CHAPITRE II – PREMIÈRES IMPRESSIONS

 

I

 

Voilà, avec autant de vraisemblance que j’en puis mettre, dans quelles circonstances la Sirène aborda à Folkestone. Indubitablement, toute l’affaire fut le résultat d’un plan d’invasion mûrement arrêté par la prétendue naufragée. Elle n’avait pas eu la moindre crampe, elle n’en pouvait avoir, et, en ce qui concerne la noyade, personne ne fut un instant en danger, si ce n’est M. Bunting, dont la précieuse existence faillit être sacrifiée au début de l’aventure. La première manœuvre de la dame fut, aussitôt installée, de demander un entretien à Mme Bunting et de compter sur l’éclat séducteur de sa juvénile beauté pour s’assurer, dans cette extraordinaire équipée, l’appui, la sympathie et le patronage de cette bonne dame qui, en réalité, était une enfant naïve, un véritable nouveau-né, en comparaison des immémoriales années vécues par la Sirène. La façon dont elle se conduisit vis-à-vis de Mme Bunting serait incroyable si nous ne savions que, en dépit de maints désavantages, la Dame de la Mer était une personne qui avait énormément profité de ses lectures. Elle en convint elle-même plus tard dans diverses conversations qu’elle eut avec mon cousin Melville. Car, pendant quelque temps, une amicale intimité – c’est ainsi que Melville préfère toujours présenter la chose – rapprocha ces deux personnes, et mon cousin, qui est doué d’une curiosité assez considérable, recueillit un grand nombre de détails fort intéressants sur la vie de là-bas ou d’en-bas, car la Sirène se servit de l’une et de l’autre expression. D’abord la Dame de la Mer se tint sur une excessive réserve, malgré l’insistance aimable de l’interrogateur, mais je devine qu’elle se laissa aller parfois à des accès d’expansion et de joyeuse confiance.

« Il est clair, écrit mon cousin dans ses memoranda, que les antiques notions que nous avons sur la vie sous-marine représentée comme un perpétuel jeu de cache-cache à travers des forêts de corail, interrompu par des séances de coiffure au clair de lune sur des plages rocheuses, méritent d’être considérablement revues et corrigées.

« Au point de vue littéraire, par exemple, les peuples sous-marins sont aussi bien pourvus que nous, et ils ont, par-dessus le marché, des loisirs illimités qu’ils peuvent, à leur gré, consacrer à la lecture. »

Melville insista beaucoup, et avec une envie manifeste, sur ces loisirs illimités. L’image d’une sirène se balançant dans un hamac fait de plantes marines tressées, tenant d’une main le dernier succès du romancier en vogue et de l’autre un poisson phosphorescent d’une force de seize bougies, peut choquer nos idées préconçues, mais un pareil tableau est assurément beaucoup plus conforme à la vie ordinaire de l’abîme telle que la Sirène la lui dépeignit.

Partout le changement impose son vouloir aux choses ; partout et jusque chez les créatures immortelles, règne la Modernité. Sur l’Olympe même, je suppose qu’il y a un parti progressiste et qu’un nouveau Phaéton s’y agite pour remplacer les chevaux du char de son père par quelque moteur solaire de son invention. C’est ce que j’insinuai à Melville qui s’écria : « Horrible ! horrible ! » et contempla comme fasciné le feu qui flambait dans la cheminée de mon cabinet de travail. Pauvre vieux Melville ! Elle lui donna une infinité de détails sur les ressources des bibliothèques océaniques. Naturellement, on n’imprime pas de livres là-bas, car l’encre d’imprimerie, sous l’eau, risquerait de faire de fâcheuses bavures : elle l’expliqua très clairement ; mais, d’une manière ou d’une autre, toute la littérature terrestre, assure Melville, est parvenue jusqu’aux habitants des abîmes.

– Nous sommes au courant, – dit la Sirène.

Ils constituent en fait un public distinct de lecteurs, et des recherches systématiques sont organisées pour trouver le complément de cette immense bibliothèque submergée qui circule avec les marées. Les sources d’approvisionnement sont variées et, dans certains cas, assez bizarres. Beaucoup de livres sont trouvés dans des navires coulés.

– Vraiment ? – s’écria Melville.

– Environ un livre par navire, – spécifia la Dame de la Mer.

Continuellement, sur les paquebots qui transportent des voyageurs, beaucoup de romans et de magazines tombent à la mer par inadvertance, ou bien le vent les envoie par-dessus bord. Parfois un volume est lancé volontairement dans les flots, mais ce ne sont généralement pas là des additions importantes. D’autres fois encore, certains lecteurs se débarrassent de cette façon, quand ils les ont achevés, de livres d’un caractère particulier. Melville, qui est un lecteur assez irritable, aura sans difficulté compris cela. Il arrive aussi que, sur les plages estivales, le vent, à certains jours, emporte au large des spécimens de littérature légère. Enfin, quand les succès colossaux de nos grands romanciers populaires commencent à se ralentir (du moins Melville me l’assura), les éditeurs jugent commode de jeter à la mer tout le surplus de leur stock que refusent les hôpitaux et les prisons.

