CHAPITRE III – L’ÉPISODE DES JOURNALISTES

 

I

 

Les Bunting accomplirent le remarquable exploit d’exécuter le programme que Mme Bunting avait tracé. Pendant quelque temps du moins, ils réussirent réellement à faire passer la Dame de la Mer pour une personne infirme tout à fait acceptable, malgré le nombre des témoins qui avaient assisté à son débarquement et malgré les très sérieuses dissensions intestines qui éclatèrent bientôt au sein de la famille. Plus gênante fut l’indiscrétion commise par l’une des femmes de chambre qui – ils ne surent que longtemps après laquelle était la coupable – raconta sous le sceau du secret toute l’histoire à son bon ami ; celui-ci, à son tour, la raconta le dimanche suivant à un jeune et entreprenant journaliste qui, assis à un endroit d’où il commandait toute la perspective des Leas, préparait, d’après nature, un article descriptif. Le journaliste d’avenir demeura incrédule, mais il fit une enquête et jugea que la nouvelle valait la peine qu’on la développât. Il recueillit de divers côtés une rumeur vague, mais suffisante pour prouver qu’il y avait quelque chose… Car le bon ami de la femme de chambre savait se montrer habile causeur quand il avait un sujet facile de conversation.

Finalement, le journaliste d’avenir s’en alla sonder les rédacteurs des deux principales feuilles de Folkestone, et découvrit que l’histoire venait de parvenir à leurs oreilles. Tout d’abord, selon l’usage des journaux locaux lorsqu’ils se trouvent en présence de quelque chose d’anormal, ils parurent disposés à faire les ignorants ; mais l’esprit d’audace qui animait leur collègue londonien secoua leur apathie. Le journaliste d’avenir s’en aperçut et se rendit compte aussi qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Pendant que ses confrères locaux créaient de toutes pièces des reporters qui poursuivraient l’enquête, il courut téléphoner à La Trompette du Matin et au Nouveau Journal. Quand il eut la communication, il fut affirmatif et pressant. Il engagea sa réputation, – la réputation d’un journaliste d’avenir !

– Je jure qu’il y a quelque chose là-dessous ! – insista-t-il. – Annoncez l’événement… après nous verrons !

Il s’était acquis, ai-je dit, une petite réputation et il n’hésita pas à la risquer dans l’affaire. La Trompette du Matin publia la nouvelle avec scepticisme et précision, et le Nouveau Journal risqua une tête de colonne en majuscules énormes : « Une Sirène, enfin ! »

Vous pensez que la chose fut, après cela, irrémédiablement divulguée ? Pas le moins du monde ! Il est des choses qu’on ne croit pas, même lorsqu’elles sont imprimées dans les journaux à un sou.

Lorsque les journalistes vinrent sans interruption secouer le marteau de la porte, pour s’éloigner momentanément sur la promesse qu’on les recevrait un peu plus tard ; lorsque le secret de la famille s’étala, imprimé, dans les journaux de la capitale, les Bunting et la Dame de la Mer crurent un moment que tout était perdu. Ils voyaient déjà l’histoire se répandre ; ils s’imaginaient l’avalanche imminente des amis et connaissances en quête de détails, ils entendaient le déclic d’une multitude d’objectifs photographiques, la rumeur de la foule sous les fenêtres ; ils tremblaient devant l’horreur d’une notoriété publique.

Toute la maisonnée, y compris Mabel, fut plongée dans la consternation. Adeline, moins consternée, éprouvait une excessive contrariété à l’idée de cette célébrité prochaine, mais absolument déplacée, en ce qui la concernait.

– Oh ! on n’oserait pas… – protestait-elle. – Songez quel tort cela ferait à Harry !

À la première alerte, elle se retira dans sa chambre. Les autres, indifférents pour une fois à son déplaisir, restèrent auprès de la Dame de la Mer, qui avait à peine touché à son déjeuner, et l’on envisagea sous tous ses aspects le danger auquel ils n’espéraient pas échapper.

– On mettra nos portraits dans les journaux ! – dit miss Bunting aînée.

– Ah non ! on n’y mettra pas le mien ; il est trop affreux ! – se récria sa sœur. – Je vais aller aujourd’hui même me faire photographier à nouveau.

– Les reporters viendront interviewer papa.

– Ah ! non, non ! – bredouilla M. Bunting terrifié. – C’est ta mère qui…

– Non, cher ami, c’est à vous de répondre, – décida Mme Bunting.

– Mais papa ne pourra… – objecta Fred.

– Assurément non, je ne pourrai pas, – certifia M. Bunting.

– Allons, il faudra bien que quelqu’un les mette au courant, n’est-ce pas ? – déclara Mme Bunting.

