Hiéranie était étendue sur le grand divan du « temple », celui où elle avait dormi de son long sommeil. Sa tête et ses épaules étaient soutenues par une pile de coussins et Dundas, assis tout près d’elle et pleinement heureux, dévorait du regard le tableau qu’elle composait. Son esprit fut traversé par un éclair de colère à penser que ceux qui l’avaient vue pouvaient douter encore de sa pureté immaculée… cette pureté qui semblait irradier d’elle et briller dans ses yeux profonds qui ne reflétaient pas le moindre émoi.
Il y avait eu un long silence entre eux… le silence qui s’installe entre les âmes trop rapprochées dans leur communion pour ressentir le besoin des mots. Elle leva les yeux sur lui.
– Vous étiez en colère un instant, Alan ; je l’ai senti. Qu’est-ce qui vous chagrinait ?
Il lui sourit.
– Pourriez-vous lire mes pensées, chérie ?
Hiéranie répliqua :
– C’était une soudaine poussée de colère et je l’ai sentie. Elle a fait passer une ombre momentanée sur mon bonheur. Je ne lirais vos pensées que si vous me le demandiez. Ce don n’est pas de ceux qu’on doit employer à la légère.
– Dites-moi donc d’où provenait cette ombre, la défia-t-il.
Elle le regarda un moment dans les yeux et sourit.
– Ah, ces femmes et leur sottise. Cela vaut-il la peine de se mettre en colère, ne fût-ce qu’un instant ?
– Je ne m’inquiète de rien pour moi-même, répondit-il. Mais qu’elles aient osé douter de vous, c’en est trop.
– Mais, dit-elle, la condamnation ne serait-elle pas plus grave pour vous ? Pourquoi penser à moi ?
– Vous ne comprenez pas, Hiéranie. Chez nous, le péché auquel elles pensaient n’est rien pour l’homme. On l’oublie vite. La femme, par contre, est damnée à jamais.
– Pourquoi la femme ?
– C’est le code ; notre code ; injuste, cruel, mais c’est toujours la femme qui souffre le plus.
– Ainsi, la loi a été faite par les hommes ?
C’était, à la façon dont elle le disait, autant une déclaration qu’une question.
– C’est possible, mais ce n’est pas une loi écrite ; et, croyez-moi, les femmes sont les plus fermes à la faire appliquer.
Elle rit.
– Le sexe, encore, Alan ; mais chez nous, chacun eût reçu sa part du blâme, si un tel péché avait été possible. Mais nous connaissions trop bien le châtiment pour errer.
– Le châtiment ? demanda-t-il.
– Oh, pas un châtiment légal. Nous savions à quel point il aurait été futile ; mais chacun de nous savait qu’une infraction à la loi morale attirait sa propre condamnation, aussi sûrement que le jour succède à la nuit. Il n’y avait aucune discrimination pour le partage du blâme.
– Nous savons notre code pourri, mais il est inaltérable. Je pense qu’il fait partie de la prétention de l’homme à la supériorité, répondit Dundas, songeur.
– C’est ce que je ne peux comprendre, dit-elle, la «supériorité de l’homme». Je suppose, pourtant, que vous vous êtes plus développés que vos femmes. Chez nous, les hommes n’avaient pas de telles prétentions. Nous étions égaux en toutes choses, légalement et socialement.
– Et vous perdiez la déférence que les hommes doivent à votre sexe, avança-t-il.
– Combien de cette déférence est-elle réelle, et combien due à l’habitude ? Une déférence de cet ordre est une pauvre compensation, et une excuse pire encore, pour garder la moitié du monde en sujétion vis-à-vis de l’autre moitié.
Alan eut un rire.
– Je ne vais pas discuter avec vous, Hiéranie. Mais je crois que vous trouverez les femmes mûres pour votre croyance, si non les hommes.
– Il me semble que les hommes ont empêché délibérément le développement des femmes, continua-t-elle sans pitié. Je peux croire qu’Andax serait d’accord, mais il ne pourrait pas réussir dans ses plans sans accorder aux femmes leur dû. Il sera contraint de faire ce que je veux malgré lui.
