Toute cette fin de journée, jusqu’à dix heures, il la passa dans divers bouges et tavernes, allant de l’un à l’autre. Il tomba quelque part sur Katia, qui lui chanta, de nouveau, une autre chanson de valet, qui célébrait l’exploit d’un « coquin et tyran » qui
Se mit à embrasser Katia.
Svidrigaïlov abreuva Katia et le joueur d’orgue de barbarie, ainsi que les chansonniers, les laquais et deux pitoyables scribes. Il avait lié conversation avec ceux-ci parce qu’ils avaient tous deux le nez de travers : chez l’un le nez partait vers la droite, chez l’autre vers la gauche. Cela avait frappé Svidrigaïlov. Ils l’entraînèrent enfin dans un parc d’attractions, dont il leur paya l’entrée. Ce jardin comportait un chétif sapin et trois buissons. En outre on y avait construit un « vaux-hall » qui n’était, en réalité, qu’une taverne ; on pouvait y obtenir du thé et il y avait là quelques tables vertes et quelques chaises. Un chœur de mauvais chansonniers et un Munichois, vêtu en paillasse, pourvu d’un nez rouge, semblant d’ailleurs extrêmement abattu, amusaient le public.
Les scribes se querellèrent avec des collègues et furent sur le point d’en venir aux mains. Svidrigaïlov fut choisi comme juge. Il les écouta un quart d’heure, mais ils criaient tellement qu’il n’y avait pas la moindre possibilité d’entendre quelque chose. La version la plus probable était que l’un d’eux avait volé quelque chose et avait réussi à le vendre à un Juif, qui se trouva être là, mais ne voulut pas partager l’argent avec ses camarades. On découvrit enfin que l’objet était une cuillère à thé en argent, appartenant au « vaux-hall ». On avait remarqué le vol et l’affaire menaçait de s’envenimer.
Svidrigaïlov, pour apaiser le conflit, paya la cuillère, se leva et sortit du parc. Il était près de dix heures. Il n’avait pas bu une goutte de vin, s’étant borné à commander du thé, plutôt pour se conformer aux usages que par soif. La soirée était étouffante et le ciel était sombre. Vers dix heures, des nuages s’amoncelèrent, menaçants ; un coup de tonnerre éclata et la pluie se mit à crépiter. L’eau ne tombait pas en gouttes, mais en véritables filets qui, semblait-il, cravachaient le sol. Les éclairs brillaient à chaque minute et l’on pouvait bien compter jusqu’à cinq avant que l’obscurité revînt après chacun d’eux. Svidrigaïlov rentra chez lui, complètement transpercé ; il s’enferma, ouvrit son bureau, prit tout son argent et déchira deux ou trois papiers. Ayant fourré l’argent en poche, il voulut changer de vêtements, mais, après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre et écouté un instant l’orage et le crépitement de la pluie, il fit un geste de la main, prit son chapeau et sortit sans fermer son appartement à clé. Il alla droit chez Sonia. Celle-ci était chez elle. Elle n’était pas seule ; les quatre petits enfants de Kapernaoumov se trouvaient autour d’elle. Sophia Sèmionovna leur faisait boire du thé. Elle reçut Svidrigaïlov silencieusement et avec déférence, jeta un coup d’œil étonné à ses vêtements mouillés, mais ne dit mot. Quant aux enfants, ils s’étaient sauvés en proie à une terreur indescriptible.
Svidrigaïlov s’assit près de la table et pria Sonia de s’asseoir à côté de lui. Elle s’apprêta timidement à l’écouter.
– Je vais vraisemblablement partir pour l’Amérique, Sophia Sèmionovna, dit Svidrigaïlov, et comme nous nous voyons sans doute pour la dernière fois, je suis venu prendre quelques derniers arrangements. Alors, avez-vous rencontré cette dame aujourd’hui ? Je sais ce qu’elle vous a dit, ce n’est pas la peine de me le répéter. (Sonia fit un mouvement et rougit). Ces gens-là ont leurs manies. En ce qui concerne vos sœurs et votre petit frère, ils sont vraiment à l’abri et l’argent qui leur revient a déjà été déposé par moi, contre reçu, en mains sûres. D’ailleurs, gardez ce reçu ; on ne sait jamais… Voici, prenez-le ! Bon, ceci est réglé. Voici trois obligations à cinq pour cent, pour un montant total de trois mille roubles. Prenez-les pour vous, en toute propriété et que cela reste entre nous ; que personne n’en sache rien, quoique vous appreniez. Par après, elles vous seront utiles parce que, Sophia Sèmionovna, c’est mal de continuer à vivre ainsi, et puis, c’est devenu inutile.
