Dundas fit ses achats chez le pharmacien. Puis, sans plus attendre, il harnacha Billy et se dirigea vers la ferme, couvrant les dix-huit kilomètres en une heure.
Son premier soin fut de préparer un repas pour Barry et, aussitôt fini, il se rendit au hangar. Depuis sa découverte, il avait placé pour son confort une échelle dans le puits extérieur, de façon à éviter la fatigue supplémentaire de grimper ou de dévaler. Avidement, il descendit l’escalier en spirale jusqu’au vestibule et se hâta vers la sixième galerie. Rien n’avait changé. Même à présent, il ne pouvait franchir le seuil du « temple» sans un sentiment de respect pour ce qu’il contenait.
Suivant les instructions de Barry, il s’employa à minuter le sablier. Après l’avoir renversé et avoir soigneusement noté l’heure, il se retourna vers le dôme de cristal et resta plongé dans ses pensées devant la forme féminine. La merveilleuse et attirante beauté de la femme semblait séduire tous ses sens avec une force renouvelée. Il y avait quelque chose de pathétique dans son impuissance actuelle ; elle exigeait de lui, en tant qu’homme un sentiment de vénération. Elle ne devait pas être très âgée, pensa-t-il en la contemplant, pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans lorsque sa vie avait été suspendue. Son esprit tourbillonnait presque lorsqu’il essayait de réaliser le temps qu’elle avait passé, étendue là, à attendre sa venue. Le monde était né à nouveau, et l’histoire de l’humanité avait été récrite depuis que ces paupières blanches s’étaient refermées sur ses yeux. Durant toute l’histoire connue, elle avait attendu là dans le silence et dans la solitude. Aucun détail du tableau n’échappait à ses yeux vigilants. Il se surprit à se demander si la masse radieuse de sa chevelure avait crû pendant qu’elle dormait. Il se demandait, aussi, pour quelle raison une de ses délicates mains blanches était ouverte, la paume en dessus, à côté d’elle, l’autre étant fermée. Quelles mains avaient jeté sur elle la couverture de saphir chatoyant et disposé ses membres pour le long sommeil ?
Alors, une agitation invincible le saisit et une anxiété impossible à réprimer prit possession de lui. À pas nerveux, il se mit à arpenter la chambre de bout en bout, s’arrêtant, tantôt, pour observer le sable s’écouler dans le verre, et tantôt pour poser les yeux sur le visage immobile. Quand tout fut enfin terminé, Alan fit claquer le couvercle de sa montre : l’intervalle entre deux injections devait être d’une heure et quinze minutes.
Barry allait bientôt arriver, aussi Dundas repartit-il vers la ferme, pour recevoir son ami. Mais aucun signe de la voiture du médecin ne s’apercevait sur la route ; avec une impatience grandissante, il se mit à aller et venir de la maison à l’extérieur. Une pensée traversa alors son esprit. Allant dans sa chambre, il s’examina d’un œil critique dans le miroir de sa table de toilette. En dehors des soins habituels de propreté, il ne s’inquiétait guère de son apparence personnelle. À présent, il scrutait son reflet et l’examen ne lui donna pas l’occasion d’être très satisfait. Il fronça les sourcils, mécontent, à l’intention de la silhouette en salopette, puis regarda autour de lui dans la chambre en quête d’inspiration. Bientôt, son visage s’éclaira. Il se rappelait avoir un costume de tennis tout neuf, en flanelle, et, se débarrassant hâtivement de la salopette méprisée, il commença à se vêtir en blanc. Il était plongé profondément dans le problème représenté par le choix d’une cravate (bleu foncé ou rouge foncé, laquelle irait le mieux ?) quand la corne d’une voiture à l’extérieur lui annonça l’arrivée de Barry. Se décidant rapidement pour la bleue, il cria à Dick de faire comme chez lui et termina sa toilette. Quand il apparut devant son hôte, il n’était pas peu embarrassé par son changement de vêtements. Le fait ne passa pas inaperçu de l’impitoyable ami de sa jeunesse ; il se mit à le railler sans merci, attaque devant laquelle, stupeur ! Dundas resta sans défense. Enfin il explosa :
– Oh ! ça suffit, hein, Dick ! Je suis dans un état d’énervement !… J’avoue m’être attifé ainsi dans l’espoir d’améliorer mon apparence. Je ne veux pas qu’elle pense que tous les hommes de la terre sont comme toi. N’as-tu jamais remarqué à quel point nos vêtements modernes sont les plus affreux et les moins artistiques de toute l’histoire humaine ?
Barry explosa en hurlements de joie.
– Quand as-tu découvert ça, Dun ? Tu disais toujours que la salopette était bien assez bonne pour tout le monde…
Sa déconfiture l’avait rendu cynique, aussi Alan fit-il front sans ciller.
– Je l’ai découvert voici une demi-heure environ. Mets-toi bien ça dans la tête, Dick si je possédais un équipement du XVIIIe siècle, satin bleu lacé d’or, que je sois pendu si je ne le portais pas !… À présent, tu ferais mieux de manger quelque chose, car la Providence seule sait quand nous en aurons fini.
Malgré les objurgations de Barry, Alan refusa de se joindre à lui, protestant qu’il ne pourrait avaler une seule bouchée. Quand le médecin eut calmé sa faim, tous deux se dirigèrent vers le hangar, transportant les bouteilles de lait et les préparations d’aliments concentrés indiquées par Barry, avec le sac contenant les instruments.
Tous deux étaient dans un état d’excitation contenue. Alan parce qu’il se trouvait sur le point de réaliser ses espoirs les plus fous, et Dick à la pensée d’approcher la mystérieuse découverte décrite par son ami de façon si vivace. Quand ils furent entrés dans le hangar, Alan verrouilla soigneusement la porte et alluma sa lampe à acétylène. Puis il confia le panier à Barry et ils descendirent dans le puits. Une fois franchi le seuil supérieur, Dundas avertit son compagnon de le suivre très exactement et prit les devants. Ils descendirent un moment sans parler, les bottes de Barry causaient le seul bruit perceptible, multiplié étrangement par les échos du puits ; l’impression d’être suivis par une foule fantomatique devint enfin trop forte pour ses nerfs et le contraignit à s’arrêter, indécis.
– Sacrebleu, Alan, dit-il en chuchotant, est-ce que ça va continuer longtemps comme ça ? C’est assez pour vous fiche la venette !
Dundas le regarda.
– Nous ne sommes encore qu’à mi-chemin, Dickie. Si ça peut te soulager, ça m’a foutu la frousse aussi, et sacrément, la première fois que je suis descendu. Je te raconterai plus tard. Tu remarqueras que je porte des chaussures de tennis.
Sa voix était réverbérée en échos inquiétants. Barry l’interrompit.
– Grand Dieu ! Ne restons pas là à bavarder, l’endroit semble rempli d’affreux revenants. Je me demande comment tu as fait pour ne pas caner.
– J’ai cané, répliqua Alan brièvement, mais j’ai traversé bien pire, et maintenant c’est ton tour, mon garçon.
