Le lendemain matin, Chéri-Bibi se promenait dans les allées de son jardin, avec un petit air satisfait.
La Ficelle le rejoignit dans le moment qu’il parlait tout seul.
« Que faites-vous donc, monsieur le marquis ? Voilà que vous parlez tout seul, maintenant ?
– Monsieur Hilaire, répondit Chéri-Bibi, je suis en train de me raccommoder avec le bon Dieu ! Voyez le beau temps qu’il fait et comme cette terre est belle sous le ciel d’azur ! comme ces fleurs embaument ! comme l’air du matin est frais et vivifiant ! comme on respire largement au bord de cette mer apaisée ! Je suis heureux, mon bon la Ficelle, et je demande pardon au Créateur d’avoir méconnu jusqu’à ce jour la douceur de ses bienfaits !
– Ah ! j’aime à vous entendre parler de la sorte, monsieur le marquis ! Je vous assure qu’hier, quand je vous ai vu prendre le chemin de Pourville avec cet air sombre, annonciateur des pires catastrophes, j’ai bien cru que c’en était fini de notre sécurité et de notre bonheur ! La fatalité, me disais-je, le poursuit encore, le poursuivra toujours ! Chéri-Bibi retourne au crime !
– J’allais à l’amour », répliqua le marquis.
Disant cela, Chéri-Bibi avait levé au-dessus de sa tête ses deux bras en forme de corbeille, dans un geste de gracieuse exaltation qui frappa particulièrement M. Hilaire. Celui-ci se rapprocha encore de Chéri-Bibi, l’examina avec une curiosité un peu effrontée, et lui demanda sans aucune discrétion :
« Mais qu’est-ce que monsieur le marquis a de changé ?
– J’ai de changé que Cécily m’aime, mon cher, mon bon, mon excellent la Ficelle ! »
Et le marquis serrait les mains de son secrétaire avec un transport tel que celui-ci en eut les larmes aux yeux, tant cette démonstration d’une sûre, d’une impérissable amitié lui broyait les phalanges.
« Monsieur le marquis, vous me faites mal ! osa soupirer le pauvre garçon qui était devenu blême de douleur.
– C’est pour te punir, mon cher la Ficelle, de cette déplorable manie que tu as d’écouter derrière les portes ! Outre que ça ne se fait pas dans notre monde, cela te conduit, comme tu écoutes mal, à mal comprendre, et voilà comment j’ai pu croire une seconde que la marquise, qui est la plus pure des femmes, aimait ce Pont-Marie qu’elle a en abomination. Une fois pour toutes, la Ficelle, sache que la marquise n’aime que moi ! »
Une joie si orgueilleuse, une si truculente allégresse étaient peintes sur l’éblouissant visage de Chéri-Bibi que M. Hilaire ne douta plus que la victoire ne fût complète.
Il s’inclina et dit :
« Tous mes compliments. Du reste, je dois avouer à monsieur le marquis que je n’ai jamais douté que monsieur le marquis triomphât. Les vertus de monsieur le marquis…
– Dis donc, la Ficelle, il ne faudrait pas t’offrir ma tête, mon ami…
– Je jure que je ne dis que ce que je pense, et même que ces expressions sont loin de rendre toute l’estime et toute la confiance, et toute…
– C’est bon !… c’est bon !… Et toi, la Ficelle, es-tu heureux ?… Tu m’as parlé d’une certaine Virginie.
– Monsieur, je puis vous dire que tout se présente, de ce côté, de la plus encourageante façon…
– Allons, tant mieux ; je ne suis pas un égoïste et j’aime, quand je suis heureux, à ce que tout le monde le soit autour de moi. Et maintenant, allez-vous-en, mon ami, car je vois venir la marquise dans son charmant déshabillé du matin. »
La Ficelle ne se le fit pas répéter et se sauva en saluant de loin Cécily, qui descendait les marches du perron, blanche et harmonieuse apparition, au seuil de cette maison du bonheur.
Chéri-Bibi s’en fut au-devant de sa femme, les mains tendues et le sourire reconnaissant.
Cécily, un peu rougissante, pencha son front sur lui pour qu’il l’embrassât, mais Chéri-Bibi attira sa femme sur sa vaste poitrine et voulut, un instant, l’y retenir prisonnière. Mais la marquise lui dit gentiment :
« Maxime, prenez garde aux domestiques !
