Quand il se réveilla dans une petite pièce adjacente où on l’avait transporté, Chéri-Bibi se vit soigné par le docteur Walter, cependant que Cécily penchait sur lui un visage de folle anxiété. Mais ce n’était point le visage de Cécily qui l’occupait, c’était la figure de ce revenant, de cet homme qui connaissait son terrible secret, auquel il devait tout, par lequel il pouvait tout perdre et dont il s’était cru débarrassé par la mort.
Ah ! c’était bien lui ! c’était bien lui !
Ce n’était point la nouvelle teinte de ses cheveux, ni ses favoris roux qui pouvaient le tromper ! Il le reconnaissait à ne pouvoir s’y méprendre. C’était son nez, son profil ascétique. Il reconnaissait ses yeux bleus, ternes et glacés. Et surtout c’était la voix avec laquelle il l’encourageait sur le Bayard à subir l’affreux supplice qui, de Chéri-Bibi, avait fait un marquis du Touchais !
Qu’allait-il se passer, grands dieux ? Que voulait-il ? Pourquoi était-il revenu ?
Hélas ! comment en douter ? Son but n’était que trop facile à deviner. Il allait le faire chanter ! Combien voudrait-il ? Un, deux, trois, quatre millions ! Et après ceux-là, d’autres encore, d’autres toujours, jusqu’à la ruine ! Qu’est-ce que Chéri-Bibi pouvait refuser à un pareil homme ? Rien ! Il n’avait qu’un mot à dire, et Chéri-Bibi était perdu ! Il n’y avait plus de marquis, plus de fortune, plus de Cécily ! Et son fils serait voué à l’opprobre pour toujours !
C’en était fini du bonheur !
Ah ! il n’avait pas été longtemps heureux ! La Providence ne l’avait pas longtemps gâté ! Elle avait été rapide, la contre-passe !
La fatalité pesait à nouveau sur le pauvre Chéri-Bibi, de son poids terrible que rien ne pouvait soulever, aucune force au monde. Fatalitas ! Elle était revenue, la hideuse fatalitas !
Cet homme n’avait qu’à entrouvrir le vêtement du malade, qu’à écarter sa chemise, qu’à montrer cette poitrine, cette peau, ce morceau de peau où étaient tracés les signes indélébiles de sa honte et de ses crimes, et que le chirurgien avait su si précieusement conserver pour qu’il restât entre ses mains, éternellement, sa chose, son esclave. Misère de misère ! Il y a vraiment ici-bas des gens qui ont trop de déveine !
Chéri-Bibi, instinctivement, porta ses regards sur sa propre poitrine ; mais il constata que sa chemise était restée fermée sur son acte de naissance. Évidemment, l’autre n’avait aucun intérêt à le perdre tout de suite.
On lui avait simplement arraché son faux-col et entrouvert le col de sa chemise. Il regarda l’homme aux favoris roux qui lui faisait respirer des sels. La figure de ce médecin était plutôt souriante, et la calme indifférence avec laquelle il s’exprimait, les gestes tranquilles avec lesquels il manipulait cette pauvre chose qu’était devenu en une seconde Chéri-Bibi, loin de rassurer le patient, le fit frissonner jusqu’aux moelles :
Le docteur disait :
« Là, c’est fini… Tout cela est de ma faute, chère madame, expliquait-il en se tournant du côté de Cécily. Je n’aurais point dû annoncer à M. le marquis avec cette brutalité que sa mère était sauvée. Cela lui a retourné les sens. M. le marquis aime bien sa mère.
– Cela va mieux, mon chéri ? » demanda Cécily.
Chéri-Bibi se releva, et en silence remit l’ordre dans sa toilette. Dans la glace, il regardait sa femme et le docteur Walter. Ils étaient si « naturels » tous deux, et le médecin paraissait maintenant si peu se préoccuper de lui, Chéri-Bibi, que le marquis dut se demander s’il rêvait ou s’il n’avait pas été la victime de quelque hallucination, laquelle, dans les circonstances douloureuses qu’il traversait – la maladie de sa mère – eût été, ma foi, bien explicable.
