Bert Smallways était une petite créature vulgaire, de cette espèce bornée et impertinente que l’ancienne civilisation du XXe siècle produisait par millions dans tous les pays du monde. Il avait passé toute sa vie dans des rues étroites, entre de sordides maisons par-dessus lesquelles il ne pouvait voir, enfermé dans un cercle exigu d’idées dont il ne pouvait sortir. Pour lui, l’unique devoir de l’homme était de se montrer plus adroit, plus malin que son prochain, de se planter les poings sur les hanches et de se payer du bon temps. En somme, il appartenait à la race qui avait fait l’Angleterre et l’Amérique ce qu’elles étaient. Jusqu’ici la chance avait été contre lui, mais il ne fallait voir là qu’une anicroche : sa personne constituait simplement un individu agressif, doué d’un sens aigu de l’appropriation, sans aucun sentiment de la cohésion de l’État, sans loyauté, sans dévouement, sans code d’honneur et même sans code de courage. Par un curieux accident, il se trouvait soulevé hors de son merveilleux monde moderne, hors de la portée de tout appel, à l’abri de toute poursuite, flottant dans l’air, telle une chose morte et désincorporée, comme si le ciel, le prenant pour sujet d’expérience, avait choisi en lui le spécimen de ses millions de compatriotes, pour l’étudier de près et voir ce que devenait l’âme humaine. Mais ce que le ciel eût pu faire de lui en ce cas, je ne prétends pas l’imaginer, car j’ai depuis longtemps abandonné toutes théories concernant les idées et les intentions célestes.
Être seul dans un ballon, à une altitude de quatorze à quinze mille pieds – altitude à laquelle parvint bientôt Bert Smallways – est une aventure à nulle autre pareille. C’est l’une des audaces suprêmes permises à l’homme. Jamais aucune machine volante ne fera mieux. S’élever à de telles hauteurs, c’est passer au-delà des choses humaines ; c’est être à un rare degré plongé dans le calme et la solitude – la solitude sans la moindre menace d’intrusion, le calme sans un seul murmure… C’est voir le ciel.
Aucun écho du tumulte et du vacarme humains n’arrive jusqu’à vous, l’air est limpide et pur au-delà de toute possibilité de souillure. Nul insecte, nul oiseau ne se risquent aussi haut. Aucun vent ne souffle, aucune brise ne vous frôle, car l’aérostat se meut avec le vent et devient partie de l’atmosphère : une fois en route, il ne tangue ni ne roule ; vous ne sentez même pas s’il monte ou s’il descend.
Bert éprouvait une sensation de froid vif, mais restait indemne du mal des hauteurs. Il endossa le veston et la pelisse de Butteridge par-dessus la défroque qui recouvrait son complet du dimanche et transformait M. Smallways en Derviche du Désert ; il enfila les gros gants de l’aéronaute, et demeura assis très longtemps sans bouger, intimidé par la quiétude immense de l’univers. Au-dessus de sa tête, le grand globe, léger et translucide, de soie imperméable, brillait sous les rayons éclatants du soleil, au centre du dôme profond du firmament bleu. Au-dessous, très loin au-dessous, s’étalait un rideau déchiqueté de nuages ensoleillés, lacéré d’énormes déchirures, à travers lesquelles Bert entrevoyait les flots.
À l’observer d’en dessous, on aurait aperçu sa tête, petite boule noire penchée d’abord d’un côté de la nacelle, puis disparaissant pour reparaître bientôt d’un autre côté. Il ne ressentait ni nausées ni frayeur. Il songeait que, puisque cette machine ingouvernable l’avait emporté dans le ciel, elle l’en redescendrait sans doute tôt ou tard ; mais cette considération ne le tourmenta pas beaucoup. Son état était essentiellement un état d’ébahissement. Il n’y a ni inquiétude ni crainte possibles dans un ballon…, jusqu’au moment de la descente.
– Saperlipopette ! – s’exclama-t-il, éprouvant le besoin de parler, – ça vaut mieux qu’une moto… Tout va bien… Je suppose qu’on télégraphie de tous les côtés à mon sujet.
Au bout d’une heure, il se mit à examiner avec un soin méticuleux l’équipement de la nacelle. Au-dessus de lui pendait la manche d’appendice, sa coulisse nouée, mais laissant une ouverture libre, à travers laquelle l’œil de Bert plongeait dans une vaste cavité vide et tranquille, et d’où sortaient deux fines cordes d’usage inconnu, l’une blanche, l’autre cramoisie, fixées à des goussets au-dessous du cercle de suspension. Le filet qui recouvrait le ballon se terminait par des cordes attachées au cercle, sorte de grand cerceau de bois doublé d’acier, auquel des suspentes reliaient la nacelle. À celle-ci pendaient le guiderope et les grappins, et, sur le bord, à l’extérieur, étaient accrochés un certain nombre de sacs de toile que Bert reconnut pour contenir le lest qu’il fallait « lâcher », si le ballon tombait.
– Et il n’a pas l’air de tomber pour l’instant, – se dit-il à haute voix.
Le cercle de suspension portait un baromètre anéroïde et un instrument en forme de boite ronde, avec un cadran d’ivoire, sur lequel on lisait l’indication statoscope avec d’autres termes français : une aiguille oscillait entre les deux mots : montée et descente, en français aussi.
– C’est parfait, – pensa Bert, se rappelant les éléments de français qu’on lui avait enseignés en classe, – on sait comme cela si on grimpe ou si on dégringole.
Sur la couchette au capitonnage écarlate, il y avait deux couvertures et un kodak, et, dans un coin, au fond de la nacelle, un gobelet et une bouteille de champagne vide.
– Les rafraîchissements, – fit Bert pensivement, en ramassant la bouteille.
Il eut alors une brillante inspiration. Sous les couchettes, il remarqua des caisses dans lesquelles il trouva le complément d’agrès que M. Butteridge avait jugé indispensable à son ascension : deux paniers qui contenaient un pâté de gibier, un pâté de viande, un poulet froid, des tomates, des laitues, des sandwiches au jambon et aux crevettes, une énorme brioche, des couteaux, des fourchettes, des assiettes en papier, des flacons de café et de cacao, du pain, du beurre, de la marmelade d’orange, plusieurs bouteilles de champagne soigneusement empaquetées, des bouteilles d’eau de Perrier, une bonbonne d’eau pour les soins de toilette, un portefeuille, des cartes, un compas, un sac à main renfermant de multiples objets : fers à friser, épingles à cheveux ; une casquette à rabats… et ainsi de suite.
