CHAPITRE VI – SYMPTÔMES ALARMANTS
Melville n’est jamais très précis en matière de dates. Cette incertitude est fort regrettable, car il eût été intéressant de savoir combien de jours s’écoulèrent entre le retour de Chatteris et le moment où mon cousin le surprit en conciliabule avec la belle miss Waters. Melville venait de Folkestone par la terrasse des Leas, rapportant de la bibliothèque publique plusieurs livres que miss Glendower avait eu tout à coup besoin de consulter. Elle l’avait prié de les lui procurer, sans se douter des sentiments peu admiratifs qu’elle inspirait à Melville. Il suivait, au-dessous de la terrasse supérieure, l’un de ces sentiers abrités qui donnent un charme particulier à Folkestone, quand il tomba à l’improviste sur le petit groupe formé par la Dame de la Mer et Chatteris. Celui-ci était assis sur un des bancs de bois installés contre le talus. Penché en avant, il contemplait le visage de la belle invalide qui, allongée dans son fauteuil roulant, lui parlait en souriant. Ce sourire parut à Melville être déjà d’une nature assez spéciale – entre les divers sourires charmeurs dont la Dame était capable.
Un peu à l’écart, sur une sorte de promontoire d’où la vue s’étend vers la jetée et le port, et jusqu’à la côte de France, la garde-malade Parker regardait avec une hostilité mitigée la mer miroitante. Accroupi et adossé contre le talus, l’homme qui poussait le fauteuil roulant semblait perdu dans ces méditations mélancoliques que doit nécessairement engendrer le spectacle constant de l’humanité souffrante.
Mon cousin, avant de les rejoindre, ralentit le pas. À son approche, la conversation s’interrompit. Chatteris se renversa en arrière, mais sans marquer aucune contrariété, et les livres que portait Melville lui fournirent un sujet de conversation générale.
– Des livres ? – fit-il.
– Pour miss Glendower, – dit Melville.
– Ah ! – prononça flegmatiquement Chatteris.
– De quoi traitent-ils ? – s’enquit miss Waters, curieuse.
– De la question agraire, – répondit Melville.
– Voilà une question qui ne me concerne guère, – répliqua la Dame de la Mer, et Chatteris sourit avec elle, comme s’il eût compris le sous-entendu.
Tous trois restèrent un instant silencieux.
– Vous posez décidément votre candidature à Hythe ? – demanda Melville.
– Ainsi en a décidé le destin, – débita Chatteris.
– On parle d’une dissolution du Parlement pour septembre ?
– Elle sera faite dans un mois, – déclara Chatteris du ton inimitable de quelqu’un qui est dans le secret des dieux.
– En ce cas, nous aurons bientôt de l’occupation.
– Et on me permettra de faire aussi la campagne, – ajouta la Dame de la Mer. – Je n’ai jamais…
– Miss Waters m’a dit qu’elle avait la ferme intention de nous aider, – expliqua Chatteris en soutenant sans embarras le regard de Melville.
– C’est une rude besogne, miss Waters, – dit Melville.
– Cela m’est égal, du moment que c’est amusant. Et je veux réellement aider… M. Chatteris.
– Voilà qui est encourageant.
– Je vous accompagnerai dans mon fauteuil roulant.
– Une vraie partie de campagne, quoi ! – plaisanta Chatteris.
– Peut-être, mais je veux sincèrement vous aider.
– Vous connaissez le dossier du demandeur ?
Elle leva sur Melville, qui lui posait cette embarrassante question, un regard candide.
– Possédez-vous les arguments du débat ? – continua Melville.
– Je demanderai aux électeurs leurs voix pour M. Chatteris, et ensuite, quand je les reverrai, je me rappellerai leurs figures, je leur ferai un joli sourire accompagné d’un signe de la main. Ça n’est pas plus difficile que cela.
– Ma foi non, – acquiesça Chatteris, s’empressant de répondre pour couper la parole à Melville. – Je voudrais bien avoir d’aussi bons arguments.
– À quelle sorte d’électeurs avez-vous affaire ? – interrogea Melville. – N’aurez-vous pas à tenir compte des contrebandiers et de leurs intérêts ?
– Je ne me suis pas informé de cela, – répondit Chatteris. – La contrebande, voyez-vous, « est finie depuis quarante ans au moins », et il y a longtemps que ces quarante ans durent. Le dernier des contrebandiers, un intéressant vieillard plein de souvenirs, fut exhibé à une époque où il existait encore un « comte du rivage saxon ». Le brave homme se rappelait la contrebande… d’il y avait quarante ans. Le corps des gardes-côtes actuels est un sacrifice à une vraie superstition.
– Quoi ! – s’écria la Dame de la Mer. – Il n’y a pas cinq semaines que j’ai vu, tout près d’ici…
Elle se tut brusquement, et son regard croisa celui de Melville qui comprit le danger de la situation.
– Dans un journal ? – insinua-t-il.
– Oui, dans un journal, – répliqua-t-elle, saisissant la perche qu’il lui tendait.
– Vous avez vu que… ?
– Que la contrebande existe toujours, – conclut miss Waters, avec l’accent de quelqu’un qui se résout à ne pas raconter une anecdote dont les détails échappent soudain.
– Il est bien certain qu’on en fait à l’occasion, – reprit Chatteris, ne soupçonnant rien de la difficulté esquivée ; – mais on évite d’en parler dans les campagnes électorales. Je ne m’amuserai certes pas à réclamer pour le fisc un cotre à grande vitesse. Quel que soit l’état de choses à cet égard, j’adopte l’opinion qu’il est excellent tel que nous le voyons. Ce sera là mon attitude, à coup sûr.
Il porta ses regards vers la mer. Melville et miss Waters échangèrent rapidement un coup d’œil entendu.
– Voilà, – dit Chatteris– le genre de besogne auquel nous nous livrerons. Êtes-vous prête à être aussi compliquée que cela ?
– Tout à fait, – répondit miss Waters.
Mon cousin, là-dessus, se souvint d’une anecdote. La causerie ne fut bientôt plus qu’une énumération d’anecdotes sur les campagnes électorales, et puis elle dégénéra en futilités. Mon cousin apprit que Mme Bunting et ses filles avaient quitté leur pensionnaire pour aller en ville faire des emplettes, et presque au même instant elles reparaissaient. Chatteris se leva pour les saluer, expliquant, ce dont on ne se serait aucunement douté quelques minutes auparavant, qu’il était en route pour retrouver Adeline, et, après quelques babillages insignifiants, Melville et lui s’éloignèrent.
– Qui est donc cette miss Waters ? – demanda Chatteris pour rompre le silence.
– Une amie de Mme Bunting, – équivoqua Melville.
– C’est ce que je pensais… Elle a l’air d’une personne charmante.
– Elle l’est.
– Elle est intéressante… Sa maladie semble la paralyser beaucoup cependant, et faire d’elle une créature passive, comme un beau portrait ou quelque chose… d’imaginaire… ou d’imaginé tout au moins. Elle est là qui sourit, comprend, répond… ses yeux ont quelque chose de pénétrant, d’intime. Et pourtant…
Mon cousin ne lui prêta aucune assistance.
– Où Mme Bunting l’a-t-elle découverte ?
Mon cousin dut se recueillir un instant.
– Il y a quelque chose, – dit-il délibérément, quelque chose que Mme Bunting ne paraît guère disposée à…
– Qu’est-ce que cela peut-être ?
– Nécessairement quelque chose d’irrépréhensible, – répondit assez gauchement mon cousin.
– C’est étrange, en tous cas ! Mme Bunting est ordinairement si disposée…
Melville ne s’offrit pas à compléter la phrase.
– C’est une impression qu’on a, – reprit Chatteris.
– Quelle impression ?
– De mystère.
Mon cousin partage avec moi une aversion profonde pour cette méthode mystique de traiter les femmes ; il aime, lui, que les femmes soient réelles, positives, concrètes et charmantes. En fait, il aime que tout soit réel, tangible et charmant. Aussi se contenta-t-il de grommeler une réponse indistincte.
Mais Chatteris n’était pas homme à se laisser arrêter pour si peu, et il adopta une attitude critique :
– Sans doute tout cela n’est qu’illusion. Toutes les femmes sont impressionnistes… un reflet, une lumière. Vous obtenez un effet, et c’est tout ce qu’on vous permet d’obtenir, je suppose. Elle produit son effet, elle aussi, mais comment ? C’est là qu’est le mystère. Ce n’est pas simplement une affaire de beauté… Il y a une profusion de beauté dans le monde, mais pas avec ces effets-là. Ce sont les yeux, j’imagine…
Il développa ce sujet avec insistance pendant un moment.
