CHAPITRE VII – LE « VATERLAND » EST DÉSEMPARÉ
Alors, au-dessus des flammes de Manhattan, une bataille se livra, la première bataille dans les airs. Les Américains s’étaient rendu compte du prix que leur coûteraient leurs tergiversations, et ils voulurent frapper un grand coup, de toutes leurs forces, dans l’espoir peut-être d’arracher encore New York des mains de ce prince insensé, de ce fou sanguinaire, et de sauver la ville de l’incendie et de la mort.
Ils s’élancèrent au crépuscule, sur les ailes d’un ouragan, au milieu du tonnerre et de la pluie. Ils arrivèrent en deux escadres, des chantiers de Washington et de Philadelphie, et ils auraient complètement surpris le Prince, s’ils n’avaient rencontré auprès de Trenton un de ses dirigeables placé là en sentinelle.
Écœurés par leur œuvre de destruction et à demi dépourvus de munitions, les Allemands faisaient face à la tempête, quand ils furent prévenus de cette attaque. Ils avaient laissé derrière eux, vers le sud-est, New York coupée d’une hideuse balafre de flammes. Les aéronats roulaient, tanguaient, dérivaient ; des rafales de grêle les rabattaient vers la terre et les forçaient à regagner sans cesse les hauteurs, où l’air était âprement froid. Le Prince se disposait à donner l’ordre de descendre vers le sol pour laisser traîner les chaînes de cuivre destinées à agir comme paratonnerres, quand on l’avertit de l’approche des assaillants. Il forma sa flotte en ligne de front, la proue au sud ; il fit monter les pilotes à bord des Drachenflieger qu’on tint prêts pour le lâcher, et il commanda une montée générale vers la clarté glaciale, au-dessus de la pluie et des ténèbres.
Bert ne démêla que lentement les pronostics de ce qui se préparait. L’équipage en fut informé au réfectoire, où on servait les rations du soir. Bert avait repris possession des gants et de la pelisse de Butteridge et il s’était, en outre, enveloppé dans une couverture. Il trempait son pain dans sa soupe et il en mordait d’énormes bouchées, tout en se maintenant debout, les jambes écartées, appuyé contre la cloison, pour conserver son équilibre au milieu des oscillations de l’aéronef. Autour de lui, les hommes avaient un air fatigué et déprimé. Quelques-uns parlaient, mais la plupart restaient pensifs et moroses ; plusieurs souffraient de nausées. Après les massacres de la soirée, tous semblaient partager ce sentiment particulier aux réprouvés : ils ressentaient l’impression qu’il existait au-dessous d’eux une contrée et une humanité outragées qui leur étaient plus hostiles que l’océan.
C’est à ce moment que survinrent les nouvelles. Un soldat trapu, avec des cils blancs dans sa figure rubiconde coupée d’une balafre, apparut sur le seuil et cria en allemand quelque chose qui fit tressaillir tout le monde. Bien qu’il n’eût pu comprendre un seul mot de ce qui avait été dit, Bert éprouva un choc en remarquant le ton qu’avait pris l’homme. Un silence suivit, que rompit soudain une avalanche de questions et d’avis. Même ceux qu’incommodait la nausée s’animèrent et parlèrent. Pendant quelques minutes, le réfectoire parut une assemblée de déments ; puis, comme une confirmation de la nouvelle, la sonnerie aiguë des timbres électriques retentit, appelant chacun à son poste.
Avec la rapidité d’une pantomime, Bert se trouva seul.
– Que se passe-t-il ?
Il devinait vaguement la réponse. S’empressant d’avaler le reste de sa soupe, il se précipita dans le passage, et, en se cramponnant aux rampes, il gagna par l’échelle la petite galerie. Le froid le piquait comme un jet d’eau glacée. Il serra davantage sa couverture autour de lui. Le dirigeable commençait à se livrer à des exploits de jiu-jitsu atmosphérique, et Bert se trouva ballotté dans une obscurité pluvieuse où il ne distinguait autre chose qu’un brouillard qui se déversait tout autour de lui. La partie habitable de l’aéronef était éclairée et retentissait du va-et-vient de l’équipage obéissant au branle-bas. Puis, brusquement, les lumières s’éteignirent, et, avec des bonds, des secousses et d’étranges tortillements, le Vaterland se mit à lutter contre la tempête pour se réfugier à une altitude moins tourmentée.
Un coup de roulis du Vaterland lui permit d’entrevoir non loin, au-dessous, quelques monumentales bâtisses qui brûlaient en une gerbe immense de flammes ; puis, un autre dirigeable, pareil à un énorme marsouin, s’évertua à monter à travers la galopée des nuages, qui l’engloutirent un instant ; il reparut plus loin, dans la débandade de la tourmente. L’air s’emplissait de claquements et de sifflements, de fracas intermittents et de clameurs stridentes. Bert en était abasourdi : de temps à autre, son attention se raidissait, pour ainsi dire, et, comme aveugle et sourd, il se cramponnait à la balustrade pendant les plus violents balancements.
Quelque chose surgit des ténèbres, glissa devant lui en une course oblique, et s’évanouit dans le tumulte d’en dessous. C’était un DrachenfIieger allemand. La machine passa si vite qu’il ne put qu’apercevoir la forme noire de l’aviateur ramassé derrière son volant. Ce pouvait être une manœuvre, mais ça ressemblait fort à une catastrophe.
– Bigre ! – s’exclama Bert.
En avant, quelque part dans la nuit, un canon retentit, et tout à coup le Vaterland tangua d’effroyable manière ; pour éviter d’être précipité par-dessus bord, Bert et la sentinelle durent s’accrocher aux montants de la galerie.
Une assourdissante détonation partit du zénith, et l’aéronat décrivit une terrible embardée.
Tout alentour, le chaos de nuages s’illumina de lueurs livides qui révélèrent des gouffres immenses. La balustrade sembla passer par-dessus la tête de Bert qui demeura suspendu en l’air et pendant un moment ne se préoccupa que de serrer la rampe de toutes ses forces.
– Je vais rentrer dans la cabine, – marmonna-t-il, tandis que l’aéronef reprenait sa position normale et ramenait le plancher sous les pieds de Bert. Avec une prudence extrême, il se dirigea vers l’échelle.
– Hé ! ho ! – fit-il, comme la galerie se dressait en avant pour replonger ensuite à la manière d’un cheval qui se cabre et lance une ruade.
Crac ! Bang ! Bang ! Bang !
Tout un crépitement de coups de feu et d’éclatements de projectiles commença, et Bert vit autour de lui, l’enveloppant, l’engloutissant, le submergeant, une immense fulguration blanche accompagnée d’un coup de tonnerre semblable à l’explosion d’un monde. Pendant la seconde qui sépara l’éclair de l’explosion, l’univers, eût-on cru, s’immobilisa dans cette clarté sans ombre.
