CHAPITRE V – L’ABSENCE ET LE RETOUR DE M. CHATTERIS

 

I

 

Ces digressions à propos des journalistes et de la garde-malade m’ont certainement éloigné du sujet principal de mon histoire. Cependant, tandis que le jeune journaliste d’avenir espérait tout savoir et convaincre Banghurst, que Parker entr’ouvrait à peine la fleur de sa perfection, et qu’il n’avait pas encore été question du landau, la situation commençait déjà à se compliquer pour la joyeuse société qu’abritaient les chênes de la plage. Dès que l’attention des Bunting ne fut plus entièrement accaparée par leur commensale inattendue, ils constatèrent un changement dans l’atmosphère générale de la maisonnée. Il devint, d’abord vaguement, ensuite plus clairement évident que le simple et sincère plaisir qu’ils éprouvaient à posséder une pensionnaire aussi belle, aussi puissamment riche et, en un certain sens, aussi distinguée que miss Waters, n’était pas partagé par les deux jeunes personnes qui devaient passer avec eux la belle saison.

Cette fêlure, pour ainsi dire, fut perceptible la première fois que Mme Bunting eut l’occasion de s’entretenir de ses nouveaux arrangements avec miss Glendower.

– Vous avez réellement l’intention de la garder tout l’été ? – demanda Adeline.

– J’espère, ma chère, que vous n’y voyez aucun inconvénient ?

– Non, mais vous me prenez au dépourvu.

– Vous savez, ma chère, qu’elle m’a priée de…

– Je songe uniquement à Harry. Si les élections générales ont lieu en septembre, comme on le prédit… vous m’avez promis que nous ferions tous la campagne.

– Croyez-vous donc qu’elle… ?

– Elle nous gênera terriblement !

Et Adeline ajouta, après un instant de réflexion :

– Elle est un obstacle à mes travaux.

– Mais, ma chère…

– Elle n’est pas en harmonie, – déclara obscurément Adeline.

Mme Bunting, tournée vers la fenêtre, promena ses regards sur les tamaris et sur la mer.

– Je ne voudrais, certes, compromettre en rien le succès d’Harry. Vous savez combien enthousiastes nous sommes tous, ici. Randolph fera n’importe quoi. Mais pourquoi pensez-vous qu’elle sera une gêne ?

– Que peut-elle être, sinon une gêne ?

– Elle pourrait aider, au contraire.

– Oh ! aider !

– Elle peut nous accompagner dans les visites aux électeurs. Elle est extrêmement séduisante, n’est-ce pas, ma chère ?

– Pas pour moi, – dit miss Glendower. – Je n’ai aucune confiance en elle.

– Mais elle séduit beaucoup de gens. De plus, comme Harry le dit, on doit, en temps d’élections, laisser travailler tous ceux qui peuvent faire quelque chose. Après, on ne les connaît plus, on les ignore ; mais au moment critique… Vous vous rappelez qu’il en a parlé avec M. Fison, la dernière fois qu’ils étaient ici tous les deux. Si on ne permettait qu’aux gens absolument irréprochables de mener la campagne…

– C’est M. Fison qui a dit cela, et non pas Harry. D’ailleurs elle ne voudrait pas nous aider.

– Je crois, ma chère, que vous vous trompez sur son compte. Elle m’a demandé…

– À nous aider ?

– Oui, et toute sorte d’explications, – répliqua Mme Bunting dont le teint s’anima. – Elle ne cesse de me poser des questions à ce sujet : comment et pourquoi nous avons des élections, pour quelle raison Harry est candidat, que sais-je ?… Elle veut s’y intéresser tout à fait. Je ne puis répondre à la moitié de ses questions.

– C’est pour cela, je suppose, qu’elle a ces longues conversations avec M. Melville et que Fred en arrive à négliger Mabel.

– Oh ! ma chère ! – se récria Mme Bunting.