– Ainsi donc, les temps à venir seront meilleurs pour les femmes ?
– Je crains, Alan, que nous n’ayons qu’un bien piètre matériau sur lequel travailler, dit-elle avec un soupir.
Dundas gloussa.
– Ceci est une ample compensation pour ce que vous avez dit des hommes. J’aurais aimé que Barry vous entende.
– Il vient. Vous pourrez le lui dire vous-même.
– Comment savez-vous ? C’est incroyable.
– Je le sais parce que je sens qu’il vous cherche.
– Puis-je lui parler de notre prochain mariage demanda Dundas, venant s’installer à côté d’elle comme elle s’asseyait.
Hiéranie le considéra pensivement.
– Alan, vous savez, je doute de sa discrétion, répondit-elle, en retenant sur ses lèvres la protestation qu’il allait lancer. Très cher, ce n’est pas de sa loyauté envers vous que je doute ; ceci n’est pas en cause. Mais, dernièrement, ses sentiments à mon égard ont changé ; je le sais.
– Sûrement pas ; je n’en ai vu trace ni dans ses paroles, ni dans ses actes.
Elle secoua la tête.
– Et pourtant c’est vrai. Je ne le sens que trop bien. Ses sentiments ne sont pas hostiles, mais il souhaite s’opposer à mes desseins.
– Mais, Hiéranie, le vieux Dick est presque aussi enthousiasmé par vous que moi.
Elle sourit.
– Eh bien, dites-lui ce qui vous plaira. En fait, je crois que, s’il a des yeux, il ne sera pas nécessaire de le lui dire, poursuivit-elle en le regardant avec tendresse. Mais, Alan, si vous en avez l’occasion, laissez-lui entendre qu’il serait mal avisé de s’opposer à moi. Il ne réussirait qu’à se faire du mal à lui-même, et je le regretterais.
Avant que Dundas ne puisse répondre, la voix de Dick vint en écho dans la galerie.
– Dundas, ohé !
Et quelques instants plus tard l’homme lui-même apparut sur les marches du « temple ».
Dès que les yeux de Barry tombèrent sur le couple debout côte à côte, il s’immobilisa, retenant les mots qui étaient sur ses lèvres. Dundas n’eut pas besoin de lui dire ce qui s’était passé entre Hiéranie et lui. C’était écrit sur leurs visages à tous deux, si nettement qu’il n’avait qu’à lire, et le cœur du médecin se serra. Il connaissait, sans que son ami ait eu à le lui dire, la dévotion qu’il portait à Hiéranie. Sans qu’il eût analysé ses propres sentiments, son esprit avait toujours été mal à l’aise à l’idée de leur mariage mais chaque fois que la pensée l’avait frappé, il l’avait repoussée en espérant qu’Hiéranie ne payerait pas Alan de retour. En un éclair, il vit comment l’événement de la veille avait précipité les choses, et il lui vint soudain un mauvais pressentiment. Il était trop loyal envers son ami pour donner la moindre indication sur ses sentiments. Sur le moment, il s’arrêta pour déchiffrer sur leurs visages le bonheur qui s’y inscrivait, et sans hésitation il se hâta vers eux et saisit la main qu’on lui tendait.
– Dun, mon vieux, pas besoin de me dire. Je te souhaite tout ce que tu espères. À tous les deux, reprit-il en se tournant vers Hiéranie. J’espère que vous ne vous attendiez pas à me voir surpris ?
Hiéranie sourit aux deux hommes, tour à tour.
– C’est gentil à vous de me souhaiter le bonheur, Dick, après ma méchanceté d’hier. Alan m’a expliqué. J’avais peur que vous ne me pardonniez pas.
Mais il y avait plus de repentir dans ses paroles que sur son visage, et Barry se mit à rire malgré lui, car en vérité Mme Kitty était loin d’être apaisée, même après une explication qui s’était poursuivie de façon intermittente depuis leur départ des courts de tennis. Et cette petite dame à la tête chaude aurait été encore moins satisfaite si elle avait su que la première visite de Barry avait été pour « Cootamundra ».
