CHAPITRE IV – LA FLOTTE AÉRIENNE ALLEMANDE
De toutes les productions de l’imagination humaine, qui rendaient merveilleux le monde confus dans lequel vivait M. Bert Smallways, aucune était aussi étrange, aussi aveugle, aussi inquiétante, aussi fanatique, aussi bruyante, aussi dangereuse que la modernisation du patriotisme, amenée par la politique impérialiste et internationaliste. Au fond de l’âme de tout homme se niche une affection particulière pour ceux de sa race, un orgueil du milieu où il vit, une tendresse pour sa langue maternelle et la contrée où il a grandi. Avant l’Âge Scientifique, ce groupe d’émotions douces et nobles avait été un facteur excellent dans l’éducation de tout être humain digne de ce nom, – facteur qui prenait son aspect moins aimable sous la forme d’une hostilité habituellement inoffensive envers les étrangers, et d’un dénigrement non moins innocent des autres nations. Mais, avec le flot impétueux de transformations qui bouleversa, – dans leur cellule, leurs matériaux, leurs proportions et leur portée, – les possibilités de la vie humaine, les anciennes frontières, les antiques répartitions et démarcations furent violemment sapées. Toutes les habitudes mentales et les traditions fixées depuis des siècles se trouvèrent face à face avec non seulement des conditions nouvelles mais des conditions constamment transformées et renouvelées, auxquelles elles n’avaient aucune chance de pouvoir s’adapter. Elles étaient annihilées, dénaturées ou envenimées au-delà de toute vraisemblance.
Au temps où Bun Hill était un village soumis à l’autorité de l’auteur des jours de sir Peter Bone, le grand-père de Bert Smallways « savait qui il était », même quand il s’agissait des plus minimes détails. Il saluait chapeau bas tous ceux qui appartenaient à une classe sociale supérieure à la sienne, il traitait avec mépris ou condescendance ses inférieurs, et, du berceau jusqu’à la tombe, il ne changea pas une seule des idées qu’on lui avait inculquées. Il était anglais, du comté de Kent, et cela impliquait les houblonnières, les églantines dans les haies, la bière et la clarté du soleil, toutes choses qui n’avaient pas leurs pareilles au monde. Les journaux, la politique et les visites à Londres n’étaient pas pour « les gens comme lui ». Puis vint le changement…
On a vu jusqu’ici ce qui se passa au village de Bun Hill, et comment le déluge des innovations submergea sa pieuse rusticité. Bert Smallways était un individu comme il y en avait d’innombrables millions en Europe, en Amérique et en Asie, qui, au lieu de naître enracinés dans un sol, naquirent au milieu d’un torrent dans lequel ils se débattaient sans y rien comprendre. Toutes les croyances ancestrales avaient été attaquées par surprise et précipitées dans les formes et les réactions les plus étranges. En particulier, la belle tradition du patriotisme fut dénaturée et disloquée dans la charge à fond des temps nouveaux. Au lieu de demeurer solidement planté dans les préjugés de son grand-père, Bert eut le cerveau ravagé par de successives irruptions d’idées violentes au sujet de la concurrence allemande, du péril jaune, du péril noir, du fardeau de l’homme blanc : c’était là l’absurde prétention qu’émettaient tous les Bert possibles d’avoir le privilège d’embrouiller davantage les desseins politiques naturellement très embrouillés, d’identiques petits dadais (à part la nuance un peu plus foncée) qui fumaient des cigarettes et roulaient à bicyclette à Buluwayo, à la Jamaïque ou à Bombay. Ces petits dadais étaient pour Bert les races sujettes, et il se sentait prêt à mourir – par procuration délivrée à quiconque voulait bien s’enrôler – pour soutenir son privilège : la pensée qu’il pourrait lui être dérobé le tenait éveillé la nuit.
Le fait essentiel de la politique, à l’époque où vivait Bert Smallways, – l’époque qui déchaîna si étourdiment l’épouvantable catastrophe de la guerre dans les airs, – eût été fort simple, si les gens avaient eu l’intelligence de l’envisager simplement. Le développement de la science avait modifié toutes proportions dans les affaires humaines. Par la traction mécanique rapide, il avait rapproché les hommes, il les avait, aux points de vue physique, économique et social, amenés si près les uns des autres que les anciennes distributions en nations et royaumes n’étaient plus possibles et qu’une synthèse plus neuve, plus spacieuse, était non seulement nécessaire, mais impérieusement réclamée. De même que les duchés de France, jadis indépendants, durent se fusionner en une nation, de même à présent les nations auraient dû s’adapter à une fusion plus vaste, garder ce qui demeurait précieux et pratique et concéder ce qui était suranné et dangereux. Un monde plus sain d’esprit aurait reconnu ce besoin patent d’une synthèse raisonnable et se serait mis en mesure d’organiser la grande manifestation réalisable pour l’humanité. Le monde de Bert Smallways ne fit rien de pareil. Ses gouvernements nationaux, ses intérêts nationaux ne voulurent rien entendre d’aussi évident ; ils nourrissaient trop de suspicions les uns à l’égard des autres, et ils manquaient trop d’imagination généreuse. Ils commencèrent à se conduire comme des gens mal élevés dans un wagon complet, se pressant les uns contre les autres, se donnant des coups de coude, se poussant, se disputant et se querellant. Inutile de leur expliquer qu’ils n’avaient qu’à se bien caler à leur place pour se sentir à l’aise. Partout, dans l’univers entier, l’histoire du XXe siècle retrace le même phénomène : le tourbillon des affaires humaines inextricablement embrouillées par les antiques divisions territoriales, les antiques préjugés et une sorte de stupidité irascible. Partout des nations, étouffant dans les espaces insuffisants, déversaient leur population et leurs produits les unes dans les autres, se tarabustaient à coups de tarifs douaniers, avec toutes les vexations commerciales imaginables, et se menaçaient avec des armées et des flottes chaque jour plus monstrueuses.
Il n’est pas possible d’estimer la quantité d’énergie intellectuelle et physique que l’on gâchait en préparatifs militaires. La Grande-Bretagne dépensait, pour son armée et sa marine, des sommes et des capacités qui, canalisées vers le développement de la culture physique et de l’éducation, auraient fait du peuple britannique l’aristocratie du monde. S’ils avaient consacré à « faire des hommes » les ressources qu’ils gaspillaient en matériel de guerre, les gouvernements anglais auraient pu instruire et exercer la population tout entière jusqu’à l’âge de dix-huit ans, et tous les Bert Smallways du Royaume-Uni seraient devenus des êtres intelligents et robustes. Au lieu de quoi, on leur agitait des drapeaux sous le nez, jusqu’à l’âge de quatorze ans, en les incitant à pousser des acclamations patriotiques ; et enfin on les jugeait capables de quitter l’école pour entreprendre, par exemple, la carrière privée que nous avons brièvement esquissée.
La France opérait de similaires imbécillités, l’Allemagne était pire, si possible, et la Russie, avec les charges et les dilapidations du militarisme, courait à la débâcle et à la ruine. Toute l’Europe s’occupait à produire d’énormes canons et d’innombrables ribambelles de petits Bert Smallways. Par mesure de précaution, les Asiatiques avaient été obligés de détourner dans le même sens les forces nouvelles que la science leur apportait. À la veille de la guerre, il existait au monde six grandes puissances et un essaim de plus petites, chacune s’efforçant par tous les moyens de prendre le pas sur les autres pour l’efficacité des engins destructeurs et pour l’organisation militaire.
Les grandes puissances se composaient d’abord des États-Unis, nation adonnée au commerce, mais lancée dans les frénésies militaires par les tentatives de l’Allemagne pour s’implanter dans l’Amérique du Sud, et par les conséquences naturelles des imprudentes annexions de pays arrachés aux griffes mêmes du Japon. Ils entretenaient deux immenses flottes, à l’est et à l’ouest, et, à l’intérieur, ils étaient agités par un violent conflit entre le gouvernement fédéral et les législatures d’États sur la question du service obligatoire dans la milice défensive. Ensuite, venait l’alliance de l’Asie extrême-orientale, l’étroite coalition du Japon et de la Chine, qui, chaque année, s’avançait à pas de géant vers la prédominance dans les affaires mondiales. Enfin restait l’alliance germanique, qui luttait encore pour parfaire son rêve d’expansion impériale et pour imposer la langue allemande à une Europe forcément confédérée. C’étaient là les trois puissances les plus ardentes et les plus agressives.
Beaucoup plus pacifique se montrait l’Empire britannique, périlleusement éparpillé sur le globe et harcelé maintenant par des mouvements insurrectionnels en Irlande et parmi les Races Sujettes. L’Empire avait donné, à ces races sujettes, les cigarettes, les chaussures, le chapeau melon, le cricket, les champs de course, les revolvers à bon marché, le pétrole, le travail d’usine, les journaux à un demi-penny en anglais et dans le dialecte local, les diplômes universitaires peu coûteux, la motocyclette et le tramway électrique. Il avait produit une masse considérable de littérature exprimant un mépris souverain pour les Races Sujettes, qui, d’ailleurs, avait libre accès à ces élucubrations, et il se contentait de croire que rien ne résulterait de ces stimulants, parce que quelqu’un avait parlé jadis de « l’Orient Immémorial », et que Kipling avait proféré ces mots inspirés :
L’Est est l’Est, et l’Ouest est l’Ouest,
Et jamais ils ne se joindront.
Au lieu de quoi, l’Égypte, l’Inde et les contrées sujettes en général avaient enfanté des générations nouvelles qui vivaient dans un état d’indignation passionnée et faisaient preuve d’une énergie extrême, d’une activité toute moderne.
Plus pacifique encore que l’Empire britannique étaient la France et ses alliées, les nations latines, États puissamment armés, certes, mais belliqueux à regret, d’autant plus que, socialement et politiquement, ils étaient à la tête de la civilisation occidentale. La Russie demeurait par force une puissance pacifique, divisée au-dedans, déchirée entre les révolutionnaires et les réactionnaires également incapables de reconstruction sociale, et elle s’enlisait dans un désordre tragique de vendetta politique à retours chroniques. Coincés parmi ces colosses qui les régentaient et les menaçaient, les États moindres conservaient une indépendance précaire, au prix d’un armement défensif aussi redoutable que le permettaient les sacrifices qu’ils pouvaient s’imposer.
