VI
 
LES PORTES SOUS LA MER

L’homme s’éloigna encore un peu !… un peu !… Mais il était encore tourné d’un quart vers moi et, au moindre déplacement, pouvait m’apercevoir !…

Cependant le voilà bien préoccupé par une certaine écume blanche et un certain bruit ronronnant d’hélice qui viennent de la mer en éveil et soudain toute rose ! Toute rose, une chaloupe sur la mer, soudain toute rose, elle aussi, apparut avec son petit canon rose à la poupe, le joli petit canon qui nous avait si proprement arrangés.

Car je reconnaissais l’embarcation automobile à laquelle j’avais si malheureusement donné la chasse. Elle vint glisser contre le flanc, contre l’autre flanc du submersible. De quelle nouvelle expédition arrivait-elle ?

Elle était montée par deux vieux matelots qui me frappèrent par leur tristesse comme m’avait frappé l’Homme aux yeux morts ; derrière eux se tenait un Chinois hideux qui me parut très gai et qui faisait sonner étrangement toute une ferraille dont on entendait le cliquetis au fond d’un sac de cuir poilu qu’il jeta sur le pont du sous-marin, avec une adresse étonnante.

L’Homme aux yeux morts était allé au-devant d’eux. Il me tournait tout à fait le dos maintenant et était descendu, du pont, sur le dos du submersible même ; ceux de la chaloupe avaient sauté, eux aussi, sur la coque et tiraient à eux leur petite embarcation. Ils me tournaient le dos ainsi que l’Homme aux yeux morts. Je n’avais en face de moi que le visage hideux et gai du Chinois.

De l’intérieur du vaisseau, aucun bruit ne venait.

Je m’étais, avec beaucoup de précaution, hissé sur le pont et je me trouvais maintenant derrière le kiosque. J’apercevais l’échelle centrale. Encore un étonnement : je ne reconnus point là les instruments ordinaires de direction et de vision qui prennent tant de place dans cet étroit espace. Il n’y avait pas trace non plus de périscope. Cela était donc simplement un trou par lequel on descendait dans cette chose mystérieuse immense. Je jugeai, en effet, à la longueur d’émersion que le sous-marin devait avoir au moins dans les deux cents mètres. Et je devais bientôt constater que son aménagement n’avait rien à faire avec celui des sous-marins ordinaires.

Mon malheur était tel que je considérais comme une faveur du destin la possibilité de me jeter dans cet antre, ou plutôt dans le ventre de cette prodigieuse baleine d’acier, dont, moins heureux que Jonas, je ne ressortirais peut-être jamais vivant !…

Pendant ce temps précieux, les hommes arrimaient leur chaloupe, la boulonnaient dans une excavation qu’ils venaient de découvrir en ouvrant un panneau dans le flanc même de la coque verte.

Or, il arriva que l’Homme aux yeux morts appela le Chinois à l’instant même où celui-ci se dirigeait vers le kiosque et où je tremblais plus que jamais d’être découvert ! Je sus profiter d’une occasion sans pareille et je me jetai dans le monstre !…

Dès les premiers degrés de l’« échelle », j’écoutai : rien ! pas le moindre bruit ; je glissai jusque sur le plancher de fer d’une petite salle étroite et toute nue qui était uniquement garnie de carabines alignées contre les murs comme cela se voit avec les fusils dans les salles d’armes.

Je ne m’attardai point à savoir si elles étaient chargées ou non et si je pouvais espérer en tirer quelque avantage pour ma défense personnelle.

Avant tout, ma sécurité exigeait que je trouvasse une issue et un endroit où me cacher. Cette petite salle formait un hexagone parfait, si parfait que je ne lui découvrais aucune porte.

Les six panneaux contre lesquels étaient alignées les carabines étaient peut-être eux-mêmes les portes que je cherchais, mais j’ignorais tout à fait le secret de leur mobilité et je serais certainement resté dans ce cul de basse-fosse, où l’Homme aux yeux morts, les deux matelots tristes et le Chinois gai m’auraient fatalement découvert en rentrant dans le submersible – ce qui ne pouvait tarder – quand je fus encore tiré de ce mauvais pas par un incident inattendu.

L’un des panneaux formant porte, comme je l’avais imaginé, s’ouvrit et, en même temps, me cacha. Dans le moment, j’entendis une fraîche voix de jeune femme qui demandait en espagnol : « Est-ce la terre ? »

Et elle gravissait aussitôt l’échelle qui conduisait au kiosque.

