Sir Miles Glover était assis dans le bureau du Premier ministre au Parlement fédéral. À côté du Premier ministre se tenait son secrétaire.
– J’ai pensé qu’il valait mieux que vous voyez ceci, dit le secrétaire, et comme Sir Miles se contentait de contempler le mur opposé en se pinçant le menton, il poursuivit : cela rappelle les lettres de fous, par endroits, cependant…
Il s’arrêta en voyant le visage calme de son patron, qui s’était penché pour relire la lettre posée sur la table, devant lui.
– Cependant… il y a une trace nette de méthode dans sa folie. Mais il faut se rappeler que votre ami, qui se présentait comme le Messie, avait écrit une lettre excellente.
Sir Miles releva la tête en disant cela, et le secrétaire détourna les yeux car il n’aimait pas qu’on lui remette ce souvenir en mémoire.
– J’ai bien peur, poursuivit le ministre, avec une ombre de sourire aux coins de ses lèvres serrées, que l’archevêque ne m’ait pas encore pardonné de le lui avoir envoyé. Et pourtant, il aurait dû m’être reconnaissant de lui fournir l’occasion d’étudier la question. Cependant, comme vous dites, il pourrait y avoir quelque chose là-dessous. Avez-vous parlé au professeur Gordon ?
– Non, répondit le secrétaire. J’ai pensé que si vous vouliez creuser plus avant ce problème, vous aimeriez vous entretenir avec le professeur vous-même.
Sir Miles acquiesça.
– Très bien, appelez-le-moi maintenant.
Le secrétaire prit le téléphone et le Premier ministre se replongea, pensif, dans la lettre.
– Le voici, dit bientôt le secrétaire en lui passant le récepteur.
– Allo ! dit Sir Miles. Est-ce toi, Poil de Carotte ?
Une petite voix irrévérencieuse répondit :
– C’est moi, Rigolo ; comment va le char de l’État ?
Peu d’hommes auraient eu le front d’appeler « Poil de Carotte » le professeur Gordon, au nom duquel s’ajoutait la moitié de l’alphabet, et moins encore eussent osé interpeller Sir Miles sous le nom de « Rigolo ».
Et voici ce qu’entendit le secrétaire :
– Le char de l’État est sur une route défoncée… mais pas aussi défoncée que la presse voudrait bien le faire croire. Nous surmonterons la crise de cette session… Non ; je ne pense pas que tu pourrais aider. Cela ferait une assez mauvaise impression si je m’arrangeais avec toi pour que tu empoisonnes quelques membres de l’opposition. Il y a trois ou quatre cents ans, peut-être… Eh oui, c’est passé de mode… La vérité ? C’est que je n’ose pas. Ils pourraient se laisser aller à des représailles… Considère, Poil de Carotte, l’effet sur les électeurs si on leur disait la vérité sur n’importe lequel d’entre nous… Eh bien, tu as peut-être raison, mais ils ne le croiraient pas…
« Non… Je voulais savoir si tu connaissais un homme qui s’appelle – attends un moment – un homme qui s’appelle Richard Barry, médecin, à Glen Cairn. Du moins, je crois que c’est ça ; il a une écriture épouvantable… Ah… Je vois… Tout à fait équilibré ? Pas de trace de démence, par exemple ? … Eh bien, il m’a écrit pour avoir une entrevue… de toute urgence. Extrêmement mystérieux. Pas un mot sur ses raisons. Tu sais, je suis trop occupé pour me laisser importuner par les cinglés, mais il y a dans sa lettre quelque chose qui semble authentique… Ah, à ma place, tu le recevrais ?… Eh bien, oui. Il s’est recommandé de toi. M’a demandé de communiquer avec toi avant de refuser de le voir… Très bien, Poil de Carotte, et je te scalperai s’il se révèle être un charlatan ou un raseur… Je ne suis pas très entraîné, mais je ferai un dix-huit trous avec toi dimanche… Oui, merci, elle va bien. Au revoir. »
Il raccrocha le récepteur et se tourna vers le secrétaire qui attendait en silence.
– Très bien. Télégraphiez à cet homme et dites-lui que je le verrai demain à 2 heures. Non, rien d’autre pour l’instant.
Le secrétaire pivota, et, au moment où il atteignait la porte, Sir Miles releva la tête de ses papiers.
– Ah ! et dites-lui d’être ponctuel.
Et avant que la porte ne se referme, il était de nouveau plongé dans son travail.
