CHAPITRE XXX

 

Le matin suivant, à « Cootamundra », Dundas et Hiéranie furent tôt levés. Cette journée devait voir la fin de leurs préparatifs dans les galeries, et le jour suivant ils transporteraient à la surface, pour les assembler, les éléments du navire aérien. Certes, ces préparatifs étaient achevés, mais il leur fallait bien un jour pour tout inspecter et réviser, ainsi que pour vérifier si rien de nécessaire n’avait été oublié.

 

Quand Dundas arriva au « temple », Hiéranie était déjà à l’ouvrage, elle l’accueillit gaiement. Sur la table, se trouvait un grand coffre dans lequel elle emballait divers flacons, et aussi des boîtes contenant, lui dit-elle, leur nourriture à tous deux pour un an. Non qu’on en eût besoin, car il y avait d’amples provisions dans l’autre sphère, mais il ne fallait rien abandonner au hasard. Puis elle lui donna une longue robe à porter par-dessus ses vêtements. Elle était faite en un matériau très léger mais épais.

 

– Notre voyage sera très froid, bien-aimé, et cette robe vous protégera. Mettez-la maintenant, et voyez ce qui se passe.

 

Obéissant à son désir, il s’introduisit dans les plis moelleux, et un moment après il se tenait devant elle, transformé à la ressemblance d’un moine, jusqu’à la capuche qu’elle lui rabattit sur la tête. Elle le regarda en souriant et dit :

 

– Attendez quelques minutes, à présent.

 

Il ressentit bientôt une douce sensation de chaleur s’établir dans tout son corps, croissant chaque minute jusqu’à devenir inconfortable parce que trop élevée. Aussi fut-il bien aise de s’en débarrasser avant cinq minutes.

 

– Vous serez content de la porter plus tard, Alan. En fait, notre voyage serait presque impossible sans ces robes. La chaleur est causée par une action chimique, et avec cela nous pourrons défier le froid le plus mordant de ces montagnes et travailler à l’aise et en sécurité.

 

Dundas jeta le vêtement sur un siège.

 

– Il y a une chose que vous ne nous avez pas expliquée, dit-il en lui saisissant la main. Nous allons quitter « Cootamundra » pour un temps indéfini. Comment protégerez-vous ce que nous laissons derrière nous ? Ce serait idiot de laisser des intrus pénétrer ici durant notre absence.

 

Elle hocha la tête.

 

– C’est vrai, Alan, et je n’ai pas oublié. Venez, je vais vous montrer.

 

Elle l’amena à la galerie des machines, où des parties de l’aéronef jonchaient les travées dans un désordre apparent ; elle s’arrêta devant un piédestal qui portait une boîte de métal mesurant environ trente centimètres d’arête. Hiéranie posa la main sur elle et dit :

 

– Cela n’en a pas l’air, Alan, mais ce sera notre chien de garde, et aucune armée au monde n’en triompherait sans en connaître le secret.

 

Elle souleva le couvercle et dévoila une demi-douzaine de boutons et de manettes qui dépassaient d’une paroi intérieure.

 

– Ce n’est qu’une variante de la machine gravitationnelle qui nous mènera jusqu’à Andax. Nous en emporterons une semblable avec nous, et laisserons celle-ci dans le hangar, à la surface. Avant de partir, nous la réglerons pour un rayon de – disons – huit cents mètres, et celle que nous emporterons sera ajustée de la même manière.

 

– Et alors, demanda Dundas, qu’arrivera-t-il ?

 

– Ceci, simplement : lorsque notre machine s’éloignera de celle que nous laisserons derrière nous, celle qui est stationnaire projettera une force répulsive sur l’endroit auquel elle est réglée, et dans les limites de cet endroit nulle force terrestre ne pourra pénétrer.

 

Elle s’arrêta en voyant le visage perplexe d’Alan.

 

– Il est difficile de rendre ceci très clair, mais c’est comme si la force de la pesanteur était inversée. Un homme, ou mille hommes, ne pourrait pas plus franchir la ligne de répulsion qu’il ne pourrait sauter en l’air et s’y maintenir, et plus on est proche du centre, plus intense est la répulsion. On ne peut rien voir ni ressentir. C’est juste une force inerte, impalpable, impossible à vaincre tant que notre propre machine ne la neutralise pas.

 

Dundas eut un rire léger.

