Celui-ci pénétrait déjà à l’intérieur de l’appartement. Il entra avec l’air de ne pouvoir se contenir qu’à grand-peine pour ne pas éclater de rire. Rasoumikhine entra à sa suite, la figure convulsée de rage, rouge comme une pivoine, embarrassé par sa haute taille et tout confus. Son visage, ainsi que toute sa personne, étaient ridicules en ce moment et justifiaient le rire de Raskolnikov. Celui-ci, qui n’avait pas encore été présenté à l’hôte, salua ce dernier qui se tenait debout au milieu de la pièce et qui les regardait interrogativement. Raskolnikov lui serra la main, semblant ne pouvoir réprimer sa gaîté qu’avec peine, et tenta d’articuler quelques mots pour se présenter. Mais à peine avait-il eu le temps de reprendre son sérieux et de bredouiller quelques paroles, que se retournant comme involontairement vers Rasoumikhine, il ne put plus se retenir, et le rire qu’il avait refoulé éclata d’autant plus irrésistiblement qu’il avait été contenu avec plus de force. La prodigieuse rage avec laquelle Rasoumikhine supportait ce rire « cordial », donnait à cette scène l’apparence de la plus sincère gaîté, et la faisait surtout paraître naturelle. Rasoumikhine, sans le vouloir, aida à donner, cette impression :
– Démon ! hurla-t-il, et, faisant un geste brusque du bras, il heurta le guéridon sur lequel il y avait un verre à thé vide… le tout s’écroula et s’éparpilla.
– Mais pourquoi casser les chaises, Messieurs, c’est une perte sèche pour le Trésor ! s’écria joyeusement Porfiri Pètrovitch.
La scène se présentait de la façon suivante : l’hilarité de Raskolnikov diminuait petit à petit, il semblait avoir oublié sa main dans celle de son hôte, mais, conscient des convenances, il attendait l’occasion de se reprendre le plus rapidement et avec le plus de naturel possible. Rasoumikhine, définitivement troublé par la chute du guéridon et le verre brisé, regarda les débris d’un air maussade, cracha et se retourna sombrement vers la fenêtre dans l’embrasure de laquelle il resta, le dos tourné aux autres, avec un visage terriblement renfrogné, regardant au dehors, et ne voyant d’ailleurs rien. Porfiri Pètrovitch aurait désiré rire avec eux, mais il était évident qu’auparavant il voulait des explications. Dans un coin, Zamètov, assis sur une chaise, s’était levé à l’arrivée des visiteurs. Il restait debout, dans l’attente, un sourire figé sur les lèvres, examinant Raskolnikov avec quelque embarras et contemplant cette scène avec perplexité et même avec méfiance. La présence inattendue de Zamètov dérouta complètement Raskolnikov.
« Voilà quelque chose de plus dont il faudra que je tienne compte… », pensa-t-il.
– Excusez-nous, je vous prie, commença Raskolnikov, simulant avec effort la confusion.
– Je vous en prie ! Charmé. Et aussi enchanté par votre entrée… Eh bien ! il ne veut plus dire bonjour ? Porfiri Pètrovitch montra Rasoumikhine de la tête.
– Je vous jure que je ne sais pas pourquoi il m’en veut. Je n’ai fait que lui dire, en cours de route, qu’il ressemblait à Roméo et… je le lui ai prouvé. Je crois que c’est tout.
– Cochon, répliqua Rasoumikhine, sans faire un mouvement.
– Il avait donc des raisons très sérieuses pour se fâcher ainsi pour un seul mot ?
– Le voilà, le juge d’instruction !… Et puis, allez tous au diable ! coupa tout à coup Rasoumikhine et, brusquement, il se mit à rire et s’approcha de Porfiri Pètrovitch, la figure joyeuse, comme si rien ne s’était passé.
– Assez ! Nous sommes tous des imbéciles ; venons-en aux affaires ; voici : en premier lieu, mon ami Rodion Romanovitch Raskolnikov a entendu parler de toi et souhaite te connaître ; en second lieu, il a une petite affaire à t’exposer. Tiens, Zamètov ! Comment se fait-il que tu sois ici ? Alors, vous vous connaissez ? Depuis longtemps ?
« Qu’est-ce encore que cette histoire ! », pensa Raskolnikov inquiet.
On aurait dit que Zamètov se troublait, mais, dans ce cas, ce ne fut que légèrement.
– Mais nous nous sommes rencontrés hier, chez toi, dit-il d’un ton dégagé.
– Donc, Dieu m’a épargné cette peine : la semaine passée il avait terriblement insisté pour t’être présenté, Porfiri, et voilà que vous vous êtes entendus sans moi… Où se trouve ton tabac ?
Porfiri Pètrovitch était en tenue d’intérieur : robe de chambre, linge impeccable et pantoufles éculées. Il était âgé de trente-cinq ans, de taille plutôt inférieure à la moyenne, corpulent et même quelque peu obèse, la figure rasée, sans moustaches ni favoris, les cheveux coupés court sur sa grosse tête ronde, à la nuque curieusement saillante. Son visage rond, potelé, avec un nez légèrement en trompette, était de teinte maladive tirant sur le jaune sombre, mais son expression était gaillarde et même railleuse. Elle aurait été plutôt bonhomme, si l’expression des yeux n’avait pas gâté les choses ; ils avaient un certain reflet humide et des cils presque blancs, dont les clignotements pouvaient être pris pour des clins d’œil. Le regard de ces yeux ne s’harmonisait pas avec le reste de sa personne, qui faisait plutôt penser à une commère, et donnait à sa physionomie une note beaucoup plus sérieuse qu’on aurait pu s’y attendre au premier coup d’œil.
Dès que Porfiri Pètrovitch sût que son hôte avait une « petite affaire » à lui exposer, il le pria immédiatement de prendre place sur le sofa et il s’assit lui-même à l’autre extrémité. Il fixa Raskolnikov, attendant son exposé, avec cette attention voulue et trop sérieuse qui troublait particulièrement, au premier abord, ceux qui le connaissaient peu, et cela surtout quand ce qu’on avait à lui dire était hors de proportion avec l’attention extraordinairement grave qu’il accordait. Mais Raskolnikov expliqua son affaire en peu de mots, avec précision et clarté, et fut alors si content de lui-même qu’il prit le temps de bien examiner Porfiri. Celui-ci, non plus, ne le quitta pas des yeux. Rasoumikhine, qui s’était installé près d’eux, à la même table, avait suivi l’exposé avec ardeur et impatience, les regardant alternativement l’un et l’autre, sans se soucier des convenances.