Comme la porte était restée entrouverte, je ne m’attardai point à regarder si cette dame espagnole avait la jambe bien faite – tout le monde me comprendra – et je me précipitai dans un corridor tout blanc et éclairé d’une façon si éclatante par des lampes électriques que j’en fus ébloui et plus ému qu’on ne saurait le dire.

J’aurais tant voulu qu’il y fît noir comme dans un four !

Cependant je me mis à courir sur la pointe des pieds et j’étais haletant, et j’avais le front en sueur, bien que mes membres restassent glacés.

Comment ne me suis-je pas évanoui ? J’étais soutenu par cette idée : trouver un trou obscur, bien tranquille ! dans lequel je pourrais m’évanouir en paix.

Quel extraordinaire sous-marin ! et ne rappelant en rien la disposition intérieure des bâtiments de ce genre !… je me serais cru plutôt dans un couloir de palace que dans une coursive…

Encore un corridor sans issue !… La vérité était que je ne savais pas ouvrir le panneau qui le fermait ! Cela devait être simple, électrique, peut-être… Mais il fallait savoir, il fallait savoir ! Et les autres allaient repasser par là, sans doute !…

Mes mains glissaient le long des cloisons boulonnées sans trouver le secret d’une issue ! Je retournai, malgré le danger d’un pareil retour, vers la porte de la petite salle d’armes hexagonale, dont le panneau était resté entrouvert. Ce panneau me livrerait peut-être le secret des portes !

De fait, j’allongeais déjà la main vers la porte, quand, sans que je l’eusse touchée, elle se referma sur mon nez, m’emprisonnant dans le couloir blanc ; mais j’avais senti que j’avais, au même moment, touché du pied un petit bouton d’acier qui avait dû commander le déclenchement de la porte. Je ne me trompais pas. Je répétai la pression et la porte doucement s’ouvrit, mais je ne pris pas le temps de la refermer. J’entendais des voix dans le kiosque.

Ceux que je redoutais allaient être sur mon dos dans une demi-minute ; je me sauvai à nouveau ; trempé de sueur et glacé, et cherchant de mes yeux fous, le long des parois de fer, au ras du plancher de fer, un petit bouton d’acier !…

Ciel ! en voici un !… J’appuie du pied. Une porte s’ouvre ! Il y a là un trou noir ! n’est-ce pas ce que je cherchais ? Je me rue dedans en tirant la porte sur moi, mais il m’est impossible de la fermer tout à fait.

Sans doute faut-il appuyer sur le bouton à l’extérieur ? Mais je ne puis être à la fois à l’extérieur et à l’intérieur !

Et les voix approchent. Elles sont bientôt à ma hauteur. Je reconnais la fraîche voix espagnole qui dit : Cuando tiempo falla para bleyar ? (Dans combien de temps arriverons-nous ?) et j’entends une voix anglaise qui dit, avec un fort accent irlandais, accompagnée d’un singulier rire : It is noble to suffer without complaining ! (Il est beau de souffrir sans se plaindre) et une voix de langue allemande, avec un accent du Limbourg, qui demande : Wie lange bleiben wir unterwegs ? (Combien de temps resterons-nous en route ?) et le même accent précédent irlandais qui répond, toujours avec cet air persifleur si agaçant : Never fear ! The wind is favourable, and ours is a stout soa-boat and very remarkable for its speed ! (Ne craignez rien ! Le vent nous est favorable et notre bateau est solide et marche avec une grande vitesse !)

Je ne pouvais en douter : ce terrible et triste Homme aux yeux morts avait un tempérament de loustic et répondait en se moquant aux plus raisonnables questions.

Le pis pour moi était que toute cette stupide conversation polyglotte, qui n’aboutissait à rien et ne me renseignait point, comme j’avais pu, un instant, l’espérer, sur le voyage que nous allions faire de compagnie, se tenait à quelques pas de moi, devant une porte entrouverte.

Que pouvaient-ils faire pendant que j’entendais, en même temps que leurs interpellations sans intérêt, le ronflement particulier du water-ballast qui se remplissait, indiquant à ne s’y point méprendre que nous allions naviguer en plongée.

Oh ! une bien mince besogne était la leur ! Ils roulaient le grand drapeau noir autour de sa hampe et s’apprêtaient à le glisser dans une gaine de cuir. Je voyais cela par le léger interstice entre la porte et la cloison. Moi, j’étais dans le noir le plus opaque et eux dans la clarté éblouissante des lampes électriques.