– Tu as raison, mon amour, obtempéra l’obéissant époux. Notre bonheur est si en dehors de tout et de tous que nous devons le garder pour nous tout seuls. Aussi, pour fuir les regards indiscrets, voici, adorée, ce que je te propose, après mûre réflexion : un petit voyage de noces. Au milieu des inconnus et voyageant incognito, nous serons plus facilement l’un à l’autre. Aucun devoir mondain ne viendra troubler le cours de notre bonheur tout neuf, car pour moi, comme pour toi, je l’espère, nous sommes de tout jeunes époux et nous ne sommes mariés que d’hier.
– Mon ami, je ferai tout ce que vous voudrez, répondit Cécily avec un sourire angélique. Partout où je serai à votre côté je serai la plus heureuse des femmes. »
Ils décidèrent vite de partir pour Paris.
Chéri-Bibi faisait le beau et le renseigné. Dans la peur qu’il avait qu’on ne le crût point assez « marquis », il exagérait les plaisirs de la capitale, tristes joies éphémères qu’il avait subies avec résignation à son retour d’Amérique et dont il parlait, sans s’en douter, bien entendu, comme un provincial. Ce qui le sauvait, c’est que Cécily était, la chère femme, plus ignorante et plus simple encore d’esprit que lui.
Comme dans le train qui allait les déposer sur les quais de la gare Saint-Lazare, Chéri-Bibi croyait devoir reprendre avec une certaine exaltation de commande, et qu’il estimait de bon goût, l’énumération des félicités qui les attendaient, Cécily se blottit câlinement contre lui et lui dit en lui montrant ses beaux yeux suppliants :
« Mon Maxime, si Paris allait te reprendre ! Songes-y bien, mon ami, je n’y survivrais pas !
– Ni moi non plus ! répliqua Chéri-Bibi, car je t’assure que je suis bien las et bien fatigué de cette existence stupide de « grand seigneur ». Aussi, tu n’as plus rien à craindre, m’amour. Il n’y a plus au monde pour Maxime que sa Cécily !… »
L’amour se plaît toujours aux propos enfantins et aime les tournures de phrases d’autant plus jeunettes que ceux qui les échangent sont plus éloignés de leurs mois de nourrice.
Le train arrivait. Ils allèrent d’abord au bureau télégraphique de la gare envoyer une dépêche à miss et à la Ficelle, qui avaient reçu tous deux la garde sacrée du petit Bernard, et puis ils descendirent à pied dans Paris, sur le désir de Cécily, que la perspective de marcher sur les trottoirs et de s’arrêter à la devanture des magasins amusait.
La première chose qu’aperçut Chéri-Bibi en mettant le pied sur l’asphalte parisien, où il avait mené une si éblouissante existence, fut ce bureau d’omnibus où l’inspecteur Costaud l’avait si brutalement poursuivi à la suite d’il ne savait plus bien quel crime. Il détourna la tête.
Ayant remonté la rue Auber, ils arrivèrent devant l’Opéra, que Chéri-Bibi fit admirer à Cécily, et n’oubliant pas de mentionner qu’autrefois il y avait eu sa loge.
« Nous irons entendre Faust ! dit-elle. Faust à l’Opéra et Oedipe roi à la Comédie-Française, voilà ce que je désire voir d’abord à Paris.
– Et puis le tombeau de l’Empereur, ajouta Chéri-Bibi.
– Tu te moques de moi, dit Cécily, avec une moue gentille. Je sais bien que je ne suis pas Parisienne, mais je le deviendrai, si cela peut te faire plaisir.
– Jamais de la vie, ma Cécily ! Reste comme tu es, tu es un ange, la plus belle, la plus intelligente, la meilleure des femmes ! Ah ! pour rien au monde, je ne voudrais que tu devinsses comme une de ces poupées avec lesquelles j’ai gaspillé les plus belles années de ma vie ! Elles n’ont ni cœur, ni cervelle, et passent leur temps à changer de toilette et à se mettre de la poudre de riz.
– Quelle misérable vie ! soupira Cécily.
– Oui… quelle existence pour elles et pour leur mari ! Et pour leurs enfants, quand elles en ont ! Ah ! quand je vois comme tu éduques notre Bernard !
– Notre Bernard ! Ah ! Maxime, comme tu es bon !
– Eh bien, puisque je suis si bon que ça, nous allons voir si l’on joue Faust ce soir, et dans ce cas nous n’attendrons pas plus longtemps pour contenter ton désir, ma chérie. »
La marquise murmura :
« Faites-lui des aveux, portez mes vœux… »
Il lui semblait vraiment qu’elle était jeune mariée, tant elle montrait de joie fraîche et un peu niaise à propos de petits riens du tout, comme d’un chapeau à une vitrine, qui lui plut, et que ce cher Maxime lui acheta, sans même marchander, bien qu’il coûtât 150 francs.
