L’édifice entier de la civilisation se lézardait, croulait et s’anéantissait dans la fournaise de la guerre.
Les phases de l’effondrement universel où sombra la civilisation scientifique et financière du XXe siècle se succédèrent très rapidement, – si rapidement que, sur le raccourci de l’histoire, elles paraissent se chevaucher.
Tout d’abord, le monde semble avoir atteint son maximum de richesse et de prospérité, ce qui équivalait, pour ses habitants, à un maximum de sécurité. Quand d’un coup d’œil rétrospectif, l’observateur réfléchi envisage l’activité intellectuelle de cette époque abolie, – quand il lit les fragments survivants de sa littérature, ses bribes d’éloquence politique, quand il entend les quelques menues voix que le hasard désigna, parmi des centaines de millions de discoureurs et de hâbleurs, comme prophètes des menaces prochaines, – le trait le plus singulier, dans cet enchevêtrement de sagesse et d’erreur, est assurément cette hallucination de la sécurité. Rien ne paraît à présent si précaire, si étourdiment dangereux que l’ordre social dont se contentèrent les hommes du XXe siècle. Il semble qu’alors les institutions et les rapports sociaux soient le fruit du hasard, de la tradition et des coups du sort, que les lois soient faites pour des occasions isolées et sans aucune relation avec des besoins futurs, que les coutumes soient dénuées de logique et l’éducation reste incohérente et stérile. Les méthodes d’exploitation économique forment le désarroi le plus insensé, le plus désastreux qu’il soit possible de concevoir ; le système monétaire et le système du crédit reposent sur une vaine tradition de la valeur de l’or et offrent une instabilité presque fantastique. On s’entasse dans des agglomérations établies sans le moindre plan et pour la plupart dangereusement encombrées ; les routes, les voies ferrées et la population sont réparties sur la terre selon une confusion créée par des milliers de considérations dues au caprice. Cependant, on admet volontiers que c’est là un système progressif, sûr et permanent, et, sous le prétexte que le progrès a depuis trois cents ans poursuivi malgré tout sa route hasardeuse et irrégulière, on répond à qui doute : « Bah ! les choses ont toujours bien marché finalement. On s’en tirera comme on pourra.»
Mais quand on compare l’état de l’homme au début du XXe siècle avec sa condition à toute autre période, on arrive à comprendre les motifs de cette confiance aveugle. Ce n’était pas tant une confiance raisonnée que l’inévitable conséquence du succès persistant. D’après l’idéal accepté, les choses s’étaient toujours fort bien passées. Il n’y a aucune exagération à alléguer que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les populations se trouvaient approvisionnées plus qu’à leur suffisance, et les statistiques de l’époque révèlent, dans les conditions hygiéniques, une amélioration rapide, au-delà de tout précédent, et un vaste développement d’intelligence et de capacité dans tous les arts qui rendent la vie bonne et saine. L’éducation moyenne atteignait un niveau extraordinaire, et, à l’aube du XXe siècle, on trouvait relativement peu de gens, dans l’Europe occidentale, qui ne sussent lire et écrire. Jamais encore on n’avait vu de pareilles masses d’hommes capables de lire.
Une immense sécurité sociale existait. Un individu quelconque pouvait parcourir sain et sauf les trois quarts du globe habitable et faire le tour du monde, pour un prix moindre que le salaire annuel d’un habile artisan. Comparé à la libéralité et au confort de la vie ordinaire de l’époque, l’ordre de l’Empire romain, sous les Antonins, apparaît local et limité. Chaque année, chaque mois, ajoutait quelque chose aux conquêtes humaines : de nouvelles contrées s’ouvraient, de nouvelles mines étaient exploitées, de nouvelles découvertes enrichissaient les sciences, des machines nouvelles collaboraient à l’activité de l’homme.
Pendant trois siècles, ce mouvement en avant parut profitable à l’humanité. Certains affirmaient, pourtant, que l’organisation morale n’allait pas de pair avec le progrès matériel, mais peu de gens attachaient une signification à ces phrases. Pendant un temps, les forces de construction et de consolidation contrebalancèrent les impulsions contraires du hasard et aussi l’ignorance naturelle, les préjugés, les passions et l’égoïsme dissipateur de l’humanité.
L’équilibre accidentel en faveur du progrès était de beaucoup plus précaire et infiniment plus complexe et délicat que les gens de cette époque ne le soupçonnaient. Mais le fait n’en restait pas moins que c’était un équilibre effectif. On ne se rendait pas compte que cet âge de relative prospérité offrait, pour la race, des chances énormes mais temporaires. On en concluait à une évolution fatale, envers laquelle on n’avait pas de responsabilité morale. On ne comprenait pas que cette sécurité pouvait encore se consolider ou se perdre, et que le moment opportun de la consolider s’échappait. Chacun vaquait énergiquement à ses affaires, avec pourtant une curieuse indolence envers les dangers menaçants, – les dangers réels dont personne ne se préoccupait. Les armées et les marines devenaient plus formidables ; les cuirassés, vers la fin, coûtaient à eux seuls autant que le budget annuel consacré à l’éducation supérieure ; les explosifs et les engins de destruction s’accumulaient ; les jalousies et les traditions nationales s’aggravaient. La haine de race croissait à mesure que les peuples se rapprochaient sans intérêts communs et sans compréhension réciproque ; on tolérait le développement d’une presse malveillante, mercenaire et sans scrupules, incapable d’aucun bien, puissante pour le mal, et sur laquelle l’État n’exerçait pratiquement aucun contrôle. On laissait négligemment traîner ces amorces autour des magasins à munitions que la moindre étincelle pouvait embraser.
