Quand Chéri-Bibi revint chez Cécily, il paraissait calmé, fort content de lui et il mourait de faim.
De loin, il aperçut sur le perron la cornette blanche d’une religieuse. Il reconnut sœur Sainte-Marie-des-Anges. Il monta par une allée, tandis qu’elle descendait par une autre. La pelouse les séparait. Il salua son passage et elle lui rendit son salut, puis continua son chemin. Chéri-Bibi était bien décidé à éviter autant que possible sa sœur, qui était revenue à l’hôpital de Dieppe, et surtout à ne lui point parler. Il ne voulait pas qu’elle entendît sa voix. C’était plus prudent. Du reste, à bord, dans les derniers temps, il ne lui avait jamais adressé la parole. Il ne lui parlait pas depuis qu’il était mort… Pauvre Jacqueline !…
« Tout de même, songeait-il, si on nous avait dit, quand nous étions enfants, que j’entrerais ici en marquis et qu’elle en sortirait en « bonne sœur » !… Fatalitas !… »
Il fut tiré de ses réflexions par un groupe des plus gracieux qui apparaissait sur le perron. C’étaient Cécily et son fils.
Le petit vint au-devant de son père en courant. À la manière affectueuse dont il sauta à son cou, Chéri-Bibi vit bien que le petit ne le détestait point et que Cécily n’avait rien fait pour détourner à son profit la part d’amour filial qui revenait à ce bandit de père. « Noble femme ! se dit-il. Elle a toutes les vertus. Heureux l’homme qui sera aimé d’elle ! » Il rendit ses caresses à l’enfant, et comme l’enfant ne ressemblait pas à son défunt papa, Chéri-Bibi se dit qu’il l’aimerait beaucoup.
« Tu m’as rapporté beaucoup de jouets de chez les sauvages ?
– Oui, mon fils, une malle pleine ; mais je t’avertis tout de suite que ces messieurs se fournissent dans les meilleures maisons de la capitale. »
Chéri-Bibi, qui ne laissait point que d’être un peu pompeux, aimait ce terme qui désignait Paris. Il vit que Cécily, qui venait au-devant d’eux, l’avait entendu et souriait. Il en fut tout bouleversé de bonheur.
« Ah ! bien, elle pourra désormais me faire tous les reproches qu’elle voudra ! Je courberai la tête et dirai amen ! La chère femme ! Cette légère toilette d’été lui sied à ravir. Et cependant ce n’est rien : un peu de mousseline blanche sur les plus chères épaules du monde. C’est un ange du paradis ! Je voudrais baiser la trace de ses pas ! »
Elle marchait maintenant devant lui, en tenant son enfant par la main. Et Chéri-Bibi la suivit d’assez près pour respirer ce parfum qu’il aimait tant. À table, il s’assit entre sa femme et son fils. Il put s’imaginer qu’il s’en fallait de peu qu’il fût réellement le plus heureux des hommes. Le déjeuner avait été servi dans la véranda, d’où l’on avait vue sur la mer. Il y avait de petites voiles blanches à l’horizon. Le ciel était d’azur ; une brise légère avait passé sur les fleurs du jardin. Le service était impeccable, la nappe d’une belle lingerie, le couvert éblouissant, les radis un peu poivrés et le cœur de Chéri-Bibi débordant d’amour.
« Cécily, dit-il, vous avez reçu la visite de sœur Sainte-Marie-des-Anges ?
– Oui, mon ami, elle est venue m’apporter une triste nouvelle : la marquise, votre mère, est un peu souffrante. Hier soir, nous sommes allées toutes deux à la fête du « Denier du pauvre marin », et elle a pris froid sous la pluie, en attendant notre auto devant la grille du casino. J’irai la voir avec Bernard après déjeuner.
– Cécily, vous avez toujours été parfaite pour ma mère, et je vous en remercie ; mais moi, je me suis bien mal conduit envers elle, la pauvre femme ! Sa porte m’est fermée, et ce n’est que justice. Mais puisque vous allez la voir, annoncez-lui donc une nouvelle qui ne pourra que la réjouir et aidera peut-être à la remettre sur pied ; elle va pouvoir, d’ici à huit jours, retourner s’installer d’une façon définitive au château du Touchais.
– Si ce que vous dites est vrai, fit Cécily, qui ne cachait pas son étonnement, elle en pleurera de joie certainement. Elle m’a souvent confié qu’elle n’avait point eu de plus grande peine au monde que celle de s’être vue éloignée aussi… brutalement du lieu où se rattachaient tous les souvenirs de sa vie et où elle avait espéré mourir… Mais on quitte donc le château ? demanda-t-elle sans le regarder.
– Oui, Cécily, on quitte le château.
– Ils en ont assez ?
– Non, Cécily, ils n’en ont pas assez ! ils quittent le château parce que je les chasse !
– Vraiment ! (Cécily pensait : « Il en a assez de la Belle Dieppoise ! Il doit avoir quelque part une nouvelle maîtresse ! ») Eh bien, mon ami, je ne vous cacherai point qu’en ce qui me concerne je n’en suis pas autrement fâchée. Et si la Belle Dieppoise a cessé de plaire, tant mieux ! Oh ! simplement à cause du voisinage qui était un peu encombrant !
– Je sais ! Je sais ! Je connais un homme qui a été bien coupable en tout ceci et qui en aura un remords éternel. »
Cécily n’en croyait pas ses oreilles. Elle regarda Chéri-Bibi, qui baissa les yeux et rougit comme un enfant. Le nez dans son assiette, il fit son mea culpa avec une grande discrétion du reste, à cause de la présence du petit Bernard.
« Quand on songe à tout ce que vous avez souffert, Cécily, on ne mériterait point d’être assis à cette table. »
Cécily le vit manger, cependant qu’il disait ces choses extraordinaires, avec un tel entrain qu’elle pensa : « En tout cas, le remords ne lui a pas ôté l’appétit ! »
« Cette femme, dit-elle, m’a fait souffrir moins pour moi que pour votre mère et que pour le nom des Touchais. Mais puisqu’elle s’en va, qu’il n’en soit plus question : bon voyage ! Jusqu’au dernier moment, elle n’a pas désarmé. Hier encore, à cette fête, elle a trouvé le moyen de nous insulter, votre mère et moi, ou tout au moins de nous provoquer, de montrer une insolence dont, au surplus, elle a été bien châtiée. Puisque vous sortez de chez elle, mon ami, elle vous a peut-être mis au courant d’un incident qui s’est produit à la grille du Casino, devant deux cents personnes ?
