CHAPITRE XXI

 

Si Alan Dundas avait oublié le monde, le monde ne l’avait pas oublié, lui. Dans une communauté relativement petite, un homme ne peut pas disparaître entièrement sans exciter l’imagination. Au club de Glen Cairn, les hommes parlaient et posaient des questions auxquelles nul ne répondait. Par-dessus les tasses de thé, l’après-midi, les langues s’agitaient, et l’on hochait la tête. Hector Bryce était mal à l’aise mais gardait pour lui ce qu’il pensait, même à l’égard de miss Doris.

 

Une fille allait et venait parmi ses amis sans le montrer, mais pourtant son cœur était triste et meurtri. Pourquoi, pensait-elle, Alan se conduisait-il aussi bizarrement ? Avant cette nuit où ils s’étaient regardés dans les yeux au moment du danger, il ne s’écoulait pas de semaine sans qu’ils se rencontrent. Et depuis, il avait disparu de sa vie. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? La question la tourmentait jour et nuit. Fidèle à lui jusque dans ses pensées, elle ne voulait pas croire que l’homme qui lui avait tenu la main cette nuit-là et avait prononcé son nom de cette façon avait agi avec légèreté pour s’enfuir ensuite. Elle sentait bien que ce qui s’était passé entre eux n’était pas sans importance, mais elle ne pouvait se résigner à attendre qu’il lui fît signe. Qu’il lui revienne un jour, elle n’en avait pas le moindre doute.

 

Rickardson, qui gaspillait des capacités pour la Haute cour dans une ville de province, était installé au club, fumant d’un air placide. C’est vers lui que se dirigea George MacArthur. Rickardson salua le nouveau venu en repoussant jusqu’à lui une chaise du pied. MacArthur appuya sur la sonnette et, tandis que le garçon apportait verres et bouteilles, il s’abîma, maussade, dans la contemplation du feu, laissant Rickardson le considérer fixement. Le garçon s’éloigna. MacArthur prit une gorgée de whisky et se retourna soudain vers son ami.

 

– Que je sois damné si je sais ce qu’il faut en penser.

 

Puis il regarda le feu de nouveau.

 

Rickardson ôta sa pipe de sa bouche et dit :

 

– Tu es allé là-bas, George ?

 

– Oui, répondit-il d’un air absent. J’y suis allé.

 

Il y eut un long silence. Puis il reprit :

 

– Que ceci reste entre nous, Rick. Il n’a pas taillé une seule vigne, ni passé la charrue sur tout son terrain. La maison était ouverte et la carriole se trouvait dans la remise. Billy B. B. était dans son écurie, et je suis prêt à jurer que Dundas se trouvait quelque part par là. J’ai fait un boucan du tonnerre de Dieu, mais c’est tout ce que j’ai fait. Pas vu le moindre vestige de l’homme. À présent, que diable tout cela peut-il vouloir dire ?

 

Rickardson vida les cendres de sa pipe en la tapotant dans sa main et émit deux mots brefs :

 

– Un jupon.

 

MacArthur renâcla.

 

– Un jupon ? Foutaises ! Tu es borgne sur ce point, Rick. J’ai horreur de ces damnés cancans, et tu es à peu près le seul à qui je m’ouvrirais à propos de Dun. Mais j’ai comme une idée que Mrs Bryce travaillait Alan pour miss Seymour et qu’il ne s’y opposait pas. Maintenant, je sais qu’il n’a pas approché Seymour depuis des mois. Je l’ai appris de Seymour lui-même. Alors, qui cela pourrait-il être d’autre ? Les femmes de McCarthy sont les plus proches de lui, à trois kilomètres, et je mettrais ma tête à couper que Dun n’est pas de cette catégorie-là. Il a encore quelques notions bizarres sur la femme.

 

– As-tu sondé Barry ? demanda bientôt l’avocat.

 

– Hum ! Tu parles ! répondit l’autre avec un gloussement. Tu connais Dick. Il ne m’a rien dit, mais avec une politesse strictement professionnelle. Rien à tirer de lui, quoique ce vieux pendard rusé sache des choses, j’en jurerais. Je n’ai pas voulu risquer de m’entendre dire de me mêler de mes oignons. Et Bryce ?

 

– Bryce en sait tout autant que nous. Cette histoire à propos d’études, c’est du baratin. Il a essayé de me tirer les vers du nez l’autre jour, mais j’ai bluffé, comme si j’étais dans le secret, et j’ai dit que Dundas s’en tirait très bien. Je pense du reste que c’est vrai, sans quoi Barry se découvrirait sur un point ou un autre.