– Cela n’est pas généralement connu, – fis-je.

– Mais eux, dans l’abîme, ils le savent, – répliqua Melville.

Il est d’autres moyens par lesquels les plages fournissent leur part de littérature. Les jeunes couples qui vont s’asseoir à l’écart de la foule indiscrète, raconta la Dame de la Mer, à mon cousin, oublient derrière eux, lorsque, après de suffisantes méditations, ils retournent vers des lieux moins solitaires, d’excellents romans modernes. Il y a, paraît-il, un fort bel assortiment de livres anglais dans le fond du Pas-de-Calais ; en réalité, toute la Collection Tauchnitz s’y trouve, jetée par-dessus bord, au dernier moment, par des voyageurs consciencieux ou pusillanimes qui reviennent du continent. Pendant un certain temps, le lit de la Mersey fut, de la même façon, alimenté de réimpressions américaines ; mais, de ce côté, depuis quelques années, le rendement a beaucoup diminué. L’œuvre des « Bonnes lectures pour les pêcheurs » commence aussi à prodiguer à foison ses traités pieux et à rehausser particulièrement le niveau de la pensée sur les vastes bas-fonds de la mer du Nord. Sur ces points, la Dame de la Mer fut très précise.

Lorsque l’on considère les conditions dans lesquelles elle s’enrichit, il n’y a pas à s’étonner que l’élément fiction soit aussi amplement représenté dans la Bibliothèque océanique qu’il l’est sur les comptoirs de MM. Mudie. Mon cousin apprit encore que les divers magazines illustrés, et particulièrement les publications mondaines et les journaux de modes, sont infiniment plus appréciés que les romans, qu’ils sont recherchés avec plus d’ardeur et feuilletés avec une impatience jalouse. Par là, mon cousin put discerner l’un des motifs qui avaient incité la Dame à risquer cette incursion dans la vie terrestre. Il insinua, au sujet de la toilette, diverses réflexions :

– Il y a longtemps que nous nous serions décidées à nous vêtir coquettement, – répondit la Sirène, et elle ajouta sur un ton légèrement persifleur : – Ce n’est pas que nous n’ayons rien de féminin, monsieur Melville, seulement, comme je l’expliquais à Mme Bunting, il est indispensable de tenir compte des circonstances… Comment garder quelque chose de propre, sous l’eau ! Songez aux dentelles, par exemple.

– Mouillées ! – agréa le cousin Melville.

– Trempées ! – renchérit la Dame de la Mer.

– Perdues ! – rectifia mon cousin.

– Et en outre, les cheveux ! – fit la Dame de la Mer avec gravité.

– C’est vrai ! – avoua Melville. – On ne peut jamais les faire sécher complètement.

– Précisément.

Mon cousin Melville entrevit sous un nouveau jour une vieille histoire.

– Et c’est pour cela… qu’autrefois… ?

– Tout juste ! – s’écria-t-elle – tout juste ! Avant qu’il y eût tant d’excursionnistes et de marins et de gens mal élevés partout, on pouvait s’installer au soleil et les peigner. Il était possible en ce temps-là de se coiffer, mais maintenant…

Avec un geste pétulant et mordillant ses lèvres, elle contempla gravement Melville. Mon cousin émit un grognement approbateur.

– L’esprit moderne, dans toute son horreur ! – proféra-t-il, presque automatiquement.

Bien que les romans et la mode paraissent contribuer regrettablement pour une si grande part à la nourriture spirituelle des sirènes, il ne faut pas croire que l’élément sérieux de nos lectures n’arrive jamais au fond de la mer. Tout récemment encore, raconta la Sirène, le cas s’est présenté d’un capitaine de voilier qui, complètement détraqué par les réclames étourdissantes du Times et du Daily Mail, avait non seulement acheté d’occasion la réédition faite par le Times de l’Encyclopédie Britannique, mais aussi cette compacte collection d’échantillons de belles-lettres, cette charcuterie littéraire, ce hachis mêlé, dosé et tassé (à deux pieds) par les soins lourdement érudits du Dr Richard Garnett. Il est depuis longtemps notoire que les plus grands esprits du passé furent beaucoup plus prolixes et confus dans (c’est ainsi qu’on s’exprime) leurs élucubrations. Le Dr Garnett, affirme-t-on, en a extrait le suc, et l’offre, condensé sous un volume si réduit que l’homme le plus affairé peut désormais prétendre à des connaissances littéraires approfondies, sans que ses occupations en soient en rien gênées. Ainsi abusé, l’infortuné capitaine prit à bord tout ce chargement, dans l’intention assez évidente de débarquer à Sydney, ayant acquis en cours de route un savoir comparable à celui du plus sage des êtres vivants, entreprise digne d’un Hindou. On devine le résultat. Cette massive cargaison se déplaça une nuit ; tout le poids de la science du dix-neuvième siècle et de la littérature de tous les temps fut projeté en bloc sur un des côtés du petit navire, qui chavira instantanément… Le voilier, assura la Dame de la Mer, coula à pic comme s’il eût été chargé de plomb, tandis que son équipage ainsi que les autres objets mobiliers ne le rejoignirent qu’à la fin de la journée. Le capitaine parvint au fond aussitôt après son navire, et, fait curieux, dû probablement à ce qu’il avait absorbé déjà quelques tranches de son bagage de science, il descendit la tête en avant au lieu d’arriver, comme c’est la coutume, les pieds les premiers et les bras étendus…

