CHAPITRE II – OÙ BERT SMALLWAYS EST ASSAILLI DE DIFFICULTÉS
Il ne vint à l’idée ni de Tom ni de Bert Smallways que le remarquable exploit aérien de M. Butteridge pût en aucune manière affecter leur existence, ni qu’il en résultât pour eux d’être distingués parmi les millions d’individus qui les entouraient. Quand, du haut de Bun Hill, ils eurent vu la guêpe mécanique, avec ses plans rotateurs dorés par le couchant, rejoindre en bourdonnant l’abri du hangar, ils reprirent le chemin de la fruiterie, en contrebas sous le grand pilier de fer de la ligne du monorail allant de Londres à Brighton, et aussitôt ils recommencèrent la discussion qu’ils avaient entamée avant que le miraculeux Butteridge eût surgi des brumes londoniennes.
C’était une discussion difficile et sans issue. Ils se criaient les phrases dans l’oreille, à cause du mugissement et du ronflement des wagons gyroscopiques qui traversaient la Grand’Rue. Le sujet du débat était litigieux et confidentiel. Les affaires de Grubb paraissaient en fâcheuse posture. Or dans un moment d’enthousiasme financier, il avait associé Bert pour moitié à son entreprise, ce qui le dispensait de lui payer aucun salaire.
Bert s’efforçait de faire entrer dans la tête de Tom que la nouvelle firme « Grubb et Smallways » offrait des avantages sans précédents et sans comparaison pour le petit capitaliste possédant des fonds disponibles. Et Bert en arrivait à constater, comme si c’eût été un fait extraordinaire, que Tom restait absolument bouché à toute idée. À la fin, il laissa de côté les considérations financières, et, faisant exclusivement appel à l’affection fraternelle, il réussit à emprunter à Tom un souverain, en échange de sa parole d’honneur comme garantie du remboursement.
La firme « Grubb et Smallways », anciennement « Grubb », avait en réalité joué de malheur depuis quelque temps. Au cours des dernières années, les affaires avaient marché cahin-caha, avec une prédisposition romanesque à l’insécurité, dans une petite échoppe délabrée ouvrant sur la Grand’Rue. Les murs du magasin étaient ornés d’affiches brillamment coloriées, envoyées par des fabriques de cycles, et de tout un assortiment de grelots et de timbres, de pinces à pantalon, de burettes à huile, de valves, de clefs anglaises, de sacoches, et autres accessoires. Des écriteaux et des pancartes annonçaient « Bicyclettes à louer », « Réparations », « Gonflement gratuit de pneus », « Huiles et essences » et toutes attractions similaires. La firme représentait diverses marques obscures de bicyclettes, deux machines neuves constituant le fonds en magasin. À l’occasion, une vente s’opérait, mais le plus clair des bénéfices des deux associés, quand la chance, qui n’était pas toujours de leur côté, les favorisait, provenait de menus travaux nécessités par des crevaisons de pneus et par d’autres accidents. Ils plaçaient aussi des phonographes à bon marché et tiraient quelques profits de la vente des boîtes à musique. Leur activité se donnait surtout libre cours dans la location des bicyclettes. C’était là un singulier commerce que ne régissait aucun principe commercial ou économique connu, que ne régissait, à vrai dire, aucun principe. Le stock de location consistait en une quantité de bicyclettes d’hommes et de dames, dans un état de dislocation qui défiait toute description et toute tentative de réparation. Ces instruments étaient loués à des individus téméraires et peu exigeants, inexperts aux choses de ce monde. Le tarif nominal s’élevait à un shilling pour la première heure et à six pence pour les heures suivantes. Mais, en réalité, il n’existait aucun prix fixe, et d’avisés gamins, en insistant assez, pouvaient s’offrir une course à bicyclette et le frisson du danger pour le prix réduit de trois pence à l’heure, s’ils prouvaient que c’était là toute leur fortune. Pour les transactions régulières, on exigeait des arrhes, excepté avec les clients habituels la selle et le guidon rapidement mis à hauteur convenable, les engrenages et les moyeux huilés, l’aventureux cycliste se lançait dans la carrière. Il finissait presque toujours par revenir, mais parfois, en cas d’accident sérieux, Bert ou Grubb devaient aller rechercher la machine. La location comptait jusqu’au moment du retour à la boutique, et le prix en était déduit du montant des arrhes. Rarement une machine sortait de leurs mains en état de rouler sans accrocs. Les plus fantaisistes possibilités de pannes se nichaient dans tous les organes : dans le pas de vis usé de l’écrou qui maintenait la selle, dans les pédales branlantes, dans la chaîne détendue, dans le guidon vacillant, et surtout dans les freins et les pneus. Des clappements, des crissements et d’étranges grincements rythmiques s’éveillaient, aussitôt que l’intrépide pédaleur avait fait quelques tours de roue. Ensuite, il arrivait que le ressort du timbre ou du frein refusait de fonctionner devant un obstacle ; la douille du tube droit d’arrière se desserrait et la selle s’enfonçait brusquement avec un rebondissement déconcertant ; la chaîne cliquetante sautait soudain hors des dents d’un des pignons, au milieu d’une descente, bloquant la machine et l’obligeant à une halte aussi brusque que désastreuse, mais sans arrêter en même temps l’élan acquis du cycliste ; ou bien enfin un pneu éclatait ou soupirait silencieusement, abandonnait la lutte, et s’affalait dans la poussière.
Quand le cycliste revenait, pédestrement, haletant et fourbu, Grubb n’écoutait aucune récrimination. Il examinait gravement la machine :
– Vous l’avez rudement malmenée, cette bécane, – commençait-il, invariablement.
Et il devenait sur-le-champ la calme incarnation de l’esprit de controverse.
– Vous ne voulez pourtant pas que la bicyclette vous prenne dans ses bras et vous porte, – argumentait-il. – C’est à vous de faire preuve d’intelligence. Après tout, ça n’est qu’une machine.
Parfois la liquidation des comptes frisait les moyens violents. C’était toujours un démêlé fort prolixe et souvent pénible, mais à notre époque de progrès on ne gagne pas sa vie sans batailler. Malgré tous ces soucis, la location demeura une source assez régulière de bénéfices jusqu’au jour où toutes les vitres de la devanture furent brisées, et le stock de la vitrine grandement endommagé, par deux clients grincheux qui ne témoignaient d’aucun goût pour la controverse illogique. C’étaient deux vigoureux et grossiers chauffeurs employés aux usines de Gravesend ; l’un manifestait son mécontentement parce que sa pédale gauche s’était détachée et l’autre parce que son pneumatique s’était dégonflé – menus accidents, négligeables, d’après la coutume acceptée à Bun Hill, et dus certainement à un usage par trop brutal de ces délicates machines : mais cette méthode d’argumentation ne parvint pas à persuader aux deux clients qu’ils avaient tort. Toutefois, c’est un fâcheux moyen de démontrer à un homme qu’il vous a loué des machines défectueuses que de lancer sa pompe à pied au milieu de la boutique et de sortir son assortiment de trompes pour les faire rentrer à travers la vitrine. Le procédé ne réussit à convaincre ni l’un ni l’autre des deux associés, mais les vexa seulement et les irrita. Une querelle en engendre une autre et ce désagrément amena entre Grubb et son propriétaire une violente dispute sur les garanties morales et les responsabilités légales impliquées dans le remplacement des vitres. Le conflit atteignit son maximum à la veille des vacances de la Pentecôte.
