CHAPITRE XXXII

Cependant, à « Cootamundra », Dundas attendait avec impatience le retour d’Hiéranie. Obéissant implicitement à ses désirs, il était retourné à la ferme. L’après-midi se traînait ; et pour quelque obscure raison, un pressentiment s’emparait de lui. Quand il était apparu le soleil brillait avec chaleur, mais peu après le ciel, vers le Sud, avait donné tous les signes de l’un de ces brusques orages printaniers qui sont caractéristiques du district. Le vent léger s’apaisa, et le front menaçant des nuages s’éleva, assombrissant le paysage, et sur toutes choses tomba le calme plat qui annonce la tempête.

 

Dundas faisait les cent pas sur le chemin, observant le ciel d’un regard inquiet. Il tentait de combattre l’anxiété qu’il ressentait pour Hiéranie et de secouer le sentiment de dépression qui le prenait.

 

Soudain, comme ses yeux se dirigeaient vers le vignoble, il vit quelque chose qui le fit s’immobiliser avec une exclamation de surprise et de consternation. Invisible jusqu’alors, une carriole débouchait de la grand’route dans le chemin qui menait à « Cootamundra ». Un coup d’œil lui apprit que le visiteur qui approchait était Marian Seymour.

 

Il resta sur place, observant la progression la carriole avec une perplexité croissante. Le portail était trop éloigné de lui pour pouvoir l’ouvrir. Elle l’atteindrait bien avant lui. Aussi attendit-il, se creusant l’esprit pour trouver une explication raisonnable à cette visite.

 

Lorsque la carriole se rapprocha et qu’il put entendre le claquement des sabots du poney sur le chemin, il recula jusqu’à la véranda où il attendit tête nue. Marian fit tourner avec habileté la carriole dans le virage et s’arrêta devant lui ; Sans un mot, elle sauta à bas de son siège au lieu d’attendre qu’il l’aide. Dundas restait là, en un silence embarrassé, alors qu’elle lui faisait face, tenant toujours les rênes dans sa main.

 

– Alan, dit-elle d’une voix calme, voulez-vous attacher mon poney pour moi ? Ce n’est pas là peine de l’emmener aux écuries. Je vous attends ici.

 

Sa maîtrise paisible lui donna le temps de recouvrer son calme. Il saisit les rênes dans la main tendue.

 

– Vous avez bien fait de courir à l’abri, Marian, dit-il d’une voix aussi quotidienne qu’il put, et, se retournant pour entraîner le cheval, il poursuivit : cet orage risque d’être extraordinaire.

 

En quelques minutes, il acheva son travail, et, après avoir recouvert les coussins de la carriole pour les protéger de la pluie proche, il retourna à la véranda.

 

Marian l’attendait exactement où il l’avait laissée. Dundas éprouva une sensation de méfiance en regardant ses yeux tendus et anxieux. Il était sur le point de poser une question banale quand elle le devança :

 

– Alan, je ne suis pas venue ici sous un prétexte quelconque. Il ne peut y avoir de faux-fuyants entre nous. Vous savez très bien que ce n’est pas l’orage qui m’a amenée ici.

 

– Quelle que soit la cause, Marian, vous êtes la bienvenue, répondit-il d’un ton égal. Mais vous feriez mieux de rentrer dans la maison, ajouta-t-il en tenant la porte ouverte pour qu’elle passe à l’intérieur. Ce n’est pas tout à fait conventionnel, je pense, mais…

 

Il lui avança une chaise.

 

Elle lui coupa la parole d’un geste abrupt.

 

– Conventionnel ! dit-elle avec un petit rire. Comme les convenances pèsent peu lorsque réalité entre en jeu ! Non, Alan, ce n’est pas de conventions que nous allons parler.

 

Dundas la considérait, les sourcils levés. C’était une Marian nouvelle et inconnue qui se tenait dressée fièrement, ignorant le siège offert, mais ses yeux implorants donnaient un démenti à son allure hautaine.