« Qu’importe le prix, disait-il, du moment qu’il te va à ravir ! »
On ne jouait pas Faust ce soir-là, ce qui était bien extraordinaire, mais ils constatèrent, en arrivant place du Théâtre-Français, qu’ils voyageaient décidément sous les plus heureux auspices, car l’affiche de la Comédie annonçait justement Mounet-Sully dans Œdipe roi, ce qui est bien la plus belle chose que l’on puisse voir au théâtre.
Aussitôt Chéri-Bibi arrêta une auto.
« Nous allons rentrer nous habiller dans notre palace, chère amie, et puis nous irons dîner en ville, et puis nous irons à Œdipe roi, puisque cette pièce t’amuse. Que la fête commence ! »
Chéri-Bibi avait fait envoyer les malles dans un grand hôtel de la rue de Rivoli. Il y retint un appartement dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin des Tuileries. Cécily lui en fut reconnaissante.
« Quelle douceur, cette verdure, ces arbres, ces pelouses, ces chants d’oiseaux et les cris joyeux des enfants, après le tumulte de la rue et l’encombrement des carrefours, dit Cécily. Ici on se croirait à la campagne.
– Déjà ! dit en riant Chéri-Bibi. Voulez-vous qu’on y retourne ?
– Pas encore, mon ami ! »
Elle lui mit ses beaux bras autour du cou et ils oublièrent la campagne et la ville dans un baiser.
Après quoi, madame ayant sonné la femme de chambre, monsieur passa dans le petit salon, où il prit un journal qui traînait et dans lequel il put lire :
« On annonce le départ pour Cayenne de vingt-huit jeunes filles bien constituées, tirées de la maison centrale de Clermont. Quelques-unes sont particulièrement belles. On se propose de les unir aux forçats qui se seront fait remarquer par leur bonne conduite. Décidément, depuis l’aventure de Chéri-Bibi, l’administration pénitentiaire ne sait plus quoi inventer pour se faire bien voir de ces messieurs de la relingue. Ayant appris à ses dépens combien les chaînes de fer comptent peu pour des gaillards pareils, elle les remplace par les doux liens d’une union forcée, mais honnête. Chéri-Bibi, avant de mourir, aura beaucoup fait pour la chiourme. Nous espérons que celle-ci reconnaissante, quand elle se sera rendue maîtresse de nos pénitenciers – ce qui ne saurait tarder avec le système humanitaire actuel – n’hésitera plus à lui élever un monument sur la grand place de Nouméa et de Cayenne ! »
Chéri-Bibi, après avoir lu, jeta le journal loin de lui, avec un geste de dégoût, cependant que la marquise entrouvrait justement la porte de sa chambre pour lui adresser son plus joli sourire. Un peignoir léger était jeté négligemment sur ses belles épaules. Chéri-Bibi en loucha, mais, vive et coquette, Cécily avait déjà couru au journal, l’avait ramassé et cherchait le passage qui avait si bien pu causer cette mauvaise humeur.
« Ce n’est rien ! protestait Chéri-Bibi ; je t’en prie, Cécily, ne lis pas ! Les chroniqueurs d’aujourd’hui n’ont plus aucun esprit, et messieurs les journalistes en sont réduits à chercher midi à quatorze heures pour remplir leurs colonnes. Va vite t’habiller, ma Cécily ; si nous voulons aller au théâtre, nous ne sommes pas en avance ! »
Mais elle, mutine, voulait voir. Et elle lut le passage où il était question de Chéri-Bibi. Elle rejeta, elle aussi, le journal avec horreur.
« Toujours ce nom ! fit-elle. Je le fuis et il me poursuit partout ! C’est en vain que je voudrais l’oublier, ce monstre qui fut l’assassin de mon père et du tien ! Quand je pense aux bontés que j’ai eues pour lui dans ma jeunesse, le traitant comme un petit camarade, bien qu’il fût l’enfant de la concierge ! Ah ! je voudrais retourner à cette époque pour lui tordre le cou ! Que de catastrophes eussent été ainsi évitées, et il n’aurait pas épouvanté l’univers ! »
Soudain Cécily courut au marquis effondré :
« Oh ! mon ami, qu’avez-vous ? Comme vous êtes pâle ! Allez-vous vous trouver mal ?
– Donnez-moi un verre d’eau sucrée, murmurèrent les lèvres blêmes de Chéri-Bibi : je ne me sens pas, en effet, bien à mon aise !
– C’est de ma faute, sanglota, éperdue, la pauvre Cécily, en écrasant un morceau de sucre au fond d’un verre, qu’elle tendit en tremblant à son impressionnable époux. C’est de ma faute ! J’avais bien besoin de faire revivre ces épouvantables souvenirs ! Comment vous trouvez-vous ?
