CHAPITRE V – LA BATAILLE DE L’ATLANTIQUE
Le Prince avait produit sur Bert une impression profonde. Il était le plus terrifiant individu que le jeune homme eût jamais rencontré, et le plus capable de remplir d’une antipathie et d’une épouvante sans bornes une âme du type Smallways. Longtemps, Bert resta assis, seul dans un coin de la cabine de Kurt, ne bougeant pas, ne s’aventurant même pas à ouvrir la porte, de crainte de se trouver ainsi rapproché de l’odieux personnage.
C’est pour cette raison probablement qu’il fut le dernier à apprendre la nouvelle, apportée par la télégraphie sans fil, qu’une grande bataille navale se livrait au milieu de l’Atlantique. Finalement, il en fut informé par Kurt, qui entra avec l’air d’ignorer Bert, mais en marmottant des mots anglais :
– Étonnant !… Stupéfiant !… Prodigieux !… Hé ! dites donc… Ôtez-vous de là et ouvrez ce coffre.
Kurt tira du coffre deux volumes et des cartes, qu’il posa sur la table pliante. Pendant un moment, la morgue germanique lutta en lui avec la simplicité anglaise, et aussi avec sa bienveillance naturelle et sa loquacité, et elle eut le dessous.
– Ça y est, Smallways, on a commencé, – dit-il.
– Commencé quoi, monsieur ? – demanda Bert, penaud et respectueux.
– À se battre ! L’escadre américaine de l’Atlantique est aux prises avec presque toutes nos forces navales. Notre Eisernes Kreuz est atteint et sombre ; – leurs Miles Standish, un des cuirassés les plus formidables, a coulé à pic avec tout son équipage… torpillé, sans doute. Il était bien plus grand que notre Karl der Grosse, mais plus vieux de cinq ou six ans… J’aurais donné gros pour assister au combat, Smallways, une bataille en règle sur les flots bleus, avec l’artillerie seule, et tous les bâtiments luttant de vitesse.
Il déplia ses cartes, tourmenté du besoin de parler, et fit ainsi à Bert une véritable conférence.
– C’est ici que ça se passe, 30° 50’ de latitude nord, 30° 50’ de longitude ouest… à une journée de distance pour nous, et ils filent sud sud-ouest à toute vapeur. À ce train-là nous ne verrons rien, pas une seule bouffée de la fumée des canons !
À cette époque, la situation navale dans l’Atlantique du Nord présentait un aspect particulier. La majeure partie de la flotte des Etats-Unis, la puissance la plus forte sur mer, naviguait dans l’Océan Pacifique. On avait redouté un conflit du côté de l’Asie surtout, car les relations entre les Asiatiques et les Blancs étaient devenues violentes et extrêmement dangereuses, et le gouvernement japonais se montrait depuis quelque temps plus susceptible et plus exigeant. Au moment où l’Allemagne déclarait la guerre, la moitié des forces navales américaines faisaient relâche à Manille, et ce qu’on appelait la seconde flotte traversait l’Océan Pacifique, communiquant par la télégraphie sans fil avec la station asiatique et avec San Francisco. L’escadre de l’Atlantique, la seule capable de protéger les côtes de l’Est, revenait d’une visite amicale en France et en Espagne. Des transports spéciaux la ravitaillaient de combustible au milieu de l’océan, car la plupart de ses navires étaient encore mus par la vapeur. Cette flotte comprenait quatre cuirassés et cinq croiseurs cuirassés presque aussi puissants, tous construits depuis 1913. Les Américains s’étaient tellement accoutumés à l’idée qu’on pouvait compter sur l’Angleterre pour maintenir la paix dans l’Atlantique qu’une attaque de leurs côtes orientales les trouva, même en imagination, absolument dépourvus. Mais, bien avant l’ouverture des hostilités – à vrai dire, le lundi de la Pentecôte, – toute la flotte allemande, – composée de dix-huit cuirassés, accompagnés d’une flottille de transports pour le combustible et de transatlantiques convertis en magasins d’approvisionnement destinés à la flotte aérienne, – avait franchi le Pas de Calais et mis hardiment le cap sur New York. Non seulement les cuirassés allemands dépassaient en nombre les Américains dans la proportion de deux contre un, mais ils étaient plus puissamment armés et de construction plus récente : – sept d’entre eux disposaient de formidables moteurs à explosion en acier de Charlottenburg, et toute leur artillerie était de ce même métal.
Les flottes ennemies entrèrent en contact le mercredi, avant toute déclaration de guerre. Les Américains s’étaient espacés, selon la mode nouvelle, à des distances de trente milles, et naviguaient de manière à couper à l’ennemi la route des États de l’est et celle de Panama. En effet, si essentiel qu’il fût de défendre les villes de la côte, et particulièrement New York, il était plus essentiel encore de protéger le canal contre toute agression qui aurait pu empêcher le retour de la flotte principale. Sans doute, expliquait Kurt, cette flotte traverse l’Océan Pacifique à toute allure « à moins que les Japonais n’aient eu la même idée que nous ». De toute évidence, il était humainement impossible que l’escadre américaine de l’Atlantique pût vaincre les Allemands ; mais, d’autre part, on espérait qu’avec de la chance elle pourrait retarder leur marche et leur infliger des pertes assez sérieuses pour affaiblir grandement leur attaque contre les positions fortifiées de la côte. Son devoir, donc, n’était pas de vaincre, mais de se sacrifier, le plus sévère devoir au monde. Pendant ce temps, on s’occuperait de vérifier les défenses sous-marines de New York, de Panama et des autres points vulnérables.
Telle apparaissait la position navale, en effet, et, jusqu’au mercredi qui suivit la Pentecôte, les Américains n’en surent pas davantage. Mais alors, ils entendirent pour la première fois parler des véritables dimensions du parc aéronautique de Dornhof et de la possibilité d’être assaillis non seulement par mer, mais aussi par les airs. Pourtant, la presse s’était à ce point discréditée qu’une énorme majorité de New-Yorkais, par exemple, refusèrent d’ajouter le moindre crédit aux rapports circonstanciés et aux copieuses descriptions de la flotte aérienne allemande, tant qu’elle ne fut pas en vue.
Kurt continuait à soliloquer. Penché sur la carte, il s’inclinait au balancement du ballon, parlant de tonnage, d’armement, de canons, pérorant sur les vaisseaux, leur construction, leur force motrice, leur vitesse, indiquant des points stratégiques et des bases d’opération. La timidité qui le réduisait au rôle d’auditeur à la table des officiers ne le retenait plus.
