XXVIII
 
POURQUOI L’IRLANDAIS ÉTAIT LE PLUS FÉROCE

Nous percevions, en effet, un grand éclat bachique, malgré qu’il fût déjà assez tard. C’était des hoch ! hoch ! des ach ! ach !… et des hurrahs !… et des chocs de verres !… et des chants, dont le Gaudeamus igitur !…

La porte du fumoir devait être restée ouverte au fond de la coursive de la prison blanche !… Mais pourquoi cette extraordinaire réjouissance ?…

Le docteur avait entrouvert la porte de ma chambre et écoutait.

« Pas d’erreur, dit-il, il doit y avoir cette nuit quelque horrible fête…

– Misère de ma pauvre vie ! gémis-je en frissonnant, n’entendrai-je donc jamais ici que des histoires de crimes, des cris de mort, des adieux de bêtes humaines que l’on prépare pour l’abattoir !…

– Eh ! mon cher petit monsieur, souffla le docteur, en me mettant à nouveau un doigt près de la bouche, que diriez-vous si vous vous étiez trouvé sur la frontière belge, au moment de l’invasion ! »

À ce moment, Buldeo survint dans la coursive et nous adressa un petit salut rapide. Il avait mis sa cravate blanche et son smoking des grands soirs ; il avait aussi son grand air de steward en chef et portait entre les doigts une quantité incroyable de bouteilles de champagne vides.

« Qu’y a-t-il ? lui demanda le docteur. Il me semble que ces messieurs font beaucoup de bruit !

– C’est qu’ils ont été avertis de la visite de l’Irlandais, répondit Buldeo. Il y a des bonsoirs du capitaine Hyx dans l’air ! Vous n’avez pas lu le dernier communiqué du bord depuis les dépêches de Cadix ? Tenez, monsieur le docteur, prenez le communiqué dans la poche de mon smoking ; vous voyez que je n’ai pas les mains libres ; ils boivent, ils chantent ! Que voulez-vous, ils se donnent du courage ! Et jusqu’à la dernière minute ils essayent de se montrer plus solides les uns que les autres et de s’étonner, les uns les autres, dans l’espérance qu’une telle attitude courageuse pourra, au dernier moment, leur être comptée, aux dépens de ceux qui frissonnent déjà dans leur moelle et ne peuvent tenir un verre qu’en tremblant !… C’est dans le programme !… Sans compter que von Busch et von Freemann savent déjà à quoi s’en tenir !…

– Je les croyais otages entiers, fit le docteur.

– Oui, mais leurs lettres sont arrivées trop tard à destination ! Les personnages de la vie desquels ils répondaient sur leur propre vie étaient déjà morts !… Alors, vous comprenez ?… J’ai bien l’honneur de vous saluer, messieurs !… »

J’avais compris ! Ah ! on ne se gênait plus pour tout dire devant moi, maintenant qu’on me croyait rivé à ce vaisseau d’enfer !

Nous rentrâmes dans la chambre et, malgré la porte fermée, on entendait encore de lointains hoch ! hoch ! qui me faisaient mal au cœur, mal au cœur, mal au cœur !…

« Voilà quelque chose qui va vous mettre le cœur en place », me dit le docteur en hochant la tête et en parcourant le papier qu’il avait pris dans la poche de Buldeo. C’était une double feuille couverte de caractères fins dactylographiés.

En tête, on lisait : Communiqué de la nuit du… à bord du « Vengeur ». Puis : Nouveaux renseignements officiels sur le travail des Allemands en Belgique. Puis : « Interview par notre correspondant spécial au Havre de M. le chef de cabinet du ministre de la Justice Carton de Wiart. »

Et nous lûmes :

« M. le chef de cabinet du ministre de la Justice Carton de Wiart a bien voulu mettre à notre disposition quantité de rapports, dont quelques-uns sont encore inédits, qui contiennent des faits aussi précis que les précédents.

« Pour vous donner une idée exacte de ce que souffrirent les malheureux Belges, je vais vous lire les derniers renseignements qui nous sont parvenus, non pas sur les grands massacres de Dinant, Louvain, Termonde, Aerschoot, Malines et tant d’autres villes, crimes qui sont universellement connus et même avoués depuis que l’Allemagne les a qualifiés d’erreurs tragiques, mais de la petite localité de Schaffen où, toujours sous prétexte que des civils avaient tiré sur les troupes allemandes, on compta bientôt vingt-trois victimes ; deux hommes furent enterrés vivants, un clerc de notaire fut brûlé vif, deux cents maisons furent incendiées.

« Le curé fut fait prisonnier et amené dans le jardin du presbytère à coups de crosse de fusil. Les soldats allemands l’entouraient en ricanant, l’insultaient en lui annonçant qu’il allait mourir.

« C’est à Schaffen aussi que les Allemands forcèrent les prisonniers civils à entrer dans la maison du bourgmestre, en flammes.

« Le curé, par un hasard extraordinaire, fut relâché, mais après qu’un soldat eut encore brandi son poignard sur sa poitrine et que ses compagnons – pendant qu’il faisait deux cent cinquante pas pour se rendre au presbytère – l’eurent roué de coups de cravache de dix mètres en dix mètres.

« Un compagnon du curé de Schaffen, un nommé Bucher, fut achevé à coups de fusil parce qu’il ne pouvait plus marcher, ayant trop souffert des mauvais traitements.

« Et ce fut partout ainsi, il faut qu’on le sache !

