Chéri-Bibi n’était pas encore revenu de son effroi que l’inspecteur Costaud, qui était allé le rejoindre dans le salon, s’excusait de la liberté grande qu’il avait prise de le faire surveiller d’aussi près.
« Monsieur le marquis, expliqua cet honnête policier, je n’ai point voulu que vous sortiez ce matin de chez vous sans être averti du danger qui vous menace. Un crime ou plutôt une série de crimes viennent d’être découverts à Dieppe. Chéri-Bibi est revenu ! »
Le marquis leva vers le brave Costaud une figure d’une pâleur qui faisait pitié, et l’agent ne manqua point de mettre sur le compte de la sinistre nouvelle qu’il apportait un émoi dont il était bien loin de soupçonner la véritable cause.
Le marquis cependant, après avoir soupiré profondément, semblait se remettre d’une alarme si chaude. Costaud l’encourageait à se mieux porter, en lui promettant, pour le défendre, le concours dévoué de ses agents.
Costaud rayonnait littéralement. Une jubilation excessive émanait de sa physionomie, à l’ordinaire un peu froide. Mais l’événement lui donnait trop raison pour qu’on lui en voulût de ne point cacher plus décemment les joies du triomphe. Il avait toujours dit que Chéri-Bibi n’était point mort et que l’illustre bandit ferait encore parler de lui. Or l’assassin de M. Bourrelier et du vieux marquis du Touchais venait de reparaître sur la scène de ses premiers exploits !
« Quelle imprudence ! ne put s’empêcher de faire observer le mari de Cécily. Il ne savait donc point, monsieur Costaud, que vous étiez là ?
– C’est un détail, répondit sans se troubler le joyeux Costaud, c’est un détail qui ne l’a point arrêté quand il a su qu’il aurait le plaisir de vous y rencontrer ! »
Le marquis regarda Costaud de travers, redoutant qu’il ne raillât, mais l’inspecteur parlait on ne peut plus sérieusement. Du reste, il s’expliqua tout de suite :
« Car c’est vous, monsieur le marquis, qui êtes le plus menacé en tout ceci. Il n’est point douteux que les misérables sont revenus dans ces parages dans le principal désir de vous tirer à nouveau quelque petit million. La bande à laquelle vous avez eu affaire à bord du Bayard n’est point si exterminée qu’on avait bien voulu nous l’annoncer.
– Et vous êtes sûr que Chéri-Bibi est avec eux ?
– Oui, monsieur le marquis ; il avait amené avec lui un certain Petit-Bon-Dieu, et ces autres fleurs de bagne : Gueule-de-Bois, Va-Nu-Pieds, le Rouquin et Boule-de-Gomme. Rassurez-vous quant à ces derniers : ils sont morts ! On les a tués cette nuit !
– Tués ! Et qui donc a accompli cet exploit, monsieur Costaud ?
– À mon avis, c’est Chéri-Bibi lui-même. On a retrouvé leurs cadavres dans les salles du petit restaurant du port que Petit-Bon-Dieu avait loué sous un faux nom, naturellement. C’est là sans doute qu’ils devaient perpétrer le coup qui vous ramènerait dans leurs filets, car nous avons trouvé sur eux des papiers où il était question d’un guet-apens dirigé contre vous, et une pancarte, au fond d’un meuble, couverte d’une inscription bizarre et, à tout prendre, menaçante, par laquelle Petit-Bon-Dieu annonçait qu’il avait l’honneur de vous présenter ses hommages.
– Voyez-vous cela ?
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur le marquis !… Seulement, au dernier moment, ils n’ont pas dû s’entendre et ils ont voulu se débarrasser de Chéri-Bibi qu’ils jugeaient, sans doute, trop tyrannique et qui devait, bien entendu, se tailler la part du lion. Ils se sont réunis pour l’exterminer ; bien mal leur en a pris. Chéri-Bibi en a fait littéralement de la bouillie. Il faudra que vous voyez cela, monsieur le marquis, c’est du bel ouvrage… Ah ! le bandit n’a rien perdu de son entrain !
– Mais rien ne prouve dans tout cela l’intervention de Chéri-Bibi ?
– Si, monsieur le marquis ; d’abord il y a ce massacre qui porte bien sa marque, comme je me fais fort de le prouver au parquet, et enfin, pour que nul n’en ignore, ce petit bout de papier ensanglanté et malheureusement arraché sur lequel vous voyez ces mots tracés avec du sang : « Prends garde, Chéri-Bibi »… Cet avertissement a dû être écrit par un complice qui se trouvait à l’étage supérieur et que les autres ont à moitié assassiné, car il a disparu en laissant au second et au premier d’effroyables traces de sang. C’est peut-être Chéri-Bibi lui-même qui l’a emporté, mourant, après sa victoire, ne voulant pas laisser un si bon camarade entre les mains de la justice !
– Tout cela est bien affreux ! soupira le marquis du Touchais.
– Si je puis vous donner mon avis, monsieur le marquis, tout cela est surtout redoutable !… Méfiez-vous !… Gardez-vous jusqu’à ce que nous ayons mis la main sur ce Chéri-Bibi qui ne doit rêver maintenant qu’à une chose : s’emparer d’un otage de la valeur de M. le marquis ! Mes hommes ne vous quitteront plus ! »
Chéri-Bibi fit la grimace et, comme il était, avant tout, bon époux et bon père, il dit :
« Mon Dieu ! monsieur Costaud, je ne puis que vous remercier d’un zèle aussi louable ; cependant, pour ne point effrayer ma famille, je désirerais que cette surveillance se fit d’assez loin et avec une certaine discrétion. Avant tout, je désire que la marquise ne puisse soupçonner que le retour de ce Chéri-Bibi de malheur me fait courir le moindre danger. Je la connais, la chère femme, elle en ferait une maladie.
– Comptez sur mon adresse, monsieur le marquis.
– J’y compte, monsieur Costaud. »
Costaud prit congé, car cette épouvantable affaire allait lui donner bien de l’ouvrage, et Chéri-Bibi se dirigea illico vers le petit pavillon où le bon la Ficelle dormait encore à poings fermés.