– Je ne voudrais pour rien au monde qu’elle nous accompagne chez les électeurs, – déclara miss Glendower. – Elle gâterait tout. Elle est frivole et satirique. Elle vous regarde avec des yeux incrédules et paralyse tout zèle, toute ardeur. Je crains que vous ne compreniez pas très bien, chère madame Bunting, toute l’importance qu’ont pour moi et pour Harry mes études et cette élection. Elle s’interpose dans tout cela… comme une entrave, comme une contradiction.

– Je vous assure, ma chère, que je ne l’ai jamais entendue contredire…

– Oh ! elle ne contredit pas. Mais elle… Il y a quelque chose en elle… On a le sentiment que tout ce qui est sérieux et capital pour nous n’est rien pour elle. Ne le sentez-vous pas ? Elle nous arrive d’un autre monde.

Mme Bunting restait sur la défensive. Adeline redescendit à un ton moins altier.

– Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que nous l’acceptons bien aisément. Savons-nous qui elle est et ce qu’elle est ? Là-bas, en bas, elle peut être on ne sait quoi. Il est possible qu’elle ait eu d’excellentes raisons pour se réfugier sur la terre ferme.

– Voyons ! ma chère, est-ce là de la charité ?

– Quel genre de vie mènent ses pareilles ?

– Si elle n’était pas habituée à un genre de vie convenable, je suis sûre qu’elle ne pourrait se conduire aussi bien qu’elle le fait.

– D’ailleurs, elle débarque ici… sans aucune invitation.

– Mais je l’ai invitée, à présent, – rétorqua placidement Mme Bunting.

– Vous ne pouviez guère faire autrement. Je souhaite seulement que votre bonté…

– Ce n’est pas de la bonté, – interrompit Mme Bunting, – c’est un devoir. Même si elle était moins gracieuse… Vous semblez oublier (et la voix de l’excellente dame se fit plus grave) pour quelle raison elle est venue.

– C’est ce que je voudrais bien savoir.

– Ma chère, – répartit Mme Bunting, – à notre époque où le matérialisme se rencontre à chaque pas et où la méchanceté court les rues, quand ceux qui ont une âme font tout pour la perdre, on est heureux de trouver quelqu’un qui s’efforce d’en acquérir une…

– Mais s’efforce-t-elle d’en acquérir une ?

– M. Flange, le vicaire, vient ici deux fois par semaine. Et il viendrait plus souvent, comme vous le savez, s’il n’y avait pas autant de premières communions en ce moment.

– Oui, quand il vient il s’assoit près d’elle, lui prend la main et lui parle de sa voix la plus basse… et elle l’écoute et sourit… parfois éclate de rire à ce qu’il lui raconte.

– Il faut bien qu’il gagne sa confiance. Assurément M. Flange a raison de faire tout son possible pour rendre la religion attrayante.

– Je ne puis croire qu’elle soit sincère en cherchant une âme. Je ne puis croire qu’elle tienne particulièrement à en avoir une.

Miss Glendower se dirigea vers la porte, comme si l’entretien avait pris fin.

L’animation de Mme Bunting s’accentuait. Elle avait élevé un fils et deux filles, et dirigé un mari ; quand il était nécessaire d’être ferme, même avec Adeline Glendower, elle savait, tout comme une autre, faire preuve de fermeté.

– Ma chère, – commença-t-elle de son ton le plus péremptoire et le plus tranquille, – je suis convaincue que vous vous trompez au sujet de miss Waters. Il se peut qu’elle soit frivole, en apparence au moins, qu’elle rie et plaisante un peu. Il y a des façons différentes de voir les choses. Mais je suis sûre qu’au fond elle est tout aussi sérieuse, tout aussi grave que… que n’importe qui. Vous la jugez trop hâtivement, trop superficiellement. Je suis persuadée que si vous la connaissiez mieux… autant que moi…

Mme Bunting intercala ici un silence éloquent.

Miss Glendower avait sur les joues deux petites taches roses.