– Voyons ! vous savez bien, Chatteris, qu’il n’y a rien de particulier dans des yeux, – interrompit mon cousin Melville, empruntant mon argument favori et mon ton de scepticisme analytique. – Avez-vous jamais regardé des yeux à travers un trou pratiqué dans une feuille de papier ?
– Oh ! je ne sais pas, – répondit Chatteris. – Je ne parle pas seulement de l’œil au point de vue physique… Mais peut-être que dans le cas présent c’est cet aspect de santé… et ce fauteuil de malade… Un contraste criant ! Vous ne savez pas ce qu’elle a, Melville ?
– Comment ?
– J’ai cru comprendre, d’après ce que dit Bunting, que c’est une infirmité passagère et non une difformité congénitale.
– Il doit être au courant, lui.
– Je n’en suis pas si sûr que cela. Est-ce que vous connaîtriez, par hasard, la nature de son infirmité ?
– Ma foi, je ne saurais le dire, – répliqua Melville sur un ton dubitatif, en constatant qu’il commençait à mieux manier l’équivoque.
Le sujet paraissait épuisé. Ils parlèrent d’un ami commun auquel les fit penser la vue de l’hôtel Métropole. Puis, pendant qu’ils passaient à proximité du kiosque où la musique jouait, ils se turent. Après quoi Chatteris émit une idée :
– Affaire complexe… les motifs féminins…
– Comment cela ?
– Cette campagne électorale… comment s’intéresserait-elle vraiment au libéralisme philanthropique ? Je vois bien qu’elle est d’un type différent, et qu’elle s’intéresse à la campagne à un point de vue purement personnel.
– Pas nécessairement, n’est-ce pas ? Et à coup sûr il n’y a pas un tel abîme intellectuel entre les sexes. Si vous arrivez, vous, à vous intéresser…
– Oh ! oui, je sais, – accorda placidement Chatteris.
– En outre, ce n’est pas une question de principe. C’est l’amusement qu’on trouve dans une campagne électorale.
– L’amusement !
– Allez donc savoir ce qui n’intéressera pas les femmes, – dit Melville, et il ajouta après un silence : – ou ce qui les intéressera !
Chatteris ne répondit pas.
– Le même instinct anime les dames de charité qui visitent les pauvres, – reprit Melville, – elles l’ont toutes : ce sont les visites à domicile. Toutes les femmes adorent pénétrer dans des maisons, dans des logis qui ne sont pas les leurs.
– Peut-être bien, – répondit brièvement Chatteris, et, n’obtenant pas d’autre réplique de Melville, il se plongea dans de secrètes méditations qui, quoi qu’on en pense, paraissaient être d’un genre assez agréable.
Le coup de canon de midi tonna au camp de Shorncliffe.
– Sapristi ! – s’écria Chatteris, en hâtant le pas.
Ils trouvèrent Adeline fort affairée au milieu de ses papiers. Au moment où ils entrèrent, elle indiqua la pendule avec un geste de reproche, en faisant remarquer l’heure tardive d’un ton de douceur résignée, à la Marcella. Les excuses de Chatteris furent persuasives et pleines d’effusion, mais ne comportèrent aucune mention de la rencontre de miss Waters.
Melville procéda à la remise des livres et se retira, laissant les deux jeunes gens submergés déjà dans les détails d’organisation du district, d’après le plan soumis par le Comité local.
Un moment après avoir quitté Chatteris, mon cousin Melville retrouvait la Dame de la Mer sous les yeuses, à l’extrémité du jardin. Sans compter Parker (et on ne comptait jamais la garde-malade qui, ce jour-là, assise à distance respectueuse dans un fauteuil d’osier, travaillait à quelque ouvrage de dame), il n’y avait personne avec eux.
Les jeunes filles excursionnaient à bicyclette, et Fred s’était joint à elles, à la requête spéciale de la Dame de la Mer. Miss Glendower et Mme Bunting parcouraient Hythe, rendant des visites diplomatiques à d’horribles notables de l’endroit qui pouvaient être utiles pour l’élection d’Harry.
M. Bunting voguait au large, à la pêche. Il ne raffolait pas autrement de la pêche, mais, sous bien des rapports, ce petit homme était exceptionnellement résolu : il s’obstinait à aller pêcher tous les jours après déjeuner, afin de se débarrasser de ce que Mme Bunting appelait la « ridicule habitude » d’avoir le mal de mer chaque fois qu’ils se promenaient en barque.
– Si, – disait-il, – à pêcher en barque, avec des moules pour amorce, je n’ai pas raison de cette habitude, c’est que rien n’y fera et je n’arriverai pas à la rompre.
En attendant, il croyait parfois qu’à cet exercice tout allait se rompre en lui, mais l’habitude résistait.
Melville et l’invalide étaient donc installés sous l’ombre généreuse d’un chêne vert, et mon cousin, j’imagine, était revêtu d’un de ces complets de flanelle fine, flottants et amples, dans lesquels se combinaient, en l’an 1900, la correction et la commodité. Sans doute contemplait-il le visage ombragé de la Dame de la Mer, encadré par le gazon jaune-vert ensoleillé et les feuilles de chêne vert-noir. C’est du moins dans cette attitude que je me les représente pour rester dans la vraisemblance. Elle fut d’abord pensive, la tête un peu baissée, puis son intérêt s’éveilla, et elle le regarda dans les yeux. Elle dut lui suggérer l’idée de fumer, ou bien ce fut lui qui en demanda la permission. En tout cas il exhiba des cigarettes. Elle suivait ses mouvements, et il put croire qu’elle allait tendre la main, mais elle n’acheva pas son geste. Il hésita, lui aussi, incertain de ce qu’elle voulait.
– Je suppose que vous… – commença-t-il.
– Je n’ai jamais essayé, – fit-elle.
Il lança un coup d’œil investigateur du côté de Parker, puis ses regards rencontrèrent ceux de miss Waters.
– C’est une des choses pour lesquelles je désirais venir, – ajouta-t-elle.
Il n’y avait qu’un seul parti à prendre.
Elle accepta une cigarette et l’examina rêveusement.
– En bas, – dit-elle, – il n’est pas possible de… Le seul tabac qui nous arrive est détrempé. Certains tritons ont… ils ont découvert chez les marins un usage du tabac… La chique, je crois, est le nom dont ils l’appellent. Mais c’est trop infect pour qu’on en parle.
D’un brusque sursaut, elle écarta ce sujet nauséabond et se prit à réfléchir.
Mon cousin souleva avec un déclic le couvercle de sa boîte d’allumettes.
Elle eut une hésitation momentanée et tourna la tête du côté de la maison.
– Mme Bunting ? – dit-elle, et elle répéta plusieurs fois, paraît-il, cette interrogation.
– Elle ne dira rien, – assura Melville, un peu précipitamment, et il se tut. – Oh ! – reprit-il, – elle ne s’en offusquera pas s’il n’y a ici personne d’autre pour s’en offusquer.
– Eh ! bien, il n’y a personne, – constata miss Waters, non sans un regard vers Parker.
Melville gratta son allumette.
Mon cousin a une tournure d’esprit indirecte, une disposition, qui va jusqu’à la passion, à aborder obliquement toutes choses, personnelles ou générales. Il ne pourrait pas plus aller droit à une explication capitale qu’un chat ne va de lui-même à un étranger. C’est par la tangente qu’il revint au sujet qui l’intéressait.
– Je me demande, – dit-il, – quels motifs vous ont décidée à atterrir, – et il se pencha en avant, absorbé en apparence par les efforts qu’elle faisait pour tirer convenablement des bouffées de sa cigarette.
Elle lui sourit, en envoyant en l’air un petit panache de fumée.
– Mais, pour ceci, – fit-elle.
– Et pour vous coiffer ?
– Et pour m’habiller.
Elle sourit de nouveau après une courte hésitation.
– Et pour tout ceci aussi, – ajouta-t-elle, comme si elle eût pensé qu’elle ne lui répondait pas d’une façon aussi complète qu’il le méritait.
De la main elle indiquait la maison, la pelouse et… Mon cousin Melville ne comprit pas très bien ce qu’elle indiquait en outre.
– Est-ce que je m’en tire passablement ? – interrogea miss Waters.
– Superbement ! – affirma mon cousin avec un vague soupir dans la voix. – Et qu’en dites-vous ?
– Ça valait la peine de venir, – répondit-elle avec un sourire et un coup d’œil caressants.
– Alors, vous êtes vraiment venue pour… ?