Le bruit des crimes du restaurant du port s’était répandu avec une grande rapidité, et on peut dire que, dès midi, toute la ville fut sur les quais. Un nom volait de bouche en bouche : Chéri-Bibi ! Chéri-Bibi !… Chéri-Bibi était revenu !… Et, pour son premier coup de bienvenue, il en avait tué quatre !… Quel homme !… Lui que l’on croyait mort !…
On racontait qu’il s’était sauvé sur les toits, qu’il était déguisé en gendarme ; enfin, on inventait mille histoires stupides. Les gens se taisaient brusquement, regardant autour d’eux tous les visages avec sournoiserie. On le croyait loin et il était peut-être là, tout près, à écouter de ses deux oreilles, et bien capable de se venger sur-le-champ de ceux qui étaient assez imprudents pour ne point retenir leur langue.
Il y avait foule sous les arcades, à la poissonnerie, et une cohue indescriptible, malgré le service d’ordre, devant le restaurant du port.
Tout à coup l’intérêt et la curiosité malsaine de cette multitude semblèrent se transporter au-delà du pont, à cet endroit du quai où commence le faubourg du Pollet. Il y eut un mouvement général qui fit que l’on s’écrasa au bas de la côte de Dieppe. C’est que, dans ce coin du port, on venait de faire, à marée basse, une bien sinistre trouvaille. Des matelots avaient retiré de la vase une jambe et un buste de femme.
Les affreux débris furent transportés à la morgue au milieu d’un concert de malédictions et l’on apprit bientôt que c’était là les débris d’un crime encore tout frais et remontant seulement à quelques heures. Toujours Chéri-Bibi ! La figure du monstre grandit encore en horreur et beaucoup de ceux qui étaient là rentrèrent se barricader chez eux en frissonnant. Les armuriers firent des affaires d’or, car chacun voulait être armé. On s’arracha les journaux locaux de la plage qui racontaient la sanglante aventure à peu près telle que M. Costaud l’avait conçue. L’inspecteur, interviewé, demandait à la population de garder son sang-froid et de venir lui apporter tous les renseignements qu’elle pouvait croire susceptibles d’aider la police. M. Costaud laissait entendre qu’il était déjà sur la trace du grand criminel et qu’il ne tarderait point à mettre la main dessus, pour la troisième fois.
Les journaux du soir arrivèrent de la capitale avec des manchettes énormes où les quatre syllabes éclatantes de Chéri-Bibi se détachaient comme il convient. Les boutiquiers de la Grand-Rue fermèrent tôt leurs portes. Sur les petites plages environnantes, on prit également ses précautions. À Puys et à Pourville, on ne s’attarda point dans les rues ni les chemins.
Parmi les plus craintifs, nous devons citer M. et Mme Régime, en villégiature à Pourville. Ils avaient été surpris par l’affreuse nouvelle à Dieppe même, qu’ils traversaient dans l’intention d’aller faire une petite visite de politesse au marquis et à la marquise du Touchais qu’ils n’avaient point vus depuis quelque temps. Aussitôt qu’ils furent au courant de la terrible réapparition de Chéri-Bibi, ils arrêtèrent net leur petit voyage. On disait le marquis du Touchais menacé plus que personne par son ancien geôlier du Bayard et il n’était certainement point prudent, comme le faisait observer en tremblant la bonne Mme Régime, d’aller se jeter « dans la gueule du loup » !
« Tu as raison, Nathalie, acquiesça maître Régime. Rentrons chez nous. Ce sont des affaires qui ne nous regardent point. Du reste, je ne serais d’aucun secours au marquis, et on le dit bien gardé. »
Ils reprirent le chemin de Pourville et regagnèrent leur villa des Mouettes qu’ils avaient louée assez bon marché, en fin de saison, et aussi pour la raison qu’elle était assez isolée, non loin de la falaise et dans un petit bois. Le précédent locataire n’était autre que ce M. de Pont-Marie, qui ne l’avait point habitée et qui avait brusquement disparu du pays après s’être à peu près ruiné.
Quand, le soir venu, ils se virent seuls avec leur vieille domestique dans cette maison trop grande pour eux, ils regrettèrent leur isolement en ce temps de gloire renaissante de Chéri-Bibi.
Le revolver au poing (un vieux revolver de famille tout rouillé que l’on ne chargeait jamais de peur qu’il n’éclatât), maître Régime, suivi de son épouse tremblante, fit le tour de la propriété et s’assura par lui-même que toutes les portes étaient bien fermées. Puis ils « soupèrent », comme on dit là-bas pour désigner le repas de huit heures. Ils ne parlèrent que des anciens et des nouveaux crimes de Chéri-Bibi, mais à voix basse, comme si le bandit était caché quelque part, tout près de là, et pouvait les entendre.
Au dessert, cette conversation les avait réduits au plus douloureux effroi, et ils furent d’accord pour quitter Pourville et Dieppe dès le lendemain matin.
Ils montèrent se coucher, mais ayant soufflé leur bougie, ils ne purent dormir. Il leur semblait, à chaque instant, entendre des bruits « qui n’étaient pas naturels ». C’était cependant le souffle du vent dans la ramure, une branche qui craquait au-dehors, un meuble vermoulu qui gémissait au-dedans.
« Allume ! » supplia Nathalie.
La bougie fut allumée et soufflée plusieurs fois. Enfin, vers minuit, ils s’assoupirent au fond des ténèbres et sous les couvertures.
Soudain, ils rouvrirent en même temps les yeux. Il leur semblait que la bougie s’était allumée, cette fois, toute seule.
Il y avait de la lumière dans la chambre, mais une lumière bizarre, un fuseau de clarté qui se promenait sur les murs et sur les meubles, et qui vint, d’un coup, les illuminer en pleine figure, les aveugler, cependant qu’ils poussaient un gémissement désespéré et qu’ils se mouraient de peur.
Deux hommes avaient pénétré dans la chambre !… Maître Régime, sous son bonnet de coton, dressa une tête épouvantée, en râlant :
« Grâce ! Qui est là ?… »
Quant à sa tremblante moitié, elle se rejeta sous les draps, sans attendre la réponse.