Finalement, Grubb et Smallways n’eurent d’autre ressource que la stratégie d’un déménagement nocturne.
Ils guignaient depuis longtemps, pour leur nouvelle installation, au brusque tournant de la route, dans le bas de Bun Hill, une petite boutique, en forme de hangar, avec une vitrine d’une seule glace et une unique pièce sur le derrière. C’est là qu’ils soutinrent bravement le combat pour l’existence, en dépit des importunités persistantes de leur ancien propriétaire, avec l’espoir de certaines éventualités que semblait promettre la situation particulière de leur magasin. Mais là aussi ils étaient condamnés à la déconvenue.
La route de Londres à Brighton, qui traverse Bun Hill, ressemblait à l’Empire britannique et à la Constitution anglaise, en ce sens qu’elle avait acquis peu à peu son actuelle importance. À l’encontre des autres routes d’Europe, celles du Royaume Uni n’avaient jamais été soumises à aucun essai organisé de redressement et d’aplanissement, et c’est à cela sans doute qu’il faut attribuer leur caractère pittoresque. L’antique Grand’Rue de Bun Hill dégringole, au bout de l’agglomération des maisons, pendant huit ou neuf cents pieds, à une inclinaison de dix pour cent, puis elle tourne à angle droit sur la gauche, décrit une courbe d’une trentaine de mètres jusqu’à un pont de briques franchissant un ravin desséché qui fut autrefois le lit de l’Otterbourne, – et enfin elle fait un coude brusque autour d’un épais taillis d’arbres, avant de continuer à courir droite, simple, paisible. Il y avait eu là plusieurs accidents de voitures et de bicyclettes, avant que fût construite la boutique qu’occupaient Grubb et Smallways, et, à parler franchement, la possibilité de nouveaux accidents les avait surtout attirés.
Cette perspective s’était offerte à eux sous un jour humoristique.
– Voilà un chic endroit où l’on pourrait gagner sa vie rien qu’à élever des poules, – avait remarqué Grubb.
– On ne gagne pas sa vie à élever des poules, – contredit Bert.
– On les élève pour les automobiles, et celui qui les écrase les paie, – expliqua Grubb.
Quand ils furent emménagés, ils se souvinrent de cette conversation. Toutefois, il ne pouvait être question de poules ; pas un coin pour le plus petit poulailler, à moins de l’installer sous l’établi où il aurait été sans doute déplacé.
– Tôt ou tard, – fit Bert, en indiquant la glace de la vitrine, – nous verrons bien une auto entrer par là.
– Ce serait parfait, et j’aime mieux plus tôt que plus tard, même si le choc m’ébranle les nerfs, – répliqua Grubb.
– Et en attendant, – reprit Bert, avec un air matois, – je vais m’acheter un chien.
Il en acheta successivement trois. Les autorités de l’Asile des chiens de Battersea furent fort surprises quand il leur demanda un épagneul sourd et refusa tous les candidats qui dressaient l’oreille.
– Je veux un bon chien, tranquille et sourd, insistait-il, – un chien qui ne se trémousse pas pour rien.
Les gens de l’Asile manifestèrent une curiosité gênante et déclarèrent que les chiens sourds étaient très rares.
– Les chiens ne sont pas naturellement sourds, comprenez-vous ? – dirent-ils.
– Il faut que le mien le soit, – répétait Bert, sans en démordre. – J’en ai eu, des chiens qui n’étaient pas sourds. C’est du joli ! Je vends des phonographes, et, pour décider le client, il faut que je les fasse fonctionner un peu, cela va de soi. Alors un chien qui n’est pas sourd s’impatiente, gronde, aboie. Ça bouleverse l’acheteur, n’est-ce pas ? Et puis un chien qui entend se paie toute sorte de fantaisies ; il prend le premier passant venu pour un cambrioleur, ou il se lance après toutes les automobiles qui font un peu de bruit. Tout ça, c’est très bien quand on a besoin de distraction, mais nous en avons suffisamment eu là où nous sommes, je ne veux pas un chien de cette espèce-là. Je veux un chien de tout repos.
Finalement, il en obtint ainsi trois tour à tour, mais ils tournèrent mal. Le premier prit la fuite à toutes jambes, sans se soucier des appels de son nouveau maître. Le second passa, pendant la nuit, sous les roues d’un camion à fruits qui se mit hors d’atteinte avant que Grubb eût pu sortir pour le poursuivre. Le troisième s’embarrassa dans la roue d’avant d’un cycliste qui fut lancé contre la vitrine qu’il brisa. C’était un acteur sans emploi et sans un sou, qui exigea des dommages-intérêts pour une prétendue blessure, sans vouloir rien entendre au sujet du précieux chien qu’il avait tué et de la glace qu’il avait fracassée. Avec un entêtement dont rien ne vint à bout, il obligea Grubb à redresser sa roue d’avant tordue, et son homme de loi harcela les malheureux mécaniciens de lettres rédigées en un style biscornu. Grubb y répondit sur un ton… cinglant, et se mit ainsi, de l’avis de Bert, dans une mauvaise posture.
Au milieu de ces déboires, les affaires étaient devenues de plus en plus exaspérantes et malaisées. Le volet ne quittait plus la devanture, et une désagréable altercation qu’ils eurent avec leur nouveau propriétaire, un boucher de Bun Hill, personnage braillard et tenace, au sujet du retard apporté au remplacement de la glace, ne servit qu’à leur rappeler les tracas dont ils avaient souffert dans l’ancienne boutique. Les choses en étaient à ce point quand Bert songea à créer, pour leur affaire, un capital d’apport et à en faire bénéficier Tom. Mais, comme on l’a vu, celui-ci ne possédait pas le moindre esprit d’entreprise. Sa seule idée comme placement de fonds était le bas de laine avec quelques écus comptant, il se débarrassa de son frère pour ne plus entendre parler du projet.
La malchance livra un dernier assaut à leur branlant négoce, qui s’écroula irrémédiablement.
Il faudrait avoir le cœur bien endurci pour renoncer à toute distraction en ce monde. La Pentecôte arrivait comme une agréable éclaircie dans les complications commerciales de Grubb et de Smallways. Encouragés par le résultat pratique des négociations de Bert avec son frère, et par le fait que la moitié des machines de louage étaient sorties jusqu’au lundi, ils décidèrent de sacrifier les quelques locations possibles du dimanche et de consacrer cette journée au délassement dont ils avaient tant besoin, de s’offrir, en un mot, une partie de plaisir où l’on ne se refuserait rien. Ils reviendraient frais et dispos pour s’attaquer de nouveau au tracas des affaires et aux réparations du lundi : car on ne fait rien de bon si l’on est éreinté et déprimé. Comme ils avaient dans leurs connaissances deux jeunes personnes, Miss Flossie Bright et Miss Edna Bunthorne, demoiselles de magasin à Clapham, il fut convenu qu’ils feraient à quatre une joyeuse partie de campagne, et qu’après un pique-nique on passerait indolemment l’après-midi sous les arbres et dans les fougères des bois situés entre Ashford et Maidstone.
