CHAPITRE XXVII

 

Le mois qu’Hiéranie avait estimé nécessaire avant de se lancer dans la recherche d’Andax passait rapidement. Dundas employait les temps morts pour mettre ses affaires en ordre en vue d’une absence qui pouvait, selon les circonstances, être prolongée ou brève. Il admit qu’il lui fallait quitter « Cootamundra » à l’occasion, mais la plus grande partie de son temps, il la consacrait à Hiéranie.

 

Ils se préparèrent à leur voyage en passant des heures à travailler dans la grande galerie aux machines, où, suivant les directives d’Hiéranie, ils réunirent pour les amener à la surface les parties de l’appareil qui les transporterait à leur destination. C’était une tâche qui fascinait et ahurissait Dundas.

 

Il lui semblait que l’appareil lui-même était une des plus grandes merveilles de la galerie.

 

Achevé, il aurait plus de trente mètres de long, et pourtant chaque partie était ainsi conçue qu’elle pouvait être maniée facilement par deux personnes, et avec un peu de difficulté, par une seule si nécessaire. Son corps en forme de torpille était une merveille d’une résistance énorme, bien qu’il fût très léger. Les plans de l’appareil terminé ne montraient pas d’hélice, ni même la moindre projection hors de la coque. Les générateurs d’énergie n’occupaient qu’une fraction de l’espace intérieur.

 

Hiéranie montra à Dundas comment l’attraction de la pesanteur terrestre était neutralisée d’abord jusqu’au point où la coque et son contenu – lourd d’environ quatre-vingts tonnes – pouvaient être soulevés par une main. La force d’attraction de corps situés à des millions de kilomètres de l’orbite terrestre était alors employée pour obtenir le mouvement vertical aussi bien que le latéral ; on pouvait ainsi atteindre d’incroyables vitesses… limitées seulement par l’échauffement de l’appareil par frottement de l’atmosphère. Elle montra comment ils s’élanceraient dans leur voyage à environ cinq cents kilomètres à l’heure, et comment des appareils spéciaux, construits pour résister aux frictions sur la coque, pouvaient être expédiés à travers les airs à une vitesse presque doublée.

 

Mieux encore, elle lui montra comment ajuster à sa poitrine et son dos les machines spécialement conçues pour le rendre capable de voler comme un oiseau autour des galeries. « Comme un oiseau » est une description peut-être un peu inadéquate, car ses premières tentatives en l’air furent plutôt analogues aux premiers pas d’un patineur sur la glace. Certes, il volait ; mais dire qu’il volait avec grâce ou aisance serait éloigné de la vérité. Avec Hiéranie qui flottait à côté de lui pendant sa progression pataude, il fit le tour des galeries dans une allégresse irrépressible.

 

Avec une patience infinie, elle lui apprit comment équilibrer son corps en volant et comment, d’une simple pression des doigts, neutraliser toute tension ou résistance inattendues, jusqu’à ce que, main dans la main, ils puissent se lancer ensemble du sol et flotter d’une galerie à l’autre avec une aisance parfaite. En même temps, elle lui interdit tout essai d’utiliser ce nouveau sport, à la surface, jusqu’à ce qu’elle puisse l’escorter. Il n’y avait aucun risque d’accident dès qu’on avait quitté le sol ; le danger, pour le novice, était de perdre le contrôle et d’être arraché jusqu’à des altitudes au-dessus de la surface terrestre, où le froid intense et la ténuité de l’atmosphère lui seraient fatals avant de recevoir une aide, si toutefois elle était possible.

 

Leur travail principal sur le vaisseau aérien se passa dans les galeries, et toutes les parties furent réunies et vérifiées. Ainsi, lorsque le moment viendrait de partir, il ne leur faudrait pas plus d’une journée pour amener le matériel à la surface, et à peine plus longtemps pour l’assemblage.

 

Ils avaient déjà décidé du jour où ils partiraient, et Hiéranie avait passé beaucoup de temps plongée dans des calculs sur les cartes, lorsqu’elle appela enfin Alan à ses côtés. Devant elle était étalée une carte de l’Inde septentrionale, marquée d’une minuscule croix rouge sur laquelle elle posa la pointe d’un crayon.

 

– Alan, dit-elle en le regardant, si vos cartes sont fidèles, cette croix rouge indique notre destination. Regardez, 36 degrés 32 minutes nord et 74 degrés 18 minutes est. Connaissez-vous quelque chose de ce pays ?