C’est alors que Bert aperçut l’aéroplane américain ; il le vit à la lueur de l’éclair, comme un objet immobile. L’hélice même paraissait inerte, et les hommes avaient l’air de mannequins rigides, car l’appareil, qui piquait du nez et donnait à la bande, était si proche qu’on distinguait très nettement ceux qui le montaient. C’était un aéroplane du modèle Colt Coburn Langley, aux doubles ailes relevées, avec l’hélice en tête, et les hommes installés dans une coque pareille à celle d’une barque. De cette longue coque en treillis léger, des canons-revolvers projetaient de chaque côté leur museau. Chose extraordinaire et stupéfiante, l’aile supérieure gauche brûlait avec une flamme fumeuse et rougeâtre attirée vers en bas. Mais le phénomène le plus bizarre, dans cette apparition, c’est que l’aéroplane et un dirigeable allemand, visible à cinq cents mètres plus bas, semblaient enfilés de part en part sur une fulguration de la foudre qui s’était, eût-on cru, dérangée de son chemin pour les embrocher au passage. Toutes les extrémités de l’aéroplane et les pointes de ses ailes étaient garnies d’épines fulgurantes.
Bert entrevit tout cela dans une sorte d’instantané, un peu voilé par les brumes que déchiquetait le vent.
Le fracas du tonnerre avait suivi de si près l’éclair que Bert n’eût pu dire s’il était plus aveuglé qu’assourdi. Puis ce fut l’obscurité impénétrable, avec une énorme détonation et un petit bruit de voix humaines qui s’enfonçait comme une longue plainte dans l’abîme.
Le dirigeable alors oscilla sans discontinuer, et Bert se disposa à regagner sa cabine. Il était trempé, glacé, affaibli par d’atroces nausées et terrifié autant qu’on peut l’être. Ses genoux et ses mains avaient perdu toute force et ses pieds ne savaient plus se tenir sur le plancher de métal : une mince couche de verglas avait recouvert la galerie.
Il ne sut jamais combien de temps il lui fallut pour gravir l’échelle, mais quand, plus tard, il y pensa, il lui parut que son ascension avait duré deux heures. Partout, au-dessus, au-dessous, autour de lui, béaient des gouffres monstrueux où le vent hurlait, et où tourbillonnaient des rafales de neige. Et il n’était séparé de cet enfer que par un faible plancher et une légère balustrade, qu’on eût dit pris de fureur contre lui et s’acharnant à l’arracher à son point d’appui pour le précipiter dans l’espace.
Une fois, il crut qu’une balle sifflait à son oreille et que les nuées de neige s’éclairaient d’une lueur subite ; mais il ne tourna même pas la tête pour voir quel nouvel assaillant survenait. Il n’avait plus qu’un but, un but unique ; regagner sa cabine ! … Le bras avec lequel il se cramponnait céderait-il, se briserait-il ? Une poignée de grêlons lui flagella la face et il resta un moment à bout de souffle et presque sans connaissance.
– Tiens bon, Bert ! – se disait-il. Et il redoubla d’efforts.
Avec une sensation d’immense soulagement, il se trouva dans le passage, à l’abri enfin ! Mais le passage se comportait comme un cornet à dés, avec l’évidente préoccupation de le secouer tout à son aise avant de le lancer au-dehors. Bert, avec l’obstination convulsive de l’instinct, s’étaya contre les parois, jusqu’à ce que le ballon piquât du nez. Alors, il fit deux ou trois pas précipités, et s’amarra de nouveau quand la proue se releva.
Enfin, une dernière secousse le jeta dans la cabine.
Il n’était plus qu’une loque humaine anéantie par la nausée. Il ne pensait qu’à se fixer en un lieu stable, où il n’aurait plus à se cramponner à quoi que ce soit. Ouvrant le coffre, il se laissa choir au milieu d’objets disparates, sur lesquels il resta vautré, comme une chose sans consistance, et, à chaque balancement de l’aéronat, sa tête heurtait alternativement les parois. Le couvercle se referma brusquement sur lui. Il n’en eut cure et ne se soucia plus aucunement de ce qui se passait : peu lui importaient la bataille, les attaques et les ripostes, les projectiles qui pouvaient l’atteindre et le réduire en miettes. Une rage et un désespoir inarticulés, seuls, le soutenaient faiblement.
– C’est idiot ! – bredouillait-il, en guise de commentaire définitif sur l’ambition humaine, sur l’esprit d’aventure et de conquête, sur l’enchevêtrement de circonstances dans lequel il s’était trouvé pris. – C’est idiot ! – répétait-il, entre deux hoquets, comprenant l’univers entier dans cette condamnation générale, et il souhaitait d’être mort.
Quand bientôt le Vaterland s’élança hors du tumulte de l’ouragan, Bert ne vit pas les étoiles qui constellaient le ciel ; pas plus qu’il n’avait été le témoin du duel soutenu par l’aéronef contre les deux aéroplanes qui avaient éventré les compartiments d’arrière, ni de la façon dont les agresseurs furent repoussés sous une grêle d’explosifs, tandis que le vaisseau aérien virait de bord pour fuir.
Le spectacle de ces deux admirables oiseaux de nuit fondant avec un héroïsme désespéré sur l’aéronat fut perdu pour Bert. Défoncé par le choc, le Vaterland se vit à deux doigts de sa perte ; il dégringola impétueusement, emportant avec lui, accroché dans son hélice brisée, l’aéroplane ennemi dont les pilotes tentaient l’abordage. Tout cela ne signifiait rien pour Bert, affalé dans son coffre, sinon un redoublement de roulis et de tangage.
– C’est idiot !
Quand l’aéroplane américain se détacha enfin, après que ceux qui le montaient eurent été tués ou précipités dans le vide, Bert n’apprécia le fait que parce que le Vaterland fit dans les airs un bond prodigieux, cause d’un nouveau vertige.
Enfin, ce fut un soulagement immense, une délivrance incroyable ! Le roulis, le tangage, les secousses, tout avait cessé brusquement et absolument. Le Vaterland ne luttait plus dans la tempête. Ses moteurs disloqués et fracassés ne ronflaient plus ; le dirigeable était désemparé et fuyait devant la rafale, aussi mollement qu’un ballon ; il voguait comme une énorme épave, comme une immense loque déchiquetée.
Ce calme soudain ne fut pour Bert que la fin d’une série de sensations désagréables. Il ne désirait pas savoir ce qui était arrivé à l’aéronef, ni ce qu’il était advenu de la bataille. Longtemps il demeura étendu, appréhendant à toute minute de sentir recommencer les balancements du vaisseau et ses propres nausées. C’est avec cette angoisse qu’enfermé dans son coffre il finit par s’endormir.
Bert se réveilla paisiblement, mais à demi asphyxié, glacé jusqu’aux os et parfaitement incapable de se rappeler où il était. Il avait vaguement rêvé d’Edna, de Derviches du Désert, de course à bicyclette sur une piste extrêmement périlleuse, disposée à une hauteur vertigineuse, au milieu de flammes de Bengale et de feux d’artifice, et à la grande colère d’un personnage composite fait d’une mixture du Prince et de M. Butteridge. Puis, pour une raison imprécise, Edna et lui commencèrent à s’apitoyer l’un sur l’autre, et c’est alors qu’il s’éveilla, les yeux trempés, dans l’obscurité suffocante du coffre. Il ne verrait plus Edna, jamais plus…
Il pensa qu’il était de retour et couché dans l’arrière-boutique du magasin de cycles, au bas de la côte de Bun Hill, et il fut persuadé que la vision qu’il avait eue de la destruction, au moyen de bombes, d’une cité magnifique, d’une cité incroyablement vaste et splendide, n’était rien de plus qu’un cauchemar particulièrement précis.