– Merci, ça va mieux ! mais, voyez-vous, chère amie, chaque fois que l’on parle devant moi de ce Chéri-Bibi…
– Cela ne m’arrivera plus, je vous le jure, Maxime !… mais pardonnez-moi pour cette fois, ce fatal retour au passé, comme je me le pardonne à moi-même, car, au moins j’aurai eu une fois de plus la preuve de la sensibilité de votre cœur, mon ami. Vous êtes bon, et vous aimiez bien vos parents, cher Maxime !
– Si je les aimais ! soupira Chéri-Bibi en levant les yeux au ciel.
– Eh bien, s’ils nous voient maintenant là-haut, exprima Cécily avec une douce piété, ils doivent être heureux de notre bonheur. »
Et elle se pencha vers lui pour l’embrasser sur le front, mais enivré de son parfum, l’autre tendit les bras, et il ne fallut rien de moins que l’impatience de la femme de chambre, oubliée dans la chambre à côté, pour qu’ils se souvinssent de l’heure qui marche toujours, elle, que l’on rie ou que l’on pleure, que l’on s’embrasse ou que l’on assassine.
Ils venaient de faire leur entrée dans un restaurant du boulevard des Capucines, quand le maître d’hôtel, courant à Chéri-Bibi, avec un empressement de bon augure, montra une table « à monsieur le marquis »…
Pendant que Cécily, en laissant aller son royal manteau aux mains du valet de pied, concevait une légitime vanité d’être vue au bras d’un homme à la mode, « si connu dans la capitale », Chéri-Bibi, dans la crainte de quelque impair, regrettait d’être venu dans ce restaurant où le maître d’hôtel le connaissait si bien alors que, lui, le connaissait si peu.
La figure de ce maître d’hôtel rayonnait d’une façon inquiétante. La joie qu’il avait de revoir « monsieur le marquis » le rendait dangereux par l’abondance de ses discours : il s’informait de la santé de son client, se plaignait d’être resté de si longues années sans le voir et faisait allusion à de lointains services, sortant, de la nuit des temps, des noms de compagnons, d’anciennes ripailles que Chéri-Bibi entendait pour la première fois.
Décidé à couper court à cette exubérance qu’il jugeait avec raison de mauvais goût et qui le mettait au supplice à cause de la difficulté qu’il avait à y prendre part, Chéri-Bibi finit par dire d’un ton très sec, mais un peu au hasard :
« C’est bien, Henry, donnez-moi la carte ! »
Le maître d’hôtel, devenu subitement froid et correct et extraordinairement réservé, attendit la commande, après avoir fait remarquer cependant qu’il ne s’appelait pas Henry, mais Émile.
Le dîner manqua un peu d’entrain à cause de l’air glacé avec lequel Émile et non Henry tournait autour de la table de Chéri-Bibi, veillant au service avec un soin jaloux. On eût dit qu’il avait peur que Chéri-Bibi se sauvât sans payer. Celui-ci en eut peut-être l’intuition, car il ne tarda pas à demander l’addition, négligeant liqueurs et cigares.
Comme Chéri-Bibi venait de laisser ostensiblement dans l’assiette un pourboire qu’il croyait excessif et qui n’était que suffisant, la figure sévère du maître d’hôtel se pencha vers lui et ses lèvres remuèrent :
« Monsieur le marquis, que je n’ai pas vu depuis tant d’années, a sans doute oublié qu’il me doit vingt francs ! »
Chéri-Bibi blêmit, car Cécily avait entendu. Sans tergiverser cependant il glissa deux doigts dans la poche de son gilet et jeta le louis au maître d’hôtel qui le ramassa en disant :
« Merci pour les intérêts ! Le vestiaire de M. le marquis !… »
Chéri-Bibi était furieux. De blême, il était devenu pâle de rage et il fut heureux de retrouver l’air frais dans un moment où il avait tant besoin de son sang-froid.
« L’idiot ! ne put-il s’empêcher de s’écrier aussitôt sur le trottoir, il empruntait de l’argent aux domestiques !
– De qui donc parlez-vous, mon ami ? demanda Cécily, inquiète de le voir dans cet état de fureur concentrée.
– Oh ! d’un camarade de jeunesse que je chargeais de régler mes dépenses en ville et qui était assez indélicat, comme vous avez pu le constater vous-même, hélas ! pour me laisser des dettes partout !
– Mon Dieu, mon cher Maxime, ça n’est pas bien grave ; mais, entre nous, vous auriez dû récompenser la complaisance du maître d’hôtel qui avait ainsi rendu service à votre ami en croyant le rendre à vous-même !