 

– Bien, dit enfin MacArthur, je suppose que si Dun voulait que nous sachions quelque chose, il nous le dirait, aussi ferions-nous mieux de rester tranquillement assis. Mais je n’aimerais pas qu’il ait des ennuis et que nous ne soyons pas là pour lui donner un coup de main.

 

– De même pour moi, répliqua Rickardson. Mais, Mac, je suis prêt à parier un cigare contre une maison que, lorsque la vérité sortira, ce sera une question de femme.

 

Barry n’était ni aveugle ni sourd à ce qui se passait. Que Cootamundra, d’habitude une des propriétés les mieux entretenues du district, ait été laissée à l’abandon, était un problème de peu d’importance pour Alan, il le savait. Il se rendait compte, du train dont allaient les choses, que l’avenir d’Alan se trouvait ailleurs. Mais jusqu’à ce qu’il puisse se montrer à découvert et étaler sa main, l’inhabituel de son existence présente attirait les commentaires, à tout le moins. L’abandon, jusqu’à la fin d’août – sans le tailler ni passer la charrue –, d’un vignoble aussi précieux ne pouvait que provoquer des réflexions sur la sobriété et la santé mentale de son propriétaire. MacArthur n’était pas le seul à avoir flairé quelque chose. Aussi Barry délibéra-t-il avec lui-même, et, un soir, alors qu’ils étaient assis à fumer avant son départ, interrompit-il la rêverie de son ami.

 

– Dun, quand donc es-tu allé à Glen Cairn pour la dernière fois ?

 

Alan se réveilla en sursaut.

 

– Que je sois pendu si je le sais, Dick. Il y a si longtemps que j’ai presque oublié. Huit ou dix semaines. L’épicier m’envoie tout ce dont j’ai besoin…, pas de raison de me déplacer. Penser à baguenauder vers le club ou n’importe où quand il y a sous nos pieds ce que tu sais…

 

– Tout de même, Dun. Moi, je sais pourquoi tu fais le mort, mais les autres l’ignorent. Les gens jasent.

 

Alan considéra son ami avec une légère surprise.

 

– Jasent ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ?

 

– À moi, rien. Ils savent que ce serait du temps perdu. Mais de quoi ça a-t-il l’air ? Tu n’étais pas une silhouette effacée dans notre petit monde. Soudain, et sans cause apparente, tu disparais. Les gens savent que tu es toujours là, ils savent que tu n’en as pas foutu une rame, dans ton vignoble, depuis les vendanges. Et puis ils apprennent que je viens souvent ici. De quoi tout ça a-t-il l’air, vu de l’extérieur ?

 

Alan fronça les sourcils, songeur.

 

– Maintenant que j’y pense, ça a dû provoquer quelques devinettes.

 

Il se leva et attrapa une note sur le manteau de la cheminée, puis la tendit à Barry.

 

– J’ai trouvé ça punaisé à ma porte l’autre jour.

 

Voici ce que lut Dick et qui était écrit au crayon sur un feuillet arraché à un carnet :

 

« Cher Dun, est-ce le vin ou une femme ? Rickardson et moi sommes désolés. Où diable et pourquoi diable te caches-tu ? Reviens et il te sera beaucoup pardonné. G. MacArthur. »

 

Barry souriait tout en lisant.

 

– Il a essayé de me pomper il y a quelque temps. J’étais désolé de le laisser dans le noir, car il avait l’air vraiment soucieux.

 

– C’est un bon gars, le vieux Mac. De toute manière, qu’est-ce que je devrais faire ?

 

– Il vaudrait mieux te montrer un peu, je crois. Cela ne peut pas te faire de mal.

 

Dundas bourra sa pipe de nouveau, pensif, avant de parler.

 

– À dire le vrai, Dick, j’ai plutôt peur de partir. Suppose que quelqu’un vienne pendant que je ne serais pas là ?

 

Puis, après un silence :

 

– Il y a quelque chose que je ne t’ai pas dit. Non qu’il y ait une raison pour le garder pour moi. Hiéranie est venue ici.

 

– Grand Dieu ! dit Barry en se redressant. Quand ?

