Chapitre 2
 
La bouquetière aveugle et la beauté à la mode. – La confession de l’Athénien. – Présentation au lecteur d’Arbacès d’Égypte

 

Les deux jeunes gens, en parlant légèrement de mille choses, se promenèrent dans les rues ; ils se trouvaient dans le quartier rempli des plus attrayantes boutiques, dont l’intérieur ouvert laissait voir le luxe et les harmonieuses couleurs de peintures à fresque incroyablement variées de forme et de dessin. Les fontaines brillantes, qui de toutes parts lançaient leurs gracieux jets dans l’air pour rafraîchir les ardeurs de l’été ; la foule des passants ou plutôt des promeneurs nonchalants vêtus de leurs robes pourprées ; les joyeux groupes rassemblés autour des boutiques qui les séduisaient le plus ; les esclaves passant çà et là avec des seaux de bronze d’une forme agréable et qu’ils portaient sur leurs têtes ; les filles de la campagne s’échelonnant à peu de distance les unes des autres près de leurs corbeilles de fruits vermeils ou de fleurs plus appréciées des anciens Italiens que de leurs descendants (on dirait que pour ceux-ci « latet anguis in herba » et que chaque violette ou chaque rose cache un parfum malfaisant){4} ; les divers lieux de repos, qui remplissaient pour ce peuple paresseux l’office de nos cafés et de nos clubs ; les vases de vin et d’huile rangés sur des tablettes de marbre, les entrées garnies de bancs et de tentures de pourpre, qui offraient un abri contre le soleil et invitaient la fatigue ou l’oisiveté à se reposer ou à s’étendre à son aise : tout cela formait une scène pleine d’animation et de gaieté, qui donnait, à l’esprit athénien de Glaucus, raison de se féliciter d’une si heureuse vie.

« Ne me parlez plus de Rome, dit-il à Claudius, le plaisir est imposant et pesant dans ses sublimes murailles ; même dans l’enceinte de la cour, même dans la maison dorée de Néron, même au milieu des splendeurs nouvelles du palais de notre Titus, la magnificence a quelque chose de majestueusement ennuyeux, qui fatigue les yeux et l’esprit : en outre, cher Claudius, ne sommes-nous pas mécontents lorsque nous comparons l’énorme faste et la richesse des autres avec la médiocrité de notre fortune ? Ici, nous nous livrons facilement au plaisir et nous possédons l’éclat du luxe sans la lassitude, qui en accompagne la pompe.

– C’est pour ce motif, que vous avez choisi votre retraite d’été à Pompéi ?

– Oui certes, je préfère Pompéi à Baia. J’apprécie les charmes de Baia mais je n’aime pas les pédants, qui s’y réunissent et qui semblent peser leurs plaisirs au poids de la drachme.

– Cependant vous aimez aussi le savoir et quant à la poésie Homère et Eschyle, le poème et le drame trouvent chez vous un asile éloquent.

– Oui ; mais ces Romains, qui contrefont mes ancêtres d’Athènes, se montrent si lourds en toute chose ! Dans leurs chasses même, ils commandent à leurs esclaves d’emporter Platon ; et lorsque le sanglier leur a échappé, ils prennent leurs livres et leur papyrus afin de ne pas perdre leur temps comme ils ont perdu le sanglier. Lorsqu’un essaim de jeunes filles s’en vient tourbillonner autour d’eux avec toute la grâce des danses persanes, quelque stupide affranchi à la face de marbre leur lit un chapitre du traité de Cicéron De officiis. Ne ressemblent-ils pas à d’ignorants droguistes ? Le plaisir et l’étude ne sont pas des éléments faits pour être mêlés ensemble : on doit les employer séparément. Les Romains se privent des deux choses par cette affectation raffinée ; c’est prouver qu’ils n’ont de goût ni pour l’une ni pour l’autre. Eh ! mon cher Claudius, combien vos compatriotes se rendent peu compte de l’heureuse mobilité d’un Périclès ou des vrais enchantements d’une Aspasie ! Ce n’est que l’autre jour que j’ai rendu visite à Pline. Il était assis dans le cabinet de travail de sa maison d’été, écrivant pendant qu’un esclave infortuné jouait de la flûte. Son neveu (fatuité philosophique qui mériterait le fouet) lisait dans Thucydide la description de la peste ; il inclinait de temps en temps sa petite tête pleine de suffisance en signe d’assentiment à la musique, tandis que ses lèvres répétaient tout bas les répugnants détails de cette terrible peinture. Ce jeune sot ne voit rien d’incompatible entre une chansonnette d’amour et une description de la peste.