Cependant, ces bonnes fortunes exceptionnelles ne peuvent se comparer aux averses incessantes de littérature légère. Le roman, la revue et le journal restent, même au fond de la mer, la principale lecture. Ainsi que les événements postérieurs tendent à le démontrer, ce doit être d’après les périodiques de toute espèce que la Dame de la Mer se fit une opinion de la vie des humains et de leurs sentiments, et c’est de là que lui vint son envie de nous faire une visite. Si parfois elle parut n’estimer que médiocrement les tendances de l’esprit humain, si, par moments, elle sembla disposée à traiter Adeline Glendower et bon nombre des choses les plus importantes de la vie avec une certaine légèreté sceptique, si enfin elle a incontestablement subordonné la raison et les convenances à sa véhémente passion, il faut, pour être juste envers elle et pour bien juger les conséquences profondes de son acte, il faut attribuer ses aberrations à leur cause véritable.

II

 

Mon cousin Melville, vous disais-je donc, eut à diverses reprises une notion vague, très rapide, de ce que peuvent être les modes au fond de la mer. Mais je n’oserais affirmer que cette notion renferme une quantité quelconque de vérité. Ses descriptions donnent l’impression d’un monde très étrange, d’une fluidité diaphane et verte dans laquelle flottent des êtres vivants, un monde éclairé par de grands monstres miroitants et par des forêts mouvantes de luminosité nébuleuse, parmi lesquelles les petits poissons vont et viennent, comme des étoiles prises au filet. Là, on n’est jamais ni assis ni debout, – les habitants flottent et glissent comme on flotte et comme on glisse dans les rêves. Et de quelle étrange façon ils vivent là-dessous !

– Mon cher, – me disait Melville, – cela doit être absolument comme un plafond peint !

Je ne suis aucunement certain qu’on rencontre au fond de la mer un monde pareil à celui que dépeignit la Sirène. Mais, cependant, ces détails concernant les livres détrempés et les fragments de journaux noyés ?… Les choses souvent sont différentes de ce qu’elles paraissent, et nous ne devons pas oublier qu’elle lui fit ces confidences par un certain après-midi folâtre…

– Parfois, – dit-il, – elle avait l’air d’être aussi réelle que vous ou moi, puis, soudain, le mystère l’enveloppait à nouveau. À certains moments, il semblait qu’on aurait pu, comme toute autre personne, la blesser ou la tuer, avec un canif par exemple ; à d’autres, on avait la certitude qu’on aurait pu détruire l’univers tout entier sans qu’elle cessât de vivre ou de sourire.

Mais nous aurons l’occasion de revenir plus tard sur ce caractère ambigu de la Dame. Il y a des mers plus vastes que celles que sillonnent les quilles des navires, et des profondeurs qui n’atteignent pas les sondes des hommes. Quand, de tout cela, je cherche à tirer des conclusions, je suis contraint d’admettre que je ne sais rien, que je ne puis rien affirmer. Je me rejette sur les renseignements fournis par Melville et sur les maigres faits que j’ai pu grouper.

Au début, aucun de ceux qui approchaient la Sirène ne remarquait rien d’étrange dans sa personne. Elle était visible et palpable, pensante et agissante, – créature superbe surgie des flots.

Dans notre monde moderne, l’étrange est devenu tout à fait ordinaire, habitués que nous sommes à considérer tranquillement les phénomènes les plus surprenants. Pourquoi nous étonnerions-nous de voir des sirènes en chair et en os, alors que des Dewar solidifient toutes sortes de gaz impalpables et que les ondes de Marconi rayonnent en tous sens dans l’atmosphère ?

Pour la famille Bunting, la Sirène était un fait aussi banal, une créature authentique douée d’une volonté aussi raisonnable et d’une sensibilité aussi réelle et saine que tout ce qui existait dans le monde connu des Bunting. Telle elle fut à leurs yeux au début, et tel, jusqu’à ce jour, son souvenir leur demeure.

III

 

En cette matinée mémorable, la Dame de la Mer, reposant trempée encore sur le sofa où son extrémité caudale restait visible, tint à son hôtesse un discours qu’il m’est possible de donner presque en entier. Car, dans les bonnes et longues causeries auxquelles, en ces heureux jours, mon cousin et Mme Bunting surtout prenaient tant de plaisir, l’excellente personne répéta plusieurs fois ce discours en mimant les passages les plus dramatiques. Dès ses premières phrases, semble-t-il, la Dame de la Mer sut trouver le chemin du cœur généreux et tyrannique de la maîtresse de la maison. Elle se mit sur son séant, attira pudiquement le couvre-pieds sur sa difformité, puis, tantôt baissant les yeux avec modestie, tantôt les levant franchement et avec confiance sur son interlocutrice, « elle se déchargea le cœur » (selon les termes de Mme Bunting), s’exprimant d’une voix douce, en phrases claires et correctes qui prouvèrent tout de suite qu’elle n’était pas une sirène ordinaire, mais une Dame de la Mer véritablement distinguée. Bref, elle se remit « pleinement et loyalement » entre les mains de Mme Bunting.