– Vous m’avez comblé de vos bienfaits, moi, les orphelins et la défunte, se hâta de dire Sonia – et, si je vous ai si peu remercié jusqu’ici… ne prenez pas cela…
– Voyons, laissons cela.
– Je vous suis très reconnaissante, Arkadi Ivanovitch, mais je n’ai plus besoin de cet argent maintenant. Je saurai toujours subvenir à mes propres besoins ; ne prenez pas cela pour de l’ingratitude : puisque vous êtes si généreux, cet argent vous pourriez le…
– Le donner à vous, Sophia Sèmionovna, et je vous en prie, inutile d’en parler davantage, car je n’ai pas le temps. Il vous sera utile. Rodion Romanovitch se trouve devant l’alternative suivante : une balle dans la tête ou bien la Sibérie. (Sonia lui jeta un regard épouvanté et se mit à trembler). Ne vous inquiétez pas, j’ai tout appris de lui-même et je ne suis pas bavard ; je ne le dirai à personne. Vous avez bien fait, l’autre fois, de le pousser à se dénoncer. C’est beaucoup plus avantageux pour lui. Et s’il doit partir en Sibérie, vous le suivrez, n’est-ce pas ? C’est ainsi ? C’est bien ainsi ? Et, dans ce cas, l’argent vous viendra bien à point. Pour lui, vous comprenez ? Vous le donner revient à le lui donner. En outre, vous avez promis de payer la dette à Amalia Ivanovna ; je l’ai entendu. Pourquoi, Sophia Sèmionovna, vous engagez-vous, sans réfléchir, à de pareilles obligations ? C’est Katerina Ivanovna et non pas vous qui devait de l’argent à cette Allemande, alors vous auriez dû l’envoyer au diable. Ce n’est pas ainsi que l’on parvient à joindre les deux bouts dans la vie. Bon, si l’on vous demandait, demain ou après-demain, quelque chose à mon sujet (et on vous le demandera certainement), et bien, ne dites rien à propos de ma visite, ne mentionnez pas l’argent, ne le montrez pas et ne dites à personne que je vous l’ai donné. Bon. Et maintenant, au revoir. (Il se leva). Saluez Rodion Romanovitch de ma part. À propos, remettez plutôt l’argent à M. Rasoumikhine jusqu’à ce que le temps vienne de s’en servir. Vous connaissez M. Rasoumikhine ? Évidemment ! C’est un garçon qui est très bien. Portez-lui l’argent demain, ou… quand viendra le moment. En attendant, cachez-le le mieux possible.
Sonia s’était également levée d’un mouvement vif et le regardait, effrayée. Elle avait terriblement envie de dire, de demander quelque chose, mais elle ne sut, pendant les premiers moments, par où commencer.
– Comment allez-vous… comment allez-vous partir par une pluie pareille ?
– Mais quoi, s’apprêter à partir en Amérique et avoir peur de la pluie ; hé, hé ! Adieu, chère Sophia Sèmionovna ! Vivez, vivez longtemps, les autres ont besoin de vous. À propos… dites à M. Rasoumikhine que je le salue. Dites bien ainsi : Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov vous salue. Ne l’oubliez surtout pas.
Il sortit en laissant Sonia stupéfaite, effrayée et oppressée par un sombre et vague pressentiment.
On apprit par la suite, qu’il fit, dans la même soirée, une autre visite fort inattendue et extraordinaire. Il arriva à onze heures vingt tout trempé, chez sa fiancée qui habitait, avec ses parents, dans un petit appartement perspective Mali, île Vassilievsky. Il eut peine à se faire ouvrir et son arrivée produisit une agitation considérable ; mais Arkadi Ivanovitch eut des façons tellement séduisantes que la supposition (du reste fort astucieuse) que les raisonnables parents de la fiancée avaient faite, à savoir qu’Arkadi Ivanovitch s’était probablement déjà soûlé quelque part jusqu’à en perdre l’esprit, tomba d’elle-même.
La raisonnable et compatissante mère de la fiancée roula le fauteuil du père impotent dans la pièce où se trouvait Arkadi Ivanovitch et, selon son habitude, se lança dans des considérations lointaines. (Cette femme ne posait jamais de questions directes ; elle mettait d’abord en ligne des sourires, des frottements de mains et, ensuite, s’il lui fallait absolument apprendre quelque chose, par exemple quand il plairait à Arkadi Ivanovitch de célébrer les noces, elle commençait par poser des questions curieuses et presque avides sur Paris et la vie de Cour de là-bas, pour en arriver, progressivement, à l’île Vassilievsky.)