Il advint ainsi que, dans chaque contrée, une proportion énorme et sans cesse croissante d’hommes énergiques et inventifs travaillèrent, dans un but offensif et défensif, à élaborer un formidable matériel de guerre, jusqu’à ce que les tensions accumulées eussent atteint le point de rupture. Chaque puissance cherchait à garder secrets ses préparatifs, à tenir de nouveaux engins en réserve, à surprendre ce que faisaient ses rivales et à les devancer. Le sentiment de danger qu’engendraient ces découvertes affectait l’imagination patriotique de tous les peuples du monde. Tantôt le bruit courait que les Anglais avaient un canon irrésistible, tantôt que les Français fabriquaient un fusil invincible, tantôt que les Japonais expérimentaient un explosif formidable, ou que les Américains construisaient un sous-marin qui coulerait bas tous les cuirassés. Et chaque fois il en résultait une panique.
L’activité et l’âme des nations étaient accaparées par la pensée d’une conflagration universelle ; pourtant la masse des citoyens formait une démocratie fourmillante, aussi insoucieuse de se battre qu’elle en était mentalement, moralement et physiquement incapable. C’était là le paradoxe de l’époque, de cette période absolument unique dans l’histoire du monde. Un immense matériel, avec l’art et les méthodes stratégiques, se transformait entièrement tous les douze ans, marchant, un fabuleux progrès, vers la perfection, et cela, alors que les peuples devenaient de moins en moins belliqueux et qu’il n’y avait plus de guerre.
Cependant, il en vint une, à la fin. Elle fut une surprise, parce que les motifs réels en restaient cachés. Les rapports s’étaient tendus entre les États-Unis et l’Allemagne, à cause de l’intense exaspération provoquée par un conflit de tarifs douaniers et par l’attitude ambiguë de la puissance européenne vis-à-vis de la doctrine de Monroe. Les rapports s’étaient tendus aussi entre les États-Unis et le Japon, à cause de l’éternelle question de la naturalisation des Jaunes. Mais, dans l’un et l’autre cas, il ne faut voir là que des prétextes. La véritable cause efficiente, et ignorée, était le perfectionnement, par l’Allemagne, du moteur Pforzheim, qui rendait facile la construction d’aéronats rapides et parfaitement dirigeables.
À cette époque, l’Allemagne se trouvait de beaucoup dans les meilleures conditions possibles : mieux organisée pour agir vite et en secret, mieux pourvue des ressources de la science moderne, elle avait un personnel officiel et administratif plus expérimenté et plus instruit. Elle le savait, et elle exagérait à ce point cette certitude qu’elle en méprisait les plans secrets de ses voisins. Peut-être aussi que, s’habituant à un excès de confiance en soi, elle laissa se relâcher son service d’espionnage. En outre, il était dans sa tradition d’agir sans scrupules et en dehors de toute considération sentimentale, ce qui pouvait vicier profondément sa politique internationale. Quand elle se vit seule capable de construire de ces engins nouveaux, son intelligence collective frémit en pensant que maintenant l’heure était venue. Une fois de plus, dans l’histoire du progrès, il semblait qu’elle tînt l’arme décisive. Maintenant, elle pourrait frapper et vaincre, – pendant que les autres tâtonnaient encore en des expériences décevantes.
Avant tout, il fallait attaquer promptement les États-Unis, parce que là, plutôt qu’ailleurs, était la menace d’un rival aérien. On savait que les États-Unis possédaient une machine volante d’une valeur pratique considérable, dérivée du modèle Wright ; mais rien n’indiquait que l’administration de la guerre, à Washington, eût fait aucune tentative importante pour créer une forme militaire aérienne, et il était indispensable de porter le premier coup.
La France disposait d’une flotte aérienne composée de dirigeables dont la construction, pour plusieurs remontait à 1908, mais leur vitesse était trop réduite pour qu’ils pussent lutter avec le nouveau type. Créés dans le seul but de surveiller la frontière de l’Est, ils étaient presque tous trop petits pour transporter un poids supérieur à celui d’une trentaine d’hommes sans armes ni provisions, et aucun ne pouvait franchir plus de quarante milles à l’heure. La Grande-Bretagne prise, semblait-il, d’un accès de lésinerie, tergiversait et discutait avec l’impérial Butteridge pour l’acquisition de son secret. Encore cet appareil ne pouvait-il être fabriqué en nombre avant plusieurs mois. D’Asie ne venait aucun signe d’activité, ce que les Allemands expliquaient en affirmant que les peuples jaunes étaient dénués d’esprit d’invention. Aucun autre compétiteur à redouter.
– Maintenant ou jamais ! – se disaient les Allemands. – C’est le moment de nous emparer de l’air comme jadis les Anglais se sont emparés des mers. À l’œuvre, avant que les autres soient prêts !
Leur plan fut excellemment coordonné et ensuite appliqué avec rapidité et en secret. D’après leurs informations, l’Amérique seule avait quelque chance de les distancer, l’Amérique devenue le grand rival commercial de l’Allemagne et l’un des principaux obstacles à l’expansion de son impérialisme. Aussi la frapperait-on d’abord. On lancerait à travers l’Atlantique une force colossale et on écraserait les États-Unis pris au dépourvu.
C’était, somme toute, une entreprise audacieuse, bien imaginée, et qui promettait de réussir, si l’on s’en tient aux renseignements dont le gouvernement allemand disposait. Tout indiquait que la surprise offrait les plus grandes certitudes de succès. Un aéronat ou une machine volante sont tout autre chose qu’un cuirassé qu’on ne peut guère construire en moins de deux ans. Étant donné, en quantité suffisante, des matériaux et des ouvriers, on pouvait lancer un nombre illimité de vaisseaux aériens en quelques semaines. Les fonderies, usines et parcs nécessaires une fois organisés, il était facile d’inonder les airs de dirigeables et de Drachenflieger. Et, en effet, quand l’heure fut venue, ces engins envahirent le ciel « comme des mouches qui se lèvent d’un monceau d’ordures », selon l’expression d’un satiriste.
L’attaque contre les États-Unis devait marquer le premier coup dans cette gigantesque partie. Puis, aussitôt que la flotte destinée à cette attaque laisserait la place libre, les parcs aéronautiques commenceraient immédiatement le montage et le gonflement d’une seconde flotte ayant pour mission de tenir l’Europe en respect et de manœuvrer de façon significative au-dessus de Paris, de Londres, de Rome, de Saint-Pétersbourg, partout où l’effet moral de sa présence deviendrait nécessaire. Ce serait la surprise mondiale, rien de moins que la conquête de l’univers ! Et le fait merveilleux, c’est qu’il s’en soit fallu de si peu que les esprits calmement aventureux qui l’échafaudèrent ne réussissent dans leur projet colossal.
Von Sternberg était le de Moltke de cette guerre dans les airs, mais ce fut le romanesque, bizarre et cruel prince Karl Albert qui décida l’empereur hésitant à approuver ce grand dessein. Favori de l’esprit impérialiste allemand, il représentait l’idéal du nouveau sentiment aristocratique, – la chevalerie nouvelle, disait-on, – qui régna après que le socialisme, affaibli par ses divisions intestines et son manque de discipline, fut anéanti, et que la richesse se fut concentrée entre les mains de quelques familles. D’obséquieux flatteurs le comparaient au prince Noir, à Alcibiade, à César. Grand, blond, viril et splendidement amoral, il semblait à beaucoup l’incarnation du Surhomme annoncé par Nietzsche. La première de ses équipées, qui étonna l’Europe et déchaîna presque une nouvelle guerre de Troie, fut l’enlèvement de la princesse Hélène de Norvège et son refus formel de l’épouser. Puis vint son mariage avec Gretchen Krass, une jeune Suissesse d’une beauté incomparable ; puis encore le téméraire sauvetage, où il faillit laisser sa vie, de trois tailleurs dont le bateau avait chaviré et qui se noyaient près d’Héligoland. Pour cet exploit et pour le récompenser d’avoir enlevé au yacht américain Defender, C.C.I., la coupe internationale, l’empereur lui avait pardonné et l’avait placé à la tête des forces aéronautiques de l’armée allemande. Le Prince les développa avec une énergie et une habileté merveilleuses, résolu, disait-il, à donner à l’Allemagne l’empire du ciel, des mers et de la terre. La passion nationale pour l’agression trouvait en lui son exposant suprême, comme elle trouva, grâce à lui, l’occasion de se révéler pleinement dans cette guerre stupéfiante. Mais la fascination qu’il exerçait était plus que nationale. Partout, sa ténacité barbare dominait les esprits, comme autrefois la légende napoléonienne. Des Anglais, dégoûtés des méthodes lentes, complexes et civilisées de la politique britannique, se tournaient vers cette figure puissante et opiniâtre. Des Français croyaient en lui. On lui dédiait des odes en Amérique !
Il élabora et provoqua la guerre.
Tout autant que le reste du monde, l’ensemble de la population allemande fut pris à l’improviste par la soudaine décision du gouvernement impérial. Cependant, l’imagination germaine était en partie préparée à une telle éventualité par toute une littérature de prévisions militaires, qui commence dès 1906, avec Rudolf Martin, auteur non seulement d’un brillant volume d’anticipations, mais aussi de la phrase fameuse ; « L’avenir de l’Allemagne est dans les airs ! »
Bert Smallways ignorait tout de ces forces mondiales et de ces desseins gigantesques. Soudain, il se trouva transporté au centre même du remue-ménage, et, du haut de sa nacelle, il écarquillait les yeux, ahuri par le spectacle de ce troupeau d’aéronats géants. Chacun d’eux semblait aussi long que le Strand et aussi large que Trafalgar Square. Certains même devaient avoir un tiers de mille de longueur. Jamais encore il n’avait rien vu de si vaste et de si discipliné que ce parc fantastique. Pour la première fois de sa vie, il eut vraiment un soupçon des choses extraordinaires et tout à fait importantes dont un contemporain peut rester ignorant. Il s’en était toujours tenu à cette idée que les Allemands étaient des individus stupides et gras, qui fumaient dans des pipes en porcelaine, passaient leur vie sur des grimoires, et se nourrissaient de viande de cheval, de choucroute et en général de toute sorte d’aliments indigestes.
