Le capitaine Hyx avait un loup de velours noir sur les yeux. C’était un homme d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, à la démarche solide et élégante à la fois, en dépit d’une tendance légère à l’embonpoint.
L’ovale du visage était distingué, la bouche était fine ; le menton avait dû être, au temps de la pleine force de l’âge, d’un dessin assez « autoritaire » ; maintenant les lignes en étaient un peu empâtées.
Sous le loup, on devinait un profil droit, ferme, esthétique. Les regards qui passaient par les trous du velours n’avaient rien de fulgurant. Ils étaient plutôt aimables, du moins me parurent-ils tels dans le moment.
On pouvait dire du capitaine Hyx que c’était encore un très bel homme. La double volute de ses cheveux épais, harmonieusement partagés par une raie médiane, était à peine grisonnante.
Il n’avait rien de ce que je m’attendais à trouver chez le maître d’une œuvre aussi formidable que celle qu’il avait enfermée dans les flancs du Vengeur.
Oui, je m’attendais nécessairement à quelque chose de fatal, de théâtral même. Or, cet homme, s’il n’avait pas eu son masque, me fût certainement apparu comme le plus simple des amphitryons.
Encore, la première chose à laquelle il pensa, après nous avoir souhaité la bienvenue, fut-elle de s’excuser de la nécessité où il était de porter toujours, sur ses yeux, cette loque noire qui lui donnait, disait-il, un air bien ridicule !
« J’ai toujours l’air d’un déguisé et de jouer la comédie à Venise ! Mais que voulez-vous ?… je n’ai pas trouvé autre chose pour dissimuler suffisamment mon visage de telle sorte que l’on ne me reconnût point !… Ceci n’est point le moindre supplice qui m’ait été infligé parmi beaucoup d’autres, ajouta-t-il sur le ton d’une paisible mélancolie, mais je n’ai le droit d’être reconnu par personne ! »
Il me remercia d’avoir bien voulu accepter son invitation et s’excusa de la nécessité où l’on avait été de me loger avec les prisonniers ordinaires, mais il m’avoua que, dans le moment, il n’y avait plus que très peu de place à bord du Vengeur. Par la même occasion il m’apprit que la señorita Dolorès, qui était bien la bonté elle-même descendue sur la terre, n’avait pas hésité à sacrifier la moitié de son appartement pour que Mme l’amirale von Treischke pût s’y loger avec ses enfants, loin de la société des officiers allemands, « société souvent encombrante », ajouta doucement le capitaine Hyx, et quelquefois « bruyante » !
« Mais l’oncle Ulrich aura la faculté de venir nous voir ? demanda alors Amalia.
– Je ne vois aucun inconvénient à cela, madame », lui fut-il répondu.
Je regardai le capitaine Hyx ; il n’avait pas eu un tressaillement, pas la moindre rougeur sous son loup, et surtout il n’avait marqué aucun embarras.
Au même instant, il offrit son bras à Amalia pour passer à table ; j’offris le mien à Dolorès, et nous commençâmes de déjeuner en nous faisant mille politesses.
Pour me prouver à moi-même que j’étais encore capable de prononcer quelques mots de suite sans trop d’incohérence, je hasardais un compliment sur le luxe de la salle où nous nous trouvions et sur les aménagements de notre vaisseau sous-marin. À quoi Dolorès, qui paraissait renseignée, répondit tout de go que Le Vengeur avait coûté deux cents millions.
– Deux cents millions ?
– Deux cents millions !…
– Vous êtes bien riche ! monsieur, fis-je simplement.
– Oh ! répondit le capitaine en regardant son assiette, j’ai quelques rentes ! » (Il avait rougi légèrement.)
Deux cents millions ! Deux fois ce que coûte aujourd’hui un superdreadnought !… Si cet homme qui était en face de moi était assez riche pour s’offrir un engin pareil et s’il avait le dessein de garder pour lui le secret de son effroyable et luxueuse fantaisie, il faisait bien de ne se point montrer sans son masque, car ils sont encore assez rares sur le globe les capitalistes de cette envergure !
