Gustave Le Rouge

 

 

 

LES AVENTURES DE TODD MARVEL, DÉTECTIVE MILLIARDAIRE

 

 

 

Paris, Nilsson, 1923, avril – septembre

(20 fascicules hebdomadaires)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Premier épisode  LE SECRET DE WANG-TAÏ. 4

CHAPITRE PREMIER  LA SEÑORA OVANDO.. 5

CHAPITRE II  LA FAZENDA DES ORANGERS. 20

CHAPITRE III  DANS LES CRYPTES DE L’OPIUM... 33

Deuxième épisode  LE JARDIN DES GÉMISSEMENTS. 44

CHAPITRE PREMIER  UNE FÊTE DE MILLIARDAIRES. 45

CHAPITRE II  UNE ÉNIGME INSOLUBLE.. 55

CHAPITRE III  L’ENQUÊTE DE JOHN JARVIS. 62

CHAPITRE IV  LE JARDIN DES GÉMISSEMENTS. 71

Troisième épisode  UN VOL INEXPLICABLE.. 84

CHAPITRE PREMIER  UN HÉRITAGE EN PÉRIL.. 85

CHAPITRE II  LES SECRETS D’ISIS-LODGE.. 91

CHAPITRE III  LE CERCUEIL DE PLATINE.. 108

Quatrième épisode  LES FANTÔMES DU CINÉMA.. 126

CHAPITRE PREMIER  L’INCENDIE DES ABATTOIRS. 127

CHAPITRE II  AUTRE APPARITION.. 136

CHAPITRE III  LA VOITURE ANESTHÉSIQUE.. 148

Cinquième épisode  LA FIN D’UN BANDIT.. 168

CHAPITRE PREMIER  UN INCIDENT DE VOYAGE.. 169

CHAPITRE II  PRIME AU DÉNONCIATEUR.. 179

CHAPITRE III  UN COUP DE POIGNARD DANS LE CŒUR.. 193

Sixième épisode  DOUBLE DISPARITION.. 210

CHAPITRE PREMIER  L’INGÉNIEUR ET LE MÉDECIN.. 211

CHAPITRE II  LES FUMÉES ROUSSES. 222

CHAPITRE III  LE CLIENT DU DOCTEUR GODFREY.. 235

Septième épisode  HAUT LES MAINS ! 252

CHAPITRE PREMIER  LES AVEUGLES GUITARISTES. 253

CHAPITRE II  L’OBSCURITÉ COMPLÈTE.. 267

CHAPITRE III  LA LOI DE LYNCH.. 285

Huitième épisode  LA CAVE DE BRONZE.. 295

CHAPITRE PREMIER  LE PENDU.. 296

CHAPITRE II  LA CONFESSION DE MARKHAM... 306

CHAPITRE III  LA CAVE DE BRONZE.. 318

Neuvième épisode  ROSY, VOLEUSE DE CHÈQUES. 337

CHAPITRE PREMIER  UNE SOIRÉE MOUVEMENTÉE.. 338

CHAPITRE II  DÉSESPOIR D’AMOUR.. 353

CHAPITRE III  AUX TRÉSORS DE LA BOHÊME.. 362

CHAPITRE IV  LE MARIAGE DE ROSY.. 376

Dixième épisode  LES SIGNAUX MYSTÉRIEUX.. 382

CHAPITRE PREMIER  UNE ARRESTATION DIFFICILE.. 383

CHAPITRE II  DADD EN PRISON.. 401

CHAPITRE III  UNE CLEF QUI N’OUVRE PAS. 420

À propos de cette édition électronique. 426

 

Premier épisode

LE SECRET DE WANG-TAÏ


CHAPITRE PREMIER

LA SEÑORA OVANDO


Fiévreusement, presque brutalement, une jeune femme en deuil se frayait un passage à travers la cohue bigarrée de ce curieux quartier de San Francisco qu’on appelle le Faubourg d’Orient.

 

Les yeux brillants de fièvre, la face crispée par l’expression d’un désespoir immense, elle allait droit devant elle, sans un regard pour cette foule tourbillonnante où dominaient les Chinois et les indigènes des archipels océaniens, aux parures de coquillages, aux vêtements éclatants et bizarres.

 

Arrivée enfin dans une rue presque déserte, la jeune femme ralentit le pas, secoua d’un geste rapide la poussière qui s’était attachée au bas de sa jupe, remit un peu d’ordre dans les boucles de sa chevelure d’un noir profond, et tamponna d’un petit mouchoir de soie ses yeux rougis par des larmes récentes.

 

Elle s’était arrêtée, comme hésitante, en face d’une spacieuse maison à trois étages, entièrement constituée – comme beaucoup d’édifices bâtis après le dernier tremblement de terre, – par des poutres d’acier et des briques.

 

– Pourvu, murmura-t-elle, le cœur serré, qu’on ne me demande pas trop cher…

 

Elle ajouta en soupirant :

 

– Et que cela serve à quelque chose !…

 

Avec une brusque décision, elle ouvrit la grille qui donnait accès dans une avant-cour ornée de géraniums et de jasmins des Florides, et sonna à une porte dans laquelle était encastrée une plaque de nickel, avec cette inscription en gros caractères :

 

JOHN JARVIS

 

Private detective

 

Elle fut introduite par un noir dans un salon d’attente sévèrement meublé de chêne et dont les fenêtres donnaient sur un vaste jardin.

 

Une sorte de géant blond, à la physionomie souriante, aux yeux bleus pleins de candeur, vint à la rencontre de la jeune femme et lui indiqua un siège.

 

Il parut vivement frappé de l’expression douloureuse qui se reflétait sur le visage de la visiteuse, et aussi, de la beauté de celle-ci. Ses traits brunis par le soleil, offraient une régularité parfaite ; ses mains tigrées de hâle étaient d’un modelé délicat et le méchant costume de confection dont elle était vêtue accusait des formes élancées, une taille mince et ronde, des hanches harmonieuses et larges, toute la plastique splendide des femmes de sang espagnol, si nombreuses en Californie.

 

De son côté, la visiteuse ne s’était nullement représenté un détective de cette mine débonnaire et joviale.

 

Il y eut quelques minutes d’un silence embarrassé.

 

– Vous êtes Mr John Jarvis ? demanda-t-elle enfin.

 

– Non, señora, simplement son secrétaire et parfois son collaborateur, mais puis-je savoir ce qui vous amène ?

 

– Je suis au désespoir !… balbutia-t-elle avec accablement. Il y a huit jours, mon mari était vivant, nous étions presque riches, maintenant je suis veuve, et nous sommes ruinés ! Ma petite Lolita qui va sur ses neuf ans, sera sans pain et sans asile…

 

Elle fondit en larmes, incapable d’en dire davantage. Le secrétaire du détective paraissait presque aussi ému que sa cliente.

 

– Ne vous désolez pas, dit-il affectueusement, si quelqu’un peut apporter remède à votre situation, c’est bien M. Jarvis.

 

Il ajouta, dans un élan de réelle admiration :

 

– Je ne crois pas qu’il y ait un homme plus habile dans l’univers entier !

 

– Il veut sans doute des honoraires très élevés ? demanda-t-elle anxieusement.

 

– Soyez sans inquiétude à cet égard, M. Jarvis n’est pas un détective ordinaire ; il ne réclame d’argent qu’en cas de succès, et ses prétentions sont toujours proportionnées à la fortune de ses clients, mais vous allez lui parler immédiatement. Vous verrez que du premier coup, il vous inspirera confiance… Qui dois-je lui annoncer ?

 

– La señora Pepita Ovando, la veuve Ovando, hélas ! fit-elle avec une tristesse poignante.

 

Au moment où elle se levait pour passer dans la pièce voisine, à la suite du secrétaire, elle entendit le bruit sec d’un déclic et aperçut dans la muraille en face d’elle une ouverture ronde, cerclée de métal, qui ne s’y trouvait pas l’instant d’auparavant.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle avec méfiance.

 

– Ne craignez rien : M. Jarvis, par mesure de prudence, a l’habitude de faire photographier toutes les personnes qui pénètrent dans son salon d’attente. C’est sur son conseil, que la Central Bank en fait autant, pour tous ceux qui viennent toucher un chèque de quelque importance à ses guichets. Cette simple précaution a déjà donné les meilleurs résultats.

 

Un peu inquiète, la señora Ovando pénétra dans une immense pièce qui ressemblait beaucoup plus au laboratoire d’un savant qu’au cabinet d’un homme d’affaires. De hautes bibliothèques voisinaient avec des armoires de produits chimiques, des appareils pour la télégraphie sans fil et les rayons X, un gros microscope, et jusqu’à une petite forge mue par l’électricité. Dans un coin se dressait un grand miroir dont le cadre de porcelaine était hérissé de fils de cuivre qui allaient se perdre dans la muraille.

 

Ce bizarre décor impressionna vivement la señora ; à la vue de ces machines dont l’usage lui était inconnu, une étrange appréhension s’emparait d’elle. Elle regrettait presque d’être venue. Elle eut un instant l’impression de sentir planer sur elle de mystérieux dangers.

 

Ce ne fut qu’à force de bonnes paroles que M. Jarvis parvint à la rassurer.

 

Le détective, qui paraissait posséder à un degré extraordinaire le don de la persuasion, était un jeune homme de haute taille, à la physionomie pleine de mélancolie et de douceur. Le front élevé, couronné de cheveux bruns, les yeux noirs, pleins de franchise, le menton énergique et la mâchoire un peu carrée des anglo-saxons, il inspirait confiance à première vue.

 

La señora Ovando fut étonnée de trouver en lui une courtoisie raffinée, une élégance native de manières qui ne pouvaient appartenir à un vulgaire policier. Mais en dépit de cette exquise politesse, de cette douceur apparente, elle remarqua qu’il savait, sans élever la voix, donner à ses phrases un ton de commandement qui n’admettait pas de réplique.

 

– Señora, dit-il, après avoir fait asseoir la jeune femme en face de lui, je vous écoute avec la plus grande attention. Pour que je puisse vous être utile, il est nécessaire que je connaisse les faits dans le plus minutieux détail.

 

– Ce ne sera ni long, ni compliqué, répondit-elle. Je me suis mariée, il y a dix ans et jusqu’à la catastrophe qui vient de me frapper, nous avions été parfaitement heureux. Avant de m’épouser, mon mari avait amassé une petite fortune en travaillant au Mexique, dans les mines d’or.

 

« Avec une partie de son argent il acheta un grand terrain, à six milles de Frisco, et fit construire la petite ferme que nous habitons et qu’on appelle la Fazenda des Orangers, malheureusement, tout cela n’est pas entièrement payé.

 

– Et c’est sans doute, interrompit le détective, la somme que vous destiniez à parfaire ce paiement qui vous a été dérobée ?

 

– Hélas oui, trois mille dollars, exactement. Mais si ce n’était que cela ! Mon mari avait rapporté du Mexique une pierre de grande valeur, un diamant rouge, rouge comme un rubis.

 

– Ce sont les plus rares ; un diamant pareil, s’il est sans défaut et d’une certaine grosseur, possède une valeur énorme. Comment votre mari ne songea-t-il pas à le vendre pour se faire de l’argent comptant ?

 

– Il avait ses idées là-dessus. Il prétendait qu’avec le temps, le prix d’une pareille pierre ne pourrait qu’augmenter. Il faut vous dire que le diamant est gros comme un petit œuf de pigeon et d’une eau irréprochable. Ce sera la dot de notre Lolita, répétait-il souvent…

 

La señora s’interrompit, ses yeux étaient baignés de larmes.

 

– Du courage, lui dit affectueusement M. Jarvis ; je sais combien un tel récit doit vous être pénible.

 

– L’argent et le diamant, reprit-elle avec effort, étaient enfermés dans un petit coffre-fort d’acier scellé dans le mur de la chambre à coucher et que nous restions parfois des semaines sans ouvrir, quand mardi dernier – il y a exactement quatre jours – nous trouvâmes notre trésor disparu.

 

– Il n’y avait pas eu d’effraction ? demanda le détective.

 

– Aucune, même tout était en ordre, dans le coffre, seulement le diamant et les trois billets de mille dollars s’étaient envolés… Mon mari était consterné ; après avoir fait inutilement les recherches les plus exactes, il porta plainte au coroner du district qui ne fut pas plus habile que nous à découvrir un indice quelconque.

 

– Vous ne soupçonnez personne ?

 

– Personne ; le pays, de ce côté, est tranquille. Nous connaissons tous nos voisins, et, d’ailleurs, ils ne nous font visite que très rarement. Nous n’avons pour tout domestique qu’un Chinois, Wang-Taï, un homme de confiance, employé à la fazenda depuis quatre ans et qui m’est tout dévoué.

 

– A-t-il été interrogé ?

 

– Oui, et on l’a même scrupuleusement fouillé ; sur sa demande on a examiné avec le plus grand soin, la chambre qu’il occupe, à côté de l’écurie. Je répondrais de Wang-Taï comme de moi-même. D’ailleurs, il n’est jamais à la maison, il travaille toute la journée dans la plantation et il a en nous une telle confiance que, la plupart du temps, c’est moi qu’il charge d’expédier dans son pays par la poste les petites sommes qu’il arrive à mettre de côté.

 

La señora Ovando s’était arrêtée sous le coup d’une intense lassitude plus morale encore que physique. Visiblement ce récit de ses malheurs lui était un torturant supplice. Ce gentleman si correct, aux mains si blanches, aux ongles polis comme des agates, en saurait-il plus que le coroner ? Au fond, elle ne le croyait pas, mais il fallait qu’elle allât jusqu’au bout de son douloureux récit. N’était-elle pas venue pour cela ?

 

Les sourcils froncés, le regard vague, John Jarvis réfléchissait avec une intensité, une concentration de sa pensée qui à des regards inattentifs, eût pu passer pour la rêverie d’un homme distrait.

 

Dans le silence, on perçut le grincement léger d’un stylographe courant sur le papier ; dans un coin, le géant blond prenait des notes.

 

– Qu’importerait ce vol, sans la mort du pauvre Leonzio, de mon cher époux mille fois aimé ! reprit tout à coup la jeune femme d’une voix rauque, les mains jointes, dans un geste de désespoir.

 

– On l’a tué ? fit le détective à demi-voix.

 

– Non, répliqua-t-elle, pas cela. Un accident, une fatalité ! Aussi, j’avais été trop heureuse, le Malheur nous guettait ! Il fallait que cela se produisît. Hier matin, il descendit de très bonne heure, comme de coutume pour faire le tour de la plantation ; c’était par là qu’il commençait sa journée…

 

« Une heure après, je le retrouvais mort dans l’écurie sur la litière de paille de maïs, à côté du cheval qui d’un coup de pied lui avait ouvert le crâne…

 

Le détective était puissamment intéressé par l’exposé de la malheureuse veuve, si poignant dans sa simplicité.

 

– C’est un cheval vicieux ? interrogea-t-il.

 

– Aucunement, Nero est la bête la plus douce qui soit. Je n’ai pas compris… il y a dans cette série de catastrophes quelque chose de mystérieux et de vraiment diabolique !

 

« Dans le premier moment, j’étais si désolée, si furieuse, que je voulais abattre moi-même le cheval assassin, c’est le coroner qui m’en a empêchée.

 

– Il a bien fait, dit gravement John Jarvis, et naturellement il a conclu à un simple accident ?

 

– Il lui eût été difficile de faire autrement, les pieds de Nero étaient encore barbouillés de sang. Malgré tout, ce qui s’est passé reste inexplicable pour moi.

 

« Il me reste à vous dire que le propriétaire auquel nous devons encore trois mille dollars, ne serait pas fâché de reprendre son terrain avec les plantations qui nous ont coûté tant de peine et tant d’argent. Si je ne paye pas à l’échéance, il fera un procès et comment veut-on que je paye, je ne possède plus rien !…

 

– Il faut que vous ayez une aveugle confiance en moi, déclara John Jarvis avec autorité, j’arriverai à retrouver vos voleurs.

 

– Oh ! si vous pouviez dire vrai, balbutia-t-elle en tournant vers lui ses beaux yeux chargés de muettes supplications.

 

– Je vous répète qu’il faut me faire confiance, dit-il en dissimulant la profonde émotion qu’il ressentait ; et d’abord j’ai encore des questions à vous poser. Quand vous vous êtes aperçus du vol, pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre, avez-vous eu l’idée d’ouvrir le coffre-fort ?

 

– C’est vrai, il y a une chose que j’ai oublié de vous dire… D’ordinaire, nous nous levions dès l’aube mon mari et moi, ce jour-là nous ne nous sommes réveillés qu’à dix heures passées et ma petite Lolita, dont le lit est dans notre chambre, a dormi d’un sommeil de plomb jusqu’à midi ; une fois habillée, elle s’est plainte d’un violent mal de tête, elle prétendait que l’atmosphère de la chambre était imprégnée d’une « drôle d’odeur de pharmacie ».

 

– Vous n’avez donc pas senti cette odeur ? demanda le détective avec surprise.

 

– Si, mais nous l’avons expliquée tout naturellement. Je vous ai peut-être dit qu’à la fazenda, nous ne cultivons que des orangers et des citronniers, et précisément la veille nous avions emmagasiné une grande quantité de fruits, dans une resserre qui communique avec notre chambre. Réunies en grand nombre les oranges, vous le savez, dégagent un violent parfum d’éther. C’est à ces émanations que nous avons attribué notre sommeil prolongé et l’odeur de pharmacie dont s’est plainte Lolita.

 

– C’est possible, après tout, murmura le détective devenu pensif, l’écorce des oranges contient une certaine quantité d’un éther spécial… Et pourtant !… Si cette explication était la bonne, le même fait aurait dû se produire chaque fois que la resserre était pleine de fruits.

 

– Le fait ne s’est produit pourtant que cette seule et unique fois, avoua la jeune femme. Un autre détail que j’avais oublié : la fenêtre de la chambre que j’avais fermée la veille à cause de la fraîcheur de la nuit, était entrouverte quand nous nous sommes réveillés.

 

– Le vent a pu l’ouvrir si elle était mal fermée.

 

– C’est ce que nous avons pensé, sur le moment, nous n’y avons attaché aucune importance.

 

– Bon, mais vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous avez ouvert le coffre-fort.

 

– C’est moi qui en eus l’idée. En me levant, j’avais comme le pressentiment d’une catastrophe. Je m’étais éveillée la tête lourde, après une nuit de cauchemars. Sans savoir pourquoi, j’avais le cœur serré par l’angoisse. On eût dit que je sentais venir le malheur qui planait sur notre maison. Tu vois, dis-je à mon mari, la fenêtre est ouverte, regarde comme il serait facile de nous voler. Il voulut me rassurer, me montra le trousseau de clefs qu’il plaçait chaque soir sous son chevet, à côté de son browning, et, pour me tranquilliser tout à fait, il finit par ouvrir le coffre-fort. C’est alors que nous constatâmes le vol.

 

John Jarvis s’était levé brusquement.

 

– Je vais me rendre immédiatement avec vous à la fazenda, déclara-t-il, quel malheur que vous ne soyez pas venue me trouver plus tôt ! Un dernier renseignement : quand a lieu l’inhumation de votre mari ?

 

– Demain matin.

 

– Cela suffit. Je vous emmène dans mon auto. Je vous recommande surtout quand nous serons là-bas, de ne pas dire qui je suis. Racontez, si vous voulez, que je suis venu pour acheter la propriété. Mon secrétaire et ami, Monsieur Floridor Quesnel, sur la discrétion et le dévouement duquel je puis entièrement compter, nous accompagnera.

 

Le géant blond auquel ce compliment était adressé quitta le bureau sur lequel il venait de sténographier toute cette conversation.

 

– Je puis peut-être fournir un renseignement intéressant, dit-il. Ce matin, de très bonne heure, un peu après l’ouverture des portes, j’étais à la Central Bank. Les bureaux étaient à peu près déserts. Un Chinois est venu toucher à la caisse un chèque assez important. Le fait m’a d’autant plus frappé qu’il est très rare que les Chinois s’adressent à la banque. Ils préfèrent confier leur argent à l’administration des Postes, ou aux changeurs usuriers du faubourg d’Orient.

 

– Il me paraît impossible que ce soit Wang-Taï, affirma la jeune femme.

 

– C’est ce que nous allons vérifier immédiatement. En sortant d’ici, nous passerons par la banque.

 

L’instant d’après, le détective et sa cliente prenaient place dans une luxueuse Rolls Royce de cent cinquante chevaux. Floridor s’était assis au volant et pilotait la voiture avec une dextérité merveilleuse à travers les rues encombrées.

 

L’auto stoppa devant la majestueuse façade de la Central Bank. John Jarvis descendit. Il revint quelques minutes plus tard, la mine dépitée.

 

– Rien à faire de ce côté, expliqua-t-il, il est venu ce matin un Chinois toucher un chèque de 2500 dollars, mais il se nomme Ping-Fao. On a bien voulu me confier sa photographie que, suivant l’usage de la maison, on a prise, sans qu’il s’en aperçût, pendant qu’il attendait à la caisse. La voici.

 

– Ce n’est pas Wang-Taï, fit la señora Ovando, en secouant la tête ; d’ailleurs, il n’a pas quitté la plantation. Je vous le répète, c’est le dernier que je soupçonnerais.

 

John Jarvis remit silencieusement la photographie dans son porte-cartes et se replongea dans ses réflexions. L’auto avait traversé à toute allure les faubourgs déserts et filait maintenant en quatrième vitesse sur une large route bordée de ces cultures d’arbres fruitiers : orangers, abricotiers, pêchers, qui font de certaines régions de la Californie un véritable paradis terrestre. Partout les branches pliaient sous le poids des fruits, l’atmosphère lourde du parfum des orangers et des citronniers en fleurs, était d’une douceur accablante.

 

Il y avait dix minutes que l’auto roulait à cette vitesse vertigineuse, lorsque Floridor tira de sa poche un numéro du San Franscico Evening News qu’il tendit par-dessus son épaule à John Jarvis, en disant :

 

– Voici qui vous concerne, l’entrefilet est souligné.

 

Jarvis eut un geste mécontent en lisant en petites capitales, au-dessous d’un portrait d’homme, le titre suivant :

 

LE MYSTÉRIEUX TODD MARVEL

 

Le Détective milliardaire disparu depuis six mois

 

NOTRE ENQUÊTE

 

Mais tout de suite son visage se rasséréna.

 

– Heureusement, cria-t-il à Floridor, qu’ils n’ont pas la bonne photo. Cela peut durer longtemps.

 

Voici ce que contenait l’entrefilet souligné de crayon bleu que John Jarvis lut avec la plus grande attention.

 

On est toujours sans nouvelles de l’honorable Todd Marvel, un des milliardaires les plus distingués de la société des Cinq Cents, propriétaire de plusieurs puits à pétrole en Pennsylvanie et d’immenses gisements de chrome et d’iridium, récemment découverts au Guatemala.

 

D’un caractère très original on peut même dire tout à fait excentrique M. Todd Marvel qui est doué d’une puissance de logique extraordinaire, s’est pris de passion pour le métier de détective. Un beau matin il a quitté son palais de la cinquième avenue à New York et l’on a été quelque temps sans savoir ce qu’il était devenu. Trois semaines après, affublé d’un pseudonyme, il faisait arrêter à Chicago les auteurs du vol d’un million de dollars. Le retentissement de cette affaire fut énorme.

 

Le détective milliardaire fuit la popularité. Son identité une fois découverte, il a quitté brusquement Chicago et depuis on est sans nouvelles de lui. Les uns le croient partis pour l’Amérique du Sud, les autres pour l’Europe.

 

L’immense fortune de M. Todd Marvel ne souffre d’ailleurs aucunement des fantaisies de son propriétaire. Gérée par des fondés de pouvoir d’une scrupuleuse probité largement rétribués d’ailleurs elle va sans cesse en augmentant. Ajoutons que toutes les décisions de quelque importance sont prises par lui, et son habileté, dans les tractations les plus délicates est proverbiale dans le monde des affaires.

 

Dans le clan des milliardaires, c’est actuellement l’homme à la mode, le héros du jour. Il a refusé la main des plus opulentes héritières américaines, comme il a refusé les plus flatteuses propositions d’association des « trusters » les plus en vue. L’engouement pour sa personne atteignait récemment un tel degré que nombre des héritiers des rois de l’or, du pétrole, de l’acier ou de la viande, regardaient comme le nec plus ultra du chic et comme le comble du sport, l’exercice du métier de policier.

 

Il est très difficile de se procurer un renseignement quelconque sur cet étrange milliardaire. Très généreux, très loyal, il a su mettre entre sa personne et la curiosité publique un rempart de serviteurs dévoués qu’aucun argument ne peut décider à rompre le silence. Dans le monde des Cinq Cents on observe également à son endroit un mutisme rigoureux. Ce n’est qu’à grand-peine que nous avons pu obtenir d’un de ses amis la photographie que nous publions.

 

Dans l’intention d’être agréable à nos lecteurs que passionne l’énigmatique personnage, nous avons pu mettre à jour un point important jusqu’ici complètement négligé par ses récents biographes. Il y a une vingtaine d’années, le père de M. Todd Marvel fut assassiné dans des circonstances demeurées obscures et la moitié de son énorme fortune disparut sans laisser de traces, en même temps que son assassin. C’est dans ces faits maintenant oubliés, mais qui, à l’époque, firent grand bruit, qu’il faut peut-être chercher l’explication de l’étrange manie policière de l’élégant gentleman. Cette manie, désormais, ne paraîtra plus aussi excentrique à nos lecteurs. Qu’il s’agisse de venger son père ou de récupérer une fortune volée, ce n’est certainement pas pour l’amour de l’art, que M. Todd Marvel s’est improvisé détective.

 

À bientôt de plus complets renseignements.

 

John Jarvis froissa le journal avec colère et le fourra dans la poche de son cache-poussière. Puis il haussa les épaules et sa physionomie reprit sa placidité habituelle. L’auto venait de s’engager dans une allée d’eucalyptus qui aboutissait à la propriété de la señora Ovando.

 

CHAPITRE II

LA FAZENDA DES ORANGERS


Nichée frileusement au creux d’un vallon que traversait un ruisseau d’eau vive, abritée par de hauts platanes, la fazenda avec sa toiture de tuiles rouges et ses murs blanchis à la chaux, émergeait d’un véritable bois de citronniers et d’orangers, chargés de fleurs et de fruits. Dans un lointain vaporeux, la ligne violette des montagnes s’abaissait jusqu’à la mer où la houle balançait les navires en rade. On devinait la ville située en contre-bas, au dôme de fumées noires ou rousses qui planait au-dessus d’elle et où le soleil faisait palpiter comme une poussière d’or.

 

Malgré la rumeur affaiblie de la ville qui se mariait à la plainte monotone des vagues, on se fût cru en pleine solitude. On eût dit un de ces paysages de rêve que crée, pour d’idéales maîtresses l’imagination des poètes. On se sentait pris du désir de ne plus quitter cet éden embaumé des plus doux et des plus puissants parfums.

 

– N’avions-nous pas tout ce qu’il faut pour être heureux, murmura la jeune femme en étouffant un sanglot.

 

Et, silencieusement, elle guida ses hôtes vers la fazenda.

 

Au détour d’un sentier, ils se trouvèrent brusquement en présence du Chinois Wang-Taï. Le torse à peine couvert d’un sayon de cotonnade bleue, le front en sueur, il était occupé à défoncer une parcelle de terrain rouge et caillouteux qui semblait n’avoir jamais été défrichée. Il se releva au passage des visiteurs et les salua respectueusement.

 

– Rien de nouveau ? demanda machinalement la señora.

 

Le Chinois fit de la tête un signe négatif et se remit au travail. Comme l’effigie des vieilles pièces de monnaie usées par le frottement Wang-Taï offrait une physionomie sans expression, comme effacée par la misère et l’abrutissement. Le regard était sans reflet, les lèvres décolorées et molles, la peau d’un jaune sale, collée aux pommettes.

 

– Il est quelconque, absolument insignifiant, dit Floridor, quand ils eurent fait quelques pas.

 

– Je n’en sais rien, répliqua le détective songeur, les individus de cette espèce accumulent parfois, dans le silence et la solitude, de formidables réserves de ruse, d’énergie et – ce qui te surprendra – d’intelligence.

 

– Désirez-vous interroger Wang-Taï ? demanda la veuve.

 

– Non, du moins pas maintenant. Il faut qu’avant tout je visite soigneusement l’écurie, la chambre à coucher et, si pénible que soit pour vous une pareille demande, que j’examine de près la blessure qui a causé la mort de votre mari.

 

– Venez, dit-elle stoïquement.

 

Dans la chambre étroite et nue, aux murs blanchis à la chaux, le cadavre, simplement vêtu d’une chemise blanche, gisait sur le lit, un crucifix de cuivre placé sur la poitrine. Les volets étaient fermés. À la lueur de deux bougies placées au chevet du mort, à côté d’une assiette creuse pleine d’eau bénite, la petite Lolita, le visage pâli et comme émacié par le chagrin, lisait un livre de prières. Sa mère lui fit signe de se retirer ; elle demeura elle-même dans un angle de la pièce, pendant que John Jarvis et son secrétaire se livraient à leur examen.

 

La blessure située derrière l’oreille était affreuse, le crâne avait été défoncé et le contour du fer à cheval y était profondément imprimé, encore souligné par le sang qui avait séché dans la plaie. Le détective mesura soigneusement cette empreinte avec une petite règle graduée.

 

John Jarvis ne semblait plus le même, sa physionomie avait revêtu une expression d’autorité et de domination, ses gestes étaient nerveux et saccadés ; de temps en temps d’un mot bref ou d’un signe il donnait à Floridor un ordre que celui-ci exécutait en silence.

 

Tout à coup, les deux hommes, sans plus se préoccuper de la señora que si elle n’existait pas, descendirent au rez-de-chaussée et pénétrèrent dans l’écurie où Nero, oublié, hennissait tristement devant sa mangeoire vide.

 

Sur un signe de John Jarvis, Floridor donna quelques poignées de foin à l’animal, lui caressa l’encolure et finalement lui souleva l’une après l’autre les deux jambes de derrière pour prendre mesure de ses fers. Nero s’était laissé faire avec une docilité exemplaire.

 

Le détective furetait dans tous les coins, examinant longuement les uns après les autres tous les objets qui se trouvaient dans l’écurie. Au grand étonnement de la señora Ovando qui assistait à cette scène sans rien y comprendre, il s’accroupit près d’un tas de balayures, les tria et en mit de côté une certaine quantité dans un morceau de papier, puis il plongea ses mains jusqu’au fond d’un baril plein d’avoine, ramassa à terre trois clous tordus qu’il mit soigneusement dans sa poche. Enfin, à l’aide d’une forte loupe, il étudia successivement une hache, une scie, un marteau, un gros maillet de bois destiné à enfoncer les pieux et d’autres outils déposés là pêle-mêle.

 

Il continua longtemps ce manège, retournant dix fois les mêmes objets comme s’il eût cherché quelque chose qu’il ne trouvait pas.

 

Au comble de la surprise, la señora ouvrait la bouche pour demander ce que tout cela signifiait. Floridor lui fit signe de se taire.

 

– Ne le dérangez pas, lui dit-il à l’oreille, je crois deviner qu’il a trouvé une piste sérieuse.

 

Le détective venait de passer dans le cabinet où couchait Wang-Taï et qui était adjacent à l’écurie. Dans ce misérable réduit, il n’y avait qu’un monceau de paille de maïs qui servait de lit au Chinois, une cruche de terre et de vieilles sandales de paille tressées. L’odeur nauséabonde de l’opium flottait dans l’air et, sur une planche, John Jarvis découvrit la petite lampe et la pipe à champignon indispensables aux fumeurs. À côté, il y avait un paquet renfermant des vêtements de rechange et quelques chemises.

 

À la stupeur croissante de la veuve, John Jarvis prit les sandales et les enveloppa dans un journal pour les emporter.

 

Brusquement, il remonta dans la chambre mortuaire, s’assit à une table et étala dessus avec précaution les détritus retirés par lui des balayures et qui paraissaient de minces rognures de papier rouge. Il déployait avec mille précautions chacun des minuscules fragments, de la pointe de son canif, puis il les rapprochait, comme s’il eût voulu reconstituer le lambeau primitif.

 

Ce travail minutieux l’absorba pendant une grande demi-heure.

 

Frémissante d’impatience, la veuve allait et venait par la chambre, jetant de temps à autre un regard de désolation sur le cadavre de son mari.

 

– Señora, dit tout à coup John Jarvis, dont la voix était empreinte d’une mystérieuse solennité, ma visite n’aura pas été inutile, mais il me reste encore une question à vous poser. Ne m’avez-vous pas dit que Wang-Taï vous confiait ses économies ?

 

– Oui, balbutia-t-elle, nous avons eu longtemps à lui une centaine de dollars ; ils étaient déposés dans le coffre-fort avec notre argent à nous. Il les a redemandés.

 

– Était-il présent quand vous avez ouvert le coffre pour les lui rendre ?

 

– Certainement, il n’y avait aucun inconvénient à cela puisqu’il ne connaissait pas le mot, grâce auquel la porte s’ouvre.

 

– C’est tout ce que je voulais savoir. Je tiens maintenant l’anneau qui manquait à la chaîne de mes raisonnements. Ah ! j’oubliais… Avez-vous quelquefois acheté des médicaments chez Ramlott, le druggist de Montgomery Street ?

 

– Jamais ! Nous n’achetions pour ainsi dire pas de produits pharmaceutiques.

 

– Je l’aurais parié. Maintenant je suis sûr de mon fait.

 

– Señora, ajouta-t-il avec une gravité impressionnante, la main étendue au-dessus du cadavre d’Ovando, j’en fais le serment, solennel sur le corps de l’innocente victime, votre mari a été assassiné par le même bandit qui a volé le diamant rouge, et ce bandit, c’est Wang-Taï !

 

– Cela se peut-il !… murmura la veuve avec un frisson d’horreur.

 

– Vous allez en être convaincue comme moi dans un instant. Cela est aussi évident que la clarté du soleil. Tantôt votre exposé des faits me donna beaucoup à réfléchir ; il me parut presque impossible que la mort de votre mari, survenant presque aussitôt après le vol, fût due à un simple accident.

 

– Pourtant, l’enquête du coroner…

 

– N’a pas été faite sérieusement. En examinant la blessure, j’ai tout de suite constaté qu’elle ne pouvait pas, malgré les apparences, avoir été causée par un coup de pied de cheval. Il y a sur le crâne plusieurs traces de fer enchevêtrées, parce que l’assassin a redoublé ses coups, ce qu’un cheval n’eût pu faire. Un cheval qui lance une ruade ne frappe qu’avec l’extrémité aiguë du sabot. Ici toute la surface du fer est nettement dessinée.

 

« Je mesurai le diamètre de la blessure, puis les fers de Nero ; les dimensions ne correspondaient pas, je ne m’étais donc pas trompé. D’ailleurs l’animal est très doux, il m’a paru tout à fait incapable de lancer une ruade.

 

– C’est pourtant vrai que Nero est doux comme un agneau. Alors vous croyez que ce n’est pas lui ?

 

– Je vous ai dit que c’était Wang-Taï… J’aurais été bien en peine de deviner comment l’assassin s’y était pris pour commettre son crime, quand en examinant les outils, je me suis aperçu que le lourd maillet de bois qui sert à enfoncer les pieux était percé de trois trous disposés en triangle ; peu après j’ai ramassé trois clous qui s’adaptaient exactement dans ces trous. L’assassin avait eu l’idée infernale de clouer un fer à cheval sur le maillet dont il s’est servi pour assommer sa victime. Comprenez-vous maintenant ?

 

– Sainte Vierge ! peut-il exister de pareils coquins, s’écria la veuve avec épouvante.

 

– Il ne m’est plus resté aucun doute après avoir comparé le diamètre de la blessure avec celui de l’espace compris entre les trous. Je n’ai pas retrouvé le fer à cheval que l’assassin a fait disparaître, croyant ainsi avoir détruit tout vestige de son crime. Il a aussi lavé avec grand soin le maillet qui devait porter des traces de sang.

 

Le détective montra alors les rognures de papier rouge trouvées par lui dans les balayures.

 

– À leur couleur caractéristique, reprit-il, j’ai tout de suite reconnu que ces minuscules fragments provenaient d’une de ces étiquettes que les pharmaciens collent sur les flacons renfermant des produits toxiques. La forme des fragments m’a révélé que l’étiquette avait été grattée. De là à supposer que Wang-Taï avait acheté un anesthésique pour vous réduire à l’impuissance pendant la nuit du vol, il n’y avait qu’un pas. Il me sera d’ailleurs bien facile de savoir si un Chinois n’est pas venu demander du chloroforme au druggist Ramlott, quelques jours avant le vol, c’est-à-dire après que Wang-Taï vous eut redemandé ses économies.

 

La señora Ovando demeurait silencieuse et regardait le détective avec une admiration où se mêlait une secrète terreur.

 

– Voici selon moi, continua-t-il, comment les choses se sont passées : très habilement, Wang-Taï a choisi pour faire son coup, une nuit où la resserre était pleine de fruits. Il n’ignorait pas que le puissant parfum d’éther des oranges a une certaine analogie avec l’odeur du chloroforme. La petite Lolita seule était dans le vrai en se plaignant d’une odeur de pharmacie, odeur qui devait pourtant être très atténuée, puisque l’assassin avait pris soin, le vol une fois commis, d’ouvrir la fenêtre pour renouveler l’atmosphère de la chambre.

 

– Vous ne me dites toujours pas, objecta la veuve, comment il a pu ouvrir le coffre-fort.

 

– Quand le système n’est pas plus compliqué que celui-ci, ce n’est pas difficile, c’est une question de doigté et d’oreille. Les voleurs – et surtout les voleurs chinois – n’ont pas besoin d’outils pour cela. Voyez plutôt.

 

John Jarvis s’était approché du coffre-fort et il en manœuvrait les boutons, tantôt avec une savante lenteur, tantôt avec une grande rapidité l’oreille tendue aux bruits imperceptibles qui se produisaient dans l’intérieur du mécanisme.

 

– Tenez, dit-il, voilà qui est fait.

 

– Ne vous l’avais-je pas dit, s’écria orgueilleusement Floridor. Je le répète, il n’y a pas dans tout l’univers, d’homme plus habile que John Jarvis.

 

La señora Ovando demeurait béante de surprise en considérant la porte d’acier maintenant ouverte toute grande.

 

– Ce que je ne comprends pas, par exemple, reprit le détective, après un silence, c’est que Wang-Taï n’ait pas pris la fuite après le vol, et qu’il ait, somme toute, commis un meurtre inutile. Cela ne s’expliquerait – pardonnez-moi señora, de faire une pareille supposition – que si le Chinois eût été amoureux de vous.

 

– C’est ce que prétendait mon pauvre mari, balbutia la veuve dont les joues s’empourprèrent. Combien de fois m’a-t-il dit en riant : « Tu vois, si je venais à mourir, tu aurais un époux tout trouvé, le mandarin Wang-Taï ! » De fait il était aux petits soins pour moi, ses prévenances, ses attentions étaient un éternel sujet de plaisanterie entre nous. Il m’était dévoué comme un bon chien. C’est peut-être pour cela qu’il ne me serait pas venu à l’idée qu’il pût être coupable. Sauf l’habitude qu’il avait de s’enfermer chaque dimanche pour fumer l’opium, c’était un serviteur parfait.

 

– On rencontre beaucoup de criminels, expliqua Floridor, parmi ceux qui s’adonnent à cette drogue. Chez eux, à des périodes de dépression et d’abrutissement, succèdent des phases de lucidité suraiguë, au cours desquelles ils élaborent les plus machiavéliques combinaisons…

 

– Priez la petite Lolita d’aller chercher Wang-Taï, interrompit le détective. Il faut que le coquin fasse des aveux et dise où il a caché le diamant et l’argent. Il doit être d’autant moins sur ses gardes que nous ne lui avons encore posé aucune question.

 

L’enfant revint tout essoufflée, au bout d’un long quart d’heure. Le Chinois demeurait introuvable.

 

– Je m’en voudrai toute ma vie de cette maladresse, s’écria Jarvis avec dépit, Wang-Taï a dû nous espionner, à l’abri de quelque massif. J’aurais dû charger Floridor de le surveiller.

 

– Où le retrouver ? balbutia la veuve avec accablement.

 

– Ne vous désolez pas. Je fais de la capture de ce bandit une affaire personnelle. Il faut d’abord voir s’il s’est réellement enfui.

 

Le détective courut à la cahute du Chinois : d’un coup d’œil il constata que le paquet de vêtements et la pipe avaient disparu ; mais une autre surprise l’attendait. En traversant l’écurie, il s’aperçut qu’on avait éventré d’un coup de couteau le collier de cuir que portait Nero ; la bourre sortait par l’ouverture béante.

 

– C’est là, sans doute, s’écria-t-il, que Wang-Taï avait caché les bank-notes, roulées et aplaties dans le sens de la longueur ; il a repris son butin avant de s’enfuir.

 

– Le diamant ne se trouvait pas dans la même cachette, fit observer Floridor, il n’y aurait pas tenu.

 

– Le bandit a dû gagner le chemin creux qui rejoint la grande route de San-Francisco… dit la señora Ovando.

 

– Voyons d’abord où nous conduiront les traces de pas qui partent de l’écurie.

 

La terre du jardin, fraîchement arrosée gardait heureusement des empreintes très nettes, mais le détective eut la surprise de voir que les traces de pas prenaient une direction diamétralement opposée à celle qu’indiquait la señora. En les suivant, il arriva au pied d’un superbe citronnier et machinalement il ramassa un fruit encore vert à demi enfoncé dans la terre molle. Il allait le rejeter, lorsqu’en l’examinant de plus près il poussa un cri de surprise.

 

– Admirez, fit-il, l’astuce vraiment chinoise de Wang-Taï. Sans détacher le citron de l’arbre, il a découpé une rondelle dans l’écorce, creusé la pulpe du fruit pour donner place au diamant. La rondelle une fois rajustée, il n’y paraissait plus. Le moindre détail est calculé. Ainsi, il a choisi un citron vert, plus solide sur sa branche que ceux qui arrivent à maturité et qui pouvait rester longtemps encore sans être cueilli.

 

« Dans sa précipitation à reprendre son butin avant de fuir, il n’a pas songé que ce fruit – que je garde précieusement – pouvait devenir une pièce à conviction.

 

En partant du citronnier, les traces de pas revenaient dans la direction indiquée par la señora et aboutissaient au chemin creux. On suivit cette piste jusqu’à la route où elle disparaissait, confondue avec des milliers d’autres pistes.

 

– Nous allons vous quitter, señora, déclara le détective, les minutes sont précieuses, l’assassin n’a guère qu’une heure et demie d’avance sur nous. Il s’agit de lui mettre la main au collet avant qu’il ait eu le temps de prendre passage à bord d’un paquebot.

 

– Reste-t-il quelque chance de retrouver l’argent volé ? demanda la veuve avec découragement.

 

– Ayez bon espoir, affirma John Jarvis avec conviction. Je connais à fond la ville chinoise et j’ai mené à bien des tâches plus difficiles…

 

Les deux détectives avaient pris place dans l’auto qui démarra. En se retournant, à l’extrémité de l’avenue d’eucalyptus, John Jarvis aperçut la señora demeurée à la même place, immobile et pensive. Sa silhouette mélancolique se détachait toute noire sur le ciel rouge du couchant dont les derniers rayons caressaient d’un reflet sanglant la cime des orangers.

 

L’auto filait à vive allure sur la route où déjà tombait la nuit lorsque Floridor freina brusquement. À cinquante mètres de la voiture un groupe confus barrait le chemin qui, à cet endroit, coupe à angle droit la voie du Transcontinental Pacific Railway.

 

Sous la lueur aveuglante des phares une tragique vision jaillit des ténèbres. Cinq hommes aux longues barbes, aux vêtements terreux qui paraissaient être des travailleurs des plantations, étaient occupés à fouiller les vêtements d’un cadavre horriblement déchiqueté dont la tête, qui ne formait plus qu’une bouillie sanglante, reposait encore sur un des rails de la voie.

 

– Un Chinois qui a été écrasé par le rapide, expliqua tranquillement un des hommes. Ce doit être un suicide. Il n’avait plus un dollar en poche.

 

John Jarvis avait sauté à terre, en proie à une indicible émotion. Il venait de reconnaître, baignant dans le sang qui avait formé une mare autour du corps, la vieille pipe à opium et le paquet de vêtements de Wang-Taï.

 

– Si ça vous intéresse, dit complaisamment l’homme, voilà ses papiers, c’est tout ce que nous avons trouvé.

 

Le détective prit le portefeuille taché de sang qu’on lui tendait, il renfermait un passeport chinois et un permis de séjour en anglais au nom de Wang-Taï, ouvrier agricole au service de Leonzio Ovando à la fazenda des Orangers. Alors qu’étaient devenus le diamant et les bank-notes ?

 

John Jarvis éprouvait une horrible déconvenue. Un des hommes s’était-il subrepticement approprié la pierre précieuse ? ou fallait-il la rechercher dans cette boue sanglante, ou bien…

 

Il fut tiré de cette perplexité par Floridor qui venait de descendre de l’auto.

 

– Ce n’est pas là le cadavre de notre bandit ! affirma le géant blond avec énergie. Aussi vrai que je suis Canadien ! Wang-Taï était beaucoup plus petit de taille, puis sa blouse de cotonnade bleue était d’un ton beaucoup moins cru : d’ailleurs nous avons un moyen bien simple d’éclaircir nos doutes.

 

Floridor alla prendre dans la voiture les sandales de paille trouvées dans le logement du Chinois et que Jarvis avait conservées.

 

Les sandales étaient beaucoup trop petites pour chausser les pieds du mort.

 

– Tu as raison, dit le détective, ce Wang-Taï est un scélérat encore plus rusé que nous ne le pensions. Il n’a pas hésité à assassiner un de ses compatriotes, il l’a déposé sur les rails de façon à ce que le visage fût broyé, méconnaissable et il a laissé bien en évidence les papiers et la pipe pour donner le change.

 

Une autre découverte d’ailleurs confirma cette hypothèse : à la hauteur du sein gauche, le défunt portait une blessure qui ne pouvait avoir été produite que par une balle de revolver.

 

Les témoins de cette scène regardaient avec stupeur ces deux gentlemen si corrects, possesseurs d’une si luxueuse auto et qui paraissaient prendre tant d’intérêt à la mort d’un vulgaire Chinois.

 

Ils furent encore plus surpris quand le détective leur remit cinquante dollars qu’ils se partageraient à condition de porter le cadavre jusqu’à la station qui n’était éloignée que d’un quart de mille.

 

Pendant qu’heureux de cette aubaine, ils se dispersaient pour se mettre en quête d’une civière, John Jarvis et Floridor remontaient en voiture et se remettaient en route. Sans attirer l’attention le détective avait glissé dans sa poche le portefeuille de Wang-Taï.

 

CHAPITRE III

DANS LES CRYPTES DE L’OPIUM


Minuit venait de sonner à la grande horloge électrique de la Central-Bank lorsque John Jarvis et son dévoué secrétaire, le Canadien français Floridor Quesnel, pénétrèrent dans le quartier chinois dont les ruelles sordides éclairées de loin en loin par des lanternes de papier exhalaient les parfums du musc, de l’opium et du gingembre, mêlés à la révoltante puanteur d’immondices de toute sorte.

 

Ils venaient de s’arrêter devant la façade à peine éclairée d’une maison de thé, à l’enseigne de « la Tour de porcelaine », lorsqu’un Noir dépenaillé, surgi d’un angle sombre, remit un papier plié en quatre au détective et disparut sans avoir prononcé une parole. John Jarvis sans manifester aucune surprise de ce message que, sans doute, il attendait, déploya le papier et lut à la clarté de sa lampe électrique de poche : « Le cadavre du Chinois a été reconnu par son frère et identifié. C’est celui d’un coolie nommé Ping-Fao, qui avait touché le matin même une somme importante. »

 

– C’est certainement l’homme que j’ai vu ce matin à la banque, déclara Floridor. L’affaire s’embrouille de plus en plus !

 

– Il me semble, à moi, au contraire, que nous sommes bien près d’en tenir la solution…

 

John Jarvis tambourina d’une certaine façon à une petite porte, dit quelques paroles à l’oreille du boy qui vint ouvrir et fut introduit dans un long couloir ténébreux, à l’extrémité duquel brillait une faible lumière. À la suite du boy, les deux détectives descendirent un escalier d’une trentaine de marches et traversèrent une cave encombrée de caisses et de tonneaux. Une lourde porte roula sur ses gonds, en même temps que l’âcre odeur de l’opium les prenait à la gorge.

 

Ils se trouvaient dans une vaste salle entièrement tendue d’une étoffe rouge et dont le fond était divisé en boxes, munis de matelas, qui permettaient aux fumeurs de s’isoler. Des lanternes de papier bleues et vertes jetaient une clarté indécise ; elles avaient la forme de poissons fantastiques qui semblaient nager dans l’atmosphère épaisse et surchauffée.

 

Près de l’entrée, une sorte de poussah au sourire facétieux, aux yeux fendus en tirelire, se tenait à un comptoir encombré de pipes, de petites lampes et de boîtes de métal. Ce personnage qui connaissait parfaitement le détective le salua d’une profonde révérence.

 

– Vos illustres seigneuries, dit-il avec toute l’emphase de la politesse chinoise, désirent sans doute goûter aux incomparables voluptés de l’opium. Elles ne pouvaient choisir une meilleure occasion : je viens précisément de recevoir des Indes une caisse de qualité supérieure, digne de la pipe d’un mandarin.

 

– Nous ne sommes pas venus pour cela, vieux filou, déclara Jarvis d’un ton bref, mais pour voir s’il n’y a pas dans ta caverne un assassin que nous recherchons.

 

– Il ne vient ici que des personnes parfaitement honorables, répliqua le Chinois avec une feinte indignation, la fleur de la colonie chinoise ; ce n’est certainement pas ici que vos nobles seigneuries trouveront le bandit qu’elles cherchent !

 

– C’est ce que nous allons voir.

 

Sans vouloir en entendre davantage, le détective s’était dirigé vers le fond de la salle, et lentement, comme s’il eût cherché une place vide, il examinait avec attention les occupants de chacun des boxes. Beaucoup, les yeux blancs, la face plombée, gisaient assommés par la drogue, d’autres étaient si absorbés par le soin de préparer leurs pipes, qu’ils ne s’aperçurent même pas de la présence de John Jarvis. Celui-ci était arrivé jusqu’au bout de la rangée sans découvrir celui qu’il cherchait.

 

Il allait recommencer son examen en revenant sur ses pas, quand un fumeur, vêtu d’un complet neuf à carreaux, coiffé d’un chapeau mou et les yeux protégés par de vastes lunettes fumées, se leva en titubant et se dirigea vers le comptoir en passant habilement derrière le détective.

 

Il cherchait visiblement à gagner la porte de sortie, mais il renonça à son projet à la vue de Floridor qui lui barrait le passage et il revint vers le fond de la salle.

 

Là il se trouva face à face avec John Jarvis.

 

– Wang-Taï !

 

Et d’une formidable tape, le détective faisait voler au loin le chapeau et les lunettes qui servaient de déguisement à l’assassin. Le visage du Chinois n’avait plus ce masque de stupidité qui avait si longtemps fait illusion à la señora Ovando. Il était illuminé d’une ruse et d’une méchanceté infernales.

 

Se voyant découvert, il avait fait un bond formidable vers la partie la plus obscure de la salle ; tournant le dos à son adversaire, il fouilla dans sa poche en même temps qu’il baissait la tête avec un geste bizarre.

 

– Haut les mains ! cria le détective qui crut que le bandit cherchait une arme.

 

Mais au moment même, un coup de feu parti d’un des boxes, atteignit Wang-Taï à la tempe. Le misérable pivota sur lui-même, battit l’air de ses bras et roula à terre, raide mort.

 

Instantanément toutes les lumières s’étaient éteintes ; la fumerie s’emplissait d’une rumeur de bousculades et de cris étouffés.

 

– Je suis vengé ! cria une voix dans les ténèbres.

 

Rapidement le détective avait manœuvré le commutateur de sa lampe de poche. Il ne voulait pas que les malandrins qui l’entouraient profitassent de l’obscurité pour dépouiller le cadavre. Mais déjà la lumière était revenue, montrant la salle souterraine à peu près vide. Au bruit de la détonation, tous les fumeurs que l’ivresse ne clouait pas sur leurs matelas, pareils à de vivants cadavres, s’étaient enfuis par un passage secret que Wang-Taï, sans doute, n’eût pas manqué d’utiliser, s’il n’avait pas été surpris aussi inopinément. Son meurtrier avait fui avec les autres. Immobile, à son comptoir, le poussah grimaçait un sourire.

 

John Jarvis trouva dans les poches du mort cinq mille cinq cents dollars, les trois mille d’Ovando et les deux mille cinq cents de Ping-Fao. Quant au diamant rouge, il avait disparu.

 

Le poussah se répandait en protestations et en doléances.

 

– Pourquoi, lui demanda sévèrement John Jarvis, as-tu éteint l’électricité ? Je pourrais te faire arrêter comme complice de l’assassin dont tu as favorisé la fuite.

 

– Ce n’est pas moi qui ai éteint, pleurnicha hypocritement le rusé Chinois. Tous les habitués savent où se trouve la minuterie. La même scène se reproduit chaque fois qu’il y a quelqu’un de tué ici. Puis, à cause de la police, je suis bien obligé d’avoir une sortie dérobée, sans cela personne ne viendrait chez moi. Ah : si vos seigneuries m’avaient prévenu de leur visite, il en eût été tout autrement, Wang-Taï eût été capturé sans coup férir !

 

– Tu te moques de moi, ta cave est un coupe-gorge et tu es un impudent coquin, qui reçois l’argent de la police et celui des malfaiteurs et qui trahis tout le monde… Mais il suffit. Pour le moment ce cadavre est sous ta garde. Je vais revenir d’ici peu avec le coroner et des policemen.

 

Comme les deux détectives regagnaient la rue éclairés par le boy qui les avait introduits :

 

– Il nous faut maintenant, dit John Jarvis, soucieux, savoir ce qu’est devenu le diamant rouge.

 

Le boy, un malicieux petit singe d’une douzaine d’années l’avait entendu.

 

– Si vous me donnez dix dollars, fit-il, je vous dirai où il est.

 

– Où est-il ?

 

– Aurai-je les dix dollars ?

 

– Oui, mais si tu as menti, je t’allongerai les oreilles de telle façon que tu t’en souviendras toute ta vie.

 

– Eh bien, au moment où Wang-Taï s’est tourné vers le mur, je l’ai vu avaler quelque chose de brillant… Et, ajouta-t-il, après un moment d’hésitation, le patron l’a vu aussi et il s’est mis à rire… Vous comprenez ce que cela signifie ? Surtout ne parlez pas de moi, dites que c’est votre ami qui vous a prévenu.

 

– C’est compris. Tiens, voilà tes dix dollars, tu es bien le plus rusé petit sapajou que j’aie jamais vu !

 

Après avoir laissé s’écouler un certain temps, John Jarvis et Floridor redescendirent dans la crypte. Le poussah parut assez peu satisfait de les voir si promptement de retour, mais, sans se préoccuper de lui, le détective s’était agenouillé près du cadavre dont il défaisait les vêtements, mais bientôt, il se releva la mine furieuse.

 

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il, voici maintenant que Wang-Taï a l’estomac fendu d’un coup de couteau !

 

– Je ne sais… bégaya le Chinois devenu livide. Sans doute, dans les ténèbres… quelqu’un…

 

– Allons, fit brutalement le détective, inutile de mentir, donne le diamant tout de suite ou tu vas aller finir ta nuit en prison !

 

Et comme le Chinois paraissait hésiter :

 

– Tu sais que rien ne me serait plus facile que de te faire asseoir dans le fauteuil d’électrocution.

 

Avec un profond soupir, le poussah se décida, cette fois, à tirer le diamant rouge d’une petite boîte à opium où il l’avait caché et le tendit à John Jarvis.

 

– Voilà une affaire heureusement terminée, dit Floridor en riant de la mine déconfite du Chinois. Il ne nous reste plus qu’à aller chercher le coroner pour l’enquête…

 

– Pas encore, reprit John Jarvis, il faut que cette affaire soit complètement élucidée.

 

– Il me semble qu’elle l’est, murmura le Chinois.

 

– Non, car je ne connais ni le nom de l’assassin de Wang-Taï, ni les mobiles qui l’ont fait agir…

 

– Je ne sais rien à ce sujet…

 

– Il est inutile d’essayer de me tromper. Je n’ignore pas que tu es l’homme le mieux renseigné peut-être de la communauté chinoise sur les agissements de tes compatriotes.

 

– Votre seigneurie commet une erreur absolue. Je suis absorbé par le souci de mon modeste négoce et je ne m’occupe de personne. Je ne sais rien, je le jure !

 

La physionomie du poussah était devenue impassible et fermée. Il ne répondit plus aux questions et aux menaces que par des monosyllabes. Il paraissait décidé à ne pas parler et John Jarvis se disposait à se retirer lorsque Floridor intervint.

 

– Je sais où le bât te blesse, vieux marchand de poison, lui dit-il, tu connais fort bien le nom de l’assassin ; la preuve que c’est un de tes clients habituels, c’est qu’il était parfaitement au courant du secret de la porte dérobée.

 

– Pourquoi ne vous le dirais-je, ce nom, si je le connaissais ? fit le Chinois d’un air plein de candeur, je serais trop heureux d’être agréable à vos illustres seigneuries.

 

– Pourquoi, parce que tu as peur de perdre la prime que te donne la police chaque fois que tu fais arrêter un malfaiteur. Tu crains d’être devancé par nous dans ta dénonciation. Sois franc, combien te donne-t-on par arrestation ?

 

– Vingt dollars, dit le Chinois, dont les petits yeux bridés s’éclairèrent d’une lueur d’astuce.

 

– Voici vingt dollars, c’est probablement le double de ce qu’on te donne, maintenant, parle.

 

– J’ai des raisons de croire que le coupable est un certain Tao, le frère de Ping-Fao, l’homme assassiné par Wang-Taï, il a vengé son frère comme il l’avait juré…

 

Le poussah s’interrompit au bruit d’une porte qui venait de se refermer doucement. John Jarvis et Floridor se retournèrent : le cadavre de Wang-Taï avait disparu.

 

– Deux de mes boys viennent de le déposer dans la rue, expliqua le marchand d’opium, les policemen le trouveront demain matin, supposeront qu’il a été tué dans une rixe et tout sera dit : cette manière de faire simplifie beaucoup les choses.

 

Les deux détectives avaient hâte d’être sortis de ce coupe-gorge. Ils en finirent rapidement avec l’interrogatoire du poussah et se retirèrent. Ce fut avec un véritable soulagement qu’ils se retrouvèrent dans la rue et qu’ils respirèrent l’air pur de la nuit.

 

*

* *

 

Le lendemain, vers dix heures, un des immenses clippers à voiles qui font le service entre San Francisco et les ports de la côte chinoise, commençait ses préparatifs d’appareillage et embarquait ses dernières tonnes de marchandises. Massés sur le quai une centaine de Célestes qui retournaient dans leur pays, attendaient patiemment sous la surveillance de deux policemen que leur tour fût venu de monter à bord. Avant de franchir la passerelle, ils devaient montrer leurs passeports à un employé du bureau de l’émigration qui y apposait son cachet, un autre commis faisait l’appel des noms. Près d’eux un élégant gentleman en costume de yachting fumait nonchalamment une cigarette.

 

– Tao ! cria le commis.

 

Un Chinois, vêtu de loques sordides, mais à la mine intelligente, sortit de la foule et présenta ses papiers. L’employé venait d’y apposer son timbre, lorsque le yachtman – qui n’était autre que John Jarvis – lui dit quelques mots à l’oreille.

 

– Parfaitement, répondit l’homme – et se tournant vers le Chinois – Tao ce gentleman veut te parler.

 

– Oui, murmura John Jarvis, j’ai quelque chose à te dire.

 

Tao sous les regards du détective était devenu blême, ses mains tremblaient, du premier coup d’œil il avait reconnu un des témoins du meurtre de Wang-Taï, à la fumerie d’opium de la Tour de porcelaine. Il s’imagina qu’il était perdu, mais avec la prudence et le sang-froid de ceux de sa race, il attendit en silence que son interlocuteur prît la parole le premier. John Jarvis l’avait attiré un peu à l’écart.

 

– Tao, lui dit-il à demi-voix, j’étais présent quand pour venger ton frère tu as tué Wang-Taï.

 

– Je le devais, balbutia le Chinois dominé par le regard impérieux du détective.

 

Il ajouta d’un ton si désespéré, si douloureux que John Jarvis en fut ému :

 

– J’allais regagner ma patrie !…

 

– Je n’appartiens pas à la police officielle, je n’ai aucune raison de te dénoncer, mais je veux connaître toutes les circonstances du crime.

 

– Je n’oublierai rien, dit Tao avec un reste de défiance : Wang-Taï et mon frère travaillaient dans deux plantations voisines, et avaient fini par faire connaissance. Wang-Taï plus énergique dominait complètement mon frère et j’en étais sincèrement affligé, car je savais que Wang-Taï avait dû s’expatrier à la suite de plusieurs meurtres et je devinais qu’il en voulait surtout aux économies de son ami. C’est sur mon conseil que celui-ci les avait déposées à la banque, en même temps que les miennes. Nous devions retourner en Chine ensemble, après avoir passé de compagnie, à San Francisco, notre dernière nuit de séjour en Amérique.

 

« Jugez de ma douleur et de ma colère quand, en allant au-devant de mon frère, on me mit en face de son cadavre, que Wang-Taï avait muni de ses propres papiers.

 

« Ce fut ce qui le perdit. Je jurai de tuer l’assassin. Je savais qu’il avait déposé une somme assez importante entre les mains du tenancier de la fumerie à la Tour de porcelaine… et je supposais qu’il irait lui réclamer cet argent avant de partir. J’allai l’attendre à la fumerie pendant toute la soirée et une partie de la nuit. Enfin il entra et j’eus la chance de n’être pas reconnu par lui. J’aurais voulu qu’il sortît afin de le suivre et de le tuer sans éveiller les soupçons.

 

« C’est à ce moment que votre arrivée et celle de votre ami changèrent mes projets. Je pensai que la police allait faire une rafle. Ma vengeance m’échappait !

 

« Je n’hésitai plus, j’abattis le meurtrier de mon frère et je pris la fuite. J’ai perdu dans cette aventure les bank-notes que le pauvre Ping-Fao avait si péniblement économisés sou à sou…

 

John Jarvis réfléchit un instant.

 

– Voici l’héritage de ton frère, dit-il enfin en glissant à Tao une liasse de bank-notes. Les deux mille cinq cents dollars trouvés dans les poches de l’assassin t’appartiennent légitimement. Et maintenant tu es libre de t’embarquer.

 

D’un geste, le détective coupa court aux révérences et aux remerciements du Chinois et celui-ci se hâta de monter à bord.

 

Déjà les passerelles étaient retirées et les amarres ramenées à bord. Puis les immenses voiles furent déployées ; le pavillon étoilé fut hissé à la corne d’artimon, et le clipper, favorisé par la brise du sud-ouest, qui fraîchissait à mesure que le navire s’éloignait du rivage, cingla majestueusement vers la haute mer. Bientôt ce ne fut plus qu’un nuage blanc au bas de l’horizon.

 

*

* *

 

En revenant de l’inhumation de son mari, la señora Ovando avait reçu la visite de Floridor qui lui avait remis les trois mille dollars et le diamant rouge. Le détective ne voulut accepter en guise d’honoraires qu’un panier des magnifiques oranges de la fazenda.

 

Deuxième épisode

LE JARDIN DES GÉMISSEMENTS

CHAPITRE PREMIER

UNE FÊTE DE MILLIARDAIRES


Ce jour-là, toute la ville de San Francisco – une des plus vivantes et des plus bruyantes villes du monde – était en pleine effervescence. À la Bourse dans Montgomery et dans Market Street, et jusque dans la Ville Chinoise et dans le Faubourg d’Orient, on ne parlait que de la fête que donnait, le soir même, le banquier Josias Horman Rabington, propriétaire et directeur de la Mining Mexican Bank, au capital de 200 millions de dollars.

 

Quelques jours auparavant, les plus notables personnages du monde de la finance avaient reçu l’invitation suivante :

 

Mr et Mrs,

 

vous êtes priés de vouloir bien assister au dîner suivi de bal qui sont offerts à ses amis, À L’OCCASION DE SON RETOUR À LA JEUNESSE, par Mr Josias Horman Rabington, en sa villa des Cèdres, le mercredi 20 septembre, à dix-neuf heures très précises.

 

En traitement depuis deux mois dans la maison de santé du docteur Klaus Kristian, le banquier allait reparaître, débarrassé du poids des années par la vertu des greffes merveilleuses.

 

La curiosité était arrivée au plus haut point. Des paris énormes étaient engagés sur la question palpitante de savoir si Rabington était de soixante ans, revenu à quarante, à trente, ou même à vingt. Les plus imaginatifs penchaient audacieusement vers cette dernière hypothèse.

 

Les procédés employés par le docteur Kristian, jusqu’alors rigoureusement tenus secrets par lui, faisaient l’objet de discussions non moins vives. Les uns affirmaient qu’il s’était servi des glandes arrachées à des orang-outangs, venus de Java à grands frais ; d’autres parlaient d’un mystérieux topique, où entraient des sels de phosphore et de fluor, des extraits de jaborandi et d’autres plantes du Brésil et qui avait la magique vertu d’effacer les rides, de rendre aux artères ossifiées une juvénile élasticité, et même de faire repousser les cheveux et les dents.

 

Quant aux heureux détenteurs des cartes d’invitation, ils étaient en proie à la plus trépidante impatience ; la journée leur parut à tous longue comme un siècle.

 

La fièvre de la curiosité, l’excitement comme disent les Américains, étaient tels que, dès dix-sept heures, les premières autos commencèrent à arriver en face des grilles dorées de la villa des Cèdres, où elles formèrent bientôt une file imposante.

 

Les invités étaient reçus au perron par des domestiques noirs, en livrée écarlate, galonnée d’or, et introduits dans un vaste salon d’attente qui s’ouvrait sur le parc de la villa où les eaux jaillissantes, les tulipiers en fleur, les magnolias, les flamboyants, les jasmins de la Floride, les roses de Californie, composaient un décor de rêve. Par-delà cet océan de fleurs, on apercevait les troncs géants des séquoias et des cèdres millénaires qui donnaient l’illusion d’un coin de forêt vierge.

 

Bientôt la plus brillante société de San Francisco se trouva groupée dans le salon d’attente. Le célèbre détective John Jarvis – ami personnel du banquier – qui se trouvait au nombre des invités ainsi que son collaborateur, le Canadien Floridor Quesnel, reconnut et salua dans cette cohue étincelante et parée, l’armateur milliardaire, Robinson Barney, Reuben Eliphaz, directeur du trust du platine, Stephen Gardell, le célèbre constructeur de locomotives, Manoël Guasco, le grand propriétaire de forêts, Nichol Spruce qui possédait toute une rue et vingt autres dont le plus pauvre avait au moins un milliard.

 

Quant au Canadien, il n’avait d’yeux que pour la partie féminine de l’assemblée, et il contemplait avec une naïve admiration, les rayonnantes beautés que John Jarvis lui désignait complaisamment au passage.

 

– Cette admirable blonde, dit le détective, est la fille aînée de lord Stervenage, une Anglaise, sa rivière de diamants et son aigrette valent une fortune ; sa voisine, cette rêveuse et frêle beauté aux yeux couleur d’aigue-marine qui fait songer à l’Ophélie du poète est Mrs Robinson Barney, on dirait une fée des eaux avec son diadème et ses colliers de perles roses ; cette rousse opulente à la parure d’émeraudes, à la peau blanche comme le lait, est Miss Nichol Spruce…

 

Cette énumération fut brusquement interrompue. La monumentale horloge d’argent qui s’élevait au fond du salon avait commencé à sonner les sept coups de l’heure.

 

Au murmure des conversations avait succédé un impressionnant silence.

 

Les dames frissonnaient d’une délicieuse émotion, faite de la fièvre de l’attente et du plaisir de la curiosité satisfaite.

 

Le septième coup n’avait pas achevé de tinter que la porte du fond s’ouvrait à deux battants, en même temps qu’un majordome à chaîne d’argent annonçait d’une voix vibrante :

 

– Miss Elsie Godescal !… Mr le docteur Klaus Kristian !… Mr Josias Horman Rabington !…

 

Personne ne prêta la moindre attention au docteur, ni à Miss Elsie, la pupille du banquier ; on n’avait d’yeux que pour l’homme rajeuni qui s’avançait avec un orgueilleux sourire.

 

Il y eut quelques minutes de tumulte. Une vraie bousculade se produisit. Tout le monde voulait serrer la main du banquier, le voir de près, l’entendre parler. Les cris, les exclamations, les hurrah frénétiques se mêlaient dans un vacarme assourdissant.

 

– Hip ! Hip ! Hurrah ! Vive le jeune Rabington !…

 

– On lui donnerait tout au plus trente-six ans !

 

– C’est merveilleux, voyez quelle souplesse, quel feu dans le regard, et pourtant l’expression de ses traits est la même. Il n’est pas sensiblement changé.

 

– Sauf que ses cheveux ont repoussé.

 

– Et ses dents !…

 

– Cette petite moustache noire coupée court lui sied à ravir.

 

– Il est superbe…

 

Rabington, les mains broyées par les shake-hands, le plastron de sa chemise déjà chiffonné, l’habit fripé, se prêtait de bonne grâce à l’enthousiaste curiosité de ses hôtes. Les dames surtout étaient terribles. Elles ne se rassasiaient pas de le voir, de le palper et même de le pincer, et il se trouva une petite miss aux yeux bleus, à la mine candide, pour lui tirer sournoisement les cheveux, afin de s’assurer qu’il ne portait pas une perruque. De la meilleure grâce du monde, Rabington se laissait faire, répondant sans impatience aux shake-hand, aux compliments et aux questions et souriant d’un air de condescendance débonnaire.

 

Au milieu de ce joyeux tumulte, John Jarvis, dont les puissantes facultés d’observation ne restaient pas une minute sans s’exercer, remarqua deux choses : d’abord la mine ironique et méprisante du docteur Kristian qui, retiré dans un angle du salon, souriait sardoniquement en haussant les épaules. Le docteur était petit et ventripotent, ses bras trop longs balançaient de formidables poings, noueux et velus. Sa face carrée aux mâchoires lourdes, surmontée d’une forêt de cheveux d’un roux désagréable, exprimait la brutalité et la bassesse, et ses petits yeux porcins aux sourcils pâles, reflétaient la ruse et la perfidie.

 

– Ce docteur a beau être un grand savant, songea le détective, il a tout l’air d’un parfait coquin.

 

La seconde chose qui attira l’attention de John Jarvis fut l’attitude de Miss Elsie, la pupille du banquier, qui se tenait, elle aussi à l’écart de la cohue, souriant faiblement à la scène qui se déroulait devant ses yeux. Il sembla au détective que ce sourire était contraint et dissimulait une secrète appréhension, un ennui ou un mécontentement, il ne savait au juste.

 

Miss Elsie était très belle, d’une sculpturale beauté. Grande et svelte, la taille souple et ronde, le buste harmonieusement développé, elle offrait un visage régulier d’un ovale pur, que couronnait une opulente chevelure d’un blond cendré. Ses prunelles limpides étaient du bleu rare du lapis lazuli ; dans le noble dessin du nez, aux ailes vibrantes, de la bouche à l’arc purement dessiné, dans les mains fines aux longs doigts fuselés, il y avait une distinction profonde. On devinait en Miss Elsie une nature profondément aristocratique, douée d’une sensibilité suraiguë, presque maladive. Une expression de douceur tempérait ce que cette physionomie eût offert de dur, de fermé et de mystérieux.

 

Telle qu’elle était, Miss Elsie Godescal était ensorcelante.

 

La première fois qu’il l’avait vue, le détective avait été profondément impressionné par le charme délicat qui émanait de la jeune fille et tous deux s’étaient sentis attirés l’un vers l’autre par une mutuelle sympathie. En quelques conversations, il avait découvert chez Miss Elsie un grand bon sens, une loyauté parfaite, une culture intellectuelle très avancée. Depuis, ils s’étaient toujours rencontrés avec plaisir ; leurs idées étaient les mêmes sur beaucoup de points.

 

John Jarvis se disposait à se rapprocher de la jeune fille, lorsque s’ouvrirent les portes du hall transformé, pour la circonstance, en salle à manger. Bien qu’il ne fît pas encore nuit, le grand lustre de verre colorié avait été allumé, montrant les tables étincelantes de vaisselle plate et de cristaux, dressées au milieu de massifs d’arbustes, illuminés de petites lampes électriques de toutes les nuances.

 

Le détective chercha vainement à prendre place à côté de Miss Elsie. Distraite, ou désirant s’isoler, elle s’était assise entre deux richissimes marchands de bœufs du Far West, gens peu loquaces et d’une galanterie sommaire.

 

Derrière chacun des convives, un domestique noir avait pris place, attentif et silencieux.

 

John Jarvis que le hasard avait placé entre la blonde Miss Stervenage et la rousse Miss Spruce, lut complaisamment à ses voisines le menu gravé sur des feuilles d’ivoire et qui était digne de la richesse de l’amphitryon.

 

Ce menu comprenait entre autres raretés gastronomiques, un colossal saumon grillé, piqué de truffes, servi sur un lit d’huîtres et de crevettes avec une sauce verte au ravensara, un gigot de guanaco des Andes, à l’écossaise, des carrys de faisan, de dindonneau sauvage et de tortue verte, une grande outarde – ce roi des gibiers qui possède sept sortes de chairs, toutes d’une couleur et d’une saveur différentes – entièrement farcie de becfigues et de bécassines, entourée de choux palmistes à la crème, des pigeons des Moluques nourris de noix muscade, des lézards iguanes, grillés, accompagnés d’une sauce indienne au gingembre, etc., etc.

 

À la grande satisfaction des convives, ce splendide repas, en dépit des sévères lois américaines, ne devait pas être un repas sec. Chargé d’affaires de plusieurs républiques de l’Amérique centrale, le banquier jouissait de l’immunité diplomatique, comme l’attestait le buffet dressé au fond du hall et couvert de vénérables flacons.

 

Les hors-d’œuvre n’étaient pas achevés qu’une joie tapageuse commença à se manifester ; certains invités buvaient déjà du champagne frappé ; le visage des plus réservées parmi les miss se colorait insensiblement d’une charmante rougeur et leurs beaux yeux lançaient des flammes. De temps en temps, de longs et bruyants éclats de rire s’élevaient et dominaient un instant le tumulte des conversations.

 

John Jarvis qui par principe buvait et mangeait très peu, ne quittait pas des yeux Miss Elsie. Il constata que la jeune fille ne touchait à aucun des mets qui lui étaient offerts… De plus en plus, elle paraissait préoccupée, absente, et ses rares sourires avaient quelque chose de contraint.

 

Le détective observa à ce moment que Rabington et le docteur Klaus Kristian, assis l’un près de l’autre à un bout de table, se désintéressaient complètement de ce qui se passait autour d’eux ; ils avaient entamé à voix basse une discussion animée, mais qui ne semblait rien moins qu’amicale, car, de temps en temps, le docteur serrait ses poings énormes dans un geste menaçant, et le banquier, les sourcils froncés, paraissait faire de violents efforts pour ne pas laisser éclater sa colère.

 

Sauf le détective, d’ailleurs, aucun des convives ne s’occupait d’eux ; la gaieté allait crescendo et la réunion, à mesure que disparaissaient les bouteilles d’extra-dry, devenait de plus en plus houleuse.

 

On en était au dessert. Avec un sans-gêne bien yankee, un certain nombre de gentlemen avaient déserté les tables et allumé d’énormes havanes bagués d’or. Ils formaient un groupe compact en face du buffet où les sommeliers leur versaient à pleines coupes du champagne frappé et des cocktails incendiaires. Les deux indigènes du Far West étaient au nombre de ces intrépides buveurs, ils avaient égoïstement abandonné leur voisine de table, Miss Elsie, sans même un mot d’excuses.

 

John Jarvis voulut profiter de cette circonstance pour aller s’asseoir près de la jeune fille et il était arrivé à quelques pas d’elle quand la sonnerie grêle du téléphone retentit dans une pièce voisine.

 

Miss Elsie habituée à servir de secrétaire à son tuteur en mainte occasion, s’était levée pour aller prendre la communication.

 

Par la porte demeurée entrouverte, le détective vit la jeune fille approcher de son oreille le cornet d’or massif, mais presque aussitôt elle jeta un cri d’épouvante, et roula, comme foudroyée sur le tapis épais qui couvrait le sol. Son visage était devenu blême. Elle s’était évanouie.

 

Il y eut quelques minutes de désarroi. Tous les convives s’empressaient autour de la pupille du banquier, mais avant que personne eût eu le temps d’intervenir, le détective s’était élancé, avait pris la jeune fille dans ses bras, l’avait déposée doucement sur un divan et lui faisait respirer un flacon de lavander-salt.

 

Au bout de quelques secondes, elle ouvrit les yeux, mais pour les refermer presque aussitôt, une indicible épouvante se peignait sur son beau visage.

 

Rabington et le docteur Kristian accouraient, fendant la cohue des curieux.

 

– Merci de vos soins, dit sèchement le docteur à John Jarvis, mais je vais m’occuper de la malade. Rien de grave d’ailleurs, une simple syncope due à la chaleur.

