Je dis bien : labyrinthe ! J’étais perdu, comme il m’est arrivé souvent sur les grands paquebots quand je me mêlais de les vouloir visiter tout seul, du haut en bas. Alors je m’égarais inévitablement dans l’enchevêtrement des échelles et la succession innombrable des « decks » et le croisement des coursives. Cependant ici je ne ressentais pas la trépidation puissante dont tous les vaisseaux frémissent dans leur course rapide ; nous marchions certainement à l’électricité et nous devions nous enfoncer, maintenant que nous éprouvions un léger balancement de roulis très suave, sur l’aile étendue de nos gouvernails horizontaux (depuis la Grande Guerre, qui de nous ignore l’a b c de la navigation sous-marine ?). Où donc était cette sensation de malaise que l’on éprouve, paraît-il (à ce que l’on nous a si souvent raconté) sur les sous-marins ordinaires, où il n’y a guère de place pour le confort et où l’on vit, si tant est que l’on puisse appeler cela vivre, le plus incommodément du monde ?
Ce vaisseau allait vite et devait, lui aussi, frapper des coups redoutables. Mais tout en bousculant l’Océan, et quelquefois sans doute ceux qu’il y rencontrait, il donnait à ceux qui l’habitaient le plaisir de la promenade.
Promenons-nous donc !… Allons à la découverte !… Les fruits que j’ai mangés m’ont redonné, pour quelques minutes, l’illusion d’avoir recouvré mes forces !… Je puis attendre, sans trop de fièvre, la fin de l’aventure.
Oh ! je me l’imagine, la fin de l’aventure : je vais être « pincé » tout à l’heure, on s’expliquera, et comme, après tout, je n’ai rien à me reprocher qu’un acte de courage, je ne redoute point de me trouver en face du maître du bord, lequel saura me traiter en honnête homme et m’aider, je n’en doute pas, à sauver Amalia et ses enfants des entreprises inexplicables de l’Homme aux yeux morts !
Je dois me trouver encore dans cette partie du navire réservée au maître et à ses hôtes, car en dehors des deux valets en culottes courtes, en bas de soie et en habit (avec un grand V doré dans le dos) et d’un steward qui traversèrent devant moi, sans soupçonner ma présence, le corridor, je continue à ne rencontrer aucun homme d’équipage et je ne perçois aucun des bruits qui annoncent les « postes d’équipage » ou les salles de service.
Je suis monté… redescendu… remonté.
Les hôtes de ce palais sous-marin doivent encore dormir ou paresser dans leur couchette !… Que dis-je : leur couchette ? Il ne doit pas y avoir de cabines dans cette partie du bâtiment, mais bien de véritables grandes belles chambres, dignes de la salle à manger.
Quel luxe ! quel confort ! J’ai jeté un coup d’œil dans les salles de bain ! Extraordinaire !… Tout en marbre !… Tout à l’heure, je pourrai certainement prendre un bon bain chaud et je me ferai frictionner au gant de crin et à l’eau de Cologne ! Il doit y avoir aussi, à bord, un pédicure !…
Comme ces coursives qui voient glisser ma course vagabonde et étonnée sont éclatantes de blancheur et de propreté, ripolinisées, laquées avec des cuivres certainement astiqués au brillant belge !
Voilà toute une succession de portes sur lesquelles sont écrits des numéros, des lettres, des indications auxquelles je ne comprends rien.
Cependant, en dehors de toutes les autres pensées et de mon désir ardent de découvrir les cuisines, j’ai une pensée de derrière la tête qui ne me quitte pas, celle de Mme l’amirale von Treischke et de ses trois petits enfants !… Où sont-ils ?… Où sont-ils ?… Peut-être vais-je, tout à coup, entendre leurs voix… Peut-être vais-je, dès la première porte poussée, me trouver en face d’eux et de leur détresse !…
Non ! Non ! l’Homme aux yeux morts a dû les mettre au secret quelque part, sans doute pour les revendre un bon prix au vice-amiral von Treischke lui-même. Ce sont bien là mœurs de pirate ! Les Barbaresques ne faisaient pas autrement et, à mon avis, l’Homme aux yeux morts doit être capable de tout !…
Soudain, je pense qu’Amalia et ses enfants peuvent très bien n’être pas à bord du sous-marin !… Qui me dit que la chaloupe qui revenait avec les deux matelots tristes et le Chinois gai ne venait point de la transporter dans quelque endroit désert de la côte de l’île Madère ou, mieux, dans un coin de ces Desertas, abandonnées de l’humanité et ou elle serait retenue prisonnière avec ses enfants ?… Attention ! quelqu’un !
Je m’arrête à l’extrémité de la coursive !… Deux hommes d’équipage descendent une échelle. Tricots bleus, cous nus, grands V tout rouges sur la poitrine. Ils ont des figures de biftecks. Ah ! ils se portent bien. Ils n’ont pas l’air, triste, eux ! Au contraire, ils sont intensément rayonnants, comme il arrive à ces figures solides de la vieille Angleterre, quand elles ont vidé quelques bonnes ardentes bouteilles de whisky.
En descendant l’échelle, le premier disait au second : « Le père Latuile est un fainéant et un farceur et il n’a pas volé ce qui lui arrive ! » Le second lui répliqua : « C’est mon avis ! »
Et je n’en entendis point davantage, car ils s’enfoncèrent dans les profondeurs du bâtiment.
Décidément, pensai-je, on s’occupe beaucoup ici du père Latuile.
