XV
 
JE SUIS INVITÉ À DÉJEUNER PAR LE CAPITAINE HYX

Nul ne m’avait forcé à venir jusqu’à ce lieu maudit de notre enfer sous-marin, nul ne m’empêcha de le fuir, et c’est projeté en quelque sorte par l’horreur même qui m’y avait été révélée que je me trouvai dans la salle du souper.

La fureur contre mes impassibles compagnons, le mépris qu’ils m’inspiraient, et aussi ma rage désespérée de ne point comprendre, ne firent que s’accroître lorsque, après avoir traversé la salle du souper déserte, je pénétrai dans le fumoir-bibliothèque où une vingtaine de ces messieurs étaient en train de se livrer aux douceurs du baccarat.

Boulet rouge-von Busch tenait la banque ; la partie paraissait des plus animées ; il y avait sur la table des billets et des bouteilles de champagne.

Les jeunes gens aux béquilles étaient là, debout, derrière les joueurs, jetant de temps en temps un billet et donnant leur avis sur le « tirage ».

Il y eut, naturellement, une discussion sensationnelle sur le « tirage à cinq », à propos d’un coup qui fit sauter la banque de von Busch, lequel fut remplacé par son inséparable von Freemann.

Moi, j’avais les yeux hors de la tête. J’imagine que je fis entendre un sourd rugissement (dans l’incapacité où j’étais de m’exprimer autrement). Toujours est-il que Buldeo vint à moi, et, me prenant sous le bras, me fit sortir de la pièce, d’autorité.

« Venez avec moi, monsieur !… Venez !… Voilà bien ce que je craignais !…

– Conduisez-moi tout de suite, m’écriai-je, auprès de Mme l’amirale von Treischke !

– Ce n’est pas une heure à laquelle Mme l’amirale reçoit, me répliqua Buldeo qui paraissait fort ennuyé, et monsieur n’est, du reste, pas en état de lui rendre visite ! Il faut que monsieur réfléchisse ! Il faut que monsieur voie le docteur !… Le docteur donnera de bons conseils à monsieur !… Monsieur devrait ne s’occuper que de ce qui le regarde !… Pourquoi monsieur est-il allé au spectacle ?… »

À ce moment, je passais devant une porte entrouverte et je reconnus le salon où m’avait reçu Amalia, je m’y précipitai en l’appelant par son petit nom, comme autrefois ! Dans les grandes douleurs, il n’y a plus d’étiquette ! Mais aucune voix ne me répondit. J’ouvris successivement toutes les portes de l’appartement : l’appartement était vide ! Je regardai Buldeo.

« Oui ; me fit cet homme doux avec tristesse, oui ! c’est en vain que vous chercheriez ici Mme l’amirale von Treischke et sa famille : le lieutenant Smith est venu la chercher de la part du capitaine Hyx !… »

Je ne pus en entendre davantage ! Je savais maintenant ce qu’on en faisait des malheureux que le lieutenant Smith venait chercher de la part du capitaine Hyx !…

Je tournai sur moi-même et Buldeo me reçut dans ses bras. Je dois dire tout de suite, du reste, qu’il me prodigua les meilleures paroles, susceptibles de me redonner le goût de la vie ; par exemple, il me confia que, d’après ce qu’il savait du programme de la journée, il ne devait pas encore être arrivé malheur à Mme l’amirale !… et que je pouvais au moins être tranquille jusqu’au lendemain soir !…

Tout en me communiquant ces réconfortantes nouvelles, il me porta chez moi, où je trouvai, bien en vue sur le guéridon, une lettre à mon adresse : « Monsieur Carolus Herbert, du pays neutre de Gutland, en Luxembourg, à bord du Vengeur ! » À bord du Vengeur ! Ainsi, voilà ce que signifiait ce V que je retrouvais partout… Après tout ce que j’avais appris, le mot m’eût moins étonné s’il n’avait pas été français. Je décachetai en tremblant : c’était une invitation à déjeuner pour le lendemain matin que m’envoyait le capitaine Hyx.

Le premier visage que j’aperçus quand, le lendemain, sur le coup de midi, les valets de pied m’ouvrirent les portes de la fameuse salle à manger du Vengeur, fut le gai, le radieux visage de mon Amalia. Les ombres mélancoliques qui, tant de fois, l’avaient assaillie depuis son mariage semblaient s’être enfuies pour toujours. Une pareille transformation ne me parut pas naturelle et j’imaginai tout de suite que Mme l’amirale affectait des sentiments factices destinés à améliorer une situation qui, quoi qu’elle pût croire, restait même à ses yeux, pour le moins, menaçante.

