CHAPITRE IX – DANS L’ÎLE DE LA CHÈVRE

1

 

Le choc d’une balle sur le roc, à côté de lui, rappela à Bert qu’il était un objet visible et revêtu, en partie au moins, d’un uniforme allemand. Il se réfugia de nouveau dans le sous-bois et, pendant quelque temps, il avança en se dissimulant d’arbre en arbre, à la façon d’un poulet qui cherche à échapper, dans les roseaux, à des éperviers imaginaires.

– Battus ! Vaincus ! Anéantis ! – murmurait-il. – Par les Chinois…, les sauvages jaunes qui les pourchassent !

Finalement, il s’arrêta dans une touffe d’arbustes, auprès d’un kiosque de rafraîchissements, fermé et abandonné, en vue de la rive américaine. Le fourré, sous les branches qui se rejoignaient et s’enchevêtraient, formait une sorte de bauge. Gîté là, Bert épiait ce qui se passait dans la ville, de l’autre côté des rapides : mais la fusillade avait cessé à présent et tout paraissait tranquille. L’aéronat asiatique avait abandonné sa position au-dessus du pont suspendu, et planait immobile sur la cité, couvrant de son ombre les alentours de l’usine où s’était livré le combat. Le monstre avait un air de suprématie calme et sûre, et à sa proue pendait, en longs plis ondulants, altier et ornemental, le pavillon, rouge, noir et jaune, de la grande alliance : le Soleil Levant et le Dragon ! Au-delà, vers l’est, mais à une altitude supérieure, planait un second aéronat ; et Bert, reprenant bientôt courage, glissa la tête entre les branches, tendit le cou, et aperçut, contre le soleil couchant, un troisième vaisseau aérien.

– Sapristi !… Vaincus et pourchassés !… Qu’est-ce que ça va devenir ?

Il sembla d’abord que toute lutte fût terminée, bien qu’un drapeau allemand flottât encore sur un édifice démantelé. De même l’étendard blanc, hissé sur l’usine, y demeura pendant tous les événements qui se déroulèrent ensuite.

Un crépitement de coups de feu retentit. Des soldats allemands arrivèrent en courant, et disparurent parmi les maisons ; puis ce furent deux mécaniciens en costume bleu, poursuivis par trois guerriers japonais. Le premier des fuyards était svelte et grand, et galopait légèrement et vite ; le second, court et trapu, détalait comiquement par sauts et par bonds, ses petits bras ronds repliés à ses côtés, et la tête rejetée en arrière. Les Japonais filaient bon train, bien que gênés par leur uniforme et leur casque de cuir et de métal.

Le petit homme trébucha : Bert haleta, devinant une nouvelle atrocité. Celui des Japonais qui suivait le fuyard de plus près gagna trois pas sur lui et se trouva à portée pour lancer un coup de sabre, que l’Allemand évita par un bond en avant.

La poursuite continua sur une douzaine de mètres ; le Japonais leva son arme encore et l’abattit, et Bert, à travers le fleuve, entendit un bruit semblable à un mugissement, au moment où le fuyard tomba. Le sabre se releva une fois, deux fois, sur le malheureux qui se tordait à terre en essayant en vain de se préserver avec ses mains tendues.

– Oh ! c’est trop ! – s’écria Bert, pleurnichant presque.

Le Japonais frappa une quatrième fois et reprit sa course lorsque ses deux camarades le rejoignirent. Mais l’un d’eux s’arrêta, et, ayant sans doute perçu quelque mouvement, il frappa aussi l’Allemand de plusieurs coups de sabre.

– Oh ! oh ! – gémissait Bert, chaque fois que l’arme s’abaissait.

Il s’enfonça davantage dans le buisson et demeura immobile. Bientôt, la fusillade éclata de nouveau, puis tout, même l’hôpital, redevint calme.

Des Asiatiques sortirent des maisons, remettant les sabres au fourreau, et se dirigèrent vers les débris des aéroplanes. D’autres parurent, roulant des appareils indemnes, à la manière de bicyclettes ; ils sautèrent en selle, les ailes battirent, et ils s’envolèrent. À l’horizon, vers l’est, trois aéronats s’élevèrent, montant vers le zénith, tandis que celui qui planait au-dessus de la ville déroulait sur l’usine une longue échelle de corde où grimpèrent quelques hommes.

Longtemps, comme un lapin qui, de son terrier, contemple un rendez-vous de chasse, Bert observa ce qui se passait sur l’autre rive : des Asiatiques pénétraient dans les habitations qu’ils incendiaient l’une après l’autre, comme il s’en rendit compte presque aussitôt. Dans les usines, de sourdes détonations éclataient. Pendant ce temps, les dirigeables et les aéroplanes arrivaient de toutes parts ; un tiers de la flotte des Jaunes fut bientôt réuni au-dessus du Niagara. Immobile, engourdi même, sous l’abri du fourré, Bert les épiait : ils évoluaient, se rangeaient, échangeaient des signaux, et reprenaient à bord les troupes débarquées. Enfin ils se remirent en route dans la direction du soleil flamboyant à l’ouest, vers le quartier général, au-dessus des puits de pétrole de Cleveland. Ils diminuèrent peu à peu dans la distance et disparurent, le laissant seul, autant qu’il pouvait le supposer, – le seul être vivant dans un monde de ruines indescriptibles. Bert, après que le ciel fut vide, resta longtemps bouche bée et les yeux écarquillés.

– Ouf ! – fit-il enfin, comme s’éveillant d’un mauvais rêve.

Le sentiment de désolation et de malheur qui l’emplissait dépassait les limites de sa personne. Il lui semblait que le crépuscule de sa race commençait.

2

 

Bert, tout d’abord, n’envisagea pas sa situation d’une façon précise et définitive. Il avait, en un temps si court, assisté à tant d’événements, où ses propres efforts avaient compté pour si peu, qu’il était devenu passif et résigné. Le dernier projet laissé à son initiative avait été de parcourir les plages anglaises en costume de soi-disant derviche, pour dispenser à ses contemporains des distractions raffinées. Le destin, annulant sa décision, avait jugé bon de l’expédier dans d’autres directions, l’avait ballotté de lieu en lieu, pour le lâcher soudain sur ce roc, entre les cataractes. Il ne vint pas immédiatement à l’esprit de Bert que c’était son tour de jouer, à présent ; une impression bizarre l’égarait, l’impression que cette fantasmagorie s’achèverait comme un cauchemar, que bientôt, à coup sûr, il se retrouverait dans l’atmosphère quotidienne de Bun Hill, avec Edna et Grubb ; que le rugissement et le scintillement de l’eau courante allaient s’effacer, comme sur un rideau, après la représentation cinématographique, et que les choses coutumières et familières reprendraient leur cours. Comme ce serait intéressant de raconter dans quelles circonstances il avait vu le Niagara !

Les paroles de Kurt lui revinrent en mémoire ; « Des êtres arrachés à ceux qui les aiment… Les foyers dévastés…, des êtres pleins de vigueur, de souvenirs, doués de mille qualités agréables, mourant de faim, écharpés, anéantis… »

Il se demanda, incrédule, si tout cela était vrai, tant il éprouvait de difficulté à y croire. Là-bas, tout là-bas, était-il possible que Tom et Jessica fussent dans une aussi terrible extrémité, que la petite boutique de fruiterie ne fût pas ouverte, avec Jessica servant respectueusement les clients, stimulant Tom en de brefs apartés, et veillant au départ ponctuel des livraisons ?

Quel jour de la semaine était-ce ? Il ne le savait plus. Peut-être dimanche ? Alors, ils devaient être à l’église… à moins qu’ils ne fussent cachés aussi dans des fossés. Qu’était-il arrivé au propriétaire, le boucher ? Et à Butteridge, et aux baigneurs de la plage de Dymchurch ? À Londres, également, des événements inouïs s’étaient accomplis, comme il l’avait appris de Kurt… Un bombardement ! Mais qui avait bombardé la ville ? Tom et Jessica étaient-ils traqués, eux aussi, par d’étranges guerriers jaunes aux yeux mauvais, brandissant de grands sabres nus ? Il voulut se représenter tous les aspects possibles du désastre, mais un seul s’offrait, qui éclipsait les autres. Avaient-ils à manger ? Cette question le hantait, l’obsédait.

– Si l’on a très faim, peut-on manger des rats ?

L’accablement particulier qui l’oppressait ne provenait pas tant d’une anxiété patriotique que de la faim ; évidemment, il se sentait très affamé.

Après un instant de réflexion, il se dirigea vers le kiosque situé non loin du pont écroulé.

– Il doit bien s’y trouver quelques vivres…

Il en fit le tour deux fois, et s’attaqua aux volets, avec son couteau de poche d’abord, et ensuite avec un solide piquet de bois. Finalement, un des volets céda ; il acheva de l’arracher et passa sa tête à l’intérieur.

– Bon, il y a de la boustifaille !

Après avoir fait sauter le crochet du second volet, il entra et se mit en devoir d’explorer l’établissement. Il y découvrit plusieurs flacons de lait stérilisé, des bouteilles d’eau minérale, deux énormes boites de biscuits, un grand bocal de gâteaux éventés, des cigarettes en quantité mais trop sèches, quelques boîtes de viande et de fruits conservés, et des assiettes, des couteaux, des fourchettes, des verres pour plus de cinquante personnes. Il y avait aussi un buffet en zinc, mais il ne sut en ouvrir le cadenas.