« Imbécile ! », pensa Raskolnikov à part lui.
– Vous devez faire une déclaration à la police, répondit Porfiri, employant un ton d’affaires très marqué. Vous écrirez qu’ayant été informé de tel événement – c’est-à-dire de l’assassinat – vous demandez que l’on fasse savoir au juge d’instruction chargé de l’enquête que tels objets vous appartiennent et que vous souhaiteriez les dégager… ou bien… peu importe, on vous écrira.
– La difficulté est que, pour le moment – Raskolnikov s’efforça de devenir le plus confus possible – je ne suis pas en fonds… et je ne pourrais même pas débourser le peu… voyez-vous, j’aurais seulement voulu déclarer que ces objets sont à moi, et quand j’en aurai les moyens…
– Cela est sans importance, répondit Porfiri Pètrovitch, recevant sèchement cette explication pécuniaire. D’ailleurs, vous pouvez m’écrire personnellement, si vous voulez, dans le même sens : j’ai été informé de tels événements, je déclare au sujet de tels objets qu’ils m’appartiennent, et je demande…
– C’est sur du papier non timbré ? se hâta d’interrompre Raskolnikov, s’intéressant de nouveau au côté pécuniaire de l’affaire.
– Mais bien sûr ! répondit Porfiri Pètrovitch, et, soudain, il le regarda avec une raillerie bien évidente, cligna des yeux vers lui, d’un air complice.
Du reste, Raskolnikov avait peut-être mal vu, car cela ne dura qu’un instant. En tout cas, il y avait quelque chose. Raskolnikov aurait parié qu’il lui avait fait un clin d’œil, le diable sait pourquoi.
« Il sait. » Cette pensée passa en lui comme un éclair.
– Pardonnez-moi de vous avoir importuné pour une telle vétille, continua-t-il, quelque peu troublé. La valeur de ces objets n’atteint pas cinq roubles, mais ils me sont particulièrement chers car je les ai reçus en souvenir, et j’avoue, je me suis effrayé lorsque j’ai appris…
– C’est pour cela que tu as sursauté lorsque j’ai dit à Zossimov que Porfiri interrogeait les propriétaires des gages ! dit Rasoumikhine avec une intention visible.
C’était par trop violent. Raskolnikov ne résista pas et lui jeta un regard brillant de rage. Mais il parvint immédiatement à se maîtriser.
– Je crois que tu te moques de moi, mon vieux, dit-il avec une irritation adroitement simulée. Je suis d’accord, je me donne peut-être trop de peine pour cette bêtise, à ton avis ; mais à mes yeux, ces objets peuvent n’être pas négligeables du tout et on ne peut, à cause de cela, me prendre pour un égoïste ou pour un avare. Tu sais cependant que cette montre en argent, qui ne vaut que quelques sous, est la seule chose que nous a laissée mon père. Tu peux rire de moi, mais ma mère est ici – dit-il soudain, s’adressant à Porfiri – et si elle savait que la montre est perdue – il se hâta de se retourner de nouveau vers Rasoumikhine essayant de faire en sorte que sa voix tremblât – elle en deviendrait malade, je vous le jure ! Ah, ces femmes !
– Mais non, ce n’est pas du tout cela que je voulais dire ! Bien au contraire ! cria Rasoumikhine, peiné.
« Est-ce bien ? Est-ce naturel ? N’est-ce pas outré ? se demandait Raskolnikov anxieux. « Pourquoi ai-je ajouté : Ah, ces femmes ! ? »
– Votre mère est arrivée chez vous ? questionna Porfiri Pètrovitch.
– Oui.
– Quand donc ?
– Hier soir.
Porfiri se tut, comme s’il réfléchissait.
– Vos objets ne peuvent être perdus, continua-t-il calmement et froidement. Je vous attends ici depuis longtemps.
Et, comme si de rien n’était, il avança avec sollicitude le cendrier à Rasoumikhine qui secouait sans vergogne sa cendre sur le tapis. Raskolnikov sursauta, mais Porfiri ne le regardait pas, apparemment absorbé par la cigarette de Rasoumikhine.
– Comment ? Tu l’attendais ? Tu étais donc au courant qu’il avait des objets engagés là-bas ? s’écria Rasoumikhine.
Porfiri Pètrovitch se tourna vers Raskolnikov.
– Vos objets – une bague et une montre – étaient emballés ensemble dans un papier et votre nom était lisiblement inscrit au crayon, ainsi que la date du dépôt.
– Vous avez bonne mémoire… remarqua Raskolnikov avec gêne, en essayant de le regarder droit dans les yeux ; mais il ne put résister et soudain ajouta : Je pense ainsi parce que, sans doute, il y avait beaucoup de gages… vous avez dû éprouver quelque difficulté à retenir tous les noms… Or, vous vous en souvenez, de tous, clairement, et… et…
« C’est bête ! C’est faible ! Pourquoi ai-je ajouté cela ? »
– Mais tous ceux qui avaient des gages là-bas nous sont connus, et vous êtes le seul qui ne vous étiez pas encore présenté, répondit Porfiri, avec une intonation narquoise à peine sensible dans la voix.
– Je n’étais pas très bien portant.
– De cela aussi, j’ai entendu parler. On m’a même dit que vous avez été fort ébranlé par quelque chose ; actuellement, d’ailleurs, vous êtes encore un peu pâle.
– Pas du tout… au contraire, je suis tout à fait bien portant, coupa Raskolnikov avec grossièreté, en changeant brusquement de ton. La colère montait en lui et il n’était plus capable de l’étouffer. « C’est la colère qui me fera me trahir », pensait-il. « Pourquoi me tourmentent-ils ? »
– Pas tout à fait bien portant ! cria Rasoumikhine. En voilà une histoire ! Il a déliré jusqu’à hier… Le croirais-tu, Porfiri, c’est tout juste s’il se tenait sur ses jambes, mais à peine Zossimov et moi étions-nous partis, qu’il s’habilla, fila en cachette et rôda presque jusqu’à minuit et ceci en plein délire, je te le dis ; tu te représentes cela ? Un cas remarquable !
– En plein délire, est-ce possible ? Dites-moi un peu !
Porfiri branla la tête avec un mouvement de commère.