Tous les précédents de l’histoire relataient de même manière l’effondrement des civilisations, et les périls connus se manifestaient à cette époque. Comment croire que personne ne prévoyait le résultat ?
L’humanité avait-elle les moyens de prévenir ce désastre de la guerre dans les airs ? Question oiseuse, aussi oiseuse que de demander si elle aurait pu empêcher la décadence qui transforma l’Assyrie et Babylone en des déserts arides, ou le lent déclin, la désorganisation graduelle, qui, phase après phase, a délabré l’Empire occidental. C’était impossible, puisqu’on ne l’a pas fait, et nul n’avait la volonté d’enrayer la chute. Supputer ce qui eût été accompli, avec une volonté différente, est une spéculation aussi vaine que magnifique. Et ce ne fut pas une lente décadence qui surprit le monde européanisé ; les civilisations antiques pourrirent et s’effritèrent ; la civilisation européanisée sauta d’un coup, pour ainsi dire. En l’espace de cinq ans, elle fut entièrement ébranlée et détruite. Jusqu’à la veille même de la guerre dans les airs, on assiste au spectacle grandiose d’une incessante marche en avant, d’une sécurité mondiale, d’étendues énormes de pays couvertes de populations sédentaires qu’employaient des industries hautement organisées, de cités gigantesques s’agrandissant prodigieusement, d’océans et de mers parsemés de vaisseaux, de continents découpés par des réseaux de routes et de voies ferrées.
Puis, tout à coup, les flottes aériennes allemandes surgissent dans le ciel, et l’on contemple le commencement de la fin.
Après le départ de la première flotte, qui détruisit New York, les Allemands en équipèrent immédiatement une seconde. C’est alors que l’Angleterre, la France, l’Espagne et l’Italie se mirent de la partie. Aucun de ces pays ne s’était préparé à la guerre aérienne sur une aussi vaste échelle que l’Allemagne, mais chacun, cependant, avait gardé ses secrets, chacun, dans une certaine mesure, avait pris ses précautions, car une crainte commune de la brutalité germanique et de ses tendances agressives, qu’incarnait le prince Karl Albert, avait rapproché ces nations dans l’appréhension inavouée d’une offensive. Il leur fut donc aisé de coopérer promptement.
Les Anglais, inquiets de leur Empire asiatique, et comprenant l’immense effet moral qu’exerceraient les aéronefs sur des populations encore ignorantes, avaient établi leurs parcs aéronautiques dans le nord de l’Inde, de sorte qu’ils ne jouèrent qu’un rôle secondaire dans le conflit européen. Pourtant, ils possédaient, dans les îles Britanniques, neuf ou dix grands dirigeables, une trentaine de moindres et une variété d’aéroplanes d’expérimentation. Avant que le prince Karl Albert eût passé au-dessus de l’Angleterre, – alors que Bert contemplait à vol d’oiseau le district de Manchester – les pourparlers diplomatiques étaient engagés qui aboutirent à une attaque contre l’Allemagne. Une flotte hétéroclite, comprenant des unités de tous types et de toutes dimensions, se rassembla au-dessus de l’Oberland bernois, défit et incendia vingt-cinq aéronats suisses qui voulurent inopinément s’opposer à cette concentration ; puis, abandonnant dans les glaciers alpestres ces étranges épaves, les alliés se divisèrent en deux escadres, avec le dessein de terroriser Berlin et de détruire le parc de Franconie, avant que la seconde flotte allemande fût prête.
Les assaillants, amplement pourvus d’explosifs, causèrent, tant à Berlin qu’en Franconie, des dommages énormes. Mais douze aéronats géants, et cinq autres partiellement gonflés seulement, aidés d’une flottille de Drachenflieger venus de Hambourg, purent à la fin tenir tête à l’ennemi, lui infliger une défaite, le disperser et secourir Berlin. Les Allemands multipliaient de surhumains efforts pour mettre en action une Armada écrasante, et ils investissaient déjà Paris et Londres, quand les escadres envoyées en avant-garde par les Asiatiques furent signalées aux Indes et en Arménie, comme un facteur nouveau dans le conflit.