– Permettez-moi, je vous en prie, Madame, – répétait Mme Bunting à mon cousin Melville en imitant d’une façon saisissante la voix et l’attitude de la Dame de la Mer, – permettez-moi de vous demander pardon d’avoir ainsi envahi votre maison, car je suis pertinemment une intruse. Mais, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement, et si vous voulez bien, Madame, prendre la peine d’écouter mon histoire, je crois que vous pourrez sinon m’excuser complètement, car je me rends très bien compte que vous auriez le droit d’être sévère, du moins me pardonner en partie ce que j’ai fait, ce qu’il me faut appeler, Madame, ma conduite trompeuse à votre égard. Trompeuse, oui, Madame, car je n’ai pas eu un seul instant la moindre crampe. Mais songez, Madame – et ici Mme Bunting intercalait dans sa tirade une longue pause, – songez que je n’ai jamais eu de mère !

– Et à ces mots, – reprenait Mme Bunting après un nouvel arrêt, – la pauvre enfant fondit en larmes et confessa qu’elle était venue au monde il y a des siècles et des siècles, d’une façon horriblement fabuleuse, en un lieu redoutable, non loin de Chypre, et qu’elle n’avait pas plus de droit à un nom patronymique qu’une… Heu ! oui, voilà… – déclara Mme Bunting, racontant l’histoire à mon cousin Melville et s’accompagnant du geste caractéristique qu’elle avait l’habitude de faire pour repousser toute pensée indélicate que pouvaient suggérer ses phrases. – Et pendant tout ce temps elle parlait d’une voix si jolie et si captivante, avec des gestes et des mouvements de véritable femme du monde.

– Naturellement, – déclara le cousin Melville, – il y a des catégories de gens chez lesquels on excuse les… il faut peser leur…

– Précisément, – approuva Mme Bunting. – Et vous voyez, il semble qu’elle m’ait choisie, de propos délibéré, comme la seule personne à laquelle elle voulût de tout temps faire appel. Ce n’est pas comme si elle était venue à nous par hasard… non, elle nous avait élus entre tous. Depuis longtemps elle nageait le long de la côte, observant les gens, jour après jour, pendant des semaines innombrables, dit-elle, et c’est quand elle me vit surveillant le bain de mes filles… Vous savez quelles drôles d’idées ont les jeunes filles… – dit Mme Bunting avec un petit rire gêné et ses bons yeux humides de larmes. – Elle se prit pour moi, dès ce moment-là, d’une affection irrésistible.

– Je le comprends parfaitement, – articula avec onction mon cousin Melville.

Je sais quel ton il y mit, bien qu’il omette de mentionner la phrase chaque fois qu’il me parle de ces choses. Mais il oublie alors que j’ai eu le privilège de me trouver en tiers parfois dans ces longues conversations.

– Vous savez que cela ressemble d’une façon extraordinaire à cette histoire allemande… Hum !… Quel est donc le titre ? – demanda Mme Bunting.

Ondine.

– Parfaitement… oui. Il paraît que ces pauvres créatures sont réellement immortelles, monsieur Melville, du moins dans de certaines limites… des créatures nées des éléments et qui se résolvent dans les éléments… et tout à fait comme dans l’histoire… il y a toujours une anicroche… elles n’ont pas d’âme. Pas d’âme du tout ! Et la pauvre enfant en souffre ; elle en souffre terriblement ! Or, monsieur Melville, pour se procurer une âme, il leur faut venir dans le monde des hommes. Du moins, c’est ce qu’elles croient dans leurs abîmes. Et c’est pour cela qu’elle est venue à Folkestone… pour tâcher de trouver une âme. Naturellement, c’est là son but principal, monsieur Melville, mais elle ne se montre, à ce propos, ni fanatique, ni stupide… pas plus que nous ne le sommes. Certes, quand je dis nous, je parle des gens qui éprouvent des sentiments profonds…

– À coup sûr ! – approuva mon cousin Melville, avec, je le sais, une expression d’extrême gravité, la voix assourdie et les yeux mi-clos ; car mon cousin fait beaucoup de choses de son âme, dans un sens comme dans l’autre.

– Elle a parfaitement senti, – reprit Mme Bunting – que, tant qu’à venir sur terre, il lui fallait venir chez des gens comme il faut, et d’une manière convenable. C’est là un sentiment qu’il est facile de comprendre. Mais rendez-vous compte des difficultés qu’elle affrontait… Être en butte à la curiosité publique, le sujet d’articles idiots dans la saison idiote où nous sommes, alors que les journaux ne savent que dire, être transformée en une sorte de monstre de foire… Non ! voilà ce qu’elle ne veut pas ! – s’écria Mme Bunting en levant les mains dans un geste emphatique.

– Que veut-elle alors ? – s’enquit mon cousin Melville.

