XXVII
 
FIN DE L’HISTOIRE DE DOLORÈS

Le lendemain, je me rendis chez la señorita Dolorès, sans avoir l’air de rien, c’est-à-dire comme en me promenant pour faire acte de politesse. Je fus introduit dans un boudoir charmant, où je trouvai la señorita avec le docteur, lequel me serra la main et nous laissa immédiatement.

« Alors, nous sommes tous d’accord et nous pouvons compter sur vous ? me demanda Dolorès en allumant une cigarette. Puisqu’il nous est impossible de faire évader cette malheureuse, qui ne consentirait pas à se séparer de ses enfants dans de pareilles conditions, nous n’avons plus d’espoir qu’en vous !… C’est vous qui irez avertir le misérable von Treischke de la catastrophe qui menace sa famille, s’il ne sait personnellement se garder !

– Vous pouvez compter sur moi, señorita, répétai-je. Votre bonté et votre courage seront récompensés et l’humanité y trouvera son compte !… Il faut tout faire pour sauver cette pauvre femme, qui n’est point responsable du crime des hommes !

– C’est mon avis, señor !… Le docteur vous a dit de quel crime l’amiral von Treischke s’est rendu coupable envers moi ? Ce n’est pas un secret !… Excepté, en partie, pour mon fiancé…

– Il ne m’en a dit que le commencement, et je vous avouerai même, señorita, qu’il m’a laissé au moment le plus tragique !… Il m’a dit que vous me raconteriez vous-même la fin si vous le jugiez bon !

– Je le reconnais bien là ! fit-elle en s’allongeant sur sa chaise et en fumant voluptueusement ; il a dû être très embarrassé, hésitant, comme toujours, car la fin de mon histoire a deux versions et il n’aura pas voulu prendre la responsabilité de choisir !

– Exactement ! Exactement ! Mais je demande la vraie version, suppliai-je.

– Bien ! bien !… Seulement, il est entendu que vous ne la direz pas à mon fiancé Gabriel, qui, lui, ne connaît que la moitié des choses… Il est tout à fait inutile de lui faire connaître toute la vérité. Le pauvre garçon en deviendrait enragé… et cesserait certainement de nous aider dans le projet qui nous intéresse !…

– Je vous le promets ! Je vous le promets ! Du reste, avant mon évasion, je parlerai le moins possible !…

– Vous avez bien raison : le moins possible… Du silence ! même vis-à-vis de Mme l’amirale von Treischke !…

– Vous voulez que je ne dise rien de mon départ à Amalia ?

– C’est préférable !… Songez que vous ne pourriez point lui faire comprendre l’abandon apparent où vous la laissez sans lui apprendre en même temps le sort dont elle est menacée ici et sans lui faire perdre l’illusion qu’elle a que le capitaine Hyx lui permettra bientôt de quitter sa prison !… Laissez-la le plus longtemps possible dans cette consolante pensée ; j’arrangerai tout, j’expliquerai comme il faut les choses après votre départ, qui, entre parenthèses, aura lieu cette nuit…

– Cette nuit ! Est-ce possible ? mon Dieu ! m’exclamai-je avec ivresse… Et comment cela ?…

– Oh ! mon Dieu ! de la façon la plus simple du monde… Le premier officier de manœuvre doit aller prendre à Cadix quelques médecins engagés par le capitaine… Vous partirez avec lui dans la chaloupe…

Je vous procurerai un complet vareuse du Vengeur et une casquette marine… L’officier est dans la combinaison… et la nuit tous les chats sont gris !… »

Brave midship !… Rassuré définitivement et, en effet, si simplement sur mon sort, je ne pus me retenir de me jeter aux pieds de cette jeune, belle et courageuse fille !