– Bêtises ! Ne le croyez pas ! Du reste, vous ne le croyez pas quand même ! laissa échapper Raskolnikov, ne parvenant plus à contenir sa colère.
Mais Porfiri Pètrovitch semble ne pas entendre ces derniers mots.
– Mais comment as-tu pu sortir, avec ce délire ! fit tout à coup Rasoumikhine en s’échauffant. Pourquoi es-tu sorti ? Pourquoi ?… Et pourquoi te cachais-tu ? Allons, avais-tu ton bon sens à ce moment-là ? À présent qu’il n’y a plus aucun danger, je te le demande ouvertement.
– J’en avais assez d’eux, hier, expliqua Raskolnikov à Porfiri, avec un sourire effronté et provocant. Alors, je me suis enfui pour louer un logement ailleurs, quelque part où ils ne pourraient me retrouver ; et j’ai pris beaucoup d’argent avec moi. M. Zamètov a vu cet argent. Dites-moi, Monsieur Zamètov, avais-je mon bon sens, hier, ou avais-je le délire ? Tranchez la question.
Il aurait volontiers étranglé Zamètov en cet instant, tellement le regard et le sourire de celui-ci lui déplaisaient.
– À mon avis, vous avez parlé fort raisonnablement, et même avec intelligence, mais vous étiez vraiment trop irascible, déclara sèchement Zamètov.
– Nikodim Fomitch m’a dit aujourd’hui, commença Porfiri Pètrovitch en s’interposant, qu’il vous avait rencontré hier, fort tard déjà, dans l’appartement d’un certain fonctionnaire qui a été écrasé par une voiture…
– Eh bien ! considérons le cas de ce fonctionnaire ! dit Rasoumikhine. N’as-tu pas là, chez lui, fait la preuve de ta folie ? Tu as donné tout ton argent à la veuve, pour l’enterrement ! Si tu avais envie de l’aider, pourquoi n’as-tu pas donné quinze roubles, ou même vingt, pourquoi ne t’es-tu pas réservé au moins trois roubles ! Non, voilà, il donne les vingt-cinq roubles !
– Mais peut-être ai-je découvert un trésor ? Alors, j’ai fait le généreux, hier… M. Zamètov le sait bien, lui, que j’ai trouvé un trésor !… Excusez-nous, je vous en prie, dit-il en s’adressant à Porfiri, les lèvres tremblantes, nous vous dérangeons avec ces bêtises depuis une demi-heure. Nous vous ennuyons, n’est-ce pas ?
– Je vous en prie, mais pas du tout ! Au contraire ! Si vous saviez à quel point vous m’intéressez ! Je suis curieux de vous écouter, de vous regarder… et j’avoue que je suis très content que vous soyez enfin venu me voir…
– Offre-nous du thé, au moins ! J’ai la gorge sèche ! s’exclama Rasoumikhine.
– Bonne idée ! Et peut-être que ces messieurs accepteront de nous tenir compagnie. Mais ne désirerais-tu pas quelque chose de… plus consistant, avant de prendre le thé ?
– Va-t-en au diable !
Porfiri Pètrovitch sortit commander le thé. Une foule de pensées tournoyaient dans la tête de Raskolnikov. Il était péniblement exaspéré.
« Ils ne se cachent même plus, ils ne se donnent même plus la peine de dissimuler ! Comment se fait-il que tu aies parlé de moi à Nikodim Fomitch, puisque tu ne me connaissais pas du tout ? C’est donc qu’ils ne daignent même plus feindre qu’ils me poursuivent comme une meute de chiens ! Ils me crachent franchement en pleine figure ! » Raskolnikov tremblait de rage. « Alors, frappez directement, ne jouez pas avec moi comme le chat avec la souris. Ce n’est pas courtois. Peut-être ne le permettrai-je pas encore, Porfiri Pètrovitch ! Je me dresserai et je vous dirai toute la vérité en plein visage, et vous verrez alors à quel point je vous méprise !… » Il respirait avec peine.
« Et si je faisais erreur ? Si cela n’était qu’une illusion ? Et si c’était par suite d’une erreur que je me mets en rage, si je ne parvenais pas à tenir mon rôle abject ? Tout ce qu’ils disent est normal, mais plein de sous-entendus… Tout cela peut être dit dans n’importe quelles circonstances, mais il y a un sens caché. Pourquoi Porfiri a-t-il dit directement « chez elle » ? Pourquoi Zamètov a-t-il ajouté que j’ai parlé « intelligemment » ? Pourquoi adoptent-ils ce ton ?… Oui… le ton… Rasoumikhine était là, pourquoi n’a-t-il rien remarqué ? Ce naïf imbécile ne remarque jamais rien ! J’ai de nouveau la fièvre !… Porfiri m’a-t-il fait un clin d’œil tout à l’heure ou non ? C’est faux, sans doute, pourquoi l’aurait-il fait ? Veulent-ils m’agacer ou se moquent-ils de moi ? Ou bien tout cela est un mirage, ou bien ils savent.
» Même Zamètov est effronté… Mais l’est-il vraiment ? Il aura réfléchi cette nuit. J’ai pressenti qu’il changerait d’avis. Il est tout à fait à son aise ici, et c’est la première fois qu’il y vient. Porfiri ne le considère pas comme un hôte, il lui tourne le dos. Ils se sont entendus ! Ils se sont nécessairement entendus à mon sujet !
» Ils ont nécessairement bavardé à mon propos avant mon arrivée !… Sont-ils au courant de mon passage à l’appartement ? Que cela soit vite fini !… Lorsque je lui ai dit que je me suis enfui pour chercher un logement, il n’a rien répliqué, il n’a pas compris… Cela a été adroit de ma part de parler de logement, cela me servira. Pensez-vous, en délire ! – Il rit intérieurement. – Il sait tout au sujet de la soirée d’hier, mais il ne savait pas que ma mère était arrivée ! Et cette sorcière a même inscrit la date au crayon !… Vous radotez, vous ne m’aurez pas ! Ce ne sont pas encore des faits, ce n’est qu’une présomption.
» Donnez-moi donc des preuves ! l’histoire du logement, ce n’est pas un fait non plus : une conséquence du délire ; je sais ce que je dois leur dire… Connaissent-ils l’histoire du logement ? Je ne m’en irai pas sans le savoir ! Pour quelle raison suis-je venu ? Pourtant, ma rage, voilà un fait ! Et peut-être est-ce un bien, je garde mon rôle de malade… Il tâte le terrain. Il essayera de me dérouter. Mais pourquoi donc suis-je venu ici ? »
Tout cela passa en un éclair dans sa tête.
