CHAPITRE X – LE MONDE PENDANT LA GUERRE
Bert vécut deux jours encore dans l’île de la Chèvre, et il épuisa ses provisions, sauf les cigarettes et l’eau minérale, avant de se décider à essayer la machine volante asiatique.
À la fin même, ce n’est pas lui qui partit dessus, mais plutôt l’engin qui l’emporta. Deux heures à peine lui avaient suffi pour substituer aux traverses rompues les traverses intactes de l’aéroplane disloqué et pour replacer les écrous qu’il avait enlevés. Le moteur n’avait aucune avarie, et il ne différait que par des détails très simples et aisément compréhensibles du moteur habituel des motocyclettes. Le reste du temps se passa en hésitations et en tâtonnements dilatoires. Une appréhension le poursuivait surtout : il se voyait barbotant dans les rapides, cramponné au monoplan, et tournoyant dans le courant qui l’entraînait vers la chute ; et il se voyait aussi, avançant à toute vitesse dans les airs, et incapable d’atterrir. Son esprit était trop accaparé par l’inquiétude de son prochain vol, pour qu’il se tourmentât beaucoup de l’accueil réservé à un faubourien anglais, aux idées peu précises, qui débarquerait d’un aéroplane asiatique, et sans lettres de créance, au milieu d’une population surexcitée par la guerre.
Un reste de sollicitude pour l’officier au profil d’oiseau le lui représentait gisant, immobilisé par ses blessures, dans quelque caverne ou crevasse. Ce ne fut donc qu’après avoir fouillé tous les coins de l’île qu’il renonça à cette préoccupation importune.
– Si je le trouvais, – raisonnait-il, tout en cherchant, – qu’est-ce que je ferais de lui ? On ne casse pas la tête des gens quand ils ne peuvent bouger… Et je ne vois pas quel autre service je pourrais lui rendre.
Son sens hautement développé de la responsabilité sociale fut obsédé par le sort du chat :
– Si je le laisse ici, il mourra de faim… à moins qu’il n’attrape des souris pour se nourrir… Mais y a-t-il des souris ?… Des oiseaux, peut-être ?… Trop jeune, pour cela… Il est comme moi… un peu trop civilisé.
Finalement, il le logea dans une des vastes poches de sa vareuse, où l’animal s’intéressa vivement aux vestiges de bœuf conservé qu’il y découvrit.
Avec la petite bête ainsi casée, il se percha sur la selle de la machine volante. Cette grande chose volumineuse, encombrante, ne ressemblait pas du tout à une bicyclette. Pourtant, la manœuvre en paraissait assez facile. On mettait le moteur en marche comme ça ; on embrayait le gyroscope comme ça… puis on poussait ce levier comme ça… Il était plutôt serré, le levier, mais soudain il céda…
Les grandes ailes incurvées se mirent à battre de façon déconcertante : clic-clos, clic-cloc, clitta-cloc.
Stop ! La machine filait droit vers le fleuve, sa roue d’avant entrait dans l’eau. Bert, le cœur serré, eut un grognement rauque et tira sur le levier pour le ramener à sa position première… Clic-cloc, clic-doc… Il s’enlevait ! La machine sortit du courant sa roue trempée… Bert montait dans les airs. Inutile de stopper maintenant ; rigide et cramponné au volant, les yeux fixes et la face pâle comme la mort, Bert s’envolait au-dessus des rapides, tressautant à chaque coup d’ailes et montant, montant, montant…
Entre un aéroplane et un ballon, aucune comparaison n’est possible pour la sérénité et le confort. Excepté dans la descente, le ballon est un véhicule d’une urbanité impeccable ; l’engin asiatique faisait des sauts, comme une mule qui se cabre, sans redescendre jamais.
Clic-cloc, clic-cloc ; à chaque battement des ailes si étrangement façonnées, la machine lançait Bert en l’air et le rattrapait, une demi-seconde plus tard, en l’asseyant sur la selle. Et, tandis qu’en ballon on ne sent aucun souffle, puisque l’aérostat est entraîné à la même vitesse que le vent, le vol en aéroplane est une folle et perpétuelle création de vent, contre quoi on avance. Ces remous de l’air semblaient vouloir aveugler Bert, le contraignaient à fermer les yeux. Bientôt, pour éviter d’être finalement ouvert en deux par les secousses sur la selle, il serra les genoux et croisa les jambes autour de la tige de support. Pendant ce temps, il continuait de monter, à cent, deux cents, trois cents mètres, par-dessus le désert bouillonnant des rapides. C’était fort bien, mais comment prendre une direction horizontale ? Il essaya de se remémorer s’il avait vu ces monoplans horizontalement. Non, leur ascension s’effectuait à coups d’ailes, et ils descendaient en planant selon une légère inclinaison. Il décida de monter encore. Des larmes gonflaient ses paupières, et, pour les essuyer, il s’aventura témérairement à lâcher d’une main le volant.
Valait-il mieux risquer une chute par terre, ou sur l’eau ? Sur de pareilles eaux ?
Il montait par-dessus des Upper Rapids, dans la direction de Buffalo, et il éprouvait un certain soulagement à penser que les Chutes et le furieux tourbillon des eaux étaient maintenant derrière lui. Il observa qu’il s’élevait en droite ligne.
Comment virait-on ?
Bientôt, tout son sang-froid lui revint : ses yeux s’habituaient au vent, et il montait toujours, très haut, très haut… Il pencha la tête en avant et promena des regards clignotants sur la contrée… Trois grandes balafres de ruines noires et fumantes sabraient la cité de Buffalo ; plus loin, des collines et des plaines. Il se demanda s’il était à un kilomètre de hauteur, ou plus ?