– Grubb ! – appela-t-il, désireux de raconter ce rêve à son camarade.
L’absence de réponse et la résonance assourdie du coffre fermé, jointes à la suffocation qu’il éprouvait, lancèrent ses idées sur une nouvelle voie. Il leva les bras et les jambes et se heurta à une résistance inflexible. Il était dans un cercueil, songea-t-il, on l’avait enterré vivant…, et il s’abandonna aussitôt à une panique affolée.
– Au secours ! – hurla-t-il. – Au secours ! – Et il se débattit, donnant de grands coups de pied dans sa prison. – Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi !
Il lutta un instant, torturé par cette atroce conviction. Soudain le flanc de son imaginaire cercueil céda et Bert fut déversé à la clarté du jour : il roula, sur une surface qui lui parut être un plancher capitonné, en compagnie de Kurt, qui lui flanquait des bourrades en jurant avec pétulance.
Enfin, il put se mettre sur son séant. Son pansement s’était desserré et lui recouvrait un œil : il l’arracha tout à fait. Kurt, aussi rose que jamais, était, lui aussi, sur son séant, à un mètre de Bert ; enveloppé dans ses couvertures, un casque d’aluminium sur un genou, et caressant d’une main son menton hérissé de poils courts, il dévisageait Bert avec une expression sévère. Tous deux se trouvaient sur le capitonnage cramoisi d’un plancher en pente, et au-dessus de leur tête s’ouvrait une sorte de longue trappe que, par un louable effort cérébral, Bert reconnut pour la porte de la cabine dans une position renversée. La cabine tout entière avait chaviré.
– Que diable vous prend-il, Smallways, de sortir ainsi à l’improviste de ce coffre, quand j’étais certain que vous aviez sauté par-dessus bord avec les autres ? Comment se fait-il que vous soyez là ?
– Qu’est-ce qu’il y a ? – bredouilla Bert.
– Il y a que cette extrémité du ballon lève le nez et que la plus grande partie du reste est en bas.
– Mais on s’est battu ?
– En effet !
– Qui a gagné ?
– Je n’ai pas encore vu les journaux, Smallways. Nous sommes partis avant la fin, désemparés et dans l’impossibilité de gouverner… Nos collègues… nos conserves, je veux dire, étaient bien trop occupés pour se tourmenter de nous, et le vent nous pousse… Ma foi ! du diable si je sais où le vent nous emmène ! En tout cas, il nous a entraînés loin de la bataille, à la vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure. Gott ! C’en était, un vent ! Et quelle bataille ! Enfin, nous voilà ici.
– Où donc ?
– Dans les airs, Smallways, dans les airs. Quand nous serons redescendus sur le sol, nous ne saurons plus nous servir de nos jambes.
– Mais qu’est-ce qu’il y a en dessous de nous ?
– Le Canada… autant que je sache… et ça m’a l’air d’un joli pays, désert, glacé, inhospitalier…
– Mais pourquoi ne sommes-nous pas d’aplomb ?
Kurt se dispensa de répondre tout de suite.
– Ce dont je me souviens en dernier, – reprit Bert, – c’est d’une sorte de machine volante, dans un éclair et un coup de tonnerre. Bigre ! c’était épouvantable !… Les canons qui tiraient… Les obus qui éclataient. Des nuages et de la grêle… Du roulis et du tangage, des secousses dans tous les sens… J’étais malade, terrifié, désespéré… oh ! ces nausées l… Et vous ne savez pas comment s’est terminée la bataille ?
– Pas le moins du monde. J’étais avec mon escouade, tous revêtus de scaphandres, dans l’intérieur des compartiments, avec de la toile pour calfater. Pas moyen de rien distinguer à l’extérieur, à part les éclairs, et je n’ai pas même entrevu l’un de ces aéroplanes américains. J’apercevais seulement la lueur des coups de fusil et j’envoyais mes hommes aux déchirures… Nous avons même pris feu, un moment… oh ! pas grand’chose… La pluie avait tout trempé, et les flammes s’éteignaient avant qu’une explosion fût possible. C’est alors qu’une de leurs infernales machines nous tomba dessus et nous défonça. Avez-vous senti le choc ?
– J’ai tout senti, mais je n’ai pas remarqué de choc particulier.
– S’ils l’ont fait exprès, c’est vraiment qu’ils étaient résolus à tout. Dans leur chute, ils nous déchirèrent aussi bien qu’avec un couteau. Ils éventrèrent les compartiments d’arrière comme un hareng saur, cassèrent l’hélice, défoncèrent les moteurs, dont les organes dégringolèrent par-dessus bord quand l’aéroplane se détacha de nous… À la suite de ça, nous avons levé le nez en l’air et nous restons dans cette position. Onze hommes ont basculé dans le vide et le pauvre vieux Winterfeld fut lancé, à travers la porte de la cabine du Prince, jusque dans le cabinet des cartes, et se brisa la cheville. En outre, notre batterie électrique a été démolie et emportée on ne sait où par un projectile. Voilà la situation, Smallways. Nous flottons dans les airs, comme le plus ordinaire des aérostats, à la merci des éléments, et dans la direction du nord… Qui sait ? On ira peut-être jusqu’au Pôle ! Nous ignorons le nombre d’aéroplanes que possèdent les Américains… Sans rien pouvoir affirmer, il est très probable que nous leur avons donné le coup de grâce. L’un nous a abordés, un autre a été atteint par la foudre, quelques-uns ont fait la culbute… Ils ne se ménageaient pas, en tout cas !… Nous-mêmes, nous avons perdu la plupart de nos Drachenflieger ; ils se sont envolés, éclipsés dans la nuit, sans tambour ni trompette… c’est la stabilité qui leur manquait, voilà tout ! Est-on vainqueur ou vaincu ? Sommes-nous en guerre ou en paix avec l’Empire britannique ? Nous n’en savons rien, et, en conséquence, nous n’osons pas atterrir. Nous ignorons ce qui nous attend et ce que nous devons faire. Notre Napoléon médite, seul à l’avant, et je suppose qu’il se préoccupe de combiner de nouveaux plans. Nous verrons bien si New York sera notre Moscou… Quoi qu’il arrive, nous avons eu des journées mouvementées et nous avons massacré une multitude incalculable de nos semblables… Quelle guerre ! Quelle noble guerre !… Ça me soulève le cœur, ce matin. J’aime me trouver dans des appartements qui tiennent d’aplomb et non pas sur des plafonds en pente. Je suis un être civilisé, après tout !… Et je ne puis m’empêcher de penser à mon pauvre vieil Albrecht et au Barbarossa… J’éprouve le besoin de me laver, d’entendre des paroles affectueuses, de me sentir dans un logis confortable… Et quand je vous regarde, ma conviction se renforce que j’ai besoin d’un bain. Gott ! – fit-il en étouffant un bâillement, – vous avez l’air d’un véritable Apache.