Porfiri Pètrovitch rentra à cet instant. Il était subitement devenu gai.
– Tu sais, mon vieux, après les réjouissances d’hier, je me sens tout ramolli, commença-t-il d’un tout autre ton, en riant et en s’adressant à Rasoumikhine.
– Était-elle intéressante, ma soirée ? Je vous ai quittés hier au moment le plus passionnant. Qui est sorti vainqueur ?
– Personne, évidemment. On a dévié vers les problèmes éternels, on a plané dans les airs.
Rends-toi compte, Rodia, où l’on en était arrivé hier : le crime existe-t-il, oui ou non ? Je te l’avais dit qu’ils avaient palabré jusqu’à en perdre la tête !
– Quoi d’étonnant ! C’est une question sociale des plus courantes, répondit négligemment Raskolnikov.
– La question n’était pas énoncée sous cette forme, remarqua Porfiri.
– Pas tout à fait, c’est vrai, acquiesça immédiatement Rasoumikhine, s’agitant selon son habitude. Tu vois, Rodion, écoute et donne-moi ton avis. Je le veux. Je me suis donné énormément de mal hier, et j’attendais que tu viennes. Ce sont les socialistes qui ont provoqué la discussion par l’énoncé de leurs théories. Conceptions connues : le crime constitue une réaction contre un ordre social anormal, c’est tout et rien de plus, il n’y a pas d’autres causes – disent-ils.
– Tu radotes ! s’écria Porfiri Pètrovitch. Il s’animait visiblement et riait sans cesse en regardant Rasoumikhine qui s’exaltait de plus en plus.
– Ils prétendent qu’il n’y a pas d’autre cause ! coupa Rasoumikhine avec fougue. Je ne radote pas !… Je te ferai lire leurs écrits : quand tout va mal, pour eux, ils prétendent que « c’est l’influence du milieu qui perd l’homme », selon leur expression préférée ! D’où il découle que si la société était normalement organisée, tous les crimes disparaîtraient, car ces réactions ne seraient plus nécessaires et tout le monde deviendrait immédiatement équitable. Ils ne tiennent pas compte de la nature, elle est annihilée, elle n’existe pas ! Pour eux, l’humanité n’évolue pas suivant une loi historique et vivante qui amène finalement une société normale, mais au contraire, c’est un système social, sorti de quelque cerveau matérialiste, qui organisera toute l’humanité et en fera rapidement une communauté de justes et de purs, et cela avant que s’accomplisse n’importe quel processus normal, évoluant suivant une loi historique et vivante. C’est pour cette raison qu’instinctivement ils n’aiment pas l’histoire : « Il n’y a là-dedans que des infamies et des inepties » – tout s’explique par la seule ineptie ! C’est pour cela qu’ils détestent tout le processus vivant de la vie : « aucune nécessité d’âme vivante ! » L’âme vivante exige la vie, elle n’obéira pas aux lois de la mécanique, elle est soupçonneuse, rétrograde ! Tandis que chez eux, elle sent un peu la charogne, on pourrait la faire de caoutchouc, mais, par contre, cette âme n’est pas vivante, elle est sans volonté, servile, et ne se révoltera pas ! Pour eux, matérialistes, tout se réduit à poser des briques et à disposer des couloirs et des chambres dans un phalanstère ! Le phalanstère est prêt, mais la nature humaine n’est pas prête pour le phalanstère. Elle veut continuer à vivre, elle n’a pas encore accompli tout le processus vivant ; le cimetière vient trop tôt pour elle. La seule force de la logique ne suffit pas pour passer par-dessus la nature. La logique peut prévoir trois cas, or il y en a un million ! Rejeter ce million et réduire tout à une question de confort : voilà la solution la plus aisée ! C’est séduisant, bien sûr, et il n’est même pas nécessaire de penser ! C’est le principal : ne pas avoir besoin de penser ! Tout le mystère de la vie peut être résumé sur deux feuilles imprimées !
– Le voilà déchaîné ! il tambourine comme de la grêle ! Il faudrait le tenir aux poignets, dit Porfiri en riant. Figurez-vous, dit-il à Raskolnikov, c’était la même chose hier soir ; un chœur à six voix dans une seule pièce, et, au préalable, il nous avait saturés de punch – vous représentez-vous cela ? – Non, mon vieux, tu radotes : « le milieu » compte pour beaucoup dans un crime, voilà mon avis.
– Je sais bien que cela compte pour beaucoup, mais, dis-moi, dans le cas suivant : un quadragénaire déshonore une fillette de dix ans ; est-ce le milieu qui l’a conduit à cet acte.
– Eh bien, dans le sens strict, c’est bien le milieu, répondit Porfiri avec une étonnante gravité. Ce crime commis sur une fillette est fort bien explicable par « le milieu ».
Rasoumikhine sembla près de devenir enragé.
– Eh bien ! veux-tu que je te démontre, hurla-t-il, que tu as des cils blancs uniquement parce que le cocher d’Ivan le Grand a quarante toises de haut ? Et je le démontrerai progressivement, avec clarté, précision, et même avec une teinte de libéralisme. Je m’en fais fort ! Allons, acceptes-tu le pari ?
– J’accepte ! Voyons comment il démontrera cela.
– Mais tu te fiches de moi, démon ! s’écria Rasoumikhine en sautant sur ses pieds et avec un geste de la main. Allons, c’est inutile de parler avec toi ! Il dit cela avec intention, tu sais, Rodion ! Et hier il s’est mis dans leur camp uniquement pour ridiculiser tout le monde. Si tu savais tout ce qu’il a raconté ! Et eux, si tu avais vu combien ils étaient heureux ! Il est capable de donner le change ainsi durant deux semaines. L’an passé, il nous assurait, Dieu sait pourquoi, qu’il allait se faire moine : ce jeu a duré deux mois sans qu’il en démorde. Récemment, l’idée lui est venue de certifier qu’il se mariait, et que tout était préparé pour le mariage. Il a même fait confectionner des vêtements pour cela. Nous le félicitions déjà. Et il n’y avait rien, pas même de fiancée : rien qu’une mystification.
– Tu mens ! J’avais déjà fait faire ce costume auparavant.