Près de la station située entre Niagara et Buffalo, il aperçut des gens qui entraient dans les maisons et en sortaient, comme des fourmis. Deux automobiles glissaient sur la route vers Niagara City. Tout au loin, vers le sud, il distingua un immense dirigeable asiatique qui filait vers l’est.
À cette vue, il s’occupa sérieusement du moyen de changer de direction. Mais l’aéronat ne parut pas se préoccuper de lui et Bert continua à monter par bonds successifs. Le monde s’étendait sous ses yeux comme une carte toujours plus vaste. Clic-cloc, clic-doc. Au-dessus de lui, toute proche maintenant, s’éployait un voile transparent de nuages.
Le moment était venu, songea-t-il, de débrayer la commande des ailes. Le levier opposa quelque résistance ; quand il eut cédé, la queue de la machine se redressa et les ailes s’allongèrent, rigides. Aussitôt, tout fut silencieux, doux et rapide. Les paupières aux trois quarts closes, Bert opérait une descente inclinée contre une violente rafale de vent.
Un petit levier, qui jusqu’ici s’obstinait à ne pas fonctionner, était devenu mobile. Il le poussa doucement vers la droite : l’aile gauche modifia mystérieusement sa bordure extrême, et la descente se poursuivit en une spirale qui s’enroulait vers la droite. Pendant quelques secondes, Bert connut les sensations désespérées que donne une catastrophe inévitable. Non sans difficulté, il replaça le levier à sa position première, et la bordure de l’aile obéit à la manœuvre.
Presque aussitôt il poussa le levier vers la gauche, et crut faire un tête-à-queue.
– Pas si fort ! – balbutia-t-il, terrifié, en s’apercevant qu’il dégringolait à toute vitesse sur une voie ferrée et quelques bâtiments d’usines qui semblaient l’attirer pour le happer. Un instant, il se vit aussi impuissant qu’un cycliste emballé dans une côte ; par surprise, il était descendu jusqu’au sol.
– Hé là ! – s’écria-t-il, et, d’un effort de tout son être, il embraya le mouvement des ailes. L’appareil releva le nez, et reprit sa montée tressautante.
Bert gagna une grande hauteur, et la partie pittoresque et montagneuse de l’État de New York s’étala sous ses yeux. À la descente qui suivit, il découvrit une longue côte, et, à la montée, il en entrevit une autre encore. Un peu plus tard, comme il passait en planant à une faible hauteur au-dessus d’un village, il distingua des gens qui couraient en tous sens, qui s’enfuyaient, épouvantés sans doute par sa venue inopinée. Il se figura même qu’on avait tiré sur lui.
– Montons, – se dit-il.
Il empoigna la manette d’embrayage, qui obéit avec une remarquable docilité, et soudain les ailes parurent céder vers le milieu… Le moteur était muet ; il ne marchait plus ! Par instinct plutôt que par réflexion, Bert débraya. Que faire ?
Le reste du voyage dura quelques secondes, mais l’esprit de Bert fut animé d’une activité prodigieuse ; il ne pouvait plus monter, il descendait… irrémédiablement il y aurait un choc inévitable.
L’appareil glissait à une vitesse de peut-être cinquante kilomètres à l’heure… Cette plantation de mélèzes, là-bas, promettait un moelleux atterrissage – un lit de mousse presque !
Irait-il jusque-là ? Il s’occupa uniquement de son volant de direction, le tourna un peu à droite, puis en plein à gauche…
Brrrr ! crac ! Il arrivait sur les cimes des arbres, dans lesquelles l’appareil se creusa un profond sillon, pour chavirer finalement au milieu d’un nuage d’aiguilles vertes et de branchages noirs. Il y eut un craquement sec, et Bert, désarçonné, partit en avant, en brisant quelques branches dont les rameaux lui fouettèrent le visage.
Il se retrouva entre la selle et un tronc d’arbre, une jambe par-dessus le levier de direction, et, autant qu’il pouvait s’en rendre compte, indemne. Comme il cherchait à se dégager, il perdit l’équilibre et tout céda sous lui. Quand il put se raccrocher, il était perché dans les branches basses de l’arbre, sous l’aéroplane ; une agréable odeur résineuse embaumait l’air. Sans se risquer à bouger, il envisagea sa position, puis, avec mille précautions, il descendit, branche par branche, jusque sur le sol tapissé d’une épaisse couche d’aiguilles sèches.
– Bonne affaire ! – se dit-il, en levant la tête vers le grand cerf-volant disloqué. – Presque aussi doux qu’en ascenseur.
Sa main caressait doucement son menton.
– Dans mon malheur, j’ai tout de même un peu de chance – remarqua-t-il méditativement, en examinant le sol tacheté de soleil, sous les arbres.
Un violent tumulte attira son attention vers sa poche, d’où il finit par extraire le petit chat.
– Pauvre minet ! Tu dois être à moitié asphyxié !
L’animal, tout ébouriffé, paraissait fort joyeux de revoir la lumière, et le bout de sa petite langue rose passait entre ses dents. Bert le posa à terre ; la bête menue se mit à courir, se secoua, fit le gros dos, s’assit et commença à se lécher.
– Et à présent ? – fit Bert, en regardant autour de lui. Et soudain, avec un geste de dépit : – Sapristi ! j’aurais dû apporter le fusil !
Il l’avait, par une fâcheuse précaution, appuyé contre un arbre, avant de s’installer sur la selle de l’aéroplane. L’immense paix qui l’entourait le déconcerta, et il s’aperçut qu’il n’avait plus dans les oreilles le mugissement de la cataracte.