– Vous savez pertinemment qu’ils s’obstineront…

– Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais, – se lamenta la Dame de la Mer, qui tenait en main La Trompette du Matin. – Ne pourrait-on pas étouffer ces racontars ?

– Ah ! vous ne connaissez pas Messieurs les journalistes ! – dit Fred.

Le tact de mon cousin Melville sauva la situation. Il avait été vaguement mêlé au monde des journaux et il avait fréquenté des gens de lettres dans mon genre, et les gens de lettres se laissent aller parfois à déblatérer contre la presse, – plus ou moins justement. À peine, ce jour-là, fut-il entré chez les Bunting qu’il se rendit compte de la terreur qui les affolait à l’idée de cette publicité, une terreur panique, vraiment, qui les aurait fait fuir n’importe où. Ses regards rencontrèrent ceux de la Dame, et il arrêta sur-le-champ sa ligne de conduite.

– Ce n’est pas le moment de nous immobiliser sur des futilités, – dit-il, s’adressant à Mme Bunting. – Mais la situation, je pense, n’est pas absolument désespérée. Vous avez perdu trop facilement la tête. Il faut en finir sans tarder. C’est moi qui vais recevoir ces reporters et écrire aux journaux de Londres. Je crois que j’ai trouvé le moyen de les calmer.

– Quoi ? – questionna Fred.

– J’ai trouvé le moyen d’enrayer ces rumeurs, fiez-vous-en à moi.

– Les enrayer complètement ?

– Complètement.

– De quelle façon ? – demandèrent en même temps Fred et Mme Bunting. – Vous n’allez pas les soudoyer ?

– Les soudoyer ! – se récria M. Bunting. – Cela se fait, peut-être, à l’étranger, mais on ne soudoie pas un journaliste anglais !

Un murmure approbatif salua ces patriotiques paroles.

– Fiez-vous à moi, – dit Melville, qui, en effet, était à son affaire.

Ils y consentirent, non sans exprimer, pour son succès, des vœux chaleureux, mais sans grande conviction.

Melville s’y prit d’une façon admirablement adroite.

– Qu’est-ce que cette histoire de « Sirène » ? – demanda-t-il aux journalistes du cru lorsqu’ils se représentèrent, car ils revinrent en compagnie, en journalistes d’occasion (typographes habituellement) et peu accoutumés à ces aspects supérieurs de la profession. – Qu’est-ce que cette calembredaine ? – répéta mon cousin Melville. – Non, vraiment ! vous n’y pensez pas… Une sirène !

– C’est bien ce que nous nous disions, – déclara le plus jeune des deux journalistes d’occasion. – Nous nous doutions bien qu’il y avait là-dessous quelque farce, vous comprenez… Seulement, comme Le Nouveau Journal en a fait une manchette…

– Je suis surpris que M. Banghurst, qui passe pour un si habile directeur…

La Trompette du Matin raconte aussi la même histoire, – fit remarquer le plus vieux des deux reporters occasionnels.

– Et quand même on la trouverait dans cinquante de ces feuilles à un sou ! – s’écria mon cousin avec un mépris fort bien joué. – Est-ce que vous allez maintenant emprunter les nouvelles de Folkestone à de simples journaux de Londres ?

– Mais où ce bruit a-t-il pris naissance ? – commença le plus ancien des typographes.

– Ça n’est pas mon affaire ! – répliqua Melville en haussant les épaules.

Le plus jeune des journalistes eut une inspiration. Il tira de sa poche un carnet.

– Peut-être voudrez-vous bien, Monsieur, nous indiquer à peu près ce que nous pourrions dire…

Mon cousin Melville voulut bien.

II

 

Le jeune journaliste d’avenir, qui le premier avait eu vent de l’affaire – et qu’il ne faut pas un seul instant confondre avec les deux reporters d’occasion dont il vient d’être parlé – alla le lendemain soir trouver Banghurst, dans un état d’exaltation extrême.

– J’ai poussé la chose jusqu’au bout et je suis parvenu à la voir, – bégaya-t-il, haletant. – J’ai attendu au dehors, devant la maison, et je l’ai vu porter en voiture… J’ai pu causer à l’une des servantes, car je me suis introduit dans la maison en prétendant que j’étais chargé de réparer leur téléphone… j’ai déplacé et replacé les fils… Et voilà, le fait existe, positivement, c’est bien une sirène avec une queue… une véritable queue de sirène !

Il exhiba des papiers.

– Qu’est-ce que vous me jabotez là ? – lança Banghurst de derrière son bureau encombré, lorgnant les papiers avec hostilité.

– Je parle de la Sirène… il y a réellement une sirène… à Folkestone.

Banghurst se détourna et fouilla dans son plumier.

