Ici, les papiers de M. Herbert de Renich sont assez confus et cela tient évidemment à l’état d’esprit qui fut le sien à la suite de son évasion manquée. Il réussit cependant, quelques jours plus tard, à quitter Le Vengeur par la voie des airs (dans ce curieux hydravion qu’il a décrit), et cela grâce à la complicité du midship qui l’enferma dans une boîte à outils. La suite des mémoires de M. Herbert de Renich nous fait comprendre de quelle mission redoutable pour l’amiral von Treischke, le midship et ses hommes avaient été chargés par le capitaine Hyx.
« Où sommes-nous ? m’écriai-je.
– En Belgique ! » me répondit la voix du midship.
Tout ankylosé que j’étais je bondis hors de mon réduit, comme ces diables pour enfants qui déploient tout leur ressort dès qu’on soulève le couvercle de leur boîte.
En Belgique ! Nous étions en Belgique !… à deux pas du Luxembourg, presque chez moi ! Non ? Était-ce possible ?
Mais le midship coupa court à mes manifestations et demandes d’explication.
« Pas une minute à perdre !… Les autres sont déjà à l’ouvrage !… Seulement, je ne pense pas qu’ils puissent pénétrer dans Zeebrugge, même déguisés comme ils le sont, avant quelques heures. Tandis que vous, vous n’avez aucune précaution à prendre ! Vous courez à Bruges même, tout près d’ici, à la kommandantur, et vous demandez à voir tout de suite l’amiral von Treischke, question de vie ou de mort pour lui et pour sa femme !… C’est un laisser-passer, ça, le meilleur !… D’autant plus que ce cher bandit doit être curieux d’avoir des nouvelles de Mme l’amirale ! Compris ?
– Compris ! Et que devrai-je dire ?
– Tout et rien !… Tout ce qui peut les sauver, lui et sa femme, et rien de ce qui peut nous être désagréable à nous ! Compris ? » Le joyeux midship ne m’avait jamais parlé sur un pareil ton raide. Rien qu’à cela, on pouvait juger de la gravité de la situation.
« Écoutez, fis-je, je voudrais bien que vous précisiez…
– Pas de temps à perdre en discours !… Cependant qu’il soit bien entendu que c’est vous, cher monsieur Herbert de Renich, vous seul, qui, par votre astuce, vous êtes glissé dans cette boîte volante et avez réussi à venir avertir l’amiral d’avoir à se tenir sur ses gardes !… Seulement, outre cela, il vous faudra avoir encore assez d’imagination pour qu’il ne soit causé aucun désagrément à mes hommes !… Comprenez ?…
– Ah ! oui ! oui ! je commence…
– Pas trop tôt !…
– Quoi qu’il arrive, pas de prisonniers, hein ?… Quoi qu’il arrive !… Ceci, au fond, est le moins difficile de votre tâche… car il ne vous sera pas dur de faire entendre à l’amiral que, si l’on touche à mes hommes, le sort de Mme l’amirale sera immédiatement réglé ! Donc, s’il tient à la vie de sa femme (vous ajouterez : et de ses enfants) et s’il veut vous aider à la sauver, il n’y a qu’une chose à faire : qu’il se cache… qu’on ne le voie plus, qu’on n’en entende plus parler… pendant quelque temps au moins ! Le mieux qu’il puisse lui arriver serait qu’il prît, sans rien dire à personne, un train pour une destination inconnue… Adieu et bonne chance, petit père ! Voici la route ! Bruges, cinq cents mètres ! »
Et son doigt m’indiquait une pente dans la clairière au milieu de laquelle l’autobus volant était descendu se garer…
« Ah ! fit-il encore, nous sommes ici dans le parc d’une propriété privée… Pour en sortir, suivre le mur, arriver à la grille, crier au veilleur : “Hyx !…” et on vous laissera passer ! »
Je me retournai encore, lui pris la main.
« Veillez veillez sur elle !… Faites de votre côté tout pour elle ! suppliai-je.
– Monsieur, me jeta avec impatience le midship, il n’appartient plus qu’à vous de la sauver ! Mais vous la tuez si vous restez une seconde de plus ici !… »
Je courais déjà !
Cinq minutes plus tard, j’avais passé la grille sans encombre, et je me trouvais sur la route de Bruges, le long du canal de Gand.