À la question de maître Régime, une voix répondit :
« C’est moi, Chéri-Bibi ! »
Aussitôt, on entendit au fond du lit un immense gémissement. La tête de maître Régime retomba sur le bois de lit avec un bruit sourd et la pointe de son bonnet de coton se dressa en l’air, comme si les choses elles-mêmes prenaient conscience de l’horreur de la situation.
Cependant Chéri-Bibi essayait de rassurer ces êtres timorés. Il disait :
« Remettez-vous, maître Régime. Et vous aussi, madame. Nous ne vous tuerons que si c’est absolument nécessaire ! »
(Nouveau sursaut du bonnet de coton, nouveau gémissement sous les couvertures.)
« Nous ne sommes point venus pour vous faire du mal, mais pour vous demander un petit service. Nous savons que votre ami le docteur Walter a remis entre vos mains, maître Régime, un pli scellé qui n’est autre que son testament. Est-ce exact ? (Le bonnet de coton fait un signe que l’on peut traduire par l’affirmative.) Alors, donnez-nous ce testament et nous serons quittes ! »
Chéri-Bibi n’avait pas terminé sa phrase que la figure effarée de la bonne Mme Régime sortait de sous les couvertures et criait :
« Donne-lui le testament, Polydore !… »
Maître Régime ne résistait jamais à sa femme quand elle lui donnait son doux nom de baptême, et ce n’est point cette fois que maître Régime devait manquer à ses habitudes. Il allongea une main tremblante au-dessus de la table de nuit et parvint, non sans difficulté, à en faire glisser le tiroir dans lequel se trouvait son trousseau de clefs ; mais, comme dans ce même tiroir se trouvait également le vieux revolver de la famille, Chéri-Bibi bondit sur le malheureux et le saisit à la gorge.
Mme Régime poussa un hurlement d’épouvante, pendant que Polydore déjà râlait.
« Ah ! tu as voulu prendre ton revolver ! Tu vas mourir ! annonça Chéri-Bibi.
– Pitié, mon bon monsieur !… il n’est point chargé ! il n’est point chargé ! » proclama la délirante Mme Régime, joignant les mains.
Chéri-Bibi lâcha Polydore et le bonnet de coton retomba, flasque, sur le bord du lit. « Le bonnet de coton », après cette algarade, était incapable de prononcer un mot. Ce fut Nathalie qui prit la direction des opérations :
« Mon bon monsieur, le trousseau de clefs est dans le tiroir de la table de nuit… (et elle montrait aux deux ombres masquées qui se dressaient devant elle) là… là… et voici la clef… celle qui ouvre le meuble… là… en face de vous !… Vous trouverez le testament tout de suite, sur la première planche. On a écrit dessus : testament du docteur Walter !… Vous trouverez aussi de l’argent, quinze cents francs environ et de la monnaie… prenez tout… nous vous donnons tout !…
– Oui, tout, fit le bonnet de coton qui revenait à la vie.
– Nous prenez-vous pour des voleurs ? demanda Chéri-Bibi.
– Non ! Non ! proclamèrent ensemble Polydore et Nathalie.
– Eh bien ! gardez votre argent ! Nous vous en faisons cadeau ! »
Et Chéri-Bibi se dirigea avec le trousseau de clefs vers le meuble qu’il ouvrit et dans lequel il trouva, en effet, très facilement, le testament. À la lueur de sa lanterne sourde, il en examina les cachets, puis il le fit disparaître dans sa poche.
« Et maintenant, expliqua-t-il, nous n’avons plus qu’à vous dire une chose, chers monsieur et dame, c’est que si jamais vous parlez de notre petite visite, votre compte est bon !… Un mot et vous êtes morts !… foi de Chéri-Bibi !… Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ?… On ne vous a pas pris le testament !
– Non ! non ! nous dirons que nous l’avons perdu, promit Nathalie.
– Si vous dites que vous l’avez perdu, deux heures plus tard, vous êtes morts !
– Ah ! mon Dieu ! Eh bien ! nous ne dirons rien du tout !
– Cela vaudra mieux pour tout le monde, conclut Chéri-Bibi… Adieu, monsieur ! adieu, madame ! Nous ne vous verrons plus que pour vous couper la langue ou la gorge, à votre choix !
– Messieurs ! nous vous donnons notre parole d’honneur ! » assura le bonnet de coton…
Les deux ombres saluèrent et disparurent le plus tranquillement et le plus naturellement du monde par les portes dont elles avaient toutes les clefs.
Penchés derrière les persiennes de leur fenêtre, Polydore et Nathalie, appuyés l’un sur l’autre, dans une étreinte de suprême désespoir, les regardèrent s’enfoncer dans la nuit et gagner le chemin de la grève.
« Eh bien, il est moins méchant qu’on le dit ! apprécia Mme Régime.
– Pourquoi Chéri-Bibi a-t-il besoin du testament du docteur Walter ? réfléchit tout haut maître Régime.
– Si tu veux me faire plaisir, Polydore, tu ne le demanderas à personne !…
– À personne ! » jura maître Régime… et, sur l’instigation de Nathalie, ils tombèrent à genoux, comme au temps où ils étaient petits enfants, pour remercier le Ciel de les avoir sauvés des griffes du terrible Chéri-Bibi, sans qu’il leur en coûtât autre chose qu’un manque au devoir professionnel.
Dehors, la nuit était tantôt sombre, tantôt claire, suivant que les gros nuages qui roulaient au ciel masquaient ou démasquaient la lune. Chéri-Bibi et la Ficelle avançaient avec prudence. Ils arrivèrent sans encombre à la grève. La marée était basse.
Ils regagnaient Dieppe et Puys par les galets, évitant ainsi les routes où ils pouvaient se heurter aux nombreux agents que M. Costaud avait fait venir de Paris.
La Ficelle était enchanté de l’expédition. Tout s’était admirablement passé. Seul, Chéri-Bibi montrait quelque mélancolie en songeant que sa tâche n’était pas encore terminée et qu’après avoir pris le testament, il lui restait encore à tuer le testateur.
« Ah ! le bandit ! disait la Ficelle, il ne se doute pas de ce qui l’attend ! Il va avoir un joli réveil tout à l’heure dans son dodo ! Car il doit dormir tranquille, le misérable, persuadé qu’il est à l’abri de tout, avec son testament qui nous liait bras et jambes !