Bert n’avait pas une idée bien claire du genre de population qu’il allait trouver dans la contrée. Il savait qu’il était en Amérique, une grande et puissante nation, dont les citoyens avaient des manières sèches et humoristiques, se servaient à tout propos de revolvers et de couteaux à virole, et employaient dans la conversation des mots insolites. Il s’imaginait aussi que tous étaient millionnaires, se balançaient dans des rocking-chairs, plaçaient leurs pieds à des altitudes extravagantes, chiquaient infatigablement du tabac, des gommes et autres substances. À ces baroques personnages, se mêlaient des cow-boys, des Peaux-Rouges, et des nègres comiques et obséquieux. Ces connaissances provenaient de lectures fournies par la bibliothèque publique, et Bert n’en avait guère appris davantage. Aussi n’éprouva-t-il un peu plus tard aucune surprise quand il rencontra des gens armés.
Une fois descendu de son perchoir, l’aviateur improvisé avait décidé d’abandonner sa machine endommagée. Après avoir erré un certain temps sous bois, il déboucha sur une route qui parut, à ses yeux de citadin anglais, remarquablement large, mais un peu sommairement construite. Ni haie, ni fossé, ni trottoir distinct ne la séparaient du fourré, et elle décrivait une vaste courbe, avec cette aisance des grands chemins d’un continent neuf. À quelque distance, Bert vit un individu portant un fusil sous le bras, coiffé d’un chapeau noir mou, et d’une blouse bleue : sa grosse face ronde n’était ornée d’aucune touffe de barbe, ni du « bouc » qui caractérisait alors toutes les caricatures de l’Américain. L’homme reluqua Bert avec une certaine méfiance, et il tressaillit quand il l’entendit parler.
– Pouvez-vous me dire en quel endroit je suis ? – s’enquérait Bert.
Le personnage le toisa des pieds à la tête et lorgna de soupçonneuse manière les bottes de caoutchouc.
Enfin, il se décida à répondre en un dialecte inconnu, qui se trouvait être le tchèque.
Devant l’air ahuri de Bert, il s’interrompit soudain et articula de son mieux :
– Moi, pas parler anglais.
– Oh ! – fit Bert, qui réfléchit gravement et poursuivit sa route.
Presque aussitôt, il se retourna pour lancer un merci aimable. Le Tchèque, resté sur place, contempla le dos de Bert qui s’éloignait, parut frappé d’une idée, fit un geste inachevé, soupira, haussa les épaules et s’éloigna à son tour d’une allure exténuée.
Bert arriva bientôt près d’une grande cabane campée de guingois au milieu des arbres – une simple boite dénudée, une caisse grossière, aux yeux de Bert, sans plantes grimpantes, sans haie, ni mur, ni clôture d’aucune sorte pour la séparer des bois environnants. Il fit halte devant les marches qui menaient à une porte, éloignée d’une trentaine de mètres. L’habitation semblait déserte, et Bert se disposait à aller frapper à l’huis, mais soudain un grand chien noir apparut qui le dévisagea fixement. C’était un chien aux mâchoires énormes, d’une race bizarre, et il avait au cou un collier garni de pointes. La bête n’aboya pas, ne fit même pas mine d’avancer, mais elle hérissa paisiblement son poil, et émit un grognement unique, comme une toux brève et profonde.
Bert hésita, et passa son chemin.
À trente pas de là, il s’arrêta, regardant autour de lui, sous la futaie.
– Allons, bon ! J’ai laissé le minet là-bas.
Un remords aigu le tortura un instant. Le molosse surgit entre les troncs, pour mieux voir le passant, peut-être, et émit à nouveau sa toux discrète. Bert reprit sa marche.
– Il se tirera d’affaire sans peine, le minet… Il attrapera des choses… oh ! oui, il s’en tirera très bien, – répéta-t-il, sans conviction.
N’eût été le chien noir, il serait retourné sur ses pas.
Quand il fut hors de vue de la cabane et du mâtin, il entra dans le bois, d’où il ressortit un peu après, écorçant avec son couteau une trique de grosseur assez respectable. Puis, apercevant, sur le sentier du bas-côté, un caillou dont l’aspect lui convint, il le ramassa et le mit dans sa poche. Il déboucha bientôt devant plusieurs chalets, construits en planches comme le dernier, avec chacun une sorte de véranda mal peinte en blanc, et tous plantés sur le sol, dans le même désarroi. Derrière, auprès des étables à porcs, entourée d’une portée grouillante, une truie noire fouillait la terre.
Une femme à l’aspect farouche, avec des yeux noirs et une tête brune échevelée, était assise sur les marches, dorlotant un bébé ; mais à la vue du passant, elle se leva, rentra, et poussa le verrou.
Vers les étables, un gamin apparut, mais il feignit de ne pas entendre l’appel de Bert.
– Ils sont tous comme ça, je suppose, en Amérique, – observa Bert.
Les maisons devinrent de plus en plus fréquentes et il croisa deux hommes à l’air hagard et très sales, qu’il n’osa pas interpeller. L’un portait un fusil et l’autre une hachette, et ils l’examinèrent, lui et sa trique, avec une expression fort dédaigneuse.
Une route que bordait un monorail traversait celle qu’il suivait, et, à l’un des coins du carrefour, se dressait un écriteau avec cette inscription : « Attendre ici les trains. »
– Ça, c’est parfait, mais je me demande s’il va falloir attendre longtemps ! – se dit Bert.
L’idée lui vint alors que, dans l’état de bouleversement du pays, le service était certainement interrompu. Aussi, comme les habitations semblaient plus nombreuses sur la droite que sur la gauche, il tourna à droite. Un vieux nègre passa.
– Bonjour, – fit Bert.
– Bonjou, mousseu, – répondit le nègre d’une voix chantante.
– Comment s’appelle ce village ?
– Tanouda, mousseu.
Je vous remercie.
– Méci, mousseu, – insista le nègre.
En approchant, Bert constata que les maisons étaient du même type en bois, détachées les unes des autres et sans clôture, et elles s’ornaient d’enseignes de tôle émaillée avec des indications en anglais. Il se dirigea vers l’une des cahutes qu’il jugea devoir être une boutique d’épicerie.