Debout à côté de lui, et ouvrant rarement la bouche, Bert suivait sur la carte le mouvement du doigt de Kurt.
– Il y a longtemps qu’on parlait de ça dans les journaux, – remarqua-t-il. – C’est curieux que ça se réalise à présent.
Kurt possédait une connaissance détaillée du Miles Standish :
– Il avait la meilleure artillerie et les meilleurs pointeurs… Je voudrais bien être là-bas et savoir lequel de nos vaisseaux l’a mis hors de combat… Peut-être les machines ont-elles été atteintes… Entre les deux flottes, c’est une lutte de vitesse…
Après un instant de silence, il reprit :
– Et que fait le Barbarossa ?… C’est mon ancien bateau… pas le plus parfait, mais dans les bons. Si le vieux Schneider est en forme, je parierais bien qu’il a logé en bonne place deux ou trois de ses projectiles. Songez donc ! Ils sont là à aboyer les uns après les autres, on tire les énormes canons des tourelles, les obus éclatent, les soutes font explosion, les fragments de blindages d’acier volent comme de la paille au vent… Enfin, tout ce qu’on a rêvé depuis tant d’années ! Je suppose que nous allons voguer droit sur New York… tout comme s’il ne s’était rien passé… On n’a probablement pas besoin de nous pour corser la bataille, qu’on n’a livrée, d’ailleurs, que pour couvrir notre flanc, pour laisser la route libre aux transports et aux transatlantiques qui filent au sud-ouest vers New York où ils constitueront notre dépôt de ravitaillement. Vous comprenez ? – fit-il, en posant son index sur la carte. – Nous sommes ici. Notre convoi de transports passe là, et nos cuirassés refoulent les Américains hors de notre route…
Quand Bert descendit à la cantine pour y chercher sa ration du soir, on ne fit pas attention à lui, sinon d’abord pour le montrer du doigt. Tout le monde parlait de la bataille navale, émettant des avis, discutant et contredisant, et parfois la rumeur des voix s’enflait à tel point que les sous-officiers étaient obligés de réclamer le silence. Un nouveau bulletin fut communiqué, auquel Bert ne comprit rien, sinon qu’on y mentionnait le Barbarossa. Quelques soldats le regardaient de temps à autre, et il entendit plusieurs fois prononcer le nom de Butteridge. Mais personne ne le molesta, et sans aucune difficulté on lui remit son pain et sa soupe, quand son tour vint, le dernier à la queue. Il avait craint qu’il ne restât plus de portion pour lui, auquel cas il eût été bien embarrassé.
Après avoir mangé, il s’aventura sur la petite galerie surplombante que gardait une sentinelle solitaire. Le ciel demeurait beau, mais le vent fraîchissait et le roulis de l’aéronat s’accentuait. Bert se cramponnait à la balustrade, se sentant pris de vertige. On n’apercevait plus la terre dans aucune direction, et ils avançaient au-dessus des flots bleus qui s’élevaient et retombaient en masses énormes. Le seul bateau en vue était un vieux brigantin battant pavillon anglais, qui bondissait à la crête des grandes vagues et plongeait dans leur creux.
Vers le soir, le vent se déchaîna et l’aérostat se mit à tanguer et à rouler terriblement. Kurt assura qu’un certain nombre de soldats étaient malades de nausées. Mais Bert ne fut aucunement incommodé, ayant la chance de posséder cette mystérieuse disposition gastrique qui vous affranchit du mal de mer. Il dormit bien, mais l’aube l’éveilla, et il vit Kurt qui, trébuchant et chancelant, cherchait quelque chose dans la cabine. C’était un compas qu’il fit manœuvrer sur sa carte.
– Nous avons changé de direction, – dit-il, – et nous allons contre le vent. Je n’y comprends rien. Nous laissons New York à l’ouest pour descendre vers le sud… comme si nous allions prendre part… Il continua à monologuer un bon moment.
Le jour vint, un jour de pluie et de vent. La fenêtre, embuée à l’extérieur, ne permettait de rien distinguer au-dehors. Il faisait aussi très froid, et Bert décida de rester roulé dans ses couvertures, sur sa couchette, tant que le clairon ne l’appellerait pas au repas du matin.
Quand il eut déjeuné, il sortit sur la petite galerie, mais il n’entrevit que des tourbillons de nuages qui dépassaient le ballon, et quelques silhouettes des dirigeables les plus proches. À de rares intervalles seulement, il aperçut la surface grise et tourmentée de la mer.
Bert avait regagné la cabine, quand il remarqua que la buée s’effaçait sur les vitres qu’illumina soudain le radieux éclat du soleil. Il s’approcha, et, une fois de plus, il contempla cet immense plancher de nuages ensoleillés qu’il avait admiré, quelques jours auparavant, et d’où sortaient un par un, comme des poissons montant des eaux profondes, les aéronefs de la flotte allemande. Pour mieux voir, il courut à la galerie. Au-dessous, la tempête bouleversait les nuées, les culbutait dans une galopade folle, alors qu’autour de lui l’atmosphère était claire, froide et sereine, à part quelques légers souffles de brise glaciale, et de rares flocons de neige. Les moteurs ronflaient indiscontinument. L’immense troupeau des dirigeables, auquel d’instant en instant s’ajoutait un nouvel aéronat, donnait l’impression de monstres effroyables faisant irruption dans un monde étrange…
On n’eut aucune nouvelle du combat naval, ce matin-là, ou bien le Prince garda pour lui les radiogrammes qui parvinrent. Un peu après midi, les bulletins commencèrent à se succéder, et l’un d’eux affola le lieutenant, qui entra, gesticulant et surexcité :
– Le Barbarossa désemparé coule à pic, – s’exclamait-il, – Gott in Himmel ! Der alte Barbarossa ! Aber welch ein braver Krieger !
Il arpentait la cabine, ne cessant de grommeler en allemand. Tout à coup, il s’adressa à Bert en anglais :
– Songez donc, Smallways ! Notre vieux bateau, que nous tenions si propre, si astiqué. Tout est fracassé, mis en pièces, et les camarades aussi sont réduits en miettes ! … Gott !… Des jets de vapeur qui sifflent partout, les flammes qui se tordent en tous sens… le fracas des canons et des projectiles qui éclatent, et vous écrabouillent, quand on est auprès… Tout se disloque et saute… Rien ne résiste ! Et moi qui suis ici, dans les airs !… Si près et si loin ! Der Alte Barbarossa !
