CHAPITRE XXII

 

– Ainsi, dit Hiéranie, la femme est vivante. Il n’y a aucun miracle là-dedans, Dick. Tant de choses de votre vie quotidienne auraient passé pour des miracles il y a cent ans, et vous les utilisez aujourd’hui sans même y penser deux fois.

 

– Je doute de pouvoir entraîner Walton à considérer les choses sous cet angle. C’est tout juste s’il ne pense pas que la femme a montré, en guérissant, un mépris indécent envers la pratique médicale.

 

– Tu ne lui as rien dit ? demanda Alan.

 

– Surtout pas ! répliqua Barry avec un rire. Je n’ai pas eu le courage. La première question qu’il m’aurait posée, c’est : « Quel remède avez-vous employé ? » J’aurais répondu que je n’en avais pas la plus petite idée. Bien entendu, il aurait été alors convaincu que j’étais un génie. Il me l’aurait dit, même. Non, Dun, quand je raconterai quelque chose à Walton sur ce sujet, il me faudra pouvoir lui en dire beaucoup plus que ça.

 

– Vous êtes au seuil de bien des choses, maintenant, Dick, dit Hiéranie, mais vous ne pourriez pas aller beaucoup plus loin sans l’aide de la lentille de Maxi. Notre race en était arrivée à ce même mur, qui nous arrêta jusqu’à ce que Maxi l’abatte.

 

– Donc, Maxi était votre deuxième grand homme ? demanda Alan.

 

– Oui, et pour moi, le plus grand des trois. Il passa sa vie sur un travail unique et réussit. On l’a jugé fou d’abord. Il savait que chaque organisme vivant projette des rayons lumineux que l’œil humain ne peut pas voir. Sa lentille est en réalité un œil artificiel qui parvient à détecter ces rayons et à les transmettre directement au cerveau. À l’origine, il essayait d’inventer un substitut pour l’œil naturel lorsque celui-ci avait été détruit, mais il réunit ainsi des fils qu’il suivit dans tous leurs méandres jusqu’à ce que son grand œuvre soit achevé. Cela lui prit vingt-cinq ans de labeur ininterrompu, et quel labeur !

 

« Il affronta des années et des années d’insuccès sans fléchir. Il ne pouvait convertir personne, ni à ses espoirs ni à son idée. De tous côtés, le ridicule l’attendait, on le tournait en dérision, et malgré cela, il n’hésita jamais. Absolument solitaire, et sans l’aide d’une seule main amicale, il franchit toutes les étapes. On reconnut quand même sa valeur durant sa vie, et il accepta le triomphe aussi simplement qu’il avait supporté les revers. Il délaissa avec un sourire tous les honneurs qu’on lui offrit. « Vous ne pouvez rien me donner que je désire à présent, sauf le repos, et mon travail l’a gagné pour moi », fut sa réponse quand on lui demanda de choisir lui-même sa récompense. »

 

– Il n’avait nul besoin d’un monument, Hiéranie, intervint Barry.

 

Elle secoua la tête.

 

– Pas tant que son œuvre continuait à vivre. Pensez aux résultats. La moyenne de vie, à l’époque de l’invention de Maxi, était d’environ quarante-huit ans ! En deux cents ans, cette moyenne dépassa largement cent ans, et plus tard elle s’éleva jusqu’à cent vingt avec un maximum de cent soixante ans. Vous devez savoir aussi qu’un homme de cent ans n’était pas un débris chancelant d’humanité, mais un être aussi robuste mentalement et physiquement qu’un homme de quarante ans dans les jours d’avant Maxi, et nombre de ceux qui atteignaient cent cinquante ans conservaient leurs facultés en plein éveil. Et chaque pas qui mena à cette révolution fut uniquement dû à la lentille de Maxi. Sans elle, même l’œuvre d’Eukary eût été impossible.

 

– Ah ! intervint Barry, et Eukary était la troisième personne de votre trinité ?

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Il vint deux cents ans après le vieux docteur, et fut l’un des adorateurs de sa mémoire.

 

Elle se tourna vers Alan.

 

– Il était de ceux que la nature n’accorde au monde qu’une fois en mille ans, comme votre Napoléon. Il sortit du rang, et durant cinquante années il gouverna le monde avec une main de fer. Ce n’était pas une nation ni une confédération qu’il gouvernait, mais le monde entier. Il gouverna rudement et sans pitié, et quand il mourut, il nous laissait un monde nouveau et une nouvelle religion.

 

– Une nouvelle religion est un genre douteux d’héritage, dit Alan avec un sourire. Barry se redressa.

