QUATRIÈME PARTIE

 

I

« Est-ce mon rêve qui continue ? » pensait Raskolnikov. Il examina prudemment et avec méfiance le visiteur inattendu.

– Svidrigaïlov ? Quelle bêtise ! C’est impossible ! prononça-t-il enfin tout haut, apparemment perplexe.

Le visiteur ne sembla nullement s’étonner de cette exclamation.

– Je viens chez vous pour deux raisons, dit-il ; en premier lieu, pour faire personnellement votre connaissance, car j’ai déjà, depuis longtemps, entendu dire de vous des choses curieuses et même élogieuses ; et, en second lieu, parce que j’espère bien que vous ne refuserez pas de m’aider dans une certaine entreprise qui touche de près les intérêts de votre sœur, Avdotia Romanovna. Si je me présentais chez elle ainsi, sans recommandation, elle ne me laisserait peut-être pas entrer à cause de ses préventions contre moi ; mais avec votre aide, au contraire, je compte…

– N’y comptez pas, dit Raskolnikov.

– Elles sont arrivées ici hier seulement, n’est-ce pas ?

Raskolnikov ne répondit rien.

– Oui, c’était hier, je le sais. Moi-même, je ne suis arrivé que depuis trois jours. Bon, voici ce que je vous dirai à ce sujet, Rodion Romanovitch ; je trouve superflu de me justifier à vos yeux, mais permettez-moi néanmoins de vous poser une question : qu’y a-t-il donc, dans toute cette affaire, de spécialement criminel de ma part, je veux dire en examinant les choses sans préjugés, en raisonnant sainement ?

Raskolnikov continuait à l’examiner silencieusement.

– Est-ce le fait que j’ai poursuivi, dans ma maison, une jeune fille sans défense et que « je l’ai offensée par mes viles propositions ? » est-ce cela ? (Je vais au-devant de vos accusations !) Mais pensez que je suis aussi un être humain, et nihil humanum… en un mot, que, moi aussi, je suis capable d’être séduit et d’aimer (ce qui arrive, sans aucun doute, indépendamment de notre volonté) ; alors tout s’éclaircit de la manière la plus naturelle. Tout le problème est là ! suis-je un être monstrueux ou une victime ? Car, en offrant à l’objet de ma passion de s’enfuir avec moi en Amérique ou en Suisse j’avais peut-être les sentiments les plus honorables, et j’avais peut-être en vue notre bonheur mutuel ! Le cœur a ses raisons… Je me serais probablement fait, en agissant ainsi, plus de tort qu’à n’importe qui, vous pensez…

– Mais là n’est pas la question, l’interrompit Raskolnikov écœuré. Vous lui êtes simplement odieux, que vous ayez raison ou non ; on ne veut plus de vous et l’on vous chasse, donc allez-vous-en !

Svidrigaïlov éclata soudain de rire.

– Oh ! vous… Vous ne vous laissez pas prendre ! prononça-t-il en riant de la façon la plus franche. J’ai voulu finasser, mais je crois que cela ne marche pas : vous êtes venu au fait en droite ligne !

– Mais vous continuez cependant à ruser, même en ce moment !

– Et alors ? Et alors ? répétait Svidrigaïlov, riant aux éclats. C’est de bonne guerre{28}, comme on dit, et c’est une ruse des plus permises !… Mais vous m’avez interrompu. Quoi qu’il en soit, je vous le dis à nouveau : aucun ennui ne se serait produit, s’il n’y avait pas eu cette petite scène au jardin. Marfa Pètrovna…

– Marfa Pètrovna, vous l’avez aussi expédiée, dit-on, interrompit brutalement Raskolnikov.

– Tiens, vous savez ça aussi ?… Après tout, comment ne pas le savoir ? Eh bien, je ne sais vraiment que vous dire, quoique ma conscience soit tranquille au plus haut point à ce sujet. Je veux dire, ne croyez pas que j’aie quelque chose à craindre… non, tout a eu lieu suivant les règles les plus strictes : l’examen médical prouva qu’elle était morte d’une attaque d’apoplexie qui s’est produite pendant un bain pris immédiatement après un copieux repas au cours duquel ma femme avait bu presque toute une bouteille de vin ; et d’ailleurs, l’examen ne pouvait rien déceler d’autre… Non. Voici à quoi j’ai réfléchi un certain temps, surtout pendant mon voyage en chemin de fer : n’ai-je pas facilité ce… malheur, moralement, d’une façon ou d’une autre, en l’irritant, ou bien… par quelque chose de ce genre ? Mais j’ai conclu que ce n’était vraiment pas possible.

