C’est à huit jours de là, environ, que la crise survint. Je dis « environ » à cause de la consciencieuse inexactitude de Melville en ces matières. Cependant, pour tout ce qui concerne cette crise, j’ai obtenu, semble-t-il, du Melville de bonne qualité. Tant qu’elle dura, il s’y intéressa vivement, observa les événements avec sagacité, et sa mémoire, qui dépasse l’ordinaire, a recueilli quelques impressions excellentes.
Dès ce moment, à mon sens, deux au moins des personnages ressortent complètement et d’une manière plus frappante que partout ailleurs, dans cette histoire si péniblement exhumée. Melville me donne ici une Adeline à laquelle je parviens à croire, et un portrait de Chatteris qui lui ressemble bien plus que l’esquisse faite jusqu’ici de détails incohérents, malaisément rassemblés, juxtaposés et amplifiés. Aussi, sans doute, le lecteur voudra-t-il remercier avec moi le ciel pour les clartés transitoires projetées sur cette mystérieuse aventure.
Un télégramme de Mme Bunting appela Melville à Sandgate pour prendre part à la crise, et ce fut Fred Bunting qui exposa le premier la situation à mon cousin.
Vous supplie venir, urgent, – tel fut le message irrésistible que dépêcha Mme Bunting. Et mon cousin prit un train matinal qui le déposa à Sandgate avant midi.
À son arrivée, il apprit que Mme Bunting était au premier étage, auprès de miss Glendower ; elle le priait de vouloir bien attendre jusqu’à ce qu’elle pût quitter sa pensionnaire.
– Miss Glendower est souffrante ? – demanda Melville.
– Oui, Monsieur, elle n’est pas bien du tout, – répondit la servante, qui se montra prête à subir tout un interrogatoire.
– Où sont les autres ? – fit-il d’un ton indifférent.
La servante l’informa que les trois jeunes demoiselles étaient parties à Hythe, et elle omit de façon significative de parler de la Dame de la Mer. Melville déteste particulièrement interroger les domestiques et il s’abstint de toute question au sujet de miss Waters. Cette désertion générale du salon où se rassemblait d’ordinaire la famille indiquait, comme le télégramme, que la situation était devenue critique. La servante attendit encore un instant, et se retira.
Il demeura quelques minutes dans le salon, puis s’avança jusqu’à la véranda. De là il aperçut, venant vers lui, un personnage somptueusement affublé. C’était Fred Bunting. Profitant de l’exode général, il avait dédaigné le cérémonial habituel et rentrait du bain directement à sa chambre, le chef orné d’un vaste chapeau de toile blanche, le torse enveloppé d’une couverture à rayures éclatantes, tandis qu’au coin de sa bouche pendait une pipe agressivement virile et qu’aucun être adulte n’aurait osé fumer.
– Allô ! – fit-il. – La patronne vous a mandé ?
Melville admit l’exactitude de l’hypothèse.
– Il y a du grabuge, – déclara Fred en ôtant sa pipe de ses lèvres.
Le geste sollicitait la conversation.
– Où est miss Waters ?
– Filée.
– Elle a replongé ?
– Ah Dieu ! non ! Courez après. Elle est partie à l’hôtel Lummidge avec sa suivante. Elle a pris tout un appartement.
– Pour quelle raison ?…
– La patronne s’est attrapée avec elle.
– Quel motif ?
– Harry.
La situation se dessinait.
– Ça a fini par éclater – continua Fred.
– Qu’est-ce qui a éclaté ?
– La prise de bec. Harry est absolument toqué de la Dame. Adeline l’affirme.
– Toqué de miss Waters ?
– Plutôt ! La cervelle à l’envers. Envoyé son élection à la balançoire, envoyé lanlaire tout ce qui l’intéressait jadis. Positivement détraqué ! N’en a pas dit un mot à Adeline, mais elle a ouvert l’œil, posé des questions. Le lendemain, il prenait la poudre d’escampette. À Londres ! Elle lui demanda par lettre ce qui le prenait. Trois jours de silence. Alors… il a écrit.
Fred soulignait chacune de ses phrases écourtées en écarquillant les yeux, en levant les sourcils, en abaissant les coins de sa bouche et en hochant majestueusement la tête.
– Hein ? – fit-il d’un ton interrogateur, et il ajouta pour se faire mieux comprendre : – Il lui a écrit une lettre, à Adeline.
– À propos de miss Waters ?
– Sais pas à propos de quoi. Suppose pas même qu’il l’ait nommée, mais probable qu’il laissait comprendre la chose. Tout ce que je sais, c’est que, pendant deux jours, toute la baraque ressemblait à un élastique sur lequel on aurait trop tiré ; on sentait que la situation était tendue, et puis crac ! tout casse. Pendant ce temps-là, Adeline lui écrivait des lettres qu’elle déchirait les unes après les autres, et personne n’y comprenait rien. Tout le monde en restait bleu, sauf miss Waters, qui gardait son joli teint rosé. À la fin, la patronne se mit à poser des questions. Adeline suspendit ses écritures, lâcha un mot qui mit la patronne sur la piste et ça se gâta pour tout de bon.
– Miss Glendower n’a pas… ?
– Non ! c’est la patronne. Elle fit la chose carrément, comme elle sait le faire. Elle, elle n’a rien nié… Répondit que ce n’était pas de sa faute et qu’il était aussi bien à elle qu’à Adeline. Cela, je l’ai entendu, – précisa Fred sans embarras ni honte. – C’est assez raide, hein ? étant donné qu’il est fiancé. Et la patronne n’y alla pas par quatre chemins : « J’ai été indignement trompée par vous, miss Waters, indignement trompée, en vérité ! » J’ai entendu ça aussi…
– Et alors ?
– Elle la pria de décamper, en lui faisant remarquer qu’elle nous récompensait bien mal de l’avoir recueillie dans des circonstances où elle ne pouvait guère s’attendre qu’à être sauvée par un pêcheur, tout au plus.
– Elle lui a dit cela ?
– Oui, ça, ou quelque chose d’approchant.
– Et miss Waters est partie ?
– Dans une voiture de grande remise, sa suivante et ses malles dans une autre, tout le tralala, à la belle manière… tout à fait grande dame… Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vue… la queue, veux-je dire.
– Et miss Glendower ?
– Line ? Oh ! elle supporte tout cela avec grandeur d’âme. Descend de sa chambre pour faire l’héroïne pâle et courageuse, et remonte chez elle pour faire le cœur brisé. Je m’y connais, c’est superbe ! Vous n’avez jamais eu de sœurs, vous…
Fred éloigna soigneusement sa pipe et avança la tête jusqu’à proximité confidentielle.
– Je suis sûr qu’elles sont enchantées, – déclara Fred, dans un demi-murmure amical. – Pensez donc, quelle histoire ! Mabel est presque au même point qu’Adeline. Et les sœurs, donc ! Profitent tant qu’elles peuvent de l’occasion ! Le diable me brûle ! On croirait, à les entendre, que Chatteris est le seul homme qui existe ! Je ne pourrais pas avoir cet air tragique qu’elles prennent, même si on m’écorchait les pieds tout vifs. Charmante maison, hein, pour des vacances !
– Où est le… principal personnage ? – demanda Melville agacé. – À Londres ?
– Le personnage sans principes, plutôt, – répondit Fred. – Il est installé ici à l’hôtel Métropole, à demeure.
– Ici ? à demeure ?
– Plutôt ! à demeure et immuable.
Mon cousin essaya d’obtenir des éclaircissements.
– Quelle est son attitude ? – questionna-t-il.
– Vissé ! – répliqua Fred avec plus de force que de clarté. – Cette rupture l’a plutôt décontenancé, – expliqua-t-il. – Quand il écrivit que l’élection ne l’intéressait plus pour le moment, mais qu’il espérait que ça reviendrait…
– Vous avez dit que vous ne saviez pas ce qu’il avait écrit…
– J’ai pu savoir cela par hasard… – répondit Fred. – Il ne se doutait pas le moins du monde qu’on aurait deviné qu’il s’agissait de miss Waters. Mais les femmes, vous savez bien, sont diablement clairvoyantes !… Elles ont ça dans le sang ! Mais comment ça finira ?…
– Pourquoi est-il venu au Métropole ?
– Pour être au centre du drame, je suppose, – dit Fred.
– Quelle attitude a-t-il prise ?
– Il promet de venir voir Line et d’éclaircir toute l’histoire, mais il ne bouge pas… il remet toujours. Et Adeline, autant que je sache, prétend que, s’il ne vient pas bientôt, elle se fera plutôt pendre que de le voir, si brisé que soit son cœur par cette obstination, vous comprenez ?
– Naturellement, – fit Melville distrait. – Et il s’obstine ?
– Il ne bouge pas.
– Est-ce qu’il voit… l’autre dame ?
– Nous n’en savons rien, nous ne pouvons pas le surveiller. Mais s’il la voit, il est malin !
– Comment ?
– Il y a dans la localité une centaine environ de ses bienheureuses tantes ; abattues là comme des corneilles dans un champ… Jamais vu une bande pareille… Ça pérore sur l’antiquité de la famille… On en est tout décrépit ! Jamais vu de ma vie une si noble vieille famille. Presque rien que des tantes !
– Des tantes ?
