La nuit précédente, Barry avait conduit jusqu’à Ronga et laissant sa voiture à un hôtel, il avait eu tout juste le temps d’attraper le train de nuit pour Melbourne. Bien qu’il ait eu un compartiment entier pour lui seul, il n’essaya pas de dormir mais passa les longues heures à mettre en ordre dans son esprit l’histoire qu’il allait raconter au Premier ministre. Il devait ranger ses arguments principaux en bon ordre, car son auditeur serait l’homme d’Australie le plus critique et le plus difficile à satisfaire. Lorsque enfin, tôt le matin, le train entra lentement dans la gare de Spenser Street, il était content de lui et se sentait parfaitement armé pour l’entrevue proche.
Il n’avait emporté avec lui qu’une couverture et un petit sac à main et c’est avec ce bagage qu’il se rendit de la gare au Carlyon’s où il demanda une chambre. Il expliqua qu’il n’avait pas dormi de la nuit et alla directement à sa chambre après avoir demandé d’être réveillé très exactement à midi, il s’enferma. Malgré son anxiété il dormit solidement jusqu’à ce qu’un martèlement à sa porte l’avertisse qu’il était presque temps d’agir.
Il prit un bain brûlant, s’habilla tranquillement et lorsqu’il eut achevé son déjeuner, il était deux heures moins vingt. Alors, son sac à la main, se dirigea vers Bourke Street où il prit un tram jusqu’au terminus. Aucun passager ne jeta plus qu’un regard distrait à sa silhouette sobrement vêtue immobile dans un coin. Barry, regarda autour de lui, souriait doucement en lui-même à la pensée de l’effet qu’aurait produit sur ces gens la connaissance de sa mission dans toute son étendue. Comment aurait réagi le gros citoyen bien habillé qui lui faisait face s’il avait su que le sac posé à côté de Barry contenait des bijoux valant un demi-million ou plus ? C’est à peine si l’un des milliers de passants agglutinés dans les rues jeta un bref regard au tram qui, à l’insu de tous, transportait le sort du monde.
À deux heures moins cinq, Barry avait gravi la longue volée de marches du Parlement et pénétré dans le bâtiment, le télégramme du secrétaire, à la main en guise de passeport. Bien qu’il fût, apparemment calme, son cœur battait plus vite que de coutume et, au sommet des marches, il avait regardé derrière lui nerveusement. Il avait essayé de se réaffirmer que ses craintes étaient sans fondement, mais sans cesse sa pensée en revenait à Hiéranie. Il ne se faisait aucune illusion quant au jugement qu’elle porterait sur ses actes s’il était démasqué, et il n’avait aucun doute sur ce qui lui arriverait alors. Il ne tentait pas de trouver des excuses à la voie qu’il avait choisie. Qu’il soit en train de violer une promesse solennelle, il ne cherchait pas à se le déguiser. Même au dernier moment, pendant qu’il attendait l’arrivée du secrétaire, alors qu’il aurait encore pu se retirer, nulle tentation de faillir à sa mission ne lui vint à l’esprit.
Le secrétaire s’avançait.
– Docteur Barry ? demanda-t-il abruptement.
Dick hocha la tête.
– Sir Miles vous attend. Par ici, je vous prie.
Un moment plus tard, il se trouvait en présence du Premier ministre.
Les deux hommes échangèrent un regard inquisiteur, et Sir Miles désigna de la main un fauteuil de l’autre côté de la large table à laquelle il était assis. Dick prit le siège indiqué. Le visage qui lui faisait face lui était presque aussi familier que le sien, bien qu’il n’ait jamais rencontré l’homme auparavant. Il ne s’écoulait pas de semaine sans qu’un journal illustré ne publie un portrait du visage aux traits aigus et bien découpés, froids et presque ascétiques, de l’homme solitaire qui gouvernait l’Australie. Dès le premier regard la nervosité de Barry l’abandonna, et il eut sentiment qu’il se trouvait enfin devant le seul homme capable de dominer le problème que lui même estimait insoluble. Sir Miles parla le premier :
– Docteur Barry, je suis un homme très occupé ; et il ne m’est pas habituel d’accorder une entrevu de ce genre. J’attends de vous que vous ne preniez pas plus de mon temps qu’il ne sera nécessaire.
Il parlait d’une voix claire et incisive, mais il avait une nuance d’encouragement dans se paroles.