– Oui, gronda Chéri-Bibi, il en était insolent ! Malgré le massacre de ses hommes, quelques heures après l’assassinat de cette pauvre Comtesse, si tu l’avais vu, l’avais entendu comme moi tantôt, chez moi !… Oui, chez moi ! Il a osé se montrer ! parler comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé !
– Quel toupet !…
– Oh ! Il n’a honte ni peur de rien !… Il est revenu du château du Touchais à la villa de La Falaise, accompagnant la marquise, mon épouse, et la rassurant comme un brave homme sur les suites de la nouvelle crise de la douairière !… À moi, il m’a conseillé le calme… devant Cécily !… J’avais envie de lui sauter à la gorge !… et cette envie-là, il la voyait bien !… Il en souriait, ironiquement, se sachant toujours le plus fort… depuis qu’il m’avait fait connaître, par la Comtesse, qu’il y avait un testament !… Et comme Cécily, au moment où il prenait congé, le priait de faire ses amitiés à Mme Walter, il lui a répondu tranquillement, en me regardant, que Mme Walter était partie pour un petit voyage !…
– Je crois, exprima la Ficelle, que monsieur le marquis, tout à l’heure, aura du plaisir à lui faire goûter le trépas !
– Oui ! dit Chéri-Bibi, quoique je sois bien fatigué ! Mais est-ce assez horrible ce qu’il a fait là !… La découper en morceaux ! La découper en morceaux !
– Il a dû revenir au cabaret pour faire ce beau travail-là, car, pour moi, il s’était enfui du restaurant du port en voyant que les affaires tournaient mal… Le Kanak n’a jamais été bien brave, expliqua la Ficelle, puis il a songé qu’on allait trouver sa femme là-haut, reconnaître l’épouse du docteur Walter… Alors il est revenu sur ses pas… et a découpé la malheureuse en morceaux… c’était plus facile à emporter… et moins facile à reconnaître…
– La pauvre jeune femme ! soupira Chéri-Bibi… elle m’aimait bien !
– Allons ! Allons !… ne vous énervez pas, monsieur le marquis !… Nos affaires se présentent le mieux du monde… La mort du Kanak sera encore mise sur le compte de l’abominable Chéri-Bibi, tandis que les agents de M. Costaud, en continuant de veiller sur monsieur le marquis, là-haut, à la porte de la villa de La Falaise, lui créent un alibi qui le met à jamais à l’abri de tout soupçon, si tant est qu’il puisse en naître, ce que je ne crois pas.
– La Ficelle, je suis fatigué !… fatigué !…
– Asseyons-nous donc !
– Il ne s’agit pas de cela, mon ami ! Je veux dire que je suis fatigué de tuer…
– Monsieur le marquis, quand on ne peut pas faire autrement !… »
Et le bon la Ficelle poussa un soupir bien douloureux :
« Et tout cela, monsieur le marquis, tout cela à cause de ce damné tatouage !… Ah ! celui qui vous a tatoué n’a pas perdu son encre !…
– C’est ce que je t’ai toujours dit quand tu me parlais de me faire détatouer !… Ah ! ce que j’ai essayé, la Ficelle !… Avant de me sauver, j’ai eu affaire à tous les détatoueurs du bagne ! Oui ! ils n’ont rien pu faire !… Ils avaient beau travailler avec leur aiguille !… Et puisqu’ils n’arrivaient pas à l’effacer, ce maudit tatouage, ils avaient beau essayer de le modifier, de le transformer en y ajoutant d’autres lettres, en l’étendant, en l’enguirlandant, je t’en fiche !… Les lettres de Chéri-Bibi réapparaissaient toujours, au-dessous de tout le reste !… Mon tatoueur en était assez fier !… Il me l’avait assez dit ! « Une encre indélébile, qui ne ressemblait à aucune autre et dont il avait seul le secret !… De l’encre faite avec le poison des plantes de la forêt vierge !… »
– Mais lui, il aurait peut-être bien pu vous détatouer ?
– Non !… il ne le pouvait pas !… Je lui ai offert tout ce qu’il voulait, la liberté, une part des pépites de notre or dans la forêt… Tout !… Il ne pouvait pas ! Il ne pouvait pas !… Le bon Dieu lui-même n’aurait pas pu, qu’il m’a dit… Et tiens ! pour que tu ne me reparles plus de ça… je vais t’avouer une chose… Je suis allé à Paris l’hiver dernier, tout seul, pendant quinze jours… Eh bien, c’était pour ça !… pas pour autre chose… Pour essayer de me faire détatouer… J’avais entendu parler d’électricité… de courants à haute fréquence qui vous enlèvent ça de la peau comme si c’était de la peinture à l’eau ! J’ai essayé ! Oui, je me suis fait darsonvaliser… plusieurs fois…
– Mais, pour ça, monsieur le marquis, il faut se mettre tout nu… Le docteur a dû vous voir… celui qui vous darsonvalisait, comme vous dites…
– Mais non !… On ne se met pas tout nu… On garde ses vêtements… Aussi, tu penses si j’avais une émotion en retirant ma chemise à l’hôtel !… Ah ! là ! là ! tous les autres tatouages, tous les enguirlandages disparaissaient au fur et à mesure… Mais celui-là, celui de Chéri-Bibi, était plus beau que jamais ! C’était comme un sort ! Fatalitas ! »
Sur ce dernier mot qui, depuis longtemps, soulignait tous les malheurs, ils continuèrent leur route en silence.
Ils passèrent à la nage le chenal de Dieppe, sans trop de difficultés, se retrouvèrent ruisselants sur la grève qui conduit à Puys, et bientôt entrèrent dans le village. Ils suivaient avec mille précautions le chemin creux qui conduisait aux Feuillages, quand un bruit de voix les fit se rejeter vivement dans un sentier, près d’une petite chapelle.
Ils s’arrêtèrent, dissimulés sous une haie, pour laisser passer deux ombres qui venaient à eux d’un pas assez rapide. Et ils reconnurent la voix : c’était le Kanak, et c’était Reine !… La vieille domestique de la marquise douairière était venue chercher, au milieu de la nuit, le docteur Walter, car sa maîtresse allait plus mal.