Le médecin faisait maintenant des recommandations à Cécily, relativement à l’état encore très mauvais de la marquise douairière, et énumérait les nécessités thérapeutiques du traitement.
« Avez-vous une plume, madame ? » demanda-t-il.
Cécily, après avoir embrassé, sans fausse honte, son mari, sortit pour aller quérir ce qu’il fallait pour écrire une ordonnance.
Resté seul avec le redoutable individu, Chéri-Bibi se retourna rapidement vers lui. Il allait ouvrir la bouche, quand l’autre, qui s’était assis à une petite table, prit la parole d’un air fort tranquille :
« Monsieur le marquis, vous avez dû être douloureusement frappé par l’attitude que madame votre mère a prise à votre égard, au sortir de son accès. Ceci explique, autant que la joie sincère que vous avez ressentie en apprenant qu’elle se trouvait hors de danger, l’état de faiblesse soudaine dans laquelle vous êtes tombé. Il ne faut point vous étonner de cette force avec laquelle les vieillards que l’on croit dans le coma semblent ressusciter pour reprendre à point de vieilles querelles qui devaient être depuis longtemps oubliées.
« Excusez-moi, monsieur le marquis, de faire ici allusion à des dissentiments de famille que je voudrais voir, tout le premier, effacés ; un médecin est un peu un confesseur. Il y avait près d’une année que je soignais la marquise douairière quand je me vis dans la nécessité de m’éloigner momentanément de ce pays, événement qui coïncide, je crois bien, avec votre retour. J’étais devenu presque un ami de la famille et je reçus de la malade certaines confidences qui me furent utiles plus d’une fois dans mon diagnostic. Le moral, en effet, influe souvent sur le physique.
« Votre mère, monsieur le marquis, a souffert plus qu’on ne saurait dire… du triste état de ses relations avec son fils. Si vous le permettez, je m’emploierai à vous rapprocher, comme il convient, de madame la marquise. Je sais que c’est votre plus cher désir et il ne faut voir dans cette proposition qu’en d’autres circonstances je qualifierais moi-même d’audacieuse, que ce qui s’y trouve en réalité : le désir de vous servir et de guérir une malade pour laquelle j’ai toujours professé autant de respect que d’admiration.
« Les femmes, monsieur le marquis, sont meilleures que les hommes. Elles savent pardonner ; je n’en veux pour preuve que l’exemple que nous donne votre admirable femme ; cependant, quand elles arrivent à un certain âge, elle ne sont point exemptes de certaines petitesses de caractère qui sont le propre de tous les vieillards, comme la rancune. Laissez-moi faire. Ne poussons point les choses. Mme la marquise vous a aujourd’hui mis à la porte : bientôt elle vous ouvrira ses bras.
– Si vous saviez, mon ami, comme le docteur Walter est bon ! » s’écria Cécily, qui était rentrée depuis un instant et qui avait entendu les dernières phrases du médecin.
Chéri-Bibi, lui, paraissait avoir perdu l’usage de la parole. L’homme qui venait de lui tenir cet extraordinaire langage avait montré tant de naturelle onction, et paraissait si uniquement préoccupé de ce qu’il disait, de ce qu’il croyait devoir dire au point de vue amical et professionnel, qu’un doute étrange et tout à fait insupportable commençait à se glisser dans l’esprit du nouveau marquis du Touchais. Cependant, c’était bien là le Kanak ! Il l’aurait juré !
Mais que signifiait alors cette comédie ? Il s’était trouvé seul, tout à l’heure, avec lui : comme se faisait-il, si c’était le Kanak, que celui-ci, immédiatement, ne lui eût point dit : « Tu m’as reconnu ! À nous deux, maintenant ! » ou quelque chose d’approchant…
Car, enfin, le Kanak n’aurait point pris la peine de venir exercer son art dans la famille du Touchais, uniquement pour le plaisir de distribuer des médicaments ! Mais rien, rien dans la diction, dans l’air du visage, dans les manières, rien dans le regard, qui se posait sur l’ancien forçat sans trouble et sans mystère, rien ne pouvait faire soupçonner qu’il y eût là quelqu’un qui eût quelque chose à dire de particulier à M. le marquis du Touchais – ou à Chéri-Bibi.
