Captain Mayne Reid

 

 

 

LE CHASSEUR DE PLANTES

 

 

 

1857

Traduction : Mme Henriette LOREAU

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  UN CHASSEUR DE PLANTES. 5

II  KARL LINDEN.. 8

III  GASPARD, OSSARO ET FRITZ.. 10

IV  EST-CE DU SANG ?. 13

V  LES OISEAUX PÊCHEURS. 18

VI  LE TÉRAÏ. 21

VII  MISE EN PERCE DU PALMIER.. 24

VIII  LE SAMBOUR.. 27

IX  UN MARAUDEUR NOCTURNE.. 29

X  QUELQUES MOTS SUR LES TIGRES. 33

XI  UN TIGRE PRIS À LA GLU.. 35

XII  UN RADEAU PEU COMMUN.. 38

XIII  LA PLUS GRANDE HERBE QU’IL Y AIT AU MONDE.. 42

XIV  LES MANGEURS D’HOMMES. 45

XV  ATTAQUE DU MANGEUR D’HOMMES. 47

XVI  AVENTURE DE KARL AVEC UN OURS AUX GRANDES LÈVRES. 51

XVII  OSSARO DANS UNE POSITION CRITIQUE.. 54

XVIII  L’AXIS ET LA PANTHÈRE.. 56

XIX  LE FLÉAU DES TROPIQUES. 60

XX  LE PORTE-MUSC.. 64

XXI  LE GLACIER.. 67

XXII  LE GLISSEMENT DU GLACIER.. 71

XXIII  LES TROIS CHASSEURS À LA RECHERCHE D’UN PASSAGE.. 114

XXIV  LA VALLÉE SOLITAIRE.. 118

XXV  LES VACHES GROGNANTES. 122

XXVI  LE YAK.. 128

XXVII  BOUCANAGE DE LA VIANDE.. 132

XXVIII  LA SOURCE D’EAU CHAUDE.. 136

XXIX  DÉCOUVERTE ALARMANTE.. 140

XXX  PROJET D’ÉVASION.. 144

XXXI  LA CREVASSE EST MESURÉE.. 148

XXXII  LA CABANE.. 153

XXXIII  LE CERF ABOYEUR.. 157

XXXIV  L’ARGUS. 163

XXXV  TOUJOURS À LA RECHERCHE DES YAKS. 166

XXXVI  SUITE DE LA CHASSE DE GASPARD.. 170

XXXVII  FACE À FACE AVEC UN TAUREAU FURIEUX.. 174

XXXVIII  SUITE DE L’AVENTURE DE GASPARD.. 179

XXXIX  LE SÉROU.. 186

XL  OSSARO ATTAQUÉ PAR LES CHIENS SAUVAGES. 191

XLI  VENGEANCE D’OSSARO.. 197

XLII  LA PASSERELLE.. 202

XLIII  PASSAGE DE LA CREVASSE.. 207

XLIV  NOUVELLES ESPÉRANCES. 212

XLV  NOUVELLE INSPECTION DE LA FALAISE.. 218

XLVI  SUITE DE L’EXPLORATION DE KARL.. 222

XLVII  KARL SUR LE REBORD DU ROCHER.. 227

XLVIII  L’OURS DU THIBET.. 230

XLIX  DESCENTE DE LA CORNICHE.. 233

L  UN MONSTRE MYSTÉRIEUX.. 238

LI  LE BANG.. 241

LII  LE FILET EST POSÉ.. 246

LIII  SUITE DE LA PÊCHE D’OSSARO.. 250

LIV  GASPARD ÉPROUVE LE BESOIN D’AVOIR DE LA GRAISSE D’OURS. 254

LV  CHASSE À L’OURS. 259

LVI  COMBAT.. 266

LVII  AU MILIEU DES TÉNÈBRES. 268

LVIII  SÉJOUR DANS LA CAVERNE.. 272

LIX  EXPLORATION DE LA CAVERNE.. 275

LX  CONSERVE DE VIANDE D’OURS. 279

LXI  RÊVE.. 283

LXII  ESPÉRANCE.. 286

LXIII  LUMIÈRES AU MILIEU DES TÉNÈBRES. 290

LXIV  CONCLUSION.. 295

À propos de cette édition électronique. 297

 

I

UN CHASSEUR DE PLANTES


« Qu’est-ce qu’un chasseur de plantes ? Nous avons bien entendu parler des chasseurs de lions, d’ours, de renards, de buffles, de chasseurs d’enfants, mais jamais d’un chasseur de plantes.

 

– Attendez-donc ! j’y suis : les truffes sont des végétaux, on emploie des chiens pour les trouver, et celui qui les recueille prend le nom de chasseur de truffes ; c’est peut-être cela que veut dire le capitaine.

 

– Non, cher enfant, vous n’y êtes pas ; mon chasseur de plantes n’a rien de commun avec celui qui fouille la terre pour y chercher des truffes. Sa mission est plus noble que celle de contribuer simplement à flatter les caprices de la gourmandise. Toutes les nations civilisées tiennent du chasseur de plantes des richesses et des bienfaits sans nombre : vous-mêmes, enfants, vous lui devez bien des jouissances, et il a droit aux élans de votre gratitude. C’est grâce à lui que vos jardins offrent un aspect si brillant et si varié ; la pivoine éclatante, les dahlias aux vives couleurs qui composent les massifs, l’élégant camélia, que vous admirez dans la serre, les rhododendrons, les géraniums, les kalmias, les jasmins, les azalées, et mille autres fleurs qui décorent vos parterres, vous ont été données par le chasseur de plantes. C’est grâce à son courage et à sa persévérance que la froide et brumeuse Albion possède aujourd’hui plus d’espèces de fleurs que les contrées les plus favorisées du globe, et que les plantes de ses collections nombreuses surpassent en beauté celles qui font la gloire de la vallée de Cachemire. Une grande partie des arbres qui embellissent le paysage, la plupart des arbustes qui forment nos bosquets, et que nous regardons avec tant de plaisir de la fenêtre de nos maisons de campagne, nous ont été rapportés par le chasseur de plantes. Sans lui nous n’aurions jamais goûté à la plupart des fruits et des légumes dont nos tables sont couvertes et qu’il a rapprochés de nos lèvres ; ayons donc pour ses travaux toute la reconnaissance qu’ils méritent.

 

« Et, maintenant, je vais vous dire ce que j’entends par un chasseur de plantes : c’est un homme dont la profession consiste à recueillir des fleurs et des plantes rares ; en un mot, un homme qui consacre à cette occupation tout son temps et toute son intelligence. Ce n’est pas ce qu’on appelle un botaniste pur et simple, bien qu’il soit indispensable qu’il connaisse la botanique. Jusqu’à présent, on l’a désigné sous le nom de botaniste collecteur. Mais, en dépit du rang modeste qu’il occupe aux yeux du monde scientifique, et malgré la supériorité qu’affecte à son égard le savant de cabinet, j’ose affirmer que le plus humble de ces collecteurs de plantes a rendu plus de services au genre humain que le grand Linnée lui-même. Ce sont des botanistes d’une véritable valeur, ceux-là qui non-seulement nous ont fait connaître les richesses du monde végétal, mais encore nous en ont apporté les échantillons les plus rares et nous ont fait respirer des fleurs qui, sans eux, seraient restées inconnues et verseraient inutilement leurs parfums au désert.

 

« Ne croyez pas, toutefois, que je veuille rabaisser le mérite incontestable des hommes éminents qui s’occupent de théorie botanique ; je suis bien loin d’en avoir l’intention ; mais je désire mettre en lumière des services que le monde, suivant moi, n’a pas suffisamment appréciés ; services que lui a rendus et que lui rend encore chaque jour le collecteur botaniste, que nous appellerons chasseur de plantes.

 

« Il est possible, même, que vous n’ayez jamais su qu’il existât une pareille profession ; et pourtant il s’est trouvé des hommes qui l’ont suivie, dès l’enfance des sociétés humaines. Dans le siècle de Pline, il y avait de ces collecteurs qui enrichissaient les jardins d’Herculanum et de Pompéi. Les mandarins chinois, les sybarites de Delhi et de Cachemire avaient à leur service des chasseurs de plantes à une époque où nos ancêtres, encore à demi barbares, se contentaient des fleurs sauvages de leurs forêts natales. En Angleterre même, la profession de collecteur de plantes est bien loin d’être nouvelle ; son origine remonte à la découverte de l’Amérique, et les Tradescant, les Bartram, les Catesby, qui furent de véritables chasseurs de plantes, occupent un rang vénéré dans les annales de la botanique. C’est à eux que nous devons les tulipiers, les magnolias, les érables, les platanes, les acacias, et une foule d’autres arbres que nous admirons dans nos futaies et qui se partagent maintenant, avec nos espèces indigènes, le droit d’occuper notre territoire.

 

« Mais à aucune époque le nombre des chasseurs de plantes n’a été aussi grand qu’aujourd’hui. Croiriez-vous qu’il y a des centaines d’individus qui, à l’heure où nous sommes, parcourent le monde afin de remplir les devoirs de cette noble et utile carrière ? Toutes les nations de l’Europe sont représentées parmi eux : les Allemands s’y trouvent en plus grand nombre ; mais on y compte des Suédois aussi bien que des Russes, des Français, des Danois, des Anglais, des Espagnols, des Portugais, des Suisses, des Italiens. On les rencontre s’acquittant de leur mission, dans tous les coins de la terre : au fond des gorges les plus désertes des montagnes Rocheuses, au milieu des prairies sans limites, dans les vallées profondes des Cordillères, au sein des forêts inextricables de l’Amazone et de l’Orénoque, dans les steppes de la Sibérie, les jungles du Bengale, au versant glacé de l’Himalaya ; enfin dans tous les lieux sauvages ou l’inconnu les attire et où la solitude leur promet de nouvelles richesses végétales, Errant sans cesse, le regard attaché sur chaque feuille, examinant chaque plante, gravissant les montagnes, parcourant les vallées, escaladant les rocs, traversant les marécages, passant à gué les torrents, se frayant un chemin au milieu des fourrés épineux, dormant en plein air, souffrant de la faim, de la soif, le chasseur de plantes ne brave pas seulement l’ardeur du soleil ou l’âpreté de la bise, il expose sa vie au milieu des bêtes féroces et des hommes, parfois plus cruels que les bêtes.

 

« Figurez-vous maintenant les obstacles qu’il surmonte et les épreuves qu’il subit.

 

« Mais quel motif, me direz-vous, peut déterminer ces hommes à choisir une profession qui offre à la fois tant de misères et de périls ?

 

« Cela dépend ; les motifs sont variés : quelques-uns sont entraînés par l’amour de la science, les autres par la passion des voyages ; il en est qui sont envoyés au loin par de nobles patrons ou de savants florimanes. Un grand nombre est chargé de faire de nouvelles découvertes pour les jardins publics et royaux ; enfin, quelques autres, d’un nom plus obscur ou possédant des ressources plus limitées, sont aux gages de certains pépiniéristes, et n’en ont pas moins de zèle pour leur profession chérie.

 

« Vous seriez-vous imaginé que cet homme grossièrement vêtu, qui demeure au bout de la ville, dans une maison bien noire et chez qui vous achetez vos oignons de tulipes et de jacinthes, vos griffes de renoncules et vos graines de reines-marguerites, avait à sa solde un état-major de botanistes, occupés sans cesse à fouiller le monde dans tous les sens, afin de découvrir un arbre ou une fleur qui puissent charmer nos yeux ou accroître nos richesses ?

 

« Ai-je besoin de vous répéter que la vie de ces botanistes est remplie d’aventures périlleuses ? Vous en jugerez vous-mêmes lorsque vous aurez lu quelques-uns des chapitres suivants, où vous trouverez une partie des dangers qui assaillirent un jeune chasseur de plantes nommé Karl Linden, pendant une expédition qu’il fit dans la chaîne gigantesque des monts Himalaya. »

II

KARL LINDEN


Notre chasseur de plantes était bavarois. Né sur les confins de la haute Bavière et du Tyrol, Karl était loin d’avoir une illustre origine, car son père était simplement jardinier ; mais il avait été bien élevé et possédait une instruction profonde, ce qui, à l’époque où nous vivons, a plus de valeur que tous les titres de noblesse. Le fils d’un jardinier, un jardinier lui-même, peut être un gentleman[1], car ce titre, qui est parfois si mal porté, a plusieurs acceptions, et Karl Linden se montrait gentleman dans le véritable sens du mot : il était bon, généreux, plein de délicatesse et d’honneur ; il possédait, malgré son humble naissance, une éducation parfaite ; son père, qui ne savait même pas lire, avait l’esprit ambitieux, il connaissait par expérience combien il est fâcheux de ne rien savoir, et il avait résolu d’épargner à son fils le malheur d’être ignorant.

 

L’instruction est considérée, dans la plus grande partie de l’Allemagne, comme un bienfait inappréciable : on y recherche avec ardeur tous les moyens d’apprendre qui sont mis généreusement à la portée de tout le monde, et les Allemands sont peut-être les hommes les plus instruits de l’univers. Ils joignent à un savoir étendu l’énergie patiente et laborieuse du travailleur, et c’est à cela qu’ils doivent la place qu’ils ont acquise dans les arts et dans les sciences. Je ne veux pas dire que la nation allemande soit la plus intelligente de toutes les nations de l’Europe, mais seulement l’une des plus instruites.

 

Arrivé à l’âge de dix-neuf ans, Karl Linden trouva que son pays ne jouissait pas d’une liberté suffisante. Il se jeta dans une de ces conspirations enthousiastes et mal combinées qu’ourdissent de temps à autre les étudiants allemands.

 

Bientôt exilé à Londres, ou plutôt réfugié, comme on dit aujourd’hui, Karl Linden se demanda ce qu’il allait devenir ; sa famille n’était pas assez riche pour lui envoyer de l’argent ; d’ailleurs, son père n’approuvait pas sa conduite et le traitait de rebelle. Karl n’avait donc rien à espérer des siens, du moins jusqu’à l’époque où la mauvaise humeur de son père serait complètement apaisée.

 

Mais d’ici là comment faire ? Notre exilé trouvait l’hospitalité anglaise un peu froide ; il était libre, mais cela signifiait qu’il pouvait se promener dans les rues et y mendier son pain.

 

Heureusement qu’il s’avisa d’une ressource à laquelle tout d’abord il n’avait pas songé. Il lui était arrivé plusieurs fois de travailler au jardin avec son père ; il savait bêcher, planter, semer, ratisser ; il connaissait la taille des arbres et la manière de propager les fleurs, il était au courant de tous les soins qu’il faut donner à l’orangerie, à la serre chaude, et entendait à merveille la confection des couches ; il possédait en outre des connaissances très-étendues sur les plantes, dont il savait le nom, les caractères, les propriétés : il avait eu l’occasion de s’en instruire de très-bonne heure chez un homme fort riche, dont son père cultivait les jardins ; et depuis lors, ayant pris goût à cette étude attrayante, il était devenu un savant botaniste.

 

Il pensa donc qu’il pourrait trouver de l’ouvrage comme garçon jardinier ; cela vaudrait toujours mieux que de vagabonder par les rues et de mourir de faim, au milieu des richesses dont il était environné.

 

Bien résolu de mettre ce projet à exécution, notre jeune réfugié alla frapper à la grille de l’un de ces magnifiques jardins-pépinières qui sont si nombreux à Londres : il raconta son histoire, et fut immédiatement employé.

 

L’intelligent propriétaire du jardin où travaillait Karl ne fut pas longtemps sans découvrir les connaissances que possédait le jeune Bavarois ; il avait besoin d’un botaniste plein de zèle et de savoir, et Karl était précisément l’individu qu’il lui fallait. De nombreux chasseurs de plantes parcouraient pour son compte l’Amérique du Nord et celle du Sud, l’Afrique et l’Australie ; mais il désirait se procurer des fleurs de l’Himalaya, dont on se préoccupait beaucoup, en raison des admirables végétaux que venaient de découvrir, dans ces montagnes, les voyageurs Royle et Hooker.

 

Depuis quelque temps on avait décrit les pins magnifiques, les arums, les différentes espèces de bambous, les magnoliers et les rhododendrons qui croissent dans les vallées de l’Himalaya ; un certain nombre étaient déjà même parvenus en Europe ; ces plantes faisaient fureur, et notre pépiniériste cherchait un jeune homme instruit et courageux qu’il pût envoyer dans les Indes.

 

Ce qui rendait encore ces arbres splendides plus précieux et plus intéressants pour tout le monde, c’est qu’originaires d’une contrée qui, par reflet de son élévation, possède une température analogue à celle du nord de l’Angleterre, ils pouvaient supporter facilement les intempéries de notre climat.

 

Plus d’un chasseur de plantes fut donc, à cette époque, chargé d’explorer la chaîne des Alpes indiennes, qui, par son étendue, offre un champ sans limites aux plus vastes découvertes ; et parmi ces chasseurs de plantes se trouvait Karl Linden, le héros de notre histoire.

III

GASPARD, OSSARO ET FRITZ


Un navire anglais transporta notre chasseur de plantes à Calcutta, d’où ses bonnes jambes le conduisirent au pied de l’Himalaya. Il aurait pu employer, pour s’y rendre, une foule d’autres moyens ; car je ne crois pas qu’il y ait de pays au monde où l’on ait autant de manières différentes de voyager que dans l’Inde ; mais les fonds dont Karl Linden pouvait disposer n’étaient pas ceux du trésor public : c’était l’argent d’un particulier, et ses appointements étaient assez minimes. Toutefois ce n’était pas une raison pour que ses découvertes en fussent moins importantes. Plus d’une expédition pompeusement organisée est revenue sans avoir fait autre chose que de gaspiller à tort et à travers les sommes considérables qui lui avaient été allouées, tandis que les voyages les plus remarquables, en fait de découvertes, ceux qui ont le plus contribué aux progrès des sciences et de la géographie, ont été faits avec la plus grande simplicité de moyens ; l’exploration des côtes septentrionales de l’Amérique, par exemple, après avoir coûté des sommes énormes et la vie de tant de braves marins, ne s’est exécutée que par la compagnie de la baie d’Hudson, qui, pour obtenir ce résultat, n’a eu besoin que de l’équipage d’une barque, et a dépensé moins d’argent pendant toute la durée du trajet, que nos vaisseaux qui l’avaient précédée dans cette voie n’en absorbaient en huit jours.

 

Notre chasseur de plantes voyage donc de la façon la plus modeste ; pas d’équipement dispendieux, pas d’escorte inutile, d’animaux ni de valets. Il se dirige à pied vers les monts de l’Himalaya et compte bien les gravir et traverser leurs vallées rocailleuses, sans avoir recours à d’autres porteurs que ses jambes infatigables.

 

Cependant il n’est pas seul : Karl est accompagné de son frère Gaspard, l’être qu’il aime le mieux au monde, de Gaspard qui a été le rejoindre en exil, et qui partage maintenant ses travaux et ses dangers.

 

Il y a peu de différence entre eux sous le rapport de la taille, bien que Gaspard ait deux années de moins que son frère ; mais l’étude n’a pas entravé sa croissance ; il arrive de ses montagnes, et son corps vigoureux, son teint frais et vermeil, contrastent vivement avec la pâleur et les formes grêles du botaniste.

 

Le costume des deux frères est en rapport avec leurs habitudes et leur physionomie. Karl est vêtu des couleurs sombres et de l’habit du savant, tandis que sa tête est couverte du chapeau des patriotes. La toilette de Gaspard est beaucoup moins sérieuse ; il porte un frac vert, une casquette de la même nuance, un pantalon de velours marron se boutonnant sur le côté, et des bottes à la Blücher.

 

Tous les deux sont armés d’un fusil et pourvus de divers objets qui forment l’équipement du chasseur. Le fusil de Gaspard est une canardière à deux coups ; celui du botaniste, une longue carabine qui porte le nom de yager ou chasseur suisse.

 

Gaspard a passé sa vie à chasser. À peine sorti de l’enfance, il a fréquemment suivi le chamois sur les cimes vertigineuses des Alpes tyroliennes. Il est peu lettré, car il n’est pas resté longtemps à l’école ; mais il serait difficile de rencontrer un tireur plus habile. Joyeux et brave, Gaspard a la vue perçante, l’oreille fine, le coup d’œil juste, le pied ferme, la jambe infatigable, et Karl n’eût pas trouvé, du nord au sud de l’Inde, un meilleur auxiliaire.

 

Mais ce n’est pas tout, un autre personnage accompagne encore le botaniste. Il faudrait un chapitre pour vous dépeindre Ossaro, que nos deux frères ont engagé comme guide, et Ossaro a bien assez de valeur pour qu’on fasse son portrait d’une façon détaillée ; mais nous laisserons à ses actes le soin de le faire connaître. Qu’il me suffise de vous dire qu’Ossaro est un Hindou aux proportions admirables, au teint brun, aux grands yeux noirs, à la chevelure épaisse, qui caractérisent les hommes de sa nation. Il appartient à la classe des Shikarris, c’est-à-dire à celle des chasseurs, et l’on ne trouverait pas, dans tout le Bengale, un tueur de tigres plus courageux et surtout plus adroit. Sa renommée s’étend au loin, car il possède un courage, une force et une activité bien rares parmi ses indolents compatriotes : aussi est-il vanté, glorifié par tout le monde ; c’est un véritable héros, le Nemrod de sa province.

 

Son costume n’a rien de commun avec celui des deux frères : il se compose d’une tunique de cotonnade blanche ; d’un large pantalon serré à la taille par une écharpe écarlate, d’un turban à carreaux et d’une paire de sandales. Quant à son équipement de chasse, il ne diffère pas moins de celui de Gaspard que son turban ne s’éloigne de la casquette du Bavarois. Le Shikarri tient une lance légère à la main, il porte sur le dos un arc de bambou et un carquois rempli de flèches, un long couteau est passé dans sa ceinture ; il a au côté un sac de cuir, et différents objets, suspendus à son cou et retombant sur sa poitrine, complètent son attirail.

 

Ossaro n’a jamais gravi les monts Himalaya ; il est né dans la plaine, c’est un chasseur des jungles ; s’il a été engagé par notre collecteur de plantes, ce n’est pas en qualité de guide proprement dit, puisqu’il ne connaît pas la région qu’il s’agit d’explorer ; c’est comme ingénieux camarade, habitué à coucher en plein air, connaissant mieux qu’un autre les difficultés et les ressources de la vie errante au milieu des solitudes de l’Inde, et pouvant, par cela même, être d’un grand secours à nos deux voyageurs et les assister d’une manière efficace dans leur périlleuse entreprise.

 

Et puis cette expédition comble les vœux du Shikarri ; de la plaine éloignée qu’il parcourait chaque jour, il regardait depuis longtemps cette chaîne de l’Himalaya qui renferme les montagnes les plus élevées du globe ; il contemplait ces dômes couverts de neige, ces pics étincelants qui s’élèvent au-dessus des nuages, et il avait rêvé plus d’une fois au bonheur d’y aller faire une de ces belles parties de chasse qui durent toute une année ; mais l’occasion ne s’était jamais présentée pour lui de parcourir ces montagnes imposantes, et ce fut avec une joie bien vive qu’il accepta les offres du jeune botaniste et, qu’il se joignit aux deux frères pour les accompagner dans leur expédition.

 

Enfin, un quatrième individu, également de la race des chasseurs, complète notre petite caravane ; il a autant de passion pour la chasse qu’Ossaro ou Gaspard : c’est un beau chien de la taille d’un grand dogue, mais dont les oreilles pendantes et la robe noire marquée de taches fauves annoncent que, loin d’être de la famille des mâtins, il fait partie de celle des limiers ; ses mâchoires puissantes ont étranglé plus d’un cerf et ont eu raison de maint sanglier des forêts bavaroises. C’est un chien valeureux que le bel et bon Fritz ; il appartient à Gaspard, qui connaît son mérite et qui ne le donnerait pas pour le meilleur éléphant des quatre présidences de l’Inde.

IV

EST-CE DU SANG ?


Karl avait terminé le jour même ses arrangements avec le Shikarri, et c’était la première fois qu’ils voyageaient ensemble. Nos trois compagnons avaient sur le dos leur havre-sac et leur couverture ; et comme ils se servaient à eux-mêmes de domestique et de bête de somme, ils n’emportaient, en fait de bagages, que le strict nécessaire. L’Hindou marchait un peu en avant, Karl et Gaspard cheminaient côte à côte, à moins que le sentier ne fût trop étroit pour le permettre ; derrière eux trottinait Fritz qui, néanmoins, de temps en temps, passait à l’avant-garde et rejoignait Ossaro, comme si son instinct lui avait dit que c’était un grand chasseur ; ils avaient eu, du reste, fait bientôt connaissance, et Fritz était déjà le favori du jeune Hindou.

 

Tandis qu’ils cheminaient gaiement, l’attention de Gaspard fut attirée par quelques taches qui, à différents intervalles, rougissaient la surface du sentier ; ces taches étaient humides, très-apparentes sur l’herbe rase que foulaient nos voyageurs, et il y avait, certes peu de temps qu’elles avaient été faites.

 

« C’est du sang, fit observer Karl, dont ces taches avaient également frappé les yeux.

 

– Je n’en doute pas, répondit Gaspard ; mais je me demande s’il vient d’un homme ou seulement d’un animal.

 

– Ce doit être celui d’une bête, et d’une bête assez volumineuse, reprit le jeune botaniste, car il y a plus d’un mille que j’ai remarqué la première de ces taches ; il faut que ce soit un éléphant qui ait été blessé ; il aurait été impossible à un homme de supporter, sans s’évanouir, une pareille hémorragie.

 

– Mais nous verrions la piste de l’éléphant, répliqua Gaspard ; je n’en aperçois aucune, ou du moins je n’en vois pas qui soit fraîche, et le sang qui nous occupe est nouvellement répandu.

 

– Tu as raison, Gaspard ; on ne voit aucune empreinte qui annonce le passage d’un éléphant ou d’un chameau ; et pourtant d’où viennent ces taches, évidemment sanglantes ? »

 

À cette question, les deux jeunes gens parcoururent du regard le sentier qui se déployait devant eux, dans l’espoir d’y trouver l’explication de l’énigme qu’ils cherchaient à comprendre. Ils ne découvrirent que l’Hindou, qui marchait avec aisance et qui ne paraissait pas avoir la plus légère blessure. Ce n’était point le sang du Shikarri, on ne pouvait en douter.

 

Cependant, comme les deux frères allaient détourner leurs regards, qui s’étaient fixés sur le guide, ils virent Ossaro pencher la tête et cracher sur l’herbe du sentier ; ils remarquèrent la place où avait dû tomber la salive du chasseur, et quel ne fut pas leur étonnement quand, arrivés à cet endroit, ils observèrent une tache rouge exactement pareille à celles dont ils cherchaient l’origine ! Cette découverte les fit, trembler pour l’existence de leur guide ; on ne pouvait pas s’y méprendre, Ossaro crachait le sang.

 

Voulant s’assurer du fait, Karl et Gaspard attendirent quelques instants ; mais à peine avaient-ils fait cent pas, qu’ils virent un nouveau crachat rouge s’élancer des lèvres du malheureux jeune homme.

 

« Pauvre Ossaro ! s’écrièrent-ils ; sa mort est prochaine ; comment pourrait-il vivre après avoir perdu tant de sang ! »

 

Et les deux frères coururent après leur guide en lui criant de s’arrêter.

 

L’Hindou pirouetta sur ses talons et regarda les deux Bavarois avec un air de surprise ; il détacha son arc et posa une flèche sur la corde, s’imaginant qu’ils étaient poursuivis par un ennemi quelconque. Fritz lui-même avait pris l’alarme en entendant crier son maître, et l’avait rejoint immédiatement.

 

« Ossaro, mais qu’avez-vous ? s’écrièrent à la fois Karl et Gaspard.

 

– Moi, Sahibs ! moi rien avoir, je vous assure.

 

– Mais qu’est-ce qui vous fait mal, à quel endroit souffrez-vous ?

 

– Moi, pas souffrir ; moi, pas malade. Pourquoi, seigneurs, demandez-cela ?

 

– Comment se fait-il que vous crachiez du sang ? » répondit Karl en désignant les taches rouges que l’on voyait sur l’herbe.

 

En entendant ces mots, l’Hindou éclata de rire, non pas avec l’intention de manquer de respect aux jeunes Sahibs, mais parce qu’il lui fut impossible de s’en empêcher, lorsqu’il vit la méprise où les deux frères étaient tombés.

 

« Paunie, Sahibs, » dit-il en prenant dans l’espèce de carnier qu’il portait en bandoulière un petit rouleau pareil à une carotte de tabac ; il coupa avec ses dents un petit morceau de paunie, et le mâcha devant les deux Bavarois, pour leur montrer que c’était cela qui donnait à sa salive la couleur rouge qui les avait inquiétés.

 

Karl et Gaspard comprirent aussitôt la méprise qu’ils avaient faite ; la substance que leur montrait le Shikarri était tout simplement du bétel, et Ossaro n’avait d’autre infirmité que d’être un mâcheur de paunie, comme il appelait sa chique ; infirmité qu’il partageait avec des millions de ses compatriotes et avec la plupart des habitants du pays de Siam, de l’État d’Assam, de la Chine, de la Cochinchine, de la presqu’île de Malacca, des Philippines et de presque tout l’archipel Indien.

 

Karl et Gaspard demandèrent alors au Shikarri quelques détails sur le bétel, et celui-ci leur donna l’explication suivante :

 

Le bétel ou paun, ainsi que le nomment les Hindous, est composé d’une feuille, d’une noix et d’une petite quantité de chaux vive. La feuille est cueillie sur un arbrisseau toujours vert, que l’on cultive dans l’Inde, uniquement à l’intention des mâcheurs de bétel, et qu’on place autant que possible à l’abri du soleil ; on va même, en général, jusqu’à construire un hangar de bambou au-dessus de l’endroit où il se trouve, et à l’entourer de palissades très-élevées. Il demande beaucoup de chaleur, une atmosphère humide, et non-seulement les rayons du soleil et les vents secs en flétriraient les feuilles, mais ils leur feraient perdre la saveur piquante qui fait tout leur mérite. La culture de cet arbrisseau est des plus délicates : il faut chaque jour le nettoyer avec soin, et, comme l’endroit où il pousse est un lieu de retraite favori pour les serpents venimeux, il en résulte que cette visite quotidienne est une opération qui n’est pas sans danger. Mais la culture du bétel est si avantageuse, que le bénéfice de la récolte fait oublier le travail et mépriser le péril. Ossaro avait par hasard, dans son petit sac de cuir, quelques-unes de ces feuilles qui n’avaient pas été préparées ; il les montra au botaniste en lui disant : « Tenez, Sahib, voulez-vous voir les feuilles de paun ? » Karl reconnut immédiatement qu’elles appartenaient à une plante rare que, chez nous, on cultive en serre chaude, et qui est une pipérinée, c’est-à-dire une plante de la famille des poivres. Le bétel, effectivement, n’est pas autre chose qu’un poivrier. Très-proche parent de l’arbrisseau sarmenteux qui donne le poivre ordinaire, il a, comme celui-ci, des feuilles ovales, d’un vert foncé, et qui se terminent par une pointe fort aiguë. Le siri-boa, une autre espèce de poivre, se cultive aussi dans l’Inde, où l’on s’en sert également pour confectionner la chique orientale dont Ossaro nous donne la composition, et qui se nomme bétel, du nom de la feuille de poivre qui est l’un de ses éléments.

 

« Regardez là-haut, Sahibs, continua le Shikarri, en désignant la cime d’un arbre, vous verrez la noix du paun. »

 

Les deux jeunes gens levèrent les yeux et aperçurent un bouquet de palmiers dont chacun pouvait avoir seize ou dix-sept mètres d’élévation ; leur tronc, ou plutôt leur stipe, car c’est ainsi que l’on appelle la tige des palmiers, était uni et cylindrique, et portait à son sommet une belle touffe de feuilles pinnées, c’est-à-dire ayant la forme d’une plume ; chacune de ces feuilles était longue de plusieurs mètres, et chacune des folioles dont elles étaient composées avait elle-même à peu près un mètre de longueur. Immédiatement au-dessous de l’endroit où ses palmes s’échappaient du stipe, dont elles formaient le couronnement, on voyait une grappe énorme de fruits d’une nuance aurore et de la grosseur d’un œuf de poule. C’étaient les fameuses noix du bétel, dont il est question depuis si longtemps dans les récits des voyageurs, et l’arbre qui les portait, et qui est l’un des plus beaux palmiers de l’Inde, est connu sous le nom d’arec ou d’aréquier catéchou.

 

Il existe encore deux autres espèces d’aréquiers : l’une est également originaire de l’Inde, et la seconde, qui croît en Amérique, est encore plus célèbre que l’aréquier catéchou : c’est le grand palmiste des Indes occidentales, l’arec oléracé[2], qui, n’ayant pas plus de cinquante à cinquante-cinq centimètres de circonférence, atteint plus de soixante mètres de hauteur. On abat souvent cette belle colonne pour se procurer les feuilles naissantes qui forment le bourgeon terminal de la cime, et dont vous avez entendu parler plus d’une fois sous la désignation de chou-palmiste.

 

Mais revenons au bétel. À propos de la propriété qu’il a de rougir la salive et de lui donner toutes les apparences du sang, le Shikarri, pour montrer aux chasseurs de plantes que la méprise où ils étaient tombés à son égard n’avait rien de surprenant, leur conta l’anecdote suivante.

 

Un jeune docteur en médecine, tout nouvellement sorti de l’école, venait de débarquer dans l’une des grandes villes de l’Inde. Le lendemain de son arrivée, il se promenait sur la voie publique aux environs d’un faubourg, lorsqu’il rencontra une jeune Indienne qui lui parut cracher le sang. Il se détourna du chemin qu’il voulait prendre afin de suivre cette jeune fille dont la position l’intéressait, et qui, presque à chaque pas, rejetait un crachat sanglant. De plus en plus alarmé de l’état de cette pauvre fille, il crut de son devoir de déclarer à ses parents que la malade courait le plus grand danger, et que, d’après les symptômes que le hasard venait de lui permettre d’observer, il était probable qu’elle n’avait pas plus de quelques minutes à vivre. La famille, dans son effroi, car elle ne doutait pas de l’habileté du docteur, donna cours à ses lamentations, fit coucher la prétendue agonisante et envoya chercher un prêtre qui arriva trop tard : la jeune fille venait d’expirer lorsqu’il se rendit auprès d’elle ; non pas qu’elle fût poitrinaire, comme le médecin l’avait imaginé ; c’était de peur qu’elle était morte ; mais ni les parents, ni le prêtre, ni le médecin lui-même ne s’en doutèrent. Le docteur fut persuadé plus que jamais qu’elle avait succombé à un affreux crachement de sang, et les autres restèrent dans l’ignorance des symptômes qui lui avaient permis d’établir son fâcheux pronostic.

 

Toutefois il avait eu raison, du moins en apparence ; la nouvelle s’en répandit au loin, on ne parla plus que de l’habileté du jeune docteur ; les malades accoururent en foule auprès de lui, et sa fortune s’accroissait rapidement. Il n’avait pas tardé, comme vous pensez bien, à découvrir la nature des symptômes que lui avaient offerts la jeune fille, puisque la plupart des habitants de la ville mâchaient également du bétel. Si, profitant de cette découverte, il avait eu assez de discrétion pour n’en rien dire, il aurait pu conserver sa clientèle et même se rendre digne de la confiance qui lui était accordée, en cherchant à augmenter son savoir par de nouvelles études. Malheureusement pour lui, notre jeune homme était plus bavard que studieux ; il ne put pas s’empêcher de raconter à ses camarades l’histoire de la jeune fille : et comme la vie d’une Indienne est peu de chose, en général, aux yeux des Européens, il osa plaisanter sur la singulière méprise dont la malheureuse enfant avait été victime.

 

Mais l’aventure ne fut pas longtemps plaisante pour notre joyeux docteur. Ses paroles circulèrent de bouche en bouche ; elles revinrent aux oreilles des parents de la jeune fille, qui jurèrent de venger la pauvre défunte en proclamant l’ignorance et le manque de cœur du médecin. Les clients s’éloignèrent aussi vite qu’ils étaient accourus ; et le docteur, afin d’échapper au scandale et aux mauvais traitements dont il était menacé, fut trop heureux de s’embarquer sur le vaisseau qui l’avait amené d’Europe, et de retourner dans son pays, où nous espérons qu’il fut plus sage.

V

LES OISEAUX PÊCHEURS


Nos voyageurs suivaient les bords d’une rivière qui, prenant sa source dans la chaîne des monts Himalaya, se dirige vers le sud et va se jeter dans le Burrampouter, auprès de l’endroit où ce fleuve commence à décrire son énorme circuit. L’intention de notre chasseur de plantes était de pénétrer dans la région montagneuse du Boutan ; cette contrée lui offrait d’autant plus d’intérêt qu’aucun botaniste ne l’a encore parcourue et qu’elle possède une flore aussi riche que variée. Quant à présent, notre petite caravane traversait un pays habité, où l’on cultive le riz, la canne à sucre, le bananier et différents palmiers, les uns pour leurs noix, comme le cocotier et l’aréquier, les autres tel que le caryota à grandes feuilles, pour le vin qu’ils produisent.

 

Ils voyaient encore, sur leur passage, de vastes champs de pavots somnifères dont on extrait l’opium, des mangoustans, des poivriers aux tiges sarmenteuses qui s’attachaient aux palmiers, des jacquiers aux fruits énormes, des figuiers, des micocouliers, des pins, des euphorbes et diverses espèces d’orangers.

 

Parmi les arbres et les plantes qu’il trouvait sur sa route, notre jeune botaniste en reconnaissait un grand nombre qui appartiennent à la flore chinoise ; et non-seulement les plantes, mais la plupart des objets qui attiraient ses regards, lui rappelaient immédiatement tout ce qu’il avait lu sur la Chine. Il était alors près de la frontière de l’État d’Assam ; et cette partie de l’Inde en effet ressemble beaucoup à l’empire chinois, tant par ses productions naturelles que par ses mœurs et ses coutumes. Enfin, la culture du thé que l’on a depuis quelque temps introduite dans cette province, où elle réussit à merveille, ajoute encore à la ressemblance dont Karl était frappé. L’étonnement du jeune homme à cet égard augmentait à chaque pas, et la scène dont il fut témoin, lorsqu’il eut pénétré un peu plus avant dans le pays, lui fit croire un instant qu’il se trouvait en Chine.

 

Après avoir suivi la lisière d’un petit bois, nos voyageurs, ayant fait un brusque détour, aperçurent un lac d’une moyenne étendue. Il y avait sur ce lac, à peu de distance de la rive, un petit bateau fort léger dans lequel se trouvait un homme ; celui-ci était debout et dirigeait son canot vers le milieu du lac au moyen d’une longue perche qui lui servait de gaffe. Le bateau portait de chaque côté de son bordage une rangée d’oiseaux à peu près de la grosseur d’une oie ; ces oiseaux, dont la gorge et la poitrine étaient blanches, le dos et les ailes tachetés d’un brun foncé, avaient de longs cous, un large bec jaune et une grande queue arrondie à son extrémité.

 

Bien que le batelier agitât sa longue perche et qu’il la plaçât tantôt à gauche, tantôt à droite, en la passant par-dessus la tête des oiseaux, ceux-ci ne bougeaient pas le moins du monde et ne semblaient même pas faire attention aux manœuvres de leur maître ; ils n’étaient pourtant point attachés sur le bord de l’esquif, où ils perchaient librement. De temps à autre, ils allongeaient le cou pour regarder dans l’eau, tournaient la tête comme s’ils avaient examiné quelque chose, et reprenaient leur première attitude. Jamais on n’avait vu d’oiseaux qui fussent aussi apprivoisés. Karl et Gaspard se retournèrent du côté d’Ossaro pour lui demander l’explication de ce fait étrange.

 

« Il va pêcher, répondit le jeune Hindou.

 

– C’est un pêcheur ? s’écria le botaniste.

 

– Oui, Sahib vous bien voir tout à l’heure. »

 

Ces paroles suffisaient aux deux frères ; ils se souvenaient maintenant d’avoir lu quelque part que les Chinois ont dressé les cormorans à la pêche. Ceux-ci appartenaient à l’espèce que l’on désigne sous le nom, passablement barbare, de phalacrocorax sinensis, et, bien qu’ils présentassent quelque différence avec le cormoran ordinaire, ils possédaient tous les traits qui caractérisent leur famille : un corps plat et allongé, la poitrine saillante, le bec droit et recourbé vers la pointe, de manière à former un crochet, et la queue large et arrondie.

 

Curieux d’assister à cette pêche, dont la singularité les intéressait vivement, Karl et Gaspard se rapprochèrent du lac. Il était évident que le pêcheur ne faisait que d’arriver et que son opération n’était pas commencée.

 

Dès que l’Indien eut gagné le centre de la nappe d’eau, il mit de côté sa perche de bambou et s’occupa des cormorans ; il leur adressa la parole, absolument comme un chasseur le fait à ses chiens pour les envoyer dans telle ou telle direction. Les oiseaux parurent l’écouter et le comprendre ; ils déployèrent leurs grandes ailes, quittèrent le bord de l’esquif, volèrent pendant quelques instants à la surface du lac, puis l’un d’eux s’abattit sur l’eau et toute la bande ne tarda pas à l’imiter.

 

Une scène étrange se passa dès lors sous les yeux de nos voyageurs. Ici l’un des oiseaux nageait en sondant du regard l’eau transparente qui se trouvait au-dessous de lui ; un autre, à demi-plongé dans le lac, ne montrait plus que sa large queue, dressée verticalement au-dessus de l’eau ; un troisième avait disparu un peu plus loin et ne révélait sa présence que par les rides qu’il imprimait à la surface de l’onde ; un quatrième luttait avec un gros poisson qui étincelait dans son bec ; un cinquième s’élevait dans l’air avec sa proie, qu’il rapportait au batelier ; enfin, les douze cormorans travaillaient avec une incroyable activité. Le lac, dont les eaux tranquilles étaient tout à l’heure unies comme un miroir, se trouvait maintenant couvert de rides, de bulles d’air et d’écume, dans tous les endroits où les oiseaux nageaient, plongeaient, battaient des ailes en se précipitant sur le poisson. En vain celui-ci cherchait-il à éviter l’ennemi qui le poursuivait ; les pêcheurs s’élançaient avec la rapidité de la flèche, et les cormorans ont la faculté de nager entre deux eaux, tout aussi bien qu’à la surface ; leur poitrine, dont la forme est semblable à la carène d’un navire, fend l’onde avec aisance ; leurs ailes puissantes et leurs pieds palmés leur servent de rames ; leur grande queue fait l’office de gouvernail, et leur permet de se tourner de côté et d’autre, ou de s’élancer en avant avec une extrême vitesse.

 

Un fait singulier frappa nos voyageurs ; lorsque l’un des oiseaux avait saisi un poisson d’un volume qui dépassait la grosseur ordinaire, et qui ne lui permettait pas de le rapporter au bateau, plusieurs de ses camarades se précipitaient vers lui, afin de lui prêter assistance et de l’aider à transporter cette proie énorme.

 

Vous vous demanderez comment il se fait que les cormorans, qui sont destinés à manger du poisson, n’avalent pas celui qu’ils prennent, et consentent à le rapporter à leur maître. En effet, quand ils sont jeunes, ou lorsqu’ils n’ont pas été suffisamment dressés, il arrive que ces oiseaux dévorent le poisson qu’ils ont trouvé ; mais, dans ces cas-là, on adopte à leur égard une certaine mesure qui ne leur permet pas de commettre cette infraction à la règle, et qui consiste à leur mettre un collier assez étroit pour les empêcher d’avaler une proie quelconque, tout en étant assez large pour ne pas les étrangler. Mais cette précaution n’est pas nécessaire avec les vieux cormorans dont l’éducation est achevée ; quelle que soit la faim qu’ils éprouvent, ils n’en rapportent pas moins à leur maître la totalité de leur pêche, et se contentent, pour toute récompense, du plus mince et du plus mauvais de tous les poissons qu’ils ont pris.

 

Quelquefois l’un de ces oiseaux s’abandonne à la paresse et vogue tranquillement sur le lac ou sur la rivière, sans faire aucun effort pour accomplir sa tâche ; en pareille occasion, le pêcheur fait approcher sa barque, il frappe avec sa perche un grand coup dans l’eau, près de l’endroit où l’insolent se repose et gronde le paresseux ; il est rare que cette semonce ne produise pas l’effet que le pêcheur en attend, et que l’oiseau, réveillé tout à coup par la voix de son maître, ne se remette pas à la besogne avec une nouvelle énergie.

 

Quand cette pêche a duré plusieurs heures, les cormorans fatigués ont la permission de venir se reposer sur le bord du bateau ; ceux qui ont des colliers en sont immédiatement délivrés, et toute la bande est caressée par le maître, qui lui abandonne le fretin pour la payer de son travail.

 

Nos chasseurs de plantes n’avaient pas attendu jusque-là pour continuer leur voyage.

VI

LE TÉRAÏ


Lorsque, venant des bords de la mer, vous approchez des grandes montagnes qui forment une chaîne importante, vous avez à traverser une région plus ou moins étendue, composée de hautes collines et de vallées étroites et profondes que sillonnent de nombreux torrents et des rivières rapides ; cette région est proportionnée à l’importance de la chaîne qu’elle avoisine, et, quand il s’agit de montagnes de premier ordre, sa largeur est ordinairement de quarante à quatre-vingts kilomètres. Il existe une région de cette nature de chaque côté des Cordillères, dans l’Amérique du Sud ; on en trouve une pareille aux abords des montagnes Rocheuses et des monts Alléghanys, et celle des Alpes, que l’on rencontre en Italie, est bien connue sous le nom significatif de Piémont.

 

La chaîne de l’Himalaya présente également cette particularité géologique ; son versant méridional, celui qui regarde les plaines de l’Hindoustan, est longé par une ceinture d’environ quatre-vingts kilomètres de largeur, composée de rochers, de montagnes abruptes, de ravines profondes, de torrents écumeux, de gorges et de défilés d’un accès difficile, et présente par conséquent un aspect à la fois sauvage et pittoresque.

 

La partie inférieure de cette région, c’est-à-dire celle qui touche aux plaines fertiles de l’Inde, est appelée Téraï par les Européens. C’est une bande irrégulière, qui a parfois quarante-cinq kilomètres de large, et parfois seulement une quinzaine ; elle s’étend depuis la frontière du haut Assam jusqu’aux rives du Sutledge, et ne ressemble ni aux plaines de l’Hindoustan ni aux montagnes de l’Himalaya. Ses animaux et ses plantes diffèrent essentiellement de la flore et de la faune des deux régions qui la circonscrivent ; son climat est l’un des plus dangereux du globe, d’où il résulte que le Téraï est presque entièrement désert ; on n’y trouve qu’un petit nombre d’habitants à demi sauvages, dispersés de loin en loin, et qui portent le nom de Mechs.

 

Toutefois, si le mauvais air qui fait du Téraï un séjour mortel en a éloigné les hommes, il semble, au contraire, attirer les bêtes féroces, qui ont choisi pour retraite favorite les forêts et les jungles épaisses dont cette région est couverte. Le lion, le tigre, la panthère, le léopard et divers autres félins de grande espèce habitent ces halliers impénétrables ; l’éléphant, le gyal[3], le rhinocéros, vivent à l’ombre de ses forêts, et le sambour et l’axis pâturent dans ses vallées herbeuses. On y trouve des serpents sans nombre, d’affreux lézards, d’horribles chauves-souris, mais en même temps de beaux papillons et d’admirables oiseaux.

 

Quelques jours de marche suffirent à nos voyageurs pour franchir la partie cultivée des Indes et pour arriver à la lisière des jungles. Ils avaient pénétré dans la région que nous venons de décrire, et, comme ils étaient partis de fort grand matin, le soleil n’était pas couché lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où ils devaient camper. Il leur eût été facile de prolonger leur étape ; mais, ravi des formes nouvelles que la végétation offrait partout à ses regards, le jeune botaniste résolut de s’arrêter dans ces lieux et d’y passer plusieurs jours.

 

Vous connaissez de nom, tout au moins, le figuier des banians, cet arbre merveilleux dont les branches, après s’être déployées de manière à constituer une ramée touffue, s’abaissent vers la terre où elles s’implantent, y prennent racine et forment de nouvelles tiges, qui poussent de nouvelles branches, et ainsi de suite.

 

Un seul arbre suffit dès lors à couvrir un espace de terrain assez grand pour que l’on puisse y caserner un régiment tout entier, ou y faire asseoir les membres d’une assemblée nombreuse. L’arbre des banians est un figuier, mais il ne produit pas les figues que vous trouvez si bonnes ; il est cependant de la même famille que le figuier ordinaire, et appartient, comme lui, au genre que l’on appelle ficus. Que de végétaux d’aspects différents se trouvent réunis dans cette famille ! Quelques-uns d’entre eux sont des lianes grimpantes et s’attachent aux rochers et aux arbres comme le lierre qui tapisse nos murailles ; tandis qu’il en est d’autres, ainsi que le banian des Indes, qui sont rangés parmi les arbres les plus gros que l’on connaisse[4]. Tous les figuiers possèdent plus ou moins la faculté remarquable de se multiplier en implantant leurs branches dans le sol, comme nous l’avons dit plus haut à l’occasion du banian, et il arrive parfois qu’ils entourent complètement d’autres arbres, de manière à cacher le tronc de ceux-ci à l’œil du spectateur. Celui dont la feuillée abritait le Shikarri et les deux Bavarois offrait précisément cette particularité ; ce n’était pas l’un des plus gros qu’on pût voir, car il était encore jeune ; mais du milieu de sa cime, déjà fort touffue, s’élevaient les grandes feuilles en éventail d’un magnifique palmier (borassus flagelliformis) ; On n’apercevait pas du tout le stipe du palmier dont les frondes se déployaient au-dessus du banian, et si Karl n’avait pas été botaniste et n’avait pas connu les habitudes singulières du figuier qui les abritait, il n’aurait jamais pu s’expliquer le fait qu’il avait sous les yeux. Rien n’était plus différent que la nature de ces deux cimes qui semblaient sortir du même tronc ; les feuilles ovales du banian, un peu en forme de cœur, contrastaient vivement avec les larges frondes radiées et rigides du palmier, et l’on reconnaissait au premier coup d’œil qu’elles appartenaient à des arbres d’espèce tout opposée.

 

Mais comment ce phénomène avait-il pu se produire ?

 

Si le fait bizarre que nos voyageurs avaient sous les yeux eût été le seul du même genre qui se fût jamais rencontré, on aurait pu croire que le palmier avait été planté par quelqu’un dans la position où le voyaient les chasseurs ; mais il est tellement commun dans les forêts de l’Inde, et cela dans des régions complètement inhabitées, qu’il était impossible que ce fût l’œuvre d’un homme. Comment expliquer, dès lors, cette union des deux arbres ?

 

De nos trois voyageurs, après tout, Gaspard était le seul qui fût intrigué par cette énigme ; Karl et Ossaro pouvaient l’un et l’autre expliquer ce phénomène, et Karl se chargea de le faire comprendre à son frère.

 

« Le palmier, dit-il, ne s’est pas développé sur le figuier ; c’est au contraire le banian qui est le véritable parasite. Un oiseau, un pigeon sauvage, ou un mainate, ayant pris une baie de figuier, l’aura déposée dans l’aisselle de l’une des frondes du palmier ; les plus petits oiseaux peuvent accomplir ce transfert, puisque le fruit de banian est de la grosseur d’une merise. Une fois à la place où l’oiseau l’a laissée choir, la graine a germé, un petit figuier en est sorti, dont les racines ont longé le stipe du palmier jusqu’au moment où elles ont gagné la terre ; puis elles se sont multipliées autour du palmier, qu’elles ont enveloppé complètement, à l’exception du bouquet de palmes qui se trouvait au-dessus de leur point de départ ; le figuier ensuite a poussé des branches latérales qui ont masqué tout à fait le corps du palmier et qui lui ont donné l’air d’être le soutien de l’arbre nourricier dont il puise la sève. »

 

Effectivement c’était ainsi que la chose avait eu lieu. Ossaro ajouta que les Hindous ont une vénération profonde pour l’union de ces deux arbres, qu’ils considèrent comme sacrée. Quant à lui, qui ne se piquait pas d’être un fervent sectateur de Brahma, sous aucune de ses formes nombreuses, il se moquait de cette croyance, qu’il appelait une mystification.

VII

MISE EN PERCE DU PALMIER


L’une des premières choses que fit Ossaro, dès qu’il eut mis par terre ses armes et ses bagages, fut de grimper au banian. Cet exploit n’avait rien de difficile, car le tronc de cette espèce de figuier présente une foule de saillies qui permettent de l’escalader sans peine ; d’ailleurs, Ossaro grimpait aux arbres tout aussi bien qu’un chat.

 

Mais qu’allait-il chercher à la cime du banian ? les figues n’étaient pas mûres ; et même, quand elles sont parvenues à leur entière maturité, c’est un triste régal. Peut-être allait-il cueillir les fruits du palmier ? Encore moins ; car ceux-ci n’étaient pas même formés ; la spathe[5] n’était point encore ouverte, et les fleurs commençaient à peine de déchirer leur enveloppe. Si les noix avaient été faites et qu’on les eût prises avant que l’amande eût vieilli, elles auraient constitué un aliment délicat et d’une assez grande importance. En effet, les fruits du palmier sont de la grosseur de la tête d’un enfant ; ils présentent une masse triangulaire, dont les angles sont arrondis, et se composent d’une écorce épaisse, jaunâtre et succulente, qui renferme trois amandes, chacune de la dimension d’un œuf d’oie. Ce sont ces amandes que l’on mange à l’époque où elles sont encore pulpeuses ; arrivées à maturité, elles bleuissent, deviennent très-dures, perdent complètement leur saveur, et ne sont plus du tout mangeables. Mais ce n’était pas pour en avoir les noix qu’Ossaro avait fini par atteindre la cime du palmier, puisque les fleurs étaient encore enfermées dans la spathe qui leur servait de berceau.

 

Gaspard se demandait quelle pouvait être l’intention du Shikarri ; le botaniste croyait l’avoir devinée, mais il n’en suivait pas moins d’un œil aussi attentif que son frère tous les mouvements de l’Indien. Celui-ci commença par couper un morceau de bambou, qui, fermé par un nœud à l’une de ses extrémités, pouvait contenir un peu plus d’un litre ; il l’emporta dans son ascension, atteignit le bouquet d’énormes feuilles qui couronnait le palmier, et s’introduisit au milieu de ces larges frondes. Les deux frères le virent alors saisir fortement l’une des spathes qui renfermait les fleurs, et la courber en l’appuyant contre la tige du palmier ; puis, faisant usage d’une pierre dont il s’était pourvu et qu’il avait prise pour lui servir de marteau, l’Hindou en frappa vivement les jeunes fleurs du palmier ; lorsqu’il les eut écrasées, ce qui ne lui donna pas beaucoup de peine, il tira le couteau qu’il portait à sa ceinture et détacha la première moitié du régime[6], qu’il laissa tomber par terre avec indifférence.

 

Une fois cette opération terminée, il attacha son bambou à la spathe, après y avoir introduit l’extrémité du régime dont il avait enlevé la partie inférieure ; il fixa l’un et l’autre au pétiole[7] de l’une des frondes du palmier, de manière que le bambou fût placé verticalement ; puis il jeta la pierre qui lui avait servi de marteau, remit son coutelas dans sa ceinture et vint retrouver ses compagnons.

 

« Vous attendre une heure, Sahibs, leur dit-il en arrivant auprès d’eux, et vous, après cela, boire du champagne indien. »

 

Lorsqu’une heure se fut écoulée, Ossaro alla chercher son bambou et le rapporta aux deux Bavarois. Karl et Gaspard le trouvèrent rempli d’une liqueur fraîche et transparente, dont ils burent immédiatement, et qu’ils déclarèrent aussi bonne que le meilleur vin de champagne. En effet, il n’existe pas dans l’Inde de boisson plus délicieuse que la sève du palmier ; elle a seulement le défaut d’être beaucoup trop enivrante, et les indigènes en font, par malheur, un usage trop copieux.

 

On peut également fabriquer du sucre avec cet admirable palmier : il suffit, pour cela, d’en faire bouillir la sève, que l’on se procure ainsi que nous venons de le voir ; mais il est indispensable de mettre un peu de chaux dans le vase où on la recueille, afin de l’empêcher de fermenter, ce qui nuirait à la formation du sucre.

 

Ossaro avait saisi d’autant plus vite l’occasion de faire goûter à nos chasseurs l’excellent breuvage qu’il venait de leur procurer, que le figuier banian lui avait offert un moyen facile d’arriver au palmier. Il eût été, sans cela, fort malaisé d’atteindre le régime vinifère, car le stipe d’un palmier s’élève à dix ou douze mètres sans offrir la moindre inégalité. Mais, grâce au banian, lorsque le bambou fut vide, le Shikarri alla de nouveau l’ajuster à l’endroit où il l’avait placé d’abord ; il savait bien que la sève continuerait de couler, et cela pendant plusieurs jours, sans qu’il eût besoin de faire autre chose que de pratiquer une nouvelle incision à l’extrémité du régime.

 

Bien que, pendant le jour, il eût fait assez chaud, l’air devint tellement frais, lorsque la nuit approcha, que nos trois voyageurs se virent dans l’obligation de faire du feu.

 

Karl, dont l’œil cherchait sans cesse quelque plante inconnue, observa que le bois dont ils alimentaient leur feu ressemblait beaucoup au chêne. Il ramassa l’une des branches qu’il avait apportées, en coupa un morceau et vit avec surprise que c’était bien ce qu’il avait cru d’abord ; il n’y avait pas à s’y méprendre, il reconnaissait le grain et la fibre du géant de nos forêts. Il s’attendait certainement à rencontrer des chênes sur les deux versants des monts Himalaya, mais non pas à le voir dans la région des palmiers. Karl ne savait pas encore, et le fait est généralement ignoré, que la zone torride possède différentes espèces de chênes qui croissent dans les contrées brûlantes, au niveau même de l’Océan. Et, chose assez bizarre, on n’en trouve pas dans la région tropicale de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, non plus qu’à Ceylan, ni dans la partie inférieure de la presqu’île de l’Inde, tandis qu’à l’est du Bengale, aux Moluques et dans l’archipel indien, il en existe peut-être un plus grand nombre de variétés que dans aucune autre partie du monde.

 

La vue de cette ancienne connaissance eut un heureux effet sur l’esprit de nos Bavarois : il semblait à Gaspard qu’il ne serait plus dépaysé, dès l’instant qu’il reverrait des chênes ; Karl en éprouvait une joie non moins vive, et il aurait déjà voulu être au lendemain pour aller à la découverte, afin de confirmer le fait étrange qu’il venait d’observer.

 

Quant à présent, c’était l’heure de dormir, et nos deux frères se disposaient à s’envelopper dans leurs couvertures, lorsqu’un incident inattendu prolongea leur veillée pendant une heure ou deux.

VIII

LE SAMBOUR


« Regarde donc ! s’écria Gaspard, dont la vue était plus perçante que celle du botaniste, regarde là-bas, ne vois-tu pas deux étincelles ?

 

– Parfaitement, répondit Karl, deux points ronds et lumineux ; mais qu’est-ce que cela peut être ?

 

– Un animal sauvage, reprit le chasseur ; quelque bête fauve, je l’affirmerais au besoin. »

 

Cette apparition n’était pas sans causer un certain malaise aux deux frères, car ils savaient que la région où ils étaient alors est peuplée d’animaux féroces.

 

« C’est peut-être un tigre, dit Karl, après un instant de silence.

 

– Ou une panthère, ajouta Gaspard.

 

– Il faut espérer que non, répliqua le botaniste, car je ne sais vraiment pas… »

 

Le guide l’interrompit et d’un seul mot rassura les deux frères :

 

« Sambour, » dit-il.