C’était la première demeure qui offrit l’invite hospitalière d’une porte ouverte, et de l’intérieur sortait un bruit étrangement familier.
– Diable ! – s’écria Bert tout à coup, en fouillant Ses poches. – Voilà des semaines que je n’ai eu besoin d’argent… Je me demande si… C’est Grubb qui tenait la caisse… ah !
Il tira une poignée de monnaie et l’examina : trois pennies, une pièce de six pence et une d’un shilling.
– C’est parfait ! – prononça-t-il.
Au moment où il obliquait vers le seuil, un homme, en manches de chemise, à tête grise et de solide carrure, apparut et le dévisagea.
– …njour, – salua Bert. – Est-ce que je pourrais manger quelque chose dans votre établissement ?
L’homme répliqua, Dieu merci, en bon et clair dialecte américain :
– Ce n’est pas un établissement ici, monsieur, c’est un magasin.
– Très bien, – acquiesça Bert, – pourvu que je puisse manger quelque chose.
– C’est facile, – déclara l’Américain sur un ton encourageant, et il recula en invitant Bert à entrer.
D’après les éléments de comparaison que lui fournissaient ses souvenirs de Bun Hill, Bert estima que le « magasin » était extrêmement spacieux, très clair et fort peu encombré. Sur la gauche, se dressait un comptoir très long, derrière lequel s’étageaient des tiroirs, des rayons et divers autres aménagements ; sur la droite, étaient rangés un certain nombre de chaises, plusieurs tables et deux crachoirs ; dans le fond, s’entassaient des futailles, des fromages et des quartiers de porc fumé ; en face, une vaste ouverture en forme d’arche menait à une autre salle. Autour d’une table, un groupe d’hommes étaient rassemblés, et une femme de trente à trente-cinq ans s’accoudait sur le comptoir. Tous les hommes, armés de fusils, écoutaient nonchalamment, sans y prêter grande attention, un mauvais phonographe, aux accents métalliques. Du pavillon sonore sortaient des paroles qui serrèrent le cœur de Bert d’une angoisse nostalgique et lui remémorèrent une plage ensoleillée, un attroupement d’enfants, des bicyclettes émaillées en rouge, la dégaine de Grubb et un ballon à ras de terre. Le phonographe nasillait une chanson du répertoire des Derviches du Désert !…
Un individu au cou épais, coiffé d’un chapeau de paille et mâchonnant une chique, arrêta la mécanique, et tous les yeux – des yeux aux regards fatigués – se tournèrent vers Bert.
– Peut-on donner quelque chose à manger à ce monsieur, la mère ? – interrogea le propriétaire.
– On lui donnera ce qu’il voudra, – assura, sans bouger, la femme accoudée sur le comptoir, – depuis un biscuit sec jusqu’à un repas complet.
Elle étouffa un bâillement, à la manière de quelqu’un qui n’aurait pas dormi de la nuit.
– Je voudrais un repas, – expliqua Bert, – mais je n’ai pas beaucoup d’argent et je ne voudrais pas payer plus d’un shilling.
– Plus d’un quoi ?
– Plus d’un shilling, – répéta Bert, qui comprit tout à coup que sa monnaie n’avait peut-être pas cours.
– J’entends bien, – répliqua le propriétaire, qui perdit un moment sa solennité. – Mais que diable voulez-vous dire en parlant de shilling ?
Bert, s’efforçant de dissimuler sa consternation, produisit la pièce d’argent :
– Voilà un shilling.
– Il appelle un magasin un établissement, – reprit le négociant, – il veut un repas pour un shilling !… Puis-je vous demander, monsieur, de quelle partie de l’Amérique vous arrivez ?
– De Niagara, – précisa Bert, en remettant le shilling dans sa poche.
– Et depuis quand avez-vous quitté Niagara ?
– Depuis environ une heure.
– Vraiment ! fit le propriétaire, en se tournant avec un sourire incrédule vers les autres. Ah vraiment !
Plusieurs questions simultanées furent posées au nouveau venu. Bert en choisit une pour y répondre.
– J’étais avec la flotte aérienne allemande. Ils m’avaient fait prisonnier, pour ainsi dire, et ils m’ont amené ici.
– D’Angleterre ?
– Oui… d’Angleterre, en passant par l’Allemagne. J’ai assisté à une grande bataille avec les Asiatiques et j’ai été abandonné dans une petite île, entre les cataractes…
– L’île de la Chèvre ?
– J’ignore le nom. Mais, en tout cas, j’y ai trouvé une machine volante, je suis monté dessus et me voici.
Deux hommes se levèrent, en examinant Bert d’un œil méfiant.
– Où est-elle, cette machine volante ? Dehors ? – questionna l’un.
– Elle est là-bas, dans le bois, à un kilomètre d’ici.
– Est-ce qu’elle est en bon état ? – s’enquit un personnage lippu, dont le visage portait une cicatrice.
– J’ai atterri un peu brutalement…
Ils l’entourèrent, discourant tous à la fois et voulant, comprit-il, qu’il les menât immédiatement à l’endroit où il avait laissé l’aéroplane.
– Dites donc, – leur fit observer Bert, je veux bien vous y mener, mais depuis hier je n’ai pris qu’un peu d’eau minérale…
Un jeune homme mince, d’aspect militaire, avec de longues jambes maigres enfermées dans des guêtres, et portant en bandoulière une cartouchière garnie, intervint alors en faveur de Bert, sur un ton d’autorité manifeste :
– Ça va bien. Donnez-lui à manger à mon compte, M. Logan. Je tiens à ce qu’il me raconte son histoire plus en détail. Nous verrons la machine ensuite. Selon moi, j’ose dire que c’est un hasard remarquablement intéressant qui a débarqué ici ce monsieur… Si sa machine volante est là, nous allons la réquisitionner pour notre défense locale.