– En fait, Hiéranie, je ne sais pas si je vous ai pardonné, ou si je le ferai avant que vous n’ayez ramené la paix chez moi. Vous êtes une femme trop belle pour que notre monde vous absolve facilement.
– Et moi ? demanda Dundas. Suis-je au ban de la société ?
Barry gloussa en revoyant la scène.
– Pour ce que j’en sais, Dun, outre une exécution sommaire, l’excommunication et quelques broutilles semblables, tu ne risques pas grand-chose. Pourras-tu supporter ?
Alan se redressa et se tourna vers Hiéranie.
– Est-ce que nous le pourrons ?
En guise de réponse, elle glissa un bras sous le sien, et Barry, qui les observait, comprit que le courroux de Glen Cairn ne troublerait pas beaucoup l’atmosphère de « Cootamundra ».
– Que s’est-il passé après, Dick ? demanda Dundas.
– Eh bien, j’en sais très peu en dehors de ce que j’ai entendu dire à Bryce ce matin. J’avais deux visites urgentes, et j’ai échappé à l’émeute mais Hector m’a dit au téléphone qu’une délégation féminine l’avait attendu pour exiger ta démission du club.
– Et Bryce ?
– Leur a dit qu’il démissionnerait d’abord lui-même, et, à lire entre les lignes, il n’a pas perdu beaucoup de temps à choisir ses mots.
– Ce bon vieil Hector, dit Alan.
Hiéranie hocha la tête.
– Ainsi, nous ne sommes pas sans amis, et nous n’oublierons pas nos amis quand le temps viendra.
– Cela n’a pas beaucoup d’importance, Dick, dit Alan après un moment. Il y a peu de chance que j’ennuie Glen Cairn beaucoup à l’avenir. Je serai trop occupé ici.
Il fit à Barry un bref résumé de leurs plans et lui parla de la suggestion d’Hiéranie de se joindre à eux pour rechercher Andax. Pour la seconde fois ce jour-là, un sentiment de malaise étreignit Barry. Il avait réfléchi longuement et sérieusement à la situation, et l’apparition d’une puissance nouvelle et inconnue dans le problème l’emplissait d’appréhension. Il prévoyait qu’avant longtemps se déclarerait une crise qui risquerait d’être un désastre pour tous les participants. Il éluda la question en répondant qu’il ne pourrait décider de les accompagner que plus tard. Il restait pourtant un point sur lequel il aurait aimé être éclairé, car il espérait trouver dans les ambitions d’Hiéranie un point faible. Il s’assit et prit la parole. Elle avait repris sa place sur le divan.
– Une chose m’a frappé, c’est que vous avez négligé un détail, Hiéranie, et tu le comprendras aussi, Dun : c’est la question d’argent. Toute votre science, appuyée par toutes vos connaissances, ne servira pas à grand-chose sans or.
– Pourquoi aurions-nous besoin d’or, Alan ? demanda Hiéranie en se tournant vers Dundas.
– Je crains que Dick n’ait raison. Je n’y avais pas pensé jusqu’ici. C’est essentiel pour n’importe quoi, et dès le début. Rien ne peut se faire sans lui, et ce que je peux offrir n’ira pas très loin. Ce n’est pas la peine d’essayer de négliger cela. Quelle que soit l’organisation que vous voudrez mettre sur pied, il y faudra une énorme somme d’argent.
– Et l’or est essentiel ? demanda-t-elle.
Dundas acquiesça.
– C’est le moyen d’échange mondial.
Hiéranie leur fit un sourire.
– J’ai toujours considéré l’or comme un métal utile, mais je n’avais jamais pensé à l’envisager sous l’angle de la richesse. Il m’est quelquefois difficile d’accorder mes idées aux vôtres. Dites-moi combien il en faudra.
Les deux hommes se regardèrent, et Barry résolut le problème en disant qu’il serait impossible d’en avoir trop.
Hiéranie eut l’air indécise.
