Tout à coup l’ascenseur s’arrêta et déjà je me demandais ce que signifiait cette immobilité prolongée et si, par hasard, nous allions rester suspendus longtemps ainsi entre le niveau des eaux et le fond marin !
Alors, seulement, l’hypothèse d’un accident de mécanique se posa à mon esprit inquiet et l’importance de l’hypothèse me fit bondir le cœur, sous ma double peau : la mienne et celle de caoutchouc…
Que deviendrions-nous si la machine ne pouvait plus se remettre en marche ?… N’étions-nous pas condamnés à mourir dans cette boîte, après avoir épuisé l’air de nos réservoirs ?
Que pensaient de cela mes compagnons ? J’essayais de deviner chez eux la même angoisse, mais je ne les avais encore jamais vus aussi impassibles ; en tout cas, aussi immobiles.
Appuyés sur leurs pics de fer, ils paraissaient des statues. Ils semblaient attendre. Quoi ? Évidemment que l’ascenseur se remît en marche ! Mais, malheureux, si par hasard l’ascenseur ne se remettait pas en marche !… Avez-vous pensé à cela ? Hein ? tas de brutes !… tas de brutes immobiles !…
J’avais l’injure à la bouche, parce que j’étais furieux, non seulement contre eux mais contre moi-même, qui m’étais laissé aller à risquer une aussi folle partie… et j’en voulais en général à l’humanité tout entière, qui ne sait qu’imaginer pour augmenter les dangers de vivre !…
Mais qu’est-ce que j’entends ?… Certain sifflement… Ce n’est plus l’eau qui entre, c’est l’air qui revient !…
Nous sommes donc arrivés !…
Et qu’est-ce que je vois là-haut dans la nuit brune ? La lune !…
Non plus sa clarté diffuse, mais son disque bien net de fromage de tête de mort !… Et je ris !… je ris !… je suis content ! Dame !…
C’est peu à peu que l’eau fuit de notre boîte, tout doucement ; et voici que notre tête sort de l’eau, notre buste. Et puis c’est le tour de nos jambes !…
Avec quelle joie (j’imagine) mes compagnons se dévissent mutuellement leurs têtes de cuivre !…
Moi, je ne bronche pas… j’attends !… Ah ! ah ! je ne m’étais pas trompé ! Le scaphandrier qui m’a mis son pic sur l’orteil gauche sans avoir l’air de rien, c’est le midship.
Il cligne de l’œil de mon côté et se gratte le bout du nez d’une façon très drôle. Faut-il avoir de la bonne humeur de reste pour faire le saltimbanque dans un pareil moment et avec une pareille responsabilité !…
Mais les portes de la cage de l’ascenseur sont ouvertes sur une petite salle creusée dans le roc et meublée de la façon la plus sommaire, de coffres et de tabourets.
Mes compagnons n’ont que trois ou quatre pas à faire pour se trouver sur les tabourets, et là ils achèvent de dépouiller l’homme sous-marin.
Ah ! c’est vite fait !… Le midship, qui m’a conduit lui-même à un tabouret, leur a lancé quelques ordres que je n’ai pas compris et nous voici seuls tous deux, dans cette chambre de troglodytes. Après s’être libéré lui-même, il m’enlève ma sphère, me déshabille de ma peau de caoutchouc, de mes chaussures avec une rapidité des plus aimables, et gaiement !…
Ah ! c’est un homme, ce midship !…
Quand je pense à toutes les hésitations du docteur, je m’estime très heureux, en vérité, que la seconde partie du programme ait été confiée au midship !…
Il me dit : « Pas de temps à perdre !… Vous comprenez : plus tôt nous serons à Vigo, mieux cela vaudra pour vous, et aussi pour moi !…
– Vous venez donc à Vigo avec moi ?…
– Ma foi, oui !… histoire de boire un cocktail ailleurs qu’au bar d’un sous-marin !… Ah ! je ne me plains pas, remarquez ! je ne me plains pas, moi !… Je trouve que la vie est belle !… et que le commandant du Vengeur a bigrement raison de faire des farces aux Boches ! (Des farces !… il appelait cela des farces !) Et, en ce qui me concerne, j’ai cette veine que, né marin, mais ne pouvant supporter le dessus de la mer, à cause du tangage (ou du roulis), je puis faire du service dessous !… C’est parfait !… c’est parfait !… Tout de même, ils sont trop tristes là dedans, trop sentimentaux… un équipage de quakers !… Le capitaine joue des airs d’église sur l’orgue, et, sous son masque noir, sort en larmes de sa petite chapelle !…
« Il n’y a de vraiment gais dans tout l’équipage que le père Latuile et le Chinois !…
