« Tu dis !… hurla Pont-Marie en faisant un bond sur son fauteuil et en usant d’une force insuffisante pour le délivrer de ses liens… Qu’est-ce que tu dis ?…
– Je dis que tu es l’assassin de mon père !
– Eh bien, et toi ! ! !
– Comment, moi ?… interrogea Chéri-Bibi, interloqué.
– Ah ça ! gronda l’autre, qui tremblait de rage dans son filet de cordes, et dont la face menaçante, toute la figure révoltée, se dressa contre le visage du faux marquis du Touchais… ah, ça !… tu sais qu’il ne faudrait pas jouer longtemps ce jeu-là avec moi, mon petit !… et si tu espères te débarrasser de ton ami Pont-Marie par ce moyen, il faut que tu aies complètement perdu la tête !… Hein ! ce n’est pas sérieux.
– C’est si sérieux, reprit l’autre, mais d’une voix moins assurée, car il y avait dans les phrases furieuses de Pont-Marie quelque chose qu’il ne comprenait pas bien… c’est si sérieux que M. Costaud est en bas avec ses agents pour te mettre la main dessus et que rien ne peut plus empêcher, à cette minute, que tu ne reçoives le châtiment que tu as bien mérité !… assassin !… maître chanteur !… »
Pont-Marie ouvrait des yeux énormes, essayant de comprendre la conduite du marquis du Touchais à son égard et le considérant comme un fou. Il finit par ricaner :
« Non ! non ! tu ne feras pas cela !… Tu me prends pour un autre ! Et tu ne réveilleras pas une histoire pareille !… Tu ferais mieux de me donner les cent mille francs, va… et de me laisser filer !… Tu ne parviendras pas à me faire peur !… Tout ton prisonnier que je suis, je reste plus fort que toi !…
– À cause ?
– À cause que tu sais bien que je ne me laisserai pas faire !… Tu as beau avoir la mémoire courte, mon garçon… tu n’as pas oublié que lorsque j’ai donné le coup de couteau, c’est toi qui me tenais la chandelle ! »
Cette fois, ce fut le tour de Chéri-Bibi de bondir, car il était sur le point de comprendre, et l’horreur d’une situation qu’il s’était créée lui-même, sans s’en douter, faisait déjà que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Il s’était penché sur Pont-Marie et lui soufflait, l’écume aux lèvres :
« Tu mens !… Tu mens !…
– Ça ne prend pas ! répliquait l’autre… Non !… Non !… ça ne prend pas ! Tu tairas ta g… ou je jaboterai !
– Tu mens !… continuait de râler Chéri-Bibi… Tu sais bien que tu mens !… »
Mais Pont-Marie lui lançait, de sa lèvre mauvaise et rageuse :
« Si tu y tiens absolument, tout le monde saura que le véritable assassin du marquis du Touchais, c’est son fils ! »
Chéri-Bibi lâcha Pont-Marie et recula en faisant entendre un rauque gémissement. Haletant, hagard, il fixait son prisonnier, qui continuait, sombre et railleur maintenant, et sûr de lui :
« Moi, vois-tu… je n’ai jamais été que ton complice ! Et tu le sais bien !… Et ce n’est que pour te sauver que j’ai donné ce coup de couteau-là !… Ce sont des choses qui ne s’oublient pas, cher ami !… Allons, délivre-moi et reconduis-moi gentiment jusqu’à ta porte, sans casse autant que possible… Nous reprendrons cette conversation un autre jour… Ce soir, vois-tu, mon pauvre Maxime… tu es un peu maboul ! »
Et comme l’autre, qui semblait maintenant être changé en statue, ne bougeait pas, il reprit brutalement :
« Allons, dépêche-toi !… Qu’est-ce que ça signifie, une comédie pareille ?… Tu as voulu m’intimider, dis ?… Tu ne veux plus raquer ?… Ah ! depuis que tu es revenu, tu es salement avare !… Et tu trouves sans doute que je t’ai déjà coûté trop cher… Imbécile !… Rappelle-toi le temps où tu étais pourri de dettes, où nous ne savions plus où trouver un billet de mille… Rappelle-toi le soir où tu m’as dit : « Le père Bourrelier est allé toucher la forte somme, cet après-midi, à Dieppe… Il a le porte-monnaie bien garni… » Rappelle-toi comme, sur tes indications toujours, je l’ai attaqué sur la falaise… Rappelle-toi notre colère en constatant que ce fameux portefeuille ne contenait qu’une somme insignifiante à côté de ce dont nous avions besoin, si bien que je regrettais le coup pour lequel on recherchait déjà ce pauvre petit Chéri-Bibi… Rappelle-toi cet autre soir – le soir suivant – où tu m’as dit : « Nous n’avons plus qu’à voler mon père ! » et où tu m’as envoyé ce petit mot qui me donnait rendez-vous la nuit, dans le parc du château, en me recommandant d’apporter tout ce qu’il fallait !…
« Bon Dieu ! tu tremblais assez, cette nuit-là, quand tu es venu me rejoindre ! Ah ! je vais te rafraîchir la mémoire, moi !… Oui, j’avais apporté tout ce qu’il fallait… J’avais même apporté le couteau dont j’ai frappé ton père, quand il est venu nous surprendre au début de l’opération et que tu le maintenais, et que j’ai cru que vous alliez vous étrangler tous les deux… Rappelle-toi comme je lui ai fait lâcher prise… et comme il était temps !… et comme tu claquais des dents en me cachant dans ta chambre, sous ton lit, pendant que nous écoutions les bruits de la maison et que l’on arrêtait ce Chéri-Bibi du ciel qui nous sauvait !… Eh bien, qu’est-ce que tu as !… Qu’est-ce qu’il te prend ?… Tu te trouves mal !…
– Fatalitas ! gémissait Chéri-Bibi en s’effondrant sur le coin d’un canapé et en s’arrachant les cheveux… Fatalitas ! J’ai pris la peau d’un honnête homme, et c’était encore un assassin !… »
Il avait prononcé cette phrase bizarre à laquelle Pont-Marie ne pouvait naturellement rien comprendre, avec une si immense désespérance, un accent de douleur si surhumain que Pont-Marie crut cette fois que le marquis avait tout à fait perdu l’esprit. Il le vit se dresser encore, pousser un soupir effrayant, lever au plafond des mains tremblantes aux doigts crispés sur une invisible proie… et crier d’une bouche de folie : « J’ai tué mon père ! J’ai tué mon père !