– C’est quelquefois la même chose, dit Claudius.

– Je lui en fis justement l’observation, pour excuser son impertinence ; mais le jeune homme visage renfrogné reçut mal la plaisanterie ; il me répondit que la musique ne plaisait qu’à nos oreilles et qu’un livre (rappelez-vous que c’était la description de la peste) élevait le cœur. « Ah ! dit le gros oncle avec un ronflement, mon neveu est presque un Athénien, il mêle toujours l’utile au dulce. » Ô Minerve ! comme je riais dans ma manche ! Pendant que j’étais là, on vint dire à notre petit sophiste, que son affranchi le plus cher était mort de la fièvre. « Inexorable mort ! s’écria-t-il ; qu’on me donne mon Horace ! Ce grand poète seul nous console merveilleusement de tels malheurs ! » Est-ce que ces hommes aiment, ô Claudius ? à peine ont-ils des sens ! Qu’il est rare qu’un Romain ait un cœur ! ce n’est qu’un mécanisme sans os et sans chairs. »

Quoique Claudius entendît avec un peu de contrariété ces remarques sur ses compatriotes, il feignit de sympathiser avec son ami, en partie à cause de sa nature de parasite et en partie parce qu’il était de mode parmi les jeunes Romains dissolus d’affecter un certain mépris pour leur origine, qui en réalité les rendait si arrogants ; il était de mode d’imiter les Grecs et pourtant de rire d’une malencontreuse imitation.

Tout en conversant, ils s’approchèrent d’une foule rassemblée autour d’un espace ouvert, carrefour formé par trois rues. À l’endroit où les portiques d’un temple élégant et léger jetaient une ombre propice, se tenait une jeune fille ; elle avait une corbeille de fleurs sur le bras droit et dans la main gauche un petit instrument de musique à trois cordes, aux sons duquel elle joignait les modulations d’un air étrange et à moitié barbare ; à chaque temps d’arrêt de la musique, elle agitait gracieusement sa corbeille ; elle invitait les assistants à acheter ses fleurs : et plus d’un sesterce tombait dans la corbeille, soit pour rendre hommage à la musique, soit par compassion pour la chanteuse car elle était aveugle.

« C’est ma pauvre Thessalienne, dit Glaucus, en s’arrêtant. Je ne l’ai pas vue depuis mon retour à Pompéi. Silence ! sa voix est douce : écoutons-la. »

CHANSON DE LA BOUQUETIÈRE AVEUGLE

I

Achetez mes fleurs je vous prie !

La pauvre aveugle vient de loin,

Mes fleurs la famille chérie

Dont la terre prend si grand soin,

Mes fleurs belles comme leur mère…

Je les ai prises sur son sein,

Car elles y dormaient naguère,

S’y pressant comme un jeune essaim.

Son haleine qu’on y respire

Les enivrait d’aimables sons,

Sa douce haleine qui soupire

Ainsi que l’oiseau des chansons !…

Son pur baiser sur leur lèvre demeure,

Et sur leur joue on retrouve ses pleurs.

Elle pleure oui la tendre mère pleure,

Pour vous nourrir de sa rosée ô fleurs !