 

Karl et Gaspard comprirent le Shikarri, et la joie la plus vive remplaça leur frayeur. Les deux points lumineux qui les avaient alarmés n’étaient pas autre chose que les yeux d’un cerf, appelé sambour par les Européens, et dont la prunelle réfléchissait la lumière de leur foyer. Comment nos amis n’auraient-ils pas été joyeux ? Au plaisir de la chasse, qui leur promettait d’être heureuse, se joignait la perspective de manger une tranche de venaison, perspective attrayante et qu’ils savaient apprécier. Mais d’abord il fallait réussir. Les deux frères et le Shikarri étaient trop bons chasseurs pour agir avec précipitation ; le moindre mouvement aurait effrayé le sambour, qui, en deux ou trois bonds, eût disparu dans la forêt : il n’avait pas même besoin de cela, il lui suffisait de tourner la tête pour se perdre au milieu des ténèbres, car ses yeux brillants étaient la seule chose qui révélât sa présence et qui pût aider les chasseurs à diriger leurs coups ; s’il avait fermé ses paupières, il pouvait rester à la même place jusqu’au lendemain matin, sans courir le moindre risque.

 

Mais la curiosité du pauvre animal ne lui permettait pas d’adopter cette mesure ; il donnait au contraire à ses grands yeux toute l’extension qu’ils pouvaient acquérir.

 

Gaspard recommanda tout bas à ses deux compagnons de ne pas faire le moindre geste et de ne pas dire un mot. Il se baissa graduellement afin de saisir sa canardière, et l’amena sans bruit au niveau de son épaule ; puis, ayant bien visé, il appuya sur la détente, et, guidé par les deux points brillants qu’il apercevait dans l’ombre, il déchargea l’un de ses deux coups. Toutefois, n’ayant pas de balles, il fut assez prudent pour ne pas l’envoyer entre les deux yeux du sambour, dont le crâne épais eût fort bien résisté au plomb qui chargeait son fusil. Au lieu donc de viser au front de la bête, Gaspard tira au moins à trente ou quarante centimètres plus bas, avec l’intention de frapper l’animal en pleine poitrine.

 

Au moment où la détonation éclata, les yeux brillants s’éteignirent comme une bougie sur laquelle on a soufflé. Gaspard n’en tira pas moins un second coup à l’aventure : peine inutile, car le premier avait atteint son but ; au bruit qu’on entendait parmi les feuilles sèches, il était facile de juger que le sambour n’avait pas pu s’enfuir, et qu’il se débattait contre les approches de la mort. Fritz, le chien de Gaspard, s’était déjà élancé vers l’endroit où le cerf était tombé, et n’avait pas attendu l’arrivée des chasseurs pour terminer l’agonie de la pauvre bête.

 

Karl, Gaspard et Ossaro, ayant fait une torche avec les branches d’un arbre résineux, allèrent rejoindre le limier qui était resté près du cerf et rapportèrent celui-ci à leur bivouac. Ce fut tout ce qu’ils purent faire que de le traîner jusque-là, car le sambour est l’un des plus grands animaux de l’espèce cervine, et celui qu’ils venaient de tuer se trouvait être précisément un vieux mâle, dont le front était couronné d’un bois énorme qui, je n’en doute pas, avait fait son orgueil.

 

Le sambour est l’un des plus beaux cerfs qui existent ; bien que pour la taille il soit inférieur au wapiti (cervus canadensis), il est beaucoup plus grand que le cerf commun d’Europe. C’est un animal agile, audacieux et méchant, et qui devient un adversaire dangereux pour le chasseur et pour les chiens, lorsqu’il est réduit aux abois. Sa robe est d’un brun grisâtre et composée d’un poil roide et serré, qui s’allonge et s’ébouriffe autour du cou, principalement sur la ligne médiane de la gorge, où il forme une longue barbe analogue à celle du wapiti ; une crinière s’étend également sur la région supérieure du col, et ajoute à là physionomie pleine de hardiesse de l’animal ; le mufle est cerclé d’une bande presque noire, et la tache qui entoure la queue est petite et jaunâtre.

 

Cette description est celle de l’hippélaphe ou sambour ordinaire, que les Anglo-Indiens appellent tout bonnement cerf. Mais on trouve plusieurs variétés de sambours dans les différentes parties de l’Asie. Les naturalistes les classent en général dans un groupe de l’espèce cervine, qu’ils ont appelé roussa, et dont il existe divers représentants dans chacune des provinces de l’Inde, depuis l’île de Ceylan jusqu’à l’Himalaya, et depuis l’Indus jusqu’aux îles de l’archipel Indien. Ils habitent les forêts, où ils choisissent de préférence le voisinage des eaux.

IX

UN MARAUDEUR NOCTURNE


Le Shikarri eut bientôt dépouillé le sambour, dont il coupa la chair en morceaux, qu’il suspendit aux branches d’un arbre. Bien que nos voyageurs eussent déjà soupé, les émotions de la chasse et le mouvement qu’ils s’étaient donné avaient réveillé leur appétit : ils coupèrent une belle tranche de venaison qu’ils placèrent au-dessus de leur brasier de chêne et qui, lorsqu’elle fut cuite à point, leur parut délicieuse. Ils l’arrosèrent d’une nouvelle libation de leur excellent vin de palmier, formèrent auprès du feu une couche épaisse de mousse appartenant à la famille des usnées, s’enveloppèrent de leurs couvertures, s’étendirent sous les branches du banian, et furent bientôt plongés dans un profond sommeil.

 

Ils dormaient depuis quelques heures, lorsqu’ils furent réveillés tout à coup par les aboiements de Fritz, dont la voix irritée et les démonstrations hostiles annonçaient qu’un ennemi s’était approché du bivouac. En effet, lorsque les dormeurs s’éveillèrent, ils crurent entendre marcher auprès d’eux, et comme le grondement sourd de quelque bête féroce. Toutefois, il était difficile de distinguer la nature des sons qui frappaient leur oreille ; car, à cette heure avancée de la nuit, les forêts des tropiques sont pleines de bruits divers, et parfois tellement forts, qu’il est impossible d’entendre la personne avec qui vous parlez. On est assourdi par le craquettement des cigales, le coassement des grenouilles, le tintement des crapauds, le houhoulement des hiboux, les cris des engoulevents et des singes qui unissent leurs vociférations aux rugissements des carnassiers.

 

Les trois voyageurs cherchèrent pendant quelques instants à discerner, au milieu de ce concert infernal, quelle était la cause de la fureur de Fritz ; mais le bruit des pas qu’ils avaient cru entendre n’arrivait plus jusqu’à eux ; les aboiements du limier cessèrent, et les voyageurs se rendormirent jusqu’au lendemain matin.

 

À peine le jour commençait-il à poindre que nos trois jeunes gens étaient debout et s’occupaient de leur déjeuner ; ils avaient été ramasser des branches de chêne, Karl préparait le feu devant lequel devait bientôt rôtir une tranche de venaison, et le Shikarri escaladait le figuier banian pour aller tirer du vin au palmier, tandis que l’ami Gaspard allait chercher la viande.

 

Les quartiers de cerf avaient été suspendus, comme nous l’avons dit, à un arbre qui pouvait être à cinquante pas du feu des voyageurs.

 

Un cri violent de Gaspard attira bientôt les deux autres chasseurs à la place où la venaison avait été mise la veille.

 

« Voyez donc ! s’écria le jeune homme dès que son frère et l’Hindou furent à portée de l’entendre, l’un des quartiers du cerf a disparu.

 

– Ah ! je comprends, répondit Karl, ce sont des voleurs qui cette nuit ont fait aboyer Fritz.

 

– Nous avons été volés, reprit Gaspard, cela ne fait pas le moindre doute ; mais le voleur n’est point un homme, c’est quelque bête sauvage qui nous a pris notre viande.

 

– Oui, Sahib ; vous dire la vérité, ajouta le Shikarri ; c’est une bête féroce, très-féroce, un gros tigre qui a volé le morceau. »

 

Les deux frères tressaillirent en entendant ces paroles et regardèrent avec une vive inquiétude le fourré qui les environnait. Ossaro lui-même témoignait d’une certaine frayeur. Penser qu’ils avaient dormi à la belle étoile dans le voisinage d’un tigre, c’est-à-dire de l’animal le plus féroce de toute la terre ! et cela dans l’Inde, où l’on entend sans cesse parler des ravages exercés par ce terrible habitant des jungles.

 

« Vous croyez que c’est un tigre ? s’écria le botaniste en interrompant l’Hindou.

 

– Bien sûr ! regardez plutôt, Sahib. »

 

Et le Shikarri désignait les pas dont la berge sableuse du ruisseau avait gardé l’empreinte. C’était bien certainement la piste d’un animal de grande taille, et, en l’examinant de plus près, il était facile de reconnaître que cet animal appartenait à la famille des chats. La patte de velours du félin avait laissé dans le sable la marque des coussinets dont ses doigts étaient garnis, et l’on voyait à peine la trace légère que les griffes y avaient faite : car le tigre, dont les ongles tranchants sont énormes, a la faculté, comme tous les animaux de son espèce, de rentrer ses griffes entre ses doigts coussinés, ce qu’il fait toujours en marchant. Les empreintes que nos chasseurs avaient sous les yeux étaient trop larges pour qu’on pût les attribuer au léopard ou bien à la panthère ; elles ne pouvaient provenir que d’un tigre ou d’un lion ; mais Ossaro avait trop d’expérience pour se tromper à cet égard : il savait parfaitement distinguer les deux pistes et déclara, sans hésiter, que le voleur dont on voyait les pas était bel et bien un tigre.

 

Cette assertion donnait à réfléchir, et nos trois voyageurs se consultèrent pour savoir quelle mesure il leur restait à prendre. Devaient-ils abandonner leur bivouac et aller s’établir à une certaine distance ? Karl voulait passer deux jours à l’endroit où ils étaient campés ; il avait la certitude de pouvoir y découvrir quelques plantes d’une espèce inconnue ; mais le repos devenait impossible en songeant à un pareil voisinage. Le tigre ne manquerait point de revenir ; il ne s’éloignerait pas d’un endroit où il avait trouvé la table mise, et l’on ne pouvait douter de sa visite aussitôt qu’il ferait nuit. Peut-être valait-il mieux partir et aller camper dans un endroit où ils seraient plus tranquilles.

 

Cette question importante fut débattue à déjeuner par nos trois voyageurs. Gaspard, entraîné par l’amour de la chasse, éprouvait le désir de faire connaissance avec le tigre ; mais Karl était plus prudent, peut-être plus timide ; et opinait pour un départ immédiat. Cependant il finit par céder à Gaspard et surtout à Ossaro, qui, disait-il, se chargeait de tuer leur voleur de viande, s’ils consentaient à passer au même endroit seulement la nuit prochaine.

 

« À coups de flèches ? demanda Gaspard au Shikarri ; les vôtres sont donc empoisonnées ?

 

– Non, jeune Sahib, répondit Ossaro.

 

– Je ne crois pas alors que vous ayez beaucoup de chances de tuer un tigre avec de pareilles armes ; comment ferez-vous pour tenir votre promesse ?

 

– Que le Sahib consente à rester ici jusqu’à demain et Ossaro vous montrera ; lui tuera le tigre, et lui d’abord l’avoir pris tout vivant. »

 

Évidemment le Shikarri était sûr du moyen qu’il voulait employer ; Gaspard n’en était que plus curieux d’apprendre la méthode qui devait lui réussir ; et comme l’Hindou affirmait que son procédé n’avait rien de périlleux, le botaniste voulut bien différer son départ et permettre que l’épreuve fût tentée.

 

Ossaro apprit alors aux deux frères le plan qu’il méditait ; la curiosité de Gaspard n’en devint qu’un peu plus vive ; Karl lui-même ne pouvait s’empêcher de prendre intérêt à la chose, et, aussitôt que le déjeuner fut terminé, chacun se mit à l’œuvre pour mener à bonne fin le projet du Shikarri.

 

Les trois jeunes gens coupèrent d’abord un grand nombre de tiges de bambous qu’ils se procurèrent dans un fourré voisin ; nous avons déjà vu, à l’occasion du palmier, que ces tiges sont creuses et qu’elles peuvent servir de vase, en laissant à l’une de leurs extrémités l’un des nœuds qu’elles contiennent de loin en loin. Ossaro coupa ensuite l’écorce des jeunes branches du figuier des banians, et introduisit, dans les entailles qu’il venait de faire, ses tiges de bambou, de façon à recueillir la sève du figuier, sève qui est épaisse et qui ressemble à du lait. Aussitôt que les bambous furent remplis de ce liquide, le Shikarri en versa le contenu dans la marmite, qu’il suspendit au-dessus d’un feu très-doux ; il remua la sève, en ajouta de nouvelle de temps en temps, et la laissa réduire jusqu’à ce qu’elle eût acquis la consistance de la glu. C’est, en effet, avec cette glu particulière, tout aussi bonne que la nôtre, que les Indiens prennent les oiseaux.

 

Pendant ce temps-là, Karl et Gaspard, d’après les indications d’Ossaro, avaient cueilli une énorme quantité de feuilles qu’ils avaient également prises aux plus jeunes rejetons du figuier. Chacune de ces feuilles, qui sont de la dimension d’une soucoupe de tasse à thé, présente un duvet laineux qui la recouvre et qui est particulier aux feuilles des jeunes arbres ; à mesure que le banian prend des années, ses feuilles deviennent plus consistantes et plus lisses.

 

Le monceau de feuilles que les deux frères avaient récoltées ayant été remis à l’Hindou, et la glu étant bien préparée, nos trois chasseurs se rendirent vers l’endroit où la venaison avait été suspendue. Ils y laissèrent, comme appât, les deux quartiers de cerf qui leur restaient encore ; seulement ils les attachèrent un peu plus haut, afin qu’il fût impossible au tigre de les emporter immédiatement.

 

Une fois la venaison placée comme il le désirait, Ossaro nettoya, sur un assez grand espace, le terrain qui s’étendait autour de l’arbre où la viande se trouvait attachée. Aidé par Karl et Gaspard, il en ôta les broussailles, le bois mort et les feuilles, qu’il amoncela dans un coin ; puis il s’occupa de la dernière partie de son stratagème. Cette opération importante, qui ne dura pas moins de deux heures, consistait à poser une couche de glu sur toutes les feuilles de banian qui avaient été cueillies par les deux frères, et dont Ossaro joncha l’espace de terrain qu’il avait nettoyé ; de cette façon, il était impossible d’approcher de l’endroit où se trouvaient les morceaux de viandes, sans marcher sur ces feuilles barbouillées de glu ; le Shikarri avait eu le soin de mettre un peu de cette matière collante au revers des feuilles engluées, pour qu’elles pussent adhérer légèrement à l’herbe qui couvrait la terre, afin que le vent ne les dérangeât pas de la place où il les avait étalées.

X

QUELQUES MOTS SUR LES TIGRES


Je n’ai pas besoin de vous faire la description d’un tigre ; il n’est personne qui n’en ait vu plus d’une fois, quand ce ne serait qu’en peinture. L’animal que l’on appelle ainsi est rayé ; les grands félins tachetés sont des jaguars, des panthères, et des léopards ; il est donc impossible de confondre le tigre avec ses congénères. C’est le plus grand de tous les félins, si l’on en excepte le lion, et même, on a vu des tigres qui, pour la taille, égalaient celui-ci. La crinière qui couvre les épaules et le cou du lion le fait paraître plus gros qu’il ne l’est réellement ; dépouillez-le, ainsi que le tigre, et vous aurez deux animaux d’égale grosseur.

 

De même que chez le lion, la forme du tigre et la nuance de sa robe offrent peu de variétés ; la nature ne se fait pas un jeu de ces moules puissants, et ne déploie les fantaisies de sa palette que sur des animaux d’une moins grande importance. On peut trouver des tigres dont le pelage soit d’un jaune plus ou moins clair, et qui soient marqués de rayures plus ou moins noires ; mais l’aspect ne change pas, et il suffit d’un coup d’œil pour reconnaître l’espèce.

 

Le domaine du tigre est beaucoup moins étendu que celui du lion ; tout le continent africain et toute la partie méridionale de l’Asie sont habités par ce dernier, tandis que l’on ne rencontre le tigre que dans la région asiatique du sud-est et dans quelques-unes des grandes îles de l’archipel Indien. L’Indus limite son habitat au sud-ouest, et l’on n’est pas certain de l’endroit où il s’arrête vers le nord. En effet, nous avons, du reste, la preuve que de nos jours il se trouve dans la partie septentrionale de la Chine et dans la Mongolie.

 

Mais le véritable séjour de cet animal féroce est la région brûlante des jungles qui couvrent une partie de l’Hindoustan, du royaume de Siam, de la presqu’île de Malacca et des provinces méridionales de la Chine. C’est là qu’il règne sans conteste, en souverain du hallier ; parfois on rencontre le lion dans ces parages, où il existe également ; mais le fait est bien plus rare, et les indigènes parlent peu de celui-ci, qui leur inspire moins d’effroi.

 

Nous qui vivons bien loin de ces terribles carnivores, nous pouvons à peine nous figurer la terreur qu’ils répandent dans le pays qu’ils habitent. Chaque voyageur, en s’éloignant de chez lui, frissonne à l’idée qu’un tigre peut le surprendre au passage ; et cette crainte n’est malheureusement que trop fondée. Chaque village a ses récits authentiques des meurtres que les tigres ont commis sur son territoire ; chaque établissement a sa liste des morts, ou tout au moins des blessures qui résultèrent d’une rencontre avec cet effroyable ennemi. Vous ne croiriez jamais, et pourtant c’est un fait avéré, que des provinces entières, où le sol était fertile, ont été désertées par l’effet de la terreur qu’inspiraient aux habitants les tigres et les panthères dont le pays est infesté. La même cause a fait abandonner certaines régions de l’Amérique du Sud, où le jaguar exerce ses ravages.

 

Dans quelques parties de l’Inde, on n’essaye même pas d’opposer de résistance aux attaques réitérées du monstre ; la superstition vient en aide à sa férocité ; les indigènes le considèrent comme étant doué d’un pouvoir surnaturel et comme envoyé de Dieu pour accomplir ici-bas une œuvre de vengeance, et, persuadés que la lutte serait à la fois inutile et impie, ces infortunés s’abandonnent à la mort, sans chercher à vaincre leur terrible adversaire.

 

Mais, en d’autres lieux, où la population est plus énergique et moins superstitieuse, on chasse le tigre avec ardeur, et l’on emploie, à cet effet, différents stratagèmes. Quelquefois c’est une flèche empoisonnée que l’on place sur un arc tendu ; un appât est mis à terre, et correspond, au moyen d’une corde, à la ficelle de l’arc, d’où il résulte qu’en approchant du morceau de viande qu’il veut saisir, le tigre appuie sur la corde et fait partir la flèche qui ne peut manquer de l’atteindre. On se sert également d’un fusil disposé de la même manière, et dont l’animal fait partir la détente.

 

L’énorme trébuchet employé par les Américains pour détruire l’ours noir est également en usage au Bengale pour se défaire du tigre ; il consiste en un tronc d’arbre ajusté sur un poteau, et qui écrase, en tombant, l’animal qui veut saisir l’appât dont le piège est amorcé.

 

On chasse aussi le tigre avec des éléphants ; mais ce plaisir royal n’est à la portée que de rajahs ou princes hindous et des officiers anglais de la Compagnie des Indes, pour lesquels l’existence d’une vingtaine de misérables n’est pas plus précieuse que celle d’un animal.

 

Peut-être pensez-vous que la méthode du Shikarri n’est pas meilleure que le piège au miroir dont se servaient les anciens et qu’emploient les Chinois. Il est certain que les compagnons d’Ossaro eux-mêmes trouvèrent la chose assez étrange, pour ne pas dire absurde, lorsque ce dernier leur dévoila quelle était son intention.

XI

UN TIGRE PRIS À LA GLU


Le procédé du Shikarri fut mis à l’épreuve un peu plus tôt que ne s’y attendaient nos voyageurs. Ils ne croyaient pas que le tigre dût revenir avant le coucher du soleil, et ils avaient formé le projet de passer la nuit au milieu des branches du figuier banian, afin de se préserver de tout danger. Le tigre pouvait avoir la fantaisie de s’approcher de leur bivouac ; et, bien qu’en général ces bêtes féroces aient peur du feu, on cite plusieurs circonstances où des tigres ont attaqué des hommes qui étaient assis à côté d’une flamme brillante. Ossaro en connaissait plusieurs exemples, et c’est pour cela qu’il avait proposé aux deux frères d’aller s’établir dans l’épaisse ramée du banian aussitôt que la nuit serait arrivée. Le tigre, il est vrai, a la faculté de grimper aux arbres, et celui que nos voyageurs attendaient pouvait, sans peine, escalader le tronc rugueux du figuier ; mais, à moins d’attirer son attention par un bruit quelconque, il n’était pas probable qu’il découvrît nos chasseurs au milieu du feuillage. Ceux-ci avaient eu la précaution d’y établir une espèce de plate-forme, qu’ils avaient faite avec des bambous, et où ils devaient être assez à l’aise pour rester immobiles.

 

La plate-forme était finie : les chasseurs en étaient descendus avec l’intention de n’y remonter qu’un peu plus tard, et ils étaient assis auprès de leur feu, quand un bruit particulier vint frapper leurs oreilles ; ce bruit avait quelque chose d’analogue au ronflement d’une machine abattre, que vous avez pu entendre si vous avez passé, l’automne, dans le voisinage d’une ferme. Toutefois, le grondement qui parvenait à l’oreille de nos amis n’était pas continu comme celui de la machine ; il ne se produisait que par intervalles, et cessait complètement après avoir duré quelques secondes.

 

L’Hindou fut le seul des trois voyageurs que ces sons alarmèrent ; les deux autres furent tout simplement curieux d’en apprendre la cause ; mais ils partagèrent bientôt l’anxiété du Shikarri, lorsque ce dernier les informa que ce bruit insolite n’était ni plus ni moins que le feulement d’un tigre.

 

Ossaro leur fit cette terrible communication à voix basse ; dès qu’il eut proféré ces paroles, il se glissa du côté du banian, et fit signe aux deux frères de le suivre en toute hâte.

 

Karl et Gaspard obéirent au Shikarri ; tous les trois escaladèrent le figuier et s’établirent sur leur plate-forme, où ils gardèrent le plus profond silence.

 

De l’endroit où ils étaient placés, nos chasseurs apercevaient, à travers le feuillage, les quartiers de venaison et les feuilles engluées dont ils avaient tapissé le terrain, au-dessous de la branche qui supportait la viande.

 

Soit que le morceau qu’il avait pris la veille ne lui eût pas suffi pour le rassasier complètement, soit qu’il eût ressenti la faim plus tôt qu’à l’ordinaire, le tigre avait quitté sa retraite avant la chute du jour, et l’Hindou, qui connaissait parfaitement les habitudes de ce voleur à peau zébrée, était loin de penser qu’il reviendrait aussitôt ; il ne s’attendait à le voir que quand la nuit serait arrivée. Mais le ronflement sonore qui retentissait à travers les jungles et qui à chaque instant devenait de plus en plus distinct, prouvait assez que l’énorme félin s’approchait de l’endroit où campaient les voyageurs.

 

Tout à coup, ceux-ci aperçurent le tigre au moment où il sortait des broussailles qui couvraient le bord opposé du ruisseau ; sa poitrine blanche se détachait vivement sur le vert sombre du feuillage ; il s’accroupit dans l’herbe exactement comme le chat domestique, lorsque celui-ci guette un oiseau qui ne le voit pas. Le corps allongé, les pattes étendues, l’œil en feu, le tigre contempla les morceaux de viande qui pendaient à la branche ; puis il se ramassa sur lui-même, franchit d’un bond la petite rivière qui le séparait de sa proie, et se dirigea vers l’arbre où elle était fixée.

 

Nous avons dit qu’Ossaro avait placé la viande à une certaine élévation ; la partie inférieure du morceau qui descendait le plus bas était au moins à quatre mètres du sol, et, bien que le tigre, en bondissant, puisse franchir une surface d’une très-grande étendue, sa conformation ne lui permet pas, lorsqu’il saute verticalement, d’atteindre à une hauteur comparable au point où il serait arrivé sur un plan horizontal : aussi notre voleur fut-il assez désappointé lorsqu’il trouva les quartiers de cerf attachés un peu plus haut qu’ils ne l’étaient la veille. Cependant, après avoir exprimé son mécontentement d’une manière significative, il s’accroupit de nouveau, et s’élança dans l’air. Vain effort, il retomba sans avoir atteint la viande, et un grondement prolongé témoigna de son dépit. Il renouvela sa tentative quelques instants après, et cette fois, ayant mieux calculé la distance, il frappa la venaison, qui se balança vivement sans se détacher néanmoins. Ossaro l’avait fixée d’une manière trop solide pour qu’elle tombât sous l’impulsion qu’elle venait de recevoir.

 

Mais ce nouvel échec étonna la bête féroce, habituée à saisir tout ce que sa griffe parvenait à effleurer ; cette circonstance éveilla donc l’attention du tigre et l’appela sur un fait qui augmenta la surprise du félin ; quelque chose était collé à ses pattes ; il releva l’une d’elles, et vit que deux ou trois feuilles s’y trouvaient attachées. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elles paraissaient humides ; mais il n’a jamais vu les feuilles mouillées s’attacher à ses pattes ; d’où provenait ce fait étrange ? Peut-être étaient-ce ces feuilles qui l’avaient empêché de réussir ? Dans tous les cas, elles le gênaient, et il fallait d’abord qu’il s’en débarrassât, avant de chercher une troisième fois à s’emparer de la venaison. Il secoua sa patte ; mais les feuilles ne tombèrent pas ; il la secoua plus violemment, les feuilles restèrent encore ; il n’y comprenait rien. Il lui était arrivé bien souvent, dans sa vie, de marcher sur des feuilles de figuier, sans que jamais pareille chose se fût encore produite !

 

Le tigre s’obstinait à secouer ses pattes, mais sans obtenir de résultat plus heureux ; quelque substance, d’une incroyable ténacité, retenait les feuilles à la place où elles se trouvaient fixées ; les unes lui garnissaient les doigts et lui formaient des gants ; les autres lui constituaient des guêtres : c’était à en perdre l’instinct ! Mais, puisqu’il était impossible de se délivrer de ces maudites feuilles en secouant la patte de toute sa force, il fallait chercher un autre moyen, et le seul qu’il eût jamais employé pour se nettoyer les doigts consistait à se les frotter contre la tête ou bien à les lécher. Il porta donc une patte à son oreille et la ramena jusqu’au bout du museau ; le moyen n’était pas mauvais, relativement à la patte ; car le tigre était parvenu, de cette façon, à enlever la plupart des feuilles qui lui couvraient les doigts ; mais, à son grand chagrin, ces maudites feuilles collaient maintenant à ses oreilles, à ses mâchoires ; il en avait sur le nez, où elles le gênaient encore plus qu’au bout des ongles. Il fallait bien les arracher, et, pour cela, faire usage de sa griffe ; mais, au lieu d’ôter celles qui s’y trouvaient déjà, il ne fît qu’en ajouter davantage ; il essaya d’une autre patte, et le nombre de ces feuilles malencontreuses dont il se barbouillait la face parut encore augmenter ; quelques-unes même, en s’attachant à ses paupières, commençaient à l’aveugler : c’était désespérant. Toutefois il lui restait un moyen d’arracher ce masque poisseux, du moins il le croyait ; c’était de se rouler par terre en s’y frottant la tête.

 

À peine cette idée lumineuse avait-elle frappé son esprit, que le tigre, appuyant sa joue sur l’herbe et se servant de l’une de ses pattes de derrière, se frictionna avec ardeur, puis il se retourna pour en faire autant de l’autre côté, et se roula bel et bien, jusqu’au moment où il découvrit que la situation était de plus en plus fâcheuse ; un énorme emplâtre lui couvrait les deux yeux, et, de la tête à la croupe, il se sentait enfermé dans une espèce de gaîne qui augmentait d’épaisseur à chacun de ses mouvements.

 

Le pauvre tigre était exaspéré ; il ne songeait plus guère au morceau de viande qu’il était venu chercher, et ne pensait qu’à sortir de cette atroce position. Il bondissait à l’aventure, se heurtait contre les arbres en poussant des cris affreux, et recommençait à se rouler par terre, oubliant que par ce moyen il aggravait son supplice.

 

Karl et Gaspard avaient la plus grande envie de rire, et ne l’osaient pas néanmoins, dans la crainte de compromettre le succès de l’entreprise. Le moment d’ailleurs était venu de s’occuper d’une chose plus sérieuse que de rire de l’embarras du tigre ; Ossaro descendit de la plate-forme, et, prenant sa lance, il appela les deux jeunes gens qui l’accompagnèrent, chacun avec son fusil.

 

L’Hindou pouvait approcher de la bête et la tuer sans péril ; mais un coup de fusil était plus sûr ; nos Bavarois d’ailleurs n’étaient pas fâchés de pouvoir dire qu’ils avaient chassé le tigre. L’instant d’après, une balle avait mis fin aux contorsions de la bête féroce, qui, frappée au cœur, gisait sur l’herbe sans mouvement et sans vie.

 

En l’examinant de près, nos chasseurs trouvèrent l’animal tellement enveloppé de feuilles, que ses griffes lui auraient été parfaitement inutiles, et n’auraient pas même offert de danger à la personne qui se serait approchée de lui pour le tuer à coups de poignard.

 

Une fois le tigre bien mort, nos trois jeunes gens purent donner cours à leurs bruyants éclats de rire ; jamais ils n’avaient été de plus belle humeur. N’est-il pas bizarre, en effet, non-seulement d’avoir songé, mais encore d’avoir réussi à prendre un tigre royal au moyen d’un gluau !

XII

UN RADEAU PEU COMMUN


Ossaro ne manqua pas de dépouiller le tigre et de manger à son souper une belle tranche de viande qu’il avait enlevée aux côtes charnues de la bête. Karl et Gaspard ne voulurent point goûter de sa cuisine, bien que le Shikarri leur affirmât que le bifteck de tigre est supérieur même à la grillade de sambour.

 

Ossaro pouvait avoir raison, car il est avéré que la chair de certains carnivores est une excellente chose. La saveur et la délicatesse de la viande, comme le prouve le cochon domestique, n’est pas toujours en rapport avec le genre de nourriture de l’animal qui la fournit.

 

On peut faire la même remarque à propos des volatiles : divers oiseaux de proie sont fort bons à manger ; le faucon des poulets, si avidement recherché par les nègres des plantations américaines, est peut-être meilleur que l’oiseau de basse-cour dont il fait sa nourriture.

 

Toutefois, ce n’était pas pour s’en procurer la chair que le Shikarri avait dépouillé le tigre, mais bien pour en avoir la peau, qui par elle-même n’a cependant pas beaucoup de prix dans l’Inde. Si notre Hindou avait tué un léopard ou une panthère, la dépouille de ces animaux lui aurait été plus productive, car elle se serait vendue plus cher ; mais celle du tigre avait une valeur indirecte assez considérable, Ossaro ne l’ignorait pas : il savait qu’une prime de dix roupies[8] est allouée à chaque individu qui a tué un tigre, et que, pour l’obtenir, il est nécessaire de montrer la dépouille de l’animal. C’est, il est vrai, la Compagnie des Indes qui donne cette prime, et seulement pour les tigres qui sont tués sur son territoire. Celui-ci n’était pas mort à l’ombre du pavillon anglais ; mais la chose n’importait guère ; une peau de tigre est toujours une peau de tigre ; le Shikarri espérait bien un jour ou l’autre parcourir les rues de Calcutta, et dans ces prévisions il grimpa jusqu’au haut du figuier banian, afin d’y cacher sa peau de tigre au milieu des branches, avec l’intention de la reprendre en revenant de la montagne.

 

Les deux jours suivants furent passés au même endroit, où notre botaniste fit une récolte précieuse. Il fut assez heureux pour recueillir la graine d’un certain nombre de plantes rares, parmi lesquelles il s’en trouvait de complètement inconnues. Il les mit en lieu sûr, comme le Shikarri l’avait fait de sa peau de tigre, se promettant bien de déposer ainsi à différentes places, où il les retrouverait plus tard, tous les objets dont il voudrait faire collection, et qu’à son retour il ferait transporter à Calcutta par des indigènes, dont il espérait alors pouvoir payer les services.

 

Le quatrième jour de leur entrée dans le Téraï, nos voyageurs se mirent en route et marchèrent directement vers le nord afin de gagner les montagnes. Ils n’avaient pas pris de guide et suivaient le bord de la rivière, sachant bien qu’ils arriveraient ainsi dans la région qu’ils voulaient explorer.

 

Il était environ midi lorsqu’ils virent devant eux l’un des affluents de la rivière qu’ils suivaient depuis le matin. C’était un cours d’eau rapide, assez large, et qu’il fallait nécessairement franchir, puisqu’il coulait en travers de leur chemin ; les ponts n’existent pas dans cette contrée déserte, et cette rivière était trop profonde pour qu’on pût la passer à pied. Nos chasseurs firent un mille ou deux sur ses bords, afin de voir s’ils ne trouveraient pas un endroit qui leur offrît un gué ; mais ils marchèrent pendant deux heures, et la rivière n’était ni moins large, ni surtout moins profonde.

 

Gaspard et Ossaro, qui nageaient à merveille, ne s’en seraient pas inquiétés s’ils avaient été seuls ; mais Karl n’avait jamais nagé, et c’était à propos de lui qu’Ossaro et Gaspard ne savaient comment faire : le courant était trop rapide pour qu’ils pussent se charger du botaniste ; il fallait déjà être excellent nageur pour franchir, sans fardeau, cette rivière torrentielle. Comment parvenir sur le bord opposé ?

 

Ils s’étaient assis sous un arbre pour débattre cette question, et je suis certain qu’Ossaro n’eût pas tardé à proposer un expédient quelconque, si un moyen imprévu ne s’était offert à nos trois voyageurs.

 

En face d’eux, sur l’autre rive, se trouvait une prairie étroite, qui se déployait entre la berge et la lisière d’une épaisse forêt.

 

Tout à coup, un homme sortit du bois, traversa la prairie et se dirigea du côté de la rivière. Son teint basané, ses cheveux noirs et touffus qui retombaient négligemment sur ses épaules, son vêtement grossier qui consistait en une simple draperie serrée à la taille par une ceinture de cuir, ses jambes nues, ses pieds garnis de sandales, prouvaient suffisamment que c’était l’un des indigènes de cette contrée presque déserte.

 

Son apparition causa une vive surprise aux deux frères ; quant à Ossaro, j’imagine qu’il avait déjà vu pareille chose. Ce n’était pas d’ailleurs l’air sauvage ni le singulier costume du nouvel arrivant qui surprenaient Karl et Gaspard ; quiconque a voyagé pendant quelque temps dans l’Inde ne s’étonne plus ni d’un vêtement bizarre ni d’une figure étrange. Mais cet homme portait un buffle sur son dos, un buffle tout entier, c’est-à-dire un animal de la taille et du poids d’un taureau d’Angleterre. L’échine de l’énorme bête reposait sur celle du porteur, sa tête et ses cornes surmontaient les épaules de l’Indien, ses quatre jambes se roidissaient dans l’air, et sa queue traînait sur l’herbe.

 

Comment un homme pouvait-il ne pas fléchir sous un pareil fardeau ? Voilà ce que nos chasseurs ne pouvaient pas comprendre. Et non-seulement l’indien n’était pas écrasé par sa charge, mais il la portait avec aisance et traversait la prairie d’un pas aussi léger que s’il n’avait eu qu’un sac de plumes sur les épaules.

 

À cette vue, Karl et Gaspard avaient poussé un cri de surprise ; ils se retournèrent vivement du côté d’Ossaro et lui adressèrent une foule de questions à propos de ce fait étrange. Pour toute réponse, l’Hindou les regarda en souriant d’une manière significative : il était évident que ce phénomène n’avait pour lui rien que de fort ordinaire ; mais il s’amusait trop de la surprise de ses compagnons pour ne pas la prolonger, autant, toutefois, que les convenances pouvaient le lui permettre.

 

Ce n’est pas tout : un second indigène sortit bientôt de la forêt, puis un troisième, puis un autre ; bref, une demi-douzaine de Mechs (vous vous rappelez qu’on nomme ainsi les habitants du Téraï) apparurent à la suite les uns des autres, portant, comme le premier, un buffle sur leur dos.

 

Pendant ce temps-là, celui qui les précédait avait gagné la rive ; et c’est alors que l’étonnement de Karl et de Gaspard atteignit son apogée. Le Mech posa par terre l’animal qu’il avait sur les épaules ; il le prit ensuite dans ses bras, le plaça sur l’eau et l’enfourcha comme il eût fait d’un cheval. L’instant d’après il était au milieu de la rivière, où, faisant usage de ses pieds et de ses mains en guise de rames, il poussa rapidement sa monture vers le bord sur lequel se trouvaient nos voyageurs.

 

Les cinq individus qui le suivaient agirent précisément de la même façon, et toute la bande eut bientôt abordé.

 

Mais ce ne fut qu’au moment où le premier indigène, ayant mis le pied sur la rive, tout à côté de nos Bavarois, reprit son buffle et le replaça sur ses épaules, que les deux frères comprirent le fait qui les surprenait tant. Il s’aperçurent alors qu’au lieu d’un buffle, ainsi qu’ils l’avaient cru jusqu’à présent, c’était tout simplement la peau de cet animal, qui était remplie d’air, et que les habitants primitifs de cette contrée déserte employaient comme un radeau.

 

On fait usage du même moyen dans le Punjaub et dans quelques autres parties de l’Inde, où il n’y a pas de ponts, et où il est très-rare que les rivières puissent être passées à gué. Pour construire cette espèce de radeau, les indigènes prennent la dépouille d’un buffle à laquelle ils ont laissé la tête, les cornes et les pieds, afin qu’elle soit plus maniable ; ils recousent la peau avec soin, et la remplissent d’air comme un ballon. Ainsi gonflée, cette dépouille ressemble tellement à l’animal qui la portait jadis, que les chiens s’y méprennent et qu’on les voit aboyer après elle, comme après un buffle vivant. La quantité d’air que cette peau renferme est plus que suffisante pour supporter le poids d’un homme et pour lui permettre de traverser un fleuve sans enfoncer dans l’eau. Quand on veut transporter des marchandises, ou certains objets d’un poids considérable, on attache ensemble plusieurs de ces buffles artificiels, et l’on possède alors un excellent radeau ; ce qui eut lieu précisément à l’occasion de nos voyageurs. Bien que les Mechs soient à demi sauvages, ils n’en sont pas moins remplis de politesse et de complaisance à l’égard des étrangers. Quelques paroles d’Ossaro, accompagnées d’un peu de tabac qu’y joignit le chasseur de plantes, suffirent pour que les Indiens consentissent à faire passer la rivière aux trois jeunes gens. Ils réunirent leurs peaux de buffle, comme nous l’avons dit plus haut, et se chargèrent de les manœuvrer, et une demi-heure après, Karl, Gaspard et le Shikarri avaient abordé sur l’autre rive, et poursuivaient leur voyage en se félicitant d’avoir rencontré ces bons Mechs, dont le radeau leur paraissait extrêmement ingénieux.

XIII

LA PLUS GRANDE HERBE QU’IL Y AIT AU MONDE


Tout en continuant à suivre le bord de la rivière, nos voyageurs étaient parfois obligés de traverser de grands espaces couverts d’une espèce d’herbe que l’on nomme herbe des jungles, et qui non-seulement s’élevait au-dessus de leur tête, mais qui aurait dépassé de beaucoup celle des géants les plus fameux. Goliath ou les Cyclopes n’auraient jamais pu, même en se levant sur la plante des pieds, atteindre à la cime de cette plante.

 

Karl mesura quelques-unes des tiges de cette herbe gigantesque, dont le chaume était de la grosseur du petit doigt, et lui trouva plus de quatre mètres de hauteur. Aucun animal, excepté la girafe, n’est assez grand pour regarder au-dessus déjà pointe de cette herbe des jungles ; mais il n’y a pas de girafes dans l’Inde ; ces créatures au long cou habitent le continent africain et ne se trouvent dans aucune autre partie du monde. Les éléphants sauvages, qui sont pourtant d’une grosseur énorme, peuvent se cacher aussi aisément dans les jungles qu’un mulot dans une prairie anglaise, et nous avons dit que les lions et les tigres séjournent de préférence dans ces fourrés inextricables. Aussi n’était-ce pas sans éprouver une certaine appréhension que nos voyageurs suivaient l’étroit sentier à peine visible qui serpentait entre ces chaumes de la grosseur d’une canne.

 

Vous admettez, je n’en doute pas, que l’herbe des jungles est d’une assez belle taille ; cependant elle est bien loin d’être la plus grande herbe du monde, et même du Téraï. Que penseriez-vous d’une autre herbe qui serait quatre fois plus élevée ? Cela vous étonnerait fort, et pourtant il en existe dans l’Inde ; panis arborescens, dont le chaume n’est pas plus gros qu’un tuyau de plume ordinaire, s’élève jusqu’à quinze mètres de hauteur. C’est toutefois une plante grimpante, qui croît au milieu des grands arbres, s’attache à leurs rameaux et, de branche en branche, atteint presque leur sommet.

 

Cette fois, direz-vous, c’est bien la plus grande herbe que l’on puisse rencontrer ; quinze mètres d’élévation ! Pas du tout ! Apprenez qu’il s’en trouve une autre de la même famille, bien qu’elle soit d’une espèce différente, et qui non-seulement est plus élevée que le panis, mais dont la taille prodigieuse dépasse quelquefois trente mètres de hauteur !

 

Vous devinez que c’est du bambou que je parle, du bambou qui est la plus grande herbe qu’il y ait sur la terre.

 

Vous connaissez le bambou sous la dénomination de canne ; mais ce n’en est pas moins une herbe véritable qui appartient à la famille des graminées, où sont classées la plupart des herbes qui composent nos prairies. La seule différence qui existe entre le bambou et ces humbles végétaux de nos vallées, est tout simplement une différence de taille : l’une est gigantesque et dépasserait en hauteur le plus grand de tous nos chênes ; les autres n’atteindraient pas la cime du plus petit arbrisseau, mais leur organisation n’en est pas moins la même.

 

Et sachez bien qu’il n’est pas, dans tout le règne végétal, de famille qui soit aussi précieuse à l’homme que celle des graminées. Le pain, qui tient une place si importante dans l’alimentation des peuples civilisés, est produit par une herbe ; le blé, l’orge, le seigle, l’avoine, le maïs et le riz ne sont pas autre chose que des herbes de différentes espèces ; il en est de même de la canne à sucre, et il me faudrait faire un long chapitre pour vous décrire toutes les graminées qui contribuent à la satisfaction des besoins de l’homme, un chapitre qui tiendrait trop de place dans notre petit volume et qui ne m’en laisserait plus assez pour vous parler d’autres plantes dont l’usage ne serait pas moins précieux, et dont on n’a pas encore essayé la culture.

 

Disons pourtant quelques mots sur le bambou, car il faut nécessairement le placer au nombre des graminées qui offrent le plus d’intérêt par les services qu’elles rendent ; ce n’est pas comme plante alimentaire que nous en parlons ainsi ; mais les divers usages auxquels le bambou est employé, en Chine et dans l’Inde, sont tellement nombreux qu’il n’est pas de végétal dont l’utilité soit plus incontestable.

 

Le bambou est aux habitants des contrées méridionales de l’Asie et de l’archipel Indien, ce que différents palmiers sont pour les indigènes de certaines parties de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Je ne crois pas que la nature ait fait aux peuples qui habitent cette région un cadeau plus précieux et dont la valeur se manifeste sous des formes plus variées. Pour vous en donner un aperçu, examinons quelques-uns des usages auxquels le bambou est appliqué.

 

Les jeunes pousses de quelques espèces sont coupées à l’époque où elles viennent de paraître, et mangées de la même manière que nous le faisons des asperges ; la tige encore verte, mais parvenue au terme de sa croissance, forme d’élégants étuis dans lesquels on peut transporter des fleurs à des centaines de milles, grâce à l’humidité qui s’exhale de leur paroi. Lorsque, étant mûre, la tige a durci, on en fait des cannes, des arcs, des flèches, des carquois, des hampes de lance, des perches pour porter les palanquins, des mâts de vaisseaux, des ponts légers et une foule d’autres objets ; on construit, avec les tiges les plus fortes, des palissades épaisses, que l’artillerie seule est capable de détruire. Les Malais, en pratiquant sur ces tiges des entailles régulièrement espacées, en font des échelles d’une légèreté merveilleuse, et par conséquent très-faciles à transporter. Broyées dans l’eau et réduites en pâte, les feuilles composent la matière du papier de Chine, à laquelle on ajoute seulement un peu de coton brut, lorsqu’on veut obtenir une qualité supérieure. Les feuilles des espèces moins élevées sont employées par les Chinois pour doubler leurs boîtes à thé. On fait encore avec le bambou des étuis à papier, des conduits pour les eaux : divisée en lanières, sa tige fournit les éléments de plusieurs espèces de paillassons, ou plutôt de diverses nattes de la plus grande solidité ; on en fabrique des jalousies pour les fenêtres, des corbeilles, des paniers, jusqu’à des voiles pour les bateaux, et les Chinois sculptent les brins des plus forts, qu’ils travaillent avec infiniment d’habileté. Mais c’est surtout comme matériaux de construction que les bambous sont précieux ; ils forment dans l’Inde les murailles et les charpentes de la plupart des maisons des indigènes ; les planchers sont faits avec des tiges d’une grosseur de trente à trente-cinq centimètres, placées à côté les unes des autres et recouvertes de lattes de vingt-cinq millimètres de largeur, fixées aux lambourdes avec des filaments de rotang[9]. Un chaume de bambous fendus par morceaux très-minces, de deux mètres de long, recouvre la charpente et forme la toiture. Une autre manière plus ingénieuse de couvrir les maisons, toujours avec des tiges de bambou, consiste à fendre ces tiges en deux et à placer alternativement la partie convexe et la partie concave du côté de la charpente, en ayant soin de poser le bord de l’une de ces auges dans celle qui est tournée de façon à constituer une gouttière. Tels sont, d’après un écrivain habile, les principaux usages auxquels le bambou est employé dans l’Inde ; mais ce n’est pas la dixième partie des services qu’il rend aux Hindous, aux Chinois et à tous les insulaires de l’archipel Indien.

 

On connaît plusieurs espèces de bambous, peut-être bien une cinquantaine ; quelques-unes sont originaires de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, mais le plus grand nombre appartient à l’Asie méridionale, qui est la véritable patrie de ces arbres gigantesques. Il s’en trouve parmi elles dont la tige est mince et flexible, tandis que les autres sont ligneuses et résistantes ; et l’on en voit de toutes les tailles, depuis le bambou nain, dont le chaume, à peine aussi gros que celui du blé, n’atteint pas plus de soixante centimètres de hauteur, jusqu’au bambusa maxima, qui est de la grosseur d’un homme, et qui s’élève à trente et quelques mètres, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

XIV

LES MANGEURS D’HOMMES


Ossaro avait passé toute sa vie dans une contrée où les bambous sont très-communs, et il connaissait parfaitement tous les usages auxquels ces plantes sont employées dans l’Inde. Il n’était pas un vase, un ustensile quelconque, depuis un tonneau jusqu’à une écuelle, depuis un étui à bétel jusqu’à une table ou une chaise, qu’il ne pût confectionner avec l’une ou l’autre des espèces de bambous qu’il rencontrait sur son chemin.

 

Comme nos voyageurs traversaient un endroit où l’eau n’était pas rare, Ossaro se contenta d’emporter un tout petit vase de bambou, formé d’un morceau de tige pouvant contenir seulement un ou deux litres, afin de ne pas souffrir de la soif, si par hasard ils avaient besoin de boire au moment où ils seraient éloignés de la rivière.

 

Bientôt il prouva qu’en se servant du bambou il aurait pu se passer de l’assistance des Mechs. Dans l’après-midi, nos voyageurs s’étant trouvés dans la même position que le matin, Ossaro se mit en mesure de leur faire passer l’eau sans le secours de personne. Il ne s’agissait plus d’un affluent de la rivière dont ils suivaient les bords, mais de la rivière elle-même, qui, décrivant une courbe énorme, les aurait obligés à faire un vaste circuit et à franchir des marécages d’un accès difficile et dangereux.

 

Ossaro proposa aux deux chasseurs de plantes de traverser le fleuve, au lieu de s’engager dans les marais qui s’étendaient sur ses bords. Karl et Gaspard ne demandaient pas mieux que de suivre le conseil de l’Hindou ; seulement la rivière était large, et ils n’apercevaient aucun indigène qui pût leur prêter une peau de buffle ou un bateau ; mais il y avait dans le voisinage un bouquet de bambous de grande espèce, que leur désignait le Shikarri.

 

« Est-ce que vous penseriez à construire un radeau avec ces bambous ? lui demanda le botaniste.

 

– Oui, Sahib, lui répondit l’Indien.

 

– Mais cela prendra bien du temps.

 

– Une demi-heure tout au plus, Sahib. »

 

Le guide se mit à l’œuvre, et, comme il l’avait promis, au bout d’une demi-heure, trois petits radeaux étaient prêts à être lancés sur la rivière. Ils consistaient simplement en quatre morceaux de bambou, réunis avec des bandes de rotang, et qui formaient une plate-forme carrée suffisamment large pour qu’un homme pût s’établir au centre. Les bambous, étant creux et fermés à chacune de leurs extrémités, surnageaient nécessairement et déplaçaient un volume d’eau assez considérable pour que le poids d’une personne ne les fît pas enfoncer.

 

Chacun de nos voyageurs, ayant assujetti son bagage sur ses épaules, se chargea du petit radeau qui lui était destiné, et le porta vers la rivière ; l’instant d’après, Karl et Gaspard, précédés du Shikarri, flottaient sur l’eau qu’ils agitaient avec leurs pieds et leurs mains, suivant les instructions de leur guide ; si bien qu’après avoir patouillé comme des canards, tout en riant comme des fous, ils se trouvèrent tous les trois sur la rive opposée, où ils abordèrent sains et saufs. Quant à Fritz, qui était arrivé le premier, il avait passé à la nage, sans s’inquiéter du courant et sans avoir besoin de personne.

 

Comme il fallait repasser la rivière un peu plus loin, chacun de nos voyageurs emporta son radeau ; et, après avoir fait une seconde traversée, nos amis se retrouvèrent sur la rive qu’ils suivaient quelques heures auparavant, mais au delà des marécages qui leur avaient barré le chemin. C’est ainsi que chaque jour Ossaro avait l’occasion d’étonner les deux frères par quelque procédé ingénieux qui les tirait d’embarras, et où il était rare que le bambou ne jouât pas un nouveau rôle.

 

Mais une plus grande surprise leur était réservée à l’occasion d’un de ces tigres dont la présence, ainsi que nous l’avons dit, suffit pour que tout un village passe des mois entiers dans la consternation. Chaque semaine ce sont de nouvelles preuves de la rapacité de l’ennemi : les vaches, les bouvillons disparaissent, il n’est personne qui n’ait à gémir de la perte de quelque animal domestique ; on ne parle plus d’autre chose, et la frayeur est à son comble. Cependant, lorsque ces razzias continuelles ont duré plusieurs mois, la population exaspérée se décide enfin à traquer le ravisseur et à essayer de le détruire. Tous les hommes se rassemblent, et il est rare que plusieurs d’entre eux ne perdent pas la vie dans ce combat à outrance, où les blessés, quand par hasard ils guérissent, n’en restent pas moins estropiés jusqu’à la fin de leurs jours.

 

Parfois la chose est plus grave encore : au lieu d’enlever seulement quelques têtes de bétail, le tigre emporte l’un des habitants du village, et si le malheur veut qu’il ne soit pas tué immédiatement, on peut être certain que le monstre ne manquera pas de recommencer. Il est étrange, et c’est malheureusement vrai, que le tigre qui une fois a goûté de la chair humaine, la préfère à n’importe quelle autre, et emploie tous les moyens imaginables pour se procurer cette nourriture favorite. De pareils tigres ne sont pas très-rares dans l’Inde, où ils sont désignés par les naturels sous le nom significatif de mangeurs d’hommes.

XV

ATTAQUE DU MANGEUR D’HOMMES


Le chemin que suivaient nos voyageurs les conduisit à un village situé dans l’une des parties les plus écartées de la forêt. Ils furent accueillis avec enthousiasme par les habitants de cette pauvre bourgade, qui, ayant appris leur arrivée, étaient venus à leur rencontre en les saluant d’acclamations joyeuses.

 

Karl et Gaspard, qui ne comprenaient pas le langage des indigènes, étaient fort surpris d’un pareil accueil et demandèrent à Ossaro quel pouvait être le motif de ces démonstrations.

 

« C’est un mangeur d’hommes, répondit le Shikarri.

 

– Un mangeur d’hommes ? s’écria le botaniste.

 

– Oui, Sahib, dans les jungles. »

 

Les deux frères n’en furent pas plus avancés ; que voulait dire Ossaro, avec son mangeur d’hommes ? Ni Karl ni Gaspard ne s’attendaient à trouver des anthropophages dans cette partie du monde, et ils interrogèrent de nouveau le Shikarri.

 

Ce dernier leur répondit qu’il s’agissait d’un tigre, qui avait déjà tué et dévoré un homme, une femme et deux enfants, sans parler d’un nombre considérable d’animaux domestiques. Il y avait plus de trois mois qu’il était fixé dans les environs, et depuis cette époque la terreur qu’il avait répandue dans le pays était si grande, que plusieurs familles avaient quitté le village, et que ceux des habitants qui étaient restés s’enfermaient chez eux dès que le jour commençait à baisser, et n’osaient plus en sortir jusqu’au lendemain matin. Cette précaution n’avait pas toujours suffi, car le tigre avait brisé dernièrement la frêle muraille de bambou dont est construite la demeure des indigènes, et avait enlevé un enfant sous les yeux mêmes de sa famille éplorée.

 

Les timides habitants de ce village s’étaient réunis à plusieurs reprises pour tâcher de se délivrer de cet effroyable ennemi ; chaque fois ils l’avaient trouvé dans son repaire ; mais l’insuffisance de leurs armes, joint à leur manque d’adresse, avait toujours permis au tigre d’échapper à leurs attaques ; je dirai plus, ces tentatives infructueuses avaient fourni à la bête féroce l’occasion d’un nouveau triomphe, car, dans l’une de ces chasses, un homme avait péri et plusieurs avaient été blessés.

 

On comprend donc la joie de ces malheureux, quand ils apprirent l’arrivée de nos voyageurs. Ossaro expliqua aux deux frères le motif de cette joie fort naturelle, car elle était fondée sur l’espoir qu’avaient ces pauvres gens d’être enfin délivrés de leur terrible voisin. C’est avec un juste orgueil qu’Ossaro donna cette explication au botaniste et qu’il promit aux villageois de se rendre à leur désir en supposant que les jeunes Sahibs voulussent bien s’arrêter quelque temps parmi eux et lui permettre de tenter l’aventure. Karl ne fit aucune objection à la demande du Shikarri, et Gaspard fut enchanté en pensant qu’il allait être témoin d’une chasse d’un nouveau genre. Il fut donc résolu que nos voyageurs resteraient jusqu’au lendemain matin, puisque c’était pendant la nuit qu’Ossaro devait exécuter sa promesse.

 

Karl et Gaspard s’attendaient à voir leur camarade faire usage du procédé qui, dernièrement, lui avait si bien réussi. Tout d’abord, Ossaro en avait eu l’intention ; mais, après avoir interrogé les habitants du village, il lui fallut renoncer à l’emploi de cette méthode : on ne trouvait pas dans les environs un seul arbre avec lequel on pût faire de la glu ; pas de figuiers, pas de houx : il était donc impossible de songer au moyen qui avait tant amusé nos deux chasseurs de plantes.

 

Mais que faire en pareille circonstance ? Le Shikarri devait-il renoncer au projet de détruire le mangeur d’hommes, et abandonner les villageois à leur malheureux sort ? Non pas ! son orgueil et son bon cœur s’y opposaient également ; sa réputation était engagée au succès de l’entreprise, et son humanité lui commandait de faire tout ce qui était en son pouvoir pour venir au secours de ses semblables. Karl et Gaspard, en outre, s’intéressaient vivement à la chose ; ils lui promettaient de lui prêter assistance et de le secondes de tous leurs efforts. Tout le monde se mit à ses ordres, et ce fut à qui travaillerait avec le plus d’ardeur et lui obéirait au moindre signe. En face du village se trouvait une petite plaine découverte, et c’est là qu’Ossaro établit le champ de ses opérations.

 

Il commença par faire apporter quatre énormes poteaux qu’il fit placer aux quatre angles d’un espace dont l’étendue pouvait être de trois mètres carrés. Ces pièces de bois se terminaient chacune par une fourche et furent solidement enfoncées dans la terre. Sur les fourches ainsi dressées, le chasseur fit placer de grosses poutres que l’on fixa au moyen de fortes lanières de cuir ; on creusa ensuite de profondes tranchées d’un poteau à l’autre, et des bambous de dix centimètres d’épaisseur y furent plantés à une distance de huit à dix centimètres. Lorsqu’on eut bien battu la terre au pied de ces bambous, afin de leur donner de la solidité, on en posa de pareils en travers des poutres que soutenaient les poteaux, et, quand on eut fermement attaché ces espèces de chevrons aux pièces de bois principales, la construction fut terminée. Cet édifice ressemblait à une grande cage dont la porte aurait été oubliée ; mais c’était un oubli volontaire, car l’animal à propos duquel on avait fait cette cage ne devait pas y entrer.

 

Une fois cette opération finie, Ossaro demanda aux villageois qu’on lui procurât une chèvre qui eût de petits chevreaux, ce qui n’était pas difficile, et une de ces peaux de buffle remplie d’air, que les gens du pays emploient en guise de bateaux.

 

La nuit approchait lorsque tout fut préparé suivant les indications du Shikarri, et le chasseur n’avait pas de temps à perdre ; il se fit aider par les villageois, entra le plus vite possible dans la peau de buffle, dont les quatre jambes lui servirent de manches et de culotte, puis il ramena la tête et les cornes sur son front, de manière à placer devant ses yeux les ouvertures où ceux du buffle se trouvaient autrefois.

 

Ainsi métamorphosé, le Shikarri pénétra dans la cage, en ayant soin d’y faire entrer la chèvre ; les bambous qui avaient été enlevés pour qu’il pût s’introduire dans l’enclos furent replacés immédiatement ; lorsqu’ils furent assez bien assujettis pour qu’on ne pût pas les ébranler, chacun rentra dans sa maison, et le chasseur et la chèvre furent livrés à eux-mêmes.

 

Un étranger qui, par hasard, aurait passé auprès de la cage, aurait cru tout bonnement qu’elle renfermait un buffle et une chèvre ; toutefois, en y regardant de plus près, il se serait aperçu que le buffle tenait étroitement serrée dans l’un de ses pieds de devant une forte lance de bambou, ce qui n’eût pas manqué de le surprendre.

 

Le soleil était couché, l’ombre commençait à couvrir la prairie, les habitants du village avaient éteint leurs lumières, et, la porte bien close, ils attendaient avec anxiété le résultat des préparatifs du chasseur. De son côté, Ossaro n’était pas moins inquiet, non pas pour lui, car il se savait à l’abri du danger, mais il craignait que le tigre, en ne venant pas ne lui fît manquer l’occasion d’exhiber son adresse.

 

Il espérait néanmoins n’être pas désappointé ; les habitants lui avaient assuré que le tigre venait rôder toutes les nuits pendant plusieurs heures autour de leur village, à moins qu’il n’eût réussi la veille à leur enlever quelque tête de bétail ; dans ce dernier cas, ayant apaisé sa faim, il restait quelque temps sans revenir ; mais comme il y avait déjà plusieurs jours qu’il avait opéré sa dernière capture, les villageois l’attendaient cette nuit même.