 

– Ce sera quelque chose, en fait de surprise, pour le curieux non autorisé, doux cœur. Dick Barry, par exemple, se demanderait ce qui est arrivé s’il essayait de franchir la ligne, dans son auto, en notre absence. Il faut que je lui écrive pour l’avertir.

 

Hiéranie hocha la tête en souriant.

 

– Oui, il vaudrait mieux, mais il serait plus étonné que blessé s’il fonçait contre la ligne de résistance. À notre époque, l’usage de ces machines répulsives était interdit par la loi, sauf en certaines circonstances.

 

– Mais pourquoi ? demanda Dundas.

 

– Eh bien, répondit-elle, à moins que l’endroit ne soit indiqué par une bouée ou marqué d’une manière quelconque, il n’y aurait rien eu pour montrer qu’une de ces machines était en action et, avec une population qui employait la voie des airs au point où nous le faisions, un lieu non signalé aurait causé trop de risques de danger. Un aéronef volant à cinq cents kilomètres à l’heure aurait explosé comme s’il avait heurté un rocher. Aussi, voyez-vous, il était nécessaire d’imposer quelques restrictions.

 

Dundas sourit rêveusement.

 

– Oui ; en ce cas, il vaut mieux avertir Dick ; mais il serait assez intéressant d’observer quelqu’un en train d’essayer de se frayer un chemin à travers cela. Toutefois, c’est un réconfort de savoir que nous pouvons quitter l’endroit sans avoir besoin d’un gardien.

 

Ils se mirent au travail, et c’est bien après midi qu’ils revinrent au « temple » se reposer. Hiéranie avait évité à Alan l’ennui d’amener de quoi manger avec lui quand il passait la journée dans la sphère ; leurs repas se composaient d’une ou deux tablettes et il s’était habitué à ce moyen inaccoutumé de se nourrir, bien qu’il n’ait pu se faire encore à l’absence de cette sensation de bonne camaraderie produite par un repas partagé avec un ami.

 

Cette journée semblait les pousser à la réflexion. Quand ils atteignirent le « temple », Dundas s’assit sur un divan et attira à lui Hiéranie pour la prendre dans ses bras. Ils restèrent ainsi longtemps, silencieux, joue contre joue, dans un bonheur si complet que ni l’un ni l’autre ne bougeait, pour ne pas rompre le charme. Ce fut Hiéranie qui brisa enfin le silence.

 

– Si nous travaillons très dur demain, Alan, je crois que nous pourrons partir à la fin du jour suivant. Dans quatre jours à partir d’aujourd’hui, nous devrions pouvoir compter Andax au nombre de nos amis et alliés.

 

Dundas soupira.

 

– Je suis idiot, peut-être, cœur de mon cœur, mais je crains cet Andax inconnu. C’est-à-dire je crains qu’il ne se dresse entre nous.

 

– Oh, sot que vous êtes, dit-elle en riant. Il aura presque plus besoin de vous que de moi, et il n’oserait pas rompre le serment qu’il a prêté. À part cela, mon aide lui sera trop nécessaire pour s’interposer entre moi et mon désir.

 

Sa main douce lui caressa les cheveux tendrement.

 

– Andax considérera peut-être notre amour avec un amusement cynique – cela lui ressemblerait bien – mais il le tolérera en pensant à ses propres buts. Oubliez vos craintes, Alan.

 

Elle s’arracha à lui soudain et s’assit.

 

– Aimeriez-vous le voir maintenant ?

 

Dundas la regarda d’un air perplexe.

 

– Non, Hiéranie, comment pourrais-je le voir maintenant ?

 

– Oh ! je peux vous le montrer, répondit-elle joyeusement. Pas plus tard qu’hier, je le regardais. Encore de la magie… venez, et nous observerons le grand Andax pendant qu’il nous attend.

 

Elle se dressa et lui prit la main.

 

– Dépêchez ! Dépêchez ! continua-t-elle, riant comme une écolière.

 

Elle le tira derrière elle, par le vestibule, jusqu’à la troisième galerie. Là, elle s’immobilisa devant un grand disque circulaire assujetti à un mur. Au-dessous se trouvait un tableau de bord avec des boutons et des leviers. Entre le disque et le tableau était installée une rangée de cadrans immobiles.

 

Hiéranie montra le disque de la main.

 

– Et maintenant, nous allons assister à un peu de vraie magie. Voyez !

 

Sa main blanche voltigea sur le tableau de bord et appuya sur un bouton brillant. En un instant la face sombre du disque s’évanouit, pour faire place à une surface de métal blanc poli. Elle se tourna vers Dundas en souriant.