En un autre moment, ce procédé aurait inspiré, évidemment, bien de la considération, mais, cette fois-ci, il se trouva qu’Arkadi Ivanovitch était particulièrement impatient et il coupa court aux discours d’approche en déclarant qu’il voulait voir la fiancée au plus vite, quoiqu’on lui eût annoncé dès le début, que celle-ci était déjà au lit. Bien entendu, la fiancée ne manqua pas de paraître. Arkadi Ivanovitch lui déclara directement qu’il devait s’absenter de Petersbourg pour un certain temps, pour des motifs fort sérieux et que, pour cette raison, il lui apportait quinze mille roubles, valeur argent, sous forme de diverses obligations, dont il lui faisait don, parce qu’il voulait, depuis longtemps, lui faire cadeau de cette bagatelle. Ces explications ne mirent nullement en lumière le lien logique entre le cadeau, le départ et la nécessité pour lui de venir, vers minuit et par la pluie, néanmoins l’affaire s’arrangea sans heurt. Même les indispensables gémissements, questions et étonnements, furent particulièrement modérés et contenus ; en revanche, le sentiment de reconnaissance ne se fit pas faute de se manifester chaleureusement et fut même renforcé par les larmes de la très raisonnable mère.
Arkadi Ivanovitch se leva, se mit à rire, donna un baiser à sa fiancée, lui tapota la joue, répéta qu’il reviendrait bientôt et, ayant remarqué dans ses yeux, en plus d’une curiosité tout enfantine, une interrogation silencieuse et grave, il réfléchit un instant, l’embrassa une seconde fois et pensa immédiatement combien il était regrettable que son cadeau allait être tout de suite mis sous clé par la plus raisonnable des mères. Il sortit, les laissant tous dans la plus intense agitation. Mais la mère compatissante, chuchotant rapidement, eut tôt fait de résoudre certaines questions qui les rendaient perplexes.
Elle mit notamment en lumière qu’Arkadi Ivanovitch était un homme important, un homme pourvu de relations et ayant des affaires, un richard – Dieu sait ce qu’il avait en tête : il décide de partir et il part, il décide de donner de l’argent et il le donne ; aussi était-il inutile de s’étonner. Il était évidemment étrange qu’il vint tout trempé, mais les Anglais, par exemple, sont encore plus excentriques, et puis tous ces gens de la haute société ne tiennent pas compte de ce qu’on peut dire d’eux ; ils n’ont pas l’habitude de faire des façons. Peut-être est-il venu comme ça expressément pour montrer qu’il n’a peur de personne. Mais surtout, il n’en faut rien dire à qui que ce soit, car Dieu sait ce qui peut encore arriver. Il faut mettre au plus vite l’argent sous clé et, évidemment, le meilleur de l’histoire c’est que Fédossia, la servante, était restée dans sa cuisine et, surtout, il ne faut à aucun prix, à aucun prix, parler de cela à cette fine mouche de Resslich, etc…, etc…
Ils restèrent à chuchoter jusqu’aux environs de deux heures. La fiancée, du reste, était allée se recoucher beaucoup plus tôt, étonnée et quelque peu attristée.
Dans l’entre-temps, Svidrigaïlov était arrivé au pont K… qu’il traversa à minuit précise dans la direction de la ville. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait toujours. Il commençait à frissonner et il jeta, un instant, avec une curiosité spéciale, un coup d’œil à l’eau noire de la Petite Neva. Mais il lui parut bientôt que la proximité de l’eau lui donnait froid ; il se détourna et s’engagea dans la perspective L… Il marcha très longtemps, presque une demi-heure, le long de cette interminable avenue, faisant plus d’un faux pas sur la chaussée pavée de bois ; chemin faisant, il observait le côté droit de l’avenue en y cherchant quelque chose. Il n’y avait pas longtemps, il était passé par là et avait remarqué, quelque part, à l’extrémité de l’avenue, un hôtel bâti en bois, mais assez spacieux, qui s’appelait, si ses souvenirs étaient bons, « Adrianople » ou d’un nom de ce genre. Il ne s’était pas trompé : cet hôtel, situé dans un endroit aussi retiré, était néanmoins assez visible pour qu’il ne soit pas possible de ne pas le découvrir, même en pleine nuit.
C’était un long bâtiment noirci, dans lequel, malgré l’heure tardive, on voyait encore des lumières et quelque mouvement. Il entra et demanda une chambre à un loqueteux qu’il rencontra dans le couloir. Celui-ci examina Svidrigaïlov d’un coup d’œil, se retourna et le conduisit immédiatement dans une chambre séparée, mal aérée, étroite, située tout au bout du corridor, dans un coin, sous l’escalier. Il n’y avait plus autre chose ; toutes les chambres étaient occupées. Le loqueteux le regardait interrogativement.
– Y a-t-il du thé ? demanda Svidrigaïlov.
