Les deux hommes furent obligés de gravir l’escalier en spirale dans l’obscurité parce qu’Alan, l’esprit obnubilé par un sujet unique, avait oublié la lampe à acétylène, et, en conséquence, ce trajet pénible, long de toute manière, leur parut interminable.
Enfin, ils émergèrent, hors d’haleine, dans la nuit froide, peu attirante, d’un contraste aigu avec l’environnement merveilleux qu’ils venaient à peine de quitter. Ils n’échangèrent pas un mot en se dirigeant vers la ferme. Arrivés là, pendant qu’Alan allumait sa lampe, Dick se jeta sur le canapé d’osier et sortit sa pipe. Dundas ayant installé la lampe à sa satisfaction, s’ancra dans un fauteuil. Il saisit une pipe du râtelier sur le manteau de la cheminée. Un nuage de fumée environnait leurs têtes ; ils n’avaient ni l’un ni l’autre émis le moindre mot. Finalement, Alan rompit le silence par une interrogation :
– Et alors, Dick ?
Il s’écoula encore quelques minutes avant que Barry ne réponde.
– Je crois bien être éveillé, Dun. Je tiens pour acquis que je suis sain d’esprit, mais, je te le jure, j’en douterais presque si mes jambes ne me faisaient pas si mal d’avoir grimpé tout au long de ce tire-bouchon.
– Il m’a fallu longtemps pour vaincre cette sensation, dit Alan ; puis, après un silence : D’homme à homme, Dick, dis-moi ce que tu en penses.
Barry, songeur, jaugea Alan par-dessus fourneau de sa pipe avant de répondre.
– Sais-tu, Dun, que c’est en disant ce qu’on pense dans des circonstances anormales qu’on court le risque de perdre un copain, son meilleur copain, même. Je préférerais dormir là-dessus.
– Foutaises, mon vieux, lâche le paquet. Je ne suis pas un enfant de chœur et ce n’est pas là un sujet pour l’école maternelle.
Il sourit en voyant les rides qui sillonnaient le front de Barry.
– L’avocat général va maintenant plaider devant la Cour.
Dick sourit malgré lui.
– C’est égal, mon vieux, je ne me suis jamais trouvé embarqué dans une situation moins humoristique. As-tu envisagé toutes les conséquences ?
– Je n’ai rien fait d’autre depuis que j’ai posé le pied sur le plancher du vestibule. Dick, j’ai réussi à me persuader que j’étais un imbécile, et j’ai finalement conclu que la seule solution était de laisser les choses suivre leur propre cours. De toute manière, quoi qu’il arrive, nous sommes tenus au secret.
– D’un point de vue purement personnel, je ne regrette rien, dit Barry après réflexion. Raconter une histoire pareille de sang-froid, c’est vouloir s’attirer des réflexions sur mon état mental. D’un autre côté…
Il s’interrompit et regarda sans la voir la fumée bleue qui montait sur sa tête.
– Oui, d’un autre côté ?… demanda Alan.
– Il se pourrait, continua Barry lentement, que nous commettions contre la société la plus grande erreur, sinon le plus grand crime que le monde ait jamais connus.
– C’est une façon brutale d’exposer les faits, Dick, mais je dois admettre que quelque chose du même genre m’a frappé déjà, mais annoncer l’événement au monde à coups de trompe simplifierait-il les choses ? J’en doute.
Barry se dressa sur le canapé qui craqua sous son poids ; il gesticula avec sa pipe.
– Tonnerre, Dun, coupa-t-il, tu me demandes de parler d’homme à homme, et je le ferai. Mis à part Hiéranie, il y a assez de choses dans ces galeries pour lancer les nations à l’attaque. Même en partant de l’idée superficielle que nous en avons à présent, tu dois bien voir là en bas des possibilités de prendre le pouvoir qui rendraient l’individu ou la nation qui les posséderaient invincibles dans le monde. Et la suprématie absolue, d’un homme ou d’une nation est, pour le monde la pire des choses qui puisse arriver. Crois-tu un instant qu’un gouvernement permettrait à un individu de s’attribuer cette puissance ? Ou penses-tu que d’autres nations laisseraient un seul gouvernement la garder pour lui s’il y avait l’ombre d’une possibilité de la dérober ? Dun, il y a sous nos pieds assez d’ennuis potentiels ; pour faire de ta propriété le cœur d’une tempête, ou l’enfer lui-même.
– D’après ce que tu dis, Dick, le secret est la meilleure voie ? intervint Alan.
– Euh…, est-ce que ça l’est vraiment ? poursuivit Barry. Rappelle-toi le : il est inévitable que ça se sache un jour. Mais j’ai dit tout d’abord «Mis à part Hiéranie ». Dun, mon vieux, sans que cela reflète aucune hostilité à son égard, je crois qu’elle représente elle-même le plus grand danger.
Alan se mit à rire, égayé.
– Dick, mon vieux, sans que cela reflète aucune hostilité à ton égard, il y a des rats dans ta soupente, contrefit-il.
– Peut-être, répondit en riant Dick. Une affaire de ce genre est bien faite pour attirer cette sorte de rôdeurs, mais je ne suis pas aveugle, Dun Dieu sait que nul ne pourrait te blâmer… quiconque a jeté un regard sur elle…
Il parlait sobrement.
– J’ai entendu parler de ce don fatal qu’est la beauté. Un médecin est censé voir un malade et rien d’autre, mais quand je l’ai vue étendue là, sa pure beauté m’a presque coupé le souffle. Dieu merci, je suis solidement ancré, mais il y a des hommes qui te poignarderaient pour un mot d’elle.
– Là, je te crois, Dick, dit Alan avec une grimace, et il y a peu de choses que je ne ferais pour elle.
– C’est cela même, Dun, je comprends ; mais ce n’est pas tout. À en juger sur les apparences, elle est aussi douée mentalement qu’elle l’est physiquement, et si je ne me trompe, il n’y a rien dans ces galeries qu’elle ne comprenne. Pourquoi tient-elle à rester cachée ? Simplement pour acquérir les connaissances nécessaires pour agir sur notre monde et employer alors ses connaissances à ses propres fins. Dieu fasse que son but soit bienveillant…
Alan, les yeux mi-clos, écoutait Barry. Il garda le silence un moment.