« Et savez-vous une des raisons pour lesquelles il a coûté si cher ? demanda encore Amalia, qui, décidément, brûlait d’enthousiasme pour ce Vengeur.
– Ma foi non ! lui répondis-je, mais j’espère, chère Amalia, que vous aurez la bonté de m’en instruire…
– Eh bien ! c’est qu’il a été construit en six mois, dans les circonstances les plus difficiles et dans le plus grand secret !… De fait, ajouta-t-elle, en se tournant vers le capitaine Hyx, il est une chose certaine, c’est que nous n’en avons rien su !… pas même mon mari, qui cependant me disait : “Nous sommes au courant de tout ce qui se fabrique, dans toutes les parties du monde, pour les alliés : il leur est impossible de garder le secret de la plus petite invention et nous savons en profiter avant même qu’ils n’aient songé à la réaliser !…” Et mon mari était bien placé pour tout savoir ! Je n’ai pas besoin de vous le dire !
– Vous êtes descendue quelquefois, madame, avec votre mari, dans un sous-marin ?
– Mais oui, capitaine ; aussi comprenez mon impatience de visiter celui-ci, qui est si différent des autres !
– Il est vrai que Le Vengeur est deux fois vaste comme le plus grand de vos derniers sous-marins et qu’il se meut presque entièrement à l’électricité.
– Il vous faut tout de même revenir en surface pour faire de l’air ?
– Nous avons de l’air comprimé en quantité considérable et nous pouvons fabriquer notre air s’il nous plaît !
– Ah ! capitaine ! s’exclama Amalia, vous ne connaissez pas votre bonheur !… Chez nous, comme l’air s’échauffe, il devient pauvre et se mêle aux odeurs de l’huile de la machine. L’atmosphère devient terrible. Une envie de dormir insurmontable prend souvent les nouveaux embarqués, qui font appel à toute leur volonté pour rester éveillés. Les histoires qu’il n’y a pas de mal de mer sur les sous-marins ne sont pas vraies. Quand il y a mauvais temps ou que nous sommes à proximité de l’ennemi, nous restons longtemps en plongée, si bien que l’air est extraordinairement mauvais. Chaque homme, excepté ceux qui sont de service, reçoit l’ordre de se coucher, de rester absolument tranquille, ne faisant que les manœuvres indispensables, car tous les mouvements amènent les poumons à absorber de l’oxygène, et l’oxygène doit être ménagé ! Ainsi l’homme assoiffé, dans un désert, s’efforce de n’absorber sa dernière goutte d’eau que le plus tard possible !
« Il ne peut être fait aucun feu, parce que le feu brûle de l’oxygène, et la puissance électrique des accumulateurs est trop précieuse pour être gaspillée pour la cuisine.
« Nous mangions donc froid pendant nos croisières. Je vous ai dit qu’il n’y avait pas de salle à manger à bord de nos bateaux ; il y en a même qui manquent de cuisine. Ah ! la vie n’y est vraiment pas drôle, mon cher capitaine !… »
Elle lui disait « mon cher capitaine » ! Elle trouvait la vie drôle, à bord du Vengeur ! Quant à moi, je ne tenais plus sur ma chaise et je regardais avec consternation Amalia qui, tout en bavardant, faisait honneur à une admirable truite au bleu dont la présence sur cette table ne me paraissait pas le moindre des mystères qui nous entouraient…
« Oh ! madame ! protesta aimablement le capitaine, il y a longtemps que votre mari ne vous a conduit à bord d’un sous-marin ?