– En tout cas, je ne mourrai pas de faim avant quelque temps, – se dit-il, et, assis sur le siège du comptoir, il se régala de biscuits et de lait. Après quoi, il ressentit une béatitude parfaite.

– Ça fait plaisir, après tout ce que je viens de passer ! – murmura-t-il, sans cesser de mâcher, et en reluquant tous les coins de la salle. – Sapristi ! quelle journée !

Avec ses souvenirs récents, une sorte d’ahurissement l’envahit.

– Nom d’un chien ! Quelle bataille ! Quel massacre !… Les pauvres diables ! Pas un d’épargné !… Les dirigeables, les aéroplanes et tout le reste ! Qu’est devenu le Zeppelin ?… Et le malheureux Kurt ?… C’était un bon type !

Un vague souci des destinées de l’Empire britannique lui traversa l’esprit.

– Qu’est-ce qui se passe aux Indes, en ce moment ? Puis, ce fut le tour d’une préoccupation d’ordre plus pratique.

– Est-ce que je trouverai ici un instrument pour ouvrir ces boites de conserve ?

3

 

Après avoir festoyé, Bert alluma une cigarette, et médita.

– Je me demande où sont passés Grubb et les autres ; oui, je me le demande, – fit-il tout haut. Et je me demande aussi s’ils s’inquiètent de moi.

Il en revint à sa propre situation.

– Je vais être obligé sans doute de faire un petit stage ici.

Il essaya de se persuader qu’il était à l’aise et en sécurité ; mais bientôt, l’indéfinissable inquiétude de l’animal sociable, abandonné dans la solitude, le tourmenta. Il éprouvait le besoin de regarder par-dessus son épaule, et, pour échapper à cet énervement, il décida d’explorer le reste de l’île.

Ce n’est que très lentement qu’il se remit compte des particularités de sa position, et comprit que la chute de l’arche qui reliait l’île à la rive le séparait complètement du reste du monde. Il ne constata le fait que lorsqu’il se retrouva à l’endroit où la proue du Hohenzollern était échouée, et qu’il revit le pont délabré. Même alors, son esprit n’en fut pas autrement frappé. Ce n’était qu’un fait de plus au milieu d’une innombrable quantité de faits extraordinaires et inévitables. Il contempla un long moment les cabines démantelées du dirigeable et ses toiles déchiquetées, sans que l’idée lui vînt qu’il pût s’y trouver des créatures vivantes, tant l’épave était tordue, brisée et chavirée. Puis ses regards parcoururent l’étendue du ciel : un nuage de brume enveloppait l’horizon ; pas un aéronat n’était en vue ; une hirondelle fit un brusque crochet dans son vol pour happer une invisible victime.

– C’est comme un rêve, – répétait Bert.

Le spectacle des rapides captiva ensuite son attention.

– Quel boucan ! Ça gronde, ça roule, ça éclabousse, toujours, toujours… Ça ne cesse jamais…

Là-dessus ses préoccupations prirent un tour plus personnel.

– Dans la circonstance, qu’est-ce que je dois faire ?… Pas la moindre idée…

Il pensait surtout que, quinze jours auparavant, il était encore à Bun Hill, sans projeter le plus petit voyage, et qu’à présent il se voyait là, entre les cataractes du Niagara, au milieu de la dévastation et des ruines causées par la plus grande bataille aérienne du monde ; il songeait que, dans l’intervalle, il avait passé par-dessus la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Irlande, par-dessus des terres et des mers… C’était une réflexion intéressante, précieuse comme sujet de conversation, mais sans grande utilité pratique.

– Comment diable décamper d’ici ?… Où est la sortie ?… S’il n’y en a pas, sale histoire !… Je crois bien, fit-il, après quelques minutes de méditation, – que je me suis fourré dans un joli guêpier en franchissant ce pont… En tout cas, ça m’a évité de tomber sous la patte de ces satanés Japonais… Ils n’auraient pas fait de cérémonie pour me couper la gorge, à coup sûr ! Pourtant…

Il résolut de retourner à la pointe de Luna Island. De là, immobile, il surveilla la rive canadienne, les décombres des hôtels et des maisons, les arbres abattus du Victoria Park, qui se détachaient à présent sur les teintes roses du couchant. Pas un être humain n’était visible dans ce tableau d’aveugle destruction. Il revint de l’autre côté, face à la rive américaine, passa devant l’épave du Hohenzollern, entra dans le Green Islet, observa l’irréparable brèche du second pont et les torrents d’eau qui bouillonnaient au-dessous.

Vers Buffalo, la fumée montait encore, épaisse, et, aux environs de la gare de Niagara, les bâtiments flambaient violemment. Tout était désert, tout était calme. Dans une allée de l’avenue, sur la chaussée, gisait un morceau d’étoffe d’où sortaient des bras et des jambes…

– Un coup d’œil aux alentours, maintenant dit Bert, et, prenant un sentier qui suivait le milieu de l’île, il découvrit bientôt la carcasse de l’un des monoplans asiatiques qui avaient chaviré pendant la lutte où le Hohenzollern succomba.

La machine avait évidemment opéré une chute verticale et elle était demeurée à demi suspendue dans un groupe d’arbres ; ses ailes tordues et rompues, ses étais disjoints s’enchevêtraient dans les branchages fracassés, et la pointe avant était fichée dans le sol. À quelques pas de là, dans les feuillages, l’aviateur se balançait lugubrement, la tête en bas, mais Bert le remarqua seulement en se remettant en marche. Le soleil venait de se coucher, le vent soufflait à peine, et, dans l’obscurité et le silence crépusculaires, cette face jaune à l’envers n’était guère une découverte tranquillisante. Une branche cassée avait transpercé le thorax de l’homme, et il était resté accroché ainsi, les membres tendus vers la terre, en des contorsions grotesques. Dans sa main il serrait, avec l’étreinte de la mort, une carabine courte et fine.

Bert demeura cloué sur place, les yeux fixes. Puis, secouant sa stupeur, il s’éloigna, jetant de fréquents regards en arrière. Bientôt, parvenu à une clairière, il s’arrêta.

– Nom d’un chien ! – marmonna-t-il. – Je n’ai aucune sympathie pour les cadavres… J’aimerais mieux, ma foi, que l’individu fût vivant.

Il n’avait pas voulu s’engager dans le sentier où pendait l’Asiatique, et maintenant il aurait préféré ne plus avoir d’arbres autour de lui ; il se serait senti plus à l’aise auprès du grondement sociable et des éclaboussements des rapides.

Sur le bord du fleuve, dans un espace libre couvert de gazon, il rencontra un autre aéroplane qui lui parut à peine endommagé. On eût dit que le grand oiseau était descendu doucement se poster là, légèrement penché, avec une aile en l’air. Aucun aviateur, mort ou vivant, ne se trouvait auprès. Il reposait là, abandonné, et l’eau clapotait sur l’extrémité de sa longue queue.

Bert, à l’écart, scruta longuement les ombres sous les arbres, s’attendant à voir l’aéronaute ou son cadavre. Avec circonspection, il s’approcha, examina les ailes étendues, le large volant de direction et la selle vide, mais il n’osa pas y toucher.

– Personne, ici… Dommage que l’autre ne soit pas tombé ailleurs, – fit-il.

Dans un remous auprès d’une roche, il aperçut quelque chose qui surnageait, et il se sentit attiré par une curiosité involontaire. Qu’était-ce ?

– Sapristi ! encore un ? – cria-t-il.

Fasciné malgré lui, il se dit que ce devait être le second aéronaute, atteint d’une balle pendant la bataille et dégringolé de sa selle avant d’avoir pu atterrir. Il fit un effort pour s’en aller, mais il remarqua soudain qu’avec une branche il pourrait repousser dans le courant cet objet désagréable. Il ne resterait plus qu’un seul cadavre pour le tourmenter, et peut-être parviendrait-il à s’en accommoder. Il hésita, puis, avec un certain émoi, il se força à mettre son projet à exécution. Il coupa une gaule dans les buissons, revint vers les rochers et grimpa sur une pointe, à portée du remous. L’obscurité s’épaississait, les chauves-souris commençaient à voleter, et il était trempé de sueur.

Avec sa gaule, il essaya de harponner l’uniforme bleu, manqua son coup, essaya encore, quand le tourbillon ramena le cadavre, et il réussit à le pousser vers le large. À ce moment, le corps se retourna, une tête blond doré apparut… c’était Kurt !

C’était Kurt, mort, le visage livide et calme. Impossible de se méprendre. Il y avait encore assez de lumière pour permettre de le reconnaître. Le courant s’empara de lui, et, dans cette rapide emprise, Kurt parut s’allonger paisiblement, comme on s’étend pour se reposer. Un sentiment d’infinie détresse accabla Bert quand le corps disparut vers la cataracte.

– Kurt ! – appela-t-il. – Kurt ! Je ne l’ai pas fait exprès ! Je ne savais pas que c’était vous ! Kurt ! ne me laissez pas, ne m’abandonnez pas !

