CHAPITRE V

 

Pendant ce temps, sur la longue route blanche, au milieu des vignobles ordonnés et des fermes disséminées blotties dans les vergers, Marian et Alan filaient derrière un Billy agité, dans un silence que ni l’un ni l’autre ne semblaient vouloir rompre. Peu de femmes, même en ce district de cavalières, seraient restées assises, calmes et insouciantes, à côté de Dundas, au su des légendes qui entouraient Billy.

 

Alors qu’une fille de la ville se serait accrochée à la rambarde, les jointures blanches, Marian restait, les mains jointes et paisibles, accordant le balancement de son corps à celui de la carriole. Adorant les chevaux elle-même, elle observait, fascinée, la bataille que livraient les fermes mains brunes de l’homme pour vaincre les efforts incessants du petit diable affairé à s’assurer entre ses brancards le contrôle de la situation.

 

Le dressage de Billy avait été des plus singuliers. Ses ascendants étaient plus réputés pour leur vitesse que pour leur bon caractère. George MacArthur l’avait acheté, poulain d’un an, et sous les leçons de ce gentleman capable, il avait acquis nombre de ces caractéristiques qui rendaient le fait d’être assis derrière lui plus divertissant que prudent. Après une nuit au club, George avait l’habitude de grimper dans son siège et de déclarer qu’il était Apollon conduisant le Char du Soleil… Une spécialité de MacArthur, quand il se trouvait sous l’influence du whisky du club, était d’en revenir aux classiques. Il se dressait alors et poussait l’animal à moitié fou jusque chez lui en un galop sauvage, du départ à l’arrivée. Bacchus devait tenir George en grande estime car, en dépit d’une douzaine d’accidents, la nuque qui s’offrait presque toutes les nuits en otage à la Chance demeura intacte.

 

Mais Billy prit ces leçons à cœur ; à présent, quand il pouvait se libérer de la routine du trot en rentrant, nulle puissance humaine n’aurait pu stopper son élan insensé avant qu’il ne soit parvenu chez lui. MacArthur, las d’acheter de nouvelles carrioles, avait envoyé Billy à une vente aux enchères et insisté pour que le commissaire-priseur lise une garantie décrivant Billy comme parfaitement sain, cheval idéal pour un lunatique ou quiconque envisagerait le suicide.

 

Sous cette garantie, Alan avait acquis pour deux souverains ce qui, à l’origine, avait coûté cinquante guinées à MacArthur. De bons soins et de la fermeté avaient fait merveille, mais de temps à autre un instant d’inattention donnait une chance à Billy et les gens avaient alors une vision fugitive mais excitante de Dundas en train de défoncer et le code de la route et tous les records.

 

Alan disait, quand on lui demandait pourquoi il gardait Billy, que s’en séparer le priverait des joies d’une allure royale.

 

– Vous n’avez pas idée à quel point les gens sont polis envers moi quand B. B. B. se lance. J’ai vu des dizaines de véhicules sortir de la route à mon apparition et s’arrêter jusqu’à ce que je les croise.

 

Cette nuit, Alan conduisait avec des précautions particulières, car son chargement était précieux. Il se sentait flatté, aussi, que Marian se soit confiée à lui sans hésitation. Il attendit d’avoir brisé le premier emballement de Billy et de l’avoir contraint à un trot régulier pour se tourner vers sa compagne.

 

– Il n’est pas aussi mauvais qu’on le dit, n’est-ce-pas ?

 

Marian se mit à rire.

 

– Aucun cheval ne pourrait être mauvais à ce point, même pas Billy, mais il est splendide, splendide !

 

Puis, après un silence :

 

– Je pense pourtant qu’il est criminel d’avoir commencé par abîmer une si belle bête.

 

– Ne le croyez pas, répondit Alan. J’ai étudié Billy à fond depuis trois ans, et je suis convaincu à présent que ses habitudes sont un don. MacArthur n’a fait que les cultiver, de même qu’on cultive une belle voix.