Le docteur Walter, penché sur son papier, écrivait d’une plume rapide. Son ordonnance terminée, il la tendit à Cécily en lui annonçant qu’il reviendrait dans la soirée. Puis il se leva, s’inclina devant la jeune marquise, et tendit sa main au marquis. Celui-ci la prit, en le regardant jusqu’au fond des prunelles. L’autre ne sourcilla pas, retira sa main sans avoir paru rien remarquer d’anormal dans l’attitude du marquis, et prit congé.
« Qu’est-ce que tu as, mon chéri ? implora Cécily. Cette scène t’a rendu bien malade, dis ?… Mais parle donc ! Tu ne prononces plus une parole !… Tu me fais peur !
– Laisse-moi, ma petite Cécily, laisse-moi… je suis, en effet, très impressionné. »
Il ouvrit la fenêtre :
« J’ai besoin d’un peu d’air. »
En réalité, il se penchait au-dessus du parc pour apercevoir encore l’incroyable apparition. Allait-il douter de ses sens ? Devenait-il fou ? Était-il réellement malade ?
En bas il vit le docteur qui rencontrait le curé que sœur Marie-des-Anges était allé chercher. Et il entendit ces paroles prononcées joyeusement :
« Ça ne sera pas encore pour cette fois-ci, monsieur le curé ! Heureusement que je suis arrivé avant vous ! Ne donnez point d’émotion à notre chère malade, et permettez-moi de vous reconduire. »
Sur quoi, le docteur prit le bras du curé et le ramena avec lui.
« C’est lui ! C’est lui ! se répétait le malheureux Chéri-Bibi. C’est absolument sa démarche ! Une ressemblance pareille est impossible ! C’est lui !
– Comment trouves-tu le docteur Walter ?… » demanda Cécily de sa voix d’ange.
Il se retourna, balbutiant :
« Hein ?… Quoi ?… Le docteur Walter ?… Oh ! très bien !… très bien !… »
Et, brusquement, brutalement, il la saisit à pleins bras, la pressa violemment contre sa poitrine, contre son cœur bondissant, la couvrant de baisers fous, cependant qu’effrayée de cette subite ardeur, elle essayait en vain d’échapper à son étreinte délirante. Il criait, il sanglotait :
« Ma femme !… ma femme !… Tu es ma femme !… ma petite Cécily !… mon ange !… mon adorée !… Tu es à moi !… à moi !… Je t’aime !… Je t’adore !… Ah !… qu’ils y viennent !… qu’ils y viennent donc tous m’arracher à toi !… Je les tuerais !… je les tuerais comme des chiens !… j’en ferais des morceaux !… tu entends, des morceaux !… Ma Cécily !… ma petite Cécily !… mon adorée Cécily !… N’aie pas peur !… va !… n’aie pas peur !… Je suis là !… Je t’adore !… On ne peut rien contre un amour pareil !… rien !… rien !… rien !… »
Et comme, de plus en plus affolée de le voir dans cet état que rien ne semblait justifier, elle essayait de comprendre, lui demandant des explications avec épouvante, il lui dit, redevenu tout à coup le plus doux des hommes :
« Je te demande pardon !… Je ne sais plus ce que je dis !… Je ne sais plus ce que je fais !… Je t’aime tant !… je t’aime tant !… »
Et il tomba, affalé, sur un siège.
