personne ne m’entendit ni ne s’approcha de moi. J’ouvris la porte de la grande cabine et regardai dans la chambre de l’avant afin de demander du secours ; mais là, pour comble d’épouvante, se trouvaient deux matelots à genoux et priant, et un seul homme à la barre ; et celui-là aussi faisait comme un bruit de murmure que je pris pour des prières qu’il récitait, mais il paraît qu’il répondait à ceux d’en haut lorsqu’ils le hélaient pour lui dire dans quelle direction gouverner.

 

Il n’y avait là de secours ni pour moi ni pour la pauvre Amy. Celle-ci était toujours étendue, et dans un tel état que je ne savais si elle était morte ou vivante. Dans cet effroi, j’allai à elle, je la soulevai un peu, et l’établis sur le pont, le dos appuyé aux planches de la cloison ; puis je tirai une petite bouteille de ma poche et la tins sous son nez ; je lui frottai les tempes, et fis tout ce que je pouvais faire. Mais Amy continuait à ne donner aucun signe de vie ; je lui tâtai le pouls, et pus à peine discerner qu’elle vivait. Cependant, après une longue attente, elle commença à se ranimer, et, au bout d’une demi-heure, elle était revenue à elle ; mais tout d’abord et durant un bon moment ensuite, elle ne se rappela rien de ce qui lui était arrivé.

 

Lorsqu’elle eut plus pleinement recouvré ses sens, elle me demanda où elle était. Je lui dis qu’elle était toujours dans le navire, mais que Dieu savait combien de temps elle y serait encore.

 

« Eh quoi ! madame, dit-elle ; la tempête n’est-elle pas passée !

 

» – Non, non, Amy, lui répondis-je.

 

» – Ah ! madame, il faisait calme tout à l’heure. (Elle parlait du temps qu’elle était dans l’évanouissement causé par sa chute.)

 

» – Calme, Amy ! Il s’en faut qu’il fasse calme. Il fera peut-être calme tout à l’heure, quand nous serons tous noyés et montés au ciel.

 

» – Le ciel, madame ! s’écria-t-elle. Qui vous fait parler ainsi ? Le ciel ! Moi, aller au ciel ! Non, non, si je me noie, je suis damnée ! Ne savez-vous pas quelle mauvaise créature j’ai été ? J’ai fait la catin avec deux hommes, et j’ai vécu une misérable et abominable vie de vice et de méchanceté pendant quatorze ans. Ô madame, vous le savez, et Dieu le sait ; et maintenant, il faut que je meure, que je sois noyée ! Oh ! que vais-je devenir ? C’en est fait de moi pour toujours ! oui, madame, pour toujours ! pour toute l’éternité ! Oh ! je suis perdue ! je suis perdue ! S’il faut que je sois noyée, je suis perdue pour toujours ! »

 

Toutes ces paroles, vous l’imaginerez aisément, devaient être autant de coups de poignards au fond de l’âme d’une personne dans ma situation. Il se présenta immédiatement à moi cette pensée : Pauvre Amy ! qu’es-tu que je ne sois pas ? Qu’as-tu été que je n’aie été ? Bien plus, je suis coupable à la fois et de mon propre péché et du tien. – Puis il me revint à la mémoire que non seulement j’avais été comme Amy, mais que j’avais été l’instrument du diable pour la rendre vicieuse ; que je l’avais mise nue, et prostituée précisément à l’homme avec lequel je me conduisais comme une éhontée ; qu’elle n’avait fait que me suivre ; que j’avais été son mauvais exemple ; que je l’avais dirigée en tout, et que, comme nous avions péché ensemble, il était probable que nous allions maintenant périr ensemble.

 

Tout cela se représentait à mon esprit en ce moment même, et chacun des cris d’Amy résonnait ainsi dans mes oreilles : C’est moi qui suis la cause criminelle de tout cela ! J’ai été ta ruine, Amy ! c’est moi qui t’ai amenée jusqu’ici, et maintenant il faut que tu souffres pour le péché dans lequel je t’ai attirée ! Et si tu es perdue à jamais, moi, que dois-je être ? Quel doit être mon lot ?

 

Il est vrai qu’il y avait cette différence entre nous que je disais toutes ces choses au dedans de moi, et que je soupirais et me désolais intérieurement ; tandis qu’Amy, dont la nature était plus violente, parlait haut, criait, et appelait comme quelqu’un dans l’agonie du désespoir.

 

Je n’avais que peu d’encouragement à lui donner, et vraiment je ne pouvais pas lui dire grand’chose ; cependant j’obtins qu’elle se maîtrisât un peu et ne laissât pas comprendre à tous les gens du navire ce qu’elle voulait dire ou ce qu’elle disait. Mais même quand elle se retenait le plus, elle continuait à s’exprimer dans les termes les plus extrêmes de l’épouvante et de la terreur sur la vie criminelle qu’elle avait menée, criant qu’elle serait damnée et autres choses semblables ; ce qui était tout à fait terrible pour moi, qui savais dans quelle condition je me trouvais moi-même.

 

Devant ces sérieuses considérations, je me sentais aussi très pénitente pour mes péchés passés, et je m’écriai deux ou trois fois, mais tout bas cependant :

 

« Seigneur, prenez pitié de moi ! »

 

J’y ajoutai quantité de résolutions sur la vie que je mènerais s’il plaisait à Dieu d’épargner mes jours cette fois seulement : je vivrais seule et dans la vertu, et je dépenserais une grande partie de ce que j’avais acquis par le vice, en actes de charité et à faire le bien.

 

Dans ces appréhensions épouvantables, je regardais la vie que j’avais menée avec le dernier mépris et la dernière horreur. Je rougissais, je m’étonnais de moi-même, de ce que j’avais pu agir ainsi, me dépouiller de la modestie et de l’honneur, et me prostituer pour un gain ; et je pensais que s’il plaisait à Dieu de me sauver de la mort cette seule fois, il n’était pas possible que je fusse la même créature que devant.

 

Amy allait plus loin. Elle pria ; elle résolut, elle fit vœu de mener une vie nouvelle, si seulement Dieu voulait l’épargner cette fois. Il commençait maintenant à faire jour, car la tempête se maintint tout le long de la nuit ; et ce fut un certain encouragement pour nous que de voir la lumière d’une autre journée, ce que personne de nous n’espérait. Mais la mer se soulevait en montagnes, et le bruit de l’eau était aussi effrayant pour nous que le spectacle des vagues. Il n’y avait aucune terre en vue, et les matelots ne savaient où ils étaient. À la fin, à notre grande joie, on aperçut la terre : c’était l’Angleterre, et la côte de Suffolk. Comme le navire était absolument en détresse, on mit le cap sur la côte, à tout hasard, et on parvint, avec de grandes difficultés, à entrer dans Harwich, où l’on était en sûreté, du moins contre le danger de mort ; mais le navire était si plein d’eau et si endommagé, que, si on ne l’avait mis à sec sur le rivage le même jour, il aurait coulé avant la nuit, suivant l’opinion des matelots et aussi des ouvriers de la côte qu’on avait engagés pour aider à boucher les voies d’eau.

 

Amy fut ranimée dès qu’elle apprit qu’on avait aperçu la terre. Elle sortit sur le pont, mais elle rentra bientôt en disant :

 

« Oh ! madame, c’est vrai ; la terre est en vue. Elle a l’air d’une bande de nuages, et ce pourrait bien n’être qu’un nuage, autant que j’en puis juger ; mais si c’est la terre, elle est encore très loin, et la mer est tellement démontée que nous périrons tous avant de l’atteindre. Les vagues offrent le plus épouvantable spectacle qu’on ait jamais vu. Oui, elles sont aussi hautes que des montagnes. Nous serons sûrement engloutis, quelque proche que la terre soit. »

 

J’avais conçu quelque espérance que si on voyait la terre, nous serions sauvés. Je lui dis qu’elle n’entendait pas ces questions là ; qu’elle pouvait être certaine que si l’on voyait la terre, on irait directement dessus, et qu’on entrerait dans quelque port. Mais jusque-là, il y avait, comme disait Amy, une effroyable distance. La terre avait l’air de nuages, et la mer se soulevait en montagnes, de sorte qu’il ne semblait pas qu’il y eût à tirer aucun espoir de la vue de la terre, mais que nous étions dans la crainte de sombrer avant de pouvoir l’atteindre. Cela fit retomber Amy dans son abattement. Mais comme le vent, qui soufflait de l’est ou de ce quartier là, nous chassait furieusement vers la côte, environ une demi-heure après, lorsque j’allai à la porte de la chambre de l’avant et regardai dehors, je vis la terre beaucoup plus proche qu’Amy ne me l’avait représentée. Je rentrai donc et me remis à encourager Amy ; et le fait est que j’avais moi-même repris courage.

 

Au bout d’une heure, ou un peu plus, nous vîmes, à notre infinie satisfaction, le port ouvert de Harwich et le vaisseau s’y portant tout droit. Quelques minutes encore, et le vaisseau était dans des eaux calmes, à notre inexprimable soulagement. C’est ainsi que j’eus, bien que contre ma volonté et en opposition avec mon véritable intérêt, ce que j’avais souhaité : être poussée en Angleterre, fût-ce par une tempête.

 

D’ailleurs, cet incident ne nous rendit pas grand service, à Amy et à moi ; car, le danger passé, nos craintes de la mort s’évanouirent en même temps, et aussi notre crainte de ce qui était au-delà de la mort. Notre sentiment de l’existence que nous avions menée se dissipa. Avec notre retour à la vie, revint notre goût de la vie vicieuse, et nous fûmes l’une et l’autre comme auparavant, sinon pires. Tant il est certain que le repentir amené par l’appréhension de la mort disparaît à mesure que disparaît cette appréhension, et que le repentir sur le lit de mort ou dans la tempête, ce qui se ressemble beaucoup, est rarement vrai.

 

Cependant, je ne vous dis pas non plus que ceci ait eu lieu tout d’un coup. L’effroi que nous avions éprouvé en mer dura quelque temps après ; du moins l’impression n’en fut pas emportée tout à fait aussitôt que l’orage, surtout pour la pauvre Amy. Dès qu’elle eut mis le pied sur le rivage, elle se jeta à plat ventre sur le sol et le baisa, rendant grâce à Dieu pour sa délivrance ; puis, en se relevant, elle se traîna vers moi et me dit :

 

« J’espère, madame, que nous n’irons plus jamais en mer. »

 

Je ne sais ce que j’avais, pour mon compte ; mais Amy était beaucoup plus pénitente en mer, et beaucoup plus sensible à sa délivrance lorsqu’elle se trouva à terre et sauvée, que je ne l’étais. J’étais dans une sorte de stupéfaction, je ne sais comment appeler cela. Mon esprit était plein de l’horreur de la période de la tempête, et je voyais la mort devant moi aussi nettement qu’Amy ; mais mes pensées ne trouvaient pas d’issue, comme celles d’Amy. J’avais une sorte de sombre et silencieuse douleur, qui ne pouvait éclater ni en paroles ni en larmes, et qui n’en était que pire à supporter.

 

J’étais sous le poids de la terreur de ma mauvaise vie passée, et je croyais fermement que j’allais être précipitée jusqu’au fond, lancée dans la mort, où j’aurais à rendre compte de toutes mes actions antérieures. En cet état et par cette cause, je regardais ma perversité avec détestation, comme je l’ai dit plus haut ; mais je n’avais aucun sentiment de repentir tiré du vrai motif du repentir ; je ne voyais rien de la corruption de la nature, de ma vie de péché, offense à Dieu, chose odieuse à la sainteté de son être, abus de sa miséricorde et mépris de sa bonté. En un mot, je n’avais pas le repentir entier et efficace, ni la vue de mes péchés sous la forme qui leur convenait, ni la perspective d’un Rédempteur, ni aucun espoir en lui. J’avais seulement ce repentir que ressent un criminel sur le lieu de l’exécution : il est fâché, non d’avoir commis le crime parce que c’est un crime, mais de ce qu’il va être pendu pour l’avoir commis.

 

Il est vrai que le repentir d’Amy s’usa, comme le mien ; mais pas si tôt. Toutefois, nous fûmes toutes les deux très sérieuses pendant un temps.

 

Dès que nous pûmes obtenir un canot de la ville, nous allâmes à terre, et aussitôt dans un cabaret de la ville de Harwich. Là nous eûmes à considérer sérieusement ce qu’il y avait à faire, si nous remontrions jusqu’à Londres, ou si nous attendrions que le navire fût radoubé, ce qui, disait-on, prendrait une quinzaine, pour aller ensuite en Hollande, comme nous en avions l’intention et comme les affaires le demandaient.

 

La raison m’indiquait d’aller en Hollande, car j’y avais tout mon argent à recevoir, et il y avait là des personnes de bonne réputation et bien considérées à qui m’adresser, puisque j’avais pour elles des lettres de l’honnête marchand hollandais de Paris ; ces personnes pourraient peut-être me donner à leur tour des recommandations pour des marchands de Londres, et je ferais ainsi la connaissance de gens bien situés, ce qui était justement ce que je désirais ; tandis que maintenant je ne connaissais pas un être vivant dans toute la cité de Londres, ni nulle part ailleurs, auprès de qui je pusse aller me faire reconnaître. Devant ces considérations, je résolus d’aller en Hollande, quoi qu’il arrivât.

 

Mais Amy pleurait et tremblait, et était prête à tomber dans des attaques de nerfs, à la seule idée de reprendre la mer. Elle me suppliait de ne pas partir, ou, si je voulais partir, de la laisser derrière, quand même je devrais l’envoyer mendier son pain. Les gens de l’auberge riaient d’elle, la plaisantaient, lui demandaient si elle avait des péchés à confesser qu’elle avait honte qu’on entendît, et si elle était troublée par une mauvaise conscience. Une fois en mer et au milieu d’une tempête, lui disait-on, si elle avait couché avec son maître, elle le dirait sûrement à sa maîtresse, car c’était une chose commune pour les pauvres servantes que de déclarer tous les jeunes gens avec qui elles avaient couché : il y avait une pauvre fille qui passait sur le continent avec sa maîtresse, dont le mari avait telle profession dans tel endroit de la cité de Londres ; elle confessa, dans l’horreur d’une tempête, qu’elle avait couché avec son maître et avec tous les apprentis, tant de fois, en tels et tels endroits ; cela fit que la pauvre maîtresse, lorsqu’elle revint à Londres, s’emporta contre son mari et fit un tel scandale que ce fut la ruine de toute la famille.

 

Amy supportait tout cela assez bien ; car, si elle avait, en effet, couché avec son maître, c’était à la connaissance et du consentement de sa maîtresse, et, ce qui était pis, par la faute de sa maîtresse même. Je le rappelle pour blâmer mon propre vice et pour exposer comme ils doivent l’être les excès d’une telle perversité.

 

Je croyais que la peur d’Amy aurait disparu au moment où le navire serait prêt ; mais je vis que cela allait de mal en pis ; et lorsque j’en arrivai à la question, à savoir qu’il fallait embarquer ou perdre notre passage, Amy fut si terrifiée qu’elle eut des attaques de nerfs, si bien que le navire partit sans nous.

 

Mais comme il était, ainsi que je l’ai dit, absolument nécessaire pour moi d’aller là-bas, je fus obligé de prendre le paquebot quelque temps après, et de laisser Amy à Harwich, mais avec des instructions pour se rendre à Londres, et y rester afin de recevoir mes lettres et mes ordres sur ce qu’elle aurait à faire. J’étais dès lors, de femme de plaisir, devenue femme d’affaires, et d’affaires très sérieuses, je vous le certifie.

 

Je pris à Harwich une servante pour faire le passage avec moi ; elle avait été à Rotterdam, connaissait la localité, et en parlait la langue, ce qui m’était d’un grand secours ; et me voilà partie. La traversée fut très rapide et le temps très agréable. Arrivée à Rotterdam, j’eus bientôt trouvé le marchand à qui j’étais recommandée, et qui me reçut avec un respect extraordinaire. Tout d’abord, il reconnut la lettre de change acceptée pour 4,000 pistoles, qu’il paya plus tard ponctuellement. Il fit toucher pour moi d’autres lettres de change que j’avais sur Amsterdam ; et l’une de ces lettres, pour une somme de mille deux cents couronnes, ayant été protestée à Amsterdam, il me la paya lui-même, pour l’honneur de l’endosseur, comme il disait, lequel était mon ami le marchand de Paris.

 

Par son moyen j’entrai en négociations au sujet de mes bijoux. Il m’amena plusieurs joailliers pour les voir, et un particulièrement pour les estimer et pour me dire ce que chacun d’eux valait à part. C’était un homme qui était très habile à connaître les joyaux, mais qui, à ce moment-là, n’en faisait pas le trafic ; et mon hôte le pria de voir à ce qu’on ne m’en imposât pas.

 

Toute cette besogne me prit près de la moitié d’une année. En faisant ainsi mes affaires moi-même et en ayant à opérer sur de grosses valeurs, je devins aussi experte que n’importe laquelle de leurs marchandes. J’avais à la banque un crédit pour une grosse somme d’argent, et des lettres de change et des billets pour un chiffre plus grand encore.

 

J’étais là depuis environ trois mois, lorsque ma servante Amy m’écrivit qu’elle avait reçu une lettre de celui qu’elle appelait son ami ; c’était soit dit en passant, le gentilhomme du prince qui avait vraiment été pour elle un ami extraordinaire, car elle m’avoua qu’il avait couché avec elle cent fois, c’est-à-dire aussi souvent qu’il lui avait plu ; pendant les huit années qu’avait duré cette liaison, peut-être la chose avait-elle eu lieu beaucoup plus souvent. C’était lui qu’elle appelait son ami, et avec lequel elle correspondait sur un sujet particulier : entre autres choses, il lui envoyait une nouvelle toute spéciale que voici : mon ami extraordinaire, à moi, mon réel mari, qui chevauchait parmi les gens d’armes, était mort ; il avait été tué dans une rencontre, comme ils appellent cela, dans une rixe accidentelle entre soldats ; et la coquine me félicitait d’être aujourd’hui réellement une femme libre.

 

« Et maintenant, madame, disait-elle à la fin de sa lettre, vous n’avez plus rien à faire qu’à venir ici, à vous monter d’un carrosse et d’un bel équipage ; et si la beauté et la fortune ne vous font pas duchesse, rien ne le fera. »

 

Mais je n’étais pas encore fixée sur ce que je ferais. Je n’avais aucune inclination à me remarier. J’avais eu si mauvaise chance avec mon premier mari que l’idée seule m’inspirait de l’aversion. Je voyais qu’une femme est traitée avec indifférence, une maîtresse avec une affection passionnée. On regarde une femme comme une servante d’un ordre supérieur, une maîtresse est une souveraine ; une femme doit abandonner tout ce qu’elle a, se sentir reprocher toutes les réserves qu’elle stipule pour elle, et être grondée même pour l’argent de ses épingles ; une maîtresse, au contraire, prouve la vérité de ce dicton qu’elle a ce que l’homme possède, et que ce qu’elle possède personne autre qu’elle ne l’a ; la femme supporte mille outrages et est forcée de rester tranquille et de les supporter, ou de partir et de se perdre ; une maîtresse insultée se défend elle-même aussitôt et prend un autre amant.

 

C’étaient là les coupables raisons que je me donnais pour faire la catin, car je n’établissais jamais le parallèle dans un autre sens, je puis dire dans aucun des autres sens ; jamais je ne me disais qu’une femme mariée se montre hardiment et honorablement avec son mari, demeure chez elle, a sa maison, ses domestiques, ses équipages, est en possession d’un droit sur tout cela et peut l’appeler sien ; qu’elle reçoit ses amis, aime ses enfants, a d’eux un retour d’affection et de respect, car ici ils sont proprement à elles, et qu’elle a, par la coutume d’Angleterre, des droits sur les biens de son mari s’il meurt et la laisse veuve.

 

La catin se cache dans des garnis ; on va la voir dans les ténèbres ; en toute occasion, on la désavoue devant Dieu et devant les hommes ; elle est, il est vrai, entretenue pendant un temps, mais elle est sûrement condamnée à être abandonnée à la fin et laissée aux misères du sort et d’un désastre mérité. Si elle a des enfants, son effort est de s’en débarrasser, et non de les élever ; si elle vit, elle est sûre de les voir la haïr et rougir d’elle ; tant que le vice fait rage et que l’homme est dans la main du diable, elle le tient, et tant qu’elle le tient, elle en fait sa proie ; mais s’il arrive qu’il tombe malade, si quelque catastrophe le frappe, la responsabilité de tout pèse sur elle. Il ne manque pas de rapporter à elle l’origine de tous ses malheurs ; s’il vient une fois à se repentir, ou s’il fait un seul pas vers une réforme, c’est par elle qu’il commence : il la laisse, la traite comme elle le mérite, la hait, l’abhorre, et ne la voit plus ; et cela, avec ce surcroît qui ne manque jamais, que, plus sa repentance est sincère et sans feinte, plus il lève les yeux au ciel avec ardeur et plus il regarde efficacement en lui-même, plus son aversion pour elle s’accroît ; il la maudit du fond de son âme ; que dis-je ? ce n’est que par une sorte d’excès de charité qu’il souhaite seulement que Dieu lui pardonne.

 

Les contrastes dans la condition d’une femme mariée et dans celle d’une femme entretenue sont si nombreux et tels, j’ai vu depuis cette différence avec de tels yeux, que je pourrais m’arrêter longtemps sur ce sujet. Mais mon affaire est de raconter. J’avais une longue carrière de folie à parcourir encore. La morale de mon récit peut me ramener sur ce sujet, et si cela arrive, j’en parlerai jusqu’au bout.

 

Pendant que je séjournais en Hollande, je reçus plusieurs lettres de mon ami (j’avais bien lieu de l’appeler de ce nom) le marchand de Paris, où il me donnait d’autres détails sur la conduite de cette canaille de Juif et sur ce qu’il avait fait après mon départ, sur son impatience pendant que ledit marchand le tenait en suspens dans l’espoir que je viendrais, et sa rage, quand il s’aperçut que je ne revenais plus.

 

Il paraît qu’après avoir vu que je ne revenais pas, il découvrit, à force de persistantes recherches, la maison où j’avais demeuré, et que j’y avais été entretenue en qualité de maîtresse par quelque grand personnage ; mais il ne put jamais savoir par qui ; seulement il apprit la couleur de sa livrée. En poursuivant ses recherches, ses soupçons tombèrent sur la véritable personne ; mais il ne put s’en assurer, ni en offrir aucune preuve positive. Cependant, il découvrit le gentilhomme du prince, et lui parla de cela si insolemment que ce gentilhomme le traita, comme disent les Français, a coup de baton[8], c’est-à-dire lui donna une vigoureuse bastonnade, comme il le méritait. Cela ne le satisfaisant pas, ni ne le guérissant de son insolence, il fut rencontré un soir, sur le Pont-Neuf, par deux hommes, qui l’enveloppèrent dans un grand manteau, l’emportèrent en lieu plus discret, et lui coupèrent les oreilles, lui disant que c’était pour avoir parlé impudemment de ses supérieurs, et ajoutant qu’il eût à prendre garde à mieux gouverner sa langue et à se conduire plus convenablement ; sinon que, la prochaine fois, ils lui arracheraient la langue de la bouche.

 

Ceci mit un frein à son insolence de ce côté ; mais il revint au marchand et le menaça de lui intenter un procès comme correspondant avec moi et comme étant complice du meurtre du joaillier, etc.

 

Le marchand vit dans ses discours qu’il supposait que j’étais protégée par le prince de ***. Et même, le coquin disait qu’il était sûr que j’étais dans ses appartements à Versailles, car il n’eut jamais la moindre idée de la manière dont j’étais réellement partie : il se croyait certain que j’étais là, et certain aussi que le marchand en avait connaissance. Le marchand le mit au défi. Cependant il lui donna beaucoup d’ennui, et le plaça dans un grand embarras ; il l’aurait même probablement traduit en justice comme ayant aidé ma fuite, auquel cas le marchand eût été obligé de me produire, sous peine d’avoir à payer quelque très grosse somme d’argent.

 

Mais le Hollandais sut prendre le dessus d’une autre manière : il fit commencer une instruction contre lui pour escroquerie, où il exposa toute l’affaire, comment le Juif avait l’intention d’accuser faussement la veuve du joaillier comme la meurtrière supposée de son mari ; qu’il faisait cela uniquement pour lui enlever ses joyaux ; et qu’il offrait de le mettre, lui, marchand, dans l’affaire, pour s’associer avec lui et partager ; il prouvait en même temps le dessein du Juif de mettre la main sur les bijoux, et alors d’abandonner la poursuite à condition que je les lui cédasse. Sur cette accusation, il le fit mettre en prison ; on l’envoya donc à la Conciergerie, comme qui dirait Bridewell, et le marchand se vit tiré d’affaire.

 

L’autre sortit de geôle peu après, mais non sans le secours de son argent, et il continua pendant longtemps de harceler le Hollandais ; à la fin même, il menaça de l’assassiner, de le mettre à mort ; si bien que le marchand, qui avait enterré sa femme deux mois auparavant environ et qui était maintenant tout seul, ne sachant ce qu’un misérable de cette espèce pouvait faire, jugea convenable de quitter Paris et de s’en venir aussi en Hollande.

 

Il est très certain que, si l’on remonte aux origines, j’étais la cause et la source de tous les ennuis et de toutes les vexations de cet honnête monsieur ; et comme, plus tard, il fut en mon pouvoir de le payer complètement de tout et que je ne le fis pas, je ne puis que dire que j’ajoutai l’ingratitude à mes autres folies. Mais je raconterai cela plus en détail tout à l’heure.

 

Un matin, étant chez le marchand à qui il m’avait recommandée à Rotterdam, occupée dans son comptoir à régler mes lettres de change et me disposant à lui écrire une lettre à Paris, je fus surprise d’entendre un bruit de chevaux à la porte, ce qui n’est pas très commun dans une ville où tout le monde va par eau. C’était, sans doute, quelqu’un qui avait passé le Maze en bac à Williamstadt, et qui était venu ainsi jusque devant la maison. Comme je regardais vers la porte en entendant les chevaux, je vis un monsieur descendre et entrer sous le porche. Je ne connaissais nullement et, à coup sûr, ne m’attendais en aucune façon à connaître cette personne ; mais, comme je l’ai déjà dit, je fus surprise, et d’une surprise peu ordinaire, lorsqu’étant arrivé près de moi, je vis que c’était mon marchand de Paris, mon bienfaiteur, et véritablement mon sauveur.

 

CHAPITRE IV

 

SOMMAIRE. – Le marchand hollandais prend logement dans la même maison que moi. – Il me fait la cour. – Il sollicite ma main. – Je refuse de me marier. – Raisons de mon refus. – Différence de nos idées sur le mariage. – Je veux bien être sa maîtresse, mais non sa femme. – Il me refuse par scrupule de conscience. – Il m’abandonne et retourne à Paris. – Mes regrets de la perte de cet ami. – Je retourne en Angleterre et m’établis à Londres. – Je suis assiégée par les coureurs de dot. – Ma détermination de faire des économies. – Un riche marchand offre de m’épouser. – Je reçois et donne une grande fête. – Je danse devant mes convives. – Seconde fête chez moi. – Grandes nouveautés à cette fête. – Ma vertu est suspectée. – Un riche seigneur me fait des aventures. – Amusante anecdote à propos de sa seigneurie. – Je donne à Amy commission de retrouver mes enfants. – Elle en découvre un.

 

J’avoue que ce me fut une agréable surprise, et je fus extrêmement heureuse de voir celui qui s’était conduit envers moi d’une manière si honorable et si bienveillante, et qui, en réalité, m’avait sauvé la vie. Dès qu’il m’aperçut, il se précipita vers moi, me saisit dans ses bras et me baisa avec une liberté qu’il n’avait jamais tenté de prendre auparavant.

 

« Chère Mme ***, dit-il, je suis heureux de vous voir en sûreté dans ce pays. Si vous étiez restée deux jours de plus à Paris, c’en était fait de vous. »

 

J’étais si contente de le revoir que, durant un bon moment, je ne pus parler ; je fondis en larmes sans prononcer un mot ; mais je me remis de ce trouble, et lui dis :

 

« L’obligation que je vous ai n’en est que plus grande, monsieur, à vous qui m’avez sauvé la vie. »

 

J’ajoutai :

 

« Je suis heureuse de vous voir ici, pour être à même de réfléchir au moyen de balancer un compte où je me trouve si fort votre débitrice.

 

» – Nous arrangerons cela facilement, vous et moi, maintenant que nous sommes si près l’un de l’autre, répondit-il. Où demeurez-vous, je vous prie ?

 

» – Dans une bonne maison, très honnête, où ce gentleman, votre ami, m’a recommandée, répondis-je en désignant le marchand chez lequel nous étions.

 

» – Et où vous pouvez vous loger également, monsieur, reprit celui-ci, pourvu que cela s’accorde avec vos affaires et soit d’ailleurs à votre convenance.

 

» – De tout mon cœur, dit-il. Alors, madame, ajouta-t-il en se tournant vers moi, je serai votre voisin, et j’aurai le temps de vous raconter une histoire qui sera très longue, mais, de bien des manières, très agréable pour vous ; c’est combien ce diabolique Juif m’a tourmenté à votre propos, et quel infernal piège il vous avait tendu, au cas où il aurait pu vous trouver.

 

» – J’aurai aussi le loisir, monsieur, de vous dire toutes mes aventures depuis ce temps-là ; elles n’ont pas été en petit nombre, je vous assure. »

 

Bref, il prit logement dans la même maison où je demeurais. Suivant son désir, la chambre où il couchait s’ouvrait juste en face de la mienne, de sorte que nous pouvions presque nous parler de notre lit. Je n’eus aucun ombrage à ce propos, car je le croyais parfaitement honnête, et il l’était réellement ; mais ne l’eût-il pas été, cet article ne faisait point alors partie de mes préoccupations.

 

Ce ne fut qu’au bout de deux ou trois jours, et après que la première presse de ses affaires fut passée, que nous commençâmes à nous faire le récit de ce qui nous était arrivé des deux côtés ; mais une fois que nous eûmes commencé, cela occupa toutes nos conversations pendant près d’une quinzaine. D’abord, je lui rendis compte en détail de tout ce qui s’était passé d’important pendant notre traversée ; comment nous avions été poussés dans Harwich par une fort terrible tempête ; comment j’avais laissé là-bas ma femme de chambre, si effrayée du danger où elle avait été, qu’elle n’osait plus se risquer de nouveau à poser le pied sur un navire, et comment je ne serais pas venue moi-même, si les lettres de change que je tenais de lui n’avaient pas été payables en Hollande ; mais l’argent, comme il pouvait s’en apercevoir, ferait aller une femme n’importe où.

 

Il avait l’air de rire de toutes nos peurs féminines à propos de la tempête, me disant qu’il n’y avait là rien que de très ordinaire dans ces parages ; mais les ports sont si proches sur les deux côtes qu’on est rarement en danger de se perdre ; car si l’on ne peut gagner une côte, on peut toujours se diriger vers l’autre, et courir devant, suivant son expression, soit d’un côté, soit de l’autre. Mais lorsque je lui eus dit quel bâtiment décrépit c’était, et comment, même une fois entrés dans Harwich et en eau calme, ont avait été obligé de tirer le navire sur la plage, sans quoi il aurait coulé en plein port ; lorsque je lui eus dit encore qu’en regardant à la porte de la cabine, j’avais vu les Hollandais à genoux, dispersés çà et là et faisant leurs prières, alors, il est vrai, il reconnut que j’avais eu des raisons d’être alarmée. Pourtant il ajouta avec un sourire.

 

« Mais vous, madame, qui êtes si bonne et si pieuse, vous seriez allée au ciel un peu plus tôt, voilà tout ; et, pour vous, la différence n’eût pas été grande. »

 

J’avoue que, lorsqu’il dit ces paroles, elles me firent tourner le sang dans les veines, et je crus que j’allais m’évanouir. Pauvre homme ! pensais-je, vous ne me connaissez guère. Que ne donnerais-je pas pour être réellement ce que vous croyez réellement que je suis ! – Il s’aperçut de mon trouble, mais il garda le silence et me laissa parler. Alors, secouant la tête :

 

« Oh ! monsieur, lui dis-je, la mort, quelle que soit sa forme, apporte toujours avec elle quelque terreur ; mais sous l’épouvantable figure d’une tempête en mer et d’un vaisseau qui sombre, elle se présente avec une double, une triple, une inexpressible horreur ; et quand même je serais cette sainte que vous me croyez être, (et Dieu sait que je ne le suis pas) ce serait encore bien lugubre. Je désire mourir en temps calme, si je puis. »

 

Il me dit beaucoup de bonnes paroles, et partagea très gentiment son discours entre les réflexions sérieuses et les compliments. Mais je me sentais trop coupable pour goûter tout cela du même esprit qu’il me le donnait ; aussi je détournai la conversation et je lui parlai de la nécessité où je m’étais trouvée de venir en Hollande, et de mon désir de me revoir heureusement sur le rivage de l’Angleterre.

 

Il me dit qu’il était bien aise néanmoins, de l’obligation qui m’avait fait venir en Hollande, et me donna à entendre qu’il s’intéressait tellement à mon bonheur que, s’il ne m’avait pas heureusement trouvée en Hollande, il était résolu à aller en Angleterre pour me voir, et que c’était là une des principales raisons pour lesquelles il avait quitté Paris.

 

Je lui étais extrêmement obligée, lui répondis-je, de s’intéresser jusqu’à ce point à mes affaires ; mais j’étais tellement sa débitrice d’avance que je ne savais pas si quelque chose au monde pouvait accroître ma dette ; en effet, je lui devais déjà la vie, et je ne pouvais contracter de dette pour rien de plus précieux. Il repartit de la façon la plus obligeante qu’il me mettrait à même de payer cette dette et, en même temps, toutes les autres obligations qu’il avait jamais pu, ou qu’il pourrait, me faire contracter envers lui.

 

Je commençai alors à le comprendre, et à voir clairement qu’il était déterminé à me faire la cour ; mais je ne voulus point du tout entendre ses insinuations, d’autant que je savais qu’il avait une femme à Paris ; d’ailleurs je n’avais, pour le moment, du moins, aucun goût à de nouvelles intrigues. Cependant je fus prise à l’improviste, un petit moment après, par une allusion qu’il fit dans sa conversation à quelque chose qu’il faisait du temps de sa femme. J’eus un soubresaut.

 

« Que voulez-vous dire, monsieur ? m’écriai-je. N’avez-vous pas votre femme à Paris ?

 

» – Non vraiment, madame. Ma femme est morte au commencement de septembre dernier. »

 

C’était apparemment peu après mon départ.

 

Nous demeurions toujours dans la même maison et, comme nous ne logions pas loin l’un de l’autre, les occasions ne manquaient pas de lier connaissance aussi étroitement que nous pouvions le désirer. Ces occasions ne sont pas les agents les moins puissants sur les esprits vicieux pour faire arriver ce dont ils n’avaient même pas l’intention tout d’abord.

 

Quoi qu’il en soit, et tout en faisant sa cour avec la plus grande réserve, ses visées étaient très honorables. De même que j’avais auparavant trouvé en lui un ami absolument désintéressé et parfaitement honnête dans ses transactions, même lorsque je lui avais confié tout ce que je possédais, ainsi je le trouvai maintenant rigoureusement vertueux, jusqu’à ce que je l’eusse moi-même rendu autrement presque malgré lui, comme vous allez l’apprendre.

 

Il n’attendit pas longtemps après notre première conversation pour répéter ce qu’il avait déjà insinué, à savoir qu’il avait un projet à me soumettre, lequel, si je consentais à ses propositions, ferait plus que de balancer tout compte entre nous. Je lui dis que raisonnablement je ne pouvais lui refuser rien, et que, à l’exception d’une chose à laquelle j’espérais et croyais qu’il ne songeait pas, je me considérerais comme très ingrate si je ne faisais pour lui tout ce qui était en mon pouvoir.

 

Il me répondit que ce qu’il désirait de moi, il était parfaitement en mon pouvoir de l’accorder, ou autrement il ne siérait guère à un ami de le proposer. Néanmoins il refusa obstinément de faire cette proposition, comme il l’appelait ; et, pour cette fois, notre conversation en resta là sur ce sujet. Nous parlâmes d’autre chose ; si bien, qu’en somme, je me pris à penser qu’il pouvait avoir éprouvé quelque désastre dans ses affaires et être venu de Paris après avoir perdu de son crédit, ou que ses intérêts avaient reçu un coup quelconque ; et comme je lui voulais réellement assez de bien pour sacrifier une bonne somme à lui venir en aide, ce que d’ailleurs la gratitude m’obligeait à faire, puisqu’il m’avait si efficacement conservé tout ce que j’avais, je résolus de lui en faire l’offre la première fois que j’en aurais l’occasion. À ma grande satisfaction, elle se présenta deux ou trois jours après.

 

Il m’avait raconté en détail, bien qu’en plusieurs fois, les procédés qu’il avait eu à souffrir de la part du Juif, et quels frais cela lui avait occasionnés ; comment, à la fin, il avait eu raison de lui, comme on l’a vu plus haut ; qu’il l’avait fait condamner à de bons dommages, mais que le coquin n’était pas en état de lui faire une réparation convenable. Il m’avait dit aussi, ce que j’ai déjà raconté, comment le gentilhomme du prince d’*** avait vengé l’insulte faite à son maître, et fait traiter le Juif sur le Pont-Neuf, etc., et j’en avais ri de tout mon cœur.

 

« Il serait regrettable, lui dis-je à ce propos, que je fusse ici tranquille et ne donnasse à ce gentilhomme aucun dédommagement. Si vous vouliez m’en indiquer le moyen, monsieur, je désirerais lui faire un honnête présent et reconnaître le juste service qu’il m’a rendu ainsi qu’à son maître. »

 

Il me répondit qu’il ferait en cela ce que je commanderais. Je lui dis donc que je voulais lui envoyer cinq cents couronnes.

 

« C’est trop, fit-il remarquer ; car vous n’êtes intéressée que pour moitié dans le traitement infligé au Juif ; c’est pour le compte de son maître qu’il l’a corrigé, et non pour le vôtre. »

 

Aussi bien, nous fûmes finalement obligés de ne rien faire du tout, car nous ne savions ni l’un ni l’autre comment lui adresser une lettre, ni comment lui envoyer quelqu’un. Je dis donc que je laisserais cela jusqu’à ce que je fusse en Angleterre, parce que ma femme de chambre, Amy, était en correspondance avec lui, et qu’il lui avait fait la cour.

 

« Mais, monsieur, ajoutai-je, si, pour m’acquitter du généreux intérêt qu’il m’a témoigné, je me fais un devoir de songer à lui, il n’est que juste que les dépenses auxquelles vous avez été contraint, lesquelles étaient toutes pour moi, vous soient remboursées ; par conséquent, voyons… »

 

Ici je fis une pause, et je me mis à établir la somme de ce que j’avais remarqué dans ses discours qu’il lui en avait coûté pour ses différents débats et audiences au sujet de ce chien de Juif, et j’arrivai à un total d’un peu plus de 2,130 couronnes. Alors je tirai quelques lettres de change que j’avais sur un marchand d’Amsterdam et un compte de banque particulier, que j’examinai afin de les lui donner.

 

Lorsqu’il vit clairement ce que j’allais faire, il m’arrêta avec quelque chaleur, en me disant qu’il ne voulait rien de moi pour cela, et qu’il désirait que je ne dérangeasse pas mes lettres de change et mes papiers à ce propos ; ce n’était pas pour cela qu’il m’avait raconté l’histoire, ni dans aucune vue semblable ; son malheur avait été tout d’abord de m’amener ce hideux coquin, et quoiqu’il l’eût fait dans une bonne intention, il ne s’en punirait pas moins, par les frais qu’il avait dû faire, d’avoir eu si peu de chance vis-à-vis de moi ; je ne pouvais avoir de lui assez mauvaise opinion pour supposer qu’il voulût accepter de l’argent de moi, une veuve, pour m’avoir rendu service et m’avoir témoigné de l’intérêt dans un pays étranger et lorsque j’étais dans le malheur ; mais il répétait ce qu’il avait déjà dit, qu’il me réservait un règlement de comptes plus sérieux, et que, comme il me l’avait déclaré, il me mettrait à même de m’acquitter d’un coup de toutes ces faveurs, comme je les appelais, et de faire une balance définitive.

 

Je croyais qu’il allait se déclarer ; mais il différa encore, comme il l’avait fait jusque là ; d’où je conclus que ce ne pouvait être une question d’amour, car ces sortes de choses ne se remettent pas ainsi d’ordinaire. Par conséquent, ce devait être une question d’argent. Dans cette pensée, je pris la parole et lui dis que, puisqu’il savait que j’étais obligée à lui vouloir trop de bien pour lui refuser aucune faveur que je pourrais lui accorder, je le priais de me donner la permission de lui demander si rien n’inquiétait son esprit relativement à ses affaires ou à ses biens ; si cela était, il savait ce que je possédais aussi bien que moi, et s’il avait besoin d’argent, je lui ferais avoir la somme qu’il lui fallait jusqu’à concurrence de cinq ou six mille pistoles ; il me payerait selon que ses affaires le permettraient ; et s’il ne me payait jamais, je l’assurais que je ne lui causerais jamais d’ennui pour cela.

 

Il se leva cérémonieusement, et m’adressa ses remerciements en des termes qui me disaient assez qu’il avait été élevé parmi des personnes plus polies et plus courtoises que, suivant l’opinion commune, ne le sont d’ordinaire les Hollandais. Lorsque mon compliment fut achevé, il se rapprocha de moi et me dit qu’il était forcé, tout en me remerciant à plusieurs reprises de mon offre obligeante, de m’assurer qu’il n’avait aucun besoin d’argent, et qu’il n’avait éprouvé aucune gêne dans aucune de ses affaires, non, dans aucune, de n’importe quel genre, si ce n’est la perte de sa femme et d’un de ses enfants qui l’avait en effet affecté beaucoup ; mais cela n’avait rien à faire avec ce qu’il avait à me proposer, par quoi, si j’y consentais, je m’acquitterais de toutes mes obligations ; bref, cette proposition était que, voyant que la Providence lui avait (comme si c’eût été dans cet exprès dessein) retiré sa femme, je voulusse bien remplacer pour lui ce qu’il avait perdu. Et en même temps, il me tenait serrée dans ses bras, m’ôtait, en m’embrassant, la liberté de dire non, et me laissait à peine respirer.

 

À la fin, ayant trouvé le moyen de parler, je lui dis que, comme je l’avais déclaré auparavant, je ne pouvais lui refuser qu’une chose au monde : j’étais fâchée qu’il me proposât justement la seule chose que je ne pusse accorder.

 

Je ne pouvais m’empêcher de sourire, cependant, à part moi, de ce qu’il faisait tant de circonlocutions et de détours pour en arriver à des paroles qui n’avaient au fond rien de si merveilleux, s’il avait su tout. Mais il y avait une autre raison pour laquelle j’étais résolue à ne pas le prendre ; et, en même temps, s’il m’avait courtisée d’une manière moins honnête ou moins vertueuse, je crois que je ne l’aurais pas refusé. Mais j’arriverai à cela tout à l’heure.

 

Comme je l’ai dit, il avait été long à faire sa déclaration ; mais lorsqu’il l’eut faite, il l’appuya d’instances qui n’admettaient aucun refus ; c’était, du moins, son intention. Toutefois j’y résistai obstinément, bien qu’avec toutes les expressions imaginables de la plus grande affection et du plus grand respect, lui répétant souvent qu’il n’y avait rien autre chose au monde que je pusse lui refuser, lui montrant la même déférence, et, en toute occasion, le traitant avec la même confiance intime et la même liberté que s’il avait été mon frère.

 

Il essaya tous les moyens imaginables pour faire passer son dessein ; mais je fus inflexible. À la fin, il songea à un expédient qui, il s’en flattait, ne devait pas échouer. Et il ne se serait peut-être pas trompé, avec toute autre femme au monde que moi. C’était d’essayer s’il pourrait me surprendre et m’approcher au lit ; car après cela, il était très rationnel de croire que je serais assez disposée à l’épouser.

 

Nous étions si intimes ensemble qu’un mari et une femme seuls peuvent, ou du moins, doivent l’être davantage ; mais nos libertés se tenaient toujours dans les termes de la modestie et de la décence. Un soir plus que tous les autres, nous étions pleins de gaieté, et je m’imaginai qu’il poussait cette gaieté pour épier le moment favorable. Je résolus d’être, ou, du moins, de faire semblant d’être aussi gaie que lui, et, en un mot, s’il tentait quelque chose, de le laisser sans trop de difficultés faire ce qu’il voudrait.

 

Vers une heure du matin, car nous étions restés aussi tard ensemble, je dis :

 

« Allons ! il est une heure ; il faut que j’aille me coucher.

 

» – Eh bien ! dit-il, je vais avec vous.

 

» – Non, non ; allez dans votre chambre. »

 

Il répéta qu’il voulait aller se coucher avec moi.

 

« Ma foi, repris-je, si vous le voulez, je ne sais que dire. Si je ne peux pas l’empêcher, il faudra bien que vous le fassiez. »

 

Cependant, je me délivrai de lui, le laissai, et entrai dans ma chambre ; mais je n’en fermai pas la porte, et comme il pouvait facilement voir que je me déshabillais, il alla dans la sienne, qui était précisément sur le même palier, et, en quelques minutes, le voilà qui se déshabille aussi et qui revient à ma porte en robe de chambre et en pantoufles.

 

Je croyais qu’il était réellement parti, et qu’il avait voulu plaisanter. Je pensais, soit dit en passant, qu’il n’avait point envie de la chose ou qu’il n’en avait jamais eu l’idée. Je fermai donc ma porte, au loquet, j’entends, car je la fermais rarement à la clef ou au verrou, et je me mis au lit. Il n’y avait pas, dis-je, une minute que j’y étais qu’il arrive en robe de chambre à la porte et l’entrouvre un peu, mais pas assez pour entrer ou pour regarder à l’intérieur, et dit doucement :

 

« Quoi ? Êtes-vous réellement au lit ?

 

» – Oui, oui, lui dis je ; allez-vous-en.

 

» – Non vraiment, fit-il ; je ne m’en irai pas. Vous m’avez tout à l’heure donné la permission de venir me coucher, et vous n’allez pas maintenant me dire : Allez-vous-en ! »

 

Alors il entre dans ma chambre, puis se retourne, assure la porte, et vient immédiatement au chevet du lit. Je fis semblant de m’indigner et de lutter, et lui ordonnai de s’en aller avec plus de chaleur qu’auparavant. Mais rien n’y fit ; il n’avait pas sur lui un lambeau de vêtement autre que sa robe de chambre, ses pantoufles et sa chemise ; il rejeta sa robe de chambre, ouvrit le lit et y entra sur le champ.

 

Je fis un semblant de résistance, mais ce n’était rien de plus, en vérité ; car, comme je l’ai dit, j’étais décidée dès le commencement à ce qu’il couchât avec moi s’il le voulait, et pour le reste, je le laisserais venir ensuite.

 

Il coucha donc avec moi cette nuit là, et les deux suivantes ; et nous fûmes très gais pendant les trois jours. Mais la troisième nuit, il commença à être un peu plus grave.

 

« Maintenant, ma chère, me dit-il, j’ai, il est vrai, poussé l’affaire plus loin que je n’en avais jamais eu l’intention, et que je crois que vous ne vous y attendiez pas de ma part, car je n’ai jamais élevé vers vous de prétentions qui ne fussent très honnêtes ; mais, pour tout réparer et vous faire voir combien j’étais sincère dès le début et avec quelle honnêteté j’en agirai toujours avec vous, je suis encore prêt à vous épouser, et je désire que vous consentiez à ce que cela se fasse demain matin. Je vous ferai les mêmes conditions avantageuses au contrat que je vous aurais faites auparavant. »

 

C’était là, il faut l’avouer, une preuve qu’il était très honnête et qu’il m’aimait sincèrement ; cependant je l’interprétai dans un sens tout contraire, et je crus qu’il en voulait à l’argent. Mais combien ne parut-il pas surpris, combien ne fut-il pas confondu, lorsqu’il me vit accueillir ses propositions avec froideur et indifférence, et lui dire encore que c’était la seule chose que je ne pusse lui accorder !

 

Il était frappé d’étonnement.

 

« Quoi, ne pas me prendre maintenant, disait-il, lorsque j’ai partagé votre lit ! »

 

Je lui répondis froidement, quoique toujours avec respect :

 

« Il est vrai, et on peut le dire à ma honte, que vous m’avez prise par surprise et que vous avez fait de moi ce que vous avez voulu ; mais j’espère que vous ne trouverez pas mauvais que je ne veuille pas vous épouser, malgré cela. Si j’ai un enfant, il faudra prendre des mesures pour conduire cette affaire comme vous l’indiquerez. J’espère que vous ne m’exposerez pas au mépris public pour m’être livrée à vous ; mais je ne peux aller plus loin. »

 

Et là-dessus je m’arrêtai, sans vouloir en aucune façon entendre parler de mariage.

 

Maintenant, ceci pouvant sembler un peu bizarre, je vais clairement établir la question comme je la comprenais moi-même. Je savais que tant que je serais une maîtresse, il est d’usage que la personne entretenue reçoive de ceux qui l’entretiennent ; au contraire, si j’étais une épouse, tout ce que j’avais était abandonné à mon mari, et j’étais moi-même dorénavant sous sa seule autorité. Or, comme j’avais assez d’argent et que je n’avais pas besoin de craindre d’être ce qu’on appelle une maîtresse au rebut, je n’avais pas besoin non plus de lui donner vingt mille livres sterling pour m’épouser. C’eût été acheter de quoi me loger à un prix beaucoup trop haut.

 

Ainsi son plan de coucher avec moi fut un hameçon auquel il se prit lui-même, lorsqu’il avait l’intention de m’y prendre ; et il ne se trouva pas plus près de son but, – le mariage, – qu’il ne l’était auparavant. Je coupai court à tous les arguments qu’il pouvait mettre en avant en refusant positivement de l’épouser ; et, comme il n’avait pas voulu accepter les mille pistoles que je lui avais offertes en compensation de ses dépenses et de ses pertes à Paris avec le Juif, à cause de l’espoir qu’il avait de m’épouser, lorsqu’il vit encore des difficultés sur son chemin, il en fut stupéfait, et j’eus quelques raisons de croire qu’il se repentit d’avoir refusé l’argent.

 

Mais il en est ainsi lorsque les hommes se jettent dans des expédients coupables pour faire aboutir leurs desseins. Moi, qui lui étais auparavant infiniment obligée, je me mis à lui parler comme si j’avais maintenant réglé mes comptes avec lui, et que la faveur de coucher avec une catin valût non pas les mille pistoles seulement, mais tout ce dont je lui étais redevable pour m’avoir conservé la vie et tous mes biens.

 

Mais c’était lui-même qui s’était amené là, et si c’était un marché coûteux pour lui, c’était un marché qu’il avait voulu faire. Il ne pouvait pas dire que je l’y avais attiré par supercherie. Tandis que, suivant son projet, il m’avait amenée à coucher avec lui, en comptant que c’était un jeu sûr pour arriver au mariage, moi, je lui avais accordé cette faveur, comme il l’appelait, pour solder le compte des faveurs que j’avais reçues de lui et n’avoir pas mauvaise grâce à garder les mille pistoles.

 

Il fût extrêmement désappointé sur cet article, et, pendant longtemps ne sut comment agir. J’ose dire que s’il n’avait pas cru s’en faire un gage pour m’épouser, il n’aurait jamais rien entrepris sur moi en dehors du mariage ; de même je croyais que, si ce n’avait été pour l’argent qu’il me savait avoir, il n’aurait jamais souhaité de m’épouser après avoir couché avec moi. Car quel est l’homme qui se soucie d’épouser une catin, quand même elle le serait de son fait ? Je le connaissais pour n’être pas un sot ; je ne lui faisais donc pas tort lorsque je supposais que, sans l’argent, il n’aurait eu aucune pensée de ce genre à mon endroit, surtout après lui avoir cédé comme je l’avais fait. Et ici il faut se rappeler que je n’avais rien stipulé en vue du mariage en lui cédant, mais que je l’avais simplement laissé faire ce qui lui plaisait, sans aucun marché préalable.

 

Ainsi, jusque là, nous en étions à deviner les desseins l’un de l’autre. Mais comme il continuait à me presser de me marier, bien qu’il eût couché avec moi et qu’il y couchât aussi souvent qu’il lui plaisait, et comme je continuais moi, à refuser de l’épouser, bien que je le laissasse coucher avec moi toutes les fois qu’il le désirait, dis-je, c’était là ce qui formait le fond de notre conversation, et les choses ne pouvaient durer longtemps ainsi ; on devait en venir à une explication.

 

Un matin, au milieu de nos libertés illicites, c’est-à-dire pendant que nous étions au lit ensemble, il soupira et me dit qu’il sollicitait la permission de me faire une question, me priant d’y donner une réponse avec la même liberté candide et la même honnêteté dont j’avais coutume d’user envers lui. Je lui dis que j’y consentais. Alors il me fit cette question : Pourquoi ne voulais-je pas l’épouser, lorsque je lui permettais toutes les privautés d’un mari ?

 

« Puisque vous avez été assez bonne pour me recevoir dans votre lit, ma chère, me dit-il, pourquoi ne voulez-vous pas me faire tout à vous et me prendre pour tout de bon, afin que nous puissions être heureux sans avoir de reproches à nous faire l’un à l’autre ? »

 

Je lui répondis que, de même que je lui avais avoué que c’était là la seule chose en quoi je ne pouvais lui complaire, de même c’était la seule de toutes mes actions dont je ne pouvais lui donner la raison. Il était vrai que je l’avais laissé partager mon lit, ce que l’on suppose être la plus grande faveur qu’une femme puisse accorder ; mais il était évident, et il pouvait bien le voir, que, sentant l’obligation que je lui devais pour m’avoir sauvée de la pire aventure où il me fût possible d’être jetée, je ne pouvais lui refuser rien ; si j’avais eu une faveur plus grande à lui céder, je l’aurais fait, le mariage seul excepté ; et il ne pouvait pas ne pas voir dans tous les détails de ma conduite envers lui que je l’aimais à un point extraordinaire ; mais quant à me marier, ce qui était abandonner ma liberté, c’était une chose qu’il savait que j’avais faite une fois, et il avait vu dans quelles vicissitudes cela m’avait entraîné et à quoi j’avais été exposée ; j’avais de l’aversion pour cet état et désirais qu’il n’insistât pas. Il pouvait aisément voir que ce n’était pas pour lui que j’avais de l’aversion ; et si j’avais un enfant de lui, il aurait un témoignage de ma tendresse pour le père, car je mettrais tout ce que je possédais au monde sur la tête de l’enfant.

 

Il resta muet longtemps. À la fin, il dit :

 

« Allons ! ma chère, vous êtes la première femme au monde qui ait jamais couché avec un homme et refusé de l’épouser ; par conséquent il faut qu’il y ait quelque autre raison à ce refus. J’ai donc une autre requête à vous faire, et la voici : si je devine la raison vraie et si je détruis vos objections, voudrez-vous me céder alors ? »

 

Je lui dis que s’il détruisait mes objections, il faudrait bien que je consentisse, car je ferais tout ce à quoi je ne verrais pas d’objections.

 

« Eh bien ! alors, ma chère, il faut, ou que vous soyez déjà fiancée ou mariée à quelque autre homme, ou que vous ne vouliez pas disposer de votre argent en ma faveur et que vous espériez vous pousser plus haut avec votre fortune. Maintenant, si c’est la première de ces hypothèses, cela me ferme la bouche et je n’ai plus rien à dire ; mais si c’est la dernière, je suis en mesure de détruire efficacement l’objection et de répondre à tout ce que vous pouvez dire sur ce sujet. »

 

Je le relevai vivement sur la première supposition, lui disant qu’il fallait vraiment qu’il eût de moi une bien basse opinion pour penser que je pouvais lui avoir cédé de la manière dont je l’avais fait et continuer mes relations avec lui avec la liberté qu’il voyait que j’y mettais, en ayant un mari ou en étant fiancée à un autre homme ; il pouvait être assuré que tel n’était pas mon cas, ni de près ni de loin.

 

« Eh bien ! alors, dit-il, pour l’autre, j’ai une offre à vous faire qui dissipera toute objection : je ne toucherai pas une seule pistole de vos biens si ce n’est en vertu de votre libre consentement, ni maintenant, ni jamais ; mais vous placerez votre argent comme il vous plaira pendant votre vie, et sur la tête de qui il vous plaira après votre mort. »

 

Il ajouta que je verrais qu’il était capable de subvenir à mes besoins sans cela, et que ce n’était pas pour cela qu’il m’avait suivie de Paris.

 

Je fus, à la vérité, surprise de cette partie de sa proposition, et il lui fut facile de s’en apercevoir. Non seulement c’était chose à quoi je ne m’attendais pas, mais c’était chose à quoi je ne savais quelle réponse faire, il avait vraiment détruit ma principale objection, que dis-je ? toutes mes objections ; et il ne m’était pas possible de lui donner une réponse ; car si je tombais d’accord avec lui sur une offre si généreuse, c’était comme si je confessais que je ne l’avais refusé qu’à cause de mon argent, et que, si je pouvais bien abandonner ma vertu et m’exposer à la honte, je ne voulais pas abandonner mes fonds, – chose qui, toute vraie qu’elle fût, était réellement trop énorme pour que j’en convinsse ; et d’ailleurs je ne pouvais pas l’épouser en partant de ce principe. D’un autre côté, le prendre et retirer de ses mains tous mes biens de façon à ne pas lui donner l’administration de ce que j’avais, je trouvais que non seulement ce serait d’une barbarie un peu gothique, mais que ce serait aussi un germe perpétuel de discorde entre nous, et que cela nous rendrait suspects l’un à l’autre ; si bien qu’en somme je fus obligée de donner à la chose un nouveau tour et de le prendre sur une sorte de ton élevé qui n’était réellement pas du tout dans mon esprit d’abord ; car j’avoue, comme je l’ai dit, que l’idée qu’il me dépossèderait de ma fortune et me retirerait l’argent des mains était en résumé toute la cause qui me faisait refuser de l’épouser. Mais, dis-je, pour l’occasion, je donnai à la chose un nouveau tour que voici :

 

Je lui dis que j’avais peut-être sur le mariage des notions différentes de celles que la coutume établie nous en a données. Je croyais que la femme était un être libre, aussi bien que l’homme ; qu’elle était née libre, et que, si elle savait se conduire convenablement, elle pouvait jouir de cette liberté avec autant de profit que le font les hommes. Mais les lois du mariage étaient faites autrement, et, cette fois, le genre humain avait agi par des principes tout autres, à ce point qu’une femme en se mariant abandonnait entièrement la libre possession d’elle-même et ne se réservait tout au plus que d’être une servante d’un ordre supérieur. Du moment qu’elle avait pris un mari, elle n’était ni mieux ni pis que le serviteur chez les Israélites, après qu’il avait eu les oreilles perforées, c’est-à-dire percées d’un clou contre un montant de porte, et que, par cet acte, il s’était livré à la servitude pour le reste de sa vie. La véritable nature du contrat matrimonial n’était, en somme, rien autre chose que l’abandon de liberté, des biens, de l’autorité, de tout, à l’homme, et la femme n’était plus véritablement dès lors qu’une simple femme à tout jamais, c’est-à-dire une esclave.

 

Il répliqua que, bien qu’à certains égards il en fût comme je le disais, je devrais cependant considérer comme une compensation équivalente que tous les soucis sont dévolus à l’homme. Le fardeau des affaires pèse sur ses épaules, et s’il a le dépôt, il a aussi la fatigue de la vie. À lui les labeurs ; à lui, les anxiétés de l’existence. La femme n’a rien à faire qu’à manger les gros morceaux et à boire les doux breuvages, à rester tranquille sur sa chaise et à regarder autour d’elle, à être entourée de soins et d’attentions respectueuses, à être servie, aimée et rendue heureuse, surtout si le mari agit comme il convient. Elles ont le nom de sujétion sans avoir la chose. Si, dans les familles de la classe inférieure, les corvées du ménage et le soin des approvisionnements leur incombent, elles ont encore de beaucoup la part la plus facile ; car, en général, les femmes n’ont que le souci d’employer, c’est-à-dire de dépenser, ce que les maris gagnent. La femme est nominalement dans un état de sujétion, il est vrai ; mais d’ordinaire les femmes disposent, non seulement des hommes, mais de tout ce qu’ils ont ; elles seules dirigent tout. Là où l’homme fait son devoir, la vie de la femme est tout agrément et toute tranquillité ; elle n’a rien à faire qu’à être heureuse, et à rendre tous ceux qui sont autour d’elle à la fois heureux et gais.

 

Je répondis que tant qu’une femme est seule, elle est homme par sa capacité civile. Elle a plein pouvoir sur ce qu’elle possède, et la direction complète de ses actions. Elle est homme en sa capacité propre, dans tous les sens et à toutes les fins où un homme agit lui-même en cette qualité. Elle n’est contrôlée par personne, parce qu’elle n’a à rendre compte à personne ; elle n’est dans la sujétion de personne. Et je chantai ces deux vers de M. *** :

 

Être libre c’est le sort enchanté ;

La plus belle fille est la Liberté ![9]

 

J’ajoutai que toute femme possédant une fortune et qui en faisait l’abandon pour devenir l’esclave d’un homme considérable, était une sotte femme, et ne pouvait être bonne à rien qu’à faire une mendiante. C’était mon opinion qu’une femme était aussi apte à gouverner sa propre fortune et à en jouir sans l’aide d’un homme, qu’un homme l’était sans l’aide d’une femme ; et si elle a envie de se passer ses fantaisies en ce qui est des sexes, elle peut entretenir un homme tout comme un homme entretient une maîtresse. Tant qu’elle est ainsi seule, elle s’appartient à elle-même, et si elle abandonne ce pouvoir, elle mérite d’être aussi misérable qu’une créature peut l’être.

 

Tout ce qu’il put dire ne répondait pas à la force de mes paroles en tant qu’argumentation. Il faisait observer seulement que la méthode ordinaire, suivant laquelle se guide le monde, est dans l’autre direction ; qu’il avait lieu d’espérer que je me contenterais de ce qui contente le monde ; qu’il était d’avis qu’une affection sincère entre un homme et sa femme répond à toutes les objections que j’avais faites à propos de la condition d’esclave, de servante, et autres choses semblables ; que là où il y a mutuel amour il ne saurait y avoir de servitude, puisqu’il n’y a qu’un seul intérêt, un seul but, un seul dessein et que tout conspire à rendre l’un et l’autre très heureux.

 

« Eh ! oui, répliquai-je ; c’est justement ce dont je me plains. Le prétexte de l’affection enlève à une femme tout ce qui peut s’appeler elle-même. Elle ne doit avoir ni intérêt, ni but, ni manière de voir ; mais tout est l’intérêt, le but, la manière de voir du mari. Elle doit être la créature passive dont vous parliez. Elle a à mener une vie d’indolence parfaite ; et, n’existant que par sa foi – non en Dieu, mais en son mari, – elle sombre ou vogue, suivant que celui-ci est fou ou sage, malheureux ou prospère. Au milieu de ce qu’elle croit être le bonheur et la prospérité, elle se trouve engloutie dans la misère et le dénuement sans en avoir le moindre avis, la moindre connaissance, le moindre soupçon. Que de fois j’ai vu une femme vivre dans tout l’éclat qu’une abondante fortune pouvait lui permettre, avec ses voitures et ses équipages, sa famille, son riche mobilier, ses serviteurs et ses amis, son entourage de visiteurs et de bonne société, tout enfin aujourd’hui, et, demain, surprise par une catastrophe, chassée loin de tout par un syndicat de faillite, dépouillée même des vêtements qu’elle avait sur le dos ; son douaire, en supposant qu’elle en eût un, sacrifié aux créanciers aussi longtemps que son mari vivrait, et elle, jetée dans la rue, et laissée à la charité de ses amis, si elle en avait, ou suivant son monarque, le mari et jusqu’au Mint[10] vivant des débris de sa fortune jusqu’à ce qu’elle fût encore forcée de s’enfuir, même de là ; et alors elle voit ses enfants affamés, elle-même misérable ; son cœur se brise, et elle pleure jusqu’à en mourir ! C’est la condition de maintes dames qui ont eu dix mille livres sterling en dot. »

 

Il ne savait pas combien je sentais vivement ce que je disais en parlant ainsi et à travers quelles extrémités de ce genre j’avais passé, ni combien je m’étais trouvée près de la dernière des conditions énumérées ci-dessus, je veux dire pleurer jusqu’à en mourir, ni enfin comment j’avais réellement souffert de la faim pendant près de deux ans de suite.

