Le docteur était resté à côté de moi et n’avait pas prononcé une parole, durant toute la scène.
Comme les derniers prisonniers allemands s’éloignaient, qui sur leurs deux pieds, qui sur leurs béquilles, je lui soufflai à l’oreille :
« Après ce que j’ai vu, ici et là-bas, dans la prison blanche et au spectacle grillé, je puis dire qu’ils sont au-dessus de la nature humaine !… »
Le docteur hocha la tête en corrigeant : « hors de la nature humaine ! » puis il eut l’air de penser à autre chose ; moi, je m’essuyais les yeux, encore sous le coup de mon émotion, à moi.
L’équipage avait suivi les prisonniers. Maintenant la salle était vide, il n’y avait plus, dans la haute galerie, que le docteur et moi, plus une voix que j’entendis tout à coup, sur ma nuque :
« Monsieur Herbert de Renich, je vous attendrai demain soir dans la petite chapelle !… »
Je me retournai et saluai le capitaine Hyx, qui venait de quitter l’orgue et qui se rendait dans sa bibliothèque par la coursive.
Mon Dieu ! qu’il était pâle sous son masque ! et combien solennel ! Il semblait avoir grandi. J’ai dit qu’il avait un léger embonpoint, mais ceci était loin de lui enlever de sa majesté, au contraire ! Napoléon Ier ne commença à avoir vraiment un air de majesté que lorsqu’il commença à avoir du ventre.
Ai-je besoin de dire que depuis que Dolorès m’avait confié les véritables desseins du capitaine Hyx relatifs à Mme l’amirale von Treischke je n’avais cessé, une minute, en dépit des événements plus ou moins passionnants qui venaient de se dérouler, de remuer en moi des projets de salut pour la pauvre Amalia ?
Ai-je surtout besoin de dire que, depuis ce moment-là, j’exécrais de plus en plus le mystérieux maître du Vengeur ?… Eh bien, voilà qu’encore une fois je venais de subir la toute-puissance de cet être détesté… Il était près de moi. Il venait de me parler !… Non seulement je ne lui sautais pas à la gorge, certes ! mais encore je n’en avais aucune envie !… Je le saluais avec une obéissante admiration !… Et je le trouvais beau, malgré son masque qui eût pu le rendre ridicule, et je le trouvais majestueux ! Arrangez cela comme vous pourrez.
Était-ce simplement l’influence d’une force sur ma faiblesse ? Possible ! je crois bien que le docteur, dont, l’autre jour, j’avais entendu par surprise les lamentations contradictoires, se trouvait un peu, vis-à-vis de lui, dans le même état que moi, toutes proportions gardées.
Ainsi il lui en voulait certainement de l’avoir entraîné dans cette affreuse croisade sous-marine, mais il ne lui en voulait que de loin, car il fallait le voir (le docteur) quand, lui aussi, rencontrait le capitaine Hyx ! Quels saluts ! Et dans le moment même, quels précieux sourires tristes ! quels regards de dévouement de chien qui continue à aimer son maître même quand le maître est méchant.
Un drôle de corps, ce docteur, très bon et très sincère, mais très hésitant en tout, avec de précieux arguments spontanés pour donner tort et raison tour à tour à tout le monde et même à la même personne !
Ce n’était pas un Français (j’avais pu, un instant le croire) ; c’était un Belge qui avait fait ses études à la faculté de Lille. Il s’appelait Eristal de son nom de famille et Médéric de son premier nom de baptême. Il hochait la tête à propos de tout et de rien, et semblait toujours occupé à remuer, en même temps que des clefs dans ses poches, le pour et le contre dans sa cervelle.
Pour que le capitaine Hyx l’eût décidé à s’embarquer… voilà qui en disait long sur la puissance d’attraction et de commandement du capitaine Hyx !… Mais depuis qu’il était à bord, ce bon docteur (j’appris cela bientôt) embrassait assez souvent la bouteille de skydam… Hélas ! qui oserait l’en blâmer ?
Qu’allait-il se passer dans la petite chapelle ? C’est ce que je résolus de demander au docteur lui-même, ainsi que bien d’autres choses qui me brûlaient la langue et l’entendement. Aussi je priai Médéric Eristal de m’accompagner jusque chez moi et de ne point me lâcher jusque-là, tant je me sentais pris d’étourdissement et d’ardente fièvre.