 

– C’est pour nous un fait, Hiéranie. Toutes les religions données jusqu’ici à notre monde se sont révélées aussi fatales, au point de vue mortalité, que des maladies nouvelles. Voyez-vous, les nouveaux convertis, en règle générale, ont toujours pensé qu’il leur incombait de répandre la bonne nouvelle, même à l’aide d’une hache, si nécessaire. L’incroyant devait aimer celui qui l’éclairait, même s’il se faisait marteler pour cela. Les religions apportent généralement dans leur sillage de nouvelles causes de guerre, c’est pourquoi elles ont été presque fatales, dans l’ensemble.

 

– Rien ne vaut la haine qu’un fanatique religieux peut opposer à une croyance rivale, ajouta Alan.

 

– Peut-être la religion d’Eukary était-elle une exception ? demanda Barry.

 

– Il subit le sort usuel du réformateur, dit-elle en souriant. Haine, rancune et intrigues… mais il était trop grand pour les ressentir ou les craindre… que dis-je ?… pour les remarquer, sauf lorsqu’elles interféraient avec ses plans.

 

– Et alors ? demanda Alan.

 

– Et alors, il frappait. Une fois… il n’était jamais nécessaire de frapper une seconde fois, et il n’avertissait jamais. Il savait avoir raison, et il n’allait pas permettre à une existence, ou à mille existences, de se dresser en travers du chemin menant la race à l’avenir. Il nous enseigna le culte du non-né… Il partit de la théorie que si des soins infinis sont nécessaires pour produire les plus hautes espèces d’animaux ou de végétaux, ils étaient à plus forte raison nécessaires pour produire le type le plus achevé d’humain. Nous savons qu’une herbe peut être cultivée de façon à devenir une fleur splendide, et que, négligée, elle retournera en fin de compte à son type originel sans valeur. Nous savons que la plus belle espèce d’animaux domestiques est formée de ceux qui proviennent d’un élevage minutieux. Et l’humanité, Dick ?…

 

Elle s’interrompit.

 

– On la laisse aller toute seule, de toute manière. C’est un handicap terrible. Nous reproduire à notre gré, au nom sacré de la liberté individuelle, et au détriment de la race. C’est une merveille que nous soyons arrivés jusque-là, et aussi bien. On n’y peut rien, c’est tout.

 

Tel fut le commentaire de Barry.

 

– On y peut quelque chose ! répondit Hiéranie d’un ton définitif. Cela a été fait une fois dans l’histoire du monde. Eukary n’a pas bougé avant d’avoir absolument prouvé ce qui fut plus tard connu sous le nom de loi de transmission d’Eukary. Lorsqu’il proposa cette loi, le monde s’arrêta de travailler assez longtemps pour voir qu’il avait découvert une nouvelle plaisanterie, et quand la plaisanterie fut rebattue, aussi bien elle que lui étaient oubliés. Les plaisantins n’auraient pas eu le cœur aussi léger s’ils avaient un peu mieux connu leur homme.

 

– Curieux, n’est-ce pas ? dit Alan, quand on s’y arrête, la façon dont certains hommes – en fait, presque tous – qui ont bouleversé le monde ont été considérés comme un sujet de plaisanterie au début.

 

Hiéranie sourit.

 

– Je suppose que si l’on pouvait reconstruire l’histoire intime de toutes les époques, on en trouverait beaucoup qui se moquaient de Mahomet, de César, de Napoléon… oui, peut-être même de votre divin prophète. Il en a toujours été ainsi, et il en sera toujours ainsi, tant que des imbéciles naîtront dans ce monde.

 

– Considérez qu’ils forment la majorité, Hiéranie, dit Barry avec un rire.

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Nous en avions notre lot, Dick, mais Eukary en a diminué le nombre.

 

Alan fit un geste extravagant de supplication.

 

– Oh ! Grande reine, accorde-nous, nous t’en implorons, la formule, car nul monde entre tous les mondes n’eut jamais autant besoin que le nôtre de ce bienfait.

 

– Vous pourriez en faire la démonstration sur… commença Barry.

 

– Dick, si tu me proposes comme cobaye, je considérerai cela comme un acte inamical, selon la formule des diplomates, interrompit Alan.

 

– Tu ne penses qu’à toi, Alan, dit Barry en riant. Continuons d’écouter Hiéranie, et nous trouverons un cobaye plus tard.

