Quel spectacle m’attendait sur le seuil des portes de la mer ! J’avais cru que nous allions descendre dans les nappes d’eau illuminées par la toute-puissante lumière froide des phares sous-marins du Vengeur, mais je m’étais totalement trompé.
Le Vengeur devait avoir ses raisons à lui (les raisons de son capitaine) pour ne signaler sa présence devant Vigo ni au-dessus ni au-dessous du niveau de la mer. Quoi qu’il en fût, cette circonstance nous permit de jouir d’un paysage d’une délicatesse incomparable, sous un magnifique clair de lune !
Je pensais nécessairement que nous devions nous trouver sur un très haut-fond, choisi pour cette manœuvre de débarquement sous l’eau ; et, de fait, nous pouvions apercevoir au-dessus de nos têtes le scintillement argenté du clapotis des vagues sous la lune et leur écume d’argent !
J’étais descendu le dernier. Derrière nous, nous entendîmes les portes de fer se refermer et nous nous retournâmes… L’escalier avait déjà disparu. Et puis nous marchâmes assez rapidement pour nous éloigner du vaisseau et je me retournai encore. Le ventre immense du Vengeur semblait reposer directement sur le fond de la mer… Il n’en était rien cependant, puisque tout à coup il se mit à rouler tout doucement dans une direction opposée à la nôtre. Ma lampe électrique, qui projetait alors sa clarté sur une partie de sa base, me faisait découvrir une quantité incroyable de petites roues sur lesquelles Le Vengeur glissait, sous la lente poussée de ses hélices ou de ses turbines.
Je le regardais longuement s’enfoncer devant moi dans le mystère des eaux avec une lenteur qui devait être calculée pour nous éviter quelque dangereux tourbillon et je me demandais s’il était possible que je le revisse jamais !…
La fin de cette aventure, ou, plus exactement, ce que j’en croyais être la fin, me paraissait aussi prodigieuse que son commencement, et j’étais aussi stupéfait d’en être sorti que je l’avais été de l’avoir vécue !
Hélas ! hélas ! vaines réflexions ! joie trop rapide ! Il est des aventures dont l’on ne sort jamais !
Soudain, je me sentis touché à l’épaule. C’était un de mes compagnons qui m’avertissait qu’on était déjà en route. (Était-ce le midship ?) Je les suivis. Quelle route de conte de fées !
Nous eussions pu, sans dommage, éteindre les longs fuseaux de nos lampes, qui découpaient des triangles durs dans l’élément liquide, et nous eussions encore vu assez clair pour guider nos pas, tant dans la nuit-là il y avait de phosphorescence dans la mer et de rayons de lune sur l’écume des vagues !
Je n’avais plus peur, je n’avais plus peur ! Je me sentais bien en route pour sauver Amalia ! en route sur la plus belle route du monde ! Plusieurs fois, je vis devant moi mes compagnons se pencher, examiner quelque chose de rose et de rayonnant à la fois, à leurs pieds, et puis continuer leur chemin !
Cette manœuvre finit par m’intriguer.
Et moi aussi, je me penchai et je regardai attentivement, un genou en terre et appuyé sur mon pic, cette chose qu’avaient regardée mes compagnons ! Quels furent ma joie et mon étonnement en reconnaissant dans une énorme volute un « casque » rose dit de Bahama parce qu’on en trouve surtout au bord de ces îles… un peu plus loin un « casque » rouge dit du Cap ! C’est dans ces coquillages gros comme la tête d’un homme que l’on taille les camées !
Déjà j’essayais d’arracher la prestigieuse volute au lit de la mer dans lequel elle semblait s’être incrustée, quand l’un de ces messieurs scaphandriers me fit lâcher prise et me donna à entendre, par des gestes appropriés, que j’avais tort de m’attarder à cette besogne défendue.
Et il me montrait d’autres coquillages, des nacres, des haliotides (si recherchées entre parenthèses des paysans bretons), mais celles-ci belles comme des haliotides de Chine avec leur nacre rose, irisée ou verte, qui, non seulement, jonchaient le chemin, mais le jalonnaient à des intervalles presque réguliers.