 

Dundas se pencha sur la carte et soupira :

 

– Ma foi, Hiéranie, j’aurais préféré que vos amis choisissent un autre endroit. Oui, je le connais en partie. C’est l’une des contrées les plus sauvages et les plus désolées du monde, presque inconnue, et ses quelques habitants sont parmi les plus féroces et les moins civilisés de la Terre. L’endroit est situé au cœur du pays le plus montagneux du globe. L’altitude en est de plus de sept mille mètres dans les neiges éternelles.

 

Il s’interrompit et examina la carte avec soin.

 

– Je dirais que c’est à environ quatre-vingts kilomètres au nord de Gilgit. Nous avons un poste à cet endroit. Du moins je le crois. Je sais que nous nous sommes battus dans ce pays durant la dernière décade, mais c’est une terrible contrée. Pourquoi a-t-on choisi un tel lieu ?

 

Hiéranie sourit.

 

– L’endroit n’est devenu tel qu’il est que depuis qu’on y a placé la sphère. À notre époque, c’était un plateau aisément accessible. Il s’est tant passé de choses depuis. Je m’en souviens comme d’une des parties les plus peuplées du monde, avec un climat presque idéal.

 

Elle replia la carte et la mit de côté.

 

– Mais ça n’a aucune importance. Cela peut signifier quelques heures de délai, et il a attendu si longtemps.

 

– Êtes-vous absolument sûre, Hiéranie, que vos calculs sont justes ? demanda Dundas.

 

Elle hocha la tête avec vigueur.

 

– Si sûre que je serai capable d’atterrir exactement à cet endroit, et même s’il y avait une petite erreur, ceci…

 

Et elle posa la main sur un instrument à côté d’elle.

 

– …ceci détecterait l’erreur et la rectifierait pour nous.

 

Elle se laissa aller en arrière sur le divan.

 

– Nous devons maintenant nous reposer le plus possible, Alan, car nous avons de dures journées devant nous.

 

Il se mit à rire.

 

– La perspective ne semble pas vous inquiéter beaucoup. C’est extraordinaire ! Les femmes que je connais seraient plutôt effrayées par une telle expédition.

 

– Pourquoi nous inquiéterions-nous ? répondit-elle. En fait, il me tarde que cela arrive. Réfléchissez, pour la première fois depuis que je le connais, Andax sera contraint d’être mon élève, obligé d’apprendre quelque chose de moi. Si vous le connaissiez aussi bien que moi, vous verriez à quel point c’est humoristique.

 

Elle rit légèrement.

 

– Il n’aimera pas cela du tout, mais il ne le montrera pas.

 

Dundas le regarda pensivement.

 

– Et combien de temps, Hiéranie, durera votre supériorité ?

 

Elle fit la moue, songeuse. Geste trop tentateur pour que Dundas le laisse passer sans le souligner, aussi se dirigea-t-il vers elle avec une idée derrière la tête, mais pour se voir repousser sans cérémonie.

 

– Arrière, malhonnête ! Comment puis-je réfléchir si vous me distrayez ainsi ? Non… restez tranquille.

 

Il obéit en rechignant. Elle reprit alors :

 

– Ma supériorité durera peut-être deux mois, peut-être trois, mais pas beaucoup plus. Après cela… eh bien, Andax en saura plus, sans doute, que nous deux réunis. Mais à chaque jour suffit sa peine. J’aurai connu mon petit triomphe.

 

Elle le regarda en souriant et se laissa fléchir, et aussitôt il se précipita vers elle. Elle lui fit une place à côté d’elle et il se pencha pour l’étreindre.

 

– Parfois, ma chérie, mon cœur s’arrête de battre à penser combien il s’en est fallu de peu que je vous manque, dit-il en lui tenant la main. C’est un pur hasard si j’ai commencé à creuser où je l’ai fait. D’abord, je pensais le faire bien plus loin.

 

Ses grands yeux graves le contemplèrent.

 

– C’était écrit, Alan. De tous les hommes, c’est vous qui étiez choisi. Il fallait qu’il en soit ainsi.

 

– Écoutez, dit-il, et je vous dirai un conte qu’on fait aux enfants.

 

Et il lui raconta la vieille, vieille histoire de la Belle au Bois dormant, et comment le prince était arrivé à la fin.

 

– Je crois, conclut-il, que cette histoire était présente à mon esprit quand je me suis trouvé, devant vous, doux cœur ; et cependant…

 

Il s’interrompit.

 

– Et cependant ? demanda-t-elle d’un moqueur.

