CHAPITRE XXVIII

 

Une douce et claire nuit sans lune les vit tous deux se diriger lentement vers les grands arbres qui bordaient le fleuve. Hiéranie leva les yeux vers le ciel.

 

– Rien n’a changé beaucoup, là-haut, Alan, depuis mon sommeil ; regardez, là, la planète rouge. Ce doit être un monde très vieux, maintenant, et un monde très sage. Je me demande si ses habitants communiquent toujours avec vous.

 

– Communiquer avec nous ? Comment ?

 

– Nous correspondions avec eux, jadis, répliqua Hiéranie. Ce sont eux qui ont averti notre monde de la catastrophe imminente, bien avant que nous ne puissions la prévoir.

 

– Mais comment pouvaient-ils vous parler ? répéta Dundas.

 

– Est-ce que vous connaissez ces lumières colorées, dans le ciel de chaque pôle ? demanda Hiéranie.

 

– Les aurores, voulez-vous dire ?

 

– Peut-être. Les lumières dont je parle se produisent la nuit sous la forme de couleurs toujours changeantes, et elles apparaissent en général aussi bien au pôle Nord qu’au pôle Sud. C’est ainsi que la planète rouge s’adressait à nous.

 

– Nous les connaissons depuis des siècles, répondit Dundas, mais elles ont toujours été un mystère. Aussi, pourquoi se montrent-elles presque toujours aux pôles, où il y a si peu de gens pour les voir ? Peut-être, si elles nous avaient été plus familières, les aurions-nous comprises ?

 

– Ils employaient les pôles à cause des longues périodes d’obscurité, répliqua Hiéranie. Oui, il est étrange de penser que durant tous ces millions d’années ils connaissaient le bouleversement du vieux monde et essayaient de réparer l’anneau brisé de la chaîne. Ils savaient qu’une nouvelle race émergerait et que le moment arriverait où quelqu’un interpréterait leurs signaux. Avant longtemps, nous pourrons leur répondre, et savoir comment ils ont survécu. Mais je crains que ce ne soit une triste histoire, car ils formaient un vieux peuple, et ils doivent approcher de leur fin maintenant.

 

Ils étaient arrivés près de l’arbre abattu devenu leur lieu de retraite, depuis la nuit qui avait marqué leurs vies. Un long moment, ils restèrent assis côte à côte sans un mot, car ils avaient rarement besoin de parler pour se comprendre. Ce fut Dundas qui rompit le silence.

 

– Si le ciel n’a pas changé, Hiéranie, qu’en est-il de la Terre ?

 

– J’y pensais à l’instant, Alan, répondit-elle. J’aimerais que vous puissiez la voir comme je la voyais jadis.

 

Après un instant, elle poursuivit :

 

– C’est par une nuit semblable à celle-ci que, voici longtemps, j’étais là avec deux autres, à attendre notre destin. Pensez, Alan… nous surplombions une grande vallée, de peut-être quinze kilomètres de large, dans laquelle coulait, vers la mer, un large fleuve. Même d’où nous étions, nous pouvions suivre son cours, et partout dans la vallée se découpaient des taches de lumière. Juste derrière nous, la masse noire de la grande sphère nous dominait sur son piédestal, près de sept cents mètres de hauteur.

 

« Mais nous y pensions fort peu. Nos réflexions allaient, de l’autre côté du fleuve, à une lueur plus brillante que les autres. Cette lumière provenait de la salle du Grand Conseil où l’on procédait au choix final de ceux qui demeureraient en arrière. On savait qu’Andax avait déjà été sélectionné. il en restait deux encore à être nommés, et nous savions que, de nous trois, deux seraient pris. Lesquels ? Pour ma part, je priais pour que le sort ne tombe pas sur moi. Ce que pensaient les autres, en attendant là, je ne le sais pas. L’une était mon amie de toujours. Alan, vous dites que je suis belle ; vous auriez dû la voir pour savoir ce qu’est la beauté. »

 

Il eut un rire léger et inclina ses lèvres sur sa main.

 

– Je suis satisfait ainsi, chérie.

 

– Mais c’est vrai, Alan, continua-t-elle. L’autre était son amoureux. Étrange, n’est-ce pas ? Ils savaient que le monde était au bord de l’abîme, mais ils ne craignaient pas la mort, qui les ferait disparaître ensemble. Ils avaient peur que l’un d’eux soit appelé pour rester en arrière alors que l’autre mourrait. Et ainsi nous attendions, tous trois. Il restait six noms pour le choix final. Andax avait déjà été retenu, comme je vous l’ai dit. Deux autres avaient été écartés, et à présent approchait le moment où viendrait l’appel… Il paraissait long à venir. J’étais assise un peu à l’écart des autres, et de temps en temps j’entendais les mots d’espoir qu’ils échangeaient en murmurant. Mais le monde semblait très calme. Puis, je vis une petite étoile se détacher de la salle illuminée du Conseil, et je sus. Marnia, mon amie, se dressa et m’appela.