Il se retourna et ils reprirent leur bruyante progression. Enfin ils parvinrent au palier inférieur et, malgré l’avertissement d’Alan, Barry faillit lâcher le panier qu’il portait lorsque ses yeux tombèrent sur l’ombre dessinée sur le mur opposé. Alan s’arrêta et fit un bref mais sinistre résumé de sa fuite vers la surface lors de la première rencontre ; et, en dépit du choc qu’il venait de subir, son ami ne put s’empêcher de rire, tout en admettant qu’il aurait fait de même.
Lorsqu’ils arrivèrent en haut de l’escalier menant au vestibule, Dundas se retourna vers son copain.
– Maintenant, écoute-moi, Dick, dit-il d’un ton grave. Avant d’aller plus loin, tu dois comprendre que, nous allons nous heurter à plus de risques de mort subite que tu ne peux en imaginer. La seule chose à faire, est de mettre tes pas dans les miens aussi précisément que possible. Si tu essaies de te trouver un chemin par toi-même, il est à peu près certain que tu mourras soudainement et de façon très déplaisante.
– C’est un joyeux endroit, où tu m’as entraîné, Dun. Toutefois, tu n’as pas besoin de promesse de ma part, car je vais coller à toi comme une sangsue. J’espère que tu sauras reconnaître tes repères !
– Très bien, mais il peut subsister quelques surprises encore inconnues de moi, aussi tiens-toi exactement derrière moi. Je prends la lampe ; nous pourrions en avoir besoin plus tard. Allons-y, maintenant, mais souviens-toi…
Barry sur ses talons, Dundas descendit le dernier escalier jusqu’au vestibule, s’arrêtant en chemin pour montrer à son ami l’endroit où la lame avait bloqué son avance, et la façon dont il en avait triomphé.
À partir de là, leur progression fut ponctuée par des chamailleries. Barry, frappé de stupeur et enthousiasmé par ce qui l’environnait de toutes parts, aurait souhaité de flâner et de satisfaire sa curiosité, mais Alan, impatienté, essayait de l’entraîner en avant. La familiarité avec toutes ces merveilles avait quelque peu émoussé l’intérêt d’Alan pour la galerie d’art, complètement repoussée dans l’ombre par sa dernière découverte du « temple ». Aussi avec un sentiment d’irritation croissante insistait-il pour faire avancer Barry. En dépit des harcèlements et des menaces, le trajet à travers la première galerie occupa un quart d’heure, et enfin, Dundas jura par tous les dieux que si Dick ne voulait pas consentir à aller tout droit à la sixième galerie, il romprait leur contrat et engagerait Walton pour faire le travail. La menace produisit tout l’effet escompté, mais devant la porte de la galerie biologique, Alan ne parvint à pousser Barry hors de cette zone d’attraction qu’en recourant à la violence.
Enfin, ils arrivèrent à l’entrée de l’antichambre. Dans sa relation, Alan n’avait fait aucune allusion à cet élément du parcours. Sur le seuil, comme Barry restait immobile, éperdu devant la magnificence de la pièce, Alan souligna brièvement les particularités de sa construction de façon à préparer son camarade au choc. Malgré cela, et même avec l’assistance de la lumière amicale de la lampe à acétylène, ce fut un homme blême et dégrisé qui se tenait près de Dundas à l’entrée de la dernière galerie. L’excitation d’Alan ne put cependant voiler l’amusement qu’il prenait à la stupéfaction de son ami.
– Dicky, mon vieux, si tu ajoutes le moindre mot au sujet de mon élégance vestimentaire d’aujourd’hui, j’écrirai un article décrivant comment tu as sauté en l’air quand les hurlements ont commencé.
Barry essuya son front moite et laissa échapper un puissant soupir.
– Tonnerre ! Dun, si j’avais su le genre d’endroit dans lequel tu m’entraînais, il t’aurait fallu trouver un autre conseiller médical.
Il avait été si démonté qu’il n’avait pas encore pris garde à son nouvel environnement. Et soudain, son regard, suivant celui de Dundas, tomba sur le « temple » et sur le groupe réaliste de statues sous le portique. De l’endroit où ils se tenaient, il était presque impossible de déceler si l’Art ou la Nature était responsable de ce trio peu conventionnel. Obéissant à son instinct, Barry se dirigea rapidement vers le temple, tirant Alan après lui.
– Grand Dieu, Alan ! dit-il, suffoqué, je croyais t’avoir entendu dire qu’il n’y en avait qu’une.
Alan gloussa devant la contenance pudique de son ami.
– Je regrette que ta modestie soit atteinte, Dicky, mais ta patiente est à l’intérieur. Les filles de ce portique sont ses anges gardiens. Elles ne sont pas, je l’avoue, du genre stéréotypé.
Il mit la main sur l’épaule de Barry et tous deux se dirigèrent vers les marches.
– Ces trois drôlesses sont un exemple de l’art d’une autre période de l’existence du monde, et si elles sont de fidèles reproductions de la nature, cela montre que la Nature n’a jamais pu améliorer la femelle de l’espèce.
– Ma parole, Dun, dit Barry, regardant de biais les formes féminines, je n’ai rien contre une belle chose, mais celles-ci sont plutôt surtitrées. Kitty approuverait difficilement que je fasse leur connaissance. Elles sont trop réalistes, même comme ornements… De quoi rougir.
– Elles représentent un peu plus que des ornements, Dick. Comme tout, dans cet endroit, elles ont été mises là dans un but précis. Je te montrerai pourquoi plus tard. Ne perdons plus de temps maintenant. Viens.
Il avança vers le rideau et l’écarta, faisant signe en même temps à Barry d’entrer. Lorsque le rideau retomba derrière eux, l’atmosphère de mystère qui dominait dans le « temple » les captiva tous deux. Ils se découvrirent mécaniquement, et quand Dundas guida Barry jusqu’au dôme de cristal, leur voix s’abaissa jusqu’au murmure. Debout près du dais scintillant, les yeux d’Alan passaient de la somptueuse forme étendue au visage de son ami. Il savait que le jugement plus calme et plus entraîné de Barry confirmerait ou anéantirait ses espoirs au premier regard. Avec une émotion sauvage de bonheur, donc, il vit le regard vide de Dick laisser place à l’ahurissement. Comme un homme perdu dans un rêve, il tomba à genoux, collant son visage au dôme transparent pour essayer de voir de plus près la forme gisant sur le divan. Durant quelques minutes, il resta sans mouvement. Puis, sans tourner la tête, il parla en un chuchotement plein d’étonnement.
– C’est vrai. Mon Dieu ! C’est vrai.
Un instant plus tard, il se leva vivement et saisit le bras d’Alan.
– Dun, tu avais raison.
Sa voix tremblait d’excitation.
– Jusqu’à ce moment, j’ai pensé que tu m’amenais à une tombe. Dun, comprends-tu ce que ça signifie ? Elle est vivante. Elle est vivante !
– J’en étais persuadé, Dick, dit Dundas avec calme, ses yeux allant du visage de son ami au divan. Je ne comprends rien à rien, sauf cela. Dick, crois-tu que nous pourrons…
La voix lui manqua, à cause de son anxiété, mais la question muette reflétée par ses yeux en disait plus que des paroles.
