VII – Où Chéri-Bibi goûte un bonheur éphémère
Neuf mois après, Chéri-Bibi était père. Ce fut un grand bonheur pour tout le monde. Bien qu’il fût de notoriété publique, à Dieppe et dans les environs, que depuis qu’il était revenu de ses aventures, le marquis de Touchais « n’attachait point ses souliers avec des saucisses », il y eut une grande distribution de secours aux pauvres. Le bon la Ficelle vit se doubler ses appointements. Heureux Chéri-Bibi ! Heureux la Ficelle !
Enfin, ils y étaient entrés dans le paradis ! Rien ne venait plus troubler leur sécurité. Le Pont-Marie avait disparu de l’horizon. Ils aimaient et ils étaient aimés ! La jeune Virginie avait en effet répondu aux feux de M. Hilaire. Les deux compères se laissaient soigner, dorloter, vivre au cours langoureux des jours et des nuits.
Ils avaient des conversations attendrissantes sur les conditions du bonheur parmi les hommes. Souvent, en remontant, de compagnie, la côte du Pollet, ils devisaient comme des sages. Le moral de Chéri-Bibi avait changé en même temps que son physique. Et maintenant, la transformation était complète. Il se sentait beau, fort et riche. Alors il devenait bon, tout en restant fort ménager de son bien, ce qui est le suprême de la sagesse. Ceci ne prouvait point que tous les gens qui sont beaux, forts et riches, fussent bons, mais bien que la méchanceté antérieure de Chéri-Bibi n’était qu’un accident. Et cela lui suffisait à lui-même, quand il pensait encore – le moins souvent possible – à certaines choses du passé et qu’il avait besoin de s’excuser.
Quelquefois, Chéri-Bibi arrêtait la Ficelle devant une modeste maison de pêcheurs. C’était le soir ; l’homme était rentré de ses durs travaux et fumait sa pipe, sur le seuil, tandis que la femme raccommodait les filets et que la marmaille jouait dans le ruisseau.
« Regarde-moi ce tableau, disait-il, ces gens sont pauvres mais honnêtes. Ils sont heureux ! L’argent pourrait les perdre ! Ne cherche point d’autre raison, la Ficelle, à ce que tu appelles ma parcimonie, par politesse. Je ne demande pas mieux que de secourir « ceux qui ont besoin », mais d’abord, il faudrait me prouver que ceux-ci ont besoin de quelque chose ! »
Ainsi philosophant, ils arrivaient à la villa de la falaise. Chéri-Bibi apercevait le voile blanc qu’agitait Cécily et il hâtait le pas.
« Elle m’attend, la chère femme ! »
Elle l’attendait en effet avec son dernier-né sur les bras, et c’était une minute bien attendrissante que celle qui réunissait le père, la mère et l’enfant. Tendresse et baisers, douces joies de la famille !
Le cœur de Chéri-Bibi se fondait à la chaleur de cet aimable foyer. Les yeux de la Ficelle se mouillaient de larmes. Le petit Bernard, adorable garnement, donnait, par ses jeux, de la gaieté à ce tableau bucolique. Gâté par « son père », qui ne lui refusait aucun jouet, il était le petit tyran de la maison ; et Cécily, en constatant chaque jour la parfaite conduite de son mari envers celui qui avait pris une place qui ne lui appartenait pas, sentait redoubler son amour pour cet homme extraordinaire, qui l’avait autrefois tant fait souffrir et qui lui donnait aujourd’hui de si inattendus sujets de satisfaction.
Elle avait naturellement désiré que le bébé fût baptisé du nom dont elle nommait elle-même le marquis, depuis que le bonheur conjugal avait pénétré, d’une façon aussi inopinée qu’héroïque, sous le toit de la villa de la falaise.
Mais, par un entêtement étrange, le marquis s’était opposé à ce que l’on donnât à son fils le prénom de Maxime. Et l’enfant s’appelait Jacques. Le père avait dit qu’il trouvait ce nom gentil. La Ficelle, qui n’ignorait point le vrai prénom de Chéri-Bibi, avait surenchéri sur le charme de ces deux syllabes. La mère avait consenti et Jacques était maintenant un gros bébé de trois mois qui ne ressemblait pas plus à son père que son frère aîné, du reste.