 

– Une fenêtre sur le monde, Alan. Regardez bien, à présent.

 

Sa main se déplaçait rapidement de-ci, de-là sur le tableau.

 

– Trente-six trente-deux nord, et soixante quatorze dix-huit est, dit-elle à voix haute.

 

La surface métallique s’anima soudain, et des ombres troubles et dansantes s’y détachèrent. Les ombres prirent forme, et Dundas émit un exclamation de surprise. Il lui semblait regarder par une fenêtre tout un monde nouveau ; un monde de désolation titanesque ; des montagnes empilées sur des montagnes, neige et glace. Il y avait des pics balayés par les nuages et des ravin comblés par la neige, et sur tout cela s’abattait une tempête dévastatrice. Hiéranie se tourna vers lui en souriant.

 

– Nous aurons grand besoin de nos robes ; chauffantes, Alan. Vous aviez raison au sujet de cet endroit ; il a changé depuis mon époque.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, abasourdi.

 

– C’est l’endroit où se trouve Andax, répondit-elle. À ceci près qu’il est quelque part là-dessous. Regardez cette bosse qui dépasse de la falaise, en dessous. C’est un des côtés de la sphère ; elle n’est enterrée qu’en partie. Maintenant, nous allons creuser plus profondément.

 

Une fois de plus ses mains se déplacèrent sur les boutons, cette fois-ci plus délicatement qu’auparavant. Et ce faisant, le disque s’assombrit pour s’éclairer à nouveau.

 

– Maintenant ! s’exclama-t-elle. Je l’ai. Regardez !

 

Les ombres troubles prirent forme sur le disque, d’abord indistinctes, comme dans une longue-vue mal réglée. Puis le tableau devint clairement visible et Dundas, après un cri d’étonnement, demeura silencieux. Reflété sur le disque, si nettement qu’il leur semblait regarder à travers une vitre sans défauts, se voyait l’intérieur d’une grande pièce. Elle était en bien des détails semblable au « temple » qu’ils avaient à peine quitté, mais c’était le « temple » tel qu’il l’avait vu dès l’abord.

 

Exactement devant eux, au centre du tableau, se découpait le dôme de cristal sous lequel était étendue, royale, une silhouette. Dundas n’avait d’yeux que pour la forme immobile et majestueuse. Andax était couché, la tête soutenue par un coussin, comme l’avait été Hiéranie. Une couverture cramoisie avait été jetée sur son corps, et les bras rigides reposaient sur elle, à ses côtés. D’une stature naturellement au-dessus de la moyenne, il paraissait un véritable géant dans la position allongée. Mais ce fut la ressemblance de son visage avec celui de la statue du vestibule qui attira le plus Dundas. C’était le même front haut et bombé, et le même nez mince, aquilin. S’y ajoutaient la bouche étroite, presque sans lèvres, et le menton ferme et carré. Mais vue ainsi, en chair et en os et bien qu’elle fût couchée, comme morte, la forme remplissait Dundas de respect. Il y avait en elle un air de majesté et de puissance indescriptibles. Dundas comprit au bout d’un long moment de contemplation que dans le visage d’Andax était intensifiée chaque composante de son ancêtre et que cela annonçait une force intellectuelle immense, presque infinie.

 

Quand Dundas parla enfin, ce fut en un murmure, comme s’il craignait que sa voix puisse troubler le repos de l’être immobile qui se trouvait devant lui.

 

– Oh ! Hiéranie, il est merveilleux au-delà de toute expression. Quel homme ! Quel homme !

 

Elle sourit et acquiesça.

 

– Nul besoin de dire de quel sang il est, Alan. Eukary s’est arrangé pour qu’une branche de sa lignée demeure pure. Si l’on avait besoin de prouver comment notre race évoluait, il suffirait de montrer la statue, puis Andax.

 

Alan répondit, toujours en chuchotant presque :

 

– Nul doute sur ce point, mais c’est un plus grand homme qu’Eukary.

 

– Oui, Alan, meilleur et plus affiné par vingt générations. Le cerveau est plus gros et plus efficace, mais…

 

Elle s’interrompit.

 

– Oui ? demanda-t-il, les yeux toujours fixés sur la forme du dôme.

 

– Nous avons découvert qu’en faisant évoluer une lignée comme celle-ci, dit-elle en désignant de la tête la silhouette allongée, ce que nous gagnions dans une direction, nous le perdions dans une autre.

