XII
 
CE N’EST PAS LE CONFORT QUI MANQUE DANS LES PRISONS DU « VENGEUR »

L’événement avait été si contraire à ce que j’en avais espéré que, dans ma triste pensée, je me préparai à toutes les catastrophes. La brutalité avec laquelle on me fit traverser une grande partie de ce monstrueux bâtiment de pirates, la course rapide que je dus fournir au long d’interminables couloirs, enfin la violence avec laquelle, une dernière porte ayant été ouverte, je fus jeté entre les mains d’un grand diable de nègre qui me reçut avec un rire diabolique, tout cela me confirma dans l’idée que ma dernière heure était venue, et, fermant les yeux, heureux de ne plus penser, de ne plus lutter, de ne plus fuir, de ne plus imaginer, de ne plus voir, de ne plus entendre, de ne plus rien savoir du monde et de ses atrocités, de ses querelles, de ses guerres, de ses barbaries et de ses vengeances, je m’évanouis de nouveau, avec la seule espérance, cette fois, de ne plus sortir du néant où je glissais avec extase.

Le lendemain matin, je me réveillai fort tranquillement dans une petite chambre des plus coquettes, meublée d’un joli petit lit de cuivre, d’une table-bureau, d’une table-toilette, d’une armoire et d’une commode en bois d’érable dans laquelle un valet de chambre hindou était en train de glisser des vêtements propres et du linge frais.

« Monsieur, me dit-il en anglais, aussitôt qu’il se fut aperçu que j’étais réveillé, monsieur doit avoir grand-faim ! Je vais chercher le petit déjeuner de monsieur !… Je dois aussi prévenir le docteur ? Que monsieur ne s’impatiente pas ! Je reviens tout de suite ! »

Ah çà, mais, où étais-je donc ?… Je me frottai les yeux et fis effort pour débrouiller ma pensée.

D’abord, j’espérai que toutes les horreurs et tous les malheurs dont ma vie était pleine depuis quarante-huit heures pouvaient bien n’être que des images de cauchemar dont ma mémoire ne tarderait pas à se libérer.

Mais le valet de chambre hindou entra avec le docteur ; et, le docteur, je le reconnus !

En même temps, mes yeux venaient de rencontrer au-dessus de la porte de ma petite chambre un joli V tout pareil à ceux qui étaient brodés sur le col de la vareuse du docteur et tout pareil aussi à ceux que je me rappelais avoir vus en rêve… Et, tout de suite, je repris pied dans l’affreuse réalité !

Cet homme qui venait de me prendre le poignet et qui me tâtait le pouls, cet homme était celui que j’avais vu pleurer la veille devant Dolorès et Gabriel, ces deux autres personnages de mon cauchemar !

Pourquoi cauchemar ?… Il n’y avait pas de cauchemar !… La prière du soir !… Le capitaine Hyx !… La… La baignoire grillée… Tout cela était vrai… tout cela existait !… Tout cela m’entourait !… Je vivais ! J’allais vivre dans tout cela !… ou mourir !…

« Monsieur, me dit le docteur, vous avez encore un peu de fièvre… mais il ne dépend que de vous qu’elle passe rapidement. En somme, vous êtes doué d’une excellente santé… Vous avez passé une très bonne nuit… Je vous ai fait, sans que vous vous en soyez aperçu, une piqûre de sérum, qui vous a rendu à peu près toutes vos forces, en dormant… Prenez votre petit déjeuner du matin, tranquillement ; ne vous faites pas de bile, ça ne sert à rien !… Et tout ira, je l’espère pour vous, beaucoup mieux que vous n’avez pu le craindre.

– Docteur, m’écriai-je, s’il y a ici un homme juste, je n’ai rien à redouter.

