CHAPITRE VI – LES HOSTILITÉS À NEW YORK
À l’époque où les Allemands l’attaquèrent, New York était la plus riche et, sous bien des rapports, la plus splendide et la plus corrompue des cités qui aient jamais existé en ce monde, – type suprême de la cité de l’âge scientifique et commercial. Elle manifestait d’une façon absolue sa grandeur, sa puissance, son activité anarchique et barbare, et sa désorganisation sociale aussi. Depuis longtemps elle avait détrôné Londres, lui avait ravi sa gloriole d’être la moderne Babylone ; elle était devenue le centre mondial de la finance, du commerce et du plaisir. On la comparait aux cités apocalyptiques des anciens prophètes. Elle s’enivrait de l’opulence d’un continent, comme Rome autrefois buvait les ressources de la Méditerranée et Babylone celles de l’Orient. On rencontrait dans ses rues les extrêmes de la magnificence et de la misère, de la civilisation et du désordre. Dans tel quartier, des palais de marbre, enguirlandés et couronnés de fleurs et de lumières, s’érigeaient en des crépuscules d’une beauté merveilleuse et indescriptible. Dans tel autre quartier, une population polyglotte, noire et sinistre, étouffait dans des taudis et des excavations que la municipalité ignorait ou ne pouvait nettoyer. Ses vices, ses crimes, comme ses lois, s’inspiraient d’une énergie fixe et terrible, et, de même que dans les grandes cités de l’Italie médiévale, certaines de ses voies et de ses rues étaient sombres, ensanglantées par des échauffourées et des rixes incessantes.
La forme particulière de l’île de Manhattan, resserrée entre deux bras de mer et incapable de s’étendre à l’aise, sauf sur une zone étroite au nord, dirigea les architectes new-yorkais vers les dimensions verticales extrêmes. Ils eurent à profusion tous les moyens de réalisation : l’argent, les matériaux, la main-d’œuvre. D’abord, ils construisirent haut par force ; mais, ce faisant, ils découvrirent tout un monde nouveau de beauté architecturale, de lignes ascendantes exquises, et, longtemps après que l’agglomération fut décongestionnée par ses tunnels sous la mer, par quatre ponts gigantesques sur l’East River et une douzaine de câbles à monorails à l’est et à l’ouest, les édifices continuèrent à s’élever en hauteur. De cent façons, New York et sa somptueuse ploutocratie répétaient Venise : dans la magnificence de son architecture, de ses arts, de ses édifices, dans le farouche acharnement de ses luttes politiques, dans sa suprématie commerciale et maritime. Mais New York ne copiait aucun peuple pour le désordre et le gâchis de son administration intérieure, un désarroi, grâce auquel des quartiers entiers échappaient à toute loi, devenaient impénétrables aussitôt que des batailles et des tueries de rue à rue y éclataient. Des repaires dangereux existaient où la police n’osait s’aventurer. C’était un tohu-bohu ethnique. Dans le port flottaient les pavillons de toutes les nations, et plus de deux millions d’êtres humains s’y embarquaient annuellement. Pour l’Europe, New York représentait l’Amérique ; pour l’Amérique, elle était le portail de la terre. Mais, pour narrer l’histoire de la Ville, il faudrait écrire l’histoire sociale du monde : des saints et des martyrs, des rêveurs et des chenapans, les traditions de mille races et de mille religions contribuaient à la former et se coudoyaient dans ses rues. Et par-dessus cette confusion torrentielle d’hommes et d’idées, battait ce pavillon étrange, le pavillon étoilé, qui signifiait à la fois la chose la plus noble et la plus ignoble de la vie, c’est-à-dire la liberté d’une part, et, de l’autre, la basse jalousie de l’égoïsme individuel dressé contre l’intérêt général de l’État.
Depuis maintes générations, New York ne s’était plus tourmentée de la guerre ; elle n’y voyait qu’une série d’événements qui se déroulaient au loin, avec une répercussion sur le cours des valeurs et des denrées, et qui alimentaient les journaux de copie et d’illustrations sensationnelles. Avec plus de certitude encore que les Anglais, les New-Yorkais étaient persuadés que les hostilités ne seraient jamais transportées sur leur territoire, et l’Amérique du Nord tout entière partageait cette illusion. Ils se sentaient en sécurité comme les spectateurs d’une course de taureaux : ils risquaient peut-être leur argent sur le résultat, mais c’était tout. La généralité des Américains s’imaginaient la guerre d’après les campagnes limitées, avantageuses et pittoresques, qui avaient eu lieu autrefois. Ils la voyaient comme ils voyaient l’histoire, à travers une brume iridescente, désodorisée, parfumée même, qui en dissimulait discrètement les cruautés essentielles. Ils étaient enclins aussi à la regretter, comme un exercice ennoblissant, à déplorer qu’il ne fût plus possible d’en expérimenter les émotions. Ils lisaient avec intérêt, sinon avec avidité, ce qu’on écrivait sur les nouveaux canons, sur les cuirassés aux dimensions toujours plus formidables, sur les explosifs aux effets fabuleux ; mais il ne leur entra jamais dans la tête que ces fantastiques engins de destruction pussent menacer leurs existences personnelles. Autant qu’on en peut juger d’après leur littérature d’alors, ils n’auguraient aucun péril pour eux-mêmes, et ils se figuraient que l’Amérique était à l’abri de tout risque au milieu de ses entassements de bombes. Par habitude et par tradition, ils acclamaient le drapeau, ils méprisaient les autres nations, et, chaque fois que s’élevait une difficulté internationale, ils manifestaient un patriotisme intense, c’est-à-dire qu’ils témoignaient d’une ardente animosité contre tout politicien qui n’était pas disposé à prendre immédiatement avec l’antagoniste un ton comminatoire et intransigeant. L’antagoniste, c’était l’Asie, c’était l’Allemagne, et, dans leur fougue, les États-Unis s’en prenaient même à la Grande-Bretagne, si bien que l’attitude réciproque de ces deux contrées de même langue était constamment comparée, par la caricature contemporaine, à celle d’un mari obéissant envers une jeune épouse capricieuse.
Pour le reste, les New-Yorkais vaquaient à leurs affaires et à leurs plaisirs, comme si la guerre avait disparu du globe terrestre en même temps que le diplodocus…
Et tout à coup, dans un univers paisiblement occupé à augmenter ses armements et à perfectionner ses explosifs, la guerre éclata, et l’humanité eut la surprise de constater que les canons tonnaient, que les masses de matières inflammables accumulées de par le monde s’embrasaient enfin.
La soudaine irruption d’un ennemi prêt à l’offensive n’eut d’autre effet immédiat sur New York que d’accroître sa véhémence habituelle.