« Mon pauvre Maxime, qu’est-ce que tu as ? Mais qu’est-ce que tu as ? C’est épouvantable de te voir dans un état pareil ! fit Cécily qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est ta mère qui t’a rendu fou !…
– Oui, oui, c’est ma mère… c’est cela… c’est ma mère… Tu comprends ! Tu comprends tout !… Tu devines tout, toi !… Tu es si bonne ! Me chasser, elle, ma mère, à son lit de mort !… A-t-on jamais vu cela, c’est affreux !…
– Affreux ! acquiesça Cécily. Elle est vraiment méchante ! Je lui ai pourtant dit combien tu étais bon pour moi, maintenant ! combien tu m’aimais !… comme tu te conduisais bien avec nous tous !… C’est incroyable qu’elle continue à te traiter ainsi ! Et cependant, il y a eu des moments où je croyais bien qu’elle allait céder, qu’elle allait me céder, qu’elle allait me prier de t’aller chercher… Je l’ai vue pleurer plus d’une fois quand je lui parlais de toi !… Et je pouvais penser que tout allait être fini, quand, soudain, elle se reprenait, redevenait froide comme un marbre, et ne voulait plus entendre prononcer ton nom !… Écoute, Maxime, je vais te dire une chose… une chose que je gardais pour moi, car, au fond, c’est une idée que j’ai et je ne suis sûre de rien.
– Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? Parle ! fit le pauvre Chéri-Bibi qui se demandait encore ce qui allait lui arriver, tant, depuis quelques instants, il était devenu pusillanime.
– Tu sais bien, Reine ?
– Sa dame de compagnie ? Oui, eh bien ?
– Eh bien, je crois qu’elle ne t’aime pas !
– Ça, fit Chéri-Bibi, c’est tout naturel, si elle aime sa maîtresse… Je me suis mal conduit avec ma mère !
– Oh ! il doit y avoir autre chose… J’ai essayé plus d’une fois de la mettre de mon côté, de lui faire comprendre que je serais heureuse qu’elle joignît ses efforts aux miens pour obtenir ton pardon… Elle a toujours accueilli ma proposition avec une froideur décourageante… Je crois bien qu’elle te déteste… Elle doit détruire, auprès de ta mère, mon propre ouvrage ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?… Est-ce qu’autrefois tu t’en serais fait une ennemie ?
– Ah ! mon Dieu ! fit Chéri-Bibi, je ne pourrais te dire. Reine comptait si peu pour moi ! Mais c’est bien possible ! Essaye de te rappeler toi-même ? Moi, depuis mes fièvres, j’ai de telles absences de mémoire !…
– Mais, mon ami, je ne sais pas, moi ! Enfin je te dis ce que je pense, ce que je crois avoir remarqué. »
Mais Chéri-Bibi avait autre chose à faire, dans l’instant, que de penser à Reine. Il se leva, en poussant un gros soupir :
« Reine, tu sais, ça n’a pas d’importance. Qu’elle pense de moi ce qu’elle voudra, ça n’est pas bien grave ! Il n’y a qu’une chose importante et grave : c’est que tu m’aimes. M’aimes-tu, Cécily ?
– Si je t’aime !… »
Ils unirent leurs lèvres, et, une seconde, Chéri-Bibi ne pensa plus à cet affreux Kanak.
Cependant la silhouette de l’autre revint le hanter quand, après avoir quitté Cécily qui devait rester auprès de la vieille marquise, il se retrouva sur le chemin que le docteur Walter avait parcouru tout à l’heure. Mais la soirée était douce et calme ; l’air qui passait sur les prés embaumait ; la musique de la mer sur la grève était caressante. Une atmosphère de bonheur l’enveloppait. Comment croire que cette heure fortunée préparait pour lui la plus terrible catastrophe ?
Le Kanak ! Mais le Kanak était mort, officiellement mort ! Celui qu’il avait aperçu tout à l’heure, n’était, ne pouvait être que sa fausse image ! Il y a eu de telles ressemblances qui firent du bruit dans le monde et furent cause des plus incroyables erreurs judiciaires ! Il y a aussi bien des voix qui sont sœurs, émettant les mêmes sons, à s’y m’éprendre ! Il s’était affolé comme un enfant !
