DEVANT LE LARGE

 

Il était trois heures de l’après-midi. Le soleil s’abattait sur les pauvres hommes de là-bas, comme la massue sur la tête du bœuf. J’allai me planter devant le port. Il était vaseux, comme toujours. Des forçats déchargeaient un chaland. Des douaniers se traînaient aussi lentement que des chenilles. D’autres transportés, torse nu, tatoués, cherchaient quelque besogne qui leur permettrait d’ajouter un hareng à la pitance administrative. Une machine à découper le bois de rose faisait un bruit étourdissant, j’entendais Bibi la Grillade crier à un surveillant :

« Oui, j’ai volé votre poule, mais, comme vous nous voliez sur nos rations le riz dont vous l’engraissiez, je considère la poule comme la mienne. » Je le vis partir avec son ami Biribi, chez Quimaraès, bar cosmopolite. Je les regardais de la rue. Ils pinçaient la bonne noire qui les giflait en riant, des Guyanais allaient, portant le couac et le tafia pour le repas du soir. Des surveillants militaires promenaient un revolver sur leur panse.

Je regardais la mer.

À ce moment, le commandant Michel…

– Le gouverneur des îles ?

– Il a quitté la Pénitentiaire. Il était écœuré. Il est civil maintenant… passa près de moi.

– Eh bien ! Dieudonné, vous regardez la mer ?

– Oui, commandant.

– Ne faites pas de bêtises, ça vaudra mieux pour vous.

Il continua son chemin…

Je regardais toujours la mer, et, derrière le phare de l’Enfant-Perdu, je voyais déjà s’élever la « Belle ».