Ce même après-midi, Barry revenait chez lui après une tournée épuisante. Mme Kitty, toujours soucieuse de son bien-être, l’accueillit à la porte.
– Très fatigué, Dick ? demanda-t-elle. Barry eut un rire léger.
– Il m’est arrivé de me sentir plus frais, Kit.
Quoi de neuf ?
– Viens d’abord prendre une tasse de thé, répondit-elle.
C’était une règle chez Kitty que son mari prenne avant tout son thé, l’après-midi, loin des soucis, et ce fut lorsqu’il eut terminé qu’elle lui plaça le télégramme dans la main.
– C’est arrivé juste avant que tu reviennes.
Barry ouvrit le message.
« Sir Miles recevra le docteur Barry demain vingt-trois après-midi à deux heures. Soyez ponctuel, s’il vous plaît. »
Dick lut et passa le papier à Kitty. Elle le lut à son tour et le regarda, ses yeux transformés en deux gros points d’interrogation.
– Écoute, Kit. Ce n’est pas quelque chose de très grave, c’est pourquoi je n’ai pas voulu t’inquiéter avec ça. En fait, je n’aurais pas très bien pu t’expliquer. J’ai écrit au Premier ministre pour lui demander une entrevue, et voici la réponse. Je descendrai à Melbourne par le train de cette nuit, et tu es la seule à savoir que je ne serai pas là. Mais, petite dame, il y a des raisons impératives (un jour je t’en parlerai) pour que mes mouvements soient tenus secrets. Je ne prendrai pas le train à Glen Cairn ; j’irai en voiture jusqu’à Ronga et je l’attraperai là-bas. Si quelqu’un devait te poser des questions, n’importe qui, tu m’entends, même ton amie la plus chère, j’ai été appelé à Ronga pour un cas d’urgence. »
Il lui prit le télégramme des mains et le glissa dans son portefeuille.
– Mais, Dick, je ne pourrais pas savoir…
– Pas encore, Kitty, pour ton bien.
Elle se leva rapidement et vint à lui.
– Dick ! Tu as des ennuis, tu es en danger. Dick, qu’est-ce que c’est ?
Il saisit ses mains tendues.
– Fais-moi confiance, Kitty. Je ne crois pas qu’il y ait du danger, mais cela peut comporter quelques risques, dit-il, en évitant ses yeux. Il vaut mieux à présent que tu ne saches rien, comme ça tu n’auras pas d’ennuis.
– Jusqu’à quand ? demanda-t-elle avec un soupir.
– Oh ! courage, Kit. Je pourrai prendre le train de nuit pour revenir, demain, et je serai là tôt le matin du jour suivant. Ça ira comme ça, oiseau des tempêtes ?
Elle lui rendit son sourire.
– Je crois qu’il le faut bien, mais je sais que tu as depuis quelque temps un poids sur les épaules.
– Il faudra te contenter de ça, Kit, dit-il légèrement. Personne n’est venu ?
Sur quoi sa femme se dressa soudain.
– Oh, Dick, c’est idiot, mais j’avais complètement oublié. Marian Seymour est ici.
Barry regarda autour de lui.
– Ici ?… Où ?…
– Elle est arrivée après le télégramme. Dick, elle avait l’air misérable. Elle t’a demandé, et elle semblait bouleversée parce que tu n’étais pas là. Elle avait conduit jusqu’ici, aussi l’ai-je persuadée de mettre son cheval à l’étable, et il n’y a pas longtemps j’ai réussi à la faire se reposer jusqu’à ton retour. Elle est dans la chambre d’amis.
– Elle est malade ? demanda Barry.
Sa femme le considéra un moment, puis détourna les yeux.
– Ce n’est pas bien d’abandonner une jeune fille, Dicky ; mais son affection n’est pas reconnue par la faculté. Elle a le cœur brisé, Dick. Oh ! comme j’aimerais pouvoir dire à Alan ce que je pense de lui !
– Du calme, Kit ; ne saute pas aux conclusions. Je sais que c’est une sale affaire, mais ce n’est pas une mauvaise action à mettre au crédit – ou au discrédit – de Dundas. Quant au reste… eh bien… le cœur brisé…
Il s’interrompit abruptement.
– Je ferais mieux de la voir tout de suite.
– Ici ? demanda Kitty.
– Non, amène-la dans mon cabinet.
Et Barry passa dans la pièce adjacente. Quelques minutes plus tard, Kitty l’y rejoignit, guidant Marian, puis, sur un coup d’œil de Dick, elle disparut, les laissant tous deux ensemble.