« Vous me sauvez la vie, car ici je devenais fou !… Vous sauvez peut-être la vie d’Amalia et peut-être aussi celle de ses enfants !… Merci !…

– Relevez-vous, monsieur !… Gabriel pourrait entrer et s’imaginerait que vous me faites la cour !… Il est tout de premier jet !… Il vous tuerait comme un mouton ! »

Je n’ai aucune honte à avouer que je me relevai plus précipitamment encore que je ne m’étais mis à genoux, et aussitôt, pour montrer à cette enfant tout l’intérêt que je lui portais, et aussi pour satisfaire ma curiosité et compléter ma documentation sur les événements extraordinaires auxquels je me trouvais si opinément mêlé, je la priai de me raconter la fin de sa cruelle aventure.

« Où le docteur vous a-t-il laissé ?

– Au moment où ce misérable von Treischke revient au château après avoir déposé Mme votre mère chez elle !

– Oui ! pauvre mère ! Et il ne vous a encore rien dit de ce qui s’était passé au château ?

– Rien du tout !…

– Alors, la voiture dans laquelle se trouvait ma mère venait donc de partir… et, Fritz et moi, nous nous trouvions à notre tour sous la voûte que nous devions franchir pour sortir du château, quand tout à coup notre auto s’arrêta ; je n’entendis plus le moteur, Fritz descendit, souleva lui-même le capot, regarda sa machine et déclara : “Nous avons une fichue panne, mais je vais faire réveiller au garage le mécanicien et nous pourrons repartir dans une demi-heure…”

« J’étais tout à fait désolée, ai-je besoin de le dire ?… Non point que je pusse me douter une seconde des mauvaises intentions de mon compagnon… il avait été trop correct jusqu’ici et même trop gentil pour qu’une idée de ce genre pût venir m’inquiéter… Et puis, après tout, je ne suis pas timide, et un garçon, si méchant soit-il, ne me fait pas peur !… Mais il était très tard, ou plutôt il commençait à être de bonne heure, et j’aurais été heureuse de me retrouver à la maison avec ma mère, qui, certainement, allait être très inquiète !

« “Ne restez pas sous cette voûte où soufflent les courants d’air, me dit mon compagnon… Tenez, en attendant, entrez donc ici !…”

« Disant cela, il poussait une porte, sous la voûte même, et je ne fis aucune difficulté pour pénétrer dans une pièce qui, dans mon esprit, devait être quelque vestibule ou pièce commune d’attente pour les visiteurs du château.

« Aussitôt la porte se referma derrière nous et je m’aperçus alors que je me trouvais seule avec Fritz dans sa chambre à lui, qui devait lui servir également de cabinet de travail, car, sur une table, il y avait de nombreux papiers et de gros plis cachetés qui glissaient d’un de ces énormes sacs de cuir comme j’en ai vu embarquer quelquefois par le service des postes à bord des grands paquebots au long cours.

« Cette chambre était éclairée par une douce lueur électrique. L’unique fenêtre donnait sur la mer, dont on apercevait les flots argentés par l’astre de la nuit. Je me retournai vers Fritz et, tout de suite, je fus effrayée de lui voir un tout autre visage.

« Bientôt, je dus reculer devant ses mains tendues vers moi et tremblantes. “Dolorès ! me jeta-t-il d’une voix haletante, ayez pitié de moi ! Je vous aime comme un fou ! Pardonnez mon audace ; mais, si vous voulez bien m’aimer, vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ! Et je vous jure de vous épouser, de n’aimer jamais, que vous !”

« Je lui répondis simplement : “Laissez-moi partir !…”

« J’avais recouvré tout mon sang-froid…, je ne le craignais pas !…

« “Partir ! non ! non ! me répondit-il… C’est impossible ! Vous êtes ma prisonnière !

« – Qu’est-ce que vous dites ?…”

« Il vit ma fureur et ma décision ; j’avais bondi jusqu’à la fenêtre qui était ouverte à une grande hauteur sur l’abîme, et il ne douta point que, s’il faisait un pas de plus, il allait me voir disparaître dans le vide…

« “Oh ! fit-il, vous ne m’aimez pas !… vous ne m’aimerez jamais pour vouloir mourir ainsi !… Je suis le plus malheureux des hommes !…”

« Et il tomba à genoux et pleura… Je le regardais pleurer. Il était sincère et pitoyable… Je le plaignis et lui pardonnai son acte inqualifiable. “Laissez-moi m’en aller, Fritz, dis-je, je ne parlerai de cela à personne… Songez combien ma mère doit être inquiète… soyez raisonnable… relevez-vous et ouvrez-moi la porte…”

« Il soupira et se releva docilement. Il continuait de pleurer comme un enfant. “Vous en aimez donc un autre ? me demanda-t-il.