– Oui, des tantes. Elles disent qu’elles se rallient autour de lui. Comment elles ont appris l’aventure ? Je n’en sais rien ! C’est comme des vautours… Le flair… À moins que la patronne… En tout cas elles sont là, toutes, après lui, usant de leur influence, menaçant de le déshériter, et tout le reste ! À la pension Bate, il y en a une, lady Poynting Mallow, une sorte de grand dragon, mais pas plus mal que les autres, en somme, qui est déjà venue ici deux fois. Elle semble un peu désappointée au sujet d’Adeline. Il y en a deux autres à la pension Wampach ; vous connaissez la clientèle de l’endroit ; on dirait des plantes de serre chaude ; un petit arrosoir d’eau glacée les tuerait toutes les deux. Le paquebot du continent nous en a débarqué une autre, des cheveux courts, une jupe courte, des pieds longs, une véritable terreur ; elle est descendue au Pavillon. Tout ça s’est mis en chasse ! Elles comptent bien en venir à bout.
– Ça ne fait pas la centaine ?
– À peu près. Celles de Wampach ont avec elles un évêque qui a été son précepteur autrefois.
– Bref, on remue ciel et terre.
– Exactement !
– Et Chatteris, sait-il maintenant…
– … qu’elle est une sirène ? Je ne crois pas. Le pater est allé lui faire la révélation à domicile. Bien sûr il était un peu suffoqué et embarrassé, mais Chatteris a coupé court à tout : « Je ne veux rien entendre contre elle », déclara-t-il. Le pater se contenta de ça et se défila, le bon vieux ! Hein ?
– Et les tantes ? – interrogea Melville.
– Elles examinent la situation. Ce qu’elles voient surtout, c’est qu’il va délaisser Adeline comme il a abandonné l’Américaine. Le côté sirène semble les interloquer un peu. Les vieilles personnes comme cela ne s’habituent pas tout d’un coup à une idée pareille. Les tantes de Wampach sont choquées, mais curieuses. Elles ne croient pas un seul instant qu’il s’agisse vraiment d’une sirène, mais elles veulent tout savoir sur ce sujet-là. Celle qui est au Pavillon a simplement dit : « Peuh ! Comment respirerait-elle sous l’eau ? Dites-moi cela un peu, madame Bunting ? C’est une sorte de fille que vous avez ramassée je ne sais où. Mais pour une sirène, c’est impossible ! » Elles se tourneraient toutes férocement contre la patronne pour avoir recueilli une sirène, n’était qu’elles ne peuvent se passer d’elle pour ramener Line sur le chemin de Chatteris. Joli grabuge, hein ?
– Je suppose que les tantes le renseigneront.
– Comment ?
– Sur la queue.
– Je le suppose.
– Et alors ?
– Qui sait ? Il est tout aussi probable qu’elles ne le renseigneront pas.
Mon cousin resta un instant méditatif, les yeux fixés sur les dalles de la véranda.
– Ça m’amuse, – dit Fred Bunting.
– Écoutez, – fit Melville. – Qu’est-ce que l’on attend de moi ? Pourquoi m’a-t-on demandé ?
– Je ne sais pas. Pour activer les choses… Chacun s’en mêle un peu, comme pour le pudding de Christmas.
– Mais… – commença Melville.
– Je reviens du bain, – interrompit Fred. – Personne ne m’a demandé de m’en mêler, et je ne m’offre pas. Ça ne sera pas un pudding réussi sans moi. Mais vous voilà. Il n’y a qu’une chose qu’il soit possible de faire, selon moi…
– C’est peut-être la bonne. Voyons ?
– Flanquer une tournée à Chatteris.
– Je ne vois pas que ça puisse arranger les choses.
– Oh ! Je ne prétends pas que ça les arrangerait, – admit Fred.
Et il ajouta en manière de conclusion :
– Voilà l’histoire.
Puis, ajustant noblement les plis de sa couverture et replaçant entre ses dents sa grande pipe depuis longtemps éteinte, il poursuivit sa route. La traîne de sa toge improvisée le suivit à regret quand il passa la porte. Ses pieds nus clapotèrent sur les dalles du vestibule, et le bruit s’évanouit sur le tapis de l’escalier.
– Fred ! – appela Melville, courant après le jeune homme avec la soudaine arrière-pensée d’obtenir de plus amples détails.
Mais Fred avait disparu.
À ce moment parut Mme Bunting. Sur sa figure se lisaient les traces de ses récentes émotions.
– Je vous ai télégraphié, – dit-elle. – Nous sommes dans un cruel embarras.
– Miss Waters… ai-je appris…
– Elle est partie.
Elle se dirigea vers la sonnette, et s’arrêta.
– Les promeneurs déjeuneront en rentrant. Mais peut-être préférez-vous déjeuner maintenant ?
Elle s’avança vers lui, les mains tendues.
– Vous ne pouvez pas vous imaginer ! Ah ! la pauvre enfant !
– Racontez-moi ce qui s’est passé, – dit Melville.
– Je ne sais réellement que faire, je ne sais de quel côté me tourner.
Elle se rapprocha, et, sur un ton éploré :
– Tout ce que j’ai fait, monsieur Melville, je l’ai fait pour le bien. Quand je m’aperçus que ça n’allait plus, que j’avais été trompée, je tins bon autant que je pus. Mais à la fin il a bien fallu parler.
Par des questions précises et des silences interrogateurs, mon cousin obtint d’elle un récit assez clair de l’aventure.
– Et tout le monde me blâme ! – conclut-elle, – tout le monde !
– Dans les affaires de ce genre, tout le monde blâme ceux qui donnent des preuves de courage et d’initiative, – répondit Melville. – N’y faites pas attention.
– J’essayerai, – promit-elle bravement. – Vous, monsieur Melville, vous êtes au courant…
Il posa un instant sa main sur l’épaule de la pauvre dame.
– Oui ! – dit-il, sur un ton fort impressionnant, et j’imagine que Mme Bunting en éprouva du soulagement.
– Nous comptons tous sur vous ! – reprit-elle, dolente. – Je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous.
– Bien, bien, – dit Melville. – Où en sont les choses ? Qu’attendez-vous de moi ?
– Allez le trouver, et arrangez cela.
– Mais supposons… – commença Melville, dubitativement.
– Allez la voir, elle. Faites-lui comprendre tout ce qui en résulterait pour lui et pour nous…
Il essaya d’obtenir des instructions plus nettes.
– Oh ! ne faites pas de difficultés, – implora Mme Bunting. – Pensez à cette pauvre Adeline, là-haut ! Pensez à nous tous.
– Parfaitement, – dit Melville, qui pensait à Chatteris en regardant par la fenêtre d’un air découragé. – Bunting, ai-je appris, est allé…
– C’est vous, ou personne ! – interrompit Mme Bunting qui, dans sa pétulance, n’attendit pas la fin de la phrase. – Fred est trop jeune et Randolph n’est pas assez diplomate… Il… il menace, il intimide.
– Vraiment ? – s’écria Melville.
– Si vous le voyiez à l’étranger ! Souvent, très souvent, il m’a fallu m’interposer… Non, c’est vous ! Vous connaissez Harry si bien ! Il a confiance en vous, vous pouvez lui dire des choses… des choses que personne d’autre ne lui dirait.
– Cela me rappelle… est-ce qu’il sait… ?
– Nous l’ignorons. Comment le saurions-nous ? Nous sommes certains qu’il en raffole, c’est tout ! Il est là-haut, à Folkestone, et elle y est aussi, et il est possible qu’ils se voient.
Mon cousin prenait conseil de lui-même.
– Promettez-moi que vous irez ! – insista Mme Bunting en posant la main sur son bras.
– J’irai, – promit Melville. – Mais je ne vois pas bien ce que je puis faire.
Alors Mme Bunting saisit la main de mon cousin et la pressa dans ses deux jolies mains potelées, proclamant qu’elle savait qu’il promettrait, et qu’elle lui serait reconnaissante jusqu’à son dernier souffle d’être accouru si promptement après avoir reçu le télégramme. Et elle ajouta tout d’une traite, comme si cela faisait partie de sa reconnaissance, qu’il avait sans doute grande envie de déjeuner.
Il accepta incidemment la proposition, et revint à la question en litige.
– Savez-vous quelle attitude il a ?…
– Il n’a écrit qu’à Adeline.
– Ce n’est pas lui, en somme, qui a déterminé cette crise ?
– C’est Adeline. Il s’en alla tout à coup, et quelque chose dans ses manières décida Adeline à lui écrire pour lui demander ce qu’il avait. Aussitôt qu’elle eut sa réponse, dans laquelle il déclarait vouloir se reposer quelque temps de la politique et ne plus trouver dans ce genre d’existence un intérêt suffisant, elle comprit tout…
– Tout ? Fort bien, mais encore, qu’est-ce exactement que ce tout ?
– Qu’elle l’avait attiré.
– Miss Waters ?
– Oui.
Mon cousin réfléchit. C’était là, donc, ce qu’ils considéraient comme tout.
– Je voudrais bien savoir au juste ce qu’il trame, – remarqua-t-il enfin, et il suivit Mme Bunting vers la salle à manger.
Au cours de ce repas qu’ils prirent en tête à tête, Melville se rendit compte du grand soulagement qu’il procurait à Mme Bunting en consentant à aller trouver Chatteris ; mais il n’en éprouvait lui-même qu’une satisfaction relative. La brave dame semblait même se considérer comme délivrée de la majeure partie de sa responsabilité dans l’affaire, puisque Melville en assumait le fardeau. Elle esquissa tout un plan de défense contre les accusations qu’on avait sans doute portées contre elle, explicitement et implicitement.
– Comment aurais-je pu prévoir cela ? – gémit-elle, et elle répéta prolixement l’histoire de ce mémorable atterrissage, en invoquant des détails nouveaux et des circonstances atténuantes.
C’est Adeline qui la première avait crié : « Il faut la sauver ! » Mme Bunting insista tout spécialement sur ce point.