– Nullement, Cécily, nullement. Elle ne m’en a point soufflé mot !
– Évidemment elle ne s’en est point vantée ! Sachez donc qu’au moment de partir elle a fait prendre à sa voiture la place de notre auto, sous notre nez, et si malhonnêtement qu’il y eut, autour de nous, des murmures. Heureusement un inconnu, qui venait de voir ce qui s’était passé, s’est jeté à la tête des deux chevaux de cette fille, et avec un courage, une force inouïe, a fait reculer tout l’équipage, en criant : « Les honnêtes femmes d’abord ! », ce qui fut applaudi de tout le monde. Nous pûmes ainsi partir à notre rang. La marquise en avait les larmes aux yeux de bonheur, et moi j’aurais bien donné quelque chose pour savoir quel était cet homme qui avait su si bien nous faire rendre justice. J’aurais voulu le remercier, mais il avait déjà disparu. »
Le petit Bernard dit :
« Moi, si je le connaissais celui qui a fait reculer les chevaux de la méchante femme, je l’embrasserais !
– Embrasse-moi donc, dit Chéri-Bibi avec une grande simplicité.
– Comment, c’est toi papa ?
– Mais oui, mon fils, c’est moi. »
Le petit se jeta à son cou et l’embrassa avec transport cependant que Cécily, stupéfaite, assistait toute déroutée à ces effusions.
« Et toi aussi, maman, n’est-ce pas, tu vas l’embrasser ? »
Chéri-Bibi était devenu écarlate, et c’est en tremblant qu’il déposa l’enfant à sa place.
« Allons, sois sage, Bernard, faisait Cécily très troublée. Laisse ton père déjeuner tranquillement…
– Mais tu peux bien l’embrasser puisque c’est lui !
– Je t’ai déjà dit que les petits enfants ne doivent pas parler à table !… »
Maintenant elle n’osait plus regarder Chéri-Bibi. Et c’est en ayant l’air très occupée de goûter un plat que l’on venait d’apporter pour l’enfant qu’elle demanda :
« Alors, c’était vous ?… Vous étiez donc à Dieppe ?
– Je venais d’arriver, Cécily, trop tard pour vous causer l’embarras de mon retour à la villa. Du reste, vous n’étiez pas prévenue et j’avais résolu de passer la nuit à l’hôtel. Avant de me coucher, je fis une courte promenade au Casino. Le hasard voulut que j’assistasse à l’incident. C’est aussi simple que cela. Vous n’avez pas à me remercier.
– Vous auriez pu vous faire écraser, mon ami… »
Et elle ne dit plus rien, devenue soudain songeuse, laissant le père et l’enfant jouer et se raconter des histoires qui les faisaient bien rire tous les deux.
Le repas touchait à sa fin quand un domestique vint annoncer à M. le marquis que son secrétaire et maître Régime étaient au salon.
« Bien ! bien ! qu’ils y restent ! Je viens tout de suite.
– Il ne faut pas que je vous dérange si vous avez à « causer affaires », mon ami, fit Cécily. Vous pouvez rejoindre ces messieurs. Je ferai servir le café au salon.
– C’est cela ! Vous êtes parfaite ! Vous songez à tout, Cécily. Excusez-moi donc… c’est, en effet, pour une petite affaire. »
Il embrassa son fils et s’en alla.
« C’est extraordinaire, je ne le reconnais vraiment plus, fit à mi-voix Cécily.
– Crois-tu qu’il est gentil, mon papa, et qu’il est brave ! Il m’a dit que tous mes joujoux allaient arriver tantôt avec son automobile. À ce qu’il paraît qu’il a une auto épatante, papa ! Je veux qu’il m’apprenne à conduire, tu sais, maman ! On s’amusera bien ensemble ! »
À ce moment, dans l’encadrement de la grande baie ouverte de la véranda, s’offrit la figure énigmatique de M. de Pont-Marie.
« Je ne vous dérange pas ! »
Il était entré dans la propriété familièrement, comme il faisait toujours… On n’annonçait plus M. de Pont-Marie. En l’apercevant, Cécily avait eu un geste de recul et d’effroi. Cependant, elle parvint à se maîtriser. Et devant le domestique qui achevait le service, elle s’excusa de sa peur et pria M. de Pont-Marie de la venir rejoindre dans la véranda. Depuis l’entrevue terrible elle avait eu le temps de réfléchir : le chantage dont elle était victime ne devait avoir d’autre but que celui de lui faire verser de l’argent. Elle savait Pont-Marie très gêné dans ses affaires et réduit aux derniers expédients. Elle s’était attendue même ces jours derniers à ce qu’il eût recours franchement à sa bourse et elle n’eût point hésité à lui venir en aide, en amie. Or elle venait de se rendre compte que le misérable, pour se tirer d’embarras, avait préparé contre elle un véritable guet-apens déguisé sous les couleurs de l’amour, et précédé du cambriolage de sa correspondance la plus secrète. Il faudrait payer cher ; sans doute le sacrifice serait énorme, mais elle était décidée à tout pour rentrer en possession des lettres, sauver l’honneur de son fils et ne point subir l’affreux outrage dont l’ignoble personnage l’avait menacée.
Du moment qu’il ne s’agissait plus que d’une question d’argent, il ne fallait désespérer de rien et garder tout son sang-froid pour traiter au mieux avec ce triste individu. Depuis l’absence de son mari, elle avait repris en main la gérance de sa fortune ; enfin elle avait de grandes disponibilités, depuis la mort de son frère.
Pont-Marie avait cru trouver Cécily avec le marquis ; il se mordit les lèvres en l’apercevant toute seule, et il attendit avec curiosité ce qu’elle allait faire, car il se proposait de tirer un plus ou moins heureux pronostic de l’attitude qu’elle allait prendre. En tout cas, il pensait bien que, le sachant armé comme il l’était, elle n’aurait point l’audace de le faire jeter à la porte.
