III – Un joli monsieur

Cécily jouait avec son enfant. Greuze lui-même n’a jamais mis plus de grâce dans les jeux maternels. Ils se poursuivaient tous deux dans les allées ombreuses de la villa de Puys. Le petit Bernard, qui avait sept ans, était déjà un aimable garnement qui faisait de sa mère tout ce qu’il voulait. Les faiblesses de Cécily s’excusaient de toutes les misères de son foyer.

Son enfant était tout pour elle. Elle n’éprouvait aucune joie hors de lui. Et bien qu’il fût déjà fort insupportable, elle le trouvait le plus gentil des enfants des hommes. Il est vrai qu’il ne ressemblait point à son père.

Ce matin-là, qui était le lendemain de la fête du « Denier du pauvre marin », elle avait serré le petit Bernard sur sa poitrine avec une émotion exceptionnelle, et l’enfant s’en était aperçu. Il avait demandé :

« Qu’as-tu, maman ? Tu as du chagrin, tu as pleuré ? »

Et comme la mère, sans lui répondre, détournait la tête, il avait cassé d’un coup de pied solide son beau cheval mécanique.

De quoi Cécily avait été fort touchée. Avec cet aveuglement adorable des mères, elle se disait : « Du moment qu’il me voit du chagrin, le pauvre petit ne peut plus supporter ses jouets. »

C’était elle qui lui avait appris à lire, à écrire, à compter. Bernard, qui était extrêmement intelligent, s’était montré un écolier facile et la mère en avait conçu un orgueil incommensurable. Son fils était promis aux plus hautes destinées. Le ciel, qui avait départi à la pauvre mère de si grands malheurs d’une part, lui avait, d’autre part, donné bien de la consolation avec cet enfant-là. Elle ne souriait que lorsqu’elle était avec lui et faisait tous ses caprices.

L’enfant, du reste, adorait sa mère, qu’il trouvait belle, la plus belle de toutes les mamans, disait-il, et il aimait à couvrir de caresses et de baisers ses joues harmonieuses et ses beaux bras nus, relevant à cet effet, comme un jeune amant, les manches du peignoir.

« Bernard, viens m’embrasser !

– Oh ! maman, comme tu sens bon ! »

Elle n’était coquette que pour lui et se parait pour qu’il l’admirât.

Un domestique vint annoncer M. de Pont-Marie.

« Ah ! mon ami Georges ! Qu’il vienne, qu’il vienne tout de suite !… Courons, maman, au-devant de lui ! » s’écria joyeusement le gamin dont M. de Pont-Marie avait su se faire un ami en le gâtant de jouets et de friandises (Bernard était gourmand.)

Mais, au grand étonnement de Bernard, sa mère donna l’ordre au concierge de faire entrer M. de Pont-Marie au petit salon, et, prenant la main de l’enfant, elle l’entraîna dans sa salle d’études où elle le confia à « Miss ».

« Mais, maman, je veux voir mon ami Georges !

– Une autre fois, mon chéri. Maintenant il faut travailler. Miss, je vous le confie, ne le quittez pas ! »

Et elle l’embrassa avec passion. Mais le petit la laissa partir en boudant.

Cécily était très troublée. Elle passa dans son boudoir pour donner le temps à son émoi de se calmer un peu. L’audace de M. de Pont-Marie était vraiment excessive. Revenir ce matin, après ce qui s’était passé hier !… Elle soupira. Quelle basse engeance, en vérité, que celle des hommes !… Elle n’en avait connu qu’un, un seul qu’elle mettait au-dessus du troupeau !… mais un cœur d’or, celui-là !… et qui n’avait vécu que pour elle !… et dont l’image, entourée, hélas ! d’un cordon de deuil, ne la quittait jamais… Cécily, à ce souvenir, ne put retenir ses larmes. Mais elle les sécha vite, car elle se rappelait que M. de Pont-Marie l’attendait.

Elle se leva, se fit un front de colère et pénétra dans le petit salon, très émue au fond, et un peu plus pâle qu’à l’ordinaire.

En face d’elle « l’ami de la famille » se tenait incliné et fort correct, attendant un geste d’elle comme un étranger en visite.

Cécily lui montra un fauteuil, s’assit elle-même assez loin de lui et lui dit :

« Je suis satisfaite, monsieur de Pont-Marie, de vous voir ce matin. Vous saurez plus tôt ce que j’ai à vous dire. Il ne faudra plus mettre les pieds ici, mon pauvre ami.

– Madame ! protesta immédiatement « le pauvre ami » en se soulevant.

– Oh ! monsieur de Pont-Marie, vous êtes un homme du monde. Comment avez-vous pu vous conduire comme vous l’avez fait hier soir ?…

– Mais, madame, je vous assure que tous les hommes du monde à ma place en auraient fait autant. Vous étiez si jolie ! Ils n’auraient certainement pu résister au plaisir de vous le dire… Je vous l’ai dit ; je ne vois point que mon crime soit si grand !…