– Même en admettant que tu dises vrai, Dick, nous ne pourrons rien changer à présent. Suppose que je t’accorde la permission de parler, si tu trouvais quelqu’un pour te croire, penses-tu que le cours des événements en serait altéré ? J’en doute. Nous avons perdu le contrôle de la situation au moment même où Hiéranie s’est dressée sur son divan. Non, Dick, discuter ne servirait à rien. Il ne nous reste qu’à continuer.
– Je ne peux pas croire qu’une créature aussi parfaitement belle agirait pour autre chose que le bien.
Barry soupira et tapota sa pipe pour en faire tomber la cendre.
– Je resterai en contact avec toi, Dun, et je ferai tout ce que je pourrai. De toute façon, je crève d’envie de revoir ces galeries.
– Grand Dieu, Dick ! dit Alan en sursautant tu dois crever de faim, aussi. Il te faut prendre quelque chose avant de partir.
Barry se mit à rire.
– Et toi-même, Alan ? Je croyais t’avoir entendu dire, quand nous avons goûté à ces losanges, que tu étais affamé…
Dundas s’immobilisa, l’étonnement se peignant sur son visage.
– Tiens ! c’est bizarre. Il est presque huit heures et demie et je n’ai rien avalé depuis ce matin. Avant de prendre ce losange, je me sentais le ventre creux, et maintenant… Eh bien, je me sens tout à fait bien, et tout à fait bien nourri. Je me demande…
– Mes symptômes, exactement, Dun, répliqua Dick, mais je me suis observé, et je t’ai observé, aussi. En des circonstances normales, tu te serais précipité sur la nourriture dès notre retour. Au contraire, tu t’es assis pour fumer. Il me semble que nous avons englouti tout un repas sous forme de pilules.
– Ce n’est qu’un détail, je pense, dit Alan qui fouillait dans son armoire. Je commence à accepter ce genre de choses comme parfaitement naturel. Par Dieu ! Dick, quel champ d’études s’étend devant nous !
Il disposa deux verres, une bouteille d’eau de Seltz et un carafon de liqueur sur la table.
– Puisque nous avons dîné, ceci est la seule forme d’hospitalité qui me reste.
– Oh, d’accord, une petite goutte et je file. J’ai promis à Walton que je ferais un saut jusqu’à l’hôpital quand je reviendrais.
– Ah ! ça me rappelle… dit Alan soudain. Je dois écrire un mot. Pourras-tu le mettre à la poste pour moi ? Ce ne sera pas long.
– Grouille-toi, mon vieux ; je ne pense pas que dix minutes de plus ou de moins se remarqueront, maintenant.
Et Barry reprit sa place sur le canapé, son verre à la main. Dundas chercha de quoi écrire dans un tiroir, et, durant quelques minutes, il griffonna laborieusement. C’était un soulagement pour lui, à la manière dont allaient les choses, il n’avait guère le temps de réfléchir à ce qu’il devait écrire. Dans son cœur, pourtant, une impression de malaise lui disait qu’il ne jouait pas vraiment le jeu. Toutefois, tel fut le mot que Barry mit bientôt dans sa poche pour le poster :
Chère Miss Seymour,
C’était très aimable à vous de penser à m’inviter pour dîner, et je suis plus que navré de n’être pas pour le présent le maître de mes mouvements. C’est, sans le moindre doute, de ma faute. Cependant, telles que se présentent les choses, je suis enchaîné à « Cootamundra », et il y a des chances pour que cela dure quelque temps encore. Le travail auquel je me suis attelé, quoique réussi, entraîne comme pénitence de devoir vivre en reclus absolu. J’espère que vous me pardonnerez mon refus, plus tard, il s’expliquera de lui-même. Si vous voyez par hasard le docteur Barry, il vous certifiera que je n’ai nulle intention d’entrer dans les Ordres.
Bien sincèrement à vous,
Alan Dundas.
Il cacheta la lettre sans la relire et la tendit à Barry.
– À propos, Dick, Bryce a aimablement répandu pour moi le bruit que j’étais en train d’étudier dur, pour rendre compte de mon absence de Glen Cairn. Il ne sait pas le plus petit détail sur ce qui est arrivé. Il l’a fait aveuglément, pour moi. J’espère que cela ne te gênera pas d’abonder dans ce sens si on te pose des questions…
Dick gloussa.
– Ce n’est pas seulement un bruit. Si quelqu’un peut se vanter d’étudier dur, c’est bien toi. Je pourrais même dire que tu as ouvert une école, mais je ne le ferai pas. Dun, je t’envie, c’est un fait. Je te demanderai pourtant de me laisser partager avec toi quand tu le pourras.
Alan l’accompagna jusqu’à sa voiture.
– Je t’attendrai chaque fois que tu auras l’occasion de passer. J’aimerais avoir quelqu’un avec qui parler de ces choses. Ceci, encore : demain, tu commanderas un choix d’alphabets pour enfants et de livres imagés de lectures enfantines, et tout ce que tu pourras trouver de cet ordre. Et fais-le moi expédier. Tu vois le genre de choses dont j’ai besoin. Si j’ouvre une école, autant m’y mettre convenablement.
Dick promit de faire de son mieux, et tous deux se serrèrent la main.
– Dieu fasse que nous ne nous lancions pas dans quelque aventure que nous regretterions par la suite, Dun, dit Barry sans emphase, et pour toi spécialement, j’espère que les choses s’arrangeront. Je ne suis pas du genre à croasser, mais nous prenons des risques diablement grands. Bonne nuit, mon vieux.
– Bonne nuit, Dick. Rappelle-moi au bon souvenir de Kitty. Dis-lui que je t’ai retenu, et présente-lui mes excuses.
Dick embraya, et la voiture glissa dans l’obscurité. Alan resta un moment à regarder disparaître l’éclat des phares au tournant du chemin.
Puis, sans s’inquiéter de l’air frais de la nuit, il fit les cent pas une bonne heure sur la véranda, ses pensées noyées dans un nuage d’or. Et, tandis qu’il déambulait, se levait devant lui une vision d’yeux étoilés ouverts dans un visage à la beauté céleste.
