CHAPITRE VIII

 

Un instant, Alan n’en crut pas ses yeux. Le cœur battant, il saisit sa lampe d’une main qui tremblait, et sans se lever de la caisse il en dirigea les rayons dans le vide. Il resta là à regarder fixement, les yeux écarquillés, s’interrogeant. Ce qu’il voyait était une pièce circulaire aux murs nus, d’environ trois mètres cinquante de diamètre. Immédiatement après l’embrasure se trouvait un palier ne mesurant pas plus d’un mètre carré, entouré sur deux côtés par une balustrade du même ciment familier, haute d’un mètre à peu près ; le troisième côté s’ouvrait sur une volée de marches qui descendaient en spirale le long de la muraille, dans l’obscurité.

 

Exactement devant lui, près du plafond bas et sur le mur opposé, ses yeux furent frappés par une tablette sur laquelle s’inscrivaient en relief prononcé trois groupes de caractères, les uns sous les autres. Caractères régulièrement espacés ; le groupe supérieur en comportant trois, le médian quatre et l’inférieur six. Il déplaça légèrement sa lampe d’un côté, puis de l’autre, examinant des yeux l’embrasure.

 

– Eh bien ! Que je sois pendu si je sais où est passée la porte !

 

Celle-ci avait très exactement disparu. Il n’avait pas entendu un son quand elle s’était ouverte et il n’y avait aucune trace d’elle à l’intérieur. Mais, avec un gloussement de plaisir, il résolut le mystère : un sillon de trente centimètres de large s’ouvrait là où elle avait été, et en dirigeant les rayons de sa lampe à ses pieds, il vit qu’elle avait glissé vers le bas dans l’épaisseur même du mur, son bord supérieur effleurait exactement le niveau du plancher.

 

En comptant cinquante centimètres à l’extérieur, trente pour l’épaisseur de la porte, et encore cinquante à l’intérieur, Alan estima que l’épaisseur totale du mur devait être d’un mètre trente. Un mètre trente de ce matériau qu’il commençait à connaître, cela signifiait pratiquement l’indestructibilité. Malgré un tremblement d’excitation Dundas gardait son sang-froid. L’expérience antérieure l’avait rendu très circonspect, et la possibilité d’événements déplaisants l’engageait à contenir son impatience. Sans quitter son siège, il dirigea la lumière sur toutes les parties visibles de l’intérieur. De nouveau, la tablette et ses inscriptions saillantes attirèrent son regard ; pensif, il étudia les caractères longuement.

 

« Ce pourrait être un discours de bienvenue, méditait-il, ou, au contraire, une invitation à ne pas piétiner le gazon. Ça ressemble à un mélange de russe et d’hébreu, avec un rien de persan. En tout cas, une langue morte depuis plus longtemps que les langues mortes auxquelles je me suis frotté, et je ne crois pas trouver une pierre de Rosette dans les environs. »

 

Il éclaira l’escalier en spirale.

 

– On dirait, reprit-il, à moitié pour lui-même, que j’ai trouvé l’entrée du grenier et que si je descends, j’arriverai dans les appartements meublés.

 

Il faillit se lever, mais un pressentiment le retint à nouveau.

 

– Alan, mon petit, il convient d’agir avec précautions, ou tu vas te trouver dans une sale situation. Les architectes de ce bâtiment, peut-être pas si accueillant que ça, n’étaient pas des laissés pour compte. La façon dont cette porte s’ouvre est une leçon instructive. Supposons, Alan, que tu touches sans le vouloir quelque chose à l’intérieur et que la porte se referme. Tu serais dans une drôle d’impasse, et ça a toutes les chances de se produire. C’est l’endroit le plus aventuré où tu te sois engagé, fiston.

 

Ainsi couraient ses pensées, et il décida de n’omettre aucune précaution pour diminuer tous les risques possibles, et même les impossibles.

 

D’abord, il en revint aux leviers, et après avoir noté soigneusement leur position, il se remit à les déplacer en surveillant la porte. Comme rien ne se passait, il les replaça dans l’ordre qui avait déclenché l’ouverture. Puis il se munit de la barre à mine et revint à l’embrasure d’où, sans franchir la porte, il appuya sur toute la surface du palier intérieur pour déceler une trappe éventuelle. Enfin satisfait, il prit sa lampe et entra dans la pièce. Debout dans l’entrée, il dirigea la lumière vers l’obscurité, au-dessous de lui, mais il ne vit que les marches qui s’enfonçaient en tournant dans le noir, bien au-delà de la portée de la lampe. Comme la pièce avait environ quatre mètres de diamètre et les marches un mètre de large, il se trouvait donc devant un puits circulaire, large d’environ deux mètres en son milieu, menant Dieu seul savait où. Dundas avait beau écarquiller les yeux, il ne pouvait rien distinguer dans l’obscurité à plus de huit ou dix mètres, où la lumière encore se reflétait sur la balustrade.