Je pensais que, quelques mois plus tôt, ma bonne vieille maman, dès l’entrée des Boches en Luxembourg, était venue se réfugier avec la vieille Gertrude dans un couvent de cette cité autrefois si paisible ; mais elle avait dû bientôt s’enfuir de ces lieux déshonorés par une furieuse soldatesque toujours en ripaille, dans l’attente du combat et de la mort !… Sur quoi, ayant reçu de bonnes nouvelles de Renich, où tout était resté bien tranquille, elle n’avait rien trouvé de mieux que de réintégrer nos pénates avec sa servante…
Brave maman !… La dernière lettre que j’avais reçue d’elle m’avait joint à Madère. Elle se plaignait de n’avoir pas, depuis longtemps, de nouvelles de moi. À cause des Boches, elle était dans la nécessité de parler avec précaution de l’abominable tragédie qui désolait la terre ; et elle m’en croyait toujours éloigné ! Ah ! bien ! si elle avait su… Elle serait morte, certainement, d’inquiétude et d’horreur ! Elle m’aimait tant !… Mais je comptais bien, dans quelques jours, avoir la joie de la presser sur mon cœur et de lui raconter, désormais à l’abri des aventures, toutes celles qu’il m’avait fallu traverser pour venir jusqu’à elle !…
En attendant, il me fallait, sans perdre une seconde, remplir ma redoutable tâche…
Il devait être à peu près cinq heures du matin quand je me heurtai à mon premier Werda ? (qui va là ?) et quand je dus répondre aux questions du premier chef de poste allemand.
Le feldwebel me fit conduire immédiatement à un officier qui se tenait dans une petite bâtisse d’éclusier, au confluent du canal de Bruges à Zeebrugge et du canal de Bruges à Ostende. Cet officier me demanda ce qu’était l’uniforme dont il me voyait affublé ; je lui répondis que je ne pourrais répondre à une telle question que devant l’amiral von Treischke lui-même ; qu’il y avait urgence absolue à ce que je visse l’amiral sans plus tarder ; enfin qu’il s’agissait pour lui et pour beaucoup d’autres d’une question de vie ou de mort !
L’officier alors téléphona à la kommandantur, puis il me demanda mes papiers. Je n’en avais aucun. Tous mes papiers d’identité, en effet, avaient été perdus en mer, lors du séjour prolongé que j’avais fait avant de m’accrocher aux flancs du Vengeur.
Je déclarai que j’étais sujet luxembourgeois et que ma démarche prouvait la loyauté de mes intentions. On me fouilla. On ne me trouva porteur d’aucune arme.
On me demanda comment j’étais parvenu jusqu’ici, et par où, et d’où je venais en dernier lieu… Je répliquai encore que je ne pouvais rien répondre avant de me trouver en face de l’amiral.
Enfin, je montrai une telle impatience, une telle agitation, affirmant que chaque seconde de retard pouvait amener une terrible catastrophe, que, sur un dernier coup de téléphone, on me conduisit à la kommandantur.
J’y allai entre deux gardes du corps qui ne me lâchèrent pas des yeux. On leur avait dit : « Faites bien attention à celui-ci : probable que c’est un fou !… » Ah ! Bruges ! Bruges ! qu’avait-on fait de toi, Bruges-la-Morte !… Ils t’avaient fait revivre, les barbares ! Et comment !…
Ah ! les béguinages ! Ah ! le quai du Rosaire !… Ah ! la paix sacrée des vieilles rues endormies !… Tout cela revivait, revivait, revivait, dès la première heure du jour, avec un bruit de bottes, et de bottes !
… Et de camions automobiles, et de canons et de caissons d’artillerie défilant, sur les pavés sonores, avec le moins de lenteur possible, celle-ci !…
Mais trêve aux regrets poétiques, n’est-ce pas ? Chaque chose en son temps ! Ce n’est pas le moment de se montrer un rêveur sentimental !
À la kommandantur, je me trouvai en face d’un certain hauptmann qui m’interrogea d’un air furieux et me traita de Dumm (idiot) !
Mais je lui répliquai avec un sang-froid soudain excessif, et qui parut produire un excellent effet, qu’il serait la cause de la mort de l’amiral et de bien d’autres catastrophes incalculables !… J’ajoutai :
« Je sais que l’amiral est à Zeebrugge ! Téléphonez-lui de venir tout de suite avec une très nombreuse escorte ou qu’il donne des ordres pour que j’aille le rejoindre sans tarder ! Enfin vous pouvez ajouter que je lui apporte des nouvelles de Mme l’amirale von Treischke ! »
Sur cette déclaration, je me croisai les bras et je me tus, comme quelqu’un qui n’a plus rien à dire et qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour prévenir le malheur.
Cinq minutes plus tard, qui me parurent des siècles, le hauptmann malhonnête revint et me dit qu’on allait me conduire à Zeebrugge en auto ; mais que je devais me laisser bander les yeux et que, si ma conduite cachait de mauvais desseins, il serait toujours temps de me fusiller avant la fin du jour. Charmante perspective, n’est-ce pas, pour un neutre ?… Je me laissai bander les yeux par un feldwebel qui entra, sur ces entrefaites et qui m’entraîna dehors en me tirant par la manche !…
Ils auraient tout de même bien pu attendre, pour me poser ce bandeau, que je fusse dans l’auto, mais ces gens devaient appliquer en brutes et à la lettre une consigne mal comprise. Enfin je fus dans l’auto et je sentis tout de suite que nous partions à vive allure. Le trajet ne fut pas long.