Alan se réveilla tôt le lendemain matin. Il fit sa toilette avec un soin inhabituel pour son apparence extérieure. Puis il se lança dans les besognes domestiques d’un cœur léger et, pour la première fois depuis bien des jours, sa voix résonna à travers la vieille ferme. Il prépara son petit déjeuner et lava la vaisselle, il s’adonna à tout le reste de la routine domestique, l’esprit fixé sur le jour qui s’ouvrait devant lui.
Quand tout fut terminé, quand sa maison fut en ordre, il se dirigea vers les rayons de livres et s’occupa à sélectionner une demi-douzaine de volumes qui répondaient à ses besoins. Il lui fallut un certain temps pour se décider, car les livres illustrés étaient relativement rares dans sa bibliothèque. D’abord, il mit de côté un bel atlas. Son choix suivant porta sur un vieux livre de prix illustré de photographies des bâtiments historiques les plus fameux du monde. Puis, après un long débat intérieur, il sélectionna quatre volumes de voyages contenant des images qui montraient le monde selon ses aspects les plus divers.
Cette tâche achevée, il était presque dix heures ; aussi, après avoir décidé qu’il pouvait raisonnablement faire sa première apparition à cette heure, il ficela les livres ensemble et se dirigea vers le hangar, non sans avoir prélevé une seconde lampe à sa carriole pour remplacer celle laissée derrière lui la nuit précédente.
Le cœur léger, vibrant d’espoir, il descendit dans l’abîme. Arrivé au premier palier, il éteignit sa lampe et poursuivit jusqu’au vestibule, à l’affût des bruits qui auraient pu indiquer la présence d’Hiéranie. Au pied des marches, il s’immobilisa. Tout était dans le même état que la veille au soir. Le grand vestibule était inondé de lumière, soulignant le groupe de statues, au centre, d’une façon étrangement vivante. Pas un son ne brisait le calme. Un instant, son cœur se serra. Était-il possible qu’il lui soit arrivé quelque chose, se demandait-il. Un moment, il écouta, immobile, puis, pour avertir de son arrivée, il appela à haute voix :
– Hiéranie ! Hiéranie !
Et, presque immédiatement, son cœur fit un bond de joie… À peine le nom s’était-il éteint dans le lointain que, résonnait en réponse, la claire, la douce voix.
– Alan Dundas !
Le nom était suivi de quelques mots dans sa langue à elle.
L’appelant de nouveau, Alan se précipita vers la sixième galerie sans plus d’hésitation. Parvenu au portique du « temple », il la vit debout sur le seuil, retenant le rideau d’une main, et lorsque ses yeux tombèrent sur elle, il s’arrêta, un pied sur les marches. Sa beauté somptueuse le frappait avec une force invincible. En vérité, c’était bien la même femme qui avait reposé dans sa majesté silencieuse sur le divan, la même qu’il avait vue prendre les couleurs d’une vie éclatante, mais à présent, il s’ajoutait à son charme une nouvelle fraîcheur.
Quelques heures de sa vie seconde avaient changé quelque chose en elle : elle paraissait irradier de vitalité. La robe qu’elle portait auparavant avait été remplacée par une robe d’or pâle qui tombait depuis son cou et était retenue à la taille par une bande souple de métal étincelant. Par-dessus, elle portait une casaque d’un ton plus soutenu, maintenue en place par des agrafes chatoyantes sur chaque épaule. Elle était là, abaissant son regard sur lui avec un sourire de bienvenue amicale, et Alan eut le sentiment que nul homme de sa race n’avait jamais porté les yeux sur une telle image. Ils restèrent ainsi un moment, puis l’homme, protégé par son ignorance du sens de ses paroles, dit doucement :
– Oh, bien-aimée, bien-aimée ! Dieu fasse que je puisse vous apprendre que tout ce que mon cœur et ma vie contenaient avant vous ne sera plus désormais d’aucune valeur.
Peut-être l’intonation de sa voix ou l’adoration dévoilée par ses yeux lui donnèrent la signification de ces mots. Elle ne le quittait pas des yeux, et il vit de nouveau, comme la veille, une rougeur monter à son visage lorsqu’elle fit un pas en avant et saisit la main qu’il lui tendait. Puis elle écarta le rideau, et ils entrèrent côte à côte.
Au premier coup d’œil, Alan vit que Hiéranie avait employé le temps dont elle disposait à effectuer certains changements dans son environnement. À travers la partie la plus reculée du « temple », dissimulant environ un tiers de sa profondeur, pendait un somptueux rideau divisant la pièce en deux compartiments. Le divan n’avait pas changé de place, mais presque tous les autres meubles avaient été déplacés. Un instant, Alan se demanda comment, sans aide, elle avait trouvé la force de transporter les divers éléments qui avaient résisté jusque-là à tous ses efforts.
Il remarqua, aussi, qu’elle avait orné son appartement avec plusieurs objets qu’il reconnut provenir de la galerie d’art. Il fut profondément impressionné par le goût et le discernement présidant à ces transformations. Elle avait fait tout son possible pour harmoniser son milieu et sa personnalité. S’approchant de la table qu’ils avaient utilisée la veille, il vit qu’elle était jonchée de volumes sans doute empruntés à la bibliothèque. Il était visible qu’Hiéranie avait été frappée comme lui par cette même idée de communication ; avec un grand plaisir, il la vit montrer une intense curiosité pour les livres qu’il apportait. À peine eut-il ôté la ficelle qu’elle en prenait possession, les feuilletant rapidement l’un après l’autre, tout en les commentant en sa langue mélodieuse.