Bert se retrouvait donc d’aplomb sur ses pieds. Tout en se régalant de viande froide, de bon pain et de moutarde, arrosés d’excellente bière, il narra, en une esquisse sommaire et avec les omissions et les inexactitudes naturelles à son genre de mentalité, la série de ses aventures. Il raconta qu’en compagnie d’un de ses amis il séjournait, pour cause de santé, au bord de la mer, qu’un jour un « type » arriva dans un ballon, que lui, Bert, était tombé à l’intérieur de la nacelle au moment même où le « type » culbutait à l’extérieur, que les vents l’avaient poussé jusqu’en Franconie, que les Allemands, le prenant sans doute pour quelqu’un d’autre, l’avaient fait prisonnier et emmené à New York, – enfin il expliqua de quelle façon il avait été au Labrador et en était revenu, et comment il était resté seul dans l’île de la Chèvre.
Il évita de mentionner l’affaire des papiers Butteridge et celle de la mort du Prince, non pas à cause d’une insidieuse fourberie, mais parce qu’il sentait l’insuffisance de ses talents de narrateur. Il voulait avant tout que son histoire parût plausible, naturelle et correcte, et il tenait à se présenter comme un citoyen anglais digne de confiance et véridique, bien que de rang modeste, à qui on pouvait sans méfiance faire crédit de la nourriture et du logement.
Quand son récit fragmentaire en arriva à New York et à la bataille de Niagara, ses auditeurs s’emparèrent soudain des journaux épars sur les tables, et, à l’aide des véhéments comptes rendus de ces feuilles, ils l’assaillirent de questions. Évidemment, pensa-t-il, son arrivée ranimait une discussion entamée depuis longtemps, qui s’était interrompue pendant la diversion du phonographe, parce que tous les arguments étaient épuisés. C’est cette discussion, l’unique et suprême sujet de conversation du monde entier – la guerre et ses méthodes – qui avait rassemblé ces hommes, carabine en main. Tout l’intérêt se concentrait à présent sur les aéronats asiatiques qui parcouraient le ciel, accomplissant de mystérieuses missions, et sur les guerriers-aéronautes, en uniforme cramoisi et armés de sabres, qui atterrissaient pour exiger des vivres, de l’essence et des nouvelles.
À l’unisson de tout le continent, les hommes réunis dans ce magasin se demandaient : Que faire ? Que tenter ? Comment lutter contre l’envahisseur ?
Relégué à l’arrière-plan, comme un personnage très secondaire, Bert cessa, même dans ses propres pensées, d’être un individu central et indépendant.
Après qu’il eut bu et mangé son content, qu’il eut soupiré à l’aise, se fut étiré et leur eut exprimé tout le plaisir qu’il avait pris à se restaurer, il alluma une cigarette qu’on lui offrit, et, prenant la tête du cortège, il partit, non sans de vagues appréhensions, à la recherche de la machine volante.
Le grand jeune homme dégingandé, qui s’appelait Laurier, s’était apparemment institué chef en raison de sa position sociale et de ses aptitudes naturelles. Il connaissait le nom, le caractère et les capacités de chacun de ceux qui l’accompagnaient, et il mit immédiatement tout son monde à l’œuvre, avec vigueur pour prendre possession du précieux instrument de guerre qui leur tombait du ciel. Ils amenèrent l’aéroplane à terre, avec soin et précaution, en abattant deux arbres qui les gênaient, et, l’abritèrent sous une charpente improvisée, couverte de branchages, de crainte qu’il ne fût aperçu par quelque aéronaute asiatique. Avant le soir, ils avaient fait venir de la ville voisine un mécanicien qui commença aussitôt les réparations, et ils tirèrent au sort qui serait le premier à essayer l’appareil. Bert retrouva son petit chat, qu’il rapporta au magasin, où, avec les plus chaleureuses recommandations, il le confia à Mme Logan. Il fut bientôt assuré que tous deux s’entendraient à ravir.
Laurier n’était pas seulement, et à la fois, un dictateur par tempérament, un riche propriétaire foncier et un puissant industriel (président, apprit Bert, avec une crainte respectueuse, de la Tanooda Canning Corporation), mais c’était aussi un personnage populaire, fort habile à cultiver l’art de la popularité. Autour de lui, dans le magasin Logan, tous les hommes valides de la localité se réunirent, cette même soirée, pour s’entretenir du monoplan et de la guerre qui bouleversait le monde entier.
Un cycliste survint, apportant une sorte de journal mal imprimé, sur une seule page, et qui produisit sur l’assemblée l’effet de l’huile qu’on jette sur le feu.
L’usage des anciens câbles télégraphiques était abandonné depuis plusieurs années et les stations de télégraphie sans fil, établies le long des côtes de l’Atlantique, avaient fourni des points d’attaque particulièrement tentants : aussi la feuille ne contenait-elle guère que des nouvelles relatives aux États-Unis, mais quelles nouvelles !
Bert, assis à l’écart, bornait son rôle à celui d’auditeur, car ces hommes, à présent, avaient à peu près jaugé la valeur personnelle du nouveau venu. Au fur et à mesure de la conversation, devant son esprit chancelant passaient d’étranges et vastes images d’événements, énormes dans leurs conséquences, de nations tumultueusement soulevées, de continents bouleversés, de famines et de ravages incalculables. De temps à autre, malgré ses efforts pour les chasser, certains souvenirs intimes traversaient cette confusion tourbillonnante : le prince Karl Albert déchiqueté, l’aviateur chinois suspendu la tête en bas, l’officier à la tête bandée se sauvant misérablement avec sa jambe boiteuse…
Ici, les gens parlaient d’incendies et de massacres, de cruautés et de représailles, du meurtre d’inoffensifs Asiatiques par des tourbes que déchaînait la haine de race, de villes mises à sac et complètement brûlées, de lignes de chemins de fer et de ponts détruits, de populations entières qui se cachaient ou qui fuyaient…
– Tous les vaisseaux dont les Jaunes disposent sont en route pour traverser le Pacifique ! s’écria quelqu’un.
