III
PLUIE DE ROSES ET PLUIE DE LARMES
Je ne m’attardai point à rechercher cet homme. Déjà Amalia devait être à la cathédrale. Je sautai dans l’une de ces luges d’osier avec lesquelles, à Madère, on descend si rapidement les collines quand on n’a pas peur de se casser les membres et que l’on trouve la route en spirale du carro trop longue. C’est ainsi qu’en quelques minutes je retombai en plein Funchal et en plein cortège sacré aux flambeaux.
En d’autres temps, j’aurais admiré ces festas de la Noël ; mais alors, je les trouvai encombrantes. J’avais quitté la luge : je courais maintenant, à plat, sur les petits pavés suiffés qui sont si souvent cruels pour la figure ; cent pétards me partaient dans les jambes. Les fusées me sifflaient sous le nez ; je naviguais comme ivre au milieu de ce bouquet d’artifice. Je me heurtai à des joueurs de guitare qui continuaient de racler leurs instruments en me bottant les mollets. Je maudissais la joie harmonieuse de ces nuits divines. Je passai sans m’y attarder devant les trois églises grandes ouvertes sur l’allégresse de la rue. On pouvait voir à la fois les danses du dehors, les prosternations du dedans ; et les chants et les cortèges allaient, dans un incroyable mélange, de la nef à la place publique. Mais cela ne m’intéressait pas. Je savais que Mme l’amirale von Treischke ne pouvait être qu’à la cathédrale, à la meilleure place.
Enfin, j’y arrivai dans le moment que l’évêque, les autorités civiles et militaires, les hauts fonctionnaires en robes violettes, les pénitentes voilées et les statues des saints dans leurs plus beaux atours, y parvenaient eux-mêmes, après avoir traversé la ville, dans la gloire des torches !… Et c’est en me glissant, sur le parvis, au milieu du cortège officiel, que je fus conduit miraculeusement, à travers la foule ardente, jusqu’au pied des autels et aussi jusqu’aux pieds de ma bien-aimée Amalia, laquelle, catholique fervente, priait avec la plus grande dévotion.
La dame de compagnie était prosternée sur les dalles, tout à côté d’elle, à sa droite. Le réticule d’Amalia, dans lequel j’avais vu ses belles mains enfermer le butin de jeu, était posé sur une chaise devant elle. Sachant ce que je venais d’apprendre si providentiellement, je le trouvais bien exposé. D’autre part, j’hésitais à troubler l’oraison d’Amalia pour un motif aussi profane. Moi étant là, je pensai que sa chère personne ne courait, en tout cas, aucun danger, et c’était le principal. Du reste, c’est en vain que je dévisageais tous ceux qui nous entouraient. : je ne découvrais rien de suspect. J’imaginais que ces messieurs dont je redoutais l’entreprise se réservaient pour la bousculade de la sortie. En attendant, je me rapprochai encore de celle que je voulais protéger et, comme je touchais son prie-Dieu, elle releva d’entre ses mains un visage inondé de larmes, me regarda, me reconnut avec effroi et se mit à trembler. Vous pensez que j’étais au moins aussi ému qu’elle ! Mais quand elle eut prononcé ces mots : « Comment se fait-il que vous soyez ici ? Je priais pour vous ! » alors je tombai à genoux et ; moi aussi, je me cachai la tête dans les mains, et moi aussi je pleurai.
Dans le même moment, des mains invisibles jetèrent du haut des voûtes, suivant la coutume là-bas, des pétales de fleurs, comme si le ciel couronnait notre douleur et récompensait notre sagesse, car notre joie de nous retrouver était pure.
J’entendis qu’elle disait à sa suivante : « Rentrez à l’hôtel maintenant, et préparez les jouets des enfants. Moi, je vais rester à prier encore un peu ici. » La dame de compagnie s’en alla avec le sac au trésor. Je n’y vis aucun inconvénient. On pouvait voler le sac, on pouvait assassiner la dame de compagnie ; il y a des minutes dans la vie où l’on ne s’arrête point à ces contingences.