Quand elle en arriva à l’atlas, elle s’arrêta avec gravité. Au premier coup d’œil sur la carte, elle laissa fuser un petit cri de plaisir et, attirant un siège jusqu’à la table, elle fit signe à Alan de l’imiter. Son comportement était parfaitement naturel et dénué d’affectation, et son intérêt n’était évidemment pas le seul signe d’une curiosité féminine ; elle était animée d’un désir profond et sincère de renseignements. L’atlas déployé devant eux, elle le poussa sous le regard d’Alan dans l’intention de le voir jouer son rôle de professeur. Avec un grand étonnement, il découvrit que rares étaient les choses qu’il pouvait lui montrer sans qu’elle les saisisse immédiatement. Quand il en vint à la projection de Mercator et aux pages consacrées aux hémisphères, elle s’absorba longuement et pensivement dans les cartes çà et là, suivant du doigt le tracé d’une côte, murmurant sans cesse pour elle-même et soudain se tournant vers lui pour une question rapide.
Alan s’aperçut qu’il lui était de plus en plus difficile de vouer toute son attention au livre, puissamment distrait qu’il était par leur intimité et leur proximité. Ses yeux étaient plus souvent posés sur sa main blanche que sur la carte, et ses pensées s’adressaient plus à ses yeux qu’aux divisions du globe en terres et en mers. Pendant quelque temps, elle parut essayer de lui signaler certain détail qui l’intriguait, Dundas comprit enfin qu’elle voulait connaître leur position. Il saisit son canif de poche, elle l’examina avec soin avant de le lui restituer, pour indiquer le point où était situé « Cootamundra » sur la carte d’Australie. Il passa ensuite à des cartes plus détaillées pour lui montrer leur position précise. Après une étude poussée de l’endroit, en passant d’une carte à l’autre, elle se leva et, lui faisant signe de rester assis, elle courut légèrement hors de la pièce. Absente à peine quelques minutes, elle revint, essoufflée de s’être hâtée, tenant à la main un ouvrage de la bibliothèque ; elle l’ouvrit en grand à côté de l’atlas.
Ce fut au tour d’Alan de murmurer des exclamations de surprise, comme Hiéranie tournait page après page, dévoilant des cartes du monde étrangères à ses yeux et dont pourtant certains détails lui étaient curieusement familiers. Elles montraient la terre en des endroits où il était habitué à voir de l’eau, et les continents par places prenaient des formes bizarres. Mais, par-dessus tout, il décelait une grande différence. Toute l’ordonnance des choses semblait altérée en ce qui concernait les latitudes. Des masses continentales, reconnaissables par leur silhouette comme appartenant à la partie méridionale de l’Australie, étaient situées près de l’Équateur. D’autres déplacements et dislocations firent couler entre eux un flot d’interrogations réciproques. Il était évident pour Alan qu’Hiéranie comprenait la raison de sa perplexité et détenait la clef de l’énigme. Elle semblait très impatiente de lui faire partager ses connaissances ; mais une comparaison énergique des deux cartes ne rendit pas Alan plus avancé qu’auparavant. À la fin, Hiéranie prit en riant les deux ouvrages, les referma avec un claquement et les mit de côté.
Puis elle se tourna vers les livres de voyages ; ils se trouvèrent là sur un terrain plus facile ; partant des images, Alan commença à donner à son élève ses premières leçons d’anglais.
Si l’on demande à une personne dont le rôle, dans la vie, est d’instruire l’ignorant en n’importe quelle matière, son opinion sur la profession d’enseignant, dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas la réponse soulignera l’ingratitude de cette vocation. Dundas, en l’abordant pour la première fois était attiré par ce rôle d’enseignant qui représentait la plus fascinante et la plus délicieuse expérience de sa vie. Il pouvait s’asseoir côte à côte avec son élève, la regarder dans les yeux quand il lui parlait, rire avec elle lorsque ses sensibles lèvres rouges formaient des mots nouveaux pour elles. Il illustrait ces mots par la pratique, et au plus profond de leur travail, l’esprit alerte d’Hiéranie rencontrait toujours le sien à mi-chemin, si ce n’est plus. Même dans les premières heures de leur intimité, Alan en vint à reconnaître que l’intelligence de son élève n’était pas d’un ordre négligeable. Sa mémoire était phénoménale et rarement, sinon jamais, un mot prononcé une seule fois pouvait-il lui échapper ?
Les images placées devant eux se révélèrent un terrain parfait pour l’étude, et Alan n’était jamais las d’observer le visage qui s’éclairait chaque fois qu’un nouvel objet d’intérêt venait à sa connaissance.
Fatiguée des livres, enfin, elle le conduisit dans la galerie, s’arrêtant, au grand émoi d’Alan, pour accroître son répertoire d’anglais par une analyse sans vergogne de l’anatomie des trois statues du portique. Elle lui avait rapidement emprunté la phrase « Qu’est-ce que c’est ? » et cette phrase ne quittait guère ses lèvres. Avant qu’ils n’aient repris leur marche, elle avait maîtrisé les noms de chaque membre et de chaque articulation du corps humain, avec une inconscience totale du malaise de son professeur.
Ils franchirent l’antichambre de marbre, et Alan découvrit que, par un moyen de sa connaissance, elle avait éliminé l’inconvénient des bruits abominables qui faisaient de sa traversée une épreuve si terrifiante pour les nerfs. Tandis qu’il s’était immobilisé sur le seuil, elle avait poursuivi sans inquiétude puis s’était retournée et lui avait fait signe d’avancer, souriante. Elle resta quelques minutes devant la statue, la considérant d’un air songeur, puis s’engagea dans le corridor jusqu’à l’endroit – situé devant la porte de la galerie aux techniques – où la curiosité d’Alan avait produit des résultats aussi hallucinants. Ici, une surprise l’attendait.
Le moindre vestige des masses de ciment arrachées par l’explosion avait disparu. Il avait depuis longtemps déblayé lui-même les morceaux les plus légers pour se frayer un passage commode, mais les fragments les plus gros avaient défié tous ses essais pour les déplacer. Pendant les quelques heures dont elle avait disposé, comment avait-elle réussi à terminer l’ouvrage ? Aucune conversation entre eux ne pourrait, pour le moment, éclaircir le mystère. Hiéranie avait compris la cause de la catastrophe, c’était évident, car elle le conduisit directement vers la machine d’apparence innocente qui l’avait produite. Alan lui montra à l’aide d’une pantomime ce qui était arrivé, et à son air intéressé, il comprit que le danger auquel il avait échappé était plus grand qu’il ne le supposait. Elle lui fit signe de se tenir à l’écart et, durant quelques minutes, elle s’affaira autour de la machine, beaucoup plus compliquée qu’il ne l’avait cru. Lorsque ses doigts habiles eurent enlevé le levier qui la mettait en marche, elle fut satisfaite de son travail. Aux yeux d’Alan, qui ne bougeait pas mais regardait chacun de ses gestes, il était patent qu’elle était parfaitement familière avec son mécanisme.