– Est-ce qu’on aura du fricot ? – s’enquit Bert.
– C’est le secret de la Providence ! – répondit Kurt, qui médita un moment. – Autant que je puis le présumer, Smallways, – reprit-il, – le Prince jugera peut-être nécessaire de vous envoyer par-dessus bord, la prochaine fois qu’il songera à vous… S’il vous aperçoit, ça ne ratera pas… Et après tout, n’est-ce pas, VOUS êtes prévenu…, on vous a pris comme lest. Or, avant peu, il faudra alléger à tout prix notre véhicule. À moins que je me trompe, le Prince ne va plus tarder à se mettre en mouvement et à exécuter ses desseins avec une énergie implacable… Ma foi, vous m’inspirez quelque chose comme de la sympathie, à cause sans doute de mes origines mi-anglaises. Vous n’êtes pas un mauvais type, et ça me ferait de la peine de vous voir descendre la tête la première dans le vide… Le mieux que vous ayez à faire, Smallways, c’est de vous rendre utile, et je vais vous réquisitionner pour mon escouade. Il s’agit de travailler, comprenez-vous, et de donner des preuves de savoir-faire et d’intelligence, de se débrouiller, de s’habituer à aller et venir dans une espèce de maison à l’envers : c’est la seule chance de salut pour vous. Il est peu probable que nous transportions des passagers plus loin, à ce voyage-ci… Impossible de garder le moindre brin de lest, si nous ne voulons pas toucher terre tout de suite et être faits prisonniers de guerre. Le Prince ne s’y résoudra à aucun prix, et il ira jusqu’au bout, coûte que coûte.
Au moyen d’un siège pliant, Kurt et Bert parvinrent à se hisser chacun à leur tour jusqu’au vasistas, d’où ils contemplèrent une contrée parsemée de menus bouquets d’arbres, sans chemins de fer ni routes, et avec de rares vestiges d’habitations. Bientôt un clairon lança une brève note, que Kurt interpréta comme un appel au repas. Non sans difficulté, ils grimpèrent jusqu’au passage, presque vertical à présent, et avancèrent en se cramponnant désespérément des pieds et des mains aux ouvertures perforées dans le plancher. Les cuisiniers avaient retrouvé intacts leurs appareils de chauffage sans feu et ils avaient préparé du cacao pour les officiers et de la soupe pour les hommes.
L’étrangeté de la situation frappa Bert à ce point que tout sujet d’appréhension en fut écarté pour lui. À vrai dire, il était à présent beaucoup plus intéressé qu’effrayé, et l’on eût dit que, la veille, il avait atteint les limites de la terreur et du désespoir. Il s’accoutumait à l’idée qu’il serait probablement tué avant peu, et que ce singulier voyage dans les airs était, selon toute vraisemblance, une course à la mort. Aucun être humain ne peut supporter une terreur continuelle : la peur se retire finalement au second plan de l’esprit ; on l’accepte, on la met en place et on n’en veut plus entendre parler. Bert s’accroupit de son mieux, trempa son biscuit dans sa soupe et observa ses camarades. Tous avaient des mines blêmes et sales, avec des barbes de quatre jours, et ils se groupaient malgré eux à la façon lasse des naufragés sur une épave. Ils parlaient peu. Leur position les rendait si perplexes qu’aucun n’était capable de suggérer la moindre idée. Trois d’entre eux s’étaient blessés en tombant, quand le dirigeable avait si brutalement levé le nez, et un autre avait reçu un coup de feu. Comment croire que cette petite troupe d’hommes avait commis des meurtres et des massacres dans des proportions sans précédent ? Aucun de ceux qui se tenaient là, le bol de soupe à la main, affalés sur cette cloison inclinée, transformée en plancher, ne paraissait coupable d’un acte pareil, ne paraissait même capable de faire volontairement du mal à un chien. Tous étaient manifestement créés pour habiter de rustiques chalets sur les pentes boisées des montagnes, pour labourer des champs fertiles, pour vivre auprès de leurs épouses blondes et se divertir aux fêtes villageoises. L’homme aux cils blancs dans sa face rubiconde avait déjà avalé sa pitance et, avec une sollicitude maternelle, il rajustait le pansement d’un tout jeune soldat dont le bras était démis.
Bert morcelait le reste de son biscuit dans son reste de soupe, s’y attardant le plus possible, lorsque soudain il remarqua que tous avaient les yeux tournés vers une paire de bottes qui se balançait par l’ouverture de la porte. Le corps entier passa : c’était Kurt. Par un mystérieux tour de force, il avait réussi à se raser et à lisser ses cheveux dorés. Son visage était tout à fait séraphique.
– Der Prinz ! – annonça-t-il.
On eut le spectacle d’une seconde paire de bottes, gesticulant majestueusement, à la recherche d’un point d’appui. Kurt les guida jusqu’à la paroi, et le Prince apparut, rasé, peigné, la moustache cirée, énorme et terrible. Les hommes et Bert se levèrent et saluèrent.
Le Prince les inspecta, comme s’il eût passé une revue, à cheval sur un fringant coursier. Pendant ce temps, Herr Kapitan prenait place à côté de lui.
Bert alors éprouva un moment d’angoisse. L’œil bleu du Prince se fixa sur lui, un long doigt se leva dans sa direction, et une question fut posée. Kurt intervint et fournit de brèves explications.
– So ! – fit laconiquement le Prince, et le sort de Bert fut décidé.
Alors, le chef adressa à l’équipage des phrases courtes et héroïques, s’appuyant d’une main contre une cloison et agitant l’autre en des gestes éloquemment variés. Bert ne comprenait rien à cette harangue, mais il constata que l’attitude des hommes changeait et qu’ils redressaient leur taille. Des hourras ponctuèrent le discours du Prince, qui, à la fin, entonna une hymne que tous les hommes reprirent avec lui : « Ein fester Burg ist unser Gott ! C’est un rempart que notre Dieu ! »
Les hommes chantaient d’une voix forte et profonde et ces graves accents raffermissaient les cœurs. Ce cantique triomphal était manifestement déplacé, psalmodié ainsi dans un dirigeable délabré, à demi chaviré, désemparé et entraîné à la dérive, après qu’il avait infligé à une ville civilisée le plus cruel bombardement qu’enregistre l’histoire : mais c’était néanmoins très poignant, et Bert se sentait profondément remué. Il ne savait aucune des paroles du grand choral de Luther, mais il ouvrait toute grande sa bouche et émettait des sons vastes, graves et partiellement harmonieux…
Cette psalmodie parvint aux oreilles d’un petit campement, de métis convertis, qui abattaient du bois. Ils étaient sous leur tente à prendre leur repas, mais ils sortirent tout joyeux, s’attendant à un second Avent. Les yeux écarquillés, ils contemplaient l’épave du Vaterland, chassée par le vent. Ils demeuraient bouche bée, ahuris ; cela s’accordait, à tant d’égards, avec leur idée de l’Avent, et à tant d’autres égards, c’en était différent ! Ils restaient là, frappés de terreur et incapables de prononcer une syllabe.
L’hymne cessa. Puis, une voix descendit du ciel :
– Comment s’appelle ce pays ?