 

Il revint à l’extérieur pour prendre un morceau durci de terre glaise et le tenant éloigné du rebord, il le laissa tomber, écoutant intensément. Dans le silence, il décela le sifflement de son passage à travers l’air, mais aucun bruit d’impact. Il se redressa et laissa errer pensivement ses regards autour de lui. Ce faisant, la lumière éclairant la balustrade attira son attention sur un détail significatif. Il passa un doigt sur la surface polie et l’examina sous la lampe.

 

« Pas une trace. Pas un grain de poussière. Et pourtant… des siècles sans nombre… Grands dieux !… Qu’est-ce que cela veut dire ? »

 

Il continua à murmurer des grognements indistincts. Une chose pourtant était claire dans son esprit. Il serait fou de tenter la descente sans s’assurer du mieux possible de l’état de l’air dans le puits. Il était plus que probable qu’il s’était vicié, empoisonné, et se trouver pris au fond signifierait la mort certaine. Une idée lui vint et il décida de la mettre aussitôt à exécution ; un plan qui à la fois contrôlerait l’atmosphère et lui donnerait la profondeur du puits.

 

Il se précipita vers la ferme et, après avoir fourragé dans un tiroir de son armoire, il trouva plusieurs lignes de pêche, puis il décrocha une lampe tempête dans la cuisine, et retourna avec le tout au hangar. Il alluma la lampe tempête et l’attacha à une des lignes et, se penchant sur la balustrade, il la laissa filer lentement après avoir passé le fil dans une rainure au bout d’un bâton pour que la lampe se maintienne au centre du puits et ne se heurte pas à la balustrade en descendant. Il déroula la ligne précautionneusement, mètre par mètre, et regarda diminuer la lumière à mesure que la profondeur croissait.

 

À vingt mètres, la première ligne finissait. Il en attacha une nouvelle et continua à faire descendre la lampe. En se penchant, il pouvait suivre la lueur mais elle était trop bas pour qu’il distingue quoi que ce soit. Puis la seconde ligne finit, vingt mètres de plus, en tout quarante mètres. Une ou deux fois, le silence fut rompu par un faible écho. La lampe avait heurté la balustrade et le son montait, étrange et amplifié. Alan ajouta une troisième ligne aux précédentes et continua à filer le tout comme avant. La moitié de cette dernière était utilisée et, en écarquillant les yeux, il pouvait apercevoir un faible point lumineux dans les profondeurs.

 

– Au diable ! pensa-t-il, il pourrait y avoir trois cents mètres ou plus et je n’ai plus qu’une ligne.

 

À cet instant, le fil s’amollit dans sa main, et de l’abîme monta un son étouffé annonçant un contact.

 

– Enfin !

 

Il regarda ce qui restait de ligne dans ses mains pour en évaluer la longueur.

 

– Cinquante mètres au moins. Bon Dieu Quel trajet cela va faire !

 

Il sonda les environs du fond pour s’assurer que la ligne ne s’était pas accrochée quelque part et qu’elle était vraiment parvenue au sol, puis certain de cela, il se mit à haler le tout. Il ne mit pas longtemps à apprendre que l’air, là en bas, était pur car la lumière devenait de plus en plus nette à mesure qu’elle remontait. Et quand il l’eut en mains, la lampe tempête brûlait comme auparavant. Il en examina le fond, il était tout à fait sec ; et ceci lui suffit : si le puits recelait un danger, ce n’était ni de l’eau, ni de l’air vicié. Maigre renseignement, mais c’était au moins cela de nouveau.

 

Il avait déjà décidé de la conduite à suivre et sa curiosité, maintenant fiévreuse, ne pouvait plus être réfrénée. Malgré les dangers imprévus, il n’aurait pas partagé – fût-ce avec un ami – les honneurs de l’exploration pour un royaume. Laissant la lampe tempête sur le palier, il prit avec lui la lampe à acétylène de sa carriole et la barre à mine de l’autre main, puis il affronta l’escalier et entama la descente. Sa progression était lente car, à l’aide de la barre à mine, il tâtait chaque marche avant d’y poser le pied. En dépit de son impatience, ou peut-être à cause d’elle, son cœur battait bien plus vite que d’ordinaire, mais son esprit demeurait clair car il réalisait pleinement l’importance de conserver tout son sang-froid.