– Dieu seul sait ce qu’il y a derrière tout ça, Alan, répondit Barry sobrement. Si la vie a été maintenue dans ce corps aussi longtemps par quelque moyen merveilleux, alors, peut-être, par des moyens tout aussi merveilleux, elle peut être rappelée.
Il s’interrompit et se retourna vers le dais pour étudier la forme étendue avec des yeux attentifs. Puis il releva la tête.
– Dis-donc, mon vieux, je comprends pourquoi tu es si anxieux, mais, pour l’amour de Dieu, n’espère pas trop. Alan, trop de choses peuvent s’être détériorées depuis qu’elle gît là. Les drogues risquent d’être éventées. Il peut y avoir eu une limite dans le temps. Nous allons travailler dans le noir absolu.
Dundas secoua la tête.
– Je pense pourtant, Dick, qu’ils n’ont pas laissé la moindre chance à l’erreur. Tout repose sur nous, ou plutôt sur toi.
Barry resta silencieux un moment, puis se ressaisit.
– Montre-moi ce livre, Dun. Après tout, c’est sur lui que tout repose réellement.
Sans un mot, Alan le conduisit jusqu’au coffre : et, tirant le livre de son étui, il le plaça sur la table devant Barry. Puis il attira deux sièges. Pendant une demi-heure, ils restèrent assis en silence, Barry plongé dans les pages devant lui, et Alan le regardant sans un mot cependant que l’autre passait du livre au coffre. Il comparait à mesure chaque article avec les dessins, les maniant avec adresse et précision. Dick fut le premier à rompre le silence.
– As-tu minuté le sablier ?
Il avait lancé les mots sans regarder.
– Oui. Une heure et quinze minutes exactement.
Barry hocha la tête et s’empara de la seringue qui reposait sur la table devant lui pour l’examiner attentivement. Il la reposa bientôt et releva la tête soudainement.
– Quelque chose qui ne va pas ? demanda Alan, inquiet.
– Non, tout va bien, mais cette seringue est quelque chose de nouveau dans son genre. Je ne trouvais pas pourquoi, d’abord. Elle a l’air assez simple, mais as-tu remarqué ces valves ?
– Je ne saurais le dire, répondit Alan, jetant un coup d’œil à l’instrument.
– Eh bien, poursuivit Barry, dans une injection de cette sorte, il y a un risque d’injecter de l’air en même temps que le liquide, et ça peut jouer des tours pendables si ça arrive. Cette seringue est ainsi faite que le liquide peut passer, mais pas l’air. Ça simplifie les choses, pour moi. Non, Dun, mon vieux, ils ne prenaient pas de risques. Maintenant, regarde, qu’est-ce que tu tires de ça ?
Il en revint à une page du livre et le passa à Alan qui secoua la tête quand il la vit.
– Je n’y ai absolument rien compris quand je l’ai vue. C’est de l’hébreu, pour moi.
Barry prit un flacon de liquide incolore dans le coffre, et le compara au dessin de la page.
– Outre la couleur, ils ont donné aux flacons des formes différentes, pour qu’on ne puisse pas les confondre. Suis-moi bien. Tu vois, l’endroit où l’incision doit être pratiquée, comme le scalpel lui-même, doivent être frottés avec ce liquide. C’est une solution antiseptique, j’imagine. Tu vois, aussi, que les bandes elles-mêmes sont hermétiquement scellées. J’ai tout pigé, à présent. Tout est parfaitement simple, il n’y a qu’à gouverner tout droit, bien que je me demande pourquoi l’injection doit être faite dans l’artère et non pas dans la veine. De toute manière, c’est un cas où il faut suivre les instructions, quitte à ruiner le propriétaire. Je crois que nous ferions mieux de commencer tout de suite. Le seul problème, c’est la façon dont on ouvre ces flacons.
Il en prit un qui contenait le liquide vert. Il n’était pas clos par un bouchon quelconque. Le col large en avait été effilé jusqu’à un point, puis fondu, de telle sorte que l’évaporation était impossible ; la seule méthode, pour obtenir son contenu, serait de briser le col. Dick se leva pour aller chercher dans son sac une pince. Tenant le flacon fermement d’une main, il frappa légèrement le col avec la pince. Au troisième coup, le verre céda selon une ligne nette, à environ un centimètre du corps du flacon, comme cela était évidemment prévu. Alan avait observé l’opération d’un air soucieux. Un accident aux précieux récipients aurait été un désastre irréparable. Quand il vit le succès de l’expérience, il laissa fuser un soupir de soulagement.
– Boulot risqué, Dick, dit-il. J’étais sur des charbons ardents.
Barry était trop absorbé à renifler le contenu du flacon pour remarquer le commentaire.
– Qu’est-ce que ça sent ? demanda Dundas en observant le visage de Barry qui inhalait, les yeux fermés, puis fixait le plafond en quête d’une inspiration.
– Que je sois pendu si je le sais, répondit-il brièvement, puis, un moment plus tard : cela ne ressemble à rien que j’aie déjà senti. Je crois que je ferais mieux de mettre un bouchon jusqu’à ce que nous en ayons besoin. J’ai l’impression que c’est plutôt volatil.
Il enfonça dans l’ouverture du flacon un tampon serré de coton et revint au coffre.
– Maintenant, Dun, nous allons enlever cette boîte de verre. Je suppose que ce levier sert à la maintenir en place…
Ils s’avancèrent vers le dôme de cristal.
– Ça n’aurait aucun sens, de la maintenir, s’ils laissaient la clef dans la serrure. Je pense que le levier a une autre fonction. De toute façon, on y va.
Il s’agenouilla, saisit la poignée d’une main ferme et tira vers lui. Le mouvement fut suivi immédiatement par un sifflement bruyant, comme si de la vapeur s’échappait, qui s’évanouit en quelques secondes. Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre en silence un moment.
– Qu’est-ce que c’était, Dun ? demanda Barry, perplexe.
Alan se releva et regarda à travers le dôme.
– Ça ne pouvait être qu’une chose, Dick. On avait fait le vide sous le couvercle, et le levier a permis à l’air de pénétrer.
– Le vide, mon œil, dit Barry dédaigneusement. Quoi ! la pression extérieure aurait écrasé ce verre en poussière, il est mince comme du papier.
Dundas secoua la tête.
– Tu te trompes, Dick. Ce n’est pas du verre… du moins pas du genre que nous connaissons ; il est plus solide que de l’acier. La pression a dû être terrible, mais elle a aidé à maintenir le couvercle fixé sur l’anneau. Je suis sûr que nous pourrons maintenant le déplacer aisément. Prends les deux autres poignées.
Barry obéit et, au signal d’Alan, ils soulevèrent ensemble. Le grand dôme s’enleva avec une facilité surprenante. S’il avait été constitué de papier, il n’aurait pas été plus léger. Ils s’attendaient à ce que seul le verre soit amovible, et que l’anneau de métal de trente centimètres reste assujetti au dallage ; ils découvrirent avec surprise que le couvercle, d’une seule pièce, se trouvait simplement encastré dans un sillon circulaire entourant le divan. Soulevant délicatement le tout, pour ne pas blesser la forme immobile, ils l’emportèrent assez loin pour le déposer sur le plancher. Puis, la même impulsion les guidant, ils se hâtèrent de revenir vers le divan. Debout chacun d’un côté, ils se penchèrent. Guidée par l’instinct professionnel, la main de Barry saisit le poignet qui reposait à côté d’elle. Il le tint un moment, puis rompit le silence contraint.
