Ce fut un homme cruellement embarrassé que celui qui affronta la lumière du jour suivant. Durant la nuit, le temps avait changé, de longs bataillons de nuages gris défilaient depuis le sud, et les premiers signes de la venue de l’automne étaient dans l’air. Alan considérait ses vignes à travers la bruine douce. Il y avait des questions à résoudre avant d’aller plus loin, dont la principale : jusqu’à quel point avait-il le droit de garder par devers lui le secret de sa découverte ?
Pour l’instant, il laissait en suspens l’aspect légal de sa position. La loi sur « l’invention d’un trésor » pouvait, et devrait, attendre. C’est son obligation morale envers le monde qui le gênait. Il savait qu’il lui serait impossible de garder le secret indéfiniment, mais quand et comment devrait-il le révéler était le fond du problème. Il comprenait bien que les merveilles ensevelies sous ses pieds n’étaient pas destinées au seul bénéfice de celui qui les avait découvertes. Il en vint enfin à la conclusion qu’il se livrerait au moins à une investigation complète de l’endroit avant de prendre une décision. Ce droit était de ceux qui ne pouvaient lui être récusés.
Et puis, de nouveau, vint la question de ses affaires quotidiennes. Il avait par bonheur mérité une réputation de gros travailleur solitaire, et peu nombreux étaient les gens du district qui oseraient poser des questions à propos de son absence de Glen Cairn, et ceux-ci, il pensait pouvoir s’en occuper à mesure qu’ils se présenteraient. Il y avait Marian, bien entendu, et c’est avec un sentiment d’insatisfaction et en se blâmant lui-même qu’il remarqua à quel point les événements de ces quelques jours l’avaient effacée de son esprit. Comme elle comptait peu, comparée à son nouveau centre d’intérêt !
Sans s’inquiéter de la pluie, il déambula dans son vignoble, se frayant lourdement un chemin dans le sol de boue spongieuse. Il scruta avec soin et de bout en bout la récolte, notant mentalement le temps qu’il lui restait avant de devoir prendre en mains l’expédition des grappes au pressoir, un travail qui signifiait une quinzaine à s’échiner sans trêve, et la nécessité d’avoir tout autour de la ferme des étrangers indésirables sous la forme de vendangeurs. Il calcula enfin qu’il pouvait compter au moins sur trois semaines de liberté encore. Cela semblait une absurdité, qu’il dût s’occuper de cette question alors qu’il était le maître d’une richesse inouïe, mais pour l’instant, il ne pouvait se permettre d’aller au devant de l’enquête inévitable qu’une découverte aussi extraordinaire entraînerait dans son sillage.
Ses ennuis temporairement réglés, il retourna à la ferme, mais avant de descendre dans le puits il installa un verrou solide à l’intérieur de la porte du hangar pour prévenir toute possibilité de surprise pendant qu’il serait occupé en bas. Il prit avec lui, aussi, une lourde canne d’ébène pour remplacer la barre à mine avec laquelle il avait sondé le terrain devant lui jusqu’à présent.
Il laissa sa lampe sur la dernière marche et traversa le vestibule, illuminé maintenant, pour entrer par la grande porte. Il décida de poursuivre tout droit jusqu’au bout de la galerie où il n’était pas encore allé, puis d’essayer les autres portes. En chemin, toutefois, il tomba sur l’escalier qui menait aux balcons et l’exploration de ceux-ci l’écarta pour un bon moment de son intention primitive. Ils étaient occupés, comme le plancher, par le même étalage hallucinant de merveilles. Des écrins d’ornements ouvragés sans prix s’étalaient partout. D’étranges et somptueuses étoffes brillaient et scintillaient sous la lumière éclatante, au point que ses yeux lui faisaient mal et que son cerveau tournoyait sous la tension.
C’est en s’arrêtant pour regarder par-dessus la balustrade le spectacle de la salle que son regard fut attiré par quelque chose qui stimula sa curiosité.
Tout au bout de la galerie, derrière une immense vitrine, il vit une porte voûtée basse. En ne s’arrêtant que pour sonder son chemin devant lui, il se hâta vers l’endroit. Il s’immobilisa à quelque distance de la porte et la regarda avec méfiance. Elle n’avait guère plus de deux mètres de haut sur un mètre de large. Sur son linteau, il vit de nouveau l’inscription des trois groupes hermétiques de caractères. Tout le vantail était occupé par la forme d’un homme, sculptée en haut-relief, et dont l’attitude le faisait paraître le gardien de ce qu’il pouvait y avoir de mystérieux au-delà.