Barry installa la jeune fille dans un fauteuil confortable et s’assit lui-même à son bureau. Il comprit d’un seul regard que c’était un cas regardant plus le diplomate que le médecin. Il vit qu’elle se retenait, et que son calme extérieur recouvrait une tempête mentale. Elle gardait le visage tourné de côté, et ses yeux étaient cachés par ses longs cils, mais les ombres qui se creusaient au-dessous parlaient clairement d’une souffrance prolongée.
– Marian, dit-il bientôt, est-ce que je me trompe en pensant que vous désirez les conseils de l’ami plutôt que ceux du médecin ?
Elle le regarda d’un air reconnaissant et lui fit un faible sourire.
– Voyez-vous, Marian, nous avons l’habitude d’entendre des choses, que l’on cache même à ses proches, même à ses amis les plus intimes, et cela nous aide à acquérir un peu de sagesse. Que puis-je faire pour vous ?
Elle garda le silence un moment.
– J’ai dit à Kitty que vous étiez compréhensif, docteur Dick, et j’ai besoin du conseil d’un ami. Je suis désespérément inquiète.
– Voyons cette inquiétude, Marian, mais ne vous hâtez pas ; nous avons tout notre temps.
Il se leva et prit une chaise pour se rapprocher d’elle.
Durant quelques minutes, la jeune fille resta là, irrésolue, puis elle se mit à parler brusquement, comme si elle plongeait en désespoir de cause.
– Je voulais vous parler d’Alan Dundas…
Elle s’interrompit, mais, réunissant tout son courage, reprit :
– Je suis terriblement anxieuse à son sujet. C’est difficile à expliquer, mais j’ai la sensation qu’il est en grand péril. Oh ! j’en suis sûre. Je n’ai aucun droit à intervenir, mais je sens que vous en savez plus que quiconque et vous pouvez me conseiller. Dites-moi, l’avez-vous vu dernièrement ?
Barry saisit les mains tendues, qui tremblaient, et les serra fermement.
– J’avais bien peur que vos ennuis ne viennent de là, Marian, et je ne sais trop que vous dire pour vous rassurer. J’ai vu Alan tout récemment, mais je n’ai pas été à « Cootamundra » depuis quelque temps. Je peux vous certifier que, jusqu’à ces derniers jours, il allait bien.
Elle le considéra soudain.
– Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne ressentez aucune anxiété sur son sort, vous, et je vous croirai.
Barry, mentalement, maudit l’intuition mortelle de la femme. Il n’y avait pas d’esquive possible sous ces yeux clairs et fermes. En fait, elle n’attendit pas sa réponse.
– Je le savais, que vous aviez peur, à cause cette femme. Oh ! elle est terrible. Je la hais ! Je la hais !
Il y avait dans cette explosion quelque chose de plus profond que la jalousie, et Barry reconnut la nuance. C’était une femme aux abois, luttant pour l’homme qu’elle aimait. Il parla avec douceur :
– Je peux vous assurer une chose, Marian c’est qu’il ne risque rien d’elle. Elle ne souhaite rien que son bonheur. Jusqu’à quel point elle peut affecter son avenir, je ne puis le présumer, mais je sais qu’elle ne lui fera pas de mal de son propre gré.
La jeune fille se leva et se détourna.
– Oh ! Dick, je sais que vous avez raison. Je sais qu’elle l’aime. Je sais qu’il l’aime, mais c’est son influence à elle que je crains.
Elle se laissa retomber sur une chaise proche du bureau et cacha son visage dans ses mains. Quelques minutes passèrent en un silence qui fut rompu par elle avec des accents désespérés.
– Ah ! pourquoi devrais-je avoir honte ? Vous devez le comprendre, Dick. Je l’aime aussi. Ne croyez pas qu’il soit blâmable.
Ses mots coulaient en torrent maintenant que la barrière de réserve avait cédé.
– Il ne faut pas le blâmer. Comment pourrait-il s’empêcher de l’aimer ? Comment n’importe quel homme le pourrait ? Oh ! elle est si belle ; la plus belle chose que Dieu ait jamais créée, et la plus mauvaise. Je le sens. Ah ! Dick, quel espoir ai-je de gagner contre elle ? Et pourtant, Dick, il m’aimait, je le sais, avant qu’elle ne vienne et ne me l’arrache, mais malgré tout, si je pensais qu’elle puisse le rendre heureux, je pourrais m’écarter et les voir ensemble, et remercier Dieu qu’il soit heureux. Oui, Dick, cela me tuerait mais je pourrais m’effacer car je l’aime assez pour cela.