– Tout le confort des grands hôtels ! approuva Bert, qui avait pris possession de la casquette et en attachait les rabats sous son menton.
Il pencha la tête hors de la nacelle. Au-dessous, les nuages resplendissaient et s’étaient épaissis jusqu’à masquer entièrement le paysage terrestre. Vers le sud, ils s’entassaient en grandes piles neigeuses que Bert était enclin à prendre pour des montagnes. Au nord et à l’est, ils s’étendaient en longues ondulations qui renvoyaient le soleil en reflets aveuglants.
– Je me demande combien de temps un ballon peut rester en l’air, – marmotta Bert.
Il ne parvenait pas à s’imaginer qu’il avançât, tant le ballon voguait insensiblement dans le vent.
– D’ailleurs il vaut mieux ne pas descendre avant d’avoir tâté d’un brin de voyage – réfléchit-il.
L’idée lui vint de consulter le statoscope.
– Toujours montée, – dit-il. – Qu’est-ce qui se passerait si je tirais une corde ?… Non… Je ne vais pas me risquer à manipuler ces histoires-là.
Un peu plus tard, cependant, il tira sur les cordes qui commandaient la soupape et le panneau de déchirure, mais, comme M. Butteridge l’avait déjà constaté, elles ne fonctionnaient pas. Rien ne se passa, par conséquent. Sans cette anicroche, le ballon se serait déchiré, comme pourfendu par un grand coup d’épée, et M. Smallways se serait abîmé dans l’éternité, à la vitesse de quelques milliers de pieds à la seconde.
– Ça ne marche pas, – fit-il, en se penchant encore une fois aux cordages.
Après quoi, il s’inquiéta du déjeuner. Il prit une bouteille de champagne, mais, aussitôt qu’il eut coupé les fils de fer, le bouchon sauta avec une incroyable violence et la plus grande partie du liquide le suivit dans l’espace. Bert en recueillit à peine un gobelet.
– Pression atmosphérique, – observa-t-il, trouvant enfin une application aux connaissances qu’il avait acquises aux cours de physique élémentaire de son école. – Il faudra que je sois plus prudent la prochaine fois… Inutile de gâcher la boisson.
Quand il eut fini de déjeuner, il chercha partout des allumettes afin d’utiliser un des cigares de M. Butteridge. Mais ici encore, la bonne chance se rangeait de son parti, car il ne trouva rien qui pût enflammer la masse de gaz qui l’emportait. Autrement, il aurait sauté dans l’espace, salué par l’éclat d’une bombe d’artifice splendide, mais transitoire.
– Imbécile de Grubb, – maugréait-il, fouillant en vain ses poches. – Il avait bien besoin de garder ma boite…, avec sa maudite habitude de vous « faire » vos allumettes.
Il s’allongea sur une couchette et se reposa quelque temps. Puis, il se releva, remua divers objets, arrangea les sacs de lest, contempla les nuages un instant et déplia les cartes sur le coffre. Bert avait un faible pour les cartes, et il s’obstina à en chercher une de la France et du détroit. Mais toutes étaient des cartes d’état-major des comtés d’Angleterre. Enfin, il songea à se distraire par la lecture des lettres de M. Butteridge et par l’examen du contenu de son portefeuille. De cette façon, s’écoula pour lui l’après-midi.
L’air, bien que calme, était singulièrement vif et froid. Assis sur le coffre et déjà emmitouflé dans la pelisse de M. Butteridge, Bert avait drapé autour de son buste le vaste manteau de dame, et enroulé autour de ses jambes une épaisse couverture. Ses pieds se réchauffaient dans d’immenses pantoufles fourrées. Dans la nacelle, de dimensions réduites, tout était confortable et neuf, quelques sacs de sable constituant le bagage moins élégant. Bert avait même découvert une petite table pliante qu’il installa sous ses coudes avec un verre de champagne devant lui. Tout alentour, dessus et dessous, c’était l’espace vide et silencieux, que seul l’aéronaute connaît.
Bert ignorait vers quel but il dérivait et quels événements l’attendaient. La sérénité avec laquelle il acceptait cet état de choses faisait honneur au courage des Smallways, car on aurait pu s’attendre à trouver ce courage d’une qualité plus dégénérée et plus méprisable certainement. Au milieu de toutes ces impressions, un espoir subsistait : il finirait fatalement par descendre quelque part, et alors, s’il ne s’écrasait pas dans la dégringolade, quelqu’un ou quelque société peut-être le réexpédierait, lui et le ballon, en Angleterre : sinon, il demanderait fermement le consul britannique.
– Le consuelo britannique, – décida-t-il, se préparant à toute éventualité. – Apportez-moi à le consuelo britannique, s’il vous plaît, – disait-il, car il n’ignorait rien des difficultés de la langue française.
Entre-temps, l’étude des secrets intimes de M. Butteridge lui parut pleine d’intérêt. Il trouva des papiers d’un caractère absolument privé, et, entre autres, d’ardentes lettres d’amour tracées d’une grande écriture féminine. Mais ce sont là des affaires qui ne nous regardent pas et il nous suffira de marquer notre regret que Bert ait été si indiscret. Quand il eut achevé cette lecture, il ne put s’empêcher de s’écrier, d’un ton stupéfait :
– Sapristi ! – Et après un long intervalle, il ajouta : – Je me demande si ça vient d’elle… Quel tempérament !
Après avoir médité quelque peu sur ce sujet, il reprit l’exploration des poches de M. Butteridge. Elles contenaient des coupures de journaux, plusieurs lettres en allemand et quelques autres de la même écriture, mais en anglais.
– Tiens, tiens ! – fit Bert.
