Chapitre 3
 
La parenté de Glaucus. – Description des maisons de Pompéi. – Une fête classique

 

Le ciel avait prodigué à Glaucus tous ses biens, un seul excepté : il lui avait donné la beauté, la santé, la richesse, le talent, une illustre origine, un cœur de feu, une âme poétique ; mais il lui avait refusé l’héritage de la liberté. Il était né à Athènes, sujet de Rome. De bonne heure, maître d’une fortune considérable, Glaucus avait cédé au goût des voyages si naturel à la jeunesse et s’était enivré à la coupe des plaisirs, au milieu du luxe et des pompes de la cour impériale.

C’était un Alcibiade sans ambition. Il était devenu ce que devient aisément un homme doué d’imagination, ayant de la fortune et des talents, lorsqu’il est privé de l’inspiration de la gloire. Sa maison était à Rome, le rendez-vous des voluptueux mais aussi de tous les amis des arts ; et les sculpteurs de la Grèce prenaient plaisir à montrer leur science en décorant les portiques et l’exedra d’un Athénien. Sa demeure à Pompéi… Hélas ! les couleurs en sont fanées maintenant, les murailles ont perdu leurs peintures ; sa beauté, la grâce et le fini de ses ornements, tout cela n’est plus. Cependant, lorsqu’elle reparut au jour, quels éloges et quelle admiration excitèrent ses décorations délicates et brillantes, ses tableaux, ses mosaïques ! Passionné pour la poésie et pour le drame, qui rappelaient à Glaucus le génie et l’héroïsme de sa race, il avait fait orner sa maison des principales scènes d’Eschyle et d’Homère. Les antiquaires, qui transforment le goût en métier, ont fait un auteur du Mécène ; et quoique leur erreur ait été reconnue depuis, leur langage a continué de donner, comme on l’a fait tout d’abord, à la maison exhumée de l’Athénien Glaucus le nom de la Maison du poète tragique.

Avant de la décrire, il convient de donner aux lecteurs, une idée générale des maisons de Pompéi, qu’il trouvera très ressemblantes en général aux plans de Vitruve, mais avec ces différences de caprices et de goût dans le détail qui bien que naturelles à l’homme ont de tout temps embarrassé les antiquaires. Nous tâcherons de faire cette description aussi clairement que possible et sans pédanterie.

Vous entrez habituellement, par un petit passage appelé vestibulum, dans une salle ornée ou non de colonnes, la plupart du temps n’en ayant pas. Aux trois côtés de cette salle, se trouvent des portes communiquant avec plusieurs chambres à coucher et parmi ces chambres, celle du portier. Les meilleures sont ordinairement destinées aux hôtes. À l’extrémité de la salle, et des deux côtés à droite et à gauche, si la maison est vaste, on voit deux petites retraites, plutôt que des chambres, consacrées aux dames de la maison ; et au milieu du pavé marqueté de la salle, il y a invariablement pour recevoir l’eau de la pluie, un petit réservoir à quatre angles (classiquement appelé impluvium) ; la pluie y tombait par une ouverture pratiquée dans le toit. Un auvent ferme cette ouverture à volonté. Près de l’impluvium, qui chez les anciens était en quelque sorte chose sacrée, on plaçait d’habitude (mais à Pompéi plus rarement qu’à Rome) les images des dieux protecteurs de la maison ; le foyer hospitalier si souvent mentionné dans les poètes romains et dédié aux lares, se composait presque toujours à Pompéi d’un brasier mobile. Dans quelque coin, celui qui sollicitait le moins d’attention, on déposait un grand coffre de bois orné ou fortifié par des cercles de bronze ou de fer et consolidé au moyen de clous, sur un piédestal de pierre avec assez de force pour défier les tentatives qu’aurait pu faire un voleur essayant de le détacher de sa position. On suppose que ce coffre était le coffre-fort du maître de la demeure, celui où il mettait son argent. Cependant, comme on n’a trouvé aucune pièce de monnaie dans les coffres de Pompéi, il est probable que c’était plutôt un meuble d’ornement que de service.