– Ce laquais ne méritait pas un sou ! déclara Chéri-Bibi avec force. Et puis, si je suis parfois généreux jusqu’à la prodigalité (allusion au chapeau de 150 francs), dévoué jusqu’à l’abnégation, reconnaissant jusqu’au sacrifice, je me montre volontiers ménager jusqu’à la pingrerie avec des valets qui ne demandent qu’à vous voler, et rancunier jusqu’à la haine, haineux jusqu’à la vengeance, vindicatif jusqu’à l’embûche et à la trahison !
– Mon ami, vous vous calomniez ! s’exclama la pauvre Cécily, vous m’avez prouvé que vous saviez pardonner !
– Tu m’avais pardonné avant moi, ange au front vermeil, répliqua Chéri-Bibi, en serrant le bras de sa femme apeurée.
– Mais alors pour qui ces terribles paroles ? Pour qui avez-vous de la haine ? Pour qui de la vengeance, des embûches et de la trahison ? »
Chéri-Bibi s’essuya le front. Il était calme. Il répondit :
– Pour ce camarade qui a emprunté vingt francs pour moi à Émile.
– Mon Dieu ! Maxime, tout cela est bien loin ! Jurez-moi que si, par hasard, vous rencontrez à Paris ce vieux camarade, vous ne lui ferez pas de mal ?
– Je puis vous jurer cela, ma Cécily, et que ma colère ne vous épouvante point : ce vieux camarade est mort ! »
Ils étaient arrivés place du Théâtre-Français, et c’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans l’auguste maison, en se faisant les plus doux compliments, en s’adressant les plus heureux regards, ne s’imaginant point qu’ils étaient curieusement observés par un couple, qui loua une loge, au bureau, derrière eux, et qui se trouva, comme par hasard, en face d’eux, dans la salle de spectacle.
Ce fut Cécily qui les aperçut la première.
« Tiens, dit-elle, M. et Mme d’Artigues !
– Où donc ? » demanda Chéri-Bibi, qui se rappela soudain le couple mondain qui lui avait été présenté lorsqu’il était commandant du Bayard.
« En face, mon ami, ne les voyez-vous point ? Ils nous voient, eux, ils nous saluent. Répondez donc à leur salut, Maxime. »
Maxime s’inclina de mauvaise grâce.
« Je dois vous dire, chère amie, que je n’aime point beaucoup ces gens-là, fit-il. Nous sommes un peu en froid depuis notre dernière traversée. Ils m’en ont voulu de tous leurs malheurs, et moi, de mon côté, je me suis aperçu que, sous leurs dehors mondains, ce ne sont point des gens tout à fait comme il faut.
– J’aime à vous l’entendre dire, mon ami, car c’est toujours, je vous l’avoue aujourd’hui, avec une certaine répugnance que je les recevais autrefois à notre table, mais vous me les ameniez, Maxime, et même dans ce temps-là je n’aurais point voulu vous contrarier en rien. Autant que possible, je leur faisais bon visage.
– Vous êtes « le modèle des épouses », Cécily ; que dis-je, « vous êtes une sainte » !
– Les saintes attendent leur récompense du paradis, répliqua la marquise du tac au tac, mais moi, j’ai eu mon bonheur sur la terre ! »
Et elle lui serra la main. Il laissa sa rude patte dans ce petit gant blanc parfumé, qui le pressait délicieusement, et il enveloppa sa femme de son chaud regard d’amour. Il avait oublié tous les d’Artigues de la terre quand le rideau se leva sur les malheurs d’Œdipe.
Enfants, du vieux Cadmus jeunes postérités,
Pourquoi vers ce palais vos cris sont-ils montés ?
Peu à peu il s’intéressa à la pièce. Cette fatalité qui pesait sur le fils de Laïus et de Jocaste ne lui était point inconnue. Il en avait mesuré les coups. Il savait que ce n’était point là un conte, une invention, une imagination de poète. Il aima et plaignit Œdipe comme un frère.
Dans un entracte, il sortit brusquement, sans rien dire à Cécily, qui en resta tout étonnée.
Il fit cinq cents pas dans la galerie des bustes, tourna en rond dans le foyer, sous le regard de Voltaire, se disant entre les dents des choses obscures qui le faisaient prendre pour un fou par ceux qui passaient près de lui.