Ils ne surent que répondre, car, à vrai dire, ils ne comprirent rien à la question, bien qu’elle eût été répétée.
Le monstre disparut finalement vers le nord, derrière une crête plantée de sapins, et ils ne le virent plus… Ils entamèrent alors une discussion animée et interminable…
Quand l’hymne fut terminé, le Prince se hissa jusqu’à l’ouverture, et ses jambes dansèrent de nouveau dans le vide… Les hommes à présent étaient prêts aux efforts héroïques et aux actes triomphants.
– Smallways ! – appela Kurt. – Venez ici.
Alors, sous la direction de Kurt, Bert débuta dans ses fonctions d’aérostier.
La tâche immédiate qui s’offrait au capitaine du Vaterland était très simple : il fallait flotter à tout prix. Bien qu’il eût perdu de sa première violence, le vent soufflait encore assez fort pour rendre très dangereux l’atterrissage d’une masse aussi malaisément maniable, au cas même où il aurait été avantageux pour le Prince d’atterrir dans une contrée inhabitée, pour risquer finalement d’être fait prisonnier. Il était donc de toute nécessité de maintenir le dirigeable dans l’air, jusqu’à la prochaine accalmie, et de descendre alors dans quelque district désert du territoire canadien, où l’on aurait la chance peut-être de procéder en paix à des réparations de fortune ou bien de pouvoir attendre qu’un autre aéronat vînt recueillir les naufragés. Dans ce but, il fallait se débarrasser de tout poids inutile. Avec une douzaine d’hommes, Kurt fut désigné pour aller dans la partie défoncée du dirigeable, où il devait tailler et dépecer, bribes par bribes, à mesure que l’aéronef s’approchait du sol, tout ce qui était inutilisable. Ainsi, Bert se trouva, armé d’un coutelas, grimpant de-ci de-là dans le filet du ballon, à quatre mille pieds au-dessus du sol, s’efforçant de comprendre Kurt quand l’officier s’exprimait en anglais et de le deviner quand il parlait allemand.
C’était un exercice à donner le vertige, mais pas autant certainement que se l’imagine le lecteur confortablement assis dans une chambre bien chaude, les pieds au feu et le ventre plein. Bert pouvait, sans être incommodé, regarder au-dessous de lui et contempler le paysage arctique où, à présent, n’apparaissait plus la moindre trace d’habitation : c’étaient de hautes falaises rocheuses, des cascades et de larges fleuves bouillonnants et désolés, des bouquets d’arbres et des fourrés de plus en plus rabougris. Et, sur les pentes, de temps à autre, des vallonnements pleins de neige. Pendant que cette morne contrée se déroulait sous lui, Bert, solidement cramponné au filet, tailladait la toile résistante et glissante. Bientôt, ses compagnons et lui parvinrent à disjoindre de la carcasse un enchevêtrement de tiges et de tringles tordues, qu’ils jetèrent à bas, en même temps qu’un gros fragment du ballonnet compensateur. Ce fut un instant critique : allégé de cette pesante entrave, le dirigeable fit dans les airs un bond soudain ; on eût pu croire à bord que le Canada tout entier tombait du même coup. L’encombrant paquet de débris s’étala en dégringolant et alla de nouveau s’entortiller inextricablement sur le bord d’une gorge abrupte. Comme un singe transi de froid, Bert s’agrippa aux cordages, et, pendant cinq bonnes minutes, pas un de ses muscles ne bougea.
Ce dangereux travail lui offrait une réelle distraction : par-dessus tout, il ne se sentait plus l’étranger isolé et dont on se méfie ; il poursuivait maintenant avec les autres un but commun, et il rivalisait amicalement avec eux pour achever sa tâche le premier. Le respect et l’affection qu’il avait éprouvés à l’égard de Kurt d’une façon latente seulement croissaient et grandissaient. Avec une corvée à commander, Kurt devenait admirable : prompt, attentif, indulgent, fécond en ressources et toujours prêt à mettre lui-même la main à l’ouvrage, on le voyait partout à la fois. On oubliait son teint trop rose, ses airs légers et persifleurs ; dès qu’un des hommes se trouvait embarrassé, il survenait avec des conseils pratiques et sûrs il leur apparaissait comme un frère aîné.
L’escouade du lieutenant détacha encore trois énormes morceaux de carcasse, après quoi Bert fut fort heureux de regrimper dans les cabines et de laisser la place à une autre escouade. En rentrant de corvée, les aérostiers reçurent une ration de café chaud, car, malgré leurs vêtements et leurs gants épais, ils étaient glacés. Ils s’assirent pour boire, se contemplant les uns les autres avec satisfaction. Un de ses voisins adressa à Bert, sur un ton aimable, quelques mots en allemand, auxquels l’Anglais répondit par un hochement de tête et un sourire. Grâce à l’entremise de Kurt, Bert, qui avait les chevilles à moitié gelées, réussit à obtenir une paire de bottes que lui prêta l’un des blessés.
Dans l’après-midi, le vent perdit beaucoup de sa force, et de temps en temps des flocons voltigèrent. Au-dessous, les surfaces neigeuses devenaient aussi de plus en plus fréquentes et étendues, et les seules traces de végétation consistaient en bouquets de pins et de sapins dans les vallées basses. Kurt, accompagné de trois hommes, pénétra dans les compartiments encore intacts, en fit s’échapper une certaine quantité de gaz, et vérifia une série de panneaux de déchirure pour la descente. Tout ce qui restait de bombes et d’explosifs dans les soutes fut lancé par-dessus bord, et le désert retentit de formidables détonations. Vers quatre heures après midi, sur une vaste plaine rocheuse, en vue de falaises couronnées de neige, l’aéronat atterrit.
Ce fut nécessairement une opération difficile et violente, car le Vaterland n’avait pas été construit en vue des manœuvres de sphérique. Le capitaine fit déchirer un panneau trop tôt et les autres pas assez tôt. La masse s’abattit lourdement sur le sol et rebondit de guingois ; la galerie extérieure s’enfonça dans le carré des officiers, blessant mortellement von Winterfeld ; puis, après avoir traîné à terre un bon moment, le Vaterland s’effondra définitivement. Le bouclier de proue et le canon-revolver culbutèrent sur les cabines, deux hommes furent grièvement meurtris par des montants et des fils de fer rompus, et Bert demeura quelque temps immobilisé sous une traverse. Quand enfin il put se dégager et envisager la position, le grand aigle noir qui avait si magnifiquement pris son essor en Franconie, six jours auparavant, était affalé lamentablement sur les rochers de cette région désolée ; il avait l’air ainsi d’un volatile fort misérable, que quelqu’un aurait jeté de côté après lui avoir tordu le cou. Debout et muets, plusieurs aérostiers contemplaient tour à tour l’épave et la contrée déserte où ils étaient venus s’échouer. D’autres travaillaient déjà sous la tente improvisée que formait déjà la toile du ballon. Le Prince avait fait quelques pas à l’écart et scrutait les crêtes lointaines au moyen de ses jumelles. Ces crêtes barrant l’horizon ressemblaient à d’anciennes falaises marines ; en deux endroits tombaient de hautes cascades, et ailleurs de petits bouquets de conifères tranchaient sur le roc. Plus près, le sol était recouvert de roches arrondies, entre lesquelles poussait une végétation rabougrie, arbustes sans ramifications et fleurs sans tiges. On n’apercevait nulle part de cours d’eau, mais l’air était sonore du fracas d’un torrent proche. Un vent glacial et mordant soufflait. De temps à autre, un flocon de neige voltigeait. Après le dirigeable léger et rapide, le sol gelé de cette terre sans printemps paraissait, sous les pieds de Bert, singulièrement mort et pesant.