– Pas trace de pouls, Alan. Mais je ne m’y attendais pas, dit-il d’une voix basse. Regarde.
Il souleva doucement la main ouverte.
– Les articulations sont aussi flexibles que si elle dormait. Passe-moi mon sac, veux-tu.
Quand Dundas revint vers le divan, Barry venait de refermer une paupière qu’il avait soulevée.
– Dick, tu ne feras rien de plus que la routine prévue, n’est-ce pas ? dit Alan gravement en lui tendant le sac.
– Sur mon honneur, Dun, je ne prendrai pas le plus petit risque. Je ne voulais que ceci.
Il ouvrait le sac tout en parlant et en tira un stéthoscope dont il fixa les écouteurs à ses oreilles. Agenouillé, il posa l’instrument sur le cœur et resta immobile. Enfin il se redressa et secoua la tête pensivement.
– Inutile que j’essaie de rendre compte de quoi que ce soit dans ces conditions, car je suis absolument dans le noir. La seule chose à faire, c’est de continuer selon les instructions.
Dundas, en proie à une anxiété aiguë, hocha la tête sans parler. Il obéit aux directives de Barry mécaniquement et l’aida à amener une table près du divan. Puis ils disposèrent le contenu du coffre sur celle-ci dans l’ordre où il serait utilisé. Dick considéra d’un air chagrin la main tremblante d’Alan qui voulait ouvrir le flacon contenant l’antiseptique.
– Il vaut mieux me laisser faire, Dun, si tu ne peux pas te maîtriser. Grand Dieu, mon vieux ! J’ai besoin d’aide. Vas-tu me laisser en plan ?
Il y avait dans sa voix une intonation calculée qui piqua Alan au vif. Celui-ci se ressaisit.
– Dick, je ferai tout mon possible, mais je ne suis pas de bois. Dois-je rester ? Cela me paraît sacrilège.
L’intérêt professionnel avait refoulé en Barry tout autre sentiment, maintenant que le moment d’agir était venu. L’entraînement intensif de son métier le soutenait. Cerveau et nerfs avaient soumis œil et main à leur discipline. Il se mit en devoir de stériliser, avec un sang-froid parfait, les instruments et l’endroit du bras où il devait opérer.
Rien dans son comportement n’indiquait l’excitation intense qu’il ressentait.
– Écoute-moi, Alan. Je peux y arriver sans ton aide, mais ce serait prendre des risques inutiles. Tu n’as pas besoin de regarder si tu préfères, mais tu dois rester là pour le cas où j’aurais besoin de toi.
Tout en parlant, il remplissait la seringue du liquide émeraude et la tendait à Dundas.
– Maintenant, tiens-moi ça, et au moment où je te le demanderai, mets la moi la dans main.
Il se détourna et s’agenouilla à côté du divan, saisissant du même mouvement la lancette scintillante sur la table.
Alan détourna les yeux et regarda sans ciller le rideau de l’entrée, essayant de fixer son attention sur les entrelacs du dessin. Le silence était si intense qu’il pouvait nettement entendre battre son propre cœur.
– Maintenant, Dun ! La seringue ! lança la voix sèche de Barry.
Alan, aussitôt, la déposa dans la main tendue. Nouveau silence, puis Dick se remit sur pieds.
– L’heure exacte, Alan ? demanda-t-il.
– Quatre heures dix, répondit Dundas, disposant sa montre sur la table.
– Bien, jusqu’à présent, ça va. Nous n’avons plus qu’à attendre cinq heures vingt-cinq pour la suivante. Mon vieux, ça va être une attente pénible… une heure et quart.
Alan ne tenait pas en place.
– Il n’y a maintenant plus de raison pour que tu ne regardes pas, si tu le veux, mon vieux ; j’ai recouvert la plaie d’un bandage.
Dundas revint près du divan et regarda, ses yeux reflétant son émotion. Il ressentait une vague impression de surprise à constater que rien ne s’apercevait encore sur le visage calme reposant sur les coussins. Barry n’eut aucune peine à comprendre ce regard.
– Ne sois pas trop désappointé, dit-il d’un ton rassurant. Je ne m’attends pas à un changement avant la prochaine injection. Nous devons nous y résigner.
Puis, après un essai avec le stéthoscope, il poursuivit :
– As-tu remarqué, Alan, qu’il n’y avait pas la moindre trace d’hémorragie ? Ce fait ne peut pas te frapper, car tu n’y connais rien, mais il m’aide à rassembler mes idées sur la question.
– Les détails ne m’inquiètent pas beaucoup, Dick, répondit Dundas. La clef de tout repose sur le résultat de ton travail. J’aimerais bien savoir comment les choses vont s’arranger. C’est l’attente qui fait mal.
Il se jeta dans un siège proche et tambourina nerveusement avec ses doigts. Barry, pour le distraire de ses pensées, commença à le questionner sur ses aventures depuis le début. Il avait le temps à présent de remarquer la beauté exquise de la décoration intérieure et parvint à entraîner Alan dans un examen plus approfondi de leur environnement. Quand ils en arrivèrent à l’étrange tableau de bord proche de l’entrée, la main de Dick s’avança impulsivement, pour être retenue en hâte par Dundas.
– Dick, pour l’amour de Dieu, ne touche à rien de tout ce sur quoi tu pourrais tomber. Tu ne sais jamais quel genre d’enfer tu peux déchaîner, ici. Tout l’endroit est une masse de machinerie diabolique.
En quelques phrases, il conta son intervention dans la galerie des techniques. Barry, convenablement impressionné, s’éloigna des boutons trop attirants et, quand il eut fini de les examiner rapidement, il écouta avec un intérêt haletant l’histoire de l’ouverture du « temple ».
Puis tous deux discutèrent, à voix basse, du parti à adopter en cas de succès. Enfin Barry admit, avec quelques doutes cependant, que l’idée d’Alan – laisser les événements se dessiner d’eux-mêmes – était la meilleure politique à suivre. Durant le dernier quart d’heure, à peine s’ils échangèrent un mot. Barry s’occupait à préparer la dernière injection ; Alan, pour passer le temps, disposait le lait et les autres aliments sous la direction de son ami.
Enfin, la grande aiguille de la montre indiqua que le moment était venu. Sans hésitation, Dick se remit au travail. Malgré sa répugnance, Dundas observa la fin de l’opération, d’un regard fasciné. Ce fut terminé en quelques minutes, et le bandage bien ajusté par des doigts habiles et fermes.
– Maintenant, dit Barry, si notre croyance a quelque fondement, nous le saurons très vite.
Debout de chaque côté du divan, tous deux observaient, leur cœur battant rapidement. Les minutes succédèrent aux minutes. Une fois, Alan regarda Barry et vit ses yeux fixés avec attention sur le visage de la femme. Ses lèvres étaient serrées en une ligne droite, et il y avait dans son regard une grande concentration. De nouveau, le long silence tendu. Et soudain, une exclamation sourde s’échappa des lèvres du médecin. Un moment après, il s’inclinait, le stéthoscope dans la main. Puis il se redressa.
