XIII – Quelques autres transes
Chéri-Bibi s’étant levé, pria la Ficelle, avec un soupir d’aller voir « s’il ne restait plus rien à faire ».
La Ficelle s’en fut prendre la lampe sur la cheminée et retourna au champ de bataille, prêt à porter le dernier coup aux vaincus, s’il était nécessaire. Mais la bouche ouverte, les yeux chavirés, le souffle éteint, les trois brigands avaient bien cessé de vivre. La Ficelle l’assura à Chéri-Bibi, qui détournait la tête.
« Mon petit la Ficelle, tu as été bien brave !… Va voir encore les deux autres là-haut », pria Chéri-Bibi, qui avait de l’ordre, mais à qui ces besognes secondaires avaient toujours répugné.
Bientôt la voix de la Ficelle se faisait entendre :
« Ils sont tous morts ! »
Et Chéri-Bibi lui répondait :
« La société en sera bien débarrassée ! »
Ainsi se décernait-il un brevet de civisme destiné au besoin à calmer de problématiques remords.
« En tout cas, ils ne parleront plus ! exprima la Ficelle, qui décidément détestait les bavards ; cela vaut mieux ainsi, même s’ils ignoraient votre secret, car ils connaissaient le mien ! Regrettons seulement, monsieur le marquis, que ce vilain Kanak ne figure point au tableau ! »
Chéri-Bibi, qui avait rejoint son lieutenant au premier étage, ne daigna même point sourire à l’audace cynique de ce terme cynégétique. Il ne pensait plus qu’à s’en aller.
« Allons-nous-en, la Ficelle. Nous bavarderons demain matin. Nous n’avons plus rien à faire ici.
– J’ai connu un temps où monsieur le marquis eût été plus curieux, observa le jeune homme.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que rien ne nous bouscule en ce moment, puisque la Comtesse ne nous attend plus aux Feuillages, la pauvre femme ! que nous avons tout loisir d’aller voir là-haut d’où vient ce beau sang rouge qui a coulé en bas et aussi si, par hasard, le Kanak ne se serait point réfugié dans les combles de l’établissement !
– Tu as peut-être raison ; mais je suis bien las ! soupira Chéri-Bibi.
– Oh ! monsieur le marquis est encore solide, objecta la Ficelle sur le ton de la plus basse flatterie. Et je suis sûr qu’avec un bon coup d’épaule, il n’aurait pas besoin de s’y reprendre à deux fois pour faire sauter cette porte qui conduit aux appartements supérieurs.
– La Ficelle, je crains quelque piège !…
– Monsieur le marquis, après vous avoir vu tout à l’heure à l’ouvrage, moi, je ne crains qu’une chose, c’est que nous laissions là-haut sans secours une malheureuse femme qui peut-être se meurt à cause de vous !
– Ton langage prouve ton bon cœur, la Ficelle ; mais je ne saurais oublier que c’est cette femme qui, par son adroit mensonge, m’a attiré ici.
– Monsieur, je ne le crois pas ! Elle vous aimait… C’est elle qui aura été trompée. Le Kanak devait savoir qu’elle avait de la sympathie pour vous. Il s’est dit : « En lui racontant que le testament est dans le secrétaire du restaurant du port, elle le dira au marquis, qui viendra l’y chercher !… » Pour moi, voilà toute l’histoire !
– Ma foi ! c’est possible !
– Ce qui est encore possible, c’est que la pauvre femme, ayant appris au dernier moment que le testament était ailleurs, et voyant qu’on s’était moqué d’elle, a redouté le guet-apens pour vous. Elle sera accourue, décidée à faire manquer le coup ! Et le Kanak l’aura exécutée !… Écoutez, monsieur le marquis, écoutez ! On a encore soupiré là-haut !… Le sang ne coule plus, mais on a encore soupiré !… Elle n’est peut-être point morte… Enfin il faut se décider, insista la Ficelle, tout étonné des hésitations de son maître.
– Évidemment, la conversation, à côté de ces cadavres, n’est point gaie, exprima Chéri-Bibi, et quoi que nous fassions, faisons vite, pour quitter cette maison le plus tôt possible !…
– Allons ! un bon coup d’épaule ! Nous arriverons peut-être auprès de cette malheureuse assez à temps pour qu’elle nous dise, si elle le sait vraiment, cette fois, où se trouve réellement le testament…
– Allons-y donc ! Mais rappelle-toi, la Ficelle, que j’ai eu bien peu de chance jusqu’à présent avec les gens que l’on assassine et auprès des cadavres desquels on me trouve toujours quand arrivent les gendarmes !…
– Oh ! monsieur, écoutez !… écoutez !… »
Le doigt tendu, la Ficelle montrait le plafond. On entendait encore les douloureux soupirs… et le sang se remit à couler.
« À Dieu vat ! » s’écria M. le marquis du Touchais, comme font les marins qui risquent quelque désespérée manœuvre au milieu de la tempête, et il donna son coup d’épaule.
La porte sauta. En deux bonds, les deux gars furent à l’étage supérieur. La Ficelle ouvrit une porte sur laquelle la clef avait été tournée de l’extérieur et, au rayon de la lune, ils virent distinctement sur le plancher un long corps étendu. Une plainte légère, un souffle venait de ce corps.
« Ta lanterne ! » commanda Chéri-Bibi.