Ces larmes-là ne sont jamais amères…

En vous voyant embellir chaque jour,

Elle pleure comme les mères

Pleurent d’orgueil pleurent d’amour.

II

Il est un monde plein de joie,

Un monde où brillent mille appas ;

Mais toujours dans sa sombre voie

La pauvre enfant traîne ses pas.

Déjà comme un pâle fantôme

Je me crois chez l’infernal Dieu,

J’erre dans son triste royaume…

Mes fleurs me raniment un peu.

Je veux loin de l’ombre éternelle

Aller où tout rit où tout luit,

J’ouvre les yeux j’étends les bras j’appelle ;

Autour de moi tout est silence et nuit.

Achetez mes fleurs douces choses,

Entendez-les crier merci !

Elles ont leur langage aussi :

Nous sommes les lis et les roses,

Fleurs du plaisir non du souci.

Fille aveugle ta main nous cueille,

Pour nous mettre en ton noir séjour.

Ton souffle glacé nous effeuille :

Il nous faut la chaleur du jour.

Passants ne soyez pas rebelles ;

Délivrez-nous vous notre espoir :

Nous qui sommes fraîches et belles,

Nous voulons des yeux pour nous voir.

Achetez…

« Je veux prendre ce bouquet de violettes, douce Nydia, s’écria Glaucus, en fendant la foule et en jetant dans la corbeille une poignée de petites pièces. Ta voix est plus charmante que jamais. »

La jeune fille aveugle tressaillit aux accents de l’Athénien ; elle se rendit presque aussitôt maîtresse de ce premier mouvement ; mais une vive rougeur colora son cou ses joues et ses tempes.

« Vous êtes donc de retour ? dit-elle à voix basse. Et elle se répéta à elle-même : Glaucus est de retour !

– Oui mon enfant ; je ne suis revenu à Pompéi que depuis quelques jours. Mon jardin réclame tes soins comme d’habitude ; j’espère que tu le visiteras demain. Souviens-toi qu’aucune guirlande ne sera tressée chez moi, si ce n’est de la main de la jolie Nydia ! »

Nydia sourit joyeusement mais ne répondit pas ; et Glaucus mettant sur son sein les violettes qu’il avait choisies s’éloigna de la foule avec autant de gaieté que d’insouciance.

« Ainsi cette enfant est une de vos clientes ? dit Claudius.

– Oui. Ne chante-t-elle pas agréablement ? Elle m’intéresse, la pauvre esclave. D’ailleurs elle est du pays de la montagne de dieux ; l’Olympe a projeté son ombre sur son berceau, elle est Thessalienne.

– Le pays des magiciennes.

– C’est vrai. Mais selon moi toute femme est magicienne ; et par Vénus ! l’air à Pompéi semble lui-même un philtre d’amour tant chaque figure qui n’a pas de barbe a de charme pour mes yeux.

– Eh ! justement j’aperçois une des belles de Pompéi, la fille du vieux Diomède, la riche Julia, s’écria Claudius pendant qu’une jeune dame, la figure couverte d’un voile et accompagnée de deux suivantes, s’approchait d’eux en se dirigeant vers les bains. Belle Julia, nous te saluons, dit Claudius. »

Julia leva en partie son voile de façon à montrer avec coquetterie un beau profil romain, un grand œil noir plein d’éclat et une joue un peu brune, à laquelle l’art avait jeté une fine et douce couleur de rose.

« Glaucus est de retour ? Dit-elle, en arrêtant son regard avec intention sur l’Athénien ; puis elle ajouta à demi-voix : A-t-il oublié ses amis de l’année dernière ?

– Divine Julia ! le Léthé lui-même, bien qu’il disparaisse dans un endroit de la terre, se remontre sur un autre point. Jupiter ne nous permet l’oubli que pour un moment ; mais Vénus, plus exigeante, ne nous accorde même pas ce moment-là.

– Glaucus ne manque jamais de belles paroles.

– Peuvent-elles manquer devant un objet si beau ?