 

« – Il arrive, Hiéranie.

 

« Et nous regardâmes l’étoile devenir de plus en plus brillante à mesure qu’elle traversait la vallée dans notre direction, jusqu’à ce que le messager se dresse devant nous. Il nous apportait l’ordre de paraître devant le Conseil. Nous savions tous trois que le messager avait entendu la décision, mais nous n’osions pas le questionner. Nous quittâmes le sol ensemble et le suivîmes, volant en nous tenant par la main dans l’obscurité paisible…

 

« Je n’oublierai jamais la scène qui se déroula dans la chambre du Conseil. Il y avait là, attendant notre arrivée, les plus grands et les plus sages d’entre nous. Ma mère était parmi eux, et la tristesse de ses yeux ne m’a jamais quittée. Je connaissais personnellement beaucoup de ces personnages, et le vieux président avait été un de mes premiers professeurs. De tous ces visages, ces deux-là se détachaient, et un autre encore. Celui d’Andax, debout à côté de l’estrade du président, et me souriant d’un air cynique.

 

« Alors furent annoncés les noms, le mien d’abord, et mon cœur se serra un peu. J’étais fière d’être choisie, mais je savais à présent pourquoi les yeux de ma mère étaient si tristes. Puis vint le nom suivant, Marnia. Je me retournai vers elle, mais l’angoisse que révélaient ses yeux me fendit le cœur. Elle agitait le bras en direction de son amoureux, debout à côté d’elle, et elle faisait face au Conseil comme si elle allait parler.

 

« Ma voix s’éleva avant qu’elle ne puisse trouver ses mots, et je les suppliai de les prendre tous deux et de me laisser. Mais le président secoua la tête. Le Conseil avait finalement décidé que je devais rester. Ce fut alors Marnia qui s’arrachait à son amoureux et se jetait à genoux devant tous. Nul cœur humain n’aurait pu résister à la supplication qu’elle leur fit d’attendre la fin et de mourir avec l’homme qu’elle aimait. En définitive, ils s’inclinèrent et leur rendirent leur liberté. Et le choix du Conseil se porta sur un de ceux qui avaient été écartés auparavant. »

 

– C’était bien de leur part, d’écouter sa demande, dit Dundas.

 

– Oui, répondit Hiéranie. Je craignais qu’ils ne refusent, mais le président était un descendant du vieux docteur, et son cœur était à la bonne place. Il éleva la voix en leur faveur. Oh, que j’étais heureuse pour eux.

 

– Et qu’est-il arrivé, alors, bien-aimée ? demanda Alan.

 

– Alors, avant que nous ne partions cette nuit-là, nous trois, qui avions été choisis, prononçâmes le serment solennel d’obéissance à la mission qui nous avait été confiée. Nous ne nous écarterions pas des devoirs qui nous attendaient, ni ne reculerions devant eux si un jour venait le temps où nous nous éveillerions de nouveau au monde.

 

Nulle pensée égoïste, nul goût pour la puissance ne nous empêcheraient d’enseigner les lois et les vérités de notre race à la race à venir. Nos vies étaient consacrées à cet unique espoir…

 

« Il me sembla, cette nuit, lorsque notre serment fut prononcé, que j’étais devenue un être à part. Nul ne pouvait prévoir où les événements nous entraîneraient. Depuis longtemps nous avions tous été entraînés en vue des devoirs qui seraient les nôtres ; mais je n’avais pas compris, auparavant, la solennité de tout cela. Jusqu’à ce que j’entende la voix du président nous dire ce qui reposait sur nos épaules désormais, et qu’il nous donne la bénédiction finale de la race qui devait périr.

 

« Pour moi-même, je n’avais pas l’ombre d’une crainte, mais une tristesse terrible s’empara de mon cœur à la pensée que notre monde et tout ce que j’aimais en lui devait si sûrement disparaître à jamais. Quand je quittai le Conseil cette nuit avec ma mère, Marnia m’attendait avec son amoureux, et me supplia de lui permettre de rester avec moi jusqu’à ce que vienne le moment. »

 

– Avez-vous eu longtemps à attendre, doux cœur ? demanda Alan, ému par la tristesse de sa Voix.