Non, on ne retrouvait point dans Jacques les traits du marquis du Touchais, mais une certaine rudesse de visage inconnue de la famille, qui enchantait d’ailleurs Chéri-Bibi, tout en inquiétant un peu la mère. Il n’avait point l’air commode, le moutard ! Et déjà, il n’en faisait qu’à sa grosse tête !
Cécily avait voulu l’allaiter. Quand Chéri-Bibi voyait la tête de son fils sur ce beau sein adoré, il ne pouvait s’empêcher de lever vers le ciel, auquel il avait si souvent montré le poing, des yeux reconnaissants et de remercier la Providence de lui avoir réservé pour le milieu de ses jours, après tant de tribulations, un bonheur que rien désormais ne semblait devoir troubler.
Jamais plus il ne prononçait le mot : fatalitas ! Et il tendait à croire que les humains sont surtout des êtres bien impatients, qui ne laissent point à la sagesse divine le temps de balancer, par un apport certain de félicités, toutes les tristes épreuves par lesquelles la Providence s’est plu d’abord à les faire passer, à seule fin de leur faire mieux goûter, par l’antithèse, le prix du bonheur sur la terre.
Une seule chose au sein de cette merveilleuse béatitude le chagrinait : c’était la conduite du bon la Ficelle. Il la trouvait déréglée, et plus d’une fois il ne le lui avait point envoyé dire. M. Hilaire avait une maîtresse en ville. Cette Virginie était une jeune fille de bonne famille normande, c’est-à-dire de braves paysans qui avaient un petit bien dans le pays de Caux.
Elle était venue servir à Dieppe parce que, avec un certain goût qu’elle avait de la coquetterie, il lui déplaisait de traire des vaches. Tant est que M. Hilaire l’avait eue sage, ce dont il s’était vanté auprès de son maître, comme un sot. Il n’en avait point récolté de félicitations. Loin de là, Chéri-Bibi lui avait reproché toute l’ignominie de sa conduite.
Quand on a l’honneur d’être le secrétaire de M. le marquis du Touchais – du nouveau, qui était un homme rangé, d’intérieur, bon mari, et bon père, bien-pensant, et conduisant son monde à la messe – on n’a aucune excuse de séduire les filles.
« As-tu songé, mon ami, disait certain soir le marquis à son dévergondé secrétaire, as-tu songé à ce qui peut arriver à cette pauvre enfant ? Imagine qu’elle devienne mère… La voilà perdue par ta faute. Tu l’as déshonorée. Que ferais-tu en pareil cas ? Songe à la responsabilité que tu encoures pour quelques moments de plaisir.
– Virginie est débrouillarde, répondit la Ficelle. Je la connais : elle s’en tirera toujours.
– Tu raisonnes en égoïste et comme un sans-cœur. Monsieur Hilaire, vous me dégoûtez. Ne me parlez plus jamais de vos amours !
– Monsieur le marquis, il faut pourtant que je vous en parle encore. Ce que vous avez prévu n’est que trop arrivé : Virginie est enceinte !
– La malheureuse ! Que vas-tu faire ? Réfléchis avant de dire une bêtise.
– J’ai réfléchi, monsieur le marquis, j’ai réfléchi que Virginie s’en tirerait toujours avec une petite somme d’argent.
– Tu n’as pas le sou ! Tu dépenses tous tes appointements !
– Sans doute, mais je suis certain que monsieur le marquis, dans une occasion pareille, ne nous laissera pas dans l’embarras. Si je donne cinq mille francs à Virginie, elle sera contente et il n’y aura pas de scandale !
– Pas un franc ! tu entends, pas un sou ! Je ne veux pas encourager tes vices, et s’il y a scandale, je te chasse !
– Vous ne ferez pas ça, monsieur le marquis !
– Je le ferai comme je le dis !