Les journaux et les magazines qui alimentaient les cerveaux américains (car les livres, sur ce continent impatient, n’intéressaient plus que les collectionneurs) devinrent instantanément un feu d’artifice où les illustrations et les titres de colonnes s’enlevaient comme des fusées et éclataient comme des bombes. À la suractivité ordinaire des rues de New York s’ajouta une fièvre belliqueuse. Les foules s’assemblaient, vers l’heure du dîner, dans Madison Square, autour du monument Farragut, pour applaudir des discours enflammés ; une véritable épidémie de petits drapeaux et d’insignes pour boutonnières s’abattit sur les torrents de jeunesse laborieuse et pressée que les tramways, les monorails, les métropolitains et les lignes de chemin de fer déversaient chaque matin dans New York, pour les ramener après le labeur, entre cinq et sept heures. Il était dangereux de ne pas avoir d’insignes patriotiques au revers de l’habit. Les magnifiques music-halls terminaient chaque numéro du programme par un couplet chauvin qui soulevait des scènes d’enthousiasme éperdu ; des hommes mûrs pleuraient à la vue du drapeau étoilé soutenu par tout le corps de ballet noyé sous les clartés des projecteurs. À un diapason plus grave et dans une mesure plus lente, les églises retentissaient des échos de l’exaltation martiale, et les préparatifs aériens et navals, sur l’East River, étaient grandement incommodés par la multitude des vapeurs pleins d’excursionnistes qui apportaient le secours de leurs acclamations. La vente des armes portatives augmenta dans des proportions énormes, et les citoyens fatigués trouvaient encore, après une journée de besogne, le temps de soulager leurs transports en allumant dans les rues des pétards d’un caractère plus ou moins héroïque, national et dangereux. Les petits ballons dernier modèle, que les enfants promenaient attachés à une ficelle, devinrent un sérieux embarras pour les piétons du Central Park. Enfin, au milieu d’une émotion indescriptible, la législature d’Albany, en session permanente, et par une généreuse suspension des règlements et des précédents, vota, dans l’une et l’autre Chambres, le projet de loi si longtemps repoussé, qui établissait dans l’État de New York le service militaire obligatoire.
Ceux qui critiquent le caractère américain sont disposés à croire que, jusqu’à l’instant précis où se produisit l’attaque allemande, le peuple de New York se comporta par trop, vis-à-vis de la guerre, comme s’il se fût agi seulement d’une démonstration politique. Quel mal, interrogent-ils, firent aux forces allemandes et japonaises ces insignes arborés, ces drapeaux agités, ces pétards et ces chansons ? Ils oublient que, dans les conditions créées par un siècle de découvertes scientifiques, la portion non militaire de la population ne pouvait causer aucun dommage sérieux à l’ennemi, et qu’il n’y avait par conséquent aucune raison de l’empêcher de se comporter comme elle le fit. La balance de l’efficacité militaire penchait vers le petit nombre, passait du collectif au particulier. Le temps où l’infanterie décidait des batailles était révolu. La guerre se transformait en une question de matériel, d’entraînement et de connaissances spéciales très compliquées. Elle avait cessé d’être démocratique. Quelle qu’ait été l’importance pratique de la surexcitation populaire, il est indéniable que le gouvernement des États-Unis a agi avec vigueur, avec science et intelligence en face de cette invasion tout à fait inattendue. La diplomatie n’avait rien prévu, et les chantiers américains, aménagés pour la construction des dirigeables et des aéroplanes, étaient minuscules en comparaison des immenses parcs allemands. Toutefois l’administration de la Guerre se mit immédiatement à l’œuvre, pour prouver au monde que l’esprit d’entreprise, qui avait créé le Monitor et les sous-marins de 1864, n’était pas assoupi. L’établissement aéronautique militaire de West Point était dirigé par Cabot-Sinclair, qui, dans le concert universel de rodomontades populaires, ne se permit de donner sa note qu’un instant. À un reporter qui l’interrogeait, il déclara :
– Nous avons choisi notre épitaphe, et la voici : Ils ont fait ce qu’ils ont pu !… Et maintenant décampez !
Un fait curieux, c’est que chacun fit tout ce qu’il put, sans exception, avec, pour seul défaut, un manque de cohésion.
Ce qui indique bien que les méthodes de guerre et leur responsabilité n’avaient plus besoin de l’assentiment et de l’appui de l’opinion démocratique, c’est que les autorités de Washington observèrent le secret absolu au sujet de leur flotte aérienne. Elles ne prirent point la peine de confier au public le moindre détail concernant les préparatifs ; elles ne condescendirent même pas à en entretenir le Congrès et réprimèrent les tentatives qui furent faites pour obtenir ces renseignements. Tout fut mené d’une manière absolument autocratique par le Président et les secrétaires d’État. La seule publicité qu’ils recherchèrent eut pour but d’aller au-devant de l’agitation sur des points particuliers. Ils comprirent que, dans ces circonstances, le principal danger viendrait d’une population excitable et intelligente, qui réclamerait pour chaque ville des vaisseaux aériens destinés à protéger les intérêts locaux. Vu les ressources disponibles, ces exigences auraient amené une division fatale des forces nationales. Les gouvernants, en outre, redoutaient surtout d’être contraints à des hostilités prématurées pour défendre New York. Avec une parfaite lucidité, ils se rendaient compte que les Allemands chercheraient tout d’abord à marquer l’avantage que leur donnait l’offensive. Aussi s’efforcèrent-ils de diriger les préoccupations publiques vers l’artillerie défensive et à les détourner de toute pensée de bataille aérienne. Ils masquèrent ainsi, sous une activité ostensible, tout le principal de leurs préparatifs. Il y avait à Washington une énorme réserve de canons de marine, qu’on distribua aux villes de l’État, rapidement et bruyamment, avec grand renfort de communiqués à la presse. Cette artillerie fut mise en batterie sur des hauteurs et des crêtes, autour des centres menacés. Les pièces furent montées sur des affûts à pivots, qui leur donnaient un angle maximum de portée verticale. Mais quand la flotte aérienne allemande apparut au-dessus de New York, la plupart n’avaient pas encore leurs affûts et bien peu possédaient des tabliers de protection.
Cependant, par les rues grouillantes, les lecteurs de journaux se délectaient de merveilleux récits merveilleusement illustrés, sur des propos tels que :
LE SECRET DU TONNERRE
UN SAVANT PERFECTIONNE LE CANON ÉLECTRIQUE POUR ÉLECTROCUTER À COUPS D’ÉCLAIRS LES ÉQUIPAGES DES DIRIGEABLES ENNEMIS
LE GOUVERNEMENT EN COMMANDE CINQ CENTS
Le ministre de la Guerre est enchanté. Il déclare que ces engins ramèneront les Allemands à des sentiments plus terre à terre. Le Président applaudit publiquement cette boutade.
