LE NOËL DU PETIT VINCENT-VINCENT{4}
Aux cinq vieux loups de mer qui venaient tous les soirs prendre l’apéritif à la terrasse d’un café de la Vieille-Darse, à Toulon, en se racontant des « histoires épouvantables », se joignait quelquefois un sixième personnage qui paraissait encore plus vieux loup de mer que Zinzin, lequel avait fait vingt ans de cabotage dans les mers de Chine, que Dorat (l’ex-capitaine au long cours Dorat), que Bagatelle (qui avait épousé une Siamoise), que Chanlieu (ce bougre de Chanlieu qui avait jadis répandu les bienfaits de la civilisation parmi les indigènes de l’Afrique occidentale, entre le Niger et le Congo), que le capitaine Michel (qui avait gardé le goût de la chair humaine après l’histoire d’un séjour de plusieurs semaines sur un radeau de la Méduse dont les naufragés étaient revenus, après s’être plus ou moins grignotés, manchots ou culs-de-jatte).
Ce sixième personnage, « Mossieur » Damour (Jean-Joseph, Philibert), avait fait toute sa carrière dans les bureaux des « Messageries extrême-orientales » et parlait des escales du Pacifique comme nous parlons, nous autres, de La Varenne-Saint-Hilaire ou de L’Isle-Adam.
À dire vrai, il n’avait jamais mis les pieds sur un bateau, et n’avait quitté Paris que le jour de sa retraite Mais il avait une figure si tannée, la peau si rude, le poil si rebelle, une pipe de terre si courte, si culottée, une démarche si typique défiant tous les roulis, que rien qu’à le voir, on disait : « En voilà un qui a bourlingué ! »
Nos mathurins y avaient été pris et lui avaient fait bon accueil quand, un jour de presse, il leur avait demandé, en soulevant son béret basque à queue de rat, la permission de s’asseoir à leur table. Il y était revenu, et il leur avait fallu quelques mois pour s’apercevoir que Jean-Joseph (ainsi appelaient-ils « Mossieur » Damour), qui s’était d’abord présenté comme capitaine, n’avait jamais voyagé.
L’animal donnait des détails tellement précis sur les plus lointaines contrées du globe, rectifiant les dires de chacun, connaissant sur le bout du doigt l’histoire des paquebots, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, plus ou moins dramatique, qu’ils en avaient eu longtemps le bec clos. Mais le jour où la vérité fut enfin découverte, ce fut un beau tapage ! Inutile de dire qu’ils se payèrent sa tête avec fureur. C’était bien leur tour. Ce qu’ils ne comprenaient point, par exemple, c’est qu’après plus de trente ans de paperasse, il ait pu montrer une figure pareille :
– Il doit se la faire tous les matins ! disait le capitaine Michel.
– Oui, surenchérissait Zinzin, il se bichonne au Lion Noir !
* * * * *
Pendant quelque temps, on ne le revit plus, puis il réapparut avec un jeune homme d’une vingtaine d’années qui naviguait vraiment, celui-ci ! Il n’en paraissait du reste pas plus fier pour ça ; il était d’une pâleur de fille et il ne cachait pas qu’à chacun de ses voyages il avait le mal de mer. « C’est mon fils adoptif, le jeune Vincent-Vincent ! Un vrai marin !… » déclarait Jean-Joseph avec orgueil.
Chaque fois que Vincent-Vincent revenait à Toulon, Jean-Joseph en était si fier qu’il n’était pas rare de le voir arriver à la Vieille-Darse, roulant plus que jamais, du vent dans les voiles, quoi !
Ce jour-là, il apparut saoul comme trente-six gabiers.
– Qué bordée ! fit ce bougre de Chanlieu, d’où viens-tu donc, Jean-Joseph ?
– Je reviens de Marseille embarquer le petit ! répondit Jean-Joseph d’une voix fort attendrie, et il se prit à chialer.
– Puisque ça te fait tant de peine et que ça lui cause si peu de joie, émit le capitaine Michel, il y a d’autres métiers !
– Non ! répliqua l’autre péremptoirement en avalant sa verte.
Personne ne le contredit, car ils étaient tous du même avis.