– Dieu, Dun ! martela-t-il, pas de doute, à présent… les pulsations sont nettes. Observe bien !
Tremblants d’excitation, ils se penchèrent plus près. À ce moment, les lèvres pâles s’écartèrent légèrement, montrant l’éclat des dents, blanches comme du lait ; à peine audible, un bruit de respiration troubla le silence, accompagné d’un mouvement distinct, quoique léger, du tissu sur la poitrine. Les deux hommes demeuraient pétrifiés. Sous leurs yeux ahuris, un miracle prenait place. Aussi lentement que l’aurore, un léger flux de couleur s’étendait sur les joues pâles, en même temps qu’une nuance plus sombre sur l’arc parfait des lèvres. Mais avec cet afflux rose survint quelque chose de plus qui faisait penser à un voile écarté soudainement des traits pâlis. C’était comme si une âme venait de découvrir un havre. Après le premier soupir, ce fut une respiration lente, régulière, et le sein gonflé, sous la robe qui le moulait, se souleva doucement à l’unisson. Aussi belle qu’elle parût auparavant – ils s’en rendaient compte maintenant que le flux de la vie battait dans ses veines – la femme sur laquelle ils avaient jeté les yeux n’était que l’ombre de celle qui sous le regard, s’épanouissait comme une fleur somptueuse.
Dundas effleura Barry de la main et chuchota :
– Dick… nous ne devrions pas rester si près. Cela pourrait l’effrayer, si elle ouvre les yeux brusquement.
Avec un hochement de tête, Barry acquiesça et tous deux reculèrent silencieusement et restèrent ensemble à quelque distance.
– Ce n’est plus qu’une question de minutes maintenant, Alan, à la vitesse à laquelle ces drogues agissent. Bon Dieu ! Quelle merveille !
Ainsi parlait Barry, en un chuchotement retenu. Il ne se rendait pas compte, fasciné par le spectacle, que Dundas lui serrait le bras comme dans un étau et que l’empreinte de ses doigts subsisterait plusieurs jours.
– Regarde, Dick ! murmura ce dernier. Regarde ! La main !
Comme il parlait, la main blanche s’étirait et retombait enfin sur la cascade dorée de la chevelure. Un moment plus tard, vint un soupir plus profond que le précédent, puis la tête se tourna légèrement sur le coussin. Nouveau soupir, semblable à la première exhalaison d’un enfant ; les longs cils tremblèrent et les paupières pâles frémirent très légèrement, puis… Le cri d’extase qui montait aux lèvres d’Alan fut arrêté par la main preste de Barry. Lentement, les yeux s’ouvrirent, d’un gris somptueux, profond… puis se refermèrent, et se rouvrirent encore. Il sembla aux deux observateurs, comme l’éveil de la conscience éclairait ses yeux, que ce moment durerait toujours. Puis, elle leur parut s’adapter à la réalité extérieure en un éclair. La main blanche s’éleva jusqu’au front, elle leva la tête et regarda tout autour d’elle, et, ce faisant, ses yeux tombèrent sur les deux hommes silencieux. Un léger cri échappa de ses lèvres et elle se dressa à demi sur un coude, les considérant avec un immense étonnement, mais sans la moindre trace de crainte. Ils restèrent ainsi un bref instant. Aucun des deux hommes ne savait que dire ni que faire ; la femme paraissait incapable, pour l’instant, de saisir le sens de leur présence. Et soudain la compréhension monta jusqu’aux doux yeux brillants. D’un mouvement rapide et gracieux, elle rejeta loin d’elle la couverture et s’assit sur le bord du divan, sans qu’un seul instant son regard les abandonnât. Un moment, elle demeura ainsi, puis, comme si la mémoire lui revenait tout d’un coup, elle ouvrit sa main fermée et observa, longuement et passionnément, la tache brune dans la paume rose.
Délivré pour l’instant de l’intensité de son regard, Barry murmura, frénétique :
– Pour l’amour de Dieu, Dun, parle-lui ; dis quelque chose, fais quelque chose !
Alan se ressaisit avec effort et fit un ou deux pas en avant, les mains tendues. Comment eut-il la force de contrôler sa voix, il ne le sut jamais, mais il y parvint et dit calmement :
– N’ayez pas peur de nous, je vous en prie ; nous sommes des amis, et nous voudrions vous aider.
Au son de sa voix, elle releva les yeux et regarda ses mains tendues ; puis elle le dévisagea, droit dans les yeux, et de nouveau son regard revint à la tache sombre de sa paume. Très lentement, elle se leva et regarda tout autour d’elle. Ses yeux balayèrent la pièce d’un bout à l’autre et s’arrêtèrent enfin à la table, près du divan, et à l’étalage de flacons et d’instruments. Comme si elle devinait leur but, elle examina son bras bandé – elle ne l’avait pas remarqué jusqu’alors – et tâta le bandage d’un doigt inquiet. Sans prendre la main offerte, elle dépassa Dundas lentement et se dirigea à travers la pièce vers l’endroit où était situé le tableau de bord. Les deux hommes s’écartèrent à son passage ; ils surveillèrent ses mouvements avec anxiété. Mais ils ne pouvaient pas ne pas constater l’allure royale et gracieuse de la femme en marche. Selon un ordre visiblement défini, elle effleura plusieurs boutons les uns après les autres. Une fois, en réponse, la profonde note musicale d’une cloche résonna.
Une parfaite maîtrise de soi ne donna pas le moindre indice quant au résultat, attendu ou inattendu d’elle. Sans plus d’hésitation, elle pivota et, traversant la chambre, elle s’immobilisa devant une des armoires qui avait défié tous les efforts d’Alan pour l’ouvrir. En un instant, sous la pression d’un de ses doigts, le devant ciselé glissa et s’abattit, exposant des alvéoles dans lesquels étaient disposés en grand nombre de cadrans, chacun avec une aiguille et entouré d’hiéroglyphes. Elle les étudia quelques instants attentivement et, pour la première fois, elle montra les signes d’une violente émotion. Ce qu’elle avait appris de cette armoire, la troublait profondément. En se retournant vers les deux hommes, qui l’observaient, immobiles, en silence, son visage montrait une expression d’ahurissement et d’incrédulité. Sans cesse, comme pour se convaincre, elle laissait aller ses regards du groupe de cadrans de l’armoire au visage des hommes.
– Que penses-tu de cela, Dun ? Murmura Barry ardemment.
– Il me semble que cette série d’horloges lui a appris le temps pendant lequel elle a dormi répondit Alan sans tourner la tête. Si oui, il n’est pas étonnant qu’elle soit ahurie. Dick, je vais essayer de lui parler encore.
Comme si elle comprenait ce que les deux hommes se disaient, elle quitta l’armoire et s’avança lentement vers eux. Tout en approchant elle reprenait le contrôle total de ses émotions. Il n’y avait pas la moindre trace d’appréhension sur son visage. Ses graves yeux gris allaient de l’un à l’autre, pleins d’intérêt et de curiosité. Alan fit un pas à sa rencontre, et Barry ne put s’empêcher de reconnaître à quel point il avait bonne allure avec ses épaules carrées et sa belle silhouette athlétique.