L’arrivée de la flotte aérienne allemande précéda la nouvelle du désastre naval subi par les Américains. Tard dans l’après-midi, les guetteurs d’Ocean Grove et de Long Branch aperçurent les dirigeables qui émergeaient des flots, vers le sud, et prenaient la direction du nord-ouest. Le vaisseau amiral monta presque verticalement au-dessus de Sandy Hook, assez haut pour franchir impunément le poste d’observation, et, en quelques minutes, tout New York vibra aux détonations de l’artillerie de Staten Island.
Plusieurs pièces, principalement celles de Giffords et de Beacon Hill, au-delà de Matawan, étaient remarquablement bien servies. L’une, à une distance de cinq milles et avec une élévation de six mille pieds, envoya au Vaterland un obus qui éclata si près du but qu’une vitre d’une fenêtre de l’appartement du Prince fut brisée par un fragment. À cette explosion soudaine, Bert rentra sa tête avec la célérité d’une tortue effrayée. Toute la flotte aérienne s’éleva, presque sur place, à une hauteur d’environ douze mille pieds et put évoluer sans danger au-dessus des canons inoffensifs. Les dirigeables se formèrent en une double ligne horizontale représentant les branches d’un V resserré, la pointe vers la cité, avec, en tête, le vaisseau amiral. Les extrémités de chaque branche passèrent respectivement sur Plumfield et Jamaica Bay, et le Prince continua sa course un peu à l’est des Narrows, franchit l’Upper Bay, et vint s’arrêter au-dessus de Jersey City, en une position qui dominait tout le bas de New York. Là les monstres firent halte, immenses et prodigieux dans le demi-jour crépusculaire, et sereinement indifférents aux fusées et aux obus qui venaient éclater au-dessous d’eux.
Ce fut une pause destinée à permettre une inspection mutuelle. Pendant un moment, la naïve humanité fit trêve aux rigueurs de la guerre, et de part et d’autre, pour les millions d’en bas comme pour les milliers d’en haut, on s’intéressa au spectacle. La soirée était superbe : quelques minces bandes de nuages, à six ou sept mille pieds, troublaient la lumineuse profondeur du ciel. Le vent ne soufflait plus : l’atmosphère restait infiniment paisible et calme. Les lourdes détonations des canons lointains et les innocentes pyrotechnies qui grimpaient jusqu’aux nuées ne semblaient pas plus se rapporter au massacre et à la violence, à la terreur et à la capitulation que des saluts pendant une revue navale. Dans la ville, des spectateurs se pressaient sur tous les points élevés ; les toits des maisons, les squares, les carrefours et les ferry-boats, les pontons, étaient couverts de monde ; dans le Battery Park, un grouillement noir rassemblait toute la population des quartiers de l’est ; dans le Central Park et au long de Riverside Drive, tous les endroits favorables fourmillaient d’une cohue particulière et caractéristique, accourue des voies adjacentes. Les passages réservés aux piétons, sur les grands ponts qui traversaient l’East River, étaient aussi bloqués et encombrés par les curieux. Partout, les boutiquiers avaient quitté leur comptoir, les ouvriers leur atelier, les femmes et les enfants leur logis, pour venir contempler la merveille.
– C’est plus épatant que ce que racontaient les journaux, – déclarait-on.
Les équipages des dirigeables satisfaisaient une égale curiosité. Nulle cité au monde ne fut jamais aussi superbement située que New York, aussi bien tranchée et divisée par ses fleuves, bras de mer, baies et promontoires, aussi admirablement disposée pour faire valoir la hauteur des édifices, la complexe immensité des ponts et des viaducs, et les autres exploits audacieux des ingénieurs. À côté d’elle, Londres, Paris, Berlin étaient des agglomérations informes et ratatinées. Son port s’avançait jusqu’au cœur de la ville, comme à Venise, et, comme Venise, la cité de New York était fastueuse, tragique et arrogante. D’en haut, on apercevait l’enchevêtrement des tramways et des trains rampants et, en mille endroits, les lumières tremblantes qui illuminaient cette confusion. Ce soir là, New York se montrait en beauté, dans toute son éblouissante splendeur.
– Bigre ! Quelle ville ! – s’écria Bert.
Elle était si vaste, en effet, et, dans son ensemble, si pacifiquement magnifique, qu’y déchaîner la guerre paraissait une absurdité sans nom, un acte aussi incongru que de mettre le siège devant un musée ou d’attaquer à coups de hache et de massue des gens respectables dans une salle à manger d’hôtel. Détruire cet ensemble si vaste et si délicatement complexe eût été aussi inepte que de fausser les rouages d’une horloge en les obstruant avec une tringle de fer. Les dirigeables qui planaient dans les rayons du soir et remplissaient le ciel semblaient également éloignés des hideuses violences de la guerre. Kurt, Smallways et une quantité d’autres, parmi ceux qui montaient les vaisseaux aériens, perçurent distinctement ces contradictions. Mais le prince Karl Albert avait l’esprit grisé des vapeurs du romanesque : il était le Conquérant et ne voyait là que la ville forte de l’adversaire : plus grande la cité, plus complet le triomphe. Sans aucun doute, il éprouva ce soir-là une exultation prodigieuse et goûta au-delà de tout précédent l’enivrement du pouvoir.
Cette trêve, enfin, s’acheva. Les pourparlers entamés par la télégraphie sans fil ne purent se terminer d’une façon satisfaisante : la flotte et la cité se souvinrent qu’elles étaient des puissances ennemies.
– Voyez ! Voyez ! – cria la multitude. – Quoi ? Que font-ils ?
Dans le crépuscule, cinq dirigeables descendaient à l’attaque : l’un au-dessus de l’arsenal naval de l’East River, un second au-dessus de l’Hôtel de Ville, deux autres au-dessus des grands établissements financiers et commerciaux de Wall Street et de Lower Broadway, et le dernier au-dessus du pont de Brooklyn. Ils franchirent doucement et rapidement la zone dangereuse que menaçaient les lointains canons, et planèrent en sécurité, à proximité des quartiers les plus denses de la ville. À l’instant où ce mouvement se dessina, tous les tramways s’arrêtèrent avec une tragique soudaineté, toutes les lumières qui s’étaient allumées dans les rues et dans les maisons s’éteignirent. Car l’Hôtel de Ville s’éveillait, conférait téléphoniquement avec l’autorité fédérale et prenait des mesures défensives ; il réclamait des vaisseaux aériens, refusant de se rendre, comme le conseillait le gouvernement, et devenait un centre d’émotion intense, de fiévreuse activité. Partout, en hâte, la police dispersait les foules assemblées.
