Ces derniers mots avaient été prononcés avec une telle force et toute cette prière avait été dite dans le ton d’un si sombre fanatisme que je m’enfuis encore de ceux-là, moins rassuré que jamais sur le sort qui nous attendait, moi et ceux que j’aurais voulu sauver avec moi.
Après ce que j’avais vu dans la baignoire grillée, je les appelais tous, dans mon cœur, des bourreaux !
J’ai toujours professé qu’il ne faut point répondre au mal par le mal, quelle que puisse être la catastrophe initiale, et qu’en dépit des prédictions vengeresses de l’Apocalypse c’est une grande faute de croire que les bons triompheront avec les mêmes armes que les méchants !
Je sais bien que tout le monde n’est pas de mon avis, mais tout le monde n’a point, non plus, pour raisonner, la tranquillité d’esprit relative d’un neutre. Je dis relative, car certes, dans le moment même que je fuyais les derniers échos de la terrible prière du soir, j’étais agité de mille sentiments tout à fait capables de troubler la sérénité de ma philosophie.
Le plus angoissant de ces sentiments était celui qui me faisait craindre qu’en dépit de ma neutralité reconnue, l’audace que j’avais eue de pénétrer dans ce funeste bâtiment et la curiosité que j’avais montrée de ce qui s’y passait n’incitassent les « Anges des Eaux » à me traiter comme leur pire ennemi !
Cependant, je ne pouvais longtemps encore espérer me cacher d’eux et, mes forces m’abandonnant, le moment viendrait où je serais fatalement découvert et où il faudrait s’expliquer !…
J’avais donc fui cette partie du bâtiment qui me paraissait réservée à l’équipage et je me retrouvai, après avoir erré au hasard, dans cette coursive que je reconnus pour l’avoir déjà parcourue au moment de pénétrer dans cette salle à manger immense dont le spectacle m’avait arraché des cris d’admiration à cause de son luxe de marbré et de pierres précieuses.
Je retrouvai l’office, et dans l’office déserte les reliefs d’un magnifique repas. Je profitai en hâte de l’absence des serviteurs (qui s’en étaient peut-être allés, eux aussi, à la prière du soir) et je dévorai littéralement ce qui restait sur les plats.
Du vin doré dans une carafe acheva de me réchauffer et, quand je poussai la porte de la prodigieuse salle à manger, j’avais reconquis suffisamment mon équilibre moral pour pouvoir envisager les prochains événements sans trembler comme un enfant.
Dans le moment même, j’entendis des sons admirables qui semblaient descendre du ciel. Je levai la tête et découvris de grandes orgues que je n’avais pas encore remarquées et qui se trouvaient au-dessus de la galerie qui faisait le tour de l’immense pièce.
Je n’avais fait, précédemment, que tourner autour de cette galerie-là. Les orgues s’érigeaient à l’extrémité opposée. Mes pas restèrent suspendus dans le flot d’harmonie qui en déferlait.
Je ne reconnaissais point cette musique. Cela n’était d’aucune école. En tout cas, moi, je n’avais jamais rien entendu de semblable… Un ange aurait pleuré sur la misère du monde que cela n’aurait pas été plus désespérément doux ni plus magnifiquement mélancolique, ni en même temps plus triste et plus déchirant. Et c’est moi qui pleurais…
Du reste, j’ai toujours été sensible aux sons. Mais dans l’état d’énervement où j’étais, on comprendra facilement que je n’aie pu retenir mes larmes.
Qui donc jouait ainsi ?… Ce devait être un grand artiste, mais ce devait être avant tout quelqu’un qui avait beaucoup souffert. En tout cas, cette souffrance qui se lamentait si grandiosement ne criait point vengeance, comme la prière effroyable que j’avais entendue tout à l’heure.
Et cela me changeait tellement de toutes les horreurs contre lesquelles je m’étais heurté depuis que j’avais commencé mon errance dans les méandres du mystérieux vaisseau que je n’hésitai point à m’avancer, après le premier moment de surprise, vers cette souffrance-là. J’imaginai tout de suite que je n’avais rien à craindre de l’être qui savait ainsi idéaliser la douleur, et continuant de pleurer, mais haletant d’un espoir sans borne, je gravis les degrés de l’escalier qui conduisait à la galerie.
Et je glissai vers les orgues, sans bruit, pour ne point interrompre une si admirable plainte, mais aussi pour ne point manquer de voir et de toucher celui de qui j’attendais le salut.
Mais voilà que tout à coup, après un dernier gémissement qui sembla venir expirer sur mon front, la voix de l’orgue se tut. Alors je courus.
Je fis le tour de l’orgue.
Personne !…
L’énorme instrument était encore frémissant de son dernier soupir, le clavier était resté découvert. Mais celui qui avait joué, celui qui avait souffert sur ses touches était déjà parti !…