La vie, depuis quelques jours, semblait avoir repris son cours normal. La douairière allait de mieux en mieux. Cécily était radieuse. Après cette algarade, Chéri-Bibi s’était montré de plus en plus amoureux. Il faisait tout son possible pour chasser cette idée d’un docteur Walter qui n’eût pas été le docteur Walter, quand Cécily lui apprit un beau matin qu’il devait venir déjeuner avec eux.
La Ficelle n’était pas là. Depuis quelque temps, on le voyait peu. Il surveillait le restaurant du port.
Chéri-Bibi, à l’annonce que lui fit Cécily, ne marqua point un contentement extrême. Ce docteur avait beau n’être pas le Kanak, il lui ressemblait assez pour rappeler au faux marquis une période de sa vie qu’il eût voulu tout à fait oublier.
« Tu ne me parais pas enchanté de mon invitation, fit Cécily. Aurais-tu quelque chose contre notre ami ? (ainsi appelait-elle le docteur Walter).
– Non ! non ! ma chérie ; mais je suis si heureux quand je me trouve seul avec toi et mes enfants que l’annonce de la présence d’un étranger n’est jamais pour moi une bonne nouvelle.
– Le docteur Walter n’est pas pour nous un étranger. Et nous devons nous conduire avec lui au moins poliment. J’ai invité également sa femme. Cela ne te contrarie pas trop ?
– Sa femme ? Le docteur a donc une femme ?…
– Mais oui : elle est revenue des Indes. Je ne la connais pas. Et je ne savais même pas qu’elle fut arrivée ici ! Comme j’invitais le docteur à déjeuner, il se récusa en me disant justement que sa femme était aux Feuillages. Je ne pouvais faire autrement que lui dire de l’amener avec lui, que je serais enchantée de faire sa connaissance.
– Bien ! bien !
– Qu’est-ce que tu as ?…
– Moi ? Rien !
– Tu me parais tout drôle !
– Tout drôle ! Pourquoi ?… Pas le moins du monde !… Va pour le docteur Walter et son épouse… Après tout, nous ne pouvons vivre comme des sauvages !
– N’est-ce pas, mon ami… Tiens ! justement, je crois que les voici !… (On sonnait à la barrière.)
– Ah ! bon, je vais aller faire un bout de toilette et embrasser le petit Jacques. À tout à l’heure, Cécily !
– À tout à l’heure ! Eh bien ! tu ne m’embrasses pas ?
– Ma chérie !…
– Écoute, Maxime… tu n’es pas malade ?… Tu me parais changé depuis quelques jours, depuis ton évanouissement… Tantôt tu as des accès de tendresse… et tantôt tu es distrait, distrait !…
– C’est une idée, Cécily ! C’est une idée ! »
Et comme on entendait des pas sur le gravier du jardin, il s’enfuit. Il courut dans son appartement et se laissa tomber dans un fauteuil. Une glace était devant lui. Il vit qu’il était tout pâle.
« Ah ça, mais, qu’est-ce que j’ai ?… »
Il eût pu regarder par la fenêtre de sa chambre ce qui se passait dans le jardin. Chose singulière, il n’osa pas. Il était sous le coup d’un grand malheur inévitable. Et fiévreusement, il regardait le moment d’acquérir la triste certitude de l’irrémédiable catastrophe. Enfin il poussa un soupir, se raisonna, argua vis-à-vis de lui-même qu’il était stupide de se mettre dans un état pareil parce qu’il allait recevoir à sa table un docteur qui ressemblait au Kanak, lequel docteur était accompagné de sa femme. Pourquoi le docteur n’aurait-il pas été marié ? Qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ?
Il se releva, fit quelques pas, se plongea la tête dans une cuvette, se traita d’imbécile, fit sa raie, tira ses manchettes, toussa, dit tout haut : « Allons, monsieur le marquis, ne faites pas l’enfant ! » et descendit.