Dans cette salle (ou atrium pour parler classiquement) étaient reçus les clients et les visiteurs du rang inférieur. Les maisons les plus distinguées possédaient toutes un atriensis, c’est-à-dire un esclave consacré au service de cette salle et dont le rang était important et élevé parmi ses camarades. Le réservoir du centre a dû être un ornement dangereux ; mais le milieu de la salle ressemblait à la pelouse d’un collège, interdite aux passants qui trouvaient un espace suffisant à l’entour. Immédiatement en face de l’entrée et à l’autre extrémité de la salle, était situé l’appartement nommé tablinum avec un pavé ordinairement formé de riches mosaïques et dont les murs resplendissaient d’élégantes peintures. Là se conservaient les souvenirs de la famille ou ceux des charges publiques que le possesseur de la maison avait remplies. Sur un des deux côtés de ce salon, si on peut lui donner ce nom, la salle à manger (triclinium) ; de l’autre côté parfois, ce que nous appellerions maintenant un cabinet de curiosités, contenant des pierres précieuses et toutes sortes d’objets rares et coûteux ; puis toujours, un petit corridor pour les esclaves, afin qu’ils pussent se rendre dans toutes les parties de la maison sans passer par les appartements, dont nous avons fait mention. Ces chambres donnaient toutes sur une colonnade carrée et oblongue, qu’en termes techniques on nommait péristyle. Si la maison était petite, elle avait pour limite cette colonnade et dans ce cas, le centre, quoique fort resserré, en était disposé ordinairement en jardin et orné de vases de fleurs placés sur des piédestaux ; tandis qu’au-dessous de la colonnade, à droite et à gauche, se faisaient remarquer de nouvelles chambres à coucher{7}, un second triclinium ou une nouvelle salle à manger (car les anciens consacraient habituellement deux salles à ces usages : l’une pour l’été et l’autre pour l’hiver ou peut-être l’une pour les jours ordinaires et l’autre pour les jours solennels) et si le maître de la maison aimait les lettres, on trouvait ensuite un cabinet gratifié du nom de bibliothèque, une très petite chambre suffisant à contenir le peu de rouleaux de papyrus qu’ils considéraient comme une collection nombreuse de livres.

Au bout du péristyle généralement la cuisine. Si la maison était vaste, elle ne se terminait pas avec le péristyle et alors le centre n’en était pas un jardin, mais on manquait rarement d’y voir une fontaine, un bassin pour le poisson et à l’extrémité exactement opposée au tablinum, se trouvait la seconde salle à manger ou les autres chambres à coucher et peut-être un salon de peinture ou une pinacotheca{8}. Ces appartements communiquaient de nouveau avec un espace carré et oblong orné communément de tous côtés d’une colonnade comme le péristyle et lui ressemblant à peu près en tout, si ce n’est qu’il était plus large. C’était le véritable viridarium ou jardin, avec une fontaine, des statues et une profusion de fleurs éclatantes ; tout au fond, l’habitation du jardinier et des deux côtés sous la colonnade, d’autres chambres à coucher si le nombre de la famille exigeait ces appartements additionnels.

À Pompéi, le second et le troisième étage n’avaient qu’une médiocre importance : aussi n’étaient-ils construits qu’au-dessus d’une partie assez restreinte de la maison et ne contenaient-ils que des chambres pour les esclaves ; différant sous ce rapport des plus magnifiques édifices de Rome, où l’on établissait fréquemment la principale salle à manger cœnaculum au second étage. Les appartements étaient ordinairement de moyenne grandeur ; car dans ce délicieux climat, on recevait un grand nombre de visiteurs dans le péristyle ou portique, dans la salle ou dans le jardin ; les salles de banquet elles-mêmes quoique ornées avec soin et situées avec goût n’étaient pas très vastes ; les anciens, amoureux de l’esprit et d’une société choisie, haïssaient la foule et donnaient rarement un festin à plus de neuf personnes à la fois, de sorte que de larges salles à manger ne leur étaient pas aussi nécessaires qu’à nous{9} ; mais la suite des pièces que l’on voyait en entrant devait être d’un effet imposant. Vous aperceviez d’un coup d’œil, la salle richement pavée et peinte, le tablinum, le gracieux péristyle et, si la maison s’étendait plus loin, la salle des banquets et le jardin, qui terminait la perspective par une fontaine jaillissante ou une statue de marbre.

Le lecteur pourra maintenant se rendre un compte assez exact des maisons de Pompéi, qui ressemblaient en beaucoup de points à celles des Grecs, en se mélangeant de l’architecture domestique à la mode chez les Romains. Dans chaque maison, il y a bien quelque différence de détail, mais la distribution générale est la même. Dans toutes, vous trouvez les salles le tablinum, le péristyle, communiquant les uns avec les autres ; dans toutes, des murs avec de splendides peintures ; dans toutes enfin, l’indice d’un peuple épris des élégances raffinées de la vie. La pureté du goût des Pompéiens dans la décoration peut être contestée. Ils adoraient les couleurs voyantes et les dessins bizarres. Ils peignaient souvent le bas de leurs colonnes d’un rouge vif sans teindre le reste ; ou quand le jardin était petit ils cherchaient à l’étendre pour la vue, en trompant l’œil par la représentation d’arbres d’oiseaux de temples sur les murs etc. en perspective ; grossiers artifices que Pline lui-même adopta et encouragea avec une vanité ingénue.

La maison de Glaucus était une des plus petites mais une des mieux ornées et des plus élégantes parmi les maisons particulières de Pompéi. Ce serait un modèle de nos jours pour la maison « d’un célibataire à Mayfair » et l’envie et le désespoir des garçons collectionneurs de vieux meubles et de marqueterie.