– Oui, on peut vous en apporter.
– Qu’avez-vous encore ?
– Du veau, de la vodka, des hors-d’œuvre.
– Apporte du veau et du thé.
– Ne désirez-vous pas autre chose ? demanda le loqueteux quelque peu perplexe.
– Non, rien !
L’homme s’étonna tout à fait déçu.
« Ce doit être un bel endroit », pensa Svidrigaïlov ; « comment ne le connaissais-je pas ? J’ai sans doute l’air d’un noctambule revenant de quelque café-chantant, mais qui a déjà eu une aventure en route. Je serais pourtant curieux de savoir quelle est la clientèle de cet hôtel ? ».
Il alluma la bougie et examina la chambre de plus près. C’était une cage à ce point minuscule qu’elle semblait trop petite pour sa taille ; il n’y avait qu’une fenêtre ; le lit très sale, une table peinte et une chaise occupaient presque tout l’espace. Les murs, qui paraissaient être faits de planches, étaient recouverts de papier, à ce point crasseux et usé que, quoiqu’on pût encore reconnaître sa couleur jaune, on ne pouvait plus en discerner le dessin. Une partie du mur et du plafond était coupée de biais, comme dans une mansarde, mais, ici, la chose était due à un escalier qui passait par là. Svidrigaïlov posa la bougie, s’assit sur le lit et devint pensif. Cependant, un chuchotement étrange et continu qui, parfois, s’élevait jusqu’au cri, provenait du réduit voisin et attira finalement son attention. Ce chuchotement ne s’était pas interrompu un instant depuis qu’il était entré. Il prêta l’oreille ; quelqu’un grondait une autre personne, lui faisait des reproches, les larmes dans la voix, mais on ne distinguait qu’une seule voix. Svidrigaïlov se leva et abrita la bougie derrière sa main : une fente brilla tout de suite dans la paroi de la cloison. Il s’approcha et se mit à regarder. Dans la chambre voisine, quelque peu plus grande que la sienne, il y avait deux hommes. L’un d’eux, à la tête crépue, sans redingote, le visage rouge et enflammé, était debout dans une pose d’orateur, les jambes écartées pour ne pas perdre l’équilibre, il se frappait la poitrine du poing, reprochait pathétiquement à l’autre d’être indigent, de ne pas avoir de grade dans l’administration, alors que lui, qui l’avait tiré de la boue, pouvait le chasser quand il lui plairait et que seul le doigt du Très Haut voyait tout cela. Celui à qui on faisait ces reproches était assis sur une chaise et avait l’air d’un homme qui a une forte envie d’éternuer et qui ne parvient pas à le faire. Il regardait de temps en temps l’orateur d’un regard de mouton, mais il était évident qu’il n’avait pas la moindre idée de ce dont il était question et il était même douteux qu’il entendit quoi que ce fût. Sur la table se trouvait une bougie qui achevait de se consumer, un flacon de vodka presque vide, des verres, un morceau de pain, un plat de concombres et de la vaisselle avec des restants de thé. Ayant attentivement examiné ce tableau, Svidrigaïlov quitta la fente de la cloison avec indifférence et s’assit de nouveau sur le lit.
Le loqueteux, qui était revenu avec le thé et un plat de veau, ne sut se retenir et demanda encore une fois « s’il ne fallait vraiment plus rien ? » et, ayant reçu une réponse négative, se retira définitivement. Svidrigaïlov se précipita sur le thé dans l’espoir de se réchauffer et il en but un verre, mais il ne put avaler un morceau de nourriture, l’appétit lui faisant totalement défaut. La fièvre l’envahissait. Il enleva son paletot, sa jaquette, s’enroula dans une couverture et se coucha sur le lit. Il était dépité ; « il aurait mieux valu être en bonne santé cette fois-ci », pensa-t-il et il eut un sourire.
L’air de la chambre était suffocant, la bougie jetait une faible lueur, le vent soufflait bruyamment dehors ; une souris grattait dans un coin ; d’ailleurs la chambre sentait la souris et le cuir. Il était couché et il rêvait ; les pensées se succédaient dans sa tête. Il semblait avoir envie d’accrocher son imagination à quelque chose. « Il y a sans doute un jardin sous la fenêtre », pensa-t-il, « on entendait le bruit des arbres agités par le vent ; je n’aime pas ce bruit, par les nuits de tempête ; une désagréable sensation ! ». Et il se rappela comment il avait passé, tout à l’heure, le long du parc Pètrovsky, il y pensa même avec dégoût. Alors il se souvint du pont K… et de la Petite Neva, et il eut de nouveau froid comme lorsqu’il se trouvait debout près de l’eau.
