CHAPITRE VI

 

Dundas ressentait les « affres du lundi matin ». Ses œufs à la coque s’avérèrent durs, le pain qu’il fit rôtir resta pâteux, et sa mollesse jointe à l’ennui supplémentaire d’avoir fait bouillir trop longtemps l’eau du thé ouvrirent ce jour de travail sur le sentiment net que quelque chose ne tournait pas rond dans le monde. Il voulait poursuivre son excavation mais il savait qu’avant de s’y remettre il lui faudrait terminer la bâtisse, et la perspective d’une nouvelle journée à se battre avec de la tôle n’était pas très attirante.

 

À ses pensées concernant le travail se mêlait le souvenir de la nuit précédente et, un instant, il fut tenté de suspendre toute activité pour ce jour-là. Pourquoi ne pas aller voir Seymour à propos de la vente de sa vendange au pressoir ? Puisque le père de Marian était l’un des directeurs de la compagnie, ne serait-il pas naturel de le consulter ? Évidemment, il arriverait à l’heure du déjeuner. Et alors ? Il posa la question à haute voix au marteau qu’il tenait à la main, mais n’en obtint pas le moindre conseil.

 

Il savait qu’il tentait d’éluder son travail et se l’avoua. Il n’y avait qu’un remède, le travail lui-même. Dans son cœur, il pensait que Marian pouvait attendre et attendrait, et puis il se sentit mécontent de se satisfaire de si peu. C’est ainsi qu’il se convainquit et, un moment plus tard, il avait recouvré tout son empire sur lui-même. À dix heures, il en avait terminé avec les murs, et quand il en arriva à la pose du toit, il n’y avait plus place en lui pour des pensées étrangères à son travail. Qu’il ne se soit rompu ni le cou ni les membres est un fait et un miracle. Il aurait été le premier à ne pas tirer gloire ni de l’un ni de l’autre. Diriger Billy – tempête parmi les obstacles et les arbres – était un jeu d’enfant comparé à la manutention de plaques de tôle de trois mètres sur la charpente du hangar.

 

Chaque plaque amenée à sa place semblait douée de la pure perversité des choses inanimées, et c’est là une perversité qui poussera le plus philosophe des hommes à spéculer sur l’existence d’un démon personnel et privé. La tôle se courbait sans raison apparente et le heurtait du coin ou de la tranche là où cela pouvait faire le plus mal. Le marteau, qui aurait dû se trouver à sa ceinture, glissait hors de portée lorsqu’il en avait besoin. Deux fois il dut redescendre jusqu’au sol pour rassembler tous les clous, qu’il avait portés dans un sac à son poignet, éparpillés dans l’argile poussiéreuse où ils étaient tombés, par la malignité du démon susmentionné qui avait délibérément retourné sens dessus dessous le sachet. La chaleur du soleil torride, de plus, rendait le métal assez chaud pour justifier l’opinion que le démon venait tout juste de l’amener de chez lui. Alan savait fort bien que la plupart de ses ennuis provenaient de sa propre maladresse comme du manque d’aide ; même ainsi, la réflexion ne l’apaisait pas. Mais l’opiniâtreté pure obtint un résultat. Il réussit à clouer plaque après plaque avec la notion réconfortante que, si elles étaient trop grandes pour être maniées aisément, chacune d’elle couvrait au moins une bonne surface.

 

Il faisait presque nuit lorsqu’il enfonça le dernier clou dans la toiture, et quand ce soir-là il se promena, sa pipe vespérale entre les dents, Dundas se sentit auréolé d’un nimbe vertueux à l’idée qu’il ne s’était pas abandonné, le matin même, à son désir de chômage. Les démons qui avaient obsédé ses heures laborieuses étaient bannis. Il avait triomphé malgré eux. Ce devait être, conclut-il, des démons de second ordre. Un démon de première classe se serait sans le moindre doute arrangé pour le faire dégringoler de son perchoir au moins une fois.

 

– Au diable les diables ! dit-il en projetant vers la scène de son labeur une bouffée méprisante. J’ai envie de musique.

 

Alors, dans l’obscurité de la véranda, son violon sous le menton, il tissa, de ses fantaisies et de ses rêves, une succession de sons. Pendant une heure, il s’efforça de concilier avec l’harmonie les mots qui lui revenaient sans cesse à l’esprit « Ne vous inquiétez pas pour moi, Alan ; je vous fais entière confiance. » Mais les résultats n’étaient pas fameux. Un opossum qui résidait dans un arbre, à l’arrière de la maison, s’en revint chez lui d’une expédition fourragère dans le vignoble sous les espèces d’un marsupial bredouille et informa sa femme que l’être humain habitant par là faisait des bruits si menaçants qu’il estimait hasardeux de continuer sa quête.