 

– L’ouvrage ne fut pas achevé en un jour, dit Hiéranie en riant de leurs gamineries, et pendant trente ans, le monde n’entendit plus parler d’Eukary. Durant ces trente années, il travailla silencieusement à ses plans prodigieux. Il semble incroyable aujourd’hui que ce qu’on appela plus tard la « Grande Conspiration » ait pu être formé en secret, mais ce fut le cas. Je ne puis vous donner une meilleure idée de son caractère qu’en vous disant qu’il réussit à enrôler des centaines de milliers de partisans dans un complot pour placer le contrôle du monde entre les mains d’un seul homme, et ceci sans être détecté.

 

– Une société secrète, dit Alan.

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Exactement, et ses membres appartenaient à toutes les races et à toutes les croyances du monde sans qu’il y ait eu le moindre traître.

 

– Il ne pouvait pourtant pas connaître tout le monde, dit Barry.

 

– Naturellement non, répliqua Hiéranie, mais ici interviennent le merveilleux système et l’organisation. Il savait juger parfaitement les hommes, d’abord, et il choisit ses partisans les plus proches sans commettre une seule erreur. Et de plus, il était de ces chefs qui transforment leurs partisans en adorateurs… Quand fut assené le coup final, qui fit d’Eukary le maître du monde, il faut savoir que les conditions de vie étaient différentes des vôtres à présent.

 

« La guerre avait cessé, et avec elle la nécessité des armements. Par un accord international, aucune arme offensive ne pouvait être améliorée, et la petite force armée conservée par chaque confédération était devenue simplement un accessoire au cérémonial d’État. Parmi les conspirateurs se trouvaient les plus grands cerveaux de l’époque, et ceux-ci mirent au point une arme qui rendit le mouvement irrésistible. »

 

– Ce dut être une victoire bien facile, Hiéranie, intervint Barry. La résistance ne devait pas peser d’un poids très lourd devant une telle organisation.

 

– Ce fut ainsi, d’abord. Les gens étaient trop stupéfiés par le coup d’État pour offrir une résistance. Lorsqu’ils eurent le temps de réfléchir, les troubles commencèrent. Toutefois, Eukary frappa, et entre le coucher et le lever du soleil, le vieil ordre avait disparu. Si parfaits étaient ses plans qu’en une nuit les corps constitués des gouvernements de chaque confédération furent destitués et une nouvelle administration substituée à l’ancienne.

 

– Sans la moindre résistance ? demanda Barry.

 

Hiéranie haussa les épaules.

 

– Eukary n’était pas homme à permettre aux sentiments d’interférer avec ses plans, et les petites forces armées régulières auraient pu être employées comme noyau d’une résistance organisée, aussi rendit-il une telle démarche impossible. Elles furent exterminées jusqu’au dernier homme.

 

– Eukary me semble avoir pris Odi pour modèle, dit Dick.

 

– Possible, répondit Hiéranie, sans prendre garde à la nuance de sarcasme qui perçait dans la voix de Barry. Ses méthodes n’ont jamais manqué de décision, et il n’était pas homme à risquer l’échec par crainte de l’opinion publique. Cependant, ce à quoi vous trouvez à redire n’était rien à côté de ce qui allait venir. Le succès de la révolution fut absolu dès le début. Quand les gens descendirent dans les rues le premier jour (ils vivaient encore dans des villes à l’époque), rien n’avait changé. Si ce n’est qu’ils trouvèrent des proclamations notifiant que leur gouvernement fonctionnerait comme par le passé, sauf que toutes les lois existantes et futures seraient désormais sujettes à révision par un conseil central, présidé par Eukary…

 

« Eukary ne fut pas long à utiliser son avantage. Il commença par s’occuper de tous les hommes des offices publics en dehors de son organisation. On leur expliqua pleinement la situation, puis on leur proposa de prêter serment d’allégeance sans leur dire quel était l’autre terme de l’alternative. Beaucoup se joignirent au plan avec plaisir. D’autres, pour des raisons de conscience, refusèrent. Devinez-vous ce qui leur arriva, Dick ? dit Hiéranie, avec son lent sourire, en se tournant vers Barry. »

 

– On les mit en prison, je pense, répondit Barry.

 

– Réfléchissez, Dick. En prison, ils auraient toujours constitué une menace, un centre de désaccord et certainement un foyer d’antagonisme. La méthode d’Eukary fut plus douce à longue échéance. Il avait une maxime : « Un corps ne peut vivre sans tête. » Aussi prit-il soin que les têtes tombent, conclut-elle d’un ton sévère.

 

– Du jour où j’ai vu sa statue, dit Alan, j’ai compris que c’était là un gentleman qui savait ce qu’il voulait. Il était certainement consciencieux.

