CHAPITRE XIII

 

Tôt, le matin suivant, Dundas retourna à l’absorbant mystère. Les précautions spéciales prises pour défendre la sixième galerie l’assuraient qu’elle contenait quelque chose propre à compenser tous les ennuis l’attendant lorsqu’il essaierait d’en gagner l’accès. Sa première visite fut pour la porte découverte la veille au soir. En dépit de sa résolution héroïque – il irait droit sur les lieux, les yeux fermés aux tentations des galeries déjà explorées – l’attraction des nombreuses merveilles près desquelles il devait passer se montra irrésistible ; le trajet n’aurait pas dû lui prendre plus de deux minutes à partir du vestibule jusqu’au corridor, il l’occupa au contraire deux heures pleines.

 

Arrivé à destination, Alan se livra à un examen méfiant et exhaustif de la porte et de ses alentours. Une heure dépensée à scruter avec minutie chaque centimètre de la surface le laissa sans le plus léger indice quant au secret de la porte. Il n’y avait rien dans son apparence pour indiquer comment elle s’ouvrait ou pour suggérer que c’était un cul-de-sac destiné à pousser l’indiscret à perdre son temps et sa patience en vain. Il sonda le mur voisin avec un soin assidu, dans l’espoir de découvrir un mécanisme analogue à celui ouvrant l’entrée, là-haut, mais sans succès. Quel que fût le mécanisme prévu pour donner accès à cet au-delà mystérieux, c’en était un qu’il n’avait pas rencontré jusque-là.

 

Une autre heure passa et, appuyé contre le mur du corridor, Alan exposa très précisément à l’homme aux yeux implacables dessiné sur la porte, son opinion sur les méthodes employées par lui et ses amis pour garder la galerie inviolée. L’explosion de rage le calma un peu, et fut reçue avec une sérénité parfaite par l’image. La futilité de sa colère fit sourire Dundas, malgré son irritation. Il s’avoua que, malgré sa bravoure face à l’image gravée, sa démonstration devant l’original en personne aurait été différente.

 

– Je suis tout prêt à parier que même son ami le plus intime, s’il a jamais eu un ami intime, ne se serait pas avisé de prendre une telle liberté envers lui.

 

Après un silence, il poursuivit, regardant toujours le personnage en fronçant les sourcils :

 

– Oui, Votre Majesté, vous avez épuisé mes ressources en ce point, pour l’instant en tout cas. La seule chose à faire est de retourner au vestibule et d’essayer la porte principale, et encore, je me demande si j’en tirerai beaucoup de satisfactions.

 

Depuis le jour où il l’avait échappé belle dans le vestibule, il avait posé les pieds sur un trajet bien délimité, du bas de l’escalier à l’entrée de la galerie d’art. Il estimait inutile de courir un risque exagéré sur ce dallage splendide mais traître. Toutefois, il était déterminé à l’examiner à fond. En partant du centre, il s’approcha avec précautions de la porte de la sixième galerie, elle jouxtait la galerie d’art sur la droite. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir qu’il avait besoin de toute son attention. Comme lors de sa tentative précédente pour délimiter une piste utilisable, un gouffre silencieux s’ouvrit à ses pieds sous la pression de la canne qu’il portait. Alan, alarmé, fit un pas en arrière.

 

Après avoir considéré la situation, il sonda encore le sol devant lui, dans le but de s’assurer de l’étendue du piège. Le mécanisme consistait, il le vit bientôt, simplement en une section parfaitement équilibrée du dallage qui occupait tout le devant de l’embrasure, avec une marge de dépassement d’environ un mètre de chaque côté. En se glissant autour d’une de ses extrémités, il découvrit qu’elle basculait dans tous les sens ; elle arrivait si près de l’embrasure qu’il restait seulement une huitaine de centimètres où poser le pied sans risque.