L’une de ces dernières débutait par des excuses de ce qu’on n’avait pas osé encore écrire en anglais, malgré les ennuis et les retards qui avaient dû en résulter. Ensuite venaient certains passages que Bert trouva intéressants au suprême degré : « Nous comprenons parfaitement les difficultés de votre position et nous concevons volontiers que, dans les circonstances actuelles, vous êtes probablement surveillé. Mais, monsieur, il est peu vraisemblable qu’on songe à vous opposer des obstacles sérieux si vous désirez vraiment vous expatrier et venir nous rejoindre, avec vos plans, par les routes coutumières : Ostende, Calais, Boulogne ou Dieppe. Il nous est difficile d’admettre que vous ayez à craindre un danger de mort à cause du secret de votre précieuse invention. »
– C’est drôle, – observa Bert, qui se plongea dans de profondes réflexions.
Il parcourut les autres lettres.
– Ils ont l’air de vouloir qu’il vienne, – se dit-il mais ils ne paraissent pas se donner grand mal pour l’attirer… ou bien peut-être font-ils les dédaigneux pour qu’il baisse ses prix… Ça ne semble pas être le gouvernement, du reste, – remarqua-t-il au bout d’un moment. – On dirait plutôt du papier à en-tête de commerce. Drachen flieger. Drachenballons. Ballonstoffe. Kugelballons. Tout ça, c’est du grec pour moi…
– Mais il essayait de vendre son bienheureux secret à l’étranger. Voilà qui est clair. Pas de grec là-dedans. Sapristi ! Le voilà bien, le vrai secret !
Il quitta son siège, souleva le couvercle du coffre, en tira le portefeuille qu’il ouvrit devant lui sur la table pliante. Le portefeuille était plein de dessins exécutés dans le style adopté par les ingénieurs et avec leurs couleurs conventionnelles. En outre, il s’y trouvait quelques photographies assez mal tirées, évidemment l’œuvre d’un amateur pris de court, et représentant la machine Butteridge dans son hangar près du Palais de Cristal.
Bert s’aperçut que ses mains tremblaient.
– Bigre ! me voilà avec ce miraculeux secret, et je suis à une hauteur trop grande pour pouvoir même le crier sur les toits. Voyons un peu !
Il se mit à étudier les dessins et à les comparer avec les photographies. Les uns et les autres le laissaient perplexe. Il semblait qu’il en manquât la moitié. Bert essayait de deviner comment les diverses pièces s’adaptaient entre elles, mais il dut s’avouer que l’effort était excessif pour ses facultés.
– Ça n’est pas commode ! Dommage que je n’aie pas étudié la mécanique. Si j’étais capable seulement de comprendre l’agencement de tout cela !
Il s’appuya sur le bord de la nacelle et resta ainsi à fixer sans le voir un énorme amas de nuages épais, sommets de montagnes qui se dissolvaient doucement sous l’éclat du soleil. Soudain son attention fut attirée par une étrange tache noire qui évoluait sur ces blancheurs. Il s’en alarma. Cette forme sombre avançait en même temps que lui, le suivait infatigablement au fond de l’abîme, escaladant les cimes nuageuses. Pourquoi diable le suivait-elle ? Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?…
Il eut une inspiration.
– Parbleu ! – s’écria-t-il.
C’était l’ombre du ballon, mais il l’épia encore un long moment d’un œil soupçonneux. Les plans étalés sur la table le réclamèrent à nouveau et l’après-midi se partagea entre ses luttes pour les comprendre et des périodes de méditation. Il prépara les phrases qu’il débiterait en prenant terre. « Voici, Mossieu, je souis un inventeur anglais. Mon nom est Butteridge. Je donne l’épellement : Bé-ou-té-té-hè-arr-hi-dè-ghè-hè. J’avais veniou ici pour vendre le secret de le flying machine. Comprenez ? Vendre pour l’argent tout suite, l’argent en main. Comprenez ? C’est le machine à jouer dans l’air. Comprenez ? C’est le machine à faire l’oiseau. Comprenez ? Balancer ? Oui, exactement ! surpasser l’oiseau avec son moyen. Je désire de vendre ceci à votre governement national. Voulez-vous me directer là ? »
– Un peu décousu, je suppose, au point de vue de la grammaire. Bah ! ils seront assez malins pour comprendre le sens, – opina Bert. – Oui, mais… si on me demande d’expliquer le truc ? – De plus en plus tracassé, il se remit à étudier les plans. – À coup sûr, ils ne sont pas tous là !… – grommela-t-il bientôt.
Le problème de savoir ce qu’il ferait de sa miraculeuse trouvaille l’horripilait péniblement, pendant qu’il voguait au milieu des nuages.
– J’ai là une occasion qu’on ne trouve qu’une fois dans sa vie.
Mais, en y réfléchissant, il acquérait de plus en plus la conviction que l’occasion lui échapperait pour mille bonnes raisons.
– Aussitôt que je serai descendu, on télégraphiera partout… Les journaux parleront de mon atterrissage… Butteridge sera informé…, et il ne tardera pas à me tomber sur le dos.
Butteridge était un personnage beaucoup trop terrible pour qu’on envisageât de gaieté de cœur la possibilité de sa chute sur votre dos. Bert évoqua l’image de la grosse moustache noire, du nez triangulaire, de la voix tonitruante et du regard furibond. Son rêve de vendre pour un prix fabuleux le grand secret de Butteridge s’écroula, s’aplatit et s’évanouit. Il s’éveilla à la saine réalité.
– Non, ça ne marche pas. À quoi bon y songer ?
Sans aucun empressement, avec une lenteur qui en disait gros sur ses regrets, il procéda à la remise en place des papiers de M. Butteridge, dans les poches du portefeuille où il les avait trouvés. Bientôt, il remarqua sur le ballon, au-dessus de lui, un splendide reflet doré, et il sentit qu’une nouvelle chaleur réchauffait le dôme bleu du ciel. Il se leva et aperçut le soleil, immense boule d’or aveuglante, qui s’enfonçait dans une mer tumultueuse de nuages pourpres bordés d’or ; spectacle étrange et prodigieux au-delà de toute imagination. Vers l’est, l’océan nuageux s’étendait bleu sombre à perte de vue, et Bert crut qu’il contemplait l’hémisphère entier du monde.