– Rentrez chez vous, ça va se gâter ! – disaient les agents, et la phrase était répétée de bouche en bouche.
Un frémissement de terreur parcourut la cité. Des gens qui voulaient traverser City Hall Park et Union Square, plongés dans une ombre insolite, se heurtaient à des soldats et à des canons et devaient rebrousser chemin. En une demi-heure, New York avait passé du crépuscule serein et de la contemplation admirative à des ténèbres troublées et grosses de menaces. Plusieurs personnes même trouvèrent la mort dans la panique du pont de Brooklyn, lorsque le dirigeable allemand s’en approcha.
Avec la cessation de tout mouvement et de tout trafic, un calme inquiétant envahit les rues, rendant de plus en plus distinctes les détonations de l’artillerie qui s’efforçait futilement de défendre la ville. Bientôt ce bruit cessa aussi. Une nouvelle pause intervint pour permettre de reprendre les négociations. Les habitants, dans l’obscurité, essayaient de se renseigner au moyen des téléphones qui restaient muets. Puis, dans le silence attentif, le pont de Brooklyn s’effondra avec un craquement formidable, que suivit la fusillade de l’arsenal et l’éclatement des bombes lancées sur Wall Street, et l’Hôtel de Ville. Sans pouvoir rien faire ni rien comprendre, New York écouta ce tumulte et ce fracas, qui s’apaisèrent bientôt aussi brusquement qu’ils avaient commencé.
– Que se passe-t-il ? – se demandait-on en vain.
Une longue période vague intervint, et les gens qui, aux étages supérieurs des maisons, regardaient par les fenêtres, distinguèrent les coques des vaisseaux aériens allemands qui glissaient lentement et sans bruit presque au-dessus des toits. Puis, les lumières électriques s’allumèrent de nouveau et les clameurs des crieurs de journaux retentirent par les voies publiques.
Chaque individu de cette population immense et variée acheta sa feuille et apprit les événements ; un combat avait eu lieu et New York arborait le drapeau blanc…
Maintenant qu’on peut les envisager rétrospectivement, les lamentables incidents qui suivirent la reddition de New York apparaissent comme la conséquence nécessaire et inévitable du conflit existant entre d’un côté les applications de la science moderne aux conditions sociales et de l’autre la tradition d’un patriotisme brutal et romanesque. D’abord, le peuple accueillit le fait avec un détachement flegmatique, comme on accueille le ralentissement du train dans lequel on voyage ou l’érection d’un monument public par la municipalité.
– Nous nous sommes rendus ?… Ah ! vraiment ? Telle fut l’attitude adoptée généralement quand la nouvelle fut publique. Les New-Yorkais prenaient la chose dans le même esprit de curiosité qu’ils avaient manifesté à l’apparition de la flotte aérienne. Ce n’est que lentement que l’idée de la capitulation fit naître chez eux le sentiment d’une humiliation patriotique, dont après réflexion chacun prit sa part.
– Nous avons capitulé, et, avec nous, l’Amérique est vaincue ! – se dirent-ils, et ils en éprouvèrent des lancinements cuisants.
Les journaux qui parurent vers une heure du matin ne publiaient aucun renseignement sur les conditions auxquelles New York avait cédé, et ils ne contenaient aucun détail sur le genre de combat qui avait précédé la capitulation. Les éditions suivantes comblèrent ces lacunes et publièrent les clauses du traité. La ville devait ravitailler les dirigeables, remplacer les explosifs employés pendant le dernier combat et pendant la destruction de la flotte de l’Atlantique, payer une contribution de guerre de quarante millions de dollars, et livrer la flottille mouillée dans l’East River. Les journaux décrivaient longuement le bombardement qui avait démoli l’Hôtel de Ville et dévasté l’arsenal de la marine, et les New-Yorkais commencèrent à comprendre ce que signifiaient le fracas et les explosions qu’ils avaient entendus, pendant quelques minutes. C’étaient des récits de créatures réduites en miettes, de soldats impuissants qui luttaient contre tout espoir dans cette bataille localisée au milieu d’un effondrement indescriptible, de drapeaux amenés par des hommes en pleurs. Ces étranges éditions nocturnes donnaient aussi les premiers câblogrammes venus d’Europe et qui annonçaient brièvement le désastre de la flotte, de cette escadre de l’Atlantique pour laquelle New York avait toujours éprouvé une sollicitude et un orgueil particuliers. Seulement, heure par heure, la conscience collective s’éveillait, le sentiment de l’humiliation patriotique montait comme une marée. L’Amérique se heurtait à la défaite : avec une stupéfaction qui laissa place bientôt à une fureur inexprimable, New York découvrit soudain qu’elle était une cité conquise, à la merci du conquérant.
À mesure que ce fait s’imposait à l’esprit public, de frémissantes dénégations jaillissaient, comme les flammes d’un incendie qui commence.
– Non ! – s’écriait New York, sortant de son apathie, à l’aurore. – Non, je ne suis pas vaincue ! Tout ceci n’est qu’un rêve.
Avant le jour, la colère secouait toute la population, la prompte colère américaine se propageait par contagion dans ces millions d’âmes. Elle n’avait pas encore pris forme, elle n’avait encore inspiré aucun acte, que déjà l’ennemi, dans les dirigeables, sentait croître ce gigantesque soulèvement d’émotion, comme le bétail et les créatures primitives sentent, dit-on, les approches d’un tremblement de terre. Les journaux du groupe Knype furent les premiers à donner une formule à la révolte. « Nous avons été trahis, déclaraient-ils simplement, et nous n’acceptons pas la capitulation. » De toutes parts, on s’empara de cette formule, on se la passa de bouche en bouche ; â chaque coin de rue, sous les pâles lumières de l’aube, des orateurs surgissaient, qui, sans que la police intervînt, adjuraient l’esprit de l’Amérique de s’insurger et imputaient comme une réalité personnelle à chaque auditeur la honte de ces revers. Pour Bert, qui écoutait à cinq cents pieds au-dessus, il semblait que la vaste agglomération, qui n’avait d’abord produit que des bruits confus, bourdonnait à présent comme une ruche d’abeilles singulièrement courroucées.