– Nous nous verrons tous les deux à la maison de campagne de mon père, continua Julia en se tournant vers Claudius.

– Nous marquerons le jour de notre visite d’une pierre blanche », répondit le joueur.

Julia abaissa son voile, mais lentement, en laissant se reposer son dernier regard sur l’Athénien avec une timidité affectée et une hardiesse réelle. Ce regard exprimait en même temps la tendresse et le reproche.

Les amis suivirent leur chemin.

« Julia est assurément belle, dit Glaucus.

– L’année dernière vous auriez fait cet aveu avec plus de vivacité.

– J’en conviens. J’ai été ébloui au premier coup d’œil et j’ai pris pour une pierre précieuse, une imitation parfaitement réussie.

– Bah ! répondit Claudius, toutes les femmes sont les mêmes au fond. Heureux celui qui épouse un beau visage et un large douaire ! que peut-il désirer de plus ? »

Glaucus soupira.

Ils se trouvaient maintenant dans une rue moins fréquentée que les autres, à l’extrémité de laquelle ils pouvaient voir cette vaste mer toujours souriante, qui sur ces côtes délicieuses semble avoir renoncé à son privilège d’inspirer de la terreur, tant ont de douceur les vents qui courent sur sa surface, tant sont brillantes et variées les nuances qu’elle emprunte aux nuages de rose, tant les parfums que les brises de la terre apportent à ses profondeurs ont quelque chose de pénétrant et de suave. Vous n’avez aucune peine à croire que Vénus Aphrodite soit sortie d’une mer pareille pour s’emparer de l’empire de la terre.

« Ce n’est pas encore l’heure du bain, dit le Grec, qui était un homme d’impulsion toute poétique ; éloignons-nous de la ville tumultueuse pour contempler à notre aise la mer alors que le soleil de midi se plaît à sourire encore aux flots.

Pompéi était la miniature de la civilisation de cette époque. Cette ville renfermait dans l’étroite enceinte de ses murs un échantillon de tout ce que le luxe peut inventer au profit de la richesse. Dans ses étroites mais élégantes boutiques, dans ses palais de petite dimension, dans ses bains, dans son forum, dans son théâtre, dans son cirque, dans l’énergie et la corruption dans le raffinement et les vices de sa population, on voyait un modèle de tout l’empire. C’était un jouet d’enfant, une lanterne magique, un microcosme où les dieux semblaient prendre plaisir à refléter la grande représentation de la terre et qu’ils s’amusèrent plus tard à soustraire au temps pour livrer à l’étonnement de la postérité, cette maxime et cette moralité qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Dans une baie unie comme la glace, se pressaient les vaisseaux de commerce et les galères resplendissantes d’or, que les citoyens riches entretenaient pour leurs plaisirs ; les bateaux de pêcheurs glissaient rapidement de côté et d’autre et de loin on apercevait les hauts mâts de la flotte, dont Pline avait le commandement. Sur la grève, un Sicilien aux gestes animés, aux traits mobiles, racontait à un groupe de pêcheurs et de paysans, les récits étranges de marins naufragés et de dauphins sauveurs, comme on peut en entendre encore de nos jours sur le môle de Naples.

– Bien volontiers, répondit Claudius ; d’ailleurs la baie est la partie la plus animée de la côte. »

Le Grec, attirant son compagnon loin de la foule, dirigea ses pas vers un endroit solitaire du rivage et les deux amis assis sur un petit rocher, qui surmontait des cailloux polis par la mer, aspirèrent la brise voluptueuse et rafraîchissante, dont les pieds invisibles en se jouant sur les flots, leur communiquaient un harmonieux murmure. Il y avait dans cette scène un charme qui invitait au repos et à la rêverie. Claudius, protégeant ses yeux contre les ardeurs du jour, calculait les gains de la semaine ; et le Grec, appuyé sur sa main et sans se défendre du soleil, divinité tutélaire de sa patrie dont la pure lumière inspiratrice de la poésie de la joie et de l’amour s’infiltrait dans ses veines, regardait avec ravissement la vaste étendue des eaux en enviant peut-être chaque souffle qui prenait son vol vers les rivages de la Grèce.