 

– Il y a deux nuits, et de nouveau la nuit dernière. Je pense… euh, à vrai dire, bien que j’aie eu d’abord envie de la voir ici, ces temps derniers j’essayais plutôt de la décourager. Vois-tu, Dick, en venant des galeries et de son environnement, cet endroit a l’air plutôt minable, et je pensais qu’elle pourrait ne pas comprendre. Je n’aurais pas dû me faire de souci, et j’aurais dû savoir qu’elle serait bien au-dessus de cette sorte de considérations. Elle a pris mon logement comme une chose allant de soi et avec son habituelle curiosité pour les détails pratiques. Elle a même été plutôt frappée par ma petite cahute. J’ai été assez stupide pour essayer de lui expliquer.

 

Il s’arrêta et sourit à ce souvenir.

 

– Qu’est-ce qu’il y a de drôle, Dun ?

 

– Eh bien, elle m’a jeté un proverbe du monde perdu, qui m’a clos le bec. Le voici : « Pour bien juger l’homme il faut le voir nu », et, Dick, mon gars, j’ai entendu bien des proverbes qui avaient en eux moins de vérité.

 

– Parbleu, Dun, j’aurais aimé être là. Est-ce que tu l’attendais ?

 

– Non ; et ce n’a pas été le moins intéressant. Je vais te dire. Je soupçonne, sans que rien me permette de le prouver, qu’elle était déjà sortie avant cette visite.

 

– Que s’est-il passé ?

 

Dick montrait un grand intérêt.

 

– Bon, il était dix heures environ. J’ai un peu négligé mes livres ces temps derniers, et j’étais sorti avec l’idée de faire un tour avant de rentrer. Ça me calme un peu. C’était une nuit étonnante, tu te rappelles. Un clair de lune éclatant. J’avais traversé les prés et étais parti jusqu’au fleuve, et quand je suis revenu vers la maison, elle était là, juste entre la ferme et le hangar.

 

Il s’arrêta et reprit pensivement :

 

– Je ne pouvais en croire mes yeux lorsqu’elle me héla. Dick, si tu l’avais vue, là, debout au clair de lune, nu-tête, et sa robe blanche collant à son corps ! Une vision ! J’ai cru d’abord qu’elle n’était pas réelle. Elle était aussi joyeuse qu’une écolière, de m’avoir ainsi surpris. Rien ne pouvait la satisfaire plus que de voir comment je vivais. Aussi ai-je rejeté les conventions et elle est venue ici. Maintenant, que penses-tu qu’elle ait fait d’abord ?

 

Barry secoua la tête.

 

– Je donne ma langue au chat, Dun. Rien d’ordinaire, je parie.

 

– Eh bien, elle a fait des yeux le tour de la pièce, et elle est tombée sur mon tableau de Napoléon, là, dit-il en agitant sa pipe en direction de l’immortel portrait de Delaroche. Puis elle est allée vers lui comme attirée par un aimant. Quand elle s’est retournée, ses yeux jetaient presque des éclairs. Elle m’a pris par le bras et, par Dieu ! je ne l’avais jamais vue montrant une telle émotion. « Alan, Alan, dites-moi ! Est-ce qu’il vit encore ? Où est-il ? Quel est son nom ? Voici l’homme dont j’ai besoin. Dites-moi ! Dites-moi ! » Bon Dieu, Dick, comme elle fut désappointée lorsque je lui ai appris qu’il avait disparu depuis plus de cent ans. « Ah, je suis arrivée cent ans trop tard, Alan. La nature ne crée ce genre d’être qu’une fois en mille ans, et je l’ai manqué. Avec moi pour décider et lui pour exécuter mes ordres – car il l’aurait fait – ma tâche ici aurait été bien facilitée. » Étrange n’est-il pas vrai ?

 

– Pas tellement, quand on y songe. Pourtant, c’est peut-être tout aussi bien que Napoléon gise sous le marbre aux Invalides. Je n’aime pas penser à ces deux-là régissant l’univers. J’admettrai, toutefois, que leurs faits et gestes auraient probablement constitué une bonne cure contre l’ennui. De même, poursuivit-il, je crois que la combinaison Hiéranie-Napoléon aurait été meilleure que l’association à venir entre Hiéranie et Andax. Dun, plus j’y pense, moins j’aime ça. Est-ce que ça t’a frappé que nous pourrions faire pis que de passer la main aux autorités ?