Son coup d’œil fut très court. Au premier projectile, il n’osa plus pencher la tête par-dessus bord. Dès que le ballon commença à descendre, Bert s’affola, se demandant comment il expliquerait son personnage, et s’il devait ou non prétendre être Butteridge.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! – bredouillait-il, dans une agonie d’indécision.
Ses yeux se portèrent sur ses sandales et il éprouva un spasme de dégoût pour lui-même.
– Ils vont me prendre pour un imbécile ! – songea-t-il.
Et c’est alors que, dans un effort désespéré, il trouva le courage de se lever et de lancer par-dessus bord le sac de lest qui provoqua le second et le troisième projectiles.
Blotti de nouveau au fond de la nacelle, cette idée lui traversa l’esprit qu’il s’éviterait sans doute toute sorte d’explications désagréables et compliquées en simulant la folie. C’est la dernière pensée qu’il eut, à la seconde où les aéronats semblèrent se dresser autour de lui comme pour l’épier dans sa cachette et où la nacelle heurta le sol, rebondit, et le déversa violemment la tête en avant…
Au réveil, il était devenu un homme fameux. Une voix gutturale répétait :
– Bouteraidge ! Ya, ya, Herr Bouteraidge ! Selbst !
Il était étendu sur un talus de gazon, au bord de l’une des principales avenues du parc aéronautique. Les dirigeables reculaient dans une perspective immense, et, sur chacune de ces masses, un aigle noir d’une centaine de pieds d’envergure ouvrait ses ailes. Par-delà l’autre côté de l’avenue, se rangeait une série de générateurs de gaz, et d’immenses tuyaux traînaient à terre, dans tous les sens. Tout auprès, contrastant avec l’énorme volume du dirigeable le plus proche, le sphérique aux trois quarts dégonflé, avec sa nacelle minuscule, paraissait n’être qu’une bulle flasque, un jouet brisé. Autour de Bert, se pressait une troupe de gens surexcités, pour la plupart vêtus d’uniformes collants. Tous parlaient allemand, et plusieurs même à très haute voix. Bert ne s’y trompa point, parce que ces hommes sifflaient et aspiraient les sons comme font les petits chats surpris. Il ne reconnaissait, répété à toute minute, que ce nom : Herr Bouteraidge !
– Ça y est ! – se dit Bert. – Ils ont mis le doigt dessus.
– Besser ! – prononça quelqu’un, et un rapide colloque s’ensuivit.
Il aperçut non loin un officier de haute taille, en uniforme bleu, qui parlait dans un téléphone portatif, et, à côté, un second officier tenait le portefeuille renfermant les dessins et les photographies. Ils se retournèrent vers lui.
– Parlez-fous allemand, Herr Bouteraidge ?
Bert décida qu’il était préférable de jouer l’inconscience, et il fit de son mieux pour paraître hébété.
– Où suis-je ? – balbutia-t-il.
Mais le colloque se poursuivait avec volubilité. On mentionna Der Prinz. Au loin un appel de clairon résonna, qui fut repris à une distance plus rapprochée, puis tout près. À ce signal, la surexcitation s’accrut. Un wagon de monorail passa à toute vitesse. La sonnerie du téléphone retentit impérieusement, et l’officier bleu engagea un dialogue animé. Ensuite, il se dirigea vers le groupe qui entourait Bert, en criant une phrase d’où se détacha le mot mitbringen.
Un homme à moustache blanche, aux traits émaciés et au regard ardent, interpella Bert.
– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ.
– Où suis-je ? – répéta Bert.
Quelqu’un le secoua par l’épaule.
– Êtes-vous Herr Bouteraidge ?
– Herr Bouteraidge, c’est le moment du départ, – répéta l’homme à la moustache blanche, et il ajouta :
– À quoi bon ?… Qu’est-ce qu’on fera de lui ?
L’officier au téléphone débita derechef son Der Prinz et son mitbringen. L’homme à la moustache blanche regarda Bert un moment sans rien dire, puis, saisi d’une activité soudaine, il brailla des ordres à des subalternes invisibles. Des questions furent posées au docteur qui tâtait le pouls du blessé. Il répondit par plusieurs ya, ya affirmatifs et une courte phrase où il était question de Kopf. Sans la moindre cérémonie, il obligea Bert à se mettre debout. Deux vigoureux soldats s’avancèrent et prirent Bert chacun par un bras.
– Hé là ! – s’écria le faux Butteridge, effrayé… Qu’est-ce qu’il y a ?
– Ce n’est rien, – expliqua le docteur, – ils vont vous porter.
– Où ?
– Passez vos bras sur leurs épaules.
– Oui. Mais où me… ?
– Tenez bon.
Avant que Bert eût pu ajouter un mot, il fut soulevé brusquement par les soldats qui avaient joint leurs mains pour lui faire un siège.
Vorwärts !{1}
Quelqu’un marchait devant avec le portefeuille, et, au long de l’avenue qui séparait les générateurs et les aérostats, Bert fut emporté rapidement et sans secousse : une fois seulement ses deux porteurs trébuchèrent sur des tuyaux de gonflement et manquèrent le lâcher.
Il était coiffé de la petite casquette de M. Butteridge ; la pelisse de M. Butteridge couvrait ses épaules étroites ; il avait répondu au nom de M. Butteridge…
Partout régnait une précipitation endiablée. Pour quel motif ? Dans ce demi-jour crépusculaire, Bert écarquillait les yeux, abasourdi, éberlué, perplexe.
Le fractionnement systématique de vastes surfaces libres, la quantité de soldats affairés en tous sens, les entassements de matériel neuf, les lignes de l’omniprésent monorail, les coques immenses qui surplombaient de tous côtés lui rappelaient les impressions d’une visite qu’il avait faite étant enfant à l’arsenal de Woolwich. Du camp tout entier irradiait la puissance colossale de la science moderne qui l’avait créé. Un aspect particulièrement étrange résultait du système d’éclairage : les lampes électriques, posées sur le sol, projetaient en l’air toutes les ombres, et traçaient sur le flanc des colosses la silhouette grotesque de Bert et de ses porteurs, les fondant en un seul animal monstrueux aux jambes courtes, avec un immense tronc bossu en éventail. Cette disposition de l’éclairage avait été adoptée parce qu’il avait fallu, autant que possible, éviter les poteaux et les pylônes, qui auraient pu provoquer des embarras et des complications pour la mise en route des aéronats.
Le crépuscule s’assombrissait dans le soir tranquille, sous un ciel bleu profond. Hors des flaques de lumière, tous les objets se dressaient en formes confuses et translucides. Dans la cavité des ballons, de petites lampes d’inspection brillaient comme des étoiles voilées de nuages transparents, et donnaient à ces énormes masses un aspect immatériel. Chaque vaisseau aérien portait, à bâbord et à tribord, son nom en lettres noires sur fond blanc, et à l’avant l’aigle menaçant déployait ses ailes sinistres. Des appels de clairon éclataient ; sur le monorail, des trains de soldats paisibles glissaient en ronflant. Sous la proue des dirigeables, les cabines s’allumaient, et leurs portes ouvertes révélaient des cloisons capitonnées. De temps à autre, une voix intimait des ordres à des ouvriers qu’on n’apercevait qu’indistinctement.
Des sentinelles, des passerelles, un long couloir étroit, un désordre de bagages qu’on enjambe, et Bert se trouva posé à terre, debout sur le seuil d’une spacieuse cabine, de dix pieds carrés sur huit de haut. Au moment où Bert entrait, un grand jeune homme à tête d’oiseau, avec un nez allongé et des cheveux très pâles, les mains pleines d’objets tels que cuirs de rasoir, tire-bottes, brosses à cheveux et autres accessoires de toilette, proférait diverses aménités, dans lesquelles il impliquait Dieu, le tonnerre et Dummer Bouteraidge : évidemment un occupant évincé. Enfin, il disparut, et Bert fut étendu sur un coffre, dans un coin, avec un oreiller sous la tête. On ferma la porte sur lui : il restait seul. Tout le monde s’était éclipsé avec une rapidité surprenante.
– Et puis quoi encore ? – se demanda Bert, en inspectant du regard la cabine. – Butteridge ?… Faut-il ou faut-il pas marcher ? – la pièce et son ameublement le rendaient perplexe : – Ce n’est pas une prison et ce n’est pas un bureau. – Repris de son inquiétude première, il grommela encore d’un ton dolent : – Je donnerais gros pour avoir aux pieds autre chose que ces maudites sandales de cycliste… Pour sûr qu’elles vont vendre la mèche.
La porte s’ouvrit brusquement, et un solide jeune homme en uniforme apparut, apportant le miroir à barbe, la couverture et le portefeuille de M. Butteridge.
– Eh ! bien, c’est assez inattendu de vous voir, monsieur Butteridge, – fit-il avec un parfait accent anglais.
Sa figure était rayonnante, et il avait une chevelure d’un blond tirant sur le rose.
– Une demi-heure de plus et nous étions partis. Vous avez failli arriver trop tard, – continua-t-il en examinant curieusement Bert, et arrêtant son regard sur les sandales. – Vous auriez dû venir sur votre machine volante, monsieur Butteridge. – Et sans attendre de réponse, il reprit : – Le Prince m’a chargé de m’occuper de vous. Il ne peut naturellement vous recevoir en ce moment, mais il juge que votre venue est providentielle. Une dernière grâce du ciel, un heureux présage. Eh ! mais…
Il demeura immobile, l’oreille tendue.