Elle acheva la phrase incomplète :
– … pour voir ce qu’était la vie sur terre ? N’est-ce pas assez ?
La cigarette de Melville ne s’était pas allumée. Il en contempla pensivement l’extrémité noircie.
– La vie, – dit-il, – ne se borne pas seulement à… tout ceci.
– À tout ceci ?
– Oui, à se reposer au soleil, à fumer des cigarettes, à bavarder, à faire toilette…
– Mais elle consiste en tout cela.
– Pas entièrement.
– Par exemple ?
– Oh ! vous savez bien.
– Quoi ?
– Vous savez bien, – répéta Melville sans vouloir la regarder.
– Je prétends ne pas savoir, – répliqua-t-elle après un silence.
– Du reste… – reprit Melville.
– Eh bien ?
– … Vous avez dit à Mme Bunting…
Il s’aperçut qu’il commettait une indiscrétion, mais le scrupule intervenait trop tard.
– Eh bien ?
– Vous avez parlé d’une âme.
Elle resta bouche close un moment. Il leva la tête et s’aperçut que les yeux de son interlocutrice brillaient de plaisir.
– Monsieur Melville, – questionna-t-elle innocemment, – qu’est-ce qu’une âme ?
– Une âme… – répondit prestement mon cousin, mais il s’arrêta aussitôt. – Une âme… – répéta-t-il en secouant la cendre imaginaire de sa cigarette éteinte. – Une âme… – dit-il encore en lançant un coup d’œil vers Parker. – Une âme, voyez-vous… – et il regarda miss Waters de l’air perplexe d’un homme aux prises avec un sujet difficile qu’il faut manier avec une adresse prudente. Tout bien réfléchi, c’est une chose trop compliquée pour qu’on l’explique…
– … à quelqu’un qui n’en a pas ?
– … à n’importe qui, – conclut mon cousin, avouant soudain son embarras.
Il médita un instant, sans cesser de la fixer dans les yeux.
– D’ailleurs, – fit-il, – vous savez parfaitement bien ce que c’est qu’une âme.
– Non, – répliqua-t-elle, – je ne le sais pas.
– Vous le savez aussi bien que moi.
– Ah ! cela peut-être différent.
– Vous êtes venue pour chercher une âme.
– Il se peut que je n’y tienne pas. Quand on n’en a pas, pourquoi… ?
– Ah ! voilà, – et mon cousin haussa les épaules. – C’est justement, comprenez-vous, la généralité de la chose qui la rend difficile à définir.
– Tout le monde a une âme ?
– Tout le monde.
– Excepté moi ?
– Je n’en suis pas certain.
– Mme Bunting en a une ?
– Certainement.
– Et M. Bunting ?
– Tout le monde.
– Miss Glendower en a-t-elle une aussi ?
– Oh ! combien !
La Dame de la Mer resta rêveuse. Brusquement elle partit sur un autre sujet :
– Monsieur Melville, qu’est-ce qu’une union d’âmes ?
Melville tordit soudain sa cigarette et la jeta. La question dut évoquer chez lui quelque réminiscence.
– C’est un extra, une sorte de fioriture, – dit-il. – Et quelquefois, comme quand on fait déposer sa carte par un laquais, c’est une substitution à la présence réelle.
Il se tut et resta les yeux vers le sol, à chercher un moyen d’exprimer ce qu’il avait dans l’esprit, quoi que ce fût ; il ne voyait même pas très bien ce que ce pouvait être et en attendait la révélation. La Dame de la Mer, renonçant à comprendre les phrases obscures qu’il lui avait débitées, passa à une question plus urgente :
– Pensez-vous que miss Glendower et… et M. Chatteris… ?
Melville leva la tête, remarquant qu’elle s’attardait à prononcer ce nom.
– Assurément, – dit-il, – c’est tout justement ce qu’ils voudraient faire.
Puis, interrogeant à son tour :
– Chatteris vous intéresse ?
– Oui, – avoua-t-elle.
– Je le pensais.
La Dame de la Mer le regarda gravement. Ils s’étudiaient l’un l’autre avec une attention sans précédent. Melville devint subitement précis. Il lui sembla qu’il aurait depuis longtemps dû faire cette découverte. Il éprouva une amertume inexplicable, et reprit la parole avec un tiraillement du coin de la bouche et un accent accusateur dans la voix :
– Vous voulez que nous causions de lui ?
Toujours grave, elle hocha la tête.
Il continua :
– Pour moi, je n’y tiens guère.
Et il ajouta en changeant de ton :
– Mais je le ferai si vous le souhaitez.
– Je savais bien que vous consentiriez.
– Oh ! vous saviez ? – ricana Melville, constatant que sa cigarette éteinte était à portée d’un talon vengeur.
Elle ne desserra pas les dents.
– Eh bien ? – fit Melville.
– Je l’ai aperçu pour la première fois il y a plusieurs années, – s’excusa-t-elle.
– Où ?
– En Océanie, près de Tonga.
– Et voilà la véritable raison qui vous a fait venir ?
– Oui, – avoua-t-elle.
Cette fois, son ton était convaincant. Melville fut scrupuleusement impartial.
– Il est bien bâti et il a de la prestance, – accorda-t-il. – C’est un excellent garçon. Mais je ne discerne pas ce qui vous… (À ce point, il fila par la tangente.) Est-ce qu’il vous vit, alors ?
– Oh ! non !
L’attitude et le ton que prit Melville démontrèrent son extrême générosité d’esprit.
– Je ne comprends pas pour quel motif vous êtes venue, et je ne saisis pas bien quelles sont vos intentions. Vous savez, n’est-ce pas, – ajouta-t-il avec l’air de signaler un obstacle de peu d’importance, mais solide, – que miss Glendower est là ?
– Elle est là ? – fit-elle.
– Eh bien ! oui. N’est-elle pas là ?
– C’est juste.
– Et d’ailleurs, après tout, pourquoi feriez-vous… ?
– Je reconnais que c’est déraisonnable, – interrompit-elle. – Mais à quoi bon raisonner, alors ? C’est une affaire d’imagination…
– De sa part, à lui ?
– De quelle façon puis-je savoir jusqu’à quel point cela le tient ? C’est là ce que je veux savoir.
Melville leva encore une fois ses regards sur elle.
– Ce n’est peut-être pas de très bon jeu, ce que vous vous proposez là, – dit-il, – ni de très bonne foi…
– Envers elle ?
– Envers tout le monde.
– Pourquoi ?
– Parce que vous êtes immortelle, et que rien ne vous gêne : parce que vous pouvez tenter tout ce qu’il vous plaît et que nous ne le pouvons pas. Mais le fait est là. Et nous voici, avec nos vies si courtes et nos petites âmes à sauver ou à perdre, nous démenant pour faire aboutir nos mesquines ambitions… et vous, vous sortez des éléments et vous faites un signe…
– Les éléments ont leurs droits, – riposta-t-elle. Les éléments sont les éléments, savez-vous ! C’est ce que vous oubliez.
– L’imagination aussi ?
– Certainement. Voilà le véritable élément ; tous ceux de vos chimistes…
– Eh bien ?
– … ne sont qu’imagination. Il n’y en a pas d’autres. Et tous les éléments de votre vie – continua-t-elle, – de cette vie que vous vous figurez vivre, les petites choses qu’il vous faut faire, les petits soucis, les extraordinaires petits devoirs, l’au jour le jour continuel, les limitations hypnotiques, tout cela c’est autant de fantaisies, d’imaginations qui se sont emparées de vous trop fortement pour que vous vous en débarrassiez… Vous ne l’osez pas, vous ne le devez pas, vous ne le pouvez pas. Pour nous, qui vous observons…
– Vous nous observez ?
– Oh oui ! Nous vous observons et parfois nous vous envions ; non seulement pour votre atmosphère sèche, pour la chaleur et la clarté du soleil, l’ombre des arbres, l’agrément des matins, le charme de tant de choses, mais parce que votre vie commence et finit, parce que vous allez vers une fin !
Elle revint à son premier sujet :
– Mais vous êtes si limités, si ligotés ! Le peu de temps qui vous est accordé, vous l’employez si piètrement ! Vous commencez et vous finissez, et, pendant tout l’intervalle, c’est comme si vous étiez la proie d’un enchantement : vous avez peur de faire ceci qui vous donnerait de la joie ; il vous faut faire cela que vous savez pertinemment stupide et désagréable. Pensez donc aux choses, même les infimes, qui vous sont interdites ! Là-haut, sur la promenade des Leas, par cette chaleur torride, les gens sont chargés de vêtements laids et étouffants, tellement trop lourds ! Ils mettent des chaussures serrées, trop chaudes, quand ils ont de jolis pieds roses… quelques-uns au moins en ont… nous le voyons parfois. Ils s’assoient là sans sujets de conversation, sans spectacle à contempler, pour ainsi dire, et contraints d’accomplir un tas de simagrées absurdes… Pourquoi sont-ils contraints ? Pourquoi laissent-ils la vie leur échapper ? Comme si bientôt ils ne devaient pas tous être morts ?… Supposons que vous alliez là-haut en costume de bain, avec un chapeau de toile blanche…
– Ce ne serait pas convenable ! – s’écria Melville.