– Mais, monsieur de Pont-Marie, à quoi bon tout ceci ? Vous m’aimez, dites-vous ? Moi, je ne vous aime pas et ne vous aimerai jamais, et mon devoir est de ne point vous entendre plus longtemps. Une première fois, quand vous m’avez parlé de ces choses, je vous ai pardonné. Devant la menace de ma porte fermée, vous avez montré un si sincère repentir que j’ai eu pitié de vous, et aussi un peu, je dois le dire pour être exacte, de moi-même… J’étais si seule, si abandonnée, je n’avais pas d’amis… mon mari me délaissait… j’étais triste à mourir… depuis quelques mois vous sembliez avoir changé complètement votre vie, vous m’entouriez de soins si touchants, et apparemment si désintéressés, vous me plaigniez si bien et vous compreniez si parfaitement ma tristesse que j’éprouvais une réelle sympathie pour vous… je ne m’en défends pas, loin de là !… et puis, tout d’un coup, je me suis vue en face d’un homme comme les autres, qui ne demandait qu’à profiter de la faiblesse et de l’isolement d’une pauvre femme…

« Je vous assure que j’en ai eu, alors, la plus grande peine… et je suis bien excusable de vous avoir pardonné alors, une première fois !… Vous avez su vous faire aimer de mon enfant, mon Bernard, qui montrait toujours une si grande joie de vous revoir… de jouer, comme il disait, avec son bon camarade Georges ! Il était entendu qu’on ne reparlerait plus du passé… que vous en feriez loyalement l’essai… et peu à peu, je me suis laissée aller à la douceur de nos fréquentations, j’ai goûté à nouveau le calme de nos entretiens et tous les soins assidus de votre parfaite amitié… Je vois bien aujourd’hui qu’en agissant ainsi c’est moi qui étais coupable… Eh bien, monsieur de Pont-Marie, pardonnez-moi, comme je vous pardonne ces paroles enflammées et un peu ridicules que vous m’adressâtes hier… mais vous comprenez bien que l’expérience a assez duré… qu’elle est concluante… que nous ne devons plus nous revoir… Serrons-nous la main une dernière fois, et disons-nous adieu !

– Mais, Cécily, moi, je vous aime !

– Adieu, monsieur !

– Mais c’est impossible ! Mais vous ne comprenez donc pas ! Mais vous ne voyez donc pas que je suis fou de vous ! Oui, j’ai été sage ! Oui, je ne vous ai pas adressé, pendant deux ans, une seule parole d’amour ! Oui, j’ai eu cette force incroyable de vous cacher tout le trouble de mon cœur, et qu’il n’y avait pas d’amant plus passionné que moi, et que votre chère présence me ravissait… et que votre parfum m’étourdissait… et que la seule pression amicale de votre main me remplissait d’une joie ineffable… et qu’un seul de ces regards me jetait en extase ! Mais si j’ai eu ce sublime courage, c’est justement que je savais que vous n’étiez pas une femme comme les autres, c’est que j’avais su vous apprécier, vous mettre à votre rang, vous juger telle que vous êtes, la plus honnête et la plus désirable et la plus digne de tous les sacrifices, et que je pensais que vous finiriez par vous apercevoir qu’on ne vit pas impunément dans l’intimité d’une femme telle que vous, que vous finiriez par comprendre que je vous adorais, que vous finiriez enfin par avoir pitié de ma longue abnégation et de mon respectueux silence, et de mon muet amour ! Je me disais que tant de souffrances cachées auraient leur récompense et que vous m’appartiendriez un jour, Cécily ! »

La jeune femme s’était levée et avait gagné du côté de la porte, mais de Pont-Marie se plaça résolument devant elle :

« Non, madame, vous ne vous en irez pas avant que je ne vous aie dit tout ce que j’ai à vous dire, avant que je ne vous aie montré le fond de mon cœur… Cécily ! Cécily ! pourquoi ne vous laisseriez-vous pas aimer ?… Pourquoi ne nous aimerions-nous pas ?… C’est votre droit, c’est notre droit… Vous pouvez m’appartenir, puisque vous n’appartenez plus à personne !… Votre mari !… Un moment, vous l’avez cru mort et vous en avez eu une grande joie… Ah ! ne dites pas non !… J’étais là quand la nouvelle est arrivée de la perte de la Belle-Dieppoise… Vous avez failli vous évanouir, je le sais bien. C’est moi qui vous ai reçue dans mes bras. Minute divine !… Et ne me dites pas que ce n’était pas de bonheur que vous vous trouvâtes mal !… Car vous le détestez, ce monstre, qui vous a pris toute votre vie, toutes vos illusions, qui a piétiné sur vos sentiments les plus sacrés… qui n’a su que vous faire souffrir… et vous insulter du scandale de ses honteuses maîtresses… Oui, vous avez pu penser que vous étiez libre… libre… Eh bien, en réalité, ne l’êtes-vous pas, je vous le demande ?… Depuis plus d’un an qu’il est sorti de cette étrange aventure du Bayard, vous a-t-il donné une seule fois de ses nouvelles ?… Vous a-t-il écrit ? S’est-il préoccupé de son fils ?… Il a écrit à son notaire, oui… il a vu son notaire… et il s’est occupé de sa fortune, de ses biens, de son argent… et il continue de se promener à travers le monde en s’amusant… Mais, madame, si sa femme n’existe pas pour lui, pourquoi existerait-il pour elle ? Vous n’êtes plus liée à cet homme… vous ne lui devez plus rien… pas même une pensée… Je vous dis que vous êtes libre, madame !… Vous êtes libre et je vous aime !… Cécily !… Cécily !… Cécily !…

– Laissez-moi passer, monsieur, où j’appelle mes gens ! Je vous en prie… je vous en prie, monsieur de Pont-Marie, vous ne voudrez pas causer un scandale !… Allons ! laissez-moi passer !… Mais c’est affreux !… mais vous êtes fou !… »

L’autre s’était jeté à ses genoux et l’avait prise dans l’étau de ses bras nerveux et il embrassait follement ses genoux. Cécily, épouvantée et n’osant crier, essayait en vain de se dégager… Elle lui repoussait la tête de ses mains crispées, et maintenant il embrassait ses mains prisonnières.