« Mais, je vous le demande : est-ce une société pour moi ?… Quand ils m’ont raconté leurs petites imaginations de supplices, c’est fini !… C’est drôle une première fois !… Et puis, la ferme !… (comme disent les Français). Aussi, cher monsieur, je vous invite à prendre un sacré cocktail, mais un très sacré cocktail au bar de Santiago de Compostelle, au coin de la calle Real et de Santa-Maria, l’église collégiale… à deux pas de la plaza de la Constitucion !…
« Il y a là un sacré bar tenu par un sacré Jim, ex-champion de la marine anglaise, lequel vous prouvera qu’il a quelques qualités hors du ring et que ses poings derrière le comptoir boxent à ravir avec les gobelets d’étain ! Ça va ? Mais vous ne le direz à personne !… Cela ferait de la peine au capitaine… »
Ce disant, il me dressait sur mes pieds comme si j’avais été une poupée articulée, me coiffait de mon béret, et ajoutait :
« Inutile de reparler de nos affaires ! Nous sommes d’avance tout à fait d’accord ! Comprenez que je compte sur vous pour qu’on n’écrabouille pas de sitôt cette pauvre madame !… Non ! une femme, ce ne serait pas rigolo !… C’est pas mon genre ! Les autres, tant pis pour eux, c’est des combattants qui n’ont pas eu de chance, voilà tout. Et ils en ont fait bien d’autres. Mais cette pauvre dame !… Non ! non !… Arrangez-vous pour que le mari n’se fasse pas piger !… ça nous évitera du grabuge !… D’autant plus qu’au Vengeur ils sont tous enragés contre elle. Le docteur vous l’a dit ! Sacrés Anges des Eaux, va !… On en parlera encore longtemps après la guerre !… Ah ! je dois vous donner le mot de passe ; ce soir, c’est Jérusalem et la Cité céleste !… Des quakers, je vous dis !… N’oubliez pas le cocktail !… »
Il me conduisit hors de la chambre par un étroit escalier taillé dans la terre, jusque sur un coin de la falaise que balayait une brise marine sous la caresse de laquelle je faillis m’évanouir de bonheur !
Mais, n’est-ce pas ? ce n’était pas le moment d’avoir ses nerfs ! Je me raidis contre toutes les émotions, physiques aussi bien que morales, et je me fis indiquer mon chemin, de façon à ne point m’égarer.
« Cher monsieur Herbert, vous ne vous égarerez point si vous entrez dans ce chemin creux et si vous n’en sortez pas jusqu’au bout !… Vous voyez comme c’est simple ! En marchant d’un bon pas, vous aurez traversé l’île en une heure ; alors on vous a dit ce qu’il y aurait à faire !
– Oui, oui, la petite cabane…
– Parfait ! la petite cabane du barcilleur (comme disent les Français)… vous savez, le ramasseur de varech !… Pas à se tromper, c’est la seule habitation de la crique, et puis toujours des tas de varech énormes, par derrière… du vrai craquet, excellent à respirer pour les poumons affaiblis !… Nous en embarquons toujours à bord du Vengeur… c’est ce qui nous donne cette ambiance d’air marin, même après des plongées de trois jours !…
– Monsieur ! dois-je vous attendre pour partir ?…
– Évidemment !… Nous ne disposons que de la barque du barcilleur pour aller à Vigo en cachette !… et je tiens de plus en plus, par une nuit pareille, à être de la partie !… Avez-vous déjà oublié le cocktail ?…
– Bien, monsieur, je vous attendrai !… mais ne soyez pas trop longtemps… »
– Je vous le promets ! proclama-t-il… Oh ! je vais voir de quoi il retourne en cinq minutes ; puis je donne un coup de télégraphie sans fil au capitaine Hyx et je vous rejoins !… C’est Jim qui va être épaté de me revoir !…
– Alors, à tout à l’heure !… chez le barcilleur !…
– Allez !… Ah ! encore un mot !… Le docteur a dû vous prévenir… Hein ?… Pas d’indiscrétions ?… Traversez le pays avec des œillères !…
– En aveugle !
– All right ! caracho ! va bene ! » me jeta le joyeux midship, et nous nous hâtâmes, chacun de notre côté.
Mais, dès que je n’entendis plus le bruit de ses pas, je m’arrêtai, et, avant de me jeter au fond de ce chemin creux qu’il m’avait indiqué, je tombai à genoux pour remercier la Providence !
Hélas ! depuis que je ne sentais plus peser sur moi le poids formidable de ma prison d’eau, c’est un geste que je brûlais d’accomplir ; mais n’est-il pas vrai que nous avons toujours une honte secrète de manifester, devant un tiers, les plus beaux mouvements de notre âme !… Orgueil, faiblesse, modestie, humilité, sot respect humain ?