– Il est facile de s’en procurer. Par exemple, ce bâtiment, ici, que vous appelez le « temple », est construit en or. La grande porte de la sphère, que vous avez trouvée si difficile à ouvrir, est aussi en or.
Ce fut au tour des deux hommes d’être étonnés.
– Mais, Hiéranie, s’exclama Dick, il doit y avoir des milliers de tonnes de métal dans le «temple ». Une partie seule du tout serait suffisante pour vous conférer une puissance illimitée.
Et, à eux deux, ils lui donnèrent quelque idée du pouvoir d’achat du métal.
Elle écouta en silence, et quand ils eurent fini, elle se tourna vers Barry.
– Vous voyez donc que cela élimine votre difficulté. Bien que l’or du « temple » ne puisse nous être d’aucune utilité.
– Mais pourquoi pas ? demandèrent, surpris, les deux hommes.
– Parce que, continua Hiéranie, le « temple » et la porte ont été construits en un or que nous avions les moyens de durcir, de telle sorte qu’il serait impossible de le briser ou de le détruire. Aucune machine ou énergie, à notre connaissance, ne pourrait l’affecter en quoi que ce soit. Vous pourriez enfoncer de l’air dans des pièces de monnaie plus aisément que vous ne le pourriez dans l’or que vous voyez autour de vous.
Le visage d’Alan s’allongea.
– De sorte, après tout, que nous ne sommes pas plus rapprochés d’une solution à nos ennuis.
– Je n’ai pas dit cela. J’ai seulement dit que l’or que nous avions ici nous serait inutile, mais il sera très facile d’en obtenir d’autre. Nous avions l’habitude de l’extraire du sol aurifère, d’abord, puis on trouva plus facile de le ramasser dans la mer. Il ne nous faudrait que peu de temps pour en avoir assez et disposer de la richesse nécessaire.
Elle s’arrêta, puis ajouta :
– En même temps, je pense que c’est là une chose à garder pour nous. La surproduction serait aussi désastreuse que de n’en avoir pas assez.
Barry acquiesça. Malgré sa méfiance, il ne pouvait qu’admirer la manière dont elle saisissait le point faible de sa propre position.
– Il sera désormais inutile pour toi de t’inquiéter à propos de « Cootamundra », Dun ; il semble exister des moyens plus simples de faire de l’argent.
– Il nous en faudra un bon paquet, de toute façon, mais, jusqu’à ce que nous soyons prêts à partir, ce que nous avons suffira. Ça ne semble pas beaucoup, évidemment, depuis que j’ai entendu Hiéranie parler de ses méthodes pour obtenir de l’argent. Mais il ne servirait à rien de contraindre le monde à désigner le diamant, par exemple, comme étalon international.
Hiéranie rit légèrement.
– Cela ne servirait à rien, Alan. Nous pourrions en faire aussi. À la fin, vous feriez ce qu’il y a à faire, le travail de vos mains et de vos cerveaux deviendrait l’unique moyen d’échange. C’est la seule solution équitable.
Barry la regardait, émerveillé.
– Et vous faites vraiment des diamants, Hiéranie ? Certains, parmi nous, affirment en avoir fabriqué.
En guise de réponse, elle se leva et alla vers une armoire et l’ouvrit.
– Tenez, Dick. Prenez cette preuve et tentez de faire la paix avec votre femme pour moi. Dites-lui que je ne suis pas aussi mauvaise qu’elle le pense, et que, j’espère, elle le reconnaîtra un jour.
Tout en parlant, elle plaçait sur la table une grande ceinture qui arracha un petit cri d’admiration aux deux hommes. C’était comme si elle avait étendu un ruisseau de feu étincelant. La ceinture semblait composée d’une douzaine de maillons étroitement imbriqués les uns dans les autres en un travail exquis de joaillerie, et chaque maillon était formé d’un gros diamant blanc parfait. Chaque pierre devait mesurer presque huit centimètres de largeur, et toutes renvoyaient les lumières blanches du « temple » en un flamboiement de feux aux mille couleurs. Barry la souleva et la laissa retomber en un tas étincelant.