 

Il secoua la tête, et me demanda où j’avais vécu, parmi quelles épouvantables familles j’avais vécu, pour m’inspirer un tel effroi et de si terribles appréhensions ? Ces choses, sans doute, pouvaient arriver aux hommes qui se précipitent dans des spéculations commerciales, hasardeuses, qui, sans prudence et sans due réflexion, lancent leurs capitaux plus loin qu’ils n’ont la force d’aller, s’entêtant à des entreprises au delà de leurs ressources, et autres choses semblables. Mais lui, il était solidement assis dans le monde, et si je voulais m’embarquer avec lui, il avait une fortune égale à la mienne ; une fois ensemble nous n’aurions plus à nous engager dans les affaires ; mais, dans quelque pays que j’eusse envie d’habiter, soit en Angleterre, soit en France, soit en Hollande, où je voudrais, nous nous établirions et vivrions aussi heureux que l’on puisse vivre au monde. Si je désirais l’administration de nos fortunes lorsqu’elles seraient réunies et que je ne voulusse pas lui confier la mienne, lui me confierait la sienne. Nous serions sur le même bâtiment, et je le gouvernerais.

 

« Oui, repris-je, vous me permettriez de gouverner, c’est-à-dire de tenir la barre ; mais ce serait vous qui décideriez dans quelle direction le navire doit cingler, comme on dit. Ce serait comme en mer, où l’on peut se servir d’un mousse pour tenir le gouvernail, mais où celui qui donne les ordres est le pilote.

 

» – Non, dit-il en riant de ma comparaison. Vous serez le pilote alors ; vous dirigerez la marche du navire.

 

» – Oui bien, tant que cela vous plaira ; mais vous pourriez m’arracher le gouvernail des mains quand il vous ferait plaisir, et m’envoyer à ma quenouille. Ce n’est pas vous que je suspecte, ajoutai-je ; ce sont les lois du mariage, qui mettent le pouvoir dans vos mains, vous demandent d’en user, vous commandent de commander, et, ma foi ! m’obligent à obéir. Vous, qui êtes maintenant sur un pied d’égalité avec moi comme je le suis avec vous, vous allez être l’heure d’après élevé sur un trône, et votre humble femme aura sa place au dessous du tabouret de vos pieds. Tout le reste, tout ce que vous appelez unité d’intérêt, affections mutuelles, etc., n’est donc que de la courtoisie et de la bienveillance ; une femme est, sans doute, infiniment obligée quand elle rencontre, mais où cela manque, elle ne peut l’empêcher. »

 

Eh bien ! il ne se tint pas encore pour battu ; il entama des considérations plus graves, et là crut qu’il aurait raison de moi. Il fit d’abord entendre que le mariage est décrété par le ciel, que c’est l’état de vie régulier déterminé par Dieu pour la félicité de l’homme et pour l’établissement d’une postérité légitime ; qu’il ne peut y avoir de prétentions légales à une fortune par voie d’héritage, si ce n’est de la part d’enfants nés dans le mariage ; que tout le reste disparaît dans le scandale et l’illégitimité. Et vraiment c’est un sujet sur lequel il parla fort bien.

 

Mais cela ne suffisait pas. Je l’arrêtai court.

 

« Écoutez, monsieur, lui dis-je, à la vérité vous avez ici l’avantage sur moi, dans mon cas particulier ; mais il ne serait pas généreux d’en user. J’accorde facilement qu’il eût mieux valu pour moi vous épouser, que de vous admettre à la liberté que je vous ai donnée ; mais comme je ne pouvais prendre mon parti du mariage pour les raisons déjà dites, que j’avais assez d’affection pour vous, et que l’obligation que je vous avais était trop grande pour vous résister, j’ai souffert votre brutalité et sacrifié ma vertu. Mais j’ai devant moi, pour guérir cette plaie faite à mon honneur, deux choses, sans cette ressource désespérée du mariage : c’est le repentir de ce qui est passé, et la volonté d’y mettre fin pour l’avenir. »

 

Il parut contrarié de voir que je le menais de cette façon ; il m’assura que je me méprenais sur son compte ; qu’il avait trop de savoir-vivre en même temps que trop d’affection pour moi et trop de justice pour me reprocher une chose où il avait été l’agresseur et où il m’avait amenée par surprise. Ses paroles se rapportaient à ce que j’avais dit précédemment, que la femme, si elle le jugeait bon, pouvait entretenir un homme comme un homme entretient une maîtresse, en quoi je semblais citer cette manière de vivre comme justifiable, et la présenter comme une chose légitime, au lieu et place du mariage.

 

Nous débitâmes là-dessus quelques banalités qui ne valent pas la peine d’être répétées. J’ajoutai que je supposais bien que, lorsqu’il entra dans mon lit, il se croyait sûr de moi ; et, à la vérité, suivant le cours ordinaire des choses, après avoir couché avec moi, il devait bien le croire ; mais, en vertu du même raisonnement que je lui avais tenu dans notre conversation, c’était justement le contraire. Lorsqu’une femme a été assez faible pour céder jusqu’au dernier article avant le mariage, ce serait ajouter une faiblesse à une autre que d’épouser l’homme ensuite pour attacher sur soi la honte de l’action tous les jours de sa vie, et s’obliger à vivre toujours avec le seul homme qui puisse la lui reprocher. Pour céder d’abord, il faut qu’elle soit folle ; mais épouser l’homme, c’est être sûre d’être appelée folle ; tandis que refuser l’homme c’est agir avec courage et vigueur, et repousser le blâme, qui, dans le cours des événements, finit par s’ignorer et s’éteindre. L’homme s’en va d’un côté et la femme d’un autre, suivant que la destinée et les circonstances de la vie le veulent ; et s’ils se gardent le secret l’un à l’autre, c’est une folie dont on n’entend plus parler.

 

« Mais épouser l’homme, poursuivis-je, c’est la chose la plus absurde de la nature ; c’est (sauf votre respect) se salir de sa propre ordure et vivre dans l’odeur. Non, non ; après qu’un homme a couché avec moi comme maîtresse il ne couchera jamais avec moi comme épouse. C’est non seulement conserver la mémoire du crime, mais c’est l’inscrire dans les annales de la famille. Si la femme épouse l’homme ensuite, elle en porte le blâme jusqu’à la dernière heure. Si son mari n’est pas riche à millions, il le lui reprochera parfois. S’il a des enfants, ils ne manquent pas de l’apprendre d’un côté ou de l’autre. Si les enfants sont vertueux, ils rendent à leur mère la justice de la haïr pour cela. S’ils sont vicieux, ils lui donnent la mortification de faire comme elle, et de la proposer comme exemple. D’un autre côté, si l’homme et la femme se séparent, le crime prend fin, et aussi la clameur publique ; le temps en détruit la mémoire ; une femme n’a qu’à déménager à quelques rues de distance, et bientôt elle survit à sa mauvaise réputation et n’en entend plus parler. »

 

Ce discours le confondit, et il me dit qu’il ne pouvait pas ne pas dire que j’avais raison, somme toute. Quant à ce qui avait trait à l’administration des fortunes, c’était raisonner à la cavalier[11] ; ce serait juste en un certain sens, si les femmes étaient capables de s’en tirer à leur honneur ; mais, en général, les personnes du sexe ne sont pas capables de cela. Leurs têtes n’y sont point tournées ; et elles font mieux de choisir une personne capable et honnête, sachant leur rendre justice comme femmes, en même temps que les aimer. Dans ce cas, toute la peine leur est enlevée des mains.

 

C’était, répondis-je, un bien cher moyen d’acheter la tranquillité ; car bien souvent, lorsque toute la peine leur est enlevée des mains, leur argent l’est aussi. Je croyais qu’il était beaucoup plus sûr pour le sexe de ne pas avoir peur de la peine, mais d’avoir une peur réelle pour l’argent. Si l’on ne se confiait à personne, personne ne serait trompé, et avoir en main le bâton de commandement constitue encore la meilleure sécurité du monde.

 

Il répliqua que j’avais inauguré une chose nouvelle sur la terre. Quand même je pourrais la soutenir par de subtils arguments, c’était une façon de raisonner contraire à la pratique générale ; et il avouait qu’il en éprouvait un grand désappointement. S’il avait su que je l’aurais pris de cette façon, il n’aurait jamais tenté ce qu’il avait fait, chose en quoi il n’avait point de mauvais dessein, étant résolu à m’offrir toute réparation. Il était bien fâché d’avoir été si malheureux. Il était parfaitement sûr qu’il ne me le reprocherait jamais dans la suite, et il avait de moi une opinion assez bonne pour croire que je ne le suspectais pas. Mais, voyant que je m’entêtais à le refuser malgré ce qui s’était passé, il n’avait rien à faire qu’à me garantir de tout blâme en retournant à Paris, afin que, suivant sa propre manière de raisonner, le souvenir s’en éteignît et que je ne rencontrasse jamais, pour me nuire, ce fait sur mon chemin.

 

Ceci ne me plut pas du tout, car je n’avais nulle envie de le lâcher ; mais je n’avais aussi nulle envie de lui donner sur moi la prise qu’il aurait voulu avoir. J’étais ainsi en suspens, irrésolue, et incertaine du parti à prendre.

 

Je demeurais, je le répète, dans la même maison que lui, et je vis clairement qu’il se préparait à retourner à Paris. Je m’aperçus notamment qu’il faisait des remises d’argent sur Paris ; c’était, à ce que je compris plus tard, pour payer des vins qu’il avait donné l’ordre d’acheter pour lui à Troyes, en Champagne. Je ne savais quel parti prendre. Outre qu’il me répugnait beaucoup de me séparer de lui, il se trouvait que j’étais enceinte de ses œuvres, ce dont je ne lui avais pas encore parlé ; et quelquefois j’avais l’idée de ne pas lui en parler du tout. Mais j’étais dans un lieu étranger, sans connaissances ; et si je possédais une grande fortune, comme je n’avais aucun ami dans le pays ce n’en était que plus dangereux.

 

C’est ce qui m’obligea de le prendre à part un matin que je le vis, – je le crus, du moins, – un peu inquiet de son départ, et irrésolu.

 

« J’imagine, lui dis-je, que vous avez peine à trouver le cœur nécessaire pour me quitter maintenant.

 

» – Il est d’autant plus dur de votre part, répondit-il, cruellement dur, de refuser un homme qui ne sait comment se séparer de vous.

 

» – Je suis si loin d’être dure pour vous que j’irais avec vous par tout le monde, si vous le désiriez, excepté à Paris, où vous savez que je ne peux pas aller.

 

» – C’est une pitié, dit-il, que tant d’amour des deux côtés doive se séparer jamais.

 

» – Et alors, pourquoi vous éloignez-vous de moi ?

 

» – Parce que vous ne voulez pas me prendre.

 

» – Mais si je ne veux pas vous prendre, vous pouvez, vous, me prendre et m’emmener partout, hors Paris. »

 

Il lui répugnait beaucoup, dit-il, d’aller n’importe où sans moi ; mais il fallait qu’il allât à Paris ou aux Indes Orientales.

 

Je lui dis que je n’avais pas l’habitude de prier ; mais que j’oserais m’aventurer jusqu’aux Indes Orientales avec lui, s’il était nécessaire qu’il y allât.

 

Il me répondit qu’il n’était, grâce à Dieu, dans la nécessité d’aller nulle part, mais qu’il était fortement invité à se rendre aux Indes.

 

Je répliquai qu’à cela je n’avais rien à dire ; mais que je souhaitais qu’il allât n’importe où excepté Paris, parce qu’il savait qu’il ne fallait pas que j’y aille.

 

Il repartit qu’il n’avait rien à faire que d’aller là où je ne pouvais pas aller moi-même ; car il ne pourrait endurer de me voir, si je ne devais pas être à lui.

 

Je lui dis alors que c’était la chose la plus malplaisante qu’il pût dire à mon sujet, et que je devrais le prendre très mal, d’autant plus que je savais très bien comment l’obliger à rester, sans céder à ce à quoi il savait que je ne pouvais céder.

 

Ceci l’étonna. Il me dit qu’il me plaisait de faire la mystérieuse, mais qu’il était sûr que personne n’avait le pouvoir de l’empêcher de partir, s’il l’avait résolu, excepté moi qui avais assez d’influence sur lui pour lui faire faire n’importe quoi.

 

Oui, je pouvais l’arrêter, en effet, repris-je, parce que je savais qu’il ne pouvait pas plus agir durement envers moi qu’il ne pouvait agir injustement. Enfin, pour le tirer de sa perplexité, je lui dis que j’étais enceinte.

 

Il vint à moi, me prit dans ses bras, me baisa près de mille fois, et me demanda pourquoi j’avais été assez méchante pour ne pas le lui avoir dit déjà.

 

Je répondis qu’il était dur que, pour le faire rester, je fusse forcée de faire comme font les criminelles pour éviter la potence, d’invoquer l’état de mon ventre. Je croyais lui avoir donné assez de témoignages d’une affection égale à celle d’une épouse, non seulement en couchant avec lui, en étant enceinte de lui, en ne voulant pas me séparer de lui, mais encore en offrant d’aller avec lui aux Indes Orientales. Hors une seule chose que je ne pouvais accorder, qu’avait-il à demander de plus ?

 

Il resta muet un bon moment ; puis il me déclara qu’il avait beaucoup d’autres choses à dire si je pouvais l’assurer que je ne prendrais pas en mauvaise part la liberté, quelle qu’elle fût, dont il userait à mon égard dans ses discours.

 

Je lui dis qu’il pouvait user à mon égard de la plus entière liberté de paroles ; car une femme qui avait, comme moi, autorisé d’autres et de telles libertés, ne s’était gardé aucun moyen de prendre quelque chose en mauvaise part, quoi que ce pût être.

 

« Eh bien ! donc, dit-il, j’espère que vous croyez, madame, que je suis né chrétien, et que mon esprit a quelque sentiment des choses sacrées. Lorsque j’ai fait une première brèche à ma vertu et assailli la vôtre, lorsque je vous ai surprise, ou, comme on dit, forcée à ce dont vous n’aviez pas l’intention et à ce dont moi-même je n’avais pas le dessein quelques heures auparavant, ç’a été dans la présomption que vous m’épouseriez certainement, si je pouvais une fois pousser jusque-là les choses avec vous ; et j’ai agi avec l’honnête résolution de faire de vous ma femme.

 

» Mais j’ai été surpris par un refus tel que nulle femme, dans des circonstances semblables, n’en a jamais opposé à un homme ; car assurément on n’a jamais vu une femme refuser d’épouser un homme qui a déjà couché avec elle, bien moins un homme qui lui a fait un enfant. Mais vous vous conduisez d’après des idées différentes de celles de tout le monde, et, quoique vous en raisonniez si fortement qu’on sait à peine quoi répondre, il faut pourtant que j’avoue qu’il y a là quelque chose de choquant pour la nature et de très cruel pour vous-même ; mais c’est pardessus tout cruel envers l’enfant encore à naître qui, si nous nous marions, viendra au monde dans des conditions suffisamment avantageuses, et qui, si nous ne le faisons pas, sera ruiné avant sa naissance ; il devra porter l’éternel blâme de ce dont il n’est pas coupable ; il devra être noté dès le berceau d’une marque d’infamie ; il sera chargé des crimes et des folies de ses parents et souffrira pour des péchés qu’il n’a point commis. Je trouve cela très dur, et véritablement inhumain pour le pauvre enfant encore à naître ; et, si vous avez la tendresse ordinaire d’une mère, vous ne pourrez en supporter la pensée sans faire pour lui ce qui le mettra d’un seul coup au niveau du reste du monde et ne lui permettra pas de maudire ses parents pour une chose dont nous devons aussi être honteux. Je ne puis donc que vous prier et vous supplier, comme chrétienne et comme mère, de ne pas souffrir que le pauvre agneau que vous portez soit perdu avant de naître, et de ne pas le laisser nous maudire et nous blâmer plus tard pour ce qui peut si facilement s’éviter.

 

» Donc, chère madame, ajouta-t-il avec une immensité de tendresse, – je crus voir des larmes dans ses yeux, – permettez-moi de le répéter : je suis chrétien, et conséquemment je n’admets pas ce que j’ai fait témérairement et sans assez de réflexion ; je dis que je ne l’approuve pas comme légitime, et, par suite, si j’ai fait, dans le but que j’ai mentionné, une action injustifiable, je mentirais de dire qu’il m’est possible de prendre mon parti de vivre dans la pratique continue de ce que nous devons condamner tous les deux dans notre for intérieur. Ainsi, bien que je vous aime par dessus toutes les femmes du monde, – et j’ai fait assez pour vous en convaincre en étant résolu à vous épouser après ce qui s’est passé entre nous et en offrant d’abandonner toute prétention sur une part quelconque de vos biens, de sorte que je prendrais, on peut le dire, une femme après avoir couché avec elle et sans un liard de dot, ce que, dans ma position, je n’ai nul besoin de faire, – malgré, dis-je, mon affection pour vous, qui est inexprimable, je ne peux cependant pas livrer à la fois l’âme et le corps, les intérêts de ce monde, et les espérances de l’autre ; et vous ne sauriez me taxer pour cela de manque de respect envers vous. »

 

Si jamais homme au monde fut réellement précieux pour la rigoureuse honnêteté de ses intentions, ce fut celui-là ; et si jamais femme dans son bon sens rejeta un homme de mérite sous un prétexte aussi grossier et aussi frivole, ce fut moi. Assurément, c’est bien la chose la plus absurde que femme ait jamais faite.

 

Il aurait voulu me prendre pour épouse, mais il ne voulait pas m’entretenir comme une catin. Jamais femme s’irrita-t-elle contre un homme à cause de cela ? Et jamais femme fut-elle assez stupide pour choisir d’être une catin là où elle aurait pu être une honnête épouse ? Mais être infatué d’une idée c’est presque être possédé du diable. Je restai inflexible et voulus argumenter au point de vue de la liberté, comme auparavant ; mais il m’arrêta court, et, avec plus de chaleur qu’il n’en avait encore montré avec moi, quoique avec le plus profond respect, il reprit :

 

« Chère madame, vous raisonnez en faveur de la liberté, en même temps que vous vous privez de cette liberté que Dieu et la nature vous instruisent à prendre ; et, pour remplir la lacune, vous vous proposez une liberté vicieuse, qui n’est ni suivant l’honneur, ni suivant la religion. Vous proposerez-vous la liberté aux dépens de la pudeur ? »

 

Je repartis qu’il me comprenait mal : je ne me proposais pas cela ; je disais seulement que celles qui ne sauraient se contenter sans mêler les sexes à la question, peuvent le faire, sans doute ; elles peuvent entretenir un homme comme les hommes entretiennent une maîtresse, si elles le jugent bon ; mais il ne m’avait point entendu dire que je voulusse le faire ; et bien que, d’après ce qui s’était passé, il eût sur cette matière le droit de me critiquer, il remarquerait, à l’avenir, que je le verrais librement sans aucun penchant de ce côté.

 

Il répondit qu’il ne pourrait en promettre autant pour lui, et qu’il pensait qu’il ne devait pas se risquer à affronter l’occasion ; car, ayant failli déjà, il ne se souciait pas de s’exposer à la tentation d’offenser de nouveau, et c’était là la vraie raison de sa résolution de retourner à Paris. Non pas qu’il lui fût possible de me quitter volontiers ; au contraire, et il s’en fallait bien qu’il eût besoin de mon invitation de rester ; mais s’il ne le pouvait dans des conditions qui lui convinssent, comme honnête homme et comme chrétien, qu’avait-il à faire ? Il espérait que je ne le blâmerais pas de ce qu’il lui répugnait qu’un être qui devait l’appeler père pût lui reprocher de l’avoir abandonné dans le monde pour être appelé bâtard. Il ajouta qu’il s’étonnait que je pusse prendre mon parti d’être si cruelle envers un innocent enfant encore à naître, déclarant qu’il ne saurait en supporter la pensée, bien moins encore en être le témoin, et espérant que je ne prendrais pas en mauvaise part qu’il ne restât pas pour assister à ma délivrance, justement pour cette raison.

 

Je vis qu’il était fort ému en parlant ainsi et que ce n’était pas sans difficulté qu’il contenait sa passion. Aussi refusai-je de prolonger la conversation sur ce sujet ; je me contentai de dire que j’espérais qu’il réfléchirait.

 

« Oh ! madame, répondit-il, ne me demandez pas de réfléchir. C’est à vous de réfléchir. »

 

Et il sortit de la chambre, étrangement troublé, comme il était facile de le voir sur sa physionomie.

 

Si je n’avais pas été une des plus folles en même temps qu’une des plus mauvaises créatures de la terre, je n’aurais jamais pu agir ainsi. J’avais sous la main un des hommes les plus honnêtes, les plus accomplis du monde. Il m’avait en un sens sauvé la vie, et il avait en tout cas sauvé cette vie de la ruine de la manière la plus éclatante. Il m’aimait jusqu’à la folie, et il était venu de Paris à Rotterdam exprès pour me chercher. Il m’avait offert le mariage, même lorsque j’étais déjà enceinte de lui ; il m’avait offert de renoncer à toute prétention sur mes biens et de les abandonner à ma propre administration, ayant une grande fortune lui-même. J’aurais pu m’établir ici hors de l’atteinte de tout malheur ; sa fortune et la mienne auraient dès l’abord rapporté plus de deux mille livres sterling par an, et j’aurais pu vivre comme une reine, et même beaucoup plus heureuse qu’une reine ; enfin, ce qui valait mieux que tout, j’avais en ce moment une occasion de quitter la vie de crime et de débauche à laquelle j’étais livrée depuis plusieurs années, de demeurer tranquille dans l’abondance et l’honneur, et de me consacrer à la grande œuvre dont j’ai si bien vu depuis la nécessité et la raison, je veux dire à l’œuvre du repentir.

 

Mais la mesure de ma perversité n’était pas comble encore. Je restai entêtée contre le mariage, et cependant je ne pouvais non plus supporter l’idée de son départ. Quant à l’enfant, je n’en étais pas fort inquiète. Je dis au père que je lui promettais qu’il ne viendrait jamais lui reprocher son illégitimité ; que, si c’était un garçon, je l’élèverais comme le fils d’un gentleman et en aurais soin pour l’amour de lui. Après quelques autres paroles de ce genre, le voyant résolu à partir, je voulus me retirer, mais je ne pus l’empêcher de voir les larmes couler le long de mes joues. Il vint à moi et m’embrassa, me suppliant, me conjurant, par la bonté qu’il m’avait témoignée dans mon malheur, par la justice qu’il avait observée à mon égard en ce qui touchait mes lettres de change et mes affaires d’argent, par le respect qui lui avait fait refuser mille pistoles de moi pour ses dépenses avec ce traître de Juif, par ce gage de notre infortune, comme il l’appelait, que je portais dans mon sein, et par tout ce que l’affection la plus sincère pouvait suggérer, de ne pas le forcer à s’éloigner.

 

Mais cela n’eut pas d’effet ; j’étais stupide et insensible, sourde à toutes ses instances ; et je restai ainsi jusqu’au bout. Nous nous séparâmes donc ; il me demanda seulement de lui écrire un mot quand je serais délivrée, et de lui indiquer comment il pourrait me faire parvenir sa réponse ; je lui donnai ma parole que je le ferais. Il désira aussi être informé de ce que je comptais faire de ma personne. Je lui dis que j’avais décidé d’aller directement en Angleterre, à Londres, où je me proposais de faire mes couches ; mais puisqu’il était résolu à me quitter, ajoutai-je, je supposais que ce que je deviendrais ne lui importait pas.

 

Il coucha dans son appartement cette nuit-là ; mais il partit de bonne heure le lendemain matin, me laissant une lettre dans laquelle il répétait tout ce qu’il avait dit, recommandait de prendre soin de l’enfant, et me priait, comme il n’avait pas accepté l’offre des mille pistoles que je voulais lui donner en récompense de ses frais et ennuis avec le Juif et qu’il me les avait rendues, – il me priait, dis-je, de bien vouloir lui faire la grâce de m’engager à mettre à part ces mille pistoles avec leurs intérêts accumulés, pour l’enfant et pour son éducation ; il me pressait instamment d’assurer cette petite dot à l’orphelin abandonné, lorsque je jugerais bon, comme il était sûr que je le ferais, de jeter le reste aux mains de quelque homme aussi indigne que l’était mon sincère ami de Paris. Il concluait en m’engageant à réfléchir, avec le même regret qu’il le faisait lui-même, sur les folies que nous avions commises ensemble, me demandait pardon d’avoir été l’agresseur dans cette occasion, et me pardonnait tout excepté ma cruauté de le refuser, chose qu’il avouait ne pouvoir me pardonner d’aussi bon cœur qu’il le devrait, parce qu’il était convaincu que c’était un tort que je me causais, que ce serait un acheminement à ma ruine, et que je m’en repentirais sincèrement. Il prédisait de funestes choses où il était, disait-il, bien assuré que je tomberais, et, finalement, que je serais ruinée par un mauvais mari. Il me recommandait d’être d’autant plus prudente, afin de le rendre faux prophète, mais aussi de me souvenir, si jamais je venais à être dans le malheur, que j’avais à Paris un ami sûr qui ne me reprocherait pas les choses déplaisantes du passé, mais serait toujours prêt à me rendre le bien pour le mal.

 

Cette lettre me frappa de stupeur. Je ne pouvais croire qu’il fût possible à quelqu’un d’écrire une lettre semblable sans avoir trafiqué avec le diable ; car il y parlait de certaines choses particulières qui devaient plus tard m’atteindre, avec une telle assurance que j’en étais d’avance effrayée ; et lorsque ces choses vinrent à se produire, je fus persuadée qu’il avait des connaissances plus qu’humaines. En un mot, ses conseils de repentir étaient très affectueux, ses avertissements du mal à venir très tendres, et sa promesse de services, si j’en avais besoin, si généreuse, que j’en ai rarement vu de telle. Quoique je ne m’arrêtasse pas beaucoup là-dessus d’abord, parce que, en ce temps-là, je regardais ces choses comme pouvant très bien ne pas arriver et même comme improbables, néanmoins tout le reste de sa lettre était si touchant qu’elle me laissa fort mélancolique, et je pleurai vingt-quatre heures de suite presque sans cesser. Toutefois, même pendant tout ce temps, quoi que ce soit qui m’ensorcelât, je n’eus pas une seule fois le désir sérieux de l’avoir épousé. Je désirais du fond du cœur, il est vrai, avoir pu le garder près de moi ; mais j’avais une mortelle aversion pour me marier avec lui, comme d’ailleurs avec tout autre ; je formais dans ma tête mille idées folles : que j’étais encore suffisamment gaie, jeune et belle pour plaire à un homme de qualité, et que je tenterais la fortune à Londres, quoi qu’il advînt.

 

Ainsi aveuglée par ma propre vanité, je rejetai la seule occasion que j’eusse alors d’asseoir solidement ma fortune et de l’assurer dans ce monde. Aussi, suis-je un avertissement à tous ceux qui liront mon histoire, un monument durable de l’insanité et du trouble où nous précipitent l’orgueil et les infatuations de l’enfer, combien mal nos passions nous guident, et combien nous agissons dangereusement lorsque nous suivons les inspirations d’un esprit ambitieux.

 

J’étais riche, belle, agréable, et pas encore vieille. J’avais appris quelque chose de l’influence que j’avais sur le caprice des hommes, même du rang le plus haut. Je n’avais jamais oublié que le prince de *** avait dit avec ravissement que j’étais la plus belle femme de France ; je savais que je pouvais faire figure à Londres, et de combien d’agréments je pouvais relever cette figure. Je n’étais pas en peine de la manière de me conduire, et ayant déjà été adorée par des princes, je ne songeais à rien de moins qu’à être la maîtresse du roi lui-même. Mais je reviens à ma situation au moment précis où nous sommes arrivés.

 

Je ne pris d’abord que lentement le dessus de l’absence de mon honnête marchand. C’était avec un regret infini que je l’avais laissé partir, et lorsque j’eus lu la lettre qu’il m’écrivait, je fus tout à fait confondue. Dès qu’il fut hors de la portée de mes appels et perdu sans retour, j’aurais donné la moitié de ce que je possédais au monde pour le faire revenir. Ma notion des choses changea en un instant, et je m’appelai mille fois folle de me lancer dans une vie de scandale et de hasard, puisque, après le naufrage de ma vertu, de mon honneur et de mes principes, après avoir vogué au milieu des plus grands risques sur les mers orageuses du crime et d’une légèreté abominable, un port sûr m’était présenté et je n’avais pas le cœur d’y jeter l’ancre.

 

Ses prédictions me terrifiaient ; ses promesses de service si je venais à tomber dans le malheur me faisaient fondre en larmes ; mais elles m’effrayaient aussi par l’appréhension que je pouvais tomber dans ce malheur dont il parlait, et elles me remplissaient la tête de mille inquiétudes et de mille pensées sur la façon dont il m’était possible, à moi, qui avais maintenant une telle fortune, de sombrer de nouveau dans la misère.

 

Puis l’épouvantable spectacle de ma vie, lorsque j’avais été abandonnée avec mes cinq enfants, etc., comme je l’ai raconté, se représentait encore à moi ; et je restais à considérer quelle conduite il se pouvait que je tinsse pour me ramener à un tel état de désolation, et comment je devrais agir pour l’éviter.

 

Mais cela se dissipa graduellement. Quant à mon ami, le marchand, il était parti, et parti pour toujours, car je n’osai le suivre à Paris, pour les raisons que j’ai mentionnées plus haut. D’un autre côté, je craignais de lui écrire de revenir, de peur qu’il ne me refusât, comme je crois véritablement qu’il l’aurait fait. Je passai donc quelques jours, et je puis bien dire quelques semaines, dans des pleurs intolérables ; mais, je le répète, cela se dissipa graduellement, et, comme j’avais assez d’occupation à faire valoir mes fonds, les exigences de ces affaires servirent à détourner mes pensées et, en partie, à effacer les impressions qui avaient été faites sur mon esprit.

 

J’avais vendu mes joyaux, tous excepté la belle bague en diamant que mon amant le joaillier avait coutume de porter, et je la portais moi-même, dans les occasions, ainsi que le collier de diamants que le prince m’avait donné et une paire de boucles d’oreilles extraordinaires, valant environ six cents pistoles. Le reste, qui consistait en une belle cassette qu’il m’avait laissée à son départ pour Versailles et un petit écrin avec quelques rubis, émeraudes, etc., je le vendis, je le répète, à La Haye pour sept mille six cents pistoles. J’avais touché toutes les lettres de change que le marchand m’avait fournies à Paris, et, avec l’argent que j’avais apporté avec moi, cela faisait treize mille neuf cents pistoles de plus ; de sorte qu’en argent comptant et à mon crédit à la Banque d’Amsterdam, j’avais plus de vingt-et-une mille pistoles, outre des bijoux. Comment transporter ce trésor en Angleterre, c’était là mon plus pressant souci.

 

Les relations que j’avais entretenues avec beaucoup de personnes pour recevoir de si grosses sommes et pour vendre des joyaux d’une valeur si considérable, m’avaient donné l’occasion de connaître et de fréquenter plusieurs des meilleurs commerçants de la place ; de sorte que je n’avais pas besoin maintenant qu’on m’enseignât le moyen de faire remettre mon argent en Angleterre. Je m’adressai donc à plusieurs marchands, afin, d’un côté, de ne pas risquer le tout sur le crédit d’un seul, et de l’autre, de ne laisser personne savoir la quantité d’argent que j’avais. – je m’adressai donc, dis-je, à plusieurs marchands, et je pris des lettres de change payables à Londres, pour tout mon argent. Les premières lettres de change, je les pris avec moi ; les secondes, je les laissai en dépôt (en cas de quelque catastrophe en mer) entre les mains du premier marchand, celui à qui j’étais recommandée par mon ami de Paris.

 

Ayant ainsi passé neuf mois en Hollande, refusé la plus belle offre que jamais femme dans ma position se soit vu faire, m’étant séparée dûrement, et même barbarement, du meilleur ami et du plus honnête homme du monde, ayant pris tout mon argent dans ma poche et un bâtard dans mon ventre, je m’embarquai à Briel dans le paquebot, et arrivai heureusement à Harwich, où ma femme de chambre, Amy, était, sur mes ordres, venue à ma rencontre.

 

J’aurais volontiers donné dix mille livres sterling de mon argent pour être débarrassée du fardeau que j’avais dans le ventre, comme je le disais plus haut ; mais cela ne se pouvait pas, et je fus obligée d’en prendre mon parti, et de m’en débarrasser par la méthode ordinaire de la patience et d’un douloureux travail.

 

J’étais au-dessus de l’accueil méprisant que les femmes dans ma condition rencontrent souvent. J’avais pris toutes mes précautions au préalable ; j’avais mis Amy en mouvement d’avance, en lui faisant passer l’argent nécessaire. Elle m’avait retenu une très belle maison dans la rue *** près de Charing-Cross ; elle avait engagé deux servantes et un valet de pied, qu’elle avait habillé d’une bonne livrée ; puis, ayant loué une voiture de remise et quatre chevaux, elle était venue avec le domestique à ma rencontre à Harwich, et elle y était depuis près d’une semaine quand j’arrivai ; de sorte, que je n’eus rien à faire que de m’en aller à Londres, dans ma propre maison, où j’arrivai en très bonne santé, et où je passai pour une dame française, sous le litre de ***.

 

Mon premier soin fut de présenter toutes mes lettres de change, qui, pour abréger l’histoire, furent toutes acceptées et payées régulièrement. Je résolus alors de prendre un logement quelque part à la campagne, près de la ville, pour y rester incognito jusqu’à mes couches. Grâce à la figure que je faisais et à mon équipage, j’y réussis facilement, sans que personne me fît l’injure ordinaire de vouloir demander des renseignements à ma paroisse. Je fus quelque temps sans paraître dans ma nouvelle maison, et plus tard je jugeai convenable, pour des raisons particulières, de la quitter et de n’y pas venir du tout, mais de prendre de beaux et grands appartements dans le Pall Mall, dans une maison qui avait une porte particulière donnant sur le jardin du roi, par permission du jardinier en chef qui y avait demeuré.

 

J’avais maintenant réalisé toutes mes valeurs ; mais, comme mon argent était, à ce moment là, ma grande préoccupation, j’éprouvai de la difficulté à en disposer de façon à ce qu’il me rapportât un intérêt annuel. Cependant, au bout de quelques temps, je trouvai, par l’assistance du fameux Sir Robert Clayton, une bonne et solide hypothèque pour quatorze mille livres sterling, sur une propriété de 1,800 livres de rentes ; et j’eus de là sept cents livres d’intérêt par an.

 

Ceci, avec quelques autres placements, me fit une très jolie fortune de plus de mille livres sterling par an ; assez, peut-on croire, pour dispenser toute femme en Angleterre d’être une catin.

 

J’accouchai à ***, à environ quatre milles de Londres, et mis au monde un beau garçon. Suivant ma promesse, j’en envoyai la nouvelle à mon ami de Paris, son père ; dans la lettre, je lui dis combien j’étais fâchée de son départ, et lui donnai clairement à entendre que s’il voulait encore une fois venir me voir, je le traiterais mieux que je n’avais fait. Il m’envoya une très affectueuse et obligeante réponse, mais il ne releva en aucune façon ce que je lui disais au sujet d’un voyage jusqu’ici ; je vis donc que tout intérêt pour moi était à jamais perdu de ce côté-là. Il me félicitait de l’enfant, et laissait voir son espoir que je ferais ce qu’il avait demandé pour le pauvre petit comme je l’avais promis. Je lui récrivis que j’exécuterais ses ordres scrupuleusement ; et dans cette dernière lettre, je fus assez folle, ou faible, bien qu’il n’eût accordé, comme je l’ai dit, aucune attention à mon invitation, pour lui demander presque pardon de la manière dont je l’avais traité à Rotterdam ; et je m’abaissai jusqu’à me plaindre de ce qu’il avait négligé cette invitation de revenir vers moi, que je lui avais faite. Plus encore : j’allai jusqu’à lui faire une seconde fois une sorte de proposition, lui disant, presque en propres termes, que s’il voulait venir maintenant, je le prendrais. Mais il ne fit pas à cela la moindre réponse, ce qui était le refus le plus absolu qu’il fût capable de me donner. Je restai donc, je ne pourrais pas dire satisfaite, mais vexée au fond du cœur de lui en avoir fait la proposition ; car il avait pris, je peux le dire, pleine vengeance de moi en dédaignant de répondre et en me laissant lui demander à deux reprises ce dont il m’avait auparavant, si instamment sollicité.

 

J’étais debout de nouveau, et je revins promptement à mon appartement en ville dans le Pall Mall. Là je commençai à faire une figure en rapport avec ma fortune, qui était très grande. Je vais vous donner en peu de mots le détail de mon train de maison et aussi de ma personne.

 

Je payai soixante livres sterling par an pour mes nouveaux appartements, car je les prenais à l’année ; mais c’était un vraiment beau logement et très richement meublé. Je gardais mes domestiques à moi pour le nettoyer et l’entretenir, et fournissais ma batterie de cuisine et mon combustible. Mon train de maison était beau, mais pas très considérable. J’avais un carrosse, un cocher, un valet de pied, ma femme de chambre Amy que j’habillais maintenant comme une femme du monde et dont j’avais fait ma compagne, et trois servantes. C’est ainsi que je vécus pendant quelque temps. Je m’habillais à la dernière mode, et portais des vêtements d’une richesse extrême ; quant aux bijoux, rien ne me manquait. Je pris une livrée très convenable, galonnée d’argent et aussi riche que tout ce qu’on pouvait voir au dessous de la haute noblesse. Je me montrai ainsi, laissant le monde deviner qui ou quoi j’étais, sans essayer de me mettre en avant.

 

Je me promenais parfois sur le Mail avec Amy ; mais je ne fréquentais personne et ne faisais pas de connaissances. Je me contentais de faire un étalage aussi brillant que j’en étais capable, et cela en toute occasion. Je m’aperçus, cependant, que le monde n’était pas aussi indifférent à mon endroit que je semblais l’être au sien, et j’appris tout d’abord que les voisins commençaient à être vivement inquiets de savoir qui j’étais, et dans quelle position je me trouvais.

 

Amy était la seule personne qui pût répondre à leur curiosité et donner des détails sur moi. En femme babillarde et en véritable commère qu’elle était, elle prit soin de le faire avec tout l’art qu’elle avait à sa disposition. Elle leur fit savoir que j’étais la veuve d’une personne de qualité en France, que j’étais venue ici pour veiller à un bien qui m’était échu comme héritage de quelqu’un de mes parents mort dans le pays, que je possédais quarante mille livres sterling en pleine et libre propriété, et autres choses de ce genre.

 

C’était un grand tort de la part d’Amy, et de la mienne aussi, quoique nous ne le vissions pas d’abord ; car cela me recommandait spécialement à cette espèce de gentlemen qu’on appelle des coureurs de dot, et qui toujours assiègent les dames, comme ils disent, – afin de les faire prisonnières, disais-je, moi, c’est-à-dire pour épouser la femme et dépenser son argent. Mais si j’avais eu tort de refuser les honorables propositions du marchand hollandais, qui m’offrait la libre disposition de tous mes biens et en avait autant pour fournir à mon entretien, j’avais raison aujourd’hui de refuser des offres venant en général de gentlemen de bonne famille et de fortune honnête, mais qui, allant jusqu’au bout de leurs revenus, étaient toujours besogneux et nécessiteux, et avaient besoin d’une somme pour se mettre à l’aise, suivant leur expression, c’est-à-dire pour payer d’un coup les charges, comme les dots de la famille et le reste. Dans ce cas la femme est prisonnière pour la vie, et ne vit qu’autant qu’il leur plaît de lui en donner congé. J’avais clairement pénétré cette sorte d’existence, et, par conséquent, je ne risquais pas d’être prise de ce côté-là. Quoi qu’il en soit, comme je l’ai dit, la renommée de mon argent amena autour de moi plusieurs gentilshommes de cette sorte, et ils trouvèrent moyen, par un stratagème ou par un autre, de s’approcher de ma seigneurie. Mais, en somme, je leur répondis assez proprement que je vivais seule et étais heureuse ; que, comme je n’étais pas dans le cas de changer ma condition contre des richesses, je ne voyais pas non plus que ma fortune dût être améliorée par tout ce qu’aucun d’entre eux pouvait m’offrir de plus beau ; que je pourrais, il est vrai, être honorée de titres et, avec le temps, prendre rang dans les cérémonies publiques avec les pairesses (je fais mention de cela, parce que l’un de ceux qui s’offraient à moi était le fils aîné d’un pair) ; mais que j’étais aussi bien sans le titre tant que j’en avais la fortune, et que, du moment que j’avais deux mille livres sterling à moi par an, j’étais plus heureuse que je ne pourrais l’être comme prisonnière d’état d’un noble, car les dames de ce rang ne me semblaient pas être quelque chose de beaucoup mieux.

 

Puisque j’ai nommé sir Robert Clayton, dont j’avais eu la bonne fortune de faire la connaissance à propos de l’hypothèque qu’il m’avait procurée, il faut remarquer que je retirai beaucoup d’avantages dans le courant de mes affaires par ses avis ; c’est ce qui fait que j’ai appelé sa connaissance une bonne fortune. En effet, comme il me payait un revenu annuel non moindre de sept cents livres sterling, il faut reconnaître que je dois beaucoup, non seulement à la justice de ses relations avec moi, mais à la prudence et à la ligne de conduite où ses avis me firent suivre pour l’administration de mes biens. Ayant vu que je n’avais pas de penchant au mariage, il saisissait fréquemment l’occasion de me faire comprendre avec quelle rapidité je pouvais élever ma fortune jusqu’à une prodigieuse hauteur, si je voulais seulement limiter mes dépenses domestiques en deçà de mon revenu, de manière à mettre chaque année de côté quelque chose pour l’ajouter au capital.

 

J’étais convaincue de la vérité de ce qu’il disait, et tombais d’accord des avantages à en retirer. Il faut que vous sachiez, en passant, que sir Robert supposait d’après mes propres discours, et surtout d’après ma femme de chambre Amy, que j’avais deux mille livres sterling de revenu annuel. Il jugeait, disait-il, d’après ma manière de vivre, que je ne devais pas en dépenser plus de mille ; et il ajoutait qu’ainsi je pouvais prudemment mettre de côté mille livres sterling par an pour ajouter au capital ; et en ajoutant chaque année l’intérêt composé, ou revenu, de cet argent au capital, il me prouvait qu’en dix ans je doublerais les mille livres que je mettrais annuellement de côté. Il me dressa, suivant ses expressions, une table de cet accroissement, pour que je puisse juger par moi-même ; et par là, disait-il, si les gentlemen d’Angleterre voulaient seulement en agir ainsi, toutes les familles augmenteraient leur fortune dans des proportions considérables, exactement comme les marchands le font par le commerce ; tandis qu’aujourd’hui, avec cette disposition à dépenser leurs revenus jusqu’au bout, et même au delà, les gentlemen et les nobles mêmes sont presque tous obérés d’emprunts et dans la gêne.

 

Comme sir Robert venait fréquemment me rendre visite et trouvait très agréable (si je puis le répéter d’après ses propres paroles) ma manière de causer avec lui, – il ne savait rien, et n’avait même aucun soupçon de ce que j’avais été, – comme, dis-je, il venait souvent me voir, il m’entretenait toujours de ce plan d’économie. Une fois, il m’apporta un autre papier, où il me montra, à peu près de la même façon que dans le premier, à quel point j’augmenterais ma fortune si je voulais me mettre à cette méthode de diminuer mes dépenses ; et d’après ce plan à lui, il paraissait qu’en mettant de côté mille livres sterling par an et en y ajoutant chaque année l’intérêt de cette somme, j’aurais en banque au bout de douze ans vingt et une mille cinquante huit livres sterling, après quoi je pourrais mettre de côté deux milles livres sterling par an.

 

J’objectai que j’étais une jeune femme, que j’avais été accoutumée à vivre dans l’abondance et à mener grand train, et que je ne savais comment faire pour être avare.

 

Il me répondit que si je croyais avoir assez, c’était bien ; mais si je désirais avoir davantage, c’était là le moyen, et au bout de douze autres années je serais trop riche, à ne savoir que faire de mon argent.

 

« Oui bien, lui dis-je, monsieur, vous trouvez le moyen de me faire riche quand je serai vieille femme ; mais cela ne répond pas à mon but. J’aimerais mieux avoir vingt mille livres aujourd’hui que soixante mille quand j’aurai cinquante ans.

 

» – Alors, madame, dit-il, je suppose que Votre Honneur n’a pas d’enfants ?

 

» – Aucun, sir Robert, qui ne soit bien pourvu. »

 

Et de cette façon je le laissai dans les mêmes ténèbres où je l’avais trouvé. Cependant, je réfléchis sérieusement à son plan, bien que je ne lui en parlasse pas davantage pour le moment, et je résolus, tout en voulant faire très bonne figure, je résolus, dis-je, de rabattre un peu de mes dépenses, de me restreindre, d’y regarder de plus près, et de faire quelque épargne, si je n’en faisais pas autant qu’il me le proposait. C’était vers la fin de l’année que sir Robert me soumit son projet. Lorsque l’année fut écoulée, j’allai chez lui, dans la cité, et là je lui dis que je venais pour le remercier de son plan d’économie ; que je l’avais beaucoup étudié, et que, bien que je n’eusse pas été capable de me mortifier suffisamment pour mettre de côté mille livres sterling par an, comme je n’étais pas venue lui demander mes intérêts semestriels comme d’ordinaire, j’avais résolu de mettre de côté ce revenu de sept cents livres sans en dépenser un sou ; et que je désirais qu’il m’aidât à les placer à mon avantage.

 

Sir Robert, qui était un homme parfaitement versé dans l’art de faire rapporter l’argent, mais qui était aussi profondément honnête, me dit :

 

« Madame, je suis heureux que vous adoptiez la méthode que je vous ai proposée ; mais vous avez mal commencé ; vous auriez dû venir demander votre intérêt au semestre, et alors vous auriez eu l’argent à placer ; mais maintenant vous avez perdu l’intérêt de six mois sur trois cent cinquante livres, qui est de neuf livres. » (Je n’avais en effet, que cinq pour cent sur mon hypothèque.)

 

» – Bien, bien, monsieur, répliquai-je. Pouvez-vous me placer cela maintenant ?

 

» – Laissez la chose là jusqu’à l’année prochaine, madame, me dit-il. Alors je placerai vos quatorze cents livres d’un coup, et en attendant je vous payerai l’intérêt sur les sept cents livres. »

 

En conséquence, il me donna son billet pour l’argent, qui, dit-il, ne devait pas me rapporter moins de six pour cent. Le billet de sir Robert Clayton était de ceux que personne ne refuse ; aussi je le remerciai, et laissai la chose là. L’année suivante j’en fis autant, et la troisième année, sir Robert me prit une bonne hypothèque pour deux mille deux cents livres à six pour cent d’intérêt ; de sorte que j’eus 132 livres sterling d’ajoutées à mes revenus, ce qui était une affaire très satisfaisante.

 

Mais je reviens à mon histoire. Comme je l’ai dit, je m’aperçus que toutes mes mesures étaient fausses ; le pied sur lequel je m’étais mis m’exposait à d’innombrables visiteurs du genre de ceux que j’ai mentionnés plus haut. J’eus la réputation de posséder une grande fortune, et une fortune que sir Robert Clayton administrait. Aussi sir Robert était-il recherché pour moi, autant que je l’étais moi-même. Mais j’avais donné à sir Robert de quoi répondre : je lui avais dit mon opinion sur le mariage précisément dans les mêmes termes que j’avais employés avec mon marchand, et il y était entré sur le champ. Il confessait que j’observais juste, et que, si j’attachais du prix à ma liberté, comme je connaissais ma fortune et qu’elle était toute à ma disposition, je serais à blâmer si je la cédais à quelqu’un.

 

Mais sir Robert ne savait rien de mes desseins, c’est-à-dire que je visais à être prise par quelqu’un pour maîtresse et libéralement entretenue ; que j’étais bien toujours disposée à gagner de l’argent, et même à en mettre de côté autant qu’il pouvait le désirer, seulement d’une manière plus fâcheuse.

 

Cependant sir Robert vint un jour me trouver sérieusement, et me dit qu’il avait une offre de mariage à me faire qui dépassait tout ceux qui, à sa connaissance, s’était présenté. C’était un marchand. Sir Robert et moi, nous tombions parfaitement d’accord sur l’idée que nous nous faisions d’un marchand. Sir Robert disait, et je reconnus que c’était vrai, qu’un marchand pur-sang est le meilleur gentleman de la nation ; en connaissances, en mœurs, en jugement des choses, le marchand l’emporte sur bien des membres de la noblesse ; une fois qu’il a bien compris le monde et qu’il s’est mis au dessus de ses affaires, tout en n’ayant pas de biens fonciers proprement dits, il est supérieur à la plupart des gentlemen, même parmi ceux qui en ont ; un marchand qui a des affaires actives et un capital en réserve, peut dépenser plus d’argent qu’un gentlemen possesseur d’une terre de cinq mille livres ; lorsqu’un marchand fait des dépenses, il ne dépense que ce qu’il a gagné, et pas même cela, et il met de côté de grosses sommes chaque année. Une propriété est comme un étang, mais un commerce est comme une source : si la première est une fois hypothéquée, il est rare qu’elle se libère, et le propriétaire est pour toujours embarrassé ; au contraire, la fortune du marchand a un cours continuel. Et là-dessus il me nomma des marchands qui vivaient avec plus de splendeur réelle et qui dépensaient plus d’argent que la plupart des nobles d’Angleterre ne pouvaient le faire séparément, et qui cependant devenaient immensément riches.

 

Il continua en me disant que même les commerçants de Londres, si l’on parlait des meilleurs genres de commerce, pouvaient dépenser plus d’argent dans leur intérieur et donner de plus grandes fortunes à leurs enfants que ne le pouvait généralement la petite noblesse d’Angleterre à partir de mille livres de revenus et au dessous, et qu’ils s’enrichissaient en même temps.

 

La fin de tout ceci fut de me recommander de disposer plutôt de ma fortune en faveur de quelque grand commerçant, lequel, n’ayant déjà ni besoin ni pénurie d’argent, mais possédant un commerce florissant et une caisse abondante, placerait au premier mot tous mes biens sur ma propre tête et sur celle de mes enfants, et me ferait la vie d’une reine.

 

Ceci était certainement fort juste ; et si j’avais suivi son avis j’aurais été réellement heureuse. Mais mon cœur était plein d’idées d’indépendance, et je lui dis que je ne connaissais point d’état de mariage qui ne fût, à tout prendre au mieux, un état d’infériorité, sinon de servitude ; que je n’en avais pas l’idée ; que je menais maintenant une vie de liberté absolue, que j’étais née libre et l’étais encore, et qu’ayant abondance de biens je ne comprenais pas comment les mots d’honneur et d’obéissance pouvaient s’accorder avec l’indépendance d’une femme libre. Je ne voyais pas la raison qu’avaient les hommes pour accaparer toute la liberté de l’espèce et pour assujettir les femmes, malgré toutes les inégalités de fortune, à des lois matrimoniales de leur propre fabrication. J’avais le malheur d’être une femme, mais j’étais déterminée à ne pas permettre au sexe de rendre ce malheur pire ; et, voyant que la liberté était la propriété des hommes, je voulais être une femme-homme, car, étant née libre, je prétendais mourir de même.

 

Sir Robert sourit, et me répondit que je tenais là une sorte de langage d’amazone. Il avait rencontré peu de femmes de mon avis, ou, s’il y en avait, elles manquaient de la résolution nécessaire pour s’y conformer. Malgré toutes mes idées, qui avaient, il ne pouvait s’empêcher de le dire, quelque poids jadis, il croyait comprendre que j’y avais fait infraction et que j’avais été mariée. Je répondis que je l’avais été, mais qu’il ne m’avait point entendu dire que ce qui s’était passé m’eût en rien encouragée à tenter une seconde fois l’aventure. J’étais heureusement sortie de la nasse une fois, et, si j’y retombais, je n’aurais à blâmer personne que moi-même.

 

Sir Robert rit de bon cœur et renonça à me présenter de nouveaux arguments. Il me dit seulement qu’il m’avait désignée à quelques-uns des plus grands commerçants de Londres, mais que, puisque je le lui défendais, il ne m’importunerait plus sur ce sujet. Il me félicita de ma façon d’administrer mon argent et me dit que je serais bientôt monstrueusement riche. Mais il ne savait ni ne soupçonnait qu’avec toute cette opulence, j’étais toujours une catin, nullement contraire à l’idée d’ajouter encore à mes biens aux dépens de ma vertu.

 

Mais je reprends ce que je disais quant à ma façon de vivre. Je reconnus, comme je l’ai marqué plus haut, que vivre comme je le faisais ne donnait pas de bons résultats ; cela n’aboutissait, je le répète, qu’à attirer autour de moi les chasseurs de dot et les chevaliers d’industrie dans l’espoir de faire leur proie de moi et de mon argent. Bref, j’étais harcelée d’une abondance d’amoureux, de beaux, de fats de qualité ; mais tout cela ne faisait pas mon affaire. Je visais à autre chose, et j’étais possédée d’une opinion si vaine de ma propre beauté, que je n’avais en vue rien de moins que le roi lui-même. Cette vanité fut encore excitée par quelques mots que laissa tomber une personne avec qui je causais, et qui eût peut-être été assez vraisemblablement capable de faire arriver la chose si c’eût été plus tôt ; mais ce jeu-là commençait à être passablement démodé à la cour. Cependant le projet ayant été mentionné, un peu trop publiquement à ce qu’il semble, cela amena autour de moi quantité de gens, dans un but d’ailleurs déshonnête.

 

Je commençai alors me mouvoir dans une autre sphère. La cour était excessivement gaie et brillante, bien que plus nombreuse en hommes qu’en femmes, la reine n’aimant pas beaucoup paraître en public. D’un autre côté, ce n’est pas calomnier les courtisans que de dire qu’ils étaient aussi vicieux qu’on pouvait raisonnablement le désirer. Le roi avait plusieurs maîtresses, qui étaient prodigieusement belles, et de ce côté-là c’était vraiment un glorieux spectacle. Si le roi se laissait aller au relâchement, on ne pouvait s’attendre à ce que le reste de la cour ne fût composé que de saints. Et c’en était si loin, que, sans vouloir faire les choses pires qu’elles n’étaient, toute femme dont l’extérieur avait quelque chose d’agréable ne manquait jamais de soupirants.

 

Je me trouvai bientôt pressée d’une foule d’admirateurs, et je reçus la visite de personnages très en vue qui s’introduisaient toujours sur l’entremise d’une ou deux vieilles dames, devenues mes intimes. L’une d’elles, à ce que j’appris plus tard, avait la mission expresse de s’introduire dans mes bonnes grâces pour amener ce qui va suivre.

 

Les conversations que nous avions étaient généralement galantes, mais civiles. À la fin quelques messieurs proposèrent de jouer, et firent ce qu’ils appelaient une partie. Ceci, semble-t-il, fut un stratagème d’une de mes compagnes ordinaires – j’ai dit que j’en avais deux qui ne me quittaient pas, – qui pensa que c’était le moyen d’amener du monde aussi souvent qu’il lui plairait ; et c’était, en effet, le cas. Ils jouaient gros jeu, et restaient tard ; mais ils me faisaient leurs excuses, ne me demandant que la permission de se donner rendez-vous pour le soir suivant. J’étais aussi gaie et aussi contente qu’aucun d’eux, et un soir je dis à un de ces messieurs, mylord ***, que, puisqu’ils me faisaient l’honneur de se divertir chez moi, et qu’ils souhaitaient de s’y trouver de temps en temps je ne tenais pas de table de jeu, mais que je leur donnerais un petit bal le jour suivant, si cela leur plaisait ; chose qu’ils acceptèrent avec empressement.

 

 

En conséquence, dans la soirée, les messieurs commencèrent à venir, et je leur fis voir que j’entendais à merveille ce qu’étaient ces sortes de choses. J’avais dans mes appartements une grande salle à manger, et cinq autres chambres au même étage ; je les transformai toutes en salon pour l’occasion, en en faisant enlever les lits ce jour-là. Dans trois de ces pièces je fis placer des tables couvertes de vins et de sucreries ; dans la quatrième on mit une table à tapis vert pour jouer, et la cinquième était ma propre chambre, où je me tenais et où je reçus tous mes hôtes qui vinrent me présenter leurs compliments. J’étais, vous pouvez le croire, habillée le mieux possible à mon avantage, et j’avais mis tous les bijoux que je possédais. Mylord ***, à qui j’avais fait l’invitation, m’envoya du théâtre une troupe de bons musiciens, et les dames dansèrent ; nous commencions à être très gais lorsque, vers onze heures, on m’avisa qu’il y avait quelques messieurs qui arrivaient en mascarade. Je parus un peu surprise, et je craignais quelque désordre, lorsque mylord **, s’en apercevant, me dit d’être tranquille, parce qu’il y avait à la porte un détachement de gardes qui seraient prêts à empêcher toute grossièreté ; et un autre gentleman m’insinua que le roi pouvait bien être parmi les masques. Je devins aussi rouge que le sang peut rougir un visage et exprimai une grande surprise. Mais il n’y avait pas à reculer ; je gardai donc ma place dans mon salon, mais avec les portes ouvertes à deux battants.

 

Un moment après, les masques entrèrent et débutèrent par une valse à la comique[12], dont ils s’acquittèrent vraiment à merveille. Pendant qu’ils dansaient, je me retirai, laissant une dame pour répondre en mon lieu et dire que j’allais revenir immédiatement. Au bout de moins d’une demi-heure, j’étais de retour, vêtue d’un costume de princesse turque. J’avais eu ce vêtement à Leghorn, quand mon prince étranger m’avait acheté une esclave turque, comme je l’ai dit. Le navire de guerre maltais avait, semble-t-il, pris un vaisseau turc allant de Constantinople à Alexandrie, sur lequel se trouvaient quelques dames à destination du Grand-Caire en Égypte. Les dames ayant été faites esclaves, leurs beaux costumes avaient été ainsi exposés en vente, et avec l’esclave turque j’avais en même temps acheté les riches habits.

 

Le costume était réellement d’une beauté extraordinaire. Je l’avais acheté comme curiosité, n’en ayant jamais vu de pareil. La robe était d’un fin damas de Perse ou de l’Inde, à fond blanc, avec des fleurs bleu et or et une queue de cinq yards[13]. L’habit de dessous était une veste de même étoffe, brodée d’or, et garnie de perles dans le tissu, avec quelques turquoises. À la veste était attachée une ceinture large de cinq à six pouces, à la mode turque, et aux deux extrémités où elle se réunissait ou s’agrafait, il y avait une garniture de diamants de huit pouces de chaque côté. Seulement ce n’étaient pas de vrais diamants, mais personne que moi n’en savait rien.

 

La coiffure, ou turban, se redressait au sommet, mais sans dépasser cinq pouces, avec un morceau de taffetas léger qui en pendait librement. En face, juste au dessus du front, se trouvait un beau joyau que j’y avais ajouté.

 

Ce costume tel que je l’ai décrit, m’avait coûté environ soixante pistoles en Italie ; mais il coûtait davantage dans le pays d’où il venait. Je ne pensais guère, quand je l’achetai, que je le mettrais à un tel usage, bien que je l’eusse revêtu maintes fois avec l’aide de ma petite turque, et plus tard avec Amy, seulement pour voir quel air j’avais là dedans. J’avais envoyée celle-ci d’avance pour le préparer, donc lorsque j’arrivai, je n’eus rien à faire qu’à le glisser sur moi, et au bout d’un peu plus d’un quart d’heure, j’étais assise de nouveau dans mon salon. Quand j’y entrai, la chambre était pleine de monde, mais j’ordonnai de fermer les portes grandes pendant une ou deux minutes, jusqu’à ce que j’eusse reçu les compliments des dames qui se trouvaient dans la chambre et que je leur eusse laissé voir mon costume à loisir.

 

Cependant mylord*** qui se trouvait être dans la chambre, se glissa par une autre porte et ramena avec lui un des masques, personnage grand et bien fait, mais qui n’avait pas de nom, étant absolument masqué ; et il n’aurait pas été convenable de demander le nom de personne en une telle occasion. Ce personnage me parla en français et me dit que c’était le plus beau costume qu’il eût vu de sa vie. Il me demanda s’il aurait l’honneur de danser avec moi. Je m’inclinai en consentant, mais je lui dis que, comme j’étais mahométane, je ne savais pas danser à la manière de ce pays-ci, et je supposais que la musique ne jouerait pas à la Moresque. Il répondit gaiement que j’avais un visage de chrétienne, et qu’il imaginait que je savais danser en chrétienne, ajoutant que tant de beauté ne pouvait être mahométane. Aussitôt les portes furent ouvertes à deux battants, et il me conduisit dans la salle. La compagnie fut saisie de la plus grande surprise imaginable ; la musique même s’arrêta un instant pour regarder, car le costume était en vérité excessivement imposant, parfaitement nouveau, très agréable et merveilleusement riche.

 

Ce gentleman, quel qu’il fût, et je ne le sus jamais, me conduisit seulement pendant une courante, puis me demanda si j’aurais l’envie de danser une danse bouffonne, comme ils l’avaient fait dans la mascarade, ou quelque chose seule. Je lui dis que je préférerais n’importe quoi d’autre, s’il lui plaisait. Nous ne dansâmes donc que deux danses françaises, et il me conduisit jusqu’à la porte du salon, puis se retira au milieu du reste des masques. Lorsqu’il m’eut laissée à la porte du salon, je n’y entrai point, comme il pensait que je l’aurais fait ; mais je me retournai, me faisant voir à toute la salle ; puis j’appelai ma femme de chambre et lui donnai quelques ordres relatifs à la musique, d’où la société conclut aussitôt que j’allais lui offrir un pas seule. Aussitôt toute la chambrée se leva, et me fit honneur en reculant partout de manière à faire de la place, car tout était extrêmement plein. Au début la musique n’attrapa pas l’air que j’indiquais : c’était un air français. Je fus donc forcée d’y faire retourner ma femme de chambre, pendant que je me tenais à la porte de mon salon ; mais dès que ma femme de chambre leur eut parlé, ils jouèrent juste, et, pour leur montrer que c’était bien cela, je m’avançai jusqu’au milieu de la salle. Alors ils reprirent l’air de nouveau, et je dansai seule une figure que j’avais apprise en France, lorsque le prince de *** désirait me voir danser pour son divertissement. C’était vraiment une figure très jolie, inventée par un fameux maître de Paris, pour être dansée seule par une dame ou par un monsieur ; mais, comme elle était absolument nouvelle, elle plut extrêmement à la compagnie, et tout le monde pensa que c’était turc. Un monsieur eut même la folie de s’avancer jusqu’à dire, et, je crois bien qu’il en donna sa parole, qu’il l’avait vu danser à Constantinople, ce qui était assez ridicule de sa part.

 

À la fin de la danse, la société applaudit et poussa presque des acclamations. Un des messieurs cria : « Roxana ! Roxana ! au nom du… », avec un juron ; et à partir de ce sot incident, le nom de Roxana s’attacha à moi d’un bout à l’autre de la cour et de la ville, aussi définitivement que si j’eusse été baptisée Roxana. J’eus, paraît-il, le bonheur de plaire extrêmement à tout le monde cette nuit-là ; mon bal, et surtout mon costume, firent la conversation de la ville pendant toute la semaine ; le nom de Roxana fut le refrain des toasts de la cour, et il n’y avait aucun nom à y accoupler.

 

Les choses commençaient à marcher comme je le voulais, et je devenais très répandue, autant que je le pouvais désirer. Le bal dura jusqu’à ce que je fusse aussi fatiguée de ma nuit que satisfaite de mon exhibition. Les messieurs masqués s’en allèrent vers trois heures du matin ; les autres s’assirent au jeu ; la musique tint bon, et quelques-unes des dames dansaient encore à six heures.

 

Mais j’avais un violent désir de savoir qui était la personne avec qui j’avais dansé. Certains seigneurs allèrent jusqu’à me dire que la compagnie que j’avais me faisait grand honneur ; l’un d’eux dit, presque sans mâcher les mots, que c’était le roi ; mais je me convainquis plus tard que ce ne l’était pas ; un autre repartit que si ç’avait été Sa Majesté, elle n’aurait pas considéré comme un déshonneur de mener une Roxana. Je n’ai jamais su et ne sais pas encore aujourd’hui positivement qui c’était ; mais d’après son allure je pensais qu’il était trop jeune, Sa Majesté étant alors dans un âge qu’une femme pouvait découvrir même en dansant.