– Eh bien, tant mieux, monsieur. Mais votre histoire ne me regarde point ! Autant que possible, ne racontez vos petites affaires à personne et ne parlez que lorsqu’on vous interrogera. À part cela, vous êtes tout à fait libre d’entretenir avec vos compagnons tous les sujets de conversation qui vous viendront à l’esprit… Mais croyez-en ma vieille expérience, il vaut mieux parler littérature ou musique…

– Je ne sais, docteur, de quels compagnons vous voulez parler, et quant à mes discours, je ne suis guère bavard. Il n’y aurait qu’une chose qui pourrait m’intéresser : pouvez-vous me donner des nouvelles de la santé d’une personne à laquelle je porte beaucoup d’intérêt et qui a été la cause involontaire de tous mes malheurs ?

– Vous voulez sans doute parler de Mme l’amirale von Treischke ?

– Ah ! vous êtes au courant !… Elle est ici n’est-ce pas ?

– Oui, elle est ici ; j’ai été appelé auprès d’elle ce matin !

– Mon Dieu ! m’écriai-je en pâlissant, que lui est-il arrivé ? Les assassins l’auraient-ils torturée ? »

Cette dernière phrase m’échappa avec une telle force désespérée que j’eusse été, même si j’avais réfléchi à ce qu’elle avait d’audacieux et d’imprudent, incapable de la retenir.

Le docteur ne l’eut pas plus tôt entendue qu’il regarda autour de lui pour s’assurer que nous étions seuls et que le valet n’était point derrière la porte… puis il me dit, légèrement fébrile, et à voix basse :

« La personne de Mme l’amirale von Treischke a été respectée ! Mais vous avez prononcé un mot qui est rayé des vocabulaires ici ! Surtout avec vos compagnons, parlez, parlez d’autre chose ! M’avez-vous compris ? M’avez-vous compris ?

– Oh ! fis-je en secouant la tête… si vous avez torturé Amalia, vous êtes tous des bandits ! J’ai assisté à la prière du soir ! J’ai vu la baignoire grillée !

Va la voir qui veut ! Mais il est entendu qu’on n’en parle pas ! autant que possible ! autant que possible !

– Ceux qui ont imaginé la baignoire grillée, vous entendez, docteur, vous entendez, eh bien, ceux-là, quels qu’ils soient, et quoi qu’ils puissent dire, ceux-là sont la honte de l’humanité ! » Comme il baissait la tête, je lui demandai avec une angoisse qui faisait trembler ma voix : « Qu’allez-vous faire de Mme l’amirale ? Qu’allez-vous en faire ? »

Il ne me répondit pas !…

« Ah ! voulez-vous bien me regarder en face !… Pourquoi tournez-vous la tête ?… Pourquoi ? Je veux le savoir ! Si vous êtes un honnête homme, montrez-moi vos yeux !… »

Mais il partit sans me montrer ses yeux !

C’était un drôle de corps, comme une espèce de vieux gentleman, d’aspect plutôt prévenant, avec une bienveillance parfaite sur toute sa sympathique physionomie. Mais il avait l’air de regarder tout le temps autour de lui comme s’il découvrait un nouveau malheur. Avec sa couronne de cheveux gris sur son crâne à demi chauve, il ressemblait au roi Lear, après que celui-ci eut perdu son royaume.

Son départ si brusque me laissa dans un désarroi inexprimable au sujet d’Amalia. Là-dessus, le domestique hindou rentra en me souriant de toute sa belle face admirable, mais avec un air absolument satisfait de lui-même. Il s’appelait Buldeo, me dit-il, « pour me servir ». Il était originaire des environs de Delhi mais avait été emmené par un Sahib, dès sa plus tendre enfance, jusqu’au cœur des montagnes de Garo où dansent en chœur les éléphants sauvages, la nuit (à ce qu’il m’a raconté plus tard). Il m’aida habilement dans ma toilette. Il étala avec orgueil le contenu des tiroirs et me montra trois pantalons, bien étalés sur leur planche dans une armoire, et deux vestons et un smoking, pendus aux portemanteaux.