Elle se défendait avec une sombre énergie, mais il la prit brutalement par la taille en continuant de l’étourdir de son langage de fou :

« Je t’aime, je t’aime !… Cécily !… Pourquoi me repousses-tu ?… Nous pourrions être si heureux !… Cécily !… »

Il la serrait contre lui, l’écrasait contre son cœur pendant qu’elle commençait à gémir en renversant la tête.

Mais soudain, il lâcha la pauvre femme en bondissant en arrière et en laissant échapper un cri de douleur.

Cécily venait de lui enfoncer la pointe d’une broche dans la joue. Il saignait. Il aurait pu être blessé grièvement. Il gronda, furieux, féroce :

« Je te dégoûte donc bien ! Eh bien, ma petite, ça ne se passera pas comme ça !… Je te dis que je te veux et je t’aurai !… »

Certes, à ce moment, M. de Pont-Marie n’avait plus rien de l’homme des salons. C’était une affreuse brute bavante et rageante qui ne demandait qu’à se venger sur sa proie !… Cécily tremblait devant lui comme un oisillon sous la chasse de l’émouchet. Il était si menaçant qu’elle n’hésita plus. Miss et son enfant étaient à quelques pas de là. D’une main affolée, elle ouvrit la fenêtre. Elle allait appeler. D’un geste terrible il la fit taire.

Elle se tut parce qu’il s’était reculé et qu’il s’était assis et qu’il lui disait, avec une voix sourde :

« Asseyez-vous !… Ne craignez rien !… Je ne vous toucherai plus !… Mais refermez la fenêtre… J’ai quelque chose à vous dire… »

Et comme elle restait là, immobile, c’est lui qui alla fermer la fenêtre. Elle eût pu s’enfuir alors par la porte et elle se dirigea en effet de ce côté, mais il la cloua sur place avec un mot :

« Il s’agit de Bernard !

– Quoi ? Bernard ? fit-elle, déjà sur une défensive haletante.

– Oui, et vous comprenez déjà que ce que j’ai à vous dire ne doit être entendu que de nous. Calmez-vous ! je vous en prie. Regardez-moi. Mon accès est passé. Maintenant, je suis tranquille. Nous avons besoin de tout notre sang-froid. Cécily, vous avez eu tort de me traiter comme vous l’avez fait. Je n’ai plus aucune mesure à garder avec vous. J’ai essayé de vous séduire par mon amitié, mon dévouement de tous les instants…

– Par votre hypocrisie… interrompit-elle.

– Si vous voulez… nous n’en sommes plus à nous faire des compliments. Mais, puisque l’hypocrisie n’a pas réussi, je vais vous parler avec franchise : Cécily, vous n’êtes pas une honnête femme ! »

Elle se leva :

« Misérable !… »

Mais l’autre ne se démonta point :

« Je répète : vous n’êtes point une honnête femme !… Vous avez trompé le marquis !

– Lâche !… Lâche que vous êtes !… Vous savez bien que ce que vous dites est faux !… Vous profitez de ce que je suis seule pour m’insulter !… Mais allez-vous-en donc !… Allez-vous-en !…

– Chassez-moi ! je vous en défie !…

– Tout de suite, misérable !… »

Et elle avança la main vers un cordon de sonnette.

« Allez donc, sonnez ! que j’apprenne à tous que votre fils n’est point celui du marquis du Touchais ! »

Elle se laissa tomber sur un fauteuil, les yeux hagards et certainement plus morte que vive.

« Ah ! vous vous taisez ! reprit de Pont-Marie avec un ricanement sec…

– Que voulez-vous que je réponde à un pareil blasphème ? balbutia-t-elle.

– Des grands mots !… Vous en avez toujours… Vous feriez mieux d’être raisonnable, allez !… et de m’écouter gentiment. Remettez-vous, Cécily… on pourrait entrer. »

Il se leva, alla à la glace, remit en place, d’un revers de main, sa coiffure défaite, arrangea son col, tira le nœud de sa cravate, épongea, avec son mouchoir, la goutte de sang qui perlait à sa joue.

« Encore un peu, dit-il, et j’étais défiguré. Ç’eût été dommage ! Je tiens beaucoup à ma figure. »

Il se retourna, la vit devant lui si tremblante, si épouvantée qu’il en eut peut-être pitié. Il s’assit tout près d’elle et il commença d’une voix redevenue douce et policée :

« Cécily, vous avez aimé un homme, votre cousin, Marcel Garavan, capitaine au long cours, mort des fièvres, il y a quatre ans, à la Nouvelle-Orléans. Pas de protestations inutiles ! De mon côté, je parle comme un homme qui n’a plus rien à ménager. Ce jeune homme n’avait aucune fortune, et pour rien au monde le père Bourrelier ne lui aurait accordé votre main. Je n’ai pas à vous rappeler les tristes événements qui vous ont faite la marquise du Touchais. Il y a huit ans environ, pendant que le marquis achevait une croisière sur les côtes de Norvège, avec ses amis dont j’étais, Marcel Garavan vint à Dieppe et alla faire une visite à sa cousine. Il la trouva à son goût. Vous l’aimiez toujours. Le reste s’entend ! »

Cécily paraissait changée en statue. Les yeux fixes, elle regardait le misérable sans donner signe de vie. Elle attendait… Elle attendait… elle attendait la chose formidable qui devait venir, qu’elle sentait venir ! L’autre faisait une pause, jouissait visiblement du martyre qu’il imposait.

