CHAPITRE VIII – LA GUERRE MONDIALE

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Cette idée que le monde entier était en guerre n’entra que lentement dans le cerveau de Bert. Son imagination fut lente aussi à se représenter les contrées riches et populeuses, loin des solitudes arctiques, affolées d’épouvante en voyant glisser dans le ciel, comme un fléau nouveau, les armées aériennes. Il n’était pas accoutumé à penser au monde comme à un ensemble ; il ne le voyait que comme un espace sans limites, où se produisaient des événements en dehors de sa vision immédiate. La guerre pour lui était une source de nouvelles sensationnelles, quelque chose qui se passait dans une région restreinte, appelée « le théâtre de la guerre », et tout pays étranger était, à ses yeux, une arène de combat. Les nations avaient tellement rivalisé d’ardeur dans le domaine des recherches et de l’invention, leurs plans et leurs acquisitions avaient été si secrets et en même temps si parallèles que, quelques heures après que la flotte germanique eut quitté la Franconie, une Armada asiatique prit son essor vers l’ouest, au-dessus des multitudes émerveillées de la plaine du Gange. Mais la Confédération de l’Asie orientale avait conçu ses préparatifs sur une échelle infiniment plus colossale que ne s’y étaient risqués les Allemands.

– Du coup, – déclara Tan Ting-siang, – nous rattrapons et dépassons l’Occident. Nous rétablissons la paix du monde, que ces barbares ont ébranlée.

La multiplicité des inventions asiatiques, la promptitude et le mystère avec lesquels on les avait mises en œuvre avaient de beaucoup surpassé l’énergie teutonne. Là où les Allemands employaient cent hommes, les Asiatiques en avaient dix mille à la besogne. Les monorails qui parcouraient alors en tous sens la surface de la Chine amenaient aux gigantesques parcs aéronautiques de Chinsi-fu et de Tsingyen, une inépuisable quantité d’ouvriers habiles dont les capacités et le rendement industriel étaient fort au-dessus de la moyenne européenne. La nouvelle de l’initiative inattendue de l’Allemagne ne fit qu’accélérer les efforts des Jaunes. Au moment du bombardement de New York, les Allemands disposaient à peine de trois cents navires évoluant dans les airs. Le total des unités qui composaient les flottes asiatiques parties vers l’est, l’ouest et le sud, devait se monter à plusieurs milliers. En outre les Asiatiques possédaient une réelle machine volante de combat, appelée le Niaio, engin léger et efficace, infiniment supérieur aux Drachenflieger. C’était, comme ces derniers, une machine montée par un seul homme, mais construite très légèrement d’acier, de bambou et de soie chimique, avec un moteur transversal et des ailes latérales battantes. L’aéronaute emportait un canon qui lançait des projectiles explosifs chargés d’oxygène, et, conformément à la tradition japonaise, il était armé d’un sabre. Ces aviateurs étaient tous japonais et c’est un fait caractéristique qu’on avait imposé à chacun d’eux d’être un expert à l’arme blanche. Les ailes de ces aéroplanes se terminaient, comme celles des chauves-souris, par des crampons, grâce auxquels ils s’accrochaient aux dirigeables ennemis qu’ils assaillaient. Ces légers engins étaient transportés par les escadres aériennes et expédiés, par terre ou par mer, sur le théâtre de la guerre. Selon le vent, ils franchissaient d’une traite des distances de deux à cinq cents milles.

Dès que fut connu le but de l’expédition que commandait le prince Karl Albert, les essaims asiatiques prirent l’atmosphère. Aussitôt, chaque puissance commença frénétiquement à construire des dirigeables et tous les genres approximatifs de machines volantes que les inventeurs présentèrent. Ce n’était plus l’heure d’être diplomate. Les injonctions et les ultimatums furent télégraphiés en tous sens, et, en quelques heures, le monde entier, affolé par la panique universelle, fut ouvertement en guerre, une guerre des plus compliquées. L’Angleterre, la France et l’Italie avaient ouvert les hostilités contre l’Allemagne et violé la neutralité suisse. À la vue des aéronefs asiatiques, une insurrection hindoustane avait éclaté au Bengale, en même temps qu’une contre-révolte mahométane gagnait les provinces du nord-ouest et s’étendait du désert de Gobi à la Côte de Guinée. La Confédération de l’Asie orientale s’empara des sources de pétrole de la Birmanie et attaqua indistinctement l’Amérique et l’Allemagne. En moins d’une semaine, elle installa des chantiers de construction d’aéronefs à Damas, au Caire, à Johannesburg. L’Australie et la Nouvelle Zélande se hâtaient fébrilement de se pourvoir d’engins aériens. Cette véhémente activité offrait un aspect unique et terrifiant : la rapidité avec laquelle on pouvait produire ces monstres. Alors qu’il fallait de deux à quatre ans pour acheter un cuirassé, deux ou trois semaines suffisaient pour un dirigeable. De plus, comparé même à un torpilleur, l’aéronat était remarquablement simple à établir : dès qu’on disposait des matériaux nécessaires aux compartiments qui renfermaient le gaz, dès qu’on possédait les moteurs, les appareils de production du gaz et les plans, le montage était infiniment moins compliqué et beaucoup plus facile que l’assemblage des parties d’un vaisseau de bois cent ans auparavant. Or, à présent, du Cap Horn à la Nouvelle Zambie, et de Canton à Canton par le tour du monde, on trouvait en tous lieux des usines, des manufactures, des ressources industrielles infinies.

Les dirigeables allemands étaient à peine en vue des flots de l’Atlantique, et la première flotte asiatique était à peine annoncée dans la Haute Birmanie, que le fantastique édifice du crédit et de la finance, qui avait soutenu économiquement le monde depuis un siècle, branla sur ses bases et s’écroula. Dans toutes les Bourses de la terre, ce fut une avalanche de titres que les porteurs voulaient vendre ; les banques suspendirent leurs paiements, les affaires furent paralysées et cessèrent ; par une sorte d’élan acquis, les manufactures demeurèrent actives, achevant les commandes de clients en déconfiture ou massacrés déjà. Cette cité de New York, que Bert admira, se débattait, malgré toute la splendeur de ses lumières et de son mouvement, dans un krach économique et financier, sans exemple dans l’histoire. Le torrent des approvisionnements diminuait et, avant que la guerre mondiale eût duré quinze jours (vers le temps à peu près où le mât de fortune fut planté dans le désert du Labrador), il n’existait plus une ville au monde, en dehors de la Chine, où le gouvernement et les autorités locales n’eussent adopté des mesures de circonstance pour obvier au manque de nourriture et à l’encombrement des gens sans emploi.