– Virginie m’arrachera les yeux !
– Beau dommage ! Tu n’as qu’à te conduire comme il faut avec cette enfant et elle ne t’arrachera rien du tout !
– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
– Épouse-la !
– Vous parlez sérieusement, monsieur le marquis ?
– Petit débauché, quel conseil attendais-tu donc de moi ? Pour la mère et pour l’enfant, tu dois l’épouser ! Je l’ai vue. Elle fera une excellente femme de chambre.
– Monsieur le marquis, j’avais espéré faire un beau mariage !
– Fais d’abord un honnête homme, la Ficelle ! Épouse ta Virginie et je te donne dix mille francs !
– Ah ! monsieur le marquis, c’est encore vous qui êtes le meilleur de nous tous ! C’est vrai ! Vous avez raison ! Virginie m’aime et je l’aime ! Pourquoi chercher la fortune quand on a le bonheur ? Il ne faut pas avoir trop d’ambition !
– À la bonne heure ! j’aime à t’entendre parler comme un brave garçon ! Un beau mariage ! Qu’espérais-tu donc ?… Songe que je t’ai tiré de rien, la Ficelle… que tu n’es qu’un pauvre mitron dont j’ai fait le secrétaire de M. le marquis du Touchais !
– Je ne l’oublierai jamais, monsieur le marquis, jamais ! Alors, je cours apprendre cette bonne nouvelle à Virginie. Justement cela tombe bien, elle doit quitter sa place aujourd’hui ou demain, au restaurant du port. Le nouveau propriétaire arrive avec un nouveau personnel, paraît-il.
– Il change donc tout le temps de propriétaire, ton restaurant du port ? demanda Chéri-Bibi, qui se rappelait que la Ficelle lui avait déjà appris, il y avait un an environ, le départ de M. Oscar.
– Ah ! le nouveau propriétaire est attendu depuis un an ! Il devait arriver du jour au lendemain, et il y a un an que ça dure ! C’est même assez drôle ! Pendant tout ce temps-là, c’est un bonhomme venu de Paris qui a fait l’intérim avec Virginie.
« Heureusement qu’il avait affaire à une fille honnête, ce gérant-là, car il ne connaissait rien à la restauration, paraît-il, ni à la limonade. Et pour remercier Virginie, voilà qu’on la fiche à la porte !
– Tu l’amèneras ici, elle commencera son service demain, fit Chéri-Bibi.
– Ah ! monsieur le marquis !
– C’est bon, c’est bon, tu me remercieras une autre fois, chenapan !
– Et où accouchera-t-elle, monsieur ?
– Chez moi !…
– Ah ! mon Dieu ! Et le petit, où qu’il sera élevé ?
– Chez moi, avec le mien, la Ficelle !
– Mon Dieu ! mon Dieu !… Alors ils joueront ensemble, ils grandiront ensemble, ils… Ah ! tenez, monsieur le marquis, il faut que je vous embrasse ! Je savais bien, moi, que vous étiez un brave homme !
– Eh bien, embrasse-moi donc ! Et surtout continue, toi, à être un brave garçon. C’est encore le meilleur moyen d’être heureux ici bas, la Ficelle. »
M. Hilaire sortit des bras de M. le marquis tout en larmes ; et ce fut pour courir, comme un fou, à Dieppe, pour dégringoler la côte du Pollet, au bout de laquelle il arriva essoufflé et tout en nage. Au coin du pont, il faillit se faire écraser par une voiture qui remontait à Puys, à grande allure.
C’était une légère voiture de maître, un élégant boggy, dans lequel se trouvait un homme qui apostrophait avec assez de rudesse l’imprudent la Ficelle.
À cette voix, le secrétaire du marquis du Touchais tressaillit et se retourna vivement. Mais déjà le petit équipage était parti à fond de train.
« Quelle brute ! » murmura la Ficelle.
Sur le trottoir du pont, un homme, qui avait assisté à l’incident, s’avança.