– Bien, bien, mon ami, dit Dundas, vous m’avez tout l’air d’être là pour écarter les importuns, mais je vais tenter ma chance.
Il avança lentement, prenant toutes ses précautions pour éviter une surprise. Il n’était qu’à deux pas de l’homme lorsque, sans avertissement ni le moindre bruit, la porte coulissa de côté dans l’épaisseur du mur, découvrant un corridor qui menait vers la gauche.
– J’aimerais bien, dit Alan sans avancer plus, que cet endroit ne soit pas aussi plein de machinerie automatique. C’est inquiétant, ces abominables trucs qui se mettent en marche tout seuls. Assez pour vous foutre la frousse. Il me semble que je suis arrivé à la porte de service.
Il avança avec prudence et jeta un coup d’œil dans le passage. Il s’incurvait en disparaissant au loin dans l’inconnu, un segment de cercle, évidemment. Il était tout à fait vide et éclairé d’en haut par de petits groupes de globes.
– Ça m’a l’air assez sûr, dit-il.
Et, marchant avec méfiance, il s’engagea lentement dans le couloir. Au bout de quelques minutes, il vit devant lui l’embrasure d’une autre porte, et quand il l’eut atteinte, il constata qu’elle était semblable à celle qu’il venait tout juste de quitter. De nouveau, lorsqu’il s’en approcha, survint le mouvement silencieux qui la faisait disparaître. À en juger par la distance qu’il avait parcourue, Dundas estima que c’était là l’entrée de la galerie contiguë et le premier coup d’œil qu’il y jeta lui montra qu’il avait raison. Il s’était si bien accoutumé à l’imprévu total qu’à présent il aurait été surpris de tomber sur quelque chose de normal, mais la vue qui s’offrit à ses yeux l’obligea à s’immobiliser en retenant son souffle.
– Quelle exposition démoniaque, murmura-t-il. Je crois que je vais sauter cela.
D’où il était, il pouvait en voir assez pour savoir que pénétrer dans la nouvelle galerie équivaudrait à mettre ses nerfs à rude épreuve. Par la forme et par la taille, elle était identique à celle qu’il avait laissée derrière lui, mais hormis cela et la lumière, elles étaient aussi éloignées l’une de l’autre que les pôles.
Dans la première, tout était beauté insurpassable, et dans celle-ci, horreur sinistre et révoltante, pire que les images les plus déformées d’un cauchemar.
Alan ressentit les atteintes physiques d’un malaise à mesure que ses yeux fascinés se pénétraient de la scène qui s’offrait à lui. C’était comme si la porte s’était effacée sur un immense abattoir humain. Où que ses yeux se posent, ils tombaient sur des membres découpés et des formes torturées, arrangées en des attitudes aussi grotesques qu’horribles. Au lieu de la richesse de la beauté et de l’art sous vitrines, ses yeux ne rencontraient que fragments répugnants d’humanité. Dans le lointain, tout au fond, il pouvait saisir l’éclat de l’acier et du verre, et sur les balcons, là-haut, des armoires dont le contenu le remplissait de frissons d’horreur. Il lui fallut quelque temps avant que ses sens révulsés ne réalisent la signification de ce qu’il voyait. Pour un œil entraîné, elle aurait été tout de suite apparente, mais pour Dundas, qui n’avait jamais jusqu’alors visité une telle exposition, le choc le priva dès l’abord de ses facultés de raisonnement.
– C’est bestial, hideux, mais j’aurais dû m’attendre à trouver une section de biologie dans ce bazar. Ma bonne tante ! Comme Dick Barry se régalerait dans cette boucherie ! Je pense que son âme en baverait d’extase. Je ne crois pas risquer de piège, ici. Rien dans cet endroit ne pourrait être pire que l’endroit lui-même, pour refouler les visiteurs.
Murmurant pour lui-même, il avança.