Alors, tout au loin, par-dessus l’immensité bleue, il distingua trois longues formes grises, comme des marsouins, se poursuivant à la file. On eût dit vraiment des poissons, avec des queues ; mais, dans cette lumière, l’impression était trompeuse. Il cligna des yeux, les écarquilla… Il n’y avait plus rien. Longtemps, il scruta les lointains espaces sans plus rien discerner.
– Je me demande maintenant si j’ai vraiment vu quelque chose, – fit-il. – Du reste, il n’existe rien de semblable…
Le soleil s’enfonçait, non pas tout droit, mais en plongeant vers le nord, et soudain la clarté du jour et sa chaleur disparurent. Par petites oscillations, l’aiguille du statoscope pivota vers la descente.
– Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? – bégaya Bert.
La grise et froide solitude nuageuse montait vers lui à une allure large et lente. Les nuages cessaient de ressembler à des cimes neigeuses ; ils devenaient immatériels et révélaient dans leur contexture un tourbillonnement immense et silencieux. Quand il atteignit leurs masses ténébreuses, sa descente fut arrêtée un instant. Puis soudain le ciel se cacha, les derniers vestiges de clarté disparurent. Bert s’enfonça rapidement, dans une obscurité crépusculaire, à travers une trombe de fins flocons de neige, qui passaient devant ses yeux en se dirigeant vers le zénith, venaient se poser en fondant autour de lui, effleuraient sa figure comme des doigts fantomatiques. Il frissonna. Son haleine sortait en vapeur de ses lèvres, l’humidité détrempait tout.
Il eut l’impression d’une tourmente de neige qui, avec une furie démesurée et sans cesse croissante, monterait vers le ciel ; mais il comprit bientôt qu’il tombait avec une vitesse qui s’accélérait à chaque seconde.
À peine perceptible au début, un son bourdonna à ses oreilles. Le silence colossal de l’univers avait pris fin. Qu’était-ce que ce bruit confus ? Inquiet, perplexe, il allongea la tête en dehors de la nacelle.
D’abord, il ne distingua rien. Puis très nettement il discerna de petites bandes d’écume qui se poursuivaient, dans le bouillonnement des flots, au-dessous de lui. Au loin, il entrevit un bateau-pilote avec sa grande voile barrée d’énormes lettres noires, et une petite lumière d’un rouge jaunâtre qui dansait en tous sens, roulait et tanguait dans la rafale, alors qu’il ne sentait lui-même aucun souffle de vent. Bientôt le tumulte des eaux se rapprocha et devint assourdissant. Il tombait, il tombait dans la mer ! Il fut pris d’une activité trépidante.
– Du lest ! – cria-t-il, et, saisissant un sac, il le hissa par-dessus bord. Sans attendre l’effet, il en jeta un second, et se pencha juste à temps pour apercevoir un minuscule éclaboussement blanchâtre à la surface sombre des vagues. L’instant d’après, il était à nouveau dans les nuages et la neige.
Sans la moindre nécessité, il se débarrassa d’un troisième, puis d’un quatrième sac, et, à son immense satisfaction, il émergea des régions humides et glaciales dans l’atmosphère supérieure, claire et froide, où s’attardaient les dernières lueurs du couchant.
– Dieu merci ! – balbutia-t-il tout ému.
Quelques étoiles à présent perçaient la voûte bleue, et dans l’est le disque de la lune apparut.
Ce premier plongeon laissa à Bert l’impression qu’une immensité liquide s’étendait au-dessous de lui. La courte nuit d’été lui parut cependant interminablement longue. Il éprouvait une sensation désagréable d’insécurité et il s’imaginait, sans la moindre raison, que le jour la dissiperait. En outre il avait grand-faim. Il tâtonna dans le coffre, plongea ses doigts dans un pâté, choisit quelques sandwiches et réussit à ouvrir une demi-bouteille de champagne. Réchauffé et restauré, il exhala sa rancune contre Grubb qui, en lui chipant ses allumettes, l’empêchait de goûter un bon cigare, s’enveloppa dans les pelisses, s’installa confortablement sur la couchette et sommeilla quelque temps. Une fois ou deux il se leva pour s’assurer qu’il restait à une distance prudente des flots. La première fois, les nuages qu’éclairait la lune étaient blancs et denses et l’ombre allongée du ballon se promenait sur eux, comme un chien suit son maître. Par la suite, ils s’éclaircirent. Tandis qu’il demeurait couché sur le dos, il fit une découverte. Dans son gilet, ou plutôt dans le gilet de M. Butteridge, il entendait un frou-frou, à chaque aspiration. Le vêtement renfermait des papiers dans la doublure. Mais, quelle que fût sa curiosité, l’obscurité était trop profonde pour qu’il les sortît de leur cachette et les examinât.
Le chant des coqs, l’aboiement des chiens, les appels des oiseaux l’éveillèrent. Le ballon avançait lentement à très faible hauteur, au-dessus d’une vaste contrée baignée d’or par le soleil qui se levait dans un ciel pur. Bert contempla des champs bien cultivés, sans haies ni clôtures, coupés seulement de routes que bordaient des poteaux soutenant des câbles métalliques. Le ballon venait de passer au-dessus d’un village qui, autour d’une église à haute tour, serrait ses maisons blanchies à la chaux, avec des toits à pente raide couverts de tuile rouge. Des paysans portant des blouses luisantes et des chaussures énormes, s’arrêtaient pour le regarder en se rendant aux champs. L’aérostat était descendu si bas que le guiderope traînait à terre. Bert considéra ces êtres avec ébahissement.
– Faut-il atterrir ?… Il serait temps, je suppose, – se disait-il.
Le ballon s’avançait contre une ligne de monorail et pour la franchir sans encombre, Bert jeta prestement plusieurs poignées de lest.
– Voyons. Réfléchissons. Je pourrais crier à ces gens : Attrapez !… Si seulement je connaissais une bonne expression française pour leur demander de prendre la corde… Ça doit être la France, je pense.
Il examina la contrée à nouveau.
– Ça pourrait bien être la Hollande…, ou le Luxembourg…, ou bien l’Alsace-Lorraine, autant que je sache. Qu’est-ce que c’est que ces grands bâtiments là-bas ?… Ces fours à plâtre ?… Le pays a l’air prospère…
L’aspect respectable de la région ranima en lui aussi des préoccupations de respectabilité.
