Longtemps, Alan resta là, le visage enfoui dans ses bras, à rassembler ses sens éparpillés. Il avait été victime d’un mécanisme diabolique, maintenant il le comprenait, et avouer que sa panique n’était due à rien d’autre qu’un artifice ne rehaussait pas l’estime qu’il se portait. Il se dit qu’il aurait dû pourtant s’attendre à pareil assaut sur son imagination. Il était sûr qu’on avait délibérément essayé de lui briser les nerfs, et, alors qu’il gisait là, une vague notion de la façon dont avaient marché les choses lui vint à l’esprit. Il ressentait une maigre consolation à l’idée que pas un homme sur mille n’aurait gardé la tête froide ni montré plus de courage que lui.
– C’est la deuxième fois que j’ai été effrayé à mort dans ce musée infernal. Quel cauchemar bestial j’aurai vécu ! Si je ne m’étais pas si sottement hâté, j’aurais trouvé un avertissement dans ce livre de la bibliothèque.
Il s’assit avec un soupir et regarda autour de lui.
– Eh bien, que je sois pendu s’il y avait là de quoi faire un tel plat !… Seigneur ! Sont-elles réelles ?
Alan se remit lentement sur pied et resta là, à fixer l’autre extrémité de la galerie. La grande pièce, pourtant très vaste, était légèrement plus courte que les autres… probablement de la largeur de l’antichambre. Elle contenait peu de choses, mais lorsqu’Alan les découvrit, il trouva qu’elles ne manquaient pas d’intérêt. Toute la partie proche de la porte principale donnant sur le vestibule était occupée par une espèce de petit temple construit dans la galerie même, de dix mètres de largeur sur vingt de long environ. L’architecture rappelait celle de la Grèce.
Deux marches, tenant toute la largeur du devant, menaient à un portique soutenu par deux piliers de chaque côté, et le centre en était occupé par une porte close. Exactement au milieu de la galerie, et à environ dix mètres des marches du portique, était installé un siège lourd au dossier bas, placé de telle sorte qu’une personne qui l’eût occupé se serait trouvée précisément en face du temple. Mais ce n’était ni le temple ni le siège qui avait amené une question abasourdie aux lèvres d’Alan et l’avait fait se dresser.
Le portique était occupé par trois formes féminines nues. L’une s’appuyait contre le chambranle de la porte, un bras tendu, l’invitant à avancer.
Une autre était allongée sur le dallage à ses pieds, appuyée sur un coude et l’autre bras levé. La troisième était assise sur une marche, tenant son genou d’une main, l’index de son autre main était posé en travers de ses lèvres souriantes en un geste d’espièglerie mystérieuse. Fasciné par leur suprême beauté, Dundas se dirigea lentement vers elles. Chaque forme était l’incarnation de la grâce parfaite et de la beauté féminine, et l’art supérieur qui les avait modelées leur avait tout accordé, sauf la vie. Pour rendre l’illusion plus totale encore ces formes étaient colorées d’une telle manière que même parvenu près d’elles il eut du mal à se rendre compte que l’art, et non pas la nature, leur avait conféré l’existence. Alan passait d’un visage souriant à l’autre. L’esprit malicieux qui les animait tous trois se reporta sur lui-même et il souleva son chapeau pour s’incliner cérémonieusement devant elles.
– Ma parole, jeunes personnes, je ne m’étonne pas que vous ayez fait tant de manières quand vous m’avez entendu venir. Si seulement vous m’aviez averti, j’aurais attendu que vous ayez achevé votre toilette, bien que vous me sembliez avoir été enfermées dehors alors que vos vêtements sont enfermés à l’intérieur. Une situation très embarrassante, je l’admets.
Il regarda la porte en face de lui. Sur le linteau était blasonné un mot d’une demi-douzaine de caractères, en or poli sur fond noir.
– Maintenant, est-ce que l’une d’entre vous pourrait me dire, demanda-t-il, si ceci est le nom de la chaumière ou celui du propriétaire ? En même temps, vous pourriez m’expliquer comment diable vous vous êtes arrangées pour faire un tapage aussi infernal (excusez l’expression), et aussi qui a éteint les lumières ? Ce n’était pas là un acte amical, mais il parle plus en faveur de votre modestie que de votre sens de l’humour.
Ses yeux errèrent autour de la galerie, curieux.
– Je crois, pour la paix de mon esprit, que je ferais mieux de rechercher la cause de ces bruits affreux d’abord. Ah !
