Les coins reculés de l’Australie connaissent des hommes réputés partout pour quelque lubie particulière. C’est la solitude du Queensland qui les engendre, et quand ils se réunissent avec leurs compagnons, ils deviennent une institution, humoristique ou exaspérante selon la forme prise par leur lubie.
Il existe un géant, par ailleurs sensé, qui se balade à travers le pays ; il est devenu la joie de tous les camps et de tous les hangars par-delà la Murray, où sa quête au travail l’a mené. Il a une histoire à dire, et la triste expérience a appris même au plus dur de ses auditeurs à accepter cette histoire sans question, au moins en présence du narrateur ci-dessus. L’histoire ne varie jamais que par quelque détail ahurissant, et gare au malheureux qui s’aventurerait à manifester un doute à son égard.
– Je me trimbalais vers Glen Cairn après la tonte pour aller cueillir le houblon. J’évitais la grande route, moi. Il y avait des tapées de gars qui allaient par là, et les patrons lâchaient la bouffe avec des élastiques. À quelques bornes de Glen Cairn, un après-midi, je remarque une turne un brin en dehors de la route, et je pense que je vais leur demander un croûton de pain. C’était un endroit bien assez grand, et quand j’arrive par derrière, il y avait personne en vue, alors je tourne sur le devant et j’en lâche Mathilde quand je vois que la porte elle est grande ouverte. Je vais à la véranda, et j’y avais à peine mis le pied dessus que j’ai la frousse de ma vie. Vrai de vrai ! Je crois d’abord que je m’imagine des trucs quand la poule elle se montre.
« Elle sort de la turne et elle est là à me regarder, et je suis là à la regarder, comme des chiens de faïence qu’on était. Vous pourrez jamais trouver quelque chose comme elle. Prenez les poupées les plus épatantes que vous avez entendu parler et mettez-les ensemble, et ça vous approchera pas d’un pas de ce qu’elle avait l’air. Elle était presque aussi grande que moi qui vous cause, et elle était fringuée drôlement. Et ses cheveux… vrai ! ils tombaient devant elle presque jusque sur ses pieds. Vachement curieux. Mais c’est pas tout. C’est sa figure qui me renverse.
« Pas la peine d’essayer de vous expliquer, les gars. Vous y pigeriez rien quand même… jamais… c’est vrai. J’aurais pu aussi bien rester là à la bigler pour un an… Bon, eh bien me voilà à la regarder, et la voilà à me regarder, tout calme, comme si je serais une surprise, et après une minute elle dit : « Qu’est-ce que vous êtes ? » Tout juste comme si elle croyait que je serais un péramèle ou un gohanna, à son avis à elle. Alors je lui joue mon air et je demande si le patron il est pas là. Alors, que le diable me patafiole ! elle dit « Qu’est-ce que le patron ? » comme si elle aurait jamais entendu le mot. Bien sûr, je m’avise qu’elle est un peu en rogne… En rogne ? Bon Guieu ! si seulement j’avais eu assez d’idée pour foutre le camp… En rogne… Enfin, je lui dis que je suis juste venu pour si par hasard elle pourrait pas refiler à un gars un croûton de pain, parce que j’avais rien bouffé depuis le matin…
« Elle réfléchit une minute, en me regardant d’un air bizarre, et elle dit alors : « Vous voulez de la nourriture ? » « C’est ça, madame », que je lui dis en m’éclairant un peu. «Un bout de mouton, un peu de soupe, ce que vous aurez sous la main. » Elle pense un brin de plus, et elle dit : « Je suis seule ici ; le propriétaire de la maison s’est absenté. Je ne peux pas vous donner de nourriture. »
« Bon, ça m’énerve un brin, parce que qu’est-ce que c’est un croûton de pain pour ces patrons ? Alors je me dis que je peux aussi bien me servir tout seul ; pas de mal à ça. Alors je lui dis : « Écoutez voir, madame, je veux un croûton de pain, et je m’en vas l’avoir, alors vaudrait mieux me le donner, parce que sans ça je vas le prendre, ça que j’ai besoin… alors maniez-vous le train. »