Quand ils se furent éloignés, Chéri-Bibi, impatienté de ce contretemps, ne put retenir un juron.
« Encore une, dit-il, en parlant de la vieille marquise, encore une qui ferait bien de mourir tout à fait, une fois pour toutes !
– Monsieur le marquis ! monsieur le marquis ! supplia la Ficelle, que dites-vous là ? C’est un sacrilège que de souhaiter la mort de sa mère ! Cela pourrait nous porter malheur !
– Tu as raison, la Ficelle, touchons du bois ! »
La Ficelle devait se rappeler toute sa vie le vœu malfaisant de son maître… et le regretter, hélas ! avec des larmes sincères, car il aimait bien Chéri-Bibi.
« Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda celui-ci. Si nous allions nous coucher ?
– Ah ! ça non ! protesta la Ficelle. Il faut en finir cette nuit, coûte que coûte ! Nous allons nous rendre à nouveau sur la grève, au pied de la falaise, non loin de cet escalier qui monte directement au château et par lequel le Kanak ne manquera point de redescendre. Il sera seul cette fois. M. le marquis n’aura qu’un geste à faire !
– Allons-y donc, mon pauvre ami ! obtempéra Chéri-Bibi, et Dieu veuille que le misérable ne se fasse pas trop attendre, car je gèle dans ces abominables effets mouillés, et je suis à bout de tout !… »
Ils avaient remis, pour la besogne de cette nuit-là, les haillons de la veille… Ils étaient faits comme de vrais vagabonds et ils grelottaient. Sur la plage, derrière une cabine, ils s’assirent et attendirent le retour du Kanak. Il y avait des lumières, tout là-haut, aux fenêtres du château.
« Ah ! le bandit se fait attendre, soupirait Chéri-Bibi. Quelle misère de me trouver, moi, le marquis du Touchais, par cette triste nuit, à une heure pareille, dans cet horrible accoutrement, sur cette grève déserte, et prêt à rejouer du couteau comme aux plus mauvais jours de mon histoire !… La Ficelle, je te l’avouerai, je suis véritablement à la fin de mon courage…
« Je n’en puis plus… Il me semble que j’ai été dégradé… et qu’il va me falloir recommencer toute ma vie, tous mes travaux pour reconquérir cette place que j’avais eu tant de mal à obtenir !… Me revoilà comme un pauvre soldat du crime, comme un voyou sans feu, ni lieu, ni Dieu !… Tout cela, vois-tu, n’est plus de mon âge. C’est lamentable… et ce n’est pas juste ! »
La voix de Chéri-Bibi disant ces choses était devenue si triste que la Ficelle en fut apitoyé, et c’est les larmes aux yeux qu’il répéta :
« Encore un petit effort, monsieur le marquis, et nous serons au bout de nos peines… un tout petit effort de rien du tout !
– Oui, oui ! encore tuer !… Tu appelles ça un petit effort de rien du tout !… Je n’ai fait que ça toute ma vie… ça finit par me lasser à la longue… Décidément la fatalité ne pardonne pas ; je continue à vivre dans une mare de sang… Il n’y a pas d’homme plus malheureux que moi sur la terre, quand j’y pense… Si Cécily ne m’aimait pas autant et si je n’avais pas mon petit enfant, je me ferais sauter le caisson, bien sûr !
– Monsieur le marquis ! Monsieur le marquis !…
– Voyons, la Ficelle, sois juste… connais-tu une destinée pareille ?… Tiens ! Il y a eu des hommes à carnage forcé sur la terre et avec lesquels on a fait des pièces, des tragédies, des drames pour célébrer leur misère… Ils ne sont rien de rien à côté de moi !
« J’en ai vu jouer de ces pièces… C’est encore le sort qui me conduit toujours à des pièces comme ça !… La dernière fois que je suis allé à Paris, tiens justement pour me faire darsonvaliser, j’ai vu jouer Hamlet !… Eh bien, Hamlet, c’est atroce… Ils meurent tous là-dedans, noyés, égorgés, étranglés, poignardés, passés au fil de l’épée !… Mais ce n’est rien à côté de ce qui s’est passé, de ce qui se passe dans ma famille… et puis aussi, l’an dernier, avec Cécily, j’ai vu Mounet-Sully, dans Œdipe roi !… Ah ! celui-là, il est encore plus malheureux qu’Hamlet ! La fatalité n’y va pas de main morte avec lui… Il a tué son père sans le connaître !… Il a épousé sa mère sans le savoir !… Il est le frère de ses enfants !… Il s’arrache les yeux… et il devient aveugle naturellement !… Et tout cela, cependant, ça n’est pas de sa faute, c’est la fatalitas qui l’a voulu !… Comme pour moi !
« Je suis un type dans le genre d’Œdipe, moi ! Quand j’ai vu jouer ça, j’en étais malade, j’avais envie d’interrompre la représentation, de bondir sur la scène, d’arrêter ce Mounet-Sully et de crier : « Œdipe n’est pas celui qui joue la comédie !… c’est moi !… c’est moi !… c’est moi !… Moi qui ai tué mon beau-père, fait tuer le mari de ma femme, moi qui suis l’assassin du père de mes enfants, moi enfin qui me suis tué moi-même pour vivre parmi les hommes sous un visage qui ne m’appartient pas ! » Je suis sorti écumant, sans m’occuper de Cécily qui courait derrière moi ! On me prenait pour un fou !… Fatalitas ! Œdipe est plus malheureux qu’Hamlet, mais moins malheureux que moi ! »
Et le pauvre Chéri-Bibi leva un poing au ciel pour le maudire une fois de plus, en comparant ses malheurs à ceux des fils de Laïus !…
La Ficelle n’osait plus rien dire, le voyant si accablé. Cependant il était de son devoir de ne point laisser Chéri-Bibi en un état de prostration pareil dans un moment où il allait avoir besoin de toutes ses forces pour assassiner le docteur Walter.