« Dites-moi, Claudius, s’écria le Grec après un long silence, avez-vous jamais été amoureux ?

– Oui, très souvent.

– Celui qui a souvent aimé, répondit le Grec, n’a jamais aimé : il n’y a qu’un Éros quoiqu’il y ait beaucoup de contrefaçons de ce dieu.

– Les contrefaçons ont bien après tout leur mérite de petits dieux, répliqua Claudius.

– Je l’accorde, répondit le Grec, j’adore jusqu’à l’ombre de l’Amour ; mais lui je l’adore bien davantage.

– Êtes-vous donc sérieusement et véritablement amoureux ? Éprouvez-vous ce sentiment que les poètes décrivent, un sentiment qui vous fait négliger vos repas, fuir le théâtre et écrire des élégies ? Je ne l’aurais jamais soupçonné ! Vous savez bien dissimuler.

– Je ne suis pas si avancé que cela, reprit Glaucus en souriant ; je dis plutôt avec Tibulle :

Celui qui prend l’amour pour guide et pour appui,

Marche tranquille et sûr. Les dieux veillent sur lui.

En réalité, je ne suis pas amoureux, mais je le serais volontiers, si j’avais l’occasion de voir l’objet que je désire. Éros voudrait bien allumer sa torche ; mais les prêtres ne lui donnent pas d’huile.

– L’objet est aisé à deviner. N’est-ce pas la fille de Diomède ? Elle vous adore et n’affecte pas de le cacher. Par Hercule, je le dis de nouveau, elle est à la fois jeune et riche ; les jambages des portes de son époux seront attachés avec des cordons d’or.

– Non, je ne veux pas me vendre. La fille de Diomède est belle, je l’avoue ; et dans un temps, si elle n’avait pas été la petite-fille d’un affranchi, j’aurais pu… mais non, elle porte toute sa beauté sur son visage ; ses manières n’ont rien d’une vierge et son esprit n’est cultivé que dans la science du plaisir.

– Vous êtes un ingrat. Dites-moi alors, quelle est la vierge fortunée.