 

S’il approchait du village, Ossaro était bien sûr que le tigre viendrait donner dans le piège qu’il lui avait tendu ; la chèvre qui, pour la première fois, était séparée de ses chevreaux, les appelait sans cesse d’une voix plaintive, et le Shikarri ne doutait pas que la bête féroce n’accourût à cette voix, car il connaissait par expérience la prédilection marquée du tigre pour le bifteck de chèvre.

 

L’incertitude où était le Shikarri ne devait pas durer longtemps ; il y avait à peine une demi-heure qu’il était dans sa peau de buffle, quand un grondement sonore se fit entendre à la lisière de la forêt et lui annonça la présence du tigre. À cette voix bien connue, la chèvre se mit à bondir follement autour de la cage et à pousser de cris désespérés. C’était précisément ce que désirait le chasseur. Le tigre n’avait pas besoin de renseignements plus exacts, à l’instant même, prenant le petit trot, il se dirigea vers l’endroit où la chèvre était placée. Nul besoin, pensait-il, d’examiner les lieux : il y avait trop longtemps qu’il exerçait dans ces parages une domination incontestée, pour avoir à craindre qu’on essayât de le combattre ; il avait faim, la chèvre qu’il venait d’entendre lui fournissait un excellent souper ; c’était une raison suffisante pour qu’il n’hésitât pas à s’emparer de la bête ; et en quelques bonds il fut près de la cage.

 

Intrigué par cet objet bizarre, il s’arrêta tout à coup pour en faire l’examen. Le ciel était clair, et non-seulement la lune permettait à l’animal de voir ce qu’il y avait dans la cage, mais elle donnait à Ossaro la faculté de suivre tous les mouvements du tigre.

 

« C’est une clôture que ces bonnes gens auront faite, pensa celui-ci, afin d’empêcher ce buffle et cette chèvre de s’égarer dans les bois, peut-être même avec l’intention de les préserver de ma griffe. Ils paraissent avoir apporté beaucoup de soin à la construction de leur édifice ; nous verrons bien si les murailles en sont assez solides pour m’empêcher d’y pénétrer. »

 

Tout en faisant ces réflexions, le tigre s’approcha de la cage ; il se dressa sur ses pattes, saisit l’un des barreaux avec ses griffes et s’efforça de l’ébranler. Le bambou, aussi fort qu’une barre de fer, ne céda pas même à la puissance du félin, qui fit le tour de la clôture, en cherchant à découvrir la porte de cette singulière palissade et en s’efforçant à plusieurs reprises de s’y frayer un passage.

 

Mais vains efforts ; la clôture n’avait pas d’issue et les bambous résistaient toujours. Voyant l’impossibilité de pénétrer dans cette enceinte, le tigre essaya de saisir la chèvre en introduisant la patte dans l’intervalle qui séparait les bambous ; mais la chèvre se réfugia vivement à l’autre extrémité de la cage et parvint à esquiver les griffes qui cherchaient à l’atteindre. La bête féroce se fût également contentée de mettre sa patte sur le buffle, dont un morceau eût fort bien fait son affaire ; mais celui-ci ne bougeait pas du centre de la cage et paraissait bien moins effrayé que sa compagne. Il y avait là, sans aucun doute, matière à réflexion, car le sang-froid du buffle n’était pas ordinaire ; mais le tigre se préoccupait tellement de la chèvre qu’il ne s’arrêta pas à ce fait assez étrange.

 

Tout à coup, néanmoins, le buffle, sortant de son immobilité, se dirigea vers l’agresseur ; le tigre, ayant l’espoir de le saisir, étendit son énorme patte, qui pénétra dans la cage ; mais à sa grande surprise un instrument aigu lui déchira le museau, et produisit un bruit sec en lui frappant les dents. Ce ne pouvait être que la corne du buffle ; et pourtant, comment se faisait-il que cette corne l’ayant blessé, il n’eût pas même effleuré la peau de son adversaire ? Peu importe : rendu furieux par la douleur, exaspéré par l’impuissance de ses efforts, le tigre abandonna la chèvre et dirigea son attention vers l’animal dont il voulait tirer vengeance. C’est alors que, s’imaginant qu’il pouvait pénétrer dans la cage en s’y introduisant par le haut, il sauta d’un bond sur les poutrelles qui en formaient la toiture. Le buffle ne demandait pas autre chose ; le ventre d’un blanc pur qui s’étendait au-dessus de lui offrait une large cible à cette terrible corne dont il avait déjà frappé l’assaillant. Rapide comme une flèche, l’arme puissante du buffle s’enfonça entre les côtes du tigre, dont le sang jaillit avec force ; un effroyable cri s’échappa de la poitrine de la bête agonisante, qui se débattit pendant quelques minutes ; puis un silence profond succéda au râlement suprême du tigre, et la roideur de la mort à ses dernières convulsions. Un coup de sifflet d’Ossaro appela tous les villageois, qui accoururent délivrer le Shikarri et la chèvre. Le cadavre du mangeur d’hommes fut traîné dans le village au milieu d’acclamations triomphales, et le reste de la nuit fut consacré à des réjouissances de toute espèce.

 

Les villageois, dans leur gratitude, offrirent à Ossaro tous les privilèges que la qualité d’indigène pouvait assurer parmi eux, et lui prodiguèrent, ainsi qu’à ses deux compagnons, tous les soins que put imaginer l’hospitalité la plus touchante.

XVI

AVENTURE DE KARL AVEC UN OURS AUX GRANDES LÈVRES


Le lendemain matin, nos voyageurs se remirent en route au point du jour, et, après avoir traversé quelques champs cultivés, ils s’enfoncèrent de nouveau dans les forêts vierges qui couvrent la plupart des coteaux et des vallées du Téraï.

 

Le chemin qu’ils parcoururent dans cette première journée les fit passer alternativement du sommet des collines au fond de gorges étroites et profondes ; ils trouvaient presque toujours dans ces vallons sauvages un ruisseau dont ils suivaient les bords, ou qu’ils franchissaient parfois à gué, parfois au moyen de ponts naturels, formés par les racines traînantes de diverses espèces de figuiers.

 

Bien qu’ils atteignissent graduellement un niveau plus élevé, la végétation conservait, malgré cela, tous les caractères de la flore tropicale ; ils rencontraient à chaque pas des arums aux larges feuilles, des pothos, des bambous et des bananiers sauvages. Des épiphytes, des lianes flexibles, de charmantes orchidées enveloppaient le tronc des arbres, ou suspendaient aux branches leurs festons élégants, qui formaient au-dessus du sentier un réseau inextricable.

 

Ce fut l’occasion d’une ample récolte pour nos chasseurs de plantes. Une grande quantité d’espèces rares étaient couvertes de graines ; le botaniste les recueillit avec soin et les déposa le soir même en un lieu sûr, où il devait les reprendre à son retour, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Quant à celles qui étaient en fleurs, Karl en prit note, écrivit sur son carnet de voyage les caractères qu’elles présentaient, et leur situation, afin de pouvoir les retrouver lorsqu’il reviendrait de la montagne, car il était probable qu’à cette époque leur graine serait à maturité.

 

Vers midi nos voyageurs s’arrêtèrent avec l’intention de goûter. L’endroit qu’ils avaient choisi pour se reposer était un massif de beaux magnolias pourpres, dont les fleurs largement épanouies répandaient un doux parfum dans l’air. Un ruisseau limpide traversait en murmurant cet admirable bosquet, et produisait une fraîcheur bienfaisante par la rapidité de sa course. Les trois jeunes gens venaient de se débarrasser de leurs bagages et se disposaient à satisfaire leur appétit, lorsqu’ils entendirent remuer quelque chose au milieu des broussailles qui se trouvaient de l’autre côté de l’eau.

 

Gaspard et l’Indien, toujours prêts à chasser, reprirent immédiatement l’un son fusil, l’autre son arc et ses flèches, et tous deux s’éloignèrent, sans s’inquiéter du botaniste, qui resta tout seul. Karl n’éprouvait d’ailleurs aucune envie de les suivre ; il avait beaucoup travaillé depuis le matin pour recueillir des semences de toutes espèces, il était si fatigué qu’il pensait à bivaquer dans l’endroit où il se trouvait alors et à y passer la nuit. Cependant avant de céder à la fatigue, il voulut essayer d’un cordial qu’il avait emporté sur la foi d’un ami, et qui passait pour rendre immédiatement des forces aux personnes épuisées par la marche ou par des travaux accablants. Ce spécifique merveilleux, qui n’était autre chose que du piment infusé dans du vinaigre, avait tant de vertu, suivant l’ami du Bavarois, qu’il suffisait au voyageur exténué d’en avaler deux ou trois gouttes dans un verre d’eau pour oublier à l’instant même tout sentiment de lassitude. Le botaniste résolut de mettre à l’épreuve les propriétés bienfaisantes de son piquant vinaigre, prit sa bouteille et sa timbale et s’approcha du ruisseau.

 

Le lit de cette petite rivière n’avait pas plus d’un ou deux mètres de large, mais il était excessivement profond, bien qu’il ne renfermât qu’une très-petite quantité d’eau. Karl avait descendu l’un des bords escarpés de la ravine, et se baissait pour emplir sa timbale, lorsqu’il entendit la voix de deux chasseurs qui paraissaient être à la poursuite de quelque gibier intéressant. Un coup de feu partit à peu de distance du botaniste, et les cris de Gaspard suivirent de près la détonation qui venait de se faire entendre.

 

Karl se releva aussitôt et pensa qu’il pouvait se rendre utile aux chasseurs en barrant le passage à l’animal, qui, d’après la voix de Gaspard et la direction du coup de fusil, paraissait venir de son côté.

 

Il aperçut en effet une bête assez grosse, au pelage noir et touffu, et marqué de blanc sur la poitrine. Au premier coup d’œil, il prit cette bête pour un ours ; mais une bosse que l’animal portait sur les épaules fit croire au botaniste qu’il était dans l’erreur ; il ne se donna pas le temps, du reste, de l’examiner avec soin ; il était trop près de l’animal pour se permettre de le contempler à loisir, et, au lieu de l’arrêter au passage, comme il en avait eu l’intention, Karl fit tous ses efforts pour s’éloigner au plus vite.

 

Son premier mouvement fut de sortir du ravin en gravissant la berge ; l’animal accourait en ligne droite, et le seul moyen d’éviter une rencontre qui pouvait être dangereuse, c’était de fuir en toute hâte ; Karl s’efforça donc de remonter sur la rive, mais la côte escarpée qui formait le bord du ruisseau était humide et glissante ; au moment où le botaniste allait en gagner le sommet, les pieds lui manquèrent et il retomba au fond de la ravine beaucoup plus vite qu’il n’en était sorti.

 

L’animal, pendant ce temps-là, avait gagné du terrain, et, au moment où le collecteur de plantes termina sa glissade, il se trouva face à face avec l’ours qu’il avait voulu fuir, car c’était bien un ours comme il l’avait pensé tout d’abord.

 

Deux mètres à peine le séparaient de la bête ; le fond du ravin était trop étroit pour qu’on pût y passer à deux, et Karl était sans armes.

 

La situation devenait embarrassante, et le danger trop imminent pour qu’on pût réfléchir au moyen de le parer. L’ours était déjà debout et se préparait à l’attaque en grondant avec fureur ; son bras puissant était levé, et ses ongles allaient toucher le botaniste, quand celui-ci, avançant la bouteille qu’il tenait à la main, en frappa l’ours au front. Un cliquetis de morceaux de verre, qui tombaient sur les cailloux, indiqua le triste sort que venait d’avoir la bouteille, dont le contenu, fort heureusement, inondait la tête de l’ours.

 

L’animal poussa un cri effroyable, aussi effroyable qu’un ours peut le faire dans sa plus grande terreur, puis, tournant sur ses talons, il escalada prestement la pente que le botaniste n’avait pu gravir, et il allait disparaître au milieu des broussailles, lorsque Gaspard, étant survenu, lui tira un coup de fusil qui, à son tour, le fit dégringoler jusqu’au fond du ruisseau.

 

Karl put alors examiner la bête dont le cadavre gisait à ses pieds ; quelle ne fut pas sa surprise en, voyant que ce qu’il avait pris pour une bosse était deux petits oursons qui avaient roulé avec leur mère et qui tournaient autour de la morte en poussant des cris aigus et en montrant les dents ? Mais Fritz arriva sur ces entrefaites, et, les saisissant à la gorge, il eut bientôt mis fin à leurs démonstrations hostiles.

 

Gaspard dit alors au botaniste qu’au moment où on les avaient aperçus, les deux oursons jouaient sur l’herbe, à quelques pas de leur mère ; au bruit qu’il avait fait en déchargeant son fusil, l’ours, qui n’avait pas été blessée, avait pris ses petits l’un après l’autre dans sa gueule, les avait jetés sur ses épaules et avait disparu avec ce précieux fardeau.

 

L’animal qui venait de tomber sous la balle de Gaspard était l’ours aux grandes lèvres (ursus labiatus), que l’on désigne également sous le nom d’ours paresseux ; le premier de ces noms lui vient de ce que ses lèvres sont extensibles et peuvent se projeter au delà de ses mâchoires pour saisir les aliments qu’il veut prendre. Sa laideur particulière et ses façons grotesques, jointes à la facilité avec laquelle on peut le dresser à faire certaines mômeries, le font rechercher des bateleurs indiens, d’où il résulte qu’on le nomme aussi l’ours des jongleurs.

 

Cet animal est couvert d’un poil très-long et presque hérissé ; il est noir sur tout le corps, excepté sous la gorge, où il est marqué d’une tache blanche qui a la forme d’un Y. Sa taille est à peu près la même que celle de l’ours noir d’Amérique, dont il partage les habitudes. Il n’attaque jamais l’homme, si ce n’est pour se défendre : encore faut-il qu’il ait été blessé ou qu’il soit poursuivi de très-près ; si Karl avait pu lui laisser le passage libre, il est certain que la mère des deux oursons n’aurait pas cherché à le rejoindre, malgré la fureur où l’avait mise le coup de fusil de Gaspard.

XVII

OSSARO DANS UNE POSITION CRITIQUE


Karl et Gaspard étaient encore penchés au-dessus des deux oursons que Fritz avait étranglés, lorsque des cris perçants vinrent frapper leurs oreilles. C’était bien la voix d’Ossaro qu’entendaient les deux frères, et il fallait que le pauvre Shikarri fût tombé dans quelque piège ou qu’il fût poursuivi par un animal bien dangereux, car au milieu de ses cris on distinguait ces mots qu’il répétait continuellement : « Au secours, Sahibs ! au secours ! »

 

Le botaniste prit sa carabine, Gaspard rechargea son fusil, et en moins d’un instant ils découvrirent Ossaro. À leur grande satisfaction, ils n’aperçurent ni panthère, ni lion, ni tigre, ni aucun animal qui pût motiver leur inquiétude ; et cependant l’Hindou criait toujours et sautait, dansait, gesticulait avec fureur, comme s’il se fût débattu contre un ennemi invisible. Jamais saltimbanque n’avait montré plus de souplesse et plus d’agilité ; jamais clown n’avait bondi avec plus de verve et ne s’était livré à des contorsions plus grotesques. Les deux frères auraient bien ri en le voyant, si les cris du malheureux n’avaient exprimé la crainte et la douleur ; il était certain que le Shikarri éprouvait une souffrance réelle ou courait un danger qu’il ne pouvait pas exprimer. Karl et Gaspard s’élancèrent donc vers le pauvre Ossaro, dont la conduite leur fut bientôt expliquée : un nuage mobile entourait la tête du jeune chasseur et lui formait une auréole bourdonnante, qu’il cherchait à éloigner sans pouvoir y parvenir. En voyant que c’était tout simplement à un essaim d’abeilles qu’il fallait attribuer les gambades et les mouvements désordonnés du Shikarri, les deux frères, jusque-là fort sérieux, ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Mais Ossaro ne fut pas du tout satisfait de la manière dont les Sahibs prenaient part à sa détresse ; l’aiguillon des abeilles l’avait piqué de façon à aigrir son humeur, et la gaieté des deux Bavarois l’exaspéra complètement. Il résolut de leur donner un échantillon de ses tortures et de leur faire sentir que la chose était peu divertissante ; il se précipita du côté des rieurs, et entraîna vers eux l’essaim d’abeilles dont il était environné.

 

Cette manœuvre inattendue de la part d’Ossaro mit fin à la gaieté de ses compagnons ; et l’instant d’après, au lieu de rire aux dépens du malheureux Hindou, Karl et Gaspard, devenus également victimes des abeilles, dansaient à leur tour comme de véritables acrobates. Jusqu’à Fritz lui-même, qui sautait en hurlant et se mordillait les jambes avec fureur, comme si tout à coup il fût devenu enragé.

 

Karl et Gaspard commençaient même à s’inquiéter du nombre de leurs ennemis et à sentir que leur vie pouvait bien être en péril.

 

Et comment en finir avec ces maudites bêtes ? Elles s’attachaient d’autant plus à eux qu’ils se démenaient d’avantage ; ils avaient beau courir, elles les suivaient partout, bourdonnaient à leurs oreilles et enfonçaient leur dard empoisonné sur toutes les parties du corps de leurs victimes qui leur étaient accessibles.

 

Nos deux frères ne prévoyaient pas quand et comment se terminerait leur supplice, et il est probable qu’ils seraient morts en proie à d’horribles tortures, si l’Hindou ne s’était avisé d’un moyen qui devait leur réussir. Tout à coup il courut vers un endroit où le ruisseau, entravé dans son cours, formait une nappe d’eau assez profonde, et s’y plongea sans hésiter ; Karl et Gaspard imitèrent son exemple, et tous les trois, ayant de l’eau jusqu’aux lèvres, enfoncèrent la tête à plusieurs reprises dans l’étang, et firent si bien que les abeilles, ne voulant pas être noyées, prirent leur vol une à une et s’enfuirent dans les bois.

 

Après être restés assez longtemps au bain pour être bien sûrs que leurs ennemis ne viendraient pas les retrouver, nos voyageurs sortirent de l’eau et se séchèrent sur la rive. Ils auraient pu rire cette fois de leur mine assez piteuse ; mais la souffrance qu’ils éprouvaient toujours les empêchait de jouir du côté plaisant de l’aventure, et ils revinrent d’assez mauvaise humeur au bosquet de magnolias où ils avaient laissé leurs bagages.

 

Tout en marchant, Ossaro leur apprit comment il s’était fait que les abeilles étaient venues l’assaillir. Lorsqu’il avait entendu la détonation du fusil de Gaspard et le bruit qui résultait du combat de Fritz avec les deux oursons, il s’était mis à courir de toutes ses forces vers l’endroit où le vacarme avait lieu. Dans sa précipitation, il regardait à peine devant lui, et se heurta contre un nid d’abeilles qui était suspendu à une liane placée en travers du sentier ; l’Hindou, en s’empêtrant dans le réseau qui lui barrait le passage, lui imprima une secousse violente et le fît tomber par terre. Le nid se mit en morceaux et les abeilles furieuses bourdonnèrent avec rage autour du malheureux qui avait amené ce désastre. C’est alors qu’Ossaro avait appelé ses compagnons ; Karl et Gaspard savaient la suite de l’histoire et avouèrent combien ils regrettaient les rires dont ils avaient accueilli les souffrances de leur pauvre camarade. Ossaro, qui, de son côté, se reprochait la malice qu’il avait eue de faire piquer les deux Sahibs, s’empressa de chercher une herbe qu’il trouva dans la forêt, et dont la sève les soulagea immédiatement.

XVIII

L’AXIS ET LA PANTHÈRE


La sollicitude maternelle que l’ours avait déployée à l’égard de ses petits, en cherchant à les soustraire au danger qui les menaçait, avait rempli les chasseurs d’admiration ; maintenant qu’ils étaient de sang-froid, ils regrettaient sincèrement d’avoir tué la pauvre bête ; mais la chose était faite, il n’y avait plus à y songer ; d’ailleurs Ossaro leur apprit que les habitants de cette région considèrent les ours comme des animaux nuisibles. Non pas qu’on ait à craindre qu’ils attaquent les troupeaux ou la basse-cour ; mais ils sortent de leur retraite un peu avant la moisson et ravagent les récoltes, s’introduisent jusque dans les jardins, où ils dévorent et bouleversent tout ce que renferme l’enclos.

 

La conscience des deux frères fut bientôt tranquillisée à l’égard de l’ours, qui d’abord avait excité leur pitié. Mais ils n’en revinrent pas moins sur ce fait assez curieux que leur avait offert la pauvre bête, en emportant ses deux petits sur son dos pour les mettre à l’abri du danger. Karl avait lu quelque part que cette habitude est commune à diverses espèces d’animaux, par exemple au tamanoir ou grand fourmilier de l’Amérique du Sud, à l’opossum, à la plupart des singes, et les deux frères convinrent que c’était l’un des traits les plus touchants du caractère des bêtes, et la preuve que les plus sauvages d’entre elles sont susceptibles d’affection.

 

Il arriva, par hasard, que le même jour un semblable exemple de tendresse maternelle fut donné à nos trois voyageurs, et dans une circonstance où le dévouement de la pauvre mère fut couronné de succès.

 

Ils avaient fini leur journée de marche et se reposaient à l’ombre d’un talauma, sorte de magnolier à grandes feuilles qui se trouvait placé au bord d’une petite clairière. La course avait été rude pour nos chasseurs de plantes ; ils étaient maintenant au pied des hautes montagnes, et, bien qu’ils parussent descendre aussi souvent qu’ils montaient, ils se trouvaient à dix-sept ou dix-huit cents mètres au-dessus des plaines de l’Inde. La végétation n’était plus du tout la même ; ils étaient arrivés aux grandes forêts de magnoliers qui forment une ceinture aux basses montagnes himalayennes. C’est dans cette partie du monde que la famille des magnolias acquiert le plus de vigueur et présente le plus grand nombre de variétés. On y rencontre, à une élévation de quatorze cents à deux mille huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer, le magnolier à fleurs blanches, que remplace, toujours en remontant, le magnolier de Campbell, à fleurs pourpres, le plus remarquable de tous, et dont les corolles brillantes recouvrent le versant des montagnes d’un manteau sans pareil.

 

Karl observa encore, à la même altitude, plusieurs espèces de châtaigniers fort rares, différentes variétés de chênes, des érables et des lauriers, non pas réduits aux proportions d’un arbrisseau, mais dont les tiges droites et lisses s’élevaient jusqu’à la cime des chênes ; enfin des rhododendrons qui n’avaient pas moins de douze à treize mètres de hauteur.

 

Ce qui frappait surtout les regards du chasseur de plantes et ce qui l’étonnait singulièrement, c’était de voir les arbres d’Europe se mêler aux espèces qui caractérisent les forêts des tropiques : ainsi les noyers, les aunes, les bouleaux et les saules croissaient au milieu des bananiers, des figuiers d’espèces diverses, des palmiers de Wallich, des bambous, des cédrels[10], des mélastomes, des balsamiers, des pothos, des poivriers, des orchidées, des lianes gigantesques ; et de plus on retrouvait parmi ces végétaux des véroniques, des orties, des ronces et des ne m’oubliez pas, absolument comme en Europe. Trois espèces de fougères s’élevaient au-dessus de la fougère commune de nos terrains marécageux, et le fraisier de nos bois couvrait la terre sur une grande étendue. Cette fraise de l’Himalaya est toutefois d’une insipidité complète ; mais une belle framboise jaune, l’un des fruits les plus doux et les plus parfumés que l’on trouve dans ces montagnes, mûrit précisément dans la même région, et semble avoir pris à tâche de compenser le manque de saveur qui se fait remarquer chez la fraise.

 

Nos trois amis étaient donc étendus sous le beau feuillage de l’un de ces magnolias, dont les fleurs blanches comme du lait parfumaient l’atmosphère. L’Hindou mâchait son bétel, Karl et Gaspard ne faisaient rien et parlaient peu, tant leur fatigue était grande ; Fritz lui-même, couché sur l’herbe à côté de son maître, avait la langue pendante et paraissait n’en pouvoir plus.

 

Tout à coup Gaspard, dont l’œil perçant était toujours au guet, tira son frère par la manche et lui dit à l’oreille :

 

« Vois donc, n’est-ce pas une ravissante créature ? » En disant ces paroles, Gaspard désignait un animal qui venait de sortir des jungles et qui s’était arrêté au bord de la clairière. Cette charmante bête ressemblait à un daim par son ensemble ; elle en avait la taille, les jambes fines, le corps bien proportionné ; mais elle en différait essentiellement par la robe ; le fond de son pelage était cependant de même couleur que celui des daims, mais il était couvert de taches d’un blanc de neige[11] qui lui donnaient une beauté particulière.

 

« Est-ce un jeune daim, ou le faon d’un cerf ? murmura Gaspard.

 

– C’est un daim tacheté, ou plutôt un axis, répondit Karl ; veille à ton chien pour qu’il ne l’effraye pas et que nous puissions l’examiner à loisir. »

 

Karl ne s’était pas trompé ; c’était bien un axis, l’un des plénicornes indiens les plus connus en Europe. Les axis n’offrent pas moins de rapports avec nos daims qu’avec la famille des roussas, groupe de l’espèce cervine qui appartient à l’Asie orientale. Il en existe plusieurs variétés que l’on distingue par les taches plus ou moins nombreuses de la robe, et nulle part ces jolis animaux ne sont plus communs que dans la région qui s’étend des rives du Gange à celles du Burrampouter, région que traversaient précisément nos voyageurs.

 

Gaspard s’assura de Fritz, et les deux frères, gardant le silence, suivirent des yeux tous les mouvements de l’axis. À leur grande surprise, un autre accourut bientôt ; c’était un tout jeune faon qui ne devait pas avoir plus de quelques jours, et dont la robe était déjà mouchetée de blanc comme le pelage de sa mère.

 

L’axis n’aperçut pas les voyageurs ; elle s’avança dans la prairie et se mit à manger, tandis que son faon, qui ne pouvait pas encore brouter l’herbe, jouait autour d’elle et folâtrait comme un chevreau.

 

Les trois chasseurs se consultaient tout bas pour savoir ce qu’il fallait faire ; le Shikarri désirait avoir une tranche de venaison pour souper ; Gaspard songeait moins à l’avantage de faire un bon repas qu’au plaisir de la chasse, et opinait aussi pour qu’on tuât la pauvre biche ; mais son frère avait l’humeur plus douce, et l’arrêta au moment où il prenait son fusil.

 

« Quel dommage ! s’écria le botaniste ; vois comme elle est gracieuse ; d’ailleurs elle ne fait aucun mal ; tu as été fâché d’avoir tué l’ours, tu aurais bien plus de regrets cette fois-ci. »

 

Pendant que celle discussion avait lieu à voix basse, un nouvel acteur apparut sur la scène et fit oublier à Gaspard et au Shikarri leurs idées meurtrières.

 

Le nouvel arrivant était un animal de la grosseur de l’axis, mais d’une forme complètement différente ; le fond de sa robe, à peu près de la même nuance que celle de la biche, était cependant plus jaune ; il était également tacheté sur tout le corps, et néanmoins il présentait avec l’axis un contraste frappant. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, les taches de cette dernière étaient blanches comme la neige, et celles de l’arrivant étaient noires comme du jais. À proprement parler ce n’étaient pas même des taches, mais ce qu’on appelle des roses, c’est-à-dire des anneaux formés de points, et dont le centre était de la même couleur que tout le reste du corps.

 

L’animal paraissait vigoureux ; il avait les membres courts, très-forts, une longue queue se terminant en pointe et la tête pareille à celle d’un chat, ce qui n’avait rien d’étonnant, puisque c’était une panthère, et que par conséquent il appartenait à la famille des chats.

 

L’attention des voyageurs se concentra immédiatement sur cet animal, qu’ils avaient reconnu au premier coup d’œil et qu’ils savaient être, après le tigre et le lion, le plus redoutable des félins asiatiques. Ils n’ignoraient pas que la panthère de l’Inde se permet souvent d’attaquer l’homme, et ce n’était point sans inquiétude qu’ils avaient vu apparaître celle qui venait de sortir des jungles. Karl et Gaspard avaient armé leurs fusils. Ossaro tendait son arc, et ils étaient bien résolus à tirer sur la panthère dès qu’elle approcherait d’eux.

 

Mais celle-ci n’avait pas même aperçu nos voyageurs ; toute son attention était absorbée par l’axis, ou peut-être par le faon qui, pensait-elle, lui fournirait un bon souper.

 

Couchée sur l’herbe, elle glissait en rampant à la lisière du bois et s’approchait de sa victime sans faire le moindre bruit. Encore deux ou trois mètres à franchir, et le félin s’élancerait sur sa proie. L’axis broutait toujours ; la panthère se rassemblait déjà pour sauter d’un bond sur la biche, lorsque Gaspard éternua sans le vouloir. Peut-être était-ce l’odeur pénétrante du magnolia qui lui avait monté au cerveau ; toujours est-il que Gaspard éternua, et que son éternuement produisit le meilleur effet. L’axis, en l’entendant, releva la tête, regarda autour d’elle, aperçut la panthère, prit son faon dans sa bouche, et, rapide comme la floche, elle traversa la prairie et disparut dans les jungles qui se trouvaient en face d’elle.

 

La panthère avait bondi, mais l’écart que la biche avait fait pour s’emparer de son faon avait empêché la bête féroce de la saisir ; celle-ci avait couru un instant, avait bondi une seconde fois, était retombée sans atteindre la pauvre mère, et voyant que, malgré son fardeau, la biche s’éloignait tellement vite qu’elle ne pouvait pas l’atteindre, elle avait renoncé à la chasse, comme le font tous les félins en pareille occasion ; puis, se retournant vers l’endroit d’où elle était sortie, elle se replongea dans le fourré, avant que les chasseurs eussent pu l’approcher d’assez près pour lui envoyer une balle.

 

Comme ils revenaient à leur magnolia, Karl félicita Gaspard d’avoir éternué si à propos, mais celui-ci confessa qu’il ne l’avait pas fait exprès : il avoua même qu’il aurait mieux aimé ne pas éternuer du tout et avoir un morceau de venaison à souper, quitte à se débarrasser de la panthère par un bon coup de fusil aussitôt qu’elle aurait eu cassé la tête de l’axis.

XIX

LE FLÉAU DES TROPIQUES


On a écrit bien des pages à la louange du soleil et du ciel bleu des tropiques ; on a vanté largement les fleurs splendides, les fruits et le feuillage des forêts équatoriales ; et celui qui n’a jamais visité ces pays embrasés, rêve, en y pensant, à une vie pleine de charmes et dont aucun souci ne vient troubler les délices. Mais la nature n’a pas accordé de semblables privilèges à une partie de son territoire, sans lui faire payer chèrement ces avantages ; et peut-être, si l’on établissait une comparaison rigoureuse entre les diverses régions du globe, trouverait-on moins de différences qu’on ne le suppose entre le sort de l’Esquimau qui grelotte dans sa hutte de neige et celui du méridional qui se balance dans son hamac, à l’ombre d’un palmier.

 

Cette terre féconde, où la végétation est luxuriante, engendre avec la même puissance les insectes et les reptiles venimeux, d’où il résulte que l’habitant des pays chauds est souvent exposé à des souffrances plus vives et plus nombreuses que celui des contrées polaires ; ni la privation de nourriture végétale, ni la violence du froid, ne sont aussi difficiles à supporter que les moustiques et les reptiles qui pullulent entre les deux tropiques[12].

 

Ainsi nos chasseurs de plantes avaient précisément à subir, dans les bois humides des basses montagnes himalayennes, toutes les tortures que l’illustre de Humboldt a eu à supporter dans les forêts de l’Amérique du Sud. Jour et nuit l’air était rempli d’insectes sans nombre, de teignes de toutes grandeurs, de hannetons, de lucioles, de blattes, de fourmis ailées, de perce-oreilles volants, de scarabées, de mouches de toute espèce. À tous moments nos voyageurs étaient mordus par les fourmis, piqués par les moustiques, sucés par de gros tiquets, odieuse vermine qui infeste les bambous et que l’on ne peut éviter dans ces parages lorsqu’on traverse la forêt ; ils s’insinuent sous vos habits, et parfois en grand nombre, introduisent dans votre peau leur appareil mandibulaire en forme de bec, y enfoncent leur tête, leur corselet, qui, retenus par la lancette barbelée que renferme ce bec, ne peuvent plus s’arracher de l’endroit où ils sont implantés.

 

Mais de tous les animaux infimes qui les torturaient sans cesse, aucun n’inspirait à nos chasseurs un dégoût plus profond que la vermine dont nous allons parler.

 

C’était le lendemain de leur aventure avec l’ours aux grandes lèvres et avec l’essaim d’abeilles ; nos trois jeunes gens avaient marché depuis le matin, et, la chaleur étant devenue excessive, ils s’arrêtèrent avec l’intention de prendre quelques instants de repos. Après avoir placé leurs bagages à côté d’eux, ils s’étaient couchés sur l’herbe à l’ombre d’un arbre touffu qui se trouvait au bord d’un ruisseau, et, accablés de fatigue, ils s’étaient promptement endormis. Toutefois Gaspard se réveilla peu de temps après ; il était mal à son aise : les moustiques ou d’autres insectes l’avaient piqué ; le sommeil avait augmenté sa lassitude, et, se frottant les yeux pour se réveiller tout à fait, il se mit sur son séant. Ses deux compagnons dormaient toujours, et ses regards s’arrêtèrent sur le Shikarri, dont la tunique s’était écartée et laissait la poitrine à découvert ; Ossaro avait relevé son pantalon pour ne pas le mouiller en traversant l’herbe humide, et ses jambes étaient nues. Quelle ne fut pas la surprise de Gaspard en voyant la peau du Shikarri parsemée de taches brunes et sillonnée de raies rouges, qui étaient évidemment des traces de sang ! En regardant avec plus d’attention, il s’aperçut que les taches brunes s’allongeaient et se contractaient de nouveau ; il se leva, s’approcha de l’Hindou et comprit enfin la nature de ces taches mobiles : Ossaro était couvert de sangsues !

 

Gaspard jeta un cri, et ses compagnons se réveillèrent.

 

L’Hindou fit une mine assez piteuse en voyant la position dans laquelle il se trouvait ; mais les deux frères n’eurent pas le temps de s’apitoyer sur son sort : ils étaient eux-mêmes devenus la proie de ces maudites bêtes.

 

Il serait difficile de décrire la scène qui suivit cette découverte. Les trois voyageurs se dépouillèrent de leurs habits et arrachèrent les sangsues avec leurs doigts, car c’était le seul moyen de se délivrer de ces parasites sanguinaires ; enfin, après les avoir ôtés les uns après les autres, ils reprirent leurs vêtements à la hâte et s’éloignèrent aussi vite que possible.

 

De tous les fléaux des contrées chaudes de l’Asie orientale, il n’en existe pas de plus répugnant que ces petites sangsues terrestres. On les trouve partout dans les forêts humides qui couvrent les flancs des monts Himalaya, depuis environ six cents mètres jusqu’à plus de trois mille mètres d’élévation. Toutefois elles ne sont pas restreintes à la chaîne de l’Himalaya ; on les rencontre dans les montagnes de Ceylan, de Sumatra et des autres parties de l’Inde, où elles sont très-communes. Il y en a de plusieurs espèces, même sur le versant des monts himalayens ; les petites sangsues noires abondent à une hauteur de mille mètres, ou elles vivent en sociétés fort nombreuses ; tandis qu’une espèce jaune, beaucoup plus grosse que cette dernière, séjourne bien plus bas et se compose d’individus qui vivent isolément. Ces odieuses petites bêtes, qui appartiennent à la classe des annélides[13], ne sont pas seulement importunes et dégoûtantes, mais souvent très-dangereuses ; elles s’introduisent dans le nez, dans l’estomac, dans les intestins de l’homme, causent d’horribles souffrances, et déterminent parfois la mort ; elles attaquent fréquemment le bétail, et des centaines de bœufs périssent chaque année par les effets de cette vermine, sans qu’on sache à quoi attribuer la maladie qui les emporte.

 

Il est presque impossible de se préserver des atteintes de ces vilaines sangsues lorsqu’on traverse les bois qui en sont infestés ; d’une activité singulière, elles se meuvent avec une vitesse incroyable : plusieurs personnes ont même supposé qu’elles avaient le pouvoir de s’élancer comme une flèche sur la proie qu’elles aperçoivent. Il est certain qu’elles ont le moyen de se contracter et de s’étendre d’une façon extraordinaire ; lorsqu’elles s’allongent, vous les prendriez pour un fil, et quand elles sont repliées sur elles-mêmes, elles forment une boule de la grosseur d’un pois. Cette faculté, qui explique la rapidité de leur marche rampante, leur permet de s’introduire par les plus petites ouvertures. On prétend que les sangsues possèdent un odorat excessivement subtil, et qu’elles sont guidées par le flair auprès de l’animal qui s’arrête ou de l’individu qui passe. Quelle que soit d’ailleurs la faculté qui leur fasse découvrir votre présence, il est très-vrai que le voyageur est à peine assis, qu’elles accourent de toutes parts, et qu’en moins de quelques minutes elles rampent sur lui au nombre d’une centaine[14].

 

C’est principalement dans les forêts humides et ténébreuses qu’on les trouve en plus grand nombre ; elles y couvrent les feuilles chargées de gouttes de rosée, et les jours de pluie elles pullulent dans l’herbe et envahissent tous les sentiers. Quand il fait sec, elles entrent dans les ruisseaux, ou vont se réfugier dans l’intérieur des jungles.

 

Il faut connaître les lieux qu’elles fréquentent, leur amour du sang, la finesse de leurs organes, l’intuition qu’elles possèdent à l’égard des créatures qu’elles peuvent attaquer, et dont elles devinent la présence, pour s’imaginer ce qu’elles font souffrir au voyageur qui traverse leur habitat. Elles s’insinuent dans ses cheveux, se suspendent à ses paupières, rampent sur ses jambes, se fixent à son dos, se collent à sa poitrine, s’attachent à la plante de ses pieds ; et si le malheureux, accablé de fatigue, s’est endormi, elles se gorgent de sang jusqu’à ce que, ne pouvant plus en contenir, elles tombent en roulant sur elles-mêmes. Il arrive souvent au voyageur de trouver, le soir, ses bottes remplies de ces odieuses petites bêtes. Leur morsure, qui d’abord ne lui a fait aucun mal, est suivie d’une plaie qui dure plusieurs mois et dont la cicatrice est presque ineffaçable.

 

On emploie, pour faire tomber les sangsues, du jus de tabac ou du tabac en poudre qu’on leur met sur la peau ; mais il est bien difficile de faire usage de ce moyen lorsqu’on traverse la forêt : aussi les voyageurs préfèrent-ils porter de longues bottes qui recouvrent leur pantalon, et veiller à ce que cette vermine rampante et insidieuse ne vienne pas les attaquer.

XX

LE PORTE-MUSC


Après avoir marché pendant plusieurs jours, à partir de l’endroit où ils avaient été mordus par les sangsues, nos voyageurs arrivèrent à la limite de la forêt et contemplèrent de nouveau les cimes neigeuses des grands monts qui s’élevaient au-dessus des nuages. Ils les avaient admirées en traversant les plaines de l’Inde, alors qu’ils en étaient à plus de cent milles de distance ; mais depuis qu’ils se trouvaient au pied même de ces montagnes, ils avaient cessé d’en découvrir le sommet couvert de neige.

 

Quelques-uns des pics neigeux des monts Himalaya s’élèvent à plus de huit mille mètres au-dessus du niveau de l’Océan. L’intention de nos chasseurs de plantes n’était pas de gravir jusqu’au sommet de ces montagnes gigantesques. Toutefois Karl était bien résolu de s’élever jusqu’à la région des neiges ; il espérait y découvrir un certain nombre de plantes rares et précieuses ; plusieurs espèces de rhododendrons, de genévriers et de pins croissent en effet dans la partie qu’on peut nommer la zone polaire de l’Himalaya, et ne se rencontrent même que dans cette région glacée. Il en résulta que nos trois amis pénétraient chaque jour plus avant au cœur de la montagne, et qu’à chaque pas ils s’élevaient davantage.

 

Depuis quelque temps ils franchissaient des vallons complètement déserts et d’un aspect désolé ; néanmoins ils n’avaient pas manqué de nourriture, car ces vallées rocailleuses renferment un nombre considérable d’animaux de races différentes, et, comme ils étaient bons chasseurs, il leur était facile de se procurer de la viande. Ils rencontraient dans ces lieux escarpés des talins, sorte de chèvre dont le mâle arrive à peser jusqu’à cent vingt kilogrammes, et une espèce de daim que les indigènes appellent sérou. Ils avaient tué aussi un ou deux moutons sauvages connus sous le nom de burrell, et un goral, qui est le chamois des Alpes de l’Inde.

 

Remarquons en passant qu’il existe dans l’Himalaya, et dans toute la partie montagneuse des steppes de l’Asie, une grande quantité de chèvres et de moutons, aussi bien que de cerfs et d’antilopes, qui n’ont jamais été décrits par les naturalistes ; c’est à quelques chasseurs anglais d’un caractère aventureux que nous devons le peu de renseignements que nous possédons sur ce point. Grâce à leur amour pour la chasse on connaît dès à présent une douzaine d’espèces de moutons sauvages qui habitent ces montagnes, autant d’espèces de chèvres, et, lorsque des savants auront exploré l’Asie, je suis persuadé qu’on aura beaucoup de noms à ajouter au catalogue des ruminants de cette région.

 

Mais de tous les animaux de l’Himalaya, il n’en est pas qui intéressât plus vivement nos voyageurs que le petit chevrotain qu’on appelle musc ; c’est l’animal qui fournit le parfum célèbre auquel il a donné son nom, et c’est assez vous dire qu’il est persécuté. Il habite les monts Himalaya, qu’il parcourt depuis une hauteur de deux mille quatre cents mètres jusqu’aux neiges éternelles. C’est là que vont le poursuivre sans cesse les chasseurs de cette région, qui gagnent leur vie en trafiquant de son parfum avec les marchands de la plaine.

 

Le musc est moins grand que le chevreuil ; sa robe est d’un gris brun tacheté, qui s’assombrit sur la croupe et sur les cuisses ; il a la tête petite, les oreilles longues et droites, et son front n’a pas de cornes.

 

Mais une chose particulière, et qui ne le distingue pas moins des chevreuils et des antilopes que son front dépourvu de cornes ou de bois, c’est qu’il a deux longues canines, ou plutôt deux défenses, à la mâchoire supérieure : ces deux défenses, qui sont aussi grosses qu’une plume d’oie, et qui ont sept ou huit centimètres de longueur, se dirigent de bas en haut et donnent à l’animal qui les porte un aspect singulier. Le mâle seul est armé de ces défenses, et lui seul, également, donne le parfum que vous connaissez ; il le porte dans une petite bourse qui est située près du nombril ; on l’y trouve en grains assez volumineux[15], et il serait difficile de dire quelle est la véritable nature de cette substance odorante et quel est son usage, relativement à l’animal qui la produit. Toujours est-il que cette matière parfumée est devenue fatale au pauvre musc ; sans elle on n’aurait pas songé à le poursuivre ; il est inoffensif, et l’accès difficile des régions qu’il habite aurait suffi à le protéger contre l’homme ; mais la substance qu’il sécrète, possédant une valeur considérable, lui a créé des ennemis qui n’ont pas d’autre occupation que de le poursuivre et de le tuer.

 

Nos voyageurs, depuis qu’ils étaient dans la montagne, avaient rencontré plusieurs fois le porte-musc, mais sans pouvoir l’atteindre : c’est un animal farouche et tellement rapide, que Gaspard lui-même n’avait pas trouvé moyen de lui envoyer une balle ; raison de plus pour que nos trois jeunes gens eussent le désir de tuer l’un de ces chevrotains inabordables.

 

Un jour qu’ils gravissaient péniblement une ravine escarpée, au milieu de genévriers rabougris et de massifs de rhododendrons, ils firent lever un musc de belle taille, le plus gros mâle de cette espèce qu’ils eussent encore aperçu ; l’animal prit la même direction que nos voyageurs, et, comme il ne paraissait pas très-rapide, ceux-ci résolurent de le chasser. Fritz fut lancé sur sa piste, et les trois jeunes gens suivirent le limier aussi vite qu’ils le pouvaient sur un pareil terrain.

 

Ils avaient à peine couru pendant quelques minutes, lorsque les aboiements de Fritz leur annoncèrent que la bête avait quitté la ravine et se trouvait à leur gauche. Ils se dirigèrent du côté d’où venait la voix du chien, et débouchèrent dans une gorge étroite qui renfermait un glacier. Ce n’était pas la première fois que pareille chose leur arrivait, et ils furent d’autant moins surpris, qu’ils pénétraient chaque jour plus avant dans la région où se présente ce phénomène.

 

La pente n’était pas excessivement rapide ; un sentier leur permit d’en atteindre le sommet, et de l’endroit où ils se trouvèrent alors, ils aperçurent la trace du porte-musc. Un peu de neige, qui était récemment tombée, avait conservé les empreintes de la bête, et il n’y avait pas à s’y méprendre.

 

Fritz, debout à l’extrémité du glacier, se retourna vers Gaspard comme pour lui demander ce qu’il devait faire, car le cas était grave. Mais les trois amis ne se donnèrent pas le temps de réfléchir, et s’élancèrent sans hésiter sur les traces du chevrotain.

XXI

LE GLACIER


Les chasseurs parcoururent plus d’un mille en gravissant la pente du glacier ; à droite et à gauche s’élevaient deux murailles de roches perpendiculaires, et il était impossible que le chevrotain se dérobât à leur poursuite en prenant un sentier latéral ; d’ailleurs ses pas étaient toujours marqués sur la neige, et les trois jeunes gens étaient bien certains d’être restés sur sa piste.

 

À mesure que les chasseurs avançaient, la gorge se resserrait de plus en plus, et les rochers qui en constituaient les parois semblaient se réunir à quelques centaines de mètres, où formant le sommet d’un triangle, ils paraissaient n’offrir aucune issue.

 

Rien ne faisait mieux l’affaire de nos amis ; leur chevrotain devait nécessairement être acculé dans cette impasse, et leurs balles ne manqueraient pas de l’y atteindre.

 

Ils se séparèrent pour être plus sûrs de ne pas manquer leur but ; et, s’écartant sur une ligne qui formait la base du triangle dont les roches de granit constituaient les côtés, ils s’avancèrent vers l’impasse où devait être le porte-musc.

 

Le glacier pouvait avoir quatre cents mètres de large à l’endroit où nos chasseurs adoptèrent cette mesure, de sorte qu’il y avait entre chacun d’eux un espace de cent mètres. Ils s’efforçaient de marcher en droite ligne, afin de conserver une distance égale de l’un à l’autre ; mais les nombreuses fissures, les monceaux de glaces qu’ils rencontraient sur leur passage, les énormes rochers arrondis qui reposaient sur le glacier comme des galets gigantesques, les obligeaient à faire de grands détours. Ils avançaient néanmoins et se rapprochaient nécessairement les uns des autres, puisque le glacier formait un triangle ; c’est tout au plus si maintenant il y avait entre eux un espace de cinquante mètres, et l’animal, en supposant qu’il voulût rebrousser chemin, ne pouvait plus le faire sans leur fournir l’occasion de le tirer à belle portée : dans cet espoir, les trois jeunes gens marchaient avec ardeur, et ne sentaient pas la moindre fatigue.

 

Cependant ils s’arrêtèrent tout à coup et se regardèrent avec des yeux qui exprimaient tout leur désappointement ; une crevasse profonde, ayant plus de six mètres de large, était béante à leurs pieds et se déployait d’une roche à l’autre. Il suffisait d’un coup d’œil pour voir qu’il n’y avait pas moyen de la franchir : il fallait renoncer à la chasse et retourner sur ses pas. Le glacier remplissait toute la gorge, dont les murailles à pic s’élevaient à deux cents mètres ; et, comme nous l’avons dit, cette crevasse touchait aux deux murailles ; quant à sa profondeur, le vertige vous saisissait dès que votre regard plongeait dans cet abîme, et les trois chasseurs ne purent en approcher sans péril qu’en rampant sur la glace pour en atteindre la lisière.

 

Mais comment le porte-musc avait-il franchi cet effroyable gouffre ? Il était impossible qu’il eût sauté d’un bord à l’autre.

 

Et pourtant c’était bien ce qu’il avait fait ; la trace de ses pas arrivait jusqu’à l’abîme, et l’empreinte que l’on voyait sur la neige, du côté opposé, annonçait l’endroit où il avait dû retomber. Ainsi l’animal avait franchi, d’un bond, un espace de plus de six mètres, et en partant d’un point plus bas que celui qu’il était forcé d’atteindre. Mais ce n’était rien pour un musc ; il aurait traversé de la même manière une crevasse trois fois plus large si le terrain avait été plat, et l’on a vu de ces animaux franchir en descendant, et d’un seul bond, l’énorme distance de dix-huit mètres. Le saut périlleux, dont l’idée seule effrayait l’esprit de nos voyageurs, n’était donc qu’une bagatelle pour le porte-musc, aussi léger que le chamois, dont il a le pied sûr et l’élasticité.

 

« N’y pensons plus, dit Karl après avoir regardé l’abîme pendant quelques instants : il faut retourner sur nos pas. Qu’en dites-vous, Ossaro ?

 

– Vous avoir bien parlé, Sahib : pas moyen de passer de l’autre côté ; pas d’arbre ici, pas de bambou pour faire un pont : et la crevasse est trop large pour que nous puissions la sauter. »

 

En disant ces paroles, le Shikarri tourna la tête d’un air découragé ; il était vexé d’avoir perdu la bête qui les avait tant fait courir ; c’était l’un des plus gros mâles qu’il eût jamais rencontrés ; il en aurait tiré une ou deux onces de musc, et il savait bien qu’une once de cette matière odorante se vend une guinée[16] dans les bazars de Calcutta.

 

Ossaro jeta une dernière fois les yeux sur le gouffre qui les arrêtait au passage et se détourna en poussant une exclamation de dépit.

 

« Eh bien ! partons-nous ? demanda le chasseur de plantes.

 

– Un instant ! s’écria Gaspard, j’ai une idée ; nous pouvons bien rester ici pendant quelques minutes ; l’animal ne peut pas être loin, tout au plus au bout du glacier ; qu’y trouvera-t-il ? Un peu de neige, beaucoup de glace et de granit, mais pas un seul brin d’herbe ou la moindre racine, et pourtant il faudra bien qu’il mange ; il sera donc forcé de revenir par ici, puisqu’il est en face d’une muraille infranchissable ; attendons-le, et nous sommes bien sûrs de le revoir. Est-ce que mon idée n’est pas bonne ?

 

– On peut toujours essayer, répondit Karl ; mais ne restons pas ensemble, allons-nous placer chacun derrière un rocher, afin que l’animal ne puisse pas nous apercevoir, car autrement il se garderait bien de revenir. Je vous accorde une heure pour le tuer ou l’attendre ; après cela nous partirons.

 

– Oh ! repartit Gaspard, il s’ennuiera d’être immobile, et quittera son impasse avant une heure d’ici ; dans tous les cas, nous verrons bien. »

 

Les trois amis se dispersèrent et choisirent un rocher ou un monceau de glace qui pût les dissimuler aux yeux du chevrotain. Gaspard avait pris à gauche, où il apercevait une quantité de ces énormes roches qui reposaient à la surface du glacier : il ne tarda pas à disparaître au milieu de ces débris entassés les uns sur les autres ; mais bientôt ses compagnons l’entendirent s’écrier d’une voix forte :

 

« Par ici, par ici ! un pont sur l’abîme ! J’ai trouvé un pont qui franchit la crevasse. »

 

Karl et Ossaro quittèrent l’endroit où ils étaient cachés et se dirigèrent en toute hâte vers celui d’où venait la voix qui les appelait toujours. Dès qu’ils furent arrivés au milieu des débris où Gaspard s’était engagé quelques instants auparavant, ils aperçurent avec joie que l’un de ces blocs de granit, en se détachant de la montagne, avait glissé en travers de la crevasse et formait un pont naturel au-dessus du précipice. On aurait pu croire que la main des hommes avait dirigé cet énorme bloc dans sa chute et l’avait conduit à l’endroit qu’il occupait, mais il n’en était rien : il avait plus de dix mètres de longueur, à peu près autant de largeur, et n’était guère moins épais ; des géants eux-mêmes n’auraient jamais pu remuer un pareil bloc de pierre, surtout dans ces lieux inaccessibles. Peut-être sa chute avait-elle précédé l’ouverture de la crevasse dont il réunissait les bords ; dans tous les cas il était difficile de comprendre comment une pareille masse, dont l’extrémité supérieure ne débordait pas la fissure de plus de trente centimètres, pouvait se maintenir dans cette position, qu’elle occupait sans doute depuis des siècles ; elle était suspendue comme par magie au-dessus de l’abîme, et le moindre attouchement paraissait devoir suffire pour la précipiter dans le gouffre.

 

Si Karl avait été près de son frère, il l’aurait certainement prié de ne pas traverser un pont aussi dangereux ; mais, avant qu’il fût à portée de se faire entendre, Gaspard était sur le rocher qu’il franchissait en courant, et, parvenu sur le bord opposé de la crevasse, il agitait sa casquette en appelant ses camarades.

 

Les deux autres le rejoignirent, et tous les trois continuèrent à se diriger vers le sommet du triangle dont ils formaient la base. La falaise était bien sans issue, le chevrotain n’avait pas pu s’enfuir, et nos chasseurs espéraient toujours que la bête ne leur échapperait pas.

 

« Quel dommage, s’écria Gaspard, que nous ne puissions pas faire tomber le pont dans l’abîme et rendre le gouffre assez large pour que notre chevrotain ne puisse pas le franchir en sautant ! nous serions bien sûrs de nous emparer de lui.

 

– C’est fort heureux que la chose soit impossible, répondit le chasseur de plantes ; que deviendrions-nous si le pont n’existait plus ? nous serions, comme le musc, enfermés dans cette enceinte.

 

– Tu as raison, je n’y pensais pas, répliqua notre étourdi. Quelle chose affreuse que d’être emprisonné dans cette horrible impasse, au milieu de ces rochers noirs, entre ces murailles que l’on ne peut pas gravir, ce serait à devenir fou, si la faim ne vous tuait pas auparavant. »

 

À peine Gaspard avait-il proféré ces paroles, qu’un bruit pareil aux éclats du tonnerre se fit entendre à nos chasseurs ; un craquement effroyable, accompagné d’un roulement sourd, fut répété par l’écho, et l’on aurait dit que la montagne allait s’entr’ouvrir du sommet jusqu’à la base.

 

Les noires murailles de granit se renvoyèrent les grondements étranges qui venaient d’éclater tout à coup ; les aigles quittèrent la cime des rocs en jetant des cris d’effroi ; les animaux féroces hurlèrent en fuyant de leurs retraites, et la vallée, jusque là silencieuse, fut remplie au même instant de clameurs infernales, de détonations effrayantes et de roulements lugubres, qui semblaient annoncer que la fin du monde était venue.

XXII

LE GLISSEMENT DU GLACIER


« Une avalanche ! s’écria le botaniste au premier craquement qui frappa son oreille. Mais non, poursuivit-il en jetant autour de lui des yeux remplis de terreur, c’est le glacier qui s’ébranle ! »

 

Il n’avait pas besoin de désigner l’endroit où avait lieu ce terrible phénomène ; Ossaro et Gaspard l’avaient déjà remarqué. Bientôt toute la surface du glacier fut en mouvement ; aussi loin que leur vue pouvait s’étendre, nos chasseurs virent la glace se soulever et s’agiter comme les vagues de la mer sous l’influence de la tempête ; des blocs énormes se détachaient du haut du glacier et roulaient jusqu’en bas en produisant un bruit sourd, tandis qu’ailleurs des lames bleuâtres s’élevaient au-dessus du niveau général et se brisaient contre les rochers en faisant entendre un cliquetis effroyable ; la neige, entraînée, chassée, refoulée, tourbillonnait et remplissait l’atmosphère d’un brouillard épais, comme pour étendre un voile sur cet affreux bouleversement. Tout à coup néanmoins ces bruits de foudre cessèrent, et les cris d’effroi des oiseaux et des bêtes fauves troublèrent seuls le silence de la vallée.

 

Pâles et tremblants, nos voyageurs s’étaient mis à genoux, s’attendant à chaque seconde à être précipités dans l’abîme ou écrasés par les vagues de cette mer de glace. Le fracas avait cessé qu’ils respiraient à peine, croyant toujours que le gouffre allait les engloutir et se refermer au-dessus d’eux. Ils crurent néanmoins sentir que le glacier ne bougeait pas à l’endroit où ils se trouvaient ; mais combien de temps cette immobilité durerait-elle ? La couche qui les supportait devait être profondément ébranlée ; n’allait-elle pas à son tour glisser vers la ravine et disparaître, en passant, dans la crevasse béante dont ils n’avaient pu sonder la profondeur ?

 

Quelle effroyable appréhension ! Le calme était rétabli autour d’eux, qu’ils n’osaient pas bouger, dans la crainte de faire perdre l’équilibre au monceau de glace sur lequel ils étaient accroupis.

 

Puis la réflexion leur vint en aide. À quoi bon rester dans un endroit aussi dangereux ? N’était-il pas plus sage de chercher asile ailleurs ? La glace n’avait pas bougé en amont de la fissure ; les rochers de granit, au surplus, conservaient leur fixité ; la glace et la neige pouvaient se déplacer, mais la montagne était inébranlable. Il restait à savoir s’il y avait moyen de poser les pieds sur cette muraille, qui semblait perpendiculaire.

 

Nos chasseurs parcoururent des yeux la falaise la plus voisine ; elle leur offrait peu d’espoir : néanmoins, en la regardant avec plus d’attention, on découvrait une saillie au flanc du rocher, très-étroite, il est vrai, mais assez large pour que trois hommes pussent y trouver un refuge ; et par bonheur l’accès en était facile.

 

Nos trois amis coururent vers le rocher avec l’empressement qu’on met à fuir l’orage ; quelques instants après, ils s’attachaient aux inégalités de la falaise, et atteignirent la corniche qu’ils avaient aperçue. La saillie n’était pas grande, ils avaient bien juste la place indispensable pour y mettre les pieds ; un quatrième n’aurait pas trouvé moyen d’y accrocher les doigts. Mais, si étroite que fût la banquette où ils se trouvaient perchés, c’était un lieu de refuge, un appui solide qui ne leur manquerait pas comme la glace mouvante ; et les trois chasseurs respirèrent librement.

 

Néanmoins la crise n’était pas terminée, et leurs appréhensions étaient toujours bien vives. Si la partie supérieure du glacier venait par hasard à s’entr’ouvrir comme le reste, que deviendraient-ils alors ? Certes ils n’avaient rien à craindre des lames de glace qui surgissaient pour retomber en se brisant ; mais la couche puissante qui formait la surface de cette mer congelée pouvait fuir, glisser jusqu’au fond du ravin, et les abandonner sur leur écueil, en face d’un horrible précipice.

 

Même en supposant que la partie solide qui se trouvait immédiatement au-dessous d’eux conservât la place qu’elle occupait, leur situation n’en était pas moins inquiétante. Karl n’ignorait pas que le phénomène qui se passait sous leurs yeux, et qu’il est donné à peu de mortels de contempler, était un glissement des couches qui composaient le glacier ; il supposait, avec raison, que le déplacement avait eu lieu au-dessous de la crevasse qu’ils avaient traversée ; dès lors cette fissure devait s’être élargie ; l’énorme rocher de gneiss qui en rejoignait les bords avait sans doute été déplacé. Tout moyen de retraite pouvait être interdit. Est-ce que le souhait de Gaspard se serait réalisé ? Mais ce n’était pas seulement le chevrotain qui se trouvait enfermé dans cette impasse infranchissable ; les trois chasseurs eux-mêmes n’auraient alors que la glace pour couchette et que le ciel pour abri.