– Et alors pouvais-je agir autrement ? – pleurnicha-t-elle.
Pendant qu’elle bavardait ainsi, le problème prenait aux yeux de mon cousin des proportions de plus en plus graves. Il se rendait de plus en plus clairement compte de la complexité de cette situation qu’on le chargeait de débrouiller.
Tout d’abord il n’était pas du tout certain que miss Glendower fût disposée à reprendre son fiancé sans conditions, et, de l’autre côté, il était bien persuadé que la Dame de la Mer n’avait aucunement l’intention de lâcher la proie sur laquelle elle avait mis la main. Tout ce monde se préparait à traiter comme un cas individuel ce qui était, en somme, un conflit d’éléments. Il devint de plus en plus évident pour Melville que Mme Bunting ne tenait aucun compte de la nature essentielle de la belle séductrice : elle considérait absolument l’affaire comme une simple vacillation quotidienne, comme un banal accès de cette maladie du changement qui habite le cœur de l’homme, où elle se dissimule profondément parfois, mais d’où on ne la déracine jamais complètement. Et Mme Bunting, avec une confiance inébranlable, s’attendait à ce qu’il rétablît les choses dans leur primitive harmonie, grâce à quelques remontrances amicales faites avec tact et fermeté.
Quant à Chatteris…
Melville hochait la tête au-dessus de l’assiette à fromage, et répondait distraitement à Mme Bunting.
– Elle désire vous parler, – dit Mme Bunting.
Et Melville, non sans quelque appréhension, gagna le vaste palier du premier étage, garni de meubles et de sièges, pour épargner à Adeline la peine de descendre. Elle parut, vêtue d’une robe d’intérieur noire et violette, avec une profusion de dentelles. Ses cheveux noirs étaient arrangés avec la simplicité apprêtée qui convenait. Elle était pâle, et ses yeux laissaient voir des traces de larmes. Son attitude avait une certaine dignité qui différait de son habituelle froideur. Elle lui tendit une main molle et parla d’une voix éteinte.
– Vous savez tout ? – demanda-t-elle.
– Les traits principaux, au moins.
– Pourquoi agit-il ainsi envers moi ?
Melville prit un air attristé pour témoigner de sa fervente sympathie.
– Je suis sûre pourtant qu’il n’a pas des instincts grossiers.
– Assurément non ! – garantit Melville.
– C’est quelque mystère de l’imagination que je ne puis pénétrer, – continua Adeline. – J’aurais cru… que le souci de sa carrière, tout au moins… l’aurait empêché…
Elle hocha la tête et contempla fixement une jardinière pleine de fougères.
– Il vous a écrit ? – questionna Melville.
– Trois fois, – répondit-elle en levant la tête.
Melville hésita à s’enquérir du contenu de cette correspondance, mais elle lui épargna cet ennui.
– C’est moi qui ai exigé une lettre, – dit-elle. – Il m’avait tout caché et j’ai dû lui arracher de force des aveux.
– Quels aveux ?
– L’aveu de ses sentiments envers elle et à mon égard.
– Mais, est-ce qu’il… ?
– Il m’a renseignée clairement. Mais, maintenant… non, je ne comprends pas !
Elle se tourna lentement vers Melville et, sans le quitter des yeux, elle « déchargea son cœur ».
– Voyez-vous, monsieur Melville, c’est un coup terrible pour moi ! Je crois que jamais je ne l’ai réellement bien connu. Je crois que je… l’idéalisais. Je m’imaginais qu’il s’intéressait à… notre tâche, tout au moins… Il s’y est intéressé, c’est indéniable. Il y croyait, assurément il y croyait !
– Il y croit encore, – dit Melville.
– Et puis… Mais comment peut-il… ?
– Il est… il est doué d’une imagination assez vive.
– Et d’une volonté faible.
– Relativement, oui.
– C’est si étrange ! – soupira-t-elle. – C’est si inconséquent !… Comme un enfant qui trouve un jouet nouveau. Savez-vous bien, monsieur Melville – elle hésita – que… que tout cela m’a vieillie beaucoup. Je me sens beaucoup plus âgée, beaucoup plus sage que lui. Ce n’est pas ma faute. Je crains bien que ce ne soit le lot de toutes les femmes… d’éprouver ce sentiment-là parfois.
Elle s’abîma dans de profondes réflexions.
– Le lot de toutes les femmes, – répéta-t-elle, lentement. – L’homme-enfant, je comprends ce que Sarah Grand a voulu dire.
Elle eut un sourire éploré.
– Il me semble que j’ai affaire à un petit garçon indiscipliné… Et… et j’avais un culte pour lui, monsieur Melville ! – ajouta-t-elle d’une voix défaillante.
Mon cousin toussa et tourna vers la fenêtre des regards embarrassés. Il se rendait compte qu’il était, bien plus qu’il ne l’avait redouté, au-dessous de la situation.
– Si j’étais sûre qu’elle le rendît heureux ! – dit-elle bientôt, sur le ton de l’héroïsme qui se sacrifie.
– Le cas est… compliqué, – bredouilla Melville.
La voix d’Adeline persista à se faire entendre, claire, un peu haute, résignée, impénétrablement assurée.
– Mais elle ne peut pas ! Tout ce qu’il a de bon en lui, de sérieux, elle ne le voit pas, elle le gâcherait…
– Est-ce que… ? – commença Melville, en se repentant aussitôt de sa témérité. – Est-ce qu’il veut reprendre sa liberté ?
– Non… Il veut revenir à moi.
– Et vous ?
– Il ne revient pas !
– Mais vous, voulez-vous le reprendre ?
– Comment pourrais-je le dire, monsieur Melville ? Il ne formule même pas d’une façon précise qu’il veut revenir.
Mon cousin prit un air perplexe. Il vivait d’habitude à la surface des émotions, et ces complexités, en des matières qu’il avait toujours considérées comme simples, le déconcertaient.
– Il est des moments, – reprit-elle – où il me semble que mon amour pour lui est absolument mort… Songez à ma désillusion… au coup que j’ai ressenti en découvrant une pareille faiblesse…
Mon cousin haussa les sourcils et hocha la tête en guise d’assentiment.
– … en découvrant que mon idole avait des pieds d’argile !
Elle se tut un moment après cette noble phrase.
– Il me semble que je ne l’ai jamais aimé ! Puis… puis je songe à tout ce qu’il pourrait encore devenir !
À la soudaine altération de sa voix, Melville leva la tête, et il la vit, la bouche contractée, avec des larmes coulant au long de ses joues.
Mon cousin m’a confié qu’il eut l’idée, alors, de lui prendre la main pour la réconforter de sa sympathie, mais il se ravisa aussitôt. Les derniers mots de la jeune fille s’attardèrent une seconde dans sa pensée et il murmura :
– Il peut encore devenir tout cela.
– Je crois qu’il le peut, – dit-elle lentement et d’une voix morne.
La crise de larmes était passée. Elle changea brusquement de ton.
– Qui est-elle donc ? Qui est cette créature qui se place entre lui et les réalités de l’existence ? Qu’a-t-elle en elle qui… ? Et pourquoi aurais-je à rivaliser avec elle, parce qu’il ne sait pas ce qu’il veut ?
– Quand un homme, – dit Melville, – est parvenu à savoir ce qu’il veut, il a tari une des principales sources d’intérêt de la vie. Après cela, avec cette connaissance en plus, il n’est qu’un volcan éteint… On en tirerait un apologue, la Source et le Volcan.
Il réfléchit sur lui-même, égoïstement, pendant quelques secondes ; puis, avec un tressaillement secret, il en revint à penser à elle.
– Qu’est-ce donc ? – reprit Adeline, avec ce féroce besoin de clarté qui était une de ses qualités antipathiques pour Melville, – qu’est-ce donc qu’elle a, qu’elle offre et que je… ?
Melville, se regimbant intérieurement contre cette provocation directe à des comparaisons, appela à son aide toutes les ressources félines de son âme. Il hésita, tâtonna, et finalement éluda la question.
– Ah ! ma chère miss Glendower ! – dit-il en essayant de donner à ces mots l’air d’une réponse suffisante.
– Quelle différence y a-t-il entre elle et moi ? – insista Adeline.
– Ce sont des choses impalpables, – bredouilla Melville, – des choses qui dépassent notre raison et que l’on ne saurait décrire.
– Mais vous, – précisa-t-elle, – vous adoptez une attitude, vous devez avoir une opinion. Pourquoi ne voulez-vous pas me… ? Ne comprenez-vous pas, monsieur Melville, que ceci est pour moi – sa voix broncha – d’une importance vitale ? Ce n’est pas bien à vous, si vous avez une opinion, de ne pas me… Je suis très fâchée, monsieur Melville, et pardonnez-moi si je me laisse entraîner à être indiscrète, mais je… je veux savoir !
Melville eut un instant l’idée que peut-être la pauvre fille avait en elle quelque chose de plus que ce qu’il lui avait attribué jusqu’ici dans ses jugements.
– Je dois convenir que j’ai une opinion, – admit-il.
– Vous êtes un homme, vous le connaissez, vous connaissez toutes sortes de façons de voir les choses, et que j’ignore. Si vous pouviez aller… jusqu’à vous permettre de me parler sans réticences ?…
– Eh bien !… – commença Melville, qui n’osa aller plus loin.
Par toute son attitude anxieuse, Adeline était pour ainsi dire suspendue à ses lèvres.