La tâche achevée, ils déambulèrent dans la galerie et toujours venaient les mots « Qu’est-ce que c’est ? » répétés sans cesse au point d’épuiser ses connaissances en mécanique. Quand ils arrivèrent aux grandes portes menant au vestibule, Hiéranie fit immédiatement fonctionner le mécanisme qui les ouvrait.
En ceci, comme en tous ses actes, Alan fut frappé par la sûreté de ses mouvements. Il n’y avait ni hésitation ni halte pour réfléchir, bien que, dans ce cas et dans celui des trois dernières portes qu’elle ouvrit plus tard, la clef fût dissimulée avec une adresse merveilleuse en différents endroits des portes elles-mêmes. De sorte que leur découverte eût défié les recherches les plus minutieuses de quiconque ignorait leur secret. Un autre problème, méritant qu’on s’y arrête, était constitué par les trappes du vestibule, mais Hiéranie les localisa l’une après l’autre et les bloqua par un ajustement très précis de leur mécanisme caché.
Elle se rendit encore jusqu’à l’escalier, où la lame dissimulée avait été mise en marche ; les poids qui pendaient toujours à l’extérieur des marches, lui exposèrent leur propre histoire, une histoire qu’elle fut prompte à lire et à apprécier.
Ainsi ils errèrent de galerie en galerie, et partout elle ajoutait de nouveaux mots à son répertoire. Dundas mettait à l’épreuve sa mémoire, de temps à autre, et chaque fois la réponse exacte à sa question venait, sans hésitation ni erreur.
Quand ils arrivèrent à la galerie de biologie, Alan montra quelque répugnance à entrer, mais la main blanche d’Hiéranie, placée sur son bras, l’attira en avant et fit disparaître ses scrupules. Sans s’arrêter pour examiner les spécimens affreux ni le questionner, elle marcha avec lui directement jusqu’à la statue de l’entrée donnant sur le vestibule, et s’arrêta devant la table portant l’instrument qui avait déjà excité sa curiosité dans les mains de la statue. Il avait entrepris plus tôt d’enlever le couvercle de la table, mais sans succès, et, après un premier essai, avait abandonné l’idée. Mais par un effleurement de ses doigts sur l’anneau du dôme, Hiéranie put soulever l’abri de verre et prendre l’instrument. Alan l’observait avec le plus grand intérêt. Des yeux, elle lui demanda s’il en connaissait l’usage ; il avoua son ignorance en secouant la tête.
Debout devant lui, Hiéranie éleva le cercle de métal des deux mains et l’installa sur la tête d’Alan. Il s’adaptait exactement à son front, sans la moindre gêne. Les fils attachés de chaque côté retenaient le petit cylindre suspendu qui se balançait devant sa poitrine. Prenant le cylindre de la main droite, elle en plaça l’extrémité ouverte sur son propre poignet gauche et, regardant Alan, elle ferma les yeux. Dundas surveillait ses mouvements avec une vive curiosité et prit avantage de sa cécité momentanée pour se repaître de son visage. Un moment passa, puis elle rouvrit les yeux et, riant doucement, elle secoua la tête avec une colère simulée et répéta le mot « yeux» plusieurs fois. Enfin, comme il ne devinait pas ce qu’elle désirait, elle laissa retomber le cylindre et leva les deux mains vers son visage ; elle l’effleura avec une légèreté qui le fit vibrer. Puis elle abaissa doucement ses paupières, et, comprenant enfin ce qu’elle désirait, il les garda fermées.
Il sentit qu’elle reprenait le cylindre et, soudain, eut un sursaut, laissa échapper un cri d’étonnement et abaissa le regard avec ahurissement vers le poignet d’Hiéranie. Elle tenait toujours le cylindre dans sa main et s’amusait visiblement de son étonnement. Il y avait bien matière à être surpris, car, lorsqu’il avait fermé les yeux, et seulement parce que l’impression cessait aussitôt qu’il les rouvrait, il lui avait semblé voir le poignet de la jeune femme devenir transparent et montrer très distinctement chaque tissu, chaque muscle et chaque vaisseau sanguin, comme si le tout avait été constitué de verre.
Il voyait le sang battre à travers chaque veine, et distinguait tous les mouvements des valves minuscules à travers lesquelles il se frayait un passage. Ce ne fut qu’un éclair, car, dès qu’il eut compris ce qu’il voyait, il recula. La sensation était curieuse, parce que tous les objets environnants étaient exclus de son champ visuel. C’était comme s’il eût regardé à travers le cylindre, à l’intérieur de son poignet même.
Toujours souriant, Hiéranie plaça le cylindre dans sa main et désigna son propre poignet.
Poussé par la curiosité, Dundas répéta l’opération sur lui-même et, un long moment, demeura les yeux clos, fasciné par le merveilleux mécanisme révélé par ce cylindre d’apparence si simple. Il était encore plongé dans son observation lorsqu’il sentit qu’Hiéranie lui effleurait les mains avec douceur. Tout devint sombre. Il ouvrit les yeux pour constater qu’elle avait enlevé l’instrument de son poignet. Elle s’approcha encore et plaça la lentille sur son cou. Obéissant à son ordre muet, il ferma de nouveau les yeux, et réalisa alors pleinement de quelle façon terrible et merveilleuse il était lui-même constitué, par la vision du torrent alternatif qui inondait veine et artère, ainsi que la parfaite harmonie des mouvements révélés dans muscles et tissus.
Peu habitué à de telles choses, son immense étonnement de les voir vainquit sa répugnance, et quand il ouvrit définitivement les yeux, il comprit vaguement que la merveille reposant dans ses mains méritait bien sa position d’honneur dans la galerie.