Ces réflexions le rassurèrent un peu. Toutefois, il se sentait encore bien inquiet et il tressaillit en entendant un bruit de pas précipités derrière lui. Il reconnut la Ficelle qui se présentait dans un grand émoi. Il eut le pressentiment d’un nouveau malheur. Il fut vite renseigné. La Ficelle ne prit point le temps de souffler pour lui jeter en pleine figure :
« Monsieur le marquis… je viens de voir Petit-Bon-Dieu ! »
Ils se regardèrent comme des spectres. Ils se retrouvaient tous deux comme aux pires jours des mauvaises entreprises défendues par les lois, quand la police les traquait et que la fatalité les acculait au fond de quelque impasse. Petit-Bon-Dieu ! Après ce qui venait de lui arriver avec le singulier docteur Walter, Chéri-Bibi se sentit bien touché. Il chancela.
Ah ! il n’était plus fort comme jadis ! Il ne défiait plus le ciel ! Il ne s’exaltait plus de toute la griserie de son malheur, pour se ruer sur l’obstacle sans compter les victimes qu’il laissait derrière lui. Autrefois, il n’avait rien à perdre, mais aujourd’hui !…
Les jambes brisées, il s’assit sur un talus au bord du chemin.
Là il se prit la tête dans les mains et écouta la Ficelle qui lui raconta son histoire. Quand la Ficelle eut fini, il resta quelques instants sans rien dire. Il réfléchissait ou tout au moins essayait de rassembler ses idées autour de ces deux faits : l’arrivée à Dieppe de Petit-Bon-Dieu et l’installation au Puys du Kanak.
Car maintenant, il estimait qu’il avait bien vu le Kanak. Le Kanak et Petit-Bon-Dieu devaient être de « mèche ». Qu’est-ce qu’ils allaient tenter contre lui ? Mon Dieu ! (Cette expression lui était maintenant coutumière et il ne répugnait point, depuis qu’il allait en famille à la messe, à invoquer la divinité après l’avoir si souvent maudite.) Mon Dieu ! s’il pouvait les contenter en une fois et qu’il n’en entendît plus parler ! Il ne regarderait pas au prix !
Mais c’était là une espérance dont il eût été imprudent de se leurrer. Le Kanak n’était-il point venu le relancer à Dieppe quelques mois après avoir touché un million ? Alors ?… Alors ?… ce serait toujours à recommencer.
Eh bien, oui… il y avait une solution devant laquelle il n’eût point hésité autrefois. Ces deux êtres le gênaient : il n’avait qu’à les supprimer !… Évidemment, c’eût été facile à Chéri-Bibi, mais après une année d’honnête vie aux côtés de l’honnête Cécily, l’idée du meurtre répugnait à M. le marquis du Touchais… Le sang, maintenant, lui faisait peur… Ah ! ciel ! il était si tranquille ! si tranquille !… Est-ce que, vraiment, il allait falloir se remettre à l’ouvrage ?
Sur un ton d’une lassitude infinie, qui trahissait son désarroi et son peu d’entrain à recommencer l’éternelle bataille, il révéla à son tour à la Ficelle l’inouïe résurrection du Kanak dans la personne du docteur Walter…
« Ah ! s’écria la Ficelle, c’était le Kanak qui passait en voiture !… Eh bien, il m’a flanqué un de ces savons !… Et je me suis dit : « Tiens, mais je connais cette voix-là, moi !… »
– N’est-ce pas, demanda Chéri-Bibi, qui décidément perdait tout espoir, n’est-ce pas, c’est bien la voix du Kanak ?
– Ma foi, c’était sa voix ! Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
– Rien.
– Comment rien ?… C’est qu’il y avait du monde, alors ?…
– Je suis resté seul un instant avec lui. Il ne m’a parlé que de la santé de ma mère.
– Enfin, il vous a fait un signe ?
– Aucun.
– Et vous, qu’est-ce que vous avez fait, qu’est-ce que vous lui avez dit, monsieur le marquis ?
– Je n’ai rien fait, je n’ai rien dit.
– C’est inimaginable. Et vous vous êtes quittés comme ça ?
– Comme ça.
– Ça n’est pas bien malin !