– Eh bien ! ne le crie pas si fort ! et si ça te fait tant d’effet que ça qu’on te le dise, laisse-moi partir !…
– Mon fils à un père assassin !…
– Ah ! il est tout à fait fou !… laisse-moi partir, entends-tu ?.
– Oui ! oui !… fit Chéri-Bibi tout à coup, en se passant les mains sur le visage comme s’il voulait chasser les ombres hideuses qui l’assiégeaient… oui… oui… va-t’en ! Il faut que tu t’en ailles !… Il ne faut pas que l’on t’arrête ! Il ne faut pas que tu parles !… Il faut que tu te taises pour toujours !… pour toujours !… »
Ces deux derniers mots « pour toujours » lui embrasèrent soudain le cerveau, semblèrent lui indiquer tout à coup le seul geste qui pût vraiment, cette fois, le délivrer !… Ses yeux regardèrent férocement Pont-Marie ! « Et si je te tuais… tu ne parlerais plus jamais !… jamais !… »
Pont-Marie le vit s’avancer sur lui si décidé qu’il pâlit atrocement et se crut perdu. Il lui jeta :
« Prends garde !… Mon cadavre pourra t’embarrasser ! Est-ce que j’ai parlé depuis si longtemps ! si longtemps !… Est-ce que je n’ai pas, comme toi, intérêt à me taire ? Personne ne sait rien !…
– Voilà ce qui te trompe ! Il y a quelqu’un qui sait !… quelqu’un qui est là !… quelqu’un qui est venu te dénoncer !… quelqu’un qui parle peut-être en ce moment aux magistrats que j’ai fait venir moi-même… qui donne ton signalement aux agents dont j’ai entouré moi-même ce château !… Quelqu’un à qui tu crieras : « J’ai assassiné le père, mais son fils était mon complice !… » Tu vois bien qu’il faut que tu meures !…
– Eh ! ce que tu dis est impossible ! gronda sourdement Pont-Marie, impossible !… Qui est ce quelqu’un-là ?… Qu’est-ce que tu inventes encore là ? Quelle preuve peut-il avoir ?… Il s’en serait servi depuis longtemps !…
– C’est Reine !
– Reine ! la dame de compagnie de ta mère !
– Elle-même !… Rappelle-toi comme elle s’est évanouie quand tu t’es avancé vers elle à l’enterrement !
– Mais, triple insensé que tu es, si elle sait que j’ai tué le marquis, elle sait également que tu m’y as aidé !…
– Le crois-tu ? demanda franchement Chéri-Bibi en s’enfonçant les ongles dans les chairs de ses joues, qui en furent ensanglantées…
– Si je le crois ! Mais comprends donc que si vraiment elle sait, elle n’a attendu, pour parler, que la mort de ta mère !
– Misérable que je suis !… C’est en effet le jour de l’enterrement de la marquise qu’elle a dit qu’elle parlerait !…
– Tu vois !… s’il n’y avait eu que moi, il y a beau temps qu’elle m’eût dénoncé !… Eh bien, allons, il faut fuir… fuir tous les deux !…
– Attends ! quelle preuve a-t-elle ?…
– Est-ce que je sais, moi ? Avant de l’amener ici et de me ficeler comme un saucisson, vois-tu, Maxime, tu aurais dû le lui demander !…
– Assez, ne raille pas !… Nous n’avons pas un instant à perdre !… Mon Dieu ! réfléchissons ! Il faut… il faut que Reine ne parle pas !… Si elle a une preuve, il faut qu’elle ne la montre pas !…
– Mais enfin… toi qui es si bien renseigné, tu ne sais rien !… La nuit du crime, elle nous a peut-être vus !… mais ce n’est pas suffisant, cela ! ça n’est pas une preuve !…
– Je sais qu’il y a un… portefeuille…
– Un portefeuille ! s’écria Pont-Marie… le portefeuille du père Bourrelier !…
– Et sais-tu ce qu’il y a dans ce portefeuille ?
– Attends donc !… Oh ! misère !… j’y suis… ce ne peut être que ce billet que vous avons tant cherché !… tant cherché avec le portefeuille du père Bourrelier dans lequel je l’avais mis, pour te le rapporter comme tu me le demandais… ce billet dans lequel tu me donnais rendez-vous pour la nuit au château du Touchais ! Oui, c’est ce mot-là qu’elle a ! Ah ! nous l’avons assez cherché ! Nous avons fini par croire que je l’avais perdu en mer avec le portefeuille, car pour venir, j’avais pris à Dieppe une petite barque… Eh bien ! c’est ce mot-là qu’elle a ! C’est sous le lit de ta chambre, vois-tu, que je l’avais perdu !… c’est là qu’elle l’a trouvé !…
– Fatalitas ! gronda Chéri-Bibi.