– Pourquoi ?
– Ce serait scandaleux !
– Mais tout le monde peut vous voir dans ce costume sur la plage.
– C’est différent.
– Ce n’est pas différent. Il vous semble que telles choses sont convenables ou scandaleuses, bonnes ou mauvaises… parce que vous êtes dans un rêve, dans un petit rêve fantastique et malsain, si étriqué, si minuscule ! Je vous ai vu l’autre jour terriblement contrarié, pendant tout un après-midi, à cause d’une tache d’encre sur votre manche…
Mon cousin prit un air froissé, et elle renonça à la tache d’encre.
– Votre vie, vous dis-je, est un rêve, un rêve dont vous n’êtes pas capables de vous éveiller.
– Alors, pourquoi me le dites-vous ?
Elle s’abstint de répondre.
– Pourquoi me le dites-vous ? – insista-t-il, les regards fixés sur le sol.
Il entendit le frou-frou des étoffes dans le mouvement qu’elle fit pour se pencher vers lui. Elle l’effleura de sa fraîche haleine et lui parla, en un doux murmure confidentiel, comme quelqu’un qui révèle un secret dont on ne saurait se départir trop prudemment.
– Parce que, – dit-elle, – parce qu’il y a des rêves meilleurs !
Un moment Melville eut l’impression que ce qu’il venait d’entendre lui avait été dit par une personne tout autre que la ravissante dame assise devant lui, dans le fauteuil roulant.
– Mais comment ? – risqua-t-il, et il s’arrêta, silencieux et perplexe.
Elle se renversa sur le dossier de son siège et tourna la tête dans une direction opposée. Quand enfin elle parla de nouveau, ce fut pour appesantir une fois de plus sur Melville des réalités spécifiques.
– Pourquoi ne le ferais-je pas ? – questionna-t-elle. – Si je le désire ?…
– Quoi ?
– Si j’ai une fantaisie pour Chatteris ?
– Il serait bon d’avoir quelques ménagements pour les obstacles, – insinua-t-il.
– Il ne lui appartient pas, à elle.
– En un sens, il s’y essaye.
– Il s’y essaye ; mais il doit rester ce qu’il est. Rien ne peut en faire sa propriété, à elle. Si vous ne rêviez pas, vous vous en apercevriez.
Mon cousin restant muet, elle continua :
– Elle n’est pas réelle. Elle n’est qu’un amas de leurres et de vanités. Tout ce qu’elle a, elle le tire de ses livres. Elle-même, elle s’est tirée d’un livre. Vous la voyez à l’œuvre ici. Quel but poursuit-elle ? Que cherche-t-elle à faire ? Qu’est-ce que ce travail, ces sornettes politiques dont elle se rengorge ? Elle pérore sur la Condition Sociale des Classes Pauvres. Qu’est-ce que la Condition Sociale des Classes Pauvres ? Un sinistre ballottement dans le hamac de l’existence, une terreur perpétuelle des conséquences, qui perpétuellement les accable. Les pauvres vivent dans l’angoisse, parce qu’ils ne savent pas que tout cela n’est qu’un rêve… et quel rêve ! Supposez qu’ils ne soient ni angoissés ni effrayés… Après tout, que lui importe, à elle, la Condition Sociale des Pauvres ? Ce n’est qu’un point de départ dans son rêve, et dans son cœur elle ne désire pas que leurs rêves, aux pauvres, soient plus heureux ; dans son cœur, elle ne ressent aucune passion pour eux ! Elle se borne à rêver qu’elle doit faire ostensiblement le bien, jouer un rôle personnel, diriger leurs affaires, au milieu des remerciements, des louanges et des bénédictions… Son rêve de choses sérieuses ! Une cohue de fantômes poursuivant un feu follet fantôme, le reflet d’un mirage… Vanité des vanités !…
– C’est une réalité suffisante pour elle.
– Autant qu’elle peut la rendre réelle sans doute. Mais elle-même n’est pas réelle. Elle débute mal…
– Mais lui, cependant…
– Il n’y croit pas.
– Je n’en suis pas sûr.
– J’en suis sûre, moi, à présent.
– C’est un être compliqué.
– Il se désembrouillera, – déclara la Dame de la Mer.
– Je crois que vous vous méprenez en ce qui concerne son œuvre, – objecta Melville. – Il est de ces hommes qui sont toujours en désaccord avec eux-mêmes. – Et il ajouta brusquement : – Nous le sommes tous. – Puis, renonçant à ces banales généralités : – C’est vague, je l’admets. Pourtant, il a un désir confus de faire quelque chose de bien.
– Un désir confus, – concéda-t-elle. – Mais…
– Ses intentions sont bonnes, – insista Melville, revenant à son idée.
– Ses intentions sont nulles. Il ne soupçonne que très obscurément…
– Eh bien ?
– … ce que vous aussi commencez à soupçonner… que d’autres choses sont concevables, même si elles ne sont pas possibles ; que cette vie que vous menez n’est pas tout, qu’il ne faut pas la prendre trop sérieusement parce que… parce qu’il y a des rêves meilleurs.
La musique de sa voix évoquait le chant des sirènes, et mon cousin n’osa pas regarder son visage.
– Je ne sais rien d’autres rêves, – dit-il. – On a soi-même et cette vie, et c’est assez pour s’occuper. Quels autres rêves peut-il bien y avoir ? N’importe ! Nous sommes dans le rêve et nous devons l’accepter. D’ailleurs, voyez-vous, nous nous écartons de la question. Nous causions de Chatteris et des motifs qui vous ont fait le rechercher. Pourquoi une créature du dehors viendrait-elle dans notre monde ?
– Parce que nous avons la permission d’y venir, nous autres immortelles. Si c’est notre bon plaisir de goûter à cette vie qui passe et subsiste comme la pluie qui tombe à terre, pourquoi n’y goûterions-nous pas ? Pourquoi nous abstiendrions-nous ?
– Et Chatteris ?
– S’il me plaît ?
Melville rassembla ses forces pour réagir, en un effort titanesque, contre un accablement qui l’envahissait. Il essaya de ramener la chose à des proportions définies et minimes, à un incident, à une affaire d’examen et d’appréciation.
– Mais voyons, – dit-il. – Que vous proposez-vous exactement de faire au cas où vous le séduiriez ? Vous n’avez pas sérieusement l’intention de pousser le jeu jusque-là ? Vous ne prétendez pas positivement l’épouser à la mode terrestre ?
La Dame de la Mer éclata de rire en l’entendant reprendre le ton du bon sens pratique.
– Ma foi ! pourquoi pas ? – demanda-t-elle.
– Et continuer à vous faire transporter de-ci de-là dans un fauteuil roulant ? Non ce n’est pas là votre but. Mais quel est-il ?
Il leva les yeux sur elle, et quand il rencontra son regard, il eut l’impression de plonger dans des eaux profondes, dans un abîme où s’agitaient des choses inaccessibles. Elle sourit.
– Non, – répondit-elle, – je ne l’épouserai pas et ne continuerai pas à me promener dans un fauteuil de malade… pour vieillir comme toutes les femmes terrestres, à cause sans doute de la poussière, de la sécheresse de l’air et de la façon dont vous commencez et dont vous finissez. Vous vous consumez trop vite… un jet de flamme qui vacille et s’éteint. Quelle existence ! Les maladies, et se sentir vieillir ! La peau se ride et devient flasque, les cheveux se décolorent, les dents s’ébranlent… je n’affronterais cela pour aucun amour. Non !… Mais aussi – et sa voix ne fut plus qu’un murmure étrange – il y a des rêves meilleurs.
– Quels rêves ? – riposta Melville irrité. – Que voulez-vous dire ? Qui êtes-vous ? Que venez-vous chercher dans une existence qui n’est pas la vôtre, vous qui prétendez être une femme et qui nous murmurez d’incompréhensibles paroles, à nous qui subissons cette existence, à nous qui ne pouvons nous en échapper ?
– Mais il y a un moyen de s’en échapper, – déclara la Dame de la Mer.