La guerre aérienne, une fois déchaînée, devait presque fatalement entraîner la désorganisation sociale. Les Allemands furent les premiers à discerner cette conséquence, lors de leur attaque contre New York ; ils constatèrent qu’un aéronat possède un énorme pouvoir de destruction sur tout ce qui s’étend au-dessous de lui, mais qu’il est à peu près incapable d’occuper et de maintenir en état de soumission une position qui s’est rendue. En face de populations citadines souffrant de la débâcle économique, exaspérées par la famine, cette impuissance relative des flottes aériennes permit nécessairement des collisions violentes et funestes ; de sorte que, sous la menace même des aéronats évoluant inactifs dans les airs, des troubles sanglants éclataient et la guerre civile régnait. Jamais encore on n’avait enregistré une pareille perturbation, à moins qu’on n’en prenne comme une image réduite l’attaque de quelque vaste agglomération sauvage ou barbare par un navire de guerre au XIXe siècle, ou l’un de ces bombardements navals qui déparent l’histoire de l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Ce furent alors des destructions et des massacres qui laissaient vaguement prévoir les atrocités de la lutte aérienne. De plus, avant le XXe siècle, on n’avait eu qu’un exemple, et relativement sommaire, avec l’insurrection de la Commune de Paris, en 1871, de ce dont était capable une population urbaine moderne en temps de conflit armé.

Les mêlées aériennes révélèrent une autre particularité qui eut son contrecoup sur le bouleversement social. Les aéronats militaires ne pouvaient à peu près rien les uns contre les autres. Il leur était facile de lancer, avec les effets les plus meurtriers, une pluie d’explosifs sur tout ce qui se trouvait au-dessous d’eux. Les villes et les campagnes, les forts et les navires étaient à leur merci ; mais, à moins qu’ils fussent disposés à un abordage qui devenait un suicide, ils étaient complètement impuissants à se causer mutuellement d’importants dommages. Le seul armement des énormes dirigeables allemands, aussi gigantesques que les plus grands transatlantiques, consistait en un canon-revolver qu’on aurait pu aisément, avec tous ses accessoires, charger sur deux mules. En outre, quand il devint évident que la domination de l’air ne s’obtiendrait pas sans combat, les soldats aéronautes et aérostiers furent pourvus de petites carabines à balles explosibles chargées d’oxygène et de substances inflammables. Mais, somme toute, les dirigeables n’étaient pas mieux fournis, en fait de cuirassement et d’armement, que la plus petite canonnière. En conséquence, lorsque ces monstres devaient en venir aux prises, ou bien ils manœuvraient pour s’élever et pour dominer l’adversaire, ou bien ils s’abordaient comme des jonques, et leurs équipages combattaient en se lançant des bombes, en luttant corps à corps, tout comme au moyen âge. Les risques de chavirer et de choir sur le sol équilibraient, pour l’assaillant, les chances de victoire. Aussi remarque-t-on, chez les amiraux aériens, après leurs premières expériences, une tendance croissante à éviter la défensive et à chercher plutôt l’avantage moral d’une contre-attaque.

Si, en vue des résultats immédiatement décisifs, les dirigeables se montraient insuffisants, les aéroplanes apparaissaient aussi ou trop instables, comme ceux des Allemands, ou trop légers comme ceux des Japonais. Plus tard, il est vrai, les Brésiliens firent usage de machines volantes de type et de dimensions tels qu’elles pouvaient attaquer les dirigeables, mais ils n’en construisirent qu’un petit nombre dont ils se servirent seulement chez eux, et on n’en retrouva plus trace par la suite.

Les luttes aériennes étaient donc extraordinairement dévastatrices, et demeuraient cependant tout à fait indécises. Ce genre d’hostilités offrait ce trait unique, de laisser chacun des belligérants exposé aux représailles de l’ennemi. Dans toutes les précédentes formes de guerre, sur terre ou sur mer, le vaincu était rapidement mis hors d’état d’envahir le territoire de son antagoniste et d’inquiéter ses communications. On combattait sur un front de bataille, et, derrière ce front, le vainqueur, ses approvisionnements et ses ressources, ses villes, ses manufactures, son capital, le pays entier, restaient en sécurité. Lors d’une campagne navale, quand il avait anéanti les escadres de l’adversaire, le vainqueur bloquait ses ports, s’emparait de ses stations de charbon et donnait la chasse à tous les navires qui menaçaient ses propres ports. Établir un blocus et investir des côtes demeure dans la limite des choses possibles, mais comment bloquer et cerner la surface entière d’un pays ? Il faut un long temps pour construire des croiseurs, armer des corsaires, et l’on ne peut les emballer et les transporter subrepticement d’un point à un autre. Dans la guerre aérienne, le vainqueur, même s’il annihilait la flotte antagoniste, était contraint de surveiller toute la contrée ennemie, de découvrir et de détruire tous les chantiers où il serait possible de construire des engins nouveaux et peut-être plus redoutables. La nécessité impérieuse s’imposait pour lui d’emplir le ciel de dirigeables, par conséquent de les construire par milliers et de former des aéronautes par centaines de milliers. Un aéronat dégonflé peut aisément se dissimuler sous un hangar, dans une rue de village, dans un bois ; un aéroplane démonté est encore moins encombrant.

Dans les airs, en outre, toutes les directions mènent partout. Il n’y a ni passages, ni défilés, ni détroits, où l’on puisse dire d’un adversaire : « Pour assiéger ma capitale, il faut qu’il débouche par ici. »

Ce n’était donc par aucune des méthodes établies qu’on pouvait mettre fin aux hostilités. La flotte du parti A, comprenant un millier de dirigeables, a défait la flotte du parti B, et, évoluant au-dessus de la capitale du vaincu, menace de la bombarder si B ne capitule. Par la télégraphie sans fil, B réplique qu’en ce moment même une de ses escadres aériennes, composée de trois aéronefs corsaires à grande vitesse, bombarde la principale ville manufacturière de A. Celui-ci dénonce comme pirates les aéronefs de B, bombarde sa capitale, se lance à la poursuite des corsaires, tandis que B, dans un état de surexcitation passionnée et d’héroïsme indomptable, se met à l’œuvre au milieu de ses ruines, fabrique de nouveaux vaisseaux aériens et des approvisionnements d’explosifs, qui, du reste, profitent à A. La guerre devient ainsi forcément une guérilla universelle, impliquant inévitablement l’élément civil et tout l’appareil de la vie sociale.