– Et puis, ajouta Jean-Joseph, je ne veux pas qu’on se paie un jour sa gueule comme on s’est offert celle de son père adoptif !… Pauv’petit !…
Là-dessus, il se remit à pleurer comme seuls savent pleurer les hommes saouls qui ont un chagrin immense…
– Allons ! Dis-nous la vérité ! exprima Bagatelle qui avait l’imagination galante, ce p’tit-là, c’est toi qui l’as fait ?
– Non ! fit l’autre rudement dans ses larmes. C’est pas moi le père !… Le père, il a été assassiné !…
– Pauv’petit !… fit entendre à son tour Zinzin, pour dire quelque chose.
– Oui ! Pauv’petit !… Parce que je vais vous dire, sa mère…
– Quoi, sa mère ?…
– Eh bien, sa mère, elle a été assassinée aussi !…
– N… de D… ! jura Bagatelle.
– Ça, dit Zinzin, c’est une histoire épouvantable !…
– Plus épouvantable que celles que je vous ai entendus raconter !… émit Jean-Joseph dans un hoquet.
– C’est à voir ! fit le capitaine Dorat… Car il n’y a pas à dire, nous sommes un peu là pour les histoires épouvantables !
– Elle n’est pas plus épouvantable que celle qu’est arrivée au capitaine Michel, déclara Zinzin…
– Je vous dis que si !… Seulement faut le dire à personne ! C’est un secret ! souffla l’autre dans un second hoquet.
– Cesse de pleurer, commanda Michel, et raconte-nous ça !… Ça te soulagera !…
Chanlieu dit, assez méprisant : « Sans compter que ça arrive tous les jours, un père et une mère assassinés !… Moi, je ne vois rien d’épouvantable là-dedans !… Qui étaient les assassins ?… »
Jean-Joseph s’essuya les yeux avec son mouchoir à carreaux et dit :
– Il n’y avait pas d’assassins !…
– Comment ! Ils ont été assassinés et il n’y avait pas d’assassins…
– C’est bien ce qu’il y a d’épouvantable ! soupira Jean-Joseph… On a retrouvé les malheureux étripés avec un couteau de cuisine, une vraie boucherie, quoi !… Les entrailles du vieux traînaient sur le tapis et la vieille avait gardé le couteau en plein cœur !…
– Alors quoi ? Ils s’étaient disputés ?
– Disputés ! releva Jean-Joseph, l’œil mauvais. Les pauv’vieux ! On voit bien que tu ne les as pas connus !… C’étaient des gens qui ne se sont jamais disputés de leur vie !… Et ils n’ont pas commencé ce jour-là, ça, je peux le dire !… Je suis même le seul à pouvoir vous l’affirmer, foi de Jean-Joseph !… Non ! On les a assassinés à la suite d’un cambriolage !…
– Alors, pourquoi que tu nous dis qu’il n’y avait pas d’assassins ? C’est les cambrioleurs qui les ont assassinés !
– N’y avait pas de cambrioleurs ! coupa net Jean-Joseph.
– M…, dit Chanlieu.
– S’fout de nous ! gronda Dorat.
– Laissez-le raconter son histoire ! commanda Michel.
– Je n’ai plus rien à dire, déclara Jean-Joseph.
Cette fois, tous les autres cinq éclatèrent de rire. Ce que voyant, Jean-Joseph fut pris d’une vraie colère. Maintenant, il voulait raconter son histoire, et comme les autres continuaient à rigoler, il fit sauter les soucoupes d’un coup de poing sur la table et dit :
– Je vous jure que tout à l’heure vous ne rigolerez plus !
– Eh bien, va ! On t’écoute !
– En ce temps-là, commença Jean-Joseph, mon port d’attache était rue Germain-Pilon…
– Paris-Port de mer ! goguenarda Chanlieu.
– N… de D… ! Je ne dirai rien tant que ce cochon-là sera là !
– J’vas faire un tour ! fit Chanlieu en se levant… Les histoires épouvantables de la rue Germain-Pilon, très peu pour moi !… J’aime mieux aller au cinéma !…
Quand il fut parti, Jean-Joseph reprit :
– Je ne sais pas si vous connaissez la rue Germain-Pilon ; c’est une petite rue qui grimpe du boulevard extérieur à la Butte-Montmartre. C’est là que j’ai connu les Vincent. Ils étaient, comme on dit, à leur aise, et des amis s’étaient souvent étonnés de les voir rester dans un quartier qui passait pour dangereux, mais ils répondaient à cela que depuis quinze ans il ne leur était rien arrivé, qu’ils sortaient rarement le soir et qu’ils préféraient habiter une petite maisonnette avec cour et jardin qu’un appartement dans un immeuble où plusieurs familles se heurtent quotidiennement sur le même palier.