– Lequel ?
– Pour quelques-uns, il y a une délivrance. Quand la vie tout entière se concentre en une minute unique…
Elle se tut soudain. Cette phrase, de toute évidence, ne comporte aucun sens clair, à mon esprit du moins, même quand on sait qu’elle a été prononcée par une dame d’espèce essentiellement imaginaire et sortie de la mer. Comment une vie tout entière peut-elle se concentrer en une minute, même unique ? Mais quoi que ce soit qu’elle ait voulu dire, il n’y a aucun doute qu’elle en ait gardé la moitié pour elle.
À cette brusque interruption, Melville leva la tête. La Dame de la Mer regardait du côté de la maison.
– Do…o…ris ! Do…o…ris ! Êtes-vous là ?
C’était la voix de Mme Bunting qui arrivait pardessus la pelouse, la voix du présent transcendant et des choses invinciblement réelles. Le monde redevint perceptible aux sens de Melville. Il parut s’éveiller, sortir de quelque transe hallucinatoire qui l’aurait saisi malgré lui.
Il regarda la Dame de la Mer comme s’il ne pouvait déjà plus croire aux choses qu’ils avaient dites, comme s’ils avaient dormi et rêvé dans leur sommeil. Il lui sembla qu’une chimère se dissipait. Son regard s’arrêta sur l’inscription visible sous le bras de la belle invalide : « Flamps, fabricant de fauteuils pour malades. »
– Nous avons été, peut-être, un peu plus sérieux qu’il ne… – grommela-t-il évasivement. – Ce que vous avez dit… est-ce que vraiment vous pensez que… ?
Le frou-frou de Mme Bunting qui approchait s’entendit à ce moment. Parker s’agita et toussota.
– Une autre fois, peut-être…
Est-ce que tout ce dont il se souvenait avait été dit, ou était-il victime d’une hallucination ? Il eut une réminiscence soudaine.
– Où est votre cigarette ? – demanda-t-il.
Mais la cigarette était fumée depuis longtemps.
– De quoi avez-vous pu parler pendant tout ce temps ? – modula Mme Bunting, en posant d’un geste maternel la main sur le dossier du siège de Melville.
– Oh ! – fit Melville, pris pour une fois au dépourvu.
Il se leva vivement, puis, s’adressant à miss Waters, avec un sourire artificiellement innocent :
– De quoi avons-nous donc parlé ?
– De toutes sortes de choses sans doute, – dit Mme Bunting, avec ce que l’on pourrait presque appeler de la finesse, et elle honora Melville d’un sourire spécial, un de ces sourires qui sont, moralement, presque des œillades.
Mon cousin reçut toute cette finesse en pleine figure, et pendant quatre ou cinq secondes il contempla avec ébahissement Mme Bunting.
Il avait besoin de reprendre haleine. Puis tous trois se mirent à rire, et Mme Bunting s’assit complaisamment, disant à mi-voix, de façon à être entendue cependant :
– Comme c’est difficile à deviner !
Après cette conversation, Melville se trouva pris dans un réseau extraordinaire de perplexités. D’abord, et c’est ce qui l’affligeait le plus, il doutait que cette conversation eût été tenue réellement ; et, si elle l’avait été, il se demandait si sa mémoire ne lui avait pas joué le mauvais tour de la modifier et d’en amplifier l’importance. Mon cousin, parfois, rêve de conversations si naturelles et si probables qu’elles se mêlent d’une façon tout à fait inquiétante à sa vie réelle. Était-ce ici le cas ? Il se prit à examiner et à disséquer, pour ainsi dire, telle phrase et ensuite telle autre. Avait-elle vraiment dit ceci ou cela, et exactement avec ce sens ? Ses souvenirs de leur conversation n’étaient jamais les mêmes d’un jour à l’autre. Avait-elle délibérément prévu pour Chatteris quelque mystique et obscure submersion ?
Ce qui augmenta et compliqua ses doutes, ce fut l’attitude de la Dame de la Mer qui, avec une sérénité parfaite, s’abstint par la suite de toute allusion à ce qui s’était ou ne s’était pas passé ; elle se conduisait exactement comme elle l’avait toujours fait ; ni ce surcroît d’intimité ni cet éloignement, qui suivent les confidences indiscrètes, n’apparurent dans ses manières.
À cette abondance d’incertitudes s’ajouta bientôt toute une nouvelle série de doutes, comme s’il n’en eût pas eu déjà son soûl. La Dame de la Mer, pensait-il, allègue qu’elle est venue pour Chatteris parmi les êtres qui vivent sur terre…
Et ensuite ?…
Il n’avait pas jusqu’ici essayé de se rendre compte de ce qui arriverait à Chatteris, à miss Glendower, aux Bunting, à tout le monde, lorsque, comme cela semblait hautement probable, Chatteris serait « pris ». Il y avait d’autres rêves, il y avait une autre existence, un « Ailleurs »… où Chatteris s’en irait. Elle l’avait dit. Avec une force et une netteté absolument disproportionnées, le souvenir revint à Melville qu’il avait, longtemps auparavant, vu un tableau représentant un homme et une sirène qui descendaient enlacés vers le fond de la mer. Est-ce que cela se passerait vraiment ainsi, cette fois, en l’année mil neuf cent ? Évidemment, puisqu’elle l’avait dit, elle se proposait ce but, et cette campagne de séduction était commencée : que devait faire à cet égard un célibataire raisonnable, élégant, et de vie régulière ?
Assister au spectacle… jusqu’à ce que cela se terminât par une catastrophe ?
On se représente sa figure vieillie par le souci. Avec une assiduité presque scandaleuse, on le vit fréquenter la maison de Sandgate, sans réussir à se ménager avec la Dame de la Mer un tête-à-tête suffisamment long et intime, qui lui permît de dissiper, une fois pour toutes, ses doutes au sujet de ce qui, dans leur précédente conversation, avait été réellement dit, ou de ce qu’il avait rêvé ou imaginé. Jamais encore sa pose habituelle d’indulgence amusée envers les choses de la vie n’avait été aussi difficile à garder. Il en devint positivement distrait.
– Mon vieux, – se répétait-il dans son for intérieur, – si c’est comme ça, ça menace d’être sérieux.
Son état fut bientôt manifeste, même pour Mme Bunting, mais elle se méprit sur les motifs, et lança quelques allusions…
À la fin, et tout d’un coup, il partit pour Londres, frénétiquement déterminé à s’échapper de ce tissu d’incohérences. Miss Waters, en présence de Mme Bunting, lui souhaita un bon voyage, comme s’il ne s’était jamais rien passé.
On peut, je suppose, parvenir à comprendre quelque chose à son désarroi. Il avait consenti à faire au monde des sacrifices considérables. Au prix de grandes peines, il s’y était arrangé une place et un chemin. Il s’imaginait qu’il tenait réellement le bon bout, comme on dit, et qu’il menait une existence intéressante. Et, dans ces conditions, rencontrer une voix qui s’obstine à vous répéter d’une façon obsédante qu’« il y a des rêves meilleurs », être au courant d’une histoire qui menace d’amener des complications, des désastres, de briser des cœurs… et n’avoir pas la moindre idée de l’attitude à adopter…
Je ne pense pas, toutefois, qu’il aurait pris la fuite sans avoir réellement obtenu une réponse à la question : « Quels sont ces rêves meilleurs ? », sans avoir arraché, par surprise ou par force, une explication plus claire à la passive infirme, si Mme Bunting, un beau matin, n’avait pas adroitement insinué…
Vous connaissez Mme Bunting, et vous devinez ce qu’elle insinua adroitement. À ce moment-là, avec ses filles et les demoiselles Glendower, son imagination était positivement enflammée d’ardeurs matrimoniales ; prise de fanatisme nuptial, elle aurait marié n’importe qui à n’importe quoi, pour le seul plaisir de faire un mariage ; et l’idée d’accoupler le malheureux Melville à cette mystérieuse immortelle pourvue d’une extrémité écailleuse lui parut, semble-t-il, la chose la plus naturelle du monde.
Sans le moindre à-propos, elle fit un jour une remarque :
– Profitez de votre chance maintenant, monsieur Melville.
– Ma chance ! – s’écria Melville, s’efforçant désespérément de ne pas comprendre, malgré le sourire résolu de Mme Bunting.
– Vous la détenez comme un monopole à présent, – reprit-elle. – Mais quand nous serons tous rentrés à Londres, vous ne serez pas le seul à vous empresser auprès d’elle.
Melville, je crois, bredouilla quelque chose touchant une plaisanterie poussée trop loin. Il ne se rappelle pas exactement en quels termes, et je ne pense pas qu’il l’ait su sur le moment même.