 

Cette supposition, dont la pensée était affreuse, ne pouvait manquer de venir à l’esprit des voyageurs ; cependant ce n’était qu’une conjecture : un éperon de la falaise dérobait la partie inférieure du glacier à leurs regards, et les empêchait de s’assurer du fait qu’il leur importait si fort de connaître. L’instinct de la conservation les avait fait se précipiter vers l’endroit où ils s’étaient réfugiés, sans leur laisser le temps de regarder derrière eux ; ils n’avaient songé à examiner l’état du glacier qu’au moment où ils avaient été en lieu sûr, et la partie avancée de la falaise qui se déployait à leur gauche leur en cachait la vue.

 

Les heures s’écoulaient, et ils n’osaient pas s’aventurer sur la glace. La journée s’avançait, la nuit vint et les trouva toujours sur le rebord du rocher. Ils avaient une faim dévorante ; mais à quoi bon descendre et quitter leur asile, puisque rien autour d’eux ne pouvait satisfaire leur appétit ?

 

Ils passèrent donc toute la nuit sur l’étroite assise où ils étaient perchés, tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, s’appuyant contre le mur de granit ou cherchant à se soutenir réciproquement, mais sans fermer l’œil jusqu’au lendemain matin. Cette position était intolérable, et, lorsque les premières lueurs du jour commencèrent à paraître, ils se décidèrent à mettre les pieds sur la glace. Elle n’avait pas bougé depuis la veille, aucun bruit ne s’était fait entendre, il était probable que tout s’était raffermi ; et nos trois voyageurs, s’aidant avec précaution des aspérités de la falaise, se retrouvèrent sur le glacier, qu’ils n’abordèrent qu’en tremblant. Ils côtoyèrent d’abord le rocher de granit, puis ils s’enhardirent peu à peu et se hasardèrent jusqu’au milieu des glaces, afin d’examiner les lieux et de se rendre compte de leur situation.

 

Gaspard monta sur une roche élevée qui dominait toutes les autres. L’abîme était considérablement élargi, et le pont de rocher n’y était plus !

XXIII

LES TROIS CHASSEURS À LA RECHERCHE D’UN PASSAGE


La théorie du mouvement des glaciers n’a pas encore été suffisamment expliquée, même par les plus savants géologues. On pense que la couche inférieure de ces grands amas de glace est détachée de l’endroit où elle repose, par le dégel qui résulte de la chaleur de la terre ; l’eau se joindrait également à la chaleur pour opérer ce phénomène, car il est avéré que des ruisseaux, quelquefois même des rivières, coulent au-dessous des glaciers. On comprend alors que cette couche de glace, n’étant plus adhérente au sol qui la supporte, soit nécessairement entraînée par sa propre pesanteur, puisqu’elle repose sur un plan incliné.

 

Il arrive parfois que le mouvement ne s’opère que dans une portion minime de la partie inférieure du glacier, il en résulte alors une cassure perpendiculaire au-dessus de la partie qui se détache ; plus tard cette crevasse est remplie par le glissement de la couche supérieure, qui vient s’y engloutir lorsqu’à son tour cette partie du glacier est en mouvement. La chaleur exceptionnelle que l’on remarque dans certaines années produit quelquefois cet effet, de concert avec les avalanches, dont la chute détermine le déplacement de la couche de glace.

 

Le poids de nos voyageurs n’était certainement pas assez considérable pour ébranler la masse du glacier ; mais il était possible que la roche de gneiss qu’ils avaient traversée pour franchir la crevasse reposât précisément sur un endroit rendu liquide par le dégel intérieur ; et comme, dans certains cas, il suffit d’une plume pour entraîner le plateau d’une balance, peut-être avaient-ils détruit l’équilibre de cette masse, dont la moindre impulsion pouvait causer la chute.

 

Ce bloc énorme, tombant dans l’abîme au-dessus duquel il se trouvait suspendu, avait pu, à son tour, produire sur le glacier le même effet que le poids insignifiant des chasseurs avait déterminé à son égard ; et les couches de glace, détachées du sol, ébranlées par cette secousse, avaient, en glissant jusqu’au fond du val, provoqué la scène effrayante qui venait de se passer sous les yeux de nos chasseurs.

 

Mais, quelle que fût la manière dont cet affreux bouleversement avait été produit, les trois amis ne cherchèrent pas à se l’expliquer ; ils étaient trop préoccupés de leur situation pour penser à autre chose. L’un après l’autre ils grimpèrent sur le rocher, d’où Gaspard avait aperçu l’abîme, et se convainquirent par eux-mêmes de la disparition de la roche. La crevasse avait maintenant une largeur considérable ; sa profondeur paraissait être d’au moins cent mètres, et il n’était pas au pouvoir de l’homme de franchir ce précipice. Nos chasseurs n’avaient plus l’espoir de sortir du glacier en allant rejoindre le ravin qui les y avait conduits et, jetant des regards inquiets sur les hautes falaises dont ils étaient environnés, ils gravirent lentement la partie supérieure de cette gorge étroite, sans savoir si elle avait une issue.

 

Avançant d’un pas timide, ils gardaient le silence, ou murmuraient tout bas quelques paroles qui exprimaient le découragement. Ils inspectaient d’un œil avide chaque côté des murailles qui les emprisonnaient et qui se rapprochaient de plus en plus ; mais elles n’offraient à leurs regards que les flancs escarpés du granit ; pas la moindre saillie, pas de terrasse, pas de corniche que l’on pût atteindre, pas de versant qu’on pût gravir, pas d’issue qui permît de quitter cette vallée de glace ! Les aigles et les vautours, dont les cris retentissaient près des nues, pouvaient seuls escalader ces rocs.

 

Tout à coup l’espoir revint au cœur des trois jeunes gens : ils avaient retrouvé les pas du porte-musc, et l’empreinte n’en était pas récente ; elle datait bien de la veille.

 

Ils suivirent avec joie cette vieille piste, non pas avec le sentiment du chasseur qui n’a d’autre désir que d’atteindre le gibier ; mais, au contraire, dans l’espérance que le porte-musc avait pu fuir de cette gorge désolée.

 

Malgré la faim qui les tourmentait, il est facile de comprendre ce vœu ardent qui, tout d’abord, vous paraît inexplicable. Si le porte-musc avait pu s’échapper, c’était une preuve que l’extrémité supérieure du val n’était pas sans issue : peut-être la voie qu’avait suivie le chevrotain conduisait-elle à quelque passage inaccessible, à quelque précipice infranchissable ; mais on avait la chance du contraire, tandis que, si l’animal se trouvait au fond de cette impasse, il fallait renoncer à tout jamais à l’espoir d’en sortir.

 

Ils poursuivaient leur chemin, craignant toujours d’apercevoir la piste fraîche du porte-musc, et ne trouvant, par bonheur, que les empreintes de la veille. Le cœur palpitant, nos trois amis tantôt scrutaient les rochers du regard, tantôt examinaient la neige qui s’étendait devant eux.

 

Ils arrivèrent enfin à l’extrémité du glacier ; c’est tout au plus s’ils avaient encore cent mètres à franchir pour toucher à la falaise qui en formait l’enceinte, et l’on n’apercevait pas la moindre brèche à cette montagne, plus haute et plus inaccessible que les murs d’une prison.

 

Mais où pouvait être le porte-musc ? Rien n’obstruait le passage des voyageurs, aucun débris ne recouvrait la glace dans la direction qu’ils suivaient ; toutefois, quelques fragments détachés de la montagne gisaient sur l’un des côtés du glacier, et l’animal avait pu trouver un refuge au milieu de ces quartiers de granit ; s’il en était ainsi, les chasseurs ne tarderaient pas à le retrouver. Ils approchèrent donc avec précaution des rochers où le porte-musc pouvait être : car, tout en désirant de ne point l’y rencontrer, ils avaient tellement faim que, si l’animal n’avait pu leur montrer une issue, il fallait au moins qu’il servît à calmer leur appétit.

 

Gaspard fut envoyé à la découverte, pendant que son frère et le Shikarri demeuraient en arrière pour arrêter le musc au passage, en supposant qu’il cherchât à descendre le glacier.

 

Le jeune chasseur avança tout doucement au milieu des blocs de granit, et, se glissant derrière l’un des plus gros, il se leva sur la pointe des pieds et regarda autour du rocher. Le musc n’y était pas et la neige ne portait aucune empreinte.

 

Gaspard continua cette manœuvre et finit par arriver au bout de l’endroit qui était couvert par les débris de la montagne. Il n’aperçut pas davantage l’animal qu’il cherchait, mais la vue qui frappa ses yeux lui causa une satisfaction bien plus vive que n’auraient pu le faire des milliers de chevrotains.

 

Un cri de joie s’échappa de ses lèvres ; il sortit des rochers et s’écria en se précipitant vers Karl :

 

« Viens vite, frère, viens vite, nous pouvons sortir d’ici ! »

XXIV

LA VALLÉE SOLITAIRE


Un passage s’ouvrait effectivement entre les deux rochers qui formaient en cet endroit comme un portail gigantesque. Les chasseurs ne l’avaient pas découvert plus tôt, parce qu’un peu avant de se terminer, la gorge décrivait une courbe, d’où il résultait que les deux côtés de la falaise avaient l’air de se rejoindre et de former une impasse.

 

Lorsqu’ils furent à peu près à cent mètres de l’endroit où le glacier formait cette courbe, les voyageurs se trouvèrent entre les deux montagnes dont la séparation leur permettait enfin de sortir de l’enceinte où ils s’étaient crus enfermés, et la vue qui s’offrit à leurs regards les remplit d’étonnement.

 

Jamais peut être, en aucun lieu du monde, ils n’auraient pu rencontrer un paysage aussi étrange. En face d’eux, et un peu plus bas que le niveau du glacier, se déployait une vallée circulaire qui pouvait avoir quatre kilomètres de tour ; au centre de cette vallée se trouvait un lac d’une assez grande étendue ; le fond du val, un peu plus élevé que la surface de l’eau, formait une pelouse charmante, parsemée de bouquets d’arbres et de massifs d’arbrisseaux dont le feuillage présentait les nuances les plus variées et les plus riches. Des troupeaux de daims et de cerfs de différente espèce, des animaux qui paraissaient appartenir à la race bovine, paissaient dans la prairie ou erraient autour des arbres, tandis que de nombreux oiseaux aquatiques s’ébattaient sur les eaux bleues du lac.

 

Cette vallée, perdue au milieu des montagnes, ressemblait tellement à un parc entretenu avec soin, que les regards des deux chasseurs de plantes cherchèrent instinctivement la demeure du propriétaire de ce ravissant endroit, quelque noble manoir, quelque château splendide qui fût en rapport avec la beauté des lieux. Il leur semblait toujours qu’ils allaient découvrir, au milieu des grands arbres, la fumée bleuâtre d’une cheminée à corniche de pierre, ou la toiture blasonnée de tourelles. En effet, une vapeur blanchâtre apparaissait à l’extrémité de la vallée et tourbillonnait en s’élevant, comme celle qui provient de la chaudière d’une locomotive. Cette vue frappa singulièrement nos voyageurs et leur causa une vive surprise.

 

Une ceinture de couleur sombre, presque aussi large que la vallée elle-même, entourait ce bassin verdoyant, auquel elle formait une muraille d’enceinte aux proportions colossales ; en examinant cette clôture gigantesque, on découvrait qu’elle était constituée par une ligne de rochers énormes, ou plutôt par une série d’écueils qui faisaient face à l’intérieur de la vallée.

 

Derrière cette ligne d’enceinte se dressaient les flancs nus d’un premier rang de montagnes, que dominaient à leur tour les cimes neigeuses des grands monts, les unes découpées à vive arête ; comme une immense toiture, les autres formant une croupe arrondie, en perçant les nuages de leurs pics élancés.

 

L’endroit où les voyageurs étaient parvenus et d’où ils contemplaient cet admirable paysage, paraissait être la seule ouverture qui permît d’arriver jusqu’à l’enceinte du bassin. Nous avons dit que le fond de la vallée se trouvait beaucoup plus bas que le niveau du glacier ; mais il était facile d’y arriver, en suivant la pente que formaient les nombreux quartiers de roche qui constituaient la moraine[17].

 

Les trois chasseurs restèrent immobiles pendant quelques minutes ; une vive admiration, à laquelle se mêlait un sentiment qui tenait du respect et de la crainte, les fixait à la place où ils venaient de découvrir cette vallée mystérieuse.

 

La surface du lac, ridée çà et là par les jeux des oiseaux aquatiques, partout ailleurs unie comme un miroir, reflétait les pics neigeux, la sombre ligne de rochers qui formaient l’enceinte de la prairie et le feuillage des arbres qui décoraient ses bords.

 

Karl Linden serait resté pendant des heures entières à contempler cette admirable scène. Gaspard, bien que d’une nature moins sensible, était lui-même en extase ; et le Shikarri, l’indigène des plaines du Bengale, l’habitant des bosquets de palmiers et de bambous, avouait dans son enthousiasme qu’il n’avait jamais vu d’aussi beau paysage. Aucun d’eux n’ignorait la superstition des Indiens à l’égard des monts Himalaya ; ils savaient que dans l’Inde on considère les vallées perdues au milieu de ces montagnes inaccessibles comme étant la demeure des dieux, et dans ce moment ils comprenaient que l’on pût ajouter foi à cette croyance superstitieuse. Effectivement, si l’une des nombreuses divinités des Hindous avait demeuré sur la terre, la vallée qui se déployait sous les yeux des trois jeunes gens devait être le séjour de Siva ou de Vishnou, sinon de Brahma lui-même.

 

Mais les sentiments poétiques et les croyances traditionnelles s’effacèrent bientôt de l’esprit des voyageurs. Tous les trois avaient faim, aussi faim que des loups en temps de neige, et la pensée qui ne tarda pas chez eux à dominer toutes les autres fut de chercher par tous les moyens possibles à satisfaire leur appétit.

 

Dans cette intention, ils franchirent la brèche qui s’ouvrait dans le granit, et se dirigèrent immédiatement vers le fond de la vallée.

XXV

LES VACHES GROGNANTES


Nous avons dit que plusieurs espèces d’animaux paissaient dans la prairie qui se déployait aux yeux de nos voyageurs ; on pouvait donc choisir, entre tous ceux qui avaient la chair la plus fine et la plus savoureuse ; mais il était naturel que nos chasseurs affamés donnassent la préférence au gibier qui se trouvait le plus près d’eux.

 

Précisément le troupeau qui s’offrait d’abord à leurs regards était composé des bêtes les plus grosses que renfermât la vallée, bien que cependant elles ne fussent pas toutes de la même taille ; il y en avait parmi elles de la dimension d’un bœuf, mais on en voyait d’autres qui n’étaient pas plus grosses qu’un chien de Terre-Neuve. Elles étaient à peu près une douzaine, évidemment de la même famille, malgré la différence que l’on remarquait entre elles, et qui ne pouvait s’attribuer qu’à leur sexe ou à leur âge.

 

Aucun de nos trois chasseurs n’aurait pu dire quels étaient ces animaux ; le Shikarri lui-même ne les connaissait pas ; il ne les avait jamais vus dans les plaines de l’Hindoustan. Néanmoins ils devaient appartenir à une espèce de bœuf sauvage, car ils avaient dans leur ensemble une certaine ressemblance avec la race bovine. On remarquait d’abord parmi eux le patriarche de la bande, un taureau massif, et qui, du pied jusqu’à l’épaule, était bien aussi grand qu’un cheval. Ses cornes recourbées s’étendaient de chaque côté de son front et sortaient d’une masse épaisse de poils frisés qui lui donnaient l’air farouche dont on est frappé lorsqu’on examine un buffle. Mais ce qui lui imprimait un cachet distinctif, c’étaient de longs poils soyeux qui, l’enveloppant tout entier comme une draperie, tombaient de son cou, de ses épaules, de sa croupe et de ses flancs, et atteignaient presque la terre. Ce manteau singulier ajoutait à l’aspect massif de la bête, dont les jambes épaisses étaient en harmonie avec ce corps ramassé.

 

Karl ne pouvait s’empêcher de trouver à cet animal une grande ressemblance avec le bœuf musqué de l’Amérique du Nord, dont il avait vu plusieurs échantillons dans les galeries d’histoire naturelle. Il remarquait cependant entre les deux espèces une différence frappante quant à certains détails, par exemple, la queue du bœuf musqué est tellement petite qu’elle disparaît au milieu des grands poils qui l’environnent, tandis que celle de l’étrange animal qu’il avait sous les yeux était longue, épaisse, et avait la même structure et les mêmes dimensions que la queue des chevaux. Vue de l’endroit où l’observait le chasseur de plantes, la couleur de la bête paraissait noire, bien qu’en réalité son poil fût tout simplement chocolat foncé ; quant à la queue fournie qui caractérisait l’animal, elle était d’un blanc de neige, ce qui ajoutait encore à l’effet qu’elle produisait.

 

Il n’y avait qu’un mâle dans toute la bande ; le reste du troupeau était composé de jeunes bêtes et de femelles qui, beaucoup plus petites que le chef de la famille, avaient aussi les cornes moins fortes et les poils du manteau moins épais et moins longs.

 

Parmi les jeunes, il s’en trouvait de différents âges, depuis la génisse ou le bouvillon, jusqu’à des veaux de quinze jours qui frappaient l’herbe de leurs petits pieds, et qui folâtraient sans s’éloigner de leurs mères. Ceux-ci n’avaient pas encore la draperie soyeuse qui devait les recouvrir plus tard, et ils étaient complètement vêtus d’un poil noir et frisé comme celui des caniches ; de loin ils ressemblaient même tellement à ces animaux, qu’on aurait pris la bande dont ils faisaient partie pour un troupeau de buffles auquel de gros chiens s’étaient mêlés.

 

« Essayons d’approcher d’eux, dit le botaniste ; pour y parvenir, je ne vois pas d’autre moyen que de nous glisser avec précaution jusqu’à ce petit bouquet d’arbres que vous voyez là-bas. »

 

En disant ces paroles, le chasseur de plantes désignait un fourré qui touchait à l’endroit où les animaux paissaient.

 

Gaspard et le Shikarri adoptèrent le conseil du botaniste, et les trois jeunes gens, qui avaient descendu la moraine et qui se trouvaient dans la vallée, prirent aussitôt la direction que leur indiquait le chasseur de plantes.

 

Ils arrivèrent sans peine au petit bois qu’il s’agissait d’atteindre, et là, rampant en silence au milieu des arbrisseaux et des lianes, ils parvinrent à la lisière qui avoisinait le troupeau. Celui-ci ne paraissait pas même se douter de la présence des chasseurs et continuait à paître sans la moindre inquiétude.

 

Karl dit tout bas à son frère de viser l’un des jeunes animaux, tandis qu’il choisirait une bête de plus grande taille.

 

Quant au chef de la famille, il se tenait à l’écart, ou plutôt en avant des femelles et des jeunes, dont il était le défenseur, bien que cette fois sa vigilance parût être en défaut. Néanmoins il pressentit le danger : car, au moment où les chasseurs se disposaient à faire usage de leurs armes, il frappa la terre du pied et proféra un cri tellement pareil à la voix du cochon, que les trois amis regardèrent de tous les côtés avec la conviction qu’ils allaient découvrir une bande de porcs.

 

Mais bientôt ils acquirent la certitude que le grognement qu’ils avaient entendu provenait de cette espèce de taureau à queue de cheval ; et, sans y penser davantage, Karl et Gaspard mirent le fusil à l’épaule et appuyèrent sur la gâchette.

 

Le bruit de la détonation remplit toute la vallée ; au même instant l’animal et sa suite prirent le galop, s’enfuirent avec une rapidité singulière, et disparurent en un clin d’œil. Toute la bande cependant n’avait pas pris part à cette course rapide ; une femelle et un jeune avaient été frappés de mort et gisaient sur la prairie à la grande satisfaction des voyageurs.

 

Après s’être consultés rapidement, les trois amis commençaient à dépecer leur proie, quand un grognement prolongé résonna tout à coup à leurs oreilles ; ce grognement leur fit relever la tête, et ils aperçurent le chef de la bande qui se dirigeait de leur côté, les cornes basses et les yeux remplis de fureur. Il avait fui d’abord, s’imaginant que toute sa famille le suivait ; mais il n’avait pas tardé à s’apercevoir que deux des membres du troupeau étaient restés en arrière, et il revenait sur ses pas avec l’intention de les secourir ou de les venger.

 

Bien que nos trois chasseurs ne connussent pas l’animal qui revenait les attaquer, ils ne doutaient nullement de son courage et de sa puissance ; sa grande taille, ses formes épaisses, son front chevelu, ses cornes menaçantes et la colère qui animait son regard, prouvaient suffisamment que c’était un ennemi redoutable. Aucun de nos voyageurs ne pensa une minute à soutenir l’assaut dont ils étaient menacés ; chacun, au contraire, criant à ses compagnons de s’enfuir, ils coururent tous les trois vers le massif d’où ils avaient tiré sur le troupeau, se réfugièrent tout d’abord sur les branches les plus fortes et les plus hautes qu’ils trouvèrent, et bientôt n’eurent plus rien à craindre d’un animal dont les doigts enfermés dans des sabots ne lui permettent pas d’escalader un arbre.

 

La bête furieuse, grognant toujours avec rage, fouilla le hallier pendant quelques minutes, brisant et rompant les lianes et les rhododendrons qui se trouvaient autour d’elle ; enfin, ne découvrant pas les objets de sa colère, elle retourna dans sa prairie et se dirigea vers les victimes qu’elle était venue venger. Elle s’approcha d’abord de la femelle, puis du jeune, passa alternativement de l’un à l’autre, et les flaira de son large mufle en grognant d’une voix plaintive.

 

Lorsque le pauvre animal eut ainsi épanché sa douleur, il releva la tête, promena ses regards autour de la vallée, et se dirigea tristement vers l’endroit où avaient fui les autres membres de sa famille.

 

Les trois chasseurs demeurèrent quelques instants encore à la cime des arbres où ils s’étaient retirés, n’osant pas en descendre avant que le terrible animal eût complètement disparu ; mais la faim qui les dévorait finit par être plus forte que la crainte ; ils se hasardèrent à quitter leur asile, reprirent leurs fusils qu’ils avaient jetés sur l’herbe pour s’en débarrasser, les rechargèrent immédiatement, et revinrent auprès de la bête qu’ils avaient commencé à dépouiller.

 

Ils la traînèrent à côté du massif d’où ils venaient de sortir, afin d’avoir plus vite recours au même moyen de salut, dans le cas où le père de leur victime reviendrait à la charge et les menacerait d’une nouvelle attaque.

 

Une fois l’animal dépouillé, le feu ne tarda pas à être allumé, les côtelettes furent bientôt cuites et dévorées en un instant. Jamais nos trois chasseurs n’avaient mangé d’aussi bonne viande, et cela même en faisant abstraction de leur féroce appétit.

 

Mais ils savaient maintenant quel était l’animal qu’ils avaient tué et ne s’étonnaient point de la délicatesse de sa chair. Pendant que le chef du troupeau saccageait le petit bois où nos chasseurs avaient trouvé asile, le Shikarri, du haut de l’arbre où il était perché, avait parfaitement vu l’animal en question, et en avait reconnu la queue blanche qui lui était familière. C’était bien cela ; impossible de s’y méprendre, il en avait tant manié lorsqu’il était enfant ! Que de mouches n’avait-il pas chassées avec une pareille queue !

 

Lors donc que nos voyageurs furent revenus dans la prairie, Ossaro, s’étant approché avec ses camarades de la femelle qu’ils avaient tuée, leur en désigna la queue ; cette queue, beaucoup moins grande et moins fournie que celle du mâle, n’en avait pas moins la même forme, et l’Hindou prenant un air assuré :

 

« Moi le connaître, dit-il ; oui, Sahibs, moi reconnaître le choury. »

XXVI

LE YAK


Ossaro voulait dire tout simplement qu’il connaissait la queue blanche de la bête qui avait voulu les attaquer ; mais il ignorait à quel animal cette queue appartenait. Pour lui, c’était un choury, et pas autre chose ; c’est-à-dire un chasse-mouche dont on fait usage dans les Indes pour éloigner les moustiques et, en général, tous les insectes qui ont des ailes.

 

Ce mot de choury, toutefois, qui ne rappelait à Ossaro qu’un objet dont il s’était servi jadis, fit naître dans l’esprit du chasseur de plantes une série d’idées qui l’amenèrent à découvrir le nom qu’il ignorait, ou plutôt qu’il ne savait pas appliquer. Il avait entendu dire que les chasse-mouches dont on fait usage au Bengale y sont apportés de la Tartane chinoise et du Thibet ; il savait, en outre, que les chourys sont faits avec la queue d’un animal singulier qui porte le nom de yak, ou de bœuf grognant. Ainsi, donc, les animaux qu’ils venaient de tuer étaient des yaks : cela ne faisait plus le moindre doute pour le chasseur de plantes.

 

Et Karl avait raison ; c’était un troupeau de yaks sauvages qu’ils avaient rencontré ; car nos voyageurs étaient précisément dans le pays où ces animaux sont à l’état de nature.

 

Linnée avait donné au yak le nom de Bos grunniens, c’est-à-dire bœuf grognant, et l’on ne pouvait pas en trouver un qui lui fût plus applicable ; mais les naturalistes qui vinrent après Linnée ne furent pas satisfaits de cette dénomination, à la fois claire et précise, et les savants éprouvèrent le besoin de la changer. Ils découvrirent, du fond de leur cabinet, que le yak présentait de si grandes différences avec les autres individus de l’espèce bovine, qu’il fallait nécessairement créer un nouveau genre tout exprès pour y loger cet animal, afin de rendre en même temps l’étude de la zoologie un peu plus difficile.

 

Ainsi donc les classificateurs modernes ont cru devoir changer le nom de Bos grunniens, que Linnée avait donné au yak, en celui de Poaphagus grunniens, qui veut dire, à ce que je suppose, mangeur de poa grognant ; joli nom si l’on veut, mais qui ne spécifie rien du tout : car, en admettant que vous sachiez que c’est un bœuf qu’il désigne, il est certain que le yak n’est pas le seul des membres de la race bovine qui mange volontiers du poa[18].

 

Toujours est-il que le yak, ou syrlak, ou bœuf grognant, ou poaphagus, suivant le nom qu’il vous plaira de choisir, est l’un des animaux les plus utiles que l’on connaisse. On ne le trouve pas seulement à l’état sauvage au Thibet et dans les contrées voisines ; il y est domestique et rend les plus grands services aux habitants de cette région. Le yak est, à vrai dire, pour les habitants des pays froids qui se trouvent au nord des monts Himalaya, ce que le chameau est pour les Arabes, et le renne pour les Lapons. Ses longs poils leur fournissent la matière première dont ils fabriquent l’étoffe de leurs tentes et dont ils filent les cordes qu’ils emploient. Sa peau fait un excellent cuir. Il est à la fois bête de somme et de trait ; il sert de monture à son maître, porte ses marchandises, et traîne la charrette ou la charrue. Sa chair est succulente, et le lait qu’on obtient des vaches de cette espèce est l’un des éléments principaux de la nourriture des Thibétains, qui le mangent au naturel ou qui en font du beurre et du fromage. Enfin les queues de yak forment un article de commerce d’une valeur assez considérable ; on les exporte dans les plaines de l’Inde, où elles sont employées à différents usages, mais principalement comme chasse-mouches, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Chez les Tartares elles sont considérées comme un ornement, et les hauts dignitaires à qui elles servent d’insignes, et qui les attachent à leur coiffure, ont seuls le droit de les porter. En Chine, où on les teint d’un rouge vif, elles sont également l’une des marques distinctives du mandarinat[19] ; et une belle queue de yak, à la fois épaisse et longue, produit un fort joli bénéfice à l’individu qui l’apporte au Bengale ou dans le Céleste-Empire.

 

On connaît parmi les yaks différentes variétés. Il y a d’abord le yak sauvage, qui est la souche de tous les autres, et qui habite les régions glacées des montagnes où nos voyageurs l’ont effectivement trouvé. Il est beaucoup plus grand que les animaux de la race domestique, et le taureau de cette espèce est considéré comme l’un des plus féroces et des plus forts de toute la famille des bœufs. La chasse qu’on lui fait est souvent très-dangereuse, et l’on y emploie des chiens et des chevaux dressés à cet usage.

 

Les yaks domestiques sont divisés en plusieurs classes, d’après la nature des services qu’ils sont appelés à rendre. De même que nous avons des chevaux de carrosse ou de charrette, il existe des yaks de labour, de selle, de trait, etc. La couleur de ceux-ci n’est pas toujours celle de l’espèce originaire ; il y en a qui sont bai foncé, d’autres tachetés de rouge, et l’on en rencontre d’un blanc pur : toutefois ceux dont le pelage est noir ou brun foncé, avec la queue blanche, sont les plus nombreux. Le petit du yak est le meilleur veau qu’on puisse manger ; mais, lorsqu’on l’enlève à sa mère, celle-ci refuse de donner son lait. En pareil cas, on apporte à la vache le pied de son veau ou la dépouille rembourrée du pauvre petit, qu’elle caresse en exprimant sa joie par des grognements semblables à ceux d’un cochon ; elle se laisse traire alors sans la moindre difficulté.

 

Employé comme bête de somme, le yak peut faire trente-deux kilomètres par jour, en portant deux sacs de riz ou de sel, ou bien de quatre a six planches de bois de pin, dont on fait deux parts égales que l’on attache avec des cordes et qui lui pendent le long des flancs. En général, son conducteur lui perce les oreilles afin de les décorer de pompons écarlates qui sont faits avec de la laine filée.

 

Les plateaux élevés du Thibet et de la Tartarie, et les régions plus froides encore des hautes vallées himalayennes, sont le véritable séjour du yak ; l’herbe des prairies, et une petite espèce de carex qu’il trouve dans ces vallons glacés, forment sa nourriture ; il aime à paître sur le flanc abrupt des montagnes, et il va se reposer ou dormir au sommet des rocs isolés, où les rayons du soleil viennent se jouer librement. Quand on le mène dans les pays chauds, il ne tarde pas à dépérir, et meurt au bout de quelque temps d’une maladie de foie. Il serait possible, néanmoins, de l’acclimater dans certaines parties de l’Europe ; il ne faudrait pour cela qu’un peu de bonne volonté de la part de ceux qui gouvernent les nations.

XXVII

BOUCANAGE DE LA VIANDE


Nos voyageurs avaient trouvé la chair de leur petit yak si parfaite, et leur faim était si grande, qu’ils avaient dévoré tout un quartier de l’animal avant d’être rassasiés.

 

Lorsqu’ils eurent terminé leur repas, qui, malgré leur appétit, dut néanmoins finir, ils se demandèrent quelle était la chose importante dont il fallait d’abord s’occuper. Leur intention était de passer quelques jours dans ce vallon délicieux ; Karl ne doutait pas que la flore n’en fût aussi riche que variée ; il avait remarqué, en traversant le massif où il s’était glissé pour approcher des yaks, diverses plantes qu’il n’avait jamais vues, et il était probable que dans le nombre il en trouverait quelques-unes dont les plus savants botanistes ignoraient l’existence. Quelle brillante perspective ! Rapporter aux florimanes de précieuses richesses et fournir de nouveaux éléments à sa science favorite ! À cette pensée Karl éprouvait Une joie indicible, et l’espérance d’un glorieux avenir faisait battre son cœur.

 

La situation particulière du bassin qu’il avait à explorer lui donnait la certitude d’y rencontrer une végétation toute spéciale. Environné de montagnes couvertes de neiges, éloigné de tous les endroits fertiles, abrité du vent par la chaîne élevée qui lui formait une ceinture impénétrable, ce beau vallon devait nécessairement contenir une foule de plantes qu’on ne rencontrait pas ailleurs. Le botaniste avait remarqué, entre autres choses, qu’en dépit de l’élévation des lieux, qui était au moins de quatre mille cinq cents mètres, il s’y trouvait des végétaux qui semblaient appartenir à la flore du Midi. Cette végétation, d’un aspect voisin de celle des tropiques, dans un endroit situé aux confins de la région des neiges éternelles, lui paraissait une anomalie dont il cherchait à se rendre compte.

 

Gaspard, de son côté, voyait avec plaisir que son frère avait le projet de s’arrêter quelques jours dans cette vallée fertile : non pas que la botanique l’intéressât beaucoup ; mais, à son tour, il avait observé qu’un grand nombre d’animaux sauvages habitaient cet endroit favorisé du ciel, et notre chasseur espérait bien profiter de la circonstance.

 

Quant au Shikarri peut-être soupirait-il en songeant aux plaines embrasées du Bengale, aux bosquets de palmiers et aux fourrés de bambous ; mais il partageait avec Gaspard l’espoir de faire bonne chasse, et la vue du gibier lui faisait prendre patience. D’ailleurs, l’atmosphère de la vallée était beaucoup plus chaude que celle des lieux qu’ils avaient traversés depuis quelques jours ; la différence était même si grande qu’elle avait frappé nos voyageurs, et que ceux-ci l’avaient attribuée à la situation exceptionnelle de ce bassin entouré de montagnes qui l’abritaient du vent.

 

Puisque l’intention bien arrêtée des trois amis était de passer quelques jours dans l’endroit où ils se trouvaient, la première chose à faire était de se prémunir contre les atteintes de la faim. Le vallon était certainement rempli de gibier ; mais nos chasseurs pouvaient être malheureux et avoir à subir un jeûne plus ou moins long. N’était-il pas plus sage de conserver les trois quartiers de veau qui leur restaient encore, ainsi que la vache qui n’était pas même entamée, que d’avoir à courir les hasards d’une nouvelle chasse qui pouvait être infructueuse ? Il fut donc procédé immédiatement à la préparation de la viande qu’avaient nos voyageurs, et qui se trouvait en quantité bien suffisante pour les nourrir pendant le peu de temps qu’ils se proposaient de rester dans la vallée. Cette opération vous paraîtra d’autant plus difficile que nos trois amis n’avaient pas un grain de sel ; il est même probable que Gaspard et son frère, ne connaissant pas d’autre méthode que celle de la salaison, n’auraient pas cru qu’il fût possible de tenter l’entreprise. Mais Ossaro était d’un pays où le sel est rare, par conséquent très-cher, et il possédait le moyen de conserver la viande sans faire usage de ce précieux condiment. Du reste, son procédé était bien simple ; il consistait à couper la viande par tranches excessivement minces et à la suspendre aux arbres ou à l’étendre sur le roc, en laissant au soleil, le soin de terminer l’opération.

 

Il arriva précisément que le jour où nos chasseurs avaient besoin de son assistance, le soleil ne se montra pas d’une manière assez vive pour dessécher leur viande. Mais Ossaro ne se tint pas pour battu ; il savait qu’en pareille circonstance on peut recourir à un feu de bois vert, et obtenir le même effet que par un soleil ardent.

 

Secondé par ses deux compagnons, il eut bientôt recueilli du bois en quantité suffisante et alluma son tas de fagots ; il suspendit ses tranches de yak autour du feu, assez près pour qu’elles fussent soumises à l’action de la fumée et de la chaleur, toutefois sans rôtir, encore moins sans brûler. Il ne s’agissait plus que d’entretenir la flamme pendant un jour ou deux, après quoi la viande serait en état de se conserver plusieurs mois, sans qu’il y eût à s’en préoccuper.

 

Le dépècement de la vache, la préparation de la viande, l’érection des poteaux où elle devait être suspendue, occupèrent nos trois amis pendant quelques heures, et la journée s’avançait lorsqu’ils eurent terminé les préparatifs du boucanage.

 

Il fallait s’occuper du dîner : le temps de faire cuire un morceau de veau et de le manger prit encore une heure aux trois jeunes gens : et, bien qu’il ne fût pas tout à fait nuit, chacun d’eux était si fatigué, qu’ils s’étendirent à côté du feu et s’endormirent immédiatement du plus profond sommeil.

 

La fraîcheur du soir leur causa bientôt un véritable malaise ; ils grelottèrent, et, pour la première fois, ils se souvinrent de leurs couvertures, qu’ils avaient laissées, avec différents objets, à la place où ils avaient campé la surveille. Mais ils ne pouvaient que soupirer en y songeant ; il n’y avait pas moyen de reprendre le chemin par lequel ils étaient venus, et il leur faudrait certainement faire un détour énorme, quand ils sortiraient de la vallée, pour regagner l’endroit où ils avaient laissé leurs bagages. Toutefois, le Shikarri avait tendu la peau de vache sur une espèce de cadre et l’avait placée devant le feu pour la faire sécher ; on pouvait déjà s’en servir, et lorsque Gaspard fut enveloppé dans cette étrange couverture, dont il avait mis le poil en dedans, il se trouva tellement bien que, de son aveu même, il ne lui était jamais arrivé de passer une meilleure nuit.

 

Les deux autres dormirent fort bien de leur côté ; mais, s’ils avaient eu le moindre soupçon de la découverte qu’ils devaient faire le lendemain, leur sommeil eût été plus inquiet et leurs rêves moins légers.

XXVIII

LA SOURCE D’EAU CHAUDE


Le lendemain matin, nos voyageurs déjeunèrent d’un morceau de yak rôti, qu’ils arrosèrent d’eau pure. Ils n’avaient rien pour puiser de l’eau, pas même de tasse pour boire, et ils s’agenouillèrent au bord du lac pour y tremper leurs lèvres. L’eau était transparente, mais bien moins froide qu’elle ne l’est ordinairement à une pareille élévation. Ils l’avaient déjà remarqué la veille, et ils ne purent s’empêcher d’en témoigner leur surprise ; n’ayant point de thermomètre, il leur était impossible de constater la différence qu’elle présentait avec la température de la vallée, mais il était évident qu’elle était plus chaude que celle-ci.

 

D’où cette eau pouvait-elle provenir ? Ce n’était pas de la fonte des neiges, car elle aurait été glaciale. Il fallait qu’elle vînt d’une source, et probablement d’une source chaude.

 

Ce fait d’ailleurs n’avait rien d’extraordinaire ; les eaux thermales sont très-communes dans la chaîne de l’Himalaya, où souvent elles jaillissent au milieu des glaces et de la neige, et où elles s’élèvent parfois à une grande hauteur.

 

Nos trois voyageurs se rappelèrent alors que du haut de la moraine ils avaient remarqué la veille un nuage vaporeux qui planait au-dessus d’un bouquet d’arbres ; ils ne l’apercevaient plus depuis qu’ils étaient dans la vallée ; mais ils se souvenaient de la direction dans laquelle ce nuage devait être, et ils se mirent immédiatement en quête de la fontaine qui produisait cette vapeur.

 

Ils arrivèrent bientôt à l’endroit qu’ils cherchaient, et leurs conjectures se trouvèrent justifiées. Une source chaude sortait, en bouillonnant, du milieu des roches, et formait un petit ruisseau qui se dirigeait vers le lac. Gaspard trempa sa main dans la fontaine et la retira en poussant un cri de surprise et de douleur. « Quel dommage, dit-il en secouant les doigts, que nous n’ayons pas de quoi faire du thé ou du café ! il serait inutile de faire bouillir de l’eau ; celle-ci est assez chaude.

 

– Je comprends maintenant ! s’écria Karl en plongeant à son tour la main dans le ruisseau ; voilà qui m’explique la température exceptionnelle de cette vallée, la richesse de sa végétation et la présence de plantes que l’on ne trouve jamais à une pareille hauteur. Voyez-vous là-bas des magnolias ? c’est excessivement curieux ; je ne serais pas surpris de découvrir tout à l’heure des palmiers et des bambous. »

 

Mais au même instant les regards des trois chasseurs prirent une autre direction. Un bel animal accourait en bondissant ; lorsqu’il fut à vingt pas de la fontaine, il s’arrêta soudain et contempla d’un air surpris les étrangers, dont l’aspect lui était inconnu.

 

Quant à lui, on ne pouvait s’y méprendre ; les énormes andouillers qu’il portait sur la tête le caractérisaient suffisamment pour que l’erreur fût impossible. Il était à peu près de la même taille que le cerf commun d’Europe, et son bois était pareil à celui de ce dernier. D’un gris rougeâtre, il portait sur la croupe une grande tache blanche, et se rapprochait beaucoup, par sa forme et par ses proportions, du cerf d’Angleterre ; bref, c’était l’un des représentants de l’espèce que les naturalistes ont nommée Cerf de Wallich.

 

En apercevant les trois amis, l’animal exprima plus d’étonnement que de frayeur ; c’était la première fois que ses grands yeux apercevaient des hommes, et il ne supposait pas que ces trois jeunes gens pussent avoir à son égard des intentions hostiles.

 

Innocente créature ! elle devait bientôt apprendre à qui elle avait affaire. Karl mit son fusil à l’épaule, et, en moins d’une seconde, la noble bête fut étendue sur l’herbe.

 

Gaspard et le Shikarri étaient à peu de distance du chasseur, et tous les trois se précipitèrent vers, l’animal afin de s’en emparer ; mais, à leur grand désappointement, le cerf était déjà sur pied et franchissait les buissons en entraînant Fritz qui courait derrière lui. Toutefois, le pauvre animal s’enfuyait sur trois jambes ; la quatrième avait été brisée par le coup de feu qu’il avait reçu et traînait sur le sol.

 

Les chasseurs, espérant bien l’atteindre, s’élancèrent à sa poursuite ; mais, quand ils furent sortis du bois, ils le virent qui détalait toujours : le cerf avait même gagné sur le limier une avance considérable, et côtoyait rapidement les rochers qui formaient l’enceinte du vallon.

 

Fritz ne se décourageait pas, et les chasseurs continuèrent à courir, malgré le peu d’espoir qu’ils avaient de rattraper leur gibier. Karl et Ossaro longèrent la montagne sur la piste du cerf, tandis que Gaspard suivait les bords du lac afin de surprendre la bête au passage, dans le cas où elle chercherait à revenir du côté de l’eau.

 

Ils firent ainsi plus d’un kilomètre sans apercevoir le cerf qu’ils avaient perdu de vue presque aussitôt après s’être éloignés des arbres. Tout à coup ils entendirent la voix de Fritz, et, à la manière dont le limier aboyait, ils conclurent que le cerf était forcé.

 

Quelques instants après, ils arrivèrent sur les lieux, et pensèrent bien cette fois qu’ils tenaient l’animal ; Fritz, en effet, l’avait conduit sur le bord d’un fourré, où la pauvre bête paraissait réduite aux abois ; mais, dès qu’elle aperçut les chasseurs, elle s’enfonça dans le hallier et disparut immédiatement.

 

Ils franchirent encore à peu près huit cents mètres avant de retrouver l’animal ou d’entendre la voix du limier ; enfin les aboiements retentirent, les chasseurs aperçurent le cerf ; mais, au moment où ils espéraient le rejoindre, la bête plongea de nouveau dans les broussailles et disparut encore.

 

Il était vexant de perdre un aussi bel animal après avoir été sur le point de le saisir ; aussi nos trois amis décidèrent-ils que la bête serait poursuivie jusqu’au bout, la chasse ne dût-elle se terminer que le soir. Karl était poussé d’ailleurs par un autre motif que l’intérêt personnel ; c’était moins le désir de se procurer de la venaison que de mettre un terme aux souffrances du pauvre animal, qui lui faisait continuer la poursuite avec autant d’ardeur.

 

Mais la bête courait encore ; elle fut aperçue une troisième fois, et sans plus de résultat. Les chasseurs désespéraient de la rejoindre ; ils suivaient toujours les rochers qui entouraient cette vallée singulière, et, tout en courant, ils remarquaient que cette enceinte, qui se dressait à des centaines de mètres au-dessus de leurs têtes, n’offrait partout que des flancs inaccessibles. Néanmoins la chasse les préoccupait trop vivement pour leur permettre d’accorder à cette circonstance toute l’attention qu’elle méritait. Après qu’ils eurent revu cinq ou six fois la bête, elle prit l’eau dans un étang ; les aboiements du limier redoublèrent, les chasseurs accoururent ; Gaspard, masqué par un pli du terrain, approcha de l’endroit où la bête s’était réfugiée : une balle siffla dans l’air et mit fin à l’existence du cerf.

XXIX

DÉCOUVERTE ALARMANTE


Vous supposez naturellement qu’après une lutte aussi longue, le succès qui avait couronné la chasse devait faire éprouver aux trois jeunes gens une satisfaction d’autant plus vive ; et certes il en eût été ainsi dans toute autre occasion ; mais des pensées d’une nature bien différente s’éveillèrent tout à coup dans leur esprit.

 

Ils étaient arrivés à l’endroit où le cerf avait reçu la balle de Gaspard, et ils se préparaient à le retirer de l’étang, lorsque leurs yeux tombèrent sur un objet qui les fit se regarder avec stupeur. Cet objet, dont la vue les remplissait d’effroi, n’était cependant que la source d’eau thermale auprès de laquelle avait débuché le cerf ; celui-ci était revenu mourir à cent mètres à peine de l’endroit où il avait été frappé d’abord, et l’étang qu’il avait choisi pour refuge était formé par le petit ruisseau qui, de la source chaude, se dirigeait vers le lac.

 

Évidemment les chasseurs avaient fait le tour de la vallée, puisqu’ils se retrouvaient au point d’où ils étaient partis, et cela sans être revenus sur leurs pas, sans avoir traversé le bassin dont, au contraire, ils avaient longé les bords.

 

Tous les trois restaient immobiles : le Shikarri tenait son arc à la main, et ne songeait pas à s’en servir ; Karl avait laissé tomber son fusil, et Gaspard interrogeait avec inquiétude le visage de son frère.

 

Ils gardèrent le silence pendant quelques instants.

 

À quoi servait de parler ? chacun devinait trop bien ce que pensaient les deux autres. Le cerf était toujours dans l’eau, et Fritz aboyait au bord de l’étang, sans obtenir la moindre attention de la part de son maître.

 

Karl fut le premier qui prit la parole. « Oui, dit-il, le rocher nous entoure ; je n’ai pas vu de brèche à cette muraille ; quelques ravins sillonnent le versant de la montagne, mais n’aboutissent qu’à une impasse. As-tu observé une issue quelconque ? demanda-t-il à Ossaro.

 

– Non, Sahib ; moi craindre que la vallée soit fermée ; nous être pris comme dans une trappe. » Gaspard n’avait rien à dire ; il était resté au milieu de la prairie, et les arbres lui avaient souvent dérobé la vue des rochers ; mais il n’en comprenait pas moins l’inquiétude de son frère.

 

« Ainsi, tu penses, lui dit-il, que la falaise entoure le vallon de tous côtés ?

 

– J’en ai, peur, répondit le botaniste ; je n’ai pas vu de brèche à la muraille, Ossaro non plus, et, bien que je fusse préoccupé d’autre chose, je n’en ai pas moins regardé si la montagne offrait une issue ; je n’avais pas oublié la position dans laquelle nous nous sommes trouvés hier, et je cherchais, tout en courant, où pouvait être l’endroit qui nous permettrait de sortir d’ici. Il est vrai que la chasse m’intéressait vivement, et qu’elle a pu détourner mes regards à l’instant même où j’aurais découvert un passage quelconque. Mais nous pouvons recommencer à faire le tour du vallon en examinant avec soin la falaise qui nous entoure ; cette enceinte a plus de cent cinquante mètres de hauteur, elle est taillée à pic, et, si elle est continue, je ne vois pas comment nous pourrons nous en aller. Mettons-nous en marche et faisons bien attention ; il faut au moins savoir à quoi s’en tenir.

 

– Est-ce que nous ne retirons pas le cerf de l’eau ? demanda Gaspard en se retournant du côté de l’animal.

 

– Non, laissons-le, répondit son frère ; il attendra bien notre retour, et, si mes craintes se réalisent, nous aurons plus de temps qu’il n’en faudra pour nous occuper de lui. »

 

En disant ces paroles, Karl se mit à côtoyer la falaise et les deux autres le suivirent en silence.

 

Les yeux rivés sur cette enceinte qu’il était impossible d’escalader, ils l’examinèrent mètre par mètre, pied par pied ; ils promenèrent leurs regards depuis la base jusqu’au faîte, et n’aperçurent ni gorge ni ravine où l’on pût espérer de rencontrer une issue. À chaque instant ils arrivaient bien à un retrait de la muraille qui leur faisait supposer qu’en cet endroit la montagne se déchirait et qu’ils allaient enfin découvrir un passage ; mais c’était simplement de petites baies semblables à celles des côtes de la mer ; la prairie pénétrait jusqu’au fond, et les bords en étaient formés par la muraille de granit, comme tout le reste de la falaise.

 

En certains endroits une saillie de la montagne se projetait au-dessus du vallon, tandis qu’ailleurs d’énormes piles de rochers servaient de contre-forts à cette enceinte gigantesque ; de gros blocs isolés de quinze à vingt mètres de hauteur, ou des monceaux de débris détachés de la montagne, gisaient assez loin du pied de la falaise pour faire supposer qu’ils y avaient été transportés par une force quelconque : peut-être était-ce la glace qui les avait déposés à l’endroit où ils se trouvaient alors.

 

Mais aucun des trois amis n’était d’humeur à s’occuper de géologie ; ils passèrent à côté de ces cairns géants sans se préoccuper d’autre chose que de fouiller du regard les moindres anfractuosités de la muraille. Celle-ci changeait parfois d’aspect et de hauteur ; mais il était toujours impossible de la franchir ; elle avait plus de cent mètres d’élévation dans sa partie la plus basse, et il aurait fallu des ailes pour parvenir au sommet.

 

Les trois jeunes gens continuaient leur examen, et chaque pas qui les rapprochait de leur point de départ diminuait leur espoir. Ils avaient déjà mis plus de trois heures pour explorer cet espace qu’ils avaient franchi d’un pied si léger quelques instants auparavant, et les malheureux n’avaient aperçu d’autre fente à la muraille que la brèche qui donnait dans le glacier d’où ils étaient sortis la veille. Hélas ! ils acquéraient de plus en plus l’affreuse certitude que cette brèche était bien la seule ouverture que présentât la falaise. Il est probable que le vallon mystérieux où ils se trouvaient enfermés avait été jadis un cratère de volcan, d’où la lave s’était ouvert cette issue en déchirant la ceinture de granit qui lui faisait obstacle. Nos chasseurs n’avaient pas besoin de remonter la moraine et d’explorer la mer de glace pour savoir qu’ils n’avaient de ce côté-là aucune chance de salut ; ils continuèrent à côtoyer l’enceinte, à en étudier les moindres détails, mais la portion qui leur restait à examiner était précisément la plus haute et la plus inaccessible.

 

De retour à la fontaine, ils s’assirent tous les trois sur un fragment de rocher, et restèrent plongés pendant quelques instants dans une consternation profonde.

XXX

PROJET D’ÉVASION


Toutefois les hommes courageux ne s’abandonnent pas facilement au désespoir. Karl et Gaspard étaient pleins de cœur et de fermeté ; Ossaro lui-même ne manquait pas de bravoure, ce qui est assez rare chez les hommes de sa race ; il aurait affronté sans crainte les griffes d’un tigre ou les cornes d’un gayal ; mais, comme tous ses compatriotes, il était rempli de superstition : il croyait fermement que cette vallée sans issue était habitée par l’un de ses dieux, et qu’ils allaient être punis tous les trois pour avoir osé s’introduire dans cette demeure sacrée.

 

Cependant, en dépit de ses craintes superstitieuses, il n’éprouva pas une minute de découragement ; il était disposé, au contraire, à seconder de tous ses efforts les tentatives que feraient ses compagnons pour fuir du territoire de Brahma, de Siva ou de Vishnou, quelle que fût celle de ces trois personnes qui eût choisi la vallée pour domicile.

 

Chacun des trois amis cherchait donc le moyen de s’échapper du vallon, et c’est pour cela qu’ils restaient silencieux. Mais comment y parvenir ? En faisant une échelle ? Et quelle échelle pourrait atteindre au quart d’une pareille hauteur ? Des cordes, même en supposant que nos voyageurs en eussent eu à leur disposition, ne peuvent servir que pour descendre de l’endroit où l’on se trouve : elles sont complètement inutiles lorsqu’il s’agit de monter : on ne peut pas les attacher au sommet de la muraille qu’on veut escalader.

 

Gaspard proposait d’entailler la falaise de manière à y pratiquer des marches qui leur feraient un escalier. Au premier abord le moyen paraît bon, et je suis sûr que vous y applaudissez. Mais si vous étiez, comme nos voyageurs, en face d’une muraille de granit, sept ou huit fois plus haute que la plus grande maison que vous ayez jamais vue, et qu’il fallût absolument la gravir en taillant vous mêmes dans ses flancs, tout aussi durs que le fer, les degrés qui vous serviraient de marches, vous ne penseriez même pas à tenter l’entreprise.

 

C’est ce que firent nos chasseurs, et Gaspard reconnut le premier que son moyen était impraticable.

 

Il y avait deux ou trois heures qu’ils méditaient sur leur affreuse position, et rien qui pût les en faire sortir ne se présentait à leur esprit. Ils finirent par s’éloigner de la fontaine et par se diriger vers l’endroit où ils avaient passé la nuit précédente.

 

Mais, pour comble d’infortune, des animaux carnassiers, probablement des loups, avaient emporté pendant leur absence toute la viande qu’ils avaient fait sécher. C’était maintenant plus que jamais qu’ils avaient besoin de provisions, et cette découverte augmenta leur tristesse.

 

Pourvu que le cerf n’eût pas été dévoré ! Ils coururent bien vite à l’endroit où ils l’avaient laissé ; par bonheur, ils le retrouvèrent à la même place : il est probable que l’eau de l’étang l’avait protégé contre les carnivores.

 

Comme l’endroit où ils avaient campé la veille n’était pas bien choisi, nos chasseurs traînèrent le cerf jusqu’à la source d’eau chaude, qui leur offrait une situation préférable pour y établir leur bivouac.

 

La bête y fut dépouillée, tandis que le botaniste préparait un bon feu ; et quand les trois jeunes gens eurent bien dîné d’une belle tranche de venaison cuite à point, l’Hindou boucana le reste comme il avait fait la veille ; il prit seulement la précaution de l’attacher beaucoup plus haut, afin qu’elle ne fût pas cette fois à la portée des maraudeurs.

 

La chair du cerf avait pour eux tant de prix, qu’ils eurent même le soin d’en réserver les os ; ils les placèrent en lieu sûr, et Fritz dut se contenter, pour ce jour-là, des intestins de l’animal, qui, après tout, lui faisaient une abondante curée.

 

Le soir, autour du feu, ils s’entretinrent de leurs projets d’avenir, des moyens à employer pour se procurer des vivres ; ils se communiquèrent les observations qu’ils avaient faites relativement aux animaux qui habitaient ces parages ; ils causèrent des oiseaux qu’ils avaient vus sur le lac, de ceux qu’ils avaient aperçus dans l’air ou sur les arbres, des fruits et des racines que la vallée pouvait fournir, en un mot, de toutes les ressources que l’on devait trouver dans cet endroit perdu.

 

Ils examinèrent leurs munitions de chasse, et par bonheur il s’en trouva beaucoup plus qu’ils ne l’avaient espéré. La grande poire à poudre de Gaspard et celle de son frère étaient presque toutes pleines. Ils avaient également une bonne provision de balles et de plomb, ce qui, toutefois, était moins nécessaire : on pouvait les remplacer par d’autres projectiles ; mais la poudre était indispensable, c’était la condition impérieuse de leur chasse au fusil.

 

Toutefois, en supposant qu’elle vînt à leur manquer, il resterait toujours l’arc infaillible d’Ossaro, qui n’avait pas besoin de munitions ; une branche souple et mince lui suffisait pour confectionner une flèche dont la blessure fût mortelle.

 

Les trois chasseurs n’avaient donc pas d’inquiétude à cet égard ; alors même que l’Hindou n’aurait pas eu son arc et ses flèches, il eût été facile, dans ce vallon sans issue, de trapper les animaux dont ils auraient eu besoin. Les quadrupèdes n’avaient comme eux d’autre sortie que la brèche qui donnait sur le glacier, et cette brèche les conduirait aujourd’hui à un abîme qu’ils ne pourraient franchir. Ils devaient être nombreux, à en juger par la quantité de pistes que nos voyageurs avaient vues sur la neige ; et certes il était impossible, pour les animaux sauvages, de trouver un habitat qui fût plus agréable.

 

Nos voyageurs étaient donc à peu près sûrs de ne pas souffrir de la faim, c’était déjà une perspective rassurante ; d’ailleurs ils n’avaient pas renoncé à l’espérance de quitter leur singulière prison : ils comptaient sur le hasard beaucoup plus que sur eux-mêmes, et ils étaient bien loin de croire qu’il n’y eût pas moyen de sortir de la vallée. S’ils avaient été persuadés du contraire, ils n’auraient pas eu le courage de causer comme ils le faisaient alors ; dans l’état d’accablement où cette conviction les eût plongés, les animaux, les fruits et les racines qu’ils pouvaient trouver dans leur prison, n’auraient eu pour eux qu’un bien faible intérêt.

 

Mais, soutenus par une vague espérance, ils reprenaient courage sans trop savoir pourquoi, et, s’étant bien promis d’explorer de nouveau la falaise dès que le jour serait revenu, ils se couchèrent auprès du feu et ne tardèrent pas à s’endormir.

XXXI

LA CREVASSE EST MESURÉE


Le lendemain matin, au point du jour, nos voyageurs étaient sur pied, et chacun d’eux examinait la falaise avec un soin minutieux ; comme la veille, les trois amis côtoyèrent l’enceinte du vallon, sondèrent chaque repli de cette muraille qui les emprisonnait, et gravirent, cette fois, à la cime des plus grands arbres, afin de mieux voir la paroi du rocher qui s’élevait au-dessus d’eux. Mais cette nouvelle enquête n’eut d’autre effet que de leur démontrer d’une manière plus certaine l’impossibilité où ils étaient de s’échapper de leur prison.

 

L’idée ne leur était pas venue jusqu’à présent de retourner au glacier ; cependant, quand ils eurent acquis la certitude que l’enceinte de la vallée n’offrait pas d’autre issue, ils se dirigèrent d’un pas machinal vers la brèche par laquelle ils étaient arrivés.

 

Frappés de terreur par le mouvement des glaces, les trois jeunes gens avaient fui en toute hâte, sans examiner les lieux qu’ils s’empressaient de quitter ; il leur avait suffi d’un regard pour voir qu’un abîme infranchissable les empêchait de retourner sur leurs pas, et dès lors ils ne s’étaient plus préoccupés de la route qu’ils avaient suivie en chassant le porte-musc. Ils ne savaient pas qu’il y avait, à quatre cents mètres de la crevasse, une forêt de grands arbres qui pouvaient leur être d’une grande utilité.

 

Mais au moment où, d’un air consterné, ils arrivaient au portail qui s’ouvrait dans le granit, cette forêt frappa tout à coup leurs regards, et Karl s’écria en la montrant à son frère :

 

« Voilà de quoi faire un pont ! »

 

Il n’avait pas besoin d’ajouter à quel endroit ce pont devait être établi ; la même pensée était venue aux deux autres, et ils savaient bien qu’il s’agissait de franchir la fissure du glacier.

 

La perspective de pouvoir franchir la crevasse avait ranimé le courage des trois chasseurs, et ils descendirent le glacier d’un pas plus leste et d’un air moins abattu.

 

Après avoir examiné de nouveau les flancs de la montagne, qui leur parurent aussi infranchissables que la veille, ils approchèrent du gouffre dont il s’agissait de réunir les deux bords. L’abîme avait plus de trente mètres d’ouverture, et les voyageurs, s’étant agenouillés sur la rive, n’en distinguèrent pas le fond, tant il était éloigné de leurs regards. Les rochers qui formaient les parois du gouffre, bleuâtres à leur sommet, paraissaient verdir, et s’assombrissaient de plus en plus à mesure qu’ils pénétraient plus avant dans la terre. Des fragments de roches d’un volume énorme, des masses de neige congelée remplissaient les fentes des parois du précipice, et les voyageurs entendirent le bruit sourd d’un torrent, formé, sans aucun doute, par les eaux du lac voisin, qui se frayaient un passage au-dessous de la masse de glace.

 

Spectacle effrayant et sublime, que nos trois amis ne purent contempler sans avoir le vertige, et qui leur fit éprouver un sentiment de terreur indicible, lorsque les échos de ce lieu étrange prêtèrent à leurs voix des sons d’un éclat surnaturel.