– En tout cas, – dit-elle, – je suis certaine qu’elle ne peut être d’aucun secours pour notre cause. Nous avons à faire notre œuvre, qui ne consiste pas seulement en une simple campagne électorale. Nous avons des idées à exposer et à répandre. Harry a des vues, des vues nouvelles et d’une vaste portée. Nous voulons nous atteler à cette œuvre de toutes nos forces… dès maintenant surtout, et la présence de cette… (elle n’acheva pas)… c’est une digression. Elle a une façon de concentrer toute l’attention sur elle-même. Elle dérange tout. Elle détourne le cours des choses. Elle modifie leur valeur. Elle m’empêche d’être tout entière à mon œuvre ; elle empêchera Harry de s’y consacrer tout entier…

– Je pense, ma chère, que vous pourriez avoir un peu confiance en mon jugement, – prononça Mme Bunting.

Miss Glendower fut sur le point de répliquer encore, mais elle jugea plus simple de se taire. De toute évidence, l’épilogue était formulé ; il ne restait plus qu’à s’obstiner jusqu’aux paroles regrettables…

La porte s’ouvrit et se referma d’un coup sec. Mme Bunting était seule.

Une heure après, tout le monde se retrouvait à la table du déjeuner. L’attitude d’Adeline vis-à-vis de miss Waters et de Mme Bunting fut aussi aimable et empressée qu’il était juste de s’y attendre de la part d’une personne aussi hautement intelligente et affable. Au cours du repas, tout ce que fit et dit Mme Bunting tendit à révéler et à faire ressortir les côtés sérieux du caractère de sa protégée. Elle déploya dans cette tâche ce qu’on appelle communément un tact infini, ce qui, en réalité, signifie beaucoup plus de tact qu’il n’est facile et agréable d’en montrer.

M. Bunting fut particulièrement expansif et exposa tout un superbe projet dont il venait d’entendre parler : on proposait de tailler dans le front de la falaise, qu’on débarrasserait de ses arbustes et de sa végétation, une sorte de jardin d’hiver, quelque chose tenant à la fois de la grotte et du « palais de cristal ». Et M. Bunting trouvait que l’idée était vraiment excellente !

II

 

Il est temps à présent, au moment où il va entrer en scène, de donner un aperçu préalable de Chatteris, qui, bien que tard venu, est cependant le principal personnage dans l’histoire que me conta le cousin Melville. Il se trouve que Chatteris et moi nous avions suivi les mêmes cours à l’Université, où nous nous fréquentâmes quelque peu, et par la suite je le rencontrai à diverses reprises. C’était plutôt un brillant sujet, élégant sans recherche vulgaire, et intelligent malgré cela. Beau garçon et de belle prestance, il sut dépenser son argent avec munificence, sans être toutefois un prodigue poseur. Pendant sa dernière année d’études, une histoire fâcheuse survint ; on lui connut une liaison avec une jeune fille ou une jeune femme de Londres ; mais sa famille intervint et arrangea l’affaire. Son oncle, le comte de Beechcroft, régla quelques-unes de ses dettes, non pas toutes, – car la famille est fort heureusement affranchie d’une excessive sentimentalité, – mais un nombre suffisant pour le remettre à flot sans trop de gêne. La famille n’est pas exagérément riche, et elle abonde en outre en une quantité extraordinaire de tantes acariâtres, bavardes et besogneuses, – jamais je n’ai vu de famille aussi riche en tantes superflues. Mais Chatteris avait si belle mine, des manières si dégagées, et paraissait si supérieurement doué, que tous s’entendirent, sans discussion presque, pour le pousser. Chacun se mit en chasse pour lui trouver une occupation qui, sans être trop absorbante et trop commerciale, fût réellement rémunératrice. En attendant, – et quand les efforts réunis de la section la plus religieuse de ses tantes eurent eu raison de l’extraordinaire marotte de la tante lady Poynting Mallow, qui voulait le voir acteur, – Chatteris s’adonna sérieusement au journalisme supérieur, c’est-à-dire au journalisme qui dîne partout, qui obtient après dîner des « tuyaux » politiques, et qu’on accepte toujours dans les graves revues, ne serait-ce que pour éviter d’avoir treize articles au sommaire. En outre, il publia quelques vers passables, annota et commenta l’œuvre de Jane Austen pour le seul éditeur qui n’eût pas encore réimprimé les romans de cette classique personne.

