Les mains profondément enfouies dans ses poches et le menton sur la poitrine, Alan faisait lentement les cent pas sur la véranda de la ferme. Il avait abandonné sa première idée d’aller tout de suite au hangar, parce qu’il voulait réfléchir sans avoir l’esprit troublé par l’environnement inquiétant du grand vestibule. Visiblement, il existait un moyen de franchir cette lame meurtrière. Il lui serait certes facile de sauter de la marche du dessus jusqu’au plancher, mais la possibilité de trouver quelque chose d’aussi mauvais – ou de pire – en atterrissant, le contraignit à écarter ce projet.
Il sentait bien que chaque barrage élevé contre sa progression devait être complètement surmonté avant de la poursuivre en sécurité. Dans son esprit, il revit le décor pour y trouver la clef de la situation, et il ne voyait qu’une seule façon de s’en sortir. Quelle que soit la force motrice qui actionnait cette lame, elle ne pouvait être inépuisable. C’était sans le moindre doute une question de mécanique, et la seule solution visible était d’épuiser l’énergie qui alimentait la mort tournoyante jusqu’à ce qu’il puisse passer sans danger.
Il alla à son atelier et lia une paire de socs avec du fil de fer de clôture, laissant dépasser une bonne longueur du fil pour le façonner en une sorte de crochet. Puis il prit sa lampe et descendit l’escalier en spirale. Les échos qu’il réveillait lui étaient devenus familiers, et il sourit en pensant à ses nerfs à vif lors de sa première descente. Il atteignit enfin le premier palier, où il trouva le reste de la barre à mine laissée là la nuit précédente. Il la prit avec lui et, s’arrêtant à peine pour un coup d’œil à l’ombre découpée sur le mur, il poursuivit en direction du grand vestibule. À pas feutrés, il arriva jusqu’à la zone dangereuse et s’y arrêta ; il s’assit, et examina la marche suivante.
Il vit, comme il s’y attendait, que l’entaille qui permettait à la lame de passer s’achevait à quelques centimètres du bout de la marche, près des barreaux métalliques. Tenant la barre à mine avec soin de façon à ce qu’elle reste hors de portée du balayage de la lame, il tâta légèrement le bord de la marche tout près des barreaux. Instantanément, son geste fut suivi par le sifflement du métal qui s’abattait.
Il avait beau s’y attendre, il vacilla en arrière et relâcha sa pression. Alors, il saisit les socs qu’il avait amenés et ajusta le crochet de telle sorte qu’il entourait un des barreaux de la marche, le poids tombant à l’extérieur. C’était un plan simple : il infligerait à la marche une pesée continue, hors d’atteinte de la lame ; et il fonctionna à la perfection. Au moment où le poids se fit sentir sur la marche, la lame fonça en un éclair. Comme l’avait prévu Alan, elle était fixée à un axe à l’intérieur du mur, et au lieu de s’arrêter comme auparavant après un coup lorsque la pression cessait, elle continua à tournoyer devant lui à une vitesse croissante.
Quelque part dans le mur, près de lui, il entendait le ronronnement profond de la machinerie en action. En quelques secondes, la vitesse était telle qu’il ne voyait plus qu’un quart de cercle de métal poli comblant l’angle entre le mur et la marche. Le sifflement provenant de son passage dans l’air monta de la plainte au crissement suraigu, et même après qu’il fût remonté de quelques marches pour être autant que possible à l’abri de tout danger, Alan pouvait sentir sur son visage la pression de l’air déplacé comme s’il provenait d’une explosion continue. Sa lampe dirigée en plein sur l’endroit, il regardait la lame tournoyante avec une satisfaction morose. La patience était un atout maître dans le jeu qu’il jouait, mais il était sûr d’avoir trouvé la clef de la barrière qu’il affrontait, et il était bien content de n’avoir qu’à attendre.
Bientôt, ses yeux se détachèrent du quart de cercle miroitant et se posèrent sur les grandes portes qui déversaient leur douce splendeur à travers la pénombre du vestibule, et il se demanda quel mystère elles protégeaient. Des portes, son regard glissa vers le groupe de sculptures central. Il dirigea sur ce groupe l’éclat de la lampe à acétylène. Des trois personnages, un seul lui faisait face, il le scruta en retenant son souffle. C’était l’image grandeur nature d’un homme revêtu d’une longue robe qui tombait presque à ses pieds, et sous les rayons blancs réguliers, chaque détail se détachait à la perfection. Le corps s’inclinait légèrement en avant, les deux mains posées sur une courte canne, et la robe tombait, inégale et déjetée comme si elle glissait des épaules de la forme décharnée qui la portait. C’est surtout le visage qui retenait le regard de l’observateur. C’était celui d’un vieil homme, mais sous son air de grande misère et d’abattement, on pouvait déceler le temps trop tôt venu de la douleur et de la tristesse insurmontable.