Il me prit amicalement sous les bras, me fit entrer avec précaution dans l’ascenseur, et me donna, au coin d’une coursive, tous les renseignements possibles sur un ignoble individu que nous frôlâmes et dont il nous éloigna avec dégoût, cependant que l’autre inclinait jusqu’à ses pieds les plumes dont il avait orné sa chevelure.
« C’est un saltimbanque ! me dit le docteur, un farceur ! À part cela, un vrai Peau-Rouge de l’antique tribu de Pawnies ! Il a servi dans les cirques, chez Buffalo, je crois ! Il est tatoué des pieds à la tête de dessins macabres humoristiques tracés à l’encre de Chine par des Comanches de carrefour, plaie des faubourgs de Chicago ! Il se donnait partout comme le bourreau de sa tribu, chargé de torturer les prisonniers au poteau ! Des blagues ! Il ne sait bien arracher que les dents, à la pointe d’un sabre, ce qui se voit sans aller en Amérique ! Pour le reste, il charcute horriblement ! Le capitaine Hyx, commandé en cela par sa logique inflexible, ne l’en engagea pas moins comme bourreau officiel, estimant qu’il ferait plus souffrir qu’un autre qui s’y connaîtrait mieux ! En quoi il s’est trompé, car le Peau-Rouge est paresseux comme un loir et est toujours prêt à faire plus de grimaces que de besogne. Finalement, il a fallu faire venir un Chinois, mais on garde tout de même ce Peau-Rouge qui déshonore le bâtiment ! À cause de la couleur de sa peau qui est de brique cuite, tout le monde l’appelle ici : le père Latuile…
Le père Latuile ! Je savais maintenant qui était le père Latuile, lequel m’avait si grandement intrigué : quelle ordure !…
Ah ! je ne lâchai pas le docteur ! Arrivé dans le quartier de la prison blanche, dont le concierge hindou nous avait ouvert la porte solennellement avec des gestes hiératiques (comme s’il avait ouvert la porte d’un temple, imaginai-je), je poussai Médéric Eristal dans ma chambre ; et, tandis qu’il me tâtait le pouls en hochant la tête (comme toujours), je lui demandai à brûle-pourpoint si je pouvais avoir confiance dans les dires de Dolorès.
« Quels dires ? Quels dires ?… Je ne veux pas les connaître !… Je ne veux en rien être mêlé à cette affaire-là !…
– Quelle affaire ?… Il n’y a point d’affaire ! déclarai-je, mais n’est-ce point vous qui m’avez averti que la señorita Dolorès avait quelque chose à me dire ?
– Eh bien, voilà une commission bien naturelle, je pense !
– Bien naturelle, certes ! et c’est très naturellement que je vous demande…
– Ne me demandez rien… Laissez-moi tranquillement examiner votre pouls…
– Puis-je au moins vous demander si nous aurons encore longtemps le plaisir de vous compter parmi nous ?… Je ne vous cache pas que votre départ me désolerait, à moins que vous ne soyez assez bon pour m’emmener avec vous !…
– Je ne pars plus ! fit-il… Je reste à sa disposition… Il est vrai que je devais vous quitter à Cadix ; mais à Cadix il embarquera six docteurs ! C’est donc qu’il en a besoin (que va-t-il se passer encore, mon Dieu !), j’ai réfléchi à cela qu’il en a besoin ! Et sans savoir pourquoi, je reste !… du moins, je pense que je reste !… Ce sera, au surplus, comme il le voudra !…
– Oui, vous n’êtes pas encore tout à fait fixé. »
Et j’eus un sourire qu’il surprit…
« Vous me trouvez hésitant ! fit-il, en hochant la tête (je finis par croire à un geste nerveux). Oui, je suis toujours un peu hésitant… figurez-vous que c’est “mon sacré métier” qui m’a rendu comme ça !… la médecine !… Drôle d’affaire !… En dehors de tâter le pouls, de consulter le thermomètre et de purger, je n’ose plus rien faire, moi !… ni rien dire !… Une piqûre de morphine, oui, de temps en temps, pour qu’on me fiche la paix et qu’on ne me demande pas d’explication !… Maintenant tout le monde nous demande des explications !… Alors ! Alors ! alors, je comprends le père Latuile, tenez ! Il y a de quoi s’engager chez Buffalo !…
– Ou sur Le Vengeur !… »
Je n’avais pas plus tôt prononcé ce mot que je le regrettai. Le docteur me regarda avec un air de reproche indicible et je vis de grosses larmes rouler dans ses yeux. Je lui serrai affectueusement les mains.