Mais en approchant du salon où il entendit des voix, il se mit à trembler sur ses jambes. Enfin il se força à pousser la porte et il se trouva en face des deux invités qui s’étaient levés. Heureusement qu’il tenait encore le bouton de la porte ! Il put s’y appuyer. Il avait devant lui la Comtesse !… avec des cheveux rouges acajou au lieu de ses admirables cheveux noirs, mais la Comtesse !… et, naturellement, il ne douta plus, cette fois, de la personnalité du docteur !
« Ah ! mon Dieu ! comme tu es pâle ! » s’écria Cécily.
Ils se précipitèrent tous les trois vers lui pour le soutenir. Mais déjà il s’était redressé :
« Rien ! Rien !… j’ai eu… un éblouissement… je vous demande pardon, madame… »
Il essayait de réagir, de faire le fort, de froncer les sourcils. Il eût voulu paraître, dans l’instant, redoutable. Mais il faisait plutôt pitié. Cécily se désolait, expliquait que son mari, depuis un certain temps, était très mal portant ; et elle demandait au docteur de venir l’étudier sérieusement, de prescrire un régime.
Chéri-Bibi l’interrompit, assura sa voix, puisa dans l’ardente contemplation de sa femme une force nouvelle et la résolution ardente de faire face au danger.
« Ne parlons plus de cela, du moins pour le moment, docteur ! prononça-t-il. La marquise ne vous a pas invité à déjeuner pour me donner une consultation ! Je vous dirai que je n’ai pas pris le temps de déjeuner ce matin, et de là peut-être, est venu mon malaise. J’ai une faim de loup ! J’espère, madame, que vous avez également bon appétit. Vite, à table ! Docteur, offrez votre bras à ma femme ! »
Et il tendit le sien à la Comtesse, qui s’y appuya avec un énigmatique sourire.
Ils passèrent dans la véranda, où le couvert était mis.
Chéri-Bibi avait à sa droite Mme Walter. Il osa la regarder. Il osa lui parler. Il la questionna sur son grand voyage, et pendant qu’elle lui décrivait avec complaisance les splendeurs du Gange et les curiosités de Bénarès, il s’étonnait de ce qu’elle fût restée si jeune et si belle.
Il soutenait sans broncher l’éclat de son regard.
Il se rappelait qu’elle l’avait aimé et qu’il l’avait méprisée. Il se disait qu’elle aussi avait une vengeance à tirer de lui. Mais maintenant que le premier coup était porté, il se sentait la force de lutter.
Une haine féroce commençait de l’entreprendre contre ces deux êtres qui venaient l’attaquer si délibérément, en plein bonheur. Oui, oui, il allait se remettre à l’ouvrage ! Puisqu’il le fallait ! Et il ne reculerait point devant la besogne ! Les misérables l’auraient voulu ! Tant pis pour eux ! Chéri-Bibi leur montrerait ce qu’il était encore capable de faire, même dans la peau d’un marquis du Touchais !
Ainsi il avait à côté de lui, à sa table, dans sa villa de La Falaise, en face de sa femme, de son ange adoré, cette misérable, cette fleur de bagne, cette fille à forçats et à artoupans, qui épouvantait les plus endurcis, par sa férocité, lors de la révolte du Bayard, et amusait les plus cyniques par son extraordinaire argot.
Elle l’avait aidé, évidemment, lors de son évasion des fers, il lui était difficile de l’oublier, mais c’était encore poussée par la plus vile des passions, par le vice qui lui faisait désirer tenir dans ses bras cette renommée de crimes, cette gloire de sang qu’était alors Chéri-Bibi ! Pouah ! M. le marquis du Touchais en avait la nausée !
Rien qu’à la pensée qu’il avait pu jadis frôler cette fille, et qu’il avait été dans la nécessité de repousser ses audacieuses caresses, le rouge de la honte lui montait au front ! Et cela faisait sa dame, sa mijaurée, avait de belles manières, étonnait Cécily et le marquis du Touchais lui-même par son aplomb et son élégance et son langage choisi, précieux, presque ridicule de mignardise !