« Je n’ai jamais aimé l’eau, même en peinture », pensa-t-il, et il sourit de nouveau à une étrange pensée qui lui vint. « Cela devrait m’être égal maintenant, toute cette esthétique, ce confort, et c’est précisément ce moment que j’ai choisi pour devenir exigeant, comme un animal qui choisit soigneusement sa place… en pareil cas. J’aurais dû tourner vers l’île Pètrovsky ! Eh bien, non, l’endroit me semblait trop sombre et trop froid, hé, hé ! Pour peu j’aurais demandé des sensations agréables… À propos, pourquoi n’éteindrais-je pas la bougie ? » (il la souffla). « Les voisins se sont couchés », pensa-t-il, ne voyant plus de lumière par la fente. « Eh bien ! Marfa Pètrovna, voici une occasion de venir, il fait sombre, l’endroit est propice et l’instant original. Mais vous ferez exprès de ne pas venir… »
Il se souvint, Dieu sait pourquoi, avoir recommandé à Raskolnikov de placer Dounétchka sous la protection de Rasoumikhine, une heure avant de mettre à exécution son dessein contre celle-ci. « En vérité, je l’avais probablement dit plutôt pour m’agacer moi-même, comme l’avait d’ailleurs deviné Raskolnikov. Quel fripon, ce Raskolnikov ! Il a pu cependant supporter pas mal de coups durs. Il pourra devenir un plus grand fripon encore, lorsqu’il deviendra moins bête, mais maintenant il a vraiment trop envie de vivre ! À ce point de vue, ces gens-là sont des lâches. Et puis, qu’il aille au diable, comme il veut, qu’est-ce que cela peut me faire ? ».
Il ne s’endormait toujours pas. Peu à peu, l’image de Dounétchka se reconstitua devant lui et, soudain, un frisson lui traversa le corps. « Non, il me faut quitter ces choses-là maintenant », pensa-t-il en reprenant conscience. « Il faut que je pense à quelque chose d’autre. C’est drôle et c’est ridicule ; je n’ai jamais eu de grande haine pour personne, je n’ai même jamais particulièrement désiré me venger et, cela, c’est mauvais signe, mauvais signe ! Je n’aimais même pas les discussions – c’est mauvais signe aussi. Et que ne lui avais-je pas promis tout à l’heure – ouais, diable ! Mais il est bien possible qu’elle aurait réussi à faire de moi un autre homme… »
Il se tut et serra les dents : l’image de Dounia apparut de nouveau à son esprit, exactement comme elle était lorsque, venant de faire feu la première fois, elle avait baissé l’arme, terriblement effrayée et devenue mortellement pâle et qu’elle le regardait, si bien qu’il aurait pu la saisir deux fois sans qu’elle levât la main pour se défendre, s’il ne lui avait pas rappelé lui-même. Il se souvint d’avoir eu une sorte de pitié pour elle en ce moment, que son cœur s’était serré… « Eh ! Au diable ! Encore ces pensées, il me faut quitter tout cela !… »
Le sommeil l’envahissait déjà, les frissons fiévreux s’apaisaient ; soudain, il eut la sensation que quelque chose parcourait son bras, puis sa jambe. Il frissonna : « Ouais », pensa-t-il, « mais c’est une souris ! C’est sans doute à cause du plat de veau que j’ai laissé sur la table… ». Il lui répugnait terriblement de se découvrir, de se lever, d’avoir froid de nouveau, mais quelque chose frôla sa jambe encore une fois ; il arracha la couverture et ralluma la bougie. Tout tremblant d’un froid fiévreux, il se pencha et examina le lit – il n’y avait rien ; il secoua la couverture et, soudain, une souris sauta sur le drap. Il s’élança pour l’attraper, mais la souris ne quittait pas le lit, qu’elle parcourait en zigzag dans tous les sens ; elle glissait entre ses doigts, passait sous sa main et, soudain, elle se faufila sous l’oreiller ; il rejeta celui-ci, mais il sentit instantanément que la souris avait grimpé sous son aisselle, qu’elle lui parcourait tout le corps, qu’elle était déjà sur son dos, sous sa chemise. Il se mit à trembler nerveusement et se réveilla. La chambre était sombre, il était couché dans le lit, roulé dans la couverture, comme tout à l’heure ; dehors, le vent hurlait. C’est dégoûtant », pensa-t-il avec dépit.
Il se leva et s’assit sur le bord du lit, le dos tourné à la fenêtre. « Il vaut mieux ne pas dormir du tout », décida-t-il. Un air froid et humide venait de la fenêtre ; il tira la couverture à lui et s’en enveloppa sans se lever. Il n’alluma pas la bougie. Il ne pensait à rien et il n’avait nullement envie de penser ; mais les rêves succédaient aux rêves, des lambeaux d’idées défilaient dans son esprit sans commencement, ni fin, ni liaison. Il s’assoupissait. Était-ce le froid ou la nuit, l’humidité ou le vent hurlant dehors et secouant les arbres, qui provoquèrent en lui un désir fantastique, mais il rêva surtout de fleurs.