Jamais Alan n’avait imaginé qu’une telle angoisse puisse exister, et pourtant elle était là, émanant des yeux aveugles ouverts sous le front ridé et balafré ; cependant, il semblait que les lèvres hautaines, serrées, luttaient contre tout sentiment de faiblesse ou d’abandon qui eussent pu tenter de s’exprimer par elles. Sur le piédestal, au pied de ce personnage, la lumière faisait luire une tablette de métal, et sur cette tablette Alan reconnut une répétition de la ligne supérieure de caractères qu’il avait vue au départ du premier escalier.
– Évidemment, pensa-t-il, c’est le nom de ce monument érigé à l’infortune. Oh, dieux ! quel visage ! Un portrait, sans doute. Je pense que les deux autres personnages seront étiquetés avec le reste de ces hiéroglyphes de l’entrée. J’aimerais pouvoir les dévisager.
Mais il n’y avait aucun espoir de les examiner convenablement avant d’obtenir l’accès au vestibule. Tous deux regardaient à l’opposé et seul il pouvait apercevoir que l’un d’eux tenait un bras levé, dirigé droit sur la splendeur brillante de la porte d’en face.
L’inaction de l’attente, alors que le but était en vue, était exaspérante au-delà de toute expression, mais tant que cette lame crissante resterait en mouvement, il devrait s’imposer patience. Il se demandait vaguement combien de révolutions elle faisait à la minute. Sa situation n’était pas très agréable, assis comme il l’était à l’étroit sur une marche qui semblait devenir de plus en plus dure à mesure que le temps passait, et, de plus, il se rendit compte avec un léger frisson que la température du grand vestibule était bien au-dessous de celle de l’atmosphère en surface.
À la fin, sa patience épuisée, il décida que, au lieu de rester assis en sentinelle irritée, il retournerait à la surface et laisserait cette machinerie sifflante s’épuiser d’elle-même. Les ascensions précédentes d’Alan au long de cet escalier en spirale lui avaient appris que ce n’était pas là un trajet à entreprendre sans raison, mais s’attaquer à la montée valait mieux que de se ronger les ongles dans une inactivité contrainte. Aussi s’élança-t-il au-dehors, et se força-t-il à préparer quelque chose à manger. Puis il choisit un livre, et à force de volonté il parvint à concentrer son esprit sur sa lecture. Il était environ onze heures du matin quand il avait ajusté les poids et lancé les roues, et il avait décidé de ne pas revenir avant quatre heures. Il lui fallut beaucoup de discipline intérieure pour s’en tenir à son programme. Il y parvint, toutefois, mais il faut avouer que l’auteur d’Origine et Développement des Idées Morales n’eut jamais lecteur moins enthousiaste. Enfin ! Il rejeta le lourd volume sur la table et se précipita vers le puits ; ensuite, la descente…
Il avait remarqué le matin qu’il pouvait encore entendre le son de la lame tournoyante jusqu’au milieu de la remontée. À présent, tout en descendant, il tendait l’oreille en quête du moindre bruit. Plus il descendait, et plus son cœur battait vite. De temps en temps il s’immobilisait pour écouter, et enfin l’espoir se changea en conviction. Même en atteignant le premier grand palier, alors qu’il restait sans mouvement devant la silhouette dessinée sur le mur, aucun son ne brisait le silence.
Il se hâta de descendre encore, tremblant d’excitation.
Lorsqu’il eut parcouru une partie de l’escalier inférieur, il vit d’un seul coup d’œil que la lame avait cessé de tournoyer. Il prit sa barre à mine et sonda la marche dangereuse avec soin, mais sans résultat cette fois-ci. Même alors, il connaissait le risque de négliger ses précautions. Il avait un trop grand respect envers l’habileté des constructeurs à ménager des surprises désagréables, aussi ne se faisait-il aucune illusion : il en restait suffisamment en réserve. À pas de velours, comme un chat, il franchit les dernières marches.
Il était enfin sur le palier inférieur. La lampe faisait ressortir les merveilleux dessins de la mosaïque qui rayonnait depuis le groupe sculpté au centre, si bien qu’il croyait se tenir sur un vaste tapis de joyaux. Partout où tombait la lumière blanche, elle était renvoyée par le scintillement de milliers de points multicolores. Il semblait sacrilège de fouler tout cela aux pieds, et Alan était content que ses chaussures à semelles de caoutchouc ne puissent pas en altérer la beauté.