Il me les essaya. À la vérité, ils m’allaient comme un gant. Nous constatâmes que les pantalons étaient un peu longs, mais il est assez de mode de les porter en ce moment avec un pli sur le cou-de-pied. Je voulus savoir de qui il tenait toute cette garde-robe et cette fine lingerie. Il me répondit que tout cela était arrivé à mon intention le matin même par les soins du valet de chambre personnel du capitaine Hyx.

À la réflexion, une attention aussi délicate aurait certainement contribué à me rasséréner si le départ brusque du docteur, son regard fuyant quand je lui avais parlé d’Amalia, et surtout si le souvenir des paroles farouches de Dolorès ne m’avaient rendu impossible tout équilibre mental.

Je basculais de la terreur à la colère et ne savais vraiment plus où me raccrocher un peu solidement quand un petit groom vint m’apporter justement une lettre de Mme la vice-amirale von Treischke. Je reconnus, sur l’enveloppe, l’écriture d’Amalia et vous laisse à penser avec quel empressement tremblant je déchirai ce papier qui portait, lui aussi, comme toutes choses autour de nous, le V écarlate qui me paraissait tracé avec le sang des malheureux qui avaient agonisé dans les flancs du vaisseau maudit !

Mme l’amirale m’invitait à dîner pour le soir même.

Elle avait appris ma présence à bord par le docteur qui venait de la voir et qui lui avait conseillé de m’écrire pour me calmer.

En ce qui la concernait, elle et ses enfants, depuis le rapt brutal dont ils avaient été victimes, s’étaient vus l’objet des plus grands soins.

Elle me remerciait du courage que j’avais montré en poursuivant ses ravisseurs jusqu’au sein des eaux et elle ne me cachait point l’espérance où elle était que tout ceci se terminerait assez vite et assez bien. Elle s’expliquait la fâcheuse aventure par le besoin qu’avaient eu les ennemis de l’Allemagne de s’assurer de précieux otages, peut être dans le dessein d’échanger des prisonniers auxquels ils tenaient beaucoup.

Les petits garçons se portaient bien. La petite fille avait eu un peu d’inflammation à la gorge. Tous trois, Dorothée, Heinrich, Carolus m’embrassaient. Quant à la mère, qui ne pouvait décemment m’embrasser, elle m’envoyait l’expression très attendrie de son amitié reconnaissante ; mais je baisais avec ferveur, moi, sa signature.

Ah ! chère pauvre adorée Amalia !… Je lui écrivis une lettre où je me proclamais le plus heureux des hommes de l’avoir suivie dans son malheur et, dans le moment que j’écrivais cela, je le pensais… bien que je fusse effroyablement agité et presque aussi inquiet de mon sort que du sien !… Et elle, sa lettre me la représentait si tranquille au contraire de moi, si confiante et si calme !… Ah ! les monstres ! les monstres !… Mon Dieu comment la sauver de là. Mon Dieu ! il n’est pas possible que vous soyez avec ces gens-là !… Sans doute, vous avez dit, Seigneur : « Celui qui frappera avec l’épée périra par l’épée ! » mais ce n’est pas pour qu’on s’en serve que vous avez dit cela, c’est pour qu’on laisse l’épée au fourreau, Seigneur !… Seigneur, inspirez-moi et sauvez Amalia !…

En attendant, je songeai à paraître convenablement devant elle si, par hasard, je la rencontrais avant le dîner…

Douché, rasé de frais, habillé d’un complet bleu marine, que, vraiment, on aurait pu croire fait pour moi, cravaté d’une soie que j’aurais bien payée quarante francs chez C…, rue de la Paix, à Paris, il ne me manquait plus, pour être un parfait homme du monde, qu’une épingle de cravate ; mais on n’avait pas pensé à ce détail, ce qui, certainement, était fâcheux pour la correction de ma tenue… car un homme du monde n’est pas habillé tant qu’il n’a pas mis son épingle de cravate ; du moins, ainsi en va-t-il à Renich.