À ce moment déjà, la charpente financière du monde tremblait sur ses bases. Avec la destruction des forces navales américaines de l’Atlantique, avec le désastre qui annihila les prétentions allemandes dans la mer du Nord, avec la mise à sac et l’anéantissement de richesses incalculables dans les quatre plus grandes cités du monde, on connut, pour la première fois et avec la brutalité d’un coup de poing en plein visage, le prix de revient de la guerre. Le crédit s’effondra dans un tourbillon affolé d’ordres de vente. Partout un phénomène se produisit qui s’était déjà, à un degré moindre, manifesté en des périodes précédentes de panique : le désir de posséder et d’entasser de l’or, avant que les cours fussent complètement tombés. Le mouvement se répandit comme une traînée de poudre et devint universel. Dans les airs, c’était la guerre visible et la destruction ; en bas, un cataclysme infiniment plus désastreux et irréparable pour le fragile édifice de la finance et du commercialisme, dans lequel les hommes avaient si aveuglément mis leur confiance. À mesure que les aéronats se battaient, l’approvisionnement d’or s’évanouissait. Une épidémie d’accaparement privé et de méfiance universelle s’abattit sur le monde entier. En quelques semaines, la monnaie, à part le papier déprécié, disparut dans des caves, dans des trous, dans des murs, dans des millions de cachettes. La monnaie disparut, et, avec sa disparition, ce fut la fin du commerce et de l’industrie. Le monde économique chancela et s’affaissa, tel un homme vigoureux succombe sous le coup de quelque maladie subite. Comme le liquide qui transporte les globules du sang se tarit dans les veines et les artères d’une créature vivante, ce fut une soudaine et universelle coagulation de tout négoce.
Pendant que le système du crédit, qui avait été la forteresse imprenable de la civilisation scientifique, vacillait et s’écrasait sur les millions d’êtres dont il avait assuré les relations économiques, pendant que les peuples perplexes, défiants et désemparés, contemplaient cette merveille complètement détruite, – les aéronats de l’Asie, innombrables et implacables, se déversaient à travers les cieux, s’envolaient à l’est vers l’Amérique, à l’ouest vers l’Europe.
Cette page de l’histoire est un long crescendo de batailles.
Les Allemands subirent un désastre à la grande bataille des Carpates.
Le gros des forces aériennes indo-britanniques périt dans la Birmanie sur un bûcher d’antagonistes embrasés. La vaste péninsule des Indes fut d’un bout à l’autre livrée à l’insurrection et à la guerre civile, et, du désert de Gobi au Maroc, se levèrent les étendards de la Guerre Sainte, du Djehad.
Pendant quelques semaines d’hostilités et de dévastation, on eût pu croire que la Confédération de l’Asie orientale allait conquérir le monde. Mais alors, le hâtif échafaudage de la civilisation moderne de la Chine céda aussi sous l’effort trop grand. La paisible et pullulante population de l’Asie orientale ne s’était « occidentalisée » qu’avec la plus extrême répugnance, au début du XXe siècle. Sous l’influence européenne et japonaise, elle avait été contrainte d’accepter les méthodes sanitaires, les contrôles de police, le service militaire et tout un système général d’exploitation contre lequel ses traditions se révoltaient. Pendant la guerre, la patience de ces populations atteignit ses limites. Toute la Chine se souleva en une anarchique rébellion, qui devint irréductible, grâce à la destruction du gouvernement central de Pékin par une poignée d’aéronats anglais et français, survivants des grandes batailles. À Yokohama, on vit des barricades, le drapeau noir et la révolution. Dès lors le monde entier ne fut plus qu’un abîme de guerre et de massacre.
Comme une sorte de conséquence logique, un effondrement social universel suivit de près le conflit mondial. Partout où les populations étaient agglomérées, des masses énormes de gens se trouvèrent sans travail, sans argent et sans nourriture. Moins de trois semaines après le commencement des hostilités, la famine régnait dans les classes ouvrières. Un mois ne s’était pas écoulé, qu’il ne restait plus nulle part une ville où l’ordinaire fonctionnement de la loi n’eût fait place à quelque forme de gouvernement provisoire, qui recourait à l’emploi des armes à feu et aux exécutions militaires dans d’autres buts que de maintenir l’ordre et de réprimer les violences.
Et chaque jour, dans les quartiers de misère, dans les districts populeux et parmi les classes même qui avaient été riches, la famine étendait ses ravages.
La phase que les historiens ont dénommée « la Période des gouvernements provisoires » succéda à la phase de l’effondrement social. Ensuite vint une période de conflit véhément et ardent pour résister à l’anarchie croissante : en tous lieux la lutte se poursuivit pour enrayer les hostilités et maintenir l’ordre.
Simultanément, la guerre changea de caractère, lorsque les machines volantes remplacèrent les immenses dirigeables gonflés de gaz. Aussitôt que les grandes rencontres de flottes furent devenues impossibles, les Asiatiques s’efforcèrent d’établir, à proximité des points vulnérables dans les contrées envahies, des centres fortifiés d’où les machines volantes pouvaient aisément rayonner. Pendant un certain temps, personne ne vint troubler les incursions dévastatrices de leurs aéroplanes ; mais quand le secret de la machine Butteridge fut retrouvé, la lutte reprit dans des conditions plus égales et moins concluantes que jamais. Car ces petits engins, inefficaces pour de longues expéditions ou des combats décisifs, s’adaptaient parfaitement à la guérilla.
