CHAPITRE XX

 

– Quand je vous aurai conté l’histoire de ces trois statues, vous aurez un résumé de l’histoire de ma race.

 

Hiéranie répondait ainsi à une question de Dundas.

 

– Ces trois hommes ont marqué d’une façon suprême le développement de tout ce qui a jamais existé, et chacun d’une manière entièrement différente.

 

– Ma foi, Hiéranie, dit Barry, à en juger par l’aspect de ce vieux gentleman en guenilles, je dirai que la race l’a bien marqué en retour.

 

– Nous l’avouons à notre honte, Dick.

 

Ils se tenaient dans le vestibule, devant le groupe sculpté, et d’où ils étaient, le visage de la statue regardait par-dessus leurs têtes avec une expression pétrifiée de misère et d’orgueil. La main magistrale qui avait travaillé la pierre lui avait tout conféré, sauf la vie. Ses épaules affaissées supportaient le fardeau d’une injustice et d’une souffrance intolérables.

 

– Oui, poursuivit Hiéranie, il a été jugé et condamné comme le plus grand criminel que notre monde ait jamais connu.

 

Ils se détournèrent tous trois et elle les conduisit jusqu’au « temple », où elle reprit son histoire.

 

– Son nom était Odi, et jusqu’au moment où il commit l’acte qui changea tout le cours de l’humanité, il vivait inconnu, pauvre maître d’école. À l’époque où il vivait (il faut savoir que c’était environ trois mille ans avant le grand désastre), notre monde avait progressé au-delà même du vôtre, quant au développement. À un certain point de vue, il était, cependant, assez semblable à celui d’aujourd’hui. Nous étions beaucoup plus avancés dans les arts et dans les sciences que vous. Nous avions commencé, tout comme vous, dans l’ignorance, la pestilence, et la guerre. Nous avions été partagés en groupes et nations, avec tout autant de langues.

 

« Les groupes et les nations, graduellement, se mêlèrent, et en même temps parut un langage commun. La guerre avait pratiquement cessé, et pour cette raison, mais aussi grâce aux progrès de la science médicale, la croissance de la population du monde était devenu un facteur sérieux dans notre histoire, pour plus d’une raison. Le grand problème, en fait, était celui des races de couleur. Mentalement et à tout point de vue sauf en ce qui concernait l’endurance physique, elles étaient au-dessous de nous. Elles pouvaient imiter, mais non créer. Elles se multipliaient beaucoup plus rapidement que nous ne le faisions, et, guidées par des hommes ambitieux, elles menaçaient d’exterminer la race blanche par le simple poids du nombre. En quelques endroits, où les deux races vivaient côte à côte, la situation devenait aiguë, et partout elles exigeaient comme un droit l’égalité pour laquelle elles n’étaient pas faites. Peut-être voyez-vous vaguement ce que j’entends par là… »

 

– Nous comprenons, Hiéranie, intervint Barry. Le problème ne nous est pas inconnu.

 

Hiéranie acquiesça.

 

– J’ai lu quelque chose sur votre problème, Dick, mais il n’est rien comparé à celui que le monde devait affronter alors, celui qu’Odi tout seul résolut. Il y avait à cette époque plus de trois milliards de gens sur le globe, dont plus des quatre cinquièmes appartenaient à la race inférieure. Ils disposaient de tous les avantages accordés par la science, et ils étaient protégés par nos lois, mais à mesure que le temps passait l’amertume croissait des deux côtés jusqu’au point de rupture.

 

Ils avaient appris la puissance du nombre, et devenaient arrogants et insupportables. En un endroit, la jalousie mutuelle explosa en une courte mais sauvage et sanglante guerre, la première à survenir depuis plus de deux cents ans. C’était une querelle territoriale ; un territoire qui signifiait l’existence pour l’une des deux races, ou l’autre. La lutte s’acheva par l’oblitération d’un avant-poste blanc de deux millions de gens. Pour aussi étrange que cela puisse paraître, très peu de gens, à l’exception de ceux qui étaient en contact véritable avec les races de couleur, réalisèrent même alors le danger pour les blancs. »

 

Dundas eut un petit sourire et intervint.

 

– Je suppose, Hiéranie, qu’il y en eut beaucoup pour prêcher la doctrine consistant à élever les gens de couleur et à les traiter comme des frères ?

 

Hiéranie hocha la tête.