Raskolnikov se mit à rire :

– De quoi vous inquiétez-vous donc ?

– Pourquoi riez-vous ? Écoutez : je ne lui ai donné que deux coups de badine, il ne resta même pas de trace… Ne me prenez donc pas pour un être cynique, je vous prie ; je sais exactement combien c’était mal à moi, etc… Mais je sais aussi à coup sûr que Marfa Pètrovna était sans doute heureuse de ce que je… me sois laissé emporter. L’affaire avec votre sœur était épuisée jusqu’à Z. Marfa Pètrovna était contrainte, depuis trois jours, de rester chez elle. Elle n’avait plus rien à raconter en ville, et puis tout le monde était déjà excédé par sa lettre (vous avez entendu parler de la lecture de la lettre, n’est-ce pas ?). Et voici que ces deux coups de cravache lui tombent du ciel ! Faire atteler la voiture : ce fut son premier geste !… Et je ne parle même pas du fait que les femmes ont de ces moments où il leur est très agréable d’être offensées, malgré toute leur apparente indignation ; l’avez-vous remarqué ? On peut même dire que c’est de cela qu’elles vivent.

Raskolnikov avait pensé, un moment, se lever, partir et clôturer ainsi l’entrevue. Mais un certain besoin de savoir et peut-être même une sorte de calcul le retinrent un moment.

– Vous aimez vous servir du fouet ? demanda-t-il négligemment.

– Non, pas trop, répondit Svidrigaïlov avec calme. En ce qui concerne Marfa Pètrovna, je ne me suis presque jamais disputé avec elle. Nous vivions en bonne entente, et elle n’eut jamais à se plaindre de moi. Je n’ai employé la cravache que deux fois pendant les sept années de notre mariage (si l’on ne tient pas compte d’un troisième incident, du reste fort équivoque). La première fois, c’était deux mois après notre mariage, immédiatement après notre arrivée à la campagne, et la dernière fois, c’était le jour de sa mort. – Et vous pensiez que j’étais un monstre, un esprit rétrograde, un esclavagiste ? – Il rit… – À ce sujet, vous souvenez-vous, Rodion Romanovitch, qu’il y a quelques années, aux bienheureux temps de la parole publique, on a couvert de honte, dans la presse, un gentilhomme – j’ai oublié son nom – qui avait cravaché une étrangère, dans un wagon, vous vous souvenez ? C’est cette même année que s’est produit « l’acte odieux » du « Siècle » (et vous vous souvenez aussi des « Nuits Égyptiennes »{29}, des confidences publiques ? Les yeux noirs ! Oh, où es-tu, jeunesse !). Alors, voici mon avis : je n’excuse nullement le monsieur qui a fouetté l’étrangère, car enfin…, pourquoi l’excuserai-je ? Ceci dit, je ne peux m’empêcher de faire remarquer qu’il y a des « étrangères » à ce point provocantes qu’il n’y a pas, me semble-t-il, de progressiste qui puisse répondre de lui. Personne n’a abordé l’affaire de ce côté-là, et pourtant c’est précisément le côté le plus humain de la question ; c’est ainsi !

Ayant dit ceci, Svidrigaïlov se mit de nouveau à rire. Il était évident, pour Raskolnikov, que c’était un homme fermement décidé à arriver à ses fins et qui savait ce qu’il faisait.

– Vous n’avez sans doute parlé à personne depuis plusieurs jours ? demanda-t-il.

– C’est un peu cela. Mais dites, cela ne vous étonne-t-il pas que je sois de si bonne composition ?

