LA FEMME AU COLLIER DE VELOURS{7}

 

– Vous dites que toutes les histoires de vendettas corses se ressemblent ! fit l’ex-capitaine au long cours Gobert au vieux commandant Michel, eh bien ! j’en connais une, moi, qui laisse loin derrière elle tous les pauvres petits drames du maquis et qui m’a fait frissonner jusqu’aux moelles, je vous le jure !

– Oui, oui, répliqua le commandant, sceptique comme il convient à un homme qui prétend connaître les plus belles aventures du monde et qui ne croit guère à celles des autres… Oui… oui… encore quelques coups de fusil… Mais racontez toujours, nous n’avons rien de mieux à faire que de vous entendre…

Et il commanda une nouvelle tournée apéritive pour les camarades qui venaient là, tous les soirs, bavarder, autour des soucoupes du Café de la Marine, à Toulon.

– D’abord, commença Gobert, il ne s’agit point de coups de fusil… et ma vengeance corse, à moi, ne ressemble certainement à rien de ce que vous avez entendu jusqu’ici, à moins cependant que vous ne vous soyez arrêtés, comme moi, il y a une trentaine d’années, à Bonifacio, auquel cas vous avez pu la connaître, car l’histoire, qui fut retentissante, en courait la ville.

Mais pas un de ceux qui étaient là, autour des soucoupes, n’avait fait la rare escale de Bonifacio.

– Cela ne m’étonne pas, exprima Gobert, on n’a guère l’occasion de visiter cette petite cité, l’une des plus pittoresques de la Corse. Et cependant, tout le monde l’a vue de loin, en passant sur la route d’Orient ! Tout le monde a salué son antique citadelle, ses vieilles murailles jaunies, ses tours crénelées accrochées au rocher comme un nid d’aigles…

– L’histoire !… L’histoire !… clamèrent les autres, impatients… Pas de littérature !…

– Eh bien, voilà !… À cette époque, j’étais lieutenant de vaisseau et commandais un torpilleur qui fut désigné pour faire partie de l’escadre qui accompagnait le ministre de la Marine dans un voyage d’études en Corse. Il s’agissait alors de créer dans l’île des postes de défense mobile, et même mieux que cela. Vous savez qu’il a été question, à un moment, de transformer la rade de Porto-Vecchio, aussi vaste que celle de Brest, en un véritable port de guerre. Le ministre visita d’abord Calvi, Bastia, et nous revînmes l’attendre à Ajaccio, cependant qu’il traversait toute l’île en chemin de fer, par Vizzavona où il s’arrêta pour déjeuner et où il fut reçu en grande pompe par une délégation des bandits, sortis le matin même du maquis pour venir lui présenter leurs hommages.

« Le fameux Bella Coscia commandait lui-même les feux de salve et fut félicité par le ministre qui admira sa belle prestance, son beau fusil, dont la crosse sculptée portait autant de crans qu’il avait fait de victimes, et son beau couteau dont Edmond About lui avait fait cadeau, en lui recommandant de ne point le laisser dans la plaie !

– Oui, oui ! Toutes les blagues, interrompit le commandant Michel, bourru… Toutes les blagues !

– Comme vous le dites si bien, mon cher commandant… Toutes les blagues… Mais, attendez ! Nous arrivons aux choses sérieuses. Nous partîmes d’Ajaccio et arrivâmes vers le soir à Bonifacio. Et, pendant que les gros navires continuaient leur chemin jusqu’à Porto-Vecchio, moi, je fus de ceux qui accompagnèrent le ministre à terre. Il y avait naturellement fête, dîner de gala et, le soir, réception dans les salles de la mairie.

« Bonifacio, situé en face de la menaçante Magdelana, demandait un poste de défense mobile. Pour l’obtenir, la ville fit mille grâces, sortit ses plus magnifiques atours, ses plus belles fleurs, ses plus belles femmes, et vous savez si les femmes corses sont jolies ! Au dîner, nous en vîmes quelques-unes qui étaient d’une beauté vraiment remarquable. Comme j’en félicitais mon voisin de table, un brave homme charmant et terriblement frisé, gros garçon débonnaire que chacun appelait Pietro-Santo et qui était alors secrétaire de mairie, il me dit : « Attendez la femme au collier de velours !

« – Elle est encore plus belle que celle-ci ? demandai-je en souriant.