« “– Oui, je suis promise. »

« Et j’ajoutai pour le consoler : “Je n’ai qu’une parole. Il fallait venir plus tôt…

« “– Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !… Vous m’auriez aimé, n’est-ce pas ?…

« “– C’est une chose qui n’eût peut-être pas été tout à fait impossible si mon cœur avait été libre !

« “– Oh ! mon Dieu !… Oh ! mon Dieu !… répéta-t-il avec espoir… Et il n’y a plus rien à faire à cela ?

« “– Non ! non ! plus rien !… ouvrez-moi la porte !…”

« Il s’avança en chancelant vers la porte. Je le suivais et m’apprêtais à me jeter dehors !… Alors il se retourna encore vers moi et, la figure embrasée de honte, dut m’avouer le complot. Il me dit que, si je n’agissais pas avec prudence et si je n’avais pas confiance en lui, les autres ne me laisseraient pas sortir ainsi du château !… C’était le Kessel (le von Treischke) qui avait tout arrangé avec ses acolytes… et qui lui avait préparé, à lui, Fritz, cette jolie petite surprise d’amour !…

« Encore une fois il me demanda honteusement pardon en m’avouant que le Kessel était un homme tout-puissant auquel il était tout à fait impossible de désobéir !… Toutefois, si j’étais raisonnable… et si je consentais à comprendre les difficultés de sa situation, à lui, il m’aiderait, moi, à me tirer d’affaire, car j’étais digne de tous les sacrifices !…

« “Vous êtes un misérable ! m’écriai-je, de vous être prêté à une pareille infamie ! Et votre Kessel et tous vos amis sont des misérables !…

« “– Oui ! oui ! acquiesça-t-il, c’est très exact ! Mais il faut sortir de là !… Laissez-moi regarder d’abord si la porte du château est ouverte et si mes amis ne sont pas à veiller aux fenêtres !

« “– Qu’est-ce que vous leur direz ?…

« “– Eh ! fit-il en baissant la tête, je leur dirai ce qu’il faudra pour qu’ils vous laissent partir !…”

« J’avais compris ce qu’il entendait par “leur dire ce qu’il faudra” ! Tant de lâche imagination pour me sauver allait parfaitement à un charmant jeune homme qui avait accepté de me déshonorer par obéissance ! Ainsi c’est tout ce qu’il avait trouvé pour mon salut : me salir ! Tout cela était bien boche ! Il allait leur raconter que je lui avais cédé, et, satisfaits de mon déshonneur, ces messieurs me laisseraient passer !…

« “Ah ! plutôt la mort ! m’écriai-je… Mais il n’y a donc pas d’honnêtes filles dans votre pays !…”

« Et, comme une folle, je me mis à appeler à mon secours !… Gabriel !…

« Oui, dans cette minute terrible, c’est le nom de mon fiancé que j’invoquais : il ne devait pas, hélas ! me porter bonheur… Je n’avais pas plutôt jeté ce cri vers lui et vers les cieux qu’un affreux éclat de rire derrière la porte me répondit et qu’une voix que j’entendrai toute ma vie commanda : “Ouvrez !…

« “– À vos ordres ! répondit Fritz, qui était soudain devenu plus pâle qu’un mort.”

« Et il ouvrit la porte ! Le faux Kessel entra, suivi d’une demi-douzaine de ses complices, et, comme ces misérables se moquaient de Fritz et de moi avec d’ignobles plaisanteries, il les fit taire.