 

– Comme vous voudrez, Marian, répliqua-t en souriant. Je savais en vous voyant venir puisque vous voulez que je sois franc, que vous ne veniez pas vous abriter, mais…

 

Ici, il s’interrompit et secoua la tête.

 

– Mais la raison pour laquelle vous venez me dépasse.

 

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre aux ombres qui s’accumulaient, et soudain se retourna.

 

– Oui, Alan, je crois que vous auriez du mal à deviner pourquoi je suis ici. Je suis venue vous poser une question.

 

Elle s’interrompit.

 

– Oui ? l’encouragea-t-il.

 

Elle le regarda en face avec des yeux qui ne cillaient pas.

 

– Alan, vous ne pouvez pas avoir oublié cette nuit où vous m’avez ramenée de la banque chez moi. Dites-moi, ce qui s’est passé entre nous sur la route signifiait-il quelque chose pour vous ? Étiez-vous sérieux ?

 

Dundas rougit. La franchise de l’attaque l’ébranla un moment. Elle s’en aperçut et interrompit rapidement ses balbutiements.

 

– Ne vous méprenez pas sur ce que je dis, Alan, je ne récrimine pas. Mon but est trop puissant pour que de piètres convenances m’arrêtent. Je désire seulement savoir si vous étiez sérieux, alors. Ne prenez pas en compte ce qui s’est passé depuis.

 

Il regarda au fond des francs yeux bruns et lut en eux une dévotion éclatante. Durant un instant, il inclina la tête, puis déclara avec calme :

 

– Puisque vous me le demandez, Marian, je répondrai. C’est oui. À l’époque, j’étais sérieux, et plus encore.

 

La jeune fille eut un profond soupir et reprit la parole.

 

– Et si cette jeune femme n’était pas venue, Alan, vous m’auriez demandé d’être votre femme ?

 

Elle souriait bravement en disant cela, mais le sourire ne pouvait cacher la douleur qui se dissimulait derrière.

 

Dundas ne savait que répondre et baissa la tête en silence. Ils restèrent ainsi sans un mot, et ce fut l’homme qui parla de nouveau.

 

– Je ne peux pas vous demander de me pardonner, Marian. Il y a des choses qui sont au-delà du pardon. Je ne sais pas quel mal j’ai pu vous faire, mais, Marian, vous l’avez vue…

 

Sa voix fléchit un moment.

 

– Et, au moins, vous pouvez comprendre. Si ma faute peut en être atténuée un peu, c’est le fait que je l’ai rencontrée après… et alors… j’ai tout oublié.

 

Sa voix s’évanouit en un murmure, et il resta debout devant elle, la tête inclinée, sans voir l’amour immense qui brillait dans les yeux embués et adorateurs.

 

– Ah, Alan, vous n’avez pas besoin de demander pardon ; il vous a été accordé depuis longtemps sans que vous l’exigiez. Je ne suis pas venue pour vous blâmer, je comprends si bien… oh ! Si bien. Mais dites-moi, Alan, pensez-vous que la jeune fille à qui vous auriez alors demandé de partager votre vie vous ferait du mal à présent ?

 

Il leva les yeux rapidement.

 

– Vous, me faire du mal, Marian ? Vous n’avez vraiment pas besoin d’une réponse à cette question !

 

– Et pourtant, Alan, je vais mettre à l’épreuve ; votre confiance au plus haut point, poursuivit-elle fermement. Je m’apprête à risquer de déchaîner votre colère, et peut-être, avant que j’aie fini me mépriserez-vous.

 

Il sourit en secouant la tête.

 

– Vous ne pourriez pas m’y contraindre, Marian. Quoi que vous ayez à me dire, je sais que vous êtes venue en amie.

 

Il y eut un nouveau silence, puis la jeune fille se lança.

 

– Alan, je suis venue vous prier, vous implorer, de la quitter avant qu’il ne soit trop tard.

 

– Marian !