 

Il ajouta en se tournant vers les invités :

 

– Miss Elsie a surtout besoin de grand air et de silence. Son malaise sera dissipé dans peu d’instants, pourvu qu’on veuille bien nous laisser la soigner tranquillement.

 

Déçus dans leur curiosité, les convives évacuèrent la pièce dont la porte se referma.

 

L’instant d’après Rabington reparaissait la mine souriante.

 

– Soyez rassurés, ladies et gentlemen, dit-il gaiement, Miss Elsie est revenue à elle et va aussi bien que possible, mais elle a exprimé le désir de regagner ses appartements pour y prendre un peu de repos. Dans une heure au plus – le docteur l’affirme – elle sera complètement remise. L’absence momentanée de ma pupille ne changera rien d’ailleurs à notre programme.

 

Et du geste, il montrait par la grande verrière qui faisait le fond du hall, le parc illuminé à giorno, et où les serviteurs achevaient de disposer un velum de soie orange, qui devait abriter une salle de bal improvisée en plein air, au milieu des massifs de fleurs. Dans le lointain un orchestre de cinquante musiciens, installé sous un berceau de verdure, accordait ses instruments. Le banquier jeta sur ces préparatifs un regard satisfait.

 

– Après le feu d’artifice, expliqua-t-il à John Jarvis, bal jusqu’à minuit. Puis, ballet-pantomime sur la scène du théâtre de verdure ; à une heure souper par petites tables, puis bal encore jusqu’au lever du jour pour ceux qui ne seront pas trop fatigués…

 

Et, sans attendre la réponse du détective, Rabington pivota sur ses talons avec une agilité toute juvénile et se dirigea vers un autre groupe.

 

John Jarvis attendit jusqu’au souper, dans l’espoir de revoir Miss Elsie, mais la jeune fille ne parut pas. Le docteur Klaus Kristian expliqua qu’il lui avait administré une potion calmante et qu’après une nuit de bon sommeil il ne resterait plus trace de l’indisposition.

 

D’ailleurs, ni le docteur, ni le banquier ne fournirent d’explications sur la cause qui avait déterminé l’évanouissement de Miss Elsie.

 

CHAPITRE II

UNE ÉNIGME INSOLUBLE


Trois jours s’étaient écoulés depuis la fête donnée à la villa des Cèdres. Le banquier Rabington était d’un seul coup devenu l’homme le plus populaire de San Francisco. Tous les périodiques donnaient son portrait accompagné d’une substantielle biographie. À la Bourse, dans une seule séance, les actions de la Mining Mexican Bank avaient monté de douze points.

 

Le détective John Jarvis était un des rares à ne pas partager cet engouement. Les allures presque insolentes du banquier, depuis son rajeunissement, lui avaient souverainement déplu, aussi bien que la physionomie brutale et cauteleuse du docteur Klaus Kristian, enfin l’évanouissement de Miss Elsie lui avait laissé une pénible impression qu’il n’arrivait pas à dissiper.

 

D’ailleurs, il n’avait pu revoir la jeune fille. Chaque fois qu’il s’était présenté à la villa, M. Rabington était absent ou travaillait avec ses secrétaires et ne recevait pas, et Miss Elsie, invariablement, était allée faire une promenade en auto.

 

John Jarvis flânait, un après-midi, par la ville, en réfléchissant aux raisons qui pouvaient motiver la singulière conduite du banquier à son égard, quand dans Mason Street, le chemin lui fut barré par un embarras de voitures. Il s’apprêtait à revenir sur ses pas lorsqu’il crut reconnaître, dans une auto arrêtée par l’encombrement, Miss Elsie elle-même.

 

Il ne s’était pas trompé. Elsie était là à deux pas de lui, mais son beau visage était pâli par le chagrin ou la maladie.

 

En apercevant le détective, elle eut un faible sourire, et elle mit un doigt sur ses lèvres comme pour lui faire comprendre qu’elle était surveillée, puis elle lui fit signe d’attendre.

 

John Jarvis se rapprocha prudemment en se dissimulant derrière un camion et, au bout d’un instant, Elsie lui glissa dans la main un billet qu’elle venait de griffonner sur une page de son carnet. Il lut, après avoir eu la précaution de se cacher dans l’embrasure d’une porte cochère : Il faut que je vous parle. Attendez-moi dans un quart d’heure à la porte de votre jardin.

 

Enfin, il allait donc avoir des nouvelles. Il déchira le billet en tous petits morceaux qu’il sema le long de sa route et se hâta de regagner l’hôtel qu’il occupait dans Mateo Street, une paisible rue, proche du Faubourg d’Orient.

 

Grâce à l’énergique intervention des policemen, l’embarras de voitures s’était promptement dissipé, Miss Elsie jeta à son chauffeur l’adresse d’un grand magasin de nouveautés de Montgomery Street, où elle arriva quelques minutes plus tard.

 

Le chauffeur la vit descendre, entrer dans le magasin, stationner au rayon des soieries, puis disparaître dans la foule. La jeune fille avait traversé le magasin dans toute sa longueur. Elle ressortit par une autre porte et se dirigea vers Mateo Street, marchant aussi rapidement qu’elle le pouvait et se retournant de temps à autre pour voir si elle n’était pas suivie.

 

Elle atteignit sans encombre la rue déserte où donnait la porte du jardin qu’elle trouva entrebâillée.

 

Elle entra. John Jarvis était là, cordial et souriant mais plus ému qu’il n’eût voulu le paraître.

 

– Que se passe-t-il donc à la villa ? demanda-t-il impatiemment. Pourquoi n’avez-vous pas pensé plus tôt que vous aviez en moi un ami ?

 

La physionomie de la jeune fille avait revêtu cette expression de tristesse et d’épouvante qui avait frappé le détective le soir de l’évanouissement.

 

– Je n’ai pu venir qu’aujourd’hui, et ce n’a pas été sans peine. Je suis espionnée, presque prisonnière…

 

– Est-il possible ?

 

– Mr Rabington, murmura-t-elle en frissonnant, n’est plus du tout le même pour moi, depuis qu’il est rajeuni… Mais il faut que je me hâte de tout vous dire car les minutes sont précieuses. Il ne faut pas qu’on sache que je vous ai vu ni qu’on s’aperçoive de mon absence.

 

– Le soir de la fête, vous paraissiez déjà toute triste.

 

– Oui, je suis très impressionnable et je ne puis jamais dissimuler ce que j’éprouve. Je ne puis supporter la présence du docteur Klaus Kristian. J’éprouve pour lui la même répugnance physique que pour un rat, un crapaud ou tout autre animal immonde. Il m’est tellement odieux que sa présence me cause un réel malaise. Et, comme il devine l’impression qu’il produit sur moi, il me déteste cordialement…

 

« J’étais dans cette fâcheuse disposition quand la sonnerie du téléphone a retenti…

 

Le visage convulsé d’horreur elle ajouta avec effort.

 

– Voici les paroles qui ont causé mon évanouissement : Elsie ! ma chère Elsie, venez à mon secours, je suis… Et cette voix suppliante qui montait vers moi des profondeurs de l’inconnu, c’était la voix de mon tuteur, du vrai Mr Rabington ! Comprenez-vous l’atrocité de ma situation.

 

Jarvis était violemment ému.

 

– C’est épouvantable, balbutiait-il, mais êtes-vous bien sûre que quelque mauvais plaisant ne se soit pas amusé à contrefaire la voix de votre tuteur.

 

– Non, je ne puis pas m’être trompée. C’était bien Mr Rabington.

 

John Jarvis fit quelques pas dans les allées, en proie à une inexprimable agitation.

 

– Et depuis, demanda-t-il après un silence, il ne s’est produit aucun appel du même genre ?

 

– Non, d’ailleurs, ce qui confirme mes soupçons, mon téléphone particulier est détraqué, et les autres téléphones sont gardés à vue. Bien que je n’aie rien répondu aux questions qui m’ont été faites sur mon évanouissement, ils savent, ils ont deviné que j’étais avertie de leur crime et ils prennent leurs précautions en conséquence… Ah ! c’est abominable.

 

– Enfin, que croyez-vous qui soit arrivé ? Allez jusqu’au bout de votre pensée.

 

– Ils ont séquestré – à l’heure qu’il est, assassiné peut-être, mon pauvre tuteur – dit-elle lentement, et un autre a pris sa place, avec la complicité de ce docteur Kristian, que je crois capable de toutes les infamies, et les deux bandits vont se partager l’immense fortune, voilà la vérité !

 

– Un pareil crime, objecta le détective avec hésitation, me semble de prime abord difficile à admettre. Êtes-vous bien sûre de n’avoir pas été le jouet de votre imagination et de vos nerfs ? Enfin Mr Rabington a été reconnu par tous ses amis, par moi-même ; c’est lui qui a demandé à être « rajeuni » par les procédés du Dr Kristian.

 

Miss Elsie se taisait consternée.

 

– Quoi, vous aussi, murmura-t-elle avec accablement, vous allez passer dans le camp de mes ennemis ! Vous ne me croyez pas ? Vous allez m’abandonner ?

 

– Je n’ai jamais mis en doute votre sincérité, je vous promets de mettre en œuvre tous les moyens dont je dispose pour arriver à découvrir la vérité.

 

– Puis, interrompit-elle, les larmes aux yeux, vous ne connaissez pas encore toute l’horreur de ma situation ! Maintenant le prétendu Rabington veut m’épouser ! Il attribue mes accès de tristesse à une maladie nerveuse et parle de me mettre en traitement chez le docteur Kristian. Ils veulent me dépouiller de ma fortune et me faire disparaître ensuite, comme ils ont dépouillé et sans doute assassiné mon tuteur ! Est-ce assez clair ! Vous reste-t-il encore des doutes ?

 

Miss Elsie avait parlé d’un accent de détresse si poignant que John Jarvis en fut profondément remué.

 

– Non, dit-il, ce projet de mariage, bien qu’il ne soit qu’une preuve morale, est une preuve décisive. Il confirme tout ce que vous venez de me dire. Ne vous désolez pas. Je vous jure que je vous arracherai des griffes de ces misérables et que je délivrerai Mr Rabington. Car enfin, ajouta-t-il pour donner quelque espoir à la jeune fille, votre tuteur, s’il est séquestré, est bien vivant puisqu’il vous appelle à son secours.

 

– Dites qu’il m’appelait il y a trois jours, murmura-t-elle avec un profond découragement. Qui sait, depuis, ce qu’ils ont fait de lui ?

 

– Je ne veux pas que vous vous laissiez abattre ainsi, dit le détective avec autorité. Il faut que vous soyez courageuse et que vous ayez foi en moi. J’ai pris l’affaire en main et je vous garantis que d’ici peu les choses vont changer de face, mais il faut que je puisse compter sur vous. Ne savez-vous pas que je vous suis entièrement dévoué ?

 

– Que faut-il faire ? demanda-t-elle, un peu réconfortée déjà par l’énergie même de ces paroles.

 

– Montrez-vous aussi aimable que possible avec le faux Rabington, et même avec le docteur… Et tout d’abord acceptez le projet de mariage dont on vous a parlé.

 

– C’est vous qui me conseillez cela ! s’écria-t-elle dans un sursaut d’indignation.

 

– Oui, reprit-il, parce que ce mariage n’aura jamais lieu, je vous en donne ma parole de gentleman. Ce n’est qu’un moyen pour nous de gagner du temps et d’endormir la prudence des deux bandits que votre attitude inquiète sans doute beaucoup. De plus ce mariage dont il faut fixer la date le plus tard possible, sera pour vous un prétexte à emplettes, ce qui vous permettra de sortir.

 

« Tous les jours de quinze à seize heures mon ami Floridor se tiendra dans la travée de gauche, au deuxième étage, du magasin de nouveautés françaises de la rue Montgomery et vous y attendra. Vous ne ferez pas semblant de vous connaître, mais vous pourrez échanger des billets sans éveiller les soupçons. De cette façon, vous pourrez m’avertir de ce qui se passera et me donner rendez-vous ici, en cas de besoin.

 

– Je ferai ce que vous me dites, à la lettre.

 

– Une dernière recommandation. Tâchez de vous procurer les noms de tous les fournisseurs de Mr Rabington – avant son rajeunissement – cela est indispensable. Vous remettrez la liste à Floridor, dès que vous l’aurez.

 

– Je vous quitte, murmura-t-elle avec un timide sourire, il faut que je rentre bien vite. Me voilà maintenant un peu réconfortée.

 

Demeuré seul, John Jarvis se promena longtemps d’un pas saccadé par les allées du jardin, mûrissant dans sa pensée tout un plan de campagne contre les bandits qui avaient si subtilement escamoté la personnalité du banquier Rabington.

 

Le soleil couchant disparaissait dans l’océan, par-delà la presqu’île de Monterey, quand le détective regagna son bureau. Il passa le reste de la soirée à donner de minutieuses instructions au fidèle Floridor. La bataille s’engageait.

 

CHAPITRE III

L’ENQUÊTE DE JOHN JARVIS


Le détective eut bientôt une preuve de la docilité avec laquelle Miss Elsie suivait ses recommandations. Le lendemain même, il eut la surprise de voir annoncé dans tous les journaux de San Francisco le très prochain mariage de l’honorable Josias Horman Rabington, « le banquier rajeuni » et de sa charmante pupille, Miss Elsie Godescal.

 

Bien que ce fût John Jarvis lui-même qui eût conseillé à la jeune fille de paraître consentir à cette union, il se sentit le cœur serré en lisant les articles dithyrambiques que consacraient aux futurs époux les journalistes du cru. Le banquier surtout était porté aux nues ; on admirait son désintéressement. Miss Elsie en effet était en comparaison de son fiancé presque une pauvresse, sa fortune ne s’élevant guère qu’à cinq millions de dollars.

 

Les auteurs des articles ignoraient et John Jarvis était un des rares à savoir que miss Godescal possédait, du chef de sa mère, dans la Nouvelle Californie, de vastes terrains dont les récentes découvertes minières avaient centuplé la valeur.

 

Le détective rejeta les journaux avec mécontentement et sortit. Il employa toute la matinée de ce jour-là à des visites chez des sollicitors ou des hommes d’affaires ; le lendemain, à la grande surprise de Floridor, il fit de longues stations chez des tailleurs, des bottiers, des chemisiers et des chapeliers ; enfin, déguisé en chauffeur d’auto, il passa plusieurs soirées dans un cabaret fréquenté par les noirs et fit de nombreuses emplettes chez divers brocanteurs juifs et chinois.

 

Une semaine s’écoula ainsi dans une fiévreuse activité. Au bout de ce temps John Jarvis jugea bon de donner rendez-vous à Miss Elsie pour la mettre au courant de ses démarches.

 

La jeune fille entra comme la première fois par la porte du jardin et fut ensuite introduite dans le cabinet de travail du détective.

 

– J’allais venir si vous ne m’aviez pas convoquée, dit-elle en s’installant dans le fauteuil que lui avançait Floridor, je vis dans une impatience mortelle ! Et cette honteuse comédie de fiançailles que je suis obligée de jouer pour tromper ce misérable !… Je crois que je mourrais, s’il me fallait continuer longtemps une pareille existence !…

 

– Prenez patience, dit John Jarvis avec un sourire encourageant, nous avons fait un grand pas dans la découverte de la vérité, maintenant, même si je venais à mourir subitement cette nuit, vous êtes sûre de ne pas épouser le coquin qui s’est si subtilement glissé dans la peau de mon ami Rabington. J’ai la preuve que l’homme qui prend ce nom n’est pas le véritable Rabington !

 

– Comment prouver une pareille chose ? demanda la jeune fille ébahie.

 

– Rien de plus simple. Grâce à la liste de fournisseurs que je vous avais demandée, j’ai pu reconstituer la fiche anthropométrique du vrai Rabington. Sans qu’on puisse deviner dans quel but j’agissais, je me suis fait communiquer les livres où le chemisier, le bottier, le tailleur inscrivent « les mesures » de leurs clients habituels.

 

Le détective tira d’une boîte une paire de gants neufs.

 

– Tenez, miss, votre tuteur n’achetait jamais de gants tout faits, avec ceux-ci que je me suis fait fabriquer d’après les indications du livre, j’aurai quand je voudrai un moulage suffisamment exact de la main de Mr Rabington.

 

– C’est prodigieux.

 

– Vous devinez mon but. Après avoir établi la fiche du vrai Rabington j’ai établi celle du faux, ce qui ne m’a pas été plus difficile, avec quelques dollars intelligemment distribués aux domestiques noirs de la villa ou aux fripiers auxquels ils revendent les vieux habits de leur maître. Il ne me restait plus qu’à comparer les deux fiches, le résultat a été concluant.

 

« Le Rabington actuel a les bras beaucoup plus longs, les mains et les pieds beaucoup plus forts que l’ancien.

 

– Pourtant, fit observer Floridor, les sérums et les greffes n’ont pas le pouvoir de faire allonger les bras ou les doigts de la main !

 

– Mon ami a entièrement raison, dit John Jarvis, qui ne put s’empêcher de sourire de la réflexion du brave Canadien, mais je reviens à mes fiches. Je les ai complétées par la comparaison des deux photographies, publiées par les journaux, celle de Rabington à soixante ans et celle du même Rabington après l’opération du rajeunissement. Je me suis donné la peine d’agrandir les deux clichés et j’ai fait des mensurations.

 

– Cependant, fit remarquer la jeune fille, la ressemblance est frappante, extraordinaire.

 

– D’accord, cette ressemblance donne une illusion parfaite, mais à condition que l’on n’étudie pas un à un les détails des deux portraits. La longueur du nez, la hauteur du front, l’écartement des sourcils, la dimension et la forme des oreilles diffèrent sensiblement dans les deux images. Je puis le prouver, documents en main, l’homme qui a présidé la fête de la villa des Cèdres, n’est pas le banquier Josias Horman Rabington.

 

– Qui est-ce donc ? demanda Miss Elsie avec angoisse.

 

– Vous allez le savoir, si vous voulez bien m’écouter ; j’ai réussi, non sans peine, à identifier l’homme dont nous parlons. Ma première idée fut de confronter la photographie et la fiche que j’avais constituée, avec le dossier spécial des détenus évadés de prisons et des contumaces de l’Amérique entière dont un exemplaire est déposé au Central Police Office de San Francisco. Mon idée était excellente, comme vous l’allez voir.

 

« J’obtins aisément communication du dossier et, au bout d’une demi-heure de recherches, je mettais la main sur la photo et sur la fiche d’un certain Toby Groggan, évadé depuis trois ans de la prison des Tombes, à New York, où il purgeait une peine de dix ans pour assassinat suivi de vol.

 

– Quelle honte ! s’écria la jeune fille dont le visage s’empourpra. Je ne peux supporter la pensée que les journaux aient publié mon portrait accolé à celui de ce misérable… Ah ! pourquoi ai-je eu la faiblesse de suivre vos conseils…

 

– De grâce, Miss Elsie, fit le détective avec le plus grand flegme, soyez un peu plus calme et surtout, faites-moi l’honneur d’avoir un peu plus de confiance dans mes faibles talents. Je vous affirme que personne ne saura jamais que vous avez été fiancée à Toby Groggan.

 

– Excusez-moi Mr Jarvis, dit-elle mélancoliquement, vous savez bien que j’ai en vous toute confiance.

 

– Il faut maintenant que je sache, reprit-il, de quelle façon est mort le fils de votre tuteur et à quelle époque ; car je sais que Mr Rabington a eu un fils. Vous devez être au courant. Ce fait est d’une haute importance pour notre enquête.

 

– Je puis vous renseigner ; Mr Rabington qui se maria très jeune et fut veuf de bonne heure a eu en effet un fils, qui aurait maintenant à peu près l’âge du misérable qui usurpe son nom. Ce fils causa beaucoup de chagrin à son père par ses débauches, il fut condamné pour tricherie au jeu, sa conduite força Mr Rabington à quitter New York. D’ailleurs le misérable périt dans le naufrage de l’Alabama, dans les parages des îles Bermudes. C’est à peu près tout ce que je sais.

 

– Cela suffit largement, s’écria le détective, avec une sorte d’enthousiasme, maintenant, je puis reconstituer toute l’histoire. Sachez, Miss, que dans le dossier de Toby Groggan, se trouve un certificat de l’autorité maritime attestant qu’il est un des six rescapés du désastre de l’Alabama. Tout s’explique. Il est évident, pour moi, que le jeune Rabington s’est approprié les papiers du véritable Groggan. Je compléterai cet exposé en vous apprenant qu’il y a trois ans, le docteur Klaus Kristian était un des médecins de la prison des Tombes.

 

Miss Elsie était stupéfaite et en même temps consternée de cet enchaînement de faits, si miraculeusement mis en lumière par la sagacité du détective.

 

– De sorte, fit-elle, avec une épouvante réelle, que c’est le fils qui a pris la place du père, et que la ressemblance qui a fait illusion à tout le monde est parfaitement naturelle.

 

La jeune fille demeura quelques instants silencieuse et pensive.

 

– Il y a, dit-elle enfin, une question que je n’ose pas vous faire, tant je redoute que votre réponse ne m’apprenne une catastrophe irrémédiable… Croyez-vous que mon tuteur soit encore vivant ?

 

– Je n’ai jusqu’ici aucune preuve de sa mort, répondit le détective avec une nuance d’embarras ; ce que j’ai appris, en interrogeant adroitement les domestiques de la maison de santé du docteur Klaus Kristian, est même assez déconcertant. Mr Rabington pendant les deux mois qu’a duré son traitement n’a pas quitté le pavillon que le docteur lui avait assigné. Il n’a reçu aucune visite du dehors – c’était une des conditions mises à son rajeunissement – mais les domestiques lui ont parlé tous les jours, ont assisté avec curiosité à toutes les phases de son retour à la jeunesse, et l’ont vu monter en auto quelques heures avant la fête donnée à la villa des Cèdres. Ici je l’avoue ma perspicacité est en défaut. Pour déjouer la curiosité, le docteur s’est servi de moyens qui m’échappent.

 

– En admettant que les domestiques n’aient pas menti, répliqua Miss Elsie avec vivacité, et que mon tuteur fût réellement vivant le jour de la fête, il est hors de doute pour moi que l’auto qui devait le conduire à la villa des Cèdres, l’a emmené dans quelque repaire secret où, vivant ou mort, il doit être encore à l’heure qu’il est.

 

– J’ai eu la même pensée que vous. J’ai cherché où pouvait être ce repaire, cette cachette dont vous parlez. Le docteur n’a pas d’amis et il est bien trop rusé pour associer un complice à ses projets, il était donc de toute évidence que ce repaire ne pouvait se trouver que dans un immeuble appartenant au docteur. Or il ne possède que sa maison de santé et un grand terrain à San Gregorio dans une vallée des monts Mateo, à vingt milles d’ici : la maison de santé est ouverte à tout venant, et à cause de la nature même du sol – je l’ai vu construire – elle ne renferme ni caves ni souterrains d’aucune espèce. Quant au terrain que Floridor est allé visiter, c’est un immense enclos à l’abandon, avec une mare au milieu, sans aucune construction. Je suppose qu’il n’a été acquis par le docteur que dans un but de spéculation. Que vous dirai-je ? J’ai depuis huit jours fait filer le docteur Kristian et son complice par des hommes de confiance, ils n’ont rien remarqué de suspect.

 

Miss Elsie avait jeté un coup d’œil sur la pendule électrique et s’était levée précipitamment.

 

– Il faut que je me retire, murmura-t-elle, mais je vous en supplie, tâchez de sauver mon tuteur, si malheureusement, il n’est pas trop tard… Je sais que vous ferez tout ce qu’il est humainement possible de faire…

 

Elle avait déjà rajusté l’épaisse voilette qui dissimulait ses traits et qu’elle enlevait en entrant dans le magasin de nouveautés où elle était censée avoir passé l’après-midi, lorsqu’elle se ravisa.

 

– Je suis si troublée, fit-elle, que j’ai oublié de vous remettre quelque chose qui peut vous intéresser.

 

Elle tira de son corsage une feuille de papier, mais dès qu’elle l’eut déployée elle poussa un cri de surprise.

 

– Plus rien ! s’écria-t-elle avec dépit, l’écriture s’est envolée ! Figurez-vous que ce matin j’ai pu me glisser dans le cabinet de travail, j’ai eu l’idée de fouiller dans la corbeille à papiers et j’y ai trouvé une lettre déchirée en tout petits morceaux. J’ai eu la patience de reconstituer la lettre, comme si j’avais joué au puzzle, en collant à mesure chaque morceau sur cette feuille et voilà que l’écriture s’est évaporée.

 

– Rien d’extraordinaire à cela, expliqua le détective, l’auteur de la lettre s’est servi d’une encre spéciale que l’on trouve facilement dans le Faubourg d’Orient. Certains Chinois s’en servent pour signer les reconnaissances de dettes. Quand le créancier veut s’en servir, il ne trouve – comme vous – qu’une feuille de papier blanc. Vous rappelez-vous au moins le contenu de cette lettre ?

 

– Oui. Très exactement, il n’y avait que quelques lignes et je n’y ai rien compris. C’est pour cela que j’avais voulu vous les montrer, c’était de l’écriture du docteur, écriture que je connais bien.

 

– Dites toujours.

 

– Voici textuellement : Le mandarin se porte à ravir. Je suis prêt à traiter avec lui si vous ne tenez pas vos engagements. Dernier avis.

 

– Dire que vous avez failli ne pas me parler de cette lettre ! s’écria le détective avec agitation. C’est capital, tout simplement. Je vous l’affirme maintenant, Mr Rabington est encore vivant, mais sa vie ne tient qu’à un fil. Le mandarin qui se porte à ravir, c’est lui, évidemment. Klaus Kristian est prêt à trahir, au profit de sa victime, son complice qui n’a pas tenu ses engagements. Les deux mots dernier avis, renferment une menace peu dissimulée.

 

« Le docteur devait sans doute recevoir la moitié de la fortune de Mr Rabington ou davantage, et comme cette promesse n’a pas été tenue, il fait chanter son associé, en le menaçant de tout découvrir.

 

– Et si le docteur obtenait satisfaction ? demanda Miss Elsie, le cœur serré.

 

– Mr Rabington serait immolé, n’en doutez pas. Si un bandit de la trempe de Kristian ne l’a pas déjà assassiné, c’est qu’il le conservait, comme une sorte de garantie vivante de l’exécution du pacte.

 

– Que faire ? demanda la jeune fille désespérée.

 

– Rien n’est encore perdu. Je sais, par les hommes que j’emploie, que le faux banquier a passé la matinée dans ses bureaux, et qu’il y est revenu après avoir déjeuné dans un restaurant. Il paraissait de méchante humeur. À 13 heures il a reçu à la banque la visite de Kristian, ils ne sont restés que quelques minutes ensemble et se sont donné rendez-vous pour dix-neuf heures à la villa des Cèdres. Depuis ce que vous venez de me dire, ce rendez-vous prend une importance énorme, c’est dans cette entrevue certainement que va se décider le sort de votre tuteur. Je vous le répète, Miss, ayez du calme et du sang-froid, la partie est loin d’être perdue, mais il dépend un peu de vous que nous la gagnions…

 

« Il faut absolument arriver à surprendre quelque chose de l’entretien des deux bandits et à savoir ce qu’ils auront décidé. Alors avertissez-moi et j’agirai.

 

– Vous savez bien, dit-elle avec découragement, qu’il m’est difficile de téléphoner. Même si je puis connaître leurs projets, comment vous prévenir ?

 

– Il le faut pourtant, déclara-t-il gravement. Aimez-vous mieux que votre tuteur soit assassiné cette nuit ? Dites que vous voulez aller au cinéma ou au concert, trouvez un prétexte pour sortir, et s’il n’y a pas d’autre moyen, enfuyez-vous ! à l’heure qu’il est nous n’avons plus rien à ménager !…

 

La jeune fille promit de tenter l’impossible et se retira profondément troublée.

 

CHAPITRE IV

LE JARDIN DES GÉMISSEMENTS


Cette journée parut interminable à John Jarvis. Bien qu’il eût pris toutes les précautions possibles pour intervenir quels que fussent les événements, il ne se dissimulait pas que les deux bandits auxquels il s’était attaqué étaient de rudes adversaires et il se demandait avec inquiétude, si malgré toute son habileté, ils n’avaient pas eu vent de ses agissements.

 

Il attendait avec impatience le renseignement que Miss Elsie devait lui fournir et qu’elle seule pouvait lui donner, car toutes ses tentatives pour soudoyer les domestiques qui approchaient la jeune fille étaient demeurées sans résultat.

 

Vingt heures venaient de sonner et il commençait à désespérer, quand le grelot du téléphone retentit. Il se précipita vers l’appareil.

 

– Allô ! Mr John Jarvis ?

 

– Allô, Miss Elsie.

 

– Je suis désespérée ! Je n’ai pu surprendre la conversation des deux bandits, mais je tremble que vous n’ayez deviné juste. Il se prépare certainement quelque chose pour ce soir, ils se sont donné rendez-vous à minuit, je ne sais pas en quel endroit. Ils paraissent parfaitement d’accord, mais très nerveux, très agités ; c’est à peine s’ils ont fait attention à moi… On ne m’a pour ainsi dire pas surveillée ce soir, comme si quelque événement rendait cette surveillance inutile, et j’ai pu vous téléphoner sans que personne y mît obstacle.

 

– C’est désastreux que vous ne sachiez rien ! dit le détective avec impatience. Vous n’avez aucun indice ? Vous n’avez trouvé aucune lettre, aucun papier dans le cabinet de travail ?

 

– J’y suis en ce moment même, il n’y a pas autre chose qu’une grande carte routière placée sur le bureau, mais je l’y vois tous les jours.

 

– Et vous ne me disiez pas cela ! Déployez cette carte… Et d’abord de quelle région ?

 

– De la région nord de San Francisco. Ah ! il y a un trait au crayon bleu qui part de la ville et s’arrête au pied des monts Mateo !

 

– Voyez vite, s’il y a un nom de localité à l’endroit où se termine cette ligne.

 

– Oui, en toutes petites lettres, c’est San Gregorio, un village sans doute.

 

– Je vous remercie, Miss, ce renseignement m’est plus précieux que vous ne pouvez croire… Autre chose, où est en ce moment le faux Rabington ?

 

– Je suppose qu’il est allé à son cercle, il était en habit et il a pris la limousine, mais de ma fenêtre qui donne sur le garage, je l’ai entendu ordonner qu’on tienne prête pour vingt-trois heures la petite torpedo.

 

– Et c’est tout ?

 

– Je ne sais pas autre chose.

 

– Encore une fois, Miss, mes remerciements. Tout ce que vous venez de m’apprendre servira. Surtout, ayez confiance !

 

John Jarvis avait raccroché le récepteur et réfléchissait.

 

– San Gregorio, se disait-il, c’est là où se trouve le terrain qui appartient au docteur. C’est là évidemment que les deux coquins se sont donné rendez-vous. L’endroit où est séquestré le banquier n’est sans doute pas loin de là, il s’agit d’arriver avant que le prix du sang n’ait été versé et que la victime soit immolée.

 

Le détective regretta alors amèrement de n’être pas allé lui-même explorer les terrains de San Gregorio où il s’était contenté d’envoyer Floridor.

 

À ce moment le brave Canadien pénétra tout essoufflé dans le bureau.

 

– J’ai des nouvelles s’écria-t-il, Klaus Kristian part ce soir même pour New York par le train de vingt-deux heures.

 

– C’est à n’y rien comprendre, murmura John Jarvis avec dépit, si ce que tu dis est vrai, je me suis lourdement trompé.

 

– Rien n’est plus vrai. Le docteur lui-même a pris un billet à l’agence du Western Pacific, en annonçant un voyage de quelques jours, il n’y a pas un quart d’heure.

 

John Jarvis demeura silencieux pendant une longue demi-heure. Floridor qui, habitué à ses manières, se gardait bien de lui adresser la parole, le vit étudier tour à tour avec attention l’indicateur du Western Pacific Railway et la carte routière de la région située au nord de San Francisco.

 

– Voici ce que j’ai résolu, dit-il enfin, tu vas prendre le même train que le docteur – il n’est que vingt et une heures – et tu le suivras en quelqu’endroit qu’il aille.

 

– Il va à New York.

 

– Tu iras jusqu’à New York. S’il se produit quelque incident, vite un coup de téléphone ou un sans fil. N’oublie pas que le train de luxe que tu vas prendre est muni d’un appareil de T. S. F. Naturellement, il ne faut pas que le docteur Klaus Kristian puisse te reconnaître.

 

Le géant blond s’inclina sans répondre et sortit. Il revenait dix minutes plus tard coiffé d’un chapeau plat à larges bords : affublé de lunettes fumées et vêtu d’une longue redingote noire. Ainsi « camouflé » il ressemblait tout à fait à un ministre de quelque secte sévère de méthodistes ou de quakers.

 

– Tu es superbe ! dit le détective en riant, mais dépêche-toi, tu n’as que le temps de te rendre à la station.

 

Floridor une fois parti John Jarvis se replongea dans ses calculs topographiques. À vingt-deux heures trente il se leva et échangea son costume de ville contre un solide veston de cuir, un pantalon de gros drap, et une casquette de chauffeur. Il glissa ensuite dans sa poche un browning, une petite trousse de voyage et divers autres objets et il se disposait à sortir quand la sonnerie du téléphone retentit.

 

– Allô !

 

– Allô ! C’est moi Floridor. Notre homme vient de descendre à la petite station de New Placer. Là son auto l’attendait. Pendant qu’il parlait à son chauffeur qu’il a congédié, j’ai donné un coup de couteau dans un des pneus, ce qui va me permettre de le rejoindre et de ne pas le lâcher. J’ai un moyen…

 

 

Cette conversation venait de prendre fin quand la sonnerie tinta de nouveau. C’était un des nombreux agents au service du détective qui lui apprenait qu’à vingt-deux heures le chauffeur du docteur était parti avec son auto pour une destination inconnue.

 

– Cette destination, songea le détective, est tout bonnement la gare de New Placer.

 

Et après un coup d’œil à son chronomètre.

 

– Il est temps de partir. Vingt-trois heures moins le quart, je n’ai guère que quinze minutes d’avance sur l’autre.

 

Il se hâta d’aller prendre place dans une robuste et légère cinquante chevaux dont il se servait dans les expéditions du genre de celle qu’il allait entreprendre et démarra.

 

Bientôt, il eut laissé derrière lui les dernières maisons des faubourgs et fila vertigineusement en pleine campagne. À mesure qu’il avançait la route se faisait plus étroite et plus mal entretenue, bientôt ce ne fut plus qu’une large piste caillouteuse bordée par des champs et des terrains en friche.

 

John Jarvis dut ralentir et consulter sa carte et ses notes. À un demi-mille en avant de lui, il voyait quelques lumières. Il jugea que ce devait être San Gregorio. Une douzaine de maisons de briques et autant de huttes de torchis composaient ce misérable hameau habité par des Chinois et quelques colons de race espagnole. D’ailleurs pas une âme, un silence profond qu’accentuaient les hurlements lointains d’un chien perdu. À grand’peine le détective put mettre la main sur un vieux métis en train de fermer sa boutique, une chétive épicerie, et le pria de garder sa voiture qu’il reviendrait chercher avant une heure.

 

– Je vais, expliqua-t-il, à un mille d’ici, chez un de mes parents, un fermier.

 

– Il se nomme ? demanda le vieillard d’un air soupçonneux.

 

Le détective s’applaudit alors d’avoir retenu les noms des principaux hacienderos du voisinage, notés par Floridor, lors de son voyage à San Gregorio.

 

– Je vais chez Will Blooker, dit-il rudement, est-ce que tu y trouves à redire ? Tiens, voilà un dollar et tu en auras un autre si en mon absence, on n’a rien volé dans ma voiture.

 

Le vieillard s’inclina révérencieusement.

 

– Le chemin vous est facile, dit-il en souriant. C’est le sentier à gauche, au bout du village. Quel dommage que vous soyez obligé de suivre pendant un quart de mille la haie qui clôture le Jardin des Gémissements.

 

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda le détective avec une surprise qui n’était nullement feinte.

 

– Vous ne savez donc pas ? Il est vrai que vous êtes étranger. Le Jardin des Gémissements – ce sont les Chinois qui l’ont ainsi baptisé et il appartient à un habitant de Frisco que personne n’a jamais vu – occupe l’emplacement d’un ancien camp de prospecteurs, du temps de la fameuse fièvre de l’or, aux débuts de la Californie. Tout le sol a été cent fois retourné, il paraît que les hommes mouraient comme des mouches de la fièvre et aussi des privations et des coups de couteau et des balles de revolver. Le jardin est plein d’ossements, c’était peut-être leur cimetière, quoi qu’il en soit c’est une terre maudite !

 

– Vous vous figurez cela, fit Jarvis en regardant impatiemment l’heure à son chronomètre.

 

– Hélas ! dit le vieillard avec gravité, les preuves sont là… Tous ceux qui ont possédé ce jardin de malédiction sont morts lamentablement. L’avant-dernier propriétaire s’était construit une jolie maison de bois et avait fait une plantation d’arbres fruitiers. Une nuit il a été égorgé avec sa jeune femme et son enfant par des bandits qui ont mis le feu à la maison en s’en allant.

 

Le vieillard frissonna.

 

– La nuit et même parfois le jour on entend des plaintes confuses, des gémissements d’âmes damnées qui montent des entrailles de la terre. Tout le monde s’en écarte avec horreur. Je n’y passerais pas la nuit pour une fortune…

 

Le vieux métis eût continué longtemps sur ce ton, si le détective n’eût brusquement pris congé de lui. Ce qu’il venait d’apprendre n’avait fait que piquer sa curiosité, puis il fallait qu’il fût là le premier.

 

Après un temps assez court de pas gymnastique, il atteignit le Jardin des gémissements aisément reconnaissable, d’après ce qu’il en savait, à son immense étendue, à son aspect sauvage et à la haute clôture d’acacias épineux qui l’entourait.

 

Il franchit non sans peine la haie épaisse comme un hallier et découvrit aux rayons de la lune qui filtraient entre deux nuages noirs, un site de l’aspect le plus sinistre. Des arbres morts phosphorescents sous leur suaire de liane, ressemblaient à des fantômes de feu pâle ; des troncs tombés autour desquels bourdonnaient les noctuelles, les sphynx et les autres coléoptères nocturnes avaient l’air de cadavres rongés par les insectes. Dans le sol défoncé s’ouvraient partout des excavations pareilles à des fosses béantes. Un oiseau de nuit s’envola avec un cri plaintif et malgré lui, John Jarvis se sentit envahir par une anxiété inexplicable.

 

Il fit encore quelques pas dans les hautes herbes qui bruissaient sous ses pas avec des froissements d’étoffes soyeuses et son pied buta contre un crâne moisi, verdissant comme un fruit tombé de l’arbre de la Vie. Il eut un mouvement de recul machinal.

 

– Ce scélérat de Kristian a bien choisi son repaire, murmura-t-il, angoissé.

 

À ce moment une plainte déchirante, mais assourdie et lointaine, parvint à son oreille ; et il n’eût pu dire si elle s’élevait des profondeurs de la terre ou si elle descendait de la cime des cèdres ébranchés par la foudre. Puis tout se tut. L’oreille anxieusement tendue à tous les bruits de la campagne, John Jarvis n’entendit plus que le murmure léger des herbes dont les graines mûres tintaient au souffle de la brise nocturne.

 

Il fit encore quelques pas ; il était arrivé au bord d’une sorte de pièce d’eau à margelle de pierre qu’envahissaient les joncs, les prêles géantes, les roseaux et d’autres plantes aquatiques, et au-dessus de laquelle bourdonnaient des nuées de moustiques. À ce moment le ronflement d’un moteur se fit entendre dans le silence de la campagne endormie, dans une direction tout opposée à celle qu’avait prise John Jarvis pour venir. Le détective se tapit aussitôt derrière un buisson de mimosas et attendit.

 

Une auto venait de stopper, tous phares éteints, de l’autre côté de la clôture, un homme en descendit, pénétra dans le jardin par une brèche et marcha droit à la pièce d’eau. Malgré l’obscurité John Jarvis reconnut parfaitement le docteur Klaus Kristian. Il le vit se baisser comme pour prendre un objet placé à terre, puis attendre d’un air d’impatience pendant quelques instants et enfin pénétrer délibérément à travers le massif des roseaux et des prêles où il disparut.

 

– Je ne suppose pas qu’il se soit noyé ? se dit le détective très intrigué et il s’aventura à son tour dans le massif de roseaux.

 

Une autre surprise l’attendait, la pièce d’eau semblait s’être brusquement desséchée. John Jarvis marchait dans une boue noire et fétide, mais à peine eut-il fait quelques pas que l’eau commença à monter. Le détective n’eut que le temps de regagner le bord et quand il y fut parvenu, le bassin avait repris son aspect habituel et les ondes tranquilles reflétaient le ciel et la lune livide derrière les nuages.

 

C’était à n’y rien comprendre. Pendant quelques instants le détective demeura décontenancé.

 

Tout à coup il se rappela qu’avant de s’engager dans les roseaux, le docteur s’était baissé comme pour ramasser quelque chose. Guidé par les traces de pas, il retrouva facilement l’endroit mais il ne présentait rien de spécial. Le détective mit quelque temps à s’apercevoir qu’une des pierres de la margelle était descellée. Il l’enleva, elle cachait un anneau de fer.

 

Il tira de toutes ses forces sur l’anneau et il eut la satisfaction de voir le niveau de l’eau baisser presqu’instantanément. Il s’expliquait maintenant tout le mystère ; un mécanisme très simple vidait ou remplissait à volonté le bassin qui avait dû être autrefois un réservoir pour le lavage du minerai ; et c’est au fond même de la pièce deau que devait se trouver l’entrée du repaire des bandits. Les troncs creusés des vieux arbres devaient servir de cheminées d’aération au souterrain et John Jarvis comprenait maintenant pourquoi les gémissements qu’il avait entendus – ceux du banquier Rabington, sans nul doute – semblaient tantôt partir des entrailles de la terre, tantôt de la cime des arbres.

 

Le détective s’apprêtait à s’aventurer une seconde fois dans le sentier frayé par le docteur à travers les plantes aquatiques, quand les rayons de la lune lui montrèrent derrière les buissons une ombre gigantesque. Il allait prendre son browning quand il reconnut Floridor qui de son côté l’avait aussi aperçu. Le Canadien avait trouvé moyen, à peu de distance de la gare de New Placer de se hisser derrière l’auto du docteur bien éloigné de soupçonner la présence d’un pareil compagnon de route.

 

En quelques mots Jarvis mit Floridor au courant de sa découverte et tous deux s’avancèrent avec précaution dans la boue du réservoir momentanément desséché. Le centre du bassin soigneusement débarrassé des plantes parasites était dallé de briques entre lesquelles s’encastrait une longue plaque de fer rouillé, qui était une trappe, dont une bande de caoutchouc assurait hermétiquement la fermeture.

 

Le panneau de la trappe fut soulevé sans peine par Floridor et découvrit les premières marches d’un escalier que les deux détectives descendirent silencieusement. Après avoir franchi une quinzaine de marches, ils se trouvèrent dans un couloir humide à l’extrémité duquel une porte entrebâillée laissait filtrer un rai de lumière.

 

John Jarvis entra brusquement, le browning au poing et avant que le docteur Kristian qui lisait paisiblement assis devant une table, eût pu faire un geste, il lui appuya le canon de l’arme sur le front. Au même moment Floridor le saisissait à la gorge et lui passait les menottes dont il portait toujours une ou deux paires dans ses poches. Klaus Kristian n’avait pas eu le temps de prononcer une parole. Pour plus de sûreté, le Canadien le bâillonna solidement avec un mouchoir.

 

La précaution n’était pas inutile, car presqu’aussitôt on entendit résonner la trappe de fer. Abandonnant leur prisonnier, les deux détectives s’élancèrent vers l’escalier. Au moment où il mettait le pied sur la dernière marche, le faux Rabington fut cueilli et ficelé sans avoir eu le temps de se reconnaître. John Jarvis trouva sur lui une somme considérable en chèques et en valeurs au porteur. Elle devait être remise au docteur comme prix de l’assassinat du banquier. Sans la méfiance de Kristian qui ne voulait sacrifier le précieux otage qu’il avait entre ses mains qu’une fois nanti des valeurs, toute l’habileté du détective eût été inutile. Celui-ci arrivait juste au moment où l’horrible marché allait être réalisé.

 

– Porte ce misérable dans l’auto, dit John Jarvis à l’oreille de Floridor, tu sais ce que j’ai résolu à son égard. Il est inutile que mon ami Rabington sache que son fils vit encore et a failli devenir son assassin.

 

Le Canadien obéit pendant que son ami furetait par tous les recoins du souterrain pour retrouver le banquier qui devait être prisonnier. Il le découvrit enfin dans une étroite cellule, étendu sur un misérable lit de sangle, évanoui ou mort. Mais tout d’abord il hésita à le reconnaître. C’était bien Rabington, mais Rabington réellement rajeuni dune vingtaine dannées, et ressemblant d’une manière stupéfiante à celui qui avait pris sa place.

 

Par un excès de machiavélisme et pour pouvoir sans doute mieux tenir son complice, Kristian avait soigneusement appliqué au banquier le système de greffes de la méthode Voronoff et c’est le soir même de la fête de la villa des Cèdres, qu’il l’avait transporté dûment anesthésié dans cette sinistre geôle souterraine. Rabington ignorait encore que Kristian fût l’auteur de sa captivité, ainsi qu’il le dit plus tard.

 

Tout en réfléchissant aux ruses de l’astucieux docteur, il constatait avec satisfaction que le banquier était simplement plongé dans l’hébétude produite par le chloroforme. Il ne fallait pas songer à le réveiller pour l’instant. Il résolut de mettre ce délai à profit pour en finir avec le docteur dont il était d’ailleurs au fond assez embarrassé. Il retourna donc dans la première pièce et enleva le mouchoir qui bâillonnait Klaus Kristian.

 

– Je sais que vous n’êtes pas homme à m’assassiner, lui déclara cyniquement le bandit, donc ce que vous avez de mieux à faire c’est de me laisser tranquillement aller à mes affaires.

 

– Je n’en ai guère envie.

 

– Rabington sera le premier à me demander qu’on fasse le silence sur cette affaire… Et vous-même, ajouta-t-il en ricanant, vous ne tenez pas à ce qu’on sache que le détective John Jarvis et le milliardaire Todd Marvel ne sont qu’une seule et même personne, il y a longtemps que j’ai percé votre incognito.

 

– Vous êtes un abominable gredin !

 

– Comme il vous plaira. Je m’engage si vous me laissez tranquille à quitter pour toujours San Francisco. Quant à Toby Groggan, ou si vous aimez mieux, Rabington fils, faites-en ce que vous voudrez. Il est par trop bête. S’il m’avait tenu parole, nous n’en serions pas où nous en sommes…

 

Faute d’une meilleure solution, le détective finit par céder, mais en se réservant d’imposer à Kristian une salutaire retraite d’un mois dans le souterrain, afin d’avoir le temps de prendre toutes les précautions nécessaires pour déjouer les ruses du bandit.

 

À quelque temps de là, on apprenait par la voie des journaux que le savant docteur Klaus Kristian avait vendu sa maison de santé et s’était retiré au Mexique. Les mêmes feuilles annonçaient l’arrestation d’un dangereux repris de justice, Toby Groggan, évadé depuis trois ans de la prison des Tombes où il venait d’être réintégré. Personne ne soupçonna jamais la singulière aventure du banquier Rabington, on apprit seulement avec surprise, qu’à la suite de certaines considérations, il renonçait à épouser sa pupille, la toute charmante Miss Elsie.

 

Troisième épisode

UN VOL INEXPLICABLE


CHAPITRE PREMIER

UN HÉRITAGE EN PÉRIL


Après un virage savant, une luxueuse Rolls Royce venait de stopper devant les grilles dorées de la villa des Cèdres, une des plus luxueuses maisons de plaisance de la banlieue de San Francisco.

 

Le détective John Jarvis descendit de la voiture et se rendit directement au cabinet de travail du banquier Josias Horman Rabington, et, sans avoir fait antichambre une seule minute, il fut introduit par un lad vêtu de noir à la mine sévère.

 

Le banquier – un robuste quadragénaire à la physionomie intelligente et loyale – paraissait préoccupé, mais, à la vue du détective, ses traits se détendirent et il eut un sourire satisfait.

 

– Mon cher ami, dit-il à John Jarvis en lui désignant un siège, je vous attendais avec une réelle impatience. J’ai de graves inquiétudes au sujet de ma pupille Miss Elsie.

 

– Vous savez que je suis tout à votre disposition, murmura le détective, sans essayer de dissimuler l’émotion qu’il venait de ressentir en entendant prononcer le nom de la jeune fille.

 

– Voici de quoi il s’agit : la mère de Miss Elsie avait été autrefois demandée en mariage par Oliver Broom, un des rois de l’acier. Il ne fut pas agréé, et il en demeura inconsolable. Il refusa les plus riches partis, gardant toujours au fond du cœur le culte de celle qui l’avait dédaigné.

 

« Lorsqu’elle vint à mourir, il reporta une part de cette tenace affection sur la petite Elsie et l’enfant, de son côté, prit en amitié ce vieillard qui aurait pu être son père et qui l’accablait de cadeaux et de gâteries…

 

– N’est-ce pas chez lui que Miss Elsie va chaque année passer plusieurs semaines.

 

– Précisément. L’ex-roi de l’acier qui, depuis une dizaine d’années, a quitté le monde des affaires s’est fait construire dans la Louisiane, dans un des plus beaux sites de la vallée du Mississippi, une résidence princière, où il vit en misanthrope, ne recevant à peu près personne. C’est là qu’Elsie se trouve en ce moment.

 

« Il n’y a pas longtemps qu’elle y avait passé ses vacances habituelles, quand, il y a quinze jours, elle reçut du vieillard une lettre pressante. Il se trouvait, expliquait-il, très affaibli ; la peur de mourir sans avoir revu la jeune fille le tourmentait. Il exigeait qu’elle vînt lui fermer les yeux, sa présence étant d’ailleurs indispensable pour les dispositions testamentaires qu’il voulait prendre en sa faveur.

 

« Oliver Broom est puissamment riche et il a toujours promis de laisser sa fortune à Elsie. Je n’avais donc aucune raison de m’opposer au départ de ma pupille. En tant que tuteur, il était de mon devoir de ne pas laisser échapper une pareille fortune.

 

« Puis Elsie, très désintéressée, très affectueuse, adore le vieux roi de l’acier. En apprenant qu’il était à la dernière extrémité, elle fondit en larmes et fit immédiatement ses préparatifs de départ. Voilà quinze jours de cela et, depuis, elle ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles. En revanche, je viens de recevoir de Betty, la femme de chambre d’Elsie, cette lettre qui me cause la plus vive inquiétude.

 

Le banquier tendit à John Jarvis un morceau de gros papier d’emballage, sur lequel ces quelques lignes étaient péniblement tracées au crayon : Venez promptement à notre secours, Miss Elsie et moi sommes séquestrées et nous croyons quon est en train dassassiner Mr Broom. Miss Elsie réclame Mr John Jarvis. Je ne puis vous donner plus de détails. Votre respectueusement dévouée.

 

Betty Chanler.

 

Le détective s’était levé brusquement :

 

– Je comprends vos inquiétudes, je vais partir de suite. Vous savez que j’ai pour Miss Elsie comme pour vous-même le plus entier dévouement.

 

– Vous m’en avez donné la preuve, murmura Mr Rabington en serrant avec émotion la main de John Jarvis. Mon cher ami, il faut que vous délivriez Elsie, et que vous sachiez au juste ce qu’est cette menace d’assassinat dont Oliver Broom paraît menacé.

 

– Je ferai ce qu’il faudra.

 

– Et, fit le banquier qui paraissait maintenant tout à fait rassuré, je sais que du moment où vous vous mêlez de quelque chose, on peut en regarder la réussite comme certaine.

 

– Quand y a-t-il un train pour La Nouvelle-Orléans ?

 

– À 16 heures, nous avons donc encore deux heures devant nous.

 

– Ce ne sera pas de trop, car il y a une foule de détails que j’ai besoin de connaître.

 

– Je pourrai vous documenter. Je ne suis jamais allé à Isis-Lodge – c’est le nom de la propriété de Mr Broom – mais Elsie me l’a tant de fois décrite que je la connais aussi bien que si je l’avais habitée.

 

« Avant tout, sachez qu’Oliver Broom est un des plus curieux excentriques de toute l’Amérique. D’une intelligence extraordinaire, il était regardé comme un des travailleurs les plus acharnés, comme un des hommes d’affaires les plus subtils, de ce monde spécial qu’on a appelé l’empire des affaires et que le milliardaire Carnegie a si bien décrit dans son livre.

 

– C’est un milieu que je connais à merveille, fit le détective avec un bizarre sourire.

 

– Arrivé à cinquante ans, le milliardaire liquida brusquement toutes ses parts dans différents trusts et se prit d’une belle passion pour l’archéologie. Son château d’Isis-Lodge est un véritable musée, des millions de dollars ont été dépensés par lui pour y entasser des idoles, des statues, des vases et jusqu’à des tombeaux et des momies. Il vit dans une profonde solitude au milieu de ces épaves du temps passé, et ma pupille est la seule personne au monde qui ait trouvé grâce devant sa misanthropie, à part peut-être un vieux domestique de confiance qui répond au nom de Wilbur Dane et qui est, paraît-il, un très honnête homme, très dévoué à son maître.

 

John Jarvis ayant griffonné rapidement quelques lignes sur son carnet, le banquier poursuivit.

 

– En Europe, Oliver Broom passerait pour un fou, ici on le regarde simplement comme un excentrique et, comme en dépit de sa misanthropie avérée, il donne chaque année de grosses sommes aux institutions de bienfaisance, on le regarde comme un bon vieux gentleman tout au plus un peu bizarre.

 

Il est aussi très orgueilleux. Il s’est fait construire dans son parc un superbe mausolée de granit noir, orné de sphynx copiés en Égypte et enfin il s’est pourvu à l’avance d’un cercueil, le plus coûteux qu’il a pu trouver, un cercueil en platine.

 

– En platine ! répéta le détective avec stupeur.

 

– L’affaire a fait en son temps grand bruit dans le monde des milliardaires. Le plus amusant c’est qu’à cause de la hausse du platine, le vieil original se trouve avoir fait un placement de tout premier ordre. S’il revendait son cercueil au cours actuel, il en tirerait aisément trois ou quatre cents mille dollars…

 

Le banquier fut brusquement interrompu par l’entrée d’un lad qui portait sur un plateau d’or une enveloppe, de gros papier gris, et, comme le détective le reconnut d’un coup d’œil, d’un papier semblable de tout point à celui de la lettre de Betty. Mr Rabington décacheta la lettre d’une main tremblante, et sans un mot, la tendit à John Jarvis. Elle ne contenait que ces mots qui paraissaient avoir été tracés avec du charbon. Que Mr John Jarvis se hâte, la vie de Miss Elsie est en danger.

 

Betty.

 

Le détective s’était levé, très pâle.

 

– Je n’attendrai pas une minute de plus, déclara-t-il. Mon auto fait au besoin du cent cinquante à l’heure. Je peux gagner du temps sur les trains les plus directs. Je passe seulement chez moi pour prendre mon fidèle Canadien Floridor, dont la collaboration m’est indispensable dans une expédition de ce genre.

 

Mr Rabington était atterré. Il tournait et retournait entre ses doigts le billet de Betty, sans trouver une parole à dire.

 

– Pourvu que vous n’arriviez pas trop tard, murmura-t-il enfin. Je suis dans une mortelle inquiétude. Je ne dormirai pas avant d’avoir reçu de vous un télégramme rassurant… Mais, je n’y songeais pas ! Voulez-vous que je vous accompagne ?

 

– C’est tout à fait inutile. Votre présence là-bas attirerait l’attention et me gênerait plus qu’elle ne me servirait. Vous pouvez être persuadé que je ferai tout ce qui doit être fait. Vous aurez un télégramme dès que je pourrai vous en envoyer un.

 

Aussi troublés que s’ils se fussent dit un éternel adieu, les deux amis échangèrent un suprême shake-hand au seuil de la villa, puis le banquier regagna tristement son cabinet de travail. Une demi-heure plus tard, l’auto de John Jarvis que pilotait le Canadien Floridor, fuyait à travers les campagnes à la vitesse d’un bolide. À un passage à niveau – dans cette partie de l’Amérique les barrières sont inconnues – la locomotive d’un express effleura la voiture qui fit une formidable embardée et qui eût capoté sans la poigne et l’habileté du Canadien. Un peu plus loin, l’auto culbuta un cheval et le tua, le vaquero qui conduisait le troupeau mit Floridor en joue avec le rifle dont il était armé. John Jarvis pour toute réponse jeta sur la route un paquet de bank-notes. Quand l’homme qui s’était baissé pour ramasser les précieux papiers, se releva, la voiture n’était déjà plus qu’un point noir à l’horizon.

 

Cette course vertigineuse dura deux jours et deux nuits.

 

Quand Floridor était fatigué John Jarvis prenait le volant à son tour et le Canadien faisait un somme puis reprenait son poste sitôt qu’il avait pris un repos suffisant.

 

Il faisait nuit noire quand enfin ils atteignirent le village de Clairmount à trois milles d’Isis-Lodge.

 

CHAPITRE II

LES SECRETS D’ISIS-LODGE


Clairmount n’est habitée que par les travailleurs noirs des plantations de maïs et de coton, et par les bûcherons qui achèvent de faire disparaître les magnifiques forêts qui couvraient autrefois les deux rives du « Meschacébé » le Père des eaux, comme les Indiens appelaient pompeusement le fleuve que nous désignons aujourd’hui sous le nom de Mississippi.

 

Les deux détectives finirent par trouver un hôtel de piètre apparence, tenu par un vieux créole, d’origine française, dont la physionomie leur parut honnête, et où ils s’arrêtèrent.

 

Le vieillard leur fit voir deux chambres aux murailles blanchies à la chaux et sommairement meublées d’un lit de sangle et d’une moustiquaire et leur servit un mauvais souper de conserves de jambon et de gâteaux de maïs, le tout arrosé d’une petite bière aigrelette dont ils durent se contenter.

 

John Jarvis, qui voulait faire causer l’hôtelier, déclara tout de suite qu’il était venu avec l’intention d’acheter une grande propriété dans les environs et qu’il ne regarderait pas à quelques milliers de dollars de plus ou de moins pourvu qu’il trouvât quelque chose à sa convenance.

 

Cette confidence eut le don d’inspirer confiance au bonhomme. Tout de suite il déclara avec orgueil qu’il était de pur sang blanc, de la vieille race des premiers colons venus de France. Il se nommait Richard Melvil. Sa famille qui avait autrefois tenu un très haut rang dans le pays, mais dont la fortune consistait surtout en esclaves, avait été ruinée à la suite de la guerre de Sécession.

 

– Pour ce qui est d’une propriété, conclut-il, il y en aura très prochainement une à vendre et une magnifique, mais un milliardaire seul serait capable de la payer à sa valeur.

 

– Pourquoi, demanda John Jarvis, dites-vous que la propriété sera bientôt à vendre ?

 

– Celui qui la possède, Mr Oliver Broom, est à l’agonie et comme on ne lui connaît pas d’héritiers…

 

– On peut visiter.

 

– Pour cela non, jamais château-fort ne fut plus soigneusement gardé qu’Isis-Lodge, personne n’y entre, c’est l’ordre du maître. Il paraît qu’on voit là-dedans des choses à devenir fou !… S’il fallait croire tout ce qu’on raconte…

 

Un homme venait d’entrer dans la salle commune, très vieux, vêtu de noir, la face maigre et rasée encadrée de cheveux blancs. Il s’appuyait lourdement sur une canne à pomme d’ivoire.

 

L’hôtelier alla à sa rencontre avec les signes d’un profond respect.

 

– Bonsoir, Mr Dane, lui dit-il, il y a bien longtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir.

 

– Je ne sors pas aussi souvent que je le voudrais, murmura le vieillard avec une profonde tristesse.

 

John Jarvis s’était approché et saluait.

 

– Mr Wilbur Dane, fit-il, vous êtes précisément la personne qui pouvez me renseigner.

 

– Vous connaissez mon nom ! demanda Mr Dane en regardant le détective avec méfiance.

 

– Je le connais par Miss Elsie, répondit John Jarvis en baissant la voix.

 

Le vieillard parut tout à coup en proie à une grande agitation.

 

– Vous êtes Mr Jarvis, dit-il à l’oreille du détective, vous ne pouvez être que lui. C’est précisément vous que je suis venu chercher. Pourvu que vous arriviez encore à temps. Si je ne vous avais pas trouvé ce soir, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Puis je suis surveillé, demain je n’aurais peut-être pas pu sortir.

 

– Mettez-moi rapidement au courant des choses, dit le détective qui bouillait d’impatience.

 

– Nous parlerons chemin faisant, car je vous emmène. Je vais tâcher de vous introduire dans la place.

 

– J’ai un compagnon, fit John Jarvis en montrant Floridor.

 

– Eh bien qu’il nous suive, vous ne serez pas trop de deux, mais faisons vite, je tremble qu’on ne s’aperçoive de mon absence.

 

Ils prirent congé de l’hôtelier, lui laissant l’auto en garde et gagnèrent la campagne couverte de riches cultures, entre lesquelles la route toute blanche sous la clarté de la lune s’allongeait en droite ligne jusqu’aux sombres masses d’une forêt qui barrait l’horizon.

 

– Maintenant, dit Wilbur Dane, nous pouvons causer. Ce coin de pays est un vrai désert, il n’y a pas une maison à dix milles de nous, sauf Isis-Lodge.

 

« Mr Oliver Broom avait vécu jusqu’ici très heureux, au milieu de ses statues et de ses idoles, ne voyant guère que Miss Elsie, qu’il aime comme si c’était son enfant et qui vient chaque année passer quelques semaines à Isis-Lodge. Il n’avait jamais été malade et se portait bien pour son âge. Enfin, il avait en moi toute confiance et se reposait sur mon zèle de tous les détails de l’administration du domaine. Nous avons passé ainsi près de dix ans dans la tranquillité la plus parfaite. Il y a de cela à peine un mois, tout a changé brusquement et pour ainsi dire d’un jour à l’autre.

 

Quoique impatienté par les lenteurs du vieillard, John Jarvis se gardait bien de l’interrompre, persuadé que cette façon d’agir était la meilleure s’il voulait être exactement renseigné, le majordome reprit :

 

– Un beau jour, Mr Broom tomba malade. J’ai toujours cru qu’il avait été empoisonné, car ce malaise s’est produit le lendemain même de l’entrée en fonctions d’un nouveau cuisinier que j’ai de graves raisons de soupçonner.

 

« Mon maître, précisément parce qu’il n’avait jamais été malade de sa vie, fut affolé. Il m’envoya chercher un médecin. Je n’en trouvai pas d’autre qu’une sorte de docteur nomade, qui donne ses consultations les jours de marché et qui est très mal réputé dans le pays. Il se nomme Job Murphy et pour de l’argent, il est capable de tout. Il l’a bien prouvé d’ailleurs.

 

– Je commence à comprendre.

 

– Finalement, ce docteur du diable guérit Mr Broom avec une telle facilité que celui-ci en fut émerveillé ; dès lors, Job Murphy lui devint indispensable, il le nomma son médecin en titre, avec douze mille dollars d’appointements et l’installa dans la plus belle chambre du château.

 

« À partir de ce moment-là, je fus relégué au second plan ; le docteur parle et agit en maître. En revenant d’un court voyage à St-Louis, je trouvai les plus anciens et les plus fidèles domestiques congédiés et remplacés par des inconnus à mine de bandits. Je constatai aussi que le nouveau cuisinier était en excellents termes avec Job Murphy.

 

– Ce qui s’est passé, s’explique facilement, interrompt le Canadien, le cuisinier a donné du poison à votre maître d’accord avec le docteur qui a ensuite administré le contrepoison. Voilà pourquoi il l’a guéri si facilement. Le coup devait être préparé de longue main.

 

– Je l’ai toujours pensé, reprit le vieillard avec un réel chagrin. Mr Broom retomba de nouveau malade et cette fois beaucoup plus gravement. Il dut garder le lit et sa chambre fut consignée à tout le monde, même à moi ! À moi qui le sers depuis trente ans ! Je n’aurais jamais cru qu’une pareille chose fût possible !

 

– Et maintenant ?

 

– Il est au plus bas, le docteur Murphy le fait mourir à petit feu avec des stupéfiants, et il l’aurait sans doute déjà assassiné s’il avait pu en arriver à ses fins.

 

– Quel est son but ?

 

– Se faire déclarer légataire universel de Mr Broom, et supprimer le testament qu’a écrit celui-ci en faveur de Miss Elsie Godescal. Jusqu’ici, mon malheureux maître n’a rien voulu entendre. Quand il n’est pas sous l’influence de la morphine et des autres drogues dont on l’intoxique, il maudit le docteur, il me réclame à grands cris, il veut voir Miss Elsie.

 

– Tout cela est incroyable, s’écria le détective. Nous sommes pourtant dans un pays civilisé. Pourquoi ne vous êtes-vous pas plaint aux magistrats ? Pourquoi n’avez-vous pas écrit à Mr Rabington ? Vraiment je ne sais que penser !…

 

– Nous sommes entièrement dans la main de Murphy, répliqua le vieillard avec indignation. Il n’y a pas d’autre magistrat dans le voisinage que le coroner de Clairmount, un homme sans énergie dont le secrétaire est à la discrétion du docteur. Il en est de même du mulâtre qui dirige le Post-Office. Je suis sûr que toutes les lettres qui viennent d’Isis-Lodge sont ouvertes et examinées par Murphy. Je vous le dis, nous sommes pieds et poings liés entre les mains de ce misérable.

 

– Cependant, objecta le détective, Miss Elsie a bien reçu la lettre par laquelle Mr Broom réclamait sa présence et Mr Rabington les deux billets de la femme de chambre Betty, sans lesquels je ne serais pas ici.

 

– Je vais vous répondre. Mon maître a écrit la lettre à Miss Elsie tout à fait au début de sa maladie et sans en prévenir Murphy qui alors n’avait pas encore l’autorité qu’il a su prendre depuis dans la maison.

 

« Quand Miss est arrivée, le docteur a eu un violent accès de colère. Je l’ai entendu dire une fois au cuisinier : si celle-là sort vivante d’ici, notre combinaison est à l’eau. Alors les mesures de coercition ont commencé. Il n’a permis à Miss Elsie de voir le malade que deux ou trois fois, et seulement quand il était dans un état à peu près comateux, incapable de dire trois paroles de bon sens.

 

« Ensuite sous prétexte d’obéir à un ordre de Mr Broom, sur lequel les visites de la jeune fille produisaient une trop vive impression, il l’a séquestrée dans son appartement avec Betty, en défendant à aucun des serviteurs de lui adresser la parole.

 

– Il était temps que j’arrive, murmura John Jarvis qui, involontairement allongeait le pas, tant il était bouillant d’impatience.

 

– Je le souhaite de tout mon cœur, reprit le vieillard en hochant la tête. Vous ne pouvez imaginer les persécutions que les deux femmes ont subies. Non seulement, on les nourrit à peine, – et je tremble toujours qu’on ne leur donne du poison – mais on leur a retiré le stylographe, l’encre, le papier et jusqu’au bout de crayon avec lequel Betty a écrit sa première lettre… Enfin un Noir monte la garde au pied de l’ascenseur qui aboutit chez Miss Elsie et ne laisse passer personne.

 

– Vous ne m’avez pas encore expliqué comment les lettres de Betty ont pu arriver à destination.

 

– C’est une vraie chance. C’est moi qui les ai portées au Post-Office de Clairmount. Comme vous le verrez, j’ai un moyen de sortir pendant la nuit de temps en temps. Si les lettres n’ont pas été ouvertes, je suppose que c’est à cause de la mauvaise qualité du papier et des fautes d’orthographe de Betty. À la poste on a cru que ces lettres venaient de quelque pauvre Noir des plantations et on a jugé inutile de les ouvrir.

 

– Encore une question ? Pourquoi Miss Elsie n’a-t-elle plus écrit elle-même ?

 

– Mais elle l’a fait dix fois, vingt fois peut-être, mais comme elle n’a jamais reçu de réponse elle y a renoncé, elle est tombée dans un découragement profond. Elle est très abattue, elle aurait autant besoin que Mr Broom lui-même d’un vrai médecin.

 

« Je suis moi-même à peu près gardé à vue ; sans le dévouement et l’intelligence de Betty, je n’aurais même pas pu vous dire ce qu’était devenue Miss Elsie. »

 

Pendant cette conversation Wilbur Dane et les deux détectives avaient pénétré dans une forêt ténébreuse dont les arbres étendaient leurs vastes branches au-dessus de la route et n’y laissaient pénétrer aucun rayon de lune.

 

Ils avancèrent ainsi près d’un quart d’heure, puis ils contournèrent une haute et épaisse muraille de granit dont la crête était garnie de pointes acérées ; c’était la clôture du parc d’Isis-Lodge, elle paraissait interminable et était bordée d’un large fossé d’où s’élevait un bizarre bruit de sanglots ou de vagissements.

 

– Ce que vous entendez là, dit le vieux majordome, ce sont les crocodiles qu’a fait mettre Mr Broom. Une idée à lui, il m’a expliqué que les rois d’Orient gardaient leurs trésors de cette façon-là.

 

John Jarvis et son compagnon ne répondirent pas ; depuis quelques instants, il leur semblait qu’ils venaient de mettre le pied dans un monde étrange et inconnu.

 

Le majordome venait de s’arrêter en face d’une étroite passerelle, qui franchissait le fossé pour aboutir à une petite porte de fer rouillé encastrée dans le mur. Il l’ouvrit, entra et fit signe à ses compagnons de le suivre.

 

Ils se trouvèrent dans un couloir humide où la lampe électrique de Jarvis montra les murailles étincelantes d’une blanche toison de salpêtre. Au bout de trente pas, le vieillard fit signe au détective d’éteindre sa lampe, poussa une porte, et tous trois débouchèrent dans une sorte de grotte dont l’ouverture vivement éclairée par la lune était ornée de gigantesques taureaux à têtes de sphynx, venus sans doute de quelque temple assyrien, placés de chaque côté de l’entrée.

 

Une brume légère, dont les atomes scintillaient comme une poussière d’argent, noyait à demi comme une vague de rêve les arbres du jardin entre lesquels se dressaient la silhouette d’un éléphant de granit arraché aux temples de l’Inde, et le colossal profil d’un sphynx qui dominait les plus vieux arbres de toute sa masse.

 

Plus loin une allée de tulipiers d’où montaient d’embaumants parfums était bordée d’une double rangée de statues de marbre blanc. Vénus, Jupiter, Minerve, toutes les divinités de la Grèce antique, étaient là, et leurs beaux torses nus, couverts de rosée semblaient frissonner d’une vie spectrale et se tachaient d’ombres bleues.

 

D’immenses terrasses ornées de dragons chinois étaient soutenues par des gargouilles gothiques aux masques grimaçants et torturés. Et partout, des démons aux ailes de chauves-souris, des crapauds de bronze ou de porcelaine étaient groupés en fantastiques fontaines dont le bassin était rempli de lotus en fleur. Partout le murmure des eaux courantes et la chanson monotone des jets d’eau ajoutaient aux prestiges de ce jardin magique.

 

John Jarvis demeurait stupéfait de cet amoncellement de merveilles, ensorcelé par le charme qui s’élevait de ce parc fantastique. Quant au Canadien, il éprouvait une étrange impression, presque craintive, il lui semblait qu’il profanait la demeure des fées ou des génies dont on lui avait parlé dans son enfance, au fond des grands bois de son pays où vivent encore les vieilles légendes apportées de la terre de France.

 

Tout à coup il faillit jeter un cri de stupeur ; il lui semblait que d’un bas-relief venait de se détacher un monstre de bronze noir, puis deux, puis trois, et que tous s’approchaient silencieusement avec des mufles aussi hideux que ceux de certaines grandes chauves-souris, la langue pendante, les crocs acérés, les babines injectées de sang.

 

John Jarvis avait mis la main à son browning. Les bêtes de cauchemar avançaient toujours en silence, devenaient de formidables et précises réalités.

 

Le vieux Dane, en même temps qu’il faisait signe à Jarvis de ne pas faire usage de son arme, fit entendre un susurrement presqu’imperceptible. Aussitôt les bêtes s’effacèrent, rentrèrent dans la brume d’où elles étaient sorties.

 

– Rassurez-vous, dit le vieillard à voix basse, avec moi vous n’avez rien à craindre, sans quoi, ils auraient très bien pu vous déchirer à belles dents, en dépit de tous les brownings du monde et cela sans pousser un seul aboiement.

 

– Ce ne sont que des chiens ! murmura le Canadien d’un air de profond soulagement. Ils ont des têtes de diables.

 

– Ce sont tout bonnement des dogues, des mastifs de pure race et admirablement dressés. Ils sont uniques au monde et chacun d’eux a coûté dix mille dollars. Ils n’aboient jamais. Ils savent distinguer au seul flair un voleur de profession et éviter une balle de revolver. Ils ne connaissent que leur maître, moi et Miss Elsie.

 

« Murphy en a très peur, et n’ose jamais s’aventurer de nuit dans le parc. C’est grâce à cette circonstance d’ailleurs, que j’ai pu vous y introduire. Il a essayé plusieurs fois de faire empoisonner ces nobles bêtes, mais on dirait qu’elles savent. Elles sont extrêmement difficiles dans le choix de leur nourriture. Il ne faudrait pas par exemple leur offrir de la viande qui ne fût parfaitement fraîche, et elles ne boiraient pas de l’eau qui ne fût très pure et dans un vase très propre.

 

À ce moment la lune sortit de derrière un nuage, montrant le faîte d’un édifice grandiose qui s’élevait au-dessus des sombres futaies du parc. C’était le château d’Isis-Lodge. L’édifice affectait la forme pyramidale très allongée de certaines pagodes hindoues, et chaque étage en retrait sur le précédent formait un balcon décoré de chimères et de statues.

 

– Vous verrez cela plus tard tout à loisir, dit le vieillard à Jarvis, qui demeurait immobile, cloué sur place par l’admiration. Il y a ici bien d’autres merveilles, ne fût-ce que le grand sphinx de granit noir dans le piédestal duquel s’ouvre la porte du caveau où mon maître sera enseveli et où se trouve le cercueil de platine. Pour le moment il s’agit de pénétrer dans la place ; là nous nous heurterons à des ennemis autrement redoutables que ceux que nous avons rencontrés dans le jardin. Par bonheur, en ce moment, beaucoup de ces coquins doivent dormir.

 

Le vieillard prit une clef dans sa poche et ouvrit précautionneusement une petite porte, mais si peu de bruit qu’il eût fait, c’en fut assez pour réveiller un Noir aux vastes biceps qui, étendu dans un rocking-chair s’était installé de façon à barrer le passage. Il avait saisi le majordome au collet et s’apprêtait à le secouer brutalement lorsqu’il sentit sur son front le froid d’un canon de revolver.

 

– Tu es mort si tu bouges ! lui dit John Jarvis.

 

Le Noir épouvanté bredouilla quelques vagues paroles, mais déjà Floridor lui avait passé les menottes et se mettait en devoir de le bâillonner, enfin il lui attacha solidement les pieds.

 

– Portons-le dans le jardin, conseilla Wilbur Dane.

 

– Les mastifs le mangeront, objecta Floridor.

 

– Ce ne serait pas une grande perte. Mais rassurez-vous, ils ne le mangeront pas, mais ils empêcheront qui que ce soit d’en approcher d’ici demain matin.

 

Le Noir une fois déposé sous un massif, il fut possible aux trois conspirateurs de pénétrer dans un immense vestibule, à la voûte creusée en coupole et soutenue par des cariatides de basalte et de porphyre rouge. À la lueur de sa lampe, John Jarvis admira en passant la mosaïque persane qui couvrait le sol et représentait l’enfer et le paradis selon Mahomet ; l’arbre dont les fruits sont des têtes de démons, les fontaines d’eau bouillante où s’abreuvent les damnés, le pont Al Sirat mince comme le fil d’un cimeterre et qui conduit au paradis, enfin les fleuves aux rives de pierres précieuses, les bosquets enchantés et les belles houris qui d’une perle creuse éclosent chaque matin, éternellement jeunes et éternellement vierges.

 

– Le chemin est libre pour le moment, dit le majordome, où voulez-vous que je vous conduise d’abord ?

 

– Il me semble que le plus pressé est d’aller rassurer et délivrer Miss Elsie.

 

– Soit, mais vous savez qu’il y a un gardien au bas de l’ascenseur, il ne faut pas qu’il ait le temps de donner l’alarme.

 

Ils suivirent un couloir qui les mena à un autre vestibule. À côté de l’ascenseur un second Noir dormait étendu sur une natte et ronflait bruyamment.

 

Avant qu’il eût eu le temps de se réveiller, il était ficelé par les mains expertes de Floridor et mis hors d’état de nuire.

 

L’ascenseur conduisait à un palier où s’ouvrait une seule porte ; c’était celle de l’appartement de Miss Elsie. La clef était sur la serrure, le majordome pénétra avec ses compagnons dans un élégant salon d’attente. Là tous trois se trouvèrent fort embarrassés, nul n’eût osé pénétrer dans la chambre de la jeune fille ; cependant il fallait bien la réveiller et la prévenir. Mais la jeune fille ne dormait pas. Bientôt elle ouvrit la porte de communication en disant d’une voix qui trahissait une immense fatigue : C’est toi Betty ? Où étais-tu donc ?

 

– N’ayez pas peur, Miss, ce n’est pas Betty, mais c’est moi, John Jarvis. Désormais vous êtes en sûreté.