« Jamais je ne l’avais vu commander sur ce ton ! Fritz, devant lui, avait pris une attitude de soldat, et je compris, bien qu’ils parlassent en allemand, que le Kessel reprochait à son subordonné de ne pas avoir exécuté la consigne !…

« Fritz s’étant tourné vers la fenêtre allait sans doute expliquer que j’avais menacé de me jeter dans la mer ! Mais il n’en eut pas le temps. Comprenant bien, cette fois, à l’attitude de tous, que je n’avais plus d’espoir de leur échapper que par là, j’accomplis un mouvement si rapide de ce côté que je pus me croire délivrée de tous les maux de la vie ! Mais, eux aussi avaient bondi, et ils me jetèrent brutalement au milieu de la chambre et fermèrent la fenêtre.

« Von Treischke railla Fritz en lui demandant s’il avait compté uniquement sur sa beauté pour me séduire, ce qui fit encore rire les autres !… Mais encore il leur imposa silence et, reprenant sa terrible voix de commandement, il jeta à la tête de Fritz ces mots français, pour que je comprisse bien que je n’avais plus rien à espérer : “Service commandé !”

« Puis, éclatant d’un abominable rire, il fit sortir tout le monde, excepté Fritz, et il sortit lui-même, et la porte fut refermée.

« Alors Fritz, qui paraissait déjà fou, se rua sur moi, sans un mot. Mais il s’affaissa presque aussitôt, grièvement blessé.

« Je l’avais frappé à la gorge avec mes ciseaux de poche que j’ai toujours sur moi au magasin et que j’avais emportés par mégarde.

« Le sang coulait de sa blessure à gros bouillons, et je restai stupide, anéantie, sans force, appuyée au mur, regardant avec horreur ce grand corps agité de spasmes.

« Combien de minutes passèrent ainsi ? Je ne pourrais le dire ! Maintenant l’homme ne remuait plus. Je pus le croire mort. Il n’était que grièvement blessé. La porte se rouvrit. Il y eut des cris. Je fus agrippée par des mains féroces. J’entendis encore la voix effroyable de von Treischke qui donnait des ordres. La fenêtre fut de nouveau ouverte. Von Treischke disait : “Puisqu’elle voulait aller à la mer, elle ira !”

« D’abord je ne compris point ce qu’ils voulaient faire de moi. Je n’avais, du reste, aucune force pour leur résister, j’étouffais d’horreur et de faiblesse. Enfin je saisis toute l’affaire. Ces messieurs me glissaient dans le sac !

« Oui, ils m’enfermaient dans le sac aux dépêches !… »

À ce moment du récit de Dolorès, je ne pus, moi, Herbert de Renich, retenir l’expression de mon indignation et je la criai sans doute trop fort, car la señorita se leva vivement, alla soulever une portière, parut écouter quelque bruit, revint vers moi et me dit :

« Señor Herbert, il va falloir me quitter, me dire adieu. Nous ne nous reverrons peut-être jamais plus !… Vous trouverez, en rentrant chez vous, un uniforme du Vengeur dans votre armoire. Cette nuit, revêtez-le, aussitôt après le dîner. Le docteur viendra vous chercher et vous conduira à l’officier de manœuvre. Avant deux heures du matin vous serez à Cadix ! Faites tout au monde pour que ce misérable von Treischke échappe à la vengeance du capitaine Hyx, si vous aimez Amalia !… Moi, je l’aime déjà comme une sœur, et en ce qui me concerne je veux tout oublier pour elle !…

– Vous êtes un ange ! m’écriai-je une fois de plus, vous qui avez tant souffert et qui savez pardonner !… Mais, dites-moi, ces misérables, après vous avoir enfermée dans le sac, ne vous ont cependant pas jetée à la mer !…

– Si, señor, ils m’ont jetée à la mer !…

– Et par quel miracle avez-vous été sauvée ?…

– Par le miracle de la Vierge et du capitaine Hyx !… Mais allez ! allez !… j’entends des pas !… Le docteur vous dira la fin de cette terrible histoire !… La fin ? Hélas ! est-ce bien la fin qu’il faut dire !… Est-ce que nous ne continuons pas de la vivre dans une horreur nouvelle !… À vous señor de nous sauver du crime qui se prépare !… Adios !… »

Je me sauvai… j’errai dans les coursives, sans trop savoir, ce jour-là, ce que je faisais. Et puis, je quittai aussi les coursives, il me semblait qu’elles s’emplissaient, par instant ; d’un long gémissement qui me faisait dresser les cheveux sur le front !… Ah ! sortir enfin, sortir de ce cauchemar sous-marin !… Était-il vrai que j’allais revoir, pure et douce, la lumière du jour ?… et le dessus de la mer ?… et marcher encore sur la terre verdoyante ?… et revoir des arbres et des routes, ô mon Dieu !