 

– C’est ce qui arriva, Alan, surtout grâce aux prêches de la classe des prêtres ; ceux qui n’étaient pas en contact direct avec ces races s’opposèrent à des représailles. Ils parlaient d’éducation, d’évolution, et d’amour fraternel, et, je n’en doute pas, ils le pensaient vraiment. Ils disaient que cela les abaisserait à leurs propres yeux comme aux yeux des gens de couleur si on leur infligeait une punition. « Pourquoi plonger de nouveau le monde dans une guerre criminelle ? » hurlait la classe des prêtres. « L’exemple que nous leur donnerons leur apprendra à mieux se conduire… »

 

« Mais il existait un homme, qui sut lire les signes. C’était Odi, le maître d’école obscur, qui vivait à la frontière des nations blanches. Toute sa vie, il avait étudié la question en silence. Il se trouva alors que certaines de ses inventions lui rapportèrent assez d’argent pour lui permettre de vivre à son aise, et il consacra la totalité de son temps à la recherche… On n’a jamais su vraiment si sa grande découverte fut le résultat d’un accident ou d’expériences délibérées en vue d’un objectif unique. Pratiquement tout ce qu’il possédait fut détruit après coup, et son nom et le secret de sa puissance seuls survécurent. Le secret fut connu plus tard sous le nom de « Rayon de la Mort ». »

 

Hiéranie interrompit le fil de son histoire.

 

– Nous en savions alors, sur ce que vous appelez électricité, beaucoup plus que vous ne pourriez en rêver…

 

– Nous n’y connaissons pas grand-chose, de toute manière, dit Barry.

 

Elle rit et reprit :

 

– Voici un aveu honnête, Dick. Les quelques anneaux qui manquent à votre chaîne, je pourrai vous les fournir plus tard. Mais pour en revenir au « Rayon de la Mort », j’ai souvent pensé à cet homme, son terrible secret enseveli dans le cœur, et se préparant à œuvrer sans s’émouvoir le moindrement à la pensée des conséquences de ses actes, pour lui-même ou pour les millions de vies qui pesaient dans la balance… La première nouvelle que le monde reçut de sa puissance fut qu’une maladie inconnue et épouvantable s’était déclarée parmi les races de couleur dans l’endroit le plus fortement peuplé du monde. D’abord, cela commença dans une seule ville, et de ce centre, elle s’étendit comme une tache toujours grandissante. Presque dès le début, on constata que les blancs restaient absolument indemnes.

 

« Mais que ceci ait été dû à un dessein quelconque ne pénétra jamais, même de loin, dans les spéculations de la horde de travailleurs qui s’unirent pour lutter contre l’épidémie. Sachez que, lorsque la maladie se déclarait, ce n’était pas une question de mois ou de semaines. Son action se réduisait à quelques jours. Les gens de couleur, vieux ou jeunes, tombaient devant elle avec une certitude épouvantable. La mort invisible ne ratait personne. Elle balaya le pays en une vague toujours plus large, dont le cours pouvait être indiqué par une ligne nettement définie à mesure qu’elle avançait. En vain, le monde entier combattit la terreur croissante. Tous les nerfs étaient tendus, et toutes les ressources furent mobilisées à l’extrême. Mais les savants avaient beau lutter, la mort les vainquait. Il n’y eut pas un seul cas où une personne attaquée recouvra la santé, et, à l’intérieur de la ligne de la marée montante, on n’enregistra non plus pas un seul cas de personne de couleur ayant réchappé et d’un homme blanc contaminé. Je ne peux vous faire comprendre l’effroyable grandeur du coup qui s’abattit qu’en termes de mortalité. Dans les huit premières semaines après sa venue, plus de cent vingt millions de personnes avaient péri. »

 

Les deux hommes, qui avaient écouté intensément, regardèrent Hiéranie, incrédules.

 

– Mais Hiéranie, sans compter tout le reste, se débarrasser d’une telle multitude de cadavres devait être impossible ; un retard aurait signifié une épidémie parcourant le monde et aussi désastreuse que la maladie qui tuait les noirs ! dit Barry.

