Une étrange époque commença pour Raskolnikov ; un brouillard sembla l’envelopper, l’isoler, lui cacher toute issue possible. Se souvenant plus tard de cette période, il se rendait compte que sa conscience avait semblé s’obscurcir et que cet état avait persisté, entrecoupé de moments de lucidité, jusqu’à la catastrophe finale. Il était fermement convaincu qu’il avait commis des erreurs à propos de bien des choses, par exemple, au sujet de la succession, de la durée et des dates de certains événements – du moins lorsqu’il fouillait dans ses souvenirs et qu’il essayait de s’expliquer ce qu’il se rappelait. Il apprit beaucoup de choses sur lui-même, en s’aidant des indications fournies par les autres. Il confondait les événements, il prenait certains faits pour la conséquence d’autres qui ne s’étaient produits que dans son imagination. Parfois il était saisi d’une inquiétude maladive et pénible qui dégénérait en terreur panique. Mais il se rappelait aussi qu’il y avait des minutes, des heures, des jours même où il était plein d’apathie – par opposition à ses terreurs passées – apathie semblable à l’indifférence morbide de certains mourants. En général, ces derniers jours, il avait essayé lui-même de se cacher la position exacte de sa situation ; certains problèmes quotidiens, qui exigeaient une solution immédiate, avaient fortement pesé sur lui ; il aurait été immensément heureux, pourtant de se libérer de certains soucis qu’il ne pouvait négliger sous peine de se perdre totalement et irrémédiablement.
À présent, ce qui l’inquiétait le plus, c’était l’intervention de Svidrigaïlov ; on peut même dire que sa pensée s’était fixée sur lui. Depuis l’instant où il avait entendu les paroles – qui n’étaient que trop compréhensibles – de Svidrigaïlov, dans le logis de Sonia, au moment de la mort de Katerina Ivanovna, le cours habituel de ses pensées avait été dérangé. Malgré le fait que cet événement nouveau l’inquiétait extrêmement, Raskolnikov ne se hâtait pas de se faire une opinion à ce sujet. Parfois, lorsqu’il se trouvait être dans quelque quartier éloigné et isolé de la ville, dans quelque minable taverne, seul à une table, perdu dans ses pensées et se rappelant à peine comment il était tombé là, il se souvenait tout à coup de Svidrigaïlov ; il se rendait alors compte, avec inquiétude, qu’il faudrait au plus vite s’entendre avec cet homme et arrêter définitivement avec lui ce qui pouvait être arrêté.
Un jour que ses pas l’avaient porté au-delà des barrières de la ville, il s’imagina qu’il attendait là Svidrigaïlov et qu’il avait rendez-vous avec lui à cet endroit. Une autre fois, il se réveilla à l’aube, quelque part dans les buissons, ne comprenant pas comment il avait échoué là. Du reste, pendant les deux jours qui avaient suivi la mort de Katerina Ivanovna, il avait déjà rencontré plusieurs fois Svidrigaïlov, presque toujours chez Sonia, où il allait sans but précis, pour quelques instants. Ils échangeaient quelques paroles, mais ils ne s’étaient jamais mis à parler de la chose essentielle, tout comme s’ils avaient convenu de se taire pour le moment.
Le corps de Katerina Ivanovna reposait encore dans le cercueil. Svidrigaïlov s’occupait de l’enterrement : Sonia était aussi très affairée. Lors de leur dernière rencontre, Svidrigaïlov expliqua à Raskolnikov que ses démarches pour caser les enfants de Katerina Ivan orna avaient heureusement abouti ; que grâce à ses relations, il avait pu toucher des gens par l’intervention desquels on avait pu placer les trois orphelins dans une institution extrêmement convenable ; que l’argent déposé à leur nom avait facilité les choses, parce qu’il est beaucoup plus facile de caser des orphelins qui possèdent un capital que ceux qui sont indigents. Il dit quelque chose au sujet de Sonia, il promit de passer un de ces jours chez Raskolnikov et il remarqua, entre autres, « qu’il voudrait bien prendre son conseil ; qu’il fallait absolument qu’ils parlent ensemble ; qu’il avait des affaires qui… ». Cette conversation eut lieu sur le palier. Svidrigaïlov regardait Raskolnikov fixement dans les yeux et, soudain après un silence, il demanda :
– Mais pourquoi donc, Rodion Romanovitch, n’êtes-vous pas dans votre assiette ? Vraiment, vous écoutez et vous regardez comme si vous ne compreniez pas. Reprenez courage. Attendez que nous puissions parler ; dommage que j’aie tant d’affaires, les miennes et celles des autres, qui m’occupent en ce moment… Ah, là, là, Rodion Romanovitch, ajouta-t-il tout à coup, tous les hommes ont besoin d’air, d’air, d’air… avant tout !