– Hiéranie, je ne peux pas accepter un tel cadeau. Il est digne de la rançon d’un roi – que dis-je ? – d’un royaume.
Hiéranie riait.
– C’est un petit cadeau pour un ami, Dick. Prenez-le. Elle a été faite par l’artisan pour prouver qu’elle pouvait être faite, sa seule valeur est sa beauté. Dites à votre femme de la porter pour moi.
Et elle la reprit pour la déposer dans ses mains.
Barry regarda Dundas avec perplexité.
– Prends-la, Dick, dit Alan. Hiéranie désire qu’elle soit à toi. Le cœur de Mme Kitty serait plus dur que ces pierres si elle pouvait résister à une telle tentation.
Barry prit à deux mains la masse éclatante, la tourna et retourna, observant le jeu des myriades de lumières explosant à travers elle, puis il se tourna vers Hiéranie, souriant.
– J’accepte avec joie ; mais, Hiéranie, il y a des hommes, dans ce monde, et en grand nombre, aussi, qui m’enverraient à la mort pour posséder ne fût-ce qu’un seul maillon de cette chaîne. Je la garderai pour ma femme jusqu’à ce qu’elle puisse la porter sans risques. Quant à ma paix avec elle…
Il s’interrompit pour rire légèrement.
– … elle ne doit pas être achetée.
Hiéranie hocha la tête.
– Ah, Dick, vous êtes assez sage, sur certains points en tout cas, pour que je n’aie rien à vous apprendre.
Barry laissa tomber la ceinture dans la poche de son veston Norfolk et tapota la bosse qu’elle faisait.
– La plupart des gens imagineront que c’est un instrument et non un demi-million de diamants. Je ferai de Bryce leur innocent gardien jusqu’à ce qu’ils soient prêts pour Kitty.
– Et ainsi, dit Dundas en se rasseyant, la question des finances est réglée. As-tu d’autres objections ou obstacles à soulever, Dick ?
Barry secoua la tête.
– Ça me semble une perte de temps, Dun. Le seul obstacle qu’Hiéranie et Andax auront à affronter sera l’élément humain.
Hiéranie le regarda un moment avant de répondre.
– L’inconnue, Dick ?
Barry acquiesça.
– N’oubliez pas que lorsque Eukary a commencé sa réforme, il avait devant lui un matériau plus intelligent et plus souple que celui avec lequel il vous faudra traiter. Vous allez avoir à compter avec la résistance la plus obstinée et la plus sauvage, d’un bout du monde à l’autre.
– Ils plieront ou rompront, dit brièvement Hiéranie.
Puis, après un silence, elle reprit :
– Andax ne bougera pas avant d’avoir pris en considération chaque facteur, mais votre monde est prêt pour les changements que nous allons apporter. Il en est même grand temps.
– Et s’ils résistent ? demanda Barry.
Un lent sourire vint aux lèvres d’Hiéranie.
– Ah, Dick ! vous ignorez que la résistance serait inutile. Nous pourrions avoir à dépeupler la moitié du monde ; en vérité, il est probable que nous devrons le faire ; mais ce serait la résistance d’un bébé devant un homme accompli. Non, dit-elle en levant la main pour arrêter les protestations de Barry, non, Dick, il ne peut y avoir de résistance. Le monde apprendra vite. Ce serait la voie la plus douce.
– Vos théories sont terribles, Hiéranie. La vie n’a donc aucune valeur pour vous ?
– Vous ne pouvez pas comprendre, Dick. Au contraire, elle est sacrée tant qu’elle est digne de vie. Dites-moi… Si un millier d’hommes, ou dix mille, pouvaient, par un moyen quelconque, faire reculer la civilisation mondiale, disons, jusqu’à votre Xe siècle, et éliminer toute vos connaissances et toute votre sagesse du globe, hésiteriez-vous à frapper pour sauver le monde… même si vous deviez le faire de vos propres mains ?
Barry gardait le silence. Elle se tourna vers Dundas.
– Alan ?
Il parla sans hésitation.
– Je frapperais.