 

Quoi qu’il en soit, on m’envoya cinq cents guinées le lendemain matin, et le commissionnaire avait ordre de me dire que les personnes qui me les envoyaient désiraient un autre bal chez moi le mardi suivant, mais qu’elles voulaient avoir ma permission de donner la fête elles-mêmes. Ceci me fit le plus grand plaisir, et je montrai une très vive curiosité de savoir de qui venait cet argent ; mais le commissionnaire resta muet comme la mort sur ce point, et, tout en s’inclinant à chacune de mes questions, il me pria de ne pas l’interroger sur des choses auxquelles il ne pouvait donner de réponse satisfaisante.

 

J’oubliai de mentionner que les messieurs qui avaient joué avaient donné cent guinées à la cagnotte, comme on dit ; et à la fin de la partie, ils avaient demandé ma dame de la chambre comme ils l’appelaient (c’était Mrs Amy, Dieu me pardonne !) et il les lui avaient remises ; puis ils avaient laissé vingt autres guinées pour les domestiques.

 

Ces procédés magnifiques me causaient autant de plaisir que de surprise, et je ne savais plus guère où j’étais. Mais surtout cette idée que le roi était la personne qui avait dansé avec moi, me gonflait à un tel point non seulement que je ne connaissais plus personne, mais que j’étais, en vérité, bien loin de me connaître moi-même.

 

J’avais maintenant à me préparer à recevoir la même compagnie le mardi suivant. Mais, hélas ! tout le soin m’en fut enlevé des mains. Trois messieurs, qui cependant n’étaient, à ce qu’il semble, que des domestiques, arrivèrent le samedi, produisant de suffisants témoignages qu’ils ne se trompaient pas de porte, car l’un d’eux était le même qui m’avait apporté les cinq cents guinées ; trois de ces personnages, dis-je, vinrent, apportant des bouteilles de toute sorte de vins, et des mannes de sucreries en telle quantité qu’il était évident qu’ils comptaient se livrer au même commerce plus d’une fois, et qu’il voulaient tout fournir à profusion.

 

Cependant, trouvant que quelque chose manquait en deux points, je fis provision d’environ douze douzaines de fines serviettes damassées, avec des nappes de même tissu en nombre suffisant pour couvrir toutes les tables en en mettant trois sur chacune, et des buffets en proportion. J’achetai aussi une belle quantité de vaisselle plate, ce qu’il en fallait pour le service de tous les buffets ; mais ces messieurs ne voulurent pas permettre qu’on s’en servît du tout, me disant qu’ils avaient acheté de beaux plats et de belles assiettes de porcelaine pour tout le service, et que, dans des lieux si publics, ils ne pouvaient répondre de la vaisselle plate. En conséquence, elle fut toute disposée dans un grand buffet vitré, dans la chambre où je me tenais, où elle faisait vraiment très bon effet.

 

Le mardi, il arriva une telle affluence de messieurs et de dames que nos appartements ne furent absolument pas capables de les recevoir. Ceux qui avaient l’air d’être les principaux de la société, donnèrent en bas l’ordre de ne plus laisser monter personne. La rue était pleine de carrosses armoriés et de belles chaises à porteur. Bref, il fut impossible de recevoir tout le monde. Je me tins dans ma petite pièce, comme la première fois, et les danseurs remplirent la grande salle ; tous les salons étaient également remplis, ainsi que trois chambres au-dessus, qui n’étaient pas à moi.

 

Ce fut très sagement fait, qu’on eût amené un fort détachement de gardes pour veiller à la porte ; car, sans cela, il y aurait eu une foule si mêlée, et, dans le nombre, des gens si prêts à faire du scandale, que nous aurions été dans le désordre et dans la confusion la plus complète ; mais, les trois domestiques de confiance arrangèrent tout cela ; ils n’admettaient personne que sur un mot de passe.

 

J’étais dans l’incertitude, et je le suis encore aujourd’hui, sur le personnage qui avait dansé avec moi le mercredi précédent, lorsque c’était moi qui donnais le bal ; mais que le roi se trouvât à cette réunion-ci, c’est une chose qui ne faisait pas de doute pour moi, grâce à des circonstances qui, je crois, ne pouvaient me tromper : il y avait en particulier cinq personnes qui n’étaient pas masquées ; trois d’entre elles avaient des jarretières bleues, et elles ne se présentèrent à moi que lorsque je m’avançai pour danser.

 

Cette réunion fut conduite comme la première, mais avec beaucoup plus de magnificence, à cause de la compagnie. Je me mis, dans un costume et avec des bijoux d’une excessive richesse, au milieu de ma petite chambre, comme l’autre fois, et j’adressai un compliment à chaque personne de la société à mesure qu’elle passait devant moi, comme je l’avais fait déjà ; mais mylord *** qui m’avait parlé sans déguisement la première nuit, vint à moi, et se démasquant, me dit que la société l’avait chargé de me dire qu’on espérait me voir dans le costume sous lequel je m’étais montrée la première fois, et qui avait été tellement goûté qu’il était la cause de cette nouvelle réunion.

 

« Et, madame, ajouta-t-il, il y a quelques personnes dans cette assemblée qui valent la peine qu’on les oblige. »

 

Je m’inclinai devant mylord ***, et immédiatement me retirai. Pendant que j’étais en haut, à revêtir mon autre costume, deux dames, complètement inconnues de moi, furent amenées dans mon appartement au-dessous, par ordre d’un noble personnage qui avait été en Perse avec sa famille ; et, cette fois, je crus vraiment qu’on m’avait dépassée, ou peut-être jouée.

 

Une de ces dames portait d’une façon véritablement exquise le costume des jeunes filles de Géorgie, l’autre celui des jeunes filles d’Arménie ; chacune d’elle avait une esclave pour la servir.

 

Ces dames avaient de courts jupons s’arrêtant aux chevilles, mais plissés tout autour ; devant, de petits tabliers, du plus beau point de dentelle qui se pût voir ; leurs robes étaient faites avec de longues manches bizarres qui pendaient derrière et une queue qui traînait. Elles n’avaient pas de bijoux, mais leur tête et leur poitrine étaient ornées de fleurs, et l’une et l’autre entrèrent voilées.

 

Les esclaves étaient tête nue, mais leurs longs cheveux noirs étaient réunis en tresses pendant jusqu’au dessous de la taille et attachées par des rubans. Elles étaient habillées avec une richesse excessive, et aussi belles que leurs maîtresses, car aucune d’elles ne portait de masque. Elles attendirent dans ma chambre, jusqu’à ce que je fusse descendue ; elles m’offrirent toutes leur respect à la mode persane, et s’assirent sur un safra, c’est-à-dire, les jambes presque croisées, sur une couche faite de coussins étendus sur le sol.

 

C’était un admirable spectacle, et il me fit vraiment tressaillir. Elles me débitèrent leur compliment en français et j’y répondis dans la même langue. Lorsque les portes furent ouvertes, elles entrèrent dans la salle de bal, et dansèrent une danse que personne, à coup sûr, n’avait jamais vue là, au son d’une petite trompette basse, qui était véritablement très jolie et que mylord *** avait procurée.

 

Elles dansèrent trois fois seules, car assurément personne ne pouvait danser avec elles. La nouveauté plut, il est vrai, mais il y avait cependant dans leur danse quelque chose de farouche et de bizarre, parce qu’elles représentaient au naturel le pays barbare d’où elles venaient ; tandis que la mienne, ayant l’air français sous le costume mahométan, était de tout point aussi nouvelle, et faisait réellement beaucoup plus de plaisir.

 

Dès qu’elles eurent montré leurs tournures de Géorgie et d’Arménie, et dansé, comme je l’ai dit, trois fois, elles se retirèrent, en me présentant leurs compliments (car j’étais la reine de la journée) et elles allèrent se déshabiller.

 

Quelques messieurs alors dansèrent avec des dames, tous masqués. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, personne ne se leva pour danser, mais tous crièrent : « Roxana ! Roxana ! » Dans l’intervalle, mylord *** avait amené dans ma chambre une autre personne masquée que je ne connaissais pas ; je pus seulement distinguer que ce n’était pas celle qui m’avait menée l’autre fois. Ce noble personnage (car j’appris plus tard que c’était le duc de ***), après un court compliment, me conduisit au milieu de la salle.

 

Je portais la même veste et la même ceinture qu’auparavant ; mais la robe était recouverte d’un manteau, ce qui est l’ordinaire dans le costume turc. Il était écarlate et vert, le vert broché d’or. Mon tyhiaai, c’est-à-dire ma coiffure, différait un peu de celui que j’avais auparavant : il était, en effet, plus haut, et avait quelques joyaux au sommet, ce qui, le faisait ressembler à un turban couronné.

 

Je n’avais pas de masque, et je ne me fardais pas ; j’emportai cependant la palme sur toutes les dames qui se montrèrent au bal, je veux dire sur celles qui se montrèrent la face découverte. Quant aux masquées, on n’en peut rien dire ; il y en avait sans doute beaucoup de plus belles que je ne l’étais. Il faut avouer que le costume m’était infiniment avantageux, et tout le monde me regardait avec une sorte de plaisir qui était aussi grandement à mon avantage.

 

Après avoir dansé avec ce noble personnage, je n’offris pas de danser seule, comme je l’avais fait l’autre fois ; mais ils crièrent tous de nouveau : Roxana ! et deux messieurs vinrent dans le salon me supplier de leur donner la danse turque, à quoi je consentis facilement. Je m’avançai donc et dansai exactement comme en la première occasion.

 

Pendant que je dansais, j’aperçus cinq personnes se tenant ensemble, et parmi elles, s’en trouvait une seule avec le chapeau sur la tête. Cela me donna immédiatement à entendre qui c’était, et me jeta presque tout d’abord dans une certaine confusion ; mais je continuai, reçus, de nouveau, les applaudissements de la compagnie et me retirai dans ma chambre particulière. Quand j’y fus, les cinq messieurs traversèrent la salle pour venir auprès de moi, et, s’avançant avec une foule de grands personnages à sa suite, la personne qui avait le chapeau sur la tête dit :

 

« Mme Roxana, vous dansez admirablement. »

 

J’étais préparée, et je fis le geste de m’agenouiller pour lui baiser la main ; mais il m’en empêcha, me salua, et passant de nouveau à travers la grande salle, s’en alla.

 

Je ne dis pas ici qui c’était, mais je dis que je parvins plus tard à en savoir quelque chose d’une façon plus certaine. J’aurais voulu me retirer et ôter ma robe, car j’étais un peu trop mince dans ce costume, sans lacet et la poitrine en liberté, comme si j’avais été en chemise. Mais cela ne se pouvait pas, et je fus obligée de danser ensuite avec six ou huit gentilshommes, la plupart, si non tous, du plus haut rang. On me dit plus tard que l’un d’eux était le D** de M. – th.[14].

 

Vers deux ou trois heures du matin la compagnie commença à diminuer, les femmes surtout ; elles s’éclipsaient et s’en allaient chez elles, par petits groupes. Les gentilshommes se retirèrent en bas, où ils se démasquèrent et se mirent à jouer.

 

Amy servait dans la salle où ils jouaient. Elle resta debout toute la nuit, pour être à leurs ordres, et, au matin, lorsqu’ils se séparèrent, ils brisèrent la boîte de la cagnotte dans son giron, elle me compta soixante-deux guinées et demie. Les autres domestiques furent aussi très bien traités. Lorsqu’ils furent tous partis, Amy vint à moi, béante, et me dit avec un grand cri :

 

« Seigneur, madame, que ferai-je de tout cet argent ? »

 

Et de fait la pauvre créature était à demi folle de joie.

 

J’étais dès lors dans mon élément. On parlait de moi autant qu’il était possible de le souhaiter, et je ne doutais pas qu’il n’en sortît quelque chose ; mais le bruit de mes grandes richesses était plutôt un obstacle à mes desseins qu’autre chose, car les gentlemen qui sans cela auraient peut-être été assez pressants, semblaient se tenir à distance : Roxana était trop haut pour eux.

 

Ici se place un épisode que je dois cacher aux yeux et aux oreilles des hommes. Pendant trois ans et un mois environ, Roxana vécut retirée, ayant été obligée de faire une excursion avec quelqu’un et d’une façon et que le devoir et des serments personnels l’obligent à ne pas révéler, pour le moment, du moins.

 

À la fin de ce temps, je reparus. Mais je dois ajouter que, comme j’avais profité de ce temps de retraite, pour faire ample moisson, je ne me représentai pas dans le monde avec le même éclat, ni ne brillai aussi avantageusement qu’autrefois. En effet, certaines gens ayant eu au moins le soupçon du lieu où j’avais été et de celui qui m’avait eue tout ce temps, il commença à se faire public que Roxana était, après tout, une simple Roxana, ni meilleure ni pire, et nullement la femme d’honneur et de vertu qu’on avait d’abord supposée.

 

Il faut maintenant que vous vous figuriez qu’il y avait environ sept ans que j’étais arrivée à Londres, et que non seulement j’avais laissé grossir l’ancien revenu, administré, comme je l’ai fait entendre, par Sir Robert Clayton, mais que j’avais mis de côté une richesse incroyable, si l’on considère le temps. Si j’avais encore eu la moindre pensée de réforme, j’avais toutes les occasions de le faire avec toutes les facilités qu’une femme eût jamais. En effet, le vice commun des courtisanes, je veux dire l’argent, était hors de question ; l’avarice même aurait pu paraître assouvie, car, y compris ce que j’avais économisé en réservant l’intérêt de quatorze mille livres sterling, que j’avais, comme je l’ai dit plus haut, laissé s’accumuler, et y compris quelques présents considérables que je m’étais vu faire par pur compliment à l’occasion de ces brillantes réunions masquées pendant environ deux ans que je les avais tenues, et aussi ce que j’avais trouvé dans trois années de ce que j’appelle la plus somptueuse retraite, j’avais grandement doublé ma première fortune, et j’étais nantie de près de cinq mille livres sterling argent, que je gardais chez moi, en outre de quantité de vaisselle plate et de bijoux que l’on m’avait donnés, ou que j’avais achetés pour me parer les jours de réception.

 

En un mot, j’avais alors une fortune de trente-cinq mille livres sterling ; et, comme j’avais trouvé le moyen de vivre sans gaspiller ni le capital ni l’intérêt, je mettais deux mille livres sterling de côté par année, au moins. J’ajoutai cet intérêt au capital et continuai de vivre ainsi.

 

À la fin de ce que j’appelle ma retraite, de laquelle je retirai beaucoup d’argent, je reparus donc, mais je ressemblais à un ancien plat d’argent qui a été enfermé pendant des années, et qui revient un jour, terni et décoloré. Je me montrai de nouveau, mais défraîchie, et j’avais l’air d’une maîtresse qu’on a mise au rebut. Je n’étais rien de mieux, il est vrai, bien que ma beauté se fût conservée absolument intacte, si ce n’est que j’étais un peu plus grosse qu’auparavant et qu’il faut toujours tenir compte que j’avais quatre ans de plus.

 

Néanmoins, je conservais ma jeunesse de caractère ; j’étais toujours brillante, charmante en société, et aimable avec chacun, ou bien chacun me flattait. C’est dans cette condition que je me lançai dans le monde à nouveau. Quoique je ne fusse pas si répandue qu’auparavant, – et, en vérité, je ne cherchais pas à l’être, sachant que cela ne se pouvait pas, – j’étais loin d’être sans compagnie, et des gens de la plus grande qualité (parmi les sujets, j’entends) me faisaient de fréquentes visites, se réunissant quelquefois, pour prendre du plaisir et jouer dans mes appartements, où je ne me manquais pas de les divertir le plus agréablement possible.

 

Et personne d’entre eux ne pouvait me faire la moindre proposition, à cause de l’idée qu’ils avaient de mon extrême opulence, laquelle, pensaient-ils, me mettait au-dessus du vil calcul d’être entretenue, et ne laissait ainsi aucun côté par où m’aborder aisément.

 

Mais à la fin je fus attaquée d’une manière très flatteuse par un homme d’honneur et (ce qui me le recommandait particulièrement) de très grande fortune. Il prit comme introduction un long détour à propos de mes richesses. Ignorante créature ! me disais-je à part, en songeant que c’était un lord, y eut-il jamais femme du monde qui voulût s’abaisser jusqu’à être une catin et qui regardât comme au-dessous d’elle de tirer une récompense de son vice ! Non, non, soyez-en sûr, si Votre Seigneurie obtient rien de moi, il faudra que vous le payiez ; et l’idée que je suis si riche ne sert qu’à élever le prix que cela vous coûtera, car vous voyez bien que vous ne pouvez offrir une bagatelle à une femme de deux mille livres sterling de revenu.

 

Après qu’il eut discouru un bon moment m’assurant qu’il n’avait pas de dessein sur moi, qu’il ne venait pas pour m’enlever comme une prise, ni me soutirer mon argent, chose soit dit en passant, que je ne craignais pas beaucoup, car je veillais trop sur mon argent pour en laisser aller aucune portion de cette manière, – il termina son discours en passant à l’amour, sujet si ridicule pour moi sans l’objet principal, je veux dire l’argent, que je n’eus pas la patience de l’entendre en faire un si long conte.

 

Je l’accueillis civilement et lui laissai voir que je pouvais endurer d’entendre une proposition déshonnête sans en être outragée, mais que pourtant on ne m’y amenait pas trop aisément. Il me fit des visites pendant longtemps, et, bref, me fit une cour aussi empressée et assidue que s’il m’avait recherchée en mariage. Il me fit plusieurs cadeaux de prix, que je me laissais persuader d’accepter, mais non sans de grandes difficultés.

 

Peu à peu je tolérai aussi ses autres sollicitations ; et quand il en arriva à me proposer d’établir, pour m’en faire le compliment, le taux d’une pension fixe, il déclara que, bien que je fusse riche, ce n’en était pas moins une chose due par lui que de reconnaître les faveurs qu’il recevait, et que, si je devais être sienne, je ne vivrais pas à mes dépens, quoi qu’il en coûtât. Je lui dis que j’étais loin d’être extravagante, mais que toutefois je ne vivais pas à moins de 500 livres sterling par an sortis de ma poche. Cependant je n’étais point envieuse d’une constitution de rente, car je regardais cela comme une sorte de chaîne dorée, quelque chose de semblable au mariage. Je savais, sans doute, être fidèle à un homme d’honneur comme je n’ignorais pas que sa seigneurie en était un ; cependant j’avais une espèce d’aversion pour tous les liens, car, bien que je ne fusse pas si riche que me faisait le monde dans l’exagération de ses bavardages, je n’étais pas non plus assez pauvre pour me lier à une vie d’oppression en échange d’une pension.

 

Il me dit qu’il espérait me rendre la vie parfaitement facile, et que telle était son intention. Il ne voyait pas la servitude qu’il pouvait y avoir dans un engagement particulier entre nous. Il savait que je serais liée par les liens de l’honneur et que je ne les considérerais pas comme un fardeau ; quant aux autres obligations, il dédaignait d’attendre de moi rien autre chose que ce qu’il savait qu’en tant que femme d’honneur je lui accorderais. Pour l’entretien, il me montrerait bientôt qu’il m’estimait infiniment plus de cinq cents livres par an. Et c’est sur ce pied que nous commençâmes.

 

En effet, je me montrai plus traitable après ce discours, et comme le temps et un commerce fréquent nous rendirent très intimes, nous finîmes par toucher de plus près l’article principal, à savoir les cinq cents livres par an. Il les offrit du premier mot, reconnaissant comme une faveur infinie de me les voir accepter. Et moi, qui pensais que c’était trop du tout, je me laissai vaincre, c’est-à-dire persuader de céder, sans rien avoir qu’un simple engagement de parole.

 

Lorsqu’il fut arrivé à ses fins par cette voie, je lui dis ma façon de penser.

 

« Maintenant vous voyez, mylord, lui dis-je, avec quelle faiblesse j’ai agi, de vous céder sans aucune stipulation, sans rien qui me soit assuré hors ce que vous pouvez cesser de m’allouer quand il vous plaira. Si je suis moins appréciée pour une telle confiance, ce sera m’insulter d’une manière que je m’efforcerai de ne pas mériter. »

 

Il me répondit qu’il me prouverait jusqu’à l’évidence qu’il ne m’avait pas recherchée pour faire un marché, comme cela se fait souvent ; que, si je le traitais avec une généreuse confiance, je verrais que j’étais entre les mains d’un homme d’honneur, et de quelqu’un qui savait reconnaître une obligation. Et là-dessus, il tira une lettre de change d’un orfèvre pour trois cents livres sterling, et dit, en me la mettant dans la main, qu’il me la donnait comme garantie que je ne perdrais pas pour n’avoir pas fait de marché avec lui.

 

Cela était vraiment engageant, et me donna une bonne idée de nos futures relations. Bref, comme je ne pouvais me retenir de le traiter avec plus de bonté que je ne l’avais fait jusque-là, une chose en amenant une autre, je lui donnai plusieurs témoignages que je lui appartenais entièrement par inclination aussi bien que par les obligations ordinaires d’une maîtresse ; ce qui lui plût extrêmement.

 

Bientôt après cet engagement particulier, je me mis à considérer s’il ne serait pas plus convenable au genre de vie que je menais maintenant, d’être un peu plus retirée. Comme je le dis à mylord, cela me débarrasserait des sollicitations des autres et des visites continuelles d’une sorte de gens qu’il connaissait bien, et qui, soit dit en passant, ayant maintenant de moi l’idée que je méritais réellement, commençaient à me parler du vieux jeu, amour et galanterie, et à me faire des offres suffisamment insolentes ; choses aussi écœurantes pour moi maintenant que si j’avais été mariée ou vertueuse comme toute autre. Les visites de ces gens finissaient vraiment par être gênantes pour moi, d’autant plus qu’ils étaient toujours ennuyeux et impertinents ; et mylord *** n’en aurait point du tout été satisfait, si elles avaient continué.

 

Il serait divertissant de mettre ici la manière dont je repoussai ces sortes de gens ; comment, avec certains, je me montrai outragée et leur dis que je regrettais qu’ils m’obligeassent à me défendre contre le scandale de telles suggestions en leur déclarant que je ne pouvais pas les voir davantage et en désirant qu’ils ne prissent plus la peine de me rendre visite ; car, sans avoir l’intention d’être incivile, je me croyais tenue à ne plus recevoir aucune visite de gentlemen qui m’avait fait des propositions telles que les leurs ; mais il serait trop fatigant de rapporter tout cela ici. Ce fut pour cette raison que je proposai à Sa Seigneurie de prendre de nouveaux appartements, pour plus de discrétion. En outre, je considérais que, pouvant vivre très bien, mais moins en public, il s’en faudrait que j’eusse besoin de dépenser autant d’argent ; et si je faisais cinq cents livres sterling par an avec cette généreuse personne, c’était plus, et de beaucoup, que ce que j’aurais occasion de dépenser.

 

Mylord adopta tout de suite ma proposition, et alla plus loin que je ne m’y attendais, car il me trouva un logis dans une très belle maison, où cependant il n’était pas connu. Je suppose qu’il avait chargé quelqu’un de la lui chercher. Il y avait un chemin commode pour arriver au jardin par une porte qui ouvrait dans le parc, privilège rarement accordé en ce temps-là.

 

Avec cette clef il pouvait entrer à toute heure de nuit ou de jour qu’il lui plaisait ; et, comme nous avions aussi une petite porte dans le bas de la maison, qui était toujours laissée fermée au loquet et qu’il avait le passe-partout, qu’il fût minuit, une heure ou deux heures du matin, il pouvait entrer directement dans ma chambre à coucher. Nota Bene : – Je ne craignais pas d’être trouvée au lit avec personne autre, parce que, pour le dire en un mot, je n’avais de relations avec personne absolument.

 

Il arriva une nuit une chose assez plaisante. Sa Seigneurie avait tardé, et, ne l’attendant pas cette nuit là, j’avais pris Amy dans mon lit, lorsque mylord entra dans la chambre où nous étions toutes deux profondément endormies. Je crois qu’il était près de trois heures quand il arriva, un peu gai, mais nullement gris, ni ce qu’on appelle pris de boisson. Il entra directement dans la chambre.

 

Amy perdit la tête de peur et se mit à crier. Moi, je dis avec calme :

 

« En vérité, mylord, je ne vous attendais pas ce soir, et nous avons eu un peu peur du feu dans la nuit.

 

» – Oh ! dit-il, je vois que vous avez un compagnon de lit. »

 

Je me mis à m’excuser.

 

« Non, non, dit mylord ; vous n’avez pas besoin d’excuse. Votre compagnon de lit n’est pas un homme, je vois. »

 

Mais aussitôt, avec assez de gaieté, il reprit ses dernières paroles, et dit :

 

« Mais écoutez donc ! maintenant que j’y pense, comment puis-je être certain que ce compagnon de lit n’est pas un homme ?

 

» – Oh ! répondis-je, j’ose dire que Votre Seigneurie est certaine que c’est la pauvre Amy.

 

» – Oui, dit-il, c’est Mrs Amy ; mais comment puis-je savoir ce que c’est qu’Amy ? Ce peut être aussi bien Mr Amy, pour ce que j’en sais. J’espère que vous me donnerez permission de m’en assurer. »

 

Je lui répondis que oui, qu’à coup sûr je voulais bien que Sa Seigneurie s’en assurât ; mais que je supposais qu’elle savait ce qu’il en était.

 

Eh bien, il assaillit la pauvre Amy, et, ma foi, je crus un instant qu’il pousserait jusqu’au bout la plaisanterie sous mon nez, comme il était déjà arrivé une fois en pareil cas. Mais Sa Seigneurie n’était pas si ardente ; elle voulait seulement savoir si Amy était Mr Amy ou Mrs Amy ; et je suppose qu’elle le sut. Une fois satisfait sur ce cas douteux, mylord se dirigea vers l’autre bout de la chambre, entra dans un petit cabinet et s’y assit.

 

Pendant ce temps, Amy et moi nous nous levions ; je lui ordonnai de courir faire le lit dans une autre chambre pour mylord, et lui donnai des draps pour y mettre. Elle le fit aussitôt et j’y fis coucher mylord ; lorsque j’eus fini, sur son désir je me couchai avec lui. J’hésitais d’abord à me coucher avec lui, donnant pour excuse que j’avais été au lit avec Amy et que je n’avais pas changé de linge ; mais en ce moment là, il était au dessus de ces délicatesses ; du moment qu’il était sûr que c’était Mrs Amy et non Mr Amy, il était parfaitement content, et c’est ainsi que finit la plaisanterie. Mais Amy ne se montra plus de toute cette nuit là, ni le lendemain, et lorsqu’il la vit, mylord fut d’une telle gaieté avec elle à propos de son éclaircissement[15], comme il disait, qu’Amy ne savait où se mettre.

 

Non qu’Amy fut après tout une dame si délicate, si l’on s’y était pris avec elle comme il paraît dans la première partie de cet ouvrage ; mais cette fois elle avait été surprise et un peu bousculée, de sorte qu’elle savait à peine où elle en était ; d’ailleurs elle était pour Sa Seigneurie aussi vertueuse qu’aucune dame du monde, et, pour ce qu’il connaissait d’elle, elle en avait l’air. Le reste nous regardait seules, nous qui le savions.

 

Je menai cette vie coupable huit ans en comptant à partir de mon arrivée en Angleterre ; et bien que mylord ne trouvât rien à redire, je m’apercevais bien sans un grand examen que quiconque me regardait en face pouvait voir que j’avais plus de vingt ans. Cependant, sans me flatter, je portais très légèrement mon âge, qui dépassait la cinquantaine.

 

Je puis me risquer à dire que jamais une femme ne vécut, comme moi, une vie de vingt-cinq années de désordre, sans le moindre signe de remords, sans aucune marque de repentir, et sans même aucun désir d’y mettre fin. Il y avait si longtemps que je m’étais habituée à une vie de vice, que réellement cela ne me semblait plus être du vice. J’allais toujours sur la même pente unie et plaisante ; je me vautrais dans les richesses, qui affluaient à moi avec une telle rapidité qu’ayant pris les mesures économes indiquées par le bon chevalier, j’avais au bout de huit ans deux mille huit cents livres sterling de revenu annuel, dont je ne dépensais pas un sou, la pension que je recevais de mylord *** suffisant à mon entretien et y suffisant avec un surplus de plus de deux cents livres sterling chaque année ; car, bien qu’il ne se fût pas engagé par contrat pour cinq cents livres par an, comme je cherchais, sans rien lui en dire, à l’amener à le faire, il me donnait si souvent de l’argent, et cela en telle quantité à la fois qu’il était rare que je n’eusse de lui plus de sept à huit cents livres, bon an mal an.

 

Il faut ici que je retourne en arrière pour rapporter, après avoir dit ouvertement les mauvaises choses que j’ai faites, quelque chose qui avait cependant l’apparence d’une bonne action. Je me rappelai que, lorsque j’étais partie d’Angleterre, quinze ans auparavant, j’avais laissé cinq petits enfants, jetés pour ainsi dire au milieu du vaste monde, à la charité des parents de leur père. Le plus âgé n’avait pas six ans, car nous n’étions pas mariés depuis tout à fait sept ans lorsque leur père s’en était allé.

 

Après mon arrivée en Angleterre, j’eus un grand désir de savoir dans quelle situation ils étaient, s’ils étaient, ou non, tous vivants, et de quelle manière on avait pourvu à leurs besoins. Mais je résolus de ne pas me découvrir à eux le moins du monde, et de ne laisser savoir à aucun de ceux qui avaient eu charge de les élever qu’il existait encore dans le monde une créature comme leur mère.

 

Amy était la seule personne à qui je pusse confier une telle commission. Je l’envoyai à Spitalfields, chez la vieille tante et la pauvre femme qui avaient travaillé si efficacement à disposer les parents à prendre quelque soin des enfants. Mais elles n’y étaient plus ni l’une ni l’autre ; mortes et enterrées depuis plusieurs années. Les recherches qu’elle fit ensuite s’adressèrent à la maison où elle avait porté les pauvres enfants, et où elle les avait fait subrepticement entrer. Lorsqu’elle y arriva, elle trouva la maison habitée par d’autres personnes, de sorte qu’elle ne put tirer que peu ou rien de son enquête, et elle revint avec une réponse qui pour moi n’était pas une réponse du tout, car elle ne me satisfaisait aucunement. Je la renvoyai s’informer dans le voisinage de ce qu’était devenue la famille qui avait habité cette maison ; s’ils avaient déménagé ; où ils demeuraient ; dans quelle situation ils se trouvaient ; et en même temps, si elle le pouvait, ce qu’étaient devenus les pauvres enfants ; comment ils vivaient, et où ; comment on les avait traités, etc.

 

Elle me rapporta de cette seconde expédition que, quant à la famille, elle avait appris que le mari, qui, tout en n’étant que l’oncle par alliance des enfants, avait été pour eux le meilleur de tous, était mort, et que la veuve était restée dans une situation médiocre, c’est-à-dire que, sans être dans le besoin, elle n’était pas si à l’aise qu’on le croyait du vivant de son mari.

 

Quant aux pauvres enfants, deux d’entre eux, paraît-il, avaient été gardés par elle, c’est-à-dire par son mari, tant qu’il vécut ; car, que ce fût contre son gré, à elle, c’était ce que nous savions tous ; mais les honnêtes voisins plaignaient, dirent-ils, les pauvres enfants de tout leur cœur, car leur tante était barbare pour eux ; elle ne les traitait guère mieux que des domestiques, les employant à la maison à la servir, elle et ses enfants, et leur donnait à peine des vêtements bons à porter.

 

C’était, à ce qu’il semble, mon aîné et mon troisième, qui étaient des filles. Le second était un garçon, le quatrième une fille, et le plus jeune un garçon.

 

Pour finir le mélancolique récit de l’histoire de mes deux malheureuses filles, Amy me rapporta qu’aussitôt qu’elles avaient été capables de sortir et de se procurer de l’ouvrage, elles s’en étaient allées, et quelques-uns disaient que leur tante les avait mises dehors ; il paraît cependant qu’elle ne l’avait pas fait, mais elle les traitait si cruellement qu’elles la laissèrent. L’une d’elles entra au service d’une voisine, un peu plus loin, qui la connaissait, la femme d’un tisserand honnête et bien établi, chez qui elle fut femme de chambre ; et quelque temps après, elle retira sa sœur de la maison de sa tante, véritable Bridewell[16], et lui procura aussi une place.

 

Tout cela était mélancolique et sombre. J’envoyai alors Amy à la maison du tisserand, où l’aînée avait demeuré ; mais on trouva que, sa maîtresse étant morte, elle était partie, et personne ne savait où elle était allée ; on avait seulement entendu dire qu’elle avait demeuré chez une grande dame, à l’autre bout de la ville ; mais on ne savait pas qui cette dame était.

 

Ces recherches prirent trois ou quatre semaines, et je n’en étais pas d’une ligne plus avancée, car je n’avais pu rien apprendre qui me satisfît. Je l’envoyai ensuite à la découverte de l’honnête homme qui, comme je l’ai consigné dans le commencement de mon histoire, avait fait pourvoir à leurs besoins et fait venir le plus jeune de la ville où nous habitions et où les officiers de la paroisse avaient pris charge de lui. Ce gentleman vivait encore. Là, elle apprit que ma plus jeune fille et mon fils aîné étaient morts tous les deux, mais que mon plus jeune fils était vivant et avait à ce moment dix-sept ans environ ; il avait été mis en apprentissage par la bonté et la charité de son oncle, mais dans un métier ingrat, où il était obligé de travailler très péniblement.

 

Cela excita tellement la curiosité d’Amy qu’elle alla le voir sur le champ ; elle le trouva tout sale et travaillant dur. Elle n’avait aucun souvenir du jeune homme, car elle ne l’avait pas vu depuis qu’il avait eu deux ans environ, et il était évident que lui ne pouvait nullement la connaître.

 

CHAPITRE V

 

SOMMAIRE. – Mon plus jeune fils en apprentissage. – Deux de mes filles sont en service, on ne sait où. – Amy découvre qu’une d’elles est servante chez moi. – Sa Seigneurie passe de l’amour à l’indifférence. – Je quitte Mylord. – On me fait un rapport très satisfaisant de mon fils. – Tourments que me cause l’obligation de me cacher de mes enfants. – Plan pour éviter mes anciennes connaissances. – Je me loge chez une Quakeresse. – Je m’habille en Quakeresse. – Amy fait un voyage de découverte. – Étrange aventure : J’aperçois mon marchand hollandais. – Je découvre qu’il demeure à Londres. – Il me rend visite. – Mon embarras. – Brusque façon dont je lui suis présentée. – Discours sur différents sujets. – Conversation relative à l’enfant. – Je penche à épouser mon marchand hollandais. – Malheureux effet d’une lettre d’Amy. – Je désire me débarrasser du marchand. – Ma déception de ne pouvoir être princesse. – Mon mari achète une baronnie. – « Épousez le baronet et devenez comtesse. » – Noces joyeuses chez la Quakeresse. – Je me montre au baronet dans mon costume turc.

 

Elle lui parla, et elle reconnut que c’était un bon garçon, sensé, de bonnes manières. Il ne savait rien de l’histoire de son père et de sa mère, et ne songeait à rien qu’à travailler dur pour gagner sa vie. Elle ne crut pas à propos de lui mettre de hautes visées dans la tête, de peur que cela ne le détournât du travail et, peut-être, ne lui fit monter l’ivresse au cerveau et ne le rendît bon à rien. Elle alla trouver cet excellent homme, son bienfaiteur, qui l’avait mis en apprentissage, et, voyant que c’était un homme simple, bien intentionné, honnête et de cœur sensible, il lui fut d’autant plus facile de s’ouvrir à lui. Elle lui fit une longue histoire : elle avait une prodigieuse tendresse pour cet enfant, parce qu’elle avait eu le même sentiment pour son père et sa mère ; elle était la servante qui les avait tous portés à la porte de leur tante et qui s’était enfuie en les y laissant ; leur pauvre mère manquait de pain, et elle aurait bien voulu savoir ce qu’il était advenu d’elle depuis. Elle ajouta qu’il se trouvait que sa situation dans le monde s’était améliorée ; et, puisqu’elle était en position de le faire, elle était disposée à montrer quelque bonté pour ces enfants, si elle pouvait les découvrir.

 

Il la reçut avec toute la civilité que demandait une si généreuse proposition ; il lui rendit compte de ce qu’il avait fait pour l’enfant, comme il l’avait entretenu, nourri et vêtu, mis à l’école, et enfin placé dehors pour apprendre un métier. Elle lui dit qu’il avait été véritablement un père pour lui.

 

« Mais, monsieur, ajouta-t-elle, c’est un métier très dur et très fatigant, et lui n’est qu’un garçon chétif et faible.

 

» – C’est vrai, répondit-il ; mais c’est l’enfant lui-même qui a choisi le métier, et je vous assure qu’en le plaçant j’ai donné vingt livres sterling et que je dois l’entretenir de vêtements pendant tout son apprentissage. Si le métier choisi est dur, c’est la faute de la situation où il se trouve, le pauvre garçon ; je ne pouvais faire mieux pour lui.

 

» – Certes, monsieur, reprit Amy ; vous avez fait tout cela par charité, et c’est extrêmement bien ; mais, comme j’ai résolu de faire quelque chose pour lui, je désire, si c’est possible, que vous le retiriez de cette place où il travaille si durement ; car je ne peux supporter de voir cet enfant se donner tant de mal pour gagner son pain, et je veux le mettre à même de vivre sans un si dur labeur. »

 

Il sourit à ces mots, et dit :

 

« Je peux bien, sans doute, le retirer ; mais, en ce cas, il faut que je perde les vingt livres que j’ai données pour lui.

 

» – Eh bien ! monsieur, dit Amy, je vais vous donner le moyen de perdre ces vingt livres immédiatement. »

 

Et elle mit la main dans sa poche, d’où elle retira sa bourse.

 

Il commençait à être légèrement stupéfait, et il la regardait fixement en face, si bien qu’elle s’en aperçut et lui dit :

 

« J’imagine, monsieur, qu’en me regardant ainsi vous pensez me connaître ; mais je suis certaine que vous ne me connaissez pas, car je n’ai jamais vu votre visage avant aujourd’hui. Je crois que vous avez fait assez pour l’enfant, et que l’on devrait vous regarder comme son père ; mais vous ne devez pas, par votre bonté envers lui perdre plus que ne vous a coûté la bonté que vous avez mise à l’élever. Par conséquent, voici les vingt livres, et je vous prie de l’envoyer chercher.

 

» – Bien, madame. Je vous remercie pour l’enfant aussi bien que pour moi. Mais, dites-moi, s’il vous plaît, que faudra-t-il que je fasse de lui ?

 

» – Monsieur, dit Amy, puisque vous avez été assez bon pour le garder tant d’années, je vous demande de le reprendre chez vous une année de plus. Je vous apporterai encore cent livres sterling que je vous prie d’employer à l’envoyer à l’école, à le vêtir et à vous payer de sa pension. Peut-être le mettrai-je en situation de vous rendre vos bontés. »

 

Il eut l’air content, mais fort surpris, et demanda à Amy, très respectueusement, ce qu’il irait apprendre à l’école, et à quel métier il lui plaisait qu’il fût mis.

 

Amy dit qu’il fallait lui faire apprendre un peu de latin, et puis la tenue des livres commerciaux, et à avoir une belle écriture, parce qu’elle le ferait entrer chez un marchand levantin.

 

« Je suis heureux pour lui de vous entendre parler ainsi, madame. Mais savez-vous qu’un marchand levantin ne le prendra pas à moins de quatre ou cinq cents livres ?

 

» – Oui, monsieur, dit Amy, je le sais parfaitement.

 

» – Et, continua-t-il, qu’il faudra autant de fois mille livres pour l’établir ?

 

» – Oui, monsieur, je sais aussi cela parfaitement. » Et, décidée à le prendre de très haut, elle ajouta : « Je n’ai pas d’enfant à moi, et j’ai résolu de le faire mon héritier. S’il lui fallait dix mille livres pour s’établir, elles ne lui feraient pas défaut. Je n’étais que la servante de sa mère lorsqu’il est né, et j’ai déploré de tout mon cœur les désastres de sa famille ; mais j’ai toujours dit que si jamais je venais à avoir quelque fortune, je prendrai l’enfant comme le mien. Aujourd’hui je veux tenir ma parole, bien qu’alors je ne prévisse pas que les choses tourneraient pour moi comme elles l’ont fait depuis. »

 

Et Amy lui fit une longue histoire de la peine qu’elle avait eue à mon sujet, et de ce qu’elle donnerait pour apprendre si j’étais morte ou vivante et dans quelle position je me trouvais ; et que, si elle pouvait me découvrir, si pauvre fussé-je, elle se chargerait de moi, et referait de moi une femme du monde.

 

Il lui dit que, pour ce qui était de la mère, elle avait été réduite à la dernière extrémité, et obligée (comme il supposait que je le savais) d’envoyer tous ses enfants chez les différents amis de son mari. Sans lui, on les aurait envoyés tous à la paroisse ; mais il avait obligé les autres parents à se partager la charge entre eux. Lui en avait pris deux, dont il avait perdu l’aîné qui était mort de la petite vérole ; mais il avait eu soin de celui qui restait comme des siens propres, et il avait fait bien peu de différence en les élevant, si ce n’est que, lorsque le temps vint de le placer dehors, il avait pensé qu’il valait mieux pour l’enfant lui donner un métier dans lequel il pourrait s’établir sans mise de fonds ; car autrement il aurait perdu son temps. Quant à la mère, il n’avait réussi à rien apprendre à son sujet, et pourtant il avait fait les plus actives recherches. Un bruit courait qu’elle s’était noyée ; mais il n’avait jamais pu rencontrer personne capable de lui dire rien de certain là-dessus.

 

Amy feignit de pleurer sur sa pauvre maîtresse. Elle lui dit qu’elle donnerait tout au monde pour la voir si elle était vivante. Ils parlèrent encore longuement sur ce sujet, puis ils en revinrent à s’occuper de l’enfant.

 

Il lui demanda pourquoi elle ne l’avait pas cherché plus tôt ; il aurait pu être pris plus jeune et être élevé conformément aux vues qu’elle avait sur lui.

 

Elle lui dit qu’elle avait été absente d’Angleterre, et qu’elle ne faisait que de revenir des Indes Orientales. Qu’elle eût été absente d’Angleterre et qu’elle ne fît que d’y revenir, c’était bien vrai ; mais le reste était faux, et elle l’introduisit dans son histoire pour lui fermer les yeux et se prémunir contre de nouvelles recherches. En effet, ce n’était pas une chose étrange pour une jeune femme que d’aller pauvre aux Indes Orientales et d’en revenir puissamment riche. Elle continua donc à donner ses instructions au sujet de l’enfant ; tous deux convinrent qu’on ne dirait pas du tout au garçon ce qu’on avait l’intention de faire pour lui, mais qu’on le ferait simplement revenir chez son oncle, parce que son oncle trouvait le métier trop dur pour lui, ou autres raisons de ce genre.

 

Trois jours plus tard environ, Amy revint et lui apporta les cent livres qu’elle lui avait promises ; mais cette fois Amy faisait une toute autre figure que la première fois. Elle y alla dans mon carrosse, avec deux valets de pied derrière, et très bien habillée, portant des bijoux et une montre en or. Il n’était d’ailleurs pas difficile de donner à Amy l’apparence d’une dame, car elle était très bien faite et avait l’air assez comme il faut. Le cocher et les domestiques avaient l’ordre exprès de lui témoigner le même respect qu’à moi, et de l’appeler Mme Collins, si on les questionnait à son propos.

 

Lorsque le gentleman vit son équipage, sa première surprise s’en accrut, et il l’accueillit de la façon la plus respectueuse ; il la félicita des progrès de sa fortune, et se réjouit particulièrement de ce que cette chance échût au pauvre enfant d’être si bien pourvu, contrairement à toute espérance.

 

Amy, là-dessus, parla avec beaucoup d’aplomb, mais très librement et familièrement. Elle leur dit qu’elle ne s’enorgueillissait pas de sa bonne fortune (et c’était assez vrai, car, pour donner à Amy ce qui lui est dû, elle était fort loin de tels sentiments, et il n’y eut jamais meilleure pâte de créature qu’elle) ; qu’elle était toujours la même ; qu’elle aimait toujours ce garçon, et qu’elle était résolue à faire quelque chose d’extraordinaire pour lui.

 

Alors elle tira son argent, et mit sur table cent vingt livres sterling, qu’elle lui payait, dit-elle, afin qu’il fût certain qu’il ne perdrait rien en reprenant l’enfant chez lui ; elle reviendrait le voir et causer encore de tout cela, pour que les choses fussent réglées de telle façon qu’aucun accident, mortalité ou autre, ne pût y rien changer au préjudice de l’enfant.

 

À cette entrevue, l’oncle fit paraître sa femme, personne sérieuse, avenante, maternelle, qui parla du jeune homme avec beaucoup d’affection, et qui, paraît-il, avait été très bonne pour lui, bien qu’elle eût plusieurs enfants à elle. Après qu’Amy eut longuement parlé, elle intervint par un mot.

 

« Madame, dit-elle, je suis heureuse au fond du cœur des bonnes intentions que vous avez pour ce pauvre orphelin, et je m’en réjouis sincèrement pour lui ; mais madame, vous savez, je suppose, qu’il y a aussi deux sœurs vivantes. Ne pouvez-vous dire un mot en leur faveur ? Les pauvres filles, elles n’ont pas été aussi doucement traitées que lui, et on les a livrées à elles-mêmes au milieu du monde.

 

» – Où sont-elles, madame ? demanda Amy.

 

» – Les pauvres créatures sont dehors, en service ; personne ne sait où qu’elles-mêmes. C’est un cas bien triste que le leur.

 

» – Sans doute, dit Amy, si je les trouvais, je les secourrais ; mais mon intérêt est pour mon enfant, comme je l’appelle, et je le mettrai en état de se charger de ses sœurs.

 

» – Mais, madame, reprit la bonne et compatissante créature, il se peut que son inclination ne le porte pas à être si charitable, car un frère n’est pas un père ; et on les a déjà cruellement traitées, les pauvres filles. Nous les avons souvent aidées, de vivres et de vêtements, même lorsque leur barbare tante prétendait les entretenir.

 

» – Eh bien ! madame, que puis-je faire pour elles ? Elles sont parties, à ce qu’il semble, et l’on ne peut avoir de leurs nouvelles. Lorsque je les verrai, il sera temps. »

 

L’excellente dame pressa alors Amy d’obliger leur frère, sur l’abondante fortune qu’il paraissait destiné à avoir, à faire quelque chose pour ses sœurs quand il le pourrait.

 

Amy resta froide, mais dit qu’elle y songerait ; et là-dessus ils se séparèrent. Ils eurent plusieurs entrevues ensuite ; car Amy allait voir son fils adoptif, donnait ses instructions pour ses études, ses vêtements, et le reste. Elle leur enjoignit de ne rien dire au jeune homme, sinon qu’ils trouvaient que le métier qu’il avait commencé était trop dur pour lui, et qu’ils allaient le garder à la maison quelque temps encore et lui donner quelque instruction pour le rendre propre à une autre occupation. Amy n’était pour lui que ce qu’elle s’était montrée la première fois, une personne qui avait connu sa mère et qui avait quelque affection pour lui.

 

Les choses allaient ainsi depuis près d’une année, lorsqu’il arriva qu’une de mes bonnes, ayant demandé congé à Amy (car Amy était la maîtresse des servantes, et les engageait ou les renvoyait comme il lui plaisait), ayant, dis-je, demandé congé d’aller dans la cité voir ses amis, revint à la maison en pleurant amèrement ; elle était dans la plus poignante douleur, et continua ainsi plusieurs jours ; à la fin Amy, s’apercevant de cet excès de peine et ne doutant pas que la fille ne se rendît malade à force de pleurer, saisit une occasion, et l’interrogea.

 

La fille lui raconta longuement qu’elle était allée voir son frère, le seul frère qu’elle eût au monde, et qu’elle savait avoir été mis en apprentissage chez un *** ; mais une dame en voiture était venue chez son oncle ***, celui qui l’avait élevé, et l’avait fait revenir à la maison. Et elle continua de dévider ainsi toute l’histoire précisément comme on l’a rapportée plus haut, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la partie qui la concernait elle-même.

 

« Et, dit-elle alors, je ne leur avais pas fait savoir où je demeurais ; la dame m’aurait prise, à ce qu’ils m’ont dit, et aurait aussi pourvu à mon entretien, comme elle l’a fait pour mon frère ; mais personne ne pouvait dire où l’on me trouverait ; et ainsi j’ai tout perdu, j’ai perdu toute espérance d’être jamais autre chose qu’une pauvre servante tout le long de mes jours. »

 

Et la fille se reprit à pleurer.

 

Amy lui dit :

 

« Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? Qui pouvait être cette dame ? Ce doit être assurément quelque mauvaise plaisanterie.

 

» – Non, reprit-elle, ce n’était pas une plaisanterie, car elle leur a fait retirer mon frère d’apprentissage et le reprendre chez eux ; et elle lui a acheté des habits neufs, et elle l’a mis à apprendre davantage ; et la maîtresse de la maison dit qu’elle le fera son héritier.

 

» – Son héritier ? dit Amy. Qu’est-ce que cela lui rapportera ? Elle pourrait bien n’avoir rien à lui laisser. Elle peut faire n’importe qui son héritier.

 

» – Non, non ; elle est venue dans une belle voiture avec de beaux chevaux, et je ne sais combien de valets de pied pour la servir ; et elle a apporté un grand sac d’or et l’a donné à mon oncle ***, celui qui a élevé mon frère, pour lui acheter des vêtements, et pour payer une école et sa pension.

 

» – Celui qui a élevé votre frère ? reprit Amy. Pourquoi ne vous a-t-il pas élevée aussi, de même que votre frère ? Qui vous a donc élevée, dites-moi ? »

 

Ici la pauvre fille raconta une mélancolique histoire, comment une tante l’avait élevée, elle et sa sœur, et avec quelle barbarie elle les traitait, ce que nous avons déjà vu.

 

À ce moment Amy avait la tête pleine de tout cela, et le cœur aussi. Elle ne savait comment dissimuler, ni ce que faire, car elle se sentait sûre que cette servante n’était autre que ma propre fille. Elle lui avait, en effet, raconté toute l’histoire de son père et de sa mère, et comment elle avait été portée par leur bonne à la porte de sa tante, précisément comme il a été relaté au commencement de mon récit.

 

Amy resta très longtemps sans me rien dire de cela. Elle ne savait pas trop quelle ligne de conduite tenir dans l’occurrence. Mais, comme elle avait autorité pour tout régler dans la maison, elle saisit l’occasion, quelque temps après et sans m’en laisser rien savoir, de prendre la fille en faute et de la mettre à la porte.

 

Ses raisons étaient bonnes, quoique je ne fusse pas satisfaite d’abord en apprenant ce qui s’était passé ; mais je me convainquis ensuite qu’elle avait raison. En effet, si elle m’en avait parlé, j’aurais été dans une grande perplexité entre la difficulté de me cacher de mon propre enfant et le danger de faire connaître mon genre de vie aux parents de mon premier mari et à mon premier mari lui-même ; car, pour ce qui était de sa mort à Paris, lorsque Amy me vit résolue à ne me plus marier, elle me dit qu’elle avait forgé cette histoire dans le seul but de me mettre à l’aise lorsque j’étais en Hollande, s’il s’offrait quelque chose à mon goût.

 

Cependant, j’étais encore une mère trop tendre, en dépit de ce que j’avais fait, pour laisser cette pauvre fille aller par le monde, peinant, comme on dit, pour gagner son pain, fille de cuisine, véritable esclave devant les fourneaux. D’un autre côté, il me vint en l’esprit qu’elle pourrait peut-être se marier avec quelque pauvre diable de valet ou de cocher, ou quelque hère de ce genre, et se perdre de cette manière ; ou, pis encore, être entraînée à coucher avec quelque grossier individu de cette engeance maudite, se trouver enceinte, et être ainsi ruinée à tout jamais. Au milieu de toute ma prospérité, ceci me causait un grand ennui.

 

Envoyer Amy la trouver, il n’y fallait pas songer maintenant ; car, ayant été servante dans la maison, elle connaissait Amy aussi bien qu’Amy me connaissait ; et sans doute, bien qu’elle n’eût guère occasion de me voir, elle pouvait avoir eu la curiosité de me guetter au passage et de me voir assez pour me reconnaître, si je m’étais ouverte à elle. Bref, il n’y avait rien à faire de ce côté.

 

Cependant Amy, créature active et infatigable, trouva une femme à laquelle elle donna ses instructions et qu’elle envoya à la maison du brave homme de Spitalfields, où elle supposait que la fille était allée en se trouvant sans place. Elle lui commanda de causer avec elle, de lui dire avec réserve que, comme on avait fait quelque chose pour son frère, on ferait quelque chose aussi pour elle, et qu’il ne fallait pas se décourager. Elle lui porta vingt livres sterling pour s’acheter des vêtements, et l’engagea à ne plus entrer en service, mais à penser à autre chose ; qu’elle prît logement dans quelque honnête famille, et elle en apprendrait bientôt davantage.

 

La jeune fille fut ravie de la nouvelle, vous pouvez le croire, et même un peu trop gonflée, tout d’abord. Elle s’habilla très bien, ma foi, et, aussitôt ce soin pris, vint faire une visite à Mme Amy, pour lui faire voir comme elle était belle. Amy la félicita, souhaita que tout fût comme elle le désirait, mais l’avertit de ne pas se laisser trop gonfler par la prospérité ; elle lui dit que la modestie est le plus bel ornement d’une femme comme il faut, et lui donna beaucoup d’autres bons avis, mais elle ne lui laissa rien découvrir.

 

Tout cela se fit dans les premières années de mon nouveau train de vie ici, à Londres, pendant que les masques et les bals étaient en mouvement. Amy mena bien l’affaire de lancer mon fils dans le monde, en quoi nous fûmes aidées par les sages avis de mon fidèle conseiller, sir Robert Clayton, qui nous procura un maître pour lui, et qui l’envoya plus tard en Italie comme vous l’apprendrez en son lieu. Amy dirigea aussi très bien ma fille, bien que par l’intermédiaire d’une tierce personne.

 

Mes amours avec mylord *** commençaient maintenant à tirer à leur fin ; et vraiment, malgré son argent, ils avaient si longtemps duré que j’étais beaucoup plus dégoûtée de Sa Seigneurie qu’elle ne pouvait l’être de moi. Il devenait vieux, irritable, grincheux ; et ce qui faisait, je dois l’ajouter, que le vice lui-même commençait à me paraître nauséabond et écœurant, c’est que monseigneur devenait pire et croissait en méchanceté, à mesure qu’il devenait plus vieux ; et cela à un degré tel qu’on ne peut l’écrire. Il m’avait tellement fatiguée de sa personne que, dans un des capricieux accès d’humeur dont il profitait souvent pour m’ennuyer, je saisis l’occasion d’être beaucoup moins complaisante avec lui que je n’avais l’habitude de l’être. Comme je le savais emporté, j’eus soin d’abord de le mettre légèrement en colère, et puis de m’en plaindre ; on en vint aux mots, et je lui dis que je croyais qu’il commençait à être dégoûté de moi. Dans son feu, il répondit que véritablement il l’était. Je répartis que je voyais bien que Sa Seigneurie s’efforçait de me dégoûter également ; j’avais reçu d’elle depuis quelque temps et à plusieurs reprises de telles rebuffades ! Elle ne me traitait pas comme elle avait coutume de le faire. Je priais donc Sa Seigneurie de ne pas se gêner. – Je débitai cela d’un air de froideur et d’indifférence que je savais qu’il ne pouvait supporter. Je ne lui fis pas une franche querelle, mais je lui dis que, moi aussi, j’étais dégoûtée de lui, et que je désirais qu’il me quittât, car je savais que cela arriverait de soi-même ; d’ailleurs j’avais eu souvent à me louer de ses bons procédés, et il me répugnait que la rupture vînt de moi, afin qu’il ne pût pas dire que j’étais une ingrate.

 

Il me prit au mot, et ne revint pas de deux mois. À la vérité je m’attendais à un accès d’absence, car j’en avais eu plusieurs fois déjà auparavant, mais pas au delà d’une quinzaine ou de trois semaines au plus. Cependant, après avoir attendu un mois, ce qui était une période plus longue qu’il n’en avait jamais passé à l’écart, je pris une nouvelle méthode, car j’avais décidé que je devais être la maîtresse de continuer avec lui ou non, selon que je le jugerais convenable. À la fin du mois donc, je déménageai, et je pris un logement à Kensington-Gravel-Pits, dans cette partie qui est après la route d’Acton, et je ne laissai dans ma maison qu’Amy et un laquais avec des instructions sur la façon dont ils avaient à se conduire quand Sa Seigneurie, revenue à elle-même, jugerait convenable de reparaître, ce que je savais qu’elle ferait.

 

Au bout de deux mois environ, il arriva le soir, à la brune, comme d’ordinaire. Le laquais le reçut et lui dit que Madame n’était pas à la maison, mais qu’il y avait Mrs Amy en haut. Il n’ordonna pas qu’on la fît descendre, mais il monta jusqu’à la salle à manger, et Mrs Amy vint le trouver. Il demanda où j’étais.

 

« Mylord, dit-elle, ma maîtresse a déménagé d’ici il y a déjà assez de temps, et elle demeure à Kensington.

 

» – Ah ! Mrs Amy, et comment vous trouvez-vous être ici alors ?

 

» – Mylord, dit-elle, nous sommes ici jusqu’au jour du terme, parce que les meubles ne sont pas enlevés ; et moi pour répondre, si quelqu’un vient demander madame.

 

» – Bien ; et quelle réponse avez-vous à me donner, à moi ?

 

» – Vraiment, mylord, je n’ai pas de réponse particulière pour Votre Seigneurie, si ce n’est de vous dire, comme à tout autre, où madame demeure, afin qu’on ne croie pas qu’elle s’est sauvée.

 

» – Non, Mrs Amy, je ne crois pas qu’elle se soit sauvée ; mais vraiment je ne peux pas aller la chercher si loin. »

 

Amy ne répondit rien à cela, mais elle fit la révérence et dit qu’elle croyait que je reviendrais passer ici une semaine ou deux, dans quelque temps.

 

« Combien est-ce, quelque temps, Mrs Amy ? dit mylord.

 

» – Elle vient mardi prochain, dit Amy.

 

» – Très bien. Je viendrai la voir alors, » répondit mylord.

 

Et il s’en alla.

 

En conséquence, je revins le mardi et séjournai une quinzaine ; mais lui ne vint pas. Je retournai donc à Kensington, et je n’eus après cela que très peu de visites de Sa Seigneurie, ce dont j’étais très aise. Au bout de peu de temps j’en fus encore plus aise que je ne l’étais d’abord, avec une bien meilleure raison.

 

Je commençais, d’ailleurs, à être dégoûtée non pas de Sa Seigneurie seulement, mais je commençais aussi réellement à être dégoûtée du vice. J’avais maintenant parfaitement le loisir de me divertir et de m’amuser dans le monde autant que femme mondaine qui ait jamais existé ; mais en même temps, je sentais que mon jugement commençait à me persuader de mettre mon bonheur dans des objets plus nobles que ceux où je l’avais mis autrefois ; et, dès le début, ceci m’imposa de justes réflexions sur les choses passées et sur mon ancienne manière de vivre. Bien qu’il n’y eût en tout cela pas la moindre idée de ce qu’on peut appeler religion ou conscience, et bien moins encore de repentir ou de rien qui y ressemblât, surtout d’abord, – cependant, l’intelligence des choses, la connaissance que j’avais du monde et la grande variété des scènes où j’avais joué mon rôle, agissaient enfin sur mon bon sens ; cela s’empara très fortement de mon esprit surtout un matin que j’étais restée quelque temps tout éveillée dans mon lit, comme si quelqu’un m’avait posé cette question : pourquoi maintenant étais-je une catin ? Naturellement à cette demande se présentait la réponse que, d’abord, j’avais cédé aux sollicitations de ma position, dont le démon aggravait lugubrement la misère pour m’entraîner à me soumettre ; car j’avoue que j’avais, dans les commencements, une forte aversion naturelle pour le crime, due en partie à une éducation vertueuse, et en partie à un sentiment religieux ; mais le démon, et le démon de la pauvreté, plus fort qu’un autre, l’emporta. En outre, la personne qui avait mis le siège autour de moi, le faisait d’une façon si obligeante, et je puis presque dire si irrésistible ! – et tout cela était encore arrangé par le mauvais esprit ; car il faut qu’on me permette de croire qu’il a sa part dans toutes ces choses, sinon l’entière direction. Mais, dis-je, l’affaire fut menée par cette personne d’une manière si irrésistible que, comme je l’ai dit lorsque j’ai raconté le fait, il n’y avait pas à s’en défendre. Ces circonstances, je le répète, le démon non seulement les ménagea pour m’amener à céder, mais il les prolongea comme des arguments pour armer mon esprit contre toute réflexion et pour me maintenir dans cette horrible voie où je m’étais engagée, comme si elle avait été honnête et légitime.

 

Mais n’insistons pas là-dessus maintenant. C’était un prétexte, et il y a ici quelque chose à faire valoir, bien que je reconnaisse que cela n’aurait nullement dû suffire pour moi. Mais, dis-je, pour laisser cela de côté, toutes ces choses étaient loin de moi. Le diable lui-même n’aurait pas été maintenant capable d’établir un argument ni de mettre en ma tête une raison qui pût servir de réponse, non pas même de réponse échappatoire, à cette question : Pourquoi étais-je encore une catin ?

 

J’avais eu pendant un temps comme une espèce de mauvaise excuse en étant engagée avec ce méchant vieux lord, parce que je ne pouvais en honneur le planter là. Mais combien il paraissait fou et absurde de prononcer le mot « honneur » en un si vil sujet ! comme si une femme devait prostituer son honneur par point d’honneur ! affreuse inconséquence ! L’honneur me sommait de détester le crime et l’homme avec, et de résister à toutes les attaques que, depuis le commencement, on avait dirigées contre ma vertu. L’honneur, s’il avait été consulté, m’aurait gardée honnête dès le début.

 

L’honnêteté, l’honneur, sont-ils pas même chose ?[17]

 

Ceci, toutefois, nous montre de quelles vaines excuses, de quelles niaiseries nous essayons de nous satisfaire, en étouffant les réclamations de la conscience, dans la poursuite de quelque faute agréable et dans la possession de ces plaisirs que nous répugnons à quitter.

 

Mais cette objection ne pouvait plus servir, car mylord avait, en quelque façon, rompu ses engagements (je ne veux pas donner de nouveau le nom d’honneur à cela) vis-à-vis de moi, et avait fait de moi assez peu de cas pour bien me justifier de le quitter tout à fait. Ainsi, l’objection étant complètement écartée, la question restait toujours sans réponse : Pourquoi maintenant suis-je une catin ? Et vraiment je n’avais rien à me dire, non, pas même à moi seule. Je ne pouvais sans rougir, toute vicieuse que j’étais, répondre que j’aimais cela pour l’amour même du vice, et que je mettais mon bonheur à être une catin, simplement pour être une catin. Je ne pouvais, dis-je, me dire cela même à moi-même, et toute seule ; et d’ailleurs ce n’eût pas été vrai. Je ne saurais, en justice et en vérité, dire que j’aie jamais été aussi vicieuse que cela ; mais, de même que la nécessité me débaucha au début et que la pauvreté commença à faire de moi une catin, de même l’excès de mon avidité à amasser de l’argent et l’excès de ma vanité me maintenaient dans le crime ; incapable que j’étais de résister aux flatteries des grands, appelée la plus belle femme de France, adulée par un prince, et plus tard, ayant assez d’orgueil pour espérer et assez de folie pour croire, – bien que sans fondement, il est vrai, – que je l’étais par un grand monarque. C’étaient là les amorces, c’étaient là les chaînes par lesquelles le démon me tenait attachée, et qui m’enserraient si étroitement qu’aucun raisonnement dont je fusse alors capable n’était assez fort pour m’en délivrer. Mais maintenant tout cela était fini. L’avarice n’avait plus aucun prétexte : j’étais hors de l’atteinte de tout ce qu’il était possible de supposer que le sort pouvait faire pour me ruiner. Il s’en fallait tant que je fusse pauvre, ou en danger de le devenir, que j’avais cinquante mille livres sterling en poche, au moins ; mieux que cela, j’avais le revenu de cinquante mille livres, car je touchais chaque année deux mille cinq cents livres d’intérêt parfaitement garantis par de bonnes hypothèques foncières, outre trois ou quatre mille livres en argent comptant, que je gardais par devers moi pour les besoins courants, et sans compter des bijoux, de la vaisselle et des effets qui valaient près de cinq mille six cents livres. Tout ceci réuni, lorsque j’y réfléchissais à part, ce que je faisais souvent, vous pouvez le croire, ajoutait encore du poids à la question posée plus haut ; et continuellement j’entendais résonner dans ma tête : Et après ? Pourquoi maintenant suis-je une catin ?