 

– J’admets qu’en l’espèce il n’aurait pu avoir un tuteur plus capable, dit Marian en regardant devant elle.

 

Alan jeta un coup d’œil sur le visage calme, désapprobateur, et sourit.

 

– Et tu, Brute[1], dit-il doucement.

 

Elle le dévisagea abruptement.

 

– Vous défendez MacArthur ?

 

– Du simple fait qu’il est mon ami, oui ; et encore plus à présent, peut-être.

 

Elle médita un instant cette réponse.

 

– Oui, dit-elle, je pensais bien que vous le défendriez.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ?… approbation ou le contraire ? demanda-t-il.

 

– Cela signifie seulement que je vous jugeais loyal envers vos amis, qu’ils aient raison ou tort. Mais aussi, en l’occurrence, que je ne suis pas d’accord avec vous.

 

– Dieu a fait de lui un homme… cela devrait suffire. Du calme, Billy, ce n’est qu’une vache.

 

Les trente secondes suivantes furent bien remplies, jusqu’à ce que le cheval se soit remis de sa crise de nerfs.

 

Alors, Marian reprit le fil de la discussion :

 

– Tout cela est bel et bon, mais est-ce juste, je vous le demande ? Supposons, par exemple, que je me laisse aller à flirter avec ce jeune homme au « Star and Garter », ce qu’à Dieu ne plaise car, ce me semble, il a une passion pour la bière. Votre charité irait-elle jusqu’à m’absoudre ?

 

Dundas compara les choses en lui-même et rit doucement.

 

– Je me mettrais à douter très fort de votre goût, sans compter les convenances. Mais votre parallèle dépasse les limites d’élasticité de mon imagination. Disons plutôt le Révérend John Harvey Pook, et j’essaierai de voir la chose.

 

Marian fit la moue.

 

– Si je devais choisir, le jeune homme aurait ma préférence. Mais répondez à ma question, au lieu de vous moquer de moi.

 

Ils avaient quitté la grand-route, et le claquement des sabots de Billy était étouffé par la poussière de la piste informe qu’ils suivaient et qui se tortillait, tantôt sous les grands arbres, tantôt dans des clairières. La lune éclaboussait leur chemin de taches noires et argentées, et dans les murmures de la nuit ils allaient, comme en un décor de rêve.

 

Alan se tourna vers elle. Elle ne lui avait jamais paru si adorable, si désirable. La magie de la nuit pénétrait son sang. Sa décision de se taire de la semaine passée s’effritait. Pourquoi, pensait-il, s’entretenir avec légèreté d’un autre ? L’heure leur appartenait… l’heure qu’ils laissaient filer derrière eux avec les claquements des sabots ferrés. Chaque battement de son cœur lui criait de parler. Comme attirée, elle tourna la tête et rencontra son regard. Alors, pour la première fois de sa vie, elle baissa les yeux devant ceux d’un homme. Alan dit doucement :

 

– J’ai ri, mais Dieu sait que je ne le voulais pas, Marian. Je ne peux pas supporter, même par plaisanterie, de vous entendre vous calomnier vous-même. Pour moi, l’idée est pire qu’un sacrilège.

 

Il réunit rapidement les rênes dans sa main droite et posa sa main gauche sur les siennes. Elles se crispèrent un instant puis se calmèrent. Il les garda ainsi quelques secondes et, s’inclinant, il les porta à ses lèvres sans qu’elles résistent. C’est alors que les yeux de Marian laissèrent filtrer son secret.

 

– Oh, Marian, Marian, dit-il tendrement.

 

Des paroles définitives montaient à ses lèvres, mais le destin avait décidé que, pour l’instant, elles ne les franchiraient pas.

 

Il avait tout oublié pour la fille qui l’accompagnait et sa main droite s’était relâchée, au moment même où un lièvre fusait de l’ombre d’un tronc d’arbre abattu et filait sous le nez de Billy. Les rênes échappèrent presque à Alan qui les retint de justesse, mais trop tard. Les deux pieds bloqués contre la ridelle avant, il jeta tout le poids de son corps et la puissance de ses bras dans la balance. Mais le souvenir d’autres occasions où Billy avait pris le mors aux dents lui avait appris que sa force était impuissante.