– Depuis le commencement de la guerre, ils n’ont pas débarqué moins d’un million d’hommes sur la côte Ouest, – assurait un autre. – Ils ont envahi les États-Unis avec l’intention d’y rester… et ils y resteront, morts ou vivants !
Lentement, irrésistiblement, avec ampleur, Bert se rendit compte de l’immense tragédie qui ébranlait l’humanité, et au milieu de laquelle s’écoulait sa petite existence ; il comprit qu’arrivait une époque où l’univers se désorganisait effroyablement, où c’en était fini de la sécurité, de l’ordre, de l’habitude… Le monde entier prenait part aux hostilités, sans pouvoir envisager la possibilité d’une paix prochaine, sans même l’espoir de recouvrer jamais la paix.
Bert s’était imaginé que les spectacles auxquels il avait assisté seraient définitifs et concluants, que la bataille de l’Atlantique et le siège de New York étaient des événements qui feraient époque avant une nouvelle période de calme. Et ce n’avait été que les premiers chocs avertisseurs du cataclysme universel. Chaque jour les proportions du désastre s’accroissaient, les motifs de haine, les fissures s’élargissaient d’homme à homme, des tours et des pignons nouveaux s’écroulaient dans l’édifice social. À terre, les armées s’augmentaient et les populations périssaient ; dans les airs, dirigeables et aéroplanes combattaient, faisant pleuvoir la destruction.
L’effondrement de la civilisation scientifique était inconcevable pour ceux qui vécurent à cette époque, qui furent entraînés par la débâcle. Le progrès avait parcouru la terre à une allure invincible, croyait-on, pour ne jamais plus à présent trouver le repos. Pendant plus de trois siècles, la longue diastole, régulièrement accélérée, de la civilisation occidentale s’était étendue de toutes parts à travers le globe : des villes immenses se fondaient, les populations se multipliaient, les valeurs s’accroissaient, des contrées nouvelles s’exploitaient, les facultés humaines se développaient. Et il semblait, comme conséquence inséparable, que, d’année en année, des engins destructeurs toujours plus redoutables fussent construits en quantités toujours plus grandes, que l’entretien des armées et la production des explosifs finissent par absorber la majeure partie de l’énergie universelle.
Trois cents ans de diastole, puis, comme un poing qui se ferme, la systole immédiate, inattendue.
Personne ne comprit que c’était une systole ; on n’y voulut voir qu’un accroc, qu’un soubresaut, qu’une oscillation accidentelle indiquant la rapidité d’allure du progrès. L’effondrement, bien qu’il se produisît de toutes parts, demeurait inimaginable, incroyable. De temps à autre, une masse, dans sa chute, écrasait quelques témoins, où le sol s’ouvrait sous leurs pas : ils demeuraient incrédules…
Sous cette immense voûte de désastres, les hommes assemblés dans le magasin formaient un groupe infime et lointain. Ils envisageaient tour à tour de menus aspects des événements, et se préoccupaient surtout des moyens de se protéger contre les éclaireurs asiatiques qui fondaient sur eux pour exiger de l’essence ou pour détruire les armes ou les communications. Partout, des corps francs s’organisaient dans cette région pour défendre les voies ferrées et le matériel roulant, dans l’espoir que le service serait promptement rétabli. Les hostilités se passaient à une si grande distance…
Un des assistants, doué d’une voix sourde, se faisait remarquer par ses discours pleins d’astuce et de réel savoir. Avec une assurance indémontable, il révélait les défauts des Drachenflieger allemands, des aéroplanes américains, et les avantages des monoplans asiatiques.
Il se lança dans une description romanesque de la machine Butteridge, ce qui fit ouvrir les oreilles à Bert.
– Moi, je l’ai vue, – hasarda-t-il même, au milieu du brouhaha des voix, mais, frappé du danger de cette allégation, il préféra en rester là et s’estima heureux de n’avoir pas été entendu.
L’homme à la voix sourde insistait sur ce qu’avait d’étrangement ironique la mort de Butteridge. La nouvelle causa quelque soulagement à Bert : tout au moins, il ne rencontrerait plus jamais Butteridge. Le terrible personnage était mort subitement, parait-il.
– Et son secret a péri avec lui ! – pérorait l’orateur.
Quand on chercha les pièces de sa machine, on ne découvrit rien. Personne ne put mettre la main dessus. Il les avait trop bien cachées.
– Mais – objecta l’individu au chapeau de paille est-il décédé si subitement qu’il n’ait pu fournir le moindre renseignement ?
– Abattu d’un seul coup, par la fureur et l’apoplexie, dans un endroit appelé Dymchurch, en Angleterre.
– C’est vrai, – ratifia Laurier. – Je me rappelle les articles dans les journaux. On raconta même alors que son ballon lui avait été volé par des espions allemands.
– Eh bien ! – reprit l’homme à la voix sourde – cette attaque d’apoplexie fut la pire chose qui pût arriver à l’humanité. Car si M. Butteridge n’avait pas si brusquement trépassé…
– Personne ne sait son secret ?
– Pas une âme ! Son secret est enseveli avec lui à tout jamais. Son ballon, parait-il, s’est perdu en mer, avec tous les plans. Il a coulé à fond, et les plans avec !
Un silence général fut le seul commentaire de ces paroles.
