Et ce fut plus fort que tout : je ne pus retenir le mot qui, répété par ma bouche, explosa : « Un philanthrope !… »
Tous me regardèrent. Je sentais peser sur moi l’irritation grandissante de notre hôte. Je m’attendais à une réplique fulgurante. Elle ne se produisit point. Le capitaine Hyx, rompant les chiens, donna un ordre bref, à la suite duquel la fameuse tapisserie de la Victoire de Ruyter se souleva comme un rideau de théâtre, et, aussitôt, un merveilleux spectacle se déroula sous nos yeux extasiés.
Des panneaux venaient d’être manœuvrés sur la coque du Vengeur et nous n’étions plus séparés des profondeurs sous-marines que par une immense glace ovale retenue dans de puissantes armatures de cuivre.
L’électricité avait atténué son éclat dans la salle et l’océan nous apparut dans le rayonnement intense d’une prodigieuse lumière.
« La lumière froide de nos projecteurs ! prononça derrière nous le capitaine Hyx, cependant que nous nous précipitions contre cette vitre comme des insectes incapables de résister à l’attirance du foyer qui va les consumer…
– Encore une invention française dont les Allemands seuls ont su user ! Ils l’emploient à bord de leurs zeppelins ! continua-t-il. Elle me sert, à moi, à éclairer mon chemin sous les eaux. Alors que tous les vaisseaux sous-marins de la Germanie naviguent comme des malfaiteurs qui ne peuvent vivre que dans les ténèbres, au sein d’une opacité profonde, moi, je traîne la clarté avec moi jusqu’au fond de l’abîme !…
– Et ces glaces peuvent résister ! soupira d’angoisse, et aussi de ravissement, ma belle Amalia.
– … à des pressions formidables ! À ce point de vue, c’est le capitaine Nemo qui avait raison. Et nos ingénieurs modernes n’ont fait que le dépasser !… Ne disait-il pas que, dans des expériences de pêche à la lumière électrique faite en 1864, au milieu des mers du nord, on avait vu des plaques de cristal, sous une épaisseur de vingt millimètres seulement résister à une pression de seize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons ! Or, les verres du Nautilus avaient vingt et un centimètres à leur centre, c’est-à-dire trente fois l’épaisseur en question. Les miens, à moi, ont cinquante fois cette épaisseur !…
– Et vous pouvez descendre ?…
– Oh ! nous pouvons nous permettre des plongées que vous ne soupçonnez pas !… C’est ma force, à moi !… C’est ma force d’aller où je veux, d’avoir pour domaine l’espace défendu à tous les autres !… tous les autres qui n’osent, qui ne peuvent descendre, à cause de la pression des eaux, à plus de cinquante, soixante, soixante-dix mètres !… Moi, quand tous les panneaux sont mis, avec une triple cuirasse d’acier Edison réunie par les T et les X, armature que rien ne peut faire ployer, et avec mon système de matelas successifs d’air comprimé à puissance inégale, je puis descendre aussi bas que la sonde ! »
Parole formidable à laquelle je ne crus point, et qui me parut dictée par l’orgueil, mais que je trouvai excusable, en face du spectacle qui nous était offert !
En admettant que Le Vengeur pût descendre à des deux ou trois mille pieds, j’estimai que c’était déjà beau, et tout à fait suffisant !
En ce moment, nous nous trouvions, paraît-il, à trois cents mètres seulement au-dessous du niveau de la mer ; nous naviguions à une toute petite allure, au milieu d’un véritable banc de thons. Les mouvements innombrables de ce troupeau marin, son effarouchement, son éblouissement, lui faisaient rejeter en des millions de faisceaux la lumière qui le frappait. Le dos de ces énormes poissons, coloré de ce bleu foncé que prend l’acier poli, leurs ventres argentés lançaient des éclairs qui se croisaient de la plus singulière façon avec des flèches d’ombres presque aussi rapides.
Quelques-unes de ces bêtes, dont les moindres avaient dans les deux mètres de long, vinrent, en entrouvrant leurs gueules voraces, jusqu’à notre glace et nous regardèrent avec leurs gros yeux ronds, brillants, immobiles et méchants.
Tout à coup, l’énorme troupeau parut pris de vertige. Il se sépara en plusieurs bataillons, qui roulèrent éperdument les uns sur les autres. Un monstre était la cause de cette panique. Il glissait au milieu d’eux, le ventre en l’air, ouvrant une gueule effroyable : nous reconnûmes tous le requin !