« Je connais vos sentiments ! fis-je… Pardonnez-moi si je vous ai fait de la peine. Vous êtes le seul ici qui me soyez sympathique, qui ayez encore une figure et un cœur d’homme !… »
Mais il se sauva exactement dans le même émoi que je lui avais déjà vu lorsque j’avais surpris sa conversation avec Gabriel et Dolorès.
« Le seul qui soit un lâche, un lâche !… un lâche !… » me jeta-t-il en sanglotant ; et il disparut.
Buldeo lui succéda :
« Monsieur dîne chez lui ou avec ces messieurs prisonniers ?
– Chez moi ! Chez moi, Buldeo !… Mais j’ai un peu de fièvre, je désire un bouillon et un œuf à la coque, simplement. Dites-moi, Buldeo, à propos de ces messieurs prisonniers ! il y a des choses que je ne comprends pas ?… »
Buldeo me répondit : « Vous avez rendez-vous demain soir avec le capitaine Hyx dans la petite chapelle ; c’est moi qui suis chargé de vous y conduire. Alors, vous comprendrez tout ! Nous n’avons rien à vous cacher… »
La journée du lendemain me parut longue. Je n’y vois qu’un incident sans importance dans l’après-midi : le docteur qui arrive chez moi assez agité et qui me supplie dans les formes les plus mystérieuses d’oublier tout à fait (de chasser de ma mémoire) ce qu’il m’avait dit la veille des six médecins que l’on allait embarquer à Cadix. Surtout, je devais oublier le nom de la ville espagnole !
Enfin, je devais tout à fait ignorer ce qui, d’une façon ou d’une autre, pouvait me mettre à même de situer Le Vengeur au fond des vastes mers (j’avais pensé que nous devions être entrés dans le détroit de Gibraltar et que c’était quelque part par là que nous avions rencontré le sous-marin boche).
Après ma promesse d’oubli, le docteur qui m’avait tâté le pouls en pensant à autre chose (comme toujours) et en hochant la tête, disparut en me jurant une amitié éternelle.
Enfin, le soir arriva où Buldeo m’introduisit dans la petite chapelle, que nous trouvâmes au fond de la bibliothèque privée et qui communiquait directement (me dit Buldeo) avec la chambre du capitaine. Buldeo me laissa seul.
Cette petite chapelle était un véritable bijou, une pièce d’orfèvrerie plus que d’architecture, reproduisant (je vais vous la décrire ainsi d’un coup), reproduisant en miniature la Sainte-Chapelle du Palais de Justice de Paris, ce chef-d’œuvre de l’art gothique flamboyant, comme disent les guides.
Les hautes verrières de couleur étaient éclairées par des lampes électriques placées extérieurement, de telle sorte que la lumière qui les traversait et se répandait sur les dalles de marbre et sur l’autel paraissait empruntée à un jour naturel.
Certes ! avec ce silence et avec cette apparente immobilité et tout ce rayonnement gothique, on oubliait tout à fait en quel lieu on se trouvait en réalité, pour ne plus voir que le grand Christ qui étendait ses bras martyrs au-dessus de l’autel ; et les genoux étaient prêts à plier comme dans une vraie maison du bon Dieu, sur la terre solide.
Il y avait, dans cette petite chapelle merveilleuse, quatre porte-missels d’une grande beauté, quatre lutrins qui en faisaient tout le mobilier.
Sur ces quatre lutrins, je vis quatre registres verts énormes, à coins de cuivre, dont l’apparence brutalement commerciale jurait singulièrement dans ce cadre sacré.
En revanche, je fus attiré par un livre de toute beauté qui avait été placé sur l’autel lui-même, devant le tabernacle. La couverture, toute incrustée de pierres précieuses, représentait, à elle seule, une somme considérable. Jamais l’art byzantin, dans ses jours d’opulence la plus folle, n’avait pareillement enrichi la parole écrite de celui qui prêcha la pauvreté !
Je soulevai la couverture, curieux de lire dans ce flamboyant évangile ! Mais je n’eus pas plus tôt jeté un coup d’œil dans ce livre terrible que je le laissai retomber en reculant et en poussant un soupir d’horreur !
Hagard, ne demandant qu’à fuir, je me retournai.
« Monsieur Herbert de Renich, qui donc vous a permis de regarder dans mon Grand-Livre ? »
J’avais en face de moi le capitaine Hyx qui me tendait la main d’un geste amical et simple.