Barry ne baissa pas les yeux devant le regard acéré.
– Sir Miles, répondit-il, avant d’aborder ma mission, je dois vous avertir qu’en partageant avec moi la connaissance du problème que je désire vous soumettre, vous vous exposerez à un grave danger personnel. Je ne peux pas assumer la responsabilité d’aller plus loin avant que ce point vous soit parfaitement clair.
Un instant, les yeux gris parurent scruter Barry jusqu’à l’âme, puis l’ombre d’un sourire se dessina aux coins des lèvres mobiles.
– Vous avez pris le bon chemin pour me contraindre à vous écouter, docteur Barry. Je partagerai le risque avec vous, quel qu’il soit.
– C’est un risque très réel, comme je crains que vous le jugiez avant peu, dit Barry avec sérieux. Avant de commencer, je voudrais que vous promettiez de m’écouter jusqu’au bout. Je vous dirai l’histoire le plus brièvement possible et, pour aussi incroyable qu’elle puisse paraître, je promets d’en étayer chaque mot par une preuve tangible et incontestable.
– Très bien. Je ne vous interromprai pas, dit Sir Miles en inclinant la tête.
Alors Barry commença son histoire. Durant son voyage vers Melbourne, il l’avait mise en place, et en phrases claires et brèves il dit à Sir Miles tout ce qu’il savait d’Hiéranie depuis le jour où Dundas lui avait demandé son aide jusqu’à la rencontre entre Alan et lui à l’hôpital. Pendant qu’il parlait, les yeux aigus ne quittaient pas son visage. D’abord, il y avait en eux une expression d’amusement cynique et, une fois ou deux, Sir Miles parut près d’interrompre. Petit à petit, il sembla plus profondément intéressé. Barry savait qu’il racontait son aventure à l’un des interrogateurs les plus aigus et les plus difficiles du barreau australien. Il savait que son auditeur s’était bâti une grande réputation par son jugement parfait des mobiles humains, et son cœur se raffermit en voyant l’expression incrédule des yeux inquisiteurs faire place d’abord à l’intérêt, puis à une attention soutenue.
– Et ainsi, conclut Barry, j’ai senti que je ne pouvais porter seul plus longtemps cette responsabilité. Je comprends à présent que j’aurai dû parler beaucoup plus tôt. J’ai acquis ce genre de sagesse qui ne vient qu’après l’événement et je prie pour qu’il ne soit pas trop tard pour empêcher une terrible catastrophe.
Lorsqu’il cessa de parler, Sir Miles resta immobile sur son siège, les mains accrochées au bord de la table, les sourcils froncés et les lèvres serrées, à regarder droit dans le vide devant lui, durant une longue minute. Puis, avec un mouvement de tête impatient, il revint à la vie. Sa voix, lorsqu’il parla, prit la nuance qui avait démoli bien des mensonges soigneusement élaborés.
– Docteur Barry, si quelqu’un venait à vous avec une telle histoire, vous demandait de l’admettre et d’agir à partir de là, quelle serait votre première requête ?
– Une preuve tangible, répondit carrément Barry.
– Exactement ; une preuve tangible, répéta Sir Miles en haussant les sourcils.
En réponse, Barry souleva le sac du plancher, à côté de son siège, et l’ouvrit.
– Ceci, dit-il, m’a été donné par Hiéranie comme présent pour ma femme.
Et tout en parlant, il jetait la grande ceinture de diamants sur la table. Elle s’étala en une masse de feux multicolores qui remplirent toute la pièce de leur splendeur éclatante. Le froid et immuable Sir Miles, inconnu de tous sauf de quelques amis intimes, avait caché sous un calme de sphinx un immense amour du beau. Sa collection de gemmes rares et splendides était son seul passe-temps, et malheur au marchand qui essayait de lui en imposer à ce sujet.
Un moment, il regarda la masse étincelante de lumière devant lui avec des yeux incrédules. Puis, lentement, il l’attira à lui et la fit couler chaînon par chaînon entre ses doigts, étudiant chaque pierre et sa monture sous plusieurs angles. Pendant dix minutes, il resta silencieux, sans lever les yeux de la merveille flamboyante qu’il tenait dans ses mains. Enfin, il l’étendit de toute sa longueur sur la table devant lui et leva les yeux sur Barry.
– Avez-vous la moindre idée de la valeur de ceci ? demanda-t-il avec un sourire bizarre.
