CHAPITRE XV

 

Dundas se releva et se mit en marche vers le portique. Devant la porte, à présent ouverte, pendait un magnifique rideau qui cachait à la vue l’intérieur. Du linteau aux marches, il tombait en lourds plis satinés et chatoyants d’un coloris fastueux. Impressionné et plein d’espoir, il approcha, puis, d’une main tremblante, il écarta le voile et regarda à l’intérieur. Un long moment, il resta immobile, en proie à mille émotions torrentueuses. Et, obéissant à un instinct qu’il n’aurait pas pu expliquer, il se découvrit lorsque, attiré par une fascination irrésistible, il franchit le seuil. Ses pieds ne firent aucun bruit lorsqu’ils s’enfoncèrent dans un tapis moelleux. Ses yeux étaient aveugles aux merveilles exquises qui l’environnaient, inondées par une lueur rose tombant du plafond sur un décor d’une beauté indescriptible.

 

La respiration haletante, à pas presque craintifs, il avança vers le milieu du temple et là, il s’immobilisa devant la seule chose, ici, qui avait captivé ses regards à l’exclusion de tout le reste. À mi-chemin de chaque extrémité était placé un grand dôme de cristal de bien trois mètres de diamètre. Il était scellé par un anneau d’or terni qui s’élevait jusqu’à trente centimètres environ du sol. Sous le dôme se trouvait un divan bas d’un travail admirable, et sur le divan reposait la forme d’une femme.

 

De longues minutes s’écoulèrent cependant qu’Alan restait là à contempler à travers le cristal cette forme, dont il imitait l’immobilité. Les seuls sons à franchir ses lèvres furent des mots qui semblaient arrachés de son âme :

 

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! C’est merveilleux !

 

À travers son cerveau faisait rage une tornade furieuse de pensées. Il n’osait pas permettre à son esprit de s’arrêter à l’idée qui le traversait. Elle était folle, incroyable, fantastique, dépassant l’imagination la plus insensée. Son esprit avait, par force, accepté la réalité de tout le reste de sa découverte, mais était arrêté par la vision qui reposait devant lui maintenant. Depuis longtemps, il en était arrivé à la certitude que l’origine des galeries dans le temps ne devait pas être comptée en milliers, mais en millions d’années. Il avait admis l’idée de la préservation de la matière, organique et inorganique, mais ceci…

 

– Non ! Non ! Mille fois non !

 

Les mots sortirent de ses lèvres sèches en un murmure rauque. Et pourtant, au moment même où il les prononçait, le frisson fou d’espoir qui lui traversa le cœur semblait donner un démenti aux mots. Il enfonça farouchement ses poings dans ses yeux comme pour rejeter et écraser les espoirs et les désirs qui luttaient pour s’exprimer. Ses bras retombèrent lourdement à ses côtés, et il regarda de nouveau la forme merveilleuse devant lui. Cependant, la certitude que ceci n’était pas une œuvre d’art le frappa avec une force étourdissante. Il le savait sans l’ombre d’un doute, l’être fabuleux qui gisait là était humain, et avait vécu. Il n’osait pas aller plus loin dans ses pensées.

 

Elle reposait, la tête soutenue par un grand coussin blanc presque caché par les masses de cheveux d’un or profond qui encadraient son visage et s’écoulaient sur ses épaules et sa poitrine, voilant presque jusqu’à ses genoux la couverture saphir jetée sur son corps. Ses bras, nus jusqu’aux épaules, étaient allongés de chaque côté. Là où les lourdes vagues de sa chevelure s’écartaient sur ses épaules, Alan vit qu’elle était vêtue d’une robe du bleu le plus pâle remontant presque jusqu’à sa gorge. Le temps avait fait des tissus délicats qui la recouvraient un moule de chaque ligne et de chaque contour de sa forme.

 

Le visage environné par un nuage d’or houleux retenait son regard plongé dans l’extase. Il n’était pas seulement beau ; il était adorable et, d’un charme qui n’appartenait pas à la terre. L’ombre noire de ses sourcils droits et délicats, et les longs cils reposant sur ses yeux, formaient un contraste étrange et merveilleux avec ses cheveux scintillants. Du front, bas et large, aux courbes tendres et polies du menton et de la gorge, chaque élément était parfait et sans défaut. La main de Vénus elle-même aurait pu façonner l’arc des douces lèvres attirantes, et son fils capricieux aurait pu ouvrer des années pour déposer ce doux sourire d’ombre sur elles. C’était un visage tel que tous les dieux de l’Olympe auraient pu tenir conseil à son sujet, pour mêler leur sagesse entière, leur mystère, leur majesté et leur beauté, afin d’en modeler la calme expression de la femme qui gisait comme sur un trône sous ce dais de cristal.