Miss Bright savait monter à bicyclette et on lui trouva une machine, non pas dans le stock de louage, mais en lui adjugeant le modèle exposé pour la vente. Miss Bunthorne, que Bert affectionnait particulièrement, ne connaissait rien au sport cycliste ; aussi, et non sans difficulté, Bert s’arrangea-t-il pour louer une voiturette d’osier dans une importante maison de Clapham. Sur leur trente et un et la cigarette aux lèvres, les jeunes gens partirent pour le lieu du rendez-vous, Grubb guidant d’une main experte la bicyclette de sa dame, et Bert roulant sur sa moto, tous deux donnant l’exemple de la façon dont une indomptable crânerie peut triompher d’une réputation d’insolvabilité. Comme ils passaient, leur propriétaire, le boucher, s’exclama : « Sapristi ! » et d’une voix furibonde, il leur lança dans le dos cette menace :
– Je vous rattraperai bien !
Ils s’en moquaient !
Le temps était beau, et, bien qu’ils fussent partis avant neuf heures, il y avait déjà sur les routes une circulation intense. Ces journées de vacances font toujours sortir les gens et les véhicules les plus baroques : jeunes hommes et jeunes femmes sur bécanes et motocyclettes, tricars, coupés électriques, automobiles de course délabrées et montées sur d’énormes pneumatiques, automobiles gyroscopiques courant sur deux roues, à la façon d’une bicyclette, au milieu des voitures démodées à quatre roues. Une fois même, on rencontra une charrette attelée d’un cheval et une autre fois un adolescent à califourchon sur un destrier noir, en butte aux lazzis des passants. Dans les airs, on apercevait plusieurs dirigeables, et aussi des sphériques. Après les mornes anxiétés de la boutique, ce spectacle était extrêmement intéressant et divertissant. Edna portait un chapeau de paille brune orné de coquelicots, qui lui allait admirablement, et elle trônait comme une reine dans la voiturette que la moto, vieille de huit ans, remorquait aussi allègrement qu’une machine dernier cri.
Peu importaient à M. Bert Smallways les affiches que placardaient les journaux :
L’ALLEMAGNE DÉNONCE LA DOCTRINE DE MONROE
ATTITUDE AMBIGUË DU JAPON
QUE FERA L’ANGLETERRE ?
EST-CE LA GUERRE ?
Ce genre d’information devenait chose courante et, les jours de vacances, il était courant aussi de n’en faire aucun cas. En semaine, à l’heure qui suit le repas de midi, peut-être consentait-on à s’intéresser au sort de l’Empire et à la politique internationale. Mais, par un dimanche ensoleillé, en compagnie d’une jolie fille, et poursuivi par des cyclistes envieux s’efforçant de vous dépasser, comment s’occuperait-on d’un journal ? Nos jeunes gens n’attachèrent non plus aucune importance aux indices d’activité militaire qu’ils surprenaient de temps en temps. Près de Maidstone, ils tombèrent sur une rangée de onze canons automobiles de construction spéciale, autour desquels des artilleurs affairés surveillaient avec des jumelles une sorte de retranchement qu’on établissait sur la crête de la colline. Bert n’y prêta aucune attention.
– Qu’est-ce qui se passe ? questionna Edna.
– Oh !… des manœuvres.
– Mais je croyais qu’on les faisait à Pâques, observa Edna sans se tourmenter davantage.
La dernière grande guerre qu’avait soutenue l’Angleterre, la guerre contre les Boers, était oubliée, et le public avait perdu l’habitude de la critique militaire experte.
Nos quatre jeunes gens firent joyeusement honneur au pique-nique, et ils furent heureux à la manière dont on connaissait déjà le bonheur au temps de Ninive. Tous avaient le teint animé et les yeux brillants, Grubb sut être amusant et presque spirituel et Bert s’essaya à l’épigramme ; les haies étaient couvertes de chèvrefeuille et d’églantine, et là, au milieu des bois, les lointains coups de trompe et le brouhaha des véhicules de tous genres qui passaient dans un nuage de poussière sur la grande route ne semblaient pas plus réels probablement que les appels du cor au pays des elfes. Les deux couples riaient, bavardaient, cueillaient des fleurs, se cajolaient et se mignotaient, luttaient et se roulaient sur l’herbe, et les jeunes filles fumèrent des cigarettes. Entre autres sujets, ils abordèrent l’aéronautique, et décidèrent qu’ils reviendraient tous, avant dix ans, dans la machine volante de Bert, faire un pique-nique. Le monde apparaissait plein d’amusantes perspectives, cet après-midi-là. Ils se demandèrent ce que leurs grands-parents auraient pensé de l’aviation.
Le soir, vers sept heures, on songea au retour, sans prévoir aucun désastre ; mais, sur le haut de la colline, entre Wrotham et Kingsdown, le désastre survint.
Ils avaient monté la côte dans le demi-jour, car Bert désirait aller aussi loin que possible avant d’allumer ses lanternes ou d’essayer de les allumer, car le résultat semblait douteux. Aussi, ils « grillèrent » un grand nombre de cyclistes et une automobile à quatre roues, ancien modèle, immobilisée par un pneu dégonflé. La poussière avait envahi la trompe de Bert, de sorte que ses appels avaient un son baroque et fort amusant. Pour le plaisir, et pour la gloire, il le produisait, ce son, à tout instant, et chaque fois Edna éclatait de rire dans la voiturette. L’allégresse qu’ils semaient le long de la route affectait diversement, et selon leurs tempéraments, les autres excursionnistes.
Edna remarqua bientôt un nuage de fumée bleuâtre et infecte qui s’échappait d’entre les pieds de Bert, mais elle pensa que c’était un des symptômes concomitants de la traction mécanique et ne s’en tourmenta pas ; mais tout à coup il jaillit une petite flamme à langue jaune.
– Bert ! – appela-t-elle, en un cri de terreur.
Bert avait serré les freins avec une telle soudaineté que la jeune fille se trouva lancée entre ses jambes au moment où il mettait pied à terre. Elle alla se garer sur le bord de la route, tout en rajustant hâtivement son chapeau qui avait quelque peu souffert dans la collision.
– Pfu-u-u-itt, – siffla Bert entre ses dents.
Pendant quelques fatales secondes, il demeura là à regarder l’essence tomber goutte à goutte et s’enflammer en dégageant une odeur de vernis qui brûle ; la flamme gagnait en force et en étendue. L’idée principale de Bert en cet instant était le regret de n’avoir pas, depuis au moins un an, vendu d’occasion sa machine, alors que tout le lui conseillait : idée excellente en son genre, mais qui ne lui offrait aucun secours immédiat. Il se tourna vivement vers Edna.
– Du sable mouillé, vite !
En même temps, il poussait la machine vers le bas-côté, la couchait à terre et cherchait des yeux un tas de sable mouillé. Les flammes, croyant à une obligeante attention, s’empressèrent de profiter de l’intermède.
Leur lueur devint plus éclatante et le crépuscule s’obscurcit autour d’elles.
La route, dans ce pays crayeux, était empierrée de silex, et assez mal pourvue de sable.
Edna accosta un cycliste corpulent et court.
– Il nous faut du sable, – supplia-t-elle, et elle ajouta : – Notre moto est en feu.