Le monde ne s’attendait pas à ces aspects de la lutte aérienne. Nulle sagacité clairvoyante n’avait déduit ces conséquences, qui, si on les avait présagées, auraient pu être réglées par la Conférence Universelle de la Paix dès 1900. Mais l’invention mécanique se développait avec une rapidité d’allure que ne parvenait pas à suivre l’organisation intellectuelle et sociale, et le monde, avec ses vieux drapeaux, son absurde tradition des nationalités, sa presse populaire, ses impérialismes et ses passions plus populaires encore, ses bas mobiles commerciaux, ses vulgarités et ses mensonges habituels, ses hypocrisies et ses conflits de race, fut surpris par la catastrophe. Une fois la guerre commencée, rien ne l’arrêta plus. Le fragile édifice du crédit, – qui avait des proportions que nul n’avait prévues, et qui avait tenu dans une dépendance réciproque des centaines de millions d’hommes, sans que personne s’en rendît clairement compte, – s’effondra dans la panique. Partout, dans l’atmosphère, les dirigeables évoluaient, faisant pleuvoir les bombes, détruisant tout espoir même de relèvement, et partout, sur terre, régnaient le cataclysme économique, l’émeute et le désordre social, la famine qui exaspérait les foules sans travail. Toutes les intelligences dirigeantes et créatrices qui guidaient les nations avaient été emportées dans le torrentueux écroulement. Les journaux et les documents historiques qui survivent de cette période répètent le même récit : les villes privées de leurs approvisionnements, les citoyens affamés et chômant, se pressant par les rues ; les administrations désorganisées, remplacées par l’état de siège ; des gouvernements provisoires et des comités de défense, et, dans le cas de l’Inde et de l’Égypte, des comités insurrectionnels se chargeant d’armer les populations, de distribuer l’artillerie aux révoltés, et de fabriquer précipitamment des dirigeables et des aéroplanes.

On entrevoit cet universel tohu-bohu, par intermittence, comme à travers un voile de nuages qui se déchire. C’est la dissolution d’une époque, l’anéantissement d’une civilisation qui s’était fiée au machinisme, et qui vit la machine devenir l’instrument de sa ruine.

Alors que l’effondrement des grandes civilisations précédentes, celle de Rome, par exemple, avait été l’œuvre de plusieurs siècles, s’était produit phase après phase, comme un homme vieillit et meurt, le cataclysme qui anéantit notre civilisation survint tout à coup, comme la locomotive ou l’auto qui écrase le piéton, et la destruction qu’il causa fut rapide et définitive.

2

 

Les premières rencontres de la guerre aérienne furent sans doute déterminées par le désir d’appliquer l’ancienne tactique navale, qui consistait à reconnaître les positions de la flotte ennemie et à l’anéantir. Il y eut ainsi, tout d’abord, la bataille de l’Oberland bernois ; les dirigeables italiens et français, en route pour prendre de flanc le parc aérostatique de Franconie, furent assaillis par l’escadre suisse d’expérimentation, au secours de laquelle arrivèrent, plus tard, dans la journée, les dirigeables germaniques. Puis ce fut la lutte rapide entre les aéroplanes anglais du type Winterhouse-Dunne et trois infortunés aéronats allemands. Ensuite se place, dans le nord de l’Inde, l’attaque de l’établissement aéronautique anglo-hindou, qui se défendit pendant trois jours contre des forces écrasantes, et fut finalement détruit de fond en comble.

Simultanément, commença la formidable lutte entre les Allemands et les Asiatiques, lutte connue sous le nom de Bataille du Niagara (à cause de l’objet qu’avaient en vue les Jaunes dans cette affaire) et qui se transforma en un conflit épars sur la surface d’un continent. Les aéronats allemands qui purent échapper atterrirent et se rendirent aux Américains, qui les garnirent d’un nouvel équipage. Finalement ce ne fut plus qu’une série d’engagements héroïques et impitoyables entre, d’une part les Américains sauvagement résolus à exterminer leurs ennemis, et, d’autre part, les envahisseurs jaunes campés sur le rivage du Pacifique et appuyés par une flotte navale immense qui les renforçait sans cesse. Dès le début, les hostilités furent menées avec une âpreté implacable : pas de quartier et pas de prisonniers. Avec une féroce et magnifique énergie, les Américains construisirent des aéronefs qu’ils lancèrent l’un après l’autre dans la lutte et qui périrent dans leur choc contre les multitudes asiatiques. Toute autre activité fut subordonnée à cette guerre et, par elle, bientôt la population entière vécut et mourut. Mais on verra que la race blanche ne tarda pas à trouver dans l’aéroplane de Butteridge un engin qui put se mesurer contre les machines volantes des Asiatiques.

L’invasion jaune effaça complètement le conflit germano-américain, qui, à ce moment, disparaît de l’histoire, après avoir été, à lui seul, suffisamment tragique. À la nouvelle de la destruction de New York, l’Amérique s’était levée d’un seul élan, résolue à endurer mille morts plutôt que de se soumettre à l’Allemagne. Obstinément décidés à briser toute résistance, et exécutant les plans conçus par le Prince, les Allemands s’étaient emparés de la ville de Niagara et de ses gigantesques stations d’énergie électrique, avaient chassé tous les habitants et fait le vide aux environs jusqu’à Buffalo. Aussitôt qu’ils furent informés de la déclaration de guerre de la France et de l’Angleterre, ils ravagèrent aussi le territoire canadien dans un rayon de plus de dix milles. Puis, en un va-et-vient continu, comme des abeilles quittant et rejoignant la ruche, ils transportèrent sur la côte de l’Est les hommes et le matériel, que leur flotte navale avait amenés d’Europe.

C’est alors que survinrent les forces asiatiques, et c’est dans cette attaque de la base allemande d’opérations que l’Orient et l’Occident se heurtèrent pour la première fois et qu’on put entrevoir l’issue finale.

Une des singularités nombreuses de cette lutte aérienne provenait du secret profond dans lequel les escadres d’aéronefs avaient été préparées. Chaque puissance n’avait eu vent que de la façon la plus vague des projets de ses rivales, et la nécessité du secret réduisait au strict minimum les manœuvres d’expérimentation. Les constructeurs de dirigeables et d’aéroplanes n’avaient jamais su clairement quels antagonistes leurs machines auraient à affronter, et la plupart n’avaient même pas imaginé qu’elles auraient jamais à combattre dans les airs : ils les aménageaient uniquement pour le lancement de bombes explosives sur le sol. Ainsi avaient procédé les Allemands, et la flotte de Franconie ne possédait comme arme offensive que son canon-revolver installé à la proue. Ce ne fut qu’après la bataille de New York qu’on distribua aux hommes de courtes carabines à balles explosives. Théoriquement, les DrachenfIieger constituaient la véritable arme offensive ; ils étaient, déclarait-on, les torpilleurs de l’air, et l’aéronaute avait pour tactique de fondre sur l’adversaire et de le cribler de bombes au passage. Mais, en pratique, ces appareils étaient d’une instabilité déplorable, et, dans les engagements qui eurent lieu, un tiers à peine réussirent à regagner le dirigeable auquel ils étaient attachés. Le reste fut démoli par les projectiles ennemis, ou alla s’abîmer à terre.