 

Même si par un saut heureux, il parvenait à atteindre cette position à l’avantage douteux, il ne pourrait pas faire grand-chose pour mettre la porte à l’essai et, de plus, il lui serait presque impossible de retrouver une assiette sûre après. Il y avait un espoir… un pont. Malgré son dégoût à l’idée de devoir recommencer l’ascension épuisante jusqu’à la surface, il en arriva à la conclusion qu’il devait faire le trajet pour chercher du matériel apte à franchir l’abîme.

 

Il lui coûta plus d’une heure, et pas mal de sueur, avant de se retrouver dans le vestibule avec une planche d’environ quatre mètres de long et vingt-cinq centimètres de largeur, indispensable à l’expérience. L’expérience occupa quelque soixante secondes, mais remplies d’incidents désagréables. Debout près du bord de la trappe, il abaissa l’extrémité de la planche de manière à la faire tomber exactement sur la bande ferme devant la porte.

 

À l’instant où le poids de la planche atteignit son but, un puissant rideau de métal dévala d’en haut, obturant complètement la porte et secouant dur les bras qui maintenaient le bois, si impitoyablement qu’Alan, par force, lâcha tout. La trappe du dallage compléta le naufrage de ses espérances, et de son pont aussi bien, en avalant le moindre vestige de la planche. Seuls, quelques fragments déchiquetés de bois, dépassant sous le rideau métallique, restaient pour témoigner de l’événement. Le résultat net de l’essai fut qu’il était désormais encore plus difficile d’obtenir un accès, et de garnir copieusement les deux bras d’Alan d’échardes, en guise de souvenirs.

 

Il contempla la scène de son labeur avec des yeux furieux. Seule consolation, il valait mieux que la planche ait pris la place de son propre corps sous le rideau retombé.

 

– Je peux comprendre une leçon, murmura-t-il, comme n’importe qui. Cet écran démoniaque était là, je suppose, pour m’avertir de m’en tenir à la porte de service. Bien… on verra.

 

Il se dirigea vers la galerie d’art pour avoir plus de lumière et passa dix minutes à ôter les échardes de ses bras cuisants. Puis il repartit vers le corridor pour reprendre ses recherches sur la porte close. Tout le reste du jour, il essaya tous les moyens imaginables pour découvrir une clef au problème, mais il se trouvait confronté à une énigme impossible à résoudre par le hasard. Quelque part, probablement à portée de la main, se trouvait le mécanisme permettant l’entrée, mais trop habilement dissimulé pour être découvert par l’examen le plus minutieux.

 

À la fin de la journée, il s’avoua vaincu et retourna à la surface, furieux et déconcerté. Les jours suivants, il devait apprendre la patience, et l’apprendre à fond. Jour après jour passèrent en une recherche incessante. Toutes les merveilles environnantes n’étaient plus rien en comparaison de la seule idée fascinante qui l’obsédait à présent. Un moment, la tentation le prit de publier la nouvelle de sa découverte et d’obtenir de l’aide dans la poursuite de ses recherches, mais il élimina cette pensée. À lui seul appartenait l’honneur de résoudre le mystère, et jusqu’à ce qu’il y soit parvenu, il était déterminé à garder son secret.

 

Dans l’ardeur apportée à la tâche qu’il s’était imposée, il avait presque oublié le temps qui passait ; et depuis longtemps il n’était pas allé à Glen Cairn. Le mystère avait mordu si profondément dans son cœur qu’il en venait à considérer cette partie de sa vie comme un élément trop lointain pour s’en inquiéter. La seule chose de nature à le troubler était la nécessité de plus en plus rapprochée de la vendange, et cela même il le laissa de côté le plus longtemps possible.