Mais ce qui fut long c’est l’attente dans une petite cellule comme on voit dans les prisons et dans laquelle on m’avait enfermé, après m’avoir enlevé mon bandeau, sans me fournir la moindre explication.
Je passai là des heures !…
Vous dire, vous décrire mon état d’âme, ma rage impuissante, mon désespoir en songeant à ce qui allait fatalement se passer à bord du Vengeur si l’Irlandais s’emparait de l’amiral… je ne l’essayerai pas ! Vous comprendrez seulement que j’avais atteint le paroxysme de tous ces sentiments quand, enfin, ma porte s’ouvrit !
Apparut un jeune lieutenant de vaisseau, qui sortit tranquillement un revolver de sa poche, le plaça sur une tablette, à sa portée, s’assit sur un escabeau et me dit :
« Nous sommes seuls. Personne ne vous entendra. Il faut me dire à moi ce que vous avez refusé de dire à tous et ce que vous diriez à l’amiral von Treischke !
– Impossible ! impossible !… m’écriai-je, mais vous n’avez donc pas dit à l’amiral que je lui apportais des nouvelles de sa femme ?…
– Qui donc êtes-vous ? me demanda l’officier en me fixant terriblement.
– Eh ! monsieur, je suis de Renich, en Luxembourg, et je connais depuis mon enfance Mme l’amirale von Treischke !
– Ah ! bah ! s’exclama l’autre… mais n’êtes-vous pas, ne seriez-vous pas ?…
– Je suis Carolus Herbert, tout simplement !…
– Carolus !… Carolus Herbert de Renich !… Vous êtes Carolus Herbert de Renich, s’écria l’autre comme un fou… Ah ! bien ! ah ! bien ! ah ! bien !… »
Et il disparut, emportant son revolver.
J’étais encore tout stupéfait de l’émotion que j’avais déchaînée en prononçant simplement mon nom devant l’officier quand celui-ci revint :
« Monsieur, dit-il, je vais vous conduire auprès de l’amiral… je vais vous y conduire moi-même. On va vous remettre votre bandeau… Ne questionnez personne !… ne parlez à personne. »
Me revoilà en auto ! Enfin, je vais voir l’amiral et je puis espérer que je n’arriverai pas trop tard !
Le moteur ronfle, le lieutenant de vaisseau est assis à côté de moi, je l’entends donner quelques ordres en allemand. Nous voici partis, où allons-nous ? Je croyais que nous serions au but en quelques minutes et voici certainement plus d’une heure que nous brûlons la route. J’ose poser une question à l’officier. Il me répond que nous ne serons pas arrivés avant le soir !
« Mais alors, m’écriai-je, l’amiral n’était donc pas à Zeebrugge ?
– Non fit-il.
– Tant mieux ! plus loin il se trouvera de Zeebrugge, mieux cela vaudra !… Maintenant, monsieur, j’aurais une question à vous poser : sait-on que nous allons au devant de l’amiral, vous et moi ?
– Non, monsieur Herbert de Renich, nul ne sait cela et tout le monde croit l’amiral à Zeebrugge !
– Voici de bonnes paroles, monsieur, et qui me rassurent tout à fait… Aussi je me permettrai de vous adresser une petite requête… Je n’ai pas mangé depuis bien des heures, et si cela ne vous dérangeait pas de me procurer quelque nourriture… »
Il me passa aussitôt quelques sandwiches dont il s’était muni, et jusqu’au soir nous ne nous arrêtâmes que pour donner quelques mots de passe et prendre quelque consigne.
Au soir seulement je pus enlever mon bandeau, et alors quelle ne fut pas ma stupéfaction en me trouvant en plein Luxembourg !… Que signifiait ceci ?…
En plein Gutland !… En plein Gutland !… Voici les dernières maisons du Meingen et nous courons vers Mondorf et, tout là-bas, se découpent sur le ciel crépusculaire les coteaux qui me cachent la Moselle… et Renich !…
Et Renich !… le pays de mon enfance et de mon amour !… et de ma douleur !… Le pays où m’attend ma mère… ou plutôt où elle ne m’attend pas !…
Mais qu’est-ce que nous allons faire à Renich ?…
… Et voici les premières maisons, les vieilles bâtisses toutes craquelées comme des aïeules, de mon cher Renich !…
Voici la maison de ma mère, avec ses plantes grimpantes autour des croisées enchâssées de plomb ! Voici la pierre du seuil, usée par les générations de mes ancêtres (j’appartiens à une très vieille famille)… Voici la porte lourde, le marteau sonore !