« – Oui, répondit-il, sans sourire… Encore plus belle… mais ce n’est pas le même genre… »

« En l’attendant, nous nous mîmes à causer des mœurs du pays. L’esprit encore hanté de toutes les histoires de brigands que mes camarades, qui avaient accompagné le ministre à Vizzavona, m’avaient racontées et de cette réception d’opéra-comique à laquelle avait présidé Bella-Coscia, l’homme aux belles cuisses, je trouvai plaisant et même poli de mettre en doute le caractère dangereux de ces brigandages, à une époque où la Corse nous apparaissait au moins aussi civilisée que bien des départements touchant de plus près à la métropole.

« – La vendetta, me dit-il, continue à être aussi en honneur chez nous que le duel chez vous. Et quand on s’est vengé, on devient brigand. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ?… Certes, continua-t-il, il faut le déplorer. Moi, je suis le plus débonnaire des hommes, j’ai été élevé au fond d’une boutique d’antiquaire et, je vous le dis comme je le pense, je regrette de voir certains de mes compatriotes encore si sauvages, dès que l’honneur de leur maison, comme ils disent, est en jeu !

« – Vraiment, vous m’étonnez, fis-je en lui montrant toutes les bonnes figures réjouies du banquet.

« Il hocha la tête : « Ne vous y fiez pas ; le rire chez eux se change vite en un rictus diabolique. Regardez-moi ces yeux de jais, brillants d’une franche allégresse… Demain, ils refléteront la haine et toutes les passions de la vendetta, et ces mains fines, délicates, qui affectent de se serrer en une étreinte d’ardente amitié, ne cessent de jouer, croyez-moi, avec une arme cachée !

« – Je croyais qu’on ne retrouvait plus ces mœurs qu’au fond des lointaines campagnes !

« – Monsieur, je vais vous dire, le premier mari de la femme au collier de velours était maire de Bonifacio ! »

« J’allais demander une explication devenue nécessaire, quand on frappa sur les verres pour réclamer le silence. C’étaient les discours qui commençaient. On passa ensuite dans le salon de réception. Et c’est là que je vis la femme au collier de velours.

« Pietro-Santo, qui ne m’avait point quitté, n’eut point besoin de me l’indiquer. Je la devinai tout de suite, d’abord à son étrange beauté funèbre, ensuite à son collier qui découpait une large marge noire au bas de son col nu, mince et haut. Ce collier était placé très bas, à la naissance des épaules, et le cou n’en paraissait que plus haut, ne remuant pas, portant la tête avec une rigidité et un orgueil inflexibles, une admirable tête d’une régularité de lignes hellénique, mais si pâle, si pâle, qu’on eût pu la croire vidée de tout son sang et de toute sa vie, si deux yeux de feu n’eussent brillé dans cette face de marbre, d’un éclat insoutenable.

« Tous baissaient les paupières et penchaient la tête sur son passage, la saluant avec une sorte d’effroi et de recul instinctif qu’il m’était facile de saisir, ce qui déjà m’intriguait au plus haut point. Son beau corps était moulé dans un fourreau de velours noir et elle s’avançait, glissait au milieu de tous, avec sa tête si pâle et si tragiquement surélevée au-dessus des épaules nues par le ruban de velours qu’on eût dit le fantôme orgueilleux d’une reine défunte et martyre. Quand elle fut passée, je communiquai mon impression mortuaire à mon cicérone qui me répondit : « Rien d’étonnant à cela, elle a été guillotinée !

« – Vous dites ?… »

« Mais il ne put me répéter, sur-le-champ, son impossible phrase. La femme au collier de velours, après avoir salué le ministre, revenait de notre côté et tendait la main à mon ami, le secrétaire de mairie : « Bonsoir, et bonne fête, Zi{8} Pietro-Santo ! » lui fit-elle du haut de sa tête, qui ne remuait pas.

« L’autre s’inclina en balbutiant, et elle passa. Tous la suivaient des yeux et un grand silence s’était fait. Je m’aperçus alors qu’elle était accompagnée d’un beau garçon d’une trentaine d’années, bien taillé, bien découplé, et remarquable par ce profil de médaille antique commun à presque tous les Corses et qui leur donne si souvent un air de famille avec le grand empereur. À ce moment, le couple disparut, tandis qu’autour de moi j’entendais des « Jésus-Maria ! » et qu’un vieux de la montagne récitait tout haut un ave.

« – Ils ne restent pas longtemps, expliqua Pietro-Santo, parce qu’ils ne sont pas bien avec le maire actuel, Ascoli. Oui, la belle Angeluccia, que vous venez de voir, aurait bien voulu que son second mari, le seigneur Giuseppe Girgenti, s’installât à la mairie, comme le premier. Elle a toujours été fière et ambitieuse. Mais leur liste a été battue aux dernières élections, et je crois bien qu’elle le sera toujours, ajouta-t-il, à cause de cette histoire de guillotine !