 

Un soir, il reçut la visite de Bryce. Cette visite intrigua beaucoup Hector. Alan n’avait jamais été un habitué de la ville, mais son absence durant trois semaines avait été remarquée et provoquait des commentaires. À la fin, Bryce, poussé par Doris convaincue de quelque anicroche à ses plans, décida de le débusquer. Il trouva Alan assis à sa table, en train d’étudier un plan représentant comme la section d’une orange. Alan accueillit chaudement son vieil ami, mais Bryce ne mit pas longtemps à remarquer une réserve étrangère à la nature de son ami. Alan avait l’air un peu abattu, et il y avait sur son front quelques rides jamais vues par Hector auparavant.

 

Une fois terminées les généralités, Bryce, réellement inquiet, dit sans détours à Alan qu’il n’avait pas l’air au mieux de sa forme.

 

– À dire vrai, mon vieux, continua-t-il, tu travailles trop ; et pas seulement ça, mais je suppose que ton célibat signifie viande en boîte et pas de cuisine. C’est suffisant pour tuer un cheval. Tu ferais mieux de te procurer une femme de ménage. Laisse Doris s’en occuper. Elle n’en sera que trop heureuse.

 

Alan répondit à ces accusations par un sourire lent et cordial.

 

– Hec, je plaide coupable pour la viande en conserve. Mais, crois-moi, cela n’a rien à voir avec le fait que ma voix n’est pas à l’unisson. J’admets tout cela. Quant au surcroît de travail… seras-tu surpris d’apprendre que depuis une quinzaine je n’en ai pas fiché une rame ? Je commence lundi les vendanges, parce que j’ai hâte d’en avoir fini. Pour être avec toi aussi franc que possible, j’ai des ennuis.

 

Bryce le considéra avidement et hésita un moment.

 

– Si je peux t’aider, Alan, dis-le moi. Je ne poserai pas de question mais, je l’admets, tu as éveillé ma curiosité.

 

Il y eut un long silence, comme le jeune homme restait assis, le menton dans la main, à regarder le vide devant lui. Bryce voyait bien qu’il s’agissait d’un conflit intérieur, et s’abstenait de parler. À la fin, Dundas rompit le silence.

 

– Bryce, tu es le seul homme avec qui je pourrais ou voudrais discuter le problème. Tu me croiras si je te dis que c’est un problème que je dois résoudre par moi-même ; tant que je n’en serai pas venu à bout, je devrai garder le silence. J’ai été une demi-douzaine de fois sur le point d’aller te trouver. Peut-être m’y résoudrai-je avant la fin.

 

– Dis-moi, interrompit Bryce. Est-ce une question d’argent ?

 

Alan eut un rire léger.

 

– J’aimerais presque que ce soit le cas. Alors, je m’en débarrasserais sur toi et je m’assiérais, les mains dans les poches, jusqu’à ce que tu aies débrouillé l’écheveau. Non. Je peux au moins te dire que cela n’a aucun rapport avec mes affaires personnelles… ou même…

 

Il appuya sur les mots pour leur donner tout leur poids.

 

– …avec qui que ce soit de nos connaissances.

 

Bryce se sentit soulagé par la dernière phrase d’Alan. Un instant, il avait pensé que les plans matrimoniaux de sa femme étaient au fond du problème.

 

– Eh bien, mon vieux, je ne t’en demanderai pas plus. Permets-moi simplement de t’aider, si je le peux et quand je le pourrai.

 

– Il y a bien quelque chose que tu peux faire pour moi, et nul n’y parviendra mieux, Hec… j’ai bien peur que tu ne me trouves sacrément mystérieux.

 

– Garde ton mystère… tout homme a droit à ses propres secrets. Que veux-tu que je fasse ?

 

– Ceci. Jusqu’à ce que j’aie résolu mon problème à ma propre satisfaction, je suis enchaîné au vignoble. J’aimerais que tu écartes toute enquête au sujet de mes activités… au club, par exemple. Et si tu entends quelqu’un envisager de me rendre visite, tu l’écartes aussi. Je peux te promettre une chose, Bryce. Dès que je me sentirai le droit de confier quelque chose à quelqu’un à ce propos – et, crois-moi, c’est la chose la plus énorme dont tu aies jamais entendu parler – tu seras le premier à qui je m’ouvrirai.