 

– Laissez-moi d’abord finir, interrompit-elle avec calme. Ne vous méprenez pas. Quoi qu’il arrive, vous et moi ne pourrions plus être quoi que ce soit l’un pour l’autre, maintenant. Il n’y a en moi aucune pensée égoïste. C’est pour votre propre salut, Alan, que je vous supplie à présent. Pour votre bonheur, pour tout votre avenir, pour tout ce qui vous est cher, je vous conjure de vous protéger. Je ne sais pas qui elle est, mais en mon âme je sais qu’elle ne vous apportera que le malheur. Elle a une beauté terrible qui vous tient dans son étreinte, Alan, mais une femme peut voir plus clair. Elle conduira toujours, et toujours vous suivrez, et la route où elle vous entraînera ne peut vous mener qu’au désespoir.

 

Dundas écoutait avec un léger sourire aux lèvres.

 

– Ah ! Marian. Cela ne vous ressemble guère que de condamner sans entendre. Si vous la connaissiez telle qu’elle est, vraiment, vous sauriez à quel point vous la jugez mal.

 

– Alan, je ne la juge pas mal. Je sais qu’elle ne vous ferait pas de mal de son plein gré. Mais dites-moi, pourquoi donc l’ai-je crainte instinctivement du moment où je l’ai vue ? Pourquoi Dick Barry la craint-il, non seulement pour vous mais aussi pour d’autres choses qu’il n’a pas osé me dire ?

 

Dundas répondit froidement :

 

– Je ne sais pas ce que Barry vous a raconté Marian. Ce n’est plus un ami pour moi. Mais il y a ceci, que je sais : s’il a dit un seul mot contre Hiéranie, il est pire encore que je ne le croyais, car jusqu’à ce jour, où il a tenté de nous trahir, elle n’a été pour lui qu’une amie.

 

– Une amie, dit-elle amèrement, et pourtant il craignait que cette amie ne lui ôte la vie. Cette amie qui va et qui vient, invisible. Cette amie qui détient une puissance devant laquelle l’esprit recule. Cette amie qui n’hésiterait pas à tuer pour atteindre ses buts. J’aurais pu obtenir cette amitié. Elle m’a été offerte librement, mais je vous déclare que je préférerais mourir que de prendre sa main, Alan, poursuivit-elle avec passion. Je vous dis qu’elle est mauvaise, mauvaise. Je vous ai aimé. Je vous aime encore ; mais je préférerais vous voir mort à vous savoir lié à elle. Que sais-je d’elle ? Est-elle une créature de ce monde, ou quelque chose qui n’a pas de nom, quelque chose à craindre et non pas à aimer ?

 

Dundas l’écouta en silence jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Alors il se mit à parler doucement :

 

– Marian, vous vous faites un grand tort, mais vous en faites un plus grand à Hiéranie. Que vous soyez sincère, je n’en doute pas, mais vous vous trompez, tellement que ce que vous dites serait risible, si ce n’était pitoyable. Serait-elle même tout ce que vous lui reprochez – ma réponse serait la même, mais je la connais comme nul autre ne la connaît ou ne la connaîtra. Elle est la plus noble et la plus splendide femme que le monde ait jamais connue, Marian. Et, si par malheur nous étions séparés, alors ma vie s’achèverait.

 

À cet instant, une voix claire et pleine intervint.

 

– Excellente réponse, Alan.

 

Marian et Dundas, plongés dans la discussion, sursautèrent à ces mots. Les ombres s’étaient épaissies pendant qu’ils parlaient, et la pièce était presque obscure. Sur le seuil, se tenait Hiéranie. Elle avait rejeté la capuche de son manteau, et les tresses soyeuses de sa chevelure retombaient sur son visage dans un désordre causé par le vent. Son visage, rosi par l’exercice, était radieux, sa respiration rapide et les grands yeux gris brillaient d’excitation. Jamais Dundas ne l’avait vue aussi royale dans sa beauté.