Et, en vérité, Amalia ne pria plus. Après avoir essuyé nos pleurs, nous nous mîmes à bavarder délicieusement sous le regard des anges de pierre, qui semblaient nous lancer des roses. J’ai toujours été – je n’ai pas à le cacher – un sentimental. Cette heure que j’ai passée là, le ciel qui me l’accordait devait me la faire payer cher, comme on le verra par la suite. Eh bien, je ne la regrette pas. Que nous dîmes-nous ? Je n’en sais plus rien, car nous nous dîmes toutes sortes de choses, excepté que nous nous aimions.
Tout à coup j’aperçus devant nous, sous la chaire, monté sur un tabouret qui l’exhaussait au-dessus de la foule, l’Homme au capuchon qui fixait sur nous ses grands yeux morts :
« Allons-nous-en, fis-je, allons-nous-en tout de suite, Amalia ; je vais vous reconduire à votre hôtel !
– Oui, dit-elle, je veux que vous voyiez mes trois chérubins. » Quelques instants plus tard, nous étions dehors. L’hôtel où elle était descendue était tout proche. Bien que la montée qui y conduisait fût assez rude, Amalia voulut faire le chemin à pied. La ville était éclairée comme en plein jour, et je ne m’opposai point à son désir. Je fis bien, car tout de suite Amalia s’appuya sur mon bras :
« Nous fêterons la Noël ensemble, dit-elle ; je vous présenterai à l’oncle doctor Ulrich von Hahn, qui sera enchanté de souper avec un de mes bons amis, je dis : mon meilleur ami du Gutland ! »
Elle me serra légèrement le bras en rougissant. Mais tout cela, encore une fois, était très pur. Il y avait un mari et trois enfants ; voilà qui est plus sacré que les vœux les plus solennels de la vestale antique. Je le dis aussi bien pour elle que pour moi. Seulement les sentiments sont les sentiments, comme disent les Français.
« Mais qu’avez-vous à vous retourner ainsi ? finit-elle par me demander comme je regardais derrière nous pour la troisième ou la quatrième fois.
– Rien, je vous assure, je regarde les feux des navires sur la rade !… »
Mais je mentais ! je regardais au coin d’une venelle la silhouette mystérieuse et attentive de l’Homme aux yeux morts !…
Je hâtais notre marche, et quand nous fûmes à l’hôtel je fis part à Amalia de l’incident du casino.
« Si c’est au réticule plein d’or que ces gens en voulaient, s’écria-t-elle, ils ont peut-être assassiné ma dame de compagnie ! » Et elle me reprocha, avec assez de justesse, de ne pas l’avoir avertie plus tôt !… Elle traversa avec une grande vélocité une salle à danser où des couples anglais s’embrassaient sous les bouquets de gui, pendus au plafond. Je courais derrière elle et nous arrivâmes dans un salon réservé, où nous trouvâmes la dame de compagnie fort tranquillement occupée à garnir une demi-douzaine de paires de petites chaussures avec des jouets de toutes sortes que venait certainement d’apporter par la cheminée le bonhomme Noël.
Amalia poussa un soupir de soulagement et se laissa tomber sur une chaise.
Le réticule était là avec tout son petit trésor intact.
Il y avait aussi, à l’autre bout de la table, un vieillard aux joues roses, à énorme tête chenue et à lunettes, qui lisait tout haut, à la dame de compagnie, une page qu’il venait d’écrire et que nous dûmes subir jusqu’au bout ; je me rappelle que cette élucubration se terminait à peu près ainsi : « Bientôt se réaliseront ces paroles du vénérable poète Emmanuel Geibel : “Ce sera l’œuvre de l’Allemagne de rendre la santé à la terre tout entière !” »
Quand cet homme ridicule eut fini de lire sa prose stupide, Amalia me le présenta. C’était bien l’oncle savant doctor Ulrich von Hahn, qui me serra la main avec amitié, me déclara qu’il était en train d’écrire, pour les jeunes gens de la Germanie, un nouvel évangile dont il venait de me donner un aperçu ; enfin, il m’invita à partager avec lui et sa nièce le souper de la Noël.