– Parce que je ne suis pas froissé de l’insolence de vos questions ? Est-ce pour cela ? Mais… pourquoi s’en offenser ? J’ai répondu comme vous avez questionné, ajouta-t-il avec une étonnante bonhomie. Il n’y a pas grand-chose qui m’intéresse particulièrement, je vous le jure, continua-t-il pensivement. Surtout, actuellement, je n’ai absolument rien à faire ici. Du reste, il vous est loisible de penser que je m’efforce de gagner vos bonnes grâces par calcul, d’autant plus que je désire rencontrer votre sœur – je vous l’ai dit moi-même. Je vous le dirai ouvertement : je m’ennuie ! Surtout ces trois jours-ci : j’ai même été content de vous voir… N’en soyez pas irrité, Rodion Romanovitch, mais vous me semblez aussi – Dieu sait pourquoi – terriblement bizarre. Dites ce que vous voulez, mais il y a quelque chose d’étrange en vous, et surtout actuellement, c’est-à-dire pas précisément en cet instant, mais en général… maintenant. Allons, allons, c’est bon, je ne continue pas, ne vous rembrunissez pas. Je ne suis pas l’ours que vous pensez.

Raskolnikov le considéra d’un air sombre.

– Peut-être n’êtes-vous nullement un ours, dit-il. Il me semble même que vous êtes du meilleur monde, ou, tout au moins, que vous savez être très convenable, à l’occasion.

– Je ne me préoccupe de l’opinion de personne, répondit Svidrigaïlov sèchement, et même avec une pointe d’arrogance ; – et alors, pourquoi ne pas tâter de la trivialité, lorsque ce vêtement convient si bien à notre climat et… surtout si l’on s’y sent porté par sa nature, ajouta-t-il, se mettant de nouveau à rire.

– J’ai pourtant entendu dire que vous avez beaucoup d’amis ici. Vous êtes ce qu’on appelle un homme « ayant des relations ». Qu’avez-vous besoin de moi alors, si ce n’est dans un but précis ?

– C’est exact, repartit Svidrigaïlov, sans répondre au point principal de la question. J’en ai déjà rencontré plusieurs depuis trois jours que je bats le pavé ; j’en ai reconnu quelques-uns, et je pense que certains m’ont reconnu aussi. C’est normal ; je suis bien habillé et l’on me sait de la fortune ; car la réforme agraire ne nous a pas atteints : le revenu des bois et des prairies d’alluvions nous est resté ; mais… je n’irai plus voir mes amis ; j’en étais déjà excédé auparavant : voilà trois jours que je rôde, et je ne me suis encore mis en rapport avec personne… Et cette ville ! Dites-moi un peu comment elle s’est constituée, cette ville ! La ville des ronds-de-cuir et des séminaristes ! Vraiment, j’ai laissé passer beaucoup de choses sans les remarquer, il y a huit ans, lorsque je traînais par ici… Je n’espère plus qu’en l’anatomie, je vous le jure !

– Comment ça ?

– Bah, vous savez, à propos des clubs, de ces Dussaud, et encore à propos du progrès – qu’ils se passent de nous, maintenant, poursuivit-il, toujours sans relever la question. Et puis, pourquoi nécessairement être un tricheur ?

– Ah, vous avez triché aussi ?

– Comment donc ! Nous étions toute une bande, des gens des plus convenables, il y a huit ans ; nous tuions le temps, et c’étaient des gens vraiment très bien ; il y avait des poètes, des capitalistes. En général, chez nous, dans la société russe, ce sont les faussaires qui ont les meilleures manières, – l’avez-vous remarqué ? (Je me suis relâché à la campagne.) Pourtant, un Grec a manqué de me faire mettre en prison pour dettes. Et c’est alors qu’est survenue Marfa Pètrovna ; elle a marchandé un peu, et elle m’a racheté pour trente mille deniers d’argent. (J’en devais soixante-dix mille.) Je l’ai épousée et elle m’a emmené tout de suite chez elle, à a campagne, comme si j’étais un trésor. Elle était mon aînée de cinq ans. Elle m’aimait énormément. Je n’ai pas quitté la campagne pendant sept ans. Et notez bien qu’elle a conservé toute sa vie, comme arme contre moi, un document établi au profit d’un tiers, au sujet de ces trente mille roubles. Et si jamais je m’étais révolté, j’étais fait comme un rat. Et elle n’aurait pas hésité ! Les femmes savent concilier tout ça, vous savez.

– Et s’il n’y avait pas eu ce document, vous auriez pris le large ?