Il s’écarta soudain, pour laisser passer le prêtre et le chantre. Ils venaient pour célébrer l’office des morts. Svidrigaïlov avait donné ordre pour que cet office fût célébré ponctuellement deux fois par jour. Il partit à ses occupations. Raskolnikov resta un moment sur place, à réfléchir, puis il pénétra à la suite du prêtre, dans le logis de Sonia.
Il s’arrêta sur le seuil. L’office commençait, paisible, digne et triste. La conscience de la mort et la sensation de sa présence avaient toujours eu pour lui quelque chose de pénible, lui occasionnaient une sorte d’épouvante mystique ; et il y avait déjà longtemps qu’il n’avait plus assisté à l’office des morts. Cette cérémonie provoquait en lui une autre sensation, terrible et inquiétante. Il regardait les enfants ; ils étaient tous agenouillés près du cercueil ; Polètchka pleurait. Derrière eux, Sonia priait en pleurant doucement et, aurait-on dit, avec timidité. « Elle ne m’a pas jeté un coup d’œil, ni dit un mot, ces jours-ci », pensa Raskolnikov.
Le soleil éclairait brillamment la chambre ; la fumée de l’encens montait en volutes épaisses et le prêtre lisait la prière des morts. Raskolnikov resta jusqu’à la fin de l’office. Lorsqu’il donna les bénédictions et qu’il prit congé, le prêtre regarda bizarrement autour de lui. Après la cérémonie, Raskolnikov s’approcha de Sonia. Celle-ci le prit par les deux mains et mit sa tête sur l’épaule du jeune homme. Ce geste bref et amical étonna profondément Raskolnikov ; il trouva étrange qu’elle n’eût pas manifesté la moindre répugnance, le moindre dégoût pour lui, qu’elle n’eut pas eu le moindre tremblement de la main ! C’était vraiment l’humiliation poussée à l’extrême. Du moins est-ce ainsi qu’il le comprit. Sonia ne disait rien. Raskolnikov lui serra la main et sortit.
Il était effroyablement accablé. S’il avait eu la possibilité d’aller, à cet instant, quelque part où il aurait été absolument seul, même pour la vie, il se serait considéré comme heureux. Mais le malheur était que, quoiqu’il fût toujours solitaire ces derniers temps, il ne se sentait jamais seul. Il lui arrivait de sortir hors de la ville, de s’engager sur une grand-route, une fois même il avait pénétré dans une forêt, mais plus l’endroit était solitaire, plus il sentait une présence proche et inquiétante, une présence qui n’était pas effrayante mais plutôt importune, ce qui le faisait rentrer au plus vite en ville, se mêler à la foule, entrer dans une taverne, un débit de boissons, aller au marché Tolkoutchi, ou place Sennoï. Là, il respirait plus facilement, il se sentait davantage seul.
Dans une taverne, un soir où des gens chantaient en chœur, il resta toute une heure à les écouter et il se souvint plus tard que cette heure lui avait été très agréable. Mais, à la fin, il devint à nouveau inquiet ; il ressentit comme un remords : « Je reste là, à écouter des chansons, est-ce bien cela que je devrais faire ! », pensa-t-il. Du reste, il comprit tout de suite que ce n’était pas la seule chose qui l’inquiétait ; il y avait quelque chose d’autre qui exigeait une solution immédiate, mais qu’il ne pouvait s’expliquer ni formuler clairement. Tout s’emmêlait. « Non, mieux vaut avoir à lutter ! Plutôt Porfiri ou Svidrigaïlov… Qu’on me lance à nouveau un défi, qu’on m’attaque… Oui ! Oui ! », pensait-il.
Il sortit de la taverne presque en courant. Il fut pris, Dieu sait pourquoi, d’une terreur panique à la pensée de Dounia et de sa mère. Ce fut cette nuit-là qu’il se réveilla, à l’aube, dans les buissons de l’île Krestovski, tout transi, tout fiévreux ; il revint vers son logis où il arriva au petit matin. Après un repos de quelques heures, la fièvre passa, mais quand il se leva, il était déjà fort tard dans l’après-midi ; il était près de deux heures.
Il se souvint que c’était le jour des funérailles de Katerina Ivanovna et il fut heureux de n’y avoir pas assisté. Nastassia lui apporta de la nourriture ; il but et mangea avec grand appétit, presque avec avidité. Sa tête était plus fraîche et lui-même était plus tranquille qu’à aucun autre moment pendant ces trois derniers jours. Il s’étonna même, un instant, de ses accès de terreur panique.
La porte s’ouvrit et Rasoumikhine pénétra dans la chambre.