Un merveilleux paysage lui apparut ; c’était un jour ensoleillé, tiède, presque chaud, un jour de fête : la Trinité. Un cottage de campagne dans le goût anglais, magnifique, luxueux, s’élevait au milieu d’un parterre de fleurs entouré de plates-bandes ; le perron était envahi par des plantes grimpantes et enlacé de rosiers ; l’escalier, clair et frais, était couvert d’un somptueux tapis, orné de fleurs rares dans des vases de Chine. Il remarqua surtout, sur les fenêtres, dans des vases remplis d’eau, des bouquets de narcisses blancs, penchés sur leurs longues et grosses tiges vert vif, et qui exhalaient un arôme pénétrant. Il n’avait pas envie de s’éloigner des narcisses, mais il monta quand même l’escalier et pénétra dans une vaste et haute salle, et là aussi, il y avait des fleurs partout, près des fenêtres, près de la porte ouverte, sur la terrasse elle-même. Le plancher était semé d’herbe fraîchement fauchée, répandant une odeur agréable, les fenêtres étaient ouvertes, l’air frais, léger, pénétrant dans la pièce, les oiseaux chantaient sous les fenêtres. Au milieu de la salle, sur une table couverte d’un drap mortuaire de satin blanc, se trouvait un cercueil. Ce cercueil était capitonné de gros-de-Naples et bordé d’une ruche de tulle. Des guirlandes de fleurs l’entouraient. Toute couverte de fleurs, une fillette reposait dans le cercueil, vêtue d’une robe de tulle blanc ; les bras, qu’on aurait dit sculptés dans le marbre, croisés sur sa poitrine. Mais ses cheveux blond clair, tout épars, étaient mouillés ; une couronne de roses entourait sa tête. Son profil, sévère et déjà figé, semblait aussi être taillé dans le marbre, mais le sourire de ses lèvres pâles était plein d’un chagrin infini, n’ayant rien d’enfantin et exprimant une grande douleur.
Svidrigaïlov connaissait cette fillette ; il n’y avait ni icône, ni cierge allumé, ni aucun bruit, ni prières auprès de ce cercueil. Cette fillette s’était suicidée : – noyée. Elle n’avait que quatorze ans, mais elle avait déjà le cœur brisé et elle s’était tuée après un outrage qui avait étonné et épouvanté sa jeune conscience, qui avait couvert d’une honte imméritée son âme d’ange pur, qui avait arraché à sa gorge un dernier cri de désespoir, un cri qui ne fut pas entendu, mais brutalement étouffé dans la nuit noire, le froid, le dégel humide, tandis que le vent hurlait…
Svidrigaïlov reprit connaissance, se leva et alla à la fenêtre. Il trouva le verrou en tâtonnant et ouvrit la croisée. Le vent s’engouffra sauvagement dans l’étroit réduit qu’il occupait et lui souffla un embrun glacé au visage et sur sa poitrine à peine couverte par sa chemise. Il y avait, en effet, quelque chose comme un jardin sous la fenêtre ; un parc d’attractions, lui sembla-t-il ; il était probable qu’ici aussi l’on chantait et l’on servait du thé sur des petites tables dans la journée. Maintenant, des gouttelettes d’eau tombaient des arbres, il faisait noir comme dans une cave, si bien qu’il n’était possible de distinguer que de vagues taches sombres. Svidrigaïlov, penché et accoudé à la fenêtre, fixait depuis cinq minutes déjà les ténèbres, lorsqu’un coup de canon, puis un autre retentirent dans la nuit.