Dans la flotte alliée des Chinois et des Japonais, la même distinction était faite entre les dirigeables et les machines de combat plus lourdes que l’air ; les uns et les autres appartenaient à un type entièrement différent des modèles occidentaux, et presque tous les détails étaient dus à l’invention des ingénieurs asiatiques, – ce qui témoigne éloquemment de la vigueur avec laquelle ces grands peuples s’assimilèrent et perfectionnèrent les méthodes scientifiques européennes. Au nombre de ces ingénieurs, l’un des plus remarquables était Mohini K. Chatterjee, un condamné politique jadis attaché au parc aéronautique de Lahore.

Le dirigeable allemand avait la forme d’un poisson, avec un avant arrondi. L’aéronat asiatique avait aussi la forme d’un poisson, mais se rapprochant plutôt de la raie ou de la sole que de la morue ou du goujon ; le dessous en était large et plat, sans aucune fenêtre ni ouverture, excepté dans la ligne centrale. Les cabines occupaient l’axe, avec une sorte de pont-promenade au-dessus, et les alvéoles de gonflement et les ballonnets donnaient à l’appareil l’aspect d’une tente cerclée, comme celle des romanichels, mais plus écrasée. L’aéronat allemand était essentiellement un ballon dirigeable plus léger que l’air. L’aéronat asiatique, à peine plus léger que l’air, glissait à travers l’atmosphère avec une vélocité beaucoup plus grande, mais avec une stabilité infiniment moindre ; à la proue et à la poupe deux canons, – celui d’arrière de plus fort calibre, – lançaient des projectiles inflammables. En outre, de chaque côté, des sortes de casemates abritaient des fusiliers. Si réduit que fût cet armement en comparaison de celui de la plus petite canonnière, il était suffisant cependant pour donner à ces engins une réelle supériorité sur les dirigeables monstres des Allemands. Grâce à leur vitesse plus grande, ils manœuvraient de façon à se placer derrière leur adversaire ou au-dessus. Ils s’aventuraient même à passer impétueusement dessous, en évitant de se trouver immédiatement sous les soutes à munitions, puis, une fois cet exploit accompli, ils pointaient leur canon d’arrière sur l’ennemi et envoyaient dans ses compartiments à gaz des obus d’oxygène et des bombes enflammées.

La force des Asiatiques ne provenait pas tellement de leurs dirigeables que de leurs aéroplanes. À part la machine de Butteridge, ceux-ci furent à coup sûr les plus redoutables engins « plus lourds que l’air » qu’on ait jamais connus. Ils avaient été inventés par un artiste japonais, et différaient beaucoup du Drachenflieger allemand, qui procédait davantage du cerf-volant. Les aéroplanes asiatiques étaient munis d’ailes latérales flexibles curieusement incurvées, pareilles à celles du papillon, infléchies, faites d’une substance ressemblant à du celluloïd et recouvertes d’une soie aux couleurs brillantes. Ils se terminaient par une longue queue d’oiseau-mouche. Par les crampons qui garnissaient l’extrémité des ailes, comme des griffes de chauve-souris, la machine volante pouvait harponner et déchirer les parois des dirigeables. L’aviateur s’installait entre les ailes, au-dessus d’un moteur transversal à explosion, qui ne présentait aucune différence essentielle avec les moteurs employés à cette époque pour les motocyclettes légères. Au-dessous était adaptée une grande hélice. À cheval sur une selle, comme dans le monoplan Butteridge, le pilote portait, en plus de sa carabine à balles explosibles, un large sabre à double tranchant. Aucun de ces détails, aucune de ces disparités, n’étaient clairement connus de ceux qui se mesurèrent dans la monstrueuse bataille qui se livra au-dessus des grands lacs d’Amérique.

Chaque parti engagea la lutte contre il ne savait quoi, dans des conditions entièrement nouvelles et avec des appareils qui, même en restant sur la défensive, pouvaient provoquer les surprises les plus déconcertantes. Les plans d’actions combinées, les essais de manœuvres collectives étaient bouleversés dès le premier contact, comme cela s’était passé lors des rencontres de cuirassés au siècle précédent. Chaque capitaine reprenait alors son action individuelle et agissait selon ses propres inspirations ; l’un voyait le triomphe dans ce que l’autre estimait un motif de fuite et de désespoir.

La mêlée aérienne de Niagara fut une série de combats particuliers bien plutôt qu’une bataille régulière.

Pour le spectateur que fut Bert, elle se présenta comme un enchevêtrement d’incidents, quelques-uns formidables, d’autres secondaires. Il n’eut pas un instant l’impression d’une action d’ensemble, d’un résultat décisif.

3

 

Longtemps avant que le Zeppelin eût repéré la position de l’épave du Vaterland, le Prince, par le moyen de la télégraphie sans fil, avait repris le commandement des forces allemandes. Par ses ordres, la flotte, dont les éclaireurs étaient entrés en contact avec les Japonais vers les Montagnes Rocheuses, s’étaient concentrée autour de Niagara et attendait son retour.

Bert aperçut pour la première fois les gorges du Niagara au point du jour, alors qu’il prenait part à une manœuvre hors du compartiment central. Le Zeppelin filait à toute vitesse, à une très grande hauteur, et, dans le lointain, Bert discerna les eaux marbrées d’écume ; plus loin, dans la direction de l’ouest, le grand croissant de la chute canadienne scintillait, étincelait, écumait dans les rayons horizontaux du soleil et envoyait vers le ciel un grondement ininterrompu. La flotte aérienne, stationnaire, était déployée en un immense arc de cercle aux extrémités pointées vers le sud-ouest, formant une longue ligne de monstres luisants ; les hélices tournaient lentement et les étendards impériaux flottaient en poupe, en arrière des appareils Marconi.

Dans la ville de Niagara, la plupart des maisons et des édifices restaient encore debout, mais les rues étaient désertes. Les ponts n’avaient pas été endommagés ; sur les hôtels et les restaurants claquaient d’immenses oriflammes, et les usines électriques étaient encore en activité. Mais alentour, on eût dit que sur la contrée avait passé un colossal coup de balai. Tout ce qui pouvait fournir abri à une attaque contre la position allemande avait été nivelé impitoyablement. On avait fait sauter les constructions, incendié les bois, détruit les clôtures et les moissons. Les voies du monorail avaient été arrachées, et les routes débarrassées de tous les obstacles. D’en haut, l’effet de ce saccagement était fantastique. Les arbres des jeunes plantations, arrachés et brisés, gisaient à terre, comme du blé coupé par la faux. Les habitations semblaient écrasées, comme sous la pression d’un doigt gigantesque. De nombreux incendies brûlaient encore et de vastes espaces étaient couverts de cendres fumantes. Ici et là s’entassaient des débris de charrettes et de camions, des cadavres de fugitifs attardés et d’animaux ; les jets des conduites d’eau rompues inondaient les ruines et formaient des ruisseaux et des mares. Plus loin, dans des champs intacts et des prairies, des chevaux et du bétail broutaient paisiblement. Par-delà ces parages désolés, rien n’était changé dans la campagne, mais toute la population avait fui. La ville de Buffalo était presque entièrement la proie des flammes dont personne ne tentait d’enrayer les ravages.