– Alors, il est exact que vous êtes un mystificateur ? demanda Raskolnikov avec négligence.
– Et vous n’auriez pas cru cela ? Mais, je vous attraperai aussi. – Porfiri se mit à rire. – Non, attendez, je vais vous exposer toute la vérité. Au sujet de ces problèmes, ces crimes, ce « milieu », ces fillettes, je me suis souvenu d’un de vos articles : Sur le crime… ou quelque chose dans ce genre, je n’en connais plus le titre. J’ai pris plaisir à le lire, il y a deux mois, dans La Parole Périodique.
– Mon article ? dans La Parole Périodique ? questionna Raskolnikov avec étonnement. Il y a six mois, lorsque j’ai quitté l’université, j’ai rédigé effectivement un article à propos d’un livre, mais je l’ai fait parvenir au journal La Parole Hebdomadaire et non pas Périodique.
– Et c’est pourtant dans La Parole Périodique qu’il a paru.
– C’est vrai. La Parole Hebdomadaire avait cessé d’exister, c’est pourquoi elle ne l’a pas publié.
– C’est exact ; mais en cessant d’exister, La Parole Hebdomadaire a fusionné avec La Parole Périodique et c’est pour cette raison que votre article a paru, il y a deux mois, dans cette dernière publication{26}. Vous ne le saviez pas ?
Raskolnikov, en effet, l’ignorait.
– Mais dites, vous pouvez exiger qu’ils vous paient votre article ! Quel curieux caractère que le vôtre ! Vous vivez si solitairement que vous ignorez même une chose qui vous touche d’aussi près.
– Bravo Rodka ! Je ne le savais pas non plus ! s’écria Rasoumikhine. Je passerai par là, aujourd’hui même, et je demanderai un numéro ! Il y a deux mois ? Quelle date ? C’est égal, je trouverai ! En voilà une affaire ! Et il n’en souffle mot !
– Et comment avez-vous pu savoir que l’article était de moi ? Il n’était signé que d’une initiale.
– Par hasard et il y a quelques jours seulement. Je me suis informé auprès du rédacteur ; je le connais… L’article m’a beaucoup intéressé.
– J’y analyse, je me rappelle, l’état psychologique du criminel pendant l’accomplissement de son crime.
– Oui, et vous démontrez que l’acte du criminel est toujours accompli dans un état morbide. C’est très, très nouveau, mais… en somme, ce n’est pas cette partie-là de l’article qui m’a frappé, mais bien l’idée émise vers la fin, idée malheureusement à peine esquissée et peu nettement exprimée. En un mot, si vous vous en souvenez, vous faites allusion au fait qu’il existe, de par le monde, certains hommes qui peuvent… ou plutôt qui ont nettement le droit d’accomplir toutes sortes d’infamies et de crimes et que ce n’est pas pour eux que la loi est faite.
Raskolnikov sourit à cette altération voulue et forcée de son idée.
– Comment ? Qu’est-ce que c’est ? Le droit de commettre des crimes ? Et pas à cause de l’influence du milieu ? demanda Rasoumikhine avec quelque effroi.
– Non, non, pas du tout pour cette raison, répondit Porfiri. Tout consiste en ce que, dans l’article de Monsieur, les hommes sont considérés comme « ordinaires », ou « extraordinaires ». Les hommes ordinaires ont l’obligation d’observer les lois et n’ont pas le droit de sortir de la légalité et cela parce qu’ils sont ordinaires. Quant aux hommes extraordinaires, ils ont le droit de commettre toutes sortes de crimes et de sortir de la légalité, uniquement parce qu’ils sont extraordinaires. C’est bien ainsi.
– Mais comment est-ce possible ? Il est impossible que ce soit ainsi, bredouillait Rasoumikhine stupéfait.
Raskolnikov sourit à nouveau. Il avait compris au premier abord de quoi il s’agissait et où on voulait le pousser ; il connaissait son article. Il décida de relever la provocation.
– Ce n’est pas exactement cela que j’ai voulu dire dans cet article, commença-t-il modestement. Du reste, j’avoue que vous avez exposé ma pensée presque fidèlement et même, si vous voulez, tout à fait fidèlement… (Il lui était très agréable de reconnaître cela.) La différence réside uniquement en ceci : je ne dis nullement que les hommes extraordinaires doivent nécessairement commettre toutes sortes d’infamies, selon votre expression. Je suis certain que l’on n’aurait même pas publié un tel article. J’ai simplement fait allusion au fait que l’homme extraordinaire a le droit… je veux dire, pas le droit officiel, mais qu’il a le droit de permettre à sa conscience de sauter… certains obstacles et ceci seulement si l’exécution de son idée (qui est peut-être salutaire à toute l’humanité) l’exige. Vous avez dit que mon article n’était pas clair : si vous le voulez, je puis vous l’expliquer dans la mesure du possible. Je ne fais peut-être pas erreur en supposant que c’est bien cela que vous désirez. Voici : à mon avis, si les découvertes de Kepler et de Newton, par suite de certains événements, n’avaient pu être connues de l’humanité que par le sacrifice d’une, de dix, de cent… vies humaines qui auraient empêché cette découverte ou s’y seraient opposées, Newton aurait eu le droit et même le devoir… d’écarter ces dix ou ces cent hommes pour faire connaître ses découvertes à l’humanité. De là ne découle nullement que Newton aurait eu le droit de tuer qui bon lui semble, les gens qu’il croisait en rue, ou bien de voler chaque jour au marché. Ensuite, je me souviens que j’ai développé, dans mon article, l’idée que tous les… eh bien, les législateurs et les ordonnateurs de l’humanité, par exemple, en commençant par les plus anciens et en continuant avec les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon, etc., tous, sans exception, étaient des criminels déjà par le seul fait qu’en donnant une loi nouvelle, ils transgressaient la loi ancienne, venant des ancêtres et considérée comme sacrée par la société. Et, évidemment, ils ne s’arrêtaient pas devant le meurtre si le sang versé (parfois innocent et vaillamment répandu pour l’ancienne loi) pouvait les aider. Il est remarquable même que la plupart de ces bienfaiteurs et ordonnateurs de l’humanité étaient couverts de sang. En un mot, je démontre que non seulement les grands hommes, mais tous ceux qui sortent tant soit peu de l’ornière, tous ceux qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, même pas grand-chose, doivent, de par leur nature, être nécessairement plus ou moins des criminels. Autrement il leur est difficile de