 

La surprise avait donné à la jeune fille une si violente commotion qu’elle porta la main à son cœur en pâlissant et faillit s’évanouir. Elle s’affaissa plutôt qu’elle ne s’assit dans le fauteuil que lui avançait le détective. Elle paraissait égarée, ses mains tremblaient, une lueur de folie brillait dans ses yeux.

 

– Merci, balbutia-t-elle, j’ai tant souffert que j’ai cru perdre la raison. Où est Betty ? il y a deux jours que je ne l’ai pas vue. Qu’en ont-ils fait ?

 

Elle ajouta d’une voix blanche :

 

– J’ai peur qu’ils ne l’aient tuée.

 

– Elsie serait devenue folle, murmura le détective à demi-voix, si elle eût dû subir plus longtemps une pareille torture.

 

Avec toutes sortes de bonnes paroles, John Jarvis la rassura, la calma, parvint à la faire sourire et lui conseilla de se recoucher. Pour qu’elle pût dormir paisiblement il fut convenu que le Canadien passerait la nuit sur un fauteuil du salon d’attente. De cette façon elle n’aurait rien à craindre.

 

– Mais où est Betty, répétait-elle avec obstination.

 

– Vous la verrez demain, nous la retrouverons, je vous le promets, elle s’est sans doute enfuie pour aller chercher du secours.

 

Un peu calmée, un peu consolée, Miss Elsie dont les joues creuses et les yeux cernés faisaient peine à voir, consentit à se recoucher, et le bruit de sa respiration égale à travers la porte demeurée entrouverte apprit au Canadien qu’elle dormait paisiblement.

 

– Toi, ne bouge pas d’ici, lui avait dit John Jarvis, nous, nous allons voir le malade. Le docteur est seul avec lui dans cette aile du bâtiment ; nous avons des chances de nous emparer de lui sans coup férir.

 

Le Canadien avait l’habitude de ne jamais discuter les ordres du détective, il était intimement persuadé que tout ce que décidait ce dernier était bien.

 

Guidé par le majordome, John Jarvis suivit un dédale de couloirs et de paliers décorés de figures coloriées à la façon des hypogées de l’ancienne Égypte, et arriva en face d’une pièce dont la porte entrebâillée laissait filtrer un rayon de lumière. En même temps, un bruit de voix parvint à son oreille, et chose étrange, il sembla au détective que cette voix ne lui était pas inconnue.

 

Il avança prudemment la tête et dans l’intérieur de la chambre un horrible spectacle s’offrit à lui. L’archéologue était étendu sur un lit aux hautes colonnes d’ébène, aux draperies noires brodées d’arabesques d’or ; une lampe d’or en forme d’encensoir suspendue à la voûte ne jetait plus qu’une lueur mourante sur les idoles monstrueuses qui grimaçaient dans tous les coins de la pièce et ce décor d’une imagination maladive et funèbre ajoutait à l’horreur de la scène.

 

Oliver Broom aussi desséché qu’un squelette, les pommettes perçant presque la peau parcheminée, les prunelles vitreuses, paraissait en proie aux affres de l’agonie. Sa barbe de quinze jours, ses draps souillés montraient que ses bourreaux le laissaient mourir dans le plus lamentable état de négligence et d’abandon.

 

Le docteur Murphy – ce ne pouvait être que lui – avait saisi le moribond à la gorge et en même temps il guidait la main de sa victime, terreuse comme celle d’une momie, pour le forcer à signer un document qu’il lui présentait.

 

– Signe donc ou tu vas mourir, répétait-il rageusement.

 

– Non, répondait le mourant d’une voix faible comme un souffle, les doigts crispés dans un suprême effort.

 

– Il faudra bien que tu signes, rugit le misérable en brandissant une tige de fer rougie à blanc qu’il venait de retirer du foyer.

 

– En voilà assez ! s’écria John Jarvis avec indignation.

 

Et il ouvrit brusquement la porte, le browning au poing, visant le docteur entre les deux yeux.

 

– Si tu fais un geste, je tire ! Allons haut les mains.

 

Sous le coup de la surprise l’empoisonneur avait lâché la tige de fer rouge, mais il avait précipitamment saisi parmi les fioles de médicaments un gros vaporisateur.

 

– Allons ! Haut les mains ! répéta le détective.

 

– Pas si vite Mr Jarvis – ou plutôt Mr Todd Marvel. – C’est moi qui pourrais te crier… Haut les mains ! Ce flacon est rempli d’un poison assez puissant – une combinaison d’acide prussique de mon invention – pour que si je presse si peu que ce soit cette poire en caoutchouc, vous soyez tous foudroyés. Ah ! Ah ! on ne me prend pas si facilement que cela moi !…

 

– Klaus Kristian ! murmura le détective épouvanté de ce sang-froid et de cette ruse diaboliques.

 

En dépit de la fausse barbe qui le déguisait, John Jarvis venait de reconnaître la face brutale, l’épaisse carrure du sinistre docteur qu’il avait quelques semaines auparavant forcé de quitter San Francisco[1].

 

Le détective eut un moment d’hésitation, il savait Kristian fort capable de réaliser sa menace.

 

– La situation est tendue, ricana le docteur, goguenard. Un flacon d’acide vaut un browning, et même plusieurs. Il n’y a pas de raison pour que ça finisse… Je propose…

 

Mais Klaus Kristian avait compté sans le vieux majordome qui jusqu’alors s’était dissimulé et qui lentement le mettait en joue.

 

Le claquement sec d’un coup de feu rompit le silence angoissant, Kristian atteint au bras lâcha en jurant le vaporisateur qui alla rouler sur le tapis de haute laine qui couvrait le parquet et Jarvis d’un bond s’en empara.

 

Wilbur Dane tira encore deux fois sur le bandit, mais sans l’atteindre ; avec une agilité qu’on n’eût guère attendue de son embonpoint il s’était rué dans la pièce voisine, en verrouillant la porte derrière lui.

 

D’un coup d’épaule le détective enfonça la porte, la pièce était vide et l’ascenseur le plus proche était descendu. Jarvis essaya de le faire remonter, mais Kristian pour couvrir sa retraite avait eu soin de détraquer le mécanisme d’un coup de marteau.

 

Le détective dut faire usage de l’escalier qui était assez éloigné de là et quand il atteignit le rez-de-chaussée il entendit le roulement d’une auto qui allait en s’éteignant dans le lointain. John Jarvis n’avait aucun moyen de poursuivre le bandit qui sans doute avait gagné une station de chemin de fer et pour l’instant il renonça à une poursuite inutile.

 

Pendant ce temps Wilbur Dane prodiguait en pleurant à son maître, tous les soins en son pouvoir. La présence de son fidèle serviteur, la conviction qu’il était débarrassé de son persécuteur avaient produit dans l’état du malade une subite amélioration. Ses traits s’étaient détendus, son regard avait perdu de sa fixité et il s’était endormi, comme un petit enfant en tenant dans ses mains la main de Wilbur Dane.

 

CHAPITRE III

LE CERCUEIL DE PLATINE


À Isis-Lodge, la journée et la nuit du lendemain se passèrent dans le plus grand calme. Le cuisinier et les autres domestiques engagés par Kristian avaient disparu en même temps que le chef de la bande. Seuls les deux Noirs garrottés par Floridor n’avaient pu prendre la fuite ; ils furent provisoirement enfermés dans un caveau, à la porte solide, aux fenêtres munies de barreaux de fer.

 

John Jarvis qui avait fait sa médecine à l’université de Philadelphie, reconnut avec satisfaction que l’état d’Oliver Broom était loin d’être aussi désespéré qu’il l’avait cru tout d’abord. On pouvait espérer qu’une fois guéri de l’empoisonnement quotidien qu’il avait subi, il reviendrait à la santé. La présence de Miss Elsie lui fut d’ailleurs plus salutaire que n’auraient pu l’être tous les remèdes.

 

Quant à la jeune fille dont les nerfs avaient été terriblement ébranlés, elle avait surtout besoin de repos et de bien-être moral. La disparition de Betty qui malgré toutes les recherches n’avait pu être retrouvée, l’avait vivement affectée. Le détective dut lui promettre solennellement qu’il découvrirait la dévouée chamber maid, pour obtenir qu’elle prît quelque nourriture.

 

Au cours d’une visite minutieuse d’Isis-Lodge que firent Wilbur Dane, John Jarvis et Floridor, ils constatèrent que les malfaiteurs qui avaient été quelque temps les maîtres du château, avaient commencé à en enlever tous les objets de valeur. C’est ainsi que des coupes antiques, des vases et des statuettes d’or, des bijoux historiques avaient disparu.

 

Il fut décidé qu’on n’annoncerait cette mauvaise nouvelle au vieil archéologue que lorsqu’il serait assez fort pour la supporter. L’idée qu’on avait mis au pillage ses chères collections eût suffi pour aggraver son état.

 

Pour la première fois depuis bien longtemps il avait passé une excellente nuit et Jarvis avait jugé qu’on pouvait sans inconvénient lui administrer quelques aliments légers.

 

Le détective sortait de la chambre du malade lorsque Wilbur Dane courut à sa rencontre. Le vieillard levait les bras au ciel d’un air de profonde consternation.

 

– Que se passe-t-il donc ? demanda John Jarvis, devinant quelque nouveau malheur.

 

– On a volé le cercueil de platine ! murmura le vieillard avec accablement, la porte du caveau du Sphynx a été forcée, le cercueil a disparu.

 

– On a donc pénétré dans le parc malgré les chiens ?

 

– Tous morts les mastifs, je viens de retrouver leurs cadavres dans la grotte, et aucun d’eux ne porte de traces de blessure.

 

– Ils ont dû être empoisonnés.

 

– Je me demande comment.

 

– Ne cherchons pas. Il n’y a que Klaus Kristian capable d’un pareil tour de force.

 

– Que me dira Mr Oliver, quand il constatera que j’ai laissé voler les objets auxquels il tenait le plus.

 

– Ce n’est pas de votre faute. Que voulez-vous qu’il vous dise ? Occupons-nous avant tout de rechercher les voleurs et, s’il est possible, de retrouver le cercueil. Faites appeler Floridor, nous allons commencer notre enquête immédiatement.

 

Sitôt qu’il sut de quoi il s’agissait, le Canadien se hâta d’accourir, il portait sous son bras un cahier d’un papier buvard spécial très épais et imprégné d’un sel qui avait la propriété de changer de couleur sous l’action de l’eau. Le papier était orangé, une goutte d’eau y faisait une tache verte.

 

Grâce à cette particularité, il était facile de relever la forme des empreintes de pas, si effacées, si peu humides qu’elles fussent et d’en obtenir un tracé aussi net qu’une impression typographique. Ce papier inventé par John Jarvis devait rendre de grands services dans l’enquête.

 

Wilbur et les deux détectives se dirigèrent vers le Sphynx dont la masse de granit noir, haute d’une vingtaine de mètres s’allongeait majestueusement au bord d’un étang ombragé de hêtres pourprés, de saules pleureurs, et où poussaient les papyrus, les lotus rouges et les nymphéas géants d’Australie, dont la corolle atteint parfois huit mètres de largeur.

 

C’était là le tombeau qu’Oliver Broom s’était choisi.

 

Au pied du soubassement de basalte noir du Sphynx, s’ouvrait une porte de bronze qui donnait accès à une sorte de temple circulaire, où dans des niches carrées se dressaient les statues hiératiques de l’ancienne Égypte. Isis, Osiris, Anubis, Hermès Thot.

 

Au centre quatre fûts de colonnes supportant des lampes et reliés par de lourdes balustrades indiquaient l’entrée d’un escalier qui aboutissait à la crypte proprement dite. C’est là que se dressait le tombeau de marbre noir dans lequel avait été déposé le cercueil de platine.

 

Le tombeau figurait lui-même une bière oblongue supportée par quatre figures voilées.

 

Il avait été facile aux malfaiteurs de soulever le couvercle de marbre qui n’était que posé sans être scellé, mais l’intervention de plusieurs hommes robustes avait dû être nécessaire pour retirer de son alvéole le cercueil de métal dont le poids était considérable.

 

Le détective fit rapidement des constatations pendant que Floridor, à l’aide du papier à réactif, relevait de nombreuses empreintes sur le sable humide des allées.

 

– Il y a, dit le Canadien, une trace large et carrée de grosses bottines à clous qui doit être celle de Klaus Kristian, puis voici des pieds énormes chaussés d’espadrilles – les pieds des Noirs sans doute – et enfin ce que je ne m’explique guère, la trace légère de pantoufles de femme, au pied merveilleusement petit et bien proportionné.

 

– On dirait, murmura Wilbur Dane, avec étonnement, la trace des pas de Miss Elsie. J’en jurerais si je n’étais sûr qu’elle n’a pu venir ici.

 

– Est-elle dans sa chambre ? demanda précipitamment John Jarvis pris d’inquiétude.

 

– Elle dort encore, répondit le Canadien. Je m’en suis informé en passant à Dora la mulâtresse qui va remplacer Betty et j’ai recommandé qu’on ne la réveillât pas.

 

– C’est bien, fit le détective, continuons à suivre les empreintes en ayant soin, autant que possible, de ne pas les effacer.

 

Les pas les conduisirent directement du Sphynx à la grotte ; le sable fin qui couvrait le sol avait gardé la trace d’un objet rectangulaire et pesant qui ne pouvait être que le cercueil.

 

Près de là se trouvaient les corps des mastifs, les pattes raidies, la gueule encore ouverte et les crocs menaçants. Ils paraissaient avoir été foudroyés d’une façon presque instantanée. Jarvis s’en approcha avec précaution et remarqua qu’ils exhalaient une violente odeur d’amandes amères.

 

– L’acide prussique, songea-t-il, c’est la signature du docteur. C’est évidemment lui qui a dirigé l’expédition.

 

Toujours suivant la même piste les détectives traversèrent le corridor souterrain qui aboutissait à la petite porte de fer et à la passerelle du fossé qu’ils franchirent. Sur la berge ils retrouvèrent les traces de pas, mais beaucoup plus nombreux, comme si en cet endroit les bandits avaient reçu du renfort ; puis, dans l’argile molle, de lourdes roues aux pneumatiques cloutés s’étaient pour ainsi dire moulées en creux. L’ornière ainsi creusée se poursuivait tout le long d’une étroite route forestière qui s’enfonçait en plein bois.

 

– Ils ont chargé le cercueil sur un camion automobile, dit Floridor.

 

– Par exemple, déclara le majordome, je me demande où ils ont pu aller en suivant cette route ; elle n’aboutit qu’à des marais infranchissables qui communiquent avec le Mississippi.

 

Ils se remirent silencieusement en chemin. Au bout de deux heures d’une marche fatigante ils atteignirent une éclaircie d’où l’on apercevait les eaux majestueuses du fleuve. Une forêt de roseaux entourait des flaques où s’ébattaient des grenouilles géantes et de petits crocodiles, vifs comme des lézards de muraille. Une camionnette gisait au milieu des hautes herbes, enfoncée dans la boue jusqu’aux essieux.

 

– Je ne comprends plus, déclara le détective. Les voleurs n’ont pu transporter la lourde boîte de platine sur ce terrain mouvant où il est déjà difficile de marcher sans enfoncer jusqu’à la cheville.

 

– Ils ont pu décharger le cercueil chemin faisant et conduire la camionnette jusqu’ici pour égarer nos recherches, objecta Floridor.

 

– C’est impossible, j’ai suivi attentivement la piste, ils n’ont pas fait halte une seule fois. Regardez d’ailleurs la boue molle du marécage n’a gardé qu’une seule empreinte de pas, ceux du Noir chargé d’amener la voiture jusqu’ici. Alors une conclusion s’impose, c’est qu’il n’y avait rien dans la camionnette. Nous nous sommes lourdement trompés.

 

Il fallut retourner en hâte à Isis-Lodge. En arrivant au fossé, John Jarvis s’arrêta et pendant quelque temps étudia avec une minutieuse attention la passerelle de fer.

 

– Les plaques de métal sont rouillées jusqu’à l’âme, remarqua-t-il, c’est merveille qu’il ne se soit pas encore produit quelqu’accident. Jamais plusieurs hommes lourdement chargés n’ont pu passer par ici. Ce n’est pas par ce chemin que le cercueil de platine a pu sortir du parc.

 

– On ne l’a pourtant pas hissé par-dessus la muraille, fit observer le majordome.

 

Le détective ne répondit pas. Il se livrait à tout un travail de déduction. Il suivit Wilbur Dane qui venait d’ouvrir la petite porte et se trouva dans le corridor souterrain qui aboutissait à la grotte. Il avait ouvert sa lanterne électrique et le corps plié en deux scrutait attentivement le sol couvert de sable fin.

 

Brusquement il fit halte en frappant du pied la terre.

 

– Le cercueil est là ! déclara-t-il.

 

Floridor écarquillait les yeux avec stupeur. Très ému quoiqu’encore incrédule, le vieux majordome était allé chercher une bêche. Il revint l’instant d’après et se mit à creuser le sable à l’endroit indiqué par John Jarvis. Au bout de cinq minutes de travail, l’outil rencontra un corps dur qui rendit un son mat… Le cercueil était bien là, Wilbur Dane eut vite fait d’en dégager le couvercle. Le vieux majordome ne se sentait pas de joie ; pour un peu il eût embrassé le détective.

 

– M’expliquerez-vous maintenant, comment vous avez pu deviner la cachette ? lui demanda-t-il.

 

– De la façon la plus simple du monde. Puisque les voleurs n’avaient pu emporter le cercueil, il fallait qu’il fût dans le parc. Ils se sont vite aperçus qu’il n’était pas d’un transport commode et ils se sont décidés à le changer simplement de place, pour revenir le chercher plus tard, avec l’outillage nécessaire. La camionnette était destinée à nous donner le change, à nous lancer sur une fausse piste et peut-être à nous faire perdre du temps. En rentrant dans ce corridor, j’ai remarqué qu’une partie du sable n’était pas tout à fait de la même couleur que l’autre, comme s’il avait été fraîchement retourné et ratissé. Il n’était pas difficile de conclure.

 

« Cependant cette affaire laisse encore bien des points obscurs. Le caveau ne présente aucune trace d’effraction. La porte de bronze a donc été ouverte avec une clef. Qui détenait cette clef ?

 

– Mr Oliver lui-même, il la déposait ordinairement dans un tiroir à secret de son bureau, mais, je connaissais la cachette et Miss Elsie également.

 

– Le bureau n’a pas été forcé.

 

– Je suis encore entré ce matin dans le cabinet de travail, je n’ai rien remarqué d’anormal.

 

– Il faut absolument que je voie Miss Elsie. Elle nous fournira peut-être quelque précieux indice.

 

Comme ils rentraient dans le château, ils aperçurent la mulâtresse Dora, la femme de chambre qui remplaçait provisoirement Betty.

 

– Priez Miss Elsie de venir me parler, dit le détective.

 

– Miss Elsie, s’écria la mulâtresse avec étonnement, mais vous savez bien qu’elle est partie depuis deux heures. Vous avez envoyé votre auto la chercher.

 

John Jarvis reçut le coup en plein cœur. Floridor et Wilbur Dane se regardèrent atterrés.

 

Le détective était devenu d’une pâleur mortelle.

 

– Que dites-vous là ? balbutia-t-il. Partie ! Miss Elsie serait partie ! mais dans quelle direction ?

 

– Elle ne l’a pas dit.

 

– Klaus Kristian l’a enlevée ! C’est clair !

 

« Pendant que nous suivions bêtement la piste des voleurs du cercueil, il faisait du cent cinquante à l’heure sur la grand-route, avec ma propre voiture, en emportant sa proie.

 

– Il y a peut-être dans toute cette affaire quelque malentendu qui s’expliquera, dit timidement Floridor.

 

– Mais non ! je suis malheureusement trop sûr de ce que j’avance…

 

Puis se tournant vers Dora qui ne comprenait pas grand-chose à cette scène.

 

– Dites-moi exactement tout ce que vous savez !

 

– Il est maintenant midi, il y a donc deux heures que votre auto s’est arrêtée en face du château. Elle était conduite par le domestique de Mr Melvil, l’hôtelier de Clairmount.

 

« Il paraît que vous avez envoyé quelqu’un demander votre voiture, dont vous disiez avoir besoin à Isis-Lodge pour Miss Elsie.

 

– Et l’hôtelier n’a fait aucune objection ?

 

– Il ne savait pas, il se méfiait d’autant moins qu’il vous savait au château. Quand la voiture est arrivée, je suis venu prévenir Miss qu’on l’attendait. Elle n’a rien répondu.

 

« Elle s’est habillée très vite, et elle est descendue immédiatement et elle est montée en voiture sans donner d’explication et sans dire adieu à personne. Puis l’auto est partie.

 

– Dans quelle direction, vers Clairmount ?

 

– Non de l’autre côté, vers le sud.

 

John Jarvis serrait les poings en proie à une muette exaspération.

 

– Je suis responsable de tout ce qui arrive, se disait-il. Si je n’avais pas eu la faiblesse de relâcher Klaus Kristian, quand je le tenais en mon pouvoir, nous n’en serions pas là…

 

« Mais, regrets ou remords n’avancent à rien, il faut agir !

 

« Wilbur, ajouta-t-il à haute voix, faites-moi promptement préparer une autre voiture. Vous n’en manquez pas à Isis-Lodge ?

 

– Il y en a cinq dans le garage. Je vais vous donner une Rolls Royce presque aussi belle que la vôtre.

 

– Bon, et surtout pas un mot de tout cela à Mr Oliver Broom avant mon retour, il est inutile de le chagriner inutilement. D’ailleurs je ramènerai peut-être Miss Elsie.

 

Le vieux majordome hocha la tête avec mélancolie.

 

– Je n’ose l’espérer, murmura-t-il, les bandits ont trop d’avance. Enfin, je vous promets de ne rien dire à Mr Oliver avant votre retour.

 

– Même si mon absence se prolonge.

 

– C’est promis.

 

Tous trois descendirent au garage où John Jarvis tint à s’assurer par lui-même du parfait fonctionnement des organes du moteur et de la présence de pièces de rechange dans les coffres.

 

Les deux détectives prirent congé de Wilbur Dane en promettant de lui télégraphier dès qu’ils auraient du nouveau, John Jarvis s’était assis à côté de Floridor qui, suivant son habitude, avait pris le volant.

 

– Où allons-nous ? demanda Floridor.

 

– À Clairmount.

 

– Nous allons perdre du temps.

 

– Non, car tu feras en sorte que nous y soyons dans cinq minutes et nous trouverons peut-être là des indices précieux.

 

Floridor avait saisi le levier de changement de direction, l’auto fila comme une fusée. Clairmount fut atteint en quatre minutes.

 

Mr Melvil, l’hôtelier auquel avait été confiée la garde de l’auto volée parut fort surpris.

 

– Comment aurai-je pu avoir quelque soupçon ? s’écria-t-il, le Noir qui est venu me demander de faire conduire l’auto à Isis-Lodge, portait la livrée de Mr Oliver Broom, de couleur violet foncé, avec des boutons d’argent figurant des scarabées.

 

– C’est un des Noirs qui ont pris la fuite avant-hier en même temps que Klaus Kristian, expliqua Floridor.

 

– Je ne pouvais pas le deviner. Puis on me demandait de faire conduire la voiture à Isis-Lodge. Si c’eût été dans quelque autre endroit, je m’y serais peut-être opposé : mais dans ce cas… Tout le monde en eût fait autant à ma place.

 

– J’en conviens, avoua John Jarvis.

 

– Ce que vous venez de m’apprendre, reprit Mr Melvil, me cause de grandes inquiétudes au sujet de mon domestique à moi qui s’est chargé de conduire la voiture, c’est un garçon de confiance que j’emploie depuis six ans, je crains bien que les bandits ne lui aient fait un mauvais parti.

 

– Le Noir en livrée n’est donc pas monté avec votre domestique.

 

– Non, sa commission faite, il est parti à pied comme il était venu.

 

– Et vous ne pourriez nous donner aucun renseignement sur l’itinéraire qu’ont pu suivre les bandits qui emportent Miss Elsie ?

 

– Avec votre voiture, ils n’ont pu suivre qu’une route, celle qui va de Clairmount à Monroë, c’est la seule qui soit réellement carrossable, toutes les autres dans un large périmètre, sont ou trop étroites et mal empierrées ou pleines de fondrières, à cause des marécages.

 

– Voulez-vous vous charger de télégraphier à la police de Monroë, en donnant le signalement de Miss Elsie et la description de la voiture ?

 

– Très volontiers.

 

– Prévenez aussi le coroner. Nous, nous allons tâcher de les rattraper.

 

– Ils ont trop d’avance et à moins qu’ils n’aient eu une panne…

 

– C’est notre seule chance ; nous devons la courir. Adieu !

 

Les deux détectives avaient déjà repris place dans leurs baquets. La course vertigineuse recommença. Ils passèrent comme un ouragan devant les coupoles dorées d’Isis-Lodge.

 

– Stop ! commanda tout à coup John Jarvis.

 

Il montrait à Floridor une forme sombre étendue sur le talus de la route. En approchant, ils distinguèrent le cadavre d’un Noir, autour duquel bourdonnaient déjà des milliers de mouches.

 

Le Canadien mit pied à terre et se pencha vers le corps, mais il remonta bientôt, la physionomie toute bouleversée.

 

– C’est le cadavre du domestique de Mr Melvil, murmura-t-il, la poitrine du pauvre diable est lardée de coups de couteau.

 

– Klaus Kristian nous payera tout cela en une seule fois, grommela le détective, navré de cette macabre rencontre.

 

– Il y a quelque chose qui m’intrigue, demanda le Canadien qui avait remis le moteur en marche… qui a pu donner l’ordre au domestique de Mr Melvil de se diriger vers Monroë, sur cette route où les bandits l’attendaient. Ce n’est pourtant pas Miss Elsie ?

 

John Jarvis ne répondit pas, sa physionomie s’était rembrunie. Il ne prononça pas un mot jusqu’à ce qu’on atteignît un village situé à une dizaine de milles de Clairmount.

 

Floridor ne s’arrêta que juste le temps de se renseigner près d’une vieille mulâtresse qui triait des graines sur le pas de sa porte…

 

– Il a passé une voiture aussi belle que la vôtre, expliqua-t-elle en zézayant…

 

– Quand cela ? demanda John Jarvis, avec impatience.

 

– Il y a une demi-heure. Les pauvres gens étaient bien malheureux. Il y avait quelque chose de cassé dans leur mécanique, et il a fallu beaucoup de temps pour la réparer.

 

– Combien étaient-ils ? bredouilla le détective.

 

– Trois, une jeune dame, un gros gentleman et un Noir…

 

John Jarvis n’en voulut pas entendre davantage, il était fou de joie.

 

– Nous les tenons ! cria-t-il. En avant Floridor ! Merci la vieille !…

 

Et il lança une poignée de dollars d’or dans le tablier de la mulâtresse ébahie, au moment même où la Rolls Royce bondissant comme un être humain, s’élançait à l’assaut de l’horizon, dans un vent de furieuse vitesse.

 

Dix minutes passèrent, à droite et à gauche les arbres de la route semblaient fuir dans une débandade panique. Les deux détectives avaient l’impression d’être absorbés par le long ruban rouge de la route, avec la même puissance qu’un grain de poussière est humé et avalé par un ventilateur de grande puissance.

 

– Une tache noire, tout là-bas ! hurla Floridor avec enthousiasme. Ce sont eux ! Nous les aurons !

 

Cinq minutes encore.

 

– C’est bien mon auto, fit Jarvis, mais ils ne vont pas vite.

 

– On dirait presque qu’ils sont arrêtés.

 

– Ils ne bougent pas. Ce doit être une panne !…

 

– Tenons nos armes prêtes, ils vont nous tirer dessus, ils doivent s’être cachés.

 

L’auto stoppa à dix pas de l’autre voiture immobilisée au milieu de la route. Les deux détectives sautèrent à terre le browning au poing et s’approchèrent avec prudence de l’auto ennemie.

 

Elle était vide, complètement vide, et de plus, un des pneus était crevé et la magnéto était hors d’usage.

 

– Nous sommes refaits, soupira John Jarvis avec accablement.

 

Un vrombissement d’hélice se fit entendre, pareil au faux bourdon d’un insecte colossal. Les deux détectives levèrent la tête. Au-dessus d’eux un aéroplane d’une blancheur immaculée s’enfonçait comme un grand oiseau dans l’azur profond du ciel.

 

Au bout de quelques instants, il prit de la hauteur et bientôt il disparut vers le sud…

 

John Jarvis était demeuré immobile, comme frappé de la foudre.

 

Moins ému Floridor s’était emparé précipitamment d’une jumelle et l’avait braquée vers l’aéro.

 

– Miss Elsie est à bord, murmura-t-il au bout d’un instant, elle est perdue, définitivement perdue…

 

La mort dans l’âme, les deux détectives gagnèrent la ville de Monroë. Des informations qu’ils recueillirent plutôt par acquit de conscience que dans l’espoir de trouver une piste, il résulta que, le matin même, un inconnu dont le signalement répondait à celui de Klaus Kristian, avait acheté et payé comptant à un constructeur de la ville un biplan neuf d’un modèle particulièrement soigné.

 

John Jarvis et Floridor regagnèrent Isis-Lodge, en proie au découragement le plus profond.

 

Le vieux majordome Wilbur Dane, qu’un télégramme avait mis au courant, les attendait dans le vestibule. Silencieusement, il les introduisit dans un petit salon qui donnait sur les jardins. Le vieillard lui aussi était atterré.

 

– Avant tout, fit-il en tirant de sa poche une mignonne pantoufle de velours brodée de perles, il faut que je vous mette au courant d’une découverte que j’ai faite en votre absence.

 

« Vous aviez cru remarquer, mêlée aux traces des voleurs du cercueil de platine, l’empreinte des pantoufles de Miss Elsie. Vous ne vous étiez pas trompé.

 

Et étalant sur la table une des feuilles de papier chimique qui avaient servi à relever les empreintes :

 

– Voyez, ajouta-t-il, les contours coïncident exactement. Il est presque impossible de n’en pas déduire que c’est Miss Elsie qui après s’être emparée de la clef, dont elle connaissait la cachette, s’en est servie pour ouvrir aux bandits la porte de la crypte.

 

– Je ne puis pas croire une chose pareille ! s’écria John Jarvis. C’est déconcertant. Il y a là-dessous quelque diabolique combinaison dont le secret nous échappe…

 

– Il fallait que je vous dise cela, reprit le vieillard avec mélancolie. Maintenant, il s’agit de prendre une décision au sujet de Mr Oliver. Je crains que la nouvelle de la disparition de Miss Elsie ne lui porte un coup fatal.

 

– Il ne sait rien encore, dit le Canadien. Ne pourrait-on supposer que Mr Rabington sérieusement malade a rappelé sa pupille par télégramme et que celle-ci pour obéir aux recommandations du médecin n’a pas voulu troubler le sommeil de Mr Oliver…

 

– Le mensonge est trop grossier ! interrompit John Jarvis.

 

La porte s’était brusquement ouverte… Oliver Broom, encore très faible, le visage parcheminé comme celui des momies de son musée, mais le regard plus vif qu’on n’eût pu s’y attendre après sa longue maladie, venait d’entrer, appuyé sur une canne d’ivoire, drapé d’une ample robe de velours qui ajoutait au caractère hallucinant de sa face décharnée.

 

– Ne cherchez plus, fit-il d’une petite voix bizarrement cristalline, je vous remercie tous les trois de l’intérêt que vous portez à ma santé, mais, grâce à l’indiscrétion d’un domestique je suis au courant de tout.

 

« Je vais mieux, Dieu merci ! et sans être complètement guéri, je suis en pleine possession de mon énergie. Je ferai ce qu’il faut pour retrouver Elsie. Ne vous désolez pas, ne vous affolez pas. Pour conquérir l’empire des affaires, j’ai livré de plus dures batailles.

 

« Je vais raisonner en homme pratique, en simple business-man. Que veulent les ravisseurs d’Elsie ? Des dollars. J’en donnerai autant qu’il en faudra. Ce n’est pas pour une autre cause qu’on l’a enlevée, croyez-le bien… »

 

*

* *

 

La façon dont le vieux roi de l’acier envisageait les choses avait momentanément rendu bon espoir à John Jarvis, mais une semaine s’écoula, sans qu’aucune proposition de rançon parvînt à Isis-Lodge.

 

Vainement le pays fut fouillé par une armée de détectives, vainement des sommes énormes furent dépensées. De même que sa femme de chambre Betty, Miss Elsie demeura introuvable.

 

Quatrième épisode

LES FANTÔMES DU CINÉMA


CHAPITRE PREMIER

L’INCENDIE DES ABATTOIRS


Une carriole attelée d’un cheval venait de s’arrêter en face de l’hôtel habité par le détective John Jarvis, Mateo Street, à San Francisco. Une jeune femme d’une trentaine d’années, dont la beauté robuste et brune décelait une origine espagnole, descendit de la voiture et après avoir attaché son cheval à un barreau de la grille, hissa sans peine sur son épaule une corbeille pleine de magnifiques oranges et fit résonner le timbre électrique de la porte d’entrée.

 

Ce fut le Canadien Floridor, secrétaire du détective, qui vint ouvrir. Contrairement à son habitude, le géant blond paraissait soucieux.

 

– Comment allez-vous, señora ? demanda-t-il d’un air distrait.

 

– Je vous remercie, je me porte aussi bien que possible.

 

– Et Lolita ?

 

– La fillette grandit et embellit tous les jours. On lui donnerait quinze ans. Ce sera bientôt une vraie femme !

 

Après ces politesses préliminaires, la señora qui paraissait elle-même sous l’empire de quelque préoccupation, demanda brusquement :

 

– Pourrais-je voir Mr Jarvis ?

 

– C’est qu’il est très occupé, répondit le Canadien avec hésitation. Je vais le lui demander. Entrez dans le petit salon et asseyez-vous. Je reviens à l’instant.

 

Floridor ne fut absent qu’une minute.

 

– Mr Jarvis, dit-il, remercie beaucoup la señora Ovando de ses belles oranges – il n’en mange jamais d’autres d’ailleurs – mais il est tellement absorbé, tellement ennuyé, aussi, je dois le dire, qu’il vous prie de vouloir bien l’excuser.

 

Le beau visage de la visiteuse prit une expression de contrariété.

 

– Inutile de demander d’où viennent ses ennuis, murmura-t-elle, on n’a toujours pas retrouvé la jolie Miss Elsie, la fille du banquier ?

 

– Vous êtes au courant ?

 

– Parbleu, toute la ville ne parle que de cette disparition ! On prétend que le docteur Klaus Kristian, cet infâme bandit a réclamé une rançon d’un million de dollars au banquier Rabington, le tuteur de Miss Elsie, et qu’une fois l’argent touché, il n’a pas rendu la liberté à la jeune fille.

 

– C’est exact. Mais vous ne savez pas tout. Klaus Kristian a demandé la même somme à Mr Jarvis d’abord puis au milliardaire Oliver Broom, un ami de la famille d’Elsie.

 

– Et ils ont eu la faiblesse de payer ? s’écria Miss Ovando avec indignation.

 

– Il n’y a pas eu moyen de faire autrement. À la demande du docteur était jointe une lettre de Miss Elsie elle-même qui suppliait ses protecteurs de payer le plus vite possible, tant elle craignait d’être assassinée.

 

– C’est inimaginable ! fit la señora, dont l’expressive physionomie reflétait la stupeur. Mais la police ? les détectives ?

 

– Ils n’ont rien trouvé. Malgré toutes les recherches, malgré les primes énormes offertes à ceux qui apporteraient des renseignements.

 

La señora Ovando demeurait songeuse plongée dans ses réflexions. Floridor lisait clairement sur sa mobile physionomie qu’elle avait quelque chose à dire et qu’elle hésitait à parler.

 

– Ce que je ne m’explique guère, c’est que des hommes d’expérience, comme par exemple Mr Rabington, aient versé une pareille somme sans essayer de tendre un piège au bandit quand il viendrait chercher la rançon.

 

– Cela n’a rien d’extraordinaire. Ils tremblaient pour la vie de Miss Elsie, et ils supposaient avec assez de vraisemblance que Klaus Kristian, une fois nanti d’aussi énormes sommes, tiendrait sa parole fidèlement. Il avait déclaré d’ailleurs que si on tentait quelque chose contre ceux qui viendraient toucher l’argent en son nom, on ne reverrait jamais la jeune fille.

 

La señora Ovando après un autre silence se décida brusquement.

 

– J’étais venue, dit-elle, pour donner des nouvelles de Miss Elsie.

 

– Vous ? s’écria Floridor au comble de la surprise. Pourquoi ne m’avoir pas dit cela quand vous êtes entrée ?

 

– J’étais très hésitante – et je le suis encore. – Les nouvelles que j’apporte ne sont pas bonnes hélas !…

 

– N’importe, tout vaut mieux que l’incertitude. Je vais prévenir Mr Jarvis.

 

Floridor s’était élancé dans le cabinet de travail du détective et presqu’aussitôt il y introduisit la señora Ovando.

 

Celle-ci fut tout d’abord frappée de l’air triste et abattu du jeune détective. Il lui sembla vieilli de plusieurs années, tant il était pâle et amaigri. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Sur un bureau se trouvait un amoncellement de dépêches expédiées par les policiers de toutes les villes de l’Union et qu’il était occupé à trier. D’un geste infiniment las, il désigna un siège à la señora.

 

Celle-ci paraissait très émue, très troublée, cherchant ses mots avec embarras.

 

– J’ai cru devoir vous prévenir, commença-t-elle, si je ne l’avais fait, d’autres seraient venus. Et il vaut mieux que vous appreniez la vérité de la bouche d’une personne qui vous est toute dévouée que d’un indifférent.

 

John Jarvis tressaillit à cet exorde, pressentant un malheur.

 

– Je vous écoute, soupira-t-il, je suis prêt à tout entendre.

 

– Je ne savais pas si je devais venir, j’avais peur de vous faire de la peine. Puis il vaut peut-être mieux que je vous raconte le fait brutalement ! Oui cela est préférable…

 

« Dans le coin de banlieue que nous habitons, nous n’avons guère d’autre distraction que le cinéma. Une fois ou deux par semaine, je conduis ma petite Lolita à une salle qui se trouve à un mille de la plantation. Le bâtiment n’est pas luxueux, c’est une ancienne grange et il n’y a pas d’autres sièges que des bancs de bois, mais le programme est souvent renouvelé.

 

« Nous y sommes allées hier et nous avons vu passer sur l’écran le grand incendie des abattoirs de Chicago, un film documentaire…

 

– Je sais, interrompit nerveusement le détective, l’incendie a eu lieu il y a trois jours.

 

– Vous êtes sans doute au courant.

 

– Mais non, je vous assure ! Parlez vite, je suis sur des charbons ardents !

 

– Je ne sais si je me suis trompée, reprit la señora Ovando avec effort, mais il m’a semblé reconnaître parmi les victimes, la pauvre Miss Elsie, que j’avais eu l’occasion de voir plusieurs fois avant sa disparition.

 

John Jarvis s’était levé d’un bond.

 

– Je vous remercie, señora, balbutia-t-il d’une voix étranglée, mais je ne puis pas croire ce que vous me dites ! Cela ne peut pas être vrai !… Il m’est impossible de demeurer dans cette affreuse incertitude. Vite, l’auto ! Il faut que je voie ce film. La señora Ovando nous conduira.

 

– J’espère que je me suis trompée, répétait celle-ci consternée de l’effet produit par sa révélation.

 

Floridor avait disparu et revenait l’instant d’après avec l’auto. La señora y pris place avec les deux détectives, laissant le cheval et la carriole d’oranges confiés aux bons soins des domestiques.

 

Par les belles allées de platanes bordées de plantations qui caractérisent ce coin de la banlieue de San Francisco, ils atteignirent bientôt une sorte de grand hangar peint au lait de chaux, qui était la salle de cinéma installée en pleine campagne par un spéculateur audacieux.

 

Le directeur, un Américain du sud aux cheveux crépus, fumait sa pipe, en bras de chemise sur le pas de sa porte, le visage protégé contre l’ardeur du soleil par un vaste chapeau de paille.

 

Il reçut assez mal le détective, et déclara nettement qu’il ne tenait nullement à fatiguer ses bandes pour le plaisir de trois curieux ; mais lorsque John Jarvis lui eut mis dans la main un billet de cinquante dollars en déclarant qu’il ne voulait voir que « l’incendie des abattoirs de Chicago », il devint d’une politesse obséquieuse.

 

Pendant qu’il grimpait en hâte à la cabine de l’opérateur, les trois spectateurs prirent place dans la salle ténébreuse et fraîche, pleine de silence. Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Un pinceau de lumière troua la pénombre, et les images crûment projetées sur la blancheur de l’écran commencèrent à défiler lentement.

 

John Jarvis sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine, à mesure que se succédaient, avec la crudité réaliste de la photographie, les épisodes de la catastrophe, filmée depuis son début par des opérateurs intrépides.

 

C’était d’abord la vue d’ensemble des abattoirs (Stock-yards), toute la cité de sang, bâtie à l’ouest de Chicago et où l’égorgement des animaux ne cesse ni jour ni nuit.

 

Des centaines de trains venus de la prairie déversaient incessamment jusqu’au seuil même des échaudoirs d’apocalyptiques troupeaux de moutons, de porcs et de bœufs, élevés en liberté dans les immenses pâturages et cette vivante marée s’engouffrait sous les arceaux d’acier des grands halls vitrés avec une lenteur impressionnante.

 

Déjà l’incendie commençait. Une légère fumée, rapidement muée en un nuage énorme s’éleva d’un des bâtiments, un magasin de fourrage. De puissantes pompes à vapeur furent mises en batterie, des escouades de pompiers, la tête protégée d’un casque noir coururent aux endroits menacés.

 

Déjà il était trop tard, le feu avait gagné une fonderie de suif d’où montait jusqu’aux nuages une colonne de flamme livide, couronnée d’un panache de suie que le vent rabattait sur la ville. L’activité de l’incendie s’accrut encore. Sur l’écran on ne vit plus qu’une mer ondoyante de flammes, une trombe incandescente d’où émergeaient les squelettes noircis des charpentes.

 

Au premier plan, les pompiers faisaient sauter à la dynamite des « blocks » de maisons pour circonscrire le fléau.

 

Tout à coup dans ce drame du feu une péripétie effroyable se produisit. Rongées par l’incendie les palissades d’un parc à bestiaux venaient de s’effondrer. Dix mille bœufs des prairies se ruaient sur la foule et dans certaines rues la forçaient à se rejeter vers le brasier.

 

De cette sanglante tuerie, la bande ne présentait que les quelques épisodes qu’il avait été possible de filmer, hommes et femmes piétinés, éventrés, réduits en bouillie, grillés vifs, ou fuyant sous une pluie de sang avec des hurlements de folie.

 

John Jarvis était pénétré d’horreur, il eût voulu fuir, échapper à ce spectacle de carnage. Une puissance supérieure à sa volonté le clouait à sa place.

 

Il vit passer comme dans un cauchemar le reste du film, il vit les rues barrées, les bœufs enragés, abattus à coups de carabine, ou lardés par les baïonnettes des soldats et des policemen, l’incendie enfin dompté.

 

L’atroce exhibition approchait de sa fin. Sans se l’avouer, le détective gardait au fond du cœur l’espoir que la señora Ovando s’était trompée. Jusqu’alors il n’avait rien vu qui justifiât les affirmations de la jeune femme.

 

Ce sous-titre macabre venait d’apparaître sur l’écran : Enlèvement des cadavres. John Jarvis fit appel à tout son courage pour avoir la force de continuer à regarder.

 

Sur le champ de carnage, hérissé de murs croulants, des squelettes d’acier des grands halls, et où couraient encore des fumerolles, comme aux abords d’un cratère de volcan, des escouades de travailleurs relevaient les corps par centaines sur des brancards.

 

– Moins vite ! cria Jarvis à l’opérateur.

 

Le lugubre cortège défila plus lentement sur l’écran. Avec des regards avides, angoissés, le détective scrutait éperdument chacun des lamentables groupes.

 

– Regardez, fit tout à coup la señora.

 

Deux policemen venaient d’apparaître portant une jeune femme lamentablement mutilée, le torse presque coupé en deux, sans doute par la chute d’une poutre de fer ; le visage d’une idéale beauté était seul demeuré intact ; les yeux mi-clos, elle semblait dormir.

 

– Elsie ! cria John Jarvis avec un sanglot déchirant.

 

Aucun doute ne pouvait subsister sur l’identité de la morte. On reconnaissait même un minuscule grain de beauté que la jeune fille portait à la joue gauche.

 

La lugubre bande acheva de passer sur l’écran dans un morne silence. Ni Floridor, ni la señora Ovando ne se sentaient le courage d’offrir à John Jarvis de banales consolations.

 

La jeune femme cependant était très surprise de ce violent chagrin ; elle était à mille lieues de supposer que le détective eût pour Miss Elsie une si profonde affection. Une fois hors de la salle elle ne put s’empêcher de faire part de son étonnement à Floridor.

 

– Mr Jarvis, répondit celui-ci, ne m’a jamais fait de confidence à ce sujet, mais je sais qu’il adorait la malheureuse jeune fille jusqu’à la passion sans lui avoir cependant jamais fait part de ses sentiments.

 

Après avoir pris congé de la señora Ovando qui devant la tristesse de John Jarvis regrettait presque sa démarche, celui-ci remonta en auto et regagna la ville en proie à un morne abattement.

 

Le soir même il dut prendre le lit en proie à une violente attaque de fièvre cérébrale.

 

CHAPITRE II

AUTRE APPARITION


Trois semaines s’étaient écoulées depuis les événements que nous venons de raconter.

 

John Jarvis, quoique encore très affaibli, était maintenant complètement guéri.

 

Il s’était remis beaucoup plus vite qu’on n’eût pu l’espérer, aussi bien grâce au dévouement de Floridor, qu’à la volonté tenace qu’il avait de tirer vengeance du docteur Klaus Kristian.

 

Sitôt qu’il avait été rétabli, il s’était rendu à Chicago pour recueillir tous les renseignements qui lui manquaient sur la mort de Miss Elsie.

 

Il eut la déconvenue de ne rien découvrir de plus que ce qu’il savait déjà.

 

Dans la fièvre d’activité qui distingue la vie américaine, on avait déjà presque oublié le terrible incendie des abattoirs, qui cependant n’avait pas fait moins de quinze cents victimes.

 

Les bâtiments détruits étaient déjà en grande partie reconstruits, et l’on commençait à parler de la catastrophe comme d’une vieille histoire. Tous ceux auxquels s’adressa le détective ne purent lui fournir que de vagues indices.

 

On lui montra les photographies des victimes qui n’avaient pas été reconnues, Elsie n’y figurait pas.

 

– La personne dont vous parlez, lui répondait-on, a sans doute été identifiée et réclamée par sa famille. Consultez la liste des noms et les actes de décès.

 

Le nom de Miss Elsie Godescal ne figurait nulle part.

 

À force de recherches, on découvrit les policemen qui avaient transporté le cadavre et qui figuraient dans le film documentaire. Leurs souvenirs étaient confus. Il était très possible qu’ils eussent porté le cadavre de la jeune fille dont on leur parlait, mais ils avaient charrié tant de corps, en déblayant les décombres, qu’ils ne pouvaient rien affirmer.

 

En désespoir de cause, John Jarvis résolut de se rendre à Los Angeles où était installée la firme cinématographique Atlanta, par les soins de laquelle l’incendie avait été filmé.

 

La distance de San Francisco à la cité des films n’est pas considérable, le détective décida donc de s’y rendre en auto, accompagné du dévoué Canadien. Ce dernier avait pris le volant et pilotait la voiture avec sa maestria habituelle dans la cohue des véhicules de tout genre qui encombraient la grande route.

 

– Je crains, dit Floridor, qu’après avoir vu le directeur de l’Atlanta, nous ne soyons pas beaucoup plus avancés.

 

– Qu’importe, répondit John Jarvis avec décision ; je n’attends pas grand résultat de cette visite, mais elle doit être faite. Si nous n’apprenons rien je ne serai pas découragé pour cela. Depuis ma guérison, je me sens une énergie nouvelle, une force d’endurance – au physique et au moral – que je ne me suis jamais connue. Dussé-je y mettre des années et dépenser toute ma fortune, je me suis juré de retrouver Klaus Kristian et de le faire asseoir dans le fauteuil d’électrocution.

 

– Je vous y aiderai de toutes mes forces, déclara le Canadien avec conviction.

 

Ils approchaient maintenant de cette étrange ville de Los Angeles, où l’on a construit pour les besoins de l’industrie cinématographique des échantillons de tous les paysages du monde, et déjà ils apercevaient des clochers et des toitures qui confondaient dans un surprenant méli-mélo toutes les architectures passées et présentes.

 

Ils pénétrèrent bientôt dans le vaste parc ceint de hautes murailles qui entourait les studios et le théâtre de la société Atlanta.

 

À droite un temple hindou était entouré d’une forêt vierge en miniature avec palmiers, bananiers et bambous géants. À gauche un chalet norvégien était ombragé de noirs sapins et de bouleaux que l’on couvrait au besoin de neige factice pour donner la complète illusion d’un paysage polaire.

 

À quelques pas de là, des ouvriers mettaient la dernière main à une ruelle du vieux Londres du temps de Shakespeare, et les décorateurs passaient en couleur les toits de carton bitumé et les façades de staff. Une troupe de Peaux-Rouges authentiques, armés du tomahawk et couronnés de plumes d’aigles, faisait vis-à-vis à un groupe de seigneurs de l’époque des Valois, aux pourpoints brodés de perles, aux petites toques de velours entourées d’une chaîne d’or. À une buvette en plein air, des courtisanes grecques en harmonieux peplos blancs, prenaient du thé et des gâteaux en compagnie de farouches sans-culottes, armés de piques et coiffés du bonnet rouge.

 

C’était un étrange salmigondis de toutes les époques, de tous les pays et de tous les peuples. Au milieu de cette cohue bariolée, les metteurs en scène, les régisseurs et les scénaristes se démenaient avec cette nervosité qui n’existe qu’en Amérique et disposaient les groupes devant les appareils de prise de vues manœuvrés par les opérateurs.

 

N’accordant qu’un regard distrait à ce pittoresque tableau, John Jarvis et Floridor se firent conduire au cabinet du directeur qui les reçut aimablement, se mit à leur entière disposition mais, comme ils l’avaient pensé, ne put malgré toute sa bonne volonté, apporter à leur enquête aucun fait nouveau.

 

Ils allaient se retirer lorsque John Jarvis s’avisa d’une chose à laquelle jusqu’alors il n’avait pas songé.

 

– Ne pourrai-je, demanda-t-il, interroger les photographes qui ont procédé au tirage du négatif et les ouvrières qui ont fait le montage des bandes ?

 

– Comme il vous plaira. Je suis obligé de vous quitter, mais mon secrétaire vous conduira partout où vous voudrez.

 

Les deux détectives pénétrèrent à la suite de leur guide dans les vastes ateliers où avaient lieu le tirage et le séchage des bandes.

 

Sur leur demande, on rechercha le négatif, c’est-à-dire le cliché original, et on le fit passer devant eux sur l’écran, dans une des salles de projection.

 

Là une surprise extraordinaire attendait John Jarvis. Arrivé au tableau de l’enlèvement des corps, il reconnut parfaitement les deux policemen qui, dans le film vu à San Francisco transportaient le cadavre de Miss Elsie, mais sur le négatif c’était un cadavre sans tête qui reposait sur le brancard.

 

– Je ne m’attendais pas à une pareille découverte, murmura le détective avec une stupeur où il entrait une joie immense.

 

« Je suis presque sûr maintenant qu’Elsie est encore vivante. Nous nous trouvons en présence d’une nouvelle machination du Docteur Kristian. Il a voulu faire croire à la mort de la jeune fille pour faire cesser les recherches. Il s’agit maintenant de tirer au clair cette singulière histoire.

 

John Jarvis prit à part le chef d’atelier et le mit au courant.

 

– Dans un but facile à comprendre, conclut-il, un de vos ouvriers a truqué une ou plusieurs des bandes livrées à la location.

 

– Rien d’ailleurs n’est plus facile que ce truquage, expliqua le technicien. La jeune fille que vous cherchez a dû être photographiée endormie ou évanouie. La tête découpée a été collée sur la pellicule, qui ainsi surchargée a été photographiée de nouveau pour obtenir une image nette. Enfin on a coupé un morceau de la bande véritable et on l’a remplacé, en le recollant à la dextrine, par le fragment falsifié.

 

« Seulement, ajouta le chef d’atelier, il a fallu, pour mener la chose à bien, la complicité d’une des ouvrières de l’atelier de montage, qui sont chargées de mettre les pellicules dans l’ordre voulu et de les coller.

 

– Allons à l’atelier de montage, dit le détective, brûlant d’impatience.

 

Ils pénétrèrent à la suite du chef d’atelier, dans une grande pièce où travaillaient une trentaine d’ouvrières, assises à de longues tables.

 

– Qui a monté « l’Incendie des Abattoirs » ? demanda le chef.

 

– C’est moi, répondit aussitôt une jeune fille à la physionomie pleine de douceur et de timidité.

 

– Pourquoi avez-vous coupé un fragment de la bande pour y en substituer un autre. Vous avez commis là une faute très grave, et qui va être la cause de votre renvoi. Cela m’étonne de vous qui êtes une excellente ouvrière, Miss Dolly.

 

– Je n’ai fait que ce qui m’était ordonné, balbutia la jeune fille dont les yeux se mouillaient de larmes.

 

– Et qui vous a ordonné cela ?

 

– Le contremaître Otto Lentz. Il m’a dit que c’était de votre part, que ce fragment de bande avait été oublié par les opérateurs, enfin qu’il valait mieux mettre un joli visage de femme qu’un cadavre sans tête.

 

– Vous me dites toute la vérité Miss Dolly. Songez qu’il y va de votre place.

 

– Pourquoi mentirai-je. D’ailleurs le fait se produit tous les jours. Il n’y a guère de bande qui ne soit raccourcie ou allongée plusieurs fois avant d’arriver à sa forme définitive. Vous le savez aussi bien que moi.

 

– C’est très bien, Miss, je vous remercie. J’ai confiance en votre parole.

 

Le chef d’atelier conduisit les deux détectives à son cabinet et envoya immédiatement chercher Otto Lentz. Jarvis vit entrer un gros homme, aux cheveux d’un blond sale, au regard faux dont les politesses obséquieuses l’indisposèrent tout d’abord défavorablement.

 

– Je suis détective, lui dit-il à brûle-pourpoint. Vous êtes accusé d’avoir falsifié dans un but criminel la bande « l’Incendie des Abattoirs ».

 

L’homme était devenu blême.

 

– Ce n’est pas moi, balbutia-t-il, ce doit être au montage.

 

– Vous mentez, c’est vous qui avez porté à Miss Dolly ce fragment truqué préparé par vous. Combien avez-vous reçu pour cela ?

 

– Mais rien, je vous jure !… Il y a malentendu.

 

– Je vous conseille d’être franc, s’écria Jarvis perdant patience, si vous ne me dites pas tout ce que vous savez, je vous emmène en prison séance tenante.

 

Et le détective fit tinter dans sa poche une paire de menottes.

 

– Si au contraire vous parlez sincèrement, vous ne serez pas poursuivi, ajouta-t-il d’un ton plus doux. Vous avez à choisir.

 

– Je dirai ce que je sais, dit l’homme à contrecœur.

 

– C’est bien, répondez à mes questions. Combien avez-vous reçu ?

 

– Cent dollars. C’est un gentleman d’un certain âge, très correct qui m’a assuré qu’il voulait seulement faire une blague à sa belle-sœur.

 

– Vous deviez savoir que ce genre de blagues peut avoir des conséquences très graves. Les cent dollars ont eu raison de vos scrupules, voilà la vérité, puis vous croyiez n’être jamais découvert. Maintenant, dites-moi comment était l’homme dont vous venez de parler ?

 

– Gros, trapu, avec des cheveux roux, une forte mâchoire, mais ce qui m’a frappé ce sont ses mains, des poings à assommer un bœuf.

 

– Pas de doute, murmura le détective, c’est le docteur Klaus Kristian.

 

– Attendez, interrompit le chef d’atelier, un homme répondant à ce signalement est venu peu de temps après l’incendie acheter un film. Je me trouvais à la location quand il s’y est présenté. Je me souviens du fait, car il est très rare que les exploitants achètent une bande, ils se contentent de la louer. L’inconnu a dit qu’il voulait garder le souvenir d’un événement aussi mémorable que l’incendie des abattoirs de Chicago, et il a payé rubis sur l’ongle.

 

– Nul doute qu’il ne se soit arrangé pour faire passer le film truqué dans les principaux établissements de San Francisco, afin que nous en soyons informés. Je reconnais là une de ces combinaisons machiavéliques qui sont familières au docteur. Maintenant, je suis absolument convaincu que Miss Elsie est encore vivante !

 

Après avoir sévèrement morigéné le contremaître et laissé au chef d’atelier une gratification princière pour lui et son personnel, John Jarvis prit congé du secrétaire qui l’avait accompagné et se dirigea vers son auto.

 

Il se disposait à y prendre place lorsqu’il vit arriver en courant Dolly, l’ouvrière monteuse qui avait été interrogée la première.

 

– J’ai quelque chose d’important à vous apprendre, fit-elle. La jeune dame qui vous intéresse figure dans une autre bande, une bande toute récente que nous sommes en train de monter. Je m’en suis aperçue quand vous avez été parti, je croyais d’abord que ce n’était qu’une ressemblance, mais il s’agit certainement de la même personne.

 

Le détective revint précipitamment sur ses pas en proie à une émotion qu’il n’essayait pas de dissimuler. Allait-il se trouver en face d’un nouveau traquenard combiné par son ennemi ? Était-ce le hasard qui cette fois secourable, allait lui fournir une piste nouvelle ? Il se le demandait avec anxiété.

 

Cinq minutes plus tard, il était installé avec Floridor dans une petite salle de projection, et l’on faisait passer devant eux le film indiqué par l’ouvrière.

 

C’était une bande documentaire d’un piètre intérêt, montrant les principaux sites du Central Park de New York. Le film avait été tourné un jour de fête, par beau temps, et les superbes avenues regorgeaient d’une foule bruyante et parée.

 

Ce fut d’abord le musée de sculpture et celui d’histoire naturelle qui apparurent successivement sur l’écran. Puis l’esplanade où se démenaient une centaine de musiciens noirs. Enfin on montrait les coins les plus verdoyants de ce Park qui est presque aussi grand que notre bois de Boulogne, tantôt une statue au milieu d’un massif de rhododendrons et de mimosas, tantôt un platane ou un chêne centenaire.

 

Tout à coup John Jarvis poussa un cri et l’opérateur prévenu immobilisa pendant quelques instants l’image projetée sur l’écran. Dans une allée solitaire et bordée de peupliers de Virginie, un homme et une femme se promenaient lentement ; l’homme était obèse, l’air commun, le geste brutal ; la femme délicate, maladive, se soutenant à peine ; une épaisse voilette cachait ses traits.

 

À un moment donné, elle demeura un peu en arrière de son compagnon, releva sa voilette et regarda autour d’elle d’un air d’angoisse.

 

– Elsie ! c’est Miss Elsie, s’écria le détective dans un brusque élan de tout son être. Elle est vivante…

 

Cependant sur l’écran le gros homme s’était retourné et voyant que la jeune fille avait soulevé sa voilette il la menaçait de sa canne. Puis, après l’avoir forcée à cacher de nouveau ses beaux traits, il la prit brutalement par le bras et l’entraîna.

 

Un taxi-cab venait à la rencontre du couple. L’homme fit signe de sa canne, ouvrit la portière, poussa la jeune fille à l’intérieur de la voiture, et y monta lui-même après avoir jeté une adresse au chauffeur. L’instant d’après, le taxi-cab avait disparu au tournant d’une allée.

 

John Jarvis était tellement ému qu’il n’avait pas la force de prononcer une parole. Il resta quelques instants silencieux, comme accablé par la joie trop vive qu’il éprouvait.

 

– Elle est vivante, et je sais qu’elle habite New York ! balbutia-t-il enfin. Il faut que nous la retrouvions. Tu entends, Floridor ! nous allons prendre le rapide à l’instant même ! et même le rapide c’est bien lent, si je savais qu’il y eût en ce moment un bon appareil au camp d’aviation nous irions à New York en avion.

 

– Comme il vous plaira, répondit placidement le Canadien.

 

Et il ajouta après un instant de réflexion :

 

– C’est malheureux que nous ne sachions pas l’adresse.

 

– N’importe comment il faudra que nous la découvrions.

 

Floridor réfléchissait toujours.

 

– Et si je vous donnais, moi, s’écria-t-il enfin, le moyen de l’avoir, cette adresse ? Il ne tient qu’à vous de la connaître dans cinq minutes.

 

– Tu divagues ?

 

– Je parle le plus sérieusement du monde. Est-ce que le docteur Klaus Kristian – car c’est bien lui – n’a pas tout à l’heure donné son adresse au chauffeur ?

 

– Je ne vois pas où tu veux en venir.

 

– Cette phrase que nous n’avons pu entendre, un sourd-muet, habitué à épeler le sens de chaque mot sur les lèvres de son interlocuteur, la lira facilement sur l’image.

 

– Tu viens d’avoir là une idée géniale… Il faut tout de suite trouver un sourd-muet. Si nous avions la chance qu’il y en ait un dans l’établissement.

 

– C’est fort possible. Attendez-moi là. Je cours chez le directeur.

 

Dix minutes plus tard, le Canadien revenait escorté d’un petit vieillard somptueusement vêtu d’un costume de seigneur du temps de la Régence. C’était un des figurants de l’Atlanta qui, une dizaine d’années auparavant, avait eu la langue coupée par des bandits mexicains, faute d’avoir pu payer rançon et qu’une explosion de dynamite avait rendu complètement sourd. C’était un Écossais, nommé Allan Rigby, et le pauvre diable se prêta de bonne grâce à ce qu’on exigeait de lui.

 

Lorsque la scène du Central Park reparut sur l’écran et qu’il eut vu l’infernal docteur donner une adresse au chauffeur, il écrivit presque aussitôt après sur l’ardoise qui ne le quittait jamais : 287, Colombus Avenue.

 

Le Canadien, avec sa prudence ordinaire, nota aussitôt sur son carnet cette précieuse indication. Quant à John Jarvis il était si content qu’il fourra, sans y regarder, un billet de cinq cents dollars dans la main du sourd-muet, puis il s’élança vers l’auto avec une vivacité que Floridor ne lui connaissait plus.

 

Quelques minutes plus tard ils arrivaient au camp d’aviation ; John Jarvis payait comptant un biplan d’une des premières marques américaines, achetait au vestiaire deux combinaisons doublées d’épaisses fourrures, deux passe-montagnes, deux casques, et ainsi prémunis contre le froid des grandes altitudes, les deux hommes s’installaient dans l’aéroplane, l’un dans le cockpit du pilote, l’autre, le Canadien, comme simple passager.

 

John Jarvis était un pilote expérimenté. Après un démarrage savant, l’avion prit de la hauteur et les moteurs commencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables. Le Pacifique se fondit vers l’ouest dans la brume lointaine pendant que grandissait vers l’est la masse imposante des Montagnes Rocheuses.

 

John Jarvis consulta ses instruments de route ; il filait sur New York à raison de trois cents kilomètres à l’heure.

 

CHAPITRE III

LA VOITURE ANESTHÉSIQUE


Le huitième étage de l’Hôtel Washington était divisé en une série de petits logements tous disposés de façon identique. En entrant, un petit salon d’attente meublé de quelques sièges et d’un guéridon sur lequel était placé le téléphone ; derrière cette première pièce, un salon chambre à coucher dont le meuble le plus apparent était une énorme armoire à glace ou armoire à dormir (folding-bed), dont le panneau rabattu le soir découvrait un sommier à ressorts et un mince matelas. À côté de la chambre à coucher, il y avait une salle de bains installée de façon confortable.

 

Ces petits appartements, dont le loyer mensuel était de cinq cents dollars, étaient réservés aux clients les moins fortunés du somptueux hôtel.

 

C’était pourtant dans deux de ces modestes logis que s’étaient installés le détective John Jarvis et son ami et collaborateur Floridor, sitôt après leur arrivée à New York par la voie des airs.

 

L’Hôtel Washington et plus spécialement le huitième étage de cet hôtel, avait à leurs yeux cet énorme avantage d’être situé Colombus Avenue, et de dominer un modeste family house situé au n° 287, où ils avaient la presque certitude que Miss Elsie se trouvait prisonnière.

 

De la fenêtre de leurs logements, ils pouvaient contrôler, sans risque d’être vus, toutes les allées et venues de la maison d’en face.

 

La première idée du détective une fois arrivé à New York, avait été de se rendre à la direction de la police, de faire cerner le family house par une nuée de policemen et de s’emparer coûte que coûte du docteur Klaus Kristian.

 

Un moment de réflexion avait suffi pour lui faire abandonner ce projet par trop simpliste. Kristian était un malfaiteur trop rusé pour ne pas avoir pris toutes sortes de précautions. Il avait dû se ménager des moyens de fuir rapidement en cas d’alerte et il était à craindre qu’il ne disparût pour toujours s’il avait le moindre soupçon.

 

Une autre considération retint encore le détective qui tenait encore plus à délivrer Miss Elsie qu’à capturer le bandit. Il redouta que ce dernier se voyant traqué, n’assassinât la jeune fille, s’il ne parvenait pas à l’emmener avec lui dans sa fuite.

 

Après avoir discuté la question avec Floridor, il décida qu’on agirait avec la plus grande prudence et que rien ne se ferait à la légère.

 

Pour se conformer à ce programme les deux détectives avaient tout d’abord apporté de profondes modifications à leur aspect extérieur. Le Canadien s’était appliqué une paire de grosses moustaches-postiches d’un noir d’ébène, s’était fait teindre les cheveux de la même couleur. Vêtu d’un ample raglan à carreaux verts et jaunes, coiffé d’une casquette de cheval à large visière, il faisait tout de suite penser à ces habitués des champs de courses dont l’aspect rappelle à la fois le maquignon des déserts de l’Ouest, le paysan cossu et le lad d’écurie.

 

Affublé de favoris rouges et de lunettes, armé d’un portefeuille gonflé de paperasses, John Jarvis vêtu d’un complet noir blanchi aux coudes, ressemblait à un clerc d’homme de loi, ou à un de ces hommes d’affaires de dernier ordre qui pullulent sur le pavé de New York. D’ailleurs, il n’adressait jamais la parole à Floridor, en présence des domestiques de l’hôtel, de façon à faire croire qu’ils étaient complètement étrangers l’un à l’autre.

 

Pendant la matinée du premier jour qu’ils passèrent à surveiller le family house, ils ne virent ni Kristian, ni Miss Elsie, ce qui commença à les inquiéter ; ils tremblèrent d’être, cette fois encore, arrivés trop tard.

 

– Je remarque une chose, dit John Jarvis, c’est que ce family house paraît habité par une clientèle spéciale, toute la matinée, ç’a été un va-et-vient de personnages vêtus de noir, de vieilles misses à lunettes se rendant à la chapelle voisine avec de gros livres de prières, tous d’une allure éminemment cléricales.

 

– J’ai entendu un des Noirs de l’ascenseur dire que cette maison était très sérieuse, que toutes les lumières s’y éteignaient dès vingt et une heures et qu’enfin on y entendait souvent retentir le chant des cantiques. Le propriétaire du family house est une mistress Plitch, très considérée dans le quartier.

 

– Je suis surpris que Klaus Kristian, qui a des bank-notes plein ses poches, soit venu s’installer dans un pareil endroit. Je suis même très étonné qu’il n’ait pas encore quitté l’Amérique.

 

– Pourvu que nous ne soyons pas sur une fausse piste, car enfin l’adresse qu’a donnée Kristian au chauffeur peut être celle d’un de ses amis ou complices…

 

– Eh bien, non ! s’écria tout à coup John Jarvis, dont le visage s’illumina, nous sommes sur la bonne voie, j’en ai maintenant la preuve… Regarde et tu t’en convaincras, mais prends bien soin de ne pas faire remuer le rideau qui nous cache…

 

Avec prudence, le Canadien risqua un œil par l’interstice des rideaux dans la direction de family house. Au deuxième étage une fenêtre venait de s’ouvrir et Miss Elsie, vêtue d’une méchante robe de soie noire, s’était accoudée à la barre d’appui et regardait mélancoliquement dans la rue.

 

Cette apparition ne dura qu’une minute.

 

Une silhouette d’homme se montra derrière la jeune fille qui, aussitôt, avec un geste d’épouvante, referma précipitamment la fenêtre.

 

– Pauvre chère Elsie ! murmura douloureusement John Jarvis ; as-tu vu comme elle est pâle et amaigrie, ce n’est plus qu’une ombre.

 

– J’ai été frappé de la terreur que lui inspire le vieux bandit ; ses mains tremblaient quand elle a refermé la fenêtre. Le coquin la martyrise… et dans quel but ?…

 

– J’ai remarqué autre chose, reprit John Jarvis d’un air soucieux… As-tu vu ses yeux vagues, exorbités, qui paraissaient immenses dans le visage amaigri ? Je n’ai vu ces prunelles effarées et qui semblent regarder dans le vide qu’à des femmes atteintes d’une maladie nerveuse…

 

– Les sujets qu’emploient les hypnotiseurs ont aussi de ces regards hallucinés…

 

Tous deux demeurèrent silencieux comme s’ils n’osaient pas aller jusqu’au bout de leur pensée.

 

– Je comprends ce que tu veux dire, reprit enfin John Jarvis. Malheureusement, c’est toi qui dois être dans le vrai.

 

– J’ai toujours pensé qu’au château d’Isis-Lodge, Kristian a dû endormir Miss Elsie dont l’extrême nervosité faisait un sujet d’une impressionnabilité exceptionnelle. Elle devait obéir à un ordre donné par lui, pendant qu’elle était plongée dans le sommeil hypnotique, quand sans donner d’explications à personne elle est montée en auto pour quitter le château.

 

– Et aussi – sans nul doute ! – quand de si mystérieuse façon elle est venue ouvrir aux bandits le caveau qui renfermait le cercueil de platine…

 

John Jarvis était retombé dans sa sombre rêverie et pendant le reste de la journée il ne prononça que de rares paroles.

 

Miss Elsie n’avait plus reparu à la fenêtre. Quant à Klaus Kristian il ne s’était pas encore montré et cette absence paraissait inexplicable aux deux détectives.

 

Le lendemain matin, dès l’aube, ils reprirent patiemment leur faction. Vers neuf heures un respectable clergyman drapé dans un ample manteau noir et coiffé d’un chapeau à grands bords, sortit du family house et envoya un des domestiques lui chercher un taxi auto à la station voisine. Il y monta et partit pour ne rentrer qu’un peu avant la fermeture des portes.

 

– Je n’ai pas vu ses traits, dit le détective, mais je ne sais quel pressentiment me dit que ce respectable ecclésiastique est notre homme.

 

– Klaus Kristian est plus grand et moins gros.

 

– Le coquin a pu se faire maigrir, adopter des bottines à hauts talons, il a plus d’un tour dans son sac. Sais-tu ce que tu devrais faire ? Descends au bar prendre une tasse de thé et tâche de te procurer quelques renseignements sur ce pieux personnage.

 

– Je ne suis pas sûr de réussir, surtout s’il n’y a pas longtemps qu’il habite le family house.

 

– Va toujours.

 

Floridor remonta une heure après la mine satisfaite.

 

– J’ai des tas de tuyaux, fit-il en riant. Le révérend qui t’intéresse se nomme le pasteur Jérémias Bott, c’est un saint homme qui appartient à une secte de puyséistes des plus sévères, il est très pieux et très charitable. Il y a plus d’un mois qu’il vit au family house avec sa nièce, une jeune fille d’une santé très délicate, qu’on ne voit presque jamais.

 

– C’est lui ! c’est Kristian, s’écria le détective, mon flair ne m’avait pas trompé.

 

– Ce n’est pas tout. Le révérend Jérémias Bott sort exactement à neuf heures chaque matin, en taxi auto, et ne rentre souvent que le soir. Il va, dit-il, évangéliser les quartiers pauvres et y distribuer des aumônes.

 

– Ce que tu dis me confirme dans mon opinion. Il ne sort qu’en taxi pour éviter les mauvaises rencontres et la police n’aurait jamais l’idée d’aller le chercher dans la respectable maison où il s’est réfugié. C’est un malin, mais je crois que cette fois nous aurons sa peau !

 

Le reste de la journée se passa sans aucun incident.

 

Le lendemain un peu avant neuf heures, John Jarvis descendit au bar et tout en faisant mine d’être absorbé dans la lecture des journaux, il vit le révérend monter en voiture et tout de suite il reconnut en lui le docteur Klaus Kristian. Il était grimé avec une telle habileté que le détective eût hésité, s’il n’eût remarqué les énormes mains du prétendu pasteur Jérémias.

 

Cette fois, il n’y avait plus à tergiverser, il fallait agir le plus vite possible. John Jarvis et Floridor passèrent l’après-midi à combiner un plan qui devait réussir immanquablement et toute la soirée ils firent divers préparatifs nécessités par le coup de main qu’ils allaient tenter.

 

Ils ne dormirent guère cette nuit-là et dès cinq heures du matin, Floridor quittait furtivement l’hôtel, si bien déguisé que le concierge qui, d’ailleurs, sommeillait encore à moitié, ne le reconnut pas.

 

Il ne ressemblait plus à un habitué des hippodromes ; on eût dit plutôt un brave chauffeur de taxi, à la casquette de cuir bouilli, bordée de cuivre, à l’épaisse pèlerine doublée de fourrures remontée jusqu’aux oreilles. Un masque de fil de fer où s’encastraient de gros verres de lunettes compléta cet équipement, une fois que le Canadien fut arrivé à une certaine distance de l’hôtel.

 

Alors, il sauta dans un « car » déjà bondé de travailleurs qui se dirigeaient vers les chantiers de Broadway.

 

John Jarvis sortit de l’hôtel deux heures après, gagna une des stations du chemin de fer aérien qui le déposa à proximité du Central Police Office.

 

Ce matin-là, vers huit heures, il y avait une trentaine de taxis autos à la station Colombus Avenue ; à huit heures quinze, il n’y en avait plus qu’une vingtaine, à huit heures et demie, il en restait sept, un peu avant neuf heures, il n’y en avait plus qu’un seul. À cette heure relativement matinale, il n’y avait jamais eu pareille affluence de clients ; on eût dit que tous s’étaient donné le mot pour dégarnir la station.

 

À mesure que l’heure approchait, l’unique chauffeur demeuré sur la place, consultait impatiemment sa montre, échangeant de temps à autre des signes mystérieux avec un personnage assis sur un banc et qui, tout en paraissant absorbé dans sa lecture, ne perdait pas la voiture de vue un seul instant.

 

À neuf heures moins quelques minutes, une jeune fille à la mine chétive, entièrement vêtue de noir à la mode de certaines sectes rigoristes, s’arrêta devant le taxi.

 

– Voulez-vous venir prendre un gentleman au family house de Mrs Plitch ? demanda-t-elle. C’est à deux pas d’ici.

 

– Je sais, j’y suis déjà venu chercher un révérend clergyman.

 

– C’est le même.

 

– All right ! Je viens de suite.

 

Le chauffeur mit son moteur en mouvement et se dirigea vers le family house qui n’était guère qu’à cinq cents mètres de là et sa voiture vint stationner au ras du trottoir, en face du perron de l’établissement.

 

L’homme assis sur le banc s’était levé et tout en ayant l’air de marcher avec la nonchalance d’un flâneur, il était arrivé en face du n° 287 de Colombus Avenue, presqu’en même temps que le taxi ; seulement il était demeuré de l’autre côté du trottoir, presqu’au seuil du bar de l’hôtel Washington.

 

Le révérend Jérémias Bott venait de paraître. D’un geste plein d’onction, il bénit la patronne du family house, la corpulente Mrs Plitch qui l’avait accompagné, suivant un rite consacré jusqu’au seuil de sa pieuse demeure, et il monta dans le taxi dont le chauffeur, respectueusement, lui tenait la portière grande ouverte.

 

– À Bowery ! dit le révérend, en s’enfonçant dans les confortables coussins pneumatiques.

 

Bowery le plus ancien, et le plus pittoresque quartier de New York est aussi le plus mal famé. C’était là que l’intrépide clergyman allait exercer le plus souvent son charitable ministère.

 

La portière se referma avec un bruit sec et métallique auquel le révérend Jérémias Bott ne fit pas attention. S’il eût été moins absorbé par ses préoccupations, ce bruit anormal eût éveillé sa méfiance. Il était dû en effet au déclenchement d’un ressort qui commandait un solide verrou, dissimulé dans l’épaisseur du bois.

 

Le révérend sans qu’il s’en fût encore aperçu était bien et dûment prisonnier dans le taxi auto qui venait de partir à toute allure.

 

Le flâneur arrêté au seuil du bar de l’Hôtel Washington avait suivi, avec un vif intérêt, tous les détails de ce départ. Quand le taxi eut disparu dans la cohue des véhicules, il se dirigea tranquillement vers le family house.

 

Cependant Jérémias Bott venait de s’apercevoir que son taxi tournait le dos à la direction qu’il avait indiquée ; furieux il saisit le cornet acoustique qui le mettait en communication avec le chauffeur.

 

– Vous ne connaissez donc pas le chemin de Bowery ? cria-t-il. Arrêtez ! Je vous l’ordonne ! Je vais prendre un autre taxi.

 

– C’est inutile, répondit flegmatiquement le chauffeur. Restez où vous êtes. Ce n’est pas à Bowery que nous allons, c’est à la prison des Tombes, où le célèbre Klaus Kristian est impatiemment attendu.