 

Oubliant tout ce qui n’était pas sa joie de la revoir saine et sauve, Dundas s’exclama :

 

– Hiéranie ! Dieu merci, vous êtes de retour. Je craignais…

 

– Il n’y avait rien à craindre, Alan. En fait, je suis partie sur les ailes du vent et la tempête m’a ramenée. Je crois que mon instinct de femme m’a poussée à me hâter.

 

Et elle tourna les yeux d’un air significatif vers Marian, qui l’observait en silence.

 

Le regard de Dundas passait de l’une à l’autre. Il voyait dans les yeux glacés d’Hiéranie qu’elle se demandait ce qui s’était passé, mais ceux de Marian luisaient d’une expression qu’il ne parvenait pas à comprendre. Toutes deux semblaient près de parler, et il se hâta d’intervenir :

 

– Marian est venue en amie, Hiéranie, mais elle ne comprend pas.

 

Hiéranie sourit en se retournant vers lui.

 

– Ah, Alan, suis-je assez malheureuse pour susciter l’opposition de vos amis, ou êtes-vous malheureux en les choisissant ? D’abord, c’était Dick ; et maintenant c’est cette jeune fille qui essaie de se dresser entre nous. Mais, poursuivit-elle en avançant vers lui, votre foi en moi reste inébranlable. Un seul ami est ma richesse, et elle est considérable.

 

Il lui prit la main qu’elle tendait dans les deux siennes, et ensemble ils se tournèrent vers Marian, qui n’avait ni bougé ni parlé.

 

– Marian, dit Dundas calmement, voici la seule réponse que je puisse vous donner. J’avais espéré que nous pourrions rester amis. Il n’est encore pas trop tard.

 

Pour la première fois, la jeune fille parla, dressée en face d’eux, les mains serrées durement à ses côtés.

 

– Amis !

 

Il y avait une terrible amertume dans le mot.

 

– Comme vous le dites, Alan, il n’est encore pas trop tard. Il n’est pas trop tard pour sauver votre avenir et la paix de votre esprit. Alan, j’ai raison. Vous êtes à la croisée des chemins. Pour l’amour de tout ce que vous tenez pour sacré, fermez les yeux à sa beauté et éloignez-vous d’elle.

 

Elle tendait des mains implorantes.

 

Mais la voix calme d’Hiéranie intervint.

 

– Et pour vous, Marian, il n’est pas trop tard non plus. Ce que vous voulez est sans espoir, sans espoir, et vos craintes à son égard sont folie. Le don de paix et d’oubli que je vous ai offert est toujours à vous, si vous le voulez ; mais rien ne peut nous séparer désormais. Aux yeux de votre Dieu, nous sommes unis.

 

À ce moment, le premier grondement sourd du tonnerre roula, à l’insu de tous. La réponse de Marian ne se fit pas attendre.

 

– De vous, je n’accepterai rien. Même pas ma vie, s’il vous appartenait de la tenir entre mains. Alan, pour la dernière fois…

 

Il secoua la tête et se détourna.

 

– Oh, Marian, pourquoi êtes-vous aveugle ? Ma vie tout entière est ici.

 

Une brève seconde, la pièce fut illuminée d’un éclair proche et le coup de tonnerre roula sur eux. Hiéranie passa un bras sur les épaules d’Alan, et tous deux se regardèrent dans les yeux, oublieux pour un instant de la jeune fille. De nouveau, un éclair. Marian s’était détournée et, soudain, elle vit la lueur bleuâtre se refléter sur les minces lames aiguës des poignards indiens, sur le mur proche d’elle. Avec le coup de tonnerre qui suivit l’éclair, la haine aveugle qu’elle ressentait pour Hiéranie l’inonda. Sa main arracha un léger poignard de la panoplie et elle se retourna. Le bras d’Alan entourait la taille d’Hiéranie. Ils avaient oublié jusqu’à son existence. Alors, la tension céda. Elle fit un pas rapide vers eux, et de toute la puissance de son bras jeune et fort, elle frappa… une seule fois, et le poignard rougi lui échappa de la main.

