C’était le matin du samedi suivant, et Alan était assis dans le « temple », en grande discussion avec Hiéranie. Pour la première fois, il y avait l’ombre d’un nuage entre eux. Dundas était appuyé au dossier de son siège et regardait le plafond ; l’inquiétude se lisait dans ses yeux et lui ridait le front. Hiéranie était presque à plat ventre sur le divan proche, le menton dans les mains. Elle était apparemment sereine, mais ses yeux jetaient des regards perplexes à l’homme.
– Même ainsi, je ne comprends pas, Alan. Vous dites que ce ne serait pas bien de ma part d’aller avec vous aujourd’hui, mais vous ne m’en donnez pas la raison. Quel est donc ce jeu auquel vous allez vous joindre et que je ne peux voir ?
– Oh, Hiéranie ! Il n’y a rien dans le jeu que vous ne puissiez voir. Des femmes y prennent part, mais…
Il s’interrompit. C’était là un des ennuis du secret, et il se torturait à présent l’esprit pour éviter de la heurter en lui disant la vérité ; il ne savait du reste comment la formuler. Pour quelque raison perverse, elle lui avait demandé de l’emmener avec lui à Glen Cairn, ce jour-là. Pendant son silence, elle poursuivit :
– Donc, il y aura des femmes là-bas ?
– Une vingtaine en tout cas, répondit Alan avec désespoir, cependant qu’une vision de ces femmes lui traversait l’esprit.
– Aussi, Alan, je voudrais venir avec vous, dit-elle d’un ton enjôleur. J’aimerais rencontrer des femmes de ce monde et parler avec elles. Tôt ou tard, il le faudra. Pourquoi pas maintenant ?
– Hiéranie, il faut me faire confiance. Je sais que Barry serait de mon avis, lui aussi. Nous devons préparer les choses, pour votre apparition, avant que vous ne sortiez. Personne ne comprendrait.
Il était doublement difficile de lui refuser quelque chose lorsqu’elle suppliait.
– Alan, je vous trouve cruel, dit-elle doucement.
C’en était trop, pour Dundas.
– Hiéranie, Hiéranie, dit-il, presque amèrement… Avec toute votre science, et avec toutes vos générations eugéniques, Eukary n’a pas pu empêcher qu’une femme ne reste une femme.
Hiéranie sauta sur ses pieds et le considéra de toute sa hauteur. Puis elle éclata de rire, un long rire doux, en se balançant légèrement.
– Alan ! Oh, Alan ! Que voici donc une grande vérité ! Il me semble que c’était hier seulement que j’entendais Andax me jeter le même reproche :
« Après tout, pourquoi te donner un cerveau d’homme alors que tu n’es qu’une femme ? » Oh, Alan ! Vous auriez dû entendre le mépris qu’il mettait dans ces mots.
Et elle éclata de nouveau joyeusement de rire.
– Dites-moi, Alan, et regardez-moi en me répondant. Voudriez-vous que je sois autre ?
Elle le considérait, dressée, ses merveilleux yeux gris pleins de gaieté, les lèvres rouges légèrement ouvertes dévoilant une ligne de neige. Son visage splendide était encadré par la masse soyeuse de sa chevelure qui croulait jusqu’à ses genoux, et elle croisait les mains sur sa poitrine en une attitude d’humilité feinte.
Dundas se pencha un peu en avant. Il savait que c’était là coquetterie délibérée, et ce n’était pas la première fois qu’elle en montrait ; mais malgré lui ses mains montèrent à ses yeux un moment, comme pour dissimuler à sa vue quelque chose de trop aveuglant. Puis il la regarda encore et secoua la tête.
– À Dieu ne plaise que vous soyez autre que vous-même, Hiéranie, répondit-il lentement, presque en un murmure.
Et puis, l’atmosphère changea brusquement, bien qu’un sourire malicieux se jouât encore sur ses lèvres.
– Eh bien, je ne vous importunerai plus, Alan, dit-elle. Aujourd’hui, je vais peut-être lire, ou réfléchir à ce que je dois faire. Mais vous… allez et ne pensez plus à ma sottise.
Elle l’accompagna jusqu’au premier palier. Quelques jours auparavant, Dundas et Barry, sous la supervision d’Hiéranie, avaient installé un ascenseur dans le puits du grand escalier. Cette machine, prélevée par Hiéranie dans une des galeries, était une source d’émerveillement et de satisfaction pour les deux hommes par sa simplicité et sa perfection. L’épreuve du voyage aller et retour de la femme était pénible, trop souvent répétée ; ce nouveau moyen de transport était bienvenu.
Alan prit place dans la cage et mit la main sur le levier de contrôle.