– Mais, capitaine, ma dernière visite à Wilhelmshaven date de deux mois avant la guerre…
– Oui !… Eh bien, madame, vous demanderez à votre mari, après la guerre, de vous faire visiter les derniers bateaux sortis de ses chantiers, vous ne les reconnaîtrez plus !… Et je suis sûr que vos ingénieurs auront certainement trouvé la place d’une cuisine et d’une salle à manger dans les demi-monstres qu’ils sont en train de construire. Je ne pense certes pas que l’on y mène une vie beaucoup plus agréable, toujours à cause de l’horrible odeur de la machine et de la place immense prise par les approvisionnements de combustibles, mais tout de même on peut y faire griller une côtelette ! »
Avais-je bien entendu ? « Vous demanderez à votre mari, après la guerre ! » Ces syllabes, qui n’avaient produit aucun effet sur Amalia, m’étourdissaient. Devais-je me laisser aller au prodigieux espoir qu’elles répandaient en moi ? Serait-il bien vrai qu’Amalia n’était pas menacée ? Ou le capitaine Hyx se moquait-il cruellement de nous en endormant notre confiance, en jouant avec notre bonne foi ? Questions formidables !… Espoir dangereux !… On saisira facilement qu’après le spectacle tout à fait exceptionnel auquel j’avais assisté et qui s’était terminé par l’ablation de la langue de l’oncle Ulrich je ne pouvais consentir à être rassuré sur rien !
J’ai essayé de faire comprendre les sentiments divers que j’éprouvais tour à tour en face de cette singulière silhouette masquée, qui, par moment, ne m’était pas trop antipathique (pas assez antipathique, certes), malgré ses crimes !
Je vous jure que, dans la minute où il offrait, par exemple, cette rose enflammée à Amalia, laquelle l’avait respirée en souriant, puis l’avait glissée dans son corsage, je pouvais difficilement admettre qu’une aussi bonne grâce (celle du capitaine masqué) dissimulât le plus horrible dessein !
Car, enfin, rien ne force cet homme à offrir des roses, rien ne le force à inviter des gens à sa table !
Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?
Il a l’air d’un bourgeois très chic, qui intrigue une dame et quelques amis, un soir de souper, après bal à l’Opéra. Tout à l’heure, il va ôter son masque et nous allons bien rire… à moins qu’il ne nous fasse conduire dans sa blanche clinique entre le Chinois, le photographe et le père Latuile, dont je ne connais encore bien que les pieds rouges…
Seigneur ! comment tout cela finira-t-il ?…
À quel pays, à quelle race appartient le capitaine Hyx ? J’ai pu d’abord le prendre pour un Américain de l’est ; puis, en y réfléchissant pour un Anglais des comtés du nord ; puis pour un Espagnol, car il a parlé espagnol avec une pureté et une facilité que peut lui envier Dolorès. Il n’a pas encore eu l’occasion de parler français. Mais tout à l’heure je lui parlerai français et nous verrons comment il me répondra.
Amalia, sans se douter de ce qui se passait en moi, continuait donc à ne s’intéresser qu’aux mystères scientifiques du Vengeur, comme s’il n’y en avait point d’autres plus redoutables à pénétrer !…
« Mais alors, dit-elle, comment faites-vous, vous, pour ne marcher presque entièrement qu’à l’électricité ?… Suis-je indiscrète ?
– Oui ! mais tout est permis aux jolies femmes, répliqua le capitaine. Seulement, je ne vous répondrai qu’à moitié… Sachez seulement qu’au fur et à mesure que notre électricité nous fournit de la vitesse notre vitesse nous fournit de l’électricité !…
– Mais alors ! s’exclama encore Amalia, que j’avais rarement vue dans un état d’énervement pareil, vous avez trouvé le mouvement perpétuel ? »
Le capitaine Hyx secoua la tête et répondit en attirant l’attention de ces dames sur un superbe morceau de veau en daube (quelle daube !) préparé comme à l’auberge du village « par ma cuisinière française » ! dit-il.
J’imaginai qu’il devait avoir un système utilisant le frottement des flancs du vaisseau sur les eaux ; mais j’avouerai que des pensées trop angoissantes et qui n’avaient rien à faire avec la solution d’un problème purement scientifique me détournaient d’approfondir ce mystère de mécanique.
Du reste, à ce point de vue, j’étais décidé à ne plus m’étonner de rien, et ceux de ma génération qui ont assisté aux miracles rapides de la navigation sous-marine et aérienne, miracles qui contredisent quotidiennement les vérités scientifiques de la veille ou tout au moins d’il y a dix ans, seront, j’en suis sûr, dans le même état d’esprit qu moi !