C’est ainsi que le grand et puissant prince Karl Albert fut momentanément chassé du prodigieux conflit dont il avait été un des instruments les plus actifs. Les hasards combinés de la guerre et des intempéries avaient conspiré pour le déporter au milieu du Labrador, où il se morfondit pendant six longs jours, tandis que des événements atroces et stupéfiants bouleversaient le monde. Les nations se levèrent les unes contre les autres ; les flottes aériennes en vinrent aux prises ; des villes entières furent la proie des flammes, et les hommes moururent par multitudes. Mais, au cœur du Labrador, on aurait pu rêver, n’eût été le bruit intermittent des coups de marteau, que l’univers était plongé dans un silence profond.
Le campement, vu d’un peu loin, avec les cabines recouvertes par la toile du ballon, ressemblait à un campement de romanichels, possesseurs d’une tente de dimensions exceptionnelles. Tous les bras disponibles travaillaient à la confection d’un mât, auquel les électriciens du Vaterland accrocheraient les longues antennes de l’appareil de télégraphie sans fil qui devait enfin relier le Prince au monde extérieur. On prenait, pour cet ouvrage, les montants d’acier qui formaient la carcasse du ballon, et il semblait parfois qu’on ne viendrait jamais à bout de gréer ce mât.
Les naufragés durent, dès le début, se soumettre à des privations. Les vivres n’abondaient pas et on réduisit les rations ; en outre, malgré leurs vêtements épais, officiers et soldats étaient mal protégés contre le vent et le froid pénétrant de ce désert inhospitalier. Il fallut passer la première nuit sans feu et sans lumière. Les moteurs qui alimentaient les dynamos avaient été mis en pièces, et personne ne possédait d’allumettes ; tout détenteur d’allumettes, sur l’aéronat, eût encouru la mort. Les explosifs avaient été lancés par-dessus bord, et ce fut vers le matin seulement que l’officier à profil d’oiseau, dont Bert avait occupé la cabine au début du voyage, avoua qu’il avait dans son bagage une paire de pistolets de duel et des cartouches qui pouvaient servir à allumer du feu. Peu après, on retrouva aussi un reste de munitions dans les caissons du canon-revolver.
La nuit fut déprimante et parut interminable. Personne ne dormit. Il y avait là sept blessés, et von Winterfeld, qui, avec sa fracture du crâne, délirait, se débattait et articulait des phrases incohérentes dans lesquelles il était question de l’incendie de New York. Les hommes, enveloppés dans tout ce qu’ils avaient trouvé d’utilisable, s’étaient rassemblés au réfectoire, et, serrés les uns contre les autres, dans les ténèbres, ils écoutaient les cris de von Winterfeld.
Au matin, le Prince les harangua, parlant de la destinée, du Dieu de ses pères, de la joie et de la gloire de sacrifier sa vie pour la dynastie impériale, et d’un certain nombre de considérations similaires, que ses auditeurs auraient été facilement enclins à oublier sous cette latitude glaciale. L’équipage l’acclama sans enthousiasme, et au loin un loup hurla.
On se mit à l’ouvrage, et il fallut plusieurs jours pour dresser le mât d’acier et y suspendre un réseau de fils de cuivre de deux cents pieds de long sur douze de large. Pendant tout ce temps, il ne fut question que de travailler, de travailler sans arrêt, péniblement, au milieu de privations cruelles, de difficultés incessantes, et ce qui sauvait du désespoir, c’était seulement la farouche splendeur des aubes et des couchants, des torrents tourbillonnants, de la cavalcade des nuages, et de l’infinie solitude. Ils allumèrent des feux qu’ils entretinrent nuit et jour, et les hommes qu’on envoyait à la corvée du bois aux environs devaient tenir les loups en respect. Des abris furent disposés devant les brasiers et on y installa les couchettes des blessés qui souffraient par trop du froid dans les cabines. Le vieux von Winterfeld entra bientôt dans le coma ; parmi les blessés, trois se rétablissaient assez rapidement, alors que l’état des autres empirait, par suite du manque de bonne nourriture. Mais tous ces incidents n’étaient qu’accessoires ; des faits s’imposaient à l’esprit avec plus de force. D’abord, le labeur incessant ; il fallait soulever, maintenir et transporter des masses pesantes et encombrantes, dévider et polir les fils de cuivre, et, en second lieu, le Prince, courroucé et menaçant, chaque fois qu’un homme fléchissait. Il se plantait debout à côté d’eux, et, par-dessus leurs têtes, il tendait le doigt vers le ciel vide, dans la direction du sud :
– Le monde nous attend là-bas, – disait-il, – pour le dénouement qu’ont préparé cinquante siècles !
Bert ne comprenait rien à ces paroles, mais il interprétait aisément la mimique. Le Prince eut plusieurs accès de colère : il s’emporta violemment contre un aérostier qui travaillait avec lenteur et il le mit à une tâche plus pénible ; et, surprenant un homme qui volait la ration d’un camarade, il l’invectiva et le frappa à la face. Lui-même ne travaillait pas. Il y avait, autour des feux, un espace libre qu’il arpentait en tous sens, pendant des heures parfois, les bras croisés, parlant à mi-voix de patience et apostrophant sa destinée.
Souvent, ces murmures se transformaient en déclamations, ponctuées de grands gestes ; les hommes interrompaient alors leur tâche pour l’écouter, jusqu’à ce qu’ils s’aperçussent que le regard de ses yeux bleus était fixe et que sa main s’agitait obstinément dans la direction des collines du sud.
Le dimanche, le travail fut suspendu pendant une demi-heure, et le Prince prêcha sur la foi et sur l’affection que Dieu témoigna à David ; et quand il eut fini, l’auditoire entonna l’hymne Ein fester Burg ist unser Gott.
Un matin, dans sa hutte improvisée, von Winterfeld se remit à délirer, prononçant des phrases ronflantes sur la grandeur de l’Allemagne.
– Blut und Eisen ! – criait-il, puis, dans un ricanement, il reprenait : – Welt-Politik ! Ha !… ha !… ha ! …
Ou bien, d’une voix astucieuse et basse, il expliquait à des auditeurs imaginaires des questions abstruses de politique. Les autres malades l’écoutaient en silence, et Bert, qui se laissait distraire, s’entendit rappeler à sa tâche par Kurt.
Lentement, péniblement, le mât fut mis en place et gréé. Les électriciens, pendant ce temps, empruntant la force au torrent proche, actionnaient la petite dynamo à turbines du type Mulhausen qu’employaient les télégraphistes. Le sixième jour, au soir, l’appareil fut prêt à fonctionner et le Prince se mit à appeler sa flotte aérienne à travers l’espace. Pendant plusieurs heures ses appels restèrent sans réponse.