 

Hector promit de bon cœur toute son aide et, comme Alan n’était pas disposé à discuter de ses ennuis plus avant, il laissa tomber avec tact la question. Durant une heure encore, tous deux causèrent aussi librement que naguère. Dundas déclina une invitation à la banque, invoquant son problème, et il demanda à Hector de plaider sa cause auprès de Mrs Doris, tâche qui, l’avertit Bryce, n’était certes pas légère.

 

Après un dernier whisky, Bryce s’en alla. Il en savait assez sur Alan pour être sûr que, quel que soit le problème le concernant, ce n’était rien dont il dût avoir honte. Mais, après avoir été bien des années une manière de père-confesseur pour son ami, il était grandement intrigué par la nature de ce mystère tombé, si l’on peut dire, d’un ciel sans nuages.

 

Toutefois, si Hector était intrigué, Doris l’était plus encore. Elle avait rencontré Marian Seymour et lui avait parlé, et elle en avait assez appris, sans poser de questions, pour se montrer satisfaite du résultat de ses plans. Mais le comportement d’Alan avait complètement bouleversé ses calculs. Deux plus deux, en ce cas, faisaient n’importe quoi, sauf quatre. En elle-même, elle estimait que Dundas méritait d’être secoué, et par ailleurs, elle montrait tous les indices de l’exaspération féminine.

 

Dundas dut pourtant, au moins un certain temps, abandonner le grand mystère. Il était obligé d’engager des vendangeurs et de débarrasser son vignoble de ses grappes, et pendant presque une quinzaine, de l’aube au crépuscule, il piétina avec ses hommes, se laissant aller à pratiquer un esclavage d’amateur pour calmer l’irritation que lui causait le délai. Mais comme les vendangeurs libres et indépendants n’acceptent pas gentiment, d’habitude, les procédés esclavagistes, il enroba la pilule en offrant une prime qui poussa ces hommes à se soumettre philosophiquement à ses constants coups d’aiguillon.

 

Un de ceux-ci, propagandiste du système populaire du « ralenti » et qui prêchait ses camarades, reçut la surprise de son existence. Alan détecta le mouvement dès sa naissance, et rapidement il « vida » le mutin. Ledit mutin, après avoir reçu son argent, défia le patron de le déloger. Là-dessus, ses camarades vendangeurs furent régalés d’un spectacle qui leur donna un sujet de conversation pour plusieurs saisons consécutives. Le vendangeur ahuri devint le paratonnerre destiné à canaliser des jours et des jours de rage refoulée. Après cinq minutes animées et déroutantes, il resta là où il était tombé, avec la vague notion que le patron avait quatre bras et non pas deux, et savait les employer tous ensemble avec un résultat démoniaque.

 

– Debout ! aboya Alan.

 

L’homme se leva avec lenteur et se prépara à prendre son baluchon.

 

– Attends… À présent, tu peux rester si tu veux.

 

Il ne tenait pas à perdre un homme et n’aurait pas le temps d’en trouver un autre.

 

– Mais si tu restes, je te promets une tannée dont tu te souviendras toute ta vie, si j’entends encore parler de tes satanées âneries.

 

Le mutin reconnut très vite deux choses. La première, que c’était là un homme avec lequel il était malsain de badiner, et l’autre, que la paie était meilleure que partout ailleurs. Aussi, essayant de faire le meilleur visage possible en l’occurrence (et il n’était pas beau, même après qu’il l’eut copieusement baigné), il accepta l’offre. Après cet épisode, le travail reprit au pas cadencé.