Enfin, l’aspect particulier des murs attirait son attention. Ici, il n’y avait pas de balcon pour couper la hauteur. Ils s’élevaient du plancher jusqu’au plafond voûté sur plus de douze mètres. À première vue, ils semblaient être recouverts d’un vaste écran métallique perforé. Dundas allait de-ci de-là et examinait de près cet écran. Bientôt, il laissa fuser un long sifflement. Les perforations étaient circulaires et variaient en dimensions de près de quarante centimètres de diamètre à environ deux centimètres. Elles étaient très rapprochées et occupaient tout l’espace visible. Mêlée à leur disposition courait une série très élaborée de dessins artistiques. Le sifflement de compréhension d’Alan avait été motivé par la découverte que ces perforations étaient en réalité les pavillons d’innombrables entonnoirs, ou plutôt de cornes.
– Je crains bien qu’Edison n’ait pas été le premier homme à construire un phonographe, murmura-t-il, et si je ne me trompe, les créateurs de cette exposition l’avaient déjà pas mal amélioré. Dieux ! comme ils m’ont fait marcher, avec ça ! Si on expérimentait un peu ?…
Il retourna vers le rideau de l’entrée et, se tenant sur le seuil, sourit au souvenir de sa fuite aveugle jusqu’à ce même rideau qui avait achevé sa déroute dans l’obscurité.
L’antichambre avait l’air aussi belle et aussi peu perfide que lorsqu’il l’avait vue pour la première fois. Les yeux fixés sur l’éclairage, en haut, il fit deux pas sur le dallage poli. À l’instant, les globes disparurent dans le plafond, et il se retrouva dans le noir. Et avec l’obscurité s’éleva un horrible hurlement dans son dos. Il s’y attendait, mais le son le fit frissonner de tout son corps. Il ne resta pas pour en entendre plus et s’élança vers la galerie, où la lumière réconfortante brillait à nouveau.
Par Dieu ! lorsqu’il me faudra quitter cet endroit, je traverserai l’antichambre en battant tous les records de vitesse. Je parierais que les cauchemars du delirium tremens ne seraient que soupirs de jeune fille, comparés à un tour de garde dans cet endroit infernal.
Il se retourna et marcha vers le « temple ». D’abord, il regarda sur les côtés mais, à part la porte sous le portique, il ne vit aucune possibilité d’accès. Le seul enseignement nouveau qu’il y gagna fut de voir que les murs en étaient de métal, et de toute évidence d’une solidité à toute épreuve. Visiblement, il devait chercher vers le portique un moyen de pénétrer. Il y avait bien le siège qu’il avait déjà remarqué, installé en évidence devant les marches. Il était construit solidement, avec des accoudoirs et un dossier bas, mais à part cela, tout à fait nu. Il n’avait pas de pieds, et ressemblait plus à une boîte qu’à un meuble. À part le fait qu’il était métallique et immuablement fixé au plancher dallé, il n’y avait rien en lui qui eût l’air intéressant ou dangereux. C’est pour cette raison même que Dundas déclina l’aveuglante invitation qu’on lui faisait de s’y asseoir. Au lieu de cela, il le considéra d’un air critique et secoua la tête.
– Plus souvent qu’on m’y prendra, mes amies ! Je ne crois pas que je vais prendre un siège pour l’instant. C’est peut-être sans danger, mais j’ai mes raisons.
Il revint au portique et s’installa près de la statue souriante, sur la première marche.
– Bon Dieu, Flossie… ou si c’est Gertie ?… Non, je crois que ce doit être Flossie. Excusez ma familiarité, mais vous et vos amies, vous êtes juste un peu… oui… vous me comprenez… Je ne suis pas un moraliste farouche comme MacArthur ou Pock, par exemple, mais je suis sûr que Mrs Grundy[2] n’approuverait pas votre tenue. Vous êtes si adorables qu’elle en appellerait au Ciel même pour témoigner de votre tendance à l’immoralité. Je suppose que toutes trois, vous savez ce qu’il y a à l’intérieur de cet édifice remarquable et comment en ouvrir les portes. Je ne serais même pas surpris si vous aviez dissimulé le secret quelque part sur vous.
Il s’arrêta et regarda les trois statues avec acuité. Puis il reprit :
– Je dois l’admettre, je suis peut-être injuste envers vous, car si vous possédez le secret, vous devez l’avoir avalé. Que le diable me patafiole si vous avez d’autres moyens de le cacher.