Soudain un incident. Amalia a demandé :
« Comment avez-vous eu cette idée, tout d’un coup, qu’il vous fallait un vaisseau comme Le Vengeur, dans les six mois ? »
Le capitaine, visiblement, a tressailli. Très pâle sous son masque, il s’est penché vers Amalia : « Oui, tout d’un coup ! répéta-t-il… tout d’un coup !… c’est ainsi que m’est venue cette idée du Vengeur ! ». Et puis, matant une émotion souveraine, il se ressaisit et, très rapidement, donne des explications… des explications techniques… qui expliquent un peu le sous-marin, mais qui ne l’expliquent pas, lui, capitaine Hyx !
« Figurez-vous que lorsque, tout à coup, m’est venue cette idée-là, je cherchais en Angleterre, en France, en Amérique, dans le monde entier qui n’est pas encore allemand, un constructeur, le génial constructeur de “mon idée du Vengeur” ! On parlait beaucoup à cette époque de M. Simon Lecke, le grand constructeur des navires américains de Bridgeport, l’ingénieur et l’inventeur que ses amis appellent aujourd’hui le nouvel Edison. Simon Lecke était alors en possession d’un paquet de chiffons de papier représentant une valeur de quinze millions et portant les signatures de l’amiral Barandon, alors chef de Krupp Germania Werit, d’Otto Extus, sous-directeur de la même société, et du vice-amiral von Treischke, votre mari, madame. Ces quinze millions (en papier) représentaient le prix d’une invention qui ne lui fut jamais payée. Voici, à cet égard, les déclarations de M. Simon Lecke : “J’ai pu voir récemment quelques sous-marins allemands, entre autres le V.-G., et j’ai pu facilement me rendre compte qu’extérieurement ils comportent tous les détails de l’invention que j’ai été sur le point de céder au kaiser. Ma superstructure flottante est fixée à tous les sous-marins prussiens et je crois pouvoir affirmer qu’ils sont également munis de roues par moi créées qui permettent au bateau de rouler sur le fond de la mer et d’éviter ainsi les mines. Ils ont encore mon omniscope, mon compartiment de scaphandriers et mon hydroplane.
« “Il y a une dizaine d’années, j’avais remis chez Krupp, outre mes brevets, mes photographies et mes plans soigneusement cotés, ainsi que la liste des brevets étrangers. Les directeurs m’avaient donné leur parole d’honneur de ne rien divulguer. Plus tard, lorsque je protestai contre la non-exécution des engagements pris par le kaiser, le chef du bureau des brevets me répondit simplement :
« “– Il vous est interdit de breveter en Allemagne quoi que ce soit concernant la guerre.
« “Et c’est ainsi qu’on se dégagea de la parole donnée et qu’on déchira le chiffon de papier qui portait la signature des représentants du kaiser et de l’honneur allemand !…”
« Ces quinze millions, continua le capitaine Hyx, j’allai les offrir moi-même à M. Simon Lecke pour qu’il voulût bien consacrer son génie à la réalisation de l’idée que je venais d’avoir tout à coup, relativement au sous-marin Le Vengeur. Je ne puis entrer dans le détail des conversations que nous eûmes à ce propos, mais quand il eut appris de moi, sous le sceau du plus grand secret, de quoi tout à fait il était question, cet honnête homme me dit : “On a fait beaucoup mieux depuis ! En tout cas, on est sur le point ; de faire beaucoup mieux ! Allez donc trouver Edison !”
« J’allai donc trouver Edison, qui commença par me déclarer qu’il travaillait en effet à résoudre certains problèmes sous-marins dont la solution ; dans sa pensée, devait bientôt rendre toute guerre maritime impossible. En conséquence, il ajouta que, si je venais le trouver dans le dessein de faire la guerre, je n’avais qu’à remporter mes millions Mais, si Edison est un grand pacifiste, moi je suis un grand philanthrope, et je finis par m’entendre avec un des principaux ingénieurs de sa maison !… Pardon, mesdames, voulez-vous allumer une cigarette ? »
Ces dames acceptèrent avec empressement. Quant à moi, je suffoquais littéralement : le capitaine Hyx, un philanthrope !