CHAPITRE XI

 

Dundas se remit lentement debout et resta là à regarder fixement, droit devant lui. Après le premier cri, il demeura silencieux, rigide, sans même un frémissement ; un observateur l’aurait cru changé en pierre. Il se trouvait au seuil d’une vaste galerie de près de soixante-dix mètres de long. Elle flamboyait de lumière d’un bout à l’autre et, d’abord, ses sens déroutés ne purent discerner aucun détail dans l’amas scintillant de formes et de couleurs qui l’affrontait. Et puis, du chaos, sortit un semblant d’ordre. À pas chancelants, à demi craintifs, il avança, oppressé par un étonnement qu’il n’avait jamais ressenti. À l’intérieur de la galerie, il s’immobilisa de nouveau, cependant que le véritable sens de ce qu’il voyait s’imprimait dans son esprit.

 

– Mon Dieu ! C’est fantastique ! Ils ont sûrement réuni ici toute la beauté de l’univers.

 

Ses mots chuchotés lui revinrent en échos dans le silence inquiétant. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, il regarda derrière lui. La lumière qui se déversait par la porte ouverte semblait se concentrer sur le personnage sculpté du vestibule. La main tendue, il avait l’air de lui ordonner de poursuivre. Il lui vint à l’esprit qu’on n’avait pas placé au hasard, cette statue où elle était. Ceux qui avaient réalisé les merveilles qui l’entouraient l’avaient sûrement installée là pour transmettre leur ordre des siècles et des siècles après que la mort les auraient réduits au silence. Les yeux d’Alan se reportèrent sur son environnement immédiat. Il comprit que la galerie dans laquelle il venait de pénétrer était bel et bien une galerie d’art. Où que ses yeux tombassent, ils rencontraient une nouvelle merveille inattendue.

 

Du plancher jusqu’au plafond richement décoré et voûté, la hauteur était d’environ dix-huit mètres. Une des premières particularités de la galerie à frapper Alan fut que les murs, au lieu d’être parallèles, divergeaient, de telle sorte que, séparés par huit mètres à peine à l’entrée, ils étaient éloignés de plus du double au fond. À peu près à mi-hauteur des murs s’avançait un large balcon autoportant, car aucun pilier ne rompait la vue splendide. Tout l’espace du plancher était occupé par des tables et des vitrines, arrangées de façon à ce que des travées accordent un libre accès de tous côtés, et toutes exposaient ou abritaient d’exquises œuvres d’art.

 

Du plafond pendaient des guirlandes et des grappes de globes éclatant de la même lumière blanche qui s’élevait de la lentille dans le vestibule. Le long des murs, de chaque côté, étaient érigées des statues, solitaires ou groupées, et qui portaient des coupes travaillées d’un dessin merveilleux d’où irradiait la même lumière scintillante, renvoyée de-ci de-là, des tables et des vitrines, en une myriade d’éclats splendides. Elle brillait sur un vase, sur un gobelet, elle explosait sur le métal poli, elle changeait l’or pâle en flammes. Elle était reflétée mille fois par la splendeur polie du marbre multicolore des murs.

 

Alan restait perdu dans un rêve, ne sachant où poser les yeux. De tous côtés se voyaient des objets d’une valeur inouïe, dont le plus simple aurait été une pièce de choix pour un musée national. Et puis il se mit à errer sans but, tournant comme l’aurait fait un enfant dans un jardin de fleur en fleur chaque fois qu’une nouvelle merveille étrange retenait son regard. Il n’était pas jusqu’aux tables et aux vitrines mêmes qui n’eussent été choisies pour leurs mérites artistiques particuliers. Toutes les matières imaginables paraissaient avoir été utilisées dans leur composition. Ses yeux se posaient sur des centaines d’objets dont il ne pouvait deviner l’usage ou le sens, mais à un certain point de vue, ils étaient tous pareils… tous beaux.

 

Il s’immobilisa longtemps devant un fin piédestal qui supportait une statuette. C’était la forme inclinée d’une femme sculptée dans un seul bloc de pierre au rose délicat et à demi transparent. Un de ses bras était rejeté derrière la tête, l’autre élevé vers lui. D’une exécution si parfaite que les lèvres entrouvertes semblaient lui lancer un sourire en guise d’accueil amical ; lui la regardait, rendu muet par l’émerveillement. Il secoua la tête et lui rendit son sourire.