 

Enfin, le dernier chargement partit et Alan paya ses aides importuns. Jamais vigneron ne fut plus dégoûté par une récolte aussi abondante. C’était la récompense d’une année de dur labeur ; en d’autres temps, elle aurait été la source d’une intense satisfaction. Maintenant, il la maudissait pour l’avoir tenu éloigné de son centre d’intérêt véritable. Alan écrivit un mot à Bryce, lui demandant de recevoir son chèque du pressoir à sa place, et joignit à sa lettre une procuration. Puis, le vignoble enfin sorti de ses préoccupations, il se jugea libre pour le grand œuvre.

 

Une semaine de recherches futiles et exaspérantes pour trouver la clef cachée suivit le retour de Dundas à sa tâche. À mesure que les jours s’ajoutaient aux jours, sans résultat, son désespoir de réussir se changea en une détermination farouche de continuer jusqu’à ce qu’il ait maîtrisé l’énigme. Lorsqu’elle arriva en définitive, sa victoire provint du coin le plus imprévu et à un moment où il avait pour un temps relâché ses efforts.

 

Jusqu’au jour en question, il avait pour habitude de revenir à la ferme pour le déjeuner, mais sa répugnance envers ces quelque cinquante mètres de manège en spirale lui donna une inspiration. Il réfléchit que ce serait une bonne idée de prendre quelque nourriture avec lui, et de s’éviter ainsi la remontée. Aux environs de midi, donc, il chercha autour de lui un siège confortable pour se reposer en avalant son repas. Il jugea les fragments de ciment détachés par l’explosion de la galerie aux machines trop raboteux pour son goût, et il entra dans la vaste bibliothèque.

 

Il s’assit à la table la plus proche de la porte et mangea. Quand il eut fini, au lieu de retourner aussitôt dans le corridor pour continuer ses recherches, il bourra sa pipe et, se laissant aller, il regarda paresseusement autour de lui tout en fumant. Depuis le jour où il avait découvert la bibliothèque, il y était revenu rarement, bien qu’il ressentît à son égard une plus grande fascination qu’envers les autres galeries. Maintenant, l’idée lui vint qu’il pourrait aussi bien examiner quelques-uns des livres. Comme il se demandait à quel rayon accorder d’abord son attention, son regard fut attiré par la différence de couleur d’une unique boîte à livre par rapport à tous les casiers pouvant être aperçus d’où il se tenait. Tous les rayons en vue montraient des étuis d’une couleur de métal terne uniforme ; l’un d’eux, le plus proche de la porte, se distinguait par un seul volume enfermé dans du métal blanc brillant.

 

La différence étant assez grande pour attirer l’attention, Alan se doutait bien qu’elle devait avoir un but spécial. Sans hésitation, il quitta son siège et, après avoir attrapé le volume, il revint à sa table. Il sortit le livre de son étui et l’étala devant lui. Un premier coup d’œil à son contenu le galvanisa et le mit dans un état d’excitation tremblante.

 

La page qu’il avait ouverte montrait ce qui était sans le moindre doute une section plane de la totalité du bâtiment souterrain. Les doigts tremblants, il revint au début et feuilleta le livre page à page, avec un intérêt brûlant. À mesure que ses yeux allaient d’une page à l’autre, il trouvait chaque section, de la porte d’entrée à la surface en descendant, indiquée avec ses moyens d’accès spécifiés en détails. Enfin, il en vint à la page concernant la porte fermée du corridor. Elle était dessinée dans le plus petit détail de façon à ce que rien ne puisse être confondu. Sur la page opposée se trouvait une image montrant une partie de l’intérieur de la bibliothèque. C’était le mur du fond avec la porte basse. Chacun des grands rayonnages contre le mur était clairement détaillé, jusqu’au livre à l’étui blanc qu’il tenait en mains. Il y avait pourtant une différence ; dans le coin de gauche le plus éloigné du diagramme se voyait un petit carré de livres colorié d’une tache rouge.

