figurant dans l’édition originale et supprimé des éditions postérieures
Un homme était assis à une table dans ce qui paraissait être un vaste laboratoire de physique. Sur la table, pleine d’instruments et d’appareils, s’élevait un grand aquarium de verre où l’on voyait nager un poisson. Le silence n’était rompu que par les quelques mouvements de l’homme, absorbé profondément dans le travail qu’il poursuivait.
Des nombreuses choses qui frappaient, dans cette pièce, l’homme était lui-même la plus remarquable. Même assis, sa taille inhabituelle était visible. Mais le visage faisait de lui un être à part. Sa chevelure était clairsemée et, en dessous du front haut et large, étaient creusés des yeux gris, froids, pénétrants, d’où toute émotion humaine semblait bannie. Sous le fin nez rectiligne, la bouche formait une ligne droite sans lèvres apparentes. Chaque élément du visage, jusqu’au menton dur, irradiait la puissance.
Derrière l’homme, la paroi la plus éloignée de la pièce s’ouvrait en une grande baie, creusée dans un mur si épais que son rebord inférieur formait une banquette. Au-delà s’étendait une large vallée à travers laquelle serpentait un fleuve. Au-delà encore, à l’arrière-plan s’élevait un vaste bâtiment en forme de sphère, calé sur une base cubique.
Absorbé par son travail, ses longs doigts effilés se déplaçant avec une précision délicate parmi les instruments, devant lui, l’homme parut ne pas s’apercevoir de l’apparition d’une femme qui s’immobilisa, une expression de surprise sur les traits, quand elle le vit. Elle parut prête à parler, puis, avec un léger sourire et un haussement d’épaules, elle traversa la pièce et prit place à une autre table.
Tout autre que l’homme au poisson aurait été excité par la présence de la nouvelle venue. Elle était aussi parfaitement adorable et féminine qu’il était viril et peu engageant. Sa longue tunique simple, retenue à la taille par une bande de métal souple, la faisait paraître plus grande qu’elle n’était. La grâce de son allure, en traversant la pièce, était un symbole de jeunesse radieuse et de glorieuse beauté royale, propre à séduire un homme.
Après s’être assise, elle resta quelques instants à méditer en considérant l’homme au poisson, puis se tourna vers son propre travail, ses mains s’affairant sur un mécanisme qui lui faisait face. Au même moment, un grand disque sombre dominant la table s’éclaira d’une lueur jaune à travers laquelle des lignes de symboles étranges se déplaçaient. Parfois, d’un geste de la main, elle les arrêtait pour prendre une note ; elle resta là pendant une heure, les yeux fixés sur le disque… et soudain le silence fut brisé par le son clair d’une cloche. En réponse au mouvement rapide de sa main, la couleur du disque vira du jaune au bleu, et fut de nouveau couverte de symboles mouvants. Elle les observa avec soin, puis, au second coup de cloche, elle éteignit la lumière.
Elle se laissa aller sur son siège et, un léger sourire amusé se jouant sur son visage, elle regarda l’autre table.
– Combien vous faudra-t-il de temps, Andax, pour découvrir jusqu’où vont les capacités du cerveau de ce poisson ? demanda-t-elle.
L’homme entendit peut-être, mais ne le montra pas. Le sourire se mua en un rire léger et la femme pivota avec souplesse vers un large écran sur le cadre inférieur duquel saillaient plusieurs rangées de voyants lumineux. Puis elle enfonça un petit bouton sur la table.
Sa voix résonna clairement dans la pièce, impérative :
– Appel général ! Par ordre du Conseil suprême !
Comme elle parlait, les voyants du cadre s’allumèrent jusqu’à briller tous, sauf un. Elle fixa ce dernier avec impatience et répéta en appuyant sur les mots :
– Appel général ! Par ordre du Conseil suprême !
Le dernier voyant répondit enfin.
Sa voix résonna de nouveau :
– Appel général ! Rapport d’Hiéranie, directrice de la station géophysique centrale, au nom du Conseil : les stations polaires d’observation annoncent une déviation régulière et progressive de la stabilité terrestre. La dernière observation, à 2 h 33, montre une variation de sept cents mètres. De vastes fissures s’élargissent sur les deux calottes polaires. Durée de vie estimée de la planète quarante-trois jours. Premières indications audibles de dislocations détectées à la station générale no 7 à minuit cette nuit. Ordres du Conseil : le travail sur la planète, jusqu’à nouvel avis, doit continuer comme d’habitude. Aucune exception ne sera admise.