Tout de suite, il la vit conciliante, froide sans doute, mais enfin très abordable. Elle le pria de s’asseoir en attendant le marquis, car Pont-Marie lui avait annoncé que c’était le marquis qu’il désirait voir.
« Il est avec son secrétaire et son notaire, il ne saurait tarder.
– Il vous a dit la sotte querelle ? demanda Pont-Marie.
– Il ne m’a rien dit du tout. Quelle sotte querelle ?
– S’il n’a point jugé bon de vous en entretenir, vous m’excuserez, madame, mais je préfère me taire. Dans ces sortes d’affaires, ajouta-t-il avec une maladresse voulue, le mieux est en effet de parler peu et d’agir vite.
– Vous m’en avez trop dit ou pas assez ! »
Et se tournant du côté du petit, elle le congédia :
« Bernard, je t’en prie, mon enfant, va retrouver miss, j’irai vous rejoindre tout à l’heure. »
Et quand ils furent seuls :
« Allons, monsieur ! Nous n’en sommes plus à nous faire des cachotteries. Pour que je vous revoie si tôt après ce qui s’est passé entre nous tout à l’heure, il faut que ce soit pour un sujet qui en vaille la peine. Que voulez-vous ?
– Au fait, vous avez raison. Vous êtes une femme de tête, et puis Maxime, entre nous, jusqu’à ce jour, a été bien peu intéressant. Cependant je viens me mettre à sa disposition. Il va se battre en duel. Cela ne vous bouleverse pas trop, non ?
– Non, vous l’avez dit vous-même, je suis une femme de tête. Et à cause de quoi, ce duel ?
– Pas à cause de quoi, à cause de qui.
– Eh bien, à cause de qui ?
– À cause de vous !
– De moi ?
– Parfaitement, c’est comme cela ! Maxime est devenu la cause de tous nos étonnements. Il défend sa femme maintenant. C’est admirable ! Il a un peu tardé, à mon avis. Mais n’est-ce pas, madame, il vaut mieux tard que jamais ! Enfin, c’est très bien ce qu’il a fait !
– Mais comment puis-je être la cause ?
– Ça s’est passé chez les Proskof, où je me trouvais. La baronne s’est exprimée d’une façon peu congrue à votre égard. Elle n’était pas contente, car le marquis venait de lui donner congé, le bail étant arrivé à expiration.
– Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
– Vous désirez le savoir ?
– Je le veux !
– Elle a dit : « C’est pour installer ici la fille Bourrelier ! »
– Et alors ?
– Et alors votre mari a administré une gifle formidable au baron, qui est allé rouler dans les placards en cassant de la porcelaine de prix. Oh ! ça a été admirablement fait ! Maxime a toujours eu une poigne très solide. Là-dessus, il est parti en disant : « J’attends vos témoins. » Le baron m’a prié d’être son premier témoin. Je me suis récusé. J’ai toujours été beaucoup plus l’ami de Maxime que celui du baron ; enfin, madame, je suis aussi votre ami, à vous, et je viens offrir mes services au marquis.
– Le voilà, monsieur ! » dit Cécily, que cette confidence avait troublée beaucoup plus qu’elle ne le voulait paraître ; et elle descendit dans le jardin en appelant Bernard, mais en réalité pour se donner une contenance.
Chéri-Bibi faisait son entrée dans la véranda. Il assista au départ précipité de Cécily et à son visible émoi. Il aperçut Pont-Marie et grogna dans sa moustache : « Le voilà encore, celui-là ! » Du reste, la présence de Pont-Marie chez lui, après ce qu’il avait vu, de ses yeux vu, la veille au soir, au bal du casino, le faisait souffrir d’une façon aiguë. Il ne pouvait comprendre que Cécily ne lui eût point fermé sa porte. Il demanda assez grossièrement :
« Qu’est-ce que vous voulez, monsieur ?
– Monsieur, je viens me mettre à votre disposition. Je me suis rappelé que nous étions de bons amis autrefois. J’ignore pourquoi nous ne le sommes plus aujourd’hui, mais enfin je suis resté l’ami de la marquise.
– Je le sais, monsieur, je le sais !
– Et si vous avez besoin d’un témoin, me voilà ! le baron va vous envoyer les siens tout de suite.
– Monsieur, je vous remercie d’avoir pensé à moi. Bien aimable. Mais le choix de mes témoins est fait. Voulez-vous avoir la bonté de m’attendre ici une seconde. J’ai un mot à dire à ma femme et je suis à vous. »
Il ne lui laissa pas le temps de répondre et courut rejoindre Cécily, qu’il apercevait, se promenant, solitaire, sous l’allée ombreuse des tilleuls où il l’avait vue rêver si souvent quand elle était jeune fille. Il la trouva agitée.
« Mon amie, lui dit-il en l’abordant, je viens de voir Pont-Marie. C’est un monsieur qui me déplaît souverainement. Je ne vous ferais point part de mes sentiments si je ne les croyais partagés. Tout à l’heure, quand je suis entré dans la véranda, je ne sais ce qu’il vous disait, mais certainement il vous faisait de la peine, car vous êtes sortie la figure décomposée. Je l’ai prié de m’attendre pour venir prendre votre avis : j’ai une forte envie de le reconduire par la peau du cou ! »
Chéri-Bibi, à son grand étonnement, s’aperçut vite que cette déclaration ne produisait pas tout l’effet qu’il en attendait. Cécily avait pâli, et, maintenant, elle balbutia :
« Mais, pourquoi donc ?… Vous n’avez rien eu avec Pont-Marie, j’espère bien !… C’est un ami avec lequel je tiens à rester en excellents termes…
– Et moi, madame, je suis persuadé que ce bellâtre ne mérite point toutes vos bontés, ni surtout votre indulgence ! L’autre soir, au casino, il s’est conduit avec vous d’une façon presque indécente, si bien que vous avez dû « le remettre à sa place » et regagner la vôtre. Oui, madame, j’ai vu cela ! J’ai assisté à cela ! Et ce matin, quand j’ai pénétré dans votre salon et que je l’y ai trouvé, je me suis dit : « Tiens, voilà un petit mufle qui vient demander son pardon. » En le revoyant tout à l’heure dans la véranda j’ai bien été forcé de me dire : « Il l’a obtenu. » Mais en vous voyant le quitter dans cet état d’agitation, j’ai ajouté « illico » : il ne le mérite pas ! Si jamais, madame, il vous manque de respect, il faut me le dire !