On y entrait par un long vestibule, dont le pavé en mosaïque porte encore empreinte l’image d’un chien avec cette inscription : « Cave canem » ou : « Prends garde au chien. » De chaque côté, on trouve une chambre de proportions raisonnables : car la partie intérieure de la maison n’étant pas assez large pour contenir les deux grandes divisions des appartements publics et privés ces deux chambres étaient disposées à part pour la réception des visiteurs, auxquels le rang ou l’intimité ne permettait pas l’entrée des penetralia de la maison.

En avançant un peu dans le vestibule, on rencontre l’atrium, lequel lors de sa découverte, se montra riche de peintures qui sous le rapport de l’expression n’auraient pas fait déshonneur à Raphaël. Elles sont maintenant au Musée napolitain où elles font l’admiration des connaisseurs. Elles retracent la séparation d’Achille et de Briséis. Qui pourrait s’empêcher de reconnaître la force, la vigueur, la beauté employées dans le dessin des formes et de la figure d’Achille et de son immortelle esclave ?

Sur un des côtés de l’atrium, un petit escalier conduisait aux appartements des esclaves à l’étage supérieur. Il s’y trouvait aussi deux ou trois chambres à coucher, dont les murs représentaient l’enlèvement d’Europe, la bataille des Amazones, etc.

On rencontrait ensuite le tablinum, au travers duquel, à partir des deux extrémités, étaient suspendues de riches draperies de pourpre de Tyr à demi relevées{10} ; les peintures des murs offraient un poète lisant des vers à ses amis et le pavé renfermait une petite et exquise mosaïque représentant un directeur de théâtre, qui donnait des instructions à ses comédiens.

Au sortir de ce salon était l’entrée du péristyle ; et ici, comme je l’ai dit d’abord en parlant des plus petites maisons de Pompéi, la maison finissait. À chacune des sept colonnes qui décoraient la cour s’enlaçaient des festons de guirlandes ; le centre qui suppléait au jardin était garni des fleurs les plus rares placées dans des vases de marbre blanc supportés par des piédestaux.

À gauche de ce simple jardin s’élevait un tout petit temple pareil à ces humbles chapelles qu’on rencontre au bord des routes dans les contrées catholiques : il était dédié aux dieux pénates ; devant ce temple se dressait un trépied de bronze ; à gauche de la colonnade deux petits cubicula ou chambres à coucher ; à droite le triclinium où les convives et amis se trouvaient en ce moment rassemblés.

Cette chambre est ordinairement appelée par les antiquaires de Naples « la chambre de Léda » et le lecteur trouvera, dans le magnifique ouvrage de sir William Gell, une gravure de la délicate et gracieuse peinture de Léda présentant son nouveau-né à son époux, tableau d’où la chambre a tiré son nom. Ce délicieux appartement donnait sur le jardin embaumé. Autour d’une table en bois de citronnier{11} polie avec soin et artistement décorée d’arabesques d’argent, étaient placés les trois lits plus communs à Pompéi que le siège demi-circulaire devenu de mode à Rome depuis quelque temps ; sur les lits de bronze incrustés des plus riches métaux s’étendaient d’épais coussins couverts de broderies d’un grand travail et qui cédaient voluptueusement à la pression.

« J’avouerai, dit l’édile Pansa, que votre maison quoiqu’elle ne soit pas beaucoup plus large qu’un étui d’agrafe est un joyau véritable. Que cette séparation d’Achille et de Briséis est admirablement peinte !… quel style… quelle expression dans les têtes ! quel… ah !…

– L’éloge de Pansa a du prix sur un pareil sujet, dit Claudius gravement. Ses murs aussi sont couverts de peintures et l’on dirait que Zeuxis les a faites de sa main.

– Vous me flattez, cher Claudius, oui, vous me flattez, reprit l’édile, dont la maison était connue justement à Pompéi par ses méchantes peintures ; car il était patriote et il n’employait que des Pompéiens. Vous me flattez mais il y a quelque chose de joli, oui certes, dans les couleurs pour ne rien dire du dessin… et puis la cuisine, mes amis… là, tout est invention de ma part.

– Quel en est le dessin ? demanda Glaucus ; je n’ai pas encore vu votre cuisine quoique j’aie pu apprécier l’excellence de la chère qu’on y prépare.

– Le dessin, mon cher Athénien, représente un cuisinier déposant les trophées de son art sur l’autel de Vesta, plus une superbe murène peinte d’après nature, qu’on voit cuire dans l’éloignement ; cela témoigne de quelque génie. »

En cet instant, parurent les esclaves, apportant sur un plateau tout ce qui devait servir de préparation au festin. Parmi de délicieuses figues, de fines herbes couvertes de neige, des anchois et des œufs, étaient rangées de petites coupes remplies d’un vin mélangé de miel. À mesure qu’on plaçait ces choses sur la table, de jeunes esclaves présentaient à chacun des cinq convives (car ils n’étaient pas davantage) des bassins d’argent pleins d’une eau parfumée et des serviettes brodées de franges de pourpre. Mais l’édile déploya avec ostentation une serviette qu’il avait apportée de chez lui ; ce n’était pas que le linge en fût plus fin mais la frange était deux fois plus haute que celle des autres ; il s’essuya les doigts en provoquant l’attention comme un homme qui s’attend à être admiré.