« Ordre no 2 du Conseil suprême : on demande des volontaires pour pallier les pertes humaines aux stations polaires, à raison de 100 par jour. Les volontaires se présenteront à la station n° 16 avec équipement polaire complet. Fin des ordres et du rapport. »
Lorsque les voyants du cadre furent éteints, la femme appuya sur un autre bouton et parla sèchement :
– Appel spécial à la station II.
L’écran s’alluma et révéla le visage d’un jeune homme.
– Nom ? demanda-t-elle.
– Bardon, répondit-il.
– Bardon le poète ?
– Oui.
– Expliquez la raison de votre retard de trente secondes à répondre à l’appel général.
– J’écrivais un poème.
– Vous connaissez la règle, vous avez la responsabilité d’une station. Vous savez ce que vous risquez ?
– Oui.
– Présentez-vous au comité exécutif de votre district demain à midi. Ils s’occuperont de vous. J’enverrai un remplaçant.
Elle éteignit l’écran sur ces mots et le visage disparut.
À travers la pièce, une voix froide, ironique, se fit entendre :
– Pur abandon de poste, Hiéranie. Vous auriez dû diriger sur lui le rayon.
Hiéranie se mit à rire doucement.
– Si quelqu’un mérite le rayon, c’est l’homme ou la femme qui a donné la responsabilité d’une station générale d’appel à un poète. De plus, puisque nous serons tous morts dans quarante-trois jours, je ne vois pas de raison à des exécutions officielles.
– Pourtant, insista Andax, les ordres du Conseil sont que le travail se poursuive comme avant.
Il y eut un rien de raideur dans sa voix lorsqu’elle répondit :
– J’exerce mon droit discrétionnaire officiel. Il faut appartenir à votre espèce pour ne pas savoir que les poèmes de Bardon valent les quarante-trois jours de vie accordés à la planète.
Il y eut un « Peuh ! » de mépris à la table de l’aquarium. Hiéranie se remit à rire et imita le « Peuh ! » à la perfection.
– Puisqu’on parle d’abandon de poste, Andax, comment se fait-il que je vous trouve dans mon service et non dans le vôtre ?
– Ces indications audibles de dislocation. Votre service est insonorisé… pas le mien.
Hiéranie quitta sa table et se dirigea avec calme vers la baie où elle s’assit, à regarder le paysage.
– Si j’employais le rayon lorsque j’en ai le droit, avez-vous songé que vous-même veniez de vous mettre en position de victime ?
– Vous avez raison, comme toujours, répondit Andax sans lever les yeux. Ne laissez pas mes sentiments interférer avec votre sens du devoir.
– Retournez à votre poisson, Andax, répliqua-t-elle. Vous avez tous les deux le même sang froid.
La voix rocailleuse riposta :
– J’ai pour théorie que tous les maux qui ont obsédé l’humanité proviennent de l’influence féminine qui a distrait le Créateur lorsqu’il engendrait l’univers.
– À en juger par ce que les femmes ont souffert de la part des hommes depuis ce temps-là, je ne serais pas étonnée que vous ayez raison.
– Mon poisson a au moins un certain charme qui est refusé à votre sexe opprimé…
– Flatteur ! dit-elle en riant. Ne soyez pas timide au point de gâcher le compliment en ne l’achevant pas.
– Le poisson, gente dame, a pour vertu d’être muet.
Hiéranie regarda la silhouette inclinée et dit, lentement et avec conviction :
– Quelque part, dans ce monde, mon cher Andax, doit exister une femme qui ne conçoit pas que son bonheur tient au seul fait que vous soyez célibataire. Vous pourrez observer la fin de notre globe avec le sentiment réconfortant d’avoir rendu au moins une femme heureuse.
– Dieux du ciel ! Comment peut-on travailler dans ces conditions ?
Il se leva et vint à elle. Hiéranie laissait errer ses regards sur le paysage sans s’inquiéter de son approche. Andax se pencha sur elle.
– Écoutez, Hiéranie, dit-il soudain en accentuant les mots. Nous avons encore quarante-trois jours. Plus de temps qu’il n’en faut pour l’opération et la convalescence.