« Ah, le signal ! L’eau monte », pensa-t-il. « Au matin, elle se précipitera vers les endroits bas, le long des rues, elle envahira les caves, les rats des caves surnageront, au milieu du vent et de la pluie ; les gens, tout mouillés, se mettront, en jurant, à transporter leurs misérables hardes vers les étages supérieurs… Mais, quelle heure est-il ? À peine venait-il de penser cela, qu’une horloge sonna trois heures quelque part. « Tiens, mais l’aube va pointer dans une heure ! Pourquoi attendre davantage ? Je vais sortir maintenant et j’irai droit à l’île Pètrovsky, je choisirai là un gros arbrisseau tout dégoulinant de pluie, si bien qu’il suffirait de l’effleurer à peine de l’épaule pour qu’une multitude de gouttes vous arrosent la tête… » Il s’éloigna de la fenêtre, alluma la bougie, remit avec peine son gilet, son paletot, prit son chapeau et sortit dans le couloir avec la bougie pour essayer de trouver le loqueteux, qui dormait sans doute dans quelque réduit encombré d’objets hétéroclites et de bouts de chandelles, afin de lui régler l’addition et de sortir de l’hôtel. « C’est le meilleur moment, impossible de mieux choisir ! »
Il erra longtemps dans le long et étroit couloir sans trouver personne et il voulut même appeler, quand, soudain, dans un coin sombre, entre une armoire et une porte, il distingua une forme bizarre, quelque chose qui semblait vivant. Il se baissa en avançant la bougie et vit un enfant, une fillette de cinq ans à peine, dans un petit paletot trempé comme une loque ; la petite tremblait et pleurait. Il semblait qu’elle ne fût pas effrayée par l’arrivée de Svidrigaïlov, elle le regardait de ses grands yeux noirs écarquillés, avec un étonnement stupide ; elle laissait de temps en temps échapper un sanglot comme les enfants qui ont longtemps pleuré, qui sont déjà consolés, mais qui font encore entendre parfois un bref sanglot.
Le visage de la petite fille était pâle et exténué ; elle était engourdie par le froid. « Mais comment se fait-il qu’elle soit là ? Elle a dû se cacher ici, et elle n’a pas dormi de toute la nuit. » Il se mit à l’interroger ; la petite fille sortit tout à coup de sa torpeur et se mit à lui raconter quelque chose dans un langage rapide d’enfant. Elle parla de « mama », elle dit que « mama donnera des coups », elle dit quelque chose au sujet d’une tasse qu’elle aurait cassée. La petite parlait sans s’arrêter ; on pouvait deviner plus ou moins à travers son récit qu’elle était une enfant que sa mère n’aimait pas, que celle-ci, quelque cuisinière de l’hôtel, éternellement ivre, la battait sans cesse, que la petite avait cassé la tasse de sa mère et qu’elle en avait été tellement effrayée qu’elle s’était enfuie, qu’elle s’était cachée pendant longtemps, sans doute dans la cour, sous la pluie et qu’enfin elle s’était glissée ici, blottie derrière l’armoire, qu’elle avait passé toute la nuit en pleurant, en tremblant de froid et de peur et qu’elle serait fortement battue pour ce qu’elle avait fait.
Ses petits souliers étaient si trempés, qu’ils semblaient avoir passé toute la nuit dans une mare. Svidrigaïlov la porta dans sa chambre, la déshabilla, la coucha sur le lit et l’enroula tout entière dans la couverture. Elle s’endormit tout de suite. Après avoir fait cela, il devint à nouveau sombrement pensif.
« Qu’avais-je à m’embarrasser de cette fillette ! », pensa-t-il tout à coup avec une sensation pénible et haineuse. « Quelles bêtises ! » Plein de dépit, il prit la bougie pour aller immédiatement à la recherche du loqueteux et quitter l’hôtel au plus vite. « Et la fillette ? », pensa-t-il en la maudissant dans son âme, lorsqu’il ouvrit la porte ; il revint sur ses pas pour lui jeter un coup d’œil et voir si oui ou non elle dormait. Il souleva prudemment la couverture. La petite fille dormait à poings fermés. Elle s’était réchauffée sous la couverture et le sang avait déjà coloré ses joues pâles. Mais il était étrange que cette couleur faisait des taches plus vives et plus nettes que chez les enfants ordinaires. « C’est une rougeur fiévreuse », pensa Svidrigaïlov ; « on dirait qu’elle est due au vin ; comme si on lui avait fait boire tout un verre de vin. Ses lèvres vermeilles semblent brûler ; mais, qu’est-ce ? ». Il lui semble soudain que ses longs cils noirs frissonnent, qu’ils se soulèvent et qu’elle laisse filtrer un regard aigu, rusé, qui n’est plus du tout un regard d’enfant, comme si la petite fille faisait seulement semblant de dormir.
Oui, c’est ainsi en effet : ses lèvres se disjoignent en un sourire, les commissures des lèvres frissonnent comme si elle réprimait un rire. Mais voici qu’elle ne se contient plus ; c’est déjà du rire, un rire flagrant ; quelque chose d’insolent, de provocant, apparaît dans ce visage qui n’est plus enfantin du tout ; c’est le visage du vice ; c’est le visage effronté d’une fille de joie. Voici que ses yeux sont déjà franchement ouverts : ils le caressent d’un regard ardent et impudent, ils l’appellent, ils rient… Il y a quelque chose de hideux, d’offensant, dans ce rire, dans ces yeux, dans le vice qui apparaît sur ce visage d’enfant. « Comment ! Et elle n’a que cinq ans ! » bégaya Svidrigaïlov épouvanté, – « mais comment… comment est-ce possible ? » Mais, voici qu’elle tourne déjà vers lui son visage ardent, qu’elle tend vers lui ses petits bras… Il se réveilla au même moment…
Il est toujours dans le lit, toujours enroulé dans la couverture ; la bougie ne brûle plus ; le plein jour éclaire la chambre.