Un homme de l’art n’aurait rien trouvé dans cette galerie de répugnant, et aurait pris sans le moindre doute un immense intérêt à ces horreurs modelées ; mais pour Alan, qui était aussi inhabitué que l’homme de la rue à la représentation réaliste de l’économie interne de l’homme, l’expérience était aussi macabre que répugnante. Malgré le dégoût physique que lui procurait son exploration, pourtant, il se força à regarder. Des modèles de dissection de tout genre, concevables autant qu’inconcevables, étaient disposés sur toute la longueur de la galerie, et après quelque temps, même en ne se basant que sur ses connaissances élémentaires du sujet, Dundas vit bien que tout l’arrangement avait été conçu en suivant un système ordonné.
Il découvrit que chaque modèle était accompagné par une petite armoire, et le contenu des armoires le retint de longues minutes. Dans chacune d’elles, un compartiment spécial contenait une boîte métallique plate fermée par une agrafe facile à défaire. Ces boîtes abritaient un seul livre, mais remarquable… un livre d’environ quarante-cinq centimètres de longueur et un peu moins de trente centimètres de largeur, qui s’ouvrait comme un album oblong.
Alan avait abandonné les conjectures comme futiles, mais le matériau dont étaient faits ces volumes le remplit d’autant de curiosité que leur contenu. Les feuilles étaient aussi fines que du tissu, mais parfaitement opaques et merveilleusement glacées en surface. Après un essai timide, il vit que toute la force de ses doigts était insuffisante pour les déchirer ou les endommager si peu que ce fût. Ce n’était pas du papier, en tout cas, et Dundas, les comparant mentalement à d’autres matériaux qu’il connaissait, rejeta le problème de son esprit en haussant les épaules.
Leur contenu était aussi remarquable que les livres eux-mêmes. Chaque page ouverte portait, d’un côté, un diagramme, et de l’autre des lignes très rapprochées de caractères, explication du diagramme, évidemment. Toutes les illustrations se rapportaient au modèle concernant l’armoire. Elles étaient en couleurs, et même l’œil inexpérimenté décelait le soin exquis apporté à chaque détail. Alan feuilleta avec des yeux ahuris des volumes effrayants, dénotant par-ci par-là des traces du système merveilleux selon lequel l’arrangement des modèles et des illustrations avait été conçu.
Le reste du contenu des armoires dépassait sa compréhension. Il trouva des flacons hermétiquement scellés, pleins de fluides, colorés ou incolores, des récipients contenant des produits chimiques, certains qu’il reconnut, d’autres dont il ne pouvait même pas deviner l’identité. Il y avait d’étranges scalpels et des instruments plus étranges encore, et des arsenaux d’armes chirurgicales. Son envie de vomir fit place à une curiosité frémissante, quelque peu morbide toutefois, à mesure que le temps passait.
Il resta longtemps perdu d’admiration devant une collection de statues humaines grandeur nature en verre transparent. Dans l’une d’entre elles, le système nerveux tout entier était montré en minces lignes blanches. Dans une autre le système circulatoire, jusqu’aux vaisseaux capillaires minuscules, était indiqué en lignes rouges et bleues. Il vit l’ordonnance digestive humaine complète dans une troisième, et il se dit que, si jamais le docteur Richard Barry, son meilleur ami, obtenait d’entrer dans cette galerie, on pouvait prévoir qu’il ne faudrait rien moins que de la dynamite pour l’en déloger.
En arrivant à l’autre extrémité de la galerie, devant les grandes portes closes, il tomba sur un nouveau mystère bien fait pour mettre son esprit à la torture. Située exactement au milieu, devant les portes, était une réplique de la statue de l’homme assis qui ornait le vestibule, et devant elle, une petite table circulaire se dressait. La table était recouverte d’un dôme de verre entouré d’une bordure métallique, et sous le verre reposait un instrument semblable à celui que tenait dans ses mains la statue.
C’était un anneau de métal, apparemment conçu pour s’adapter à une tête humaine, et, attachés de chaque côté, il y avait des fils dont les autres extrémités rejoignaient une petite boîte cylindrique de quelque dix centimètres de longueur sur deux ou trois de diamètre. Un bout du cylindre était recouvert de métal, l’autre d’une substance transparente qui semblait être une lentille, et c’est tout ce qu’il put tirer de l’appareil après un examen long et attentif. Il essaya de soulever le dôme de verre pour inspecter l’instrument de plus près mais il résista à ses efforts.
Quel que fût son usage, et si simple apparût-il, Alan en vint à la conclusion qu’il devait être d’une importance primordiale dans la galerie, de par sa position comme par son association avec la statue. De toute évidence, on n’entendait pas qu’il soit manié par des mains inexpérimentées, Dundas abandonna donc ses tentatives. Il sentait bien qu’en tripotant les objets exposés, un novice pourrait causer un dommage irréparable, aussi laissa-t-il la solution du problème à plus sage que lui.
