XXIV
 
CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE CHAPELLE

Donc il me tendait la main.

C’était la première fois qu’il avait ce geste avec moi et j’eusse donné cher, très cher, pour qu’il n’eût jamais pensé à l’avoir. Néanmoins je lui pris cette main que je désirais si peu. Elle n’était point froide ni brûlante. Elle n’avait rien d’extraordinaire.

Il me conduisit devant les quatre lutrins et les quatre registres verts à coins de cuivre, d’où pendaient des signets de soie qui se terminaient par de petits carrés de parchemin sur lesquels on avait inscrit soit des chiffres, soit des lettres des différents alphabets connus en Orient comme en Occident.

« Monsieur Herbert de Renich, me dit-il (en faisant allusion à mon indiscrétion de tout à l’heure), avant de regarder dans mon Grand-Livre que j’ai déposé sur la pierre sainte, devant le tabernacle, parce que mon Grand-Livre appartient à Dieu, il est bon de jeter d’abord un coup d’œil sur ma comptabilité ordinaire, qui appartient encore aux hommes !… »

Sa main me montrait alors les quatre registres verts, sur la couverture desquels je lus : livre journal, livre de copies de lettres, livre des inventaires, livre de balance.

« C’est avec ces livres-ci, continua-t-il, que j’ai fait ce livre-là (le livre riche de la pierre du tabernacle) et que je continue de le faire, et que je continuerai de le faire, tant que Dieu lui-même ne m’aura pas envoyé son Ange pour y tracer le mot : Fin !… »

Ici il parut réfléchir. Et j’écoutais son silence comme, tout à l’heure, j’écoutais sa parole. Et voilà que son silence lui-même, maintenant, m’inquiétait et me dominait… Tout de même, je n’allais pas me mettre à avoir de la sympathie pour cette horreur d’homme, qui était le plus cruel ennemi d’Amalia et peut-être le mien. Quand je réfléchis maintenant à tout cela je ne puis, en vérité, m’expliquer mon état de faiblesse d’esprit que par une force exceptionnellement irrésistible qui me matait, comme elle mate tout… et cette force, c’est la sincérité ! Oui, cet homme dans son horreur, était sincère. Il croyait avoir raison ! Regardez-le ! Écoutez-le réfléchir un instant, dans cette chapelle, devant ce Dieu qu’il ose invoquer !…

Il rumine tranquillement toutes les raisons qu’il a d’avoir raison, et il prie peut-être le Seigneur de m’éclairer, moi Carolus Herbert de Renich !

Il m’a lâché la main. Il pose maintenant la sienne sur le premier livre vert à sa droite, qui porte cette indication : Livre de balance, et il me dit :

« Monsieur, vous avez une âme généreuse : votre folle conduite en ce qui concerne Mme l’amirale von Treischke l’atteste ; mais j’espère tout de même pour vous que d’aussi beaux mouvements, tout naturels chez un homme encore jeune, ne vous empêcheront pas de considérer sainement les tristes et formidables nécessités où je me suis vu acculer, pour la vengeance de Dieu et l’honneur des hommes !… Monsieur Herbert, en face des crimes de la Bête, que pouvais-je faire, sinon ouvrir des livres de comptabilité ?… Les voilà, vous pouvez les feuilleter, chacun peut les lire !… C’est une honnête comptabilité qui ne craint aucun contrôle !… Lisez ! lisez !… (Il ouvrit le livre.) Ceci est une comptabilité spéciale, comme on n’en voit guère dans le commerce, mais qui répond assez bien à nos besoins. C’est une balance tout à fait nouveau genre, qui tient compte non seulement de l’objet échangé, mais encore et surtout de la qualité de l’individu propriétaire de l’objet ! Car souvent la qualité de l’individu fait la qualité de l’objet ! Il y a bras et bras, comme il y a fagot et fagot ! Ainsi le bras ou la jambe, ou même la tête de l’amiral von Treischke sont infiniment plus chers que n’importe quel bras ou jambe, ou n’importe quelle première tête venue !… »

Comment vous dire l’effet produit sur moi par une conversation aussi inattendue. J’en avais trop vu sur ce bateau d’enfer pour pouvoir espérer une seconde que j’étais l’objet de quelque macabre plaisanterie. Du reste, l’aspect et le ton du capitaine Hyx chassaient pour toujours toute idée plaisante. Il parlait le plus sérieusement du monde, je le savais. Et, me rappelant des conseils de Dolorès, je fis effort pour être à la hauteur.