– Monsieur, fit entendre Cécily sur un ton qu’il ne lui avait point connu pendant toute la durée du déjeuner, vous oubliez que si j’avais dû vous attendre pour me faire respecter, j’aurais risqué depuis longtemps de n’être plus respectable ! Vous vous êtes étrangement mépris sur l’attitude de M. de Pont-Marie à cette soirée du Casino. Je n’ai rien à lui reprocher. Je me suis trouvée subitement un peu souffrante et voilà pourquoi je suis partie de si bonne heure avec votre mère qui, elle-même, était très fatiguée. »
Chéri-Bibi souffrait mille morts en l’entendant parler ainsi. Il était sûr qu’elle mentait.
« Malheureux que je suis ! gémissait-il en lui-même. Elle l’aime ! Je ne puis plus en douter ! »
Furieux, il dit :
« Je vous demande pardon, madame (maintenant, c’était lui qui lui disait : madame), de m’être aussi grossièrement trompé ! Faut-il l’inviter à dîner ?
– Non, mon ami, répondit-elle, subitement radoucie… mais à déjeuner pour après-demain. »
Chéri-Bibi reçut le coup et s’en alla, titubant, dans l’allée ombreuse des tilleuls.
« Après-demain, se jura-t-il, je serai mort ! »
Quant à Cécily, bien qu’elle fût en proie à mille sentiments contradictoires, elle se félicitait de l’idée de cette invitation qui devait lui procurer l’occasion de causer avec Pont-Marie et peut-être de s’entendre définitivement avec lui avant que les huit jours ne fussent écoulés. Elle ne tenait nullement à faire connaissance avec la mystérieuse villa de Pourville.
Pour donner un autre cours à ses idées qui devenaient fort embrouillées à l’égard de son « nouveau mari », elle appela miss et Bernard et leur ordonna de s’apprêter à sortir avec elle. Elle allait prendre des nouvelles de la vieille marquise douairière, qui serait bien stupéfaite d’apprendre la chevaleresque attitude d’un fils qu’elle avait maudit et juré de ne plus revoir. Tous trois prirent le chemin creux qui conduisait, sous une voûte épaisse de feuillage, entre deux hauts talus, à la demeure rustique où la bonne dame avait transporté ses pénates, aidée de Reine qui lui restait dévouée jusqu’à la mort. La marquise douairière, qui était très bonne, mais très fière, avait préféré, au sortir de l’orgueilleux château du Touchais, cette humble maisonnette des champs à la villa démocratique des Bourrelier, où elle eût risqué, du reste, de rencontrer son mécréant de fils. Cécily trouva Reine sur le pas de la porte.
« Vous faites bien de venir, madame la marquise, dit-elle, madame n’est pas bien du tout !… »
Elle pénétra chez la douairière au moment même où passaient, remontant le chemin qu’elle venait de descendre, deux beaux messieurs habillés d’impeccables redingotes et chapeautés de huit-reflets plus brillants que des sabres.
« Les témoins du baron ! » se dit-elle.
C’étaient eux, en effet. À la villa Bourrelier, on les attendait. Chéri-Bibi était revenu dans la véranda, où il avait retrouvé Pont-Marie avec ses deux témoins à lui, M. Hilaire et maître Régime, son notaire de Rouen, présentement en villégiature à Dieppe. Maître Régime était aussi pâle que le plastron de sa chemise depuis qu’il savait qu’on réclamait son concours pour la rédaction d’un procès-verbal pour lequel il n’était point besoin de papier timbré. Maître Régime était un brave homme de loi, de figure paterne, aux mains grassouillettes, qui certainement n’avaient jamais tenu une épée. C’est du reste l’argument qu’il tenta de faire valoir auprès de son client ; mais M. de Pont-Marie répondit avec un sourire sarcastique qu’il n’avait point à se préoccuper de cette question, attendu qu’on se battrait presque certainement au pistolet, le baron étant l’offensé et de première force à cette arme.
« Mais, monsieur, s’écria encore le pauvre maître Régime, je n’ai, de ma vie, chargé un pistolet !
– On les fera charger par l’armurier ! » répliqua Pont-Marie d’une voix ridiculement tragique.
Chéri-Bibi, agacé de cette discussion qui ne tendait, de la part de Pont-Marie, qu’à déconsidérer le témoin Régime, se tourna brusquement du côté du notaire :
« Enfin, monsieur, êtes-vous mon ami, oui ou non ?
– Sans doute, monsieur le marquis, sans doute, mais le caractère de ma charge…
– Oui ou non, voulez-vous être mon témoin ? »
Maître Régime comprit, au ton sur lequel la question lui était posée, que, certainement, s’il ne voulait pas être le témoin du marquis, celui-ci cesserait d’être son client. Il accepta, avec un soupir.
« Vous croyez, demanda M. Hilaire, qui était presque aussi pâle que maître Régime, vous croyez, monsieur de Pont-Marie, que le baron choisira le pistolet ? Y est-il vraiment aussi fort que vous le dites ?
– C’est notre premier prix de tir ! Il fait mouche presque à chaque coup !
– Tant mieux ! grogna Chéri-Bibi, en allumant un excellent cigare, ce sera plus vite fini.
– Que voulez-vous dire ? s’écria maître Régime, en joignant ses grasses petites mains, comme s’il allait entrer en prières.
– Je veux dire que s’il me tue tout de suite, il n’aura pas besoin de recommencer !
– Vous désirez donc échanger plusieurs balles ? demanda Pont-Marie d’une voix qui affectait l’indifférence.
– Je ne le désire pas, répondit Chéri-Bibi en le regardant si férocement que Pont-Marie crut à quelque accès de fièvre comme on en rapporte souvent de ces aventures lointaines, je ne le désire pas, je le veux !… Je ne veux pas un duel pour rire, moi !… Je veux un résultat !… Vous entendez bien, vous autres, mes témoins… je veux que l’on tire jusqu’à ce qu’il y ait un résultat ! » (ce résultat, pensait le désespéré Chéri-Bibi, c’est la mort et la fin de mes souffrances.)