Dick secoua la tête.
– Les pierres sont authentiques, bien qu’elle ait dit qu’on les avait manufacturées en guise d’expérience.
Sir Miles poussa un soupir et, regardant la masse brillante, dit :
– Eh bien, manufacturées ou non, si nous possédions seulement la valeur de ces pierres, je n’aurais pas à me soucier plus longtemps du déficit de l’année dernière.
Et il poursuivit abruptement, en effleurant légèrement du doigt la ceinture :
– Voilà qui emporte ma conviction, si je ne rêve pas. Si j’admets que c’est réel, alors je dois accepter votre histoire.
– C’est bien peu de chose en comparaison : de ce que je pourrais vous montrer si j’en avais l’occasion.
Barry ajouta les derniers mots avec un haussement d’épaules.
Sir Miles le regarda en fronçant les sourcils.
– Mais, mon cher monsieur, il n’y a aucune chance pour que cette femme apprenne votre visite ici. Ne vous inquiétez-vous pas sans nécessité ?
– Dites-moi, demanda Barry à son tour. Acceptez-vous mon exposé des faits ?
La tête du Premier ministre s’inclina légèrement.
– Docteur Barry, c’est étrange à avouer, mais oui ; bien que, continua-t-il après un silence, il soit préférable que certains de mes collègues ne m’entendent pas l’admettre.
– Eh bien, poursuivit Barry, cela vous jouerait un bien mauvais tour si je vous permettais de sous-estimer Hiéranie. Je ne connais pas tous ses pouvoirs. Il en est que je peux deviner vaguement. Mais je puis vous affirmer ceci : elle pourrait découvrir l’endroit où je me trouve et mettre la main sur moi aussi aisément que si j’étais à Glen Cairn.
Il y eut un long silence pendant lequel Sir Miles soupesait les paroles de Barry. Par la fenêtre ouverte venait le son lointain des cloches de trams, et le bourdonnement du trafic extérieur semblait accentuer le calme de la pièce. Puis, Sir Miles déclara :
– Un programme fort intéressant, docteur. La destruction totale des races de couleur dans le monde, et la domination absolue de la population blanche restante par deux personnes… une seule, même, sans doute, si ce précieux gentleman de l’Himalaya est déchaîné.
– C’est ainsi que je vois les choses, répondit Barry. Je ne doute pas qu’Hiéranie devienne la subordonnée d’Andax. Alors, que Dieu protège le monde.
– Dans combien de temps pensez-vous que votre ami Dundas et Hiéranie essaieront de partir ?
– Pas plus d’un jour ou deux, à présent, au mieux, répondit Barry. Si nous pouvons agir, il faut le faire dans les heures qui viennent.
– Et en ce qui concerne Dundas ? demanda Sir Miles ensuite. Pourrions-nous l’utiliser ?
Barry secoua la tête.
– Aucun espoir. Elle lui a complètement tourné la tête. Si vous la voyiez, vous comprendriez.
Il se retourna et regarda nerveusement autour de lui tout en parlant, puis, voyant le regard Sir Miles, il eut un rire bref.
– Elle pourrait être dans la pièce à présent pour ce que nous en savons.
De nouveau le Premier ministre se plongea dans ses pensées.
– Ainsi, dit-il bientôt, il m’apparaît que la force, ou un recours à la force, serait illusoire Je veux dire la force civile ou militaire. La diplomatie est la seule arme qui nous reste.
Barry acquiesça.
– Toute violence dirigée contre elle se résoudrait en un massacre inutile. J’en suis certain.
– Et la diplomatie ? demanda Sir Miles. Maintenant, tout repose sur nous.
– Notre seule chance est bien mince ! Rappelez-vous, Hiéranie croit que sa mission dans le monde est sacrée. Quel argument acceptable pourrions-nous avancer pour la faire changer d’idée ?
Le Premier ministre regarda fixement les joyaux étincelants devant lui. Puis il considéra Barry avant de parler.
– Docteur Barry, imaginez que nous sachions qu’une puissance étrangère s’apprête à lancer contre ce pays une attaque invincible sans déclaration de guerre. Imaginez encore que nous sachions qu’en éliminant une seule personne nous pourrions empêcher cette guerre et ainsi sauver l’existence de centaines de milliers de gens.
Il s’arrêta et regarda Barry d’un air inquisiteur.
– Justification ? demanda Dick.
