– Alors, le lendemain… (Dieudonné a repris la parole), je me lave, je me rase, un Russe nous prête dix milreis. Je vais acheter une chemise pour moi et pour Jean-Marie.
– Cela fait deux chemises, alors.
– Une seule. On la mettra tour à tour, suivant les visites que nous aurons à rendre. Jean-Marie est fort ; je suis maigre. Je choisis la chemise entre les deux ! Je reviens. Rondière nous fait manger du pain et du beurre. Je sors pour chercher du travail.
Je vois : Fabrique de meubles, Casa Kislanoff et Irmaes, je me présente. On m’embauche. À une heure de l’après-midi, j’avais le rabot à la main.
J’achète des vêtements à prestâcoes, à tempérament.
Je fais embaucher Jean-Marie.
Je loue une chambre. Je ne suis plus le forçat Eugène Dieudonné, mais M. Michel Daniel, ébéniste. On ne peut pas s’appeler Victor Hugo, par exemple !
Quinze jours après je vais à la police pour me faire établir ma cadernette, cette carte d’identité qui sert de tout en Amérique du Sud. J’ai le certificat de ma logeuse, celui de mon patron. Je donne ma photo. Officiellement, je suis M. Daniel.
On est presque heureux, Jean-Marie et moi, maintenant. Tout le monde nous accueille bien. Notre patron nous augmente. Il veut me nommer contremaître. Je refuse, pour éviter les jalousies.
Puis arrive Pinedo, vous savez, l’aviateur italien. Je sortais du tombeau et n’avais rien vu depuis quinze ans ! Cet enthousiasme ! Ah ! être libre d’acclamer et d’applaudir !
J’achetais tous les soirs la Folha do Norte. Ce soir-là était le 25 mai. Je l’ouvre. Je pâlis. Jean-Marie pâlit : ma photo était en deuxième page !
Je lisais le portugais depuis deux mois. L’article n’était pas méchant. Mais il disait que la police française avait signalé à la police brésilienne qu’Eugène Dieudonné, évadé de Cayenne, devait être dans l’État de Pernambuco ou dans celui de Para.
Je revis le bagne. Nettement. Ce fut atroce. Et puis je décidai de me suicider plutôt que d’y retourner. Et j’eus comme un soulagement.
À l’atelier, le lendemain, rien de changé. Ma propriétaire m’appelle toujours M. Daniel. Aucun chien ne lève le nez pour me regarder. Une semaine passe. Rien.
Une autre, puis d’autres.
Le 14 juin, à onze heures, je sors de mon atelier. Il fait très chaud. Je prends, comme chaque jour, le chemin de mon restaurant l’Estrella da Serra ! J’ai très soif. J’entre dans la pension. Je me verse un verre d’eau. Je le buvais, debout, lorsque quatre hommes, assis à la table voisine, se dressent. Ils m’entourent. Je reste le verre aux lèvres. C’était quatre investigadores de la police.
– Suivez-nous !