Au-dehors, ce fut un trépignement précipité, des appels de clairons lointains et proches ; des hommes lançaient à pleine voix des ordres brefs auxquels on répondait de loin. Une cloche retentit et des pas coururent dans le corridor. Puis, ce fut un silence plus alarmant que le vacarme, rompu soudain par un gargouillement d’eau qui tombe en rejaillissant. Le jeune homme souleva ses sourcils, hésita une seconde, et bondit au-dehors. Presque aussitôt, comme pour mêler ces rumeurs confuses, une détonation formidable éclata, qui fut suivie d’acclamations assourdies. L’officier reparut.
– On expulse l’eau du ballonnet.
– Quelle eau ? – demanda Bert.
– L’eau qui nous maintenait à l’ancre… Ingénieux, hein ?
Bert s’efforça de comprendre.
– C’est juste, vous ne saisissez pas bien, – dit le jeune homme, tandis que Bert sentait un frisson d’angoisse le glacer des pieds à la tête. – Voilà le moteur en marche, maintenant ça ne va pas tarder.
Pendant un bon moment, ils demeurèrent aux écoutes. Tout à coup, la cabine fut soulevée.
– Sapristi ! Nous partons déjà ! Nous sommes en route.
– En route ?… Pour où ? – cria Bert en se dressant sur sa couchette.
Mais l’officier n’était déjà plus là. Dans le couloir, il y eut des échanges de phrases en allemand et d’autres bruits tout aussi énervants.
Le balancement de la cabine s’accentua. Le jeune homme rentra.
– Ça y est. Nous filons, sans anicroche.
– Dites donc, où filons-nous ? Je voudrais bien que vous vous expliquiez ? Quel est cet endroit ? Je n’y comprends rien.
– Comment ? Vous n’y comprenez rien ?
– Ma foi non ! Je suis encore tout étourdi de ma culbute sur la caboche. Où sommes-nous ? Pour quel endroit partons-nous ?
– Vous ne savez pas où vous êtes ? Ni ce que c’est que ceci ?
– Pas le moins du monde ! Qu’est-ce que ce boucan et ce balancement ?
– Quelle bonne farce ! Par exemple, c’est une merveilleuse farce ! Vous ne savez pas où nous allons ? Nous partons pour l’Amérique, et vous avez bien failli rater le départ. Vous êtes à bord du vaisseau amiral, avec le Prince. Soyez tranquille, vous assisterez à tout. Quoi qu’il se passe, vous pouvez parier à coup sûr que le Vaterland y sera !
– Comment ! nous partons pour l’Amérique ?
– Comme vous le dites.
– Dans un ballon dirigeable ?
– Et dans quoi voudriez-vous… ?
– Oh !… moi ! En Amérique, dans un dirigeable !… Après ce maudit ballon !… Mais, pas du tout ! Je ne veux pas partir. J’en ai assez, je veux marcher sur mes jambes ! Laissez-moi sortir !
Et il fit mine de courir vers la porte. L’officier l’arrêta d’un geste, saisit une bride, souleva un panneau dans la paroi capitonnée, et découvrit une fenêtre :
– Voyez !
Côte à côte, ils regardèrent au-dehors.
– Cristi ! Nous montons ! – s’écria Bert.
– Nous montons… et à toute vitesse.
Doucement, sans secousse, ils s’élevaient dans l’air et avançaient obliquement au-dessus du parc aéronautique qui se découpait en bas, vaguement géométrique, pailleté à intervalles réguliers de lignes lumineuses, comme des vers luisants. Dans la longue suite de dirigeables gris, un trou noir marquait la place que venait de quitter le Vaterland. Tout auprès un second monstre commença de s’élever doucement à son tour, libre de tous liens ; puis un troisième et un quatrième, avec une exactitude merveilleuse.
– Trop tard, monsieur Butteridge ! – remarqua narquoisement l’officier. – Nous sommes en route. Je conviens que la surprise n’a rien de très agréable pour vous, mais que voulez-vous ? Le Prince a commandé qu’on vous emmène.
– Voyons, – fit Bert, – est-ce que je deviendrais fou ? Qu’est-ce qui se passe et où allons-nous ?
– Il se passe, monsieur Butteridge, – articula lentement son interlocuteur, soucieux d’être explicite, – que vous êtes dans un dirigeable portant le pavillon du prince Karl Albert, commandant en chef de la flotte aérienne allemande qui part pour l’Amérique, afin de porter à ce peuple fougueux quelques arguments probants. Notre seule inquiétude, c’était votre invention. Mais vous voici des nôtres, à présent.
– Heu !… Êtes-vous allemand ? – questionna Bert.
– Lieutenant Kurt, luft-lieutenant Kurt, à votre service.
– Mais vous parlez parfaitement anglais.
– Ma mère était anglaise, j’ai été au collège en Angleterre, j’avais obtenu une bourse Cecil Rhodes pour étudier à vos universités, mais Allemand absolument, malgré cela, et attaché, pour l’instant, monsieur Butteridge, à votre personne. Vous êtes encore tout étourdi de votre chute… Ce ne sera rien, vraiment. On va vous acheter votre machine. Asseyez-vous et prenez la chose paisiblement. Vous saurez bientôt où vous en êtes.
Bert s’assit sur le coffre et s’efforça de rassembler ses idées, tandis que, avec beaucoup de tact et des manières aisées et naturelles, le jeune homme l’entretenait des détails du dirigeable.
– Je suppose que tout ceci est nouveau pour vous. C’est différent de votre genre de machine, et ces cabines, à bord, sont aussi confortables que possible.
Il se leva et parcourut la pièce, indiquant les aménagements principaux.
– Voici le lit, – dit-il, abattant une couchette dont la tête était fixée par des charnières à la paroi, et la faisant remonter avec un déclic. – Voici la toilette, – et il ouvrit un meuble élégamment arrangé. – Pas d’excès d’ablutions ; il n’y a d’eau que ce qu’il en faut pour boire. On ne prendra de bain qu’une fois arrivés en Amérique. D’ici là, il faudra se contenter de frictions sèches, et d’un gobelet d’eau chaude pour la barbe c’est tout. Dans le coffre, il y a des couvertures. On en aura besoin avant peu. Le froid est à redouter, paraît-il. Je n’en sais rien… Jamais fait d’ascension encore… Jamais monté en l’air, excepté quelques essais avec des planeurs, ce qui est plutôt descendre… Les trois quarts de nos équipages sont dans le même cas… Voici un siège pliant et une table, derrière la porte… Solides, n’est-ce pas ?
Il souleva le siège et le tint en équilibre sur son petit doigt.
– C’est assez léger, hein ? Alliage d’aluminium et de magnésium, et on a fait le vide à l’intérieur. Tous ces coussins sont gonflés d’hydrogène… Ingénieux et astucieux… Tout l’aéronat est comme cela. Et, dans la flotte entière, pas un homme ne pèse plus de soixante-dix kilos, excepté le Prince et quelques autres personnages. Pas moyen de faire maigrir le Prince, vous comprenez… Demain, nous visiterons le ballon en détail. Tout cela me passionne, voyez-vous.
Rayonnant, il se tourna vers Bert.
– Vous avez l’air jeune. J’avais toujours cru que vous étiez un vieillard avec une grande barbe… une sorte de philosophe. Je ne sais pas pourquoi on se figure toujours que les savants fameux doivent être vieux.
Ce n’est pas sans embarras que Bert éluda ce compliment, et le lieutenant continua en exprimant sa surprise que M. Butteridge ne fût pas venu dans sa machine volante.
– C’est une longue histoire, – répondit Bert, d’un ton évasif. – À propos, – fit-il, brusquement, – ne pourriez-vous pas me prêter une paire de pantoufles ? Ces escarpins-là me dégoûtent, ils sont infects. C’est un ami qui me les a prêtés.
– Très bien.
L’ex-boursier Cecil Rhodes quitta un moment la cabine et revint chargé d’un choix considérable de chaussures, souliers de bal, babouches, espadrilles de bain, mules, et une paire de pantoufles rouge pourpre ornées de tournesols brodés en or.
Mais il se reprocha d’avoir apporté ces dernières.
– Je ne les mets jamais moi-même… Je les ai prises par excès de zèle, – fit-il, avec un petit rire confidentiel. – Elles ne m’ont pas quitté depuis Oxford… C’est un camarade qui me les a confectionnées, je les emporte partout avec moi.
Bert choisit donc les souliers de bal, tandis que le lieutenant repartait à rire.
– Nous sommes ici, – dit-il, – en train d’essayer des pantoufles, et le monde se déroule au-dessous de nous comme un panorama. N’est-ce pas épatant, hein ? Voyez.
Bert regarda aussi par le vasistas, qui séparait de l’immensité ténébreuse la cabine rouge et argent, luxueuse et brillante. À part le reflet d’un lac, la contrée était indistincte et noire, et l’on n’apercevait pas les autres dirigeables.
– Nous verrons mieux du dehors, – remarqua le lieutenant. – Sortons. Il y a une petite balustrade…
Il passa le premier dans le long corridor qu’éclairait une seule petite lampe électrique, sous laquelle étaient placées plusieurs pancartes rédigées en allemand, et, par une échelle légère, il amena Bert sur un balcon que bordait une rampe de treillis métallique. De là on surplombait l’espace vide. Bert suivit son compagnon avec lenteur et prudence. Du balcon, il put contempler le merveilleux spectacle de la première flotte aérienne naviguant dans la nuit. Les dirigeables avançaient formés en V, le Vaterland en tête et à une altitude plus élevée, les autres, à droite et à gauche, visibles jusqu’au fond du ciel. Ils volaient en longues ondulations régulières, colosses sombres en forme de poisson, ne laissant voir que de rares points de lumière, et le ronflement des moteurs s’entendait nettement de la galerie. Ils avaient gagné une altitude de cinq ou six mille pieds, et ils montaient encore. Au-dessous, le pays s’étendait, immobile et muet, dans une obscurité que pointillaient et pailletaient des groupes de hauts fourneaux et les rues lumineuses des grandes villes. On eût dit que le monde était dégringolé au fond d’un bol. La masse surplombante du dirigeable cachait les régions supérieures du ciel. Ils examinèrent un moment le paysage.
– Ça doit être amusant, d’inventer des choses, – dit soudain le lieutenant. – Comment êtes-vous arrivé à imaginer votre machine ?