 

Il est vrai, je le répète, que cela ne me sortait guère de l’esprit ; mais cependant je n’en éprouvais pas le genre d’impression qu’on pourrait attendre d’une pensée d’une nature si importante, si pleine d’intérêt et de gravité.

 

Néanmoins, elle ne fut pas sans amener quelques petites conséquences, même à ce moment-là ; et cela modifia un peu tout d’abord ma manière de vivre, comme vous l’apprendrez en son lieu.

 

Mais il survint, en outre, une chose particulière qui me causa quelque ennui à l’époque, et qui fraya la voie à d’autres choses qui suivirent. J’ai mentionné, dans plusieurs petites digressions, l’intérêt que je ressentais pour mes enfants, et de quelle manière j’avais arrangé cette affaire. Il faut que je reprenne ce sujet, afin de relier ensemble les parties subséquentes de mon histoire.

 

Mon garçon, le seul fils qui me restât et que j’eusse le droit légal d’appeler « fils », avait été, comme je l’ai dit, sauvé de la triste nécessité d’être apprenti chez un ouvrier, et était élevé sur un pied nouveau. Mais bien que ce fût infiniment à son avantage, cela retarda de près de trois ans son entrée dans le monde ; car il avait été près d’un an occupé à l’ingrate besogne à laquelle on l’avait mis d’abord, et il fallut deux autres années pour le former en vue de ce qu’on lui avait donné l’espoir qu’il serait désormais ; de sorte qu’il eut dix-neuf ans accomplis, ou plutôt vingt ans, avant d’être en état d’être lancé suivant mes intentions. C’est à ce moment que je le mis chez un marchand italien dont les affaires étaient très florissantes ; et celui-ci l’envoya à Messine, dans l’île de Sicile. Un peu avant la conjoncture dont je suis en train de parler, j’avais, c’est-à-dire Mrs Amy avait reçu une lettre de lui, annonçant qu’il avait fini son temps et qu’il avait une occasion d’entrer là-bas dans une maison anglaise à de très bonnes conditions, si l’appui qu’il recevait d’ici répondait à ce qu’on lui avait dit d’espérer ; il demandait que ce qu’on voulait faire pour lui fût ordonné de façon à ce qu’il pût l’avoir dans l’intérêt de son avancement présent, et pour les détails, il renvoyait à son maître, le marchand de Londres chez lequel il avait été apprenti. Pour abréger l’histoire, celui-ci donna des renseignements si satisfaisants sur l’affaire et sur mon jeune homme à mon constant et fidèle conseiller, sir Robert Clayton, que je n’hésitai pas à débourser quatre mille livres sterling, ce qui faisait mille livres de plus que ce qu’il demandait, ou plutôt proposait, afin qu’il se trouvât encouragé en entrant dans le monde mieux pourvu qu’il ne s’y attendait.

 

Son maître lui remit l’argent très fidèlement ; et apprenant par sir Robert Clayton que le jeune gentleman, car il l’appelait ainsi, était bien appuyé, il écrivit à son sujet des lettres qui lui donnèrent à Messine un crédit égal à la valeur de l’argent lui-même.

 

Je ne pouvais que malaisément me faire à l’idée que je devrais tout le temps me cacher ainsi de mon propre enfant, et lui faire croire qu’il devait tous ses bienfaits à une étrangère. Et pourtant, je ne pouvais trouver en mon cœur rien qui me permît de faire connaître à mon fils quelle mère il avait et de quelle vie elle avait vécu ; car, en même temps qu’il aurait dû se sentir infiniment obligé envers moi, il aurait dû aussi être forcé, s’il était un homme de vertu, de haïr sa mère, et d’abhorrer la manière de vivre par laquelle toute l’abondance dont il jouissait avait été gagnée.

 

C’est là le motif qui me fait mentionner cette partie de l’histoire de mon fils, laquelle autrement n’a rien à faire avec ma propre histoire ; mais cela me fit rêver à la manière de mettre fin à cette conduite coupable où j’étais engagée, afin que mon propre enfant, lorsqu’il viendrait plus tard en Angleterre avec une belle position et l’air d’un commerçant, n’eût pas honte de m’avouer.

 

Mais il y avait une autre difficulté qui me pesait bien davantage ; c’était ma fille. Je l’avais, comme je l’ai dit, secourue par les mains d’une tierce personne procurée par Amy. La jeune fille, comme je l’ai indiqué, fut engagée à se vêtir convenablement, à prendre un appartement, à entretenir une bonne pour la servir, et à se donner à elle-même quelque éducation, c’est-à-dire à apprendre à danser et à se mettre en état de paraître comme une personne bien élevée. On lui faisait espérer qu’elle se trouverait, à un moment ou à l’autre, mise en position de soutenir son nouveau caractère, et de se donner une compensation pour tous ses anciens ennuis. On lui recommandait seulement de ne pas se laisser attirer dans le mariage, avant d’être sûre d’une fortune qui l’aiderait à disposer d’elle-même, non pas suivant ce qu’elle était alors, mais suivant ce qu’elle devait être.

 

La jeune fille comprenait trop bien sa situation pour ne pas donner toutes les assurances de ce genre, et elle avait vraiment trop d’intelligence pour ne pas voir combien, dans son propre intérêt, elle avait d’obligations de ce côté.

 

Ce ne fut pas longtemps après cela que, s’étant bien équipée, et suivant ce qu’on lui recommandait, bien arrangée de tout point, elle fut, comme je l’ai raconté plus haut, faire une visite à Mrs Amy, et lui faire part de sa bonne fortune. Amy feignit d’être très surprise du changement et d’en être ravie pour elle ; elle l’accueillit fort bien, la traita très honnêtement, et lorsqu’elle voulut partir, eut l’air de me demander l’autorisation et la fit reconduire chez elle dans ma voiture. Bref, ayant appris d’elle où elle demeurait, – c’était dans la cité, – Amy lui promit de lui rendre sa visite, et elle le fit. En un mot, Amy et Suzanne (car elle avait le même nom que moi) finirent par se lier intimement.

 

Il y avait dans le cas de la pauvre fille une inextricable difficulté, et sans cela je n’aurais pas pu m’empêcher de me découvrir à elle ; c’était qu’elle avait été servante dans ma maison : je ne pouvais en aucune façon songer à faire savoir à mes enfants à quelle sorte de créature ils devaient le jour, ni leur donner l’occasion de reprocher à leur mère sa vie scandaleuse, et encore bien moins justifier par mon exemple une conduite semblable de leur part.

 

Telle était ma situation ; et c’est ainsi, sans doute, que les parents qui réfléchissent trouvent que leurs propres enfants les retiennent dans leurs plus coupables actions, lors même que le sentiment d’un pouvoir supérieur n’a pas la même influence ; mais nous reviendrons là dessus.

 

Il se présenta cependant, dans le cas de la pauvre fille, une heureuse circonstance, qui amena une reconnaissance plus tôt qu’elle n’aurait eu lieu autrement, et voici comme. Elle et Amy étaient intimes depuis quelque temps et avaient échangé plusieurs visites, lorsque la fille, devenue maintenant une femme, parlant avec Amy des occasions de réjouissance qui survenaient souvent dans ma maison lorsqu’elle y était servante, s’exprima avec une sorte de regret de ce qu’elle ne pouvait jamais voir sa maîtresse, c’est-à-dire moi. À la fin elle ajouta :

 

« C’est bien étrange, madame ; mais, bien que j’aie demeuré près de deux ans dans la maison, je n’ai jamais vu ma maîtresse de ma vie, si ce n’est cette nuit de réception où elle dansa en beau costume turc ; et elle était si bien déguisée cette nuit-là que je ne l’ai jamais reconnue depuis. »

 

Amy fut bien aise d’entendre ces paroles ; mais comme elle était fine jusqu’au bout des ongles, il n’y avait crainte qu’elle se laissât prendre ; aussi n’y attacha-t-elle pas d’importance tout d’abord ; mais elle m’en rendit compte. Je dois avouer que je ressentis une joie secrète de penser que je n’étais pas connue de ma fille, et que, par l’effet de ce pur hasard, je pouvais, quand les circonstances m’en laisseraient libre, me découvrir à elle et lui faire savoir qu’elle avait une mère dans une situation qu’on pouvait avouer.

 

C’était pour moi auparavant une terrible contrainte ; et ceci m’inspira des réflexions fort tristes, et amena la grande question que j’ai indiquée plus haut. Mais plus il y avait d’amertume pour moi dans cette circonstance, plus il me fut agréable d’apprendre que la fille ne m’avait jamais vue, et que par conséquent, elle ne me reconnaîtrait pas si on lui disait qui j’étais.

 

Toutefois je voulais, la première fois qu’elle viendrait voir Amy, la soumettre à une épreuve : je serais entrée dans la chambre et me serais montrée à elle, pour voir par-là si elle me connaissait ou non. Mais Amy m’en dissuada, de peur que, comme il y avait assez lieu de le supposer, je ne fusse pas capable de me contenir ou de m’empêcher de me découvrir. Cela passa donc pour cette fois.

 

Mais toutes ces circonstances, – et c’est pourquoi je les mentionne, – m’amenèrent à considérer la vie que je menais, et à résoudre de prendre quelque ligne de conduite où je ne serais pas un scandale à ma famille et où je ne craindrais pas de me faire connaître de mes propres enfants, qui étaient mon sang et ma chair.

 

J’avais encore une autre fille dont nous ne pûmes, malgré toutes nos recherches, apprendre rien du tout, ni de bon ni de mauvais, pendant plusieurs années après avoir trouvé la première. Mais je reviens à mon histoire personnelle.

 

Étant alors éloignée de mon ancien séjour, je semblais en bonne voie pour me retirer de mes anciennes connaissances, et, par suite, du vil et abominable trafic que j’avais exercé si longtemps ; de sorte qu’il semblait y avoir, comme on dit, une porte tout spécialement ouverte à ma réforme, pour peu que j’en eusse sérieusement le désir. Malgré cela, cependant, quelques-uns de mes anciens amis, comme j’avais eu l’habitude de les appeler, s’enquirent de moi et vinrent me rendre visite à Kensington ; et cela, plus fréquemment que je ne l’aurais souhaité. Mais le lieu où j’étais une fois connu, il n’y avait pas moyen de les éviter, à moins de leur refuser tout net ma porte et de leur faire outrage ; et mes résolutions n’étaient pas encore assez sérieuses pour aller jusque-là.

 

Ce qu’il y eut de mieux, c’est que mon vieux débauché d’amant, que je haïssais de tout mon cœur, me lâcha tout à fait. Il vint une fois pour me voir ; mais je me fis céler par Amy, en l’envoyant dire que j’étais sortie. Elle fit la commission d’un air si étrange que Sa Seigneurie, en s’en allant, lui dit d’un air froid :

 

« Bien, bien, Mrs Amy, je vois que votre maîtresse ne désire pas me voir. Dites-lui que je ne la dérangerai plus davantage. »

 

Et il s’éloigna, en répétant deux ou trois fois les mots « plus davantage ».

 

Cela me donna un peu à songer d’abord, comme étant de la dureté vis-à-vis d’un homme dont j’avais reçu tant de présents considérables. Mais, comme je l’ai dit, j’étais dégoûtée de lui, et cela pour certaines raisons qui, si je pouvais me permettre de les publier, justifieraient pleinement ma conduite. Quoi qu’il en soit, cette partie de l’histoire ne saurait se raconter ; je passe donc et continue.

 

J’avais un peu commencé, je le répète, à réfléchir sur mon genre de vie, et à songer à lui donner un nouvel aspect. Rien ne m’y poussait tant que la pensée que j’avais trois enfants, grands aujourd’hui, et que, pourtant, aussi longtemps que je serais dans cette position dans le monde, je ne pourrais ni entretenir des relations avec eux, ni m’en faire connaître. C’était pour moi une grande source d’ennui. À la fin j’abordai le sujet en causant avec ma femme de confiance, Amy.

 

Nous demeurions à Kensington, comme je l’ai dit, et bien que j’en eusse fini avec mon vieux vicieux de lord, ainsi qu’il a été raconté plus haut, je n’en recevais pas moins fréquemment d’autres visites ; de sorte que, pour abréger, je commençais à être connue dans la ville non seulement de nom, mais aussi de réputation, ce qui était pire.

 

Un matin qu’Amy était au lit avec moi et que j’étais hantée de mes pensées les plus sombres, Amy m’entendant soupirer assez souvent, me demanda si je n’étais pas bien.

 

« Si, Amy, je suis assez bien de santé, lui dis-je ; mais mon esprit est oppressé de lourdes pensées, et il l’est déjà depuis pas mal de temps. »

 

Je lui dis alors combien il me gênait de ne pas pouvoir me faire connaître de mes enfants ni former de relations dans le monde.

 

» Et pourquoi ? demanda Amy.

 

» – Eh quoi ! Amy ! repartis-je ; mes enfants, que se diraient-ils en eux-mêmes et les uns aux autres, quand ils s’apercevraient que leur mère, toute riche qu’elle puisse être, n’est rien de mieux qu’une catin, une vulgaire catin ? Et quant aux relations, je vous le demande, Amy, quelle dame convenable, quelle famille un peu honorable voudrait être en termes de visites et de connaissance avec une catin ?

 

» – Oui, tout cela est vrai, madame, répondit Amy ; mais comment y remédier maintenant ?

 

» – C’est vrai, Amy ; la chose elle-même, on ne saurait y remédier maintenant. Mais on pourrait, j’imagine, se dégager du scandale.

 

» – Vraiment, dit Amy, je ne vois pas comment, à moins que vous n’alliez encore à l’étranger et que vous ne viviez dans quelque autre nation, où personne ne vous a ni connue ni vue, de sorte que nul n’y pourrait dire qu’il vous a jamais vue auparavant. »

 

Cette idée d’Amy fit naître dans ma tête la pensée suivante :

 

« – Eh bien, Amy, repris-je, ne m’est-il pas possible d’éloigner ma personne de cette partie de la ville, et d’aller demeurer ailleurs, quelque part dans la cité, ou en province, et d’y être aussi entièrement cachée que si je n’avais jamais été connue ?

 

» – Oui, dit Amy, je crois que cela se peut. Mais alors il faut vous débarrasser de votre équipage et de tous vos domestiques, voitures et chevaux ; changer votre livrée, et même vos vêtements et, si c’était possible, votre visage.

 

» – Eh bien, m’écriai-je, c’est cela, Amy ; c’est ce que je ferai, et tout de suite ; car je ne suis pas capable de vivre de cette façon plus longtemps. »

 

Amy entra dans cette idée avec une ardeur irrésistible ; car Amy était susceptible de précipitation dans ses mouvements, et elle était pour agir sans délai.

 

« Eh bien ! dis-je, Amy, aussitôt que vous voudrez. Mais de quelle manière faut-il nous y prendre pour le faire ? Nous ne pouvons nous débarrasser de nos domestiques, de notre voiture, de nos chevaux et de tout, cesser de tenir maison, et nous transformer des pieds à la tête en un moment. Il faut que les domestiques soient avertis ; il faut que les effets soient vendus, et mille autres choses. »

 

Ceci, en effet, nous rendit quelque peu perplexes, et nous coûta même deux ou trois jours de réflexion.

 

À la fin Amy, qui était habile à se tirer d’affaires dans des cas semblables, vint me trouver avec un plan, comme elle disait.

 

« J’ai trouvé, madame, s’écria-t-elle. J’ai trouvé un plan qui vous permettra, si vous en avez envie, de commencer et de compléter le changement entier de votre train et de votre position en un seul jour, et d’être, madame, aussi inconnue en vingt-quatre heures que vous le seriez au bout d’autant d’années.

 

» – Allons, Amy, dis-je, voyons cela ; car la seule idée m’en fait grand plaisir.

 

» – Eh bien ! alors, dit Amy, laissez-moi aller dans la cité cette après-midi, et je m’informerai de quelque famille honnête, simple et convenable ; j’y retiendrai des appartements pour vous, comme pour une dame de province qui désire rester à Londres environ six mois et prendre pension pour elle et pour sa parente, moitié servante, moitié dame de compagnie, laquelle sera moi ; et je m’entendrai pour un prix mensuel.

 

» Vous pourrez, si j’en trouve un à votre goût, venir à ce logement demain matin, dans une voiture de louage, sans autre personne que moi, y déposer les vêtements et le linge que vous jugerez convenables, mais surtout ce que vous avez de plus simple ; et vous voilà déménagée tout d’un coup. Vous n’aurez plus même besoin de remettre le pied dans cette maison-ci (elle voulait dire celle où nous étions alors), ni de voir personne y appartenant. Cependant, j’informerai les domestiques que vous passez en Hollande pour quelque affaire imprévue, et que vous supprimez votre train de maison ; en conséquence, je leur donnerai congé, avec les délais, ou, s’ils veulent l’accepter, immédiatement avec un mois de gages ; et puis je vendrai vos meubles du mieux que je pourrai. Quant à votre carrosse, il n’y a qu’à le faire peindre à neuf, à faire changer la garniture, et à acheter de nouveaux harnais et de nouvelles housses, et vous pouvez continuer à le garder, ou en disposer comme vous le jugerez bon. Prenons soin seulement que ce logis soit dans quelque partie reculée de la ville, et vous pourrez y être aussi parfaitement inconnue que si vous n’aviez jamais été en Angleterre de votre vie. »

 

Tel était le plan d’Amy, et il me plut tellement que je voulais non seulement la laisser aller, mais aller moi-même avec elle. Mais Amy m’en dissuada, parce que, dit-elle, elle aurait à courir si longtemps de côté et d’autre que, si j’étais avec elle, cela la retarderait au lieu de l’avancer. Aussi, j’y renonçai.

 

Bref, Amy partit et resta absente cinq longues heures. Mais, à son retour, je vis sur sa physionomie que le succès avait répondu à ses peines, car elle arriva riant et s’exclamant.

 

« Oh ! madame, s’écria-t-elle, j’ai trouvé juste de quoi vous plaire. »

 

Et elle me dit qu’elle s’était arrêtée sur une maison dans une cour des Minories ; qu’elle y était arrivée par pur hasard ; que c’était une famille où il n’y avait pas d’homme, le maître de la maison étant parti pour la Nouvelle-Angleterre ; que la femme avait quatre enfants, occupait deux servantes, et vivait très à l’aise ; mais qu’elle avait besoin de compagnie pour se distraire et que c’était pour cela même qu’elle avait consenti à prendre des pensionnaires.

 

Amy convint d’un bon prix, parce qu’elle tenait à ce que je fusse bien traitée. Elle fit marché à 35 livres sterling pour les six mois, et 50 livres si nous prenions une servante, laissant la chose à mon choix. Et pour que nous fussions bien assurées que nous ne trouverions rien là de trop dissipé, ces gens étaient des Quakers et je les en aimais mieux pour cela.

 

Je fus si contente que je voulus aller dès le lendemain avec Amy voir les appartements et la maîtresse de la maison, et voir comment je les trouverais. Mais si j’étais contente de l’ensemble, je le fus bien plus encore des détails. La dame, – il faut que je l’appelle ainsi, bien qu’elle fût Quakeresse, – était la personne la plus courtoise, la plus obligeante, la plus comme il faut, parfaitement bien élevée, d’humeur excellente, bref, du commerce le plus agréable que j’aie jamais rencontré ; et, ce qui valait tout le reste, si sérieuse, et pourtant si aimable et si gaie, que je puis à peine exprimer combien sa compagnie me plut et m’enchanta ; ce fut à ce point que je ne voulus plus m’en aller, et que je m’établis là dès le premier soir.

 

Cependant, bien qu’il fallût à Amy presque un mois pour se défaire entièrement de tous les vestiges de notre train de maison, il n’est pas nécessaire que je perde du temps à le raconter. Il suffit de dire qu’Amy quitta, dit adieu à nos anciens parages et m’arriva avec armes et bagages, et que nous élûmes toutes deux notre domicile en cet endroit.

 

J’étais vraiment alors dans une retraite parfaite ; éloignée des yeux de tous ceux qui m’avaient jamais vue, et aussi peu exposée à ce que personne de la bande qui me suivait d’ordinaire, me vît ou entendît jamais parler de moi, que si j’avais été dans les montagnes du Lancashire ; car quand est-il jamais venu dans ces étroits passages des Minories ou des Goodman’s Fields une jarretière bleue ou un carrosse à six chevaux ? Et de même qu’il n’y avait point à les craindre, je n’avais réellement aucun désir de les voir, ni même d’en entendre parler aussi longtemps que je vivrais.

 

Il me semblait vivre dans une certaine confusion pendant les premiers temps, lorsque Amy allait et venait ainsi chaque jour. Mais quand cela fut fini, je menai une existence absolument retirée, auprès de la dame la plus aimable et la plus charmante. Je dois lui donner ce nom, car, toute Quakeresse qu’elle était, elle avait tout ce qui fait la bonne éducation, à un point qui lui aurait suffi, eût-elle été duchesse. En un mot, son commerce était, je le répète, celui de la personne la plus agréable que j’aie jamais rencontrée.

 

Je prétendis, après avoir demeuré là quelque temps, être extrêmement amoureuse de l’habit des Quakers, et elle en fut si contente qu’elle voulut absolument un jour m’habiller dans un de ses costumes. Mais mon vrai dessein était de voir si cela me déguiserait.

 

Amy fut frappée de cette nouveauté, bien que je ne l’eusse pas prévenue de mon projet. Lorsque la Quakeresse fut sortie de la chambre :

 

« Je devine votre intention, dit Amy. C’est un déguisement parfait pour vous. Vraiment, vous avez l’air d’une toute autre dame, et je ne vous aurais pas reconnue moi-même. Bien mieux ; cela vous fait paraître plus jeune de dix ans.

 

Rien ne pouvait me plaire davantage ; et Amy me l’ayant répété, je devins si éprise de ce costume que je demandai à ma Quakeresse (je ne veux pas l’appeler ma logeuse ; c’est un terme vraiment trop grossier pour elle, et elle mérite beaucoup mieux), je lui demandai, dis-je, si elle voulait le vendre ; je lui dis que je le trouvais tellement à mon goût, que je lui donnerais de quoi s’en acheter un plus beau. Elle refusa d’abord ; mais je m’aperçus bientôt que c’était surtout par civilité, pour que je ne me déshonorasse pas, comme elle disait, en mettant ses vieux vêtements. Mais si je voulais bien les accepter, elle me les donnerait pour me servir le matin, à ma toilette, et elle viendrait avec moi acheter un autre costume moins indigne d’être porté par moi.

 

Cependant, comme je mettais dans mes rapports avec elle beaucoup de franchise et de laisser-aller, je la priai d’en faire autant avec moi. Je ne m’arrêtais point, lui dis-je, à de telles choses, et si elle voulait me permettre de garder ces vêtements, elle n’aurait pas à s’en plaindre. Elle me dit donc ce qu’ils avaient coûté, et, pour la dédommager, je lui donnai trois guinées de plus.

 

Cette bonne (quoique malheureuse) Quakeresse avait l’infortune d’avoir pris un mauvais mari, qui était parti outre-mer. Elle avait une belle maison, bien meublée, et quelques revenus à elle, qui la faisaient vivre, elle et ses enfants, de sorte qu’elle n’était pas dans le besoin ; mais elle n’était nullement en position de dédaigner l’aide que lui apportait ma présence chez elle ; aussi était-elle aussi contente de moi que je l’étais d’elle.

 

Cependant, sachant qu’il n’y avait pas de meilleur moyen de m’attacher cette nouvelle connaissance que de me montrer son amie, je commençai par lui faire quelques jolis présents, ainsi qu’à ses enfants. Pour débuter, en ouvrant mes paquets, un jour, dans ma chambre, je l’entendis dans une autre pièce, et je l’appelai d’un air familier. Je lui montrai quelques-uns de mes plus beaux vêtements, et, ayant dans ce qui me restait de mes affaires, une pièce de très fine toile neuve de Hollande, que j’avais achetée peu auparavant et qui valait environ neuf shillings l’aune, je la tirai en lui disant :

 

« Tenez, mon amie, je veux vous faire un cadeau, si vous voulez l’accepter. »

 

Et en même temps, je mettais la pièce de toile de Hollande sur ses genoux.

 

Je vis bien qu’elle était surprise, et qu’elle pouvait à peine parler.

 

« Que veux-tu dire ? dit-elle. Vraiment je ne saurais avoir le front d’accepter un si beau cadeau. »

 

Elle ajouta :

 

« Cela convient à ton usage, mais c’est assurément trop beau pour que je le porte. »

 

Je crus qu’elle voulait dire qu’elle ne pouvait pas porter quelque chose de si fin, parce qu’elle appartenait aux Quakers. Aussi répliquai-je :

 

« Eh quoi ! est-ce que vous autres Quakers, vous ne portez pas de linge fin non plus ?

 

– Si, dit-elle. Nous portons du linge fin quand nous en avons le moyen ; mais celui-ci est trop beau pour moi. »

 

Néanmoins, je le lui fis accepter, et elle m’en remercia beaucoup ; mais j’atteignais ainsi mon but d’un autre côté, car je me l’attachai tellement que, la trouvant femme d’intelligence et aussi de probité, je pouvais, en toute occasion, avoir confiance en elle, ce qui était la chose dont, en vérité, j’avais grand besoin.

 

En m’habituant à son commerce, non seulement j’avais appris à m’habiller en Quakeresse, mais je m’étais tellement familiarisée avec toi et tu que je parlais aussi comme une Quakeresse, aussi facilement et naturellement que si j’étais née au milieu d’eux. Bref, je passais pour une Quakeresse parmi tous les gens qui ne me connaissaient pas. Je ne sortais guère, mais je m’étais tellement accoutumée à me servir d’un carrosse, que je ne savais trop comment sortir autrement ; d’un autre côté, je pensais que cela aiderait encore à me cacher. Un jour donc, je dis à mon amie la Quakeresse qu’il me semblait que je vivais trop renfermée et que je manquais d’air. Elle me proposa de prendre de temps en temps une voiture de louage ou un bateau ; mais je lui dis que j’avais toujours eu jusqu’à présent un carrosse à moi, et que je me sentais assez vaillante pour en avoir un de nouveau.

 

Elle parut d’abord trouver cela étrange, considérant la manière retirée dont je vivais ; mais elle n’eut rien à dire lorsqu’elle vit que je ne m’inquiétais pas de la dépense. Bref, je résolus que j’aurais un carrosse. Quand nous vînmes à parler de l’équipage, elle vanta l’avantage d’avoir tout très simple. Je dis comme elle, et m’en remis à sa direction. On envoya chercher un carrossier, et il me fournit un carrosse tout simple, sans dorures ni peintures, garni d’un drap gris clair. Mon cocher eut un habit du même drap et point de galon au chapeau.

 

 

Quand tout fut prêt, je mis le vêtement que je lui avais acheté, et lui dis :

 

« Allons, je veux être une Quakeresse aujourd’hui ; nous allons sortir toutes deux, vous et moi. »

 

Ainsi nous fîmes, et il n’y eut pas dans la ville de Quakeresse qui eût moins l’air d’une Quakeresse de contrebande que moi. Mais tout cela rentrait dans mon plan secret, pour être plus complètement cachée et pouvoir compter que je ne serais pas reconnue, sans avoir besoin pour cela d’être renfermée comme une prisonnière et d’avoir toujours peur. Tout le reste n’était que grimace.

 

Nous menions une vie très facile et pleine de calme ; mais je ne puis dire qu’il en fût de même de mon esprit. J’étais comme un poisson hors de l’eau. J’étais aussi dissipée, aussi jeune de caractère qu’à vingt-cinq ans ; et, comme j’avais été toujours courtisée, flattée, et habituée à aimer cela, je le trouvais de moins dans mes relations. Aussi faisais-je maints retours sur le passé.

 

Il y avait bien peu de moments dans ma vie qui, lorsque j’y réfléchissais, m’inspirassent autre chose que du regret ; mais de toutes les folles actions que j’avais à considérer dans mon existence passée, nulle ne paraissait si absurde, si semblable à de la démence, ni ne laissait à mon esprit tant de mélancolie, que ma séparation d’avec mon ami, le marchand de Paris, et mon refus de le prendre dans des conditions aussi honorables et aussi équitables que celles qu’il m’avait offertes ; et bien que, lorsqu’il avait avec justice – je dirais cruauté – décliné ma proposition de revenir à lui, j’eusse ressenti pour lui quelque haine, aujourd’hui mon esprit se reportait continuellement vers lui, et vers la ridicule conduite que j’avais tenue en le refusant, et rien ne pouvait me convaincre à son sujet. Je me flattais que si seulement je le voyais, je saurais encore le subjuguer, et qu’il oublierait aussitôt tout ce qui s’était passé de désagréable entre nous. Mais comme il n’y avait aucun moyen d’imaginer que cela fût possible, je rejetai ces pensées autant que je le pouvais.

 

Cependant, elles revenaient continuellement, je n’avais de repos ni jour ni nuit à force de songer à celui que j’avais oublié pendant onze ans. Je le dis à Amy, et nous en parlions quelquefois ensemble dans le lit presque pendant des nuits entières. À la fin, Amy fit jaillir de sa tête une idée qui mit la chose en train de s’arranger, tout en étant fort extravagante en soi.

 

« Vous paraissez si tourmentée à propos de ce M. ***, le marchand de Paris, madame ! Eh bien ! dit-elle, si vous voulez m’en donner congé, j’irai là-bas, je verrai ce qu’il est devenu.

 

» – Non, pas pour dix mille livres ! m’écriai-je. Non, pas même si vous le rencontriez dans la rue ; ne cherchez pas à lui parler à mon sujet.

 

» – Non, dit Amy, je ne lui parlerais pas du tout ; ou, si je le faisais, je vous garantis que ce n’aurait pas l’air d’être à votre sujet. Je m’informerai seulement de lui, et s’il est en vie, vous aurez de ses nouvelles. S’il ne l’est plus, vous aurez de ses nouvelles tout de même et ce sera peut-être assez.

 

» – Eh bien ! lui dis-je, si vous voulez me promettre de n’entrer dans aucun détail relatif à moi avec lui, et de ne parler de moi d’aucune façon, à moins qu’il ne commence, je me laisserais presque persuader de vous permettre d’aller tenter l’aventure. »

 

Amy me promit tout ce que je désirais, et, en un mot, pour abréger l’histoire, je la laissai aller. Mais je la liai de restrictions tellement particulières qu’il était presque impossible que son voyage pût signifier quelque chose ; et si elle avait eu l’intention de les observer, elle aurait aussi bien fait de rester à la maison que de partir. Je lui ordonnai, si elle venait à le voir, de ne pas même faire semblant de le reconnaître ; et, s’il lui parlait, de lui dire qu’elle m’avait quittée depuis bien des années et qu’elle ne savait pas ce que j’étais devenue ; qu’il y avait six ans qu’elle était en France ; qu’elle y était mariée, et qu’elle demeurait à Calais, ou quelque autre chose du même genre.

 

Amy ne me promit rien, il est vrai ; car, comme elle le disait, il lui était impossible de déterminer ce qu’il serait à propos de faire ou de ne pas faire, avant d’être sur les lieux et d’avoir trouvé le gentleman ou entendu parler de lui. Mais alors, si je voulais me fier à elle comme j’avais toujours fait, elle répondait qu’elle ne ferait rien qui ne fût dans mon intérêt, et qui ne lui parût capable de me satisfaire entièrement.

 

Avec ces pleins pouvoirs, Amy, malgré l’effroi qu’elle avait jadis éprouvé en mer, risqua une fois de plus ses os sur les flots, et la voilà partie pour la France. Elle avait quatre missions de confiance à remplir pour moi, et, comme je le découvris plus tard, elle en avait aussi une pour elle-même. Je dis quatre pour moi ; en effet, quoique sa première et principale affaire fût de s’informer de mon marchand hollandais, je la chargeai cependant de s’enquérir en second lieu de mon mari, que j’avais laissé cavalier dans les gens d’armes, troisièmement, de cette canaille de Juif, dont je haïssais jusqu’au nom, et de la figure duquel j’avais conservé une si effrayante idée que Satan lui-même ne pourrait en prendre une plus hideuse, et enfin de mon prince étranger.

 

Elle s’acquitta très bien de toutes ces commissions, quoique pas avec tout le succès que j’aurais désiré.

 

Amy eut une très heureuse traversée de mer, et je reçus une lettre d’elle de Calais, trois jours après son départ de Londres. Arrivée à Paris, elle m’écrivit son rapport, qui était que, quant à l’objet premier et le plus important de ses recherches, à savoir le marchand hollandais, il était revenu à Paris, y avait demeuré trois ans, et, quittant cette ville, était allé demeurer à Rouen. En conséquence, Amy partait pour Rouen.

 

Mais comme elle allait retenir une place au coche de Rouen, elle rencontra dans la rue, tout à fait par hasard, son gentleman, comme je l’appelais, c’est-à-dire le gentilhomme du prince de ***, qui avait eu ses faveurs, ainsi qu’il a été dit.

 

Vous pouvez croire qu’il se passa entre Amy et lui plusieurs autres choses agréables, comme vous l’apprendrez plus tard ; mais les deux choses principales furent, d’abord, qu’Amy s’enquit de son maître et eut à son sujet des renseignements complets dont je vais parler tout à l’heure ; en second lieu, lui ayant raconté où elle allait, et pourquoi, il la pria de ne pas partir tout de suite, parce qu’il lui donnerait le lendemain des renseignements particuliers venant d’un marchand qui connaissait notre Hollandais. En conséquence, il lui apprit le lendemain qu’il était parti, six ans auparavant, pour la Hollande, et qu’il y demeurait encore.

 

Ceci fut, je le répète, la première et la seule nouvelle que je reçus d’Amy, pendant quelque temps, du moins au sujet de mon marchand. En même temps, comme je l’ai dit, elle s’enquérait des autres personnes indiquées dans ses instructions. Pour le prince, le gentilhomme lui dit qu’il était allé en Allemagne, où se trouvaient ses terres, et qu’il y demeurait ; qu’il s’était beaucoup enquis de moi ; que lui, le gentilhomme, avait fait toutes les recherches qu’il avait été capable de faire, sans pouvoir entendre parler de moi ; qu’il croyait que si son maître avait su que j’étais en Angleterre, il y serait venu, et qu’il croyait même véritablement que s’il m’avait trouvée, il m’aurait épousée ; qu’il était enfin très affligé de ne pouvoir rien apprendre sur moi.

 

Je ne fus nullement satisfaite du rapport d’Amy. Je lui ordonnai d’aller elle-même à Rouen, ce qu’elle fit. Là, non sans grande difficulté, (la personne à laquelle elle était adressée étant morte) non sans grande difficulté, dis-je, elle finit par apprendre que mon marchand y avait demeuré deux ans ou un peu plus, mais qu’ayant éprouvé un très grand malheur, il était retourné en Hollande, comme l’avait dit le marchand français, et y avait séjourné deux ans ; mais on ajouta qu’il était revenu à Rouen et y avait vécu en grande estime une autre année, puis qu’il était allé en Angleterre et qu’il demeurait à Londres. Mais Amy ne put par aucun moyen savoir comment lui écrire là. À la fin, cependant, par grand hasard, un vieux patron hollandais qui avait été à son service autrefois, vint à Rouen, et Amy en fut informée. Il lui dit qu’il habitait dans St-Laurence Pountney’s-lane, à Londres, mais qu’on pouvait le voir tous les jours à la Bourse dans l’allée française.

 

Amy pensa qu’il serait temps de me dire cela quand elle serait de retour. D’ailleurs, elle ne trouva ce patron hollandais qu’au bout de quatre ou cinq mois et après être retournée à Paris et être revenue à Rouen pour plus ample information. Quoi qu’il en soit, elle m’avait écrit de Paris qu’il n’y avait pas moyen de le trouver ; qu’il était parti de Paris depuis sept ou huit ans ; qu’on lui avait dit qu’il demeurait à Rouen, et qu’elle était sur le point d’y aller pour s’informer, mais qu’elle avait appris ensuite qu’il était parti de là pour la Hollande, et qu’en conséquence elle n’y allait pas.

 

Tel fut, dis-je, le premier rapport d’Amy ; et moi, qu’il ne satisfaisait pas, je lui envoyai l’ordre d’aller à Rouen, pour s’enquérir là aussi, comme il a été dit plus haut.

 

Pendant que ceci se passait et que je recevais des rapports d’Amy à plusieurs reprises, il m’arriva une étrange aventure qu’il faut que je mentionne ici même. J’étais sortie pour prendre l’air, comme d’habitude, avec ma Quakeresse, jusqu’à la forêt d’Epping, et nous revenions à Londres, lorsque, sur la route, entre Bow et Mile-End, deux gentlemen survinrent à cheval, rejoignirent le carrosse, et le dépassèrent en se dirigeant vers Londres.

 

Ils n’allaient pas vite pour avoir dépassé le carrosse, car nous avancions très lentement, et ils ne regardèrent point du tout dans la voiture. Ils chevauchaient côte à côte, causant ensemble avec une grande animation et penchant un peu leur figure de côté l’un vers l’autre, de manière que celui qui passa le plus près du carrosse tournait le visage dans l’autre direction, tandis que celui qui en était le plus loin regardait vers la voiture. Comme ils passaient tout à côté du carrosse, je pus les entendre très distinctement parler hollandais. Mais il est impossible de décrire le trouble où je fus lorsque je vis nettement que le plus éloigné des deux, celui dont le visage était tourné vers le carrosse, était mon ami, le marchand hollandais, de Paris.

 

S’il avait été possible de cacher mon désordre à mon amie la Quakeresse, je l’aurais fait ; mais je vis qu’elle était trop au courant de ces sortes de choses pour ne pas s’en apercevoir.

 

« Comprends-tu le hollandais ? dit-elle.

 

» – Pourquoi ?

 

» – Eh, reprit-elle, il est facile de supposer que tu es un peu intéressée à quelque chose que ces hommes disent. Je suppose qu’ils parlent de toi.

 

» – En vérité, ma bonne amie, lui répondis-je, cette fois tu te trompes ; je sais très bien en effet de quoi ils parlent ; mais il ne s’agit que de vaisseaux et d’affaires commerciales.

 

» – Eh bien ! dit-elle, l’un d’eux est un homme de tes amis, ou il y a quelque chose ; car, si ta langue ne veut pas le confesser, ta figure le fait. »

 

J’étais sur le point de faire un audacieux mensonge et de dire que je ne les connaissais point du tout ; mais je vis qu’il était impossible de dissimuler. Je dis donc :

 

» Il est vrai que je crois connaître le plus éloigné des deux ; mais je ne lui ai pas parlé, je ne l’ai pas même vu depuis plus de onze ans.

 

» – Eh bien alors, dit-elle, tu l’as vu avec d’autres yeux que les yeux ordinaires, lorsque tu l’as vu ; ou autrement tu n’aurais pas une telle surprise en le voyant aujourd’hui.

 

» – Il est vrai que je suis un peu surprise de le voir pour le moment, car je le croyais dans une toute autre partie du monde ; et je peux vous assurer, que, de ma vie, je ne l’ai vu en Angleterre.

 

» – Eh bien alors, il est d’autant plus probable qu’il est venu ici exprès pour te chercher.

 

» – Non, non, dis-je ; la chevalerie errante est passée, il n’est pas si difficile de trouver des femmes que les hommes ne puissent bien se contenter sans courir d’un royaume à l’autre.

 

» – Bien, bien, dit-elle ; je voudrais tout de même faire qu’il te voie aussi distinctement que tu l’as vu.

 

» – Non, il ne le fera pas, m’écriai-je, car je suis sûre qu’il ne me reconnaîtra pas sous cet habit, et je prendrai soin qu’il ne voie pas mon visage si je peux l’empêcher. »

 

Et je tins mon éventail devant ma figure. Me voyant déterminée sur ce point, elle ne me pressa pas davantage.

 

Nous causâmes beaucoup de cette affaire, mais je continuai à lui déclarer que je ne voulais pas qu’il me reconnût. Cependant, à la fin, je confessai que, tout en ne voulant pas lui laisser savoir qui j’étais, ni où je demeurais, je ne voyais point d’inconvénient à savoir où il demeurait lui-même, et comment je pourrais prendre des renseignements à son sujet. Elle saisit immédiatement la suggestion. Son domestique était derrière le carrosse ; elle l’appela à la portière et lui ordonna de tenir l’œil sur ce gentleman, et dès que le carrosse arriverait au bout de Whitechapel, de descendre et de le suivre de près, de façon à voir où il mettait son cheval, et alors d’entrer dans l’auberge et d’apprendre, s’il pouvait, qui il était et où il demeurait.

 

Le garçon le suivit activement jusqu’à la grande porte d’une auberge dans Bishopsgate-street, et le voyant y entrer, ne douta pas qu’il le tenait ; mais il fut confondu lorsque, s’étant informé, il vit que l’auberge donnait passage sur l’autre rue, et que les deux gentlemen avaient simplement traversé la cour, parce que c’était le chemin qui les conduisait à la rue où ils allaient. En un mot, il revint, pas plus avancé qu’il n’était parti.

 

Ma bonne Quakeresse fut plus vexée de ce désappointement, du moins en apparence, que je ne le fus moi-même. Elle demanda au garçon s’il était sûr de reconnaître le gentleman en le revoyant. Il répondit qu’il l’avait suivi de si près et si bien remarqué, pour exécuter sa commission comme elle devait l’être, qu’il était très certain de le reconnaître, et que, de plus, il était sûr de reconnaître son cheval.

 

C’était, en effet, assez vraisemblable. La bonne Quakeresse, sans rien m’en dire, fit poster son homme juste à l’angle du mur de l’église de Whitechapel pendant l’après-midi de chaque samedi, ce jour étant celui où l’on sort le plus à cheval pour prendre l’air, afin de veiller là toute l’après-midi et de le guetter.

 

Ce ne fut que le cinquième samedi que son homme vint, tout joyeux, lui rendre compte qu’il avait découvert le gentleman : il était Hollandais, mais marchand français ; il venait de Rouen, et s’appelait *** ; il logeait chez M. ***, sur la colline de Lawrence Pountney. Je fus surprise, vous pouvez le croire, lorsqu’elle vint un soir me raconter toutes ces particularités, excepté le fait d’avoir fait faire le guet à son homme.

 

« J’ai trouvé ton ami hollandais, me dit-elle ; et je puis te dire comment tu le trouveras aussi. »

 

Je devins rouge comme du feu.

 

« Alors tu as trafiqué avec le malin, amie, lui dis-je gravement.

 

» – Non, non, dit-elle, je n’ai pas d’esprit familier. Mais je te dis que je l’ai trouvé pour toi, et il s’appelle un tel, et il demeure ***, » comme il a été relaté plus haut.

 

Je fus de nouveau très surprise, ne pouvant m’imaginer comment elle était arrivée à savoir tout ceci. Cependant, pour me tirer d’inquiétude, elle me dit ce qu’elle avait fait.

 

« Eh bien ! dis-je, tu es très bonne, mais cela n’est pas digne de ta peine. Maintenant que je le sais, ce n’est bon que pour satisfaire ma curiosité, car je n’enverrai personne vers lui sous aucun prétexte.

 

» Qu’il en soit comme tu voudras », dit-elle.

 

Puis elle ajouta :

 

« Tu as raison de me parler ainsi, car pourquoi te confierais-tu à moi ? Et cependant, je t’assure que je ne te trahirais pas.

 

» – Tu es très bonne, et je te crois. Je t’assure que si j’envoie quelqu’un lui parler, tu le sauras, et je me confierai à toi. »

 

Pendant cinq semaines, je souffris mille perplexités d’esprit. J’étais absolument convaincue que je ne me trompais pas sur la personne, que c’était là mon homme. Je le connaissais si bien et je l’avais vu si nettement, qu’une erreur n’était pas possible. Je sortis dès lors en voiture, sous le prétexte de prendre l’air, presque tous les jours, dans l’espérance de le revoir, mais je n’eus jamais la chance de le rencontrer. De sorte que maintenant que ma découverte était faite, j’en étais à chercher quelles mesures prendre, tout comme auparavant.

 

Envoyer lui parler, ou lui parler la première, si je le voyais, de façon à être reconnue de lui, c’était ce que j’étais résolue à ne pas faire, dussé-je en mourir. Le guetter autour de sa maison était au-dessous de moi, autant que l’autre parti. En un mot, j’étais dans le plus grand embarras, ne sachant comment agir, ni que faire.

 

À la fin, arriva une lettre d’Amy, me rendant compte de ce qu’elle avait appris en dernier lieu du patron hollandais à Rouen ; cela confirmait ce que j’avais vu et ne me laissait aucun doute sur l’identité de la personne. Mais il n’y avait point d’invention humaine qui pût me mettre à portée de sa parole, d’une manière conforme à mes résolutions. Et, après tout, que savais-je de la situation où il était ? s’il était marié ou seul ? et s’il avait une femme, je savais que c’était un honnête homme, et qu’il ne voudrait pas même se mettre en rapport avec moi, ni me reconnaître s’il me rencontrait dans la rue.

 

En outre, comme il m’avait entièrement négligée, ce qui est, après tout, la plus forte manière de montrer son dédain pour une femme, et qu’il n’avait pas répondu à mes lettres, je ne savais pas s’il était toujours le même homme. Je me déterminai donc à ne rien faire, à moins que quelque occasion plus favorable ne se présentât et ne me déblayât la voie ; car j’étais décidée à ne lui donner aucun prétexte pour ajouter à ses dédains envers moi.

 

Je passai trois mois environ dans ces pensées. À la fin, perdant patience, j’envoyai à Amy l’ordre de revenir, lui disant l’état des affaires, et que je ne ferais rien avant son arrivée. Amy me répondit en me prévenant qu’elle allait arriver en toute hâte ; mais elle me priait de ne prendre aucun engagement avec lui, ni avec personne, jusqu’à ce qu’elle fût de retour. D’ailleurs elle me laissait dans l’obscurité sur ce qu’elle avait à me dire, ce qui m’ennuya vivement pour bien des raisons.

 

Mais pendant que ces choses se passaient, et qu’il s’échangeait entre Amy et moi des lettres et des réponses un peu plus lentement que de coutume, ce qui était cause que je n’étais pas aussi satisfaite que j’avais l’habitude de l’être de l’activité d’Amy, pendant ce temps, dis-je, il arriva la scène suivante.

 

C’était une après-midi, vers quatre heures ; mon amie la Quakeresse et moi nous étions assises dans la chambre en haut, très gaies, bavardant ensemble (car c’était la plus aimable compagnie du monde), lorsque quelqu’un sonna vivement à la porte. Comme il ne se trouvait pas de servante prête pour le moment, elle descendit elle-même en courant. Alors parut un gentleman suivi d’un valet de pied. Il fit quelques excuses, qu’elle ne comprit pas complètement parce qu’il parlait en mauvais anglais, et il demanda à me parler sous le nom même dont j’étais connue chez elle, lequel, soit dit en passant, n’était pas le même que je portais quand lui m’avait connue.

 

Elle lui répondit très civilement, dans son langage de Quakeresse, et l’introduisit dans un très joli salon au rez-de-chaussée. Puis elle lui dit qu’elle allait voir si la personne qui logeait dans la maison répondait à ce nom, et qu’il n’avait qu’à attendre.

 

J’étais un peu surprise, avant même de savoir qui c’était, car j’avais dans l’esprit le pressentiment de ce qui arrivait (d’où cela vient-il ? que les naturalistes nous l’expliquent !) Mais j’étais très effrayée et prête à mourir, quand ma Quakeresse monta toute gaie et chantant victoire.

 

« C’est, s’écria-t-elle, le marchand français de Hollande qui est venu pour te voir. »

 

Je ne pus lui dire un mot, ni bouger de ma chaise ; mais je restai assise aussi immobile qu’une statue. Elle me dit mille choses joyeuses, mais qui ne firent aucune impression sur moi. À la fin, elle me tira et m’agaça.

 

« Allons, allons, dit-elle ; sois toi-même, lève-toi. Il faut que je redescende le trouver. Que lui dirai-je ?

 

» – Dites-lui, répondis-je, que vous n’avez pas cette personne dans la maison.

 

» – Cela, je ne peux pas, parce que ce n’est pas la vérité. De plus, j’ai avoué que tu étais en haut. Allons, allons, descends avec moi.

 

» – Non, pas pour mille guinées, m’écriai-je.

 

» – Bien, dit-elle. Je vais lui dire que tu vas venir vite. »

 

Et sans me donner le temps de répondre, elle s’en va.

 

Un million de pensées me traversèrent la tête dès qu’elle fut partie. Ce que faire, je n’aurais pu le dire. Je ne voyais d’autre moyen que d’aller lui parler, mais j’aurais donné cinq cents livres pour l’éviter. Et si je l’avais évité, peut-être aurais-je alors donné cinq cents livres pour l’avoir vu. Tellement mes pensées étaient flottantes et indécises ! Ce que je désirais si fortement, je le refusais quand cela s’offrait de soi-même ; et ce que je voulais refuser maintenant n’était autre chose que ce que j’avais envoyé chercher par Amy en France, au prix de quarante ou cinquante livres sterling, sans avoir même une idée ou un espoir raisonnable qu’on en amènerait l’évènement ; ce qui, pendant six mois, m’avait rendu si inquiète que je ne pouvais trouver de calme ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’Amy m’eût proposé d’aller s’en informer. En un mot, mes pensées étaient toutes confuses et dans le plus grand désordre. Je l’avais jadis refusé et repoussé, et je m’en repentais du fond du cœur ; puis, j’avais mal pris son silence, et dans mon esprit je l’avais rejeté de nouveau ; mais de cela également je m’étais repentie. Maintenant, je m’étais abaissée jusqu’à l’envoyer rechercher en France, chose qui, s’il l’avait sue, l’aurait peut-être empêché de jamais venir à moi. Allais-je donc le rejeter une troisième fois ? D’un autre côté, lui aussi s’était repenti, peut-être ; ignorant ce que j’avais fait, soit en m’abaissant jusqu’à envoyer à sa recherche, soit dans la partie la plus coupable de mon existence, il était venu ici pour me chercher de nouveau ; je pourrais peut-être le prendre avec les mêmes avantages que j’aurais eus jadis, et j’allais maintenant hésiter à le voir ? Comme j’étais donc dans ce trouble d’esprit, ma Quakeresse remonte, et s’apercevant de la confusion où j’étais, elle court à son cabinet et m’apporte un petit cordial agréable. Mais je ne voulus pas y goûter.

 

« Oh ! dit-elle, je te comprends. Sois tranquille ; je te donnerai quelque chose qui l’enlèvera toute l’odeur. Quand il t’embrasserait mille fois, il n’y verra rien. »

 

Je pensai en moi-même : Tu es parfaitement au courant des affaires de ce genre, et je crois qu’il faut maintenant que je me laisse gouverner ; aussi, je commence à pencher à descendre avec toi. – Là-dessus je pris le cordial, et elle me donna ensuite une sorte de confiture épicée, dont le parfum était si fort et pourtant si délicieux qu’il l’emporterait sur la plus délicate odeur ; et elle enleva de mon haleine toute trace du cordial.

 

Après cela donc, mais toujours en hésitant, je descendis deux étages avec elle par un escalier de derrière, et j’entrai dans une salle à manger, à côté du salon où il était. Mais là je m’arrêtai, et la priai de me laisser réfléchir un peu.

 

« Fais donc, dit-elle. Réfléchis, je vais revenir. »

 

Et elle me laissa avec plus de promptitude encore qu’auparavant.

 

Bien que je restasse ainsi en suspens avec une gaucherie qui réellement n’était pas feinte, cependant, lorsqu’elle me quitta si promptement, je pensai que ce n’était pas bien aimable, et qu’elle aurait pu me presser encore un peu ; tellement nous hésitons sottement à saisir la chose que nous désirons le plus au monde. Nous nous jouons nous-mêmes par une feinte répugnance, lorsque le refus absolu serait pour nous la mort. Mais elle était plus rusée que moi ; car, pendant que je la blâmais pour ainsi dire en moi-même de ne pas me mener à lui, tout en paraissant hésiter à le voir, elle ouvrit tout d’un coup les deux battants de la porte qui donnait dans le salon voisin, et, la poussant toute grande :

 

« Voilà, je pense, dit-elle en l’introduisant, la personne que tu cherches. »

 

Au même instant, avec une aimable discrétion, elle se retira, et cela si vivement qu’elle nous donna à peine le temps de savoir par où elle était passée.

 

Je restai debout, l’esprit subitement troublé d’une question : Comment le recevrais-je ? Une résolution soudaine comme l’éclair vint y répondre, et je me dis : Ce sera froidement. Je pris donc sur-le-champ un air de raideur et de cérémonie, et je le gardai environ deux minutes, mais non sans grande difficulté.

 

Il se contint aussi, de son côté, vint vers moi gravement, et me salua dans les formes. Mais c’était, paraît-il, parce qu’il supposait que la Quakeresse était derrière lui, tandis que, comme je l’ai dit, comprenant parfaitement les choses, elle s’était retirée inaperçue, afin que nous eussions une plus complète liberté ; car, comme elle le dit ensuite, elle supposait que nous nous étions déjà vus, bien qu’il pût y avoir très longtemps de cela.

 

Quelque raideur que j’eusse mis dans mon abord, la sienne me surprit et m’irrita, et je commençai à me demander quelle espèce d’entrevue cérémonieuse cela allait être. Cependant, lorsqu’il se fut aperçu que l’autre femme était partie, il eut une sorte d’hésitation, et regardant autour de lui :

 

« Vraiment, dit-il, je croyais que cette dame ne s’était pas retirée. »

 

En même temps il me prit dans ses bras et me donna trois ou quatre baisers. Mais moi, qui étais extrêmement mal disposée par la froideur de ses premiers saluts lorsque je n’en savais pas la cause, je ne pus changer complètement l’effet produit, maintenant que je le savais. Je crus même que son retour et ses embrassements ne paraissaient pas avoir la même ardeur dont il avait l’habitude de m’accueillir ; et ceci me fit me conduire gauchement et je ne sais comment, pendant un temps assez long. Mais nous allons y venir.

 

Il débuta par s’extasier en quelque sorte sur le fait de m’avoir trouvée ; comment se pouvait-il qu’il fût depuis quatre ans en Angleterre et qu’il eût employé tous les moyens imaginables, sans jamais réussir à avoir la moindre indication sur mon compte ni sur personne qui me ressemblât : il y avait deux ans qu’il avait fini par désespérer et par abandonner toute recherche ; et maintenant il buttait dans moi, pour ainsi dire, lorsqu’il ne s’y attendait pas et ne me cherchait plus.

 

J’aurais aisément pu lui expliquer pourquoi il ne m’avait pas trouvée, en lui exposant seulement les raisons réelles de ma retraite ; mais j’y donnai un autre tour, et un tour vraiment hypocrite. Je lui dis que tous ceux qui connaissaient le genre de vie que je menais pouvaient lui expliquer pourquoi il ne m’avait pas trouvée ; dans la retraite que j’avais adoptée, il y avait cent mille à parier contre un qu’il ne me trouverait pas du tout ; j’avais abandonné tout commerce avec le monde, pris un autre nom, vécu éloignée de Londres et sans y conserver une seule connaissance ; il n’était donc pas étonnant qu’il ne m’eût pas rencontrée. Mon costume même lui faisait voir que je désirais n’être connue de personne.

 

Alors il me demanda si je n’avais pas reçu des lettres de lui. Je lui dis que non, qu’il n’avait pas jugé à propos de me faire la civilité d’une réponse à la dernière que je lui avais écrite et qu’il ne pouvait supposer que je m’attendisse à un retour de sa part, après m’être mise si bas et m’être livrée d’une manière à laquelle je n’étais pas accoutumée. Après cela, je n’avais, il est vrai, jamais plus envoyé chercher de lettres au lieu où j’avais ordonné d’adresser les siennes ; car, punie justement, à ce que je pensais, de ma faiblesse, je n’avais qu’à me repentir d’être devenue une sotte après m’être strictement tenue auparavant à un principe juste. Cependant, comme ce que je faisais était plutôt sous l’impulsion de la gratitude que par faiblesse réelle, de quelque manière qu’il l’interprétât, j’avais eu du moins la satisfaction de m’être pleinement acquittée de ma dette. J’ajoutai que les occasions ne m’avaient pas manqué d’obtenir tous les prétendus avantages qui, suivant lui, accompagnent la félicité de la vie conjugale, et que j’aurais pu être ce que je ne tenais pas nommer ; mais quelque bas que je me fusse mise devant lui, j’avais maintenant la dignité féminine pour me soutenir contre toutes les attaques soit de l’orgueil, soit de l’avidité ; je lui étais infiniment obligée de m’avoir fourni l’occasion d’acquitter la seule obligation qui me mît en danger, sans en examiner les conséquences ; j’espérais qu’il était persuadé que j’avais payé ma dette en offrant de m’enchaîner ; mais j’étais infiniment plus sa débitrice d’une autre manière, puisqu’il m’avait permis de rester libre.

 

Il fut si confondu de ce discours qu’il ne sut que dire et resta tout à fait muet un bon moment. Mais se remettant un peu, il me dit que je me lançais dans des considérations qu’il espérait passées et oubliées, et qu’il n’avait pas l’intention de les faire revivre ; il savait que je n’avais pas eu ses lettres, car, dès qu’il était arrivé en Angleterre, il était allé à l’endroit où elles étaient adressées, et il les avaient trouvées toutes là en dépôt, à l’exception d’une seule, et les gens n’avaient pas su comment les faire remettre ; il pensait trouver là des renseignements pour le diriger dans ses recherches, mais il eut le désagrément d’apprendre qu’on ne savait pas seulement qui j’étais ; ce lui fut une grande contrariété, et je devais reconnaître, pour répondre à tous mes ressentiments, qu’il avait fait une longue, et, il l’espérait, suffisante pénitence pour le dédain que je supposais qu’il m’avait témoigné ; il était vrai (et je ne pouvais supposer qu’il en fût autrement) qu’après l’avoir ainsi repoussé dans un tel cas et de telles circonstances, et après des supplications si pressantes et les offres qu’il m’avait faites, il était parti le cœur douloureusement blessé et plein de ressentiment ; il avait réfléchi au crime qu’il avait commis avec quelque regret, mais aussi avec la dernière horreur à la cruauté dont je traitais le pauvre petit enfant que je portais à ce moment-là, et c’était cela qui lui avait rendu impossible de m’envoyer une réponse conforme à mes désirs ; cette raison l’avait empêché de rien répondre pendant quelque temps ; mais, au bout de six ou sept mois, son ressentiment s’effaçant à mesure que revenaient son affection pour moi et son intérêt pour le pauvre enfant ;… – ici il s’arrêta, et il y avait des larmes dans ses yeux ; puis, après avoir ajouté seulement, en manière de parenthèse, qu’à cette minute même il ne savait pas s’il était mort ou vivant, il continua : – ces ressentiments s’effaçant, il m’avait écrit plusieurs fois, sept ou huit, dit-il, je crois, mais sans recevoir aucune réponse ; alors, ses affaires l’obligeant à aller en Hollande, il était venu en Angleterre, comme étant sur son chemin, et il avait trouvé, ainsi qu’il a été rapporté plus haut, que ces lettres n’avaient pas été réclamées ; il les laissa dans cette maison, après en avoir payé le port, et, revenu en France, il se sentit encore mal à l’aise et ne put résister au désir, digne d’un chevalier errant, de retourner encore en Angleterre pour me chercher, bien qu’il ne sût ni où, ni de qui s’enquérir de moi, car aucune de ses précédentes recherches n’avaient abouti à rien ; il y avait repris domicile, dans la ferme croyance qu’à un moment ou à l’autre il me rencontrerait, ou entendrait parler de moi, et que quelque bonne chance le jetterait enfin sur ma route ; il y demeurait depuis plus de quatre ans, et bien que ses espérances fussent évanouies, il n’avait plus la pensée de changer encore de place dans le monde, à moins qu’à la fin, comme il arrive pour les autres vieillards, il n’eût quelque inclination à aller mourir au gîte, dans son pays, mais qu’il n’y songeait pas encore ; si je voulais réfléchir à toutes ces démarches, je trouverais quelques raisons pour oublier mes anciens ressentiments, et pour considérer cette pénitence, comme il l’appelait, qu’il avait endurée en me cherchant, comme une amende honorable[18], en réparation de l’affront par lequel il avait accueilli la bonté de ma lettre d’invitation ; nous pouvions, du moins, nous donner l’un à l’autre quelque satisfaction pour les désagréments passés.

 

J’avoue que je ne pus entendre tout cela sans être très touchée. Cependant je restai raide, et compassée même, pendant un bon moment. Je lui dis qu’avant de pouvoir faire aucune réponse au reste de son discours, je devais lui donner la satisfaction de lui dire que son fils vivait ; et en vérité, puisque je le voyais si inquiet de ce côté, et qu’il en parlait avec tant d’affection, j’étais fâchée de n’avoir pas trouvé un moyen ou un autre de le lui faire savoir, mais je pensais qu’après avoir dédaigné la mère, comme on l’a dit, il avait mis toute sa somme d’affection pour son enfant dans la lettre qu’il m’avait écrite pour le pourvoir, et qu’il avait, comme le font souvent d’autres pères, regardé sa naissance comme devant être oubliée parce qu’elle n’était pas régulière et qu’on avait à se repentir de sa venue ; en assurant convenablement l’avenir pour lui, il avait fait plus que ne font tous les pères dans des circonstances semblables, et il pouvait bien s’en contenter.

 

Il me répondit qu’il aurait été très heureux si j’avais été assez bonne pour lui donner la satisfaction de savoir que la pauvre malheureuse créature était encore en vie, et qu’il en aurait pris de son côté quelque soin, particulièrement en la reconnaissant pour enfant légitime, ce qui, là où personne n’aurait rien su du contraire, aurait enlevé la note d’infamie qui sans cela s’attachera toujours à elle ; et de cette façon l’enfant lui-même n’aurait rien connu de son propre malheur ; mais il craignait qu’il ne fût maintenant trop tard.

 

Il ajouta que je pouvais voir par toute sa conduite depuis, quelle malheureuse erreur l’avait poussé tout d’abord, et qu’il aurait été bien éloigné de me faire subir aucun outrage ou d’être la cause de la venue au monde d’une misérable[19] de plus (ce fut son mot), s’il n’y avait pas été entraîné par l’espoir de me rendre sienne. Mais, s’il était possible de soustraire l’enfant aux conséquences de sa malheureuse naissance, il espérait que je lui en donnerais la liberté, et il me montrerait qu’il avait encore et les moyens et les sentiments pour le faire ; malgré tous les malheurs qui lui étaient survenus, rien de ce qui lui appartenait par le sang, surtout venant d’une mère à laquelle il s’intéressait si vivement, ne manquerait jamais de ce qu’il serait en position de faire pour lui.

 

Je ne pus entendre ceci sans en être sensiblement émue. J’étais honteuse qu’il montrât qu’il avait plus d’affection réelle pour l’enfant, bien qu’il ne l’eût jamais vu de sa vie, que moi qui l’avais porté ; car il est vrai que je n’aimais pas l’enfant, ni n’aimais à le voir. J’avais sans doute pourvu à ses besoins ; mais je le faisais par la main d’Amy, et je ne l’avais pas vu plus de deux fois en quatre ans, ayant résolu à part moi que, lorsqu’il serait grand, il n’aurait pas l’occasion de me donner le nom de mère.

 

Toutefois, je lui dis qu’on prenait soin de l’enfant, qu’il n’avait pas à en être inquiet, à moins qu’il ne me soupçonnât de lui porter moins d’affection que lui qui ne l’avait jamais vu de sa vie. Il savait ce que j’avais promis de faire pour lui, de lui donner les mille pistoles que je lui avais offertes et qu’il avait refusées. Je l’assurai que j’avais fait mon testament, et que je lui laissais 5,000 livres sterling avec l’intérêt jusqu’à ce qu’il fût majeur, si je mourais avant ce temps-là. Je voulais toujours maintenir ces bonnes dispositions à son égard ; mais, s’il avait le désir de le retirer de ma direction, je ne m’y opposerais pas ; et pour le convaincre que j’exécuterais ce que je disais, je lui ferais remettre l’enfant et aussi les 5,000 livres sterling pour son entretien, certaine qu’il se sentirait pour lui les sentiments d’un père, d’après ce que je voyais de sa tendresse à présent.