 

– J’ai pensé parfois que, si je vous avais manquée, un autre homme serait venu. À supposer que vous ayez été découverte non par moi mais, dans un monde différent, par quelqu’un d’une race indigne d’être sauvée. Le danger n’a-t-il pas été prévu ? Que se serait-il passé alors ? Oh ! je sais que je suis absurde. Mais si…

 

Elle lui retira une de ses mains et la laissa retomber sur le bord du divan.

 

– Un tel risque était prévu et j’en étais protégée. Regardez à côté de vous, Alan.

 

Il se retourna et regarda. Là où reposait sa main, un petit panneau, de quelques centimètres de côté, s’était ouvert sur le côté du divan.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en la regardant de nouveau.

 

Elle lui fit un sourire, la main toujours près de l’ouverture.

 

– Vous ne voyez rien, ici, Alan ? demanda-t-elle.

 

– Un disque et un bouton, répondit-il.

 

Elle acquiesça de la tête.

 

– Un disque et un bouton, comme vous dites ; mais savez-vous ce qui se produirait si mon doigt appuyait sur ce bouton ?

 

Elle fit coulisser le panneau. Il secoua la tête.

 

– Je ne sais pas, répondit-il.

 

– Eh bien, poursuivit-elle, là-haut, au-dessus de nos têtes, dans le corps de la sphère, il y a deux citernes pleines d’un certain liquide. Si j’appuyais sur ce bouton, le contenu des deux citernes s’écoulerait dans une troisième, et au moment où cela se produirait, la sphère entière se transformerait en une masse fondue, avec tout ce qu’elle contient. Ce serait fini en une seconde.

 

Dundas eut un recul.

 

– Grand Dieu ! mais pourquoi, Hiéranie ?

 

Elle répondit, songeuse :

 

– Pour la raison même que vous venez d’évoquer. Il a été reconnu que tout ce qui se trouve ici, en certaines conditions, risquerait d’être une malédiction au lieu d’une bénédiction, quand viendrait le temps. À chacun de nous était donné le droit, lorsque nous nous éveillerions de notre sommeil, de juger de ce qui serait le mieux, et alors nous pourrions rompre notre promesse en perdant la vie.

 

– Et vous l’auriez fait ? demanda-t-il.

 

Elle hocha la tête en réponse.

 

– Oui, plutôt que de voir tout ce qui est ici tomber dans de mauvaises mains. En vérité, poursuivit-elle après une interruption rêveuse, si Andax ou moi n’étions pas ici comme guides, il vaudrait mieux que tout disparaisse. Votre monde n’est pas prêt pour employer avec sagesse tout ce qui est caché ici.

 

– Vous avez une piètre opinion de nous, Hiéranie, dit-il en souriant.

 

Elle répondit avec gravité :

 

– Non, pas vraiment. Beaucoup de ce qui est ici serait bien utilisé, avec sagesse, mais il y a par contre d’autres choses qui risqueraient d’être mal employées. Prenez, par exemple, ce cylindre qui a provoqué tant de dégâts dans la galerie des machines. Ah ! Alan, cette fois-là, vous avez échappé à la mort de peu. Vous voyez, bien que cet instrument ait été inventé comme arme de guerre, cela devint par la suite l’un de nos meilleurs appareils de terrassement. On pouvait l’employer dans le but de creuser des canaux et autres ouvrages semblables. Si on l’utilise proprement, il fait plus de travail en un jour que tous vos ingénieurs en un an, et même deux ; mais on pourrait aussi bien l’utiliser comme arme.

 

– Et comme arme ? demanda Dundas.

 

– On peut l’employer à dévaster un pays sur un rayon de cent cinquante kilomètres. Il exterminerait alors tout être vivant, et transformerait le pays atteint en un désert noir. Dans notre langue, on l’appelait d’un mot qui signifie « le dévastateur » dans la vôtre. Dites-moi, Alan, aimeriez-vous que le secret d’un appareil semblable devienne la propriété de n’importe quelle nation de votre monde ?

 

Dundas secoua la tête.

 

– Non, c’est impensable. À la première querelle, il serait employé par une nation, ou même par toutes.

 

– Vous voyez donc, reprit Hiéranie, qu’il vaudrait mieux tout perdre que de courir un risque de cet ordre, à moins qu’il n’y ait une puissance pour contenir les éléments dangereux parmi vous. Et ceci n’est qu’un exemple ; il y a une vingtaine d’appareils dans les galeries qui pourraient être mésusés d’une façon tout aussi désastreuse. Pour pouvoir être employés, leur secret doit être connu plus ou moins largement, et sans une main pour la guider, la race entière pourrait bien être annihilée.

 

Dundas resta silencieux un moment.