Hiéranie remit l’instrument à sa place, et ils repartirent ensemble dans le vaste vestibule. Là, Alan, désignant l’escalier, l’invita à monter mais, arrêtée au pied des marches, elle secoua la tête, et bien des jours s’écoulèrent avant qu’elle ne s’aventure enfin à la surface. Au lieu de cela, ils retournèrent au « temple » et Alan reprit son enseignement.
La journée avait été longue lorsqu’enfin il la quitta, plus désespérément fasciné que jamais par sa beauté et son charme. Ce fut le premier de bien des jours semblables, et le temps, pour Dundas, fuyait sur des ailes d’or.
Barry était un visiteur régulier de « Cootamundra ». Il avait exaucé le souhait formulé par Alan d’avoir des livres, et les brefs intervalles séparant ses visites étaient marqués par de tels progrès de l’élève qu’ils étaient une source constante d’ahurissement pour les deux hommes. Il ne leur fallut pas longtemps pour découvrir que l’intelligence d’Hiéranie était peu commune. Sa mémoire phénoménale était le moindre de ses dons. Tout ce qu’on lui proposait était retenu clairement et exactement, mais le plus remarquable était son aptitude à appliquer sans se tromper ni hésiter les leçons de Dundas sur les règles grammaticales de la langue.
Au bout d’une quinzaine de jours, elle était capable de se faire comprendre nettement ; au bout d’un mois, elle montrait une maîtrise de l’anglais dont ceux qui n’étaient pas au courant des circonstances auraient jugé qu’elle avait exigé une année ou deux d’études. Il faut ajouter à ceci qu’elle avait appris à lire et à écrire. Pas aisément, c’est vrai, mais avec une compétence qui laissait ses deux tuteurs dans un état constant d’émerveillement. Alors qu’un autre se serait lassé sous la tension perpétuelle du travail impliqué, les progrès réalisés semblaient lui donner l’appétit de poursuivre. Dundas s’aperçut qu’après l’avoir quittée à la fin de la journée – ce sur quoi elle insistait toujours – elle étendait le champ de ses leçons par elle-même.
Sur un point, toutefois, Hiéranie était d’une inflexibilité de marbre. Elle avait décrété qu’elle ne leur dirait rien du mystère qui l’entourait avant d’avoir maîtrisé la langue, et qu’elle ne leur permettrait pas non plus de pénétrer les secrets des galeries avant cela. Elle leur expliqua à tous deux que la raison de cette attitude était de pouvoir dévoiler son histoire convenablement et sans crainte d’être mal comprise. Jusque-là elle ne l’aborderait pas du tout, et aucune tentative de la part de l’un ou de l’autre des deux hommes ne put la fléchir.
Avec une telle récompense en vue, Dundas faisait en sa compagnie tous ses efforts pour atteindre le point désiré de compétence, et la tâche était beaucoup plus difficile qu’il ne s’y était attendu. Maîtriser la langue anglaise n’était pas tout ce qu’elle exigeait. Une image de l’histoire politique du monde et de ses coutumes sociales formait une petite partie du reste. Elle désirait connaître les gouvernements, antiques et modernes, les lois, nouvelles et anciennes. Ses exigences devant les connaissances scientifiques d’Alan drainaient ses maigres ressources jusqu’à l’assèchement.
C’était un travail fascinant pour Alan, en plus de la joie qu’il éprouvait à être constamment en rapport avec elle. Cette merveilleuse mémoire, avec laquelle il devait traiter, rendait sa tâche très facile. Rien de ce qu’il lui apprenait n’était jamais perdu ni mal employé. Elle n’avait nul besoin de chercher le mot juste une fois qu’il avait été répertorié dans son esprit. En huit semaines elle pouvait lire à peu près n’importe quoi, et lorsqu’elle eut atteint ce stade, ses progrès avancèrent par bonds. Alan choisissait avec soin ses livres dans sa bibliothèque, et ils lisaient alternativement à haute voie. Pour l’accentuation et les inflexions, elle l’imitait exactement, et plus d’une fois quelque phrase ou expression d’Alan, tombant de ses lèvres à elle, firent sourire Barry malgré lui.
Sans compter le plaisir que tous deux prenaient à instruire leur élève, parfois des éclairs venant des profondeurs cachées de son esprit leur donnaient à réfléchir. Un jour, Alan lui avait fait un exposé historique de la Constitution de la Grande-Bretagne ainsi qu’un résumé général sur l’Empire et l’Idée impériale, et de là il avait échoué à la Constitution de l’Australie. Elle avait tout absorbé, avec peu de remarques, comme c’était son habitude, n’interrompant d’une question incisive que sur les points qui ne lui semblaient pas tout à fait clairs.
– Les choses sont comme elles doivent être, Alan, dit-elle à la fin. Il est bon que le peuple choisisse ses propres législateurs, et, bien sûr, le peuple est sage et choisit les esprits les plus grands et les plus nobles dans ses propres rangs pour une position aussi élevée.
C’était un commentaire plus qu’une question, à la façon dont elle avait parlé. Ne se sentant pas d’humeur à se lancer dans une conférence sur le système des partis, Alan laissa passer ces propos tout en faisant quelques réserves mentales.
Toutefois, le jour suivant, il vit qu’un hebdomadaire avait publié une double page donnant les portraits de la totalité des membres des deux Chambres fédérales. Trouvant l’initiative intéressante, il lui apporta le journal et lui montra les photos. Longtemps, Hiéranie resta assise, absorbée. Alan la contemplait et voyait ses regards passer d’un visage à un autre et s’attarder un peu sur chacun d’eux. À la fin, elle leva les yeux sur lui.
– Alan, mon ami, mais vous vous moquez de moi ! Ceux-ci ne sont pas les législateurs d’une nation !
Alan haussa les épaules et jeta un coup d’œil à Barry, arrivé pendant qu’Hiéranie se plongeait dans le journal.
– C’est pourtant vrai, Hiéranie, dit Barry, voici les hommes que le peuple a choisis pour le gouverner.
Elle resta silencieuse un montent, ses yeux étonnés allant de l’un à l’autre des deux hommes.
– Pourquoi en doutez-vous, Hiéranie ? demanda Alan, souriant devant son visage sérieux.