« Je sursautai et pris mon homme par le bras : « Ah ! vous voudriez bien savoir… Tenez, voilà déjà le maire qui raconte l’histoire au ministre… Mais il ne la sait pas aussi bien que moi… Moi, voyez-vous, mon capitaine, j’étais de la maison… et j’ai tout vu ! Jusqu’au fond du panier !…

« – Pietro-Santo, aimez-vous les bons cigares ? Des cigares comme vous n’en avez jamais fumé ? »

« Pietro-Santo aimait les bons cigares… Je l’emmenai à mon bord, car je ne voulais point, vous pensez bien, quitter Bonifacio sans savoir exactement ce que c’était que cette histoire incompréhensible de guillotine.

« – Ainsi, fis-je en riant, pour amorcer la conversation, dès que nous fûmes installés dans mon carré… Ainsi, cette femme a été guillotinée ?

« – Ah ! monsieur, vous avez tort de rire, répliqua-t-il le plus sérieusement du monde : elle a été guillotinée, comme je vous le dis, et cela devant la plupart des gens que vous avez vus ce soir, se signant et récitant des ave aussitôt qu’elle fut passée !…

« Et comme j’ouvrais des yeux énormes, Pietro-Santo m’expliqua simplement : « C’est pour cacher la cicatrice qu’elle porte toujours son collier de velours !

« – Monsieur Pietro-Santo, vous vous moquez de moi ! Je demanderai à la belle Angeluccia de retirer son collier sous mes yeux, car je serais curieux de voir cette cicatrice-là… »

« Le secrétaire de la mairie secoua la tête : « Elle ne l’ôtera point, monsieur, car tout le monde sait ici que si elle l’ôtait, sa tête tomberait ! » Et le bon Pietro se signa, à son tour, avec son cigare. Je le regardais, sous la lueur de ma lampe. Il avait, avec ses cheveux bouclés, une bonne figure bouffie d’ange effaré d’avoir aperçu le diable. Il poussa un soupir en disant : « Cet Antonio Macci, le premier mari d’Angeluccia, était cependant le meilleur des hommes ! Qui est-ce qui aurait jamais cru cela de lui ? Je l’aimais, monsieur, car il avait été bon pour moi. J’avais été élevé dans sa boutique. Antonio était antiquaire, célèbre dans toute la Corse, et bien connu des touristes, auxquels il a vendu autant de souvenirs de Napoléon et de la famille impériale qu’il en pouvait fabriquer. On en était réduit là, monsieur, parce que la rage des amateurs ne saurait se contenter de souvenirs authentiques et Antonio avait fait une jolie fortune en ne mécontentant personne, ne s’en tenant point du reste aux Bonaparte, et il ne manquait jamais l’occasion d’enrichir ses collections d’un tas de bibelots de l’époque révolutionnaire qu’il revendait toujours un bon prix aux Anglais et aux Américains, lesquels ne descendaient jamais dans l’île sans lui faire une petite visite. De temps en temps, nous faisions ensemble un court voyage sur le continent pour renouveler nos collections. C’est ainsi que je l’accompagnai la dernière fois qu’il s’en fut à Toulon, après qu’il eut lu dans un journal de l’île que l’on allait y procéder à une vente des plus intéressantes et qui ne manquerait point de faire quelque réclame aux acheteurs.

« “C’est ce jour-là, monsieur, que nous acquîmes un relief de la Bastille pour 425 francs, le lit du général Moreau pour 215 francs, une bague à chaton-cercueil où restaient enfermés les cheveux de Louis XVI pour 1 200 francs, enfin, la fameuse guillotine qui, paraît-il, avait servi à Sanson, sur une enchère de 921 francs, exactement ! C’était donné ! Aussi nous revînmes fort joyeux à la maison. Sur le quai, nous trouvâmes Angeluccia et son cousin Giuseppe, qui nous attendaient, en même temps que le premier adjoint et une délégation du conseil municipal, car, comme je vous l’ai dit, Antonio, dont le commerce était prospère, et qui était considéré comme l’homme le plus raisonnable de la ville, avait été nommé maire. Il avait alors une quarantaine d’années, vingt ans de plus que sa femme qui en a trente aujourd’hui. Cette différence d’âge n’empêchait point Angeluccia d’aimer bien son mari ; mais Giuseppe, qui avait vingt ans, comme Angeluccia, adorait sa cousine. Chacun avait pu s’en apercevoir rien qu’à la façon dont le malheureux garçon la regardait. Quoi qu’il en fût, je dois dire que je n’avais jamais surpris, pour ma part, dans la conduite de l’un et de l’autre, de quoi donner ombrage au mari. Angeluccia agissait, en tout du reste, avec trop de droiture et d’honnêteté pour que le pauvre Giuseppe, à mon avis, eût quelque chance de lui faire oublier ses devoirs. Et je ne pensais point qu’il eût l’audace de tenter jamais une pareille aventure. Il aimait Angeluccia, voilà tout. Et mon maître le savait aussi bien que nous tous. Sûr de sa femme, il en riait quelquefois avec elle. Charitablement, Angeluccia le priait d’épargner le pauvre cousin et de ne point trop se gausser de lui, car jamais Antonio ne retrouverait un pareil ouvrier pour imiter et refaire au besoin l’Empire et le Louis XVI. Giuseppe, en effet, était un véritable artiste. De plus, il connaissait tous les secrets industriels de son maître et savait naturaliser les petits oiseaux. Antonio ne pouvait se passer de Giuseppe. Et c’était là la raison, certainement, pour laquelle il montrait tant de complaisance envers un ouvrier qui avait des yeux aussi éloquents quand ils regardaient sa femme.