À travers ses déambulations, il avait suivi la politique de ne rien toucher sans replacer les choses exactement où il les avait trouvées, et en bien des occasions il réfréna la curiosité de manier des objets inconnus, par crainte de désastreuses conséquences. Après cela, il se dirigea vers les balcons. Sa visite y fut courte et plutôt ahurissante. La science n’est pas connue pour respecter les conventions, et Alan était encore capable de rougir, aussi, après une inspection rapide et haletante des objets curieux exposés là, il redescendit vers l’atmosphère moins lourde de l’humanité malade et disséquée. Au pied des escaliers, il marqua un temps d’arrêt et s’adressa à la statue du gentleman qui avait rejeté sa peau et n’était vêtu, de façon peu attrayante, que de ses muscles seuls.
– Parbleu, monsieur ! si j’avais une tante pucelle, que je sois damné si je l’amènerais là-haut. Ce n’est pas là un endroit pour un innocent comme moi.
Il s’immobilisa un instant encore, et repartit vers les grandes portes en quête de sortie, mais malgré ses essais elles défièrent tous ses efforts pour les ouvrir. Après avoir perdu une heure en vaines tentatives, il s’en revint vers la porte de derrière.
Debout dans le corridor tournant, hors de la galerie de biologie, Alan s’arrêta quelque temps pour considérer sa position. Devant lui, dans la direction par laquelle il était venu, le corridor s’incurvait et disparaissait. Passant en revue en esprit son exploration jusque-là, il en vint à la conclusion que les six galeries irradiaient depuis le vestibule central et étaient connectées à leur extrémité par le passage dans lequel il se trouvait.
En estimant la longueur de chaque galerie à soixante-dix mètres, et le diamètre du vestibule à vingt mètres, le passage devait former un cercle d’environ cent-soixante mètres de diamètre, soit grossièrement quatre-cent-quatre-vingt mètres de circonférence. Le calcul lui rappela la grandeur du bâtiment souterrain avec une force renouvelée. Avant d’aller plus loin, il retraça ses pas jusqu’à l’entrée de la galerie d’art et la dépassa pour essayer de voir si le corridor se poursuivait encore dans cette direction.
Vingt mètres plus loin, il se trouva confronté à un mur plein et qui ne montrait pas la moindre trace d’ouverture. Dundas regarda le mur de bas en haut et accepta la situation avec philosophie. Il était évidemment prévu qu’il continue dans la direction dans laquelle il avait commencé. Il revint donc sur ses pas et dépassa la galerie médicale, prêt à de nouvelles découvertes. Comme il s’y attendait, il parvint à une troisième entrée, à une distance égale à celle qui séparait les deux autres, et exactement pareille.
Son expérience passée l’avait préparé à ce qui devait suivre, mais il ne relâcha nullement ses précautions pour éviter de désagréables surprises. Comme auparavant, la troisième porte glissa doucement et disparut, lui accordant libre accès à la galerie. Alan regarda fixement la nouvelle section, sifflant doucement. Ses facultés d’étonnement avaient été amoindries par la surenchère.
– C’est ça, se dit-il, cessant de siffler au milieu d’une mesure. L’art, la biologie, et maintenant ! si je ne me trompe, cette exposition représente les sciences, et sans doute je ne serai même pas capable d’en aborder la millième partie. Bon Dieu ! Quelle joie pour les chercheurs, nés et à naître, avant qu’ils n’arrivent au fond de ce petit échantillon !
Il était à l’intérieur, regardant autour de lui avec des yeux écarquillés. En éclat et splendeur, la vue était presque égale à celle de la galerie d’art. Tout ce qui se déployait alentour offrait à l’évidence le même arrangement systématique déjà observé. Il y avait cependant une différence, qu’il ne décela pas tout de suite. Les murs étaient décorés de rayons qui les recouvraient presque, et les rayons étaient bourrés à craquer de ces boîtes métalliques plates dont il avait vu dans la galerie de biologie qu’elles contenaient des livres. Sans y toucher, il examina les casiers et vit que chacun était marqué par des caractères en émail placés sur le rebord visible.