« J’étais leur voisin et, bien qu’ils fussent peu liants, nous nous étions pris d’amitié à cause du petit que je gâtais chaque fois que l’occasion s’en présentait. J’ai toujours adoré les enfants… Un soir de Noël…
– Ah ! C’est une histoire de Noël ! grogna Zinzin, je repasserai !… Et il alla rejoindre Chanlieu.
– Y a-t-il une histoire de femme, dans ton histoire de Noël ? demanda Bagatelle.
– Oui !
– Eh bien ! Va !…
– Un soir de Noël (j’étais absent à ce moment-là de Paris, sans quoi tout cela ne serait peut-être pas arrivé), Mme Vincent descendit à pas feutrés l’escalier qui conduisait à la salle à manger où son mari l’attendait, les pieds sur les chenets.
« – Le petit dort-il ? demanda M. Vincent.
« – Comme un ange, répondit la brave femme.
« Ils adoraient cet enfant de leur âge mûr. Sa venue tardive, en même temps qu’elle les avait remplis de satisfaction, les avait comblés d’une joie presque surhumaine. Mme Vincent avait quarante-cinq ans quand ce bonheur leur était arrivé, et M. Vincent cinquante-cinq. On voit de ces miracles ! C’était un ménage modèle. Ils avaient vécu jusqu’alors l’un pour l’autre. Ils ne vécurent plus que pour le petit. Ils lui donnèrent le prénom de Vincent, et comme son nom de famille était également Vincent, cela faisait que les voisins, voyant passer l’enfant dans les bras de sa mère, disaient : “Tiens ! Voilà le petit Vincent-Vincent qui va faire son tour de boulevard !…”
– Moi aussi ! déclara Dorat… et il se leva.
– Attends au moins l’histoire de la femme !… lui dit Bagatelle.
– Je m’en fous !… Jean-Joseph n’est pas drôle !… Il n’est même plus saoul !…
– Jean-Joseph ! fit Bagatelle, jure-moi que l’histoire de la femme vaut le coup !…
– Je dirai, répliqua Jean-Joseph, qu’il est impossible d’imaginer quelque chose de plus atroce !…
– Et c’est une histoire d’amour ?
– Tu parles !… D’amour jusqu’à la mort ! Mais si t’es sensible, vaut mieux que tu t’en ailles !… Car une mort pareille, on n’en voit pas souvent dans les histoires d’amour !
– Je reste ! décida Bagatelle.
Mais Dorat était déjà allé rejoindre les deux autres.
Devenu impassible, oubliant de rallumer son brûle-gueule, Jean-Joseph continua, dans des termes où revivait l’employé modèle d’autrefois.
– Il serait tout à fait oiseux d’entrer dans les détails d’une première éducation qui ne tendait à rien moins qu’à faire du petit Vincent-Vincent l’enfant le plus insupportable de la terre. Rien n’était trop bon, rien n’était trop beau pour le petit Vincent-Vincent. Les deux époux avaient été des premiers employés de la fameuse maison de nouveautés Ici on habille très bien et, quand le petit vint au monde, ils gagnaient bon an mal an, avec les gueltes, une vingtaine de mille francs, ce qui leur avait permis, grâce à leurs goûts médiocres, de sérieuses économies.
« Après l’événement, tout en n’hésitant pas à dépenser à tort et à travers pour le petit, ils devinrent avares pour eux-mêmes. Plus de petites fêtes, plus de théâtre, plus de parties le dimanche, plus de soirées où l’on invite les amis. “Tout cela était autant de gagné pour l’enfant qui le retrouverait plus tard.”
« En attendant qu’on le lançât dans le monde, Vincent-Vincent s’était endormi ce soir-là, qui était, comme je vous l’ai dit, celui de Noël, après avoir déposé ses petits souliers dans un coin de l’âtre de la salle à manger.
« – Vincent, viens m’aider ! Nous allons dresser l’arbre de Noël !
« – Oui, c’est ça ! Préparons-lui une belle fête ! Que tout soit prêt quand il se réveillera, le cher petit !