– Et les autres ? – questionna Smallways.
– Gott !… Ah ! oui… Nous avons perdu le Karl der Grosse, le plus grand et le meilleur de nos vaisseaux… Un transatlantique anglais s’est jeté au milieu de la bataille, qu’il voulait pourtant éviter, et une collision s’ensuivit avec le Karl der Grosse qui est sérieusement endommagé ; il a son avant brisé et il sombre lentement… On se bat dans la tempête. On n’a jamais vu pareille mêlée… D’excellents navires et d’excellents soldats de chaque côté… Dans la tempête, dans la nuit, à toute vitesse sur les flots en fureur… Pas moyen de se servir des sous-marins, pas de coups de poignard en dessous… Rien que les canons !… Nous sommes sans nouvelles de la moitié de nos vaisseaux, parce que les mâts sont coupés par les obus. Latitude 30° 38’ nord, longitude 40° 31’ ouest… Où ça se trouve-t-il ?
Il déplia davantage sa carte et l’examina avec des yeux qui ne voyaient rien.
– Der alte Barbarossa ! Je ne puis penser à autre chose… des obus dans ses machines, les flammes refoulées hors des foyers, les chauffeurs et les mécaniciens brûlés, carbonisés… Des camarades, des amis… c’est le dernier jour !… Pas eu de veine… Désemparé, coulé à fond ! Tout le monde ne peut avoir le dessus dans la bataille, c’est certain ! Pauvre vieux Schneider ! Je parie bien qu’il leur en a envoyé plus qu’il n’en a reçu.
Les nouvelles arrivèrent ainsi par fragments toute la matinée. Les Américains perdirent un second bâtiment dont on n’eut pas le nom. Le Hermann fut endommagé en couvrant le Barbarossa. Kurt s’agitait comme un animal emprisonné, montant à la plate-forme d’avant, sous l’aigle, courant à la galerie d’arrière, revenant à ses cartes, parcourant tout l’aéronat. Il communiquait à Bert le sentiment de l’actualité immédiate de cette lutte.
Mais quand Bert descendit à son tour à la galerie, tout était vide et calme ; au-dessus, s’étendait un ciel clair d’un bleu noirâtre, et au-dessous, à travers un voile plissé de cirrus ensoleillés et diaphanes, on entrevoyait le vaste train des nuages galopants, qui cachaient l’océan.
Les moteurs ronflaient et crépitaient, et les deux longues lignes de dirigeables suivaient l’aéronat du Prince, tel un vol de cygnes derrière son guide. À part le bourdonnement trépidant des moteurs, tout était silencieux comme un rêve. Et en bas, quelque part dans le vent et la pluie, les canons rugissaient, les obus mutilaient, fracassaient, émiettaient, et, selon l’antique loi de la guerre, des hommes s’agitaient, s’exaspéraient, souffraient et… mouraient.
À mesure que la journée s’avançait, la tempête diminuait de violence, et la mer redevenait visible par intermittence. La flotte aérienne gagna les couches inférieures de l’atmosphère, et, au coucher du soleil, l’équipage du Vaterland aperçut, très loin dans l’est, le Barbarossa désemparé. En entendant les hommes se précipiter dans le passage, Bert sortit sur la galerie, où s’étaient rassemblés une douzaine d’officiers qui, au moyen de jumelles, examinaient l’horizon. Deux navires, l’un, un pétrolier vide, très élevé au-dessus de l’eau, l’autre, un transatlantique converti en transport, dansaient sur les flots non loin de l’épave.
Kurt se tenait un peu à l’écart.
– Gott ! – fit-il, en abaissant ses jumelles marines.
– C’est comme si l’on voyait un vieil ami qui aurait le nez coupé et qui attendrait qu’on l’achève ! … Der Barbarossa !
Par une soudaine impulsion, il tendit les jumelles à Bert, qui essayait de distinguer le malheureux cuirassé en abritant ses yeux sous sa main.
Jamais Bert n’avait vu spectacle pareil. Ce n’était pas seulement un navire démantelé qui flottait à la dérive, mais une carcasse mutilée, déchiquetée. Ses puissantes machines avaient causé sa ruine. En donnant la chasse à la flotte américaine au cours de la nuit, il avait pris une grande avance sur ses conserves et se trouva seul entre le Susquehanna et le Kansas City. Ceux-ci, s’apercevant de son approche, ralentirent de façon à l’avoir de flanc et prévinrent par signaux le Theodore-Roosevelt et le Monitor. À l’aube, le Barbarossa était encerclé. Le combat n’avait pas duré cinq minutes qu’apparaissaient, à l’est, le Hermann, et, à l’ouest, le Fürst-Bismarck, qui obligèrent les Américains à fuir, non sans qu’ils eussent eu le temps de lacérer et de disloquer leur ennemi ; ils avaient passé sur lui toute la colère accumulée pendant leur pénible retraite. Bert ne vit plus qu’un amas fantastique de métal désarticulé, déchiré, émietté, sans qu’il pût reconnaître aucune des parties du navire, sinon par leur position.
– Gott ! – gronda Kurt, reprenant les jumelles que Bert lui tendait. – Gott ! Da waren Albrecht…, der gute Albrecht und der alte Zimmermann… und von Rosen.
Longtemps après que le Barbarossa eut été englouti dans la brume, le lieutenant demeura sur la galerie, les jumelles aux yeux, et, quand il revint à sa cabine, il était pensif et taciturne.
– C’est un rude jeu, Smallways ! – dit-il enfin. Oui, cette guerre est un rude jeu. On voit les choses sous un jour différent, après le spectacle de tout à l’heure. Il a fallu bien des hommes pour construire le Barbarossa et bien des hommes pour le monter…, des hommes comme on n’en rencontre pas de pareils tous les jours… Albrecht… il y en avait un qui s’appelait Albrecht… il jouait de la cithare et il improvisait… Où est-il à présent ?… Lui et moi, nous étions des amis intimes, à la manière allemande…
La nuit suivante, Smallways se réveilla dans les ténèbres. Un courant d’air glaçait la cabine, et Kurt monologuait en allemand. Bert distingua sa silhouette contre la fenêtre ouverte.
– Qu’est-ce qu’il y a ? – demanda-t-il.
– Taisez-vous donc ! fit le lieutenant. – N’entendez-vous pas ?
Dans le silence monta le fracas d’un coup de canon, auquel trois autres répondirent bientôt en rapide succession.