– Eh bien ! mon vieux, nous sommes f… ! F… f… ! Ah ! coupe mes cordes, n… de D… ! Il ne faut pas qu’elle parle ! ou nous sommes f… tous les deux !… tous les deux !… Ce n’est pas moi qu’il faut tuer, mon vieux, c’est Reine !… »
Pendant que Pont-Marie parlait, les yeux de Chéri-Bibi chaviraient… il se sentait suffoquer… étouffer… il était perdu ! Il arracha sa cravate, fit : « han ! » et l’on n’eût pu dire s’il expirait ou s’il revenait à la vie… Toutes choses autour de lui tournaient… Cette phrase dansait en lettres rouges sur le mur blanc : « Ce n’est pas moi qu’il faut tuer, c’est Reine ! » On frappa à la porte… Il tressaillit. Il avait reconnu cependant la manière de frapper de la Ficelle. Il alla lui ouvrir : c’était bien lui !… Il avait une lettre à la main.
« De la part de Reine, pour monsieur le marquis », dit-il.
Chéri-Bibi prit la lettre, et pendant que la Ficelle ouvrait des yeux et une bouche énormes en apercevant Pont-Marie dans un fauteuil, ficelé comme un boudin, il lui dit d’une voix sourde :
« Prie Reine de monter !…
– Bien, monsieur le marquis !…
– Tu entends ! Il faut qu’elle monte !
– Bien, monsieur le marquis !… »
Alors Chéri-Bibi referma la porte, s’adossa au mur, et, d’une main qui tremblait comme celle d’un vieillard alcoolique, il déchira l’enveloppe. Il avait reconnu du papier de chez lui… comme il en avait sur le bureau du petit salon… Reine avait écrit ce mot à la minute même… Peut-être se ravisait-elle ? Peut-être ne voulait-elle plus parler maintenant ?… Ses yeux brouillés déchiffraient avec peine l’écriture. Enfin il lut :
« Monsieur le marquis, je connais votre crime et celui de M. de Pont-Marie. Inutile, n’est-ce pas, que je précise lequel ? Je me suis tue tant que Mme votre mère a vécu, car je lui étais tellement dévouée, et je l’aimais tant, que, pour lui garder la paix et l’honneur de ses derniers jours, je crois bien lui avoir fait le sacrifice du repos de mon âme. J’ai laissé condamner sciemment un innocent. Mais l’heure de l’expiation a sonné. Je suis venue ce soir chez vous, monsieur le marquis, sachant que j’y trouverais des magistrats, dans le dessein de vous dénoncer à la justice des hommes. Cependant, en pénétrant dans ce vieux château où j’ai vécu tant d’années dans une famille respectée, mon cœur a été saisi de pitié, et je me suis dit qu’il suffirait peut-être d’aider la justice de Dieu !… Monsieur le marquis, j’ai la preuve de votre crime : je jure sur la tombe de ma chère maîtresse, votre mère, que je détruirai cette preuve si vous avez le courage de vous châtier vous-même. Il faut vous tuer, monsieur le marquis !… »
Chéri-Bibi mit la lettre dans sa poche.
« Eh bien ! demanda Pont-Marie, que dit-elle ?
– Rien qui te regarde, répondit l’autre, très pâle. Elle ne parle même pas de toi !…
– Qu’est-ce que je te disais ?… Elle n’attendait que la mort de la vieille, bien sûr !… Ah ! la garce !… Allons, Maxime, détache-moi… mais détache-moi, n… de D… ! Tu vois bien qu’il faut se carapater !…
– Attends donc ! fit Chéri-Bibi d’une voix effroyablement lugubre : elle va peut-être monter !
– C’est notre dernier espoir ?
– Oui !… »
On refrappa à la porte. C’était la Ficelle qui revenait avec la réponse de Reine.
La bonne vieille demoiselle était toujours au salon avec sœur Sainte-Marie et déclarait qu’elle ne voulait pas monter, qu’elle n’avait plus rien à dire à monsieur le marquis. Cependant elle avait encore écrit quelques mots qu’elle avait mis sous enveloppe. Chéri-Bibi se jeta dessus : « Je vous donne une demi-heure ! » disait la nouvelle missive. C’était bref, mais significatif.
Chéri-Bibi arracha une feuille de son carnet et écrivit :
« Vous avez eu autrefois pitié de ma mère, ayez aujourd’hui pitié de ma femme et de mon enfant ! Ne les privez pas d’un mari et d’un père qui les adore et qui se repent amèrement de toutes les fautes d’autrefois. C’est moins ma personne que vous frapperiez qu’une malheureuse famille innocente. Songez-y et ne soyez pas plus implacable que la justice des hommes, pour laquelle il y a prescription !… »
Il plia le mot en quatre et le donna à la Ficelle, qui le regardait faire, affolé de voir sa mine défaite et ses doigts tremblants.
« Ah ! mon Dieu ! que se passe-t-il ? demanda pitoyablement le dévoué secrétaire.
– Je t’expliquerai cela tout à l’heure, fit Chéri-Bibi d’une voix rauque. Va. Fais lire ça à Reine et arrache le mot ensuite ou plutôt, rapporte-le-moi, car je ne tiens pas à ce qu’il s’égare !… »
La Ficelle s’esquiva, affolé.