Toutefois, je n’étais point sans me reprocher quelque peu l’allégresse intime dans laquelle me jetait cette espérance, car la réalisation de ce beau programme allait m’éloigner d’Amalia !… Mais le programme n’était-il point justement de la sauver !… Sans doute ! sans doute !… mais elle n’en resterait pas moins là, la douce et adorable créature, avec ses petits enfants, livrée aux imaginations vengeresses de ce fou de capitaine Hyx !… Et j’allais avoir le courage d’aller la voir encore une fois avant ma fuite, et de lui baiser ses belles mains, et de lui mentir par mon silence !… Dolorès me l’avait conseillé !… Et, cela, certes, valait mieux ainsi !…

Je fus donc chez Amalia et je restai silencieux près d’elle, en embrassant ses belles mains et en caressant les cheveux de ses enfants, mais je ne pus m’empêcher de répandre sur une si grande infortune un si grand torrent de larmes qu’Amalia comprit qu’il y avait encore quelque chose de nouveau ! Elle me demanda de m’expliquer, mais je m’enfuis en secouant la tête.

Quand je repense à cette visite, je ne puis que la regretter, car, en vérité, elle n’était point faite pour rassurer la pauvre âme, et ma stupide grande émotion dut jeter Amalia dans une plus grande inquiétude que jamais et dans une folle perplexité ! Moi, je me disais : « Sûrement, quand elle saura que je suis parti, elle me prendra pour un lâche !… » Et cette pensée égoïste m’empêchait de surveiller mes gestes et de m’apercevoir du mal que je faisais sans le vouloir !…

Enfin la nuit arriva ; j’avais jeté un coup d’œil dans mon armoire et j’avais découvert le costume annoncé. Je m’étais gardé d’y toucher, dans la crainte d’une dernière visite de Buldeo. Ayant feint un grand mal de tête, j’avais dit à cet aimable steward que je ne désirais plus rien que me reposer et que je ne supporterais, ce soir-là, d’autre visite que celle du docteur.

Seul maintenant dans l’attente du prochain événement qui allait me délivrer, je vivais des minutes de fièvre quand le docteur poussa ma porte, me vit et hocha la tête. Il semblait plus embarrassé que jamais.

« La minute est moins décisive que je ne l’avais espéré », commença-t-il par me déclarer.

À ces mots, je tressaillis de la tête aux pieds.

« Eh ! quoi ! fis-je dans un souffle… avez-vous déjà abandonné le projet de me faire fuir ?…

– Non pas !… Non pas !… répondit-il avec empressement… cela tient toujours !… Mais il s’agit en attendant, de ne commettre aucune imprudence !…

– C’est bien mon avis !… »

Alors il se pencha à mon oreille :

« La señorita m’a procuré un uniforme du V que je vous ai apporté moi-même, tantôt, dans ma trousse, et que vous avez dû trouver dans votre placard. Vous avez bien fait de ne pas le mettre car nous ne sommes pas au bout de nos peines !

– Eh ! mon Dieu ! qu’arrive-t-il ? Tout était réglé si simplement !

– Eh bien ! Il arrive que les choses ne se présentent pas aussi simplement qu’elles le paraissaient tout d’abord !…

– Parlez !… Parlez !…

– Sachez donc que nous ne nous arrêtons pas devant Cadix !…

– Allons, bon !… Mais pourquoi ?… mais pourquoi ?…

– Je n’en connais point toutes les raisons. En tout cas, nous n’embarquerons point les médecins ! Parce que ceux-ci sont envoyés ailleurs directement ! Le capitaine Hyx pourrait nous dire où et pourquoi… Du reste, il y a, depuis quelques heures, du nouveau dans l’air, surtout depuis les dépêches de Cadix. Bien malin serait celui qui pourrait nous renseigner là-dessus, en dehors du capitaine !… »

Je ne pus m’empêcher de l’interrompre.