– Par Dieu ! pensa-t-il, Dun est en pleine forme. Je ne sais pas à quelle sorte d’homme elle est habituée, mais elle se trouve maintenant devant l’un des meilleurs spécimens de notre espèce.
À un pas l’un de l’autre, l’homme et la femme s’arrêtèrent, et Barry observa la rencontre avec une grande délectation. Un moment, ils se dévisagèrent l’un l’autre sérieusement, puis un lent et doux sourire monta aux lèvres de la femme, qui instantanément amena un sourire en réponse chez Alan, dont la main s’avança impulsivement. Cette fois-ci, il n’y eut aucune hésitation, car sa main à elle serra celle de l’homme franchement. Et ils demeurèrent ainsi quelques secondes, se regardant tous deux dans les yeux, mais sans échanger le moindre mot. Puis, comme avec regret, leurs mains se séparèrent ; au-delà de lui, elle jeta un regard à Barry qui se tenait à l’écart, un sourire amusé et intéressé sur le visage.
Tout s’immobilisa un moment ; et Dundas prit la situation en mains. Se tournant vers Dick et le désignant d’un geste, il dit, lentement et distinctement :
– Richard Barry.
Sans la moindre hésitation, elle répéta le nom doucement, et avançant vers lui, elle tendit la main à Dick qui la saisit aussitôt. Puis elle se retourna et regarda d’un air interrogateur Alan. En quelques pas, il fut près d’elle et, se désignant lui-même, articula son propre nom. Ceci, aussi, elle le répéta, non pas une seule fois, mais plusieurs, et, à l’oreille charmée d’Alan, jamais voix humaine ne fut plus parfaite.
– Dun, dit Dick avec un rire bref, c’est toi qui gagnes… Je ne suis qu’au second plan. Mes félicitations.
Le visage d’Alan vira au cramoisi.
– La ferme, âne bâté ! répondit-il sauvagement.
Mais Dick, protégé par la présence de la femme qui se tenait entre eux, poursuivit :
– Nul besoin de soie bleue lacée d’or, mon vieux. Pourtant, ne penses-tu pas qu’il serait poli d’offrir à la dame quelque rafraîchissement ?
Tout en grommelant des menaces de vengeance, Alan se dirigea vers la table et emplit un verre de lait. La femme observait chacun de ses mouvements très attentivement et vit immédiatement son intention. Lorsqu’il lui tendit le verre, elle s’approche sans la plus petite hésitation et le lui prit des mains. Puis elle éleva le verre à ses lèvres et but la plus grande partie de son contenu avant de le reposer, en secouant la tête négativement lorsqu’il offrit de le remplir à nouveau.
Les deux hommes attendaient son prochain geste avec un grand intérêt. Un bon moment, elle resta à côté de la table, plongée dans ses pensées. Puis son regard alla de l’un à l’autre, comme si elle venait de prendre une résolution. Elle prit position près d’un siège, regarda Dick et, l’appelant par son nom, lui fit signe de venir s’y installer. Obéissant, Dick répondit à son appel et à son évident désir de le voir assis. Alors, elle poussa un autre siège près du sien, en face, ignorant l’essai poli d’Alan pour l’aider. Quand elle l’eut placé à sa satisfaction, elle posa gentiment la main sur le bras d’Alan et l’attira vers le second siège, l’installant en face de Dick de telle sorte que leurs genoux se touchaient. Les deux hommes la regardèrent d’un air vacant, puis se considérèrent l’un l’autre.
– Qu’est-ce que c’est que ce jeu ? demanda Dick, quelque peu inquiet.
– Je n’en ai pas la moindre idée, répondit son copain. Je suis seulement certain qu’elle sait de quoi il est question. Et je suis prêt à la suivre aveuglément.
– Oh, bien, si tu es satisfait, il ne me reste plus qu’à l’être aussi, dit Barry d’un ton résigné.
Pendant qu’ils parlaient, la femme écoutait et, comme si elle comprenait leur perplexité, elle sourit d’un air rassurant. Puis elle se pencha et, prenant la main droite de Dick, elle la plaça dans la main gauche d’Alan ; puis elle joignit de la même manière les deux autres mains. La pression de ses doigts tendres fit frissonner Dundas, comme s’il avait touché un fil électrique dénudé.
– Ça m’a tout l’air d’un nouveau jeu de salon, Dun, dit Dick, ricanant devant la tête ahurie de son ami.
– Tiens-toi tranquille, Dick, et ne lâche pas mes mains. Il y a plus de choses dans ceci que nous ne pouvons le voir. À présent, qu’est-ce…
Pendant qu’il parlait, elle s’était placée derrière le siège de Barry, et l’avait attiré en arrière jusqu’à ce que son crâne repose sur le dossier du siège. Alors, elle émit quelques mots très doux et plaça ses mains jointes sur le front de Dick en regardant Alan dans les yeux.
– Ne bouge pas, Dick, dit Alan en un murmure. Laisse-la faire ce qu’elle veut.
Un instant plus tard, Alan vit un regard étrange luire dans les yeux de Barry.
– Qu’y a-t-il, Dick ? demanda-t-il en hâte.
Il sembla d’abord que l’autre essayait de répondre, mais avant qu’il puisse former les mots, ces yeux se fermèrent, et tout son corps se relâcha, Un instant, Alan faillit se lever, mais un rapide regard d’avertissement dans les yeux gris de la femme l’en détourna. Puis elle se mit à parler, regardant tout le temps Alan droit dans les yeux ; Alan écoutait, fasciné. Elle parlait avec lenteur, émettant les mots étranges d’une voix douce, liquide. Un instant plus tard, elle s’arrêta, et aussitôt Barry frissonna sous ses mains et se mit à parler. Sa voix était basse et monotone, mais très distincte.
– Alan Dundas, je vous parle par l’intermédiaire de votre ami, Richard Barry, et à travers lui vos pensées peuvent m’être connues. Répondrez-vous aux questions que je vous poserai ?
– J’y répondrai avec joie, dit Alan, instantanément.
Alors, à son grand étonnement, Barry, inconscient, dit quelques mots dans la même langue étrange qu’il avait entendu la femme employer. Elle lui sourit gentiment par-dessus la tête de Dick, et parla de nouveau. Et ainsi le dialogue se poursuivit à travers l’interprète inconscient.
– Qui a réussi à pénétrer dans la grande sphère ?
– C’est moi, mais je ne savais pas que c’était une sphère.
Il y eut un regard étonné sur son visage lorsqu’elle posa la question suivante.
– Pourquoi ne le saviez-vous pas ? Ne pouviez-vous pas la voir ?
– Non, l’endroit dans lequel nous sommes est enterré sous le sol. J’étais en train de creuser, et c’est ainsi que je l’ai découvert.
Elle fit une pause pour réfléchir, puis reprit :
– Avez-vous trouvé tout seul votre chemin jusqu’à mon lieu de repos, ou d’autres vous ont-ils aidé ?