« Bon Dieu !… jura Pont-Marie… elle ne monte pas… eh bien, il faut descendre la chercher… la faire taire coûte que coûte !…
– Pas possible, répliqua avec un calme terrible Chéri-Bibi… elle ne quitte pas sœur Sainte-Marie…
– Eh bien ?…
– Eh bien, fit l’autre, de plus en plus froid, je ne puis pas tuer sœur Sainte-Marie !…
– À cause ?…
– Ça ne te regarde point !
– À cause que c’est une religieuse ?…
– Oui, c’est cela !… !
Alors, Pont-Marie beugla encore :
« Mais délivre-moi, n… de D… !
– Tu jures le saint nom de Dieu, Pont-Marie !… ça te portera malheur !… » fit Chéri-Bibi tout pensif.
En attendant la réponse de Reine, il s’assit et se prit la tête dans les mains, n’entendant même plus les réclamations, gémissements et malédictions de Pont-Marie. La Ficelle ne fut pas absent cinq minutes.
« Ah ! monsieur le marquis, Reine et sœur Sainte-Marie sont aussi pâles que vous, bien sûr !… Je vous avais bien dit que vous aviez tort de vous mêler d’une histoire pareille !
– La réponse ?…
– La voici avec votre petit mot. »
Et il tendit encore une enveloppe où se trouvaient les deux papiers.
Chéri-Bibi lut : « Y a-t-il prescription aussi pour votre dernier crime ? Et croyez-vous que je vais avoir pitié d’un homme qui, après avoir assassiné son père, a tué, presque sous mes yeux, car je suis arrivée au moment où vous le frappiez, le malheureux docteur Walter ?… Il y a trop de sang contre vous, monsieur le marquis… et je ne veux pas plus longtemps par mon silence être la complice de vos forfaits. Si, à la minute que je vous ai fixée, je ne suis point sûre de votre mort, j’apprendrai, moi, à M. Costaud, qui il doit arrêter, au lieu de chercher vainement dans l’ombre de votre première victime : du pauvre Chéri-Bibi ! »
Chéri-Bibi jeta ce dernier papier dans sa bouche comme il avait fait des autres. Il le mâchait d’un air bestial et tout à fait inintelligent. Il paraissait complètement hébété. Et il pleurait… Oui, des larmes silencieuses commençaient de couler le long de ses joues.
« Mais qu’est-ce qu’il y a, monsieur le marquis ? Qu’est-ce qu’il y a ? implorait la Ficelle…
– Il y a que je vais mourir, mon bon la Ficelle… Oui, on se croyait heureux, et puis, pan !… voilà que je vais mourir !… Ah ! je n’ai pas de chance !… »
Et il se reprenait à pleurer comme un enfant, s’essuyant les yeux avec sa manche.
La Ficelle, bouleversé, tomba à genou.
« Relève-toi ! fit Chéri-Bibi avec un sourire navrant… Relève-toi et aide-moi à transporter dans le cabinet noir ce monsieur qui fait trop de bruit !… Il gêne mes derniers moments… »
Pont-Marie devenait en effet insupportable avec ses mouvements de grenouille récalcitrante. Ils le portèrent donc dans le cabinet et, comme il se reprenait à crier, ils lui remirent le bâillon ; après quoi, ils revinrent dans la chambre.
Chéri-Bibi tira de sa poche un revolver qu’il arma avec une grande tristesse.
La Ficelle se jeta sur son bras.
« Dieu du ciel ! gémissait-il… s’il est vrai que vous devez mourir, monsieur le marquis, tuez-moi auparavant !… Mais, sur la tête de votre enfant, dites-moi ce qui vous force à vous tuer ?… Dites-le-moi… Je vous trouverai peut-être bien un moyen de vivre !…
– Bon la Ficelle !… excellente créature !… cœur d’or !… brave compagnon de mes alarmes ! Il n’y a plus rien à faire, crois-moi, qu’à accomplir le dernier geste du destin !… J’ai voulu venger Chéri-Bibi, innocent de l’assassinat du marquis… mon père !… Et sais-tu qui était l’assassin de mon père ? Sais-tu qui est l’homme que Reine vient aujourd’hui dénoncer, preuves en main ?… C’est moi ! moi, M. le marquis du Touchais fils ! L’assassin de mon père, c’était moi !… Ah !… la Ficelle, quand je te l’ai toujours dit que je n’avais pas de chance !… Mais tout de même, une déveine pareille !… Il n’était pas distrait, le Dieu qui m’a frappé !… Il y a de quoi pleurer, n’est-ce pas ? C’est vrai, je pleure comme un pauvre gosse… non point parce que j’ai peur de mourir… tu sais que je n’ai pas peur de la mort !… mais parce que je quitte Cécily… et mon cher petit moutard que j’aimais tant !…
« Ah !… ça, oui, ça me fait chialer !… Dire que je ne les embrasserai plus jamais !… jamais !… Tiens !… viens que je t’embrasse, la Ficelle… Tu les embrasseras après, pour moi !… Et puis, tu veilleras bien sur eux !… Tu vas comprendre tout en deux mots : si je meurs, Reine ne parlera pas !… Elle me le promet, elle me le jure !… C’est encore une brave femme !… Elle me permet de sauver, par ma mort, l’honneur de mon fils !… Au moins, mon fils n’aura pas un assassin pour père !… Et je me tue pour eux, mon bon la Ficelle !… Mais cela, vois-tu, me relève à mes yeux et me donne du courage !… (Il regarde l’heure à sa montre.) J’ai encore un bon quart d’heure… Tout de même, j’ai bien du chagrin… Ma belle Cécily !… Mon cher petit Jacques !… »
La Ficelle était retombé à genoux et mêlait ses larmes à celles de Chéri-Bibi.