Là-dessus arriva un nouveau personnage qui, lui, parlait français avec un fort accent gascon, comme cela s’entend quelquefois à Bayonne et dans les petits ports de la côte sauvage. Immédiatement, il adressa (ceci était bien d’un Français) des compliments à la gitana (ainsi appellerai-je la voix fraîche espagnole jusqu’à plus ample informé), lui demanda des nouvelles de sa santé, s’informa de la façon dont elle avait passé la nuit !

J’aurais voulu voir la tête du Français et la tête de la gitana, mais je n’en eus pas le loisir car ma porte fut brusquement ouverte et je n’eus que le temps de me coller tout à fait dans le fond du trou noir.

Alors je pus voir que l’un de ces hommes déposait son drapeau à deux doigts de moi, puis se retirait et refermait, cette fois, tout à fait la porte.

Enfin ! j’allais pouvoir tranquillement m’évanouir !

Du moins, je le croyais ; mais comme je m’allongeais à cette intention sur le plancher de fer, je rencontrai sous mes mains des quantités de petits rouleaux d’étoffe souple et qui n’étaient autres (je m’en rendis compte tout de suite) que des pavillons, tous les pavillons nécessaires pour les signaux que les navires de toutes nations peuvent avoir à se faire sur mer.

Donc, je me trouvais dans la pavillonnerie !… C’était un renseignement, cela ! Je pouvais y être pour longtemps ! Pour tout le temps de la plongée ! Et sait-on combien de temps un vaisseau sous-marin comme celui dans lequel je venais de m’introduire peut rester sous l’eau ?… Moi, je ne le savais pas ! Mais j’imaginais que cela pouvait être infini ! Infini pour les forces épuisées d’un homme qui a faim ! Car je commençais à avoir une faim terrible, ce qui m’empêchait décidément de m’évanouir !

J’étais persuadé que si la porte de la pavillonnerie s’ouvrait à nouveau je ne laisserais plus l’Homme aux yeux morts s’éloigner ! Malgré la peur qu’il m’inspirait, je lui crierais : « J’ai faim ! Donnez-moi à manger ! On s’expliquera après ! »

Désespérément, j’allai rouler sans aucune précaution contre la porte.

Certes, si j’avais entendu des pas dans le couloir, j’aurais heurté, appelé ! Mourir pour mourir, j’aimais mieux mourir après avoir mangé !

Je pensai au boudin de Noël que ce goinfre savant de doctor Hahn avait dû dévorer tout seul, en dépit de la gravité des événements, car enfin dans toute cette poursuite on ne l’avait pas revu !

Je glissai mes mains sur la plaque de fer de la porte, en me mettant à genoux ; je n’osais plus me remettre debout. Je crois que je serais tombé de faim ! Je n’avais plus froid du tout depuis que je m’étais débarrassé de ma chemise et que je l’avais remplacée par quelques pavillons pris au hasard dans le noir et dont je m’étais enveloppé le torse.

Au contraire, voilà maintenant que j’avais la tête en feu ! Je me mis le front sur la porte, et je me pris à pleurer : « j’ai faim !… »

Dans le même moment, mes mains, sur le plancher de fer, rencontrèrent cette sorte de bouton qui ouvrait les portes dans ce sous-marin de malheur ! Il y avait donc de ces boutons-là à l’intérieur comme à l’extérieur ! Je sus depuis, du reste, que ce mode de fermeture et d’ouverture des portes n’avait rien de mystérieux et que ce n’était là qu’un progrès électrique sur l’antique serrure et le préhistorique verrou. Donc la porte s’ouvrit.

Je me glissai dans le couloir lumineux comme une bête furtive, à quatre pattes, prêt à me replonger dans mon trou au moindre bruit suspect… car maintenant que je savais ouvrir les portes, je ne tenais plus à ce qu’on vînt à mon secours, j’espérais bien pouvoir me secourir moi-même… et passer ensuite inaperçu jusqu’à la prochaine escale, en vue de la terre.

Était-ce la faim ? Il me semblait que j’étais moins amoureux d’Amalia et que même j’en voulais un peu à un amour inconsidéré et sans espoir de m’avoir réduit à l’état où j’étais !… Mais maintenant, ouvrons les portes !… ouvrons les portes sous la mer !…