 

Hiéranie n’émit pas un son. Sa tête imposante retomba sur l’épaule d’Alan un instant, puis le corps, détendu par la mort, glissa entre ses bras. Elle tomba, mais, avec un cri de terreur, il s’agenouilla et l’attira contre lui. Après ce cri unique, lui aussi demeura silencieux. Aussi rapidement qu’était venu le coup, il comprit. Il retira sa main de sous son corps et fixa, les yeux grands ouverts, le sang qui la rougissait. Puis il leva un regard plein d’étonnement et de douleur vers la jeune fille qui restait là à le regarder. Il vit alors le poignard qui gisait à ses pieds, et après cela, il ne vit plus rien.

 

Le temps passait lentement et il restait à genoux, contemplant le visage blanc de la morte, et c’est alors que l’orage éclata en une pluie furieuse. Aucun des vivants ne l’entendit. Muets et immobiles, ils regardaient. Et soudain Dundas se réveilla de sa torpeur. Sans lever les yeux, il passa les bras sous le corps inerte d’Hiéranie. Puis, d’un coup d’épaule puissant, il se mit sur pied, la tenant toujours dans ses bras. Il passa à côté de Marian sans la voir, il traversa la pièce, et portant son fardeau encore tiède il se lança dans l’orage et marcha vers le hangar. Frappée d’horreur, Marian le regardait partir ; enfin elle s’élança à sa poursuite dans la tempête, l’appelant par son nom. Il atteignit le hangar, y entra. Elle le suivit en courant, mais se heurta à la porte verrouillée.

 

Comme en un rêve, Dundas plongeait avec l’ascenseur dans les profondeurs de la sphère. Avec une force née d’une résolution terrible, il descendit les marches depuis le premier palier jusqu’au vestibule. Aucun son de l’orage furieux ne l’atteignait plus. Il traversa le dallage étincelant, dépassa le groupe de statues et se dirige vers le « temple ». Il s’arrêta près du divan où, se penchant, il déposa avec douceur le corps. Avec respect et tendresse, il l’arrangea pour son dernier repos. Il défit les lourdes tresses soyeuses sur ses épaules et croisa les mains blanches sur la poitrine, désormais immobile. Puis il se dressa et la contempla d’un long regard grave. Il y eut un léger sourire sur ses lèvres, en réponse aux ombres douces et mystérieuses qui incurvaient les coins de la bouche d’Hiéranie.

 

Alors il s’agenouilla devant elle, baisa le front lumineux et parla avec douceur, tendrement.

 

– Attendez-moi, ma bien-aimée. Attendez-moi, car je vais vous rejoindre.

 

Sa main chercha le ressort au rebord du divan. Le panneau minuscule coulissa et s’ouvrit, et d’un doigt ferme, sans hésiter, gardant toujours les yeux sur le visage sacré, il appuya sur le bouton, dans la cavité… et trouva la paix.

 

Au-dessus, sous la pluie battante de l’orage, la jeune fille frappait frénétiquement des poings la porte fermée du hangar. La voix qui hurlait un seul nom désespérément était balayée par la tempête. Enfin, vaincue, elle s’éloigna vers la ferme. La pluie cinglante l’avait trempée de part en part et ses vêtements mouillés collaient à son corps.

 

Elle atteignit la véranda et regarda derrière elle. Au même moment, un grondement étouffé frappa ses oreilles, un grondement qui enflait et dont bientôt le terrifiant volume sonore dépassa la fureur de l’orage. Puis, un bref instant, le hangar devint une masse incandescente et s’effondra en plaques tordues et tourbillonnantes de métal chauffé à blanc, et, là où il avait été, s’éleva un gigantesque pilier de flammes bleuâtres qui, pour un instant changea la nuit tombante en un midi éclatant. La terre elle-même roula et oscilla comme une tornade. Dix secondes après le premier son, tout était fini, et l’obscurité et l’orage reprirent leurs droits, cependant qu’un épais brouillard de vapeur s’élevait de la terre craquelée et boursouflée.