 

– Ce fut bien le cas, Dick, répondit-elle d’un ton triste. Les archives de l’époque montrent à quel point les gens étaient conscients de ce danger. En vérité, ils abandonnèrent la race de couleur, à la fin, pour travailler à leur propre sauvegarde et maîtriser l’horreur nouvelle qui les menaçait. En fait, il y eut quelques petites éclaboussures, mais le monde s’y était préparé et les vainquit avant qu’elles n’aient gagné en puissance. Vous devez savoir, aussi, que notre race était mieux équipée pour lutter contre une telle crise que la vôtre ne l’est aujourd’hui…

 

« Et puis, il se passa un étrange phénomène. L’épidémie s’arrêta, et le monde soupira de soulagement. Il semblait que le danger fût passé. Il y eut un mois de répit, puis, à l’horreur générale, elle reprit avec une violence redoublée dans un nouveau secteur. Cette fois, au cœur même du territoire des races de couleur. Ce qui s’était produit auparavant n’était rien en comparaison du nouvel assaut. Il balaya tout devant lui, mais dans les districts fortement peuplés, il tua plus rapidement, et se répandit plus largement qu’avant. Même à présent, il est difficile de penser à cette époque sans frémir. Cinq fois, il s’arrêta et revint à la charge, et vers la fin le mot courut parmi les races de couleur que les blancs étaient en train de les exterminer.

 

« Nul cri d’innocence, nulle tentative pour rassurer la multitude torturée par la terreur, n’eurent le moindre effet, et à l’horreur s’ajouta un soulèvement meurtrier et sanglant, au cours duquel la race condamnée tomba aussi rapidement devant les armes des blancs que, plus tôt, devant la maladie destructrice… Les seize mois que dura la terreur restèrent dans nos archives comme la période la plus effroyable de notre histoire, et quand ils furent écoulés les races de couleur avaient cessé d’exister. Sur deux milliards d’êtres, même pas un demi-million restait, éparpillé dans les parties de l’extrême nord et de l’extrême sud du monde, là où la maladie n’avait pas pénétré. »

 

– Dieu du Ciel, Hiéranie ! s’exclama Alan. Voulez-vous nous faire croire que cette chose épouvantable fut l’œuvre du seul Odi ?

 

– Exactement, Alan ; son œuvre à lui seul, et même, en définitive, la part qu’il y avait prise aurait pu rester inconnue si quelques savants n’avaient été déterminés à creuser le problème jusqu’au fond… Plusieurs éléments remarquables avaient été enregistrés, en dehors de la maladie elle-même. En chaque cas, la maladie partait d’un centre commun et s’étendait rapidement vers l’extérieur. Quand on nota les faits, il fut remarqué que, sur les cartes des pays touchés, les frontières de la maladie formaient un cercle clairement défini, sauf dans les assauts de la fin où les bords des cercles étaient rompus par le pays déjà ravagé. Et puis, on remarqua aussi que les intervalles entre les assauts étaient sujets à quelque régularité. Ce fut en ajoutant les uns aux autres de petits détails semblables que les enquêteurs en vinrent à la conclusion que ces intervalles auraient tout juste permis à celui qui perpétrait la tragédie de se déplacer d’un centre à l’autre. Même alors, cela paraissait une hypothèse tirée par les cheveux que de supposer une action humaine délibérée. Petit à petit, pourtant, les évidences s’accumulaient, et la question, de « Était-ce l’œuvre d’un homme ? » devint « Qui est-ce ? » … C’est alors qu’Odi parla. Ouvertement et sans crainte, il se désigna lui-même comme celui qui avait perpétré cet acte. Même alors, le monde resta incrédule, mais à la fin il n’y eut plus place pour le doute. Il prouva aux enquêteurs ahuris, sans la moindre chance d’être contredit, la réalité des moyens qu’il avait employés. Il avait découvert un rayon électrique qui passait à travers la peau de l’homme blanc, et n’agissait que sur la peau pigmentée de l’homme de couleur. Après une exposition même courte à son influence, une paralysie générale du système nerveux s’instaurait, et la mort s’ensuivait après vingt-quatre ou trente-six heures. L’étalement graduel du cataclysme depuis le centre avait pour cause un affaiblissement proportionnel à la distance du lieu d’émission lui-même. Quand il avait exterminé tout ce qui était à sa portée, il déplaçait simplement son appareil en un autre site et répétait le processus. Voyez-vous, le rayon était silencieux et invisible, et traversait tous les obstacles naturels comme s’ils n’avaient pas existé. Il faisait ouvrage rapidement, sans bruit, et sans pouvoir être détecté.

 

Hiéranie suspendit son histoire, et Barry intervint :

 

– C’était une action démoniaque, un acte infâme, et pourtant, vous dites que votre peuple l’a honoré comme un bienfaiteur. Hiéranie, il ne pouvait pas faire une chose pareille !

 

La femme sourit de son lent sourire doux, dénué d’émotion, considérant Barry comme une grande personne regarderait un enfant en colère.