Il paraissait enchanté d’avoir à poursuivre de sa science teutonne un nouveau convive, et il poussa devant moi une corbeille pleine de bananes, de mangas, de goyaves, d’ananas et de « fruits des fleurs de la Passion ».
« C’est en attendant le boudin », dit-il.
Alors Amalia put parler et demanda des nouvelles des enfants. La dame de compagnie, qui était très laide, mais qui avait de bons yeux doux, répondit avec une voix sympathique que les enfants, qu’elle venait de visiter dans leur chambre, dormaient « comme de petits anges ».
Amalia me dit à mi-voix : « L’aînée, qui a quatre ans, est la petite Dorothée ; les petits garçons qui ont trois ans et deux ans, s’appellent, le premier Heinrich comme son père, le second Carolus… comme vous ! » Là-dessus, nous devînmes plus rouges tous deux que la fleur rouge de l’hibiscus.
Elle se leva : « Venez les voir ! » dit-elle. Je la suivis. Nous montâmes au premier étage, où se trouvait son appartement. Au moment de pénétrer dans la chambre des petits, elle me fit signe de marcher sur la pointe des pieds. Quand la porte fut poussée, nous retînmes notre souffle. Amalia avait en main une lampe dont elle avait à demi étouffé la lumière sous l’abat-jour… je marchais derrière elle.
Tout à coup : « Où sont-ils donc ?… » s’écria-t-elle, d’une voix sourde et déjà inquiète ! Au fait, les petits lits étaient vides. Elle se jeta dans le cabinet voisin en appelant la nourrice, mais celle-ci ne répondit pas. Le lit qu’on lui avait dressé là était vide, lui aussi, toutes couvertures rejetées comme celles des enfants, Amalia commença d’appeler : « Dorothée ! Heinrich ! Carolus !… » Mais aucune voix ne lui répondit.
Alors, naturellement, Amalia perdit la tête, et moi aussi, ainsi que beaucoup d’autres derrière nous, en entendant les cris de la mère et ses appels insensés…
Mais la débâcle de la raison, pour Amalia, sembla atteindre son apogée quand nous eûmes découvert que la fenêtre du cabinet où couchait la nourrice était entrouverte sur les jardins suspendus, lesquels, de terrasse en terrasse, descendaient jusqu’à la rive marine… et qu’à cette fenêtre était attachée une corde !…
Ainsi, pendant que nous recevions des pétales de roses dans les cheveux, là-bas, à la cathédrale, on volait les enfants ici !… Amalia, qui délirait se, précipita, avec une affreuse clameur désespérée, hors de l’appartement. J’étais encore à la fenêtre quand je la vis dans la rue, tenant des propos désordonnés à deux agents de la force publique, que je reconnus à leur uniforme portugais. Et elle les suppliait de sauver ses enfants ; et, se tordant les mains, se jetait à leurs genoux.
Ces deux agents la firent monter dans un carro qui stationnait près de là et tout l’équipage partit à grande allure du côté de la mer.
Dans le même moment, j’entendis des cris derrière moi. Je me retournai. C’étaient des clients de l’hôtel qui faisaient un grand tumulte autour du corps ficelé de la nourrice, qu’ils venaient de découvrir dans la salle de bain !
On lui enleva le bâillon qui l’étouffait et elle put parler. Elle raconta qu’elle avait été réveillée par les cris des enfants, qu’elle s’était précipitée dans leur chambre, mais qu’aussitôt elle avait été appréhendée brutalement par deux personnages qui l’avaient « réduite à rien » en la bourrant de coups, en lui liant les membres et en lui enfonçant une serviette dans la bouche. Cette pauvre femme en tremblait encore. Je la harcelai de questions, et si bien que je finis par démêler dans ses réponses embarrassées qu’elle croyait avoir eu affaire à deux agents de la police portugaise. Il ne m’en fallut point davantage pour comprendre que les deux femmes avaient été victimes de deux faux agents et conclure que l’attentat contre les enfants venait à l’instant même de se compléter par le rapt de leur mère !
Fou à mon tour, je me jetai hors de l’hôtel et courus vers la mer, dans la direction que j’avais vu prendre au carro.