Les femmes savent dissimuler ! Tout assoiffée de vengeance qu’elle devait être contre Chéri-Bibi, contre le bonheur de Chéri-Bibi, contre cet amour qu’il avait pour une autre et qu’il lui avait refusé à elle, elle lui souriait, faisait l’aimable ! Quel monstre ! pensait M. le marquis du Touchais.
Dans le même moment, il sentit qu’un genou frôlait le sien. Il s’écarta un peu. Mais le genou le suivit, fit pression, et un petit pied vint se poser sur le sien.
Cette fois, Chéri-Bibi ne bougea plus, ne parla plus. Il paraissait changé en statue.
Eh bien, elle en avait du toupet ! Devant Cécily ! à deux pas de sa femme ! Et il était obligé de subir ce rapprochement odieux pour éviter tout scandale ! Il lui parut qu’il commettait lui-même un sacrilège en acceptant ce petit pied sur le sien, sous le toit conjugal, lui honnête époux et honnête père de famille ! Et cependant, il ne rejeta point, non seulement pour éviter des mouvements qui eussent pu donner l’éveil à ce cher ange, mais encore parce qu’il lui venait tout à coup à l’idée que la Comtesse l’aimait toujours et n’avait point renoncé à conquérir ses faveurs.
S’il en était ainsi, sa défense contre le Kanak devenait plus facile. Il pourrait peut-être se faire de cette femme une alliée, quitte à s’en délivrer selon les moyens du moment quand il se serait débarrassé de l’autre !
Ce qu’il lui convenait d’apprendre le plus tôt possible, c’est ce qu’il avait exactement à redouter, ce que l’on avait préparé contre lui, le plan du Kanak, en un mot. La Comtesse, s’il se montrait habile, finirait peut-être par le lui dévoiler tout à fait !
Il répondit à la pression de ce pied par un mouvement sympathique et il vit aussitôt que sa voisine lui en était reconnaissante, dans le regard, dans l’inflexion de la voix, dans toute une attitude qui ne se gardait même pas assez. Heureusement que la pure Cécily était à mille lieues de se douter d’une monstruosité pareille !
Tout de même, Chéri-Bibi eut peur, et tout doucement il retira son pied de sous celui de la Comtesse. Mais celle-ci, dans le même moment, sans doute pour qu’il n’ignorât rien de la fièvre qu’il lui communiquait, mit sa main sur celle du marquis, sa petite main brûlante, et lui dit sur le ton le plus encourageant :
« Et vous, monsieur le marquis, vous aussi, vous avez beaucoup voyagé ? Personne n’a encore oublié cette terrible histoire du Bayard ! Vous avez été prisonnier des forçats ! Ah ! que je voudrais vous entendre nous raconter vos aventures ! J’en ai déjà le frisson ! »
Le docteur Walter n’hésita pas à joindre sa prière à celle de sa femme et il fallut que Chéri-Bibi bon gré, mal gré, s’exécutât !…
Le docteur Walter lui demanda même des détails sur le fameux Chéri-Bibi et aussi sur le Kanak !…
« Mais il y avait aussi une femme à bord, une femme que l’on appelait la Comtesse, je crois ? fit Mme Walter en reprenant, d’autorité, le pied de Chéri-Bibi.
– Oui, madame, répondit le marquis qui eût voulu pouvoir les étrangler tous deux, illico, sur place. Oui, c’était justement la femme du Kanak.
– Était-elle belle ?
– Mon Dieu ! madame, elle était, ma foi, très jolie…
– On a dit que c’était une ancienne femme du monde ?
– On l’a dit, madame…
– On a dit aussi qu’elle aimait Chéri-Bibi. Est-ce vrai ?
– Je n’en sais rien, madame. Elle ne m’a point fait ses confidences… Je crois cependant que Chéri-Bibi avait une certaine sympathie pour elle. »
Remerciement du pied de Mme Walter, sous la table. Honte de Chéri-Bibi, qui n’osa plus regarder du côté de Cécily et qui s’estima le dernier des hommes, le plus indigne des goujats !… Ah ! les bandits !… Ils le lui paieraient tous deux !…
« Est-ce que Chéri-Bibi est réellement mort ? » demanda brutalement le docteur en regardant bien en face le marquis.