 

Barry parlait avec hésitation, s’attendant à demi à un éclat de la part de Dundas. Au lieu de cela, Alan resta à fumer un bon moment avant de répondre :

 

– Ce n’est pas la peine, Dick. J’ai étudié tout ça à fond. Et je ne veux plus en entendre parler. D’abord, nous avons donné notre parole à Hiéranie, et rien ne me contraindra à la reprendre. Elle me fait entièrement confiance, et je tiens à mériter cette confiance. À part cela, toutefois, qui devrions-nous informer ? Le gouvernement de l’État ou le fédéral ? Imagine… laisser entrer ici une foule de politiciens. La foule qui officie en ce moment, par exemple. Les sacrés idiots nommeraient une Commission royale pour s’occuper de la question. Où est-ce que j’irais lorsque l’endroit serait piétiné par une horde d’aventuriers politiques issus de l’enfer, et par les journalistes ? Ou alors, essaie de voir Hiéranie en proie à une meute de foutues dames de société s’attendrissant sur elle. Non ! Je ne veux pas en entendre parler. Il n’y a qu’une personne qui ait son mot à dire, et cette personne, c’est Hiéranie elle-même.

 

Dick haussa les épaules.

 

– Comme tu voudras, Dun. Tu as le droit de décider. Je n’en parlerai plus jamais. Tu dis que tu as eu une autre visite la nuit dernière ?

 

Dundas eut un sourire.

 

– Mais oui, Dick, nous nous sommes promenés jusqu’au fleuve. Ça doit lui paraître étrange. Quand Hiéranie a vu l’endroit pour la dernière fois, c’était un plateau, avec un fleuve qui coulait autour de son assise, au Sud, pour se jeter dans la mer à travers un pays vallonné. Maintenant, le fleuve coule en direction du Nord, et pour autant que j’aie pu m’en rendre compte, son fleuve à elle devait suivre le creux alluvial où le groupe minier de Golden Edge est situé. Pense un peu, Dick, le lit de son fleuve est à six cents mètres sous la surface du sol, et le pays vallonné est une plaine sans le moindre accident. Et puis, là où la grande sphère est enterrée à présent, elle se dressait à deux cents mètres au-dessus du sol, alors. Elle m’a dit qu’elle était assujettie dans un solide cube du même matériau et de près de trois cents mètres de côté. Dieu ! Ça devait constituer un objet plutôt proéminent, à cette époque !

 

Barry acquiesça de la tête.

 

– Pas étonnant qu’elle ait été surprise lors de cette première entrevue, quand tu lui as dit ne pas savoir que sa résidence était une sphère. Et quoi d’autre ?

 

– Oh ! pas grand-chose, répondit Alan d’un ton évasif.

 

Et Barry, sage parmi ses pairs, se retint de poser des questions, pour en revenir à sa proposition précédente.

 

– De toute manière, Dick, je ne pense pas que tu courrais un grand risque en prenant un jour de liberté pour te montrer au club. Je ne crois pas que cela attire quelque chose de fâcheux à Hiéranie.

 

– Sans doute. Je suis sûr qu’elle ne courrait aucun danger. Mais je suis moins persuadé de la sécurité d’un importun, ou, sans parler de ça, de l’effet que produirait Hiéranie sur un visiteur. Suppose, par exemple, que John Harvey Pook s’amène pendant que je suis absent. Tu peux imaginer ce qu’il en penserait. Autre chose, encore, suppose qu’un trimard fasse une apparition et décide de jouer au méchant, en découvrant qu’il n’a qu’une femme devant lui ?

 

– Oh ! répliqua Barry, je ferais confiance à Hiéranie pour se défendre.

 

– D’accord, mais je n’ai pas envie d’avoir à expliquer la présence d’un cadavre de trimard chez moi. Entre nous, Dick, Hiéranie nous a déjà laissé entendre la valeur – moins que rien – qu’elle attribuait à la vie de certains hommes. Je lui ai bien expliqué notre point de vue actuel, néanmoins je crois qu’elle considère nos égards envers l’existence humaine comme une sorte de sentimentalisme abâtardi.

 

Barry hocha la tête.

 

– Ce serait plutôt délicat. Pourtant, tu peux lui exprimer ton désir d’aller en ville en lui demandant de ne pas se montrer durant ton absence. Cela dit, je ne tiens pas à me mêler de ce qui ne me regarde pas, Dun, mais je pensais qu’il valait mieux te faire savoir de quel côté le vent tourne.

 

Alan continua à réfléchir longtemps après le départ de Barry. Il faisait les cent pas sur le chemin devant la maison dans l’espoir qu’il serait inspiré par la visite de la dame de ses rêves, mais il attendit longtemps sans que ses espoirs soient récompensés.