Sans tourner la tête, Hiéranie laissa tomber un « Non » décisif, qui vibrait encore lorsque Marnia entra dans le laboratoire. Sans dire un mot, elle s’assit à la table d’Hiéranie et parcourut les notes que celle-ci venait de prendre.
Andax reprit la discussion :
– Mais tout est si simple ! Cela pourrait se faire cette nuit.
Elle pivota et le considéra d’un air de défi.
– Quand, voici deux ans, vous m’avez demandé d’accepter que vous greffiez à mon cerveau un lobe du précieux cerveau de votre frère, j’ai refusé. J’ai refusé vingt fois depuis. Croyez-vous qu’à quarante-trois jours de la fin je me soumettrais à un tel châtiment ? Je ne veux pas terminer ma vie avec un esprit semblable au vôtre ou à celui de votre frère.
– Oh ! vous, les femmes ! ronchonna-t-il avec impatience. Ne voyez-vous pas que ce qui n’était alors qu’une expérience est devenu à présent une nécessité impérative ?
– Je ne vois pas ce qu’il y a de nécessaire ou d’impératif à satisfaire votre désir de me transformer en un demi-Andax féminin, dit-elle d’un ton moqueur.
– Ne savez-vous pas que vous serez désignée pour occuper la troisième sphère ? demanda-t-il.
– Moi ?
Hiéranie se leva brusquement, le dévisageant avec ahurissement.
– Oui, vous ! répliqua-t-il, emporté. Puisque l’un des trois doit être une femme, le Conseil n’a pas le choix.
– Mais, s’exclama-t-elle, les sélectionneurs ont recommandé Marnia au Conseil suprême.
Andax haussa les épaules.
– Vrai ! mais l’idiote est amoureuse. Pouvez-vous concevoir que le Conseil permettrait à l’un des trois élus d’emporter jusqu’au nouveau monde une complication sentimentale ?
– Mais Marnia… commença Hiéranie.
Marnia quitta sa table et les rejoignit.
– Pourquoi parlez-vous de Marnia ?
Hiéranie lui saisit la main.
– Andax dit que vous ne serez pas un des trois.
La jeune fille sourit et acquiesça gentiment.
– Il a raison, Hiéranie. Je n’ai pas pu supporter de survivre en abandonnant Davos. J’ai envoyé une supplique au Conseil. Elle n’est pas officiellement acceptée, mais je sais qu’ils l’ont admise. Est-ce que cela vous gêne beaucoup ?
– Mais je n’en ai pas entendu parler, protesta Hiéranie.
– Je viens juste de l’apprendre moi-même, expliqua Marnia. J’étais venue vous avertir, mais Andax m’a précédée. Comment le savait-il ? je l’ignore. La décision a été prise voici moins d’une heure.
Il y eut un mince sourire sur les lèvres d’Andax.
– Je ne savais rien d’officiel, dit-il. Mais c’était si évident !
– Parfait exemple de la philosophie conjecturale andaxienne, dit en riant Marnia.
– Bah ! ricana Andax. À voir comment vous et Davos avez tout fait, sauf annoncer votre passion insensée par un appel général, la déduction ne demandait pas un si grand effort à ma parfaite philosophie conjecturale andaxienne.
– Mais pourquoi moi ? demanda Hiéranie faiblement.
– Parce que, dit Andax en levant les bras au ciel, le Créateur et le Conseil dans sa sagesse seuls en savent la raison, on a insisté pour inclure une femme parmi les trois sélectionnés.
– Pour rogner vos ailes dans ce merveilleux monde nouveau, s’il doit y en avoir un, dit Marnia d’un ton amer.
– Mais il y a d’autres femmes ! s’écria Hiéranie. Il doit y en avoir d’autres !
Un ricanement à peine voilé teinta la voix d’Andax.
– Bienséante modestie, Hiéranie. Cependant, puisque vous avez maîtrisé la biologie, la géophysique, la mécanique et la science domestique, vous en valez bien une autre. À part le fait que les sélectionneurs avaient placé votre nom en second sur la liste… on a dû sans doute les tirer au sort.
Marnia entoura affectueusement la taille d’Hiéranie.