– Il serait temps de faire un brin de toilette.
Il résolut de procéder à un lever en règle, et, pour opérer à son aise, il lança par-dessus bord un sac de sable. Son étonnement fut grand de constater qu’il gagnait de nouveau avec une extrême vitesse les hautes régions.
– Sapristi ! – s’écria M. Smallways. – Faut pas abuser du lest… Quand vais-je redescendre, à présent ?… Va falloir déjeuner à bord…
L’air s’était réchauffé, et il ôta sa casquette. Il fit de même pour sa perruque d’étoupe qui lui tenait trop chaud à la tête, mais, cédant à une impulsion imprudente, il la lança dans le vide. Le statoscope répondit par une vigoureuse oscillation vers la « montée ».
– Ce maudit ballon ! – grogna Bert. – Il suffit de jeter un coup d’œil par-dessus bord pour qu’il monte.
Bert s’attaqua au coffre : il y trouva plusieurs boîtes de cacao liquide, accompagnées d’instructions explicites auxquelles il se conforma avec un soin minutieux. Avec une clef fixée au couvercle, il pratiqua des trous dans le fond de la boîte, dont la paroi s’échauffa au point de lui brûler les doigts. Il l’ouvrit alors et, sans allumette ni flamme d’aucune sorte, il eut son cacao fumant. C’était une vieille invention, mais nouvelle pour Bert. Avec du pain, du jambon et de la marmelade, il fit un déjeuner fort convenable.
Le soleil devenait plus chaud et Bert enleva sa pelisse, ce qui le fit penser au frou-frou qu’il avait surpris dans la nuit. Il retira alors le gilet et l’examina.
– Le père Butteridge ne sera peut-être pas content si je lui détériore ses frusques.
Après un moment d’hésitation, il se décida à découdre le gilet. Il trouva dans la doublure les dessins des plans rotateurs latéraux dont dépendait la stabilité de toute la machine volante.
Un ange curieux, qui aurait observé Bert, l’aurait vu assis dans la nacelle, plongé dans une profonde méditation. Finalement, avec un air inspiré, il se leva, empoigna le gilet éventré, déchiqueté, saccagé, et le précipita hors de la nacelle : le vêtement descendit en voltigeant pour se poser avec un flop satisfait sur la figure d’un touriste allemand qui dormait paisiblement auprès du Hâlette, non loin de Wildenvey. Allégé ainsi, le ballon monta plus haut encore, en une position plus favorable aux observations de notre ange imaginaire qui aurait surpris M. Smallways en train de déboutonner son veston, son gilet, son faux col, sa chemise, de plonger sa main dans sa poitrine et s’en arracher le cœur, ou du moins, sinon son cœur, un objet rouge vif. Si l’observateur, surmontant un frisson de répugnance céleste, avait scruté de plus près cet objet rouge vif, il eût mis à nu l’un des secrets les plus chéris de Bert, l’une de ses faiblesses essentielles. C’était un plastron en flanelle rouge, l’un de ces talismans quasi hygiéniques qui, avec les pilules et les spécialités pharmaceutiques, remplacent, chez les peuples protestants de la chrétienté, les images et les reliques miraculeuses. Bert portait toujours ce plastron ; c’était sa chimère favorite, créée par une somnambule extralucide qui avait déclaré au jeune homme qu’il avait les poumons faibles.
Ayant ôté son fétiche, il l’attaqua avec un canif et, écartant les deux morceaux d’étoffe qui formaient le pan de devant, il se mit en devoir d’y insérer les plans nouvellement découverts. Ceci accompli, il installa en bonne place le miroir de M. Butteridge et la cuvette de toile pliante ; puis, il rajusta son costume avec la gravité d’un homme qui a pris une décision irrévocable, boutonna son veston, posa sur le rebord la défroque du derviche, se lava modestement la figure, se rasa, replaça sur sa tête la casquette à rabats, endossa la pelisse, et enfin, rafraîchi et délassé par ces exercices, il surveilla la contrée au-dessus de laquelle il planait.
Le spectacle était vraiment d’une magnificence incroyable. Ni aussi étrange ni aussi grandiose, peut-être, que la mer de nuages ensoleillés, il offrait certes infiniment plus d’intérêt. L’air avait une limpidité incomparable, et, sauf vers le sud et le sud-ouest, pas un nuage ne tachait le ciel. La région était montueuse, avec des bois de sapins et des plateaux dénudés. Des fermes nombreuses parsemaient les pentes ; les collines étaient profondément tranchées par des gorges où coulaient plusieurs rivières sinueuses, au cours interrompu par les barrages des usines électriques. Des villages aux toits en pente abrupte, pimpants et gais, s’éparpillaient partout, avec des églises aux clochers variés auprès des mâts du télégraphe sans fil. Ici et là de vastes châteaux, des parcs spacieux, des routes blanches et des chemins bordés de poteaux rouges ou gris attiraient le regard dans le paysage. On voyait des jardins clos de murs, des rangées de meules de foin, d’énormes toits de granges et des laiteries mécaniques mues par l’électricité. Sur les hauteurs, s’étageaient des troupeaux de bétail. Par endroits, Bert apercevait les voies des anciens chemins de fer, convertis maintenant en monorails, qui disparaissaient sous des tunnels, franchissaient des tranchées et des remblais, et parfois un bourdonnement rapide marquait le passage d’un train. Tout le détail se détachait avec une netteté et une minutie extraordinaires. Une fois ou deux, il distingua des soldats et des canons qui lui rappelèrent les préparatifs militaires du lundi de la Pentecôte à Maidstone. Mais rien ne lui indiquait que ces préparatifs pussent avoir quelque chose d’anormal ; rien ne lui expliquait le bruit irrégulier des tirs, qui montait parfois jusqu’à lui.
– Je voudrais bien connaître le moyen de descendre, – se disait Bert, – à plus de dix mille pieds au-dessus de tout cela, et il tirait inutilement sur les cordes rouge et blanche tour à tour. Plus tard, il fit un inventaire de ses provisions. La vie dans les régions supérieures lui donnait un appétit redoutable et il lui parut sage en l’occurrence de partager ses vivres en rations précises. Rien ne lui garantissait qu’il ne passerait pas huit jours dans les airs.