Après l’écroulement de l’Hôtel de Ville et de l’Hôtel des Postes, le drapeau blanc avait été hissé à l’une des tours du vieil édifice de Park Row. C’est là que le maire O’Hagen, harcelé par les propriétaires affolés du bas New York, s’était rendu pour négocier la capitulation avec von Winterfeld. Le Vaterland, après avoir déposé le secrétaire du Prince au sommet de la tour, se mit à évoluer à l’entour de City Hall Park, tandis que le Helmholz, qui avait procédé au bombardement, remontait à une hauteur de deux mille pieds. Grâce à la position de l’aéronef amiral, Bert put voir de près ce qui se passait au cœur de la cité. L’Hôtel de Ville, la Court House, l’Hôtel des Postes ne formaient plus qu’un amas de ruines fumantes, et une quantité d’autres monuments situés au long du côté ouest de Broadway paraissaient sérieusement endommagés. Peu de gens avaient péri, mais une multitude d’employés, des femmes dans une large proportion, avaient été surpris par la destruction de l’Hôtel des Postes. Partout les pompes dirigeaient des trombes d’eau sur les décombres : les tuyaux d’alimentation traversaient le square, et de longs cordons de police contenaient la foule qui se massait autour de ces sinistres. Toute une armée de sauveteurs volontaires, portant un insigne blanc, entraient derrière les pompiers et rapportaient des corps parfois vivants, mais le plus souvent horriblement carbonisés.
Formant un contraste extraordinaire et violent avec cette scène de dévastation, se dressaient tout près, dans Park Row, les immenses bureaux et imprimeries des journaux. Sous l’éblouissante clarté des lampes, tout y fonctionnait, car les immeubles n’avaient pas été abandonnés, même pendant le bombardement, et à présent le personnel et les presses manifestaient une activité véhémente, rassemblant les détails des événements épouvantables de la soirée, les commentant et, dans la plupart des cas, préconisant la résistance, sous le nez même des vainqueurs.
Au-delà des immeubles de la presse, et en partie caché par les arches de l’ancien Elevated Railway depuis longtemps converti en monorail, un autre cordon d’agents, qui protégeait une sorte de campement d’ambulances improvisées, où des médecins s’affairaient autour des morts et des blessés transportés là après la panique de Brooklyn Bridge.
Bert contemplait tout cela avec les perspectives du vol d’oiseau, comme au fond d’un gouffre irrégulier. Il voyait en enfilade toute la longueur de Broadway, où deux rangées de bâtisses gigantesques formaient une sorte de canon, entre les parois duquel, par intervalles, des cohues se pressaient autour d’orateurs surexcités. Et partout c’étaient les cheminées, les supports des fils et des câbles, et les innombrables toits de New York où s’entassaient des gens qui épiaient la flotte aérienne et discutaient les événements.
Partout aussi se dressaient des hampes sans drapeaux. Sur les bâtiments de Park Row, claquait et retombait tour à tour un pavillon blanc. Les lueurs lugubres des foyers d’incendie et les ombres intenses de cet étrange et grouillant spectacle commençaient à se fondre sous la clarté de l’aube impartiale et froide.
Pour Bert Smallways, tout cela s’encadrait dans le vasistas ouvert de sa cabine. Durant la nuit il était resté cramponné au rebord, sursautant et tremblant aux explosions. Au cours des évolutions du ballon, il s’était trouvé à des hauteurs diverses, tantôt hors de portée de tout bruit, tantôt naviguant au milieu des clameurs et des voix et dans le fracas des écroulements. Il avait vu des dirigeables volant vite et bas, au-dessus des rues obscures et tumultueuses ; il avait observé des monuments qui s’illuminaient soudain dans les ténèbres et s’effondraient sous les bombes, et contemplé pour la première fois de sa vie les brusques et fantasques poussées des embrasements. De tout cela, il se sentait entièrement séparé, absolument disjoint : le Vaterland n’avait pas jeté une seule bombe ; il se contentait de surveiller et de diriger. Puis, quand l’aéronat descendit planer au-dessus de City Hall Park, Bert, glacé de terreur, avait démêlé que ces masses flamboyantes logeaient d’immenses administrations, et que les spectres minuscules et imprécis, qui s’agitaient de tous côtés, s’efforçaient d’enrayer le sinistre et de lui arracher ses victimes. À mesure que le jour grandit, il comprit mieux ce qu’étaient, dans cette dévastation, de petites formes noires gisant à terre en des attitudes tourmentées…
Depuis des heures, depuis l’instant où, la veille, New York avait surgi des profondeurs bleues de l’horizon, Bert n’avait pas quitté son poste d’observation, et, avec l’aurore, il éprouvait à présent une fatigue intolérable.
Il leva vers les lueurs roses du ciel des yeux las, bâilla éperdument, et, tout en murmurant des phrases incohérentes, regagna sa couchette. Il s’y laissa tomber plutôt qu’il ne s’y allongea et s’endormit aussitôt profondément. C’est là que, plusieurs heures après, Kurt le trouva ronflant à poings fermés, étalé sur le dos, la bouche ouverte, image même de l’esprit démocratique en face des problèmes d’une époque trop complexe pour cette intelligence.
Kurt le reluqua un moment avec une grimace de dégoût ; puis il le secoua par la jambe.
– Hé là ! Réveillez-vous, et prenez une posture convenable !
Bert s’assit sur son séant, ahuri, et se frotta les yeux.
– Est-ce qu’on se bat encore ? – demanda-t-il.
– Non ! – répondit Kurt, qui, l’air éreinté, s’effondra sur un siège. – Gott ! s’écria-t-il bientôt, promenant ses mains sur son visage, – je prendrais volontiers un bon bain froid. Toute la nuit j’ai inspecté les compartiments intérieurs, pour le cas où des balles égarées y auraient pénétré… J’ai sommeil, il faut que je dorme, – ajouta-t-il en bâillant. – Vous ferez bien de sortir, Smallways. Je ne puis vous tolérer ici, ce matin… Vous êtes trop infernalement laid et inutile. Avez-vous reçu votre ration ?… Non ?… Allez la chercher et ne revenez pas. Vous camperez dans la galerie…
Ragaillardi par quelques heures de sommeil et par sa ration de café, Bert reprit son involontaire coopération à la guerre dans les airs. Comme le lieutenant le lui avait ordonné, il se rendit sur la galerie et s’accota solidement contre la balustrade, à l’extrême bout, plus loin que l’homme de vigie, s’efforçant de paraître aussi peu encombrant que possible et de passer inaperçu.
Un vent du sud-ouest se mit à souffler, obligeant le Vaterland à mettre le cap dans cette direction, et lui imprimant un roulis assez fort pendant qu’il louvoyait au-dessus de l’île de Manhattan. Au loin, dans le nord-ouest, des nuages s’amoncelaient. L’hélice tournait plus lentement, pour maintenir seulement l’aéronat contre la brise, et son ronflement était beaucoup plus perceptible que lorsqu’elle était lancée à toute vitesse. La friction du vent sous l’enveloppe produisait une série intermittente de rides et de petits claquements : on eût cru, en moins fort, le bruit du sillage à l’avant d’un bateau. Le dirigeable ne s’éloignait pas des alentours du bâtiment de Park Row, où s’était assemblée la municipalité, et il descendait de temps à autre pour se remettre en communication avec le maire et l’administration fédérale de Washington. Mais la nervosité du Prince ne lui permit pas de rester longtemps au même endroit : il alla faire une excursion au-dessus de l’Hudson et de l’East River ; il s’éleva à plusieurs reprises, comme pour voir par-delà les lointains bleus. Une fois même, il bondit si haut et avec une telle rapidité qu’il fut, avec tout l’équipage, pris du mal des montagnes et contraint de redescendre. Bert n’échappa ni au vertige ni à la nausée.