M. de Pont-Marie dit :
« Il ne faut désespérer de rien. En duel, on ne sait jamais !… C’est une chose de viser un carton et une autre de viser sur un homme qui, lui-même, tire sur vous. Enfin, autant que je m’en souvienne, le marquis était lui-même assez fort au pistolet.
– Oh ! il est bien plus fort au revolver » s’écria inconsciemment la Ficelle.
Et comme il ajoutait :
« Ne pourrait-on pas se battre au revol… »
Il n’acheva pas, reculant devant le regard de Chéri-Bibi, qui le foudroyait à son tour.
« Monsieur ! mon secrétaire divague… »
M. le secrétaire s’affala dans un coin et ne dit plus mot. La conversation languissait, quand le domestique vint apporter deux cartes. C’étaient les témoins du baron. Chéri-Bibi alla les recevoir au salon et les mit en rapport immédiatement avec maître Régime et M. Hilaire. Puis il sortit et retrouva encore de Pont-Marie dans le jardin. Il ne pouvait voir cet homme. Déjà, avant d’avoir reçu le mensonge de Cécily, il le détestait, mais maintenant il le haïssait avec une force que, seul, pouvait maîtriser son malheureux amour.
L’autre, en l’apercevant, se rapprocha de lui. Chéri-Bibi, à chaque pas qu’il faisait, grinçait des dents :
« Mais il ne va donc pas ficher le camp ! Mais il ne voit donc pas, l’imbécile, que sa seule présence me rend malade !
– Marquis, fit avec désinvolture Pont-Marie qui, de toute évidence, avait prit le parti de ne s’apercevoir de rien, en effet… marquis, pourquoi ne m’avez-vous pas pris comme témoin ? Ces deux malheureux tremblent dans leur culotte, c’est visible ! Je vous assure que je ne vous comprends pas ! Voyons ! franchement, Maxime… qu’est-ce qu’il y a entre nous ?… Je veux le savoir !… Permets-moi de te tutoyer comme autrefois, pour te le demander. On t’a fait des racontars sur moi !… On a peut-être trouvé que je venais trop souvent ici !… Ceux-là ne me connaissent point, Maxime… et ne connaissent pas ta femme !
– Ma femme !… Je te défends, tu entends ! je te défends de parler de ma femme !…
– Ah ! tu vois bien que tu m’en veux !… Tu vois bien que tu as quelque chose contre moi !…
– Non !… interrompit brusquement Chéri-Bibi, non ! non ! je n’ai rien contre vous ! Je vous demande pardon !… Je suis revenu un peu malade de là-bas… »
Et il ajouta d’une voix sourde, après une courte hésitation :
« La preuve que je ne vous en veux pas… c’est que je vous invite à déjeuner pour après-demain… C’est dit ?
– Mais, mon cher, je ne sais vraiment pas si je peux… Alors, dis-moi que nous sommes amis comme par le passé…
– Oui, oui !… comme par le passé…
– Et tutoie-moi comme par le passé. Dis-moi : « Accepte à déjeuner, tu me feras plaisir, Georges !… »
– Eh bien !… accepte à déjeuner, tu me feras plaisir, Georges !
– Et serre-moi la main.
– Voilà !
– Aïe ! tu me fais mal !… mais tu vas me briser le poignet ! Ouf !… Eh bien, tu sais !…
– Et maintenant, au revoir, fit Chéri-Bibi qui suait à grosses gouttes.
– Oui, oui !… au revoir… À propos, ta femme sait que je viens déjeuner après-demain ?… Ça lui fera plaisir ?…
– Comment donc ! Mais comment donc si ça lui fera plaisir !… »
Et Chéri-Bibi s’enfuit à grands pas, car il sentait qu’il ne pouvait plus se contenir et qu’un malheur serait vite arrivé. Dans la véranda, il se jeta sur les coussins en sanglotant :
« Cécily !… Cécily !… »
Il resta près d’un quart d’heure ainsi, enfoui dans sa misère, et puis il se releva, un peu plus calme…
« Allons, du courage ! se dit-il. Votre pourvoi est rejeté, Chéri-Bibi !… »
Il saurait mourir !… Car il ne pensait plus qu’à cela depuis qu’il était persuadé que Cécily aimait ce bellâtre de Pont-Marie.
Ses témoins vinrent le rejoindre. La conférence était terminée. On s’était mis d’accord sur le chiffre de quatre balles à échanger à vingt-cinq pas, au commandement et les témoins du baron avaient fait entendre que leur client ferait tout son possible pour qu’il y eût un résultat. Le combat devait avoir lieu le lendemain matin, à neuf heures, dans le parc du Touchais.
Maître Régime, dont l’émoi ne faisait que grandir avec sa responsabilité, prit congé du marquis et s’en fut se coucher, car il ne tenait plus sur ses jambes. Quant au secrétaire du marquis, il pleurait… Il avait compris que Chéri-Bibi avait éprouvé de grands déboires du côté de Cécily et qu’il avait résolu de se laisser tuer comme un lapin. Chéri-Bibi le consola de son mieux en lui disant qu’il ne manquerait point de le coucher sur son testament et qu’il pouvait se considérer, dès maintenant, comme à l’abri du besoin.
« Monsieur le marquis est très bon, gémit le pauvre garçon. Mais qu’il soit persuadé d’une chose, c’est que je ne lui survivrai pas ! »
La marquise et le petit Bernard arrivèrent sur ces entrefaites. Le petit Bernard embrassa tendrement son père, ce qui redoubla la douleur du dévoué secrétaire. Cécily regardait avec étonnement ce grand dadais qui « chialait » en détournant la tête. Chéri-Bibi présenta alors M. Hilaire et demanda à sa femme de bien vouloir lui faire un petit coin chez eux.
« Nous avons le pavillon avec la chambre au rez-de-chaussée. Je crois que ce sera parfait pour votre secrétaire, mon ami.