 

Le docteur venait de reconnaître la voix de Floridor, qui avait joué dans la perfection son rôle de chauffeur.

 

– Le Canadien de John Jarvis ! bégaya-t-il avec rage, je suis « fait » !

 

Le bandit secoua furieusement la portière, les verrous tinrent bon.

 

Et le taxi filait toujours d’un train d’enfer.

 

Floridor perçut tout à coup le bruit d’une détonation suivi d’un fracas de verre cassé.

 

Klaus Kristian venait de tirer un coup de revolver dans la glace qui le séparait du Canadien, mais cette glace était intérieurement doublée d’une plaque de tôle, sur laquelle alla s’aplatir la balle du browning.

 

Quant aux vitres des portières, elles étaient de ce verre spécial presque incassable très employé en Amérique, « le verre armé » que fortifie intérieurement un solide grillage de fils de fer fondu dans la masse.

 

Pendant quelques minutes le docteur se tint tranquille, il avait sans doute constaté l’inutilité de ses tentatives.

 

Tout à coup Floridor entendit un craquement de métal ; il supposa que son dangereux client, armé d’une pince plate ou de quelque autre outil essayait de faire sauter les gonds des portières.

 

– Décidément, grommela-t-il, il faut employer les grands moyens !

 

Il appuya fortement sur une manette placée à sa portée et aussitôt l’odeur douceâtre du chloroforme se répandit.

 

Dans l’intérieur du véhicule éclatèrent des hurlements de rage, puis peu à peu le silence se fit et ne fut plus troublé…

 

C’est dans un état d’anesthésie complète que le docteur arriva à la prison des Tombes où il fut aussitôt logé dans une cellule spéciale et gardé à vue.

 

Grâce à ses puissantes relations, John Jarvis avait pu obtenir qu’on mît à sa disposition cette fameuse « voiture anesthésique » dont la police de New York a toujours nié officiellement l’existence, mais qu’elle ne se fait pas faute d’employer lorsqu’il s’agit de capturer un malfaiteur exceptionnellement redoutable.

 

Pendant ce temps le family house de Mrs Plitch était le théâtre d’un autre drame.

 

John Jarvis – le flâneur resté au seuil du bar – sitôt qu’il avait vu le docteur Kristian solidement verrouillé dans la « voiture anesthésique » était allé sonner à la porte du family house.

 

Une jeune fille à la mine chétive, – entièrement vêtue de noir – la même qui était allée chercher le taxi, – vint lui ouvrir.

 

– Que désirez-vous ? demanda-t-elle d’un ton rogue, en passant la tête par l’entrebâillement de la porte qu’une solide chaînette empêchait de s’ouvrir entièrement.

 

– Je désirerais parler au révérend Jérémias Bott.

 

– Il n’est pas ici, grommela la fille dont la mine revêche s’accentua et dont le regard se chargea de méfiance.

 

– Alors je parlerai à Mrs Plitch.

 

– Elle ne reçoit pas en ce moment.

 

– Il s’agit d’une affaire importante.

 

– C’est ici une maison de paix et de prière, où l’on ne s’occupe guère des affaires mondaines. Mrs Plitch d’ailleurs ne reçoit personne.

 

– C’est pour une bonne œuvre ! s’écria John Jarvis impatienté.

 

– En ce cas, écrivez à Mrs Plitch, elle vous répondra si elle le juge à propos ; elle est en ce moment-ci occupée à méditer Le voyage de l’âme dévote dans le sentier céleste, du révérend Mac Culloth. Il m’est impossible de la déranger dans un pareil moment.

 

Le détective comprit qu’on ne pénétrait sans doute dans cette pieuse maison qu’à l’aide d’un mot de passe ou d’un signe de reconnaissance. Il se décida à parler sur un tout autre ton.

 

– Laissez-moi passer, fit-il rudement, je suis détective de la police de New York et chargé de perquisitionner dans cette maison.

 

La fille, au lieu de répondre, poussa la porte de toutes ses forces pour la refermer, mais John Jarvis avait glissé son pied dans l’entrebâillement, en même temps qu’il lançait un coup de sifflet strident.

 

À ce signal une vingtaine de policemen qui s’étaient tenus cachés dans le voisinage, apparurent aussi brusquement que s’ils étaient sortis de terre. Ils étaient armés de browning et de casse-tête à boules de plomb et commandés par l’inspecteur Herber, un des plus habiles policiers de Mulberry Street[2]. En un clin d’œil, le family house fut cerné.

 

Le premier geste de l’inspecteur fut de couper avec une pince la chaîne de sûreté qui retenait la porte et les policemen firent irruption à l’intérieur.

 

La fille s’était enfuie après avoir frappé deux fois sur un gong de grande dimension installé dans le vestibule et sans doute destiné à prévenir, en cas de danger, les locataires de cette étrange demeure.

 

Les policemen se disposaient à grimper à l’étage supérieur, quand une horrible mégère, qui n’était autre que Mistress Plitch elle-même, fit mine de leur barrer le passage.

 

Robuste et ventripotente, le teint marbré de rouge par l’abus des liqueurs fortes, elle avait le menton accentué et les oreilles vastes et pointues que certains illustrateurs anglais – Fuseli par exemple – prêtent aux sorcières de Macbeth ; ses yeux jaunes semblaient distiller le venin de l’astuce et de la méchanceté. Une sorte de capuchon noir qui voilait à demi sa chevelure grise accentuait encore le caractère horrible de cette vieille diabolique. Elle paraissait furieuse de la visite des gens de police mais nullement intimidée.

 

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-elle avec insolence. De quel droit vous permettez-vous de pénétrer par violence dans une honnête maison ? Tout policemen que vous êtes je porterai plainte pour violation de domicile privé ; vous savez que cela peut vous coûter cher ! Dieu merci je suis honorablement connue depuis de longues années dans ce quartier, et je n’ai rien à démêler avec la justice…

 

– Assez de bavardage, vieille pie, interrompit brutalement l’inspecteur, en tirant divers papiers de sa poche. Voici des mandats en bonne forme. Vous êtes accusée de séquestration d’une citoyenne américaine, de recel et de complicité de rapt.

 

– Je suis victime d’une abominable machination ! fit-elle avec moins d’arrogance.

 

John Jarvis était frémissant d’impatience.

 

– N’essayez pas de gagner du temps avec des discussions, dit-il impérieusement. Conduisez-nous à l’instant même près de la jeune fille que votre complice retient prisonnière.

 

– Je vous affirme qu’il n’y a ici aucune jeune fille, sauf la servante, une enfant que j’ai recueillie par charité. Pour la bonne réputation de ma maison il ne loge ici que des personnes respectables et d’âge mûr.

 

– C’est bon ! Nous allons fouiller la maison de la cave au grenier et d’abord donnez vos clefs si vous ne voulez pas qu’on enfonce les portes !

 

La matrone s’exécuta en rechignant. Puis encadrée par deux policemen, elle s’assit dans un fauteuil en levant les yeux au ciel, comme une martyre que l’on va conduire au supplice.

 

La visite des pièces du rez-de-chaussée amena des découvertes édifiantes : on trouva tout d’abord une formidable provision de whisky, de gin et d’autres spiritueux dont l’usage est interdit par la loi américaine, puis un stock considérable de boîtes de conserves, de pièces d’étoffes, de tableaux, de statues, de pendules, de pièces d’argenterie, il y avait de quoi monter cinq ou six magasins.

 

– Ma parole ! déclara rudement l’inspecteur Herbert, c’est un magasin de receleur, une vraie fence ! Mettez les menottes à cette pieuse dame, et tout de suite !

 

Ce qui fut fait.

 

Dans une autre pièce il y avait un assortiment de vêtements usagés, de chapeaux, de perruques, de chaussures et de fausses barbes qui devaient servir aux malfaiteurs à se déguiser. Dans cette collection, les costumes de clergymen étaient les plus nombreux.

 

– De mieux en mieux, fit l’inspecteur. Je serais curieux de savoir comment la douce Mrs Plitch explique la présence de cette friperie dans sa sainte maison.

 

– Tout ce que vous venez de trouver, répondit-elle placidement, m’a été envoyé par des personnes charitables pour accomplir de bonnes œuvres.

 

L’inspecteur eut un vaste rire, les policemen qui étaient montés avec John Jarvis au premier étage venaient d’apparaître poussant devant eux dans l’escalier trois hommes aux mines patibulaires, dont les mains étaient réunies par des menottes d’acier.

 

– Voilà précisément, fit-il, quelques-unes de ces personnes charitables, de vieux clients de Mulberry Street, je me charge de trouver les autres.

 

Pendant que cette scène se passait au rez-de-chaussée, John Jarvis continuait à explorer fiévreusement toutes les chambres, et à son grand étonnement il ne trouvait pas trace de Miss Elsie.

 

Le family house, comme tous les repaires du même genre, avait plusieurs issues, mais elles étaient gardées par les policemen, d’ailleurs l’attaque avait été si rapide que les geôliers d’Elsie n’avaient pas eu le temps matériel de la faire disparaître ou de l’emmener.

 

Désespéré, il explora – toujours sans résultat – les caves qui renfermaient une ample provision de vin et de charbon, mais n’offraient aucun passage secret, et les greniers, encombrés de marchandises hétéroclites, entassées au hasard.

 

Il redescendit au deuxième étage et son instinct le conduisit dans une luxueuse chambre, déjà visitée par lui, mais qui seule de toutes les pièces de l’immeuble était pourvue d’un robuste coffre-fort du modèle le plus récent.

 

Brusquement il se rappela que c’était en effet à une fenêtre de cette pièce qu’il avait aperçu la jeune fille, il l’avait, dans son trouble, complètement oublié.

 

– C’est là certainement, dit-il à l’inspecteur Herbert qui était venu le rejoindre, la chambre qu’occupait Klaus Kristian.

 

– Je vais ouvrir le coffre-fort, répondit l’inspecteur, cherchez pendant ce temps si cette pièce n’a pas une issue secrète.

 

Ce ne fut pas sans peine que le coffre-fort fut ouvert, il était presque vide, mais dans un compartiment à secret, l’inspecteur découvrit six chèques de chacun cinq cents mille dollars payables à vue dans une grande banque parisienne au révérend Jérémias Bott, et deux billets de première classe au même nom, valables à bord du paquebot français La Normandie qui levait l’ancre trois jours plus tard.

 

Cet argent représentait les rançons extorquées successivement au banquier Rabington, au vieux roi de l’acier et à John Jarvis lui-même.

 

– Nous arrivons à temps, fit l’inspecteur. C’est un magnifique résultat que d’avoir retrouvé les fonds intacts.

 

– Peu importe ! s’écria le détective avec impatience… C’est Miss Elsie que je veux !… Tenez, ajouta-t-il avec agitation, voilà des robes à elle ! Elle ne peut être loin !

 

Nerveusement, il arrachait et jetait à terre les vêtements accrochés dans un grand placard d’acajou transformé en penderie.

 

– J’en étais sûr ! bégaya-t-il en proie à une violente exaltation, le bois sonne le creux, le fonds de ce placard sert de porte à une autre pièce !… Vite une hache !

 

Un policeman accourut avec une boîte d’outils. En un clin d’œil le panneau d’acajou fut défoncé, John Jarvis avait deviné juste. Le placard dissimulait l’entrée d’une étroite cellule qui servait de prison à la pauvre Elsie.

 

Elle était là, assise dans un fauteuil, vivante, mais dans quel état d’affaiblissement et de maladie ! Ses joues s’étaient creusées, ses yeux immenses avaient la fixité inquiétante de ceux des somnambules. Son corps amaigri flottait dans une robe noire. C’était plutôt le fantôme d’Elsie qu’Elsie elle-même que John Jarvis retrouvait.

 

Elle paraissait plongée dans une sorte de coma ou d’hypnose. Elle ne reconnut pas John Jarvis, elle regardait ceux qui l’entouraient sans rien dire, sans faire un geste. Docilement elle se laissa tirer de sa prison, le visage crispé d’un douloureux sourire.

 

La mort dans le cœur, John Jarvis la prit dans ses bras, sans qu’elle y opposât de résistance et la déposa dans un taxi qu’un policeman était allé chercher. Il y prit place lui-même et jeta au chauffeur l’adresse du milliardaire Todd Marvel, dont tous les New-Yorkais connaissent le palais, une des merveilles de la Cinquième Avenue.

 

Il était parti depuis dix minutes à peine lorsque Floridor, encore affublé de son déguisement de chauffeur se présenta à la porte du family house. Les policemen étaient en ce moment fort occupés à faire monter dans deux voitures cellulaires les pensionnaires de la pieuse Mrs Plitch. L’inspecteur Herbert exultait.

 

– Je suis content de ma journée, dit-il au Canadien avec lequel il échangea un énergique shake-hand ; il y a longtemps que je n’avais eu l’occasion de faire un si beau coup de filet : Ces gredins-là – à commencer par la charitable Mrs Plitch – sont tous des bandits de marque…

 

– Vous ne me dites pas, demanda précipitamment Floridor, si l’on a retrouvé Miss Elsie ?

 

– On l’a retrouvée et l’argent aussi, mais la pauvre miss est dans un état lamentable. Mr Jarvis – ou pour être plus exact M. Todd Marvel – vient de la faire transporter chez lui.

 

– Je cours les rejoindre…

 

– Attendez un instant !… Vous ne m’avez pas encore parlé du docteur Kristian ?

 

– Tout s’est très bien passé…

 

– All right ! Jusqu’au dernier moment j’ai craint que le gredin ne vous glissât entre les doigts. Ce n’est pas un malfaiteur ordinaire celui-là.

 

– Ce qui m’étonne, reprit le Canadien, c’est qu’il soit resté si longtemps à New York, ce qui nous a permis de le capturer. Il aurait pu, riche comme il l’était, gagner l’étranger depuis longtemps.

 

« Il faut croire qu’il n’a pas pu le faire. Il a sans doute été obligé de se mettre en règle avec les nombreux complices qui l’avaient aidé et qui, sans cela, l’auraient fait chanter ou l’auraient dénoncé. Il a dû leur verser des sommes considérables, car nous n’avons retrouvé aucune trace de sa fortune personnelle ici ; ce qui me surprend, c’est qu’il n’ait pas rendu la liberté à Miss Elsie, après avoir empoché l’énorme rançon qu’il a exigée des protecteurs de la jeune fille.

 

– Il avait un but, certainement. Avec un bandit aussi audacieux, il faut s’attendre à tout. Peut-être avait-il formé le projet d’épouser Miss Elsie qui est très riche. Mais qui connaîtra jamais tout ce qu’avait pu combiner ce génie malfaisant ? L’essentiel est qu’il soit hors d’état de nuire.

 

– J’allais oublier de vous dire que, d’après une dépêche arrivée ce matin à Montgomery Street, le véritable Jérémias Bott – un honnête pasteur de l’Arkansas – a été assassiné, il y a un mois dans des circonstances mystérieuses. Son cadavre retrouvé hier dans un ravin, a pu être identifié à grand-peine. Nul doute que Klaus Kristian ne l’ait tué pour s’emparer de ses papiers… »

 

Floridor prit congé de l’inspecteur et se fit conduire au palais de la Cinquième Avenue.

 

Comme il y entrait deux personnages graves et vêtus de noir en sortaient, cérémonieusement reconduits par Todd Marvel.

 

C’étaient deux médecins, deux célèbres spécialistes des maladies nerveuses.

 

Tout de suite le Canadien s’enquit de la santé de Miss Elsie.

 

– Elle n’est pas aussi malade que je le craignais, répondit le milliardaire qui paraissait un peu rassuré, certes son état est grave, mais il n’est pas désespéré. Comme je l’avais deviné, Elsie a servi de sujet à de dangereuses expériences d’hypnotisme et son système nerveux s’en ressentira longtemps. Elle est encore sous l’impression de la terreur que lui inspirait Klaus Kristian.

 

« Les médecins ont ordonné le repos le plus absolu, un régime fortifiant, et le grand air. Mais ce n’est que très lentement qu’elle se remettra des terribles secousses qu’elle a ressenties. Le moral chez elle est aussi atteint que le physique… »

 

Après une longue conversation avec Floridor, le milliardaire regagna les appartements de Miss Elsie, au chevet de laquelle un garde-malade et un interne avaient déjà été installés ; le Canadien se rendit au poste de T. S. F. installé dans le palais même pour télégraphier au banquier Rabington et à Mr Oliver Broom les grandes nouvelles de la journée.

 

Cinquième épisode

LA FIN D’UN BANDIT


CHAPITRE PREMIER

UN INCIDENT DE VOYAGE


Depuis une heure, le train rapide à destination de La Nouvelle-Orléans filait à toute vapeur, à travers les plaines arides de la province du Colorado. Cette solitude sans eau et sans arbres était semée d’étangs desséchés dont la surface couverte de cristaux de borax et de soude, réverbérait d’aveuglante façon les rayons d’un soleil torride.

 

Pas un souffle de vent, pas un nuage, pas un oiseau dans le ciel cruellement bleu. Partout une accablante chaleur qui semblait s’abattre en lourdes nappes des hauteurs du firmament, s’exhaler de la terre chauffée à blanc, fendue de larges crevasses.

 

La plupart des voyageurs somnolaient, d’autres se gorgeaient de boissons glacées dans le bar ; enfin un certain nombre, groupés sur la plate-forme arrière du dernier wagon, fumaient en regardant distraitement ces paysages de désolation.

 

– Quelle chaleur ! s’écria tout à coup un cow-boy au teint basané en allumant une cigarette mexicaine roulée dans un fragment de feuille de maïs, en guise de papier. Je plains les deux détectives qui n’ont même pas le droit de faire un somme à cause du coquin qu’ils sont chargés d’escorter !

 

Il montrait au fond du wagon un groupe de trois hommes assis en ligne sur la même banquette. Le personnage assis entre les deux autres se distinguait par sa corpulence et par la dimension énorme de ses poings que réunissaient des menottes d’acier dont un des détectives tenait l’autre extrémité roulée autour de son poignet.

 

– Il a une vraie tête d’assassin, fit un second cow-boy. Voyez ce regard faux, et cette mâchoire de bouledogue. Il nous tient compagnie depuis San Francisco ; il n’a pas prononcé quatre paroles pendant tout le trajet.

 

– Il doit être dangereux…

 

– Comment, vous ne savez donc pas camarade, que ce convict n’est autre que le fameux docteur Klaus Kristian ?

 

– Carajo ! murmura le cow-boy avec une sorte d’admiration. Ce docteur de New York dont parlent tous les journaux ?

 

– Lui-même.

 

– Celui qui a volé un cercueil de platine, enlevé une jeune fille et assassiné je ne sais combien de personnes ?

 

– Je vous affirme que c’est lui !… Mais ne criez pas si fort, il pourrait nous entendre et je n’y tiens pas… Le détective Joë Rudge, avec lequel je prenais le thé ce matin, me disait que son prisonnier, si bien enchaîné qu’il soit, fait peur à tout le monde. Il est, paraît-il, un des chefs d’une vaste association de bandits, qui a des ramifications dans tous les États de l’Union. Pour l’arrêter, il n’a fallu rien moins que l’intervention du célèbre Todd Marvel, le détective milliardaire.

 

Cette intéressante conversation fut brusquement interrompue par un cri aigu, suivi du bruit de la chute d’un corps dans l’intérieur du wagon.

 

– Une dame qui vient de s’évanouir, cria quelqu’un.

 

Les deux cow-boys et les autres voyageurs de la plateforme se hâtèrent de rentrer dans le wagon. Les Noirs vêtus de toile blanche attachés au service de tous les trains américains se hâtaient d’accourir en franchissant les passerelles qui relient les voitures les unes aux autres. En quelques minutes il y eut une vingtaine de personnes autour de la malade.

 

Cette dernière, une vieille Miss pauvrement vêtue de noir, laide et maigre à faire peur, gisait sur le plancher et paraissait ne plus donner signe de vie.

 

– C’est une congestion ! disait l’un.

 

– Non, criait un autre, c’est une embolie ! Elle est morte.

 

– Je parie dix dollars qu’elle est vivante.

 

– Tenu !

 

– Vingt dollars que ce n’est qu’une syncope !

 

– Vingt dollars que c’est une rupture d’anévrisme !…

 

Pendant qu’un boy était allé chercher la boîte à pharmacie, la foule s’était accrue et les paris allaient bon train. Le détective Joë Rudge lui-même, laissant à son camarade Mortimer, la garde du prisonnier, s’était approché du groupe, et après avoir examiné avec attention le faciès décomposé de la vieille Miss, venait de risquer cinq dollars sur l’hypothèse de la mort ; il se trouvait à ce moment tout près du cow-boy qui avait paru si bien renseigné sur les faits et gestes du docteur Kristian.

 

– Quel dommage, fit négligemment le cow-boy, qu’il n’y ait pas de médecin ici !

 

– Il y en a bien un, répondit facétieusement le détective, mais il n’exerce pas ; pour l’instant il a les mains liées, c’est le cas de le dire.

 

Et comme son interlocuteur riait aux larmes de cette charmante plaisanterie.

 

– Après tout, est-ce que vous portez tant d’intérêt à la santé de cette vieille momie ?

 

– Vous n’y êtes pas, reprit le cow-boy qui riait toujours, mais s’il y avait un médecin, nous saurions tout de suite qui est-ce qui a perdu ou gagné.

 

– Je n’avais pas pensé à cela.

 

– L’idée n’est pas si mauvaise.

 

– Parbleu ! Je pourrais à la rigueur demander une consultation au vieux coquin, mais il m’est interdit de lui enlever ses menottes. Si vous saviez toutes les recommandations qu’on m’a faites à ce sujet !

 

– Eh bien ! qu’il garde ses menottes.

 

– Puis, non… tenez, c’est impossible. S’il arrivait quelque chose, je perdrais ma place…

 

– À votre aise, fit le cow-boy en haussant les épaules et en tournant brusquement le dos à son interlocuteur.

 

Pendant qu’avait lieu cette conversation, la boîte de pharmacie avait été ouverte et on avait commencé à faire respirer des sels à la malade. On lui frictionna ensuite les tempes avec de l’eau de Cologne, on essaya, mais inutilement, d’introduire une cuillerée d’éther entre les dents serrées de la patiente.

 

Tout fut inutile, elle demeurait aussi insensible et aussi rigide qu’une pièce de bois.

 

Cependant, grâce au charitable cow-boy, les autres voyageurs n’avaient pas tardé à apprendre qu’il y avait un médecin dans le wagon. Ce fut bientôt un tollé général contre les détectives.

 

– C’est inhumain, c’est honteux ! criait-on. On laisse mourir cette pauvre Miss à deux pas d’un médecin !…

 

– Les détectives devraient être poursuivis pour homicide.

 

– Cela va de soi. Je m’offre à porter témoignage !

 

– Et moi aussi !

 

– Et moi !…

 

– Comme si ce pauvre diable de physician pouvait s’enfuir les menottes aux mains d’un train qui marche à cent milles à l’heure.

 

– Où irait-il d’ailleurs dans le désert du Colorado ? Ces détectives sont fous !

 

Les voyageurs étaient indignés, et, comme les deux policiers le comprirent, il n’eût pas fallu grand-chose pour les décider à passer de la parole à l’action.

 

Impassible, Klaus Kristian assistait à cette scène, un étrange sourire aux lèvres.

 

– Puisqu’il en est ainsi, dit enfin Joë Rudge, bien à contrecœur, je consens à ce que le docteur examine cette femme ; mais je ne lui enlèverai pas les menottes. Que le diable m’emporte si je le fais !

 

Puis se tournant d’un air maussade vers son prisonnier.

 

– Vous avez entendu, docteur. Venez voir si on peut sauver cette Miss, je vous y autorise.

 

– Vous ne m’avez pas demandé si cela me convenait, répondit Klaus Kristian d’un air goguenard.

 

– Vous refusez ?

 

– Je refuse. Cela ne me regarde pas. Il n’y a aucun article des lois américaines qui m’oblige à soigner cette femme.

 

– Vous pouvez être poursuivi pour homicide par négligence volontaire. Allez. Finissons-en. Je vous l’ordonne !

 

Joë Rudge, par une singulière contradiction, se montrait maintenant furieux du refus de son prisonnier, qui, lui, semblait prendre à cette scène un singulier plaisir.

 

– Au point où j’en suis, répondit-il avec flegme, une accusation de ce genre n’importe guère. Décidément, je refuse, ça ne me plaît pas.

 

Les voyageurs étonnés de cet inexplicable entêtement joignirent leurs instances à celles du détective. Un riche planteur de la Louisiane offrit de payer la consultation.

 

Klaus Kristian semblait hésiter. On eût dit qu’il attendait quelque chose, puis brusquement, sur un signe du cow-boy qui avait été le mystérieux instigateur de toute cette scène, il se décida.

 

– Allons, grommela-t-il, avec une mauvaise grâce évidente, je ne veux contrarier personne… Mais ce que j’en fais, c’est par pure humanité.

 

Il se leva, suivi de Joë Rudge qui tenait encore l’extrémité de la chaînette d’acier, mais qui consentit à la lâcher quelques instants à deux pas de la malade. Mais pour ne négliger aucune précaution, il exhiba un browning de gros calibre et mit en joue le docteur qui venait de s’agenouiller, et se penchant vers la vieille Miss, lui tâtait le pouls avec des gestes lents et pénibles de ses mains embarrassées par les menottes.

 

– Elle vit encore… murmura-t-il. Voyons le cœur.

 

La foule était devenue silencieuse et attendait anxieusement.

 

Klaus Kristian, avec la même lenteur, colla son oreille sur la poitrine de la patiente, et demeura une longue minute dans cette posture.

 

– Je crois, dit-il en se relevant avec effort, qu’il est encore temps d’intervenir. Je vais faire une piqûre de caféine.

 

On se hâta de lui apporter toute ouverte la boîte de pharmacie.

 

– Il y a une seringue de Pravaz, mais il faudra que quelqu’un se charge de faire la piqûre, à moins qu’on ne m’enlève les menottes.

 

– Enlevez les menottes ! cria la foule.

 

– Jamais ! s’écria rageusement Joë Rudge. Je m’y oppose formellement !

 

– Je la ferai, moi, la piqûre, déclara le cow-boy avec assurance, j’ai été trois ans infirmier à Denver.

 

Et il se plaça brusquement entre le détective et son prisonnier… et se mit en devoir de remplir la seringue.

 

Il n’avait pas encore terminé cette minutieuse opération qu’un long et strident sifflement partait de la locomotive, en même temps que le wagon était plongé dans d’épaisses ténèbres.

 

Le train venait d’entrer dans un tunnel, et presque aussitôt sa vitesse se ralentit brusquement et il stoppa dans une obscurité profonde.

 

Il y eut dans le wagon un moment de désarroi et de bousculade, au-dessus des murmures des voyageurs qui se heurtaient sans se voir, s’élevait la voix furieuse, affolée, implorante du détective Joë Rudge. Au moment où la lumière avait disparu, une poigne de fer lui avait arraché son browning, en même temps qu’un formidable « direct » l’envoyait rouler à l’autre bout du wagon.

 

Son collègue Mortimer, renversé par un croc-en-jambe, n’avait pas été mieux traité.

 

– Vite de la lumière ! criait le désespéré Joë Rudge. Le bandit m’a glissé entre les doigts ! Et le train qui reste en panne dans le tunnel ! Messieurs, je vous en prie, aidez-moi !… Il n’a peut-être pas eu le temps de sauter du wagon !

 

Ces lamentations trouvèrent d’abord peu d’écho. Chacun des voyageurs était plus préoccupé de garer son portefeuille contre les entreprises des pick-pockets toujours nombreux dans les trains américains et dont l’obscurité favorisait singulièrement les agissements.

 

Comme Harpagon après la perte de sa cassette, le détective se fût volontiers arrêté lui-même. Il empoignait à l’aveuglette ceux qui se trouvaient en face de lui, et recevait en échange force horions.

 

– De la lumière, répétait-il avec désespoir. Personne ne m’écoute. Le gredin a des complices dans le train, je vais faire arrêter tout le monde !

 

Les coups de poing pleuvaient dans l’ombre, et la mêlée allait devenir générale quand un voyageur réussit à tirer de sa poche une lampe électrique. D’autres l’imitèrent et bientôt une vive clarté illumina le wagon tout entier.

 

Comme l’avait deviné l’infortuné détective, Klaus Kristian avait disparu et avec lui sa cliente, la vieille Miss moribonde et le cow-boy humanitaire. On supposa que c’était ce dernier qui à l’aide d’une forte pince coupante, avait débarrassé le prisonnier des menottes dont on retrouva les débris sur le plancher du wagon.

 

Le train était toujours immobilisé dans les ténèbres du tunnel et l’on eut bientôt la preuve que cet arrêt était dû aux complices du docteur et n’avait eu d’autre but que de favoriser sa fuite.

 

Les bandits s’étaient servis en cette occasion d’un procédé très usité en Amérique, mais qui ne peut être employé que si la voie est parfaitement horizontale. Ils avaient graissé les rails sur une longueur de plusieurs yards.

 

Quand ce travail est exécuté convenablement les roues dont les aspérités ne peuvent plus mordre sur le rail, tournent sur place et le train s’arrête. Le même fait se produit quand la surface du rail, dans les grands froids, se recouvre d’une couche de gelée blanche.

 

Le fait est assez fréquent pour que toutes les locomotives soient pourvues d’une boîte à sable. Répandue sur les rails cette substance pulvérulente permet de nouveau aux roues d’adhérer sur la surface de l’acier, devenue moins glissante.

 

Pendant que le mécanicien et ses hommes étaient occupés de cette façon à « dépanner » leur train, les deux détectives, armés chacun d’une lampe de poche, s’étaient lancés chacun dans une direction différente à la poursuite des fuyards.

 

Aucun voyageur ne fut tenté de leur prêter main forte. Personne ne tenait à quitter le train qui pouvait se remettre en marche d’une minute à l’autre, ni à risquer de se faire écraser par un rapide ou d’essuyer le feu des bandits.

 

Les détectives d’ailleurs n’allèrent pas loin. Ils n’avaient pas fait cinquante pas que le sifflement de la locomotive leur apprit qu’on se remettait en route.

 

Ils n’eurent que le temps de regagner leur wagon où ils reprirent leur place, non sans essuyer les sourires narquois des voyageurs.

 

À la sortie du tunnel, un de ceux-ci eut même la complaisance un peu ironique de prêter sa lorgnette au malheureux Joë Rudge. Le détective put distinguer très nettement sur la scintillante surface du désert, une auto montée par trois personnes et fuyant à toute allure vers le sud.

 

Bientôt l’auto n’apparut plus que comme une petite tache grise et une courbe de la voie la déroba complètement aux regards du malchanceux détective.

 

CHAPITRE II

PRIME AU DÉNONCIATEUR


Empoisonné par son médecin, le docteur Klaus Kristian[3], le milliardaire Oliver Broom était lentement revenu à la santé. Chose singulière, on eût dit même que la tentative d’assassinat dont il avait failli être victime avait eu une heureuse influence sur son tempérament et sur son caractère.

 

Le vieillard avait repris goût à l’existence. Il se levait maintenant de bon matin, faisait chaque jour de longues courses à pied dans la campagne ou des promenades sur les eaux jaunes du Mississippi, dans un luxueux yacht à pétrole acheté tout récemment par lui. Il passait beaucoup moins de temps que par le passé dans les salles bondées de merveilles archéologiques du palais d’Isis-Lodge, dont certaines ressemblaient plus à des hypogées funéraires qu’à d’honnêtes salons modernes.

 

Le palais lui-même, une des curiosités de la Louisiane du Nord, avait quitté cet aspect lugubre qui le faisait ressembler à un vaste mausolée, pour prendre une physionomie quasi souriante qui portait à son comble l’étonnement des habitants de Clairmount, la petite ville la plus rapprochée de la luxueuse demeure.

 

Enfin, par une extraordinaire dérogation aux habitudes misanthropiques de l’archéologue milliardaire, depuis une semaine, Isis-Lodge abritait dans ses murs couverts d’hiéroglyphes et de sculptures symboliques, plusieurs invités venus de San Francisco.

 

C’étaient le fameux détective John Jarvis et son inséparable collaborateur et ami, le Canadien Floridor Quesnel ; le banquier Josias Horman Rabington de San Francisco et sa charmante pupille, Miss Elsie Godescal.

 

La jeune fille séquestrée pendant plusieurs mois par le diabolique docteur Kristian, soumise par lui à d’horribles expériences d’hypnotisme, était loin d’avoir recouvré la santé. Le gracieux ovale de son visage s’était allongé, ses joues s’étaient creusées et son sourire était d’une profonde mélancolie.

 

Sa nervosité, son impressionnabilité, déjà excessives, s’étaient encore accrues. Elle tressaillait au moindre bruit, s’inquiétait d’un rien, et demeurait parfois des heures entières silencieuse, absorbée dans une morne rêverie.

 

Seule, la présence de John Jarvis avait le pouvoir de lui rendre un peu de sa gaieté d’autrefois. Près de lui, elle se sentait heureuse, en parfaite sécurité. Sitôt qu’il s’éloignait, elle redevenait la proie de ses vaines terreurs.

 

Oliver Broom, qui affectionnait beaucoup Miss Elsie, ne savait qu’imaginer pour la distraire et pour la rassurer.

 

– Soyez raisonnable, chère petite, lui disait-il paternellement, vous savez fort bien que désormais Klaus Kristian est hors d’état de vous nuire ; son procès est activement poussé et un mois ne s’écoulera pas avant qu’il ait subi le supplice de l’électrocution.

 

– Je sens qu’il exercera toujours sur moi une mystérieuse influence, répondait tristement la jeune fille, et c’est ce qui fait mon désespoir. Il y a des moments où j’éprouve un irrésistible besoin d’aller rejoindre ce misérable, d’obéir aux ordres qu’il me donne de loin. Ce serait sans doute déjà fait, sans la minutieuse surveillance que vous exercez amicalement sur ma personne…

 

– Pauvre chère Elsie, un peu de patience, Kristian sera bientôt exécuté et vous n’aurez plus rien à redouter de lui.

 

– Qui sait ? balbutia-t-elle avec un frisson d’épouvante.

 

– Bah ! fit l’archéologue en riant, morte la bête, mort le venin !

 

– Je tremble à la seule pensée que par-delà le tombeau, ce monstre pourrait conserver une partie du pouvoir qu’il a pris sur ma pauvre cervelle…

 

– Ne songez pas à ces folies, murmura le milliardaire, troublé malgré lui ; je crois que votre imagination est pour beaucoup dans les terreurs que vous ressentez.

 

Malgré ces raisonnements, malgré les efforts de John Jarvis lui-même, Elsie n’arrivait pas à retrouver le calme et la santé morale. À mesure que les jours s’écoulaient, elle se montrait plus abattue et plus inquiète. Elle affirma, un soir, avec une conviction qui impressionnait Jarvis lui-même, que son persécuteur se rapprochait, que dans peu de temps il serait à proximité d’Isis-Lodge et qu’elle ne pourrait plus résister à ses ordres.

 

Le lendemain, à l’heure du breakfast, en parcourant les journaux que venait d’apporter le vieux majordome Wilbur Dane, elle faillit tomber en faiblesse.

 

Le hasard avait voulu que ses regards s’arrêtassent précisément sur le récit de l’évasion du docteur Kristian, qui avait réussi à s’enfuir du train qui le conduisait en Louisiane pour y être jugé.

 

– Je suis à bout de forces, murmura la jeune fille avec un découragement profond. On a laissé échapper le bandit ! Maintenant je n’aurai plus une minute de tranquillité. Vous verrez qu’il s’en prendra de nouveau à moi, à nous tous…

 

– C’est inimaginable, s’écria le banquier Rabington exaspéré. On ne viendra donc jamais à bout de ce brigand ! Il faut pourtant faire quelque chose. Que diriez-vous d’une prime de dix mille dollars offerte à qui fournira les moyens de capturer Klaus Kristian, ou seulement un renseignement intéressant.

 

– Le système de la prime a du bon, déclara John Jarvis, aussi y ai-je déjà pensé. J’ai lu les journaux de très bonne heure ce matin et j’ai fait ce qu’il fallait. Une affiche promettant une prime de quinze mille dollars au dénonciateur, est déjà apposée par mes soins à Clairmount et dans les environs. Dans la journée, l’affiche sera collée à Monroë et dans toute la Louisiane. Floridor s’en occupe en ce moment.

 

Miss Elsie remercia John Jarvis d’un faible sourire, Rabington d’un énergique shake-hand.

 

Le majordome Wilbur Dane entrait à ce moment dans la pièce, la mine effarée.

 

– Mr Jarvis, annonça-t-il, il y a un Noir qui vous demande, c’est pour la prime.

 

– Déjà, fit le détective en riant. Comment est-il ce Noir ?

 

– Il n’a rien de remarquable. Il paraît âgé d’une trentaine d’années, il est assez proprement vêtu ; il a plutôt l’air d’un ouvrier des mines.

 

– Faites-le entrer dans le petit salon, j’y vais à l’instant.

 

– Soyez prudent, dit Elsie, déjà inquiète en voyant le détective se lever pour sortir.

 

Il fut absent près de trois quarts d’heure ; il revint accompagné de Floridor. Tous deux paraissaient très satisfaits.

 

– Je crois, dit gravement Jarvis, que la prime est gagnée. Ce Noir connaît le repaire du docteur Kristian et il m’a donné d’intéressantes précisions sur l’évasion de celui-ci. C’est un jeune apache de San Francisco, un « hoodlum », le Petit Dadd, qui a joué le rôle de la vieille Miss évanouie, le prétendu cow-boy est un dangereux bandit connu sous le nom de Jonathan et qui a pour spécialité d’arrêter et de dévaliser les trains ; c’est lui certainement qui a eu l’idée de graisser les rails pour forcer le convoi à s’arrêter sous le tunnel. Le docteur a pour l’instant établi son quartier général dans une ferme abandonnée, située à une soixantaine de milles sur la frontière de l’Arkansas.

 

– Comment le Noir a-t-il pu connaître tous ces détails ? demanda Miss Elsie.

 

– Tout simplement parce qu’il fait partie de la bande du docteur.

 

– À votre place, je ne m’y fierais pas, murmura le banquier, en secouant la tête.

 

– Je crois au contraire qu’on peut avoir confiance en lui – jusqu’à un certain point. Ce n’est pas un bandit ordinaire, il a plutôt été victime des circonstances.

 

– En êtes-vous bien sûr ?

 

– Vous allez en juger. Il y a six mois, dans l’État de Nevada, il avait été chargé de conduire un fourgon rempli de barres d’argent, de la mine à la ville voisine. Le convoi fut attaqué et pillé par la bande du docteur, et notre Noir – il se nomme Peter David – fut fait prisonnier : on le crut complice des voleurs, et apprenant qu’il était condamné par défaut à trois ans de réclusion, il céda aux sollicitations et aux menaces et s’enrôla dans la troupe.

 

– Si tout cela est exact ?

 

– Il m’a donné les moyens de contrôler ses affirmations. Actuellement, il ne désire qu’une chose : vivre honnêtement après avoir fait réviser le jugement qui le condamne. Il est écœuré de la société des coquins qui l’ont embrigadé.

 

– L’espoir de toucher la prime, fit l’archéologue milliardaire, avec un petit rire sec, entre bien pour quelque chose, je pense, dans ces vertueuses dispositions.

 

– Cela est très humain et surtout très américain, répondit tranquillement John Jarvis, mais il y a encore autre chose : Peter David est amoureux et il compte se marier sitôt qu’il aura régularisé sa situation avec la justice.

 

« Ce qu’il y a de plus curieux, ajouta-t-il en se tournant vers Miss Elsie, c’est que vous connaissez la fiancée du Noir.

 

– Je ne vois pas qui cela peut être, dit précipitamment la jeune fille. À moins que ma femme de chambre Betty, disparue si mystérieusement…

 

– C’est elle-même. Cette courageuse fille, qui vous montra tant de dévouement, est prisonnière des bandits qui ont fait d’elle leur esclave, mais elle a su prendre sur Peter David une grande influence. C’est elle qui l’a décidé à venir me trouver…

 

– Il y a dans cette histoire quelque chose qui n’est pas clair, objecta le banquier Rabington, toujours méfiant. Comment Klaus Kristian a-t-il pu permettre à ce Noir de venir jusqu’ici ? Voilà ce que je ne m’explique pas.

 

– Vous ignorez donc que les hommes de la bande du docteur viennent très fréquemment à Clairmount, où ils ont de nombreux complices ? Peter David m’a affirmé que Kristian était renseigné jour par jour sur tout ce que nous faisions…

 

Le détective dit adieu à ses amis, il voulait être arrivé le soir même à proximité du repaire de Kristian, et il comptait commencer l’attaquer soit pendant la nuit, soit au lever du soleil. En partant, il promit à Miss Elsie de s’occuper avant toute chose de délivrer la fidèle Betty.

 

Une demi-heure plus tard, la Rolls Royce de John Jarvis stoppait en face du bureau de police de Clairmount. Les deux détectives y pénétrèrent suivis de Peter David.

 

Le Noir qui, à l’instigation de Betty, s’était décidé à jouer contre le docteur Kristian une si périlleuse partie était de physionomie et d’allures sympathiques, ses gros yeux exprimaient la bonté et la douceur ; son rire bruyant sonnait clair la franchise et l’insouciance. Grand et robuste il était vêtu d’un pantalon de toile, soutenu par une ceinture de flanelle rouge, et d’un veston de cuir. Un feutre à grands bords et une paire de bottes à gros clous complétaient son costume, qui dans cette région est aussi bien celui des cow-boys que des prospecteurs ou des travailleurs de plantations.

 

John Jarvis demanda le coroner qu’il connaissait personnellement, mais ce magistrat était absent. Il n’y avait au bureau de police que son secrétaire, un métis d’origine mexicaine, qui neuf fois sur dix, remplaçait son patron, presque toujours parti à la chasse ou à la pêche sur les bords du fleuve.

 

La physionomie du secrétaire Pablo Pedrillo ne plut pas à John Jarvis. Il semblait à la fois sournois et hargneux, et ses petits yeux aux prunelles jaunes ne regardaient jamais en face. Il paraissait plein de suffisance et pénétré de l’importance de ses fonctions. Tout en parlant, il faisait chatoyer avec ostentation les facettes d’un gros rubis qu’il portait à l’annulaire de la main droite.

 

Jarvis qui n’était venu trouver le coroner que pour se procurer une vingtaine d’hommes résolus, policemen ou miliciens, afin de cerner le repaire du docteur, fit part de ses projets à Pedrillo.

 

Celui-ci, à la grande surprise du détective, déclara qu’une expédition pareille ne se décidait pas ainsi au pied levé et qu’il était indispensable de consulter le coroner qui ne rentrait que fort tard dans la soirée, puis, comme pour bien montrer l’étendue de son autorité à un personnage aussi important que John Jarvis, il annonça qu’il avait l’intention d’interroger longuement Peter David et de le garder en prison jusqu’à plus ample informé.

 

Le détective ne comprenait rien à l’attitude de l’arrogant métis, qui par jalousie de métier ou pour toute autre cause, faisait preuve de la plus mauvaise volonté.

 

– Comment ! lui dit Jarvis avec un commencement de colère, je vous donne les moyens de débarrasser le pays d’une redoutable bande, et vous refusez !

 

– Nous verrons plus tard ! dit Pedrillo d’un ton hautain. Je réfléchirai.

 

– Vous savez fort bien qu’avec les espions dont il dispose, Klaus Kristian sera prévenu. Si on veut le capturer, il faut aller très vite.

 

– Ce n’est pas mon opinion. En attendant, je vais interroger ce coquin de nègre, qui me paraît des plus dangereux.

 

Et il montrait Peter David dont le visage avait pâli à la façon des Noirs, c’est-à-dire que ses joues étaient devenues d’un gris cendré. Le pauvre diable regrettait amèrement d’être venu pour ainsi dire se jeter dans la gueule du loup. John Jarvis le rassura d’un coup d’œil.

 

– Je suppose, dit-il à Pedrillo, que nous pouvons, mon ami Floridor et moi, assister à l’interrogatoire.

 

– J’en ai décidé autrement, déclara le métis avec insolence.

 

Sans plus de cérémonie, il jeta la porte au nez des deux détectives et s’enferma à double tour avec Peter David dans son cabinet.

 

Furieux, ils demeurèrent dans la petite pièce blanchie à la chaux qui servait de salle d’attente.

 

– Quel niais prétentieux que ce Pedrillo ! grommela Floridor.

 

– Avant peu je compte rabattre son arrogance, murmura John Jarvis.

 

– En attendant, je vais tout voir, fit le Canadien en collant un œil à une fente de la porte.

 

– Et moi je vais tout entendre ! ajouta Jarvis, qui avait approché de son oreille un disque de métal qui n’était autre qu’un minuscule, mais très puissant microphone d’invention récente.

 

Pedrillo avait fait asseoir Peter David à quelque distance du bureau derrière lequel il s’était assis et qui supportait entre autres objets un browning chargé, une alcarazas de terre rouge pleine d’eau fraîche, un verre et diverses paperasses.

 

Il faisait une chaleur étouffante. Le secrétaire commença par s’administrer un grand verre d’eau glacée puis l’interrogatoire commença. À la grande surprise de John Jarvis, Pedrillo semblait avoir laissé de côté l’arrogance dont il venait de faire preuve et il essayait de rassurer son prisonnier par toutes sortes de paroles mielleuses.

 

– Raconte-moi franchement tout ce que tu sais, lui dit-il, je t’interroge pour la forme. Si tu me dis la vérité, je te remettrai en liberté tout à l’heure.

 

Ainsi encouragé, le Noir répéta, sans se faire prier et à peu près dans les mêmes termes, tout ce qu’il avait révélé le matin à John Jarvis.

 

Tout en l’écoutant, Pedrillo avait ouvert un tiroir et sans que son prisonnier pût se rendre compte de ce qu’il faisait, il avait tiré d’une boîte une pilule de la grosseur d’une tête d’épingle, l’avait jetée dans son verre qu’il avait ensuite rempli d’eau.

 

Pas plus que le Noir, Floridor n’avait pu voir la minuscule boulette qui s’était, presque instantanément, dissoute dans l’eau, sans en troubler la transparence.

 

Depuis un instant, Peter David dont le front était couvert de sueur, regardait avec envie le verre et l’alcarazas, mais il n’osait dire qu’il mourait de soif. Pedrillo qui s’en était aperçu depuis longtemps le regardait avec un sourire bizarre.

 

– Tu dois avoir la gorge sèche, lui dit-il enfin, tu peux boire, cette eau est délicieusement fraîche.

 

Le Noir ne se fit pas répéter deux fois cette invitation. Il s’empara du verre et vida d’une seule gorgée la moitié de son contenu, puis, ainsi désaltéré, il continua son récit.

 

– Alors, lui demanda tout à coup Pedrillo d’un ton ironique, tu es sûr de faire arrêter Klaus Kristian ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Eh bien, moi je ne le crois pas.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que, misérable, tu es déjà puni de la trahison que tu viens de commettre ; apprends que je suis un des fidèles du docteur. L’eau que tu as bue est empoisonnée. Tu n’as pas dix minutes à vivre !

 

Le Noir, en proie à une terreur folle, poussa un hurlement de bête aux abois.

 

Au même instant, la porte volait en éclats, John Jarvis et Floridor faisaient irruption dans la pièce. Avant que Pedrillo, surpris par cette intervention, eût le temps de s’emparer de son browning, Floridor l’avait saisi à la gorge et l’avait à moitié étranglé.

 

– Ne perdons pas de temps, dit Jarvis d’une voix brève, vite le contrepoison ou tu vas mourir !

 

– Il n’y en a pas… râla Pedrillo.

 

– Tu mens !… D’ailleurs nous allons bien voir, Floridor, fais ce que je t’ai dit !

 

Le Canadien ne se fit pas répéter deux fois cet ordre. Il pinça le nez de Pedrillo de telle façon que celui-ci fut obligé d’ouvrir la bouche ; alors, malgré sa résistance désespérée, il lui fit absorber jusqu’à la dernière goutte d’eau contenue dans le verre.

 

– Maintenant, dit tranquillement John Jarvis, je suis sûr qu’il va trouver le contrepoison.

 

Pedrillo tremblait de peur, ses dents claquaient.

 

– Là !… là… bégaya-t-il, dans le tiroir…

 

John Jarvis avait pris une boîte qui contenait des pilules blanches.

 

– Non pas celle-là, balbutia le misérable, les cheveux hérissés, les yeux agrandis par une indicible épouvante… Les pilules noires…, une seule suffira… Vite, de grâce…

 

Ce fut tout ce qu’il put dire, sa voix s’étranglait dans son gosier tellement il avait peur.

 

– Tant pis pour toi si tu as essayé de nous tromper, lui dit froidement John Jarvis, mais d’abord, commençons par Peter David.

 

Pendant toute cette scène le Noir n’avait ni bougé, ni parlé. Une torpeur invincible le gagnait, une froideur glaciale s’emparait de ses extrémités, ses lèvres bleuissaient, les globes de ses yeux chaviraient lentement.

 

– Pourvu qu’il soit encore temps !… murmura John Jarvis remué par cet horrible spectacle.

 

Avec toute la rapidité dont il était capable, Floridor rinça le verre, le remplit, y fit fondre une pilule noire et fit boire le malheureux Noir qui se laissa faire machinalement, comme s’il n’eût déjà plus eu conscience de ce qui l’entourait.

 

– À moi ! Je vous en supplie, râla Pedrillo. Mes mains se paralysent… Le froid gagne le cœur…

 

– J’ai grande envie de te laisser crever comme un chien, grommela le Canadien, tu ne l’aurais pas volé.

 

Il prépara cependant et fit boire un verre d’antidote au métis qui l’absorba avec une fiévreuse avidité.

 

L’effet du contrepoison fut d’ailleurs assez lent à se produire, surtout chez le Noir qui avait attendu plus longtemps avant d’en prendre. Ce ne fut qu’au bout d’une heure que les deux intoxiqués recouvrèrent complètement l’usage de leurs mouvements.

 

John Jarvis avait glissé dans sa poche les deux boîtes de pilules dont il se proposait d’effectuer l’analyse chimique sitôt qu’il aurait un moment de loisir.

 

Le détective était assez embarrassé de la bizarre situation où il se trouvait placé quand le coroner lui-même entra, le fusil en bandoulière, les épaules chargées d’une carnassière pleine de courlis, de vanneaux, de pluviers et d’autres oiseaux d’eau qu’il avait tués dans les marécages qui bordent le Mississippi.

 

Le magistrat qui avait été en relations avec John Jarvis lors du vol du cercueil de platine, le salua cordialement et le fit passer dans son cabinet. Là, le détective lui raconta, sans rien omettre, tout ce qui venait de se passer.

 

– Ce que vous m’apprenez ne me surprend pas, déclara le coroner. Pedrillo m’est depuis longtemps désigné comme un des espions que subventionne Klaus Kristian dans la région et je n’attendais qu’une occasion de le pincer en flagrant délit. Je vais le faire expédier aujourd’hui même à la prison de Monroë.

 

« En ce qui concerne la capture du docteur et de sa bande, je suis entièrement à votre disposition. Leur arrestation serait un soulagement pour toute la région. Mais si vous voulez m’en croire prenez les plus grandes précautions pour que personne n’ait vent de votre expédition.

 

– Je sais que Klaus Kristian a sa police à lui.

 

– N’en doutez pas, il serait immédiatement prévenu. Voici ce que je vous conseille. Ne partez qu’à la nuit tombante. Les hommes dont vous avez besoin seront convoqués par moi isolément, sans attirer l’attention, et un car vous transportera rapidement à proximité du repaire des bandits. Il vous sera facile de cerner leur camp pendant la nuit et de tomber dessus à l’improviste au point du jour.

 

John Jarvis ne put qu’approuver ces sages dispositions et remonta en auto avec Floridor et Peter David, dont le grand air acheva de dissiper l’engourdissement. Le pauvre Noir ne savait comment exprimer sa reconnaissance à ses sauveurs.

 

CHAPITRE III

UN COUP DE POIGNARD DANS LE CŒUR


Aux premiers rayons du matin, sous les écharpes légères de la brume, le paysage apparaissait, dans toute la grâce sauvage d’une nature vierge encore des outrages de la civilisation… Des troupes d’outardes, d’oies sauvages et de canards quittaient avec des cris joyeux les immenses champs de roseaux desséchés qui bruissaient au vent du matin. De gros caïmans au dos couvert de mousses verdoyantes se laissaient voluptueusement aller au fil de l’eau, en humant la première caresse du soleil. D’autres, tout petits, frétillants comme des lézards, se jouaient par myriades dans les étangs marécageux qui bordent les rives du Mississippi.

 

Le feuillage des grands peupliers blancs frissonnant sous la brise faisait entendre sa mélancolique chanson. Tout un monde de libellules et de coléoptères, aux corselets étincelants, s’échappait du tronc pourri des vieux saules, et des milliers de petits oiseaux secouaient leurs ailes humides de rosée et répondaient par leurs pépiements joyeux au coassement mélancolique des grenouilles géantes.

 

Une presqu’île formée par un rio, affluent du Mississippi, était couverte d’un bois touffu de hêtres, d’érables, de chênes et de lauriers au-delà desquels s’étendait un autre marécage. À trente milles à la ronde, la région entièrement déserte présentait le même caractère. Les fièvres mortelles qui montent de la boue putride, chauffée par le soleil, en avaient toujours chassé les squatters et les colons.

 

C’est au centre du bois qui couvrait la presqu’île que s’élevaient les ruines de la ferme abandonnée où le docteur Klaus Kristian et sa bande s’étaient réfugiés, à peu près certains que personne – même si leur retraite venait à être connue – ne viendrait les y déranger.

 

Depuis de longues années, le bâtiment qui remontait au temps de l’occupation de la Louisiane par la France, n’avait tenté aucun de ces voleurs de terrains si nombreux en Amérique. Tous ceux qui avaient tenté de s’établir dans cet endroit maudit avaient péri misérablement. Le voisinage des marais en rendait en certaines saisons l’atmosphère mortelle. Le dernier propriétaire, sa femme et ses quatre enfants avaient succombé aux fièvres, la même semaine, et un chasseur avait retrouvé leurs squelettes nettoyés par les fauves et les insectes.

 

Le docteur Klaus Kristian connaissait parfaitement cette sinistre légende, mais il s’était promis de quitter cette demeure inhospitalière sitôt que viendrait la saison des fièvres. En attendant, lui et ses hommes avaient là une retraite à peu près sûre, et située à proximité d’Isis-Lodge dont le bandit avait certaines raisons de ne pas s’éloigner.

 

Cette nuit-là, Klaus Kristian était revenu très tard d’un voyage à la ville de Monroë où il s’était rendu à cheval.

 

En entrant dans le vieux bâtiment, il avait été surpris de ne voir personne, la ferme semblait avoir été abandonnée précipitamment. Les caisses déclouées, les vêtements et les ustensiles jetés pêle-mêle sur le sol, décelaient une fuite soudaine.

 

– Est-ce que ces coquins m’auraient abandonné, songea-t-il, en montant à la chambre qu’il occupait au premier étage. Mais non, il y a autre chose… Je n’ai même pas trouvé Betty. Pour qu’ils l’aient emmenée, il faut qu’il se soit passé quelqu’événement grave.

 

La chambre présentait les mêmes traces de désordre que les pièces du rez-de-chaussée. Le docteur constata avec colère qu’une petite valise où il renfermait des papiers importants avait disparu.

 

Il ne savait que penser, lorsqu’à la clarté de sa lampe électrique de poche, il aperçut bien en vue, au milieu de la table placée au centre de la pièce, une feuille de papier sur laquelle on avait griffonné les lignes suivantes :

 

Peter David a trahi. Pedrillo est en prison. John Jarvis est en route pour cerner la ferme au lever du jour. Venez nous rejoindre sans retard au refuge.

 

Dadd.

 

Avec un grand sang-froid le bandit examina la situation. Il n’y avait évidemment qu’une chose à faire, suivre le conseil de Dadd. Le refuge auquel ce dernier faisait allusion était une cabane de branchages et de roseaux, bâtie dans la partie la plus inaccessible du marécage, et où les bandits pouvaient à la rigueur se cacher pendant quelques jours.

 

Après s’être assuré du bon fonctionnement de son browning, le bandit se mit en route, mais il n’avait pas fait trente pas qu’un grondement retentit à ses côtés. Il faisait déjà assez clair pour que Klaus Kristian pût reconnaître un redoutable dogue, de la race de ceux que les planteurs employaient autrefois à la chasse des esclaves marrons.

 

Le claquement sec d’une détonation se fit entendre ; le dogue avait roulé sur le sol, dans un hurlement d’agonie.

 

Klaus Kristian s’enfuit à toutes jambes sous une grêle de balles. Les coups de feu illuminaient toute la lisière du bois où John Jarvis avait embusqué ses hommes.

 

Pliant le dos, se faufilant entre les arbres, le fugitif contourna la ferme et s’engagea dans un autre sentier. Là aussi le passage lui était fermé et des aboiements furieux éclataient de toutes parts dans les fourrés.

 

Blessé d’une balle à la jambe, les vêtements déchirés aux épines des buissons, il parvint à grand-peine à rentrer dans la ferme, dont il barricada toutes les issues avec des caisses, des tonneaux, des pièces de bois, tout ce qui lui tomba sous la main.

 

Il était momentanément en sûreté, mais, il le comprenait, sa capture n’était qu’une affaire de temps ; de tous côtés la retraite lui était coupée.

 

Il se rendait aussi parfaitement compte que, cette fois, on ne cherchait nullement à le prendre vivant. On voulait simplement se débarrasser de lui, comme d’une bête malfaisante ; les coups de feu qu’il venait d’essuyer le prouvaient surabondamment.

 

Il remonta dans la chambre dont la fenêtre était munie d’épais volets de bois percés d’une meurtrière. Il avait une carabine, un browning et une certaine quantité de cartouches, il pouvait tenir encore longtemps, et d’ici là on viendrait peut-être à son secours.

 

Le bâtiment très ancien avait d’épaisses murailles ; il datait des anciennes luttes des Peaux-Rouges contre les Blancs, et les fenêtres très étroites étaient grillées de solides barreaux. Enfin de la chambre, on commandait l’unique porte qui donnât accès dans l’intérieur de la ferme.

 

Tout en réfléchissant, Klaus Kristian ne perdait pas de vue la lisière du bois où s’abritaient ses ennemis.

 

– S’ils savaient que je suis tout seul, songea-t-il, ils n’y mettraient pas tant de façons.

 

À ce moment un Noir sortit d’un buisson et se mit à ramper dans la direction de la porte. Le docteur le visa longuement, et tira. Atteint à l’épaule, le Noir eut un soubresaut convulsif et demeura immobile.

 

– Et d’un ! ricana le bandit, à un autre ! Mais…

 

Il s’était retourné brusquement, il venait d’entendre derrière lui, un bruit singulier, qui semblait partir de la cheminée de la chambre.

 

Il s’approcha, deux jambes maigres et couvertes de suie se trémoussaient au-dessus de l’âtre. Il empoigna une des jambes et la tira de toutes ses forces. Dans l’intérieur du tuyau, il y eut une explosion de jurons et d’imprécations.

 

– Laissez-moi donc tranquille, docteur, criait-on, vous me faites mal. C’est moi Dadd, le petit Dadd !

 

De surprise, le docteur lâcha la jambe qu’il tenait.

 

La minute d’après, il courait à la meurtrière qu’il avait un instant quittée. Il lui semblait avoir entendu du bruit au rez-de-chaussée.

 

Il ne s’était pas trompé, un Noir avait mis à profit sa courte absence pour s’approcher de la porte, et il en entamait le bois avec un solide bowie-knife.

 

Klaus Kristian mit l’homme en fuite à coups de browning et retourna à la cheminée.

 

Un personnage mince et fluet achevait d’en sortir, le visage, les mains et les cheveux si complètement barbouillés de suie qu’on eût pu le prendre pour un nègre.

 

Le nouveau venu, un étique adolescent dont le visage osseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeux verdâtres, offrait un comique irrésistible, n’était autre que celui qui avait joué le rôle de la vieille miss évanouie, lors de l’évasion. En l’apercevant, ainsi barbouillé, Klaus Kristian ne put s’empêcher de rire.

 

– D’où viens-tu, mauvais drôle ? lui dit-il paternellement. Et par où diable as-tu passé ?

 

– Parbleu vous le voyez bien, grommela Dadd en s’essuyant le visage avec un vieux journal ; tout à l’heure, j’ai cru que vous alliez m’arracher la jambe !…

 

Dadd était ce qu’on appelle à San Francisco un « hoodlum », un jeune rôdeur ; le docteur l’avait cueilli un beau matin sur le pavé de la grande ville de l’Ouest et, amusé de sa face simiesque et de ses espiègleries, l’avait enrôlé dans sa bande. Dadd avait pour le docteur un dévouement et une admiration sans bornes.

 

– Tout cela ne m’explique pas, méchant babouin, reprit Kristian, comment tu as pu traverser la ligne des policemen.

 

– Ah ! voilà ! fit le jeune voyou, avec un facétieux clignement d’œil. Ça n’est pas à la portée de tout le monde. J’ai grimpé dans un arbre et j’ai sauté de branche en branche, comme un écureuil, jusqu’à ce que j’aie atteint le grand platane qui s’étend au-dessus de la ferme. J’ai pris pied sur le toit. Je me suis étendu à plat ventre dans les herbes qui le couvrent et j’ai pu entrer dans la cheminée sans être vu.

 

– Ça ne m’avance pas à grand-chose que tu sois là, reprit durement le docteur ramené au sentiment de la situation. Que font Jonathan et les autres ?

 

– Désarroi complet. Ils ne savent que faire. Il y en a qui croient que vous êtes pris. Ils sont découragés. Ils n’ignorent pas que s’ils sortent de leur refuge, ils tomberont sous les balles des policemen.

 

– Ce sont des poltrons, de vraies brutes. Il n’y a nulle initiative, nulle intelligence à attendre d’eux quand je ne suis pas là !… Enfin, tu as bien fait de venir. Tu vas peut-être m’être utile.

 

Kristian s’était assis à la table, sur laquelle se trouvaient du papier et de l’encre.

 

Cinq longues minutes, le docteur demeura plongé dans ses réflexions, puis il se mit à écrire fiévreusement :

 

– Oui, grommela-t-il, il n’y a que ce moyen, si hasardeux soit-il.

 

Dadd en faction à la meurtrière venait de tirer un coup de feu sur les assaillants. Ceux-ci y répondirent par une fusillade nourrie. Une balle fit sauter dans l’intérieur de la pièce un large éclat de bois.

 

– Du train dont ils y vont, dit froidement le docteur, ils seront ici avant une demi-heure. Écoute ici, Dadd.

 

– Que faut-il faire ?

 

– Tu peux retourner par le même chemin que tu as pris pour venir ?

 

– Parbleu !

 

– Tu vas porter ce billet à Jonathan, il faut qu’il suive exactement les instructions que je lui donne. Tu lui remettras aussi ces deux flacons que j’enveloppe soigneusement, prends garde de les casser ou de les perdre, ma vie en dépend. Tu as compris ? Maintenant, il commence à faire jour, fiche-moi le camp et ne te fais pas prendre.

 

Klaus Kristian avait habitué tous ceux qui l’approchaient à l’obéissance la plus passive. Sans se permettre la moindre réflexion, Dadd glissa le billet et les flacons dans la poche intérieure de sa veste de toile et disparut dans le tuyau de la cheminée.

 

Pour distraire l’attention des assaillants pendant que son messager sauterait du toit dans les branches du platane, le docteur tira plusieurs coups de feu, et au bout d’une dizaine de minutes il fut à peu près certain que Dadd, grâce à son agilité simiesque, avait pu gagner la cime des grands arbres où il se trouvait en sûreté.

 

Dès lors le docteur ne se donna plus la peine de répondre aux coups de feu de ceux qui l’assiégeaient.

 

Ces derniers voyant qu’il ne se défendait plus crurent d’abord à une ruse de guerre, puis ils s’enhardirent. Après quelques hésitations, la porte fut enfoncée à coups de hache et les policemen que dirigeaient John Jarvis et Floridor envahirent le rez-de-chaussée.

 

À leur grande surprise, il était vide, le browning au poing, ils montèrent au premier étage.

 

Là un horrible spectacle les attendait.

 

Le docteur Klaus Kristian gisait étendu sur le dos, au milieu d’une mare de sang. À côté de lui un bowie-knife rouge jusqu’au manche, avait sans nul doute causé la profonde blessure qui trouait la cage thoracique, juste à la place du cœur.

 

John Jarvis posa la main sur la poitrine du docteur, approcha de ses lèvres une glace de poche qui ne fut pas ternie. Klaus Kristian était bien mort. Les extrémités commençaient à se refroidir et ses traits offraient cette crispation qui pince les narines, abaisse le coin des lèvres et qui est un des signes caractéristiques de la disparition de la vie. Les médecins l’appellent le faciès hippocratique, parce qu’elle fut observée pour la première fois par le grand Hippocrate.

 

– C’est à n’y rien comprendre, murmura John Jarvis. Puis où sont les autres ?…

 

– Je suppose qu’ils se sont enfuis par quelque souterrain, après avoir tué leur chef.

 

– Non, objecta Peter David, il n’y a pas de souterrain, le terrain est trop marécageux pour qu’on puisse le creuser. Ce n’est pas cela… Les bandits ont dû être prévenus et se réfugier dans les marais, où ils se sont ménagés une retraite que je connais bien mais qui est à peu près inabordable.

 

– L’essentiel, fit le Canadien en montrant le hideux cadavre, c’est que nous soyons débarrassés de ce génie malfaisant.

 

Un policeman venait d’entrer dans la chambre, la physionomie toute bouleversée.

 

– Descendez vite, cria-t-il, les bandits viennent de mettre le feu à la forêt en deux ou trois endroits ; et l’on entend à travers les flammes des appels déchirants, des cris de femme.

 

– Betty ! s’écria Peter David en s’élançant hors de la chambre. Ils vont la brûler toute vive, si nous n’arrivons à temps.

 

John Jarvis et tous ses hommes se précipitèrent du côté d’où partaient les cris. Le feu alimenté par les roseaux desséchés qui couvraient le marécage se propageait avec une rapidité terrible et gagnait la forêt qui disparaissait déjà sous un épais nuage de fumée.

 

Peter David qui, sans réfléchir, s’était élancé au milieu du brasier, aperçut bientôt Betty, attachée au tronc d’un érable avec des cordes et entourée d’un cercle de feu qui allait sans cesse en se rétrécissant.

 

À demi asphyxiée, la malheureuse n’avait plus la force d’appeler au secours. Peter coupa rapidement les cordes, chargea Betty sur ses épaules et sous une pluie de flammèches et d’étincelles parvint à rejoindre ses camarades.

 

Tout le monde d’ailleurs dut fuir devant l’incendie qui prenait de grandes proportions et se réfugier de l’autre côté d’un étang qui offrait aux flammes un obstacle infranchissable.

 

Là on s’occupa de ranimer Betty et de panser les brûlures qu’elle portait aux mains et au visage.

 

John Jarvis et ses hommes durent attendre deux longues heures avant de pouvoir passer. Heureusement l’incendie, limité par les eaux du marécage, se localisa de lui-même. Puis les plantes aquatiques desséchées, après avoir jeté de hautes flammes claires, s’étaient éteintes comme un feu de paille. Seuls les gros arbres qui entouraient la ferme continuaient à brûler.

 

À midi tout était terminé.

 

John Jarvis eut la satisfaction de voir repartir indemnes dans le car qui les avait amenés tous les hommes qui avaient fait partie de cette expédition de police. Un seul, celui qui avait été blessé à l’épaule, était assez sérieusement atteint.

 

D’ailleurs ils étaient presqu’aussi satisfaits d’avoir contribué à la mort du redoutable bandit que de la façon royale dont ils avaient été payés de leur peine.

 

S’ils avaient pris Klaus Kristian vivant, ils eussent certainement procédé à son exécution sommaire et l’eussent lynché sans miséricorde.

 

Betty avait été déposée avec précaution par Peter David dans l’automobile et le Noir lui faisait absorber quelques cuillerées d’un cordial énergique.

 

John Jarvis n’attendait plus que le retour de Floridor pour reprendre le chemin d’Isis-Lodge. Le Canadien était en effet demeuré eu arrière du reste de la troupe et le détective commençait à s’inquiéter de l’absence prolongée de son fidèle collaborateur lorsqu’il le vit accourir tout essoufflé.

 

– Dépêche-toi donc, lui cria-t-il, j’allais aller à ta recherche. Pourquoi donc es-tu resté si longtemps ?

 

– J’ai eu la curiosité de retourner jusqu’à la ferme pour voir s’il ne s’était produit rien de nouveau.

 

– Eh bien ?

 

– Le cadavre de Klaus Kristian avait disparu. Que pensez-vous de cela ?

 

– C’est en effet assez singulier, murmura le détective devenu soucieux. Je ne suppose pourtant pas que les bandits qu’il commandait veuillent lui faire des obsèques solennelles.

 

– Ce n’est pas cela, dit le Canadien, je crois moi, tout simplement, que les amis aussi bien que les ennemis de Klaus Kristian veulent être bien sûrs qu’il est réellement mort ; ils ont voulu le vérifier par eux-mêmes, de visu.

 

– Tu as raison c’est la seule explication plausible. Enfin, de toute façon, nous voilà débarrassés de ce misérable.

 

Tout en parlant Floridor avait remis le moteur en marche. On reprit le chemin d’Isis-Lodge. John Jarvis avait hâte d’annoncer sa victoire à Miss Elsie qui elle-même, attendait sa venue avec une grande impatience.

 

Installée sur la plus haute terrasse du palais et armée d’une longue-vue, elle guettait le retour de l’auto. Sitôt qu’elle l’eut aperçue, elle sauta dans l’ascenseur et atteignit le vestibule au moment même où John Jarvis en franchissait le seuil.

 

– Le docteur est-il capturé ? demanda-t-elle anxieuse.

 

– Mieux que cela, il est mort, vous pourrez désormais dormir tranquille.

 

– J’ose à peine y croire…

 

– Et je vous apporte encore une bonne nouvelle, nous avons retrouvé et délivré Betty, non sans mal d’ailleurs, les bandits étaient en train de la faire brûler vive.

 

– Pauvre Betty, murmura la jeune fille avec émotion, comment pourrai-je la récompenser !… Où est-elle ? Je veux la voir !…

 

– Vous la verrez après le breakfast, répliqua gaiement Oliver Broom qui venait d’entrer à l’improviste. Vous oubliez que nous sommes encore à jeun, et que votre protégée est dans le même cas.

 

Le vieux roi de l’acier, maintenant complètement rétabli, avait offert son bras à la jeune fille et l’on passa dans la salle à manger où se trouvaient déjà le banquier Rabington et Floridor.

 

C’était une des pièces les plus somptueuses du palais. Les murailles étaient tendues de cuir gaufré, doré et colorié, de précieux bahuts et des vaisseliers arrachés à la France et à l’Italie, étalaient des verreries chatoyantes, des faïences et des porcelaines d’une valeur inestimable. Par les hautes fenêtres qu’encadraient des rideaux de brocatelle aux plis cassants retenus par des câbles d’or, des vitraux gothiques versaient une lueur mystérieuse. Ils représentaient les Noces de Cana, la Pêche miraculeuse, le Festin des Centaures et des Lapithes et le Banquet de Nabuchodonosor. La table et les sièges, en ébène incrusté d’ivoire et de pierres dures étaient de véritables pièces de musée, des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Aux quatre angles de gigantesques amphores en cristal de roche, remplies de glace, répandaient une fraîcheur délicieuse. Enfin le lustre en cuivre martelé était une merveille de l’art hollandais au XVIe siècle.

 

Le menu était digne de ce splendide décor, car le maître de la maison était aussi érudit en cuisine que dans toute autre branche du savoir. À côté des mets classiques nous citerons pour mémoire à titre de curiosité un rôti de nandou farci de bécassines et présenté sur un lit d’ignames à la sauce caraïbe et les queues de jeunes alligators lardées et truffées, qui malgré leur légère odeur de musc, sont, au dire des connaisseurs, un régal incomparable[4].

 

Miss Elsie toucha à peine aux mets que lui présentait solennellement dans les plats en or massif au chiffre d’Oliver Broom un maître d’hôtel à l’attitude imposante. Dès le dessert qui offrait au milieu des massifs d’orchidées parant la table une étonnante variété de tous les fruits que produisent les tropiques, la jeune fille s’était levée et avait couru à la chambre de Betty.

 

La fidèle camériste avait eu, somme toute, plus de peur que de mal. Les brûlures du visage étaient sans gravité, seules celles des mains étaient sérieuses. Peter David avait profité de la circonstance pour rendre à la jeune fille tous les soins, tous les petits services d’un adorateur dévoué. Il lui avait découpé sa viande, l’avait fait boire avec toute la galanterie dont peut être capable un nègre amoureux.

 

Déjà remise des violentes émotions qu’elle avait éprouvées, Betty se laissait servir avec nonchalance. En voyant entrer Elsie, Peter David battit précipitamment en retraite.

 

Betty était une robuste Irlandaise dont les joues roses, les yeux d’un bleu très clair et les tresses blondes formaient un étrange contraste avec les faces basanées noires ou bistrées des naturels du pays. Sans être jolie elle avait une physionomie ouverte et, comme beaucoup d’Irlandaises, très gaie. En apercevant sa maîtresse elle s’était levée d’un bond pour aller à sa rencontre.

 

– Ne te dérange pas, dit la jeune fille, je suis bien heureuse de voir que tu as pu t’échapper. Vraiment, je te croyais morte et j’en ai eu beaucoup de chagrin.

 

– Miss Elsie est trop bonne ! Et je suis bien reconnaissante à miss Elsie de l’intérêt qu’elle me témoigne.

 

– C’est ton fiancé, ce Noir qui sort d’ici ?

 

Betty devint rouge comme une cerise.

 

– Je ne lui ai rien promis, murmura-t-elle avec embarras, je ne sais pas encore ce que je déciderai… mais, vraiment, quel dommage que ce soit un Noir ! Je puis dire que, sans lui, je ne serais pas vivante à l’heure qu’il est.

 

– Il se jetterait dans le feu pour t’être agréable ?

 

– Il l’a fait, pas plus tard que ce matin.

 

Elsie ne put s’empêcher de sourire.

 

– La reconnaissance, dit-elle, te fera peut-être oublier le teint un peu foncé de ton adorateur. C’est à toi de réfléchir… Pour le moment parlons de ta captivité. Je veux que tu me racontes tes aventures chez les bandits. Et d’abord comment se sont-ils emparés de toi ?

 

– Miss Elsie n’a pas oublié dans quelle situation tragique nous nous trouvions, Mr Oliver était à l’agonie et nous étions gardées à vue par les bandits de Klaus Kristian.

 

« Un soir, j’avais réussi à m’échapper pour jeter à la poste une lettre adressée à Mr Rabington, je revenais tout heureuse d’y avoir réussi, en suivant la grande route qui mène à Isis-Lodge, quand je fus appréhendée par deux Noirs qui me bandèrent les yeux, me bâillonnèrent et me jetèrent dans une camionnette.

 

« On ne me rendit l’usage de mes mouvements que lorsque nous fûmes arrivés à la ferme abandonnée qui servait de repaire aux bandits.

 

« Pendant plusieurs mois j’ai subi l’esclavage le plus dur. Accablée d’injures, de menaces et parfois de mauvais traitements, j’avais à veiller à la nourriture et à l’entretien d’une trentaine de coquins tous plus exigeants et plus brutaux les uns que les autres.

 

« J’étais désespérée.

 

– Tu n’as pas essayé de t’enfuir ?

 

– Impossible, il eût fallu traverser d’immenses marécages, et des lacs de boue dont tous les passages étaient soigneusement gardés.

 

« Je ne sais ce que je serais devenue si Peter David ne m’avait prise sous sa protection. Grâce à lui, personne n’osa me manquer de respect, bien que je fusse la seule femme au milieu de cette bande de voleurs de grand chemin. Je finis par faire comprendre à Peter qui souffrait beaucoup d’être associé à de pareils misérables qu’il aurait tout intérêt à aller trouver Mr John Jarvis dont il m’avait fait connaître la présence à Isis-Lodge.

 

– J’ai de grandes obligations envers toi, dit Elsie, très touchée de ce récit – à travers lequel elle devinait bien des choses que Betty n’avait pas osé raconter – c’est par dévouement pour moi que tu as enduré toutes ces souffrances. Demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai.

 

– Promettez-moi de me garder toujours avec vous, murmura la jeune fille, c’est tout ce que je désire.

 

– C’est entendu, et si tu veux épouser ton Noir, je le prendrai à mon service, et c’est moi qui me charge de ta dot !

 

Betty demeurait hésitante.

 

– J’ai beaucoup d’affection pour Peter, mais il y a dans ce pays un tel préjugé contre les coloured-men

 

– Tu réfléchiras… Tu comprends que sur ce sujet je ne puis te donner aucun conseil…

 

« En attendant j’ai déposé trente mille dollars en ton nom à la banque de Mr Rabington… »

 

Vive et légère comme un oiseau, Elsie avait déjà disparu sans écouter les remerciements de sa dévouée chamber-maid. Depuis qu’elle était sûre de la mort de Klaus Kristian, elle se sentait allégée d’un poids énorme.