Le cycliste corpulent la regarda un instant d’un air ahuri, puis, poussant une exclamation encourageante, il se mit à ramasser la poussière de la route. Bert et Edna l’imitèrent aussitôt. D’autres cyclistes arrivèrent, descendirent de machine, firent cercle, et leurs figures, éclairées par la clarté dansante des flammes, exprimaient la satisfaction, l’intérêt, la curiosité.
– Du sable mouillé ! – répétait le gros cycliste en grattant à deux mains la route.
Un spectateur l’imita. Ils jetèrent quelques poignées de mouture de route sur les flammes, qui acceptèrent cet aliment avec enthousiasme.
Grubb survint, pédalant à toute force, et braillant des mots incompréhensibles. Il sauta à terre et lança sa bicyclette contre la haie :
– Ne jetez pas d’eau, – criait-il, – ne jetez pas d’eau !
Pour l’occasion, il s’improvisa capitaine. Les autres avec joie répétaient ce qu’il disait et imitaient ses actes.
– Ne jetez pas d’eau ! – s’égosillaient-ils en chœur, bien qu’il n’y eût pas trace d’eau dans les environs.
– Mais tapez donc dessus, tas de maladroits ! – commanda Grubb.
Prêchant d’exemple, il saisit la couverture de la voiturette (la couverture de laine à rayures criardes qui préservait Bert du froid en hiver) et se mit à taper à tour de bras sur le pétrole enflammé. Pendant une merveilleuse minute, il parut réussir. Il éparpillait sur la route de petites mares d’essence qui brûlaient, et quelques spectateurs, gagnés par son ardeur, se joignirent à lui. Bert empoigna le coussin de la voiturette et tapa à son tour ; d’autres s’emparèrent du second coussin et de la seconde couverture – un tapis de sable – et tapèrent. Un jeune héros tira son veston et en flagella vigoureusement les flammes. Les cris et les paroles firent place à d’énergiques ahans accompagnant les coups qui s’abattaient sur la machine. Derrière le rassemblement, la retardataire Flossie, apercevant le spectacle, s’écria, en éclatant en sanglots :
– Oh ! mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! Au secours ! Au feu !
L’automobile boiteuse les rejoignit et s’arrêta, consternée. Un homme de haute taille, à cheveux gris, qui conduisait, en descendit, et, avec une intonation distinguée et une prononciation soignée et claire, s’enquit :
– Pouvons-nous vous être de quelque secours ?
Il devenait évident que la couverture, le tapis de table, les coussins et le veston s’imbibaient complètement de pétrole et prenaient feu. Le coussin, que brandissait Bert, tout à coup rendit l’âme, et l’air fut plein de plumes voltigeantes, comme une tourmente de neige dans le calme du crépuscule.
Bert, qui s’agitait tout en sueur et couvert de poussière, fut désespéré de voir se briser son arme au moment où il croyait à la victoire. Les flammes agonisaient sur le sol, avec des soubresauts épuisés, chaque fois que s’abattait sur elles un coup de massue. Mais Grubb s’était interrompu pour éteindre, en la trépignant, la couverture qui brûlait, et les autres ralentissaient la lutte. Quelqu’un partit dans la direction de l’automobile.
– Hé là ! Hé là ! continuez donc ! – criait Bert.
Lançant de côté ce qui restait du coussin, il retira prestement son veston, et bondit à nouveau sur l’incendie en poussant un hurlement. Il trépigna si bien les décombres que bientôt des flammèches grimpèrent au long de ses bottines. Edna en le voyant ainsi, comme un héros surgissant de la fournaise, pensa que le sort de l’homme était vraiment enviable !
Un spectateur reçut en pleine figure un sou brûlant échappé du veston. Alors Bert pensa aux papiers de ses poches et recula pour éteindre le vêtement. Un monsieur d’un certain âge, en redingote et chapeau haut de forme, s’approcha. Indignée par son aspect tranquille, Edna l’apostropha vivement :
– Voyons ! aidez donc ce jeune homme, au lieu de rester là à bâiller.
Un cri retentit : – La bâche !
Un cycliste vêtu d’un complet gris clair se dirigea délibérément vers l’automobile et, s’adressant au chauffeur :
– Vous avez une bâche ? – demanda-t-il.
– Ou…i, – répondit le monsieur distingué. Oui, nous avons une bâche.
– Parfait ! donnez-la-moi vite ! – dit le cycliste en élevant la voix.
L’automobiliste, avec des gestes hésitants, à la manière d’une personne hypnotisée, atteignit une excellente et vaste bâche.
– Voilà ! – cria le cycliste à Grubb. – Attrapez-en un bout.
Tout le monde comprit qu’on allait essayer d’une nouvelle méthode. Des mains empressées s’emparèrent de la bâche de l’élégant automobiliste. Les spectateurs s’écartèrent avec des murmures approbateurs. On étendit la toile comme un dais au-dessus de la motocyclette, puis on l’abaissa.
– Nous aurions dû faire cela tout de suite, expliqua Grubb, haletant.
Ce fut un instant de triomphe. Les flammes disparurent. Tous ceux qui avaient réussi à se caser autour aplatissaient contre terre les bords de la bâche. Bert maintenait un des coins avec ses deux mains et un pied. Mais les transports de joie diminuèrent quand on vit la toile se gonfler. Comme incapable de soutenir la mystification plus longtemps, la bâche se fendit au beau milieu, en un joli sourire rouge, tout à fait comme s’ouvre une bouche. Elle éclata de rire en lançant une bouffée de flammes dont les lueurs se reflétèrent dans les verres de lunettes de son distingué propriétaire. Tout le monde recula.
– Sauvez la voiturette, – cria quelqu’un, et ce fut la dernière phase de la lutte.
Mais il fut impossible de détacher la voiturette. Le siège d’osier avait pris feu et le tout fut bien vite consumé. Un silence consterné s’abattit sur l’attroupement. Quelques traînées de pétrole flambaient encore et la voiture d’osier rôtissait en crépitant. La foule se divisa d’elle-même en un cercle extérieur de critiques, de conseilleurs et de figurants qui n’avaient joué dans l’affaire que des rôles insignifiants ou pas de rôle du tout, – et en un groupe central de protagonistes agités et désolés.
Un jeune homme à l’esprit inquisiteur, et possédant une connaissance approfondie des motocyclettes, se cramponna à Grubb et commença à soutenir avec force arguments que l’accident n’aurait pas dû se produire. Comme Grubb ne lui accordait qu’une attention distraite et ne lui répondait que par monosyllabes, le jeune homme regagna les derniers rangs de la foule et se mit en devoir de démontrer au bénévole vieux monsieur en chapeau haut de forme que les individus qui étaient assez fous pour monter des machines dont ils ne connaissaient pas le maniement ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes quand les accidents leur arrivaient.
Le vieux monsieur le laissa parler pendant un moment, puis déclara sur un ton de joie extasiée :
– Je suis un peu sourd ! … Quelles abominables inventions !
Un petit homme au teint rose, et coiffé d’un chapeau de paille, réclama l’attention générale :
– Moi, j’ai sauvé la roue de devant ! Le pneu aurait brûlé, si je ne l’avais pas fait tourner sans arrêt.
C’était vrai. La roue de devant, munie encore de son pneumatique, restait intacte et continuait à tourner lentement parmi les ruines noircies et tordues de la motocyclette. Elle avait quelque chose de cet air de vertu consciente, d’impeccable respectabilité qui distingue un gérant d’immeubles dans un quartier pauvre.