– Il y a, certes, une différence entre elle et vous, – avoua-t-il, sans qu’elle articulât un seul mot de commentaire. – Comment vous exprimerai-je cela ?… Je crois que, sous divers rapports, vous formez avec elle un contraste qui lui donne, à elle, un certain avantage. Il a… Je sais qu’on se sert de cet argument à tout propos, mais il ne l’invoque pas pour sa défense… Il a, lui, un tempérament sur lequel elle produit plus d’effet que vous…
– Oui, je m’en doute, mais comment ?
– Heu, heu…
– Parlez !
– Vous êtes austère, vous êtes raisonnable, et la vie, pour un homme tel que Chatteris, est une école, un apprentissage perpétuel. Il a reçu ce don… ce don précieux et qu’un plus grand nombre d’entre nous devraient posséder… ce don qui… à mon avis… lui rend la vie plus difficile qu’elle ne l’est pour la généralité des hommes. La vie se présente à lui avec des limitations, des règles, il connaît suffisamment son devoir, et vous… Il ne faut pas vous fâcher de ce que je vais dire, miss Glendower, il se peut que je me trompe…
– Continuez, – fit-elle, – continuez.
– Vous êtes par trop l’agent général de son devoir.
– Mais assurément ! Que pourrais-je être ?…
– J’ai eu une conversation à ce propos avec lui, à Londres, et je me disais alors qu’il avait parfaitement tort. Depuis, j’ai réfléchi à toutes sortes de choses, j’ai songé même que c’est vous qui pouviez avoir tort… sur des points secondaires.
– Ne ménagez pas ma vanité, maintenant, – s’écria-t-elle. – Parlez !
– Vous avez, voyez-vous, défini les choses trop clairement ; vous lui avez nettement expliqué ce que vous espérez qu’il sera et ce qu’il fera. C’est comme si vous lui aviez bâti la maison dans laquelle il doit vivre. Aussi, pour lui, aller vers l’autre, c’est comme s’il sortait d’une maison, et d’une maison fort belle et fort honorable, j’en conviens, pour se promener dans une contrée spacieuse, dans un pays sans limites où l’attendent des aventures imprévues. Elle est… elle a l’air d’être naturelle. Elle n’a pas plus de règle ni de frein qu’un coucher de soleil, elle est aussi libre et exubérante que le vent. Elle ne se préoccupe pas de l’aimer et de le respecter quand il est ceci et de le désapprouver hautement quand il est cela, elle l’accepte tel qu’elle le trouve. Elle est de la même nature que le ciel ouvert, que les forêts profondes et touffues, que le vol des oiseaux, que l’immensité de l’océan. Voilà ce qu’elle est pour lui : le Grand Dehors !… l’Inconnu ! Et vous, vous êtes…
Il hésita.
– Continuez, continuez, – fit-elle avec insistance. – Allons jusqu’au bout de l’idée.
– Vous êtes comme un édifice administratif… Je ne l’approuve certes pas, – se hâta d’ajouter Melville. – Pour moi, je suis un chat apprivoisé et je gratterais et miaulerais à la porte, dès que j’aurais mis le nez dehors… je ne veux pas sortir, cette pensée m’épouvante ; mais lui, il est différent.
– Oui, – répéta-t-elle, – il est différent.
Il parut un instant que l’interprétation de Melville l’avait convaincue, et elle demeura toute pensive. Pendant ce répit, mon cousin apercevait lentement les choses sous d’autres aspects.
– C’est vrai, – acquiesça-t-elle rêveuse. – Oui, oui, c’est l’impression que j’en ai, c’est son caractère vrai. Mais dans la réalité… Il y a au monde autre chose que des effets et des impressions. Après tout, ce n’est là qu’une… analogie. C’est charmant de sortir des habitations et des logis, et de se promener en plein air, mais la plupart d’entre nous, tout le monde, pour bien dire, vit dans des maisons.
– C’est indéniable, – concéda Melville.
– Il ne peut pas… Que peut-il faire avec elle ? Comment vivrait-il avec elle ? Quel genre d’existence commune auraient-ils ?
– C’est un phénomène d’attraction, – expliqua Melville, – et non de combinaison.
– D’ailleurs, – dit-elle, – il faudra bien qu’il revienne… si je le lui permets ! Qu’il gâche tout maintenant, qu’il compromette le succès de son élection, qu’il s’expose à débuter de nouveau dans des conditions moins favorables, qu’il mette son cœur en pièces…
Elle s’arrêta sur un sanglot.
– Miss Glendower, – fit Melville assez brusquement, – je ne crois pas que vous saisissiez bien…
– Que je saisisse quoi ?
– Vous pensez qu’il lui est impossible d’épouser cette… cette créature qui est venue parmi nous ?
– Comment l’épouserait-il ?
– Non, il ne le pourrait pas. Vous vous figurez que son imagination s’éloigne de vous pour vagabonder vers l’inaccessible ; qu’à tout prendre, et sans préméditation, il s’est stupidement mis à l’écart, s’est conduit comme un sot, et qu’il s’agit simplement, à présent, de remettre tout en ordre ?
Il se tut, et Adeline, sans desserrer les dents, conservait sa pose attentive.
– Ce que vous ne comprenez pas, – insista Melville, – ce que personne ne veut comprendre, c’est qu’elle nous vient…
– … du fond de la mer.
– … d’un autre monde. Elle vient nous chuchoter que cette vie que nous menons est une vie fantôme, une vie irréelle, fugitive, limitée, et elle jette sur toute chose des mots magiques de désillusion…
– De sorte qu’il est sous un charme ?
– Oui, et en outre elle murmure qu’il y a des rêves meilleurs.
Adeline dévisagea Melville avec une curiosité perplexe.
– Elle fait de vagues allusions à de meilleurs rêves, elle parle à mi-voix d’une autre façon de vivre.
– Quelle façon ?
– Je l’ignore. Mais c’est quelque chose qui ébranle tout l’édifice de notre existence quotidienne.
– Que voulez-vous dire ?
– C’est une sirène, une créature de rêves et de désirs, un murmure, une séduction. Elle le leurrera, l’attirera avec ses…
Il se tut.
– Où l’attirera-t-elle ? – questionna Adeline, la voix éteinte.
– Dans l’abîme.
– Dans l’abîme !
Un long silence pesa sur eux. Melville, avec une application infinie, cherchait, sans en trouver, des phrases vagues. Enfin il lâcha tout de go :
– Il n’y a qu’une façon de sortir de ce cauchemar dans lequel nous vivons tous.
– Et cette façon ?
– Cette façon… – répondit Melville, mais il appréhenda d’aller plus loin.
– Vous voulez dire, – précisa Adeline toute pâle et entrevoyant la vérité, – vous voulez dire que cette façon c’est…
Melville évita de proférer le mot exact qu’elle n’osait prononcer. Il la regarda en face et hocha la tête approbativement.
– Mais comment ? – demanda-t-elle.
– En tout cas, – fit-il hâtivement et cherchant des termes palliatifs, – en tout cas, si elle le prend, c’en est fini de cette existence que vous prépariez… il n’y a aucun espoir de retour pour lui.
– Aucun espoir de retour…
– Aucun !
– Mais en êtes-vous sûr ?
– Absolument.
– Sûr que vous ne vous trompez pas ?
– Sûr que le désir est le désir, et que l’abîme est l’abîme, oui.
– Je n’avais jamais pensé… – commença-t-elle, mais elle se ravisa et reprit : – Monsieur Melville, vous savez que bien des choses m’échappent dans cette affaire. Je croyais… je ne sais vraiment pas ce que je croyais. Je me figurais qu’il était absurde et frivole, quand il laissait vagabonder ses pensées. J’ai compris votre raisonnement, j’admets votre opinion sur la différence d’effet qu’elle et moi nous lui produisons. Mais ce… cette idée qu’elle serait pour lui quelque chose de décisif et de final… Après tout, elle est…
– Elle n’est rien, – interrompit Melville, – sinon la main qui le saisit, un être qui représente les forces invisibles ?
– Quelles forces invisibles ?
Mon cousin haussa les épaules.
– Elle représente ce que nous ne trouvons jamais dans la vie, ce que nous cherchons sans cesse.
– Mais quoi ?
Melville ne répondit pas. Adeline scruta un instant le visage de mon cousin, puis porta ses regards sur les arbres baignés de soleil.
– Désirez-vous qu’il vous revienne ? – demanda-t-il.
– Je ne sais pas.
– Désirez-vous qu’il vous revienne ? – répéta Melville.
– Il me semble que je n’ai jamais auparavant désiré qu’il vînt.
– Et à présent ?
– Oui, mais puisqu’il ne reviendra pas !
– Ce n’est pas l’attrait de l’œuvre projetée qui vous le ramènera, – dit Melville.
– Je le sais.
– Ni amour-propre ni aucun motif de ce genre ne le feront revenir.
– Non.
– Ce ne sont là, voyez-vous, que des rêves plus fugitifs encore. Tout ce palais que vous lui avez édifié est un rêve, mais…
– Eh bien ?
– Il reviendrait cependant soudain… – allégua Melville, qui regarda Adeline et se tut.
Il m’a raconté plus tard qu’il éprouva à ce moment-là le désir de la remuer, de la secouer, d’éveiller en elle, même par la douleur, une preuve de sensibilité, un élan de passion qui pourrait reconquérir Chatteris ; mais au même instant il se rendit compte de l’absurdité d’un tel espoir. Elle restait là, debout, impénétrablement elle-même, limitée, intelligente, bourrée de bonnes intentions, imitatrice et impuissante. Son attitude, son visage ne suggéraient autre chose que l’idée d’une objection claire et raisonnable à tout ce qui lui arrivait, d’un antagonisme logique, d’une opposition résolue.