Si elle avait connu l’horrible malheur arrivé à l’oncle Ulrich, dans quel abîme de désespoir ne serait-elle pas tombée ?

Mon Dieu ! elle riait !

Et à qui donc riait-elle ? À Dolorès !…

Oui, je reconnus tout de suite la délicieuse tête de Notre-Dame de la Guadeloupe qui se penchait vers Amalia et lui rendait sourire pour sourire.

Certes ! elles étaient belles à voir toutes les deux, au bout de ce divan où elles se faisaient des grâces ; et tant de charme et de jeunesse renvoyés d’un visage à l’autre, échangés avec une si rayonnante politesse, étaient bien faits pour réchauffer un pauvre cœur comme le mien, si horriblement inquiet !

Hélas ! là encore je ne pus que frissonner !

Embûches ! Embûches ! éternelles embûches de ce vaisseau d’enfer !…

Cette petite bouche écarlate de la langoureuse et si aimable Notre-Dame de la Guadeloupe, ne l’avais-je pas vue se crisper autour de certains mots menaçants pour Mme l’amirale ? Amalia, en m’apercevant, s’est levée et, aimablement, vient à moi, la main tendue.

« Venez, dit-elle, que je vous présente…

– Je connais mademoiselle, fis-je sur un ton un peu sec, après m’être cependant fort correctement incliné devant Dolorès ; c’est à elle que je me suis adressé dans ma détresse et c’est elle qui m’a livré à la brutalité des matelots !

Como ! de veras ? (Quoi ! vraiment ?) soupira Dolorès, d’un air candide qui eût désarmé tout autre que moi !… Es cosa inaudita (c’est une chose inouïe) ! Et pourquoi donc vous ont-ils brutalisé, señor ?

– Pour me jeter en prison ! déclarai-je de mon air le plus glacé et certainement le plus solennel.

– En prison ! s’écria Dolorès, en éclatant de rire ! Mais est-ce que nous ne sommes pas tous en prison ?…

– Mon ami Herbert de Renich, fit Amalia avec son plus encourageant sourire (elle eût voulu que nous fissions la paix, Dolorès et moi), mon ami est un mortel très susceptible ! Ce qui, du reste, est fort compréhensible, puisque c’est un neutre ! Il ne veut rien entendre à la guerre, aux prisonniers, aux otages ! Il n’en a pas moins compromis sa neutralité pour venir à mon secours ! C’est pour moi qu’il s’est mis dans la fâcheuse situation d’être brutalisé et emprisonné ! Et cela je ne l’oublierai jamais ! Mais, en vérité, mon cher Carolus, puisque prison il y a, convenez qu’il en est de moins magnifiques ! »

Ce disant, elle me montrait d’un geste extasié toutes les splendeurs de cette salle au centre de laquelle un service de toute richesse était dressé.

Mais je lui répliquai, d’une voix sourde et le sourcil si froncé qu’elle changea immédiatement de visage :

« Amalia ! j’aimerais mieux pour vous un cachot dans la prison commune de Luxembourg !

– Vous n’allez pas recommencer à me rendre malade avec vos histoires ! s’écria-t-elle alors avec une véritable colère, qui me broya le cœur. Si vous êtes venu ici pour m’enlever tout courage, vous auriez mieux fait de m’abandonner à mon mystérieux sort !

– Mme l’amirale a raison ! acquiesça Dolorès en me faisant des mines destinées à me faire entendre que j’avais tort d’épouvanter ainsi une faible femme. Elle est prisonnière de guerre, et cela hors des lois de la guerre, c’est certain ! Mais je connais le capitaine Hyx : c’est un trop galant homme pour ne pas traiter un otage comme Mme l’amirale von Treischke avec tous les honneurs qui lui sont dus !…

– Et le professeur Ulrich von Hahn ! m’exclamai-je (malgré toute ma résolution de ne rien dire encore de ce que je savais, je ne pouvais me retenir… cette Dolorès m’exaspérait à la fin avec son galant homme de capitaine Hyx et avec sa douceur apparente à l’endroit d’une femme dont elle avait appris la captivité avec une joie féroce)… et le professeur von Hahn, m’écriai-je donc, est-ce qu’on le traite, lui aussi, avec tous les honneurs dus à son rang ?…

– Pourquoi pas ? » répéta Dolorès avec cette mine candide qui finissait par m’impressionner sérieusement.

Mais je n’eus le temps d’entrer dans aucune explication, car, sur ces entrefaites, un valet de pied annonça le capitaine Hyx ; et le capitaine fit son entrée.