Les plans de la machine Butteridge, – construite en peu de temps et à bon compte, maniée sans difficulté et facilement cachée, – avaient été copiés, reproduits et répandus en hâte à d’innombrables exemplaires aux États-Unis et en Europe, avec des instructions exhortant les villes, les corps constitués et les individus à s’en servir. En quelques semaines, des aéroplanes Butteridge furent créés non seulement par les gouvernements et les autorités locales, mais par des bandes de détrousseurs, des comités insurrectionnels et par toutes sortes d’initiatives privées. L’absolue simplicité de la machine Butteridge constituait son danger au point de vue social. Elle n’était pas plus compliquée qu’une motocyclette. La guerre perdit avec elle ce qu’avait eu de général et d’universel sa phase première. L’antagonisme entre les nations, les empires et les races disparut en une confusion de menus conflits. D’une unité et d’une simplicité plus larges que celles de l’Empire romain, le monde passa, d’un seul coup, à une fragmentation aussi complète que celle du moyen âge, à la période des seigneurs féodaux, brigands et pillards. Mais cette fois, au lieu d’une longue descente graduelle vers la dislocation, ce fut une chute subite, comme du haut d’une falaise. De toutes parts les humains, effrayés du sort qui les menaçait, se cramponnaient désespérément aux aspérités de la falaise, pour ne pas dégringoler plus bas.
Une quatrième phase suivit. Au milieu de la lutte contre le chaos, dans le sillage de la famine, survint un autre vieil ennemi de l’humanité : la peste, la Mort Pourpre. Mais rien n’interrompit les hostilités ; les drapeaux claquaient au vent, les flottes aériennes prenaient leur vol, et, sous leurs évolutions meurtrières, le monde s’assombrit…
Il incombe à l’historien de raconter comment la guerre dans les airs se poursuivit par cette seule raison que les autorités étaient dans l’absolue incapacité de se réunir et de se concerter pour y mettre fin ; et bientôt tous les gouvernements organisés furent démembrés et disjoints, brisés et rompus, comme des tessons de porcelaine écrasés à coups de pilon. De semaine en semaine, pendant ces terribles années, l’histoire s’embrouille et se morcelle, devient inextricable et incertaine…
Mais la civilisation ne sombra pas sans de colossales et d’héroïques résistances. Du bouleversement social, surgirent des ligues patriotiques, des groupements de citoyens intègres, des comités improvisés, des individus, princes ou édiles, qui s’efforcèrent de maintenir l’ordre sur terre, et d’écarter toute menace du ciel. Mais ce double effort leur fut fatal et, au moment où l’épuisement des ressources mécaniques de la civilisation libère les cieux de toute trace d’aéronats, l’Anarchie, la Famine et la Peste triomphent sur la terre.
Les grandes nations et les empires ne sont plus que des noms sur les lèvres des hommes. Partout, des ruines, des morts sans sépulture, des survivants amaigris, blêmes, et dans une mortelle apathie. Des troupes de voleurs, des comités de vigilance, des bandes de guérillas exercent le pouvoir sur telle partie de territoire ; d’étranges fédérations et associations se forment et se dissolvent ; des fanatismes religieux, que suscite le désespoir, étincellent dans les yeux fiévreux des affamés.
C’est une dissolution universelle.
Comme une vessie qui éclate, le bel ordre et le bien-être se sont évanouis de ce monde. En cinq courtes années, la terre entière et toute la vie humaine ont subi un changement rétrogressif aussi profond que celui qui sépare la période des Antonins et l’Europe du IXe siècle…
Sur ce sombre tableau de désastre, se détache un personnage menu et insignifiant, pour qui les lecteurs éprouvent peut-être quelque sollicitude. Il nous reste à relater, à son propos, un seul événement, presque miraculeux. À travers un monde bouleversé et chaotique, à travers une civilisation secouée par les derniers tressauts de l’agonie, notre faubourien de Londres retrouva son Edna. Oui, il retrouva son Edna !
Il traversa l’Atlantique, en partie grâce à sa bonne chance. Il se fit admettre à bord d’un brick qui partait de Boston sans son fret habituel de bois, et dont le capitaine se proposait de « rentrer chez lui », à South Shields. Bert réussit à se faire engager, parce que ses bottes de caoutchouc lui donnaient un vague aspect marin. Le voyage fut long et mouvementé. Ils furent chassés, ou s’imaginèrent l’être, pendant une demi-journée, par un cuirassé asiatique que bientôt attaqua un croiseur anglais. Les deux vaisseaux combattirent trois heures durant, décrivant des cercles et dérivant vers le sud, jusqu’à ce que le crépuscule et aussi les nuages poussés par un vent de rafale les eussent dérobés à la vue. Quelques jours après, le brick perdit son grand mât et son gouvernail pendant un grain. Les provisions s’épuisèrent et l’équipage s’alimenta du produit de sa pêche. Ils virent d’étranges aéronats qui volaient vers l’est, dans la direction des Açores. À Ténériffe, le brick aborda pour se ravitailler et réparer son gouvernail. La ville était détruite et deux grands transatlantiques avaient sombré dans le port encore plein de cadavres.
L’équipage s’approvisionna de conserves prises à bord des navires et trouva des matériaux pour procéder à ses réparations, malgré l’hostilité d’une bande d’individus maîtres des bâtiments coulés.