 

J’avais remarqué qu’il avait deux ou trois fois fait allusion dans ses discours à des malheurs qu’il avait eus, et j’étais un peu surprise de cette expression, surtout de ce qu’il la répétait si souvent. Mais je fis comme si je n’y avais pas donné d’attention.

 

Il me remercia de ma bonté envers l’enfant avec une tendresse qui montrait la sincérité de tout ce qu’il avait dit auparavant, et qui accrut le regret avec lequel, comme je l’ai dit, je songeais au peu d’affection que j’avais montrée au pauvre petit. Il me dit qu’il ne désirait pas me l’enlever, si ce n’était pour le faire entrer dans le monde comme étant à lui ; chose qu’il pouvait encore faire, ayant vécu loin de ses autres enfants (il avait deux fils et une fille qui étaient élevés à Nimègue, en Hollande, chez une de ses sœurs) si longtemps qu’il pouvait parfaitement envoyer un autre fils de dix ans pour être élevé avec eux, en supposant la mère morte ou vivante, suivant l’occasion. Et puisque j’étais décidée à si bien agir pour l’enfant, il ajouterait quelque chose de considérable, quoiqu’il eût eu de grandes déceptions – il répéta le mot –, et ne pût pas faire pour lui tout ce qu’il aurait fait autrement.

 

Je me crus alors obligée de remarquer qu’il parlait souvent des déceptions qu’il avait éprouvées. Je lui dis que j’étais fâchée d’apprendre qu’il avait éprouvé quoi que ce fût d’affligeant dans le monde ; que je ne voudrais pas que rien de ce qui m’appartenait vînt ajouter à sa perte, ou diminuer ce qu’il pouvait faire pour ses autres enfants, et que je ne consentirais pas à ce qu’il emmenât l’enfant, bien que ce fût infiniment à l’avantage de celui-ci, à moins qu’il ne me promît que toute la dépense serait pour moi ; et que, s’il ne pensait pas que cinq mille livres fussent assez, je donnerais davantage.

 

Nous parlâmes tant de cela et de nos vieilles affaires, que tout le temps de sa première visite se passa ainsi. Je le pressai un peu de me dire comment il était arrivé à me trouver ; mais il écarta cela pour cette fois, et, se contentant d’obtenir l’autorisation de revenir me voir, il partit. En vérité, j’avais le cœur si plein de ce qu’il m’avait dit, que je fus contente quand il fut parti. Par moment, j’étais pleine de tendresse et d’affection pour lui, spécialement quand il s’exprimait avec tant d’ardeur et de passion à propos de l’enfant ; d’autres fois j’étais assaillie de doutes sur sa position de fortune ; d’autres fois encore, j’étais épouvantée en appréhendant que si j’entrais en d’étroits rapports avec lui, il ne vînt à savoir d’une manière ou d’une autre le genre de vie que j’avais mené à Pall Mall et en d’autres lieux, et que cela ne fît mon malheur par la suite ; et de cette dernière considération je concluais qu’il valait mieux le repousser que de l’accueillir. Toutes ces pensées, et bien d’autres, se prenaient si vite dans mon esprit, que j’avais, je le répète, besoin de leur donner issue et de me débarrasser de lui, et que je fus très heureuse qu’il fût parti.

 

Nous eûmes plusieurs entrevues ensuite, dans lesquelles nous avions toujours tant de préliminaires à franchir que nous n’abordâmes presque jamais le sujet principal. Une fois, il est vrai, il m’en dit un mot, mais j’y coupai court par une espèce de plaisanterie.

 

« Hélas ! m’écriai-je, ces choses-là sont hors de question maintenant. Il y a bien presque deux siècles que nous avons parlé de tout cela ensemble. Vous voyez que depuis je suis devenue une vieille femme. »

 

Une autre fois, il y fit encore une légère allusion, et je me mis encore à rire.

 

« Eh quoi ! de qui parles-tu ? lui dis-je, dans le langage de la secte. Ne vois-tu pas que je me suis faite Quaker. Je ne peux pas parler de ces choses-là maintenant.

 

» – Mais, reprit-il, les Quakers se marient aussi bien que les autres, et s’aiment autant. D’ailleurs, le costume de Quaker ne vous va pas mal. »

 

Et il plaisanta encore avec moi, si bien que la chose passa encore une troisième fois. Cependant je commençais à être tendre pour lui, avec le temps, comme l’on dit, et nous devenions très intimes. Si l’accident suivant ne s’était malheureusement pas mis à la traverse, je l’aurais certainement épousé, ou j’aurais consenti à le faire, la première fois qu’il me l’aurait demandé.

 

J’attendais depuis longtemps une lettre d’Amy, qui, semble-t-il, était juste en ce moment à Rouen pour la seconde fois, poursuivant ses recherches à son sujet. Ce fut sur ces entrefaites que je reçus malheureusement une lettre d’elle, me donnant le détail suivant sur mes affaires :

 

I. Pour mon gentleman, que j’avais maintenant, je puis dire entre mes bras, elle me disait qu’il était parti de Paris, ayant, comme j’en ai parlé, subi de grandes pertes et de grands malheurs ; il était allé en Hollande à cause de cela même, et y avait aussi emmené ses enfants. Quant à elle, elle était allée à Rouen, et avait appris là, par hasard, d’un patron hollandais, qu’il restait à Londres, qu’il y était depuis plus de trois ans, qu’on le trouverait à la Bourse, dans l’allée française, qu’il demeurait à St-Lawrence Pountney’s-lane, et ainsi de suite. Amy ajoutait qu’elle supposait que je l’aurais bientôt trouvé, mais qu’elle soupçonnait qu’il était pauvre, et qu’il ne valait pas la peine de courir après. Elle disait cela à cause du second article, auquel la coquine tenait surtout, pour plusieurs raisons.

 

II. Pour le Prince ***, comme on l’a dit ; il était allé en Allemagne, où se trouvaient ses terres ; il avait quitté le service de la France, et vivait dans la retraite ; elle avait vu son gentilhomme, qui restait à Paris pour faire rentrer ses arriérés, etc. ; il lui avait raconté comment son maître l’avait employé à s’enquérir de moi, comme il a été dit ci-dessus, et lui fit savoir toute la peine qu’il avait prise pour me découvrir ; il avait entendu dire que j’étais allée en Angleterre ; il avait eu une fois des ordres pour y aller à ma recherche ; son maître avait résolu, s’il avait pu me trouver, de m’appeler comtesse, de m’épouser et de m’emmener en Allemagne avec lui ; et avait encore pour instruction de m’assurer que le prince m’épouserait si je voulais aller près de lui ; il allait lui envoyer la nouvelle qu’il m’avait découverte, et il ne doutait pas de recevoir l’ordre de passer en Angleterre pour m’accompagner avec un train digne de mon rang.

 

Amy, ambitieuse coquine qui connaissait mon faible, que j’aimais les grandeurs, que j’aimais à être flattée et courtisée, me disait quantité de choses aimables à ce sujet, qu’elle savait faites pour me plaire et pour exciter ma vanité. Elle faisait sonner haut que le gentilhomme du prince avait des ordres pour venir vers moi, et une autorisation en règle pour m’épouser par procuration (comme font d’ordinaire les princes en des cas semblables), et pour me monter une maison et je ne sais combien de belles choses. Mais elle me disait en même temps qu’elle ne lui avait pas encore laissé savoir qu’elle m’appartenait toujours, ni qu’elle savait où me trouver, ou m’écrire, parce qu’elle voulait aller jusqu’au fond de l’affaire, et voir si c’était une réalité ou une gasconnade. Elle lui avait répondu que s’il avait une commission de cette nature, elle s’efforcerait de me trouver, mais rien de plus.

 

III. Pour ce qui était du Juif, elle m’assura qu’elle n’avait pas pu arriver à une certitude sur ce qu’il était devenu, ou dans quelle partie du monde il était ; mais elle avait du moins appris de bonne source qu’il avait commis un crime, s’étant compromis dans un complot pour voler un riche banquier de Paris, et qu’il avait pris la fuite ; on n’avait plus entendu parler de lui depuis plus de six ans.

 

IV. Pour ce qui était de mon mari, le brasseur, elle sut qu’ayant été engagé sur le champ de bataille, en Flandre, il avait été blessé à la bataille de Mons, et était mort de ses blessures à l’hôpital des Invalides ; de sorte que fin était mise aux quatre enquêtes que je l’avais envoyée faire en France.

 

Ce rapport sur le prince, le retour de son affection envers moi, avec toutes les choses grandes et flatteuses qui semblaient l’accompagner, surtout se présentant dorées et arrangées par Amy, ce rapport, dis-je, m’arriva à une heure malheureuse et au milieu de la crise même de mes affaires.

 

Le marchand et moi, nous étions entrés en conférences sérieuses sur la grande question. J’avais cessé de parler platonisme, indépendance, de dire que j’étais une femme libre, comme je faisais auparavant ; et lui, de son côté, ayant éclairci mes doutes quant à sa position de fortune et aux malheurs dont il avait parlé, je m’étais devancé tellement que nous commencions à chercher où nous demeurerions, sur quel pied, avec quel équipage, quelle maison et autres choses semblables.

 

J’avais fait quelques discours sur les délices de la retraite à la campagne, et sur les jouissances que nous pourrions si effectivement goûter sans l’embarras des affaires et du monde. Mais tout cela n’était que grimace, et purement parce que je redoutais de reparaître publiquement dans le monde, de peur que quelque impertinente personne de qualité ne me rencontrât par hasard et ne se mît à crier en jurant : – « Roxana ! Roxana ! au nom de D*** », – comme on l’avait fait déjà.

 

Un marchand, élevé dans les affaires et habitué à la société des hommes d’affaires, avait peine à se figurer qu’il pût s’en passer ; du moins, il lui semblait qu’il serait comme un poisson hors de l’eau, misérable et mourant. Cependant il fit chorus avec moi, prétendant seulement que nous devrions demeurer aussi près de Londres que possible, afin qu’il pût venir quelquefois à la Bourse, et apprendre comment allait le monde et ce que devenaient ses amis et ses enfants.

 

Je lui répondis que s’il voulait encore s’embarrasser des affaires, je supposais qu’il serait plus satisfait d’être dans son propre pays, là où sa famille était si bien connue et où se trouvaient ses enfants.

 

Il sourit à cette pensée, et me déclara qu’il serait très disposé à accepter une telle proposition, mais qu’il ne l’aurait pas attendue de moi, pour qui l’Angleterre était, à coup sûr, si bien devenue mon pays que ce serait comme m’enlever à mon lieu natal, ce qu’il ne désirait faire en aucune façon, quelque agréable que la chose pût être pour lui.

 

Je lui dis qu’il se méprenait à mon endroit. De même que je lui avais tant dit que l’état du mariage était une captivité et la famille une maison de servitude, et qu’une fois mariée je ne compterais être qu’une première servante, – de même, si, malgré tout, je m’y soumettais, il verrait que je sais jouer le rôle de servante à tout faire pour obliger mon maître ; et si je n’étais pas résolue à aller avec lui partout où il désirait aller, il pouvait compter qu’il ne m’obtiendrait pas.

 

« Et ne vous ai-je pas, dis-je en finissant, offert d’aller avec vous aux Indes orientales ? »

 

Tout ceci n’était toujours qu’une contenance feinte ; car, ma position ne me permettant pas de rester à Londres, ou tout au moins d’y paraître publiquement, j’étais décidée, si je l’épousais, de demeurer à l’écart en province ou de quitter l’Angleterre avec lui.

 

Mais, dans une heure de malheur, la lettre d’Amy arriva, au beau milieu de tous ces entretiens ; et les belles choses qu’elle disait du prince commencèrent à faire un étrange travail en moi. L’idée d’être princesse, d’aller vivre au loin, là où tout ce qui s’était passé ici serait inconnu et oublié (hors dans ma conscience) était fortement tentante ; la pensée d’être entourée de domestiques, honorée de titres, d’être appelée Son Altesse, de vivre dans toutes les splendeurs d’une cour, et, ce qui était plus encore, dans les bras d’un homme de ce rang, qui, je le savais, m’aimait et m’appréciait, tout cela, en un mot, m’éblouissait la vue, me tournait la tête, et, pendant une quinzaine, je fus réellement aussi folle et aussi aliénée que la plupart des pensionnaires de Bedlam, sans cependant être peut-être aussi incurable qu’eux.

 

Lorsque mon gentleman vint la fois suivante, je n’avais plus la moindre idée sur lui, j’aurais voulu ne l’avoir jamais reçu ; bref, je résolus de n’avoir plus à lui rien dire davantage, et, en conséquence, je feignis d’être malade. Je descendis cependant pour le voir et lui parler un peu, mais je lui montrai que j’étais trop malade pour tenir compagnie, comme on dit, et qu’il serait charitable de sa part de me permettre de le laisser pour cette fois.

 

Le lendemain matin il envoya son laquais s’informer comment j’allais. Je lui fis dire que j’avais un gros rhume, qui me rendait très malade. Deux jours plus tard, il revint, et je me laissai voir ; mais je feignis d’être enrouée au point de pouvoir à peine me faire entendre, et d’être triste d’être réduite à parler tout bas. En un mot, je le tins ainsi en suspens pendant trois semaines.

 

Durant ce temps, mon esprit se gonflait étrangement. Le prince, ou l’idée du prince, prenait tellement possession de moi, que je passai presque tout mon temps à m’imaginer tout ce qu’il y aurait de grand à vivre avec le prince, comme je l’entendais, me délectant des splendeurs dont je me figurais jouir, et, en même temps, m’étudiant méchamment à trouver le moyen d’écarter le marchand et de m’en débarrasser pour toujours.

 

Il faut bien que j’avoue que parfois la bassesse de ma conduite me frappait cruellement ; l’honneur, la sincérité dont il avait toujours usé avec moi, et surtout la fidèle probité qu’il m’avait montrée à Paris, la pensée que je lui devais la vie, tout cela, dis-je, se dressait devant moi, et fréquemment je discutais avec moi-même sur les obligations que je lui avais, me représentant combien il serait indigne maintenant, après tant de dettes de reconnaissance et d’engagements, de le rejeter brusquement.

 

Mais les titres d’altesse et de princesse, et toutes ces belles choses, à mesure qu’elles me venaient à l’esprit, contrebalançaient tout cela ; et le sentiment de la gratitude s’évanouissait comme si c’eût été une ombre.

 

D’autres fois, je réfléchissais aux richesses que je possédais, me disant que, sans être princesse, je pouvais vivre comme une princesse, et que mon marchand (car il m’avait raconté toute l’histoire de ses malheurs) était bien loin d’être pauvre, ou même gêné ; ensemble, nous pouvions faire une fortune totale de trois à quatre mille livres sterling par an, ce qui était en soi égal à celles de certains princes étrangers. Mais bien que cela fût vrai, le nom de princesse, l’éclat qu’il comporte, en un mot, l’orgueil emportait le plateau de la balance ; et toutes ces discussions finissaient d’ordinaire au désavantage du marchand. Bref, je résolus de le lâcher, et de lui donner une réponse définitive à sa prochaine visite, à savoir qu’il était survenu quelque chose dans mes affaires qui m’obligeait à changer inopinément mes projets, et qu’en un mot je le priais de ne pas se déranger davantage.

 

Je crois véritablement que la grossièreté avec laquelle je le traitai fut l’effet d’une fermentation violente et momentanée du sang ; car l’agitation dans laquelle la seule contemplation des grandeurs que j’imaginais avait pris mes esprits, m’avait jetée dans une sorte de fièvre, et je savais à peine ce que je faisais.

 

Je me suis étonnée depuis que cela ne m’eût pas rendue folle ; et je ne trouve pas étrange aujourd’hui d’entendre parler de celles qui sont devenues tout à fait insensées par orgueil, qui se sont figurées être reine et impératrice, obligeant leurs gens à les servir à genoux, donnant aux visiteurs leur main à baiser, et autres choses semblables ; car certainement si l’orgueil ne trouble pas un cerveau, rien ne le troublera.

 

Toutefois, la première fois que mon gentleman vint, je n’eus pas assez de courage, ou pas assez de méchanceté pour le traiter aussi rudement que j’avais résolu de le faire, et ce fut très heureux ; car peu après, je reçus une autre lettre d’Amy où se trouvait la nouvelle mortifiante, et vraiment surprenante pour moi, que mon prince (comme je l’appelais avec un plaisir secret) était très souffrant d’une blessure qu’il s’était faite à la chasse en attaquant un sanglier, exercice cruel et dangereux auquel, semble-t-il, les nobles d’Allemagne se plaisent grandement.

 

J’en fus réellement alarmée, d’autant plus qu’Amy m’écrivait que son gentilhomme était parti en toute hâte pour se rendre auprès de son maître, non sans l’appréhension de trouver qu’il était mort avant son arrivée ; mais il (le gentilhomme) lui avait promis qu’aussitôt arrivé il lui renverrait son courrier avec des détails sur la santé de son maître et sur la grande affaire. Il avait obtenu d’Amy l’engagement d’attendre son retour à Paris pendant une quinzaine, après qu’elle lui eût promis de se charger d’aller en Angleterre et de m’y trouver pour le compte de mon seigneur s’il lui en envoyait l’ordre ; il devait lui adresser un chèque de cinquante pistoles pour son voyage. En conséquence Amy me disait qu’elle attendait des nouvelles.

 

C’était un coup pour moi à différents points de vue : d’abord j’étais dans l’inquiétude à son sujet, ne sachant s’il était mort ou vivant ; et je n’étais pas indifférente à la question, je vous assure, car il me restait une inexprimable affection pour sa personne, sans parler de la façon dont cette affection était ravivée par l’espoir d’un intérêt plus solide ; mais ce n’était pas là tout, car en le perdant, je perdais pour toujours la perspective de tous ces plaisirs et de toute cette gloire qui avait fait une telle impression sur mon imagination.

 

D’après la lettre d’Amy, j’étais, je le répète, exposée à rester dans cet état d’incertitude encore une autre quinzaine ; et si j’avais persisté dans la résolution d’en user avec mon marchand de la dure manière que je m’étais proposée, j’aurais peut-être fait un très mauvais ouvrage ; et il était très heureux que le cœur m’eût manqué comme il l’avait fait.

 

Cependant, je me servis vis-à-vis de lui de quantité d’artifices, et inventai des histoires pour écarter toute conversation plus intime que celles que nous avions eues déjà, afin de pouvoir agir plus tard d’une façon ou de l’autre, suivant l’occasion qui s’offrirait. Mais ce qui me contrariait le plus, c’était qu’Amy n’écrivait pas, quoique les quinze jours fussent expirés. À la fin, à ma grande surprise, comme j’étais à la fenêtre regardant avec la dernière impatience, dans l’attente du facteur qui apportait d’ordinaire les lettres de l’étranger, je fus, dis-je, agréablement surprise de voir un carrosse s’arrêter à la porte cochère de la maison où je demeurais, et ma femme de chambre, Amy, en sortir et s’avancer vers la porte d’entrée, suivie par le cocher qui portait plusieurs paquets.

 

Je descendis l’escalier comme un éclair pour lui parler, mais ce qu’elle me dit me jeta aussitôt comme une douche d’eau froide.

 

« Le prince est-il mort ou vivant, Amy ? »

 

Froidement et indifféremment :

 

« Il est vivant, madame, dit-elle, mais cela n’importe guère. J’aimerais autant qu’il fût mort. »

 

Nous montâmes ainsi à ma chambre, et là nous nous mîmes à causer sérieusement de toute l’affaire.

 

D’abord, elle me raconta longuement la blessure qu’il avait reçue d’un sanglier, la condition à laquelle il avait été réduit, telle que tout le monde s’attendait à sa mort, l’angoisse de la blessure lui ayant donné la fièvre, avec quantité de circonstances trop longues à relater ; comment il était revenu de cet extrême danger, mais était resté très faible ; comment le gentilhomme avait été homme de parole[20], et avait renvoyé le courrier aussi ponctuellement que si ç’avait été au roi ; qu’il lui avait fait un long rapport au sujet de son maître, de sa maladie et de sa guérison ; mais que le résumé de la question pour ce qui me regardait, était que, pour ce qui était de la dame, monseigneur était devenu pénitent, se trouvait lié par certains vœux qu’il avait faits pour sa guérison, et qu’il ne pouvait point davantage songer à cette affaire ; d’autant plus que la dame étant absente et aucune offre ne lui ayant été faite, l’honneur ne souffrait aucune atteinte ; mais que monseigneur était reconnaissant des bons offices de Mrs Amy et lui envoyait cinquante pistoles pour sa peine, comme si elle avait réellement fait le voyage.

 

J’eus bien de la peine, je le confesse, à supporter la première surprise de ce désappointement. Amy s’en aperçut, et ouvrant largement la bouche comme c’était sa manière :

 

« Dieu ! madame, ne vous tracassez pas de cela. Vous voyez qu’il est enfoncé dans les prêtres, et je suppose qu’ils lui ont impertinemment imposé quelque pénitence, et, peut-être, qu’ils lui ont donné une commission à faire pieds-nus à quelque Madonna, Nostredame ou autre ; et pour le moment il n’en est pas à l’amour. Je vous garantis qu’il reviendra aussi coquin qu’il l’a jamais été, dès qu’il sera tout à fait bien et qu’il se sera tiré de leurs mains. Je suis furieuse de ce repentir hors de saison. Quelle raison a-t-il, dans son repentir, de s’abstenir de prendre une bonne femme ? J’aurais été bien aise de vous voir princesse, et le reste. Mais si cela ne se peut pas, n’en soyez pas affligée ; vous êtes assez riche pour vous faire princesse toute seule. Vous n’avez pas besoin de lui, et c’est ce qu’il y a de meilleur dans tout cela. »

 

C’était fort bien ; mais je n’en pleurais pas moins, et j’en fus profondément vexée pendant longtemps. Mais comme Amy était toujours à mes trousses, cherchant constamment à me distraire par sa gaieté et son esprit, cela finit par passer peu à peu.

 

Alors je racontai à Amy l’histoire de mon marchand ; comment il m’avait trouvée lorsque j’étais tellement inquiète de le trouver lui-même ; qu’il était vrai qu’il demeurait dans St-Lawrence Pountney’s-lane ; que j’avais eu tout le récit de son malheur dont elle avait entendu parler, et dans lequel il avait perdu plus de huit mille livres sterling ; et qu’il me l’avait dit franchement avant qu’elle m’en eût envoyé aucune nouvelle, ou du moins avant que j’eusse fait connaître en aucune manière que j’en avais entendu parler.

 

Amy fut enchantée de cela.

 

« Eh bien ! alors, madame, dit-elle, quel besoin avez-vous de vous occuper de l’histoire du prince, et d’aller je ne sais où en Allemagne laisser vos os dans un monde étranger, et apprendre ce langage de diable qu’on appelle le haut allemand ? Vous êtes la moitié mieux ici. Eh ! madame, n’êtes-vous pas aussi riche que Crassus ? »

 

Eh bien ! je fus longtemps avant de pouvoir revenir de cette principauté imaginaire ; et moi qui voulais tant jadis être la maîtresse d’un roi, j’étais maintenant dix mille fois plus désireuse d’être la femme d’un prince.

 

Si forte est la prise que l’orgueil et l’ambition ont sur nos esprits que lorsqu’une fois ils ont accès, il n’y a rien de si chimérique dont, sous l’influence de cette possession, nous ne soyons capables de nous former des idées dans notre fantaisie, et que nous ne réalisions dans notre imagination. Rien n’est si ridicule que les plus simples démarches que nous faisons en des cas semblables. Homme ou femme, on devient alors un pur malade imaginaire[21], et l’on peut, je crois, aussi aisément mourir de douleur ou devenir fou de joie (suivant que la chose apparaît à notre imagination heureuse ou malheureuse) que si tout était réel, et dépendait effectivement de l’action de la personne intéressée.

 

J’avais, il est vrai, deux aides pour me retirer de ce piège. Le premier était Amy, qui connaissait ma maladie, mais qui n’était pas capable d’y apporter aucun remède ; le second était le marchand, qui, lui, apportait le remède, mais n’avait aucune connaissance du mal.

 

Je me souviens que lorsque mon esprit était sous le coup de tout ce trouble, dans une des visites qu’il me fit, mon ami le marchand s’aperçut que j’étais en proie à quelque désordre inaccoutumé. Il croyait, me dit-il, que mon mal, quel qu’il fût, était surtout dans ma tête ; et comme il faisait un temps d’été et très chaud, il me proposa de sortir un peu au grand air.

 

Je sursautai à ce mot.

 

« Eh quoi, lui dis-je, me croyez-vous folle ? C’est une maison d’aliénés, alors, que vous devriez proposer pour me guérir. »

 

» – Non, non, dit-il, je ne veux rien dire de semblable. J’espère que la tête peut être malade et non vraiment le cerveau. »

 

Je ne savais que trop qu’il avait raison, car je n’ignorais pas que j’avais joué une sorte de rôle insensé vis-à-vis de lui. Mais il insista et me pressa d’aller à la campagne. Je le relevai de nouveau.

 

« Quel besoin avez-vous, lui dis-je, de m’écarter de votre chemin ? Il est en votre pouvoir d’être moins ennuyé par moi, sans tant nous gêner l’un et l’autre. »

 

Il le prit mal, et me dit que j’avais d’ordinaire meilleure opinion de sa sincérité. Il me demanda ce que j’avais fait pour perdre ma charité. – Je ne mentionne ceci que pour vous faire voir combien j’étais allée loin dans mon dessein de le quitter, c’est-à-dire combien j’étais près de lui montrer avec quelle bassesse, quelle ingratitude et quelle indignité j’étais capable d’agir. Mais je m’aperçus que j’avais poussé la plaisanterie assez loin, qu’il ne faudrait pas grand’chose de plus pour le dégoûter de moi encore une fois, comme il l’avait été déjà. Je me mis donc, par degrés, à changer ma façon de parler, et à remettre la conversation sur la véritable question, comme autrefois.

 

Quelque temps après, un jour que nous étions très gais et que nous causions familièrement ensemble, il m’appela, avec un air de satisfaction particulière, sa princesse. Je rougis à ce mot, car il me touchait au vif ; mais il ne savait rien de la raison pour laquelle j’en étais ainsi touchée.

 

« Que voulez-vous dire par là ? demandais-je.

 

» – Ma foi, dit-il, je ne veux rien dire, ci ce n’est que vous êtes une princesse pour moi.

 

» – Eh bien, repris-je, je suis même de ce que vous me dites ; et pourtant je peux vous déclarer que j’aurais pu être princesse si j’avais voulu vous quitter, que je le pourrais encore, je crois.

 

» – Il n’est pas en mon pouvoir de vous faire princesse, me répondit-il ; mais je puis aisément vous faire grande dame ici en Angleterre, et même comtesse si vous voulez sortir de ce pays.

 

J’entendis ces deux déclarations avec beaucoup de satisfaction, car mon orgueil restait tout entier, bien qu’il eût été déçu ; je pensai en moi-même que cette proposition compenserait en quelque façon la perte de l’autre titre qui avait si fort chatouillé mon imagination, et j’avais hâte de savoir ce qu’il voulait dire. Mais je n’aurais voulu à aucun prix le lui demander.

 

La chose en resta donc là pour cette fois.

 

Lorsqu’il fut parti, je répétai à Amy ce qu’il avait dit, et Amy se montra aussi impatiente que moi de savoir la façon dont cela pouvait se faire. Mais la fois suivante, et tout à fait inopinément pour moi, il me dit qu’il m’avait incidemment mentionné, la dernière fois qu’il était avec moi, une chose à laquelle il n’attachait pas la moindre importance en soi ; mais ne sachant pas si une chose semblable ne serait pas de quelque poids à mes yeux et si elle ne m’attirerait pas du respect de la part des gens au milieu desquels je pourrais me trouver, il y avait pensé depuis, et avait résolu de m’en parler.

 

J’affectai d’en faire peu de cas. Je lui dis qu’il savait que j’avais choisi une vie retirée, et que, par conséquent, être appelée lady ou même comtesse n’avait aucune valeur pour moi ; cependant, que s’il avait l’intention de me traîner – pour employer le vrai terme, – dans le monde de nouveau, cela pourrait peut-être lui être agréable. D’ailleurs, je ne pouvais avoir d’opinion à ce sujet, car je ne voyais pas comment la chose pouvait se faire, ni d’un côté ni de l’autre.

 

Il me répondit qu’avec de l’argent les titres d’honneur s’achetaient dans presque tous les pays du monde. L’argent, sans doute, ne pouvait pas donner des principes d’honneur ; il fallait qu’ils vinssent de naissance ou qu’ils fussent dans le sang ; mais parfois les titres aident à élever l’âme et à infuser des principes généreux dans l’esprit, surtout là où il y a déjà de bonnes dispositions naturelles. Il espérait que ni l’un ni l’autre de nous ne se comporteraient mal si nous venions à en avoir un ; et que, puisque nous saurions le porter sans hauteur déplacée, il siérait aussi bien à nous qu’à tout autre. Pour l’Angleterre, il n’avait qu’à prendre un acte de naturalisation en sa faveur, et il savait où acheter des lettres patentes de baronet, c’est-à-dire comment se faire transférer ce titre. Mais si je voulais venir à l’étranger avec lui, il avait un neveu, le fils de son frère aîné, qui possédait le titre de comte avec les terres y attachées, lesquelles n’étaient pas considérables, et que ce neveu lui avait souvent offert de lui passer pour mille pistoles, ce qui n’était pas une bien grosse somme d’argent ; et, comme c’était déjà dans la famille, sur mon désir il l’achèterait immédiatement.

 

Je lui répondis que c’était le dernier projet que je préférais ; mais je ne lui permettais pas de l’acheter, à moins qu’il ne me laissât payer les mille pistoles.

 

« Non, non, dit-il, j’ai refusé de vous mille pistoles que j’avais mieux le droit d’accepter, et je ne vous imposerai pas cette dépense aujourd’hui.

 

» – Oui, répartis-je. Vous les avez refusées, et peut-être vous en êtes-vous repenti plus tard.

 

» – Je ne m’en suis jamais plaint, répondit-il.

 

» – Je l’ai fait, moi, et m’en suis souvent repentie pour vous.

 

» – Je ne vous comprends pas.

 

» – Mais, dis-je, je me suis repentie d’avoir souffert que vous refusiez.

 

« – Bien, bien ; nous parlerons de cela plus tard, quand vous aurez décidé dans quelle partie du monde vous fixerez votre résidence. »

 

Et il se mit à me dire de bonnes paroles, longtemps de suite : que son sort avait voulu qu’il vécût toute sa vie hors de son pays, qu’il se déplaçât et changeât souvent le centre de ses affaires ; que moi-même je n’avais pas toujours eu de demeure fixe ; mais, maintenant que nous n’étions plus jeunes, ni l’un ni l’autre, il imaginait que j’aimerais à établir notre résidence en un lieu d’où, si c’était possible, nous n’ayons plus à partir ; quant à lui, c’était tout à fait son avis, avec cette réserve que le choix du lieu m’appartiendrait, car tous les endroits du monde étaient pour lui la même chose, pourvu, cependant, que je fusse avec lui.

 

Je l’écoutai avec un grand plaisir, autant parce qu’il était disposé à me donner le choix que parce que j’étais décidée à demeurer à l’étranger, par la raison que j’ai mentionnée déjà ; c’est-à-dire, de peur que je ne fusse, à un moment donné, reconnue en Angleterre, et que toute l’histoire de Roxana et de ses bals ne transpirât. En outre, je n’étais pas peu chatouillée de la satisfaction d’être du moins comtesse, puisque princesse, je ne le pouvais pas.

 

Je racontai cela à Amy, car c’était mon conseiller intime. Mais quand je lui demandai son avis, elle me fit rire de bon cœur.

 

« Maintenant, lui dis-je, lequel des deux prendre, Amy ? Serai-je une lady, c’est-à-dire la dame d’un baronet, en Angleterre, ou une comtesse en Hollande ? »

 

La spirituelle coquine, qui connaissait l’orgueil de mon caractère presque aussi bien que je le connaissais moi-même, répondit sans la moindre hésitation :

 

« Des deux, madame ?… Lequel des deux, reprit-elle en répétant mes paroles. Pourquoi pas les deux ? Et alors vous serez réellement princesse ; car, assurément, lady en anglais et comtesse en hollandais, cela doit bien faire princesse en haut allemand. »

 

En somme, quoique Amy plaisantât, elle me mit l’idée en tête, et je résolus que j’aurais, après tout, les deux titres, ce que j’amenai comme vous allez l’apprendre.

 

D’abord, je parus décidée à rester et à me fixer en Angleterre, à cette seule condition, que je ne demeurerais pas à Londres. Je prétendis que j’y étouffais ; je manquais d’air respirable quand j’étais à Londres ; mais partout ailleurs je serais contente. Et je lui demandai si quelque port de mer d’Angleterre ne lui conviendrait pas ; parce que je savais, bien qu’il semblât n’y plus songer, qu’il aimerait toujours à être dans les affaires et dans le commerce des hommes d’affaires. Je citais plusieurs endroits, les uns mieux situés pour faire des affaires avec la France, les autres en relations plus faciles avec la Hollande ; comme Douvres ou Southampton, pour le premier cas, et Ipswich, ou Yarmouth, ou Hull, pour le second ; mais je m’arrangeai de manière à ne rien décider définitivement, si ce n’est qu’il semblait certain que nous demeurerions en Angleterre.

 

Il était temps maintenant d’amener les choses à une conclusion ; aussi, environ six semaines après, nous avions réglé tous les préliminaires ; entre autres, il m’informa que l’acte du parlement nécessaire à sa naturalisation passerait à temps pour qu’il fût, comme il disait, anglais avant notre mariage. Cela se fit en effet promptement, le parlement étant alors en session, et plusieurs autres étrangers s’étant réunis à lui pour le même objet, afin d’épargner la dépense.

 

Ce ne fut guère que trois ou quatre jours après que, sans me laisser soupçonner en rien qu’il avait fait aucune démarche pour les lettres patentes de baronet, il me les apporta dans un joli sac brodé, et me saluant du titre de mylady *** auquel il joignait son nouveau nom, il m’offrit son portrait monté en diamants, et en même temps me donna une broche valant mille pistoles. Le lendemain matin, nous étions mariés. C’est ainsi que je mis fin à toute la période d’intrigues de ma vie ; vie pleine de prospérité dans le vice, ce qui rendait d’autant plus affligeantes les réflexions qu’elle m’inspirait, que mon temps s’était passé dans les plus énormes fautes ; et, plus je regardai en arrière, plus ils me paraissaient noirs et horribles, absorbant absolument tout le bien-être et toute la satisfaction qu’autrement j’aurais pu puiser dans cette période de ma vie qui était encore devant moi.

 

La première consolation, cependant, que je goûtai dans la nouvelle condition où je me trouvai fut de songer qu’à la fin la vie criminelle était finie, et que je ressemblais à un passager revenant des Indes, lequel ayant après maintes années de fatigue et de tracas dans les affaires, acquis une honnête fortune au prix de difficultés et de dangers innombrables, est arrivé heureusement à Londres avec tous ses biens, et a le plaisir de se dire qu’il ne se risquera jamais plus sur la mer.

 

Aussitôt que nous fûmes mariés, nous revînmes à mon logis, car l’église était tout auprès ; et notre mariage fut si secret que personne autre qu’Amy et mon amie la Quakeresse n’en fut informé. En entrant dans la maison, il me prit dans ses bras, et, me baisant :

 

« Enfin vous êtes à moi, maintenant ! dit-il. Oh ! que vous auriez été bonne de faire cela il y a onze ans !

 

» – Vous seriez peut-être fatigué de moi depuis longtemps, répondis-je. Il vaut bien mieux que ce soit maintenant ; car maintenant tous nos jours de bonheur sont à venir. D’ailleurs, ajoutai-je, je n’aurais pas été si riche de moitié. – Mais cela, je l’ajoutai en moi-même, car il était inutile de l’initier à cette raison.

 

» – Oh ! reprit-il, je n’aurais pas été fatigué de vous. Au contraire, outre la satisfaction de vous avoir près de moi, cela m’aurait épargné cette malheureuse catastrophe, à Paris, qui a été pour moi une perte sèche de plus de huit mille pistoles, et toutes les fatigues de tant d’années d’affaires et de soucis. Puis il ajouta : – Mais je vous ferai payer tout cela, maintenant que je vous ai. »

 

Je tressaillis légèrement à ce mot.

 

« Vraiment ! dis-je, menacez-vous déjà ? Que voulez-vous dire par là, je vous prie. »

 

Et je pris un air assez grave.

 

« Je vais vous dire très simplement ce que j’entends, me répondit-il en me tenant toujours étroitement dans ses bras. Je compte, à partir de ce moment ne plus m’inquiéter d’aucune affaire, de sorte que je ne gagnerai jamais pour vous un seul shilling de plus que ce que je possède déjà. Vous perdrez donc tout cela, d’un côté. En second lieu, je compte ne prendre aucune peine ni aucun souci à administrer ce que vous m’apportez ou ce que j’ai à y ajouter. Mais vous prendrez tout cela sur vous ; comme le font les femmes en Hollande ; et de cette façon vous le payerez aussi, car toute la mauvaise besogne sera pour vous. En troisième lieu, je compte vous condamner à la constante servitude de mon impertinente compagnie ; car je vous attacherai à mon dos comme un paquet de colporteur, et je serai à peine une minute sans vous, sûr que je suis de ne pouvoir me plaire à rien autre chose au monde.

 

» – Très bien. Mais je suis un peu lourde, et j’espère que vous me mettrez à terre quelquefois quand vous serez fatigué.

 

» – Quant à cela, fatiguez-moi si vous pouvez, » fit-il.

 

Tout cela était plaisanterie, allégorie ; mais, comme morale de la fable, tout était vrai, aussi vous le verrez en son lieu. Nous fûmes très gais tout le reste du jour, mais sans bruit ni tapage, car il n’amena aucune de ses connaissances ni aucun de ses amis, anglais ou étranger. L’honnête Quakeresse nous fit un très bon dîner vraiment, vu le petit nombre de convives ; et tous les jours de la semaine elle fit de même, et, à la fin, elle voulut prendre à sa charge toute la dépense, ce à quoi je m’opposai absolument ; d’abord parce que son aisance n’était pas très grande, quoiqu’elle ne fût pas non plus très médiocre, et ensuite parce qu’elle s’était montrée une amie si véritable, une consolatrice si aimable, et même une si bonne conseillère dans toute cette affaire que j’étais déterminée à lui faire un présent qui l’aiderait un peu quand tout serait fini.

 

Mais, pour revenir aux circonstances de nos épousailles, après avoir été très gais, comme je l’ai dit, Amy et la Quakeresse nous mirent au lit, l’honnête Quakeresse ne se doutait guère que nous avions déjà été au lit ensemble onze ans auparavant ; il y a mieux : c’était un secret qu’il se trouvait qu’Amy ignorait elle-même. Amy ricanait et faisait des grimaces, comme pour témoigner son contentement ; mais elle déclara en propres termes, à un moment qu’il n’était pas là, que ce qu’elle marmottait et murmurait signifiait que la chose aurait dû se faire dix ou douze ans auparavant, et qu’elle n’avait pas grande importance aujourd’hui ; c’est-à-dire, pour le faire court, que sa maîtresse avait bien près de cinquante ans, et était trop vieille pour avoir des enfants. Je la grondai, la Quakeresse rit, et me fit le compliment de me dire que je n’étais pas si vieille qu’Amy le prétendait, qu’il n’était pas possible que j’eusse plus de quarante ans, et que je pouvais encore avoir une maison pleine d’enfants. Mais Amy et moi savions mieux qu’elle ce qu’il en était, car, après tout, j’étais assez vieille pour être hors d’état d’être mère, quelque fût mon apparence. Mais je lui fis retenir sa langue.

 

Au matin, ma propriétaire Quakeresse vint nous faire visite avant que nous fussions levés, et nous fit manger des gâteaux, et prendre du chocolat au lit. Puis elle nous laissa en nous engageant à faire un somme par là-dessus, ce que nous fîmes, je crois bien. Bref, elle nous traita si honnêtement et avec une si agréable gaieté, en même temps qu’avec tant de libéralité, que cela me montra que les Quakers peuvent, et que cette Quakeresse savait comprendre les bonnes manières aussi bien que les autres gens.

 

Je résistai cependant à son offre de nous traiter pendant toute la semaine ; et je m’y opposai jusqu’à ce que j’eusse vu évidemment qu’elle le prenait mal et qu’elle se serait crue victime d’un manque d’égards si nous n’avions pas accepté. Je ne dis donc plus rien, et la laissai faire ; seulement je lui déclarai que j’entendais ne pas rester en arrière, et, en effet, je n’y restai pas. Quoi qu’il en soit, pendant cette semaine, elle nous traita comme elle avait dit qu’elle voulait le faire, et elle s’en acquitta si bien, avec une telle profusion de toute sorte de bonnes choses, que le plus grand embarras qu’elle eût fut de trouver à se défaire de ce qui restait ; car elle ne permettait jamais qu’une chose quelconque, si délicate ou si grosse qu’elle fût, parût deux fois devant nous.

 

J’avais, il est vrai, quelques domestiques qui l’aidaient un peu : je veux dire deux bonnes, car Amy était maintenant une femme de confiance, non une domestique et mangeait toujours avec nous ; j’avais aussi un cocher et un petit garçon. Ma Quakeresse avait aussi un domestique, mais elle n’avait qu’une bonne. Elle en emprunta deux de quelqu’une de ses amies pour l’occasion, et se procura un cuisinier pour préparer les mets.

 

Elle n’était embarrassée que pour la vaisselle, et elle m’en toucha un mot. J’envoyai Amy chercher une grande boîte que j’avais déposée en mains sûres et dans laquelle se trouvait toute la belle vaisselle dont je m’étais pourvue pour une occasion moins honnête, comme je l’ai raconté plus haut ; je la remis à la Quakeresse, et l’obligeai à s’en servir non comme de la mienne, mais comme de la sienne propre, pour une raison que je donnerai tout à l’heure.

 

J’étais maintenant Lady ***, et je dois avouer que j’en étais excessivement contente. C’était si grand, si relevé, de m’entendre appeler « Madame la Baronne » (Her Ladyship ; Your Ladyship), et le reste, que je ressemblais à ce roi indien de Virginie, qui, s’étant fait construire une maison par les Anglais, et mettre une serrure à la porte, restait des jours entiers la clef à la main, fermant, ouvrant, refermant à double tour la porte, et prenant un indicible plaisir à cette nouveauté. Je serais ainsi restée toute une journée à écouter Amy me parler et m’appeler Your Ladyship à chaque mot. Cependant, au bout d’un temps, la nouveauté s’usa, l’orgueil que j’en concevais s’abattit, et à la fin, je désirai l’autre titre autant que j’avais désiré auparavant celui de lady.

 

Nous passâmes cette semaine avec toute la gaieté innocente qu’on peut imaginer, et notre excellente Quakeresse fut si aimable à sa manière que cela nous causait un plaisir particulier. Nous n’avions pas du tout de musique, ni de danse ; de temps en temps seulement je chantais un air français pour divertir mon époux qui le désirait, et l’intimité de nos plaisirs ajoutait beaucoup à leur agrément. Je ne fis pas faire beaucoup de robes pour mon mariage, ayant toujours eu avec moi un grand nombre de riches vêtements, lesquels, avec quelques modifications pour les remettre à la mode, se trouvaient parfaitement neufs. Le lendemain de la cérémonie, il me pressait de m’habiller, bien que nous n’eussions personne. À la fin, tout en plaisantant, je lui dis que je croyais être capable de m’habiller, avec un certain costume que j’avais, de telle façon, qu’il ne reconnaîtrait pas sa femme en la voyant ; surtout s’il y avait une autre personne là. Il dit que non, que c’était impossible ; et il souhaita vivement voir ce costume. Je lui dis que je le revêtirais s’il voulait me promettre de ne jamais me demander de me montrer ainsi vêtue devant du monde. Il me promit de ne pas le faire, mais de son côté, il voulut savoir pourquoi, car les maris, vous le savez, sont des êtres curieux, et aiment à s’enquérir des choses qu’ils croient qu’on leur tient cachées. Mais j’avais une réponse prête :

 

« Parce que ce n’est pas un costume convenable, dans ce pays-ci, et qu’il n’aurait pas l’air décent. Et il ne le serait réellement pas, car il ne s’en fallait de rien qu’on n'eût l’air d’être en chemise ; mais c’est le vêtement ordinaire du pays où il est porté. »

 

Ma réponse le satisfit, et il me fit la promesse de ne jamais me demander de me faire voir avec devant de la compagnie. Je me retirai alors, n’emmenant avec moi qu’Amy et la Quakeresse, et Amy m’habilla dans mon ancien costume turc, celui avec lequel j’avais dansé autrefois, etc., comme je l’ai raconté. Il charma la Quakeresse qui dit gaiement que si l’on venait à porter ce costume en Angleterre, elle ne saurait que faire et serait tentée de ne plus s’habiller davantage à la mode des Quakers.

 

Lorsque j’eus revêtu les habits, je les chargeai de joyaux. Je mis, en particulier, la grosse broche de mille pistoles qu’il m’avait donnée, sur la tyhaia, en coiffure, où elle faisait vraiment le plus glorieux effet. Je portais mon collier de diamants, et mes cheveux étaient tout brilliants[22], tout étincelants de joyaux.

 

J’avais attaché à ma veste son portrait enrichi de diamants, juste, comme vous pouvez bien le supposer, à la place du cœur ce qui est un compliment qui se fait dans de telles occasions chez les peuples orientaux), et comme tout était ouvert sur la poitrine, il n’y avait point de place là pour aucun bijou. Dans cet appareil, Amy tenant la queue de ma robe, je descendis vers lui. Il fut surpris, absolument étonné. Il me reconnut, assurément, parce que je l’avais averti et parce qu’il n’y avait là personne que la Quakeresse et Amy. Mais il ne reconnut aucunement Amy, qui s’était habillée en esclave turque, avec le costume de la petite Turque que j’avais eue à Naples, comme je l’ai dit. Elle avait le cou et les bras nus ; elle était tête nue, et ses cheveux étaient tressés en une longue natte qui pendait derrière son dos. Mais la friponne ne put garder son sérieux ni retenir son bavardage de manière à se cacher longtemps.

 

Donc, il fut si charmé de ce costume qu’il voulut me faire asseoir à dîner ainsi vêtue. Mais il était si léger, si ouvert par devant, et la température était si piquante que j’avais peur de prendre froid. Cependant, on augmenta le feu, on tint les portes fermées, et je restais ainsi pour lui faire plaisir. Il déclara qu’il n’avait jamais vu un si beau costume de sa vie. Plus tard, je lui dis que mon mari (c’est ainsi qu’il appelait le joaillier assassiné) l’avait acheté pour moi à Livourne, en même temps qu’une jeune esclave turque dont je m’étais défaite à Paris, et que c’était avec l’aide de cette esclave que j’avais appris la manière de m’en vêtir, comment il devait être porté, ainsi que beaucoup des costumes des Turcs et un peu de leur langage. Cette histoire, s’accordant avec les faits et ne changeant que la personne, était très naturelle, et elle passa très bien avec lui. Mais il y avait de bonnes raisons pour que je ne voulusse recevoir personne dans ce costume, en Angleterre, du moins. Je n’ai pas besoin de les répéter, et, d’ailleurs, on en reparlera.

 

Mais lorsque je fus à l’étranger, je le mis fréquemment, et en deux ou trois occasions, je dansai avec, mais toujours à sa prière.

 

CHAPITRE VI

 

SOMMAIRE. – Je propose au baronet de quitter l’Angleterre. – Nous faisons une rente viagère à notre amie la Quakeresse. – Elle est pénétrée de nos bontés. – Deux imposantes questions posées à mon époux. – Valeur de nos fortunes réunies. – Arrangement amiable. – Voyage à Rotterdam. – Je deviens pensive et mélancolique. – Ma fille prend Amy pour sa mère. – Je suis très alarmée des découvertes de ma fille. – Mystérieuses assertions sur Roxana. – Amy menace l’existence de ma fille. – Singulier incident à bord d’un navire. – Inconcevable plaisir que j’éprouve à embrasser ma fille. – Je feins une maladie pour différer notre voyage. – La femme du capitaine et ma fille viennent chez moi. – Propos divers sur Roxana. – Grande perplexité occasionnée par les remarques de mes visiteuses. – Soulagement que me cause leur départ. – Les soupçons de la Quakeresse sont éveillés. – Voyage de Hollande retardé. – Effroi causé par une remarque du capitaine. – Bonté et attentions de mon époux. – Nous quittons Londres pour Tunbridge. – Roxana mère de ma fille. – Ma fille raconte son histoire à la Quakeresse. – La Quakeresse se fait mon espion fidèle. – Amy emmène ma fille à Grunwich. – Je la chasse. – Sa disparition. – Dialogue entre la Quakeresse et ma fille. – Ma fille cesse ses visites. – Je crois qu’elle est assassinée.

 

Nous restâmes dans l’appartement de la Quakeresse pendant plus d’un an ; car alors, faisant comme s’il était difficile de décider où nous établir en Angleterre à sa convenance, à moins de choisir Londres, ce qui n’était pas à la mienne, – j’eus l’air de lui faire une offre pour l’obliger, en lui disant que je commençais à pencher vers l’idée d’aller à l’étranger vivre avec lui : je savais que rien ne pouvait lui être plus agréable, et, quant à moi, tous les lieux se valaient ; j’avais vécu tant d’années à l’étranger sans mari qu’il ne pouvait être lourd pour moi d’y vivre de nouveau, surtout avec lui. Nous en arrivâmes à échanger longuement des politesses. Il était, me dit-il, parfaitement heureux de demeurer en Angleterre, et il avait arrangé toutes ses affaires dans cette vue ; car, comme il m’avait dit qu’il comptait abandonner toutes les affaires du monde, aussi bien le souci de les mener que l’inquiétude d’y penser, considérant que nous étions l’un et l’autre en position de n’en avoir pas besoin et de trouver que ce n’était pas digne de notre peine, je pouvais bien voir que telle était réellement son intention, puisqu’il s’était fait naturaliser, s’était procuré des lettres patentes de baronet, etc. Eh bien, lui répondis-je, j’acceptais sans doute ses compliments, mais, malgré tout cela, je ne pouvais ignorer que son pays natal, où ses enfants étaient élevés, devait lui être plus agréable que tout autre ; et si j’avais tant de prix pour lui, je serais à ses côtés pour augmenter encore le degré de son contentement ; partout où il serait, là serait ma patrie, et n’importe quel lieu du monde serait pour moi l’Angleterre s’il était près de moi. Bref, je l’amenai ainsi à me permettre de l’obliger en allant demeurer à l’étranger, lorsque la vérité était que je n’aurais pas été parfaitement à l’aise en demeurant en Angleterre, à moins de me tenir constamment renfermée, de peur qu’à un moment ou à l’autre, la vie dissolue que j’avais menée ne vînt à être connue, et que ne fussent connues aussi toutes ces vilaines choses dont je commençais alors à être honteuse grandement.

 

À la fin de notre semaine de noces, pendant laquelle notre Quakeresse avait été si parfaite envers nous, je dis à mon mari combien je croyais que nous lui étions obligés pour ses généreux procédés à notre égard, avec quelle extrême bonté elle avait agi depuis le commencement, et comme elle m’avait été une amie fidèle en toutes les occasions. Et puis, lui dévoilant un peu ses infortunes domestiques, je mis en avant que je croyais devoir non seulement lui être reconnaissante, mais encore faire pour elle quelque chose d’extraordinaire afin de la mettre à l’aise dans ses affaires. J’ajoutai que je n’avais pas de charges qui pussent l’importuner, qu’il n’y avait personne m’appartenant qui ne fût amplement pourvu, et que, si je faisais quelque chose de considérable pour cette honnête femme, ce serait le dernier cadeau que je ferais à qui que ce fût au monde, excepté à Amy ; quant à celle-ci, nous n’allions pas la laisser de côté, mais, dès qu’il s’offrirait quelque chose pour elle, nous verrions à agir suivant les motifs que nous aurions ; en attendant, Amy n’était pas pauvre ; elle avait bien économisé de sept à huit cents livres sterling ; à ce propos, je ne lui dis pas comment, ni par quelles voies coupables elles les avaient amassées, mais je lui dis qu’elle l’avait fait ; et c’était assez pour lui faire comprendre qu’elle n’aurait jamais besoin de nous.

 

Mon époux fut extrêmement satisfait de mes paroles au sujet de la Quakeresse, il me fit une espèce de discours sur la gratitude, me dit que c’était une des plus brillantes qualités d’une femme comme il faut ; que c’était si intimement lié à l’honnêteté, bien plus, à la religion même, qu’il se demandait si l’une ou l’autre pouvaient se trouver là où la gratitude n’était pas ; que, dans le cas présent, il y avait non seulement gratitude, mais charité ; et que, pour rendre la charité plus véritablement chrétienne encore, la personne qui en était l’objet avait un mérite réel pour attirer ces bienfaits ; il consentait donc à la chose de tout son cœur, me demandant seulement de le laisser en faire la dépense de ses propres fonds.

 

Je lui répondis que, quant à cela, quoi que j’eusse dit autrefois, je n’avais pas dessein que nous eussions deux bourses. Je lui avais, en effet, parlé d’être une femme libre, une indépendante, et le reste, et il m’avait offert et promis de me laisser ma fortune entre les mains ; mais, puisque je l’avais pris, je voulais faire ce que font les honnêtes femmes, et là où je jugeais bon de me donner moi-même, je donnerais ce que j’avais aussi. Si j’en réservais quelque chose, ce ne serait que dans le cas de mort, et afin de pouvoir le donner à ses enfants ensuite comme un don venant en propre de moi. Bref, s’il jugeait convenable de réunir nos biens, nous verrions dès le lendemain matin quelle force nous pouvions à nous deux déployer dans le monde, et, considérer en somme, avant de nous décider sur le lieu de notre déplacement, comment nous disposerions de ce que nous avions aussi bien que de nos personnes. Ce discours était trop obligeant, et il était trop homme de sens, pour ne pas le recevoir comme il était donné. Il se contenta de répondre qu’en cela nous ferions comme nous en tomberions d’accord ensemble ; mais que la question qui appelait présentement notre attention était de montrer non seulement de la gratitude, mais aussi de la charité et de l’affection à notre amie la Quakeresse. Et le premier mot qu’il prononça à ce sujet fut de placer mille livres sterling à son profit pendant sa vie, ce qui lui faisait soixante livres par an ; mais de telle manière que personne autre qu’elle n’eût le pouvoir d’y toucher. C’était agir très grandement, et cela montrait vraiment les principes généreux de mon mari ; c’est même pour cette raison que j’en parle ici. Mais je trouvai que c’était un peu trop, particulièrement parce que j’avais autre chose en vue pour elle à propos de l’argenterie. Je lui dis donc que je croyais que s’il lui donnait d’abord comme présent une bourse avec cent guinées, et qu’il lui fît ensuite la politesse d’une pension annuelle de quarante livres sterling pendant sa vie, garanties de la façon qu’elle le désirerait, ce serait déjà très honnête.

 

Il en convint, et dans la soirée du même jour, comme nous allions aller au lit, il prit ma Quakeresse par la main, et, en lui donnant un baiser, lui dit que nous avions été traités par elle avec beaucoup de bonté depuis le commencement de cette affaire, et que sa femme l’avait été auparavant, comme elle (c’est-à-dire moi) l’en avait informé ; il se croyait tenu de lui faire voir qu’elle avait obligé des amis capables de gratitude ; pour sa part personnelle dans l’obligation que nous lui avions, il désirait qu’elle acceptât cela comme un témoignage partiel de reconnaissance seulement (il lui mettait l’or dans la main) ; sa femme causerait avec elle de ce qu’il aurait de plus encore à lui dire. Là-dessus, lui donnant à peine le temps de murmurer : « Je vous remercie », il monta dans notre chambre à coucher, la laissant toute confuse et ne sachant que dire.

 

Lorsqu’il fut parti, elle se mit à protester avec beaucoup d’honnêteté et d’obligeance de sa bonne volonté à notre égard ; mais, ajoutait-elle, c’était sans aucune attente de récompense ; je lui avais fait plusieurs cadeaux de prix auparavant, – et, en effet, je lui en avais fait, car, outre la pièce de toile que je lui avais donnée dès le commencement, je lui avais donné un service de table en toile damassée, pris sur le linge que j’avais acheté pour mes bals, c’est-à-dire trois nappes et trois douzaines de serviettes ; et une autre fois je lui avais donné un petit collier de perles d’or, et autres choses semblables ; mais, ceci entre parenthèses ; – elle le rappela cependant, comme je le dis, et aussi combien elle m’avait eu d’obligations en mainte autre circonstance, qu’elle n’était pas en condition de montrer sa gratitude d’aucune autre manière, ne pouvant rendre autant qu’elle avait reçu ; que maintenant nous lui enlevions toute chance de s’acquitter par l’amitié que je lui avais déjà témoigné, et que nous la laissions plus endettée qu’elle ne l’était auparavant. Elle débita cela d’un très bon air, à sa manière, laquelle était vraiment très agréable, et avait autant de sincérité apparente, et même, je le crois, de réelle, qu’il était possible d’en exprimer ; cependant je l’arrêtai, la priant de n’en pas dire davantage, mais d’accepter ce que mon époux lui avait donné, et qui n’était qu’une partie, comme elle l’avait entendu le dire.

 

« Et laissez cela de côté, lui dis-je ; mais venez vous asseoir ici, et donnez-moi la permission de vous dire quelque chose encore, sur le même chapitre ; une chose que mon époux et moi nous avons réglée entre nous en votre faveur. »

 

» – Que veux-tu dire ? » s’écria-t-elle, en rougissant et en ayant l’air surpris, mais sans bouger.

 

Elle allait parler de nouveau, mais je l’interrompis et lui dis qu’elle ne devait plus s’excuser d’aucune façon, car j’avais à lui causer de choses meilleures que tout cela. Je continuai en lui disant que, puisqu’elle avait été si amicale et si bonne pour nous en toute occasion, que sa maison était le lieu fortuné où nous nous étions unis, et que j’avais été, comme elle ne l’ignorait pas, mise un peu au courant par elle-même de sa position, nous avions résolu que son sort s’améliorerait par nous pour tout le temps de sa vie. Je lui dis alors ce que nous avions décidé de faire pour elle, et qu’elle n’avait rien de plus à faire qu’à réfléchir avec moi sur la manière dont cela lui serait le plus efficacement garanti, à part de tout ce qui appartenait à son mari ; si son mari lui fournissait de quoi vivre confortablement et n’avoir pas besoin de cela pour son pain et les autres choses nécessaires, elle n’en ferait pas usage, mais elle en mettrait de côté l’intérêt et l’ajouterait chaque année au principal, de manière à accroître le revenu annuel, qui, avec le temps, et peut-être avant qu’elle vînt à en avoir besoin, pourrait doubler ; nous étions très disposés à consentir à ce que tout ce qu’elle mettrait ainsi de côté fût bien à elle, et à qui elle jugerait bon après elle ; mais les quarante livres par an devraient retourner à notre famille à la fin de sa vie, que nous lui souhaitions l’un et l’autre longue et heureuse.

 

Qu’aucun lecteur ne s’étonne de l’intérêt extraordinaire que je portais à cette pauvre femme, ni de ce que je donne une place dans ce récit à ma libéralité envers elle. Ce n’est pas, je vous l’assure, pour faire parade de ma charité, ni pour faire valoir ma grandeur d’âme et donner d’une manière si prodigue ce qui eut été au-dessus de mes moyens même avec une fortune deux fois plus grande ; mais il y avait une autre source d’où tout cela découlait, et c’est pourquoi j’en parle. Était-il possible de penser à une pauvre femme laissée seule avec quatre enfants dont le mari était parti au loin et qui n’aurait peut-être pas été bon à grand’chose s’il était resté ; étais-je, dis-je, moi qui avais goûté si amèrement les chagrins de cette sorte de veuvage, capable de la voir, de songer à sa position, et de ne pas être touchée d’une façon toute particulière ? Non, non ; jamais je ne les voyais, elle et sa famille, bien qu’elle ne fût pas restée si dénuée de secours et d’amis que je l’avais été moi-même, sans me rappeler ma pauvre condition, au temps où j’envoyais Amy mettre en gage mon corset pour acheter une poitrine de mouton et une botte de navets. Je ne pouvais regarder ses pauvres enfants, bien qu’ils ne fussent ni misérables ni languissants comme les miens, sans verser des larmes en songeant à l’épouvantable condition à laquelle ceux-ci étaient réduits, lorsque la pauvre Amy les poussa tous chez leur tante de Spitalfield et les abandonna en courant. Telle était la source primitive, la véritable fontaine d’où sortaient mes pensées d’affection et mon désir de soulager cette pauvre femme.

 

Lorsqu’un pauvre débiteur, après être resté longtemps pour dette à Compter, ou à Ludgate, ou au Ban-du-Roi[23], en sort ensuite, se relève dans le monde et devient riche, un tel homme est, aussi longtemps qu’il existe, un bienfaiteur assuré pour les prisonniers de ces maisons, et, peut-être, pour toutes les prisons auprès desquelles il passe, car il se rappelle ses propres maux des jours sombres ; et ceux même qui n’ont jamais eu l’expérience de telles douleurs pour éveiller leur esprit à des actes de charité, auraient les mêmes dispositions bonnes et généreuses, s’ils se rendaient un compte exact de ce qui les distingue des autres, grâce à une favorable et miséricordieuse providence.

 

C’était donc là, je le répète, la source de mon intérêt pour cette honnête, affectueuse et reconnaissante Quakeresse ; et, comme j’avais une grande fortune en ce monde, je voulais qu’elle goûtât les fruits de ses excellents procédés envers moi d’une manière à laquelle elle ne s’attendait pas.

 

Pendant tout le temps que je lui parlai, je voyais le désordre de son esprit ; cette joie soudaine était trop pour elle ; elle rougissait, tremblait, changeait de couleur, et à la fin elle devint toute pâle et fut vraiment sur le point de s’évanouir ; mais elle agita précipitamment une petite sonnette pour appeler sa femme de chambre qui vint immédiatement ; et elle lui fit signe – car pour parler elle ne le pouvait, – de lui remplir un verre de vin ; mais elle n’eut pas assez d’haleine pour le boire, et elle fut presque étouffée de ce qu’elle en prit dans sa bouche. Je vis qu’elle était malade et l’aidai de mon mieux, ayant grand peine à l’empêcher de s’évanouir avec de l’alcool et des parfums. Cependant elle fit signe à sa femme de chambre de se retirer et immédiatement elle éclata en sanglots. Cela la soulagea. Lorsqu'elle fut un peu revenue à elle, elle s’élança vers moi et, me jetant les bras au cou :

 

« Oh ! dit-elle, tu m’as presque tuée ! »

 

Et elle resta là suspendue, reposant sa tête sur mon cou pendant près d’un quart d’heure, incapable de parler, et sanglotant comme un enfant qui a reçu le fouet.

 

J’étais très contrariée de ne pas m’être arrêtée un peu au milieu de mon discours, et de pas lui avoir fait prendre un verre de vin avant de jeter ses esprits dans une si violente émotion ; mais il était trop tard, et il y avait dix à parier contre un que cela ne la tuerait pas.

 

Elle revint à elle enfin, et commença à répondre par d’excellentes paroles à mes marques d’affection. Je ne voulus pas la laisser continuer, et lui déclarai que j’avais encore à lui dire plus que tout cela, mais que j’allais la laisser tranquille jusqu’à une autre fois. Je pensais à la boîte d’argenterie, dont je lui donnai une bonne part ; j’en donnai aussi un peu à Amy, car j’en avais tant, et des pièces si grosses, que je pensais que si je la laissais voir à mon mari, il serait capable de se demander à quel propos j’en avais une si grande quantité et d’un tel genre ; surtout un grand seau pour les bouteilles, qui coûtait cent vingt cinq livres sterling, et quelques grands candélabres, trop gros pour un usage ordinaire. Ces objets-là, je les fis vendre par Amy. Bref Amy en vendit pour plus de trois cents livres ; ce que je donnai à la Quakeresse valait plus de soixante livres ; j’en donnai à Amy pour plus de trente livres, et il m’en resta encore une grande quantité pour mon mari.

 

Et notre libéralité pour la Quakeresse ne s’arrêta pas aux quarante livres par an ; car pendant tout le temps que nous restâmes chez elle, c’est-à-dire pendant plus de dix mois, nous fûmes toujours à lui donner une chose ou l’autre. En un mot, au lieu que nous logions chez elle, c’était elle qui prenait pension chez nous, car je tenais la maison ; elle et toute sa famille mangeaient avec nous, et, malgré cela, nous lui payions encore le loyer. Bref, je me rappelais mon veuvage, et je me plaisais à cause de cela à réjouir longtemps le cœur de cette veuve.

