XIX
 
UNE PROMESSE DU CAPITAINE HYX

Or, comme si elle avait entendu ce qui venait de se passer entre le capitaine et moi, voilà que Mme l’amirale von Treischke, poussant devant elle la petite Dorothée, le petit Henry et le petit Carolus (elle l’avait appelé ainsi certainement en souvenir de moi), se présenta dans le plus noble et le plus touchant appareil du désespoir.

Les transports qui l’avaient agitée, avant qu’elle eût retrouvé ses enfants, avaient fait que ses cheveux admirables s’étaient naturellement dénoués et tombaient maintenant en flots dorés sur ses épaules.

Toute à son émoi et aux hypothèses terribles qui, peu à peu, avaient fini de lui envahir l’esprit, elle n’avait pris ni la peine ni le temps de reconstruire l’édifice de sa coiffure, et elle nous apparut dans le plus pitoyable et le plus beau désordre.

Ses yeux, noyés de larmes, avaient une expression angélique que je ne leur avais jamais vue et une angoisse sublime semblait diviniser ce visage idéal.

Sitôt qu’elle fut devant le capitaine Hyx, elle tomba à ses genoux ainsi que ses enfants et elle lui dit d’une voix et avec des accents qui eussent attendri le cœur d’un tigre :

« Monsieur, voici mes enfants, je vous les confie ! Ils n’ont encore fait aucun mal sur la terre. Ce sont de petits êtres innocents qui ont appris, par moi, à aimer tout ce qui les entourait… Leur cœur est simple comme le mien. Ils vous aimeront comme un père si vous vous laissez aimer et attendrir !…

« Vous avez, sans doute, beaucoup souffert ! Alors, vous avez beaucoup à pardonner. Mais vous croyez devoir haïr et j’ai bien vu tout à l’heure, à la façon dont vous avez redouté le pire malheur pour mes petits, que vous n’êtes pas insensible.

« Du reste, on ne hait point des enfants : cependant il paraît qu’ici les enfants courent des dangers ; c’est pourquoi je vous les confie ! J’ai foi en vous, je ne veux pas vous juger ! Cela ne m’appartient pas !… Je ne sais pas qui vous êtes ! Mais, assurément, vous n’êtes pas un bourreau d’enfants… Ce n’est point parce qu’ils ont commis des horreurs que vous vous montrerez plus impitoyable qu’eux !…

– Madame, fit le capitaine Hyx, de sa voix la plus calme et la plus glacée, cependant qu’à côté de lui Dolorès et moi répandions des ruisseaux de larmes, veuillez vous relever, je vous prie… (et il l’aidait avec des gestes d’une noblesse incomparable à reprendre une pose moins humble devant lui). Asseyez-vous auprès de M. Herbert de Renich, votre ami, auquel je disais justement tout à l’heure qu’il ne dépendait certes point de moi que l’on touchât à un cheveu de vos enfants.

– De qui donc cela dépend-il ? s’écria-t-elle, plus effrayée qu’elle ne l’avait encore jamais été. Savez-vous bien, monsieur, que voilà une phrase terrible ! Il dépend donc de quelqu’un que l’on touche à mes enfants ?…

– Eh ! madame, il dépend de leur père ! » répliqua le capitaine Hyx d’une voix de plus en plus lointaine et avec cette attitude vague qui est généralement adoptée par les Ponce-Pilate dans le moment que quelque grand crime se prépare.

Avant que nous ayons pu nous y opposer, Amalia s’était de nouveau jetée à genoux devant le capitaine. Elle levait les mains vers lui dans un geste de supplication que l’art a consacré sur ses plus belles toiles où il a peint la douleur humaine.

« Leur père !… leur père ! Ah ! monsieur, je sais ce que vous voulez dire !… Leur père porte un nom sur lequel on a accumulé tout le poids de l’horreur du monde pour des crimes qui s’ont moins les siens que ceux d’une caste qui a érigé l’épouvante en système !… Mais leur père n’est pas un méchant homme ! Bien souvent j’ai pu le fléchir !… Qu’il me soit donné de parler à leur père, et l’homme que vous êtes me remerciera de lui avoir épargné des actes inutiles !

« Savez-vous bien, continua-t-elle, que si leur père m’a éloigné de lui et m’a fait embarquer pour une rive lointaine, c’est qu’il n’avait plus la force de rien me refuser ?… C’est qu’il ne pouvait plus entendre ma voix qui ne cessait de lui reprocher ses crimes allemands !… Plus forte que tout ce que vous pourriez faire serait ma voix auprès de leur père.