Le souvenir de cette soirée hanta longtemps la mémoire de Bert. Un feu rougeâtre flambait et pétillait non loin des électriciens à l’ouvrage, des reflets sinistres couraient au long des mâts et s’accrochaient aux fils de cuivre des antennes. Assis sur une roche, le menton dans ses mains, le Prince attendait. À quelques centaines de pas, au nord, se dressait le monticule de pierres entassées sur la tombe qui renfermait la dépouille de von Winterfeld : une croix d’acier le surmontait. Et au-delà encore, dans un éboulis de roches, les yeux d’un loup brillaient de lueurs rouges. Ici gisait la carcasse démantelée du grand dirigeable, et les hommes bivouaquaient autour d’un second feu. Presque tous demeuraient immobiles et muets, comme s’ils s’apprêtaient à entendre les nouvelles qu’allait enregistrer le télégraphe. Ceux qui parlaient n’élevaient pas la voix. De temps en temps, dans la distance, un oiseau lançait un cri aigu, et une fois un loup hurla. Tout cela s’encadrait dans la solitude immense et glaciale.
Au loin, très loin, par-delà des centaines de milles de contrée désolée, d’autres mâts se dressaient, d’autres appareils cliquetaient, en réponse aux vibrations mystérieuses. Mais peut-être aussi qu’aucun appel ne leur parvenait, peut-être que ces vibrations lancées à travers l’éther se perdaient sur un univers inattentif.
Enfin, tard dans la nuit, le télégraphiste exténué obtint une réponse à ses appels : les messages arrivaient clairs et distincts. Et quelles nouvelles ils annonçaient !
Pendant le déjeuner matinal, au milieu de la rumeur confuse des voix, Bert s’adressa à l’aérostier linguiste :
– Dites donc, renseignez-moi un peu.
– Tout le monte, il est en guerre ! – proclama le linguiste, en agitant sa tasse de cacao de façon significative. – Tout le monte, il fait le guerre.
Bert promena ses regards vers le sud que teintait l’aurore. On n’aurait pas cru, vraiment, que le monde entier fût à feu et à sang.
– Tous les nations, ils ont déclaré le guerre ! – continua l’homme. – Ils ont prûlé Berlin, ils ont prûlé Londres, ils ont prûlé Hambourg et Paris. Le Chapon il a prûlé San Francisco. Nous afons fait un camp à Niagara. C’est ça que le télégraphe il annonce. Le Chine il a des DrachenfIieger et des Lusftschiffe qu’on peut pas les compter. Tout le monte, il est en guerre.
– Fichtre ! – fit Bert.
– Oui, – approuva le linguiste, en plongeant le nez dans sa tasse.
– Vous dites qu’on a brûlé Londres, comme nous avons brûlé New York ?
– C’était un pompartement.
– Est-ce qu’on parle d’un endroit qui s’appelle Clapham ?… et de Bun Hill ?
– Ch’en ai pas rien entendu.
Ce fut tout ce que Bert put obtenir pour l’instant. Autour de lui, la surexcitation des hommes devenait contagieuse. Bientôt, il aperçut Kurt, qui, seul, à l’écart, les mains derrière le dos, contemplait fixement l’une des lointaines cascades. Il alla à lui et le salua militairement.
– Je vous demande pardon, mon lieutenant…
Kurt tourna vers lui un visage singulièrement grave, et murmura :
– Je pensais que j’aimerais voir de près cette cascade. Ça me rappelle… Qu’est-ce que vous voulez ?
– Je ne débrouille rien dans tout ce qu’on me raconte… Auriez-vous l’obligeance de me mettre au courant de ce qui se passe ?
– Au diable tout ce qui se passe ! – répliqua Kurt. – Vous le saurez, et du reste, avant que la journée s’achève… C’est la fin du monde. On envoie à notre secours le Graf Zeppelin…, il arrivera demain matin et nous serons transportés à Niagara… ou anéantis pour de bon… dans les quarante-huit heures… Je veux aller voir cette cascade. Venez avec moi. Avez-vous reçu votre ration ?
– Oui, mon lieutenant.
– Très bien. En route.
Plongé dans une profonde méditation, Kurt se dirigea, à travers les roches, vers la lointaine falaise. Bert l’escortait, mais, à une certaine distance du campement, Kurt ralentit le pas, pour que son compagnon le rejoignît.
– Dans deux jours, – commença-t-il – nous serons de retour au beau milieu du grabuge… et c’est une fichue guerre. Voilà les nouvelles !… Le monde est devenu fou… Le soir où nous avons été désemparés, notre flotte aérienne a battu les Américains, c’est clair. Nous avons perdu onze aéronefs, et tous leurs aéroplanes ont été brisés. Mais ce n’était là que le commencement. Notre initiative a mis le feu aux poudres. Toutes les nations fabriquaient en cachette des machines volantes. Et l’on se bat dans les airs, d’un bout à l’autre de l’Europe, d’un bout à l’autre du globe. Les Japonais et les Chinois se sont mis de la partie. Voilà le grand fait, le fait suprême ! Ils ont sauté au milieu de nos petites querelles… Le Péril Jaune était bien un péril, après tout. Les Jaunes ont des escadres aériennes comprenant des milliers d’unités. Ils ont envahi toute la terre. Nous avons bombardé Londres et Paris, et les Français et les Anglais ont bombardé Berlin… Maintenant l’Asie s’en mêle et nous tombe sur le dos à tous… C’est de la démence ! Et personne ne sait où cela s’arrêtera. Il n’y a plus de limites : c’est la débâcle, c’est le chaos… On incendie les capitales, on saccage les chantiers et les usines, on anéantit les mines et les flottes…
– A-t-on fait beaucoup de mal à Londres ?
– Qui peut le savoir ?…
Et Kurt n’en dit pas davantage pour l’instant.
– Ce Labrador me paraît un endroit bien tranquille, – reprit-il. – J’y resterais volontiers… Mais pas possible. Non, il faut que j’aille jusqu’au bout à présent, jusqu’au bout, et vous aussi… tout le monde… Et pourquoi ?… Je vous le répète, le monde s’écroule. Pas moyen d’y échapper, pas moyen de retourner sur nos pas. Nous sommes dans le tourbillon, comme des souris enfermées dans une maison qui flambe, comme du bétail entouré de toutes parts par l’inondation… Bientôt on va venir nous chercher pour nous replonger dans la mêlée… Nous allons tuer, brûler, détruire, massacrer, et nous serons peut-être détruits et massacrés nous-mêmes. Nous aurons à combattre cette fois une flotte sino-japonaise, et les chances sont contre nous. Notre tour va venir. Je ne sais pas ce qui vous attend dans tout cela, mais, pour ce qui est de moi, je le sais fort bien : je serai tué.
– Mais non, vous vous en tirerez sain et sauf, – répliqua Bert, après un silence embarrassé.
– Non, non, je serai tué, – insista Kurt. Je l’ignorais jusqu’à présent, mais ce matin, à l’aube, je l’ai su, comme si quelqu’un me l’avait dit.