– Et après ? – fit-il.

– Mais c’est prouvé. Cette note que vous avez insérée…

– Cette note que j’ai insérée est une gaffe, s’il y a quelque chose de vrai dans l’affaire, jeune homme !

Banghurst continua à présenter la vaste étendue de son dos.

– Comment cela ?

– Nous ne tenons pas l’article « sirène », ici.

– Mais vous n’allez pas laisser cette histoire en plan ?

– Si, Monsieur.

– Mais je vous dis que la Sirène existe, qu’elle est là-bas !

– Qu’elle y reste.

Il se retourna vers le jeune journaliste d’avenir, et sa face massive était plus massive encore qu’à l’ordinaire, sa voix plus chaude, plus pleine, plus vibrante.

– Pensez-vous que nous allons faire avaler une nouvelle à notre public, simplement parce qu’elle est vraie ? Le public sait parfaitement bien ce qu’il veut croire et ce qu’il ne veut pas croire, et il ne croira certainement rien de ce que vous lui raconterez sur des sirènes… Vous pouvez parier votre chapeau là-dessus. Voyez-vous, quand même tout le rivage, oui, votre rivage de tous les mille diables, serait peuplé de sirènes, je m’en moque, ça m’est égal ! Nous avons notre réputation à sauvegarder, comprenez-vous ?… Et puis, écoutez bien : vous ne mordez pas au journalisme comme je l’avais espéré. C’est vous déjà qui nous avez apporté toutes ces balivernes à propos d’une découverte chimique, n’est-ce pas ?

– C’était vrai.

– Peuh !

– Je le tenais d’un membre de la Société Royale.

– Je me moque bien de qui vous la teniez, quand ce serait du Grand Turc en personne ! Mettez-vous bien dans la tête que les choses que le public ne veut pas croire ne sont pas des faits. Si ces choses sont vraies, c’est bien pis encore. Les gens qui achètent notre journal, c’est pour l’avaler, et il faut que ça passe sans les écorcher. En publiant cette note avec la manchette, je pensais qu’il s’agissait d’une bonne affaire, que vous aviez mis la main sur un scandale de plage entre baigneurs et baigneuses, quelque chose de savoureux… quelque chose enfin que tout le monde comprend. Vous savez bien que vous êtes allé à Folkestone pour décrire les costumes que le premier ministre et les lords et les autres portent à la promenade, pour entamer une polémique sur l’acclimatation des cafés en Angleterre, et d’autres sujets de ce genre. Et voilà que vous m’arrivez avec une idiotie pareille !

– Mais le premier ministre ne met jamais les pieds à Folkestone !

Banghurst haussa les épaules comme si le cas était désespéré.

– Que diable cela peut-il nous faire ? – dit-il en s’adressant d’un ton plaintif à l’encrier.

Le jeune homme réfléchit. Au bout de quelques secondes, il exposa au dos de Banghurst une idée nouvelle, mais sa voix était moins assurée :

– Je pourrais arranger l’article et tourner la chose en plaisanterie, peut-être ; en faire un dialogue comique avec un individu qui y croyait réellement… ou quelque chose de ce genre… Je ne voudrais pas avoir écrit toute cette copie-là pour rien.

– Je n’en veux sous aucune forme ! – cria Banghurst. – Ah mais non ! Il ne manquait plus que cela ! Le public soupçonnerait que c’est très fort et que vous vous payez sa tête. Il déteste tout ce qui a l’air d’être très fort.

Le jeune homme fit mine de répliquer, mais le dos de Banghurst exprima très clairement que l’entretien était fini.

– Sous aucune forme ! – répéta Banghurst quand on eût pu croire que tout était terminé.

– Je peux porter l’article à La Trompette du Matin ?

Banghurst manifesta son indifférence.

– Très bien ! – fit le jeune homme échauffé, – je vais à La Trompette du Matin.

Mais il comptait sans le directeur de ladite gazette.

III

 

C’est vers ce moment-là que j’entendis pour la première fois parler de la Sirène, ne me doutant guère que plus tard m’incomberait le soin d’écrire son histoire. À l’occasion d’une de mes rares apparitions à Londres, Micklethwaite m’offrait à déjeuner à l’Essuie-Plume Club, l’un des douze meilleurs clubs littéraires de Londres. Je remarquai un jeune journaliste qui déjeunait seul, non loin de l’entrée. Tout autour de lui les tables restaient vides, bien que les autres parties de la salle fussent bondées. Il était tourné vers la porte, guettant tous ceux qui entraient, comme s’il attendait quelqu’un qui n’arrivait jamais. Une fois, je le vis distinctement faire signe à un collègue, mais l’homme ne répondit pas.