– Quel délicieux compagnon il sera pour vous dans le nouveau monde, dit-elle d’un ton enjoué.
– Ah ! vous, pauvre automate asservi par ses glandes !
Un léger sourire émoussait le tranchant des mots. Puis il se tourna vers Hiéranie.
– Eh bien, que pensez-vous de l’opération, à présent ?
– Moins que jamais, dit-elle d’un ton qui empêchait toute discussion, en reprenant place sur le rebord de la baie.
Il y avait un mépris grandissant dans la voix d’Andax.
– Une femme, et une idiote, dit-il. Une idiote utile, je dois bien l’admettre, mais rien de plus qu’une femme.
Il pivota et se dirigeait vers la table de la jeune femme lorsque Davos entra. Marnia lança un joyeux « Davos ! » et courut à sa rencontre.
– Tu as entendu ? On m’a fait grâce !
– Oui, je sais, je sais.
Davos lui entoura les épaules du bras.
– Nous partirons ensemble, dit-il, puis, se tournant vers Andax : Je ne me remettrais pas au travail, à votre place, Andax. Vous et votre poisson allez être séparés presque tout de suite.
Hiéranie intervint, de la baie d’où elle les regardait :
– Quel déchirement cette catastrophe peut-elle causer ! Vous devriez bien l’embrasser, Andax.
Dédaignant le sarcasme, Andax se tourna vers Davos.
– Que voulez-vous dire ?
Davos hocha la tête.
– Le Conseil suprême est en pleine session. Vous et Hiéranie allez être convoqués presque immédiatement. Votre équipier des sphères, Mardon, a déjà reçu sa notification. Son navire express est attendu d’un moment à l’autre.
Davos, sans abandonner les épaules de Marnia, s’avança avec elle vers la table d’Hiéranie où ils se mirent à chuchoter. Hiéranie se détourna pour observer, à travers la baie, la sphère lointaine. Le regard d’Andax allait du couple à elle avec une expression d’ennui et d’amusement mêlés. Puis, avec un geste d’impatience, il aboya :
– Davos ! Peut-être pourriez-vous distraire un instant à la contemplation des délices que va vous accorder une mort violente toute proche en compagnie de Marnia, et me fournir quelques renseignements officiels ?
Tous trois éclatèrent de rire.
– Ce que j’admire le plus dans votre espèce, dit Hiéranie, c’est votre tact infaillible et la considération que vous vouez aux sentiments des autres.
Davos s’inclina, plein d’ironie.
– Je ne vois pas quel renseignement un Davos pourrait donner à un Andax.
– Épargnez mon humilité, gronda Andax. Vous pouvez sans doute m’apprendre si l’assignation des sphères a été décidée.
Davos fit un geste de la main en direction de la sphère qu’on distinguait par la baie.
– Oui, Hiéranie a le numéro un, vous le deux, et Mardon aura le numéro trois.
– Hum ! grogna Andax en se tournant vers Hiéranie. Cela veut dire que nous allons être enfermés presque tout de suite. Le Conseil ne prendra pas de risques alors qu’il reste si peu de temps.
Et revenant à Davos :
– Avez-vous entendu dire quelque chose ?
Davos hésitait à répondre et regardait Hiéranie avec inquiétude. Elle comprit pourquoi il hésitait.
– Ne vous tracassez pas pour moi, Davos, dit-elle avec un sourire. Cela m’intéresse au plus haut point et je ne suis pas très anxieuse.
– Bon, reprit Davos. La sphère numéro un sera scellée demain à midi. Vous, vous partez pour le Nord dans la nuit de demain, et Mardon part ce soir même en direction de la troisième.
– Ils ne perdent pas de temps, n’est-ce pas ? commenta Andax qui reprit abruptement : Quelle est l’estimation à laquelle vous êtes parvenu, vous et votre comité de génies ? En avez-vous fini de vos chamailleries et de vos suppositions ?
Davos haussa les épaules.
– Les seules chamailleries du comité proviennent de ce délicieux frère que vous avez, Andax. Je suis parfois convaincu que ses manières sont encore pires que les vôtres.
– Je ne vous demande pas de flatteries serviles mais un renseignement, grinça Andax.