« Le séjour à Dieppe de Marcel Garavan, continua-t-il, se prolongea et puis cessa brusquement à la nouvelle du retour du marquis. Neuf mois plus tard, la marquise du Touchais mettait au monde le petit Bernard. Mais elle avait pris la précaution d’aller faire ses couches en Angleterre. C’est ainsi qu’elle parvint à tromper sur la date de la naissance de l’enfant et que le marquis se crut père. La joie de celui-ci fut immense. Non point qu’il aimât Cécily, non point qu’il aimât son enfant : le marquis du Touchais n’a jamais aimé que lui-même et sa race ! Or sa race était sauvée ! Il avait pu craindre que sa race s’éteignît avec lui. La marquise lui donnait un fils. Tout était pour le mieux ! Il apprit cette nouvelle aux Açores, où il abordait avec la Belle-Dieppoise, après une nouvelle croisière dans les Antilles. Je vous prie de croire qu’il y eut une certaine fête à bord. Je le sais. J’y étais !… Tout ceci est-il exact, madame ?… Vous ne répondez pas !… Dois-je en conclure que nous sommes d’accord ? »

Les lèvres de la statue se desserrèrent :

« D’accord sur quoi, monsieur ?

– Sur tout, madame, sur tout ce que je viens de vous dire et sur le reste que vous devinez !… Le reste, c’est l’ignorance nécessaire dans laquelle doit être entretenu ce pauvre marquis du Touchais… car vous le connaissez, madame !… Ce monsieur n’a pas beaucoup de principes, mais il a un préjugé si vous voulez !… celui de sa race !… et il y tient !… Oui, il tient encore à être le père de son enfant et vous savez qu’il aimerait mieux vous étrangler de sa propre main plutôt que de permettre qu’un petit voleur s’introduise chez lui pour lui chiper le nom de ses ancêtres. Le jeune Bernard du Touchais n’a point une goutte de sang des Touchais dans les veines ! Ne l’oubliez pas !… Je parlais tout à l’heure d’étranglement, c’est une brutalité à laquelle certainement le marquis n’aurait point recours, parce qu’elle serait, dans la circonstance, inutile. Un bon procès en désaveu de paternité et un divorce le débarrasseraient vite du fils et de la mère et lui permettraient, maintenant qu’il est riche, de convoler en d’autres justes noces et de faire des petits Touchais qui, cette fois, seraient bien à lui ! Concluons, madame. Voici un secret qui n’est connu que de vous et de moi. Je vous donne un conseil. Restons unis et soyons-le plus que jamais pour le conserver, ce secret !… »

Il avait fini. Il salua et se dirigea vers la porte. Mais un appel de Cécily le fit se retourner.

« Monsieur, eut-elle encore la force de lui dire, je vois bien que vous êtes capable de tout. Mais votre crime ne vous profitera pas. Et cette infernale histoire, que vous avez inventée, personne ne la croira !

– Pas même le marquis ? demanda de Pont-Marie en se rapprochant d’elle.

– Pas plus le marquis qu’un autre… à moins que vous n’ayez fabriqué des preuves, et dans ce cas, il ne serait point difficile de déjouer votre fourberie !

– Je vous comprends, Cécily, j’ai toujours dit que vous étiez très intelligente. Vous voulez savoir si j’ai des preuves. Oui, j’ai des preuves ! J’ai les lettres de Marcel Garavan ! Vous voici renseignée, j’espère ?

– Les lettres ! » s’écria la malheureuse, en s’agrippant à lui d’un geste si sauvage qu’il eut vraiment peur.

Il la repoussa :

« Oui, les lettres ! celles que vous croyez encore dans votre tiroir secret ! Comment ! vous n’avez pas eu la curiosité de les relire depuis trois jours ! Comme le cœur oublie !

– Misérable !…

– Ah ! il ne s’agit plus de s’injurier… Madame, je ne vois pas pourquoi je vous ferais attendre le principal détail de mon programme. J’ai loué, à deux kilomètres d’ici, à Pourville, la villa que nous avons admirée ensemble lors de notre dernière promenade avec Bernard. J’y fais faire quelques aménagements. Le coin est joli et discret. Tout sera prêt dans huit jours. Demain en huit, à trois heures, je vous y attendrai.

– Jamais.

– C’est bien, madame, vous réfléchirez.

– Jamais ! Je vous hais ! J’aimerais mieux la mort !

– Cela ne sauverait point votre fils, madame !… Vous ne pensez qu’à vous ! Il faut songer aussi un peu au futur marquis du Touchais !

– Mais vous n’avez donc pas pitié de moi, monsieur !

– Je vous aime, madame, c’est tout ce qu’il me reste à vous dire…

– Je me tuerai avec mon enfant !

– Vous ne ferez pas cela !… Et tenez, j’en ai assez !… Vous allez me promettre tout de suite que vous viendrez ! J’en ai assez de toutes ces tergiversations ! Je vous veux ! Je veux être sûr de vous avoir !… Dites-moi que vous viendrez, ou j’exécute tout de suite ma menace ! J’envoie les lettres au marquis !