– Je serais bien embarrassé de répondre. Ce document me gênait à peine. Je n’éprouvais pas le désir de m’en aller, et encore, Marfa Pètrovna, voyant mon ennui, m’avait elle-même invité deux fois à faire un voyage à l’étranger. Mais quoi ! J’étais déjà allé à l’étranger, et je m’y suis toujours ennuyé. Rien de précis, mais voilà, l’aurore, la baie de Naples, la mer, je regarde et ça me rend triste. Ce qui est le plus écœurant, c’est que, en effet, on se sent triste. Non, on est mieux dans son pays. Ici, au moins, on accuse les autres de tout et l’on se justifie soi-même. J’irais bien m’engager dans une expédition pour le Pôle Nord, parce que j’ai le vin mauvais{30} et il me répugne de boire ; mais il ne me reste plus rien, à part le vin. J’en ai fait l’essai. On dit que Berg va partir du jardin Youssoupov, dans un immense ballon, et qu’il consent à embarquer des compagnons de voyage, moyennant finances, est-ce vrai ?

– Alors, vous voulez aller en ballon ?

– Moi ? Non… c’est simplement… murmura Svidrigaïlov qui sembla devenir pensif.

« Alors, est-il sérieusement… » pensa Raskolnikov.

– Non, le document ne m’entravait pas, poursuivit Svidrigaïlov pensivement. C’est moi qui ne voulais pas quitter la campagne. D’ailleurs, voici un an que Marfa Pètrovna m’a rendu le document pour ma fête et, de plus, elle m’a fait cadeau d’une forte somme. Car elle avait un capital. « Vous remarquez combien j’ai confiance en vous, Arkadi Ivanovitch » – c’est ainsi qu’elle a parlé, je vous le jure ! Vous ne croyez pas qu’elle a parlé ainsi ? Vous savez, j’étais devenu un bon agronome ; on me connaissait dans la région. J’avais même fait venir des livres. Marfa Pètrovna m’encouragea au début, puis elle eut peur que je ne m’absorbe trop dans l’étude.

– Je vois que vous regrettez beaucoup Marfa Pètrovna ?

– Moi ? Peut-être, c’est possible, après tout. À propos, croyez-vous aux fantômes ?

– Quels fantômes ?

– Mais ce qu’on entend généralement par là !

– Et vous y croyez, vous ?

– Bah, après tout, non, pour vous plaire{31}… C’est-à-dire, ce n’est pas tout à fait « non »…

– Vous en avez vu ?

Svidrigaïlov lui jeta un regard étrange.

– Marfa Pètrovna est venue me visiter, prononça-t-il, en tordant sa bouche en un curieux sourire.

– Comment cela ?

– Voilà, elle m’a rendu visite trois fois déjà. Je l’ai vue la première fois le jour même des funérailles, une heure après mon retour du cimetière. C’était la veille de mon départ pour Petersbourg. La deuxième fois, c’était il y a trois jours, à l’aube, en voyage, à la gare de Malaïa-Vichera la troisième fois, il y a deux heures, dans ma chambre ; j’étais seul.

– Vous ne dormiez pas ?

– Pas du tout. Aucune des trois fois, d’ailleurs. Elle entre, elle parle une minute ou deux et elle s’en va par la porte. Il me semble que je l’entends se mouvoir.

– Pourquoi donc étais-je convaincu qu’il allait sûrement vous arriver quelque chose de ce genre ? dit Raskolnikov, et tout de suite il fut surpris d’avoir laissé échapper cela. Il était très agité.

– Tiens, tiens ! Vous pensiez cela ? demanda Svidrigaïlov étonné. Est-ce possible ? Allons, n’ai-je pas dit que nous avions des points communs ?

– Vous ne l’avez jamais dit, coupa Raskolnikov avec colère.

– Je ne l’ai pas dit ?

– Non !

– Il me semblait… Tout à l’heure, lorsque j’ai pénétré chez vous et que j’ai vu que vous étiez couché, les yeux fermés, feignant de dormir, je me suis dit immédiatement : « c’est lui ! »

– Que signifie : « c’est lui » ? De quoi parlez-vous ? s’écria Raskolnikov.

– De quoi je parle ? Je n’en sais vraiment trop rien… bredouilla Svidrigaïlov, hésitant, mais avec franchise.

Ils se turent pendant une minute, tout en se regardant en plein dans les yeux.

– Tout ça, ce sont des bêtises ! s’écria Raskolnikov avec dépit. De quoi vous entretient-elle lorsqu’elle vient ?