À Mogador, nouvelle relâche, mais la barque envoyée à terre pour rapporter de l’eau fraîche faillit être capturée par les Arabes. C’est là qu’ils embarquèrent la Mort Pourpre, et ils remirent à la voile en emportant les germes pestilentiels. Le cuisinier fut le premier atteint ; bientôt tous tombèrent malades et trois hommes moururent.
Le temps était calme et le navire dériva vers l’Équateur, sans que l’équipage se souciât de son sort. Le capitaine traitait tout son monde avec du rhum. Neuf matelots moururent en tout, et, des quatre survivants, aucun ne connaissait la manœuvre. Finalement, ils trouvèrent assez de courage pour manier une voile, et reprirent la route du nord ; ils étaient sur le point de manquer à nouveau de vivres, quand ils furent rencontrés par un navire, allant de Rio de Janeiro à Cardiff, et qui, à court de personnel, par suite des décès causés par la peste, fut heureux de les prendre à bord. Enfin, après un an de voyage, Bert arriva en Angleterre, par un beau matin de juin. La Mort Pourpre y commençait à peine ses ravages.
À Cardiff, la population était dans un état de panique, et la plupart des habitants avaient fui sur les collines environnantes. Aussitôt que le navire entra dans le port, il fut accosté par les représentants d’un soi-disant Comité provisoire, qui mit l’embargo sur le reste des provisions.
De Cardiff à Londres, Bert eut à traverser une contrée sans vivres, désorganisée par l’épidémie, où toutes les bases de l’ordre immémorial étaient ébranlées. Maintes fois, Bert fut sur le point de succomber de mort violente ou d’inanition, et il dut se mêler à des scènes de violence qui menacèrent de mettre fin à sa carrière.
Mais le Bert qui, à pied, reprenait le chemin « du pays », le Bert qui voulait rejoindre Edna, seule forme tangible de ses possessions terrestres, était fort différent du « Derviche du Désert » qui, un an auparavant, avait été arraché au sol de l’Angleterre par le ballon de M. Butteridge. Ce nouveau Bert avait le teint bruni, le regard assuré, le corps maigre mais assoupli, endurci, et vacciné contre la peste, et sa bouche, autrefois presque toujours entrouverte, se fermait à présent comme un couvercle d’acier. Une cicatrice lui barrait le front, reste d’un combat à bord du brick.
Avant de quitter Cardiff, il avait senti le besoin de se procurer des vêtements et une arme, et, par des moyens qu’il aurait sévèrement réprouvés naguère, il s’appropria, dans le magasin abandonné d’un prêteur sur gages, une chemise de flanelle, un complet de velours, un revolver et cinquante cartouches. Muni même d’un pain de savon, il prit, sur le bord d’un cours d’eau, hors la ville, son premier bain depuis seize mois.
Les patrouilles de surveillance qui, d’abord, avaient impitoyablement fusillé les maraudeurs et les pillards, étaient maintenant dispersées par l’épidémie ou se relayaient entre la ville et le cimetière en un vain effort pour suffire à la tâche. Pendant plusieurs jours, Bert rôda, à demi-mort de faim, dans les faubourgs ; puis, il finit par s’enrôler dans le corps des brancardiers, afin de se fortifier par quelques copieux repas avant de continuer son voyage.
Le paysage gallois et anglais présentait à cette époque un tableau où, de la plus étrange façon, se mêlait, à l’impression de sécurité et de richesse commune au XXe siècle, un médiévalisme à la Durer. Les maisons, les fermes et leurs clôtures, les monorails, les câbles électriques, les routes, les poteaux indicateurs, les tableaux-réclames de l’ancien ordre des choses, étaient, pour la plupart, intacts. Les banqueroutes, l’effondrement social, la famine, l’épidémie n’avaient en rien endommagé ces signes extérieurs. La destruction n’avait véritablement atteint que les grandes capitales, les centres ganglionnaires de l’État, pour ainsi dire. Transporté soudain au milieu de la campagne, un spectateur n’y eût constaté que très peu de différence. Il aurait remarqué, sans doute, que les haies n’avaient pas été tondues, que l’herbe croissait épaisse et haute sur les bas-côtés des chemins, que les chaussées étaient en mauvais état et surtout ravinées par la pluie ; il aurait vu les chaumières presque toutes closes, les fils téléphoniques rompus ici et là, les charrettes abandonnées sur le bord de la route. Par contre, sa faim eût été aiguisée par la radieuse affirmation que les « pêches conservées » par quelque usinier fameux étaient excellentes, et qu’il n’y avait rien de meilleur pour la table que les « saucisses fumées » de telle fabrique. Et soudain, les traits à la Durer apparaissaient : un squelette de cheval, une masse confuse de haillons dans un fossé, d’où sortaient des pieds raidis, et une face jaune à la peau marbrée de taches violettes, – ou moins encore, les restes décharnés d’un visage. Là, un champ labouré n’avait pas été ensemencé ; ici, une pièce de blé était trépignée par les bêtes ; ailleurs, un fragment de clôture avait été traîné sur la route pour alimenter un feu.