Celui-ci ne baissa point les yeux. Et il répliqua d’une voix si grave que Cécily en fut tout étonnée :
« Oui, docteur, oui… Chéri-Bibi est mort ! Je l’ai vu moi-même jeter à la mer, dans son sac funèbre, alors que depuis quelques jours déjà il n’était plus qu’un cadavre. Sa sœur, qui habite dans le pays, a assisté comme moi aux tristes obsèques de ce célèbre bandit. Il est mort ! Et je vous prie de croire qu’il ne ressuscitera plus !
– Pourquoi dis-tu cela, mon ami ? demanda Cécily, qui ne comprenait point l’importance ni l’opportunité de cette affirmation…
– Parce que, Cécily, le docteur Walter semble en douter…
– C’est, mon cher hôte, répliqua le docteur avec un sang-froid au moins égal à celui du marquis, c’est que Chéri-Bibi est un être si extraordinaire qu’on a peine à s’imaginer une fin aussi… naturelle. D’autres l’ont dit avant moi. Tenez ! il y avait ici il y a deux ans – et il vient peut-être toujours à Dieppe – il y avait ici un inspecteur de la Sûreté…
– Un nommé Costaud sans doute ? demanda Chéri-Bibi avec une candeur désarmante.
– Oui, c’est cela : Costaud. Eh bien, M. Costaud ne pouvait croire à la mort de Chéri-Bibi. On avait beau lui dire ce que vous nous avez répété, il répondait invariablement : « Chéri-Bibi n’est pas mort ! Il avait intérêt à disparaître… Il a trompé tout le monde sur son bateau, comme autrefois il avait trompé tout le monde au bagne. Et vous verrez, ajouta-t-il, que l’on apprendra quelque jour qu’il a échappé à la mort comme il s’est enfui de Cayenne. Il réapparaîtra sous un autre nom ou sous une autre figure. » Et ce M. Costaud paraissait bien sûr de son affaire en disant cela.
– Tout est possible, fit la Comtesse, mais ce n’est rien moins que sûr… C’est ce que nous appellerons une supposition gratuite », ajouta-t-elle en se tournant du côté de Chéri-Bibi et en le regardant de telle sorte que celui-ci vit bien qu’elle était déjà avec lui et qu’il ne dépendait que de lui de jouer la partie avec elle contre le Kanak.
Il la remercia tout doucement, sous la table, avec son pied. Et il reprenait espoir, en dépit de l’audace infernale avec laquelle le docteur Walter insistait :
« Mon amie, je vous assure que l’on ne sait jamais ce qui peut arriver avec ces gens-là. Qui nous dit que nous ne le côtoyons pas tous les jours, que nous ne le frôlerons pas au Casino ? Costaud me disait : « Je ne désespère pas de revoir Chéri-Bibi à Dieppe. C’est son pays. Ce fut le théâtre de ses premiers exploits. Il y reviendra. » Je vous avouerai que moi, qui adore les romans-feuilletons français et qui me délasse dans leur lecture de mes travaux quotidiens, je vous avouerai que cela m’amuserait beaucoup… Voyez-vous qu’on l’arrête, un soir, en plein Casino ! On croyait avoir affaire à un comte, à un baron ou à un marquis… et c’était Chéri-Bibi !
– Vous avez beaucoup d’imagination, docteur ! » fit le marquis un peu pâle.
Et il se leva. Le café était servi au jardin. Cécily et le docteur s’en furent les premiers. Assurée qu’elle était de n’être point vue, la Comtesse fit signe à Chéri-Bibi de rester un peu en arrière.
« Il en sera quitte pour son imagination », murmura-t-elle entre les dents, mais suffisamment haut pour que le marquis l’entendit.
Comme elle avait pris son bras, Chéri-Bibi lui serra tendrement la main.
« Je t’aime toujours ! lui souffla-t-elle.
– Qu’es-tu venue faire ici, la Comtesse ? demanda Chéri-Bibi en retardant encore sa marche.
– Te sauver, Chéri-Bibi !… Te sauver si tu as un peu pitié de moi ! Ils ont préparé contre toi une chose effroyable !