 

– Pas tout de suite, Dick. Non, on ne l’a pas honoré. On a regardé les actes d’Odi de la même façon que vous le faites aujourd’hui. C’est-à-dire, quand on avait le temps. D’abord, il y avait trop à faire pour s’emparer de vastes territoires vides. Les quelques grandes confédérations nationales étaient sur le point de se saisir à la gorge les unes les autres pour savoir qui pourrait en occuper le plus, lorsqu’on s’aperçut qu’il y en avait bien assez, même pour les appétits les plus voraces.

 

– Mais Odi ! demanda Alan. Qu’advint-il de lui ?

 

– Le sort d’un réformateur hardi, répondit-elle. Et quoi d’autre ? D’un bout du monde à l’autre, la classe des prêtres éleva des clameurs contre lui. Nous avions cessé de punir le crime. Nous maudissions le criminel. Il fut mis en quarantaine et stigmatisé. Les enfants mêmes le harcelaient dans la rue. Ses biens furent déclarés confisqués. Son nom fut considéré comme celui d’un maudit. D’abord, il répondit à ses accusateurs avec fierté et justifia ses actions en raison du bien de l’humanité. Il indiqua que les confédérations où la classe des prêtres avait le plus de pouvoir étaient celles qui avaient profité le plus largement déjà, et qu’à l’avenir elles y gagneraient plus encore. Eh oui, c’était vrai, mais malgré cela ils hurlaient contre lui… ils crachaient sur lui. En dépit de tout ce qu’on lui fit, il garda la tête haute. La pauvreté et l’outrage furent son lot jusqu’à la fin, mais ils ne brisèrent pas son courage.

 

– Et la fin ? demanda Barry.

 

– Une fin digne d’une vie orageuse. Un jour il pénétra dans une assemblée de prêtres et de leurs fidèles, et là il se tint devant eux et leur ouvrit son esprit. Ah ! quel discours ce fut là ! Un jour, je vous le lirai ; nous l’avons, mot pour mot, dans nos archives, prophétie inspirée. Et quand il eut parlé, les enfants de la paix saisirent l’apôtre de la mort et le lapidèrent devant leur temple. La statue du vestibule a été sculptée d’après la seule image que nous ayons de lui, et celle-ci avait été prise alors qu’il prononçait ses derniers mots…

 

« Écoutez, mes amis, exactement comme il l’avait dit, les choses arrivèrent. Après deux cents ans environ, ici et là se leva un apologiste. Le monde était infiniment plus prospère et infiniment plus paisible. Les trésors immobilisés de la nature, qui avaient servi à nourrir l’incapable, furent dirigés vers des buts plus convenables. On avait la place de respirer dans ce qui avait été un monde accablé, et le monde le savait et le reconnut. D’abord avec honte, et puis ouvertement et honnêtement, il fut admis que l’action d’Odi avait été le salut des races civilisées. »

 

Barry sauta sur ses pieds et se mit à faire les cent pas avec lenteur. Le malaise qui hantait son esprit avait pris une forme précise en écoutant l’histoire.

 

– Cela a pu se passer comme vous le dites, Hiéranie, dit-il, mais pour moi la fin ne pourra jamais justifier les moyens… même si le résultat doit être ce que vous dites, ou plus encore. Le crime demeure impardonnable.

 

Hiéranie l’observait calmement, un coude sur le bras du fauteuil et le menton dans la paume de sa main. Regardant toujours Barry, elle s’adressa à Dundas.

 

– Alan, expliquez à Dick ce que vous faites lorsque les mauvaises herbes envahissent vos vignes…, ces herbes qui prennent la nourriture du sol, qui détruiraient le travail de vos mains et gêneraient le développement du fruit. Que faites-vous d’elles, Alan ?

 

– Je les sarcle, dit Alan brièvement.

 

– Tout à fait ça, vous les sarclez, répéta Hiéranie. Dick, est-ce que votre monde n’a pas encore reconnu qu’il y a de mauvaises herbes humaines aussi bien que végétales ?

 

– Ce n’est pas une comparaison, Hiéranie. J’ai dit que c’était un crime… un crime hideux. Il n’y a pas plus de justification qu’il n’y en aurait à tuer un homme pour son argent. Le fait qu’il ait été accompli sur une échelle colossale ne le rend que plusieurs millions de fois pire.

 

– Vous ne pouvez lui trouver aucune circonstance atténuante ?

 

Son calme de statue formait un étrange contraste avec l’agitation de Barry.