 

Alors, son seul espoir était de mettre toute son habileté à éviter les obstacles et les arbres. Il serra les dents et plissa les yeux pour deviner, dans la lumière inégale, les dangers à surmonter. Il ne regarda Marian qu’une fois. Le déplacement de l’air avait repoussé son chapeau jusqu’à ses épaules et sa chevelure était un nuage qui balayait son visage, mais dans ses yeux, nulle trace de frayeur n’apparaissait.

 

– Ne vous inquiétez pas pour moi, Alan ; je vous fais entière confiance.

 

Elle l’appelait par son prénom pour la première fois, et le danger présent ne put empêcher le frisson qui le parcourut. Sans sa présence, il se serait laissé aller à l’exaltation, mais la pensée du risque couru par elle le fit serrer les dents sauvagement. Il sciait la bouche de Billy comme il ne l’avait jamais fait, et pourtant le cauchemar s’étendit sur deux kilomètres sans un signe de faiblissement dans la vitesse de l’animal. Un kilomètre de plus les amènerait à l’allée où ils devaient s’engager pour parvenir à la maison de Marian, et Dundas se rappela que juste après ce virage se creusait un ruisseau à sec, de deux mètres de large ; seul un petit pont étroit permettait de le franchir.

 

Et, tout en évitant les obstacles et les troncs d’arbres, il évaluait le risque, soit à tourner, soit à poursuivre tout droit, grognant en lui-même que les deux solutions conduisaient au désastre. Ils n’étaient plus qu’à deux cents mètres du tournant, et Alan avait décidé de tenter le passage du pont, lorsqu’à son soulagement il sentit la course folle de Billy fléchir. Pour la première fois, il avait vaincu en ligne droite, et bien qu’ils prissent le virage sur une roue, au moment où ils arrivèrent en vue du portail blanc qui terminait l’allée, Billy renâclait de colère mais se comportait par ailleurs comme un animal normal.

 

– Je suis désolé, Marian, vraiment. C’était ma faute, dit-il simplement. J’aurais dû surveiller Billy plus étroitement.

 

La jeune fille se tourna à demi vers lui et posa légèrement la main sur sa manche.

 

– Ne vous accusez pas, Alan, je vous en prie. Vous pouvez me croire si je vous affirme que, pas un instant, je ne me suis sentie en danger. Je n’aurais voulu manquer cela pour rien au monde. Ç’a été une belle lutte, et j’étais sûre que vous la gagneriez à temps.

 

Alan eut un demi-sourire.

 

– Ce n’est pas un grand honneur pour moi, car jamais Billy n’a abandonné si vite. J’ai eu l’impression que c’était soit « Cootamundra », soit le petit pont.

 

Il tira sur les rênes et Billy s’arrêta devant le portail. Une voix s’éleva de l’ombre, dans l’avenue qui s’ouvrait au-delà.

 

– Est-ce toi, petite ?

 

La braise d’un cigare s’approcha dans l’obscurité.

 

– C’est mon père, murmura-t-elle, puis, à voix haute : Oui, père, Mr Dundas m’a accompagnée.

 

Le propriétaire de la voix s’avança dans la lumière.

 

– Oh ! Dundas, entrez. Il n’est pas trop tard pour un verre de vin.

 

Billy s’agitait, inquiet, et recula de quelques pas.

 

– Je crains de ne pas pouvoir accepter, cette nuit. B. B. B. n’admet pas de veiller.

 

Il serra tendrement la main de Marian qui se levait.

 

– Bonne nuit, Marian, dit-il doucement.

 

– Bonne nuit, Alan. Faites attention en rentrant, répondit-elle en un murmure.

 

Une seconde après, elle avait sauté avec légèreté sur le sol. Billy pivota à moitié, tirant avec humeur sur les rênes. Debout sous la lumière qui inondait son visage levé, Marian souriait.