Le spectacle se diversifiait avec ces changements d’altitude. Tantôt ils planaient à une centaine de mètres, et Bert distinguait, dans cette perspective insolite et à pic, des fenêtres, des portes, des rues, des enseignes, des gens, avec le plus menu détail, et il épiait les faits et gestes énigmatiques des foules dans la rue et des groupes de curieux juchés sur les toits ; puis, à mesure que l’aéronef montait, les détails devenaient imprécis ; les avenues se rétrécissaient ; le panorama s’étendait, et les gens cessaient d’être distincts. À une très grande hauteur, on eût dit une carte en relief concave. Bert apercevait le sol, sombre et grouillant, entrecoupé partout par des canaux brillants ; le fleuve Hudson s’étalait comme une lance d’argent, et le détroit de Lower Island comme un bouclier. Même pour l’esprit peu philosophique de Bert, le contraste était frappant entre la cité et la flotte aérienne : d’un côté le caractère et la tradition de l’Américain aventureux, et de l’autre l’ordre et la discipline germaniques. Au-dessous, les immenses gratte-ciel, si beaux et imposants qu’ils fussent, avaient l’air d’arbres géants luttant pour la vie dans la jungle ; leur magnificence pittoresque semblait aussi confuse que les cimes et les brèches des montagnes, dans le tohu-bohu qu’augmentaient la fumée et les ruines des incendies. Dans le ciel, les dirigeables planaient, comme des êtres appartenant à un monde différent et infiniment plus ordonné ; ils s’orientaient tous selon un même angle, identiques de forme et d’aspect, évoluant d’un seul accord comme une harde de loups, et distribués en vue de la coopération la plus précise et la plus efficace.
Bert ne voyait plus qu’un tiers à peine de la flotte ; le reste était parti pour il ne savait quelles expéditions, par-delà l’immense cercle que bornait l’horizon. Il aurait voulu se renseigner à ce sujet, mais il n’y avait là personne à qui poser des questions. Plus tard, une douzaine d’aéronats revinrent après s’être ravitaillés au convoi naval, et remorquant des aéroplanes. Dans l’après-midi, le ciel se chargea, des nuages s’assemblèrent qui parurent en engendrer une infinité d’autres et le vent s’éleva avec plus de force. Vers le soir, il souffla en tempête, secouant les dirigeables qui luttaient pour ne pas être entraînés.
Toute la journée, le Prince négocia avec Washington, tandis que les aéronats envoyés en reconnaissance fouillaient les États de l’Est pour découvrir les parcs aéronautiques dont on soupçonnait l’existence. Une escadre de vingt unités, détachée la nuit précédente, avait investi le Niagara et tenait en son pouvoir la ville et les stations électriques.
Pendant ce temps, dans la cité géante, le mouvement insurrectionnel échappait à tout contrôle. En dépit des cinq foyers d’incendie qui dévoraient déjà plusieurs quartiers et s’étendaient malgré tous les efforts, New York se refusait à admettre sa défaite.
Au début, la rébellion ne se manifesta que par des vociférations isolées, des harangues sur les places et des excitations dans la presse. Puis elle trouva une expression plus définie avec l’apparition, au soleil matinal, de drapeaux américains arborés tour à tour sur les falaises architecturales de la cité. Il est possible que, dans bien des cas, cet audacieux déploiement d’étendards, par une ville qui avait déjà capitulé, ne fût que le résultat du sans-gêne national, mais il est indéniable aussi que, pour une bonne part, ce fut l’indication volontaire que la population se montrait rétive.
Cette manifestation choqua profondément le sentiment de la correction chez les Allemands. Herr Graf von Winterfeld se mit en communication immédiate avec le maire et protesta contre cette irrégularité ; les postes vigies des pompiers reçurent des instructions à cet égard, la police fut aussitôt mise en campagne, et un absurde conflit éclata bientôt entre des citoyens révoltés fermement résolus à déployer leurs étendards et les fonctionnaires, irrités et anxieux, qui avaient reçu l’ordre de les faire enlever.
Le conflit devint aigu aux environs de l’Université Columbia. Le commandant du dirigeable qui surveillait ce quartier essaya de faire arracher au lasso le drapeau hissé sur Morgan Hall. Au même moment une volée de coups de fusil et de revolver partit des fenêtres supérieures de l’immense maison qui s’élève entre l’Université et la Riverside Drive.
Cette fusillade n’eut guère d’effet ; deux ou trois balles perforèrent les compartiments à gaz et une autre fracassa le bras d’un soldat de planton sur la plateforme d’avant. La sentinelle de la galerie inférieure riposta instantanément, et le canon-revolver, en batterie sous le bouclier de l’aigle, eut tôt fait d’imposer silence aux tireurs. L’aéronat gagna une altitude plus élevée et signala le fait au vaisseau amiral et à la municipalité. On s’empressa d’envoyer sur les lieux un détachement de la milice, accompagné d’agents, et l’incident fut clos.
Mais à peine en avait-on fini de ce côté que survint une tentative désespérée. Quelques jeunes clubmen, dont l’imagination aventureuse s’était enflammée de patriotisme, s’entassèrent dans cinq ou six automobiles et partirent clandestinement pour Beacon Hill. Avec une vigueur remarquable, ils se mirent à improviser un blockhaus autour du canon à pivot et à longue portée qu’on avait placé là. Les artilleurs, qui, à la capitulation, avaient reçu l’ordre de cesser le feu, n’avaient pas quitté leur poste, et il fut facile aux clubmen d’inspirer à ces hommes dépités l’ardeur qui les animait. Les soldats déclarèrent qu’ils n’avaient pas eu une seule occasion de tirer, et ils brûlaient du désir de montrer ce qu’ils savaient faire. Dirigés par les jeunes gens, ils creusèrent une tranchée, élevèrent un talus autour de la pièce, et se construisirent de frêles abris avec des tôles ondulées.