 

– Aucune. C’est impensable.

 

Toujours aussi peu émue, Hiéranie dit calmement :

 

– Dites-moi, Dick, ce pays, le vôtre, dont vous êtes si fier… qui le possédait avant que vos semblables n’y viennent, si je me souviens bien, voici cent ans ou guère plus ?

 

Barry s’immobilisa abruptement, cessant d’arpenter nerveusement la pièce comme si la question l’avait pétrifié. Hiéranie était assise toute droite et pointait vers lui un doigt accusateur.

 

– Répondez-moi honnêtement, Dick. Avez-vous, une seule fois dans votre existence, accordé une seule pensée de remords aux milliers d’aborigènes impuissants, bien qu’inutiles, qui ont été exterminés par l’implacable invasion blanche ? Et pourtant, pouvez-vous honnêtement déclarer penser qu’ils auraient dû conserver leurs possessions sans être dérangés ? Moralement, vos pères et vous êtes sur le même plan qu’Odi.

 

Barry rejeta la tête en arrière et répondit d’un ton de défi :

 

– De nouveau, Hiéranie, la comparaison n’est pas juste. En ce cas, c’était la survivance du plus apte.

 

– Sophisme, Dick, sophisme. Le « Rayon de la Mort », ou bien le rhum et les maladies – mieux ! les armes à feu – quelle différence ? Le résultat est le même. Vos semblables sont en possession de leur pays, tranquilles, et les autres sont exterminés. Lisez l’histoire de votre monde. Votre morale internationale, c’est la morale de la jungle. La force brutale, et rien d’autre que la force brutale, signifie la sécurité. Alan, qu’en pensez-vous ?

 

– Ma parole, dit Dundas qui avait écouté, Mi-amusé, mi-sérieux, je ne crois pas que nous autres, en Australie, puissions jeter la première pierre à Odi, pas plus que quiconque en Amérique du Nord, sur ce point. Le fait que les gens des États-Unis ont importé un problème encore pire ne change rien au fait qu’ils ont réglé leur premier problème à la manière d’Odi, bien qu’ils s’y soient pris plus graduellement.

 

– Est-ce que tu approuverais la théorie du « Rayon de la Mort », Dun ? demanda Barry, troublé par la défection d’Alan.

 

Dundas enfonça ses mains profondément dans ses poches et s’appuya au dossier de son siège :

 

– Dick, blague à part, je pense que le monde serait meilleur et plus propre si quelques-unes de ses races en venaient à s’éteindre. Prends, par exemple, les doux Turcs. Je te dirai ceci : si je savais qu’une catastrophe imminente va en éliminer toute la race de la face de la Terre, et si je pouvais l’empêcher, je ne le ferais pas.

 

– Tu veux dire que tu crois que tu ne le ferais pas, intervint Barry, si le cas se présentait, tu le ferais probablement au péril de ta vie.

 

– Que je sois pendu si je le ferais, Dick. Non, je le pense absolument, Je ne m’en inquiéterais pas plus que tu ne t’inquiéterais de sarcler de la mauvaise herbe. Tu parles de comparaisons. Eh bien, le Turc est un cancer de l’humanité, et rien de plus. Il aurait été liquidé voici cinquante ans si les grandes puissances n’avaient pas eu si peur les unes des autres.

 

Ici, Hiéranie intervint :

 

– Pouvez-vous me dire la proportion actuelle entre les blancs et les noirs, Dick ?

 

Barry haussa les épaules.

 

– Je crains que non, dit-il en regardant Alan d’un air interrogateur.

 

Dundas quitta son siège.

 

– Je ne le sais pas non plus, mais je pense que le « Whittaker » le saura. J’ai dû m’en procurer un exemplaire pour satisfaire l’appétit d’Hiéranie pour les faits et les chiffres.

 

Il prit un volume dans un casier et en tourna les pages rapidement.

 

– Hum… les voici.

 

Il nota les chiffres dans la marge de la page avec un crayon.

 

– Voici ce que ça donne. Estimation totale de la race humaine… approximativement mille six cent millions. Race caucasienne : six cent cinquante millions, ce qui laisse une différence d’environ neuf cent cinquante millions pour les gens de couleur. Grossièrement, cinq contre trois au détriment des blancs.

 

Hiéranie leva les yeux.

 

– Vous voyez, Dick, à présent déjà, c’est cinq contre trois, et la différence continuera à s’accroître.

 

Barry la regarda d’un air effaré.