Écrasé par la solitude et la désolation, il ne résista plus. Debout sur la roche, dans l’ombre épaissie du soir, il pleura et gémit passionnément, comme un enfant. L’anneau de la chaîne qui le retenait au monde de par-delà les rives semblait s’être rompu. Comme un enfant dans une chambre obscure, il avait peur, et, sans honte, il cédait à son effroi.

Les premières ténèbres l’enserraient. Le sous-bois était plein maintenant d’ombres inquiétantes. Toutes choses autour de lui devinrent étranges et insolites, avec cette touche subtile de fantasque qu’on observe parfois dans les rêves.

– Bon Dieu ! – fit-il. – C’est plus que je n’en puis supporter !

Il quitta les rocs de la berge et s’assit sur le gazon ; soudain un chagrin immense de la mort de Kurt, de Kurt le bon, s’ajouta à son affliction, et ses gémissements se changèrent en sanglots éperdus. Il se coucha de tout son long et serra ses poings impuissants.

– Oh ! cette guerre ! – grondait-il. – Quelle infecte abomination ! Oh ! Kurt, lieutenant Kurt !… J’en ai assez, j’en ai assez, j’en ai eu mon compte, et plus qu’il ne m’en faut… Il n’y a pas de bon sens au monde, tout ça est idiot… La nuit arrive. Il va me hanter !… Oh ! non, il ne peut venir me hanter… Il ne peut pas !… Ou bien, s’il vient, je me jette à l’eau.

Bientôt, il se reprit à parler à mi-voix.

– Il n’y a pas de motif d’avoir peur, réellement… rien que l’imagination. Pauvre Kurt… il se doutait bien qu’il n’y couperait pas… un pressentiment… Il ne m’a pas donné sa lettre, ni le nom de la dame… C’est bien ce qu’il disait : des gens séparés de ceux qui les aiment, partout… Tout juste ce qu’il disait… Et moi, je suis ici, abandonné, à des milliers de lieues de Grubb, d’Edna, de ceux que je connais, comme une plante arrachée avec ses racines… Et toutes les guerres ont toujours été comme ça, seulement, je n’avais pas la jugeote de m’en rendre compte… toujours comme ça… Des malheureux qui vont mourir n’importe où… Et personne n’a le bon sens de le comprendre, de s’en émouvoir et de l’empêcher… Et moi qui me figurais que la guerre était une chose magnifique ! Bon Dieu !… Et ma pauvre Edna, c’était une bonne fille, certes ! Je me souviens d’une partie de bateau avec elle, à Kingstown… Eh bien ! malgré tout, je parie que je la reverrai…, et ce ne sera pas ma faute, si je n’y réussis pas.

4

 

Tout à coup, au moment où il formulait cette héroïque résolution, Bert resta pétrifié de terreur. Dans l’herbe, quelque chose rampait vers lui. Quelque chose rampait, s’arrêtait, repartait, invisible dans l’herbe épaisse. La nuit était toute frissonnante d’horreur… Pendant un long moment, rien ne bougea. Bert n’osait même pas respirer… Mais pourquoi aurait-il peur ? Ce ne pouvait être dangereux… pas assez gros…

Soudain, d’un seul élan, cela se précipita sur lui, avec un miaulement plaintif et la queue droite. C’était un jeune chat, menu et décharné, qui frottait sa tête contre les jambes de Bert, en ronronnant.

– Sapristi, minet, tu m’as fait une rude peur, – dit Bert, sur le front de qui ruisselait une sueur froide.

5

 

Bert passa la nuit assis, le dos contre un arbre, et le chat dans ses bras. Il était incapable de penser ou de parler de façon cohérente, tant il se sentait l’esprit harassé. Vers l’aube, il céda au sommeil.

Il se réveilla tout engourdi, mais quelque peu ragaillardi. Sous sa veste, le chat dormait, tranquille et rassurant ; aucune terreur ne hantait plus les arbres.

Il caressa l’animal qui dressa la tête avec un ronron.

– Tu veux du lait, une bonne assiettée de lait, hein ? – fit Bert. – Et ma foi, moi aussi, je casserais bien une croûte.

S’étirant et bâillant, il se releva, le chat sur son épaule, et, du regard, il scruta les alentours, tandis qu’il se remémorait les événements de la veille.

– Va falloir se débrouiller, – opina-t-il.

En allant vers les arbres, il se trouva en face du cadavre de l’aéronaute. Le spectacle était loin d’être aussi horrifiant que la veille, au crépuscule. Les membres avaient perdu leur raideur, et le fusil avait glissé jusqu’à terre. Cramponné à l’épaule de Bert, le chat se frottait contre sa joue.

– Le mieux que nous ayons à faire, minet, c’est d’enterrer l’épouvantail, – dit Bert, qui regarda autour de lui le sol rocailleux. – Nous n’avons pas besoin de sa compagnie.

Il hésita à se diriger vers le kiosque.

Le chat continuait à lui frotter affectueusement la joue avec son petit museau, et bientôt il lui mordilla l’oreille.

– Allons d’abord déjeuner, – décida Bert, en caressant l’animal, et en tournant le dos au cadavre.

Il fut surpris de trouver la porte du kiosque ouverte, bien qu’il eût la certitude de l’avoir close au loquet. Il remarqua aussi, sur la table, quelques assiettes salies qui n’y étaient pas la veille. Les charnières du couvercle qui fermait le coffre de fer-blanc étaient dévissées.

– Suis-je bête ! Je m’escrimais après le cadenas, sans savoir que le couvercle ne tenait pas !

Le coffre évidemment servait jadis de glacière ; mais il ne contenait plus que les restes de cinq ou six poulets rôtis, et aussi une substance indéfinissable qui avait dû être du beurre et qui exhalait une odeur singulièrement répugnante. Bert rabaissa très soigneusement le couvercle.

Il versa un peu de lait dans une soucoupe et s’assit pour regarder la petite langue rose du chat qui lapait activement le liquide. Puis, il procéda à l’inventaire exact de ses provisions. Il disposait de six flacons de lait pleins et un entamé, soixante bouteilles d’eau minérale, une grande quantité de sirops, environ deux mille cigarettes et plus de cent cigares, neuf oranges, dix boites de bœuf conservé, dont une entamée, deux caisses de biscuits, onze gâteaux au raisin, six quarterons de noix, cinq pots de compote de pêches conservées. Il inscrivit tout cela sur une feuille de papier.

– Pas des tas de mangeaille solide, – observa-t-il, – mais bah ! il y en aura bien pour une quinzaine, et on ne sait pas ce qui peut arriver en quinze jours.

Il remplit une seconde fois la soucoupe du chat, lui donna une tranche de bœuf, puis, avec l’animal bondissant autour de lui, la queue droite, il partit pour revoir le Hohenzollern. Dans la nuit, l’épave avait changé de place et paraissait à présent plus inextricablement échouée contre les rochers de l’île Verte.

Bert examina un moment l’arche rompue du pont, puis, par-delà le fleuve, son regard contempla la désolation de la ville saccagée. Rien n’y semblait vivant qu’une bande de corbeaux, affairés autour du mécanicien massacré par les Asiatiques. Plus loin, sans qu’ils les aperçût, des chiens hurlèrent.

– Mon vieux minou, faut absolument trouver le moyen de décamper de ce sale trou. Au train dont tu vas, notre provision de lait ne durera pas longtemps… En tout cas, il y a de l’eau, et ce n’est pas de soif que nous mourrons, – fit-il, regardant l’avalanche liquide.

Il commença une exploration méthodique de l’île, et arriva bientôt devant une barrière fermée à clef. Il l’escalada et descendit un vieil escalier de bois construit au flanc de la falaise. À chaque marche le grondement des eaux devenait plus formidable. Au bas, Bert, avec un tressaillement d’espoir, découvrit un sentier qui menait, parmi les rocs, au pied de la gigantesque Cascade Centrale. Peut-être était-ce là l’issue ?

Mais le sentier aboutissait seulement à la Cave des Vents. Après avoir passé un quart d’heure dans cette atmosphère étouffante et assourdissante, aplati contre la paroi rocheuse, devant la masse presque solide de la chute, Bert, à demi stupéfié et déçu, revint sur ses pas. En remontant le vieil escalier de bois, il entendit comme un bruit de bottes sur les graviers au-dessus de lui. Ce ne devait être qu’un écho, pensa-t-il, et, en effet, quand il atteignit le haut, l’endroit était absolument désert.

Accompagné du chat qui gambadait près de lui, il se remit en route et parvint à un autre escalier qui grimpait contre un rocher surplombant, d’où la vue s’étendait en enfilade sur l’immense majesté verte de la Chute du Fer à cheval. Il demeura là quelque temps en silence.

– On ne s’imagine pas qu’il puisse y avoir tant d’eau… Tout ce boucan, ça vous porte sur les nerfs, à la fin !… On dirait une foule qui crie…, on dirait des gens qui trépignent… Ça ressemble à tout ce qu’on veut bien se figurer, – grogna-t-il, en s’éloignant. – Il va falloir tourner dans cette île maudite, tourner, tourner, tourner… sans en sortir, – murmura-t-il, lugubrement.

Bientôt, Bert se retrouva devant le moins endommagé des aéroplanes asiatiques. Il s’arrêta, et le chat flaira l’engin.

– C’est la panne !

Il leva soudain la tête, avec un sursaut convulsif.