Bagatelle souffla :
– N… de D…, t’oublies rien ! Mais comment que tu sais tout ça puisque tu n’y étais pas ?…
– C’est le père Vincent qui m’a tout raconté, dans le détail, comprends-tu ?
– Non ! fit Bagatelle, je ne comprends pas, si c’est ce soir-là qu’il a été assassiné !…
– C’est ce soir-là, précisa la voix de plus en plus lugubre de Jean-Joseph…
– Eh bien alors ?
– Eh bien alors, il me l’a raconté après qu’on l’a eu assassiné !
– Le chameau ! Il nous a jusqu’à la gauche !… Mais j’attends l’histoire de la femme !… Après, on verra…
– Nous y sommes ! déclara Jean-Joseph. C’était leur habitude, depuis la naissance de Vincent-Vincent, d’ériger après dîner, dans la salle à manger, l’arbre de Noël et de disposer tous les jouets qu’ils avaient achetés ; puis ils sortaient faire un tour, allaient assister à la messe de minuit et revenaient chez eux, allumaient les bougies roses, montaient auprès du petit que la bonne avait veillé, le soulevaient doucement et ne le réveillaient que devant la splendeur illuminée de cette fête enfantine. Ainsi firent-ils cette fois encore.
« Cette nuit, il y avait fête foraine sur le boulevard. La chaussée et les terre-pleins étaient envahis par les baraques de toile. La température était douce. Les trottoirs étaient encombrés d’une foule joyeuse et les consommateurs aux terrasses des cafés s’attardaient à regarder tout ce mouvement qu’accompagnait la musique endiablée des manèges et des carrousels.
– C’est Vincent qui t’a raconté tout ça après qu’on l’a eu assassiné ?
– Oui ! tout !…
– Il devait avoir soif !…
– Je lui ai donné à boire ! fit Jean-Joseph, et il a rendu le dernier soupir…
– Sans avoir recommandé une tournée ?
– Non, mais après m’avoir recommandé son petit !
– Mais la femme, n… de D…
– La voilà !…
Imperturbable, maintenant, Jean-Joseph reprit le fil de son histoire.
– M. et Mme Vincent poussèrent jusqu’à la place Blanche et descendirent rapidement du côté de l’église de la Trinité où ils avaient dessein d’entendre la messe de minuit.
Ce fut au tour du capitaine Michel de se lever.
– Où vas-tu ? lui demanda Bagatelle.
– Mes convictions religieuses, exprima doucement le capitaine Michel, m’empêchent d’aller à la Trinité entendre la messe de minuit. Tu m’excuseras, Jean-Joseph, je suis de l’Église réformée…
– Eh ! vieux parpaillot ! clama Bagatelle… Attends au moins son histoire de femme !
– Un vieux parpaillot, prononça solennellement le capitaine, ne se plaît pas aux histoires de femmes… Ni même de bonnes femmes, ajouta-t-il en saluant la compagnie.
Jean-Joseph restait seul en face de Bagatelle. Il continua, il serait resté en face de ses soucoupes qu’il ne se fût point arrêté. Son histoire le tenait. C’était la première fois qu’il la racontait et ce serait sans doute la dernière. Il voulait se prouver à lui-même que lui aussi savait raconter des « histoires épouvantables ».
– Arrivés à l’église, les Vincent y pénétrèrent bien que la cérémonie ne dût commencer qu’une heure plus tard. Ils s’en furent tout de suite à la crèche et s’agenouillèrent sur les marches devant l’Enfant-Jésus étendu entre l’âne et le bœuf au milieu de l’étable. « Il ressemble à Vincent », fit M. Vincent. Mais sa femme ne lui répondit rien. Elle était plongée dans une prière si ardente et si profonde que les lumières et les chants, la foule qui vint la bousculer, n’eurent point le pouvoir de lui faire relever la tête. La messe finie, son mari dut lui mettre la main sur l’épaule pour la faire sortir de cette pieuse léthargie. Elle lui montra un visage de cire.
« – Mon Dieu ! dit-il, comme tu te fais du mal à prier ! Viens ! Je suis sûr que Vincent est déjà réveillé et qu’il nous attend…
« – Oui, oui… dit-elle… Sauvons-nous.
« Et elle l’entraîna comme si elle se sauvait en effet. Il avait peine à la suivre. Essoufflé, il essaya sur le boulevard de lui faire ralentir le pas.
