CHAPITRE IV – L’INFLEXIBLE GARDE-MALADE
Jusqu’ici, je le sais, je me suis étendu assez longuement sur ce début et je me suis préoccupé surtout de la vraisemblance plutôt que d’une rédaction en style de compte rendu. Mais si j’ai clairement expliqué au lecteur comment la Dame de la Mer atterrit à Folkestone, comment il lui fut possible de devenir membre de la société humaine sans provoquer de scandale, je n’aurai pas pris en vain tant de peine pour nuancer, gazer et embellir les faits dont j’ai pu disposer.
La Dame de la Mer se fixa définitivement, tranquillement, chez les Bunting. En moins d’une quinzaine, elle y fut si complètement installée que, sauf sa beauté et son charme exceptionnels, et parfois quelque chose de vague et d’indéfinissable dans son sourire, elle pouvait passer pour une créature humaine tout à fait acceptable. Elle restait estropiée, certes, et la partie inférieure de sa personne était fort pathétiquement enveloppée dans une sorte de gouttière. Mais, sur l’initiative de Mme Bunting, il me faut le reconnaître, il fut de convention générale qu’elles seraient bientôt tout aussi solides qu’auparavant ; Mme Bunting disait : elles, ce qui était, à coup sûr, aller aussi loin qu’une légitime équivoque le permet, peut-être même un peu plus loin.
– Sans doute – ajoutait Mme Bunting, – il est probable qu’elle devra s’abstenir de monter à bicyclette…
Telle était la nature des bruits qu’elle répandait sur sa commensale.
Incontestablement, la Dame de la Mer trouva – ou plutôt Mme Bunting trouva pour elle – en Parker, la garde-malade, un trésor de l’espèce la plus précieuse. Cette digne personne annonçait un âge inadmissiblement jeune, mais elle avait été déjà au service d’une dame impotente « qui venait des Indes », et elle résista victorieusement aux interrogatoires par lesquels on mit sa discrétion à l’épreuve. Elle avait connu les désillusions : un jeune homme qu’elle aimait la trompa ; elle le surprit un jour en promenade avec « une autre », déloyauté qu’elle ne pouvait tolérer, car elle possédait de la correction un sens inflexible, en présence duquel toute autre chose était vaine. La vie, avait-elle décidé, ne lui infligerait plus aucune surprise. Elle assistait maintenant à la parade, la plupart du temps inconvenante, de l’existence, avec, dans le regard de ses yeux bruns, une expression d’impartialité avertie ; elle remplissait avec calme les devoirs de sa profession, en s’abstenant de participer autrement à l’activité humaine. Les coudes serrés à la taille et les mains l’une sur l’autre, telle on la voyait toujours, et il était impossible à l’imagination la plus puissante de se la présenter, en aucune circonstance, sous un aspect qui ne fût pas absolument droit, net, irréprochable. Sa voix, quelle que fût l’occasion, était toujours basse et merveilleusement distincte, – peut-être quelque peu minaudière, mais à un degré infinitésimal.
Au moment d’entamer la question délicate, Mme Bunting avait cédé à une certaine nervosité, car ce fut Mme Bunting qui prit sur elle d’arrêter Parker, la Dame de la Mer n’ayant pas la moindre expérience de ces affaires. Mais c’est en pure perte que Mme Bunting se montra nerveuse.
– Vous saisissez bien, n’est-ce pas ? – précisa la bonne dame, se lançant tête baissée dans la difficulté. – Elle est… elle est estropiée.
– Je n’ai rien à saisir, Madame, – répondit la garde respectueusement, et évidemment prête à accepter comme un devoir n’importe quelle besogne relative à sa profession.
– De fait, – insista Mme Bunting, essuyant légèrement de sa main gantée le tapis de table et observant cette opération avec intérêt – en réalité, elle a une queue de sirène.
– Une queue de sirène ! Vraiment, Madame ? Et… est-ce douloureux ?
– Oh ! ma fois non, ce n’est aucunement gênant… aucunement. Sinon, vous comprenez, qu’il faut de la… de la discrétion.
– À coup sûr, Madame, – dit la garde, du ton qu’elle eût dit : il en faut toujours.
– Nous désirons tout particulièrement que les domestiques…
– Les domestiques inférieurs, certainement, Madame.
– Vous comprenez, n’est-ce pas ? – résuma Mme Bunting, qui leva sur Parker des yeux rassurés.
– Parfaitement, Madame, – certifia la garde avec un visage impassible, et elles abordèrent la question des appointements.
« Cela se passa d’une façon tout à fait satisfaisante », raconta par la suite Mme Bunting, respirant bruyamment au seul souvenir de ces instants. Il est clair que Parker était du même avis.
