Puis un homme apparut. Je le reconnus aussitôt. Il n’avait plus de cape, il était nu-tête ; mais les deux trous profonds de ses yeux funèbres, aux paupières rouges, ne pouvaient me permettre aucune hésitation sur la personnalité de l’étrange individu que j’avais devant moi. Il ne me voyait pas, il regardait au-dessus de moi, vers la haute mer.
Au surplus, je m’étais allongé ou plutôt aplati au ras de la carcasse même du sous-marin géant, abrité derrière le pont métallique qui surmontait la coque de plus d’un mètre. L’homme n’eût pu m’apercevoir qu’en se penchant. Il était appuyé à la hampe du drapeau, et il est probable qu’avec son regard mort il voyait des choses que je n’étais pas encore capable de distinguer, car il fit un signe de la main vers les eaux qui me paraissaient désertes.
Il est vrai que la nuit traînait encore sur la mer. Il est vrai également que je n’ai jamais eu l’œil marin.
Quelles étaient mes pensées à ce moment précis ? Mon Dieu ! elles étaient tout à fait lugubres ! La situation, si mystérieuse qu’elle apparût, me semblait très claire en ce qui me concernait !
Ce qui s’était passé lorsque j’avais donné la chasse au canot automobile m’avait prouvé assez brutalement que ma vie ne comptait guère dans cette singulière et tragique aventure et que l’on était tout à fait décidé à la sacrifier plutôt que de me permettre de me mêler de choses qui ne me regardaient pas !
On se croyait débarrassé de mon importune curiosité ! Qu’arriverait-il si l’on s’apercevait de mon étrange obstination à poursuivre, jusque sur le flanc de ce monstre sous-marin, le secret d’un homme qui semblait ne vouloir que l’abîme pour complice !
Mon compte, comme on dit, était bon !
D’un autre côté, la seule chance que j’avais que l’on ne m’aperçut pas résidait dans la rapidité avec laquelle le vaisseau qui me portait s’enfoncerait dans la mer ! Or, faible, épuisé comme je l’étais, je me sentais incapable de me maintenir sur les eaux plus de quelques minutes. Le lointain pic de l’une des Desertas, allumé par les premiers feux de l’Orient, semblait n’être soudain surgi dans l’ombre que pour me faire mesurer l’espace immense qui me séparait de toute terre.
Je n’avais à espérer aucun secours.
Et cependant, voyez la force de l’amour : dans cette affreuse détresse, ce n’est pas à ma mort prochaine que je songeais mais au sort de la malheureuse que j’avais voulu sauver ! Pourquoi ce rapt abominable ? Fallait-il voir dans cette incroyable affaire la vengeance d’un amant trahi ? Je connaissais trop Amalia pour m’arrêter une seconde à une hypothèse aussi injurieuse pour sa vertu ! Et le vol des enfants ! Que signifiait aussi le vol des enfants ? N’était-il qu’un appât destiné à rendre plus facile l’enlèvement de la mère ?…
Où se trouvaient-ils maintenant, tous les quatre ? Après avoir assisté en quelque sorte à toute l’entreprise de l’Homme aux yeux morts, je ne doutais point qu’ils fussent là, sous cette carapace, sous cette coque d’acier qui m’offrait momentanément un refuge ! C’est dans cette prison sous-marine qu’ils avaient été enfermés, dans quelque dessein sûrement redoutable, terrible !
Et je ne pouvais rien pour eux !… et la prison, avec son secret, et Amalia et ses trois enfants et l’Homme aux yeux morts allaient gagner sournoisement les profondeurs de l’abîme.
L’homme était toujours appuyé au pavillon noir. Il n’était pas très grand mais il avait une carrure de colosse, des épaules puissantes, un torse de gorille, moulé dans un jersey de laine bleue sur lequel se détachait la lettre V en laine rouge. Il avait des bras et des mains d’homme des bois. Si j’avais eu la pensée de lutter avec celui que je considérais alors comme le geôlier en chef de Mme la contre-amirale von Treischke et de ses enfants, le spectacle de toute cette musculature m’eût certainement averti des dangers de l’entreprise.
Mais ceci, en tout cas, eût été de la folie, car cet homme n’avait certainement qu’un signe à faire, qu’un appel à jeter pour être secouru aussitôt par toutes les âmes damnées dont il avait dû meubler la carcasse de son vaisseau de pirate !
Oui, en vérité, ce devait être un pirate ! Le pirate moderne ! Le pirate sous-marin ! Mon Dieu ! s’il ne s’agissait que d’une rançon, je me serais bien livré !…
Dans le moment où j’en étais là de mes réflexions, l’Homme aux yeux morts s’écarta un peu du capot, me donnant un immense espoir…
S’il s’éloignait encore en me tournant le dos, je pouvais tenter de m’introduire dans le bâtiment sans que personne s’en aperçût, et peut-être alors pourrais-je m’y dissimuler jusqu’au moment où, plus près de la terre, notre évasion à tous les cinq serait rendue possible.
Quand on est dans la situation où je me trouvais, les plus folles imaginations vous paraissent tout de suite réalisables. Il y a cinq minutes, nous étions tous perdus ! Et parce que cet homme avait fait cinq pas nous étions maintenant, dans mon imagination, tous sauvés !
Mais c’est souvent quand le corps n’est plus qu’une épave que le cerveau le soulève avec le plus de facilité et lui fait accomplir des gestes merveilleux. Mon Dieu ! quel moment ! Je verrai toujours cette immense coque verte, toute ruisselante encore du flot marin qui clapotait autour d’elle, jaunie, çà et là de rouille fraîche ; près de moi, le cône d’acier rose d’une torpille de flanc où s’accrochait la chevelure huileuse d’une longue algue des bas-fonds, puis au-dessus de ma tête la ligne curve et aiguë du pont désert qui se découpait sur l’horizon déjà clair… enfin ce drapeau noir qui claquait d’une façon si sinistre dans le froid du matin… et cet homme, tout seul, tout seul debout sur cet étrange piédestal ; immobile parmi l’élément mobile, cet homme qui, de ses yeux morts, regardait sortir des eaux le soleil !
Sous ses cheveux crépus, il avait un front bombé et court de bête féroce, et cependant son air (l’air qui ne le quittait jamais) n’était point féroce, mais triste. Il avait croisé les bras et je l’entendis gémir :
« Ô soleil ! comment oses-tu éclairer encore cette terre maudite ! »