Quoi qu’il en fût, mon corps (je ne parle certes que de mon corps) avait lieu d’être satisfait quand je sortis de ma petite chambre avec la permission de Buldeo.

« Où puis-je aller ? avais-je demandé à ce parfait domestique.

– Partout où monsieur pourra ! » m’avait-il répondu.

Je ne tardai point à saisir la signification précise de ces paroles, quand je me fus heurté à quelques portes closes et à des murs d’acier laqués et ripolinisés qui nous faisaient une blanche prison des plus agréables à l’œil dans l’éclat des lampes électriques, mais une prison tout de même.

J’imaginai facilement que c’était là le coin redoutable et surveillé où les captifs attendaient, dans un cadre moderne, hygiénique et élégant, que l’on eût décidé de leur sort.

Il y avait, dans cet apprêt même, ou plutôt dans cette complaisance, dans cette concession ineffable et suprême aux habitudes de luxe et de confort et aux goûts de la civilisation une sorte d’horrible sadisme de la part des bourreaux, sadisme qui, me semblait-il, les rendait plus haïssables encore !

Au cours de ma petite promenade dans les coursives qui nous étaient réservées, je devinai beaucoup de chambres comme la mienne et, dans ces chambres, des angoisses, des affres plus cruelles encore, car, enfin, moi, je ne pouvais pas oublier que j’étais neutre et, en dépit de toutes les menaces, et des plus méchants pronostics, et des plus noirs soucis, j’avais encore tout au fond de moi-même une espérance que je ne lâchais pas, à laquelle je m’accrochai éperdument.

Je me trouvai bientôt dans une sorte de fumoir où, sur une table centrale, oblongue et recouverte d’un tapis vert, on avait déposé une grande quantité de journaux et de revues en toutes langues. Contre les murs, des rayons supportaient une collection fort respectable d’ouvrages dont la lecture devait aider à passer les heures de l’attente… de l’attente de quoi ? Oh ! horreur !

Quand j’entrai dans ce salon de lecture, deux personnages que je reconnus immédiatement à leur uniforme pour des officiers de la marine allemande, discutaient entre eux à voix basse en fumant d’excellents cigares de la Havane, dont ils n’avaient point retiré la bague, contrairement à ce que les gens d’une éducation délicate ont accoutumé de faire pour éviter le ridicule du péché d’ostentation.

Ils tournèrent légèrement la tête au bruit que je fis ; je saluai discrètement, mais ils ne répondirent point à ma politesse, de toute évidence parce que je ne leur avais pas été présenté et qu’ils ignoraient à quelle classe de la société je pouvais appartenir.

Et puis, ils me prenaient peut-être aussi pour un espion.

Tant est qu’ils se mirent à parler tout haut et à prononcer des paroles sans importance, ce qui était assez maladroit et m’invitait à conclure que ce dont ils s’entretenaient tout bas avait un certain prix caché.

Le premier, celui qui était le plus près de moi, avait une grosse caboche joufflue avec des yeux à fleur de tête et un nez épaté ; le second avait une figure aiguë d’oiseau de proie déplumé, comme on a vu à certaines caricatures du kronprinz ; tous deux avaient la figure rasée, en dehors des lèvres supérieures qui avaient conservé deux petits clous de moustaches haut dressés par les cosmétiques. Le premier était rouge, cependant, comme un boulet grillé et semblait prêt à porter, avec sa tête, l’incendie dans le vaste monde ; le second était vert comme la mort un peu avancée. Ils rirent, en fumant, après leurs paroles sans importance. Puis il y eut un silence, puis le premier prononça ces phrases sur un rythme qui ne m’était pas inconnu : « Gaiement paré – un galant chevalier – au soleil et dans l’ombre – avait voyagé longtemps – chantant une chanson – en quête de l’Eldorado ! »

Sur quoi le second répliqua par la seconde strophe :

« Mais il devint furieux – ce chevalier si hardi – et sur son cœur une ombre – tomba sans qu’il eût trouvé – aucun lieu de la terre – qui ressemblât à l’Eldorado ! »

Après quoi, ils éclatèrent de rire et disparurent.