« Monsieur le marquis, fit-il entendre timidement, quand je considère la nature et le caractère des personnes qui sont mortes de votre main, je ne trouve pas qu’il y ait lieu de se désoler à ce point, et vous accusez bien à tort le ciel qui a su si justement distribuer vos coups ! Prenons les choses par le commencement, puisque le Kanak ne vient pas encore et qu’il vous laisse le temps de voir clair en vous-même avant de lui infliger un châtiment qu’il a mérité mieux que tout autre. Voici d’abord le père Bourrelier, qui avait abusé de la vertu de Mlle votre sœur ; oubliant tout esprit de vengeance, ce qui est très chrétien, vous vous disposiez à le sauver, dans l’instant qu’il allait être précipité du haut de la falaise par un misérable coiffé d’un chapeau gris. Seulement, au lieu de frapper le misérable au chapeau gris, c’est dans le dos de M. Bourrelier que votre couteau est entré jusqu’au manche, par inadvertance. Allez-vous le plaindre ? Non ! car M. Bourrelier avait mérité cette fin tragique et le ciel veillait à ce qu’il la subît.
« Pour moi, je vois le bras de la Providence dans tout ce qui vous est arrivé par la suite. Celle-ci avait certainement à châtier, de par le monde, une certaine quantité d’autres personnages aussi peu recommandables que le père Bourrelier, et ce n’est pas pour une autre raison qu’elle vous a fait injustement condamner et poursuivre pour des crimes que vous n’aviez pas commis, à seule fin que vous deveniez, par votre irritation et les difficultés de votre exceptionnelle existence, l’aveugle instrument dont elle avait besoin.
« Songez que vous n’avez jamais tué pour le plaisir, mais acculé à la nécessité de vous défendre. Sans doute était-il écrit que ceux que vous frappiez devaient succomber, pour la punition de leurs péchés. Sans vous, le premier mari de Mme Cécily continuerait de torturer cette divine créature ! Aussi vous n’allez point regretter le trépas du bourreau, car jamais la victime n’aurait été ici-bas récompensée de ses vertus si vous n’aviez pris la place d’un homme qui ne la méritait point.
« D’autre part, s’il n’avait pas été écrit que Petit-Bon-Dieu, Va-Nu-Pieds, le Rouquin et Boule-de-Gomme dussent trouver dans ce pays le terme d’une détestable carrière, croyez-vous que la fatalité, comme vous dites, se serait donné la peine de les y amener pour qu’ils périssent tous les quatre sous vos coups ? Enfin, elle sait bien ce qu’elle fait, la fatalité, quand elle se prépare à jeter dans vos bras le Kanak, désarmé. Il n’aura pas tardé, celui-là, à expier le crime d’avoir assassiné une pauvre femme dont on commence à retrouver les morceaux un peu partout !
– Tes paroles me font du bien, ami la Ficelle, avoua Chéri-Bibi ; cependant, je ne puis me retrouver à cet endroit du rivage sans me reporter, par la pensée, à cette nuit néfaste où, assis à l’endroit même que j’occupe aujourd’hui, je vis apparaître, le surlendemain de la mort du père Bourrelier, sur l’escalier de la falaise, conduisant au château du Touchais, l’homme au chapeau gris ! Celui-là, plus que tout autre, aurait mérité de tomber sous mes coups, et cependant il m’a toujours fui !
« Après s’être attaqué au père Bourrelier l’avant-veille, et lui avoir volé son portefeuille, il se disposait à aller assassiner le marquis du Touchais, le père, un brave homme qui n’avait fait de mal à personne, lui !… Ah ! je me verrai toujours bondissant sur les traces de ce coquin et arrivant trop tard ! hélas, pour sauver le marquis, mais assez tôt pour être arrêté comme étant l’assassin !… Et tu trouves cela juste, qu’après tant d’années il ne soit pas châtié… qu’on continue d’ignorer son crime et que le nom de Chéri-Bibi ne cesse de servir d’épouvantail aux petits enfants ?
– Et aux grandes personnes… crut devoir corriger la Ficelle ; mais ne vous impatientez pas, mon maître… tout arrive en son temps et je suis persuadé que ce vilain homme au chapeau gris aura son tour, tout comme un autre. Ne m’avez-vous pas fait entendre que Reine en sait plus long que nous sur ce chapeau-gris-là ?
– Oui, mais après avoir fait quelques confidences à sœur Sainte-Marie-des-Anges, elle ne veut rien dire. Il n’y a pas de raison pour qu’elle parle maintenant après s’être tue si longtemps ! Pourquoi épargnerait-elle l’homme au chapeau gris ?… J’ai idée, vois-tu, qu’il doit être de notre monde… Elle redoute certainement le scandale… Elle, elle le connaît… elle a dû voir son visage en plein, tandis que moi, je n’ai aperçu l’homme que de dos… d’abord sur la falaise, ensuite sur l’escalier… tu vois, à cet endroit éclairé par la lune… »
Ce disant, Chéri-Bibi montrait du doigt un coin de la falaise… et, brusquement, il se leva en tremblant si fort et avec une telle agitation que la Ficelle suivit son mouvement et lui demanda, anxieux, ce qu’il avait.
« Tu ne vois pas ?… Tu ne vois pas ?… là… là… sur la falaise… comme autrefois !… »
La Ficelle finit par découvrir la cause de l’extrême émotion de Chéri-Bibi. Tout le long du roc, suivant un chemin si à pic qu’il paraissait tout à fait impraticable à un être humain, une ombre se glissait et arrivait ainsi à un des paliers de l’étroit escalier conduisant au château du Touchais. Et, tout à coup, l’ombre se trouvait en pleine lumière lunaire et Chéri-Bibi s’écriait :
« L’homme au chapeau gris !… Oui, oui, c’est lui ! Ce sont ses gestes !… C’est son attitude !… sa taille !… Enfin ! il était tout à fait comme ça !… et il était inquiet comme ça !… »
Ce disant, Chéri-Bibi était prêt à s’élancer et la Ficelle avait grand-peine à le retenir.