– Elle ? Figurez-vous, les plus banales futilités, c’est à ne pas y croire ; et c’est cela qui m’irrite. La première fois qu’elle est entrée (j’étais rompu, vous savez : le service funèbre, le requiem, le repas… j’étais enfin seul dans mon bureau ; je venais d’allumer un cigare, je réfléchissais – elle entre par la porte : « Arkadi Ivanovitch, dit-elle, tous ces soucis vous ont fait oublier de remonter la pendule de la salle à manger. » Cette pendule-là, je la remontais en effet moi-même chaque semaine, et quand il m’arrivait de l’oublier, elle me le rappelait. Le lendemain, je me mets en route pour Petersbourg. J’entre à l’aube dans la gare – j’avais peu dormi, je me sentais tout courbaturé, les yeux bouffis de sommeil – je commande du café, et voici Marfa Pètrovna qui s’assied à côté de moi, elle tient un jeu de cartes en main. « Voulez-vous, Arkadi Ivanovitch, que je vous tire les cartes pour votre voyage ? » Elle savait bien tirer les cartes. Je m’en voudrai toujours de ne pas l’avoir laissée faire ! J’ai eu peur, je me suis enfui ; il est vrai que le train était annoncé. Aujourd’hui, j’étais assis après un fichu repas, l’estomac lourd, je fumais ; tout à coup, Marfa Pètrovna entra de nouveau, en grande toilette, habillée d’une robe de soie neuve avec une longue traîne. « Bonjour, Arkadi Ivanovitch », dit-elle, « ma robe vous plaît-elle ? Aniska ne saurait pas en faire une pareille. » (Aniska c’était notre couturière, une ancienne serve qu’on avait envoyée comme apprentie à Moscou, une belle fille). Marfa Pètrovna resta à tourner devant moi. Je regardai la robe, puis, attentivement, ma femme elle-même. « Qu’avez-vous, Marfa Pètrovna », dis-je, « à venir m’importuner pour de telles vétilles ? » – « Mon Dieu, Arkadi Ivanovitch, voilà que je vous importune, maintenant ! » Et je lui dis, pour l’agacer : « Je veux reprendre femme, Marfa Pètrovna. » – « Cela vous regarde, Arkadi Ivanovitch. Cela ne vous fait d’ailleurs pas grand honneur, qu’à peine votre femme enterrée, vous songiez déjà à vous remarier. Et si seulement vous aviez fait un bon choix ; mais je sais : cela ne convient ni à vous ni à elle, vous allez simplement vous rendre ridicule. » Et elle s’en fut ; je crus entendre le bruissement de sa traîne. Quelles bêtises, n’est-ce pas ?

– Mais au fond, vous mentez peut-être en ce moment ? dit Raskolnikov.

– Il est rare que je mente, répliqua Svidrigaïlov, qui sembla ne pas remarquer l’incivilité de la question.

– Vous n’aviez jamais vu de fantôme auparavant ?

– Si… rien qu’une fois, il y a six ans. J’avais un valet, Filka ; on venait de l’enterrer, lorsque j’ai crié étourdiment : « Filka, ma pipe ! » – Il entra et alla tout droit au râtelier où je mettais mes pipes. « C’est pour se venger », pensai-je alors ; ceci parce que nous nous étions fortement disputés juste avant sa mort. « Comment oses-tu entrer chez moi avec un vêtement déchiré au coude ! Hors d’ici, coquin ! » Il se retourna, sortit, et je ne le revis plus jamais. Je n’en ai rien dit à Marfa Pètrovna à ce moment-là. J’ai voulu faire célébrer un office pour le repos de son âme, mais un scrupule m’a retenu.

– Allez voir un médecin.

– Vous n’avez pas besoin de me le dire, je sais moi-même que ma santé n’est pas brillante, quoique je ne sache pas très bien ce qui ne va pas ; à mon idée, je suis cinq fois mieux portant que vous. Je ne vous ai pas posé la question : croyez-vous qu’on puisse voir des fantômes ? Je vous ai demandé : Croyez-vous que les fantômes existent ?

– Non, pour rien au monde je ne le croirais ! s’écria Raskolnikov avec animosité.

– Que raconte-t-on, d’habitude ? chuchota Svidrigaïlov, comme à part soi, le regard détourné et la tête un peu penchée. On dit : « tu es malade, donc l’apparition que tu as vue, ce n’était que pur délire ». Mais ce n’est pas logique. Je conviens que les fantômes ne se montrent qu’aux malades, mais le fait qu’ils n’apparaissent qu’aux malades ne démontre pas que les fantômes n’existent pas en eux-mêmes.