– Le canon ! s’écria Bert, qui fut tout de suite aux côtés du lieutenant.
Le dirigeable naviguait encore à une très grande hauteur et la mer était masquée par un léger voile de nuages. Le vent ne soufflait plus, et Bert, dans la direction qu’indiquait le doigt de Kurt, entrevit vaguement, derrière le voile incolore, trois soudaines lueurs rouges, à quelque distance les unes des autres. Ce fut chaque fois un éclat muet que suivit, alors qu’on ne l’attendait plus, une sourde détonation. Kurt ne cessait de maugréer dans sa langue.
Un appel de clairon sonna. L’officier se redressa, en poussant une exclamation, et courut à la porte.
– Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? – interrogea Bert.
Le lieutenant s’arrêta un instant, éclairé de derrière par la lumière du corridor.
– Restez où vous êtes, Smallways. Restez et ne bougez pas. La bataille va s’engager, – expliqua-t-il, et il disparut.
Le cœur de Bert se mit à battre précipitamment. Il sentit que le dirigeable s’arrêtait au-dessus des navires combattants. Allait-il fondre dessus, comme un faucon sur un passereau ?
De nouvelles détonations retentirent. Par la fenêtre, il surveilla les lueurs rouges qui ripostaient. Dans le Vaterland, un silence soudain s’était fait, dont Bert fut tout d’abord surpris ; puis il se rendit compte que les moteurs avaient ralenti leur marche et qu’on ne les entendait presque plus. Il se pencha hors de la fenêtre et il aperçut, dans l’aube glaciale, les autres dirigeables qui avaient aussi ralenti leur allure.
Une soudaine sonnerie de clairon éclata, répétée tour à tour par chaque aéronat. Toutes les lumières s’éteignirent. La flotte aérienne devint une série de masses sombres contre le ciel d’un bleu intense où s’attardaient quelques étoiles. Longtemps, un temps interminable, sembla-t-il, l’aéronat demeura immobile. Enfin Bert discerna le sifflement de l’air que l’on pompait dans les ballonnets, et lentement le Vaterland descendit.
Bert tendit la tête au-dehors tant qu’il put, sans réussir à voir si le reste de la flotte les suivait. Le renflement des compartiments à gaz obstruait le champ visuel. Quelque chose dans cette descente furtive surexcitait l’imagination de Bert. L’obscurité s’épaissit, la dernière étoile disparut à l’horizon : le ballon atteignait la couche des nuages. Au-dessous, les contours se précisèrent, les reflets devinrent des flammes ; le Vaterland fit halte, observant sans être observé, immobile, au-dessous d’un plafond de nuées, à une hauteur d’un millier de pieds environ.
Pendant la nuit, la bataille navale et la poursuite étaient entrées dans une phase nouvelle. Très habilement, les Américains avaient rapproché les extrémités de leur ligne de marche et s’étaient formés en colonne, au sud de la flotte dispersée des Allemands. Puis, avant le jour, ils avaient viré de bord et mis le cap, en ordre serré, sur le nord, avec l’idée de passer à travers la ligne de bataille allemande et de tomber sur le convoi de ravitaillement qui se dirigeait vers New York. La situation avait changé, depuis que les adversaires étaient entrés en contact. À présent, l’amiral américain O’Connor était informé de l’existence des dirigeables, et il ne s’inquiétait plus de Panama, d’où on l’avait prévenu que la flottille de sous-marins était arrivée et que le Delaware et l’Abraham Lincoln, deux des plus récents et des plus puissants cuirassés, étaient signalés à Rio Grande, sur la côte du Pacifique, à l’extrémité du canal. Cependant, sa manœuvre fut retardée par une explosion de chaudières à bord du Susquehanna. À l’aube, ce bâtiment se trouva en vue, et bientôt si près du Bremen et du Weimar que l’action s’engagea instantanément, et que, devant l’alternative de laisser le navire soutenir seul la lutte ou de risquer une attaque générale, O’Connor prit ce dernier parti. Ce n’était pas, à coup sûr, une résolution désespérée. Bien que plus nombreux et plus puissants, les Allemands s’échelonnaient sur une distance de plus de quarante-cinq milles : avant qu’ils pussent se rassembler, la colonne compacte des sept vaisseaux américains avait des chances pour les mettre un à un hors de combat.
Le jour se leva, gris et nuageux, et ni le Bremen ni le Weimar s’étaient rendu compte qu’ils avaient à affronter d’autres cuirassés que le Susquehanna, quand, tout à coup, l’escadre entière surgit à une distance d’un mille et fonça sur eux. Telle était la situation, lorsque le Vaterland apparut dans le ciel. Les lueurs rouges que Bert avait entrevues provenaient de l’infortuné Susquehanna, que l’incendie dévorait à l’avant et à l’arrière, mais qui se défendait encore avec deux de ses canons, en naviguant lentement vers le sud. Le Bremen et le Weimar, tous deux atteints en divers endroits, s’éloignaient dans la direction du sud-ouest. Guidée par le Theodore-Roosevelt, la flotte américaine passa derrière eux, chaque unité leur envoyant successivement quelques projectiles, et les séparant du Fürst-Bismark, qui avançait à toute vitesse, venant de l’ouest.
Bert ignorait les noms de ces navires, et, longtemps, à vrai dire, trompé par les évolutions des combattants, il prit les Américains pour les Allemands et vice versa. Il observa une colonne de six vaisseaux de guerre lancés à la poursuite de trois autres, au secours desquels un nouveau venu accourait, mais le fait que le Bremen et le Weimar se mirent à tirer sur le Susquehanna bouleversa toutes ses supputations. Puis, un bon moment, il fut absolument désorienté. Le fracas des canons le déroutait aussi ; ils ne semblaient plus détoner avec un éclat assourdissant ; c’était une explosion nette, sèche et, à chaque jet de flammes, Bert sentait son cœur bondir dans l’attente du choc imminent. De plus, il voyait ces cuirassés, non plus de profil comme sur les images, mais de plan et curieusement aplatis et raccourcis. Sur la plupart, les ponts étaient déserts, mais par endroits de petits groupes d’hommes s’abritaient derrière des bastingages d’acier. Les longs nez agités des grands canons lançaient des éclairs transparents, et, sur les flancs, l’activité des pièces à tir rapide retenait surtout l’attention. Les bâtiments américains, mus par des turbines à vapeur, avaient de deux à quatre cheminées ; les bâtiments allemands, munis de moteurs à explosion qui faisaient un ronflement extraordinaire, flottaient beaucoup plus affaissés, sur l’eau. Les bateaux américains, à cause de leur système de propulsion, étaient plus larges et d’un contour plus gracieux.