– Ça ne me sera pas d’une grande aide, commenta Alan, regardant l’étalage gigantesque. Ni pour qui que ce soit, j’en ai peur, à moins qu’il n’y ait quelque part une clef, et même le génie responsable de ceci aurait eu du mal à en trouver une.
Il pivota pour examiner l’étalage qui brillait auprès de lui.
– Ça, c’est un spectroscope pour bigleux, si, toutefois, c’est bien un spectroscope. Apparemment, c’est la section optique. Et ceci, ça pourrait être un microscope, mais que diable peut bien être cet instrument pittoresque à côté ? Je ne sais pas…
Une pause pendant qu’il regardait dans l’armoire proche.
– Hum ! Des lentilles, dirais-je ; mais quelle collection ! Et maintenant, quel peut être le sens de ceci ?
« Ceci », c’était une plaque de métal parfaitement poli accrochée à l’armoire. Elle portait, en émail blanc, une suite de points alignés. Il y avait un caractère en émail rouge en face de chaque ligne. Cela commençait par un point, puis il y en avait deux, et ainsi de suite jusqu’à dix. Alan étudia la plaque quelques minutes, puis une idée le frappa.
– Parbleu ! Ceci m’a l’air d’un système décimal de numération. Les caractères rouges sont les chiffres de un à dix. La dixième ligne a deux caractères. Le premier est le même que celui du haut et le second, un nouveau.
En dessous, en émail d’un bleu brillant, étaient groupés trois caractères. Alan les compara avec les rouges de la partie supérieure de la plaque.
– Si mon idée est juste, et elle en a l’air, cette armoire est numérotée huit-cent-trente-deux. Mais pourquoi les numéroter ?
Il regarda autour de lui et ses yeux tombèrent sur les rayonnages de livres.
– Bien sûr ! Ils ont mis la bibliothèque de référence aux murs et les indications sur les livres sont des numéros.
Il n’avait pas de crayon, mais avec son couteau de poche il grava une copie des chiffres sur le bâton poli qu’il avait avec lui et se dirigea vers les rayons de livres. Il fut heureux de découvrir que son hypothèse était la bonne et qu’il pouvait lire sans difficulté les caractères hermétiques. Avant longtemps il en arriva à ceux qu’il cherchait. Sur dix casiers consécutifs, il trouva les indications correspondant à huit-cent-trente-deux. Les volumes de leurs casiers étaient semblables à ceux déjà examinés dans la galerie adjacente. Comme il l’espérait, chacun des volumes qu’il ouvrit était sans le moindre doute, d’après ses illustrations, en rapport avec la vitrine des lentilles. Un examen plus attentif des objets l’environnant montra que chacun d’eux était numéroté ; et à partir de ces numéros, il prouva sa théorie en trouvant les volumes qui portaient le numéro de chaque objet exposé. En certains cas, un seul modèle avait bien vingt volumes de référence… des volumes d’un intérêt puissant, même pour son esprit incompétent. Alan déambulait parmi les étalages ahurissants, déplorant avec amertume sa piteuse ignorance, où surnageaient seules les plus élémentaires des notions scientifiques.
C’était un supplice sans nom que d’en savoir juste assez pour stimuler sa curiosité jusqu’au point de rupture. Il subsistait une consolation, pourtant. Il était sûr qu’aucun professeur de physique ou de philosophie naturelle à lui seul ne se montrerait de beaucoup meilleur que lui. L’étendue des sujets était beaucoup trop grande pour que l’esprit d’un seul homme soit familier avec tous. Chimie, électricité, optique, géologie, métallurgie, il les reconnaissait, mais il y avait des dizaines de matières qui étaient pour lui ce que l’hébreu ou le sanscrit seraient pour un enfant. Alan résuma la question en se penchant sur la balustrade du balcon et en regardant la scène hallucinante qui se trouvait sous lui.
– Il faudra cinquante ans à cinquante commissions pour comprendre la cinquantième partie de ces satanés trucs. Mais ce qu’on trouvera en vaudra la peine. Cette galerie fera bourdonner le monde scientifique comme un essaim d’abeilles et, par Dieu, je serai là pour entendre le bourdonnement.
Il s’interrompit, songeur.
– Même si je restais ici jusqu’à mes cheveux blancs, il est satisfaisant pour la morale de penser que je n’en serais pas plus sage par moi-même.