– Cette roue vaut bien encore une livre sterling. Je l’ai fait tourner sans arrêt, répétait l’homme au teint rose.
Indiscontinûment, de nouveaux spectateurs survenaient avec une même question, qui agaçait spécialement Grubb :
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Pourtant des gens se détachaient de l’attroupement, remontaient sur des machines roulantes, de toutes formes et de tous modèles, et repartaient dans la direction de Londres, avec l’air satisfait de curieux qui n’ont rien perdu d’un beau spectacle. On entendait leurs voix s’éloigner dans le crépuscule, avec, de temps en temps, un éclat de rire au souvenir de quelque incident particulièrement saillant.
– Je crains bien que ma bâche ne soit hors d’usage à présent, – opina l’automobiliste.
Grubb avoua que le propriétaire de ladite bâche était placé mieux que personne pour en juger.
– Ne puis-je rien faire d’autre pour vous ? – insista l’automobiliste, non sans une pointe d’ironie, parut-il.
Bert reconquit toute son énergie.
– Ma foi, si ! – dit-il. – Voilà une jeune dame qui trouvera la porte fermée, si elle n’est pas rentrée à dix heures. Vous comprenez ? Tout mon argent était dans la poche de mon veston, qui est enfoui dans les décombres…, trop chaud pour qu’on y touche… Est-ce que Clapham est sur votre route ?
– Tous les chemins mènent à Londres, – répondit l’élégant automobiliste, en se tournant vers Edna. Tout à fait charmé, madame, si vous nous faites l’honneur d’accepter une place dans la voiture. Nous sommes déjà bien en retard pour le dîner, aussi la différence ne sera-t-elle pas grande de rentrer par Clapham. D’une façon ou de l’autre, il nous faut regagner Surbiton. Mais vous jugerez, je crois, notre allure un peu lente.
– Qu’est-ce que Bert va devenir, alors ? – s’inquiéta Edna.
– Je ne vois guère le moyen d’installer aussi M. Bert, malgré tout mon désir de vous être agréable, s’excusa le distingué personnage.
– Vous ne pourriez pas prendre toute la ferraille ? demanda Bert, indiquant de la main les ruines de sa moto.
– J’en suis désolé, mais je ne le puis guère. Tout à fait désolé, croyez-moi.
– Alors, je reste là, – décida Bert. – Partez sans moi, Edna.
– C’est bien triste de vous laisser seul, Bert.
– Pas moyen de faire autrement, Edna.
– Du courage, Bert, et à bientôt, – fit Edna d’un ton enjoué, qui sonnait faux.
– À bientôt, Edna.
– On se verra demain.
– Demain, – acquiesça Bert, qui, en réalité, avant de revoir Edna, allait contempler une bonne part du globe habité.
Au dernier regard qu’elle put lui lancer, Edna vit Bert debout, dans le crépuscule, en bras de chemise noircis et roussis. Figure mélancolique, il méditait profondément devant le monceau de ferraille et de cendres qui représentait sa défunte motocyclette. Son nombreux entourage était réduit à une demi-douzaine de curieux obstinés. Flossie et Grubb se préparaient, eux aussi, à l’abandonner.
Bert se mit à enflammer des allumettes, sur une boite empruntée à un spectateur, pour retrouver dans les décombres une pièce d’une demi-couronne qui persistait à se cacher. Sa face était grave et sombre.
– Je donnerais je ne sais quoi pour que ce ne soit pas arrivé, – dit Flossie, en s’élançant derrière Grubb.
Enfin, Bert demeura seul, Prométhée triste et déçu, victime d’un feu qu’il n’avait pas dérobé. De confuses idées s’agitaient dans son esprit : il songeait à louer une charrette pour s’y jucher avec les restes de sa machine, à procéder à de miraculeuses réparations, à arracher encore quelques fragments utilisables à ce qui avait été le plus précieux de ses liens. Mais, dans les ténèbres qui s’épaississaient, il voyait vite la vanité de ces belles intentions. La réalité s’imposait, inexorable et glaciale.
Empoignant le guidon, il redressa la machine et essaya de la faire rouler. La roue d’arrière, sans pneumatique, était irrémédiablement faussée. Pendant quelques minutes, il resta là, immobile et désespéré, maintenant droite la motocyclette. Puis, d’un grand effort, il poussa cette ruine sur le bord du fossé, lui assena un coup de pied, et se mit résolument en route, pédestrement, dans la direction de Londres.
Pas une fois il ne tourna la tête.
– C’est la fin de l’histoire, – marmonnait-il. – Plus de teuf-teuf pour au moins deux ans, mon vieux Bert. Adieu, les balades !… Et dire qu’il y a trois ans j’ai refusé une occasion superbe de vendre la maudite carcasse !
Le lendemain matin, la firme Grubb et Smallways était dans un état de profond découragement. Peu importaient aux associés les placards aux titres sensationnels collés sur la vitrine du marchand de journaux d’en face. Les uns proclamaient :
ON PARLE D’UN ULTIMATUM DE L’AMÉRIQUE
LA GUERRE INÉVITABLE POUR L’ANGLETERRE
LE MINISTÈRE DE LA GUERRE CONTINUE À BERNER L’INVENTEUR BUTTERIGDE
IMMENSE CATASTROPHE SUR LE MONORAIL DE TOMBOUCTOU
Un autre journal annonçait plus brièvement :
LA GUERRE N’EST PLUS QU’UNE QUESTION D’HEURES
NEW-YORK EST CALME
L’EFFERVESCENCE RÈGNE À BERLIN
Non moins prévenante, une feuille étalait à son tour ses en-têtes d’articles :
WASHINGTON RESTE MUET.
QUE FERA-T-ON À PARIS ?
LA PANIQUE À LA BOURSE
LES TOUAREGS MASQUÉS À LA GARDEN PARTY DU ROI
M. BUTTERIGDE FAIT UNE NOUVELLE OFFRE
RÉSULTAT DES COURSES DE TÉHÉRAN
Enfin, sur une quatrième affiche, on lisait :
LES ÉTATS-UNIS DÉCLARERONT-ILS LA GUERRE ?
ÉMEUTES ANTIALLEMANDES À BAGDAD
LES SCANDALES MUNICIPAUX DE DAMAS
L’INVENTION DE M. BUTTERIGDE VENDUE À L’AMÉRIQUE
D’un œil vague, Bert entrevoyait ces phrases, par un intervalle vide, dans le carreau de la porte, au-dessus d’une carte sur laquelle étaient fixées des valves neuves. Il était vêtu des restes de son complet des dimanches, et d’une chemise de flanelle noirâtre. La boutique obscure aux volets fermés engendrait une inexprimable sensation de détresse. Les quelques machines de location n’avaient jamais paru aussi lamentables. Il songea au nouveau propriétaire et à l’ancien, aux termes en retard et aux traites impayées. Pour la première fois, la vie se présentait à lui comme une lutte sans espoir contre le destin.
– Dis donc, Grubb, mon vieux, j’en suis dégoûté, de cette boutique, – déclara-t-il, distillant la quintessence de ses réflexions.
– Moi aussi, – avoua Grubb.
– Ça ne me dit plus rien du tout, je n’ai plus envie d’adresser la parole à un client.
