Sur la place de la Cathédrale, je trouvai heureusement un carro libre, sautai dedans et donnai un sérieux pourboire au bouvier alerte pour qu’il piquât jusqu’au sang ses galopantes vaches, et aussi à l’enfant coureur-chasse-mouches pour qu’il excitât l’équipage de ses meilleurs cris.
Nous glissâmes comme une flèche sur les pavés pointus, suiffés, jusqu’au port.
Hélas ! ce fut en vain que, sur le quai, je cherchai trace des ravisseurs et de leurs victimes. Ici, tout était en fête, et aux terrasses des cabarets on ne répondit même point à mes questions.
Je courus jusqu’au bout de la jetée ; elle était déserte. Au bas de l’escalier de pierre où l’on s’embarque dans les canots qui vous conduisent aux steamers en rade, pas une embarcation !
Cependant je crus distinguer un grand mouvement dans l’ombre lointaine de la plage. Je repris ma course. Arrivé sur la grève, je fus entouré aussitôt par de grandes barques qui venaient de villages éloignés et qui sortaient à toute volée de la mer, traînées par des vaches qui étaient allées les chercher jusqu’à la lame. Ces barques apportaient à Funchal des légumes, du poisson, de véritables cargaisons de veaux, de moutons, de porcs. Tout cela, bêtes et gens, faisait une musique diabolique, car en même temps il y avait à chaque bord des bruits de guitare et des chants de Noël ! Sans interrompre un commerce nécessaire, ces braves gens fêtaient la naissance de Dieu !…
À la limite de la lumière, sur l’eau, je voyais l’ombre épaisse d’un grand croiseur auxiliaire anglais qui était arrivé dans l’après-midi. Quant à mon steamboat, il y avait deux heures qu’il était parti avec mes bagages ! Que faisais-je sur cette plage ? J’avais tout perdu, même Amalia ! Mon désespoir n’avait plus de bornes !
Soudain, je découvris, parmi tant de barques dansantes, une petite chaloupe automobile à la poupe de laquelle je n’eus pas de peine à reconnaître l’Homme à la cape !
L’embarcation devait doubler la jetée. Je courus de nouveau vers le môle. Je ne doutais point que l’Homme à la cape n’eût tout dirigé dans cet affreux drame où je me débattais comme s’il me touchait autant qu’Amalia, et j’imaginai que les victimes pouvaient avoir été jetées prisonnières au fond de cette chaloupe même. Pour mon bonheur ou pour mon malheur, un petit canot à vapeur qui faisait le service entre les steamers et la jetée, abordait aux derniers degrés de l’escalier, au moment où j’y arrivais.
Je me jetai dans l’embarcation et promis ce qu’ils voudraient aux deux hommes d’équipage s’ils rattrapaient la chaloupe automobile, qui passait alors à une demi-encâblure devant nous. Ce fut une belle poursuite. Nous remontions vers le nord-ouest, laissant derrière nous les derniers bruits de la fête, les carillons clairs des églises qui sonnaient encore là-bas, au creux des monts, comme des clochettes de mules qui se hâtent. Nous gagnions visiblement sur le canot. Où allions-nous ?… Qui eût pu le dire ?…
L’Homme au capuchon, devant nous, à la poupe de sa barque, ne semblait pas plus s’occuper de nous que si nous n’avions pas été là à souffler notre fumée derrière lui… Mais voilà que, comme nous commencions à distinguer à l’occident un promontoire qui portait une étoile (Porto-Santo et son phare, avant-garde des Desertas, îles abandonnées de l’archipel), l’Homme à la cape se baissa, une lumière stria la nuit au ras des flots ; nous entendîmes une forte détonation et nous reçûmes un choc qui fit éclater dans une explosion notre fragile esquif…
J’avais été jeté du coup à la mer ! Par un miracle, je n’étais pas blessé ! Je nageai tant que je pus, me raccrochant à une épave pendant des heures. Quant à mes deux compagnons, ils avaient disparu ! Et sans doute, j’allais, comme eux, me laisser couler au fond, à bout de forces, quand un étrange remous me conduisit presque malgré moi sur le flanc d’une prodigieuse carapace, que je reconnus à l’excroissance de ses deux kiosques pour être la superstructure, certainement, du plus vaste sous-marin qui soit sorti des chantiers des hommes depuis que les hommes se font la guerre au sein des eaux. Presque aussitôt, le capot de l’un de ces kiosques fut ouvert et, avant que j’eusse aperçu une créature humaine, une hampe commença de monter hors de la nuit, sous les premiers regards du soleil… À cette hampe se déroula un large drapeau noir marqué dans son centre d’un grand V rouge…