Il me demanda très aimablement :

« Me comprenez-vous un peu ?

– Oui, fis-je : en frissonnant… je vous comprends tout à fait : c’est horrible ! horrible !

– Remarquez, cher monsieur, que si vous ne me compreniez pas, il faudrait bien que je m’en console !… L’important pour moi et pour le monde était que je fusse compris d’eux !…

– Et ils vous ont compris ?…

– Ils commencent !… Tout de même, en ce qui vous concerne, je voudrais bien, autant que possible, exprima-t-il avec une grande politesse un peu affectée (la nuance ne m’échappa point), vous inspirer d’autres sentiments que celui de l’horreur. Si vous aviez la patience, ou seulement la bonne volonté de considérer notre mouvement d’affaires depuis six mois, vous verriez que nous avons obtenu des résultats appréciables !

– Vous êtes en correspondance directe avec eux ?…

– Certes ! fit le capitaine Hyx en se dirigeant vers son copies de lettres, vous pouvez en juger par vous-même, autant qu’il vous plaira. La poste restante n’a pas été créée uniquement pour la commodité des neutres… Le tout, encore une fois, est de parler à ces gens-là comme il convient !… »

Là-dessus, il ouvrit le copies de lettres et m’invita à parcourir les premières lignes d’une correspondance échangée avec certain commandant de sous-marin illustre en Allemagne. Je relevai la tête, évidemment plus ému que je n’aurais voulu le paraître.

« C’est tout simplement effrayant ! fis-je.

– Vous trouvez ?… dit le capitaine Hyx… Il y a des gens vraiment extraordinaires, des gens comme vous, monsieur, au cœur tendre, qui écrivent couramment que les Boches (comme disent les Français), ennemis de l’humanité, sont aussi stupides que dangereux, parce qu’ils sont incapables de concevoir une autre mentalité que la leur et qu’ils ne peuvent raisonner pour les autres qu’avec leur raison de Boches !

« Mais ces gens dont vous êtes, vous, monsieur, sont aussi dangereux et pardonnez-moi le mot, aussi Boches dans leur genre, que les Boches eux-mêmes, quand, pour répondre aux crimes de ceux-ci, ils leur parlent le langage de l’humanité ! C’est vous qui, alors, ne pouvez sortir de votre intellectualité ! C’est à vous qu’il faut reprocher d’être incapables de concevoir une autre mentalité que la vôtre !… Sans quoi vous parleriez boche aux Boches !…

« Et parler boche aux Boches, c’est parler le langage de l’épouvante ! le seul qu’ils puissent entendre, le seul sur lequel ils comptaient pour convaincre le monde !… le seul, par conséquent, avec lequel on puisse espérer les convaincre, eux !… Et je leur dis : “À nous deux ! épouvante pour épouvante !… Bras pour bras, jambe pour jambe, œil pour œil, dent pour dent !…” Comptons !

– Oui, oui, oui, oui, oui !…

Et je compte !… Ainsi, voyez où nous en sommes pour les bras… Voyez au livre inventaires et au livre balance !…

– Je vous en prie ! J’ai compris ! j’ai compris ! j’ai compris !…

– Et pour les mains !… pour les petites mains d’enfants !… Savez-vous combien ils nous en doivent encore de petites mains d’enfants ?

– Assez ! assez ! vous ne me ferez pas croire, m’écriai-je, hors de moi, que vous coupez les mains des petits enfants !

Non !… jeta l’Homme, sombre, en refermant le livre d’un geste brutal. Non !… Il n’y a que pour les enfants que nous leurs sommes inférieurs !… Je n’ai pas pu !… On a des faiblesses !… Mais nous prenons deux paires de mains d’hommes pour une paire de petites mains d’enfants !… »

Je me tenais la tête entre mes doigts crispés, avec le geste de celui qui a peur pour sa raison.

« Calmez-vous, me dit-il… calmez-vous !… J’ai besoin de tout votre calme, monsieur le neutre !…

– Et les femmes ? râlai-je… que faites vous des femmes ?