– Mais oui, le pavillon ! Cécily, vous seriez tout à fait aimable de montrer le pavillon à mon dévoué secrétaire. Je vous demande pardon, Cécily. Je ne dînerai point ce soir avec vous ; vous aurez la bonté de me faire monter une tasse de thé vers les huit heures. J’ai beaucoup à travailler ; je vais m’enfermer dans mon bureau. »
(Le dévoué secrétaire pleure comme une fontaine.)
« Allons, Hilaire, ne fais pas l’enfant, je te prie !
– Oui, monsieur le marquis !
– Cécily, vous avez vu ma mère ! Comment va-t-elle ?
– Elle va mieux, mon ami. Elle a accueilli avec une joie si visible la bonne nouvelle que je lui ai apportée, que Reine et moi nous espérons dans une prompte guérison. Du reste, le docteur ne nous a pas caché sa satisfaction.
– Avez-vous, Cécily, présenté mes respects à ma mère ?
– Non, mon ami. Elle ne me l’a pas encore permis.
– Quelles femmes ! se dit Chéri-Bibi. Jamais je n’aurais cru que, dans la haute, on était si rancunier ! »
Et il alla s’enfermer dans son bureau, qui avait été jadis le bureau de M. Bourrelier père. Pendant ce temps, la marquise conduisait le lamentable la Ficelle à son pavillon.
« Pourquoi qu’il pleure comme ça, le monsieur ? » avait demandé le petit Bernard.
« Vous avez entendu mon fils, monsieur Hilaire, fit Cécily, en renvoyant son enfant rejoindre miss. Il s’étonne de vous voir si désolé.
– Madame la marquise, répliqua le dévoué secrétaire, en se mouchant avec éclat, madame la marquise ne sait donc point que mon maître a résolu de se faire tuer ?
– Je sais, monsieur Hilaire, que le marquis doit se battre en duel demain, mais je n’ignore pas non plus qu’il est de première force aux armes et qu’il saura se défendre.
– Vous êtes dans l’erreur, madame la marquise, sauf votre respect. Ces messieurs doivent échanger quatre balles et le marquis m’a dit qu’il tirerait en l’air (Chéri-Bibi, qui n’était point dans les grandes circonstances de la vie des plus communicatifs, n’avait rien dit du tout à son ami la Ficelle !) ; vous voyez donc bien, madame, qu’il veut se faire tuer ! »
Et il se remit à pleurer.
« Vous aimez bien le marquis, monsieur Hilaire ?
– Ah ! madame, comment ne l’aimerais-je pas ? Il est si bon !… Ah ! je sais bien qu’il n’a pas toujours été comme ça, et qu’il a eu des torts envers madame la marquise…
– Monsieur Hilaire, fit Cécily d’une voix et sur un ton qui glacèrent le pitoyable la Ficelle, monsieur Hilaire, voici votre appartement !… Au revoir, monsieur Hilaire !… »
Hilaire en resta, selon son expression, « comme deux ronds de flan ». Quand il reprit haleine, il s’écria :
« Mais comment donc qu’il faut leur parler à ces femmes-là ? On a beau être délicat, on n’arrive jamais à leur faire plaisir !… Décidément, la Cécily de Chéri-Bibi a m’ fait suer ! J’aime mieux Virginie !… »
Après s’être essuyé les yeux, il regarda « son appartement ». Il le trouva magnifique. Son cabinet de travail, sa chambre à coucher, sa salle de bains ! En d’autres temps, il eût dansé une gigue joyeuse devant toutes ces splendeurs. Mais le funeste destin qui ne cessait de s’acharner sur son maître l’incita à une nouvelle et profonde mélancolie. Il se donna un coup de brosse, « étrenna » son lavabo et, après avoir refait le nœud de sa cravate, redescendit tout doucement vers le port en murmurant tous les dix pas :
« C’était trop beau ! »
Toutefois, l’espoir lui restait que Chéri-Bibi, devant la vilaine figure du baron Proskof, reprendrait goût à la vie et tiendrait à lui démontrer qu’il savait, lui aussi, se servir des armes à feu.
Il s’en fut, sous les arcades, au cabaret du Port, où il avait déjeuné le matin même et où il avait eu le loisir de tailler une bavette avec la charmante Virginie. Cette blonde enfant du pays de Caux lui faisait oublier les palaces et la mauvaise qualité de la friture. Cette fois, il eut la malchance de trouver le cabaret fermé, les volets sur la porte, et, sur les volets, cet avertissement aux clients : « Fermé pour cause de changement de propriétaire. »
« Pourvu que Virginie reste, se dit la Ficelle, le propriétaire m’est bien indifférent ! »
Ainsi vont les pauvres humains ne se doutant point que le caillou qu’ils heurtent d’un pied indifférent sur la route, vient quelquefois de les faire trébucher sur le mystérieux chemin de leur destinée.
Jusqu’au soir, il resta accoudé, comme un vieux marin à la retraite, sur une pierre du quai, sans autre distraction que celle de cracher dans l’eau. Il ne dîna pas. Quand il revint, assez tard, à la villa, il aperçut de la lumière au rez-de-chaussée, « dans le bureau ».
Et il se dit avec un morne désespoir :
« C’est M. le marquis qui fait son testament ! »
Il ne se trompait pas. Mais depuis de longues heures, Chéri-Bibi en avait fini avec les « dernières dispositions » relatives au partage posthume de sa fortune. C’était son testament moral qui l’occupait, le dernier souvenir qu’il allait laisser à Cécily, son suprême adieu à la vie et à l’amour. Comme il lui parlait par-delà la tombe, en tant que marquis du Touchais, il avait eu soin de régler en cinq sec le passé, tout en exprimant beaucoup de regrets ; mais par la peinture éblouissante de son amour présent, il pensait faire naître des remords dans le cœur impitoyable de celle qui n’avait pas su pardonner !
Plus d’une fois, Chéri-Bibi dut interrompre le cours de sa brûlante confession pour laisser couler ses libres larmes. Ainsi c’était dans le moment qu’il croyait posséder Cécily qu’il allait la perdre pour toujours ! Quelques heures avaient suffi pour fixer son inéluctable destin. La minute tragique allait sonner où « la fatalité » allait écrire le mot « fin » sous son monstrueux roman. Du moins le croyait-il ; et, les yeux humides, tout brouillés de l’image de Cécily, le cœur gonflé de son impuissant désespoir, il se leva et dressa vers le plafond des mains suppliantes.