« Ma pauvre femme !… Elle était digne de tout mon amour ! Et je l’aimais comme on nous apprenait au catéchisme que les anges aiment le bon Dieu ! Oui, malgré toute ma méchante vie, mon cœur était resté comme celui d’un enfant ! Je l’avais conservé si pur pour elle, si beau ! Je le lui ai apporté entre mes deux terribles mains, et elle ne s’y est point trompée ! Elle l’a pris, et elle m’a aimé ! Alors vois-tu, mon bon la Ficelle, j’ai tort de me plaindre : un bonheur pareil, il faut que je le paye, et les portes de l’enfer peuvent s’ouvrir maintenant devant moi, puisqu’elle m’a aimé. »
Les deux hommes firent entendre un sanglot.
Doux allégement d’une heure mourante !… Souvenir !… Amour de Cécily !…
« Adieu, Cécily !… Adieu, mon petit Jacques !… Adieu, la Ficelle !… Adieu, sœur Sainte-Marie, qui a tant prié pour moi, et qui n’a point connu mon bonheur ! Adieu, vous tous que j’ai tant aimés ! »
Et Chéri-Bibi leva son revolver, mais la Ficelle se précipita à nouveau, avec un grand cri, sur son bras :
« Monsieur, monsieur, vous ne pouvez pas vous tuer !
– Pourquoi donc, la Ficelle, mon ami ?
– Parce que votre mort, au lieu de sauver de la honte votre femme et votre enfant, les déshonorerait pour toujours ! »
Chéri-Bibi fut frappé de l’exaltation triomphale de la Ficelle, mais il ne le comprenait point.
« Que veux-tu dire ?
– Monsieur le marquis a oublié les dessins qu’il s’est fait faire sur la poitrine.
– Mes tatouages ?…
– Oui, les tatouages de Chéri-Bibi…
– Malédiction ! jura Chéri-Bibi.
– Ce serait apprendre au monde que votre fils est le fils d’un forçat ! Ce serait livrer votre secret !
– Malheureux ! malheureux ! trois fois maudit que je suis ! jeta l’homme, dans une suprême lamentation. Je ne pouvais sauver ma femme et mon fils que par ma mort, et je ne peux pas mourir ! Fatalitas !… »
Ce fut au tour de Chéri-Bibi de tomber à genoux. Il s’arrachait les chairs, il s’arrachait les cheveux à poignées.
« Et Reine va parler, et Reine va parler si je ne me tue pas ! Et mon enfant, mon petit ange, comme moi sera maudit ! Dieu du ciel, si tu existes, accable-moi encore, toi qui m’as tant poursuivi, mais aie pitié d’un petit enfant ! Que faire, que faire, que faire ?…
– Monsieur, fit la Ficelle qui était toujours en proie à son étrange enthousiasme, monsieur, il faut me tuer, moi !
– Que dis-tu ? Ton dévouement pour moi te rend fou !…
– Ah ! puisqu’il lui faut un cadavre à cette Reine, elle l’aura !… Tuez-moi, monsieur !… Donnez-moi vos bijoux, vos bagues, votre montre !… Et quand vous m’aurez tué, brûlez-moi avec la maison !… brûlez-moi avec le château de vos ancêtres !… Mais brûlez-moi bien, qu’on ne me reconnaisse plus !… Défigurez-moi !… et vous êtes sauvé !… et votre femme est sauvée !… et votre enfant est sauvé !… On ne risque point, avec moi, de retrouver quelque bout de peau avec lequel l’ami Costaud saurait reconstituer Chéri-Bibi !… Tuez-moi, monsieur, et sauvez-vous !… Disparaissez !… Vous veillerez de loin sur Virginie et sur le petit que nous attendions, comme j’aurais veillé sur ceux que vous aimez si j’avais vécu !… »
Chéri-Bibi écoutait la Ficelle… l’écoutait… l’écoutait, et pendant qu’il l’écoutait, la lueur divine de l’espérance commençait à embraser son regard.
« Sublime amitié !… murmura-t-il… sublime inspiration ! »
Et il se releva et il dit à la Ficelle en lui montrant la porte du petit cabinet où ils avaient enfoui M. de Pont-Marie :
« Le cadavre, nous l’avons !… »
En fait, Chéri-Bibi anticipait un peu sur les événements, car M. de Pont-Marie était encore vivant, mais nul doute que, dans son esprit, il le vit déjà mort !…
La Ficelle avait compris.
« Vous voyez bien ! s’écria-t-il, joyeux, vous voyez bien, monsieur le marquis, qu’il y a un Bon Dieu !… »
Chéri-Bibi regarda sa montre.
« Vite ! dit-il… nous n’avons pas un instant à perdre !… »
Et il s’en fut glisser cette montre dans le gousset de M. de Pont-Marie, auquel il prit la sienne.