 

Enfin, il en eut terminé. Quand il eut installé un verrou digne d’un donjon à son hangar le jour suivant, Alan jugea bon de se remettre à son ouvrage véritable et découvrir ce qu’il y avait à découvrir sans mettre en péril son secret. Avec un sentiment intense de satisfaction il repartit du pic et de la pelle, après avoir enlevé les planches recouvrant l’endroit où il avait déterré la porte. À mesure que son travail avançait, la fosse montrait une ouverture d’environ un mètre de largeur, en retrait par rapport à la surface environnante ; de combien, il ne pouvait s’en assurer encore. Son premier but était de nettoyer toute l’ouverture.

 

Pour avoir assez de place, il creusa un puits d’environ un mètre trente de côté, l’un des côtés étant constitué par le mur où se trouvait la porte. Ce ne fut pas un mince travail, car l’abri métallique semblait absorber toute la chaleur du soleil alors que l’ouverture donnait peu de lumière et encore moins d’air. Il lui fallut en fait toute la journée pour creuser un peu plus de deux mètres, mais, comme il l’avait prévu, son pic révéla alors le seuil de l’entrée. Si grande était son excitation que, tout d’abord, il fut tenté de continuer à la lumière artificielle, mais l’incertitude de la distance à laquelle il devait s’enfoncer l’en dissuada.

 

Dundas passa une nuit fébrile. Le sommeil espéré refusait de venir. Malgré lui, son cerveau ne cessait de s’occuper de folles théories sur sa découverte, et ce ne fut pas avant minuit qu’il sombra dans un semblant de repos, perturbé cependant par des rêves fantastiques dans lesquels le visage de Marian se mêlait inextricablement à des fantômes dont l’identité lui demeurait cachée. Visions inquiétantes, sur le moment très réelles, mais si insaisissables que, même aux premiers instants du réveil, le rêveur ne peut même pas en retenir les contours.

 

Il n’était pas cinq heures le lendemain, quand Alan bondit du lit. Comme il se savonnait le menton devant le miroir, essayant de se rappeler quelques-unes des fantaisies de son cerveau endormi, une phrase d’un article lu récemment lui revint en mémoire ; elle amena un sourire fugitif sur le visage solennel qui le considérait de l’autre côté de la glace : « La prédominance de la folie parmi les classes agricoles est due pour une bonne part au fait de se lever tôt. » Il jeta un coup d’œil à la montre sur le lavabo, et exposa à son reflet que les germes de la folie devaient être déjà bien établis en quiconque montrait une prédisposition à se lever matin.

 

À six heures, il donnait les premiers coups de pic dans l’embrasure qu’il avait dégagée. De chaque côté, s’étendait la dure surface polie du mur découpant une ouverture nettement définie d’un mètre sur deux mètres trente, remplie d’une argile presque aussi dure que de la brique ; et à cet endroit précis, il se mit à l’œuvre avec ardeur. Il commença par briser l’argile dans la partie supérieure, et en moins d’une heure sa progression fut arrêtée par un obstacle rebelle au pic comme à la barre à mine, à une profondeur de près de cinquante centimètres. Pas du tout découragé, car il s’attendait à cela, il continua à déblayer l’argile avec une vigueur intacte et vit bientôt que son avance avait été arrêtée par une surface polie qu’il décida de ne pas examiner avant d’avoir tout nettoyé.

 

À midi, l’ouvrage était achevé et, en retournant au travail après le déjeuner, il apporta une des lampes à acétylène de sa carriole, car la lumière, dans le hangar, n’était pas suffisante pour révéler l’intérieur de la niche où son travail avait été stoppé. Quand il projeta la forte lumière blanche, il se demanda pendant un moment quelle pouvait être la nature de l’obstacle. La décoloration provenant de la glaise et du temps écoulé avait teinté le tout en un rouge terne laissant croire que l’obstacle était composé du même ciment rocheux que les murs. Alan s’agenouilla dans l’ouverture et gratta la surface avec son doigt mouillé. En un instant, la glaise se changea en pâte et, à mesure qu’il frottait, à l’endroit d’où il ôtait la poussière agglomérée se montrait l’éclat terni mais indubitable d’un métal analogue au bronze.

 

– J’ai été terrassier ; je peux aussi bien me transformer en femme de ménage, se dit-il alors.

 

Il s’arma d’une brosse à récurer et d’un paquet d’eau, et à force de labeur et de rinçage, il nettoya à fond de toute trace d’argile ou de sable la surface métallique de la porte, en prêtant une attention spéciale aux coins. À mesure qu’il avançait, un fait s’imposait à son esprit : pour aussi longtemps que le métal ait été enfoui en ce lieu, la surface ne montrait nul signe de corrosion. À en juger par son poli absolument vierge de traces, elle aurait pu être placée là, le jour même. Bien qu’il eût frappé, pour dégager la glaise, d’innombrables coups de pic sans ménager ses forces, elle ne présentait aucun impact, aucune égratignure.