Sir Miles acquiesça.
– Suffisante, selon moi…, pourvu, bien entendu, que l’affaire se présente comme vous l’avez présentée, ce dont je ne doute pas.
Barrir réfléchit un moment.
– C’est révoltant, mais je ne vois pas d’autre issue. Si c’est possible…
Il s’interrompit un bref instant.
– Cela englobera Dundas, aussi. Il ne survivrait pas s’il la perdait.
Sir Miles ouvrit un tiroir de sa table et en sortit un lourd revolver pour l’examiner avec soin.
– Si ce matin quelqu’un m’avait dit que cet après-midi je considérerais sérieusement l’éventualité d’un assassinat comme une affaire politique…
Barry intervint.
– Écoutez, Sir Miles, vous m’avez montré la voie… la seule voie. Que nous soyons deux à être embarqués dans cette affaire serait folie. Laissez-moi m’occuper du reste.
Sir Miles le regarda avec un sourire.
– Non, docteur ; nous vaincrons ou nous tomberons ensemble.
Barry répondit avec calme :
– Il faut que vous me laissiez faire. Considérez la situation. Pour commencer, si je vous amenais à « Cootamundra », votre présence même attirerait les soupçons. De plus, si nous perdions, cela signifierait notre mort à tous deux et votre vie a trop de valeur pour être ainsi mise en jeu. D’un autre côté, si je réussissais, vous seriez vivant en position de me protéger, jusqu’à un certain point, au moins, des conséquences légales de mon acte. Non, Sir Miles, mon chemin est tout tracé. Vous devez me laisser ce travail…
Le Premier ministre se laissa aller dans son fauteuil, le menton sur la poitrine et les doigts sur le bord de la table, très perplexe. Soudain Barry eut un bref cri de surprise et laissa fuser un « Mon Dieu ! » qui attira l’attention de Sir Miles. Celui-ci releva la tête en sursaut et regarda. À mi-chemin entre la table et la fenêtre se tenait ; une femme, grande et masquée. Ce n’est pas injustement que ses ennemis avaient appelé Miles Glover « Fer de Glace ». Même en un moment pareil, Barry ne put s’empêcher de ressentir un frisson d’admiration devant une aussi splendide maîtrise. S’il s’était agi d’un événement quotidien, il n’aurait pu se montrer moins ému. Pas un trait de son visage ferme ne changea. Il n’y eut aucune trace de nervosité ou d’anxiété visible alors qu’il demeurait assis à regarder la silhouette immobile de la femme.
Hiéranie était masquée de la tête aux pieds, et son visage, caché par la capuche, se trouvait dans une ombre profonde. Mais même l’ombre ne parvenait pas à dissimuler la lueur de ses yeux, une lueur de mauvais augure pour ceux qui l’avaient suscitée. Il y eut quelques instants de silence tendu, durant lequel la main de Sir Miles Glover se posa légèrement sur la crosse du revolver posé sur la table à côté de lui.
Puis Hiéranie glissa lentement en avant et se tint près de la table. Dès son apparition, ses yeux n’avaient pas quitté ceux de Sir Miles. Quant à Barry, elle l’avait ignoré totalement. Se penchant légèrement, elle parla, d’une voix claire mais située à peine au-dessus du murmure.
– Donnez-moi cette arme.
La main forte de l’homme parut se refermer plus solidement sur elle, mais il ne fit pas un geste de plus. Après un silence, Hiéranie se pencha plus près.
– Donnez-moi cette arme.
Sa voix n’avait pas changé, mais il y avait une puissance mortelle dans ses paroles. Barry observait, fasciné. Ces deux êtres étaient engagés dans une bataille gigantesque. Le visage du Premier ministre se tendit, et ses yeux rencontrèrent ceux d’Hiéranie sans crainte. Une fois, deux fois, Barry vit les doigts se crisper sur détente, puis la main se relâcha légèrement. Pour la troisième fois, la voix claire et inflexible coupa le silence.
– Donnez-moi cette arme.
Sir Miles parut faire un effort pour parler, ou pour repousser le charme dont ces yeux impitoyables l’avaient environné. Barry remarqua son front moite et sa respiration accélérée. Puis comme s’il avait craqué sous une tension intolérable, tout son corps sembla soudain s’affaisser d’une main qui tremblait, il souleva le revolver par le canon et le tendit à Hiéranie. Sans le quitter des yeux un instant, elle lui prit l’arme de la main et la jeta à travers la pièce où elle tomba en résonnant dans un coin.