 

– Cela déblaya la voie, répondit Hiéranie. Alors, il mit le grand plan en marche. C’était très simple. Demeurèrent inchangées, toutes les lois n’entrant pas en conflit avec la seule loi uniforme imposée au monde entier. Aucun mariage ne serait permis à l’avenir sans la sanction d’un office de contrôle. Tout homme ou femme, même non marié mais en âge de se marier, fut obligé de se présenter pour être enregistré. À chacun on déclara, séance tenante, si elle ou il aurait la permission de se marier.

 

« Mais ce n’était pas tout : nul mariage ne pouvait désormais être célébré sans le consentement des autorités. C’est ici que la loi de transmission d’Eukary entra en fonction. Si, d’après les clauses nettement définies de cette loi, les enfants probables de telle union devaient constituer une amélioration sur au moins l’un des parents, alors le mariage était permis ; autrement il était interdit. Plus tard, mais pas avant longtemps, la loi devint plus stricte ; les rejetons devaient montrer une amélioration sur les deux parents. »

 

– Et comment le monde prit-il l’ordre nouveau ? demanda Barry. Sûrement pas avec calme.

 

– Le monde prit l’ordre nouveau exactement comme un enfant prend un remède nauséabond, contre son gré ; mais, continua-t-elle en appuyant sévèrement sur les mots, il le prit en fin de compte… Eukary fit ce qu’il fallait pour cela.

 

– Il dut y avoir ce que nous appelons du « grabuge », Hiéranie, dit Alan.

 

– Il y eut une révolte, mais une seule, répondit-elle. Eukary permit au mécontentement de se développer ; il lui octroya même un certain succès, de façon à pousser les opposants à montrer leur jeu. Selon son estimation sinistre de la situation, quatre-vingts pour cent de la faction révoltée était déficiente, soit mentalement, soit physiquement, aussi son élimination éclaircit-elle l’atmosphère. Quand la révolte fut écrasée, on lui demanda ce qu’il fallait faire des survivants, et ses ordres furent brefs et impitoyables : « Ils étaient prévenus. Je ne puis et ne veux permettre aucune opposition. Qu’on n’en épargne aucun. »

 

– Quoi ? lança Barry, en colère, c’était un démon pire encore qu’Odi !

 

Hiéranie le considéra d’un air réfléchi.

 

– Dick, votre profession vous a rendu désespérément sentimental. Je penserais presque que vous pleurez sur le sort de la tumeur que vous êtes obligé d’enlever.

 

Dick se mit à rire malgré sa colère.

 

– Ce n’est pas une comparaison, Hiéranie, répondit-il. Là, je sauverais une vie, je ne la détruirais pas.

 

Elle secoua la tête.

 

– Votre horizon est trop limité. À quoi sert de sauver la vie si elle ne mérite pas d’être sauvée ? À quoi servirait la vie sans la civilisation ? Ces gens éliminés par Eukary n’étaient rien d’autre qu’une excroissance maligne de la civilisation.

 

– Et le résultat ? demanda Alan.

 

– Ne croyez pas que tout arriva en une génération. Eukary ne l’espérait pas, mais il vécut assez longtemps pour savoir que le monde ne retournerait jamais à l’ancien ordre. Et son cerveau puissant était là pour aider le monde à franchir la première période de troubles. Il eut à lutter contre un taux de naissances énormément réduit, en raison des restrictions apportées au mariage, mais cela fut compensé assez largement par un taux de mortalité abaissé…

 

« Le temps passant, la réalité de l’œuvre d’Eukary devint manifeste, et le modèle de l’homme s’éleva jusqu’à des sommets qui dépassaient l’attente de son fondateur. Petit à petit, le pourcentage des anormaux diminua, diminua, jusqu’à ce qu’apparaisse le sentiment que devenir les parents d’un enfant classé comme incapable était une disgrâce… aussi grande même que la honte d’être jugé impudique. De ce sentiment provint le culte du non-né. Les restrictions et les régulations devinrent plus sévères encore, par la volonté du peuple lui-même plutôt que par celle de l’office de contrôle. La loi de transmission s’imposa comme foi mondiale. »

 

Barry haussa les épaules.

 

– Vous êtes trop forte pour moi, Hiéranie, mais une boucherie, même si elle est discriminatoire, n’est jamais qu’une boucherie. Mais, ajouta-t-il, la regardant qui se moquait de lui, je pardonne presque à Eukary, parce que vous êtes l’un des résultats de ses rêves.

 

Elle hocha la tête.

 

– Oh ! je sais que je suis belle, mais je puis le dire sans vanité. C’est un don que je dois à des centaines d’ascendants qui ont vécu selon la loi.