 

Pourtant, le visage semblait voilé, parce que les paupières baissées cachaient les yeux qui l’auraient illuminé de vie. Et par-dessus tout régnait cette pâleur, mais qui n’était pas la pâleur de la mort. Il y avait une faible trace de rose sur les douces joues blanches, et un ton plus soutenu sur les tendres lèvres incurvées. Ils semblaient constituer une étincelle de vie qu’une caresse pourrait aussi bien éteindre à jamais que ranimer en une flamme immortelle.

 

À mesure que ses yeux erraient sur les lignes nobles de la gisante, Alan remarquait que son corps était digne de la tête qu’il soutenait. Étendue de toute sa longueur et la tête un peu surélevée, elle paraissait beaucoup plus grande qu’une femme moyenne, mais parfaitement proportionnée. La robe sans manches qu’elle portait était retenue sur chaque épaule par un nœud de ruban uni du même bleu pâle. Il n’y avait pas trace de joyau ni d’ornement autour de la gorge ou des bras de marbre blanc. La perfection de la nature n’avait nul besoin d’être rehaussée par l’art. La couverture, d’un saphir profond à franges d’or, débordait en plis somptueux jusqu’au plancher de chaque côté du divan et couvrait son corps jusqu’au-dessus de la ceinture, à peine ; et sur elle, reposaient les longues mains délicates. Et Alan, dont les yeux s’abreuvaient à leur pâle beauté, pensait qu’un homme aurait quelque raison à risquer sa vie pour les presser contre ses lèvres, ne fût-ce qu’une fois.

 

Il s’écoula beaucoup de temps avant qu’il ne se sente capable de s’extraire de la transe qui l’avait englouti, pour porter son attention à quoi que ce soit d’autre que la forme gisant devant lui, ou pour mettre un peu d’ordre dans le tumulte de ses pensées. Lorsqu’il put contrôler son esprit pour se livrer à un examen plus précis de ce qui l’entourait, il fut sans cesse distrait par le mystère fastueux qui, sous le dôme de cristal, l’immobilisait soudain, extasié.

 

Le dôme lui-même était digne d’attention. Il semblait être composé de la même substance remarquable que le gobelet de la galerie d’art qui avait défié tous ses efforts pour le détruire. Sa forme, un hémisphère parfait, était en apparence si fragile et délicate qu’il semblait devoir être mis en pièces au moindre contact. Il était clair et limpide comme une grande bulle qui aurait flotté dans l’air avant de se poser sur l’anneau d’or entourant le divan. À l’intérieur de cet anneau, le dallage n’était pas recouvert d’un tapis, et l’espace laissé libre ainsi montrait une exquise mosaïque de joyaux, plus splendide encore que tout ce qu’il avait déjà vu au cours de son exploration.

 

Alan fit lentement le tour du dôme, et, sur le côté opposé de l’endroit où il s’était cantonné jusqu’à présent, il vit un court levier solide ; de toute évidence, il contrôlait un mécanisme lié à la bordure. Il se retint d’y toucher pour un tas de raisons vite apparues. Il remarqua aussi quatre poignées situées en des endroits faciles à atteindre et installées là dans le but de soulever le dôme de son socle.

 

Quand il parvint à se détacher du lieu enchanté, il jeta un coup d’œil général sur le « temple », car ce serait désormais pour lui, le « temple », et, laissant errer ses regards autour de lui, il dut admettre que l’écrin était vraiment digne du joyau. Les constructeurs semblaient avoir prodigué en décoration intérieure et en ameublement tous les raffinements de l’art merveilleux dont ils étaient maîtres. Il mesurait bien vingt mètres de longueur sur dix de large, et ses murs s’élevaient jusqu’à plus de six mètres, en sorte que le dôme lui-même occupait comparativement peu d’espace. C’était comme si les ouvriers avaient pris l’intérieur d’une huître perlière et une perle comme dominante de leur agencement.