 

– Deux jours, Alan, deux jours seulement. Voyez-vous, vers la fin, ils avaient peur que l’événement intervienne plus tôt que prévu. Les trois grandes sphères étaient prêtes pour nous, et un délai pouvait signifier le désastre. Le troisième jour, je me rendis au Conseil, et à midi nous quittâmes la salle du Conseil et volâmes à travers la vallée jusqu’à la sphère qui devait être mon tombeau vivant. Je me rappelle maintenant à quel point la vision de la vallée me toucha en chemin. L’air fourmillait d’innombrables milliers de personnes attendant notre passage et, tandis que nous flottions lentement, le son de leurs voix s’élevait en salutations et vœux, renvoyé comme un tonnerre par les collines. À la porte de la sphère, se tenait Andax. Lorsque nous passâmes, il tendit la main vers moi.

 

« – Ma sœur, ma camarade… à notre prochaine rencontre.

 

« Et il éleva ma main vers ses lèvres. Pour une fois, le sourire cynique avait disparu.

 

« – À notre prochaine rencontre, Andax. Je ne vous ferai pas défaut.

 

« Il rit.

 

« – Le Conseil n’aurait pu mieux choisir. Êtes-vous satisfaite ?

 

« Je lui souris en me retournant pour franchir la porte.

 

« – Redemandez-moi cela quand nous nous reverrons, dis-je.

 

« Et la dernière chose que j’entendis de lui fut son rire qui m’accompagna dans ma descente de l’escalier. »

 

– Il n’avait pas l’air de s’inquiéter beaucoup, mais cela a dû être une épreuve terrible pour vous, dit Dundas.

 

– Oh, pour Andax, c’était une expérience passionnante. S’il ne réussissait pas, eh bien, il mourrait, voilà tout. S’il réussissait, il aurait tout un nouveau monde avec lequel jouer. Quelqu’un de son espèce pouvait-il demander un sort meilleur ? Non. J’oserai dire qu’Andax n’accorda pas une pensée de regret au monde qu’il allait quitter bientôt ; de plus, il ne serait pas là pour étudier la destruction au moment où elle se produirait.

 

– Et vous ? demanda Dundas.

 

– Je ne ressentais nulle crainte pour moi-même, poursuivit Hiéranie. La mort n’était rien. Mais cela me brisait le cœur de laisser derrière moi tant de choses et tant de gens que j’aimais. Il y avait peu de monde avec moi à la fin… ma mère et Marnia, et le président du Conseil, avec deux ou trois autres, ceux qui devaient achever le travail et fermer mon lieu de repos. Le divan était prêt pour moi, et nous avions fait nos adieux. Tout se passa rapidement. Au moment même où je m’étendais sur le divan, Marnia prit une fleur dans ses cheveux et la plaça dans ma main. C’était une hiéranie, « la fleur de la vie », d’après laquelle j’avais été nommée. On l’appelait ainsi parce qu’elle demeurait fraîche et odorante bien des années après avoir été cueillie de sa branche. J’étais étendue. Elle me sourit à travers ses larmes et referma mes doigts sur la fleur.

 

« – Gardez la fleur dans votre main, mon aimée, et lorsque vos yeux se rouvriront, regardez-la d’abord, et si elle a disparu, vous saurez que, nous aussi, nous avons disparu.

 

« Elle s’écarta, et de la main de ma mère je reçus la potion qui amenait l’oubli. Je ne puis à peine me la rappeler, inclinée sur moi tandis que mon esprit s’éloignait et que Marnia installait les couvertures sur mes pieds. Et l’obscurité vint… »

 

– Et ce fut tout jusqu’à ce que vous vous éveilliez et nous aperceviez auprès de vous ? demanda Dundas. N’avez-vous pas eu peur, alors ?

 

Elle glissa un bras autour de son cou et posa tendrement son visage sur le sien.

 

– Non, je n’ai pas eu peur. D’abord, je n’ai pas tout compris. Vous vous rappelez comme je regardais ma main. Il ne restait plus rien de la fleur, si ce n’est une tache brune sur ma paume. Je ne pouvais rien comprendre, car il me semblait alors qu’il ne s’était pas écoulé une heure depuis que Marnia l’avait placée là. Mais la vérité me frappa lorsque je sus qu’une sphère était détruite et lorsque ces cadrans, dans l’armoire, m’eurent appris depuis combien de temps j’attendais mon réveil.

 

– Et vous n’avez toujours pas peur, ma courageuse ?

 

– Quand j’ai regardé dans vos yeux pendant que vous me parliez, Alan, j’ai compris que je n’avais rien à craindre de vous, et peut-être…

 

Elle s’arrêta.

 

– Et peut-être ? demanda-t-il.

 

– Je ne vous le dirai pas, répondit-elle en riant. Cela ne vous rendrait que plus vaniteux.

 

Mais elle le lui dit quand même plus tard, et ceci avant qu’ils ne se séparent, à la ferme, cette même nuit, et jamais confession plus douce ne tomba des lèvres d’une femme.