Là-haut, on marchait encore, malgré l’heure tardive. Là-haut, c’était la chambre de Cécily, le temple défendu où glissaient dans « des sandales parfumées » les petits pieds de sa cruelle déesse. C’est en ces termes choisis que Chéri-Bibi lui parlait pour la dernière fois. L’instruction primaire qu’il avait reçue, complétée trop tard par la lecture des bons auteurs, qui sont les classiques, lui avait fait adopter des formules un peu surannées mais qu’il choisissait pour leur noblesse, leur pompe et ces excès de distinction dont il avait soif au sortir de l’argot.
« Mes malheurs m’ont instruit, soupirait-il. Le sang sur ma main pâlit et s’efface. Il était écrit que la souillure serait lavée par cette expiation inattendue. Aujourd’hui ma bouche est pure et Cécily est mon bourreau ! »
Mais pourquoi n’était-elle pas encore couchée ?… Pourquoi ne reposait-elle point paisiblement si le sort de son funeste époux lui était aussi indifférent qu’elle semblait l’afficher ? Si elle en aimait un autre, ne touchait-elle point à la délivrance ?
Là-haut, le bruit des chers petits pas cessa et Chéri-Bibi se laissa retomber dans son fauteuil en face de sa tâche inachevée. Soudain, il se redressa, le cœur bondissant. Le parfum de Cécily était autour de lui ! Il se retourna : Cécily était derrière lui. Ah ! le pâle et douloureux fantôme ! Il voulut la prendre dans ses bras, mais elle lui glissa des mains comme une ombre. Il gémit. Alors elle lui dit, avec la douce voix qu’il lui avait connue autrefois :
« Que faites-vous, mon ami ? Pourquoi ne reposez-vous pas ? C’est ce matin que vous vous battez. N’aurez-vous point besoin de toute votre force et de tout votre sang-froid ?
– Non, Cécily, je n’en aurai point besoin ! Quand je serai mort, vous lirez tout ceci que je vous écrivais, et peut-être alors trouverez-vous, Cécily, que je méritais d’être pardonné.
– Je ne le lirai point, dit-elle, de sa voix de plus en plus douce, je ne le lirai point, car vous vivrez ! »
Et elle prit tous les papiers qui étaient sur le bureau, les approcha d’une bougie et les jeta dans le foyer, où ils ne furent bientôt plus qu’un petit tas de cendres. Mais auparavant, ils avaient éclairé la pièce, et Chéri-Bibi avait été bouleversé par la vision de Cécily, dans sa troublante toilette de nuit. Elle avait jeté sur son désordre un peignoir léger, qui ajoutait à l’irréalité de cette charmante et inquiétante apparition. Elle était à la fois l’image, un peu floue, de la douleur et de l’amour. Il tomba à ses pieds. Il sentit qu’elle se penchait au-dessus de sa tête inclinée, et, divine ivresse, instant inoubliable, minute fortunée, la fraîcheur des lèvres de Cécily glissa sur le front formidable de Chéri-Bibi ! Il ferma les yeux de bonheur, comme un sot. Quand il les rouvrit, elle avait disparu.
Alors il se releva, fort comme Hercule devant le monstre de Némée. Il vivrait. Il aimerait. Il serait aimé ! Il marcha comme un insensé, dans cette pièce qui, tout à l’heure, avait vu son désespoir, et dont les glaces reflétaient maintenant, aux pâles rayons du petit jour, ses traits triomphants. La fenêtre s’était ouverte sous son poing vainqueur. Il respirait l’aube nouvelle, comme si elle n’eût pu lui apporter assez d’air pour remplir sa vaste, son heureuse poitrine. Cécily lui appartiendrait ! Il n’en doutait plus ! Le ciel, la terre, les flots lointains de la mer, le monde tout entier était à lui. Le soleil, ce jour-là, se lèverait pour assister à sa gloire. Malheur à qui ne serait point avec lui sur le chemin de la vie ! Ce petit baron Proskof, qui était si adroit au pistolet, manquerait Chéri-Bibi, et Chéri-Bibi lui, qui était si adroit au revolver – ce qui est beaucoup plus difficile – ne manquerait pas le petit baron Proskof ! Car il y a des bonheurs qui apportent tout avec eux : le beau temps, la réussite dans les affaires et la chance dans le combat. Oui, il y a des minutes où l’on ne peut pas mourir ! Chéri-Bibi, lui, étouffait presque de la joie de vivre : il dut arracher son faux-col, sa cravate, écarter devant sa poitrine haletante la chemise qui le gênait. Et cette heureuse exaltation qu’accompagnait un désordre qu’il exagérait dans son allégresse héroïque, il se plut à la contempler devant la grande glace qui surmontait cette cheminée où tout à l’heure Cécily, d’un geste, lui avait appris à ne point désespérer de l’amour !
Comme il se regardait ainsi, beau comme un demi-dieu qui se débarrasse en hâte de ses impedimenta pour courir plus vite à la victoire… soudain il pâlit, il chancela… Il porta la main à son cœur… On eût pu croire qu’il allait tomber, d’un bloc, frappé à mort… Mais il poussa un sourd rugissement, il se redressa comme doivent se redresser les grands fauves dans la jungle, après le coup qui les a momentanément abattus et que le chasseur a cru mortel… Et il bondit, par la fenêtre, dans le jardin… courut d’une haleine au petit pavillon où reposait M. Hilaire, frappa à la fenêtre de la chambre du rez-de-chaussée. La fenêtre s’ouvrit. Le malheureux la Ficelle recula devant ces yeux hagards, ce front blême, cette figure sinistre.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-il avec épouvante.
Chéri-Bibi l’avait rejoint.
« Il se passe ceci !… » s’écria Chéri-Bibi en lui montrant sa poitrine dénudée.
Alors la Ficelle lut sur la peau de son ami, outre une demi-douzaine de tatouages représentant des ancres marines et des cœurs percés de flèches, cette phrase indélébile À Cécily pour la vie ! Chéri-Bibi ! Le malheureux avait signé !
