V
 
DÉPART

 

– Un par un, chacun de son côté, moi en pékin, mes scies sur l’épaule, les cinq autres en forçats, numéro sur le cœur, nous voilà le 6 décembre, – tenez, cela, pour moi, c’est une date, – quittant Cayenne, le cœur battant.

Et l’œil perçant.

Je n’ai pas vu, à ce moment, mes compagnons, mais je me suis vu. Ils ont dû partir dans la rue, comme ça, sans un autre air que leur air de tous les jours. S’ils apercevaient un surveillant, ils faisaient demi-tour et marchaient, en bons transportés, du côté du camp.

Je croisais des forçats ; ils me semblaient subitement plus malheureux que jamais. J’avais pour eux la pitié d’un homme bien portant pour les malades qu’il laisse à l’hôpital. L’un que je connaissais me demanda : « Ça va ? » Sans m’arrêter, je lui répondis : « Faut bien ! » Je rencontrai aussi Me Darnal, l’avocat. « Eh bien ! Dieudonné, quand venez-vous travailler chez moi ? » J’avais une rude envie de lui répondre : « Vous voulez rire, aujourd’hui, monsieur Darnal ! » Je lui dis : « Bientôt ! » Je tombai également sur un surveillant-chef, un Corse. On n’échangea pas de propos. Je me retournai tout de même pour le voir s’éloigner. Je ne tenais pas à conserver dans l’œil la silhouette de l’administration pénitentiaire ; c’était, au contraire, dans l’espoir de contempler la chose pour la dernière fois. Je me retins pour ne pas lui crier : « Adieu ! »