 

Sixième épisode

DOUBLE DISPARITION


CHAPITRE PREMIER

L’INGÉNIEUR ET LE MÉDECIN


Le silence et l’accablement d’un torride après-midi planaient sur la campagne. Dans le parc d’Isis-Lodge – la féerique création du milliardaire archéologue Oliver Broom – les oiseaux demeuraient silencieux, nul souffle de vent n’agitait le feuillage des grands arbres d’où semblait s’exhaler une impalpable vapeur bleuâtre. Seuls le bruissement des insectes et le murmure des eaux courantes animaient les mystérieuses charmilles, peuplées de divinités de bronze et de porphyre.

 

Le détective John Jarvis et Miss Elsie avaient cherché un refuge contre la chaleur non loin du grand sphynx de granit, sur les rives d’un étang fleuri de lotus bleus, bordé de papyrus et de bambous géants et qu’ombrageaient des hêtres centenaires au feuillage pourpre. Ils s’étaient assis sur un banc de marbre et se parlaient à demi-voix, comme s’ils eussent craint de troubler le recueillement du paysage de rêve qui les entourait.

 

Ils s’entretenaient de choses indifférentes, mais à la façon dont ils étaient rapprochés, aux tendres regards qu’ils échangeaient, on eût pu deviner qu’une étroite intimité régnait sur eux.

 

Depuis la mort du docteur Klaus Kristian, survenue trois jours auparavant, Miss Elsie semblait être brusquement revenue à la santé. Elle s’imaginait sortir de quelque affreux cauchemar. Elle se sentait soulagée d’un poids énorme.

 

– Dans mon dernier voyage à Paris, fit-elle, j’ai pu constater quelle idée inexacte et fausse on se fait de l’Amérique. Les gens du Vieux Monde nous regardent comme ayant atteint le summum de la civilisation et du progrès ; ils ne savent pas que l’Amérique est peut-être le plus farouche et le plus mystérieux pays de l’univers.

 

– Cela est profondément vrai, murmura pensivement John Jarvis. On oublie toujours que les États-Unis sont habités par dix races différentes dont les intérêts et les instincts sont opposés les uns aux autres. Les sociétés secrètes y pullulent aussi sanguinaires et aussi puissantes qu’au Moyen Âge, la Sainte Vehme.

 

– Je ne connais que le Ku Klux Klan qui a déclaré une guerre impitoyable aux Juifs, aux Catholiques et aux Noirs, et qui se signale chaque jour par des incendies, par des meurtres, et par des vols à main armée.

 

– Vous oubliez la Main Noire, surtout composée d’Italiens, les Fenians irlandais, la Mano Nera espagnole, le Lotus Bleu dont font partie des milliers de Chinois, les Lords de la Main Rouge, qui ne sont que de vulgaires bandits, sans compter bien d’autres associations moins importantes.

 

– Auquel de ces groupements appartenait le docteur ? demanda Miss Elsie, dont, à la seule pensée du bandit, le visage s’était couvert d’une pâleur mortelle.

 

– Je ne saurais vous le dire au juste, mais il avait certainement des amis et des complices dans presque toutes ces sociétés, et c’est ce qui a rendu ma tâche si difficile.

 

– Si ce misérable n’était pas mort, reprit la jeune fille, après un long silence, c’est moi qui aurais succombé. Je ne songe qu’en tremblant qu’il y a quelques jours à peine, j’étais encore sous l’influence de la volonté de ce bandit ; qu’il avait fait de moi son jouet, le sujet de ses horribles expériences d’hypnotisme.

 

– Oui, mais maintenant, répondit John Jarvis d’une voix gaie et cordiale, tout cela est de l’histoire ancienne. On ne sera plus obligé de vous faire garder à vue pendant votre sommeil.

 

– Depuis deux nuits seulement j’ai pu dormir tranquille, je ne pouvais fermer les yeux en pensant qu’au milieu de la nuit j’allais peut-être me lever et obéir à l’injonction irrésistible qui m’ordonnait de fuir et d’aller rejoindre le docteur.

 

Et les beaux yeux de Miss Elsie se dilataient avec une expression d’indicible horreur.

 

John Jarvis, qui n’aimait pas à la voir s’appesantir sur ce sujet, essaya de la distraire en écartant de son esprit ces funèbres pensées. Il lui parla de leur mariage qui, en principe, était décidé mais qui, pour diverses raisons, avait dû être remis à une date assez éloignée.

 

Todd Marvel – Elsie savait maintenant que le détective John Jarvis et le célèbre milliardaire n’étaient qu’une seule et même personne – Todd Marvel tenait à ce que la santé de sa fiancée fût complètement rétablie. En outre, avant de se marier, avait-il avoué à la jeune fille, il lui restait à remplir une tâche ardue. Il devait éclaircir un douloureux mystère de famille.

 

Miss Elsie, quelle que fût son impatience d’être unie à l’homme qu’elle aimait, avait compris les graves raisons qui le faisaient agir et s’était soumise à cette nécessité.

 

Tout entiers à leur causerie, les fiancés oubliaient la fuite des heures et le soleil commençait déjà à décliner derrière la cime des grands cèdres, lorsque le vieux majordome Wilbur Dane apparut au détour d’une allée.

 

– C’est moi que vous cherchez ? demanda le détective.

 

– Oui, master. Il y a une jeune femme qui insiste pour être reçue par vous.

 

– Une jeune femme ! fit en souriant Miss Elsie, heureusement que je ne suis pas jalouse.

 

– Faites-la venir, dit John Jarvis. Je suis curieux de savoir ce qu’on me veut. Je ne connais aucune jeune femme dans ce pays.

 

L’instant d’après le majordome revenait accompagné de la visiteuse. Modestement vêtue d’une robe de toile écrue, coiffée d’un chapeau de paille, c’était une petite brune assez jolie mais à la mine inquiète et souffreteuse. Ses yeux étaient rougis comme par des larmes récentes.

 

Elle s’excusa avec beaucoup de tact et de discrétion de l’audace qu’elle prenait, mais elle éprouvait de telles inquiétudes au sujet de son mari qu’elle s’était décidée à venir demander secours et assistance au fameux détective dont tout le pays savait les merveilleux exploits.

 

– Madame, répondit le détective avec une parfaite courtoisie, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous être agréable. Et d’ailleurs, veuillez m’exposer les faits.

 

– Je suis la femme du docteur Godfrey, qui, voilà deux ans, s’est installé à Clairmount. Il y a trois jours un client est venu le chercher et depuis il n’a pas reparu et il ne m’a pas donné de ses nouvelles.

 

– Dites-moi, s’il vous plaît, quel était ce client.

 

– Il a dit venir d’une plantation à vingt milles de Clairmount, qu’il a appelée Maple-Farm[5]. Je ne l’ai qu’entrevu. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il était grand, robuste, le teint basané et vêtu en cow-boy, avec un pantalon à la mexicaine, son grand chapeau de feutre et des bottes. Son frère, prétendait-il, venait d’avoir un pied écrasé par une machine à battre…

 

– Vingt milles ! interrompit Miss Elsie, c’est une distance.

 

– Oui, répondit Mrs Godfrey en rougissant, mais mon mari a pour principe de ne jamais refuser ses services à personne. Une auto attendait à la porte de notre maison ; mon mari y monta, depuis je ne l’ai plus revu.

 

– Le docteur peut avoir été retenu par un accident sans gravité.

 

– Impossible ! murmura la jeune femme avec un geste douloureux… Il m’aurait télégraphié ou – si l’accident était grave – ses clients l’auraient ramené en auto…

 

Miss Elsie et son fiancé échangèrent un regard apitoyé ; tous deux étaient sincèrement touchés du chagrin de Mrs Godfrey.

 

– Je suis désespérée, continua-t-elle, et je viens d’apprendre que Maple-Farm est une habitation abandonnée, comme il en existe tant dans cette région. Mon mari a sûrement été attiré dans un guet-apens !

 

« Et je me demande pourquoi, ajouta-t-elle en sanglotant, nous ne sommes pas riches, loin de là, mon mari n’avait sur lui que quelques dollars…

 

– Ne pleurez pas, madame, dit le détective, je vous promets que nous le retrouverons. Avez-vous vu le coroner ?

 

– Oui, mais il ne m’a pas donné beaucoup d’espoir ; il a promis de faire des recherches, mais cette partie du pays couverte d’étangs et de marécages en bordure du Mississippi est à peu près déserte et les bandits y règnent en maîtres. C’est le coroner qui m’a conseillé de venir vous trouver.

 

– Vous dites, interrompit Miss Elsie, que le docteur Godfrey a disparu, il y a trois jours ?

 

– Oui, Miss, dans la matinée.

 

– C’est, par conséquent, quelques heures seulement après la mort de Klaus Kristian et la délivrance de ma femme de chambre Betty.

 

– Je n’avais pas songé à cela, murmura le détective, mais, encore une question, Madame, n’avez-vous recueilli aucun autre indice capable de nous guider ?

 

– Rien, sauf ce morceau de papier que j’ai trouvé dans le cabinet de consultation de mon mari, mais je ne crois pas que cela puisse servir à grand-chose.

 

Mrs Godfrey avait tiré de son sac à main un carré de papier sur lequel ces mots étaient tracés d’une grosse écriture :

 

Dr Godfrey,

 

15, Brownsville Street, Clairmount.

 

John Jarvis examinait avec la plus grande attention cette adresse, lorsque le vieux majordome se présenta de nouveau.

 

– C’est une autre jeune dame qui demande à vous parler, dit-il au détective.

 

– Qu’elle vienne immédiatement.

 

Et comme Mrs Godfrey faisait mine de se retirer.

 

– Ne partez pas si vite, Madame, j’ai encore bien des questions à vous poser.

 

Et il fit signe à la jeune femme de s’asseoir sur le banc de marbre à côté de Miss Elsie.

 

La seconde visiteuse, aussi simplement vêtue que la femme du docteur, était à peu près de l’âge de cette dernière, bien que la nouvelle venue fût blonde ; il y avait même entre les deux jeunes femmes une vague ressemblance. C’était la même physionomie inquiète et résignée, mais pleine de douceur et de bonté et – le détective fut frappé de cette circonstance – toutes deux avaient les yeux rougis par les larmes.

 

– À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il en saluant gravement.

 

– Je suis Mrs Habner, balbutia-t-elle très troublée ; mon mari qui est ingénieur-chimiste a disparu mystérieusement depuis hier matin…

 

Mrs Godfrey et Miss Elsie se regardèrent avec un profond étonnement et attendirent avec une impatiente curiosité les explications de la femme de l’ingénieur.

 

– Mon mari, poursuivit-elle, est l’auteur de nombreux travaux sur les explosifs et particulièrement sur les composés de la nitro-glycérine et sur les picrates. Il a découvert dernièrement une substance qu’il a baptisée la « fracassite » et qui dépasse en puissance la dynamite, la cheddite, la lyddite et tous les autres corps détonants. En outre, elle peut se manier sans danger, et sa fabrication ne coûte qu’un prix insignifiant.

 

« Il y a quelques jours nous eûmes la chance de vendre nos brevets au directeur de la grande fabrique de produits chimiques Hilton et C° à Monroë pour cinquante mille dollars, de plus on proposa à mon mari de devenir chef de la fabrication, avec des appointements magnifiques.

 

« Nous étions très heureux, car vous devez supposer que nous n’avons pu atteindre un résultat pareil qu’après beaucoup de luttes et de privations…

 

– Je sais combien sont pénibles les débuts, ne put s’empêcher de dire Mrs Godfrey, avec un regard plein de sympathie adressé à Mrs Habner.

 

– Il y a quelques jours nous reçûmes de l’usine un chèque de cinquante mille dollars accompagné d’une lettre par laquelle Mr Hilton donnait rendez-vous à mon mari pour signer le contrat qui l’engageait comme chef de fabrication, en même temps qu’il toucherait le chèque.

 

« Et ce rendez-vous était pour aujourd’hui, ajouta Mrs Habner en se tordant les mains.

 

« Mais, nous n’avons véritablement pas de chance, reprit-elle, en s’efforçant de retenir ses larmes. Avant-hier mon mari s’aperçut qu’il avait perdu – ou qu’on lui avait volé – la lettre qui renfermait le chèque. Il s’apprêtait après une soirée de vaines recherches à informer Mr Hilton de cet accident quand il reçut la lettre que voici et que j’ai heureusement conservée.

 

La jeune femme lut :

 

Mister, je viens de trouver une lettre et un chèque vous appartenant. Je serai heureux de vous les restituer et je les tiens à votre disposition chez moi, 115, route de Monroë. Je pars le matin à sept heures pour travailler aux plantations. Tâchez de venir auparavant. Autrement je serai chez moi dans la soirée à partir de dix-huit heures. Salutations.

 

Jim Wilder.

 

« Mon mari, tout heureux, s’est levé de bonne heure et s’est rendu route de Monroë. Il n’est pas revenu.

 

– Vous n’avez pas eu l’idée d’aller voir au n° 115 ? demanda le détective.

 

– C’est la première chose que j’ai faite. Le numéro existe, mais c’est presqu’en pleine campagne, en bordure de la grande route, un hangar rempli de paille et appartenant à un entrepreneur de Clairmount, absolument inhabité d’ailleurs… Je tremble en pensant qu’on a pu assassiner mon pauvre Fred pour toucher le chèque à sa place…

 

– Cette lettre est-elle venue par la poste ?

 

– Non, c’est un enfant qui l’a apportée assez tard dans la soirée.

 

– Donnez-moi cette lettre.

 

Le détective l’examina quelques minutes avec la plus grande attention, puis il tira de sa poche le carré de papier que lui avait remis Mrs Godfrey.

 

– Voilà qui est extraordinaire ! s’écria-t-il au bout d’un instant, avec l’accent de la plus grande surprise, l’adresse et la lettre sont de la même écriture !

 

– Alors, dit Mrs Godfrey, ce sont les mêmes bandits qui on attiré dans un guet-apens mon mari et Mr Habner ?

 

– Sans aucun doute. Il ne nous reste qu’une chose à faire, courir à l’usine Hilton, s’il en est temps encore. À quelle heure était fixé le rendez-vous ?

 

– À dix-huit heures, répondit Mrs Habner.

 

– Nous avons deux heures devant nous. Nous pouvons peut-être atteindre Monroë avant six heures, pourvu que nous n’ayons pas de panne.

 

« À tantôt, chère Elsie, ajouta-t-il en effleurant d’un baiser la main que lui tendait la jeune fille. J’emmène ces dames, leur présence est nécessaire. »

 

Avec une célérité dont s’émerveillèrent les deux femmes qui commençaient à reprendre quelqu’espoir, l’auto fut tirée de son garage et mise en marche, le Canadien Floridor prit place au volant tandis que le détective s’asseyait en face de ses clientes et l’on dévora vertigineusement la distance qui sépare Clairmount de la ville de Monroë.

 

– Pourquoi, demanda tout à coup John Jarvis à Mrs Habner n’avez-vous pas télégraphié à l’usine Hilton ?

 

– Tout d’abord, je n’y ai pas pensé ; quand j’ai voulu le faire, on m’a répondu que la ligne était en réparation, un vol de plusieurs centaines de yards de fils conducteurs a été commis tout récemment. Regardez plutôt.

 

D’un geste, la jeune femme montrait à droite de la route les poteaux télégraphiques qui s’alignaient à perte de vue entièrement dépouillés de leurs fils.

 

– Évidemment, pensa le détective, nous sommes en présence d’une machination soigneusement préparée et si Klaus Kristian n’était pas mort…

 

– Savez-vous, dit brusquement Floridor en se penchant vers l’intérieur de la voiture, que si nos pneus n’étaient pas ferrés de façon spéciale, nous serions en panne depuis longtemps, sur un long parcours la route est semée de ces étoiles d’acier aux pointes aiguës qui crèvent le meilleur caoutchouc. Les bandits n’ont rien négligé. Et si Klaus Kristian était encore de ce monde…

 

John Jarvis tressaillit. Floridor venait d’avoir la même idée que lui.

 

L’auto roula encore quelque temps avec la furieuse rapidité d’une trombe, puis, brusquement, son allure se ralentit, un frottement singulier se fit entendre. Floridor dut stopper.

 

– Ça y est ! s’écria-t-il furieux, en sautant lestement à terre, voilà ce que je craignais, les pneus sont crevés !

 

– Je vais t’aider à les changer.

 

– Nous allons perdre un temps énorme. D’ailleurs, ceux que nous mettrons auront le même sort que les autres.

 

– Changeons-les toujours. Peut-être que le chemin qui nous reste à parcourir n’est pas préparé de la même façon.

 

Les deux détectives se mirent à l’ouvrage, mais bien qu’il s’efforçât de garder tout son calme pour ne pas désespérer les deux femmes, John Jarvis était vivement contrarié. Son chronomètre marquait dix-sept heures. Il était maintenant matériellement impossible d’atteindre Monroë en temps voulu.

CHAPITRE II

LES FUMÉES ROUSSES


Dix-huit heures allaient sonner à la grande horloge électrique de l’usine Hilton (produits pharmaceutiques, tinctoriaux, explosifs, etc.) lorsqu’un gentleman correctement vêtu de noir franchit les imposantes grilles et demanda au concierge s’il pouvait être reçu par le directeur.

 

– Qui dois-je annoncer ? demanda l’homme en décrochant le récepteur du téléphone privé qui mettait en communication tous les bâtiments de l’immense usine.

 

– L’ingénieur Fred Habner ; d’ailleurs, j’ai rendez-vous avec Mr Hilton.

 

La réponse ne se fit pas attendre.

 

– M. le directeur est dans son cabinet de travail et sera très heureux de vous recevoir. Je vais vous conduire.

 

Après avoir traversé une cour où s’alignaient par centaines des bonbonnes, des touries et des bidons préparés pour l’expédition, le visiteur fut introduit dans une luxueuse pièce où l’or avait été répandu à profusion ; les sièges étaient dorés, le plafond était orné de moulures d’or, et les tentures de cuir étaient à fleurs d’or.

 

Mr Hilton, un petit vieillard au crâne entièrement glabre, dont le teint semblait avoir gardé un reflet de tout cet or et qui portait lui-même des lunettes d’or, fit à l’ingénieur l’accueil le plus empressé.

 

– Charmé de faire votre connaissance, cher Mr Habner, lui dit-il en le forçant à s’asseoir dans un des fauteuils dorés. On ne rencontre pas souvent, par malheur, des chimistes de votre force. Génial votre procédé ! Vous m’entendez, il n’y a pas d’autre mot.

 

– Vous êtes trop bon, murmura l’ingénieur, qui semblait singulièrement gêné par ces éloges.

 

– Allons, ne rougissez pas, vous êtes par trop modeste. Et naturellement vous venez pour le chèque ? La caisse de l’usine est fermée, mais je dois avoir ce qu’il vous faut dans ma caisse personnelle.

 

– Voici votre lettre et le chèque.

 

– Très bien, voulez-vous endosser et signer pendant que je compte les bank-notes.

 

L’ingénieur prit le stylographe (un stylographe en or) que lui tendait Mr Hilton et signa d’une main tremblante.

 

– Parfait ! fit l’aimable directeur en séchant l’encre d’une pincée de poudre d’or, voulez-vous maintenant vérifier la liasse.

 

La main qui avait tremblé en signant, tremblait en agrippant les bank-notes, elle tremblait encore en les comptant. Enfin quand la liasse entière eut disparu dans une poche intérieure, l’homme poussa un profond soupir.

 

– Hein ! murmura l’obligeant directeur, cela fait tout de même plaisir de palper ces diables de papiers ? Bon, voilà une affaire réglée, maintenant, nous allons parler de vos travaux. Je ne vous cache pas qu’en tant que directeur technique, vous allez avoir ici beaucoup, beaucoup de besogne et pas mal de responsabilités, mais avec un gaillard de votre trempe, je suis tranquille. Et d’abord quand voulez-vous entrer en fonctions ?

 

– Quand il vous plaira.

 

– Demain, serait-ce trop tôt ?

 

– Demain, si vous le désirez.

 

– Voilà qui est parler. Votre zèle m’enchante. On voit tout de suite avec vous à qui l’on a affaire.

 

– Seulement, aujourd’hui, je suis pressé, très pressé, j’ai certaines dispositions à prendre. Je vais donc vous demander la permission de me retirer.

 

L’ingénieur s’était levé et comme s’il eût été attiré par un aimant invisible, avait fait quelques pas vers la porte.

 

– Diable ! grommela le directeur, d’un air contrarié, et moi qui voulais vous faire visiter en détail toute l’usine. C’est regrettable, très regrettable ! Enfin vous pouvez bien, j’espère, m’accorder un quart d’heure, je tiens à vous faire voir au moins le laboratoire des explosifs.

 

Et sans laisser le temps à son interlocuteur de formuler la moindre protestation, Mr Hilton ouvrit une porte et le poussa dans une longue galerie vitrée.

 

– C’est que, balbutia l’ingénieur, d’une voix étranglée, je ne pourrai pas vous accorder beaucoup de temps… Demain.

 

– Juste le temps de vous demander deux ou trois explications… Ce sera vite fait.

 

Ils venaient d’entrer dans une vaste salle pavée de verre, aux murailles revêtues de carreaux de porcelaine blanche. De hautes armoires vitrées étaient remplies de cornues de cristal, de tubes, d’éprouvettes, de toute la verrerie compliquée indispensable aux laboratoires modernes. Au centre, un ballon rempli d’un liquide jaune était relié par des tubes en U à une série de flacons à tubulures destinés à condenser les gaz. L’ingénieur jeta sur tout ce qui l’entourait un regard chargé de méfiance.

 

– Nous sommes très bien outillés, fit le directeur. Savez-vous qu’ici même, nous avons préparé en quantité assez forte de l’azotate de mercure. J’avoue que c’était imprudent.

 

– Tout ce qu’il y a de plus imprudent.

 

– Quand on songe que ce composé azoté détone au plus léger choc, au contact d’une barbe de plume, en produisant une formidable explosion ; mais nous ne recommencerons plus.

 

– Je l’espère bien, déclara Mr Habner, avec une réelle conviction.

 

– Je vois avec plaisir que vous êtes prudent. Ce qui me causait le plus de tracas ce sont ces fameuses « fumées rousses », – du protoxyde d’azote, somme toute – dont vous avez trouvé le moyen d’empêcher la production. Il y a eu plusieurs accidents assez graves. Dans la fabrication des explosifs ces fumées se produisent fréquemment lorsqu’on emploie le procédé ordinaire, tandis qu’avec le vôtre…

 

– Le mien est excellent.

 

– Si vous disiez admirable ! Mais il faut que je vous fasse voir quelque chose.

 

Mr Hilton avait allumé le fourneau à gaz placé au-dessous du grand ballon de verre.

 

– Vous allez constater par vous-même, dit-il à son interlocuteur, qui paraissait de plus en plus mécontent, qu’avant dix minutes il va se produire des fumées. Il y a là un vice de préparation qui m’échappe. Vous m’expliquerez cela.

 

L’ingénieur avait tiré sa montre.

 

– Nous aurions peut-être pu – proposa-t-il avec hésitation – remettre cette expérience à demain.

 

– Pas du tout. C’est l’affaire d’une minute. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

 

Une sonnerie de téléphone interrompit cette conversation. Mr Hilton s’élança hors du laboratoire en criant qu’il allait revenir.

 

Resté seul, l’ingénieur regarda autour de lui avec inquiétude. Il s’approcha des fenêtres, mais il remarqua qu’elles étaient munies de solides barreaux. En se retournant ses regards tombèrent sur un carton placé bien en vue et qui portait cette inscription : « Beware of the yellow fumes »[6].

 

– Que le diable les emporte avec leur fumée ! grommela-t-il. Il me semble avoir déjà vu cela dans les papiers.

 

Il prit son portefeuille et en retira une carte couverte d’une écriture très fine au-dessus de laquelle s’étalaient ces mots : « Préparation de la fracassite ». Il la relut, mais sans perdre des yeux le ballon dont le liquide commençait à bouillir. Ce passage attira particulièrement son attention. « La production des fumées rousses est l’indice immanquable d’une explosion imminente ; voici d’ailleurs le moyen de les éviter… »

 

Il n’acheva pas sa lecture ; l’intérieur du ballon venait de se colorer faiblement en rouge.

 

– Ma foi, tant pis ! s’écria-t-il, je ne reste pas là. Et il prit son élan dans la direction de la porte, bien décidé à s’enfuir sans demander son reste. La malchance voulut qu’il tombât presque dans les bras de Mr Hilton qui revenait.

 

– Ah çà ! où courez-vous ainsi ? demanda le directeur très surpris.

 

– Les fumées rousses !… tout va sauter ! Je détale…

 

Mr Hilton n’eut qu’à jeter un coup d’œil sur le ballon, pour constater le danger.

 

– Mille bombes, s’écria-t-il. Et il bondit jusqu’au fourneau à gaz dont il ferma le robinet.

 

– Ouf ! fit-il en s’épongeant le front. J’ai eu chaud.

 

Et il ajouta en se tournant vers l’ingénieur.

 

– Alors c’est comme cela que vous faites attention ! Vraiment je ne comprends pas…

 

Il s’arrêta. Brusquement il venait de remarquer l’épaisse carrure du soi-disant ingénieur, son visage basané par le soleil et ses grosses mains rouges.

 

– Ah çà, mon garçon, dit-il à brûle-pourpoint, vous êtes ingénieur comme je suis Président de la République. Vous avez plutôt l’air d’un cow-boy que d’un chimiste…

 

Pâle et déconfit, l’homme ne répondait pas un mot mais il cherchait sournoisement à se rapprocher de la porte pendant que Mr Hilton, allant et venant d’un bout à l’autre du laboratoire comme un lion en cage, donnait libre cours à sa colère.

 

Un garçon de bureau qui portait un télégramme mit fin à cette scène.

 

– Un sans fil – grommela le directeur – d’où ça vient-il ? Tom, attendez un instant.

 

Il s’absorba quelques minutes dans la lecture du message. Le faux Mr Habner n’était plus qu’à quelques pas de la porte, lorsque Mr Hilton s’aperçut de son manège. Cette constatation produisit chez lui un redoublement de colère.

 

– Et vous vous figurez, s’écria-t-il, que vous allez comme cela filer tranquillement en m’emportant cinquante mille dollars ? Vous m’avez pris pour un autre, mon garçon !

 

Pendant que le directeur s’abandonnait ainsi à une fureur bien légitime, le faux ingénieur calculait froidement les chances qu’il avait de sortir de ce mauvais pas. Il décida enfin que le meilleur moyen d’y arriver était d’étourdir d’un solide coup de poing d’abord Mr Hilton, puis Tom, le garçon de bureau et de filer en les enfermant tous deux dans le laboratoire.

 

Au moment où il s’y attendait le moins, Mr Hilton à demi assommé alla rouler à dix pas de la porte ; Tom qui reçut presque en même temps que son directeur un formidable direct au creux de l’estomac soutint beaucoup mieux le choc, et presque aussitôt il répliqua au direct par un swing qui atteignit la tempe de son adversaire et le fit trébucher. Le combat continua pendant quelques minutes, avec des chances diverses et sans que le faux ingénieur pût ouvrir la porte dont Tom lui barrait obstinément l’accès.

 

Pendant ce temps, Mr Hilton fort mal en point et la mâchoire sérieusement endolorie, s’était relevé péniblement et s’était accoté à une des tables de porcelaine. Quand il eut un peu repris ses sens, son premier soin fut d’appuyer sur un bouton électrique qui se trouvait à sa portée et qui provoqua immédiatement l’apparition d’un second garçon de bureau pour le moins aussi robuste que Tom lui-même. Cette fois, la lutte devenait impossible pour le prétendu Mr Habner. En un clin d’œil il fut terrassé et solidement garrotté. La première chose que fit Mr Hilton quand il vit le malandrin réduit à l’impuissance fut de lui reprendre la liasse de cinquante mille dollars qu’il reporta paisiblement dans sa caisse.

 

– Faut-il appeler un policeman ? demanda Tom.

 

– Non ! Laissez-le où il est. J’attends quelqu’un auquel ce bandit aura des comptes à rendre. Mais que l’un de vous ne quitte pas la pièce. Il faut que ce gredin soit gardé à vue.

 

Et l’honorable Mr Hilton se retira pour aller poser des compresses sur sa mâchoire tuméfiée tout en se félicitant de la chance qu’il avait eue de conserver ses bank-notes et de n’être pas assassiné.

 

Il venait de regagner son cabinet de travail lorsqu’on lui annonça que deux gentlemen et deux dames demandaient à lui parler.

 

– Faites entrer, dit-il, je suis prévenu de cette visite.

 

Et il se leva pour aller au-devant de John Jarvis qu’accompagnaient Mrs Godfrey, Mrs Habner et Floridor.

 

– Je suis heureux d’être arrivé à temps, expliqua le détective. Nous avons affaire à une bande puissamment organisée, sans nul doute celle de feu le docteur Kristian. Toutes les précautions avaient été prises pour que vous acquittiez le chèque volé. La ligne télégraphique est coupée, la route semée de pointes qui ont crevé mes pneus.

 

– Comment avez-vous fait pour me prévenir ?

 

– Mon auto est munie d’un appareil de T. S. F. Je m’en suis souvenu heureusement.

 

– Cela ne m’explique pas comment vous avez pu arriver si tôt.

 

– La panne s’est produite quand nous avions déjà fait les deux tiers du chemin. Floridor s’est rappelé qu’il y avait une station de chemin de fer à une demi-heure de marche. Nous avons abandonné l’auto et nous nous sommes rendus à la gare à pied.

 

– Je vous admire ! s’écria Mr Hilton sincèrement émerveillé. Allons voir notre homme. Il est dans la pièce voisine confortablement garrotté.

 

Tous passèrent dans le laboratoire.

 

Le faux ingénieur étendu dans un fauteuil sous la garde de Tom, jeta sur les nouveaux venus le regard farouche d’un fauve pris au piège.

 

– C’est le cow-boy qui est venu chez nous ! s’écria Mrs Godfrey avec une profonde émotion. Je le reconnais formellement. Il va falloir qu’il dise où est mon mari !

 

– Et le mien ! ajouta Mrs Habner.

 

– Je vous promets qu’il le dira ! affirma John Jarvis.

 

– Je n’ai rien à dire, murmura l’homme, les dents serrées. Allez chercher le policeman, c’est mon droit de comparaître devant un juge.

 

– Les policemen sont tout à fait inutiles dans cette affaire, déclara froidement le détective. J’ai un meilleur moyen de le faire parler. Vous disposez sans doute ici Mr Hilton d’un sérieux courant électrique.

 

– Plus de mille volts.

 

– Parfait. Rien ne sera plus facile que de faire goûter par avance à ce gredin les douceurs de l’électrocution. Je vous garantis qu’à la troisième secousse, il parlera.

 

– Excellente idée, dit Mr Hilton, en allant chercher dans un coin un tabouret isolant à pieds de verre et un rouleau de gros fil de cuivre.

 

À la vue de ces préparatifs, le prisonnier était devenu livide.

 

Mr Hilton s’était fait apporter un casque de téléphoniste appartenant à une des employées de l’usine, il y adapta une des extrémités du fil de cuivre et relia l’autre à une prise de courant.

 

– Ce sera prêt dans une minute, déclara-t-il.

 

Du coup le prisonnier n’y tint plus.

 

– Je parlerai, balbutia-t-il d’une voix éteinte.

 

Aussi pâles que l’homme étendu dans le fauteuil, les deux jeunes femmes se tenaient l’une près de l’autre, le cœur serré par une angoisse inexprimable.

 

– Le médecin et l’ingénieur sont vivants, reprit le bandit d’un ton plus assuré, cela, je le jure, on ne leur a pas fait de mal !…

 

– Mon Dieu ! Je n’osais plus l’espérer !… murmura Mrs Godfrey.

 

Et elle s’évanouit. Mrs Habner, presque aussi émue que sa compagne d’infortune la reçut dans ses bras. Pendant que Mr Hilton faisait respirer des sels à la malade et lui lotionnait les tempes avec de l’eau glacée, le détective poursuivit l’interrogatoire du prisonnier.

 

– Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il.

 

– Jonathan.

 

– Vous appartenez à la bande de Klaus Kristian.

 

– Oui, fit le bandit avec hésitation, mais il est mort, tous ses hommes sont en fuite.

 

– Nous verrons cela. J’exige maintenant des explications complètes sur la disparition de MM. Godfrey et Habner. Si vous faites preuve d’une entière franchise et si – bien entendu – les deux victimes sont saines et sauves, il pourra se faire que je ne vous livre pas à la justice.

 

– Les deux disparitions, répondit Jonathan qui avait recouvré tout son aplomb, s’expliquent très naturellement. C’est pour soigner un camarade blessé que j’ai été chercher le docteur Godfrey, on l’a séquestré par mesure de prudence, jusqu’à la guérison complète de son malade, ce n’est pas un grand crime après tout.

 

– Soit, mais l’ingénieur ?

 

– Je ne suis pas un gentleman, moi, dit rudement le bandit, je suis un coureur de frontières, un aventurier…

 

– Ou pour mieux dire un voleur et un assassin.

 

– Comme il vous plaira. Je trouve un portefeuille, j’eusse été bien bête de ne pas essayer de toucher le chèque qu’il renfermait, mais pour y réussir il fallait faire disparaître pour quelque temps le véritable bénéficiaire du chèque. C’est ce que j’ai fait. Là encore le crime n’est pas grand. Qui aurait été volé ? Hilton, il est archimillionnaire.

 

– Vous avez une morale singulièrement élastique.

 

– On a la morale qu’on peut. Je dis les choses comme elles sont.

 

Jonathan avait parlé avec une affectation de brutale franchise dont le détective ne fut pas entièrement dupe, cependant il jugea que les faits ainsi présentés devaient être à peu près exacts.

 

– Maintenant vous allez me conduire à l’endroit où sont séquestrés le docteur et l’ingénieur, et cela immédiatement.

 

– Je suis à votre disposition. Ce n’est pas très loin d’ici, à Maple-Farm.

 

Après s’être concerté avec Mr Hilton et les deux femmes, le détective sortit en compagnie de Floridor pour se procurer une auto. Resté seul dans son coin, Jonathan eut un ricanement silencieux, Mrs Habner qui l’observait à la dérobée, fut frappée de l’expression d’astuce et de fourberie qu’offraient en ce moment ses traits et elle fit part de ses impressions à Mrs Godfrey.

 

– Je crains bien, lui dit-elle, que ce bandit ne nous attire dans quelque traquenard, avez-vous observé sa physionomie il y a un instant ?

 

La femme du docteur ne partagea pas cette appréhension.

 

– Cet homme a l’air d’un scélérat déterminé, répondit-elle, mais avec Mr John Jarvis nous n’avons rien à redouter. Maintenant j’ai bon espoir.

 

CHAPITRE III

LE CLIENT DU DOCTEUR GODFREY


Il faisait nuit noire lorsque l’auto de louage où avaient pris place John Jarvis, Mrs Godfrey et Mrs Habner sortit de la ville de Monroë, pilotée par Floridor, à côté duquel on avait installé Jonathan, toujours garrotté. Une autre voiture où se trouvaient une demi-douzaine d’ouvriers choisis parmi les plus robustes de l’usine Hilton, suivait à distance. Devant l’insistance des deux femmes qui avaient tenu à ne pas le quitter, le détective avait jugé bon de se faire ainsi escorter, au grand mécontentement du bandit.

 

Il avait eu l’effronterie de se plaindre qu’on n’eût pas confiance en lui, mais John Jarvis n’avait tenu aucun compte de ses observations.

 

Jonathan se l’était tenu pour dit. D’un air maussade, il indiquait à Floridor la route à suivre à travers un réseau compliqué de chemins creux, bordés de rizières, de champs de maïs et de cotonniers.

 

Quand elles avaient vu disparaître les lumières de la ville de Monroë, qu’elles s’étaient trouvées en pleines ténèbres dans la campagne silencieuse, les deux femmes avaient senti renaître toutes leurs angoisses. Elles se taisaient ; John Jarvis lui-même – préoccupé – prononçait à peine, de loin en loin, quelques paroles banales d’encouragement.

 

On avançait lentement, dans une obscurité aggravée par la brume qui montait du Mississippi et des étangs voisins. Enfin la lune se leva, versant sa magique lueur sur le paysage endormi, découpant sur les nuages couleur d’étain, la haute silhouette des peupliers, le fantôme blanc des bouleaux toujours frissonnants, allumant de mille paillettes opalines le linceul traînant des brouillards.

 

Les deux jeunes femmes se serrèrent silencieusement la main ; elles avaient la sensation de pénétrer dans une fantastique région pleine de mystérieux périls et chacune d’elles craignait de communiquer à l’autre les vagues appréhensions dont elle était assaillie.

 

– Maple-Farm, c’est ici, cria tout à coup Jonathan.

 

De loin, il montrait, sur une éminence, un bâtiment carré d’aspect misérable, construit avec des troncs d’arbres non équarris et de la terre battue et couvert d’un chaume de roseaux. La maison paraissait abandonnée ; tout autour le terrain était couvert de mauvaises herbes et les fenêtres étroites étaient privées de presque toutes leurs vitres.

 

Les deux autos avaient stoppé ; tout le monde mit pied à terre.

 

John Jarvis qui redoutait quelque guet-apens, fit placer les hommes de l’usine de façon à ce qu’ils entourassent la ferme, il leur recommanda de se dissimuler derrière le tronc des arbres, au cas où les bandits qui pouvaient se trouver cachés à l’intérieur s’aviseraient de tirer sur eux. Les deux femmes furent priées de rester à l’abri des voitures qui leur serviraient au besoin de rempart contre les balles perdues. Chaque homme était muni d’un excellent browning et de plusieurs chargeurs.

 

Ces précautions prises à tout événement, John Jarvis décida de pénétrer lui-même dans l’intérieur de la ferme avec Floridor, mais en ayant soin d’y faire entrer Jonathan le premier.

 

Cet arrangement ne fut nullement du goût du cow-boy ; les choses ne prenaient en rien la tournure qu’il avait espérée. Il avait été d’abord très désappointé par la présence des hommes de l’usine, maintenant, on voulait lui faire jouer le rôle de bouclier. Il s’éleva avec véhémence contre cette prétention.

 

– Pourquoi voulez-vous que j’entre avec vous ? grommela-t-il ; j’ai loyalement tenu parole en vous conduisant à l’endroit où se trouvent les prisonniers. Il est tout à fait inutile que je vous accompagne pour m’exposer aux insultes et aux reproches de Mr Godfrey et de Mr Habner, qui certes ont quelques raisons de m’en vouloir !

 

Le détective ne se paya pas de ces mauvaises raisons. Irrité de cette résistance inexplicable – ou plutôt qu’il s’expliquait trop bien – il arma son browning et en appuya le canon sur la tempe de Jonathan.

 

– Marche, lui ordonna-t-il ou je te brûle la cervelle. Et d’abord ouvre la porte !

 

Le cow-boy fit quelques pas en donnant les signes de la plus vive terreur, puis il s’arrêta net.

 

– Non, décidément, balbutia-t-il, je ne peux pas ouvrir la porte.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Je ne peux pas…

 

Le détective avait repris son browning.

 

– Je te donne une minute pour te décider, fit-il, il faut que tu ouvres cette porte ou que tu m’expliques pourquoi tu ne veux pas le faire.

 

John Jarvis avait tiré de sa poche son chronomètre.

 

– Il y a déjà vingt secondes d’écoulées, fit-il froidement.

 

Jonathan tremblait de tous ses membres, son front se couvrait de gouttelettes de sueur.

 

– Tu n’as plus que vingt-cinq secondes pour te décider, reprit le détective.

 

– J’avoue tout… balbutia le misérable en articulant péniblement ses mots : la porte actionne un détonateur qui détermine l’explosion d’une mine chargée de dynamite… celui qui ouvrira la porte fera de ce seul geste sauter toute la maison !…

 

– Tu nous avais attirés dans un traquenard ! Tu comptais sans doute t’évader à la faveur de l’explosion. Je m’explique pourquoi tu as oublié – intentionnellement – l’adresse de Maple-Farm chez le docteur.

 

– Que faire ? demanda Floridor, cet infâme gredin a dû nous mentir sur toute la ligne, les prisonniers ne sont sans doute pas ici. Je tremble qu’ils n’aient été assassinés.

 

– Je vous jure qu’ils sont dans la ferme, bien vivants tous les deux ! protesta Jonathan avec énergie.

 

– C’est ce que nous allons voir, déclara John Jarvis. Je crois avoir trouvé la meilleure solution. Jonathan va pénétrer dans la ferme en passant par une des fenêtres, ensuite il désamorcera son engin et nous ouvrira la porte toute grande. S’il essaye de fuir ou de nous tendre quelque piège il sait ce qui l’attend.

 

Jonathan, bien que peu flatté du rôle qu’on lui faisait jouer, fut contraint de s’exécuter. On lui délia les mains, et sous la menace de deux revolvers, il sauta par la fenêtre dans l’intérieur de la ferme.

 

Une minute s’écoula, puis une autre, la porte demeurait toujours fermée.

 

– Écartons-nous un peu, dit le prudent Canadien. Je ne suis pas rassuré. Nous avons eu tort de laisser ce sacripant entrer seul. Voyez-vous qu’il s’évade par quelque souterrain, après avoir mis le feu à la mine…

 

John Jarvis se rendit à ces raisons et tous deux se reculèrent d’une vingtaine de pas.

 

Le temps passait et Jonathan ne donnait toujours pas signe de vie.

 

– Je vais voir… dit le détective.

 

Il ne put achever sa phrase. Une colonne de flamme livide jaillit du seuil de la maison ; la terre trembla, John Jarvis et Floridor furent brutalement renversés sur le sol pendant que la violence de l’explosion dispersait dans toutes les directions, des pierres, des pièces de bois et des débris humains, au milieu d’une pluie sanglante.

 

Une tête hideusement défigurée avait roulé à côté de Floridor, c’était celle de Jonathan.

 

– Le misérable a été terriblement puni, murmura le détective. À-t-il été victime de sa maladresse en désamorçant l’engin ? S’est-il suicidé en essayant de nous entraîner dans la mort ? Nous ne le saurons jamais…

 

Mrs Godfrey, un peu plus loin, poussait des cris déchirants, dans une main humaine tombée près d’elle, elle croyait reconnaître celle de son mari ; Mrs Habner s’était évanouie.

 

– Nous nous occuperons d’elles tout à l’heure, dit le détective, le plus urgent est de voir s’il n’y a personne à sauver dans ces décombres.

 

On se mit aussitôt à l’œuvre. Remis de l’effroyable secousse et du saisissement qu’ils venaient d’éprouver, les ouvriers de l’usine aidèrent les deux détectives à déblayer l’amoncellement des gravats et des poutres, d’où semblaient partir de faibles gémissements.

 

– Je ne serais pas surpris que la cave fût intacte, dit John Jarvis. Ceux qui ont placé cette mine connaissaient mal les effets de la dynamite, cet explosif agit toujours dans le sens de la verticale, de bas en haut, jamais latéralement. Voyez, la façade de la ferme est entièrement détruite, il n’en reste rien, mais le mur du fond, tout crevassé qu’il soit, est encore indemne.

 

– On entend très distinctement des plaintes et des gémissements, fit un ouvrier.

 

Le travail fut un instant interrompu, tous prêtèrent l’oreille. Dans le silence qui s’était fait, une voix assourdie s’éleva des profondeurs du sol.

 

– À moi ! à moi ! au secours.

 

– Ils sont là certainement, s’écria le détective, et l’un d’eux au moins est encore vivant ! Courage mes amis ! Je vous promets que vous serez largement payé de votre peine.

 

Ainsi encouragés, les ouvriers se remirent au travail avec une nouvelle ardeur, bien qu’ils fussent dépourvus d’outils. Les uns creusaient l’argile du sol avec la lame de leur bowie-knife, d’autres se servaient de planches en guise de pelles, les plus vigoureux emportaient au-dehors les poutres et les plus grosses pierres. Après trois quarts d’heure d’un labeur acharné, l’entrée de l’escalier de la cave fut enfin désobstruée.

 

Les cris déchirants du malheureux enterré vif s’entendaient maintenant distinctement et John Jarvis y avait répondu plusieurs fois par des paroles d’encouragement.

 

On était allé chercher un des phares de l’auto. Floridor le prit et descendit le premier les marches de bois vermoulu. John Jarvis le suivait.

 

Ils atteignirent une première pièce dont le plafond rompu par l’explosion s’abaissait d’inquiétante façon. Sur un monceau de paille pourrie, gisait un homme garrotté, il portait encore autour du cou le bâillon qu’il avait réussi à faire glisser. C’était lui qui avait appelé au secours, mais il paraissait si épuisé qu’il n’eut pas la force de dire un mot à ceux qui venaient l’arracher à la mort.

 

– L’ingénieur Habner sans doute ? demanda Floridor.

 

L’homme fit un signe de tête affirmatif, et en même temps il montrait le plafond dont le centre se bombait de façon menaçante.

 

– Il a dû passer de cruelles minutes avec la terreur incessante de se voir d’une seconde à l’autre écrasé par la chute de la voûte et enseveli sous les débris, dit John Jarvis. Il faut le tirer de là.

 

Floridor était déjà occupé à couper les cordes qui garrottaient le malheureux ingénieur, mais cette besogne terminée, ses membres étaient tellement ankylosés qu’il ne put faire un mouvement, alors le Canadien le prit à bras-le-corps et l’emporta jusqu’à l’étage supérieur, comme si ce n’eût été qu’un enfant.

 

Pendant ce temps John Jarvis poussait une porte et pénétrait dans un second compartiment de la cave.

 

Là aussi il y avait un homme garrotté et bâillonné, certainement le docteur Godfrey, mais il ne donnait plus signe de vie et ses yeux étaient fermés.

 

John Jarvis se hâta tout d’abord de couper les liens et d’arracher le bâillon, puis il constata que le docteur respirait encore quoique d’une façon presque imperceptible. C’est à peine si son souffle ternit la petite glace que le détective approcha de ses lèvres. À ce moment, le Canadien revenait.

 

– Le docteur n’est pas mort, déclara John Jarvis, mais il n’en vaut guère mieux. Aide-moi à lui frictionner les bras et les jambes pour rétablir la circulation. Je vais lui desserrer les dents et tâcher de lui faire avaler quelques gouttes de whisky.

 

Au bout d’un quart d’heure de soins énergiques le docteur Godfrey ouvrit les yeux pour les refermer presqu’aussitôt.

 

Le Canadien le chargea sur son dos et le transporta à l’air libre comme il l’avait fait pour l’ingénieur Habner.

 

Ce dernier, ranimé par quelques gorgées de cordial, avait recouvré l’usage de la parole. Après avoir chaleureusement exprimé sa gratitude à ses sauveurs, il expliqua en quelques mots son aventure.

 

– Quand je me suis rendu à l’endroit où l’on devait me restituer mon portefeuille, j’ai d’abord été fort étonné de ne trouver qu’un hangar sur une grande route déserte. Avant que je sois revenu de ma surprise quatre hommes qui s’étaient tenus cachés dans un champ de maïs ont surgi brusquement, se sont élancés sur moi et m’ont bâillonné et garrotté avant que j’aie pu faire un mouvement pour me défendre. Puis on m’a transporté ici et jeté dans cette cave sans la moindre explication.

 

« Pourvu, ajouta-t-il, que les bandits n’aient pas encaissé le chèque !

 

– Il s’en est fallu de peu, répondit John Jarvis et il exposa brièvement à l’ingénieur toutes les péripéties qui s’étaient succédé dans le cours de la journée.

 

Quand Mr Habner sut que sa femme était présente il voulut la rejoindre, mais on lui fit comprendre que sa brusque apparition pourrait causer à Mrs Habner une trop vive émotion. Ce fut Floridor qui fut chargé de la délicate mission d’annoncer aux deux épouses affligées que leurs maris étaient bien vivants, sinon en parfaite santé et que l’explosion n’avait tué personne que Jonathan.

 

Pendant ce temps le docteur Godfrey était revenu à lui, malgré son extrême faiblesse, il insista pour raconter à John Jarvis, qu’il connaissait de réputation comment il avait été enlevé par les bandits. Le docteur était d’un tempérament extrêmement nerveux, aussi prompt à l’exaltation qu’à l’abattement. Ce fut avec une singulière vivacité qu’il commença.

 

– Je suis souvent appelé chez les cultivateurs des plantations, aussi étais-je sans méfiance, quand je montai en auto avec l’homme qui était venu me chercher. Nous parcourûmes une vingtaine de milles dans la direction du nord. Je commençais à trouver que c’était, quand même, un peu loin du centre de ma clientèle ordinaire, quand l’auto s’arrêta au bord d’un de ces vastes étangs qui communiquent avec le Mississippi ou quelques-uns de ses affluents.

 

« Nous sommes bientôt arrivés, m’expliqua mon guide, mais ici l’auto nous devient inutile, une barque nous attend. Il lança deux coups de sifflet : une yole manœuvrée par deux rameurs sortit d’un massif de roseaux et vint accoster le rivage. Je pris place à l’arrière, les rameurs se courbèrent sur leurs avirons et nous filâmes rapidement sur les eaux calmes de l’étang, puis la yole s’engagea dans un rio au courant rapide qui nous conduisit à un autre étang.

 

« À mesure que nous avancions, la navigation devenait plus difficile, nous suivions d’étroites allées d’eau, bordées de joncs et de bambous, nous passions à la surface de marécages embarrassés de grandes herbes où, malgré son faible tirant d’eau, la yole faillit échouer dix fois sur des bancs de boue. Je commençais à être inquiet. J’avais compris que je me trouvais dans cette région des marais, à peu près inhabitée, et où, à ma connaissance, il n’existe guère de fermes. Il était malheureusement trop tard pour reculer.

 

« Enfin nous prîmes terre sur une espèce d’îlot couvert d’une forêt de roseaux géants et d’arbres aquatiques, et on me mena à une longue hutte de terre battue, si bien dissimulée sous les feuillages qu’on aurait pu faire dix fois le tour de l’îlot sans en soupçonner l’existence. J’entrai, un homme gisait sur un tas de couvertures, la poitrine traversée d’une affreuse blessure…

 

– Et c’était il y a trois jours ? interrompit précipitamment John Jarvis.

 

– Mais oui.

 

– Regardez cette photographie.

 

– Eh bien, dit tranquillement le docteur, c’est bien là le portrait de l’homme que j’ai soigné.

 

– Soigné ? s’écria le détective avec stupeur, il n’était donc pas mort.

 

– Pas le moins du monde.

 

– Continuez, reprit John Jarvis, en s’efforçant de dissimuler le trouble qu’il ressentait. Je vous écoute avec la plus vive attention…

 

– L’homme paraissait mort en effet, mais je constatai d’abord que la blessure de la poitrine n’était que superficielle et ne lésait aucun viscère important. On eût dit qu’elle avait été faite volontairement, comme pour donner l’illusion d’un coup de poignard dans le cœur, mais les extrémités étaient froides et la respiration était arrêtée. J’allais déclarer que mon art n’allait pas jusqu’à ressusciter les morts et demander à quitter cet étrange endroit, quand l’homme qui m’avait amené me prit à part : « Cet homme n’est pas mort comme vous pourriez le croire, me dit-il, la blessure de la poitrine est insignifiante, mais il a absorbé un poison de la même nature que le curare, un poison qui a la propriété de paralyser les mouvements du cœur pendant un certain temps : il s’agit de le rappeler à la vie. »

 

« Je ne m’en sens pas capable, répondis-je, et d’ailleurs je n’ai ni médicaments ni instruments. – Je vous donnerai tout cela, me répondit-il, et même des instructions écrites sur la méthode à suivre, mais il faut réussir. Vous devez bien comprendre que votre vie me répond de celle de votre malade. Il faut le guérir ou mourir.

 

« Je me mis aussitôt en besogne, les instructions écrites étaient claires et lucides, elles émanaient à n’en pas douter d’un savant de premier ordre. On me remit aussi deux fioles, l’une renfermant un révulsif, l’autre un puissant tonique du cœur…

 

– Vous avez réussi ? demanda John Jarvis impatiemment.

 

– Oui, mais au bout de plusieurs heures d’effort ; je pratiquai la respiration artificielle, les tractions rythmées de la langue, certaines piqûres… Enfin le cœur se remit à battre…

 

– Maintenant voulez-vous connaître le nom de votre malade, de l’homme dont je viens de vous montrer la photographie ?

 

– Eh bien ?

 

– C’est tout simplement un célèbre bandit, le docteur Klaus Kristian.

 

– Serait-il possible !

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il a réussi à me glisser entre les doigts en faisant le mort. J’y ai été trompé. J’avoue que je n’aurais jamais pensé à cet audacieux stratagème…

 

– Il fallait qu’il fût bien sûr de ceux qui l’entouraient – et aussi qu’il connût admirablement bien la physiologie du cœur – pour tenter une expérience aussi téméraire.

 

– Vous avez dû vous en apercevoir, le docteur Klaus Kristian est un savant génial. Celles de ses découvertes qu’il a bien voulu publier sont de la plus haute portée scientifique. En général, malheureusement il garde égoïstement pour lui ses plus heureuses trouvailles et n’emploie son immense savoir qu’à faire le mal.

 

– Sa conversation est passionnante. Je passe pour avoir fait d’excellentes études médicales. J’ai beaucoup travaillé certaines questions, j’ai publié de nombreux articles dans les revues spéciales. Eh bien, en quelques phrases – je le dis parce que c’est la vérité – Klaus Kristian m’a démontré ma profonde ignorance.

 

– N’exagérez pas, rappelez-vous que le docteur Kristian – malgré sa science – est aussi le plus rusé des charlatans et le plus habile des metteurs en scène. Il possède un talent tout particulier pour produire sur ses auditeurs une profonde impression.

 

– Il est certain que pour mon compte je ne l’oublierai de ma vie.

 

Le docteur Godfrey demeura silencieux pendant quelques instants, comme quelqu’un qui en s’éveillant se retracerait avec terreur le cauchemar qui a troublé son sommeil.

 

– J’aurai toujours devant les yeux, reprit-il, cette face carrée aux lourdes mâchoires qu’encadre une forêt de cheveux roux, ses petits yeux d’un jaune verdâtre, d’une acuité pénétrante, derrière des sourcils d’un blond décoloré, et ses poings énormes, ses doigts d’assassin-né, au bout de ces bras trop longs, aux muscles terriblement puissants.

 

Le docteur Godfrey porta la main à son front moite de sueur.

 

– Je souhaite de tout mon cœur, fit-il, de ne jamais revoir cet homme, de n’avoir jamais rien à démêler avec lui !

 

– Beaucoup de gens – moi tout le premier – ont fait le même souhait que vous, répondit le détective en songeant à Miss Elsie. Il est fâcheux qu’au cours de votre visite, vous n’ayez pu rien surprendre des projets de votre redoutable client.

 

– Ce dont je suis sûr, c’est que les bandits ont quitté l’îlot qui leur servait de refuge. En ma présence, Klaus Kristian a donné des ordres en conséquence à ses hommes.

 

– Et où vont-ils ?

 

– Dans leur conversation il a été question du Mexique, puis du Venezuela…

 

– Que ne me disiez-vous cela plus tôt, s’écria le détective dont la physionomie inquiète se dérida brusquement. Je serais délivré d’un grave souci si je savais Klaus Kristian au Mexique ou dans l’Amérique Centrale. Tant qu’il restera aux États-Unis, je suis obligé – pour me défendre moi-même – de le traquer d’une façon impitoyable.

 

Et John Jarvis raconta au docteur Godfrey, avec lequel il se sentait en confiance, les péripéties mouvementées de la lutte qu’il avait soutenue contre Klaus Kristian pendant ces derniers mois. Mr Godfrey qui ne connaissait les faits que par les journaux et encore de façon assez inexacte, fut à la fois émerveillé et épouvanté.

 

– Dieu me préserve d’un pareil client ! s’exclama-t-il. Avec vous heureusement, il a trouvé à qui parler.

 

– Je fais ce que je peux, répondit modestement le célèbre détective, mais vous voyez que la besogne est ingrate.

 

Il reprit après un silence.

 

– Vous ne m’avez pas encore dit quelle fut la mine de Klaus Kristian quand il reprit connaissance et quelle attitude il adopta envers vous.

 

– En ouvrant les yeux, il regarda autour de lui avec stupeur d’abord, puis avec méfiance ; c’était le regard circulaire du tigre traqué par les chasseurs, je frissonne rien qu’en pensant à ce coup d’œil. Après, quand il se fut rendu compte de l’endroit où il était, il grimaça une sorte de sourire et referma les paupières. Il demeura ainsi plusieurs minutes qui me parurent interminables…

 

– Sans doute qu’il réfléchissait, interrompit Floridor, qui écoutait avidement le récit du rescapé.

 

– Enfin, il rouvrit les yeux de nouveau et il m’examina longuement avec autant de fixité aiguë que si j’eusse été quelque microbe inconnu, sur la lamelle de verre du super-microscope. Ce regard, d’une insistance gênante, était accompagné d’un méprisant sourire, d’une expression à la fois cruelle et goguenarde. Ce regard et ce sourire me mettaient au supplice.

 

« – Mon cher confrère, me dit-il enfin, car je devine que vous êtes un confrère, vous venez d’opérer sur ma personne une cure superbe, mes bien sincères compliments.

 

« Et comme je lui demandais naïvement qui il était – Ne vous occupez pas de cela, ricana-t-il, vous le saurez bien assez tôt.

 

« Et sans m’accorder plus de considération que si j’avais été un des bandits placés sous ses ordres, il me posa diverses questions sur les moyens que j’avais mis en œuvre pour le ranimer. Tantôt il approuvait, tantôt il blâmait. Ensuite il entama une longue dissertation sur le rôle des poisons du cœur et c’est alors qu’il m’émerveilla par l’étendue de ses connaissances et la clarté avec laquelle il les exposait. Jamais doyen de faculté ne fit de cours aussi brillant.

 

« Brusquement, il cessa de s’occuper de moi et se mit à discuter à mi-voix avec deux des bandits. Je demeurai dans un coin de la hutte aussi inquiet que j’étais humilié de la façon dont on me traitait. Enfin, sans que Klaus Kristian m’eût adressé la moindre parole de politesse, on me conduisit dans une autre hutte où on m’offrit du poisson bouilli et des épis de maïs grillés. Je refusai, j’avais le cœur trop serré pour me sentir le moindre appétit, je bus seulement un verre d’eau.

 

« – Vous avez tort, me dit un vieux bandit d’un ton qui me donna le frisson, il ne faut jamais laisser passer l’occasion de se restaurer, la possibilité de faire un aussi bon repas ne se présentera peut-être pas de si tôt pour vous.

 

« Depuis, dans le caveau humide où on me laissait mourir de faim, j’ai compris l’horrible signification de ces paroles.

 

« Que vous dirai-je de plus, on me fit remonter en barque et on m’amena dans cette ferme où, sans votre intervention, je serais infailliblement mort.

 

– Il y a dans tout cela, bien des points obscurs encore, déclara Floridor, pourquoi, par exemple, la mine qui vient de faire explosion ?

 

– C’est en notre honneur qu’elle avait été posée, répliqua John Jarvis ; les bandits avaient deviné que Mrs Godfrey s’adresserait à moi et c’est certainement avec intention que l’adresse de la ferme des Érables avait été oubliée. Enfin Jonathan avait reçu l’ordre de nous attirer dans ce piège, si par hasard il était pris. Je reconnais bien dans cette combinaison l’ingéniosité machiavélique de ce scélérat de Klaus Kristian. Cette fois encore nous l’avons échappé belle.

 

*

* *

 

Il était près de minuit quand John Jarvis et Floridor – après avoir reconduit Mr Habner, Mr Godfrey et leurs femmes – rentrèrent à Isis-Lodge où leurs amis les attendaient, assez inquiets. Elsie qui avait refusé de se coucher avant le retour de son fiancé voulut entendre le récit des aventures de la journée, pendant que les deux détectives soupaient de grand appétit.

 

John Jarvis tout en racontant exactement les faits jugea prudent de ne pas dire que Klaus Kristian était encore vivant. Il savait combien Elsie était impressionnable, et il ne doutait pas qu’une semblable nouvelle n’exerçât sur la santé de la jeune fille la plus néfaste influence.

 

Septième épisode

HAUT LES MAINS !


CHAPITRE PREMIER

LES AVEUGLES GUITARISTES


Rio Blas et Guasco avaient eu le visage brûlé par l’explosion d’une mine. On avait pu leur sauver la vie, mais ils étaient demeurés aveugles et atrocement défigurés.

 

En pleine force – ils avaient à peine trente-cinq ans – ils s’étaient trouvés du jour au lendemain acculés au suicide ou à la mendicité. Finalement ils avaient trouvé un moyen terme, et, de prospecteurs, ils étaient devenus guitaristes ambulants.

 

Leurs débuts furent modestes. Ils arrivaient dans un village ou dans un ranch à la tombée de la nuit et faisaient danser les femmes et les filles des cow-boys, en exécutant quelques-unes de ces vieilles habaneras mexicaines où se retrouvent toute l’ardeur mélancolique, toute la tristesse passionnée de l’âme espagnole.

 

On les payait de leur peine en leur donnant largement à manger et surtout à boire, en leur accordant une couverture et un lit de paille de maïs dans l’étable, et ils se sentaient presque consolés de leurs chagrins quand la fin d’un de leurs morceaux était salué par des « Anda ! » et des « ollé ! » d’enthousiasme, scandés parfois par le crépitement d’un browning dont quelque cow-boy mélomane déchargeait en l’air les six coups, en guise d’applaudissement.

 

Très rapidement, ils devinrent populaires sur toute la frontière de l’État du Texas. Parfois même, ils franchissaient le rio del Norte pour aller jouer dans quelque hacienda du Mexique, mais, en général, ils restaient fidèles à la rive américaine.

 

Au début, ils jouaient d’une façon quelconque, mais leur sens de la musique s’affina, se perfectionna. Aux airs les plus rebattus ils ajoutaient une broderie d’originales fioritures, même ils improvisaient. L’âme sauvage et délicate de cette fruste population salua en eux ses artistes.

 

Quand un propriétaire de ranch mariait un de ses enfants, célébrait la vente avantageuse d’un lot de chevaux ou donnait une fête quelconque, Rio Blas et Guasco étaient appelés. À table on les mettait à la place d’honneur, on les gardait tant qu’il leur plaisait de rester et on ne les renvoyait jamais que les poches bien garnies.

 

Ce soir-là, ils revenaient de chez le señor Velasco, un ranchero, propriétaire d’un troupeau de cinquante mille têtes, un des plus riches de la région, chez lequel ils avaient passé trois jours.

 

Cheminant paisiblement au clair de lune, ils regagnaient la petite ville de Presidio distante d’environ quatre milles. On leur avait offert de les reconduire dans un car, ils avaient préféré faire la route à pied, en suivant les rails d’une voie de chemin de fer qui ne servait qu’une fois ou deux chaque mois au transport des chevaux.

 

Leurs instruments en bandoulière, de solides bâtons en main, les deux aveugles marchaient allégrement, tout joyeux d’une vingtaine de dollars qu’ils devaient à la munificence du señor Velasco. L’atmosphère était d’une exquise douceur, la brise rafraîchie par la rosée était parfumée par l’odeur puissante des térébinthes. Le silence de cette belle nuit n’était troublé que par le bruissement des insectes et le mugissement mélancolique des immenses troupeaux errant en liberté dans la pampa.

 

De temps en temps, Rio Blas faisait sonner de son bâton l’acier des rails et s’assurait ainsi qu’il était toujours dans la bonne route.

 

Brusquement, et, pour ainsi dire, d’un même mouvement, les deux aveugles s’arrêtèrent et tendirent l’oreille.

 

– Tu entends – murmura Rio Blas en se penchant vers le sol – il y a certainement un grand troupeau de chevaux à peu de distance de nous.

 

– Tu es sûr que ce sont des chevaux, répondit Guasco.

 

– Impossible de s’y tromper ! Écoute toi-même. Les bœufs ne frappent pas la terre de cette façon.

 

– D’où peuvent-ils venir ?

 

– Sans nul doute du ranch de Stebbing l’Américain et on les conduit à Presidio pour les embarquer à destination de la Nouvelle-Orléans.

 

– Alors – s’écria Guasco avec inquiétude – nous sommes sur leur chemin et ce n’est pas rassurant.

 

Les deux aveugles savaient par expérience ce qu’est le passage de deux ou trois mille animaux à peu près sauvages que chassent devant eux des cowboys armés de lazzos. Rien ne résiste à une pareille trombe. Le moins qui pût arriver aux pauvres musiciens était d’être foulés aux pieds et d’avoir la poitrine défoncée à coups de sabots.

 

Quelques minutes s’écoulèrent. Le bruit se rapprochait avec une rapidité inquiétante. La terre durcie par le soleil résonnait au loin sous le sabot des mustangs comme à l’approche de quelque cataclysme.

 

– Gagnons un des bois qui se trouvent sur la gauche, proposa Rio Blas. Nous nous mettrons à l’abri derrière les troncs d’arbres. Là nous serons en sûreté ; mais il faut nous hâter ; le troupeau est maintenant à moins d’un mille.

 

Sans répondre Guasco prit le bras de son compagnon et tous deux se mirent à courir du côté où ils entendaient le murmure des feuillages agités par la brise, mais ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure d’une course folle qu’ils atteignirent les premiers arbres du bois, un bois composé de ces cèdres et de ces térébinthes qui couvrent encore une partie de la Géorgie, de la Floride et du Texas. Abrités par les vastes troncs, ils reprirent haleine.

 

Le troupeau de chevaux passa à une faible distance d’eux avec le bruit d’un ouragan puis, petit à petit, la campagne rentra dans le silence.

 

– Nous l’avons échappé belle, murmura Guasco, en s’épongeant le front.

 

– Il s’agit maintenant, grommela Rio Blas, de retrouver notre chemin.

 

– Ce sera facile. Tout à l’heure nous avons marché contre le vent.

 

– En es-tu bien sûr ? Il me semble à moi, au contraire, que nous avons marché dans le sens de la brise.

 

Après une courte discussion, les deux aveugles se remirent en route, mais au bout d’une centaine de pas ils trouvèrent un autre bois. Ils revinrent en arrière, marchèrent pendant un quart d’heure en terrain découvert, puis de nouveau se heurtèrent à des touffes de palmiers nains qui leur indiquaient les approches d’une forêt.

 

– Nous sommes égarés, déclara tristement Guasco.

 

– C’est malheureusement vrai, murmura Rio Blas. Essayons encore. Nous ne devons pourtant pas être très loin de la voie du chemin de fer.

 

En cela il se trompait. Dans leur fuite précipitée, son compagnon et lui s’étaient éloignés des rails de plus d’un demi-mille et dans leurs vaines tentatives pour retrouver leur chemin ils s’étaient avancés de plus en plus vers le sud-ouest dans une contrée très boisée où il n’existait pas de sentier frayé. Ils auraient passé gaiement leur nuit à la belle étoile, ce qui leur était advenu maintes fois au cours de leur existence aventureuse, mais ils commençaient à se sentir fatigués ; en outre on les attendait le lendemain aux noces de la fille d’un ranchero et ils commençaient à craindre de ne pouvoir y arriver en temps voulu.

 

S’encourageant mutuellement, ils se mirent à marcher à l’aventure, comptant toujours sur un heureux hasard. Ils étaient revenus vingt fois sur leur propre piste : ils n’avaient plus la moindre notion de l’endroit où ils pouvaient se trouver.

 

– Je suis accablé de fatigue, déclara Rio Blas. Il m’est impossible d’aller plus loin !

 

– Il me semble entendre l’aboiement d’un chien pas très loin d’ici. Je vais aller à la découverte.

 

– Ne m’abandonne pas, s’écria Rio Blas en se cramponnant désespérément au bras de son camarade. Ne nous séparons pas ! sans quoi nous ne pourrions plus nous retrouver.

 

Guasco se rendit à ces raisons et tous deux se dirigèrent lentement du côté d’où partaient les aboiements. Ils sentaient maintenant sous leurs pieds le sol d’un sentier battu ou d’une route et l’espoir leur était revenu. Leur découragement s’était envolé comme par magie.

 

Ils se trouvèrent bientôt devant une muraille de planches qui était celle d’une maison. En tâtonnant ils en firent le tour jusqu’à ce qu’ils eussent découvert une porte. Alors ils se mirent à frapper dedans à coups de pied et à coups de poings. Personne ne leur répondit. La maison pourtant était habitée, car ils distinguèrent une voix d’homme mêlée aux aboiements du chien.

 

Ils continuèrent à cogner de toutes leurs forces en faisant un infernal vacarme. Cette insistance eut un résultat auquel ils ne s’attendaient guère. Une petite fenêtre s’ouvrit brusquement au-dessus de leurs têtes, cinq ou six coups de revolver éclatèrent dans le silence de la nuit et des balles sifflèrent aux oreilles des malchanceux aveugles. En même temps une voix d’homme criait avec colère, en anglais.

 

– Passez votre chemin, coquins, il n’y a rien à voler ici.

 

Puis la fenêtre se referma.

 

Les aveugles avaient eu grand-peur.

 

– On nous prend pour des bandits, fit tristement Guasco, il ne nous reste plus qu’à nous en aller.

 

– Ce n’est pas mon avis, dit Rio Blas qui était d’un caractère très opiniâtre. Nous avons un moyen de nous faire reconnaître pour d’honnêtes gens. Nous sommes estimés et aimés dans toute la région. Je suis sûr que quand le propriétaire de cette maison saura à qui il a affaire, il s’empressera d’ouvrir.

 

– Mais quelle est ton idée ?

 

– Nous allons tout simplement exécuter un de nos airs les plus en vogue. Tu verras que ce moyen est infaillible.

 

– Essayons toujours !

 

Les deux musiciens saisirent leurs guitares et se mirent à jouer avec toute la virtuosité dont ils étaient capables la célèbre habanera mexicaine Sous les jasmins en fleurs.

 

Rio Blas ne s’était pas trompé. Au bout de quelques minutes les aboiements du chien se turent, la porte s’ouvrit toute grande et une voix bourrue, mais cordiale, invita les deux aveugles à pénétrer dans l’intérieur de la maison.

 

– Il fallait dire que c’était vous ; j’aurais ouvert tout de suite ! fit l’homme.

 

– Nous avons bien essayé – répliqua Guasco – mais vous avez commencé par nous tirer dessus.

 

– Dame ! à cette heure-ci, vous savez, et dans un endroit aussi désert, il est bon de prendre l’offensive sans attendre d’avoir reçu une balle dans la peau.

 

– Excusez-nous, mais nous nous sommes égarés en revenant de l’hacienda du Señor Velasco. Sommes-nous loin de Presidio ?

 

– Vous en êtes à moins d’un mille.

 

Cette réponse surprit beaucoup les aveugles, qui se figuraient être au moins à trois milles de la ville. Finalement, ils se réjouirent de s’être ainsi rapprochés de leur but sans s’en douter. De cette façon ils pourraient être revenus à Presidio encore assez à temps pour se rendre à la noce où ils étaient attendus. Cependant leur hôte se montrait maintenant aussi plein de prévenances, qu’il avait été tout d’abord peu accueillant. Il ouvrit en leur honneur une boîte de corned-beef et leur versa à chacun un gobelet de cette brutale eau-de-vie de canne à sucre, la caña, dont malgré l’interdiction de l’alcool, le débit n’a nullement diminué sur la frontière du Texas.

 

Ragaillardis par ce lunch, les aveugles déclarèrent d’une même voix que leur fatigue avait disparu et qu’ils étaient prêts à se remettre en route.

 

– Puisque vous vous rendez à Presidio, dit alors leur hôte mystérieux, vous pouvez me rendre un grand service, service que je rétribuerai d’ailleurs généreusement.

 

Les aveugles protestèrent de leur dévouement et de leur bonne volonté.

 

– Voici de quoi il s’agit, expliqua l’homme. Un de mes cousins vient d’avoir les côtes enfoncées d’un coup de pied de cheval. Il faudrait m’aider à le transporter jusqu’à l’hôpital de Presidio. Un mille est bientôt fait et je vous donnerai à chacun cinq dollars.

 

Les aveugles eurent un moment d’hésitation, puis la cordialité de leur hôte, l’offre alléchante de cinq dollars, les décidèrent.

 

– C’est entendu, dit Guasco. Avez-vous au moins ce qu’il faut ?

 

– J’ai une civière, dont vous prendrez chacun l’un des bouts.

 

– Vous pourrez sans doute – observa Rio Blas – relayer de temps en temps l’un ou l’autre de nous deux.

 

– Malheureusement non, j’ai eu moi-même le bras cassé le mois dernier et je ne puis encore m’en servir, mais je viendrai avec vous, en cas de mauvaise rencontre. Voulez-vous que je vous donne tout de suite les cinq dollars ?

 

– Vous pourrez aussi bien nous les donner quand nous serons arrivés.

 

– Non ! je vais vous les donner maintenant.

 

Et il mit dans la main de chacun des aveugles cinq belles pièces d’argent. Rio Blas et Guasco qui avaient craint un moment qu’on ne leur donnât une bank-note dont il leur aurait été difficile de contrôler la valeur – la fausse monnaie est très répandue au Texas – furent tout à fait gagnés par les façons de leur hôte.

 

Après avoir absorbé une dernière rasade de caña, ils saisirent chacun les deux poignées du brancard et l’on se mit en chemin assez lentement, car le blessé était lourd.

 

L’homme cependant les encourageait de toutes les façons. Il leur promit même deux dollars de supplément quand on serait arrivés à Presidio.

 

– Vous ne savez pas quel important service vous me rendez, leur répétait-il. Sans vous, mon cousin aurait peut-être succombé, faute de soins, tandis que bien soigné à l’hôpital, il s’en tirera.

 

On franchit sans incident la distance d’un demi-mille, mais alors le pas cadencé de plusieurs chevaux se fit entendre à une faible distance. Ils avançaient assez lentement.

 

– Rien qu’au rythme de leur pas, déclara Guasco qui marchait en avant, je devine que chaque cheval a son cavalier.

 

– Ce sont – sans nul doute – les « Rangers », dit Rio Blas.

 

– Très probablement, balbutia l’inconnu, je vais en avant leur dire un mot…

 

Et l’homme s’éloigna précipitamment.

 

Les « Rangers » constituent un corps de police montée que l’on ne trouve guère que sur la frontière mexicaine. Dans ce pays où pullulent les bandits de tout genre – assassins, voleurs de bestiaux, faux monnayeurs – les Rangers rendent d’inappréciables services ; choisis parmi les cowboys les plus robustes et les plus lestes, pourvus d’excellents chevaux, et généralement commandés par quelque vieux coureur de prairie, promu au rang de capitaine, ils se transportent avec la rapidité de l’éclair à l’endroit où l’on a besoin d’eux. Il est rare qu’un malfaiteur leur échappe ; pour l’atteindre ils feront parfois cinquante milles sans débrider. D’ailleurs leurs procédés sont expéditifs : si l’homme qu’ils doivent arrêter ne lève pas les mains assez promptement au cri de : Hands up ! il tombe percé de plusieurs balles avant d’avoir eu le temps de parlementer.

 

Dans tout le Texas, les Rangers sont redoutés et respectés.

 

Le capitaine de la troupe qui s’avançait à la rencontre des deux aveugles était un certain Burton, dont la perspicacité aussi bien que la farouche énergie étaient légendaires.

 

À la lueur éblouissante du clair de lune, il avait, de très loin, reconnu les deux aveugles guitaristes, qu’il avait en grande estime, mais il avait été fort surpris de voir l’homme qui les accompagnait se perdre dans le sous-bois sitôt qu’il avait pu reconnaître la police montée.

 

– Voilà qui est bizarre, fit-il en sifflotant. Puis il faut que je voie ce qu’il y a sur cette civière qui paraît si lourde. Est-ce que nos braves aveugles feraient la contrebande ?

 

« Halte, vous autres », commanda-t-il à ses hommes.

 

D’un bond, il avait sauté à terre.

 

– Bonsoir, Guasco, dit-il d’un ton plein de cordialité. Bonsoir Rio Blas. Où diable allez-vous à pareille heure ?

 

– À Presidio, capitaine, répondit ingénument Rio Blas.

 

– Mais vous y tournez le dos ! Vous en êtes à près de quatre milles et vous marchez droit vers le Rio del Norte !

 

– Alors on s’est moqué de nous ! s’écria Guasco avec amertume.

 

– Qui cela, on ?

 

– L’homme qui était avec nous et qui nous a priés de porter son cousin jusqu’à l’hôpital. Il est parti il n’y a qu’un instant pour vous parler.

 

– Personne n’est venu me parler. J’ai vu seulement un homme qui fuyait à travers le bois.

 

Les aveugles demeuraient muets de surprise, consternés et furieux qu’on eût ainsi abusé de leur bonne foi. Le capitaine Burton était très intrigué.

 

– Il faut que cette histoire s’éclaircisse, déclara-t-il rudement. Et d’abord voyons !

 

D’un geste brusque, il avait relevé la couverture qui dissimulait le visage du blessé. Une face immobile et blême apparut, les paupières étaient closes, les lèvres exsangues et le front barbouillé de sang.

 

– Misérables ! s’écria-t-il dans le premier élan de la surprise et de la colère, mais c’est un cadavre que vous portez ! Vous alliez sans doute le jeter dans le Rio del Norte qui coule à cent pas d’ici !

 

– Santa Maria ! bégaya Guasco d’une voix étranglée, peut-on nous accuser d’un crime pareil, nous qui sommes aussi innocents que l’enfant qui vient de naître !…

 

Il y avait tant de sincère indignation dans l’accent du pauvre aveugle que le capitaine Burton hésita.

 

– Nous verrons cela, grommela-t-il, vous avez peut-être été, sans le savoir, les complices d’un assassin…

 

Le capitaine des Rangers s’était de nouveau baissé vers le cadavre, mais presqu’aussitôt il se releva en donnant tous les signes d’une surprise arrivée au paroxysme le plus aigu.