 

Prenant le livre avec lui, Alan se dirigea vers le coin, mais ne put rien distinguer de spécial à l’endroit désigné par la tache rouge. En comparant soigneusement le diagramme avec les rayons devant lui, il essaya d’attirer à lui un des volumes indiqués. Un moment, il résista à ses efforts, mais, comme il tirait plus fort, ce ne fut pas le livre qu’il visait qui vint à lui mais une petite porte d’une quarantaine de centimètres de côté, conçue pour se confondre avec les livres environnants. Le plus minutieux examen n’aurait pu en dévoiler l’existence avant son ouverture, tant l’imitation avait été soignée. Avec un cri de plaisir, Dundas regarda dans la cavité secrète.

 

– Enfin ! Enfin ! se répéta-t-il.

 

Car, dans le mur, au fond du trou, était un levier court et massif. Sans attendre pour réfléchir aux conséquences, il saisit la poignée devant lui et abaissa le levier le long de la fente d’où il sortait. À peine eut-il achevé que du corridor, à l’extérieur, provenait un profond son métallique. Alan attendit tout juste d’avoir replacé le livre dans son casier pour courir voir l’effet de son geste. Quand il eut parcouru le passage, parvenu sur la scène qui avait vu s’écouler des semaines de recherches torturantes, sa joie s’exprima en un grand « Hurrah ! » La porte de métal avait disparu dans le sol et la voie était ouverte devant lui.

 

Saisissant sa canne, il se tint dans l’embrasure et examina le nouveau territoire d’un regard passionné. Au-delà du mur, le corridor s’élargissait en un vestibule d’environ six mètres de côté. Il était vide à l’exception d’un objet qu’Alan regarda avec bien peu de satisfaction. C’était encore une statue du personnage dominateur du vestibule extérieur. Il l’avait examiné trop longtemps et trop souvent sur la porte pour lui vouer encore beaucoup d’admiration. Nue comme elle l’était, pourtant, la pièce avait un charme indescriptible.

 

Les murs, le plancher et le plafond étaient composés d’un marbre coloré le plus exquis et décorés des pierres les plus précieuses à avoir jamais été rassemblées. Au plafond, de grands globes éclatants flamboyaient, reflétés par des milliers de surfaces multicolores. L’effet d’ensemble était d’une splendeur barbare, mais le mélange des couleurs avait été si parfaitement dosé que tout ce décor merveilleux ne contenait pas une fausse note.

 

Comme ses regards baignaient dans la beauté de la pièce, Dundas discerna un élément qui éloigna son attention des fastueuses couleurs environnantes. Le mur de gauche de la pièce était coupé par une embrasure voûtée différente de toutes celles aperçues par Alan jusqu’alors. D’abord, elle mesurait bien le double de celles qui ouvraient sur le corridor, et puis, elle était déjà ouverte. D’où il se tenait, il pouvait voir qu’au lieu d’une porte, elle était fermée par un rideau d’un beau tissu, écarlate et brillant, qui arrêtait la vue de la galerie au-delà. Tout paraissait indiquer que la voie était désormais ouverte pour la solution du mystère final, et Alan aurait admis cela sans hésiter, sans la présence de la statue sinistre qui le fixait de son piédestal avec une intensité presque hypnotique.

 

Sondant le dallage en avançant, Dundas se dirigea lentement vers la statue au centre de la pièce. Quand il l’atteignit et s’immobilisa sous elle, il se trouvait exactement au niveau de l’embrasure masquée. Jusque-là, tout allait bien, mais il savait d’expérience comme il fallait peu se fier aux apparences, aussi avança-t-il toujours avec les mêmes précautions. Même préparé à la surprise, celle qui s’abattit sur lui était sans doute la plus éloignée de ses pensées.