 

Mais, le jour suivant, Dundas dit à Hiéranie qu’il serait obligé de la laisser seule à l’occasion, afin de s’occuper de ses affaires en ville. Elle montra une telle contrition de ce qu’elle appelait son égoïsme en le gardant si souvent près d’elle, qu’Alan eut presque envie de refuser la liberté qu’elle lui octroyait si libéralement. En réponse à sa crainte des intrus, elle lui promit, en souriant, de ne pas voir la lumière du jour en son absence, à moins qu’il ne le lui permette. Elle alla même jusqu’à lui suggérer de verrouiller la porte du hangar lorsqu’il s’éloignerait.

 

Ainsi, le jour suivant, Billy fut réquisitionné – aussi intraitable malgré de longues vacances – pour tirer la carriole et son maître jusqu’à Glen Cairn. Alan adressa aux gens qu’il rencontra le salut détaché de tous les jours, comme si trois ou quatre mois d’absence n’étaient pas un sujet digne de réflexion. Il passa voir Rickardson à son bureau, et le harcela jusqu’à ce que ce dernier rompe avec ses propres règles et l’accompagne au club.

 

Là, ils vidèrent MacArthur d’un divan où il piquait un petit somme. MacArthur, réglant son attitude sur celle de Rickardson, ne posa pas de question, trop heureux de voir Dundas sortir de l’ombre pour s’inquiéter du motif. Ils racontèrent à Alan la dernière escarmouche de la guerre opposant Mac à John Harvey Pook. Pook avait, de façon fort indiscrète, fait une allusion transparente à MacArthur depuis la chaire. La ville bourdonnait de joie. MacArthur attendit l’occasion, et Pook lui donna enfin sa chance. Le vicaire, bouffi d’orgueil terrestre, avait vissé à sa porte une plaque de cuivre portant ces mots : « L’Eucalyptus », comme si la ville entière ne savait pas où était située la cure. Alors, Mac fit un pas, acheta la maison adjacente sans un mot à quiconque. Une semaine plus tard, sur la porte voisine de celle de la cure, apparaissait une plaque de cuivre identique qui disait : « Le Sirop. » John Harvey Pook abaissa ses couleurs en même temps que sa plaque, et la ville se remit à bourdonner.

 

Après quoi Alan et MacArthur jouèrent en cent points, et Rickardson critiqua le jeu avec tant d’allégresse et de façon si caustique que les deux joueurs se vengèrent en lui laissant régler les consommations. Puis, comme l’après-midi touchait à sa fin, ils déambulèrent jusqu’aux courts de tennis, où Alan fut promptement fait prisonnier par Doris Bryce et soigneusement mis à la torture, version féminine.

 

Doris se flattait d’être rusée et diplomate, et elle tâta le terrain, scientifiquement, en quête de renseignements. Alan se flattait à son tour d’être plus rusé et plus diplomate encore. Le résultat fut un match nul. Doris n’obtint rien qui pût satisfaire sa curiosité, mais Alan se trouva acculé à promettre de participer à un tournoi le samedi suivant. Il aurait évité avec joie l’engagement, mais il aurait fallu un homme plus astucieux pour le faire avec grâce. Doris était un peu vexée de n’avoir pu résoudre le mystère de la disparition d’Alan, aussi se promit-elle de s’occuper plus à fond de sa victime à l’occasion. Elle pensait qu’il devait des explications, d’abord à elle-même, puis à Marian Seymour. De plus, elle décida qu’Alan serait désigné pour jouer avec Marian dans le tournoi, et que tous deux passeraient la soirée à la banque, après. Qui donc était cet homme, cet Alan Dundas, pour se détourner du destin éminemment désirable qu’elle lui réservait ?

 

MacArthur épiait avec un malin plaisir leur duel verbal et avait, avec préméditation, accordé toute son aide à Mrs Doris pour acculer Alan à ce tournoi. En lui-même, Alan le traitait de tous les noms ; enfin, il se résigna à ce qu’il regardait à présent comme un après-midi perdu : tout le temps qu’il ne passait pas en compagnie d’Hiéranie, il le considérait comme gaspillé. Il avait accordé à contrecœur la présente visite à Glen Cairn, et c’est de plus mauvais gré encore qu’il ferait la prochaine. Il salua avec plaisir la venue de Barry, passant par là en revenant de l’hôpital ; elle fournit à Dundas une excuse pour partir.