« Vous avez là une splendide mappa, dit Claudius ; d’honneur la frange en est aussi large qu’une ceinture.

– Une bagatelle, mon cher Claudius, une bagatelle ; on m’a assuré que cette raie est la dernière élégance de Rome, mais Glaucus s’entend mieux que moi à tout cela.

– Que Bacchus nous soit propice ! dit Glaucus, en s’inclinant avec respect devant une magnifique image du dieu placé au centre de la table au coin de laquelle on avait placé les dieux lares et des salières. Les hôtes répétèrent la prière et répandant ensuite du vin sur la table, ils firent les libations accoutumées.

Après cela, les convives se penchèrent sur leurs lits et le repas commença.

« Que cette coupe soit la dernière que je porte à mes lèvres, s’écria le jeune Salluste, pendant que la table débarrassée de ses premiers stimulants était garnie de mets plus substantiels et que les esclaves remplissaient jusqu’au bord le cyathus, qu’il tenait à la main, que cette coupe soit la dernière, si ce n’est pas le meilleur vin que j’ai bu à Pompéi !

– Qu’on apporte l’amphore, dit Glaucus, et qu’on lise la date et la provenance de ce vin. »

Un esclave s’empressa d’informer la société que, d’après l’étiquette attachée au bouchon, le vin était originaire de Chio et qu’il comptait cinquante années d’âge.

« Comme la neige l’a rafraîchi délicieusement ! dit Pansa ; il a juste le degré qu’il lui faut.

– Cette neige, reprit Salluste, est pour le vin comme pour l’homme l’expérience, qui en modérant la fougue de ses plaisirs, les rend deux fois plus agréables.

– Elle produit l’effet d’un « non » dans la bouche d’une femme, ajouta Glaucus ; froideur d’un moment, qui ne fait que nous enflammer davantage.

– Quand aurons-nous le prochain combat des bêtes féroces ? demanda Claudius à Pansa.

– Vers le huit des ides d’août, répondit Pansa, le lendemain des fêtes de Vulcain. Nous réservons un jeune lion, charmante bête, pour cette occasion.

– Qui lui donnera-t-on à dévorer ? continua Claudius ; hélas ! il y a une bien grande disette de criminels. Il vous faudra positivement condamner un innocent au lion, mon pauvre Pansa.

– J’y pense, en effet, depuis quelque temps, répondit sérieusement l’édile. C’est une infâme loi, que celle qui nous défend de livrer nos propres esclaves aux bêtes. N’avons-nous pas le droit de faire ce que nous voulons de nos biens ? c’est ce que j’appelle une véritable atteinte à la propriété.

– Il n’en était pas ainsi dans le bon vieux temps de la république, ajouta Salluste en soupirant.

– Et même cette prétendue générosité envers les esclaves est une privation pour le pauvre peuple. Comme il aime à voir une belle rencontre entre un homme et un lion ! Cet innocent plaisir (si les dieux ne nous envoient bientôt quelque bon criminel) sera perdu pour le peuple grâce à cette fatale loi.

– Quelle mauvaise politique, dit Claudius d’une façon sentencieuse, que de contrecarrer les amusements virils du peuple !

– Remercions Jupiter et le destin, s’écria Salluste, de ne plus avoir Néron.

– C’était un tyran, en effet ; il a tenu notre théâtre fermé pendant dix ans.

– Je m’étonne qu’il n’y ait pas eu de révolte, dit Salluste.

– Il s’en est fallu de peu », répliqua Pansa, la bouche pleine d’un morceau de sanglier.

La conversation fut interrompue en ce moment par un concert de flûtes et deux esclaves entrèrent en portant un plat.

« Quels mets délicats nous gardez-vous là, mon cher Glaucus ? », s’écria le jeune Salluste avec des yeux de convoitise.

Salluste n’avait que vingt-quatre ans et il ne connaissait rien de plus agréable dans la vie que de manger… peut-être avait-il déjà épuisé tous les autres plaisirs… Cependant il avait du talent et un excellent cœur autant que faire se pouvait.

« Je reconnais sa figure, par Pollux, s’écria Pansa ; c’est un chevreau ambracien. Ho ! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts pour appeler les esclaves, nous devons une libation au nouveau venu.

– J’avais espéré dit Glaucus avec mélancolie, vous offrir des huîtres de Bretagne ; mais les vents, qui furent si cruels pour César, n’ont pas permis l’arrivée de mes huîtres.

– Sont-elles donc si délicieuses ? demanda Lépidus en relâchant sa tunique, dont la ceinture était déjà dénouée pour se mettre plus à son aise.

– Je crois que c’est la distance, qui leur donne du prix ; elles n’ont pas le goût exquis des huîtres de Brindes. Mais à Rome, pas de souper complet sans ces huîtres.

– Ces pauvres Bretons, il y a du bon chez eux, dit Salluste, il y a des huîtres.