– Elle désire qu’on la traite exactement comme une créature humaine, elle veut être une créature humaine comme vous et moi. Elle m’a suppliée de permettre qu’elle habite avec nous, qu’elle fasse partie de la famille, elle m’a suppliée de lui apprendre comment nous vivons, de lui enseigner à vivre. Elle m’a demandé de lui indiquer quels livres vraiment convenables elle peut lire, de lui donner l’adresse d’une couturière, de la mettre en rapport avec un ecclésiastique à qui elle pourrait confier son cas et qui le comprendrait, et d’autres choses encore. Elle ne veut écouter que mes conseils sur ces sujets, elle veut s’en remettre entièrement à moi… Et elle m’a demandé tout cela si gentiment, si gracieusement…

– Hum ! – fit mon cousin Melville.

– Ah ! si vous l’aviez entendue ! – s’écria Mme Bunting.

– C’est une véritable fille adoptive pour vous, – remarqua le cousin.

– Mais oui, – avoua Mme Bunting, – cette perspective ne m’a pas effrayée. Elle a reconnu le fait !

– Cependant… (il hésita, mais prit son parti de l’indiscrétion). A-t-elle de la fortune ? – questionna-t-il brusquement.

– Beaucoup ! Elle me parla tout de suite d’une cassette qui, dit-elle, était calée au bout du brise-lames, et ce cher Randolph resta à surveiller l’endroit pendant tout le temps du déjeuner ; après, quand ils purent s’avancer dans l’eau pour atteindre le bout de la corde qui attachait la caisse, Fred et lui l’ont retirée de la mer et ont aidé Fitch et le cocher à la porter à la maison. C’est une curieuse petite cassette pour une dame… bien conditionnée naturellement, mais en bois, avec un navire peint sur le couvercle et un nom : « Tom Wilders », gravé grossièrement avec un couteau ; mais comme elle me l’a expliqué, le cuir ne durerait pas longtemps dans l’eau, et il faut s’accommoder de ce que le hasard vous procure… L’important, c’est que cette cassette est pleine, entièrement pleine de pièces d’or et d’autres richesses… Oui, de l’or et des diamants, monsieur Melville ! Vous savez que Randolph s’y connaît… Oui ! Eh bien ! il dit que le contenu de la cassette vaut… Oh ! je ne saurais vous dire quelle somme fabuleuse il vaut. Et toutes les choses en or ont une vague teinte rougeâtre… Mais, quoi qu’il en soit, elle est aussi riche que charmante et belle… Réellement, vous savez, monsieur Melville, tout à fait charmante et belle… Eh bien ! je suis décidée à l’aider autant que je le pourrai. Nous allons la garder comme pensionnaire, au même titre qu’Adeline… Vous le savez, ce n’est pas un secret entre nous… Oui… Ce sera la même chose. Et je la mènerai dans le monde et je la présenterai à diverses personnes, et ainsi de suite. Cela l’aidera beaucoup, lui sera très utile. Pour tous, excepté pour quelques intimes, elle sera une de nos amies affligée d’une infirmité… d’une infirmité temporaire… et nous allons engager une femme de confiance, une de ces femmes qui ne s’étonnent de rien, vous comprenez… Il faut les payer très cher, mais on parvient à s’en procurer, même de nos jours. Nous l’attacherons spécialement au service de notre pensionnaire ; elle lui fera ses robes, ses jupes, tout au moins, car nous la vêtirons de longues jupes, de façon à bien la dissimuler.

– Dissimuler quoi ?

– La queue, comprenez-vous ?

– Parfaitement, – approuva de la tête et des yeux le cousin.

C’était là le point qu’il n’avait pas, jusqu’ici, envisagé très nettement, et il resta tout interdit. Une queue, une vraie queue ! Toutes sortes de pensées indiscrètes affluèrent à son esprit. Mais il se rendit compte qu’il ne fallait pas trop insister sur ce sujet pour le moment. Pourtant, puisque Mme Bunting et lui étaient de vieux amis…

– Alors, elle a réellement… une queue ? – s’informa-t-il.

– Comme la queue d’un gros maquereau, – expliqua Mme Bunting, et Melville s’en tint à ce détail.

– C’est une situation des plus extraordinaires, à coup sûr, – dit-il.

– Mais qu’auriez-vous fait à ma place ? – demanda Mme Bunting.

– Certes, c’est une conjoncture redoutable, – déclara mon cousin Melville, et il répéta sans y prendre garde : – Une queue !

Clairement et nettement, obstruant tout passage à sa pensée, se dessinaient dans son esprit les nuances brillantes, les tons huileux, noirs, verts pourprés et argentés, d’une queue de maquereau aux contours élégants et hardis.

– Vraiment, c’est inimaginable ! – répéta encore mon cousin Melville, protestant au nom de la raison et du vingtième siècle. – Une queue !

– Oui, et je l’ai touchée de mes mains, – ajouta Mme Bunting.

IV

 

J’ai obtenu plus tard, de Mme Bunting elle-même, quelques renseignements complémentaires sur sa première conversation avec la Dame de la Mer. Celle-ci avait commis une bévue singulière :

– J’ai vu vos quatre charmantes filles et vos deux fils, – avait-elle dit.