Alors elle se redressa, et Sir Miles laissa fuser un grand soupir, comme un nageur qui reprend respiration après un plongeon prolongé. Alors, pour la première fois, elle parut prendre conscience de l’existence de Barry. Il se mit lentement debout et lui fit face ; au moins, pensa-t-il, elle ne le verrait pas flancher, quel que puisse être son destin. Elle parla avec lenteur, d’un ton net :
– Vous êtes vivant pour l’instant, et vous vivrez, non par faiblesse ou compassion de ma part, mais parce que l’ami que vous avez trahi m’a imploré de vous laisser la vie. Autrement, vous seriez mort depuis une heure. Allez vous mettre là.
Sa main blanche désignait l’endroit où elle avait fait son apparition.
– Et si vous bougez, même d’un centimètre, votre vie s’achèvera.
Barry recula lentement jusqu’au point indiqué et s’immobilisa. Un moment, elle le regarda avec des yeux froids et méprisants, puis elle revint à Sir Miles qui avait assisté à la scène, haletant.
D’un mouvement de la main, elle rejeta le capuchon sur ses épaules et s’assit dans le fauteuil abandonné par Barry. Une fois installée, toute trace de colère sembla disparaître de son visage ; un sourire léger erra sur ses lèvres quand elle tourna ses graves yeux gris vers le Premier ministre. Il avait eu le temps de recouvrer la maîtrise de lui-même et la considérait sans hésitation.
– Je crois, dit-elle froidement, que je peux pardonner à peu près n’importe quelle offense sauf la traîtrise.
Puis, abruptement :
– Quel est votre nom ?
– Mes amis, répondit calmement l’homme d’État, m’appelle Miles Glover.
– Et vos ennemis ?
Il n’y avait ni chaleur ni malice dans les questions de la voix douce.
Sir Miles haussa les épaules.
– Je ne m’intéresse pas à la façon dont mes ennemis m’appellent, dit-il. Pourquoi une telle question ?
Elle désigna de la main la direction qu’avait prise le revolver.
– Est-ce d’un ami que de comploter pour me tuer ?
C’est alors que Barry vit Miles Glover dans toute sa gloire. Là où un homme moindre eût essayé de temporiser ou de tergiverser, sa réponse vint sans hésitation.
– Il n’y a pas assez de place dans le monde pour vous et moi, Hiéranie.
Le doux rire fluide d’Hiéranie emplit la pièce, un regard d’admiration brilla dans ses yeux.
– Ah ! bien dit, Miles Glover. Je pensais que vous mentiriez. Ainsi donc, vous m’auriez tuée et cependant…
Elle parlait plus pour elle-même que pour lui.
Et cependant, vous n’êtes pas un imbécile. Qu’est-ce que le docteur Barry vous a raconté ?
– Assez pour me faire comprendre que, pour le salut du monde, il vaut mieux que vous en soyez exclue, dit-il carrément.
– J’ai dit que vous n’étiez pas un imbécile ; mais un homme sage agit-il bien en prenant les paroles d’un fou pour de la sagesse ? N’y a-t-il qu’une façon de considérer un problème ?
– Pas plus d’une dans ce problème-ci.
– Pourquoi ?
– Dites-moi, le docteur Barry a-t-il raison de dire que vous avez les moyens – et l’intention de les employer – de détruire les races de couleur du monde ? demanda Sir Miles.
Hiéranie répondit sans hésiter :
– C’est juste, j’ai l’intention d’éliminer de ce monde tout ce qui n’en est pas digne.
– Et, poursuivit Sir Miles, a-t-il raison de dire que vous avez les moyens – et l’intention de les employer – d’imposer votre volonté et vos propres idées sur la civilisation à ce monde ?
– C’est ma mission, répondit-elle calmement, et je la considère comme sacrée.
– Donc, je le répète, il n’y a qu’une solution au problème et il n’y a pas place dans le monde pour nous deux.
Hiéranie rit doucement.
– Même la ténacité des intentions peut être vaincue, Miles Glover. Si l’un de nous deux doit quitter le monde, ce ne sera pas moi.
Il posa le doigt sur le bouton de sa table.
– Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de vous faire arrêter ?
De nouveau, elle rit doucement.