Ils étaient occupés à charger le canon, quand ils furent aperçus par le dirigeable Preussen, et l’obus qu’ils réussirent à envoyer, avant que les bombes de l’aéronef ne les eussent anéantis avec leurs chétives défenses, vint éclater au-dessus des compartiments centraux du Bingen qui, gravement atteint, dégringola sur Staten Island, et, aux trois quarts dégonflé, resta accroché dans les arbres d’où ses toiles pendaient en festons. Aucun incendie ne s’étant déclaré, l’équipage s’occupa en toute hâte de réparer le dommage. Les Allemands agirent avec un sans-gêne qui frisait la provocation. Tandis que leurs camarades recousaient les déchirures des diverses membranes, une demi-douzaine d’hommes se dirigèrent vers la voie la plus proche, à la recherche d’une conduite de gaz, et se trouvèrent bientôt entourés d’une foule hostile. Les habitants des villas et des pavillons environnants passèrent rapidement de la curiosité malveillante à l’agression. À cette époque, la surveillance que la police exerçait sur la vaste population polyglotte de Staten Island s’était beaucoup relâchée, et presque chaque maison possédait, pour sa défense, un fusil, des revolvers et des munitions. On eut tôt fait de s’en armer et, après quelques coups de feu mal visés, un soldat fut atteint au pied. Aussitôt, les Allemands occupés au raccommodage vinrent à la rescousse, s’abritèrent dans les branches des arbres et ripostèrent.
Le crépitement de la fusillade amena rapidement sur les lieux le Preussen et le Kiel, qui, avec quelques grenades à main, détruisirent toutes les habitations dans un rayon d’un mille. Un grand nombre de non combattants, hommes, femmes et enfants, furent tués et les assaillants définitivement repoussés. Les réparations furent reprises tranquillement, sous la protection des deux aéronats, mais, dès que ceux-ci regagnèrent leur poste de surveillance, des escarmouches éclatèrent autour du Bingen désemparé et se continuèrent tout l’après-midi. Elles se confondirent finalement dans le combat général de la soirée : vers huit heures, le ballon désemparé fut attaqué par une populace armée, et tous ceux qui le montaient furent massacrés après une lutte acharnée et féroce.
L’impossibilité de débarquer le moindre contingent présentait pour les Allemands une difficulté grave. Les dirigeables n’étaient pas faits pour transporter un corps d’occupation, et leurs équipages suffisaient juste à la manœuvre et au lancement des bombes. D’en haut, la flotte aérienne pouvait causer d’immenses ravages ; elle pouvait, dans le plus bref espace de temps, contraindre à capituler tout gouvernement organisé ; mais elle était incapable de désarmer l’ennemi et encore moins d’occuper les contrées vaincues. Elle n’avait pour toute ressource que la pression exercée sur les pouvoirs publics par la menace d’une reprise du bombardement. Sans doute, avec un gouvernement solidement organisé et un peuple homogène et bien discipliné, la soumission eût été aisément imposée ; mais ce n’était pas le cas pour l’Amérique. Non seulement la municipalité de New York était faible et disposait d’une police insuffisante, mais la destruction de l’Hôtel de Ville, de l’Hôtel des Postes et d’autres ganglions centraux avait irrémédiablement compromis toute coopération entre les divers organes de l’État. Les Allemands avaient frappé à la tête, et la tête était assommée et conquise, mais sans autre résultat que de permettre au corps d’échapper à sa direction. New York, monstre sans tête, était devenue incapable d’une soumission collective. Partout des soubresauts de révolte la secouaient, partout les autorités, les fonctionnaires, la force armée, abandonnés à leur propre initiative, se joignaient à l’insurrection.
Cette trêve boiteuse fut définitivement rompue par l’assassinat (car il n’y a pas d’autre mot pour un tel acte) du Wetterhorn, au-dessus de Union Square et à moins d’un mille des ruines de l’Hôtel de Ville. L’épisode se place assez tard dans l’après-midi, entre cinq et six heures. Le temps s’était gâté tout à fait, et les dirigeables, gênés par la nécessité de tenir tête au vent, manœuvraient malaisément. Les rafales, accompagnées de grêle et de tonnerre, se succédaient, accourant du sud sud-est, et, pour les éviter en partie, la flotte aérienne descendit très bas près des gratte-ciel, diminuant par là son champ d’observation et s’exposant à la fusillade.
Dans la soirée précédente, une pièce d’artillerie avait été amenée dans Union Square, sans qu’elle eût servi, sans même qu’elle eût été montée ; on profita de la nuit, après la capitulation, pour la ranger avec ses caissons sous les colonnades du gigantesque immeuble Dexter. Quelques patriotes la découvrirent dans la matinée, et ils décidèrent de grimper au dernier étage de la maison. Ils se mirent tout de suite à l’œuvre, et, abrités par les stores des bureaux, ils installèrent une sorte de batterie masquée. Puis, tout aussi surexcités que des enfants, ils restèrent aux aguets jusqu’à ce qu’enfin parût la proue de l’infortuné Wetterhorn, qui tanguait et roulait, à vitesse réduite, au-dessus du belvédère de Tiffany. La batterie à pièce unique fut promptement démasquée. La vigie du dirigeable dut voir le dixième étage de l’immeuble Dexter se crevasser et s’effondrer dans la rue avant qu’elle eût aperçu la gueule noire du canon l’épiant dans l’ombre. Mais peut-être aussi le projectile l’atteignit-il d’abord.
La pièce lança deux obus avant que la carcasse de l’immeuble se disloquât, et chacun d’eux parcourut le Wetterhorn de bout en bout, le délabrant complètement. Le ballon s’aplatit comme un bidon frappé d’un violent coup de botte. Son avant s’abattit dans le square, et le reste, au milieu du fracas des charpentes qui se rompaient et se tordaient, demeura perché sur Tammany Hall et en travers des rues perpendiculaires à la deuxième avenue. L’air comprimé des ballonnets de compensation s’échappa dans les compartiments à gaz, et l’explosion eut lieu avec un bruit épouvantable.
À ce moment, le Vaterland remontait des ruines du pont de Brooklyn vers celles de l’Hôtel de Ville. Le premier coup de canon, suivi de l’effondrement de l’immeuble Dexter, amena Kurt et Bert à la lucarne. Ils y arrivèrent à temps pour voir la lueur du second obus. Puis ils furent rejetés à l’intérieur et culbutés sur le plancher de la cabine par la vague d’air que déplaça l’explosion. Le Vaterland bondit comme un ballon de football lancé par un formidable coup de pied, et lorsque Bert eut regagné le vasistas, Union Square et ses environs, minuscules et lointains, étaient bouleversés comme si quelque géant cosmique s’était roulé dessus. Du côté est, les maisons commençaient à brûler sur une douzaine de points, incendiées par les fragments enflammés du squelette tordu qui les recouvrait ; les toits et les murs tout de guingois s’écroulaient.
– Nom de nom ! jura Bert. – Qu’est-ce qui s’est passé ? Voyez donc ces gens.