– Bon, de toute façon, je vous verrai ce soir, car je reviendrai au crépuscule. À bientôt…
Il agita la main et la cage fonça dans l’obscurité. Mais Hiéranie resta là quelques instants après qu’il eut disparu. Puis elle se dirigea vers les galeries, en dessous, et s’affaira avec plusieurs instruments étranges. De temps à autre, elle s’interrompait et souriait ; si Alan avait pu voir ce sourire, sa sérénité aurait été durement secouée.
Le samedi après-midi était le jour, sur les courts de tennis de Glen Cairn. Même le club de golf admettait sa supériorité sociale. Comme dans toutes les villes de province, rares étaient les hommes ayant le loisir de jouer durant la semaine ; la réunion du samedi les attirait non seulement de la ville elle-même, mais d’une vingtaine de kilomètres à la ronde. Les courts du club formaient un terrain de rencontre commun et le centre de la partie sociale de leur vie. Le club louait un coin du parc municipal et l’avait entouré d’une douzaine de rangées de poivriers qui avaient tellement fleuri qu’un étranger pouvait déambuler tout à côté sans savoir qu’à l’intérieur de ce bosquet sacré se trouvait le saint des saints de la société de Glen Cairn. Quiconque possédait le droit de franchir le portail blanc où était inscrit « Membres seuls » se savait appartenir à l’élite. C’était pourtant une communauté démocratique que celle formée par les bons citoyens du bourg et du comté de Glen Cairn ; mais le citoyen s’occupant de commerce de détail ne devait pas se frotter au citoyen travaillant comme manœuvre cinq jours et demi par semaine mais qui ne s’occupait pas de commerce de détail. À l’exception de George MacArthur, le vieux Tom Gaynor, le commerçant, menait facilement la procession pour les biens de ce monde, et lui seul savait quelles sommes les divers membres du club lui devaient pour de la marchandise vendue et livrée, mais même la majesté de la robe à col de lapin du maire ne pouvait le faire pénétrer à l’intérieur du portail blanc. Ceci ne troublait pas le moindrement Tom, mais que sa meilleure moitié avait été entendue, s’exprimant avec aisance et liberté (et comme elle savait être à la fois libre et aisée en paroles !) sur ce qu’elle appelait « ces foutus snobs du club de tennis ». Il faut rendre aux hommes de Glen Cairn cette justice que le comité du club était presque entièrement féminin.
C’était un de ces rares après-midi d’hiver, où l’on sent à peine dans l’air une première idée du printemps ; et le jour avait attiré plus de gens que d’habitude. Sur la véranda du bâtiment du club et autour des courts étaient assemblés les jeunes (il y en avait beaucoup) et les belles (pas autant) du district, en même temps que les matrones qui se réunissaient là pour des raisons connues d’elles seules.
Quand Alan arriva, accompagné de Rickardson, sa présence fut saluée par une volée de railleries amicales qui ne le perturbèrent nullement. Au dernier moment, il avait écrit à Mrs Doris pour lui dire que, tout en faisant une apparition samedi, il ne jouerait pas, prétextant le manque de pratique. Il se fraya un chemin, ponctué de brèves haltes, vers le bâtiment ; pour dire le vrai, il n’était pas très pressé d’affronter le groupe que son regard avait discerné au moment où il était arrivé sur les courts.
Là, dans un coin, étaient assises, sur des sièges de rotin, Mrs Doris, Mme Kitty, et Marian Seymour. il comprenait bien que ce qui s’était passé entre lui et Marian cette mémorable nuit signifiait beaucoup pour elle. Avec une autre fille, peut-être, un baiser appuyé sur des doigts réticents ou quelques mots doux murmurés au cours d’une randonnée au clair de lune n’auraient pas signifié grand-chose ; mais avec Marian, il savait que cela voulait dire beaucoup plus, et même la splendeur d’Hiéranie ne pouvait éloigner de son esprit le souvenir du regard qu’il avait vu dans ses yeux cette nuit-là. Et nul essai de se tromper lui-même ne pouvait le faire se juger autrement que coupable envers elle. Aussi différait-il l’inévitable rencontre.
Il s’attarda devant la table à thé où Bella Pook faisait un miracle aussi grand que celui des pains et des poissons en versant du thé à près de cinquante personnes avec une théière d’un litre. Ce ne fut pas un petit soulagement pour lui, aussi, lorsque Rickardson, qui avait attrapé MacArthur, revint de son côté. Sous leur escorte, il s’approcha du groupe. Avec tous ses défauts, il était difficile de détester MacArthur, et sa joyeuse insouciance le rendait imperméable aux flèches de la désapprobation féminine. Dundas savait que George avait plus d’une fois été mis au ban par les matrones – la dernière occasion n’était pas si ancienne – et cela l’amusa de remarquer à quel point le délinquant, peu inquiet de son châtiment, parvenait à s’insérer dans la petite réunion.