– J’y ai réfléchi longtemps, – répondit Bert après un silence. – J’y pensais nuit et jour.
– Chez nous, on était anxieux à votre sujet. On croyait que les Anglais vous avaient acheté… Ils n’y tenaient donc pas ?
– Si, en un sens… mais c’est une longue histoire.
– Ça doit être épatant, d’inventer… Je serais, moi, incapable d’inventer quoi que ce soit, même quand ce serait pour sauver ma vie.
Ils se turent, observant le monde ténébreux, et suivant leurs pensées, jusqu’à ce qu’un coup de clairon les eût appelés à un dîner tardif. Bert s’alarma soudain.
– Ne faut-il pas se mettre en habit ? – demanda-t-il. – J’ai toujours été trop absorbé par la science et le reste pour fréquenter beaucoup la société.
– Ne craignez rien, – assura Kurt. – Nul d’entre nous n’a d’autres vêtements que ceux qu’il porte. Nous voyageons avec un minimum de bagages. Mais peut-être pourriez-vous retirer votre pelisse… Il y a un radiateur électrique à chaque bout du réfectoire.
Ainsi Bert se trouva bientôt assis à table en présence de l’ « Alexandre allemand », le grand et puissant prince Karl Albert, Seigneur de la guerre, héros des deux hémisphères. C’était un homme de belle prestance, blond, l’œil profondément enfoncé sous l’arcade, le nez camard, les pointes de la moustache relevées à angle droit, et de longues mains blanches. Son siège, plus haut que celui des convives, était placé sous un aigle noire éployé, encadré de drapeaux allemands. Le Prince trônait, pour ainsi dire, et Bert fut grandement frappé de ce fait qu’en mangeant le héros ne fixait les yeux sur personne ; son regard planait au-dessus des têtes, comme quelqu’un absorbé par des visions. Il y avait autour de la table vingt officiers de divers rangs, et Bert. Tous paraissaient extrêmement curieux de connaître le fameux Butteridge, et ils dissimulaient mal leur étonnement à son aspect. Le Prince lui fit un majestueux salut, auquel, par une heureuse inspiration, il répondit en s’inclinant. À la droite du prince, se tenait un personnage ridé et tanné, avec des lunettes d’argent et des favoris floconneux et gris terre, qui dévisageait Bert avec une insistance déconcertante. Les convives s’assirent après des cérémonies que Bert ne comprit pas. À l’autre bout de la table avait pris place l’officier à profil d’oiseau que Bert avait dépossédé de sa cabine et qui, d’un air hostile, murmurait à son voisin des remarques qui concernaient évidemment le soi-disant Butteridge. Deux soldats faisaient le service.
Le dîner fut très simple : une soupe, du mouton, du fromage, et… très peu de conversation.
À vrai dire, une curieuse solennité paralysait chacun, – réaction inévitable, sans doute, après une période de travail acharné, et après la surexcitation contenue du départ, – et peut-être aussi le pressentiment accablant d’expériences nouvelles et imprévues, d’aventures prodigieuses, de risques inconnus et troublants. Le Prince était perdu dans ses méditations. Il les interrompit cependant pour boire à l’Empereur, en levant une coupe de champagne. Tout le monde cria Hoch ! comme on dit les répons à l’église.
L’interdiction de fumer ne souffrait aucune exception, mais quelques officiers sortirent dans la galerie pour y chiquer à leur aise. En réalité, toute lumière offrait un danger dans cette accumulation d’objets inflammables. Bert se prit à frissonner et à bâiller. Parmi ces colosses de l’air et ces hauts personnages, il se sentait écrasé par la certitude de son insignifiance ; la vie était trop vaste pour lui, elle le dépassait de partout.
Il marmonna quelque chose à Kurt au sujet de sa tête ; puis, par l’échelle roide et la petite galerie branlante, il regagna sa cabine et se fourra au lit, comme dans un refuge inviolable.
Le sommeil de Bert fut bientôt entremêlé de rêves. Dans la plupart, il fuyait d’informes épouvantails au long de l’interminable corridor d’un aéronef, un corridor dont le plancher tantôt était armé de trappes voraces, et tantôt consistait en une toile, à claire-voie fixée de la façon la plus insouciante.
– Cristi ! – fit Bert en se retournant après sa septième chute dans l’espace infini.
Il se mit sur son séant et frictionna ses genoux. La marche du dirigeable n’était pas aussi douce que celle du ballon ; il constatait un balancement régulier, un mouvement de montée suivi d’un mouvement de descente, avec la trépidation et le halètement des moteurs.
Soudain, les souvenirs affluèrent, à toute minute plus nombreux, et, avec eux, comme un nageur qui lutte dans des eaux tourbillonnantes, revenait cette inquiétante question : « Que vais-je faire demain ? »
Demain, d’après ce que lui avait dit Kurt, le secrétaire du Prince, le Graf von Winterfeld, viendrait discuter avec lui au sujet de sa machine, après quoi, on le mènerait au Prince. Il fallait bien, maintenant, qu’il prétendît obstinément être Butteridge et qu’il vendît la fameuse invention. Mais si on découvrait l’imposture ? Devant ses yeux passa la vision de Butteridge furieux… À supposer, après tout, qu’il avouât ! Il soutiendrait que le malentendu ne venait pas de lui. Et il commença à imaginer des expédients pour vendre le secret et frustrer impunément Butteridge.
Quelle somme demanderait-il ? Vingt mille livres sterling lui parurent une exigence raisonnable…
Il tomba dans cet abattement qui vous guette au petit jour. Il avait sur les bras une grosse affaire, une trop grosse affaire… Des objections importunes faisaient chavirer ses plans.
– Où étais-je hier à cette heure-ci ?
Paresseusement et presque amèrement, il se remémora ses dernières soirées. La veille, il voyageait au milieu des nuages dans le ballon de Butteridge. Il revécut l’instant où, après sa rapide descente à travers les nuées, il avait aperçu, tout près, au-dessous de lui, les crêtes des vagues argentées par le crépuscule. Il se rappelait cet incident désagréable avec toute la netteté d’un cauchemar. L’avant-veille, Grubb et lui étaient à la recherche d’un lit à bon compte dans le village de Littlestone. Combien lointain tout cela paraissait à présent, plusieurs années, peut-être. Pour la première fois, il songea à son confrère, le second Derviche du Désert, abandonné sur les sables de Dymchurch avec deux bicyclettes aux cadres et aux jantes peints en rouge.
– Il ne pourra pas faire grand’chose sans moi. En tout cas, c’est lui qui détenait le coffre-fort dans sa poche, avec la recette.
Avant cela, c’était le lundi de la Pentecôte, et ils avaient veillé assez tard, discutant leur équipée de chanteurs ambulants, combinant un programme et répétant des danses. Et le soir précédent était celui de la Pentecôte…
– Bigre, j’en ai eu, du tintouin, avec la moto ! se dit Bert en songeant aux coups de coussin éventré et à sa lutte impuissante contre les flammes qui renaissaient sans cesse. Des images confuses s’évoquaient avec ces lueurs tragiques, une petite figure émergeait nette et claire, et singulièrement séduisante, la figure d’Edna lançant son « À demain ! » du marchepied de l’automobile. D’autres souvenirs d’Edna se rassemblèrent autour de cette impression. Ils amenèrent peu à peu l’esprit de Bert à un agréable état qui trouva à se formuler en ces termes :
– Je l’épouserai, si ça continue !
Tout aussitôt, la soudaine révélation se fit que, s’il vendait le secret de Butteridge, il serait en situation de se marier. À supposer qu’il obtînt vingt mille livres sterling, – on a vu payer de plus grosses sommes pour moins, – avec cela il pourrait acheter une maison et un jardin, des vêtements neufs autant qu’il en voudrait, une automobile… Il pourrait voyager, s’offrir à lui-même et à Edna tous les plaisirs de la vie civilisée telle qu’il la connaissait. Sans doute, il y avait des risques à courir…
– J’aurai le vieux Butteridge sur le dos… Ça ne manquera pas.
À force de méditer sur ce point, il retomba dans l’accablement. Il n’était encore qu’au début de l’aventure : il lui faudrait d’abord livrer la marchandise et encaisser la somme. Mais avant cela… En ce moment, il ne prenait pas précisément le chemin de la maison. Il s’envolait vers l’Amérique pour y déchaîner la guerre…
– Pas beaucoup de batailles rangées… d’en haut, on tape où l’on veut… Pourtant, si un obus atteignait le Vaterland par-dessous !… Il serait peut-être temps de faire mon testament.
Il s’allongea de nouveau, s’ingéniant à rédiger des clauses testamentaires en faveur d’Edna, pour la plupart, – il s’était décidé à présent pour vingt mille livres, – et à stipuler divers menus legs, avec des codicilles de plus en plus fantasques et extravagants…
Puis, il s’éveilla à la huitième répétition de son cauchemar, une huitième chute à travers l’espace.
– Cette façon de voyager fatigue les nerfs, remarqua-t-il.
Le mouvement du ballon, son trajet sinueux, ses plongeons et ses remontées, étaient nettement perceptibles, et l’incessante trépidation des moteurs semblait se ralentir et s’accélérer tour à tour.
Bientôt, il se leva tout à fait, endossa la pelisse de M. Butteridge, s’enveloppa dans toutes les couvertures, car l’air devenait piquant ; il souleva le vasistas et aperçut une aube grise qui commençait à teinter les nuages. Ensuite, il mit le verrou à sa porte, s’installa devant la table et ouvrit son plastron de flanelle. Il retira les plans et les défroissa en les lissant avec la main. Puis, il prit les autres dessins dans le portefeuille. Vingt mille livres sterling ! S’il menait l’affaire à bonne fin… En tout cas, ça valait la peine d’essayer, et il alla chercher du papier et « de quoi écrire » dans le tiroir où Kurt les lui avait montrés.