– C’est évidemment faux ! insista nerveusement Raskolnikov.

– Non ? C’est cela que vous pensez ? poursuivit Svidrigaïlov, lui jetant un long regard. Et si nous raisonnions ainsi (aidez-moi) : « Les fantômes sont des parcelles, des fragments, des éléments d’autres mondes. L’homme sain ne les voit pas, parce qu’étant bien portant, il est plus terrestre, plus matériel et, par conséquent, il doit vivre de la seule vie d’ici-bas en vertu de la plénitude et de l’ordre. Mais, dès qu’il tombe malade, dès que l’ordre terrestre est quelque peu dérangé dans sa structure, la possibilité d’un autre monde lui paraît immédiatement. Et plus il est malade, plus les contacts avec l’autre monde sont étroits ; et, lorsqu’il meurt, il passe directement dans l’autre monde ». J’ai réfléchi depuis longtemps à cela. Si vous avez foi en la vie future, vous pouvez bien avoir foi en mon raisonnement aussi.

– Je ne crois pas à l’au-delà, affirma Raskolnikov.

Svidrigaïlov était pensif.

– Et s’il n’y avait dans l’autre monde que des araignées ou quelque chose de ce genre, dit-il soudain.

« C’est un dément », pensa Raskolnikov.

– L’éternité nous apparaît toujours comme une idée que l’on ne peut comprendre, comme quelque chose d’énorme ! Mais pourquoi est-ce nécessairement énorme ? Et si, par hasard, au lieu de tout cela, il n’y avait là qu’une seule petite pièce, comme une salle de bain de paysan : les murs tout enfumés et des araignées dans tous les coins, et que ce soit là toute l’éternité. J’ai déjà rêvé à quelque chose de ce genre, vous savez.

– Se peut-il qu’il ne vous vienne rien de plus réconfortant et de plus juste à l’esprit ! s’écria Raskolnikov avec une sensation maladive.

– De plus juste ? Comment savoir, après tout ; c’est peut-être juste ainsi, et, vous savez, si cela avait dépendu de moi, c’est ainsi que j’aurais fait ! répliqua Svidrigaïlov avec un vague sourire.

En entendant cette absurde affirmation, Raskolnikov sentit une vague de froid le submerger. Svidrigaïlov leva la tête, le regarda attentivement, et soudain éclata de rire.

– Non mais, pensez un peu ! s’écria-t-il. Il y a une demi-heure, nous ne nous étions encore jamais vus, nous pensions être des ennemis ; nous avons même encore une affaire à régler, nous avons plaqué l’affaire et nous nous sommes lancés dans toute cette littérature ! Allons, n’avais-je pas raison en disant que nous sommes deux baies du même buisson ?

– Faites-moi le plaisir… continua avec irritation Raskolnikov. Laissez-moi vous demander de vous expliquer au plus vite, afin de m’apprendre pourquoi vous m’avez honoré de votre visite… et… et… je n’ai pas le temps, je dois me hâter, je suis obligé de partir…

– Je vous en prie, voici : votre sœur, Avdotia Romanovna, a l’intention d’épouser M. Piotr Pètrovitch Loujine ?

– Vous serait-il possible d’éviter toute question concernant ma sœur et de ne pas citer son nom ; je suis même surpris de ce que vous osiez le faire en ma présence, si vous êtes réellement Svidrigaïlov ?

– Mais je viens pour parler d’elle ; comment ne pas citer son nom dans ce cas ?

– C’est bien. Dites vite.

– Je suis certain que vous vous êtes déjà fait une opinion au sujet de ce M. Loujine (qui est mon parent par ma femme), pour peu que vous vous soyez entretenu avec lui pendant une demi-heure, ou que vous ayez entendu dire quelque chose d’exact et de précis à son sujet. Ce n’est pas un parti pour Avdotia Romanovna. À mon avis elle se sacrifie dans cette affaire, très généreusement et sans calcul aucun, au profit de… de ses proches. Il m’a semblé, d’après ce que j’ai entendu dire de vous, que, de votre côté, vous seriez très content si ce mariage pouvait ne pas se faire et cela sans porter atteinte aux intérêts de votre sœur. Maintenant que j’ai fait personnellement votre connaissance, j’en suis même convaincu.