– Tout seul. Je vis assez éloigné des autres et j’ai gardé le secret pour moi.
– Alors, qui, à part vous, connaît mon existence ?
– Une seule personne… Richard Barry, mon ami. Quand je suis parvenu à entrer ici, j’ai compris que je n’aurais pas les capacités nécessaires pour vous rappeler à la vie, aussi lui ai-je demandé son aide ; mais je lui ai fait jurer, d’abord, de garder le silence jusqu’à ce que je lui permette de parler de cette découverte. Sur ce point, nous vous obéirons.
Alan observait avec acuité le merveilleux visage devant lui tandis que Barry traduisait inconsciemment ses paroles ; il constata avec une grande joie que sa réponse lui faisait visiblement plaisir. Le sourire éblouissant qu’il reçut, le récompensait pour son dur travail et tous les risques encourus.
– Pour ceci, je vous remercie, Alan Dundas. Dites-moi, maintenant, y a-t-il beaucoup d’habitants sur la terre ?
– Des centaines de millions. Combien, je ne le sais pas, mais le monde est très peuplé.
– Pouvez-vous me dire le temps que représente l’histoire de la race humaine ?
– Grossièrement, nous avons de bons documents pour deux mille cinq cents ans. Au-delà, nous avons de vagues connaissances sur une période de trois ou quatre mille ans encore.
Cette réponse parut l’intéresser au plus haut point, car il s’écoula quelque temps avant qu’elle ne reprenne la parole.
– Ce que vous me dites me cause beaucoup de peine, car vous me confirmez un immense cataclysme survenu voici très longtemps. Mais je vous en reparlerai. Désirez-vous être mon ami ?
– Certes, oui !
Il n’y avait pas le moindre doute quant à la sincérité de sa réponse.
– Dites-moi alors si vous pouvez garder le secret sur mon existence jusqu’à ce que je veuille la révéler.
– Non seulement je le peux, mais je le ferai. Et je répondrai de Richard Barry comme de moi-même.
– Alors, Alan Dundas, tel est mon désir. Mieux, je tiens à rester inconnue jusqu’à ce que je puisse parler votre propre langage. Emploie-t-on plus d’une langue dans le monde ?
– Il existe de très nombreux langages, mais celui que je parle est le plus largement utilisé. Et je vous l’enseignerai avec joie.
– Je vous fais donc confiance, car je sais bien que je le puis. Jusqu’à ce que vous m’ayez appris à parler votre langue, je resterai ici. Je vous dirai pourquoi plus tard. Il y a beaucoup de choses que je dois apprendre, aussi, avant de pouvoir aller parmi les gens de votre monde. Ces choses, il faudra que vous me les appreniez.
– Tout ce en quoi je pourrai vous aider, je le ferai avec joie, dit Alan du fond du cœur.
Un nouveau sourire fut sa récompense.
– Maintenant, je dois rappeler votre ami à lui-même ; il n’est pas bon de le tenir ainsi.
– Attendez, dit Dundas ardemment. Vous ne m’avez pas dit de quel nom vous appeler.
– Je m’appelle « Hiéranie ». Ce nom signifie « La Fleur de la Vie ».
Alan répéta le nom avec douceur, et elle acquiesça à chaque répétition avec un léger sourire amusé.
– En vérité, un nom de fleur vous va tout à fait bien, se hasarda-t-il à dire.
Ses yeux défièrent les siens par-dessus la tête de Barry.
– Mais il y a bien des sortes de fleurs.
– Mais aucune aussi belle que la fleur de la vie, s’enhardit-il à conclure, le cœur battant.
Une lente rougeur monta à ses joues et Barry frémit nerveusement sous les mains. Pour la première fois, elle abaissa les yeux légèrement :
– Voyez, nous imposons une trop grande tension à votre ami.
Elle déplaça un peu ses mains.
– Un moment encore. Vous ne m’avez parlé de votre nourriture. Il faut que j’arrange cela.
– Il est inutile de vous en inquiéter. Il y a ici des aliments et tout ce dont je pourrais avoir besoin pour bien des années.
– Est-ce que Richard Barry pourra revenir vous voir et m’aider à vous apprendre ce qu’il faut ?
Elle devina ses pensées.
– Oui, il peut venir, mais je ne vous reparlerai pas avant que vous ne m’ayez appris comment le faire. Maintenant, il faut nous arrêter. Avant cela, pourtant, dites-moi s’il fait jour ou nuit ?
– Le jour s’achève à peine.
– Vous allez rapporter à Richard Barry tout ce que nous venons de nous dire. Après quoi vous me laisserez ici et reviendrez au petit matin, n’est-ce pas ?
– Je ferai selon votre volonté, mais je ne crois pas que je dirai tout à Richard Barry. J’en omettrai une petite partie.
Il y avait dans ses yeux une lueur qu’elle ne pouvait manquer d’interpréter.
– Si vous avez dit des absurdités, je ne pense pas que votre ami tienne à les entendre.
Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle ôta ses mains du front de Dick, puis, tournant rapidement autour du siège, elle sépara leurs mains unies.
Presque immédiatement Dick, qui s’était affaissé sur son fauteuil, ouvrit des yeux encore voilés et ensommeillés ; il jeta un coup d’œil interrogateur à Alan qui restait assis, souriant, devant lui.
– Qu’est-il arrivé, Dun ? Je me sens comme drogué.
Il appuya ses deux mains sur ses yeux. Hiéranie, debout près de lui, lui effleura le front des doigts et, un instant plus tard, il se redressait, ses regards allant de l’un à l’autre en quête d’une réponse à sa perplexité.
– Je n’avais jamais vu une chose pareille, Dick ; tu as été mesmérisé et, à travers toi, j’ai pu entendre les désirs d’Hiéranie.
– Mesmérisé ! Que je sois pendu…
Il se leva.
– Mais, si la conversation n’a pas été absolument confidentielle, j’aimerais savoir ce que j’ai bien pu dire.
– Pas besoin de te mettre en rogne, Dick, rétorqua son ami sans se déconcerter. Je ne savais pas ce qui allait se passer, mais même si je l’avais su, je ne t’aurais pas averti. C’était intéressant au plus haut point.
Et il se mit en demeure de faire à Dick, redevenu calme, un résumé de la conversation dont il avait été involontairement l’interprète. Pendant qu’ils parlaient, Hiéranie était retournée à son divan ; assise au pied, elle observait les deux hommes d’un air grave. Avec des gestes révélant une totale absence de gêne, elle rejeta la cascade scintillant de sa chevelure par-dessus ses épaules. De se doigts habiles, elle les tordit en deux tresses, grosses comme le bras, et qui dévalaient jusqu’au dessous de sa taille. Aux yeux d’Alan, qui ne pouvait écarter les yeux d’un tableau si fascinant, c’était comme si elle avait tressé une partie d’elle-même en un filet d’or ; et, au grand dégoût de Barry, la narration devint presque incohérente.
– Il me semble, Alan, que je ne suis pas le seul à avoir été mesmérisé, mon garçon, dit-il d’un ton irrité. Continue ! Que s’est-il passé ensuite, après la révélation de son nom Hiéranie ?