 

– Hiéranie, pour l’amour de Dieu, allez jusqu’au bout de votre pensée.

 

Elle répondit sans se démonter :

 

– Pas pour le moment, Dick…, mais réfléchissez… si l’acte d’Odi devait être renouvelé, vaudrait-il mieux faire les choses maintenant, ou lorsque les chiffres auront doublé ? Et en y pensant, Dick, rappelez-vous aussi qu’il n’y a pas place dans le monde pour l’inapte.

 

Barry secoua la tête.

 

– Ma profession consiste à préserver la vie, non pas à la détruire. N’y a-t-il personne d’incapable parmi les blancs ? Si je suis votre théorie jusqu’à sa conclusion, où s’arrête-t-elle ?

 

– Nous avons trouvé un moyen de nous débarrasser des incapables, même parmi la race blanche, répondit-elle d’un ton serein. Mais il fallut un homme pour imposer sa volonté au monde avant que cela puisse se faire. Dick, vos idées me frappent par leur absurdité. Vous tiendrez en honneur, comme le plus grand de vos concitoyens, un soldat qui conduirait ses compatriotes pour tuer d’autres gens par centaines de mille, en envoyant autant des siens à la mort, et ceci seulement à cause d’une querelle internationale, juste ou injuste. C’est un héros. Presque un demi-dieu national. Mais est-il meilleur qu’Odi, ou différent en quoi que ce soit de lui, qui osa sauver une civilisation ? Selon moi, Odi était meilleur. Il avait une raison pour employer son « Rayon de la Mort ». La plupart du temps, votre soldat se trompe sur la cause pour laquelle il se bat. Si l’on considère le meilleur résultat de ses hauts faits, il libère le monde d’une population excédentaire, mais par malheur ce sont les hommes les meilleurs qui se font tuer à la guerre, alors que les mauvaises herbes sont sauvées et peuvent se perpétuer. Dommage que vous ne puissiez pas former vos armées avec les incapables.

 

– Hiéranie, je ne me rends pas, mais je ne veux plus discuter avec vous.

 

Et Barry s’assit, les lèvres pincées, l’air morose.

 

La femme se dirigea vers lui et posa une main légère sur son épaule.

 

– Bon garçon, Dick, dit-elle gentiment. Allons, je vais vous mettre de meilleure humeur. Pourquoi devrions-nous nous disputer pour des gens qui sont morts il y a des millions d’années ? Écoutez ceci et oubliez vos ennuis.

 

Elle alla vers le tableau de bord et, un instant plus tard, une explosion de musique céleste résonnait dans la grande galerie. Elle maintint le groupe d’auditeurs haletant aussi longtemps qu’elle dura, et lorsque les dernières notes sublimes s’évanouirent en échos lointains, des larmes brillaient dans les yeux des deux hommes. Un long silence suivit personne n’osait briser le charme, jusqu’à ce qu’Hiéranie parle :

 

– C’était une de nos plus grandes chorales, et l’œuvre d’un de nos maîtres musiciens. Dites-moi, Dick, est-ce que le prix que nous avons payé pour cela, et tout ce que cela signifie, était trop grand ? Et ce n’est qu’une partie infinitésimale de ce que nous devons à Odi !

 

Barry ne répondit pas, mais se leva pour partir. Sur un geste d’Hiéranie, Alan suivit son exemple.

 

Pendant qu’ils marchaient du hangar à la ferme, ce soir-là, Dick parla avec un grand calme.

 

– Dun, Dieu fasse que nous n’ayons pas lâché sur le monde quelque chose de mauvais. Si je pouvais lire dans son esprit, mes réflexions en seraient facilitées.

 

– Je ne crois pas que nous ayons des raisons de nous inquiéter, Dick, bien que j’admette qu’elle voit les choses d’un point de vue différent. Hiéranie se laissera influencer par nous dans ses actes.

 

– Ce n’est pas tant à Hiéranie que je pense, qu’à ce diable au sang froid, dans l’Himalaya. Jusqu’à quel point se laissera-t-il influencer par nous ?

 

– À chaque jour suffit sa peine… Espérons qu’on ne pourra pas retrouver Andax. C’est un trop gros calibre pour mon goût.

 

Barry secoua la tête.

 

– Dun, si Hiéranie dit qu’elle peut faire quelque chose, ce doit être vrai ; je suis absolument certain qu’elle peut ressusciter cet ami damné de sa jeunesse et qu’elle le fera. Et, ce qui est pire, nous ne pourrons pas l’en empêcher.