– Mais, ma chère ! – se récria Mme Bunting (car elles n’en étaient plus aux politesses préliminaires), – je n’ai que deux filles et un fils.

– Le jeune homme qui m’a portée… qui m’a sauvée ?

– Oui. Et les deux autres jeunes filles sont des amies, comprenez-vous ? Des invitées qui font un séjour chez nous. Sur la terre, nous avons comme cela des invitées…

– Je sais. Alors je me suis trompée ?

– Oh ! oui.

– Et l’autre jeune homme ?

– Vous ne parlez pas de M. Bunting ?

– Qui est-ce M. Bunting ?

– L’autre gentleman qui…

– Oh ! non.

– Il n’y avait personne d’autre…

– Mais si, un matin, il y a quelques jours…

– Est-ce que ce serait M. Melville ?… Ah ! j’y suis : vous voulez parler de M. Chatteris. Je me souviens, il est venu à la plage un matin avec nous : un grand jeune homme avec des cheveux blonds, un peu bouclés, n’est-ce pas ? Et une figure assez pensive ? Il était habillé d’un complet de coutil blanc et il s’est assis sur le sable.

– Je crois que oui, – dit la Dame de la Mer.

– Il n’est pas mon fils. Il est… c’est un ami… le fiancé d’Adeline, l’aînée des demoiselles Glendower. Il a passé deux ou trois jours avec nous… Je pense qu’il s’arrêtera ici à son retour de Paris. Mon Dieu ! me voyez-vous avec un fils comme cela !

La Dame de la Mer prit son temps pour répondre.

– Quelle stupide erreur j’ai commise – fit-elle lentement : puis, reprenant un peu d’animation : – Naturellement, maintenant que j’y réfléchis, il est beaucoup trop vieux pour être votre fils.

– Eh ! eh ! il a trente-deux ans, – spécifia Mme Bunting en souriant.

– En effet, cela n’a pas de bon sens.

– Je ne dis pas cela.

– Mais je ne l’ai vu qu’à distance, vous comprenez, – expliqua la Dame de la Mer, et elle ajouta : – Ainsi il est fiancé à miss Glendower ? Et cette miss Glendower ?…

– C’est la jeune personne en robe rouge qui…

– … qui portait un livre ?

– Oui, – confirma Mme Bunting, – c’est bien celle-là. Ils sont fiancés depuis trois mois.

– Vraiment ! – s’étonna la Dame de la Mer. – Elle avait l’air… Et il l’aime beaucoup ?

– Naturellement, – attesta Mme Bunting.

– Beaucoup, beaucoup ?

– Oh ! certainement. S’il ne l’aimait pas, il ne serait pas…

– Naturellement, – attesta à son tour la Dame de la Mer, pensive.

– Cela fera un mariage si bien assorti, sous tous les rapports ! Adeline est une compagne qui pourra lui être d’un grand secours.

Mme Bunting, paraît-il, fournit à son interlocutrice quelques indications brèves mais précises sur la position de M. Chatteris (sans omettre, certes, qu’il était le neveu d’un comte… et pourquoi l’aurait-elle omis ?) et sur les perspectives magnifiques de son alliance avec la fortune plébéienne, mais considérable, de miss Glendower. La Dame de la Mer écoutait gravement.

– Il est jeune, il est très bien doué, il peut arriver aux plus hautes situations, à toutes. Et elle est si sérieuse, si intelligente, toujours plongée dans la lecture ! Elle lit même les Livres bleus… les Livres bleus officiels, j’entends, terriblement bourrés de statistiques, de chiffres et de tables. Elle en sait, sur le paupérisme et sur les conditions d’existence des classes déshéritées, bien plus que quiconque que j’aie jamais connu ; elle peut vous dire ce qu’ils gagnent et ce qu’ils mangent, et à combien ils vivent par chambre… car ils s’entassent d’une telle façon, vous savez, que c’en est révoltant !… Adeline est tout à fait la collaboratrice qu’il faut à M. Chatteris… Elle a si grand air, elle est si capable de donner des dîners et des réceptions politiques et d’influencer les gens. Et savez-vous qu’elle harangue les ouvriers, qu’elle s’intéresse aux Trade Unions et à d’autres questions absolument extraordinaires.

Et là-dessus la bonne dame se mit à narrer une anecdote typique, mais fort embrouillée, comme preuve des merveilleuses connaissances politiques et sociologiques de miss Glendower.

– Reviendra-t-il bientôt ? – demanda la Dame de la Mer, négligemment, au milieu de la narration.

La question fut emportée et noyée dans l’anecdote, mais la Dame de la Mer la posa à nouveau, plus négligemment encore, un instant après.

Mme Bunting ne put dire si sa réponse fit soupirer ou non la Dame de la Mer, mais elle pencha pour la négative. Elle était si occupée à la mettre au courant de tout qu’elle ne s’inquiétait guère, j’imagine, de savoir de quelle façon étaient accueillies ses histoires.