Deux personnages de haute taille s’avançaient lentement vers lui, du milieu des arbres. Ils étaient couverts de loques roussies et souillées. L’un boitait et avait la tête entourée de bandages. L’autre, qui marchait un peu en avant, conservait l’altière attitude qui convient à un prince, malgré son bras en écharpe et un côté de la face dévoré par une brûlure à vif. C’était le prince Karl Albert, l’Alexandre allemand, le Paladin de la guerre. L’homme qui l’accompagnait était l’officier à tête d’oiseau, dont Bert avait un moment usurpé la cabine à bord du Vaterland.

6

 

Avec cette apparition commença pour Bert une nouvelle existence. Il cessa d’être le représentant solitaire de l’humanité, dans un univers vaste, violent et incompréhensible, et il devint une fois de plus une créature sociable, un homme dans un monde qui contenait d’autres hommes. D’abord, les deux nouveaux venus parurent terribles, puis ils furent agréables et désirables comme des frères. Ils étaient dans le même cas que lui, aussi embarrassés, et abandonnés sans ressources dans l’île. Qu’importait que l’un fût un prince et tous deux des soldats étrangers, et même qu’ils fussent l’un et l’autre incapables de parler couramment l’anglais ? Chez Bert le sentiment naturel de la liberté l’empêchait généreusement de songer à tout cela, et assurément les flottes asiatiques avaient fait table rase de toutes ces triviales différences.

– Eh bien ! Pas possible ! Comment diable vous trouvez-vous ici ? – s’écria-t-il, bon enfant.

– C’est l’Anglais qui nous a apporté la machine Butteridge, – expliqua l’officier au profil d’oiseau, et, sur un ton horrifié, en voyant s’avancer Bert : Saluez ! – commanda-t-il, et, plus fort encore, il répéta : – Saluez !

– Oh ! là ! là ! – fit Bert, qui s’arrêta, en prononçant, à mi-voix, un commentaire plus énergique.

Les yeux fixes, il salua avec gaucherie, et fut immédiatement transformé en un être masqué et sur la défensive, avec qui toute coopération devenait du coup impossible.

Pendant un instant, les deux aristocrates modernes et perfectionnés considérèrent ce difficile problème qu’est le citoyen anglo-saxon, ce citoyen ambigu qui, obéissant à quelque loi mystérieuse de son être, refuse de s’enrégimenter et de se démocratiser. Bert n’était en aucun sens un objet esthétique, mais, chose inexplicable, il avait un aspect solide. Le complet de serge laissait voir maintes traces d’usure, et les entournures trop larges faisaient paraître l’homme plus robuste qu’il n’était en réalité. Sur la tête, il avait une casquette blanche de soldat allemand, beaucoup trop grande pour lui. Son pantalon faisait la vis autour de ses jambes, et il en avait enfoncé le bas dans les courtes bottes de caoutchouc, héritées de l’aéronaute blessé. De pied en cap, il avait l’air d’un inférieur – encore que d’un inférieur peu commode, et instinctivement ils le haïssaient.

Le Prince indiqua du doigt la machine volante et prononça, en mauvais anglais, quelques mots que Bert prit pour de l’allemand.

Il le donna à entendre.

– Dummer Kerl ! Stupide imbécile ! – énonça l’officier au profil d’oiseau, du milieu de ses bandages.

Pour la seconde fois, le Prince tendit vers l’appareil sa main valide.

– Fous comprenez cette Drachenflieger ?

Bert parut se mettre à la hauteur de la situation.

Il se tourna vers la machine. Les habitudes de Bun Hill reprirent le dessus.

– C’est une fabrication étrangère, – expliqua-t-il évasivement.

Les deux Allemands se concertèrent.

– Fous êtes un… expert ? – questionna le Prince.

– On fait la réparation, – répondit Bert, avec exactement le même accent que Grubb.

Le Prince fouilla son vocabulaire :

– Ça, c’est bon pour foler ? – demanda-t-il encore.

Bert se mit à réfléchir en se grattant le menton.

– Faudrait voir, – fit-il prudemment. – On l’a plutôt malmené.

Il eut entre les dents un sifflement, imité aussi de Grubb, plongea ses mains dans les poches de son pantalon et s’approcha de l’appareil. Grubb mâchonnait toujours une chique, mais Bert ne chiquait qu’en imagination.

– Il y a trois jours d’ouvrage là-dessus, – rumina-t-il.

L’idée lui vint alors qu’il y avait peut-être quelque chose à tirer de cette machine. Sans doute, l’aile qui portait sur le sol était hors d’usage : les trois traverses qui la maintenaient rigide s’étaient brisées en heurtant l’arête du rocher, et l’on pouvait supposer aussi que le moteur avait quelques graves avaries. Le crochet de l’aile endommagée était tordu. À part ces anicroches, on ne découvrait pas de dégâts irréparables. Bert se gratta à nouveau la joue, puis son regard parcourut l’étendue ensoleillée des Upper Rapids.

– Réparation à forfait… Je m’en charge, – conclut-il.

De nouveau, tandis que le Prince et l’officier l’observaient avec gravité, il examina attentivement la machine. À Bun Hill, Bert et Grubb avaient pratiqué, sur une vaste échelle, une ingénieuse méthode de réparations, pour leur stock de machines de louage. Ils procédaient par substitution. Une bicyclette trop visiblement disloquée pour être offerte en location constituait encore un capital précieux. Elle se transformait en une sorte de carrière d’où l’on extrayait, suivant les besoins, des vis, des écrous, des billes, des jantes, des tubes de cadre, des rayons, des chaînes, des pédales, bref, tout un stock de « pièces détachées » qui remplaçaient plutôt mal que bien les pièces usées des machines capables encore de rouler… Et là, derrière, il y avait un second aéroplane asiatique.

Le chat se frottait contre les bottes de Bert, qui ne s’occupait plus de lui.

– Raccommodez cette Drachenflieger, – ordonna le Prince.

– Si je la rafistole, – répliqua Bert, frappé d’une idée soudaine, – ce n’est ni vous autres ni moi qui saurons la faire marcher.

– Si, moi, che fole dedans, – assura le Prince.

– Oui, pour finir de vous ébrécher le portrait, – plaisanta Bert, après un silence.

Le Prince ne comprit rien à ce langage imagé et dédaigna de faire répéter la phrase. Le doigt tendu vers le monoplan, il adressa à l’officier une remarque en allemand. L’officier répondit brièvement, puis, après un grand geste qui parcourut tout le ciel, le Prince se mit à discourir fort éloquemment, semblait-il. Bert le reluquait du coin de l’œil, devinant le sens de ces déclamations.

– S’il monte là-dedans, il achèvera sûrement de se casser la binette… Moi, ça m’est égal, allons-y !

Il fouilla sous la selle et autour du moteur pour découvrir la trousse aux outils. En outre, il lui fallait, pour ses mains et son visage, une substance grasse noirâtre. Car le principe fondamental de l’art de la réparation, tel que le connaissait le personnel de la firme Grubb et Smallways, consistait en un barbouillage complet et définitif de toutes les surfaces de peau visibles sur le corps de l’opérateur. Il retira ensuite son veston et son gilet et repoussa sa casquette sur le derrière de son crâne pour se gratter plus facilement.

Le Prince et l’officier se montraient enclins à surveiller la besogne, mais Bert réussit à leur faire comprendre que leur présence le gênait et que, du reste, avant de commencer le travail, il avait besoin de réfléchir. Les deux Allemands se demandaient s’il parlait sérieusement, mais sa longue pratique de loueur et de réparateur avait donné à Bert, en des cas semblables, la manière assurée de l’expert vis-à-vis des profanes, et finalement ils obtempérèrent. Dès qu’ils furent partis, il alla tout droit à l’autre aéroplane, ramassa le fusil et la cartouchière de l’aviateur et les cacha non loin, dans un bouquet d’orties.

– Comme ça, ils ne me le chiperont pas.

Il se livra à une inspection en règle des débris de l’appareil accroché aux arbres, et retourna au premier appareil pour procéder à une indispensable comparaison. La méthode par substitution paraissait parfaitement praticable, s’il n’y avait, dans le moteur, rien d’irréparable ni de trop compliqué.

Quand ils revinrent, peu de temps après, les Allemands trouvèrent Bert déjà généreusement barbouillé de cambouis, manipulant et vérifiant des écrous, des manivelles, des leviers, des soupapes, avec un air de sagacité profonde. L’officier au profil d’oiseau lui adressa une remarque, mais Bert le rabroua sans ménagements.

– Comprends pas. Fermez ça, fichez-moi la paix.

Puis, il eut une idée :

– Il y a un macchabée, là, derrière. Faudrait voir à l’enterrer, dit-il, avec un geste du pouce par-dessus son épaule.

7

 

La présence de ces deux hommes transformait réellement le petit univers de Bert. Un rideau était abaissé devant l’immense et terrible désolation dont le spectacle l’avait accablé. Son monde se composait de trois habitants, un monde minuscule qui suffisait à lui emplir la tête de plans, de spéculations et de combinaisons astucieuses. Que complotaient ces deux personnages ? Que pensaient-ils de lui ? Quelles machinations projetaient-ils ? Cent questions de ce genre s’enchevêtraient dans son esprit, pendant qu’il se démenait laborieusement autour de l’aéroplane asiatique. Les idées lui montaient au cerveau, comme des bulles dans un verre d’eau de Seltz.