– Cela, je ne puis encore vous le dire : Mme l’amirale von Treischke étant notre première prisonnière !…

– Vous n’oserez pas plus toucher à une femme que vous n’avez touché aux petits enfants !… Je comprends tout !… tout !… tout !…, mais je ne comprends pas qu’on touche à une femme, à une femme du reste qui n’a rien fait… qui est la première à pleurer sur les crimes des Boches !… et sur ceux de son mari !… Vous avez trop de victimes, toutes prêtes ici, pour qu’il soit utile de faire couler le sang d’une innocente ! »

Je m’étais laissé aller à mon agitation (pour ne pas dire à mon indignation) et je n’étais pas fâché du tout d’avoir trouvé cet argument de l’inutilité du supplice d’Amalia. Il me paraissait de nature à frapper un esprit aussi positif et peut-être aussi juste, dans l’horreur, que celui du capitaine Hyx. De fait, je pus croire lui avoir donné à réfléchir. Il m’écouta sans impatience, jusqu’au bout, puis me considéra en silence, avec une grande douceur apparente ; enfin il poussa un soupir qui me donna beaucoup d’espoir, car il l’accompagna de ces mots : « Oui, une femme, c’est affreux ! »

C’était beaucoup, pour une fois !… Je pensai qu’il serait habile de ma part de ne point insister pour le moment… Et comme son geste me priait de m’asseoir, à son côté, sur un banc d’œuvre merveilleusement sculpté placé à la droite de l’autel, je dis seulement :

« J’ai confiance en votre justice !… »

Et puis, croyant comme un niais (ne m’avait-il pas appelé ainsi tout à l’heure) que j’avais partie gagnée, ou, en tout cas ; qu’elle était en bonne voie de l’être, je résolus de montrer une intelligence de plus en plus ouverte à la grandeur funeste (pour les Boches) de l’œuvre de sang de ce terrible philanthrope, et comme j’avais été amené à parler de prisonniers, je lui dis :

« Si les Allemands vous ont compris chez eux comme ils semblent vous avoir compris ici, vous pouvez, en effet, vous féliciter, capitaine… (Silence du capitaine, il semble ne m’avoir pas entendu.) Alors je répétai en hochant la tête (comme le docteur) : Cela n’a pas été le moindre sujet de mes étonnements que la parfaite tranquillité avec laquelle ces messieurs prisonniers paraissent vous comprendre !…

– Oui ! oui, je sais ! finit par dire le capitaine…

– Car enfin ce n’est pas seulement votre système de comptabilité qu’ils comprennent, c’est encore qu’ils sont destinés à le faire valoir en personne !…

– Évidemment !

– Eh bien ! permettez-moi de vous dire, capitaine, que je n’en reviens pas !

– Et que vous admirez leur tranquille fatalisme ! Je sais, je sais !…

– Ah ! on vous a dit ?…

– Oui, j’ai lu cela sur le rapport quotidien du docteur ou de Buldeo, je ne me souviens plus… (Tiens ! ils font des rapports quotidiens !… Se méfier !) Enfin, vous les trouvez sublimes d’impassibilité ?…

– Ou encore révoltants de lâcheté ! exprimai-je dans la crainte de lui avoir dit quelque chose de très désobligeant.

– Enfin, tantôt ils vous révoltent parce qu’ils ne se révoltent pas et tantôt ils vous enthousiasment parce qu’ils ont l’air de ne pas même se préoccuper du supplice qui les attend !… Eh bien, monsieur Herbert de Renich, sachez qu’ils y pensent tout le temps à leur supplice ! qu’ils ne pensent qu’à cela ! et qu’ils font tout pour y échapper ! et que le principal qu’ils puissent faire pour y échapper est justement de rester impassibles !… Ah ! les B…, ce sont des gens pratiques, allez ! beaucoup plus pratiques que sublimes !… Les connaissant tels, je leur ai parlé encore leur langage, et encore ils m’ont compris tout de suite et j’ai eu la paix tout de suite !