Tout ce qui lui restait de facultés mentales, en dehors de son bavardage, était fort probablement accaparé par l’idée de la queue, de l’appendice biscornu de la Dame.

V

 

Mme Bunting est une de ces personnes qui acceptent toutes choses avec un calme parfait – sauf bien entendu l’impertinence, et cependant il dut lui paraître assez singulier de se trouver dans son boudoir prenant le thé avec une créature fabuleuse réellement vivante. Le thé avait été servi dans le boudoir pour éviter les visites importunes, et d’une façon tout à fait simple, parce que, malgré les protestations souriantes qu’on lui opposa, Mme Bunting déclara que « sa » convive devait être exténuée et incapable de supporter les fatigues d’une réception.

– Pensez donc, après un pareil voyage ! – conclut Mme Bunting.

Par faveur spéciale, Adeline Glendower avait été admise dans le sanctuaire, tandis que Fred et les trois autres jeunes filles, m’a-t-on dit, restaient en permanence dans l’escalier, montant et descendant, au grand ennui des domestiques privés ainsi de tout moyen de se renseigner. Le jeune homme et les jeunes filles échangeaient leurs opinions sur la queue de la Dame, discutant sur les sirènes en général, explorant encore le jardin et la plage, et s’ingéniant à inventer tous les prétextes pour jeter un coup d’œil sur la malade, dont on leur avait défendu la porte. En outre, Mme Bunting avait exigé d’eux le secret. Ils devaient donc être aussi tourmentés et impatients que des jeunes gens peuvent l’être. Ils entamèrent une partie de croquet, mais sans y prendre plaisir et en portant continuellement leurs regards vers la fenêtre du boudoir.

Quant à M. Bunting, il avait été sagement se mettre au lit.

Les trois dames, je suppose, bavardèrent, en prenant le thé, comme le feraient n’importe quelles dames résolues à se montrer gracieuses. Mme Bunting et miss Glendower étaient trop au courant des usages de la bonne société (qui, chacun le sait, est à l’heure actuelle, extrêmement mêlée, même la meilleure) pour poser à la Dame de la Mer des questions directes sur sa situation sociale et son genre d’existence, sur l’endroit exact qu’elle habitait ordinairement, sur le monde qu’elle fréquentait ou ne fréquentait pas. Cependant, chacune à sa manière, brûlait du désir de se renseigner sur tous ces points et sur d’autres encore. La Dame de la Mer s’abstenait, c’était visible, de fournir spontanément aucune indication précise ; elle se contentait d’une superficialité charmante et toute mondaine. Elle se dit absolument enchantée de se sentir « dans l’air » et extérieurement sèche, et tout à fait charmée de boire du thé.

– Vous ne buvez donc jamais de thé ? – s’écria miss Glendower.

– Comment le pourrions-nous ?

– Alors, vraiment, vous n’avez jamais… ?

– Nous n’avons jamais goûté de thé jusqu’à ce jour. Comment pensez-vous que nous puissions faire bouillir de l’eau ?

– Quel monde étrange, merveilleux, cela doit être ! – s’écria Adeline.

– Je ne puis m’imaginer un monde sans thé, – assura Mme Bunting. – C’est pire… je veux dire que cela me fait songer aux pays du continent.

Sur ces mots, Mme Bunting se mit à en verser une nouvelle tasse à la Dame de la Mer.

– J’espère, – réfléchit-elle soudain, – quoique vous n’y soyez pas accoutumée, qu’il ne troublera pas votre digest…

Elle lança vers Adeline un coup d’œil hésitant.

– C’est du thé de Chine, – ajouta-t-elle.

Et elle acheva de remplir la tasse.

– C’est un monde totalement inconcevable pour moi, – déclara Adeline.

Ses yeux noirs contemplèrent un moment la Dame de la Mer.

– Inconcevable ! – répéta Miss Glendower, car, ainsi qu’un simple murmure attire souvent l’attention plus qu’un grand vacarme, le thé avait ouvert les yeux d’Adeline plus que ne l’avait fait la queue.

La Dame de la Mer répondit à cet examen en fixant son regard sur la jeune fille avec une expression de soudaine franchise.

– Et pensez donc combien tout ce que je vois ici doit être étrange pour moi !

Mais l’imagination d’Adeline était entièrement éveillée pour le moment et peu disposée à se laisser supplanter par les impressions terrestres de la Dame de la Mer. Adeline vit clair tout à coup à travers cette sérénité aristocratique, à travers ce vernis mondain de créature terrestre qui en avaient si bien imposé à Mme Bunting.

– Ces abîmes, – dit-elle, – sont le plus étrange des séjours, n’est-ce pas ?…

Elle s’arrêta sur cette invite, ne pouvant décemment se risquer plus loin ; mais la Dame de la Mer ne vint pas à son aide.

Un silence suivit, pendant lequel chacun parut chercher, par tous les moyens, un sujet de conversation. À propos des roses qui ornaient la table, on parla de fleurs, et miss Glendower s’aventura à dire :

– Vous avez des anémones ? Comme elles doivent être belles au milieu des rochers !