– Qui, ils ?
– Lui, et Petit-Bon-Dieu !
– Je m’en doutais. Les misérables !…
– Mais rien n’est perdu encore si tu m’écoutes !…
– Je tuerai le Kanak, la Comtesse !
– Cela ne te sauvera pas ; il a pris ses précautions, je le sais. C’est lui qui me l’a dit. Il a écrit toute ton histoire et fait son testament dans lequel il révèle ta vraie personnalité et donne les moyens de s’en procurer les preuves. Le tout a été mis sous enveloppe cachetée qui sera ouverte le jour de sa mort.
– Alors je ne peux pas le toucher ?
– C’est pourquoi il se croit si fort ! Regarde-le ! Je le déteste !
– Je suis perdu, la Comtesse !
– Faut voir !… M’aimeras-tu ? »
Chéri-Bibi n’eut pas à lui répondre. Cécily s’était retournée sur eux et les appelait. Pendant qu’elle servait le café avec sa grâce coutumière, son mari la regardait aller et venir sans plus dissimuler son profond accablement. Ce que venait de lui révéler la Comtesse lui coupait bras et jambes. Il était désarmé : le Kanak pouvait tout contre lui. Il serait dans ses mains comme un jouet. Le Kanak serait son maître, son tourmenteur, son bourreau, et il lui était défendu, à lui, Chéri-Bibi, de penser à s’en débarrasser. Son crime serait le signal de sa défaite, de sa ruine.
Ah ! le Kanak « s’était gardé à carreau » ! Et Chéri-Bibi devrait le subir jusqu’au dernier sou, jusqu’à ce qu’il l’eût dépouillé, lui et les siens ! Pauvre Cécily ! Pauvre petit Jacques !
Chéri-Bibi avait glissé l’une de ses mains sous son gilet, sous sa chemise, et ses ongles déchiraient sa poitrine, striaient de rouge les infâmes et indélébiles marques bleues qui faisaient de lui un Chéri-Bibi pour la vie et même par-delà la mort !
Cécily et le docteur s’étaient éloignés un instant pour juger du coup d’œil que l’on avait du haut d’un tertre d’où l’on apercevait la mer.
« Mais enfin, gronda l’impuissant Chéri-Bibi, quand il se vit seul à nouveau avec la Comtesse, mais enfin, combien d’argent veut-il ?
– Tout !
– Et qu’est-ce qu’il me restera à moi ?
– C’est ce que je lui ai demandé. Il m’a répondu qu’il te resterait ton amour pour ta femme. Si tu l’aimes bien, Chéri-Bibi, te voilà consolé !… Et finalement, c’est moi qui n’aurai rien ! Oh ! je le vois bien, va, j’ai vu comme tu la regardais tout à l’heure !…
– Ne parle pas de ça, ça ne te regarde pas !… »
Il lui jeta cette phrase avec tant de férocité qu’elle lui murmura dans un extraordinaire transport :
« Ah ! je te retrouve presque comme dans le temps, quand il ne t’avait pas enlevé ta gueule, Chéri-Bibi !… Eh ben, va, tout n’est pas dit entre nous trois ! Je le déteste et je t’aime ! Le reste viendra à son heure… Faut pas désespérer de la Providence !
– Enfin ! qu’est-ce que vous avez manigancé ? Tu peux toujours bien me le dire ! Comment est-il venu il y a deux ans ? Il avait donc quitté tout de suite le Bayard ?
– Oui, tout de suite après toi ! Et nous sommes revenus en France où l’on pensait bien te retrouver. Il avait naturellement toujours pensé au grand chantage. Pour lui, le million ne comptait pas ! L’œuvre de sa vie, c’était toi ! Il l’avait ratée avec tant d’autres !… Tu penses bien qu’il n’allait pas te lâcher, après avoir réussi ta figure ! Non ! le million ne comptait pas ! Et il l’a bien prouvé en le perdant en un mois à Monte-Carlo. C’est alors qu’il est venu s’installer ici, croyant que tu arriverais bientôt !