« “Giuseppe était toujours un peu mélancolique à cause de son amour. Angeluccia, elle, n’avait point encore cette beauté funèbre que lui avez vue. Elle souriait volontiers et accueillait toujours son époux, comme une brave petite femme qui n’a rien à se reprocher. On fêta joyeusement notre retour.

« “Angeluccia avait préparé un excellent dîner auquel furent invités l’adjoint et quelques amis. Tout le monde demandait des nouvelles de la guillotine, car le bruit s’était répandu des sensationnelles acquisitions d’Antonio et chacun voulait les voir.

« “– Est-ce qu’elle marche encore ? demandait l’un.

« “– Si tu veux l’essayer…, répondait en riant le maître de la maison.

« “Antonio, auprès de qui je me trouvais à ce moment, laissa tomber par mégarde sa serviette. Il se baissa rapidement pour la ramasser, mais j’avais déjà prévenu son mouvement et ma tête fut en même temps que la sienne sous la table et ma main sur le linge. Je me levai en lui rendant cette serviette et, sous un prétexte quelconque, je sortis. Je ne voulais pas avoir de témoins de mon émoi, car je suffoquais. Dans le magasin, je me laissai tomber sur une chaise et je réfléchis que, de la façon dont je m’étais précipité sous la table et dont ma tête se trouvait placée, il avait été impossible à Antonio d’apercevoir ce que j’avais vu, de mes yeux, hélas, vu. Du reste, le calme avec lequel il s’était redressé et avait reçu de mes mains la serviette et la tranquillité avec laquelle il avait continué de s’intéresser à la conversation devaient me rassurer. Je rentrai dans la salle à manger où le repas se terminait le plus gaiement du monde. L’adjoint, qui est le maire d’aujourd’hui, insistait pour qu’on montât tout de suite la guillotine. Antonio, lui, répondit que ce serait pour une autre fois, quand elle serait réparée, arrangée comme il convenait, car je connais mes Américains, conclut-il, ils ne me l’achèteront que si elle fonctionne bien !

« “On se sépara et, tout le reste de la journée, je ne pus regarder sans frémir Angeluccia qui embrassait gentiment son mari et lui faisait mille amitiés. Je ne pouvais imaginer que tant de dissimulation fût possible chez une jeune personne d’aspect aussi candide. Sous la table, au dîner, j’avais vu le petit pied d’Angeluccia, étroitement, amoureusement serré entre les deux pieds de Giuseppe. Le mouvement même qu’elle avait fait pour le retirer m’avait dénoncé le crime.

« “Au magasin, la vie reprit son cours normal. Quelques clients étrangers s’étaient présentés pour la fameuse guillotine, mais le maître avait répondu qu’elle n’était point prête et qu’il ne la vendrait que lorsqu’elle serait présentable, c’est-à-dire lorsqu’elle aurait subi les réparations nécessaires. De fait, on y travaillait en secret dans les sous-sols. Nous l’avions montée et démontée plusieurs fois. Toute vermoulue et disloquée, nous essayions de la retaper, de lui retrouver son parfait équilibre et le jeu glissant du couteau. Cette besogne qui me répugnait semblait plaire au contraire à Antonio. Comme nous approchions de la fête d’Angeluccia, qui se confond avec celle de la Pentecôte, date où il est d’usage, chez nous, que le maire offre quelques réjouissances à ses administrés, mon maître nous prévint qu’il avait résolu de donner une fête costumée du temps de la Révolution, ce qui lui permettrait de montrer au dessert sa fameuse guillotine que personne n’avait encore vue : ce serait le bouquet !