Ces navires aplatis combattaient avec toute leur artillerie, secoués par d’immenses vagues basses, sous la clarté froide et nette de l’aube. Et le spectacle se déplaçait selon le large balancement rythmique du dirigeable.
De toute la flotte aérienne, seul le Vaterland entra en scène. Il plana au-dessus du Theodore-Roosevelt, réglant sa vitesse sur celle du cuirassé, dont toutes les machines donnaient à pleine puissance et dont l’équipage pouvait par intermittence entrevoir l’ennemi à travers le voile mouvant des nuages. Le reste des aéronefs allemands demeurait au-dessus de la couche opaque, à une hauteur de six à sept mille pieds, communiquant avec l’aéronat de l’état-major au moyen de la télégraphie sans fil, mais évitant de s’exposer à l’artillerie navale.
On ignore exactement à quel moment les infortunés Américains constatèrent la présence de cet élément nouveau dans la lutte. Aucun récit de cet épisode n’a survécu. Nous ne pouvons que nous imaginer du mieux que nous pourrons quelle dut être l’impression du marin tout absorbé par la bataille lorsque, levant soudain les yeux, il découvrit au-dessus de sa tête cette gigantesque forme muette, de dimensions plus vastes que celles d’aucun cuirassé, avec en poupe un immense pavillon allemand. Bientôt, à mesure que le ciel s’éclaircit, des monstres identiques apparurent de plus en plus nombreux, et, dédaigneux de toute artillerie et de tout blindage, accordèrent leur allure pour suivre les navires qui combattaient.
Pas une fois on ne tira le canon contre le Vaterland, mais on essaya de quelques coups de fusil, et c’est seulement par un hasard malchanceux qu’un homme fut mortellement atteint à bord du dirigeable, qui, du reste, ne prit de part directe au combat que vers la fin. Le Vaterland planait au-dessus de la flotte américaine, destinée à périr, tandis que le Prince dirigeait par la télégraphie sans fil les mouvements de ses conserves. Pendant ce temps, le Vogeistern et le Preussen, remorquant chacun une demi-douzaine de Drachenflieger, voguaient à toute vitesse et descendaient, à travers les nuées, à cinq milles en avant des premiers vaisseaux américains. Immédiatement, le Theodore-Roosevelt pointa sur eux les gros canons de sa tourelle d’avant, mais les obus éclatèrent bien au-dessous du Vogeistern. Aussitôt une douzaine de Drachenflieger se détachèrent des dirigeables et partirent à l’attaque.
Bert, le buste à demi sorti de la fenêtre de sa cabine, assista à cette première rencontre de l’aéroplane et du cuirassé. Les bizarres Drachenflieger allemands, avec leur unique pilote, leurs grandes ailes plates, leur tête carrée, leur carcasse munie de roues, avaient pris leur essor comme un vol d’oiseaux.
– Nom de nom ! – s’écria Bert.
Vers la droite, l’un des aéroplanes piqua follement du nez, se redressa presque perpendiculairement, explosa avec un bruit énorme et s’abîma en flammes dans la mer. Un autre descendit plonger obliquement dans les flots et se brisa en mille morceaux au moment où il frappa la surface. Au-dessous, sur le pont du Theodore-Roosevelt, des êtres humains minuscules, raccourcis au point qu’on ne distinguait que leur tête et leurs pieds, se précipitaient en tous sens et épaulaient des armes pour tirer sur les assaillants. Le Drachenflieger le plus rapide passa au-dessus du cuirassé américain et laissa tomber sur la tourelle d’avant une bombe qui éclata avec un fracas terrible auquel répliqua une volée de coups de fusil. Les pièces à tir rapide se mirent de la partie, et au même instant le cuirassé allemand Fürst-Bismarck logeait un obus dans les blindages de son adversaire. Un second et un troisième aéroplane glissèrent au-dessus du vaisseau américain en lui jetant des bombes ; un quatrième, dont le pilote avait été atteint par une balle, culbuta et s’abattit entre les cheminées déchiquetées du navire et les arracha en sautant lui-même. Bert eut le temps d’entrevoir la petite forme noire du pilote lancé hors de sa machine démolie, et retombant comme un paquet flasque, anéanti aussitôt dans le flamboiement furieux de l’explosion.
Une autre explosion se produisait au même instant à l’avant du vaisseau amiral américain ; un énorme fragment de métal s’en détachait, allait s’engloutir dans les flots en projetant des hommes de tous côtés et laissant une cavité béante dans laquelle un aéroplane fit choir promptement une bombe enflammée.
Alors, avec une cruelle netteté, dans l’impitoyable clarté du jour qui grandissait, Bert aperçut une multitude de menus animalcules convulsivement actifs dans le sillage écumant du Theodore-Roosevelt. Qu’était-ce ? Des hommes ? Impossible !… Ces petites créatures mutilées se débattant dans les remous déchiraient de leurs doigts crispés l’âme de Bert.
– Mon Dieu !… mon Dieu !… – pleurnichait-il.
Bientôt il n’y eut plus rien, et la proue noire de l’Andrew-Jackson, défiguré par la dernière bordée du Bremen qui sombrait, sépara en deux longues vagues symétriques les eaux qui avaient englouti les naufragés. Haletant d’horreur, Bert, un instant aveuglé par les larmes, ne discerna plus rien de cette désolation.
Tout à coup, avec un fracas formidable, dans lequel, pour ainsi dire, se confondit un éparpillement de détonations moindres, le Susquehanna, dérivant à trois milles vers l’est, sauta et disparut brusquement dans un bouillonnement de flots en furie. Pendant un moment, ce ne fut qu’un chaos liquide qui éructait, en un tumulte ininterrompu, de la vapeur, de l’air, du pétrole, des morceaux de métal et de bois, et aussi des hommes.
La catastrophe produisit comme un arrêt dans la bataille, et l’arrêt sembla fort long à Bert. Il chercha des yeux les Drachenflieger. Les débris de l’un d’eux flottaient par le travers du Monitor ; plusieurs avaient disparu, lançant au passage des bombes sur la colonne des cuirassés américains : d’autres, apparemment indemnes, étaient tombés à l’eau ; trois ou quatre évoluaient encore dans les airs, décrivant à présent de vastes cercles pour regagner leur dirigeable. Les cuirassés américains n’étaient plus en formation de colonne ; le Theodore-Roosevelt, très endommagé, filait vers le sud-est, et l’Andrew-Jackson, fortement délabré, sans cependant qu’eussent souffert ses organes essentiels, se risquait entre le vaisseau amiral et le Fürst-Bismark pour intercepter le feu de ce cuirassé ennemi encore intact. Vers l’ouest, l’Hermann et le Germanicus s’approchaient, prêts à prendre part au combat.