– Ah ! misérable ! misérable ! misérable ! »

La pauvre femme se tordait les bras dans un désespoir effrayant… Puis elle se traîna à genoux à son tour et supplia son bourreau d’avoir pitié, sinon d’elle, du moins de son enfant. Elle avait des sanglots et des prières qui eussent attendri un tigre. Mais de Pont-Marie ne l’écoutait même pas. Qu’elle était belle ainsi, dans son horrible détresse ! Il le lui dit :

« Madame, vous êtes encore plus belle ainsi qu’au bal !… Allons ! répondez ! On vient !… Relevez-vous donc si vous ne voulez pas être surprise par vos domestiques ! »

Il l’aida à se relever. On venait, en effet ; on entendait des pas qui se dirigeaient vers le salon. Elle se dissimula dans une embrasure de fenêtre, ne voulant point montrer son désordre. Et de Pont-Marie lui souffla :

« Eh bien, vous décidez-vous ? Viendrez-vous ? »

À ce moment, un domestique entra.

« Madame, dit-il, c’est M. le marquis qui demande si madame la marquise peut le recevoir ?

– Quel marquis ?

– Mais M. le marquis du Touchais, madame ! »

La foudre tombant dans ce salon n’eût point produit plus d’effet. Il y eut un silence terrible et puis, tout à coup, de Pont-Marie s’écria, joyeux :

« Comment ! le marquis ?… Quelle bonne surprise !… Mais dites-lui donc qu’il entre !… N’est-il pas chez lui ?… Je vais être bien heureux de lui serrer la main !

– Faites, Jean ! » ordonna la voix d’outre-tombe de la marquise.

Le domestique disparut.

« Eh bien, c’est entendu ? interrogea fébrilement le hideux de Pont-Marie. Vous viendrez ?…

– Je viendrai !… »

Et elle jeta à de Pont-Marie, comme une folle :

« Vous direz à mon mari que je suis allée chercher mon fils et que je reviens tout de suite. »

Elle s’enfuit, désireuse de se trouver un instant seule pour se ressaisir l’âme et se refaire un visage.

Georges de Pont-Marie, lui, était radieux. Il triomphait. En vérité, le marquis avait été bien bon d’arriver à une minute aussi décisive. Maintenant Cécily ne pouvait plus lui résister ! Comme il en était là de son intime jubilation, Chéri-Bibi fit son entrée.

Il avait soigné sa toilette. Jamais le marquis du Touchais n’avait été aussi beau, aussi tiré à quatre épingles, aussi pommadé, aussi luisant, aussi verni ! Tout de même, il était un peu pâle. Un binocle en or, aux verres légèrement fumés, chevauchait son nez bourbonien, le nez de la race.

Il s’attendait à se trouver en face de Cécily. Il s’estima heureux qu’elle ne fût point encore là. Cela lui donnerait le temps de se remettre tout à fait, mais en apercevant de Pont-Marie qui s’avançait vers lui, la main tendue et la mine joyeuse, il ne put dissimuler une légère grimace.

« Ah ! bien, s’écriait le triomphant de Pont-Marie, en voilà une surprise !… Et une bonne !… C’est comme ça qu’on traite les amis !… On ne prévient personne, non !… Eh bien, Maxime, qu’est-ce que tu as ? Tu ne me serres pas la main ?

– Si, si… répondit vivement Chéri-Bibi… Mais comment donc ! »

Et il lui toucha la main sans effusion aucune.

« Mais, parle-moi ! Dis-moi quelque chose !… s’écriait de Pont-Marie… Je te trouve tout changé !

– Où est la marquise ? demanda Chéri-Bibi.

– Répète !

– Je demande où est la marquise ?

– Ah ! bien… je ne me trompais pas !… Ta voix aussi a changé, tu sais !…

– Oui, oui !… je sais, j’ai eu pas mal de bronchites là-bas… des maux de gorge… c’était très malsain.

– Je te crois facilement… À part ça, tu as bonne mine !… Toujours chic !… Toujours ohé !… ohé !… Le coffre solide ! Ma parole, on dirait que tu as forci !… Faut prendre garde, tu sais !… Un peu de bedon, ça va !… mais pas trop n’en faut !… Faut surveiller ça, à nos âges !… Moi, je me suis mis au régime.

– Dites-moi donc, monsieur de Pont-Marie !…

– Quoi ? monsieur de Pont-Marie ? Tu fais des cérémonies, maintenant ! Pourquoi ne m’appelles-tu pas « monsieur le vicomte », comme mes domestiques ? Es-tu drôle !

– Dis donc, Georges, tu vas me rendre un service.

– Oh ! comme tu as la voix creuse… j’aurai du mal à me faire à cette voix-là !… Et puis tu as l’air solennel ! Tu marches comme la statue du commandeur ! Un service ? À ta disposition ! Qu’est-ce que tu veux ?

– Je voudrais que tu fiches le camp !

– Tu veux que je m’en aille ?

– Oui, tu comprends, il y a si longtemps que je n’ai pas vu Cécily…

– Ah, ça !… sans compter que depuis trois mois que tu es en France, tu aurais pu te souvenir que tu avais des amis à Dieppe… Enfin, je t’ai toujours connu comme ça !… Entre nous, tu as toujours été un peu louf !… Eh bien, tu as à causer avec Cécily ?… C’est bon, je te quitte… Tu m’inviteras à déjeuner une autre fois… À bientôt, mon vieux Maxime !…

– Adieu, monsieur !…

– Hein ?