« Eh bien, vous l’avez échappé belle ! Il est pressé, le docteur Walter », fit le passant en qui le secrétaire du marquis du Touchais reconnut M. Costaud, agent de la Sûreté générale.
M. Hilaire salua sans répondre et s’éloigna en haussant les épaules. M. Hilaire n’aimait point la conversation de ces messieurs de la police en général, ni en particulier celle de M. Costaud dont la figure ne lui avait jamais beaucoup plu.
Cinq minutes plus tard, il poussait la porte du restaurant du port et était accueilli moitié figue, moitié raisin, par la belle Virginie, qui lui fit signe aussitôt de s’asseoir dans un coin, près du comptoir.
Elle était rouge comme un bouquet de cerises, les cheveux ébouriffés, le bonnet de travers et lui confiait en haletant qu’elle avait eu à se défendre avec une certaine énergie contre les entreprises galantes du nouveau patron qui venait enfin d’arriver.
Elle l’avait, du reste, proprement giflé, avait réclamé son dû et attendait que le bonhomme redescendit du premier étage où il était allé chercher de l’argent pour lui régler son compte.
« Je suis bien contente de partir, expliqua-t-elle, car cet homme-là me fait peur ; il roule un ventre de barrique, et vous « fusille » avec de petits yeux de fouine. On ne sait pas, à le regarder, s’il veut rire ou vous assassiner. Quand il s’approche de vous, on se recule instinctivement, comme à l’approche d’un monstre. Quand j’ai vu qu’il voulait m’embrasser, j’ai crié d’horreur et je l’ai battu. J’ai cru qu’il allait me tuer. Et puis, il a ri d’une façon sinistre ».
À ce récit, M. Hilaire s’était senti entrepris par une noble indignation.
« J’arrive bien, fit-il avec solennité. D’abord Virginie, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer : je t’épouse ! M. le marquis nous donne 10 000 francs pour nous mettre en ménage. Tu seras femme de chambre de Mme la marquise qui est une bien bonne personne. Notre enfant sera élevé avec le fils de la maison. Nous voilà heureux pour toute la vie, madame Hilaire.
– Mon Dieu ! est-ce bien possible ? » s’écria Virginie qui, à l’annonce de cette fortune inespérée, changea de couleur, c’est-à-dire que de rouge qu’elle était comme un bouquet de cerises, elle devint blanche comme une fleur d’oranger.
« C’est si bien possible que je t’emmène à l’instant et malheur désormais à celui qui voudra te faire des avanies ! Je suis un peu là pour te faire respecter ! Et en premier lieu tu vas voir comment je vais l’arranger ton patron ! Ta malle est prête ? Oui ? Va la chercher. Fais-la descendre par la fille de cuisine. Moi je reste ici pour dire son fait à ce galapiat !
– Oh ! mon chéri ! prends garde, surtout ! C’est un homme qui m’a l’air capable de tout ! Attends que nous soyons sortis pour lui crier ce que tu as à lui dire ! conseilla la prudente Virginie.
– Ne crains rien, je sais ce que j’ai à faire. Et je lui apprendrai à se conduire avec les honnêtes femmes, moi, à ce tonneau, quitte à le mettre en perce ! »
Virginie courut donc chercher sa malle, et presque dans le même instant, à l’autre bout du cabaret désert, apparut le patron. Il passa dans la lumière de la porte, et M. Hilaire put le voir en plein.
M. Hilaire, qui était assis, se leva comme projeté en l’air par un ressort mécanique, et retomba sur son siège comme une masse inerte. Le nouveau venu, qui avait aperçu cette gesticulation désordonnée, n’en parut pas autrement étonné. Il continua de rouler vers son unique client sa panse rebondie, et quand il fut près de lui, il lui tendit une horrible main flasque au bout d’un bras trop court.