 

– Je suis entièrement réconcilié avec lui, maintenant, dit Alan. Bien que je sois content qu’il y ait quelques millions d’années entre nos époques ; je pense réellement qu’Eukary est de ceux auxquels la distance ajoute du charme. Et quoi encore, Hiéranie ?

 

– Il ne reste plus grand-chose à raconter. Un effet imprévu de l’ordre nouveau fut le mélange graduel des confédérations nationales. On remarqua que les mariages interraciaux donnaient de plus vigoureux rejetons sous certaines conditions, et ceci, ajouté à la rapidité et à la facilité des voyages, supprima peu à peu les distinctions raciales jusqu’à ce que le monde, sauf pour les besoins du gouvernement, devienne pratiquement un seul grand peuple. Dick…

 

Elle se reprit soudain.

 

– Je crois pourtant pouvoir vous apprendre un autre résultat qui fera disparaître de votre visage ce regard sévère de désapprobation.

 

Barry sourit.

 

– Vos réformateurs étaient trop rigoureux pour moi, Hiéranie. Ce sera un réconfort d’entendre quelque chose qui ne se termine pas en un massacre général.

 

– Eh bien, dit Hiéranie, peut-être ceci vous satisfera-t-il ? Eukary fut chez nous à l’origine de la sainteté accordée à la maternité. En vérité, il avait pour cela des raisons plus politiques qu’humanitaires. Il avait à vaincre la chute de la natalité. Il adopta un plan pour que la grossesse soit obligatoirement déclarée, et depuis ce moment jusqu’à la naissance de l’enfant, la mère devenait pupille de l’État. Permettre qu’une femme enceinte ait à travailler ou à s’occuper de soins harassants devint inadmissible. Elle était sacrée, un être à part, vouée uniquement à la vie nouvelle qu’elle donnerait au monde. Pouvez-vous concilier cette idée avec l’homme que vous appelez un boucher ?

 

– Je l’aurais soutenu corps et âme dans cette partie du plan, répondit Barry. Il est dommage qu’il n’ait pas entrepris ses réformes par des moyens plus doux, je ne l’en admirerais que plus.

 

– Rappelez-vous, il avait près de quatre-vingt-dix ans à l’époque de la révolution, continua Hiéranie. Il aurait pu discuter pendant les cinquante années qui lui restaient à vivre sans faire un pas de plus. La génération qui vint après lui et profita de son œuvre ne se plaignit pas. Pensez un monde plein de gens au sang pur, engendrés avec soin, armés contre la maladie dès avant leur naissance, et devenant plus forts, mentalement et physiquement, à chaque génération par une sélection précise. On a calculé que, sans Eukary, les races du monde, à cause des conditions de vie trop faciles et de l’absence du tonique que constituent les guerres, auraient régressé jusqu’à la sauvagerie en quelque deux mille ans ; c’est le scalpel sans pitié du maître qui les sauva.

 

– Hiéranie a raison, dit Alan en la regardant. La Révolution française n’a-t-elle pas sauvé la France ? Pour ne citer que cet exemple. Est-ce que la guerre de Sécession américaine n’a pas eu quelques compensations ? Existe-t-il un Américain qui puisse affirmer aujourd’hui que son pays serait plus avancé si elle n’avait pas eu lieu ? Oh, oui, oui, Dick, le prix semble élevé au moment même, mais c’est parce qu’il est impossible à l’homme normal d’évaluer sur le moment l’étendue des bénéfices à venir. Seuls les gens comme Eukary le savent.

 

– Deux contre un, ce n’est pas juste, dit Barry en riant, surtout lorsqu’un des deux est Hiéranie.

 

Hiéranie se leva et posa doucement la main sur l’épaule d’Alan.

 

– Alan, emmenez Dick avec vous dans le monde, et lancez-le dans la bonne voie. Cette nuit, la bonne voie est celle de la maison.

 

Elle se retourna vers Barry.

 

– Bientôt, Dick, je vous lancerai sur la bonne voie, et – eh bien – nous verrons.

 

Et elle accompagna les deux hommes jusqu’à l’entrée du « temple ».

 

Lorsque Barry monta dans sa voiture, Alan crut entendre une remarque murmurée par-dessus le bruit du moteur.

 

– Qu’est-ce que c’est, Dick ? demanda-t-il.

 

– Je souhaitais seulement, dit le médecin en s’asseyant, qu’Andax aille au diable.

 

– Pour ça, amen, Dicky, même si c’est la première fois que je suis d’accord avec toi aujourd’hui.