 

C’était un homme fatigué et découragé qui descendit du train de nuit sur le quai de Ronga, le lendemain matin. Barry avait passé une nuit blanche. Il avait failli à sa mission, et failli sans espoir. Et l’avenir était sombre à ses yeux. La nuit d’orage avait fait place à un merveilleux matin de printemps quand il revint en voiture à Glen Cairn. Il était encore tôt lorsqu’il atteignit sa maison. À la porte, il fut accueilli par Kitty dont le regard indiquait une grande inquiétude.

 

– Oh, Dick, je crains que quelque chose de terrible ne soit arrivé. Marian Seymour a disparu. Elle est partie de chez elle hier après-midi et n’est pas rentrée. Sa mère est venue, complètement affolée. Peux-tu faire quelque chose ?

 

– Où est Seymour ? demanda Dick, le cœur serré.

 

– Il est parti à Sydney, il y a une semaine, répondit Kitty.

 

Barry réfléchit un moment.

 

– Alors, il me faut Bryce.

 

– Oh, Dick, tu sais quelque chose ! dit Kitty, profondément bouleversée.

 

– Je crains que oui, Kit, et j’espère de tout mon cœur me tromper, dit-il en retournant à sa voiture. Je serai peut-être absent longtemps, Kit, mais ne t’inquiète pas.

 

Et la voiture partit.

 

Il secoua Bryce qui en était à son premier cigare de la journée et, avec quelques mots d’explication, l’embarqua rapidement dans sa voiture. Barry se doutait que Marian était allée à « Cootamundra », malgré ses avertissements ; et tout en conduisant à vive allure, il résuma en phrases brèves et rapides pour un Bryce ahuri l’histoire d’Hiéranie telle qu’il la connaissait.

 

– Et, conclut-il, Marian est allée là-bas. Dieu seul sait ce qui est arrivé.

 

– C’était une nuit où n’importe quoi pouvait se passer, dit Bryce. Le pire des orages que nous ayons eus depuis des années, et juste à la tombée de la nuit il y a eu un fort tremblement de terre. Toute la ville a vacillé comme si elle allait s’abattre en morceaux. C’est une diable d’affaire, Dick. N’aurions-nous pas dû emporter des armes ?

 

Barry eut un rire bref.

 

– Vous n’imaginez pas, même de loin, ce contre quoi nous nous dressons, Hec. Les armes sont inutiles devant elle. Je prie de tout mon cœur pour que cette pauvre enfant soit saine et sauve… mais…

 

Et il ne prononça plus un mot jusqu’à ce qu’ils soient en vue de la ferme. Et alors, tout ce qu’il dit fut :

 

– Le hangar a disparu. Il est arrivé quelque chose.

 

Le portail du vignoble était ouvert et ils y pénétrèrent sans ralentir leur vitesse. Lorsque la voiture s’immobilisa devant la véranda, deux hommes restèrent assis un moment à se regarder l’un l’autre en silence. Par la porte ouverte de la ferme provenait le son d’une voix. Une voix de femme qui jacassait, et éclatait soudain d’un rire joyeux. Bryce ne murmura qu’un mot :

 

– Marian.

 

Et tous deux sautèrent au sol, grimpèrent sur la véranda et franchirent la porte.

 

Elle était assise sur le divan, sous la fenêtre et ne s’aperçut même pas de leur arrivée.

 

– Les fleurs rouges sortaient de la terre de chacun de ses pas. Je les ai vues. De rouges fleurs brillantes, mais elles se fanaient trop vite. Elles reviendront.

 

Elle s’interrompit pour rire doucement. Barry fit un pas rapide vers elle.

 

– Marian. Marian.

 

Elle leva les yeux.

 

– Vous arrivez tard ; il est parti. Mais les fleurs… les fleurs…

 

Elle s’arrêta et parut réfléchir.

 

– Je ne dirai à personne où il est parti.