« J’ai eu le cauchemar toute la nuit ! » pensa-t-il. Il se souleva, haineux, se sentant courbaturé ; tous ses os lui faisaient mal. Dehors, il y avait un épais brouillard : impossible de rien distinguer. Il était près de cinq heures, bien plus tard que l’heure à laquelle il avait pensé se réveiller ! Il se leva et mit sa jaquette et son paletot encore humides. Sentant le revolver dans sa poche, il le sortit et mit en place la capsule ; ensuite il s’assit, prit son calepin et inscrivit quelques lignes sur la page de garde. Ayant relu ce qu’il avait écrit, il devint pensif et s’accouda à la table. Le revolver et le carnet étaient restés sur celle-ci, près de son coude. Les mouches réveillées couraient sur la tranche de veau qu’il n’avait pas touchée et qui était restée dans un plat sur la table. Il les regarda longtemps et se mit enfin en devoir d’en attraper une de sa main droite restée libre. Il s’épuisa longtemps en vains efforts. Enfin, il se surprit à cette intéressante occupation, revint à lui, se leva et sortit avec décision de la chambre. Une minute plus tard, il était dans la rue.
Un épais brouillard recouvrait la ville. Svidrigaïlov se dirigea vers la Petite Neva, en marchant sur la chaussée, pavée de bois, glissante et sale. Il imagina l’eau de la Petite Neva, qui avait monté très haut pendant la nuit, l’île Pètrovsky, les sentiers mouillés, les arbres et les arbustes dégoulinants d’eau et, enfin, ce même arbrisseau auquel il avait pensé tout à l’heure. Il se mit à examiner les maisons avec dépit, pour penser à autre chose. Il n’y avait ni passant ni fiacre dans l’avenue. Les petites maisons de bois, jaune vif, leurs volets fermés, avaient un air chagrin et sale. Le froid et l’humidité le transperçaient et il se mit à grelotter. Il passait de temps à autre devant quelque enseigne d’épicier ou de légumier et il les lisait toutes attentivement. Voici que le pavé de bois finissait. Il arrivait déjà à la hauteur d’un grand immeuble de briques. Un petit chien sale et tout transi traversa la chaussée. Un homme ivre-mort, vêtu d’un manteau, était couché face contre terre sur le trottoir. Il lui jeta un coup d’œil et passa outre. Il aperçut une haute tour sur la gauche.
« Bah ! pensa-t-il, mais voici une excellente place, pourquoi aller à l’île Pètrovsky ? Au moins, j’aurai un témoin officiel… » Il sourit à cette nouvelle idée et tourna dans la rue P… Il y avait là une grande maison avec un haut campanile. Près de la porte cochère fermée, était debout un homme de petite taille qui s’y appuyait de l’épaule ; il était emmitouflé dans un manteau gris de soldat et coiffé d’un casque d’Achille en cuivre. Il jeta de biais un regard froid et ensommeillé à Svidrigaïlov. Son visage exprimait cette perpétuelle affliction hargneuse qui rend si amer le visage des Israélites. Tous deux, Svidrigaïlov et lui, s’examinèrent pendant quelque temps en silence. Il sembla enfin bizarre à l’Achille qu’un homme qui n’était pas ivre restât à trois pas devant lui à le regarder sans rien dire.
– Que voulez-vous, prononça-t-il, en restant toujours immobile.
– Mais rien, mon vieux ; bonjour ! répondit Svidrigaïlov.
– Allez plus loin.
– Moi, mon vieux, je pars vers des contrées étrangères.
– Étrangères ?
– En Amérique.
– En Amérique ?
Svidrigaïlov sortit le revolver et l’arma.
L’Achille leva les sourcils :
– Qu’est-ce que c’est que cela ? C’est pas l’endroit !
– Pourquoi ne serait-ce pas l’endroit ?
– Parce que ce n’est pas l’endroit.
– Bah, mon vieux, c’est égal. L’endroit est bon ; si on te questionne, tu répondras que je suis parti pour l’Amérique.
Il mit le canon du revolver contre sa tempe droite.
– Vous ne pouvez pas ici, c’est pas l’endroit ! dit l’Achille ; il tressaillit et ses yeux se dilatèrent encore davantage.
Svidrigaïlov appuya sur la gâchette…