– Ah ! là là ! – fit-il soudain.

Il venait de songer, comme à un aspect spécial de l’injustice irrationnelle du destin, que ces deux hommes vivaient, alors que Kurt était mort. Tout l’équipage du Hohenzollern avait péri, et ces deux-là, réfugiés dans la cabine d’avant, avaient échappé aux coups de feu et à la noyade.

– Il prétend sans doute qu’il doit ça à sa fameuse étoile, – marmonna Bert, envahi d’une irrésistible exaspération.

Il se releva et fit face aux deux hommes, qui, debout, côte à côte, le regardaient.

– C’est pas la peine de me surveiller comme ça. Vous me gênez.

Constatant qu’ils ne bougeaient pas, il fit deux pas vers eux, tenant à la main une forte clef à dévisser. À ce moment, il remarqua que le Prince était réellement un quidam formidablement découplé et d’aspect suprêmement impassible. Mais néanmoins, il répéta, en indiquant les arbres :

– Il y a un type mort, là.

L’officier au profil d’oiseau intervint avec quelques mots en allemand.

– Un mort, là, – insista Bert, s’adressant à lui.

Ce ne fut pas sans difficulté qu’il leur persuada d’aller voir le cadavre du Chinois, et encore lui fallut-il les y conduire. Alors Bert comprit très clairement qu’ils entendaient que lui, simple mortel, au-dessous du rang d’officier, eût seul le privilège indivis de faire disparaître le cadavre en le traînant jusqu’au fleuve. Finalement, après une gesticulation courroucée, l’Allemand au profil d’oiseau condescendit à accorder son aide. À eux deux, ils traînèrent, sous les arbres, le cadavre boursouflé de l’Asiatique, et, après quelques haltes, – car il glissait mal sur le sol raboteux, – ils le jetèrent dans le courant.

Bert, les bras endoloris, et dans un état de sourde rébellion, vint reprendre ses savantes investigations autour de l’aéroplane.

– Quel toupet infernal ! On croirait que je suis un de leurs stupides esclaves prussiens !… Imbéciles bouffis d’orgueil !

Ayant suffisamment pesté, il spécula sur ce qui adviendrait, lorsque la machine volante serait réparée, si elle était réparable.

Les deux Allemands s’éloignèrent. Comme résultat de sa méditation, Bert réendossa gilet et veston, dévissa plusieurs écrous, qu’il empocha avec les outils ; il se rendit auprès du monoplan brisé, subtilisa la trousse et la cacha dans une cépée.

– Comme ça, je suis tranquille, – dit-il, ces précautions prises.

Comme il rejoignait la machine, au bord de l’eau, le Prince et son compagnon reparurent. Après un coup d’œil à Bert, qui affectait d’être fort absorbé par son ouvrage, le Prince se dirigea vers la pointe de l’île, et, les bras croisés, il se tint sur le promontoire, contemplant le torrent des eaux et méditant profondément.

L’officier au profil d’oiseau revint vers Bert.

– Partez mancher ! – ordonna-t-il avec un geste significatif.

Bert partit manger, en effet, et quand il arriva au kiosque, il constata que toutes les provisions avaient disparu, sauf une ration de bœuf conservé et trois biscuits. Il demeura bouche bée. Avec un ronron caressant, le petit chat surgit de derrière le comptoir.

– Tiens ! te voilà, minou ! En bien ! où est ton lait ?

Une véritable fureur s’empara de Bert. Prenant l’assiette d’une main et les biscuits de l’autre, il se mit à la recherche du Prince, proférant, les dents serrées, des phrases furibondes à propos des victuailles, et de son propre tube digestif. Il approcha sans saluer.

– Dites donc ? – interpella-t-il, indigné. – Qu’est-ce que ça signifie, cette histoire-là ?

Une fâcheuse altercation s’ensuivit. Bert exposa en anglais la théorie de Bun Hill concernant les rapports entre la nourriture et le travail ; l’officier répliqua par des considérations sur l’idée de la discipline chez certaines nations. Le Prince, jugeant exactement de l’humeur de Bert et de son physique, se décida tout à coup pour la manière forte. Il empoigna Bert par l’épaule, et le secoua vigoureusement, accompagnant ses gourmades d’objurgations irritées et le repoussant avec violence en arrière. Dans les poches de Bert, les écrous et les outils s’entrechoquèrent bruyamment. Le Prince le houspillait comme un simple soldat allemand. Bert recula, blême et décontenancé, mais résolu à toutes les conséquences. D’après son code d’honneur faubourien, un devoir s’imposait, inéluctable : faire le coup de poing avec son adversaire.

– J’aurai ta peau ! – grommela-t-il, haletant, et boutonnant son veston.

– Eh ! bien ! foulez-fous filer, maintenant ? cria le Prince, mais, apercevant l’étincelle héroïque du regard de Bert, il tira son épée.

L’officier au profil d’oiseau s’interposa, et, montrant le ciel, il adressa au Prince quelques brèves phrases en allemand.

Tout au loin, dans le sud-ouest, un dirigeable japonais apparut, volant droit sur eux. Le conflit prit fin. Le Prince fut le premier à saisir le danger de la situation et à battre en retraite. Tous les trois se faufilèrent, comme des lapins, parmi les arbres, cherchant un abri propice, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus dans un creux plein de hautes herbes que surplombait une roche. Ils s’y accroupirent à quelques pas les uns des autres. Ils y demeurèrent longtemps, enfoncés jusqu’au cou dans l’herbe et épiant, entre les branches, la marche du dirigeable. Bert avait laissé tomber sa ration de bœuf, mais il retrouva les biscuits dans sa main et les mangea tranquillement. Le monstrueux vaisseau aérien passa presque au-dessus de leur tête, continua sa course vers la ville et disparut derrière les usines. Pendant que l’ennemi était proche, nul n’avait soufflé mot, mais ils reprirent bientôt leur dispute qui ne dégénéra pas immédiatement en violences, grâce à ce fait qu’aucun des deux partis ne démêlait ce que disait l’autre.

C’est Bert qui réentama la controverse, et il la continua sans se soucier de ce que ses auditeurs comprenaient ou ne comprenaient pas. Mais le ton de sa voix devait exprimer suffisamment ses intentions désobligeantes.

– Si vous voulez que je répare la machine, – débuta-t-il, – vous ferez bien d’y regarder à deux fois avant de me toucher.

Ils affectèrent de ne pas entendre. Il répéta. Alors, il développa son idée et le feu de l’éloquence l’embrasa.

– Si vous vous imaginez que je suis un type qui se laissera étriller sans rien dire, comme vos conscrits, vous vous fourrez joliment le doigt dans l’œil, messeigneurs… Ah ! mais, je commence à en avoir assez, de vous autres et de vos simagrées. Je sais ce que vous valez, à présent, vous tous, et votre guerre, et votre Empire, et votre trompe-l’œil… De la camelote, tout ça, du chiqué ! C’est vous autres, les Allemands, qui êtes cause de tout le gâchis, en Europe, et tout ça pourquoi ? Pour vos singeries stupides ! Tout simplement parce que vous avez de beaux uniformes et des drapeaux !… Et moi ? Croyez-vous que je tenais beaucoup à entrer en relations avec vous ? Je me moquais pas mal de vos projets !… Vous me mettez la main dessus ; VOUS me séquestrez, pas autre chose, et me voilà à je ne sais combien de lieues de chez moi et de tout… Votre maudite flotte est mise en pièces… Et vous avez le toupet de continuer vos grimaces… À d’autres ! avec moi, ça ne prendra pas !… Regardez donc tout le mal que vous avez fait… Rappelez-vous comme vous avez saccagé New York… les gens que vous avez massacrés, toutes les richesses que vous avez gâchées… Ça ne vous suffit donc pas ?

– Dummer Kerl ! – fit tout à coup l’officier au bec d’oiseau, sur un ton de colère contenue et avec un éclair mauvais dans le regard. – Esel ! Âne bâté !

– Des injures ? Ça ne me surprend pas ! Mais lequel des deux, de lui ou de moi, est l’âne bâté ? Quand j’étais gosse, je lisais des récits d’aventures et je voulais devenir un grand capitaine et je rêvais d’un tas de balivernes du même acabit. Mais lui, qu’est-ce qu’il a dans sa caboche ?… Des balivernes sur Napoléon, sur Alexandre, sur sa glorieuse dynastie, sur Son Altesse, sur Dieu, sur le roi David et tout le tralala ! N’importe qui, à la place de votre âne bâté de Prince fagoté d’oripeaux, aurait pu prévoir ce qui est arrivé.

L’officier à profil d’oiseau lui cria de se taire, et entama une conversation avec le Prince.

– Je suis citoyen britannique ! – continua Bert, obstiné. – Vous n’êtes pas obligés d’écouter, mais rien ne me force à me taire.

Et il poursuivit sa dissertation sur l’impérialisme, le militarisme et la politique internationale. Mais la façon dont ils conversaient entre eux, sans se soucier de lui, le déconcerta quelque peu, et il se contenta bientôt de répéter des épithètes injurieuses, anciennes et nouvelles. Puis, soudain, il se souvint de son grief essentiel.