Il se leva et fit les cent pas devant le « temple », réfléchissant à ce qu’il allait faire ensuite. L’idée d’une nouvelle recherche pour pénétrer le dernier secret des galeries n’était pas de celles qu’il allait envisager avec joie. Il pensa soudain au livre qu’il avait laissé dans la bibliothèque et décida de l’examiner pour voir s’il n’offrirait pas la solution de son problème.
Le trajet aller et retour ne lui prit pas beaucoup de temps. Alan traversa l’antichambre, après avoir mesuré du regard avec soin distance et direction, comme un éclair. Cela lui demanda quelques secondes, mais c’était suffisant pour peupler l’obscurité de sons diaboliques.
De retour à la sixième galerie, Dundas s’assit sur les marches du portique et chercha dans le volume qu’il avait rapporté un éclaircissement du sujet présent. À la fin, il claqua le livre avec une exclamation de dégoût en découvrant que la dernière information précise concernait l’ouverture de la porte donnant accès à l’antichambre. Restait le siège. Il l’examina de près. Il semblait être plein et scellé au sol, dénué du moindre indice d’ennuis cachés. Le luxueux dallage en mosaïque sur lequel il reposait ne montrait pas la moindre trace de trappe. Alan appuya un peu partout sans résultat.
– Bon, se dit-il enfin, un siège est destiné à être occupé, et je ne pense pas que celui-ci fasse exception. Mais… je suppose, si je m’installe dans ce satané machin, il va me jouer un de ses mauvais tours.
Il regarda encore les statues silencieuses du portique. Toutes trois semblaient se convulser d’hilarité réprimée. Il agita un doigt menaçant dans leur direction.
– Vous, les filles, vous devriez rougir de vous-mêmes au lieu de vous moquer de moi. Ma parole, je me sens gêné chaque fois que je vous regarde. Je vais tenter ma chance, en tout cas…
Cette dernière phrase s’adressait au siège. Il s’y laissa aller très doucement, tout le corps bandé et prêt à se projeter en avant en cas d’ennuis. Il fut agréablement surpris, bien qu’un peu désappointé, que rien d’inhabituel ne survienne. Pourtant, il fallait réfléchir, et le siège était plus confortable que les marches, aussi resta-t-il où il était. Pendant dix minutes il demeura assis, le menton reposant sur une main, plongé dans ses pensées. Soudain il sursauta et regarda autour de lui. Puis il retomba dans sa rêverie, mais pour se redresser encore comme s’il s’attendait nerveusement à quelque chose.
Il ressentait un imperceptible changement autour de lui. Pas un murmure, pas un son ne brisaient le silence intense de cette galerie semblable à une crypte. Et pourtant… c’était étrange. Il y avait comme une subtile altération, d’abord indéfinissable. Un instant, il ressentit le besoin de sauter hors du siège. Pensée remplacée aussitôt par la résolution de rester assis quoi qu’il puisse lui en coûter. Les bruits pouvaient venir, il en connaissait à présent l’origine, et s’ils étaient déplaisants, ils ne se révélaient pas dangereux. Il s’appuya au dossier, tous les sens en alerte, et attendit la suite. L’étonnante qualité du silence alentour l’intriguait. Il y avait quelque chose de tendu qui évoquait en lui un souvenir. Et soudain, celui-ci lui revint en un éclair.
Des années auparavant, il avait été mêlé à la foule pleine d’horreur qui assistait à un grand incendie, et il avait vu des êtres humains sauter dans la mort pour éviter les flammes. Tout au fond de son cerveau surgissait le souvenir du silence qui était tombé sur la multitude. Un silence d’expectative. Le même qui l’entourait à présent. Ce silence tendu était celui d’une foule attentive, qui écoutait la venue d’un grand événement. L’air était gros de mystère et d’impatience. Alan ferma les yeux et s’accrocha à son siège de ses mains roidies. Il se sentait comme au centre d’un immense concours silencieux d’humanité.