– Peut-être avons-nous tort tous les deux, Marian. J’admets avoir été un peu inquiet, mais elle tient beaucoup à lui, je le sais.
– Dick, je peux aussi bien tout vous dire, mais je crains que vous ne pensiez que mon inquiétude a affecté ma raison. D’abord, dites-moi, qui est-elle ? D’où est-elle venue ? Vous le savez, j’en suis sûre.
Barry la regarda, profondément perplexe. Comment expliquer ? La vérité, pour le moment du moins, il n’en était pas question.
– Je crains bien, Marian, que le secret de son Histoire ne m’appartienne pas et que je ne puisse pas la divulguer ; en tout cas pas maintenant.
Il détourna les yeux devant le regard perçant de la jeune fille.
Elle soupira et réfléchit un moment avant de parler.
– Dick, je l’ai vue hier et je lui ai parlé.
Barry se dressa, stupéfait.
– Vous l’avez vue et lui avez parlé ? dit-il d’un ton incrédule. Où cela ?
– Dans ma chambre, à la maison, dit la jeune fille avec calme, puis, se méprenant sur l’expression des yeux de Barry, elle protesta :
– Ne croyez pas que je rêvais, Dick, ou que j’aie imaginé la chose. Elle était réellement là.
Barry écarta de la main la protestation.
– Je comprends, Marian. En vérité, je suis certain que vous n’avez pas rêvé. J’ai été surpris, sur le moment, d’apprendre qu’elle était venue à vous. Mais…
– Mais quoi ?
Barry sourit amèrement.
– Il me vient juste à l’esprit que c’était folie de ma part de croire que je pourrais prévoir ses motifs ou ses intentions. Dites-moi ce qui s’est passé.
La jeune fille le regarda rêveusement.
– C’est uniquement parce que vous la connaissez que je vais vous raconter ceci. Je n’oserais le dire à personne d’autre. Même à présent, après y avoir réfléchi calmement, cela me paraît trop fantastique pour être vrai. C’était la dernière nuit, assez tard lorsque je me suis retirée dans ma chambre. Vous connaissez notre maison, avec ses fenêtres à la française donnant sur la véranda. Je dors toujours les fenêtres ouvertes. J’avais éteint ma lampe, mais il restait une veilleuse allumée. Un long moment, je ne pus dormir. Je pensais à cette femme et je me demandais qui elle pouvait bien être. Je crois que j’ai dû m’assoupir. Vous savez que la nuit dernière était très claire et calme. Il n’y avait absolument pas un souffle d’air.
« Et soudain je me retrouvai tout éveillée. Cela arrive parfois, vous le savez, sans cause apparente. Je ne bougeai pas, je restai absolument tranquille. Alors… Dick… les rideaux de ma fenêtre se sont déplacés, non pas d’un seul coup, mais comme si quelqu’un les avait touchés. Et pourtant je voyais assez distinctement à travers, et il n’y avait personne là. Et puis, ils se séparèrent. Dick, c’était tout simplement épouvantable. Je les voyais réunis chacun d’un côté comme si deux mains les avaient saisis, et ils demeurèrent séparés pendant des siècles me sembla-t-il. J’avais l’impression que quelqu’un se tenait devant la fenêtre, en maintenant ouverts les rideaux pour me regarder, mais je voyais tout à fait bien et il n’y avait personne. Ils retombèrent enfin, mais chaque nerf, chaque fibre en moi me disaient qu’il y avait quelqu’un dans la pièce. »
– Ce dut être épouvantable, Marian, dit Barry calmement. Qu’avez-vous fait ?
La jeune fille eut un léger frisson.
– Que pouvais-je faire ? Je restai étendue regarder à travers mes cils baissés, et je me sentais pétrifiée. Je n’avais même pas la force de hurler. C’était trop semblable à un cauchemar. Et puis… oh ! Dick, dites-moi que vous croyez ce que je dis. Je ne voudrais pas que vous pensiez que c’était les nerfs, ou l’imagination.
Barry lui tapota doucement le bras.
– Dites-moi tout, Marian. Je comprends. Je sais que tout cela était réel.
Elle hésita un moment.
– Alors, Dick, elle apparut soudainement. Un moment, la pièce était vide à part moi-même et l’instant suivant cette femme était debout à côté de mon lit à me regarder.