– Dites-moi donc, Micklethwaite, pourquoi l’on évite si obstinément ce pauvre diable, là-bas ? Tout à l’heure déjà, au fumoir, j’ai remarqué qu’il essayait de lier conversation avec quelqu’un, mais qu’une sorte de tabou…

– Ah ! pour sûr ! – interrompit Micklethwaite en regardant par-dessus sa fourchette.

– Qu’a-t-il fait ?

– C’est un imbécile ! – proclama Micklethwaite, la bouche pleine et évidemment ennuyé. – Ouf ! – souffla-t-il dès qu’il eut avalé.

J’attendis un moment.

– Qu’a-t-il fait ?

Micklethwaite ne répondit pas tout de suite et enfourna rageusement dans sa bouche du pain et des aliments de toute sorte.

Puis, se penchant vers moi d’une façon confidentielle, il émit une série de bruits indignés dans lesquels il me fut impossible de reconnaître des mots.

– Ah ! ah ! – m’écriai-je quand il se tut.

– Oui, – confirma Micklethwaite.

Il avala tout ce qu’il venait de mâchonner, puis se versa du vin en éclaboussant la nappe.

– Il m’a tenu pendant près d’une heure, l’autre jour.

– Bah ! – fis-je.

– Stupide imbécile ! – dit Micklethwaite.

Je craignais d’être obligé d’en rester là sur ce sujet, mais par bonheur mon interlocuteur y revint de lui-même.

– Il vous amène habilement à contester…

– Contester quoi ?

– Qu’il puisse le prouver.

– Ah ?

– Et alors il vous démontre qu’il le peut, tout simplement pour faire étalage de son ingéniosité.

J’étais toujours aussi embarrassé.

– Mais que prouve-t-il ? – demandai-je.

– Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ? – rétorqua Micklethwaite devenant très rouge. – Il s’agit de cette satanée sirène de Folkestone.

– Il prétend qu’il y en a une à Folkestone ?

– Mais oui, il l’affirme, – répondit Micklethwaite dont le teint s’empourpra pendant qu’il me regardait, les yeux écarquillés. Il semblait se demander si je me proposais, moi entre tous, de lui tourner les talons et prendre le parti de cette infâme canaille. Je redoutai un instant qu’il fût frappé d’une attaque d’apoplexie ; heureusement il se souvint à temps qu’il était mon hôte et qu’il avait à mon égard des devoirs. Aussi il se pencha brusquement vers un garçon qui, rêveur, oubliait d’enlever nos assiettes.

– Vous avez joué au golf, ces temps derniers ? – dis-je à Micklethwaite, quand le garçon eut emporté couverts et plats.

Le golf a toujours fait du bien à Micklethwaite, excepté quand il y joue. Alors, m’a-t-on raconté… Si j’étais Mme Bunting, je m’interromprais à ces mots et, levant à la fois les mains et les sourcils, j’indiquerais l’effet que produit le golf sur Micklethwaite quand il y joue.

Je feignis de m’intéresser au golf, – jeu qu’en réalité je méprise et déteste comme je ne méprise et ne déteste rien d’autre au monde. Imaginez-vous un grand corps gras, comme Micklethwaite, une créature qui devrait se vêtir d’un turban et d’une longue robe noire pour dissimuler sa corpulence, et qui, avec toute une trousse d’instruments divers, tape sur une petite balle blanche qu’il poursuit pendant des milles et des milles, tape dessus avec une solennité enfantine ou une rage puérile, selon que le sort en a décidé, tape dessus pendant que sa patrie s’en va à tous les diables, et qui, par la même occasion, enseigne un répertoire de jurons et le métier de chasseur de pourboires à un jeune garçon aux yeux innocents : voilà le golf ! Toutefois, je rengainai mes trop faciles sarcasmes et me mis à parler de ce sport et des mérites relatifs de certains terrains de golf, tout comme j’aurais parlé de pâtisserie à un enfant, ou excité un jeune chien en lui disant : « Des rats ! des rats ! »

Notre déjeuner avait pris fin, quand je pus revoir le journaliste d’avenir.

Il mettait son pardessus en parlant au domestique avec une familiarité qu’on ne montre pas d’ordinaire aux laquais de club. L’homme, d’ailleurs, l’écoutait d’un air incrédule mais respectueux et lui répondait brièvement, mais avec politesse.

Quand nous sortîmes, la petite conversation continuait : le garçon tendait un chapeau de feutre mou au jeune journaliste qui fouillait dans sa poche bourrée d’une liasse épaisse de papiers.

– C’est formidable ! J’ai presque tout ici, – disait-il comme nous passions. – Si ça vous amusait d’y jeter un coup d’œil…

– Je n’ai guère le temps de lire, Monsieur, – répliquait le garçon.