– Je vais te dire, la Ficelle. J’étais si stupéfait de le revoir que je doutais que ce fût lui… et qu’il y a encore des moments où je me demande si c’est lui…
– Alors, vous n’êtes sûr de rien… Alors, ce n’est peut-être pas lui, après tout ?
– Depuis que tu m’as dit que tu as vu Petit-Bon-Dieu, je pense qu’ils sont arrivés de compagnie… C’est le Kanak qui l’aura amené, vois-tu.
– Eh ! Petit-Bon-Dieu est peut-être venu ici pour soutirer quelque somme encore au marquis du Touchais… ou tout simplement pour faire une fin, pour s’établir, comme il le prétend… Mais Petit-Bon-Dieu ne connaît pas notre secret. Et si le Kanak est réellement mort, il n’y a rien de perdu… Monsieur le marquis, vous avez peut-être bien rêvé que c’était le Kanak… Je voudrais bien le voir, moi, ce paroissien-là !
– Il est sorti d’ici avec le curé. Ils ont dû se quitter à la côte, fit Chéri-Bibi, et le docteur Walter est peut-être rentré chez lui.
– Où habite-t-il ?
– Cécily m’a montré sa villa, un jour que nous passions dans le chemin creux. C’est une petite villa isolée appelée les Feuillages.
– Ah ! je vois où c’est. Écoutez, monsieur le marquis, je vais aller faire un tour par là. Il faut savoir à quoi s’en tenir. Tout est préférable à cette incertitude. N’est-ce pas votre avis ?
– Certainement ! acquiesça l’autre. Mais pour moi, tu sais, c’est bien lui !
– Excuses, monsieur le marquis, vous n’en savez rien ! Tantôt vous dites blanc, tantôt vous dites noir. Vous êtes tout à fait désemparé. Vous faites peine à voir. Laissez-moi faire. Où que je vous retrouve, monsieur le marquis ?
– Ah ! je ne quitte pas d’ici », gémit Chéri-Bibi comme un tout petit garçon.
La Ficelle fut vite sur ses jambes et il prit à travers prés pour gagner le chemin creux dans lequel Chéri-Bibi le vit bientôt disparaître.
Celui-ci passa là une demi-heure terrible.
Enfin la Ficelle réapparut…
« Eh bien ? interrogea l’inquiet marquis du Touchais.
– Eh bien ! ça n’est pas lui !… Oh ! je le dis comme je le pense ! Ce n’est pas lui !… Nous avons eu la berlue tous les deux ! Ah ! certes, on pourrait s’y tromper… il a des airs du Kanak… mais le Kanak n’a jamais été comme ça !… et cet homme-là, lui, n’a pas changé depuis longtemps… j’ai vu un portrait de lui du temps de sa jeunesse. C’était déjà le même individu. La voix ? Eh bien, oui, la voix !… mais ce léger accent anglais, jamais le Kanak ne l’a eu. Et on n’invente pas cet accent-là ! Et puis, quoi, j’ai causé avec lui !… Enfin, songez-y, monsieur le marquis, le docteur Walter est venu s’installer dans le pays il y a deux ans ! Et, à cette époque, si le Kanak n’était pas encore mort, il était toujours en Océanie, que diable !…
– Monsieur Hilaire, vous avez raison ! Nous sommes toujours marquis ! conclut Chéri-Bibi en faisant effort pour redresser un torse qui avait perdu de sa ligne, depuis tantôt…
– Plus que jamais ! affirma la Ficelle. Et ce n’est point ce Petit-Bon-Dieu qui nous fera peur !… Il ne sait rien !… Si sa vue nous gêne, on pourra toujours s’arranger avec lui pour qu’il aille se faire pendre ailleurs !
– Je t’en charge, monsieur Hilaire !
– Comptez sur moi, monsieur le marquis… Il ne saurait vous gêner, vous ; mais moi, sa présence m’ennuie… Je retournerai au restaurant du port et j’arriverai bien à savoir de quoi il retourne dans sa caboche !… »
Ils rentrèrent à la villa de La Falaise, se disant à peu près tranquillisés ; cependant ils dormirent mal l’un et l’autre.