 

Enfin, mon époux et moi, nous commençâmes à songer à passer en Hollande, où je lui avais proposé de demeurer ; et, afin de bien régler les préliminaires de notre future manière de vivre, je me mis à réaliser toute ma fortune, de façon à avoir tout à notre disposition pour la première occasion que nous jugerions convenable ; après quoi, un matin, j’appelai mon époux près de moi.

 

« Écoutez bien, monsieur, lui dis-je, j’ai deux questions très graves à vous poser. Je ne sais quelle réponse vous ferez à la première ; mais je doute que vous puissiez rien répondre de bien agréable à l’autre ; et cependant, je vous assure, elle est de la dernière importance pour vous et pour l’avenir de votre existence, quelle qu’elle doive être. »

 

Il n’eut pas l’air très alarmé, parce qu’il s’apercevait que je parlais d’un ton assez enjoué.

 

« Entendons vos questions, ma chère, dit-il ; et j’y ferai la meilleure réponse que je pourrai.

 

» – Eh bien, pour commencer, dis-je, premièrement, vous avez épousé une femme ici, vous en avez fait une grande dame, et vous lui avez fait espérer qu’elle serait encore quelque chose de plus quand elle arriverait à l’étranger : avez-vous examiné, je vous prie, si vous êtes capable de fournir à toutes ses folles demandes quand elle sera là-bas ; si vous pourrez entretenir une Anglaise dépensière dans tout son orgueil et toute sa vanité ? En un mot, vous êtes-vous enquis si vous sauriez la satisfaire ?

 

» Secondement, vous avez épousé une femme ici ; vous lui avez donné beaucoup de belles choses ; vous l’entretenez comme une princesse, et quelquefois vous l’appelez de ce nom. Quelle dot, je vous prie, avez-vous eue d’elle ? Quelle fortune a-t-elle été pour vous ? Et où se trouvent ses propriétés, que vous lui faites un tel train de vie ? Je crains que vous ne la teniez à un rang bien au-dessus de sa position, du moins au-dessus de ce que vous en avez vu jusqu’ici ? Êtes-vous sûr de n’avoir pas mordu à un hameçon ? et de n’avoir pas fait une lady d’une meurt-de-faim ? »

 

« – Eh bien, dit-il, avez-vous d’autres questions à me faire ? faites-les toutes ensemble ; peut-être pourra-t-on répondre à toutes en quelques mots, comme à ces deux-ci.

 

» – Non, repris-je. Voilà mes deux grandes questions, pour le moment du moins.

 

» – Eh bien, alors, je vais vous répondre en quelques mots. Je suis absolument le maître de mes propres ressources, et, sans plus ample enquête, je puis informer ma femme, dont vous parlez, que, si je l’ai faite grande dame, je saurai la tenir sur le pied d’une grande dame, où qu’elle aille avec moi, et sans, que j’aie une pistole de sa dot, qu’elle ait une dot ou non ; et, puisque je ne me suis pas enquis si elle avait une dot ou non, je ne lui en témoignerai pas moins de respect, je ne l’obligerai pas à vivre plus médiocrement ou à se priver en rien à cause de cela ; au contraire, si elle va à l’étranger pour vivre avec moi dans mon pays natal, je la ferai plus qu’une grande dame et j’en supporterai les frais, sans m’inquiéter de quoi que ce soit qu’elle puisse avoir ; et ceci, je suppose, ajouta-t-il en finissant, contient la réponse à vos deux questions ensemble. »

 

Il avait en parlant un air beaucoup plus sérieux que je n’avais en lui posant ces questions. Il dit encore à ce sujet beaucoup de choses pleines d’amitié, comme conséquence de nos conversations antérieures, de sorte que je fus obligée de devenir sérieuse également.

 

« Mon ami, lui dis-je, je ne faisais que plaisanter avec mes questions. Je vous les posais pour amener ce que j’allais vous dire sérieusement, à savoir que, si je dois aller à l’étranger, il est temps que je vous fasse savoir l’état des choses, et ce que j’ai à vous apporter comme votre femme ; que nous voyions comment on doit en disposer, le placer, et le reste. Venez donc, asseyez-vous, et laissez-moi vous montrer le marché que vous avez fait. J’espère que vous verrez que vous n’avez pas pris une femme sans fortune. »

 

Alors il me dit que, puisqu’il voyait que j’étais sérieuse, il désirait que je remisse l’affaire au lendemain ; nous ferions alors comme font les pauvres gens après leur mariage, qui tâtent dans leurs poches et voient combien d’argent ils apportent ensemble dans le monde.

 

« Très bien, lui dis-je ; de tout mon cœur. »

 

Et la conversation s’arrêta là-dessus pour cette fois.

 

Ceci se passait le matin. Mon époux alla, après dîner, chez son orfèvre, dit-il, et, au bout de trois heures, il en revint avec un porteur chargé de deux grandes boîtes ; son domestique portait une autre boîte aussi lourde, à ce que je remarquais, que les deux du porteur, et sous laquelle le pauvre garçon suait de toutes ses forces. Il renvoya le porteur, et, un petit moment après, il sortit de nouveau avec son domestique ; il revint à la nuit, amenant un autre porteur avec d’autres boîtes et paquets, et le tout fut monté et enfermé dans une chambre à côté de notre chambre à coucher. Le lendemain matin, il demanda une table ronde assez grande, et se mit à déballer.

 

Lorsque les boîtes furent ouvertes, je vis qu’elles étaient pleines surtout de livres, de papiers et de parchemins ; je veux dire des livres de compte, des écrits et choses semblables, qui n’avaient en eux-mêmes aucune importance pour moi, parce que je n’y comprenais rien. Cependant je le vis les sortir tous, les éparpiller autour de lui sur la table et les chaises, et être très affairé au milieu de tout cela. C’est pourquoi je me retirai et le laissai seul. Il était, en effet, tellement occupé, qu’il ne s’aperçut de ma disparition qu’un bon moment après. Mais lorsqu’il eut passé en revue tous ses papiers et qu’il en fut venu à ouvrir une certaine petite boîte, il me rappela.

 

« Maintenant, dit-il en m’appelant sa comtesse, je suis prêt à répondre à votre première question. Si vous voulez vous asseoir jusqu’à ce que j’aie ouvert cette boîte, nous verrons où en sont les choses. »

 

Il ouvrit donc la boîte ; et vraiment elle contenait ce à quoi je ne m’attendais pas, car je croyais qu’il avait écorné plutôt qu’augmenté sa fortune ; mais il me montra en billets d’orfèvres et en valeurs sur la Compagnie anglaise des Indes Orientales, environ seize mille livres sterling ; puis il me mit en main neuf assignations sur la Banque de Lyon, en France, et deux sur les rentes de l’Hôtel de Ville à Paris, montant ensemble à cinq mille huit cents couronnes[24] par an, ou de revenu annuel, comme on dit là-bas ; et enfin la somme de trente mille rixthalers sur la Banque d’Amsterdam, sans compter des bijoux et de l’or dans la boîte, pour une valeur de quinze ou seize mille livres sterling, parmi lesquels se trouvait un très beau collier de perles valant environ deux cents livres. Il le tira et l’attacha à mon cou, disant qu’il ne figurerait pas à l’inventaire.

 

J’étais aussi contente que surprise, et c’était avec une joie inexprimable que je le voyais si riche.

 

« Vous pouviez bien me dire, m’écriai-je, que vous étiez capable de me faire comtesse et de me tenir à la hauteur de ce rang. »

 

Bref, il était immensément riche ; car, outre ceci, il me montra, – et c’était la raison pour laquelle il avait été si affairé avec ses livres, – il me montra, dis-je, différentes entreprises qu’il avait à l’étranger comme commerçant ; ainsi, en particulier, une part d’un huitième dans un vaisseau pour les Indes Orientales, alors en mer ; un compte-courant avec un marchand de Cadix, en Espagne ; environ trois mille livres sterling prêtées à la grosse sur des navires partis pour les Indes, et une grande cargaison de marchandises consignées à un marchand pour être vendues à Lisbonne, en Portugal ; de sorte que ses livres portaient environ douze mille livres de plus ; ce qui, mis tout ensemble, faisait à peu près vingt-sept mille livres sterling, et treize cent vingt livres par an.

 

Je restai stupéfaite, et cela se comprend, devant ces comptes, et ne lui dis rien pendant un bon moment, d’autant plus que je le voyais encore occupé à regarder ses livres. Au bout d’un instant, comme j’allais exprimer mon émerveillement :

 

« Tenez, ma chère, dit-il, ce n’est pas encore tout. »

 

Et alors il tira quelques vieux sceaux et de petits rouleaux de parchemin, que je ne comprenais pas ; mais il me dit que c’était un droit de réversion qu’il possédait sur un domaine patrimonial dans sa famille, et une hypothèque de quatorze mille rixthalers assise sur ce domaine entre les mains du présent possesseur ; c’était donc environ trois mille livres sterling de plus.

 

« Mais écoutez encore, dit-il ; il faut que je paye mes dettes sur tout cela, et elles sont très grosses, je vous assure. »

 

La première, dit-il alors, était une mauvaise affaire de huit mille pistoles pour laquelle il avait eu un procès à Paris ; sentence avait été donnée contre lui, et c’était là la perte dont il m’avait parlé, qui lui avait fait quitter Paris de dégoût. Il devait par ailleurs environ cinq mille trois cents livres sterling ; de valeur argent, il avait encore au total dix-sept mille livres net mais après tout et treize cent vingt livres de rentes.

 

Après un instant de silence, ce fut à mon tour de parler.

 

« Eh bien, dis-je, il est dur, en vérité, qu’un gentleman possédant une telle fortune soit venu jusqu’en Angleterre pour épouser une femme qui n’a rien. En tout cas, il ne sera pas dit que ce que j’ai, quoi qu’il soit, je ne l’apporterai pas au fond commun. »

 

Et là dessus je commençai à produire mes pièces.

 

D’abord, je tirai l’hypothèque que le bon sir Robert m’avait procurée, d’un revenu annuel de sept cents livres, d’un principal de quatorze mille livres.

 

En second lieu, je tirai une autre hypothèque territoriale, procurée par le même fidèle ami, qui, à trois reprises, avait avancé douze mille livres.

 

Troisièmement, je lui exhibai un paquet de petites valeurs obtenues de divers côtés, revenus de fermes et autres petites hypothèques comme on en trouvait en ce temps-là, montant à dix mille huit cents livres en principal, et donnant six cent trente-six livres par an. De sorte qu’en tout il y avait deux mille cinquante-six livres par an de rentrées constantes en argent comptant.

 

Lorsque je lui eus montré tout cela, je le déposai sur la table et le priai de le prendre, afin qu’il pût me donner une réponse à la seconde question. Quelle fortune avait-il de sa femme ? et je me mis à rire un peu.

 

Il regarda les papiers une minute, et puis me les tendit tous en disant :

 

« Je n’y toucherai pas, pas à un seul, avant que tout soit solidement placé en mains sûres pour votre propre usage et entièrement sous votre administration. »

 

Je ne saurais omettre ce que j’éprouvai pendant que tout cela se passait. Quoique ce fût joyeuse besogne après tout, je tremblais cependant dans toutes mes articulations plus que ne fit jamais, je suppose, Balthazar à la vue des caractères écrits sur sa muraille ; et j’en avais certes d’aussi justes motifs. – Pauvre misérable, me disais-je, est-ce que ma richesse mal acquise, produit d’une débauche prospère, d’une ignoble et vicieuse existence de prostitution et d’adultère, va être mêlée à la fortune honnête et bien gagnée de cet intègre gentleman, pour y faire l’effet d’une teigne et d’une chenille, et attirer les jugements du ciel sur lui et sur ce qu’il possède, à cause de moi ? Ma perversité flétrira-t-elle son bonheur ? Serai-je pour lui comme le feu dans le lin ? un instrument pour provoquer le ciel à maudire ses joies ? Dieu m’en préserve ! Je tiendrai ces richesses à l’écart si c’est possible.

 

Telle est la véritable raison pour laquelle j’ai donné tant de détails sur la vaste fortune que j’avais acquise ; et voilà comment ses biens, résultat, sans doute, de mainte année d’heureuse industrie, et qui étaient égaux, sinon supérieurs aux miens, furent, à ma prière, tenus séparés des miens, comme je viens de l’indiquer ci-dessus.

 

Je vous ai raconté comment il m’avait remis en main tous mes papiers.

 

« Eh bien, lui dis-je, puisque je vois que vous voulez que cela soit gardé à part, il en sera ainsi, à une condition que j’ai à vous proposer, et pas à d’autre.

 

» – Et quelle est cette condition ?

 

» – Voici. Le seul prétexte que j’aie pour garder ma fortune à part, c’est qu’au cas de votre mort je puisse l’avoir en réserve pour moi, si je vous survis.

 

» – Bien, dit-il. C’est vrai.

 

» – Mais alors, repris-je, c’est toujours le mari qui reçoit le revenu annuel pendant sa vie, pour l’entretien général de la famille, on le suppose, du moins : eh bien, voici deux mille livres par an, ce qui est, je crois, autant que nous en dépensons, et je désire que rien n’en soit économisé. Ainsi tout le revenu de votre fortune, l’intérêt des dix-sept mille livres et les treize cent vingt livres par an pourront être constamment mis de côté pour l’accroissement de vos biens ; de cette façon, en ajoutant chaque année l’intérêt au capital, vous deviendrez peut-être aussi riche que si vous faisiez le commerce avec tout vos fonds, en étant obligé de tenir en même temps un train de maison.

 

La proposition lui plut, et il dit qu’il en serait ainsi ; de cette manière, je me persuadai jusqu’à un certain point que je n’attirerais pas sur mon mari le courroux d’une juste Providence en mêlant ma richesse mal acquise à son honnête fortune. Je fus conduite à agir ainsi par les réflexions qui, à certains intervalles, naissaient dans mon esprit sur la justice du ciel, laquelle, – j’avais lieu de m’y attendre, – tomberait à un moment ou l’autre sur moi ou sur mes biens, en punition de l’épouvantable vie que j’avais vécue.

 

Et que personne ne conclue de l’étrange prospérité que j’avais rencontrée dans toutes mes actions perverses et de la vaste fortune que j’en avais tirée, que je fusse pour cela heureuse ou tranquille. Non, non ; j’avais un dard enfoncé dans le foie ; j’avais en moi un secret enfer, même pendant tout le temps que notre joie semblait au plus haut, et surtout maintenant, après que tout était fini et que, suivant toute apparence, j’étais une des plus heureuses femmes de la terre. Pendant tout ce temps, je le répète, mon esprit était sous le coup d’une terreur constante, qui me donnait des sursauts terribles et me faisait m’attendre à quelque chose d’effrayant à chacun des accidents ordinaires de la vie.

 

En un mot, il ne faisait jamais d’éclair ni de tonnerre que je ne crusse que le prochain coup allait pénétrer mes organes vitaux et fondre la lame – mon âme, – dans son fourreau de chair. Jamais un ouragan ne soufflait que je ne crusse que la chute de quelque tuyau de cheminée ou de toute autre partie de la maison allait m’ensevelir sous ses ruines ; et il en était de même pour les autres choses.

 

Mais j’aurai peut-être occasion de reparler de tout ceci plus tard. La question que nous avions à considérer était en quelque sorte réglée : nous avions amplement quatre mille livres sterling par an pour notre subsistance future, sans compter une grosse somme en joyaux et en argenterie. Outre cela, j’avais environ huit mille livres d’argent en réserve que je lui dissimulai, pour établir mes deux filles dont j’ai encore beaucoup à parler.

 

C’est avec cette fortune, assise comme vous l’avez vu, et avec le meilleur mari du monde, que je quittai de nouveau l’Angleterre. Non seulement j’avais, par prudence humaine et par la nature même des choses, étant mariée et établie d’une si magnifique façon, j’avais non seulement, dis-je, abandonné tout à fait la ligne de conduite dissipée et coupable que j’avais suivie auparavant, mais je commençais à la regarder derrière moi avec cette horreur et cette détestation qui est la compagne assurée, sinon l’avant-coureur, du repentir.

 

Quelquefois les prodiges de ma position présente opéraient sur moi, et mon âme avait des ravissements à propos de la facilité avec laquelle j’étais sortie des bras de l’enfer, et de ce que je n’étais pas engloutie dans la ruine définitive, comme le sont au commencement ou à la fin, la plupart de celles qui mènent une telle vie. Mais c’était là un essor trop haut pour moi. Je n’en étais pas arrivée à ce repentir qui s’élève du sentiment de la bonté céleste ; je me repentais du crime, mais c’était une sorte de repentir moins noble, excité plutôt par la crainte du châtiment que par le sentiment que la punition m’avait été épargnée et que j’avais heureusement touché terre après la tempête.

 

Le premier événement après notre arrivée à La Haye (où nous demeurâmes quelques temps) fut que mon époux me salua un matin du titre de comtesse, comme il avait dit qu’il avait l’intention de le faire en se faisant transférer l’héritage auquel cette dignité était attachée. Il est vrai que ce n’était qu’une réversion ; mais elle ne tarda pas à se produire, et comme tous les frères d’un comte sont appelés comtes, j’eus le titre par courtoisie trois ans environ avant de l’avoir en réalité.

 

Je fus agréablement surprise que cela vînt sitôt, et j’aurais voulu que mon époux prît sur mes biens l’argent qu’il y avait dépensé ; mais il rit de moi et alla son train.

 

J’étais alors au sommet de ma gloire et de ma prospérité. On m’appelait la comtesse de ***. J’avais obtenu sans le chercher ce à quoi je visais en secret, et c’était réellement la principale raison qui m’avait fait venir à l’étranger. Je pris alors un domestique plus nombreux ; je vécus dans une sorte de magnificence que je ne connaissais pas ; on m’appelait « Votre Honneur » à chaque mot ; j’avais une couronne derrière mon carrosse quoiqu’en même temps je ne susse pas grand’chose, rien du tout même, de mon nouvel arbre généalogique.

 

La première chose que mon époux prit sur lui d’arranger, fut de déclarer que nous nous étions mariés onze ans avant notre arrivée en Hollande, et conséquemment de reconnaître comme légitime notre petit garçon, qui était encore en Angleterre, de donner des ordres pour le faire venir et de l’ajouter à sa famille en le reconnaissant pour nôtre.

 

Voici comment il s’y prit. Il avertit ses parents de Nimègue, où ses enfants (deux fils et une fille) étaient élevés, qu’il venait d’Angleterre et qu’il était arrivé à La Haye avec sa femme ; qu’il y resterait quelque temps, et qu’il désirait qu’on lui amenât ses deux fils. Il fut fait comme il le demandait, et je les accueillis avec toute la bonté et la tendresse qu’ils pouvaient attendre de leur belle-mère, et d’une belle-mère qui prétendait l’être depuis qu’ils avaient deux ou trois ans.

 

Il ne fut pas difficile du tout de faire admettre que nous étions mariés depuis si longtemps dans un pays où l’on nous avait vus ensemble vers cette époque, c’est-à-dire onze ans et demi auparavant, et où l’on ne nous avait plus jamais vus ensuite, si ce n’est depuis que nous étions revenus ensemble. Et ce fait d’avoir été vus ensemble autre fois était ouvertement reconnu et proclamé par notre ami le marchand de Rotterdam, et aussi par les gens de la maison où nous demeurions l’un et l’autre dans la même ville et où notre première intimité commença, lesquels se trouvèrent par hasard tous encore vivants. Aussi, pour le mieux publier, nous fîmes un voyage à Rotterdam, et logeâmes dans la même maison ; notre ami, le marchand, vint nous y rendre visite ; il nous invita ensuite fréquemment chez lui et nous traita fort honnêtement.

 

Cette conduite de mon époux, qu’il mena avec une grande habileté, était véritablement une marque d’un merveilleux degré d’honnêteté et d’affection pour notre petit garçon ; car tout cela était fait purement dans l’intérêt de l’enfant.

 

J’appelle cela une affection honnête, parce que c’était par un principe d’honnêteté qu’il s’intéressait si sérieusement à prévenir le scandale qui serait autrement tombé sur l’enfant, tout innocent qu’il était. C’était par ce principe d’honnêteté qu’il m’avait si vivement sollicitée et conjurée, au nom des sentiments naturels d’une mère, de l’épouser lorsque l’enfant était encore à peine conçu dans mon sein, afin qu’il ne souffrît pas du péché de son père et de sa mère. Aussi, bien qu’il m’aimât réellement beaucoup, j’avais cependant lieu de croire que c’était par ce même principe de justice envers l’enfant qu’il était revenu en Angleterre me chercher avec le dessein de m’épouser, et comme il disait, de sauver l’innocent agneau d’une infamie pire que la mort.

 

C’est en m’adressant un juste reproche que je dois répéter encore que je ne lui portais pas le même intérêt, quoique ce fût l’enfant de ma propre chair ; mais je n’eus jamais pour cet enfant l’amour cordial et tendre qu’il avait. Quelle en était la raison, je ne saurais le dire. J’avais, il est vrai, montré une négligence générale à son endroit pendant toutes les années dissipées de mes fêtes de Londres, si ce n’est que j’envoyais Amy s’informer de lui de temps en temps et payer sa nourrice. Quant à moi, c’est à peine si je l’avais vu quatre fois pendant les quatre premières années de sa vie, et j’avais souvent souhaité qu’il s’en allât tranquillement de ce monde. Au contraire, je prenais un soin tout autre d’un fils que j’avais eu du joaillier, et je lui montrais un tout autre intérêt, bien que je ne me fisse pas connaître de lui ; en effet, j’avais subvenu parfaitement à tous ses besoins, je lui avais fait donner une très bonne éducation, et quand il avait été d’âge convenable, je l’avais fait partir avec une personne honnête et dans de bonnes affaires, pour les Indes Orientales ; et là, lorsqu’il y eut été quelque temps et qu’il commença à opérer à son compte, je lui envoyai en différentes fois la valeur de plus de deux mille livres sterling, avec quoi il fit le commerce et s’enrichit ; et, il faut l’espérer, il pourra revenir à la fin avec quarante ou cinquante mille livres dans sa poche, comme beaucoup l’ont fait, qui n’avaient pas eu un tel encouragement à leurs débuts.

 

Je lui envoyai aussi là bas une femme, une belle jeune fille, bien élevée, extrêmement bonne et agréable ; mais le jeune dégoûté ne la trouva pas de son goût, et il eut l’impudence de m’écrire, j’entends d’écrire à la personne que j’employais pour correspondre avec lui, de lui en envoyer une autre, promettant de marier celle que je lui avais adressée à un de ses amis qui l’aimait mieux que lui ne le faisait. Mais je pris la chose si mal que, non seulement, je ne voulus point lui en envoyer d’autre, mais que j’arrêtai une nouvelle valeur de mille livres que j’étais disposée à lui faire tenir. Il réfléchit ensuite et offrit de l’épouser ; mais, à son tour, elle avait tellement ressenti le premier affront qu’il lui avait infligé qu’elle ne voulut pas de lui, et je lui fis écrire que je trouvais qu’elle avait bien raison. Toutefois, après qu’il lui eut fait sa cour pendant deux ans, et grâce à l’entremise de quelques amis, elle l’épousa et fit une excellente femme, comme je savais qu’elle le ferait ; mais jamais je ne lui envoyai la cargaison de mille livres dont je viens de parler ; de sorte qu’il perdit cette somme pour m’avoir offensée, et qu’à la fin il prit la dame sans l’argent.

 

Mon nouvel époux et moi, nous vivions d’une vie très régulière et contemplative ; et certes c’était en soi une vie pleine de toute humaine félicité. Mais si je regardais ma situation avec satisfaction, ce qu’assurément je faisais, je regardais en toute occasion les choses d’autrefois avec une détestation proportionnée et avec la plus extrême affliction ; et vraiment alors, et cela pour la première fois, ces réflexions commençaient à entamer mon bonheur et à diminuer la douceur de mes autres jouissances. On peut dire qu’elles avaient rongé un trou dans mon cœur auparavant ; mais maintenant elles le transperçaient de part en part ; elles mettaient leurs dents à tous mes plaisirs, rendaient amère toute douceur, et me faisaient soupirer au milieu de chaque sourire.

 

Ni toute l’affluence d’une abondante fortune, ni la possession de cent mille livres sterling (car, à nous deux, nous n’avions guère moins), ni les honneurs et les titres, ni les serviteurs et les équipages, ni, en un mot, toute ces choses que nous appelons le plaisir ne pouvaient m’offrir aucune saveur ni m’adoucir le goût des choses. Cela alla au point qu’à la fin je devins triste, lourde, pensive et mélancolique. Je dormais peu ; je mangeais peu ; je rêvais continuellement les plus effrayantes et les plus terribles choses imaginables, rien que des apparitions de démons et de monstres, des chutes dans des gouffres du haut de précipices élevés et abrupts, et autres accidents semblables. Si bien que le matin, lorsque j’aurais dû me lever rafraîchie par le bienfait du repos, j’étais harcelée d’épouvantements et de choses terribles uniquement formées dans mon imagination, tantôt fatiguée et ayant besoin de dormir, tantôt accablée de vapeurs, et incapable de m’entretenir avec ma famille ou avec toute autre personne.

 

Mon mari, l’être le plus tendre du monde, surtout à mon égard, était très inquiet, et faisait tout ce qui était en son pouvoir pour m’encourager et me remettre ; il s’efforçait de me guérir en me raisonnant ; il essayait tous les moyens possibles de me distraire ; mais tout cela ne servait à rien, ou à bien peu.

 

Mon seul soulagement était quelquefois de m’épancher dans le sein de la pauvre Amy, lorsque nous étions seules, elle et moi ; et elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour me réconforter ; mais cela n’avait pas grand effet, venant de sa part ; car, bien qu’Amy fût la plus pénitente d’abord, quand nous avions été dans la tempête, elle était restée ce qu’elle avait coutume d’être, une folle, dissipée, débauchée coquine, que l’âge n’avait pas rendue beaucoup plus sérieuse ; car Amy avait à ce moment entre quarante et cinquante ans, elle aussi.

 

Mais reprenons ma propre histoire. De même que je n’avais personne pour m’encourager, je n’avais personne pour me conseiller. Il était heureux, je l’ai souvent pensé, que je ne fusse pas catholique romaine. Quelle jolie besogne j’aurais faite, en effet, d’aller trouver un prêtre avec une histoire telle que celle que j’aurais eue à lui dire ; et quelle pénitence tout père confesseur ne m’aurait-il pas obligé à accomplir, surtout s’il avait été honnête et fidèle aux devoirs de sa charge !

 

Cependant, n’ayant rien de ce recours, je n’avais rien non plus de l’absolution grâce à laquelle le criminel qui se confesse s’en va réconforté ; mais je marchais le cœur chargé de crimes, et dans l’obscurité la plus complète sur ce que j’avais à faire. Je languis dans cet état près de deux ans. Je puis bien dire languir ; car si la Providence ne m’avait pas secourue, je n’aurais pas tardé à mourir. Mais nous reviendrons sur ce sujet.

 

Il faut maintenant retourner à une autre scène, et la réunir à cette partie de mon histoire, qui finira tout ce qui, pour moi, se rapporte à l’Angleterre, du moins tout ce que j’en mettrai dans ce récit.

 

J’ai indiqué en gros ce que j’avais fait pour mes deux fils, l’un à Messine, l’autre aux Indes. Mais je n’ai pas été jusqu’au bout de l’histoire de mes deux filles. Je courais tellement le danger d’être reconnue par une d’elles que je n’osais pas la voir, de peur de lui faire savoir qui j’étais. Quant à l’autre, je ne pouvais guère trouver aucun moyen de la voir, de la reconnaître, ni de la laisser me voir, parce qu’elle aurait alors nécessairement su que je ne voulais pas me faire connaître de sa sœur, ce qui aurait paru étrange ; si bien que, tout considéré, je me déterminai à ne voir ni l’une ni l’autre. Mais Amy arrangea tout pour moi. Après en avoir fait deux dames en leur donnant une bonne, quoique tardive, éducation, elle fut sur le point de tout perdre, et elle et moi en même temps, en se découvrant malheureusement à la dernière d’entre elles, c’est à dire à celle qui avait été notre cuisinière, et que, comme je l’ai dit plus haut, Amy avait été obligée de mettre à la porte, dans la crainte de cette découverte qui précisément arrivait. J’ai déjà indiqué comment Amy s’occupait d’elle par une tierce personne, et comment la jeune fille, lorsqu’elle eut été mise sur le pied d’une demoiselle, était venue faire visite à Amy chez moi. C’est après cela qu’Amy allant, suivant sa coutume, voir le frère de la jeune fille (mon fils), chez l’honnête homme de Spitalfields, il se trouva que les deux filles étaient là en même temps, par pur hasard ; et la seconde, sans y prendre garde, découvrit le secret, à savoir que c’était là la dame qui avait tout fait pour elles.

 

Amy se trouva fort surprise. Mais voyant qu’il n’y avait pas de remède, elle tourna la chose en plaisanterie, et dès lors s’entretint avec elles librement, continuant à être persuadée que ni l’une ni l’autre ne pourraient tirer grand parti de ce secret tant qu’elles ne sauraient rien de moi. En conséquence, elle les prit ensemble un jour et leur raconta l’histoire, comme elle disait, de leur mère, la commençant lorsqu’elles avaient été si misérablement transportées chez leur tante ; elle déclara qu’elle n’était pas leur mère, et elle leur fit son portrait. Lorsqu’elle dit qu’elle n’était pas leur mère, une d’elles exprima une grande surprise, car elle s’était fortement mis dans l’esprit qu’Amy était réellement sa mère, et que, pour quelques raisons particulières, elle se cachait d’elle. Aussi, lorsque Amy lui dit franchement qu’elle n’était pas sa mère, la fille se prit à pleurer, et Amy eut beaucoup de peine à la remettre. Quand Amy l’eût un peu ramenée à elle et qu’elle fut revenue de son premier trouble, Amy lui demanda ce qu’elle avait. La pauvre fille se suspendit à elle, et l’embrassa ; elle était encore si émue, quoique ce fût une grande fille de dix-neuf ou vingt ans, qu’on ne put la faire parler pendant un grand moment. À la fin, retrouvant sa langue, elle s’écria :

 

« Oh ! mais, ne dites pas que vous n’êtes pas ma mère ! Je suis sûre que vous êtes ma mère. »

 

Et elle se remettait à pleurer comme si elle avait dû en mourir. Amy fut assez longtemps sans savoir ce qu’elle avait à faire d’elle. Elle hésitait à lui dire qu’elle n’était pas sa mère, parce qu’elle ne voulait pas la rejeter dans un nouvel accès de crise. Elle prit un léger détour, et lui dit :

 

« Mais, enfant, pourquoi voudriez-vous que je fusse votre mère ? Si c’est parce que je suis si bonne envers vous, soyez tranquille, ma chère enfant, je continuerai à être aussi bonne envers vous que si j’étais votre mère.

 

» – Oui, oui, reprit la jeune fille. Mais je suis sûre que vous êtes aussi ma mère ; et qu’ai-je fait pour que vous ne vouliez pas me reconnaître, pour que vous ne vouliez pas être appelée ma mère ? Bien que je sois pauvre, vous avez fait de moi une femme bien élevée, et je ne ferai rien qui vous déshonore. Et puis, ajouta-t-elle, je sais garder un secret, surtout pour ma mère, bien sûr. »

 

Et la voilà qui appelle Amy sa mère, qui se suspend de nouveau à son cou, et se reprend à pleurer violemment.

 

Ces dernières paroles de la jeune fille alarmèrent Amy, et, comme elle me le dit, l’effrayèrent terriblement. Elle en fut même si confondue qu’elle ne put se maîtriser ni cacher son trouble à la fille, comme vous allez le voir. Elle se trouva arrêtée court et confuse au dernier point. La fille, adroite friponne, s’en prévalut aussitôt.

 

« Ma mère chérie, dit-elle, ne vous tourmentez pas de cela. Je sais tout ; mais ne vous tourmentez pas. Je n’en dirai pas un mot à ma sœur, ni à mon frère, sans votre permission ; mais ne me reniez pas, maintenant que vous m’avez retrouvée ; ne vous cachez pas de moi plus longtemps. Je ne pourrais le supporter ; cela me brise le cœur.

 

» – La fille est folle, je crois, dit alors Amy. Mais, enfant, je te dis que si j’étais ta mère, je ne te renierais pas. Ne voyez-vous pas que je suis aussi bonne pour vous que si j’étais votre mère ? »

 

Mais Amy aurait eu aussi vite fait de chanter Femme sensible sur l’air de Marlborough que de lui parler[25].

 

» Oui, répondit-elle, vous êtes très bonne avec moi, en vérité ». Et elle ajouta que cela suffirait pour faire croire à tout le monde qu’elle était bien sa mère. Mais ce n’était pas encore là le cas ; elle avait d’autres raisons pour croire, et pour savoir qu’Amy était sa mère ; et c’était une chose triste qu’elle ne voulût pas se laisser appeler ma mère, par elle qui était son propre enfant.

 

Amy avait le cœur si plein de trouble et d’émotion qu’elle ne chercha pas à avoir plus de renseignements, ce qu’elle aurait fait en d’autres circonstances ; je veux dire des renseignements sur ce qui rendait la fille si affirmative. Mais elle partit et accourut me raconter toute l’histoire.

 

J’en fus tout d’abord comme foudroyée, et encore plus ensuite comme vous le verrez. Mais tout d’abord, je le répète, je fus comme foudroyée et stupéfaite, et je dis à Amy :

 

« Il doit y avoir là dessous quelque chose que nous ne savons pas. »

 

Mais, après y avoir réfléchi plus profondément, je reconnus que la fille n’avait aucune idée de personne, en dehors d’Amy ; et je fus heureuse de ne pas me trouver mêlée dans l’affaire et de ce que la fille n’avait aucune donnée à mon sujet. Toutefois cette tranquillité ne dura pas longtemps ; car lorsque Amy retourna la voir, elle se comporta de même, et se montra même plus violente qu’elle ne l’avait été auparavant. Amy s’efforça de la calmer par tous les moyens imaginables : elle lui dit d’abord qu’elle trouvait mauvais qu’elle ne la crût pas, et enfin que si elle ne voulait pas renoncer à une si folle fantaisie, elle l’abandonnerait et la laisserait seule dans le monde, comme elle l’avait trouvée.

 

Cela donna des crises à la fille ; elle poussa des cris à se tuer, et se suspendit au cou d’Amy comme une enfant.

 

« Eh bien, lui dit celle-ci, pourquoi ne pouvez-vous pas être tranquille avec moi et me laisser vous faire du bien et vous témoigner de l’affection, comme je le ferais, comme j’ai l’intention de le faire ? Pouvez-vous croire que si j’étais votre mère, je ne vous le dirais pas ? Quelle fantaisie possède votre esprit ? »

 

Là dessus la fille lui dit en peu de mots (mais ce peu de mots effraya Amy jusqu’à lui en faire perdre l’esprit, et eut le même effet sur moi), qu’elle savait parfaitement ce qu’il en était.

 

« Je sais, dit-elle, lorsque vous avez quitté ***, – elle nommait le village, – où je demeurais quand mon père est parti, que vous êtes passée en France. Je sais très bien cela, et avec qui vous vous en êtes allée. Mylady Roxana n’est-elle pas revenue avec vous ? Je sais tout cela suffisamment ; quoique je ne fusse qu’une enfant, j’ai tout entendu. »

 

 

Et elle continua à parler de la sorte, si bien qu’Amy perdit de nouveau toute possession d’elle-même ; elle entra contre elle dans un accès de rage digne d’une échappée de Bedlam ; elle lui dit qu’elle ne l’approcherait plus jamais ; qu’elle pouvait retourner mendier si elle voulait ; que quant à elle, Amy, elle ne voulait plus du tout avoir affaire avec elle. La fille, créature passionnée, lui répliqua qu’elle avait l’expérience des pires choses qu’elle pouvait rentrer en service, et que, si elle ne voulait pas l’avouer pour son enfant, elle n’avait qu’à faire ce qui lui plaisait. Puis elle eut encore un accès de cris et de larmes, comme si elle eût voulu se tuer.

 

Bref, cette conduite de la jeune fille terrifia Amy au dernier point, et moi aussi. Quoique nous vissions qu’elle se trompait complètement sur certaines choses, elle était tellement dans la vérité sur d’autres que cela me mettait dans une grande perplexité. Mais ce qui en causait le plus à Amy c’est que la fille (ma fille à moi) lui avait dit qu’elle (c’est-à-dire moi, sa mère) était partie avec le joaillier, et pour la France. Elle ne l’appelait pas le joaillier, mais le maître de la maison, lequel, après que sa mère était tombée dans la misère, et qu’Amy avait emmené tous ses enfants loin d’elle, lui avait montré beaucoup d’attention, et l’avait ensuite épousée.

 

En résumé, il était clair que la fille n’avait que des détails incohérents sur les choses, mais qu’elle possédait cependant des renseignements ayant un fond de réalité ; de sorte qu’à ce qu’il semblait, nos premières dispositions et mon amour avec le joaillier n’étaient pas si cachés que je l’avais cru ; cela avait, sans doute, transpiré jusqu’à ma belle-sœur qui avait fait quelque scandale à ce propos, je suppose ; mais la chance avait voulu qu’il fût trop tard ; j’avais déjà déménagé et étais partie, personne ne savait où ; sans quoi elle m’aurait renvoyé tous les enfants, à coup sûr.

 

Nous comprîmes cela par les discours de la fille, c’est-à-dire Amy le comprit peu à peu. Mais ce n’était que des fragments d’histoire sans suite, que la fille avaient entendus il y avait de cela si longtemps qu’elle ne pouvait guère y rien comprendre elle-même, si ce n’est, en somme, que sa mère avait fait la catin, était partie avec le gentleman propriétaire de la maison, qui l’avait épousée, et qu’elle était allée en France. Et, comme elle avait appris dans ma maison, quand elle y était servante, que Mrs Amy et sa maîtresse, Lady Roxana, avaient été en France toutes les deux, elle mettait toutes ces choses ensemble, et les rapprochant de la grande bonté qu’Amy lui témoignait maintenant, la pauvre créature se persuadait que celle-ci était réellement sa mère ; et il fut pendant longtemps impossible à Amy de la convaincre du contraire.

 

Mais lorsque j’y eus réfléchi, autant que je pouvais le faire d’après ce que je saisissais dans les rapports d’Amy, ceci ne m’inquiétait pas la moitié tant que le fait que la jeune péronnelle eût, après tout, retenu le nom de Roxana, qu’elle sût qui était Lady Roxana, et le reste ; bien que ces notions ne se tinssent pas non plus, car alors elle n’aurait pas fixé son espoir sur Amy comme étant sa mère. Cependant, au bout de quelque temps, comme Amy l’avait presque dissuadée, et qu’elle commençait à confondre tout ce qu’elle disait là dessus, de sorte que ses discours n’avaient plus ni queue ni tête, cette créature passionnée fut prise d’une espèce d’accès de rage et dit à Amy que, si elle n’était pas sa mère, c’était Mme Roxana qui était sa mère alors ; car l’une d’elles deux était sa mère, elle en était sûre ; et tout ce qu’Amy avait fait pour elle, était fait par ordre de Mme Roxana.

 

« Et je suis sûre, ajouta-t-elle, que c’est le carrosse de Lady Roxana qui a amené la dame, quelle qu’elle fût, chez mon oncle à Spitalfield ; car le cocher me l’a dit. »

 

Amy lui éclata de rire au nez, suivant son habitude. Mais, comme elle nous le dit, elle ne riait que d’un côté de la bouche, car elle était si confondue de ce discours qu’elle aurait voulu disparaître sous terre ; et de même de moi lorsqu’elle me le raconta.

 

Cependant Amy paya d’effronterie.

 

« Eh bien, lui dit-elle, puisque vous croyez que vous êtes la fille de mylady Roxana, vous pouvez bien aller la trouver et vous réclamer de votre parenté, n’est-ce pas ? Je suppose que vous savez où la prendre ? »

 

Elle lui répondit qu’elle ne doutait point de la trouver, car elle savait où elle était allée vivre dans la retraite. Il était vrai, cependant, qu’elle pouvait avoir encore déménagé ;

 

« Car, dit-elle avec une sorte de sourire et de grimace, je sais ce qu’il en est, je sais tout ce qu’il en est, très suffisamment. »

 

Amy était tellement excitée qu’elle me dit en deux mots qu’elle finissait par croire qu’il serait absolument nécessaire de l’assassiner. Cette expression me remplit d’horreur ; tout mon sang se glaça dans mes veines, et je fus en proie à un tel tremblement que pendant un bon moment je ne pus parler. À la fin, je m’écriai :

 

« Quoi ! est-ce que le démon est en vous Amy ? »

 

– Oui, oui, reprit-elle, que ce soit le démon ou pas le démon, si je savais qu’elle connût une syllabe de notre histoire, je l’expédierais, quand ce serait mille fois ma propre fille.

 

» – Et moi, dis-je, furieuse, aussi vrai que je vous aime, je serais la première à vous mettre la corde au cou, et je vous verrais pendre avec plus de plaisir que je n’en ai jamais eu à vous regarder de ma vie. Mais non, vous ne vivriez pas assez pour être pendue ; je crois que je vous couperais la gorge de mes mains. Je le ferais presque déjà, rien que pour vous avoir entendu parler de la sorte. »

 

Et-là dessus je l’appelai démon maudit, et lui ordonnai de quitter la chambre.

 

Je crois que c’était la première fois de ma vie que j’étais irritée contre Amy ; le premier moment passé, bien qu’elle fût une diabolique coquine d’avoir eu une pensée pareille, ce n’était après tout que l’effet de son excessive affection et fidélité envers moi.

 

Mais cette affaire me donna un coup terrible ; elle arrivait juste après que je venais de me marier, et elle servit à hâter notre passage en Hollande ; car je n’aurais pas voulu paraître pour être connue sous le nom de Roxana ; non, je ne l’aurais pas voulu pour dix mille livres. C’eût été assez pour ruiner tous mes projets et tous mes plans avec mon mari aussi bien qu’avec tous les autres. J’aurais, en ce cas, aussi bien fait d’être princesse allemande.

 

Je mis donc Amy à l’œuvre ; et, pour lui donner son dû, elle mit en jeu tout son esprit pour tâcher de découvrir par quels moyens la fille avait obtenu ces renseignements, mais, plus particulièrement, jusqu’où ces renseignements allaient, c’est-à-dire ce qu’elle savait réellement et ce qu’elle ne savait pas ; car c’était la grosse affaire pour moi. Comment elle pouvait dire qu’elle savait qui Mme Roxana était, et quelle connaissance elle avait de toutes ces choses, c’était un mystère pour moi. Il était d’ailleurs certain qu’elle n’avait pas d’idée juste sur mon compte, puisqu’elle voulait qu’Amy fût sa mère.

 

Je grondai énergiquement Amy d’avoir permis que la fille la connût jamais, je veux dire la connût comme mêlée à cette affaire ; car on ne pouvait empêcher qu’elle ne la connût, puisqu’elle avait été, je peux dire, au service d’Amy, ou plutôt sous les ordres d’Amy, dans ma maison, comme je l’ai rapporté plus haut. Il est vrai qu’Amy lui avait fait parler d’abord par une autre personne, et non directement, et que le secret s’était découvert par accident, ainsi que je l’ai dit.

 

Amy était contrariée de tout cela aussi bien que moi, mais elle n’y pouvait rien ; et, bien que nous en eussions beaucoup d’inquiétude, comme il n’y avait pas de remède, nous étions tenues de mener le moins de bruit possible sur toute cette affaire afin qu’elle n’allât pas plus loin. Je chargeai Amy de punir la fille de sa conduite ; ce qu’elle fit en la quittant avec colère après lui avoir dit qu’elle verrait bien qu’elle n’était pas sa mère, car elle saurait la laisser dans l’état où elle l’avait trouvée ; puisqu’elle voyait qu’elle ne savait pas se contenter des offices et de l’affection d’une amie, mais qu’elle voulait absolument faire d’elle une mère, elle ne serait, à l’avenir, ni mère, ni amie ; elle lui conseillait donc de rentrer en service et d’être souillon comme devant.

 

La pauvre fille cria de la façon la plus lamentable, mais elle ne voulut pas même s’en dédire ; et ce qui rendit Amy muette d’étonnement plus que le reste fut qu’après avoir ainsi malmené la pauvre fille pendant longtemps, et, n’ayant pu la faire s’en dédire, l’avoir menacée, comme je l’ai rapporté, de l’abandonner tout à fait, elle maintint ce qu’elle avait dit d’abord, et répéta dans les mêmes termes, qu’elle était sûre que si ce n’était pas Amy, c’était mylady Roxana qui était sa mère, et qu’elle irait la trouver ; ajoutant qu’elle ne doutait pas de pouvoir le faire, car elle savait où s’informer du nom de son nouveau mari.

 

Amy arriva à la maison avec cette belle nouvelle sur les lèvres. Je m’aperçus facilement, quand elle entra, qu’elle avait l’esprit perdu, et que quelque chose la rendait furieuse ; et j’étais très en peine de savoir ce que c’était, car lorsqu’elle entra, mon mari était dans la chambre. Cependant, lorsque Amy se leva pour aller se défaire, je trouvai bientôt un prétexte pour la suivre, et, entrant dans sa chambre :

 

« Que diable y a-t-il, Amy ? m’écriai-je. Je suis sûre que vous avez de mauvaises nouvelles.

 

» – Des nouvelles ! dit Amy tout haut. Oui, certes, j’en ai. Je crois que le diable est dans cette femelle ; elle nous perdra toutes, et elle aussi. Il n’y a pas moyen de la tenir. »

 

Elle continua de ce ton et me donna tous les détails ; mais assurément il n’y eut jamais personne de si étonnée que moi lorsqu’elle me dit que la fille savait que j’étais mariée, qu’elle connaissait le nom de mon mari et qu’elle allait faire ses efforts pour me trouver. Je pensais rentrer sous terre rien qu’en l’entendant dire. Au milieu de toute ma stupéfaction, voilà Amy qui se lève, court à travers la chambre comme une insensée, criant :

 

» Je mettrai fin à cela ; j’y mettrai fin. Ça ne peut pas durer. Il faut que je la tue ! je tuerai la carogne, j’en jure par son Auteur. »

 

Elle disait cela du ton le plus sérieux du monde, et elle le répéta trois ou quatre fois, marchant çà et là dans la chambre. « Oui, oui, je la tuerai, pour finir, quand il n’y aurait qu’elle de fille au monde. »

 

» – Tiens ta langue, Amy, je te prie, lui dis-je. Tu es donc folle ?

 

» – Oui, je le suis, folle, absolument ; mais ça ne m’empêchera pas d’être la mort de celle-là, et je redeviendrai raisonnable.

 

» – Mais, vous ne toucherez pas, m’écriai-je, vous ne toucherez pas un cheveu de sa tête, entendez-vous ? Eh quoi ! vous mériteriez d’être pendue pour ce que vous avez fait déjà, pour avoir eu la volonté de le faire ; quant au crime, vous êtes déjà un assassin, comme si vous l’aviez accompli.

 

» – Je sais cela, répondit Amy, et ça ne peut pas être pis. Je vous tirerai de peine, et elle aussi ; elle ne vous réclamera jamais pour sa mère en ce monde, quoi qu’elle puisse faire dans l’autre.

 

» – Bien, bien, repris-je ; calmez-vous et ne parlez pas ainsi. Je ne saurais le supporter.

 

Et elle devint un peu plus raisonnable au bout d’un petit moment.

 

Je dois reconnaître que l’idée d’être découverte portait avec elle de telles épouvantes et troublait tellement mes pensées que je n’étais guère plus maîtresse de moi qu’Amy ne l’était d’elle-même, tant est redoutable le fardeau du crime sur l’esprit.

 

Cependant lorsque Amy se mit pour la seconde fois à parler ainsi abominablement de tuer la pauvre enfant, de l’assassiner, et jura par son Auteur qu’elle le ferait, de manière à me faire comprendre qu’elle parlait sérieusement, j’en fus terrifiée encore bien davantage, et cela m’aida à me rappeler à moi-même pour le reste.

 

Nous nous creusâmes la tête toutes les deux pour voir s’il était possible de découvrir par quel moyen elle avait appris à dire tout cela, et comment elle (j’entends ma fille) était venue à savoir que sa mère avait pris un mari ; mais rien n’y fit ; ma fille ne voulut convenir de rien, et ne donna qu’une explication très imparfaite des choses, extrêmement mal disposée qu’elle était contre Amy pour la manière dont celle-ci l’avait brusquement quittée.

 

Alors Amy alla à la maison où était le garçon. Mais ce fut la même chose. Là ils n’avaient entendu qu’une histoire confuse d’une dame quelconque, ils ne savaient qui, que cette même fille leur avait racontée, mais à laquelle ils n’avaient prêté aucune attention. Amy leur dit comme elle avait agi sottement, et jusqu’à quel point elle avait poussé son caprice, malgré tout ce qu’on avait pu lui remontrer : que, quand à elle, Amy, elle en était si fâchée qu’elle ne voulait plus la voir, et qu’elle pouvait même rentrer en service si elle voulait ; en tous cas, Amy ne voulut plus avoir à faire à elle, à moins qu’elle ne s’humiliât et ne changeât de ton, et cela sans tarder.

 

Le bon vieux gentleman, qui avait été leur bienfaiteur à tous, fut grandement contrarié de l’affaire, et la bonne dame, sa femme, se montra affligée au delà de toute expression ; elle pria Sa Grâce (c’était Amy qu’elle voulait dire) de ne pas en concevoir de ressentiment. Ils promirent en outre qu’ils lui parleraient à ce sujet, et la vieille dame ajouta, avec un certain étonnement :

 

« Bien sûr, elle ne peut être assez sotte pour ne pas se laisser persuader de se taire, lorsqu’elle tient de votre propre bouche que vous n’êtes pas sa mère, et qu’elle voit qu’elle désoblige Votre Grâce en insistant. »

 

Amy partit donc de là avec quelque espoir que la chose n’irait pas plus loin.

 

Mais la fille continua malgré tout à faire la folle, et persista avec obstination, en dépit de tout ce qu’on put lui dire, et même, quoique sa sœur la priât et la suppliât de ne pas faire de sottises, que cela la perdrait, elle aussi, en même temps, et que la dame (c’est-à-dire Amy) les abandonnerait toutes les deux.

 

Eh bien, malgré tout, elle insista, je le répète ; et le pire était que, plus cela durait, plus elle était disposée à écarter Amy et à vouloir que Lady Roxana fût sa mère ; elle avait, disait-elle, quelques informations à son endroit, et elle ne doutait pas qu’elle ne la trouvât.

 

Les choses rendues à ce point, lorsque nous vîmes qu’il n’y avait rien à faire avec la fille, mais quelle était obstinément résolue à me chercher, et qu’elle risquait pour cela de perdre tout ce qu’elle pouvait espérer ; lorsque nous vîmes, dis-je, que les choses étaient venues à ce point, je commençai à faire plus sérieusement mes préparatifs de voyage outre-mer, d’autant plus que j’avais lieu de craindre que tout cela n’amenât quelque résultat ; mais l’incident suivant me mit tout à fait hors de moi, et me plongea dans le plus grand trouble que j’aie jamais éprouvé de ma vie.

 

J’étais si bien sur le point d’aller à l’étranger, que mon époux et moi, nous avions pris nos mesures pour notre départ. Comme je voulais être sûre de ne pas paraître en public, de façon à enlever toute possibilité d’être vue, j’avais fait à mon époux certaines objections contre les bateaux publics ordinaires qui transportent les passagers. Mon prétexte auprès de lui était la promiscuité et la foule qu’on rencontre sur ces vaisseaux, le manque de commodités et autres choses de ce genre. Il entra dans mes idées, et me trouva un navire de commerce anglais en partance par Rotterdam. Il eut bientôt fait connaissance avec le patron, et il lui loua tout son navire c’est-à-dire sa grande cabine, car je ne parle pas du fret ; de sorte que nous avions toutes les commodités possibles pour notre passage. Tout étant prêt, il amena un jour le capitaine dîner à la maison, afin que je pusse le voir et faire un peu connaissance avec lui. Après le dîner, la conversation tomba sur le navire et les agréments du bord, et le capitaine me pressa instamment de venir voir le vaisseau, déclarant qu’il nous traiterait aussi bien qu’il le pourrait. Incidemment je dis, comme par hasard, que j’espérais qu’il n’y avait pas d’autres passagers. Il dit que non, qu’il n’en avait pas ; mais il ajouta que sa femme lui faisait depuis longtemps la cour pour qu’il la laissât aller avec lui en Hollande, car il faisait toujours ce trajet ; mais il n’avait jamais pu se décider à aventurer tout ce qu’il avait dans la même carcasse ; cependant, si j’allais avec lui, il avait l’intention de l’emmener avec une parente pour cette traversée, afin qu’elles pussent toutes les deux être à mon service. Il termina en disant que si je voulais lui faire l’honneur de dîner à bord le jour suivant, il amènerait sa femme, pour nous mettre en meilleurs rapports.

 

Qui aurait pu croire, qu’au fond de tout cela le diable tendait un piège ? ou que je courusse un danger quelconque en une telle occasion, si étrangère, si éloignée de tout ce qui intéressait ma vie passée ? Mais l’événement se trouva être le plus étrange qu’on puisse imaginer. Il arriva qu’Amy n’était pas à la maison quand nous acceptâmes cette invitation ; elle fut donc laissée en dehors. Mais, au lieu d’Amy, nous prîmes notre honnête Quakeresse notre amie, toujours de bonne humeur et que nous nous faisions un point de n’oublier jamais, l’une des meilleures créatures qui jamais vécurent, assurément, et qui, entre mille bonnes qualités sans mélange d’aucun défaut, excellait surtout à se rendre en société la personne la plus aimable du monde. Je crois cependant que j’aurais emmené Amy aussi, si elle n’avait pas été occupée dans l’affaire de cette malheureuse fille. Tout d’un coup, en effet, la fille s’était perdue, et on n’en entendait plus parler. Amy avait fureté tous les endroits où elle pouvait penser qu’il était probable qu’on la rencontrerait ; mais tout ce qu’elle avait pu apprendre était qu’elle était allée chez une de ses vieilles camarades qu’elle appelait sa sœur et qui était mariée à un patron de bateau demeurant à Redriff, et encore la coquine ne m’en avait jamais rien dit. Il paraît que lorsque la fille avait reçu d’Amy le conseil de se donner quelque éducation, d’aller en pension, etc., elle avait été adressée à une pension de Camberwell, et que là, elle avait contracté une liaison avec une demoiselle (c’est ainsi qu’on les appelle toutes), sa camarade de lit, au point qu’elles s’appelaient sœurs et qu’elles s’étaient promis de ne jamais briser leur amitié.

 

Mais jugez de l’inexprimable surprise que je dus ressentir lorsque j’arrivai à bord du navire et que je fus introduite dans la cabine du capitaine ou, comme on l’appelle, la grande cabine du vaisseau, de voir sa dame ou femme, et, à côté d’elle, une jeune personne qui, lorsque je pus la considérer de près, était mon ancienne fille de cuisine du Pall Mall, et, comme le reste de l’histoire l’a montré, ni plus ni moins que ma propre fille. Que je la reconnusse, cela ne faisait pas de doute ; car, si elle n’avait pas eu l’occasion de me voir bien des fois, moi je l’avais vue assez souvent, comme cela devait être, puisqu’elle était restée chez moi si longtemps.

 

Je fus d’abord sur le point de feindre une faiblesse ou un évanouissement, de tomber sur le sol, ou plutôt sur le plancher, de les mettre tous en confusion et en effroi, et, par ce moyen, de me donner l’occasion de tenir continuellement quelque chose à mon nez, pour le sentir, et de garder ainsi ma main, ou mon mouchoir, ou l’un et l’autre, devant ma bouche ; puis j’aurais prétendu que je ne pouvais supporter l’odeur du navire, ou l’air renfermé de la cabine. Mais cela n’aurait abouti qu’à me faire transporter à un air plus pur sur le pont, où nous aurions eu, en même temps, une lumière plus pure aussi. Si j’avais prétexté l’odeur du navire, cela n’aurait servi qu’à nous faire conduire tous à terre, à la maison du capitaine, qui était tout près ; car le navire était amarré si près du rivage qu’il n’y avait, pour arriver à bord, qu’à traverser une planche et le pont d’un autre navire placé entre lui et la terre. Ceci ne me parut donc pas faisable, et l’idée n’en était pas vieille de deux minutes qu’il n’était plus temps ; car les deux dames se levèrent et nous nous saluâmes, de sorte que je dus venir assez près de ma drôlesse pour la baiser, ce que je n’aurais pas fait s’il avait été possible de l’éviter ; mais il n’y avait pas moyen d’y échapper.

 

Je ne peux pas ne pas noter ici que, bien qu’il y eût une secrète horreur dans mon âme, et que je fusse près de m’affaisser lorsque j’arrivai près d’elle pour la saluer, ce fut cependant avec un intime et inconcevable plaisir que je la baisai, sachant que je baisais mon propre enfant, ma propre chair, mon propre sang, sorti de mes flancs, et à qui je n’avais jamais donné un baiser depuis que je leur avais dit adieu à tous, au milieu d’un torrent de larmes et avec un cœur presque anéanti de douleur, lorsque Amy et la brave femme les avaient emmenés et étaient allées avec eux à Spitalfields. Aucune plume ne peut décrire, aucun mot ne peut exprimer, dis-je, l’étrange impression que cela fit sur mes esprits. Je sentis quelque chose qui courait dans mon sang ; mon cœur palpita ; des flammes passèrent dans ma tête ; je vis trouble ; il me sembla que tout ce qui était en moi tournait, et j’eus bien de la peine à ne pas m’abandonner à l’excès de mon émotion à sa vue tout d’abord, et bien plus lorsque mes lèvres touchèrent sa figure. Je pensais que j’aurais dû la prendre dans mes bras et la baiser mille fois, qu’elle le voulût ou non.

 

Mais, faisant appel à mon bon sens, je secouai cette impression, et, avec un malaise infini, je m’assis enfin. Vous ne vous étonnerez pas si, après cette surprise, je ne fus, de quelques minutes, capable de prendre part à la conversation, et si mon désordre se laissa presque découvrir. J’avais à lutter contre une complication cruelle : je ne pouvais cacher mon trouble qu’avec la dernière difficulté, et cependant de la manière dont je le cacherais dépendait tout l’édifice de mon bonheur. J’usai donc de toute la violence que je pus sur moi-même pour éviter le mal qui me guettait au passage.

 

Je la saluai donc ; mais, comme je me dirigeai d’abord vers la dame du capitaine, qui était à l’autre bout de la cabine, en pleine lumière, l’occasion s’offrit à moi de me tenir le dos au jour en me retournant vers elle qui était un peu à ma gauche ; de sorte qu’elle ne pouvait bien nettement me dévisager quoique je fusse tout près d’elle. Je tremblais, et ne savais ni ce que je faisais, ni ce que je disais. J’étais dans la plus terrible extrémité, au milieu de tant de circonstances qui s’abattaient sur moi, obligée que j’étais de cacher mon désordre à tout le monde au moment du plus grand péril, et en même temps m’attendant à ce que tout le monde le discernerait. Je devais croire qu’elle s’apercevrait qu’elle me connaissait, et cependant, il me fallait, par tous les moyens, l’en empêcher. J’avais à me cacher, si possible, et je n’avais pas la moindre facilité pour faire rien dans ce but ; bref, il n’y avait point de retraite, pas d’échappatoire, aucun moyen d’éviter ou d’empêcher qu’elle ne me vît en plein, ni de contrefaire ma voix, car alors mon mari s’en serait aperçu. En somme, pas la moindre chose qui m’offrît aucune assistance, ni rien qui m’aidât ou me favorisât dans cette pressante difficulté.

 

J’étais sur le gril depuis près d’une demi-heure, pendant laquelle je me montrai raide, réservée et un peu trop cérémonieuse, lorsque mon époux et le capitaine entamèrent une conversation sur le navire, sur la mer et sur des sujets qui nous sont étrangers à nous autres, femmes ; peu à peu le capitaine l’emmena sur le pont, et nous laissa seules dans la grande cabine. Nous commençâmes alors à être un peu plus libres les unes avec les autres, et je me mis à renaître quelque peu grâce à une imagination soudaine qui me vint : je crus m’apercevoir que la fille ne me reconnaissait pas ; et ma principale raison pour avoir une telle idée fut que je n’apercevais pas le moindre trouble dans sa physionomie, pas le moindre changement dans sa manière d’être, pas de confusion, ni d’hésitation dans ses discours. Je ne remarquai pas non plus, – et c’était une chose à laquelle je faisais une attention particulière, – qu’elle fixât beaucoup ses yeux sur moi ; je veux dire qu’elle ne me regardait pas constamment et à l’exclusion des autres, comme je pensais qu’elle aurait dû le faire ; elle prenait plutôt à part mon amie la Quakeresse, et bavardait avec elle de différentes choses ; mais j’observai aussi que ce n’était que de choses indifférentes.

 

Ceci me donna beaucoup de courage, et je repris un peu de gaîté. Mais je fus de nouveau étourdie comme d’un coup de tonnerre quand, se tournant vers la femme du capitaine et parlant de moi, elle lui dit :

 

« Sœur, je ne puis m’empêcher de trouver que madame ressemble beaucoup à telle personne. »

 

Et elle lui nomma la personne, et la femme du capitaine dit qu’elle le trouvait aussi. La fille reprit qu’elle était sûre de m’avoir vue déjà, mais qu’elle ne pouvait se rappeler où. Je répondis, (bien que ses paroles ne me fussent pas adressées) que j’imaginais qu’elle ne m’avait pas encore vue en Angleterre, mais je lui demandai si elle avait habité la Hollande. – Non, non, dit-elle ; elle n’était jamais sortie d’Angleterre. J’ajoutai qu’alors elle ne pouvait m’avoir connue en Angleterre, à moins que ce ne fût tout récemment, car j’avais demeuré pendant longtemps à Rotterdam. Ceci me tira d’affaire assez bien ; et pour le faire passer mieux, un petit garçon hollandais, qui appartenait au capitaine, vint dans la cabine, et, m’apercevant facilement qu’il était hollandais, je le plaisantai, lui parlai dans sa langue et badinai joyeusement avec lui, aussi joyeusement du moins que me le permettait la consternation dans laquelle je me trouvais encore.

 

Cependant, je commençais à être entièrement convaincue cette fois que la fille ne me connaissait pas, ce qui m’était une satisfaction infinie. Du moins si elle avait quelque idée à mon sujet elle ne soupçonnait nullement qui j’étais, – ce que peut-être elle eût été aussi aise de savoir que j’en eusse été surprise. – Il était, d’ailleurs, évident que, si elle avait eu aucun soupçon de la vérité, elle n’aurait pas été capable de le cacher.

 

Ainsi se passa cette rencontre, et vous pouvez être sûr que j’avais bien décidé, si seulement je m’en tirais, qu’elle ne me reverrait jamais pour lui renouveler la mémoire. Mais là encore je me trompais, comme vous allez l’apprendre.

 

Lorsque nous eûmes été assez longtemps à bord, la dame du capitaine nous conduisit à sa maison, qui était juste sur le rivage, et nous y traita de nouveau très honnêtement. Elle nous fit promettre que nous reviendrions la voir avant de partir, pour nous concerter sur le voyage et toutes les choses qui s’y rapportaient. Elle nous assura, d’ailleurs, qu’elle et sa sœur ne faisaient cette traversée cette fois que pour notre compagnie, et je pensai à part moi qu’alors elles ne le feraient pas du tout, car je voyais bien qu’il ne serait nullement prudent à Ma Seigneurie d’aller avec elles. En effet, ce fréquent commerce aurait pu me rappeler à son esprit, et elle aurait assurément revendiqué sa parenté auprès de moi au bout de peu de jours, la chose était certaine.

 

Je ne peux guère imaginer ce qui serait advenu de cette aventure si Amy était venue avec moi à bord de ce vaisseau. Cela aurait sûrement fait éclater toute l’affaire, et j’aurais dû être pour toujours désormais la vassale de cette fille, c’est-à-dire qu’il m’aurait fallu la mettre dans le secret, me confier à elle pour le garder, ou me voir démasquée et ruinée. La seule pensée m’en pénétrait d’horreur.