– Avec des machines comme la sienne, nous pourrions lutter contre ces aéroplanes asiatiques plus qu’à égalité. On surpasserait de vitesse et l’on jetterait bas ces bourdonnants insectes rouges partout où ils se montreraient. Mais le secret est perdu et on n’a plus le temps de le réinventer. Il nous faut combattre avec les armes que nous avons, et les chances sont contre nous… Cela ne nous empêchera pas de nous défendre, assurément non… Mais, pensez donc, si on avait cette machine !
Bert tremblait violemment. Il éclaircit sa gorge enrouée.
– Mais, dites donc, je… je… – bégaya-t-il.
Personne ne faisait attention à lui, l’homme à la voix sourde abordait un autre aspect du sujet.
La surexcitation de Bert s’aggravait. Il se leva, faisant avec ses doigts une mimique simiesque.
– Écoutez, monsieur Laurier, – cria-t-il. – Écoutez !… Je voudrais… À propos de la machine Butteridge…
M. Laurier, assis sur une table voisine, interrompit d’un geste majestueux le discours de l’orateur.
– Écoutons ce qu’il a à dire, – ordonna-t-il.
L’assemblée tout entière comprit que quelque chose arrivait à Bert : ou il étouffait, ou il devenait fou.
– Attendez un peu, – bredouilla-t-il, tremblant, et il se déboutonnait, convulsivement.
Il défit son faux col, ouvrit sa vareuse et sa chemise. Puis il plongea la main dans sa poitrine, et parut un moment vouloir s’arracher le foie. Pendant qu’il était aux prises avec des boutonnières, sur son épaule, on aperçut une étoffe peu ragoûtante qui était un plastron de flanelle rouge terriblement sale. Presque aussitôt, en un décolletage inélégant, Bert se penchait au-dessus de la table, sur laquelle il étalait une liasse de plans.
– Les voilà, – balbutiait-il – les voilà, les plans ! Vous savez, les plans de M. Butteridge, de sa machine… Comment, mort ? C’est moi qui me suis envolé avec son ballon.
Pendant quelques secondes, les assistants restèrent silencieux. Leurs regards allaient des papiers à la face pâle de Bert et à ses yeux étincelants. Personne ne bougeait.
L’homme à la voix sourde fut le premier à prononcer une parole :
– L’ironie, la voilà, – fit-il sur un ton satisfait… l’ironie pure et simple. Les plans arrivent quand il est trop tard pour s’en servir !
Sans doute, à ce moment, tous étaient disposés à entendre de nouveau le récit de Bert, mais, en cette circonstance, Laurier affirma l’autorité de sa situation.
– Non, monsieur, il n’est pas trop tard, – répliqua-t-il, en quittant la table qui le portait.
D’un tour de main, il rassembla les papiers épars, les sauvant, du même coup, des marques qu’allaient y poser les doigts de l’homme à la voix sourde. Il les tendit à Bert.
– Remettez-les à la place où vous les teniez. Nous allons avoir du chemin à faire.
– Où allez-vous ? – questionna l’individu au chapeau de paille.
– Nous partons, mon cher monsieur, retrouver le Président de ces États et déposer les plans entre ses mains. Je refuse d’admettre qu’il soit trop tard !
– Où est le Président ? – demanda timidement Bert, pendant le silence qui suivit.
– Logan, – fit Laurier, dédaignant de répondre, il faut que vous nous aidiez.
Quelques minutes plus tard, Bert, en compagnie du commerçant et de Laurier, examinait des bicyclettes rangées dans la salle du fond. Les jantes étaient en bois, et l’expérience qu’il en avait faite sous le climat anglais avait enseigné à Bert leurs détestables inconvénients. Néanmoins, cette objection, et deux ou trois autres, émises contre un départ trop immédiat, furent écartées par Laurier.
– Mais où se trouve le Président ? – répétait Bert, derrière le dos de Logan, tout en gonflant un pneu.
Laurier daigna abaisser ses regards.
– On dit qu’il est dans les environs d’Albany, là-bas, du côté des collines. Il se transporte de lieu en lieu, organisant la défense, autant que cela lui est possible, par télégraphe et par téléphone. La flotte asiatique cherche à localiser l’endroit de sa retraite. Quand les Jaunes croient avoir découvert le siège du gouvernement, ils lancent dessus des bombes. Cette tactique gêne le Président, mais, jusqu’ici, ils ne l’ont pas approché de plus d’une quinzaine de kilomètres. Les forces aériennes des envahisseurs sont à présent éparpillées au-dessus des États de l’Est, détruisant les usines à gaz et tout ce qui peut apparemment abriter la construction d’aéronats ou dissimuler le transport des troupes. Nos représailles sont impuissantes à l’extrême. Mais, avec les machines dont nous avons les plans, mon cher monsieur !… Notre randonnée à bicyclette comptera parmi les entreprises historiques de ce monde.
Il fut sur le point de prendre une attitude héroïque.
– Est-ce que nous le rejoindrons ce soir ! – s’enquit Bert.
– Non, monsieur ! – répondit Laurier. – Il nous faudra pédaler pendant plusieurs jours, tout au moins.
– Et il n’y a pas moyen de faire un bout de route en chemin de fer, ou dans un véhicule quelconque ?
– Assurément non ! Voilà trois jours qu’il n’a pas passé un train, ici. Inutile d’attendre. Nous nous transporterons du mieux que nous pourrons.
– On part tout de suite ?
– Tout de suite.
– Mais comment ?… Nous n’irons pas loin ce soir.
– Nous pédalerons jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, et on dormira après. Ça sera autant de gagné. Nous prendrons la direction de l’est.
– Il est certain… – commença Bert, avec des souvenirs de la matinée passée dans l’île de la Chèvre ; mais il n’acheva pas sa pensée.
Il apporta toute son attention à l’empaquetage plus soigné de son plastron, car plusieurs papiers dépassaient le col de sa veste.