 

– Carajo ! s’exclama-t-il, aussi vrai que je m’appelle William Burton, ce cadavre est celui de Gérard Perquin, le sous-directeur de la Mexican Mining Bank, l’auteur du vol de deux millions de dollars commis il y a quelques heures à peine !

 

Tumultueusement, les Rangers avaient sauté en bas de leurs montures ; sans la moindre hésitation, ils identifièrent Gérard Perquin que tout le monde connaissait à Presidio. Quant aux aveugles, ils étaient atterrés, tellement émus qu’ils étaient incapables de prononcer une parole.

 

Les policiers de leur côté, étaient presqu’aussi stupéfaits de la tournure incompréhensible et extraordinaire que présentait cette aventure. Tous pendant une longue minute demeurèrent silencieux, en proie à une secrète inquiétude.

 

– Voyons d’abord si Perquin est bien mort, dit tout à coup le capitaine Burton.

 

– Il vit encore, fit-il après un rapide examen, mais il n’en vaut guère mieux. Il a une balle derrière l’oreille.

 

– S’il pouvait parler, balbutia Guasco, il dirait que nous sommes innocents.

 

– Je crains fort qu’il ne reprenne pas connaissance, fit Burton, avec une blessure de ce genre, je ne lui donne pas trois heures à vivre.

 

– Alors c’est nous qui serons accusés ? demanda Rio Blas avec angoisse.

 

– Je ne dis pas cela, mais je suis cependant obligé de vous emmener en prison.

 

Les deux aveugles étaient dans un tel état de prostration et d’épouvante qu’ils ne trouvèrent rien à répondre. On les fit monter en croupe de deux Rangers ; le blessé fut placé dans une charrette qu’un cavalier était allé chercher, à franc-étrier, à l’hacienda la plus proche, et le détachement tout entier reprit aussi vite que possible le chemin de la ville de Presidio.

 

Auparavant une battue avait été rapidement effectuée dans les bois avoisinants, mais on n’avait retrouvé aucune trace du mystérieux assassin, qui après avoir tué le sous-directeur de la banque – sans doute pour lui arracher le produit du vol – avait si ingénieusement utilisé comme complices les deux aveugles que le hasard lui avait envoyés.

 

CHAPITRE II

L’OBSCURITÉ COMPLÈTE


À Presidio, comme dans la plupart des villes frontières du Texas, la fameuse loi de tempérance n’a jamais pu être appliquée. Dans toutes les rues, des bars, des bodegas, étalent ouvertement des rangées de flacons pleins d’alcools multicolores et convient le passant à savourer toute la gamme de ces cocktails incendiaires pour lesquels les Américains ont inventé des noms si pittoresques : a milk-mother, un lait maternel ; a widow’s smile, un sourire de veuve ; an eye opener, un ouvreur d’yeux ; a corpse reviver, un éveilleur de cadavres, sans oublier le « bonnet de nuit », le « clou de cercueil » et « l’huître de prairie » composé d’une cuillerée de vinaigre, d’un jaune d’œuf cru et d’une pincée de poivre.

 

Ces breuvages infernaux coulaient à pleins bords sur les comptoirs de zinc ou de toile cirée autour desquels se pressait une foule étrangement bigarrée : des gauchos mexicains aux larges pantalons à franges, ornés de chaque côté d’une rangée de gros boutons de nacre, aux sombreros enrichis de plaques d’or et d’argent, y coudoyaient des cow-boys yankees aux vastes feutres, et aux ceintures de laine rouges ou bleues ; des mestizos aux lèvres violettes, au nez écrasé, pauvrement vêtus de cotonnade ; des mineurs et des prospecteurs à la face hâve et maigre, si recuite par le soleil qu’elle avait pris le ton du cuivre rouge. On eût trouvé encore quelques Chinois, des Anglais cossus, coiffés de panamas et habillés de flanelle, des Irlandais déguenillés ; enfin quelques Italiennes, parées de mouchoirs de soie de couleur vive, vendaient des glaces et des citronnades, dans de petites voitures à bras, bariolées de rouge et d’orangé.

 

Dans tous les groupes on discutait avec animation. Ce jour-là était un dimanche et c’était la veille au soir qu’un vol de deux millions de dollars avait été commis dans des circonstances particulièrement mystérieuses et troublantes, à la succursale de la Mexican Mining Bank.

 

Cet événement avait mis en révolution la petite ville. On commentait avec animation la nouvelle de l’arrestation des deux guitaristes aveugles et chacun prenait leur défense avec chaleur.

 

Le rassemblement qui s’était formé en face de la maison de banque – le seul édifice de Presidio qui fût entièrement construit en briques et en pierres de taille – devenait plus houleux de minute en minute, lorsque l’appel strident d’une sirène se fit entendre à l’extrémité de la rue.

 

La foule s’écarta pour livrer passage à une grande auto dont la carrosserie était souillée d’une épaisse couche de poussière. La voiture stoppa. Trois personnes en descendirent et à la grande surprise des curieux, le directeur de la succursale Mr Ned Markham, alla respectueusement à leur rencontre et, avec toutes sortes de marques de déférence, les introduisit dans l’intérieur de l’établissement.

 

Le bruit se répandit bientôt que l’auto appartenait à Mr Rabington, le richissime banquier de San Francisco, directeur général et propriétaire de la plus grosse part d’actions de la Mexican Mining Bank ; on ajoutait qu’il était accompagné du détective Todd Marvel, célèbre dans toute l’Amérique par ses excentricités, et ses extraordinaires talents de policier.

 

Le renseignement était exact. Mr Rabington alors en villégiature à Isis-Lodge, dans la Louisiane, avait été prévenu par dépêche la veille au soir et s’était hâté d’accourir, accompagné de son ami John Jarvis et du secrétaire de ce dernier, le Canadien Floridor Quesnel.

 

Le directeur de la succursale, Mr Ned Markham, avait fait entrer les trois visiteurs dans son cabinet ; il paraissait très ennuyé, mais parfaitement calme.

 

– Je suis fâché de ce qui arrive, déclara-t-il à Mr Rabington ; mais véritablement je n’ai rien à me reprocher sous le rapport de la vigilance.

 

Ned Markham, un quadragénaire sec, nerveux, d’une activité dévorante, passait pour un des plus habiles hommes d’affaires de la région. On citait de lui des spéculations d’une audace et d’une envergure inouïes et qui presque toujours avaient été couronnées de succès. Il soutint sans la moindre gêne le regard inquisiteur du banquier et des deux détectives.

 

– Je comprends néanmoins, ajouta-t-il, en se tournant vers Mr Rabington qu’après un pareil « accident » vous soyez en droit de me retirer votre confiance et je suis prêt à vous offrir ma démission.

 

– Il n’est pas question de cela, répondit gravement le banquier. Si vous n’avez aucune négligence à vous reprocher, je ne vois pas pourquoi je me priverais de vos services.

 

– D’ailleurs, fit remarquer John Jarvis, il est très possible que nous retrouvions les voleurs et l’argent volé.

 

– Je le souhaite de tout mon cœur, reprit Mr Markham. Je vais donc vous raconter le plus exactement possible dans quelles circonstances le vol s’est produit.

 

« Les transactions ont été très actives ce mois-ci, surtout avec le Mexique, nous avions en retard pas mal de besogne qu’il fallait expédier avant l’échéance qui tombe dans trois jours. Je décidai comme je le fais toujours en pareil cas que le personnel veillerait jusqu’à vingt heures et plus tard, s’il était nécessaire.

 

« À dix-huit heures, les quinze employés de la banque eurent une demi-heure pour aller manger un sandwich et ils se remirent au travail aussitôt après. Quand ils furent de retour, j’allai moi-même luncher à l’Hôtel de Géorgie où je prends mes repas et qui est situé de l’autre côté de la rue à deux pas d’ici.

 

– Combien de temps dura votre absence ? demanda John Jarvis.

 

– Trente minutes au plus. Quand je rentrai, le vol venait de s’accomplir. Une main inconnue avait éteint l’électricité et quand, au bout de cinq minutes, la lumière était revenue, les deux millions de dollars en bank-notes ficelées dans un sac de cuir avaient disparu.

 

« Comme vous pouvez le supposer, je fis fermer les portes et les employés tinrent eux-mêmes à me faire vérifier le contenu de leurs poches. Je ne trouvai rien et j’en suis encore à me demander comment l’on a pu dans un si court espace de temps subtiliser un paquet d’aussi gros volume.

 

– Combien y a-t-il de portes à la banque ? demanda John Jarvis.

 

– Deux seulement, la porte du public et une porte plus petite qui aboutit à la place du marché et donne accès à un couloir où se trouvent la pièce où nous sommes en ce moment, le cabinet du sous-directeur et les archives. C’est dans ce couloir qu’est installé le compteur qui commande l’éclairage de la banque. Le voleur qui est certainement très au courant des habitudes de la maison a dû passer par cette petite porte, fermer le compteur, s’emparer des bank-notes et disparaître par le même chemin.

 

– Je vais vous poser encore deux questions. Je voudrais savoir qui a la clef de la petite porte de la place du Marché et ensuite en quel endroit se trouvaient les bank-notes quand elles ont disparu.

 

– Il y a deux clefs de la petite porte. J’en possède une et Gérard Perquin, le sous-directeur, en possède une autre, c’est sur lui d’ailleurs que mes soupçons, et cela, à bon escient, sont tombés tout d’abord.

 

« Au moment du vol, le coffre-fort était ouvert et le caissier, à quelques pas de là, vérifiait un compte sur le bureau d’un de ses collègues.

 

« Le filou n’a eu qu’à allonger la main pour s’emparer du précieux sac.

 

– Voilà en effet, murmura John Jarvis, une histoire assez extraordinaire, vous croyez donc, Mr Markham, que le coupable est Gérard Perquin ?

 

– La preuve en est faite maintenant. On vient de le retrouver mortellement blessé d’une balle à la tête à plusieurs milles de Presidio. À l’heure qu’il est, il agonise à l’hôpital. Mais l’on a précisément découvert, dissimulé sous ses vêtements, le sac de cuir qui renfermait les bank-notes.

 

« Perquin était le seul employé qui fût absent au moment du vol ; il m’avait demandé de le dispenser de veiller parce qu’il devait prendre le train pour Brownsville à vingt heures et lui seul avait la clef de la petite porte, sauf moi, bien entendu.

 

Et sur un geste du détective, Mr Markham ajouta :

 

– Pour mon propre compte – car il est bon de tout expliquer clairement – pendant que le vol se commettait, je mangeais paisiblement une tranche de roastbeef aux pickles dans la salle de restaurant de l’Hôtel de Géorgie, comme pourront l’attester de nombreux témoins. Autre détail qui a son importance, non seulement, comme je vous l’ai dit, tous les employés ont été fouillés, mais toutes les pièces de l’établissement et tous les meubles que renferme chacune d’elles, ont été minutieusement visités au cas où l’auteur du larcin aurait caché provisoirement son butin dans une de ces pièces. Vous reste-t-il d’autres questions à me poser ?

 

– Ce que je ne m’explique pas, fit le détective, c’est qu’on n’ait pas immédiatement poursuivi Gérard Perquin. Il me semble qu’avec un peu de diligence on aurait pu le rattraper encore nanti des bank-notes.

 

– On a fait ce qu’on a pu. Mais on a perdu un temps précieux à perquisitionner dans l’intérieur de la banque et à répondre à l’interrogatoire du coroner. Cependant des policemen se sont rendus à son domicile ; il n’y avait pas paru de la journée. Ils se sont rendus à la gare, puis au bureau de la Cie de Navigation du Rio del Norte, et ne l’ont pas vu. Comme l’événement l’a prouvé, il avait gagné directement la campagne où sans doute l’attendaient les complices qui l’ont ensuite assassiné et dépouillé.

 

– Et personne ne l’avait remarqué avec le paquet qu’il portait ?

 

– Personne jusqu’ici n’est venu apporter son témoignage à ce sujet, mais l’enquête n’est pas close…

 

– Croyez-vous, interrompit Mr Rabington – qu’une nuit passée en auto et le vol de deux millions de dollars dont il était victime rendaient de fort méchante humeur – croyez-vous que nous retrouvions les bank-notes ?

 

– Je ne puis encore rien affirmer, répondit John Jarvis. Il est fort à craindre que les bandits qui ont assassiné Perquin n’aient passé le Rio del Norte et ne soient en sûreté au Mexique avec leur butin.

 

Mr Rabington tombait de sommeil. Mr Markham alla lui-même l’installer dans la meilleure chambre de l’Hôtel de Géorgie pendant que John Jarvis et Floridor se rendaient chez le coroner. Ce magistrat ne leur apprit aucun fait nouveau, et ne put que leur montrer le sac de cuir taché de sang qui avait été saisi sur le blessé.

 

Les deux détectives se rendirent ensuite à l’hôpital, installé dans un vaste baraquement en planches, à quelque distance de la ville.

 

Ils furent reçus par le docteur Torribio, un médecin mulâtre, Mexicain d’origine auquel d’énormes besicles vertes, un nez long et pointu et un teint couleur de safran, donnaient l’aspect le plus bizarre. Tout pénétré du rôle important qu’il jouait en donnant ses soins à l’auteur du vol de deux millions de dollars, il reçut les visiteurs avec empressement.

 

– Je réponds de la vie du blessé, dit-il solennellement.

 

John Jarvis eut un geste de surprise :

 

– Je croyais, fit-il, que Gérard Perquin avait reçu une balle dans la tête et qu’il était mortellement atteint.

 

– On aurait pu le croire. La balle est allée se loger derrière l’oreille, dans l’os du rocher, mais j’ai pu l’extraire, empêcher l’hémorragie de se porter à l’intérieur de la boîte crânienne, et bien qu’il soit dans le coma, je suis sûr de le sauver.

 

– Peut-on le voir ?

 

– Très facilement.

 

Le docteur Torribio conduisit ses visiteurs dans une cahute séparée du reste des bâtiments, là gisait sur un lit de sangle entouré d’une moustiquaire, le sous-directeur de la Mexican Mining Bank, les yeux clos, le visage d’une pâleur mortelle.

 

La physionomie du blessé, un jeune homme d’une trentaine d’années, était intelligente et sympathique, un peu naïve même. Floridor ne put s’empêcher de remarquer qu’il ne donnait nullement l’impression du bandit de haute volée qu’il pouvait être.

 

– Bah ! dit le docteur Torribio, les apparences sont souvent trompeuses. Rien ne ressemble plus à un honnête homme qu’un coquin.

 

– Quand croyez-vous qu’il soit en état de parler ? demanda John Jarvis.

 

– Pas avant demain sans doute, et encore, il sera si faible qu’il ne pourra pas dire grand-chose.

 

– Avez-vous conservé ses vêtements, demanda encore John Jarvis.

 

– Ils sont là, mais vous n’y trouverez rien d’intéressant. La police a pris tout ce qui se trouvait dans ses poches.

 

– Avait-il beaucoup d’argent sur lui ?

 

– Deux ou trois cents dollars tout au plus.

 

– Ce n’est guère. Je vais malgré tout vous demander la permission d’examiner les vêtements.

 

Le docteur Torribio présenta au détective un complet de coutil à peu près neuf, mais les poches en avaient été retournées et John Jarvis allait le rejeter sans avoir rien trouvé lorsqu’il sentit une feuille de papier qui s’était glissée entre la doublure et l’étoffe du gilet. Il retira la feuille avec précaution et la fit disparaître dans sa poche sans que le docteur s’en fût aperçu. Le complet était un vêtement de confection ; les poches étaient à peine cousues avec de mauvais fil à bâtir. C’est ce qui expliquait que le papier eût pu glisser dans la doublure.

 

– Vous aviez raison, docteur, dit tranquillement le détective, ce vêtement ne renferme rien d’intéressant. Je vais me retirer en vous remerciant de votre grande obligeance, mais auparavant je vous demanderai encore une faveur.

 

– Tout à votre disposition.

 

– Je m’intéresse tout particulièrement à ce blessé. Vous me permettrez, j’espère, de laisser ici, en guise d’infirmier, mon collaborateur, Mr Floridor Quesnel. Il a fait quelques études de médecine et il exécutera scrupuleusement toutes vos prescriptions.

 

L’hôpital de Presidio était subventionné par la Mexican Mining Bank. Le docteur Torribio n’avait rien à refuser au fameux détective ami de Mr Rabington. Il s’inclina devant la demande qui lui était faite bien que l’intrusion de Floridor dans le domaine médical où il régnait en despote, ne lui sourît qu’à moitié.

 

Le Canadien s’entretint quelques minutes à voix basse avec John Jarvis, puis tous deux se séparèrent, Floridor pour revêtir une longue blouse d’amphithéâtre et s’installer au chevet du blessé, John Jarvis pour se rendre à la prison où étaient détenus Rio Blas et Guasco.

 

Chemin faisant, il examina le papier trouvé dans le gilet de Perquin, et sur lequel étaient tracées quelques lignes au crayon.

 

Il lut :

 

« Je n’ai pu venir ce soir. Rendez-vous d’urgence à la villa, dès que vous aurez reçu ce mot.

 

L. »

 

– C’est une écriture de femme, se dit le détective. Évidemment, Perquin a dû être attiré dans un guet-apens par l’L mystérieuse du billet. Il y a là un fait intéressant.

 

Les deux aveugles ne racontèrent au détective que ce qu’il savait déjà, et touché de la situation des pauvres diables, il leur promit de les faire remettre en liberté le jour même. Le seul détail intéressant qu’ils lui apprirent, c’est que l’homme qui avait trouvé le moyen de faire d’eux ses complices devait être de petite taille et ils se firent fort de le reconnaître à la voix si jamais ils se retrouvaient en sa présence, ce qui, d’ailleurs, n’était guère probable.

 

John Jarvis regagna l’Hôtel de Géorgie. Il mourait littéralement de faim, et en apprenant que Mr Rabington dormait encore, il se décida à déjeuner sans lui. Il passa dans la salle à manger où un maître d’hôtel lui apporta un menu imprimé en lettres d’or et formant plusieurs pages.

 

L’Hôtel de Géorgie, le seul logeable qu’il y eût à Presidio, avait des prétentions à passer pour un palace, et les cow-boys et les prospecteurs le regardaient comme tel. Y manger était considéré par eux comme le comble de l’élégance et du raffinement.

 

– Voulez-vous, dit le maître d’hôtel, le même menu que celui qui fut servi le 15 du mois dernier au roi d’Angleterre ?

 

– Non, dit John Jarvis.

 

– Le menu du banquet offert au roi d’Italie par la ville de Rome ?

 

– Non, répondit encore le détective qui ne put s’empêcher de sourire. Donnez-moi tout ce qu’il y a de plus simple. J’ai entendu dire qu’il y a de magnifiques saumons dans le Rio del Norte.

 

– Alors nous mettons : des côtelettes de saumon à la plénipotentiaire.

 

– Mettez simplement une tranche de saumon grillé avec du beurre frais et des citrons, une tranche de filet de bœuf et des fruits.

 

Pendant qu’il mangeait de bon appétit, John Jarvis lia conversation avec le maître d’hôtel, un Irlandais du nom de Sullivan, aux superbes favoris roux, et celui-ci sans qu’on le questionnât, apprit au détective tout ce qu’il désirait savoir.

 

L’Irlandais connaissait la plupart des employés de la banque, mais il avait en particulière estime Mr Ned Markham, son client attitré.

 

– Le pauvre homme, déclara Sullivan, il était là bien tranquille hier soir à sa table pendant qu’on était en train de le voler. Il n’a pourtant pas mis longtemps à manger, mais cela a suffi aux bandits pour faire leur coup !

 

– Et il n’a pas quitté sa table, pendant qu’il dînait, demanda astucieusement John Jarvis.

 

– Il s’est juste levé pour aller téléphoner, mais il est revenu presque aussitôt.

 

– Et où demeure-t-il, ce cher Mr Markham, j’ai oublié de le lui demander, et je vais probablement avoir besoin de le voir.

 

– Il n’habite pas la ville même. Il s’est fait construire un très beau cottage à trois milles de Presidio, mais avec son auto, cette distance ne compte pas, il en a pour dix minutes. Comme nous n’avons pas de garage, sa voiture reste parfois des journées entières en face l’hôtel. Tenez, d’ailleurs, la voilà.

 

Par la fenêtre grande ouverte le détective aperçut une soixante chevaux au châssis allongé, au capot effilé comme une torpille et qui ressemblait beaucoup plus à une voiture de course qu’à la bourgeoise limousine d’un directeur de banque.

 

– Voilà qui est singulier, songea-t-il.

 

Et il reprit à haute voix :

 

– Et on ne la lui vole pas ?

 

– Elle est toujours retenue par une chaîne. Puis, j’y fais attention. D’ailleurs Mr Markham est tellement connu et aimé dans le pays que personne ne s’aviserait de toucher à sa voiture. Le coupable serait vite dénoncé. Il n’y a pas tant d’autos que cela dans la région.

 

– Je vois, fit le détective en riant, qu’une auto est plus facile à conserver, dans ce pays, qu’un troupeau de chevaux.

 

– Et même qu’un gros paquet de bank-notes, fit malicieusement l’Irlandais.

 

– Et il est marié, Mr Markham ?

 

– Non, il est veuf. Il vit avec sa fille, Miss Lilian, qui est une vraie beauté.

 

John Jarvis tressaillit : le mystérieux billet trouvé par lui portait pour signature un L. Lilian Markham aurait-elle été mêlée au drame sanglant dont il cherchait à expliquer l’énigme ?

 

Tout à coup une idée lui vint : si l’auto de Markham était là, c’est que celui-ci était encore à la banque. Pourquoi ne pas aller jusqu’à la villa, où, à cette heure de la journée, Miss Lilian était certainement seule. De cette façon, il saurait tout de suite si c’était elle la signataire du fameux billet. Il s’excuserait comme il pourrait de cette indiscrète visite.

 

Muni des renseignements fournis par Sullivan, John Jarvis remonta en auto et après un court trajet à travers la campagne admirablement cultivée qui entoure Presidio, il fit halte en face du cottage de Mr Markham. Avec ses toits en terrasse, ses murs blanchis à la chaux, ses vérandas protégées contre l’ardeur du soleil par les guirlandes verdoyantes des jasmins, des géraniums et des vanilliers, c’était une délicieuse habitation. D’épaisses haies de grenadiers et de cactus entouraient un jardin planté de bananiers, d’orangers et de palmiers, à travers lequel coulait un ruisseau d’eau vive qui, un peu plus loin, allait se perdre dans le Rio del Norte.

 

Un vieil Indien introduisit le détective dans un petit salon meublé de rocking-chairs, où des ventilateurs électriques entretenaient une fraîcheur exquise. Une tablette de marbre supportait des alcarazas de terre rouge emperlés de rosée, des bouteilles de champagne dans leurs seaux d’argent remplis de glace, et des pyramides d’ananas, de citrons, de goyaves et d’autres fruits du pays.

 

Miss Markham parut. John Jarvis s’était attendu à voir quelque brune señorita, aux cheveux couleur aile de corbeau, aux prunelles fascinatrices, au visage d’une chaude pâleur. Il fut surpris de se trouver en face d’une jeune fille au teint délicatement rosé, aux yeux d’aigue-marine, aux cheveux d’un blond léger, presque couleur de paille. Miss Lilian avait dix-huit ans et sa physionomie respirait la bonté avec ce je ne sais quoi d’énergique et de résolu qui caractérise les Anglo-Saxonnes. Tout de suite elle s’était rendu compte de l’étonnement du détective.

 

– Je suis une exception dans ce pays de soleil, expliqua-t-elle en souriant, ma mère était anglaise… À qui ai-je l’honneur de parler ?… Mais avant tout, prenez quelque rafraîchissement, la poussière et la chaleur en font ici une nécessité. Que vous offrirai-je ?

 

John Jarvis accepta une citronnade glacée et se fit connaître comme un ami de Mr Rabington.

 

Le beau visage de Miss Lilian était tout à coup devenu sérieux.

 

– C’est terrible, cette histoire de vol, murmura-t-elle, j’étais si heureuse, j’avais fait de si beaux projets…

 

Elle ajouta d’un ton où perçait une anxieuse curiosité.

 

– Y a-t-il du nouveau ? Je ne suis pas au courant du tout… Ce matin quand mon père est parti, on ne savait rien encore… Mais, j’y pense, c’est sans doute à mon père que vous vouliez parler ?…

 

– Non, Miss, répondit John Jarvis, dédaignant de mentir, c’est vous que je voulais voir.

 

– Moi ? fit-elle extrêmement surprise.

 

– Oui, Miss, vous allez comprendre pourquoi.

 

Rapidement, il raconta l’arrestation des deux guitaristes aveugles par le capitaine Burton et l’assassinat de Gérard Perquin, mais il était loin de s’attendre à l’effet, presque foudroyant, que produisit son récit. Miss Lilian, devenue tout à coup d’une mortelle pâleur, se laissa tomber sur un siège en portant la main à son cœur, ses yeux se fermèrent, elle se renversa légèrement en arrière en poussant un profond soupir. John Jarvis crut qu’elle allait expirer sous ses yeux.

 

Il courut prendre une alcarazas, en versa l’eau glacée sur une serviette et tamponna doucement le front et les tempes de la jeune fille, puis il lui fit absorber un peu de brandy. Bientôt après, elle ouvrit les yeux et respira avec force, son évanouissement n’avait duré que quelques minutes. Une gorgée de la liqueur cordiale acheva de la faire revenir complètement à elle.

 

– Excusez-moi, murmura-t-elle d’une voix faible, je suis très nerveuse et ce climat ne me vaut rien…

 

« Puis, ajouta-t-elle avec une poignante tristesse, ce que vous venez de m’apprendre m’a frappée en plein cœur. Je ne crains pas de le dire, j’avais engagé ma parole à Mr Gérard Perquin, que je continue à considérer comme un parfait honnête homme. Qu’il en réchappe et je vous jure qu’il saura bien prouver son innocence !

 

Elle s’était animée en parlant, ses joues s’étaient colorées d’un vif incarnat, ses pâles yeux bleus lançaient des éclairs.

 

– Et je l’y aiderai, poursuivit-elle ardemment, je vous dirai tout ce que je sais ! Je n’ai rien à cacher, ni mon fiancé non plus ! Pourquoi aurait-il commis ce vol ? Je suis riche, très riche du chef de ma mère, et lui-même possède une fortune, dans son pays natal, en Belgique !

 

– Cependant, objecta le détective, le sac de cuir ?

 

– Ceux qui ont assassiné Gérard, n’avaient-ils pas intérêt à le faire passer pour le voleur ? La manière même dont on a abusé de la naïveté des deux aveugles, ne prouve-t-elle pas une abominable machination ?

 

– Peut-être avez-vous raison. Mais vous m’avez promis de m’aider ?

 

– De tout mon pouvoir.

 

– Permettez-moi donc de vous poser quelques questions. Voici ce que j’ai trouvé dans les poches du blessé.

 

Et le détective tendit à Miss Lilian le billet au crayon signé d’une L. La jeune fille n’y jeta qu’un coup d’œil.

 

– Ce billet n’est pas de moi ! déclara-t-elle indignée, mais on y a imité assez habilement mon écriture. Voilà le moyen dont on s’est servi pour attirer Gérard dans le guet-apens ! L’assassin qui a tracé ces lignes attendait sa victime sur la route qui va d’ici à Presidio.

 

Miss Lilian soumit au détective plusieurs spécimens de sa véritable écriture. Le faux était évident. John Jarvis réfléchit.

 

– Vous aviez donc rendez-vous avec Mr Perquin ? demanda-t-il ; le billet dit : Je n’ai pu venir ce soir.

 

– Non, répondit la jeune fille sans hésitation, mais l’auteur du billet, très au courant de mes habitudes, sans doute, devait savoir que presque chaque soir je viens chercher mon père à la banque. Souvent nous emmenions dîner Mr Perquin au cottage, mon père n’ignorait rien de nos projets…

 

Miss Lilian était devenue silencieuse, une douloureuse expression se peignait sur les traits de son charmant visage.

 

– Il faut que j’aie des nouvelles de Gérard ! s’écria-t-elle.

 

– Ne vous ai-je pas dit que le docteur Torribio répondait de sa vie ?

 

– N’importe ! le mal peut avoir empiré, puis, cela coûte si peu de donner un coup de téléphone…

 

Elle s’était emparée du récepteur placé sur un guéridon. Une minute après, elle avait le docteur Torribio à l’autre bout du fil. Ils échangèrent quelques phrases.

 

– Tout va bien, soupira-t-elle, tout à coup rassérénée. L’état est stationnaire et le docteur continue à se montrer optimiste. Précisément, il veut vous dire un mot.

 

Elle tendait le récepteur à John Jarvis qui téléphona à son tour.

 

– J’ai le regret de vous quitter, dit-il à Miss Lilian après avoir terminé. Le docteur me demande d’urgence.

 

– Y aurait-il du nouveau ?

 

– Peut-être, en tout cas, je vous tiendrai au courant.

 

Il semblait très pressé et même un peu ému. Rapidement il prit congé et regagna son auto. Toute pensive, la jeune fille était encore à la même place, à la fenêtre de la véranda, d’où elle l’avait vu partir, que la voiture avait depuis longtemps disparu sur la route poussiéreuse.

 

CHAPITRE III

LA LOI DE LYNCH


Floridor attendait John Jarvis à la porte de l’hôpital. Le Canadien était encore revêtu de la blouse blanche d’infirmier et semblait très agité.

 

– À ce que vient de m’apprendre le docteur Torribio, dit le détective, l’assassin est arrêté.

 

– C’est exact.

 

– Mets-moi rapidement au courant des faits.

 

– Voici : vous aviez à peine tourné les talons qu’un camarade du blessé, un employé de la banque s’est présenté pour demander des nouvelles de « son ami » Perquin et a demandé à le voir…

 

– Il se nomme ?

 

– Rufus Derrick, un petit être hypocrite et chafouin qui m’a du premier coup paru profondément antipathique. Il s’apitoyait d’un ton pleurard sur le malheur de son « pauvre ami Gérard », chacune de ses paroles suait la fausseté. Le señor Torribio voulait le mettre à la porte, mais j’avais une autre idée. Sur ma demande le docteur laissa Derrick pénétrer dans la chambre du blessé et le laissa seul avec lui.

 

– Ce n’était guère prudent !

 

– C’est moi qui l’avais demandé, vous allez voir pourquoi. Une fois qu’il s’est cru sûr de n’avoir aucun témoin de ce qu’il allait faire, il a tiré de sa poche une petite boîte remplie de pilules et en a jeté une ou deux dans la potion destinée au blessé. Avec un sang-froid stupéfiant, il a attendu que les pilules soient fondues, puis il a pris le verre, a empoigné « son ami » par le nez en le lui pinçant pour lui faire ouvrir la bouche, et il allait le forcer à boire, quand je suis intervenu, le browning au poing, car vous pensez bien que je m’étais caché dans la pièce voisine et que je n’avais pas perdu le drôle de vue une seule minute.

 

« Au cri de « Haut les mains » le bandit est devenu livide et m’a docilement obéi. En même temps qu’une grosse liasse de bank-notes, j’ai trouvé dans ses poches la boîte aux pilules. Le docteur les a examinées. Elles contiennent de la brucine, un poison foudroyant et qui ne laisse guère de traces.

 

– Je te félicite très sincèrement, murmura John Jarvis, heureux de voir que la belle Miss Lilian avait dit la vérité et que son fiancé était innocent, très probablement.

 

« Derrick est gardé à vue par le docteur, il paraît très abattu, mais il a refusé catégoriquement de répondre à toutes mes questions.

 

– J’espère que je serai plus heureux que toi, dit le détective en souriant. Allons voir notre homme sans tarder, j’ai idée que cette affaire nous réserve plus d’une surprise.

 

Rufus Derrick avait été enfermé dans une chambre vide ; on n’avait pas songé à le garrotter, mais le señor Torribio, qui lui faisait compagnie, le tenait sous la menace de son browning, posé bien en évidence sur un guéridon, à côté du verre qui contenait le poison et d’une forte liasse de bank-notes.

 

Agé d’une trentaine d’années, Rufus Derrick était brun, petit et grêle ; son teint bilieux, ses yeux jaunes qui semblaient distiller la traîtrise et la méchanceté inspiraient une instinctive répulsion. Quand le détective entra dans la pièce, il eut pour celui-ci le regard de rage et de haine impuissante que jette au chasseur un fauve pris au piège.

 

– Je ne vous dirai rien, cria-t-il en grinçant des dents, avant même que John Jarvis eût ouvert la bouche. Je suis innocent d’ailleurs. Renseignez-vous près de tous ceux qui me connaissent, près de Mr Markham…

 

– Pourquoi, demanda sévèrement le détective, avez-vous voulu empoisonner Mr Perquin.

 

– Je me suis trompé de pilules, répliqua effrontément le bandit, c’était un remède que j’avais voulu apporter. J’ai été employé chez un pharmacien autrefois…

 

– Ces mensonges sont inutiles. Je sais que vous avez commis un faux. Votre crime est prouvé et les aveugles reconnaîtront votre voix. Le mieux que vous ayez à faire est de tout dire, Mr Rabington, le directeur de la Mexican Mining Bank est ici. Je vous donne ma parole que, si vous lui restituez son argent, il ne portera pas plainte. D’ailleurs ces bank-notes mêmes sont une preuve. La banque en a gardé les numéros.

 

– Ce n’est pas vrai ! on n’a pas les numéros !

 

– Ce que vous venez de dire équivaut à un aveu.

 

– Je n’ai rien avoué ! je suis innocent !… Mr Markham me défendra…

 

L’attention de John Jarvis fut éveillée par cette insistance du bandit à se réclamer de Mr Markham. Une idée lui vint.

 

– Mr Markham vous a dénoncé, reprit-il, et il dit que vous serez lynché ! Vous feriez mieux de rendre les bank-notes.

 

Le détective avait parlé au hasard, usant d’une ruse classique, habituelle aux juges d’instruction ; il fut étonné de l’effet extraordinaire que produisirent ces quelques paroles sur Derrick. Il devint livide de fureur, il écumait, il battait l’air de ses bras maigres.

 

– C’est Markham le voleur ! s’écria-t-il d’une voix sifflante. Ah ! la crapule ! Je vois son plan. Il m’accuse, et il espère me faire lyncher par des gens à lui, avant que je n’aie eu le temps de parler. Maintenant, je suis fixé. Je vais tout dire et si j’y passe, il y passera !

 

John Jarvis tombait de son haut, Floridor et le docteur Torribio n’étaient pas moins surpris. Directeur de la succursale de Presidio depuis de longues années, Mr Markham possédait l’estime et la confiance de tous, pourtant Derrick avait parlé avec tant de haineuse âpreté, tant d’indignation fielleuse que le détective fut profondément troublé.

 

– Voici comment ça s’est passé, bredouilla Derrick dont les mains osseuses aux ongles rongés, tremblaient de colère. Quand l’électricité s’est éteinte, j’étais à deux pas du coffre-fort, quelqu’un m’a frôlé que j’ai parfaitement identifié dans les ténèbres. C’était Markham. Il m’a bousculé avec une brutalité nerveuse qui n’appartient qu’à lui, que je reconnaîtrais entre mille… Puis j’ai senti comme un coup de griffe sur le dos de la main… Dans la brusquerie de ses mouvements, Markham m’avait égratigné avec le diamant de sa bague. Tenez j’en porte encore la trace…

 

« Je ne savais pas encore ce que cela voulait dire, mais par curiosité je gagnai, à la suite de Markham, le couloir qui aboutit à la petite porte et j’entendis cette porte se refermer. De la fenêtre, je vis, sur la place assez mal éclairée qui s’étend entre la banque et l’Hôtel de Géorgie, Markham aller à son auto, y déposer quelque chose et se glisser ensuite, avec précaution, dans la salle du restaurant…

 

– Pardon, interrompit Floridor, Mr Markham n’a pas quitté le restaurant.

 

– Seulement, répliqua Derrick avec une ironie amère, il est allé téléphoner. Après avoir demandé une communication quelconque pour être en règle au point de vue de l’alibi, il est sorti par la porte qui se trouve à côté de la cabine, dans un renfoncement, porte que, de la salle de restaurant personne ne peut voir, il est allé à la banque, il a fait son coup et il est rentré à l’hôtel et a fini de dîner. Markham est un homme très fort. Son alibi serait excellent, si moi, je ne l’avais pas vu opérer.

 

À ce moment, des cris tumultueux se firent entendre au-dehors ; le docteur Torribio parut inquiet et eut à l’adresse de John Jarvis un coup d’œil interrogatif auquel celui-ci répondit par un imperceptible haussement d’épaules. Derrick ne s’était aperçu de rien et continuait avec une sorte de volupté haineuse le cours de ses révélations.

 

– Je n’avais rien dit, reprit-il, j’avais fait le mort pendant l’enquête du coroner, mais quand il se fut retiré et que Markham se disposa à monter en auto – il faisait nuit noire – je le tirai par la manche : « J’ai un mot à vous dire, j’ai tout vu. Les bank-notes sont là sous la banquette. Et tout doucement je lui avais mis mon browning sous le nez. » Par exemple, il m’a « épaté » par son sang-froid : « C’est vous que j’ai bousculé auprès du coffre-fort, a-t-il répondu, je suis forcé de compter avec vous, mais vous êtes déjà mon complice, puisque vous n’avez rien dit. Vous faites du chantage ? – Comme il vous plaira. – Alors voilà : Je sais que vous êtes amoureux de ma fille Miss Lilian. Je vous la donne avec 500 000 dollars de dot ; mais à une condition, c’est que je n’entende plus parler de Gérard Perquin, qui, aux yeux de tout le monde, est le coupable.

 

« J’étais abasourdi, tellement que « les bras m’en étaient tombés », comme on dit. En une seconde ce fut son browning à lui, que j’eus devant le nez. – Tout ça, c’est des promesses, m’écriai-je dans un élan de désespoir, vous allez filer avec les bank-notes et !… – Si vous dites un mot de plus, je commence par vous casser la tête. Je remets solennellement et devant témoins les billets dans le coffre-fort et l’affaire est finie. Ce sera vous le voleur !

 

« J’étais dompté. – Eh bien soit, dis-je, je ferai ce que vous voudrez, mais donnez-moi au moins des arrhes…

 

« Sans lâcher son browning, il me remit un paquet de bank-notes – le même qui est là sur la table – en me disant que j’étais un bon garçon, mais que je n’étais pas de force pour jouer avec lui. Finalement il me lança le sac de cuir qui avait contenu les billets en me disant : Prends toujours. Ça te servira !… Et il démarra en vitesse, me laissant là comme un imbécile !… »

 

Dans la rue le vacarme était devenu terrible. Des cris de : À mort l’assassin !… La loi de Lynch !… s’entendaient distinctement. Derrick était devenu d’une pâleur mortelle. Il reprit comme avec une hâte d’en finir.

 

– Il fallait que je fasse ce que Markham m’avait demandé. Je rentrai chez moi, il ne fallait pas perdre de temps. Markham devait prendre le bateau à 23 heures, et de plus je savais que la police le guettait au bateau, à la gare et à son hôtel. Ce que la police ignorait – moi j’étais au courant – c’est que Perquin avait pris pension depuis deux jours chez une vieille mulâtresse, la Dolorita, qui passe pour faire d’excellente cuisine. Alors que toute la police le cherchait, il dînait tranquillement.

 

« Il y avait longtemps que j’avais mis de côté des spécimens de l’écriture de Miss Lilian qui sert souvent de secrétaire à son père ; j’attendais une occasion. L’occasion était là. Rapidement je fabriquai la fausse lettre de rendez-vous, et le chapeau rabattu sur le nez – il faisait nuit d’ailleurs – j’allai moi-même porter le message à la Dolorita.

 

« J’avais calculé juste. Cinq minutes plus tard, Gérard Perquin sortit de la maison et s’élança comme un fou sur la route, j’avais de la peine à le suivre… Je fus obligé de prendre un raccourci pour le devancer… »

 

Les clameurs de la foule massée en dehors de l’hôpital étaient devenues formidables. Rufus Derrick s’était arrêté, blême d’angoisse.

 

– Je sais le reste, dit le docteur Torribio. Vous avez une maisonnette à un mille de Presidio, c’est là que vous avez abattu votre victime, c’est là que vous l’avez traînée. Vous avez cru que les aveugles, dont la présence inopinée vous a causé d’abord une frayeur terrible, vous aideraient à porter le corps – vous croyiez que c’était un cadavre – jusqu’au Rio del Norte. Mais les Rangers sont intervenus… Et vous aviez eu soin – naturellement – de glisser à tout événement le sac de cuir sous les vêtements du pauvre Gérard…

 

La nuit tombait, au-dehors la clameur se changeait en hurlements. À la lueur d’un feu de broussailles, la silhouette des deux aveugles se profilait avec de grandes ombres grimaçantes. De tous côtés des hommes et des femmes arrivaient chargés de bidons de pétrole. D’un coup d’œil, Rufus Derrick vit tout cela.

 

– La loi de Lynch, balbutia-t-il à demi mort d’épouvante. Oui, j’avouerai tout ce qu’on voudra, mais protégez-moi !… Sauvez ma vie !… Je vous en supplie !… Ils vont me faire griller vivant, après m’avoir arrosé de pétrole.

 

Le misérable s’était jeté aux genoux de John Jarvis et lui embrassait les mains en pleurant.

 

– Il n’y a rien à faire, s’écria don Torribio, l’hôpital est cerné, et l’hôpital est bâti en planches, ils y mettront le feu si je ne leur livre pas le prisonnier.

 

– Et les Rangers ? demanda Floridor.

 

– Ils ne sont pas là, d’ailleurs le capitaine Burton n’intervient que si le coupable est intéressant.

 

Derrick s’était levé et avant qu’on eût le temps de s’y opposer, il avait avalé le verre de poison.

 

– Ils ne m’auront pas, hurla-t-il. J’ai trop peur…

 

Presque aussitôt il roula à terre, foudroyé, la face verdâtre.

 

Le misérable s’était fait justice. Dans son affolement – par une contradiction dont on pourrait citer maints exemples – il venait de se suicider pour échapper au lynchage. Il avait préféré la mort par le poison aux lentes tortures du bûcher.

 

– J’aime autant cela, murmura don Torribio, après le premier moment de stupeur. Je vais prévenir les assaillants qu’ils perdent leur temps.

 

– Surtout, lui recommanda John Jarvis, pas un mot du rôle qu’a joué Markham dans cette affaire ; sous prétexte de lynch, ils seraient fort capables de piller la banque et d’y mettre le feu ensuite. »

 

Le docteur sortit et revint bientôt après suivi des deux aveugles et de quatre vaqueros qui avaient tenu à constater par eux-mêmes que l’assassin était bien mort.

 

La constatation faite, ils se retirèrent silencieusement. Quelques minutes plus tard, la foule s’était dissipée. Il ne restait plus, au milieu de la place située en face de l’hôpital, que le bûcher qui avait été destiné à Rufus Derrick et qui achevait de se consumer solitairement.

 

John Jarvis et Floridor prirent en hâte congé du docteur Torribio qui promit de consigner dans un rapport détaillé les aveux du défunt. Les deux détectives voulaient procéder le plus tôt possible à l’arrestation de Markham, qui, une fois démasqué, serait bien obligé de dire ce qu’il avait fait de l’argent volé.

 

Comme ils arrivaient devant la façade brillamment illuminée de l’Hôtel de Géorgie, ils aperçurent – à sa place habituelle – l’auto de Markham.

 

« Il est encore là, dit Floridor, nous avons de la chance !

 

– Je ne vois pas de lumière à la banque, Markham doit être en train de luncher avec Mr Rabington. »

 

Ils entrèrent dans la salle à manger de l’Hôtel de Géorgie. Ils n’y trouvèrent que Rabington. Le banquier venait à peine de se lever. Peu habitué à la fatigue physique, brisé par une nuit passée en auto, il s’était couché, croyant ne dormir que deux ou trois heures et son sommeil s’était prolongé pendant tout l’après-midi.

 

« Vous avez vu Markham ? demanda John Jarvis inquiet.

 

– Mais non ! Il n’est pas avec vous ? »

 

Les deux détectives échangèrent un regard, ils avaient eu la même pensée.

 

– Nous sommes floués ! s’écria Floridor avec une rage contenue, Markham a laissé sa voiture bien en évidence pour nous rassurer sur ses intentions, et, pendant que nous le croyions à la banque, il a dû passer tranquillement le Rio del Norte et se réfugier en territoire mexicain, où il est bien inutile de chercher à le rattraper. »

 

Une rapide enquête justifia les soupçons du Canadien. Dans l’après-midi, le voleur avait traversé le fleuve sur la balsa d’un Indien. Il était porteur de deux grandes valises et accompagné d’une dame brune d’une grande beauté qui paraissait âgée d’une trentaine d’années.

 

Au Mexique, c’est-à-dire dans un pays où il n’existe à peu près pas de police, l’indélicat banquier était maintenant en sûreté avec son butin.

 

Huitième épisode

LA CAVE DE BRONZE


CHAPITRE PREMIER

LE PENDU


Levés avant le jour, trois cavaliers traversaient lentement une clairière de l’immense forêt vierge qui couvre encore presque entièrement cette partie du Mexique qu’on appelle les Terres chaudes. Le soleil allait se lever ; les étoiles pâlissaient une à une, comme effacées par une main invisible. Vers l’orient, le ciel, à demi voilé par la brume qui montait d’un étang bordé de palmiers, était d’une délicieuse couleur d’argent, glacé d’azur, teinté des nuances les plus délicates, de l’orangé, du mauve et du gris perle. Un silence imposant planait sur les solitudes.

 

Tout à coup une brise légère rida la surface de l’étang, les feuillages frissonnèrent avec un bruissement plaintif et doux, la forêt tout entière s’agita et frémit et le disque de pourpre claire du soleil apparut drapé de légers nuages de vermeil et d’or.

 

La brume s’était dissipée, les feuillages ruisselaient d’une rosée aussi abondante qu’une pluie. Par milliers, les oiseaux secouaient leurs ailes et s’élançaient des arbres où ils avaient passé la nuit. Des vols de corbeaux, de perroquets verts, de spatules roses, de hérons, se dispersaient dans le ciel avec mille cris discordants ; dans une savane lointaine, des taureaux sauvages faisaient entendre de longs mugissements.

 

Laissant derrière eux l’étang peuplé de serpents d’eau, d’alligators et de tortues, les trois cavaliers suivaient un sentier ombragé – avec une inouïe luxuriance de feuillages, de fleurs et de fruits – par des poivriers aux grappes d’un rouge éclatant, des acajous, des palmiers royaux, des sapotiers et des cocotiers, au pied desquels poussaient d’inextricables buissons de mimosas épineux, d’euphorbes et de fougères arborescentes.

 

Ils chevauchaient avec lenteur, souvent forcés de s’ouvrir un passage à coups de machete[7] à travers les lianes enchevêtrées, lorsque celui qui marchait en tête, un métis mexicain coiffé d’un sombrero orné de plaques d’or et drapé dans un vaste manteau ou zarape, retint tout à coup sa monture en poussant un cri de surprise.

 

Les deux autres voyageurs, deux hommes de race blanche, vêtus de kaki et coiffés de casques en moelle de sureau, s’étaient rapprochés immédiatement.

 

Ils virent alors ce qui avait provoqué le cri d’étonnement de leur compagnon.

 

À un tournant du sentier, celui-ci s’était trouvé brusquement nez à nez avec un pendu accroché à la maîtresse branche d’un manguier, et dont les haillons se balançaient au vent du matin.

 

Les deux Blancs avaient sauté à bas de leurs chevaux ; mais le Mexicain ne paraissait nullement disposé à les imiter.

 

– Señores, déclara-t-il gravement, cela porte malheur de secourir un pendu.

 

Et il ne bougea pas.

 

Appuyé au dossier de sa haute selle, campé sur ses vastes étriers à boîtes, il s’apprêta flegmatiquement à regarder ce qu’allaient faire les deux señores.

 

D’un coup de machete, l’un d’eux avait tranché la corde, pendant que le second, une sorte de géant, recevait le pendu dans ses bras et le déposait doucement sur le sol.

 

– Le corps est encore tiède, déclara le géant.

 

– Je vais te dire immédiatement si on peut conserver quelque espoir, répondit son compagnon. La face est congestionnée, presque violette, la langue gonflée et pendante, mais cela ne prouve rien… La colonne vertébrale n’a pas été disloquée.

 

Le charitable cavalier avait déboutonné la chemise et la veste du pendu et lui baignait les tempes avec l’eau de sa gourde, puis, à l’aide d’un tube emprunté à une touffe de bambous, il insuffla de l’air dans les narines, en ayant soin de tenir la bouche fermée de façon à gonfler les poumons. En appuyant ensuite à la base du thorax, il força les bronches à se dégonfler, réalisant ainsi artificiellement les mouvements de la respiration.

 

Entre temps, l’autre cavalier enlevait les souliers du patient et lui frictionnait vigoureusement la plante des pieds et la cheville pour forcer la circulation du sang à se rétablir.

 

Pendant trois quarts d’heure, les deux sauveteurs continuèrent à appliquer le même traitement au pendu, avec une patience dont s’émerveillait leur guide, nonchalamment occupé à fumer un de ces excellents cigares de St-Jean de Tuxtla que les amateurs égalent aux havanes.

 

– Carajo ! murmura-t-il, il faut vraiment que ces señores aient du temps à perdre. Je serais fort étonné s’ils réussissaient !…

 

En cela il se trompait.

 

Le plus grand des cavaliers avait tiré de sa poche un de ces couteaux à plusieurs lames qui sont pourvus d’une mèche à saigner les chevaux ; il s’en servit pour piquer légèrement une des veines situées derrière l’oreille droite du patient et il répéta cette opération derrière l’oreille gauche, puis à la tempe.

 

Un sang noir gouttela d’abord lentement puis finit par jaillir plus abondant et plus rouge. Presque aussitôt le pendu ouvrit les yeux et poussa un profond soupir.

 

Il était sauvé, la respiration et la circulation avaient repris leur cours.

 

Mais au moment où il avait ouvert les yeux, les deux cavaliers avaient jeté le même cri de surprise.

 

– Markham. C’est Markham !

 

Ils demeuraient tous deux muets de stupeur en reconnaissant dans celui qu’ils venaient d’arracher à la mort, précisément l’homme qu’ils cherchaient en vain depuis trois semaines dans les déserts du Mexique.

 

Le pendu ressuscité ne paraissait pas moins surpris qu’eux-mêmes de cette rencontre, mais à sa surprise se mêlaient visiblement la peur et la confusion. Sa face, une heure auparavant violacée par la congestion, était devenue d’une pâleur livide, ses mains tremblaient.

 

– John Jarvis ! bégaya-t-il enfin.

 

– Moi-même, Mr Markham, lui répondit-on, charmé de vous voir revenu à l’existence. C’est une cure dont je suis véritablement fier. J’ajoute que vous êtes la personne que je désirais le plus rencontrer. Vous n’avez pas oublié, je suppose, que nous avons un compte assez sérieux à régler ensemble ?

 

À ces paroles, prononcées avec une amère ironie, Markham frissonna de tout son corps et parut sur le point de s’évanouir, John Jarvis s’en aperçut.

 

– Je vois, Mr Markham, dit-il, que vous n’êtes pas encore en état de discuter. Il ne faudrait pas nous faire la mauvaise plaisanterie de passer de nouveau de vie à trépas. Vous nous avez donné suffisamment de mal comme cela.

 

Et se tournant vers son compagnon :

 

– À quoi penses-tu, mon brave Floridor ? Tu vois bien que notre malade est loin d’être tout à fait guéri. Je suis sûr que quelques gorgées d’eau-de-vie de canne le remettront complètement.

 

Floridor haussa les épaules et obéit avec mauvaise grâce ; il fit boire Markham et banda les plaies légères qui avaient résulté de la saignée.

 

L’ex-pendu s’était laissé faire, mais sa mine farouche, les regards de haine que dardaient ses yeux gris, montraient combien il était humilié et furieux de se trouver ainsi à la merci de ses ennemis.

 

– Vous auriez dû me laisser où j’étais ! murmura-t-il d’une voix sourde.

 

– J’ai eu pitié de vous sans vous reconnaître, mais j’aurais agi de même en sachant à qui j’avais affaire.

 

– Par philanthropie ! fit Markham agressif et goguenard.

 

– Non.

 

– Je m’en doute. Dites plutôt que vous aviez le vague espoir de récupérer les deux millions de dollars que j’ai volés au banquier Rabington.

 

– Et quand cela serait ?

 

– Vous perdez votre temps ! Est-ce que je serais couvert de pareilles guenilles, si j’avais des bank-notes ?

 

Et Markham éclata d’un rire faux et strident comme le cri d’un oiseau de proie.

 

– Ce n’est pas toujours une raison, répliqua John Jarvis en regardant le voleur bien en face.

 

– Vous croyez ! Mettez-vous bien dans l’esprit que, de moi, vous n’avez rien à attendre. Vous pouvez fouiller mes haillons, vous n’y trouverez pas une piastre ! J’ai été dépouillé de tout. Il y a huit jours j’ai vendu mon browning à des vaqueros pour un peu de nourriture, depuis je n’ai vécu que des fruits de la forêt…

 

– Il est possible que vous disiez la vérité, mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez où sont les bank-notes ?

 

– Je le sais, mais vous ne seriez pas plus avancé si je vous le disais.

 

Contre l’attente de Markham, John Jarvis demeura silencieux. Il réfléchissait.

 

Toute cette conversation avait eu lieu en anglais, au grand mécontentement du métis qui ne parlait que l’espagnol et dont la curiosité se trouvait déçue. Tout doucement il avait rapproché son cheval.

 

– Que veux-tu, Bernardillo ? lui demanda John Jarvis.

 

– Je désirerais savoir, fit-il, avec cette affectation de politesse, dont les Mexicains ont hérité des Espagnols, si les señores sont disposés à continuer leur route ?

 

– Nous attendrons pour cela que la grosse chaleur soit tombée. Pour le moment nous allons déjeuner, puis faire la sieste. Pendant que nous allumerons le feu, tâche de trouver quelque gibier dans les environs, mais ne t’éloigne pas trop.

 

– Bien, señor, je serai promptement de retour, là où il y a de l’eau, le gibier est toujours abondant.

 

Bernardillo fit volter son cheval avec l’élégance d’un écuyer consommé et disparut dans le sous-bois ; bientôt, on entendit crépiter coup sur coup les détonations de sa carabine. Comme beaucoup de ses compatriotes, Bernardillo était un tireur infaillible, il s’amusait souvent à tuer des hirondelles au vol, à balle franche. Au bout d’un quart d’heure à peine, il était de retour, portant, suspendus à l’arçon de sa selle, deux de ces gros perroquets au plumage bariolé de rouge, de bleu et de jaune que les Mexicains appellent des huacamayas et une demi-douzaine de beaux écureuils noirs, dont la chair est exquise.

 

Avec des feuilles sèches Floridor avait allumé un grand feu à l’ombre d’un bombax géant, au tronc blanc et lisse. Des gobelets et de petites assiettes d’argent avaient été disposés sur la mousse verdoyante et, dans les buissons voisins, le Canadien avait cueilli des goyaves à la pulpe dorée et des mangues excellentes malgré leur parfum de térébenthine.

 

Avec une dextérité sans pareille, Bernardillo dépouilla, pluma et vida son gibier, en bourra l’intérieur de plantes aromatiques et le mit à rôtir, enfilé sur des baguettes.

 

Markham suivait ces préparatifs avec des regards brillants de convoitise : il était évident qu’il avait dû subir les jours précédents une diète sévère, et cette partie de son récit, au moins, était exacte.

 

Il le prouva en engloutissant, avec la voracité d’un loup affamé, tout ce qu’on voulut bien lui donner, y compris les indigestes tortillas de maïs, offertes par Bernardillo. Pendant tout le repas, le métis s’était, d’ailleurs, montré plein de prévenances pour le rescapé. On en comprit bientôt la raison.

 

– Señor, lui dit-il, en lui offrant gravement un cigare, voudriez-vous me permettre de prendre un bout de votre… corde. J’espère que je ne suis pas indiscret ?

 

Markham ne savait s’il devait rire ou se fâcher. Il prit le parti d’imiter John Jarvis et Floridor qui s’égayaient de cette requête inattendue et donna carte blanche au métis.

 

– Vous êtes encore assez naïf pour croire que ma corde vous portera bonheur ? lui dit-il seulement.

 

– J’en suis fermement convaincu, répliqua Bernardillo avec le plus grand sérieux et il s’empressa d’aller prendre possession de ce qu’il regardait comme un précieux cadeau.

 

Un moment distrait par cet incident, John Jarvis était redevenu silencieux. Markham l’observait avec inquiétude. Affaibli, sans armes, en face de trois cavaliers robustes et bien armés, l’ex-directeur de la banque de Presidio se rendait compte qu’il était entièrement à leur merci.

 

La chaleur était devenue accablante, les rayons du soleil parvenu au zénith tombaient verticalement d’un ciel embrasé. Hommes et chevaux, comme dans l’histoire de Peter Schlemihl, semblaient avoir perdu leur ombre. Un silence de mort planait sur la forêt dont les feuillages pendaient languissamment. Les corolles se fermaient, les oiseaux-mouches, les grands papillons jaunes rayés de noir s’étaient réfugiés au creux des buissons. Vaincus par cette atmosphère, brûlante comme l’haleine d’une fournaise, Bernardillo et Floridor s’étaient jetés sur leurs couvertures de cheval et s’étaient endormis.

 

Markham et John Jarvis n’avaient pas cédé au sommeil, mais malgré l’épaisseur des frondaisons qui les abritaient et bien qu’ils demeurassent immobiles, leur front était emperlé de sueur et une immense torpeur les accablait. Ce ne fut que par un puissant effort de volonté que le détective parvint à dompter l’envahissante somnolence.

 

– Que voulez-vous que je fasse de vous ? dit-il tout à coup à Markham, d’un ton plein de sévérité. J’ai les pleins pouvoirs de Mr Rabington pour demander l’extradition du voleur et de l’assassin que vous êtes ! Je ne parle pas de votre fille, Miss Lilian, que vous avez réduite au désespoir et que vous ruinez car elle s’est engagée à abandonner jusqu’au dernier cent, sa fortune personnelle pour désintéresser la Mexican Mining Bank.

 

Profondément humilié, honteux de lui-même, Markham baissait la tête comme écrasé sous le poids de ces accusations.

 

– Vous n’avez aucune excuse ! reprit John Jarvis avec indignation, vous êtes intelligent, vous êtes énergique et vous étiez riche. Votre crime n’est pas de ceux dont la misère ou l’ignorance peuvent atténuer la responsabilité…

 

« Dans ces conditions il ne me reste qu’à remplir jusqu’au bout la mission qui m’a été confiée. Je vais vous emmener jusqu’à la côte et vous embarquer pour l’Amérique. »

 

L’attitude et la physionomie de Markham étaient pitoyables. Ses joues creuses, envahies par une barbe grise qui n’avait pas été rasée depuis quinze jours, son teint déjà jauni par le soleil, ses yeux fiévreux, dont les paupières étaient enflammées, bordées d’écarlate par l’ophtalmie, ses vêtements déchirés, le faisaient ressembler à ces vagabonds – lamentables épaves humaines – qui errent sur les quais des grandes villes maritimes. Le cercle rouge laissé par la corde autour du cou ajoutait encore à l’aspect sinistre du misérable.

 

Qui eût dit que ce loqueteux et le correct gentleman, l’homme d’affaires réputé qui, quelques semaines auparavant, avait reçu Mr Rabington au seuil de la banque de Presidio, n’étaient qu’une seule et même personne ?

 

– J’ai perdu la partie… murmura-t-il d’une voix morne et aveulie, tant pis pour moi ! Je suis sous vos pieds, écrasez-moi !

 

Il s’affala sur la mousse et ferma les yeux comme pour dormir.

 

John Jarvis qui était foncièrement généreux le regarda longtemps en silence, mordu au cœur par un étrange sentiment où se mélangeaient le mépris et la pitié.

 

– C’est une vraie loque, songeait-il avec une secrète irritation… Il ne s’est pas même défendu ! J’aurais été presque content qu’il m’injurie, qu’il me menace, que du moins, il me propose quelque chose ! Un vrai yankee lutte jusqu’au bout, que diable !

 

CHAPITRE II

LA CONFESSION DE MARKHAM


Un quart d’heure s’écoula dans le silence étouffant de la forêt. Puis, brusquement, la réaction qu’avait espérée le détective se produisit. Ned Markham se releva d’un bond, drapé dans ses haillons et se campa en face de John Jarvis.

 

– Si vous êtes un homme, lui dit-il d’un ton résolu, vous me laisserez une chance ! Cela, vous le ferez, à cause de ma fille ! Est-il juste que la pauvre Lilian expie les sottises et les crimes dont elle est innocente ? Je vais vous proposer quelque chose :

 

« Rabington tient certainement beaucoup plus à rentrer dans son argent qu’à me voir pendu ?

 

– C’est très probable.

 

– Eh bien, je sais où sont les deux millions de dollars, je vous aiderai à les reprendre ; je ne vous dis pas que cela sera commode, mais ce n’est pas impossible.

 

– Et quelles sont vos conditions ?

 

– Un pardon plein et entier. Je n’ai que quarante ans, je puis refaire ma vie.

 

– Vous teniez à l’instant un tout autre langage. Vous laissiez à entendre que les bank-notes étaient gardées en lieu sûr…

 

– J’ai changé de point de vue, voilà tout, déclara froidement Markham. Vous avez tout à gagner et rien à perdre en acceptant mon offre.

 

– Qui me prouvera que je puis avoir confiance en vous ?

 

– Votre propre expérience des hommes. Regardez-moi ! Suis-je le même qu’il y a un quart d’heure ? Je me suis ressaisi. J’ai retrouvé la volonté de lutter. L’énergie et la loyauté vont de pair. Vous devez sentir que je parle sincèrement.

 

Étonné de ce changement d’attitude, John Jarvis eut une minute d’hésitation, mais Markham avait parlé avec un accent de franchise si convaincant, si brutalement vrai qu’il fut persuadé. Il y a des heures où le pire criminel ne ment pas.

 

– Dans l’intérêt de mon ami Rabington, déclara-t-il, je ne crois pas devoir refuser ce que vous proposez, mais c’est à l’expresse condition que vous ne me cacherez rien.

 

– Je n’ai aucune raison de dissimuler.

 

– Je sais déjà que vous avez eu pour complice la femme qui a pris la fuite avec vous, la señora Violante Alvaredo.

 

Ned Markham avait changé de visage.

 

– Violante ! murmura-t-il entre ses dents. Je me suis promis que je la tuerais ! Oui ! Elle a été mon mauvais génie.

 

Il soupira douloureusement et passa la main sur son front comme pour chasser des pensées importunes.

 

– Cette femme m’avait complètement affolé, reprit-il au bout d’un instant… Mon aventure est d’une désolante banalité. J’ai agi comme le dernier des naïfs…

 

« Violante Alvaredo appartient à une ancienne famille espagnole des environs d’Orizava, et elle est très fière de son origine. Elle répète avec orgueil qu’il y a un Alvaredo sur la liste des conquistadors que donne le vieil historien Bernal Diaz del Castillo. Elle est avec cela d’une beauté foudroyante. Grande brune élancée, ses traits sont d’une régularité admirable, ses cheveux dénoués tombent jusqu’à ses pieds, ses grands yeux de velours, tour à tour noyés de langueur ou fulgurants de passion sont les plus beaux, les plus impérieux, les plus caressants et les plus terribles qui soient au monde et sa démarche harmonieuse et souple est celle d’une reine !

 

– Quel enthousiasme ! Je crains que vous ne soyez encore mal guéri.

 

– Hélas ! murmura Ned Markham avec un soupir, quel malheur qu’une si parfaite beauté soit unie à une perfidie, à un cynisme dont je n’ai pas vu d’exemple.

 

« Il y a trois mois, elle vint à Presidio et loua une villa voisine de la mienne. J’ai su plus tard qu’en agissant ainsi, elle suivait un plan froidement combiné. Comme elle l’avait deviné, dès que je l’eus vue, j’en devins amoureux fou. Je lui offris de l’épouser, sans écouter les remontrances de mes amis qui m’assuraient que Violante n’était qu’une aventurière.

 

« Elle accueillit ma proposition mieux que je ne pouvais l’espérer. Très féline, très enveloppante, elle ne m’opposa pas un refus formel, mais « elle désirait mieux me connaître ». Une première expérience qu’elle avait faite du mariage n’avait pas été heureuse. Le mari qu’elle avait épousé à seize ans, avait dissipé sa dot et l’avait abandonnée. Il était mort, heureusement, mais elle avait besoin de beaucoup réfléchir pour contracter une nouvelle union, malgré toute la sympathie que je lui inspirais.

 

« Le temps passa. Sa présence, son sourire étaient devenus pour moi un besoin aussi impérieux que la nourriture ou le sommeil.

 

« Elle avait la folie des bijoux. Les gemmes les plus coûteuses lui paraissaient des choses de première nécessité, le mot indispensable revenait sans cesse dans les demandes qu’elle m’adressait avec une désinvolture superbe : « indispensables », les colliers de perles pour faire ressortir la blancheur de sa peau, les rivières de diamants pour montrer que leurs feux étaient moins étincelants que ses beaux yeux, les rubis moins rouges que ses lèvres et jusqu’à un diadème de saphirs « indispensable » pour donner à sa fastueuse chevelure le reflet bleuté de l’aile du corbeau.

 

« Elle me remerciait à peine et le lendemain c’était une nouvelle fantaisie plus onéreuse que celle de la veille. Puis, il fallut des robes en harmonie avec les bijoux. On fit venir les toilettes de la Nouvelle Orléans, de New York, de Paris même.

 

– Cela coûte cher, dit froidement le détective.

 

– Tout m’était égal, pourvu qu’elle fût contente. J’étais en proie au vertige, je puisais à pleines mains dans la caisse sans vouloir songer aux conséquences. Notez que jusqu’alors je n’avais pas obtenu la plus légère faveur. C’est à peine si elle me permettait de lui baiser la main. Si je tentais de devenir plus familier, j’étais foudroyé par un regard de reine offensée, accompagné d’une moue hautaine.

 

« Enfin mes soins furent récompensés. C’est-à-dire que nos fiançailles furent célébrées, mais dans le plus grand mystère. Violante avait d’excellentes raisons pour ne pas attirer sur sa personne l’attention publique.

 

« Dès lors de nouvelles complications surgirent ; la famille de la noble señora refusait son consentement, puis Violante avait des dettes laissées par son premier mari. Sous divers prétextes, elle me demanda des sommes dont l’importance allait croissant « mais qui n’étaient, disait-elle, qu’une avance, dont les riches terrains miniers qu’elle m’apportait en dot, me rembourseraient amplement. »

 

« Enfin le jour vint où je dus avouer que je devais trois cent mille dollars à ma caisse. Je tremblais que cette révélation n’amenât une rupture.

 

« Il n’en fut rien.

 

« Violante me répondit, avec un beau sang-froid, que, puisque j’en étais arrivé là, je ne serais pas puni plus sévèrement pour avoir volé deux millions de dollars que trois cent mille. Nous n’avions qu’à traverser le Rio del Norte pour nous trouver en sûreté au Mexique. Là notre mariage serait célébré et grâce à l’argent volé je pourrais mettre en valeur les fameux terrains miniers qui constituaient la dot et qui renfermaient des gisements aurifères d’une richesse incalculable.

 

« Elle finit par me persuader, ajouta Ned Markham en rougissant, je n’ai pas besoin de vous raconter ce que vous savez déjà…

 

– Pourquoi, demanda brusquement le détective, n’avez-vous pas traversé la frontière aussitôt après le vol ?

 

– C’était bien notre intention, mais il s’est produit un contretemps. L’enquête du coroner et les autres formalités m’ont retenu très tard. Les Indiens venus de la rive mexicaine s’étaient lassés d’attendre et étaient repartis et j’ai dû rester à Presidio toute la journée du dimanche.

 

– Ce qui a bien manqué de vous devenir fatal.

 

– C’est vrai, je n’avais que très peu d’avance sur vous… Mais j’ai hâte d’en finir avec ma misérable aventure. Une fois en sûreté, nous prîmes le train jusqu’à Mexico, et je remarquai que Violante paraissait préoccupée, elle n’adressait la parole à personne et le panama qu’elle portait était toujours rabattu sur ses yeux, j’en sus plus tard la raison. Une fois elle m’arracha des mains un journal illustré que je m’apprêtais à lire et le lança par la portière du wagon, et quand je lui demandai l’explication de ce geste : « Vous n’avez pas besoin de lire, me dit-elle, cela me déplaît, cela doit vous suffire. » Un voyageur m’apprit plus tard que l’illustré contenait les portraits de plusieurs bandits célèbres, entre autres, ceux du général Pedro Estrada et de sa dévouée lieutenante, la fameuse doña Alferez.

 

« Vous devinez n’est-ce pas que la doña Alferez et Violante Alvaredo n’étaient qu’une seule et même personne…

 

« Il avait été décidé que notre mariage aurait lieu dans le magnifique domaine de l’Estanzilla que possédait ma fiancée à cinq jours de marche de la capitale et qui occupait, assurait-elle, toute une vallée délicieusement fertile. À Mexico nous achetâmes des chevaux et nous nous mîmes en route, accompagnés de quatre hommes que Violante avait choisis elle-même.

 

« À mesure que nous nous éloignions de la ville, elle reprenait toute sa gaîté et toute son arrogance. Je m’aperçus que les rares vaqueros ou Indiens que nous rencontrions la saluaient avec une déférence exagérée. Elle m’expliqua effrontément que sa famille était très puissante et très populaire dans la région et que le respect qu’on lui témoignait était tout naturel. La vérité, c’est que les passants – si respectueux – avaient grand-peur d’être détroussés.

 

« Nous fûmes obligés de faire un long détour pour éviter de traverser les placers de Santa Maria, un des principaux établissements de la Mexican Mining Bank, qui ne sont qu’à dix milles de l’Estanzilla.

 

« Après une série de marches fatigantes à travers un pays montagneux et sans routes tracées, nous atteignîmes l’Estanzilla, où je comptais enfin trouver la récompense de mes peines.

 

« Je demeurai muet de surprise, le magnifique domaine se réduisait à un fort démantelé qui doit dater de l’occupation française, au lieu de la fertile vallée qu’on m’avait annoncée, des ravins stériles aux rocs tourmentés dont le fort occupait le point culminant.

 

« Violante riait aux larmes de ma mine désappointée : « Entre, me dit-elle, me tutoyant pour la première fois depuis que nous nous connaissions, tu n’es pas au bout de tes étonnements. » Nous franchîmes un pont-levis, des portes massives s’ouvrirent comme d’elles-mêmes à notre approche pour se refermer aussitôt derrière nous. Nous étions dans une vaste cour carrée, où une trentaine de cavaliers armés jusqu’aux dents contenaient leurs chevaux, comme s’ils eussent été prêts à partir en expédition.

 

« À la vue de ces hommes aux faces patibulaires, le voile de l’illusion se déchira, la vérité m’apparut : J’avais été odieusement berné, c’est dans un repaire de voleurs de grand chemin que j’apportais les deux millions de dollars que j’avais volés moi-même. Tout s’écroulait autour de moi.

 

« Je faillis m’évanouir de saisissement.

 

« Au centre de la troupe dont il était sans doute le chef, se tenait un cavalier dont le sombrero et le zarape étaient galonnés et brodés d’or. Deux énormes brownings à pommeau d’argent étaient passés dans sa ceinture et sa selle était couverte en peau de jaguar. Gros et robuste, le teint basané, le visage très régulier, orné de deux longues et fines moustaches noires, ce personnage ne manquait pas d’allure.

 

« C’est vers lui que – sans plus se préoccuper de moi que si je n’avais jamais existé – Violante dirigea son cheval, puis, se haussant sur ses étriers, elle embrassa l’homme, à pleine bouche, avec une sorte de gloutonnerie passionnée.

 

« Me voilà, mon Pedrillo adoré, murmurait-elle, en l’étreignant ardemment dans ses bras, âme de mon cœur ! que je suis heureuse ! Trésor de ma vie ! Je ne te quitterai plus jamais, même pour un seul jour !

 

« Et comme Pedrillo ne répondait qu’avec une certaine nonchalance à ces brûlantes caresses, elle jeta un regard brillant de jalousie vers trois ou quatre femmes, assez jolies, qui se trouvaient mêlées aux cavaliers.

 

« M’as-tu gardé ton cœur, au moins, pendant ma longue absence ? fit-elle. Ah ! si je croyais que tu eusses commis, même par la pensée, un péché contre notre amour, je crois que je t’arracherais les yeux avec mes ongles !…

 

– As-tu réussi ? demanda-t-il.

 

– Oui, dit-elle orgueilleusement en me montrant du doigt, j’ai accompli ce tour de force que tu croyais impossible. Le yankee est là avec ses dollars. Regarde s’il ne fait pas une mine à mourir de rire !

 

« J’étais fou de rage de m’être si sottement laissé berner. Le sang m’aveuglait. Je pris mon browning et je tirai en visant à la tête.

 

« Avec le plus beau sang-froid du monde elle fit faire un écart à son cheval, ma balle effleura le bord de son léger panama et alla s’aplatir sur le mur.

 

« Violante n’était nullement émue.

 

– Voilà l’homme que j’aime, me cria-t-elle, le général Pedro Estrada, qui grâce à tes dollars sera bientôt dictateur du Mexique. Avant un mois nous aurons fait un « pronunciamento » et levé un corps d’armée.

 

– Tu seras toujours mon adorée, murmura-t-il, flatté dans son amour-propre par ces démonstrations passionnées.

 

« Je constatai alors que Violante me détestait de toute la puissance de son ingratitude.

 

– As-tu donc pensé, me cria-t-elle, avec sa moue la plus dédaigneuse, qu’un homme comme toi pourrait jamais devenir mon mari ? Oserais-tu te comparer à Pedrillo ? Lui il tient la campagne avec ses soldats et il prend noblement partout ce dont il a besoin, comme cela est permis en temps de guerre, toi tu n’es qu’un voleur de l’argent qui t’était confié, et je t’ai justement puni !

 

« Cette fois, c’en était trop, j’étais insulté et bafoué après avoir été dépouillé. J’étais fou de rage, mes mains tremblaient, j’ajustai de nouveau l’aventurière, bien décidé cette fois à ne pas la manquer. Mais avant que j’eusse eu le temps de tirer, un lasso siffla à mes oreilles, je me sentis les bras entravés et je fus brutalement arraché de ma selle avec une rapidité qui ne me donna pas le temps de réfléchir.

 

« Mon browning avait roulé à terre, les bandits riaient aux éclats, celui qui m’avait si adroitement cueilli tirait sur son lasso de toutes ses forces, me forçant à raboter de mon dos le pavé de la cour, j’eus bientôt les mains et le visage en sang.

 

« Pendant quelques minutes je servis de jouet à cette canaille.

 

– En voilà assez ! dit enfin Pedro Estrada, flanquez-le dehors et qu’il aille où il voudra !

 

– Il serait plus prudent de lui casser la tête, objecta haineusement Violante, il a tiré sur moi, puis il peut nous dénoncer…

 

– Lui, fit « le général » avec un gros rire, et à qui ? Ce n’est toujours pas au consul des États-Unis ! Ouste ! vous autres, débarrassez-moi de ce coquin, je l’ai assez vu !

 

« Il ajouta très haut, certainement exprès pour que je l’entendisse :

 

– Viens, ma belle Violante, tu m’aideras à porter les bank-notes dans la cave de bronze ! Nous allons compter nos richesses.

 

« Non sans avoir reçu quelques horions je me retrouvai en dehors du pont-levis, mais dans quel pitoyable état ! J’étais meurtri, désespéré, conspué même, par les bandits et de plus sans un sou en poche.

 

« J’avais eu la présence d’esprit de ramasser mon browning, mais c’est tout ce qui me restait. En me délivrant du lasso, un des « soldats » de Pedro Estrada m’avait subtilement allégé de mon portefeuille et un autre avait raflé toute la menue monnaie que j’avais en poche. Je délibérai si je ne ferais pas mieux de me sauter la cervelle, tout de suite, pour en finir.

 

« Pourtant je me raidis contre cette faiblesse et clopin-clopant, je me mis en route à l’aventure. Je crois que j’aurais fait pitié à Violante elle-même…

 

« Il était écrit, cependant, que je devais revoir une fois encore « le général » Pedro Estrada.

 

« Le soir de cette néfaste journée, j’avais trouvé l’hospitalité dans la hutte d’un péon indien, mais le lendemain, j’étais si courbatu, si déprimé, que c’est à peine si je pus parcourir quelques milles. Je m’étais arrêté pour me reposer dans un petit bois de cyprès, quand un grand bruit de chevaux parvint à mes oreilles.

 

« Je me dissimulai promptement derrière un buisson et bien m’en prit, Pedro Estrada et une douzaine de ses hommes passèrent à quelques pas de moi.

 

« Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant au milieu d’eux, garrotté sur le cheval qu’il montait, l’ancien sous-directeur de la succursale de Presidio, le belge Gérard Perquin le fiancé de Lilian…

 

– Que vous avez tenté de faire assassiner », dit sévèrement John Jarvis.

 

Ned Markham baissa la tête.

 

– Le malheureux Gérard ! reprit le détective avec tristesse, une fatalité semble le poursuivre. Je savais qu’il était au Mexique, mais j’ignorais ce qu’il était devenu. J’ai appris par une lettre de Mr Rabington que sitôt qu’il a été capable de se lever il est parti pour Mexico, après avoir juré à Miss Lilian qu’il retrouverait les millions volés ou périrait à la tâche.