Elle s’arrêta et le regarda anxieusement.
– C’est arrivé exactement comme je l’ai dit, Dick.
Barry hocha la tête.
– Je m’attendais à ce que vous venez de dire, Marian, je sais et je comprends. Continuez.
– Pendant un moment, je fus trop étonnée pour bouger, bien que j’aie su aussitôt qui elle était. Puis – cela peut vous paraître étrange – toute crainte disparut. Le seul sentiment qui me restait était la colère qu’elle ait osé venir à moi de cette façon. Je ne pensai pas à m’étonner de la manière dont elle était arrivée. C’était seulement la colère de la voir là. Je sais que je sursautai et me redressai à demi, un coude sur mon oreiller, la regardant. Et nous restâmes ainsi une minute sans un mot. Alors elle laissa glisser son capuchon de sa tête et je pus la voir tout à fait distinctement à la lueur de la nuit étoilée.
Elle s’interrompit et regarda Barry avec un faible sourire.
– Les femmes sont d’étranges créatures, Dick. Je l’avais vue, ce fameux jour, sur les courts de tennis, et je savais qu’elle était belle, et alors que je restais là à la regarder, une moitié de moi-même l’adorait pour sa beauté et l’autre moitié la haïssait pour la même raison. Oh ! Dick, elle avait l’air parfaitement adorable. Je ne voulais pas être la première à parler. J’attendais qu’elle le fasse. Elle resta là à me contempler avec ses grands yeux indéchiffrables si longtemps avant de prononcer un mot que j’étais prête à hurler ; il me semblait qu’elle me scrutait jusqu’au fond de l’âme. Puis elle dit avec un grand calme, comme si c’était là une question sans importance :
« Je ne croyais pas qu’il fût possible à une femme d’en haïr une autre comme vous me haïssez. J’espérais que nous pourrions devenir des amies. »
« J’étais furieuse, Dick, parce qu’elle ne montrait pas la moindre émotion, mais je m’exprimai aussi calmement qu’elle lorsque je répondis :
« Vous avez raison ; j’aimerais pouvoir vous dire à quel point je vous hais. »
« Et alors elle laissa percer ce lent sourire pensif qui lui est propre.
« Ah, inutile d’essayer. Je sais ; oui, je le savais mieux même que vous. Et pourtant, je suis venue en amie. »
« C’était étrange, Dick, car je savais qu’elle le pensait, quand elle disait être venue en amie mais cela parut me rendre plus furieuse encore. J’avais envie de la blesser.
« Craignez-vous qu’il ne vous abandonne comme il m’a abandonnée ? Il se lassera de votre beauté. N’avez-vous rien d’autre à lui offrir ? »
« Dick, c’était pure méchanceté de ma part, rien d’autre, et je le savais tout en parlant, et je me sentais méprisable. »
Barry sourit en secouant la tête.
– Il faudrait un métal plus trempé pour l’inquiéter, Marian.
La jeune fille garda le silence un moment, puis dit, d’un ton las :
– Oh, je le savais au moment même où je parlais. Elle semblait si sûre d’elle-même, si distante, j’avais l’impression qu’elle n’appartenait pas à ce monde et que je n’étais qu’une chétive mortelle luttant contre une immortelle.
Il était préférable qu’elle n’ait pas regardé le visage de Barry en disant cela.
– Mais cela n’eut aucun effet ; elle se contenta de sourire de cette façon apitoyée qui faisait plus mal que si elle m’avait frappée. Puis elle dit :
« Même maintenant, je suis votre amie, et je suis venue vous aider. »
« Je dis :
« Vous, m’aider ? Vous ? Pouvez-vous me le rendre ? »
« Dick, c’est plus tard seulement que je me rendis compte que je l’avais vue une fois en quelques minutes, et ne lui avais jamais adressé la parole, et cependant, bien qu’aucun nom n’ait été prononcé, nous nous comprenions toutes deux. Elle réfléchit un instant et puis me dit :
« Je ne pourrais pas vous le rendre. Le souvenir qu’il aurait toujours de moi se dresserait entre vous ; mais je peux vous faire oublier. Oui, je peux vous faire oublier et adoucir la douleur du souvenir. Bien que vous me haïssiez tant. »
« Je ne pouvais rien accepter d’elle, même pas ceci, et j’étais sûre qu’elle pouvait faire comme elle disait. Je me dressai et lui fis face.