« Eh bien ! qu’est-ce que ça peut vous faire ? exprima l’infime la Ficelle, qui ne saisissait pas la raison d’un tel émoi pour une chose aussi commune.
– Malheureux ! Tu ne comprends donc pas que je me bats en duel ce matin, que j’ai quatre-vingt-dix-huit chances sur cent tout au moins d’être touché, et que les témoins et le docteur peuvent être dans la nécessité d’écarter ma chemise !
– Ah ! là là ! » fit la Ficelle simplement.
Et il se prit la tête dans les mains d’un air égaré.
Chéri-Bibi ne disait plus rien. Il avait refermé sa chemise sur son secret. On entendait sa respiration courte, son souffle rauque de bête traquée.
« Sortons d’ici ! fit-il tout à coup. Viens !… »
Et il l’emporta, plus qu’il ne l’entraîna, dans le jardin d’abord, sur la falaise ensuite, où ils parvinrent en enjambant un petit mur que Chéri-Bibi avait souvent escaladé dans sa jeunesse.
Chéri-Bibi allait vers la mer. Il lui semblait que l’air du large lui ferait du bien, lui apporterait peut-être des idées. Car enfin il fallait faire quelque chose… quelque chose…
La Ficelle soupira :
« Pourquoi aussi qu’il ne vous a pas enlevé ce coin de peau-là ?
– Ah ! pourquoi ? pourquoi ? Il est trop tard pour le lui demander, maintenant qu’il est mort !… Ah ! je lui avais assez dit de m’enlever ce morceau de peau-là, et il n’a jamais voulu sous prétexte que, sur le cœur, c’était trop dangereux ! Il préférait me changer les mains, disant que c’était plus utile. De ce côté, il avait raison, mais il aurait bien pu faire les deux. La peau du cœur n’est pas plus sensible que la peau des mains… Il devait avoir son idée !… Je l’ai toujours pensé ; je l’ai toujours craint ; et je n’ai vraiment été tranquille qu’en apprenant qu’on avait retrouvé son cadavre !… En attendant, nous voilà propres !
– Oui ! obtempéra la Ficelle… Nous voilà propres !… Ça allait trop bien !
« Pour sûr que ça allait trop bien ! Mais je vous l’avais assez répété : « Monsieur le marquis, ne faites plus de bêtises… Calmez-vous, qu’il ne nous arrive pas malheur !… » Satané duel, va !
– Il n’y a qu’un moyen, fit Chéri-Bibi, c’est que je tire tout de suite et que j’aie la chance de l’abattre !…
– Et si vous ne l’abattez pas ? Et s’il vous touche ?
– Je me tiendrai bien de profil, je ne bougerai pas le bras, je tirerai l’avant-bras collé au corps. Comme ça, j’ai des chances d’être touché au bras.
– La belle affaire !… Ils vous enlèveront votre chemise tout de même.
– Ah ! misère de misère !…
– Oui, misère de misère !… Il n’y aurait qu’un moyen : c’est que vous ne vous battiez pas !
– Tu es fou !… J’aime mieux mourir que de passer pour un lâche !…
– Vous êtes bien bon ! Ah ! je vous vois d’ici blessé, pendant que les autres vous tripotent. Tout à coup, ils reculent en poussant des cris. On accourt. On demande ce qu’il y a, et tout le monde lit : À Cécily pour la vie ! Chéri-Bibi !… »
Chéri-Bibi se tourna vers l’astre du jour qui montait, radieux, au firmament. S’il avait pu, comme Josué, arrêter l’heure de cette journée fatale, il n’eût certes point hésité, quitte à déchaîner mille catastrophes dans notre système planétaire. Mais, comme il ne le pouvait pas, il se contenta de tendre vers l’astre ses poings irrités :
« Ô toi, qui fais rouler sur le monde le flambeau de la lumière, aie pitié de mes injustes tourments !
– Ce n’est point le moment de faire le prudhomme ! Regardez devant vous, monsieur le marquis ! »
Et la Ficelle lui montrait, tout là-bas, sur le sentier qui longeait la falaise et où les deux désespérés promeneurs venaient de s’engager, une silhouette qui se détachait au-dessus de la ligne d’horizon des flots pâles.
Chéri-Bibi n’avait point, ce matin-là, ses lunettes aux verres fumés et son regard était aussi perçant que celui de son dévoué secrétaire.
Il eut un haut-le-corps et murmura :
« Le baron ! »
C’était lui, en effet, qui venait vers eux, les mains dans les poches, prenant l’air frais du matin. Sans doute la veillée des armes lui avait-elle été assez pénible et, ne pouvant dormir, avait-il résolu de venir se détendre les nerfs, dans une promenade hygiénique, sur la falaise solitaire.
Chéri-Bibi avait ordonné à la Ficelle de ne plus prononcer un mot et de continuer, à son côté, son chemin.
Le baron venait de les apercevoir à son tour et de les reconnaître. Il était trop tard pour reculer. Il eût semblé fuir. La falaise est à tout le monde.
Le sentier par lequel ils avançaient, l’un au-devant des autres, était fort étroit, et tout près du bord de la falaise même. Pour que le baron passât, il fallait que Chéri-Bibi ou la Ficelle se déplaçassent. Chéri-Bibi, qui était le plus près du bord, et qui était aussi le plus poli, le plus adapté aux usages du monde, fit un premier mouvement pour s’effacer. Le baron Proskof en profita pour, en ôtant son chapeau, se glisser dans l’étroit passage qui lui était ouvert.
Malheureusement, juste à ce moment, il y eut entre le baron et Chéri-Bibi une série de faux mouvements comme il arrive souvent à deux personnages qui se trouvent nez à nez et qui veulent se faire des politesses. Dans ces faux mouvements, il y en eut un qui fut plus faux que les autres et qui envoya le baron Proskof, les quatre fers en l’air, dans l’abîme !
Chéri-Bibi et la Ficelle s’étaient arrêtés, assez émus. Ils entendirent bientôt au-dessous d’eux : floc !
« C’était un bien vilain monsieur ! dit Chéri-Bibi. Allons nous coucher, la Ficelle. Si tu m’en crois, nous ne viendrons plus nous promener par ici : c’est trop tentant, la falaise ! »