L’autre dut redescendre la chercher. Quand il remonta, il trouva son maître penché et soutenant une tête de femme. Et c’était bien la Comtesse qui agonisait. Elle avait la gorge et la poitrine trouées de coups de couteau.
« Ah ! la pauvre ! la pauvre !… gémissait Chéri-Bibi… Qui est-ce qui a eu le cœur de l’arranger d’une façon pareille ? Si c’est le Kanak, je la vengerai !… Je la vengerai !… »
La Ficelle, avec la lanterne, éclairait l’affreuse scène. Tout ici était dans un désordre terrible. La Comtesse avait certainement essayé de se défendre… et plus tard, quand on l’avait crue morte et qu’on l’avait laissée dans cette chambre, elle était parvenue à se traîner jusqu’à ce bureau, où elle avait pu encore, d’une main ensanglantée et qui avait laissé des traces partout, chercher une feuille sur laquelle elle avait écrit ces derniers mots pour Chéri-Bibi, avec son sang, le dernier souvenir qu’elle lui laissait d’elle, en souhaitant de toutes les dernières forces de son âme expirante qu’ils lui parvinssent pour qu’il ne crut point à sa trahison.
La Ficelle, qui avait découvert une cuvette et de l’eau, avait mouillé une serviette, et maintenant il la roulait autour de la tête de la malheureuse, qui ouvrit les yeux. La mort les vitrifiait déjà. Cependant la Comtesse dut reconnaître Chéri-Bibi, car sous la lèvre exsangue glissa le soupçon d’un triste sourire.
Se rappelant alors que cette femme l’avait sauvé autrefois, l’avait aimé et qu’elle n’avait jamais obtenu de lui la moindre tendresse, Chéri-Bibi se pencha vers elle, et, sur le front, lui donna un baiser.
Le visage de la malheureuse parut rayonner… ses yeux s’ouvrirent plus grands et retrouvèrent un suprême éclat, ses lèvres remuèrent et prononcèrent un nom d’abord : « Chéri-Bibi !… » et puis, après un silence et un dernier effort, un autre nom : « … GIME ».
Alors, pensant à la dernière syllabe du billet sanglant :
« Maître Régime ! s’écria Chéri-Bibi… Le testament est chez maître Régime !… La Comtesse, je te le jure, tu seras bien vengée !… »
Mais elle ne pouvait plus l’entendre. Elle était morte.
Après être montés jusque dans les combles, avoir visité toutes les pièces et constaté qu’ils ne laissaient derrière eux que des cadavres, Chéri-Bibi et la Ficelle entrouvrirent avec précaution la porte du cabaret, fermée à l’intérieur, qui donnait sur le quai, sous les arcades.
Personne dehors !… La pluie avait recommencé à tomber, leur promettant la protection de son voile propice.
Ils sortirent.
Trois quarts d’heure plus tard, ils étaient rentrés, sans autre mauvaise aventure, à la villa de La Falaise, après s’être dépouillés de leurs défroques qu’ils cachèrent dans un trou recouvert de pierres où ils savaient pouvoir venir les retirer, car ils prévoyaient qu’ils en auraient encore besoin.
Mais ils avaient assez travaillé cette nuit-là et bien mérité quelque repos.
M. le marquis, pour sa part, dormit jusqu’à onze heure, heure à laquelle il sonna son valet de chambre. Il apprit de celui-ci qu’on était venu chercher dans la matinée Mme la marquise, de la part de la marquise douairière, qui avait eu une nouvelle crise. Le docteur Walter se trouvait auprès d’elle.
« Vous en êtes sûr ? interrogea Chéri-Bibi, frappé de tant d’audace. Vous êtes sûr que le docteur Walter est au château ?
– J’en suis sûr, monsieur le marquis, c’est moi-même qui suis allé le chercher !
– Bien ! laissez-moi m’habiller !
– Monsieur le marquis ne veut pas que je l’aide ?
– Non ! fichez-moi le camp !… »
Chéri-Bibi, pour des raisons à lui connues, s’habillait toujours tout seul et n’avait nul besoin de son domestique pour passer sa chemise.
Dix minutes plus tard, il descendait dans le vestibule et était déjà prêt à sortir quand deux gentlemen mal rasés se présentèrent chez lui, le chapeau à la main :
« Monsieur le marquis du Touchais, s’il vous plaît ?
– C’est moi, que me voulez-vous ?
– Nous sommes des agents de la Sûreté, monsieur le marquis, et nous avons mission de ne pas vous laisser sortir de chez vous ! »
Chéri-Bibi, très pâle, avait reculé jusqu’au fond du vestibule.
« Qui vous a donné cette mission ? eut-il encore la force d’articuler, en domptant par un prodige de volonté l’émotion terrible qui l’étouffait.
– M. Costaud lui-même, monsieur le marquis. Il va arriver à l’instant, du reste, et vous donnera tous les renseignements désirables.
– C’est bien, messieurs ; j’entre dans mon salon. »
Et il disparut, leur fermant la porte au nez.
Dans le salon, il s’effondra, râlant :
« Je suis perdu ! »
Cependant, Costaud allait venir. Il n’avait pas une minute à perdre. La fenêtre du salon était ouverte. Il songea qu’il pouvait se sauver, tenter de s’échapper à travers les champs. Il bondit jusque-là et déjà il s’apprêtait à enjamber la fenêtre, quand une figure se dressa devant lui, venant du jardin :
« Bonjour, monsieur le marquis ! »
C’était Costaud !…