Marian accueillit Alan sans la moindre trace de contrainte, mais, d’un autre côté, sans la plus légère chaleur. Qu’elle ait été profondément blessée par sa conduite, elle n’essayait pas de se le cacher à elle-même, mais elle aurait préféré mourir que de lui laisser voir à quel point elle en ressentait de l’amertume. De sorte que Doris, qui observait leur rencontre avec un intérêt de véritable marieuse, n’y trouva pas de quoi satisfaire sa curiosité. À la première occasion, elle envoya un sans-fil à Mme Kitty, mais la spectatrice intéressée était tout aussi désorientée.
– Mistress Bryce, dit Rickardson, j’ai attrapé ceci…
Et il mit la main sur l’épaule d’Alan.
– … dans la bibliothèque du club. Rara avis, n’est-ce pas ? Vous remarquerez qu’il ne porte même pas son plumage de saison. Je lui ai demandé pourquoi, et il a dit qu’il avait abandonné le tennis. Miss Seymour, croyez-vous que le léopard puisse se débarrasser de ses taches ?
Marian secoua la tête.
– Mr Dundas a disparu depuis si longtemps que j’ai presque oublié s’il jouait ou non. Est-ce que vous jouiez ? demanda-t-elle en se tournant vers Alan.
Il n’y avait rien dans les mots eux-mêmes, mais la voix avait une inflexion qui frappa l’un des auditeurs, et fut la cause d’un rapide échange de coups d’œil entre deux autres.
Alan ignora la question.
– La base de cette déclaration est une remarque que j’ai faite sur mon incapacité à jouer dans un tournoi par manque de pratique. Vous devriez savoir quel rabais il faut consentir aux déclarations de Rick, mistress Doris.
– Ce que j’aimerais savoir, demanda Mme Kitty, c’est si vous avez l’intention de rester hors de votre coquille à présent que vous en êtes sorti. Sinon, je déclinerai tout simplement l’honneur de refaire connaissance avec vous jusqu’à ce que ce soit le cas. Si vous avez l’intention de mener une existence hétéroclite, il ne faut pas compter sur ma participation.
Alan répondit :
– Je ne le sais pas encore, mais j’espère redevenir normal avant peu. Où est votre homme ?
Il subtilisa adroitement le coussin que MacArthur installait pour lui-même et, malgré les protestations du propriétaire indigné, s’assit sur le sol de la véranda, le dos contre un pilier.
Quand l’altercation se fut apaisée, Kitty répondit :
– Mon homme, comme vous l’appelez, devrait être quelque part par là.
Et elle jeta un coup d’œil sur les courts.
– En effet, dit Rickardson, mais il se trouve qu’il est obscurci pour l’instant par la masse du révérend John Harvey Pook. En te tordant le cou, Dun, tu pourras l’apercevoir.
Alan resta sans bouger.
– Je ne m’intéresse pas à Pook au point de me tordre le cou à le regarder, répondit-il.
Puis, comme Kitty se levait pour chercher son mari, Alan s’empara du siège vacant et laissa le coussin aux chamailleries des deux autres, avec Doris comme arbitre.
Marian était restée silencieuse, regardant ailleurs d’un air absent, mais quand elle vit Alan si proche d’elle, elle tourna vers lui des yeux pleins de reproche.
– Avez-vous été malade ? lui demanda-t-elle à voix basse.
Dundas secoua la tête. Il savait qu’il n’y avait pas que des mots dans la question.
– Non, répondit-il lentement, pas malade, mais assez soucieux.
– Le docteur Barry est allé souvent à « Cootamundra », et, comme nous n’entendions plus parler de vous, j’ai pensé que peut-être cela traduisait certains faits, dit la jeune fille avec calme.
Dundas évita les doux yeux accusateurs.
– Je suis passé chez vous, dit-il faiblement, mais vous n’étiez pas là.
– Oh ! mais c’était il y a des siècles. Juste après la nuit… Je vous avais rencontré à la banque, ajouta-t-elle rapidement. Vous ne m’en voulez tout de même pas de n’avoir pas été là ? Comment pouvais-je deviner…
Elle s’arrêta net.
Ni l’un ni l’autre n’avait remarqué sur le moment qu’un étrange silence était tombé sur l’assemblée bruyante, et soudain Marian avait levé les yeux. Les mots lui manquèrent et elle regarda fixement. Dundas l’observait avec étonnement. Il sentit les mains de Marian se crisper et elle se pencha en avant, regardant droit vers les courts. Lui ne voyait rien, d’où il était, le dos tourné à tous, mais le visage de la jeune fille le stupéfiait. Et puis, elle dit lentement, comme inconsciente de parler :
– Oh ! comme elle est belle, qu’elle est merveilleuse !