D’abord le vaste panorama qui se déroulait au-dessous de lui avait été aussi silencieux qu’un décor peint. Mais à mesure que la journée s’avança et que la déperdition du gaz s’accentua en ramenant le ballon plus près de terre, les détails se précisèrent, les personnages devinrent plus visibles, et Bert entendit mieux les coups de sifflet et les ronflements des trains, les mugissements du bétail, les appels des trompettes et des tambours, et bientôt même la voix des hommes. Son guiderope traîna de nouveau sur le sol et il envisagea la possibilité de tenter un atterrissage. À plusieurs reprises, quand la corde entra en contact avec des câbles de transport d’électricité, il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête ; une fois même une décharge plus forte lui donna une secousse violente, et des étincelles jaillirent de divers côtés dans la nacelle.
Il accepta ces vicissitudes comme les aléas du voyage. Une idée unique envahissait à présent son esprit : saisir l’occasion de détacher son grappin du cercle de suspension.
L’essai d’atterrissage fut dès le début malheureux parce que, sans doute, l’endroit était mal choisi. D’ordinaire un ballon doit se poser dans un espace libre, et Bert se trouvait au-dessus d’une foule. Sa décision fut prise subitement sans réflexion suffisante. Dans la direction qu’il suivait, il aperçut la plus attrayante petite ville du monde, tout un bouquet de tourelles et de pignons pointus, dominé par un haut clocher d’église, au milieu de la verdure des jardins. Une antique muraille encerclait la cité, livrant passage, par une vaste et belle porte fortifiée, à une grand’route bordée d’arbres. Tous les fils et câbles électriques des environs, comme des invités à une fête, accouraient vers la ville qui donnait une impression de confort familial et cossu et qu’égayaient encore des pavoisements à profusion. Au long des chemins, les gens de la campagne, à pied ou dans des carrioles à deux roues, arrivaient ou repartaient, dépassés de temps à autre par un wagon monorail. Près de l’embranchement, hors les murs, sous les ombrages d’un quinconce, une petite foire animée avait dressé ses tentes et ses baraques. Le site parut à Bert tout à fait séduisant. Il se tint prêt à lancer son grappin et à s’ancrer au milieu de tout cela, pour débarquer, ainsi que son imagination le lui figurait, tel un hôte intéressant, intéressé, et bienvenu.
Il se voyait déjà au centre d’un cercle d’admirateurs rustiques, accomplissant, de la parole et du geste, des prouesses linguistiques.
C’est à ce moment que commence le chapitre des accidents adverses.
Longtemps avant que la foule fût avertie de la venue de Bert au-dessus des arbres, le guiderope s’était rendu impopulaire. Coiffé d’un chapeau noir luisant et portant sous le bras un vaste parapluie, un vieux paysan, apparemment pris de boisson, fut le premier à apercevoir ce reptile qui rampait sur le sol, et l’ambition présomptueuse de le mettre à mort s’empara du brave homme. Avec des cris farouches il se jeta impétueusement sur le monstre qui traversa de biais la route, barbota dans une jarre de lait sur un tréteau, vint secouer sa queue laiteuse au milieu d’un char à bancs automobile où des filles de fabrique en excursion poussèrent des hurlements perçants. Les spectateurs alors levèrent la tête et ils virent Bert s’escrimant à faire des saluts aimables que la foule, indignée par les piaillements des femmes, considéra comme des gestes insultants. Puis la nacelle heurta adroitement le toit de la porte fortifiée, brisa quelques hampes de drapeaux, joua un air sur une portée de fils télégraphiques, et envoya l’un des fils rompus provoquer, comme une mèche de fouet, sa part d’impopularité. Bert n’évita d’être précipité par-dessus bord qu’en se cramponnant énergiquement aux suspentes. Deux jeunes soldats et plusieurs paysans, vociférant et lui tendant le poing, se lancèrent à sa poursuite au moment où il franchissait le mur de la ville. De rustiques admirateurs, oui vraiment !
À la manière des aérostats soulagés d’une partie de leur poids par un contact quelconque, le ballon avait bondi avec une sorte d’impertinence, et Bert se trouva soudain au-dessus d’une rue encombrée qui débouchait sur une place de marché fort animée. Le flot d’hostilité l’accompagna.
– Le grappin ! – se dit Bert et, après une seconde de réflexion, il interpella la foule. – Gare têtes ! Là Hé ! Hé ! Vous autres têtes ! Sapristi !
Le grappin dégringola sur un toit en pente rapide, tomba avec une avalanche de tuiles cassées dans la rue, au milieu des cris de terreur et d’épouvante, et rebondit dans la glace d’une devanture qui, sous le choc, se brisa avec un tintement infernal. Le ballon roula de très écœurante façon, la nacelle éprouva une secousse violente, mais le grappin n’avait pas tenu. Il émergea de nouveau, portant sur une de ses oreilles, avec un air narquois de sélection délicate, un petit fauteuil d’enfant que poursuivait un boutiquier affolé il souleva sa pêche, la balança avec toute l’apparence d’une pénible indécision devant le rugissement de fureur poussé par la foule, et finalement, comme par une inspiration, la laissa tomber adroitement sur la tête d’une paysanne entourée d’un étalage de choux.
Tout le monde à présent était informé de la présence de l’aérostat, car tous étaient occupés, soit à éviter le grappin, soit à saisir le guiderope. Avec un balancement de pendule, qui dispersait les gens à droite et à gauche, le facétieux grappin reprit contact avec le sol, visa et manqua de peu un gros monsieur en complet bleu et en chapeau de paille. Il arracha un des tréteaux qui soutenaient un étal de mercerie, fit bondir comme un chamois un soldat cycliste en culotte courte, et enfin s’aventura irrésolument entre les jambes de derrière d’un mouton qui fit des efforts convulsifs et disgracieux pour se délivrer et qui resta perché dans une situation de tout repos, sur une croix de pierre, au milieu de la place. À cet instant, le ballon fit mine de s’élancer vers les hauteurs, mais une vingtaine de paires de mains le halaient vers le sol, et Bert constatait aussitôt qu’une fraîche brise soufflait autour de lui.
