XXXIV
 
UNE BONNE SOUPE AUX POIREAUX FUMANTE

L’auto s’arrête :

« Monsieur, me dit l’officier, vous êtes chez vous ! Je savais que Mme votre mère aurait la plus grande joie de vous revoir !… Ne vous occupez plus de rien que de l’embrasser !… »

J’étais tellement étourdi de l’affaire que je me laissais planter là sans pouvoir répliquer.

L’auto s’éloignait déjà.

« Ma foi, m’écriai-je, quand j’eus repris mon souffle, tout cela s’expliquera ! »

Et les genoux tremblants, le corps pantelant de joie, je m’accrochai au marteau de la vieille maison et le soulevai trois fois.

Ce fut Gertrude qui vint m’ouvrir. Je n’eus que le temps d’apercevoir sa guimpe et son bonnet. Elle poussa un cri, laissa tomber sa lanterne et s’enfuit comme une folle.

Je ramassai la lanterne, dont les glaces s’étaient brisées mais qui n’était pas éteinte, et, après avoir refermé la porte, je courus derrière la servante en lui jurant qu’elle n’avait pas affaire à mon fantôme, mais bien à ma personne vivante…

Mais elle ne se retournait même pas et, après avoir traversé la cour, elle se jeta littéralement dans la salle à manger. Comme j’y entrais presque en même temps qu’elle j’aperçus ma mère qui se mit, elle aussi, à jeter des cris et à lever les bras en l’air ! Devant ma mère, qui était déjà assise pour le repas du soir, je reconnus, sur la table, la bonne vieille soupière de faïence, à dessins de fleurs, dans laquelle j’avais si souvent mangé la soupe aux poireaux que j’adore ! Cette soupière était toute fumante et odoriférante ! Misère de ma vie ! Comme cette heure de retour eût pu être douce et réconfortante pour les appétits de l’âme et du corps ! Hélas ! j’avais cru que ma mère se levait pour me tendre les bras ; mais non, abandonnant table et soupière, elle reculait jusqu’au mur et semblait m’écarter de ses deux mains suppliantes, comme si j’avais été quelque apparition redoutable !

« Eh ! quoi ! ma mère, m’écriai-je, ne me reconnaissez-vous plus ?…

– Toi, mon fils !… toi, répondit-elle !… Malheureux enfant, que viens-tu faire ici ? Qui t’a conduit ici pour ta perte et, hélas ! pour ton châtiment ! Fuis ! fuis ! sans perdre une seconde !… Ne reste pas un instant de plus sous ce toit ! Crains la vengeance de celui que tu as outragé ! »

D’abord, en entendant ces mots, en voyant cette mimique inattendue, en me heurtant à cet accueil si peu en rapport avec celui que je m’attendais à recevoir, je restai coi et combien stupide ! Enfin, comme Gertrude elle-même se mettait à chialer (comme disent les Français) et à vouloir m’entraîner de force hors de la maison, sans même me donner le temps d’embrasser ma mère, je finis par dire, sur le ton d’une consternation sans borne :

« Quelle vengeance ?… Quel châtiment ?… Qui donc ai-je à redouter ?… Qui donc ai-je outragé ? Quel crime enfin ai-je commis, pour être reçu de cette sorte, à l’heure du souper, dans la maison de ma mère ?

– Carolus, me dit ma pauvre mère, qui claquait littéralement des dents… nous savons tout !… Ah ! il nous a tout appris !… et il nous en a fait vivre des heures, ici !… Mais cette maison est surveillée !… Embrasse-moi et va-t’en !… Je prierai pour toi !

– Ah çà ! m’écriai-je, reprenant de la force avec de l’indignation, de qui donc s’agit-il ?… Qui est-ce qui m’en veut ? Cette maison est surveillée par qui ?…

– Tu le demandes ?…

– Évidemment, je ne comprends rien à toutes ces histoires-là, moi !… J’ai toujours agi partout en bonne foi depuis que je suis au monde et n’ai fait de mal à personne, ni d’un côté ni de l’autre !… Enfin, depuis la guerre, je me suis particulièrement surveillé, comme c’était mon devoir !… Je suis neutre !…

– Tu es neutre, tu es neutre ! gémit ma pauvre maman, d’une voix sourde, cette neutralité-là ne t’a pas empêché d’enlever la femme de l’amiral von Treischke !…

– Hein !… maman ! Qu’est-ce que tu dis ?