« Lâche-moi donc !… Je te dis que c’est lui !… Il a suivi le même chemin !… »
Et Chéri-Bibi bouscula brutalement la Ficelle. Dans le même moment, l’homme, là-haut, se retourna, sans doute pour regarder si la plage était bien déserte et s’il devait craindre d’être aperçu d’en bas. Les deux hommes, dissimulés derrière la cabine, poussèrent la même exclamation :
« Pont-Marie ! »
Chéri-Bibi s’était jeté à quatre pattes et s’avançait déjà, la gueule en avant, comme un loup. La Ficelle s’était glissé derrière lui, jusqu’au pied de la falaise.
« Laisse-moi faire !… disait Chéri-Bibi. Ah ! j’aurais dû m’en douter ! Ne crains rien ! Son affaire est bonne à celui-là !…
– Mais, qu’est-ce qui le pousse au château ?…
– Cécily couche, ce soir, au château, auprès de la marquise… Le bandit doit avoir préparé un coup… Reste ici ! Surtout ne bouge que si je t’appelle !… »
Et comme Pont-Marie s’était décidé à gravir rapidement les derniers degrés de l’escalier, Chéri-Bibi, profitant d’un nuage qui masquait la lune, s’élança.
Quand la lune reparut, il était en haut de l’escalier, mais Pont-Marie avait disparu comme par enchantement. Peut-être avait-il entendu qu’il était poursuivi et s’était-il rejeté sur la falaise, peut-être avait-il pénétré dans le château par la petite porte donnant sur les jardins, qui était entrouverte toujours comme autrefois. Le docteur Walter et Reine avaient dû passer par là et, dans leur hâte, n’avaient point refermé la porte.
Chéri-Bibi la poussa et entra. Il regarda autour de lui. Personne ! Ah ! combien cette expédition nocturne, qui n’était point dans son programme, remuait en lui de souvenirs !…
Il ne s’y attarda point cependant, tout à l’activité de ses recherches. Il parcourut le jardin avec mille précautions. Pont-Marie n’était pas là. Chéri-Bibi pensa que c’était de sa faute… qu’il avait fait du bruit, qu’il s’était démasqué trop tôt, et ce raisonnement était des plus plausibles.
Il s’assit sur un banc, dans les ténèbres d’un bosquet, et, en silence, continua de surveiller les choses. Pont-Marie n’avait certainement pas eu le temps de pénétrer dans l’intérieur du château, dont les portes étaient fermées.
Il y avait des lumières au premier, dans l’aile habitée par la marquise. Derrière les fenêtres, Chéri-Bibi voyait passer Cécily et Reine, très affairées. Un troisième personnage vint les rejoindre et il y eut un bref conciliabule derrière les rideaux. Ce troisième personnage était le docteur Walter, qui devait faire ses dernières recommandations.
Chéri-Bibi était tellement préoccupé par la découverte qu’il venait de faire, et il avait le cœur si plein de rage contre ce Pont-Marie, dans lequel il retrouvait l’être néfaste qu’il avait cherché vainement autrefois, qu’il en oubliait que, cette nuit-là, il devait tuer le Kanak. Ce furent les événements qui se chargèrent de le lui rappeler en lui offrant la mort du Kanak, au bout des doigts.
Une lumière se montra à la tourelle de l’escalier qui faisait communiquer le premier étage du château et le rez-de-chaussée. Chéri-Bibi vit distinctement Reine qui descendait, précédant le docteur Walter en l’éclairant. Bientôt ils furent tous deux dans le grand salon, où avait été assassiné jadis le vieux marquis du Touchais. Reine et le docteur s’arrêtèrent un instant derrière la porte vitrée pour causer. Puis Reine tira le verrou de la porte et l’ouvrit.
« Voulez-vous que je vous accompagne, docteur ? demanda-t-elle. La petite porte du jardin est ouverte.
– Non, non ; remontez tout de suite auprès de votre maîtresse et faites bien tout ce que j’ai dit… Ah ! avez-vous du papier et de l’encre ? Je vais vous donner tout de suite l’ordonnance pour demain matin !…
– Voila, docteur !… »
Les voix sonnaient claires et nettes dans la nuit silencieuse.
Elle le conduisit à une table où le docteur trouva ce qu’il lui fallait pour écrire. Il s’assit, tandis que Reine, appelée par Cécily, laissait sa bougie au salon et remontait au plus vite en disant qu’elle allait redescendre tout à l’heure refermer la porte et que le docteur n’avait qu’à laisser l’ordonnance sur la table avant de partir.
Le Kanak, la tête penchée sur la table, car il était un peu myope, écrivait. Il tournait le dos à la porte entrouverte. Chéri-Bibi n’avait qu’à entrer… Jamais il n’aurait une si belle occasion… Il pouvait tuer le Kanak sur son ordonnance.
Il tira son couteau et entra.
À pas feutrés, il se dirigea vers ce dos qui s’offrait à lui, et il allait bondir, l’arme haute, quand un fâcheux craquement du parquet fit se retourner le Kanak avec une rapidité qui prouvait que ce singulier docteur devait toujours être « sur ses gardes ». Si bien sur ses gardes que Chéri-Bibi, dans son élan, vint se heurter le front sur un revolver, ce qui eut pour résultat de retarder l’heure d’un assassinat qu’il avait cru déjà accompli. Une pareille fausse manœuvre n’alla point sans arracher un soupir de douleur à notre héros, ni sans déclencher le rictus macabre du docteur.
« Sais-tu bien, fit le Kanak, que je pourrais te tuer comme un moineau !
– Tu n’as aucun intérêt à me tuer ! répliqua le faux marquis du Touchais, sur un ton d’une grande lassitude, aussi je ne te crains pas.
– Moi non plus, exprima avec une ironie suprême le Kanak. Tu sais que j’ai pris mes précautions et que ma mort serait le signal de ta ruine et de la fin du marquis du Touchais et, sans doute, en même temps de celle de Chéri-Bibi. Pourquoi venais-tu avec ton couteau et dans cet accoutrement ? Tu n’aurais pas eu la bêtise de me tuer, dis ? Tu voulais me faire peur ?
– Oui, car je veux absolument avoir avec toi une conversation. Ne fais pas le malin ; c’est moi qui ai gagné la première manche, pas plus tard qu’hier, et te voilà tout seul contre moi !
– Avec ton secret !
– Combien veux-tu ?