« “Non, non ! dit-elle, rentrons vite.” Il pensa qu’à cette heure elle avait peur dans les rues. De fait, l’aspect de ce coin de Paris n’avait plus rien de rassurant. La fête avait tu ses flonflons. De rares lumières éclairent mal l’avenue déserte et, au coin des petites rues obscures, les ombres louches de quelques chevaliers à casquette surveillaient les allées et venues des pauvres filles attardées sur les trottoirs. Ils arrivèrent cependant à la rue Germain-Pilon sans encombre.
« Aussitôt qu’ils furent dans leur salle à manger, la lampe allumée, la vue de l’arbre de Noël sembla chasser toutes les vilaines images du dehors. M Vincent, au pied de l’escalier, appela la bonne d’une voix sourde, pour ne pas réveiller le petit, mais celle-ci ne répondit pas. Comme il voulait monter, Mme Vincent lui dit : “Elle s’est endormie à côté de Vincent. Laisse-la et finissons d’arranger tout ici.” Alors ils mirent aux branches déjà chargées les polichinelles, les poupées et les petites inventions mécaniques achetées dans les boutiques en plein vent du jour de l’an. Le papa Vincent s’apprêtait à glisser dans les souliers de l’âtre un général et une trompette, quand il en fut empêché par la maman qui lui dit : “Non ! non ! Pas dans les souliers !… Ne mets rien dans les souliers, c’est mon affaire !…”
« Et elle étendit une nappe sur un coin de table, y disposa des verres, des assiettes et des gâteaux et sortit du buffet une bouteille de champagne. Enfin ils allumèrent les petites bougies roses de l’arbre de Noël. Ce fut une illumination. Il n’y avait rien de plus gai que cette salle ainsi parée à laquelle il ne manquait plus, pour que la fête commençât, que le petit Vincent-Vincent.
« – Je vais le réveiller ! dit la mère. Toi, attends-nous ici.
« – Et les souliers ? fit observer le père… Tu les oublies !
« – Je ne les oublie pas… C’est une surprise, tu verras !
« – Bien… bien !
« Elle entra une seconde dans la cuisine et là allongea le bras et prit, sous une caisse, un objet qu’elle dissimula vivement sous le mantelet qu’elle ne s’était pas donné le temps d’ôter depuis son retour…
« – Ah ! je t’y prends, cachottière… fit la voix de M. Vincent… Voyons, montre-moi ta surprise… À moi… à moi !…
« – Laisse-moi tranquille ! Tu es plus enfant que Vincent-Vincent, rentre dans la salle à manger.
« Il n’avait point l’habitude de lui résister… Il s’en fut se rasseoir en face de l’arbre de Noël. Quant à elle, elle grimpa rapidement au premier. Elle avait monté si vite l’escalier que, sur le palier, elle dut s’arrêter un instant, une main sur son cœur qui battait à l’étouffer. À sa droite, elle avait la porte entrebâillée qui ouvrait sur la chambre où dormait Vincent-Vincent ; à sa gauche, une porte fermée qui était celle de la chambre des époux. C’est vers celle-ci qu’elle se dirigea, tirant une clef de sa poche. Elle ouvrit cette porte, la referma derrière elle et fut dans une obscurité opaque. À tâtons, elle s’en fut à la cheminée, se heurtant à des objets qui entravaient sa marche. Enfin ses doigts rencontrèrent un bougeoir et une boîte d’allumettes et elle alluma.
Aussitôt la lueur encore hésitante de la bougie éclaira un affreux désordre. Les draps, les matelas arrachés du lit, la table de nuit et le guéridon renversés, des vases, des objets de toilette brisés, une armoire à glace pillée, du linge jeté un peu partout, un carreau brisé à la fenêtre ; enfin, sur le plancher, la trace gluante et charbonneuse des savates où s’étaient assourdis les pas des abominables visiteurs… Car, de toute évidence, cette chambre avait été cambriolée.
« La flamme de la bougie qu’agitait la brise du dehors ajoutait encore, par ses soubresauts, à l’horreur fantastique de cette vision de ravage. Sortir de la tiède atmosphère de fête, du doux enchantement de cette salle du rez-de-chaussée où tout est préparé pour la plus douce et la plus pure des joies de famille et se réveiller brusquement au centre de cette épouvante glacée, n’y avait-il pas là plus qu’il n’en fallait pour figer à jamais le cœur bourgeois de la bonne Mme Vincent ? En tout cas, même si ce cœur bat encore après une secousse pareille, de quelle inexprimable angoisse la mère du petit Vincent-Vincent doit-elle être saisie en songeant au bébé qui repose à deux pas de cet endroit funeste saccagé par le passage de cambrioleurs ainsi que par une trombe ?
