– Dites donc, Dieudonné, après de telles séances de vase, je ne comprends plus pourquoi vous avez fait tant de bruit, hier, quand cette auto, rue Ouvidor, nous aspergea d’une simple et misérable boue ?
– C’est sans doute que je redeviens civilisé. Pourtant, je n’ai pas fini, dans mon histoire, de vivre comme une bête. Je crois même que cela commence. Vous pouvez toujours faire monter du vermouth, c’est bon contre la fièvre et nous avons encore longtemps à causer. Nous voilà donc dans la forêt vierge.
– À quel endroit ?
– Du côté du dégrad des Canes, à vingt kilomètres de Cayenne. D’abord nous dormons. Nous dormons toute la nuit, tout le jour suivant, toute la deuxième nuit. On s’était fait un lit de feuilles mortes. C’était du luxe. C’est aussi bon qu’un matelas d’hôtel, vous savez !
– Alors, vous ne mangiez pas ?
– On se nourrissait. L’homme peut manger ce que le singe mange. On les observait. Vous ne pouvez imaginer comme c’est drôle de regarder vivre les singes ! Ainsi, ils craignent l’eau. Savez-vous comment ils passent les criques ? Le plus fort s’attache à une branche haute ; un autre se pend après le premier, et tous se pendent à la suite, de manière à faire juste la longueur de la crique, dix mètres, vingt mètres, cela dépend. Jamais ils ne se trompent.
Quand ils sont le nombre qu’il faut, ils se mettent à se balancer, le singe de queue attrape une branche de l’autre côté de la crique. Le pont suspendu est établi. Toute la tribu le traverse, dos en bas. Quand elle a passé, le singe de tête, celui qui soutenait la guirlande, lâche tout. Et le « pont » ainsi détaché franchit l’eau redoutée.
Mais nous n’étions pas ici pour regarder jouer les singes. Le matin du second jour, nous décidons d’agir.
Jean-Marie connaît la région. Il a travaillé sur la route. Il part à la recherche d’êtres humains.
Moi, je reste au point. Je fais bien remarquer à Jean-Marie que ce point est nord.
– Vous aviez une boussole ?
– Pas besoin ! La mousse vous guide en forêt. Direction nord : mousse sur les troncs ; rien : direction sud.
Je reste seul. Je ne perds pas mon temps, j’organise un petit buffet froid.
Ce que les singes jettent, à moitié mangé je le ramasse. N’oubliez pas que le singe est gaspilleur. Ce sont des fruits sauvages, des feuilles, des racines. C’est assez bon ! Si Jean-Marie ne trouve pas de secours, on ne mourra pas de faim.
– Et de soif ?
– Nous sommes près d’une crique. À la nuit, j’entends qu’on froisse les feuilles.