Un homme, une femme passaient, blêmes, les vêtements en désordre, une arme au poing, à la recherche de quelque nourriture. Ces gens avaient le teint, les yeux, l’expression de vagabonds et de criminels, et, parfois, ils portaient encore leur défroque de bourgeois prospères ou de riches oisifs. La plupart se montraient avides de nouvelles, en retour desquelles ils donnaient volontiers leur aumône : des débris de viandes bizarres, ou des croûtes de pain gris et pâteux. Ils écoutaient anxieusement les histoires de Bert et essayaient de le retenir avec eux pour un jour ou deux. La cessation de tout service postal, l’arrêt total de la publication des journaux avaient laissé un vide immense et angoissant dans la vie cérébrale de l’époque. Les hommes avaient soudain perdu de vue les contrées proches ou lointaines dont ils n’apprenaient plus rien, et ils ne savaient plus, comme au moyen âge, se transmettre les rumeurs, de bouche en bouche. Leurs regards, leurs attitudes, leur conversation révélaient l’égarement de leur âme désorientée.
À mesure que Bert avançait de paroisse en paroisse, de district en district, évitant autant que possible les grandes villes, centres envenimés de violence et de désespoir, il observait des variations notables dans l’état des choses. Ici, il trouvait les maisons importantes incendiées, le presbytère saccagé, témoins évidents d’une lutte pour mettre la main sur des réserves, parfois imaginaires, de vivres ; des morts gisaient partout, et le mécanisme administratif ne fonctionnait plus. Là, il rencontrait des forces d’organisation énergiquement à l’œuvre ; de grands écriteaux récemment peints invitaient les vagabonds à s’éloigner. Un groupe de notables et de fermiers, aidés du médecin, exerçaient l’autorité sur une parcelle de territoire, faisaient surveiller, par des hommes armés, les routes et les champs cultivés et garder les troupeaux de bestiaux et de moutons, prenaient des mesures contre l’épidémie, soignaient les malades, distribuaient sagement les approvisionnements, – c’était, en fait, le retour à la communauté autonome du XVe siècle. Mais, à tout moment, ces villages mêmes étaient exposés à l’attaque d’Asiatiques, d’Africains, ou d’autres pirates des airs, qui exigeaient de l’essence, de l’alcool, des vivres. Dans de tels cas l’ordre n’était maintenu qu’au prix d’une vigilance et d’une tension presque intolérables.
L’approche d’une agglomération plus importante de population, avec ses difficultés confuses, et ses conflits plus complexes, s’annonçait par des avis grossièrement peints ordonnant une « quarantaine » ou prévenant que tout étranger serait fusillé, et par des grappes de pillards pendus aux poteaux télégraphiques du bord de la route.
Aux environs d’Oxford, d’énormes pancartes étaient disposées sur le toit des maisons, avertissant les vagabonds de l’air qu’il y avait là des « fusils ».
Bravant tous ces risques, des cyclistes circulaient, et deux ou trois fois, au cours de son trajet, Bert croisa de puissantes automobiles portant des voyageurs au visage dissimulé sous d’énormes lunettes. Rares étaient les représentants de la force publique, mais de temps en temps des escouades de soldats cyclistes, maigres et en loques, surgissaient, et ces rencontres devinrent plus fréquentes quand Bert eut quitté le territoire du pays de Galles pour fouler le sol de l’Angleterre. La campagne militaire semblait se poursuivre au milieu des ruines.
Bert avait pensé qu’il trouverait dans les asiles un abri pour la nuit et l’aubaine d’un repas, si la faim le pressait par trop ; mais les uns étaient fermés, les autres convertis en hôpitaux ; l’un d’eux, cependant, à l’entrée d’un village du Gloucestershire, avait toutes ses portes et ses fenêtres ouvertes, et paraissait, dans le crépuscule, silencieux comme un tombeau ; il y pénétra, mais, à son épouvante, il trébuchait, à chaque pas, au long des corridors empuantis, sur des cadavres abandonnés.
De là, Bert prit la direction du nord pour se rendre au parc aéronautique et s’y faire embaucher. Aux environs de Birmingham, les membres du gouvernement anglais, ou du moins les autorités militaires, s’étaient rassemblés au milieu de la débâcle, pour maintenir haut et ferme le drapeau britannique, stimuler l’activité des maires et des magistrats et recréer une organisation. Ces chefs avaient réuni autour d’eux les meilleurs des artisans survivants de cette région ; ils avaient approvisionné le parc en vue d’un siège et ils construisaient hâtivement un type agrandi de la machine de Butteridge. Mais Bert, insuffisamment expérimenté, ne put obtenir un emploi durable, et il était redescendu jusqu’à Oxford, quand la grande bataille eut lieu, pendant laquelle les chantiers de construction furent totalement détruits. Il n’entrevit, d’un endroit appelé Boar Hill, qu’un épisode de la bataille : une escadre asiatique monta par-dessus les collines du sud-ouest et disparut à l’horizon opposé. Plus tard, l’un de ces dirigeables reparut, décrivant de vastes cercles, et poursuivi par deux aéroplanes qui le rejoignirent, le culbutèrent et l’incendièrent finalement, à Edge Hill.
Mais il ne sut jamais le résultat définitif de la bataille.