 

Les murs étaient un somptueux mélange de roses et de bleus, avec des panneaux étincelants d’opale iridescente, et la lueur vermeille des myriades de lampes groupées sur les murs et au plafond réchauffait l’ensemble jusqu’à le faire palpiter de vie. Disséminés dans la vaste pièce se trouvaient des coffres et des armoires d’un travail merveilleux, mais tous construits pour s’harmoniser avec l’agencement général. Le plancher était recouvert d’un épais tapis moelleux d’un blanc de perle, tissé d’un entrelacs rose délicat allant du plus pâle au corail le plus intense. Il y avait de souples canapés attirants et de grands fauteuils profonds qui tentaient ses membres las, mais, bien qu’épuisé par les diverses émotions de la journée, Dundas ne trouvait de calme qu’à déambuler sans cesse dans la chambre enchantée, s’arrêtant toujours pour fixer une nouvelle fois le dais de cristal.

 

Sur un des murs proches de la porte voilée, Alan trouva une armoire contenant une sorte de tableau de contrôle couvert de boutons minuscules en rangs scintillants. En allant de place en place, il découvrit que c’était la seule armoire de l’endroit dont l’intérieur fût accessible, ou même dont le contenu fût visible. Il les essaya toutes les unes après les autres, mais il eut beau tirer ou flatter les portes, tourner les poignées, rien ne vint satisfaire sa curiosité. À la fin, il se trouva devant une grande table carrée placée à l’extrémité opposée à la porte et y vit un coffre massif de métal décoré d’un merveilleux haut-relief entrelacé. Il le contempla rêveusement. Sans le moindre doute, il était scellé comme le reste. Devant, presque au haut, se trouvait une poignée modelée en un visage grotesque. Il y mit la main et essaya de la tourner. Il y eut un déclic sec, et la paroi antérieure tomba, révélant l’intérieur.

 

Ici, enfin, quelque chose de précis, peut-être la clef du mystère. Son expérience antérieure avait appris à Alan ce qu’il fallait chercher, aussi attira-t-il à lui avidement l’étui plat, sûr qu’il recèlerait un livre. Après un regard sur la couverture, il jeta un cri d’excitation, car, blasonnée en travers, en émail rouge, était une réplique des caractères déjà vus au linteau du « temple ». Les mains tremblantes, il sortit le volume de l’étui, et se mit à en tourner les pages, son excitation se transformant en fièvre, car ses rêves les plus fous semblaient devoir se concrétiser.

 

Il se détourna enfin du livre et fit les cent pas à travers la pièce, les yeux exorbités, comme drogué. Il revint au livre, s’absorba dans chaque page, fasciné et épouvanté à la fois. La première page montrait un dessin de la femme, sous le dôme de cristal. Ressemblance, couleur, et détails étaient parfaits au plus haut point. Puis venaient des diagrammes du levier installé dans le rebord, le montrant qui passait de la position verticale à l’horizontale. Puis la forme féminine, encore, le dôme enlevé. Le dessin suivant montrait deux objets, un flacon rempli d’un liquide d’un vert éclatant, et une seringue à la forme curieuse. Une recherche rapide dans le coffre lui révéla les deux objets représentés.

 

Alan les prit en main délicatement et les replaça, puis revint au livre. La feuille suivante montrait un dessin du bras droit de la femme sur le divan, et juste au-dessus du coude était tracé un cercle, agrandi sur la page opposée où il était accompagné d’une lancette courte à fine lame. De nouveau, un dessin du bras avec une longue incision profonde dénudant l’artère brachiale. S’ensuivait, en détails exacts et très minutieux, l’opération d’injection du liquide vert du flacon.

 

Puis était montré un sablier, et à mesure qu’Alan en arrivait à un nouvel article, il en contrôlait la présence dans le coffre. D’abord on voyait le sablier, la partie supérieure pleine, puis c’était l’inférieure. Ensuite il y avait une image du flacon dont le contenu était d’une couleur rubis foncé et, pour la seconde fois, on montrait une injection du liquide dans l’artère. Seconde injection suivie par la suture élaborée et détaillée de l’incision et le bandage consécutif. Un examen minutieux du contenu du coffre montra à Alan que chaque article, des flacons aux bandages, se trouvait en double, si grand et si évident était le souci d’éviter tout accident. La dernière page montrait, merveille des merveilles, la forme féminine se dressant sur le divan et regardant avec des yeux souriants. Et ces yeux étaient d’un gris merveilleusement profond.