 

Mais revenons à l’idée que venaient de concevoir nos trois chasseurs ; ils pensaient, avons-nous dit, à jeter un pont sur cet abîme, et ce projet, qui peut sembler absurde aux natures faibles, prenait à chaque instant plus de consistance dans leur esprit. Bien des gens sans courage se seraient détournés du précipice et n’auraient pas même essayé d’en mesurer l’ouverture. C’est ce qu’auraient fait également nos trois amis, s’ils avaient pu sortir de leur prison par un autre moyen ; mais il s’agissait pour eux d’une question de vie ou de mort, tout au moins d’une captivité perpétuelle.

 

Et dire adieu pour toujours à ceux qu’on aime, à sa famille, à son pays, avec la pensée de vivre au désert, n’est-ce pas aussi pénible que de songer à mourir ?

 

Il y avait de quoi rendre fous des individus moins bien trempés que ne l’étaient nos chasseurs de plantes. Mais plus la situation leur paraissait affreuse, plus il était indispensable de trouver les moyens d’en sortir, et cette nécessité éveillait chez les trois voyageurs une activité d’esprit qu’ils n’avaient pas encore déployée.

 

Toujours assis près du gouffre béant, ils revinrent à leur projet d’y établir un pont, et tous les trois en discutèrent la possibilité.

 

Karl était convaincu du succès ; Gaspard, avec sa chaleur habituelle, se rangeait à l’opinion de son frère, et Ossaro finit par reconnaître que la chose méritait d’être essayée. L’esprit scientifique du botaniste avait déjà conçu un plan dont l’exécution, pour être difficile, n’était nullement impraticable. Toutefois, sa réalisation dépendait du plus ou moins d’écartement que présentaient les bords de l’abîme, et il fallait avant tout s’assurer de la largeur de la crevasse ; mais comment y parvenir avec exactitude ?

 

L’estimation qu’on pouvait en faire à vue d’œil n’avait rien de positif ; la preuve, c’est que chacun des trois jeunes gens assigna une largeur différente à l’espace qu’il fallait mesurer. Karl pensait qu’il n’avait pas plus de trente mètres d’étendue, Ossaro lui en donnait cinquante, et Gaspard coupait la différence en deux. Il était évident qu’on était dans l’erreur, et il fallait arriver à une mesure exacte ; mais comment faire pour se la procurer ?

 

Si nos ingénieurs avaient été munis des instruments nécessaires, Karl avait fait des études suffisantes pour déterminer la distance d’un point à un autre par la triangulation ; mais ils n’avaient ni graphomètre ni théodolite ; il fallait absolument trouver une autre manière d’opérer, et ce fut Ossaro qui s’en chargea.

 

Les deux frères discutaient à l’écart, ne se doutant pas que leur humble compagnon pût leur prêter son concours à propos d’une question scientifique, lorsqu’ils virent celui-ci défaire une petite pelote qu’il avait tirée de sa poche.

 

« Oh, oh ! s’écria Gaspard, avez-vous la prétention de mesurer la crevasse avec un bout de ficelle ?

 

– Oui, répondit Ossaro.

 

– Et quel est celui d’entre nous qui portera la ficelle de l’autre côté de l’abîme ? » reprit Gaspard en riant.

 

Il semblait absurde, en effet, de supposer que la largeur du gouffre pouvait être mesurée au moyen d’une ligne, tant qu’on n’aurait pas la possibilité de se rendre à l’autre bord.

 

Mais, en réponse, à la question de Gaspard, Ossaro avait pris son carquois, et, montrant la flèche qu’il venait d’en tirer :

 

« C’est elle, Sahib, qui portera la corde, répondit-il avec calme.

 

– Bravo ! » s’écrièrent avec joie les deux frères, qui comprirent immédiatement l’intention du Shikarri.

 

L’Hindou continua de dépelotonner sa ficelle, qui avait un peu plus de cent mètres ; quand il l’eut bien étirée afin d’empêcher qu’elle ne formât des nœuds, il attacha l’une des extrémités à la baguette de sa flèche, assujettit l’autre bout à un rocher, banda son arc et tira la corde.

 

Un cri joyeux s’échappa de la bouche de Karl et de Gaspard, en voyant la flèche retomber sur la neige qui couvrait l’autre bord du précipice, et la ficelle tendue comme un fil d’araignée en travers de la crevasse.

 

Le Shikarri attira doucement la corde jusqu’à ce qu’il eût amené la flèche tout à fait à la lisière du gouffre ; puis, faisant un nœud à l’endroit où la ligne posait sur le bord qui se trouvait à ses pieds, il la ramena vivement et l’eût bientôt dévidée. Quelques minutes après, il remettait sa flèche dans son carquois et procédait, avec les deux Sahibs, au métrage de la ficelle.

 

Le cœur des jeunes gens battait avec violence à chacun des chiffres que prononçait le botaniste ; mais un murmure de satisfaction échappa aux trois amis, lorsqu’il fut prouvé que c’était le chasseur de plantes qui avait eu raison, et que la crevasse n’avait pas plus de trente mètres de largeur.

XXXII

LA CABANE


La certitude que les trois jeunes gens venaient d’acquérir permettait au botaniste d’appliquer sa théorie ; mais la réalisation n’en était pas facile. Nos voyageurs ne possédaient, en fait d’outils, que leurs couteaux et une petite hache en bois que l’Hindou portait par hasard à la ceinture, au moment où ils s’étaient engagés à la poursuite du chevrotain.

 

Nous avons déjà parlé du couteau du Shikarri : c’était une arme puissante, qui tenait à la fois du coutelas et du sabre, et qui avait servi plus d’une fois à l’Hindou pour s’ouvrir un passage à travers les fourrés et les jungles. Quant à sa hache, elle n’était pas plus grande que le tomahawk d’un Indien ; et c’était avec de pareils instruments que le botaniste croyait pouvoir construire un pont d’une longueur de trente mètres. Il alla même jusqu’à faire partager cette conviction aux deux autres chasseurs, et il n’en fallut pas davantage pour leur rendre l’espérance. Nos amis ne se dissimulaient pas les difficultés de l’entreprise ; mais ils se sentaient l’ardeur et la force nécessaires pour triompher des obstacles, et pour exécuter cet énorme travail. Ils cherchèrent immédiatement quel était l’endroit le plus favorable pour y établir leur passerelle, mesurèrent de nouveau l’ouverture du gouffre à la place qu’ils venaient de choisir, remarquèrent la disposition du terrain, et, après avoir terminé cette étude préliminaire, ils revinrent d’un pas rapide et le cœur léger, au bouquet d’arbres où ils avaient placé leur bivouac.

 

Le pont qu’il s’agissait de construire n’était pas l’œuvre d’un jour, et pas même d’une semaine ; il était probable qu’il faudrait plus d’un mois pour la mener à bonne fin. Ils auraient mis bien moins de temps s’ils avaient eu accès des deux côtés de l’abîme ; mais s’il y avait eu moyen de passer à l’autre bord, nos voyageurs n’auraient pas pris tant de peine. Un câble, ou seulement une corde un peu forte, solidement fixée en travers du précipice, aurait suffi pour leur permettre d’en franchir l’ouverture ; malheureusement ils n’avaient qu’une ficelle, et rien qu’une flèche pour la maintenir sur le bord opposé.

 

Toutefois, l’ingénieux botaniste avait trouvé le moyen, non-seulement de faire un pont, mais encore de le placer à l’endroit qu’il s’agissait de traverser. Il faudrait bien des efforts pour en arriver là, bien de la peine et bien du temps ; mais que seraient le temps et la fatigue en comparaison du succès de l’entreprise !

 

La première chose à faire était d’abord de construire une maisonnette, ou plutôt une cabane. Les nuits étaient fraîches, elles se refroidissaient de plus en plus, car l’hiver approchait ; et, en dépit du grand feu qu’ils faisaient au moment de se coucher, nos voyageurs trouvaient déjà fort pénible de dormir à la belle étoile. Ils bâtirent donc une espèce de chaumine avec de grosses pierres et quelques troncs d’arbres ; les murailles furent recouvertes de terre glaise, qu’ils trouvèrent dans le ruisseau ; et de grandes herbes, qui poussaient au bord de l’étang, composèrent la toiture de la cabane ; un trou fut percé dans ce toit rustique pour que la fumée pût s’échapper ; des feuilles de rhododendron servirent de tapis à la chambre des voyageurs ; trois blocs de granit furent déposés dans cette chambre en guise de tabourets, et une couche épaisse d’herbe sèche remplaça les matelas.

 

Cette habitation n’était pas fort élégante ; mais nos amis s’en contentaient parfaitement ; ils étaient trop préoccupés de l’avenir pour s’apercevoir de tout ce qui leur manquait alors ; ils espéraient bien, d’ailleurs, n’habiter cette cabane que pendant le temps nécessaire à la construction de leur passerelle.

 

S’ils avaient été dans le pays des bambous, la chose aurait été différente ; en moitié moins de temps et avec bien moins de peine, le Shikarri leur aurait fait une maison qui aurait été bien plus belle. Mais peu leur importait, pourvu qu’ils fussent à couvert ; et, la cabane terminée, il ne leur resta plus qu’à s’occuper du pont.

 

Les trois amis convinrent de se diviser le travail : Karl et Ossaro, armés de la hache et du coutelas, devaient d’abord faire l’office de bûcherons, puis celui de charpentiers quand le bois serait abattu ; Gaspard se chargerait, pendant ce temps-là, d’approvisionner la cuisine en allant à la chasse, et viendrait en aide aux ouvriers toutes les fois que ceux-ci auraient besoin de son concours.

 

Mais ce n’était pas seulement en leur procurant de la viande que notre chasseur pouvait être utile aux deux autres. Karl et Ossaro avaient besoin de cordes à la fois longues et solides, et la dépouille des animaux pouvait fournir des lanières excellentes qui remplaceraient les cordes. Il fallait deux câbles de trente mètres de longueur, sans parler d’une quantité de liens plus ou moins forts, que demandait le botaniste. Gaspard, comme vous voyez, jouait un rôle important dans la petite colonie. Ce n’était pas la peau d’un bœuf qui aurait pu satisfaire à une pareille demande : il en fallait au moins douze ; mais Gaspard était précisément l’homme qui convenait pour ce genre de travail, il s’était engagé à fournir toutes les peaux nécessaires.

 

Quant au bois, les arbres avaient été choisis par le botaniste, et frappés d’un coup de hache à mesure qu’il les avait désignés. Ces arbres, connus sous le nom de Pins du Thibet, croissent à une grande élévation au-dessus du niveau de la mer, et leur tronc ne commence à porter des branches qu’à une hauteur de quinze ou vingt mètres. Le botaniste, qui maintenant faisait les fonctions d’ingénieur, s’était bien gardé de choisir les plus gros d’entre ces arbres, qu’il aurait fallu amincir ; il avait pris, au contraire, ceux qui se rapprochaient de la dimension voulue, afin d’éviter la main-d’œuvre que le défaut d’outillage rendait très-difficile ; d’autant plus que ce n’était pas le tout d’abattre les branches, d’enlever l’écorce des arbres et de donner à ceux-ci la même grosseur dans toute leur étendue ; il fallait en réunir au moins deux pour former les trente mètres que devait avoir la passerelle ; et cette opération exigeait infiniment de soin et de travail.

 

Une fois leur plan bien arrêté, Karl et Ossaro se dirigèrent du côté de la forêt, tandis que Gaspard faisait ses préparatifs pour aller à la chasse.

XXXIII

LE CERF ABOYEUR


« Si je pouvais, disait Gaspard en sortant de la cabane, son fusil à l’épaule, si je pouvais retrouver la piste de ces grogneurs à belle queue ! ce sont les plus grands animaux qu’il y ait dans ces parages ; leur viande est excellente et la peau du vieux mâle fournirait au moins… Voyons un peu combien de mètres de corde on pourrait faire avec cette peau ? »

 

Combien de lanières d’environ cinq centimètres ? Karl avait dit que cette largeur était suffisante, pourvu que le cuir offrît la même résistance que celui des vaches. Combien donc une peau de yak pouvait-elle en donner, et quelle serait la longueur de toutes ces bandelettes réunies ?

 

Après avoir dépouillé un bœuf en imagination, étendu le cuir par terre et bien pris ses mesures, toujours en poursuivant sa route, notre chasseur trouva que la peau du yack lui fournirait vingt mètres de lanières, ayant un peu plus de sept centimètres de large.

 

Il mesura également la peau d’une vache, qui lui en procura dix mètres ; car la femelle du yak est moitié moins grosse que le mâle, et son cuir n’a pas la même épaisseur. Il y avait cinq vaches dans le troupeau la première fois que Gaspard les avait aperçues ; l’une d’elles était morte, il n’en restait plus que quatre ; mais cela faisait, au bas mot, quarante mètres de cuir. Ajoutez à cela deux bouvillons et deux génisses, pouvant encore donner trente mètres de lanière, et vous aurez un total de quatre-vingt-dix mètres. Quel dommage que cela ne fasse pas la centaine ! Karl avait dit qu’il fallait au moins cent mètres de cuir pour fabriquer ses câbles ; et il eût été fort heureux de les trouver au même endroit. Il y avait bien des jeunes veaux ; mais leur cuir n’avait pas assez de force, et leur dépouille servirait à autre chose.

 

« Peut-être, se dit Gaspard, la vallée renferme-t-elle un second troupeau de yaks. Un autre mâle ferait justement l’affaire. » Et, souriant à cette idée, il abaissa son fusil, en examina les amorces, le remit sur son épaule et continua son chemin d’un pas rapide et léger.

 

Il était bien sûr de tuer tous les membres du troupeau ; les yaks n’avaient pas pu sortir du vallon ; en supposant qu’ils eussent l’habitude de fréquenter d’autres endroits, ils ne pouvaient s’y rendre qu’en passant par le glacier, et l’abîme était infranchissable pour eux, tout aussi bien que pour le chasseur.

 

En effet, chasseur et gibier se trouvaient pris au même piège.

 

Toutefois c’était un piège d’une certaine étendue ; un parc circulaire d’un mille de diamètre, un petit royaume ayant un territoire passablement accidenté. On y trouvait des collines, de grandes roches amoncelées ou gisant çà et là, et formant un chaos sillonné par des ravins entrecoupés d’abîmes. Il y avait la partie boisée couverte d’une forêt vierge, impénétrable et sombre. Tout cela faisait des remises pour le gibier ; et les animaux les moins fins pouvaient s’y dérober longtemps au chasseur le plus habile. Mais, après tout, la falaise qui entourait la vallée rendait la fuite impossible, et Gaspard était bien sûr, un jour ou l’autre, d’exterminer les yacks.

 

En partant de la cabane, il s’était dirigé vers le lac et il en suivait les bords ; plusieurs fois il avait eu l’occasion de tirer des oies ou des canards sauvages ; mais, étant sorti avec l’intention de poursuivre la grosse bête, il avait chargé son fusil à balles, et il ne fallait pas songer à tirer des oiseaux ; il pouvait les manquer, et, dans la position où ils se trouvaient, la poudre était trop précieuse pour la brûler inutilement. Il réserva donc son coup de fusil pour une meilleure occasion.

 

Après être resté pendant quelque temps au bord de l’eau, Gaspard s’éloigna pour aller vers la falaise, dans l’espoir de rencontrer les yaks au milieu des rochers ; car son frère lui avait dit que ces animaux fréquentaient de préférence les parties rocailleuses des montagnes. Il arriva bientôt à une rangée de grands arbres, qui, en se déchirant, laissait voir une clairière tapissée d’herbe et entourée d’arbrisseaux. Notre jeune ami, l’œil au guet, l’oreille attentive, côtoya la rangée d’arbres, avec toutes les précautions possibles, comme font tous les chasseurs. Tandis qu’il traversait la clairière, la voix d’un animal, qui paraissait être dans le voisinage, attira son attention. Cette voix ressemblait à celle du renard ; mais elle était plus forte, surtout plus accentuée.

 

« Peut-être, se dit notre chasseur, les renards de l’Himalaya sont-ils plus gros que ceux d’Allemagne ; c’est probablement pour cela qu’ils ont la voix moins glapissante ; voyons un peu quelle est la taille de celui-ci ; je ne lui sacrifierai certainement pas une balle ; mais je ne serais pas fâché de connaître le poil que l’impudent coquin porte dans ces montagnes. »

 

Tout en faisant cette réflexion, Gaspard se glissa au milieu des grandes herbes, et se dirigea du côté d’où les jappements lui arrivaient.

 

Il n’avait pas franchi une distance de vingt mètres, qu’il aperçut un animal d’une espèce toute différente de celui qu’il croyait voir ; c’était pourtant bien cette bête-là qui faisait le bruit en question ; Gaspard en était sûr, il la voyait aboyer, mais positivement aboyer. À cette vue notre chasseur ne put s’empêcher de rire ; un animal qui était si loin d’appartenir à la famille des chiens ! Vous figurez-vous un cerf ou un chevreuil empruntant le langage de la race canine ?

 

La bête qu’apercevait Gaspard avait à peu près soixante centimètres de hauteur ; elle était svelte et portait sur le front des espèces de cornes ayant quinze ou vingt centimètres. On aurait pu facilement la prendre pour une antilope ; mais chacune de ses cornes, ou plutôt chaque branche de son bois, portait un andouiller fort insignifiant, il est vrai, car c’est tout au plus s’il avait trois centimètres de longueur ; toutefois cela suffisait pour montrer que l’animal appartenait à la famille des cerfs. Il était rougeâtre et avait le poil court et lustré, la tête fine, les yeux très-grands, les oreilles larges et la queue courte et aplatie. En l’examinant d’un peu plus près, Gaspard découvrit que de longues canines, en forme de défenses, lui sortaient de chaque côté de la bouche, ainsi qu’on le voit chez le porte-musc. Il est vrai que ces animaux sont assez proches parents ; celui qui nous occupe était le kakour ou cerf aboyeur ; vous savez maintenant pourquoi on l’a nommé ainsi.

 

Il existe plusieurs variétés de cette espèce aboyeuse ; elles sont très-peu connues, même des savants qui ont désigné l’une d’elles sous le nom de cervus vaginalis. Cette dernière porte également des canines saillantes, et un seul andouiller au merrain de son bois[20] ; les habitants du pays où elle se trouve l’appellent muntjak.

 

Le cerf aboyeur est commun dans la chaîne de l’Himalaya ; on le trouve sur les montagnes dont le sommet n’atteint pas plus de deux mille cinq cents mètres ; mais il lui arrive quelquefois de remonter le lit des torrents ou les gorges étroites, et on le rencontre alors à une bien plus grande hauteur. Celui que Gaspard avait découvert était venu sans doute pendant l’été, en suivant le ravin qui l’avait conduit au glacier, et du glacier il n’était pas surprenant qu’il eût pénétré dans le délicieux vallon où il se trouvait aujourd’hui.

 

Gaspard ne se décida pas tout d’abord à lui tirer son coup de fusil, et il lui permit de s’enfuir. Mais, tandis que la bête se sauvait, il avait été frappé d’un bruit assez étrange qu’il n’avait pu s’expliquer ; on aurait dit qu’on heurtait deux os l’un contre l’autre, ou qu’on jouait des castagnettes. Après avoir fait cinquante pas, l’animal s’arrêta subitement, tourna la tête, aboya pendant quelques secondes ; mais le cliquetis avait cessé au moment où le kakour avait lui-même interrompu sa course.

 

Les naturalistes, pas plus que Gaspard, ne savent la cause de ce phénomène ; peut-être l’animal frappe-t-il, en courant, ses pieds les uns contre les autres ; ou bien, et c’est plus probable, les deux sabots de chaque pied se rejoignent-ils de façon à produire ce bruit sec, toutes les fois qu’ils abandonnent la terre. C’est ainsi que les sabots allongés de l’élan font un bruit analogue à celui du kakour, mais beaucoup plus retentissant, puisque l’animal est d’une taille bien plus grande.

 

Quant à Gaspard, il ne se fatigua pas à chercher quelle pouvait être la cause de ce bruit qui l’étonnait ; l’animal était à belle portée ; pour la seconde fois il le tenait au bout de son fusil ; l’occasion était séduisante, il appuya sur la gâchette et mit fin aux aboiements du kakour.

 

« Tu n’es pas celui que je voulais tuer, dit-il, en ramassant la pauvre bête ; mais le vieux cerf que nous mangeons est trop coriace ; tu m’as l’air d’être plus tendre, et je suppose que ta venaison est des plus délicates ; aussi vais-je t’accrocher à un arbre, où je saurai bien te retrouver. »

 

En disant ces paroles, Gaspard attacha les jambes du kakour avec une grosse ficelle, et suspendit l’animal à une branche. Puis, rechargeant son fusil, il continua son chemin avec l’espoir de rencontrer les yaks.

XXXIV

L’ARGUS


Gaspard marchait toujours d’un pas furtif ; son intention était d’approcher des yaks le plus possible, afin de les tirer à coup sûr, et il avait laissé Fritz à la cabane, un chien ne pouvant pas lui servir pour une chasse de cette espèce.

 

S’il agissait avec cette prudence, ce n’était pas seulement pour ne pas perdre son coup de fusil, mais encore parce qu’il avait à craindre la fureur des animaux qu’il cherchait. Il n’avait pas oublié la colère du taureau, lorsque celui-ci s’était aperçu de la disparition des deux membres de sa famille que nos chasseurs avaient tués ; et le botaniste, en partant, avait bien recommandé à Gaspard de se tenir à distance des cornes du vieux mâle, de ne pas tirer sur l’un des membres du troupeau sans être à côté d’un arbre qui pût lui servir de refuge en cas d’attaque.

 

Ce dernier point compliquait la difficulté ; il fallait non-seulement trouver les yaks, mais surtout les rencontrer dans un endroit qui réunît les conditions voulues. Lorsqu’il arrivait à un lieu découvert, notre chasseur s’arrêtait quelques instants pour regarder autour de lui, afin de ne pas se trouver face à face avec le vieux taureau ; qu’il l’aperçût à cinquante ou soixante mètres, c’était tout ce qu’il fallait ; sa canardière était assez longue et d’un calibre assez fort pour qu’il n’eût pas besoin d’être plus près de l’animal.

 

Tout en marchant, il faisait envoler de gros oiseaux qui partaient sous ses pieds et dont le plumage était souvent d’un effet admirable. Il y en avait un surtout qu’il rencontrait souvent et qui attirait son attention plus qu’il n’aurait voulu : c’était le faisan argus, un bel oiseau qui s’enlevait de terre avec bruit, comme le font tous les faisans, et qui, presque aussi gros qu’un paon, revêtu d’un manteau splendide et présentant une forme dont l’œil était frappé, disparaissait aussitôt qu’il était sur la branche. Gaspard le voyait partir, il le suivait des yeux, savait où il était posé, et ne le distinguait plus.

 

Cet oiseau, effectivement, conserve en présence du chasseur une immobilité complète ; et le magnifique plumage, qui le caractérise et qui fait de l’argus l’un des plus beaux faisans du monde, est précisément la chose qui lui permet d’être invisible au milieu du feuillage. Sa parure, complètement ocellée, forme un ensemble qu’il est presque impossible de distinguer parmi les branches ; un plumage tout uni et bien moins beau fixerait beaucoup plus les regards que ces détails sans nombre. Si d’en bas, en effet, vous regardez la feuillée où papillotte la lumière, elle présente une masse d’oscillations confuses où disparaissent les mille détails de la robe de l’argus.

 

C’est par la même raison qu’il est difficile d’apercevoir l’argus, une fois qu’il est perché. Mais, s’il devient invisible au chasseur, il voit fort bien tout ce qui se passe autour de lui : sa vue est excellente et rivalise avec celle du fameux espion, dont il est l’homonyme ; il ne quitte pas le chasseur des yeux, et quand, par hasard, celui-ci l’aperçoit, il devine l’instant où il est découvert, et s’envole avec fracas au moment où le coup de fusil allait partir.

 

Néanmoins, son vol est court et pesant, la forme de ses ailes s’oppose à ce qu’il puisse frapper l’air d’une façon vigoureuse ; mais, comme tous les oiseaux de sa famille, il possède une marche très-rapide et s’enfuit en agitant les ailes, de même que la dinde sauvage, qui est l’une de ses parentes.

 

Lorsque l’argus est au repos, son costume n’a rien d’extraordinaire ; c’est quand il parade en présence des femelles qu’il fait valoir toute sa beauté ; en pareille occasion il déploie ses ailes délicatement historiées, et les traîne sur la terre à la façon du paon : sa queue se développe et se relève, ou bien s’étend sur la même ligne que le manteau, les deux grandes plumes qui le caractérisent étant repliées l’une sur l’autre.

 

Cet oiseau, qui, pour les naturalistes de cabinet, a cessé d’être un faisan, et n’est plus qu’un argus, est particulier aux régions méridionales de l’Asie. Toutefois, son habitat n’est pas bien déterminé ; on le rencontre partout dans l’Inde, ainsi qu’en Chine, où l’on croit même qu’il se trouve dans les provinces du nord.

 

Mais le faisan argus n’est pas le seul oiseau de ces parages dont la beauté soit remarquable ; toute cette région asiatique est la véritable patrie des faisans. Les naturalistes connaissent environ une douzaine d’espèces de ces volatiles aux couleurs plus étincelantes et plus variées que celles des oiseaux de paradis, par exemple le faisan Impey ou lophophore resplendissant, et l’éperonnier des Moluques, plus magnifique encore. On en découvrira bien davantage quand l’archipel Indien aura été complètement exploré.

XXXV

TOUJOURS À LA RECHERCHE DES YAKS


Gaspard n’était pas sorti pour chasser le faisan ; c’était un bœuf qu’il lui fallait, ou tout au moins une vache, et il permit aux argus de s’éloigner sans accident.

 

Mais où pouvaient être les yaks ? Notre chasseur avait déjà parcouru la moitié de la vallée sans les apercevoir. Après tout, ce n’était pas étonnant ; ce vallon mystérieux offrait dans ses ravins, dans ses bois ou parmi ses monceaux de rochers, une foule de retraites au gibier ; et l’on sait avec quel succès les animaux sauvages parviennent à se cacher même dans les endroits qui ne semblent pas susceptibles de leur en fournir le moyen. L’éléphant disparaît dans les jungles, où l’on ne croirait jamais qu’il pût trouver un abri et dissimuler ses formes gigantesques ; souvent un buffle énorme sort tout à coup d’un hallier qui offre à peine un massif plus gros que son corps, et où personne n’aurait soupçonné sa présence ; les perdrix s’accroupissent dans le chaume le plus court et y deviennent invisibles ; et l’écureuil s’étend sur une menue branche où il défie l’œil du chasseur.

 

Gaspard n’ignorait pas cette particularité ; il supposait d’ailleurs, et non pas sans raison, que la perte d’un veau et d’une vache avait éveillé la défiance du vieux mâle qui protégeait le troupeau. Le bruit qu’avaient fait nos voyageurs en construisant leur cabane, les aboiements du chien, les deux ou trois coups de fusil qui avaient retenti dans la vallée, tout cela devait avoir augmenté les soupçons du yak, et sans doute il avait conduit sa famille dans l’un des endroits les plus retirés de ce bassin volcanique.

 

Notre chasseur pensait donc que les animaux qu’il cherchait avaient été se réfugier dans quelque fourré inextricable, et, tout en cheminant, il commençait à regretter de n’avoir pas emmené Fritz, quand tout à coup il aperçut le troupeau. Les yaks paissaient tranquillement dans une clairière et semblaient complètement rassurés ; les jeunes frappaient le sol de leurs pieds, le labouraient avec leurs sabots, couraient tête baissée les uns après les autres et poussaient de légers grognements comme les petits d’un cochon, les vaches et les génisses mangeaient d’un air calme et sérieux ; de temps en temps on leur voyait relever la tête et regarder autour d’elles, mais sans donner le moindre signe d’inquiétude, sans témoigner le moindre malaise. Quant au chef de la bande, il n’était pas dans la clairière.

 

« Où peut-il être ? se demanda notre chasseur. Pourquoi s’est-il caché ? Ce n’est peut-être pas la même famille, voyons… une, deux, trois… Mais si, continua Gaspard après avoir compté toutes les bêtes du troupeau ; c’est bien cela : quatre vaches, deux bouvillons et deux génisses, le nombre des veaux est exactement pareil ; personne ne manque, à l’exception du chef. Où le vieux coquin a-t-il été se fourrer ? »

 

Les yeux de Gaspard firent le tour de la prairie, examinèrent avec soin tous les bouquets d’arbres qui entouraient la clairière, mais sans découvrir le taureau qu’ils cherchaient.

 

« C’est incroyable, se dit le chasseur ; a-t-il quitté sa famille pour vivre en solitaire, ou bien a-t-il été se mettre à la tête d’un troupeau différent ? Non ; s’il y en avait plusieurs dans cette vallée, ils seraient tous réunis. Les bœufs se rassemblent par troupeaux considérables, ils vivent en sociétés nombreuses, et les yaks ont la même habitude ; Karl le disait encore hier. Le vieux mâle est allé je ne sais où ; peut-être cherche-t-il un autre endroit pour y conduire sa famille ; dans tous les cas, il est probable qu’il n’est pas loin. Je gagerais que le vieux grognard a quelque malice en tête et qu’il s’est caché pour mieux faire sentinelle. Un loup, un ours, une bête de proie quelconque, voulant manger un de ces veaux, profiterait de l’occasion pour s’emparer de la jeune bête ; il s’enfoncerait dans les buissons, approcherait de l’animal, et, quand il serait à une distance convenable, il s’élancerait de manière à s’emparer de sa proie ; c’est ce que j’aurais fait moi-même, si je n’avais pas su qu’il y a là un taureau dont les cornes sont menaçantes : je me serais glissé dans les broussailles, et, une fois à belle portée, un coup de fusil… Mais je me garderai bien de le faire ; le vieux mâle ne manquerait pas d’accourir, et je ne vois pas un arbre où un chat pût s’abriter. S’il y avait seulement quelque chose qui m’offrît un asile ; mais rien… ah ! si ; j’aperçois là-bas un rocher qui me convient à merveille. »

 

Gaspard ne mit pas à faire ces réflexions la moitié du temps que vous passez à les lire. La roche qu’il venait d’apercevoir paraissait, en effet, disposée de façon à mettre le chasseur à couvert, et se trouvait précisément à l’endroit le plus favorable pour tirer sur le troupeau. Quand je dis que Gaspard venait de la découvrir, je me trompe ; il l’avait vue en arrivant, mais il n’avait pas songé tout d’abord à y chercher un abri. C’était une roche carrée, aussi grosse qu’une maison, et dont le sommet paraissait constituer une plate-forme ; pas un arbre, pas un buisson n’entourait cette masse de granit, et du haut de ce rocher on devait embrasser du regard toute la clairière et tous les environs.

 

Notre chasseur n’entra donc point dans les broussailles, où il croyait que le taureau était caché, et dirigea ses pas vers la roche en question. Tout en paissant, les vaches se rapprochaient également du bloc de granit, et Gaspard, supposant qu’elles en seraient tout près lorsqu’il y arriverait lui-même, se promettait bien de tuer d’abord la plus grosse bête du troupeau.

 

Il n’était pas sorti du fourré depuis le moment ou il avait aperçu les vaches, et il continua de rester à couvert jusqu’à ce qu’il eût placé le rocher entre lui et la bande qu’il voulait attaquer.

 

Malgré sa dimension, le bloc de pierre dérobait à peine le chasseur aux yeux des animaux ; ceux-ci, éparpillés dans la prairie, pouvaient l’apercevoir, et il fallait avoir bien soin de ne pas effrayer l’un d’eux. Une fois derrière le rocher, il n’y avait plus rien à craindre ; mais, jusque-là, que de précautions à prendre ! le meilleur moyen était de se mettre à plat ventre et de se glisser dans l’herbe sans faire le moindre bruit.

 

Gaspard se coucha sans hésiter dans l’herbe, qui avait heureusement plus de trente à quarante centimètres de hauteur, et se mit à ramper comme une énorme salamandre ; il avançait avec précaution, poussant devant lui sa canardière, et levant la tête de temps en temps, pour régler sa marche d’après celle du troupeau.

 

Lorsqu’il se fut traîné ainsi pendant environ dix minutes, Gaspard, qui n’était plus qu’à vingt mètres du rocher, se releva, prit son fusil, courut d’un pas rapide, et se trouva bientôt derrière la masse de granit.

XXXVI

SUITE DE LA CHASSE DE GASPARD


Une fois que notre chasseur fut arrivé au but, il découvrit que cette masse de pierre, derrière laquelle il se trouvait, était composée de deux roches différentes et de grandeur inégale, la plus grosse ayant la dimension d’une maison, et la plus petite celle d’une charrette de foin. Elles étaient séparées l’une de l’autre par une fissure dont la largeur n’avait pas plus de trente centimètres ; autrefois probablement elles formaient un seul morceau qui, plus tard, avait été divisé par l’une de ces convulsions effroyables dont les vestiges se retrouvaient partout dans la montagne.

 

Gaspard ne chercha point à se rendre compte de cette particularité ; la chose qui lui importait le plus était de découvrir un endroit qui, tout en l’abritant, pût lui permettre de tirer sur les yaks. Après tout, ce rocher était loin de former un poste aussi avantageux que notre chasseur se l’était imaginé ; taillé à pic de tous côtés, il ne présentait pas la moindre saillie, pas le plus petit contre-fort derrière lequel on pût se cacher ; la base en était même plus étroite que le sommet, et pas un arbuste aux environs, pas un brin d’herbe aux alentours ; le sol y était battu comme si les yaks l’eussent foulé pendant longtemps ; c’était bien l’empreinte de leurs pas que l’on voyait sur la terre ; et, parmi ces pistes plus ou moins anciennes, il s’en trouvait de récentes, qui, beaucoup plus larges que les autres, devaient appartenir au vieux mâle.

 

« C’est la passée du taureau, se dit Gaspard en lui-même ; je ne me trompe pas… mais c’est une piste fraîche… oh ! mon Dieu ! si par hasard… »

 

Le cœur du jeune homme battit si violemment qu’il n’acheva pas sa phrase ou plutôt sa pensée. Jusqu’à présent il ne lui était pas venu à l’esprit que le taureau pouvait se trouver derrière la masse de granit ; il se figurait que l’animal était au milieu des broussailles, et n’avait pas songé un instant que le vieux mâle pût se rencontrer ailleurs ; mais, en y réfléchissant, Gaspard se dit qu’il était bien plus probable que la bête se chauffait au soleil, de l’autre côté du rocher.

 

« S’il était là ! pensa notre jeune ami, que deviendrais-je ? En moins d’une minute il m’aurait rejoint et enlevé sur ses cornes ; son galop est si rapide ! comment lui échapper ? ah ! quel bonheur !… »

 

Il venait de remarquer un détail qu’il n’avait pas encore vu ; la moins grosse des deux roches offrait, sur l’un de ses côtés, une pente adoucie que l’on pouvait gravir aisément, et, lorsqu’on était arrivé au sommet de ce bloc inférieur, il était facile de parvenir jusqu’à la plate-forme qui couronnait le grand rocher.

 

« Quel bonheur ! répéta Gaspard ; mais je n’ai plus rien à craindre ; j’aurais bientôt fait de grimper jusque-là, si j’étais poursuivi ; la crête de cette roche vaut bien la cime d’un arbre ; ainsi donc, à défaut du vieux mâle, contentons-nous d’une vache, et tirons sans plus attendre. »

 

Il regarda l’amorce de son fusil, s’agenouilla tout auprès du rocher, et, se traînant par terre, il se dirigea vers l’angle du moins gros de ces deux blocs, afin de choisir parmi les bêtes du troupeau celle qui lui convenait le mieux.

 

De temps en temps il détournait la tête pour voir si par hasard le vieux mâle n’était pas dans le voisinage, puis il continuait à ramper dans la direction des vaches, qui paissaient toujours tranquillement.

 

Une ou deux fois il s’arrêta en frissonnant et retint son haleine pour mieux entendre ; il lui semblait qu’un grognement sourd avait frappé son oreille, un ronflement étouffé, une respiration bruyante, un souffle puissant, quelque chose d’indéfinissable qui annonçait la présence du vieux mâle.

 

« C’est bien certainement lui qui grogne, se dit Gaspard en s’arrêtant de nouveau ; mais où est-il ? Bah !… j’aurai toujours le temps de me mettre en lieu de sûreté ; il a beau être rapide, je suis plus leste qu’un bœuf. » Et, rassuré par l’asile que lui offrait la plateforme, il continua de se traîner sur les genoux pour atteindre l’endroit où il voulait arriver.

 

Cette manœuvre et toutes les réflexions dont elle était accompagnée n’avaient pas exigé beaucoup de temps ; il s’était écoulé tout au plus cinq minutes depuis le moment où Gaspard avait gagné le rocher, jusqu’à celui où nous le retrouvons au coin de la moins grande des deux masses de granit.

 

Le taureau était toujours invisible ; il pouvait être dans le voisinage, mais il fallait alors qu’il fût de l’autre côté de la grande roche. Gaspard tenait maintenant le troupeau d’yaks au bout du canon de son fusil, et, ne pensant plus à autre chose, il se mit en mesure de tirer l’animal dont il était le plus près.

 

D’un mouvement aussi rapide que la pensée, notre chasseur épaula son arme, appuya sur la gâchette, et la détonation qui suivit immédiatement réveilla tous les échos de la falaise. Le coup d’œil de Gaspard était sûr, et l’une des vaches du troupeau gisait sur l’herbe, où elle agonisait ; d’une seconde balle, tirée presque en même temps que la première, il avait brisé la cuisse à un bouvillon, qui se traînait en boitant du côté des broussailles, où le reste de la bande avait déjà disparu.

 

Un petit veau restait seul auprès de la vache tombée ; il courait autour d’elle en poussant de légers grognements, plutôt de surprise que de douleur, car il ne comprenait pas ce qui était arrivé à sa mère.

 

En d’autres circonstances Gaspard se serait apitoyé sur le sort du pauvre petit orphelin : car, en dépit de sa passion pour la chasse, il n’en avait pas moins très-bon cœur ; mais, dans la situation où il était placé, il avait autre chose à faire que de se livrer à la pitié.

 

Toutefois il n’eut pas le temps de se réjouir du succès qu’il avait obtenu : à peine le coup de fusil qui avait frappé la vache s’était-il fait entendre, qu’un grognement effroyable retentit à l’oreille de Gaspard, dont le cœur battit à se rompre. Il avait encore le doigt sur la gâchette, il visait le bouvillon ; et c’est la terreur que lui inspira cette voix menaçante qui fît dévier son arme du point qu’il avait choisi d’abord. Le taureau paraissait être si près de lui, que Gaspard s’était retourné involontairement, persuadé que l’animal furieux se précipitait de son côté.

 

Mais le chasseur avait beau chercher du regard, il n’apercevait point l’ennemi ; pourtant ce dernier ne pouvait pas être bien loin : il était probablement derrière l’angle du rocher, il accourait sans doute, et, persuadé qu’il en était ainsi, Gaspard se précipita vers la pente que présentait l’un des blocs de granit, et se mit à la gravir avec la rapidité de l’éclair.

XXXVII

FACE À FACE AVEC UN TAUREAU FURIEUX


Tout en gravissant la roche avec rapidité, notre chasseur jetait derrière lui des regards pleins d’inquiétude ; il croyait toujours être poursuivi par le yak ; mais, à sa grande surprise, il n’apercevait rien ; et cependant il venait encore d’entendre ces grognements qui le terrifiaient.

 

Raison de plus pour atteindre la plate-forme dont la roche était couronnée, il y serait en lieu sûr, et de cet endroit, qui dominait la clairière, il surveillerait l’ennemi et pourrait lui échapper. S’accrochant donc à la saillie du rocher, il fit un effort considérable et parvint à se hisser jusqu’en haut. C’est tout ce qu’il avait pu faire ; l’espèce de parapet ou de muraille qui soutenait la terrasse lui arrivait au front, et il lui avait fallu toute sa force et toute l’énergie qu’il mettait à fuir le taureau, pour en gagner le sommet.

 

La difficulté de franchir cet obstacle et la certitude où il croyait être que l’animal se trouvait derrière lui, avaient empêché Gaspard de jeter les yeux sur la terrasse ; mais quel ne fut pas son effroi, lorsqu’au moment où il posait les pieds sur le bord de la plate-forme, il découvrit qu’il n’y était pas seul !

 

Le rocher comme nous l’avons dit, se terminait par une espèce de table, ayant plusieurs mètres carrés, et c’était là que le vieux mâle se chauffait au soleil, en veillant sur son troupeau. Il était couché à l’une des extrémités de la plate-forme, et Gaspard ne pouvait pas l’apercevoir de l’endroit par lequel il avait abordé le rocher ; d’ailleurs il avait oublié ce que son frère lui avait dit, relativement à l’habitude où sont les yaks de fréquenter le sommet des rocs ; il aurait plutôt cherché le vieux mâle à la cime d’un arbre qu’à l’endroit où celui-ci était réellement.

 

À cette vue, notre jeune homme, complètement paralysé, resta pendant quelques instants sans pouvoir ni penser ni agir.

 

Le taureau, par bonheur, était tourné du côté de la plaine et semblait absorbé par la fuite de sa famille ; il essayait de la réunir à force de grognements répétés et ne comprenait pas quelle était la cause d’une semblable déroute ; il connaissait pourtant l’effroyable résultat de cette affreuse détonation qui avait retenti dans la vallée. Aussi, tourmenté de ce bruit insolite, et voyant d’ailleurs l’une de ses vaches rester sans mouvement sur l’herbe de la clairière, il se disposait à courir auprès d’elle en sautant de l’endroit où il se trouvait plutôt que de descendre du rocher par la pente douce qui l’y avait conduit.

 

De cette façon, il tournait le dos à Gaspard ; mais celui-ci, ayant frotté sa poire à poudre, son fusil ou toute autre chose contre le rocher dont il escaladait la paroi, attira l’attention du taureau ; et lorsque le chasseur atteignit la plate-forme, il se trouva face à face avec l’ennemi qu’il redoutait.

 

L’homme et l’animal restèrent tous les deux immobiles ; l’un demeurait frappé de terreur, l’autre se trouvait interdit de cette rencontre inattendue. Toutefois cette pause ne dura pas longtemps : presque aussitôt la bête furieuse jeta un cri terrible et se précipita vers l’audacieux chasseur.

 

Il n’y avait pas moyen d’éviter l’assaut en fuyant à l’extrémité de la plate-forme ; l’espace était beaucoup trop étroit pour permettre d’échapper aux coups de l’animal, et le plus habile toréador l’aurait vainement essayé. La seule chance de salut qui restât au chasseur était de se rejeter en arrière et de fuir dans la direction qu’il avait prise pour monter ; c’est précisément là ce que fit Gaspard, et c’est plutôt l’instinct que la raison qui l’y détermina.

 

L’impétuosité du bond qu’il avait fait et la pente sur laquelle il se retrouva firent glisser notre chasseur jusqu’en bas du rocher, où, ne pouvant pas se retenir, il tomba violemment la face contre terre. Gaspard entendit les sabots du yak frotter sur le granit, et, avant qu’il pût se relever, les pieds de l’énorme brute s’étaient posés sur lui.

 

Mais la force d’impulsion qui l’avait jeté au bas du roc avait également entraîné son adversaire au delà du but que celui-ci se proposait d’atteindre, et Gaspard n’avait pas été blessé par le poids de l’animal, que la rapidité de la course et la puissance de l’élan avaient considérablement allégé. Il s’était relevé à l’instant même, et, avant que la bête se fût retournée, le chasseur était debout et cherchait du regard un lieu qui pût lui servir d’abri.

 

Mais où s’enfuir ? Les arbres étaient trop loin pour espérer de les atteindre ; Le taureau le rejoindrait avant qu’il fût à moitié chemin et l’enlèverait sur ses cornes.

 

Dans son irrésolution Gaspard se retourna vers le rocher qu’il escalada de nouveau, sans même savoir ce qu’il faisait ; il le gravit d’un élan désespéré, sous l’influence d’une terreur qui ne lui permettait pas de réfléchir.

 

Mais cette manœuvre ne lui donna pas une minute de répit ; le taureau avait aperçu le chasseur remontant la pente qu’ils venaient de descendre tous les deux et l’y avait suivi ; en quelques bonds il fut au pied de la rampe et s’élança sur la terrasse avec la légèreté d’un chamois ou d’une chèvre. Il ne s’arrêta pas une seconde, et, la langue écumante, l’œil en feu, il se précipita vers son chétif adversaire.

 

Gaspard crut que sa dernière heure était venue ; il avait fui jusqu’à l’extrémité de la roche et il se trouvait dans l’alternative de sauter par terre ou d’être saisi par les cornes de l’animal furieux. La terrasse où il se trouvait alors était à plus de six mètres du sol, cependant il n’y avait plus à hésiter ; notre pauvre ami se lança dans l’air au risque de se briser les os.

 

Il retomba sur ses jambes, mais la secousse avait été si forte qu’il chancela et s’étendit sur le côté ; à l’instant même le ciel disparut à ses yeux, tout devint sombre autour de lui : c’était la bête furieuse qui sautait à son tour, et dont le corps massif et brun passait au-dessus du chasseur.

 

Gaspard essaya de se relever, mais il retomba aussitôt ; il lui était impossible de rester debout : peut-être s’était-il cassé la jambe !

 

Cette affreuse pensée lui vint à l’esprit, mais elle n’abattit pas son courage ; le taureau se retournait encore, et sa fureur semblait s’accroître de la fuite de son ennemi. Le brave jeune homme se dirigea une troisième fois vers la roche en traînant derrière lui la jambe qui refusait de le porter.

 

Vous n’espérez plus rien pour Gaspard, et vous croyez qu’il va mourir sous les coups du taureau. Certes jamais péril ne fut plus imminent, et notre brave ami eût été victime de la colère du yak, s’il n’avait eu assez de courage pour tenter un nouvel effort.

 

Lorsque, cette fois, il se retourna vers le rocher, ses yeux rencontrèrent la fente qui se trouvait entre les deux blocs de granit ; on se rappelle que cette fissure était large d’environ trente centimètres, et qu’elle séparait les deux roches dans toute leur épaisseur, du moins à leur base, car les deux blocs se rejoignaient un peu plus haut.

 

Gaspard comprit immédiatement l’avantage que lui offrait cette disposition des lieux ; s’il pouvait seulement parvenir jusque-là et pénétrer dans la crevasse, peut-être serait-il sauvé ! Elle était assez large pour lui donner asile, et trop étroite pour que le taureau pût y introduire son corps.

 

Il se traîna donc sur les mains et sur les genoux, atteignit l’extrémité de la fissure, attacha ses doigts crispés à l’angle du granit, et se hissa rapidement à l’intérieur de la crevasse. Il était temps ! les cornes du taureau se heurtèrent contre les parois de l’ouverture béante, et un grognement terrible exprima la fureur de la bête désappointée.

 

Un cri de joie involontaire s’échappa des lèvres de Gaspard, qui se sentait enfin à l’abri des coups de son antagoniste.

XXXVIII

SUITE DE L’AVENTURE DE GASPARD


Gaspard respira largement, et il en avait besoin, la rapidité de sa course, le saut qu’il avait fait, surtout la terreur qu’il venait d’éprouver, l’avaient mis hors d’haleine, et il lui aurait été impossible de jouter une minute de plus avec son terrible adversaire.

 

Quant à ce dernier, il est difficile de peindre la rage qu’il éprouva en voyant l’objet de sa vengeance lui échapper ; plus furieux que jamais et grognant avec frénésie, il se rua contre la masse de granit, comme s’il avait eu l’espoir de la mettre en pièces et d’arriver jusqu’au bourreau de sa famille, qu’il voulait tuer à son tour. Une fois sa tête pénétra dans la fissure et son mufle écumant toucha les pieds de Gaspard ; mais ses larges épaules, dont la toison épaisse augmentait encore le volume, empêchèrent qu’il ne pût entrer plus avant ; il lui fallut sortir, et ce n’est pas sans effort qu’il parvint à retirer ses cornes de l’endroit où il les avait introduites.

 

Le chasseur, pendant ce temps-là, profitant de la difficulté qu’éprouvait l’animal à dégager sa tête, ramassa une pierre et l’en frappa si cruellement que le taureau, malgré sa rage, n’osa plus renouveler son attaque ; et, bien qu’il continuât de frapper le rocher de ses cornes, il ne se hasarda pas une seconde fois à introduire sa tête dans la fente où son mufle avait été meurtri.

 

Maintenant qu’il se trouvait à l’abri d’un danger immédiat, Gaspard commençait à s’inquiéter de sa position et de la blessure qu’il s’était faite en sautant de la plate-forme. Il ne savait pas combien de temps il pourrait être contraint de rester dans sa prison ; le yak évidemment se montrerait implacable et ne s’éloignerait pas tant qu’il pourrait l’apercevoir. Il est dans la nature de ces animaux de ne point renoncer à leur vengeance tant qu’ils n’ont pas perdu de vue celui qui en est l’objet : et, s’ils cessent de le poursuivre dès qu’ils ne l’ont plus sous les yeux, c’est qu’ils l’ont oublié, car ils ne pardonnent jamais.

 

Le yak allait et venait en grognant avec une furie croissante, et cherchait toujours à renverser l’obstacle qui lui dérobait sa victime.

 

Gaspard regardait maintenant toutes ses démonstrations avec indifférence ; il était bien plus préoccupé de sa blessure que de la colère du taureau ; et, dès qu’il put se placer dans une position convenable, il se mit à examiner quelle pouvait être la gravité du mal.

 

Il se tâta la jambe depuis le pied jusqu’au genou et vit avec satisfaction qu’elle n’était pas cassée, à moins pourtant qu’il ne se fût brisé la cheville ; celle-ci était noire et enflée, très-enflée et très-douloureuse, mais elle ne paraissait pas avoir été rompue.

 

Gaspard n’avait qu’une entorse.

 

Rassuré à cet égard, il se mit à réfléchir sur la situation où il était placé. Qui le délivrerait de son terrible assiégeant ? Karl et Ossaro entendraient-ils ses cris ? La chose était douteuse ; il y avait plus d’un mille de l’endroit où il se trouvait alors à celui où travaillaient les deux autres ; et les arbres et les rochers qui parsemaient le vallon empêcheraient sa voix de leur arriver, d’autant plus que le Shikarri et son frère charpentaient dans la forêt, et que le bruit qu’ils faisaient eux-mêmes devait les assourdir. Mais ils ne travailleraient pas toujours, et, en ne cessant pas de crier, notre chasseur parviendrait à se faire entendre. Il avait déjà observé que le son se propageait avec une puissance extraordinaire dans ce vallon entouré de murs. Effectivement, les rochers qui en formaient l’enceinte agissaient comme conducteurs de la voix, dont ils multipliaient l’écho. Nul doute qu’il ne parvînt à frapper les oreilles de ses deux compagnons, surtout en donnant un de ces coups de sifflet aigus dont il avait fait si souvent retentir les Alpes tyroliennes.

 

Il se disposait à employer ce dernier moyen, et déjà il avait porté ses doigts à sa bouche, lorsqu’il lui vint à l’esprit qu’il aurait tort de le faire.

 

« Non, se dit il en y réfléchissant, je ne dois pas les appeler. Karl ne manquerait pas d’accourir ; il arriverait jusqu’ici, pensant bien que j’ai besoin d’assistance… et le taureau !… Non… la vie de Karl pourrait être sacrifiée ; mieux vaut que ce soit la mienne… Si j’avais seulement mon fusil ! reprit-il en lui-même quelques instants après, si j’avais mon fusil, j’aurais bientôt réglé tous mes comptes avec toi, grogneur abominable ! tu peux bien remercier ta bonne étoile de ce que je suis désarmé. »

 

Le fusil avait échappé des mains de Gaspard au moment où celui-ci était tombé la première fois, en sautant en arrière. Il était probable qu’il gisait près de l’endroit où la chute avait eu lieu ; mais notre chasseur n’était pas sûr que l’impulsion qu’il avait dû lui communiquer ne l’eût pas lancé au loin.

 

« Sans mon entorse, pensa le jeune homme, j’essayerais bien d’aller le chercher. Oh ! si je pouvais l’avoir ! comme il me serait facile d’abattre ce vieux grogneur avant qu’il eût fouetté l’air une seconde fois de sa belle queue blanche ! Mais on dirait que mon pied va mieux ; il est toujours enflé, mais il me fait moins de mal ; hourra ! la cheville n’est pas cassée. Non, non, ce n’est qu’une foulure, une bagatelle ; je vais chercher mon fusil. »

 

La fissure qui séparait les deux blocs de granit permettait au jeune homme d’aller et de venir avec un peu d’effort, et, comme elle était partout de la même largeur, il pouvait sortir également par l’autre extrémité.

 

Mais, chose étrange ! lorsque le taureau s’aperçut que le chasseur quittait sa place et qu’il se dirigeait vers l’autre bout de la sombre allée qu’il occupait, il fit le tour du rocher, afin d’être là et de recevoir l’ennemi sur ses cornes, au moment où il se disposerait à sortir de sa retraite.

 

Gaspard ne s’attendait nullement à cette finesse de la part du taureau ; il espérait que son antagoniste demeurerait à son poste, et qu’il pourrait, pendant ce temps-là, parvenir jusqu’à l’endroit où était son fusil. Mais l’animal n’était pas moins rusé que le chasseur, et, au moment où notre jeune homme allait quitter la crevasse, il trouva les cornes aiguës de son adversaire, qui le firent rentrer précipitamment.

 

Le résultat de cette tentative infructueuse fut que le yak, soupçonnant de la part de son ennemi quelque nouvelle trahison, redoubla de vigilance et ne le quitta plus des yeux.

 

Toutefois Gaspard avait gagné quelque chose à tenter une sortie ; il savait maintenant où se trouvait son fusil, et il avait calculé la distance qu’il aurait à franchir pour le ravoir. Si le taureau pouvait seulement lui laisser trente secondes de répit, il serait bien sûr de reprendre cette arme précieuse, et il employa toute son intelligence à chercher un moyen de gagner ce laps de temps indispensable.

 

Tout à coup une idée lui traversa l’esprit, et il résolut de l’exécuter.

 

Le yak restait maintenant à l’ouverture de la crevasse ; la tête baissée, la bouche écumante, les yeux roulant avec fureur, il en gardait l’entrée de si près, qu’il aurait été facile à Gaspard de le frapper d’une lance ou d’un gourdin, s’il avait eu l’un ou l’autre à sa disposition.

 

« Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de l’aveugler ? » se demanda le chasseur, qui en un clin d’œil eut défait sa ceinture, passé par-dessus sa tête la courroie qui soutenait sa poire à poudre, et qui, se dépouillant de sa jaquette, approcha de l’ouverture de la crevasse où le taureau faisait toujours sentinelle. Son intention était de jeter sa jaquette sur les cornes du yak et de profiter du moment où la brute chercherait à s’en débarrasser pour s’élancer au dehors et pour reprendre son fusil.

 

L’idée était bonne, malheureusement l’exécution n’en était pas facile ; Gaspard, resserré entre les deux parois du rocher, ne pouvait pas étendre les bras de manière à lancer adroitement sa jaquette ; elle tomba sur le front du taureau, et celui-ci, d’un coup de tête dédaigneux, la jeta au loin et continua de surveiller les mouvements de son adversaire.

 

Gaspard eut un instant de désespoir et se retira, découragé, au fond de la crevasse qui lui servait d’asile.

 

« Je serai bien forcé, à la fin, d’appeler Karl et Ossaro, pensa le malheureux chasseur ; mais pas encore, non, non !… j’ai une autre idée, qui cette fois me réussira. »

 

Quel pouvait être le nouveau projet de Gaspard ? Nous allons bientôt le savoir, car, s’il y avait au monde un jeune homme qui mît de la promptitude dans ses actions, c’était assurément lui.

 

Il se baissa, prit la poire à poudre qu’il avait posée par terre, en ôta le bouchon et se glissa de nouveau jusqu’à l’entrée de la fissure ; il répandit à l’extérieur, sur la place la plus sèche qu’il put trouver, une assez grande quantité de poudre, et, reculant peu à peu, il fit dans la crevasse même une traînée qui pouvait avoir un ou deux mètres.

 

Le yak ne se doutait guère de la surprise qui lui était réservée.

 

Gaspard fouilla dans sa poche, y prit un briquet, un morceau d’amadou, et mit le feu à la traînée de poudre qu’il venait de faire.

 

Ainsi qu’il l’avait bien pensé, la poudre, en faisant explosion, démoralisa son ennemi et l’enveloppa d’un nuage de fumée sulfureuse.

 

C’était le moment d’agir. Gaspard, aussi rapide que l’éclair, s’élança vers son fusil qu’il ramassa, oublia son entorse et rentra dans la crevasse. Le yak était déjà revenu de sa surprise, et, au moment où le chasseur pénétrait dans la fissure, les cornes de la bête furieuse s’abattaient avec force à l’angle du rocher.

 

« Tu viens d’avoir plus de peur que de mal, s’écria Gaspard en s’adressant au taureau, mais la première poudre que je vais brûler à ton intention, ce sera bien différent. À merveille ! reste à l’endroit où tu es, mon bonhomme ; avant deux minutes je serai libre et je n’aurai plus à me préoccuper de toi. »

 

Tout en disant ces paroles, Gaspard rechargeait son fusil en toute hâte. Sa première balle fit tomber le yak sur les genoux et mit fin pour toujours aux grognements de la brute puissante.

 

Notre chasseur triomphant sortit de la fissure, porta ses doigts à ses lèvres et fit retentir la vallée d’un violent coup de sifflet ; au même instant un coup de sifflet pareil traversa la forêt, et au bout de vingt minutes Karl et Ossaro écoutaient le récit de l’aventure de Gaspard, qu’ils félicitèrent de son courage et de sa présence d’esprit.

 

Les yaks furent dépouillés, coupés par quartiers et transportés à la cabane. Comme ils revenaient chercher les derniers morceaux de viande qui restaient dans la clairière, Ossaro aperçut le bouvillon à qui Gaspard avait cassé la jambe, et l’acheva d’un coup de lance. Le jeune yak fut également dépouillé sur-le-champ ; mais toute cette besogne échut au botaniste et à l’Hindou, car le pauvre Gaspard souffrait tellement de son pied, qu’il fut obligé de monter sur les épaules d’Ossaro pour revenir à la cabane.

XXXIX

LE SÉROU


Karl et Ossaro avaient eu aussi leur aventure, mais bien moins périlleuse que celle de l’ami Gaspard ; il est vrai que leur rôle s’était borné à celui de spectateurs, et que c’était Fritz qui avait été le héros de cette affaire ; encore le chien n’avait il pas toujours eu l’avantage sur son antagoniste, ainsi que le témoignait une large estafilade qu’il portait au flanc droit.

 

Les deux travailleurs s’occupaient activement d’abattre l’un des pins qui devaient entrer dans la construction de la passerelle, quand un mélange de glapissements aigus et d’aboiements saccadés s’éleva dans la forêt, et leur fit suspendre un instant leur besogne. L’endroit où ils se trouvaient alors était couvert de pins très-écartés les uns des autres, et qui permettaient à la vue de s’étendre au loin.

 

Comme ils regardaient autour d’eux pour savoir d’où provenait le bruit qui avait frappé leurs oreilles, ils aperçurent un animal d’assez grande taille qui paraissait fuir devant un ennemi quelconque ; sa course n’était pas très-rapide, et il fut d’autant plus facile aux jeunes gens de l’examiner avec soin. Il était de la grosseur d’un âne, avec lequel il offrait une certaine ressemblance ; mais les deux cornes qu’il portait sur le front, et qui, très-pointues, n’avaient pas moins de trente centimètres de longueur, montraient que c’était une bête à pieds fourchus et qui, par conséquent, n’appartenait pas à la race chevaline ; son poil était rude et grossier, d’un brun sombre sur le dos et sur les parties antérieures, rougeâtre sur les flancs et blanchâtre sous l’abdomen. Il avait une petite crinière pareille à celle de l’âne, son cou était assez épais et sa tête un peu forte ; ses cornes, recourbées en arrière, s’étendaient parallèlement à son cou ; il avait les membres trapus, l’air stupide, et courait lourdement et sans grâce.