« Eh bien ! non !… Mme Vincent qui se promène si précautionneusement au milieu de ce désordre, la bougie à la main et un couteau de l’autre – un énorme couteau de cuisine tout neuf, l’objet mystérieux qu’elle dissimulait tout à l’heure sous son mantelet –, Mme Vincent ne marque, par son attitude, ni surprise, ni effroi.
– Elle savait qu’il y avait eu un cambriolage ! Et elle l’avait caché à son mari pour ne pas gâter la fête, interrompit Bagatelle qui n’était point dépourvu de logique…
– Puisque je t’ai dit qu’il n’y avait pas eu de cambriolage !
– Tu deviens fou ou je deviens idiot !… Eh bien, et la femme, la fameuse femme, qu’est-ce qu’elle fait dans tout ça ?
– C’est la femme qui avait cambriolé !
– N… de D… Ma tête en pète !… Enfin… va !… Quand elle a vu ça, qu’est-ce qu’elle a fait, la mère Vincent ?…
– Elle a pénétré dans la chambre du petit Vincent-Vincent, elle a réveillé la bonne qui, en effet, s’était endormie, elle l’a renvoyée dans sa mansarde achever son sommeil que rien, à l’ordinaire, ne venait troubler. Et puis voici Vincent-Vincent qui ouvre ses yeux dans les bras de sa maman. Il ne crie pas. Il sait que c’est Noël. Il en a rêvé. Il se réveille avec l’idée fixe des trésors qui l’attendent en bas. Il frappe déjà l’une contre l’autre ses petites mains : “Noël ! Noël !” et il mange de baisers les joues de sa maman comme si elles étaient en nougat de Montélimar.
« Le petit est bientôt au centre des plaisirs. Il tend maintenant ses mains vers l’arbre de Noël. Il veut tout toucher, tout prendre, jouir de tout à la fois ! Mais tout à coup la joie de l’enfant est suspendue. Il a vu les petits souliers dans la cheminée et constate qu’ils sont vides. Et voilà qu’il pleure !… Vincent tourne vers sa femme un regard de reproche : “Pourquoi lui as-tu causé cette peine ?” Mais elle a déjà pris le petit dans ses bras, le câline, essuie ses larmes, le console : “Petit Jésus n’a pas voulu tout apporter ce soir. Il reviendra demain matin.
« – C’est bien vrai, maman ?
« – Oui, il y aura un beau cadeau dans tes souliers.”
« Confiant, Vincent-Vincent a retrouvé sa gaieté.
« – Mais quelle surprise lui réserves-tu donc ? demande tout bas le père.
« – Tu verras, tu verras ! répond-elle mystérieusement.
« Et Mme Vincent prend la bonne tête de l’époux, l’approche de celle du petit et les couvre toutes les deux de gros baisers passionnés qu’accompagnent des pleurs silencieux. Cette démonstration inattendue, et un peu nerveuse, n’est point sans inquiéter papa Vincent.
« – Tu me fais peur, souffle-t-il à sa femme.
« – Soupons, lui répond-on.
« Et ils soupent gentiment et l’on débouche le champagne et l’enfant a le droit de tremper ses lèvres dans la mousse, après quoi il se rendort, des joujoux plein les bras, sur les genoux de son père.
« – Monte-le ! dit la maman. Veille-le deux minutes pour être sûr qu’il est bien endormi. Moi, je souffle les bougies de l’arbre pour qu’il n’arrive pas d’accident et je monte dans la chambre.
« Vincent obéit. De son côté, Mme Vincent a accompli sa besogne. Il n’y a plus que de l’obscurité là où tout à l’heure rayonnait l’arbre de Noël. Elle gravit l’escalier éclairé par la faible lueur qui vient de la porte de la chambre du petit, entrouverte. On dirait que les jambes de la bonne dame ont peine à la soutenir tant elle s’accroche à la rampe, comme si elle redoutait de tomber. Arrivée au palier, elle pousse un soupir. “Qu’est-ce que tu as ?” demande la voix sourde du père, dans la chambre du petit.