Enfin, mon Dieu ! je vous remercie ! Et toi aussi, nature enchanteresse ! Je joignis les mains devant ta splendeur nocturne !… Il n’y avait pourtant là, sous mes genoux, qu’un peu de roc brûlé par le vent de mer ; à mon horizon qu’un peu d’écume soulevée par le souffle de Neptune, et au-dessus de ma tête que ce dernier regard de vos astres pâlissants, ô Diane, ô Vénus ! à l’approche de l’aurore !… Mais jamais la terre ne m’était apparue aussi belle que depuis que j’avais échappé à l’étreinte d’un élément ennemi, et je n’avais pas trop de tout mon cœur chrétien, ni de tous mes souvenirs païens, ni de la pensée de tous les dieux du monde pour célébrer cette messe intime où mon âme embrassait le dessus de la terre !…
Quand je me relevai, je craignis de m’être mis en retard, et c’est sans prendre même la peine d’essuyer mes larmes reconnaissantes que je me jetai au fond du ravin… C’était une route assez étroite, où deux charrettes eussent pu difficilement passer, se croisant, et dont les parois abruptes bornaient immédiatement ma vue, à ma gauche et à ma droite.
J’avouerai que je n’étais nullement fâché de cette disposition des lieux, puisque l’on m’avait recommandé de ne rien voir ! Aussi je n’avais aucun effort à accomplir pour tenir ma promesse et je ne demandais qu’une chose, c’est que mon chemin restât aussi creux que cela jusqu’au bout !… Du reste, il était admirablement entretenu ; la chaussée était pavée d’un caillou régulier et je remarquai bientôt les deux petites lignes d’un chemin de fer à voie étroite.
D’abord, je ne croisai personne. Je n’eus à répondre à aucun appel. Il faisait tout noir au fond de ce boyau. Mais au-dessus de ma tête des lueurs étranges passaient, des flamboiements rapides embrasaient ce que je pouvais apercevoir de la nuit, c’est-à-dire le long ruban qui s’allongeait entre les deux lignes parallèles des hauts talus rocheux dressés à mes côtés comme deux impénétrables écrans.
Quelquefois le flamboiement était vert, quelquefois bleu et semblait avoir été jeté vers la voûte céleste par la gueule ouverte de quelque prodigieux creuset.
Je poussai encore ma marche ; il me paraissait que j’avais pénétré là dans quelque voie défendue d’un mystérieux enfer, et j’hésitai à lever la tête vers ces lueurs qui passaient… me rappelant les paroles du docteur et du midship : « Faites votre possible pour ne rien voir ; traversez l’île avec des œillères. »
… Et entendre ? Avais-je le droit d’entendre ? Quels étaient ces coups sourds dont la terre était ébranlée ? À de certains endroits, je sursautai comme si j’avais été frappé moi-même par quelque chose en retour…
À quelle œuvre travaillait-on donc aux îles Ciès (insulæ Siccæ) ? Avais-je le droit de le demander ?…
Il y eut soudain un roulement souterrain qui me fit courir, dans le dessein ridicule mais instinctif d’y échapper. Ainsi devaient courir les malheureux surpris par la colère de la terre dans les rues de Messine chavirée…
Je m’arrêtai bientôt… à bout de souffle… Je passai mes mains fiévreuses sur mon front en sueur. Ne devais-je pas déjà être arrivé ? Il me parut qu’il y avait une heure que je courais ainsi comme un fou. Je consultai ma montre ; il y avait dix minutes ! Mon oreille fut encore surprise par une explosion, à laquelle succéda immédiatement un parfait silence. La terre ne trembla plus. Et il n’y eut plus de lueurs non plus, ni rouges, ni roses, ni bleues, ni vertes. Il n’y eut plus que l’aurore qui continuait de chasser la nuit, et il me sembla qu’avec l’aurore toute l’île consentait enfin à se reposer de son travail nocturne.
Je repris mon chemin, plus tranquille, et j’espérais bien n’avoir à craindre désormais aucun incident quand d’abord il me fallut me ranger, ou plutôt me jeter, contre la paroi rocheuse pour ne pas être écrasé par un minuscule train électrique lancé comme une flèche sur la voie étroite et qui me passa sous le nez, sans bruit, comme une ombre de train, comme un fantôme de train !
Comment n’avais-je pas été écrasé ? Je me le demande encore.
Il n’y avait donc personne dans cette machine pour apercevoir un voyageur sur la voie et l’avertir d’un coup de sifflet ? Moi, je n’avais vu personne !… D’abord je n’en avais pas eu le temps… et puis, il n’y avait peut-être, là-dedans, personne non plus ! Les trains-fantômes se passent très bien de mécaniciens.