– Il y a la voiturette, – observa Grubb, après un silence.
– Au diable, la voiturette ! – riposta Bert. En tout cas, je n’ai pas laissé d’arrhes en la prenant… Pas de danger… Cependant… Vois-tu, – ajouta-t-il, en se tournant vers son compère, – il n’y a rien à fricoter ici.
– Nous avons perdu de l’argent à pleines mains. La situation est bouclée de tous les côtés… Que faire ?
– Se défiler ! Bazarder ce que nous pourrons pour la somme qu’on en donnera, et décamper ! Comprends-tu ? À quoi bon s’obstiner à trimer pour manger de l’argent ? Ça serait idiot !
– C’est très bien, tout cela, c’est très bien, – objecta Grubb, – mais ça n’est pas ton capital, à toi, qui coule à fond.
– Pas besoin de couler à fond avec notre capital, – répliqua Bert, sans se soucier de la distinction soulignée par son associé.
– En tout cas, je ne suis pas responsable de la voiturette. Ça n’est pas mon affaire.
– Personne ne te demande de t’en occuper. Si tu tiens à rester là, tu es libre. Moi, je déguerpis. Je t’aiderai jusqu’à ce soir pour la rentrée des machines, et après… la fille de l’air. C’est compris ?
– Tu me plaques…
– Je te plaque, si tu ne viens pas.
Grubb jeta un regard circulaire dans la boutique. Elle lui était devenue infiniment antipathique. Jadis, elle avait resplendi des espoirs du début et des attentes du crédit. Maintenant, c’était la déconfiture, sous la poussière. Fort probablement, le propriétaire allait reparaître pour se chamailler avec eux à propos de la devanture…
– Où vas-tu aller, Bert ? – s’enquit Grubb.
– J’y ai bien réfléchi, hier soir, pendant que je revenais à pied, et dans mon lit aussi, parce que je n’ai pas fermé l’œil.
– À quoi as-tu réfléchi ?…
– À des projets.
– Quels projets ?
– Est-ce que tu as vraiment l’intention de moisir ici ?
– Non, si quelque chose de mieux se présente.
– C’est seulement une idée que j’ai…
– Dis-la.
– Tu as tant fait rire nos petites amies, hier, avec ta chansonnette…
– Ça semble bien loin maintenant, – observa Grubb, avec une grimace d’amertume.
– Et quand j’ai chanté la mienne, Edna était prête à pleurer.
– Pas étonnant, elle avait un moucheron dans l’œil… Je l’ai vu… Mais qu’est-ce que tout cela vient faire dans nos projets ?
– C’est l’essentiel, – répondit Bert.
– Comment ?
– Tu ne vois pas ?
– Chanter dans les rues ?
– Dans les rues ! Pas de danger ! Mais qu’est-ce que tu dirais d’une tournée sur les plages et dans les villes d’eaux ? Avec des chansons… Des jeunes gens de famille en partie de plaisir… Tu n’as pas une vilaine voix et la mienne est très bien. De tous les chanteurs de plages que j’ai entendus, il n’y en a pas un seul que je n’aurais dégoté facilement. Et tous les deux, nous savons comment on se grime… Eh bien ! la voilà, mon idée. Nous nous mettons en route, on fera pour gagner sa vie ce qu’on faisait hier pour s’amuser. C’est comme ça que l’idée m’en est venue. Pas difficile de se monter un répertoire… Six chansons de choix, un ou deux couplets pour les bis et les rappels… Pas difficile !
Grubb inspectait du regard sa boutique obscure et démoralisante. Il pensa à son ancien propriétaire et à l’actuel, et aux mécomptes inévitables des affaires dans un âge où les Gros écrasent les Petits ; puis il lui sembla entendre dans le lointain le tintement d’un banjo et la voix d’une sirène échouée sur le sable et qui chantait. En une image très vive et nette, il vit le chaud soleil sur la plage, les enfants de baigneurs opulents, – opulents pour quelques jours du moins, – groupés en cercle autour d’eux, des murmures admiratifs et des « ce sont vraiment des jeunes gens de très bonne famille », et enfin l’averse des pièces de cuivre ou même d’argent dans le chapeau tendu. Tout était bénéfice dans l’affaire ; pas de frais ni de mise de fonds.
– J’en suis !
– Il y a du bon ! – s’écria Bert. – Et ça ne va pas traîner !
– Il serait plus prudent, tout de même, de ne pas s’embarquer sans capital, – dit Grubb. – Si nous menons les moins mauvaises de nos machines au Marché des Bicyclettes d’occasion à Finsbury, nous en tirerons bien six ou sept livres sterling. Nous pourrions facilement faire ce sacrifice-là demain matin avant qu’il y ait trop de voisins par les rues.
– Ça me console de penser à la tête que fera le vieux Fressure de Veau quand il viendra, avec son tablier de boucher tout sale, pour nous chercher noise, et qu’il trouvera une pancarte. « Fermé pour cause de réparations ! »
– Il faut faire ça ! – approuva Grubb avec enthousiasme. – Il faut faire ce coup-là, et nous mettrons une autre pancarte indiquant aux clients de s’adresser chez lui pour tous renseignements. Tu saisis ? Comme ça, ils sauront à quoi s’en tenir.
Dès l’après-midi, les plans furent établis par le menu. D’abord ils avaient décidé de s’intituler « les Chanteurs de la Mer », ce qui plagiait un peu grossièrement des prédécesseurs bien connus. Bert voulait un uniforme de serge bleue, couvert de galons, de broderies d’or et de passementerie, dans le genre de l’uniforme des officiers de marine, mais plus galonné. Cette idée dut être abandonnée comme impraticable : il aurait fallu trop de temps et d’argent. Ils se rendirent compte que leurs ressources leur permettaient seulement des costumes moins chers et moins longs à confectionner : Grubb en revint aux dominos blancs. Ils complotèrent aussi de choisir les deux moins bonnes machines de leur stock, de les vernir en rouge cramoisi, et de remplacer les grelots par les plus bruyantes trompes d’auto. Chacune de leurs représentations commencerait et se terminerait par des exercices de haute école. Ils doutèrent pourtant de la sagesse de ce plan.
– Il y a certainement des gens, – dit Bert, qui, s’ils ne nous reconnaissent pas, reconnaîtront les machines au premier coup d’œil, et il est inutile de se fourvoyer dans de vieilles histoires. Il faut que nous fassions peau neuve.
– Absolument, – approuva Grubb.
– Il nous faut oublier le passé et rompre entièrement avec tous ces maudits tracas qui nous découragent.
Néanmoins, ils résolurent de courir le risque des bicyclettes. Leur costume se composerait de sandales, de bas bruns, de blouses faites d’un drap écru, avec un trou au milieu pour y passer la tête, de perruques et de fausses barbes en étoupe. Ainsi affublés, ils se dénommeraient « les Derviches du Désert », et les principaux morceaux de leur répertoire seraient pris parmi les scies en vogue.
Ils commenceraient par des plages modestes et, graduellement, à mesure qu’ils gagneraient de l’assurance, ils s’attaqueraient à des centres plus importants. Pour débuter, ils choisirent, à cause de l’humilité de son nom, Littlestone, sur la côte du Kent.