Sa première idée fut d’examiner l’étrange boule de feu dont les rayons se projetaient au-delà du plafond et, en avançant avec précautions, quelques pas l’amenèrent devant elle. L’examen le plus minutieux ne lui permit pas de déceler un lien entre celle-ci et le trépied. Elle ressemblait à la lentille d’une lanterne qu’on aurait placée avec soin pour qu’elle renvoie la lumière dans une direction choisie. Pendant longtemps, il regarda, hésitant à la toucher. Il tint sa main à quelques centimètres de l’objet sans pour autant ressentir la moindre trace de chaleur.
– De la lumière froide, murmura Alan en se penchant pour regarder l’éclat brillant.
Il effleura la lentille du doigt à titre d’expérience, s’attendant à quelque chose. Rien n’arriva. Alors, sans crainte, il referma la main dessus et sans difficulté la souleva de son socle. Il la tourna et la retourna, envoyant ses rayons aveuglants un peu partout dans le vestibule. Tout ce qu’il put découvrir est que, derrière la lentille, il semblait y avoir une cavité contenant une substance lumineuse, mais était-elle liquide ou gazeuse, il ne put le déterminer. Incrustée profondément dans la boule se trouvait la minuscule forme humaine opaque… l’origine du spectre qui avait causé la folle débandade de Dundas. Alan gloussa quand il comprit la simplicité de la cause de sa crise de nerfs.
– Et c’est froid, parfaitement froid, murmurait-il. Et cependant, depuis combien de siècles répand-elle sa lumière ? Quelle chose ! Quoi, la formule pour faire cette lumière, à elle seule, ébranlerait la moitié du monde. Je me demande comment, par exemple, la Standard Oil Company prendrait l’idée d’un tel rival commercial. Ou les compagnies d’électricité, ou les compagnies du gaz. Pas de pétrole… pas de fils… pas de conduites… rien de rien, la lumière seule. Je parie que je pourrais prendre ma retraite rien qu’avec ça. Il me semble que je vais devoir réfléchir sacrément avant d’en avoir terminé avec cette affaire.
Il reposa la lentille avec soin dans sa position originelle et se retournant vers le centre du vestibule, il se plaça sous le groupe levé sur son piédestal. De là, il voyait dans sa totalité la merveilleuse beauté de l’endroit. Il ressemblait, avec sa douce lumière exquise, à une chapelle de cathédrale. Chaque embrasure avait bien sept mètres de large et s’élevait presque jusqu’au plafond. Il était difficile de croire que la lumière qui filtrait à travers elles n’était pas celle du jour.
Il pouvait à présent examiner les autres statues à loisir. Toutes deux étaient des statues d’hommes et, sans le moindre doute, issues de la même main que la première d’abord observée depuis l’escalier. L’un des hommes était représenté assis dans un fauteuil à haut dossier, abaissant les yeux sur un instrument étrange qu’il tenait dans une main. Son visage reflétait à un haut degré un mélange d’intelligence et de bienveillance. Les traits étaient parfaitement réguliers, et un sourire léger soulignant les coins des lèvres leur ôtait toute trace de rudesse.
– Je pense, remarqua Alan, que vous deviez être un agréable compagnon à votre époque. Cinquante ans, pas plus, et votre cœur n’a jamais eu plus de quinze ans. J’aurais aimé fumer et discuter avec vous, et c’est plus que je n’en dirais en ce qui concerne le gentleman impérieux qui est auprès de vous. Hum !… Celui-là, il n’a jamais eu moins de cinquante ans !
L’autre personnage se dressait, rigide. Sa robe tombait en plis verticaux jusqu’à ses pieds. Toute son attitude montrait l’arrogance faite pour intimider et commander. Le bras droit pointait directement devant lui, dans le geste superbe de celui qui a le droit et le pouvoir de se faire obéir. La tête était levée. Ce n’était pas un visage cruel, mais hautain et sans pitié, sans un trait adouci ni miséricordieux, où, en même temps, on discernait une noblesse qui exprimait l’idée d’une dévotion inébranlable à des idéaux. Comme Alan s’y attendait, il trouva sous chaque personnage une répétition des inscriptions de l’entrée, là-haut. Il releva les yeux vers le grand personnage autoritaire qui le dominait.