« “À Bonifacio, on est très friand de ce genre de divertissements, reconstitutions historiques et autres cavalcades. Angeluccia sauta au cou de son mari et ce fut la première qui demanda à être habillée en Marie-Antoinette.

« “– Et à la fin de la fête, on te guillotinera ! ajouta Antonio en éclatant de rire.

« “– Pourquoi pas ? reprit Angeluccia, ce sera très amusant !

« “Quand on sut quel genre de fête le maire allait donner, tout le monde voulut en être. On ne fit que s’y préparer pendant les quinze jours qui nous séparaient de la Pentecôte. Le magasin ne désemplissait pas. On venait demander des conseils, consulter des estampes. Antonio devait représenter Fouquier-Tinville, le terrible accusateur public. Giuseppe devait faire Sanson, le bourreau, et moi, je serais modestement un aide du bourreau.

« “Le grand jour arriva. Dès le matin, nous avions vidé le magasin de tous les objets qui l’encombraient et monté la guillotine que nous fîmes fonctionner à plusieurs reprises avec le couteau de carton et de papier d’argent que Giuseppe avait fait fabriquer pour que, d’après le désir d’Angeluccia, nous puissions jouer la comédie jusqu’au bout.

« “Tout l’après-midi, on dansa. Le soir, il y eut bal dans la salle de la mairie. On buvait à la santé de M. le Maire et l’on trinquait à celle de sa gentille épouse, la reine Angeluccia, qui présidait à la fête dans les atours de Marie-Antoinette au temps de la captivité de la Conciergerie. Cette toilette simple et modeste, telle qu’en pouvait montrer une pauvre femme destinée à un aussi poignant malheur, lui seyait plus qu’on ne saurait le dire, et je n’oublierai jamais, quant à moi, la grâce altière avec laquelle son beau col tout nu et tout blanc sortait de son fichu croisé si joliment sur sa poitrine. Giuseppe la dévorait des yeux et, en surprenant la flamme trop visible qui consumait l’imprudent garçon, je ne pouvais m’empêcher de regarder du côté d’Antonio, lequel manifestait une gaieté extraordinaire. C’est lui qui, à la fin du repas, donna le signal de l’effroyable comédie : dans un discours fort bien tourné, ma foi, il prévint que quelques-uns de ses amis et lui-même avaient préparé une petite surprise qui allait consister à faire revivre une des heures les plus tragiques de la Révolution et que, puisque la ville de Bonifacio avait le bonheur exceptionnel de posséder une guillotine, on allait s’en servir pour guillotiner Marie-Antoinette !

« “À ces mots, les bravos et les rires éclatèrent et l’on fit une ovation à la belle Angeluccia qui s’était levée et qui déclarait qu’elle saurait mourir courageusement comme c’était son devoir de reine de France. Il y eut alors des roulements de tambour et le chant de la Carmagnole éclata dans la rue. On se précipita aux fenêtres. Il y avait là une mauvaise charrette tirée par une pauvre haridelle et entourée de gendarmes, de pourvoyeurs de guillotine, coiffés du bonnet phrygien, et d’horribles tricoteuses qui dansaient et criaient en réclamant l’Autrichienne ! On se serait cru en 93 !

« “Chacun s’était prêté à ce jeu sans y voir malice. Il n’y eut que lorsque Angeluccia fut montée sur la charrette, les mains liées derrière le dos, et que le singulier cortège se fut mis en marche au son sourd des tambours dont Antonio avait réglé le rythme funèbre, que plus d’un fut pris d’un frisson et comprit qu’une telle mascarade pouvait bien toucher au sacrilège. C’était fort impressionnant. La nuit était venue. La lueur dansante des flambeaux donnait déjà à Angeluccia une sorte de beauté d’outre-tombe. Sans compter qu’elle se tenait droite, le front altier, comme bravant la populace et dans cette attitude de marbre qu’a consacrée le crayon de David.

« “On arriva à la maison d’Antonio. Là, ce fut une bousculade où les rires reprirent de plus belle. Antonio était déjà dans le magasin, donnant la dernière main aux préparatifs et plaçant aussi bien qu’il le pouvait une assemblée de choix qu’il avait introduite par la porte de derrière. On était fort entassé là-dedans et très excité à voir de près la fameuse guillotine. Mon maître réclama énergiquement le silence, et il commença à faire un cours très sérieux sur les vertus de son instrument. Il énuméra tous les nobles cous qui, affirmait-il, avaient été glissés dans cette lunette et il exhiba le vrai couteau tel qu’il l’avait acheté.

« “– Si vous voyez là-haut un couteau en carton, ajouta-t-il, c’est que j’ai voulu vous montrer, grâce à ce stratagème, comment fonctionnait ma guillotine. »

« “– Alors, il se tourna du côté de Giuseppe et il dit :

« “– Es-tu prêt, Sanson ? » Sanson répondit qu’il était prêt. Alors, l’autre commanda :

« “– Amène l’Autrichienne !