« Enfin, mon évasion, que devient-elle, dans tout cela ? demandai-je, horriblement inquiet.

– Eh ! rassurez-vous ! Quand je vous dis qu’elle tient toujours ! Mais ce sera pour Vigo !

– Ah ! ah ! pour Vigo ?…

– Oui, ça vous est égal ?… Nous y serons dans quelques heures, à Vigo ! Pour moi, ajouta-t-il en hochant la tête, il y a quelque chose de nouveau, précisément, à Vigo !… Quoi ? Quoi ? Ah ! voilà le hic !… Le capitaine Hyx m’a paru extraordinairement agité, je puis vous le dire ! La télégraphie sans fil spéciale n’a pas dû lui apporter de très très bonnes nouvelles. Enfin, il y a quelque chose qui ne va pas, c’est mon avis ! En tout cas, il peut compter sur mon dévouement !

– Et moi, monsieur, moi, puisse toujours compter sur le vôtre ?…

– Encore !… Pourquoi en doutez-vous ? Du moment que la señorita n’a pas changé d’avis !…

– C’est heureux !… Alors, à Vigo, je monte dans la chaloupe, comme je devais y monter à Cadix, derrière le midship ?

– Point du tout ! Voilà ce qui va se passer… Vous m’écoutez ? » Il alla à la porte, selon son habitude, quand il croyait utile de me confier quelque chose d’exceptionnel ; il écouta, jeta un coup d’œil dans le couloir, revint près de moi en poussant un soupir.

« Voici ! Nous allons rouler sur les fonds de Vigo !

– Comment, “rouler” ?

– Oui, nous roulons sur les fonds comme une voiture ! Nous roulons sur des roues, quoi !… Bref, il doit y avoir du danger à émerger, puisque nous allons rouler ! et débarquer dans le fond !

– Quoi ? Quoi ? débarquer dans le fond ?

– Oui, le midship est toujours de service, mais cette fois il gagne la terre avec ses hommes par le fond de mer ! Vous comprenez ?

– Mais non ! je ne comprends pas !… Qu’est-ce que je fais, moi, pendant ce temps-là ?

– Eh bien ! vous êtes toujours de l’expédition, c’est entendu…

– Ah ! oui !

– Évidemment ! Mais, comme vous voyez, ce ne sera plus aussi simple : du moins, ça ne vous paraîtra plus aussi simple. Faudra que vous entriez dans l’habit !

– Quel habit ?

– Eh bien ! l’habit de scaphandrier !… Oh ! ce n’est rien du tout, avec des fonds pareils ! À peine de pression ! Vingt-cinq mètres d’eau sur la tête… Vous verrez, vous serez là-dedans comme chez vous ! »

Je ne lui répondis même pas, tellement cette idée d’aller me promener dans l’eau en « habit de scaphandrier » m’anéantissait !

Ah ! certes ! je préférais de beaucoup l’autre combinaison !

Pour lutter contre mon affaissement, le docteur me donnait des détails très agréables sur le mode de respiration, etc.

« Jamais, jamais vous n’aurez une occasion pareille !… plus sûre et plus tranquille !… C’est peut-être moins simple, mais c’est autrement sûr que la chaloupe !… Qui vous reconnaîtra en scaphandrier ? Personne !…

– Je l’admets ! je l’admets !… Mais personne ne viendra non plus à mon secours si nous nous égarons sous la mer !… »

En entendant ces mots, Médéric Eristal se mit à rire tranquillement :

« Ah ! non ! non ! fit-il, tout excepté cela, les routes sont repérées au fond de la mer, je vous prie de le croire !… Du reste, c’est par ces routes-là que le capitaine Hyx, un certain matin, nous a ramené la señorita Dolorès !…

– Non ? …

– Dame ! ne vous l’a-t-elle pas raconté ?