Après le désastre du Susquehanna, Bert perçut un bruit semblable au grincement d’une porte mal huilée : c’était les acclamations répétées de l’équipage du Fürst-Bismarck.
Semblant répondre à ces clameurs, le soleil apparut, les eaux sombres devinrent lumineusement bleues et un torrent de clarté dorée inonda le monde, – ce fut un sourire soudain dans une scène de carnage et d’horreur. Comme par magie, le voile des nuages s’était évanoui, et le ciel révélait toute la flotte aérienne allemande, qui s’abattait de conserve sur sa proie.
Les canons se remirent à tonner, mais les cuirassés n’étaient pas construits pour résister à des assaillants tombant du zénith. Les volées de mousqueterie dirigées sur les aéronats demeurèrent sans effet, à part quelques balles qui tuèrent ou blessèrent par hasard une douzaine d’hommes. L’escadre américaine était dispersée : le Susquehanna avait coulé ; le Theodore-Roosevelt, épave surchargée de décombres, son artillerie hors de combat, ne gouvernait plus, et le Monitor était visiblement démantelé. Ces deux derniers avaient cessé le feu, de même que le Bremen et le Weimar, de sorte que les quatre vaisseaux restaient à portée de canon les uns des autres, en une trêve involontaire, avec chacun son pavillon hissé à l’arrière. Seuls, maintenant, quatre cuirassés américains, l’Andrew-Jackson en tête, cinglaient à toute vapeur vers le sud-est. Le Fürst-Bismarck, l’Hermann et le Germanicus leur donnaient parallèlement la chasse, les criblant d’obus. À ce moment, le Vaterland s’éleva lentement dans les airs, préparant le dénouement du drame.
Rangés en file, une douzaine de dirigeables se lancèrent sans hâte, mais de toute la puissance de leurs moteurs, à la poursuite de la flotte ennemie. Jusqu’à ce qu’ils l’eussent rattrapée, ils planèrent à une hauteur de deux mille pieds. Alors, descendant rapidement et prenant une vitesse un peu plus grande que celle des navires, le premier aéronat déversa sur le pont légèrement blindé du dernier cuirassé une pluie de bombes qui le transforma en un foyer crépitant. Ainsi les monstres volants passèrent l’un après l’autre au-dessus de leurs cibles échelonnées, et chacun d’eux aggrava les dégâts qu’avait causés son prédécesseur. Les artilleurs américains se turent, à part quelques héroïques obstinés, et les bâtiments continuèrent à naviguer à toute allure, tenaces, sanglants, déchiquetés, indomptables, crachant des volées de balles contre leurs assaillants aériens, et canonnés sans pitié par les cuirassés allemands. Mais Bert n’entrevoyait plus l’escadre des États-Unis que par intermittence, entre les masses énormes des dirigeables qui s’acharnaient sur elle.
Soudain, il remarqua que, la bataille reculant dans le lointain, les proportions des combattants diminuaient et le vacarme s’assourdissait : le Vaterland s’élevait dans les airs, sans bruit et régulièrement. Bientôt, la déflagration des canons cessa de se répercuter dans sa poitrine et ne parvint plus à son oreille qu’atténuée par la distance ; les quatre vaisseaux muets n’étaient plus, à l’est, que de gros points sombres… mais étaient-ils bien quatre ? Bert parcourut l’horizon et ne discerna plus, dans une traînée de soleil, que trois de ces épaves fumantes. Le Bremen avait mis à l’eau deux embarcations. Le Theodore-Roosevelt descendait aussi des canots, où de minuscules objets, ballottés par les larges vagues de l’océan, essayaient de grimper.
Tout ce tumulte impétueux dérivait vers le sud-est, de plus en plus réduit pour la vue et pour l’ouïe. L’un des aéronats, incendié, reposait sur les flots, monstrueuse fournaise de flammes, et, à l’horizon, au sud-ouest, surgirent l’un après l’autre trois cuirassés allemands, accourant de toute la puissance de leurs machines pour renforcer la première escadre.
Lentement et sûrement, le Vaterland reprit son vol, et, à sa suite, la flotte aérienne vira de bord pour cingler vers New York. La bataille devint, dans le lointain, une menue péripétie, un épisode avant le dénouement, un cordon de formes noires rapetissées, une lueur jaune et fumeuse, qui ne fut plus, sur le vaste horizon lumineux, qu’une moucheture bientôt imperceptible.
C’est ainsi que Bert Smallways assista au premier combat que livrèrent les aéronefs, et à la dernière lutte des monstres les plus étranges dont les annales de la guerre enregistrent la création, – à la dernière rencontre des vaisseaux cuirassés, dont la carrière débuta pendant la guerre de Crimée, avec les batteries flottantes des Français. Pendant soixante-dix ans, avec une dépense énorme d’énergie et de ressources humaines, le monde construisit plus de douze mille cinq cents de ces monstres, par types et par séries, chacun plus vaste, plus lourd et plus formidablement armé que ses prédécesseurs. Chacun, à son tour, était proclamé la dernière merveille du moment, et presque tous, à leur tour aussi, furent vendus à la vieille ferraille. À peine cinq pour cent d’entre eux purent être utilisés jamais dans une véritable bataille. Quelques-uns sombrèrent, d’autres se jetèrent à la côte et se disloquèrent, plusieurs furent éperonnés accidentellement et coulèrent bas. Des hommes, en quantité innombrable, passèrent leur vie au service de ces divinités voraces qui absorbèrent, au-delà de toute évaluation, le génie et la patience de milliers d’ingénieurs et d’inventeurs, des matériaux et des richesses inestimables. Il faut porter à leur compte des multitudes d’existences amoindries et faméliques, des millions d’enfants occupés trop jeunes à des travaux épuisants, tout un inconcevable gaspillage au détriment d’un emploi meilleur des énergies. Il fallait à tout prix trouver de l’argent pour construire ces colosses, – telle était l’inéluctable nécessité d’où dépendait, à cette étrange époque, l’autonomie des nations. Dans toute l’histoire des inventions mécaniques, rien, d’aussi monstrueux ne causa autant de misère, de désastres, de gâchis.