Pendant ce temps, les Allemands s’efforçaient rapidement de transformer Niagara en un entrepôt militaire. Les dirigeables avaient amené là toute une armée de mécaniciens habiles, venus d’Europe sur les transports de la flotte navale, et ils étaient déjà à l’œuvre pour adapter tout le matériel industriel aux besoins d’un parc aéronautique. Au-dessus du funiculaire, à l’extrémité de la Chute américaine, ils avaient installé une station de recharge de gaz pour les dirigeables, et, dans la partie sud, on déblayait une aire plus vaste encore, dans ce même but. Enfin, sur toutes les usines, sur tous les hôtels, sur tous les points élevés, flottait le drapeau allemand.

Lentement, le Zeppelin parcourut deux fois le même cercle, au-dessus de cette scène, pour que le Prince, du haut de la galerie extérieure, pût se rendre compte de la situation. Le dirigeable ensuite s’éleva vers le centre du croissant et transféra le Prince et son état-major, y compris le lieutenant Kurt, sur le Hohenzollern, choisi pour porter le pavillon princier pendant la bataille prochaine. Le transfert se fit au moyen d’un câble qu’on descendit du Hohenzollern jusque sur la plateforme d’avant du Zeppelin dont l’équipage, installé dans le réseau extérieur de l’aéronat, salua ce départ de ses acclamations. Ensuite le Zeppelin vira de bord et, décrivant une vaste courbe, vint atterrir dans Prospect Park, pour débarquer les blessés et s’approvisionner d’explosifs. Pour son voyage du Labrador, incertain du fret qu’il aurait à ramener, l’aéronat avait vidé ses soutes. Il lui fallut aussi réparer et regonfler d’hydrogène un de ses compartiments d’avant qui fuyait.

Bert fut désigné comme brancardier, et il aida à transporter les blessés dans le plus proche des vastes hôtels qui faisaient face à la rive canadienne, et où n’étaient restés qu’un portier nègre, deux infirmières américaines et quatre ou cinq Allemands. Ensuite il accompagna le médecin du Zeppelin dans une rue voisine, et força la porte d’une pharmacie où le major choisit les médicaments dont il avait besoin. Au retour, ils rencontrèrent un officier et deux hommes qui procédaient à un inventaire sommaire des marchandises utilisables que contenaient les magasins. La grande avenue était complètement déserte : on avait accordé trois heures aux habitants pour vider les lieux, et tout le monde, semblait-il, s’était hâté d’en profiter. Au coin d’une voie transversale, le cadavre d’un homme tué d’un coup de feu était appuyé contre un mur, et de-ci de-là on entrevoyait des chiens errants qui s’esquivaient. À l’extrémité de la rue, vers le fleuve, le passage inattendu d’une série de voitures monorail rompit tout à coup la stagnation et le silence ambiants. Elles étaient chargées de tubes et de tuyaux qu’on amenait aux équipes qui transformaient Prospect Park en un arsenal aéronautique.

Ayant réquisitionné une bicyclette dans une boutique abandonnée, Bert l’enfourcha, et, maintenant en équilibre son chargement pharmaceutique, il revint à l’hôtel-hôpital. De là, on le renvoya aider à l’emmagasinage des bombes dans les soutes du Zeppelin, besogne qui exigeait un soin minutieux. Il fut interrompu dans cette corvée par le commandant de l’aéronat, qui le chargea, le téléphone de campagne ne fonctionnant pas encore, de remettre un pli à l’officier qui avait pris la direction des usines de la Compagnie électrique. Bert devina plutôt qu’il ne comprit ces ordres donnés en allemand, mais, ne se souciant pas de trahir son ignorance, il salua et partit avec l’air de savoir parfaitement où il allait. Il s’engagea dans diverses voies et, au moment où il se demandait comment il accomplirait sa mission, son attention fut appelée vers les hauteurs de l’atmosphère par la détonation d’un coup de canon que venait de tirer le Hohenzollern et qu’accompagnaient de célestes acclamations.

La vue étant obstruée de chaque côté par les hautes façades, il céda à la curiosité, après un moment d’hésitation, et revint vers les quais. Là encore la perspective était masquée par des arbres ; toutefois ce ne fut pas sans stupéfaction qu’il aperçut au-dessus de Goat Island le Zeppelin, qui, quelques instants auparavant, avait encore un quart de ses soutes à remplir. Le dirigeable était parti sans compléter ses approvisionnements. Bert devina tout à coup qu’on l’avait oublié et alla se réfugier sous le couvert des feuillages, pour éviter qu’en l’apercevant le capitaine du Zeppelin n’éprouvât des remords et ne revînt le chercher. Mais le désir de savoir contre quel ennemi la flotte prenait sa formation de combat fut la plus forte, et il s’avança jusque vers le milieu du pont de Goat Island, d’où son regard commandait tout un hémisphère de ciel. Par-dessus le tumulte scintillant de la cataracte, il discerna très bas sur l’horizon les premiers aéronats asiatiques.

Leur aspect était beaucoup moins impressionnant que celui des aéronefs du Prince. De plus, ils avançaient de côté, comme pour dissimuler leur véritable envergure, et Bert était incapable d’estimer à quelle distance ils se trouvaient.

Debout au milieu de la travée, à un endroit d’habitude encombré par la cohue incessante des excursionnistes, Bert, seul dans ce désert, écarquillait les yeux. Au-dessus de lui, les flottes aériennes manœuvraient pour se gagner de hauteur ; au-dessous, les eaux bouillonnaient entre les rives.

Étrange spectateur du drame, Bert demeura là longtemps, dans sa défroque hétéroclite. Les jambes de son pantalon de serge bleue étaient enfoncées dans des bottes caoutchoutées et, sur sa tête, il portait une casquette blanche d’aérostier, trop grande pour lui : il la rejeta en arrière, pour dégager sa petite figure de faubourien ahuri, au front coupé d’une cicatrice.

– Bigre ! – s’exclamait-il par intervalles.

Bert braquait les regards de tous côtés, avec force gesticulations. Deux ou trois fois, il poussa des acclamations et applaudit. Puis, à un certain moment, la terreur s’empara de lui, et, dans un galop effréné, il s’enfuit du côté de Goat Island.

4

 

Parvenues à proximité l’une de l’autre, les flottes aériennes, pendant un certain temps, ne cherchèrent pas à s’attaquer. Les soixante-sept aéronefs allemands se maintenaient à une hauteur de près de quatre mille pieds, formés en croissant. Ils conservaient entre eux une distance d’une longueur et demie environ, de sorte qu’une cinquantaine de kilomètres séparaient les extrémités. Les dirigeables placés à chaque bout de la courbe remorquaient une trentaine de Drachenflieger, avec leur pilote à bord, mais, de si loin, Bert ne pouvait les distinguer.