Ses vers sont, comme lui-même, accomplis et distingués, et, comme son visage, ils suggèrent à l’esprit pénétrant l’idée de certaines restrictions et indécisions. On y surprend un raffinement exagéré qui eût constitué une faiblesse chez un homme public. Mais il n’était pas encore un homme public ; on le savait énergique, et ses travaux attiraient l’attention par leurs qualités toujours remarquables et, à l’occasion, brillantes. Ses tantes déclarèrent qu’il « se mûrissait » et que le manque de vigueur qu’il manifestait parfois provenait uniquement d’une maturité incomplète ; aussi décida-t-on de l’expédier en Amérique où la vigueur et les péripéties vigoureuses abondent. Mais là, ai-je appris, il se heurta à quelque chose comme un échec. Une vicissitude surgit… En fait, toutes sortes de vicissitudes surgirent, et il revint, via Océanie, Australie et Indes, célibataire comme il était parti. Au retour, il se fit dire publiquement par lady Poynting Mallow qu’il était un imbécile.

Il reste encore bien difficile, même si l’on ne consulte pas les journaux américains de l’époque, de déterminer exactement quelle tribulation dérangea Chatteris aux États-Unis. Il est question, dans cette histoire, de la fille d’un millionnaire et d’une promesse de mariage. Selon le New York Vacarme, le plus fulgurant et le plus représentatif des journaux d’outre-Atlantique, il y avait aussi la fille de quelqu’un d’autre, que le Vacarme interviewa ou prétendit avoir interviewée, sous une manchette de tête de colonne rédigée en ces termes :

UN ARISTOCRATE ANGLAIS

SE MOQUE D’UNE

PURE JEUNE FILLE AMÉRICAINE ;

INTERVIEW DE LA VICTIME

DE CET

IMPUDENT SANS-CŒUR

Mais cette tierce personne n’était, j’incline à le croire, malgré l’excellent portrait qu’on en donnait, qu’un produit de la pétillante imagination d’un journaliste subtil, car le New York Vacarme, ayant eu vent de la retraite soudaine de Chatteris, jugea plus commode d’inventer une raison que de découvrir la véritable. Or, Wensleydale m’affirme que la fuite de Chatteris est due tout simplement à une futilité. La fille du millionnaire, jeune personne d’esprit indépendant et supérieur, se prêta à une interview sur son imminent mariage, sur le mariage en général, sur les relations des peuples américain et britannique. Chatteris trouva l’article, paraît-il, dans un journal qu’il lisait en avalant son petit déjeuner. Ainsi pris à l’improviste, il perdit la tête. Il s’enfuit immédiatement, sans avoir ensuite la force de caractère suffisante pour faire demi-tour et revenir. Ce fut une piteuse affaire. La famille désintéressa quelques nouveaux créanciers, en évinça quelques autres, et Chatteris, au bout d’un certain temps, reparut à Londres avec un prestige légèrement entamé et une série de « Lettres sur la politique impérialiste » portant chacune cette épigraphe : « Que savent-ils de l’Angleterre, ceux qui ne connaissent que l’Angleterre ? »

On ne sut naturellement rien des détails précis de l’aventure, mais le fait restait qu’il était allé en Amérique et qu’il en revenait les mains vides.

C’est par suite de ces circonstances que, quelques années après, il s’accommoda d’Adeline Glendower, dont Mme Bunting nous a déjà énuméré les vertus spéciales d’Aide et d’Inspiratrice. Les fiançailles officielles soulagèrent prodigieusement la famille, qui ne demandait qu’à pardonner au jeune homme, – lady Poynting Mallow lui avait en réalité pardonné depuis longtemps. Après une gestation longue et obscure, il se déclara « libéral philanthrope », en laissant place dans sa profession de foi à de subséquentes additions. Ainsi équipé, il se jugea prêt à affronter, comme début, le Midi conservateur.