sortir de l’ornière, et ils ne peuvent évidemment pas consentir à y rester, cela, encore une fois, de par leur nature, et d’après moi, ils ont même le devoir de ne pas consentir à y rester. En un mot, vous voyez qu’il n’y a là absolument rien de nouveau. Cela a été imprimé et lu mille fois. Quant à ma distinction entre les hommes ordinaires et les hommes extraordinaires, elle est quelque peu arbitraire, je suis d’accord ; mais je ne prétends pas donner des chiffres exacts. Je suis seulement persuadé de l’exactitude de mes assertions. Celles-ci consistent en ceci : les hommes, suivant une loi de la nature, se divisent, en général, en deux catégories : la catégorie inférieure (les ordinaires) pour ainsi dire, la masse qui sert uniquement à engendrer des êtres identiques à eux-mêmes et l’autre catégorie, celle, en somme, des vrais hommes, c’est-à-dire de ceux qui ont le don ou le talent de dire, dans leur milieu, une parole nouvelle. Les subdivisions sont évidemment infinies, mais les traits distinctifs des deux catégories sont assez nets : la première catégorie, c’est-à-dire la masse en général, est constituée par des gens de nature conservatrice, posée, qui vivent dans la soumission et qui aiment à être soumis. À mon avis, ils ont le devoir d’être soumis parce que c’est leur mission et il n’y a rien là d’avilissant pour eux. Dans la seconde catégorie, tous sortent de la légalité, ce sont des destructeurs, ou du moins ils sont enclins à détruire, suivant leurs capacités. Les crimes de ces gens-là sont, évidemment, relatifs et divers ; le plus souvent ils exigent, sous des formes très variées, la destruction de l’organisation actuelle au nom de quelque chose de meilleur. Mais si un tel homme trouve nécessaire de passer sur un cadavre, il peut, à mon avis, en prendre le droit en conscience – ceci dépend, du reste, de son idée et de la valeur de celle-ci, notez-le bien. C’est dans ce sens seulement que je parle de leur droit au crime. (Vous vous rappelez, vous avez commencé la discussion sur le terrain juridique.) Du reste, il n’y a pas de quoi s’inquiéter beaucoup ; le troupeau ne leur reconnaît presque jamais ce droit, il les supplicie et les pend et, de ce fait, il remplit sa mission conservatrice, comme il est juste, avec cette réserve que les générations suivantes de ce même troupeau placent les suppliciés sur des piédestaux et leur rendent hommage (plus ou moins). Le premier groupe est maître du présent, le deuxième est maître de l’avenir. Les premiers perpétuent le monde et l’augmentent numériquement ; les seconds le font mouvoir vers un but. Les uns et les autres ont un droit absolument égal à l’existence. En un mot, pour moi, tous ont les mêmes droits et vive la guerre éternelle{27}, jusqu’à la Nouvelle Jérusalem, comme il se doit !
– Alors, vous croyez quand même à la Nouvelle Jérusalem ?
– Oui, répondit avec fermeté Raskolnikov ; en disant cela, de même que pendant sa longue tirade, il avait regardé à terre, fixant un point sur le tapis.
– Et vous croyez également en Dieu ? Pardonnez ma curiosité.
– Oui, répéta Raskolnikov, levant les yeux vers Porfiri.
– Et vous croyez en la résurrection de Lazare ?
– Oui, mais pourquoi toutes ces questions ?
– Vous y croyez littéralement ?
– Oui, littéralement.
– Tiens… aussi, j’étais curieux. Excusez-moi. Mais permettez, pour en revenir à l’article ; on ne les supplicie pas toujours ; certains, au contraire…
– Réussissent de leur vivant ? Oh oui, certains réussissent de leur vivant et alors…
– Ils commencent, eux-mêmes, à supplicier les autres ?
– Si c’est nécessaire, et vous savez, c’est ce qui arrive la plupart du temps. En somme votre remarque est très spirituelle.
– Merci. Mais, dites-moi, comment reconnaître les ordinaires des extraordinaires ? Y a-t-il des signes lors de leur naissance ? Je dis cela parce qu’il me semble qu’il faut dans ce cas, le plus d’exactitude possible, le plus de certitude extérieure si l’on peut dire : excusez-moi, il y a en moi une inquiétude d’homme pratique et bien intentionné, mais ne faudrait-il pas instaurer le port de quelque vêtement spécial, par exemple, ou bien une marque particulière ?… Car, convenez-en, si une confusion se produisait et si quelqu’un d’une catégorie s’imaginait qu’il appartient à une autre catégorie et se mettait à « écarter les obstacles », comme vous vous êtes si heureusement exprimé, en ce cas…
– Oh, cela se produit très souvent ! Cette remarque est encore plus spirituelle que la précédente…
– Merci…
– Pas la peine, mais remarquez que la confusion n’est possible que de la part de la première catégorie, c’est-à-dire du côté des gens « ordinaires » (comme je les ai appelés, peut-être pas très heureusement). Malgré leur inclination innée à la soumission et par quelque folâtre jeu de la nature, dont l’effet n’est même pas refusé aux vaches, beaucoup d’entre eux aiment s’imaginer qu’ils sont des gens d’avant-garde, des « destructeurs » et à se fourvoyer dans la « parole nouvelle », ceci en toute sincérité. En même temps, ils ne remarquent pas, le plus souvent, les vrais novateurs et même ils les méprisent comme des hommes ayant des pensées à caractère humiliant. Mais, à mon avis, il ne peut y avoir là de grand danger et vous n’avez aucune inquiétude à avoir, car ils ne réalisent jamais leur pensée. La seule chose faisable, ce serait parfois de les fouetter pour leur rappeler leur place et les châtier de leur égarement ; il n’y a même pas besoin d’exécuteur pour cela : ils se fouetteront bien sans le secours d’autrui, parce qu’ils ont de bonnes mœurs, certains se rendent ce service mutuellement, d’autres se fouettent eux-mêmes… Pensez aux gens qui font publiquement pénitence et se punissent eux-mêmes : cela fait très bien et c’est moral ; en un mot, vous n’avez pas à vous inquiéter… Telle est la règle.
– Allons, de ce côté-là, vous m’avez quelque peu tranquillisé ; mais j’ai un autre sujet de préoccupation. Dites-moi, voulez-vous, en existe-t-il beaucoup, de ces gens qui ont le droit de tuer les autres, de ces gens « extraordinaires » ? Je suis évidemment prêt à m’incliner, mais quand même, avouez que ce serait quelque peu effrayant s’il y en avait vraiment beaucoup de ces gens-là ?