– Ce serait une solution à votre problème. La première personne à pénétrer dans cette pièce y découvrirait deux hommes morts, mais rien pour montrer comment ils sont morts. Allons, nous ne sommes pas des enfants, vous et moi. Vous aviez une chance, et vous avez perdu.
La main s’éloigna de la sonnerie et il la regarda d’un air aigu et pensif. Hiéranie parla de nouveau comme en réponse à ses pensées inexprimées.
– Non, Miles Glover, il n’y a pas d’issue que vous puissiez trouver. Rendez-vous, et devenez un allié au lieu d’un ennemi.
– Jamais !
La brève réponse avait claqué comme un coup de fouet.
– Pourquoi ? demanda-t-elle avec douceur.
– Parce que, en tant que chef du gouvernement de ce pays, j’ai l’intention d’en sauvegarder les lois. À part votre projet infernal de massacre, votre existence même menace de détruire tout l’ordre établi, toute autorité. Parlementer un instant avec vous serait trahison.
– Vous ne pouvez donc prendre sur vous d’examiner le problème selon mon point de vue ? demanda-t-elle avec calme.
– Ce serait impensable, dit-il brièvement.
– Écoutez, Miles Glover, et répondez à cette question : s’il était possible à un être humain de s’emparer du monde et, d’un seul coup, d’effacer vos progrès des mille dernières années pour laisser votre civilisation au point où elle en était lorsque l’Empire romain tomba, que feriez-vous pour l’en empêcher ? Tueriez-vous cet homme comme vous vouliez me tuer ?
– Il y aurait autant de raisons dans les deux cas, répondit-il.
– C’est ainsi ? Attendez… J’ai encore à vous dire ceci : ce que je peux donner à votre monde, ce que je donnerai à votre monde, sera incommensurablement plus grand que ce que ce monde a gagné par lui-même durant ces mille dernières années. Cela n’en vaut-il pas la peine ?
Sir Miles eut un rire bref.
– Il a fallu mille années terribles pour ce gain, jusqu’à présent. Vous comprimeriez les expériences de ces années en un siècle. Le monde périrait d’indigestion mentale et morale. Votre nourriture serait trop forte pour nous.
Hiéranie acquiesça, compréhensive.
– Les choses se passeraient comme vous le dites, à moins que le remède ne soit administré scientifiquement, comme il le sera.
Sir Miles eut un profond soupir.
– Vous disposez d’une puissance qui vous rendra presque omnipotente parmi nous. Avant de l’employer, retenez-vous un moment. Vivez parmi nous. Apprenez quelles sont nos pensées et nos idées. Étudiez les forces qui nous font agir. Comprenez-nous un peu mieux. Après, vous viendrez me remercier d’avoir plaidé pour gagner du temps. Vous pourriez parvenir à comprendre que temporiser vous a évité de causer un mal incalculable.
Il parlait avec le plus grand sérieux.
Hiéranie se leva et écarta les plis de son manteau. Puis elle s’éloigna un peu de la table et considéra le Premier ministre.
– Regardez-moi, Miles Glover, dit-elle avec calme. Dites-moi, avez-vous jamais vu un être humain semblable à moi ?
Il n’y avait nulle trace de coquetterie ou de vanité dans ses paroles ou ses actes, et l’homme le comprit en la contemplant, fièrement dressée devant lui.
Il ne répondit pas tout de suite, mais hocha la tête.
– Je n’aurais pas cru possible que l’humanité puisse être amenée à une telle perfection.
Il parlait en toute sincérité.
– Mais qu’est-ce que cela prouve ?
Hiéranie revint à son siège et lui fit face.
– Cela prouve que l’humanité peut devenir ce que je suis. Votre monde est plein de souffrance et de misère. Y a-t-il un prix trop élevé à payer pour le soigner ? Y a-t-il un prix trop élevé pour acheter une humanité parfaite et saine ? Une humanité moralement et physiquement libérée de l’infirmité ? Je vous dis, Miles Glover, que je peux assumer la mission qui m’a été confiée et que je le ferai. Il n’y a nulle puissance sur la terre qui puisse se dresser sur mon chemin en évitant la destruction. Vous ne pouvez même pas imaginer les forces que vous devriez combattre. Vous maintenez qu’accomplir ma mission serait un crime. Je maintiens, moi, que ne pas l’accomplir serait un crime. Et, conclut-elle avec une gravité menaçante, ma voix et mon autorité sur ce point sont définitives.