– Ils devraient bien produire un gladiateur, dit l’édile, dont l’esprit s’occupait des besoins de son amphithéâtre.

– Par Pallas, s’écria Glaucus, pendant que son esclave favori posait sur son front une nouvelle couronne de fraîches fleurs ; j’aime assez ces spectacles sauvages lorsque bêtes contre bêtes combattent : mais quand un homme de chair et d’os comme nous est poussé dans l’arène, pour être en quelque sorte dépecé membre par membre, l’intérêt se change en horreur. Le cœur me manque ; je suffoque ; j’ai envie de me précipiter à son secours. Les cris de la populace me semblent aussi épouvantables que les voix des furies qui poursuivent Oreste. Je me réjouis à l’idée que nos prochains jeux nous épargneront peut-être ce sanglant spectacle. »

L’édile haussa les épaules ; le jeune Salluste, connu à Pompéi pour son excellent naturel, tressaillit de surprise ; le gracieux Lépidus, qui parlait rarement de peur de contracter ses traits, s’écria : Par Hercule ! le parasite Claudius murmura : Par Pollux ! et le sixième convive, qui n’était qu’une ombre de Claudius{12} et qui se faisait un devoir de répéter les paroles de son ami plus opulent que lui lorsqu’il ne pouvait pas le louer, véritable parasite du parasite, murmura aussi : Par Pollux !

« Vous autres Italiens, vous vous plaisez à ces spectacles ; nous autres Grecs, nous avons plus de compassion. Ombre de Pindare ! Ah ! n’est-ce pas un ravissement que les jeux de la Grèce, l’émulation de l’homme contre l’homme, la lutte généreuse, le triomphe qui ne coûte que des regrets pour le vaincu, l’orgueil de combattre un noble adversaire et de contempler sa défaite. Mais vous ne me comprenez pas.

– Excellent chevreau », dit Salluste.

L’esclave chargé de découper s’était occupé de son emploi, qui le rendait tout glorieux, au son de la musique en marquant la mesure avec son couteau, si bien que l’air commencé par des notes légères s’élevant de plus en plus, avait fini dans un magnifique diapason.

« Votre cuisinier est sans doute de Sicile ? dit Pansa.

– Oui, de Syracuse.

– Je veux vous le jouer, dit Claudius ; faisons une partie entre les services.

– Je préférerais certainement ce combat à celui du Cirque dit Glaucus ; mais je ne veux pas me défaire de mon cuisinier. Vous n’avez rien d’aussi précieux à m’offrir en enjeu.

– Ma Phyllide, ma belle danseuse.

– Je n’achète jamais les femmes », dit le Grec, en arrangeant sa guirlande avec nonchalance.

Les musiciens, qui se tenaient en dehors dans le portique, avaient commencé leur musique avec l’entrée du chevreau ; leur mélodie devint plus douce et plus gaie quoique d’un caractère peut-être plus idéal. Ils chantèrent l’ode d’Horace, qui commence par les mots Persicos odi, impossible à traduire et qu’ils jugeaient parfaitement applicable à une fête, que nos mœurs peuvent trouver efféminée, mais qui en réalité était assez simple au milieu du luxe effréné de l’époque. Nous n’avons sous les yeux qu’un festin privé et non un repas royal ; le joyeux souper d’un homme riche et non celui d’un empereur ou d’un sénateur.

« Ah ! bon vieil Horace ! dit Salluste d’un ton de compassion ; il chantait assez bien les festins et les jeunes filles mais non pas aussi bien que nos poètes modernes.

– L’immortel Fulvius, par exemple, dit Claudius.

– Oui Fulvius l’immortel répéta le convive, que nous avons appelé l’ombre de Claudius.

– Et Spuraena ; et Caius Mutius qui a écrit trois poèmes épiques dans une année. Horace et Virgile en auraient-ils fait autant ? dit Lépidus. Ces vieux poètes avaient le grand tort de copier la sculpture et non la peinture. Simplicité et repos c’était là toute leur notion de l’art ; nos modernes ont du feu, de la passion, de l’énergie ; nous ne sommeillons jamais. Nous reproduisons les couleurs de la peinture, sa vie et son mouvement. Immortel Fulvius !

– À propos, dit Salluste, n’auriez-vous pas eu connaissance de la nouvelle ode de Spuraena en l’honneur de notre Isis égyptienne ? C’est magnifique… Quel véritable enthousiasme religieux !

– Isis me semble une divinité favorite de Pompéi, dit Glaucus.

– Oui, répondit Pansa, elle est fort en vogue dans ce moment. Sa statue a rendu les oracles les plus extraordinaires. Je ne suis pas superstitieux mais je dois avouer qu’elle m’a souvent assisté de ses bons conseils dans ma magistrature. Joignez à cela que ses prêtres ont beaucoup de piété ; ni trop gais, ni trop fiers comme les prêtres de Jupiter et de la Fortune, ils marchent nu-pieds, ne se nourrissent point de viande et passent la plus grande partie de la nuit en dévotions solitaires.