Quand il rentra dans la loge, Cécily lui dit :
« M. d’Artigues sort d’ici ; il a été extrêmement aimable. À l’entracte prochain, vous irez rendre cette politesse à Mme d’Artigues. Faites-lui entendre que nous sommes de passage, que nous partons demain ; surtout évitez toute invitation, puisque ces gens vous déplaisent autant qu’à moi. »
Chéri-Bibi approuva de la tête et se replongea dans la terrible aventure du héros thébain. Plus le malheur enserrait celui-ci de son lien funeste et inévitable, plus Chéri-Bibi montrait d’agitation. Par instants, il avait de sourdes exclamations qui surprenaient Cécily. Il marmonnait des : « C’est bien ça ! C’est bien ça ! » approuvant du geste, enfin manifestant une telle sensibilité que la marquise, après avoir souri, finit par être touchée.
Elle dut lui répéter deux ou trois fois, à la fin de l’acte, qu’il était de son devoir d’aller présenter ses hommages à Mme d’Artigues. Il y alla à son corps défendant, bien résolu à se montrer si maussade et si mal disposé à renouer des relations qui le gênaient, que celles-ci s’en trouveraient définitivement rompues.
À son entrée dans la loge, Mme d’Artigues se tourna vers lui, avec une grâce un peu hautaine, et lui tendit la main, d’un geste de reine à sujet.
Le pauvre Chéri-Bibi en resta tout pantois. Il avait cru trouver Mme d’Artigues avec son mari, et celui-ci s’était éclipsé. Se rappelant les gentillesses qu’il avait surprises sur le Bayard, entre cette dame et le marquis du Touchais, Chéri-Bibi jugea sa situation assez inquiétante. Sans le savoir, peut-être s’était-il conduit comme un mufle avec une femme du monde, qui lui avait paru du dernier bien autrefois avec ce cher Maxime, et que celui-ci, depuis son retour en Europe, avait complètement oubliée.
La femme de lettres le pria de s’asseoir, en le dévisageant curieusement, à travers son face-à-main.
« C’est drôle, fit-elle, quand je vous regarde de bien près, je ne vous reconnais plus du tout ! De loin, c’est vous ; de près, j’en doute. Ce n’est point du reste la première fois que vous me produisez cet effet. Quand on a pu enfin vous revoir à bord du Bayard, après votre maladie, je vous trouvais je ne sais quoi de changé. Je savais bien que la maladie pouvait transformer un homme, mais pas à ce point ! »
À de tels propos, Chéri-Bibi ne répondait que par un silence d’abruti et par l’anéantissement de tout son individu. Fallait-il que la malchance le poursuivit encore pour que, au début de ce voyage de noces, qu’il avait rêvé si fleuri, si doux et si débarrassé de toute complication néfaste, il se heurtât à cette rusée femelle dont la moindre parole lui donnait le frisson !
Les yeux de Mme d’Artigues derrière le face-à-main lui faisaient peur. Lui, qui avait tout bravé et qui n’avait point redouté l’approche de Cécily, se demandait avec une angoisse qui lui broyait le cœur si le miracle qui avait fait de lui un marquis n’allait point perdre de sa vertu devant ces yeux-là.
Elle continuait :
« Changé, vous l’avez été du tout au tout, pour les autres comme pour moi ! Dès vos premières sorties, à bord du vaisseau, vous nous fuyiez ! Pourquoi ? Que vous avions-nous fait ? N’étions-nous point vos premières victimes ? Ne vous avions-nous pas suivi jusqu’au bout ? Alors qu’une autre vous quittait, ne suis-je pas restée à vos côtés, bravant la mort avec vous ? Oh ! monsieur, je vous en ai beaucoup voulu de votre étrange attitude à notre égard, à mon égard. Vous nous avez quittés, vous avez regagné l’Europe, sans plus vous occuper de nous, de moi, que si nous n’avions pas existé. Et cependant… et cependant, Maxime, rappelez-vous cette nuit terrible, la dernière nuit que nous avons passée à bord de la Belle-Dieppoise, qui n’était plus qu’une épave, alors que vous gémissiez sur l’abandon de la baronne Proskof ! Qui est-ce qui vous a consolé ?
– Oui ! oui ! je me la rappelle », soupira le pauvre Chéri-Bibi, qui tenait avant tout à mettre un frein à ce flot débordant de souvenirs… et il pensait : « Allons bon ! encore une à qui je dois de la reconnaissance et qui ne me laissera tranquille que lorsque je la lui aurai prouvée !… » Mais ce disant il recommençait cependant à « respirer », car ces reproches assez violents attestaient qu’il n’était point découvert et alors il se rendit compte que toute la méchante impression ressentie d’un examen qu’il avait cru dangereux lui était venue de ce face-à-main, toujours braqué sur lui.
« Madame, lui dit-il, je vous aime mieux sans votre face-à-main. »
Elle l’abaissa et daigna lui sourire. Bien mieux, elle lui mit sa main dans la sienne et se pencha sur lui ; mais fidèle comme Hector, et chaste comme Joseph, il se recula avec horreur. Elle s’en montra irritée.