À l’époque où la Dame de la Mer s’échoua chez les Bunting, Chatteris venait de partir pour des voyages politiques à Paris et ailleurs. Avant de s’arrêter à une décision irrévocable, il était indispensable qu’il consultât certain grand personnage en ce moment à l’étranger. Après quoi il reviendrait mettre Adeline au courant. Tout le monde l’attendait de jour en jour, y compris – c’est à présent incontestable – miss Waters.

III

 

La rencontre de miss Glendower et de son fiancé à son retour de Paris est une des scènes de cette histoire, au sujet desquelles je manque presque totalement de données exactes. En débarquant à Folkestone, Chatteris, la maison Bunting étant pleine, descendit à l’hôtel Métropole qui est le plus proche de Sandgate. Dans l’après-midi, il arriva à pied chez ses amis et s’enquit premièrement d’Adeline, ce qui était charmant plutôt que correct. Je crois qu’elle se trouvait dans le salon et que, la porte refermée, il y eut un rapprochement accompagné de bien des tendresses.

J’envie, je le confesse, la liberté du romancier qui pénètre derrière les portes closes et vous raconte ce que dirent et firent ses héros. Mais, avec toute la bonne volonté que je mets à relier entre elles les bribes d’événements que j’ai pu recueillir, les forces ici me font défaut. D’ailleurs, je n’ai fait la connaissance d’Adeline que longtemps après ce jour, et que reste-t-il à présent de l’Adeline d’autrefois ? Une femme plutôt grande, remuante et active, fort renseignée sur la politique et les affaires publiques, – mais avec quelque chose de moins en elle.

Melville eut occasion de s’en apercevoir une fois, bien qu’il n’ait jamais éprouvé pour elle de sympathie. Elle avait des choses une perception plus générale que lui et elle lui inspirait une certaine terreur. En outre elle n’était ni une jolie fille, ni une mondaine, ni une grande dame, ni non plus une personne tout à fait insignifiante, et elle restait par conséquent en dehors du plan général des êtres et des choses, tel que le concevait Melville. Aussi ne peut-il me fournir que des renseignements peu certains concernant cette Adeline première manière.

– Elle posait tout le temps, – me dit-il, pour résumer ses impressions. – Une intellectuelle, avec des idées politiques, et qui lisait perpétuellement la prose de Mrs. Humphry Ward.

Ce dernier trait passait, au jugement de Melville, pour un intolérable défaut. La moindre des faiblesses de mon cousin n’est pas celle qui lui fait proclamer que cet écrivain si goûté exerce sur les jeunes filles intelligentes une influence corruptrice à l’excès. Mrs. Humphry Ward rend ses lectrices bonnes et sérieuses dans le mauvais sens, affirme-t-il ; il soutient qu’Adeline a été absolument façonnée par cet auteur et qu’elle s’efforce à toutes les minutes de sa vie d’incarner Marcella. Et c’est lui qui a fini par imposer cette façon de voir à Mme Bunting.

Mais je n’accorde pas un seul instant de crédit à cette idée que des jeunes filles se façonnent d’après des héroïnes de roman. C’est là matière d’affinités électives, et, à moins qu’un prédicateur ou qu’un critique grincheux ne nous en détourne, nous nous attachons chacun au romancier de notre choix, comme, dans le système swedenborgien, les âmes s’abandonnent chacune à leur enfer approprié. Adeline s’attacha à son imaginaire Marcella. La mentalité des deux personnes présente, selon Melville, des ressemblances frappantes. Toutes deux ont les mêmes défauts, le même penchant à la supériorité – pour employer sa formule expressive, – la même disposition à la bienveillance arrogante, et cette même imperméabilité aux nuances les plus fines du sentiment, qui les font parler sans cesse des « classes inférieures » et des « basses classes » et penser à l’avenant. Elles possèdent certainement les mêmes vertus, une intégrité consciente et consciencieuse, une dignité stricte sans ombre de charme, des convictions laborieuses et outrées. Plus qu’en toute autre chose, Adeline raffolait des idées de Mrs. Ward, de son affranchissement de tout impressionnisme, de la patiente obstination avec laquelle elle fouillait dans tous les recoins et balayait sous les tapis le moindre incident. Il serait facile, d’après cela, de prouver qu’Adeline, dans la circonstance analogue du retour de l’aimé, se conduisit comme l’aurait fait l’héroïne typique de Mrs. Ward.