– Ah, bon ! puisque vous m’en priez si gentiment, répliqua Davos, le comité est parvenu, après avoir pesé chaque facteur, à l’opinion qu’au moins vingt-sept millions d’années s’écouleront avant que la planète ne soit à nouveau mûre pour une civilisation humaine intelligente.
Andax sourit en regardant par la baie.
– Il semble, Hiéranie, que nous allons jouir d’un repos assez long.
– Oui, dit la jeune femme avec calme, mais si nous en sortons, cela en vaudra la peine.
– C’est cela, murmura Andax, si…
Il perdit de son arrogance un court instant.
– Scientifiquement, mathématiquement et théoriquement, le plan est parfait.
– Eh bien, intervint Marnia, je ne vous envie ni l’un ni l’autre, même si le succès est au bout.
– Le seul risque est que les sphères ne résistent pas à la tension de l’écrasement final, fit remarquer Davos.
– Dieux du ciel ! s’exclama Andax, ses yeux gris flamboyant d’enthousiasme, mais cela vaut mille fois le risque ! Pensez à la gloire d’avoir tout un nouveau monde avec lequel jouer, un monde à modeler selon nos vœux ! …
Davos répondit en riant :
– Nous avons pourtant un avantage dont ni l’un ni l’autre ne jouirez. Ce sera une expérience unique que d’assister au cataclysme final.
– Dommage de le manquer, admit Andax contrecœur, mais on ne peut avoir les deux.
De la baie, Hiéranie lança :
– Un courrier volant vient d’atterrir à porte. Les convocations, je pense.
Un instant plus tard, le courrier, en étroite combinaison de vol, pénétrait dans la pièce. Il salua d’un seul geste les quatre personnes présentes.
– Par ordre du Conseil suprême. Andax et Hiéranie se rendront au Conseil sans délai.
Il s’inclina et se retira. Hiéranie quitta son siège.
– Venez avec nous, Marnia… jusqu’à l’antichambre, au moins.
Et tous quatre suivirent le courrier.
C’était une vaste salle majestueuse que celle dans laquelle le Conseil suprême se tenait, sur une estrade élevée à une de ses extrémités. De l’entrée jusqu’au centre, courait un large passage garni d’un tapis. Des deux côtés de ce passage étaient creusées des galeries pleines de spectateurs silencieux. Le président qui occupait le siège central de l’estrade était un homme imposant, de haute taille, et d’apparence calme et bienveillante. Les quatre conseillers installés de chaque côté étaient tous d’un âge avancé. Deux d’entre eux étaient des femmes.
Il régnait sur l’assemblée une atmosphère d’attente contrainte, lorsque les portes de la grande pièce s’écartèrent avec lenteur. Tous les yeux se tournèrent vers le petit groupe révélé par l’ouverture et qui attendait sur le seuil.
La voix de l’huissier résonna dans la salle :
– Selon les ordres du Conseil suprême, j’ai l’honneur de présenter Andax, Hiéranie et Mardon.
Un planton, qui se tenait au pied de l’estrade, lança un commandement :
– Entrez, Andax, Hiéranie, Mardon ! Venez écouter la volonté du très honorable Conseil suprême !
Lorsqu’ils s’avancèrent tous trois lentement par le long passage, tous les spectateurs se levèrent et restèrent debout jusqu’à ce qu’ils s’immobilisent, inclinés, devant l’estrade. Avant de se lever, le président attendit que les murmures et le bruissement de l’énorme assemblée cessent et que tous soient assis, puis il s’avança jusqu’au bord de l’estrade.
Il abaissa alors son regard sur la femme et sur les deux hommes. Il parla avec lenteur et une conviction profonde :
– Mes enfants, il a plu au créateur de notre planète de permettre que tous ceux qui ont fait de sa surface leur demeure soient anéantis. Ce moment, prévu depuis longtemps, est imminent. Mais, dans l’espoir que toutes les réalisations de notre race en vue du bonheur de l’humanité ne disparaîtront pas totalement avec elle, nous avons conçu un projet par lequel nous espérons transmettre la sagesse de notre espèce à celle qui, dans l’abîme des temps, pourrait nous suivre.