La tête penchée Sir Miles écoutait la voix impitoyable qui venait d’énoncer sa sentence au monde. Ce qu’il avait entendu de Barry lui donnait quelque idée de ce que signifiait Hiéranie pour l’avenir du globe. Mais maintenant, pendant les quelques minutes qu’elle avait passées en face de lui, elle-même avait intensifié cent fois son sentiment de consternation devant la probabilité de son règne inévitable. Ce n’était pas tellement ce qu’elle avait dit que la sensation indescriptible de puissance qui l’auréolait. Il avait ressenti l’effet de l’immense volonté qui l’avait laissé écrasé et brisé. Il comprenait, à l’entendre parler, qu’il ne s’agissait pas de creuses vantardises, et qu’elle pouvait faire ce qu’elle disait. Elle le ferait sûrement si elle le voulait. Aussi fut-ce avec un sentiment de désespoir qu’il reprit la parole.
– Supposons que vous ayez raison, dit-il en la regardant, et admettons que vous puissiez faire ce que vous dites. Même vous, vous ne pouvez agir seule. Avec toute votre puissance, vous aurez besoin d’aide. Même cet Andax, dont j’ai entendu parler, et vous réunis vous aurez besoin des conseils et de l’adhésion d’autres personnes. Vous devrez avoir, pour vous aider et vous guider, ceux qui sont expérimentés dans la manière dont fonctionne ce monde.
Hiéranie hocha la tête :
– Donc, à présent que vous savez ceci et le comprenez, nous pouvons discuter sur de meilleures bases. Il nous faudra des hommes pour nous aider, et ceux-ci doivent être les meilleurs de votre race. Je vous le disais tout à l’heure : « Soyez notre allié. »
– Et je vous ai déjà répondu, dit Sir Miles en accentuant les mots, que je ne le deviendrai pas.
Elle le regarda avec un sourire.
– Parce que vous pensiez que nous étions des démons, en réalité nous serons les plus grands bienfaiteurs du monde. Dites-moi, vous qui connaissez si bien ce monde et ses habitants, ne vaudrait-il pas mieux pour vous et pour tous que vous nous aidiez de votre savoir et de votre expérience ?
Pour la première fois, un rayon d’espoir frappa Sir Miles. Peut-être y avait-il une chance ? S’il ne pouvait prévenir la catastrophe, il pourrait au moins en atténuer les effets.
– Accepteriez-vous mes conseils, ou me feriez-vous confiance après ce qui vient de se passer ? demanda-t-il.
– Pourquoi pas ? répondit-elle. Vous blâmerais-je parce que ce fou, poursuivit-elle en hochant la tête vers Barry, vous a trompé ? Miles Glover, de quel pouvoir disposez-vous maintenant qui ne soit entravé à tout moment par des hommes indignes de vivre sous le même ciel que vous ? N’est-il pas vrai que, toujours et encore, vos plans les meilleurs pour le bien de ce peuple ont été ruinés pour satisfaire la vanité ou l’ambition personnelle de quelques-uns de vos collègues ? Je sais qu’il en est ainsi. Que n’arriveriez-vous à faire de ce pays si vous pouviez le gouverner pour son propre bien et lui donner le meilleur de ce qui est en vous ? Le lui donner généreusement comme vous l’avez toujours fait…
Il la regarda, les yeux brillants.
– Ce que vous dites est impossible.
En réponse, Hiéranie se leva et fit le tour de la table vers lui. Il leva les yeux, se demandant ; ce qu’elle lui voulait. Elle le dominait, les yeux attentifs fixés sur son visage.
– Quel âge avez-vous, Miles Glover ? demanda t-elle d’une voix calme.
– Cinquante-deux ans exactement, répondit-il en souriant.
Elle posa les mains sur son front et, inclinant légèrement en arrière la tête de l’homme, elle le regarda fixement dans les yeux.
– Cinquante-deux ans, répéta-t-elle, et vous avez toujours pris soin de votre corps, mon ami, d’après ce que je vois.
Elle s’interrompit et reprit :
– Cinquante-deux ans… eh bien, je peux vous accorder encore cinquante, peut-être soixante ans de vie utile, vigoureuse.
Elle fit quelques pas en arrière.
– Cette offre n’est pas un vain mot ; je peux la réaliser si vous le désirez.
Elle s’arrêta un moment.
