IX
 
LA PRIÈRE DU SOIR

Donc, loin de la grille fatale, me voilà courant comme une bête singulière, car j’étais toujours enveloppé dans mes pavillons !

Le plus tôt possible, le plus tôt maintenant, je voulais être conduit devant l’homme qui présidait à de telles horreurs.

D’abord, je voulais lui dire son fait, lui crier que son œuvre (qu’il faisait bien de cacher au fond de l’abîme pour qu’elle n’offensât pas la lumière des cieux) était une œuvre de maudit ; que, quels qu’aient été les crimes des autres il avait perdu le droit d’invoquer la conscience humaine et la justice éternelle du jour où il s’était montré plus bourreau que les bourreaux ! Ensuite je voulais le sommer d’avoir à me débarquer le plus tôt possible.

J’étais un neutre, moi ! je n’avais point à me mêler des sanglantes querelles du monde ! Je n’avais rien à faire avec les vengeances criminelles qui se passaient ici… Les gens d’ici n’en avaient aucune à tirer de moi !

Soudain, je m’arrêtai comme foudroyé par une pensée terrible… Amalia !… Amalia, femme du vice-amiral Heinrich von Treischke !…

Est-ce que ? Est-ce que, ne pouvant atteindre l’homme qui avait su établir un si solide régime de terreur dans les Flandres et sur la côte… est-ce que les bourreaux de ce vaisseau maudit allaient oser s’attaquer à une femme !

Ah ! mais non ! Cela était impossible ! Amalia était innocente ! Amalia était douce ! Enfin, elle n’appartenait pas à la race coupable ! Elle était d’origine neutre ! C’était une Luxembourgeoise !

Voilà ce qu’ils ne savaient peut-être pas ! Voilà ce qu’il fallait dire… tout de suite… tout de suite !…

Ah ! l’idée, l’atroce idée que l’on pourrait me traîner ma douce Amalia dans cette horrible chambre.

Je heurtai mon front aux cloisons, me laissai rouler au bas d’une échelle, et, soudain, je restai accroupi dans l’ombre d’une porte qui s’ouvrait sur une vaste pièce pleine d’hommes à genoux et qui faisaient entendre un harmonieux murmure.

Ils étaient bien là deux cents qui priaient.

Je reconnus au-dessus d’eux l’Homme aux yeux morts, qui présidait à cette étrange réunion, à cette terrible « prière du soir » !

C’est lui qui commandait la reprise des versets de l’Apocalypse, qui me revinrent tout de suite à la mémoire dès que j’en eus entendu quelques phrases. Et cela eut achevé tout à fait de m’épouvanter si j’en avais eu besoin, car, en vérité, on eût dit que saint Jean avait, dans son extase, vu et prévu les temps actuels et qu’il s’était fait lui-même, au nom du Seigneur, l’annonciateur de ces implacables vengeurs du droit outragé et de la nature humaine violée par un monstre qu’il ne m’appartenait point de nommer, en ma qualité de neutre.

Entre chaque verset répété en chœur, l’un de ces hommes se relevait, prononçait un affreux témoignage, disait : « Je le jure ! », faisait le signe de la croix et se remettait à genoux.

Ainsi, voici un vieux à barbe grise qui se lève et dit en français : « Écoutez-moi. Je jure que j’avais une fille et des petits-enfants, la seule joie de ma vie. Mon Dieu, vous me les aviez donnés. Mais eux, les monstres, ils me les ont pris !… Après leur départ, j’ai pu rentrer dans mon village incendié, dans ma maison en ruine. Alors j’ai retrouvé dans la cave les cadavres de ma fille et de mes quatre petits-enfants couchés dans une mare de sang… Ma fille avait un sein et un bras coupés, ma petite-fille avait un pied sectionné, les petits garçons avaient la gorge tranchée{1}. Le père est mort à la guerre. Mon Dieu, il n’y a plus que moi pour vous venger, mon Dieu, de ceux qui feraient haïr votre nom sur la terre ! Ainsi soit-il. »

Et il se remit à genoux.

Et tous répétèrent : « Ainsi soit-il ! »

Puis, sur un signe de l’Homme aux yeux morts, tous dirent : « Celui qui a frappé avec le fer périra par le fer ! C’est la volonté de Dieu qui a institué la loi du talion pour délivrer le monde du Dragon qui a voulu le dévorer. » Ensuite, je reconnus les versets des chapitres XIII et XIV de l’Apocalypse de saint Jean.

Tous, en chœur : « On donna à la Bête une bouche qui prononçait des discours pleins d’orgueil et des blasphèmes, et on lui donna le pouvoir de faire la guerre pendant quarante-deux mois !… Mais celui-là boira aussi du vin de la colère de Dieu, lequel vin sera versé pur dans la coupe de sa colère, et il sera tourmenté dans le feu et dans le soufre, en présence des saints anges et de l’agneau ! Ainsi soit-il ! »

Un autre petit vieux se leva et dit : « Mon Dieu, j’avais un fils, je vous l’avais donné ; il était prêtre à Buken, savez-vous ! Ils sont venus et, devant moi qu’ils avaient attaché, ils lui ont coupé le nez et les oreilles{2}, puis ils le torturèrent encore plus de vingt-cinq minutes, puis ils le fusillèrent… Savez-vous, mon Dieu, donnez-moi pour vous venger le courage de les faire mourir après leur avoir coupé le nez et les oreilles ! Ainsi soit-il. »

Tous : « Ainsi soit-il ! »

Et ils reprirent cet autre verset de l’Apocalypse : « Et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles, et ceux qui auront adoré la Bête et son image et qui auront pris la marque de son nom n’auront aucun repos, ni le jour, ni la nuit ! Ainsi soit-il ! »

Puis ce fut le tour de jeunes Anglais des pays de l’Est qui avaient eu leurs fiancées ou leurs femmes tuées par des bombes lancées par les vaisseaux de l’air.

Un autre raconta dans sa prière qu’il avait perdu sa femme et ses enfants, en pleine Cité, dans un omnibus, en revenant du music-hall. Il était en train de siffler joyeusement le Tipperary avec sa famille quand une bombe était survenue qui avait réduit à peu près tout le monde en poudre ! Il n’était resté que cet homme intact, et il ne doutait point qu’un pareil miracle n’eût été voulu par le Seigneur pour que le survivant vengeât tous les autres !

Et tous encore : « Ainsi soit-il ! »

Et reprise des versets avec une force nouvelle et de plus en plus menaçante : « J’entendis l’Ange des Eaux qui disait : “Seigneur ! Toi qui es, qui étais, qui seras, tu es juste parce que tu as exercé ces jugements : car ils ont répandu le sang et c’est pourquoi tu leur as donné le sang à boire : car ils le méritent !” »

Alors, deux autres se levèrent pour témoigner qu’ils avaient vu, sous leurs yeux, sans qu’ils pussent les secourir, périr leurs femmes et leurs petits enfants dans les flots qui engouffrèrent le Lusitania, pendant que les bourreaux de la mer riaient et se moquaient et repoussaient à l’abîme ceux qui tentaient de s’accrocher à leur vaisseau d’assassins !

Alors l’Homme aux yeux morts demanda : « Mes frères, qui êtes-vous ? »

Et tous répondirent : « Nous sommes les Anges des Eaux et nous frappons au nom du Seigneur ! »

Et l’Homme aux yeux morts leva alors les bras et dit : « Seigneur, donnez-nous la force de chasser l’Épouvante par l’Épouvante ! »

Et tous : « … et de délivrer le monde du mal ! Ainsi soit-il !… »