Tout d’abord, il n’aperçut que la première escadre des Asiatiques, appelée l’escadre méridionale. Elle comptait quarante aéronats qui transportaient, suspendues à leurs flancs, près de quatre cents machines volantes. Elle louvoya lentement à une vingtaine de kilomètres des Allemands, par le travers de leur front est. Ce ne fut pas sans peine que Bert discerna les aéroplanes, multitude de très petits objets, voltigeant au-dessous des volumineux dirigeables, comme des fétus dans le soleil. Quant à la seconde flotte asiatique, elle restait encore cachée pour lui, bien qu’elle fût probablement visible déjà pour les Allemands, vers le nord-ouest.

Dans l’atmosphère absolument calme et sans un nuage, l’escadre allemande était montée à une hauteur immense, où les dimensions des colosses paraissaient infiniment réduites. Le croissant se détachait nettement, et, dans son mouvement vers le sud, il passa lentement devant le soleil. Chaque unité ne fut plus alors qu’une silhouette noire, et les Drachenflieger de petites taches sombres sur chaque aile de l’Armada aérienne.

Les adversaires ne semblaient nullement pressés d’engager la lutte. Les Asiatiques s’avancèrent très loin dans l’est, accélérant leur marche et augmentant leur altitude. Ils se formèrent alors en une longue colonne et, virant de bord, revinrent, en s’élevant, sur la gauche des Allemands. Ceux-ci firent face aussitôt à cette attaque de flanc, et tout à coup de faibles lueurs indiquèrent qu’ils avaient ouvert le feu, sans aucun effet apparent, du reste. Puis, comme une poignée de flocons de neige, les Drachenflieger prirent leur vol, tandis qu’une quantité de minuscules points rouges se ruaient à leur rencontre. Tout cela semblait à Bert, non seulement infiniment lointain, mais singulièrement fantastique. Moins de quatre heures auparavant, il était à bord d’un de ces dirigeables, et ils lui paraissaient maintenant non pas des véhicules portant des hommes, mais des créatures sensibles qui évoluaient et agissaient avec un but bien défini.

Le double essor des aéroplanes se rejoignit et descendit vers le sol, comme une poignée de pétales de roses, – blancs et rouges, – lancés d’une haute fenêtre. Ils devinrent de plus en plus gros, et Bert en vit plusieurs qui, chavirés, tourbillonnaient en tombant, et disparurent derrière les énormes nuages de fumée noire qui s’étendaient dans la direction de Buffalo. Un instant, tous furent cachés dans la fumée, puis deux ou trois appareils blancs et une quantité de rouges reparurent dans le ciel clair, comme un essaim de grands papillons ; ils combattaient en décrivant de larges cercles, et ils furent bientôt hors de vue, vers l’est.

Une violente détonation ramena l’attention de Bert vers le zénith : le bel arroi du croissant était bouleversé et ce n’était plus à présent qu’un long nuage tumultueux. L’un des monstres, en flammes à chaque extrémité, dégringola brusquement à mi-hauteur du sol ; puis il culbuta, tournant plusieurs fois sur lui-même, et s’engloutit dans le chaos de fumée de Buffalo.

Effaré par ce spectacle, Bert, bouche bée, se cramponna plus fort au garde-fou. Pendant quelques moments – qui parurent interminables – les deux flottes, sans modification nouvelle, s’avancèrent obliquement l’une vers l’autre, avec un bruit qui parvenait aux oreilles de Bert comme un bourdonnement de moustique. Soudain, des deux côtés, plusieurs dirigeables, frappés par des projectiles dont on ne voyait aucune trace, rompirent l’alignement. La colonne des aéronefs asiatiques fit demi-tour et chargea les forces allemandes, sans que d’en bas on pût se rendre compte si l’attaque avait lieu à altitude égale ou supérieure. Toutefois la ligne allemande sembla s’ouvrir pour laisser passage aux Jaunes, et des manœuvres se dessinèrent dont Bert ne comprit pas l’objet. L’aile gauche de la bataille devint une danse confuse. Pendant quelques minutes, les deux lignes entrecroisées parurent si voisines qu’on eût dit, dans le ciel, un engagement corps à corps. Puis la lutte se fragmenta par groupes et par duels. Les dirigeables allemands commencèrent à dériver plus nombreux dans les couches inférieures de l’atmosphère. L’un d’eux fut soudain enveloppé de flammes et s’enfuit à toute vitesse vers le nord ; deux autres se laissèrent choir avec des soubresauts et des tortillements bizarres. En un conflit tourbillonnant, un groupe d’antagonistes – un allemand contre deux asiatiques bientôt suivis d’un troisième, – tomba en zigzaguant vers l’est, pendant que de nouveaux assaillants jaunes abandonnaient la mêlée pour venir à la rescousse. Un des aéronats aplatis éperonna, ou peut-être heurta par hasard, un gigantesque cylindrique et tous les deux pirouettèrent pour aller s’écraser du même coup sur le sol.

L’escadre asiatique du Nord se joignit à la bataille sans que Bert la vît arriver ; il remarqua seulement que le nombre des combattants augmentait d’inexplicable façon. Ce fut bientôt une confusion indescriptible, que le vent poussait vers le sud-ouest, et qui se divisait de plus en plus en une série d’épisodes. Ici, un colosse allemand incendié descendait peu à peu, entouré d’une douzaine d’aéronats asiatiques qui rendaient inutiles ses tentatives désespérées pour échapper au désastre. Là, un autre était immobilisé et son équipage se défendait contre un essaim de guerriers jaunes en monoplans. Plus loin, un dirigeable plat, que les flammes dévoraient à chaque bout, se détachait de la masse grouillante et coulait à pic.

Dans le vaste ciel clair, ces incidents retenaient tour à tour l’attention de Bert, que les culbutes et les désastres successifs impressionnaient surtout, et, au milieu de tant d’épisodes saisissants, ce ne fut que très lentement qu’il devina un plan concerté dans ces évolutions confuses.

Les dirigeables qui tourbillonnaient à une immense hauteur n’étaient pour la plupart ni assaillis ni assaillants ; ils décrivaient à toute vitesse des cercles pour gagner une altitude supérieure, en échangeant parfois des projectiles peu efficaces. Après la chute tragique des combattants qui avaient cherché à s’éperonner, on renonça de part et d’autre à cette dangereuse offensive, et Bert ne distingua plus aucune tentative d’abordage. Toutefois, des deux côtés on s’efforçait d’isoler l’antagoniste et de l’accabler, ce qui causait un enchevêtrement continuel. Comme les Asiatiques étaient en plus grand nombre et qu’ils évoluaient avec beaucoup plus de rapidité, ils donnaient l’impression d’attaquer sans répit leurs ennemis.