Marcella, nous a-t-on dit, – du moins après que ses sentiments eurent changé, – « l’aurait accueilli par une étreinte ». Il y aurait eu « un moment d’intense émotion, pendant lequel ses pensées (de la catégorie la plus élevée) se confondaient avec l’ambition naturelle de deux jeunes gens à la fleur de l’âge et de la force ». Puis elle aurait « reculé d’un mouvement brusque », et écouté, « avec sa belle main pensive contre sa joue », pendant que Chatteris « se mettait à énumérer les forces qui lui faisaient obstacle, à spéculer sur l’action de tel ou tel groupe ». « Quelque chose d’infiniment tendre et maternel aurait parlé en elle et l’aurait irrésistiblement poussée à lui donner toute l’aide et tout l’appui que l’amour et une femme peuvent donner. » Elle aurait produit sur Chatteris « cette exquise impression de grâce, de passion, d’abandon qui, dans ses répétitions et ses variations infinies, constituait pour lui le poème impérissable de sa beauté ».

Mais c’est là le rêve, et non la réalité. Adeline pouvait rêver de se comporter ainsi, mais… elle n’était pas Marcella et désirait seulement l’être, et Chatteris non seulement n’était pas Maxwell, mais il n’avait non plus aucune intention de l’être. Si même l’occasion s’était offerte de devenir Maxwell, il l’aurait repoussée avec une incivilité extrême.

Ils durent donc se retrouver face à face comme deux êtres humains n’ayant rien d’héroïque, avec des mouvements timides et gauches et, je le suppose, des regards passablement honnêtes. Il y eut quelque chose, je crois, qui pouvait ressembler à une caresse, et j’imagine qu’elle dut dire :

– Eh bien ?

Et il dut répondre :

– Tout est arrangé.

Ensuite, en phrases confuses, et parfois un geste de la tête en arrière pour indiquer le grand personnage, Chatteris dut mettre sa fiancée au courant de ses négociations. Il lui confirma qu’il posait sa candidature et que la menace d’un concurrent radical était conjurée, sans préjudice pour le parti. Assurément ils parlèrent politique, parce que, bientôt après, quand ils apparurent côte à côte sur le perron et s’acheminèrent vers Mme Bunting et la belle miss Waters, qui regardaient les jeunes filles jouer au croquet, Adeline était en possession de tous ces faits. À mon avis, pour des fiancés de leur caractère, ces prévisions de succès, ces graves et vastes questions remplacèrent, jusqu’à un certain point au moins, la vaine répétition des tendresses vulgaires.

C’est la Dame de la Mer, semble-t-il, qui les aperçut la première.

– Le voilà ! – dit-elle soudain.

– Qui donc ? – fit Mme Bunting, et, levant la tête, elle suivit la direction des regards de sa pensionnaire, tout à coup pétillants et fixés sur Chatteris.

– Votre autre fils, – plaisanta, en pure perte d’ailleurs, miss Waters.

– C’est Harry et Adeline, – s’écria Mme Bunting. – Ne font-ils pas un couple superbe ?