Presque immédiatement, la voix de MacArthur retentit derrière lui.
– Grand Dieu ! Rick, c’est un ange égaré.
Alan pivota sur son siège et se retrouva debout, électrisé. Là, de l’autre côté des courts, à l’écart de tous les autres, se tenait Hiéranie… Hiéranie, qu’il avait laissée « à rester ici pour réfléchir à ce qu’elle devait faire, ou à lire » ; mais, sans le moindre doute et s’il était bien réveillé, Hiéranie.
Elle était vêtue de la même robe bleu pâle que lorsqu’il l’avait découverte. Ses épais cheveux brillants tordus en deux tresses grosses comme le bras, tombaient devant elle de chaque épaule. Sa cape bleu noir était rejetée en arrière, révélant les bras de marbre blanc, et la lumière du soleil éclatait et scintillait sur la ceinture de joyaux qui enserrait sa taille. Même en ce premier moment d’ahurissement, l’esprit d’Alan chancela en constatant l’insignifiance absolue de toute cette foule devant elle. Il y avait dans son maintien une dignité qui la marquait aussitôt comme un être à part. Elle était là, complètement inconsciente de la sensation qu’avait causée son apparition, observant tout, de ses grands yeux gris pleins de gravité. Des yeux simplement et franchement curieux, qui rencontraient des dizaines d’autres yeux étonnés, sans trace d’embarras ni la moindre gêne. Comme s’ils avaient été attirés par l’intensité de son regard à lui, ses yeux se tournèrent vers Dundas, et il vit un sourire radieux illuminer son visage. Une main blanche s’agita vers lui, puis sa voix, claire comme le cristal, brisa le silence abasourdi.
– Alan ! J’ai eu peur un instant que vous ne soyez pas là.
Pendant une seconde, tous les regards se dirigèrent vers Dundas, puis revinrent, irrésistiblement, sur Hiéranie qui marcha dans sa direction.
Alan prit sa décision en un éclair. Il prévoyait d’épouvantables difficultés, mais, quoi qu’il arrive, sa place était aux côtés d’Hiéranie, pour affronter avec elle ce qui ne pouvait manquer de se produire ; avec un grand frémissement d’amour et de fierté, il avança à sa rencontre. Elle attendit qu’il soit tout près, puis dit à voix basse :
– Je voulais venir, et je suis venue. Inutile de vous fâcher contre moi. Présentez-moi à vos amis.
Il ne put s’empêcher de rire. S’il devait subir la musique, nul n’aurait le plaisir de le voir se démonter. Aussi pivota-t-il, la tête haute, pour affronter l’assemblée de la véranda. Le visage serein, il fit face à une batterie d’yeux interrogatifs, et Barry, malgré sa propre consternation intérieure, murmura un « Bravo, Condor ! » lorsque le couple avança. Barry était certain qu’il allait y avoir de durs moments à passer, et ce ne fut pas vaine prophétie.
Les membres du club de tennis de Glen Cairn étaient, dans l’ensemble, des gens à la conduite décente et normale, mais il fallait beaucoup plus de force qu’ils n’en possédaient, collectivement ou individuellement, pour faire face à cette situation anormale. Ici tombée du ciel pour ainsi dire – était apparue une étrangère d’une beauté insurpassable, vêtue, comme l’affirma plus tard une matrone, d’une robe de princesse et d’une cape d’opéra, mais dont l’arrivée n’avait pas été annoncée, et dont le district avait ignoré la présence jusqu’alors. Et cet être radieux s’était adressé publiquement et sans erreur possible à Dundas en l’appelant par son prénom devant tous. Aussi, à présent que tous deux avançaient, chaque membre de l’assemblée, sur la véranda, oublia tout et se laissa aller à la curiosité. Les yeux d’Alan rencontrèrent ceux de Barry et, malgré lui, le regard d’étonnement qu’il lut sur le visage de son ami l’emplit d’une hilarité insouciante, car Hiéranie, aussi, avait vu Dick et se dirigeait droit sur lui, la main tendue, disant :
– Mais, Dick, mon cher garçon, que je suis heureuse de vous voir aussi ici ! Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ?
Barry jeta un coup d’œil impuissant à Alan. Celui-ci entendit près de lui le soupir ahuri que poussait Kitty et il se précipita au secours de Dick.
– Mistress Barry, j’aimerais vous présenter miss Hiéranie.
Il buta sur le « miss ». Cela semblait aussi idiot que de dire madame Vénus.