– Je veux d’abord que tu lâches ton couteau ; je rentrerai mon revolver. Puisque nos armes sont inutiles et que nous ne pouvons nous tuer, laissons ces accessoires et causons, les mains nettes.
– Comme tu voudras ! » obtempéra Chéri-Bibi qui mit son couteau dans sa poche.
Désarmés, ils se considérèrent fixement, pendant quelques instants, en silence. Ils se mesuraient, jaugeaient d’un coup d’œil ce qu’ils pouvaient bien valoir, dans le moment, l’un contre l’autre.
Chéri-Bibi eut un brusque mouvement de recul car on avait entendu des pas au-dessus d’eux.
« Ne crains rien ! fit le Kanak en le suivant, Reine ne descendra pas tout de suite. Je lui ai donné de l’ouvrage ; oui, elle et ta femme ne peuvent quitter la marquise, ta mère, en ce moment… Nous pouvons causer… »
Et il reprit en ricanant :
« Ta mère !… ta femme !…
– Ah ! bandit !… ne parle pas de ma femme !
– Comme tu voudras ! De quoi parlerons-nous donc ? Ah ! oui, tu me demandais « mon prix » ?… Sais-tu bien que tu es admirable ?
– Pourquoi ? interrogea naïvement Chéri-Bibi, toujours en reculant comme si l’air d’autorité et le regard flambant du Kanak lui en imposaient sérieusement.
– Pourquoi ? Mais, mon cher, parce qu’il n’est pas permis d’être aussi bête que toi ! Comment ! tu t’étais imaginé que j’avais fait de toi le marquis du Touchais pour un million ! Et maintenant, tu me demandes mon prix ?… Tu crois sans doute pouvoir te débarrasser de moi encore avec un nouveau million ?
– Non ! répliqua Chéri-Bibi, combien ?
– Je vais te dire : j’avais pensé à te prendre tout… ou à peu près ; c’est dans cette intention que j’avais amené mon état-major…
– Ton état-major n’existe plus. Combien ? »
Ce disant, Chéri-Bibi, insensiblement, reculait toujours et le Kanak le suivait sans crainte, car, ainsi, Chéri-Bibi était acculé dans un coin du mur, ne pouvant plus faire un pas sous l’œil de son ennemi qui surveillait ses moindres gestes. Du reste, le Kanak devait être rassuré sur les intentions de Chéri-Bibi qui avait tranquillement croisé les mains derrière son dos.
Il ne s’agissait plus entre ces deux hommes que de diplomatie, à propos d’une question financière.
– Oui, continuait, railleur, le docteur Walter, oui, j’avais rêvé de te dépouiller, de te prendre par la force, et, au besoin, par la torture, tout ton bien ! C’est un plan qui aurait pu réussir si tu n’avais été mis sur tes gardes par la Comtesse.
– La pauvre femme ! fit Chéri-Bibi.
– Dieu ait son âme !… fit le Kanak… Je crois bien qu’elle m’a rendu un gros service sans s’en douter. D’abord, grâce à elle, tu m’as débarrassé d’un quatuor qui commençait à m’embarrasser ; ensuite l’événement m’a fait réfléchir : qu’est-ce que j’aurais fait de tous tes millions ? Vos millions, monsieur le marquis, je vous les laisse !…
– Ah !
– Oui !… pour que vous les fassiez fructifier !… Vous serez comme qui dirait mon fermier !… Cela vous va-t-il ?
– Parle toujours !…
– Tu fais la grimace ?… Tu ne comprendras donc jamais que tu es ma chose, mon bien, ma terre ?… et que je t’ai créé dans ta vie nouvelle uniquement pour que tu travailles pour moi ! Sois raisonnable, je le serai !… Je te laisserai de quoi vivre… Le reste, dont je te fixerai le chiffre moi-même, tu me l’apporteras aux échéances ordinaires… Et si je suis content de toi, je te ferai un petit cadeau au terme de la Saint-Michel !… En principe, cela te va-t-il ?
– Tu es bien gentil pour moi !… répondit avec une grande froideur Chéri-Bibi… Mais j’aime mieux te prévenir tout de suite : cela ne me va pas !
– Je le regrette, mon garçon… car je n’ai pas autre chose à te dire…
– Tu te crois bien fort, le Kanak !
– Assez pour être sûr que tu réfléchiras et que nous deviendrons les meilleurs amis du monde !…
– Non !… Vois-tu, le Kanak, il y en a un de trop ici-bas, de nous deux !
– Je ne trouve pas !… Nous nous complétons si bien !
– Le Kanak, tu ne sais pas que j’ai juré à la Comtesse de la venger !…
– Des enfantillages ! Si tu me touches, je connais quelqu’un qui ira trouver le procureur de la République avec mon testament.
– Non, il n’ira pas !
– Ah ! bah !…
– Maître Régime n’ira pas trouver le procureur avec le testament… »
En entendant prononcer ce nom, le Kanak ne put s’empêcher de marquer quelque émoi.
« D’abord, tu ne sais pas si c’est maître Régime qui a mon testament !
– Si, il me l’a dit ! Et il n’ira pas le porter parce qu’il ne l’a plus !
– Tu dis ! fit l’autre, soudain très pâle…
– Je dis que c’est moi qui l’ai, ton testament !… »
Chéri-Bibi n’avais pas plutôt prononcé ces mots que le Kanak, poussant une sourde exclamation et redoutant le pire pour sa propre vie, bien que Chéri-Bibi n’eût point bougé les mains de derrière son dos et qu’il le sût désarmé, le Kanak fouilla dans sa poche pour y prendre son revolver. Mais il n’en eut pas le temps, car, d’un geste foudroyant, Chéri-Bibi avait arraché de son dos le couteau fatal qui se trouvait retenu par des fils de soie au bas du portrait du vieux marquis du Touchais, mort assassiné, et le plongeait dans la poitrine du Kanak qui tombait en râlant.
« Un coup pour moi ! » grondait Chéri-Bibi…
Et le Kanak finit de râler, car le second coup lui tranchait la gorge.
« Et un coup pour la Comtesse !… »
Chéri-Bibi regarda une seconde le Kanak, mort !… Puis il s’enfuit comme un fou, car ses morts, maintenant, lui faisaient peur !…