– C’est très naïf à vous ; pardonnez-moi, je voulais dire : impudent, dit Raskolnikov.

– Vous voulez dire par là que je n’ai en vue que mes intérêts personnels ? Ne craignez rien, Rodion Romanovitch, si c’était ainsi, je ne me serais pas ouvert à vous de cette façon ; je ne suis pas totalement idiot, après tout. À ce sujet, je vais vous révéler une singularité psychologique. Tout à l’heure, lorsque je justifiais mon amour pour Avdotia Romanovna, je vous ai dit que j’étais moi-même la victime. Bon. Sachez que je ne suis plus épris de votre sœur, plus du tout, à ce point que cela me semble étrange même, car j’étais indiscutablement amoureux d’elle.

– À force de désœuvrement et de vice, coupa Raskolnikov.

– Je suis en effet vicieux et désœuvré. Mais votre sœur a tant d’attraits que je n’aurais vraiment pas pu rester insensible. Mais tout cela n’était que bêtise, comme je le vois maintenant.

– Y a-t-il longtemps que vous l’avez remarqué ?

– Je l’ai constaté déjà auparavant et je m’en suis définitivement convaincu il y a trois jours, presque à l’instant de mon arrivée à Petersbourg. Du reste, je m’imaginais encore, lorsque j’étais à Moscou, que je m’étais mis en route pour aller conquérir la main d’Avdotia Romanovna et rivaliser avec M. Loujine.

– Veuillez m’excuser, mais je vous serais obligé d’abréger et de passer directement au but de votre visite. Je n’ai pas le temps, je dois partir…

– Certainement, je vous en prie ! Arrivé à Petersbourg et m’étant résolu à tenter un certain… « voyage », j’ai trouvé nécessaire de donner quelques ordres préalables. J’ai laissé mes enfants chez leur tante ; ils ont de la fortune et n’ont pas besoin de moi. Et puis, le rôle de père ne me convient pas ! Je n’ai pris pour moi que ce dont Marfa Pètrovna m’a fait cadeau il y a un an. Cela me suffit. Excusez-moi, je passe tout de suite à l’affaire. Avant de partir pour ce voyage, qui, d’ailleurs, aura lieu peut-être… je voudrais en finir avec M. Loujine. Ce n’est pas que vraiment je ne puisse le souffrir, mais quand même, c’est à cause de lui qu’a eu lieu cette querelle avec Marfa Pètrovna lorsque j’ai appris que c’était elle qui avait manœuvré pour que ce mariage se fasse. Maintenant je veux obtenir, par votre intermédiaire, qu’Avdotia Romanovna m’accorde un entretien, même si vous le voulez, en votre présence, afin de lui expliquer, en premier lieu, qu’elle ne doit s’attendre à aucun avantage de son union avec M. Loujine, mais qu’au contraire, il n’en résultera que des inconvénients. En second lieu, après l’avoir priée de me pardonner pour tous ces récents désagréments, je solliciterai l’autorisation de lui offrir dix mille roubles, ce qui faciliterait la rupture avec M. Loujine, rupture qu’elle souhaiterait voir se réaliser, si elle en avait la possibilité.

– Mais vous êtes vraiment, vraiment fou ! s’écria Raskolnikov, plus étonné qu’irrité. Comment osez-vous me dire de telles choses ?

– J’étais sûr que vous alliez crier ; mais tout d’abord, quoique je ne sois pas riche, ces dix mille roubles sont disponibles, je veux dire que je n’en ai absolument, absolument pas besoin. Si Avdotia Romanovna les refusait, je les emploierais encore plus stupidement. Bon. Secondement, ma conscience est tout à fait en paix ; j’offre cela sans aucun calcul. Croyez-le ou non, mais vous le saurez avec certitude plus tard, vous et Avdotia Romanovna. Le fait est que j’ai réellement causé quelques ennuis et des contrariétés à votre honorable sœur ; par conséquent, me sentant sincèrement repentant, je veux vraiment, non pas racheter ma faute, non pas payer pour les ennuis, mais simplement faire quelque chose d’avantageux pour elle, pour cette raison que je n’ai pas le monopole, après tout, de ne lui causer que du mal. Si mon offre renfermait la moindre part de calcul, je n’aurais pas proposé dix mille roubles seulement, alors que je lui offrais beaucoup plus il y a cinq semaines à peine. En outre, je vais me marier, peut-être bientôt, avec une certaine jeune fille ; par conséquent toutes les suspicions concernant quelque manœuvre de ma part contre Avdotia Romanovna doivent tomber par ce fait même. Je dirai pour terminer qu’en se mariant avec M. Loujine, Avdotia Romanovna accepte le même argent, mais venant d’un autre côté… Ne soyez donc pas fâché, Rodion Romanovitch, jugez sainement et avec sang-froid.