– Oh, ne vous préoccupez pas de cela non plus, continua Raskolnikov sur le même ton. En somme, il ne vient au monde que fort peu – étonnamment peu – de gens porteurs d’une idée nouvelle ou même de ceux qui ont la capacité nécessaire pour dire quelque chose de neuf. Ce qui est clair, c’est que l’ordre qui répartit les hommes dans toutes ces catégories et subdivisions est déterminé, sans doute, par quelque loi de la nature, avec beaucoup de justesse et de précision. Cette loi ne nous est pas connue actuellement, mais je crois qu’elle existe et que nous pourrons arriver à la connaître dans l’avenir. La grande masse des hommes, le troupeau, n’existe que pour engendrer avec peine un homme quelque peu indépendant sur mille individus. Il faudra dix mille individus pour produire un homme encore plus indépendant, cent mille pour quelqu’un d’encore plus libre. Il faudra que naissent des millions d’hommes pour que paraisse un génie. Quand aux grands hommes, aux accomplisseurs des destins de l’humanité, ils n’apparaissent qu’après le passage de milliers de millions d’hommes. Tout ceci se fait par un croisement de races et de lignées, par un processus, par un effort resté jusqu’ici mystérieux. Ceci n’est évidemment qu’une image, un exemple, et tous ces chiffres ne sont qu’approximatifs. En un mot, je n’ai jamais regardé à l’intérieur de la cornue où tout cela se passe. Mais il y a et il doit nécessairement exister une loi définie ; dans cela, il ne peut y avoir de hasard.
– Alors quoi, vous deux, plaisantez-vous ? s’écria enfin Rasoumikhine. Vous vous mystifiez tous les deux ? Les voici, assis et se moquant l’un de l’autre ! Parles-tu sérieusement, Rodia ?
Raskolnikov leva vers lui son visage pâle et chagrin et ne répondit rien. La causticité ouverte, insidieuse, irritante et correcte de Porfiri sembla étrange à Rasoumikhine en face du visage paisible et triste de son ami.
– Allons, mon vieux, si c’est vraiment sérieux… alors… Tu as évidemment raison en disant que tout cela n’est pas nouveau et ressemble à ce que nous avons lu et entendu mille fois ; mais ce qui est vraiment original dans tout cela, ce qui appartient vraiment à toi seul, et ce qui m’épouvante, c’est que tu autorises quand même le meurtre en conscience et – pardonne-moi – avec un tel fanatisme… Par conséquent, c’est cela qui constitue l’idée maîtresse de ton article. Cette permission du meurtre en conscience, c’est… c’est même plus effrayant qu’une permission officielle de verser du sang, une permission légale…
– Très juste, c’est plus effrayant, dit Porfiri.
– Non, tu t’es laissé entraîner d’une façon ou d’une autre ! Il y a une erreur là-dedans. Je le lirai. Tu t’es laissé entraîner ! Tu ne peux pas penser ainsi. Je le lirai.
– Il n’y a rien de tout cela dans l’article ; il n’y a que des allusions, dit Raskolnikov.
– C’est ça, c’est ça, – dit Porfiri qui ne se calmait pas. Je commence à comprendre votre façon d’envisager le crime, mais excusez donc mon importunité (je vous ennuie certainement – j’ai honte de moi-même !) ; voyez-vous, vous m’avez tranquillisé au sujet des possibilités d’erreur, de mélange des deux catégories, mais… ce sont toujours les cas pratiques qui m’inquiètent ! Admettons que quelque homme ou quelque jeune homme s’imagine qu’il est un Licurgue ou un Mahomet… – futur, bien entendu – et qu’il se mette à écarter tous les obstacles… Il doit se mettre en campagne – une grande campagne – et pour cela il faut de l’argent… et voilà, il se mettra à se procurer des fonds pour cette campagne, vous avez saisi ?
Zamètov pouffa soudain de rire dans son coin. Raskolnikov ne leva même pas les yeux de son côté.
– Je dois convenir, répondit-il calmement, qu’en effet, il doit se produire de tels cas. Ce sont les petits imbéciles et les petits orgueilleux qui s’y laissent surtout prendre ; principalement des jeunes gens.
– Eh bien, vous voyez. Et alors quoi ?
– Rien, c’est ainsi – Raskolnikov sourit – je n’en suis pas responsable. C’est ainsi et ce sera toujours ainsi. Lui, par exemple (il montra Rasoumikhine de la tête), il vient de dire que j’autorise l’assassinat. Et alors ? La société n’est que trop bien pourvue de prisons, de juges d’instruction, de bagnes, – pourquoi s’inquiéter alors ? Cherchez donc le voleur !…
– Et si nous le trouvions ?
– Il n’aura que ce qu’il mérite.
– Après tout, vous êtes logique. Et à propos, sa conscience ?
– Que vous importe sa conscience ?
– Oh, par humanitarisme…
– Celui qui en a une, souffre s’il comprend sa faute. Et c’est sa punition en plus du bagne.
– Bon, et les hommes vraiment géniaux ? demanda Rasoumikhine en fronçant les sourcils. Ceux, précisément, auxquels il est donné le droit d’égorger, ne doivent-ils ressentir aucune souffrance, même pour ce meurtre ?
– Pourquoi ce « doivent » ? Il n’y a là ni permission ni défense. Qu’il souffre s’il a pitié de sa victime. La souffrance et la douleur sont toujours le corollaire d’une conscience large et d’un cœur profond. Les hommes vraiment grands doivent, me semble-t-il, ressentir dans ce monde une grande tristesse, ajouta-t-il soudain pensivement d’une voix qui ne cadrait pas avec le ton de la conversation.
Il leva les yeux, regarda méditativement tout le monde, eut un sourire et prit sa casquette… Il était trop calme par rapport au maintien qu’il avait eu tout à l’heure, en entrant, et il s’en rendit compte. Tout le monde se leva.
– Eh bien, que vous vous fâchiez ou non, je ne puis pas résister, conclut Porfiri Pètrovitch, à l’envie de vous poser une question (je vous ennuie vraiment beaucoup !). Je voudrais seulement vous communiquer une idée, uniquement pour ne pas l’oublier…
– C’est bien, dites donc votre idée – Raskolnikov attendait, debout devant lui, sérieux et pâle.