Pourquoi ne m’étais-je pas montré à ces hommes ?… Parce que j’avais voulu d’abord savoir ce qu’ils disaient. Or, ce qu’ils avaient dit, qui n’avait apparemment aucune importance, m’avait effrayé par le ton rauque et sauvage des interlocuteurs. Et puis, pourquoi ne pas le dire aussi ?… Leur joie rayonnante, sur leurs splendides faces de biftecks, m’avait autant impressionné que la vision de l’incurable tristesse des autres… Oui, leur joie faisait peur !…
Continuons notre chemin, ou plutôt nos chemins qui s’entre-croisent maintenant, en haut, en bas, sur ma tête, sous mes pieds… je suis au bord d’une espèce de cage centrale au fond de laquelle j’aperçois deux ascenseurs.
L’un d’eux se met en marche, je me sauve ; je m’enfonce dans une nouvelle galerie.
Ce qui m’étonne, c’est le bon air que l’on respire ici !
Où sont-elles les fumées empoisonnées de la gazoline ?…
Dans notre sous-marin – j’en parle comme s’il m’appartenait, ce que Dieu ne veuille, maintenant que je sais trop de choses – eh bien, dans notre sous-marin, on respire tout simplement l’air du large ! N’est-ce pas extraordinaire ?… à je ne sais combien de pieds sous le niveau de la mer !
Je me souviens qu’à ce moment précis j’étais dans un enthousiasme (dû en grande partie à une forte fièvre commençante) tel que certainement, si je m’étais trouvé tout à coup en face du capitaine, je me serais écrié avant toute chose : « Bravo ! » Et, ma foi ce n’était point là, peut-être, un si méchant début de conversation.
Or, dans le moment le plus chaud de ma griserie intime (le désordre de mes sentiments allait alors, il ne faut pas l’oublier, de pair avec mon désordre physique) l’obscurité se fit tout à coup dans le couloir où je me trouvais.
Je m’arrêtai, dans le noir !… et une porte claqua… Je m’aplatis contre la cloison, la porte fut refermée, mais j’apercevais devant moi deux ombres d’hommes qui venaient de surgir dans la galerie. Ils s’en allaient en causant vers le carré clair que découpait l’extrémité de la coursive, laquelle recevait encore la lumière de la cage aux ascenseurs.
Et voici ce que j’entendis : oh ! textuellement !… Ce sont des phrases, qui, depuis, me sont revenues bien souvent dans la tête.
Le premier disait : « Le père Latuile est idiot d’avoir fait l’obscurité dans la galerie puisque le photographe n’est pas encore là ! »
Et le second répondait : « Ne me parle pas du père Latuile, il est au-dessous de tout ! Je n’en voudrais pas pour m’arracher une dent ! »
Et l’autre reprit : « Ah ! voilà le photographe !… »
Dans le carré clair de l’extrémité de la coursive venait en effet d’apparaître un homme qui portait sous les bras d’énormes appareils photographiques et qui rejoignit les deux autres ombres d’hommes, lesquels refirent le chemin parcouru dans le noir, revenant sur leurs pas avec le photographe.
Et tous trois disparurent par cette porte qui, tout à l’heure, s’était ouverte pour laisser passer les deux premières ombres d’hommes. Mes yeux commençaient de se faire à l’obscurité, mais mes oreilles recommençaient, elles, d’être toutes bourdonnantes, à cause de ma fièvre et des étranges propos entendus, et d’une certaine angoisse nouvelle…
Me rendant à peine compte de ce que je faisais, j’avançai de quelques pas encore dans la galerie obscure et soudain, sur ma gauche, je me trouvai dans une sorte de réduit qui communiquait de plain-pied avec la galerie et qui était clôturé, au fond, sur la gauche, par un grillage assez apparent, parce que, derrière ce grillage, il y avait une petite lueur.
Je m’enfonçai dans le réduit et ne m’arrêtai qu’au grillage, les yeux sur la petite lueur, qui me révélait, de-ci, de-là, un coin d’uniforme d’officier de la marine allemande, à ne s’y point méprendre… Je crus même distinguer la lettre et le chiffre du sous-marin qui passait pour avoir coulé le Lusitania.
Accroché à mon grillage, j’essayais de comprendre, mais je ne pouvais pas comprendre, et cependant, déjà, je frissonnais d’une horreur sans nom, et, sans rien savoir encore, j’ouvrais la bouche pour crier d’épouvante…
Soudain, il y eut une grande flamme blanche ou plutôt bleuâtre, éblouissante, aveuglante, accompagnée d’une sourde explosion. Cette clarté dura un dixième de seconde et je m’affalai de tout mon long sans avoir eu le temps de crier, assommé par ce que j’avais vu pendant ce dixième de seconde-là !
Combien d’heures restai-je ainsi sans connaissance, dans le réduit ?… J’ai su depuis que lorsque je rouvris les yeux il pouvait être neuf heures du soir… je gisais toujours au fond de l’obscurité, mais, au-dessus de ma tête, se détachait très nettement le grillage qui recevait maintenant toute la lumière de la salle dont il me séparait : ainsi en est-il pour les baignoires grillées, au théâtre, mais pour quel abominable spectacle de cauchemar avais-je pénétré dans cette loge-ci ! !…
Le souvenir de ce que j’avais vu me chassa de ce lieu maudit et me redonna de nouvelles forces pour fuir le hideux mystère !
Ah ! je ne regardai plus à travers le grillage…
Du reste, j’emportais pour toujours, tout grelottant et claquant des dents, l’image d’Apocalypse apparue dans le dixième de seconde qui avait suffi au photographe pour la prendre au magnésium !
Mais dans quel cycle de l’enfer étais-je donc tombé pour assister à un travail de photographie pareil ?… Quel métier ces gens-là faisaient-ils donc au fond des eaux ? Hélas ! Hélas ! un métier qu ‘ils avaient peut-être appris de leurs victimes elles-mêmes…
Mais fuyons !… Fuyons la chambre noire du photographe de la Mort !…