 

Sans un bruit, sans avertissement, et avec une soudaineté confondante, il se trouva dans l’obscurité totale. Non pas l’obscurité nuageuse de la nuit, mais un noir dense, impénétrable, sans défaut et presque palpable. Il était accablant d’intensité. Le choc causé par ce changement le tint immobile, pétrifié. À l’instant, il comprit le danger de sa position. Il se tâta à la recherche d’allumettes et se rappela, ce faisant, qu’elles étaient restées sur la table de la bibliothèque, où il avait avalé son repas. Il se maîtrisa et essaya de situer sa position par rapport à l’entrée de façon à pouvoir regagner le corridor.

 

Mais pendant qu’il réfléchissait – et cela n’avait pas duré plus de quelques secondes – quelque chose d’autre se produisit. Tout près de lui, si près qu’il faillit crier de terreur, retentit le son d’un long et profond soupir humain. Il pivota. De nouveau le même son, un peu plus loin cette fois-ci, mais intensément réaliste. Alors il s’immobilisa, aiguisant ses sens dans cet horrible calme noir, pour saisir encore le son, et, en attendant, il se rendit compte que ses mouvements lui avaient fait perdre l’orientation du corridor.

 

Combien de temps demeura-t-il là, il ne put jamais s’en souvenir. Il dut s’écouler des minutes avant que la terreur ne surgisse et n’efface toute idée de temps dans son esprit meurtri. Soudain, l’air autour de lui se peupla de sons tremblants et palpitants. C’était comme si, tout autour de lui, affluait une multitude de fantômes murmurants. Un moment, le son monta et descendit, pour sembler mourir dans un lointain incommensurable. Et puis revenait un petit instant de silence. Puis le calme était brisé par un son si terrible que Dundas sentait une sueur froide s’écouler sur son corps.

 

C’était un hurlement, inhumain, maléfique, qui perçait l’obscurité par à-coups. Le son cessait brusquement, pour être suivi par un éclat de rire épouvantable. Puis venaient des piétinements et traînements de pieds alentour, des ricanements bestiaux, des flambées de rires, et de nouveau le silence.

 

Alan était là, les poings serrés pour retenir le cri qui montait à ses lèvres. Il n’osait bouger. Un seul pas, dans n’importe quelle direction, pouvait signifier la mort, et pourtant il savait que ses nerfs à vif ne résisteraient pas à la tension beaucoup plus longtemps.

 

Une fois de plus s’éleva le bruit d’un mouvement dans l’obscurité, un peu éloigné cette fois. Des voix chuchotaient dans une étrange langue inconnue, et soudain monta un son plus effrayant que tout ce qui avait précédé. Un grognement d’agonie, comme arraché par une torture démoniaque à quelque corps écartelé. Quelque part, non loin de là, se poursuivait une œuvre satanique. Une créature cisaillée par la douleur se tordait dans des tourments hideux. Il y avait des cris gutturaux, des tintements de métal, puis des hurlements, des hurlements qui transperçaient de part en part Alan paralysé.

 

Il réalisa que les sons se rapprochaient. L’horrible obscurité paraissait déborder d’un délire hideux, bestial. Des légions de démons semblaient l’entourer. Alors, tout près de lui, le hurlement résonna une nouvelle fois. La tension claqua d’un coup et la panique pure se saisit de lui. Avec un cri, il s’élança à l’aveugle dans le noir, pour être presque aussitôt arrêté par un mur.

 

Il ressentit à peine le choc de l’impact et repartit en courant sans s’inquiéter de sa direction, car le hurlement s’était transformé en une clameur diabolique. Une fois encore son élan sauvage fut arrêté. Rendu téméraire par la terreur, il se lança en avant de nouveau. Au passage, quelque chose de doux et d’un peu collant l’engloutit pour un instant. Avec un grand cri de folie, il s’arracha à l’étreinte. Ses genoux cédèrent sous lui et, les bras en croix, il s’affala sur le sol.

 

Alors vint le plus étonnant. Au moment même où il tombait, les sons s’évanouirent et la lumière éclata de nouveau. Haletant, presque sanglotant, il se retrouva couché, les membres tremblants étalés sur le dallage de la sixième galerie.