– C’est une grande amie à moi, et elle a déjà rencontré Dick…
– Qui pourrait en douter ? entendit-il quelqu’un murmurer derrière lui.
– Hiéranie, poursuivit-il, voici la femme du docteur Barry.
Hiéranie se détourna de Dick pour regarder le visage perplexe de Mme Kitty.
– Je désirais vous rencontrer depuis longtemps, dit-elle en souriant d’un ton amical. J’ai tellement entendu parler de vous par Alan.
Kitty ne douta pas un seul instant de la loyauté de son mari, mais la familiarité avec laquelle Hiéranie avait parlé à Dick souleva en elle la jalousie latente chez la meilleure des femmes.
– Je ne me rappelle pas avoir entendu le docteur Barry parler de vous, Miss… Hiéranie, répondit-elle d’un ton neutre.
– Oh ! répondit Hiéranie. C’est la preuve qu’on peut lui faire confiance, car je lui avais fait promettre de ne parler de moi à personne, pas même à vous, et vous voyez qu’il m’a obéi.
Le mot « obéi » était un choix malheureux, et la rougeur montée au visage de Kitty ainsi que l’éclair jeté par ses yeux montrèrent à Alan que, pour elle au moins, il faudrait bien des explications. Mais la tension du moment fut allégée d’une façon inattendue, car le révérend John Harvey Pook (nul n’avait jamais pensé à un diminutif de cette collection de noms) déplaça sa masse noire dans l’arène pour s’offrir à ce que le destin avait prévu pour lui.
– Mon cher Dundas, dit-il de son ton le plus amène, puis-je avoir l’honneur d’être l’un de ceux qui accueilleront votre charmante amie ?
Hiéranie fit face au nouvel arrivant. Ses yeux le balayèrent sans ciller de la tête aux pieds. Sans se retourner, elle demanda :
– Alan, qui est cet homme ?
Du ton dont elle eût dit :
– Qu’est-ce que c’est que ça ?
S’accrochant à la première occasion de permettre à Barry de respirer, Alan présenta le révérend par tous ses noms, sans omettre une seule syllabe.
– Je dois ajouter, intervint Pook, que je suis le vicaire de la paroisse de Glen Cairn. Il ne peut se faire que vous soyez depuis longtemps dans le district, sans quoi nous nous serions déjà rencontrés.
Il y avait dans la remarque une question évidente, et la réponse d’Hiéranie suivit sans hésitation :
– Oh, si, je suis là depuis assez longtemps, maintenant. Je vis avec mon ami, Alan. Mais vous ne pouviez pas le savoir.
Elle avait ajouté la dernière phrase comme une arrière-pensée. Les yeux d’Alan ne quittaient ni Pook ni Hiéranie, mais un sixième sens l’avertit de la sensation que cet aveu si franc avait suscitée dans la foule. Ils se trouvaient au bord de la catastrophe et se sentait impuissant à l’éviter.
Il ne put y avoir aucun doute sur la surprise qui envahit le visage de l’ecclésiastique, qui poursuivit néanmoins ses gaffes.
– Oh, mais alors, madame votre mère est avec vous, aussi ?
– Non, répondit-elle avec simplicité. Ma mère est morte depuis bien des années. Alan et moi sommes tout seuls ensemble, sauf lorsque Dick vient nous rendre visite.
Elle parlait si clairement et si simplement que nul des assistants ne pouvait perdre un mot.
Pour la première fois, Alan regarda autour de lui le cercle silencieux et haletant. Ses yeux passèrent du visage empourpré de Mme Kitty au regard scandalisé de la femme de Pook, et au-delà il vit les yeux de Doris Bryce qui reflétaient un jugement implacable. Il connaissait, mieux que personne, le verdict des gens présents, au moins de la partie féminine. Quant à l’opinion masculine, elle trouva un exutoire quelque part sous la forme d’un sifflement réfréné qui donna à Dundas un désir furieux d’abattre sur place le siffleur. Le cerveau de Pook, qui fonctionnait au ralenti, paraissait totalement incapable d’assimiler le fait qu’il se trouvait en présence d’une tragédie.
– Mais, continua-t-il à gaffer, je ne comprends pas. Vous avez quelqu’un avec vous, bien entendu ?
C’en était trop pour Alan.
– Pook, mon ami, dit-il brièvement, nous ne sommes pas au catéchisme !
– Il me semble… commença Pook, qui avait enfin compris la situation.
Mais il saisit le regard que lui jetait Alan et s’interrompit en marmonnant.
– Il vous semble, en effet, conclut Alan avec une politesse glaciale.
Alors Hiéranie, qui venait de se rendre compte de l’hostilité ambiante mais sans la comprendre du tout, intervint :
– Alan, qu’est-ce qu’un vicaire ?