« Monsieur Herbert de Renich, je les ai divisés en otages, en demi-otages, en tiers d’otage, en quarts… d’otage ! Les otages tout entiers sont évidemment les plus heureux ! Ils sont a peu près sûrs de n’être pas endommagés. Leur vie, il est vrai, me répond de certaines vies prisonnières en Allemagne, mais ces messieurs ont pris leurs précautions pour qu’il ne leur arrive aucun fâcheux incident. Ils ont prévenu eux-mêmes la mère-patrie du sort qui leur était réservé. C’est ce qui vous explique la mine gaillarde de von Busch et la gaieté charmante de von Freemann ! Maintenant, saisissez que pour obtenir de rester otage entier il a fallu que ces messieurs affichassent une particulière impassibilité. Celui qui bronche ou qui gémit sur son sort, où même sur le sort des autres, celui-là est destiné à être très entamé ! (Pardonnez-moi l’expression.) »

Mais, hélas ! cette expression, je ne la lui pardonnai pas !… Et je ne pus m’empêcher de m’écarter un peu de lui, sur le banc qui nous avait reçus tous les deux…

S’aperçut-il de ce mouvement spontané et regrettable ?

Ne s’en aperçut-il pas ?…

L’acharnement tranquille avec lequel il continua de développer son horrible système m’inclinerait plutôt à penser qu’il s’était parfaitement rendu compte de l’effet produit ; et bientôt, du reste, il me fut impossible de retenir un nouveau geste d’effroi…

« Je vous fais horreur ? me demanda-t-il tranquillement.

– Vous m’épouvantez !… Vous épouvantez un honnête homme, monsieur !… un honnête homme qui, finalement, se refuse à ajouter foi à toutes vos folles imaginations… Non ! non !… tous ces discours ne me convaincront pas de l’abominable réalité de votre dessein !… Vous voulez leur faire peur !… Vous voulez leur faire peur, monsieur !

– Certes ! répondit l’Homme. Certes ! leur faire peur ! comme ils ont voulu faire peur au monde, en massacrant les paisibles populations du Nord !… Je leur fais peur aussi sérieusement que cela !… »

Et me prenant soudain le poignet, et me le serrant à me faire crier :

« Ai-je donc l’air de plaisanter ? me dit-il, d’une voix sifflante… Avez-vous vu hier ; quand on a coupé la langue de cet illustre savant bavard, que je plaisantais ?…

– Non ! non !… je n’ai pas vu cela !… m’écriai-je effrayé de l’exaltation soudaine de mon interlocuteur… C’était véritablement horrible !… mais, à part celui-ci, qui pouvait être sacrifié et qui avait peut être mérité de l’être, comme un avertissement !… votre vengeance n’a encore été qu’une promesse !… qu’une menace !… Dites-le-moi que je conserve encore un espoir !…

– L’espoir de quoi, monsieur ?… Vous me posez là une question à laquelle je ne répondrai pas. Cela est une affaire entre Dieu et moi !… Que vous importe que quelques-uns aient déjà payé, ou que le payement ne s’effectue que dans huit jours ou “à quinzaine” ?… Le temps ne fait rien à l’affaire !… Ils payeront, je vous le jure !… Voilà qui est clair !…

– Les malheureux !… Les malheureux !…

– Ah ! ne les plaignez pas tous !… me jeta le capitaine en ricanant horriblement… Il y en a qui sont moins à plaindre que les autres !… ce sont ceux qui, à peu près rassurés sur leur sort s’amusent du sort des autres !… Et surtout ne croyez pas qu’ils aient un effort quelconque à faire sur eux-mêmes pour regarder souffrir les autres !… même quand ceux-ci sont des amis, des frères, des compagnons d’armes !… Je sais que vous les avez vus dans leur baignoire grillée, après dîner ! Vous ont-ils produit l’effet d’être mal à l’aise ? oui ou non !… répondez !

– Non ! c’est plus épouvantable encore que tout ce que je pouvais imaginer !… Non, non ! ils ne paraissaient pas mal à l’aise !… Ah ! vous êtes le démon !… » (Ceci partit de moi, tout à fait malgré moi, comme une bombe que j’aurais eue en moi.)

Mais alors il ne parut pas m’en vouloir. Il sourit même, en se grattant de l’index le coin de la lèvre sous son masque, et il continua :

« Monsieur, vous connaissez l’expression Schadenfreude ? c’est un mot allemand qui n’a d’équivalent dans aucun autre idiome. Il désigne, en effet, un trait de caractère qui est l’apanage exclusif des Boches ! et il signifie à peu près ceci : “Plaisir que procure la conscience d’avoir causé du mal à autrui”, ou encore “Jouissance de voir souffrir autrui”.