Quoi qu’il en soit, il déguerpit et rentra en plein mois d’août à Londres, où bientôt il se trouva si misérablement désœuvré qu’il n’eut même plus l’énergie d’en déloger. Sur ce chapitre de notre histoire, Melville ne s’étend guère, et l’imagination doit suppléer au manque de détails pour reconstituer les faits avec vraisemblance. Je me le représente dans son appartement coquet et gai sans être trivial, et artistique sans manquer de goût ni de sincérité : il ne trouve plus aucun intérêt à ses livres, ni aucune beauté aux pièces d’argenterie qu’il collectionne, sans trop de ténacité toutefois ; il va et vient de sa ravissante chambre à coucher à son superbe cabinet de toilette, et là il s’absorbe dans la muette contemplation des vingt-sept pantalons soigneusement disposés sur leurs tendeurs et indispensables à la notion qu’il s’est faite d’un homme heureux et sage. Par une progression naturelle et facile, il a appris, pour chaque circonstance de la vie, quel pantalon est admis, quel veston, quelle jaquette, ou redingote convient, quel geste ou quels mots sont appropriés. C’est un homme qui connaît à fond les bienséances… Et, dans ce sanctuaire de l’ordre et de la régularité, un murmure lui revient aux oreilles :
« – Il y a des rêves meilleurs… »
– Mais quels rêves ? – se demande-t-il tout haut, et non sans agacement.
Si, dans le jardin au bord de la mer, à Sandgate, le monde offrait quelque transparence, quelque perspective d’un au-delà, il était redevenu, j’imagine, dans l’appartement de Melville, à Londres, indubitablement opaque.
– La peste soit de ses rêves ! – s’écrie encore Melville. – S’ils sont pour Chatteris, pourquoi m’en a-t-elle parlé ?… À supposer que j’eusse pu, moi, en profiter, quels qu’ils soient…
Il réfléchit, examinant avec une redoutable lucidité la nature de sa lubie.
– Non, non, et non ! – profère-t-il avec énergie. – Et puisque je ne dois pas les avoir, à quoi bon les connaître et m’en tourmenter ?… Si elle médite quelque mauvais coup, pourquoi ne le fait-elle pas sans me rendre son complice ?
Il parcourt son appartement dans tous les sens, et s’arrête enfin pour suivre du regard, par la fenêtre, le va-et-vient confus des passants et des voitures… Bientôt il ne distingue plus rien du trafic ; il revoit le jardin de Sandgate, près de la mer, et, minuscule, un groupe de gens gais et heureux, et quelque chose… quelque chose de suspendu au-dessus d’eux.
– Ce n’est pas loyal envers eux… ni envers moi… ni envers personne !
Et presque aussitôt, je m’imagine qu’il lance un juron.
Il sort pour le déjeuner, repas qu’il traite d’ordinaire avec la gravité qui convient. À sa vue, le maître d’hôtel manifeste toute la bienveillance que peut exprimer sa face rasée, et il s’avance avec cet air d’intime collaboration qu’il réserve pour les clients qu’il estime. Il s’incline avec respect, s’informe respectueusement du menu choisi…
– Oh ! n’importe quoi ! – s’écrie Melville.
Et le maître d’hôtel s’éloigne, ahuri.
Pour comble à la détresse de Melville, car les petits ennuis augmentent nos gros chagrins, son club subissait des réparations ; il était plein de maçons et de peintres qui avaient éventré les fenêtres, barricadé les salles avec des échafaudages. Melville et ses collègues étaient donc provisoirement les hôtes d’un autre club qui possédait plusieurs membres poussifs. Ces membres paraissaient uniquement occupés à souffler, à soupirer, à froisser des papiers, à dormir dans tous les coins. Ils étaient comme des taches indélébiles sur le décor luxueux de ce club hospitalier. En outre, il importait peu à Melville, dans l’état où il se trouvait, que tous ces ronfleurs jamais en repos fussent d’éminents personnages.
C’est toutefois cette dislocation temporaire de son existence qui fut la cause d’une conversation quasi confidentielle entre Melville et Chatteris, ce dernier étant un des membres amorphes, et des moins éminents, du club qui abritait l’autre.
Melville, cet après-midi-là, feuilletait Punch ; il était dans une de ces humeurs où l’on feuilletterait n’importe quoi. Il se mit à lire, sans savoir exactement ce qu’il lisait. Bientôt il soupira, leva la tête, et aperçut Chatteris qui entrait.
Certes il fut étonné, interdit même, et vaguement alarmé. Évidemment, Chatteris, de son côté, se montrait tout aussi surpris et déconcerté. Debout, dans l’attitude la plus gauche qu’il lui fût possible de prendre, Chatteris regarda Melville d’un air quelque peu revêche et parut ne pas vouloir le reconnaître. Mais, se ravisant, il fit un signe de tête et s’avança de mauvaise grâce. Chacun de ses mouvements indiquait le désir de s’esquiver.
– Vous ici ! – dit-il.
– Que faites-vous donc si loin de Hythe en ce moment ? – questionna Melville.
– Je suis entré pour écrire une lettre, – répondit Chatteris.
Il regarda autour de lui d’une manière embarrassée. Puis il s’assit auprès de Melville et demanda une cigarette.
Tout d’un coup, il se lança dans les confidences.
– Il est douteux que je pose ma candidature là-bas.
– Bah !
– Oui.
Il alluma une cigarette.
– Poseriez-vous la vôtre ? – demanda-t-il.
– Pas le moins du monde, – répondit vivement Melville. Mais il est vrai que ce n’est guère dans mes cordes.
– Est-ce dans les miennes ?
– N’est-il pas un peu tard pour y renoncer ? – remarqua Melville. – Vous avez entamé la campagne. Tout le monde est à l’œuvre. Miss Glendower…
– Je sais, – interrompit Chatteris.
– Et alors ?
– Il me semble que je ne tiens plus à continuer.
– Mais, mon cher ami !…
– C’est peut-être le résultat d’un peu de surmenage. J’ai pris un congé. La besogne languit. C’est pourquoi je suis ici.
Il fit alors une chose tout à fait absurde : il jeta une cigarette à peine commencée, et sonna presque immédiatement pour en demander une autre.
– Vous avez une indigestion de statistiques, – diagnostiqua Melville.
Chatteris répondit par des phrases que Melville crut avoir déjà entendues :
– Les élections, le progrès, le bonheur de l’humanité, le bien public… rien de tout cela ne m’intéresse réellement… du moins pour l’instant.
Melville attendit la suite.
– On nous élève dans une atmosphère où nous entendons murmurer de partout qu’il faut choisir une carrière. Vous l’apprenez dans les jupes de votre mère. On vous pousse sans arrêt dans ce sens, on ne vous donne pas le temps de découvrir ce que vous voulez réellement faire. On façonne votre caractère, on forme votre esprit. On vous précipite dans le tourbillon.
– Pas moi, – protesta Melville.
– On m’y a précipité, moi, en tout cas. Et me voici !
– Vous ne tenez pas à poursuivre la carrière politique ?
– Heu !… Considérez un peu les choses.
– Oh ! si vous considérez…
– Tout d’abord on se donne un mal inouï pour entrer à la Chambre. Ces maudits partis ne signifient rien… absolument rien ! Ce ne sont pas même des factions décentes. Vous pérorez devant des Comités de trafiquants dont la seule idée en ce bas monde est d’être traités avec une considération bien au-dessus de leurs mérites ; vous trinquez avec toutes sortes de notables locaux, et vous vous exhibez en leur compagnie ; vous jacassez, vous frayez avec toutes les formes imaginables de la sottise, de l’impudence et de la fourberie humaines…
Il interrompit un instant ce flot d’éloquence.
– Si encore ils savaient ce qu’ils veulent ! – reprit-il. – Ils travaillent à leur manière, tout comme vous travaillez à la vôtre. C’est la même histoire entre eux tous. Ils poursuivent une satisfaction platonique ; ils s’acharnent, se querellent, se jalousent nuit et jour, dans le continuel effort de se prouver à eux-mêmes, en dépit de tout, qu’ils sont réels et qu’ils triomphent…
Il se tut encore et tira quelques bouffées de sa cigarette.
– Eh oui ! – approuva Melville sarcastique. – Mais je croyais que, dans votre cas particulier… il y avait quelque chose de plus que de la politique de parti et le désir d’arriver… ?
Il laissa sa phrase interrogativement incomplète.
– Et la triste Condition Sociale des Classes Pauvres ? – ajouta-t-il.