 

Au premier tournant, il perdit de vue l’entrée, et après cela le monde ne fut plus qu’un chemin en spirale descendante et des ombres dansantes. À mesure qu’il s’enfonçait, les échos grandissaient autour de lui. Chaque bruit était magnifié et déformé jusqu’à n’être plus reconnaissable. Le claquement de la barre de fer sur chaque marche qu’il sondait résonnait et roulait vers le haut et vers le bas en profonds murmures métalliques. Le bruit de pas de ses lourdes bottes était rejeté d’un mur à l’autre jusqu’à donner l’impression qu’à chaque enjambée il était accompagné par une foule invisible qui se pressait autour de lui dans l’obscurité. Même lorsqu’il s’arrêtait, intimidé malgré lui, la galerie tournante semblait pleine de mystérieux murmures surnaturels.

 

« Ma pauvre tante ! Quel endroit diabolique… assez pour ficher la venette à n’importe qui », pensa-t-il.

 

Mais il réprima courageusement ses sensations et reprit sa descente.

 

Tout le long du chemin, les murs restaient inchangés et sans faille. Il essaya d’abord de calculer la distance parcourue, mais comme rien n’arrêtait le regard, il perdit bientôt tout sens de l’orientation. Sa progression lente paraissait ne jamais devoir se terminer. L’ombre qui le dominait semblait peser sur lui avec une force palpable, et malgré toutes ses tentatives pour en éloigner l’idée, l’accumulation des pas fantomatiques qui l’accompagnaient avait l’air de se multiplier.

 

Le claquement de la barre éclatait en échos dans le lointain et lui revenait comme le glas de cloches de fer. Les minutes lui paraissaient des heures depuis qu’il avait entamé sa descente. Les dents serrées, la respiration haletante, il se contraignait à poursuivre. S’il s’arrêtait, il s’abandonnerait à la panique et s’élancerait vers la surface. Il sentit une sueur froide et moite sourdre de son front, et sur sa nuque chaque cheveu se dressait séparément. N’arriverait-il donc jamais au bout de ce sacré escalier ? se demanda-t-il. Est-ce que cette piste tournante, énervante, allait s’enrouler dans une éternité hantée ?

 

– Dieu tout-puissant !

 

Les mots lui furent arrachés des lèvres desséchées par la terreur alors qu’il s’immobilisait sur la dernière marche. La barre à mine rebondit en résonnant sur le sol et il pivota pour s’enfuir… s’enfuir avec un hurlement qui se répercuta en un chœur satanique. Là-haut… là-haut… n’importe où. Oh ! Dieu ! La lumière du jour ! Un instinct animal le fit se raccrocher à la lampe qu’il portait en fuyant. Après le premier cri d’affolement, il ne dit plus rien. Il ne put pas, plus tard, se rappeler les détails de l’ascension. À la fin, l’instinct seul lui donnait la force de monter. L’éclatante lumière du jour calma en partie sa demi-folie comme il courait vers la maison. Là, il arracha la carabine de son râtelier et, y fourrant une cartouche avec le pouce, il retourna à la véranda. Là, il demeura immobile à regarder vers le hangar, l’arme prête à faire feu, attendant l’apparition d’il ne savait quoi.

 

Comme il restait ainsi, le visage pâle, la sueur dégoulinant, une voix derrière lui le fit sursauter. Ce n’était pourtant rien de plus insolite que le conducteur de la carriole du magasin d’alimentation de Glen Cairn, venant lui apporter les provisions. Alan fit un effort pour retrouver son calme ; il répondit avec un sourire au regard étonné de l’homme.

 

– Une dinde sauvage, dit-il. Pas tout à fait légal, évidemment, reprit-il en désignant sa carabine, mais il est difficile de résister à la tentation.

 

Heureusement pour Alan, l’homme n’avait aucune imagination ; il accepta l’histoire sans poser de questions.

 

– À vrai dire, Mr Dundas, quand je vous ai vu sortir de cet hangar, j’étais sûr que vous aviez été mordu par un serpent. Sapristi ! si vous aviez pu vous voir galoper ! Où est-il votre oiseau ?

 

– Parti dans les vignes, dit Alan qui reposa la carabine en regardant par-dessus son épaule.

 

Il prit possession de sa commande et en donna une autre pour la prochaine tournée. Le voisinage d’un homme était tout ce dont il avait besoin pour recouvrer une tranquillité ébranlée et lorsque le conducteur repartit en ferraillant sur la piste, il était presque redevenu lui-même. Quant au conducteur, il parlait tout seul à mi-voix, en arrivant à ceci que « certains gars, ils sont drôles. Que si ç’aurait été un autre que Dundas, il aurait juré qu’on l’avait pris en chasse. Vrai, aussi, penser qu’on peut s’exciter tant pour une dinde sauvage… Bien sûr, à venir comme ça par derrière lui, il pouvait penser que j’étais un Monté et me lâcher un coup de carabine », après quoi il chassa le sujet de son esprit.