Alors vinrent un bruissement et une vague de murmures réprimés. C’était irréel, et pourtant terriblement réel. Soudain il se dressa, tremblant contre son gré. Il lui fallut toute la résolution qu’il possédait pour se retenir de bouger. D’une grande distance provenait le son de voix chantantes. Un son si faible que d’abord il ne put en saisir que des fragments. Peu à peu, il prit de la force… approchant, approchant… un chant triomphal émis par un chœur immense en procession. Il écoutait, perdu entre la terreur et l’émerveillement. Il n’avait jamais rien entendu de plus beau et de plus enchanteur que ce magnifique torrent de sons qui montait et se gonflait à travers la galerie. Il remplissait le bâtiment immense, autant qu’il remplissait son âme, à déborder. Tout souvenir terrestre semblait balayé de son esprit. Il restait assis sans bouger, enivré par la splendeur qui le faisait frémir de la tête aux pieds.
Combien cela dura-t-il, il ne put le dire. Selon une cadence régulière, le son puissant monta et mourut dans le lointain jusqu’au silence d’où il provenait. Quelque chose disait à Dundas que ce n’était pas fini. Il s’apercevait à présent, sans la moindre appréhension, que l’éclairage de la galerie avait décru avec le son, ne laissant subsister qu’une lueur diffuse et réduite. Et ce fut là… une seule voix parfaite qui brisa le calme de la foule en une merveille de pure harmonie. Elle parlait de vie et d’amour, et de mort et de combats. Elle contait l’amour splendide et passionné, les hauts faits qui allumaient du feu dans le sang, et en filigrane courait une note d’une tristesse insurmontable.
La lueur avait complètement disparu. Dundas se retrouvait dans l’obscurité totale. Les larmes que, d’abord, il avait tenté de retenir coulaient de ses yeux sans qu’il s’en soucie. Il lui semblait que les mains de la chanteuse invisible avaient effleuré les cordes de son propre cœur.
Enfin, la mélodie sublime s’éloigna, et alors même que l’air vibrait encore des notes mourantes, une douce lumière apparut sous le portique. Dundas la regardait sans réagir. Il était encore trop profondément ému par le charme de la musique pour y prendre garde. La lumière grandit. Elle venait d’en haut et de derrière les statues, projetant leurs silhouettes en une masse sombre sur le dallage à ses pieds. Soudain, il se secoua et eut une exclamation.
Les ombres des bras de deux des statues convergeaient, et les mains se rencontraient en un point du dallage situé exactement devant lui. Un instant plus tard, il était à genoux et, tirant rapidement son couteau de sa poche, il sondait l’endroit où convergeaient les ombres. C’était le centre d’un dessin de la mosaïque. Au lieu d’avoir la dureté du diamant, l’endroit était tendre comme du mastic. Il était en train de travailler avec passion lorsque l’ombre s’éclaircit. Aussi imperceptiblement qu’il avait disparu, l’éclairage de la galerie recommençait à flamboyer.
Bien plus tard, Dundas apprit que le mécanisme du siège était si délicatement équilibré que la chaleur du corps de celui qui l’occupait le mettait en marche. Il aurait été plus excité encore, s’il avait su, comme il l’apprit plus tard, que, si la musique pouvait se répéter, l’ajustement mécanique était tel que les ombres des statues du portique n’auraient pas été projetées une seconde fois sur le dallage. Une fois, et une fois seulement, était accordée à l’explorateur la chance de comprendre l’énigme du « temple ».
L’endroit qu’il pouvait creuser avec son couteau n’avait pas plus de quinze centimètres de diamètre, et en pénétrant à trois centimètres de profondeur, la lame entra en contact avec du métal. Moins de quinze minutes de travail suffirent à débarrasser tout le ciment tendre du trou. La plaque de métal, dessous, était amovible et, en insérant la pointe de son couteau le long d’un des bords, il put l’ôter rapidement de sa place. Une petite exclamation de plaisir lui échappa lorsqu’il put jeter un coup d’œil dans la cavité.
Elle contenait un petit bouton qui dépassait du milieu d’une sorte de soucoupe polie. Alan considéra le bouton, puis le portique. Les trois statues se moquaient de lui avec une malice provocante. Un moment, il hésita, un doigt indécis suspendu sur le bouton. Qu’allait être la fin de cette longue quête… ce mystère qui avait été préservé si jalousement ? Que pouvait-il y avoir de plus merveilleux que ce qu’il avait déjà découvert ? Au moment suprême, il s’attardait. Enfin, il prit une décision. Les yeux fixés sur les portes massives, et le cœur battant contre ses côtes, il appuya du doigt sur le bouton. La réponse fut un coup de tonnerre profond et les portes se séparèrent par le milieu et disparurent lentement dans le mur de chaque côté. Quand les derniers échos moururent, la voie lui était ouverte de nouveau.