 

– Petite Dame, dit-il avec douceur, j’aimerais que vous soyez aussi vivante que vous le paraissez. Je suis persuadé que ces lèvres délicates sauraient satisfaire ma curiosité exacerbée si vous pouviez être une Galatée pour le Pygmalion que je serais alors. À qui appartenaient les merveilleuses mains qui ont modelé votre forme exquise ? À qui les mains qui vous ont placée là pour torturer mon esprit de leurs énigmes ?

 

Il se détourna avec un léger soupir.

 

Un grand gobelet scintillant, sur une table proche, retint son attention. Il était parfaitement poli, presque sphérique, et ressemblait à une bulle, ce qui était manifestement voulu car le pied sur lequel il reposait était constitué par une réplique miniature de la coupe elle-même. Sous un certain angle, il apparaissait tout à fait incolore, sous un autre il se brisait en un ensemble de flammes iridescentes de toutes les couleurs. Il le prit dans sa main, émerveillé par sa délicatesse, car la coupe n’était pas plus épaisse que du papier. Alan avait l’impression que si on la remplissait d’un liquide quelconque, elle s’effondrerait sous son propre poids. Alors qu’il la tournait entre ses doigts, elle lui échappa.

 

Il eut un cri étouffé de désespoir en la voyant tomber, s’attendant à ce qu’elle éclate en fragments minuscules à ses pieds. Au lieu de cela, à son ahurissement, elle rebondit doucement en parvenant au sol, avec un tintement mélodieux puis se mit à rouler et s’immobilisa contre une vitrine voisine. Alan la reprit. Elle ne montrait ni défaut, ni fêlure. Par curiosité, il s’en servit pour tapoter le rebord métallique de la table. Un son clair, comme celui d’une cloche, emplit la galerie de sa musique. Il frappa de nouveau, plus fort cette fois-ci, mais sans résultat. Enhardi, il cogna et cogna encore, jusqu’au point où, enfin, il frappa de toutes ses forces, expédiant de splendides échos sonores tout autour du plafond voûté, mais le fragile gobelet demeurait intact. Il le remit à sa place.

 

– Du verre, murmura-t-il, et pourtant aussi incassable que de l’acier. Je me demande même si l’acier le plus dur aurait pu subir un tel traitement sans se briser.

 

C’est alors qu’il tomba sur quelque chose qu’il cherchait. Sur une étagère réservée à elle seule se trouvait une coupe flamboyante de fleurs, des fleurs telles qu’il n’en avait jamais rêvées. Elles ne provenaient pas de la nature, mais de la main de l’homme, bien qu’il dût les examiner un bon moment avant d’en être sûr. Placés ça et là dans le bouquet, il remarqua de minuscules globes lumineux, et c’est eux, par-dessus tout, qu’il voulait voir de très près. Il vit qu’il pouvait en détacher un sans difficulté.

 

Au premier coup d’œil, il s’assura que la lumière était la même que celle projetée par la lentille dans le vestibule. Comme elle, le petit globe était parfaitement froid, mais à présent il pouvait constater que cette lumière émanait d’un gaz lumineux par lui-même et dont le globe était rempli. Inutile de conjecturer. De même que des centaines d’autres faits qui étaient venus à sa connaissance ce jour-là, la question resterait un mystère, pour l’instant au moins.

 

En se promenant dans la galerie, l’esprit presque étourdi par le flot accablant de nouvelles impressions, il avait perdu toute notion du temps lorsqu’il se sentit accablé par une sensation intense de fatigue. La fascination de l’endroit le tenait si bien cependant qu’il répugnait à le quitter, mais la nature était trop puissante pour qu’il lui résiste. Lentement, il s’en revint vers la grande porte. Il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’il était dans la galerie, mais il savait n’avoir vu que le millième de ses merveilles. Même une inspection hâtive, il s’en rendait compte, lui prendrait un bon nombre de jours. Sur le chemin du retour, il s’immobilisa un instant, la tête inclinée, devant la statue impérieuse du vestibule, lui rendant instinctivement un hommage muet.

 

Puis, les membres endoloris, il se lança dans la pénible ascension qui le ramènerait à la surface. Quand il sortit du hangar, ce fut un choc pour lui de constater que la nuit était tombée pendant qu’il était en bas, mais ce ne fut qu’en arrivant à la ferme qu’il découvrit l’heure, presque minuit, et comprit à quel point son exploration l’avait absorbé.

 

La simplicité spartiate de sa maison contrastait bizarrement avec la scène fabuleuse qu’il avait quittée si tard, et un sourire amusé se joua sur ses traits lorsqu’il pensa à l’ahurissement de Bryce ou de n’importe quel visiteur s’il ramassait ne fût-ce qu’une poignée des objets qui remplissaient la grande galerie, là en bas, et en décorait son humble intérieur.