En disant cela, Svidrigaïlov était lui-même extrêmement calme et de sang-froid.

– Je vous prie de terminer, dit Raskolnikov. De toute façon ce que vous dites est d’une inadmissible insolence.

– Nullement. Si c’était ainsi, on n’aurait, en ce bas-monde, que le droit de faire du mal, et faire le bien serait défendu au nom d’un futile formalisme. C’est ridicule. Si je mourais et si je laissais cette somme à votre sœur par testament, serait-il possible qu’elle ne l’acceptât pas ?

– Très possible.

– Ah, non ! Là, je ne suis plus d’accord. Mais, après tout, si c’est non, c’est non : qu’il en soit ainsi. Quand même dix mille roubles, c’est quelque chose d’excellent, à l’occasion. En tout cas, je vous prie de transmettre ce qui a été dit à Avdotia Romanovna.

– Non, je ne le ferai pas.

– Dans ce cas, Rodion Romanovitch, je me vois forcé de chercher moi-même à la voir et, par conséquent, de la déranger.

– Et si je lui transmettais ce que vous m’avez dit, vous n’essayeriez pas de la voir ?

– Je ne sais vraiment quoi vous répondre. J’aurais beaucoup aimé la voir.

– Ne l’espérez pas.

– Dommage. En somme, je suis un inconnu pour vous. Peut-être, quand nous nous connaîtrons plus intimement.

– Vous croyez que nous nous connaîtrons plus intimement ?

– Pourquoi pas, en somme ? dit Svidrigaïlov en souriant, et il prit son chapeau. Ce n’est pas que je tienne tellement à vous déranger et, en venant ici, aujourd’hui, je ne comptais pas trop sur votre amabilité, bien qu’après tout, votre visage ait éveillé mon intérêt ce matin…

– Où m’avez-vous aperçu ce matin ? interrogea Raskolnikov inquiet.

– Par hasard… J’ai l’impression qu’il y a quelque chose en vous qui s’apparente à moi… Mais ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un fâcheux ; je me suis entendu avec des tricheurs, j’ai réussi à ne pas ennuyer un grand seigneur, le prince Svirbei, mon parent éloigné, j’ai su écrire une petite chose sur la madone de Raphaël dans l’album de Mme Prikoulova, je suis resté sept ans sans désemparer chez Marfa Pètrovna, j’ai couché chez Viasemsky, place Sennoï, au bon vieux temps, et je prendrai peut-être l’envol, dans un ballon, avec Berg.

– Bon. Me permettez-vous de vous poser une question : est-ce bientôt que vous avez l’intention de partir en voyage ?

– Quel voyage ?

– Mais enfin, ce « voyage » dont vous avez parlé tout à l’heure…

– Ah ! le « voyage » ? Oh, oui !… Je vous ai, en effet, parlé de « voyage »… Mais ça, c’est un sujet très étendu… Si vous saviez, pourtant, quelle question vous venez d’aborder ! continua-t-il, en haussant la voix, et il eut un rire bref. Peut-être me marierai-je, au lieu de partir en « voyage » ; on me présente un parti.

– Ici ?

– Oui.

– Vous ne perdez pas votre temps.

– Mais, quand même, je voudrais beaucoup revoir Avdotia Romanovna, ne fût-ce qu’une fois. Je vous le demande avec insistance ! Eh bien, au revoir… Ah, oui ! Informez votre sœur, Rodion Romanovitch, qu’elle figure sur le testament de Marfa Pètrovna pour trois mille roubles. Ceci est absolument exact, Marfa Pètrovna a donné des ordres une semaine avant de mourir, cela a eu lieu devant moi. Avdotia Romanovna pourra toucher cet argent dans deux ou trois semaines.

– Est-ce vrai ?

– Oui, c’est vrai. Vous pouvez le lui dire. Allons, très honoré. Je suis descendu tout près d’ici.

En quittant la chambre, Svidrigaïlov rencontra Rasoumikhine devant la porte.