 

Karl et Ossaro n’avaient jamais vu pareille bête ; mais ils pensèrent que cela devait être le thar ou sérou, animal qui appartient à la famille des antilopes et dont il existe plusieurs espèces dans l’Inde.

 

Karl et Ossaro ne se trompaient pas ; c’était bien un sérou, qui fait partie des cervichèvres, et que les savants désignent sous le nom de Capricornis bubalina.

 

Mais le sérou n’était pas seul ; quoique son allure ne fût pas très-rapide, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il courait aussi vite que ses grosses jambes pouvaient le lui permettre ; et il avait de bons motifs pour agir de la sorte, car il était poursuivi par une meute hurlante qui déjà lui touchait les talons. Karl prit ces derniers animaux pour des loups ; mais le Shikarri les connaissait et dit au chasseur de plantes que c’étaient des chiens sauvages. Il pouvait y en avoir une douzaine ; chacun d’entre eux était à peu près aussi gros qu’un loup, avait l’encolure allongée, le museau un peu long et de grandes oreilles droites et arrondies vers la pointe. La couleur générale de leur robe était rouge, passant au rougeâtre sous le corps de l’animal ; ils avaient la queue longue, touffue, noire à son extrémité ; enfin une tache brune, placée entre les deux yeux, ajoutait à l’expression féroce qui les caractérisait. C’étaient eux qui aboyaient et glapissaient en poursuivant le sérou.

 

Aux premières notes de cet infernal charivari, Fritz avait redressé la tête et manifesté le désir de se mêler à la bande de chiens sauvages ; mais, pour le préserver de toute fâcheuse aventure, Karl, avant de se mettre à la besogne, l’avait attaché à un arbre, et le pauvre Fritz, en dépit de son ardeur, fut obligé de rester à l’endroit qui lui était assigné.

 

La chasse passa, l’antilope et les chiens disparurent, mais la voix de ces derniers continua de retentir.

 

Quelques instants, après, les aboiements se rapprochèrent, et Karl et Ossaro, comprenant que les chasseurs rabattaient de leur côté, suspendirent leur travail afin d’être témoins de ce qui allait arriver. Le sérou débucha une seconde fois, et traversa la forêt, entraînant toujours à sa suite la meute de chiens sauvages.

 

Ils eurent bientôt disparu, mais pour revenir encore sous les yeux des bûcherons. Rien ne paraissait plus facile aux assaillants que de saisir l’antilope, car les premiers de la troupe auraient pu lui mordre les jambes ; mais on aurait dit que la meute s’amusait à prolonger la chasse, qu’elle savait pouvoir terminer quand bon lui semblerait.

 

Cette observation des deux jeunes gens était vraie jusqu’à un certain point ; les chiens sauvages auraient pu exterminer l’antilope s’ils l’avaient bien voulu, car ils l’avaient rejointe depuis longtemps, et ils étaient assez nombreux pour ne pas craindre de l’attaquer. Mais ce n’était pas pour s’amuser qu’ils agissaient de la sorte ; ils cherchaient à conduire l’animal auprès de l’endroit où les attendaient leurs familles, afin de s’épargner la peine de traîner la bête jusque-là, une fois qu’ils l’auraient tuée. Ossaro, qui connaissait parfaitement les habitudes de ces chiens, affirmait au chasseur de plantes qu’ils n’en font jamais d’autre en pareille occasion, c’est-à-dire toutes les fois qu’ils ont des petits. Ils chassent alors de grands animaux, qu’ils conduisent peu à peu jusqu’au terrier, ou plutôt à la caverne, qu’ils habitent en commun ; une fois arrivés sur leurs domaines, ils tuent la bête et l’abandonnent à leur progéniture, qui la déchiquette à loisir et s’en rassasie comme elle l’entend.

 

Karl avait déjà entendu raconter pareille chose à l’égard des chiens sauvages de la province du Cap, et il fut moins surpris de ce que lui disait Ossaro qu’il ne l’aurait été sans cela.

 

Toutefois, c’est plus tard que les deux bûcherons s’étaient entretenus de cette particularité. Au moment où la chasse avait passé devant eux, ils étaient trop absorbés par ce spectacle intéressant pour songer à autre chose.

 

Le sérou paraissait complètement épuisé ; il était évident que les chiens l’auraient étranglé sans effort, s’ils n’avaient pas eu le projet de le conduire un peu plus loin. Mais la pauvre bête ne voulait plus courir ; elle rencontra sur son chemin un arbre énorme dont la base se projetait en différents endroits, de manière à figurer des contre-forts séparés les uns des autres par un retrait qui aurait pu servir de stalle à un poulain d’assez bel âge. C’était précisément l’asile que cherchait la bête poursuivie ; elle s’élança vers l’arbre qu’elle venait de découvrir, se retourna tout à coup en reculant au fond de la retraite que formaient les saillies angulaires de la vieille souche, et, protégée de toutes parts, elle présenta les cornes à ses nombreux ennemis.

 

Cette manœuvre déconcerta évidemment une grande partie des chiens ; ils connaissaient leur antagoniste et avaient appris à leurs dépens l’usage qu’il savait faire de ses cornes acérées.

 

Les plus vieux s’éloignèrent, l’oreille basse, n’osant pas affronter la lutte que leur offrait le sérou ; mais il y avait dans la meute de jeunes téméraires pleins d’ardeur, et qui, ne doutant de rien, se seraient crus déshonorés s’ils avaient montré la queue à une bête qu’ils avaient réduite aux abois. D’autant plus animés au combat qu’ils voyaient leurs chefs de file les abandonner honteusement, ils se précipitèrent sur l’antilope, et la scène qui en résulta fit battre des mains à Ossaro que cette aventure remplissait de joie. Repoussés avec perte, les chiens sauvages furent lancés à droite et à gauche par la bête acculée ; quelques-uns s’enfuirent, déchirés et boiteux, en glapissant de douleur, tandis qu’un ou deux autres expiraient à quelques pas de l’antilope, éventrés par ses cornes redoutables. Le Shikarri applaudissait toujours ; il détestait ces maudits chiens, qui, allant parfois sur ses brisées, lui avaient fait manquer plus d’un affût, et il aurait été ravi d’assister à la mort du dernier de tous les membres de cette race importune.

 

Toutefois l’antilope faiblissait à son tour, et j’ignore si elle serait parvenue à triompher du nombre ; car, au moment où la lutte se poursuivait avec le plus d’ardeur, Fritz, qui mainte et mainte fois avait coiffé le sanglier, était enfin parvenu à se dégager de ses liens et s’était élancé comme une bombe au milieu de la mêlée. Les chiens sauvages, tout aussi effrayés à son approche que l’antilope elle-même, ne s’étaient pas donné le temps d’examiner l’intrus, ils avaient pris leurs jambes à leur cou et s’étaient enfuis plus vite qu’ils n’étaient arrivés.

 

Fritz n’avait jamais vu de sérou ; mais, comprenant que c’était un gibier de bon aloi, il courut sur la bête sans la moindre hésitation. Mieux aurait valu pour lui affronter le boutoir d’un sanglier de Bavière ; il avait déjà les flancs tout déchirés, et la lutte, devenue de plus en plus vive, aurait duré longtemps encore, si la carabine du chasseur de plantes n’était venue à son secours et ne l’avait aidé à mettre fin au combat.

 

Si ce n’est pour la peau, le sérou ne valait pas la peine d’être emporté à la cabane ; la venaison qu’il fournit est un pauvre aliment. Toutefois les indigènes des montagnes qu’il habite ne l’en chassent pas moins avec ardeur, et se nourrissent de sa chair ; il est vrai qu’il a l’avantage de ne pas être difficile à rejoindre, et que ces pauvres gens n’ont pas le palais très-délicat.

XL

OSSARO ATTAQUÉ PAR LES CHIENS SAUVAGES


S’il y avait au monde une créature que le Shikarri détestât cordialement, c’était le chien sauvage, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Cette maudite engeance avait fait souvent partir l’axis ou l’antilope qu’il s’était donné la peine de traquer, et, pour comble d’infortune, l’odieuse bête ne valait pas la flèche qui lui aurait été décochée ; sa dépouille ne se vend pas et sa chair est immangeable. Ce n’était donc pour Ossaro qu’un animal immonde et qu’il n’était bon de chasser que pour le faire disparaître.

 

Aussi le Shikarri avait-il été ravi de voir l’antilope exterminer ses adversaires. Mais il était écrit dans le livre du destin que l’Hindou ne se coucherait pas avant d’avoir expié cette satisfaction, dont la race canine avait le droit d’être peu flattée.

 

De la clairière où Gaspard avait eu son aventure, jusqu’à la cabane de nos amis, la distance était longue, et Karl et Ossaro furent obligés de faire de nombreux voyages pour transporter la viande et la peau des trois yaks. Cette besogne les occupa jusqu’au soir ; la nuit même était venue, qu’il restait encore un quartier de bœuf à rapporter au logis ; l’Hindou se chargea d’aller le chercher, pendant que les deux frères s’occuperaient du souper.

 

À mesure qu’ils avaient dépecé la viande, ils avaient eu la précaution de la suspendre aux branches d’un arbre assez élevé pour que les bêtes de proie ne pussent pas s’en emparer. Ils savaient par expérience que les carnivores étaient assez nombreux dans le vallon pour dévorer un bœuf en quelques minutes seulement.

 

Lorsqu’Ossaro arriva dans la clairière où il avait laissé la viande, il trouva une quantité de ces chiens qu’il détestait, rôdant aux alentours et n’en fut pas surpris. Quelques-uns de ces animaux étaient placés au-dessous du quartier de bœuf et cherchaient à l’atteindre, pendant que leurs camarades jetaient sur le morceau appétissant des regards de convoitise. Les intestins et tous les débris du taureau, de la vache et du bouvillon, avaient complètement disparu, et la bande n’en était pas moins affamée. Combien l’Hindou aurait eu de plaisir à exterminer cette engeance endiablée ! Malheureusement son arc et ses flèches étaient restés à la cabane ; il n’avait pas même son grand couteau ; le quartier de viande était si lourd et si embarrassant qu’il n’avait pas voulu se charger d’autre chose.

 

Toutefois, en apercevant les maudites bêtes, il ne put résister au désir de leur témoigner son aversion ; il ramassa de grosses pierres et se mit à lapider ses ennemis.

 

Les chiens, quelque, peu étonnés de cette attaque imprévue, s’enfuirent immédiatement, ou plutôt s’éloignèrent pour se mettre à l’abri des projectiles d’Ossaro. L’Hindou, fort surpris à son tour, ne put s’empêcher de reconnaître que les insolents n’avaient pas l’air trop effrayés ; il s’en trouvait même parmi eux qui, grognant entre les dents, se retournaient de son côté, et paraissaient disposés à revenir sur leurs pas.

 

C’était la première fois que le Shikarri éprouvait, à l’égard des chiens sauvages, un sentiment qui approchât de la crainte ; quelques démonstrations hostiles avaient toujours suffi jusqu’à présent pour l’en débarrasser ; mais ceux-ci étaient plus forts et plus féroces que les autres, et il était évident qu’il faudrait les combattre. La nuit d’ailleurs approchait, et c’est dans l’ombre que ces animaux commettent le plus de rapines et sont le plus audacieux ; ensuite, dans cette région déserte, ils n’avaient jamais rencontré d’homme, et n’avaient pas de motifs pour craindre cet être inconnu, et pour fuir en le voyant.

 

Ce n’est donc pas sans éprouver une certaine inquiétude que le Shikarri se trouva seul et désarmé en présence de ses nombreux adversaires. Il se demanda s’il devait aller auprès des rocs chercher une nouvelle brassée de pierres, afin de recommencer l’attaque ; mais il pensa qu’il était plus prudent de laisser l’ennemi tranquille et de rester sur la défensive. La plus légère provocation pouvait mettre toute la meute en fureur, et les dents blanches qu’il voyait grincer au clair de la lune lui paraissaient redoutables.

 

Il se hâta donc de jeter son fardeau sur ses épaules, et, chargé du morceau de yak, il reprit le chemin qui conduisait à la chaumière. À peine avait il marché, pendant quelques minutes, qu’il pensa que les chiens l’avaient suivi ; je pourrais même dire qu’il était sûr du fait, car le bruit que faisaient toutes ces pattes en trottinant sur les feuilles sèches, et les grondements étouffés qui parvenaient à son oreille, ne lui permettaient pas le moindre doute à cet égard. Courbé sous le poids de l’énorme quartier de viande qu’il avait sur le dos, il était impossible au Shikarri de tourner la tête et de regarder en arrière. Mais le piétinement se rapprochait de plus en plus, et le bruit de ces voix glapissantes et hurlantes se multiplia au point qu’Ossaro, dont l’inquiétude augmentait, se retourna tout à coup pour voir enfin quelle était sa position.

 

La vue qui frappa ses regards était bien faite pour jeter l’effroi au cœur du plus courageux des hommes. Au lieu d’une demi-douzaine de chiens qu’il s’attendait à trouver sur sa piste, il en aperçut vingt-cinq ou trente de tous les âges et de toutes les tailles, qui se pressaient à l’envi sur ses talons, et qui semblaient n’attendre qu’un signal pour l’attaquer.

 

Le brave Ossaro, néanmoins, ne se déconcerta pas ; il avait toujours eu tant de mépris pour les chiens sauvages, qu’il ne pouvait pas croire à un danger sérieux de la part de cette engeance, et il résolut d’essayer encore une fois de mettre en fuite ces odieuses bêtes.

 

Il posa son fardeau contre un arbre et ramassa des pierres de la grosseur d’un pavé. À mesure qu’il les trouvait il les jetait de toutes ses forces à la tête des assaillants, dont un certain nombre fut bientôt hors de combat ; mais les plus vieux de la bande ne répondirent à cette rude attaque de l’Hindou que par des grincements de dents et des glapissements de colère.

 

Ossaro comprit qu’il n’avait rien gagné à cette nouvelle démonstration, et, voyant les chiens se réunir, il s’empressa de reprendre son quartier de bœuf et de continuer sa route.

 

Il était près du lac, dont les eaux formaient une sorte de canal situé précisément dans la direction qu’il avait prise. Ce canal avait peu de profondeur, le Shikarri n’en était plus qu’à cent mètres ; en se hâtant un peu, il y arriverait avant que les chiens eussent commencé leur attaque, il entrerait dans l’eau, et ses assaillants, quelle que fût leur audace, ne se mettraient certainement pas à la nage pour le suivre.

 

Convaincu de cette idée, sans perdre une minute, il se dirigea vers le bord du canal. La meute évidemment le suivait toujours, grondant, hurlant, piétinant à ses oreilles et se rapprochant de plus en plus, si bien qu’arrivé auprès de l’eau, il crut sentir l’haleine fumante des chiens de tête lui frapper les talons.

 

Il se précipita dans le lac sans hésiter, marcha aussi vite que possible, et n’entendit plus rien que le bruit de l’eau qu’il fouettait en barbotant. Lorsqu’il eut abordé, il s’arrêta pour reprendre haleine, et, comptant bien que ses adversaires étaient restés sur l’autre rive, il se retourna pour jouir de leur désappointement. Hélas ! toute la bande s’était mise à l’eau, comme des limiers à la poursuite d’un cerf ; par bonheur, elle avait eu quelques minutes d’hésitation au moment d’entrer dans le canal, sans quoi elle serait arrivée sur l’autre bord en même temps qu’Ossaro.

 

Le Shikarri songea un instant à se débarrasser du quartier de viande et à se sauvera à toutes jambes ; mais l’idée de fuir devant une douzaine de chiens sauvages révoltait son orgueil, et, se retournant du côté de la cabane, il poursuivit sa route sans abandonner son fardeau. La cabane n’était plus qu’à une faible distance, et il espérait bien l’atteindre avant que ces ignobles bêtes se fussent décidées à l’assaillir.

 

Il ne marchait plus, il courait presque aussi fort que s’il n’avait pas été chargé ; la meute avait regagné l’avantage qu’elle avait perdu au moment où elle était entrée dans l’eau ; le bruit des pattes et celui des voix résonnaient littéralement aux oreilles du Shikarri. Tout à coup son fardeau parut avoir doublé de pesanteur, il devenait de plus en plus lourd, et Ossaro, entraîné par une force plus puissante que la sienne, finit par tomber à la renverse. C’étaient les chiens qui, en fin de compte, avaient saisi la viande et terrassé le porteur.

 

Mais le Shikarri se releva immédiatement, prit une énorme gaule qui, par hasard, se trouvait à sa portée, et, frappant à coups redoublés sur les ravisseurs, fit retentir le vallon des hurlements de ses victimes.

 

Un combat acharné s’ensuivit : les chiens, acceptant la lutte, mordaient la gaule et s’efforçaient d’arriver jusqu’au chasseur ; mais celui-ci maniait son arme improvisée en bâtonniste habile, et parvint à éloigner, pendant longtemps, ses nombreux adversaires.

 

Néanmoins ses forces commençaient à s’épuiser : accablé par le nombre, il allait succomber, et, quelques minutes plus tard, il ne serait plus resté que le souvenir du pauvre Shikarri. Mais, au moment où le bras d’Ossaro faiblissait, la voix puissante de Fritz se fit entendre, et le généreux limier s’élança au milieu des assaillants, suivi du botaniste armé de sa carabine. Au premier coup de feu, la meute se dispersa comme un troupeau de moutons, laissant plusieurs de ses membres aux pieds des deux jeunes gens.

 

Ossaro n’avait plus rien à craindre ; mais si jamais sectateur de Brahma jura de tirer vengeance d’une créature quelconque, ce fut bien le Shikarri à l’égard des chiens sauvages.

XLI

VENGEANCE D’OSSARO


L’indignation du Shikarri était si grande, qu’il fit le vœu de ne pas se coucher ayant d’avoir fait expier à la canaille qui l’avait poursuivi la chute qu’elle lui avait fait faire ; et Karl et Gaspard étaient curieux de savoir quel moyen il emploierait pour arriver à son but. Il était probable que les chiens ne manqueraient pas de venir, pendant la nuit, rôder près de la cabane ; déjà on les entendait glapir aux environs ; mais comment le Shikarri parviendrait-il à les exterminer ? car c’était son intention. Il ne pouvait pas songer à les tuer d’un coup de fusil ; c’eût été gaspiller la poudre que de l’envoyer à de pareils animaux, d’autant plus qu’au milieu des ténèbres on était presque sûr de n’en pas toucher un seul.

 

L’Hindou avait-il l’intention de leur décocher toutes ses flèches ? Il lui serait tout aussi difficile de les atteindre ainsi qu’avec une balle, puisqu’on voyait à peine à deux pas autour de soi. Et pourtant il s’agissait d’une hécatombe générale. Ce n’était pas avec sa lance que le Shikarri pouvait obtenir un pareil résultat. Comment donc parviendrait-il à se venger, complètement ?

 

Les deux frères ne supposaient pas qu’on pût faire une trappe assez spacieuse pour y prendre plus d’un chien ; encore faudrait-il beaucoup de peine et beaucoup de temps pour la creuser avec une hache et un couteau. On pouvait établir cette espèce de trébuchet qui consiste à suspendre, à une certaine hauteur, une pièce de bois que l’animal fait tomber sur lui en marchant sur la corde que l’on y a fixée ; mais cela ne ferait jamais qu’une victime, à moins qu’Ossaro ne veillât toute la nuit pour remettre l’assommoir à sa place, chaque fois qu’il aurait été dérangé. D’ailleurs les chiens avaient assez de finesse pour ne pas s’y laisser prendre deux fois.

 

Karl et Gaspard ne devinaient pas quel était le projet du Shikarri ; mais ils savaient à merveille que l’on pouvait s’en rapporter à lui en pareille circonstance, et ils se contentèrent d’observer tous ses préparatifs sans lui demander aucune explication.

 

La première chose que fit Ossaro fut de prendre les tendons et les nerfs de l’antilope, ou du moins tous ceux qu’il lui fut possible de recueillir ; il prit également ceux des trois yaks et du cerf aboyeur que Gaspard avait tué le matin même. Il se procura ainsi un bon paquet de ces cordons résistants, dont il fabriqua une vingtaine de cordes d’une solidité à toute épreuve, et qui, bien tordues et parfaitement séchées au feu, ressemblaient à des cordes à violon d’une grosseur considérable ; il ne restait plus qu’à former un nœud coulant avec chacune d’elles, et ce fut l’affaire d’un instant.

 

Karl et Gaspard commençaient à deviner le projet du Shikarri : il était évident que c’était au piège qu’il avait l’intention de prendre les chiens sauvages ; mais ils ne comprenaient pas comment des animaux de cette taille pourraient être capturés au moyen d’une corde à violon. Il ne faudra pas une minute à des chiens, pensaient les deux frères, pour trancher cette corde avec leurs dents et pour se mettre en liberté. Et certainement la chose n’aurait pas manqué d’avoir lieu, si les pièges avaient été posés d’après la méthode ordinaire ; mais Ossaro avait un système à lui pour placer les collets, un système infaillible sur lequel il comptait pour s’emparer des chiens.

 

Lorsque les cordes furent prêtes, le Shikarri tailla dans la peau du yak une vingtaine de lanières, et prépara autant de petites brochettes que lui fournirent les arbustes du voisinage. Il coupa ensuite une vingtaine de grillades qu’il prit sur les côtes du sérou, dont la venaison était la moins bonne de toutes les viandes que nos chasseurs avaient en réserve ; et, pourvu de tous ces objets, il partit pour aller poser ses pièges.

 

Les deux frères l’accompagnaient. Gaspard, marchant à cloche-pied, portait une branche de pin en guise de flambeau, car les ténèbres étaient profondes, et il fallait de la lumière pour que les pièges fussent convenablement placés. Karl était chargé des brochettes et des courroies, et le Shikarri portait la viande et les collets.

 

Il se trouvait tout autour de la chaumière une quantité d’arbres peu élevés, dont les branches horizontales s’étendaient assez loin. Ces arbres appartenaient à une espèce de sorbiers connus en certains endroits sous le nom de frênes de montagne et de noisetiers de la sorcière ; les branches en sont élastiques, d’une grande solidité, bien qu’elles soient longues et minces, et n’ont pas beaucoup de feuilles ni de brindilles, C’était précisément ce qui convenait à Ossaro ; il avait remarqué ces arbres comme il revenait à la cabane, et c’est du côté où ils se trouvaient qu’il dirigea ses pas.

 

Arrivé à l’endroit qui devait lui servir de lieu d’exécution, l’Hindou saisit, en sautant, une branche de l’un des noisetiers, la courba jusqu’à terre, et la lâcha pour voir si elle était suffisamment élastique ; il en parut satisfait, et, l’ayant prise de nouveau, il la dépouilla de ses feuilles et de ses ramilles ; lorsqu’il l’eut convenablement épluchée, il y attacha l’une des courroies qu’il avait faites avec la peau du yak ; à l’autre bout de cette courroie était fixée la brochette dont nous avons parlé, et qui fut enfoncée dans la terre de façon à maintenir la branche d’arbre, qui se trouva courbée vers le sol. Cette opération terminée, le chasseur attacha son morceau de venaison à la courroie, et s’y prit de manière qu’il fût impossible de l’emporter, ou même d’y toucher légèrement, sans déranger la cheville qui retenait la branche d’arbre, et, par conséquent, sans dégager celle-ci, qui ne manquerait pas de se relever aussitôt qu’elle serait libre. Enfin Ossaro plaça le collet que nous lui avons vu confectionner, et calcula si bien son affaire qu’il était impossible à un animal quelconque de saisir la venaison sans avoir passé tout d’abord une partie de lui-même dans la boucle du nœud coulant qui devait se resserrer plus tard.

 

Quand il eut terminé cette première opération, l’Hindou atteignit une seconde branche, organisa un nouveau piège, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il eût placé tous ceux qu’il avait apportés ; et, lorsque le dernier collet fut posé, les trois jeunes gens retournèrent dans leur cabane.

 

Ils attendirent pendant une demi-heure, l’oreille attentive, espérant toujours qu’avant de se coucher ils auraient la satisfaction d’entendre qu’un chien s’était pris au piège. Mais, soit que la lumière de la torche que portait Gaspard eût effrayé les maraudeurs, soit toute autre cause, les trois jeunes gens ne perçurent pas le moindre bruit, et, fermant la porte de leur cabane, ils se couchèrent et s’endormirent.

 

Le travail de la journée avait été rude, et les pauvres chasseurs, accablés de fatigue, avaient étendu avec joie leurs corps épuisés sur les feuilles qui leur servaient de matelas. Jamais ils n’avaient eu aussi besoin de repos, et n’avaient mieux profité de celui qu’ils pouvaient prendre.

 

Mais si leur sommeil avait été moins profond, ils auraient entendu un vacarme effroyable qui dura toute la nuit : des branches craquaient ou se heurtaient les unes contre les autres ; des voix hurlaient, criaient, glapissaient et gémissaient, et l’on ne comprend pas que nos chasseurs aient pu dormir à côté d’un pareil charivari. Ils se réveillèrent enfin, et, comme le jour commençait à paraître, ils se levèrent avec empressement et coururent au dehors. La lumière était encore douteuse ; c’est tout au plus si l’on distinguait les objets à quelques pas devant soi ; mais lorsqu’ils se furent bien frotté les yeux, nos trois camarades se trouvèrent en face d’un tableau qui les réjouit infiniment. Karl et Gaspard ne purent s’empêcher de rire, et Ossaro dansa de joie en poussant des cris de triomphe. Presque tous les collets avaient saisi leur victime : les unes étaient suspendues par le cou, c’est vous dire qu’elles étaient mortes depuis déjà quelque temps ; les autres avaient été prises au milieu du corps et se débattaient dans l’air, tandis que leurs compagnons, attachés par la patte, avaient la tête en bas, la langue pendante et couverte d’écume.

 

Le système d’Ossaro avait entièrement réussi, et l’Hindou, qui avait juré d’exterminer tous les chiens sauvages dont ils pourraient s’emparer, empoigna sa lance et mit fin aux contorsions des malheureuses bêtes qui respiraient encore.

XLII

LA PASSERELLE


Je ne vous raconterai pas les nombreuses aventures qui arrivèrent à nos trois chasseurs pendant tout le temps que dura la construction de leur passerelle. Il suffît de savoir qu’ils travaillèrent sans relâche, et l’on pourrait dire jour et nuit, jusqu’au moment où elle fut terminée.

 

Il ne leur manquait rien de ce qui est indispensable à l’existence, et ils auraient pu passer toute leur vie dans ce vallon sans souffrir matériellement ; mais l’idée de ne pas pouvoir en sortir, d’être séparés du genre humain et de ne plus revoir ceux qu’ils aimaient, pesait d’un poids trop lourd sur leur esprit pour leur permettre de prendre un instant de distraction. Aussi toutes les minutes dont ils purent disposer furent-elles consacrées à l’achèvement de ce travail qui devait leur rendre la liberté et leur fournir le moyen de rentrer dans leur patrie.

 

Il leur fallut un mois pour terminer leur passerelle, qui était formée tout bonnement d’une énorme perche, ayant à peu près cinquante centimètres de circonférence et un peu plus de trente mètres de longueur. Cette perche se composait elle-même de deux pins élancés, réunis l’un au bout de l’autre, au moyen de fortes courroies dont la peau des yacks avait fourni les éléments. Tout cela paraît bien simple, mais il avait fallu réduire les deux arbres à une grosseur uniforme, et vous vous rappelez que nos bûcherons, pour accomplir cette besogne, n’avaient d’autres outils qu’une petite hache et leurs couteaux. Le bois avait dû être ensuite passé au feu pour le sécher, puis la réunion des deux arbres avait exigé beaucoup de soin ; elle se trouvait naturellement au milieu de la passerelle, et il fallait qu’elle offrît assez de résistance pour supporter le poids d’un homme. D’ailleurs, une fois les deux perches assemblées, tout n’était pas fini, elles ne constituaient à elles deux que le tablier du pont ; il fallait faire les câbles qui devaient les soutenir : et pour cela que de travail et que de peines ! Aussi, comme je disais tout à l’heure, avait-il fallu un mois entier à nos jeunes gens pour terminer leur œuvre.

 

Enfin tout était prêt ! L’énorme pièce de bois reposait sur la neige, où les bûcherons l’avaient traînée : l’un de ces bouts touchait au bord de l’abîme, et il ne restait plus qu’à la mettre à sa place.

 

Karl était bon ingénieur et avait tout prévu. Si vous jetez les yeux sur les objets qui l’entourent, vous comprendrez quelles étaient ses intentions. Vous verrez d’abord une échelle d’environ quinze mètres de longueur, et à côté de cette échelle, dont la construction avait demandé plusieurs jours de travail, des bigues[21] et des poulies de différentes grandeurs, qui avaient également donné beaucoup de peine à fabriquer ; ajouter à cela d’énormes câbles enroulés sur eux-mêmes, et vous serez étonnés de ce que les chasseurs n’avaient mis qu’un mois pour faire toute cette besogne.

 

Mais il ne suffit pas d’avoir tout préparé : le point important est de jeter la passerelle en travers de l’abîme ; c’est pour cela que nos amis sont au bord du précipice ; les voilà qui se mettent à l’œuvre, suivons bien leurs mouvements. Ils commencent par appliquer l’échelle contre la falaise de granit, et l’approchent autant que possible du bord du précipice. Nous savons que cette échelle a plus de quinze mètres de longueur ; elle s’élève par conséquent à treize ou quatorze mètres au-dessus de la surface du glacier. Il est impossible que, depuis le bas de la falaise jusqu’à une pareille élévation, il n’existe pas un défaut dans le rocher, une légère fissure, une cavité d’une certaine profondeur, ou que l’on puisse agrandir.

 

Effectivement le Shikarri a découvert un trou qu’il parvient à creuser davantage avec la pointe de sa lance. Après une heure de ce rude travail, il enfonce dans le trou qu’il vient d’approfondir, et qui a au moins trente centimètres, une pièce de bois dont la longueur est le double de la dimension ; il en résulte qu’elle dépasse la falaise également de trente centimètres, puis on l’entoure de coins de bois qu’on enfonce avec violence entre elle et les bords de la cavité où elle repose ; quand elle est fixée d’une manière inébranlable, on y fait de profondes entailles pour empêcher les courroies de glisser à sa surface, et l’on y attache la plus grande des poulies dont nous avons parlé.

 

Cette poulie est composée de deux rouelles dont l’axe est assez fort pour supporter un poids considérable ; notre ingénieur l’a essayée plusieurs fois avant d’en arriver au moment décisif.

 

Une autre solive est enfoncée dans le roc à peu de distance du glacier ; elle doit servir de cheville pour amarrer la corde, toutes les fois qu’il sera nécessaire de suspendre l’opération. Une fois que cette cheville est solidement fixée, Karl monte à l’échelle et va mettre les cordages sur les poulies ; c’est l’affaire de quelques minutes, car les deux câbles ont été faits avec le plus grand soin, et leur dimension est parfaitement appropriée aux rainures dans lesquelles ils doivent glisser.

 

Les préparatifs continuent : les deux câbles vont être attachés à l’énorme perche qui forme le tablier du pont ; l’un sera fixé au bout de la pièce de bois, l’autre au milieu, précisément à la place où les deux arbres ont été réunis.

 

Que de peine et d’attention pour attacher ces câbles d’une manière satisfaisante, surtout celui du milieu, car le rôle qu’il joue dans l’édifice est de la plus grande importance ! c’est lui qui supporte la passerelle, et non-seulement il doit la maintenir, afin qu’elle ne tombe pas dans la crevasse, mais sa principale mission est de l’empêcher de se rompre. Jamais, sans cette idée ingénieuse, une pièce de bois aussi mince n’aurait pu supporter le poids d’un homme ; et si nos ouvriers avaient choisi des pins d’une grosseur plus considérable, comment auraient-ils fait pour jeter cette masse pesante au-dessus du précipice ?

 

Le câble central a donc été l’objet de tous les soins des travailleurs, et c’est avec toutes les précautions imaginables qu’on l’attache à la pièce de bois qu’il doit solidifier.

 

À l’œuvre, maintenant ! Pauvres amis, puissiez-vous réussir ! Les cordes sont à leur place, chacun est à son poste ; le Shikarri, qui est le plus fort de la bande, se charge de pousser le tablier du pont, tandis que Karl et Gaspard vont tirer sur les câbles. Des rouleaux ont été mis sous la pièce de bois ; car, bien qu’elle n’ait pas plus de quinze centimètres de diamètre, elle n’en : est pas moins très-difficile à faire mouvoir à cause de sa longueur, même sur le terrain couvert de glace et de neige où il s’agit de la faire glisser.

 

Karl a compté jusqu’à trois, et l’énorme perche s’ébranle ; déjà son extrémité dépasse le bord de l’abîme, elle avance peu à peu ; les travailleurs, tout entiers à leur affaire, ne disent pas une parole. La pièce de bois marche toujours ; elle rampe avec lenteur, mais sans que rien l’entrave. Il faut cependant l’arrêter : le premier des rouleaux qui la soutiennent approche du bord de l’abîme ; il faut aller le reprendre et le placer derrière les autres.

 

La chose est très-facile ; les câbles sont fixés à la poutrelle qui leur sert de taquet ; les poulies fonctionnent à merveille, et les cordes glissent aisément sur les rainures qui les supportent.

 

Les rouleaux sont réajustés ; Karl et Gaspard reprennent les câbles, et la pièce de bois est de nouveau mise en mouvement. Rien ne l’arrête, elle passe maintenant au-dessus de l’abîme ; si la poulie venait à se rompre, ou si les travailleurs avaient un moment de défaillance, elle disparaîtrait dans le gouffre qu’elle traverse. Mais elle repose sur l’autre bord, elle le dépasse de plusieurs mètres et s’y appuie sur la neige ; les câbles sont amarrés à la solive, qui les retient fortement ; l’extrémité de la passerelle est fixée de manière qu’elle ne puisse pas changer de place ; tout est fini, le succès a couronné leurs efforts ; l’abîme est traversé par un pont !

 

Les travailleurs n’ont pas encore regardé leur ouvrage ; mais, lorsqu’ils n’ont plus rien à faire, les braves jeunes gens arrêtent leurs regards sur cette construction étrange qui doit leur rendre la liberté, et la saluent de cris joyeux et d’acclamations enthousiastes.

XLIII

PASSAGE DE LA CREVASSE


Vous souriez des transports de nos chasseurs ; vous ne trouvez pas qu’il y ait de quoi s’enthousiasmer à propos d’une perche en guise de pont, et vous doutez même qu’ils puissent franchir la crevasse au moyen de cette passerelle qui vous paraît fort peu commode. J’avoue que le parcours n’en est pas très-facile ; grimper jusqu’en haut d’un mât de cocagne n’est vraiment rien auprès d’une semblable traversée. Il y a des gens pour qui c’est une bagatelle que d’embrasser une perche de quinze centimètres de diamètre et de s’élever à huit ou dix mètres de terre ; mais quand il s’agit de se traîner le long d’un mât qui a un peu plus de trente mètres, et qu’il faut accomplir cette prouesse en ayant sous les yeux un abîme effroyable, dont l’idée seule donne le vertige, la difficulté se complique énormément.

 

Ossaro, qui avait escaladé tant de fois le stipe des palmiers et la tige des bambous, ne s’inquiétait pas de la traversée ; mais pour Karl et Gaspard, qui n’étaient pas des grimpeurs d’aussi belle force, l’aventure devenait périlleuse, il fallait aviser à un autre expédient.

 

Trois jeunes arbustes, dont la tige unissait la souplesse à la solidité, furent abattus, dépouillés de leurs branches, séchés au feu et pliés de manière à former chacun un triangle, Les deux bouts de la tige, réunis au sommet de ce triangle, furent solidement liés au moyen d’une courroie qui s’attachait à son tour à une corde assez longue ; cette corde devait embrasser la passerelle, venir se rattacher à son point de départ, et présenter une anse qui glisserait aisément sur le tablier du pont. Vous comprenez maintenant par quel système nos voyageurs avaient le projet d’effectuer leur passage ; ils devaient monter sur la base du triangle, qui leur servirait d’étrier, saisir d’un bras le tablier de la passerelle, et de l’autre faire glisser la corde qui les tiendrait suspendus. Ils emporteraient sur les épaules leurs fusils et leurs quelques bagages qui en valaient la peine ; tout cela était fort peu de chose. Quant à Fritz, on avait cherché pendant longtemps un moyen de lui faire faire la traversée ; mais Ossaro avait tranché la difficulté en proposant d’emmailloter le chien dans l’une des peaux qui leur restaient ; on le lui attacherait ensuite sur le dos, et il se chargeait du reste.

 

Une demi-heure après, les trois voyageurs étaient réunis sur les bords de la crevasse ; ils avaient leur étrier à la main et leurs bagages sur les épaules ; Fritz, enveloppé dans un morceau de la peau du yak et fortement lié sur l’échine de l’Hindou, regardait tous ces préparatifs d’un air demi-sérieux, demi-effaré, qui eût été risible en toute autre circonstance, mais qui ne fut pas même remarqué de nos amis dans cet instant solennel.

 

Ossaro voulait passer le premier ; Gaspard, de son côté, faisait valoir qu’il était le plus jeune, le plus léger de la bande, et réclamait la préséance. « Il est d’usage que l’ingénieur qui a fait un pont l’essaye avant les autres, » disait Karl à son tour, et ce fut lui qui l’emporta en sa qualité de chef.

 

Le botaniste approcha du gouffre béant, il passa autour de l’arbre qui leur servait de pont la courroie qu’il tenait à la main, fit un nœud et laissa retomber son étrier. Saisissant alors la passerelle avec ses deux bras, il posa les deux pieds sur le triangle et se trouva tout à coup suspendu au-dessus de l’abîme. Il appuya deux ou trois fois sur l’étrier pour en éprouver la résistance ; puis, dégageant son bras gauche, il poussa la courroie, la fit glisser de trente ou quarante centimètres sur le tablier du pont, et, lançant en avant la partie supérieure de son corps, il s’éloigna de plus en plus vite de ses deux compagnons.

 

Gaspard et Ossaro tressaillirent en le voyant suspendu comme à un fil entre le ciel et cet effroyable gouffre ; la distance était longue, parviendrait-il à la franchir ? Un éblouissement pouvait le précipiter dans l’abîme, ses bras pouvaient se lasser, la corde pouvait se rompre. Quant à la passerelle, des quartiers de roche la maintenaient solidement à sa place du côté des chasseurs, et la corde, serrée autant que possible au moyen de la poulie, en fixait l’autre bout. Mais l’énorme câble qui la soutenait au milieu ne l’empêcha pas de fléchir sous le poids du botaniste ; le voyageur était à peine au quart de la distance qu’il avait à franchir, et il se trouvait déjà bien au-dessous du niveau du glacier, position d’autant plus fâcheuse, qu’il avait dès lors à remonter une espèce de colline pour aborder à l’autre rive. Toutefois, il parvint heureusement jusqu’au milieu de la passerelle, et put saisir le câble qui en faisait la solidité.

 

Mais il se trouvait précisément à l’endroit le plus difficile de cette traversée périlleuse ; le câble interceptait le passage, il n’y avait plus moyen d’avancer ; il fallait nécessairement détacher l’étrier de la passerelle et parvenir à le replacer de l’autre côté du câble.

 

Notre ingénieur n’était pas arrivé jusque-là sans avoir songé au moyen de triompher de cet obstacle ; il n’hésita pas une seconde en face de cette difficulté ; saisissant la corde qui l’arrêtait au passage, il s’en aida pour s’asseoir sur la pièce de bois en croisant les jambes, transféra sans beaucoup de peine son étrier au delà du câble, et, reprenant la position qu’il avait auparavant, il continua de se hisser vers l’autre bord du précipice.

 

À mesure qu’il approchait du but, la difficulté augmentait, le point qu’il fallait gagner étant beaucoup plus élevé que celui où notre voyageur se trouvait descendu ; mais à force de patience et de courage il continua d’avancer peu à peu, et ses pieds arrivèrent enfin à toucher le mur de glace.

 

Un dernier effort et il se retrouva sur la neige ; il s’éloigna de l’abîme et agita son chapeau en poussant un cri de joie ; des hourras lui répondirent de l’autre rive ; mais les acclamations furent encore bien plus joyeuses et bien plus triomphantes, lorsqu’une demi-heure après, ils furent réunis tous les trois de l’autre côté de la crevasse, et qu’ils regardèrent le gouffre béant qu’ils laissaient derrière eux.

 

Il faut avoir échappé à quelque malheur effroyable, avoir failli mourir ou s’être enfui d’un cachot, pour comprendre l’émotion profonde et la joie qui faisaient battre le cœur des deux frères et du bon Shikarri

 

*

* *

 

Hélas ! combien leur bonheur fut court, et quel affreux désespoir succéda bientôt à cet instant d’ivresse !

 

Dix minutes s’étaient à peine écoulées depuis le moment où le dernier des trois amis avait rejoint les deux autres, Fritz avait été débarrassé de la peau qui l’enveloppait et courait devant ses maîtres comme s’il avait eu hâte de sortir de cette gorge désolée ; nos chasseurs le suivaient en jasant ; leur allure était légère et leur esprit joyeux ; mais ils n’avaient pas franchi cinq cents mètres, qu’ils s’arrêtèrent tout à coup et se regardèrent en palissant.

 

Un nouvel abîme s’ouvrait devant eux et traversait le glacier dans toute son étendue. Comme celui qu’ils venaient de franchir, il ne s’arrêtait qu’à la muraille de granit ; il avait plus de soixante mètres de large, et nos voyageurs osaient à peine s’en approcher, tant il était profond.

 

L’abîme, cette fois, était infranchissable, un seul regard suffisait pour s’en convaincre ; Fritz lui-même paraissait l’avoir compris, car il regardait tristement son maître, et poussait des hurlements lugubres.

 

Nos pauvres amis restèrent longtemps en face de cet effroyable précipice, cherchant toujours s’il n’y aurait pas moyen de le traverser ; puis enfin, lui jetant un dernier regard, ils s’éloignèrent avec lenteur, la tête baissée et les yeux remplis de larmes.

 

Je ne vous répéterai pas les tristes paroles qu’ils échangèrent en revenant dans la vallée ; je ne vous raconterai pas les détails de leur retour, le nouveau passage de la crevasse, les sentiments douloureux avec lesquels nos pauvres chasseurs accomplirent cette traversée périlleuse : il est facile de s’en faire une idée.

 

La nuit approchait, lorsque, brisés de corps et d’esprit, ils arrivèrent à leur cabane, où ils s’étendirent immédiatement sur leur couche de feuilles sèches.

 

« Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Karl avec un amer désespoir, combien de temps resterons-nous dans ce misérable réduit ? »

XLIV

NOUVELLES ESPÉRANCES


Malgré, la fatigue dont ils étaient accablés, nos chasseurs passèrent presque toute la nuit sans dormir ; la douleur poignante qui suit toujours l’espoir déçu les tenait éveillés en dépit de leurs efforts, et lorsque enfin ils succombèrent au sommeil, ils furent bien loin d’y trouver le repos qui leur était nécessaire, car des songes affreux vinrent tourmenter leur esprit. Mais, le lendemain, un radieux soleil, qui brilla dès le matin, exerça sur leur esprit la plus heureuse influence ; il aida merveilleusement à la réaction qu’une pareille nuit devait amener chez des êtres pleins de sève et de courage, et nos chasseurs, tout en mangeant la tranche de venaison qui composait leur déjeuner, sortirent de l’abattement où ils étaient depuis la veille.

 

« En supposant que nous ne devions jamais sortir de cette vallée, s’écria Gaspard, je ne vois pas que ce soit une raison pour nous laisser mourir de faim. Les vivres abondent ici, j’ajouterai même qu’ils sont variés. Pourquoi ne pas manger de poisson ? Je suis sûr que le lac renferme des truites ; essayons d’en pêcher quelques-unes. Est-ce que tu n’es pas de mon avis, Karl ? »

 

Gaspard disait ces paroles d’un air enjoué, avec l’intention d’égayer un peu son frère, qui était le plus triste de la bande.

 

« Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit Karl, j’ai entendu dire qu’il y avait dans toutes les rivières de cette chaîne de montagnes un excellent poisson qu’on appelle truite de l’Himalaya ; toutefois il n’est pas bien nommé, car ce n’est pas une truite, mais une espèce de carpe. Il est possible que nous le trouvions ici.

 

– Je désire l’y trouver, reprit Gaspard ; mais jusqu’à présent nous n’avons pas de filets, pas de lignes et pas d’hameçons ; comment ferons-nous pour pêcher sans l’un ou l’autre de ces engins ? As-tu par hasard une façon particulière de prendre le poisson, mon bon Ossaro, toi qui pêches si bien les chiens ?

 

– Ah ! Sahib, répondit le Shikarri, donnez-moi un bambou, et moi pêcher tout de suite ; mais pas de bambou, pas de filet, rien pour en faire… et cependant, moi empoisonner l’eau et vous donner tout le poisson.

 

– Empoisonner l’eau du lac pour t’emparer du poisson ! et comment feras-tu donc ?

 

– Moi trouver du bikh, et avoir bientôt fait.

 

– Qu’est-ce que c’est que du bikh ?

 

– Vous venir, Sahib, et moi vous montrer la fleur, qui est très-commune dans la vallée. »

 

Karl et Gaspard se levèrent et suivirent le Shikarri. À peine avaient-ils fait trente pas qu’Ossaro leur désigna une plante qui se montrait autour d’eux avec une grande abondance ; sa tige herbacée pouvait avoir deux mètres de hauteur : cette tige portait des feuilles palmées assez larges, et se terminait par une sorte de panicule composée de grandes fleurs jaunes.

 

Gaspard cueillit l’une de ces fleurs et la porta vivement à ses narines, pour, voir quel en était le parfum ; mais il rejeta son bouquet tout aussi vite qu’il l’avait pris, et, poussant un cri d’effroi, il chancela et tomba presque évanoui dans les bras de son frère. Il n’avait, par bonheur, fait qu’approcher l’épi de ses narines, car il serait mort s’il en avait aspiré largement l’odieux parfum ; mais il en fut quitte pour un vertige, qui dura quelques heures.

 

Quant au botaniste, il lui avait suffi d’un coup d’œil pour reconnaître cette plante vénéneuse, C’était une espèce d’aconit, très-voisine de l’aconit napel que l’on nomme aussi fleur en casque, et dont on extrait l’un des poisons les plus violents.

 

Les feuilles, les fleurs, la tige, toute la plante est vénéneuse, mais l’essence même du poison est renfermée dans les racines, qui ressemblent à de petits navets.

 

C’est une plante assez commune, que l’on trouve dans beaucoup d’endroits ; les monts Himalaya en renferment bien douze espèces, ou plutôt douze variétés, et celle qu’Ossaro montrait aux deux frères était précisément l’aconit féroce des naturalistes, d’où les Indiens extraient le poison célèbre qu’ils désignent sous le nom de bikh.

 

Le Shikarri proposait donc d’empoisonner l’eau du lac en y jetant une quantité suffisante de tiges, de racines et de feuilles de l’aconit féroce.

 

Karl repoussa cette proposition : il ne doutait pas qu’on ne se procurât par ce moyen une énorme quantité de poisson, mais on en détruirait beaucoup plus qu’il n’était nécessaire, et peut-être n’en laisserait-on pas un seul. Il pensait à l’avenir ; qui pouvait savoir combien de temps ils passeraient sur les bords du lac ?

 

Karl néanmoins, voyant que Gaspard avait retrouvé un peu de gaieté, fit un effort sur lui-même pour secouer sa tristesse.

 

« Allons, dit-il, ne songeons plus à la pêche, ce sera pour une autre fois ; je sais bien que le poisson paraît au premier service, mais que dites-vous des légumes ? Voyons un peu quelles sont les ressources que notre jardin nous réserve ; nous aurions bien meilleure table, si nous voulions faire usage de toutes les plantes comestibles qui sont autour de nous. Quant à moi, je suis las de ne manger que de la viande sans légumes et sans pain, et je suis sûr que nous trouverons ici l’un et l’autre : car, si l’on en juge d’après les oiseaux qu’on aperçoit et d’après la température particulière de cette vallée, la flore qui nous entoure doit être aussi variée que celle d’un jardin botanique. »

 

En disant ces mots, Karl ouvrit la marche et fut suivi de Gaspard, du Shikarri et même de Fritz.

 

« Regardez donc, s’écria le chasseur de plantes en désignant un grand pin qui s’élevait à peu de distance, regardez ces énormes cônes ; sous chacune de leurs écailles, nous trouverons une amande aussi grosse qu’une pistache et qui est très-bonne à manger ; en en faisant griller une certaine quantité, nous aurons un aliment qui nous tiendra lieu de pain.

 

– C’est vrai, répondit Gaspard, quels grands cônes ! Ils sont de la grosseur d’un artichaut. À quelle espèce de conifères l’arbre qui les porte appartient-il ?

 

– À celle des pins comestibles, répliqua le botaniste ; on les appelle ainsi parce que leurs graines sont mangeables. Celui que nous avons sous les yeux est le Pinus Gerardiana. Ainsi vous voyez qu’outre leur bois, qui est d’un usage constant, les pins nous fournissent des graines qui peuvent servir à l’alimentation de l’homme, sans parler des produits qu’on en retire et qui constituent la poix, la térébenthine, le goudron et la résine. »

 

Karl poursuivit sa promenade en se dirigeant du côté du lac.

 

« Mais voici de la rhubarbe, » dit-il en montrant à ses camarades une plante magnifique. En effet, la rhubarbe, que ses belles feuilles et sa pyramide de bractées jaunes rendent si remarquable parmi toutes les plantes herbacées, la rhubarbe croît spontanément dans la chaîne de l’Himalaya. Les indigènes recueillent ses tiges acides, qui sont creuses et remplies d’eau, et les mangent crues ou bouillies ; ils en prennent également les énormes feuilles bordées de rouge, qu’ils font sécher et qu’ils fument en guise de tabac. Mais il s’en trouvait dans le voisinage une autre espèce plus petite, dont les feuilles, au dire du Shikarri, étaient bien préférables pour ce dernier usage ; il en avait fait l’expérience, car il n’avait pas fumé autre chose depuis qu’il était dans la vallée. Ce pauvre Ossaro, complètement au dépourvu de bétel, qu’il était habitué à mâcher constamment, fut trop heureux de le remplacer par le chula, ainsi qu’il nommait les feuilles sèches de la rhubarbe. Quant à sa pipe, elle était assez originale et facile à fabriquer : il prenait une petite baguette, l’enfonçait dans la terre, où il la poussait horizontalement de façon à produire une galerie souterraine de quelques pouces de longueur, puis il retirait son bâton du côté opposé à celui par lequel il l’avait introduit ; de cette manière, le canal était percé aux deux bouts ; il ajustait à l’une de ces extrémités un roseau qui faisait le tuyau de la pipe, remplissait l’autre bout de ses feuilles de rhubarbe, et fumait avec calme cet étrange narghilé dont la terre constituait elle-même le fourneau.

 

Cette méthode, qui est bien loin d’être mauvaise, est fréquemment employée par les habitants à demi barbares de l’Afrique et des Indes, et Ossaro préférait sa pipe à toutes celles que vous auriez pu lui offrir.

 

Karl avançait toujours et montrait à ses compagnons diverses espèces de racines comestibles, de fruits et de légumes qu’il apercevait en marchant. Dans le nombre se trouvaient des poireaux sauvages qui serviraient à faire la soupe ; la vallée produisait plusieurs espèces de groseilles, de cerises, de fraises, de framboises, qui depuis longtemps sont acclimatées dans nos jardins, et que les deux frères saluaient comme de vieilles connaissances.

 

« L’eau du lac elle-même, poursuivit Karl, nous fournira sa part de végétaux alimentaires. Voyez-vous là-bas ces larges fleurs roses et blanches ? Ce sont des lotus (nelumbium speciosum) ; la tige en est bonne à manger, ou, si vous l’aimez mieux, elle pourra nous servir de tasses et remplacera les verres qui nous manquent. Et cette espèce de fruit aquatique, dont les pointes ressemblent à des cornes, c’est la châtaigne d’eau (trapa bicornis) ; nous la ferons cuire sous la cendre, et nous aurons des marrons. Grâce à Dieu, mes amis, la nourriture ne manquera pas. »

 

Le pauvre botaniste avait néanmoins le cœur bien gros, tout en s’efforçant de parler avec gaieté.

XLV

NOUVELLE INSPECTION DE LA FALAISE


Nos trois chasseurs étaient loin d’être satisfaits, bien qu’ils revinssent à la cabane chargés de fruits, de racines, de noix et de légumes, et qu’ils eussent en perspective un bien meilleur dîner que tous ceux qu’ils avaient mangés depuis leur départ du Bengale.

 

Le reste de la journée se passa aux environs de la hutte, et la plus grande partie du temps fut consacrée aux opérations culinaires. Ce n’est pas qu’un bon dîner fût pour nos trois chasseurs un objet capital ; mais c’était une distraction ; pendant ce temps-là ils étaient moins tristes, et puis d’ailleurs ils n’avaient pas autre chose à faire.

 

Nos amis dînèrent avec plaisir et trouvèrent le repas excellent. Il y avait si longtemps qu’ils n’avaient goûté de légumes, que ce fut un véritable régal, et jamais les plus beaux fruits d’Europe ne leur avaient paru meilleurs que les fraises, les cerises et les framboises sauvages qu’ils venaient de cueillir.

 

« Voilà, dit Gaspard, les meilleures fraises que j’aie mangées depuis un mois, pour ne pas dire de toute ma vie. Qu’en pense le botaniste ?

 

– Je le crois aussi, répondit Karl.

 

– Nous avons eu tort de tuer nos vaches, poursuivit Gaspard, en jetant un coup d’œil significatif vers l’une des peaux de yak, suspendue à côté de lui.

 

– C’est précisément à quoi je songeais, dit le botaniste en interrompant son frère. Si nous devons passer toute notre vie dans cette vallée… »

 

Karl n’acheva pas sa phrase et resta silencieux, en dépit des efforts de Gaspard, qui affectait plus de gaieté qu’il n’en éprouvait réellement.

 

Quelques jours après, le chasseur de plantes quitta la cabane sans rien dire à ses deux compagnons et se dirigea du côté de la falaise. Ce n’est pas qu’il eût un projet bien arrêté, mais il voulait faire encore une fois le tour de ce vallon mystérieux où il était emprisonné, et scruter de nouveau la muraille de granit qui en constituait l’enceinte.

 

Gaspard, de son côté, fabriquait une baguette pour laver son fusil, et l’Hindou faisait un filet pour prendre le magnifique poisson qui abondait dans le lac.

 

Karl marcha d’un pas rapide jusqu’à ce qu’il fût arrivé au pied de la grande muraille ; une fois près de la falaise, il ralentit sa course, et, levant les yeux sur les rochers, il en examina les moindres détails avec l’attention la plus scrupuleuse. Déjà, vous le savez, les trois chasseurs avaient fait cet examen attentif, et il n’était pas probable que la moindre fissure eût échappé à leurs regards.

 

Mais une idée nouvelle avait germé dans l’esprit de Karl, et c’était avec l’intention de chercher le moyen de la réaliser qu’il venait explorer de nouveau l’enceinte de leur prison.

 

À vrai dire, il avait peu de confiance dans l’idée qui lui était venue à l’esprit ; c’était un fol espoir qui le faisait sourire lui-même, une de ces tentatives désespérées dont le succès est impossible, et auxquelles néanmoins on consacre tous ses efforts.

 

Karl pensait tout bonnement à escalader la falaise. Il était évident qu’on ne pouvait pas la gravir, dût-on s’y accrocher avec les ongles ; mais n’y avait-il pas un autre moyen d’exécuter ce projet ? C’était à cela qu’avait pensé le botaniste, et une lueur d’espérance avait ranimé son courage.

 

Mais quel pouvait être son plan ? Avait-il l’intention d’atteindre le sommet du rocher au moyen d’une corde à nœuds ? Certainement non ; il aurait fallu d’abord fixer la corde à l’endroit qu’il s’agissait précisément de gagner. Ah ! si nos chasseurs avaient eu à descendre au fond d’un précipice ou du sommet d’un rocher à pic, c’eût été bien différent ; il aurait suffi d’attacher la corde à l’endroit où se seraient trouvés les voyageurs, ce qui n’aurait pas été difficile, et de la laisser retomber jusqu’à celui qu’on aurait voulu atteindre. Mais la chose devenait impossible dès qu’il s’agissait de monter : aussi notre ingénieur ne songeait-il nullement à une échelle de corde. Néanmoins c’était bien d’une échelle qu’il était préoccupé, ou plutôt de plusieurs échelles.

 

Karl savait effectivement qu’il n’était pas possible de faire une échelle aussi haute que la muraille ; mais il songeait à superposer plusieurs échelles qui formeraient divers étages en s’appuyant sur les saillies du rocher.

 

Il y avait dans cette idée quelque chose de praticable, en supposant, toutefois, que la falaise présentât les différentes corniches qui devaient servir de base au plan de notre ingénieur.

 

C’était pour s’assurer de ce point important que le botaniste revenait examiner la falaise ; s’il découvrait les saillies qui lui étaient nécessaires, son projet devait réussir. Nos trois chasseurs parviendraient, avec le temps, à construire leurs échelles, même avec le peu d’outils dont ils pouvaient disposer. Ils n’avaient pas de tarières pour percer les trous qui devaient recevoir les échelons, mais Karl ne s’inquiétait pas des détails ; il ne songeait qu’à s’assurer d’une chose : la muraille de granit avait-elle des rebords suffisants pour permettre d’y placer une échelle ? C’est pour cela qu’il était au pied de la falaise et qu’il marchait avec lenteur, sans détourner les yeux du rocher qu’il examinait.

XLVI

SUITE DE L’EXPLORATION DE KARL


Le botaniste continua de marcher ainsi jusqu’à l’extrémité de la vallée, c’est-à-dire jusqu’à l’endroit le plus éloigné de la cabane ; mais, malgré l’attention qu’il apportait dans son examen, toutes ses recherches avaient été complètement infructueuses. Il avait bien découvert de larges corniches, assez grandes pour que l’on pût y poser une échelle, et même lui donner une inclinaison suffisante ; malheureusement, au lieu de s’étager les unes au-dessus des autres, ce qui était indispensable, elles se trouvaient largement séparées, et n’offraient pas entre elles de communication possible.

 

Mais, à l’endroit le plus éloigné de la cabane, la falaise de granit formait l’une de ces baies dont nous avons déjà parlé, et qui existaient au pourtour du vallon. Celle-ci était plus grande que les autres, non pas en largeur, car elle mesurait tout au plus quelques mètres d’ouverture, mais elle en avait une centaine de profondeur.

 

Karl entra dans cette impasse et en examina l’enceinte avec une vive émotion ; quiconque l’aurait vu en ce moment aurait été frappé de l’éclat de son regard et de la satisfaction qui s’épanouissait peu à peu sur son visage. D’un caractère naturellement sérieux et que la tristesse rendait plus grave encore, notre chasseur de plantes ne s’enthousiasmait pas facilement. Qu’est-ce qui pouvait donc motiver la joie qu’on lisait sur son visage ?