La Dame de la Mer répondit qu’elles étaient très jolies, surtout les variétés cultivées.

– Et les poissons ? – fit Mme Bunting. – Comme cela doit être curieux de voir les poissons !…

– Quelques-uns, – voulut bien divulguer la Dame de la Mer, – viennent nous manger dans la main.

Mme Bunting modula un roucoulement approbateur. Elle se rappelait les expositions de chrysanthèmes, et la cour de l’Académie royale avec ses pigeons familiers, car elle était de ces personnes que seules les choses habituelles satisfont pleinement. Elle entrevit momentanément l’abîme océanique comme une sorte de contre-allée dans une avenue spacieuse, un endroit exceptionnellement rationnel et confortable. La question de la lumière amena une diversion, mais l’incident ne revint que plus tard à la mémoire de Mme Bunting. La Dame de la Mer, feignant d’ignorer l’expression interrogative et grave du visage de miss Glendower, se mit à parler de la clarté du jour.

– Le soleil ici ressemble à une pluie d’or, – fit-elle. – Est-il toujours aussi doré ?

– Vous avez chez vous, n’est-ce pas, ce beau demi-jour vert-bleu que l’on admire parfois dans les aquariums ? – rétorqua miss Glendower.

– Nous vivons à de plus grandes profondeurs, – expliqua la Dame de la Mer. – Tout est phosphorescent à mille ou deux mille mètres, et c’est comme… je ne saurais dire… comme des villes la nuit, mais plus brillant… comme des jetées avec des casinos…

– Réellement ! – s’exclama Mme Bunting, se figurant le Strand à la sortie des théâtres. – C’est éblouissant, alors ?

– Oh ! tout à fait, – assura la Dame de la Mer.

– C’est bien pour cela que ce mystère est si intéressant, – opina Adeline.

– Il n’y a ni jours, ni nuits, ni semaines, ni mois, ni années, ni rien de semblable ; le temps n’existe pas.

– C’est prodigieux ! – s’écria Mme Bunting, tenant la tasse de miss Glendower, car elles absorbaient distraitement toutes deux une énorme quantité de thé.

– Mais alors comment pouvez-vous reconnaître les dimanches et les observer ?

– Nous ne les… – commença la Dame de la Mer. – Du moins, à vrai dire… – Puis elle ajouta : – Nous écoutons les beaux cantiques que l’on chante à bord des paquebots.

– Ah ! bien, – approuva Mme Bunting, se souvenant d’en avoir chanté dans sa jeunesse et oubliant le ton embarrassé qui avait un instant soulevé ses soupçons.

Ensuite la conversation passa à un sujet qui permit d’entrevoir, mais d’entrevoir à peine, des divergences plus sérieuses. Miss Glendower émit la supposition que les habitants de la mer devaient avoir eux aussi leurs questions sociales ; alors, semble-t-il, l’ardeur naturelle de son tempérament l’emporta sur l’attitude réservée et superficielle de la femme du monde, et elle commença à poser des questions. Il n’est pas douteux que la Dame de la Mer se montra évasive, et miss Glendower, s’apercevant qu’elle avait été un peu pressante, essaya de pallier son erreur en exprimant une idée générale.

– Je ne saisis pas bien, – dit-elle avec un geste qui quémandait la sympathie. – Il faudrait voir cela soi-même, en être soi-même ; il faudrait être né dans ce milieu, avoir été un bébé sirène.

– Un bébé sirène ? – questionna la Dame de la Mer.

– Oui… n’est-ce pas ainsi que vous appelez vos enfants ?

– Quels enfants ? – demanda la Dame de la Mer.

Elle les regarda un instant avec une surprise non dissimulée, l’éternelle surprise des créatures immortelles au spectacle de la décrépitude, de la mort et du recommencement, qui sont l’essence de la vie humaine. Alors, devant l’expression de leurs visages, elle parut se rappeler :

– Ah ! oui, je comprends, – dit-elle ; puis, avec une soudaineté qui rendit la transition difficile à suivre, elle acquiesça à ce que disait Adeline : – C’est différent chez nous, – convint-elle. – Il y a de quoi s’étonner, en effet. Nous nous sentons si semblables, voyez-vous, et si différents ! Est-ce que j’ai l’air si… ? Et cependant jamais jusqu’à ce jour je n’avais coiffé mes cheveux ni porté de robe de chambre.

– Que portez-vous en fait de vêtement ? – s’enquit miss Glendower. – Des choses charmantes, je suppose.

– Nos costumes sont tout autres, – répondit la Dame de la Mer en brossant les miettes restées sur sa jupe.

Pendant quelques secondes, Mme Bunting regarda fixement la visiteuse. Elle eut, j’imagine, à ce moment, une vision indistincte et imparfaite de possibilités païennes. Mais là, devant elle, la Dame de la Mer était étendue, enveloppée dans sa robe de chambre, si ostensiblement « dame comme il faut », avec ses cheveux coiffés à la mode et une si franche innocence dans le regard, que les soupçons de Mme Bunting s’évanouirent aussi vite qu’ils étaient venus.

Mais je n’oserais pas être aussi affirmatif au sujet d’Adeline.