– Et toi ?
– Moi ! je partais pour les Indes avec un riche commissaire du gouvernement anglais. J’aimais mieux m’en aller. Je ne voulais pas assister à ce qui allait se passer. Ça me faisait trop de peine. Et puis, je pensais toujours à toi. Tu m’as toujours traité comme une chienne. Mais je t’ai dans la peau !… Ah ! ne dis rien, je ne te demande rien, Chéri-Bibi !… J’attendrai !… mon jour viendra !
– Les bandits ! » grondait en lui-même Chéri-Bibi.
Il aurait voulu avoir un couteau au bout des ongles pour se l’entrer dans les chairs, pour se déchirer, pour se punir de s’être mis ainsi, lui qui se croyait arrivé au sommet du bonheur, entre ces deux êtres qui allaient le broyer !
La Comtesse, les yeux fixés sur le Kanak et la marquise qui discutaient encore là-haut du paysage et s’extasiaient sur le panorama, continuait sa brève histoire en phrases rapides : « C’était le Kanak qui lui avait présenté son lord, aux fins de « le vider », car, en attendant que le grand coup du marquis réussît, il fallait de l’argent. Et elle n’avait cessé de lui en envoyer des Indes. Cet homme la tenait à cause de leur passé commun effroyable. Le lord était mort, laissant la forte somme à la Comtesse, et le Kanak, instruit par sa police, une police internationale de bagne, la meilleure de toutes, était venu la rejoindre au moment où elle espérait pouvoir s’en débarrasser. Depuis un an, on mangeait l’argent du lord. Maintenant qu’il n’y en avait plus, on reprenait le coup du marquis. »
Et cette fois, le Kanak était bien décidé à se faire riche pour toute sa vie !… Voilà le plan ! Il était simple.
« Faudra que tu passes par tout ce qu’il voudra, mon pauvre Chéri-Bibi ! Ah ! tu avais pensé à le tuer ! Mais tu ne peux pas le tuer !
– Je ne peux ni le tuer, ni me tuer, car je sais ce qu’il ferait après ma mort !
– Il ferait chanter ta femme, la main sur ton cadavre, en lui révélant que le fils du marquis du Touchais est le fils de Chéri-Bibi…
– Ah ! tais-toi ! tais-toi ! râla Chéri-Bibi… et il eut, après un silence affreux, une sorte de rugissement sourd : Fatalitas !
– Prends garde ! voilà ta femme ! Je disais à votre mari, marquise, que vous aviez une propriété charmante. Oh ! charmante !… La vue y est adorable, et l’air y est exquis. Ça n’est pas comme aux Feuillages où nous vivons dans une humidité pénétrante. Je ne sais pourquoi mon mari est allé chercher cette masure dans le chemin creux. Ce n’est pas un chalet, chère madame, c’est une éponge !… une éponge, je vous assure ! Le docteur, qui est arthritique, m’en dira des nouvelles. Gare aux rhumatismes, mon ami !…
– Si j’étais assez riche, fit le docteur, j’achèterais au marquis sa villa de La Falaise, en admettant qu’il voulût bien la vendre. En attendant, chère amie, si tu le veux bien, nous allons prendre congé et retourner aux Feuillages, mon courrier m’attend !
– Madame, disait Cécily, chaque fois que vous voudrez nous faire le plaisir de venir nous voir, vous serez la bienvenue à la villa de La Falaise… »
Au moment du départ, Cécily et le docteur, parlant de la santé de la marquise douairière, laissèrent seuls encore un instant Chéri-Bibi et la Comtesse. Celle-ci se pencha rapidement à l’oreille du marquis.
« Je veux voir, fit-elle, si tu es toujours Chéri-Bibi ou un marquis à la manque ! Le testament se trouve chez Petit-Bon-Dieu, au premier étage du restaurant du port, dans un vieux secrétaire en acajou ! Prends le testament d’abord ! Tue le Kanak ensuite… et nous causerons ! »
Cécily venait à elle, lui tendant la main :
« À bientôt, j’espère, chère madame…
– À bientôt, marquise… »