Et il suffit d’engins bien moins coûteux, légèrement charpentés et gonflés de gaz, pour détruire entièrement ces géants, pour les anéantir du haut du ciel.
Jamais Bert Smallways n’avait été le témoin d’une scène d’aussi facile destruction ; jamais il ne s’était représenté le malheur et la ruine que pouvait amener la guerre. En son esprit bouleversé, cette conception se fit jour : c’est une image de la vie. Ballottée dans tout ce torrent furieux de sensations, une impression surnagea et devint capitale : l’impression laissée par le spectacle des marins du Theodore-Roosevelt, qui se débattaient dans les flots après l’explosion de la première bombe.
– Sapristi ! – s’écria-t-il à ce souvenir. – Ça aurait aussi bien pu être moi et Grubb… On doit barboter et gesticuler… et l’eau vous rentre dans la bouche… Il est probable que ça ne dure pas longtemps…
Il eût voulu savoir quel effet tout cela avait produit sur Kurt, et en même temps il constata qu’il avait faim. Il se dirigea craintivement vers la porte de la cabine et jeta un coup d’œil dans le passage. À l’avant, près de la passerelle qui menait au réfectoire des hommes, un groupe de matelots aériens contemplaient quelque chose que Bert n’arrivait pas à apercevoir. L’un d’eux était revêtu du scaphandre spécial, avec lequel on explorait les compartiments intérieurs. Bert s’avança jusqu’au scaphandrier pour examiner de près son costume et le casque qu’il portait sous le bras. Mais il oublia l’objet de sa curiosité quand il fut plus près : sur le plancher gisait le corps d’un soldat qu’une balle du Theodore-Roosevelt avait atteint.
À aucun moment, Bert n’avait remarqué que les balles parvenaient jusqu’au Vaterland, et il ne s’était nullement cru exposé au feu des marins américains. Il ne comprit pas tout d’abord comment le malheureux avait été tué, et personne ne le renseigna.
On avait laissé l’homme dans la position même où il était tombé. Sous la tunique déchiquetée, tout le flanc gauche du cadavre paraissait ouvert et déchiré, et l’omoplate brisée perçait la peau. Le sang avait coulé en abondance. Les soldats écoutaient le scaphandrier qui donnait des explications, indiquait le trou fait par le projectile dans le plancher et l’éraflure de la cloison contre laquelle la balle était allée épuiser le restant de sa force. Tous les visages étaient graves, – visages blonds d’hommes calmes habitués à l’obéissance et à la discipline et que la vue de cette loque humaine, sanglante, inutile, qui avait été leur camarade, impressionnait autant que Bert.
Un éclat de rire retentit soudain dans le passage, du côté de la petite galerie, et l’on entendit quelqu’un parler – ou plutôt crier – en allemand, avec une gaieté exultante.
Des voix répondaient sur un ton plus contenu, plus respectueux.
Un murmure courut dans le groupe où se trouvait Bert.
– Der Prinz ! Et aussitôt les hommes rectifièrent la position.
Les officiers approchaient, précédés de Kurt, portant une liasse de papiers.
Le lieutenant s’arrêta brusquement en apercevant le cadavre, et sa figure rubiconde blêmit.
– So ! – fit-il, stupéfait.
Le Prince marchait derrière lui, tout en s’entretenant avec von Winterfeld et le Kapitan.
– Eh ? – dit-il, s’interrompant soudain et suivant de l’œil le geste de Kurt. Il regarda un moment le mort et parut réfléchir.
Puis il étendit vaguement la main vers le cadavre et s’adressa au Herr Kapitan :
– Enlevez ça, – ordonna-t-il, et il passa, reprenant sa conversation avec Winterfeld, du même ton enjoué dont il l’avait commencée.
L’impression profonde que le spectacle des naufragés inéluctablement engloutis avait laissée à Bert, se mêlait au souvenir de l’altière figure du prince Karl Albert, ordonnant laconiquement de débarrasser le Vaterland du cadavre. Jusqu’ici, il se représentait volontiers la guerre comme un exercice amusant et surexcitant, quelque chose comme un pugilat de gens en goguette, sur une plus grande échelle, mais, somme toute, agréable et divertissant. À présent, il avait changé d’avis.
À sa croissante désillusion s’ajouta, le lendemain, l’écœurement, causé par un incident sans importance, à vrai dire, une simple nécessité quotidienne en temps de guerre, mais cruellement déprimante pour une imagination « urbanisée », si l’on emploie ce terme pour exprimer la paisible sécurité dans laquelle on vivait à cette époque. À l’encontre exactement de ce qui s’était passé à tous les âges précédents, les citadins d’alors n’étaient jamais les témoins d’aucun meurtre, ils n’avaient jamais vu tuer sous leurs yeux ; ils n’avaient jamais rencontré, sauf par l’intermédiaire atténuant du livre ou de l’image, la violence meurtrière qui est à la base de toute vie. Trois fois seulement dans son existence, Bert s’était trouvé en face d’un être humain décédé, et il n’avait jamais assisté qu’à la mise à mort de chats nouveau-nés.
Son écœurement fut donc produit par l’exécution d’un matelot de l’équipage de l’Adler, condamné à mort pour avoir été trouvé porteur d’une boite d’allumettes. Le cas était flagrant. En montant à bord, l’homme avait oublié qu’il détenait cet objet prohibé. Dans tous les dirigeables de la flotte, de nombreux écriteaux signalaient la gravité de cette infraction. Pour sa défense, le soldat invoqua cette excuse, qu’il était uniquement préoccupé de sa besogne et qu’il s’était si bien habitué à ces avertissements que l’idée ne lui était pas venue de se les appliquer à lui-même ; c’était vouloir se disculper par l’inadvertance, crime non moins sérieux, selon le code militaire. Son capitaine prononça contre lui la sentence encourue, et, par la télégraphie sans fil, le Prince confirma le verdict. Il fut décidé que ce châtiment serait donné en exemple à toute la flotte.
– Les Allemands, – déclara le Prince – ne se sont pas risqués à traverser l’Atlantique pour s’exposer aux conséquences de pareilles étourderies.
Afin que tous pussent assister à cette leçon de discipline, on renonça à électrocuter le coupable ou à le précipiter par-dessus bord, et on eut recours à la pendaison.