« “Giuseppe et moi couchâmes aussitôt Marie-Antoinette-Angeluccia sur la bascule et ce fut Antonio lui-même qui rabattit la partie supérieure de la lunette. À ce moment, tous les rires s’étaient tus et il y eut, dans toute l’assemblée, comme une espèce de gêne. Tout cela avait beau être de la comédie, la vue de ce joli corps étendu sur la planche fatale évoquait devant les esprits les plus grossiers d’autres corps qui s’étaient véritablement couchés là pour mourir. Il ne fallut rien moins pour ramener momentanément la gaieté que la vision assez curieuse de la figure amusée d’Angeluccia qui regardait si drôlement tout son monde d’invités pendant que son mari donnait la dernière explication sur le déclic, sur le panier qui recevait le corps et sur celui qui recevait la tête.

« “Or, tout à coup, comme nous regardions Angeluccia, nous vîmes sa physionomie changer brusquement et exprimer une terreur indicible. Ses yeux s’étaient effroyablement agrandis et sa bouche s’entrouvrit comme pour laisser échapper un son qui ne voulait pas sortir. Giuseppe, qui était derrière la guillotine, ne voyait rien de cela, mais moi, qui étais sur le côté, je fus frappé comme tous ceux qui m’entouraient de cette horrible métamorphose. Nous avions vraiment là la vision d’une tête qui, réellement, savait qu’elle allait être décollée. Les rires s’étaient tus devant nous et certains même des invités s’étaient reculés comme sous le coup d’un effroyable… effroi. Quant à moi, je m’étais encore approché, car je venais de m’apercevoir que les yeux épouvantés d’Angeluccia fixaient quelque chose au fond du panier qui devait recevoir la tête. Et je regardai dans ce panier dont Antonio avait, en dernier lieu, relevé le couvercle, et voici ce que je lus, moi aussi, comme lisaient les yeux d’Angeluccia. Voici ce que je lus sur une petite pancarte attachée au fond du panier :

Prie la Vierge Marie, Angeluccia, épouse d’Antonio, maîtresse de Giuseppe, car tu vas mourir !

« “Je poussai une exclamation sourde et me retournai comme un fou pour arrêter la main de Giuseppe qui, sur un signe d’Antonio, appuyait sur le déclic. Hélas ! J’arrivai trop tard ! Le couteau tombait et ce fut terrible !… La malheureuse jeta un cri effrayant et arrêté net qui retentit toujours à mes oreilles… Et, tout de suite, son sang jaillit sur l’assistance qui en fut couverte et qui s’enfuit, éperdue, avec de délirantes clameurs. Je m’évanouis. »

« Ici, le bon Pietro-Santo se tut et il était devenu si pâle à l’évocation de cette scène macabre que je crus qu’il allait encore se trouver mal. Je lui rendis quelques forces avec un bon verre de vieille grappa dont on m’avait fait cadeau au Mourillon.

* * * * *

« – Tout de même, lui dis-je, Angeluccia n’était pas morte, puisque je l’ai revue vivante.

« Il poussa un soupir et hocha la tête : « Êtes-vous bien sûr qu’elle est encore vivante, cette femme-là ? dit-il. Il n’y a pas de gens d’ici qui, en la voyant passer, la tête si droite et qui ne remue jamais, pensent que cette tête ne tient sur les épaules que par quelque miracle de l’au-delà, d’où la légende du collier de velours. C’est qu’elle a l’air vraiment d’un fantôme… Quand elle me serre la main, je sens sa peau glacée et je frissonne. C’est enfantin, je le sais bien, au fond, mais tout a été si singulier dans cette affaire qu’il faut excuser les contes fantastiques de nos gens de la montagne. La vérité, évidemment, est qu’Antonio avait mal calculé son affaire, que sa vieille machine ne fonctionnait pas bien, que le couteau était dérangé, que le cou de cette pauvre Angeluccia était trop engagé dans la lunette, de telle sorte qu’elle a été frappée maladroitement à la naissance des épaules. Ce n’est point la première fois qu’un accident de ce genre se produit et l’on rapporte que, pour certains condamnés, il a fallu s’y reprendre à cinq fois. Giuseppe a raconté que la blessure était assez large, il n’y a que lui qui l’ait vue avec le médecin qu’il avait fait chercher. Tout le monde s’était sauvé et Antonio avait disparu. Vous comprenez que cette circonstance n’a point été étrangère à la formation de la légende. Tous ceux qui avaient assisté à l’affaire s’étaient répandus dans la ville en racontant qu’Angeluccia avait été guillotinée et qu’ils avaient vu tomber sa tête dans le panier. Alors, quand, quelques semaines après, on a vu réapparaître Angeluccia avec sa tête immobile sur les épaules et reliée au corps par le ruban de velours qui était destiné à cacher la cicatrice, les imaginations n’ont plus connu de frein. Et, moi-même, je vous avouerai qu’il y a des moments où, quand je regarde Angeluccia et son cou qui vous hypnotise, je ne voudrais pas dénouer le ruban de velours !