Bert Smallways n’était pas un être absolument stupide, et, sur certaines matières, il possédait quelques utiles rudiments. À l’école, on lui avait enseigné, avec le calcul, les éléments du dessin, et il en savait assez pour se débrouiller en géométrie. Certes, il trouvait ardu le problème de la machine volante de Butteridge. Mais l’expérience qu’il avait de la motocyclette, les infructueux essais d’aéroplane tentés par Grubb, et les cours de « dessin mécanique » qu’il avait suivis jadis lui furent d’un grand secours. En outre, l’auteur de ces plans, quel qu’il fût, s’était préoccupé surtout d’être simple et de rendre évidentes ses intentions. Sur du papier pelure, Bert calqua les épures, prit des notes, exécuta une copie passable des esquisses et se plongea dans une profonde méditation.
Puis, avec un gros soupir, il replia les originaux, les serra dans la poche de côté de son veston et, très soigneusement, les remplaça dans le portefeuille par les copies qu’il avait faites. C’est sans aucune idée préconçue qu’il procéda à cette substitution, tout simplement parce qu’il lui était désagréable de se séparer de son secret. Il se remit à méditer longuement, hochant de temps en temps la tête. Enfin il s’allongea de nouveau sur sa couchette, tourna le commutateur et s’endormit, lassé de combinaisons et de projets.
Cette nuit-là, le Hochgeborene Graf von Winterfeld fut tourmenté, lui aussi, par l’insomnie. Du reste, il était coutumier du fait, et, comme les gens qui dorment peu, il s’amusait, pour passer le temps, à résoudre mentalement des problèmes d’échecs ; celui qu’il avait à résoudre pour l’instant était particulièrement difficile, encore qu’il ne s’agît pas d’échecs.
Malgré l’aveuglante clarté du soleil reflété d’en bas par la mer du Nord, Bert était encore au lit, absorbant placidement le café et les petits pains qu’un soldat lui avait apportés, quand von Winterfeld entra chez lui, un vaste portefeuille sous le bras. Dans la lumière matinale, sa tête grise et ses lunettes massives à branches d’argent lui donnaient un air presque bienveillant. Il parlait couramment anglais, mais avec un fort accent tudesque, qu’on remarquait spécialement dans la prononciation des lettres v et b ; il adoucissait ses th jusqu’à faire entendre le son dz très doux, et il articulait le nom supposé de Bert avec un bruit de détonation : Pouteraidge. Après avoir débuté par quelques civilités indistinctes, il prit derrière la porte la table et le siège pliants, les approcha du lit de Bert, s’assit, et, avec une petite toux sèche, ouvrit son portefeuille. Puis, posant ses coudes sur la table, il pinça entre le pouce et l’index sa lèvre inférieure, et, avec ses yeux tranquilles, dévisagea Bert de façon inquiétante.
– Fous êtes fenu nous retroufer malgré fous, Herr Pouteraidge, – dit-il enfin.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? – demanda Bert après quelques secondes d’étonnement.
– À chuger par les cartes tans fotre nacelle. Cartes anglaises toutes… at aussi fos profisions… pour un técheuner… Aussi, fos cortages, ils étaient emmêlés. Fous afez tiré dessus… mais en fain. Fous pouffez plus manœuvrer le pallon et c’est une folonté plus puissante que la fôtre qui fous a amené à nous. N’est-ce pas ?
Bert réfléchissait.
– Et la tame ? – reprit Winterfeld.
– Quoi ?… Quelle dame ?
– Fous êtes parti avec une tame. C’est éfident. Fous êtes parti pour une petite excursion… une partie de plaicir… Un homme de fotre tempérament… il tevait emmener sûrement une tame. Elle n’était pas avec fous tans le pallon quand fous êtes tescendu à Dornhof. Non… seulement la chaquette… C’est fotre affaire… Pourtant, che suis curieux.
– Comment savez-vous tout cela ? – questionna Bert, perplexe.
– À chuger par la nature de fos diverses profisions. Je ne puis pas expliquer, monsieur Pouteraidge, pour la tame… ce que fous avez fait d’elle. Je ne puis pas dire non plus pourquoi fous portiez des santales et un complet pleu de si mauvaise qualité. C’est en tehors de mes instructions. Pagatelles, sans doute… Officiellement, nous tevons les ignorer. Les tames… on les prend, on les laisse… Che suis un gentleman. Chai connu des hommes remarquaples qui portaient des santales et même qui pratiquaient des habitudes véchétariennes… Chai connu des hommes… des chimistes, au moins, qui ne fumaient pas. Fous afez propablement déposé la tame quelque part. C’est pien ! Fenons à notre affaire. Une folonté toute-puissante, – commença-t-il sur un ton pathétique, pendant que ses yeux écarquillés semblaient se dilater encore, – une folonté toute-puissante fous a amené avec fotre secret jusqu’à nous. Parfait. Ainsi soit-il. – Et il courba la tête. – C’est la destinée de l’Allemagne et de mon Prince. Je constate que fous portez touchours fotre secret avec fous. Vous afez peur des espions et des foleurs. C’est pour cela qu’il est ici avec fous. Monsieur Pouteraidge, l’Allemagne fous l’achète ! …
– Vraiment ?
– Oui, – répondit le secrétaire, les yeux fixés sur les sandales abandonnées par Bert dans le coin du coffre-couchette.
Puis, von Winterfeld consulta un instant quelques notes, tandis que Bert scrutait avec angoisse et terreur cette face tannée et ridée.
– Che suis autorisé à fous informer, – reprit le secrétaire, sans quitter ses notes étalées sur la table, que l’Allemagne a touchours souhaité d’acheter fotre secret. Nous afons été fort désireux de l’acquérir, extrêmement désireux, et seule la crainte que fous agissiez de connifence, pour des raisons batriotiques, avec le goufernement anglais, nous imposait la discrétion d’avoir recours à des intermédiaires pour fous transmettre nos offres d’achat. Nous n’afons plus maintenant la moindre hésitation à fous accorder les cent mille livres sterling que fous temandiez.
– Cristi !
– Plait-il ?
– Ce n’est rien… Un élancement, – expliqua Bert en portant la main au pansement qui lui enserrait la tête.
– Ah ! Che suis autorisé aussi à fous tire qu’en ce qui concerne la noble tame inchustement accusée dont fous avez pris la défense contre l’intolérance et l’hypocrisie pritannique, toute l’Allemagne chevaleresque a pris son parti.
– La dame ? – répéta lentement Bert, qui se rappela soudain le fameux grand amour de M. Butteridge. – Ah ! oui, ça va bien là-dessus. Je n’avais pas de doutes à ce sujet. Je…
Il s’interrompit en remarquant l’air ahuri du secrétaire qui le fixait avec obstination, et qui reprit, au bout d’un long moment :
– Pour la tame, c’est comme il fous plaira. Elle est fotre affaire. Che m’acquitte des instructions reçues… Et le titre de paron, ça aussi, il est possible. Tout ça, il est possible, Herr Pouteraidge.
Il tambourina sur la table pendant quelques secondes avant de poursuivre.
– Chai à fous dire aussi que fous fenez à un moment te crise dans le… dans la… Welt-Politik. Il n’y a aucun mal à présent que je fous tise nos plans. Afant que fous tébarquiez d’ici, ils seront manifestes pour le monde entier. La guerre est peut-être déchà déclarée. Nous allons…, en Amérique. Notre flotte tescendra du haut des airs sur les États-Unis… C’est un pays entièrement pas préparé à la guerre nulle part… nulle part. Ils ont toujours compté sur l’Atlantique et sur leur flotte. Nous afons choisi un certain point…, nous nous en emparerons, et alors nous y établirons un dépôt… un arsenal… une sorte de Gibraltar dans l’intérieur des terres. Ce sera… comme fous dites… un nid d’aigles. Là, nos dirigeables se rassempleront pour se rafitailler et se réparer, et, de là, ils rayonneront en tous sens sur les États-Unis, terrorisant les villes, tominant Washington, imposant toutes les réquisitions nécessaires, jusqu’à ce qu’on accepte les termes que nous dicterons. Fous me suifez pien ?
– Continuez, – fit Bert.
– Nous comptions être fictorieux avec les Luftschiffe et les Drachenflieger que nous possédons, mais l’acquisition de fotre machine rend notre prochet complet, en nous donnant non seulement un meilleur Drachenflieger mais en nous enlevant notre dernière inquiétude à propos de la Grande-Pretagne. Sans vous, monsieur Pouteraidge, la Grande-Pretagne, le pays que vous aimiez tant et qui vous en a si mal récompensé, ce pays de pharisiens et de reptiles, sans vous, il ne peut rien faire, rien du tout. Fous foyez, che suis parfaitement franc avec fous. D’après les instructions que ch’ai reçues, l’Allemagne reconnaît tout cela. Nous foulons que vous vous mettiez à notre disposition. Nous foulons que fous teveniez notre ingénieur en chef des constructions des machines folantes militaires. Nous foulons que vous équipiez tout un essaim de frelons. Fous tirigerez l’organisation de ces forces, et c’est à notre dépôt en Amérique que nous afons pesoin de vous. Aussi nous fous accordons simplement et sans parguigner les conditions mêmes que fous afez posées, il y a quelques semaines… Cent mille livres sterling comptant, des appointements de trois mille livres par an, et ensuite une pension de mille livres par an, et le titre de paron. Voilà les instructions que j’ai reçues.
Et il se remit à scruter le visage de Bert.
– C’est parfait comme ça, naturellement, – approuva Bert, un peu estomaqué, mais cependant calme et résolu, et il lui parut que l’occasion était bonne de placer ici la proposition qui résultait de ses spéculations nocturnes.
Le secrétaire examinait le faux col de Bert avec une attention soutenue. Une seule fois, son regard s’en détourna pour se porter sur les sandales.
– Permettez-moi de réfléchir une minute, – reprit Bert, décontenancé de se sentir observé avec tant d’insistance. – Voilà ! – fit-il soudain, avec l’air de vouloir tout expliquer, – je détiens le secret, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Mais je désire que le nom de Butteridge ne soit pas mentionné, vous comprenez ?… J’y ai bien réfléchi.
– Par délicatesse ?
– Justement !… Vous achetez le secret… ou du moins je vous le cède, et vous le payez au porteur… vous y êtes ?