 

Alan rentra dans la maison et se versa une large rasade de whisky d’une main qui fit la bouteille battre du tambour sur le bord du verre.

 

– Je suis dans un bel état, murmura-t-il. Mon courage est dans mon verre, aussi.

 

Il avala ce courage et revint sur la véranda pour fixer pensivement le hangar qui abritait le mystère. Là, il réunit en son esprit les diverses pièces du puzzle représentées par les événements survenus au cours de son exploration.

 

– Bon, c’est de la frousse pure… ou bien ?… Non, tout de même ! C’était réel. Mes yeux n’ont pas pu me jouer un tour pareil. Et pourtant, c’est manifestement de la démence totale.

 

Mais, démence ou non, il savait qu’au moment même où il posait le pied sur la dernière marche de cet escalier infernal – une marche qui l’amenait à un grand palier circulaire – exactement en face de l’endroit où il se tenait s’ouvrait un trou dans le plancher du palier, par lequel venait un jet de lumière brillante qui se répandait sur le mur devant lui, et au milieu de cette lumière se montrait, claire et distincte, l’ombre d’une forme humaine levant une main menaçante.

 

Alan était persuadé de ne pas avoir imaginé cela. Mais la parfaite impossibilité, d’abord, de la lumière, et puis d’un être humain, dans de telles circonstances, le faisait hésiter à accepter le témoignage de ses sens. Il jeta un coup d’œil à l’oignon qu’il tira de sa ceinture. Il était quatre heures juste. Il expulsa la cartouche et remit la carabine à son râtelier. Puis il alla dans sa chambre et prit, dans un tiroir de sa table de nuit, un pistolet automatique 7, 65 dont il garnit le magasin de quelques balles. À la porte, il s’arrêta et revint sur ses pas pour ôter ses lourdes bottes et les remplacer par une paire de chaussures de tennis à épaisse semelle caoutchoutée. Il ne voulait plus être accompagné par une armée de fantômes lors de sa seconde descente.

 

Pistolet à la main, il reprit le chemin du hangar. À la porte, il écouta attentivement. Pas le moindre bruit ne rompait le silence. Il avança et plongea les yeux dans le puits. Là, il vit la lampe à acétylène qu’il avait abandonnée dans sa fuite et qui brûlait toujours clairement. Il écouta encore avec attention quelques instants, puis se laissa glisser. Dans l’embrasure massive, la lampe tempête brillait encore, éclairant l’intérieur. Il prit la lampe à acétylène et, le doigt sur la détente de l’automatique, il fit un pas en avant. Il se pencha sur la balustrade et écouta, tous ses sens en éveil. Le silence absolu n’était brisé que par sa respiration profonde. Alors, les lèvres serrées et les nerfs tendus, il se dirigea vers l’escalier.

 

Il lui fallut beaucoup de courage pour se forcer à descendre dans cet abîme noir où tout chuchotait. En dépit de sa maîtrise, une chair de poule le hérissait et l’avertissait que chaque tournant de ce chemin en spirale pouvait le mettre en face de quelque chose qui n’avait pas de nom et qui serait bien au-delà de tout ce qu’il pouvait imaginer.

 

Il descendait, plus vite cette fois, car il n’avait pas besoin d’éprouver le chemin. Pour éloigner son esprit du danger, il comptait les marches. Il tenait la lampe de façon à projeter la lumière aussi loin que possible en avant, et sa main droite serrait le pistolet, prêt à faire feu. À la cent-cinquantième marche, il s’arrêta, et en quelques instants le murmure de sa propre marche s’évanouit dans le silence poignant. Un silence si intense qu’il pouvait entendre clairement les battements de son cœur. Il se reprit et poursuivit. Cent-soixante-et-quinze…, quatre-vingt… il devait sûrement approcher de la fin. Dix marches encore, et toujours l’obscurité.

 

Et soudain, sa lampe accrocha quelque chose qui brillait, un peu plus bas, la barre à mine tombée sur le palier inférieur. Alan s’arma de tout son courage en prévision de ce qui l’attendait. Mais il ne put pas avoir de certitude avant d’être parvenu sur la toute dernière marche. D’une démarche féline, tous ses nerfs en alerte, il descendit. Alors seulement il sut que ses yeux ne l’avaient pas trompé. La lumière et la silhouette étaient toujours là.