Il traversa la Tamise, d’Eton à Windsor, et, par le sud de Londres, gagna Bun Hill. Son frère Tom, à peine guéri d’une attaque de la peste, avait l’air, dans sa vieille boutique, de quelque sombre animal sur la défensive. Jessica, couchée, malade, délirait, parlait de commandes et de clients, grondait Tom perpétuellement, dans la crainte qu’il fût en retard pour livrer les pommes de terre de celui-ci et les choux-fleurs de celle-là. Pourtant tout commerce avait cessé depuis longtemps et Tom avait acquis une remarquable habileté dans l’art de capturer les rats et les moineaux, et de celer en d’introuvables cachettes des réserves de céréales et de biscuits provenant du pillage des épiceries.
Tom fit à son frère un accueil chaleureux, mais réservé.
– Pas possible ! – s’écria-t-il. – C’est Bert ! Je savais bien que tu reviendrais un jour ! Et je suis bien aise de te voir…, mais je ne puis rien t’offrir…, parce que je n’ai rien à manger… Et qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps-là, Bert ?
Bert rassura son frère en sortant de sa poche un navet à demi rongé, et commença le récit de ses aventures, fragmenté d’innombrables parenthèses. Tout en parlant, il aperçut soudain, fixée au mur, derrière le comptoir, une enveloppe jaunie portant son adresse.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? – fit-il en s’emparant du papier.
C’était une lettre laissée par Edna un an auparavant.
– Elle est venue, – expliqua Tom, se remémorant le fait comme une chose sans importance, – elle est venue demander après toi… Elle voulait qu’on la prenne avec nous. C’était après la bataille et les incendies de Clapham Rise… Moi, je voulais bien la prendre, mais Jessica n’entendait pas de cette oreille là… Alors, Edna m’emprunta cinq shillings en cachette, et nous quitta… Je suppose qu’elle t’en parle.
Edna en parlait en effet, informant Bert, en outre, qu’elle allait se rendre chez un oncle et une tante qui exploitaient une petite briqueterie près de Horsham. Et c’est là, enfin, après un voyage mouvementé, qui dura une quinzaine de jours, que Bert la retrouva.
Quand Bert et Edna furent face à face, ils se contemplèrent avec ahurissement, en riant d’un rire niais, tant était grande leur surprise à se voir si changés, si hérissés, si déguenillés. Puis, tous deux se mirent à pleurer.
– Oh ! Bertie, te voilà revenu, te voilà revenu ! – S’écria-t-elle, se jetant tout en larmes à son cou. – Je le lui disais bien !… mais il menaçait de me tuer si je ne lui cédais pas.
Pourtant Edna n’avait pas cédé, et quand Bert put tirer d’elle des propos cohérents, elle lui expliqua la tâche qui lui incombait dès son retour.
Ce coin de campagne agricole était tombé au pouvoir d’une bande de malandrins que commandait un certain Bill Gore, qui avait débuté dans la vie comme garçon boucher, pour devenir ensuite boxeur professionnel. Ces malandrins avaient été réunis par un seigneur local, fameux autrefois sur les champs de course, mais qui avait disparu soudain, sans qu’on sût comment, et Bill Gore lui avait succédé comme potentat de ce territoire, poussant les méthodes de son prédécesseur à leurs conséquences extrêmes. Le seigneur avait, semble-t-il, professé une sorte de philosophie avancée, qui l’amenait à se préoccuper de « l’amélioration de la race » jusqu’à la production du Surhomme, et consistant, dans la pratique, pour lui et ceux de sa bande, à contracter de fréquents et peu légitimes mariages. Cette doctrine philosophique avait particulièrement séduit Bill Gore, et il la développa avec un enthousiasme qui finit par nuire à sa popularité auprès de ses acolytes.
Un beau jour, il surprit Edna occupée à soigner ses cochons, et il se mit immédiatement à lui faire une cour pressante, au milieu des auges graisseuses. Edna avait opposé une vaillante résistance, mais il continuait ses vigoureuses insistances et se montrait extraordinairement impatient.
– Il peut venir à tout moment, – dit-elle, en regardant Bert dans les yeux.
On était retourné à l’âge barbare où l’homme devait conquérir sa compagne par la force.
Il faut, ici, déplorer que la vérité soit en conflit avec la tradition chevaleresque. On aimerait à montrer Bert s’élançant aussitôt pour défier son rival ; puis, au milieu de l’arène entourée de spectateurs, une rencontre acharnée se livre, et le champion de la bonne cause, par quelque miracle d’audace, d’amour et de bonne chance, reste finalement vainqueur.
Mais rien de la sorte n’arriva : Bert chargea soigneusement son revolver, puis il s’installa dans la grande salle du cottage, à l’entrée de la briqueterie abandonnée, et, l’air anxieux et perplexe, il écouta tout ce qu’on lui raconta sur les faits et gestes et sur la personne de Bill, se plongeant parfois dans de longues méditations.
Tout à coup, la tante d’Edna, avec un trémolo dans la voix, annonça l’apparition du personnage. En compagnie de deux chenapans de son espèce, il franchissait la barrière du jardin. Bert se leva, écarta du geste les deux femmes et regarda à travers la vitre.