L’assurance de sa voix s’altéra quelque peu sous le regard fixe de Winterfeld.
– Je veux faire la chose anonymement, comprenez-vous ?
Le secrétaire, muet, continuait à le fixer. Et Bert poursuivit, comme un nageur entraîné par le courant :
– Le fait est que je vais dorénavant adopter le nom de Smallways. Je ne tiens plus au titre de baron… j’ai changé d’idée, et je veux l’argent sans fracas. Les cent mille livres sterling seront versées dans des banques, de la façon suivante : trente mille à la succursale de la Banque de Londres et du Comté, à Bun Hill, aussitôt que j’aurai remis les plans ; vingt mille à la Banque d’Angleterre ; la moitié du reste à la Banque de France, et l’autre moitié à la Banque nationale allemande. C’est là que les versements seront faits, vous comprenez, mais pas au nom de Butteridge, au nom d’Albert Peter Smallways ; c’est le nom que j’adopte… Voilà pour la première condition.
– Allez, allez ! – fit le secrétaire.
– La seconde condition, – reprit Bert, – c’est que vous ne fassiez aucune enquête sur mes droits de propriété…, c’est-à-dire que ça se passe comme en Angleterre, entre gentlemen, quand on achète ou qu’on loue un terrain ou une maison. Vous comprenez ? Pas à vous inquiéter de cela. Je suis ici, je vous livre la marchandise, c’est tout et c’est parfait… Il y a des gens qui ont le toupet de prétendre que l’invention n’est pas de moi ! … Mais vous savez bien le contraire et il est inutile de chercher plus loin… Tout cela, je voudrais que ce soit nettement spécifié dans un traité en bonne et due forme… Compris ?
Son « Compris » se perdit dans un profond silence.
À la fin, le secrétaire soupira, se renversa sur son siège, sortit de son gousset un cure-dent et s’en servit pour accompagner sa méditation sur le cas de Bert.
– Voulez-vous répéter ce nom ? Il faut que je l’écrive, – dit-il, en replaçant le cure-dents dans sa poche.
– Albert Peter Smallways, – articula Bert timidement.
Le secrétaire le transcrivit en l’épelant, non sans difficulté, à cause de la prononciation différente des lettres dans les alphabets des deux langues ; puis, se renversant à nouveau sur son siège et regardant Bert bien en face :
– Et maintenant, monsieur Schmallways, racontez-moi donc comment fous fous êtes emparé du pallon de M. Pouteraidge ?
Herr Graf von Winterfeld laissa Bert dans un état fort aplati ou fort dégonflé, pourrait-on dire, et il lui avait tiré tous les détails de sa petite histoire.
Bert, anxieux de se soulager, avait fait les aveux les plus complets ; il avait expliqué le costume bleu, les sandales, les Derviches du Désert, tout ! La question des plans resta en suspens. Le secrétaire s’amusa même à des considérations sur les premiers occupants du ballon.
– Che suppose, – dit-il, – que la tame était la fameuse personne… Mais ce n’est pas notre affaire… C’est très curieux et amusant, oui… mais je crains que le Prince soit ennuyé. Il a agi avec sa promptitude habituelle. Il prend touchours ses décisions avec promptitude, comme Napoléon. Aussitôt qu’on l’eut informé de fotre descente dans le camp de Dornhof, il a dit : « Emmenez-le. Emmenez-le. C’est mon étoile ! » L’étoile de son destin… Fous comprenez, il sera contrarié. Il fous a donné l’ordre de venir parce qu’il croyait que fous étiez Herr Pouteraidge, et fous ne l’étiez pas… Fous avez essayé de chouer le rôle, c’est bien certain, mais ce fut un essai malheureux. Ses chugements des hommes sont équitables et droits et il faut mieux pour les hommes s’y conformer, complètement. Spécialement à présent… Particulièrement à présent.
Il reprit son attitude familière, sa lèvre inférieure serrée entre le pouce et l’index, et il parla sur un ton presque confidentiel :
– C’est bien tésagréable. J’avais émis un doute sur fotre identité, mais le Prince ne m’écouta pas… il n’écoute rien… À cette altitude, à présent, il est impatient, nerveux, surexcité. Peut-être va-t-il penser que son étoile s’est moquée de lui, ou que c’est moi qui l’ai rendu ridicule.
Il plissa le front et pinça les coins de sa bouche.
– Mais j’ai les plans, – dit Bert.
– Oui, il y a cela, évidemment. Mais fous comprenez que le Prince s’intéressait à Herr Pouteraidge à cause de son histoire romanesque. Herr Pouteraidge était tellement plus… pittoresque ! Je crains bien que fous ne soyez pas de force à diriger la construction des machines volantes à notre parc aéronautique, comme il désirait que le fît Herr Pouteraidge. Il s’était promis de lui donner ce poste… Et il y a aussi le prestige… le prestige mondial d’avoir Herr Pouteraidge avec nous… Enfin, nous verrons ce que nous pouvons faire… Tonnez-moi les plans, – conclut-il en tendant la main.
Un frisson terrible secoua M. Bert Smallways des pieds à la tête. Il n’a jamais su dire s’il avait oui ou non pleuré, mais il avait certainement des sanglots dans la voix, en protestant :
– Mais, dites donc… est-ce que je n’aurai rien… pour les plans ?
Le secrétaire le contempla avec une expression indulgente.
– Vous ne méritez rien du tout, – déclara-t-il.
– J’aurais pu les déchirer.
– Ils ne sont pas à vous.
– Ils n’étaient probablement pas à lui, non plus.
– Pas besoin de fous payer quoi que ce soit.
Bert parut sur le point de commettre des actes désespérés.
– Ah ! vraiment, pas besoin de me rien payer ? – proféra-t-il, contenant mal sa colère.
– Soyez calme, et écoutez-moi. Fous aurez cinq cents livres, je fous en donne la promesse. J’obtiendrai cela pour fous, et c’est tout ce que je puis faire. Je fous les remettrai moi-même, ou plutôt répétez-moi le nom de cette banque, écrivez-le… Là !… Je fous disais que le Prince n’est pas… une bête, et je ne crois pas que fotre aspect l’ait séduit, hier soir, non, je n’en répondrais pas. Il voulait Pouteraidge et fous lui gâtez son plaisir… Je ne comprends pas bien pourquoi… mais le Prince est dans un étrange état. C’est la surexcitation du départ, sans doute, et cet envol dans les airs. Je ne puis me porter garant de ce qu’il fera. Mais, si tout va bien, et j’y veillerai, fous aurez cinq cents livres. Ça suffira… Allons, donnez-moi les plans.
– Vieux rapiat ! – s’écria Bert, au moment où le secrétaire refermait la porte en s’en allant. – Quel sale vieux rapiat !
Il s’assit sur la chaise pliante et se mit à siffloter tout bas, pendant un bon moment.
– Quel fameux tour je lui jouais, si je les avais déchirés, comme ça m’était facile. – Il se frotta le nez pensivement. – Suis-je assez idiot d’avoir vendu la mèche !… Si je n’avais pas parlé de rester anonyme, ça collait !… Trop pressé, mon garçon, trop pressé, et tu mériterais une bonne volée, pour ta peine… Peuh ! je n’aurais pas pu jouer le rôle jusqu’au bout… Après tout, ça n’est pas si mal, cinq cents livres…, car enfin ce n’est pas mon secret, c’est une trouvaille, sur la route… Cinq cents livres… Je me demande quel est le prix de la traversée pour revenir d’Amérique…
Un peu plus tard, ce même jour, Bert Smallways, déconfit et penaud, comparut devant le prince Karl Albert.
Les débats eurent lieu en allemand, dans la cabine du Prince, garnie d’un mobilier d’osier et éclairée par une fenêtre s’ouvrant sur toute la largeur de l’extrémité avant du dirigeable. Karl Albert était assis devant une table pliante recouverte d’un tapis vert, en compagnie de von Winterfeld et de deux officiers. Sous leurs yeux, s’étalaient des cartes des États-Unis, les lettres de Butteridge et tout ce qu’on avait encore trouvé dans le portefeuille. Bert, qu’on n’invita pas à s’asseoir, dut demeurer debout jusqu’à la fin de l’entrevue. Von Winterfeld fit son rapport, et de temps à autre les mots « pallon » et « Pouteraidge » frappaient les oreilles de Bert. Le visage du Prince conservait une sévérité de mauvais augure ; les deux officiers l’observaient du coin de l’œil ou jetaient un bref regard sur Bert. Il y avait quelque chose d’un peu étrange, comme de la curiosité et de l’appréhension, dans la façon dont ils reluquaient de côté leur chef. Tout à coup, une discussion générale s’engagea sur les plans, et, au bout d’un moment, le Prince, s’adressant à Bert en anglais, lui demanda brusquement :
– Avez-vous vu évoluer cette machine dans les airs ?
Bert tressaillit.
– Je l’ai vue du haut de Bun Hill, Votre Altesse Royale.
Winterfeld se lança dans des explications.
– À quelle vitesse marchait-elle ? – interrogea encore le Prince.
– Je ne puis pas préciser, Votre Altesse Royale ; les journaux ont parlé de quatre-vingts milles à l’heure.
La conversation reprit en allemand. Puis, de nouveau, le Prince questionna :
– Pouvait-elle s’arrêter, rester en l’air, sans que les hélices tournent ?
– Elle pouvait planer, Votre Altesse Royale, elle voletait comme une guêpe.
– Viel besser, nicht wahr ? – fit le Prince en se tournant vers Winterfeld, et la discussion se poursuivit en allemand.
Bientôt tout le monde se tut, et les deux officiers fixèrent leurs regards sur Bert. Sur un appel de sonnette, une ordonnance entra, à qui on remit le portefeuille avec un ordre verbal. Ensuite, il parut à Bert qu’on examinait son cas particulier, et que très évidemment le Prince était enclin à se montrer sévère à son endroit. Von Winterfeld intercédait. Des considérations apparemment théologiques intervinrent, car, à plusieurs reprises, le mot Gott fut prononcé avec emphase. Enfin, tout cela aboutit à des conclusions que von Winterfeld eut mission de transmettre à Bert.