Mais subitement elle changea. Elle leva la tête, tendit ses deux mains, et, dans ses yeux, Melville aperçut une flamme qu’il n’y avait jamais vue encore. Machinalement, il prit les deux mains tendues et, pendant deux ou trois secondes, il discerna, derrière le masque illusoire de l’héroïne, une douleur sincère et profonde.
– Dites-lui, – articula-t-elle avec une ahurissante perfection de simplicité, – dites-lui de revenir à moi. Il ne peut rien y avoir d’autre que ce que je suis. Dites-lui de revenir à moi !
– Et puis ?
– Dites-lui cela.
– Que vous pardonnez ?
– Non ! dites-lui que c’est lui que je veux ! S’il ne consent pas à revenir pour cette raison, il ne reviendra pas… S’il ne veut pas revenir pour cela… – elle resta court un moment, – qu’il ne revienne pas à moi, qu’il s’en aille, s’il lui plaît.
Il lui pressa les mains qu’il tenait toujours, et les lâcha.
– Vous êtes bien bon de venir à notre aide, – balbutia-t-elle, comme il faisait mine de partir.
Il se retourna.
– Vous êtes bien bon de venir à notre aide, – répéta-t-elle. Puis, elle ajouta : – Dites-lui ce que vous voudrez, à la condition qu’il désire revenir… Non ! notifiez-lui ce que je vous ai dit.
Il vit qu’elle avait encore quelque déclaration à énoncer et il attendit.
– Savez-vous, monsieur Melville, que tout cela est pour moi comme un livre nouveau que je viens d’ouvrir. Êtes-vous sûr de… ?
– Sûr de… ?
– Sûr de ce que vous dites, sûr de ce qu’elle est pour lui, sûr que, s’il continue, il finira par…
Elle s’interrompit, et Melville hocha la tête affirmativement.
– Cela signifie… – insista-t-elle, et elle s’interrompit encore.
– Pas d’aventures, pas d’incidents, mais l’abandon de tout ce que cette existence peut offrir.
– C’est-à-dire, – précisa-t-elle obstinément, – c’est-à-dire ?
– La mort, – répondit Melville sans ambages.
Pendant un instant elle demeura alarmée et muette. Une grimace douloureuse lui contracta les traits, et, sans quitter du regard les yeux de Melville, elle parla de nouveau :
– Monsieur Melville, dites-lui qu’il me revienne.
– Et puis ?
– Dites-lui qu’il me revienne, ou bien… – une note de passion résonna soudain dans sa voix… – si je n’ai plus aucune prise sur lui, qu’il aille son chemin.
– Mais… – objecta Melville.
– Je sais, – se récria-t-elle, – je sais ! Mais s’il est à moi, il me reviendra… sinon… qu’il rêve son rêve !
Sa main fermée se crispa pendant qu’elle prononçait ces derniers mots. Il comprit qu’elle n’avait plus rien à dire et qu’elle voulait instamment en rester là. Sur un dernier coup d’œil, il se tourna vers l’escalier, et descendit.
À mi-chemin, il leva la tête et aperçut Adeline toujours debout, rigide, en pleine lumière. Une vague émotion le poussa à assurer la jeune fille de tout son dévouement, mais il ne sut trouver rien de mieux que :
– Vous pouvez compter que je ferai tout ce que je pourrai.
Après un arrêt embarrassé, il s’éloigna d’une allure quelque peu trébuchante.
Il était juste et convenable qu’après cette entrevue Melville se rendît auprès de Chatteris, mais en ce monde le cours des événements manifeste parfois un lamentable mépris pour ce qui est juste et convenable. Des points de vue – pour la plupart, des points de vue désagréables – se présentèrent en foule à Melville ce jour-là. Dans le vestibule du rez-de-chaussée, il trouva Mme Bunting en compagnie d’un chapeau hardiment ornementé, qui l’attendait pour intercepter sa sortie.
Comme il descendait dans un état de préoccupation extrême, le chapeau hardiment ornementé révéla, sous ses vastes bords, une personne pâle, mais résolue, vêtue d’un cache-poussière et chaussée de bottines souples pour pieds sensibles. L’étrangère, que Mme Bunting présenta cérémonieusement, était lady Poynting Mallow, l’une des plus représentatives des tantes de Chatteris. Tout en posant quelques questions au sujet d’Adeline, la noble dame toisa Melville des pieds à la tête ; puis, après avoir acquiescé à un certain nombre de propositions émises par Mme Bunting, elle invita Melville à l’accompagner jusqu’à son hôtel. Il était trop épuisé par son entretien avec Adeline pour risquer la moindre objection.
– Je vais à pied et nous suivrons la route du bas, – notifia lady Poynting Mallow.
Quelques instants après ils parlaient de conserve. Comme la porte des Bunting se refermait derrière eux, la dame au chapeau déclara qu’il était infiniment préférable d’avoir affaire à un homme. Après quoi ils continuèrent d’avancer en silence. Je ne pense pas qu’à ce moment-là Melville se rendît entièrement compte qu’il avait un compagnon de route. Mais bientôt une voix troubla ses méditations. Il sursauta.
– Je vous demande pardon, – fit-il.
– Cette femme Bunting est une godiche, – répéta lady Poynting Mallow.
Après un intervalle de réflexion, Melville répondit :
– C’est une vieille amie à moi.
– C’est bien possible, – riposta lady Poynting Mallow.
La situation parut à Melville, sur le moment, quelque peu embarrassante. Avec sa canne, il repoussa sur la chaussée un fragment de pelure d’orange.
– Je veux aller au tréfonds du mystère, – stipula lady Poynting Mallow. – Qui est cette autre femme ?
– Quelle autre femme ?
– Tertium quid, – répondit la noble dame avec une lumineuse incorrection.
– Une sirène, dit-on, – divulgua Melville.
– Que lui reproche-t-on ?
– Sa queue.
– Avec des nageoires, des écailles ?
– Une sirène complète.
– Vous en êtes sûr ?
– Certain.
– Comment l’avez-vous su ?
– J’en suis certain, – répéta Melville, avec une pétulance tout à fait contraire à ses habitudes.
La noble dame se prit à réfléchir.
– Soit, mais il est en ce monde de pires choses qu’une queue de poisson, – décida-t-elle finalement.
Melville ne jugea pas nécessaire de contredire cette opinion.
– Hum ! – fit lady Poynting Mallow, pour commenter apparemment le silence de son compagnon.
Et pendant quelques minutes ils marchèrent sans dire un mot.
– Cette fille Glendower est une godiche, elle aussi, – ajouta la noble dame.
Mon cousin ouvrit la bouche, et la referma sans avoir émis un son. Comment répondre aux nobles dames quand elles se permettent de s’exprimer pareillement ? Mais s’il ne répondit pas, sa préoccupation du moins se dissipa. Son attention était toute accaparée par la personne résolue qu’il avait à côté de lui.
– Elle a des moyens ? – demanda-t-elle brusquement.
– Miss Glendower ?
– Non, je suis renseignée sur ce qui la concerne, elle. Je parle de l’autre.
– De la sirène ?
– Oui, de la sirène. Pourquoi pas ?
– Oh ! elle… Elle a des moyens fort considérables. Des galions, d’antiques trirèmes chargées de trésors, des frégates naufragées, des bancs de corail sous-marins…
– Bien, c’est parfait ! Et maintenant, dites-moi, je vous prie, monsieur Melville, pourquoi Harry ne la prendrait-il pas ? Qu’importe qu’elle soit une sirène, ça n’est pas pis qu’une mine d’argent américaine, et c’est loin d’être aussi primitif et mal élevé.
– D’abord, il y a qu’il est déjà fiancé.
– Oh ! cela…
– Et ensuite il y a miss Waters…
– Mais…
– … qui est une sirène…
– Ce n’est pas une objection ! Autant que j’en puis juger, elle ferait pour lui un parti excellent. Et en réalité, dans la circonscription, ici, elle est tout aussi capable de l’aider efficacement… Le député sortant qu’il va combattre… cet individu, Sassoon, gagne des sommes fantastiques avec les câbles sous-marins… On ne peut trouver mieux… Grâce à elle, Harry dévoilerait aisément ses tours. C’est parfait ! Pourquoi ne la prendrait-il pas ?
Elle enfonça ses mains dans les poches de son cache-poussière, et son œil bleu-faïence fixa Melville par-dessous le bord du chapeau hardiment ornementé.
– Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? – objecta mon cousin, – qu’il s’agit d’une sirène absolument constituée comme elle doit l’être ; les membres inférieurs remplacés par une queue réelle et palpable…
– Et après ? – fit lady Poynting Mallow.
– Laissant de côté miss Glendower…
– C’est entendu !
– … je crois qu’un pareil mariage est impossible.
– Pourquoi ?
Mon cousin tourna autour de la question.
– Elle est immortelle, entre autres choses, avec un passé…
– Ce qui contribue uniquement à la rendre plus intéressante !
Melville essaya d’envisager les choses de ce même point de vue.
– Vous vous figurez, – dit-il, – qu’elle le suivrait à Londres, qu’elle se marierait à l’église Saint-Georges, dans Hanover Square, se chargerait du loyer d’une maison dans Park Lane et irait en visite partout où il lui plairait !
– C’est précisément ce qu’elle ferait à l’heure actuelle, où la Cour se réveille…
– C’est précisément ce qu’elle ne ferait pas, – interrompit Melville.
– Mais toute femme qui en aurait l’occasion le ferait.
– C’est une sirène.
– C’est une godiche, alors ! – proclama lady Poynting Mallow.
– Elle n’a même pas l’intention de l’épouser ; cet article-là n’entre pas dans son code.
– La friponne ! Que se propose-t-elle donc ?