Elle répliqua, calmement :
– J’ai le don de lire sur les visages des hommes, et en ceci je ne puis me tromper. Vous me montrez des fourbes et des imbéciles, et certains même sont les deux à la fois. Parmi eux, rares sont ceux dont le visage porte les marques de la noblesse qui seule les rendrait aptes à un tel office, et pourtant vous me dites que ce sont là vos législateurs, choisis par votre peuple.
Elle se pencha et rattrapa la page qui était tombée de son giron, puis elle l’étala sur la table.
– Regardez, continua-t-elle, et les deux hommes se tinrent à côté d’elle pendant que le doigt réprobateur passait d’un visage à un autre visage. Voyez, c’est imprimé ici… soif du pouvoir ; avarice ; un fripon… un autre. Voyez celui-ci, il a un esprit à peine supérieur à celui d’une bête. Pourrait-il peser le bien et le mal, séparer le juste de l’injuste ? Est-ce que celui-ci saurait prévoir ou soupeser l’effet de n’importe quelle loi ?
Et ainsi de suite, de visage en visage, résumant chacun en deux ou trois mots caustiques. Une fois, elle s’arrêta.
– Dommage qu’ils ne soient pas tous semblables… en voici un… celui-ci est un chef et un homme. S’ils étaient tous comme lui, le peuple aurait bien choisi. Quel est son nom, Alan ?
– Il est connu sous le nom de Sir Miles Glover, et il est Premier Ministre du pays, répondit Alan. Il a été honoré par notre Roi pour l’œuvre qu’il a accomplie envers le pays.
Hiéranie considéra le visage clair, bien découpé, et acquiesça pendant que Barry intervenait :
– Quelquefois, on l’appelle « Fer de Glace ». Il a peu d’amis, mais ceux qui ne l’aiment pas lui font confiance.
Hiéranie prit la parole.
– C’est probable. Un homme de cette sorte ne se fait pas facilement des amis, spécialement parmi de telles personnes.
Elle agita une main méprisante sur les législateurs.
– Je me souviendrai du nom. Plus tard, je pourrai l’utiliser.
Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre par-dessus sa tête, et Hiéranie rejeta la feuille de côté.
– Est-ce que votre peuple est fou, ou est-ce le meilleur de ce que le pays peut obtenir pour ce genre de travail ? De tous ceux-ci, seuls deux ou trois sont compétents.
Barry gloussa de plaisir devant le visage irrité d’Alan.
– Allons, Dun, expose à Hiéranie l’histoire du Parti gouvernemental, et parle-lui de la sagesse de la démocratie.
Et Alan, mi-amusé, mi-agacé, expliqua comment les candidats étaient sélectionnés et enfin élus.
– Donc, conclut Hiéranie, s’il y a seulement deux partis dans l’État, il n’y a que deux candidats ?
– Généralement parlant, c’est le cas, répondit Dundas.
– Même en supposant que l’un est un homme grand et bon, et l’autre un jouet seulement pour les chefs du parti, est-ce que le peuple ne choisirait pas le meilleur ?
Barry s’interposa.
– Si le plus grand homme d’État qui ait jamais vécu s’opposait à un ’chand-d’habits[3] désigné, avec la cervelle d’un chimpanzé, l’homme d’État ne serait pas élu dans certaines des circonscriptions électorales ; en fait, dans la plupart d’entre elles. La préférence du peuple va au candidat désigné par le parti.
– La préférence du cochon pour les ordures, tel fut le commentaire concis d’Hiéranie.
Les mains sur la table, devant elle, elle regardait dans le vide avec des yeux voilés, indifférente à l’immense joie qu’avaient procurée ces paroles à Barry. Bientôt, elle parla d’une voix basse, comme si elle pensait tout haut.
– Ah, il y aura une grande tuerie… une grande tuerie…
Puis elle se leva.
– Venez, Dick, il y a des choses que je dois vous dire avant que vous ne partiez.
Et elle les précéda dans la galerie de biologie. Sur ses deux auditeurs, ses quelques paroles distraites avaient produit une profonde impression ; et bien qu’Alan essayât plus d’une fois d’en savoir le sens exact, chaque fois, elle détourna avec habileté la conversation.
Pour Barry, les visites à la galerie de biologie étaient son heure de gloire. Dès que son cerveau eut maîtrisé la nomenclature scientifique, Hiéranie se montra versée dans ces sujets à un point qui fit chanceler le médecin et le laissait parfois pantois au seuil de théories que sa philosophie n’aurait jamais imaginées.
Depuis qu’on lui avait montré les merveilles du cylindre, il était devenu l’esclave soumis d’Hiéranie par la promesse que, le moment venu, il lui serait permis de les révéler au monde. La part d’Alan dans ces démonstrations avait été celle d’un cobaye ou celle d’un assistant, et en lui-même il trouvait difficile de décider quel rôle il préférait. Depuis le premier jour où on lui avait mis cet objet entre les mains, Barry divaguait sur ses merveilles et délirait à propos de ses effets révolutionnaires sur la science médicale.
– Vois-tu ce que ça signifie, Dun, mon garçon ? Plus de marche à l’aveuglette dans le noir, plus d’accumulations de symptômes et de conjectures sur les causes. Dieu vivant, pense un peu ! Je pourrais te remplir de drogues et en noter l’effet sur chaque organe à mesure qu’il survient. Nous pourrions observer la progression de n’importe quelle maladie sous le soleil.
Il avait fait cette conférence, agenouillé sur la forme étendue d’Alan, s’immobilisant ici et là avec le cylindre appuyé sur son corps, en murmurant de façon incohérente, les yeux fermés. Hiéranie était là, souriant de son enthousiasme ; elle le porta à un paroxysme proche des larmes en lui montrant comment ajuster l’instrument pour obtenir des effets de microscope.
Grâce à Alan, sujet plus ou moins volontaire, Hiéranie et Barry se retrouvaient pour des démonstrations opérées sur son corps ; mais avec un détachement envers sa personnalité et un dédain pour ses sentiments qui soulevaient des tempêtes de protestations de la part de leur victime. Les compliments de Barry concernant sa parfaite constitution physique n’étaient pas une compensation pour le traitement qu’on lui faisait subir, bien qu’il comprît que, ni l’un ni l’autre n’étaient conscients de son existence pendant tout ce temps, hormis lorsque cela avait un rapport avec le problème discuté.