– Écoutez donc, Claudius. Il y a quelques mois je séjournais à Néapolis{5} , une ville selon mon cœur, car elle conserve encore les mœurs et l’empreinte de son origine grecque et elle mérite le nom de Parthénope par l’air délicieux qu’on y respire et par ses magnifiques rivages. Un jour, j’entrai dans le temple de Minerve pour offrir mes vœux à la déesse, moins pour moi-même que pour la cité à laquelle Pallas ne sourit plus. Le temple était vide et désert. Les souvenirs d’Athènes revenaient en foule et avec douceur à ma mémoire ; m’imaginant être seul encore dans le temple et absorbé par mon zèle religieux, je laissai échapper de mon cœur les sentiments qui le remplissaient, et des larmes s’échappèrent de mes yeux en même temps que des paroles de mes lèvres. Un profond soupir interrompit ma prière ; je me retournai aussitôt et je vis derrière moi une femme. Elle avait relevé son voile et elle priait aussi. Nos yeux se rencontrèrent et il me sembla qu’un regard céleste s’élançait de ces astres brillants et pénétrait jusqu’au fond de mon cœur. Jamais, mon cher Claudius, je n’avais vu une figure de forme plus exquise ; une certaine mélancolie adoucissait et ennoblissait en même temps l’expression de ses traits. Ce je ne sais quoi, qu’on ne peut décrire et qui vient de l’âme et que nos sculpteurs ont réservé pour idéaliser Psyché, donnait à sa beauté un noble et divin attrait ; des pleurs tombaient de ses yeux. Je devinai sur-le-champ qu’elle était comme moi d’origine athénienne et que les vœux que j’avais faits pour Athènes avaient trouvé un écho dans son cœur. Je lui parlai d’une voix émue : « N’êtes-vous pas aussi athénienne, lui dis-je, ô vierge charmante ? » Aux accents de ma voix elle rougit et ramena son voile sur son visage : « Les cendres de mes aïeux dit-elle reposent sur les bords de l’Ilyssus ; je suis née à Néapolis mais ma famille est d’Athènes et mon âme est tout athénienne. – Prions donc ensemble » repris-je. Et comme le prêtre survint en ce moment, nous mêlâmes nos prières aux siennes en restant ainsi l’un près de l’autre ; ensemble nous touchâmes les genoux de la déesse, ensemble nous déposâmes nos guirlandes d’olivier sur l’autel. J’éprouvai une étrange émotion de tendresse sacrée et de confraternité. Tous deux étrangers, nés sur une terre lointaine et déchue, nous étions seuls dans ce temple dédié à une divinité de notre pays : n’était-il pas naturel que mon cœur s’élançât vers ma compatriote car je pouvais l’appeler ainsi. Il me parut que je la connaissais depuis longtemps ; on eût dit que ces simples rites, comme par miracle, serraient entre nous les liens de la sympathie et du temps. Nous quittâmes le temple en silence et j’allais lui demander où elle demeurait et s’il me serait permis de la visiter, lorsqu’un jeune homme dont les traits avaient quelque ressemblance avec les siens et qui se tenait sur les degrés du temple vint la prendre par la main. Elle se retourna et m’adressa un adieu. La foule nous sépara. Je ne la revis plus. En revenant chez moi, je trouvai des lettres qui m’obligeaient à partir pour Athènes, où des parents m’intentaient un procès au sujet de mon héritage. Le procès gagné, je m’empressai de retourner à Néapolis ; je fis des recherches dans toute la ville sans pouvoir découvrir aucune trace de ma compatriote ; et dans l’espérance de perdre, au milieu d’une vie joyeuse, le souvenir de cette brillante apparition, je me plongeai avidement dans les voluptés de Pompéi. Telle est mon histoire. Je n’aime pas ; mais je me souviens et je regrette. »

Claudius se disposait à répondre, lorsque des pas lents et graves se firent entendre et au bruit des cailloux remués par la grève chacun des interlocuteurs se retourna et reconnut le nouvel arrivant.

C’était un homme, qui avait à peine atteint sa quarantième année, de haute taille, peu chargé d’embonpoint mais dont les membres étaient nerveux et saillants. Son teint sombre et basané révélait son origine orientale et ses traits possédaient quelque chose de grec dans leurs contours (surtout le menton, les lèvres, le front) à l’exception du nez un peu prononcé et aquilin ; les os de son visage durs et fortement accusés, le privaient de ces gracieuses et harmonieuses lignes, qui sur les physionomies grecques, conservent les apparences de la jeunesse jusque dans l’âge mûr ; ses yeux larges et noirs comme la plus sombre nuit brillaient d’un éclat qui n’avait rien de changeant ni d’incertain. Un calme profond, rêveur et à moitié mélancolique semblait s’être fixé dans leur regard imposant et majestueux. Sa démarche et son maintien avaient surtout de la gravité et de la mesure ; et quelque chose d’étranger dans la mode et dans les couleurs foncées de ses longs vêtements ajoutait à ce qu’il y avait de frappant dans son air plein de tranquillité et dans sa vigoureuse organisation. Chacun des jeunes gens, en saluant le nouveau venu, fit machinalement et en se cachant de lui avec soin, un léger geste ou signe avec les doigts ; car Arbacès l’Égyptien était censé avoir le don fatal du mauvais œil.

« Il faut que le point de vue soit magnifique, dit Arbacès avec un froid mais courtois sourire, pour attirer le gai Claudius et Glaucus si admiré, loin des rues populaires de la cité.