Mon cousin fit un geste dans la direction de la mer.
– Cela ! C’est une sirène, – dit-il énigmatiquement.
– Quoi ?
– Là-bas !
– Où ?
– Au large !
Lady Poynting Mallow examina la mer comme un objet curieux et nouveau.
– C’est une perspective amphibie pour la famille, – dit-elle après réflexion. – Même dans ce cas, si elle fait fi de la société, et que cela plaise à Harry, quand ils seront las de la vie champêtre…
– Je crains que vous ne saisissiez pas très bien ce fait que c’est une sirène – spécifia Melville, – et Chatteris, voyez-vous, a besoin de respirer de l’air pour vivre.
– C’est une difficulté, – admit lady Poynting Mallow en contemplant le miroitement éblouissant des flots. – Mais je ne vois quand même pas l’impossibilité d’en venir à bout.
– C’est impossible ! – rétorqua Melville avec une emphase aride.
– Elle l’aime ?
– Elle est venue le chercher.
– Si elle le veut à tout prix, il pourrait imposer des conditions. Dans ces sortes d’affaires, il y en a toujours un qui fait les concessions. Mais, quel que soit le cas, il faut un mariage !
Mon cousin scruta le visage impénétrablement assuré et satisfait de la noble dame.
– Il pourrait, – reprit-elle, – avoir un yacht et une cloche à plongeur, si elle désire qu’il fasse la connaissance des membres de sa famille.
– Sa famille doit se composer de demi-dieux païens, je suppose, qui vivent de quelque façon mythologique dans la Méditerranée.
– Ce cher Harry est païen lui-même, de sorte que ça n’est pas gênant. Et quant à être mythologique, toutes les bonnes familles le sont. Il pourrait même revêtir un costume de scaphandrier, si l’on en trouvait un qui lui allât à son avantage.
– Je ne pense pas un seul instant que rien de semblable soit possible.
– C’est simplement parce que vous n’avez jamais été une femme amoureuse, – répliqua lady Poynting Mallow avec un air de vaste expérience.
Elle poursuivit la conversation :
– Si c’est de l’eau de mer qu’il lui faut, il serait tout à fait facile, quel que soit l’endroit où ils se fixent pour vivre, d’établir un réservoir, une piscine, avec une baignoire roulante… Vraiment, monsieur Milvaine…
– Melville.
– Vraiment, monsieur Melville, je ne vois pas ce que vous trouvez d’impossible à cela.
– Avez-vous vu la dame en personne ?
– Croyez-vous que je sois depuis deux jours à Folkestone sans avoir rien fait ?
– Seriez-vous allée lui faire visite ?
– Assurément non ! C’est l’affaire d’Harry d’arranger cela ; mais je l’ai examinée sur la promenade, dans son fauteuil roulant, et je n’ai, à coup sûr, jamais rencontré de femme qui m’ait paru aussi digne de ce cher Harry, jamais.
– Bien, bien – fit Melville. – En dehors de toute autre considération, il reste toujours miss Glendower.
– Je ne l’ai jamais considérée comme un parti convenable pour Harry.
– Possible… Cependant, elle existe.
– C’est le cas de beaucoup d’autres, – fit tranquillement remarquer la noble dame, pour qui, de toute évidence, cette partie de la question était écartée.
Ils continuèrent leur chemin en silence.
– Ce que je désirais particulièrement vous demander, monsieur Milvaine…
– Melville.
– … monsieur Melville, c’est précisément ce que vous venez faire dans cette histoire.
– Je suis un ami de miss Glendower.
– Qui désire le ravoir ?
– Franchement… oui.
– Ne lui est-elle pas dévouée ?
– Je le suppose, puisqu’ils sont fiancés.
– Elle doit lui être dévouée, assurément ! Alors, pourquoi ne comprend-elle pas qu’elle devrait lui rendre sa liberté, si elle veut vraiment son bien ?
– Elle ne croit pas que ce soit pour son bien… ni moi non plus.
– Simplement un préjugé suranné, parce que la dame a une queue. Les vieilles grognons, qui sont descendues chez Wampach, sont exactement de votre avis !
Melville haussa les épaules.
– Alors, vous allez, je suppose, le rudoyer et le menacer pour le compte de miss Glendower ?… Vous n’obtiendrez rien de bon.
– Puis-je me permettre de vous demander ce que vous comptez faire ?
– Ce que fait toujours une bonne tante.
– Et c’est ?
– Le laisser agir à sa guise.
– Supposons qu’il veuille se noyer.
– Mon cher monsieur Milvaine, Harry n’est pas un godiche.
– Je vous ai dit que c’est une sirène.
– Oui, dix fois !
Un silence contraint pesa sur eux. Ils approchaient du funiculaire de Folkestone.
– Vous n’obtiendrez rien de bon, – répéta lady Poynting Mallow.
Au bas du funiculaire, la noble dame se tourna vers Melville, dont le service d’escorte prenait fin.
– Je vous suis très obligée de m’avoir accompagnée monsieur Milvaine, – dit-elle, – et je suis enchantée de connaître vos idées sur la situation. C’est une affaire épineuse, mais je pense que nous sommes des gens raisonnables. Réfléchissez à ce que je vous ai dit, puisque vous êtes un ami d’Harry, car vous êtes, n’est-ce pas, de ses amis ?
– Nous nous connaissons depuis plusieurs années.
– Je suis persuadée que vous finirez tôt ou tard par adopter mon point de vue. C’est très évidemment le meilleur parti pour lui !
– Il reste toujours miss Glendower.
– Si miss Glendower est une véritable femme, elle doit être prête à tous les sacrifices pour le bien d’Harry.
Et sur ces mots ils se séparèrent.
Une minute plus tard, Melville se trouva sur l’autre côté de la route, en face de la station du funiculaire, suivant du regard le wagon qui montait. Le chapeau hardiment ornementé, énergique, droit affirmant, s’élevait doucement, image parfaite du solide bon sens. L’esprit de Melville retomba dans le désarroi ; il était abasourdi, pour ainsi dire, par la vigueur des opinions de la noble dame. Est-il possible que quelqu’un qui n’a pas absolument raison soit aussi précis et catégorique ? Dans ce cas, que devenaient ces présages déprimants, ces sinistres menaces de fuite, ces échos « d’autres rêves », dont, encore une demi-heure auparavant à peine, il subissait l’angoisse ?
En proie à tous les doutes, il se tourna dans la direction de Sandgate. Très nettement, il se représentait la Dame de la Mer sous le même jour où la voyait lady Poynting Mallow, comme une créature ravissante, élégante, riche et, à vrai dire, abominablement vulgaire, et cependant, avec une identique netteté, il se la rappelait telle qu’elle était lors de leur conversation dans le jardin, avec ses traits d’ombre, ses yeux de profond mystère, et ce murmure étrange qui avait transformé pour lui le monde ambiant en un mince et léger rideau qui cacherait des choses vagues, merveilleuses et jusqu’ici insoupçonnées.
Chatteris était accoudé sur la balustrade. Il tressaillit violemment quand Melville lui posa la main sur l’épaule. Ils échangèrent des salutations embarrassées.
– Je ne vous cacherai pas, – commença Melville, – que… que l’on m’a prié de vous parler.
– Ne vous excusez pas, – répondit Chatteris, conciliant. – Je suis heureux d’avoir l’occasion de m’expliquer avec quelqu’un.
Il y eut un bref silence.
Ils s’accoudèrent côte à côte, et leurs regards plongeaient dans le port. Derrière eux, au loin, sur la promenade, l’orchestre faisait entendre, dans la sérénité du soir, des ritournelles à la mode, pendant que les promeneurs, taches noires et minuscules, allaient et venaient à la clarté des lampes électriques haut perchées sur leurs mâts de bronze. À ce premier contact, Chatteris dut se promettre de rester jusqu’au bout maître de soi, de se montrer homme du monde.
– Quelle soirée superbe ! – dit-il.
– Magnifique ! – répondit Melville sur le même ton, en préparant un cigare. – Vous souvenez-vous de m’avoir demandé, à Londres, de vous révéler le secret qui…
– Je sais tout cela, – interrompit Chatteris, tournant du côté de Melville une épaule destinée à parer les coups. – Je sais tout !
– Vous avez eu un entretien avec elle ?
– Plusieurs.
Il y eut un silence d’une minute peut-être.
– Que comptez-vous faire ? – demanda Melville.
Chatteris ne répondit pas, et Melville ne se risqua pas à répéter sa question. Bientôt Chatteris se retourna.
– Marchons, – fit-il, et ils se dirigèrent vers l’extrémité ouest de la terrasse.
Chatteris entama un petit discours.
– Je suis désolé d’être la cause de tous ces embarras, – débita-t-il du ton de quelqu’un qui a préparé ses phrases. – Je suppose que vous êtes tous convaincus que je me suis conduit comme un imbécile. J’en suis profondément désolé. C’est en grande partie ma faute. Mais, comme vous le savez, pour ce qui concerne l’entrée en matière, une certaine portion de vos blâmes revient de droit à notre bavarde amie Mme Bunting.
– Je le crains, – admit Melville.
– Vous savez qu’il est des moments où l’on éprouve le besoin de se laisser aller à sa fantaisie, et, dans ces occasions-là, la discussion n’avance pas à grand-chose.
– Puisque le mal est fait !
– Vous n’ignorez pas qu’Adeline a protesté dès le début contre la présence de cette Dame de la Mer. Mme Bunting n’en tint aucun compte. Plus tard, quand les choses se sont gâtées, il semble qu’elle essaya de se rattraper.
– J’ignorais que miss Glendower eût formulé des objections.