Pendant quelques secondes, il chancela au milieu de la nacelle, qui à présent se balançait de façon à soulever le cœur. Puis il contempla la cohue gesticulante, et essaya de rassembler ses esprits. Il s’étonnait extraordinairement de cette série de mésaventures. Est-ce que, réellement, ces gens étaient à ce point surexcités ? Ils semblaient furieux contre lui et nul ne se montrait intéressé ou amusé par son apparition. Une proportion excessive de ces clameurs avaient le ton de l’imprécation, et même, à n’en pas douter, un singulier accent de menace. Plusieurs personnes en grand uniforme et coiffées de tricornes s’efforçaient en vain de maintenir la foule. On agitait des poings et des gourdins. Et quand Bert aperçut un des figurants qui se détachait du gros de la troupe et courait à une charrette de foin pour saisir une fourche aux dents aiguës, puis un soldat en uniforme bleu qui débouclait son ceinturon, il n’eut plus alors aucun doute sur la question de savoir s’il devait oui, ou non, atterrir là.
Il s’était forgé cette illusion qu’on allait faire de lui un héros et se rendait compte à présent de sa méprise.
Dix pieds à peine le séparaient des forcenés lorsqu’il se décida. Sa paralysie cessa d’emblée ; il bondit sur le coffre et, au risque de culbuter, il détacha le grappin de son cabillot, puis courut au guiderope et fit de même. Une rauque clameur de dépit accueillit la descente de ces engins ; un projectile, qu’il reconnut par la suite pour un navet, siffla à ses oreilles. L’aérostat fit un saut prodigieux dans les airs, tandis que les têtes grouillantes semblaient s’enfoncer dans un abîme ; au début de ce bond, avec un froissement horrifiant, l’enveloppe effleura un support de fils téléphoniques, et, pendant un instant d’angoisse, Bert s’attendit à une explosion, à une déchirure de la soie caoutchoutée, ou aux deux catastrophes à la fois. Mais la fortune le favorisait.
Pendant que le ballon, allégé du poids énorme du guiderope et du grappin, filait à nouveau, comme une flèche, dans l’empyrée, Bert s’affalait au fond de la nacelle. Lorsqu’il mit enfin le nez au-dessus du bord, la petite ville n’était plus qu’un point menu qui tournait, avec le reste de la basse Allemagne, en une orbite circulaire tout autour de la nacelle – tel était du moins son mouvement apparent.
Quand il y fut habitué, cette rotation du ballon parut à Bert plutôt commode ; elle lui épargnait la peine de se transporter d’un bord à l’autre de la nacelle.
À la fin de l’après-midi d’un beau jour d’été de l’année 19…, si l’on me permet d’emprunter le style cher au feuilletonniste, un aéronaute solitaire – pour remplacer le cavalier du roman de cape et d’épée – poursuivait sa route à travers la Franconie, dans la direction du nord-est, à une hauteur d’environ onze mille pieds au-dessus du sol. Le ballon tournait lentement sur lui-même. L’aéronaute penchait la tête par dessus bord et surveillait la terre avec une expression de perplexité profonde. De temps à autre, ses lèvres émettaient des phrases sans suite :
– Tirer sur les gens, comme cela ! – entendait-on, par exemple, ou bien : – Descendre ! Descendre ! C’est commode à dire. Je ne serais pas long à dégringoler si j’en connaissais le moyen.
En dehors de la nacelle, appel propitiatoire et drapeau blanc sans effet, pendait la robe du Derviche du Désert.
Bert se rendait parfaitement compte à présent que le monde au-dessous de lui, – bien loin d’être l’idyllique campagne de ses rêves du matin ou l’agreste contrée somnolente que sa descente emplirait d’ahurissement et de respect, – se montrait au contraire extrêmement irrité de sa présence et particulièrement surexcité par l’itinéraire qu’il suivait.
– Ce n’est pas moi, pourtant, – songeait l’aéronaute, – qui choisis cet itinéraire, mais je ne peux rien contre mes maîtres, les vents du ciel !
Des voix mystérieuses articulaient à son oreille des mots incompréhensibles, mots lancés jusqu’à lui au moyen de mégaphones, sur des tons effrayants et dans une grande variété de dialectes. Des personnages d’aspect officiel lui avaient fait des signaux avec les bras et avec des drapeaux variés. Somme toute, les phrases qui assaillaient le ballon ne différaient que par l’accent guttural :
– Tescendez ou l’on fous tire dessus.
– C’est fort bien de descendre, – se disait Bert, – mais COMMENT ?
En suite de quoi, un projectile alla se perdre sur sa droite. On lui tira dessus six ou sept fois de différents endroits. Une fois même le projectile avait disparu avec un bruit si caractéristique de soie qu’on déchire que Bert se résigna à la perspective d’une chute à toute vitesse. Mais, ou bien on ne le visait pas directement ou bien on le manquait ; jusqu’ici il n’y avait de déchiré que l’air ambiant… et son âme anxieuse.
Pour le présent, il jouissait d’un répit dans ces attentions, mais il savait que ce n’était au mieux qu’un interlude, et il faisait tout ce qu’il pouvait pour se rendre un compte exact de sa situation. Incidemment, et peu soucieux d’un service raffiné, il s’administrait une tranche de pâté arrosée de café chaud, sans cesser de plonger des regards inquiets par-dessus la nacelle. D’abord il avait attribué l’intérêt croissant qu’on lui témoignait à sa tentative malheureuse d’atterrissage dans la jolie petite ville aux vieux murs. Maintenant, il commençait à comprendre que l’élément militaire plutôt que le civil se tourmentait à son propos.
Il jouait bien involontairement un rôle sinistre et mystérieux – le rôle d’espion international. Il surprenait des secrets ; il menaçait, en fait, les projets d’une puissance non moindre que l’Empire Germanique ; il se jetait étourdiment dans le foyer ardent de la Welt-Politik. À son insu et malgré lui, il voltigeait dans la direction du grand dessein impérial, de l’immense parc aéronautique improvisé en Franconie, où, sans bruit, sur une échelle colossale, on appliquait et développait rapidement les découvertes de Hunstedt et de Stossel, qui doteraient l’Allemagne, avant toutes les autres nations, d’une flotte aérienne, et lui assureraient l’empire de l’air et la suprématie mondiale.