Un groupe de biplans allemands, dans le but de dominer les cataractes et les usines, essayait de se maintenir au zénith en une phalange serrée que les Jaunes s’acharnaient à vouloir disperser. Bert, qui comparait leurs allées et venues à celles de carpes se disputant des morceaux de pain dans un étang, apercevait de menues bouffées de fumée sans qu’aucun bruit lui parvînt jamais.

Une ombre, bientôt suivie d’une autre, glissa entre Bert et le soleil. Un bourdonnement de moteur le fit tressauter et il oublia instantanément ce qui se passait au zénith.

Vers le sud, à cent mètres environ au-dessus des eaux, chevauchant, telles des Valkyries, les étranges montures dont la mécanique européenne avait été l’inspiratrice, les Japonais s’avançaient sur leurs monoplans rouges. Les ailes battaient par saccades et l’appareil montait ; elles s’arrêtaient et il descendait en planant. Ils s’approchèrent si près qu’on put les entendre s’interpeller, et l’un après l’autre, en une longue ligne, ils abordèrent dans l’espace libre qui précédait l’hôtel-hôpital. Mais Bert n’attendit pas plus longtemps. Au passage, un Japonais à face jaune s’était penché de son côté, et leurs regards s’étaient croisés une seconde.

Bert se jugea alors par trop en danger au milieu du pont et il prit la fuite à toutes jambes dans la direction de Goat Island. De là, caché dans les fourrés, et non sans un certain sentiment d’insécurité, il épia la fin de la bataille.

5

 

Quand il fut persuadé qu’aucun péril ne le menaçait plus, Bert se risqua davantage à découvert, et il constata qu’un vif engagement se poursuivait entre les aéronautes asiatiques et les soldats du génie allemand qui avaient pris possession de la cité. Pour la première fois, au cours de cette guerre, il assista à un combat tel qu’il se le représentait d’après les journaux illustrés de sa jeunesse. Il lui sembla que les choses redevenaient normales, lorsqu’il vit les combattants, le fusil en main, courir d’un abri à un autre. La première troupe d’aéronautes s’était attendue vraisemblablement à trouver la ville déserte. Ils avaient atterri dans un endroit exposé et ils se dirigeaient vers les usines électriques de force motrice, quand une soudaine volée de balles les désillusionna. Trop éloignés de leurs machines, ils s’éparpillèrent sur la berge en contrebas, d’où ils déchargèrent leurs mousquets contre les hôtels et les ateliers voisins.

Une seconde file d’aéroplanes rouges surgit, au-dessus des toits et hors de la brume, dans la direction de l’est, et s’avança en une longue courbe, comme pour observer la position. La fusillade des Allemands devint assourdissante : l’un des appareils se cabra violemment et alla s’écraser sur les maisons. Les autres, planant comme de grands oiseaux, se posèrent sur la terrasse de l’usine et, de chacun, s’élança une agile petite forme qui bondit vers le parapet.

D’autres oiseaux aux ailes battantes, que Bert n’avait pas vus arriver, fondirent du ciel dans la mêlée. Le crépitement des coups de fusil lui remémora les manœuvres d’armée, les descriptions de batailles dans les journaux, tout ce qui s’adaptait correctement à sa conception de la guerre.

Un essaim d’Allemands se replia à toutes jambes. Deux tombèrent, l’un qui demeura immobile, l’autre qui s’agita dans des contorsions convulsives. Sur l’hôtel, où Bert avait aidé à transporter les blessés du Zeppelin, fut hissé soudain le drapeau de la Croix-Rouge.

Évidemment, malgré son apparence paisible, la ville recélait une multitude d’Allemands, qui se concentraient autour de l’usine centrale. De quelle quantité de munitions disposaient-ils ? se demanda Bert. Les aéroplanes asiatiques accouraient de plus en plus nombreux à la rescousse : ayant achevé d’anéantir les infortunés Drachenflieger, ils cherchaient à s’emparer du parc aéronautique ébauché par les Allemands et à se rendre maîtres de leur base stratégique, autour des stations électriques et des générateurs à gaz. Une partie d’entre eux atterrissaient : les aviateurs alors se transformaient en redoutables fantassins et se joignaient à la ligne des tirailleurs, d’autres planaient au-dessus du combat et massacraient au passage les ennemis qui s’exposaient à leur tir. La fusillade s’exaspérait par intermittence : après une accalmie, les salves éclataient en un grondement croissant qui s’apaisait vite. Deux ou trois monoplans, décrivant, par circonspection, un cercle plus élargi, vinrent passer au-dessus de l’île, et Bert, blotti dans son fourré, trembla de tous ses membres.

De temps à autre, une assourdissante détonation se mêlait au fracas de la mousqueterie, pour rappeler à Bert que la lutte se poursuivait entre les dirigeables, mais le combat plus proche accaparait toute son attention.

Tout à coup quelque chose dégringola du zénith, quelque chose qui ressemblait à un baril ou à un énorme ballon de football. Cela s’écrasa, avec une explosion formidable, au milieu des aéroplanes asiatiques abandonnés sur le gazon auprès du fleuve. Les débris des appareils furent projetés en tous sens au milieu de branches d’arbres, de tourbillons de gravier et de masses de terre. Les aéronautes, dissimulés contre la berge, furent renversés, et une trombe d’air vint agiter la surface de l’eau.

Les fenêtres de l’hôtel-hôpital, qui, l’instant d’avant, reflétaient le ciel bleu sillonné d’aéronats, ne furent plus que des trous noirs.

Bang !… Une seconde chute !… Bert leva la tête et il eut l’impression qu’une infinité de monstres descendaient, comme un vol de vastes couvertures que le vent gonfle, comme un tas d’énormes couvercles plats. L’enchevêtrement de la mêlée aérienne s’abaissait en tournant, comme pour se mettre en contact avec la bataille qui se livrait à terre. Les dirigeables firent alors un effet tout nouveau : ces gigantesques masses glissaient obliquement vers l’île, augmentant de volume à chaque instant, jusqu’à faire paraître petites les maisons de la rive, étroites les cataractes, insignifiant le pont et minuscules les combattants. En même temps, ce fut un tumulte d’appels, de cris, de craquements, de chocs, de ronflements et de détonations. L’on aurait aisément pu s’imaginer que ce que l’on voyait s’envoler dans les airs étaient des touffes de plumes arrachées aux aigles noirs qui ornaient la proue des aéronats du Prince.

Quelques-uns des cylindriques approchèrent jusqu’à moins de cinq cents pieds du sol. Bert distingua facilement, sur les galeries, des soldats allemands qui épaulaient leurs carabines, et des Asiatiques cramponnés aux suspentes ; un aéronaute revêtu du costume d’aluminium des scaphandriers tomba, la tête la première, dans le fleuve.