– Ah ! il mange, donc il n’est pas malade ! dit-il.
Il s’empara d’une chaise et s’assit en face de Raskolnikov. Il était alarmé et ne cherchait pas à le dissimuler. Il parlait avec quelque dépit, mais sans se hâter et sans hausser particulièrement la voix. On aurait dit qu’il avait pris une décision exceptionnelle.
– Écoute, commença-t-il avec résolution, – pour moi… que le diable vous emporte tous ; ceci parce que je vois clairement, à présent, que je n’y comprends goutte ; je t’en prie, ne va pas t’imaginer que je veuille te tirer les vers du nez. Je crache dessus ! Il ne m’en faut pas ! Tu te mettrais à me dévoiler tous tes secrets que je ne voudrais peut-être pas t’écouter ; je cracherais et je partirais. Je suis venu pour apprendre personnellement et définitivement s’il est vrai, en premier lieu, que tu es fou ? Tu vois, il y a des gens (là-bas, quelque part) qui sont convaincus que tu es fou ou enclin à le devenir. Je t’avoue que je suis moi-même fort porté à soutenir cette opinion ; en premier lieu, à en juger d’après tes actes absurdes et sordides (actes que rien ne peut expliquer) ; en second lieu, d’après ta récente conduite vis-à-vis de ta mère et de ta sœur. Seul un monstre ou un infâme individu (si ce n’est pas un fou) aurait pu agir ainsi avec elles ; par conséquent j’en conclus que tu es fou…
– Il y a longtemps que tu les as vues ?
– Je les quitte. Et toi ? Depuis quand ne les as-tu plus vues ? Où traînes-tu toujours comme tu le fais, dis-le moi, je te prie, je suis déjà venu trois fois chez toi. Ta mère est sérieusement malade depuis hier. Elle voulait venir ici ; Avdotia Romanovna essaya de la retenir ; elle n’a rien voulu entendre : S’il dit qu’il est malade, si son esprit se trouble, qui pourrait le secourir sinon sa mère ? ». Alors nous sommes arrivés ici tous ensemble, parce qu’on ne pouvait pas la laisser seule, n’est-ce pas ? Tout le long du chemin, nous l’avons suppliée de se calmer. Nous entrons, tu n’y es pas (c’est là qu’elle s’est assise). Elle reste dix minutes à t’attendre ; nous restons à côté d’elle. Elle se lève et dit : « S’il sort et que par conséquent, il est bien portant, c’est donc qu’il a oublié sa mère, alors il n’est pas convenable, ni décent, pour celle-ci, de rester sur le seuil à attendre une caresse, comme une aumône, la main tendue ». Elle rentre chez elle et elle se met au lit ; maintenant, elle a la fièvre : « Je vois, dit-elle qu’il a du temps pour sa petite amie ». Elle pense que « ta petite amie » est Sophia Sèmionovna, ta fiancée ou ta maîtresse, je ne sais pas. Alors je vais chez Sophia Sèmionovna pour voir de quoi il s’agit. J’arrive et je vois le cercueil et les enfants qui pleurent. Sophia Sèmionovna leur fait essayer leur robe de deuil. Toi, tu n’es pas là. Je regarde, je m’excuse, je m’en vais et je fais le rapport à Avdotia Romanovna ; tout cela n’est donc que bêtises, il ne s’agit pas de « petite amie » et, par conséquent, il s’agit de folie. Mais voici, je vois que tu t’empiffres de bœuf bouilli comme si tu n’avais plus mangé depuis trois jours. Il est vrai que les fous mangent aussi, et, pourtant, malgré le fait que tu n’as pas dit deux mots, tu… n’es pas fou ! Je suis prêt à le jurer. Tu n’es pas fou : c’est évident. Alors, que le diable vous emporte tous, car il y a là quelque mystère, quelque secret ; et je ne suis pas disposé à me casser la tête avec vos secrets. Je ne suis venu que pour crier une bonne fois, conclut-il, pour me soulager et je sais ce que je dois faire maintenant !
– Alors, que veux-tu faire ?
– Cela te regarde-t-il, ce que je veux faire ?
– Prends garde, tu vas te mettre à boire !
– Comment… comment le sais-tu ?
– Allons, allons !
Rasoumikhine se tut une minute.
– Tu as toujours été un homme judicieux et tu n’as jamais, jamais été fou, remarqua-t-il soudain avec feu. C’est ainsi, je vais me mettre à boire ! Adieu !
Et il fit un mouvement pour s’en aller.
– Je crois bien avoir parlé de toi avec ma sœur il y a trois jours, Rasoumikhine.