Alors nous reculâmes en poussant un cri : l’animal pouvait avoir dix mètres ; d’un coup de sa queue, ne pouvait-il pas faire voler en éclats la glace qui nous séparait de lui ?
Fut-ce cette crainte ? Ou bien le capitaine Hyx eut-il pitié de notre émoi ? Toujours est-il qu’il appuya sur un bouton électrique et qu’aussitôt les panneaux intérieurs se refermèrent comme des paupières d’acier sur le globe de notre prodigieux œil de verre.
Nous nous trouvâmes alors dans une demi-obscurité ; je crus qu’on allait nous rendre immédiatement l’éclat des lampes électriques, mais le capitaine nous pria de ne point bouger.
« Le spectacle n’est point terminé ! » fit-il.
Presque aussitôt, nous entendîmes une explosion et nous n’eûmes point le temps d’en demander la cause, car les paupières d’acier se rouvrirent et les eaux lumineuses réapparurent. Elles étaient toutes rouges !
On eût dit une mer de sang, dans laquelle s’allongeait, secouée par les derniers soubresauts de l’agonie, la bête qui avait été notre terreur quelques secondes auparavant et qui avait fait fuir dans une épouvante sans nom la nation aquatique.
Le ventre de l’animal n’était plus qu’une affreuse loque déchiquetée ; par la plaie béante, il perdait ses entrailles.
« Un petit obus de mes mitrailleuses sous-marines a réglé le compte du monsieur ! » prononça le capitaine Hyx avec un léger rire satisfait !
Et il ajouta, en caressant son menton qu’il avait, comme j’ai dit, un peu gras : « Oh ! les monstres aussi ont leur tour ! »
Il y eut un court silence, puis il reprit :
« Celui-ci n’était pas l’un des moins redoutables… Sa force devait être formidable… Et quant à sa vitesse… savez-vous bien que l’on a calculé qu’un requin de cette taille et de cette puissance, en marchant nuit et jour, ne mettrait pas plus de trente semaines à faire le tour du globe ?… C’est qu’il présente une si complète insensibilité à la fatigue qu’on en a vu suivre des bâtiments d’Europe jusqu’en Amérique, et cela en faisant mille circuits, mais sans les lâcher d’une minute !
Regardez sa gueule ! Mais regardez-moi donc sa gueule ! Le contour de cette gueule est normalement égal au tiers de la longueur de la bête !… Trois mètres de circonférence de gueule pour un animal de dix mètres ! C’est à faire rêver les plus grands appétits de la terre ! Et les dents !… Des dents triangulaires, aiguës, tranchantes, barbelées… Six rangées de dents chez l’adulte ! Quel ratelier ! Ils n’en fabriquent pas encore comme ceux-là dans la Friedrichstrasse !… Une peau capable de repousser les balles (un bouclier rêvé pour les chevaliers du Rhin !), une voracité insatiable, une audace que rien n’intimide, la férocité du tigre, la force du cachalot ! Tel est le requin, effroi de son univers ! Son nom vient de requiem ! Mais une heure vient cependant où c’est sur les débris du monstre que l’on chante la prière des trépassés !… »
Ces derniers mots avaient été prononcés d’une voix si sourde et si grondante, si inattendue chez un homme qui avait plutôt la parole de miel, d’une voix, pour tout dire, si obscurément menaçante, qu’Amalia et moi nous nous jetâmes encore un de ces regards où, notre double angoisse, un instant séparée, se retrouvait tout entière. Décidément, est-ce que cet homme si plein de politesse n’avait invité Amalia que pour s’amuser à lui faire peur ?
Mais ce fut soudain la fermeture foudroyante des panneaux, la fin du spectacle de la mer ensanglantée, l’éclat revenu des lampes à l’intérieur de la salle et la douceur nouvelle de la voix charmante, engageante du capitaine :
« Mesdames, mon cher monsieur Herbert de Renich, je n’ai rien à vous refuser, et puisque Mme l’amirale m’a fait cet honneur d’en exprimer le désir, accomplissons donc le tour, qu’elle brûle de faire, du propriétaire ! »
J’accédai avec empressement. Mieux on connaît sa prison, plus on a de chances de pouvoir la quitter.