Hiéranie poursuivit :
– C’est la même chose, Dick. Andax et moi pouvons faire plus progresser votre monde en un siècle que cela n’a été fait dans les deux mille années écoulées. Nous avons ce pouvoir. Nous savons que nous avons raison. Aussi utiliserons nous ce pouvoir et ne laisserons-nous rien se dresser sur notre route. Agir autrement serait folie… pire, faiblesse.
Elle se leva.
– Votre monde est envahi par le crime, la maladie, et il souffre. Il doit être soigné et il le sera, et si en le soignant nous lui faisons mal, ce n’est rien. Cela passe, on l’oublie. Le monde de l’avenir bénira la douleur qui lui aura accordé le bonheur.
Il y avait une nuance d’irrévocable et même d’avertissement dans sa voix, qui ne laissait place à aucune protestation. Bien qu’aucune parole n’ait été émise à cet effet, Barry sentait que l’avertissement avait été dirigé contre lui, et il lui sembla soudain qu’elle avait laissé retomber une porte gigantesque entre lui et l’espérance.
Il soupira et la considéra.
– Peut-être, lorsque vous en saurez un peu plus, nous traiterez-vous avec douceur, Hiéranie.
– Déride-toi, Dick, dit Alan en riant de la déconfiture visible de son ami. Je me repose sur le bon sens du monde. Il avalera son remède quand il saura que c’est pour son bien.
– Tu as plus de foi dans le bon sens du monde que moi, Dun, grommela Barry. Le monde a un préjugé contre le fait de devoir faire ce qu’on lui impose, et une préférence pour agir comme il l’entend. On ne peut pas changer les habitudes enracinées de la nature humaine sans bouleverser très sérieusement quelque chose, pas plus qu’on ne peut arrêter net un moteur qui tourne à plein régime. Je prévois du grabuge.
Il parlait avec légèreté, mais son cœur était lourd comme du plomb.
Le regard d’Hiéranie passa de l’un à l’autre.
– Ne vous inquiétez pas, Dick ; peut-être Alan a-t-il raison, dit-elle. Dans cinquante ans, dans soixante-dix, vous sourirez sans doute en pensant à votre anxiété de maintenant.
Barry rit doucement.
– Cela me fait du bien de vous entendre parler du temps ainsi, Hiéranie. J’aurai plus de cent ans, alors ; peut-être serai-je plus sage. Alan, nous avons un demi-siècle intéressant devant nous. Ah ! je dois partir, à présent, ou le grabuge commencera plus tôt que je ne le prévoyais.
– Ramenez-le dans le monde, Alan, puis revenez près de moi, dit Hiéranie en riant en guise d’au revoir.
Les deux hommes atteignirent la surface et marchèrent lentement vers la voiture de Barry, sans parler. Dick s’arrêta pour démarrer, mais il se reprit et se tourna vers Alan.
– Dun, je crains de ne plus pouvoir venir aussi souvent, dit-il.
Dundas le regarda avec anxiété un moment, puis son visage s’éclaira.
– Bien sûr, Dick, je comprends. Je ne voudrais pour rien au monde que ton devoir soit affecté par les préjugés des fous que nous sommes. Mais viens si tu peux. Je te dirai tout ce qui se passe ici.
Barry fut sur le point de s’exprimer plus clairement, mais accepta la version que donnait Alan de ses paroles. Pourquoi inquiéter Alan, pensa-t-il. On avait le temps pour cela. Il se contenta de hocher la tête.
– Ils ont vraiment très mal pris la chose à Glen Cairn, Dun ; plus que je n’ai osé le dire devant Hiéranie. Il y a réellement eu un tollé général. Pourquoi diable l’as-tu amenée ?
Alan eut un rire tranquille.
– Elle est venue incognito, en quelque sorte. De toute manière, je ne regrette rien. Mais j’étais désolé pour toi. Mme Kitty avait l’air furieuse.
Ce fut au tour de Barry de rire.