– Eh ! elle n’a pas eu le temps de finir son histoire…

– Eh bien, la voilà, la fin de son histoire !… Certain matin, de bonne heure, le capitaine Hyx se promenait avec deux lieutenants au fond de la baie de Vigo, où il cherchait à découvrir les réserves sous-marines du ravitaillement boche, quand un sac lui tomba sur la tête, puis lui glissa dans les bras !…

« Dans ce sac quelque chose remuait !…

« Le capitaine et ses hommes, portant le sac, rentrèrent en hâte dans une de nos chaloupes sous-marines qui, heureusement, était toute proche…

« Quand ils furent sortis de la chambre des scaphandres le sac ne remuait plus !

« On l’ouvrit…

« On y trouva la señorita Dolorès à moitié étouffée !… mais nullement noyée, le sac étant imperméable !… Quelques pressions rythmiques de votre serviteur rendirent la señorita à la vie.

« Et maintenant, conclut le docteur en me secouant par les revers de ma jaquette et en hochant la tête, vous n’ignorez plus rien de l’histoire de Dolorès ! Faites-en votre profit et vous comprendrez qu’avec un bon scaphandre on peut non seulement garder sa vie au sein des eaux profondes, mais encore sauver celle des autres !…

– C’est prodigieux ! fis-je en hochant la tête à mon tour. Le von Treischke n’avait pas compté là-dessus !…

– Vous pouvez le dire !…

– Alors, il croit Dolorès morte ?

– Évidemment !… Et la mère aussi a cru sa fille morte ! Et elle mourut d’avoir cru cela !… À Vigo, il fut entendu qu’il y avait eu drame d’amour et que la señorita, après avoir frappé son amoureux, s’était suicidée en se jetant dans la mer ! On chercha son corps pendant deux jours. Et puis personne n’en parla plus. Pas même le jeune Fritz, qui, lui, ne mourut point et quitta le pays, à peu près guéri, quelques semaines plus tard, avec le faux Kessel, sur un vaisseau neutre qui devait les transporter en Amérique… ou ailleurs !… Ah ! à propos de la tentative de suicide de Dolorès, sachez que Gabriel y croit dur comme fer ! C’est que le capitaine Hyx avait prié la señorita de ne point raconter à son fiancé l’histoire du sac, qui aurait rendu le jeune homme fou de rage contre von Treischke !…

– Voilà bien des ménagements pour le von Treischke !

– Eh ! comprenez que le capitaine tient beaucoup à sa vengeance personnelle ! Et c’est bien la raison pour laquelle il a trouvé inutile que Dolorès, en racontant toute la vérité au Basque, excitât davantage celui-ci contre un homme que lui, capitaine Hyx, a marqué de son sceau ! Qu’aurait fait le Basque ? Il aurait donné un coup de couteau ! La belle affaire ! ! ! Le capitaine lui réserve autre chose ! Hélas ! hélas !

– Que votre capitaine soit damné, m’écriai-je, puisque c’est par le supplice d’une innocente qu’il doit créer la géhenne du coupable ! Horreur ! horreur ! »

Le docteur me menaça de son doigt sur ma bouche.

« Il ne s’agit pas de répéter à chaque instant : horreur ! Nous aussi nous avons dit : horreur ! le midship, Dolorès, Gabriel et moi !… et nous avons peut-être eu tort de dire : horreur !… Mais il s’agit de profiter des instants pendant lesquels nous sommes sentimentalement d’accord avec vous sur cette horreur-là !… Oui ou non, êtes-vous disposé à fuir ?

– Certes !… certes !… comment pouvez-vous me demander une chose pareille ?…

– À fuir en scaphandre ?…

– Ah ! c’est une autre chose !… C’est une autre question…

– C’est la seule, pour le moment ! Réfléchissez bien une dernière fois et répondez-moi !… Après, il sera peut-être trop tard !…

– Mais, c’est épouvantable… épouvantable…

– Chut, fit-il tout à coup, écoutez donc !… Quel est ce bruit ?… »