– Bon exemple pour nos autres prêtres, en effet… Le temple de Jupiter réclame de grandes réformes, dit Lépidus, qui demandait à réformer tout le monde, excepté lui.

– On dit qu’Arbacès l’Égyptien a révélé d’importants mystères aux prêtres d’Isis, observa Salluste, il se vante de descendre de la race de Ramsès et proclame que sa famille est en possession de secrets qui remontent à la plus haute antiquité.

– Il a certainement le don du mauvais œil, dit Claudius. Quand il m’arrive de rencontrer cette face de Méduse avant d’avoir fait le signe préservateur, je suis sûr de perdre un cheval favori ou de faire tourner le chien neuf fois de suite{13}.

– Ce serait là vraiment un miracle, dit Salluste avec gravité.

– Qu’entendez-vous par là ? reprit le joueur, dont la figure se colora vivement.

– J’entends que vous ne me laisseriez pas grand-chose si je jouais souvent avec vous. »

Claudius ne lui répondit que par un sourire de dédain.

« Si Arbacès n’était pas si riche poursuivit Pansa d’un air important je ferais agir un peu mon autorité et je dirigerais des informations à l’effet de savoir s’il y a quelque réalité dans le bruit qui le fait passer pour astrologue et magicien. Agrippa pendant son édilité à Rome a banni tous les citoyens dangereux ; mais un homme riche !… C’est le devoir d’un édile de protéger les riches.

– Que pensez-vous de cette nouvelle secte, qui à ce que l’on m’a dit, a recruté quelques prosélytes à Pompéi, celle des adorateurs du Dieu hébreu Christ ?

– Purs visionnaires spéculatifs, dit Claudius ; pas un seul patricien parmi eux ! leurs prosélytes sont pauvres, insignifiants, ignorants !

– Qu’on ne devrait pas moins crucifier pour leurs blasphèmes s’écria Pansa avec véhémence ; ils osent renier Vénus et Jupiter. Qu’ils me tombent sous la main ! je ne dis que cela. »

Le second service avait pris fin ; les convives s’étaient rejetés en arrière sur les lits ; il y eut une pause pendant laquelle ils prêtèrent l’oreille aux douces voix du Midi et à la musique du roseau arcadien.

Glaucus était le plus enivré et le moins disposé à rompre le silence ; mais Claudius commença à penser qu’on perdait beaucoup de temps.

« Bene vobis (à votre santé), cher Glaucus, dit-il en vidant une coupe pour chaque lettre du nom de son ami avec toute l’aisance d’un buveur émérite. Ne voulez-vous pas prendre votre revanche d’hier ? Voyez, les dés nous invitent à jouer.

– Comme vous voudrez, dit Glaucus.

– Les dés en été et devant un édile ! reprit Pansa d’un air magistral. C’est contraire à la loi{14}.

– Pas en votre présence, grave Pansa, répliqua Claudius en remuant les dés dans un long cornet ; votre aspect empêche toute licence ; ce n’est pas la chose en elle-même mais l’excès de la chose qui est condamnable.

– Quelle sagesse ! murmura l’ombre.

– Alors je regarderai d’un autre côté, dit Pansa.

– Pas encore, bon Pansa ; attendons, dit Glaucus, la fin du souper. »

Claudius ne céda qu’à regret ; un bâillement cacha son déplaisir.

« Sa bouche s’ouvre pour dévorer de l’or, murmura Lépidus à Salluste, en empruntant cette citation à l’Aulularia de Plaute.

– Ah ! que je connais bien ces polypes qui gardent tout ce qu’ils touchent ! » dit Salluste sur le même ton, et en empruntant à son tour une citation à la même comédie.

Le troisième service consistant dans une infinité de fruits, de pistaches, de confitures, de tartes et de plats d’apparat qui revêtaient mille formes singulières et aériennes, fut alors placé sur la table ; et les ministri (les serviteurs) y mirent aussi le vin (qui jusque-là avait été offert à la ronde aux hôtes) dans de larges jarres de verre lesquelles portaient toutes sur leurs étiquettes son âge et sa qualité.

« Goûtez de ce vin de Lesbos, Pansa, dit Salluste ; il est excellent.

– Ce n’est pas qu’il soit très vieux, dit Glaucus, mais le feu l’a avancé en âge. Nous aussi ne vieillissons-nous pas avant le temps grâce au feu ? Ce sont les flammes de Vulcain pour lui ; pour nous ce sont les flammes de Vénus en l’honneur de laquelle je vide cette coupe.

– Il est délicat, dit Pansa ; mais dans son parfum on sent encore un peu de résine.

– La magnifique coupe ! s’écria Claudius, en montrant une coupe de cristal transparent dont les anses étaient garnies de pierres précieuses entrelacées en forme de serpent (c’était le goût favori alors à Pompéi).