Pour la première fois aussi, Bert voyait de près les dirigeables asiatiques. Vus d’en bas, ils lui rappelaient, plus qu’autre chose, de gigantesques raquettes avec des hachures en blanc et noir. Ils n’avaient pas de galeries extérieures, mais, par de petites ouvertures, sur la ligne médiane, on apercevait des têtes d’hommes et des canons de fusils. Ces monstres combattaient évoluant en de longues courbes ascendantes et descendantes. On eût dit des nuages qui luttaient, d’immenses baudruches qui essayaient de s’assassiner, en se poursuivant et en tournant les unes autour des autres ; un instant la scène fut plongée dans une demi obscurité fumeuse, à travers laquelle passaient des faisceaux de rayons solaires. Les aéronats s’éparpillaient et se rapprochaient, s’écartaient encore et s’élançaient à l’attaque, en virant au-dessus des rapides, en s’éloignant vers le territoire canadien, et en revenant au-dessus des cataractes. Un colosse germanique prit feu et la masse des autres s’écarta de lui et se dispersa pour le laisser aller choir sur la rive canadienne, où il fit explosion en touchant terre. Puis le tumulte recommença et la lutte reprit. À un moment, un bruit d’acclamations lointaines s’éleva de la cité. Un second dirigeable allemand était en flammes, et un troisième, grièvement endommagé par la proue d’un antagoniste, partit à la dérive dans la direction du sud.

De toute évidence, les Allemands avaient le dessous dans cette lutte inégale ; de plus en plus harcelés, ils semblaient combattre à présent dans le seul but d’assurer leur fuite. Les Asiatiques voltigeaient autour et au-dessus d’eux, éventraient les compartiments, incendiaient les enveloppes, abattaient un à un les hommes qui luttaient contre les flammes ou qui tentaient de réparer les déchirures. La bataille recula peu à peu jusqu’au-dessus de la ville, et soudain, comme à un signal donné, les Allemands, qui ne ripostaient plus utilement, se dispersèrent dans toutes les directions. Aussitôt les Jaunes gagnèrent une altitude plus élevée et se lancèrent à leur poursuite. Seul, un groupe resta aux prises avec une douzaine d’aéronats japonais acharnés après le Hohenzollern qui, sous les ordres du Prince, s’obstinait à défendre la position conquise.

De nouveau, le combat dériva vers la rive canadienne, par-dessus l’étendue du fleuve, et s’éloigna vers l’est, jusqu’à devenir confus. Puis, il vira de bord, et, avec de grands bonds précipités, il revint vers Bert tout ahuri.

Se détachant en noir contre le soleil, au-dessus du gouffre aveuglant des Upper Rapids, il alla, une fois de plus, comme un nuage orageux, obscurcir le ciel. Les dirigeables asiatiques, larges et plats, se maintenaient au-dessus et en arrière de l’ennemi et lançaient dans ses compartiments et sur ses flancs d’incessantes volées de projectiles qui ne provoquaient aucune riposte. Comme un essaim de guêpes furieuses, les aéroplanes japonais accablaient les vaincus. Barrant l’horizon, les adversaires s’approchaient de plus en plus, et soudain deux allemands opérèrent une brusque glissade inclinée, puis remontèrent promptement. Mais le Hohenzollern avait trop souffert pour se risquer à en faire autant. Il leva faiblement le nez et pivota subitement comme pour quitter la mêlée ; des flammes surgirent à l’avant et à l’arrière, et il descendit se poser obliquement sur le fleuve ; il rebondit et retomba à plusieurs reprises avec d’énormes éclaboussements, se couchant tantôt sur un côté tantôt sur l’autre, et suivit le courant : il roulait, clapotait, barbotait comme un monstre vivant, s’arrêtait, repartait, avec son hélice tordue qui continuait à tourner dans l’air. Aux jets de flammes se mêlèrent des nuages de vapeur : le désastre avait des proportions gigantesques. Comme une île aux falaises escarpées, le dirigeable, entouré de fumée, se disloquant, se fripant, se dégonflant, avançait, à travers les rapides, vers le fourré où Bert se tenait caché. Un aéronat asiatique, que, d’en bas, Bert put comparer à trois cents mètres carrés de carrelage, tourna plusieurs fois en circuit au-dessus de la colossale épave, et cinq ou six aéroplanes cramoisis, dansant comme de grands moucherons au soleil, vinrent constater le naufrage, avant de rejoindre le gros de l’escadre qui, toujours combattant, s’élevait au-dessus de l’île, dans un crescendo affolant de détonations, de clameurs et de craquements. La vue était obstruée par les feuillages ; quelque chose s’abattit bruyamment au milieu des arbres, derrière Bert, qui oublia bientôt la suite de la bataille pour observer l’approche du dirigeable vaincu.

Il parut un moment qu’à la pointe où les eaux se séparent, le Hohenzollern allait se rompre en deux ; mais alors l’arrière s’abaissa et l’hélice, dont l’extrémité des branches à présent frappait l’eau, envoya l’épave vers la rive américaine. Le courant torrentueux qui se précipitait en écumant vers la cataracte l’entraîna, et, une minute après, l’immense débris, d’où des flammes jaillirent encore en trois nouveaux endroits, s’écrasait contre le pont reliant Goat Island à la ville de Niagara, et brandissait, pour ainsi dire, un bras fracassé sous la travée centrale. Les compartiments médians de l’aéronat firent explosion, le pont sauta, et la masse naufragée, comme un grotesque estropié en haillons, chancela sur la crête de la chute, hésita devant le suicide, et disparut dans un saut désespéré.

Son avant détaché resta coincé contre la petite île qui forme comme un marchepied entre la berge opposée et les bois de Goat Island.

Bert avait suivi les péripéties de la catastrophe, depuis la séparation des eaux jusqu’à la culée du pont. Puis, sans se soucier de l’aéronat asiatique, qui planait comme un immense toit sans murs au-dessus du pont suspendu, il partit à toutes jambes vers la rive nord de l’île et déboucha en face de Luna Island, sur le promontoire rocheux qui commande la cataracte américaine. Hors d’haleine, il demeura debout devant l’éternel et assourdissant tumulte.

Tout en bas, il distingua une sorte d’immense sac vide qui tourbillonnait dans les remous, en descendant rapidement la gorge. Et cela représentait, pour lui, la flotte aérienne allemande, Kurt, le Prince, l’Europe, toutes les choses stables et familières, les forces qui l’avaient entraîné, les forces qui lui avaient semblé indiscutablement devoir être victorieuses. Le sac vide s’abîmait dans les rapides, en abandonnant le monde à l’Asie, aux peuples jaunes, à tout ce qui était terrible et étrange.

Loin, très loin, au-dessus du territoire canadien, le reste de la mêlée reculait, et fut bientôt hors de vue…