« “Sans doute, a dit Curt Wigand, ce vilain sentiment existe plus ou moins prononcé chez certains individus des autres nations ; mais il n’y apparaît en quelque sorte que comme l’effet d’un état d’esprit exceptionnel, d’une impulsion momentanée, tandis que les Allemands, au contraire, sont vraiment atteints d’une Schadenfreude naturelle et chronique”, si répandue, ou pour mieux dire si générale, que leur langue, privée de mots pour désigner “délicatesse” et “galanterie”, a dû en forger un afin d’exprimer cette satisfaction haineuse et malsaine que procure aux âmes basses et cruelles la vue du malheur des autres ! Or, quand cette vue du malheur des autres est doublée de l’espérance qu’elle pourra peut-être diminuer votre malheur à vous, Boche, vous voyez, monsieur, ce que l’on peut obtenir !…

– Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! Ah ! monsieur, comme vous les connaissez !…

– Moins bien encore qu’ils ne se connaissent eux-mêmes, me répliqua le capitaine… moins bien, vous le constatez, que ce Curt Wigand, psychologue boche fort avisé, qui paraît bien comprendre ses compatriotes, mais évite d’appuyer sa thèse d’exemples ; cependant, une fois l’esprit aiguillé sur cette voie, pour peu qu’on ait quelque connaissance, même superficielle, de l’histoire et des mœurs des Allemands, ces exemples se présentent en nombre à la mémoire. Car la Schadenfreude fut de tous les temps ; partout où le Prussien principalement a passé, on retrouve la trace des raffinements où se sont manifestés, tantôt son prurit natif de salir et de profaner, tantôt sa férocité ingénieuse. À Nuremberg se voit encore la fameuse madone, qu’inventa un Hohenzollern, Frédéric à la dent de fer, dit-on. Elle était jadis au vieux château de Berlin : c’est une statue de bois creuse, qui s’ouvre comme une armoire et dont les battants et les parois intérieurs sont garnis d’énormes pointes d’acier.

« Quand les juges aux gages dudit Frédéric manquaient de preuves pour condamner un accusé, ils le déclaraient absous et l’amenaient devant la madone pour qu’il lui adressât ses actions de grâces. On le poussait dans les bras de la statue qu’un mécanisme secret refermait aussitôt sur lui, le broyant de son étreinte et le perçant de ses cent poignards Qu’on imagine les hurlements qui sortaient alors de cette sinistre effigie, secouée par l’agonie du malheureux qui se débattait dans ce cercueil dressé, se déchirant lui-même aux lames tranchantes !… et qu’on décide si jamais l’imagination d’un bourreau a conçu chose comparable en cruauté, en hypocrisie et en profanation à cet instrument de torture prussien auquel son inventeur avait donné les traits et l’attitude placide de la Vierge miséricordieuse ? Atrocité moyenâgeuse, dira-t-on, vestige d’une époque féconde en pareilles horreurs ? En 1814, leur Blücher, se souvenant de la madone de Nuremberg, traînait en Champagne, parmi ses bagages, la “cage aux Français”, grande caisse à claire-voie, dont le parquet était formé de lamelles coupantes et bâtie telle sorte qu’on ne pouvait s’y tenir ni debout, ni assis, ni couché.

Le vieux reître se déridait aux contorsions et aux gémissements des prisonniers qu’il verrouillait là-dedans.

– Les sauvages ! Les sauvages !

– Monsieur, les sauvages n’ont pas changé ! Les rapports officiels belges et français vous attesteront que leur imagination du mal, et de la souffrance, et de la jouissance de souffrance ; n’a fait que croître et embellir. Non ! non ! les sauvages ne changeront pas, tant qu’ils ne trouveront pas plus sauvages qu’eux !… Et si par hasard, car encore une fois il y a de par le monde des gens très bien intentionnés, comme vous, monsieur le neutre, qui déploient un zèle neutre à essayer de concilier le blanc et le noir, la plaie et le couteau, et à faire oublier à la plaie le couteau, si par hasard, dans cette bonne humeur d’oubli et de pardon général, vous étiez porté à mettre en doute le témoignage, même officiel, des crimes commis par les Boches, je vous rappellerais, moi, aux témoignages boches qui les glorifient ! : Faut-il que la civilisation élève ses temples sur des montagnes de cadavres, sur des mers de larmes, sur des râles mourants ? Oui. (Maréchal von Haeseler, 1915.)