 

Dundas se retourna pour la regarder.

 

– Vous le perdiez, chérie ? Qu’est-ce que vous perdiez ?

 

Hiéranie réfléchit un moment puis déclara, lentement :

 

– Vous appelleriez cela l’âme ; nous avions un mot qui signifiait « force spirituelle ». Ils devenaient de plus en plus des machines humaines. Magnifiques, mais si notre monde avait duré plus longtemps, je crois que la lignée aurait été interrompue. Il y avait un point au-delà duquel nous n’osions plus la poursuivre.

 

Elle montra le disque de la main.

 

– Lui, il pouvait encore se contrôler. Peut-être qu’avec une génération de plus, la machine aurait été plus forte que l’esprit.

 

– Et alors ? demanda Dundas.

 

– Et alors, il aurait été mieux pour tout le monde d’annihiler la lignée entière.

 

– Dommage, dit Dundas, mais nécessaire, je suppose.

 

Hiéranie contempla la calme silhouette, devant eux.

 

– Oui, répéta-t-elle lentement, dommage, mais nécessaire. Je l’ai entendu lui-même discuter la question et dire que, sans l’intérêt de l’expérience, la lignée ne devrait pas se poursuivre, ou que le sang devrait être dilué.

 

Elle eut un rire léger.

 

– Toujours, avec ce genre d’homme, c’était l’« expérience » ; le patient ne comptait pas. C’est bon de penser qu’il y aura beaucoup d’expériences pour occuper son temps durant bien des années à venir.

 

– C’est tout à fait merveilleux, chérie, dit Dundas un peu plus tard en la dévisageant. Il me semble presque qu’il pourrait nous entendre, cette image est si réaliste !

 

En réponse, Hiéranie poussa un levier et se retourna vers lui.

 

– Maintenant, il le pourrait, Alan, s’il était éveillé, et, qui plus est, nous pourrions l’entendre s’il parlait.

 

Dundas sourit.

 

– Je le crois parce que je le dois, mais cela me paraît incroyable.

 

– Pourquoi incroyable ? demanda-t-elle. Voici cent ans, vos ancêtres auraient eu plus de raison de ne pas croire en votre téléphone ou votre télégraphe, si on les leur avait décrits. Ce n’est qu’un problème de science appliquée… une science plus grande que la vôtre. Je vais le prouver.

 

Une fois de plus, en réponse à une pression du doigt, le disque s’assombrit, et une fois de plus le paysage ravagé par l’ouragan devint visible, mais cette fois, accompagnant la vision, vint le rugissement profond de la tempête. C’était étrange que d’être là à observer cette tempête et à l’entendre, aussi, dans l’atmosphère calme et immuable de la galerie… à l’entendre si nettement que lorsqu’il essaya de parler, la voix d’Alan fut perdue clans le vacarme puissant, jusqu’à ce que, sur un mouvement de sa main, Hiéranie eût coupé le son.

 

Elle lui fit un sourire.

 

– Nous pourrions entendre un murmure aussi aisément, mais la tempête était le seul bruit que je pouvais capter pour vous alors.

 

Tout en parlant, elle effaçait en quelques gestes de la main toute la scène, et un moment plus tard il ne restait plus que le disque poli.

 

– Dites-moi, Hiéranie, demanda-t-il, pourriez-vous montrer aussi facilement n’importe quel point du monde ?

 

– Tout aussi facilement, répondit-elle. Proche ou lointain, il n’y a aucune différence. Nous désignions cet instrument d’un nom qui signifie la « fenêtre du monde ». Deux amis séparés par quinze mille kilomètres pouvaient se retrouver, face à face, pour causer ensemble.

 

Dundas rit.

 

– Ce serait drôle de trouver Barry et de lui parler. Nous entendrait-il ?

 

Hiéranie acquiesça.

 

– Nous pourrions aussi bien l’entendre que le voir, mais lui ne pourrait que nous entendre.

 

De nouveau Dundas se mit à rire.

 

– Dick penserait que nous sommes des revenants. Ce serait une bonne blague que de le dénicher. Est-ce que vous le pourriez, chérie ?

 

Les yeux d’Hiéranie s’éclairèrent de malice, comme si elle avait été contaminée par Alan. Elle hocha la tête et revint à la machine.