Il eût fallu être ignorant comme un âne bâté pour ne point reconnaître dans leur singulier poème la petite élucubration de l’auteur d’Eureka.

Ils m’avaient sorti cela dans le texte anglais, bien qu’ils fussent Allemands, et je comprenais ce qu’ils avaient voulu dire avec leur histoire de chevalier hardi qui était mort avant d’avoir trouvé ce qu’il cherchait ! C’était bien cela… Ils me prenaient pour un espion, et assurément pour un Anglais ou pour un Américain.

Que l’on pût me croire de la bande des corsaires, enrôlé par le capitaine Hyx pour sa besogne d’enfer, cela, l’idée de cela me faisait fumer la cervelle ! Aussi je résolus d’avoir, à la première occasion, une explication décisive.

Toutefois, en dehors de cet incident personnel et de l’irritation dans laquelle il m’avait mis, j’étais entrepris par un sentiment de stupéfaction immense en face de la désinvolture de ces messieurs et de leur façon appliquée de fumer le cigare ! J’imaginai qu’il ne craignaient point que la menace de torture suspendue sur leur tête fût jamais exécutée !…

Cependant ma fièvre était revenue, mes tempes battaient, j’avais soif. Un steward hindou, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Buldeo, mais qui n’était pas Buldeo, passa, et à tout hasard je lui demandai qu’il voulût bien me donner à boire.

Il m’apporta aussitôt un verre et une bouteille de champagne !…

Décidément on ne nous refusait rien !

Un autre steward hindou apporta une table de jeu et des cartes !… Et vraiment les quatre personnages qui apparurent aussitôt et qui s’assirent en silence autour de la table avaient, ceux-là, la mine sévère, pâle et recueillie des prisonniers que l’échafaud attend et qui s’offrent leur dernière partie !

L’un d’eux réclama, en allemand, les jetons, en fronçant les sourcils, et fit, d’une voix sévère, des reproches au steward sur sa négligence.

Presque aussitôt, ils se mirent à jouer au poker avec un acharnement, une astuce, une roublardise, une traîtrise, une brutalité, une audace incomparables !…

Or, moi aussi j’ai la passion du poker.

Hypnotisé par la fantastique partie qui se donnait là, je m’approchai. Entre deux coups, comme il y eut discussion sur la valeur d’une couleur dans une rencontre de jeux égaux, je ne pus m’empêcher de donner mon avis. J’eus ainsi l’occasion de me présenter, et, sans aucune explication, je racontai brièvement qu’ayant fait naufrage dans une petite barque j’avais été recueilli par un sous-marin d’une nationalité inconnue ou j’avais été traité le mieux du monde, mais où je ne connaissais personne.

Les quatre joueurs, après avoir échangé des coups d’œil où je découvris des recommandations de mutuelle prudence, se présentèrent : c’étaient quatre officiers allemands, qui me livrèrent leurs noms et leurs titres sans y rien ajouter et qui me demandèrent fort poliment s’il me plairait de me mêler à la partie.

Je leur répondis, que cela me serait d’une grande distraction mais que malheureusement j’étais tout à fait, dans le moment, démuni d argent. À quoi il me fut répliqué, très poliment, que ma parole suffirait et qu’on règlerait à terre !

« Comment ! à terre ?… m’écriai-je, et quand croyez-vous donc que l’on nous y déposera à terre ?