Ne donnez pas de quartier, soyez aussi terribles que les Huns d’Attila. (Guillaume II, 1900.)

On peut fusiller les prisonniers… On peut contraindre les otages à exposer leur vie. (Manuel du grand état-major allemand, 1902.)

C’est avec mon consentement que le général en chef a fait brûler toute la localité, et que cent personnes environ ont été fusillées. (Von Bülow, commandant la 2e armée, 1914.)

Tous les prisonniers seront mis à mort. Les blessés, avec ou sans armes, seront mis à mort. Aucun homme vivant ne doit rester derrière nous. (Général Stenger, commandant la 58e brigade, 1914.)

« Et combien d’autres et combien d’autres crimes, dressés sur le monde comme une vérité, comme une religion nouvelle ! La vieille religion nouvelle pour le monde du bon vieux Dieu allemand !… Qu’en dites-vous, monsieur le neutre ?… »

Il s’était levé ! Certes, il n’attendait point ma réponse et je n’avais, hélas ! aucune réponse à lui faire. Il dressa ses mains vers Dieu et s’écria :

« Voilà une doctrine qui se tient d’une miraculeuse cohérence, et qui, certes, a le mérite de ne pas reculer devant les difficultés morales par lesquelles les peuples jusqu’ici se faisaient gloire d’être arrêtés. Cette doctrine, ô Boches divins, vous ne l’avez pas seulement conçue, vous l’avez traduite en actes, après scientifique préparation, et la justice doit vous être rendue que vous avez su pleinement vous y conformer !…

« Eh bien, monsieur, moi, j’ai été aussi neutre que vous !… Si j’ai un masque sur le visage, c’est qu’il y a un intérêt général, quelque part, à ce que l’on ignore mon nom, c’est que je dois être seul responsable de ma réponse au crime boche !… Mais mon nom est celui d’un bienfaiteur de l’humanité ! Mon immense fortune a servi jusqu’à ce jour à apaiser le mal sur la terre !… Il est écrit au frontispice de tous les hôpitaux !… Or, aujourd’hui, je me ruine pour la torture ! Et je crée des bourreaux ! Et je défie Dieu de n’être pas avec moi !…

« C’est très beau, continua-t-il d’une voix sourde, irritée, de flétrir le crime et de rendre des verdicts d’infamie !… C’est très beau de prononcer des jugements contre le crime comme ce verdict du jury de Kinsale qui, après la catastrophe du Lusitania, clamait sur le monde : “Ce crime effroyable viole le droit des gens et les conventions de tous les civilisés. Nous portons donc contre les officiers du sous-marin allemand, contre l’empereur et le gouvernement de l’Allemagne, qui leur en ont donné l’ordre, l’accusation d’assassinat en bloc.” C’est très beau, mais, ce sont des paroles ! des paroles ! des paroles !… Moi, monsieur, j’ai apporté un acte !…Je n’ai point perdu mon temps à maudire le crime, j’ai voulu l’arrêter ! Levez-vous, voyez, ayez le courage de feuilleter ma comptabilité, et vous me direz si j’ai eu tort ou si j’ai eu raison !… Même si je vous fais horreur, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, à moi, votre répugnance ?… Est-ce que vous croyez que la mienne n’a pas été plus redoutable pour l’œuvre que la vôtre ? Mais je l’ai vaincue !… et c’est le principal !… Tenez ! monsieur ; tenez !… un petit effort !… un tout petit effort !… Traînez-vous jusqu’à mon copies de lettres !… Là !…, là… Tenez ! cette lettre qui m’est parvenue à Madère par les bons soins de la kommandantur de Bruxelles !… Il s’agit d’un procès… C’est justement cette semaine, dans deux jours, que vont passer devant le conseil de guerre plus de quarante Belges, employés télégraphistes accusés d’espionnage. Ce procès, l’un des plus importants parmi ceux qui ont été instruits jusqu’ici, est un procès de condamnations à mort !… Eh bien, monsieur, lisez cette lettre qui m’accorde leur grâce, d’avance !…Et maintenant maudissez-moi ! Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… Je vous le demande !… »