 

– Cela peut se faire, répliqua-t-elle. Tenez ceci fermement, ajouta-t-elle en lui plaçant la main gauche sur un levier. Maintenant, prenez ma main gauche dans votre main droite… ainsi… Concentrez votre esprit sur Dick et ne pensez à rien d’autre.

 

Sa main droite s’agita sur leviers et boutons et le miroir s’éclaira d’une vie trouble. Les minutes passèrent, mais seules les pâles images tremblotantes dansaient sur la surface métallique. Hiéranie gardait les yeux fixés d’un air inquiet sur le disque, puis, au bout d’un moment, elle se tourna soudain vers Dundas.

 

– Alan, saviez-vous que Dick devait quitter Glen Cairn ?

 

– Je ne l’ai pas vu depuis quelques jours, répliqua Alan, mais je ne pense pas qu’il s’en aille. Pourquoi me demandez-vous cela ?

 

– Parce que, dit-elle rapidement, j’ai couvert la région sur un rayon de quatre-vingts kilomètres et il n’y est pas, sinon il se serait montré sur le disque.

 

– Vous êtes sûre, chérie ?

 

– Absolument, répondit-elle. Avez-vous une idée de l’endroit où il aurait pu aller ?

 

Dundas garda le silence un moment avant de répondre :

 

– À moins qu’il ne soit allé à Melbourne pour une affaire quelconque. Autrement, je ne vois pas où.

 

Hiéranie regarda Dundas pensivement.

 

– Alan, lui avez-vous transmis mon avertissement ?

 

– Bien sûr, Hiéranie. Vous ne croyez pas…

 

Il s’interrompit, l’esprit soudain traversé par un soupçon.

 

– Melbourne, oui, Melbourne, demanda-t-elle, un lent sourire montant à ses lèvres, n’est-ce pas là que se trouve votre gouvernement ? Oui Alan, c’est cela. En fait, je suis presque sûre que Dick essaie de nous attirer des ennuis. Bien, poursuivit-elle après un silence, nous allons voir. À combien est Melbourne d’ici ?

 

– Environ trois cents kilomètres, répondit Dundas. Pourtant, Hiéranie, j’ai confiance en Dick. Il n’agirait pas en traître contre nous.

 

Hiéranie secoua la tête.

 

– Il ne le ferait pas pour son propre bénéfice Alan, mais Dick est tracassé par sa conscience et je crains que cette conscience ne lui fasse oublier son amitié pour vous ainsi que la promesse qu’il m’a faite.

 

– Vous ne lui ferez pas de mal, chérie ? implora Dundas, une nuance d’alarme dans la voix.

 

Elle sourit avant de répondre.

 

– Il a été averti, Alan, mais à moins qu’il ne se soit engagé trop loin ou ne se soit placé au-delà de toute possibilité de pardon, il peut éviter la punition qu’il aura méritée. Mais nous allons voir. Nous ne pouvons pas risquer d’ingérence dans nos affaires durant les deux prochains jours. Prenez ce levier de nouveau.

 

Dundas obéit. Une fois de plus la lumière et l’ombre clignotantes se jouèrent sur le disque, et bientôt Dundas saisit quelques visions fugitives des monuments familiers de la grande ville.

 

Un instant il vit, comme d’une grande hauteur, les arches de granit du Prince’s Bridge et les jardins dans le lointain. Après cela, pour une seconde, ce fut le dôme de la cour de justice qui jaillissait à la vue. Enfin, un instant plus tard, l’écran fut traversé par la façade imposante du Parlement fédéral avec sa volée de marches. Ici, l’image, sur le disque, se stabilisa une minute, puis redevint trouble. Et Dundas, haletant, entendit la voix d’Hiéranie.

 

– Alan, nous nous rapprochons de lui, maintenant. Rappelez-vous, pas un son. Il pourrait entendre le plus léger murmure lorsque son image apparaîtra dans le réflecteur.

 

Dundas se roidit en prévision d’il ne savait quoi. Un instinct lui disait qu’il était au bord d’une tragédie. Il ressentit une pression d’avertissement sur la main, et puis, en un instant, le miroir s’éclaircit. Si la main d’Hiéranie, débarrassée du souci des leviers ne lui avait clos la bouche, un cri lui aurait échappé à la vue de ce qui se trouvait devant lui.

 

Très nettement, sur le disque, on voyait l’inférieur d’une grande pièce avec deux hommes assis à une table. L’un d’eux était Barry ; en l’autre, bien que Dundas ne l’ait jamais vu, il reconnut Sir Miles Glover ; enfin, comme si rien ne devait manquer à ce tableau accablant, sur la table, entre eux, en une masse étincelante, s’étalait la grande ceinture de diamants qu’Hiéranie avait donnée à Barry.