Mais la Dame de la Mer ne répondit rien à cette exclamation, et se rejeta contre le dossier de son fauteuil, pour les mieux observer à mesure qu’ils avançaient. Ils formaient à coup sûr un beau couple. Sortant de la véranda et débouchant dans la pleine clarté du soleil, sur la pelouse tondue, pour gagner l’ombre des yeuses, on eût dit qu’ils étaient brusquement exposés aux feux éblouissants de la rampe, comme des acteurs sur une scène plus spacieuse qu’en aucun théâtre. Chatteris se détachait grand, solide et large, le teint bruni, et, ai-je cru comprendre, l’air un peu préoccupé même alors, comme à vrai dire il ne cessait de l’être depuis quelque temps. Auprès de lui marchait Adeline, portant ses regards tantôt sur son beau partenaire, tantôt sur le public réuni sous les arbres, brune, le teint légèrement animé, mince et grande, – bien que pas tout à fait aussi grande que Marcella paraît l’avoir été, – et heureuse enfin, sans qu’elle eût besoin pour cela de singer aucun roman du monde.

C’est en arrivant à deux pas d’eux que Chatteris remarqua que les Bunting n’étaient pas seuls. La brusque découverte d’une personne étrangère semble avoir fait échec à la tirade que le jeune homme avait préparée pour son début, et c’est Adeline qui assuma le rôle important. Mme Bunting s’était levée, et tous les joueurs de croquet – excepté Mabel, qui gagnait – se précipitèrent vers Chatteris avec des exclamations de bienvenue. Mabel s’entêtait à vouloir terminer la partie, réclamant à grands cris qu’on la regardât jouer son dernier coup. Certainement, sans cette interruption, elle aurait pu magistralement démontrer quels exploits on peut parfois accomplir au jeu de croquet.

D’un mouvement balancé, Adeline s’élança vers Mme Bunting et s’écria, avec un accent de triomphe dans la voix :

– Tout est arrangé, tout est réglé ! Il les a tous gagnés à sa cause et il se présente à Hythe.

Involontairement, ses regards croisèrent ceux de miss Waters.

Il m’est certes absolument impossible de dire ce qu’elle vit dans ces regards ou même ce qu’elle pouvait y voir. Leur expression, d’abord, dut être énigmatique ; puis la Dame de la Mer dévisagea longuement le nouveau venu qu’elle voyait de près probablement pour la première fois. On se demande si, somme toute, dans cette rencontre de regards, il y eut autre chose qu’un simple éclair de surprise et de curiosité. Pendant une seconde à peine, Adeline soutint le choc, puis lança un coup d’œil interrogateur vers Mme Bunting, qui intervint alors avec effusion.

– Oh ! j’oubliais, – dit-elle, et elle fit les présentations.

La formalité s’accomplit, je crois, sans nouveau duel de regards.

– Revenu ! – s’exclama Fred en prenant le bras de Chatteris, qui confirma l’évidente réalité de son retour.

Les demoiselles Bunting parurent faire fête à la situation enviable d’Adeline plutôt qu’à Chatteris en tant qu’individu. On entendit la voix de Mabel qui s’était décidée à se rapprocher.

– Ils devraient me regarder jouer mon dernier coup, n’est-ce pas, monsieur Chatteris ?

– Tiens, Harry ! mon garçon ! Comment va Paris ? – s’écriait M. Bunting, qui affectait une cordiale jovialité.

– Comment va la pêche ? – s’enquit Harry.

Tous finirent ainsi par former le cercle autour de l’aimable personnage qui avait « gagné tout le monde à sa cause », – tous, excepté Parker, qui avait le sentiment des distances et qui, certes, ne se laisserait jamais gagner par personne.

Avec un excessif remue-ménage, on installa les chaises et les fauteuils de jardin.

Nul, semble-t-il, ne se souvenait de la sensationnelle annonce qu’avait faite Adeline. Les Bunting n’étaient pas gens à avoir le sens de ce qu’il importait de dire. Adeline demeurait debout au milieu d’eux, comme une protagoniste entourée d’acteurs qui auraient oublié leur rôle. Tout à coup chacun parut s’éveiller à la réalité, et ce fut une volée de paroles.

– Alors, tout est vraiment arrangé ? – demanda Mme Bunting.