– Cet anneau, dit Glaucus, en tirant un joyau de grand prix de la première phalange de son doigt et en le suspendant à l’anse de la coupe, lui donnera une plus riche apparence et la rendra moins indigne d’être acceptée par mon ami Claudius, à qui veuillent les dieux accorder la santé et la fortune afin qu’il la remplisse souvent et longtemps jusqu’au bord !

– Vous êtes trop généreux, Glaucus, dit le joueur, en tendant la coupe à son esclave ; mais votre amitié surtout double la valeur du présent.

– Je bois aux Grâces » dit Pansa, et il remplit trois fois sa coupe.

Les convives suivirent son exemple.

« Nous n’avons pas nommé de directeur au festin, cria Salluste.

– Jetons les dés pour le désigner, dit Claudius en agitant le cornet.

– Non, dit Glaucus, point de froid directeur entre nous ; point de dictateur du banquet, point de rex convivii. Les Romains n’ont-ils pas juré de ne jamais obéir à un roi ? Vous montrerez-vous moins libres que vos ancêtres ? Allons musiciens, faites-nous entendre le chant que j’ai composé l’autre nuit. C’étaient des vers sur ce sujet : « l’Hymne bachique des Heures. »

Les musiciens accordèrent leurs instruments sur le mode ionien pendant que les plus jeunes d’entre eux chantaient en grec les vers suivants :

HYMNE DU SOIR POUR LES HEURES

I

Nous avons couru pendant un long jour,

Nous les rapides Heures ;

Avant que la nuit nous pousse à son tour

Vers ses sombres demeures,

Saluez-nous en ce séjour

D’un chant de joie et d’amour !

Ainsi la princesse de Crète,

Lorsque s’enfuit son séducteur,

D’un lierre environnant sa tête

Eut Bacchus pour consolateur.

Leurs paupières demi-fermées,

Se détournaient des cieux étincelants.

Sous le souffle léger des brises parfumées,

Les vagues à leurs pieds roulaient des flots plus lents.

Ariane un lynx auprès d’elle,

Souriait à Bacchus le front tout rougissant ;

Le dieu qui la trouvait plus belle,

L’entourait d’un bras caressant.

Le faune indiscret et peu sage,

Le faune entr’ouvrait le feuillage,

Pour voir ce tableau ravissant.

II

Pauvres Heures déjà lassées,

Nous qui devons voler toujours,

Pendant la nuit encor pressées,

Pénible sera notre cours.

Humectez notre aile légère

Dans votre coupe où la lumière

Unit sa pourpre à la pourpre du vin.

Quand le soleil quitte la terre

On le retrouve en ce nectar divin.

Au fond d’une coupe remplie

Le soleil aime à s’endormir,

Pareil au fils de Thessalie,

Se mirant dans la source et s’y laissant mourir{15}.

III

Buvez à Jupiter à l’Amour à Mercure,

Aux Grâces pleines de douceurs,

Qu’enferme la même ceinture ;

À la belle Aglaé qui conduit ses deux sœurs.

Ne nous oubliez pas ô mortels dans vos fêtes,

Nous qui veillons sur vous en chœur du haut des cieux.

Ne comptez pas les dons que vous nous faites ;

Celui qui boit le plus nous honore le mieux.

Saisissez, saisissez les Heures au passage,

Plongez-les dans le vin : elles reparaîtront,

Avec un plus joyeux visage,

Comme vous la guirlande et la rosée au front.

Nous avons soif : que Bacchus nous apaise,

Comme Hylas fut jadis des Nymphes emporté,

Nous voulons entraîner le seul dieu qui nous plaise

Dans la nuit avec nous en chantant sa beauté.

Les convives applaudirent avec enthousiasme : quand le poète est l’amphitryon, ses vers obtiennent toujours un grand succès.

« C’est du grec pur, dit Lépidus ; la hardiesse la force et l’énergie de cette langue ne sauraient être imitées par la poésie latine.

– Impossible de contester, dit Claudius avec une intention ironique au fond mais cachée en apparence, que ces vers ne contrastent singulièrement avec la simplicité de l’ode d’Horace que nous avons entendue d’abord ; simplicité passée de mode. La mélodie est du goût ionien le plus pur. Ce mot me rappelle une santé que je veux porter. Compagnons, je bois à la belle Ione.

– Ione le nom est grec, dit Glaucus d’une voix douce, j’accepte cette santé avec plaisir. Mais quelle est cette Ione ?

– Ah ! vous ne faites que d’arriver à Pompéi sans quoi vous mériteriez l’ostracisme pour votre ignorance, dit Lépidus avec importance ; ne pas connaître Ione, c’est ignorer les plus charmants attraits de notre cité.

– Elle est de la plus rare beauté, ajouta Pansa, et quelle voix !

– Elle ne doit se nourrir que de langues de rossignols, dit Claudius.

– De langues de rossignols… parfait, parfait, s’écria l’ombre.

– Renseignez-moi davantage je vous prie, dit Glaucus.

– Sachez donc, commença Lépidus…

– Laissez-moi parler, poursuivit Claudius ; vos paroles se traînent comme des tortues.