 

Mais je n’eus pas tant de malheur, comme l’événement le montra ; car Amy n’était pas avec nous, et cela fut vraiment mon salut. Cependant nous avions encore un autre danger à éviter. De même que j’avais résolu de remettre le voyage, j’avais aussi résolu, vous pouvez le croire, de remettre la visite, d’après ce principe bien arrêté dans mon esprit, que la fille m’avait vue pour la dernière fois et ne me reverrait plus jamais.

 

Cependant, pour m’en tirer convenablement, et, en même temps, pour voir – si je le pouvais – un peu plus avant dans l’affaire, j’envoyai mon amie la Quakeresse à la dame du capitaine faire la visite promise et porter mes excuses de ce que je ne pouvais réellement pas me rendre chez elle, parce que j’étais très indisposée ; je la priai d’insinuer à la fin de son discours qu’elle craignait que je ne pusse être prête pour faire la traversée pour le temps où le capitaine était obligé de partir, et que peut-être nous pourrions remettre le projet à son prochain voyage. Je ne laissai entrevoir à la Quakeresse aucune autre raison que mon indisposition, et ne sachant quelle tournure donner à la chose, je lui fis croire que je pensais être enceinte.

 

Il fut facile de lui mettre cela dans l’esprit ; et naturellement elle fit entendre à la dame du capitaine qu’elle me trouvait si malade qu’elle craignait que je n’eusse une fausse couche ; et, par conséquent, je ne pouvais certes pas songer à partir.

 

Elle s’acquitta de sa commission très adroitement, comme j’étais sûre qu’elle le ferait, quoiqu’elle ne sût pas un mot de la grande raison de mon indisposition. Mais je retombai dans de mortelles angoisses, lorsqu’elle me raconta qu’il y avait une chose dans sa visite qu’elle ne pouvait comprendre, c’était que la jeune femme, comme elle l’appelait, qui était avec la dame du capitaine, et qu’elle appelait sa sœur, avait été de la plus impertinente curiosité dans ses questions sur mon compte : qui j’étais ? depuis quand j’étais en Angleterre ? où j’avais demeuré ? et autres choses semblables ; et, plus que tout le reste, elle s’était informée si je ne demeurais pas autrefois à l’autre extrémité de la ville.

 

« J’ai trouvé ses questions si extraordinaires, me dit l’honnête Quakeresse, que je ne lui ai pas donné la plus petite satisfaction. J’avais d’ailleurs remarqué, par tes réponses à bord du navire, quand elle te parlait, que tu n’étais pas disposée à la laisser faire grande connaissance avec toi ; aussi avais-je décidé qu’elle n’en apprendrait pas davantage par moi. Quand elle m’a demandé si tu n’avais jamais demeuré ici ou là, j’ai toujours dit non ; mais que tu étais une dame hollandaise, et que tu retournais dans ta famille pour vivre à l’étranger. »

 

Je la remerciai de tout mon cœur, et vraiment elle me servit mieux en ceci que je ne le lui fis savoir. En un mot, elle dépista la fille si habilement, que si elle avait connu toute l’affaire elle n’aurait pas pu faire mieux.

 

Mais je dois avouer que tout cela me remettait à la torture, et que j’étais toute découragée. Je ne doutais pas que la coquine ne flairât la vérité, qu’elle ne m’eût reconnue et ne se fût rappelé mon visage ; mais elle avait, pensais-je, habilement dissimulé ce qu’elle savait de moi jusqu’à ce qu’elle pût le faire paraître plus à mon désavantage. Je racontai tout à Amy, car elle était toute la consolation que j’eusse. La pauvre âme (Amy, j’entends) était prête à se pendre, parce que, disait-elle, elle avait été la cause de tout ; si j’étais ruinée – c’était l’expression dont je me servais toujours avec elle – j’étais ruinée par elle ; et elle s’en tourmentait tellement que j’étais quelquefois obligée de lui donner des encouragements en même temps qu’à moi-même.

 

Ce dont Amy se vexait le plus, c’était qu’elle eût été surprise de cette façon par la fille, comme elle l’appelait ; je veux dire surprise de manière à être obligée de se dévoiler et c’était en effet, un faux pas de la part d’Amy, je le lui avais souvent dit. Mais il n’avançait à rien d’en reparler maintenant. La question était de se débarrasser des soupçons de la fille, et de la fille aussi ; car cela semblait chaque jour plus gros de menaces, et si j’étais inquiète de ce qu’Amy m’avait dit de ses divagations et de ses bavardages auprès d’elle (Amy), j’avais mille fois plus de raisons d’être inquiète maintenant qu’elle s’était si malheureusement trouvée sur mon chemin et que, non seulement elle avait vu ma figure, mais qu’elle savait où je demeurais, quel nom je portais, et le reste.

 

Et je n’en étais pas encore au pire de l’aventure ; car, quelques jours après que mon amie la Quakeresse eût fait sa visite et m’eût excusée sur mon indisposition, comme mûs par un excès d’aimable politesse, parce qu’on leur avait dit que je n’étais pas bien, ils vinrent tout droit à mon logis pour me voir : la femme du capitaine, et ma fille, qu’elle appelait sa sœur, et le capitaine, qui leur montrait le chemin. Le capitaine, d’ailleurs, ne les conduisit que jusqu’à la porte, les fit entrer, et s’en alla à quelque affaire.

 

Si la bonne Quakeresse, dans un heureux moment, n’était pas accourue avant elles, elles m’auraient non seulement saisie dans le salon comme par surprise, mais, ce qui eût été mille fois pire, elles auraient vu Amy avec moi. Je crois que si cela était arrivé, je n’aurais eu d’autre remède que de prendre la fille à part, et de me faire connaître d’elle, ce qui eût été un parti absolument désespéré.

 

Mais il se trouva que la Quakeresse, faite apparemment pour me porter bonheur, les aperçut se dirigeant vers la porte, avant qu’ils eussent sonné ; et, au lieu d’aller les recevoir, elle accourut, la physionomie un peu troublée, me dire qui arrivait. Sur quoi Amy se sauva la première, et moi après elle, en priant la Quakeresse de monter aussitôt qu’elle les aurait fait entrer.

 

J’allais la prier de dire que je n’y étais pas ; mais il me vint à l’esprit qu’après avoir été représentée comme si fort indisposée, cela semblerait très étrange ; en outre je savais que l’honnête Quakeresse, qui aurait fait tout pour moi, n’aurait cependant pas voulu mentir, et il eût été cruel de ma part de le lui demander.

 

Lorsqu’elle les eût introduits et fait entrer dans le salon, elle monta nous trouver, Amy et moi. Nous étions à peine revenues de notre frayeur, et cependant nous nous félicitions de ce qu’Amy n’avait pas été surprise de nouveau.

 

Elles faisaient une visite de cérémonie, et je les reçus aussi cérémonieusement, mais je saisis l’occasion deux ou trois fois de faire entendre que j’étais si malade que je craignais de ne pas pouvoir aller en Hollande, assez tôt du moins pour partir avec le capitaine ; et je leur tournai poliment l’expression de mon chagrin d’être privée, contre mon attente, de leur société et de leurs soins pendant le voyage. Quelquefois aussi je parlais comme si je pensais pouvoir rester jusqu’au retour du capitaine, et être alors cette fois prête à partir. Alors la Quakeresse intervenait, disant que je pourrais bien être trop avancée, – dans ma grossesse, voulait-elle dire, – de sorte que je ne pourrais plus me risquer du tout ; et puis, comme si elle en eût été contente, elle ajoutait qu’elle espérait que je resterais dans sa maison pour y faire mes couches ; et comme tout cela s’expliquait de soi-même, les choses allaient assez bien.

 

Mais il était grand temps d’en parler à mon mari ; et ce n’était pas là, cependant, la plus grande difficulté qui se présentât à mon esprit. En effet, après que ces bavardages et d’autres eurent pris quelque temps, la jeune fille reprit sa marotte. Deux ou trois fois elle trouva le moyen de dire que je ressemblais tellement à une dame qu’elle avait l’honneur de connaître à l’autre extrémité de la ville qu’elle ne pouvait faire sortir cette dame de son esprit quand j’étais présente ; et une fois ou deux je m’imaginai que la fille était sur le point de pleurer ; elle y revint encore peu après et, à la fin, je vis clairement des larmes dans ses yeux. Sur quoi je lui demandai si la dame était morte, parce qu’il me semblait que cela réveillait en elle quelque chagrin. Elle me mit bien plus à l’aise que je ne l’avais été jusque là : elle me dit que réellement elle n’en savait rien, mais qu’elle croyait réellement qu’elle était morte.

 

Ceci, dis-je, soulagea un peu mes esprits, mais je fus bientôt remise aussi bas ; car, au bout d’un moment, la coquine devint communicative, et, comme il était clair qu’elle aurait dit tout ce que sa tête avait pu retenir de Roxana et des jours de plaisir que j’avais passés dans cette partie de la ville, il semblait qu’un autre accident allât nous renverser de nouveau.

 

J’étais dans une sorte de déshabillé quand elles arrivèrent, portant un vêtement lâche, semblable à une robe du matin, mais plutôt à la mode italienne. Je n’en avais point changé quand j’étais montée, et m’étais contentée d’arranger un peu mes cheveux. Comme on avait dit que j’avais été récemment très malade, ce costume convenait assez pour garder la chambre.

 

Cette veste, ou robe de matin, appelez-la comme il vous plaira, suivait plus les contours que celles que nous portons maintenant, montrant le corps dans sa vraie forme et peut-être d’une façon trop visible, si elle avait été portée là où des hommes doivent entrer ; mais entre nous c’était suffisamment convenable, surtout pour la saison chaude ; la couleur était verte, à figures, et l’étoffe en damas français, très riche.

 

Cette robe ou veste mit en mouvement la langue de la fille, et sa sœur, comme elle l’appelait, la poussa ; car, comme elles l’admiraient toutes les deux, et qu’elles étaient occupées de la beauté du vêtement, du charmant damas, de la magnifique garniture, et du reste, ma fille lança un mot à sa sœur, la femme du capitaine :

 

« C’est une affaire exactement pareille que je vous ai dite, avec laquelle la lady dansait.

 

» – Quoi, dit la femme du capitaine, la lady Roxana, dont vous m’avez parlé ? Oh ! c’est une délicieuse histoire ; racontez-la à madame.

 

Je ne pouvais pas ne pas dire de même, quoique, du fond de l’âme, je l’eusse voulu dans le paradis, rien que pour en avoir parlé. Et même je ne voudrais pas affirmer que, si elle avait été emportée du côté opposé au paradis, ce n’eût pas été la même chose pour moi, pourvu que j’eusse été débarrassée d’elle et de son histoire ; car, lorsqu’elle en arriverait à décrire le costume turc, il était impossible que la Quakeresse, qui était une personne fine et pénétrante, n’en reçut pas une impression plus dangereuse que la fille elle-même, avec cette différence, pourtant, qu’elle n’était pas elle une femme dangereuse ; et, en effet, si elle avait su tout, j’aurais pu plus librement me fier à elle qu’à la fille, et de beaucoup ; j’aurais même été parfaitement tranquille avec elle.

 

Cependant, comme je l’ai dit, la conversation de la fille me mettait terriblement mal à l’aise, et plus encore lorsque la femme du capitaine prononça le nom de Roxana. Ce que mon visage pouvait faire pour me trahir, je l’ignore, car je ne me voyais pas ; mais mon cœur battait comme s’il eût voulu sauter jusqu’à ma bouche, et mon émotion était si grande que, faute de pouvoir lui donner issue, je pensai que j’allais éclater. En un mot, j’étais dans une sorte de rage silencieuse, car la violence que je m’imposais pour dominer mon émotion était telle que je n’ai jamais senti rien de pareil. Je n’avais pas d’issue, personne à qui m’ouvrir, ou à qui me plaindre, pour me soulager ; je n’osais quitter la chambre sous aucun prétexte, car alors elle aurait dit l’histoire en mon absence, et j’aurais été dans une inquiétude perpétuelle de savoir ce qu’elle avait dit ou n’avait pas dit ; bref, je fus forcée de rester là assise, et de l’entendre raconter toute l’histoire de Roxana, c’est-à-dire de moi, tout en ne sachant pas si elle était sérieuse ou si elle plaisantait, si elle me connaissait ou non, en un mot, si je devais être démasquée ou ne l’être pas.

 

Elle commença à dire d’une manière générale où elle demeurait ; quelle place elle occupait ; quelle galante compagnie sa dame avait toujours dans la maison ; comment on y avait coutume de veiller toute la nuit, à jouer et à danser ; quelle belle dame sa maîtresse était, et quelle quantité d’argent les premiers domestiques recevaient ; quant à elle, déclara-t-elle, tout son travail était dans la maison à côté, de sorte qu’elle ne gagnait que peu, excepté une nuit qu’il y eut vingt guinées de données pour être distribuées parmi les domestiques, et où elle eut pour sa part deux guinées et demie.

 

Elle poursuivit en disant combien il y avait de domestiques, et comment ils étaient organisés ; mais, dit-elle, il y avait une Mrs Amy qui était au-dessus d’eux tous ; et celle-là, étant la favorite de la dame, gagnait beaucoup. Elle ne savait pas si Amy était son nom de baptême ou son nom de famille ; mais elle supposait que c’était son nom de famille. On lui avait dit qu’elle avait eu en une fois soixante pièces d’or, cette même nuit où le reste des domestiques s’était partagé les vingt guinées.

 

Ici je pris la parole, et dis que c’était de l’argent gaspillé.

 

« Eh ! m’écriai-je, pour une servante, c’était une dot !

 

» – Oh ! madame, reprit-elle, ce n’est rien auprès de ce qu’elle eut ensuite. Nous autres, les servantes, nous la haïssions cordialement pour cela ; c’est-à-dire que nous aurions voulu que ce fût notre lot au lieu du sien.

 

» – Eh ! dis-je encore, c’était assez pour lui procurer un bon mari, et l’établir dans le monde, si elle avait eu le bon sens d’en profiter.

 

» – À coup sûr, madame, répondit-elle ; car on nous disait qu’elle avait mis de côté plus de cinq cents livres sterling. Mais je suppose que Mrs Amy savait trop bien que sa réputation demandait une grosse dot pour qu’on s’en chargeât.

 

» – Oh ! dis-je, s’il en était ainsi, c’est une autre affaire.

 

» – Oui, reprit-elle ; je ne sais pas, mais on causait beaucoup d’un jeune seigneur qui était très large avec elle.

 

» – Et qu’est-elle devenue finalement, je vous prie ? demandai-je. Car je n’étais pas fâchée d’entendre un peu (voyant qu’elle voulait en causer) ce qu’elle avait à dire aussi bien d’Amy que de moi.

 

» – Je n’avais pas entendu parler d’elle pendant plusieurs années, lorsque, l’autre jour, il m’est arrivé de la voir.

 

» – En vérité, m’écriai-je, feignant de trouver la chose extrêmement étrange. Et quoi ! en haillons, peut-être ; car c’est souvent la fin de telles créatures.

 

» – Justement le contraire, madame. Elle venait faire une visite à une de mes connaissances, ne songeant guère, je suppose, qu’elle me verrait ; et je vous assure qu’elle est venue dans son carrosse.

 

» – Dans son carrosse ! Sur ma parole, elle avait trouvé à faire son marché apparemment. Je suppose qu’elle avait fait ses foins pendant que le soleil brillait. Était-elle mariée, je vous prie ?

 

» – Je crois qu’elle avait été mariée, madame. Mais il paraît qu’elle avait été aux Indes Orientales ; et si elle était mariée, c’était là, bien sûr. Je crois qu’elle disait qu’elle avait eu de la chance aux Indes.

 

» – C’est, je suppose, qu’elle y avait enterré son mari.

 

» – C’est ainsi que je le comprends, madame ; et qu’elle était devenue maîtresse de ses biens.

 

» – Était-ce là sa chance ? repris-je. Cela pouvait être bon pour elle, en effet, quant à l’argent ; mais il n’y a qu’une coquine pour appeler cela de la chance. »

 

Notre conversation sur Mrs Amy alla jusque là, mais pas plus loin, car elle n’en savait rien de plus ; mais à ce moment la Quakeresse, maladroitement, quoique sans intention, fit une question que l’honnête et aimable créature eût été loin de faire si elle avait su que j’avais porté la conversation sur Amy exprès pour faire oublier Roxana.

 

Quoi qu’il en soit je ne devais pas être mise à l’aise si tôt. La Quakeresse demanda :

 

« Mais je crois que tu disais qu’il y avait encore quelque chose à propos de ta maîtresse. Comment l’appelles-tu ? Roxana, n’est-ce pas ? Que devint-elle, je te prie ?

 

» – Oui, oui, Roxana, dit la femme du capitaine. Je vous en prie, sœur, faites-nous entendre l’histoire de Roxana. Elle divertira madame, j’en suis sûre.

 

C’est un damné mensonge, me disais-je en moi-même. Si vous saviez combien peu cela me divertit, vous auriez trop d’avantage sur moi. Allons ! je n’y vois pas de remède. Il faut que l’histoire arrive. – Je me préparai donc à écouter le pire qui pouvait en être dit.

 

« Roxana ! s’écria-t-elle. Je ne sais ce que dire d’elle. Elle était tellement au-dessus de nous, nous la voyions si rarement, que nous ne pouvions guère rien savoir d’elle que par ouï-dire. Mais cependant nous la voyions quelquefois ; c’était une femme charmante, véritablement, et les laquais disaient qu’on devait l’envoyer chercher de la cour.

 

» – De la cour ? dis-je. Mais elle était à la cour, n’est-ce pas ? Le Pall Mall n’est pas loin de Whitehall.

 

» – Oui, madame, répondit-elle ; mais je l’entends d’une autre manière.

 

» – Je te comprends, dit la Quakeresse ; tu veux dire, je suppose, pour être la maîtresse du roi ?

 

» – Oui, madame », répondit-elle.

 

Je ne peux m’empêcher d’avouer ici quel fond d’orgueil était encore en moi. Je redoutai, certes, la suite de l’histoire ; cependant quand elle dit quelle belle et grande dame c’était que Roxana, je ne pus me défendre d’éprouver du plaisir et un certain chatouillement. Je fis deux ou trois questions, demandant quelle était sa beauté, et si elle était réellement une femme aussi remarquable qu’on le disait, et autres choses du même genre, exprès pour l’entendre répéter l’opinion des gens sur mon compte, et la manière dont je me comportais.

 

« Vraiment, dit-elle à la fin, c’était la plus belle créature que j’aie vue de ma vie.

 

» – Mais, lui dis-je alors, vous n’avez jamais eu l’occasion de la voir que lorsqu’elle était arrangée à son plus grand avantage.

 

» – Si, si, madame, reprit-elle, je l’ai vue en déshabillé. Et je puis vous assurer que c’était une très belle femme ; et ce qu’il y avait de plus fort, c’est que tout le monde disait qu’elle ne se fardait pas.

 

Ceci encore m’était agréable d’un côté ; mais il y avait comme un dard diabolique à la queue de toutes ces phrases, et il y en avait un notamment dans ce qu’elle venait de dire qu’elle m’avait vue plusieurs fois en déshabillé. Ceci me faisait venir à l’esprit l’idée qu’elle devait certainement me connaître, et qu’elle le dirait à la fin ; et c’était une mort pour moi que d’y penser.

 

« Très bien ; mais, sœur, dit la femme du capitaine, racontez donc le bal à madame. C’est le meilleur de toute l’histoire ; et la danse de Roxana dans un beau costume étranger.

 

» – C’est, en effet, une des parties les plus brillantes de son existence, dit la fille. Voici l’affaire. Nous avions des bals et des réceptions dans les appartements de mylady presque chaque semaine ; mais une fois, mylady invita tous les nobles à venir tel jour, pour leur donner un bal. Et ce fut vraiment une cohue serrée.

 

» – Je crois que vous m’avez dit que le roi y était, n’est-ce pas, sœur ?

 

» – Non, madame, reprit-elle, ce fut la seconde fois. Le roi, dit-on, avait entendu dire avec quelle perfection la dame turque avait dansé ; et il était là pour la voir. Mais, si Sa Majesté était réellement là, elle y était venue déguisée.

 

« – C’est-à-dire ce qu’on appelle incognito, dit mon amie la Quakeresse ; tu ne peux pas croire que le roi ait voulu se déguiser.

 

» – Si, dit la fille ; il en était ainsi. Il ne vint pas publiquement avec ses gardes, mais nous savions tous suffisamment lequel était le roi, c’est-à-dire celui que l’on désignait comme le roi.

 

» – Voyons le costume turc, dit la femme du capitaine. Racontez-nous cela, je vous prie.

 

» – Eh bien, dit-elle, mylady se tenait dans un joli petit salon qui ouvrait sur la grande salle et où elle recevait les hommages de la compagnie. Lorsque la danse commença, un grand seigneur, j’oublie comment on l’appelait, mais c’était un très grand seigneur, ou un duc, je ne sais lequel, – la prit et dansa avec elle. Mais au bout d’un instant, mylady tout à coup ferma le petit salon, et courut en haut avec sa femme de confiance, Mrs Amy ; et quoi qu’elle ne fût pas restée longtemps absente (je suppose qu’elle avait préparé tout cela d’avance), elle redescendit habillée de la plus étrange façon que j’aie jamais vue de ma vie ; mais c’était excessivement joli. »

 

Ici elle s’engagea dans la description du costume, telle que je l’ai donnée déjà ; mais elle y fut si exacte que je fus surprise de la manière dont elle la détaillait ; il n’y avait pas une seule petite chose d’omise.

 

J’étais maintenant dans une nouvelle perplexité ; car cette jeune friponne expliquait si complètement toutes les particularités du costume que mon amie la Quakeresse changea de couleur et me regarda deux ou trois fois pour voir si je ne rougissais pas aussi. Elle s’était, en effet, comme elle me l’a dit ensuite, immédiatement aperçue que c’était le même costume qu’elle avait vu sur moi, ainsi que je l’ai raconté plus haut. Cependant, comme elle vit que je ne paraissais pas y faire attention, elle garda ses pensées pour elle, et j’en fis autant de mon côté, aussi bien que je pus.

 

Je fis remarquer deux ou trois fois qu’elle avait une bonne mémoire, pour pouvoir être si exacte dans les détails d’une chose semblable.

 

« Oh ! madame, dit-elle, nous autres servantes, nous nous tenons debout dans un coin, mais de façon à en voir plus que certains étrangers. En outre, ce fut le sujet de toutes nos conversations pendant plusieurs jours à l’office, et ce qui avait échappé à l’une, l’autre l’avait observé.

 

» – Mais, lui dis-je, ce n’était pas le costume persan. Je suppose tout simplement que votre lady était quelque comédienne française, c’est-à-dire une amazone de théâtre, qui mettait un costume travesti pour amuser la compagnie, comme on le faisait à Paris dans la pièce de Tamerlan, ou d’autres pièces de ce genre.

 

» – Non vraiment, madame, reprit-elle. Je vous assure que ma lady n’était pas une actrice. C’était une belle dame, pleine de modestie, digne d’être princesse. Tout le monde disait que si elle était la maîtresse de quelqu’un, elle n’était digne de l’être de personne que du roi. Et l’on parlait d’elle pour le roi, comme s’il en avait été réellement ainsi. D’ailleurs, madame, c’est une danse turque que mylady dansa ; tous les seigneurs et tous les nobles le disaient, et l’un d’eux jura qu’il l’avait vue lui-même dansée en Turquie ; de sorte que cela ne pouvait venir d’aucun théâtre de Paris. Et puis le nom de Roxana est un nom turc.

 

» – Très bien, repris-je. Mais ce n’était pas le nom de votre dame, je suppose ?

 

» – Non, non, madame ; je sais cela. Je connais parfaitement le nom et la famille de mylady. Roxana n’était pas son nom ; c’est, en effet, la vérité. »

 

Ici je fus acculée de nouveau, car je n’osai pas lui demander quel était le vrai nom de Roxana, de peur qu’elle n’eût réellement fait un pacte avec le diable et qu’elle ne lançât hardiment mon propre nom en réponse. Si bien que je craignais de plus en plus que la fille n’eût pénétré le secret d’une manière ou de l’autre, bien que je ne pusse pas imaginer comment.

 

En un mot, j’étais malade de la conversation, et je tâchai de maintes façons d’y mettre fin ; mais c’était impossible, car la femme du capitaine, qui l’appelait sa sœur, la poussait, la pressait de raconter, pensant, bien à tort, que c’était un agréable récit pour nous tous.

 

Deux ou trois fois, la Quakeresse mit son mot, disant que cette lady Roxana avait une bonne provision d’assurance, et qu’il était probable que, si elle avait été en Turquie, elle avait vécu avec quelque grand pacha du pays qui l’avait entretenue. Mais elle interrompait aussitôt tous les discours de ce genre, et se lançait dans les éloges les plus extravagants de sa maîtresse, la glorieuse Roxana. Je la rabaissai comme une femme de vie scandaleuse, déclarant qu’il n’était pas possible qu’il en fût autrement. Mais elle ne voulait rien entendre. Sa lady était une personne qui possédait telles et telles qualités, si bien qu’il n’y avait à coup sûr rien qu’un ange qui lui ressemblât, et néanmoins après tout, ses propres paroles en venaient à ceci : que sa dame, pour le dire en deux mots, ne tenait ni plus ni moins qu’un tripot ordinaire, ou, comme on l’aurait appelé depuis, une réunion pour la galanterie et le jeu.

 

Pendant tout ce temps j’étais fort mal à l’aise, comme je l’ai déjà dit ; cependant toute l’histoire se déroula sans que rien se découvrît, si ce n’est que je paraissais un peu ennuyée de ce qu’elle me trouvât une ressemblance avec cette frivole lady, dont j’affectais de rabaisser beaucoup le caractère, en m’appuyant sur son propre récit.

 

Mais je n’étais pas encore au bout de mes mortifications ; car, à ce moment, mon innocente Quakeresse lança un mot malheureux qui de nouveau me mit sur des charbons.

 

« Le costume de cette dame, me dit-elle, est, j’imagine, quelque chose de précisément semblable au tien, d’après la description. – Puis, se tournant vers la femme du capitaine, – je pense que mon amie a un costume turc ou persan plus magnifique de beaucoup.

 

» – Oh ! dit la fille, il est impossible qu’il soit plus magnifique. Celui de milady était tout couvert d’or et de diamants. Ses cheveux et sa coiffure – j’oublie le nom qu’on lui donnait, – brillaient comme des étoiles, tant ils étaient chargés de joyaux. »

 

Je n’avais jamais jusqu’alors désiré que mon excellente amie la Quakeresse fût loin de moi ; mais vraiment j’aurais bien donné, à ce moment là, quelques guinées pour être débarrassée d’elle ; car, sa curiosité s’éveillant à l’idée de comparer les deux vêtements, elle commença innocemment à décrire le mien ; et rien ne me causait tant de terreur que l’appréhension que j’avais qu’elle ne m’importunât pour me le faire montrer, ce à quoi j’étais bien décidée à ne jamais consentir. Mais, avant d’en venir là, elle pressa ma fille de décrire la tyhaia ou coiffure ; ce que celle-ci fit si habilement que la Quakeresse ne put se retenir de dire que la mienne était justement pareille. Après plusieurs autres similitudes constatées, à mon grand ennui, arriva l’aimable prière adressée à moi de faire voir mon costume à ces dames ; et ces dames se joignirent à ce désir et insistèrent de toutes leurs forces jusqu’à en être importunes.

 

Je priai qu’on m’excusât, quoique, tout d’abord, je n’eusse pas grand’chose à alléguer pour expliquer mon refus. Mais à la fin l’idée me vint de dire qu’il était empaqueté avec ceux de mes autres effets dont j’avais le moins besoin, pour être envoyé à bord du navire du capitaine. Mais si nous vivions assez longtemps pour aller en Hollande ensemble (ce que, soit dit en passant, j’étais bien résolue à empêcher d’arriver jamais), alors, quand je déballerais mes effets, elles me verraient revêtue de ce costume ; mais elles ne devaient pas s’attendre à ce que je danse avec, comme le faisait lady Roxana dans ses beaux atours.

 

Cela passa assez bien, et, ayant surmonté cette difficulté, je surmontai la plupart des autres, et je commençai à me retrouver à l’aise. Bref, pour en finir aussi avec cette histoire aussitôt qu’il se peut, je me débarrassai à la fin de mes visiteuses que j’aurais voulu voir parties deux heures plus tôt qu’elles n’en avaient l’intention.

 

Dès qu’elles se furent retirées, je montai en courant chez Amy et je donnai issue à mon émotion en lui racontant toute l’histoire, et en lui montrant dans quelles calamités une fausse démarche de sa part avait été malheureusement sur le point de nous envelopper et de telle façon qu’il n’aurait peut-être pas suffi de toute notre existence pour nous en dégager. Amy le sentait assez, et était précisément en train de soulager sa rage d’une autre manière, c’est-à-dire en maudissant la pauvre fille de tous les noms de coquine et de sotte, sans compter d’autres plus vilains, qu’elle pouvait imaginer. C’est au milieu de cette occupation que survint mon honnête hôtesse, la bonne Quakeresse, ce qui mit fin à nos discours. La Quakeresse entra en souriant, car elle était toujours gaie, mais avec mesure, et me dit :

 

« Eh bien ! te voilà délivrée à la fin. Je viens m’en réjouir avec toi. Je voyais bien que tu étais assommée de tes visiteuses.

 

» – Vraiment je l’étais, répondis-je. Cette sotte jeune fille nous a fait avaler un vrai conte de Canterbury[26] ; et je croyais qu’elle n’en aurait jamais fini.

 

» – Eh ! j’ai vraiment trouvé qu’elle avait grand soin de te faire savoir qu’elle n’était que fille de cuisine.

 

» – Oui, et dans une maison de jeu, ou un tripot, à l’autre bout de la ville ; toutes choses qui ne sont guère capables, elle devrait le savoir, soit dit en passant, d’ajouter à sa renommée chez nous, braves bourgeois.

 

» – Je ne peux pas ne pas croire, dit la Quakeresse, qu’elle avait quelque autre but dans tout ce long discours. Elle a en tête quelque chose autre ; j’ai la satisfaction de n’en pas douter. »

 

– Vous en avez la satisfaction ! pensai-je. À coup sûr, je n’en suis pas plus satisfaite, pour mon compte, au contraire ; et c’est une mince satisfaction pour moi que de vous entendre parler ainsi. Qu’est-ce que cela peut-être ? Et quand mes inquiétudes auront-elles une fin. – Mais je disais ceci silencieusement et en moi-même, soyez-en sûr. Cependant, pour répondre à mon amie la Quakeresse, je lui fis une question ou deux à ce propos : ce qu’elle pensait qu’elle avait en tête ? et pourquoi elle pensait qu’elle eût en tête quelque chose ?

 

« Car, ajoutai-je, elle ne peut avoir rien qui se rapporte à moi. »

 

» – En tout cas, dit l’excellente Quakeresse, si elle avait des idées quelconques à ton sujet, ce n’est point mon affaire, et je serais bien loin de te demander de m’en informer. »

 

Ce mot renouvela mes alarmes. Non, que je craignisse de me confier à cette bonne créature, s’il y avait chez elle quelque soupçon de la vérité ; mais cette affaire était un secret que je ne me souciais de communiquer à personne. Cependant, je le répète, je fus un peu alarmée ; car, puisque je lui avais tout caché, je désirais continuer à faire de même ; mais, comme elle ne pouvait manquer de recueillir, dans les discours de la fille, quantité de choses semblant me concerner, elle était en outre trop pénétrante pour être dépistée par des réponses qui auraient fermé la bouche d’une autre. Seulement, il y avait ici deux circonstances heureuses : d’abord, elle n’était pas curieuse de savoir ou de découvrir n’importe quoi ; et ensuite, elle n’était pas dangereuse, quand même elle aurait su toute l’histoire. Mais, je le répète, elle ne pouvait manquer de recueillir, dans les discours de la fille, plusieurs détails, comme particulièrement le nom d’Amy et les différentes descriptions du costume turc que mon amie la Quakeresse avait vue elle-même, et qu’elle avait si bien remarqué, comme je l’ai dit plus haut.

 

Pour ce point, j’aurais pu détourner la chose en plaisantant avec Amy, et en lui demandant chez qui elle demeurait avant de venir demeurer avec moi. Mais cela n’aurait rien valu, car, nous nous étions malheureusement interdit ce langage en ayant souvent parlé du long temps depuis lequel Amy demeurait avec moi, et, ce qui était pis, en ayant déclaré jadis, que j’avais eu un appartement dans le Pall Mall ; de sorte, que toutes ces choses ne correspondaient que trop bien. Il n’y eut qu’une seule circonstance qui me sauva auprès de la Quakeresse ; ce fut ce que la fille avait raconté de la grande fortune que Mrs Amy avait faite, et du carrosse qu’elle avait. Or, comme il pouvait y avoir beaucoup d’autres Amy dans le monde, il n’était pas vraisemblable que celle-ci fût mon Amy, car elle était loin de faire une figure à avoir carrosse. C’est ce qui chassa les soupçons que la bonne et affectionnée Quakeresse pouvait avoir en tête.

 

Mais quant à ce qu’elle s’imaginait que la jeune fille avait, elle en tête, il y avait là une difficulté réelle de beaucoup plus grave, et qui m’alarmait beaucoup ; mon amie la Quakeresse me dit qu’elle avait observé que la fille était très émue quand elle parlait du costume, et plus encore lorsqu’on m’avait tourmentée pour lui montrer le mien et que je m’y étais refusée. Elle me déclara qu’elle s’était aperçue à plusieurs reprises qu’elle était troublée et qu’elle ne se contenait que très difficilement ; une ou deux fois, elle avait murmuré comme à elle-même qu’elle avait trouvé, ou qu’elle trouverait, la Quakeresse ne pouvait dire lequel des deux ; elle lui avait souvent vu des larmes dans les yeux, et, lorsque j’avais dit que mon costume turc était emballé mais qu’elle le verrait quand nous arriverions en Hollande, elle l’avait entendue dire doucement qu’elle ferait la traversée exprès.

 

Lorsqu’elle eut terminé ses observations, j’ajoutai que j’avais observé également que la fille avait une conversation et un air bizarres, et qu’elle était extrêmement curieuse ; mais je ne pouvais imaginer à quoi elle tendait.

 

« À quoi elle tendait ! dit la Quakeresse. C’est clair pour moi, ce à quoi elle tend. Elle croit que tu es la même lady Roxana qui dansait en veste turque, mais elle n’en est pas certaine.

 

» – Est-ce qu’elle croit cela ? m’écriai-je. Si je l’avais pensé, je l’aurais tirée de peine.

 

» – Si elle le croit ! reprit la Quakeresse. Oui, et je commençais à le croire aussi ; je le croirais même encore, si tu ne m’avais pas convaincue du contraire en n’y faisant pas attention, et par ce que tu as dit depuis.

 

» – Vous auriez cru cela, vraiment ? dis-je avec chaleur. J’en suis très désolée. Et quoi ! vous m’auriez pris pour une actrice, pour une comédienne française ?

 

» – Non, dit la bonne et tendre créature. Tu portes la chose trop loin. Aussitôt que tu as exprimé tes réflexions sur son compte, j’ai vu que cela ne pouvait pas être. Mais qui aurait pu penser autre chose ? Lorsqu’elle décrivait le costume turc que tu as ici avec la tiare et les joyaux, et lorsqu’elle nommait ta femme de chambre Amy, avec plusieurs autres circonstances ayant l’air de se rapporter à toi, je l’aurais certainement cru, si tu ne l’avais pas contredit. Mais dès que je t’ai entendue parler, j’ai conclu qu’il en était autrement.

 

» – Cela a été bien bon de votre part, lui dis-je, et je vous suis obligée pour m’avoir rendu cette justice. C’est plus que n’en fait cette jeune bavarde, à ce qu’il semble.

 

» – Certes non, elle ne te rend pas cette justice, dit la Quakeresse ; car elle croit certainement la chose encore, comme elle l’a toujours fait.

 

» – Vraiment ? dis-je.

 

» – Oui ; et je te garantis qu’elle te rendra une autre visite à ce sujet.

 

» – Elle fera cela ! m’écriai-je. Alors je crois que je lui ferai affront, tout net.

 

» – Non, tu ne lui feras pas affront, reprit-elle, animée de sa gaieté et de sa bonté ordinaires. Je t’enlèverai cette besogne-là des mains ; ce sera moi qui lui ferai affront à ta place, et je ne la laisserai pas te voir. »

 

Je trouvai que c’était une offre très aimable, mais j’étais incapable de voir comment elle s’y prendrait pour cela. La seule idée de la revoir me rendait à moitié folle, ne sachant dans quel esprit elle reviendrait, et encore bien moins de quelle manière la recevoir. Mais ma solide et fidèle consolatrice la Quakeresse déclara qu’elle s’était aperçue de l’impertinence de cette fille et du peu d’inclination que j’avais à causer avec elle, et qu’elle ne voulait pas qu’elle m’ennuyât davantage. Mais j’aurai l’occasion de reparler de cela tout à l’heure, car cette fille poussa la chose encore plus loin que je ne le pensais.

 

Il était temps, comme je le disais plus haut, de prendre des mesures auprès de mon mari pour faire remettre mon voyage. J’entamai donc la conversation avec lui un matin pendant qu’il s’habillait et que j’étais encore au lit. Je prétendis que j’étais très malade ; et, comme il ne m’était que trop facile de lui en imposer, car il croyait absolument tout ce que je disais, – j’arrangeai mon discours de manière à lui faire entendre que j’étais grosse, sans cependant le lui dire formellement.

 

Quoi qu’il en soit, j’amenai la chose si adroitement qu’avant de sortir de la chambre, il vint s’asseoir à mon chevet, et se mit à me parler très sérieusement, me représentant que j’étais tous les jours souffrante, et que, comme il espérait que j’étais enceinte, il me priait de bien considérer si je ne ferais pas mieux de changer mon projet de voyage en Hollande ; car le mal de mer et, pis encore, une tempête, s’il en survenait, pourraient être dangereux pour moi. Après m’avoir dit quantité des plus tendres choses que le plus tendre mari du monde peut dire, il conclut qu’il me faisait particulièrement la prière de ne plus penser à partir avant que tout fût finit, mais de vouloir bien, au contraire, me disposer à faire mes couches là où j’étais et où je savais, comme il le savait lui-même, que j’aurais tout ce qu’il me faudrait et que je serais bien soignée.

 

C’était précisément ce que je voulais, car j’avais, comme vous l’avez vu, mille bonnes raisons pour remettre la traversée, surtout avec cette créature pour compagnie ; mais je désirais que cette remise vînt de son fait, et non du mien ; et il y donna de lui-même, justement comme je le voulais. Ceci me fournit une occasion d’hésiter un peu, et d’avoir l’air de ne pas y être disposée. Je lui dis que je ne pouvais consentir à lui causer des difficultés et des embarras dans ses affaires ; qu’il avait maintenant loué la grande cabine du navire, et, peut-être, donné déjà quelque argent, ou pris du fret en marchandises, et que lui faire rompre tout cela, serait pour lui une dépense inutile, et, peut-être, un préjudice causé au capitaine.

 

Quant à cela, me dit-il, il n’en fallait pas parler, et il ne le permettrait sous aucune considération. Il pouvait facilement faire entendre raison au capitaine du navire en lui disant le motif ; et s’il lui donnait quelque compensation pour la rupture du marché, ce ne serait pas beaucoup.

 

« Mais, mon ami, lui dis-je, vous ne m’avez pas entendue dire que je suis enceinte ; je ne saurais même dire que je le suis. Car si je ne l’étais pas, après tout, j’aurais alors fait de la belle besogne, en vérité. D’ailleurs ces deux dames, la femme du capitaine et sa sœur, elles comptent que nous ferons le voyage, et elles ont fait de grands préparatifs, le tout par politesse pour moi. Qu’irai-je leur dire, maintenant ?

 

» – Eh bien, ma chère, répondit-il, si vous n’étiez pas enceinte, bien que j’espère que vous l’êtes, il n’y aurait pas de mal de fait pour cela. Un séjour de trois ou quatre mois de plus en Angleterre ne me causera aucun dommage ; et nous pourrons partir quand il nous plaira, lorsque nous serons sûrs que vous n’êtes pas enceinte, ou lorsque, l’événement ayant montré que vous l’étiez, vous serez remise et relevée. Quant à la femme du capitaine et à sa sœur, laissez-moi ce soin ; je réponds qu’il n’y aura pas de querelle soulevée à ce sujet. Je vous ferai excuser auprès d’elles par le capitaine lui-même, de sorte que tout ira bien, je vous le garantis. »

 

C’était autant que j’en pouvais désirer, et l’affaire en resta là pour un temps. J’avais, il est vrai, quelques inquiétudes à propos de cette impertinente fille ; mais je croyais que remettre notre voyage c’était mettre fin à tout, et je commençai à me sentir assez tranquille. Mais je m’aperçus que je m’étais trompée, car elle me mit de nouveau à deux doigts de ma ruine, et cela de la manière la plus inexplicable qu’on puisse imaginer.

 

Mon mari, comme nous en étions convenus tous les deux, rencontrant le capitaine du navire, prit la liberté de lui dire qu’il craignait d’être obligé de le désappointer, parce qu’il lui était arrivé quelque chose qui le contraignait à changer ses dispositions, et que sa famille ne pourrait être prête à partir assez tôt pour lui.

 

« Je sais la circonstance, monsieur, dit le capitaine. J’ai appris que votre dame avait une fille de plus qu’elle ne s’y attendait. Je vous en félicite.

 

» – Qu’entendez-vous par là ? dit mon époux.

 

» – Mais, rien du tout, que ce que j’ai entendu dire aux femmes en prenant le thé, dit le capitaine. Je ne sais rien, sinon que vous ne faites pas la traversée, ce que je regrette. Mais vous connaissez vos affaires, et cela ne me regarde pas.

 

» – Bien, reprit mon mari ; mais il faut que je vous donne quelque compensation pour le marché rompu. » – Et il tira son argent.

 

« – Non, non, » dit le capitaine. Et ils se mirent à faire assaut de politesses, mais à la fin mon époux lui donna trois ou quatre guinées, et les lui fit garder. Ce premier sujet de conversation étant ainsi épuisé, ils n’en reparlèrent plus.

 

Mais cela n’alla pas aussi aisément avec moi. Les nuages s’épaississaient, j’avais maintenant des sujets d’alarme de tout côté. Mon mari me raconta ce que le capitaine avait dit ; très heureusement, il se figura que le capitaine avait rapporté une histoire par moitié, et que, l’ayant entendue d’une manière, il l’avait répétée d’une autre, de sorte que, s’il n’avait pu comprendre le capitaine, c’est que le capitaine ne se comprenait pas lui-même. Aussi se contentait-il de me reproduire mot pour mot ce que le capitaine avait dit.

 

Comment j’empêchai mon mari de découvrir mon trouble, vous allez l’apprendre tout à l’heure ; qu’il me suffise de dire pour le moment que, si mon mari ne comprenait pas le capitaine et si le capitaine ne se comprenait pas lui-même, je les comprenais parfaitement tous les deux ; et, à dire la vérité, c’était le plus rude choc que j’eusse encore eu à supporter. Mais, sous le coup de la nécessité, j’inventai un mouvement soudain pour éviter de montrer ma surprise : nous étions, mon époux et moi, assis à une petite table près du feu ; j’étendis la main, comme pour prendre une cuillère qui était de l’autre côté, et je renversai une des chandelles de dessus la table ; alors, la ramassant, je me redressai, puis me penchai de nouveau pour regarder le devant de ma robe, que je pris dans ma main en m’écriant :

 

« Oh ! ma robe est gâtée. La chandelle l’a toute graissée. »

 

Ceci me fournit auprès de mon époux une excuse pour rompre provisoirement l’entretien, et pour appeler Amy. Amy ne venant pas aussitôt :

 

« Mon ami, lui dis-je, il faut que je coure là-haut et que je laisse cette robe pour qu’Amy la nettoie un peu. »

 

Mon mari se leva et entra dans un petit cabinet où il mettait ses papiers et ses livres. Il prit un volume et s’assit pour lire. Heureuse étais-je de m’en être sortie. Je courus chez Amy qui se trouva être seule.

 

« Oh ! Amy, m’écriai-je, nous sommes absolument perdues. »

 

Et là-dessus j’éclatai en pleurs et ne pus parler pendant un grand moment.

 

Je ne puis m’empêcher de dire que quelques réflexions excellentes s’offrirent d’elles-mêmes en cette occasion. Celle-ci se présentait aussitôt : Quel glorieux témoignage n’est-ce pas de la justice de la Providence et de l’intérêt que prend la Providence dans la direction de toutes les affaires des hommes (des moindres comme des plus grands), que les crimes les plus secrets soient, par des accidents imprévus, amenés au jour et découverts !

 

En voici une autre : Combien il est juste que le péché et la honte se suivent et marchent si constamment sur les pas l’un de l’autre, tellement qu’ils ne sont pas seulement comme des compagnons, mais, comme la cause et sa conséquence, nécessairement liés ensemble ; de sorte que, lorsque le crime précède, le scandale est en train de suivre, et qu’il n’est pas au pouvoir de la nature humaine de cacher le premier, ni d’éviter le second.

 

« Que faire, Amy ? m’écriai-je, dès que je pus parler. Et que vais-je devenir ? »

 

Et je me repris à pleurer si violemment que je ne pus en dire davantage. Amy avait presque perdu la raison d’effroi ; mais elle ne savait rien du tout de ce qu’il y avait. Elle demandait à le savoir, et m’engageait à me remettre et à ne pas crier ainsi.

 

« Eh quoi ! madame, si mon maître montait en ce moment, disait-elle, il verrait dans quel désordre vous êtes. Il saurait que vous avez pleuré, et il voudrait en connaître la cause. »

 

À ces mots je retrouvai la parole :

 

« Oh ! il la connaît déjà, Amy ; il connaît tout ! Tout est découvert, et nous sommes perdues. »

 

Cette fois Amy fut vraiment comme frappée de la foudre. Cependant elle dit :

 

« Oui certes, si c’est vrai, nous sommes véritablement perdues ; mais cela ne peut pas être ; c’est impossible, j’en suis sûre.

 

« – Non non ; repris-je. C’est si loin d’être impossible que je vous dis que cela est. »

 

Et alors, un peu revenue à moi-même, je lui dis la conversation que mon mari et le capitaine avait eue ensemble et ce que le capitaine lui avait dit. Cela remua tellement Amy qu’elle cria, ragea, jura et maudit comme une folle furieuse. Alors elle me reprocha de n’avoir pas voulu la laisser tuer la fille lorsqu’elle voulait le faire, disant que c’était moi qui avais tout fait et autres choses semblables. Et cependant je n’étais pas, même maintenant, d’avis de tuer la fille ; je ne pouvais même en supporter la pensée.

 

Nous passâmes une demi-heure dans ces extravagances, et sans aucun résultat. En effet, nous ne pouvions rien faire, ni rien dire d’utile ; car s’il devait arriver quelque chose d’extraordinaire, il n’y avait point à l’empêcher ni à y remédier. Enfin, après m’être soulagée en pleurant, je me mis à penser à la manière dont j’avais laissé mon époux en bas, et à la raison que je lui avais donnée pour monter. Je changeai donc ma robe sur laquelle j’avais prétendu que la chandelle était tombée ; j’en mis une autre, et je descendis.

 

Après être restée en bas un bon moment, voyant que mon époux ne revenait pas sur l’histoire, comme je m’y attendais, je repris cœur, et je la réclamai.

 

« Mon ami, lui dis-je, la chute de la chandelle a interrompu votre histoire. Ne voulez-vous pas la continuer ?

 

» – Quelle histoire ? demanda-t-il.

 

» – Mais, dis-je, celle du capitaine.

 

» Oh ! j’ai fini. Je ne sais rien de plus que ceci ; c’est que le capitaine a raconté une histoire incohérente qu’il avait entendue de pièces et de morceaux, et qu’il l’a racontée encore plus de pièces et de morceaux qu’il ne l’avait entendue ; et cette histoire était que vous êtes enceinte et que vous ne pouvez pas faire le voyage. »

 

Je vis que mon mari n’entrait pas du tout dans la vérité de la chose il prenait cela pour une histoire qui, répétée deux ou trois fois, avait fini par être inintelligible et par se réduire à rien ; tout ce qu’elle signifiait pour lui, c’était ce qu’il savait ou croyait savoir, c’est-à-dire que j’étais enceinte, chose qu’il désirait beaucoup qui fût vraie.

 

Son ignorance fut un baume pour mon âme, et je maudis en moi-même ceux qui le détromperaient jamais. Le voyant désireux de mettre un terme à l’histoire comme ne valant pas la peine qu’on y insistât davantage, je l’arrêtai là, disant que je supposais que le capitaine la tenait de sa femme, et que celle-ci aurait bien pu trouver une autre personne pour en faire l’objet de ses remarques. Cela se passa donc ainsi assez bien avec mon mari, et je me retrouvai en sûreté là où je m’étais crue le plus en péril. Mais j’avais encore deux inquiétudes ; la première était que le capitaine et mon époux ne se rencontrassent de nouveau et ne reprissent la conversation sur le même sujet ; et la seconde, que la remuante et impertinente fille ne revînt ; et si elle revenait, comment l’empêcher de voir Amy ? Question aussi importante que tout le reste ; car si elle avait vu Amy, c’eût été aussi fatal pour moi que si elle avait connu tout.

 

Pour le premier cas, je savais que le capitaine ne pouvait rester en ville plus d’une semaine ; car son navire étant déjà plein de marchandises avait descendu la rivière, et il ne devait pas tarder à le suivre. Je m’imaginai donc d’entraîner mon mari quelque part en dehors de la ville pour quelques jours, afin qu’il y eût certitude qu’ils ne se rencontreraient pas.

 

Ma grande préoccupation était de savoir où nous irions. À la fin, je me décidai pour North Hall ; non, lui dis-je, que je voulusse prendre les eaux ; mais je pensais que l’air y était bon et pourrait me faire du bien. Lui, qui faisait tout dans le but de me plaire, accepta aussitôt mon idée, et la voiture fut commandée pour le lendemain matin. Mais comme nous réglions tout cela, il prononça une vilaine parole qui déjouait tous mes plans : il désirait que je voulusse bien attendre jusqu’à l’après-midi, parce qu’il parlerait au capitaine dans la matinée du lendemain, s’il pouvait, et lui donnerait quelques lettres ; il aurait le temps d’y aller et d’être de retour vers midi.

 

Je dis oui, bien entendu. Mais c’était pour le mieux tromper ; et ma voix et mon cœur différaient. J’étais décidée, si je le pouvais, à empêcher qu’il n’approchât le capitaine et qu’il ne le vît, quoi qu’il en arrivât.

 

Le soir, donc, un peu avant d’aller nous coucher, je feignis d’avoir changé d’avis et de ne plus vouloir aller à North Hall : j’avais envie d’aller d’un autre côté. Seulement je lui dis que je craignais que ses affaires ne le lui permissent pas. Il voulut savoir où c’était. Je lui répondis en souriant que je ne voulais pas le lui dire, de peur que cela ne l’obligeât à arrêter ses affaires. Il me répliqua, du même ton, mais avec infiniment plus de sincérité, qu’il n’avait pas d’affaire assez importante pour l’empêcher d’aller avec moi partout où j’avais envie d’aller.

 

« Si, repris-je. Vous avez besoin de parler au capitaine avant qu’il s’en aille.

 

» – En effet, c’est vrai, j’en ai besoin, » dit-il, et il se tut un moment ; mais il ajouta bientôt :

 

» Mais j’écrirai un mot à un homme qui fait des affaires pour moi et qui ira le trouver. C’est simplement pour faire signer quelques connaissements, et il pourra s’en acquitter. »

 

Lorsque je vis que j’avais gagné mon point, j’eus l’air d’hésiter un peu.

 

» Mon ami, lui dis-je, ne perdez pas une heure de vos affaires pour moi. Je retarderais d’une semaine ou deux, plutôt que de vous causer un préjudice quelconque.

 

» – Non, non, dit-il ; vous ne retarderez pas d’une heure pour moi, car je peux faire mes affaires par procuration avec tout le monde, hors ma femme. » Et il me prit dans ses bras et me baisa. Comme le sang me montait à la face, lorsque je songeais avec quelle sincérité, quelle affection, cet excellent gentleman embrassait le plus maudit échantillon d’hypocrisie que pressèrent jamais les bras d’un honnête homme ! Il n’était que tendresse, que bonté, que la sincérité la plus absolue ; moi, je n’étais que grimace et fraude ; ce que je faisais n’était que par manège, conduite calculée, pour cacher un passé de vice et pour l’empêcher de découvrir qu’il avait dans ses bras un diable femelle, dont tout le commerce avait été pendant vingt-cinq ans aussi noir que l’enfer, un enchevêtrement de crimes pour lesquels, s’il avait pu y jeter un regard, il aurait dû m’abhorrer, moi et le seul bruit de mon nom. Mais il n’y avait là rien qui pût me servir d’appui ; j’avais pour tout encouragement l’idée que c’était mon intérêt d’être ce que j’étais et de cacher ce que j’avais été, et que la seule satisfaction que je pusse lui faire était de vivre vertueusement à l’avenir, puisque je ne pouvais réparer ce qui avait eu lieu dans le passé. Et c’est à quoi je me résolus, bien que, si une grande tentation s’était offerte comme elle le fit plus tard, j’eusse des raisons de douter de ma fermeté. Mais nous parlerons de ceci plus loin.

 

Lorsque mon mari eut ainsi eu la bonté de sacrifier ses projets aux miens, nous décidâmes que nous partirions le matin de bonne heure. Je lui dis que mon dessein, s’il l’approuvait, était d’aller à Tunbridge ; et lui, apportant à cela une passivité entière, y consentit avec le plus grand empressement. Il me dit cependant que, si je n’avais pas nommé Tunbridge, il aurait nommé Newmarket, parce qu’il s’y tenait une grande cour, et qu’il y avait quantité de belles choses à voir. Je lui offris alors une nouvelle pièce d’hypocrisie : je feignis de vouloir aller là, comme étant l’endroit de son choix, tandis que je n’y serais véritablement pas allée pour mille livres sterling ; car la cour y étant à ce moment, je n’aurais pas osé courir le hasard d’être reconnue en un pays où il y avait tant d’yeux qui m’avaient vue autrefois. Si bien qu’au bout d’un instant je dis à mon mari que je pensais que Newmarket était si plein de gens en ce moment que nous ne trouverions pas à nous loger ; voir la cour et la foule n’était nullement un amusement pour moi, à moins que ce n’en fût un pour lui ; s’il le jugeait convenable, nous remettrions plutôt cela à une autre fois ; si, lorsque nous irions en Hollande, nous voulions passer par Harwich, nous pourrions faire le tour par Newmarket et Bury, descendre par là jusqu’à Ipswich, et de là aller à la côte. Il fut aisément détourné de son idée, comme il l’était de tout ce que je n’approuvais pas ; et ainsi, avec une facilité inimaginable, il commanda de se tenir prêt de bonne heure le lendemain matin pour me conduire à Tunbridge.

 

En ceci, mon dessein était double : c’était d’abord d’empêcher mon époux de revoir le capitaine ; c’était ensuite de me retirer du chemin moi-même, au cas où cette impertinente fille, maintenant mon fléau, ferait mine de revenir, comme le croyait mon amie la Quakeresse, et comme il arriva, en effet, deux ou trois jours plus tard.

 

Ayant ainsi assuré mon départ pour le jour suivant, je n’eus rien à faire qu’à donner à mon fidèle agent, la Quakeresse, quelques instructions sur ce qu’elle aurait à dire à cette persécutrice (elle montra bien, plus tard, qu’elle en était une), et sur la manière d’en venir à bout si elle faisait des visites plus fréquentes qu’il n’est ordinaire.

 

J’avais grande envie de laisser aussi Amy, pour aider en cas de besoin, car, elle entendait parfaitement bien ce qu’il y avait à conseiller dans une difficulté quelconque, et Amy me pressait de le faire. Mais je ne sais quel secret pressentiment l’emporta sur mon dessein. Je ne pus m’y décider, de crainte que la méchante coquine ne se débarrassât d’elle, chose dont la pensée seule me faisait horreur, et que, cependant, Amy trouva moyen de faire arriver, comme je pourrai le raconter plus au long en son temps.

 

Il est vrai, que j’avais autant besoin d’être délivrée d’elle que jamais fiévreux d’être délivré de son accès du troisième jour ; et si elle était descendue au tombeau par un moyen légitime quelconque, si je puis dire, – j’entends si elle était morte de quelque maladie ordinaire, – je n’aurais versé sur elle que fort peu de larmes. Mais je n’en étais pas arrivée à un degré de vice endurci tel que je pusse commettre un meurtre, et surtout un meurtre comme celui de mon propre enfant, ni même donner asile dans mon esprit à une pensée si barbare. Mais, comme je le disais, Amy fit tout plus tard à mon insu ; et je la chargeai pour cela de mes cordiales malédictions, tout en ne pouvant guère rien faire de plus, car attaquer Amy c’eût été m’assassiner moi-même. Mais cette tragédie demanderait plus de place que je n’en ai ici de disponible. Je reviens à mon voyage :

 

Ma chère amie, la Quakeresse, était tendre et cependant honnête ; elle aurait fait n’importe quoi de juste et de droit pour me servir, mais rien de mal ou de déshonorant. Afin de pouvoir dire hardiment à la créature, si elle venait, qu’elle ne savait pas où j’étais allée, elle me pria de ne pas le lui dire ; et pour rendre son ignorance plus complètement inoffensive pour elle comme pour moi, je lui permis de déclarer qu’elle nous avait entendus parler d’aller à Newmarket, etc. Elle approuva cela, et je laissai tout le reste à sa discrétion, pour agir comme elle le jugerait convenable ; je la chargeai seulement, si la fille entamait l’histoire de Pall Mall, de ne pas encourager ses discours sur ce sujet, mais de lui faire entendre que nous trouvions tous qu’elle en parlait avec un peu trop de détails, et que la dame (c’est-à-dire moi) avait pris un peu en mauvaise part d’être ainsi comparée à une femme galante, ou à une comédienne, ou quelque chose de semblable ; de façon à l’amener, si possible, à n’en pas dire davantage. Cependant, tout en ne disant pas à mon amie, la Quakeresse, le moyen de m’écrire, ni où je serais, je laissai entre les mains de sa femme de chambre un papier cacheté pour lui remettre, où je lui donnai l’adresse à laquelle elle pourrait écrire à Amy, et ainsi, en réalité, à moi-même.

 

Il n’y avait que quelques jours que j’étais partie lorsque l’impatiente fille vint à mon appartement sous prétexte de voir comment j’allais, et pour savoir si j’avais l’intention de faire le voyage, et le reste. Mon fidèle agent était à la maison et la reçut froidement à la porte ; elle lui dit que la dame, pour laquelle elle venait sans doute, avait quitté sa maison.

 

Cela arrêta brusquement tout ce qu’elle avait à dire pour un bon moment ; mais comme elle restait tergiversant à la porte et cherchant sur quoi entamer une conversation, elle s’aperçut que mon amie la Quakeresse avait l’air un peu gênée, comme si elle eût voulu rentrer et fermer la porte. Cela la blessa au vif. De plus, la fine Quakeresse ne l’avait pas même invitée à entrer ; car, la voyant seule, elle s’attendait à ce qu’elle serait très impertinente, et elle en concluait que peu m’importerait la froideur avec laquelle elle l’aurait reçue.

 

Mais l’autre n’était pas fille à se laisser congédier ainsi. Elle dit que si l’on ne pouvait parler à lady ***, elle désirait lui dire deux ou trois mots, à elle, c’est-à-dire à mon amie, la Quakeresse. Là dessus la Quakeresse, poliment, mais froidement, la pria d’entrer, ce qu’elle désirait. Notez qu’elle ne la conduisait pas dans le plus beau salon, comme naguère, mais dans une petite chambre écartée où les domestiques se tenaient à l’habitude.

 

Dès le début de son discours, elle n’hésita pas à faire comprendre qu’elle croyait que j’étais dans la maison, mais que je ne voulais pas me laisser voir ; et elle insista d’une façon très pressante pour pouvoir me parler un moment ; elle y ajouta beaucoup de prières et à la fin des larmes.

 

» Je suis fâchée dit ma bonne créature, la Quakeresse, que tu aies si mauvaise opinion de moi que de croire que je te dirais ce qui n’est pas la vérité, et que je prétendrais que lady *** est partie de ma maison lorsqu’elle ne l’est pas ! Je t’assure que je n’use pas de semblable méthode ; et lady *** ne désire de moi aucun service de ce genre, que je sache. Si elle avait été dans la maison, je te l’aurais dit. »

 

Elle n’eût guère rien à répondre à cela ; mais elle dit que c’était d’une affaire de la dernière importance qu’elle désirait me parler ; et elle se remit à pleurer abondamment.

 

« Tu sembles être douloureusement affectée, dit la Quakeresse. Je voudrais pouvoir te donner du soulagement ; mais si rien ne doit te réconforter que de voir lady ***, c’est une chose qui n’est pas en mon pouvoir.

 

» – J’espère que si, dit-elle encore. À coup sûr, c’est de grande conséquence pour moi ; et tellement, que sans cela je suis perdue.

 

» Cela me trouble grandement de l’entendre parler ainsi, dit la Quakeresse. Mais pourquoi ne l’as-tu pas prise à part la première fois que tu es venue ici ?

 

» – Je n’ai pas eu l’occasion de lui parler seule, et je ne pouvais pas le faire en société. Si j’avais pu seulement lui dire deux mots seule, je me serais jetée à ses pieds et lui aurais demandé sa bénédiction.

 

» – Tu me surprends. Je ne te comprends pas, dit la Quakeresse.

 

» – Oh ! s’écria-t-elle. Restez mon amie, si vous avez quelque charité, ou si vous avez quelque compassion pour les misérables ; car c’en est fait de moi, absolument.

 

» – Tu m’épouvantes avec des paroles si exaltées, dit la Quakeresse. Et véritablement je ne puis te comprendre.

 

» – Oh ! reprit-elle, elle est ma mère ! Elle est ma mère ! et elle ne me reconnaît pas.

 

» – Ta mère ! répéta la Quakeresse qui commençait à être fortement émue. Tu me plonges dans l’étonnement ? Que veux-tu dire ?

 

» – Je ne veux rien dire que ce que je dis. Je le dis encore : elle est ma mère et elle ne veut pas me reconnaître. » Et elle se tut en versant un flot de larmes.

 

« Ne pas te reconnaître ! » dit la Quakeresse, et la tendre et bonne créature se mit à pleurer aussi.

 

« Mais, reprit-elle, elle ne te connaît pas ; elle ne t’avait jamais vue.

 

» – Non, dit la fille ; je crois qu’elle ne me connaît pas ; mais je la connais, et je sais qu’elle est ma mère.

 

» – C’est impossible ! Tu racontes des choses incompréhensibles. Veux-tu t’expliquer un peu à moi ?

 

» – Oui, oui, répondit-elle ; je peux m’expliquer suffisamment. Je suis sûre qu’elle est ma mère. Je me suis brisé le cœur à la chercher ; et maintenant la perdre encore, lorsque j’étais si sûre de l’avoir trouvée, ce serait me briser le cœur bien plus réellement.

 

» – Bien ; mais si c’est ta mère, reprit la Quakeresse, comment se peut-il qu’elle ne te connaisse pas ?

 

» – Hélas ! je suis perdue pour elle depuis mon enfance. Elle ne m’a jamais vue.

 

» – Et toi, ne l’as-tu jamais vue ? demanda la Quakeresse.

 

» – Si, répondit-elle ; je l’ai vue. Bien souvent, je l’ai vue ; car lorsqu’elle était lady Roxana, du temps que j’étais domestique, j’étais fille de cuisine chez elle ; mais je ne la connaissais pas alors, ni elle moi. Mais tout s’est dévoilé depuis. N’a-t-elle pas une femme de chambre nommée Amy ? »

 

Il faut noter ici que l’honnête Quakeresse fut mise à quia et grandement surprise par cette question.

 

« Vraiment, répondit-elle, lady *** a plusieurs servantes, et je ne connais pas tous leurs noms.

 

» – Mais sa femme de confiance, sa favorite, insista la fille ; son nom n’est-il pas Amy ?

 

» – Eh ! en vérité, s’écria la Quakeresse avec beaucoup d’esprit et d’à-propos, je n’aime pas les interrogatoires ; mais pour que tu n’ailles pas te figurer des sottises à cause de ma répugnance à parler, je te répondrai une fois pour toutes que quel est le nom de sa femme de confiance, je l’ignore ; mais qu’on l’appelle Cherry. »

 

Remarquons que mon mari lui avait donné ce nom par plaisanterie le jour de nos noces, et que, depuis, nous l’appelions toujours ainsi ; de sorte qu’à ce moment elle disait littéralement vrai.