 

« Markham, votre fille ne méritait pas d’avoir un tel père ! Quand elle a connu votre crime et votre fuite elle a exigé que Mr Rabington prenne hypothèque sur tous ses biens et comme le total de deux millions de dollars n’était pas encore atteint, Gérard s’est engagé à parfaire la somme. Ils sont encore fiancés, mais Miss Lilian, toujours en deuil, ne sort jamais, bien que la population de Presidio lui témoigne le plus grand respect.

 

– Pourra-t-elle jamais me pardonner ? balbutia Markham avec accablement.

 

– Si vous essayez sincèrement de réparer le mal que vous avez fait, dit gravement le détective, je vous promets que je vous aiderai.

 

À ce moment, Bernardillo, sa sieste terminée, se relevait en bâillant et se dirigeait vers John Jarvis. Celui-ci mit un doigt sur ses lèvres.

 

– Pas un mot, dit-il à l’oreille de Markham. Il est inutile que l’on sache qui vous êtes. Les coureurs de prairie dans le genre de Bernardillo, sont presque toujours en excellents termes avec les bandits.

 

La chaleur était maintenant devenue supportable. La petite expédition se remit en route, seulement le détective avait modifié son itinéraire. On allait maintenant se diriger à marches forcées vers le placer de Santa Maria – propriété de la Mexican Mining Bank – qui n’était situé qu’à quelques milles du fort de l’Estanzilla où se trouvaient à la fois le fiancé de miss Lilian et les millions volés.

 

CHAPITRE III

LA CAVE DE BRONZE


Avec ses montagnes géantes aux profondes vallées, le Mexique offre une prodigieuse variété de couches géologiques ; dans cette terre embrasée par les volcans, secouée par les tremblements de terre, on découvre des gisements de métaux précieux et de minéraux rares d’une diversité et d’une richesse infinies. L’or, l’argent, le platine, le mercure, le cuivre s’y rencontrent aussi bien que les rubis, les émeraudes et les topazes.

 

Quoique ces trésors soient défendus par des marécages pestilentiels, des déserts, des montagnes infranchissables, de tout temps on s’est battu pour leur possession et cette généreuse terre mexicaine « le plus beau jardin du monde », comme l’a appelée un poète espagnol, a été largement arrosée de sang.

 

Aujourd’hui la lutte se continue sous d’autres formes. Malgré leur ténacité, leur furieuse bravoure, dès qu’il s’agit de conquérir des dollars, les Américains ont été de longues années avant d’entamer ce pays mystérieux et fermé, replié en lui-même et qui n’avait guère changé depuis Fernand Cortez. Actuellement, ils y possèdent des chemins de fer et des mines, concurrencés en cela par les Anglais et les Allemands, et chaque année l’œuvre de pénétration se poursuit avec persévérance.

 

Demain, c’est au Mexique – où l’on a découvert les plus riches sources du monde – que se livrera la grande bataille pour le pétrole, qui, de plus en plus, deviendra le grand et peut-être l’unique combustible industriel.

 

Déjà les trois peuples impérialistes prennent position, achetant fiévreusement des terrains, sollicitant des concessions des éphémères dictateurs de ce pays où règne en permanence la guerre civile.

 

Dans un rayon de dix milles autour de l’Estanzilla il n’y avait pas moins de quatre exploitations minières, deux anglaises, une américaine – la mine d’or de la Mexican Mining Bank – et une allemande dont les concessionnaires opéraient des sondages pour la recherche du pétrole.

 

Ce dernier établissement, encore à ses débuts, ne comprenait que quelques hangars au-dessus desquels s’élevaient les échafaudages du derrick ou superstructure des puits de sondage, construit au fond d’une vallée de la Cordillère que bordaient de toutes parts des rochers abrupts.

 

C’est vers ces bâtiments où brillaient encore quelques lumières qu’un peu avant minuit, se dirigeait à bride abattue une amazone montée sur une superbe jument de race andalouse. Sans modérer son allure elle franchissait insoucieusement les ravins, les cours d’eau et les rochers, suivait parfois des sentiers qui côtoyaient des gouffres.

 

Le ciel était d’un bleu profond d’une douceur de velours où les étoiles luisaient comme une poussière de diamants, répandant sur le paysage tourmenté une lueur argentée, infiniment mystérieuse. Dans ce décor de silence et de sérénité, l’amazone passait comme un ouragan.

 

Elle fit halte à deux pas de la palissade qui entourait les bâtiments, sauta en bas de sa jument baignée de sueur et tira la corde d’une cloche. Des abois de chiens retentirent, il y eut un va-et-vient de lumières à l’intérieur et un homme qu’escortaient de grands dogues d’Ulm parut à la barrière à claire-voie.

 

– Que désirez-vous ? demanda-t-il à la visiteuse, en espagnol, mais avec un fort accent allemand.

 

– Il faut que je voie tout de suite le señor ingénieur, répondit-elle avec impatience. Je suis dona Violante Alvaredo.

 

L’homme ouvrit aussitôt la barrière et introduisit la jeune femme dans une pièce aux murs nus, uniquement meublée de tables et d’escabeaux de bois blanc, et qu’éclairait d’une vive lueur une lampe à acétylène. Quand Violante entra, l’ingénieur était fort occupé à coller des étiquettes, portant chacune un chiffre et une annotation, sur de petits flacons remplis d’un liquide brun ou verdâtre, qui était du pétrole brut. Sur une autre table, des spécimens des couches traversées par la sonde étaient méthodiquement alignés dans de petites boîtes plates.

 

Assez corpulent, l’ingénieur paraissait avoir dépassé la quarantaine. Sa face carrée, aux mâchoires lourdes, exprimait une énergie puissante, mais brutale : le front très vaste était surmonté d’une forêt de cheveux roux ; derrière les sourcils pâles, les yeux petits et d’un jaune verdâtre, étincelaient d’intelligence et de ruse.

 

– Asseyez-vous, señora, dit-il en avançant un escabeau à la visiteuse.

 

Celle-ci paraissait trop surexcitée pour accepter cette offre. Essoufflée et rouge, les yeux brillants de fièvre, elle allait et venait par l’étroite pièce. Elle rejeta son manteau et l’ingénieur s’aperçut que son corsage de velours bleu orné de broderies d’or, était taché de sang, il y avait aussi un peu de sang sur sa main droite, couverte de bagues de grand prix.

 

Émue, hésitante, en proie sans doute à un violent combat intérieur, elle ne se décidait pas à prendre la parole, mais l’angoisse se peignait sur ses traits bouleversés, dans ses admirables yeux noirs d’où les larmes semblaient prêtes à jaillir.

 

– Que se passe-t-il donc, señora ? demanda enfin l’ingénieur. Vous paraissez troublée, jamais je ne vous ai vue ainsi.

 

– Je viens de faire une mort… murmura-t-elle avec un frémissement de tout son corps. J’ai tué Lorenza… une de ces filles de rien qui vivent à l’Estanzilla, avec les hommes que commande Pedro Estrada.

 

Et comme son interlocuteur demeurait silencieux :

 

– Je ne m’en repens pas ! continua-t-elle avec un grondement de colère dans la voix, je recommencerais au besoin. J’ai surpris cette maudite fille avec Pedrillo, je lui ai planté mon poignard dans le sein. L’envie me mordait au cœur de le tuer, lui aussi ! Il m’a fallu toute ma volonté, toute la force de mon amour pour ne pas le faire… Ah, le lâche ! comment a-t-il osé me trahir, après ce que j’ai fait pour lui ?… C’est un homme sans âme, un ingrat !…

 

Violante fondit en larmes, elle sanglotait et se tordait les mains, tandis que l’ingénieur la considérait avec le sang-froid tranquille d’un savant qui dissèque une plante ou un insecte.

 

– Il y a longtemps, poursuivit-elle, que je soupçonnais sa trahison, il se montrait presque froid avec moi ; on eût dit qu’il ne m’embrassait que pour remplir une tâche qu’on ne peut éviter. Ah ! je n’aurais pas dû quitter l’Estanzilla. C’est pendant que j’étais à Presidio que cette coquine a dû l’enjôler ! Ces derniers temps, c’est à peine s’il avait la pudeur de cacher ses sentiments. Lorenza le suivait partout, il lui achetait des parures avec l’argent que j’ai gagné, moi, au prix de tant de dangers ! Quelle honte !

 

– Il me semble que vous ne manquez pas de parures. Vous en avez autant que la Vierge miraculeuse de Cosamaloapam, qui en possède pour cent mille piastres, et qui, dit-on, rougit de plaisir, quand on la porte en procession, avec tous ses bijoux.

 

– Ne vous moquez ni de moi ni de la Vierge, reprit tristement Violante en caressant d’un geste machinal le collier de grosses perles et la rivière de diamants qui s’étalaient sur sa poitrine décolletée. Je donnerais toutes ces babioles pour que Pedrillo m’aimât comme autrefois.

 

– Enfin que voulez-vous de moi ? demanda l’ingénieur du ton sec et tranchant de l’homme positif auquel on fait perdre son temps.

 

Violante eut un regard d’une énergie sauvage.

 

– Vous avez raison, fit-elle, parlons sérieusement. Je veux que vous m’aidiez à reconquérir Pedrillo…

 

– Que voulez-vous que je fasse.

 

– Écoutez-moi. Cela est triste à dire, mais je ne le tiens que par l’argent. Il faut que vous m’aidiez à faire sortir de l’Estanzilla les bank-notes que j’ai rapportées de Presidio.

 

Les petits yeux de l’ingénieur lancèrent un éclair furtif, sa physionomie se détendit.

 

– Je vais réfléchir, dit-il.

 

– Puis, continua-t-elle, un peu calmée, c’est lui rendre service, à Pedrillo ; depuis que cet argent est entré à l’Estanzilla, c’est une orgie perpétuelle, les hommes passent la nuit à danser, à boire et à jouer de la guitare… Toute la somme s’en ira en fumée, comme cela est arrivé chaque fois que nous avons fait une prise importante.

 

« Cela je ne le veux pas, si Pedro Estrada n’est pas ambitieux, il faut que je le sois pour lui. Je me suis juré qu’il serait dictateur et les bank-notes ne doivent pas être employées à autre chose !

 

– Puis, fit l’ingénieur en baissant la voix, il y a une autre raison pour que l’argent ne reste pas à l’Estanzilla. Ceux auxquels il appartenait vont essayer de le reprendre. Je sais de source certaine qu’ils sont en ce moment à la mine de Santa Maria où ils organisent une expédition contre Pedro Estrada.

 

– Qui vous a dit cela ?

 

– Vous devez savoir que je suis toujours bien informé. Qui donc vous a donné la marche à suivre dans votre affaire de Presidio ? Qui vous a fait acquérir à vil prix ces terrains que la société que je représente a rachetés à beaux deniers comptants ? Qui vous a maintes fois prévenus quand il y avait une bonne capture à faire, ou quand les troupes régulières se préparaient à vous donner la chasse ? Convenez que je me suis toujours montré votre ami et un ami bien renseigné ?

 

– Aussi n’ai-je confiance qu’en vous. C’est ici que je déposerai les bank-notes. Je vous sais capable de les défendre.

 

– Oui, mais il ne faudrait pas trop tarder.

 

– Vous allez venir avec moi, cette nuit même, à l’instant ! Le moment est propice. Les hommes font bombance, à cette heure-ci les trois quarts d’entre eux dorment déjà, assommés par le pulque et l’eau-de-vie de canne.

 

– Mais Pedro Estrada ?

 

– Il est parti comme un fou, à franc étrier, chercher un médecin pour la Lorenza qui n’était pas encore tout à fait morte.

 

« Je crains bien, ajouta-t-elle avec un sourire féroce, qu’il ne la trouve pas vivante quand il rentrera…

 

– Nous allons partir de suite. Vous savez comment ouvrir la cave de bronze ?

 

– Oui, j’ai la double clef de la porte et je sais le mot de la combinaison. Pedrillo n’a pas osé me les retirer.

 

Pendant la dernière partie de cette conversation, l’ingénieur s’était armé, avait jeté un manteau sur ses épaules et s’était coiffé d’un sombrero. Il se fit amener son cheval par un péon et bientôt il galopa aux côtés de Violante, par les chemins raboteux qui conduisaient à l’Estanzilla.

 

Ils en étaient encore à une certaine distance, lorsque le son des guitares leur arriva, porté par la brise. En même temps ils constatèrent que les fenêtres de l’ancien fort étaient brillamment illuminées.

 

– Voilà ce qu’ils font toutes les nuits, murmura Violante avec mépris ; ils ne sont guère bons à autre chose !

 

À mesure que la jeune femme et son compagnon se rapprochaient, ils discernaient plus distinctement le vacarme des cris, des rires et des chansons.

 

Ils arrivèrent près du pont-levis qui était abaissé.

 

– C’est parfait, s’écria Violante quand ils eurent franchi la porte qu’ils trouvèrent entrebâillée, personne n’est là pour surveiller les allants et venants. Les gardiens sont ivres morts.

 

– Tant mieux pour nous ! ricana l’ingénieur.

 

La cour était déserte ; seuls une douzaine d’ivrognes dormaient au clair de lune, sur la pierre nue, en chantonnant encore dans leur sommeil quelque vague refrain.

 

– Ils mériteraient que les yankees viennent cette nuit et les égorgent jusqu’au dernier ! s’écria Violante indignée.

 

– C’est qu’il n’y aurait rien d’impossible à cela, grommela son compagnon dont le front se rembrunit. Hâtons-nous, il faut aller vite en besogne.

 

Tous deux allèrent attacher leurs chevaux sous un hangar où s’en trouvaient déjà un grand nombre d’autres, et, se faufilant le long des murs, gagnèrent le fond de la cour, en évitant de passer près de la salle d’où s’élevait le tumulte de l’orgie.

 

Ils étaient arrivés devant une porte basse lorsque Violante se retourna, comme hésitante.

 

– Avant tout, fit-elle, j’ai bien envie d’aller voir si la Lorenza a fini de mourir.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, murmura-t-elle avec un sourire féroce, si par hasard elle était encore vivante, je mettrais bon ordre à cela…

 

– Je ne vous savais pas si cruelle, répliqua l’ingénieur avec une sourde colère, ne vous occupez pas de cette fille ! Je vous déclare que je renonce à vous aider si vous ne voulez pas suivre mes conseils.

 

– Soit, déclara la jeune femme, haineusement, j’irai voir la Lorenza un peu plus tard.

 

Elle ouvrit la porte où aboutissaient les dernières marches d’un large escalier de pierre aux marches branlantes. Ils descendirent avec précaution à la clarté d’une petite lampe électrique que tenait Violante.

 

Après avoir compté trente marches, ils se trouvèrent dans une galerie creusée dans le roc sur lequel le fort était construit.

 

– Voici l’entrée de la cave de bronze, déclara Violante, en montrant l’extrémité de la galerie où sur la teinte bleuâtre du granit se découpait un rectangle d’une éblouissante couleur verte.

 

– Qui diable a eu l’idée d’une semblable installation ? demanda l’ingénieur avec surprise. Cela coûterait aujourd’hui une somme folle.

 

– La cave de bronze remonte peut-être au temps de Cortez ; c’est là qu’on serrait les sacs de poudre d’or et les barres d’argent avec lesquels les Indiens payaient l’impôt aux conquistadors. Plus tard les Français la transformèrent en poudrière ; enfin, Pedrillo a fait adapter à la porte par un serrurier de Mexico le mécanisme d’un coffre-fort moderne.

 

Ils s’étaient approchés. Violante manœuvra rapidement les boutons de métal qui commandaient la serrure.

 

– Quel est le mot ? demanda-t-il.

 

– Je n’ai pas le droit de vous le dire. D’ailleurs que vous importe, puisque nous prendrons tout.

 

– C’est juste, fit-il avec dépit.

 

La porte s’était entrebâillée, mais elle était si massive qu’ils durent réunir leurs efforts pour l’ouvrir entièrement.

 

La clarté de la lampe électrique montrait les parois – du même vert éclatant que la porte – d’une chambre de dix à douze mètres de longueur sur quatre de largeur. Il n’y avait aucun soupirail, aucune prise d’air, aucune ouverture vers l’extérieur, et il s’exhalait de ce réduit une amère et nauséeuse odeur de vert-de-gris.

 

Violante et son compagnon se reculèrent chassés par ce souffle pestilentiel. Ils apercevaient au fond du souterrain, la valise qui refermait les bank-notes et, à côté, un tas régulier d’objets brillants.

 

Pendant qu’ils attendaient que l’air se fût renouvelé dans l’intérieur de la chambre de bronze afin de pouvoir y pénétrer sans danger, ils demeurèrent silencieux. Le chant des guitares assourdi par l’épaisseur des voûtes leur arrivait vague et lointain comme dans un rêve.

 

Ils se sentaient envahis pas une étrange émotion que nul des deux n’eût voulu avouer à l’autre.

 

Tout à coup l’ingénieur tressaillit, il avait cru entendre le bruit étouffé d’un gémissement.

 

– Est-ce que je déraisonne ? balbutia-t-il, il m’a semblé…

 

– Ne faites pas attention à cela, répondit-elle, il y a quelques prisonniers dans les cachots.

 

De la main elle lui montrait plusieurs portes situées à droite et à gauche de la galerie, qu’il n’avait pas remarquées en arrivant, car le bois et la pierre envahis par les moisissures se confondaient dans une même teinte.

 

– Il faut en finir, ajouta-t-elle, j’ai hâte d’être sortie d’ici.

 

Elle alla jusqu’au fond de la chambre de bronze et souleva la valise.

 

– Qu’est-ce qui brille là-bas ? demanda-t-il.

 

– Ce sont des lingots d’or, la réserve de Pedro Estrada.

 

– Nous allons les emporter, je suppose ?

 

– Non, c’est impossible, Pedrillo m’a défendu d’y toucher sous peine de grands malheurs. Je lui ai juré de ne jamais essayer de les prendre.

 

– Vous êtes vraiment naïve, ricana-t-il, vous croyez tout ce qu’on vous dit. Le malheur sera pour lui de ne plus trouver ses lingots ! Allons, passez-les-moi, ils seront mieux entre nos mains qu’entre les siennes !

 

Après une seconde d’hésitation, la jeune femme obéit et remit à l’ingénieur une barre d’or de la forme et de la grosseur d’une brique. Elle retourna en chercher une seconde qu’elle lui donna comme la première.

 

Mais au moment où elle soulevait la troisième, un déclenchement se produisit et la porte de bronze se referma rapidement, avec le bruit d’un coup de canon, dont les voûtes du souterrain répercutèrent longtemps le grondement solennel.

 

L’ingénieur demeura immobile, si troublé qu’il laissa tomber sa lampe électrique qui s’éteignit.

 

Il trébuchait dans les ténèbres, tâtonnant pour trouver l’escalier, si ému qu’il ne songeait même pas aux deux lingots qu’il avait déposés à terre.

 

– Elle est perdue ! bégaya-t-il en claquant des dents. Pourquoi n’a-t-elle pas voulu me dire le mot ?…

 

Un frisson d’épouvante lui descendait le long de l’échine, lorsque tout à coup jaillit des portes refermées un hurlement de bête qu’on égorge, un appel déchirant qui n’avait plus rien d’humain, et la sonorité du métal, dont les vibrations se répercutaient avec une lenteur majestueuse, comme celles des cloches, amplifiait de terrifiante façon ces accents douloureux.

 

Se cognant aux murailles, l’ingénieur s’enfuit à moitié fou et ses pieds se heurtèrent contre les premières marches de l’escalier. Il lui semblait qu’il était poursuivi par les râles d’agonie de la misérable Violante, scellée toute vive dans le sépulcre de bronze, à l’atmosphère vénéneuse.

 

Il gravit quelques marches, le visage baigné d’une sueur glacée, puis s’arrêta une seconde, le cœur gonflé par une intolérable angoisse, il constatait que l’horrible clameur qui l’avait remué dans toutes les fibres de son être allait déjà en diminuant, se muait en un gémissement ininterrompu comme le grondement d’un gong.

 

– Il faut pourtant que je redescende ! se cria-t-il à lui-même.

 

Farouchement, il revint sur ses pas, et, à quatre pattes sur le visqueux, il chercha sa lampe. Les mains tendues il explorait les ténèbres, s’efforçant au sang-froid. Pendant dix minutes mortelles, il tâtonna au hasard. Enfin, il trouva ce qu’il voulait.

 

La voix de la moribonde, cette voix qui semblait venir de l’autre côté du tombeau, s’était tue brusquement. Dans un milieu hermétiquement isolé de l’air extérieur, l’asphyxie accomplit son œuvre avec une rapidité foudroyante. Violante était sans doute déjà morte, ou tout au moins évanouie.

 

Ce funèbre silence parut à l’ingénieur aussi terrible à supporter que les cris déchirants qui retentissaient quelques instants auparavant. Il venait de ramasser précipitamment les deux lingots et se préparait à quitter ce lieu de désolation lorsqu’une inquiétude lui vint.

 

Il gratta le métal avec son couteau, le cuivre apparut sous la mince couche d’or. Il rejeta les lingots, furieux de la déconvenue. Il remarqua alors que sur l’éclatant fond vert de la porte de bronze on avait grossièrement dessiné une tête de mort, suivie du chiffre 3.

 

– Il aurait fallu, songea-t-il, comprendre cet avertissement ou cette menace énigmatique. Pedro Estrada est sans doute le seul à savoir qu’en déplaçant le troisième lingot, on déclenche le mécanisme de la fermeture…

 

Maintenant qu’il avait surmonté sa peur d’un instant et maté ses nerfs, l’ingénieur demeurait exaspéré de cette expédition manquée.

 

– Allons-nous-en, grommela-t-il.

 

Il se rapprocha de l’escalier, mais au moment où il allait s’y engager, un homme apparut au haut des marches, aux rayons de la lune sa silhouette se détachait en vigueur sur le cadre de la porte qui aboutissait à la cour et qui était demeurée ouverte.

 

L’ingénieur étouffa un juron, la retraite lui était coupée par le nouveau venu, dans lequel il crut reconnaître Pedro Estrada.

 

Il n’eut que le temps d’éteindre sa lampe et de se rejeter en arrière ; il laissa l’inconnu qui était muni d’une petite lanterne sourde descendre tranquillement, mais au moment où il mettait le pied sur le sol de la galerie, il lui brûla la cervelle, presqu’à bout portant, avec son browning.

 

La minute d’après, il s’élançait vers le hangar où il avait attaché son cheval, montait en selle et franchissait au galop la porte de l’Estanzilla.

 

Il n’en était pas éloigné de plus de cinq cents mètres quand un homme se dressa devant lui en lui intimant l’ordre de faire halte.

 

Pour toute réponse, il déchargea son browning dans la direction de celui qui lui barrait le passage et enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval ; des coups de feu éclatèrent.

 

Plusieurs balles traversèrent son manteau et blessèrent son cheval ; une autre lui enleva son feutre. La lune un instant voilée par un nuage se dégageait éblouissante, les traits du fugitif apparurent en pleine lumière.

 

– Klaus Kristian ! cria une voix dans la nuit.

 

– Nous nous reverrons, Todd Marvel ! répondit le docteur, avec un ricanement.

 

Au milieu de la grêle de projectiles qui continuait à siffler à ses oreilles, le bandit enleva son cheval et d’un bond lui fit franchir une large crevasse, ce qui rendait toute poursuite inutile.

 

Les ouvriers de la mine d’or de Santa Maria que le détective avait armés pour faire le siège de l’Estanzilla, sortaient maintenant de derrière les rochers et les buissons où ils s’étaient mis en embuscade. Grâce à l’obscurité, grâce aussi à la négligence des bandits, ils avaient peu à peu cerné la petite forteresse.

 

– Je suis allé jusque dans la cour intérieure, déclara Floridor, il est inutile de nous cacher maintenant, les portes sont ouvertes et le pont-levis abaissé. Personne ne nous fera résistance.

 

– Et Ned Markham ?

 

– Il est entré dans l’Estanzilla et n’en est pas ressorti. Je crains qu’il ne se soit laissé surprendre.

 

– Nous allons bien voir.

 

D’un coup de sifflet Todd Marvel rassembla ses hommes : ils étaient au nombre d’un centaine, tous résolus et bien armés.

 

L’Estanzilla fut sur-le-champ occupée sans coup férir.

 

Ceux des bandits qui n’étaient pas complètement ivres furent capturés avant d’avoir eu le temps de faire usage de leurs armes, mais on ne put découvrir ni Violante, ni Pedro Estrada.

 

Les prisonniers interrogés déclarèrent que « le général » et son amie avaient isolément quitté le fort, dans le courant de la soirée.

 

– Je crains bien que nous n’arrivions trop tard, dit le détective. L’intervention de Klaus Kristian dans cette affaire ne me dit rien de bon, puis, Markham a disparu.

 

– Je ne crois pas qu’il nous ait trahis, en tout cas nous ne pouvons porter aucun jugement avant d’avoir visité la cave de bronze.

 

Ils en découvrirent sans peine l’emplacement et descendirent. Floridor qui marchait le premier, armé d’une torche de résine, arrivait au bas de l’escalier lorsqu’il se trouva en face d’un cadavre qui gisait au milieu d’une mare de sang. Il reconnut Ned Markham.

 

– Le malheureux ! murmura-t-il, il a durement expié son crime.

 

« Il vaut mieux peut-être qu’il en ait été ainsi.

 

« Ce sera sans doute, plus tard, pour Miss Lilian un adoucissement à ses peines d’apprendre que son père, avant de mourir, a essayé de réparer le mal qu’il avait fait. »

 

Ce fut là toute l’oraison funèbre du voleur de bank-notes.

 

Après avoir retrouvé, non sans surprise, les deux lingots de cuivre doré rejetés par Klaus Kristian, Todd Marvel et Floridor étaient arrivés à la porte de bronze ; ils comprirent du premier coup que la dynamite seule pourrait avoir raison d’une pareille fermeture. Les mineurs de Santa Maria avaient heureusement apporté une certaine quantité d’explosifs pour le cas où l’on eût été forcé de pratiquer une brèche.

 

On s’occupa sans perdre de temps d’installer un fourneau de mine sous le seuil de la cave.

 

On avait d’autant plus de raisons de se hâter qu’un retour offensif de Klaus Kristian et des travailleurs de la concession allemande placés sous ses ordres n’était pas impossible.

 

Les préparatifs étaient terminés et Floridor venait de mettre le feu au cordon Bickford qui devait provoquer l’explosion, lorsque le vieux mineur qui l’avait aidé attira son attention.

 

– Il me semble qu’on a appelé, ici, tout près, fit-il.

 

– Je n’ai rien entendu, dit le Canadien, en haussant les épaules.

 

– C’était une voix très faible.

 

– Tu te trompes, tes oreilles ont tinté ! Allons-nous-en !

 

Ils s’éloignèrent précipitamment quand, tout à coup, Floridor se frappa le front. Il revint précipitamment sur ses pas et écrasa sous son talon la mèche qui continuait à brûler.

 

– Mon Dieu, qu’allais-je faire ! balbutia-t-il, tu ne t’étais pas trompé, il y a un prisonnier ici. Nous avions totalement oublié le fiancé de Miss Lilian, Gérard Perquin !

 

« Quelques minutes de plus et c’en était fait de lui !

 

– Mais pourquoi n’a-t-il pas appelé plus tôt ? grommela le vieux mineur.

 

La porte fut enfoncée d’un coup d’épaule par Floridor et l’on tira le malheureux Belge du réduit où il gisait sur un peu de paille pourrie.

 

Il était si affaibli qu’il paraissait hors d’état de se tenir debout.

 

Il fut transporté dans la cour avec précaution : il parut respirer avec délice l’air pur de la montagne, et une faible rougeur colora presque aussitôt ses joues amaigries.

 

Sur l’ordre de Todd Marvel on le coucha dans un hamac de fibres d’aloès, et en attendant qu’il fût assez fort pour pouvoir supporter des aliments plus solides, on lui fit boire quelques gorgées de vin d’Espagne.

 

Au bout d’une demi-heure de soins – bien qu’encore très faible – il était en état de remercier ses sauveurs et de leur donner les renseignements qu’ils attendaient avec impatience.

 

Grâce au signalement et aux photographies de Violante et de Markham dont il était muni, il avait pu les suivre à la piste jusqu’à l’Estanzilla. Il se rendait à la mine de Santa Maria pour y chercher du renfort, quand, signalé à ses ennemis par Klaus Kristian, il avait été pris par eux et jeté dans un cachot fétide où les bandits oubliaient souvent de lui apporter à manger.

 

Il avait entendu tout ce que s’étaient dit Klaus Kristian et Violante Alvaredo mais, quand les portes de bronze s’étaient refermées avec un bruit de tonnerre, ses nerfs déjà ébranlés n’avaient pu résister à une pareille commotion.

 

Il s’était évanoui.

 

Il commençait à peine à revenir à lui, quand le mot de dynamite avait frappé ses oreilles.

 

C’était miracle qu’il eût eu la force de pousser le faible cri d’appel que le vieux mineur avait entendu.

 

Ce récit fut interrompu par une violente détonation, le fort trembla dans ses fondations.

 

Un rugissement souterrain sembla s’élever des assises de la montagne.

 

Les portes de la cave de bronze venaient de sauter.

 

*

* *

 

Les bank-notes furent retrouvées intactes à côté du cadavre de Violante dont le visage noirci et marbré de taches violettes gardait pourtant dans la mort une tragique beauté.

 

Son agonie, dans la cave de bronze, avait dû être terrible.

 

Son immense chevelure, toute dénouée et souillée de vert-de-gris, était éparse autour d’elle, ses ongles étaient arrachés et des larmes de sang gouttelaient de ses prunelles.

 

Son dernier geste avait été pour tracer la nom de Pedrillo d’un doigt défaillant sur l’éblouissante couche verte d’oxyde de cuivre qui recouvrait les parois de la chambre.

 

Neuvième épisode

ROSY, VOLEUSE DE CHÈQUES


CHAPITRE PREMIER

UNE SOIRÉE MOUVEMENTÉE


Un petit restaurant italien, l’Albergo reale, situé dans la partie la moins animée de l’interminable rue de Californie, à San Francisco, venait de voir partir ses derniers clients. La salle éclairée par une seule lampe électrique était déserte. Le patron – un obèse et facétieux Napolitain que les habitués avaient plaisamment surnommé le signor Chichirinello, – somnolait à son comptoir décoré de drapeaux américains et italiens auxquels s’associaient des guirlandes de piments rouges et des chapelets de saucissons de Milan et de mortadelles de Bologne.

 

Le restaurateur fut brusquement tiré de sa somnolence par l’arrivée d’un très jeune homme, vêtu avec une élégance criarde qui, presque sans faire de bruit, venait de pousser la porte de la rue.

 

– Bonsoir, signor, dit gravement le nouveau venu.

 

– Bonsoir, Master Dadd.

 

– Rien de nouveau ?

 

– Rien du tout. Hâtez-vous, il y a déjà belle et nombreuse compagnie à l’intérieur.

 

– Des gens sérieux ?

 

– Tout ce qu’il y a de sérieux, deux gros éleveurs de moutons du Sacramento, un marchand de blé, deux riches Chinois, un Canadien de retour du Klondyke. Le plus pauvre a la ceinture gonflée de bank-notes, de piastres ou de poudre d’or, il y a même des traders océaniens avec des perles plein leurs poches !

 

– C’est trop beau pour que ce soit vrai, fit Dadd, en allongeant familièrement une tape sur la bedaine du Napolitain. Toujours aussi menteur, signor Chichirinello !

 

– Vous allez bien voir.

 

– Qui est-ce qui tient la banque ?

 

– Cleveland, comme toujours.

 

– Le damné filou ! Je croyais que vous deviez le flanquer à la porte ?

 

– Il a promis de ne plus tricher ; au fond, ce n’est pas un mauvais diable, puis…

 

– Dites que vous « fadez »[8] ensemble !… Mais ce soir je vous préviens que je ne suis pas disposé à me laisser rafler mes dollars. Je vais l’avoir à l’œil, votre Cleveland !

 

Le signor Chichirinello ne répondit à cette vigoureuse sortie que par un sourire.

 

– C’est bon ! grommela Dadd avec mauvaise humeur ; et, rompant brusquement l’entretien, il s’engagea dans la cage de l’escalier situé au fond de la salle.

 

Sur le palier, un grand Noir affublé d’une vieille livrée bleue aux galons ternis et vert-de-grisés, reçut sans mot dire les cinq dollars que Dadd lui glissait dans la main, et lui ouvrit une porte, renforcée de plaques en fer, de l’autre côté de laquelle s’entendait un vacarme de discussions et de jurons proférés dans toutes les langues.

 

Dans une vaste pièce dont les fenêtres étaient pourvues de volets matelassés, une cinquantaine de personnes, assises ou debout, entouraient une longue table recouverte d’un tapis rouge et sur laquelle s’amoncelaient l’or et les billets de banque.

 

En dépit de la loi de tempérance, un Noir faisait circuler un plateau chargé de verres de whisky et de bouteilles de champagne, que les joueurs assoiffés devaient payer, séance tenante, au prix fabuleux de cinq dollars le verre de whisky et de vingt dollars la bouteille d’un champagne suspect.

 

Au centre de la table, un personnage d’athlétique carrure, le croupier Cleveland – remarquable par ce teint plombé et ce regard vitreux qui caractérisent les joueurs de profession – taillait une banque de monté. Ce jeu, proche parent du lansquenet, consiste à étaler d’abord sur le tapis une carte pour le banquier puis une autre carte pour le joueur. Le retour de l’une des cartes désigne le gagnant ; on tire les cartes de dessous le jeu et non de dessus, comme on le fait en France.

 

Dadd serra la main de quelques connaissances et remarqua avec satisfaction que le signor Chichirinello, bien que hâbleur de nature, n’avait pas cette fois trop exagéré en parlant des riches étrangers que les rabatteurs du tripot avaient attirés, ce soir-là, par l’alléchante perspective de boire de l’alcool, en dépit de la police, tout en gagnant une fortune. Mêlés aux professionnels, il y avait là un certain nombre de fermiers, de marins, de cow-boys ou de prospecteurs, dont le teint bruni par le soleil faisait un étrange contraste avec les faces hâves et enfiévrées des joueurs.

 

Une brume épaisse due à la fumée des cigares planait sur l’assemblée et rendait l’atmosphère à peine respirable.

 

Après avoir tiré de sa poche quelques aigles d’or, Dadd s’était assis à côté d’un gentleman d’une quarantaine d’années, auquel un smoking de bonne coupe, un plastron de chemise éblouissant et orné de boutons en diamant, donnaient un certain air de respectability. Il avait devant lui un tas de bank-notes assez impressionnant et il jouait avec la mine détachée de quelqu’un auquel il importe peu de perdre ou de gagner.

 

En s’asseyant, Dadd, qui se piquait de bonnes manières, s’excusa et salua son élégant voisin. Tous deux échangèrent un regard, puis avec une certaine surprise se considérèrent plus attentivement. Chacun d’eux, en cet instant, avait l’impression d’avoir déjà vu l’autre.

 

– Gentlemen, criait le croupier, d’une voix cassée par l’alcool, faites vos jeux !

 

Tout en faisant force gestes et donnant de la voix pour chauffer la partie, Cleveland, par une maladresse voulue, laissa voir la carte du dessous, à la grande satisfaction des joueurs qui misèrent en conséquence.

 

Dadd et son voisin firent comme les autres et gagnèrent.

 

Au coup suivant le même fait se reproduisit. Cleveland laissa encore voir la carte du dessous et perdit.

 

– Gentlemen, faites vos jeux, reprit-il impassible.

 

Et cette fois, encore par la même inadvertance calculée, il laissa voir la dernière carte du paquet.

 

– Je vais doubler ma mise, dit le joueur au smoking.

 

– Moi je ramasse mon gain, lui répondit Dadd à demi-voix, gardez-vous bien de jouer cette fois ici : c’est un conseil d’ami, vous allez voir quelle rafle !

 

– Je vous remercie, mais je joue quand même ; c’est la dame qui va sortir, et j’ai le roi.

 

Les autres joueurs avaient fait le même raisonnement. Alléchés par les deux coups précédents, ils doublaient et triplaient leurs mises, vidaient sur le tapis le fonds de leur portefeuille et de leur ceinture.

 

– Gentlemen, cria Cleveland, le jeu est fait, rien ne va plus !

 

Il y eut quelques secondes d’un silence profond ; on eût entendu voler une mouche : tous les cœurs battaient, toutes les respirations semblaient suspendues, tandis que les regards s’attachaient aux doigts agiles du croupier. Très calme, Cleveland tira la carte.

 

– Un roi, dit-il froidement.

 

Au milieu de la consternation générale il allongea le râteau d’ivoire et commença à rafler les tas d’or et de bank-notes ; mais le voisin de Dadd ne l’entendit pas ainsi. Il se leva furieux et arracha le râteau des mains de Cleveland.

 

– Voleur ! hurla-t-il, laisse cet argent ! Tu as fait filer la carte : c’était une dame qui devait sortir !… Tout le monde l’a vue…

 

– Oui ! oui ! voleur ! firent à l’unisson les joueurs exaspérés.

 

Vingt poings menaçants se tendirent vers le croupier.

 

Mais Cleveland n’était pas homme à se laisser intimider. D’un geste rapide, il avait pris dans la poche de son veston un pistolet automatique et mettait en joue le voisin de Dadd.

 

– Que personne ne bouge ! déclara-t-il, le premier qui touche à l’argent est un homme mort.

 

Tout aussi prompt de geste que Cleveland lui-même, son adversaire avait déjà, lui aussi, le browning au poing.

 

– Tirez le premier, murmura Dadd, ne vous laissez pas prévenir…

 

Les deux coups partirent en même temps.

 

L’épaule fracassée, Cleveland s’affaissa en jurant. Son ennemi était indemne. La balle qui devait l’atteindre avait troué le mur, à la hauteur où se trouvait sa tête une seconde auparavant.

 

– Voilà pour t’apprendre à ne pas tricher ! cria-t-il haineusement à son adversaire hors de combat.

 

Les deux coups de feu avaient donné le signal d’une horrible bagarre. Tous les joueurs s’étaient rués sur les enjeux, et remplissaient leurs poches d’or et de billets, au milieu des cris et des vociférations. Les domestiques noirs se battaient contre deux marins qui essayaient d’éteindre l’électricité. Ils y réussirent enfin ; alors la bataille se poursuivit dans les ténèbres, la table de jeu fut renversée. Cleveland qui poussait des gémissements lamentables fut piétiné.

 

Dadd avait gardé un sang-froid admirable. Il fut le premier à faire main basse sur une liasse de bank-notes qu’il guignait depuis longtemps, puis se tournant vers son voisin, qui, le browning au poing, demeurait indécis :

 

– Faites comme moi, lui conseilla-t-il et filons, pendant qu’il est encore temps. C’est une histoire qui ne peut que mal finir, surtout pour vous…

 

L’autre s’empressa de suivre cet avis plein de sagesse.

 

Les deux nouveaux amis, auxquels personne n’avait songé à barrer le passage, se trouvèrent au rez-de-chaussée, dans la salle du restaurant avant qu’aucun des joueurs fût descendu. Le signor Chichirinello, toujours installé à son comptoir, leur demanda avec inquiétude si l’on n’avait pas joué du revolver.

 

– Oui, expliqua Dadd – pendant que son compagnon gagnait lentement la porte de la rue – Cleveland a reçu une balle, on l’a pincé en train de faire sauter la coupe. Je vous l’avais bien dit que vous n’auriez que des désagréments avec lui. J’ai horreur de ces histoires-là ! Au plaisir, signor…

 

Sans répondre aux questions du Napolitain affolé, Dadd avait à son tour gagné la rue de Californie où son compagnon l’attendait impatiemment.

 

Le car du funiculaire arrivait, ils se hissèrent sur une plate-forme, très heureux de s’éloigner aussi vite que possible du théâtre de leurs exploits.

 

– Une bonne soirée, fit Dadd pour amorcer la conversation pendant que le car dégringolait à toute vitesse la pente vertigineuse de California Street.

 

– Je l’ai servi, hein, le croupier ? Ça n’a pas manqué d’excitement…

 

Puis changeant brusquement de ton.

 

– Mon jeune ami, vous m’avez été sympathique du premier coup…

 

– Je pourrais vous dire la même chose.

 

– J’aurais dû vous écouter quand vous me conseilliez de ne pas jouer… Mais permettez-moi une question. Je suis persuadé que je vous ai déjà vu ; j’ai connu chez un de mes amis – le fameux docteur Klaus Kristian – un certain Dadd qui vous ressemblait comme deux gouttes d’eau ?

 

– Voilà qui est curieux, j’étais en train de me demander, si vous n’étiez pas un certain Toby Groggan…

 

– Tais-toi donc, animal, il y a des voyageurs qui nous écoutent.

 

–… qui a eu son heure de célébrité, continua Dadd imperturbablement.

 

Les deux bandits échangèrent en riant une poignée de main[9].

 

– Dans cette même ville de Frisco, reprit Groggan, avec une certaine emphase, j’ai joué pendant quelque temps un rôle de première importance.

 

– Je suis au courant. Parlons sérieusement : tu as réussi à t’évader ?

 

– Pas du tout. Je suis sorti il y a quinze jours de la prison des Tombes avec des papiers parfaitement en règle.

 

Et comme Dadd avait un geste de surprise.

 

– C’est tout simple, le feu a pris dans l’intérieur de la prison ; il paraît que je me suis distingué au cours du sinistre, j’ai sauvé plusieurs personnes, ce qui m’a valu une remise de peine. Tel que tu me vois, je suis libre comme l’air et je ne dois rien à personne. Dès que j’ai été dehors, je n’ai eu rien de plus pressé que de me rendre à Frisco. Ça a été plus fort que moi…

 

– Ce n’est peut-être pas très prudent.

 

Toby haussa les épaules.

 

– Faut-il que je te répète, fit-il, que je ne dois rien à personne. Le docteur n’est plus ici, et c’est le seul homme dont j’aie peur ; d’ailleurs, tu as dû remarquer que mes cheveux et ma moustache ont passé du brun au blond.

 

Pendant cette intéressante conversation, le car avait atteint le centre de la ville, les deux bandits descendirent.

 

– À propos, demanda brusquement Dadd, tu es toujours l’ennemi du docteur ?

 

– Non, répondit Toby Groggan, après une minute d’hésitation. Je lui en ai voulu beaucoup quand il m’a livré à John Jarvis, mais en réfléchissant, j’ai compris que c’était moi qui avais eu tort. Klaus Kristian est un homme avec lequel il ne faut jamais entrer en lutte ; il est toujours le plus fort. Je reconnais sa supériorité et je ne demande qu’à faire la paix avec lui.

 

– Je t’y aiderai. Si tu avais été l’ennemi du docteur, tu aurais été le mien. Actuellement il est au Mexique où il dirige une affaire de mines ; il a des projets grandioses ! C’est vraiment un homme de génie.

 

– Tu n’aurais pas dû le quitter, puisque tu as tant d’admiration pour lui.

 

– Je ne l’ai pas quitté. C’est par son ordre que je suis à San Francisco, où je surveille certaines gens et où, par ses relations, il m’a procuré, en attendant mieux, un emploi dans une banque.

 

– Ça, par exemple ! murmura Toby avec stupeur, c’est épatant !

 

– C’est comme ça. Tu sais que, dans tous les grands établissements financiers, on photographie, sans qu’ils s’en doutent, les clients qui viennent toucher un chèque de quelque importance. C’est moi qui suis le photographe chargé de ce soin.

 

– Et dans quelle banque ?

 

– Ça, par exemple, je te le donne en mille ! Je suis le photographe attaché à la Mexican Mining Bank, que dirige avec tant de compétence l’honorable Mr Rabington ! Qu’est-ce que tu dis de ça !

 

– Je dis que c’est un comble, balbutia Toby. Le docteur est décidément un maître homme.

 

Ils étaient arrivés dans Montgomery Street, devant une façade brillamment illuminée au-dessus de laquelle se lisait en lettres de feu, aux couleurs incessamment renouvelées : Au Fandango, Select dancing.

 

Toby s’arrêta :

 

– Nous entrons ? demanda-t-il. Viens avec moi. J’ai quelqu’un à voir ici.

 

– Ça va, mais tu ne m’as même pas dit comment tu t’appelles maintenant.

 

– Je suis pour le moment Mr Walker, propriétaire de terrains dans l’Arizona, de passage à Frisco pour ses affaires. Je suis très riche…

 

– Surtout depuis ta visite chez le signor Chichirinello, s’écria Dadd, en pouffant de rire et en se tapant sur les cuisses, avec un geste qui n’était rien moins qu’aristocratique.

 

– Tiens-toi donc un peu mieux, dit sévèrement Toby, ou je serai forcé de me séparer de toi. Il ne vient dans cet établissement que des gentlemen et des ladies appartenant au meilleur monde.

 

– Ça va ! Ça va ! grommela Dadd avec une intonation canaille.

 

Il refit pourtant devant une des glaces extérieures le nœud de sa cravate, et cacha ses mains dont les ongles n’étaient pas précisément irréprochables, sous de superbes gants couleur orange.

 

Graves comme deux diplomates, Dadd et Toby jetèrent négligemment chacun une aigle d’or au contrôle et pénétrèrent dans un vaste hall, où une foule étincelante et parée se trémoussait aux accents d’un jazz-band enragé. Tout autour de la salle, dans des cabinets formés par des massifs de fleurs et de plantes vertes, des couples soupaient par petites tables.

 

Dadd n’avait jamais été à pareille fête, dès le seuil, il était déjà grisé par le vertige des danses, affolé par les capiteux parfums des corbeilles de magnolias, de jasmins, d’orchidées et de roses, mariés aux délicats effluves qui s’exhalaient des chevelures et des chairs nues.

 

– On pourrait souper, proposa Toby, c’est moi qui t’invite.

 

Dadd accepta avec enthousiasme, et découvrit tout de suite une table libre.

 

Il venait à peine de s’asseoir, lorsque Toby le quitta brusquement pour rejoindre une adorable jeune fille, qui venait d’entrer dans le dancing avec plusieurs amies.

 

L’ex-pensionnaire de la prison des Tombes s’inclina devant la jeune fille avec une correction parfaite, et effleura de ses lèvres la petite main qu’on lui tendait en souriant.

 

Dadd l’admirait de loin.

 

– Il n’y a pas à dire, songeait-il avec une certaine mélancolie, ce bougre-là a tout du vrai gentleman. Il a un chic, une désinvolture que je n’attraperai jamais.

 

– Me ferez-vous l’honneur de danser avec moi, chère Miss Rosy, demanda Toby.

 

– Pas aujourd’hui, j’attends mon fiancé d’une minute à l’autre, certes il ne me ferait aucune observation, mais je sais qu’il serait peiné.

 

– Votre fiancé est bien heureux, murmura Toby avec tristesse.

 

– Vous n’êtes pas raisonnable, Mr Walker, dit Miss Rosy avec un sourire plein de bonté, vous savez bien que j’ai promis ma main au capitaine Rampal que j’aime depuis mon enfance. Il n’y a pas à revenir là-dessus. Je vous l’ai maintes fois répété avec ma franchise habituelle ; vous perdez votre temps. Vous m’êtes certes très sympathique. Contentez-vous de rester pour moi un excellent camarade. Au revoir Mr Walker, il faut que je vous quitte.

 

– Au revoir, cruelle Rosy, dit Toby moitié souriant, moitié fâché.

 

Et il retint un peu plus longtemps que ne l’eussent permis les convenances, la main que lui tendait Rosy en prenant congé.

 

Il regagna silencieusement sa place, la mine préoccupée.

 

– Ah ça ! s’écria Dadd, qui avait suivi de l’œil toute cette scène, tu es amoureux, sans espoir, à ce que j’ai cru deviner ?

 

– C’est vrai.

 

– Cette miss est charmante, je n’ai jamais vu d’aussi beaux yeux bleus, d’aussi admirables cheveux d’un blond doré, un sourire aussi doux, des épaules d’une aussi éblouissante blancheur…

 

– Ce que tu ne sais pas, interrompit Toby Groggan d’un ton flegmatique, c’est que Miss Rosy Gryce a cent mille dollars de dot et trois ou quatre fois plus, à la mort de son père, un des plus riches ship-brokers de la ville de San Francisco. Malheureusement, elle est folle de son fiancé, le capitaine Martin Rampal, une espèce d’ours canadien, propriétaire d’un des paquebots qui font le service avec Vancouver et la côte du Klondyke.

 

Dadd ne répondit pas tout d’abord. Il se grattait la tempe, en proie à une méditation silencieuse.

 

– Que dirais-tu, fit-il tout à coup, si je te faisais épouser Miss Rosy ?

 

– Je te dirais que ce n’est pas possible. Jamais elle ne rompra avec son Canadien.

 

– Elle t’épousera si je le veux, affirma Dadd avec un accent de conviction qui impressionna Toby.

 

– Comment feras-tu ? demanda-t-il.

 

– Je n’en sais rien encore, mais je trouverai un moyen.

 

Et il reprit au bout d’un instant.

 

– Je la connais aussi moi, cette belle blonde, au moins de vue.

 

– Tiens, c’est curieux.

 

– Non, c’est une cliente de la Mexican Mining Bank, c’est à nos guichets que je l’ai aperçue. Mais, j’y songe, il ne faut pas que je reste là. Si elle me voyait en ta compagnie, cela bouleverserait tous nos projets.

 

– Mais elle a dû déjà t’apercevoir à la banque.

 

– Non elle ne me connaît pas, mais moi, je la connais, c’est une supériorité que j’ai sur elle. Quand je prends mes photographies, c’est à l’insu des clients, installé dans un cabinet adjacent à la caisse. Je les vois sans qu’ils me voient…

 

– Tu pourras m’apporter une photographie de Rosy ?

 

– Ce n’est pas la photographie que je veux t’offrir, mais bien l’original. Tiens décidément je crois que tu épouseras Miss Rosy. Je viens d’avoir une idée tout à fait épatante !

 

– Comment t’y prendras-tu ?

 

– Ça, c’est mon secret… Filons vivement ; je vois les amoureux qui se dirigent de notre côté. Je vais me faufiler dans la cohue et sortir le premier.

 

Les deux complices se retrouvèrent cinq minutes plus tard : quant à Miss Rosy, toute au bonheur de s’appuyer au bras de celui qu’elle aimait, elle n’avait même pas remarqué Dadd.

 

CHAPITRE II

DÉSESPOIR D’AMOUR


Après un long voyage au Texas, et, ensuite, au Mexique, le détective John Jarvis était de retour à San Francisco, depuis quelques jours ; son ami Mr Rabington et la pupille de ce dernier Miss Elsie Godescal, étaient revenus en même temps que lui et s’étaient réinstallés à la villa des Cèdres, la luxueuse habitation qu’il possédait aux environs de la ville. Les détails de la fête grandiose qu’il y avait donnée, à l’occasion de son rajeunissement par le fameux docteur Klaus Kristian – disparu depuis – étaient encore dans toutes les mémoires.

 

Le banquier avait lieu d’être satisfait.

 

Le mystérieux traitement qu’il avait subi l’avait véritablement ramené de soixante à quarante ans ; il se trouvait nanti d’une puissance de travail, d’une énergie, d’un équilibre physique et intellectuel qu’il ne s’était jamais connus ; sa fortune s’accroissait de jour en jour ; prudemment étudiées, sagement conduites, ses affaires de mines donnaient d’énormes dividendes ; enfin la santé de Miss Elsie qui lui avait causé de terribles inquiétudes paraissait entièrement rétablie. À la suite d’un long séjour au château d’Isis-Lodge, en Louisiane, la jeune fille avait retrouvé la gaîté, l’appétit et le sommeil et ne se souvenait plus que comme d’un lointain cauchemar de la douloureuse captivité que lui avait fait subir Klaus Kristian.

 

Le bruit courait que très prochainement Elsie serait fiancée au fameux détective John Jarvis – pseudonyme sous lequel se cachait le milliardaire Todd Marvel.

 

Ce dernier, depuis son retour, s’était livré à une besogne formidable ; deux ou trois fois par semaine, il recevait d’Europe un courrier si volumineux, qu’il n’avait plus guère le temps de mener à bien ces enquêtes criminelles pour lesquelles il éprouvait une véritable passion.

 

Un matin qu’il se livrait à l’examen d’une liasse de documents venus de Paris, dans le cabinet de travail de sa maison de Mateo Street, le Canadien Floridor pénétra brusquement dans la pièce ; mais, voyant le détective absorbé par son travail, il s’assit dans un coin d’un air maussade.

 

Un quart d’heure se passa ainsi. Dans le silence de la vaste pièce, on n’entendait que le bruit des feuillets fiévreusement tournés ou le grincement du stylographe.

 

– Vous ne voulez pas que je vous donne un coup de main ? demanda enfin le Canadien, en désespoir de cause.

 

– Je te remercie, j’en ai fini pour ce matin. J’ai mal à la tête. Mais qu’as-tu donc ? Tu as l’air préoccupé.

 

– Je vais vous dire carrément la chose. Un de mes compatriotes, un de mes meilleurs amis, un brave Canadien, le capitaine Martin Rampal, se trouve réduit au désespoir. J’ai pensé que vous ne refuseriez peut-être pas de venir à son aide.

 

– Tu as eu raison. Quoique je sois très pris en ce moment, je ferai l’impossible pour être agréable à ton ami. De quoi s’agit-il ?

 

– Sa fiancée a rompu brusquement avec lui de la façon la plus inexplicable ; il y a dans cette rupture des côtés mystérieux qui me donnent beaucoup à penser. Mais il vous expliquera tout cela beaucoup mieux lui-même. Il est dans le salon d’attente. Voulez-vous le voir ?

 

– Certainement…

 

Le capitaine Martin Rampal entra. Il paraissait âgé de vingt-cinq à vingt-huit ans. De sa physionomie ouverte émanait une impression de force et de loyauté. Ses yeux du bleu-vert des mers du nord, regardaient bien en face et son sourire un peu naïf faisait un singulier contraste avec ses énormes biceps et la carrure de son torse, vêtu de gros drap bleu.

 

Ce personnage fut tout de suite sympathique à John Jarvis.

 

– Capitaine, lui dit-il, mon ami Floridor me dit que vous avez de gros ennuis.

 

– Je suis le plus malheureux des hommes, murmura le marin en prenant un siège, et ce qu’il y a de plus désespérant, c’est que je ne comprends rien, absolument rien à ce qui m’arrive !

 

– Nous allons tâcher d’éclaircir tout cela, fit le détective avec un bienveillant sourire. Mettez-moi d’abord au courant des faits.

 

– Ce ne sera pas long. Depuis des années je suis reçu à chacun de mes voyages, chez Mr et Mrs Gryce, des amis de vieille date qui me traitent comme leur fils.

 

– Gryce ? N’est-ce pas le ship-broker du quai de Chine ?

 

– Précisément. Je continue : j’ai vingt-huit ans, Rosy en a dix-neuf. Je l’ai fait sauter tout enfant sur mes genoux ; notre mariage était convenu depuis des années ; nous nous adorions il n’y a pas trois jours…

 

« … Et je suis sûr, ajouta l’infortuné capitaine dont les yeux se mouillèrent de larmes, que, même après ce qui s’est passé, Rosy me garde au fond du cœur une grande affection. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle ne m’a rendu sa parole que contrainte et forcée.

 

– Cela ne viendrait pas des parents ?

 

– Mais non ! Ils sont furieux contre Rosy ; son coup de tête dérange des projets depuis longtemps caressés. Ils sont d’autant plus mécontents que l’homme qu’elle a choisi du jour au lendemain pour me remplacer est une sorte d’aventurier, qui se dit propriétaire dans l’Arizona, mais sur lequel on n’a pu recueillir que de vagues renseignements. Mr Gryce a refusé de le recevoir, mais Rosy a juré qu’elle l’épouserait quand même, et elle le fera ! Je la connais, elle est têtue comme le diable, quand elle s’y met.

 

– Si elle l’aime, si c’est une de ces toquades, comme il en prend parfois aux jeunes filles les plus sérieuses, nous n’y pourrons rien, je le crains.

 

– Mais le plus fort, s’écria le marin d’une voix tonnante, c’est qu’elle ne l’aime pas ! J’en mettrais la main au feu ! Je les ai vus ensemble au dancing, elle paraissait mortellement triste.

 

« Il y a mieux, j’ai eu une explication avec elle et ce Walker – Je dois dire entre parenthèses, que c’est un gentleman d’apparence très correcte. – En ma présence, il lui a dit, qu’il ne voulait nullement faire violence à ses sentiments, et que pour peu qu’elle eût des regrets de m’avoir quitté… Et c’est elle qui tout en colère a insisté en répétant sur tous les tons que sa décision était irrévocable !…

 

– Voilà en effet une étrange histoire, nous allons tâcher de la tirer au clair.

 

– Que faudra-t-il que je fasse ? demanda le capitaine un peu consolé.

 

– Ne vous occupez de rien. Faites seulement en sorte que d’aucune façon Mr Gryce n’accorde son consentement à ce mariage.

 

– Oh ! pour cela, je suis bien tranquille. Mr et Mrs Gryce sont exaspérés contre Rosy !

 

Une auto venait de stopper en face de la maison ; le capitaine prit congé, reconduit par Floridor qui acheva de lui remonter le moral. Le Canadien revint quelques minutes plus tard dans le cabinet de travail.

 

– Miss Elsie nous envoie chercher par l’auto pour déjeuner avec son tuteur, dit-il.

 

– C’est vrai, il y a deux jours que je ne l’ai vue, elle va croire que je l’oublie. Au moins ne la faisons pas attendre.

 

Les deux détectives sautèrent dans la voiture, non sans avoir échangé quelques paroles avec le chauffeur qui n’était autre que le Noir Peter David devenu depuis peu l’heureux époux de Betty[10], la chamber-maid de confiance de Miss Elsie.

 

Grâce à l’habileté du Noir, le trajet ne prit guère que cinq minutes.

 

Elsie, plus charmante que jamais, dans une toilette du matin en crêpe de Chine, brodée de dentelles anciennes, vint au-devant de ses invités au seuil de la petite salle à manger d’été qui donnait sur le parc de la villa des Cèdres et dont le banquier réservait l’usage à ses intimes.

 

Tout, dans cette pièce assez exiguë, respirait la gaîté et la joie de vivre. Le soleil, pénétrant par les fenêtres larges ouvertes, avec le ramage des oiseaux et le parfum du sous-bois, faisait étinceler sur la nappe de soie damassée, ornée d’un chemin de violettes et d’orchidées, les couverts de vermeil, les cristaux aux vives couleurs et le service de table en ancienne porcelaine du Japon, à dessins d’or sur fond d’azur. Partout des gerbes de fleurs débordaient des vases de Chine, bariolés de dragons fantastiques, et des jardinières de Saxe aux tons si tendres et si vaporeux.

 

– Vous nous délaissez donc ? demanda la jeune fille à John Jarvis.

 

Ses beaux yeux, de l’azur sombre et profond du lapis-lazuli, s’efforçaient d’exprimer un mécontentement que démentait le malicieux sourire de la bouche.

 

– Ne croyez pas que je vous néglige, répliqua vivement le détective. Vous savez que le travail qui m’absorbe n’a qu’un but, hâter la date de nos fiançailles. C’est encore à vous que je pense en essayant de résoudre l’énigme compliquée à laquelle je me suis attaqué.

 

– Et la besogne avance ?

 

– Pas aussi vite que je le voudrais, murmura-t-il en étreignant la main de la jeune fille, avec une ardeur passionnée.

 

Elle répondit à cette étreinte par un sourire d’une caressante langueur. Puis, tous deux demeurèrent plongés dans un silence d’une mystérieuse douceur.

 

Floridor et le banquier se taisaient aussi mais pour des raisons beaucoup moins platoniques. Doués tous deux d’un remarquable appétit, ils faisaient disparaître avec une louable émulation les huîtres, les crevettes, le caviar et d’autres hors-d’œuvre, placés à leur portée dans des raviers en vermeil, délicatement ciselés. La conversation ne prit une réelle animation que vers la fin du repas.

 

John Jarvis raconta – sans donner les noms, bien entendu – la mésaventure du capitaine canadien. Il demanda ensuite à Elsie ce qu’elle en pensait.

 

– Je suis persuadée, répondit-elle, que cette fiancée qui vous semble si capricieuse, obéit à quelque mobile plein de délicatesse. Peut-être remplit-elle un devoir impérieux en accordant sa main à cet homme qu’elle n’aime pas. Qui sait si ce n’est pas même par excès de tendresse pour son premier fiancé qu’elle se sacrifie ainsi. Vous me ferez plaisir en me donnant la clef de cette énigme…

 

– Quand je l’aurai résolue, ce qui n’a pas l’air facile.

 

– J’ai moi aussi une histoire à vous raconter, déclara tout à coup Rabington, mais ce n’est pas une histoire d’amour.

 

« Voici les faits : Une jeune fille de la meilleure société a réussi à escompter un faux chèque de trois mille dollars à nos guichets et nous n’aurions sans doute pas réussi à la pincer sans notre service photographique. L’habitude que j’ai prise, sur votre conseil, de faire photographier à leur insu tous ceux qui viennent toucher une somme de quelque importance m’a déjà rendu d’énormes services.

 

– Et comment l’affaire s’est-elle terminée ? demanda impatiemment Miss Elsie.

 

– Le mieux du monde, la voleuse a dû indemniser la personne lésée, car celle-ci a retiré sa plainte.

 

– Je croyais, fit le détective, que même dans ce cas, la banque poursuivait d’autorité, pour le principe.

 

– C’est exact, nous y sommes tous intéressés. Tout le monde se sert de chèques. Le jour où ceux qui en fabriquent de faux ne seraient pas rigoureusement poursuivis, c’en serait fait du commerce bancaire. Dans le cas qui nous occupe, le plaignant – sans doute par complaisance – a reconnu pour sienne la signature fausse. Il n’y avait plus moyen d’effectuer des poursuites.

 

Pendant tout ce récit John Jarvis avait montré une certaine agitation.

 

– Peut-on savoir le nom de la jeune fille ? demanda-t-il au banquier.

 

– Je ne sais trop si je dois…

 

– Vous n’avez pas promis le secret, je suppose, puis ce n’est ni Miss Elsie ni Floridor qui bavarderont, et moi j’ai un grand intérêt à connaître ce nom.

 

– La coupable se nomme Miss Rosy Gryce, c’est la fille d’un riche ship-broker.

 

John Jarvis et Floridor se regardèrent, en proie tous deux à une profonde stupeur.

 

– Parions, dit Miss Elsie, que cette Rosy est la même qui a si brusquement abandonné son fiancé.

 

– Vous avez deviné juste, et grâce au renseignement que vient de me fournir Mr Rabington, j’ai fait un grand pas dans la découverte de la vérité.

 

– Mon instinct de femme ne me trompait pas, s’écria Miss Elsie avec feu, pour renoncer à l’homme qu’elle aime, cette malheureuse a dû subir une affreuse contrainte morale. Je jurerais qu’elle est innocente ! Elle a dû tomber dans quelque piège et cette histoire est probablement plus compliquée qu’elle n’en a l’air.

 

– Vous serez donc toujours aussi romanesque, interrompit brutalement le banquier, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, cette Miss Rosy est une voleuse. Nous possédons sa photographie au moment où elle reçoit les bank-notes du caissier !

 

– Tout cela est à examiner de près, déclara John Jarvis, au grand étonnement de Rabington.

 

– Eh bien ! répondit-il, examinez tout ce qu’il vous plaira, je vais si vous le désirez vous donner un mot pour le caissier en chef qui vous fournira tous les éclaircissements désirables. Pour moi je suis sûr que cette fille est une voleuse et rien ne modifiera mon opinion.

 

La discussion se poursuivit encore quelque temps puis John Jarvis, muni de la recommandation promise, se transporta sans perdre un instant, aux bureaux de la Mexican Mining Bank en compagnie de Floridor.

 

CHAPITRE III

AUX TRÉSORS DE LA BOHÊME


Le célèbre détective et son secrétaire furent reçus avec le plus grand respect par le caissier, sitôt qu’il eut jeté les yeux sur le mot de Mr Rabington, qui était moins une recommandation qu’un ordre, de raconter tout ce qu’il savait sur l’affaire.

 

Il se mit avec empressement à la disposition des deux détectives, et pour être à l’abri de toute oreille indiscrète, il s’enferma avec eux dans son cabinet.

 

– De même que son père, commença-t-il, Miss Gryce est notre cliente depuis plusieurs années. Chaque mois elle vient toucher un chèque de faible importance et qui, croyons-nous, représente la pension qui lui est allouée par ses parents pour sa toilette et son argent de poche.

 

« Il y a trois jours, elle se présenta comme d’habitude et toucha un chèque qui se montait je crois à cent dollars ; mais dix minutes plus tard, elle se présentait de nouveau, mais, cette fois, avec un chèque de trois mille dollars qu’elle encaissa sans la moindre difficulté.

 

– Quelle était la signataire du chèque ? demanda John Jarvis.

 

– Une mistress Tiarka, dont le magasin de bijoux et de curiosités à l’enseigne des Trésors de la Bohême se trouve dans Market Street. Miss Gryce qui aime beaucoup les bijoux anciens est, paraît-il, une des clientes assidues de cette dame, qui a, d’ailleurs, en dépôt chez nous des sommes importantes.

 

« Miss Gryce était à peine sortie qu’en confrontant la signature du chèque de trois mille dollars avec d’autres de la dame Tiarka, j’eus des doutes sur son authenticité. Le détective qui est spécialement attaché à l’établissement fut prévenu par moi, et muni de la photographie de Miss Gryce prise à nos guichets, il se rendit au magasin de curiosités qui est à deux pas d’ici. Par un hasard assez heureux, Miss Gryce, elle-même, se trouvait dans le magasin quand il y entra.

 

« Une scène très violente se produisit alors. Mrs Tiarka jurait n’avoir pas signé le chèque, Miss Gryce affirmait qu’elle ne l’avait pas touché. Elle fut consternée quand on lui mit sous les yeux la photographie.

 

« Elle persistait cependant à nier en dépit de toute évidence ; quand on lui demanda ce qu’elle avait fait de l’argent, elle fondit en larmes. On la fouilla, elle n’avait sur elle que le montant du premier chèque de cent dollars.

 

« On allait l’arrêter, quand survint un gentleman qui pria le détective et Mrs Tiarka de patienter quelque peu. Le nouveau venu s’entretint quelques instants à voix basse avec la jeune fille : Sauvez-moi, lui disait-elle, je vous épouserai. – Je vous sauverai, sans que vous ayez besoin de rien me promettre, répondait-il, tout cela, entremêlé de protestations d’innocence de la part de Miss Gryce.

 

« Vous savez le reste, le gentleman a désintéressé la plaignante et celle-ci a reconnu pour sienne la signature fausse…

 

– Vous rappelez-vous de quelle façon était habillée Miss Gryce ?

 

– Je ne vois pas quelle importance peut avoir ce détail, mais je me souviens fort bien qu’elle avait un costume en surah bleu clair et qu’elle était coiffée d’un chapeau de Panama très fin, un chapeau d’au moins cinq cents dollars[11].

 

– Qu’elle portait rabattu sur les yeux n’est-ce pas ?

 

– C’est vrai, mais qui a pu vous donner ce détail, demanda le caissier avec surprise.

 

– Personne, je l’ai deviné, voilà tout. Pourriez-vous maintenant me montrer la photographie.

 

– Très volontiers, la voici, je l’avais gardée dans ma serviette.

 

John Jarvis tira de sa poche une forte loupe et examina pendant quelques minutes la photo avec une extrême attention, puis la passant au caissier :

 

– Voyez, lui dit-il, sur l’angle du chèque, que tient la jeune fille, on aperçoit très nettement la moitié d’une signature et c’est la signature Gryce et non la signature Tiarka qui devrait s’y trouver. Miss Gryce a donc été photographiée au moment où elle présentait au guichet le chèque de son père, celui de cent dollars.

 

– C’est impossible ! s’écria le caissier, très ému. On ne photographie que les bénéficiaires de chèques de plus de mille dollars. Et il n’y a pas d’erreur possible, le garçon de bureau appelle à haute voix le chiffre de la somme, et c’est sur cet énoncé que se guide le photographe placé dans la pièce contiguë.

 

– Convenez que soit par erreur – ce que je ne comprendrais guère – soit intentionnellement – ce que je m’explique très bien – l’on a photographié Miss Gryce au moment où elle encaissait une somme insignifiante, en négligeant de la prendre quand elle en encaissait une beaucoup plus importante. Voudriez-vous faire venir le photographe ?

 

Le caissier, tout troublé par cette série de constatations, appela un garçon. Celui-ci revint l’instant d’après en annonçant que le photographe était parti depuis dix minutes. La caisse fermait en effet à seize heures et il était seize heures dix.

 

– Vous le verrez demain, fit le caissier.

 

– Je ne crois pas qu’on le revoie jamais, murmura John Jarvis avec un sourire légèrement ironique. Mais je vais vous demander encore quelque chose : ce serait d’examiner les deux chèques et, s’il se peut d’autres chèques signés de Mrs Tiarka.

 

Le caissier qui commençait à craindre d’avoir commis quelque lourde erreur s’empressa d’obtempérer à ce désir. Le détective reprit sa loupe, mais cette fois, son examen se prolongea pendant un long quart d’heure.

 

– J’ai remarqué deux choses, conclut-il, – et vous n’ignorez pas qu’on veut bien m’accorder une certaine compétence comme expert en écriture – la signature Tiarka du chèque de trois mille est tout ce qu’il y a de plus authentique, les encres sont pareilles, mais la signataire a visiblement déformé son paraphe habituel pour laisser croire à un faux.

 

« Deuxième remarque : la signature de Miss Gryce au bas de l’endos quoique très habilement imitée n’est pas la sienne.

 

« Concluez vous-même !

 

– À moins de supposer qu’une femme habillée comme Miss Gryce, ne soit venue toucher les trois mille dollars, en signant le nom de cette dernière et que le photographe ne soit complice…

 

– Vous y êtes, voilà la vérité. Et c’est pour dissimuler ses traits que la voleuse a rabattu son panama sur ses yeux, comme j’ai deviné qu’elle avait dû le faire.

 

– Mais dans quel but tout cela ? demanda le caissier absolument déconcerté.

 

– C’est ce que je vous expliquerai demain, dit le détective en prenant congé. Pour le moment, il importe que je suive la piste tant qu’elle est chaude.

 

John Jarvis regagna l’auto qui les avait amenés et que conduisait Peter David. Celui-ci paraissait très ému.

 

– Savez-vous qui je viens de voir ? s’écria-t-il, un des lieutenants les plus dévoués de Klaus Kristian, celui qu’on appelait le Petit Dadd. Pourvu qu’il ne m’ait pas reconnu ! Il a traversé la rue à deux pas de moi.

 

– Quelle heure était-il ?

 

– Seize heures juste. Dadd a même regardé sa montre pour voir si elle était d’accord avec l’horloge électrique. Il sortait de la banque, par là.

 

Et le Noir montrait une petite porte réservée au personnel et surmontée de l’inscription : Entrée interdite au public.

 

– Plus de doute, murmura le détective, ce Dadd et le photographe de la banque ne sont qu’une seule et même personne. N’importe où que j’aille, je suis condamné à rencontrer ce maudit docteur ou ses bandits.

 

– Je voudrais bien que Dadd ne m’ait pas reconnu, répétait le Noir sincèrement apeuré. C’est le plus rusé petit drôle que j’aie jamais vu, un vrai diablotin capable de toutes les malices et avec cela maigre comme un coucou et laid comme un singe. C’est lui qui, autrefois aida le docteur à s’évader du train rapide, pendant la traversée du Colorado ; c’est encore lui qui nous empêcha de nous emparer de Klaus Kristian. Soyez sûr que s’il avait réussi à entrer à la Mexican Mining Bank, c’était pour mener à bien quelque nouvelle canaillerie !

 

Floridor que le détective avait envoyé téléphoner revenait en ce moment, il prit rapidement place dans la voiture.

 

– Où dois-je aller ? demanda Peter David.

 

– 324 Market Street, et vivement. Nous arriverons peut-être assez à temps pour mettre le grappin sur ton ami Dadd.

 

– J’ai les renseignements que vous me demandiez, interrompit le Canadien, l’inspecteur-chef de la police s’est montré tout à fait aimable. La femme Zulmé Tiarka installée à San Francisco depuis une dizaine d’années, est tzigane d’origine, elle a eu autrefois de nombreux démêlés avec la justice, elle passe pour avoir gagné une fortune considérable en servant de receleuse aux bandes de malfaiteurs qui, il y a quelques années, étaient les véritables maîtres de la ville.

 

« Depuis qu’elle est riche et qu’elle possède un des plus beaux magasins de Market Street, elle affecte une grande respectabilité, mais elle est quand même surveillée de très près, car elle continue, paraît-il, son ancien commerce en sous-main, mais seulement quand il s’agit d’une affaire particulièrement lucrative.

 

– Voilà qui est fort intéressant et qui s’accorde parfaitement avec ce que je sais déjà.

 

– Mrs Tiarka, qui a beaucoup d’entregent et qui parle plusieurs langues, a réussi à obtenir la clientèle de beaucoup de jeunes filles et de jeunes femmes de la haute société. Miss Rosy fréquentait souvent son magasin. Enfin comme beaucoup de ses pareilles, Zulmé Tiarka fait volontiers crédit à ses jolies clientes et même leur avance de petites sommes, remboursables, bien entendu, à gros intérêt.

 

– Tu ne m’as pas dit si elle était mariée ou veuve, si elle avait de la famille.

 

– Tiarka est veuve et elle a deux filles, l’une brune et l’autre blonde, toutes les deux d’une remarquable beauté.

 

L’auto stoppait en face d’un luxueux magasin bondé d’objets d’art de toutes les époques. La vitrine réservée aux bijoux était en raccourci un véritable musée de la parure féminine. Les colliers arrachés aux cendres de Pompeï ou aux sarcophages des Pharaons, y voisinaient avec les délicats filigranes de l’Inde et de l’Orient, les lourds colliers barbares en or ou en argent forgé. Dans des coupes de jade ou d’onyx, c’était un ruissellement de bagues, de diadèmes, de ceintures, de bracelets, de pendentifs, de fibules, de boucles d’oreilles, de peignes, de médaillons, dont les mille prunelles de pierres précieuses attiraient invinciblement les regards des passantes par une sorte d’hypnotisme, qui leur faisait involontairement ralentir le pas, quand elles arrivaient en face de l’ensorcelante boutique.

 

John Jarvis et Floridor furent reçus par Mrs Zulmé Tiarka elle-même dont ils ne purent s’empêcher d’admirer l’allure imposante. Bien que ses cheveux fussent entièrement blancs et que la peau de son visage fût plus tannée que le cuir d’un vieux corbeau, elle gardait encore des vestiges d’une beauté qui avait dû être foudroyante. Très rapprochés, ses yeux noirs brillaient d’un éclat sauvage, et le sourire de sa bouche flétrie possédait encore un charme bizarre et captivant.

 

Très droite dans un ample peignoir de soie noire aux vastes plis, elle était parée de lourds pendants d’oreilles, d’un pesant collier et de frustes bracelets que John Jarvis reconnut pour ces primitifs bijoux que les Romanichels fabriquent eux-mêmes pour en parer leurs femmes avec le métal des pièces d’or volées.

 

– Vous désirez sans doute visiter mes collections ? demanda-t-elle à John Jarvis avec un sourire d’une affabilité hautaine.

 

– Non, répondit-il d’un ton sec, je suis détective et je désirerais vous poser quelques questions au sujet de Miss Rosy Gryce.

 

– Je suis aux ordres de l’illustre John Jarvis, fit-elle en ricanant, mais je crois qu’il serait préférable de laisser Miss Rosy tranquille, la pauvrette a commis une… légèreté, à son âge elle est pardonnable, faire revenir sur l’eau cette sotte affaire, causerait plus de tort que de bien à la réputation de cette jeune fille.

 

Il y avait dans les paroles de Zulmé Tiarka une ironie atroce qui exaspéra le détective : son œil perçant venait de remarquer un superbe panama tombé sous un meuble, il résolut d’utiliser immédiatement la découverte qu’il venait de faire.

 

– Je connais la vérité. Dadd votre complice est sous les verrous.

 

– Il n’y aurait pas longtemps, alors, répliqua-t-elle, sans se décontenancer, vous essayez de m’influencer, vous n’y réussirez pas, le brave jeune homme sort d’ici et il est trop malin pour qu’il lui arrive jamais rien de fâcheux.

 

– C’est lui qui vous a prévenue de ma visite ?

 

– Cela se pourrait, mais vous avez une singulière façon d’agir envers moi qui, somme toute, me suis montrée assez indulgente pour empêcher votre protégée d’aller coucher en prison… Tout ce que vous direz ne changera rien aux faits.

 

« Miss Rosy est coupable, la preuve c’est qu’elle a avoué et qu’elle a remboursé. Sortez de là si vous pouvez. Puis on a sa photographie…

 

– Vous savez fort bien dans quelles conditions a été prise cette photographie !

 

– Je n’en sais rien du tout.

 

– Je sais moi que c’est votre fille, qui vêtue comme Miss Rosy a touché le chèque de trois mille dollars, et tenez, voici le panama à ruban bleu dont elle était coiffée, et que les employés reconnaîtront.

 

– Simple coïncidence, tout le monde a le droit de porter un panama et une robe bleue, il n’y a aucune loi qui le défende.

 

« Croyez-moi, je vous le répète, ne vous donnez pas tant de mal. »

 

Et elle ajouta, après avoir consulté le cadran d’une superbe horloge de Boule en ébène incrustée de cuivre et d’écaille :

 

– Surtout qu’à l’heure qu’il est, Miss Rosy est probablement mariée.