« – Et qu’est devenu Antonio dans tout cela ?

« – Il est mort, monsieur… Ou, du moins, on le dit… Enfin, son acte de décès a été dressé puisque Giuseppe et Angeluccia se sont mariés. On a trouvé près des grottes son corps à moitié mangé par les poissons et les oiseaux de mer et tout défiguré. Cependant, il n’y avait pas de doute à cause des habits et des papiers trouvés sur lui… Il a dû s’enfuir, persuadé qu’Angeluccia avait succombé, et il se sera jeté du haut du rocher. Ah ! Il avait bien ruminé sa vengeance et l’avait préparée comme on fait toujours ici, en sournois. Tout de même, je suis encore étonné de la façon dont il avait su dissimuler depuis le jour où il avait vu, comme moi, le pied d’Angeluccia entre ceux de Giuseppe, sous la table. Il avait, de son côté, fabriqué un couperet et une masse qui, extérieurement, ressemblaient à ceux de Giuseppe, mais qui cachaient, sous le carton et le papier d’argent, l’arme du crime… Si vous voulez voir l’instrument, il est encore à Ajaccio, entre les mains d’un vieux magistrat qui se l’est approprié, après que la justice eut informé. »

* * * * *

– Votre histoire, concéda le commandant Michel au capitaine Gobert, votre histoire est, en effet, assez épouvantable !

– Elle n’est point finie, commandant ! expliqua Gobert en réclamant encore le silence pour quelques instants. Laissez-moi terminer, et vous verrez qu’elle l’est tout à fait ! Je n’en connus la fin que plus tard, à un second voyage que je fis à Bonifacio – et c’est encore le bon Pietro-Santo qui me la rapporta. Mais jugez tout d’abord de mon prodigieux ébahissement quand, lui ayant demandé des nouvelles de la femme au collier de velours, il me dit le plus sérieusement et le plus sinistrement du monde : « Monsieur, c’est la légende qui avait raison, Angeluccia est morte le jour où on a touché à son collier !

« – Comment cela ? m’écriai-je. Et qui donc lui a détaché son collier ?

« – Moi, monsieur ! Et sa tête est tombée ! »

« Comme je continuais de regarder Pietro-Santo en me demandant avec inquiétude s’il n’était pas devenu fou, il m’expliqua que, pour beaucoup, la mort d’Antonio était restée douteuse et qu’en particulier le maire qui nous avait reçus lors du passage du ministre, un certain Ascoli, savait pertinemment à quoi s’en tenir, persuadé qu’il avait rencontré, un jour de chasse dans la montagne, Antonio presque nu et vivant comme une bête sauvage. Il avait essayé de lui parler, mais l’autre s’était enfui.

« Or il arriva qu’aux élections municipales Giuseppe, qui s’était à nouveau présenté contre Ascoli, passa, cette fois, avec sa liste. Pendant toute la période électorale, Ascoli avait prétendu que Giuseppe Gergenti était indigne d’occuper un siège à la mairie, s’étant fait le complice d’une femme bigame. Et il affirmait qu’Antonio vivait encore. Après qu’il eut été battu, la rage de l’ancien maire ne connut plus de bornes. Il résolut d’aller chercher lui-même Antonio dans la montagne. Il lui fallut plusieurs mois pour le joindre, mais il parvint à ses fins. Antonio qui, depuis dix ans, n’avait adressé la parole à personne apprit que sa femme n’était pas morte, comme il le pensait, et qu’elle vivait heureuse au bras de Giuseppe, dans cette mairie dont il avait été lui-même le maître, au temps où il se croyait aimé d’Angeluccia.