 

Autre détail troublant, la surface entière se montrait parfaitement lisse, sans poignée ni protubérance d’aucune sorte. Quand il eut achevé son récurage, il saisit sa lampe et se lança dans un examen minutieux de chaque centimètre carré de la porte, au terme duquel son savoir se réduisait au fait que les joints étaient parfaits. Il n’y avait même pas place pour la pointe d’une aiguille entre porte et murs.

 

Alan partit vers la ferme et en revint avec une caisse et un lourd marteau, bien résolu à résoudre le problème avant la chute du jour. Utilisant la caisse en guise de siège au fond du puits, il étudia la question tout en réexaminant le mur de métal uni et peu attirant. Sans le moindre doute, c’était une sorte de porte, installée là pour qu’on puisse entrer et sortir.

 

– Donc, dit-il à haute voix, ce satané machin doit s’ouvrir d’une manière ou d’une autre.

 

Et il appuya sa remarque en assenant un cordial coup de marteau sur le métal. Le résultat fut plutôt déconcertant, car la porte répondit au coup avec un son profond et creux de cloche qui parut se réverbérer jusqu’à une distance infinie.

 

– Je ne recommencerai pas, se dit Alan en lâchant le marteau. C’est trop macabre, quelle qu’en soit la cause. Mais cette damnée porte… elle doit avoir des gonds ou alors, elle coulisse vers le haut, vers le bas, ou de côté, et pas le moindre indice pour le révéler.

 

Il secoua la tête et, pensif, scruta longuement le métal.

 

– Bon, résuma-t-il, les gens qui ont construit cette boîte à surprises n’étaient pas idiots.

 

Il reprit le marteau et, à commencer par le coin supérieur droit, il tapota en descendant sur toute la surface, éveillant à mesure une clameur métallique croissante qui l’assourdit presque.

 

– Peste ! pensa-t-il. Je pourrais aussi bien chatouiller le dôme de Saint-Paul pour égayer doyen et chapitre. Je m’attends à ce que ce truc-là s’ouvre comme une boîte d’allumettes à surprise. C’est ça, ou la dynamite.

 

Un examen approfondi de l’intérieur de l’embrasure ne donna pas de meilleurs résultats. La surface, d’un ciment analogue à du verre, ne montrait ni cassure ni interstice. En arriver là et être arrêté d’une telle façon était insupportable, mais pour être arrêté, il l’était, et il fallait bien l’admettre. Nulle pression pour déceler des gonds cachés ne réussit et la tombée de la nuit le trouva prêt à avouer sa défaite.

 

Après le repas du soir, il fit les cent pas autour du hangar, descendant dans le puits de temps en temps pour essayer une nouvelle idée au moment même où elle le frappait. À la fin, comme il se faisait tard, il opta pour son lit. Peut-être le matin suivant amènerait-il sagesse et conseils. Il revint à la maison et commença lentement à se déshabiller. Assis sur le rebord du lit, un soulier déjà délacé, il se redressa soudain en réponse à une pensée qui fusait à travers son esprit.

 

– Eh bien, je me demande… dit-il doucement. Parbleu ! je m’en vais l’essayer, et pas plus tard que maintenant !

 

Un instant plus tard, il avait rallumé sa lampe à acétylène et il se hâtait vers le hangar, puis dégringolait dans la terre glaise jusqu’au fond du puits. Là, en commençant par le seuil même, il se mit à faire résonner le ciment de la niche. Il essaya sur toute la largeur du seuil, puis grimpa le long du côté gauche sans déceler la plus petite variation dans le son. Était-ce un nouveau désappointement ? Il passa au côté droit. Sur les premiers soixante centimètres, le son demeura inchangé… à peine un peu plus bas. Soudain, comme le marteau retombait, Alan inhala profondément et frappa de nouveau. Il n’y avait pas à s’y tromper. Le mur sonnait le creux sous les coups.

 

– Je l’ai eue ! Par Dieu, je l’ai eue ! cria-t-il presque.

 

Il projeta de la lumière sur l’endroit, mais même sous l’éclat blanc éblouissant il ne put déceler d’altération dans l’aspect de la surface. Il n’y avait ni ligne de partage ni interstice pour indiquer un rapiéçage du mur. Pourtant, il était absolument certain que, dans ce mur, il y avait quelque chose comme un trou.

 

Cette découverte délivra l’esprit d’Alan de la sensation de défaite qui l’accablait auparavant, et il décida d’abandonner ses investigations jusqu’au matin. Épuisé par cette journée longue et pénible, il admit que travailler encore était hors de question pour cette nuit.