– En tout cas, dites donc, hé là ! C’est pas tout ça, mais où avez-vous fourré les victuailles qui étaient dans le kiosque ?… Voilà où je voulais en venir et ce que je veux savoir. Où les avez-vous fourrées ?

Il se tut. Les autres devisaient toujours paisiblement. Il répéta sa question. Ils s’obstinaient à ne point faire la moindre attention à lui. Pour la troisième fois, et sur un ton intolérablement agressif, il réitéra son insolente question. Un silence gros de danger suivit. Pendant quelques secondes, les trois hommes s’observèrent, les sourcils froncés. Le Prince fixa sur Bert son regard altier et Bert détourna la tête. Lentement, alors, le Prince se dressa sur ses jambes ; l’officier au profil d’oiseau se remit malaisément sur pied. Bert resta accroupi.

– Fous, maintenant, soyez calme, – ordonna le Prince.

Bert comprit que ce n’était plus le moment d’être éloquent. Les deux Allemands le tenaient sous la menace de leurs yeux haineux. Pendant un moment Bert vit la mort proche.

Puis, le prince tourna les talons, et les deux hommes partirent dans la direction de l’aéroplane.

– Sapristi ! – fit Bert, en ajoutant tout bas une expression plus énergique. Il demeura immobile trois ou quatre minutes encore, puis, se relevant d’un bond, il alla prendre, dans les orties, où il l’avait caché, le fusil de l’aviateur chinois.

Dès cet instant, il ne fallut plus prétendre que Bert fût aux ordres du Prince ni qu’il eût l’intention d’achever la réparation de l’aéroplane. Les deux Allemands prirent possession de l’appareil et se mirent à l’œuvre. Avec son arme nouvelle, Bert s’éloigna du voisinage, et, dans un endroit qu’il jugea propice, il s’installa pour en étudier le maniement. C’était une carabine courte, à grosses cartouches, et il n’en manquait qu’une ou deux dans le magasin. Bert retira soigneusement celles qui restaient, manœuvra la détente et tout le mécanisme, jusqu’à ce qu’il fût sûr de savoir s’en servir. Avec le même soin, il remit les cartouches en place. Cela fait, il se souvint qu’il avait faim et, le fusil sous le bras, il partit en reconnaissance du côté du kiosque.

Il eut assez de bon sens pour se rendre compte qu’il ne devait pas se montrer avec le fusil au Prince et à son compagnon. Tant qu’ils le croiraient sans armes, ils le laisseraient tranquille, mais on ne pouvait présumer de ce que ferait le personnage napoléonien s’il le voyait armé. Il n’alla pas non plus de leur côté, parce qu’il sentait bouillonner au-dedans de lui un trop-plein de rage et d’appréhension, et qu’il éprouvait le besoin de tirer sur ces deux hommes. Il voulait tirer dessus, et se disait en même temps que les tuer ainsi serait une action horrible. Les deux aspects incompatibles du primitif et de l’homme civilisé luttaient en lui.

Près du kiosque, le petit chat reparut, réclamant, de toute évidence, sa ration de lait. Ce miaulement aggrava considérablement la colère d’homme affamé de Bert, qui se mit à fouiller dans tous les coins du kiosque, tout en parlant seul à haute voix. Bientôt, il s’arrêta et déclama de véhémentes injures. Il discourut sur la guerre, sur l’orgueil, sur l’impérialisme.

– Tout autre Prince que lui aurait voulu périr avec ses hommes et son navire ! – criait-il.

Les deux Allemands, de temps à autre, percevaient ces éclats de voix, au milieu du grondement des eaux. Leurs regards se croisaient, et ils souriaient.

Bert songea un instant à s’asseoir dans le kiosque pour les attendre, mais il réfléchit que ce serait les avoir trop près. Si bien qu’il décida de se rendre à la pointe de Luna Island, afin d’y examiner en paix la situation.

Cette situation, tout d’abord, lui avait paru relativement simple, mais à mesure qu’il la retournait dans son esprit, elle offrait des éventualités multiples.

Chacun de ces deux hommes portait une épée… Avaient-ils aussi des revolvers ?

S’il les tuait tous les deux, il ne découvrirait peut-être jamais l’endroit où ils avaient caché les vivres.

Jusqu’ici, il s’était promené avec son fusil sous le bras, plein d’un sentiment d’altière sécurité, mais qu’arriverait-il s’ils voyaient l’arme et décidaient de lui tendre des embûches. L’île de la Chèvre n’était que roches, fourrés, buissons, monticules et ravins… Pourquoi n’irait-il pas les tuer tout de suite ?

– Ah non, je ne peux pas ! – dit Bert, écartant cette idée. – Sur le moment de la colère, oui !… Mais pas de sang-froid.

C’était une faute de rester éloigné d’eux, comme il le comprit soudain. Il fallait ne pas les perdre de vue, les épier à leur insu et les suivre. De cette façon, il serait au courant de leurs faits et gestes, il saurait s’ils avaient chacun un revolver et en quel endroit ils cachaient les vivres, enfin il serait mieux à même de déterminer leurs intentions à son égard. S’il ne les espionnait pas, c’est eux bientôt qui se mettraient à sa recherche. Cette conclusion lui parut si éminemment raisonnable qu’il se décida d’emblée à agir en conséquence.

Pensant à son accoutrement, il se défit de son faux col et de sa casquette blanche d’aéronaute, qui pouvaient le trahir, et les jeta dans le fleuve, puis il releva le col de son veston pour qu’on ne pût apercevoir le moindre fragment de sa chemise sale. Dans ses poches, les outils et les écrous avaient tendance à s’entrechoquer fâcheusement, mais il les disposa dans un autre ordre et les enveloppa dans des lettres et dans son mouchoir. Enfin, avec la plus extrême circonspection et sans bruit, il se mit en route, restant à chaque pas aux aguets et aux écoutes.

À mesure qu’il approchait de ses antagonistes, des craquements, des soupirs et des han ! l’aidaient à se diriger. Enfin, il les découvrit, occupés à livrer une sorte de match de lutte avec l’aéroplane asiatique. Ils avaient retiré leur tunique, posé leur épée à terre, et ils s’acharnaient superbement à la besogne, s’efforçant apparemment de tourner le monoplan en sens contraire ; mais la longue queue prise dans les arbustes leur donnait d’extrêmes difficultés.

En les apercevant, Bert s’aplatit sur le sol, rampa jusqu’à un creux propice et demeura étendu là à contempler leurs efforts. De temps à autre, pour passer le temps, il les visait tour à tour avec son arme. Le spectacle l’intéressait énormément, à tel point même que parfois il fut sur le point de leur crier d’utiles conseils.

– Dès qu’ils auront achevé de tourner l’appareil, – se dit-il, – ils verront que les écrous et les outils manquent, et ils se mettront à ma recherche, car ils en viendront tout naturellement à cette conclusion, que nul autre que moi ne peut les avoir subtilisés.

Fallait-il cacher le fusil et essayer une transaction, en échangeant les outils contre de la nourriture ? Mais il comprit qu’il serait incapable, à présent qu’il avait goûté à cette rassurante compagnie, de se séparer de son arme. Le petit chat surgit tout à coup, lui prodigua mille caresses, lui léchant la figure et lui mordillant l’oreille.

Au cours de la matinée, Bert observa, très loin dans le sud, un aéronat asiatique, se dirigeant vers l’est, mais les Allemands ne le remarquèrent pas.

Le soleil arrivait au zénith. Enfin, la machine volante fut entièrement tournée, bien en équilibre sur ses roues, et son avant face aux rapides. Les deux travailleurs essuyèrent leurs visages trempés, réendossèrent leurs tuniques, bouclèrent leurs ceinturons, puis se parlèrent et se comportèrent comme des hommes qui se congratulent d’une matinée bien employée. Ensuite, le Prince en tête, ils partirent d’un bon pas dans la direction du kiosque. Bert se hâta de les suivre, mais il lui fut impossible d’avancer assez vite et assez subrepticement pour surprendre en quel endroit ils avaient caché les vivres. Quand il fut assez près, il les vit assis, le dos appuyé contre le kiosque, une assiette sur les genoux, avec, entre eux, une boîte de bœuf conservé et une platée de biscuits. Ils paraissaient de fort belle humeur, et une fois même le Prince éclata de rire.

À cette vision de leur repas, Bert oublia tous ses plans. La faim l’emporta. Il se dressa tout à coup devant eux, à une distance d’environ trente pas, le fusil en arrêt.

– Les mains en l’air ! – cria-t-il, d’une voix rauque et féroce.

Après une courte hésitation, deux paires de bras se levèrent. Les Allemands ne s’attendaient certes pas à l’intervention d’un fusil.

– Debout ! – commanda Bert. – Jetez les fourchettes !

Ils obéirent.

– Et maintenant ? se demanda Bert. Il n’y a plus qu’à les faire décamper, et il reprit, à haute voix : – Par file à droite, marche !

Le Prince obéit avec une remarquable alacrité.

Parvenu à l’extrémité de la clairière, il prononça quelques mots rapides, et, avec un manque absolu de dignité, son aide de camp et lui déguerpirent à toutes jambes.

Une soudaine arrière-pensée exaspéra Bert contre lui-même.