– Comment cela ?
– Je vous affirme que je le sais.
– Mais comment pouvez-vous le savoir ?
– Je le sais.
– Comme si quelqu’un vous l’avait dit ?
– Comme quelqu’un qui en est certain… Oui, j’en suis sûr, – répéta-t-il, et, pendant un moment, ils avancèrent en silence vers la cascade.
Absorbé dans ses pensées, Kurt marchait, sans voir où il posait ses pieds. Au bout d’un moment il recommença.
– Je m’étais toujours senti jeune, jusqu’à présent, Smallways ; mais ce matin, je me suis senti vieux, très vieux. Oh ! si vieux…, bien plus près de la mort que les vieillards ne s’y croient. J’avais toujours pensé que la vie était une partie de plaisir, somme toute… Quelle illusion ! … Ça s’est toujours passé comme ça, je suppose, les guerres, les tremblements de terre, tout ce qui bouscule ce que notre monde offre d’agréable… C’est comme si je me réveillais, et voyais cela pour la première fois. Chaque nuit, depuis que nous avons attaqué New York, j’en ai rêvé… Ça a toujours été ainsi…, c’est la vie. On vous arrache à ceux qui vous aiment, on dévaste votre foyer… des êtres pleins de vigueur, de souvenirs, doués de mille qualités agréables, sont mutilés, écharpés, carbonisés, quand ils ne meurent pas de faim et de privations… Londres ! Berlin ! San Francisco ! Songez à toutes les existences humaines auxquelles nous avons brusquement mis fin, à New York. Et les autres reprennent la danse et continuent, comme si toutes ces atrocités ne comptaient pas. Ils continuent, comme j’ai continué, comme des animaux, comme des brutes !
Il ne souffla plus mot de quelque temps, et n’interrompit son silence que pour déclarer brièvement :
– Le Prince est un fou.
Ils parvinrent à un banc de roches à pic, qu’il leur fallut escalader, et ils poursuivirent leur route au long d’un petit cours d’eau, dans un sol marécageux. Autour d’eux, de délicates petites fleurs roses émaillaient l’herbe et attirèrent l’attention de Bert.
– Par exemple ! Dans un endroit pareil ! – s’écria-t-il, en se baissant pour en cueillir une.
Kurt fit halte et tourna la tête. Son visage tressaillit d’une grimace amère.
– Je n’ai jamais vu de fleurs de cette espèce. Comme elles sont jolies, – s’exclamait Bert.
– Faites-en un bouquet, si le cœur vous en dit.
Et, sous le regard rêveur de Kurt, Bert rassembla une gerbe.
– C’est curieux, – remarqua-t-il, – ça fait toujours plaisir de cueillir des fleurs.
Kurt ne trouvait rien à ajouter à cette réflexion. Ils se remirent en route, sans plus desserrer les dents. À la fin, ils arrivèrent sur un monticule rocheux d’où la vue s’étendait sans obstacle sur la cascade. Kurt s’arrêta et s’assit.
– Je n’en veux pas voir davantage, – déclara-t-il. – Ça n’est pas tout à fait ça, mais ça y ressemble.
– Ça ressemble à quoi ?
– À une autre cascade que je connais… – Et il ajouta brusquement – Vous avez une bonne amie, Smallways ?
– C’est drôle, – fit Bert. – À cause des fleurs, sans doute… je pensais justement à elle.
– Moi aussi.
– Quoi ? À Edna ?
– Non. Je pensais à mon Edna à moi. Nous avons tous, je suppose, des Ednas, autour desquelles jouent nos imaginations. J’ai la mienne… une jeune fille… Mais tout cela est fini, bien fini ! C’est dur de songer que je ne la reverrai plus jamais… pas même une minute pour lui dire que je pense à elle.
– Il est bien probable, – intervint Bert, – que vous la reverrez sous peu.
– Non, – répliqua Kurt, inexorablement, je sais le contraire. Je l’ai connue, – poursuivit-il, dans un endroit comme celui-ci, dans les Alpes, Engstlen Alp. Une cascade, qui ressemble à celle-ci, mais plus large, dégringole vers Innertkirchen. Voilà pourquoi je suis venu ici ce matin… Nous avions pu nous échapper et passer une demi-journée ensemble… Nous cueillîmes des fleurs, comme celles que vous avez cueillies tout à l’heure, de la même espèce, autant que je me souvienne… et des gentianes, aussi.
– Ah ! oui, – dit Bert à son tour, – Edna et moi nous avons souvent fait cela, cueilli des fleurs, et tout le reste… On croirait qu’il y a des années d’écoulées, à présent…
– Elle était belle, résolue et timide, à la fois. Mein Gott !… Je ne me contiens plus, du désir de la revoir et d’entendre encore sa voix avant de mourir. Où est-elle ?… Écoutez, Smallways, je vais écrire une lettre… et son portrait est là, fit-il en touchant sa poitrine.
– À quoi bon, puisque vous la reverrez ? – insista Bert.
– Non ! Je ne la reverrai jamais… Je ne comprends pas pourquoi les gens se rencontrent pour être séparés tout aussitôt. Mais je sais bien qu’elle et moi nous ne nous rencontrerons plus jamais. J’en suis convaincu, comme je suis sûr que le soleil se lèvera et que cette cascade éclaboussera les rocs de la même façon, lorsque je serai mort. Il n’y a que sottise, violence, cruauté, stupidité, haine et ambition mesquine dans tout ce que l’homme a fait et dans tout ce qu’il fera. Gott ! Quelle anarchie, quel fouillis la vie a toujours été… rien autre chose que batailles, massacres, désastres, haines, discordes, meurtres, lynchages, vols, tromperies, oppression, exploitation… Aujourd’hui, je suis las de toute cette misère, comme si je m’en apercevais pour la première fois ; je vois clair à présent. Quand un homme est las de l’existence, c’est l’heure pour lui de mourir, je suppose. Je n’ai plus de courage, et la mort rôde autour de moi. Elle est toute proche, et je n’en ai plus pour longtemps… Et songez à tous les espoirs dont je bouillonnais, il y a si peu de temps encore, aux perspectives qui s’ouvraient devant moi… Tout cela était factice, illusoire : il n’y avait pas de perspectives. Nous sommes comme des fourmis dans des fourmilières, au milieu d’un univers qui n’a pas d’importance, qui poursuit sa route et culbute dans le néant. New York… la destruction de New York ne me semble même plus horrible. Ce ne fut pas autre chose qu’une fourmilière ravagée par un fou. Quand on y réfléchit, Smallways… la guerre partout ! Les hommes anéantissent leur civilisation avant de l’avoir achevée. Partout ils se battent et s’exterminent, partout ! Jusque dans l’Amérique du Sud, on s’entre-tue. Il n’y a pas un endroit au monde où l’on soit en sécurité, pas un lieu où une mère et sa fille puissent se cacher en paix. La guerre sillonne les nuées, les bombes tombent du ciel, dans la nuit. Les gens qui sortent le matin de leur demeure voient passer au-dessus de leur tête des flottes aériennes qui déversent la mort… qui font pleuvoir la ruine et la mort !