« Bonjour, la Ficelle, fit-il ; comment que ça va, mon garçon ? »
La Ficelle murmura dans un souffle :
« Petit-Bon-Dieu !…
– Eh oui ! mon bon la Ficelle : Petit-Bon-Dieu lui-même ! pour te servir, quoi ! Tu ne dis rien ? Cela t’étonne de me voir ici ? Tu savais pourtant bien que le rêve de ma vie était de m’établir cabaretier. Eh bien, m’y voilà. Que veux-tu ! à mon âge, on commence à en avoir assez, des aventures ! J’ai trop traîné ma bosse à travers le monde, je me range. Je deviens bourgeois tout comme un autre. Et toi, la Ficelle, ça va-t-il comme tu veux ? »
Le malheureux la Ficelle, qui ne savait où se mettre et qui maudissait la minute où il se trouvait en face d’un fâcheux témoin du regrettable passé, le malheureux la Ficelle ne sut que dire :
« Je te croyais mort !
– Tu en es bien excusable, mon bon ami, déclara Petit-Bon-Dieu en glissant un escabeau entre ses jambes et en s’attablant à côté du secrétaire du marquis du Touchais. Je dois dire que quelques-uns de mes amis et moi, nous avons fait le nécessaire pour que cette croyance fût assez généralement répandue. C’est plus prudent. Toi-même, n’as-tu pas changé de nom en suivant la fortune de M. le marquis du Touchais ? Et pourtant, tu n’avais pas encore, que je sache, eu affaire à la justice de ton pays, ni à celle des autres, mais ton amitié pour défunt Chéri-Bibi et le rôle assez important que tu avais bien voulu jouer dans la révolte du Bayard… Hein ? Quoi ? Tu me dis de me taire ?
– Mon Dieu ! gémit le tremblant la Ficelle, j’aimerais autant que l’on parlât d’autre chose…
– Il n’y a personne ici pour nous écouter, continua Petit-Bon-Dieu, imperturbable. Rassure-toi donc. J’ai autant d’intérêt que toi à ne point ressusciter les ombres du passé. Il n’y a plus ici que M. Bénevent, Jean-Charles Bénevent, honnête cabaretier-restaurateur qui va se permettre d’offrir un petit verre de vieux marc à son vieil ami, M. Hilaire, secrétaire de M. le marquis du Touchais. Tu vois, je suis renseigné sur ton compte. Et je te renseigne sur le mien, à seule fin qu’il n’y ait pas d’erreur.
« Calmez-vous donc, monsieur Hilaire ! Ne me montrez plus cette vilaine figure décomposée ! Nous sommes faits pour nous entendre. Je sais bien que vous préféreriez me savoir bien réellement trépassé au plaisir de trinquer avec moi…Mais, que voulez-vous ? c’est le hasard qui m’a amené à acheter ce fonds, le pur hasard que je bénis, moi, puisqu’il me vaut de me rapprocher d’un ami si fidèle ! (Petit-Bon-Dieu qui, comme nous l’avons dit, avait été clerc d’huissier, n’avait point perdu, même en traversant le bagne, l’habitude du beau langage.) Allons ! à ta santé, la Ficelle !… Goûte-moi cette vieille eau-de-vie ! Ah, ça, tu ne vas pas te trouver mal, mon garçon ?
– Non, non… C’est la surprise… l’étonnement… n’est-ce pas ?… Je ne m’attendais…
– Évidemment, tu n’étais pas préparé… Eh bien, et ton patron, il se porte toujours bien ?
– Toujours… toujours ! balbutia la Ficelle, en manquant de s’étrangler avec son marc, car il avait avalé de travers.
– Voilà un brave homme !… Moi je l’aime beaucoup… Je lui dois tout, à ce marquis-là ! C’est avec ma part que je suis venu m’établir ici, tandis que les autres la gaspillaient là-bas, du côté de la Chine… Je ne lui souhaite que du bonheur, moi, à M. du Touchais… Inutile de le lui dire, n’est-ce pas ? Je ne te charge pas de lui faire part de mon arrivée dans le pays, à lui ni à personne…
– Écoute, Petit-Bon-Dieu, interrogea la Ficelle d’un air fort embarrassé, il y a une chose que je ne comprends pas…
– Dis, mon petit. Je pourrai peut-être t’expliquer.