« Des crimes – que rien ne justifiait – ont été commis en Belgique ; des villes ont été rasées sans motif ; des femmes, des enfants – dont nous avons vu des photographies – ont été mutilés avec une cruauté sans nom… »

Et le communiqué du Vengeur se terminait par ces mots à l’encre rouge : « À la suite de la communication de notre correspondant nous révélant le travail accompli par l’armée allemande à Schaffen, et considérant que ce travail n ‘a été payé encore d’aucune valeur d’échange ; considérant que ce fait anormal ne saurait se prolonger sans scandale ni sans danger pour l’œuvre du Vengeur, la direction de cette œuvre a la douleur de faire savoir à ces messieurs prisonniers de guerre que quatre des plus considérables d’entre eux seront désignés avant l’aube pour payer prochainement notre dette et rétablir la balance relative du nouveau compte que nous avons été obligés d’ouvrir sur nos livres pour la petite ville de Schaffen. »

« Que dites-vous de cela ? » me demanda le docteur quand j’eus terminé ma lecture et que je lui eus remis son papier, les mains tremblantes.

Mais encore je n’eus pas le temps de lui répondre tout de suite. Une petite troupe passait dans la coursive.

Ma curiosité était trop éveillée pour que je résistasse encore au besoin aigu et maladif de voir même des choses qui me faisaient horreur.

Un piquet de matelots, qui avaient tous mis baïonnette au canon de leur fusil, défilait silencieusement devant nous (on n’entendait plus au lointain aucun bruit, aucun hoch ! aucun hourra !) encadrant d’abord le von Busch-Boulet rouge et le von Freemann-Mort verte ; l’un plus rouge que jamais, l’autre vert comme du gorgonzola un peu trop avancé ; puis venaient, atrocement pâles, quatre personnages qui avaient joyeusement dîné non loin de moi, le fameux soir où le herr professor, oncle Ulrich, s’était servi pour la dernière fois de sa langue pour prononcer de si beaux discours !…

Derrière ce défilé de condamnés marchait silencieux l’Homme aux yeux morts, le sinistre Irlandais !…

« Ah ! celui-ci est de toutes les fêtes ! » m’écriai-je.

Et je ne pus m’empêcher de me jeter sur lui pour demander :

« C’est à la mort que vous les conduisez ?… C’est à la mort, n’est-ce pas ?…

– Si vous êtes curieux, vous pouvez venir !… Vous en saurez autant qu’eux !… Nous n’avons rien à cacher à personne !…

– Atroce ! atroce !… »

Mais il disparut, avec un rire affreux, au tournant de la coursive… Je me rejetai dans ma chambre.

« Je pars ! je pars ! fis-je au docteur… C’est décidé ! c’est bien décidé !… Oui ! oui ! il ne dépend plus que de moi peut-être que les autres soient tous sauvés !

– C’est beaucoup !… exprima le docteur avec une placidité qui me glaça.

– Je pars !… quand ce ne serait que pour ne plus voir, pour ne plus entendre cet affreux Irlandais !…

– C’est certainement le plus féroce de tous ! m’avoua Médéric Eristal.

– Et pourquoi ? Le savez-vous ?…

– Oui ! oui ! ce n’est pas un secret !…

– On lui a aussi, sans doute, assassiné femme, enfants, père et mère !…

– Mieux que ça ! Mieux que ça !…

– Comment, mieux que ça ?

– Je vous dis : mieux que ça ! Je le connais bien : c’est moi qui l’ai signalé au capitaine Hyx, au temps où le capitaine cherchait encore un second à la hauteur ! Je lui ai dit : “Vous pouvez prendre celui-ci, il sera sans miséricorde… et il vous remettra dans le vrai chemin, si par hasard vous fléchissiez !…

– Voilà donc un homme comme il m’en faut, me répondit le capitaine… un homme qui serait capable de me tuer si je pardonnais !”

« Et il l’engagea : l’affaire fut faite tout de suite…

– Tout de même, interrompis-je, me direz-vous ce que les Boches lui avaient fait ?

– Ah ! oui, parfaitement !… Voilà un homme qui, à l’âge de six mois, avait été jeté sur la route par sa mère, qui le trouvait trop laid ; un homme qui n’a jamais pu se marier pour cette même bonne raison (doublée de cette autre qu’il n’avait pas le sou)… enfin, comme on dit, un paria !… Triste sire chéri des larmes ! Cœur vide d’amour et rempli soudain, quelques années avant la guerre, d’un immense amour pour une toute petite chienne, le seul être au monde qui ne le trouvât pas trop laid et qui l’aimât !…

« Pour un soupir de sa chienne, l’Irlandais aurait donné la terre et bien d’autres planètes : tout le système solaire avec, par-dessus le marché, les joies du paradis !… Les Prussiens ont tué sa chienne !… comprenez-vous ?… Histoire de rire !… Un gros Poméranien rigolo, qui passait du côté d’Ostende, où l’Irlandais avait pris sa retraite de capitaine morutier, lui emporta sa petite chienne au bout de sa baïonnette ! Alors l’Irlandais est ici pour venger sa chienne ! Comprenez-vous ?

– Oui ! oui !…

– Mais qu’est-ce que vous avez ?… Pourquoi ces yeux hagards ? Qu’est-ce que vous cherchez au fond du placard ?

– Mon vêtement ! pour m’évader !… pour partir !… ah ! partir !…

– Très bien ! Mais après ce vêtement-là n’oubliez pas qu’il y a l’autre, celui du scaphandrier !…

– Oui, oui, partir !…

– Vous voilà raisonnable : je vous le dis, il n’y a aucun danger, vous savez, avec l’habit de scaphandrier !

– Qu’importe !… Ah ! qu’importe !… Par le fond de la mer, par où vous voudrez !… Partir !… »