 

John Jarvis contenait à grand-peine sa colère ; le persiflage de l’horrible vieille le mettait hors de lui.

 

– Puisqu’il en est ainsi, je vous arrête. Je vais vous emmener en prison avec vos filles, auparavant je vais pratiquer ici une perquisition, qui sera, si mes renseignements sont exacts, tout à fait fructueuse. Floridor, ramasse ce chapeau – qui est une pièce à conviction – et va chercher deux policemen !

 

Cette menace parut produire sur Zulmé Tiarka une certaine impression.

 

– Il faut au moins un prétexte pour arrêter les gens ! grommela-t-elle avec un peu moins d’arrogance.

 

– Votre fille a commis un faux en imitant la signature de Miss Rosy, répliqua sévèrement John Jarvis, et vous êtes complice : Vous avez accusé faussement une innocente : Vous et Dadd avez ourdi toute cette machination pour forcer votre victime à épouser Walker !

 

– Tout cela n’est pas prouvé, reprit-elle, et d’ailleurs, vous n’avez pas qualité pour m’arrêter.

 

– Vous allez avoir à l’instant la preuve du contraire, et, une fois que vous serez en prison, on trouvera moyen de vous délier la langue !

 

Et se tournant vers le Canadien qui, attentif à la discussion, n’avait pas encore bougé de place.

 

– Dépêche-toi d’appeler les policemen ! nous allons commencer la perquisition.

 

Cette dernière phrase eut le don de mater l’entêtée Tzigane.

 

– Laissez les policemen où ils sont, murmura-t-elle en baissant la tête, je vous dirai ce que je sais, si vous me donnez votre parole d’honneur de ne pas me causer d’ennuis ni à moi ni à ma fille.

 

– Cela dépendra de votre sincérité ; vous ne serez pas poursuivie si vous dites la vérité. Je vous le promets.

 

– Je ne sais pas grand-chose de plus que vous d’ailleurs, tout ce que vous avez dit est vrai : c’est Dadd qui a tout combiné, moi et ma fille n’avons fait que lui obéir. Il a d’ailleurs largement rétribué notre concours.

 

– Ils ont donc de l’argent ?

 

– Beaucoup. Je ne sais comment cela se fait, tous deux ont en ce moment-ci les poches pleines de bank-notes. Mais sachez-le bien, Miss Rosy n’aime nullement Walker ; si elle consent à l’épouser c’est par reconnaissance, parce qu’elle considère comme un devoir envers sa conscience de tenir la promesse qu’elle a faite dans un moment d’affolement, quand elle se voyait sur le point d’être conduite en prison.

 

– J’avais deviné tout cela, fit le détective, mais pourquoi disiez-vous, il y a un instant, que Walker et Miss Gryce étaient peut-être déjà mariés ?

 

– Je ne parlais pas sérieusement…

 

– Vous cherchez à me tromper, je le vois ; j’exige des aveux complets !

 

– Quel homme terrible vous faites, balbutia la Tzigane avec un sourire contraint. La cérémonie n’a pas eu lieu aujourd’hui mais elle aura lieu demain matin, au petit jour.

 

« Dadd ne sait pas encore que vous vous occupez de cette affaire, mais de l’endroit où il prend ses clichés, il vous a vu entrer à la banque et vous enfermer avec le caissier, il a eu vent de quelque chose, et a décidé de brusquer le dénouement.

 

– Où doit avoir lieu ce mariage ?

 

– Depuis qu’elle a rompu avec le capitaine Rampal, Miss Rosy est gardée à vue par ses parents. Ils l’ont même emmenée dans la villa qu’ils possèdent à Cliff-House, au bord de la mer, à huit milles de San Francisco. C’est sur la plage même que doit avoir lieu la cérémonie.

 

– Comment Miss Rosy fera-t-elle pour se soustraire à la surveillance de ses parents ?

 

– Dadd a parlé d’une embarcation où se trouverait un ministre, il a même acheté deux anneaux d’or, une bible et un registre. Je n’en sais pas davantage.

 

Silencieux à son ordinaire, le Canadien avait assisté à cet interrogatoire en contenant à grand-peine sa colère.

 

– Qu’espèrent donc ces bandits ? demanda-t-il enfin. Ils ne pensent pas que nous allons les laisser faire ?

 

– Dadd ne s’imagine pas, sans doute, répondit John Jarvis, que nous sommes au courant de toute l’affaire : Il suppose qu’une fois Rosy mariée, ses parents s’inclineront devant le fait accompli. Avec une jeune fille aussi loyale, aussi naïve, esclave de la parole donnée comme Miss Gryce, leur projet, sans notre intervention, avait les plus grandes chances de succès.

 

« Il nous reste à savoir, ajouta-t-il en se tournant vers la Tzigane, où demeurent Dadd et Walker.

 

– Ils sont descendus au Star Hotel, dans Kearney Street.

 

– Je me contente pour le moment de ces renseignements, déclara le détective en se retirant. Mais je vous préviens qu’à la moindre tentative de trahison de votre part, j’agirai énergiquement. Vous serez d’ailleurs surveillée de près, – je vous en avertis loyalement – jusqu’à ce que cette affaire ait reçu sa solution.

 

Sans perdre un instant, John Jarvis se fit conduire quai de Chine, mais il ne trouva dans les bureaux du ship-broker qu’un employé occupé à terminer la correspondance urgente ; attaché depuis longtemps à la maison, ce dernier fournit au détective un renseignement intéressant.

 

– La famille Gryce, expliqua-t-il, menait à Cliff-House une existence très retirée où Miss Rosy n’avait d’autres distractions que le tennis, le crocket et d’autres sports du même genre sans oublier la natation où elle était de première force.

 

Une fois sorti du bureau, le détective laissa éclater sa satisfaction.

 

– J’en sais maintenant assez, dit-il à Floridor, mon plan est fait. Tiarka a parlé d’un bateau, Rosy est excellente nageuse, il ne faut pas être sorcier pour deviner le reste ; de plus je connais admirablement la topographie de Cliff-House. Je pensais d’abord voir Mr. Gryce ce soir en allant à la villa. Réflexions faites, ma visite n’aurait pour résultat que de donner l’éveil aux bandits.

 

Les deux détectives se rendirent dans un magasin d’équipements pour la grande pêche et y firent emplette de deux de ces peaux de phoque naturalisées dont se revêtent les chasseurs des régions polaires pour approcher des troupeaux d’amphibies, sans éveiller leur défiance.

 

Enfin Floridor alla visiter le capitaine Martin Rampal et celui-ci insista pour faire partie de l’expédition qui devait délivrer Miss Rosy.

 

– Cela tombe d’autant mieux, expliqua-t-il, que la Loutre de mer, une goélette qui appartient à un de mes amis, est actuellement mouillée à un mille au large de Cliff-House. Le capitaine Morton et ses hommes seraient enchantés de nous donner un coup de main, et si vous m’en croyez, nous nous rendrons dès ce soir à bord.

 

John Jarvis, mis au courant de cette proposition l’accepta avec enthousiasme.

 

CHAPITRE IV

LE MARIAGE DE ROSY


La côte de Cliff-House est un des endroits les plus aimés des habitants de San Francisco, qui s’y rendent en foule le dimanche soit en chemin de fer, soit en auto, en traversant le Park, semblable par la magnificence de ses frondaisons, à quelque coin de forêt équatoriale.

 

En semaine, la plage est presque déserte et présente un aspect d’une sauvagerie grandiose ; des dunes stériles où le vent du large soulève des tourbillons de sable, des rocs escarpés d’un rouge sombre, d’un jaune violent et dans le lointain les crêtes déchiquetées et violettes de la chaîne des Coast Range forment un cadre sublime à l’immensité majestueuse du Pacifique.

 

Une des curiosités de Cliff-House, ce sont ces trois îlots autour desquels il est rigoureusement interdit de pêcher ou de chasser. Par une convention tacite, les oiseaux de mer occupent le récif du milieu et les phoques les deux autres.

 

Par-dessus les vastes horizons de ce paysage, le soleil levant venait d’apparaître dans l’azur intense et doux d’un ciel sans nuages, qui se reflétait dans les eaux calmes du Pacifique. On n’entendait que le bruissement du ressac sur les galets du rivage et les cris discordants des oiseaux de mer.

 

L’îlot qu’ils occupaient ressemblait de loin tant ils y étaient nombreux et pressés à une mouvante draperie de soie, d’un gris délicatement rosé, d’un blanc glacé de mauve ou de bistre. Leurs variétés étaient d’une infinie diversité. Depuis les gracieuses alouettes de mer, les mouettes, les courlis, les pélicans, les pétrels, les cormorans, les frégates jusqu’aux albatros géants auxquels leurs vastes ailes permettent de faire le tour du monde.

 

Par centaines, par milliers peut-être, les phoques formaient un groupe aussi intéressant, avec leurs têtes à longues moustaches presqu’humaines d’expression, et leurs longues dents blanches. Ils jouaient, s’ébattaient dans l’eau avec de brefs aboiements, se hissant parfois péniblement sur les rochers luisants d’algues brunes. Leur pelage mouillé apparaissait d’un gris foncé, puis séché au soleil pendant qu’ils dormaient sur les écueils, devenait d’un brun fauve, leur donnant une vague ressemblance avec des lions.

 

C’est à un demi-mille de ces écueils qu’était mouillée la goélette du capitaine Morton dont la fine mâture se découpait légèrement sur l’horizon.

 

À une certaine distance sur un roc isolé, presqu’à fleur d’eau, deux grands phoques paraissaient dormir ; un observateur eût remarqué que leurs congénères évitaient de les approcher et même s’éloignaient craintivement de l’endroit qu’ils occupaient.

 

Le paysage cependant s’animait et se peuplait petit à petit. Quelques jeunes gens en complets de coutil ou de tussor, quelques ladies armées de vastes ombrelles aux vives couleurs, parurent d’abord sur la plage ; puis des cabines installées derrière les dunes, tout un essaim de jeunes filles en tenue de bain s’avancèrent vers la mer. Rosy était parmi elles, vêtue d’un costume bleu foncé qui bien que très ample – suivant les règles de la pudeur américaine – ne dissimulait qu’imparfaitement la sculpturale richesse de ses formes.

 

La jeune fille paraissait profondément émue et son trouble, sa tristesse n’échappèrent pas aux regards vigilants de sa mère.

 

– Petite Rosy, lui dit-elle tout bas, comme tu as l’air mélancolique. Ah, pourquoi n’as-tu pas voulu me confier tes chagrins ! La jeune fille ne répondit pas, ses yeux étaient gonflés de larmes qu’elle retenait à grand-peine.

 

Une petite embarcation montée par un seul homme venait de doubler une pointe de rocher et se dirigeait lentement vers l’îlot des phoques.

 

On eût dit que Rosy avait attendu l’arrivée de cet esquif.

 

– Au revoir mère chérie !… balbutia-t-elle en embrassant Mrs Gryce, avec une ardeur désespérée.

 

– Qu’a-t-elle donc aujourd’hui, mon Dieu ! jamais je ne l’ai vue ainsi, se dit la mère avec inquiétude, pourvu qu’elle ne prenne pas quelque funeste résolution. Nous aurions dû la laisser agir à sa guise !…

 

Rosy cependant avait tout de suite trouvé assez de profondeur et s’éloignait en nageant à grandes brasses régulières.

 

Au moment où elle entrait dans l’eau un nageur s’était détaché d’un groupe de jeunes gens qui prenaient leur bain à cent mètres de l’emplacement réservé aux dames et avait pris la même direction que la jeune fille. Bientôt ils se trouvèrent l’un près de l’autre. Ils étaient maintenant si loin du rivage que personne n’eût été capable de les rejoindre. Visiblement, ils cherchaient à atteindre l’embarcation qui peu à peu s’était rapprochée d’eux.

 

– Reviens donc, Rosy ! lui criaient ses compagnes.

 

– Elle veut donc se suicider, dit une d’elles.

 

– Quel est l’homme qui l’accompagne ? fit une autre.

 

Insensible à ces appels, Rosy, soutenue par son compagnon, continuait à nager vers la barque sans regarder en arrière.

 

– Ma fille est perdue ! s’écria tout à coup Mrs Gryce.

 

Et elle tomba évanouie.

 

Rosy qui n’avait rien pu voir de cette scène venait d’atteindre la barque et d’y prendre place.

 

L’homme de la barque – Dadd en personne – tira d’un paquet un surplis de ministre et s’en revêtit, il alluma gravement un bout de cierge, ouvrit la Bible, après avoir ordonné aux deux fiancés de s’agenouiller au fond de la barque.

 

Du rivage partaient des cris d’indignation et des rires.

 

Dadd avait commencé à marmotter quelques prières, avec les grimaces simiesques qui lui étaient habituelles, quand une balle siffla à son oreille en même temps qu’une voix si sonore qu’elle s’entendit du rivage criait : Haut les mains !

 

À la place des deux phoques immobiles sur leur rocher, Floridor et le capitaine Rampal se dressaient maintenant, le browning au poing. En même temps, au bruit du coup de feu, une yole jusque-là masquée par la carène de la goélette, venait d’apparaître. À la barre se tenait John Jarvis.

 

En entendant siffler la balle, Dadd s’était laissé tomber au fond de la barque, comme s’il eût été atteint. Walker en avait fait autant. Frissonnante, dans ses vêtements trempés, rouge de honte et d’épouvante, la pauvre Rosy demeurait à genoux entre les deux bandits.

 

– Haut les mains ! répéta le Canadien.

 

Au lieu d’obtempérer à cet ordre, et avant qu’on eût pu prévoir ce qu’il allait faire Dadd frappa Miss Rosy d’un coup de couteau en pleine poitrine et la poussa dans la mer.

 

– Misérable ! murmura Walker.

 

– C’était notre seule chance de salut, grommela le bandit. Pendant qu’ils vont la repêcher, nous filerons…

 

D’un même mouvement instinctif, Floridor et le capitaine Rampal s’étaient jetés à l’eau pour essayer de sauver la jeune fille. Profitant de ce répit Walker et Dadd toujours vêtu de son surplis avaient empoigné chacun un aviron et ramaient de toutes leurs forces.

 

À peu de distance, la yole de John Jarvis volait littéralement sur les eaux. En apercevant quelques petites vagues encore rouges qui marquaient l’endroit où avait disparu la pauvre Rosy, le détective se débarrassa rapidement de ses vêtements et, à son tour, s’élança dans la mer.

 

Vingt fois les trois hommes plongèrent inutilement. Enfin John Jarvis reparut soutenant le corps de la jeune fille, dont une large tache de sang éclaboussait la poitrine pâle et ferme comme un marbre ; ses yeux étaient clos et son visage livide. On la déposa avec précaution dans la yole.

 

– À terre ! ordonna le capitaine.

 

– Et les bandits ? demanda Floridor.

 

– Avant tout, il faut sauver Miss Rosy.

 

On le voit, Dadd avait calculé juste. Quand la yole put enfin se lancer à sa poursuite, lui et son complice avaient abordé depuis longtemps, – et abandonnant leur canot, s’étaient enfoncés dans l’intérieur.

 

Miss Rosy n’était pas morte ; mais ce ne fut qu’après plusieurs heures de soins qu’on put la ranimer ; encore les médecins déclarèrent-ils qu’ils ne pouvaient répondre de la blessure qui avait effleuré l’artère aorte et pénétré dans le poumon gauche.

 

Dixième épisode

LES SIGNAUX MYSTÉRIEUX


CHAPITRE PREMIER

UNE ARRESTATION DIFFICILE


Dans une crique déserte de la plage de Cliff-House, à huit milles de San Francisco, une embarcation venait d’atterrir. Les deux hommes qui en descendirent ne prirent même pas la peine de la haler sur le rivage.

 

Tous deux semblaient en proie à une violente émotion et ils se dirigèrent en courant vers l’intérieur des terres sans regarder derrière eux, sans se soucier d’emporter divers objets déposés au fond de la barque et parmi lesquels figuraient une grosse Bible, un registre, un bout de cierge et un long couteau taché de sang.

 

Le costume des deux fugitifs, d’ailleurs, eût justifié par son étrangeté les suppositions les plus extraordinaires.

 

L’un, un homme dans la force de l’âge, dont les biceps très développés, le deltoïde et les pectoraux saillants annonçaient une grande vigueur, n’avait pour tout costume qu’un caleçon de bain.

 

L’autre – un étique adolescent dont le visage osseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeux verdâtres, offrait un comique irrésistible – était affublé d’un surplis de ministre protestant, froissé et trempé d’eau de mer, par-dessous lequel il portait un complet à carreaux d’assez bonne coupe, mais de nuance voyante.

 

– Ouf ! s’écria le premier de ces deux étranges personnages, en atteignant la crête d’une haute dune de sable, je voudrais bien m’arrêter pour souffler un peu. Je suis tout en sueur !

 

– Ce n’est pourtant pas le moment de s’amuser, répondit l’autre avec une grimace. Descends au moins jusqu’au bas de la pente. D’ici on t’apercevrait de deux milles de distance.

 

– Merci du conseil : mais, pour ton compte, tu ne ferais pas mal d’enlever ton surplis.

 

– Ma foi, je n’y pensais plus ! Je vais le rouler en boule et l’enterrer dans le sable. Ce n’est pas la peine de laisser en évidence ce respectable vêtement.

 

Le maigre adolescent tout en parlant s’était débarrassé du compromettant surplis et l’avait déjà enfoui dans le sable de la dune en l’assujettissant, pour plus de précaution, avec une grosse pierre.

 

– Maintenant, fit-il en s’esclaffant, je saurai où le retrouver quand j’en aurai besoin !

 

Son compagnon ne parut nullement disposé à montrer la même jovialité.

 

– Je n’ai pas envie de rire, moi, grommela-t-il. On est sûrement en train de nous courir après… Si seulement j’avais des habits !…

 

– Je vais tâcher de t’en trouver.

 

– Si tu fais cela, mon vieux Dadd, je dirai que tu as du génie.

 

Les deux fugitifs continuèrent de suivre en marchant aussi vite que possible, une gorge étroite qui séparait deux monticules plantés de maigres arbustes courbés par le vent de la mer. Ils atteignirent bientôt un bouquet d’arbres au milieu duquel s’élevait une maisonnette en bois.

 

– Voilà peut-être un tailleur pour toi, fit Dadd facétieusement.

 

– J’en doute fort.

 

– Nous allons bien voir, mon brave Toby, il faut en courir la chance.

 

– Mais comment vas-tu t’y prendre ?

 

– Cela dépendra des circonstances, tout ce que je te demande, c’est de me laisser parler.

 

En approchant, ils reconnurent que la maison de bois était une épicerie buvette, derrière les vitres de la fenêtre s’alignaient des bocaux remplis de gâteaux moisis et de sucreries agglomérées en un seul bloc au fond du récipient, de façon à rappeler certaines couches géologiques, enfin des boîtes à thé rouillées et quelques bouteilles de sirop.

 

À la seule inspection de ce modeste stock de marchandises, il était facile de voir que le commerce ne prospérait guère et on se demandait avec curiosité quelle sorte de clientèle pouvait bien exister dans ce désert.

 

Dadd et son compagnon, sans s’arrêter à ces réflexions, entrèrent délibérément dans la boutique et demandèrent deux citronnades à la débitante, une brave femme aux cheveux gris, qui parut aussi surprise qu’émerveillée de l’apparition de deux clients, dont un, en caleçon de bain.

 

Elle s’empressa de les servir sans essayer de s’expliquer cette anomalie.

 

– Voilà une des meilleures citronnades que j’aie jamais bues, fit Dadd avec aplomb, voulez-vous, s’il vous plaît, nous en servir une autre ?

 

Il se pourléchait les lèvres avec une grimace si drôle que la débitante ne put s’empêcher de rire.

 

– Vous riez, reprit-il gravement, est-ce parce que mon ami se présente à vous, au caleçon près, dans le simple costume de notre père Adam ? Sa mésaventure n’a pourtant rien d’amusant. Savez-vous que pendant qu’il était en train de prendre son bain, des coquins se sont emparés de tous ses vêtements et de son portefeuille qui contenait cinq mille dollars !

 

– Vraiment, ce gentleman n’a pas de chance, murmura l’hôtesse apitoyée.

 

– Ce qui l’ennuie le plus, c’est qu’il n’est même pas en état de gagner la gare, ni d’aller au poste de police pour porter plainte. Vous pouvez nous sortir d’embarras.

 

Dadd montra du doigt un chapeau de paille accroché au mur et que son œil de lynx avait aperçu dès en entrant.

 

– Prêtez-nous des vêtements appartenant à votre mari, je vous donne ma parole de gentleman que vous serez largement indemnisée.

 

Et comme la débitante paraissait hésiter.

 

– Tenez, fit-il en tirant de son portefeuille un billet de cent dollars, prenez cela et cédez-nous en échange un vieux complet et une chemise.

 

– Et des souliers, ajouta Toby, qui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche.

 

La vue du billet de banque avait produit sur la bonne femme un effet magique.

 

– Vous aurez aussi chacun un chapeau ! dit-elle généreusement.

 

– Marché conclu alors, mais par exemple, dépêchons-nous, plus tôt mon ami sera habillé, plus vite il pourra être rendu au bureau de police.

 

– Par le temps qui court, ajouta Toby effrontément, les honnêtes gens ne sont plus en sûreté de leur vie !

 

Il n’y avait guère besoin de stimuler le zèle de l’hôtesse qui n’avait peur que d’une chose, c’est que ces clients inespérés ne se repentissent de leur marché.

 

– Je vais vous donner un complet de mon mari qui travaille aux docks. Dame ce n’est que de la toile, mais il est encore tout propre et il ira comme un gant à ce gentleman, et avec cela une bonne chemise de coton qui n’a pas été portée plus de cinq à six fois.

 

Elle grimpa au premier étage avec la vivacité d’une jeune fille, et redescendit bientôt annonçant à Dadd que son ami pouvait monter s’habiller, qu’il trouverait les effets posés sur le lit.

 

Cinq minutes plus tard Toby revenait vêtu d’un complet de coutil jaune, coiffé d’un feutre usagé et chaussé de brodequins à clous. Dadd fit son affaire du chapeau de paille. C’est avec force salutations et compliments qu’ils prirent congé de la charitable débitante. Elle ne les laissa partir qu’après les avoir forcés d’accepter un verre de whisky, dont, malgré la police elle conservait en grand mystère une bouteille « pour les cas de maladie ».

 

– Tout va bien, murmura Dadd, quand ils furent à quelque distance de la maisonnette. Je crois que nous nous en tirerons encore cette fois.

 

– Oui, fit Toby, qui paraissait beaucoup moins rassuré, mais il s’agit de ne pas moisir ici. Et d’abord, comment allons-nous regagner Frisco ?

 

– Ce ne sera toujours pas par le chemin de fer, la gare doit être occupée par les détectives de John Jarvis.

 

– As-tu une idée ?

 

– Le plus prudent est de faire à pied, au moins la moitié de la route, en coupant à travers le bois que tu aperçois en face de nous.

 

– Peut-être, vaudrait-il mieux nous cacher jusqu’à la nuit, dans un buisson ou dans quelque trou de rocher.

 

– Mauvais ! grommela Dadd en secouant la tête. Je suis sûr que tout ce coin de la grève va être fouillé. Il faut nous éloigner le plus possible de la mer. C’est une question de simple bon sens !

 

Dadd, malgré son jeune âge, avait sur Toby une certaine autorité, et il n’eut pas de peine à convaincre celui-ci. Tournant le dos au rivage, tous deux continuèrent à marcher, ou plutôt à courir dans la direction du bois.

 

Ils n’en étaient plus qu’à une centaine de yards, lorsqu’une dizaine d’hommes, que dirigeait Floridor, sortirent brusquement de derrière les buissons et les troncs d’arbres où ils s’étaient embusqués et s’élancèrent vers les deux bandits, le browning au poing.

 

– Ce sont eux ! criait le Canadien. En avant ! Nous les tenons !…

 

– Sauve qui peut ! dit rapidement Dadd à Toby. Divisons-les ! Rendez-vous ce soir au tripot du père Chichirinello !

 

Agile et maigre comme un clown, Dadd fila d’abord en ligne droite dans la direction du nord sans se soucier des balles qui grésillaient autour de lui, puis, par un crochet inattendu, il revint brusquement vers le bois et se faufila entre les buissons qui le mettaient – provisoirement du moins – à l’abri des projectiles.

 

La moitié des hommes de Floridor s’était élancée vers le bois ; l’autre moitié poursuivait chaudement le second bandit qui, lui, s’était dirigé du côté de la mer. La ruse de Dadd avait donc obtenu le résultat qu’il en espérait, diviser la troupe des poursuivants et par conséquent diminuer leur nombre de moitié pour chacun des fugitifs.

 

Toby Groggan détalait comme un cerf ; on eût dit que ses pieds ne faisaient qu’effleurer le sol, comme s’il eût eu des ailes aux talons. Il passa, avec la vitesse d’un boulet de canon, en face de la maison où il avait acheté des vêtements, et eut bientôt fait de mettre entre ses adversaires et lui plusieurs de ces monticules de sable que séparaient des gorges profondes.

 

La tête haute, la poitrine bombée, les coudes au corps Toby courait avec méthode, comme un véritable sportsman. Malheureusement pour lui, il avait affaire à forte partie.

 

Parmi les personnes de bonne volonté qui s’étaient offertes pour donner la chasse aux assassins de Miss Rosy Gryce se trouvaient deux jeunes gens qui s’étaient récemment entraînés pour une course à pied, l’un d’eux était même titulaire de différents prix dans des matchs de footing.

 

Cet adversaire redoutable ne tarda pas à gagner du terrain et bientôt il ne fut plus qu’à une dizaine de mètres de Toby.

 

Ce dernier se vit perdu. Alors il simula la fatigue, courut moins vite et se laissa rejoindre. Mais au moment où le coureur poussait déjà un cri de triomphe en lui mettant la main sur l’épaule, il se retourna avec la vitesse de l’éclair et par une de ces manœuvres traîtresses que connaissent les malfaiteurs de profession, il lui fractura le tibia gauche d’un coup sec de son talon ferré, lancé obliquement de toute sa force.

 

– Toi, au moins tu ne m’embêteras plus, ricana-t-il.

 

Il bondit de nouveau à travers les dunes mais, quelques minutes plus tard, un nouvel ennemi était près de le rejoindre, et celui-là était armé et, furieux de ce qui était advenu à son camarade, ne paraissait nullement disposé à se laisser prendre au même piège que celui-ci.

 

Sitôt qu’il fut à portée, il cria à Toby de lever les mains et, le mettant en joue, lui ordonna de s’approcher.

 

Le bandit fit d’abord semblant d’obéir mais arrivé tout auprès de son adversaire, il lui saisit le poignet à l’improviste et le força de laisser tomber son browning. Au même instant il lui décochait un terrible coup de tête dans le ventre et l’envoyait rouler en bas de la dune, vomissant le sang à flots.

 

Toby s’était emparé du browning et maintenant il considérait la partie comme gagnée. Il entendait de loin les cris de Floridor et de ses hommes demeurés très en arrière, et il pensa qu’ils perdraient encore beaucoup de temps à ramasser et à soigner les deux blessés.

 

Il continua donc à courir, mais en ménageant ses forces et sans trop se presser.

 

Il allait atteindre le sommet d’un de ces monticules de sable qui se continuaient sans interruption jusqu’au rivage, quand il se rejeta brusquement en arrière.

 

Une troupe de marins commandée par le capitaine Rampal venait de débarquer dans la crique grâce à la yole de la goélette. Toby était pris entre deux feux, et il ne s’en était fallu que de quelques secondes pour qu’il fût aperçu par les nouveaux arrivants.

 

Il regarda autour de lui avec un désespoir mêlé de rage. De toutes parts la retraite lui était coupée.

 

Quand il aurait épuisé les cinq cartouches qui lui restaient à tirer, il serait immanquablement tué ou pris.

 

À chaque minute qui s’écoulait, les marins se rapprochaient. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de yards, et, autour de lui, les dunes stériles et sans cesse déplacées par les vents du Pacifique n’offraient ni un buisson, ni un rocher qui eût pu lui servir de cachette.

 

Il grinça des dents avec fureur, ses yeux s’injectaient de sang.

 

– J’en descendrai toujours quelques-uns ! grommela-t-il entre ses dents, ils ne m’auront pas vivants !…

 

Tout à coup ses traits se détendirent, une faible lueur d’espérance se levait dans son âme agitée.

 

Au fond de la gorge où il se trouvait, à la base même du monticule, il avait aperçu un trou, qui pouvait être l’ancien terrier d’un renard ou d’un chien sauvage. Pourquoi ne s’enfouirait-il pas dans cette tanière, comme font les bêtes traquées. Il lui restait une chance sur dix de n’être pas aperçu par ceux qui le poursuivaient.

 

Sans hésiter, sans réfléchir, il se jeta à plat ventre et s’insinua à reculons dans le terrier, dominé en cet instant par la seule crainte que quelque bête, sortant des profondeurs de sa retraite, ne vînt lui ronger les pieds, pendant qu’il était ainsi immobilisé.

 

Quand toute sa personne eut ainsi disparu dans l’étroite galerie souterraine, il provoqua un léger éboulement à l’entrée de façon à devenir entièrement invisible, mais comme il fallait qu’il respirât, il se fraya, en allongeant le poing, un trou juste assez grand pour lui servir de prise d’air.

 

Deux fois cette espèce de fenêtre fut obstruée par le sable que le vent faisait tourbillonner.

 

– C’est une chance, pensa-t-il, le cœur palpitant d’une angoisse mortelle, ces tourbillons vont effacer toutes mes traces. Si les détectives n’ont pas de chien avec eux, ils ne me trouveront pas !

 

Au-dessus de sa tête, au sommet du monticule, il entendait les cris et les jurons des matelots, qui interpellaient les hommes de Floridor et manifestaient leur surprise de la disparition du bandit.

 

Plus mort que vif, Toby se compara à la bête traquée, qui terrée au fond de son gîte entend approcher les chasseurs.

 

Cependant son stratagème eut un plein succès. Il ne vint à aucun de ses adversaires l’idée que celui qu’ils cherchaient pût être dissimulé, sous ce fin et poudroyant sable rouge, que la brise soulevait autour d’eux en épais nuages.

 

Après une longue discussion, ils supposèrent que le bandit avait dû gagner la falaise rocheuse qui s’élevait à gauche de la crique, ils se dirigèrent de ce côté.

 

Pendant ce temps, Dadd se faufilait de buisson en buisson et d’arbre en arbre, dans le bois où il s’était réfugié, mais il comprenait que ce jeu de cache-cache ne pourrait se prolonger indéfiniment, et il cherchait dans sa cervelle matoise quelque stratagème inédit.

 

En fin de compte – les ruses les plus simples sont parfois les plus efficaces – il réussit à prendre une certaine avance et en profita pour escalader le tronc d’un de ces gigantesques séquoias, dont il existe encore un certain nombre en Californie, malgré l’acharnement avec lequel on s’est efforcé de les détruire.

 

On sait que certains de ces conifères atteignent une hauteur extraordinaire ; ce sont les plus grands arbres de l’univers, le « roi des Étoiles » dans le parc de Mariposa a cent vingt-deux mètres de haut, le « Grizzly » cent dix mètres, juste le double de la hauteur de la tour St-Jacques.

 

Le séquoia qu’avait escaladé Dadd, sans s’égaler à ces géants, avait quarante mètres de haut et ses branches touffues abritaient tout un peuple d’oiseaux et d’écureuils. Dadd grimpa aussi haut qu’il put et s’installa commodément dans une espèce de fauteuil naturel que formaient deux branches fourchues.

 

À travers le feuillage, il apercevait le magnifique panorama de l’océan et de la plage et il assista – se comparant lui-même à un spectateur confortablement installé dans sa loge – à la chasse mouvementée que l’on donnait à son complice et il constata avec une malicieuse satisfaction que ce dernier avait, lui aussi, réussi à dépister ses ennemis.

 

Pour son propre compte, il pensait n’avoir rien à craindre, il avait accompli son escalade sans être vu et sans faire beaucoup plus de bruit qu’un des gros écureuils gris qui s’ébattaient sur les branches voisines.

 

Pendant quelque temps, il s’amusa d’entendre, au-dessous de lui, les exclamations de dépit de ceux qui le cherchaient, en battant consciencieusement les buissons et en tirant des coups de revolver.

 

– Ils jettent leur poudre aux moineaux, se dit-il philosophiquement, ils finiront bien par en avoir assez.

 

En effet, vers le milieu de la journée, cris et détonations avaient cessé et le bois était retombé dans le silence, mais Dadd était prudent. Il décida sagement de ne quitter son perchoir qu’à la nuit close.

 

Pour tuer le temps et aussi pour tromper la faim dont il commençait à ressentir les premiers tiraillements, il s’amusa à dévaster les nids des écureuils où il trouva en abondance des noix de cajou, des cacahuètes, des amandes de pin pignon et d’autres menus fruits.

 

Ensuite, il fuma une pipe, compta et recompta les bank-notes qu’il avait en portefeuille, mais en dépit de ces distractions ingénieuses, les heures lui parurent d’une longueur mortelle, et ce fut avec un véritable soulagement qu’il vit le soleil disparaître derrière les flots du Pacifique.

 

– Ce n’est pas trop tôt ! murmura-t-il, en s’étirant ; je me sens les jambes ankylosées.

 

Il commença à descendre avec précaution et atteignit le sol sans accident.

 

– Je vais en être quitte pour une promenade au clair de lune, se dit-il, ça aurait pu finir plus mal.

 

Mais il avait à peine fait quelques pas qu’un jet aveuglant de lumière électrique le frappait au visage, en même temps qu’une grêle de coups de feu, qui semblaient partir de tous les coins du bois, hachait les feuillages autour de lui. Des cris retentissaient de tous côtés.

 

– C’est lui ! Arrêtez-le !…

 

– Je savais bien qu’il n’était pas sorti du bois.

 

– À vous, tirez dessus !…

 

– À droite le projecteur !

 

– Ne le laissez pas rentrer dans le bois.

 

Le cône de lumière qui évoluait tout autour de lui, et fouillait les coins les plus obscurs des buissons, gênait énormément Dadd dans sa fuite. Il avait beau s’abriter derrière les troncs, les rayons du puissant projecteur dont Floridor avait eu l’idée de se munir, dénonçaient chacun de ses mouvements et l’entouraient d’une auréole livide, qui donnait aux tireurs toute faculté pour viser.

 

Le fugitif comprit que la situation était désespérée. Déjà une balle avait emporté son chapeau de paille, une autre lui avait éraflé le mollet, de plus il était à bout de souffle.

 

Il était arrivé à un épais taillis. À deux pas de lui une balle coupa net une branche de tulipier.

 

– Je suis mort ! cria Dadd en se laissant tomber à terre de toute sa hauteur, bien qu’il n’eût été nullement touché.

 

À terre il se trouvait en dehors du cône de lumière émané du projecteur. Il rampa doucement jusqu’à ce qu’il se trouvât de l’autre côté du massif. Alors il se releva et certain que le feuillage dissimulait ses mouvements, il fila en droite ligne vers des champs et des jardins qu’il apercevait confusément à la lisière du bois.

 

Ses ennemis avaient perdu sa piste et le cherchaient dans le bois pendant que le dos courbé, il traversait un champ de maïs.

 

Parvenu à l’extrémité, il avança avec précaution la tête en dehors des hautes touffes et regarda ; la lune venait de se lever. Sa pâle clarté montrait à deux cents mètres de là, sur la droite, la silhouette d’un homme armé d’une carabine.

 

Dadd se tourna vers la gauche. Là aussi il y avait une sentinelle.

 

– Ah çà ! ricana-t-il, ils ont donc mobilisé tout un bataillon ! Ils ont décidément envie d’avoir ma peau !

 

Des clameurs s’élevaient du côté du bois ; le rayon blanc du projecteur se démenait aux quatre coins de l’horizon. Il fallait prendre un parti.

 

Dadd s’avisa alors qu’il se trouvait auprès d’une haie qui séparait le champ de maïs de la propriété voisine et il chercha un trou dans cette haie.

 

Il venait d’en découvrir un quand la voix d’un des hommes en sentinelle arriva jusqu’à lui.

 

– Il n’est certainement pas venu de notre côté, disait l’homme.

 

– D’ailleurs, riposta l’autre, c’eût été stupide de sa part de se diriger vers les habitations, il est bien trop rusé pour avoir agi de la sorte.

 

– Je suis sauvé, pensa Dadd.

 

Sans bruit, si doucement qu’il avait fait à peine remuer les branches, il s’était glissé dans le jardin d’où montaient les pénétrants parfums des fleurs humides de rosée. La façade blanche d’une villa apparaissait au-dessus des palmiers, des yuccas et des rhododendrons géants dont les feuillages métalliques et raides remuaient doucement dans le vent du soir avec un bruit d’eau courante.

 

Dadd vit que les fenêtres du rez-de-chaussée étaient éclairées ; il eût bien voulu regarder à l’intérieur, mais les jalousies étaient baissées.

 

Il demeura un instant dans l’expectative, puis un pas fit crier le gravier des allées. Pris de panique, le fugitif gagna précipitamment une serre et se faufila par la porte entrebâillée. L’oreille tendue il écoutait. Plus un bruit. C’était une fausse alerte.

 

La serre était pleine de fleurs et de fruits. L’arôme puissant des ananas qui lui montait aux narines rappela à Dadd qu’il n’avait presque rien mangé depuis la veille. En tâtonnant, il choisit un des fruits les plus mûrs, coupa non sans peine la tige dure et résistante de la plante et se rassasia.

 

Il s’était assis sur une caisse pour se reposer et pour réfléchir. Son plan était simple, mais lui parut excellent.

 

– Dès que tout le monde dormira dans cette maison, se disait-il, je sortirai carrément par la porte, qui doit donner sur la grande route… Ce côté-là n’est sûrement pas surveillé… Ici il n’y a pas de chien pour donner l’alarme… Cela ira tout seul.

 

Il demeurait à la même place, en proie à une vague somnolence, contre laquelle il dut lutter. Des heures passèrent, les lumières avaient disparu des fenêtres du rez-de-chaussée.

 

Dadd eut l’impression qu’il était très tard et que tous les habitants de cette maison étaient plongés dans le sommeil. Le moment était venu d’agir.

 

Ses yeux s’étaient accoutumés aux demi-ténèbres de la serre, et il avait constaté qu’elle communiquait avec l’intérieur de l’habitation, par une porte-fenêtre qui n’était même pas fermée à clef.

 

Il pénétra sans difficulté dans un large corridor, mais là, l’obscurité était complète. Marchant sur la pointe des pieds, tâtant les murs prudemment, Dadd se trouvait fort embarrassé. Sur le corridor donnaient plusieurs portes, il eût fallu deviner quelle était celle qui aboutissait au vestibule et, de là, à la grande route.

 

Quelques minutes s’écoulèrent, mais Dadd n’était pas homme à hésiter longtemps, puis, il se dit qu’à cette heure de la nuit, le rez-de-chaussée devait être désert, et il poussa délibérément la porte, qui, d’après ces calculs, était la bonne.

 

Il s’était lourdement trompé.

 

Dans sa précipitation, il venait de pénétrer dans une chambre de malade où une veilleuse électrique répandait une douce lumière bleue. Sur le lit, le visage exsangue, les yeux grands ouverts, et comme exorbités par la fièvre, gisait une jeune fille, dont l’opulente chevelure blonde était éparpillée sur l’oreiller comme une gerbe d’or. À son chevet une autre jeune fille somnolait, un livre sur les genoux.

 

– Rosy ! s’écria Dadd éperdu, en reconnaissant dans la malade, sa victime du matin.

 

Il détala précipitamment en pestant contre la malchance qui l’avait précisément conduit dans la maison de celle qu’il avait voulu assassiner.

 

À la vue du bandit, Rosy s’était dressée sur son séant, les yeux hagards, la face crispée par l’épouvante.

 

– C’est lui ! bégayait-elle, l’assassin… celui qui m’a poignardée… il était habillé en ministre… Au secours, Nancy, défends-moi ! Il est revenu pour me tuer…

 

Nancy, la chamber-maid de Miss Gryce, s’empressa de la recoucher et de la calmer.

 

– Je vous en prie, Miss, lui dit-elle, ne bougez pas ! vous allez rouvrir votre blessure. Il faut rester immobile. Promettez-moi que vous ne bougerez pas, on va s’emparer de ce gredin, cela sera vite fait !…

 

Nancy était une fille courageuse. Elle saisit le browning que Mr Gryce avait oublié sur la table, et s’élança dans le couloir, après avoir tourné le commutateur.

 

Elle vit Dadd qui s’enfuyait vers la serre.

 

Dans son obstination à trouver une sortie du côté de la rue, il avait perdu plusieurs minutes à essayer d’ouvrir les autres portes qui, toutes, étaient fermées.

 

Il comprit qu’il n’avait plus qu’une ressource : c’est de s’en retourner par le même chemin qu’il avait pris pour entrer.

 

Mais il était trop tard. Au moment où il allait sortir de la serre, Nancy fit feu et Dadd, atteint à la cuisse, s’affaissa en poussant un cri de douleur.

 

Déjà, éveillés par le bruit de la détonation, Mr Gryce et ses domestiques accouraient. En un clin d’œil le bandit fut mis hors d’état de nuire.

 

Après qu’on eut pansé sa blessure, il fut placé sur un lit de sangle et gardé à vue, en attendant l’arrivée des magistrats.

 

Dès le matin il était conduit à San Francisco sous bonne escorte et mis en cellule.

 

CHAPITRE II

DADD EN PRISON


Le détective John Jarvis assisté de son secrétaire et ami le Canadien Floridor Quesnel était occupé – comme il le faisait tous les jours, depuis quelque temps – à dépouiller un volumineux courrier venu d’Europe, quand on annonça le capitaine Martin Rampal, le fiancé de Rosy Gryce.

 

Le brave marin paraissait radieux.

 

– Je parie que Miss Gryce va mieux ? s’écria Floridor, après avoir cordialement serré la main de son compatriote. Cela se devine rien qu’à ta façon de sourire.

 

– C’est vrai, elle est aussi bien que possible.

 

– À quand la noce ? demanda gaiement John Jarvis.

 

– Dès que ma petite Rosy sera tout à fait rétablie, ce qui ne tardera pas. Maintenant que cette vilaine histoire est finie, elle a autant de hâte de s’appeler Mrs Rampal, qu’elle en avait peu il y a quinze jours.

 

– Et tu nous invites ?

 

– Il ne manquerait plus que je vous oublie. Vous serez les deux témoins de la mariée, c’est une affaire entendue…

 

– Je suis heureux de ces bonnes nouvelles, interrompit John Jarvis, somme toute, la blessure est moins grave que je ne le craignais ?

 

– La lame a glissé le long des côtes heureusement et n’a pas traversé la cage thoracique. Rosy est debout depuis plusieurs jours. Bien qu’elle soit un peu honteuse de s’être laissée rouler aussi naïvement, jamais je ne l’ai vue aussi gaie : elle rit maintenant de bon cœur, quand on lui parle du faux ministre, avec son bout de cierge, sa Bible et son surplis. Beaucoup, après une aventure pareille ne feraient pas preuve d’un aussi bon caractère.

 

– Ce qui m’ennuie, reprit Floridor, c’est qu’on n’ait pas pu mettre la main sur le complice de Dadd, ce Walker qui nous a glissé entre les doigts comme une anguille.

 

– Je vais peut-être vous donner les moyens de le pincer. C’est précisément pour cela que je suis venu vous voir.

 

– Vous avez des « tuyaux » sur ce triste personnage ? demanda John Jarvis.

 

– Mieux que cela, j’ai sa photographie, cela vous permettra peut-être de l’identifier, car on ne m’ôtera pas de l’idée, que ce nom de Walker n’est pas le sien.

 

– Je suis tout à fait de votre avis. Ce doit être quelque convict en rupture de ban, et je ne serai pas étonné qu’il fût bien connu de la police. Mais une question : comment avez-vous pu vous procurer cette photo ?

 

Le capitaine Rampal eut un gros rire.

 

– Bien facilement. C’est Rosy qui me l’a donnée. Cet effronté scélérat avait eu le toupet de la lui offrir avec une dédicace : à ma chère fiancée Rosy. Elle a été si humiliée quand elle a su à qui elle avait eu affaire qu’elle sera aussi contente que moi quand Walker aura été rejoindre son complice en prison.

 

Le capitaine avait tiré la photo de son portefeuille, il la passa à John Jarvis qui l’examina longuement puis la tendit à Floridor.

 

– Il me semble que j’ai déjà vu cette tête-là quelque part, fit le Canadien.

 

– J’ai la même impression, dit le détective, mais nous examinerons ce document tout à loisir.

 

Le capitaine Rampal s’était levé.

 

– Je me retire, dit-il. Je sais que vous avez de la besogne par-dessus la tête : je serais navré de vous faire perdre un temps si précieux.

 

– Tu es bien pressé, répliqua malicieusement Floridor, avoue plutôt que tu es attendu par Miss Rosy.

 

– C’est ma foi vrai, fit le brave marin en gagnant la porte. On m’a toujours dit que j’avais bien fait de ne pas entrer dans la diplomatie, je ne sais pas cacher ce que je pense…

 

Quand le capitaine se fut retiré, John Jarvis reprit la photographie du prétendu Walker et se mit à l’étudier silencieusement.

 

– S’il n’avait pas la moustache blonde, comme nous l’avons constaté à Cliff-House, je sais bien à qui il ressemblerait.

 

– Et moi aussi.

 

– Mais on peut changer la couleur de ses moustaches. Tiens donne-moi le dossier de l’affaire Toby Groggan[12]. Je crois que cette fois je ne me trompe pas. »

 

Floridor ouvrit une armoire de fer remplie de haut en bas de paperasses soigneusement classées et en tira un dossier qui renfermait, entre autres documents, une série de photographies.

 

« Nous avions deviné juste, déclara le Canadien. Il suffit d’un coup d’œil pour se rendre compte que le prétendu Walker n’est autre que ce Toby Groggan qui joua si audacieusement le rôle de notre ami Rabington pendant que ce dernier était retenu prisonnier par Klaus Kristian.

 

– Il s’est donc évadé ?

 

– Non, répliqua Floridor en mettant sous les yeux de John Jarvis une coupure de journal assez récente. Toby Groggan, qui avait fait preuve de courage au cours d’un incendie, a bénéficié d’une commutation de peine. Il est libre comme l’air.

 

– Ce qui m’inquiète, c’est qu’il soit revenu tout droit à San Francisco.

 

– Ce ne peut être que dans de mauvaises intentions. Nous savons que ce scélérat, aux multiples avatars, n’est autre que le fils de M. Rabington, ce fils que l’on croit mort depuis des années. La présence de ce misérable, si près de son père, ne me présage rien de bon pour la tranquillité de ce dernier. S’il était au courant de ce que nous savons, il n’en dormirait plus…

 

Cette conversation fut interrompue par le Noir qui remplissait les fonctions de valet de pied : il apportait à son maître une lettre urgente qu’on venait d’apporter.

 

John Jarvis l’ouvrit, et après en avoir pris connaissance la rejeta sur son bureau avec un mouvement de dépit.

 

– Lis cela, murmura-t-il : Vous êtes averti que si Dadd n’est pas promptement remis en liberté, de graves ennuis menacent Mr Rabington et sa charmante pupille Miss Elsie. Ne dirait-on pas que ce misérable a entendu notre conversation.

 

– Êtes-vous bien sûr que cette lettre vienne de lui ?

 

– Qui veux-tu qui l’ait écrite ? D’ailleurs, compare l’écriture avec celle de la dédicace à Rosy. Il n’y a pas le moindre doute à avoir.

 

– Je t’avoue que je suis inquiet. Je sens dans tout cela la main de Klaus Kristian.

 

– Que décidez-vous ? Je suppose que vous n’allez pas céder aux menaces de ce convict ?

 

– Ce serait mal me connaître que de s’imaginer une pareille chose. Je vais tout simplement tâcher de pincer ce Toby Groggan – puisque tel est maintenant son nom légalement – avant qu’il n’ait eu le temps de nuire. Demande l’auto, nous sortons.

 

– Et nous allons ?

 

– À la prison, voir Dadd lui-même. Peut-être, nous fournira-t-il quelques renseignements précieux sur son complice.

 

*

* *

 

L’honorable Mr Hobson, directeur de la prison, fit à John Jarvis l’accueil le plus empressé, il consentit sans la moindre difficulté à faire venir Dadd au parloir, afin que le détective pût lui poser toutes les questions qu’il jugerait convenable.

 

Pendant qu’un gardien courait chercher le prisonnier, l’aimable directeur donna sur celui-ci quelques détails intéressants.

 

– Ce Dadd, expliqua-t-il, ne me fait nullement l’effet d’un criminel endurci. Il se montre très soumis et même très pieux. Il a fait demander à plusieurs reprises l’aumônier de la prison, et celui-ci se montre enchanté des bonnes dispositions de son pénitent. En outre, Dadd est un garçon fort intelligent, plutôt sympathique, il a, du premier coup, su se concilier les bonnes grâces de tout le personnel.

 

– Ne vous y fiez pas trop, murmura le détective, c’est un des plus rusés chenapans que je connaisse.

 

– Il ne m’a pas produit cette impression, répondit le directeur assez sèchement.

 

– Qu’il soit sympathique tant qu’il voudra, reprit John Jarvis quelque peu vexé, il n’en a pas moins tenté d’assassiner une jeune fille.

 

– Je n’ai pas dit qu’il fût sans reproches, reprit le directeur, sur l’esprit duquel décidément, Dadd avait su déjà prendre une certaine influence, je n’ai pas dit cela, mais il a une façon d’expliquer ce qu’on appelle son crime qui montre l’affaire sous un jour tout différent.

 

– Je serais curieux de savoir ce qu’il peut bien alléguer pour sa justification.

 

– Il prétend qu’en servant de complice à son ami Walker, dans la cérémonie tragi-comique du mariage en pleine mer, il n’a cru faire qu’une simple farce, une farce d’un goût déplorable, évidemment, mais quand il a vu des hommes, affublés de peaux de phoque, tirer sur lui, il a perdu la tête. Il s’est imaginé que Miss Gryce l’avait attiré dans un guet-apens. C’est alors qu’il a frappé. Son avocat plaidera la légitime défense.

 

– Quel effronté coquin, se récria Floridor, je suppose que le jury n’admettra pas une bourde pareille.

 

– Hé ! hé ! repartit le directeur avec un petit rire fêlé, rien n’est moins sûr, cela dépendra de la composition du jury. Puis cette Miss Gryce s’est compromise dans une histoire de chèques qui malgré ce qu’en ont raconté les journaux ne semble claire à personne. Son avocat ne manquera pas d’insister là-dessus.

 

– Quel est cet avocat ? demanda John Jarvis.

 

– Me Garrison.

 

– Un habile homme, dit Floridor.

 

– Trop habile même, reprit le détective. Je crois que ce ne sera pas le calomnier en disant qu’il s’est compromis dans une foule d’affaires, plus ou moins louches, et qu’il passe pour entretenir d’excellentes relations avec les pires bandits de San Francisco, dont il est pour ainsi dire le défenseur attitré.

 

La conversation fut interrompue par l’arrivée de Dadd lui-même. Toujours vêtu de son trop voyant complet à carreaux, il s’appuyait sur une canne, et s’avançait péniblement entre deux gardiens.

 

– Je vous laisse, voilà votre homme, dit le directeur. Il quitta le sévère parloir aux sièges de chêne massif, qu’une forte grille séparait en deux dans toute sa largeur.

 

Les deux gardiens, comme il avait été convenu, s’écartèrent de façon à ne pouvoir entendre la conversation tout en ne perdant pas de vue leur prisonnier.

 

Dadd salua correctement John Jarvis, et le remercia, avec son aplomb habituel, de l’honneur d’une aussi flatteuse visite.

 

– Je vous attendais un peu, d’ailleurs, ajouta-t-il, je sais que vous avez reçu le petit mot que vous a adressé un de mes amis. Je suppose que vous allez faire quelques démarches pour obtenir ma mise en liberté.

 

– Vous avez un fier toupet, mon garçon, s’écria John Jarvis, qui contenait à grand-peine une formidable envie de passer la main à travers les barreaux et d’allonger d’importance les oreilles du hideux petit drôle.

 

– Moi ? Je suis on ne peut plus timide, ricana-t-il, mais, vous comprenez, je me défends, j’emploie les armes qui sont en ma possession.

 

« Croyez-vous que cela fera plaisir à Miss Rosy, à ses parents et à son futur mari de voir toute cette histoire étalée au grand jour, jetée en pâture à une foule avide de scandale, comme disent les journaux… Moi si j’avais une fiancée, je n’aimerais pas qu’il lui arrivât une pareille aventure.

 

– Je donnerais de bon cœur dix dollars pour gifler cette petite crapule, grommela Floridor indigné du ton goguenard de Dadd.

 

Celui-ci ne fit pas mine d’avoir entendu, mais il se recula prudemment de la grille, non sans avoir esquissé une laide grimace à l’adresse du Canadien.

 

– Écoutez, proposa John Jarvis, surmontant la répulsion et le dégoût qu’il éprouvait, si vous nous fournissez les moyens d’arrêter Walker, je m’arrangerai pour obtenir votre mise en liberté et vous aurez une bonne somme.

 

– Je ne marche pas. Je sais que la présence de Walker vous embête bigrement, répliqua Dadd avec cynisme, mais c’est justement pour ça que je ne vous donnerai aucun « tuyau » sur son compte. Et d’abord moi je n’ai pas l’habitude de trahir les copains !

 

« Vous parliez d’une belle somme, je sais comment en avoir une encore plus belle, je connais un certain Mr Rabington qui donnerait gros pour apprendre certaines choses qu’il ignore. »

 

John Jarvis était redevenu parfaitement calme ; un moment exaspéré par le persiflage du jeune bandit, il le considérait maintenant de l’œil tranquille, dont un naturaliste observe les allées et venues d’un scorpion rouge, d’un crapaud pipa ou de tout autre animal immonde et dangereux.

 

– Je suis charmé de connaître vos intentions, lui répondit-il froidement, vos menaces, vous devez le supposer, n’ont aucun effet sur moi, mes précautions sont prises pour en empêcher la réalisation. Quant à Walker, je vous promets qu’il sera bientôt sous les verrous.

 

Dadd haussa les épaules.

 

– Walker est trop malin pour se faire prendre, et moi je serai libre le jour où cela me conviendra.

 

John Jarvis et Floridor se retirèrent ; le Canadien était exaspéré.

 

– Quelle impudente petite fripouille ! s’écria-t-il, et ce qu’il y a de plus exaspérant, c’est que le directeur Mr Hobson le prend pour un petit saint. Nous avons perdu complètement notre temps en venant ici.

 

– Ce n’est pas mon avis. Nous avons appris une chose importante.

 

– Laquelle ?

 

– Dadd était tellement heureux de nous menacer, qu’il a manqué de prudence. Nous savons maintenant qu’il possède les moyens de correspondre avec le dehors. Il y a là un point de départ, une filière pour arriver jusqu’à Toby Groggan. Retournons chez le directeur.

 

Mr Hobson parut fort étonné en apprenant que « ce pauvre Dadd » communiquait avec des complices demeurés en liberté et malgré les affirmations répétées des deux détectives, il n’en voulut rien croire.

 

– Ce que vous me dites là est impossible, déclara-t-il. Dadd est au secret, il ne reçoit aucune lettre. Le gardien qui le surveille est en fonctions depuis dix ans et possède toute ma confiance.

 

« La seule faveur que j’aie accordée à notre prisonnier – encore est-ce une bien légère faveur – c’est de recevoir des journaux ou, plus exactement, un journal, le San Francisco Evening. Cette feuille est, d’ailleurs, soigneusement examinée par moi avant d’être remise à son destinataire.

 

John Jarvis avait dressé l’oreille.

 

– Pourrai-je voir un de ces journaux, demanda-t-il.

 

– Parfaitement, en voici précisément un que je viens de recevoir. Vous pourrez constater par vous-même qu’il ne contient rien de suspect, pas une annotation au crayon, pas un mot souligné, par une tache.

 

Le détective déplia le papier qui avait l’aspect neuf, sans cassures, du journal fraîchement sorti des presses et exhalant encore l’odeur spéciale, très caractéristique de l’encre d’imprimerie.

 

À la grande surprise de Mr Hobson, John Jarvis avait pris sa loupe et lisait chaque article ligne par ligne.

 

– Parbleu ! s’exclama-t-il brusquement, je l’aurais parié. Prends un crayon, Floridor, et note de ce que je vais te lire. Y es-tu ?

 

– Oui.

 

– Écris T-U-A-S-LA-L-I-M-E-ET-LA-S-C-I-E.

 

– Hein ? s’exclama Mr Hobson abasourdi. Qu’est-ce que cela signifie ?

 

– Tout simplement que Dadd va recevoir aujourd’hui une lime et une scie. Son correspondant anonyme le prévient, sans doute pour qu’il examine avec une attention spéciale les mets dont se compose le menu du lunch qui lui est envoyé par son restaurant, car je suppose que Master Dadd, en véritable gentleman, fait venir ses repas du dehors. Il n’est pas difficile de deviner quel usage peut faire un prisonnier d’une scie et d’une lime.

 

– Une évasion ! bégaya le directeur devenu blême, il ne manquerait plus que cela ! Décidément ce petit Dadd est plus dangereux que je ne croyais… Mais comment avez-vous pu deviner cela ?

 

– C’est très facile, fit le détective en souriant, au-dessus de certaines lettres on a fait une piqûre d’épingle, à peu près invisible si on ne regarde pas avec beaucoup d’attention, c’est très simple comme vous voyez. Prenez la loupe, vous vous rendrez compte par vous-même.

 

– Très fort, grommela le digne Mr Hobson de plus en plus ébahi. Mais, pardon, encore une question : pourquoi le message n’indique-t-il pas à Dadd où il trouvera la lime ?

 

– Parce qu’il le sait, sans nul doute, par un précédent message.

 

– Pourvu que ce jeune vaurien n’ait pas déjà lunché ! Venez avec moi.

 

Mr Hobson emmena ses deux visiteurs jusqu’au local situé près de la loge du concierge où les envois destinés aux prisonniers étaient déposés pour y être examinés par un préposé spécial.

 

Ce fonctionnaire, armé d’un outil ad hoc, une fourchette sans courbure, aux pointes aiguës et très longues, venait précisément d’accorder son visa au lunch destiné à Master Dadd. Les éléments dudit lunch étaient disposés, avec un luxe appétissant, sur un grand plateau recouvert d’une cloche de verre, précaution rendue presque indispensable par le nombre des insectes.

 

Le menu très simple et conforme aux règlements de la prison, comprenait une tranche de rosbif saignant, un plat d’asperges, un triangle de ce capiteux fromage de Limburger, d’un arôme aussi violent que notre Livarot, et quelques fruits.

 

– Rien de suspect là-dedans ? demanda Mr Hobson.

 

– Non, M. le directeur, regardez d’ailleurs.

 

Le préposé, sous les regards attentifs des spectateurs, larda de son trident, d’abord le rosbif, puis les plus grosses des asperges, puis les fruits ; il ne négligea que le fromage, si avancé, qu’il tombait en liquéfaction.

 

– C’est singulier, fit le directeur, déjà hésitant, est-ce que nous nous serions trompés ?

 

– Voulez-vous me permettre de regarder à mon tour ? dit le détective.

 

Dédaignant le rosbif, il alla droit aux asperges, et commença par les plus petites. La première ne renfermait rien, à la seconde le trident heurta un corps dur, qui était une petite lime d’excellent acier.

 

– Admirable ! s’exclama Mr Hobson.

 

– Maintenant cherchons la scie, fit John Jarvis imperturbable.

 

– Elle est dans un fruit, déclara le Canadien, par exemple cette grenade…

 

– Tu n’y es pas, je pense qu’elle se trouve plutôt dans ce modeste fromage.

 

Un coup de trident donna raison au subtil détective, le Limburger renfermait un bout de scie à métaux, de cet acier spécial, chromé et vanadié, qui a raison d’un barreau de fer ordinaire, en moins de temps que si c’était un simple bâton de chaise.

 

– Permettez-moi de vous dire que vous êtes un homme étonnant ! déclara Mr Hobson avec respect, mais pourquoi diable avez-vous commencé par les asperges les plus petites ?

 

– C’était tout naturel. Ceux qui ont fait cet envoi ont pensé tout naturellement que les grosses asperges exciteraient plus de méfiance que les petites et ils ont agi en conséquence.

 

– Je vous remercie beaucoup de cette petite leçon de choses. J’ai grande envie de fourrer Dadd au cachot pour lui apprendre à se moquer du monde. Je vais commencer par lui supprimer les journaux !

 

– Gardez-vous-en bien, grâce à eux, nous serons au courant des projets de votre pensionnaire et nous finirons peut-être par mettre la main sur son correspondant. Puis, nous ne sommes pas forcés de remettre à Dadd les mêmes exemplaires que ceux qui lui seront adressés.

 

– Je comprends, ce sera nous qui écrirons à Dadd qui croira toujours avoir affaire à son complice.

 

– Précisément, je viendrai demain matin et peut-être aurai-je découvert quelque chose de nouveau.

 

John Jarvis et Floridor prirent congé de l’excellent Mr Hobson, qui avait complètement changé d’avis sur le compte de son pieux et discret pensionnaire.

 

Le lendemain les lettres piquées sur le numéro du San Francisco Evening News donnaient cette phrase : Ton envoi a-t-il été intercepté ? N’as-tu pas reçu le journal. Si tout va bien, signal rouge, si non, signal noir.

 

John Jarvis remplaça ce message par le suivant : Patience, plus de signaux jusqu’à nouvel ordre.

 

Sur la demande du détective, Mr Hobson, sous un prétexte quelconque fit venir Dadd à son cabinet, pendant ce temps la cellule du détenu était minutieusement fouillée, on y découvrit, entre autres objets, une petite fiole de chloroforme et deux mouchoirs de poche, un noir et un rouge, John Jarvis arbora ce dernier à la haute et étroite fenêtre qui éclairait la cellule et il eut soin de remplacer le chloroforme par de l’eau pure.

 

Floridor de son côté avait fait une autre enquête. Caché dans l’embrasure d’une porte, il avait vu un gosse dépenaillé, un véritable « hoodlum » ([13]), déposer chez la concierge de la prison le numéro du San Francisco Evening, et il l’avait filé dans l’espoir d’arriver par lui jusqu’aux mystérieux expéditeurs des journaux.

 

L’attente du Canadien avait été déçue, l’enfant, sa course faite, s’était dirigé vers les quais où il s’était mis à jouer avec d’autres polissons du même acabit.

 

Floridor l’avait alors abordé, et, après l’avoir amadoué par le don d’une pièce de cinq cents, lui avait posé quelques questions, et avait appris ceci : chaque matin, vers neuf heures, un gentleman à grande barbe attendait l’enfant à l’angle de Kearney Street et lui remettait le numéro du journal destiné à Dadd.

 

À l’heure dite le Canadien se rendit à l’endroit indiqué, mais il n’y aperçut ni l’enfant, ni le gentleman à longue barbe, ce qui lui donna à penser qu’il avait dû lui-même être filé.

 

À partir de ce jour les envois de journaux cessèrent brusquement.

 

John Jarvis comprit qu’il avait affaire à forte partie. Il dut se contenter de faire surveiller Dadd plus étroitement que jamais.

 

La même semaine, l’avocat de ce dernier, Me Garrison, demanda que son client fût mis en liberté provisoire moyennant une caution de mille dollars, et faillit avoir gain de cause près des juges.

 

John Jarvis, mis au courant du fait, dut user des hautes influences qu’il possédait pour empêcher que, cette fois encore, le jeune bandit n’échappât au châtiment qu’il méritait et ne reprît le cours de ses exploits.

 

Quand Me Garrison vint annoncer à Dadd, au parloir de la prison, le rejet de sa demande, il trouva son client fort déprimé. La brusque suppression de sa correspondance, l’isolement où il se trouvait réduit, lui donnaient à craindre que Toby n’eût été arrêté à son tour.

 

Me Garrison, un malicieux petit vieillard, sec comme un sarment de vigne et toujours en proie à une nervosité qui ne lui permettait pas de tenir en place, connaissait sans doute les raisons de la mélancolie de Master Dadd, mais habitué à traiter des affaires souvent compromettantes avec les malfaiteurs professionnels, l’expérience lui avait appris à faire preuve de la plus grande prudence, avec ceux qu’il était chargé de défendre.

 

Il trouvait moyen de leur rendre d’importants services, sans qu’ils pussent prendre avantage sur lui de cette espèce de complicité plus ou moins tacite.

 

– Est-ce que dans votre jeune âge, demanda-t-il à Dadd, à brûle-pourpoint, vous n’avez pas été employé dans les télégraphes ?

 

Le jeune bandit regarda son défenseur d’un air interrogatif. Il ne comprenait pas dans quel but une pareille question lui était adressée.

 

– Oui, répondit-il avec une grimace, je ne sais comment vous avez appris ce détail, mais si vous espérez obtenir de l’administration un certificat élogieux me concernant, vous faites entièrement fausse route… Pour parler franchement, on m’a flanqué dehors. Je faisais un très mauvais télégraphiste.

 

Me Garrison parut entièrement de cet avis.

 

– Je parie, fit-il en riant, que vous ne connaissez seulement pas les signaux de Morse ?

 

Dadd jeta à son défenseur un regard expressif.

 

– Je les connais parfaitement, répondit-il, avec la ligne et le point combinés de diverses façons, on reproduit tout l’alphabet. Je serais encore en mesure à l’heure actuelle d’expédier un télégramme. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

 

– Pour rien. Histoire de causer. Cela peut toujours servir de connaître l’alphabet Morse.

 

Dadd n’insista pas. Du premier coup, il avait compris que sans vouloir se montrer plus explicite, Me Garrison venait de lui donner une indication précieuse, à la barbe même du détective, chargé, conformément au règlement, d’assister à l’entretien.

 

Après le départ de l’avocat, Dadd fut ramené à sa cellule dans une disposition d’esprit beaucoup plus favorable. Son découragement, ses inquiétudes, avaient disparu.

 

– Évidemment, se répétait-il, ce vieux Garrison, qui est futé comme un renard, a eu ses raisons pour me parler de l’alphabet Morse. C’est un homme qui n’a pas l’habitude de dire des choses inutiles. Tout cela signifie que Toby ne demeure pas inactif, il va trouver sans doute un autre moyen de correspondre. Par exemple, je serais curieux de savoir comment il s’y prendra. Je ne reçois plus ni lettres ni journaux, et il y a devant ma porte un argousin, qui, toutes les cinq minutes, regarde ce que je fais…

 

Tout le restant de la matinée, Dadd demeura aux aguets, mais inutilement, aucun mystérieux signal ne lui fut transmis. La moitié de l’après-midi s’écoula de la même façon et le prisonnier commençait à penser qu’il s’était trompé sur les intentions de Me Garrison, quand une tache lumineuse, qui allait et venait sur la muraille blanchie à la chaux attira son attention.

 

La tache demeura immobile quelques secondes, puis se déplaça lentement de droite à gauche pour demeurer de nouveau immobile.

 

Dadd faillit jeter un cri de triomphe qui eût immanquablement éveillé l’attention du gardien en faction dans le couloir.

 

– Le trait et le point !… balbutia-t-il éperdu.

 

Il venait de se rendre compte que, posté dans une des maisons situées en face de la prison, Toby armé d’un miroir en guise de réflecteur, se servait d’un rayon de soleil comme messager. Bien des fois, Dadd étant enfant, s’était amusé à ce jeu. Il se hissa aussitôt sur son lit pour atteindre la fenêtre qui était très élevée et y arbora son mouchoir de poche pour faire entendre à son ingénieux correspondant qu’il avait compris.

 

Pendant deux heures il enregistra patiemment le message qui lui était transmis. Le gardien qui le surveillait à travers le guichet, le vit étendu sur son lit et paraissant somnoler, et n’eut aucun soupçon.

 

Ce soir-là… Dadd se coucha plein d’espoir, non sans s’être déclaré à lui-même que décidément, l’avocat Garrison était un maître homme.

 

CHAPITRE III

UNE CLEF QUI N’OUVRE PAS


Après cinq semaines d’attente, le jour était arrivé où Dadd allait comparaître devant la cour d’assises. En dépit des efforts de Me Garrison, la condamnation de son client paraissait certaine. Il se trouvait parmi les membres du jury plusieurs amis de Mr Gryce qui étaient fermement décidés à n’accorder au jeune vaurien aucune circonstance atténuante.

 

Dadd était au courant de cette circonstance, mais n’en paraissait pas ému. Depuis quelques jours, il émerveillait ses geôliers par sa belle humeur et les amusait par mille facéties. Ils en venaient à se demander si ce jovial « fellow » était vraiment un assassin ; beaucoup le croyaient innocent.

 

Quand on vint le chercher pour le conduire au palais de justice, il manifesta la plus grande satisfaction : il déjeuna de grand appétit sous les yeux du geôlier qui allait le conduire à la voiture cellulaire.

 

– Je suis charmé de comparaître devant le jury, déclara-t-il avec son aplomb habituel, je commençais à en avoir assez de vivre en cellule. Franchement, est-ce une existence pour un sportif comme moi ?

 

– Je ne dis pas… fit le gardien ébahi, alors, vous êtes bien sûr d’être acquitté ?

 

– Je vous parie dix dollars que je serai libre ce soir !

 

– Je ne parie jamais.

 

– Vous seriez sûr de perdre. Je suis innocent.

 

– Ce n’est pas ce que tout le monde dit, mais comment convaincrez-vous le jury, les juges ?

 

– C’est mon affaire. Je leur prouverai à tous que je suis encore plus malin qu’eux. »

 

Et Dadd éclata d’un de ces bons et francs rires qui le rendaient tout de suite sympathique.

 

Son repas terminé, il se laissa gaîment mettre les menottes et se mit en route en devisant avec le gardien. Celui-ci le conduisit d’abord au bureau pour remplir certaines formalités. Là se trouvaient déjà une demi-douzaine de détenus arrêtés dans la nuit, et dont on enregistrait les noms et prénoms. Dadd et son geôlier durent attendre leur tour.

 

Du bureau, on passa dans la vaste cour où s’alignaient les voitures cellulaires, un peu plus vastes, mais somme toute peu différentes de notre populaire « panier à salade » sauf qu’elles sont à traction automobile.

 

Dadd, toujours escorté de son inséparable compagnon, monta à l’intérieur du véhicule dont un second gardien ferma la porte à clef, avant de se hisser sur le marchepied de la voiture. Le chauffeur mit son moteur en marche et le lourd véhicule démarra.

 

Grâce à une petite fenêtre grillée, l’homme du marchepied, comme le veut le règlement, ne perdait pas de vue le prisonnier, cependant, quand il vit ce dernier engagé dans une conversation animée avec son gardien, sa surveillance se relâcha quelque peu.

 

On avait parcouru sans incident la moitié du trajet, quand dans California Street, la voiture cellulaire dut s’arrêter. L’essieu d’un camion chargé de poutres d’acier venait de se rompre, la rue se trouvait barrée dans sa largeur et de ce fait, une foule de véhicules se trouvaient immobilisés.

 

Immédiatement derrière la voiture cellulaire, qui, prise dans l’encombrement, ne pouvait ni avancer ni reculer, il y avait une charrette de fruits, traînée par deux chevaux qui paraissaient ombrageux, sinon à demi sauvages. En dépit des efforts de leur conducteur, un paysan d’allure athlétique, ils ruaient, hennissaient, pétaradaient, de façon à rendre intenable la situation du gardien du marchepied.

 

Une violente discussion s’ensuivit entre les deux hommes.

 

– Faites reculer vos chevaux ! criait l’un.

 

– Vous voyez bien que je ne peux pas, répliquait l’autre !

 

Après un copieux échange d’épithètes désobligeantes, la paix se fit entre le charretier et le geôlier, ce dernier consentit même obligeamment à tenir un instant la bride d’un des chevaux pendant que son interlocuteur rattachait une sangle.

 

Quand il voulut reprendre sa place sur le marchepied, il trouva à sa profonde stupeur la porte qu’il avait fermée lui-même un quart d’heure auparavant, à moitié ouverte, et le plus inexplicable, c’est que la clef était demeurée sur la serrure, extérieurement.

 

Il sauta d’un bond à l’intérieur, il y trouva son camarade, râlant sur le plancher, une fine cordelette autour du cou.

 

Dadd avait disparu, ne laissant d’autres traces de sa présence que les menottes qui lui liaient les mains derrière le dos et dont il avait trouvé moyen de se débarrasser.

 

Le malheureux geôlier était désespéré.

 

– Je vais être révoqué, peut-être poursuivi ! se disait-il éperdu, on ne me croira jamais… Le charretier et le chauffeur du camion doivent être complices !… Il faudrait donner la chasse à ce gibier de potence, et pourtant, je ne puis pas laisser mon camarade sans secours…

 

Il commença donc par couper la corde qui étranglait son collègue, et fut heureux de constater que l’asphyxie n’avait pas eu le temps de faire son œuvre. Rassuré sur ce point, il se lança à la poursuite du fugitif, après avoir réquisitionné l’aide de trois policemen.

 

Toutes les recherches furent inutiles, il ne fut pas plus possible de retrouver Dadd que s’il s’était évanoui en fumée.

 

John Jarvis aussitôt prévenu se livra à une enquête qui mit en lumière divers traits curieux tout à l’honneur de la sagacité de Master Dadd.

 

– Voici, expliqua le célèbre détective au directeur de la prison et à l’inspecteur en chef de la police, comment les faits se sont passés. Reprenons les choses dès le commencement. Il a bien fallu que quelqu’un débarrasse notre homme de ses menottes. Avant de monter dans la voiture Dadd n’a-t-il vu personne ?

 

– Il est demeuré dix minutes dans le bureau de l’écrou où se trouvaient quelques malfaiteurs arrêtés la nuit dernière.

 

– Cela suffit. Soyez certains que, parmi eux, il s’en trouvait un ou peut-être plusieurs, qui s’étaient fait arrêter pour quelque délit insignifiant, dans le seul but de délivrer Dadd de ses menottes.

 

– Mais, objecta le directeur, il ne leur a pas adressé la parole, il leur a tourné le dos tout le temps.

 

– Précisément, le truc est bien connu dans les pénitenciers ; les deux bandits se sont rapprochés dos à dos jusqu’à ce que le ressort des menottes de Dadd se soit trouvé à portée des mains de son complice, celui-ci n’a eu qu’un léger mouvement à faire pour déclencher le ressort. Quand Dadd est monté dans la voiture, les menottes étaient ouvertes au lieu d’être fermées, comme le croyaient ses gardiens.

 

« Il est facile alors de reconstituer la scène, pendant qu’un autre complice, déguisé en charretier occupe l’attention du gardien placé sur le marchepied, Dadd se débarrasse de ses menottes et profite du moment où son geôlier lui tourne le dos pour lui passer au cou une cordelette préparée d’avance. L’homme est à moitié étranglé avant d’avoir pu jeter un cri…

 

– Tout cela n’explique pas, interrompit l’inspecteur en chef, comment Dadd a pu ouvrir la porte de la voiture ?

 

– Il n’a pas eu besoin de l’ouvrir, la porte était ouverte, il n’a eu qu’à la pousser, ce qui vous explique qu’on ait retrouvé la clef sur la serrure, extérieurement. Vous avez cette clef ?

 

– La voici.

 

– Regardez-la avec attention. C’est une de ces clefs à pivot intérieur dont font usage les détrousseurs de coffre-fort. La clef est divisée en deux parties dont l’une tourne sur l’autre, de façon à donner à celui qui s’en sert l’illusion qu’il a fait jouer le pêne de la serrure… Avec cette clef, on peut ouvrir une porte, mais on ne peut pas la fermer. Le gardien s’est imaginé avoir fermé la porte, alors qu’il n’avait fait que faire tourner la tige de la clef sur le penneton.

 

« Le reste se devine, Dadd que favorisait, dans ce cas, sa petite taille, s’est faufilé dans la cohue et maintenant il doit être loin. Avouez que voilà une évasion bien combinée. Ce n’est pas pour rien que Dadd est l’élève du docteur Klaus Kristian.

 

*

* *

 

Un mois après cette audacieuse évasion, Miss Rosy Gryce, complètement guérie de sa blessure, épousait le capitaine Martin Rampal. Elle eut pour témoins le milliardaire Todd Marvel et son secrétaire.

 

Une prime importante avait été offerte pour la capture de Dadd et de Toby Groggan, mais en dépit des plus actives recherches, ils ne purent être découverts[14].

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2008

 

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[1] Voir Le Jardin des Gémissements (épisode 2.)

[2] Mulberry Street. Hôtel de la police à New York.

[3] Voir Un Vol inexplicable (épisode 3).

[4] Le savant Paul Bert a fait officiellement l’éloge de ce mets qu’il appréciait tout particulièrement.

[5] La ferme des Érables.

[6] Attention à la fumée rousse.

[7] Machete : Coutelas à lame très large qui tient à la fois lieu de hache et de poignard aux Mexicains.

[8] Fadez, partagez, terme argotique.

[9] Voir épisode n° 2 : Le Jardin des Gémissements.

[10] Voir épisode 4 : Double disparition.

[11] Chapeau de Panama. – Certains de ces chapeaux atteignent des prix encore plus élevés et demandent plus d’une année de travail aux Indiens qui les fabriquent.

[12] Voir Le Jardin des Gémissements (épisode 2).

[13] Hoodlum ; synonyme d’apache ou voyou. Argot spécial à San Francisco.

[14] Les aventures de Todd Marvell se poursuivent dans L’Amérique mystérieuse.