« – Ce qui se passa alors, me dit d’une voix sourde Pietro-Santo en se signant, dépasse toute imagination et ferait reculer d’horreur les démons de l’enfer ! Jésus-Maria ! Je vivrais mille ans… Mais, tenez, monsieur, la vérité tient en peu de mots !… C’était un soir comme celui-ci, doux et lumineux, je revenais, comme maintenant, de conduire des amis aux grottes et j’étais assis au gouvernail de la petite barque qui nous ramenait au port quand, en passant au pied du rocher, j’entendis une mélopée dont le son nous fait toujours tressaillir, une psalmodie que nous appelons ballatare et qui est bien connue chez ceux d’entre nous dont les familles ont à se venger de quelque affront mortel. Je levai la tête. Un homme était debout, là-haut, sur la falaise qui lui faisait une sorte de piédestal. Quoiqu’il fût habillé de haillons, il portait fièrement son fusil sur l’épaule et il chantait. Soudain, les derniers rayons du soleil couchant l’éclairèrent en plein. Je poussai un cri : Antonio !… C’était lui ! C’était lui ! Ah ! J’étais sûr que c’était lui ! Sa fatale chanson, son air exalté, tout me prouvait qu’il n’était point revenu dans nos parages, après avoir fait le mort pendant plus de dix ans, sans nourrir un abominable dessein ! Heureusement qu’avec ma petite barque je pouvais être arrivé chez Giuseppe et Angeluccia avant qu’il n’eût eu le temps de tourner le port. Je me jetai sur les rames et bientôt je débarquai. La première personne que je rencontrai fut justement Giuseppe qui revenait de la mairie et rentrait chez lui. Je remerciai le ciel d’arriver encore à temps et je criai à cet homme de se hâter, qu’un malheur irréparable le menaçait, que je venais de voir Antonio, Antonio lui-même, vivant… et se dirigeant vers la ville !

« “Pendant qu’il m’interrogeait et que je lui répondais, nous courions et nous arrivâmes ainsi, haletants, à la maison où Giuseppe avait laissé Angeluccia.’Angeluccia !… Angeluccia !…’criâmes-nous… Mais personne ne nous répondait.’Pourvu, mon Dieu, qu’elle ne soit pas sortie à la promenade !’pleurait le malheureux Giuseppe. Nous gravîmes, toujours appelant, le premier étage.

« “Il entra dans une pièce et moi dans l’autre. C’était dans la pièce où j’avais pénétré que se trouvait Angeluccia. Elle était assise au coin de la fenêtre, dans un grand fauteuil Voltaire sur le dossier duquel reposait sa tête. Elle paraissait dormir. Comme elle était toujours extrêmement pâle, la pâleur, surprenante pour tout autre, de son beau visage, ne me frappa point.’Viens, elle est par ici’, criai-je à Giuseppe. Quant à moi, j’avais continué d’avancer dans la pénombre, stupéfait qu’Angeluccia ne se réveillât pas, ne nous répondît pas, je la touchai… Je touchai son collier de velours qui se dénoua et sa tête me roula dans la main !

« “Je m’enfuis, les cheveux dressés, mais je tombai presque aussitôt dans une horrible flaque de sang que les ombres de la nuit commençante m’avaient empêché de voir en entrant. Je me relevai en hurlant, je repris ma course insensée et l’on dut s’emparer de moi avec des précautions comme d’une bête enragée.

« “On put croire, pendant quelques jours, que je devenais fou. Enfin, heureusement, je me calmai, et si bien qu’aujourd’hui, c’est moi qui suis maire de Bonifacio, monsieur ! Comme vous le devinez, quand j’avais aperçu Antonio, celui-ci n’allait point à sa vengeance : il en revenait ! On reconstitua tout le drame. Entré dans la maison alors qu’Angeluccia se trouvait seule, il l’avait d’abord tuée d’un coup de poignard au cœur et puis, l’esprit hanté par tout ce que lui avait raconté Ascoli, il avait achevé ce qu’il avait si maladroitement commencé dix ans plus tôt, à la fête de la Pentecôte. Plus sûr de son bon couteau corse que de l’instrument pseudo-historique qui l’avait trahi, il avait décollé tout à fait la malheureuse avec son large poignard, puis il n’avait pas reculé devant l’atrocité de replacer la tête sur les épaules et de cacher la section du cou sous le collier de velours ! » »

* * * * *

« – Maintenant, termina l’excellent Pietro-Santo, si vous voulez avoir des nouvelles de Giuseppe, il faudrait aller en demander aux échos du maquis. Deux jours après, le second mari d’Angeluccia prenait le chemin de la montagne, à la recherche du premier. Il avait le fusil sur l’épaule et portait à sa ceinture un sac dans lequel il avait glissé la tête d’Angeluccia qu’il avait lui-même embaumée. On n’a jamais plus revu ni Giuseppe, ni Antonio, ni Ascoli, mais ils ont bien dû se joindre comme il convenait et se massacrer dans quelque coin. Car, monsieur, c’est la seule façon dont la vendetta s’éteint dans notre pays, quand tout le monde est mort. »