Les nouveaux venus offraient un remarquable spectacle. Ils portaient une sorte d’uniforme composé d’une veste rouge et d’un jersey de laine blanche, comme en mettent les joueurs de golf, et d’une culotte, de bas et de chaussures comme les joueurs de football. Pour la coiffure, chacun d’eux s’abandonnait à sa fantaisie personnelle. Bill arborait quelque chose comme un chapeau de femme couvert de plumes de coq, et les autres avaient de grands feutres mous à large bord.
Bert soupira, profondément pensif, et Edna, quelque peu inquiète, l’épiait du coin de l’œil. Ni sa tante ni elle n’osaient bouger. Bert s’éloigna de la fenêtre, gagna lentement le corridor, et, avec l’expression soucieuse d’un homme dont l’esprit est préoccupé par un problème complexe et indécis, il appela Edna. Quand elle l’eut rejoint, il ouvrit la porte d’entrée.
– C’est lui ?… Sûr ? – demanda-t-il simplement, en indiquant du doigt le premier des trois individus.
Sur la réponse affirmative d’Edna, il tira immédiatement sur son rival et l’abattit d’une balle en pleine poitrine. Un second projectile cassa la tête du lieutenant de Bill, et un troisième blessa le dernier qui prit la fuite en hurlant avec des tortillements comiques.
Puis, le revolver à la main et indifférent à la présence des deux femmes terrifiées derrière lui, Bert demeura immobile, absorbé dans ses pensées.
Jusqu’ici les choses avaient bien tourné.
Bert comprit, de toute évidence, que, s’il ne se lançait pas immédiatement dans la politique, il risquait fort d’être pendu comme assassin, et, en conséquence, sans dire une seule parole aux deux femmes, il descendit à l’auberge du village, devant laquelle il était passé peu de temps auparavant. Il y pénétra par l’arrière et se trouva en face d’une bande de quidams douteux qui buvaient en discutant de questions matrimoniales et des amours de Bill, sur un ton facétieux sous lequel perçait néanmoins leur envie. Bert tenait négligemment à la main son revolver minutieusement rechargé, et il invita l’honorable assemblée à se joindre à ce qu’il eut l’audace d’appeler un « Comité de vigilance » placé sous sa direction.
– Le besoin s’en fait sentir dans la région, et nous sommes quelques-uns qui y avons pensé, – ajouta-t-il.
Il se présenta hardiment comme ayant des amis dans le voisinage, alors que, somme toute, il n’avait, à part son frère, Edna et sa tante, que deux vieilles cousines dont il ignorait le sort actuel.
La situation fut débattue rapidement, mais avec beaucoup d’égards. Les malandrins le prenaient pour un fou qui arrivait dans la localité sans avoir entendu parler de Bill, et ils désiraient gagner du temps jusqu’à ce que leur chef revînt et disposât de l’intrus. Quelqu’un mentionna le nom de Bill.
– Bill est mort, – déclara laconiquement Bert. – Je viens de lui envoyer une balle dans la peau… Inutile de nous préoccuper de lui pour l’instant. Il a son compte, et le rouquin qui louchait a son compte aussi… On n’entendra plus parler de Bill, plus jamais. Il avait des idées saugrenues sur le mariage, et ce sont les types comme lui qu’il va falloir mettre à la raison.
Ce discours souleva l’enthousiasme.
Bill fut sommairement enfoui, et le Comité de vigilance institué par Bert régna à la place du pugiliste.
Nous laissons maintenant Bert et Edna se faire une place au soleil, parmi les bois de chênes de la Weald, et loin du courant des événements. Désormais, la vie n’est pour eux qu’une succession d’échauffourées entre paysans, la routine quotidienne au milieu des poules, des cochons, des enfants, des menues choses et des mesquines économies, et bientôt Clapham et Bun Hill et l’existence au siècle de la science triomphante furent pour Bert le souvenir affaibli d’un rêve. Il ne sut jamais de quelle façon se poursuivit la guerre dans les airs, ni si elle se poursuivit. Des rumeurs lui parvinrent que les flottes aériennes parcouraient toujours le monde, et que des événements considérables se passaient du côté de Londres. Plusieurs fois même l’ombre des dirigeables lui fit redresser son dos courbé sur le sol, mais il n’aurait su dire ni où allaient ni d’où venaient ces monstres. Il n’éprouvait même plus le désir de le savoir. Parfois, il fallut repousser des malfaiteurs et des pillards ; parfois, des maladies s’abattirent sur les animaux, et la nourriture fut rare. Il aida à pourchasser et à détruire une meute de chiens courants qui désolèrent le pays. Il eut ainsi des aventures disparates et bizarres et il survécut à toutes.
Maintes fois la mort menaça de près Edna et Bert, sans les atteindre. Ils s’aimèrent, souffrirent ensemble et furent heureux, et elle lui donna beaucoup d’enfants, onze, en fait, dont quatre seulement succombèrent aux inévitables privations de cette vie primitive. Les deux époux vécurent et moururent bien, comme on entendait ce terme en ce temps-là, et leur sort fut le sort commun.