« Bien sûr, je lui voulais pas de mal ; c’était juste du bluff. Malheur ! Mais qu’elle était donc bizarre ! Elle reste là tranquille, elle me regarde, pas un brin démontée ou froussarde, et ça me donne à penser encore plus qu’elle est bizarre. Mais le bouquet, c’est ça qu’elle dit après. Elle dit « Dites-moi, est-ce que vous votez pour élire les législateurs de votre pays ? »
« C’est tout juste si ça me coupe pas le souffle. Voter… moi, voter ? Moi que j’ai mon nom sur quatre listes entre Ballarat et Bourke… Je rigole tout seul, jusqu’à ce que j’aie plus envie de rigoler. Alors je dis : « Bon, eh bien vous êtes une mignonne, madame. Vous me refilez le croûton, et après ça on parle politique, et peut-être bien que je prendrai un petit baiser par-dessus le marché. »
« Sûr, je lui voulais pas de mal, à elle ; mais c’était un vrai bijou. Juste si j’ai pu faire un pas vers elle, quand elle lance sa main droit sur moi et elle dit : « Arrêtez ! » Et le bizarre, c’est que malgré que je veux pas m’arrêter, je m’arrête, et elle reste à me regarder avec ses grands yeux qui brillent, jusqu’à ce que je me sens tout glacé, et puis, pas possible ! tout d’un coup je me sens foireux.
« Malheur de moi ! c’était comme si j’aurais eu la chiasse. Mais elle dit pas même un mot, elle s’en va dans la turne et la voilà qui revient, une minute à peine, avec un fouet en peau crue, sacrément gros qu’il était. J’avais qu’une envie, c’est de foutre le camp. J’aurais bien donné cinquante livres pour pouvoir. Sûr, je la voyais déjà me rouer de coups avec le fouet, mais voilà qu’elle le jette à mes pieds, toute méprisante.
« Puis elle va s’asseoir dans un fauteuil sur la véranda et elle me regarde un bon moment. Vous l’auriez jamais cru, qu’une chouette pépée comme ça pouvait regarder un gars à la façon qu’elle me regarde. Vrai ! avant que je m’en rende compte je suais à grosses gouttes. Et voilà qu’elle dit, calme comme c’est pas croyable… et c’était le pire de tout, elle était pas en rogne, elle a pas levé la voix une fois… elle dit : « Il entrait dans mes intentions de vous tuer, mais je vais vous marquer de telle sorte que vous vous en souviendrez. Prenez ce fouet », elle dit en montrant le fouet.
« J’aurais bien donné une livre pour pas le prendre. Je voulais y répondre, mais tout ce que j’ai fait, j’ai ramassé le fouet. Et voilà qu’elle dit « Maintenant, vous allez vous battre vous-même jusqu’à ce que je vous dise de vous arrêter.» Miséricorde ! les gars, vous avez pas besoin de rigoler comme ça. Dieu de Guieu ! comme je voudrais que vous seriez là à ma place. Je le sais, ce que vous pensez… que j’étais rond. Mais que le diable me patafiole ! j’avais pas bu une goutte depuis des jours, et de toute façon, un gars y peut bien foutre une trempe à sa poupée quand il est cuit, mais il va pas se rouer de coups lui-même avec un foutu fouet comme je l’ai fait. Vrai ! je l’ai fait ; regardez voir, vous autres, si vous me croyez pas ! »
Et ici, le narrateur indigné montrait une jambe poilue écorchée et scarifiée de cicatrices roses sur blanc sale, et pour convaincre les incroyants, il relevait sa chemise pour dévoiler ses flancs et ses hanches constellés de profondes zébrures bleuâtres. Puis il continuait :