« Vous voilà bien dégoûté, fit-elle.
– Mon Dieu, madame ! fit-il en se levant, je crois bien que voici la fin de l’entracte et je vais rejoindre ma femme…
– Vous lui présenterez mes compliments ! lui jeta la d’Artigues, outrée. Mon cher Maxime, vous ne serez pas étonné que m’ayant traitée comme une fille, je me venge comme une fille !… La marquise prendra, j’en suis sûre, un grand intérêt à la lecture de certaines lettres !…
– Quelles lettres ?… quelles lettres ?… balbutia le pauvre Chéri-Bibi.
– Eh ! vous avez la mémoire courte !… Ces lettres que vous m’écriviez à bord de la Belle-Dieppoise, quand vous me promettiez déjà d’abandonner la baronne Proskof, et même de divorcer un jour avec votre Cécily pour épouser Mme d’Artigues, redevenue libre de son côté ! »
« Quelles amours compliquées il avait l’animal ! pensait pendant ce temps, avec une rage et un effroi grandissants, Chéri-Bibi. Jamais je ne m’en tirerai ! »
Et l’autre, le voyant si « dérouté », continuait, impitoyable :
« Ah ! mon cher, si vous avez la mémoire courte, vous avez l’écriture longue. Votre femme sera certainement enchantée de savoir avec quels yeux vous la jugiez à cette époque, comment vous l’appréciiez et de quelle manière vous en parliez. Une femme peut oublier les mauvais traitements, les infidélités, les humiliations, mais il y a certaines choses, certaines petites choses qu’elle ne pardonnera jamais. Ce sont celles, les plus douloureuses, qui tendent à la tourner en ridicule. »
Le malheureux Chéri-Bibi étouffait. Il s’était rejeté dans un coin de la loge. Il pensait que décidément on n’avait pas de chance, dans la famille, avec les lettres.
« Combien ? » râla-t-il.
Mais, maintenant, Mme d’Artigues riait de toutes ses dents, qu’elle avait belles. Voyant cet homme en son pouvoir, elle s’amusait de lui, cruellement.
« Mon Dieu ! comme vous êtes devenu brutal, mon cher marquis ! fit-elle. Avez-vous oublié que le cadeau vaut moins par lui-même que par la façon dont il est donné ? Je repousse vos présents si vous ne les offrez point avec grâce. Mais attendez !… on frappe les trois coups : le rideau va se lever. Retournez auprès de la marquise, à laquelle vous ferez mille amitiés de ma part.
– Quand vous reverrai-je ? implora Chéri-Bibi, bouleversé et en baisant humblement cette main qu’elle lui tendait et qu’il eut voulu mordre.
– Mais ce soir même.
– Ce soir même ! s’exclama Chéri-Bibi, de plus en plus troublé… Ce soir même !… Mais c’est impossible !
– Je le veux ! répliqua cette femme entêtée. Charles et moi allons souper à l’Abbaye de Bedlam. J’ai encore quelques petites choses à vous dire, qui ne sauraient souffrir de retard. À tout à l’heure ! J’y compte ! »
D’Artigues rentrait dans la loge. Chéri-Bibi, qui avait une envie folle de se jeter sur le couple et d’en faire de la chair à pâté, se sauva, les tempes battantes, le cœur en tumulte, les oreilles bourdonnantes.
Il retrouva Cécily, qui était déjà toute au spectacle…
Les malheurs d’Œdipe continuaient. De plus en plus, Chéri-Bibi était conduit à faire un singulier rapprochement entre la fatalité qui avait si méchamment frappé le héros antique, et celle qui le poursuivait, lui, jusque dans cette salle de spectacle.
Au fond, qu’étaient les crimes d’Œdipe, lequel avait tué son père et épousé sa mère, dans l’ignorance où il était resté de sa naissance, à côté de ceux de Chéri-Bibi, innombrables, tous s’engendrant les uns les autres et tous issus d’un geste généreux ? (Le geste qui avait tué le père de Cécily, dans un moment où Chéri-Bibi voulait le sauver.) Et voilà que maintenant qu’il se croyait débarrassé enfin de la nécessité de tuer – après avoir pris la peau d’un autre – la catastrophe rôdait de nouveau autour de lui, préparait sournoisement ses coups, venait de lui faire entrevoir sa hideuse face rouge.
Chéri-Bibi broya sournoisement la tablette de la loge sur laquelle Cécily avait disposé sa jumelle, son réticule et ces aimables bibelots dont ne se dépare jamais une jolie femme.
Il fallait bien qu’il passât sa fureur sur quelque chose.