– Les vôtres nous assomment comme des pierres, murmura tout bas le jeune efféminé en se laissant retomber dédaigneusement sur son lit.

– Sachez donc, mon cher Glaucus, qu’Ione est une étrangère arrivée depuis peu à Pompéi. Elle chante comme Sapho et ses chants sont de sa composition. Quant à la flûte, la cithare, la lyre, je ne sais vraiment sur lequel de ces instruments, elle ne surpasse pas les Muses. Sa beauté est éblouissante ; sa maison est parfaite ; quel goût !… quels brillants !… quels bronzes !… Elle est riche et aussi généreuse qu’elle est riche.

– Ses amants sans doute, dit Glaucus, ne la laissent pas mourir de faim ? l’argent gagné sans peine est légèrement dépensé.

– Ses amants ! Ah ! c’est là l’énigme ! Ione n’a qu’un défaut, elle est chaste. Tout Pompéi est à ses pieds et elle n’a pas d’amants… elle ne veut pas même se marier.

– Pas d’amants ! répéta Glaucus.

– Non elle a l’âme de Vesta avec la ceinture de Vénus.

– Quelle délicatesse d’expression ! dit l’ombre.

– C’est un prodige, s’écria Glaucus. Ne peut-on la voir ?

– Je vous mènerai chez elle ce soir, reprit Claudius. En attendant, ajouta-t-il, et il fit de nouveau retentir les dés…

– À votre gré, répondit le complaisant Glaucus ; Pansa, retournez-vous. »

Lépidus et Salluste jouèrent à pair ou non et le sixième convive, le parasite, regarda le jeu de Glaucus et de Claudius qui se laissèrent bientôt absorber par les chances des dés.

« Par Pollux ! s’écria Glaucus, voilà la seconde fois que je tombe sur les caniculae (le plus faible coup).

– À présent que Vénus me protège ! dit Claudius, qui tint quelque temps le cornet suspendu et l’agita. Ô bonne Vénus !… C’est Vénus elle-même, ajouta-t-il, en amenant le plus haut point qu’on appelait ainsi d’après la déesse que le joueur heureux trouve d’ordinaire assez favorable.

– Vénus est une ingrate, dit Glaucus ; car j’ai toujours sacrifié sur son autel.

– Celui qui joue avec Claudius, murmura Lépidus, pourra bien comme le Curculio de Plaute mettre au jeu son manteau.

– Pauvre Glaucus !… il est aveugle comme la Fortune elle-même, continua Salluste du même ton.

– Je ne veux plus jouer, dit Glaucus ; j’ai perdu trente sesterces.

– J’en suis désolé, répliqua Claudius.

– Homme aimable ! dit l’ombre.

– Après tout, s’écria Glaucus, le plaisir que je prends à votre gain compense la peine de ma perte. »

La conversation devint alors générale et animée ; le vin circula plus librement. Ione fut de nouveau l’objet des éloges des convives de Glaucus.

« Au lieu de veiller jusqu’à ce que les étoiles s’effacent, allons contempler celle dont l’éclat fait pâlir leur clarté », dit Lépidus.

Claudius, qui ne voyait aucune chance de recommencer les parties de dés, appuya la proposition ; et Glaucus, quoiqu’il pressât honnêtement ses hôtes de ne pas se lever de table encore, ne put s’empêcher de leur laisser voir que sa curiosité avait été éveillée par les éloges qu’ils avaient faits d’Ione. Ils décidèrent donc qu’ils iraient de ce pas (à l’exception de Pansa et du parasite) à la maison de la belle Grecque. Ils burent à la santé de Glaucus et de Titus, ils accomplirent leur dernière libation, reprirent leurs pantoufles, descendirent les escaliers, traversèrent l’atrium brillamment éclairé et passèrent sans craindre de morsures devant le terrible dogue, dont la peinture défendait le seuil ; ils se trouvèrent alors au moment où la lune se levait dans les rues de Pompéi joyeuses et encore remplies par la foule.

Ils parcoururent le quartier des orfèvres, tout étincelant de lumières que réfléchissaient les pierres précieuses étalées dans les boutiques, et arrivèrent enfin à la porte d’Ione. Le vestibule était illuminé par des rangées de lampes ; des rideaux de pourpre brodés ouvraient l’entrée du tablinum dont les murs et le pavé en mosaïque brillaient des plus vives couleurs que l’art avait pu y répandre et sous le portique qui entourait un odorant jardin, ils trouvèrent Ione déjà environnée de visiteurs l’adorant et l’applaudissant.

« Ne m’avez-vous pas dit qu’elle était Athénienne ? demanda Glaucus à voix basse en mettant les pieds dans le péristyle.

– Non, elle est de Néapolis.

– De Néapolis », répéta Glaucus ; et au même moment le groupe qui entourait Ione s’entrouvrit et présenta à sa vue cette brillante apparition, cette beauté pareille aux nymphes, qui depuis quelques mois, avait surnagé sur l’abîme de sa mémoire.