 

D’abord la muraille qui entoure cette baie, ou plutôt cette ravine, est moins élevée qu’ailleurs ; c’est à peine si elle atteint quatre-vingts mètres. Toutefois ce n’est pas à cette particularité qu’il faut attribuer la satisfaction du botaniste ; une échelle de quatre-vingts mètres lui serait parfaitement inutile. Ce qui l’a rendu si joyeux, c’est qu’il vient de remarquer sur la face perpendiculaire de la falaise, une série de corniches, placées précisément les unes au-dessus des autres. Le rocher, bien qu’il soit granitique, est formé d’assises puissantes, dont chaque étage est posé, un peu en retraite, sur celui qui le supporte. Ces divers étages ne sont pas réguliers, et les saillies qu’ils présentent se trouvent à d’inégales distances ; quelques-unes de ces tablettes sont très-larges, mais il en est aussi qui paraissent bien étroites ; néanmoins la plupart sont d’une étendue suffisante pour servir de base à une échelle. Pour les moins élevées, cela ne fait pas le moindre doute, il sera facile de les atteindre au moyen d’échelles de six à huit mètres de longueur ; quant aux rebords qui se rapprochent du sommet de la falaise, Karl ne sait trop qu’en penser ; la distance qui les sépare ne semble pas excéder celle qui est entre les autres, mais la tablette est beaucoup plus étroite. C’est peut-être, il est vrai, une illusion d’optique ; mais, s’il en est ainsi, notre ingénieur n’en sera pas plus avancé, car ces derniers étages sont alors bien plus élevés que les couches de la partie inférieure, et il est possible que les échelles ne puissent pas y atteindre.

 

Si jamais vous vous êtes trouvé au pied d’une montagne, ou même d’une grande muraille, vous avez pu observer combien il est difficile de juger de la dimension des objets qui sont placés à une certaine hauteur sur le versant de la montagne, ou sur la façade de la muraille. Une saillie d’un mètre de large peut n’apparaître que comme un simple filet, et un oiseau qui serait perché sur le bord de la tablette ne semblerait qu’un point à l’œil du spectateur. Karl ne se faisait pas illusion à cet égard ; il avait étudié les éléments de la perspective, et, sachant combien la distance modifie l’aspect des choses, il ne se hâtait pas de porter un jugement définitif sur les saillies du rocher qui faisait l’objet de son examen.

 

Il recula autant que possible pour estimer d’une manière plus certaine la distance et la largeur des saillies en question ; malheureusement, ainsi que nous l’avons déjà dit, la ravine était fort étroite, et Karl fut bientôt arrêté par la muraille opposée. Il grimpa sur une grosse roche qui se trouvait auprès de lui, mais il ne fut pas encore satisfait ; la roche n’était pas assez haute pour qu’il pût bien juger de ce qu’il voulait connaître ; c’était pourtant le meilleur observatoire qu’il eût à sa disposition, et il resta perché pendant longtemps sur ce morceau de granit, les yeux toujours attachés à sa falaise, tantôt fixés sur un seul point, tantôt parcourant la montagne de la base au sommet pour redescendre jusqu’à terre.

 

La figure du chasseur de plantes s’était assombrie de nouveau, car il venait de découvrir un obstacle qui lui paraissait insurmontable ; deux des étages qu’il s’agissait de franchir étaient trop éloignés l’un de l’autre pour qu’il fût possible de les escalader.

 

La première assise lui paraissait moitié moins élevée que celle qui venait ensuite, et cette différence d’élévation entre les diverses couches dont la falaise était formée lui semblait augmenter à mesure qu’elles approchaient du faîte de la muraille.

 

Après tout, ce n’était qu’une conjecture ; il pouvait au moins s’assurer du fait relativement aux deux premiers étages : il lui était facile de mesurer à quelle hauteur la première saillie du roc était située ; une fois qu’il aurait à cet égard une donnée positive, il jugerait beaucoup mieux de l’écartement qui existait entre les autres.

 

Karl pouvait aisément escalader cette première assise, dont la base formait une pente assez douce et qui présentait des cavités, des saillies, des fissures où l’on pouvait poser les mains et les pieds. Une fois sur le rebord de l’assise, il n’aurait plus besoin que d’avoir une ficelle avec une pierre attachée au bout et de la laisser glisser jusqu’à ce que la pierre fût arrivée en bas, puis de mesurer la longueur de la ficelle pour savoir à combien de mètres la corniche se trouvait au-dessus du sol.

 

Karl avait précisément dans sa poche une lanière de cuir assez longue et très-mince, qui faisait l’affaire à merveille ; il ramassa un petit morceau de granit, l’attacha au bout de sa courroie, et se mit en devoir d’escalader la falaise.

 

Il trouva la chose plus difficile qu’il ne l’avait cru d’abord, et c’est tout ce qu’il put faire que d’atteindre la banquette où il voulait arriver. Pour Gaspard, ce n’eût été qu’une bagatelle ; habitué dès l’enfance à gravir jusqu’au sommet des Alpes où il avait souvent poursuivi les chamois, il se serait fait un jeu d’escalader cette roche inégale, dont les aspérités formaient autant d’échelons.

 

Mais Karl, en fait de gymnastique, n’était pas de première force ; et il se trouva hors d’haleine et passablement effrayé de sa témérité, lorsqu’il atteignit la corniche, où il arriva sain et sauf.

 

Il la suivit pendant quelque temps, rencontra un endroit où la falaise était à pic, laissa glisser la pierre qui était au bout de sa courroie, et sut bientôt à quelle hauteur il se trouvait du sol. Hélas ! l’élévation de ce premier étage était bien plus grande qu’il ne se l’était figuré d’en bas. Il ne pouvait plus en douter, les couches supérieures étaient inaccessibles, car, même à vue d’œil, elles paraissaient bien plus puissantes que celle qu’il venait d’escalader, et il ne fallait plus songer à les gravir à l’aide d’une échelle.

 

Le cœur brisé de nouveau, Karl, n’ayant plus d’autre dessein que de retourner à la cabane, revint lentement à l’endroit par lequel il était arrivé. Mais il est plus facile de monter que de descendre, et quelle ne fut pas la consternation du chasseur de plantes, quand il se vit littéralement cloué sur cette corniche ! car il ne lui semblait pas moins impossible de regagner le sol que d’atteindre le sommet de la falaise.

XLVII

KARL SUR LE REBORD DU ROCHER


La position du chasseur de plantes est aisée à comprendre ; quiconque a jamais escaladé une muraille, grimpé jusqu’en haut d’un mât ou simplement d’une échelle un peu grande, sait, par expérience, qu’il est beaucoup moins difficile de monter que de descendre, et la raison en est simple : en montant, vous voyez les saillies, les trous, les fissures qui vous permettront d’y poser les mains et les pieds ; mais, en descendant, vous ne savez plus où trouver un point d’appui, vous allez à tâtons et vous êtes sans cesse exposé à une chute imminente.

 

Karl se trouvait précisément dans cette position fâcheuse ; c’était tout ce qu’il avait pu faire que d’atteindre la corniche, et il lui était complètement impossible d’en descendre.

 

Le rocher avait bien à sa base une légère inclinaison, le botaniste l’avait parfaitement vu lorsqu’il était au pied de la falaise ; mais, de l’endroit où il était maintenant, la muraille lui paraissait taillée à pic, et il se trouvait au moins à douze mètres du sol : c’est une hauteur effrayante quand on la voit d’en haut. Karl ne comprenait pas comment il avait pu arriver jusque-là, et il se repentait vivement de la folle audace qui l’y avait poussé.

 

Mais il ne pouvait demeurer sur ce perchoir jusqu’au lendemain matin ; il fallait sortir d’une manière ou de l’autre de cette position ridicule, et, s’efforçant de reprendre courage, il fit de nouvelles tentatives pour regagner la terre.

 

Il s’agenouilla sur la banquette en regardant la falaise, saisit le bord de la corniche à pleines mains et se laissa glisser en tâtonnant jusqu’à ce qu’il eût rencontré quelque chose qui pût lui servir d’échelon ; il trouva par hasard une légère saillie qui lui permit bientôt de poser la pointe des pieds, mais le plus difficile n’était pas de gagner cette première marche, il fallait en chercher une autre, et Karl n’osait pas détacher ses mains de l’endroit où il était suspendu. Il tâtait bien du pied s’il ne trouverait pas un peu plus loin, à droite ou à gauche, une saillie plus prononcée, une cavité plus grande qui lui offrirait une base assez large pour s’y tenir debout sans avoir besoin de se cramponner à la corniche ; mais il ne rencontra pas ce qu’il cherchait, et se hissa de nouveau sur la tablette qu’il n’osait pas quitter. Peut-être, en examinant bien la surface de la roche, pourrait-il découvrir un endroit où il lui serait moins difficile de descendre, et il parcourût la terrasse en regardant, avec soin, les plus petits détails que son œil put saisir. Mais le pauvre botaniste examina vainement la muraille qui s’étendait au-dessous de lui ; pas de ravine, pas d’inégalité qui permît à un homme de s’accrocher à cette falaise inaccessible ; il n’y avait qu’un animal griffu à qui la descente que méditait notre chasseur ne fût pas interdite, et Karl retourna tristement à l’endroit par où il était monté, craignant bien de ne pas être plus heureux cette fois ci que la première.

 

Jusqu’à présent toute l’attention du botaniste avait été absorbée par l’examen de la partie inférieure de la falaise, et il n’avait pas jeté les yeux sur la portion du rocher qui se dressait derrière lui ; mais, en regagnant l’autre bout de la corniche, il regarda de côté et d’autre et aperçut une ouverture située à peu près à un mètre au-dessus du niveau de la terrasse. Cette ouverture pouvait être de la dimension d’une porte ordinaire, et lorsque le botaniste s’en fut approché, il découvrit que c’était l’entrée d’une caverne profonde, dont la largeur paraissait augmenter à mesure qu’elle s’enfonçait dans la montagne. Karl n’éprouva pas le désir d’explorer cette caverne ; la seule réflexion que lui inspira sa découverte fut qu’il pourrait au moins s’y abriter pendant la nuit. Pour qu’il pût descendre de la corniche, il fallait absolument que Gaspard et le Shikarri vinssent à son aide, et il n’était pas probable qu’ils pussent en avoir même la pensée avant la chute du jour. Plus d’une fois il était arrivé à l’un ou à l’autre des trois chasseurs d’être absent pendant toute la journée sans causer la moindre inquiétude à ses deux compagnons ; ce ne serait qu’à la nuit close que l’on se tourmenterait de son absence et que Gaspard et Ossaro commenceraient à le chercher ; mais il serait bien difficile de le découvrir au milieu des ténèbres, surtout dans l’endroit où il se trouvait maintenant ; la baie était profonde, un bouquet d’arbres en masquait l’entrée, sa voix serait emportée par le vent ou étouffée par les hautes murailles qui l’enfermaient de toutes parts, avant de frapper l’oreille de ceux qui pouvaient venir à son secours.

 

Cependant il n’avait rien à faire ; le seul parti à prendre était de se résigner à son sort, en attendant que ses compagnons pussent arriver jusqu’à lui. Bien convaincu du fait, notre chasseur de plantes s’arma de toute la patience dont il était pourvu, et s’assit tranquillement au bord de la corniche. Toutefois, il ne resta pas silencieux ; le hasard pouvait amener son frère ou le Shikarri dans ces parages, et il se mit à pousser des cris aigus dont retentit la montagne.

 

Mais l’écho seul répondit à sa voix, et ce fut en vain qu’il renouvela son appel, que ni Gaspard ni Ossaro n’entendirent.

XLVIII

L’OURS DU THIBET


Il y avait plus de deux heures que le pauvre Karl était assis, les jambes pendantes, au bord de la corniche, et qu’il rongeait son frein en se repentant plus que jamais de la sottise qu’il avait faite. Néanmoins il éprouvait plus d’impatience et d’ennui que de véritable inquiétude ; il était bien sûr que ses compagnons finiraient par le trouver ; en supposant qu’il dût passer la nuit dans la grotte, ce ne serait pas un grand malheur : il serait obligé, il est vrai, de se coucher sans souper, et il en souffrirait un peu, car il avait grand’faim ; mais il lui était arrivé dans sa vie de jeûner bien plus longtemps, et ce n’était pas pour lui un grand sujet d’alarme.

 

« Après tout, se disait Karl, la situation pourrait être plus mauvaise ; » et il se consolait en pensant qu’elle n’avait rien de périlleux, lorsqu’un son bizarre, analogue au bruit qui précède le braiment d’un âne, vint frapper son oreille.

 

Quelques buissons touffus s’élevaient à peu de distance du pied de la montagne ; c’était du milieu de ce hallier que paraissait venir le son étrange dont le botaniste avait été surpris.

 

Karl prêta l’oreille et fixa les yeux sur le hallier ; le bruit se répéta bientôt, mais aucune bête n’apparut aux regards du botaniste : il vit cependant s’agiter les broussailles, et le craquement des branches qui se rompaient avec fracas annonçait qu’un animal puissant les brisait sur son passage.

 

Notre chasseur ne tarda pas à en avoir la preuve ; un instant après une bête d’un assez gros volume sortit du fourré et se montra complètement à découvert.

 

Il n’était pas besoin d’être bien savant pour reconnaître à quelle famille appartenait l’animal : c’était un ours, cela ne faisait pas le moindre doute. Il restait à savoir quelle en était l’espèce. L’animal que Karl voyait était d’une taille moyenne relativement aux individus de sa famille, c’est-à-dire qu’il était plus petit que l’ours polaire et plus grand que celui de Bornéo, qui est désigné par les Malais sous le nom d’ours du soleil. C’est à peine s’il était aussi gros que le fameux ours à grandes lèvres avec lequel notre botaniste avait eu maille à partir sur le bord d’un ruisseau ; vous vous rappelez cette risible aventure, où notre chasseur de plantes eut le malheur de perdre son vinaigre au piment.

 

L’ours dont il s’agit maintenant se trouvait donc à peu près de la même taille que le paresseux aux grandes lèvres ; il était noir comme celui-ci, avait également la lèvre inférieure d’une teinte blanchâtre, et sur la gorge une tache formant un Y dont la base était placée sur la poitrine et dont chaque branche se dirigeait vers l’épaule ; mais son poil était moins long et moins ébouriffé que celui du paresseux ; il avait le cou d’une épaisseur remarquable, la tête aplatie de manière que le front se trouvait à peu près sur la même ligne que le nez, caractère qui le distinguait aussi du paresseux, dont le front fait avec le museau un angle presque droit ; ses oreilles étaient grandes, son corps trapu, ses jambes robustes et grossièrement façonnées, ses ongles d’une grandeur médiocre, et la pointe s’en trouvait émoussée.

 

Bref c’était l’ours du Thibet, que les naturalistes érudits ont baptisé du nom d’Helarctos Thibetanus ; on le trouve généralement sur les plateaux élevés du Thibet, et l’on suppose qu’il parcourt toute la région supérieure des monts Himalaya, car on l’a souvent rencontré au Népaul et dans quelques autres parties de ces montagnes gigantesques.

 

Pour en revenir au botaniste, il fut tout d’abord effrayé par cette apparition. Personne, pas même un chasseur d’ours, en voyant débucher cet animal à côté de soi, ne peut s’empêcher de tressaillir, et nous serons d’autant moins surpris de la frayeur de Karl, si nous nous rappelons qu’il avait laissé sa carabine au pied de la falaise et qu’il se trouvait complètement désarmé en face du nouveau venu.

 

Toutefois notre botaniste fut bientôt rassuré : d’abord, après avoir examiné la bête, il en reconnut les caractères et se souvint d’avoir lu jadis que l’ours du Thibet est inoffensif par nature, qu’il se contente de fruits et n’a jamais blessé personne, à moins d’y être provoqué d’une façon ou d’une autre.

 

Karl avait un second motif pour ne pas redouter l’ours : il était, malheureusement pour lui, dans un endroit où l’animal ne viendrait pas le chercher ; il se trouvait complètement en dehors du chemin de la bête, et, s’il gardait le silence, il était même probable que l’ours ne l’apercevrait pas. Il resta donc immobile et ne fit pas plus de bruit qu’une souris qui voit passer un chat.

 

Mais il était dans l’erreur en supposant que l’animal s’éloignerait sans même l’apercevoir. L’ours avait des intentions qui rendaient la chose impossible ; il erra pendant quelques instants au milieu des rochers, fit entendre à plusieurs reprises l’espèce de grondement qui tout d’abord avait éveillé l’attention du botaniste, et se dirigea vers la falaise. Arrivé précisément au-dessous de l’endroit où Karl était perché, l’animal se dressa sur ses pieds de derrière, appuya ses griffes antérieures contre la paroi de granit, leva la tête, et ses yeux rencontrèrent ceux du chasseur de plantes.

XLIX

DESCENTE DE LA CORNICHE


En apercevant cette créature dont la forme lui était complètement inconnue, l’animal retomba sur ses quatre pieds et sembla pendant un instant vouloir rentrer dans les broussailles d’où il venait de sortir ; il se retourna, fit quelques pas du côté des buissons, revint auprès de la falaise, regarda le chasseur de plantes, et néanmoins, triomphant de sa frayeur, il se rapprocha peu à peu du rocher qu’il finit par gravir.

 

Karl était toujours assis au bord de la corniche ; mais, en voyant cette escalade qui avait lieu précisément au-dessous de l’endroit où il se trouvait alors, il fut immédiatement sur pied et bondit à droite et à gauche en se demandant par où il devait fuir.

 

Quant à s’opposer à l’intention que manifestait l’animal de gagner la terrasse, notre chasseur était loin d’y songer ; il n’avait pas de fusil et pas même de couteau ; à la moindre provocation, l’ours n’aurait pas manqué de le saisir et de l’étouffer entre ses bras, ou de le jeter au pied de la falaise, et d’une façon ou de l’autre c’était une mort certaine. Karl ne pouvait donc pas se défendre, et il n’avait d’autre pensée que la fuite.

 

Mais comment s’éloigner ? La terrasse n’était pas longue, elle était trop étroite pour que l’on pût y faire les détours qui permettent quelquefois d’éviter un ennemi, et, si l’ours était vraiment dans l’intention d’attaquer le chasseur de plantes, celui-ci ne lui échapperait pas plus en se sauvant au bout de la corniche qu’en restant immobile.

 

Cependant la bête avançait, et Karl ne pouvait pas l’attendre ; tout à coup il se souvint de la caverne qu’il avait découverte et s’imagina qu’il pourrait s’y cacher.

 

Il n’avait pas le temps de réfléchir au parti qu’il voulait prendre ; s’il éprouvait la moindre hésitation, il allait être saisi par l’animal, qui effleurait déjà le rebord de la corniche. Sans plus délibérer, Karl se précipita du côté de la caverne.

 

Arrivé en face de l’ouverture de cette grotte, il s’y introduisit à la hâte, et, se jetant sur le côté, il s’accroupit dans l’ombre afin d’échapper aux regards de son terrible adversaire. Il était bien heureux pour notre chasseur de plantas qu’il se fût détourné : car, s’il était resté au milieu du passage, il aurait été pris immédiatement et aurait senti ses os craquer sous l’étreinte de l’animal qui l’aurait trouvé sur son chemin. À peine venait-il de dissimuler sa présence que l’ours entra dans la caverne et passa devant lui en grondant avec force ; mais la bête poursuivit sa route, et, à en juger d’après les grognements qu’elle ne cessait de faire entendre, elle s’enfonça profondément au cœur de la montagne.

 

Lorsque le bruit des pas de l’ours se fut perdu au loin, Karl se consulta pour savoir ce qui lui restait à faire ; était-il prudent de rester à la place qu’il avait pris, ou valait-il mieux retourner sur la corniche ? La situation était assez embarrassante : la bête, en revenant sur ses pas, ne manquerait point de le découvrir. Karl savait à merveille que les ours ont la faculté de voir les objets dans l’ombre, et qu’ils ne tolèrent pas volontiers l’envahissement de leur demeure.

 

Il était donc inutile de rester dans la grotte, et le chasseur de plantes se détermina sans peine à quitter cette retraite ; la corniche ne lui offrait pas un refuge plus assuré, mais il y serait au grand jour et il pourrait voir son ennemi. La pensée d’être étouffé par l’ours au milieu des ténèbres lui paraissait horrible ; s’il était tué dans cette caverne, Gaspard et Ossaro ignoreraient toujours comment il avait disparu ; mieux valait certainement mourir à la face du ciel qu’au fond de cette grotte obscure, et le botaniste retourna en courant jusqu’à l’endroit par lequel il était arrivé sur la corniche.

 

S’il avait mieux connu les dispositions pacifiques de l’ours du Thibet, notre chasseur de plantes aurait été beaucoup moins effrayé. L’habitant de la grotte ne songeait pas plus à prendre l’offensive que le pauvre Karl n’y pensait lui-même ; le chasseur était sans aucun doute le premier homme qu’il eût jamais rencontré ; il n’avait donc pas de ressentiment contre ce singulier bipède, que la prudence lui conseillait néanmoins d’éviter. Il avait gravi la falaise, non pas avec l’intention d’attaquer l’étrange personnage qu’il voyait sur la corniche, mais pour rentrer dans son domicile où, peut être, il avait des oursons qu’il supposait en danger.

 

Mais Karl n’en savait rien ; il se figurait au contraire que l’animal n’avait escaladé la falaise qu’avec l’intention d’arriver jusqu’à lui, n’avait pénétré dans la caverne que pour s’emparer de sa personne ; que, ne l’ayant pas trouvé dans la grotte, il allait revenir sur ses pas et qu’alors…

 

Vous savez qu’un péril imminent fait disparaître à nos yeux une partie du danger qui nous effrayait naguère, et que le désespoir donne du courage même aux poltrons.

 

Karl n’était pas un lâche, bien que de sang-froid il n’eût point osé descendre de la falaise ; mais, sous l’influence de la crainte que lui inspirait l’ours, il lui sembla que le versant de la montagne était plus en pente, la corniche moins haute qu’il ne l’avait cru d’abord ; bref il n’hésita plus à descendre de la terrasse, où en fin de compte il avait pu arriver.

 

Il réussit au delà de ses espérances à gagner une saillie du roc où il posa les pieds, et, reprenant confiance en lui-même, il se crut assuré du succès de l’entreprise ; une fois à terre, il échapperait à l’ours en montant sur un arbre, ou bien il se défendrait à coups de fusil. Sa carabine gisait au bas de la montagne, elle était chargée à balle, il n’aurait qu’à se baisser pour la prendre et il tuerait ensuite la bête à bout portant.

 

Notre chasseur jeta un regard derrière lui, afin de savoir où il pourrait mettre les pieds, et releva les yeux avec inquiétude : car si l’animal, qu’il supposait toujours acharné à le poursuivre, venait à l’attaquer maintenant, sa mort était certaine.

 

Mais l’ours continuait à ne donner aucun signe de vie, et notre jeune homme s’éloignait de plus en plus du bord de la terrasse.

 

Il avait à peine franchi la moitié de la hauteur qu’il avait à descendre, et il se trouvait encore à six mètres du sol, quand une aspérité de la falaise, où il avait cru pouvoir s’appuyer, céda tout à coup sous le poids de son corps et ne lui laissa pas même assez de place pour poser le bout du gros orteil ; heureusement qu’il n’avait pas lâché l’endroit où ses mains étaient placées, mais il resta suspendu à la muraille, n’ayant, pour se soutenir, que la vigueur de ses poignets.

 

La situation était affreuse et ne pouvait durer longtemps ; il fallait trouver immédiatement un point d’appui, ou se résigner à une chute inévitable.

 

Notre pauvre ami s’efforça de découvrir un angle ou une fissure qui lui permit d’appuyer seulement la pointe du pied ; il s’étendit de toute la longueur de ses bras, tâtonna à droite et à gauche, mais il ne trouva pas la moindre saillie, la plus légère cavité ; la surface du granit lui paraissait être unie comme un miroir, et ses doigts crispés commençaient à faiblir.

 

Il essaya de remonter à l’échelon supérieur, mais c’est en vain qu’il s’efforça d’y arriver ; il effleurait bien du doigt le rebord de la saillie qu’il s’agissait d’atteindre, mais il lui était impossible de le saisir fortement et de s’y cramponner de manière à soulever le poids de son corps.

 

Cette nouvelle tentative avait épuisé ses forces, et notre chasseur de plantes vit qu’il était perdu.

 

Il luttait avec cette énergie désespérée de la jeunesse qui se débat contre la mort, et cherchait à ranimer ses forces défaillantes, bien qu’il se dît en lui-même qu’il touchait à son dernier moment.

 

Tout à coup des voix résonnèrent au-dessous de lui : « Courage ! disaient-elles, courage pauvre Karl ! Tiens ferme, c’est nous qui arrivons. »

 

Karl entendit ces paroles et reconnut la voix de ceux qui l’encourageaient. C’était son frère et le fidèle Ossaro ; mais ils venaient trop tard : un faible cri fut la seule réponse que reçurent les deux jeunes gens.

 

Les mains du chasseur de plantes s’étaient détachées de la falaise, et le pauvre Karl tombait de la hauteur de six à sept mètres où il était suspendu.

L

UN MONSTRE MYSTÉRIEUX


Karl était sorti dès le matin ; son frère, ainsi que le Shikarri, commencèrent à s’inquiéter lorsque, l’heure du dîner étant passée depuis longtemps, ils ne le virent pas revenir ; leur inquiétude augmenta en voyant l’absence de Karl se prolonger outre mesure ; ils savaient que le botaniste n’avait pas emporté de vivres ; l’espèce de sacoche où il mettait les graines et les plantes qu’il allait parfois recueillir était restée à la maison ; il était donc parti avec l’intention de faire une simple promenade, et, pour qu’il ne fût pas rentré, il fallait nécessairement qu’il lui fût arrivé quelque chose.

 

Préoccupés de cette idée, Gaspard et l’Hindou se mirent à la recherche du botaniste : il est probable qu’ils ne l’auraient pas découvert aussi promptement, s’ils n’avaient été guidés par le chien ; mais Fritz les avait mis tout d’abord sur la voie qu’avait suivie le chasseur de plantes, et les avait conduits à la ravine où Karl était perché.

 

Ils y étaient arrivés juste au moment où celui-ci quittait le rebord de la terrasse, et avaient poussé de grands cris, dès qu’ils avaient pu l’apercevoir, afin de l’avertir de leur présence ; mais le pauvre Karl, absorbé à la fois par les difficultés de cette descente périlleuse et par l’inquiétude que lui inspirait l’ours, n’avait pas entendu les premières paroles qui lui avaient été adressées.

 

Gaspard, en voyant son frère suspendu à la muraille de granit, s’était précipité au pied de la falaise et avait dit à Ossaro de le suivre et de défaire la peau de buffle qui lui servait de manteau. Le Shikarri, comprenant quelle était la pensée du jeune Sahib, s’était empressé de faire ce que lui disait Gaspard, et les deux jeunes gens avaient étendu la peau de buffle au-dessus de leurs têtes. C’est alors que les mains du chasseur de plantes s’étaient détachées de la falaise ; mais Karl, en tombant, avait été reçu par le manteau du Shikarri ; et, bien que la force de la chute eût renversé Gaspard et l’Hindou, nos trois amis s’étaient relevés sans avoir le moindre mal.

 

« Voilà ce qui s’appelle arriver à propos ! » s’écria Gaspard d’une voix joyeuse.

 

Et certes, jamais personne n’arriva plus à temps ; c’en était fait de Karl, si le secours inattendu qu’il venait de recevoir avait été différé d’une seconde.

 

« Je suis en veine, reprit Gaspard ; je veux dire qu’aujourd’hui est un de mes jours de bonheur ; et cependant je ne devrais pas employer cette expression en parlant d’une journée qui a failli vous être si fatale à tous les deux.

 

– À tous les deux ! s’écria le botaniste avec surprise.

 

– Oui, cher frère ; tu es la seconde personne que je viens de sauver d’une mort certaine.

 

– Qu’est-il arrivé au Shikarri ? mais ses vêtements sont tout humides ! les tiens aussi, Gaspard ; vous sortez donc du lac ? est-ce que vous avez manqué de vous noyer ?

 

– Précisément, répondit Gaspard ; et même ce pauvre Ossaro a failli être victime d’un sort bien plus cruel ; sans moi, c’était fini ; le malheureux était avalé par un épouvantable monstre…

 

– Un monstre ! s’écria le botaniste avec une surprise mêlée d’effroi.

 

– Le mot n’est pas tout à fait exact, reprit Gaspard en souriant de l’air effaré qu’avait le chasseur de plantes ; ce n’est pas d’une monstruosité qu’il s’agit, c’est au contraire d’un phénomène très-naturel, mais tout aussi dangereux que le plus grand alligator ; il faudra bien faire attention à nous quand nous irons flâner aux environs du lac. »

 

Voici le récit de l’aventure d’Ossaro, tel à peu près qu’il le fit lui-même.

LI

LE BANG


Ossaro était enfin parvenu à se fabriquer un engin de pêche. Comme il n’avait point de bambou pour faire une nasse, et que le botaniste ne voulait pas lui permettre d’empoisonner les eaux du lac, il avait cherché quelque substance qui pût lui fournir les matériaux indispensables à la confection d’un filet. Il eut bientôt découvert un végétal qui croissait abondamment dans la vallée, et qui remplissait toutes les conditions voulues.

 

C’était une plante annuelle, dont la tige solitaire portait quelques feuilles digitées, découpées sur les bords, et que surmontait une panicule de fleurs verdâtres et terminales. Cette plante n’avait rien de remarquable : toutefois sa tige était garnie de poils rudes et atteignait, sans se ramifier, jusqu’à six mètres de hauteur ; un grand nombre de ces tiges croissaient au même endroit, et couvraient un espace d’une certaine étendue.

 

La première fois qu’Ossaro avait aperçu la plante en question, les deux Sahibs se trouvaient avec lui.

 

« Cela me rappelle le chanvre d’Europe, s’était écrié Gaspard, en voyant la plante que lui montrait l’Hindou.

 

– Tu as raison, lui avait répondu Karl ; c’est en effet du chanvre, le véritable cannabis sativa, bien que la variété qui croît dans l’Inde soit appelée cannabis Indica, ou chanvre indien ; il est vrai que ce nom appartient plutôt à une drogue que l’on en retire, qu’il ne sert à désigner la plante qui la fournit. »

 

Jamais Karl et Gaspard n’avaient rencontré de pareil chanvre ; nous disions tout à l’heure que cette plante n’avait pas moins de six mètres d’élévation, et il est rare que dans le nord de l’Europe, et même dans la partie moyenne de ce continent, le chanvre parvienne à la hauteur de l’homme. Toutefois, en Italie et dans les contrées méridionales d’Europe, il rivalise, pour la longueur de la tige et pour celle de la fibre, avec le chanvre indien.

 

« C’est étonnant, dit Gaspard, toutes ces plantes croissent dans le même terrain et à la même exposition, et il y en a la moitié qui paraissent beaucoup plus avancées que les autres ; elles se fanent déjà comme si elles allaient mourir, tandis que leurs voisines continuent à verdoyer. »

 

Karl donna l’explication du fait à ses deux compagnons, en répondant à Gaspard que celles des plantes qui commençaient à se flétrir étaient les mâles, tandis que les autres se trouvaient être les femelles. Le chanvre appartient à la classe des végétaux que les botanistes appellent dioïques, c’est-à-dire que les étamines sont placées sur une tige différente de celle qui porte le pistil ; il en résulte que les étamines, ayant accompli leur office en répandant le pollen dont leurs anthères sont approvisionnées, n’ont plus qu’à se faner et à mourir ; le pistil, au contraire, qui est chargé de la semence, doit végéter plus longtemps, afin que la graine puisse parvenir à sa maturité.

 

Les cultivateurs de chanvre, par conséquent, arrachent la plante mâle dès qu’elle commence à se flétrir, et laissent sur pied la femelle quatre ou cinq semaines de plus.

 

Tout le monde sait que le chanvre est l’une des plantes industrielles les plus utiles ; on en fait de la toile et des cordages de toute espèce. La filasse que l’on en retire est composée de la partie fibreuse dont la tige est recouverte ; on l’en sépare par les mêmes procédés qu’on emploie pour le lin.

 

En Russie, on extrait de la graine de chanvre une huile qui est employée pour la cuisine, et dont les peintres se servent pour délayer leurs couleurs.

 

D’après une croyance populaire, cette graine, que l’on appelle chènevis, augmente la fécondité des poules, et c’est dans cette intention qu’on en donne fréquemment aux volailles, qui les mangent avec plaisir ; tous les petits oiseaux granivores en sont également fort avides. On a fait à ce propos une remarque bien singulière : chaque fois que des bouvreuils et des chardonnerets sont nourris exclusivement avec de la graine de chanvre, les plumes jaunes des uns et les plumes rouges des autres deviennent complètement noires.

 

Malgré toutes ses propriétés utiles, le chanvre n’en est pas moins une plante délétère, et par conséquent dangereuse ; il renferme un principe narcotique dont la puissance est très-grande, et qui est beaucoup plus développé dans les pays chauds que dans la zone tempérée. Quiconque passerait quelque temps dans une chènevière en pleine végétation ne manquerait pas de ressentir un mal de tête accompagné de vertiges, qui, dans les pays chauds, se transformeraient en une véritable ivresse.

 

Cette dernière propriété, qui a frappé les Orientaux, les a conduits à extraire du chanvre une drogue enivrante dont ils font le même usage que de l’opium, et qui produit les mêmes effets, c’est-à-dire une extase rêveuse, toujours suivie d’une réaction pénible, et dont les résultats sont désastreux pour le corps et pour l’esprit. Les Turcs, les Hindous et les Persans ont donné à cette drogue une foule de noms, tels que : chinab, bang, haschish, ganga, et bien d’autres qui ne désignent après tout qu’un véritable poison.

 

Mais Ossaro n’était pas homme à s’arrêter devant les effets délétères que nous venons de signaler ; c’est avec un cri de joie qu’il désigna au botaniste le chanvre qu’il venait d’apercevoir, et, cueillant aussitôt quelques brins de cette plante enivrante, il se mit immédiatement à préparer du bang. Il ne s’agissait, pour cela, que de réduire en poudre quelques-unes des feuilles desséchées qu’il trouva sur les tiges mâles, et de délayer cette poudre avec une petite quantité d’eau. Quelquefois on ajoute à cette pâte liquide une substance aromatique ; mais le Shikarri tenait beaucoup moins à la saveur qu’à la force de sa drogue, et, l’ayant avalée dans toute sa pureté, il se trouva bientôt dans le royaume des songes.

 

La découverte du chanvre avait rendu Ossaro beaucoup plus heureux qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Les feuilles de rhubarbe, qu’il fumait toujours dans la terre, ne parvenaient pas à remplacer le bétel, dont la privation lui était fort pénible ; mais les feuilles de chanvre, que l’on mêle parfois avec le tabac, sont très-bonnes à fumer, et, si notre Shikarri avait découvert plus tôt qu’il s’en trouvait dans les environs, jamais il n’aurait bourré sa pipe avec de la rhubarbe.

 

La joie d’Ossaro avait encore un autre motif. Dès qu’il avait du chanvre, il pouvait faire de la corde, et avec de la corde fabriquer un filet qui lui donnerait le moyen d’approvisionner de poisson la table des jeunes Sahibs.

 

Le chanvre fut bientôt arraché, lié en bottes, plongé dans la fontaine, et roui à point, car il est avéré que le rouissage[22] est beaucoup plus rapide dans l’eau chaude que dans l’eau froide, et qu’il suffit de quelques heures pour produire le même résultat que si on avait fait tremper le chanvre pendant une semaine dans un routoir[23] dont l’eau serait à la température ordinaire.

 

Lorsque son chanvre fut bien sec, le Shikarri s’occupa de le teiller à la main ; et, travaillant sans relâche, il confectionna en peu de jours un filet de plusieurs mètres de longueur.

 

Son filet terminé, Ossaro n’avait plus qu’à le poser dans un endroit convenable, pour savoir quelle espèce de poisson habitait les eaux transparentes de cette vallée déserte.

 

Passons maintenant à l’aventure qui avait fait courir un si grand danger au pauvre Hindou.

 

Karl venait de sortir, lorsque Gaspard et Ossaro quittèrent la cabane à leur tour ; ils se séparèrent après avoir fait quelques pas, et prirent chacun une direction différente ; Gaspard avait l’intention de chasser, le Shikarri allait à la pêche.

LII

LE FILET EST POSÉ


Comme il n’arriva pas même à Gaspard de faire lever une pièce de gibier, ni d’avoir l’occasion de décharger son fusil, nous n’avons rien à dire sur son compte, et c’est l’Hindou que nous allons accompagner.

 

À peine le Shikarri fut-il arrivé au bord de l’eau, qu’il trouva un endroit favorable pour y poser son filet : c’était une anse étroite, qui faisait à la rive du lac une brèche de quinze à vingt mètres de profondeur, et qui se terminait à l’embouchure de la petite rivière que formait la source d’eau chaude.

 

Cette baie, dont l’étendue était déjà fort restreinte, s’étranglait à sa naissance de manière à former un détroit minuscule entre les eaux du lac et les siennes ; le fond de ce détroit, composé de sable d’une blancheur éclatante qui brillait comme de l’argent, n’était pas à plus d’un mètre de la surface de l’eau, et, dès qu’on s’arrêtait sur les bords, on voyait nager des poissons de différentes espèces, qui allaient et venaient en faisant resplendir leurs écailles. Rien n’était plus amusant que de les voir passer et frétiller au milieu de cette eau limpide, et nos chasseurs étaient venus plus d’une fois tout exprès au bord du lac, tant ils avaient de plaisir à les regarder s’ébattre.

 

Mais Ossaro les avait toujours contemplés avec un certain dépit : car, malgré tout le désir qu’il en éprouvait, il lui était impossible d’en capturer un seul ; tous ses efforts étaient demeurés sans aucun résultat. Il avait essayé d’établir une vanne de chaque côté du détroit ; il n’avait pas réussi, et il attribuait son insuccès à ce que l’eau y était encore trop profonde. Il avait cherché à tuer les poissons à coups de flèches, mais ceux-ci nageaient trop vite, et, pour un motif ou pour un autre, il les avait toujours manqués. Le fait est qu’il n’était pas habitué à cette chasse particulière, et que, ne se doutant pas même des lois de la réfraction, il manquait tous ses coups parce qu’il visait trop haut.

 

S’il eût été un Indien des bords de l’Orénoque, ou du pays des grands lacs, au lieu d’être un Indien des rives du Gange, il aurait su tenir compte du milieu aquatique où était placé le poisson, et pas une de ses flèches n’aurait manqué le but.

 

Toujours est-il que ces tentatives infructueuses avaient stimulé son zèle, et qu’il en avait travaillé avec d’autant plus d’ardeur à confectionner son filet.

 

Maintenant qu’il avait un engin de pêche avec lequel il était bien certain de réussir, le Shikarri se dirigeait vers le bord de l’eau d’un pas rapide, et riait sous cape en songeant à la prompte vengeance qu’il allait tirer du poisson, car il en voulait à celui-ci de la maladresse dont il avait fait preuve à son égard.

 

C’était en travers du petit détroit qui formait l’entrée du golfe dont nous avons parlé, qu’Ossaro avait l’intention de placer le filet sur lequel reposait son espoir ; il l’avait fait assez large pour aller d’un bord à l’autre, et avait pris toutes les mesures nécessaires pour que rien ne s’opposât au succès de l’entreprise. Une lanière de cuir, à laquelle se trouvaient attachés un certain nombre de cailloux qui devaient la faire descendre au fond de l’eau, était fixée à l’un des bords du filet, tandis qu’une seconde courroie passée dans les mailles de l’autre lisière était garnie de planchettes d’un bois léger, qui, en flottant à la surface du détroit, maintiendraient le filet dans une position verticale.

 

De cette manière la petite baie se trouverait fermée par une claire-voie qui ne permettrait au poisson ni d’entrer ni de sortir.

 

Le filet, j’en conviens, avait les mailles un peu larges ; mais Ossaro ne se souciait pas du fretin : c’étaient de gros poissons qu’il voulait prendre, quelques-uns de ces grands gaillards qui avaient eu l’insolence de fuir devant ses flèches et de frétiller à sa barbe, au lieu de se laisser tuer. Mais aujourd’hui c’était une autre affaire, ils n’échapperaient pas à ce filet dont les dimensions avaient été si bien prises.

 

Une fois arrivé à l’endroit qu’il s’était désigné, le Shikarri posa donc son filet à l’entrée du petit golfe, c’est-à-dire à la place où le canal se resserrait davantage ; l’opération était facile et, la chose fut bientôt faite ; il attacha à un arbre la courroie qui formait la lisière du filet, traversa le petit détroit, et fixa l’autre bout de son engin sur la rive opposée ; les cailloux entraînèrent la partie inférieure du filet au fond du canal, tandis que les planchettes de bois léger flottèrent à la surface, et notre ami n’eut qu’à se féliciter de la besogne qu’il avait faite.

 

Un arbre touffu, à la cime étalée, déployait ses branches au-dessus du détroit ; et, lorsque le soleil commençait à descendre, l’ombre de cette ramée épaisse couvrait entièrement la passe où était placé le filet du Shikarri ; on avait alors beaucoup de peine à distinguer le poisson, dont les reflets assombris se confondaient avec le sable argenté du canal.

 

C’était précisément l’heure qu’Ossaro avait prise pour tendre son filet, afin que le poisson n’en aperçût pas les mailles : car il les aurait parfaitement vues à la clarté du soleil, et n’aurait pas donné dans le piège qui lui était tendu.

 

Ayant donc bien calculé toute son affaire, et posé son engin comme il le désirait, notre Hindou s’assit au bord de l’eau, et, s’armant de toute la patience qui est indispensable au pêcheur, il attendit le résultat de ses efforts.

LIII

SUITE DE LA PÊCHE D’OSSARO


L’Hindou resta pendant plus d’une heure et demie les yeux rivés sur le canal, épiant les moindres frémissements des flotteurs, les rides les plus légères qui se montraient à la surface de l’eau ; mais rien ne parut annoncer que le lac renfermât du poisson. Une ou deux fois l’onde s’était agitée, les planchettes avaient fait un mouvement de bon augure, et le Shikarri, persuadé qu’il avait enfin pris quelque chose, s’était mis dans l’eau pour aller chercher cette proie si impatiemment attendue ; mais ce n’était qu’un petit poisson qui, en passant à travers les mailles du filet, avait eu de la peine à s’en dégager, et avait causé l’ébranlement des flotteurs.

 

Ossaro commençait à murmurer contre sa mauvaise étoile et songeait avec dépit à la triste figure qu’il allait faire, s’il revenait les mains vides. Il avait compté sur un succès infaillible, et peut-être, au lieu du triomphe qu’il avait espéré, n’aurait-il qu’une déception humiliante.

 

Tout à coup une idée lumineuse lui traversa l’esprit. À quoi bon attendre que le poisson vînt de lui-même tomber dans le piège qu’il lui avait tendu ? Ne pouvait-il pas l’y conduire ? Il suffisait pour cela d’entrer dans l’eau, et de marcher dans la direction du filet en faisant beaucoup de bruit.

 

Enchanté de son idée, notre pêcheur prit un bâton, ramassa quelques grosses pierres, entra dans le petit golfe, au-dessus de l’endroit où il avait posé son engin, et, battant l’eau de toutes ses forces, jetant des pierres dans les endroits les plus creux, il parvint à faire assez de bruit pour effrayer tous les poissons du lac.

 

Cette méthode lui réussit à merveille ; il y avait à peine deux minutes qu’il faisait tout ce vacarme, lorsqu’une violente secousse imprimée aux flotteurs annonça qu’un poisson important se débattait dans le filet. Notre Hindou mit son bâton de côté, et, s’approchant de l’endroit où s’agitaient les flotteurs, il aperçut un énorme poisson qui cherchait vainement à s’échapper. Ossaro tout joyeux s’empara de cette belle proie, et termina la lutte qui s’était engagée entre lui et le poisson, en frappant la tête de ce dernier avec l’une des pierres qu’il avait apportées.

 

Il ne restait plus qu’à retirer du filet cette admirable pêche et à la transporter sur la rive, mais le poisson, en se débattant pour recouvrer sa liberté, avait si bien entortillé autour de ses ouïes et de ses nageoires les mailles du réseau qui le retenaient captif, qu’Ossaro ne parvenait pas à l’en débarrasser. Il finit cependant, à force de patience, par démêler son filet, et, prenant le poisson à pleines mains, il l’éleva au-dessus de l’eau en poussant un cri de victoire.

 

Mais, au moment où il voulut revenir à terre pour y déposer sa capture, il fut tout surpris de ne pas pouvoir marcher ; en vain essaya-t-il de soulever l’une de ses jambes : toutes deux étaient prises et serrées comme dans un étau. Une vive consternation ne tarda pas à remplacer l’étonnement qu’il avait éprouvé tout d’abord ; le motif qui l’empêchait de remuer n’était pas un mystère ; il se trouvait engagé dans un banc de sable mouvant, où il avait enfoncé peu à peu, tandis qu’il cherchait à démêler son filet. Déjà le pauvre garçon était pris jusqu’aux genoux ; il lui aurait été impossible de s’asseoir, et, droit et ferme en dépit de ses efforts, il ne pouvait pas plus bouger que s’il avait été planté.

 

Bien loin au contraire de parvenir à dégager ses jambes des terribles mâchoires qui les avaient saisies, l’Hindou s’aperçut avec effroi qu’il enfonçait toujours, quoique d’une manière insensible ; il ne pouvait pas en douter ; le sable lui arrivait maintenant jusqu’à moitié des cuisses, et l’eau touchait presque à son menton ; un peu plus elle atteindrait ses lèvres ; il se noierait sans avoir pu s’enfuir, et mourrait debout, les yeux ouverts à la clarté du jour.

 

Ossaro, comme vous pouvez bien le croire, ne restait pas silencieux en face de cette horrible mort. À peine avait-il eu conscience du péril dont il était menacé, qu’il avait fait retentir le vallon des cris les plus aigus. Fort heureusement, Gaspard, tout en quêtant du gibier, flânait à portée de la voix du pauvre Shikarri ; l’oreille tendue comme le font tous les chasseurs, il reconnut bientôt les cris de détresse que le vent lui apportait, et se dirigea en toute hâte vers l’endroit d’où ils partaient.

 

Toutefois, il se passa quelque temps avant que le pauvre Ossaro pût être retiré de la situation périlleuse où Gaspard l’avait trouvé. Celui-ci, pour ne pas enfoncer lui-même, était contraint de changer de place à chaque instant, ou tout au moins de lever les pieds l’un après l’autre, obligation qui, en diminuant ses forces, le rendait incapable de délivrer son ami, et les deux jeunes gens commençaient à éprouver les plus vives inquiétudes.

 

Dans le premier moment, Gaspard avait ri de bon cœur du singulier tableau que présentait le Shikarri, dont le visage exprimait l’anxiété la plus profonde ; mais sa gaieté s’évanouit bientôt en voyant que le péril était plus sérieux qu’il ne l’avait cru d’abord, et sa figure ne tarda pas à refléter l’expression de terreur que l’on voyait sur celle du Shikarri.

 

Gaspard, fort heureusement, était l’homme des situations désespérées ; la promptitude de son esprit n’était jamais plus grande qu’en face d’un péril imminent ; il conçut aussitôt un projet qui devait sauver l’Hindou. « Ne remue pas, » cria-t-il au Shikarri en sautant sur le bord du canal ; puis, ayant coupé en un clin d’œil les mailles qui retenaient la courroie à laquelle se trouvaient attachés les flotteurs du filet, il grimpa rapidement à l’arbre touffu qui était au bord de l’eau, se traîna le long d’une branche qui s’étendait précisément au-dessus de la tête de son ami, jeta le bout de sa courroie au pauvre Ossaro, lui dit de se l’attacher autour du corps, et glissa immédiatement de la branche dans le canal.

 

Dès qu’Ossaro fut parvenu à se lier fortement la courroie sous les aisselles, Gaspard et lui en saisirent l’autre bout, et, s’y cramponnant avec ardeur, pesèrent de tout leur pouvoir sur cette espèce de levier auquel la branche d’arbre servait de point d’appui.

 

Ils sentirent bientôt que leurs forces réunies contre-balançaient l’action dévorante du banc de sable, et finissaient même par vaincre sa ténacité. Leurs efforts redoublèrent, et les jambes d’Ossaro apparurent au-dessus de la couche sablonneuse. Un instant après, les deux amis se retrouvaient sur la rive, et les échos du vallon, qui tout à l’heure se renvoyaient les cris d’alarme de l’Hindou, répétèrent les hourras de Gaspard et d’Ossaro.

LIV

GASPARD ÉPROUVE LE BESOIN D’AVOIR DE LA GRAISSE D’OURS


Après l’incident périlleux auquel il venait d’échapper, l’Hindou ne pensait plus à la pêche, du moins quant à présent ; d’ailleurs Gaspard, en prenant la courroie qui lui avait donné le moyen de délivrer Ossaro, avait coupé les mailles à tort et à travers, et le filet avait besoin d’être réparé afin de pouvoir resservir. Notre pêcheur ramassa donc l’énorme poisson qui avait failli causer sa perte, se chargea de son filet et revint à la chaumière en compagnie de Gaspard.

 

C’est alors que, n’ayant pas trouvé le chasseur de plantes à la maison, comme ils s’y attendaient, car le jour commençait à baisser, ils s’étaient mis à sa recherche, dans la crainte que son absence ne fût motivée par un malheur quelconque.

 

Ainsi que nous l’avons vu dans l’une des pages précédentes, Fritz avait conduit les deux jeunes gens à l’endroit où Karl essayait de descendre de la falaise, et où ils étaient arrivés si à propos pour sauver le botaniste.

 

« Mais qu’allais-tu faire sur cette terrasse ? » demanda Gaspard au chasseur de plantes, après que l’Hindou eut fini de raconter son histoire.

 

Karl fit à son tour le récit de ses aventures ; il confia aux deux jeunes gens l’espérance qu’il avait eue d’escalader la falaise au moyen d’une série d’échelles formant plusieurs étages, et la nouvelle déception qu’il venait d’éprouver. Mais lorsqu’il en vint à parler du singulier incident qui l’avait contraint à descendre beaucoup plus vite qu’il ne l’aurait voulu, Gaspard avait ouvert les deux oreilles.

 

« Un ours ! s’était-il écrié ; mais en es-tu bien sûr ? Quelle pouvait être son intention en prenant un pareil chemin ?

 

– De se rendre dans la caverne, où il est encore à présent.

 

– Toujours dans la caverne ! Il faut l’en faire sortir ; grimpons sur la corniche, et l’animal est à nous.

 

– Je crois que nous aurions tort de l’attaquer dans un pareil endroit, répondit le botaniste.

 

– Pas le moins du monde, répliqua l’intrépide chasseur ; demande à Ossaro, il te dira que tous les ours de cette contrée sont tellement lâches, qu’il ne craindrait pas de les combattre à coups de lance et qu’il tenterait volontiers l’attaque à lui tout seul. N’est-ce pas mon Shikarri ?

 

– Oui, Sahib ; gros ours très-lâche, et moi n’avoir pas peur de me trouver en face de lui.

 

– Tu te rappelles bien, frère, que celui que j’avais tiré s’est enfui à toutes jambes, sans nous rien dire, reprit Gaspard ; un daim n’y aurait pas mis plus d’empressement.

 

– Mais celui-ci est d’une espèce différente, » répondit le botaniste, en donnant la description de l’animal qu’il avait rencontré.

 

L’Hindou le reconnut immédiatement et déclara qu’il n’était pas moins inoffensif que l’ours paresseux ; il l’avait souvent chassé dans les montagnes du Sylhet, où cette variété d’ours est extrêmement nombreuse, et il affirmait qu’on pouvait sans crainte le relancer jusque dans la caverne.

 

Le chasseur de plantes finit par abandonner les objections qu’il avait faites. Il était évident que l’ours n’avait pas eu l’intention de l’attaquer, puisqu’il n’était pas sorti de la caverne, où, selon toute apparence, il avait son domicile ; et la pauvre bête, sans aucun doute, avait plutôt pensé à éviter l’ennemi qu’à provoquer la lutte.

 

Il fut donc résolu que nos chasseurs escaladeraient la corniche et entreraient dans la grotte, afin de tuer l’ours en question, si la chose était possible.

 

Toutefois ce projet ne fut accepté qu’après une longue délibération ; Karl faisait valoir divers motifs de s’abstenir que lui suggérait la prudence, et il ne fallut rien moins, pour le décider à donner son consentement, que les raisons puissantes alléguées par son frère pour tenter l’entreprise.

 

« Cet animal est pour nous de la dernière importance, » disait Gaspard, qui réussit à le prouver d’une façon victorieuse.

 

Ce n’était pas la fourrure de la bête qu’ils voulaient se procurer, bien qu’elle pût leur être fort utile, car l’hiver approchait.

 

Ce n’était pas davantage pour le plaisir de la chasse que nos trois jeunes gens se disposaient à escalader la falaise, mais bien pour s’emparer du corps de l’ours, ou, pour mieux dire, de sa graisse.

 

Et quel besoin avaient-ils de se procurer de la graisse d’ours ? C’étaient donc, direz-vous, pour se faire pousser les cheveux ?

 

Vous n’y êtes pas : leur chevelure, qui depuis longtemps croissait à l’abandon, était bien aussi longue qu’ils pouvaient le désirer ; les boucles soyeuses de Gaspard flottaient sur ses épaules, les cheveux noirs d’Ossaro formaient des nattes épaisses qui lui tombaient jusqu’aux reins, et les mèches opulentes qui s’échappaient de la coiffure du botaniste auraient pu satisfaire le plus romantique des réfugiés allemands. Ce n’était pas, je vous assure, pour faire de la pommade qu’ils désiraient de la graisse d’ours ; c’était pour accommoder leurs aliments, et surtout pour fabriquer de la chandelle. Les animaux qu’ils tuaient dans la vallée, appartenant pour la plupart à la classe des ruminants, avaient bien juste assez de graisse pour que leur chair fût mangeable.

 

Vous qui vivez dans un pays où l’on a du beurre, du lard, du saindoux en abondance, vous ne savez pas ce que c’est que d’être complètement dépourvu de ces denrées essentielles qui font la base de la cuisine. Il faut avoir vécu dans un pays où le cochon n’est pas domestique, pour apprécier toute la valeur de cet estimable pachyderme, et pour comprendre ce que vaut un morceau de lard.

 

Aussi, malgré toute sa prudence, Karl avait-il consenti à la poursuite de l’ours, dès le moment où Gaspard avait abordé la question d’utilité publique. Il savait que tous les animaux de cette famille ont une énorme quantité de graisse d’excellente qualité. Combien d’ailleurs il serait précieux d’avoir de la chandelle pendant les longues soirées d’hiver ! Peut-être y avait-il plus d’un ours dans la caverne ; tant mieux pour nos chasseurs, la provision n’en serait que plus abondante.

 

Mais un motif plus puissant encore avait triomphé des dernières objections du botaniste, et l’avait complètement rallié au projet des deux chasseurs.

 

« Il est fort possible, avait dit Gaspard, que cette caverne ait une issue de l’autre côté de la montagne et qu’elle nous serve de tunnel pour sortir de ce vallon ; si je ne me trompe, il existe en Amérique un passage de cette espèce, qu’on appelle le Mammouth, et qui, n’ayant pas moins de douze milles de longueur, traverse une montagne de part en part. Karl prétend que cette grotte est profonde ; pourquoi ne pas l’explorer ?

 

Il y avait bien peu de chances pour que la caverne s’ouvrît également de l’autre côté de la falaise ; mais si faible qu’elle fût, c’était une lueur d’espoir, et nos trois amis ne pouvaient pas laisser échapper cette occasion de recouvrer leur liberté.

 

La nouvelle tentative qu’avait faite le botaniste prouvait une fois de plus qu’il n’y avait pas moyen d’escalader la muraille qui fermait la vallée ; mais si par hasard cette caverne avait une double issue !

 

Vous comprenez avec quelle impatience nos chasseurs attendirent le point du jour ; sans le besoin qu’ils avaient de la clarté du soleil, ils se seraient immédiatement dirigés vers la caverne ; mais ils n’avaient rien de ce qui était nécessaire pour une pareille expédition. Il fallait préparer des torches, couper un arbre et l’entailler régulièrement pour s’en servir en guise d’échelle ; bref, il était indispensable de remettre la chose au lendemain.

 

Nos trois chasseurs, ne perdant pas une minute, abattirent le jeune arbre qui devait leur faciliter le moyen d’atteindre la caverne ; ils emportèrent chez eux tous les matériaux dont ils avaient besoin pour fabriquer des torches, et, bien qu’il y eût encore une foule de choses à faire, aucun d’eux ne songea au sommeil avant d’avoir achevé tous les préparatifs.

LV

CHASSE À L’OURS


Nos trois chasseurs étaient debout avant l’aurore ; ils déjeunèrent à la hâte, et prenant tous les objets dont ils avaient besoin pour leur expédition, ils se dirigèrent gaiement du côté de la ravine.

 

Gaspard et Ossaro portaient l’échelle ; c’était, nous l’avons dit, un jeune arbre élancé, un pin d’environ douze mètres de longueur, où des entailles, pratiquées à la distance d’à peu près trente centimètres les unes des autres, remplissaient l’office d’échelons ; une fois à l’endroit où l’arbre se ramifiait, il avait suffi d’en élaguer les branches et d’en conserver la base, pour avoir de véritables degrés disposés de la même manière que ceux d’un bâton de perroquet.

 

Heureusement que nos chasseurs avaient trouvé un arbre mort pour fabriquer cette échelle ; car, si mince que soit une perche de douze mètres de longueur, elle est assez lourde, quand elle est faite de bois vert, pour constituer la charge de deux hommes vigoureux.

 

Karl était porteur des torches, de la canardière de Gaspard, de sa longue carabine et de la grande lance du Shikarri. Quant à Fritz, qui n’était pas le moins affairé de la bande, il ne portait que sa queue, mais il la tenait bien droite et de façon à prouver qu’il comprenait toute l’importance de l’expédition dont il faisait partie.

 

Nos trois jeunes gens n’avançaient pas bien vite ; toutefois, après deux heures de marche, y compris les haltes nombreuses qui avaient été indispensables, ils arrivèrent à l’endroit où le botaniste avait la veille escaladé la falaise.

 

Il leur fallut encore une heure pour dresser leur échelle ; précisément en face de l’orifice de la caverne, il se trouvait dans le rocher une fissure qui permettait d’y introduire l’extrémité de la perche, de manière que celle-ci ne pût pas tourner sur elle-même, chose indispensable à la sécurité des chasseurs ; de grosses pierres furent empilées à la base, et, quand cette opération fut achevée, il ne resta plus qu’à gagner la corniche et à pénétrer dans la grotte, après avoir allumé les torches que portait le botaniste.

 

C’est alors que cette question se présenta subitement à la pensée des trois amis : L’ours était-il encore dans la caverne ? La chose était plus que douteuse : il avait certainement rôdé toute la nuit pour aller chercher pâture ; et qui pouvait savoir où il était maintenant ? Qui pouvait dire si, au lieu d’être au logis pour recevoir nos chasseurs, il n’était pas en train de dépouiller les buissons de leurs baies succulentes ou les ruches de leur miel ?

 

Aucun indice ne témoignait de la présence de la bête ; mais la porte était ouverte, et tous les passants pouvaient entrer, si tel était leur bon plaisir.

 

Nos chasseurs hésitèrent néanmoins pendant quelques minutes : ne valait-il pas mieux rester en embuscade et attendre que l’ours rentrât chez lui ou qu’il sortît de la grotte ? On ne pouvait en douter, c’était bien dans la caverne qu’il avait sa tanière ; la falaise portait les traces de ses pieds et de ses ongles, et il était certain qu’il ne prenait jamais d’autre sentier pour regagner sa demeure.

 

Il était facile de lui tendre un piège, puisque sa voie était connue ; mais Gaspard et le Shikarri n’avaient pas de dispositions pour le métier de trappeur, et il était évident que Fritz opinait pour la bataille et la lutte corps à corps.

 

L’Hindou affirmait de nouveau qu’on n’avait rien à craindre ; il prétendait même qu’il était moins dangereux de se trouver en face de l’ours du Thibet que d’avoir à lutter contre un sambour : mais il pouvait, disait-il, s’écouler pas mal de temps avant que la bête vînt à sortir de la grotte. Il était possible qu’elle dormît pendant plusieurs jours et qu’on l’attendît vainement durant toute une semaine. Aussi l’Hindou conseillait-il de poursuivre l’expédition et d’attaquer l’ours dans son fort.