– Eh bien ? – fit Chatteris, qui le regarda avec une sorte d’aveu forcé dans ses yeux bleus.
– À Sandgate, – continua Melville, en esquivant le regard, – il y avait une sorte d’atmosphère d’enthousiasme et de foi.
– Je le sais, – accorda Chatteris pour la seconde fois. – Du diable si ce n’est là le hic ! – dit-il au bout d’un instant.
Puis, voyant que Melville demeurait silencieux, il poursuivit :
– Je ne crois pas au rôle que je joue, et, si je demeure échoué sur ce bas-fond, abandonné par le courant de foi qui me portait, ce n’est pas à coup sûr de ma faute. Je sais ce qu’il me reste à faire ; j’ai l’intention de le faire ; oui, j’en ai l’intention, quand je serai au bout du rouleau. Si je parle ainsi, c’est pour me soulager l’esprit. J’ai engagé la partie et je dois la terminer ; j’ai mis la main à la charrue et je ne puis retourner en arrière. C’est pour cela que je suis venu à Londres, afin de régler ce compte-là avec moi-même. C’est de vous avoir rencontré là qui m’a fait lâcher la bonde. Vous m’avez pris en pleine crise.
– Ah ! – observa laconiquement Melville.
– Mais malgré cela la chose est telle que je vous l’ai dite… aucune de ces histoires ne m’intéresse réellement. Cela ne changera rien au fait que je me suis engagé à briguer un fantôme de siège législatif, sans raison particulière, et pour un parti qui est mort depuis dix ans, et, si ce sont les fantômes qui l’emportent, j’entrerai au Parlement comme un spectre élu… C’est-à-dire… comme un phénomène mental.
Il répéta sa proposition principale.
– L’intérêt est mort, – prononça-t-il, – la volonté n’a plus d’âme.
Puis, sa pensée prenant un tour plus critique, il se pencha un peu plus vers l’oreille de Melville.
– Ce n’est pas, positivement, que je ne croie pas. Quand je dis que je ne crois pas à ces choses, je vais trop loin, certes. Je sais bien que la campagne électorale, les intrigues sont des moyens en vue d’une fin. Il y a une œuvre à faire, une œuvre saine, une œuvre importante. Seulement…
Melville, en affectant de considérer le bout de sa cigarette, examinait son interlocuteur du coin de l’œil. Chatteris s’en aperçut et parut s’accrocher à ce regard. Il augmenta absurdement son accent confidentiel. À coup sûr, il avait le plus urgent besoin d’une oreille complaisante.
– Je ne tiens plus à continuer. Quand je m’installe carrément dans mon fauteuil, que j’y réfléchis et que je me dis : « Désormais, mon garçon, jusqu’à la fin de tes jours, c’est cela, c’est cela ta vie », alors, voyez-vous, Melville, je suis la proie d’une véritable terreur.
– Hum ! – fit Melville, qui se prit à méditer.
Au bout d’un instant, il se tourna vers Chatteris, avec un air de médecin de la famille, et lui tapa sur l’épaule trois fois, en lui disant :
– Vous avez une indigestion de statistiques, Chatteris.
Et il le laissa se pénétrer de cette idée. Enfin, tout en manipulant un cendrier, il fit face à son interlocuteur et parla :
– C’est le quotidien qui vous accable, – déclara-t-il. – Ce sont les arbres qui vous empêchent de voir la forêt. Sous la pesante multiplicité des détails vous oubliez le vaste dessein que vous poursuivez. Vous êtes comme un peintre qui, dans un coin, a travaillé dur sur une toile minuscule et épuisante.
– Non, – dit Chatteris. – ce n’est pas tout à fait cela.
Melville indiqua qu’il n’en était pas convaincu.
– Je ne cesse de reculer et de regarder l’ensemble, – reprit Chatteris. – Ces derniers temps je n’ai guère fait autre chose. J’admets que la besogne politique proprement comprise est une grande et noble chose… je l’admire, oui, mais ça ne me prend pas du tout l’imagination. C’est là où ça ne marche plus.
– Qu’est-ce alors qui vous prend l’imagination ? – interrogea Melville.
Il était absolument certain que la Dame de la Mer, par ses conversations, avait amené chez Chatteris cette sorte de paralysie, et il voulut savoir jusqu’où allait le mal.
– Est-ce que, par exemple, – insinua-t-il, – il y aurait d’autres rêves ?
Chatteris ne broncha pas, et Melville chassa le soupçon qui lui était venu.
– Qu’entendez-vous par d’autres rêves ? – demanda Chatteris.
– N’y a-t-il pas quelque autre façon concevable… un autre genre de vie… quelque autre aspect ?…
– C’est parfaitement en dehors de la question, – répondit-il, et il ajouta assez inopinément : – Adeline est une excellente fille.
Mon cousin Melville acquiesça silencieusement à l’excellence d’Adeline.
– Tout cela, voyez-vous, – reprit Chatteris, – est une humeur passagère. Ma vie est faite pour moi… et c’est une fort bonne vie… Meilleure que je ne la mérite.
– De beaucoup, – assura Melville.
– Fameusement ! – répliqua Chatteris avec conviction.
– Démesurément ! – confirma Melville.
– Parlons d’autre chose, – dit Chatteris. – C’est s’abandonner à ce qu’on appelle un « état morbide », à la « neurasthénie », que de douter un seul instant de la finalité exclusive et absolue de l’occupation que l’on s’est choisie ici-bas.
Malgré cette invite, mon cousin Melville ne put trouver sur-le-champ un sujet de conversation suffisamment intéressant.
– Vous les avez laissés en bonne santé à Sandgate ? – demanda-t-il après une pause.
– Tous, excepté le papa Bunting.
– Mal en train ?
– Il abuse de la pêche.
– Ah oui ! la brise et les fortes marées… Et miss Waters ?
Chatteris lui lança un regard soupçonneux et affecta, pour répondre, un ton détaché :
– Elle ? Elle va parfaitement bien… Et plus charmante que jamais.
– Est-ce qu’elle a vraiment l’intention de prendre part à la campagne ?
– Elle en a parlé.
– Elle peut faire beaucoup pour vous, – dit Melville, en laissant un intervalle de silence significatif.
Chatteris assuma l’attitude et le ton qu’on adopte généralement pour potiner.
– Qui est donc cette miss Waters ? – questionna-t-il.
– Une personne charmante, – rétorqua Melville avec une malicieuse discrétion.
Chatteris attendit. Puis, renonçant à son faux air d’homme qui potine, il se montra curieux pour tout de bon.
– Voyons, sérieusement, – dit-il, – qui est cette miss Waters ?
– Comment le saurais-je ? – équivoqua de nouveau Melville.
– Allons ! vous le savez, et les autres aussi. Qui est-elle ?
Melville le regarda en face :
– Ne veulent-ils pas vous le dire ?
– Ils en ont l’air.
– Pourquoi tenez-vous à le savoir ?
– Pourquoi ne le saurais-je pas ?
– Il est convenu, en quelque sorte, que le secret sera gardé.
– Quel secret ?
Mon cousin fit un geste évasif.
– Ce ne peut être rien de mal ?
Mon cousin ne broncha pas.
– Elle a peut-être, dans son passé, des aventures… ?
– Elle en a, – répondit mon cousin, réfléchissant sur les aventures possibles dans la vie sous-marine.
– D’ailleurs, ça m’est égal, – fit Chatteris, – il faut que je sois mis au courant. À moins qu’il ne s’agisse d’un secret que je doive spécialement ignorer… Croyez-vous que ce soit agréable d’être au milieu de gens qui vous traitent en intrus ? Quel est ce quelque chose qu’on cache à propos de miss Waters ?
– Qu’est-ce qu’en dit miss Glendower ?
– Des choses vagues. Elle ne l’aime pas, mais s’obstine à ne pas dire pourquoi. Et Mme Bunting se pavane, affublée, pour ainsi dire, de discrétion des pieds à la tête. Et miss Waters elle-même a une façon de vous regarder !… Et sa femme de chambre a un air… Tout cela m’horripile…
– Pourquoi n’interrogez-vous pas miss Waters en personne ?
– Comment le pourrais-je, puisque je ne sais pas ce dont il s’agit ? Saperlipopette, je vous pose la question assez carrément !
– Ma foi ! – dit Melville, qui venait de se décider à tout révéler à Chatteris.