Pendant une semaine, l’existence de Bert fut pimentée de sensations mêlées, parmi lesquelles la fatigue de ses jambes prédomina. Presque sans cesse il fut en selle, pédalant derrière Laurier inexorablement en tête, à travers une contrée plus grande que l’Angleterre, avec des collines plus hautes et des vallées plus vastes, des champs plus étendus, des routes plus larges, rarement bordées de haies, et des maisons de bois précédées de cours spacieuses. Bert pédalait. Laurier s’enquérait de l’itinéraire, Laurier choisissait les tournants, Laurier hésitait, Laurier décidait. Parfois ils étaient sur le point de communiquer téléphoniquement avec le Président, puis quelque chose survenait qui les séparait brusquement. Il fallait sans cesse repartir et aller de l’avant, et sans cesse Bert pédalait. Un pneu se dégonfla. Il roula sans s’en inquiéter. Il s’endommagea le séant à ce contact prolongé avec la selle. Laurier déclara que ça n’avait pas d’importance. Des aéronats asiatiques évoluèrent dans le ciel : les deux cyclistes se mirent à l’abri jusqu’à ce que le ciel fût clair. Une fois, pendant plus d’un mille, un aéroplane rouge sembla les poursuivre et descendit si bas qu’ils distinguèrent la tête de l’aéronaute.
Tantôt ils traversaient des régions où régnait la panique, tantôt des régions aux trois quarts détruites. Ici des gens se battaient pour s’arracher des vivres, là c’est à peine si leur routine quotidienne était troublée.
Bert et Laurier passèrent une journée dans la ville d’Albany déserte et en ruine. Les Asiatiques y avaient coupé tous les fils de transmission électrique et incendié la gare d’embranchement.
Les cyclistes continuèrent dans la direction de l’est, rencontrèrent mille aventures et anicroches qui ne les arrêtèrent pas, et sans cesse Bert pédalait derrière le dos inexorable de Laurier.
Des incidents frappaient l’attention de Bert et le rendaient perplexe, mais il roulait toujours, et ses questions sans réponse s’effaçaient avec sa curiosité.
Sur un flanc de colline, vers la droite, une vaste demeure flambait, et personne n’y prenait garde…
Ils franchirent un étroit pont de chemin de fer, et rejoignirent bientôt une voiture du monorail, immobile en pleine voie, campée sur ses pieds de secours. C’était un wagon remarquablement somptueux, le dernier mot du luxe pour les parcours transcontinentaux ; les voyageurs jouaient aux cartes, dormaient ou préparaient un pique-nique sur une pente gazonnée toute voisine. Il y avait six jours qu’ils attendaient là ! …
À un endroit, aux arbres qui bordaient la route, dix individus de couleur se balançaient en file au bout d’une corde. Bert se demanda pourquoi…
Dans un village d’aspect paisible, où ils s’arrêtèrent pour faire réparer le pneu crevé et déjeuner de bière et de biscuits, un gamin extraordinairement sale et les pieds nus les aborda et, sans préambule, leur annonça ce qu’il savait des événements :
– On a pendu un Chinois, dans les bois, là-bas.
– Pendu un Chinois ? – répéta interrogativement Laurier.
– Pour sûr ! On l’a surpris en train de voler dans les magasins de la voie.
– Ah !
– Il cherchait des cartouches de dynamite… On l’a pendu et on a tiré sur ses jambes. On en fait autant à tous les Chinois qu’on peut chiper… On ne les rate pas… tous les Chinois qu’on peut chiper…
Ni Bert ni Laurier ne répliquèrent.
Bientôt, après une expectoration savamment lancée à distance, le jeune gentleman s’éloigna en se dandinant et appela soudain, d’un cri sauvage, quelques-uns de ses congénères qui surgissaient plus loin…
Au sortir d’Albany, cet après-midi-là, ils trébuchèrent presque sur le corps d’un homme qu’une balle avait traversé de part en part : le cadavre à demi décomposé devait être resté depuis plusieurs jours au beau milieu de la route…
Ils rattrapèrent une automobile dont un pneumatique avait éclaté. Sur le siège de devant, une jeune femme demeurait absolument passive. Un vieillard, le corps à demi engagé sous la voiture, essayait d’effectuer d’impossibles réparations.
Non loin de là, tournant le dos à l’automobile, et les regards fixés sur la forêt, un jeune homme était assis, tenant un fusil sur ses genoux.
À leur approche, le vieillard se dégagea, et, toujours à quatre pattes, interpella les cyclistes. L’auto était en panne depuis la veille, et le vieillard avoua qu’il n’y comprenait rien, mais qu’il vérifiait chaque organe du reste, ni lui ni son gendre ne possédaient d’aptitudes mécaniques. On leur avait garanti que cette auto était à l’épreuve de tout… En outre, ils couraient un grand danger en s’arrêtant en cet endroit. Déjà, ils avaient été attaqués par des vagabonds…, on savait qu’ils avaient des provisions… Pour se présenter, il prononça un nom fameux dans le monde de la finance, et pria Bert et Laurier de lui prêter assistance. D’abord, il émit sa prière sur le ton de l’espoir ; il la réitéra avec insistance, et enfin avec des supplications et des larmes de terreur.
– Non ! – refusa Laurier inexorablement. Il nous faut continuer notre route. Nous avons autre chose qu’une femme à sauver…, nous avons à sauver l’Amérique !
Dans l’auto, la jeune femme ne bougeait pas…
Une autre fois, ils croisèrent un fou qui chantait à tue-tête…
Finalement, ils découvrirent le Président, caché dans une petite auberge, sur les confins d’un bourg appelé Pinkerville, au bord de l’Hudson, et ils remirent entre ses mains les plans de l’aéroplane de Butteridge.