Il se secoua et regarda sa montre. Il était presque trois heures. Il avait été trop absorbé pour voir le temps passer. Il se sentait affamé, mais sa curiosité était plus forte que son appétit et il se résolut à explorer ce même jour les trois galeries qui restaient.
Il se hâta vers la sortie de la galerie et tourna de nouveau à gauche dans le corridor. Il était si sûr de trouver la porte suivante où il l’attendait qu’il n’éprouva aucune surprise en y aboutissant. Il se posait inconsciemment des questions sur le contenu de cette galerie.
– Art, médecine, sciences, et maintenant…
Il fit un pas vers la porte close.
– C’est cela, poursuivit-il lorsque la porte disparut dans le mur. Tout à fait naturel et approprié. Nous en arrivons à présent à la section machinerie de cette sacrée exposition, et, bien entendu, j’en sais aussi peu en machinerie et art de l’ingénieur qu’en tout autre chose. Alan, mon fils, tu es sans le moindre doute un monument d’ignorance inepte. Peuh !…
Il franchit la porte. C’était une vision impressionnante sous les rayons des lampes suspendues qui explosaient sur bielles, arbres et roues et étaient renvoyés d’une forêt de merveilles mécaniques. Certaines de ces machines étaient des modèles réduits alors que d’autres étaient fonctionnelles, mais quant à leur sens ou leur but, elles ne lui rappelaient rien. Il y avait côte à côte des monstres compliqués et des modèles délicats, d’un travail exquis. Il ressentait fortement l’aversion du mortel ordinaire à toucher à des appareils inconnus. Son désir de voir tourner ces roues était contenu par la pensée de conséquences imprévisibles. Les roues tourneraient si on les mettait en marche convenablement, il n’en doutait pas, mais il ne se faisait pas d’illusions quant à sa capacité à les actionner comme il le fallait.
Alan prit sa pipe, et fuma pensivement tout en déambulant par les ailes et les travées. Il jetait un œil curieux parmi bielles et leviers, et spéculait nonchalamment sur les raisons de tout ce qu’il voyait, admirant le travail et le fini merveilleux. Un fait déjà remarqué s’imposait à son esprit avec une force nouvelle. N’importe quel ouvrage métallique sur lequel il se penchait était parfaitement exempt de tache ou de souillure. Il n’y avait pas plus de traces de corrosion ou de rouille sur le moindre élément que le jour (et comme il était lointain !) où il avait quitté les mains des ouvriers. C’était comme si ces artisans morts depuis si longtemps avaient connu le secret de rendre leur œuvre impérissable. Si le métal dont ces énormes monstres étaient construits ressemblait à l’acier pour l’essentiel, comme il le supposait, c’était alors une espèce d’acier ignorée de notre monde. De plus, dans toutes les galeries qu’il avait explorées, il n’y avait pas le moindre grain de poussière. Ceci, aussi, l’impressionnait. Cela donnait à cet ensemble merveilleux l’air d’avoir été balayé et nettoyé quotidiennement avec un soin scrupuleux. Où qu’allât Dundas, cette netteté entraînait avec elle le sentiment insurmontable qu’il existait quelque part un concierge omniprésent mais invisible. Comme il se le disait en errant dans les galeries, il s’attendait à chaque tournant à rencontrer un surveillant en uniforme qui lui imposerait de déposer sa canne au vestiaire et proposerait de lui vendre un catalogue pour six pence.
Alan passa une bonne heure à se promener dans le labyrinthe des machines, une heure dont chaque minute le convainquait avec plus de force de sa colossale ignorance en matière scientifique. Enfin, il décida de ne pas se tourmenter plus longtemps et si possible, de jeter au moins un coup d’œil aux deux autres galeries avant de mettre un terme à ses investigations pour la journée.
Il était pourtant écrit qu’il ne quitterait pas la galerie sans aventure, et c’en fut une qui lui donna une illustration pratique de l’imprudence à se mêler de forces inconnues. À quelques mètres de la porte du fond, alors qu’il se dirigeait vers le corridor, il s’arrêta pour regarder une machine qui avait déjà attiré son attention par son apparente simplicité. Elle consistait uniquement en un arbre de métal poli émergeant d’une boîte cylindrique, le tout monté sur un socle nu, mais visiblement solide. Sur un des côtés de la boîte se trouvait un levier terminé par une poignée paraissant solliciter la main. Il n’y avait rien de nature à expliquer pourquoi elle était là, ni à montrer son utilité. Elle avait plus apparence d’un élément inachevé de machine que d’une machine en soi, et elle était sans doute, à première vue, la moins complexe de la galerie.