– Réfléchissez, cinquante années de pouvoir absolu, soutenu et guidé par dix mille années d’expérience, et ce peuple pour lequel œuvrer. Poser les fondations d’une œuvre qui le transformera en une humanité parfaite ; une race qui, en fin de compte, sera sans tares, moralement ou physiquement. Mon ami, est-ce qu’une œuvre semblable serait l’œuvre des démons que vous voyez en nous ?
Miles Glover la regarda avec une lueur nouvelle dans les yeux.
– Dites-moi, demanda-t-il, si je vous promettais mon aide, abandonneriez-vous ce pays à ma direction ?
Elle inclina la tête.
– Absolument. Vous l’aurez, sans autre restriction que de suivre les règles que nous vous fixerons, et vous emploierez votre propre jugement pour les imposer.
– Et si j’accepte, demanda-t-il, que ferez-vous maintenant ?
– Pour l’instant, je dois partir d’ici. J’ai un autre travail en cours, mais jusqu’à ce que je sois prête, vous devrez oublier d’avoir même entendu parler de moi.
– Oublier ? demanda-t-il, étonné.
– Jusqu’à ce que je veuille que vous vous souveniez, répondit-elle avec un sourire.
Sir Miles resta immobile, réfléchissant profondément. Alors, Hiéranie reprit la parole.
– Mon ami, il n’y a que deux voies entre lesquelles vous puissiez choisir. L’une vous conduira à une puissance telle que vous n’en avez jamais rêvé la pareille. L’autre… eh bien, vous devez comprendre vous-même que je ne peux laisser aucun ennemi puissant sur mon chemin.
Il la regarda calmement.
– Est-ce une menace ?
Elle lui rendit son sourire.
– Seulement un exposé des faits. Je préférerais de beaucoup vous avoir à mes côtés au lieu de devoir vous éliminer, comme je serais obligée de le faire autrement. Vous en savez trop, maintenant. Je ne peux prendre aucun risque.
– Cela ne fait aucune différence, dit-il doucement. J’avais déjà pris la décision d’accepter.
– Et vous ne regretterez jamais votre décision, Miles Glover, répondit-elle. Maintenant, il faut oublier jusqu’à ce que vienne l’heure où j’aurai besoin de votre aide.
– Comment, oublier ? Pourrais-je jamais oublier ? demanda-t-il.
– Vous oublierez, dit-elle en se rapprochant de lui. Regardez-moi. Ainsi. À présent, votre main.
Elle prit dans les siennes la main tendue et se pencha sur lui. Puis elle se mit à parler avec douceur dans sa propre langue, et à mesure qu’elle parlait, les yeux de Sir Miles s’obscurcissaient et sa tête s’alourdissait lentement. Bientôt, elle cessa de parler et resta là à le considérer. Un moment plus tard, le visage appuyé sur un de ses bras étendus en travers de la table, Miles Glover avait oublié.
Hiéranie observa la forme inconsciente quelques instants. Puis elle s’inclina en avant pour prendre la grande ceinture de bijoux qui se trouvait sur la table et elle la boucla autour de sa taille. Alors seulement, elle se tourna vers Barry, qui avait suivi la scène jusqu’au bout, le désespoir au cœur.
Elle s’avança vers lui et le regarda d’un air réfléchi.
– Je ne crois pas qu’il soit sage de vous laisser en vie, Richard Barry, mais puisque tel est le désir d’Alan, je retiens mon bras. Je ne scellerai même pas vos lèvres comme je l’ai fait pour lui.
Elle eut un geste de la tête en direction de la table.
– Mais je vous promets une chose. Si maintenant, ou à un moment quelconque, vous faites un geste contre moi, que dis-je ? si vous envisagez un tel geste, alors la punition que je suspends aujourd’hui vous atteindra.
Elle marcha vers la fenêtre et se retourna, une fois encore.
– Je vous donne l’ordre de retourner chez vous cette nuit. Compris ?
– Oui, répondit-il d’un ton morose, je comprends, Hiéranie. J’ai perdu.
– Allez, maintenant, mais rappelez-vous, vous êtes surveillé, dit-elle.
Barry prit son sac sur la table et se retourna vers elle, mais Hiéranie avait déjà disparu. Ave un haussement d’épaules, il s’immobilisa un moment pour regarder la forme paisible affalée sur la table ; puis, le cœur lourd, il quitta la pièce.