Un peu plus tard, avant qu’on le jetât bas, Bert contempla cet immense chantier d’activité trépidante, baigné par les chaudes lueurs du soir – un vaste chantier, sur un plateau, où les navires aériens étaient parqués comme un troupeau de monstres au pâturage. Ce parc aéronautique s’étendait vers le nord, aussi loin que Bert pouvait voir, méthodiquement aménagé, avec ses hangars numérotés, ses gazomètres, ses campements, ses magasins, le tout entrelacé par les lignes omniprésentes du monorail, et sans aucun fil ni câble aérien. Partout flottaient au vent les couleurs de la Germanie Impériale : blanc, noir et jaune ; partout les aigles noirs déployaient leurs ailes. Même à défaut de ces indications, un ordre rigoureux et précis aurait révélé partout la marque allemande. Des multitudes d’hommes allaient et venaient ; la plupart, en treillis, travaillaient aux aérostats ; d’autres en uniforme brun faisaient l’exercice. Ici et là, les dorures d’un officier en grande tenue scintillaient.
Bert concentra son attention sur les aérostats, et il reconnut aussitôt que c’était trois d’entre eux qu’il avait aperçus la nuit précédente, au moment où ils profitaient de l’écran des nuages pour manœuvrer sans être vus.
Tous ces ballons avaient la forme de poissons. Car les grands vaisseaux aériens, avec lesquels l’Allemagne attaqua les États-Unis dans son dernier et gigantesque effort pour conquérir la suprématie mondiale, – avant que l’humanité se pût rendre compte que cette suprématie était un leurre, – descendaient directement du premier colosse de Zeppelin, qui avait évolué au-dessus du lac de Constance en 1906, et des dirigeables Lebaudy, qui avaient fait leurs mémorables excursions au-dessus de Paris en 1907 et 1908.
Ces immenses aéronefs allemands étaient formés d’un squelette à côtes d’acier et d’aluminium, recouvert d’une enveloppe extérieure, résistante et non élastique, qui abritait à l’intérieur un ballon à gaz en tissu caoutchouté imperméable, coupé en compartiments dont le nombre variait de cinquante à cent. Chacune de ces alvéoles, remplie d’hydrogène, offrait une imperméabilité absolue. On maintenait l’aérostat à une hauteur voulue par le moyen d’un long ballonnet intérieur, de toile de soie renforcée, dans lequel on comprimait de l’air et d’où on l’expulsait, suivant le cas. L’aérostat pouvait être ainsi rendu plus lourd ou plus léger que l’air ; les pertes de poids provenant de l’usure du combustible, du lancement des bombes, et d’autres causes, étaient aussi compensées par l’admission d’air dans les sections du grand ballon. Cela constituait finalement un mélange explosible dangereux, mais, avec tous ces engins, il y a des risques à prévoir. La rigidité de l’énorme machine était assurée encore par un axe d’acier, une poutre armée, qui portait à l’une de ses extrémités l’appareil propulseur et à l’autre l’équipage et les munitions, répartis dans une série de cabines aménagées sous la proue. Le moteur, extraordinairement puissant, était du type Pforzheim, ce triomphe suprême des inventions allemandes ; sa marche se réglait par des commandes électriques disposées dans un des compartiments de la proue, qui formait en réalité la seule partie habitable du vaisseau aérien. Si quelque panne survenait, les mécaniciens se rendaient à l’arrière par une échelle de cordes ou par un passage ménagé dans les chambres à gaz. La tendance au roulis se corrigeait en partie par des ailerons horizontaux latéraux, et la direction s’effectuait par deux ailettes verticales qui, normalement, se repliaient comme des ouïes contre chaque côté de la proue. Somme toute, on avait là l’adaptation la plus complète de la forme du poisson aux conditions du vol aérien, avec cette différence, toutefois, que la vessie natatoire, les yeux et le cerveau se trouvaient au-dessous au lieu d’être au-dessus. Une particularité qui n’avait rien d’aquatique, était l’appareil de télégraphie sans fil qui se balançait sous la cabine d’avant, c’est-à-dire sous le menton même du poisson.
Ces monstres, par temps calme, atteignaient des vitesses de quatre-vingt-dix milles, ou cent cinquante kilomètres, à l’heure, de sorte qu’ils pouvaient avancer contre n’importe quel vent, excepté un ouragan furieux. Leur longueur variait de huit cents à deux mille pieds et leur force ascensionnelle allait de soixante-dix à deux cents tonnes. L’histoire n’a pas enregistré combien de ces aéronats possédait l’Allemagne ; mais, au cours de sa brève inspection, Bert compta jusqu’à quatre-vingts de ces énormes masses, en une interminable perspective qui s’allongeait sur plusieurs rangs. Telles étaient les armes sur lesquelles l’Allemagne comptait s’appuyer pour répudier la Doctrine de Monroe et réclamer hardiment sa part de l’empire du Nouveau-Monde. En outre, elle pouvait recourir aux Drachenflieger, de valeur encore inconnue, et qui, montés par un seul homme, servaient à lancer des bombes.
Mais ces Drachenflieger étaient centralisés dans un autre grand parc aéronautique, situé à l’est de Hambourg, et Bert Smallways n’en vit aucun dans l’examen à vol d’oiseau qu’il fit de l’établissement de Franconie, avant qu’on l’eût jeté bas, lui et son ballon. Car on le jeta bas fort proprement. Les Allemands se servirent pour cela des nouveaux projectiles à traîne d’acier, que Wolffe d’Engelberg avait inventés pour la guerre aérienne. Le projectile effleura Bert, et alla, avec sa traîne métallique déchirer l’enveloppe. Un soupir, un froissement d’étoffe, et le sphérique commença un mouvement régulier de descente. Et quand, dans la confusion du premier moment, Bert se débarrassa d’un sac de lest, les Allemands, très poliment mais fermement, domptèrent ses hésitations en logeant deux autres projectiles dans son ballon.