« Non, je ne veux pas de cadeau de vous. Qui vous êtes ou ce que vous êtes, je ne saurais le dire, mais je sens au plus profond de mon âme que vous lui apporterez malheur et tristesse. Son amour même pour vous et le vôtre pour lui détruiront vos vies. Si je dois vivre à jamais avec ma douleur, je préfère cela à accepter votre amitié. »
Barry intervint gentiment.
– Était-ce sage de refuser, Marian ? Je sais qu’elle aurait pu le faire.
La jeune fille secoua la tête avec impatience.
– Quelle importance cela a-t-il, Dick ? C’est fini, maintenant. Elle… oui, je sais qu’elle le pouvait. Je sus ce que j’avais refusé quand je relevai les yeux sur son visage calme, adorable. Je savais qu’elle voulait être mon amie ; mais je ne le pouvais pas, je ne le pouvais pas ; et elle dit alors seulement :
« C’est écrit. Je vais m’en aller à présent, pauvre enfant, pauvre folle. »
« Et tout en parlant, elle fit un pas en arrière vers la fenêtre, franchit les rideaux, et j’étais seule de nouveau. »
Après un instant, Marian reprit :
– Dick, je ne sais pas quel mystère entoure cette femme. Je crois que vous le savez ; mais ceci, je le ressens, elle est à craindre ; à craindre pour Alan, aussi, et non à aimer. Oh ! Dick ! ne pouvez-vous pas m’aider à le lui arracher… à le sortir de là ?
Barry secoua la tête avec tristesse.
– Marian, j’aimerais pouvoir vous secourir. Mais vous devez me croire si je déclare que nous sommes tous deux impuissants. Je ne peux rien vous dire sur elle pour le moment. Son histoire est incroyable, mais il y a ceci que vous pouvez savoir : pour moi, elle est plus dangereuse encore que vous ne l’imaginez.
Il vit son visage refléter sa douleur et il poursuivit en hâte :
– Pas pour Alan. Ce n’est pas ce que je voulais dire, car je ne crois pas qu’elle voudrait lui faire le moindre mal ; elle l’aime trop pour cela. Mais le danger qu’elle représente est pour les autres.
– Sûrement, Alan peut le comprendre. Vous pouvez sûrement le lui faire voir, dit-elle avec un sanglot dans la voix.
– Alan ne peut discerner en elle le moindre mal, dit Barry amèrement. Vous, qui l’avez vue, vous ne devez pas vous étonner de cela.
Marian sourit faiblement.
– La reine ne peut mal agir.
– Exactement, dit Barry en appuyant sur le mot. Le pire, est qu’elle n’hésiterait pas à tuer sans pitié ni scrupule si on devait s’opposer à elle, et c’est pourquoi je suis inquiet à votre sujet, Marian, beaucoup plus que pour lui. Vous devez attendre pour voir comment tourneront les choses.
Il s’interrompit un moment.
– Il reste une chance et je vais la tenter. Je vous le dis parce que vous ne le répéterez pas ; si vous le faisiez, cela me coûterait la vie. Mais je serai fixé après-demain, et je vous reverrai alors. Jusque-là, vous devez être patiente.
Elle le regarda avec inquiétude.
– Dick, est-ce que je peux vous aider ? Ne puis-je pas courir ce risque moi-même ?
Il secoua la tête.
– Non, je dois agir seul. Je ne peux que vous demander d’être brave, jusqu’à ce que je sache si les choses tourneront bien ou mal.
– Est-ce qu’elle tuerait vraiment, Dick ? demanda Marian d’une voix calme.
Barry sourit.
– Je ne vous dis ceci que parce que vous la connaissez… un peu, et que je veux que vous soyez prémunie. Oui, elle tuerait, si elle le jugeait nécessaire, et nous sommes absolument impuissants devant elle. Aussi, Marian, devez-vous attendre ; il n’y a rien d’autre à faire. Si vous pouvez m’être d’un secours quelconque, je vous le dirai.
La jeune fille se leva.
– C’est bon de pouvoir parler avec quelqu’un, Dick. Je ne pouvais pas même aller vers ma mère, avec une histoire pareille.
– J’ai peur de ne pas vous avoir beaucoup réconfortée, Marian, mais je voulais que vous vous gardiez vous-même sans faire d’imprudences. Si mon plan aboutit, je vous le ferai savoir.
Ils passèrent dans la pièce à côté, et Barry confia sa charge à Kitty pour s’occuper de ses préparatifs de voyage.