Il eut sa revanche sur Dick, toutefois, quand cet homme estimable entra en conflit avec Hiéranie sur des sujets techniques. En dehors de leurs grandes lignes, Alan ignorait tout de leur importance, mais il ne pouvait manquer d’observer l’indignation de Dick lorsqu’elle écrasait d’un air calme et assuré certaines de ses théories les plus révérées, ou quand elle dédaignait en souriant les arguments destinés à soutenir leur édifice chancelant. Avec une joie immense, Alan voyait l’étonnement de Barry faire place à une consternation effarée devant une remarque qu’Hiéranie laissait tomber sans paraître y attacher d’importance. Les deux hommes ne pouvaient s’empêcher de sentir que ses déclarations positives procédaient de la raison et d’une connaissance solide du sujet. Alan prenait seulement un malin plaisir à la défaite de Barry ; mais chez celui-ci, la voix d’Hiéranie faisait trembler un voile que nul homme de sa profession n’avait jamais pensé approcher. Et il prévoyait vaguement que ce voile dissimulait des visions dont le monde n’avait jamais rêvé.
Il ne fallut pas longtemps, pourtant, avant que Barry ne reconnaisse le maître esprit et ne recherche passionnément sa sagesse, et s’il était passionné dans sa quête, Hiéranie n’était pas avare de ses connaissances. Aussi le moment arriva-t-il où Alan, parfois, ne faisait qu’écouter des discussions renversantes.
Il n’était pas prude, mais il y avait des moments où il sentait ses joues s’empourprer cependant qu’Hiéranie et Dick discutaient de sujets à propos desquels Kraft-Ebing et Havelock Ellis s’étaient contentés de chuchoter. Il n’aurait pas dû s’inquiéter : il suffisait de jeter un coup d’œil au visage calme et dénué de passion d’Hiéranie pour vérifier que le sujet ne comportait en son esprit aucune trace d’impureté, et qu’elle ne voyait là aucune raison de gêne. Souvent, elle faisait un rapprochement, entre lui-même et quelque phrase ahurissante du problème débattu, avec aussi peu d’embarras que si elle avait parlé du temps qu’il faisait. Et ils comprirent que certains sujets, dont les savants discutent en employant des langues mortes et sans les approfondir, étaient pour elle des questions dignes d’être étudiées chaque jour et non pas à éviter.
Ces visites laissaient Barry dans un état étrangement perturbé. Un soir, alors qu’Alan le raillait sur une récente défaite infligée par Hiéranie, il se retourna vers son tortionnaire.
– Dun, mon ami, tu ne serais pas aussi jovial à mes dépens si tu réalisais aussi bien que moi le sens de tout ça. Si je devais soutenir une fraction de ce en quoi Hiéranie me pousse à croire ou qu’elle me laisse espérer, mes confrères de la profession d’abord me réduiraient en charpie, puis jetteraient les morceaux sanglants dans un asile de fous.
– Elle a descendu en flammes quelques-unes de tes théories précieuses, Dicky ?
– Pulvérisé ! répondit Barry brièvement, puis il reprit : et crois-moi, Alan, j’ai dans l’idée que la biologie n’est pas son point fort. Je commence vraiment à croire qu’il n’y a pas une seule chose dans toutes ces galeries qu’elle ne comprenne pas.
Dundas sourit, incrédule.
– Oh ! ça va, Dick. Quoi, ce n’est qu’une fille ! À ce qu’il paraît, elle en sait plus sur la médecine et la chirurgie que tu ne l’imaginais. Comment serait-il possible, à son âge, d’avoir eu le temps de piocher d’autres sujets ?
Barry était en train de mettre ses gants ; il se retourna, agitant les doigts vides vers son ami.
– Tu te rappelles la semaine dernière, quand elle m’a permis d’examiner son cerveau à travers ce cylindre et que tu as si grossièrement refusé de m’imiter ?
– Bien sûr, je me rappelle, répondit Alan. Ça m’a paru une idée bestiale. Même toi, à en juger par ton expression, tu n’as pas aimé ça.
Barry regarda son ami d’un air rêveur.
– Tu as mal interprété mon expression, Dun. J’ai reçu un choc, je l’admets, mais pas du genre que tu imagines. Son cerveau, mon garçon, est l’organe le plus ahurissant qu’il m’ait jamais été donné d’examiner. Il est aussi en avance sur le mien ou sur le tien, en ce qui concerne le développement, que le nôtre est en avance sur celui d’un singe. En dehors de tout le reste, je dirais qu’il pèse au moins la moitié plus que le mien, et pour le surplus… eh bien, en tant qu’homme de la rue, tu n’apprécierais pas la différence ; mais si je le décrivais à Walton, par exemple, il dirait que j’ai inventé une histoire, et je ne le blâmerais pas, d’ailleurs.
– Alors, à ton point de vue, elle est aussi parfaite mentalement que physiquement ?
– Exactement, répondit Barry, puis, après un silence : as-tu jamais appris ce qu’elle entendait par « une grande tuerie », à propos de nos nobles législateurs ?
Alan se mit à rire.
– Tu ne prends quand même pas cette expression dans son sens littéral, Dick ?
– Pas tout à fait, répondit Barry en montant dans sa voiture. Quoique… nous pourrions nous priver de bon nombre d’entre eux. Malgré tout, j’aimerais bien savoir ce qu’elle a voulu dire.
– Peut-être Hiéranie pensait-elle seulement à une réforme de notre système législatif ? Elle n’a pas semblé prendre très bien l’état présent des affaires.
– Hum… En ce cas, elle aura un partisan enthousiaste, au moins. Bonne nuit, Dun.
Et le ronflement de l’auto s’évanouit dans le crépuscule. Bien qu’il admît avec calme les réflexions d’Alan, les pensées de Barry n’étaient pas très exaltantes sur le chemin du retour. Vaguement, dans son esprit, se levait l’image d’une grande ombre suspendue au-dessus du monde.