Mais il hésita sur la façon de présenter la chose. Il avait pensé d’abord à lâcher tout de go : « La vérité, c’est qu’elle est une sirène. » Mais, instantanément, il se rendit compte que ce serait incroyable. Il avait toujours soupçonné Chatteris d’être romanesque et chevaleresque à la manière continentale, et il eut peur d’une algarade s’il disait une pareille chose d’une dame…
Un doute terrible s’empara de Melville. Comme vous le savez, il n’avait pas vu, de ses propres yeux, la queue de la Dame. Dans cette salle de club, il éprouva, sur cette histoire de sirène, une incrédulité qu’il n’avait jamais connue, même quand Mme Bunting le mit pour la première fois au courant. Tout autour de lui régnait une atmosphère de solide réalité, comme on en peut respirer seulement dans un club londonien de premier ordre. Partout de vastes fauteuils s’offraient aux regards. Sur d’énormes tables, des pyrogènes de faïence massive contenaient des allumettes particulièrement grosses et longues. À portée de sa main, sur une table monumentale, aux pieds rebondis, et garnie d’un tapis vert, étaient éparpillés plusieurs numéros du Times, la dernière livraison de Punch, un encrier de bronze et un presse-papiers d’étain… Il y a d’autres rêves ! voilà qui semblait impossible ! Le ronflement d’un personnage éminent affalé au fond d’un fauteuil devint très distinct pendant cet intervalle de silence. C’était un ronflement opiniâtre, semblable au bruit que fait la scie d’un tailleur de pierre, et qui, par son insistance, remplissait l’office de pierre de touche pour la réalité ambiante. Ce ronflement semblait prévenir qu’au premier mot d’une improbabilité aussi monstrueuse qu’une sirène il se transformerait en renâclements et en suffocations.
– Vous ne me croiriez pas si je vous le disais, – grommela Melville.
– Dites tout de même.
Mon cousin examinait un fauteuil vide, évidemment rembourré du meilleur crin qu’on pût se procurer à prix d’argent, rembourré avec une adresse infinie et un soin quasi-religieux. Par l’invite de ses bras tendus, il proclamait que l’homme ne vit pas de pain seulement, – attendu qu’il lui faut ensuite faire un somme. Heureux fauteuils à qui les rêves sont inconnus !
Des sirènes ?
Melville songea qu’après tout il se pourrait qu’il fût la victime d’une extravagante illusion, qu’il fût hypnotisé par la comédie ingénue de Mme Bunting. N’y avait-il pas une explication plus plausible, une phrase qui ferait le pont entre le plausible et le vrai ?
– À quoi bon ? – grogna-t-il finalement.
Chatteris n’avait pas cessé de l’épier à la dérobée.
– Ça m’est parfaitement égal ! – bougonna-t-il, et il lança sa seconde cigarette dans la cheminée au décor massif. – Somme toute, ça n’est pas mon affaire !
Puis, soudain, il se dressa sur ses jambes et se mit à gesticuler niaisement.
– Ce n’est pas la peine… – déclama-t-il, et il parut sur le point de proférer maintes choses désobligeantes.
En attendant, et jusqu’à ce que son intention eût mûri, il agitait stupidement sa main. Ne réussissant pas, j’imagine, à trouver des paroles suffisamment regrettables pour exprimer son acrimonie, il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
– … que vous parliez… – dit-il par-dessus le journal du personnage ronflant.
– … si vous ne le voulez pas, – conclut-il, en se trouvant nez à nez avec un laquais obséquieux.
Le portier l’entendit proclamer que cela lui était parfaitement indifférent, et qu’il voulait être pendu s’il « ne s’en fichait pas ».
– Ce doit être un de ces membres de l’autre club, – déclara le portier fort choqué. – Voilà ce que c’est de les admettre si jeunes !
Melville surmonta une envie de courir après Chatteris.
– Bah ! qu’il aille paître ! – fit-il.
Puis, comme tous les détails de la scène se représentaient à son esprit en un tableau unique, il répéta avec plus d’emphase encore :
– Qu’il aille à tous les diables !
Il se leva et s’aperçut que le personnage qui avait dormi l’épiait maintenant avec des yeux malveillants. C’était, comprit-il, une malveillance inexorable et invincible, contre laquelle ne prévaudrait aucune manifestation de remords ou de contrition dans son attitude. Il en prit son parti et gagna la rue.
Après ce colloque, mon cousin éprouva un véritable soulagement. Sa détresse était dissipée et il se trouva bientôt plongé dans une profonde indignation morale, état qui est l’antithèse même du doute et de la perplexité. Plus il y songeait, plus son indignation croissait vis-à-vis de Chatteris. Cette soudaine et absurde explosion modifiait toutes les perspectives de la situation. Il désirait vivement rencontrer encore Chatteris et discuter toute l’affaire avec lui en se basant sur un point de départ nouveau.
– Pensez donc ! – s’écria-t-il.
Il y pensait si bien et si verbalement qu’il ne cessa presque pas de parler à voix haute tout en marchant. Ses arguments se disposaient dans son esprit sous la forme d’un éloquent plaidoyer.
Y eut-il jamais créature plus stupide, plus ingrate, plus odieuse que ce Chatteris ? Enfant gâté de la fortune, tous les avantages lui venaient, tous les bonheurs lui étaient donnés ; ses bévues, ses gaffes même, lui rapportaient plus que des succès aux autres. Neuf cent quatre-vingt-dix-neuf hommes sur mille pouvaient lui envier la façon dont la chance l’avait favorisé. Il est plus d’un malheureux qui, après avoir peiné misérablement pendant sa vie entière, accepte avec gratitude une fraction infime de tout ce qui allait sans effort à ce jeune homme insatiable et insouciant…
– Moi-même, – se disait mon cousin, moi-même, je pourrais l’envier pour diverses raisons. Et voilà qu’aux premières petites exigences du devoir… même pas cela… aux premiers indices de contrariété, c’est la révolte, des protestations, la désertion !… Mais pensez donc au lot commun des hommes ! – alléguait mon cousin dans un bel élan. – Pensez au grand nombre de ceux qui souffrent de la faim !…
C’était adopter là un point de vue péniblement socialiste, mais, dans son état d’indignation morale, il s’engagea inexorablement dans cette voie :
– Pensez au grand nombre de ceux qui souffrent de la faim, qui mènent une existence de labeur sans relâche, qui vivent craintifs et sordides, et qui, cependant, avec une sorte de résolution farouche et muette, s’acharnent à faire leur devoir, ou tout au moins ce qu’ils croient être leur devoir ! Pensez au grand nombre des femmes qui restent chastes en ce monde ! Pensez aussi aux âmes honnêtes si nombreuses qui aspirent à servir leurs semblables et qui sont si harcelées, si absorbées qu’elles n’y peuvent parvenir ! Et voilà ce pitoyable individu, avec des dons de toute sorte, ses brillantes facultés, sa position sociale et ses chances de succès, stimulé par de nobles idées et par une fiancée qui est non seulement riche et belle… car elle est belle… mais aussi la meilleure des compagnes et des aides pour lui… et il décampe ! Rien de tout cela n’est assez bon pour lui ! Ça n’a aucune prise sur son imagination, s’il vous plaît ! Ça n’est pas assez beau pour lui, et voilà la simple vérité dans l’histoire… Mais que diable alors peut-il vouloir ? Qu’espère-t-il ?
L’indignation morale de mon cousin dura tout au long de Piccadilly, s’exaspéra sous les arbres de Rotten Row, se prolongea par les allées fleuries des jardins, jusqu’à l’entrée de Kensington, se tempéra, au retour, en contournant la Serpentine, et lui valut pour dîner un appétit tel qu’il n’en avait pas eu depuis longtemps. Toute cette soirée, la vie lui parut radieuse, et enfin, rentré chez lui vers deux heures du matin, il s’assit, devant un feu inutile et qui pétillait délicieusement, pour fumer un excellent cigare avant d’aller dormir.
– Non, – fit-il soudain. – Je ne suis certes pas « morbide », moi !… Satisfait des biens que les dieux me dispensent, je m’efforce de me rendre heureux, et de rendre heureuses aussi quelques autres personnes, d’accomplir décemment quelques petits devoirs, et c’est tout ce qu’il me faut. Je ne cherche pas à voir trop avant dans les choses ni à les envisager non plus avec trop d’ampleur. Un bon vieil idéal bien simple… Hum !… Chatteris est un songe-creux, un mécontent impossible et extravagant. À quoi pense-t-il ?… Pour les trois-quarts c’est un rêveur, et pour le reste un enfant gâté… Un rêveur… D’autres rêves… De quels autres rêves voulait-elle parler ?
Mon cousin s’abîma en des réflexions profondes… Enfin il tressaillit, promena les regards autour de lui, vit l’heure à la pendule, se leva, s’étira et alla se coucher.