« C’est à vous trois, mes enfants, qu’est dévolu ce grave et terrible dépôt. Il se peut – nos yeux sont aveugles dès qu’il est question de l’avenir – que vous ayez à affronter des événements auprès desquels la mort qui assombrit notre planète sera peu de chose. Nous savons que nul d’entre nous ne craint la mort. Mais ce que l’avenir peut avoir en réserve pour nous, personne ne le sait. C’est pourquoi je vous conjure, si dans vos cœurs vous ne vous sentez pas à la hauteur de cette tâche, de vous retirer en paix, et sans perdre l’honneur, avec l’accord bienveillant de vos compagnons… et que nul ne vous retienne et ne vous blâme.
« Parlez maintenant, chacun de vous. »
La voix d’Andax s’éleva dans la salle, la peuplant d’échos.
– J’accepte ce dépôt, en ce qui me concerne, pour l’honneur de notre race.
La voix claire d’Hiéranie poursuivit :
– Et moi, pour l’amour de l’humanité.
Quant à Mardon, il dit simplement :
– J’accepte avec joie et sans hésitation ce dépôt qui m’honore.
Un long murmure balaya la foule assemblée, jusqu’à ce que la main du président l’apaise. Il reprit alors la parole :
– Au nom de notre race, le Conseil suprême vous approuve, et accepte votre sacrifice.
« Mes enfants, dès cet instant vous vous soumettez aux volontés du Conseil suprême. Je vous impose de reconnaître que toute déviation dans la voie de l’honneur amènera sur vous sa propre peine infamante, et que vous suivrez en tout les lois de votre race, dans lesquelles vous avez été élevés. Dans l’accomplissement du devoir que vous avez assumé, il ne doit y avoir aucune pensée égoïste, et si les temps devaient s’accomplir, il ne serait toléré aucun écart hors du chemin tracé, aucun recul devant la tâche – si terrible soit-elle – d’apporter la paix, la sagesse et le bonheur à ceux qui pourraient nous suivre.»
Il marqua un temps.
– À genoux, mes enfants !
Calmes, tous trois s’agenouillèrent. Le regard abaissé vers eux, le président reprit :
– Levez vos mains et répétez après moi ces mots : je jure par la foi que j’ai en mon créateur… sur l’honneur de mon nom… et par loyauté envers mes compagnons… membres de la race qui va disparaître… que jamais, par la parole ou par les actes… je ne trahirai le dépôt qui m’a été confié… Je jure d’être indéfectiblement loyal à mes idéaux et aux deux partenaires qui partagent mon dépôt… et pour eux, si besoin est, je donnerai ma vie.
La salle était si calme, pendant que les trois voix reprenaient les mots du président, qu’elle paraissait vide.
Le vieil homme éleva ses mains en une bénédiction.
– Que la grâce et l’amour et l’espoir d’une race mourante soient sur vous. Qu’ils rendent forts vos cœurs, votre résolution. Et que vous soyez guidés en sagesse, justice et honneur aux jours où vous devrez remettre votre dépôt.
Lorsqu’il revint à son siège, les trois élus se redressèrent, face au Conseil. Une conseillère, à droite du président, se leva et d’une voix un peu tremblante s’adressa à eux :
– Hiéranie, la volonté du Conseil suprême est que vous vous rendiez demain à midi à la sphère connue sous le numéro un, et que là vous soit donné l’oubli.
« Andax, au crépuscule de demain vous partirez pour votre poste à la sphère numéro deux, et vous vous confierez au Conseil de district.
« Mardon, dans l’heure qui vient, vous partirez pour la sphère numéro trois où le Conseil occidental vous attendra… et que la grâce et la force soient avec vous tous », ajouta-t-elle avec solennité.
Tous trois s’inclinèrent devant le Conseil et, pivotant, reprirent le passage encadré par la foule silencieuse qui s’était levée en leur honneur.
Hors de la salle, dont les portes se refermaient derrière eux, Davos et Marnia se hâtèrent pour les rejoindre dans l’espoir qu’ils passeraient la soirée avec eux. Mardon s’excusa, invoquant son ordre de départ immédiat.
– Mais vous viendrez avec nous, Andax ? demanda Marnia.
Andax secoua la tête et fut aussi près du rire qu’il était possible à un homme tel que lui.
– Non, Marnia, non. Allez tous les trois vous plonger dans une orgie de sentiments. Je la gâcherais.
– Mais que ferez-vous ? demanda-t-elle d’un air soucieux.
– Je retourne à mon poisson, gente dame, dit-il en la quittant.