– Pardon !… je veux dire… à bientôt, Georges…

– À la bonne heure ! »

M. de Pont-Marie lui serra une dernière fois la main et s’en alla en se disant : « Un peu glacé, le marquis. Pour sûr, on a dû lui faire des potins, lui raconter que j’avais chauffé Cécily… Et puis, je ne sais pas ce qu’il a : il me paraît un peu frappé. La société du bagne ne lui a pas réussi ! »

Resté seul, Chéri-Bibi s’en fut, avec gravité, devant un portrait en pied de Cécily qui avait été peint au temps qu’elle était encore jeune fille.

Elle était habillée d’une robe de mousseline blanche et d’une rose dans les cheveux. Se rappelant la Cécily de la veille, au bal du casino, Chéri-Bibi, mentalement, établit des comparaisons et dit : « Je l’aime bien aussi comme ça ! »

Une porte grinça sur ses gonds. Il tressaillit et devint pâle. Ce n’était pas elle, mais un domestique qui jetait sur la table des journaux. Ah ! Chéri-Bibi n’était pas brave ! Non point qu’il pût imaginer une seconde que sa transformation courût un danger quelconque… l’expérience était faite depuis longtemps à cet égard. Pour que quelqu’un pût sentir naître en lui le plus vague soupçon sur la personnalité du marquis du Touchais, il eut fallu que le marquis fût aimé de ce quelqu’un-là. Or il n’avait jamais été aimé de personne. Chéri-Bibi n’avait pas à craindre de la perspicacité du cœur. Non. Il redoutait simplement de se trouver en face de sa femme.

Enfin elle parut.

Il la vit venir à lui à pas lents, glissant comme une ombre, traînant ses petits pieds dans un kimono d’azur à fleurs d’or. Il la compara tout de suite à une princesse de rêve et resta coi, sans dire un mot, la bouche cousue, le gosier sec. Elle aussi le regardait maintenant, sans rien dire, et ils étaient là comme deux statues ; et cela eût pu durer longtemps. Il eût voulu dire quelque chose. Il avait préparé des phrases. Il ne se rappelait plus rien. Il aurait été incapable de dire « bonjour ». Un parfum délicat venait d’elle et l’enivrait. La tête « lui tournait ». Il pensait avec terreur qu’il allait se trouver mal. Il ne sentait plus son cœur. Il avait peur de mourir et il eût voulu se sauver.

D’un geste d’automate, elle finit par lui montrer une chaise, sur laquelle il se laissa glisser. Et elle parla. Il était temps. Il se sentait devenir fou. Elle dit, d’une voix blanche :

« Je suis allée chercher votre fils ; je le croyais à la maison, mais il est allé sur la plage avec « miss ». Il va revenir tout à l’heure.

– Je serais très heureux de le revoir, dit-il. Votre santé est toujours bonne ? »

Elle eut une légère hésitation au son de cette voix… mais il y avait si longtemps qu’elle ne l’avait entendue… et ce son nouveau ne lui était pas plus désagréable que l’autre, au contraire. Elle répondit :

« Ma santé est excellente, merci. Celle de votre fils aussi. Je vois avec plaisir que, de votre côté, vous ne semblez pas avoir trop souffert de vos malheureuses aventures.

– Elles ont été terribles, Cécily. »

Il lui avait dit, à elle : Cécily ! À elle, à elle ! Il n’aurait jamais cru que c’était si facile que ça ! Il s’était dit bien souvent : « Jamais je n’oserai… lui dire… Cécily… comme ça… tout court… Il me semble que ce sera plus fort que moi ; que je lui dirai encore : « Mademoiselle » comme autrefois, quand je lui apportais sa viande bien persillée. » Et il lui avait dit : « Cécily ! » comme un homme dit à sa femme, quoi !… Désormais, tout lui parut facile. Le sang recommença à circuler librement dans ses artères glacées, et il allait s’enhardir quand « sa femme », qui était restée silencieuse quelques secondes, fit :

« Cécily ! Cela me semble drôle que vous m’appeliez Cécily avec la voix un peu nouvelle que vous apportez de là-bas… Vous ne m’avez jamais appelée Cécily, quand nous étions seuls ! »

Ça, par exemple, pensa Chéri-Bibi, ça n’est pas de chance. Comment donc pouvaient-il s’appeler entre eux, ces gens du monde ? Monsieur ? Madame ? C’était bien ridicule ! Oui, mais ils étaient fâchés ! Allons, Chéri-Bibi, c’est le moment de payer d’audace !

Et d’un léger mouvement, il se rapprocha de sa femme. Ses yeux rencontrèrent, sur le bras du fauteuil, une main exsangue qui tremblait. Alors, derrière ses verres fumés, il regarda bien cette femme et vit ses yeux profonds, ses arcades sourcilières creusées, le cerne de douleur et de peur, et s’aperçut que toute la fraîcheur du visage était récente, fausse et menteuse : de la poudre et du rose et du rouge, de la vie artificielle étalée sur les lèvres couleur de mort… Ses yeux se mouillèrent de pitié. Il pensa : « La pauvre femme ! » et il voulut prendre cette main, qui se retira.