– Un vicaire, dit Alan qui luttait contre un désir fou de rire en observant l’effet de cette simple question sur le visage de Pook, un vicaire est un ministre du culte.
– Oh !
Elle considéra le révérend avec un léger intérêt.
– Vous appartenez donc à la classe des prêtres ? J’aurais dû m’en douter.
Pook était en train de se qualifier pour la prochaine apoplexie.
– Quelle croyance enseignez-vous, prêtre ?
Il n’était pas très élevé dans la hiérarchie, aussi s’entendre publiquement dire qu’il appartenait à la classe des prêtres et se voir appeler « prêtre » furent-ils plus qu’il ne pouvait en supporter. Cela avait par trop cette odeur catholique et romaine que son âme abominait.
– Jeune dame, bredouilla-t-il en agitant une patte inefficace, j’ai été ministre de Dieu durant vingt et cinq années…
Ce qu’il aurait pu ajouter fut coupé net par la voix claire et incisive d’Hiéranie.
– Homme, vous avez été ministre de votre panse bien plus longtemps.
Une rumeur d’affolement salua cette remarque si franche, et ici et là un rire à peine étouffé éclata. Dundas, horrifié, essaya de s’entremettre.
– Oh ! ce n’est pas bien, Hiéranie !
– Mais si, Alan, insista-t-elle, c’est tout à fait vrai. Regardez-le. Il mange trop. Même son cerveau est gras.
Avant qu’Alan ait pu prononcer un mot de plus Mrs Pook volait au secours de son époux, pourpre de fureur.
– Comment osez-vous ? Comment osez-vous parler à mon mari sur ce ton ?
– Êtes-vous sa femme ? demanda Hiéranie avec calme, sans s’inquiéter de la fureur de cette démonstration.
La bonne dame ouvrit la bouche en grand.
– Sa femme ? Oui, je suis sa femme ! Vous… vous…
– Alors, que Dieu protège vos rejetons. Ce serait un crime que de laisser deux êtres pareils se perpétuer.
Hiéranie parlait avec une calme décision. Il n’y avait nulle excitation dans ses paroles. Elles étaient énoncées comme un état de fait.
– John Harvey… allons-nous en… tout de suite ! Dois-je rester ici pour me faire insulter par cette créature sans vergogne ?
Elle saisit le vicaire outragé par le bras et l’emmena de la véranda. Il y eut un mouvement général parmi les femmes scandalisées, qu’Hiéranie observait avec une légère surprise.
– Alan, demanda-t-elle, ces gens sont-ils fous ? Qu’ai-je fait pour que ces femmes me haïssent ? Je sens qu’elles me détestent, même la femme de Dick.
Et elle se tourna vers Kitty qui la foudroya d’un regard incendiaire et se détourna.
Alan tenta un effort désespéré pour rétablir la situation. Mrs Doris n’avait pas abandonné la place et observait ce qui se passait, et, à côté d’elle, les yeux orageux, se tenait Marian. Dundas poussa Hiéranie vers elles, la foule s’écartant sur leur passage.
– Doris, c’est une méprise terrible, dit-il lorsqu’il fut près d’elles. J’aimerais pouvoir expliquer…
Doris le regarda d’un air neutre, sans prendre garde à Hiéranie.
– Depuis combien de temps avez-vous dit que votre amie vivait avec vous, Mister Dundas ?
Alan n’avait jamais entendu cette voix.
– Six mois, mais…
Il n’alla pas plus loin.
– Je crois en effet qu’il y a eu une méprise… mais… elle ne se poursuivra pas. Marian, ma chère, venez-vous ?
Et, prenant le bras de la jeune fille, Doris les effleura en passant comme si Hiéranie et Alan n’avaient pas existé. Son geste donna le signal de l’exode général, car Doris n’avait pas peu de pouvoir, ici, et les matrones scandalisées regroupèrent leurs troupeaux et s’envolèrent, entraînant leurs semblables.
Dundas reconnut la futilité qu’il y aurait à lutter dans de telles conditions. Il secoua la tête en réponse à la question muette des yeux de Dick ; et il fut soulagé de voir Barry se détourner, à regret, avec sa femme puis se joindre aux partants. Certains hommes seraient volontiers restés, mais, comprenant que ce n’était pas là « leurs propres funérailles», ils se résignèrent à partir. En quelques minutes, il ne restait plus sur les courts désertés, hormis Hiéranie et Alan, que Rickardson, MacArthur et Bryce. Alan n’avait pas remarqué la présence de son vieil ami avant de l’apercevoir debout à côté de lui.