– La nature manque-t-elle donc de puissants attraits ? demanda le Grec.

– Pour les gens dissipés, oui.

– Austère réponse mais peu sage. Le plaisir aime les contrastes. C’est en sortant de la dissipation que la solitude nous plaît et de la solitude il est doux de s’élancer vers la dissipation.

– Ainsi pensent les jeunes philosophes de l’Académie, répliqua l’Égyptien, ils confondent la lassitude avec la méditation et s’imaginent, parce qu’ils sont fatigués des autres, connaître le charme des heures solitaires. Mais ce n’est pas dans ces cœurs blasés que la nature peut éveiller l’enthousiasme qui seul dévoile les mystères de son inexprimable beauté ! Elle vous demande non l’épuisement de la passion mais cette ferveur unique pour laquelle vous ne cherchez en l’adorant qu’un temps de repos. Ô jeune Athénien ! lorsque la lune se révélait dans une vision lumineuse à Endymion, ce n’était pas après un jour passé dans les fiévreuses agitations des demeures humaines mais sur les hautes montagnes et dans les vallons solitaires consacrés à la chasse.

– Belle comparaison ! s’écria Glaucus, mais application injuste. Épuisement, ce mot est fait pour la vieillesse, non pour la jeunesse. Quant à moi je n’ai jamais connu un moment de satiété. »

L’Égyptien sourit encore mais son sourire fut sec et glacé et Claudius lui-même, qui ne se laissait pas entraîner par son imagination, ressentit une impression désagréable. L’Égyptien ne répondit pas néanmoins à l’exclamation passionnée de Glaucus ; mais après un moment de silence, il dit d’une voix douce et mélancolique :

« Après tout, vous faites bien de profiter du temps pendant qu’il vous sourit ; la rose se flétrit vite, le parfum s’évapore bientôt ; et d’ailleurs, ô Glaucus ! à nous étrangers dans cette contrée et loin des cendres de nos pères, que nous reste-t-il si ce n’est le plaisir ou le regret ? L’un le plaisir pour vous ; l’autre le regret pour moi ! »

Les yeux brillants du Grec se remplirent soudain de larmes.

« Ah ! ne parlez pas ainsi, Arbacès, s’écria-t-il, ne parlez pas de vos ancêtres ; oublions qu’il y a eu d’autres villes libres que Rome. Et la gloire !… Oh ! nous voudrions vraiment évoquer son fantôme des champs de Marathon et des Thermopyles.

– Ton cœur n’est pas d’accord avec tes paroles, dit l’Égyptien ; et dans la gaieté de la nuit que tu vas passer, tu te souviendras plus de Leaena{6} que de Laïs. Vale ! »

Il dit et, s’enveloppant dans sa robe, s’éloigna lentement.

« Je respire plus à mon aise, reprit Claudius. À l’imitation des Égyptiens, nous introduisons quelquefois un squelette dans nos festins. En vérité, la présence d’un tel personnage, semblable à celle d’un spectre, suffirait pour faire aigrir la plus belle grappe du raisin de Falerne.

– Homme étrange ! murmura Glaucus d’un air pensif ; quoiqu’il semble mort au plaisir et froid pour tous les objets de ce monde, si ce n’est pas un bruit calomnieux, sa maison et son cœur démentent ses discours.

– Ah ! Oui, l’on dit que sa sombre maison est vouée à d’autres orgies que celles d’Osiris. Il est riche aussi, assure-t-on. Ne pourrions-nous l’entraîner dans nos fêtes et lui faire connaître les charmes du dé, le plaisir des plaisirs ? Fièvre d’espérance et de crainte, passion qui ne lasse jamais et dont on ne peut exprimer les délices ! que tu es beau et terrible, ô Jeu !

– Il est inspiré vraiment inspiré, s’écria Glaucus en riant. L’oracle fait de Claudius un poète. Il n’y a plus de miracle possible après celui-là ! »