Il en fut un peu décontenancé, mais son incommensurable amour lui versait maintenant des forces. Il dit :

« C’est vrai, c’est la première fois que je vous donne votre petit nom, Cécily… et vous me permettrez, désormais de vous appeler ainsi. Si cela ne vous choque point trop, cela me fera plaisir… Bien des choses ont changé depuis que nous nous sommes vus, mon amie… (Elle ne broncha pas à « mon amie ».) Oui, bien des choses… Je vous disais tout à l’heure que mes aventures avaient été terribles !…

– Je les ai connues par les journaux, monsieur… et par votre notaire… »

Ah ! elle m’a appelé « Monsieur ». C’est bien ce que je pensais ; ils se disaient « Monsieur » et « Madame » dans le particulier, réfléchissait Chéri-Bibi. Quel ménage !

« Oui, reprit-il, les journaux en ont parlé… et mon notaire… À ce propos, je tiens à vous remercier de l’empressement que vous avez mis à seconder ses efforts pour ma libération… Évidemment j’aurais pu, j’aurais dû vous écrire. Je ne l’ai pas fait pour la même raison qui m’a tenu éloigné d’ici depuis plus d’un an… Cécily, je voudrais me faire comprendre… Depuis longtemps je ne mérite plus votre intérêt… Certainement je me suis mal conduit avec vous ! »

Phrase malheureuse ! et que Chéri-Bibi regretta sur-le-champ en voyant la figure de sa femme changer tout à coup d’expression. Le masque de la politesse glacée avec lequel elle l’écoutait se transforma en une seconde, et ce fut avec une hauteur presque insultante qu’elle laissa tomber ces mots : « Vous dites, monsieur ? » (Chéri-Bibi pensa : « Tout de même, ce qu’il a dû lui en faire voir, le bougre, pour qu’elle me parle comme ça ! ») Et il baissa la tête sous le poids écrasant de la muflerie de l’autre.

Cécily, du reste, le regardait et l’écoutait sans le comprendre, car, après l’expérience qu’elle avait faite du marquis, elle était en droit de ne point même soupçonner la grandeur, la beauté, la générosité des sentiments que le bienfaisant amour avait fait naître dans le cœur de cet homme qui lui revenait après tant de traverses. Elle se demandait certainement « où il voulait en venir » et quelle épreuve nouvelle se préparait pour elle derrière cette attitude de bizarre repentir auquel elle ne pouvait croire, bien entendu.

L’homme dont elle portait le nom l’avait du reste habituée à tout redouter. Elle n’avait jamais cessé de trembler sous son joug. Après l’effroyable tyrannie dont il l’avait brisée, il était vraiment le bienvenu à dire : « Certainement, je me suis mal conduit avec vous ! » Décidément, le misérable n’avait aucun sens moral. Il allait peut-être lui demander « d’oublier » ! C’eût été le comble !

Or, justement, c’est ce que Chéri-Bibi ne manqua point de lui proposer, avec une diplomatie mondaine un peu sommaire dont il eût été bien excusable pour tout autre que pour Cécily.

Accentuant ce ton doucereux et larmoyant qui correspondait parfaitement selon lui à la situation présente et aux souvenirs des trahisons et méchancetés du marquis dont cette maison était pleine, il plaida avec une naïveté incroyable les circonstances atténuantes ou tout au moins les raisons qui pouvaient lui faire espérer, dans des temps plus ou moins prochains, le pardon.

Il s’étendait avec une pitié alanguie sur les dernières catastrophes qui lui avaient « ouvert les yeux ». Il avait subi une longue captivité chez les bandits. Il avait vu la mort de près. Il sortait d’une fièvre typhoïde : bref il s’attendrissait si parfaitement sur ses malheurs qu’il soupçonna que Cécily, dont il connaissait le bon cœur, devait, pour le moins, en être touchée.

Pour s’en assurer il osa lever les yeux du tapis dont il avait humblement apprécié les dessins pendant toute la durée de son triste discours ; peu à peu son regard s’enhardit jusqu’à revoir ces yeux tant aimés qui, tout à l’heure, l’avaient foudroyé de leur éclat orgueilleux : ils pleuraient !

Oui, Cécily, sa Cécily pleurait en l’écoutant ! Il avait donc su trouver le chemin de son cœur !

Pathétique et déjà ivre de sa victoire, ne sachant plus beaucoup ce qu’il faisait, le malheureux Chéri-Bibi se leva en balbutiant :

« Cécily !… Vous pleurez !… (Elle ne le voyait pas, car elle avait tourné la tête.) Pourquoi détournez-vous la tête ? N’ayez point honte de ces larmes qui prouvent votre bon cœur. (Ce disant, il s’approchait en tapinois.) Regardez, Cécily… Moi aussi, je pleure… (C’était vrai qu’il pleurait.) Cécily, laissez-moi vous embrasser… »

Il s’était vivement courbé au-dessus de cette tête adorée et déjà ses lèvres effleuraient en tremblant cette chevelure dont le parfum lourd achevait de le griser, quand, à son grand dam, Cécily, qui n’avait nullement soupçonné le mouvement de l’ennemi, le repoussa avec une rudesse singulière chez un être aussi fragile ; mais elle avait vu « de quoi il retournait » et ses forces en avaient été décuplées. Elle s’était levée, et rouge, haletante, superbe d’indignation sous cette tentative d’un chaste baiser comme sous le plus cruel outrage, belle comme jamais il ne l’avait vue belle, elle s’écria :

« Vous !… Vous voulez m’embrasser !… »

Il la regardait, médusé, anéanti, consterné. Heureusement pour leurs relations futures, que la jeune femme, dans sa colère, était incapable de mesurer un pareil abattement ; sans quoi, elle qui avait connu le marquis sous des aspects plutôt dominateurs, elle eût jugé qu’il était atteint maintenant par le gâtisme et qu’il n’y avait plus à s’occuper d’une aussi lamentable ruine.