 

Au moment même où le tableau s’éclairait Barry se tourna et regarda nerveusement autour de lui comme si un son l’avait fait sursauter Ils discernèrent très clairement les lignes inquiètes et ennuyées de son visage avant qu’il ne se retourne, car il était assis le dos vers eux, pour faire face au Premier ministre. Puis sa voix leur parvint, si naturelle et si nette qu’une fois de plus seule la main ferme d’Hiéranie empêcha Dundas, d’effrayer les deux hommes.

 

– Je dois vous demander de pardonner ma nervosité, Sir Miles, mais si vous en saviez autant que moi sur Hiéranie, vous me comprendriez. Je ne peux ni prédire l’étendue de ses pouvoirs ni ses ressources, mais si elle savait que je l’ai trahie, car c’est bien d’une trahison qu’il s’agit, eh bien, je ne crois pas que j’aurais longtemps à vivre.

 

La voix claire est incisive de Sir Miles leur parvint alors.

 

– Nul besoin de vous excuser, docteur Barry. Vous m’en avez dit assez, et vous m’avez donné assez de preuves pour me faire comprendre que ma position ne serait pas plus sûre que la vôtre.

 

– Je m’en veux pour cela, Sir Miles, répondit Barry, mais ma position était devenue intolérable. Vous étiez mon dernier espoir.

 

Le visage sévère, de l’autre côté de la table, se laissa aller à un léger sourire.

 

– Je me suis engagé les yeux ouverts, docteur, et si nous nous trouvons tous deux sur une pellicule de glace, eh bien, c’est un devoir auquel ni l’un ni l’autre nous n’oserons nous dérober. Pourtant, j’espère que vos craintes concernant les activités de cette dame sont exagérées. Sinon, eh bien, on n’y peut rien. Ce que nous devons faire à tout prix, c’est les empêcher de quitter le pays. Nulle question de vie ou de mort – la leur ou la nôtre – ne peut intervenir en chemin.

 

Les yeux d’Alan revinrent à Hiéranie qui montrait des signes d’inquiétude, puis, sur un mouvement rapide et silencieux de sa main, le miroir s’assombrit et redevint clair.

 

Un instant après, la tension disparue, Alan trouva presque irréel de se tenir debout dans la galerie et seul avec Hiéranie. Ce fut en la regardant de nouveau dans les yeux que la crainte le frappa au cœur. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, il vit un regard de colère dans ses yeux. Royale, toujours aussi adorable, elle lui fit face.

 

– Vous avez entendu, Alan ? Perfidie – une trahison – il l’a reconnu, Il complote avec cet autre homme contre notre vie même.

 

Il lui saisit les mains ardemment.

 

– Mon amour, oh, mon amour ! Je sais qu’il est coupable, mais c’est mon ami. Vous l’épargnerez. Vous le ferez, pour moi, Hiéranie. Épargnez-le…

 

Car il avait vu la mort dans ces splendides yeux coléreux. Il parlait encore qu’elle revenait à lui, le regard adouci, avec un soupir. Puis un tendre sourire se joua sur ses lèvres adorables elle secoua la tête.

 

– Oh, Alan, Alan. Ce n’est pas juste de me supplier ainsi, mais je vous montrerai que je ne suis pas impitoyable. Bien qu’il ait mérité la mort, je l’épargnerai.

 

Et puis son doux rire de clochettes se répercuta dans la galerie et elle le prit avec passion dans bras.

 

– Mais, Alan, bien-aimé, je ne promets pas qu’il en réchappera complètement. Je vais donner une leçon à Dick ; oui, une leçon dont il se souviendra. Il saura à l’avenir qu’il n’est pas bon de s’opposer à moi.

 

Bientôt, elle se libérait des bras qui l’entouraient.

 

– Mais, Alan, il n’y a pas de temps à perdre. Je dois attraper ces deux-là ensemble, et je dois agir rapidement. Laissez-moi, maintenant, allez chez vous et attendez-moi. Je serai absente quelques heures, peut-être.

 

Dundas pressa ses lèvres sur sa main avant de se détourner.

 

– Je suis satisfait, doux cœur, et je vais vous attendre en comptant les minutes jusqu’à ce que vous soyez de nouveau près de moi.