Hiéranie avait regardé la fuite générale en silence. Il y avait comme l’ombre d’un sourire amusé sur ses lèvres. Elle pivota vers Alan, enfin :
– Alan, qu’ai-je fait ? Vous aviez raison de me dire que vos amis ne me comprendraient pas, et vous auriez pu ajouter que je ne les comprendrais pas moi-même.
– Je crains bien, Hiéranie, qu’il y ait trop à dire pour expliquer tout cela maintenant. Ce que vous avez fait est sans remède. Nous devrons laisser agir le temps. À présent, la seule chose à faire est de retourner à « Cootamundra ». Pourtant, avant de partir, j’aimerais au moins que vous connaissiez ces trois hommes, les seuls à être restés.
Et il fit un signe de tête pour désigner les hommes qui observaient.
Hiéranie secoua la tête.
– Non, Alan, je vous ai fait perdre trop d’amis aujourd’hui par ma sottise. Pas maintenant, plus tard, quand ils auront compris.
Elle se tourna et descendit de la véranda. Dundas s’apprêtait à la suivre, mais elle le retint d’un sourire.
– Restez là, je m’en irai de la façon dont je suis venue.
Elle marchait rapidement ; avant qu’il ait pu bouger, elle avait disparu derrière l’angle du bâtiment du club. Un instant plus tard, Dundas courait dans la direction qu’elle avait prise, mais quand il atteignit le coin, la grande silhouette en cape avait disparu. Il regarda autour de lui, ahuri. Il semblait impossible qu’elle ait pu s’évanouir à la vue en quelques secondes, et même les poivriers les plus proches ne l’auraient pas dissimulée complètement, mais le fait demeurait : elle avait disparu comme si le sol l’avait engloutie.
Alan revint à la véranda sous les yeux interrogatifs des trois hommes.
– Elle est partie, dit-il.
– Partie où ? Comment ? demanda Bryce.
C’étaient ses premières paroles.
– Je n’en ai pas la moindre idée, mais elle est partie, dit Alan, et son air perplexe montrait combien il disait la vérité.
MacArthur se mit à rire.
– Eh bien, Dun, elle a dit qu’elle s’en irait de la même façon qu’elle était venue, et elle l’a fait ; il se trouve que je regardais au-delà des courts quand elle est arrivée, et je suis prêt à jurer que la dame n’est pas venue de quelque part en marchant. Elle est seulement apparue. Un instant elle n’était pas là, et l’instant suivant elle était là. Tu piges ? Tout à fait déconcertant. Dun… est-elle – excuse la question – est-elle réelle ?
– Oh ! demande à Pook, dit Dundas d’un ton violent, puis, après un silence : Bon Dieu ! Quel gâchis !
Alors, Rickardson parla.
– Écoute, Dun. Mac et moi ne sommes restés que pour savoir si nous pouvions faire quelque chose. Tout ce qui est humainement possible, nous le ferons pour toi. Tu n’as qu’à dire un mot.
Alan secoua la tête.
– Vous êtes des frères, mais c’est inutile. Rien ne pourra empêcher les gens de bavarder. Dieu ! Mac, tu seras un saint de plâtre comparé à moi, maintenant. Si vous retournez au club, vous pourriez laisser entendre que je ne reçois pas.
– Très bien, Dun, dit MacArthur. On te laisse avec Bryce. Mais rappelle-toi, tu peux nous faire signe n’importe quand.
Et tous deux s’éloignèrent ensemble pour décourager les cancans, avec une foi aveugle dans leur ami en détresse.
Lorsque leurs silhouettes furent cachées par les arbres, Dundas se tourna vers Bryce, qui restait là, tiraillant sa moustache et considérant son ami avec une perplexité profonde.
– Eh bien, Hec, dit-il, le verdict est ?…
– Jugement suspendu… pour le moment, répondit Bryce en mettant ses deux mains dans ses poches. Donne-moi ta version, Alan. Sans vouloir insister, tu admettras que je mérite une explication.
– Jusqu’à quel point as-tu entendu ? demanda Dundas.
– À peu près tout, je crois. Assez, toutefois, pour ébranler ma foi en la nature humaine. Assez, presque, pour ébranler ma foi en toi. Alan, dans quelle affaire diabolique t’es-tu fourré ?
– Écoute, Hector. Tu me connais depuis ma première barbe. Tu me connais mieux que nul homme au monde. Je te donne ma parole d’honneur que, bien qu’elle ait dit la vérité – nous étions seuls à « Cootamundra » –, cette femme est pour moi sacrée. Accepteras-tu ma parole ?
Il parlait d’une voix grave et basse, et fixait Bryce d’un regard suppliant.
La main de Bryce quitta sa poche.
– Dun, j’accepterai ta parole et, Dieu merci, je te crois. Mais peux-tu m’aider à faire en sorte que les autres te croient aussi ?