– Mais si ! Elle prévit ce qui adviendrait.
Et Chatteris parut se lancer dans des spéculations rétrospectives.
– Naturellement, cela ne me disculpe en aucune manière, mais c’est une sorte d’excuse à l’obligation où vous vous trouvez de vous mêler de cette histoire.
Beaucoup moins distinctement, il marmotta deux ou trois phrases où Melville surprit des allusions à des « dérangements stupides » et à des « affaires privées ».
Ils se rapprochaient de la musique ; et bientôt ils atteignirent les confins du territoire réservé aux mélomanes fanatiques. Des rythmes joyeux retentissaient bruyamment. Sous le plafond du kiosque, d’étincelantes lumières se reflétaient sur les pupitres de métal brillant et sur les instruments, et le chef d’orchestre, vêtu d’un uniforme rouge constellé d’or, guidait les mesures sautillantes d’une ritournelle en vogue. Des éclats de voix, des fragments de conversation parvenaient aux oreilles des deux causeurs et se mêlaient avec impertinence à leurs méditations.
– Penses-tu que j’aurais encore marché avec lui après cela ? – déclarait à son amie une jeune personne à l’accent traînard.
– Ne restons pas ici, – fit brusquement Chatteris.
Quittant la grande allée de la promenade, ils gagnèrent un escalier ménagé au flanc de la falaise. Un instant après, on eût dit que les imposantes façades de stuc, les hôtels aux fenêtres innombrables, les globes électriques au haut des mâts de bronze, le kiosque et le public mélangé des jours de fête n’avaient jamais existé. C’est un des charmes de Folkestone que cette solitude ténébreuse aux pieds mêmes de la foule. Ils n’entendaient plus l’orchestre, et c’est à peine si quelques vagues flonflons de musique leur parvenaient encore par-dessus la terrasse. Les déclivités, tachées de bouquets d’arbres noirs, descendaient au-dessous d’eux jusqu’au rivage, et au large on entrevoyait les feux dansants de nombreux navires. Au loin, vers l’ouest, on apercevait, comme un essaim de lucioles, les lumières de Hythe. Les deux hommes s’installèrent sur un banc, dans l’obscurité. Pendant un long moment ni l’un ni l’autre ne rompit le silence. Melville s’imagina que Chatteris se tenait sur la défensive ; il l’entendit même murmurer, d’un ton méditatif et traînard : « Penses-tu que j’aurais encore marché avec lui après cela ? »
– J’admets, – fit bientôt Chatteris à haute voix, – qu’en toute justice j’ai été inconstant, faible, coupable… radicalement. En ces matières, il faut suivre une voie toute tracée, prescrite d’avance. Hésiter, avoir deux points de vue, c’est une façon d’agir que condamnent tous les gens de bon sens. Pourtant… il arrive qu’on ait les deux points de vue. Vous venez de Sandgate ?
– Oui.
– Vous avez vu miss Glendower ?
– Oui.
– Vous lui avez parlé ?… Je suppose que… Que pensez-vous d’elle ?
Pendant que Melville hésitait dans le choix d’une réponse, l’extrémité du cigare de Chatteris brilla d’un vif éclat et, à sa clarté, mon cousin vit les yeux de son interlocuteur fixés pensivement sur lui.
– Je ne l’ai jamais trouvée… – bredouilla Melville en cherchant des formules diplomatiques, – je ne l’avais pas… jusqu’ici… trouvée particulièrement attrayante. Fort belle, assurément, mais sans rien de… séduisant. Cette fois, cependant, elle me parut plutôt… superbe.
– Elle l’est, elle l’est ! – certifia Chatteris.
Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, en s’obstinant à vouloir débarrasser son cigare de cendres imaginaires.
– Elle est superbe ! – reprit-il. – Vous commencez seulement à vous en apercevoir, mais, mon cher, quand vous la connaîtrez ! Elle est, je vous l’assure, la créature la plus honnête, la plus droite, la plus stricte que j’aie jamais rencontrée. Elle croit si fermement, elle fait le bien si simplement, avec une sorte de royale bienveillance, une sorte d’intégrité dans l’indulgence !…
Il laissa la phrase incomplète, comme si elle eût ainsi mieux exprimé sa pensée.
– Elle désire que vous reveniez à elle, – lâcha Melville à brûle-pourpoint.
– Je m’en doute, – répondit Chatteris, en secouant encore d’imaginaires cendres. – Elle me l’a écrit. C’est là justement que se manifeste son magnifique caractère. Elle ne divague pas, ne tergiverse pas, comme le feraient la plupart des femmes. Elle ne récrimine pas, ne prend pas de grands airs offensés, ne se désole pas, ne pleurniche pas et ne vous adjure pas, pour l’amour de Dieu, de lui rester fidèle. Elle ne réplique pas : « Penses-tu que je marche encore avec lui après cela ? » Par écrit, elle pose clairement, nettement, ses questions. Je crois, Melville, que je ne la connaissais pas moitié aussi bien avant que cette histoire survînt. Elle apparaît en relief… Avant cela, comme je vous l’ai avoué, et comme je m’en rendais compte d’ailleurs depuis le début, elle était… un peu trop… un peu trop statistique.
Il reprit sa méditation ; l’éclat de son cigare s’atténua et disparut tout à fait.
– Vous revenez ?
– Oui, certes.
Melville eut un léger sursaut. Puis ils restèrent tous deux un instant immobiles. Brusquement, Chatteris jeta au loin son cigare éteint, et, avec ce geste, on eût dit qu’il lançait au loin bien d’autres choses aussi.
– Certes, oui, je reviens… Ce n’est pas ma faute, – expliqua-t-il, – si ces tracas, si cette séparation se sont produits. J’étais dégoûté, j’étais préoccupé, je le sais… J’avais des idées en tête. Mais si on m’avait laissé tranquille… On m’a poussé à bout, – résuma-t-il.
– Bien que la situation soit contrariante et encore en suspens à l’heure actuelle, je tiens à vous dire que je ne veux blâmer… qui que ce soit, – spécifia Melville.
– Vous avez l’esprit large, comme on s’y attend de votre part, – accorda Chatteris. – Et je m’imagine bien que ces démêlés et ces complications vous assomment. Vous êtes un brave ami de me garder votre indulgence et de ne pas me dédaigner comme un paria, un perturbateur de l’ordre des choses.
– C’est là, certes, une position ennuyeuse, – dit Melville ; – mais je comprends peut-être mieux que vous ne le supposez les forces qui vous tiraillent…
– Elles sont bien simples, sans doute.
– Très simples, en effet.
– Et cependant…
– Alors ?
Chatteris parut redouter d’aborder un sujet dangereux.
– Il y a l’autre, – fit-il.
Le silence de Melville l’engagea à poursuivre, et il renonça à son attitude voulue.
– Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi cette créature est-elle survenue dans ma vie, comme elle l’a fait, si c’est si simple ? Qu’y a-t-il donc en elle ou en moi qui m’a fait ainsi dérailler ? Car elle m’égare, vous savez ! Nous sommes tous sens dessus dessous, et ce n’est pas tant la situation que le conflit mental. Pourquoi suis-je tiraillé ainsi ? Elle s’est emparée de mon imagination. Comment ? Je n’en ai pas la moindre idée.
– Elle est d’une grande beauté, – insinua Melville.
– D’une grande beauté, certainement ; mais miss Glendower aussi.
– Elle est fort belle, je ne suis pas aveugle, Chatteris.
– Elle est différemment belle.
Melville haussa les épaules.
– Elle n’est pas belle pour tout le monde.
– Que voulez-vous dire ?
– Bunting reste calme.
– Oh ! lui, – ricana Chatteris.
– Bien d’autres gens ne paraissent pas s’en apercevoir comme je m’en aperçois.
– Il y a tant de gens qui ne voient pas la beauté là où il est fatal que nous la voyions ! Pourquoi ? À moins qu’il ne faille croire qu’il n’y a aucune raison dans les choses, pourquoi cette… cette impossibilité est-elle belle pour chacun ? Envisagez cela comme un problème de raison, Melville. Pourquoi son sourire m’est-il doux ? Pourquoi sa voix me remue-t-elle ? Pourquoi la sienne et non pas celle d’Adeline ? Adeline a des yeux francs, clairs, des yeux superbes… et voyez quelle différence ! Qu’est-ce donc ? Une courbe inappréciable de la paupière, une différence infinitésimale dans la longueur des cils, et ça suffit à tout bouleverser. Qui pourrait mesurer la différence ? Qui peut dire ce qui me ravit, ce qui m’enlève dans le son de sa voix ? La différence ? C’est une chose visible, une chose matérielle : elle est dans mes yeux, à moi !… Sapristi ! – fit-il en éclatant soudain de rire, – imaginez-vous le vieil Helmholtz essayant de la supputer au moyen d’une batterie de résonnateurs, ou Herbert Spencer l’expliquant par la théorie de l’Évolution et du Milieu !
– Ces choses-là dépassent tout essai de mesure ou de définition, – dit Melville.
– Non pas si vous les mesurez par les effets produits, répliqua Chatteris. – En tout cas, pourquoi nous y laissons-nous prendre ? Voilà le problème dont je ne puis sortir en ce moment.
Mon cousin demeura songeur, avec, sans doute, ses mains profondément enfoncées dans ses poches.
– C’est une illusion, – dit-il ; – c’est une séduction magique. Voyons, examinez la question sincèrement. Qui est-elle ? Que peut-elle vous donner ? Elle vous leurre de vagues promesses… elle est le masque séducteur…
Il hésita.
– Alors ? – fit Chatteris, après un silence.