 

Les deux hommes s’éloignèrent des courts, et Alan se tourna vers Barry.

 

– Dick, qu’est-il arrivé ? Tu m’as tout l’air d’exulter, pourquoi ?

 

– Que Dieu m’absolve, Alan, mais je devrais avoir une belle honte de moi-même, et ce n’est pas le cas. Je me suis rendu coupable de pure malversation professionnelle. J’ai pris le risque d’homicide par imprudence, moralement au moins, et j’ai poussé Walton jusqu’à la dépression nerveuse. Le pis de tout est que je ne pourrais rien expliquer à Walton, même si j’en avais la permission.

 

– Beau tableau de chasse pour une journée, Dick. Comment as-tu réussi tout cela ?

 

– Eh bien, tu te rappelles mes palabres avec Hiéranie hier après-midi ?

 

– Je me rappelle que vous discutiez certains de vos sujets scabreux tous les deux. Les détails me dépassaient.

 

– Hum ! Bon, je discutais de ce sujet précis parce que nous avions un cas à l’hôpital. Caractéristique et très bien défini. Absolument désespéré… du moins, c’est moi qui l’affirme et je n’ai jamais entendu dire qu’il ait cédé à un traitement.

 

Alan se mit à rire.

 

– Je me souviens de cela, en partie, et de la discrète contradiction apportée par Hiéranie à tes déclarations. J’ai décroché un peu plus tard, dans l’éclat du feu d’artifice verbal que vous avez tiré tous deux.

 

– Dun, as-tu remarqué que, lorsqu’elle a absolument pulvérisé son adversaire dans une discussion, Hiéranie n’insiste jamais sur sa victoire ? C’est là un caractère typiquement peu féminin.

 

Alan acquiesça.

 

– Je ne lutte jamais contre elle dès qu’il s’agit de faits ; c’est inutile, elle a toujours raison. Et ton cas désespéré ?…

 

– Rien que ceci : elle m’a donné une sorte de liquide et m’a dit de l’injecter, me garantissant que, du moment que le patient n’était pas mort, le traitement ferait disparaître la maladie en six heures. Elle soutient que tant que les organes ne sont pas vraiment détruits, aucune maladie ne devrait être fatale.

 

– Alors ?

 

– Pas grand-chose, Dun ; et c’est là que gît la malversation professionnelle. La femme est une patiente de Walton. Je me suis glissé dans l’hôpital ce matin. J’ai éloigné l’infirmière de mon chemin et j’ai injecté le produit. Rappelle-toi, je n’ai pas la plus petite idée de ce que j’ai employé là, aussi, si elle était morte, j’aurais été moralement coupable de sa mort. Quoique, remarque le bien, elle était moribonde quand j’ai fait cela, et selon toute apparence elle avait à peine deux ou trois heures à vivre. Pourtant, ça ferait un foin du tonnerre de Dieu si on le savait… Quand je suis revenu ce soir, j’ai trouvé Walton dans tous ses états. L’ahurissement. La femme avait donné le tour à environ dix heures, et, par Dieu ! quand je l’ai laissée voici une demi-heure, bien qu’elle ait été faible et que son état soit très bas à cause de ce par quoi elle est passée, il n’y avait plus la moindre trace de sa maladie… Walton ne sait plus si nous nous étions trompés dans notre diagnostic (et je suis sûr que ce n’est pas le cas), ou s’il a réussi un miracle. Il brûle de faire un rapport sur ce cas, et pourtant il a peur de s’y lancer. Tu vois, s’il signale une guérison, on ne le croira pas, ou on lui demandera de recommencer, ou pire encore, on lui demandera s’il ne s’est pas trompé sur les faits.

 

Alan gloussa.

 

– Quelle malchance pour Walton ! Mais, à en juger sur les résultats seuls, je ne pense pas que tu aies là de quoi te ronger.

 

Ils s’étaient arrêtés à la porte de Barry, et Alan déclina l’invitation de son ami à entrer.

 

– Comme tu dis, Dun, je ne me ronge pas, mais je devrais. Dis à cette faiseuse de miracles que je serai là demain pour la voir. J’ai quelques milliers de questions à lui poser. Je suis content de t’avoir vu de nouveau en public. À demain.

 

Et Alan revint vers le club, où il récupéra Billy B. B. pour s’en retourner chez lui, satisfait d’avoir supprimé pour un moment les occasions de bavardages.