 

– Je ne doute pas que vous ayez raison, Hiéranie. Ce serait une catastrophe que de confier la puissance dont vous parlez à n’importe quel peuple ou à tous sans une influence modératrice. La tentation de mettre la suprématie aux enchères serait irrésistible si cette puissance n’appartenait qu’à un seul peuple, et s’il y en avait deux ou plus, cela équivaudrait à la disparition de tous ceux qui se disputeraient.

 

– Aussi, voyez-vous, Alan, que le sacrifice de tout ce qui se trouve ici ne serait pas trop grand pour éviter l’arrivée d’un tel malheur. Toutefois, Dieu merci, la responsabilité reposera d’ici peu sur les épaules d’Andax. Et maintenant, mon chéri, je vais vous poser une question. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

 

Elle mit un doigt sur ses lèvres pour arrêter ses dénégations.

 

– Écoutez ; vous avez été à Glen Cairn il y a deux jours ; depuis, vous avez quelque chose en tête. Qu’est-ce que c’est ?

 

Dundas eut un rire.

 

– Vous… que dois-je dire, merveille des merveilles ? Il faudra que je marche avec précautions quand nous serons mariés. Je me flattais que mon comportement général ne montrerait pas mon inquiétude, et pourtant vous la connaissiez depuis le début.

 

Elle acquiesça en souriant.

 

– Je n’ai pas besoin de magie pour découvrir cela. Dites-moi…

 

Il la regarda, songeur.

 

– Pourriez-vous trouver si je ne disais rien ? demanda-t-il.

 

– Je le pourrais, bien sûr, mais je ne le ferais que si vous m’en donniez la permission, répondit-elle.

 

– Alors, je vous la donne, dit-il.

 

Elle lui prit les mains et le regarda dans les yeux un moment avant de parler.

 

– Ainsi, dit-elle après un long moment, c’est Dick, et j’avais raison.

 

– Oui, c’est Dick. Je ne le comprends pas. Je suis allé lui demander de me dire définitivement s’il venait ou non. Il a refusé.

 

– Je m’y attendais, répondit-elle. A-t-il donné une raison ?

 

– Il m’en a donné une, répliqua Dundas, mais je doute que ce soit la bonne. Dick a changé.

 

Il s’interrompit.

 

– Dites-moi ce qui s’est passé entre vous, demanda-t-elle.

 

– Je suis allé le voir à l’hôpital. Quand je lui ai dit qu’il me fallait savoir s’il avait l’intention de venir avec nous, il m’a d’abord demandé d’abandonner le projet. Je lui ai dit que nos plans étaient tout faits, et que je ne voyais aucune raison pour les changer. Il m’a dit alors qu’il avait trop de travail sur les bras et que cela l’empêchait de se joindre à nous pour l’instant. Il ne pourrait pas trouver quelqu’un pour le remplacer. Il semblait éluder mes questions sur ce travail, et à la fin j’ai senti que ce que vous disiez était juste… qu’il était hostile à notre départ.

 

Hiéranie écoutait avec intérêt.

 

– Oui, j’avais raison, Alan. J’ai senti son hostilité envers moi depuis longtemps. Dick m’attacherait les mains si seulement il savait comment. Mais il a une vague idée de ma puissance, et il ne peut trouver de porte de sortie. Nous n’avons pas besoin de nous inquiéter. S’il clamait tout ce qu’il sait au monde, il ne pourrait rien faire. Mais il pourrait nous causer des ennuis en me forçant à lui montrer sans équivoque à quel point il est impuissant. Cela ne concorderait pas avec mes desseins d’employer la force à présent, pour obtenir l’obéissance de lui ou de quelque autorité qu’il pourrait essayer de mettre en jeu.

 

Dundas l’interrompit.

 

– Nous avons sa parole, Hiéranie, et je ne pense pas un instant que Dick romprait sa promesse. Il se pose des questions, peut-être craint-il Andax ? Mais je ne peux douter de sa loyauté.

 

– Eh bien, Alan, nul besoin de se tracasser. Je regrette, car j’aimais bien Dick. Peut-être comprendra-t-il plus tard. Rappelez-vous, il n’est revenu ici que deux fois depuis le jour où je suis allée à Glen Cairn, et je ne pense pas que ce soit l’opinion publique qui l’ait tenu éloigné. Pourtant…

 

Et elle s’interrompit, tournant et retournant la question dans son esprit.

 

– Je ferai attention, malgré tout. Je ne veux pas avoir d’ennuis juste à présent. Allons nous promener vers le fleuve un moment. Cela me fatigue de rester si longtemps à l’écart du monde.