– Ah ! mon pauvre enfant ! n’essaye pas de nier !… On peut toujours dire la vérité à sa mère ! Le cœur d’une mère a des trésors d’indulgence, même pour les fautes les plus graves !… » J’étouffais, littéralement, j’étouffais… La conviction de mon ignominie où était ma mère, l’épouvante avec laquelle la vieille Gertrude considérait un damné de mon espèce, tout en faisant de grands signes de croix, le sentiment personnel que j’avais de mon inutile vertu… ah ! comment n’aurais-je pas étouffé… mais non seulement d’un étouffement moral, d’un étouffement physique, physique !… Je n’eus que le temps d’arracher ma cravate… Encore une seconde, j’allais rouler sur le tapis… Ainsi voilà ce que j’apprenais à mon retour au pays : je passais pour avoir enlevé à Madère la belle Amalia Edelman, dame amirale von Treischke !

« Enfin, toi, maman, m’écriai-je, tu me connais ; comment as-tu pu me croire capable d’un crime pareil ?… » Il y avait tant de force dans ma protestation, tant d’innocence dans ma voix, que ma mère m’ouvrit enfin ses bras et que je pus me jeter sur son sein en pleurant comme un enfant.

« De tous les malheurs qui m’ont poursuivi depuis mon départ, déclarai-je entre deux sanglots, le plus grand est certainement celui qui m’attendait à mon arrivée… »

Alors ce fut le tour de ma mère de me caresser, et Gertrude elle-même voulut faire amende honorable ; mais je repoussai cette dernière avec une véritable ruade.

« Qui donc, lui dis-je, vous a si agréablement renseigné sur mon compte ?

– Hélas ! répondit ma mère (car j’avais si bien rué sur Gertrude que la pauvre servante n’avait plus que la force de pleurer), hélas ! c’est l’amiral von Treischke lui-même qui est venu ici nous apprendre la chose avec force détails et des menaces terribles ! Nous sommes traitées depuis comme ses prisonnières ! Il nous fait surveiller par deux domestiques qu’il nous a imposés, il ne nous permet aucune correspondance qui n’ait été préalablement visée par sa police particulière et il fait ouvrir toutes nos lettres ! C’est tout juste s’il ne nous croit pas tes complices dans cette trouble histoire !… Mais enfin, toi qui étais, par un hasard si singulier, à Madère lors de la disparition de sa femme et de ses enfants, et qui as disparu en même temps qu’eux, tu dois bien avoir une idée de ce qu’elle est devenue ?

– Une idée !… Ah ! ma mère !… je crois bien que j’en ai une idée de ce qu’elle est devenue !… Moi qui passe pour avoir enlevé Amalia, je n’ai pas cessé de poursuivre ses ravisseurs, et si je suis ici aujourd’hui c’est pour la sauver ! Voilà ce que vous pourrez dire de ma part à l’amiral von Treischke si vous avez encore l’occasion de le rencontrer !… »

Sur quoi, n’attendant même point de jouir de l’effet produit par une déclaration aussi sensationnelle, et persuadé qu’à ma première rencontre avec l’amiral ce funeste malentendu prendrait fin, espérant que je touchais au terme de ma mauvaise fortune, je me détachai doucement de l’étreinte passionnée mais tardive de ma vieille maman et me jetai sur la soupe fumante qu’avait confectionnée Gertrude… une fameuse soupe aux poireaux, dont l’odeur m’enivrait depuis cinq minutes en dépit du nouvel aspect tragique qu’avaient un instant semblé prendre pour moi les événements…

« Assieds-toi, maman !… J’ai faim, et d’abord mangeons la soupe de Gertrude comme autrefois, comme s’il n’y avait jamais eu la guerre ou comme si elle était déjà terminée… et surtout comme des gens qu ont leur conscience pour eux… ce qui est toujours une consolation, même par les temps qui courent !… »

Là-dessus, comme je humais ma première cuillerée, après un coup d’œil humide sur toutes ces vieilles choses qui m’entouraient, sur le vieux buffet, le bahut, les vieilles assiettes et les cuivres bosselés qui garnissaient les murs, et comme j’étais tout prêt à remercier la Providence du soin qu’elle avait pris, après de tels orages, de me ramener si heureusement au port, j’entendis une voix qui disait :

« Pardon, monsieur ! pourriez-vous me dire ce que vous avez fait de ma femme ? »

Je me retournai, j’avais en face de moi une bien antipathique figure, celle de M. l’amiral von Treischke lui-même, surnommé le Taciturne !