– Dun, je n’ai fait qu’expliquer les choses depuis, sans arrêt, et tout ce temps j’étais obligé d’admettre que, vu les preuves dont dispose l’accusation, mes explications avaient l’air plutôt louches. Mais c’est marrant. À certains moments Kitty s’extasie sur la beauté d’Hiéranie, et aussitôt après elle rage contre son impertinence. Elle dit que l’une est aussi grande que l’autre.
Dundas siffla, mais Barry riait toujours.
– Le temps est le meilleur des médecins. Pourtant, Dun, toi et « Cootamundra » représentez l’anathème du moment, aussi vais-je fuir devant la tempête en attendant qu’elle s’épuise.
– Dick…
Dundas s’arrêta un moment, puis continua :
– …tu as peur d’Andax ?
Le visage de Barry s’assombrit.
– Je ne puis m’en empêcher, Alan. Je regrette à présent que nous nous soyons occupés de cela tout seuls, et même de m’y être engagé. Dieu sait quand cela finira. C’est un gros paquet à porter sur la conscience.
Dundas baissa les yeux et donna un coup de pied à une touffe d’herbe d’un air absent.
– J’ai un message pour toi, Dick.
– Un message ?
– Peut-être pas exactement un message… Il s’interrompit, cherchant ses mots.
– Vas-y, Dun. Je pense que moins nous nous cacherons de choses, mieux cela vaudra pour tous.
– Eh bien, Dick, Hiéranie a dans l’idée que tu pourrais essayer de t’opposer à elle… et…
– Eh bien ?
Barry le regardait d’un air curieux.
– Et elle m’a dit de te laisser entendre que ce ne serait pas tout à fait sain pour quiconque de faire cela. Tu sais, Dick, elle t’aime bien, et elle craint que tu ne pâtisses de ton attitude.
Barry sourit tristement.
– Je crois que ce serait très possible, Dun. Pourtant, je suis heureux que tu me l’aies dit.
Il regarda au loin, par-dessus le vignoble gris.
– Dieu ! Je me demande quelle est la limite de la puissance qu’elle détient. Ah, bah ! inutile de conjecturer.
Il fit démarrer la voiture et tendit la main.
– Les dieux décideront. Courage, Dun !
Un moment plus tard, la voiture s’éloignait sur la route.
Pendant son retour à Glen Cairn, Barry regardait fixement devant lui, conduisant mécaniquement, et ses pensées étaient très graves. Il n’avait pas donné à Dundas ses vraies raisons pour cesser ses visites. Depuis quelque temps, son anxiété avait grandi jusqu’à devenir intolérable. Il était partagé entre la loyauté envers Dundas et la peur de la puissance sans limites qu’ils avaient tous deux lâchée sur le monde. Il savait qu’aux yeux d’Alan, Hiéranie ne pouvait pas faire le mal, et ainsi la lutte pour l’avenir du monde se restreignait-elle à Hiéranie et lui-même. Était-il trop tard pour empêcher une terrible catastrophe ? Dans son esprit prenait forme un plan pour partager la responsabilité avec quelqu’un plus capable que lui de l’assumer.
Sa dernière entrevue avec Hiéranie l’avait convaincu de la nécessité d’agir, et tout en conduisant, il repassait le problème dans sa tête. Il décida qu’il ne pouvait plus accepter la confiance qu’avait Alan en lui, en lui permettant de venir à « Cootamundra » quand il le voulait. Il se sentait tenu de rompre la promesse qu’il avait faite, et cela lui faisait mal de rencontrer son ami et de sentir que celui-ci se fiait à lui alors que, dans son cœur, lui-même se savait prêt à trahir cette confiance. Il savait que s’il avertissait Dundas, Dundas le ferait savoir à Hiéranie, après quoi…
« Bien que je doute que l’intercession de Dun suffise à me sauver alors de quelque chose de déplaisant », se dit-il. « Oui, Dick Barry, je crois très possible que tu en pâtisses. »
Ainsi le plan qui se dessinait à demi dans son esprit prit-il une forme définie ; il était plongé à un tel point dans ses pensées à ce sujet que même l’indifférence froide et hostile de Mme Kitty passa sur lui, ce jour-là, presque sans qu’il la remarque.