– Parbleu ! pensa-t-il, je n’aimerais pas devoir me présenter à votre audience pour m’entendre condamner, l’ami ; vous êtes plutôt de ceux qui donneraient dix ans fermes à un simple poivrot pour tapage nocturne. Ça ne me surprendrait pas si vous aviez mis la main à la construction de cet endroit, tout au moins en ce qui concerne les points dangereux.
Il s’arrêta pour suivre des yeux la direction indiquée par la main tendue.
– Oui, et maintenant, je me demande… on dirait tout à fait que vous me donnez l’ordre de commencer par cette porte-ci.
Longtemps, Alan considéra le vestibule d’un air songeur. Il lui était bien indifférent d’aborder une porte avant l’autre. D’où il se tenait, rien ne le poussait à choisir entre elles. Il ne semblait pas y avoir de raison pour en préférer une, et pourtant ce personnage autoritaire semblait parler d’une voix plus éloquente que des mots. Ses yeux allaient du personnage à la porte.
– J’ai peut-être des préjugés, mais je n’aime pas votre apparence, l’ami. Si j’essayais cette porte, je pourrais bien me retrouver avec le crâne fêlé, le cou rompu ou quelque autre friandise hors de saison. Ça a l’air d’une solution trop facile à mon indécision. Si vous voulez bien excuser mon manque de courtoisie, je crois que je vais essayer plutôt la porte opposée.
Il pivota et, faisant le tour du groupe, se dirigea lentement vers l’autre côté du vestibule. Il avançait précautionneusement, tâtant le plancher à chaque pas. Et il fut heureux pour lui qu’il n’ait pas relâché sa méfiance. Il n’était plus qu’à quelque quatre mètres de la porte dont il s’approchait lorsque, sans un bruit, au moment précis où l’un de ses pieds effleurait le plancher devant lui, une grande section du sol, de bien trois mètres et aussi large que la largeur de la porte, tourna sur un axe, découvrant un abîme noir en dessous, et revint tout aussi rapidement à sa place. Il n’y eut absolument aucun son ni la plus petite secousse dans ce mouvement, et le silence même ajoutait au choc ressenti par Dundas à voir qu’il l’avait échappé de si peu.
Il s’était rejeté en arrière aussitôt, instinctivement, mais même alors, c’est tout juste s’il ne perdit pas l’équilibre. Il ne pouvait concevoir comment il avait évité de passer sur la trappe alors qu’il traversait la pièce en venant de l’escalier, la première fois. Il n’avait dû l’éviter que de quelques centimètres. Il s’assit et s’épongea le front tout en se remettant de l’ébranlement nerveux que cette dernière expérience des spécialités du vestibule venait de provoquer en lui, et tout en considérant sa position, il se soulagea d’une opinion bien sentie sur les créateurs de ce système. Il se pencha en avant et scruta soigneusement le plancher, mais il avait beau chercher, il ne découvrait nulle trace de la ligne suivant laquelle il s’était ouvert. Alors, il pressa de la main en avançant jusqu’à ce qu’il le sente céder. Il eut une vision fugitive du vide qui s’ouvrait et recula, plus que satisfait de son essai.
– Je peux m’estimer heureux, murmura-t-il, que ç’ait été ajusté si délicatement ; si le système avait fonctionné un rien plus grossièrement, mon exploration se serait terminée là en bas, dans le noir. Ouf ! Quel endroit !
Il redressa le buste et regarda autour de lui.
– Eh bien, je vais essayer la porte que Sa Majesté me commande d’essayer, mais je ne le ferai qu’à quatre pattes. On ne m’aura pas une seconde fois de cette manière. Cette attitude est sans doute ridicule, mais elle est relativement sûre… pour autant que quelque chose, ici, puisse être sûr.
Il revint au piédestal et, d’une manière humble et sans prétention, sondant chaque centimètre du plancher devant lui, il avança vers la porte opposée. Il était si absorbé par les précautions qu’il prenait pour éviter la répétition du danger précédent qu’il ne se rendit pas compte de sa progression. Il avait le visage à toucher le sol et ses yeux étaient fixés sur la mosaïque scintillante quand, soudain, il sursauta et recula. Il n’avait rien entendu, mais sans le moindre avertissement une grande lumière se déversait sur lui. C’était comme si le soleil de midi avait brusquement surgi au crépuscule. Un cri involontaire d’étonnement lui échappa. D’eux-mêmes les battants de la porte s’étaient écartés par le milieu et l’ouverture était béante, inondant le vestibule de lumière et dévoilant ce qu’il y avait derrière.