En conséquence, la flotte aérienne se groupa autour du dirigeable-amiral, comme des carpes dans un étang à l’heure du repas. L’Adler vint se ranger au long du Vaterland, dont l’équipage s’assembla sur les galeries extérieures. Les équipages des autres dirigeables, qui planaient au-dessous des deux précédents, montèrent dans les réseaux d’attache, jusque sur la partie supérieure de chaque aéronat. Les officiers s’installèrent sur la plate-forme d’avant.
De la place qu’il occupait, Bert contemplait la flotte entière, et le spectacle lui parut prodigieux. Tout au fond, sur l’océan ridé de flots bleus, deux paquebots, l’un battant pavillon anglais et l’autre américain, semblaient minuscules et indiquaient l’échelle de proportion. Malgré sa vive curiosité de voir l’exécution, Bert éprouvait une certaine angoisse, à cause de la présence, à dix pas de lui, du terrible Prince blond, debout, les talons rapprochés, les bras croisés et les sourcils menaçants.
La pendaison eut lieu à bord de l’Adler. On disposa soixante pieds de corde, pour que l’homme pût se balancer à la vue de tous ceux qui cacheraient des allumettes dans leurs poches ou comploteraient quelque méfait du même genre. Bert distingua le condamné sur la galerie inférieure de l’Adler, distant d’une centaine de mètres : bien que, sans doute, torturé d’angoisse et de révolte au fond du cœur, le malheureux eut une attitude courageuse et résignée.
On le précipita par-dessus bord…
Il tomba, les bras étendus, les jambes écartées, jusqu’à ce que la corde fût déroulée. Il aurait dû alors mourir et se balancer d’édifiante façon : mais une chose horrible arriva : la corde se tendit avec un soubresaut ; la tête de l’homme se détacha et se lança à la poursuite du corps qui, fantastique et grotesque, dégringolait vers les flots en tournant sur lui-même.
– Brrr ! fit Bert, en se cramponnant à la balustrade, et quelques soldats auprès de lui firent entendre un murmure d’horreur.
– So ! – articula rageusement le Prince ; puis, raide et courroucé, il jeta du côté de Bert un regard sévère et se dirigea vers la passerelle.
Longtemps Bert demeura cramponné à la balustrade, écœuré physiquement presque par l’horreur de cet incident, qui lui parut infiniment plus épouvantable que la bataille. Bert était vraiment un individu dégénéré et abâtardi par la civilisation.
En entrant dans sa cabine, plus tard, Kurt le trouva installé sur la couchette, blême et l’air misérable. L’officier avait, lui aussi, perdu quelque peu de ses fraîches couleurs.
– La nausée ? – demanda-t-il.
– Non.
– Nous serons à New York ce soir, sans doute. Une bonne brise se lève pour nous pousser vent arrière… Nous en verrons de belles, alors !
Bert ne répondit rien.
Kurt fit basculer la chaise et la table pliante, et compulsa un instant ses cartes. Puis, il tomba dans une sombre méditation, d’où il sortit soudain pour questionner son compagnon :
– Qu’avez-vous ?
– Rien.
Kurt dévisagea Bert, avec un air irrité. Voulez-vous me dire ce que vous avez, oui ou non ?
– J’ai vu l’exécution de ce malheureux, j’ai vu le pilote de l’aéroplane s’écraser entre les cheminées du cuirassé, j’ai vu le cadavre du soldat tué dans la galerie, j’ai vu trop de destruction et de massacre aujourd’hui… Et je n’aime pas ça. Voilà ce que j’ai !… Je ne savais pas que la guerre était quelque chose de ce genre-là. Je suis un civil, moi, et je n’aime pas ça.
– Moi non plus, je n’aime pas ça – murmura Kurt. – Sapristi, non !
– J’ai lu des récits de toutes sortes sur la guerre, mais quand on y assiste, c’est une autre affaire. J’en ai le vertige, oui, j’en ai le vertige. Ça ne me faisait rien, d’abord, de voyager en ballon, mais à force de regarder en bas, de flotter au-dessus de tout et d’exterminer des gens, ça me porte sur les nerfs. Vous comprenez ?
– Il faudra bien que ça vous passe… Vous n’êtes pas le seul, – répondit Kurt. – Tout le monde éprouve la même chose à naviguer dans les airs. Naturellement, les premières fois, on a la tête qui tourne… Quant au massacre, c’est inévitable… Rien à y faire. Nous sommes des civilisés, des apprivoisés, tout à coup obligés de s’entre-tuer… Et il n’y a pas une douzaine d’hommes à bord qui sachent vraiment ce que c’est que répandre le sang… Tous sont des Allemands tranquilles, des citoyens policés, pacifiques, jusqu’ici, et les y voilà… bien forcés de marcher !… Ils ont peut-être des mines dégoûtées à présent, mais attendez qu’ils aient mis la main à la pâte !… L’ennui, c’est que les nerfs sont un peu trop tendus, pour l’instant…
Il s’absorba de nouveau sur ses cartes. Bert, apparemment indifférent à la présence de l’officier, demeura ratatiné dans son coin. Tous deux gardaient le silence.
Tout à coup Bert interrogea :
– Pourquoi le Prince tenait-il tant que ça à faire pendre ce pauvre bougre ?
– C’est parfait, c’est parfait… – déclara Kurt, absolument parfait. Les ordres étaient affichés partout, aussi visibles que le nez au milieu du visage, et cet imbécile se promenait avec des allumettes dans sa poche !…
– Je ne suis pas près d’en faire autant ! – ricana Bert.
Kurt dédaigna de répondre. Il mesurait la distance qu’ils avaient à franchir avant d’arriver à New York.
– Je voudrais bien savoir comment sont les aéroplanes américains ? – dit-il, tout à coup. – Dans le genre de nos Drachenflieger, peut-être ?… Nous le saurons vers cette heure-ci, demain… Qu’allons-nous voir ?… Je me le demande… Supposons, après tout, qu’ils nous livrent bataille… Singulière bataille !…
Il sifflota entre ses dents et se plongea dans une vague rêverie. Puis, pris soudain d’un besoin d’activité, il fit quelques tours dans la cabine et sortit. Bert le suivit un peu plus tard et le trouva, appuyé sur la balustrade, les regards perdus au large, et méditant sans doute sur ce que le lendemain leur tenait en réserve. Bientôt des nuages voilèrent à nouveau l’océan, et la double ligne des dirigeables semblait un vol d’oiseaux monstrueux dans un chaos sans terres ni mers, fait seulement de brouillard et de nuées.