Ainsi ils échafaudaient leurs projets, et il leur était indifférent que, pendant qu’ils discutaient, les gouvernements de plus de la moitié du monde se laissassent entraîner à la guerre. Vers midi, le premier placard de journal du soir, qu’afficha le marchand de journaux d’en face, leur cria à travers la rue :
LES MENACES DE GUERRE S’AGGRAVENT
Rien de plus.
– Ce ne sont que des histoires de guerre à présent, – remarqua Bert, – ça leur tombera sur le dos pour de bon un de ces jours s’ils n’y prennent pas sérieusement garde.
Vous comprendrez à présent pourquoi la soudaine apparition de deux cyclistes, un beau matin, surprit plutôt qu’enchanta la paisible simplicité de la plage de Dymchurch.
Dymchurch fut une des dernières localités d’Angleterre qu’envahit le monorail, de sorte que sa spacieuse plage de sable, à l’époque de notre histoire, demeurait encore une retraite secrète et délicieuse pour un petit nombre de familles, qui fuyaient les vulgarités et les extravagances et se contentaient de se baigner, de s’asseoir à l’ombre, de converser et de jouer avec leurs enfants. Les Derviches du Désert n’avaient rien pour séduire de telles gens.
Les deux formes blanches juchées sur des roues cramoisies vinrent par la route de Littlestone, grandissant à mesure qu’elles avançaient et s’annonçant à grands coups de trompe, émettant une variété de cris sauvages et faisant prévoir un remue-ménage du type le plus agressif.
– Miséricorde ! – s’écrièrent les baigneurs de Dymchurch. – Qu’est-ce qui nous arrive là ?
Alors nos jeunes gens, selon leur plan prémédité, se rejoignirent, roulèrent de front, mirent pied à terre et rectifièrent la position.
– Mesdames et Messieurs, – débitèrent-ils, – accordez-nous la permission de nous présenter nous-mêmes. Vous voyez devant vous les Derviches du Désert !
Et ils s’inclinèrent profondément.
Les quelques groupes épars sur la grève les considérèrent pour la plupart avec une sorte d’horreur ; mais des enfants et plusieurs jeunes garçons parurent intéressés et s’approchèrent.
– Pas un sou à faire ici, – grommela à mi-voix Grubb.
Les Derviches du Désert appuyèrent l’une contre l’autre leurs machines, avec un empressement comique qui fit rire un petit garçon ingénu. Puis, aspirant une longue bouffée d’air, ils entonnèrent leur chanson la plus guillerette. Grubb détaillait les couplets, et Bert faisait de son mieux pour rendre le refrain aussi entraînant que possible. Entre chaque couplet, pinçant les plis de leur blouse, ils esquissaient divers pas de danse qu’ils avaient soigneusement répétés d’ensemble.
Ils chantèrent et dansèrent sur la plage ensoleillée de Dymchurch ; les enfants faisaient cercle, émerveillés et perplexes devant une conduite aussi singulière de la part d’êtres apparemment humains. Les adultes prenaient un air froid et hostile.
Tout au long des côtes de l’Europe, ce matin-là, les cordes des banjos résonnaient, des voix chantaient, des enfants jouaient au soleil, les barques de promeneurs se balançaient de-ci de-là ; la vie multiple et facile de l’époque, sans soupçonner les dangers qui se rassemblaient contre elle, poursuivait son cours folâtre et satisfait. Dans les villes, des hommes déployaient mille activités, vaquant à leurs affaires, courant à leurs rendez-vous. Les placards de journaux avaient trop souvent crié « Au loup ! » ; à présent, ils le criaient en vain.
À l’instant où Bert et Grubb allaient entonner leur refrain pour la troisième fois, ils aperçurent, très bas contre le ciel, dans le nord-ouest, un énorme ballon jaune doré qui s’avançait rapidement dans leur direction.
– Sapristi ! – maugréa Grubb. – Juste au moment où nous commencions à empaumer le public, voilà une autre attraction. Tant pis ! Allons-y d’attaque.
Aux premières mesures du refrain, le globe doré descendit hors de vue.
– Ça y est ! Il est tombé, Dieu merci ! – soupira Grubb.
D’un grand bond, le ballon reparut.
– Bigre ! – pesta Grubb. – Vas-y du rigodon, Bert, qu’ils ne regardent pas de l’autre côté.
À la fin de la danse, les deux artistes interrompirent la représentation pour contempler franchement le ballon.
– Il y a quelque chose qui ne va pas, – remarqua Bert.
Tout le monde à présent suivait des yeux l’aérostat qui s’approchait à vive allure, poussé par une fraîche brise du nord-ouest. Les chants et les danses restèrent en panne : nul n’y songeait plus. Bert et Grubb eux-mêmes les avaient oubliés, comme le reste du programme. Le ballon avançait par sauts, comme si ceux qui le montaient s’efforçaient d’atterrir. Il descendait lentement, touchait le sol et rebondissait instantanément à cinquante pieds dans les airs, pour se remettre aussitôt à descendre. La nacelle heurta un bouquet d’arbres, et la silhouette noire qu’on voyait s’affairer dans les cordages retomba ou chavira en arrière. L’aérostat, de plus en plus proche, apparaissait aussi gros qu’une maison, et il arrivait tout droit sur la plage. Une longue corde pendait de la nacelle, d’où un homme lançait des appels tonitruants. Tout à coup, on eût dit que l’aéronaute retirait ses vêtements, tout en penchant la tête par-dessus bord.
– Attrapez la corde ! – entendirent distinctement les spectateurs.
– Un sauvetage, Bert ! – s’écria Grubb, en courant après le cordage.
Bert le suivit, et faillit culbuter en entrant en collision avec un pêcheur qui galopait vers le même but. Une femme, qui portait un bébé dans ses bras, deux garçonnets armés de pelles en bois, un gros monsieur en complet de flanelle atteignirent ensemble la corde, et se mirent à danser comme des kangourous, dans leurs efforts pour s’en saisir. Bert survenant réussit à poser le pied sur ce serpent frétillant et fugitif, se précipita dessus à plat ventre et l’empoigna ferme. En une demi-douzaine de secondes, toute la population éparse sur la plage se fut pour ainsi dire cristallisée contre la corde, sur laquelle tout le monde tirait, obéissant aux ordres véhéments et stimulants de l’aéronaute.
– Tirez ! – criait l’homme. – Allez-y ! Tirez ferme !
Le ballon, poussé par le vent, entraînait vers la mer sa grappe d’êtres humains. Il s’inclina, toucha l’eau en un éclaboussement argenté et se releva vivement, comme on enlève son doigt quand, par inadvertance, on a frôlé quelque chose de brûlant.
– Tirez ferme, amenez toujours ! – continuait à crier l’aéronaute, – elle s est évanouie !
Il paraissait se démener autour d’un objet invisible, pendant que les sauveteurs amenaient la corde. Bert, en tête, aiguillonné par la curiosité qui lui inspirait un beau zèle, trébuchait continuellement dans l’ampleur de son costume de derviche… Il ne s’était pas imaginé qu’un ballon pût être une chose aussi volumineuse, aussi légère, aussi instable. La nacelle, relativement petite, se composait de panneaux en gros osier tressé. À quatre ou cinq pieds au-dessus, était fixée, à un cercle d’aspect solide, la corde sur laquelle on tirait. À chaque effort des sauveteurs, Bert amenait un mètre de corde, ce qui faisait descendre d’autant la nacelle d’où sortaient des rugissements furieux.