Ah ! la colère de Cécily ! La jeune femme tamponnait rageusement ses belles paupières gonflées encore de ces larmes qui avaient si fâcheusement inspiré Chéri-Bibi. Et elle lui criait, à travers ses sanglots rauques, qu’elle ne voulait point laisser sortir devant son tyran et qui l’étouffaient :

« Me laisser embrasser par vous !… Moi !… À quoi pensez-vous ?… Êtes-vous devenu fou tout à coup ?… Avez-vous perdu la mémoire ?… Comment avez-vous pu penser que je me laisserais traiter comme l’une de ces filles que vous payez pour qu’elles soient toujours prêtes à subir vos caprices ?… Ah ! vraiment, vous m’avez vu pleurer !… Et votre monstrueux égoïsme a pu vous faire croire que je pleurais sur vous !… C’est sur moi, monsieur, que je pleurais !… Sur toutes les douleurs que je vous dois… sur toutes les hontes dont vous m’avez abreuvée !… Quand je pense que vous n’avez pas hésité à nous chasser brutalement, votre mère et moi, de votre maison !… du château du Touchais, dont vous étiez si fier, pour le donner à cette femme qui est votre maîtresse, et qui, hier encore, en plein bal, devant cinq cents personnes, par ses sourires, ses propos, toute sa grossière insolence, osait m’outrager… Quand je pense à tout cela !… Et quand je vous vois, par je ne sais quel mystère ou dans quel dessein, tenter de m’apitoyer, je me demande si je rêve !… Et vous avez voulu m’embrasser, vous ! Ah ! monsieur !… monsieur ! Mais vous savez bien que c’est impossible !… Mais vous savez bien qu’il y aura toujours entre nous une chose, quoi que vous fassiez, que je ne saurais oublier jamais ! jamais !… Souvenez-vous de la nuit de votre départ pour la Norvège ! »

« Mais qu’est-ce que j’ai encore fait, cette nuit-là ? » se demandait, atterré, le pauvre Chéri-Bibi.

« Certes !… vous êtes ici, chez vous !… Vous êtes le maître !… Restez, partez !… Faites ce que vous voulez… c’est votre affaire !… je n’y puis rien !… mais enfin monsieur, vous êtes un homme du monde… ou du moins, vous en affectez les manières. »

Cette dernière phrase fit rougir d’embarras et d’une certaine satisfaction le malheureux Chéri-Bibi.

« Eh bien… conduisez-vous, je vous prie, de telle sorte qu’une explication aussi superflue que celle que nous venons d’avoir ne se renouvelle plus !… C’est tout ce que je vous demande !… »

Elle était dans une agitation indescriptible. Elle répéta encore, mais cette fois en se soulageant du sanglot qui l’étranglait et en s’effondrant dans son fauteuil, presque pâmée :

« M’embrasser !… m’embrasser !… Lui ! lui !… »

Soudain, elle se redressa parce qu’on avait frappé à la porte. Elle se tamponna vivement les yeux et dit :

« Entrez ! »

C’était le domestique, qui restait sur le seuil, assez embarrassé, comme s’il n’osait faire part d’une commission qui le gênait.

« Eh bien, Jean ?…

– Madame la marquise, c’est le valet de pied de la baronne Proskof !… »

La marquise était devenue écarlate en entendant prononcer ce nom ; et elle fixait, avec une attention terriblement hostile, son mari dont elle constatait le sang-froid honteux. En vérité, ce nom n’avait point le don de l’émouvoir outre mesure, et l’insensé ne paraissait pas comprendre que ce nom-là, prononcé dans cette demeure, était une nouvelle insulte pour sa femme.

« Allons ! dites, Jean… que veut-il ?… interrogea-t-elle d’une voix sifflante.

– Mme la baronne Proskof a appris le retour de M. le marquis, et elle attend M. le marquis chez elle, à cause du bail.

– C’est bon ! c’est bon ! Qu’il dise à la baronne que j’y vais tout de suite… fit Chéri-Bibi avec un empressement qui lui valut une nouvelle « sortie » de Cécily.

– Allez donc, monsieur !… Là-bas, on ne saurait se passer de vous ! »

Et elle s’en alla, raide comme la justice, le laissant tout pantois. Cependant, la voyant disparaître, il eut un mouvement de révolte, et il l’arrêta pour lui dire :

« Madame, je tiens à vous prévenir que je reviens déjeuner.

– C’est comme vous voudrez, monsieur. Je vous le répète : vous êtes ici chez vous ! »

Et quand elle fut partie, il s’en alla à son tour, avec un petit geste sec de la main sur son chapeau, qu’il avait coiffé en bataille, et en bougonnant :

« Ah ! mais si elle croit que ça va se passer comme ça ! Elle est trop méchante, à la fin ! Et ce n’est pas encore elle qui me fera tourner en bourrique ! »