– Elle est tout cela… Pour vous et pour toutes les réalités de ce monde, elle signifie…
– Quoi ?
– La mort !
– Oui, je le sais… Je n’ai rien de neuf à apprendre sur ce sujet-là. Mais pourquoi… pourquoi le masque de la mort est-il beau ? Et puis… nous accomplissons notre devoir avec le secours d’une raison inflexible. Pourquoi la raison et la justice l’emporteraient-elles sur tout ? Qui sait ? Il y a peut-être des choses au-delà de notre raison… le désir a des droits sur nous… la beauté, en tout cas… C’est-à-dire, – expliqua-t-il, – que nous sommes des êtres humains, nous sommes de la matière avec un esprit qui provient de nous-mêmes. Nous sommes liés par en bas au merveilleux domaine de la matière, et par en haut nous aspirons à un quelque chose…
Il se tut, fort mécontent de la banale image qu’il employait.
– Nous prenons une direction différente, quoi qu’il en soit, – ajouta-t-il sans plus de bonheur, mais il saisit au passage une autre image qui n’exprimait cependant pas exactement son idée : – L’homme est une sorte de gîte d’étape… il doit consentir à des compromis, comme vous le faites.
– Eh oui ! j’essaye de maintenir l’équilibre, – répondit modestement mon cousin.
– Quelques vieilles gravures, bonnes, j’imagine, un certain luxe de mobilier et de fleurs, quelques bibelots dont vos moyens vous permettent l’acquisition ; de l’art, avec modération ; quelques bonnes actions du genre agréable ; un certain respect pour la vérité, pour le devoir, avec modération aussi… Hein ? C’est cet équilibre-là que je ne puis obtenir. Je ne puis m’asseoir devant l’assiettée de bouillie de la vie quotidienne et l’étendre d’une dose raisonnable d’eau claire et de beauté. L’art… Je suis sans doute trop avide, trop vorace, et je reste au nombre des inadaptables à l’état civilisé. Je me suis installé une fois, deux fois même, devant un mets sain, solide, hygiénique… Ce n’est pas mon genre…
Et il répéta :
– Ce n’est pas mon genre.
Melville, je crois, ne répliqua rien à cela. La critique de sa façon de vivre l’avait distrait du sujet immédiat de la conversation. Il s’égarait dans des comparaisons égoïstes. Sans doute, il fut sur le point de dire, comme dans des circonstances semblables la plupart de nous l’auraient fait : « Vous n’êtes pas au courant de ma situation. »
– Mais à quoi bon pérorer de la sorte ? – s’exclama Chatteris. – J’essaye simplement d’élever le ton de l’histoire en y mêlant ces questions plus amples. C’est une justification, alors que je ne voulais rien justifier du tout. J’ai à choisir entre l’existence avec Adeline et cette femme surgie de la mer.
– Et qui est la mort.
– Comment saurais-je qu’elle est la mort ?
– Mais vous avez annoncé tout à l’heure que votre choix était fait.
– Il est fait, – dit-il, en cherchant visiblement à se souvenir. – Il est fait ! – confirma-t-il bientôt. – Je vous l’ai dit, je retournerai demain voir miss Glendower… Oui !
Des portions oubliées du discours qu’il avait préparé, et dont le courant de la conversation l’avait détourné, lui revinrent en mémoire, et il les débita :
– Le fait pur et simple est celui-ci : ma vie a besoin de discipline, d’application, de persévérance. Il me faut ignorer les à-côtés, asservir les pensées vagabondes. De la discipline…
– Et du travail.
– Du travail, si vous préférez ; c’est la même chose. Le mal jusqu’ici provient de ce que je n’ai jamais assez travaillé. Je me suis arrêté pour deviser avec les femmes sur le bord de la route. J’ai transigé et tergiversé, et l’autre danger m’a attrapé… À présent, il me faut y renoncer, voilà tout !
– Ce n’est pas que votre œuvre soit à dédaigner.
– Sapristi ! non ! Elle est ardue ! Elle a ses moments arides ; il est des endroits à gravir qui ne sont pas seulement abrupts, mais boueux…
– Le monde a besoin de chefs, de bergers. Il donne beaucoup aux gens de votre classe, le loisir, les honneurs, l’éducation, les hautes traditions…
– Et il s’attend à quelque chose en échange. Je le sais. J’ai tort… j’ai eu tort, en tout cas. Ce rêve m’a séduit étrangement… et il me faut y renoncer. Du reste, ce n’est pas si grave… renoncer à un rêve, ce n’est guère plus que de se décider à vivre. Il y a encore au monde de grandes choses à accomplir.
Melville émit un aphorisme laborieux :
– S’il n’y a plus de Vénus Anadyomène, il reste saint Michel et son glaive.
– L’archange austère, cuirassé de son armure. Mais lui, au moins, il avait un vrai dragon palpable à frapper et à transpercer, et non pas ses propres désirs. De nos jours, nous préférons prendre des arrangements avec les dragons, élever le niveau du salaire minimum, améliorer le genre d’habitation des classes laborieuses ; d’une manière ou d’une autre, donner autant que nous recevons.
Melville objecta que ce n’était pas là une interprétation équitable de son aphorisme.
– Soyez tranquille, – répondit Chatteris, – je n’éprouve aucun doute au sujet du choix. Je vais me remettre d’accord avec l’espèce ; je vais regagner ma place dans le rang et prendre part à la grande bataille pour l’avenir, qui est le but de ma vie. J’ai besoin d’un bain froid moral et je ne veux plus attendre… il faut mettre un terme à ces futiles badinages avec des rêves et des désirs. Je vais m’établir un emploi du temps pour chacune de mes heures et me confectionner une règle de conduite ; j’engagerai mon honneur dans l’enchevêtrement des controverses, je me consacrerai au service, comme un homme doit le faire. La lutte, le succès, l’œuvre accomplie, les mains nettes.
– Et il y a miss Glendower, n’est-ce pas ?
Bien entendu ! – riposta Chatteris sur un ton qu’on ne sentait pas tout à fait sincère. – Adeline, grande, belle, capable, le regard inflexiblement droit. Sapristi, s’il n’y a plus de Vénus Anadyomène, il reste au moins Pallas-Athènè. C’est elle qui se charge du rôle de réconciliatrice.
Puis, à l’ahurissement de Melville, il prononça ces mots :
– Ce ne sera pas si désagréable, savez-vous.
Melville réprima un mouvement d’impatience à cette allusion saugrenue. Ensuite, Chatteris se mit à débiter une série de phrases incohérentes :
– La cause est entendue, la sentence est prononcée. Je suis ce que je suis. J’ai examiné le dossier d’outre en outre et j’ai résolu la difficulté. Je suis un homme et je dois me conduire en homme. Le désir… guide et clarté du monde, fanal flamboyant sur un promontoire… Qu’il flamboie ! qu’il se consume ! La route se dirige vers lui, le contourne et le dépasse… J’ai fait mon choix. Il me faut être un homme, vivre en homme, mourir en homme, porter ma part du fardeau qui pèse sur ceux de ma classe et de mon temps. Voilà ! J’ai goûté au rêve, mais vous voyez que je ne lâche pas la raison. Ici même, pendant que la flamme brûle, j’y renonce, à ce rêve ! Mon choix est arrêté… Renonciation ! La renonciation toujours ! Voilà la vie pour nous tous. Nous avons des désirs pour les abjurer, des sens pour les laisser périr insatisfaits. Nous ne pouvons faire vivre qu’une partie de nous-mêmes. Pourquoi serais-je dispensé de ce sort ?… Pour moi, elle est le mal ; pour moi, elle est la mort !… Oui !… Mais pourquoi ai-je vu son visage ? Pourquoi ai-je entendu sa voix ?
Par un sentier en pente qui s’évadait bientôt de l’obscurité des arbres, ils arrivèrent en vue de Sandgate, dont la petite ligne de lumières s’étendit à leurs pieds. Ils parvinrent un instant après au sommet de la terrasse et s’acheminèrent vers l’extrémité de la falaise. De tout au loin, derrière eux, l’orchestre leur envoyait une musique affaiblie et indistincte. Ils s’arrêtèrent et contemplèrent silencieusement l’espace.
Melville voulut savoir à quoi pensait son compagnon.
– Pourquoi ne pas venir ce soir même ? – dit-il.
– Par une nuit comme celle-ci !
Et Chatteris promena ses regards sur la mer qu’éclairait paisiblement la lune. Il demeura un instant immobile, et le reflet de la pâle et froide clarté nocturne donnait à ses traits une expression illusoire de résolution et de force.
– Non ! – finit-il par murmurer, et ce mot était presque un soupir.
– Allons, venez, descendons. Finissons-en. Elle est là qui vous attend, qui pense à vous…
– Non, – refusa Chatteris, – non !
– Il n’est pas encore dix heures, – risqua Melville.
Chatteris réfléchit.
– Non ! – décida-t-il. – Pas ce soir. Demain, quand tout aura repris son aspect quotidien. Il me faut, pour ce retour, un jour honnête et gris, avec une brise du sud-ouest… Ah ! ces nuits calmes et douces… Comment pouvez-vous croire que je me résigne à sauter le pas par une soirée pareille ?
Comme s’il eût éprouvé un plaisir à en répéter les syllabes, il murmura à plusieurs reprises ce mot : « Renonciation… renonciation. »
Puis, par une transition déconcertante, il s’écria presque aussitôt :
– Sapristi, mais c’est une soirée féerique ! Voyez les lumières, à ces fenêtres, là-bas, et levez les yeux maintenant sur l’énorme coupole bleue du ciel. Et là, une étoile scintille comme éblouie par le lumineux clair de lune…