– Oh, pas grand-chose de plus, si ce n’est qu’elle désire nous voir partir et rester seule jusqu’à demain matin. Dick, n’est-ce pas merveilleux ?
– Pas si merveilleux que ton comportement ; tu es positivement subjugué. Lui as-tu demandé comment fonctionne cette histoire d’animation suspendue, ou la nature de ces drogues ?
– Oh, nous le saurons un jour ou l’autre, vieux déterreur de cadavres ! Dick, je vais lui apprendre à parler anglais. Pense un peu !…
– Maman ! Eh bien, si ton langage présent est un spécimen de ce que tu vas lui enseigner, elle aura un vocabulaire éblouissant. Lui as-tu parlé de nourriture ?
– Bien sûr. Elle dit qu’elle en a suffisamment pour des années.
– J’aimerais y jeter un coup d’œil, dit Barry dont la curiosité professionnelle avait rejeté dans l’ombre tout autre intérêt.
Tous deux s’avancèrent vers la table pour mettre les choses en ordre, et Barry, résolu à marquer au moins un point, ouvrit un petit pot de viande concentrée et le montra à Hiéranie qui observait leurs gestes avec curiosité. Elle le lui prit des mains et l’examina avec beaucoup d’intérêt ; puis elle le remit sur la table et s’en alla vers l’un des grands coffres. L’ouvrant sans difficulté, elle en sortit un petit flacon contenant environ une douzaine de losanges blancs. Elle en fit tomber deux ou trois sur la table et, en saisissant un, elle le plaça dans sa bouche. Les deux hommes hésitèrent un instant, mais Hiéranie, en prenant deux autres entre ses doigts délicats, les leur tendit et en mit un dans la main de chacun d’eux. Alan porta le sien immédiatement à sa bouche, mais Barry, curieux, examina l’autre et leva les yeux.
– Quel goût ça a-t-il, Dun ?
– Peux pas dire… un peu salé. Essaie le tien.
– Je crois que j’aimerais l’analyser, répondit Barry. C’est peut-être un repas complet.
– Je l’espère, dans ce cas. Je n’ai rien avalé depuis ce matin, et même plusieurs jours, dirait-on. Parlons un peu de mon comportement. As-tu coutume d’analyser les rafraîchissements offerts par ton hôtesse ?
Dick gloussa.
– Je suis un homme marié, Dun, mais je vais m’y risquer. J’aimerais bien posséder ta foi simple.
Et il suivit l’exemple d’Alan, mettant le losange dans sa bouche.
– Maintenant, Alan, mon garçon, il est sept heures trente, nous ferions bien de souhaiter une bonne nuit à Madame ou Mademoiselle Hiéranie. Je me demande si sa blessure va bien…
Il désigna le bandage d’un air interrogateur. Hiéranie le tâta légèrement et secoua la tête avec un sourire. Barry fit claquer le fermoir de son sac et prit son chapeau ; Alan, ne trouvant plus d’excuse pour s’attarder, suivit son exemple. Hiéranie devina leur intention et les accompagna vers le rideau de l’entrée. Alan souleva le rideau pour la laisser passer sous le portique, d’où elle se dirigea vers l’endroit, devant le siège, où Dundas avait découvert le bouton dissimulé. Elle se pencha et examina le lieu un moment, puis regarda Dundas en souriant.
– Tu as eu une sacrée chance de trouver le point exact, observa Dick.
– Pas de la chance, mon vieux…, de la cervelle. Hiéranie le sait, elle.
Comme pour confirmer son jugement, elle se redressa et lui tendit la main, accompagnant le geste de quelques mots doux et caressants ; ils firent battre le cœur d’Alan lorsqu’il saisit les doigts tendus.
– Écoute, Dun, je ne vais pas rester ici toute la nuit pendant que tu lui apprends ton anglais de nourrice. Kitty s’inquiéterait à mort.
Et Dick se tourna pour marcher vers l’antichambre. Hiéranie l’appela doucement par son nom et il s’arrêta ; leur faisant signe de la suivre, elle les guida, non pas vers l’antichambre, mais, en contournant le « temple », vers les grandes portes translucides qui menaient au vestibule. Ils suivaient en silence. Parvenue devant les portes closes, Hiéranie se pencha et appuya du doigt un point du dallage de mosaïque, près du mur ; aussitôt les grands vantaux s’écartèrent en silence. Ce mouvement révéla le rideau métallique qui avait broyé les espoirs d’Alan d’entrer par ce moyen et, du même coup, son pont en planche grâce auquel il avait cru pouvoir franchir la trappe qui s’ouvrait devant les portes. Le regard lancé par Hiéranie à Alan montrait qu’elle comprenait très exactement ce qui était arrivé. Sans être déconcertée du tout, elle franchit le seuil et appuya de nouveau sur le dallage, de l’autre côté ; avec un grondement profond, le rideau remonta, ouvrant enfin la voie directe du vestibule.
– Par Dieu, Dun ! Je ne m’étonne plus que tu m’aies dit que l’endroit était bourré de machinerie. Ceci nous évite un long chemin, encore que j’aurais aimé jeter un coup d’œil de plus à cette galerie d’art.
Il fit un pas en avant, mais Alan le retint.
– Bouge pas, Dick ! Attention, c’est mortel !
Dick recula et regarda Dundas puis Hiéranie en levant les sourcils. Cette dernière, avait parfaitement saisi le geste d’Alan ; elle s’arrêta un instant dans l’embrasure et manipula de ses doigts précis une partie du moulage du chambranle. Puis, sans la moindre hésitation, elle franchit le seuil et se tint droite sur la trappe elle-même, qui resta aussi ferme que le dallage environnant. En quelques mots, Alan mit Dick au courant du danger dissimulé qui s’ouvrait sous leurs pieds, et Barry lui offrit en échange, avec concision, son opinion sarcastique sur les lieux et leur construction.
Tous trois s’arrêtèrent encore au bas de l’escalier, et Alan avec un soupir comprit qu’à présent il devait quitter Hiéranie des yeux, pour l’instant du moins. Avec ses deux portes ouvertes, le vestibule était inondé de lumière, et c’était bien là un décor digne de sa beauté royale. Dick prit les devants, car il se doutait que, s’il se fiait à Alan, cet homme ébloui s’attarderait indéfiniment. Aussi, s’inclinant devant Hiéranie, il lui tendit la main, lui souhaitant une bonne nuit et commença à gravir l’escalier. Alan attendit qu’il soit à mi-chemin, puis saisit la main avec tendresse et murmura :
– Bonne nuit, Hiéranie bien-aimée !
Ce langage universel, qui n’a ni paroles ni écriture, en disait plus que des mots ou des actes, car Hiéranie répondit d’une même voix basse en imitant ses paroles :
– Bonne nuit, Dundas bien-aimé !
Alan savait que les mots n’étaient que des mots pour elle, mais en lui-même il fit le vœu passionné de lui en apprendre, tôt ou tard, le sens pour les lui entendre prononcer en connaissance de cause. Pour l’instant, l’ombre lui suffisait à défaut de la substance elle-même. Alors, il pivota et suivit Dick, qui l’appelait avec impatience du palier supérieur.