Mais avant que Kurt eût pu fournir une explication, les sonneries aiguës du branle-bas appelèrent chacun à son poste, et l’officier s’éloigna. Après quelques hésitations, Bert décida de sortir aussi. En débouchant sur le passage il jeta un regard du côté de la fenêtre, mais il fut immédiatement renversé les quatre fers en l’air par le Prince, qui courait de son appartement au magasin central.
Blême de rage, bouillonnant d’une indescriptible colère, il brandissait son poing énorme.
– Blut und Eisen ! – proférait-il sur un ton d’exaspération. – Oh ! Blut und Eisen !
Quelqu’un culbuta par-dessus Smallways, qui crut reconnaître von Winterfeld à la manière dont l’homme tomba. Quelqu’un d’autre gratifia méchamment Bert de plusieurs solides coups de pied. Enfin, ayant réussi à se mettre sur son séant, le malheureux frotta sa joue contusionnée et rajusta le pansement qui lui enveloppait encore la tête.
– C’est un Prince, ça ? – cria-t-il, inexprimablement indigné. – Il n’est même pas aussi poli qu’un chien !
Debout à nouveau, il rassembla ses esprits et se dirigea vers la galerie. Mais, au même instant, des éclats de voix lui firent deviner le retour du Prince.
Comme un lapin dans son terrier, il se précipita dans sa cabine, juste à temps pour éviter le terrifiant et vociférant personnage.
Il ferma la porte, attendit que tout bruit eût cessé, puis alla au vasistas et regarda au-dehors. Un voile de nuages embrumait la perspective des rues et des squares, et le roulis de l’aéronef balançait le spectacle. À part quelques personnes, qui galopaient de-ci de-là, tout le quartier était désert. Les rues semblèrent s’élargir démesurément et les gens grossir, à mesure que le Vaterland descendait ; il s’arrêta à l’extrémité de Broadway. Les petites taches noires en raccourci restaient immobiles à présent. Elles regardaient en l’air, mais tout à coup, elles détalèrent à toutes jambes.
De l’aéronef quelque chose était tombé, un objet peu volumineux et sans consistance. Il heurta le pavé près d’une énorme arcade, juste au-dessous de Bert. À cinq ou six mètres, un homme courait au long du trottoir, tandis que trois autres, avec une femme, traversaient rapidement la chaussée. Quelles bizarres petites formes, avec leur tête si minuscule, leurs coudes et leurs jambes si merveilleusement actifs ! C’était vraiment drôle de voir remuer ces jambes. L’humanité en raccourci manque réellement de dignité.
Sur le trottoir, l’un des hommes fit un saut fort comique, un saut de terreur sans doute, au moment où la bombe tomba devant lui.
Alors des flammes aveuglantes jaillirent dans toutes les directions autour du point où le projectile toucha terre, et l’homme qui avait sauté devint, pendant quelques secondes, un éclat de feu et disparut…, entièrement. Les gens qui traversaient la rue firent quelques enjambées excessives et grotesques, puis s’affalèrent sur le sol où ils ne bougèrent plus, pendant que leurs vêtements déchiquetés brûlaient. Des fragments de l’arcade commencèrent à tomber et la maçonnerie inférieure des maisons s’éboula avec le bruit du charbon qu’on déverse dans une soute. Des cris aigus parvinrent jusqu’à Bert et une foule de gens se précipitèrent dans la rue, parmi lesquels un homme qui boitait et gesticulait gauchement. Il s’arrêta et retourna sur ses pas ; un amas de briques se détacha d’une façade et l’étendit à terre où il ne remua plus. L’air s’emplit de nuages de poussière et de fumée noire d’où bientôt s’élancèrent des flammèches rouges.
C’est ainsi que commença le saccagement de New York, qui fut la première des grandes cités de l’Âge scientifique à souffrir de la puissance énorme et des incroyables imperfections de la guerre aérienne. On la dévasta, comme, au siècle précédent, on avait bombardé d’immenses agglomérations barbares, et parce qu’elle était à la fois trop forte pour être occupée par le vainqueur et trop indisciplinée, trop orgueilleuse pour se rendre dans le but d’échapper à la destruction. Étant donné les circonstances, cette destruction s’imposait. Il était impossible pour le Prince de renoncer au bénéfice de son succès et d’accepter le rôle de vaincu, et il paraissait d’autre part impossible de réduire la cité autrement qu’en l’anéantissant. La catastrophe devenait le résultat logique de la situation créée par l’application de la science aux nécessités de la guerre. Bien qu’exaspéré par ce dilemme, le Prince s’efforça d’observer une réelle modération, même dans le massacre. Il voulut infliger une leçon sévère, en sacrifiant le minimum d’existences et en dépensant le minimum d’explosifs, et, pour l’instant, il se proposa seulement la destruction de Broadway. D’après ses ordres, la flotte aérienne se forma en colonne à la suite du Vaterland, pour parcourir la grande voie new-yorkaise, et jeter des bombes au passage. Notre Bert Smallways participa de cette façon à l’un des plus impitoyables carnages qu’enregistre l’histoire du monde, une boucherie où des hommes qui n’étaient ni surexcités par la lutte, ni en danger, à part l’improbable hasard d’une balle égarée, déversèrent la mort et la ruine sur la foule et les maisons qu’ils dominaient.
Il se cramponna au rebord du vasistas, pendant que l’aéronat roulait et tanguait, et, à travers la pluie fine que chassait le vent, il épia les rues obscures, observa les gens qui se précipitaient dehors, les édifices qui s’écroulaient et les brasiers qui flamboyaient. Les dirigeables en ligne dévastaient la cité, comme un enfant démolit ses châteaux de bois ou de cartes. Ils semaient la désolation et l’incendie et entassaient les cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, comme si ce n’eût été que des Maures, des Zoulous ou des Chinois. La partie basse de New York ne fut bientôt plus qu’une fournaise d’où nul n’avait chance d’échapper. Les tramways, les chemins de fer, les bacs à vapeur avaient cessé de circuler, et seule la lumière des flammes éclairait la route des fugitifs affolés dans cette ténébreuse confusion.
Bert put se faire une idée de ce que devaient souffrir ceux qui se trouvaient au milieu du cataclysme, en bas…
Et ce fut pour lui tout à coup une découverte incroyable ; il comprit qu’un pareil désastre était possible non seulement dans cette étrange et gigantesque New York, mais aussi à Londres… à Bun Hill ! … que l’immunité de l’île Britannique enserrée dans ses flots d’argent avait pris fin, et que nulle part au monde il ne restait d’endroit où un Smallways pourrait orgueilleusement lever la tête, voter pour la guerre ou pour une politique étrangère énergique et intransigeante, et demeurer en sécurité, loin de ces atroces conséquences de son vote.