– Elle s’est évanouie !… C’est son cœur !… Son cœur s’est rompu après tout ce qu’elle a enduré !
Le ballon cessa toute résistance, et descendit presque d’un seul coup. Bert, lâchant la corde, se précipita pour le maintenir d’une autre façon et empoigna le rebord de la nacelle.
– Tenez bon ! – fit l’aéronaute dont la figure se releva tout contre celle de Bert.
C’était une figure bien connue, avec ses gros sourcils, son nez aplati, son énorme moustache noire. L’homme avait enlevé son veston et son gilet dans l’idée probablement d’avoir à se jeter à l’eau, et sa chevelure noire était extraordinairement en désordre.
– Que tout le monde se cramponne après la nacelle ! – ordonna-t-il. – J’ai avec moi une dame qui s’est évanouie…, ou son cœur a cessé de battre… Mon nom est Butteridge… Butteridge, voilà mon nom… Tout le monde à la nacelle… Dans un ballon ! C’est bien la dernière fois que je me confie à un de ces appareils paléolithiques…, la corde de dégonflement n’a pas fonctionné et la soupape ne marche pas. Si jamais je mets la main sur la crapule qui aurait dû s’assurer !…
Il passa brusquement la tête entre les cordes et demanda sur un ton suppliant :
– Vite, que quelqu’un aille chercher du cognac… du bon cognac !
Quelqu’un se détacha et partit en courant.
Dans la nacelle, sur une sorte de couchette, en une attitude savamment abandonnée, était étendue une dame grande, blonde, enveloppée dans un manteau de fourrure et coiffée d’un vaste chapeau surchargé de fleurs. Sa tête se balançait contre le rebord capitonné, ses yeux étaient fermés et sa bouche entrouverte.
– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – cria M. Butteridge, d’une grosse voix à l’accent vulgaire.
La dame ne bougea pas.
– Ma chérie ! Nous sommes sauvés ! – répéta M. Butteridge sur un ton plus élevé encore.
La dame demeurait impassible.
Alors M. Butteridge révéla toute la fureur dont son âme était pleine.
– Si elle est morte, – tonitrua-t-il, en levant lentement son poing vers le ballon, au-dessus de sa tête, si elle est morte, je déchir-r-r-r-rerai les cieux comme une loque !… Il faut que je la sorte d’ici. Je ne veux pas la laisser mourir dans un panier d’osier de neuf pieds carrés… elle qui est faite pour des palais princiers ! Tenez bon ! Y a-t-il parmi vous un homme solide à qui je puisse la passer ?
D’un effort puissant, il prit la dame dans ses bras et la souleva.
– Empêchez la nacelle de basculer, – fit-il à ceux qui l’entouraient. – Pesez de tout votre poids… cette dame n’est pas légère et, quand je vous l’aurai passée, le ballon sera allégé d’autant.
D’un bond agile, Bert s’installa sur le rebord. Les autres empoignèrent plus fortement les cordages et le cercle.
– Êtes-vous prêts ? – demanda M. Butteridge.
Il monta sur la couchette, tout en soulevant soigneusement la dame. Puis il s’assit sur le bord opposé, en face de Bert, et passa une jambe à l’extérieur. Les cordages semblèrent le gêner.
– Quelqu’un veut-il m’aider ? Si l’un de vous veut recevoir madame ?
À ce moment précis, alors que M. Butteridge se maintenait d’aplomb avec son fardeau, en un équilibre essentiellement instable, la dame revint de sa défaillance. Ce fut très prompt et très violent.
– Alfred ! sauve-moi ! – fit-elle en un cri déchirant. Elle agita ses bras, cherchant un point d’appui, et étreignit M. Butteridge convulsivement.
Bert sentit la nacelle qui ballottait, sursautait et le désarçonnait. Il aperçut aussi les bottines de la dame et la jambe droite de l’aéronaute, qui décrivaient un arc de cercle avant de disparaître en dehors. Ses sensations furent complexes, et comportèrent la certitude de ce fait, qu’il avait perdu l’équilibre et qu’il roulait la tête en bas et les jambes en l’air, à l’intérieur du panier d’osier. Il étendit les bras pour s’agripper à quelque chose. En effet, il se trouvait à peu près debout sur sa tête ; sa fausse barbe lui bâillonnait la bouche, sa joue glissa contre le capitonnage, son nez alla fouiller dans un sac de sable. La nacelle fit un violent écart et ne bougea plus.
– Quelle maudite affaire ! – grommela-t-il.
Il se crut à moitié assommé, à cause d’un bourdonnement subit dans ses oreilles, et parce que les voix des gens lui arrivaient diminuées et lointaines, comme des cris d’elfes dans l’intérieur d’une colline.
Il éprouva une certaine difficulté à se remettre sur ses pieds. Ses membres s’enchevêtraient dans les vêtements dont M. Butteridge s’était débarrassé pour être prêt à plonger dans les flots. Sur un ton mi-fâché, mi-plaintif, Bert grogna :
– Vous auriez pu prévenir, avant de basculer le panier.
S’agrippant aux cordages, il se redressa tout étourdi. Au-dessous de lui, bien loin, les eaux bleues de la Manche étincelaient. Presque à l’horizon, minuscule et ensoleillé, se rapetissant comme si quelqu’un le tirait par les deux bouts, s’arrondissait le rivage, avec le groupe irrégulier de chalets qui constituaient Dymchurch. Il apercevait encore la petite troupe de gens à qui il avait brusquement faussé compagnie. Grubb, dans son accoutrement de Derviche du Désert, galopait au long de la mer, et M. Butteridge, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, semblait pousser des appels formidables. La dame, accroupie sur le sable, avec sa coiffure florifère sur les genoux, était indignement délaissée. À l’est et à l’ouest, la plage se parsemait de petits personnages qui, les yeux au ciel, paraissaient n’avoir qu’une tête et des pieds.
Le ballon, allégé de cent soixante kilos, poids de M. Butteridge et de sa compagne, s’élevait dans les airs à la vitesse d’une automobile de course.
– Pour un sale coup, c’est un sale coup ! – opina Bert.
Avec une expression d’inquiétude, il contempla la plage fuyante, et se fit cette réflexion, qu’il ne se sentait pas pris de vertige. Ensuite, avec une vague idée d’essayer quelque chose, il examina superficiellement les cordages qui pendaient autour de lui. Mais, s’asseyant sur la couchette, il exprima à haute voix sa décision :
– Je ne vais pas me risquer à manipuler ces machines-là… Je ne touche à rien… Pourtant, j’aimerais bien savoir ce qu’on fait en pareil cas.
Bientôt, il se mit debout et parcourut du regard le monde qui s’enfonçait sous lui, les falaises crayeuses à l’est et le pays plat à l’ouest, des villes et des ports, des rivières et des routes, et de nombreux navires avec leurs ponts et leurs cheminées de plus en plus petits, sur la mer toujours plus vaste, et le grand viaduc du monorail qui franchissait le détroit de Folkestone à Boulogne, jusqu’à ce qu’enfin des nuages floconneux se fussent rassemblés en un voile opaque pour lui cacher la perspective. Il n’était ni effrayé, ni incommodé de vertige, mais seulement dans un état de profonde consternation.