 

– Bonne nuit, Mr Dundas, et merci beaucoup pour la promenade.

 

Alan agita la main cependant que la carriole virait avec un à-coup, et un instant plus tard disparaissait au galop dans l’allée.

 

Marian restait près de son père, à regarder les deux étoiles rouges qui s’éloignaient.

 

– Ça, dit son père, c’est un homme, mais que je sois damné si j’aime le cheval. Comment s’est-il comporté sur la route ?

 

Marian entoura ses épaules d’un bras et le regarda en riant.

 

– Si tu me disais à qui tu fais allusion, l’homme ou le cheval, je pourrais répondre, dit-elle.

 

– Oh, fillette ! dit-il, lui prenant la main et la considérant d’un air tendre. Je pensais aux deux. Marian attira à elle la tête de son père et l’embrassa.

 

– Cher papa, en tant que juge en hommes et en chevaux, je peux dire que ni l’un ni l’autre n’auraient pu mieux se comporter.

 

Ce qui, si l’on y réfléchit, était une réponse véritablement féminine. Mais elle resta éveillée toute cette nuit-là, souriant de bonheur à ses pensées.

 

Heureusement pour Alan, la performance de Billy avait épuisé la majeure partie de son goût pour la cavalcade, cette nuit au moins, car dans l’état chaotique de ses pensées, Dundas ne prêtait guère attention ni à la route, ni au cheval. L’unique coup d’œil de Marian lorsqu’il avait porté ses mains à ses lèvres avait été une révélation et il savait, sans besoin d’échanger le moindre mot, avoir éveillé en elle l’amour dont, jusqu’à présent, lui-même n’avait pas été conscient ; et l’émerveillement le tenait sous le charme.

 

Il n’était pas vaniteux, et il tentait vaguement d’analyser ce que cette jeune fille calme, sûre d’elle, pouvait bien voir en lui pour lui offrir un tel cadeau ; mais la solution de ce problème lui échappait parce que, se détachant sur le fond de ses réflexions, il entendit la douce et tendre voix : « Ne vous inquiétez pas pour moi, Alan ; je vous fais entière confiance. »

 

Il passa plus de temps que de coutume à panser Billy après son arrivée à « Cootamundra », et quand il eut fini il asséna une claque sonore sur la croupe du poney qui mâchonnait avec satisfaction.

 

– Billy, petit diable, je ne sais pas si je devrais te fusiller ou t’accorder une pension de trois balles d’avoine par jour. Il faudra que je demande à Marian.

 

Il revint vers la ferme et considéra avec dégoût la solitude obscure. Pour la première fois depuis qu’il en était devenu le propriétaire, elle lui semblait peu attrayante et sans rapport avec un foyer. Peut-être était-ce par réaction avec l’atmosphère agréable de la maison de Bryce que le tableau lui apparaissait si sombre, mais, debout et immobile, il se demandait quelles seraient ses sensations à rentrer chez lui pour trouver les fenêtres éclairées et, peut-être, voir Marian traverser la véranda pour l’accueillir.

 

Il déverrouilla la porte, découvrit que la lampe qu’il voulait allumer était vide et passa cinq minutes à craquer des allumettes en quête d’une chandelle à la lueur de laquelle il put la remplir. Il éclaboussa de pétrole ses vêtements, et avant d’en avoir terminé il avait déclaré à tous ses dieux lares que le célibat était un jeu d’idiot. Alors il bourra sa pipe et s’assit pour réfléchir à tout cela, mais le démon de la bougeotte intervint et le poussa dans la nuit pendant une heure, à déambuler sur le chemin qui entourait la ferme, si absorbé que ses pensées ne se dirigèrent même pas vers le hangar qui, pourtant, brillait comme de l’argent sous la lune. Quand, enfin, il s’en revint dans la maison, il se rappela qu’il avait oublié de faire son lit et, ayant mené à bien cette opération, il déclara à nouveau, plus fort et avec plus d’énergie qu’auparavant, que le célibat était décidément un jeu d’idiot.