– Alors, il va y avoir une élection ? – voulut savoir Betty Bunting.

– Que ce sera amusant ! – se réjouit Nettie Bunting.

– Alors, vous avez pu le voir ? – questionna Mme Bunting d’un air entendu.

– Hourra ! – lança Fred dans le brouhaha des voix.

La Dame de la Mer, naturellement, ne disait rien.

– Ah ! ah ! nous allons livrer bataille, et nous leurs taillerons des croupières ! – déclara M. Bunting.

– Je l’espère, – répondit Chatteris.

– Nous ferons mieux que cela, – promit Adeline.

– Oh ! oui, pour sûr ! – rectifia Betty Bunting.

– Je savais bien qu’ils le laisseraient engager la lutte, – murmura Adeline.

– Cela prouve qu’ils ont du bon sens, – répliqua M. Bunting.

Devant le silence qui suivit ses paroles, M. Bunting s’enhardit à élever de nouveau la voix et à discourir sur la politique.

– On a maintenant un peu plus de bon sens, – commença-t-il. – On se rend compte qu’un parti doit s’adresser à des hommes, des hommes de naissance et de culture… L’argent et la populace, peuh ! On a essayé de marcher en s’appuyant dessus, en agitant des épouvantails et en excitant des jalousies de classes… et, avec cela, les Irlandais !… La leçon leur a profité… Comment ? Eh bien ! nous nous sommes tenus à l’écart, nous les avons abandonnés à leurs toquades, aux prises avec les agitateurs… et avec les Irlandais. Voilà à quoi ils ont abouti. C’est une révolution dans le parti ! Nous l’avons laissé se morceler, nous allons maintenant le régénérer et le consolider.

Il conclut sur un geste de sa petite main grasse, une de ces petites mains grasses et roses qui ne semblent avoir à l’intérieur ni chair ni os, mais seulement de la sciure ou du crin. Mme Bunting se renversa dans son fauteuil et lui sourit avec indulgence.

– Ce ne seront pas des élections ordinaires, – déclara M. Bunting. – C’est une grosse partie qui se joue !

Miss Waters considérait pensivement l’éloquent orateur.

– Qu’est-ce qu’une grosse partie ? – demanda-t-elle. – Je ne comprends pas bien.

M. Bunting plastronna, fit la roue et entama une explication. Adeline écoutait avec un mélange d’intérêt et d’impatience, essayant de temps à autre d’enrayer la faconde du brave homme et de lui substituer Chatteris par une adroite interruption. Mais Chatteris paraissait fort peu enclin à favoriser cette substitution ; il semblait au contraire s’intéresser beaucoup à l’exposé de M. Bunting.

Bientôt les quatre joueurs de croquet, sur l’invitation de Mabel, reprirent la partie, et les autres continuèrent leur papotage politique, qui devint plus personnel. On disserta de ce qu’avait fait Chatteris, et plus particulièrement de ce qu’il ferait. Mme Bunting imposa brusquement silence à M. Bunting, qui se permettait de donner des conseils, et Adeline assuma de nouveau le fardeau de la conversation. Elle esquissa de vastes desseins.

– Cette élection ne fera qu’entr’ouvrir la porte, – annonça-t-elle.

Quand Chatteris opposait à son enthousiasme de modestes dénégations, elle souriait avec une confiance heureuse et fière, sachant bien ce qu’elle se proposait de faire de lui.

Mme Bunting fournissait des notes et des commentaires, pour permettre à miss Waters de mieux comprendre.

– Il est si modeste ! – dit-elle à un certain moment, mais Chatteris, tout en feignant de n’avoir pas entendu, piqua son fard.

De temps à autre, il essayait de détourner cette embarrassante conversation et de l’amener sur le sujet de l’étrangère, mais l’ignorance dans laquelle il était de la situation de cette belle personne le gênait considérablement.

La Dame de la Mer desserrait à peine les dents, observait Chatteris et Adeline, et plus particulièrement Chatteris par rapport à Adeline.