– C’était le bouquet. Voici la poule assise dans le fauteuil, qui prenait même pas la peine de me regarder, et me voilà debout en train de me taper dessus avec le fouet comme un possédé. Je me suis bien arrangé mes frusques, et le sang y pissait jusque sur mes guibolles, et je pouvais pas m’empêcher de gueuler un brin, parce que ce sacré fouet il s’entourait sur moi à tous les coups. Vrai de vrai ! ce que ça devait avoir l’air comique. J’avais juste une belle paire de pantalons en velours. J’avais payé à un gars sur la route bien trois demi-couronnes pour ça, et j’en ai fait des loques. Oh, oui ! vous rigolez, bande de vaches. C’était pas quelque chose à rire. Et tout le temps cette foutue garce se prélassait sur son fauteuil sans prendre plus garde à moi que si j’aurais été à vingt bornes de là. À la fin, elle regarde un peu partout et elle dit : « Arrêtez, maintenant. »
« Malheur de ma vie, et c’était juste temps, aussi ; j’étais tout moulu. Alors elle m’a demandé où c’est que j’allais comme ça, et j’ai dit à Glen Cairn. Bien poli, que j’étais, aussi ; elle m’avait foutu la venette de ma vie. Avec ça elle se lève et elle me regarde avec ses grands yeux qui brillent et elle dit : « Vous allez partir, à présent, et vous allez courir, et vous ne vous arrêterez de courir que lorsque vous aurez atteint Glen Cairn, et vous ne reviendrez jamais ici. » Elle aurait pu s’éviter la dernière phrase, pour sûr…
« À la minute me voilà qui pars, mais elle m’arrête et elle dit : « Reprenez ceci », en montrant Mathilde. Alors je reprends mon baluchon et je file sur la piste sans regarder derrière moi. Pensez, je vous ai dit que j’étais crevé de la rossée que je m’étais mise. Mais malgré ça je cours, et, sacré bon Guieu, je continue à courir. Je sais pas si c’était loin, mais je trébuchais tout le long, et je tombe, et je me ramasse, et je galope encore, et avant d’arriver à Glen Cairn je me dis que courir c’était pire encore que la raclée que j’avais prise.
« C’est à la nuit que j’arrive, et je me cassais la gueule tout le long de la rue, quand un flic il me pince. Sûr, il croit que je suis cuit, aussi ; mais quand il voit ma figure sous un réverbère, et le sang qui gicle de partout, il me mène à l’hôpital…
« Et voilà que quand j’y arrive ils veulent savoir comment j’ai fait pour me foutre dans un état pareil, et j’étais trop malade et trop abruti pour y raconter autre chose que du vrai, et, sûr, le foutu docteur il croit que je lui bourre le mou. Ça me fout dans une sacrée rogne, je vous dis, mais ce qui me fait encore plus mal, c’est qu’un autre docteur il vient… un grand gars rouquin avec des taches de son… et il me fait recommencer mon histoire du début jusqu’à la fin. Et vous pensez qu’il a fait quoi ?
« Ce gars-là il reste assis et il se marre jusqu’à en pleurer, que les larmes dégoulinaient sur ses joues. Je lui dis que je lui foutrais bien une peignée si je pouvais, mais il s’en occupe même pas et il appelle l’autre docteur à côté et ils se racontent des histoires en douce, et après ça ils me foutent au pieu…
« J’ai été dans ce foutu hôpital plus de deux semaines, mais c’était vachement bizarre, le jour où j’ai quitté, l’autre docteur, le rouquin, il est venu et il m’a fait raconter mon histoire encore, et quand j’ai eu fini il me dit, sérieux comme un pape : « À présent, écoutez-moi bien. Je sais que votre histoire est vraie ; mais permettez-moi de vous dire que vous avez une drôle de chance de vous en être si bien tiré. Suivez mon conseil et ne continuez pas à raconter tout ça dans le coin, parce qu’on penserait seulement que vous êtes cinglé, comme c’est le cas ici à l’hôpital. »
« Et le voilà qui me refile une paire de souverains et me dit que je ferais mieux d’éviter la maison où vit la poupée, sinon ça risquait d’être pire la prochaine fois. Alors je lui ai demandé s’il me prenait pour un idiot. Pensez ! J’irais même pas à deux bornes de là si vous me refiliez mille livres. Mais n’empêche, que c’était donc une chouette poupée !… »