M. de Pont-Marie avait été rapporté dans la chambre par les deux hommes. Ne comprenant rien à cette substitution de montre, ses yeux, à défaut de sa bouche, toujours garnie de son bâillon, demandèrent une explication que Chéri-Bibi et la Ficelle ne jugèrent point utile de lui donner. Puis il y eut encore entre Chéri-Bibi et Pont-Marie, avec une certaine brutalité, à cause que l’on était pressé, substitution de bagues… Enfin, Chéri-Bibi commençait de se déshabiller et allait passer ses vêtements à M. de Pont-Marie, quand la Ficelle l’arrêta :
« Ça n’est pas la peine !… Il sera si bien brûlé qu’il n’en restera pas grand-chose !… Je vous demande une seconde !… »
Il s’absenta quelques instants et revint avec des seaux, des pots et des bouteilles.
« Monsieur le marquis, j’ai pensé à l’incendie parce que ce nous sera une chose vraiment facile… Les ouvriers ont laissé tout ce qu’il fallait pour cela… Il y a des pots de peinture et d’essence de térébenthine plein le couloir et le petit cabinet de débarras. La maison et le pauvre M. de Pont-Marie vont flamber comme une allumette ! »
Ce disant, il déposa ses récipients, se sauva, revint encore avec un paquet de loques maculées et deux litres dans les bras.
« Qu’est-ce encore que ceci ? demanda Chéri-Bibi, tout en mettant ses propres souliers aux pieds de M. de Pont-Marie, pour plus de prudence…
– Ceci, répondit la Ficelle en lui jetant les loques, c’est une blouse de peintre et une salopette que vous allez me faire le plaisir de mettre tout de suite : déguisement tout trouvé pour vous enfuir par le petit escalier de service pendant que tout commencera à brûler ici et que je m’occuperai, moi, en bas, à faire sortir Mme Cécily et vos honorables convives.
– Je te la confie, la Ficelle !
– Aie pas peur, monsieur le marquis.
– Et cette bouteille ?… Que fais-tu avec cette bouteille ?
– Vous le voyez, monsieur le marquis, j’arrose de son contenu les vêtements de M. le vicomte de Pont-Marie !…
– Mais qu’est-ce que c’est ?
– C’est du pétrole, monsieur le marquis !… »
Le prisonnier eut encore un sursaut, cependant qu’il roulait des yeux dont les globes semblaient prêts à sortir des orbites.
« Il croit que nous allons le brûler vivant ! fit Chéri-Bibi. Il nous prend pour des sauvages ! »
Ayant dit, Chéri-Bibi s’approcha par derrière de M. de Pont-Marie, et lui passant autour du cou son mouchoir roulé en corde, il se mit en mesure de l’étrangler en lui faisant le moins de mal possible. Si M. de Pont-Marie, sous l’action du garrot, continuait d’ouvrir des yeux de plus en plus épouvantables, Chéri-Bibi fermait les siens, car ce métier de bourreau lui répugnait plus que nous ne pourrions dire, et il eût peut-être, à cette heure de suprême désespoir, préféré mourir lui-même, tant il lui restait peu de courage contre les autres, que de faire trépasser de sa main un homme qui avait tous les droits à réclamer l’exécuteur officiel des hautes œuvres. Mais quoi ! puisque Chéri-Bibi ne pouvait pas mourir et qu’il lui fallait un cadavre, il le fit.
« Encore un ! » gémit-il en levant les yeux au ciel, quand ce cher vicomte ne donna plus aucun signe de vie.
Pendant ce temps, la Ficelle continuait d’arroser les corridors et les tentures du second étage avec ce qui lui restait de pétrole. Il revint avec une seconde bouteille.
« C’est fini ? demanda-t-il.
– C’est fini ! annonça Chéri-Bibi en soupirant.
– Il ne nous reste plus, fit la Ficelle, qu’à défigurer un peu, à tout hasard, monsieur le vicomte ! »
Et comme il s’agenouillait auprès du vicomte et promenait soigneusement sur les traits convulsés du mort un pinceau qu’il avait préalablement trempé dans sa bouteille, Chéri-Bibi, curieux, jeta un regard sur l’étiquette. Alors, il comprit. Son secrétaire « peignait » le visage de l’homme au chapeau gris avec de l’acide sulfurique.
Le vitriol accomplissait, avec une rapidité terrible, son œuvre de transformation.
« Là, maintenant il n’y a plus de danger que l’on ne reconnaisse pas le visage de M. le marquis du Touchais ! » exprima la Ficelle en se relevant et en se retournant du côté de son maître.
Puis, lui tendant les bras :
« Et maintenant, embrassons-nous, monsieur le marquis, il faut nous quitter… »
Ils s’embrassèrent.
« Mon bon la Ficelle !…
– Mon bon monsieur le marquis !… » reprenait la Ficelle, toujours respectueux en dépit de son immense émotion.
Ils se séparèrent après avoir encore parlé de Cécily et de l’enfant.
Chéri-Bibi se précipita dans l’escalier de service et la Ficelle se prépara « à allumer son feu »…
Mais tout à coup il voyait réapparaître Chéri-Bibi, haletant, plus hagard que jamais :
« Malheur !… l’escalier de service est gardé !… sur mon ordre !… Je l’avais oublié !…
– Les agents de Costaud ! s’écria la Ficelle… Ben quoi !… on passe au travers !…
– Ils me reconnaîtront !… Ils sauront que c’est le marquis qui s’est enfui !… Reine saura que je ne suis pas mort… et Reine parlera !… »
Maintenant, il semblait délirer.
« Non ! s’écriait-il… Non !… le marquis du Touchais n’est pas mort !… Il n’est pas mort ! »
Chéri-Bibi faisait pitié à voir, à cause du regard de folie qu’il promenait sur les choses, sur la face de Pont-Marie, dévorée par l’eau de feu, sur la bouteille de vitriol encore à moitié pleine.