– Mais, mein Gott ! me jeta l’un d’eux quand la guerre sera finie, ce qui ne saurait tarder, s’il plaît à Sa Majesté ! »

Ils ne s’aperçurent même point de l’extraordinaire agitation où de tels propos m’avaient jeté. Évidemment, évidemment, ceux-là ne devaient pas croire aux histoires de torture qui couraient le bord, ceux-là n’avaient jamais été à même d’assister à certains spectacles derrière certaine grille… ou encore pensaient-ils que, personnellement, ils n’avaient rien à craindre pour des raisons que je ne démêlais pas encore.

…Ou encore croyaient-ils, comme en avait émis vaguement l’idée la très troublante Dolorès, croyaient-ils que l’on voulait seulement leur faire peur… idée stupide, idée stupide pour qui avait eu l’occasion de s’évanouir dans certain réduit grillé !… Ah ! quelle pouvait être la pensée de ces hommes qui jouaient si tranquillement, pendant que là-bas, derrière les cloisons, certain Chinois de ma connaissance devait être occupé à ranger pour des prochaines besognes ses chers petits outils…

Apparemment, ces messieurs n’étaient occupés que de leur jeu !… (Ici, je déclarai ne pas prendre part au coup, bien que j’eusse au départ deux paires à l’as ; mais c’était pour mieux réfléchir.)

Pendant que la partie se poursuivait, je vis passer dans la salle de lecture une vingtaine de personnages, presque tous officiers allemands, soit de l’armée de terre, soit de la marine, et une demi-douzaine de civils, qui ne s’exprimaient qu’en allemand et qui firent bientôt bande à part à une petite table, mais qui n’étaient pas les moins gais.

D’après leurs conversations, dont je saisissais des bribes, je pouvais conclure que c’étaient là de gros commerçants de l’Allemagne du Nord, et je crus comprendre qu’ils étaient tous bourgmestres, c’est-à-dire maires de leurs cités.

La coïncidence qui les réunissait là autour de la même table, sous les eaux, était au moins bizarre et aurait suffi, en ce qui me concerne, à m’ôter un peu de la gaieté de mon caractère.

Mais ces messieurs n’avaient point l’air le moins du monde de s’étonner de leur aventure et racontaient « de bons tours de commerce » ou des histoires d’administration municipale qui les faisaient pouffer de rire…

C’était trop ! Ils plastronnaient devant l’étranger que j’étais.

Tout de même j’étais effaré et mes partenaires en profitaient pour me sortir des « mains pleines » et des brelans comme s’il en pleuvait (disent les Français).

Quand je me levai de table, je devais cinq mille Marks. Je signai une reconnaissance de ma dette et mis sous la signature, mon adresse. Puis je pris congé et regagnai ma chambre, où je me fis apporter par Buldeo deux œufs sur le plat. Mon appétit était minime et j’avais besoin de rester seul chez moi pour réfléchir !… pour réfléchir !…

Mon devoir n’était-il point de prévenir mes compagnons de captivité qu’ils se faisaient peut-être une fausse idée du sort qui les attendait ?… Car, après avoir réfléchi, j’étais persuadé avec Gabriel qu’on n’avait pas monté une affaire pareille pour aboutir à une simple comédie !…

Et Dolorès aussi devait être persuadée de cela !… Seulement, elle mentait pour calmer Gabriel… Enfin, moi, moi, j’avais vu !… j’avais vu une chose atroce !… Je n’avais vu que des cadavres, certes ! et quels cadavres !… Mais devrais-je croire, comme m’y incitaient les propos de Dolorès, que ces cadavres étaient entrés cadavres dans la chambre des tortures ?… et que toute cette horreur n’était qu’un travail préparatoire en attendant que la véritable petite fête pour Anges des Eaux commençât ? Est-ce qu’on pouvait savoir ! Est-ce qu’on pouvait savoir, avec des anges qui avaient des pareilles prières du soir !… En vérité, mes compagnons, dans leur orgueil national, doivent s’imaginer que l’on n’osera pas et que la petite fête ne commencera jamais !… Les insensés !… les insensés !…