Tels les petits cailloux du Petit Poucet au cœur de la forêt profonde, ou mieux, telles les pierres milliaires des anciens, ou simplement nos bornes kilométriques, ces coquillages énormes, appelés casques, avaient été apportés là et incrustés là pour marquer le chemin que nous devions suivre au fond des eaux !…
Et ainsi me rappelai-je les propos du docteur : « Ne craignez point de vous perdre ! nos routes sous-marines sont bien repérées ! »
Il y avait déjà une demi-heure que nous marchions ainsi sur cette sorte de plateau sous-marin lumineux qui reflétait la lueur lunaire et l’écume argentée des eaux, quand, subitement, il nous fallut descendre d’une façon assez rapide et brutale.
C’est là que nos pics de fer nous furent d’une grande utilité. Nous laissâmes sur notre gauche une véritable forêt de fucus, d’algues qui se dressaient devant nous avec des aspects de branches verticales, frissonnantes au moindre souffle, c’est-à-dire au moindre remuement de l’eau !…
Enfin, nous parvînmes dans une sorte de cirque basaltique. Des rochers se dressèrent menaçants au-dessus de nos têtes, comme s’ils allaient basculer et nous écraser. La clarté lunaire, le niveau argenté des eaux et ruisselant de la lumière de la nuit n’étaient plus visibles, Nous étions descendus suffisamment pour que je fusse capable d’apprécier une plus grande pression de l’élément ambiant et la plus grande difficulté de nous mouvoir !… Toutefois nos mouvements, quoique lourds, étaient encore parfaitement libres. Seulement, il me semblait que nous avancions avec plus de prudence et de circonspection…
Et soudain, après avoir tourné une immense falaise perpendiculaire, nous nous mîmes à la gravir, dans le roc, degré par degré, marches régulières taillées par la main de l’homme et sur le bord desquelles courait une rampe de fer à laquelle nous nous accrochions… cela jusqu’à un certain palier de granit où nous nous trouvâmes en face d’un ascenseur !
Certes, depuis que j’avais quitté Madère dans des conditions bien inattendues, j’avais eu quelques occasions d’étonnement, mais, en vérité, celui-ci ne fut pas le moindre !… Et cependant, quand on y pense… quoi d’étonnant à voir un ascenseur descendre au fond de la mer pour y chercher des scaphandriers et les remonter à l’air libre ?… Ceci n’est qu’un jeu pour la science et cet instrument était le plus banal du monde ! Sans doute, mais, sous la mer, j’étais comme un enfant qui n’a jamais voyagé !
Je pris place avec mes compagnons dans la cage assez vaste. Les portes en furent refermées avec soin. L’un de nous appuya sur un bouton électrique sur lequel était inscrit un numéro (comme dans les hôtels ou dans tout immeuble qui se respecte) et nous commençâmes de monter très lentement, ce qui nous évitait les malaises d’un brusque changement de pression.
Les portes étaient des portes-fenêtres qui nous laissaient voir le flanc vertical de la falaise et le mouvement en spirale des eaux que nous déplacions.
De petits poissons rouges tournaient autour de nous, dans la chambre, avec une rapidité affolée, éclairés par le feu de nos lampes. Et je m’amusai à en attraper comme on attrape des mouches !…
Je vis, au mouvement spasmodique des épaules de mes compagnons, que mes gestes enfantins avaient, sous la peau de caoutchouc et dans la sphère de cuivre, déchaîné la joie des scaphandriers. Je me reprochai d’attirer ainsi l’attention et je résolus de me faire, autant que possible, oublier, surtout dans le moment que nous approchions (me semblait-il) du but suprême.
Et c’est sans doute aussi pour me recommander plus de discrétion dans ma façon de me tenir sous l’eau que l’un de nous me mit, incontinent, sans avoir l’air de s’en apercevoir, son pic de fer sur le gros orteil gauche que j’ai toujours eu particulièrement sensible. Je criai de douleur, tout à mon aise, persuadé que personne ne pouvait m’entendre ; puis je ne regrettai rien de l’incident, certain que j’avais eu affaire au midship, qui était bien un scaphandrier à avoir ces sortes de manières ; et j’étais heureux de l’avoir retrouvé.