 

La fille répliqua avec beaucoup de modestie que si sa question l’avait offensée, elle en était bien fâchée ; quelle n’avait point le dessein d’être grossière envers elle, et ne prétendait point lui faire subir d’interrogatoire ; mais elle était dans un tel désespoir devant ce malheur qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait ; elle serait désolée de la désobliger, mais elle la priait encore, puisqu’elle était chrétienne et femme, et qu’elle avait été mère, et qu’elle avait des enfants, de vouloir la prendre en pitié, et, s’il était possible, l’aider à parvenir jusqu’à moi et, me dire quelques mots.

 

La tendre Quakeresse me rapporta que la fille avait dit cela avec une éloquence si touchante qu’elle lui avait arraché des larmes ; mais elle fut obligée de lui déclarer qu’elle ne savait ni où j’étais allée, ni comment m’écrire ; cependant, si jamais elle me revoyait, elle ne manquerait pas de me rendre compte de tout ce que la jeune fille lui avait dit et de ce qu’elle jugerait convenable de dire encore, ni de recevoir la réponse que j’y ferais, si je jugeais bon d’en faire une.

 

Ensuite la Quakeresse prit la liberté de lui demander quelques détails sur cette triste histoire, comme elle l’appelait. Alors la fille, prenant aux premiers malheurs de ma vie et en même temps de la sienne, déroula tout de son éducation misérable, de son service chez lady Roxana, et des secours qu’elle avait reçus de Mrs Amy ; exposant les raisons qu’elle avait de croire que, comme Amy se donnait elle-même pour celle qui avait demeuré avec sa mère, et comme surtout elle avait été aussi la femme de chambre de lady Roxana et était venue de France avec celle-ci, ces circonstances et plusieurs autres qu’elle avait remarquées dans sa conversation la convainquaient également, que lady Roxana était sa mère et que lady ***, de la maison de la Quakeresse, était précisément la même Roxana dont elle avait été la servante.

 

Ma bonne amie, la Quakeresse, bien que terriblement révoltée de l’histoire, et ne sachant trop que dire, était cependant trop mon amie pour paraître convaincue d’une chose dont elle ne savait pas si elle était vraie, et qu’elle voyait clairement, si elle était vraie, que je désirais tenir cachée. En conséquence, elle parla de manière à la dissuader par le raisonnement. Elle appuya sur la faible preuve qu’elle avait du fait en lui-même, sur l’insolence qu’il y aurait à revendiquer une parenté si proche avec une personne tellement au-dessus d’elle, dont elle ne savait pas si elle était réellement concernée dans la chose, ou du moins sur le compte de laquelle elle n’avait pas de preuve suffisante ; la lady qui avait demeuré chez elle était une personne au-dessus de toute feinte, et elle ne pouvait croire qu’elle la désavouât pour sa fille si elle était véritablement sa mère ; elle avait, d’ailleurs, les moyens de lui assurer un sort convenable si elle avait le désir de ne pas se faire connaître ; enfin elle avait entendu elle-même tout ce que cette dame avait dit de lady Roxana, et que, bien loin d’avouer qu’elle était la même personne, elle avait qualifié cette lady de contrebande de fourbe et de femme publique ; et il était bien certain qu’on ne l’amènerait jamais à avouer un nom et une conduite qu’elle avait traités avec un si juste mépris.

 

Elle lui dit encore que sa locataire, c’est-à-dire moi, n’était pas une lady pour rire, mais la vraie femme d’un chevalier baronnet ; elle savait personnellement qu’il en était ainsi, et que la personne décrite par la jeune fille était bien au-dessous d’elle. Elle ajouta ensuite qu’elle avait une autre raison pour laquelle il n’était guère possible que la chose fût vraie :

 

« Et c’est, continua-t-elle, ton âge qui s’y oppose. En effet, tu reconnais que tu as vingt-quatre ans, et que ta mère avait deux autres enfants plus vieux que toi. Ainsi, à ton propre compte, ta mère devait être extrêmement jeune, ou cette dame ne saurait être ta mère ; car tu vois, et chacun peut voir qu’elle est encore une jeune femme, et l’on ne peut lui donner plus de quarante ans, si elle les a ; elle est même enceinte à l’heure qu’il est, et c’est pourquoi elle est partie pour la campagne ; de sorte que je ne saurais ajouter aucun crédit à l’idée que tu as qu’elle est ta mère. Si donc je pouvais te donner un conseil, ce serait d’abandonner cette pensée, comme un conte invraisemblable qui ne sert qu’à te mettre en désordre et à te troubler la tête ; car je m’aperçois que tu es véritablement très troublée. »

 

Mais tout cela n’aboutit à rien. Rien ne pouvait la satisfaire, que de me voir. Mais la Quakeresse se défendit très bien, et insista sur ce qu’elle ne pouvait lui donner aucune information à mon sujet. Enfin, comme l’autre l’importunait toujours, elle affecta d’être un peu choquée de ce qu’on ne voulait pas la croire, et elle ajouta qu’à la vérité, si elle avait su où j’étais allée, elle n’en aurait fait part à personne, à moins que je ne lui eusse donné des ordres pour le faire.

 

« Voyant qu’elle ne m’a pas fait connaître où elle est allée, dit-elle en finissant, ce m’est une intimation qu’elle ne désire pas qu’on le sache. »

 

Là-dessus elle se leva, ce qui était la façon la plus claire qu’elle pût employer de la prier de se lever aussi et de s’en aller, à moins de lui montrer la porte tout franc.

 

Cependant la fille ne se laissa pas démonter. Elle reprit qu’elle ne pouvait, il était vrai, s’attendre à ce que la Quakeresse fût affectée par l’histoire qu’elle lui avait racontée, quelque émouvante qu’elle fût, ni qu’elle ressentît pour elle aucune pitié. Son malheur était que, lorsqu’elle s’était trouvée dans cette maison naguère, et dans la même pièce que moi, elle n’eût pas demandé à me parler en particulier, ou ne se fût pas jetée sur le plancher à mes pieds, en réclamant ce que l’affection d’une mère aurait fait pour elle ; mais, puisqu’elle avait laissé échapper cette occasion, elle en attendrait une autre ; elle voyait d’après la conversation de la Quakeresse qu’elle n’avait pas complètement quitté son appartement, mais qu’elle était allée à la campagne pour le bon air, sans doute ; quant à elle, elle était résolue à faire le chevalier errant à sa poursuite, et à visiter tous les lieux du royaume où l’on va pour sa santé, et jusqu’à la Hollande ; en tout cas, elle me trouverait ; car elle était certaine qu’elle pourrait si bien me convaincre qu’elle était ma propre enfant que je ne le nierais pas ; et elle était sûre que j’étais si tendre et si pitoyable que je ne la laisserais pas périr après que je serais convaincue qu’elle était ma propre chair et mon propre sang. Et, en disant qu’elle visiterait tous les lieux de l’Angleterre renommés pour leur air salubre, elle les passa tous en revue par leurs noms, et commença par Tunbridge, l’endroit même où j’étais allée, puis elle énuméra, Epsom, North Hall, Barnet, Newmarket, Bury et enfin Bath ; et sur ce, elle prit congé.

 

Mon fidèle agent, la Quakeresse, ne manqua pas de m’écrire immédiatement ; mais comme c’était une fine aussi bien qu’une honnête femme, il se présenta tout de suite à son esprit que c’était là une histoire qui, vraie ou fausse, n’était pas très propre à être portée à la connaissance de mon mari. Comme elle ignorait ce que je pouvais avoir été et les noms dont je pouvais avoir été appelée en d’autres temps, et ce qu’il y avait ou ce qu’il n’y avait point dans tout cela, elle pensa que, si c’était un secret, il fallait me laisser le soin de le révéler moi-même ; et, si ce n’en était pas un, qu’il pouvait aussi bien être publié plus tard que maintenant ; enfin qu’elle devait laisser la chose là où elle l’avait trouvée, et ne la communiquer à personne sans mon consentement. Ces sages procédés étaient d’une inexprimable bonté, en même temps que très opportuns ; car il était assez probable que sa lettre m’aurait été remise publiquement, et, bien que mon mari n’eût pas voulu l’ouvrir, il aurait semblé un peu étrange que je lui en celasse le contenu lorsque j’avais si bien prétendu lui communiquer toutes mes affaires.

 

Par suite de cette prudente précaution, ma bonne amie m’écrivit seulement en quelques mots que l’impertinente jeune femme était venue chez elle, comme elle s’y attendait, et qu’elle pensait que ce serait une très bonne chose, si je pouvais me passer de Cherry, que je la lui envoyasse (c’était d’Amy qu’elle parlait), parce qu’elle voyait qu’on pourrait avoir besoin d’elle.

 

Il se trouva que cette lettre était adressée à Amy elle-même et qu’elle ne fût pas envoyée par la voie que j’avais d’abord ordonnée ; mais elle arriva intacte en mes mains. J’en fus sans doute un peu alarmée ; cependant je ne fus informée que plus tard du danger dans lequel j’étais d’une visite immédiate de cette agaçante créature ; et je courus vraiment un risque extraordinaire en ce que je n’envoyai Amy que treize ou quatorze jours après, me croyant tout aussi bien cachée à Tunbridge que si j’avais été à Vienne.

 

Mais l’intérêt de mon fidèle espion (car ma Quakeresse était cela pour moi désormais par le fait même de sa perspicacité), son intérêt pour moi, dis-je, fut ma sûreté dans ce pas critique où, comme on dit, je ne me gardais pas moi-même. En effet, voyant qu’Amy n’arrivait pas, et ne sachant pas avec quelle promptitude cette sauvage créature mettrait à exécution son projet de vagabondage, elle envoya un commissionnaire chez la femme du capitaine, où elle logeait, pour lui dire qu’elle désirait lui parler. Elle accourut sur les talons du commissionnaire, avide d’avoir des nouvelles ; elle espérait, dit-elle, que la dame, c’est-à-dire moi, était revenue à la ville.

 

La Quakeresse, avec toutes les précautions dont elle était capable pour ne pas dire un vrai mensonge, lui fit croire qu’elle s’attendait à avoir de mes nouvelles dans très peu de temps ; et à plusieurs reprises, tout en parlant de gens qui vont à la campagne pour le bon air, elle cita le pays aux environs de Bury ; combien il était agréable, et comme l’air y était sain et pur ; que les dames aux environs de Newmarket étaient excessivement belles, et quelle grande affluence de société il y avait maintenant que la cour y était ; si bien qu’à la fin la fille se mit à en tirer la conclusion que c’était là qu’était allée Ma Seigneurie ; car, dit-elle, elle savait que j’aimais à voir une nombreuse société.

 

« Du tout, dit mon amie, tu me comprends mal. Je n’ai pas suggéré que la personne dont tu t’informes est allée là, ni ne crois qu’elle y est allée, je t’assure. »

 

Bah ! la fille sourit, et lui fit voir qu’elle le croyait malgré cela. Aussi, pour enfoncer cette idée davantage :

 

« Véritablement, dit la Quakeresse avec un grand sérieux, tu n’agis pas bien ; car tu suspectes tout et tu ne crois rien. Je te déclare solennellement que je ne crois pas qu’ils soient allés de ce côté. Aussi, si tu prends lu peine d’y aller et que tu sois désappointée, ne dis pas que je t’ai trompée. »

 

Elle savait bien que si ces paroles affaiblissaient son soupçon, elles ne l’écarteraient pas et qu’elles ne feraient guère que l’amuser. Mais par ce moyen, elle la tenait en suspens jusqu’à l’arrivée d’Amy, et c’était assez.

 

Lorsqu’Amy arriva, elle fut tout à fait consternée d’entendre la relation que la Quakeresse lui fit. Elle trouva moyen de m’en informer ; seulement elle me faisait savoir, à ma grande satisfaction, que la fille ne commencerait pas par Tunbridge, mais qu’elle irait certainement à Newmarket ou à Bury d’abord.

 

Toutefois, cela me causa une grande inquiétude ; car, puisqu’elle était décidée à courir tout le pays à ma recherche, je n’étais en sûreté nulle part, non pas même en Hollande ; de sorte que je ne savais comment faire à son endroit. C’est ainsi que quelque chose d’amer gâtait toute la douceur de ma vie, car j’étais continuellement alarmée par cette drôlesse, et il me semblait qu’elle me hantait comme un mauvais esprit.

 

Cependant il s’en fallait de bien peu qu’Amy ne fût complétement folle à propos d’elle. Elle n’aurait osé, au prix de sa vie, la voir dans mon appartement. Elle alla, pendant des jours sans nombre, à Spitalfields, où elle avait l’habitude de venir, et à son ancien logement ; mais elle ne put jamais la rencontrer. À la fin, elle prit la résolution désespérée d’aller tout droit à la maison du capitaine, à Redriff, et de lui parler. C’était une folle démarche, c’est vrai ; mais comme Amy déclarait qu’elle était folle elle-même, rien de ce qu’elle pouvait faire ne pouvait être autrement. En effet, si Amy avait trouvé la fille à Redriff, celle-ci en aurait conclu immédiatement que la Quakeresse l’avait avertie, que par conséquent nous étions toutes de la même bande et qu’en somme tout ce qu’elle avait dit était vrai. Mais il arriva que les choses s’arrangèrent mieux qu’on ne s’y attendait ; car, comme Amy sortait de voiture pour passer l’eau au quai de la Tour, elle rencontra la fille qui débarquait justement, venant de Redriff. Amy fit comme si elle voulait passer près d’elle sans la reconnaître, bien que la rencontre fût si face à face qu’elle ne feignit pas de ne pas la voir ; au contraire elle la regarda délibérément la première, et, détournant la tête avec un air de mépris, elle fit mine de s’éloigner. Mais la fille s’arrêta et lui fit des avances en lui adressant d’abord la parole.

 

Amy lui parla froidement et avec quelque irritation. Après avoir échangé quelques mots, debout dans la rue ou le passage, la fille lui dit qu’elle semblait en colère et ne pas vouloir lui parler.

 

« Eh quoi ! dit Amy. Comment pouvez-vous penser que j’aie beaucoup à vous dire après que j’ai tout fait pour vous et que vous vous êtes conduite envers moi de la façon ? »

 

La fille ne parut pas faire attention à ces paroles pour le moment, et répondit :

 

« J’allais justement vous voir. »

 

» Me voir ! s’écria Amy. Que voulez-vous dire ?

 

» – Eh ! mais, reprit-elle avec une sorte de familiarité, j’allais vous voir à votre logis. »

 

Amy était courroucée contre elle au dernier degré ; mais elle pensa que ce n’était pas le moment de le témoigner, parce qu’elle avait en tête à son sujet un dessein plus funeste et plus méchant ; dessein que je ne connus, il est vrai, que lorsqu’il fut exécuté, et qu’Amy n’osa jamais me communiquer ; car, comme je m’étais énergiquement prononcée contre tout projet qui touchait un cheveu de la tête de ma fille, elle était décidée à prendre ses mesures à son idée, sans me consulter davantage.

 

Dans ce but, Amy lui donna de bonnes paroles, et cacha son ressentiment autant qu’elle le put. Lorsqu’elle parla d’aller à son logis, Amy sourit et ne dit rien ; elle appela seulement deux rameurs pour aller à Greenwich, et l’invita, puisqu’elle allait à son logis, à l’accompagner, car elle s’en allait chez elle et était toute seule.

 

Amy avait un tel fond d’assurance que la fille fut confondue, et ne sut que dire. Mais plus elle hésitait, plus Amy la pressait de venir. Enfin, lui parlant avec beaucoup de bonté, elle lui dit que, si elle ne venait pas voir son appartement, il fallait qu’elle vînt pour lui tenir compagnie, et qu’elle payerait un bateau pour la ramener. En un mot, Amy la persuada d’aller avec elle dans le bateau, et l’emmena jusqu’à Greenwich.

 

Il est certain qu’Amy n’avait pas plus à faire à Greenwich que moi, et que ce n’était pas là qu’elle allait. Mais nous étions harcelées au dernier degré par l’impertinence de cette créature, et moi, particulièrement, j’étais, à cause d’elle, dans une horrible perplexité.

 

Pendant qu’elles étaient dans le bateau, Amy se mit à lui reprocher l’ingratitude avec laquelle elle l’avait traitée si grossièrement, elle qui avait tant fait pour elle, qui avait été si bonne pour elle ; elle lui demanda ce qu’elle en avait retiré, ou ce qu’elle espérait en retirer. Puis vint mon tour, lady Roxana. Amy en plaisanta et la gouailla un peu, lui demandant si elle l’avait déjà trouvée.

 

Mais Amy fut surprise et furieuse à la fin lorsque la fille lui dit sans ambages qu’elle la remerciait de ce qu’elle avait fait pour elle, mais qu’elle ne voulait pas lui laisser penser qu’elle fût assez ignorante pour ne pas savoir que ce qu’elle, Amy, avait fait, elle l’avait fait par l’ordre de sa mère, ni à qui elle en était redevable. Elle ne pourrait jamais prendre les instruments pour ceux qui les dirigent, ni payer la dette à l’agent, lorsque toute l’obligation est due à qui l’a employé. Elle savait assez qui Amy était, et au service de qui. Elle connaissait très bien lady *** (elle me nommait du nom que je portais) ; c’était le véritable nom de mon mari, et par là elle pourrait savoir si elle avait ou non découvert sa mère, à elle.

 

Amy l’aurait voulue au fond de la Tamise ; et s’il n’y avait pas eu de bateliers dans le bateau ni personne en vue, elle me jura qu’elle l’aurait jetée dans la rivière. J’étais horriblement troublée lorsqu’elle me raconta cette histoire, et je pensais que tout cela finirait par ma ruine ; mais lorsque Amy me parla de la jeter dans la rivière et de la noyer, j’en fus si irritée que toute ma fureur se tourna sur Amy, et que je me fâchai complètement contre elle. Il y avait près de trente ans que j’avais Amy, et j’avais en toute occasion trouvé en elle la plus fidèle créature qu’aucune femme eût jamais. Je dis fidèle pour moi ; car, quelque vicieuse qu’elle fût, elle était sincère vis à vis de moi, et cette rage même qui la transportait était toute à cause de moi et de crainte que quelque malheur ne m’arrivât.

 

Mais quoi qu’il en fût, je ne pus soutenir l’idée qu’elle aurait assassiné la pauvre fille. Cela me mit tellement hors de mes sens que je me levai furieuse et lui ordonnai de s’éloigner de ma vue et de quitter ma maison ; je lui dis que je l’avais gardée trop longtemps et que je ne voulais plus voir sa figure. Je lui avais déjà dit qu’elle était un assassin, une créature sanguinaire ; qu’elle ne pouvait ignorer que je ne saurais supporter cette pensée, et encore moins l’expression de cette pensée ; que c’était la chose la plus impudente qu’on eût jamais vue que de me faire une telle proposition, lorsqu’elle savait que j’étais réellement la mère de cette fille et qu’elle était ma propre enfant ; que c’était déjà assez criminel de sa part, mais qu’elle devait penser que je serais dix fois plus criminelle qu’elle si je pouvais l’admettre ; que la fille était dans son droit et que je n’avais rien pour la blâmer ; que c’était la perversité de ma vie qui me rendait nécessaire d’éloigner d’elle toute reconnaissance ; mais que je ne voulais pas assassiner mon enfant, quand même je serais perdue autrement, Amy répliqua d’un ton assez rude et bref : Je ne voulais pas ? eh bien ! elle le voudrait, elle, si elle en avait l’occasion. Ce fut sur ces mots que je lui ordonnai de sortir de ma vue et de ma maison. Cela alla si loin qu’Amy fit ses paquets, s’éloigna et partit presque pour de bon. Mais cela viendra à sa place. Il faut que je retourne à la relation du voyage qu’elles firent ensemble jusqu’à Greenwich.

 

Elles continuèrent leur querelle pendant tout le trajet par eau. La fille persistait à dire qu’elle savait que j’étais sa mère, et elle lui raconta toute l’histoire de ma vie dans le Pall Mall, aussi bien après avoir été mise à la porte qu’avant, et, ensuite, celle de mon mariage ; et le pire, c’est qu’elle savait non seulement qui mon mari était, mais où il avait demeuré, c’est-à-dire à Rouen, en France. Elle ne savait rien de Paris, ni de l’endroit où nous devions aller demeurer, c’est-à-dire Nimègue. Mais elle lui dit en propres termes que si elle ne pouvait me trouver ici, elle irait en Hollande me chercher.

 

Elles débarquèrent à Greenwich, et Amy l’emmena dans le parc avec elle. Elles y marchèrent plus de deux heures dans les allées les plus éloignées et les plus isolées ; ce qu’Amy faisait, parce que, comme elles parlaient avec une grande chaleur, il était visible qu’elles se querellaient, et que les gens les remarquaient.

 

Elles marchèrent tant qu’elles arrivèrent presque aux lieux sauvages qui sont sur le côté sud du parc ; mais la fille voyant qu’Amy faisait mine de s’engager parmi les taillis et les arbres, s’arrêta court et ne voulut pas aller plus loin ; elle déclara qu’elle n’entrerait pas là-dedans.

 

Amy sourit, et lui demanda ce qu’il y avait. Elle répliqua d’un ton bref qu’elle ne savait pas où elle était, ni où Amy se proposait de la mener, et qu’elle n’irait pas plus loin ; et sans plus de cérémonie, la voilà qui tourne sur les talons et s’éloigne. Amy avouait qu’elle fut surprise. Elle revint également et l’appela. La fille s’arrêta, et Amy, la rejoignant, lui demanda ce qu’elle pensait.

 

La fille répliqua hardiment qu’elle ne savait pas si elle ne pourrait pas l’assassiner ; bref elle ne voulait pas se risquer avec elle, et elle n’irait jamais plus seule en sa compagnie.

 

C’était fort outrageant ; pourtant Amy garda son calme en faisant un grand effort, et prit patience, sachant que cela pouvait avoir des conséquences graves. Elle se moqua de sa sotte méfiance, lui disant qu’elle n’avait pas besoin d’être inquiète à propos d’elle, qu’elle ne lui ferait pas de mal, et qu’elle lui aurait fait du bien si elle avait voulu la laisser faire ; mais puisqu’elle était d’humeur si récalcitrante, elle ne se dérangerait plus et elle ne se trouverait plus jamais en sa compagnie ; ni elle, ni son frère, ni sa sœur n’entendraient plus jamais parler d’elle, ni ne la verraient plus ; et ainsi elle aurait la satisfaction de causer la ruine de son frère et de sa sœur, en même temps que la sienne propre.

 

La fille sembla un peu attendrie à cette idée, et dit que, pour elle, elle avait connu la plus noire adversité et qu’elle saurait chercher fortune ; mais il était dur que son frère et sa sœur dussent souffrir à cause d’elle ; et elle ajouta à ce propos certaines choses assez bonnes et tendres. Mais Amy lui déclara que c’était à elle à prendre cela en considération ; elle allait lui montrer que tout était entre ses mains : elle leur avait fait du bien à tous, mais, après avoir été traitée ainsi, elle ne ferait plus rien pour aucun d’eux ; et elle n’avait pas besoin d’avoir peur de revenir en sa compagnie, car elle ne lui en donnerait plus jamais l’occasion. Ce dernier point, soit dit en passant, était également faux de la part de la fille, car elle s’aventura encore dans la compagnie d’Amy, après cela, une fois de trop, comme je le raconterai à part.

 

Elles se calmèrent cependant un peu après, et Amy la mena dans une maison, à Greenwich, où elle était connue ; là, elle saisit une occasion de laisser la fille seule dans une chambre un instant, et de parler aux gens de la maison de manière à les préparer à la traiter comme si elle y demeurait. Puis elle revint vers la fille, et lui dit que c’était là quelle logeait, si elle avait envie de la trouver ou si quelque autre avait quoi que ce fût à lui dire. C’est ainsi qu’Amy la congédia et s’en débarrassa encore une fois. Ayant trouvé dans la ville une voiture de place vide, elle revint à Londres par terre, et la fille, descendant jusqu’à la rivière, revint par eau.

 

Cette entrevue ne répondait pas du tout au but d’Amy, parce qu’elle n’empêchait pas la fille d’exécuter son dessein de me pourchasser. Mon infatigable amie, la Quakeresse, l’amusa bien encore trois ou quatre jours ; mais à la fin, j’eus de tels renseignements que je crus bon de m’en aller aussitôt de Tunbridge. Où aller, je ne savais. Bref, j’allai à un petit village sur le territoire de la forêt d’Epping, appelé Woodford, et je pris un appartement dans une maison particulière où je vécus retirée pendant environ six semaines, jusqu’à ce que je crusse qu’elle devait être fatiguée de ses recherches et qu’elle m’avait abandonnée.

 

Là, je reçus de ma fidèle Quakeresse la nouvelle que la jeune fille était réellement allée à Tunbridge, qu’elle y avait découvert la maison où j’avais demeuré, et y avait raconté son histoire sur le ton le plus désolé. Elle était revenue derrière nous, pensait-elle, jusqu’à Londres ; mais la Quakeresse avait répondu à ses questions qu’elle ne savait rien, ce qui était, d’ailleurs, la vérité ; elle l’avait engagée à se tenir tranquille, et à ne pas pourchasser des gens de notre sorte comme si nous étions des voleurs ; ajoutant qu’elle pouvait être assurée que, puisque je n’étais pas disposée à la voir, on ne m’y forcerait pas, et que ce serait me désobliger réellement que d’en agir ainsi avec moi. Elle l’apaisa par des discours de ce genre, et la Quakeresse finissait en espérant que je ne serais plus beaucoup dérangée désormais par elle.

 

C’est vers ce temps qu’Amy me fit l’histoire de son voyage de Greenwich, et me parla de noyer et de tuer la fille d’une façon si sérieuse et avec l’air d’être si bien résolue à le faire, que, comme je l’ai dit, je me mis en colère contre elle, au point de la renvoyer réellement d’avec moi, ainsi qu’il a été relaté plus haut, et quelle partit. Elle ne me dit même pas où, ni dans quelle direction elle s’en allait. D’un autre côté, quand j’en vins à réfléchir que maintenant je n’avais ni aide, ni confident à qui parler, ni de qui recevoir le moindre renseignement, mon amie la Quakeresse exceptée, je me sentis très inquiète.

 

J’attendai, j’espérai, je m’étonnai, de jour en jour, pensant toujours qu’Amy, à un moment où à l’autre, réfléchirait un peu, reviendrait, ou du moins me donnerait de ses nouvelles ; mais pendant dix jours je n’entendis point parler d’elle. J’étais dans une telle impatience que je n’avais ni repos le jour, ni sommeil la nuit, et je ne savais ce que j’avais à faire. Je n’osai pas aller en ville chez la Quakeresse, de crainte de rencontrer ce tourment de ma vie, ma fille, et je ne pouvais avoir de renseignements là où j’étais. Enfin, je fis prendre le carrosse un jour à mon époux pour aller me chercher ma bonne Quakeresse, sous le prétexte que j’avais besoin de sa compagnie.

 

Quand je l’eus près de moi, je n’osai lui faire des questions, et je savais à peine par quel bout prendre l’affaire pour commencer à lui en parler ; mais, de son propre mouvement, elle me dit que la fille était venue l’importuner deux ou trois fois, pour avoir de mes nouvelles ; et qu’elle avait été si fâcheuse qu’elle, la Quakeresse, avait été obligée de se montrer un peu irritée ; à la fin, elle lui avait dit nettement qu’elle n’avait pas besoin de prendre la peine de chercher après moi par son moyen, car, si elle savait quelque chose, elle ne le lui dirait pas. Cela l’avait arrêtée un peu. Mais d’un autre côté, elle me dit qu’il n’était pas sûr pour moi d’envoyer mon propre carrosse la chercher, parce qu’elle avait lieu de croire qu’elle – ma fille, – épiait sa porte jour et nuit, et même la guettait elle aussi chaque fois qu’elle rentrait ou sortait ; car elle était si acharnée à me découvrir qu’elle n’y épargnait aucune peine ; et elle croyait qu’elle avait loué un appartement très près de sa maison dans ce but.

 

C’est à peine si je pus écouter tout ceci, tant j’étais désireuse d’arriver à Amy. Mais je fus confondue lorsqu’elle me dit qu’elle n’en avait pas entendu parler. Il est impossible d’exprimer les pensées anxieuses qui me roulaient dans l’esprit, et me tourmentaient perpétuellement à propos d’elle : je me reprochais surtout mon imprudence de renvoyer une créature si fidèle, qui, pendant tant d’années, avait été, non pas seulement une servante, mais un agent, et non pas seulement un agent, mais une amie, et même une amie fidèle.

 

Puis je considérais qu’Amy connaissait toute l’histoire secrète de ma vie, avait été mêlée à toutes mes intrigues, avait pris part au mal comme au bien. À tout le moins, mon action n’était pas politique. Il était très peu généreux et très cruel d’avoir poussé les choses à une telle extrémité avec elle, surtout dans une occasion où toute la faute dont elle était coupable était due à un soin excessif de ma sûreté ; aussi ne pouvait-ce être que sa constante bonté à mon égard et un excès d’amitié pour moi qui la retenait de me nuire en retour ; car il ne lui était que trop facile de le faire, et ce pouvait être ma perte absolue.

 

Ces pensées me tourmentaient extrêmement ; et quelle conduite prendre, je ne le savais réellement pas. Je finis par considérer Amy comme tout à fait perdue, car il y avait maintenant plus de quinze jours qu’elle était partie ; et, comme elle avait emporté tous ses effets et aussi son argent, qui ne faisait pas une petite somme, elle n’avait aucun prétexte de cette nature pour revenir, et elle n’avait laissé aucune indication de l’endroit où elle était allée ni de la partie du monde où je pouvais envoyer pour avoir de ses nouvelles.

 

J’étais ennuyée à un autre point de vue encore. Mon époux et moi, nous avions résolu d’en agir très généreusement avec Amy, sans considérer aucunement ce qu’elle pouvait avoir acquis d’autre part ; mais nous ne lui en avions rien dit, et je pensais que, ne sachant pas ce qui devait lui échoir, elle n’avait pas l’influence de cet espoir pour la faire revenir.

 

En somme, l’inquiétude de cette fille qui me chassait comme un limier qui tient une piste, mais qui se trouvait maintenant en défaut ; cette inquiétude, dis-je, et cette autre considération du départ d’Amy, aboutirent à la résolution de partir et de passer en Hollande ; là, croyais-je, je serais en repos. Je saisis donc l’occasion de dire un jour à mon époux que je craignais qu’il ne prît en mauvaise part que je l’eusse amusé si longtemps, mais qu’après tout je doutais que je fusse enceinte ; et que, puisqu’il en était ainsi, nos affaires étant emballées et tout étant en ordre pour aller en Hollande, je partirais maintenant quand il lui plairait.

 

Mon époux, qui était parfaitement satisfait soit d’aller, soit de rester, laissa la chose à mon entière discrétion. J’y réfléchis donc, et je recommençai à me préparer au voyage. Mais, hélas ! j’étais indécise au dernier point. Amy me manquant, je me trouvais dépourvue de tout ; j’avais perdu mon bras droit ; elle était mon intendant, recevait mes rentes, (je veux dire l’intérêt de mon argent), tenait mes comptes, en un mot, faisait toutes mes affaires ; et sans elle, en vérité, je ne savais ni comment partir, ni comment rester. Mais un accident survint ici, justement par le fait d’Amy, qui me fit prendre la fuite d’effroi, sans elle, d’ailleurs, dans l’horreur et le désordre les plus extrêmes.

 

J’ai raconté comment ma fidèle amie la Quakeresse était venue me trouver, et le récit qu’elle m’avait fait des importunités continuelles de ma fille auprès d’elle, et du guet qu’elle faisait à sa porte nuit et jour. La vérité était qu’elle avait mis un espion qui veillait si diligemment que jamais la Quakeresse ne rentrait ni ne sortait sans qu’elle en fût informée.

 

Ceci ne fut que trop évident lorsque le lendemain matin de son arrivée (car je l’avais gardée toute la nuit), à mon indicible surprise, je vis une voiture de place s’arrêter à la porte de la maison où je demeurais, et elle, ma fille, dans la voiture, toute seule. Ce fut une très bonne chance, au milieu d’une mauvaise, que mon mari eût pris le carrosse ce matin même et fût allé à Londres. J’étais si consternée que je ne savais ce que faire ni ce que dire.

 

Heureusement mon hôte eut plus de présence d’esprit que moi, et me demanda si je n’avais pas fait quelque connaissance parmi les voisins. Je lui dis que oui, qu’il y avait une dame, à deux portes plus loin, avec qui j’étais très intime.

 

« Mais n’as-tu aucune sortie par derrière, pour y aller ? » demanda-t-elle.

 

Or il se trouvait qu’il y avait dans le jardin une porte de derrière, par laquelle nous avions l’habitude d’entrer dans la maison et d’en sortir. Je le lui dis.

 

« C’est bon, dit-elle. Va faire une visite alors, et laisse-moi le reste. »

 

Je cours, et vais raconter à la dame (car c’était une maison où j’étais très libre) que je suis veuve pour la journée, mon époux étant allé à Londres, et que par conséquent, je ne viens pas pour lui faire une visite, mais pour passer la journée avec elle ; d’autant plus que notre propriétaire a reçu des étrangers de Londres. Ayant ainsi bien arrangé ce petit mensonge, je tirai quelque ouvrage de ma poche, en ajoutant que je ne venais pas pour ne rien faire.

 

Comme je sortais par un chemin, mon amie la Quakeresse allait recevoir par l’autre cette visite malencontreuse. La fille ne fit pas grandes cérémonies ; elle ordonna au cocher de sonner à la grille, sortit de la voiture et vint à la porte d’entrée. Une fille de la campagne appartenant à la maison, – car la Quakeresse défendit qu’aucune de mes servantes bougeât, – alla lui ouvrir. Madame demanda ma Quakeresse par son nom, et la fille la pria d’entrer.

 

Alors, ma Quakeresse, voyant qu’il n’y avait pas à reculer, alla au-devant d’elle immédiatement, mais en prenant l’air le plus grave qu’elle eut à sa disposition, ce qui, vraiment, n’est pas peu dire.

 

Lorsqu’elle (la Quakeresse) entra dans la pièce, – on avait introduit ma fille dans un petit salon, – elle maintint la gravité de sa physionomie et ne dit pas un mot. Ma fille ne parla pas non plus pendant un bon moment ; mais au bout de quelque temps elle prit la parole et dit :

 

« Je suppose que vous me connaissez, Madame ?

 

» – Oui, dit la Quakeresse, je te connais. »

 

Et le dialogue continua.

 

LA FILLE. – Alors vous connaissez aussi l’affaire qui m’amène.

 

LA QUAKERESSE. – Non, véritablement ; je ne connais aucune affaire que tu puisses avoir ici avec moi.

 

LA FILLE. – À la vérité, ce n’est pas surtout avec vous que j’ai affaire.

 

LA QUAKERESSE. – Pourquoi, alors, viens-tu après moi, si loin ?

 

LA FILLE. – Vous savez qui je cherche.

 

(Et là-dessus, elle se mit à pleurer.)

 

LA QUAKERESSE. – Mais pourquoi me suis-tu pour cela, puisque je t’ai affirmé plus d’une fois que je ne savais pas où elle était.

 

LA FILLE. – Mais j’espérais que vous pourriez le savoir.

 

LA QUAKERESSE. – Il faut alors que tu espères que je n’ai pas dit la vérité, ce qui serait très mal.

 

LA FILLE. – Je ne doute pas qu’elle ne soit dans cette maison.

 

LA QUAKERESSE. – Si ce sont là tes pensées, tu peux t’informer dans la maison. Ainsi tu n’as plus d’affaire avec moi. Adieu !

 

(Elle fit mine de se retirer.)

 

LA FILLE. – Je ne voudrais pas être impolie. Je vous prie de me la laisser voir.

 

LA QUAKERESSE. – Je suis ici en visite chez des amis à moi, et je pense que tu n’es pas très polie en me suivant jusqu’ici.

 

LA FILLE. – Je suis venue dans l’espoir de découvrir ce que je cherche pour ma grande affaire, que vous savez.

 

LA QUAKERESSE. – Tu es venue étourdiment, en vérité. Je te conseille de t’en retourner et de rester tranquille. Je tiendrai ma parole vis-à-vis de toi, que je ne me mêlerais de rien, ni ne te donnerais aucun renseignement, si j’en avais, à moins d’avoir ses ordres.

 

LA FILLE. – Si vous connaissiez mon malheur, vous ne sauriez être si cruelle.

 

LA QUAKERESSE. – Tu m’as dit toute ton histoire, et je pense qu’il y aurait plus de cruauté à te dire qu’à ne pas te dire ; car, d’après ce que je comprends, elle est décidée à ne pas te voir, et elle déclare qu’elle n’est pas ta mère. Veux-tu qu’on te reconnaisse là où tu n’as pas de lien ?

 

LA FILLE. – Ah ! si je pouvais seulement lui parler, je prouverais si bien le lien qui m’attache à elle qu’elle ne pourrait le nier plus longtemps.

 

LA QUAKERESSE. – Bon ; mais tu ne peux pas lui parler, à ce qu’il semble.

 

LA FILLE. – J’espère que vous me direz si elle est ici. Je tiens de bonne source que vous êtes venue la voir, et qu’elle vous a envoyé chercher.

 

LA QUAKERESSE. – Je m’étonne beaucoup que tu puisses avoir un tel renseignement. Si je suis venue pour la voir, tu t’es apparemment trompée de maison, car je t’assure qu’on ne saurait la trouver dans cette maison-ci.

 

Alors la fille la pressa des plus ardentes instances et pleura amèrement, au point que ma pauvre Quakeresse en fut attendrie, et voulut ensuite me persuader d’y réfléchir et, si cela pouvait s’accorder avec mes intérêts, de la voir et d’écouter ce qu’elle avait à dire ; mais ceci viendra plus tard. Je reprends mon sujet.

 

La Quakeresse fut longtemps embarrassée d’elle. Elle parlait de renvoyer la voiture et de passer la nuit dans la ville. Mon amie savait que ce serait très gênant pour moi, mais elle n’osa pas s’y opposer d’un seul mot. Au contraire, cédant à une pensée soudaine, elle frappa un coup hardi qui, tout dangereux qu’il était s’il avait porté à faux, eut l’effet désiré.

 

Elle lui dit que, pour ce qui était de renvoyer la voiture, ce serait comme il lui plairait. Elle croyait qu’elle ne trouverait pas facilement un logement dans la ville ; mais, comme elle était en un lieu étranger, elle serait assez son amie pour parler aux gens de la maison, afin que, s’ils avaient de la place, elle pût y loger une nuit plutôt que d’être forcée à retourner à Londres lorsque quelque chose la retenait encore ici.

 

C’était une démarche à la fois habile et dangereuse ; mais elle réussit, car elle abusa entièrement la fille, qui en conclut immédiatement que je ne pouvais réellement pas être là pour le moment ; autrement on ne l’aurait jamais invitée à coucher dans la maison. Ainsi se refroidit-elle tout de suite sur l’idée de loger là ; elle dit que non ; puisqu’il en était ainsi, elle s’en retournerait cette même après-midi ; mais elle reviendrait dans deux ou trois jours pour fouiller l’endroit et toutes les localités avoisinantes d’une manière efficace, quand même elle resterait une ou deux semaines à la faire ; car, en deux mots, que je fusse en Angleterre ou en Hollande, elle me trouverait.

 

« En vérité, dit alors la Quakeresse, tu vas me rendre très nuisible pour toi, alors ?

 

» – Pourquoi cela ? demanda-t-elle.

 

» – Parce que, partout où j’irai, tu te mettras en grands frais, et tu troubleras tout le pays d’une façon fort inutile.

 

» – Non pas inutile, dit-elle.

 

» – Si vraiment, reprit la Quakeresse. Il faut que ce soit inutile, puisque cela ne servira de rien. Je crois qu’il vaudra mieux que je reste chez moi, pour t’épargner cette dépense et cet ennui. »

 

Elle ne répondit pas grand’chose à cela, si ce n’est qu’elle lui donnerait aussi peu d’ennui que possible ; qu’elle craignait parfois de la gêner, mais qu’elle espérait qu’elle voudrait bien l’excuser. Ma Quakeresse lui déclara qu’elle l’excuserait bien plus volontiers si elle voulait s’abstenir. Car, si elle voulait la croire, elle l’assurait qu’elle n’obtiendrait jamais d’elle aucun renseignement sur moi.

 

Cela la jeta de nouveau dans les larmes. Mais au bout d’un moment, redevenue maîtresse d’elle-même, elle dit à la Quakeresse qu’elle pouvait se tromper ; qu’elle ferait bien de veiller de près sur elle-même, ou qu’elle pourrait, à un moment ou à l’autre, lui donner quelque renseignement sur mon compte, qu’elle le voulût ou non. Elle était convaincue qu’elle en avait obtenu déjà d’elle sur ce voyage ; car, si je n’étais pas dans la maison, je n’étais pas loin ; et si je ne déménageais pas au plus vite, elle me trouverait.

 

« Très bien, dit ma Quakeresse. Alors, si la dame n’est pas disposée à te voir, tu me donnes avis de lui dire qu’elle fera bien de se retirer du chemin. »

 

Elle fut prise d’un accès de rage à ces mots, et déclara à mon amie que, si elle faisait cela, une malédiction s’attacherait à elle, et à ses enfants après elle ; et elle lui annonça des choses si horribles que la pauvre tendre Quakeresse en fut effrayée étrangement, et qu’elle perdit son calme plus que je ne l’avais jamais vue le faire auparavant ; de sorte qu’elle voulut s’en aller chez elle le lendemain matin, et moi, qui étais dix fois plus mal à l’aise qu’elle, je résolus de la suivre et d’aller à Londres également. Cependant, à la réflexion, je n’en fis rien, mais je pris des mesures efficaces pour n’être ni vue, ni trahie, si elle revenait. Je n’en entendis, du reste, plus parler de quelque temps.

 

Je restai là une quinzaine environ, et, pendant tout ce temps, je n’entendis plus parler d’elle, ni de ma Quakeresse à propos d’elle. Mais au bout de deux autres jours, je reçus de ma Quakeresse une lettre m’informant qu’elle avait quelque chose d’important à me dire qu’elle ne pouvait communiquer par écrit ; elle désirait que je prisse la peine de venir, me conseillant de venir avec le carrosse dans Goodman’s Fields, et d’aller à pied ensuite jusqu’à sa porte de derrière qu’on laisserait ouverte exprès, de sorte que la vigilante personne, même si elle avait des espions, ne pourrait guère me voir.

 

Mon esprit était depuis si longtemps tenu, pour ainsi dire, éveillé, que presque tout me donnait l’alarme ; ceci principalement m’alarma, et je fus très inquiète. Mais je ne pus arranger les choses de manière à présenter à mon mari mon voyage à Londres aussi naturellement que je l’aurais voulu, car il aimait l’endroit où nous étions et avait envie, disait-il, d’y séjourner encore un peu, si cela n’allait pas contre mon inclination. J’écrivis donc à mon amie la Quakeresse que je ne pouvais encore aller à la ville, et qu’en outre je ne pouvais supporter l’idée d’y être sous l’œil d’espions, et n’osant jamais regarder dehors. Bref, je différai de partir pendant près d’une autre quinzaine.

 

Au bout de ce temps, elle écrivit de nouveau. Elle me disait qu’elle n’avait pas vu de quelque temps l’impertinente visiteuse qui avait été si gênante, mais qu’elle avait vu mon fidèle agent, Amy, laquelle lui avait dit qu’elle avait passé six semaines à pleurer sans interruption. Amy lui avait raconté combien la fille avait été fâcheuse pour moi, et dans quelles difficultés et quelles extrémités j’avais été poussée par son obstination à me pourchasser et à me suivre de lieu en lieu. Ensuite Amy lui avait dit que, bien que je fusse en colère contre elle et que je l’eusse traitée si durement pour m’avoir dit à propos de cette fille quelque chose du même genre que ce qu’elle disait maintenant à la Quakeresse, il y avait absolue nécessité de s’assurer d’elle et de l’écarter de mon chemin ; bref, sans demander ma permission, ni la permission de personne, elle, Amy, prendrait soin quelle n’ennuyât plus sa maîtresse – c’est-à-dire moi – davantage. Elle ajoutait qu’après cette conversation d’Amy, elle n’avait, en effet, plus entendu parler de la fille, de sorte qu’elle supposait qu’Amy s’était arrangée de manière à mettre fin à tout.

 

L’innocente et bien intentionnée créature, ma Quakeresse, qui était toute tendresse et toute bonté, surtout à mon égard, n’avait rien vu dans tout cela. Elle pensait qu’Amy avait trouvé quelque moyen de lui persuader d’être tranquille et calme, et de renoncer à me harceler et à me suivre, et elle s’en réjouissait pour l’amour de moi. Comme elle ne songeait jamais au mal, elle ne soupçonnait le mal chez personne, et elle était extrêmement aise d’avoir de si bonnes nouvelles à m’écrire. Mais mes pensées, à moi, prirent une autre direction.

 

Je fus frappée comme d’une rafale venue d’en haut, à la lecture de cette lettre. Je me mis à trembler de la tête aux pieds et à courir égarée à travers la chambre comme une folle furieuse. Je n’avais personne à qui dire un mot, auprès de qui donner issue à ma passion. Je ne prononçai pas une parole pendant longtemps, jusqu’à ce que la douleur m’eût presque brisée. Alors je me jetai sur mon lit et je criai :

 

« Seigneur, ayez pitié de moi ! Elle a assassiné mon enfant ! » Et un flot de larmes éclata, et je pleurai violemment pendant plus d’une heure.

 

Mon mari était heureusement dehors, à la chasse, de sorte que je pus être seule et donner quelque soulagement à mon émotion, ce qui me fit revenir un peu à moi. Mais lorsque mes pleurs eurent cessé, je tombai dans un nouvel accès de rage contre Amy ; je l’appelai mille fois démon, monstre, tigre au cœur dur. Je le lui reprochais d’autant plus qu’elle savait que j’en abhorrais l’idée, et que je le lui avais montré suffisamment en la jetant dehors, pour ainsi dire, après tant d’années d’amitié et de service, rien que pour en avoir parlé devant moi.

 

CHAPITRE VII

 

SOMMAIRE : Ma confiance en la Quakeresse. – Je vois mon autre fille. – Je règle tout en Angleterre. – Mon départ pour la Hollande. – Amy me revient. – Revers. – Années de repentir et d’infortune.

 

Quelque temps après mon époux revint de la chasse. Je pris la meilleure physionomie que je pus pour le tromper ; mais il ne m’accorda pas si peu d’attention qu’il ne vît bien que j’avais pleuré et que quelque chose me tourmentait ; il me pressa de le lui confier. J’eus l’air d’y avoir de la répugnance ; mais je lui dis que mon hésitation venait plutôt de ce que j’avais honte qu’une telle bagatelle pût avoir de l’effet sur moi que de l’importance de la chose en elle-même. Je lui avouai alors que je me désolais de ce que ma femme de chambre Amy ne revenait point ; ajoutant qu’elle aurait dû me connaître assez pour savoir que je me serais réconciliée avec elle, et autres choses semblables ; bref, que j’avais perdu par ma vivacité la meilleure servante qu’aucune femme eût jamais eue.

 

« Bien, bien, me dit-il. Si c’est là tout votre chagrin, vous le secouerez bientôt. Je vous garantis qu’avant longtemps nous entendrons reparler de Mrs Amy. »

 

Et cela fut fini de cette façon. Mais ce n’était pas fini pour moi ; car j’étais inquiète et effrayée au dernier point, et j’avais besoin d’avoir d’autres détails sur l’affaire. Aussi allai-je trouver ma sûre et certaine consolatrice, la Quakeresse, et là j’eus le récit tout au long ; la bonne et innocente Quakeresse me félicita même d’être débarrassée d’un aussi insupportable fléau.

 

« Débarrassée ! certes, lui dis-je ; si j’étais débarrassée d’elle honnêtement et honorablement ; mais je ne sais pas ce qu’Amy peut avoir fait. Assurément, elle ne l’aura pas fait disparaître ?

 

» – Oh ! fi ! dit ma Quakeresse. Comment peux-tu entretenir une telle pensée ? Non, non. La faire disparaître ! Amy n’a rien dit de semblable. J’ose dire que tu peux être tranquille là-dessus. Amy n’a rien de semblable en tête, j’ose le dire, répéta-t-elle, et elle en chassait, pour ainsi dire, la pensée de mon esprit.

 

Mais cela ne suffisait pas. L’idée m’en courait continuellement dans la tête ; nuit et jour je ne pouvais penser à rien autre. Et cela m’inspirait une telle horreur pour cet acte et une telle aversion pour Amy que je regardais comme l’assassin que, pour ce qui était d’elle, je crois que si je l’avais vue, je l’aurais certainement envoyée à Newgate ou dans quelque lieu pire, sous cette accusation ; en vérité, je crois que l’aurais tuée de mes mains.

 

Quant à la pauvre fille, elle était toujours devant mes yeux ; je la voyais nuit et jour ; elle hantait mon imagination, si elle ne hantait pas la maison ; mon esprit me la montrait sous cent formes et cent aspects ; que je fusse endormie ou éveillée, elle était avec moi. Quelquefois, je croyais la voir la gorge coupée ; quelquefois, la tête coupée et la cervelle écrasée ; d’autres fois, pendue à une poutre ; une autre fois enfin, noyée dans le grand étang de Camberwell. Toutes ces visions me terrifiaient au plus haut point ; et ce qui était pire encore, je ne pouvais réellement pas avoir de ses nouvelles. J’envoyai chez la femme du capitaine, à Redriff, et elle me répondit qu’elle était allée chez ses parents à Spitalfields. J’y envoyai ; ils dirent qu’elle y avait été il y avait environ trois semaines, et qu’elle était partie en voiture avec la dame qui avait coutume d’être si bonne pour elle ; mais ils ne savaient pas où elle était allée, car elle n’était plus revenue. Je renvoyai le commissionnaire pour demander qu’on lui décrivît la femme avec laquelle elle était partie ; et ils la décrivirent si parfaitement, que je sus que c’était Amy et personne autre qu’Amy.

 

J’envoyai de nouveau dire que Mrs Amy, avec qui elle était partie, l’avait quittée deux ou trois heures après, et qu’ils feraient bien de la chercher, parce que j’avais lieu de craindre qu’elle n’eût été assassinée. Ceci les effraya horriblement. Ils crurent qu’Amy l’avait emmenée pour lui verser une somme d’argent, et qu’après l’avoir reçue, elle avait été guettée par quelqu’un qui l’avait volée et assassinée.

 

Je ne croyais rien de cela, quant à moi ; mais je croyais ce qui était, que quelle que fût la chose faite, c’était Amy qui l’avait faite ; qu’en un mot Amy l’avait fait disparaître. Je le croyais d’autant plus qu’Amy se tenait éloignée de moi, et confirmait son crime par son absence.

 

En somme, je me désolai ainsi à son sujet pendant plus d’un mois ; mais voyant qu’elle se tenait toujours éloignée et qu’il me fallait arranger mes affaires pour pouvoir aller en Hollande, je m’ouvris de tous mes intérêts à ma chère et digne amie, la Quakeresse et je la mis dans les questions de confiance, à la place d’Amy. Puis, le cœur gros et saignant pour ma pauvre fille, je m’embarquai avec mon époux, tout notre train et tous nos effets, à bord d’un autre bâtiment marchand hollandais – non pas d’un paquebot – et je passai en Hollande, où j’arrivai, comme je l’ai dit.

 

Je dois vous prévenir cependant ici qu’il ne faut pas comprendre par là que je laissai mon amie la Quakeresse pénétrer dans aucune partie de l’histoire secrète de mon ancienne existence ; je ne lui confiai point le grand point réservé entre tous, à savoir que j’étais réellement la mère de la jeune fille et lady Roxana. Il n’y avait point nécessité d’exposer ces détails, et j’ai toujours eu pour maxime que les secrets ne doivent jamais être révélés sans une utilité évidente. Il ne pouvait être d’aucun service, soit pour elle, soit pour moi, de lui communiquer ces choses ; d’un autre côté, elle était trop honnête pour que cette démarche fût sûre pour moi, car, bien qu’elle m’aimât très sincèrement, – et il était clair par bien des circonstances qu’elle m’aimait réellement, – elle n’aurait cependant pas voulu mentir pour moi à l’occasion, comme Amy l’aurait fait ; par conséquent il n’était pas prudent, à aucun point de vue, de lui communiquer cette partie ; car, si la fille, ou tout autre personne était venue plus tard la trouver et lui avait demandé à brûle-pourpoint si elle savait que je fusse ou non la mère, ou la même que lady Roxana, ou elle ne l’aurait pas nié, ou elle l’aurait fait de si mauvaise grâce, avec tant de rougeur, tant d’hésitation et de bégayement dans ses réponses, qu’elle aurait rendu le fait indubitable, et qu’elle se serait trahie en trahissant aussi le secret.

 

C’est pour cette raison, je le répète, que je ne lui découvris rien de cette nature ; mais je la mis, comme je l’ai dit, à la place d’Amy dans les autres affaires consistant à recevoir l’argent, les intérêts, les rentes et le reste ; et elle fut aussi fidèle qu’Amy pouvait l’être, et aussi active.

 

Mais il se présentait ici une grande difficulté, que je ne savais comment surmonter. Il s’agissait de faire passer la quantité ordinaire de secours en nature et en argent à l’oncle et à l’autre sœur, qui dépendaient, la sœur surtout, de ces secours pour subsister. Car, si Amy avait dit dans un mouvement de vivacité qu’elle ne voulait plus s’occuper de la sœur et qu’elle la laisserait périr, ainsi qu’il a été rapporté plus haut, cela n’était cependant ni dans ma nature, ni dans celle d’Amy, et encore moins était-ce mon dessein. Je résolus donc de laisser l’administration de ce que j’avais réservé pour cette œuvre à ma fidèle Quakeresse ; mais la difficulté était de lui donner les instructions nécessaires à cette administration.

 

Amy leur avait dit en propres termes qu’elle n’était pas leur mère, mais qu’elle était leur bonne Amy qui les avait menées chez leur tante ; qu’elle et leur mère étaient allées aux Indes Orientales chercher fortune, que là la chance leur avait été favorable, et que leur mère était riche et heureuse ; qu’elle, Amy, s’était mariée aux Indes ; mais qu’étant devenue veuve et ayant résolu de revenir en Angleterre, leur mère l’avait chargée de les chercher et de faire pour elles ce qu’elle avait fait ; maintenant elle avait pris la résolution de retourner aux Indes ; mais elle avait l’ordre de leur mère d’en agir très libéralement avec elles ; et, en un mot, elle leur dit qu’elle avait mis deux mille livres sterling de côté pour elles, à condition qu’elles se montreraient raisonnables, qu’elles se marieraient convenablement, et ne se jetteraient pas au cou d’un vaurien.

 

Je voulais montrer à la famille d’excellentes gens qui avaient pris soin d’elles, plus que d’ordinaires égards. Amy, par mon ordre, le leur avait fait savoir, et avait obligé mes filles à lui promettre de se soumettre à leur direction, comme auparavant, et de se laisser diriger par cet honnête homme comme par un père et un conseiller. Elle l’engagea à les traiter comme ses enfants. Pour l’obliger d’une manière efficace à prendre soin d’elles et pour donner de l’aisance à leur vieillesse, à lui et à sa femme, qui avaient été si bons pour les orphelines, j’avais ordonné à Amy de placer les autres deux mille livres, c’est-à-dire l’intérêt, qui était de cent vingt livres par an, sur leurs têtes, pour qu’ils en jouissent pendant leur vie, mais pour revenir à mes filles après eux. Ceci était si juste, et fut si sagement arrangé par Amy, que rien de tout ce qu’elle fit jamais ne me plut davantage. Dans ces conditions, laissant mes deux filles avec leur ancien ami, et revenant vers moi aux Indes Orientales, (à ce qu’elles croyaient), elle avait tout préparé pour passer avec moi en Hollande. C’est en cet état qu’étaient les choses lorsque cette malheureuse fille, dont j’ai tant parlé, se mit en travers de toutes nos mesures, comme vous l’avez vu, et, avec une obstination que rien, ni menaces, ni persuasion, ne pouvait maîtriser ni calmer, poursuivit ses recherches après moi (sa mère), ainsi que je l’ai dit, jusqu’à ce qu’elle m’eût conduite sur le bord même de la ruine ; et elle m’aurait, selon toute probabilité, dépistée à la fin, si Amy n’avait pas, dans la violence de sa passion, et d’une manière dont je n’avais pas connaissance et que j’abhorrais véritablement, mis fin à ses démarches, ce dont je ne puis raconter les détails ici.

 

Cependant, et malgré cela, je ne pouvais songer à m’en aller et à laisser cette œuvre aussi incomplète qu’Amy avait menacé de le faire, et, pour la folie d’un enfant, laisser l’autre mourir de faim ou arrêter les libéralités que j’avais résolues en faveur de l’excellente famille que j’ai mentionnée. En un mot donc, je commis le soin de compléter le tout à ma fidèle amie la Quakeresse, à laquelle je communiquai autant de l’histoire entière qu’il était nécessaire pour lui permettre d’accomplir ce qu’Amy avait promis, et de parler dans le sens voulu autant qu’il le fallait pour une personne employée moins directement que ne l’était Amy.

 

Dans ce but, elle eut, avant tout, pleine disposition de l’argent. Elle alla d’abord chez l’honnête homme et sa femme, et régla toute la question avec eux. Lorsqu’elle parla de Mrs Amy, elle en parla comme d’une personne ayant les pouvoirs de la mère des filles aux Indes, mais obligée de retourner là-bas, et qui aurait réglé tout plus tôt si elle n’en avait pas été empêchée par le caractère obstiné de l’autre fille ; elle lui avait laissé ses instructions pour les autres ; mais cette fille l’avait tellement outragée qu’elle était partie sans rien faire pour elle, et dorénavant, si quelque chose se faisait, ce ne serait que sur de nouveaux ordres venus des Indes Orientales.

 

Je n’ai pas besoin de dire avec quelle ponctualité mon agent agit ; mais elle fit plus, elle amena le vieillard, sa femme et son autre fille plusieurs fois chez elle ; ce qui me donna l’occasion, n’y étant qu’une locataire et une étrangère, de voir cette autre fille, que je n’avais encore jamais vue depuis qu’elle était un petit enfant.

 

Le jour où je parvins à les voir, j’étais habillée en costume de Quakeresse et j’avais tellement l’air d’une Quakeresse, qu’il leur était impossible, à eux qui ne m’avaient jamais vue auparavant, de supposer que j’eusse jamais été autre chose ; ma manière de parler était aussi assez appropriée à mon costume, car il y avait longtemps que j’y étais faite.

 

Je n’ai pas le temps de m’arrêter sur la surprise que la vue de mon enfant me causa, comment elle remua mes sentiments, avec quel effort infini je maîtrisai la violente tentation que j’avais de me faire connaître ; comment la fille était la véritable contre épreuve de sa mère, seulement beaucoup plus belle ; avec quelle douceur et quelle modestie elle se conduisait ; comment, en cette occasion, je résolus de faire pour elle plus que je n’avais décidé avec Amy, et autres choses semblables.

 

Il suffit de mentionner ici que, le règlement de cette affaire préparant les voies à nous embarquer malgré l’absence de mon vieil agent Amy, je n’en laissai pas moins quelques instructions à son endroit, car je ne désespérais pas encore d’avoir de ses nouvelles : si ma bonne Quakeresse la revoyait jamais, elle les lui ferait voir ; mais j’ordonnai particulièrement qu’Amy eut à laisser l’affaire de Spitalfields précisément comme je le faisais moi-même, entre les mains de mon amie, et à venir me retrouver ; à la condition, toutefois, qu’elle prouverait, à la pleine satisfaction de mon amie la Quakeresse, qu’elle n’avait pas assassiné mon enfant ; car, si elle l’avait fait, je dis à mon amie que je ne voulais plus jamais la revoir en face. Cela ne l’empêcha pas de me revenir plus tard sans donner à la Quakeresse aucune satisfaction de ce genre, ni aucun avis de son intention de venir.

 

Je n’en puis dire davantage maintenant, sinon que, comme il a été rapporté plus haut, étant arrivée en Hollande avec mon époux et son fils, dont il a été question, je m’y montrai avec tout l’éclat et le train convenables à nos nouveaux projets, ainsi que je l’ai déjà indiqué.

 

Là, après quelques années de circonstances propices et extérieurement heureuses, je tombai dans une épouvantable suite de revers, et Amy également, exacte contre-partie de nos anciens jours de fortune, le souffle irrité du ciel sembla suivre le tort fait par l’une et l’autre de nous à ma pauvre fille, et je fus de nouveau ramenée si bas que mon repentir ne parut que la conséquence de ma misère, comme ma misère l’était de mon crime.[27]

 

FIN

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Décembre 2007

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Ce livre électronique est le fruit de la collaboration de Wikisourcehttp://fr.wikisource.org/ et de Ebooks libres et gratuits.

Ont participé à l’élaboration de ce livre :

Pour Wikisource, Sapcal22 (qui a fourni l’essentiel du travail) et Zephyrus.

Pour Ebooks libres et gratuits, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Les mots en italiques sont en français dans le texte de Defoe. (N. D.  T.)

[2] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[3] Voici l’expression de Defoe : « by the name of la belle veufeu de Poictou, or the pretty widow of Poictou. » N. D. T.

[4] Les mots en italiques sont en français dans le texte de Defoe. N.  D. . T.

[5] Sic. (Note du correcteur.)

[6] « When deep intrigues are close and shy,

The guilty are the first that spy. »

Littéralement :

« Lorsque de profondes intrigues sont cachées et ombrageuses,

Les coupables sont les premiers qui espionnent. »

[7] « In things we wish,’tis easy to deceive,

What we would have, we willingly believe. »

[8] Ainsi écrit dans le texte de Defoe. (N. D. T.)

[9] O ! tis pleasant to be free,

The sweetest Miss is Liberty

Littéralement : « Oh ! il est agréable d’être libre ; la plus douce demoiselle est la Liberté. »

[10] Mint, lieu d’asile contre les créanciers dans le quartier de Southwark, à Londres, non loin de la prison de la Reine (Queen’s Prison). C’était un ancien palais de la Couronne. De là le privilège qui, bien entendu, est depuis longtemps aboli. N. D. T.

[11] Les mots en italique sont en français dans le texte de Defoe. (N. D. T)

[12] Ainsi écrit dans le texte de Defoe. (N. D. T.)

[13] Mesure anglaise qui vaut 914 millimètres. (N. D. T.)

[14] Le duc de Monmouth ? (N. D. T.)

[15] Mot en français dans le texte de Defoe. (N. D. T.)

[16] Bridewell, nom d’une maison de correction. (N. D. T.)

[17] « For honesty and honour are the same ».

Littéralement : « Car l’honnêteté et l’honneur sont la même chose ».

[18] En français dans te texte de Defoe.

[19] Les mots soulignés sont transcrits exactement du texte de Defoe. On sait que l’enfant est un garçon.

[20] En français dans le texte de Defoe.

[21] En français dans le texte de Defoe.

[22] Tout brilliants, ces mots se trouvent ainsi dans le texte de Defoe.

[23] Prisons où l’on enfermait pour dettes. (N. D. T.)

[24] La couronne vaut 5 shillings : soit 6 fr. 25 environ. (N. D. T.)

[25] Littéralement : « de chanter une chanson à une cymbale. »

[26] Allusion aux Canterbury Tales du poète Chaucer. (N. D. T.)

[27] Ainsi se termine, brusquement et d’une façon déconcertante pour la curiosité, le roman de Defoe, tel qu’il le publia en 1724. Plus de 20 ans après, en 1745, parut une suite, avec une longue préface, où l’éditeur s’efforce de faire croire que c’est une œuvre posthume du célèbre écrivain. Cette suite, assez courte, du reste, ne se rattache qu’imparfaitement au récit tel qu’il avait été laissé en 1724 ; on y trouve même de nombreuses contradictions. Le style, le ton général, tout est différent ; le morceau est donc sans aucune authenticité pour nous. Nous avons pensé qu’il valait mieux conserver aux mémoires de Lady Roxana le vague dans lequel Defoe en a volontairement enveloppé la fin, que d’allonger notre traduction d’une soixantaine de pages apocryphes. – La division du roman en chapitres a été introduite par le traducteur pour faciliter la lecture. Il n’y a aucune division dans le texte original. C’est, d’ailleurs, la seule liberté qu’on ait prise. (N. D. T.)