La tablette céda. Les objets qu’elle soutenait tombèrent avec éclat. Cécily poussa un cri. Toute la salle se retourna. Des protestations s’élevèrent. En ce moment, Œdipe, qui venait de s’arracher les yeux, descendait les marches du temple, en promenant ses mains ensanglantées sur les jeunes fronts innocents d’Étéocle et de Polynice.
Un tel spectacle, l’émoi de la salle, le cri de Cécily, la rage qui était dans son cœur, tout contribua à faire perdre la tête à ce pauvre Chéri-Bibi qui, lui, s’arracha les cheveux dans un geste sauvage, et montrant sur la scène le fils de Laïus, abandonné des dieux, s’écria :
« Voilà un type dans mon genre !… Voilà un type dans mon genre !… »
La marquise, épouvantée, croyant que son mari était subitement devenu fou, le suppliait de se calmer, l’entourait de ses bras tremblants et le défendait contre l’invasion de deux gardes républicains, qui accouraient pour expulser les perturbateurs.
« C’est bien ! c’est bien ! Pas d’histoires, dit Chéri-Bibi, nous nous en allons ! Et surtout ne me touchez pas ! Je suis le marquis du Touchais. »
À l’énoncé de ce titre, les gardes, comme de bons républicains qu’ils étaient par définition, s’inclinèrent.
Alors Chéri-Bibi aida la marquise éperdue à mettre son manteau, passa son pardessus et sortit avec dignité, regrettant à part lui de n’avoir pas pu conserver son sang-froid. Derrière eux, des imprudents murmuraient : « C’est un fou ! » et cela assez haut pour que Chéri-Bibi pût les entendre ; mais il faisait la sourde oreille, ayant hâte de mettre dans sa voiture la malheureuse Cécily, qui tremblait comme une feuille agitée par le vent d’automne.
À peine furent-ils seuls, après qu’il eut jeté l’adresse de l’hôtel au chauffeur, que la marquise éclata en sanglots. Chéri-Bibi la prit sur son cœur et lui dit :
« Mon adorée, calme ta peine. J’ai eu un accès de fièvre chaude. Depuis ce fatal voyage dans les mers de Malaisie, cela m’arrive quelquefois ; mais, comme tu vois, cela ne dure pas… et je n’en avais pas eu depuis dix-huit mois. Du reste, les médecins que j’ai consultés m’ont dit que je finirais par ne plus en avoir du tout. Que cela ne trouble point notre bonheur.
– J’ai eu bien peur », soupira Cécily, qui avait véritablement craint pour la raison de son mari.
Elle fut la première, arrivée à l’hôtel, à parler d’un repos nécessaire. Chéri-Bibi se montra sage comme une image et se laissa border comme un petit enfant. Mais, vers minuit, il quittait sa chambre en tapinois et ne rentrait à l’hôtel qu’à l’aurore.
Ce matin-là, quand il se présenta dans la chambre de la marquise, il avait la mine encore ravagée sous un grand air de satisfaction.
« C’est singulier, lui dit-elle, tu as l’air à la fois content et malade !…
– Eh ! ma bonne amie ! si je suis malade, c’est que l’atmosphère de Paris ne me vaut décidément plus rien ! et si je suis content, c’est qu’avec votre permission, j’ai résolu d’en chercher une autre !
– Nous n’aurions pas dû quitter Dieppe ! soupira la marquise.
– Retournons-y ! » s’écria Chéri-Bibi…
Les bagages furent vite prêts. Comme ils quittaient l’hôtel, un camelot leur passa sous le nez en hurlant : Le double assassinat de l’île de Puteaux ! Mort tragique de M. et de Mme d’Artigues !…
Le marquis et la marquise poussèrent un même cri d’horreur. Ils tombèrent sur ces quelques lignes en dernière heure : On a cru d’abord que M. et Mme d’Artigues s’étaient noyés en passant la Seine, cette nuit, pour se rendre dans l’île de Puteaux où ils possèdent un pavillon qui a été le théâtre de bien des petites fêtes… mais l’examen des cadavres prouve qu’ils ont été tous deux victimes d’une effroyable agression. Le cou et la gorge portent des traces horribles de strangulation… On se croit en face d’un étrange drame passionnel…
« Ah ! ce Paris !… ce Paris ! s’écria Chéri-Bibi… je n’y remettrai plus jamais les pieds !… On rencontre un jour des amis en bonne santé ; le lendemain il n’en reste plus rien qu’un article qui les déshonore !… »
Cécily frémissait, muette d’épouvante.
« À Dieppe ! à Dieppe ! cria Chéri-Bibi… et en vitesse !… »