– Bigre ! – s’écria-t-il, avec un sentiment d’infinie vexation. – Quel idiot je suis ! J’aurais dû leur faire rendre leurs épées… Hé ! là-bas ! demi-tour !

Mais les Allemands étaient déjà hors de vue, et s’abritaient sans doute derrière les arbres. Bert n’eut d’autre consolation que de s’invectiver et de s’abandonner aux plus énergiques imprécations. Puis, il marcha jusqu’au kiosque, examinant superficiellement la possibilité d’être attaqué de flanc. Après avoir placé son fusil à portée de sa main, il se mit en devoir de vider l’assiette abandonnée par le Prince, restant quelques secondes aux écoutes entre chaque bouchée. Cette première ration achevée, il en donna les débris au chat ronronnant, et il entamait la seconde ration, quand l’assiette se brisa dans sa main ! Il demeura stupéfait, tandis que lentement, dans son esprit, il rapprochait de ce miracle le fait qu’il avait entendu au même moment une brève détonation dans le fourré. Il bondit sur ses jambes, empoigna son fusil d’une main et la boite de bœuf conservé de l’autre et, en contournant le kiosque, il s’enfuit à l’autre extrémité de la clairière. Au même instant, un bruit sec crépita dans le fourré, et pfuitt ! quelque chose siffla à son oreille. Il n’arrêta sa course éperdue que lorsqu’il se jugea dans une forte position de défense, près de Luna Island, où, pantelant, il se terra, farouchement en alerte.

– Ils ont un revolver, après tout, – bredouillait-il, haletant. – En ont-ils chacun un ? Dans ce cas-là, sacrebleu, je serais flambé… Et le minet, où est-il ?… Il se régale des restes de bœuf, le petit brigand !

9

 

C’est ainsi que les hostilités débutèrent dans l’île de la Chèvre. Elles durèrent une nuit et un jour, le plus long jour et la plus longue nuit de toute l’existence de Bert. Pendant tout ce temps, il lui fallut rester à l’affût, aux aguets, et en outre décider quel plan il adopterait. L’alternative se précisait à présent : ou bien il tuerait ces hommes ou eux le tueraient. Le prix réservé au vainqueur consistait dans les vivres, d’abord, puis dans la machine volante et le douteux privilège de se risquer à s’en servir. Si l’on échouait dans la tentative de s’envoler, c’était la mort certaine ; si l’on réussissait, on irait aborder quelque part, de l’autre côté… Et Bert essaya de s’imaginer en quel état il trouverait le monde, de l’autre côté. Toutes les éventualités se présentèrent : le désert sans ressources, des Américains exaspérés, des Japonais, des Chinois, peut-être des Peaux-Rouges ! … Y avait-il encore des Peaux-Rouges ?

– Faudra prendre les choses comme elles viendront, – se résigna-t-il. – Pas moyen de sortir d’ici par un autre chemin.

Mais… N’entendait-il pas des voix ?… Il s’aperçut que son attention s’égarait. Tous ses sens furent en alerte. Le grondement des chutes déformait et confondait tous les bruits… bruits de pas précipités et ralentis, bruits de voix qui deviennent des cris et des vociférations.

– Imbécile de cataracte ! – maugréa Bert. – Y a-t-il rien de plus bête que de tomber comme ça tout le temps.

Bah ! à quoi bon s’en préoccuper ? Que faisaient les Allemands ? Étaient-ils retournés à l’aéroplane ?

Ils ne pouvaient rien en faire, puisqu’il avait dans sa poche des écrous indispensables, la clef à dévisser et d’autres outils. Oui, mais s’ils mettaient la main sur la seconde trousse dans la cépée ? Bien sûr, il l’avait soigneusement dissimulée, mais s’ils la trouvaient par hasard… On n’était jamais sûr. Il essaya de se rappeler exactement comment il avait caché les outils, de se persuader qu’ils étaient introuvables, mais sa mémoire commença à lui jouer des tours.

N’avait-il pas laissé dépasser le manche de la clef anglaise, qui scintillerait entre les troncs ?…

– Chut !… Qu’était-ce ? Quelqu’un remuait dans les fourrés ? Le canon du fusil se dressa… Rien !… Qu’était devenu le petit chat ?… Non, rien, pas même le petit chat… Des fantaisies de l’imagination.

Les Allemands s’apercevraient évidemment de l’absence des pièces et des outils et ils les chercheraient, c’était clair. Ne les trouvant pas, ils en concluraient qu’il les avait gardés et ils le pourchasseraient. Il n’avait donc qu’à rester tranquillement à l’affût… Est-ce que rien ne clochait dans ce plan ? À leur tour, ne subtiliseraient-ils pas certaines pièces détachables et ne lui tendraient-ils pas un piège ? Non, ils ne feraient pas cela, parce qu’ils étaient deux contre un. Ils ne redoutaient certainement pas de le voir s’échapper en aéroplane ; ils n’avaient non plus aucune bonne raison de supposer qu’il s’approcherait de l’appareil, et par conséquent ils ne feraient rien pour l’endommager et le mettre hors d’usage. Tout cela, conclut-il, était certain. Mais s’ils l’attendaient à l’affût aux alentours du kiosque, quand il viendrait aux approvisionnements ? C’était peu probable : ils savaient en effet qu’il avait emporté avec lui cette grande boite de bœuf conservé, qui lui durerait bien plusieurs jours s’il en usait avec modération… Autre chose : au lieu de l’attaquer, ils n’avaient qu’à compter sur la fatigue…

Il se dressa en sursaut, apercevant pour la première fois le danger de sa situation : il pourrait s’endormir !

Dix minutes de la suggestion que comportait cette idée, et il se rendit compte qu’il s’assoupissait.

Il se frotta les yeux, manipula son arme… Jamais encore, il n’avait remarqué l’effet soporifique que produisait le soleil et l’air d’Amérique, ni combien endormant et berceur était le ronflement assourdissant du Niagara… Jusqu’ici, pourtant, tout cela avait paru fort stimulant.

Si seulement il n’avait pas mangé autant et aussi vite, il ne se sentirait pas si alourdi… Les végétariens éprouvent-ils ces lourdeurs ?…

Il dut à nouveau secouer sa torpeur croissante.

S’il ne faisait pas immédiatement quelque chose, il s’endormirait, et, s’il dormait, il y avait dix à parier contre un qu’ils le découvriraient en train de ronfler et en finiraient aussitôt avec lui. À rester immobile et muet, il dormirait, il dormirait immanquablement ; mieux valait donc courir tout de suite les risques de l’attaque… Quoi qu’il fît, c’est finalement le sommeil qui l’emporterait, puisque, sur ce point, ses ennemis avaient l’avantage : quand l’un d’eux reposerait, l’autre ferait le guet ; quand l’un se livrerait à certaines manœuvres, l’autre resterait à l’affût, prêt à tirer.

Là-dessus, il songea aux embuscades et aux subterfuges possibles. Quel idiot il avait été de jeter sa casquette, alors qu’elle lui aurait été si précieuse, accrochée sur un bâton, spécialement la nuit !

Il éprouva une grande soif, qu’il calma en suçant un petit caillou. Puis ce fut le besoin de sommeil qui revint…

De toute évidence, il lui fallait attaquer.

Comme beaucoup d’illustres généraux avant lui, il constata que ses bagages – c’est-à-dire la boite de fer-blanc qui contenait le bœuf conservé – constituaient un sérieux obstacle à la mobilité de ses mouvements. Il décida finalement de fourrer le contenu à même dans sa poche et de se débarrasser du contenant. Ce n’était peut-être pas un arrangement idéal, mais en campagne il faut savoir faire des sacrifices. Il se mit en marche et franchit presque en rampant une dizaine de mètres…

L’après-midi était parfaitement calme, et le mugissement de la cataracte faisait ressortir comme en relief cette immense paix. Et Bert s’efforçait de comploter la mort de deux êtres humains qui valaient mieux que lui, pendant qu’eux-mêmes combinaient un semblable projet à son égard. Que machinaient-ils, derrière ce silence ?

S’il se trouvait soudain face à face avec eux ? S’il tirait et les manquait ?…

10

 

Courbé sur son arme, Bert, à tout moment, s’arrêtait pour écouter, repartait, et sans nul doute l’Alexandre teuton et son lieutenant faisaient de même. Si, sur une carte à échelle, on avait tracé en lignes rouges et bleues ces mouvements stratégiques, on aurait pu constater de nombreux croisements. Cela dura jusqu’au soir, et, au long de cette interminable journée d’affût, pas une fois les deux partis ne s’aperçurent, pas un instant ils ne surent s’ils étaient proches ou éloignés l’un de l’autre. À la nuit, Bert se trouva près de la chute américaine ; il n’avait plus sommeil, mais il ressentait une soif violente. L’idée lui vint alors que ses adversaires pouvaient s’être réfugiés dans l’épave du Hohenzollern, échouée à la pointe de l’île Verte. Soudain, plein d’audace, il renonça à se dissimuler et traversa la passerelle… Il n’y avait personne. C’était sa première visite à ces immenses fragments du dirigeable, et il les explora curieusement, dans leur demi-obscurité. La cabine d’avant paraissait presque intacte, avec son plancher en pente, dont un coin était submergé. Il se glissa à l’intérieur, étancha sa soif, et fut frappé par cette brillante idée qu’il pourrait là passer confortablement la nuit.