Il répéta, au comble de l’exaltation :
« Le marquis du Touchais n’est pas mort tant que son visage existe ! »
Enfin il s’avança d’une façon si tragique vers la Ficelle que celui-ci comprit… oui, il comprit, car Chéri-Bibi lui montrait le vitriol.
« Non ! non ! pas ça !… pas ça !… clama le malheureux la Ficelle.
– Si tu ne fais pas cela !… râla Chéri-Bibi, tu entends, la Ficelle !… Si tu ne me peins pas, toi aussi, le visage comme tu viens de le faire à ce misérable, tu n’es pas mon ami !…
– Pas ça ! Pas ça !…
– Non ! tu n’es pas mon ami ! parce que tout ce que nous aurons fait ne servira à rien, tant que ce visage existera ! parce que je ne puis pas m’enfuir tant que ce visage existera !…
– Pas ça ! Pas ça !…
– Regarde ces gens qui veillent sur ce château… Veux-tu qu’ils voient, s’enfuyant à la lueur de l’incendie, le visage du marquis du Touchais ?… Veux-tu que Reine le voie ?… Allons, du courage, la Ficelle !… du courage, mon ami ?…
– Chéri-Bibi ! pas ça !… Pas ça !… Jamais !… Jamais !… »
C’était la première fois que, depuis bien longtemps, la Ficelle redonnait à son maître le doux nom de leurs aventures d’autrefois. Il le prononça sur un ton de si lamentable désespérance et de si profonde, de si sublime amitié, que Chéri-Bibi attira la Ficelle sur son cœur :
« Embrassons-nous, et disons-nous adieu, mon bon la Ficelle ! Non ! Non !… je ne te demanderai pas cela !… je le sais ! Tu m’aimes trop !… Non !… pas à toi !… Là, ne pleure plus, je m’arrangerai tout seul !… Écoute, j’ai tant souffert pour avoir ce visage-là que je puis bien souffrir encore un peu pour le perdre !…
– Souffrir encore un peu !… Ne fais pas ça ! Chéri-Bibi ! Ne fais pas ça !… On dit que c’est l’enfer !
– L’enfer m’appartient, la Ficelle !… je m’en étais échappé… j’y retourne !… Qu’importe !… N’en ai-je pas moins aimé !… et mon fils ne maudira pas ma mémoire !… Adieu, mon bon ami !… va-t’en !… Il le faut !… c’est l’heure et j’ai besoin de tout mon courage !… »
Il l’embrassa encore une fois et le porta comme un enfant sur le palier, tandis que le petit sanglotait dans ses bras puissants.
« Allons ! songe à ce que je t’ai dit… Va les sauver !… Dans cinq minutes j’aurai mis le feu à tout ça !… »
Et il ferma la porte du palier à clef.
La Ficelle joignit les mains, puis descendit l’escalier comme un homme ivre…
Il glissa le long des murs, passa comme une ombre devant la salle à manger où il se faisait entendre un bruit de voix tranquille. M. le président du tribunal racontait une histoire. Il traversa le salon. Il se dirigea vers Reine, qui, appuyée au bras de sœur Sainte-Marie, avait dans ses voiles noirs une pâleur de spectre.
Il lui dit :
« Monsieur le marquis a dit que c’était entendu et que vous seriez contente !… »
Et il quitta cette femme pour ne point la tuer.
Il pénétra dans le jardin, tourna le château, monta sur un tertre et regarda s’il pouvait distinguer quelque chose, là-haut, au second étage, où il n’y avait encore qu’une petite lumière… Alors, il aperçut distinctement, presque collée à la vitre, la figure de M. le marquis du Touchais, sur la bouche de laquelle Chéri-Bibi mettait un bâillon.
« Le malheureux ! C’est pour qu’on ne l’entende pas crier ! Ah ! il n’y a pas deux hommes sur la terre pour avoir un courage pareil !… Mon pauvre Chéri-Bibi ! Mon pauvre Chéri-Bibi !… Et tout ça pour ton gosse !… pour ta femme !… Ah ! sûr que t’es un honnête homme !… »
Il se rappela la promesse qu’il avait faite de veiller sur ces deux chères créatures… et il retourna au château en sanglotant… Il fallait sauver Cécily ; quant aux enfants, ils étaient restés à la villa de La Falaise.
Dans la salle à manger, Cécily finissait par être tout à fait inquiète de l’absence prolongée de son mari. Elle avait beau se rappeler qu’il l’avait prévenue, elle ne parvenait pas à masquer le trouble de son âme. Le mystère de ce repas devenait de plus en plus inexplicable pour elle : l’attitude des convives, les mines même de M. Costaud ajoutaient à son angoisse. Celui-ci surtout, qui paraissait être plus au courant que les autres, lui faisait peur, au lieu de la rassurer, par son air entendu.
Costaud, sentant l’heure proche, crut pouvoir dire :
« Madame, je pense que nous allons faire un beau coup, ce soir, grâce à M. le marquis ! Mais ne vous inquiétez pas… toutes nos précautions sont prises et mes hommes sont là !…
– Quel coup ? demanda Cécily, de plus en plus agitée…
– Ah ! voilà !… C’est un secret !…
– Est-ce qu’on va enfin arrêter Chéri-Bibi ? demanda le président du tribunal, en manière de plaisanterie.
– Peut-être ! répliqua l’autre, bien sérieusement. Mais c’est à M. le marquis qu’il faut le demander.