 

Elle se remit à rire gaiement et se détourna. Barry retourna à sa voiture et en revint avec une petite trousse de cuir à la main. Bryce restait là, silencieux, impuissant, et pendant que Barry s’occupait avec ses instruments, la jeune fille babillait sans cesse. Bientôt, Dick fit un pas vers elle et lui prit la main. Elle se soumit passivement et le regarda avec des yeux inertes, sans donner le moindre signe de douleur lorsqu’il enfonça l’aiguille dans son poignet.

 

– Apportez-moi la couverture de l’auto, Hec, demanda Barry.

 

Il l’enveloppa étroitement et, bientôt, le babillage incessant s’arrêta. Barry laissa retomber la jeune fille inconsciente sur le divan.

 

– Cela ira pour le moment, dit-il, et maintenant, il faut découvrir ce qui s’est passé.

 

– Et Marian ? demanda Bryce.

 

Le visage de Barry s’assombrit.

 

– Effondrement total, nerveux et mental.

 

– Elle en guérira ?

 

– Trop tôt pour le dire encore ; mais j’espère pour elle que non !

 

Ils se tournèrent vers la porte, et Bryce s’immobilisa.

 

– Regardez.

 

Il n’en dit pas plus, mais tendit une lame tachée et dangereuse à Barry.

 

– Les fleurs rouges, répondit Barry d’un ton désespéré, le regard allant du poignard à la tache sinistre sur le plancher. Hec, je crois bien que le monde doit à Marian une dette qu’il ne pourra jamais régler.

 

Ils allèrent de la véranda jusqu’au point où s’était dressé le hangar. À présent, il n’y avait plus là qu’un trou peu profond, noirci par le feu sans un vestige de fer ou de bois. De là où ils se tenaient, ils pouvaient sentir la chaleur torride du sol à travers les lourdes semelles de leurs bottes. Bryce leva vers Barry des yeux interrogateurs.

 

– Votre tremblement de terre, je pense, Hec, répondit ce dernier. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais tout a disparu, Dieu en soit loué.

 

Plus tard, se trouvant sur la rive du fleuve, ils examinaient au-dessous d’eux une carriole ; démolie, avec à côté d’elle un poney mort. Un moment, ils restèrent là en silence. Puis Bryce parla :

 

– Dick, voyez-vous ce qui est arrivé ? Alan était dans la carriole. L’orage a effrayé le poney. Il a pris le mors aux dents et a basculé par-dessus la rive. Alan a été projeté dans le fleuve. Marian à tout vu, et…

 

Il s’interrompit et regarda Dick.

 

– Est-ce que cela marchera, Dick ?

 

Barry fit la moue pensivement.

 

– Oui, répondit-il avec lenteur. Je crois que nous pouvons raconter cela. Mais d’abord, il y a du travail à faire à la ferme.

 

Ils l’accomplirent à fond. Il leur fallut presque une heure pour que Dick soit satisfait de constater qu’aucune trace de la tache sombre ne restait sur le plancher, qu’aucun signe ne pouvait indiquer qu’un certain poignard, remis à présent à sa place au mur, avait été employé.

 

– Voyez-vous, Hec, c’est en négligeant de petites précautions qu’on s’attire des désagréments dans un arrangement semblable. Il m’a fallu essuyer chacun de ces poignards pour que celui-ci n’ait pas l’air différent des autres, et je ne crois pas avoir laissé d’empreintes digitales non plus.

 

Enfin, tout fut terminé, et les deux hommes transportèrent doucement la jeune fille endormie dans la voiture. Puis Barry ferma la porte de la ferme et glissa la clef dans sa poche.

 

C’est à peine s’ils échangèrent un mot pendant que l’auto filait vers Glen Cairn. Ce fut Bryce qui dit, enfin :

 

– Dick, c’est quand même étrange de penser à cet autre qui attend d’être découvert, là-bas.

 

Dick répondit brièvement :

 

– Dieu merci, il attendra une éternité, à présent.