– Voici… je ne sais vraiment comment le dire – mon idée est par trop spéciale… et psychologique… Voici, lorsque vous rédigiez votre article, ne serait-il vraiment pas possible – il rit – que vous vous ayez pris vous-même, oh ! ne fût-ce qu’un peu, pour un homme « extraordinaire » et disant « une parole nouvelle » dans le sens que vous donnez à cette expression, veux-je dire… N’est-ce pas ainsi ?
– C’est bien possible, répondit Raskolnikov avec mépris. Rasoumikhine s’agita.
– Et si les choses étaient telles, ne serait-ce pas possible que vous vous soyiez décidé – par exemple, à cause des difficultés de l’existence ou pour contribuer au bien-être de toute l’humanité, – à sauter l’obstacle ?… À tuer et à voler, par exemple ?…
Et il fit de nouveau quelque chose comme un clin d’œil, puis se mit à rire silencieusement, – exactement comme tout à l’heure.
– Si j’avais sauté l’obstacle, je ne vous l’aurais pas dit, évidemment, répondit Raskolnikov avec un mépris provocant et hautain.
– Non, je m’intéresse seulement à cette question pour la compréhension de votre article, uniquement au point de vue littéraire…
« Pouah ! comme cette ruse est manifeste et impudente ! » pensa Raskolnikov avec dégoût.
– Permettez-moi de vous faire observer, répondit-il froidement, que je ne me prends ni pour Mahomet ni pour Napoléon… ni pour personne d’autre parmi ce genre d’hommes-là ; donc, je ne puis, n’étant pas dans ce cas, vous donner une explication satisfaisante sur la manière dont j’aurais agi.
– Allons, qui, chez nous, en Russie, ne se croit pas un Napoléon ? prononça soudain Porfiri avec une effrayante familiarité. Dans l’intonation de sa voix, il y avait, cette fois-ci, quelque chose de particulièrement sensible.
– Ne serait-ce pas quelque futur Napoléon qui, la semaine passée, aurait tué notre Alona Ivanovna d’un coup de hache ? jeta tout à coup Zamètov de son coin.
Raskolnikov se taisait et regardait Porfiri avec attention et fermeté. Rasoumikhine fronça les sourcils. Il lui avait semblé, déjà depuis tout à l’heure, que quelque chose se passait. Il jeta un regard courroucé autour de lui. Une minute d’accablant silence passa. Raskolnikov se retourna pour partir.
– Vous nous quittez déjà ! dit gravement Porfiri, tendant la main, extrêmement affable. J’ai eu un grand plaisir à vous connaître. Et à propos de votre demande, soyez tranquille. Écrivez seulement comme je vous l’ai dit. Ou mieux, venez là-bas, au bureau, chez moi, vous-même… un de ces jours… par exemple demain. Je serai là vers onze heures probablement. Et nous arrangerons tout… nous bavarderons… comme vous êtes un des derniers qui avez été là-bas, vous pourrez peut-être nous raconter quelque chose… ajouta-t-il d’un air plein de bonhomie.
– Vous désirez m’interroger officiellement avec toute la mise en scène ? demanda brutalement Raskolnikov.
– Pourquoi donc ? Ce n’est pas encore nécessaire le moins du monde. Vous ne m’avez pas compris. Voilà, je ne laisse pas passer l’occasion et… j’ai déjà parlé avec tous les propriétaires de gages… j’ai obtenu les témoignages de certains… et comme vous êtes le dernier… Mais à propos ! s’exclama-t-il avec un soudain mouvement de joie. Je m’en souviens bien à propos… comment ai-je manqué d’oublier !… Il se retourna vers Rasoumikhine – c’est bien toi qui m’as rompu les oreilles avec ce Mikolaï… Eh ! je le sais bien moi-même il se retourna vers Raskolnikov – je le sais que ce garçon est innocent, mais qu’y faire ? Il a fallu aussi impliquer Mitka… Voilà où est le hic : en passant dans l’escalier… permettez-moi, mais c’est bien un peu après sept heures que vous vous trouviez en bas, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Raskolnikov, réalisant au même instant et désagréablement qu’il aurait pu ne pas le dire.
– Alors, en passant après sept heures dans cet escalier, n’auriez-vous pas vu, au premier, dans l’appartement ouvert, – vous vous rappelez ? – deux ouvriers ou bien, au moins, l’un d’eux ? Ils étaient en train de peindre là-bas, vous n’avez pas remarqué ? C’est très important pour eux !…
– Les peintres ? Non, je ne les ai pas vus… répondit Raskolnikov lentement comme s’il fouillait dans sa mémoire, tout en bandant tout son être pour deviner où se trouvait le piège et sentant la torpeur l’envahir à force d’angoisse, obligé qu’il était de faire vite et de tout prendre en considération. Non, je les ai pas vus et je crois bien n’avoir pas remarqué d’appartement ouvert… mais au troisième (il avait éventé le piège et déjà il triomphait) je me rappelle qu’un fonctionnaire déménageait… en face de chez Alona Ivanovna… je me le rappelle… je m’en rappelle nettement… des soldats emportaient un divan et ils m’ont poussé contre la muraille… mais je ne me souviens pas des peintres… et je crois qu’il n’y avait nulle part d’appartement ouvert. Non, il n’y en avait pas…
– Mais enfin ! cria soudain Rasoumikhine comme s’il venait de reprendre pied et de comprendre à quoi tendaient ces questions. Mais les peintres travaillaient là le jour de l’assassinat et lui y a été trois jours avant ! Qu’est-ce que tu lui demandes là ?
– Oh ! J’ai fait confusion ! (Porfiri se frappa le front).
– Ah, çà ! Cette affaire me fait perdre la tête ! dit-il à Raskolnikov, comme s’il s’excusait. Il était si nécessaire pour nous de savoir si quelqu’un les avait vus, peu après sept heures, dans cet appartement, que je me suis imaginé que vous pourriez nous le dire… j’ai tout confondu !
– Il faut être plus attentif, bougonna Rasoumikhine.
Ces dernières paroles avaient déjà été dites dans l’antichambre. Porfiri Pètrovitch les reconduisit fort gracieusement jusqu’à la porte. Les deux jeunes gens sortirent, mornes et sombres, et ils ne dirent mot durant les premiers pas qu’il firent dans la rue.
Raskolnikov poussa un profond soupir…