Mais à présent le sommeil se refusait à venir.

Vers le matin, pourtant, Bert s’assoupit, et quand il s’éveilla il faisait grand jour. Il déjeuna de conserve de bœuf et de quelques gorgées d’eau, après quoi il médita longtemps sur la sécurité qu’offrait son refuge. Enfin, il se sentit hardi et résolu. D’une façon ou d’une autre, il voulait mettre un terme à cette situation ; il en avait assez de ramper et de se cacher. La carabine à la main, ne prenant même plus la peine d’amortir ses pas, il sortit au plein soleil, et gagna le kiosque sans rencontrer personne. De là, il se dirigea vers l’aéroplane, et soudain il découvrit l’officier au profil d’oiseau, assis par terre, le dos contre un arbre, endormi, la tête penchée sur ses bras croisés, et son pansement déplacé lui recouvrant presque un œil.

Bert s’arrêta instantanément, à une quinzaine de mètres, l’arme prête… Où était le Prince ? Alors, il distingua derrière un arbre voisin une épaule qui dépassait. Prudemment, il fit cinq pas de côté. Le fameux personnage devint visible, appuyé contre le tronc, le revolver dans une main et l’épée dans l’autre, et bâillant, bâillant…

– On ne peut tout de même pas tirer sur un homme qui bâille, – observa Bert.

L’arme en joue, il avança sur son antagoniste, avec, dans l’esprit, la sotte fantaisie de crier un « haut les mains ! » magnanime. Mais le Prince le vit : la bouche qui bâillait se ferma comme une trappe, et l’homme se dressa, immobile. Bert, muet, ne bougea pas. Un instant les deux ennemis s’épièrent…

Il eût été sage, de la part du Prince, de se dissimuler derrière l’arbre. Au lieu de cela, il poussa un cri, et leva son revolver et son épée. À ce geste, comme un automate, Bert appuya sur la détente.

C’était la première fois qu’il se servait d’une arme à balle d’oxygène. Une grande flamme aveuglante jaillit du buste du Prince, accompagnée d’une détonation assourdie. Quelque chose de chaud et d’humide vint frapper Bert au visage. Puis, dans un tourbillon de fumée, des membres et des fragments humains retombèrent en s’éparpillant sur le sol.

Bert fut si surpris qu’il resta sur place, la bouche ouverte, et l’officier à profil d’oiseau aurait pu le pourfendre à coups de sabre, sans qu’il songeât à se défendre. Mais l’Allemand s’enfuyait par le sous-bois, se dissimulant derrière les troncs. Reprenant ses esprits, Bert s’élança à sa poursuite, mais il y renonça bientôt, car il ne se sentait pas le cœur de continuer le massacre. Il revint vers les débris mutilés, les restes épars de ce qui avait été si récemment encore le grand et fameux prince Karl Albert, et il inspecta même les végétations d’alentour hachées par l’explosion et éclaboussées de sang. Après des essais infructueux d’identification, il se risqua à ramasser le revolver encore chaud, mais le barillet avait éclaté.

À ce moment, il constata la présence amicale et réconfortante du chat, et il fut grandement choqué qu’un être si jeune fût le témoin d’une aussi horrible scène.

– En route, minet, ça n’est pas ta place ici.

En trois enjambées, il eut rattrapé et capturé l’animal, et il se dirigea vers le kiosque, avec la bête ronronnant sur son épaule.

– Ça n’a pas l’air de t’émouvoir beaucoup, ces carnages, – dit-il.

Ses perquisitions méthodiques lui firent découvrir les provisions cachées dans le toit. Tout en versant une soucoupe de lait à son chat, il remarqua à haute voix :

– C’est dur tout de même de penser que trois hommes dans une pareille impasse ne puissent pas s’entendre… Mais Son Altesse nous la faisait un peu trop à la pose… Sapristi ! – continua-t-il, assis sur le comptoir et mâchonnant : – Quelle drôle de chose que la vie ! Ainsi, moi, j’avais vu son portrait, je connaissais son nom quand j’étais à peine un gosse en culottes courtes… Le prince Karl Albert !… Si quelqu’un m’avait prédit que je le ferais éclater en morceaux… Ah ! non ! Ça, mon vieux minou, je ne l’aurais pas cru !… La somnambule aurait dû me prévenir, au lieu de me dire que j’avais la poitrine faible, ce qui n’est pas difficile à voir, parbleu !… L’autre type, qui a pris la poudre d’escampette, ne peut pas faire grand’chose… Je me demande comment je vais me débarrasser de lui…

Son œil bleu surveillait la bordure d’arbres de la clairière, et il caressait le fusil sur ses genoux.

– Je n’aime pas beaucoup toutes ces tueries, vois-tu, minet, – reprit-il. – Comme disait Kurt, on patauge trop dans le sang, et tu y patauges un peu jeune, toi… Si ce Prince était venu à moi la main tendue, je lui aurais tendu la mienne, sûrement !… Et maintenant, reste l’autre, qui se niche dans les fourrés… avec sa tête entamée et une patte qui boite… Sapristi, il y a à peine trois semaines que je l’ai vu pour la première fois… Il était chic et pomponné, avec les mains pleines de brosses, de peignes et d’objets de toilette, et il pestait contre moi… un vrai gentleman, quoi ! À présent, il est retombé presque à l’état sauvage… Qu’est-ce que je vais faire de lui ?… Oui, que diable vais-je faire de lui ? Je ne vais bien sûr pas lui laisser l’aéroplane… Ça serait d’une bonté un peu excessive, et, si je ne le tue pas, il va errer dans l’île et mourir de faim… Il est vrai qu’il a un sabre.

Il alluma une cigarette et se lança de nouveau dans ses réflexions philosophiques.

– La guerre, vois-tu, minet, c’est un sale jeu ! oui, un sale jeu ! Et nous autres, les gens du peuple, nous sommes des imbéciles. On se figurait que les personnages de la haute savaient où ils voulaient en venir, et ils ne savaient rien du tout. Cette espèce de Prince, par exemple : il avait toute l’Allemagne derrière lui, et à quoi ça lui a-t-il servi ?… À des tueries, des ravages, des désastres, et le voilà maintenant dans un bel état, un fouillis de membres, de sang, de bottes, un horrible gâchis !… Son Altesse Impériale le prince Karl Albert !… Toute l’armée qu’il emmena, et ses dirigeables, ses Drachenflieger, tout est dispersé comme des fétus de paille, entre ce trou et l’Allemagne. Et la guerre, qu’il a mise en branle, continue, avec des carnages, des incendies, une guerre sans fin, d’un bout à l’autre du monde… Je suppose qu’il faudra bien que je massacre aussi celui qui reste… Faudra que j’en vienne là… Mais ça n’est pas ce genre de corvée-là qui me plaît, vois-tu, minet.

Bert parcourut l’île en tous sens, au milieu du tumulte des chutes, pour tâcher de découvrir l’officier blessé. À la fin, il le fit débusquer de quelques buissons épais ; mais, quand il vit s’enfuir devant lui, en boitant, l’homme courbé et enveloppé de bandages sanglants, sa pitié l’emporta.

– Je ne peux pas… c’est clair que je ne peux pas tirer dessus… Qu’il s’en aille !

Et il alla retrouver l’aéroplane.

Il ne revit pas l’éclopé et il n’en aperçut même aucune trace. Vers le soir, il craignit à nouveau une embuscade et se mit en chasse vigoureusement, pendant deux heures environ, mais en vain. Il s’installa pour dormir, dans une bonne position de défense, à l’extrémité de la pointe rocheuse qui s’avance vers la cascade canadienne. Dans la nuit, il s’éveilla, en proie à une terreur panique, et il déchargea son fusil au hasard. Après ce cauchemar, il ne put se rendormir. Au matin, il éprouva un vif intérêt pour le disparu et il le chercha comme un frère égaré.

– Si je savais quelques mots d’allemand, – se dit-il, – je l’appellerais… C’est là le hic, de ne pas parler la même langue, on ne peut pas s’expliquer.

Plus tard, il découvrit les vestiges d’une tentative qu’avait dû faire le malheureux pour franchir la brèche du pont. Une corde, munie d’une sorte de ralingue, avait été lancée par-dessus le vide et s’était accrochée à un fragment de garde-fou. L’extrémité de cette corde traînait dans le courant bouillonnant…

Mais l’officier à profil d’oiseau coudoyait déjà à cette heure des corps inertes qui avaient été le lieutenant Kurt, l’aéronaute chinois, et une vache noyée, en compagnie d’autres déchets de fort peu agréable compagnie, dans un des remous qui se formaient à quatre kilomètres de là. Jamais cet immense dépotoir, ce tournoiement incessant et sans objet, n’avait été pareillement encombré d’étranges et lamentables épaves.

Tout ce ramas tournait et tournait, et chaque tour lui apportait de nouveaux appoints, cadavres d’animaux, fragments d’aéronats et d’embarcations, cadavres innombrables d’habitants des villes qui bordaient les rives des lacs d’amont. Il en vint en quantités énormes de Cleveland. Tout se rassemblait là, et tourbillonnait indéfiniment, et, au-dessus, tournoyaient des vols, chaque jour accrus, de grands oiseaux de proie.