 

Enfin, Dundas referma le livre. L’histoire qu’il venait de lire était trop nette pour laisser subsister le moindre doute en son esprit sur sa signification. Ici, en vérité, se trouvait la clef de tout le savoir caché dans les galeries, et le sens profond de tout ceci pesait sur son âme comme du plomb tandis qu’il réfléchissait à la terrible responsabilité qu’il avait assumée en gardant le secret pour lui-même. Sur lui et sur lui seul reposait le fardeau de décider de ce qu’il allait faire à présent.

 

Il réalisa que le problème présentait un autre facteur, jusqu’à présent négligé. Quelque décision qu’il prît, il devrait en répondre plus tard devant l’être inconnu qui avait attendu, durant des ères sans nombre, sa venue. Et il restait là, près du dais de cristal, le cœur battant d’une émotion nouvelle et inconnue, et il savait que sa vie était à présent liée à celle de la femme étendue là devant lui. Désormais, il n’était plus le capitaine de son âme. Maintenant, cœur et existence, il était à la merci d’un autre être.

 

Depuis qu’il avait franchi le seuil, Alan avait perdu toute notion du temps. Soudain, il prit conscience d’une sensation insurmontable de fatigue. En dépit de tout, pourtant, il ne pouvait s’arracher à la splendeur royale de la forme qu’il contemplait. Une crainte lui venait, s’il la laissait un instant, qu’il lui arrive malheur ; il parvint non sans difficulté à se raisonner et à penser plus sainement. Il en vint à la conclusion qu’il ne pourrait pas se maîtriser assez, dans cet environnement trop distrayant, pour s’occuper du problème ; s’il ne se reposait pas, il serait incapable de traiter un sujet aussi important. Avec un regard prolongé au visage calme et fascinant, il se détourna résolument et franchit le rideau pour passer dans la galerie extérieure. Un homme différent de celui qui avait pénétré dans le « temple » se tenait à présent sur les marches du portique, à regarder autour de lui avec des yeux indifférents.

 

Cela en dit beaucoup sur l’état d’esprit de Dundas qu’il ait traversé l’antichambre, noire comme un four, d’un pas égal, en prenant à peine garde aux hurlements démoniaques déchaînés par sa présence. Les sons qui, quelques heures plus tôt, l’avaient jeté dans une panique irraisonnée, il les entendait sans émotion. L’émeute infernale qui l’environnait dans l’obscurité lui arracha un sourire amer de satisfaction. Seul un intrus bien audacieux s’il réussissait à échapper aux trappes du vestibule, pourrait pénétrer dans la sixième galerie en son absence.

 

Quand il atteignit la surface, enfin, il vit avec un sentiment détaché de surprise qu’il faisait nuit noire ; et en entrant dans la ferme, la montre qu’il avait laissé traîner le matin lui montra qu’il s’en fallait de quelques minutes pour qu’il soit minuit. Il prit quelque nourriture, se forçant à manger par devoir, et se dirigea vers sa chambre. Comme il dépassait la porte menant à la véranda, quelque chose de blanc, sur le plancher, attira son attention. Il se pencha pour ramasser une lettre, glissée là évidemment par l’homme qui avait amené de la ville ses provisions. Alan replaça sur la table la lampe qu’il portait et déchira l’enveloppe sans même jeter un coup d’œil à l’écriture de l’adresse. La note qu’elle contenait disait :

 

Cher Mr Dundas.

 

Pourquoi déserter si totalement vos amis ? Mr Bryce me dit que vous êtes en pleines lectures pour quelque examen absurde… il doit être absurde, sans quoi ce ne serait pas un examen. Lui et Doris viennent dîner chez nous dimanche. J’espère que vous pourrez vous joindre à nous, et, puisque nous ne sommes que mercredi, vous aurez amplement le temps d’imaginer une explication raisonnable. J’ai dit à Doris que je vous écrivais et elle m’a demandé de vous dire que vous êtes un scélérat sans cœur, et de faire bien attention de mettre un «S» majuscule, mais j’ai refusé absolument de transmettre un message aussi dur. S’il vous plaît, venez.

 

Bien à vous,

 

Marian Seymour.

 

Alan lut la note jusqu’au bout et la laissa glisser négligemment de ses doigts. Il avait un léger sourire aux coins des lèvres comme lui venait à l’esprit le souvenir d’une certaine nuit – était-ce un siècle auparavant ? – où il avait tenu conseil avec une chenille. Il avait une réponse à toutes ses questions d’alors.