Debout derrière elle, Alan sentit sa main s’abaisser inconsciemment sur le levier. Il essaya de le pousser, mais il résistait à son effort. Alors il le tira vers lui, très légèrement, si légèrement qu’il eut des raisons plus tard de penser qu’il devait d’être resté en vie, à la seule douceur de son geste. Pas un son ne sortit de la machine elle-même, mais du corridor en face vint un vacarme semblable à l’éclatement d’un obus, qui s’évanouit en échos dans la galerie comme le tonnerre du Jugement dernier. Un moment, la vue fut obscurcie par la poussière et la fumée, et le contrecoup fit chanceler Dundas.
Quand il eut recouvré son équilibre, la fumée s’éclaircissait un peu, et à travers la poussière qui se dissipait, il vit les dégâts. Le couloir et la porte étaient partiellement envahis par des masses de ciment brisé, arrachées par la force invisible qu’il venait de libérer, et l’épaisseur du mur montrait un grand trou irrégulier, béant, assez grand pour constituer une petite pièce. Non sans inquiétude Alan examina les ravages. Il savait par expérience la solidité inflexible du matériau de cette structure.
– Quelle puissance est-ce là, s’étonna-t-il, pour infliger un coup aussi terrible ?
Le mur était arraché et fendu comme s’il s’était agi d’argile, et il comprit qu’il s’était trouvé une fois de plus bien près d’une conclusion fatale à son exploration. Il grimpa dans le passage, faisant en lui-même le serment de ne jamais plus à l’avenir se laisser tenter à poser la main sur quelque appareil sans avoir l’absolue certitude de son innocuité.
Il lui fallut quelque temps avant de se remettre des effets de son aventure et de comprendre l’inutilité, pour l’instant, de chercher à déblayer le passage. Puis il repartit vers la porte suivante qu’il savait devoir trouver bientôt. Quelques minutes plus tard, Dundas se tenait devant l’entrée de la cinquième galerie. Sa terreur récente était oubliée complètement, et la joie de la découverte emplissait son cœur.
La galerie numéro cinq était une bibliothèque. D’un bout à l’autre, en un ordre splendide, elle était pleine de rayons de livres, tous bien enclos dans des boîtes de métal semblables à celles déjà examinées. Les rayons s’élevaient jusqu’à environ quatre mètres cinquante de hauteur et recouvraient le plancher tout entier à l’exception de travées ménagées pour y accéder et de places laissées libres à intervalles réguliers pour des tables. L’éclairage était semblable à celui des autres galeries, mais disposé de façon à ce que nulle ombre ne tombe dans un seul des passages entre les rayonnages. Alan passait d’un bout de la galerie à l’autre, sifflant joyeusement.
Il essaya, par acquit de conscience, les grandes portes menant au vestibule et, comme il s’y attendait, elles restèrent inébranlables. Une chose l’étonnait. Il ne voyait pas la moindre échelle ni aucun moyen apparent d’atteindre les rayons les plus élevés hors de sa portée. Ce pouvait être un oubli, pensa-t-il, mais alors le seul constaté jusqu’à présent. Il s’avança vers le plus proche des rayonnages et l’examina de près. À mi-distance entre les deux extrémités, et à environ un mètre cinquante du sol, se trouvait un petit disque de métal enchâssé dans le cadre. Sur le disque étaient deux petits boutons, un rouge et l’autre blanc.
Alan les considéra un bon moment. Puis, rassemblant tout son courage, il appuya sur le rouge d’un index hésitant. Rien ne se produisit. Alors il essaya le blanc. Au moment où son doigt l’effleurait, tout le rayonnage s’enfonça silencieusement, mais rapidement, jusqu’à ce que le disque soit au niveau du sol. Le mouvement avait été si rapide qu’il n’eut pas le temps de reculer avant que l’ensemble ne soit de nouveau immobile, mais en raison de la perfection du mécanisme de contrôle il n’y eut pas le plus petit frémissement lorsque le déplacement cessa.
– Parbleu ! murmura-t-il, pas besoin d’échelles, ici. Une idée épatante. Et voici un nouveau disque à portée, à présent. Si je l’essayais ?…
Obéissant à sa pression, le rayonnage s’enfonça encore, et quand il s’arrêta, le second disque au niveau du sol, le rayon du sommet était à bonne portée.