 

Toutefois la discussion était complètement inutile ; si l’entreprise de nos chasseurs n’avait pas eu d’autre but que de s’emparer de la graisse d’ours, il est bien certain que le botaniste, en sa qualité de chef, aurait suivi les conseils de la prudence, et que l’animal aurait été piégé. Mais il s’agissait précisément d’explorer la caverne ; les paroles de Gaspard avaient fait une impression profonde sur le chasseur de plantes ; il était possible que cette grotte traversât la montagne : non pas qu’il se fît illusion ; mais enfin c’était une espérance ; la chose s’était déjà vue : pourquoi cette caverne n’aurait-elle pas une seconde ouverture ? Il fallait au moins savoir à quoi s’en tenir… Quel est celui qui, au moment de se noyer, voit flotter une paille sans la saisir au passage ?

 

L’échelle fut donc escaladée sans plus d’hésitation, et, l’instant d’après, nos quatre amis, car Fritz n’est pas le personnage le moins important de cette aventure, nos quatre amis, disons-nous, se trouvaient sur la corniche, en face de la caverne ténébreuse qu’ils voulaient explorer.

 

Karl tenait à la main sa longue carabine, Gaspard son fusil à deux coups ; le Shikarri était armé de sa lance, de son arc, de ses flèches, de sa hache et de son coutelas.

 

Les deux frères portaient chacun une torche faite avec les copeaux provenant de l’équarrissage des pins qui avaient constitué la passerelle dont vous n’avez pas oublié l’histoire : ces torches avaient plus d’un mètre de longueur, et se trouvaient emmanchées d’un morceau de bois, non résineux, d’une égale dimension. Ce n’était pas la première fois que nos chasseurs faisaient usage d’un pareil luminaire, et ils savaient par expérience qu’ils pouvaient s’aventurer dans la grotte à la clarté de ces flambeaux primitifs. Les réservant toutefois pour le moment où elles deviendraient indispensables, ils ne se servirent pas tout d’abord de leurs torches, et pénétrèrent dans la caverne sans les avoir allumées.

 

Dès qu’ils eurent fait quelques pas dans l’intérieur de la grotte, les chasseurs reconnurent qu’elle allait en s’élargissant et que la voûte s’en élevait de plus en plus ; quant à sa profondeur, elle se perdait au milieu des ténèbres, et il était complètement impossible de s’en faire une idée.

 

Karl, après avoir battu le briquet, mit le feu aux torches qui s’enflammèrent immédiatement, et la caverne resplendit aussitôt d’un éclat sans pareil ; des milliers de stalactites, suspendues à la voûte, reflétaient la lumière et la renvoyaient aux chasseurs par chacune de leurs facettes étincelantes. Il semblait à nos amis qu’ils parcouraient les salles enchantées du palais d’Aladin.

 

Les trois chasseurs, poursuivant leurs recherches, tenaient leurs flambeaux élevés, et s’arrêtaient à chaque détour de cette galerie merveilleuse, afin de découvrir la bête qu’ils étaient venus chasser.

 

Ils n’avaient encore aperçu aucune trace de l’ours ; mais les aboiements animés de Fritz prouvaient d’une manière suffisante que l’animal avait suivi la voie qui se déployait devant eux ; il était évident que le limier se trouvait sur une piste chaude ; Fritz marchait sans la moindre hésitation, et d’un pas tellement rapide que les chasseurs avaient de la peine à le suivre. Tout à coup il revint sur la voie qu’il avait prise et parut se préoccuper d’un objet situé dans l’une des baies nombreuses que présentait la caverne. Les trois jeunes gens supposèrent que l’animal était surpris au gîte et, s’arrêtant derrière le chien, ils se mirent en mesure de faire usage de leurs armes.

 

Mais à peine le limier eut-il flairé l’objet en question, qu’il sortit du coin où il s’était engagé et s’élança de nouveau sur la piste qu’il avait suivie jusqu’alors. Gaspard abaissa la torche qu’il tenait à la main, et découvrit, à l’endroit où le chien venait de s’arrêter, un monceau d’herbe et de feuilles sèches dont le milieu avait été foulé par la pression d’un animal : c’était la couche épaisse de l’ours, l’herbe en était encore chaude, et la bête y dormait bien certainement lorsque nos trois chasseurs avaient pénétré dans la caverne.

 

Fritz continuait à marcher dans la même direction, et faisait entendre de loin en loin un coup de voix significatif. Ce n’était pas par la délicatesse du flair, ni par son ardeur à se jeter sur la piste de l’animal, que se distinguait notre limier bavarois ; mais, dès qu’il avait découvert la passée de la bête, il était d’une fermeté sans pareille, et, quelque fût l’ennemi qu’il eût ensuite à combattre, il faisait preuve d’une vigueur et d’un courage également rares. Une fois sûr de son fait, rien ne parvenait à le détourner ; on pouvait le suivre sans crainte de lui voir prendre le change, et avec la certitude qu’il atteindrait le gibier.

 

Aussi nos trois chasseurs étaient ils bien persuadés que l’ours, en entendant le bruit de leurs pas, s’était retiré au fond de la caverne, où Fritz le rejoindrait certainement ; ce n’était plus qu’une question de patience, et toute la chasse se bornait à suivre la route que leur indiquait le limier. Toutefois, la nature des lieux empêchait que la course de celui-ci ne fût rapide ; le terrain, ou plutôt le rocher sur lequel marchaient nos quatre amis, était couvert de stalagmites, ou parfois encombré de pierres assez grosses, détachées de la voûte ou des parois de la caverne ; l’ours était d’ailleurs revenu plusieurs fois sur ses pas, il s’était arrêté çà et là, probablement indécis sur le chemin qu’il voulait suivre, et ces allées et venues, que le limier recommençait après lui, étaient une nouvelle cause de retard.

 

De temps en temps les chasseurs perdaient Fritz de vue ; ils s’arrêtaient alors, ne sachant pas de quel côté ils devaient se diriger ; mais bientôt les aboiements répétés du chien retentissaient dans la caverne et indiquaient aux jeunes gens la route qu’il fallait prendre.

 

Pourquoi, direz-vous, ne pas continuer leur chemin, puisque le limier était toujours devant eux ?

 

Vous auriez certainement raison, si la caverne où étaient les chasseurs n’avait présenté qu’une seule galerie ; mais c’était un labyrinthe où des allées sans nombre se croisaient dans tous les sens, et mainte et mainte fois déjà nos trois amis avaient été forcés de prendre à gauche ou à droite pour rejoindre le limier. Cette caverne était vraiment prodigieuse ; on y trouvait des passages étroits et tortueux, de larges avenues, de vastes salles, de petites cellules, d’un aspect tellement pareil, en dépit de leurs dimensions variées, qu’Ossaro et Gaspard se plaignaient continuellement de revenir au même endroit, bien qu’ils eussent parcouru un chemin considérable.

 

Karl ne disait rien, mais il commençait à trouver qu’il était imprudent de vaguer ainsi dans un pareil endroit. Aucun d’eux n’avait songé à faire la moindre remarque au sujet de la route qu’ils avaient prise ; et comment s’orienter au milieu de ce dédale, si le malheur voulait qu’ils se fussent égarés ?

 

Mais, au moment où le botaniste allait appeler ses compagnons et leur communiquer ses craintes, un bruit particulier vint frapper ses oreilles ; il était facile de reconnaître la voix retentissante du limier se joignant à celle d’un animal furieux.

 

Évidemment Fritz se trouvait aux prises avec l’ours, et il fallait se hâter d’arriver à son aide.

LVI

COMBAT


Le carrefour où la rencontre avait eu lieu n’était pas éloigné ; il se trouvait à peine à vingt mètres de l’endroit où les cris irrités des combattants avaient frappé l’oreille des trois chasseurs ; et ceux-ci, guidés par le tapage que faisaient ces voix furieuses, étaient bientôt arrivés sur la scène du combat.

 

La lutte se passait au milieu d’une salle immense, ouverte de tous côtés : l’ours était debout sur un quartier de roche formant une espèce de table, et qui pouvait avoir un mètre au dessus du niveau de la surface environnante ; le chien attaquait la bête et lui mordait les jambes en tournant autour d’elle avec vivacité, afin d’esquiver les coups de son adversaire. De temps à autre l’ours faisait un mouvement pour saisir le limier entre ses bras vigoureux ; mais Fritz n’ignorait pas ce qu’il y avait de dangereux pour lui dans cette manœuvre, et n’attaquait son ennemi que par derrière. De son côté, l’ours, obligé de se défendre, tournait sur lui-même comme s’il avait été sur un pivot, et ne parvenait pas toujours à garantir ses jambes des morsures du limier.

 

Rien n’était plus drôle à voir que cette lutte entre les deux quadrupèdes, et si nos trois amis n’avaient eu en perspective que le plaisir de la chasse, ils auraient laissé le combat se prolonger plus longtemps ; mais on était à la veille de l’hiver, l’ours avait tout l’embonpoint qu’on pouvait désirer, et sa graisse était un objet de trop d’importance pour s’exposer à la perdre : car, au milieu de ce labyrinthe aux mille détours, la bête aurait pu échapper tout aussi bien que si elle avait été dans la forêt.

 

L’occasion d’ailleurs était belle ; jamais l’animal n’avait été mieux placé pour servir de but au chasseur ; Fritz, à vrai dire, le couvrait littéralement de son corps, mais il était beaucoup moins gros que son énorme antagoniste, et, en visant avec soin, nos chasseurs étaient bien sûrs de ne pas même l’égratigner.

 

Là détonation du fusil de Gaspard se joignit à celle de la carabine du botaniste ; l’une des flèches de l’Hindou alla s’implanter, en sifflant, dans le corps velu du pauvre ours. La malheureuse bête roula pesamment de la plate-forme où elle était grimpée, et se débattit contre les approches de la mort. Fritz eût bientôt mis un terme à l’agonie de son adversaire qu’il saisit à la gorge, et l’instant d’après les râlements avaient cessé avec le dernier souffle de la victime.

 

Gaspard, éloignant alors son chien, alla prendre l’une des torches qui avaient été posées dans une fissure de la paroi de granit, et les trois jeunes gens examinèrent leur gibier. C’était un ours magnifique, l’un des plus beaux échantillons de l’espèce, et d’un embonpoint qui promettait une énorme quantité de graisse.

 

Mais à peine avaient-ils achevé cet examen, que les torches achevèrent de se consumer. Quand la dernière étincelle fut évanouie, quand ils se trouvèrent dans une obscurité complète, et qu’après avoir tâtonné pendant plusieurs heures, trébuchant contre des quartiers de roche, tombant dans des fissures profondes, se heurtant contre les angles du granit, ils ne distinguèrent pas la moindre lueur, pas le plus léger indice qui pût leur faire espérer qu’ils approchaient de l’entrée de la caverne, ils commencèrent à comprendre ce qu’il y avait d’horrible dans leur situation.

LVII

AU MILIEU DES TÉNÈBRES


Nos pauvres chasseurs commençaient à craindre de ne plus revoir la lumière, et l’effroi qu’ils en éprouvaient n’était malheureusement que trop fondé ; rappelez-vous l’étendue de la caverne, ses nombreux détours, la distance à laquelle nos amis avaient pénétré, la similitude des différents passages qui n’offraient aux mains des trois jeunes gens que la surface rugueuse de la pierre, enfin cette obscurité complète où il était impossible de rien distinguer, de rien apercevoir.

 

Placez-vous au milieu des ténèbres, et vous serez étonné du peu de chemin que vous aurez fait dans un sens ou dans l’autre ; il vous sera même impossible de marcher en ligne droite ; vous n’aurez pas franchi quatre ou cinq mètres que vous aurez déjà pris une direction différente de celle que vous aviez le projet de suivre. Il n’est pas nécessaire d’insister davantage sur ce point ; il y a longtemps que vous l’avez appris par l’expérience en jouant à colin-maillard. Vous vous rappelez qu’après avoir fait deux ou trois tours sur vous-même, vous n’auriez pas pu dire quelle était la paroi du salon qui se trouvait en face de vous, à moins que vous n’eussiez mis la main sur la cheminée ou sur un meuble quelconque dont vous saviez la place.

 

Nos trois chasseurs étaient précisément dans la position du colin-maillard, avec cette différence qu’ils n’avaient autour d’eux ni fauteuils, ni tables, ni piano qui pût leur faire deviner dans quelle direction pouvait être la porte ; ils ne savaient pas même s’ils se dirigeaient du côté de la falaise, s’ils pénétraient plus avant dans la caverne, ou s’ils tournaient toujours dans un cercle vicieux.

 

Les trois amis s’arrêtèrent pendant quelques minutes sous l’influence d’une consternation profonde ; ils se tenaient par la main et n’osaient pas se quitter, dans la crainte d’être séparés à jamais ; sentiment qui n’était pas fondé (il aurait suffi à celui qui se serait éloigné d’appeler les autres pour se retrouver aussitôt) ; mais, frappés de terreur, ils éprouvaient le besoin de s’aider réciproquement et de sentir qu’ils n’étaient pas seuls au milieu des ténèbres.

 

D’ailleurs, en se tenant tous les trois, ils diminuaient le danger qu’ils couraient à chaque pas de se heurter violemment contre un rocher, ou de tomber dans une crevasse.

 

Ils marchèrent ainsi pendant longtemps, se persuadèrent qu’ils avaient fait de nombreux kilomètres, et n’en paraissaient pas plus avancés pour cela ; accablés de fatigue, ils s’asseyaient de temps à autre ; mais, trop inquiets pour rester immobiles, ils se remettaient presque immédiatement en marche et se traînaient de nouveau en tâtonnant sans savoir où ils allaient.

 

Tout à coup ils reconnurent l’un des endroits qu’ils avaient déjà traversés ; ils pourraient donc, en faisant attention, étudier les différents passages que présentait la caverne et finir par retrouver leur chemin. Ce n’était pas impossible, mais que de temps il leur faudrait pour acquérir cette connaissance des lieux ! Et que mangeraient-ils en attendant ! c’était une folie de compter sur un pareil moyen : l’espoir qu’ils en avaient conçu tout d’abord s’évanouit dès qu’ils y réfléchirent.

 

Fritz cheminait tantôt devant, tantôt derrière les trois chasseurs ; il était silencieux et ne paraissait pas moins consterné que son maître. Ce n’était que par le bruit de ses ongles sur la pierre, chaque fois qu’il avait à gravir quelque fragment de rocher, qu’on se doutait de sa présence. Pauvre chien ! que pouvait-il au milieu d’une pareille nuit ? Pas même apercevoir l’extrémité de son museau, rien n’est plus vrai ; mais il avait la ressource de faire usage de son nez pour se conduire, et c’était beaucoup plus que ne pouvait faire son maître.

 

« Ah ! s’écria Gaspard à qui cette idée venait de traverser l’esprit, Karl ! Ossaro ! mais j’y songe, pourquoi Fritz ne nous guiderait-il pas ? Il doit être aussi pressé que nous le sommes de quitter cet affreux souterrain, et je suis sûr qu’en lui laissant flairer sa route, il finira par nous conduire à l’entrée de la caverne.

 

– Essayons toujours, répondit Karl d’un ton découragé ; appelle-le, Gaspard, c’est toi qu’il préfère de nous tous.

 

– Ne vaudrait-il pas mieux l’abandonner à lui-même ? demanda celui ci.

 

– Je crains qu’il ne s’arrête et qu’il n’ait pas l’idée de nous conduire, répondit le botaniste.

 

– Nous verrons bien, » répliqua Gaspard.

 

Les trois jeunes gens s’arrêtèrent et attendirent sans parler que Fritz eût pris une détermination ; mais le fidèle animal, ne sachant pas ce que désiraient ses maîtres, s’arrêta en même temps qu’eux et resta patiemment auprès de Gaspard sans manifester le moindre désir de s’éloigner.

 

« Ordonne-lui d’avancer, dit le chasseur de plantes à son frère : tu vois que la pauvre bête ignore ce que nous voulons qu’elle fasse. »

 

Le chien obéit aux paroles de son maître, car on l’entendit partir en gémissant tout bas ; mais nos chasseurs ne virent pas quelle direction il avait prise. S’il avait été sur la piste d’un animal quelconque, il aurait donné de la voix et on aurait pu le suivre ; mais le bruit qu’il faisait de loin en loin, quand ses ongles égratignaient le rocher, n’était ni suffisant ni surtout assez régulier pour guider les chasseurs, et Gaspard rappela de nouveau son chien.

 

Néanmoins, si l’expérience avait manqué cette fois encore, elle avait eu pour résultat, comme toutes les expériences infructueuses, de faire réfléchir l’inventeur au problème qu’il s’agissait de résoudre et de lui inspirer une meilleure combinaison.

 

« Attachons-lui une corde à la queue, s’écria Ossaro.

 

– Non, répondit Gaspard, il ne voudrait plus marcher ; mais nous pouvons le tenir en laisse, et je réponds du succès. »

 

Les courroies et les cordons furent aussitôt détachés des poires à poudre, des sacs à balles ; on en confectionna une belle laisse qui fut passée autour du cou du limier ; Gaspard prit dans sa main l’extrémité de la corde, et les autres le suivirent, guidés par ses paroles.

 

Ils n’avaient pas fait cent mètres, lorsque Fritz fit entendre quelques murmures, et, l’instant d’après, donna de la voix comme s’il avait été sur la piste d’un animal quelconque. Tout à coup le chien s élança brusquement et tira sur la laisse de manière à faire comprendre à son maître qu’il avait saisi quelque chose. Gaspard se baissa et tâtonna de la main pour savoir ce qui avait pu arrêter Fritz ; mais, au lieu de rencontrer la surface rugueuse et froide du rocher, il se trouva en contact avec une épaisse fourrure.

 

Hélas ! cette fois encore leur espoir était déçu ; Fritz, au lieu de les conduire à l’entrée de la caverne, les avait ramenés auprès de l’ours qu’ils avaient tué quelques heures auparavant.

LVIII

SÉJOUR DANS LA CAVERNE


La déception de nos amis était d’autant plus grande, qu’une fois arrivé auprès du corps de l’ours, le chien ne voulut pas s’en éloigner ; impossible de le décider à partir ; ni les ordres ni les prières de son maître n’eurent assez d’influence pour lui faire abandonner l’endroit où gisait l’animal. En vain Gaspard, le prenant dans ses bras, l’emportait-il à une certaine distance, il revenait immédiatement à côté de la bête velue dès qu’il recouvrait sa liberté.

 

Gaspard devenait furieux ; les deux autres étaient désespérés. Néanmoins, en y réfléchissant, le botaniste finit par comprendre que l’insistance du limier pouvait bien être un fait providentiel : n’était-ce pas pour eux une bonne fortune que de retrouver la chair de l’ours ? Qu’auraient-ils mangé dans cette caverne ? leur estomac criait déjà famine, et ils auraient pu mourir d’inanition avant d’être parvenus à sortir de leur cachot.

 

À présent nos trois chasseurs avaient de la viande pour plusieurs jours, et ils pourraient explorer la caverne de manière à en sortir. Il y avait des espèces de fontaines en différents endroits, où l’eau filtrait du rocher ; un petit ruisseau parcourait même l’une des galeries qu’ils avaient traversées ; il leur serait facile de le retrouver, et ils étaient bien sûrs de ne pas souffrir de la soif.

 

La découverte de l’ours avait donc infiniment amélioré leur position, et, lorsqu’ils furent réunis autour de cette belle pièce de gibier, avec la perspective de satisfaire leur appétit, nos trois camarades se sentirent plus joyeux qu’ils n’avaient espéré l’être au fond de cette caverne ténébreuse.

 

Il faisait assez noir autour d’eux pour appeler du nom de souper le repas qu’ils allaient prendre ; mais, comme ils n’avaient rien mangé depuis le matin, ils qualifièrent du nom de dîner cette collation de chair d’ours.

 

Quel que fût d’ailleurs le titre pompeux qu’ils donnèrent à la chose, jamais dîner ou souper n’exigea moins de préparatifs culinaires, car celui de nos chasseurs ne fut pas même cuit du tout.

 

Karl et Gaspard s’étaient abstenus de goûter à la chair fraîche de l’ours tant qu’il leur avait été possible de supporter la faim ; mais il était arrivé un moment où l’appétit avait été plus fort que le dégoût, et la viande crue leur avait semblé très-mangeable. Quant à l’Hindou, c’était bien réellement un souper qu’il faisait en participant au repas des jeunes Sahibs ; car, moins dégoûté que les deux frères, il avait dîné depuis longtemps et s’en était trouvé à merveille.

 

Une fois la première bouchée avalée, Karl et Gaspard mangèrent de tout aussi bon appétit que si la clarté d’un lustre avait brillé au-dessus de leurs têtes ; il est possible même que l’absence de lumière fût favorable à la circonstance. Toujours est-il que nos trois amis se félicitèrent de leur dîner. L’un des énormes pieds de l’ours composait leur menu, et les chasseurs vous diront que, rôti, bouilli ou cru, un pied d’ours est une excellente chose.

 

Lorsque nos trois jeunes gens eurent terminé leur repas, ils se dirigèrent du côté du ruisseau, dont le murmure leur indiquait la place ; ils trouvèrent précisément un endroit où un filet d’eau s’échappait des flancs du granit, et, appliquant leur bouche à cette fontaine limpide, ils ne tardèrent pas à être désaltérés.

 

Dès qu’ils eurent apaisé leur soif, nos amis revinrent au carrefour qui leur avait servi de salle à manger, et, fatigués des efforts qu’ils avaient faits pour retrouver leur chemin, ils se couchèrent sur le roc avec l’intention de dormir. Leur couche, assurément, n’était pas des plus moelleuses ; mais leur chambre était chaude. Il ne fait jamais froid dans l’intérieur des grandes cavernes ; la température y est à peu près égale dans tous les temps : plus fraîche en été que celle de l’air extérieur, elle est en hiver beaucoup plus chaude qu’au dehors. On a conclu de cette égalité de température que les personnes attaquées de la poitrine éprouveraient du soulagement dans les grottes assez profondes pour que ce phénomène eût lieu. Il en est résulté qu’un certain nombre de poitrinaires sont allés demeurer dans la Caverne du Mammouth, au Kentucky, où des hôtels confortables se sont établis pour les recevoir. Il est possible que la douceur de l’air souterrain qu’ils y respirent contribue à prolonger leur existence ; mais je doute fort qu’on en ait jamais guéri d’une manière radicale par l’emploi de ce moyen, et je suis persuadé qu’en revenant au grand air, les malheureux qui se sont condamnés à vivre pendant quelque temps au fond de cette demeure ténébreuse redeviennent la proie du mal dont ils s’étaient crus délivrés.

 

Quant à nos trois amis, la douceur de la température qui les environnait leur importait fort peu ; ils l’auraient échangée avec bonheur contre le souffle embrasé du désert ou le vent glacial des pôles ; la morsure cuisante du froid ou la piqûre envenimée des moustiques leur eût été bien moins odieuse que la tiédeur de cette atmosphère, où la neige et le soleil étaient également inconnus.

LIX

EXPLORATION DE LA CAVERNE


Malgré leur inquiétude, nos chasseurs n’en dormirent pas moins d’un sommeil très-profond. Il leur sembla, au moment où ils s’éveillèrent, qu’ils étaient couchés depuis longtemps ; mais rien autour d’eux ne pouvait leur indiquer s’il était jour au dehors, ou si la nuit continuait d’envelopper la montagne. Ils essayèrent de deviner l’heure qu’il pouvait être, en cherchant à se rappeler combien il y avait de temps qu’ils étaient dans la caverne : mais il y eut une différence de douze heures entre leurs diverses estimations : en pareil cas, la mesure du temps qui s’écoule dépend de l’impatience de nos désirs, de la douleur ou de la joie que nous éprouvons.

 

Karl pensait qu’il y avait au moins deux jours qu’ils étaient dans la caverne ; Gaspard supposait qu’il n’y avait pas plus de vingt-quatre heures, et Ossaro partageait la différence.

 

Le botaniste appuyait son opinion sur la faim dévorante qui avait fini par triompher de leur répugnance à l’égard de la viande crue : il avait fallu, pour en arriver là, qu’ils eussent été plus de vingt-quatre heures sans rien prendre. C’était probablement à la fin de la seconde journée qu’ils avaient fait leur premier repas, et la preuve, c’est qu’ils s’étaient couchés aussitôt qu’ils avaient eu fini de manger, et qu’ils avaient dormi trop longtemps pour que ce ne fût pas le moment où d’habitude on s’endort. Il est vrai qu’ils s’étaient fatigués de manière à dormir debout, et n’importe à quelle heure.

 

Toutefois, il est probable que le botaniste avait raison ; la journée était fort avancée lorsque les chasseurs pénétrèrent dans la grotte ; ils avaient fait beaucoup de chemin avant de rencontrer l’ours, et, depuis le moment où ils s’étaient trouvés sans lumière, que de temps n’avaient-ils pas employé à parcourir le labyrinthe, à tourner sur eux-mêmes, à se consulter, à se fatiguer, ainsi qu’ils l’avaient fait la veille ! Il était donc à peu près sûr qu’ils ne s’étaient couchés que pendant la seconde nuit qu’ils avaient passée dans la caverne.

 

Toujours est-il que nos jeunes gens avaient beaucoup dormi, non pas toutefois sans rêver d’abîmes effroyables où ils roulaient sans cesse, de combats terribles avec des ours féroces, des taureaux furieux, ou des chiens enragés. Tous ces cauchemars n’avaient rien que de très-naturel en pareille circonstance ; mais quel affreux réveil attendait nos pauvres amis ! Au lieu des flots de lumière dont ils étaient inondés chaque matin, ils se retrouvèrent dans une obscurité complète, et le silence de la tombe remplaça pour eux les chants d’oiseaux qui saluent la venue du jour.

 

Cette caverne, effectivement, pouvait bien être le tombeau où ils reposeraient avant peu ; triste réflexion qui tout d’abord vint se présenter à leur esprit. Mieux aurait valu pour nos chasseurs continuer à dormir, en dépit des rêves qui avaient troublé leur sommeil ; car la réalité se trouvait bien plus affreuse que tous les songes qu’ils auraient pu avoir.

 

Il fallut néanmoins déjeuner ; la faim s’était déjà fait sentir, et, cette fois encore, un pied d’ours cru, mangé sans pain et sans sel, composa le repas de nos trois amis.

 

Lorsqu’ils furent rassasiés, ils se disposèrent à exécuter le projet dont le botaniste venait de les entretenir, et que nous allons vous communiquer.

 

L’endroit où gisait le corps de l’ours formait, ainsi que nous l’avons dit plus haut, une salle assez vaste, d’où rayonnaient un certain nombre de galeries ; les chasseurs l’avaient remarqué avant de se trouver dans les ténèbres, et Karl proposait d’explorer tous ces passages les uns après les autres, de les étudier soigneusement en en palpant les murailles, de se créer des points de repère en entassant des débris de rocher, et même en cassant des stalactites à coups de hache, comme on fait des brisées pour retrouver son chemin dans un bois non frayé.

 

Certes il faudrait de la patience et du temps pour exécuter ce projet ; mais la construction de la passerelle avait exercé la patience de nos amis, et, quelque fût le résultat qui dût répondre à leurs efforts, ils y étaient préparés. D’après les conseils du botaniste, ils devaient d’abord choisir une direction quelconque et l’explorer de manière à bien la connaître avant de pénétrer dans une autre galerie, à moins d’avoir acquis la certitude qu’elle aboutissait à une impasse ; il était probable que de cette manière ils trouveraient une issue qui leur donnerait les moyens de sortir de leur cachot.

 

Avant de commencer leur exploration, nos amis essayèrent de nouveau d’employer Fritz pour se guider ; mais, ainsi qu’il était arrivé la veille, il fut impossible, même à Gaspard, de détourner son chien de l’endroit où l’on avait tué l’ours. Une fois qu’ils furent bien convaincus de l’inutilité de leurs efforts à cet égard, les jeunes gens détachèrent la laisse qui retenait l’animal, et procédèrent à l’exécution du plan convenu.

 

Ils s’approchèrent de la muraille, découvrirent l’entrée d’une galerie près de laquelle resta l’un d’eux, afin que, si par hasard ceux qui agissaient en qualité de pionniers avaient le malheur de prendre une fausse direction, ils pussent revenir au point de départ en se laissant guider par la voix de celui qui n’avait pas bougé.

 

De cette façon, ils parcoururent la galerie sans crainte et sans beaucoup de difficultés, mais avec infiniment de lenteur. Ils rencontraient sans cesse des passages latéraux qu’il fallait marquer de façon à les reconnaître ; les points de repère qu’ils établissaient même dans la galerie principale devaient être assez rapprochés pour qu’on pût les retrouver facilement, et ces marques avaient besoin d’être faites avec soin pour éviter les méprises. Je ne dis rien des obstacles qu’ils trouvaient à chaque pas et qui les empêchaient d’avancer. Bref, lorsque la nuit fut arrivée, c’est-à-dire quand la faim et la fatigue leur firent penser que l’heure du repos était venue, ils estimèrent qu’ils n’avaient pas fait un kilomètre depuis le carrefour de l’ours jusqu’à l’endroit où ils avaient suspendu leur travail. Aucune lueur n’avait traversé les ténèbres où s’étaient trouvés nos amis ; et cependant ils revenaient au carrefour avec un peu d’espoir : le lendemain, le surlendemain, ou le jour suivant, ils reverraient la lumière ; qu’importait que ce fût un peu plus tôt ou un peu plus tard, dès qu’ils avaient la certitude de sortir de ces affreuses ténèbres ?

LX

CONSERVE DE VIANDE D’OURS


Il y avait cependant une certaine inquiétude à concevoir à l’égard du temps plus ou moins long que devait exiger l’examen de la caverne. Pour combien de jours les pauvres égarés possédaient-ils des vivres ? L’ours était gros et gras ; il était facile de s’en assurer avec la main, et certes il pouvait fournir un nombre considérable de rations quotidiennes, Mais comment faire pour en conserver la viande ? elle ne tarderait pas à se décomposer, et nos amis ne pourraient plus s’en nourrir.

 

Toutefois elle devait se garder plus longtemps dans la caverne que si elle eût été dans la forêt, et la chose est facile à comprendre : c’est dans l’atmosphère que réside le principe de décomposition ; les individus qui ont pour état de conserver la viande, les fruits et les légumes, s’efforcent de priver d’air les produits qu’ils enferment dans des bouteilles ou dans des boîtes d’étain ; et, s’ils pouvaient arriver d’une manière absolue au but qu’ils se proposent, il est probable que les denrées qui font l’objet de leur industrie se garderaient indéfiniment.

 

Il y a toujours de l’air dans une caverne ; mais il y en a moins que dehors, et comme, en outre, la température est pour ainsi dire invariable dans les lieux souterrains, il en résulte que la décomposition des substances animales ou végétales y est beaucoup moins active qu’elle ne le serait en plein air. On a même trouvé dans certaines cavernes des animaux et des hommes qui, après leur mort, s’y étaient desséchés comme des momies, au lieu de se décomposer, ainsi qu’il arrive toujours en pareil cas.

 

Malgré le ruisseau qui traversait une partie de la caverne, la plupart des galeries étaient d’une sécheresse incroyable ; nos chasseurs l’avaient remarqué en voyant le nuage de poussière que l’ours et le chien avaient soulevé pendant le combat ; ils s’en apercevaient dans les ténèbres en passant la main sur le roc, et il suffisait de respirer pour sentir que l’on se trouvait au milieu d’un air sec. C’était un motif pour que la viande se conservât plus longtemps ; mais nos amis n’en avaient pas moins une vive inquiétude à cet égard, et ils s’ingénièrent à trouver le moyen d’empêcher leurs provisions de se gâter. Ils ne songeaient point à mettre leur ours dans la saumure, puisqu’ils n’avaient pas de sel ; il leur était tout aussi impossible de le boucaner sans bois que de le faire sécher au soleil, et la question devenait fort embarrassante.

 

Toutefois l’air de la caverne était si dépourvu d’humidité, qu’en découpant la viande par tranches minces que l’on suspendrait à une corde, on parviendrait peut-être à la faire sécher d’une manière suffisante ; elle se conserverait toujours mieux ainsi qu’en la laissant en masse, telle qu’elle était encore. Cette idée, qui n’était pas mauvaise, appartenait à Ossaro ; et comme nos chasseurs n’entrevoyaient pas de meilleur parti à prendre, ils se déterminèrent à suivre le conseil du Shikarri.

 

Mais comment faire, direz-vous, pour dépouiller l’animal sans y voir ?

 

Ce problème, dont la solution nous embarrasse, ne présenta pas la moindre difficulté à nos chasseurs ; ils étaient maintenant habitués aux ténèbres, et le Shikarri se serait chargé de dépecer la bête dans une obscurité plus profonde encore, s’il eût été possible de se trouver dans une nuit plus épaisse.

 

L’Hindou, assisté des deux frères, après avoir placé l’ours dans une attitude convenable, tira son grand couteau et dépouilla l’animal avec autant de promptitude que s’il avait été éclairé par une douzaine de lampes. Une fois qu’il eut enlevé la peau de l’ours, il l’étendit sur le roc en ayant soin de la poser sur la partie poilue, de manière que l’intérieur fût exposé à l’air.

 

Il n’en coûta pas davantage au Shikarri pour détailler la chair de l’ours par bandes étroites et minces, bien que l’opération exigeât un peu plus de temps pour être convenablement faite : car plus la viande aurait été épaisse, et moins elle se serait conservée. Mais Ossaro était un habile homme en pareille matière, et, si les tranches qu’il venait de découper avaient pu être mises au grand jour, personne ne se serait douté qu’elles avaient été faites au milieu des ténèbres.

 

À mesure que la viande était préparée, le Shikarri la passait à ses deux compagnons, qui la déposaient sur la peau de l’ours, en attendant que cette première partie de la besogne fût terminée. Il arriva enfin un moment où il ne resta plus rien sur les os de la bête ; les chasseurs se demandèrent alors ce qu’il fallait faire de ce monceau de venaison : valait-il mieux l’étendre sur le roc ou placer tous ces lambeaux de viande sur une corde ?

 

L’Hindou opinait pour qu’on employât ce dernier moyen, comme étant préférable à l’autre, et Karl et Gaspard se rendirent à son avis ; non-seulement la venaison sécherait mieux de la sorte, mais elle serait hors de la portée de Fritz, qui, dans l’ombre, aurait pu dévorer en un jour ce qui devait le nourrir pendant plus d’une semaine.

 

La combinaison était bonne ; mais cela ne suffisait pas : il fallait l’exécuter, et nos chasseurs n’avaient ni cordes pour étendre la viande, ni perches pour la soutenir. Le Shikarri était bien en possession d’une ficelle qu’il avait eue du reste de son fameux filet ; mais ce n’était pas assez, il en fallait bien d’autres pour supporter une pareille quantité de viande.

 

« Taillons la peau de l’ours en lanières, » s’écria Gaspard ; et il avait raison.

 

Le cuir de la bête fut immédiatement découpé de manière à former des courroies ayant deux centimètres de large, et qui, solidement réunies à la suite les unes des autres, composèrent une corde assez longue pour s’attacher aux deux extrémités du carrefour. L’un des bouts de cette corde fut noué à l’une des saillies de la muraille qui formait une espèce de bras, et l’autre, placée sur une tablette située à la paroi opposée, y fut maintenue par une pierre très-pesante.

 

Lorsque les trois amis eurent essayé la solidité de leurs attaches, ils allèrent chercher les tranches de viande qu’Ossaro avait faites, et les étendirent une à une sur la corde, ainsi que font les blanchisseuses qui ont du linge à faire sécher.

 

Une seconde courroie fut indispensable pour compléter l’opération ; la peau de l’ours en fournit encore les éléments ; on la fixa de la même manière que la précédente, et, quand les derniers morceaux de venaison y furent étendus, les trois amis songèrent à se reposer. Ils firent ce qu’ils appelaient leur repas du soir, et se couchèrent avec l’intention de ne pas dormir plus de quelques heures, afin de se remettre avec un nouveau courage à la recherche du soleil.

LXI

RÊVE


« Quel rêve étrange ! s’écria Gaspard d’une voix joyeuse en se réveillant.

 

– De quoi as-tu rêvé ? demanda le chasseur de plantes.

 

– Oh ! frère, si tu savais ! mais c’est de lumière que j’ai rêvé.

 

– Et quelle était cette lumière ? reprit Karl.

 

– Il y en avait beaucoup, répliqua Gaspard, mais je veux être pendu si c’est un rêve ; j’étais ma foi bien éveillé quand cette idée-là m’est venue. Mon Dieu ! quelle bonne idée ! n’est-ce pas qu’elle est fameuse ?

 

– Je ne sais pas ce que tu veux dire, répondit Karl avec une certaine inquiétude, car il craignait que ce rêve surnaturel n’eût fait perdre la raison à son frère. De quelle idée parles-tu, Gaspard ?

 

– C’est tout simple ; je veux parler de chandelles.

 

– Je ne comprends pas. Assurément, pensa le botaniste, le cerveau du pauvre garçon est dérangé ; cette affreuse obscurité l’a rendu fou.

 

– C’est que je ne t’ai pas raconté le rêve que j’ai fait, reprit Gaspard ; mais non, ce n’est pas un rêve ; je ne sais plus ce que je dis ; je suis tellement heureux de cette idée lumineuse !… plus de ces abominables ténèbres où nous marchons à l’aveuglette ; nous aurons des flots de lumière… ah ! quand j’y pense… Mais comment se fait-il que je n’aie pas eu cette idée-là plus tôt ?

 

– Fais-moi part de ton rêve, dit alors le chasseur de plantes.

 

– Maintenant que je suis tout à fait réveillé, poursuivit Gaspard, je suis certain que ce n’est pas un songe, ou tout au moins un songe dans toute la force du terme. J’y avais pensé en m’endormant, et tu sais, frère, que, lorsqu’une chose me préoccupe et m’embarrasse, c’est quand je sommeille à moitié qu’elle se débrouille dans mon esprit. Cela vient encore de m’arriver, et je suis sûr que maintenant j’ai trouvé le bon moyen.

 

– Pour sortir de cette caverne ?

 

– Oui, cher frère.

 

– Et quel est-il ?

 

– C’est de devenir fabricants de chandelles.

 

– Bonté divine ! se dit en lui-même le chasseur de plantes, il a perdu la raison ; cela ne fait pas le moindre doute.

 

– Mon Dieu, oui ! fabricants de chandelles, continua Gaspard d’une voix enjouée.

 

– Très-bien, répondit Karl, ne voulant pas contrarier son frère, dans la crainte d’augmenter sa folie, très-bien ; mais où prendrons-nous ce qu’il faut pour fabriquer des chandelles ?

 

– Comment ! s’écria Gaspard ; mais n’avons-nous pas la graisse de l’ours ?

 

– C’est là ton idée ? répliqua le botaniste en changeant de ton.

 

– Sans doute, bon frère ; est-ce que la panne de cette excellente bête n’est pas remplie de suif jusqu’au bord ? Qui nous empêche de nous en servir pour éclairer cet affreux labyrinthe ?

 

Karl était complètement rassuré.

LXII

ESPÉRANCE


La joie d’Ossaro n’était pas moins vive que celle des jeunes Sahibs ; et nos chasseurs, rapprochant leurs trois têtes, s’empressèrent d’examiner la proposition de Gaspard et de discuter les moyens d’exécution.

 

Mais le botaniste et le Shikarri n’avaient pas besoin de se préoccuper des détails de l’affaire, l’auteur du projet avait tout prévu, tout réglé pendant qu’il sommeillait. Ce n’était pas un rêve, comme il l’avait cru d’abord ; l’idée d’employer la graisse de l’ours à faire de la chandelle lui était venue pendant qu’Ossaro découpait la venaison, et depuis lors, jusqu’au moment où il s’était endormi, cette idée lui avait trotté dans l’esprit.

 

« Lorsque je reçus des mains du Shikarri les tranches de viande qu’il découpait, raconta Gaspard à ses deux auditeurs, je fus frappé des morceaux de graisse que je trouvais sous mes doigts ; cela me fit songer qu’il devait y avoir énormément de suif dans le corps de l’animal, et, du suif aux chandelles, le passage est tout simple. Par malheur, me disais-je, la graisse ne brûle pas comme une torche de résine, il faut d’abord la fondre et y mettre un lumignon ; comment faire, puisque nous n’avons pas de bois ? et quand nous aurions une forêt dans le coin de ce maudit labyrinthe, nous n’en serions pas plus avancés ; il nous faudrait une chaudière, un vase quelconque où nous puissions renfermer notre graisse pour la mettre sur le feu.

 

– Ce n’est que trop vrai, dit le botaniste d’un ton découragé.

 

– Assurément, continua Gaspard. Je fus donc sur le point d’abandonner mon projet ; c’est pour cela que je ne vous en ai rien dit tout d’abord ; vous ne pouviez pas plus que moi changer ces pierres en combustible, et je résolus de n’y plus penser.

 

– Tu avais raison ; mieux valait n’en rien dire puisque c’est impossible, répliqua le botaniste en soupirant.

 

– Mais tu vas voir, reprit Gaspard ; j’avais beau me dire que c’était impraticable, une fois que la chose fut logée dans ma tête, il n’y avait plus moyen de ne pas s’en occuper. Nous avons de la poudre et de l’amadou, c’est autant qu’il en faut pour se procurer du feu ; c’est donc le bois qui nous manque, et ensuite un chaudron. Sois tranquille, je ne pensai d’abord qu’au moyen de faire bouillir la marmite, celle-ci viendrait après, ou ne viendrait pas du tout, à la rigueur on s’en passerait ; quand, au lieu de chandelles, nous n’aurions qu’un lumignon bien saucé dans la graisse, nous y verrions toujours assez pour nous conduire, et…

 

– Mais où trouver une mèche ? interrompit le chasseur de plantes.

 

– Est-ce que nous n’avons pas la ficelle du Shikarri ? Elle peut bien passer pour une corde, et la filasse qui la compose nous servira merveilleusement. Tout le reste était facile, et je ne m’en serais pas inquiété si j’avais eu du bois.

 

– Comme tu as l’esprit inventif ! jamais pareille idée ne me serait venue à l’esprit ; quel dommage que tu n’aies pas de quoi faire du feu !

 

– Mais si ! j’ai trouvé ce qu’il me fallait.

 

– Bravo ! s’écrièrent à la fois le botaniste et le Shikarri ; cependant tu n’as pas de bois ? ajouta le chasseur de plantes.

 

– Si, si, si ! Me voilà donc remuant tout cela dans ma tête, continua Gaspard, et m’imaginant que je rêvais ; mais pas du tout, je ruminais mon affaire, et, tout en réfléchissant, j’ai trouvé la marmite.

 

– De plus fort en plus fort !

 

– Écoutez bien, vous m’aiderez peut-être à perfectionner la chose. Nous avons deux fusils, Ossaro a une lance, un arc, un bon paquet de flèches et un carquois, fait d’un bambou épais ; je propose d’abord qu’il fende avec sa hache la crosse de nos fusils, nous en aurons bientôt fait d’autres une fois que nous serons dehors ; il y ajoutera, son arc, ses flèches, son carquois, la hampe de sa lance… Ne t’inquiète pas, Ossaro, tu les remplaceras dans la forêt, et nous aurons de quoi faire autant de paquets de chandelles que nous pourrons en désirer.

 

– Très-bien, lui dit son frère, mais je ne vois pas la marmite.

 

– J’avoue qu’elle m’a terriblement embarrassé, répondit l’ingénieux Gaspard, et cependant la chose était bien simple ; j’ai fini par me rappeler ma poire à poudre ; elle est énorme, d’une solidité à toute épreuve ; la partie supérieure se dévisse, nous l’enlevons, je mets soigneusement la poudre dans ta poche ou dans la mienne, et le fond de la machine remplit le rôle de chaudron ; elle est en cuivre, garantie sans défaut, et je vous assure qu’elle fera merveille : le seul inconvénient, c’est qu’elle est un peu petite ; mais on recommencera l’opération, et…

 

– Je comprends, s’écria le botaniste avec joie : nous transformons la ficelle d’Ossaro en mèches plus ou moins grosses, et tu les plonges dans la graisse bouillante.

 

– Tu n’y es pas, répondit Gaspard d’un son de voix triomphante ; j’y avais songé d’abord, mais cela ne me suffit plus. Ce n’est point un lampion ni une veilleuse que je veux faire, ce sont des chandelles parfaitement moulées que j’ai la prétention devons offrir.

 

– De vraies chandelles ! et comment vas-tu faire ?

 

– C’est là mon secret ; lorsqu’il s’est agi de prendre un tigre avec de la glu, Ossaro n’a pas voulu me dire comment il y arriverait ; c’est à mon tour de l’intriguer ; qu’il devine ou qu’il attende. »

 

Gaspard termina sa phrase par un joyeux éclat de rire. C’était la première fois qu’il riait depuis son entrée dans la caverne, et bien certainement le seul bruit du même genre qui eût jamais retenti sous ces voûtes ténébreuses.

LXIII

LUMIÈRES AU MILIEU DES TÉNÈBRES


Karl et Ossaro acceptèrent la direction de Gaspard, et se mirent immédiatement à la besogne ; les fusils ne tardèrent pas être démontés, les crosses à être mises en pièces ; les baguettes même furent sacrifiées après qu’on en eut soigneusement retiré la tête, le tire-bourre, en un mot toutes les parties de métal ; nos chasseurs, tout en sacrifiant avec joie la portion combustible de leurs armes, n’oubliaient pas qu’il fallait songer à l’avenir, surtout maintenant qu’ils avaient la certitude de sortir de leur cachot ; il était donc de la dernière importance de ne perdre aucun des objets qu’il serait impossible de remplacer, et les moindres vis, les plus petites goupilles furent réunies avec soin et placées dans l’une des poches du botaniste.

 

Les armes du Shikarri passèrent à leur tour sous la hache et fournirent une quantité d’excellents matériaux : sa grande lance fut coupée en huit ou dix pièces ; son carquois, son arc et ses flèches furent également fendus ou brisés ; tout cela finit par constituer un assez bon fagot de bûchettes qui devaient s’enflammer à la première étincelle, tant le bois en était sec.

 

Il leur restait encore une ressource imprévue ; c’était le manche des deux torches, auquel jusqu’à présent ils n’avaient pas songé. Vous vous rappelez qu’ils avaient placé les copeaux de bois résineux au bout d’une branche ayant au moins un mètre de longueur ; ils avaient jeté ces deux branches au moment où la résine avait été consumée ; Gaspard s’en souvint tout à coup : ils se trouvaient précisément à l’endroit où ils s’étaient débarrassés de leurs torches éteintes, et les manches de celles-ci ne devaient pas être bien loin. Effectivement, après avoir talonné pendant quelques minutes, les chasseurs retrouvèrent les deux morceaux de bois, auxquels étaient restés quelques fragments de copeaux résineux qui avaient formé les torches ; circonstance des plus heureuses, car il devenait facile d’allumer le feu avec un seul coup de briquet.

 

Voilà donc nos trois amis pourvus d’une assez bonne pile de bois pour n’avoir pas besoin de sacrifier le manche de la petite hache d’Ossaro. Néanmoins il était probable qu’en établissant leur foyer tout simplement à découvert, leurs bûchettes seraient entièrement brûlées avant la fin de l’opération, et cette fois ils n’auraient plus qu’à mourir.

 

Mais songeant à éviter cette catastrophe, notre ingénieux Gaspard s’imagina d’établir une espèce de petit fourneau, ayant tout au plus quinze ou vingt centimètres de diamètre ; il suffisait pour cela de rassembler quelques-unes des pierres qui gisaient autour de nos chasseurs. Le bois devait être placé dans l’intérieur du fourneau, et il est facile de concevoir qu’un vase quelconque, posé immédiatement au-dessus d’une flamme renfermée entre des pierres, doit recevoir bien plus de chaleur que s’il avait été mis tout simplement au-dessus d’un foyer ouvert de toute part.

 

Le fourneau allait en se rétrécissant, de manière à ne laisser qu’une ouverture suffisante pour contenir la poire à poudre de Gaspard ; nos chasseurs devaient en profiter pour y brûler des morceaux de graisse, dont l’emploi augmenterait d’autant leur provision de combustible.

 

Tout cela fut arrangé sans lumière ; mais, le fourneau terminé, Gaspard battit le briquet, approcha de l’amadou un petit copeau de bois résineux qui lui servit d’allumette, et, l’instant d’après, l’endroit de la caverne où se trouvaient les chasseurs étincela comme une chambre dont les murs seraient enrichis de diamants.

 

À la clarté de la flamme, nos amis purent agir avec plus de certitude et surtout avec plus de vivacité. Ossaro, penché sur les restes de l’ours, enlevait rapidement les masses de suif qui se trouvaient dans le corps de la bête ; Karl surveillait le feu, qu’il entretenait en ajoutant des lambeaux de graisse aux bûchettes qui s’y trouvaient déjà ; tandis que son frère tenait à la main le double canon de son fusil qui paraissait absorber son attention.

 

« Et que pouvait-il faire de ce canon sans batterie et sans crosse ? » demandez-vous avec surprise. Regardez notre jeune ami et vous verrez à quel usage il emploiera cette arme démontée ; observez bien tous ses mouvements ; il a dévissé les deux cheminées qui sont faites pour supporter les capsules, et fait passer par l’ouverture le bout d’une ficelle dont l’autre extrémité sort par la bouche du canon ; ce n’est pas une ficelle à proprement parler, c’est une mèche que l’Hindou a fabriquée avec la corde dont il lui restait un morceau ; et vous comprenez maintenant pourquoi Gaspard tient à la main ces deux tubes de fer poli, dont vous devinez l’emploi.

 

« Un moule à chandelles ! » s’écrie l’un d’entre vous.

 

Précisément ; et l’un des meilleurs moules dont fabricant de chandelles se soit jamais servi.

 

Voilà donc nos trois chasseurs dans le coup de feu de leur manipulation ; les mèches sont à leur place, la flamme pétille, la graisse fond à merveille dans la poire à poudre qui sert de marmite, et, chaque fois qu’elle est cuite à point, c’est-à-dire liquéfiée, on la verse dans l’un des tubes qui l’attendent, et l’on réitère l’opération jusqu’au moment où le canon de fusil est sur le point de déborder.

 

Il faut à présent laisser refroidir le suif ; toutefois la graisse conserve longtemps la chaleur, et nos jeunes gens sont remplis d’impatience. Mais il y a un moyen d’activer le refroidissement : c’est de porter le canon brûlant auprès du ruisseau, mieux encore, à l’endroit où la source jaillit du rocher ; en appuyant le tube de fer contre la paroi de granit, il se trouvera certainement arrosé par l’eau qui s’échappe de cette muraille, et Gaspard jouira bien plus tôt du résultat de son invention.

 

La chose faite, nos trois amis revinrent auprès de leur fourneau dont ils couvrirent le feu pour économiser le bois ; car ils avaient l’intention de fabriquer une seconde paire de chandelles ; il leur restait assez de bûchettes pour l’essayer ; ils avaient encore de la mèche, et la graisse ne manquait pas : aussi dès que le moule serait vidé, recommenceraient-ils l’opération.

 

« Pourquoi se donner la peine d’attendre, puisqu’ils avaient deux fusils ? » demandez-vous d’un air étonné. La raison en est bien simple : le fusil de Karl était une longue carabine, c’est-à-dire qu’à l’intérieur il se trouvait des rayures qui décrivaient une spirale et qui auraient empêché la graisse de sortir dès qu’elle aurait été refroidie.

 

Les chasseurs néanmoins ne restèrent pas à rien faire : quand ils eurent fini de préparer les deux mèches dont ils allaient avoir besoin, ils pensèrent à déjeuner, et cette fois leur menu se composa d’une ou deux belles tranches d’ours, bien grillées, qui leur donnèrent des forces pour continuer leur besogne.

 

Enfin, le canon de fusil étant froid comme la glace, ils ranimèrent leur brasier en y jetant un peu de bois.

 

Deux autres chandelles furent ajoutées aux premières ; nos trois amis avaient maintenant de quoi s’éclairer pendant à peu près cent heures ! Ils pouvaient, au reste, augmenter leur provision, car il leur restait du bois et du suif ; mais il était probable qu’avant d’avoir consumé celle qu’ils avaient déjà, ils seraient sortis de la caverne et jouiraient de nouveau de la lumière du soleil.

 

Je ne vous raconterai pas tous les détours que nos chasseurs furent obligés de faire pour retrouver l’endroit par lequel ils avaient pénétré dans cet affreux labyrinthe. Qu’il me suffise de vous dire qu’après avoir marché pendant huit heures, ils aperçurent l’orifice de la galerie principale qui se dessina devant eux comme un brillant météore, et que, se précipitant vers ce portique inondé de lumière, ils contemplèrent avec des yeux ravis l’azur du ciel, qu’un instant ils avaient craint de ne jamais revoir.

LXIV

CONCLUSION


Vous supposez qu’après une pareille aventure nos amis se gardèrent bien de remettre les pieds dans la caverne. Il est certain qu’ils n’y seraient jamais revenus, s’ils avaient pu découvrir un passage quelconque pour s’échapper du vallon où ils étaient emprisonnés ; mais la falaise n’avait pas d’autre brèche que la moraine qui conduisait au glacier, ou l’orifice béant de cette caverne ténébreuse ; et les trois exilés ne pouvaient pas renoncer à l’espoir de trouver dans l’un des tunnels de ce labyrinthe, une issue qui les conduirait de l’autre côté de la montagne.

 

Avant d’abandonner cette espérance, il fallait au moins qu’une exploration complète eût démontré que la caverne était elle-même une impasse. Huit jours après leur sortie du labyrinthe, nos chasseurs avaient préparé des torches, et moulé des chandelles en quantité suffisante pour commencer de nouvelles recherches.

 

À peine avaient-ils déjeuné qu’ils se dirigeaient vers la falaise et que, pénétrant dans la caverne, ils en parcouraient les galeries jusqu’au soir, espérant toujours que le lendemain ils découvriraient une issue qui leur rendrait la liberté.

 

Mais les semaines s’écoulèrent sans apporter aucun changement à la situation de nos malheureux amis, Tous les passages, tous les retraits de la caverne avaient été parcourus plusieurs fois, tous les détails en avaient été soigneusement examinés, palpés, sondés ; mais, hélas ! toutes ces galeries étaient murées, toutes ces baies profondes, toutes ces fissures étroites n’aboutissaient qu’au roc impénétrable.

 

Lorsqu’il fallut enfin renoncer à cette dernière espérance, les trois amis sortirent de la grotte, et cette fois pour n’y jamais rentrer. Ils allèrent s’asseoir au bord de la corniche et y demeurèrent pendant longtemps sans échanger une parole ; mais leur attitude et leurs regards exprimaient un profond désespoir.

 

Exilés à jamais dans cette vallée sans issue, ils n’auraient plus de communication avec le monde et ne contempleraient jamais d’autres visages que ceux de leurs compagnons d’infortune ! pensée déchirante qui les absorbait entièrement.

 

Ce fut Gaspard qui le premier rompit le silence.

 

« Quelle affreuse destinée ! murmura-t-il ; vivre et mourir ici ! loin du toit paternel, loin de tout le monde ! être seuls, toujours seuls !

 

– Non, lui répondit son frère en cherchant à dissimuler sa tristesse, non, Gaspard, nous ne sommes pas seuls, car Dieu est avec nous ; efforçons-nous d’oublier le monde, et que le Seigneur devienne notre univers. »

 

FIN

 

 

 

 

 


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Août 2007

 

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[1] Gentleman, qui littéralement signifie gentilhomme, ne désigne pas seulement en Angleterre l’individu qui possède un titre ; on le donne à tous ceux dont l’éducation a développé l’intelligence, élevé les sentiments, adouci les manières ; et son véritable équivalent en français est la qualification d’homme distingué, comme il faut, instruit et bien élevé. (Note du traducteur.)

[2] Qualification donnée aux végétaux herbacés que l’on emploie comme aliments.

[3] Bœuf des jungles.

[4] Il existe dans l’île de Ceylan un figuier de cette espèce qui a vingt-huit mètres de circonférence. (Note du traducteur.)

[5] Membrane qui enveloppe les fleurs de certaines plantes et qui les recouvre entièrement avant qu’elles soient épanouies.

[6] On appelle ainsi l’énorme grappe que forment les fleurs et ensuite les fruits des palmiers et des bananiers.

[7] Tige de la feuille.

[8] La roupie vaut environ 2 fr. 50 c.

[9] Plante de la famille des palmiers, et qui a le port d’une graminée ; quelques espèces de rotang fournissent une filasse grossière avec laquelle on fait des câbles tellement forts qu’ils servent à attacher les éléphants indomptés.

[10] Cedrela toona.

[11] Le daim de nos climats est très-souvent moucheté pendant la belle saison, bien que ces taches ne soient jamais aussi régulières, ni d’un blanc aussi pur que celles de l’axis. (Note du traducteur.)

[12] Nous ne saurions admettre sans réserve l’opinion de notre auteur ; les habitants des régions fortunées s’imaginent volontiers que leurs souffrances rachètent leurs privilèges, et que ceux de la zone glaciale ont des compensations à leur misère évidente ; cela dispense de les plaindre, et cela permet de jouir plus à l’aise des richesses qui vous entourent ; mais nous croyons d’autant moins que l’âpre vent du nord, le jour crépusculaire, l’absence de végétation, de nourriture, de combustible, de fleurs, de fruits, d’oiseaux, sans dédommagement d’aucun genre, puissent entrer en comparaison avec les flots de lumière des régions où la vie éclate sous toutes les formes, que la rigueur du climat n’est point un mal qui préserve des moustiques. Pendant tout leur été, qui n’est qu’un affreux dégel, le Lapon et le Samoïède ne sont pas moins torturés que l’Indien par cette maudite engeance, qui force les rennes à passer une partie de leurs journées dans l’eau afin de se préserver de cette peste, dont ce moyen même ne parvient pas à les débarrasser. (Note du traducteur.)

[13] Vers à sang rouge, composés de plis transverses qui forment un nombre d’anneaux souvent considérable.

[14] Les sangsues ont dix yeux, et leur vue doit être assez perçante, pour leur permettre de découvrir immédiatement la proie qui peut leur fournir le sang dont elles sont altérées. (Note du traducteur.)

[15] Ce n’est qu’après la mort de l’animal que le musc est en grains dans la petite bourse que les chasseurs lui enlèvent ; pendant la vie du chevrotain, c’est une substance à demi fluide et onctueuse au toucher, mais que le chasseur falsifie presque toujours, au moment où il s’en empare, en y mêlant, avec beaucoup d’adresse, de la terre, du sang, et parfois même des grains de plomb. (Note du traducteur.)

[16] Vingt-cinq francs.

[17] Amas confus de rochers que les glaces transportent jusqu’aux vallées inférieures, et qui est composé de fragments plus ou moins gros des montagnes qui bordent et qui dominent le glacier.

[18] Le poa est le nom scientifique du pâturin, qui est l’une des graminées les plus connues ; on en compte un grand nombre d’espèces, dont quelques-unes, telles que le pâturin commun et le pâturin des prés, abondent dans nos prairies, où vous avez remarqué leurs particules légères et leurs feuilles étroites et allongées ; il est bien certain que nos bœufs en mangent tout autant que le poaphagus lui-même. (Note du traducteur.)

[19] On comprend sous le nom de mandarins tous les lettrés du Céleste-Empire.

[20] Ce qui caractérise surtout le bois du muntjak et celui du kakour, c’est d’être porté sur un pédicule osseux, dépendant de l’os du front, tandis que les bois de tous les autres branchus sont placés sur le front même, ce qui fait qu’on les appelle sessiles. (Ce dernier mot est employé pour désigner tous les objets qui n’ont pas de support et qui reposent immédiatement sur une large base.) (Note du traducteur.)

[21] Mâtereaux qui ont des poulies à leur extrémité et qui servent à élever ou à soutenir des fardeaux.

[22] Macération que l’on fait subir aux plantes textiles, telles que le lin, le chanvre, etc., pour faciliter la séparation de l’écorce filamenteuse d’avec la tige qu’elle recouvre. (Note du traducteur.)

[23] Lieu où s’opère le rouissage.