La garde se montra non seulement discrète, mais fort experte et débrouillarde. Dès le premier moment, elle mit, sans ostentation mais avec fermeté, la haute main sur la situation. C’est Parker qui imagina la sorte de boîte à violon dans laquelle on enferma les fallacieuses jambes estropiées ; c’est elle aussi qui indiqua le fauteuil roulant pour le jardin et le rez-de-chaussée et le fauteuil à brancards pour l’escalier. Jusqu’alors, Fred Bunting s’était chargé de ce double emploi – en dernier lieu, même, avec un empressement excessif, – chaque fois qu’on avait eu besoin de bras masculins pour transporter la Dame de la Mer. Pais Parker fit immédiatement entendre qu’une pareille façon d’agir ne pouvait s’accorder avec ses idées et elle s’assura par là, jusqu’à la fin de ses jours, la gratitude de Mabel Glendower. Parker énonça aussi la nécessité des promenades en voiture et suggéra, avec un air d’avoir raison qui ne laissait place à aucune alternative, l’idée de louer une voiture de grande remise pour la saison – cela pour la plus parfaite joie des Bunting et de leur pensionnaire.
Parker organisa encore le trajet quotidien en voiture jusqu’à l’extrémité est de la terrasse des Leas, et tout le détail du transport de la voiture au fauteuil dans lequel on roulait l’invalide tout au long des pelouses. Aucun des endroits où il était agréable et convenable de conduire la Dame de la Mer ne fut oublié ; Parker ne manqua pas de les indiquer tour à tour, avec la meilleure façon de s’y rendre. Par contre, toute occupation qui n’eût pas convenu à la Dame de la Mer, toute sortie qu’il eût été déplacé de faire, rencontrèrent l’opposition invisible et effective de Parker. Grâce à la garde, la Dame de la Mer cessa d’être une sorte d’objet privé réservé à l’usage particulier de la maison Bunting ; Parker l’arracha à sa claustration et lui assura dans le monde la situation à laquelle elle pouvait légitimement prétendre… jusqu’au jour où la crise éclata. Dans les grandes comme dans les petites choses, Parker ne fut jamais prise au dépourvu. Un oubli manifeste fut réparé par ses soins. Elle fit graver pour sa malade des cartes au nom de « miss Doris Thalassia Waters », nom ravissant et des mieux appropriés, dont se trouva dorénavant pourvue la Dame de la Mer. La prévoyante Parker eut encore la précaution de remplacer la cassette de l’infortuné Tom Wilders par une boîte à bijoux, un sac de voyage et une malle, la première que posséda la Dame de la Mer.
Dans mille menues occasions, la subtile Parker fit preuve d’un sentiment des bienséances à la fois pénétrant et sublime. Un jour, par exemple, qu’on faisait emplette d’objets d’usage intime, elle intervint tout à coup.
– Il faut aussi des bas, Madame, – dit-elle d’un ton discret, en mettant adroitement et sans vulgarité sa main devant sa bouche.
– Des bas ! – se récria Mme Bunting, – Mais, voyons…
– Je suis sûre, Madame, qu’il lui faut des bas, – affirma Parker sans s’émouvoir.
En y réfléchissant, est-ce une excuse, parce qu’une personne manque d’une chose sans qu’elle y puisse rien, pour qu’on la laisse manquer aussi d’une chose qu’elle peut facilement avoir ? C’est ici que nous abordons la quintessence même et le principe fondamental de la bienséance.
Mais Mme Bunting, vous vous en doutez bien, n’aurait jamais vu la question sous ce jour-là.
Qu’il me soit permis d’ajouter ici, avec regret mais avec un respect infini, un dernier détail au sujet de Parker ; après quoi elle reprendra son rang et son importance.
Je dois avouer, avec une nuance d’humiliation, que je poursuivis cette digne jeune femme jusque dans sa place actuelle, à Highton Towers, où elle occupe le poste de femme de chambre auprès de lady Jane Glanville, l’éminente propagandiste religieuse et sociale. J’avais un urgent besoin de certains détails, de certaines scènes et conversations que mon souci d’exactitude m’imposait de reconstituer. Or ce que, du commencement à la fin, la garde dut voir, apprendre et deviner équivaut pratiquement à la totalité de l’histoire.
Je lui exposai franchement la chose. Elle ne feignit nullement de ne pas me comprendre ni d’ignorer certaines circonstances secrètes. Quand j’eus fini, elle leva sur moi son regard candide.
– Il m’est impossible de vous satisfaire, Monsieur, – articula-t-elle. – Cela ne serait pas du tout conforme à mes idées.
– Mais vous n’avez, à l’heure actuelle, rien à redouter en me disant…
– J’ai bien peur de ne pouvoir rien vous dire, Monsieur.
– Cela ne ferait de mal à personne.
– Ce n’est pas cela, Monsieur.
– Je m’arrangerai, au contraire, pour que vous n’y perdiez rien.
Elle me regarda poliment, ayant achevé d’exprimer tout ce qu’elle voulait dire.
Bien que j’eusse recours, pour la décider, à des promesses alléchantes, l’inflexible Parker ne me répondit que par ce silence. Et même quand, renonçant à toute réserve, j’essayai de la soudoyer de la plus grossière façon, elle se contenta de marquer un respect seyant pour mon inaccessible supériorité sociale :
– Il m’est impossible de vous rien dire, monsieur ; ce serait tout à fait contraire à mes idées, – répéta-t-elle.
Si donc vous trouvez cette histoire tant soit peu vague et incomplète, vous voudrez bien vous rappeler que les inflexibles principes de Parker ont, dans une large mesure, contrecarré mes plans.