– Vous m’épouvantez ! » s’écria la malheureuse femme en se levant…
Mais elle n’en dit pas plus long et ne bougea plus… et toutes les figures, autour d’elle, se firent, comme elle, extraordinairement attentives… car on commençait d’entendre une sorte d’hululement prolongé, lent, sourd et funèbre qui venait des étages supérieurs et qui vraiment donnait à tous « froid dans le dos ».
« Qu’est-ce que c’est que cela ?… balbutia Cécily.
– Oui ! quelle étrange plainte ! » souffla le juge d’instruction…
– On dirait quelqu’un qui étouffe !… exprima le président.
– Oh ! mais c’est affreux ! » fit Cécily qui chancela.
Costaud était déjà debout, aussi inquiet que les autres.
« Oui, il faut voir !… »
La plainte, traversant les planchers et les murs, s’était faite plus forte, plus douloureuse… toute la maison en résonnait comme une caisse sonore.
Ils se précipitèrent tous sur la porte, Cécily en tête, mais déjà la porte s’ouvrait brutalement et la Ficelle, avec des gestes d’halluciné, apparaissait, en criant :
« Le feu ! Le feu !… Sauvez-vous !… Sauvez-vous !… »
Ce fut une bousculade inouïe… Heureusement que la Ficelle protégeait Cécily, sans quoi elle eût été piétinée… Cécily criait :
« Maxime !… Maxime !… Où est le marquis ?… Maxime, où es-tu ?… »
Et elle essayait de s’arracher des bras de la Ficelle, qui l’avait fait sortir de force du château.
Costaud criait :
« C’est Chéri-Bibi !… C’est Chéri-Bibi qui a mis le feu !… »
Et il appelait ses agents qui accouraient de tous les coins du parc attirés par les premières lueurs de l’incendie. Le feu avait pris là-haut, au deuxième étage, et déjà les combles n’étaient plus qu’un brasier… La marche du fléau était foudroyante, une flamme immense léchait la nuit noire… et les agents eux aussi criaient :
« Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… C’est Chéri-Bibi qui a mis le feu !… Nous l’avons vu !… Nous l’avons aperçu qui courait au dernier étage !… Il est encore dans la maison !… Vous l’entendez ! C’est lui qui crie !… Il brûle !…
– Ah ! cette fois, nous le tenons, il faut le prendre ou le faire griller ! » rugissait Costaud.
Au-dessus de toutes les clameurs, des cris des domestiques qui étaient sortis des sous-sols, des appels des agents et des magistrats qui cherchaient le marquis, au-dessus même des plaintes désespérées de Cécily qui continuait d’appeler Maxime et qui suppliait tout le monde de sauver son mari, au-dessus de tout cela grondait encore cette longue, longue, effroyable lamentation sourde…
Elle ne se tut qu’avec l’effondrement du plancher du second étage.
« Pourvu qu’il ait eu le temps de se sauver ! » murmurait la Ficelle, qui ne lâchait pas Cécily, redoutant à chaque instant un acte de désespoir.
On avait beau dire à la marquise que son mari avait dû quitter le château et que c’était ainsi qu’il fallait s’expliquer sa longue absence, elle voulait retourner dans la maison en flammes… s’assurer par elle-même qu’il n’était pas là… et, s’il était là, tenter de le sauver ou de mourir avec lui…
« Maxime ! Maxime !… »
Songeant tout à coup qu’elle pouvait encore monter au premier étage par le petit escalier de service qui n’était pas atteint par les flammes, elle repoussa brutalement la Ficelle et y courut. Derrière elle, on se précipita. Les agents criaient : « Prenez garde !… Prenez garde !… Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… nous l’avons encore vu tout à l’heure… là, à la fenêtre de la tourelle ! »
Costaud arriva à son tour, derrière Cécily, et, cette fois, ce fut un cri, un terrible cri de Cécily qui désigna à Costaud et à ses agents Chéri-Bibi lui-même !…
La porte de service venait d’être poussée, et sortant d’un nuage de fumée, diaboliquement illuminé par le crépitement des étincelles, surgissait une espèce de monstre à demi nu, un être hideux, dont la figure n’était plus qu’une plaie, dont la bouche n’avait plus qu’un râle, et dont la poitrine portait, comme une enseigne, l’estampille infâme : Chéri-Bibi. Ah ! il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien lui !…
Déjà ramassé sur lui-même, il se préparait à foncer dans la nuit à travers les agents de Costaud, quand il aperçut Cécily devant lui qui le désignait à leurs coups et qui lui barrait le passage en criant comme une démente : « Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi !… ! Alors on vit le monstre se frapper le cœur, avec un cri sauvage, et se rejeter dans la fournaise.
Sa silhouette flamboyante apparut encore çà et là, comme le démon de cet enfer, et puis Chéri-Bibi lança dans la nuit, pour la dernière fois, son terrible cri de guerre : « Fatalitas ! »
Et puis ce fut le chaos…
… Et puis le château du Touchais finit de brûler, tranquillement, en silence… car on avait emporté Cécily, quasi morte…
Le lendemain on retrouva les restes du marquis Maxime du Touchais, que tout le monde plaignit comme la dernière victime de Chéri-Bibi.
… Mais on ne retrouva jamais les restes de Chéri-Bibi.
Ce qui faisait dire à cet entêté de Costaud :
« Vous croyez qu’il est mort ?… Nous en reparlerons peut-être un jour ! »
FIN.