Dundas sourit amèrement.
– Hec, c’est justement là l’ennui. Tu me croiras aveuglément, ainsi que MacArthur et Rickardson. Barry est au courant, lui. Mais l’embêtant est que je ne peux rien dire encore pendant un certain temps. Après, le monde entier apprendra la chose. Mais pour l’instant… eh bien… je ne peux pas, c’est tout.
– S’il fallait que cela reste un mystère, Alan, qu’est-ce qui t’a pris de l’amener ici aujourd’hui ? C’était un suicide.
– Je n’ai rien fait pour cela, répondit-il brièvement. Autre chose, Hec, si je m’amusais à te dire mon opinion sur la façon dont elle est arrivée ici, l’émotion te ferait sauter en l’air de trois mètres.
Bryce se frotta le menton pensivement.
– Bien, Dun, voici la situation. Tu as disparu depuis presque six mois. Tout effort pour te faire sortir de ton trou et expliquer les choses a été inutile. Et puis, sans avertissement, tu es publiquement réclamé comme sa possession par… est-ce que je peux continuer ?
Dundas hocha la tête.
– Par la plus…
Bryce s’arrêta, cherchant le mot.
– Ne vois-tu pas, Alan, que c’est sa beauté suprême qui la condamne et te condamne sans espoir aux yeux de chaque femme de l’endroit ? Bon Dieu, mon vieux ! Quoi qu’elles pensent d’elle, elles te pardonneraient s’il n’y avait pas cela. Quoi ! son visage, c’est déjà assez pour rendre fou n’importe qui. Ne vois-tu pas comme il est vain de tenter une explication ?
Dundas leva les bras.
– Au diable tout ça, Hec ! Je sais. Je sais, mais je m’en moque. Qu’elles pensent ce qui leur plaira. Mais je peux te promettre une chose, c’est qu’avant longtemps, chaque femme qui lui a tourné le dos aujourd’hui donnera presque ses yeux pour pouvoir dire qu’elle la connaît. Je n’essaierai pas d’expliquer à Mrs Doris… tu as vu notre rencontre ?
Bryce acquiesça.
– Essaie seulement de rendre son opinion moins sévère. Dis-lui qu’elle regrettera un jour d’avoir douté de moi.
– Dun, et Barry ? il m’a semblé plutôt embarrassé…
Alan se mit à rire.
– Je crains que le pauvre vieux Dick ne passe un mauvais quart d’heure. Peut-être Kitty en aura-t-elle trop contre moi pour se souvenir de lui. De toute manière, c’était une question purement professionnelle.
Barry fit la grimace sous ses moustaches.
– J’espère que ta théorie se révélera correcte, mais si une cliente de la banque, qui ressemblerait à une déesse de l’Olympe, s’adressait à moi comme ton amie s’est adressée à Dick…, eh bien, je crois que je ne pourrais pas invoquer les affaires devant Doris comme porte de sortie… du moins, avec quelque chance de succès.
– Je fais confiance à ce vieux Dick pour se tirer d’affaire, dit Alan avec un gloussement. Tout bien pesé, je pense que nous venons de vivre à peu de chose près les dix minutes les plus palpitantes de toute l’histoire de Glen Cairn. Je vais retourner chez moi, à présent, je crois.
– Mais, dit Bryce, et miss Hiéranie ? Comment se débrouillera-t-elle ?
Alan jeta un coup d’œil autour de lui d’un air songeur.
– Pas besoin de s’inquiéter, Hec. Elle l’a dit elle retournera comme elle est venue, et, ajouta-t-il, j’ai l’idée qu’elle est déjà en route.
Ils partirent ensemble en direction de la ville, Alan plaisantant Bryce qu’il allait ruiner sa réputation, à se montrer avec le coupable du jour.
Malgré son apparente bonne humeur, Dundas était amèrement furieux contre tout le monde, à l’exception, peut-être, de celle qui avait tout déclenché. Ils se séparèrent au club, et quelques minutes plus tard, Alan filait dans la rue principale derrière un Billy B. B. ventre à terre. Il se mordait les lèvres sauvagement et ses joues étaient brûlantes de rage. Alors qu’il tournait pour sortir du club, il avait été contraint de faire place à un buggy conduit par une fille, dont le regard méprisant l’avait traversé de part en part.
Un homme qui avait été à la chasse tout l’après-midi et ne connaissait pas la « toute dernière» se montra au club peu après et décrivit comment Dundas l’avait croisé sur la route, en conduisant comme un possédé ; et lorsque, en réponse aux questions, il affirma que Dundas était seul dans sa carriole, le murmure des conversations monta de quelques degrés.