Mais pourquoi ce mot fantôme revient-il ainsi sous ma plume ?… Oh ! mon Dieu ! tout simplement parce qu’avec l’aurore étrange, qui mêlait d’une bien singulière façon les choses de la nuit et du jour, je pus me croire entré tout à coup dans le royaume mystérieux et indéfini où se meuvent les fantômes…
Ainsi je vis… (comment ne pouvais-je pas les voir ?) je vis tout à coup des soldats !… Eh bien ! je vous jure que je crus voir des fantômes lents de soldats ! Ils avaient, au fond de cette voie obscure, l’uniforme gris que leur donnait l’aurore grise…
Et ils avaient des gestes de soldats, mais lents ! lents ! lents ! combien lents ! surtout les artilleurs !… Ah ! j’assistai là au défilé le plus étrange de ma vie !…
Certes, sans être moi-même un artilleur ni même un homme de l’art, je ne saurais confondre l’artillerie légère et l’artillerie lourde, et si j’avais eu devant moi de l’artillerie lourde je ne me serais pas étonné de sa lenteur. Mais j’avais devant moi de l’artillerie légère et lente ! J’avais le droit d’être un peu étonné. Je sais bien que je n’avais pas le droit de voir !… mais, à ce point de vue (c’est le cas de le dire), ma conscience ne me reprochait rien ! Je n’avais absolument rien fait, moi, pour assister à un défilé pareil !…
C’est lui, le défilé, qui était venu se mettre au milieu de ma route ! Il n’est pas sorcier d’expliquer comment les choses s’étaient passées… J’étais arrivé dans une partie du chemin creux qui était fort élargie, cependant que les parois s’étaient elles-mêmes abaissées et je m’aperçus que je me trouvais à un carrefour. Mon chemin était traversé par un autre chemin ; et c’est par cet autre chemin que passait le défilé des artilleurs lents aux canons légers !… Ah ! la singulière manœuvre silencieuse, car on n’entendait pas un commandement !… De temps en temps un chef faisait un signe au-dessus de sa tête… qui semblait commander aux artilleurs d’aller plus lentement encore !…
Et tous ces artilleurs se glissaient à genoux ou avançaient sur le ventre, avec une lenteur de larves, poussant ou tramant leurs canons légers…
Quand, par hasard, un artilleur se mettait debout et qu’il avançait sur ses pieds, il faisait cela en décomposant le mouvement, ou encore avec des précautions d’arthritique qui souffre des articulations !
Enfin, que vous dirai-je ? J’ai vu, au cours de cette terrible aventure, bien des choses bizarres, mais aucune ne me parut aussi extraordinaire et ne me frappa l’esprit autant que cette manœuvre d’artillerie lente avec ses canons longs glissant en silence dans la clarté fantomatique d’une aurore aux îles Ciès (insulæ Siccæ).
Toutefois, ce que je venais de voir là était, peut-être, peu de chose à côté de ce que bientôt j’allais entendre !
Je n’eus point la patience d’attendre la fin du passage des artilleurs. De si lents mouvements pouvaient durer des semaines, et le jour venait, et le joyeux midship m’attendait peut-être déjà là-bas, dans la petite crique déserte, au fond de la cabane du barcilleur.
Les artilleurs lents ne prêtaient aucune attention à ma présence. Évidemment, ils m’avaient vu, car je n’avais pas été assez sot pour faire un mouvement de retraite qui eût donné immédiatement l’éveil. Mon uniforme du Vengeur devait me donner le droit d’être là. Enfin, ils étaient trop occupés à avancer lentement, le plus lentement possible, pensais-je, pour avoir le temps de s’intéresser à mes faits et gestes. Je saisis le moment où un espace libre se présentait entre deux batteries pour passer, et je pus passer bien tranquillement, je vous assure, sans courir le risque d’être écrasé.
Avez-vous quelquefois rencontré en forêt, au milieu d’un chemin, toute une théorie de chenilles qui se suivent tête à queue, et se déploient en glissant d’un mouvement imperceptible, uniforme, régulier ? Je venais de traverser un de ces trains de chenilles, d’artilleurs-chenilles !
J’avais repris ma course !… Je courais !… Je courais sans tourner la tête ! Ah ! non !… C’était assez de les avoir vus une fois, sans le vouloir !…
Une cervelle un peu moins solide que la mienne et un peu moins préparée par tout ce qu’elle avait perçu à bord du Vengeur aurait pu en être dérangée, dans un coin, pour le reste de la vie !…