– Du bon travail, dit Man à voix haute, tout heureux. Logiquement, maintenant, les rayons peuvent remonter et, si je ne me trompe, ce doit être l’utilité du bouton rouge.
Il se pencha et mit sa théorie à l’épreuve. En un instant, l’ensemble fut de nouveau dans sa position originelle en réponse aux pressions de son doigt, le laissant éperdu d’admiration pour l’habileté merveilleuse avec laquelle le principe avait été mis en pratique.
En dépit de la tentation d’examiner les livres, il résista à sa curiosité. Il se faisait tard, et il décida, si possible, de jeter un coup d’œil à la dernière galerie ce même jour. Se bouchant les oreilles à l’appel de sirène des rayons bourrés, il revint lentement vers le corridor. À première vue, cette galerie devait abriter un million de volumes, et il sourit amèrement à la pensée de s’attaquer à une telle gageure, soutenue, il le savait bien, par le fait qu’ils étaient indéchiffrables. Ce fait même lui fit pousser un soupir d’irritation.
– Tout ce soin pour rien… tout ce travail perdu. Penser à la lumière qui illuminerait les recoins sombres de la connaissance humaine, et que cette lumière soit enterrée ici !
Il rejeta la pensée loin de lui, avec impatience. peut-être, après tout, y aurait-il une clef ? Sûrement, la vaste intelligence qui avait préparé tout cela avait laissé quelque part cet anneau de la chaîne. La pensée calma son esprit et il se retourna vers la porte après un coup d’œil plein d’espoir à l’assemblée de témoins silencieux.
Six heures. Un instant, il hésita dans le corridor. Puis il prit son parti. Il jetterait au moins un bref regard à la dernière galerie. Il pivota et suivit le couloir, s’attendant ferme à découvrir que la dernière entrée était semblable aux précédentes. Mais son espoir disparut abruptement.
Aussitôt perdue de vue, en suivant la courbure du corridor, la porte de la bibliothèque, il voyait le passage s’achever sur un obstacle imprévu, un mur percé d’une embrasure et d’une porte close. La porte elle-même, plutôt que la fin inattendue du passage, amena un cri d’étonnement sur ses lèvres. La porte n’était pas grande, mais encastrée profondément dans le mur massif. Faite d’une sorte de métal, elle portait, gravée ou modelée, la forme d’un homme, un homme en lequel Dundas reconnut la présence impérieuse de la statue du vestibule. Le même visage cruellement implacable le dévisageait, et toute l’attitude de cette forme, debout, bras croisés, semblait conseiller fermement à l’explorateur de ne pas poursuivre plus loin. Sur le linteau, en haut, étaient de nouveau gravées les trois lignes de caractères qu’il en était venu à considérer non seulement comme les noms des personnages du vestibule, mais aussi comme un signal de danger.
– Allons, bon ! qu’est-ce que tout cela peut signifier encore ? Devant toutes ces précautions, je dirais que la dernière galerie doit être la plus intéressante et, si je ne me trompe pas, la plus excitante. Mais, mon ami à la posture royale…
Ici, il salua d’une inclinaison de tête familière le personnage de la porte.
– … je n’ai pas l’intention de me mettre à vous demander la permission d’entrer à cette heure du jour. Je suis trop fatigué et affamé pour m’attaquer aux énigmes que vous vous disposez à me poser, et j’ai idée qu’il me faudra tout mon esprit à ma disposition quand je m’y mettrai. Aussi pardonnerez-vous ma trop brève visite et vous laisserai-je jusqu’à demain matin.
Alan n’était pas tout à fait déçu. Pendant qu’il grimpait par-dessus les débris encombrant la porte de la galerie des machines, il s’avoua plus fatigué qu’il ne l’avait cru. L’ascension finale par l’escalier en spirale jusqu’au hangar l’en convainquit tout à fait, et quand il verrouilla derrière lui la porte et se tint dans le crépuscule, il conclut avoir vécu une bonne journée de travail.
Comme sa maison lui parut petite et insignifiante après tout ce qu’il venait de traverser ! Et pourtant, pensait-il, s’il se décidait à parler maintenant, cette maison deviendrait le centre du monde entier. Les yeux de toutes les nations convergeraient vers elle, et les noms de « Cootamundra » et d’Alan Dundas seraient prononcés en toutes langues.