– Monsieur Schmallways, fous afez optenu passage dans ce tirigeaple par des mensonges honteux et systématiques.
– Pas systématiques du tout… – protesta Bert.
Le Prince, d’un geste, lui imposa silence.
– Et il serait au pouvoir de Son Altesse de fous traiter comme un espion.
– Pas du tout ! Je suis venu pour vendre…
– Chut ! – fit l’un des deux officiers.
– Quoi qu’il en soit, en considération de l’heureuse chance qui fous a fait, grâce à Dieu, l’instrument par lequel la machine volante de ce Pouteraidge est arrivée entre les mains de Son Altesse, fous serez épargné. Oui… Parce que fous avez été le messager de bonne nouvelle, on fous gardera à bord de ce tirigeable jusqu’à ce qu’on soit en mesure de fous débarquer. Comprenez-fous ?
– Nous le gardons, – confirma le Prince, et il ajouta, sur un ton et avec des yeux terribles : – als Ballast !
– Fous nous accompagnez, – expliqua Winterfeld, – comme… ballast, comme lest. Comprenez-fous ?
Bert allait ouvrir la bouche pour s’enquérir de ses cinq cents livres, mais une sage inspiration lui conseilla de se taire. Son regard croisa celui de von Winterfeld, et il crut surprendre un hochement significatif de la part du secrétaire.
– Allez ! – fit le Prince, en tendant son long bras vers la porte.
Bert déguerpit, comme une feuille morte balayée par la rafale.
Dans l’intervalle, entre son entrevue avec Herr Graf von Winterfeld et la redoutable conférence avec le Prince, Bert avait exploré le Vaterland de bout en bout, et, en dépit de ses graves préoccupations, il y avait pris beaucoup d’intérêt. Avec une ardeur, et un empressement juvéniles, Kurt le promena partout, tel un enfant qui montre à tout venant son jouet pour avoir le plaisir de l’admirer encore. Comme la plupart de ceux qui formaient les équipages de la flotte aérienne, lui-même ne connaissait à peu près rien de l’aéronautique avant d’être nommé à un commandement sur le dirigeable du Prince. Mais il était tout feu tout flamme sur le sujet de cet engin merveilleux, dont l’Allemagne s’était emparée si soudainement et si dramatiquement. Il insista sur la légèreté de tous les objets, l’usage des tubes d’aluminium, les coussins à ressort gonflés d’hydrogène comprimé. Les cloisons creuses, recouvertes d’une imitation de cuir ultra-légère, renfermaient aussi de l’hydrogène. Toute la vaisselle, en biscuit fin verni dans le vide, ne pesait presque rien. Pour les pièces soumises à un grand travail, on avait employé ce nouvel alliage de Charlottenburg, l’acier allemand, comme on l’appelait, le métal le plus compact et le plus résistant qu’on connût.
L’intérieur de l’aérostat offrait une vaste étendue, nul besoin de s’inquiéter à ce propos, aussi longtemps que le poids n’augmentait pas. La partie habitable mesurait deux cent cinquante pieds de long, et comprenait deux rangées de cabines superposées. De là, par de doubles portes imperméables à l’air, on grimpait dans le ballon par de petites tourelles de métal blanc, où de larges vitrages permettaient d’inspecter les vastes cavités des compartiments à gaz. Bert aperçut ainsi, très haut au-dessus de lui, la carcasse de l’appareil, et toute sa charpente intérieure, « semblable aux réseaux vasculaire et neurotique du corps humain, » ajouta Kurt, qui s’était occupé d’histologie.
– Ma foi, oui ! – approuva Bert, qui n’avait pas la moindre idée de ce que ces savantes expressions voulaient dire.
– Si dans la nuit, quelque chose se décroche, on peut, de place en place, installer des lampes électriques, et des échelles joignent les traverses entre elles.
– Mais s’ils sont pleins de gaz irrespirable, ces compartiments-là, – fit Bert, – comment y rentrez-vous ?
Le lieutenant ouvrit, dans un panneau, la porte d’un placard et indiqua un scaphandre de soie caoutchoutée, dont le casque et le réservoir à air comprimé étaient fabriqués avec un alliage d’aluminium et de métaux légers.
– Avec ça, on peut se promener dans toute la cavité pour boucher les fuites ou les trous que feraient les projectiles, – expliqua-t-il. – Intérieurement et extérieurement, un réseau de mince cordage enveloppe le ballon, et le filet extérieur est une échelle de corde sans fin, pour ainsi dire.
À la suite de la partie habitable de l’aéronat, et s’avançant jusqu’à la moitié de sa longueur, se trouvait le magasin aux explosifs : bombes de types variés et la plupart en verre. Aucun dirigeable de la flotte allemande ne portait d’artillerie, à l’exception d’une petite pièce placée dans la galerie d’avant, contre le bouclier qui protégeait le cœur de l’aigle. Depuis le magasin, une galerie close à plancher d’aluminium, avec une rampe de corde, allait jusqu’à la chambre des machines, à l’extrême poupe. Mais Bert n’y fut jamais conduit et il ne vit pas une fois les moteurs. Pourtant, par un escalier ménagé dans une sorte de boyau qui traversait la grande alvéole de l’avant, il monta jusqu’à la plate-forme d’observation où était installé le canon-revolver avec son caisson à obus, à côté d’un appareil téléphonique.
Au-dessous, à quatre mille pieds plus bas, peut-être, s’étendait l’Angleterre, toute rapetissée dans le soleil matinal. En apprenant que la contrée qu’il contemplait était son pays, Bert ressentit des remords soudains et inattendus. Il éprouva une componction patriotique, et il pensa qu’il aurait dû déchirer les plans de Butteridge et les semer au vent. Qu’avait-il à redouter de ces gens ? Et même s’ils s’étaient vengés, est-ce qu’on ne doit pas sacrifier sa vie pour sa patrie ? Cette idée-là avait été jusqu’ici quelque peu étouffée chez lui sous les tracas et les complications de l’existence civilisée. Déprimé tout à coup par la conscience de son acte, il se reprocha de n’avoir pas envisagé les choses à ce point de vue… Somme toute, n’était-il pas une sorte de traître ?
Il se demanda, par diversion, quel effet produisait la flotte aérienne, vue d’en bas. Un effet colossal, sans doute, car les dimensions des aéronefs devaient écraser les édifices. Kurt l’informa qu’ils passaient entre Manchester et Liverpool. Bert, qui était un Méridional, fut grandement surpris par la multitude d’usines et de manufactures, par les anciens viaducs de chemins de fer, le réseau des monorails, les entrepôts de marchandises, les stations électriques et les immenses espaces aux maisons sordides, coupés de rues étroites. Ici et là, on apercevait, comme pris au filet, quelques champs et des terrains cultivés. Des musées, des hôtels de ville, même des églises, marquaient, dans cette confusion, des centres théoriques d’organisation municipale et religieuse, mais Bert ne pouvait distinguer aucun détail. Sur le paysage de civilisation industrielle glissaient les ombres des vaisseaux aériens allemands, comme des bancs de poissons filant à toute allure.
Kurt et Bert s’entretinrent de tactique aérienne, tout en se dirigeant vers la galerie inférieure, à l’arrière, pour voir les Drachenflieger que les aéronats de l’aile droite s’étaient adjoints, la veille, et qu’ils remorquaient au nombre de trois ou quatre. Ces immenses cerfs-volants biplans, aux formes démesurées, voguaient à la suite d’invisibles cordes, avec de longs avants carrés, des queues aplaties et des propulseurs latéraux.
– Il faut être très habile pour les manœuvrer – dit Kurt, – très habile…
– Assurément.
Les deux hommes se turent.
– Votre machine est différente, monsieur Butteridge ?
– Tout à fait différente… Elle ressemble plus à un insecte et moins à un oiseau ; elle ne dérive pas comme cela et elle bourdonne. Qu’est-ce que vous ferez de ces aéroplanes-là ?
Kurt ne fut pas très clair sur ce point, et il pataugeait dans ses explications, quand on vint chercher le faux Butteridge pour le conduire devant le Prince.
Après sa comparution, Bert se trouva dépouillé des derniers vestiges de son déguisement imposteur. Pour tout le monde à bord, il devint Albert Smallways. Les soldats cessèrent de le saluer, les officiers ne parurent plus s’apercevoir de son existence, à l’exception du lieutenant Kurt. On l’expulsa de sa jolie cabine, dont le personnage à tête d’oiseau reprit possession, jurant entre ses dents et ré emménageant ses cuirs à rasoir, ses tire-bottes d’aluminium, ses brosses, ses miroirs et ses pots de pommade. Bert fut logé, avec ses nippes, dans la cabine du lieutenant Kurt, le plus jeune officier du bord, parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit où l’installer avec sa tête enveloppée de pansements, mais il dut prendre ses repas avec les hommes.
Campé sur ses jambes écartées, Kurt dévisagea son compagnon, assis piteusement dans un coin de la cabine.
– Quel est votre vrai nom, alors ? – s’enquit-il, imparfaitement au courant de ce qui s’était passé.
– Smallways.
– Je me doutais bien d’une supercherie, alors même que rien ne me permettait de supposer que vous ne fussiez pas Butteridge. Vous avez joliment de la chance que le Prince ait pris la chose calmement. Il n’est pas commode quand il se met en colère et il n’hésiterait pas un instant à faire flanquer par-dessus bord un personnage de votre trempe… Sûrement non ! On vous a remisé ici, mais n’oubliez pas que c’est ma cabine.
– Je ne l’oublierai pas, – répondit Bert.
Sur cette promesse, le lieutenant le laissa, et quand Bert., un peu rassuré, examina la pièce, la première chose qu’il vit, fixée sur la paroi capitonnée, fut une reproduction du « Dieu de la guerre », l’œuvre de Siegfried Schmalz, une figure imposante et terrible coiffée du heaume du Viking et avançant le manteau écarlate aux épaules, l’épée à la main, à travers la ruine et la dévastation. Ce Dieu avait une ressemblance frappante avec le prince Karl Albert, à qui l’artiste avait voulu plaire en peignant ce tableau.