– Eh bien, voilà… Comment que ça se fait que tu sois venu dans un pays où que tu étais sûr que tu pourrais retrouver des gens qui te reconnaîtraient ?
– Allons donc ! Me reconnaître ? Mais on me croit mort… À bord, je ne l’ai jamais beaucoup fréquenté, ton marquis… et il y a des chances pour qu’il ne vienne pas déjeuner ici…
– T’as tout de même du toupet, Petit-Bon-Dieu !
– C’est vrai que ça ne m’a jamais manqué…
– C’est-y que tu rêverais de faire encore un mauvais coup ?
– Je suis rangé, que je te dis !…
– Il y a plus d’un an que tu as acheté ce cabaret… Comment que ça se fait qu’on ne t’y voie qu’aujourd’hui ?
– J’vas te dire… Avant de m’établir honnête homme, je trouvais que ma mort était encore un peu jeune. Un an de plus dans la tombe… et une belle barbe qui pousse…
– Ça ne m’a pas empêché de te reconnaître du premier coup.
– Parce que tu m’aimes, la Ficelle !… »
Et Petit-Bon-Dieu heurta son verre contre celui du malheureux garçon en riant d’une façon bien sinistre.
Sur ces entrefaites, Virginie arriva dans la salle du cabaret avec sa malle. Elle trouva son fiancé en train de boire avec l’homme qui s’était si grossièrement conduit avec elle tout à l’heure. Elle en resta comme anéantie, les mains ballantes. Enfin elle put prononcer avec courroux :
« Monsieur Hilaire, vous n’avez pas de cœur !
– De quoi… de quoi, la petite ?… » gronda le nouveau cabaretier.
Mais déjà M. Hilaire s’était levé tout pâle ; et il dit, la voix tremblante :
« Monsieur Bénevent, je vous présente Mlle Virginie, ma fiancée.
– Ah ! ah ! fit l’autre, tous mes compliments ; vous avez là une maîtresse femme, monsieur Hilaire. Je regrette bien qu’elle ne soit déjà « promise », sans quoi je lui aurais offert ma main !
– C’est moi qui vous ai mis la mienne sur la figure, vieux polisson !
– Ne craignez rien, je ne l’ai pas oublié, répliqua Petit-Bon-Dieu avec un regard si sournois et si menaçant que le pauvre la Ficelle ne put s’empêcher de frissonner.
– Allons, la belle, continua Petit-Bon-Dieu, combien je vous dois ? »
Il la régla, lui demanda de ne point lui garder rancune, força la Ficelle à retrinquer avec lui pendant qu’on était allé chercher une voiture pour emporter la malle, et se tenait encore, goguenardant cyniquement, sur le pas de sa porte, quand M. Hilaire et sa fiancée s’éloignaient à la hâte du côté du Pollet.
Virginie était « outrée ». La conduite de son futur époux lui apparaissait moins que reluisante, et elle menaçait, devant tant de lâcheté, « de rentrer chez sa mère ».
À sa grande surprise, M. Hilaire qui, jusqu’alors, ne lui avait pas répondu, retrouva l’usage de la parole pour lui exprimer qu’il était tout à fait de cet avis et qu’un immédiat séjour chez ses parents qui habitaient dans les environs ne pouvait lui faire que du bien et lui procurer le repos nécessaire avant qu’elle n’entrât dans sa nouvelle place. Elle le quitta, ne comprenant rien à ce qui se passait, mais profondément vexée.
La Ficelle ne fut pas plutôt seul qu’il courut comme un fou jusqu’à la côte du Puys. De temps en temps, cependant, il s’arrêtait pour souffler. Alors il se prenait les cheveux à poignée et frémissait :
« Ça allait trop bien ! ça allait trop bien. Qu’est-ce qu’il est venu faire ici, celui-là, mon Dieu ! Et qu’est-ce que va dire Chéri-Bibi ? »
Puis il reprenait sa course. À la villa de La Falaise, on lui apprit que M. le marquis venait de sortir. On était venu le chercher de la part de sa mère, la marquise douairière, qui, paraît-il, allait plus mal…