« Mais maman Vincent ne répond pas. Elle n’a plus la force de prononcer une parole. Elle détourne la tête et pénètre dans la chambre saccagée dont elle a quelque peine à ouvrir la porte… Elle allume la bougie… Elle revoit l’horreur… Elle se saisit du couteau, du grand couteau de cuisine tout neuf et si aigu… si bien affilé… et elle attend derrière la porte à demi poussée… M. Vincent, dans l’autre chambre, lui parle… Elle ne répond toujours pas… Voici les pas de l’homme sur le palier, elle l’attend…
« Papa Vincent apparaît, sa large poitrine bien éclairée par la lueur rougeâtre de la bougie à la flamme vacillante. Il dit :
« – Pourquoi ne me réponds-tu pas, ma ché…
« Mais il n’a pas le temps de terminer sa phrase. Maman Vincent a allongé le bras et a frappé deux coups terribles… L’homme s’est abattu en poussant un cri… Mais elle s’est jetée sur lui et lui met la main sur la bouche : “Tais-toi… Tais-toi !…
« – Ah ! c’est toi ! fait l’homme qui râle… c’est toi !…
« – Oui, c’est moi… tais-toi !” L’homme, entre deux hoquets, trouve encore la force de dire : “Ferme au moins… la porte…”
« Elle se traîne jusqu’à la porte, la referme et revient près du grand corps sanglant qu’elle regarde maintenant avec des yeux qu’emplissent les larmes de l’épouvante.
« – Ma chérie… ma chérie… soupire le malheureux… tu as bien fait… mais as-tu bien tout préparé ?… On ne se doutera pas ?…
« – Non ! non !… on ne se doutera de rien !… Et elle s’allonge près de lui et colle ses lèvres à celles de sa victime.
« – Tu me pardonnes ?
« – Si je te pardonne… Tu as… eu… plus de courage que… moi !…
« – Ne dis pas ça !… Si je t’avais laissé faire… tu te serais tué et on aurait cru que tu t’étais suicidé… J’ai simulé un cambriolage…
« – Tu as bien fait… oui… c’est la déroute complète… C’est pire encore que ce que je t’ai dit avant-hier !… La débâcle !… plus un sou !… le directeur en fuite… Toutes les économies des employés englouties… Tu as bien fait, ma chérie !
« Il ferma les yeux et ne dit plus rien… Elle le crut mort… elle souleva doucement le couteau de l’horrible plaie… Alors les paupières du père Vincent se soulevèrent encore…
« – Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il dans un souffle.
« – Rien !…
« – Ne touche pas… fit-il encore… Ne touche pas au couteau.
« – Tais-toi, mon chéri… Il faut… tu comprends… qu’on m’interrogerait… Il faut… il faut que je ne puisse pas répondre… il faut qu’on nous ait assassinés… tous les deux ! Tu comprends ? Vincent !… Si tu pouvais… ne meurs pas avant moi, mon chéri… Attends ! Attends ! Tiens ! Donne-moi ta main… Aide-moi !… Rends-moi à ton tour ce service-là… Aide-moi… Vincent… là… comme ça… fort !… Ah ! Ah !…
« Aidée de la main de Vincent, elle s’enfonça… posément… fortement… le couteau dans le cœur… et elle mourut en murmurant : “Vincent-Vincent !… cent mille francs dans… tes souliers…”
Jean-Joseph s’était repris à chialer. Il dit :
– Le père Vincent ne mourut que le lendemain. Il eut le temps de m’expliquer qu’il n’aurait jamais pu continuer à payer l’assurance sur la vie qu’il avait contractée sur la tête du petit. Ils étaient trop vieux pour se remettre au travail… De cette façon, ils étaient sûrs que Vincent-Vincent continuerait, lui, à ne manquer de rien !
Bagatelle ne blaguait plus.
– Alors l’histoire de femme, demanda-t-il, c’était celle de la mère Vincent ?
– Oui, répliqua Jean-Joseph… Tu en as souvent vu, toi, des gens qui s’aiment comme ça ?
– Peuh ! fit Bagatelle en se secouant, c’est une histoire d’amour… Je ne dis pas non !… Mais ça n’est pas ça qu’on peut appeler une histoire épouvantable !…
– Le pire, tu l’ignores, Bagatelle, reprit Joseph d’une voix devenue subitement sourde… Après enquête, l’assurance n’a pas payé…