– Eh bien ! madame, interrompit tout à coup le capitaine Hyx, sur un ton qui me parut, du reste, des plus singuliers, eh bien ! nous ferons tout notre possible pour qu’au plus tôt vous puissiez causer avec leur père !

– Ah ! promettez-moi cela, s’écria la malheureuse en se traînant comme une esclave à ses pieds, promettez-moi que vous ne toucherez pas, que l’on ne touchera pas à l’une de ces chères petites têtes, tant que je n’aurai pas parlé au père ! et je vous bénirai !… Écoutez !… écoutez !… ah ! écoutez-moi bien, il faut être logique, n’est-ce pas ?… moi, je vois bien que malgré votre bonté (je dis que vous êtes bon ! je dis que vous êtes bon ! je le sens) vous êtes terriblement logique, ô homme redoutable !… Eh bien, je veux, moi aussi, logiquement, vous dire : puisque ce n’est point pour votre joie diabolique que des crimes ici se préparent, mais pour le salut du monde ! (vous ai-je compris ? vous ai-je compris ? Ah ! une mère comprend tout, quand il le faut, pour le salut de ses enfants) eh bien !… il ne peut y avoir rien de plus efficace pour arrêter le crime germain que la voix d’Amalia, d’Amalia Edelman, qui n’est pas une voix allemande, à l’oreille de l’amiral von Treischke, son mari, dont les enfants sont vos prisonniers !… Mais jurez-moi, monsieur, jurez-moi que rien ne sera entrepris contre eux avant mon retour, car j’aurai ce courage et cette confiance en vous de les quitter, puisqu’il le faut !… et je reviendrai aussitôt après lui avoir parlé !… Je reviendrai, je vous le promets, avec un traité de paix sous-marine qui garantira la vie des non-combattants, et des femmes et des petits enfants ! ! ! enfin toutes les vies qui n’appartiennent pas, qui n’ont jamais appartenu à la guerre et qui sont des existences sacrées qu’un guerrier noble et honorable doit respecter : cela a toujours été mon avis et la grande raison de ma colère avec mon mari !… Monsieur, jurez-moi cela !… Mon mari m’aime !… Monsieur, mon mari m’adore ! Il m’écoutera !… Mais que votre parole, tout de suite… je vous le demande à genoux… voyez ! je pleure à vos pieds… que votre parole protège mes enfants jusque-là !… C’est tout ce que je vous demande… Après, mon Dieu !… si je n’ai pas réussi, il sera toujours temps pour nous de mourir, mes enfants et moi ; si notre mort peut vous être utile à quelque chose ! monsieur ! »

Ah ! l’accent ! l’accent de cela : « Si notre mort peut vous être utile à quelque chose, monsieur !… »

Dolorès et moi, nous nous étions levés en pleurant et nous étions venus, nous aussi, d’un même mouvement, supplier le capitaine Hyx.

Dolorès, du reste, incapable de résister au sinistre regard que l’Homme, notre maître à tous, lui lança, soupira et se cacha le visage dans les mains.

Et moi je m’écriai :

« Capitaine, accordez à cette mère ce qu’elle vous demande ! Si elle revient sans avoir réussi, moi aussi je serai encore là pour mourir avec elle ! »

Le capitaine dit :

« Madame, je vous réitère ma promesse de ne rien faire sans que vous ayez parlé à votre mari ! »

Il dit cela très nettement, mais très froidement. Tout de même, il avait une façon si solennelle de s’exprimer que j’en fus frappé et que cela me donna confiance.

Cependant, comme il s’en retournait et s’en allait après nous avoir salués, sans plus se préoccuper de cette pauvre femme et de ses trois petits enfants, Amalia se traîna encore vers lui et lui cria : « Non ! Non ! je ne vous laisse pas partir ainsi. Je vous ai dit de jurer et vous n’avez pas juré !… Prêtez-moi le serment que je vous demande, et seulement alors je serai tranquille !

– Sur quoi donc voulez-vous que je vous prête serment, madame ?

– Mon Dieu ! clama-t-elle, mon Dieu !… sur le supplice de l’oncle Ulrich !qui, lui, a payé sa dette et ne vous doit plus rien !… jurez-moi que mes enfants seront épargnés tant que je n’aurai pas parlé à mon mari !

– Madame, fit le capitaine, c’est une chose entendue, et je vous jure cela comme vous le désirez ! » Puis il sonna et recommanda au maître d’hôtel de faire reconduire Amalia et ses enfants chez elle et de ne les laisser manquer de rien !…