– De moi ! Mais… où as-tu pu la voir il y a trois jours ? dit celui-ci qui s’arrêta et pâlit même un peu. On pouvait deviner que son cœur s’était mis à battre avec force dans sa poitrine.
– Elle est venue ici, seule, elle est restée à me parler.
– Elle ?
– Oui, elle.
– Qu’as-tu dit… je veux dire, à mon sujet ?
– Je lui ai dit que tu es un homme excellent, très honnête et travailleur. Je ne lui ai pas dit que tu l’aimes, car elle le sait sans cela.
– Elle le sait sans cela ?
– Bien sûr ! Où que j’aille, quoi qu’il m’arrive, tu dois être leur Providence. Pour ainsi dire, je les remets entre tes mains, Rasoumikhine. Je te le dis parce que je sais, à coup sûr, que tu l’aimes et que je suis convaincu de la pureté de ton cœur. Je sais également qu’elle peut aussi t’aimer, que, peut-être, elle t’aime déjà. À présent, décide toi-même s’il vaut mieux te mettre à boire.
– Rodka… Eh bien, par tous les démons ! Et toi, où veux-tu aller ? Vois-tu, si tout cela est secret, laisse !… Mais je… connaîtrai le secret… Et je suis sûr que c’est nécessairement quelque bêtise, une vétille dont il est superflu de parler, et que tu as voulu monter une énorme farce. Mais, après tout, tu es un type excellent ! Je te dis, excellent !…
– Et moi, je voulais précisément ajouter que tu as fort bien fait en décidant, tout à l’heure, de ne pas chercher à percer ces secrets. Laisse ça pour le moment, ne te donne pas de mal. Tu sauras tout en son temps, lorsqu’il faudra. Hier quelqu’un m’a dit qu’il faut de l’air à un homme, de l’air, de l’air ! Je veux aller voir cet homme aujourd’hui et lui demander ce qu’il entend par là.
Rasoumikhine restait debout, pensif et agité ; il réfléchissait à une idée qui lui était venue.
« C’est un conspirateur politique ! C’est sûr ! Et il se trouve à la veille d’un pas décisif, certainement ! Autrement c’est impossible… et… Dounia le sait… », pensa-t-il.
– Alors, Avdotia Romanovna, vient te voir, prononça-t-il en scandant les mots, et toi tu te proposes d’aller voir l’homme qui te dis qu’il faut plus d’air, plus d’air et… par conséquent, cette lettre a la même origine, conclut-il, comme s’il se parlait a lui-même.
– Quelle lettre ?
– Elle a reçu, aujourd’hui, une lettre qui l’a beaucoup inquiétée. Beaucoup. Même trop. J’ai commencé à parler de toi – elle m’a demandé de me taire. Après… elle m’a dit qu’il était possible que nous devions nous quitter très bientôt. Ensuite elle s’est mise à me remercier chaudement pour quelque chose, puis elle s’est retirée chez elle et elle s’est enfermée.
– Elle avait reçu une lettre ? redemanda pensivement Raskolnikov.
– Oui, tu ne le savais pas ? Hum.
Ils se turent un instant.
– Au revoir, Rodion. Moi, mon vieux… il y avait eu un moment… mais après tout, au revoir, tu vois, il y avait eu un moment… Au revoir ! Je dois partir. Je ne me mettrai pas à boire. Ce n’est plus nécessaire…
Il se hâtait, il avait presque refermé la porte sur lui lorsqu’il l’ouvrit à nouveau et dit, en regardant de côté :
– À propos ! Tu te souviens de cet assassinat, tu sais, Porfiri, la vieille, etc. ?… Eh bien, sache que l’assassin est découvert ; il a avoué lui-même et il a apporté toutes les preuves. C’est l’un de ces ouvriers, de ces peintres, – imagine-toi (tu t’en souviens ?) que je les avais défendus ici même. Croiras-tu que toute cette scène de bagarre et de rires avec son camarade sur l’escalier, lorsque les autres – le portier et les deux témoins – montaient voir, eh bien ! croirais-tu qu’il avait monté cette scène pour détourner les soupçons ? Quelle astuce, quelle présence d’esprit chez ce blanc-bec ! Il serait difficile de le croire, mais il a tout expliqué, il a avoué ! Je me suis laissé attraper ! Eh bien ! d’après moi, c’est un génie de la dissimulation, de la présence d’esprit, de l’alibi juridique et, par conséquent, il n’y a pas lieu de s’étonner particulièrement ! De tels hommes peuvent exister. Je le crois d’autant plus qu’il n’a pas su tenir son rôle et qu’il a avoué !… Mais comment, moi, me suis-je laissé prendre ? J’étais prêt à mettre ma main au feu qu’il était innocent !
– Explique-moi, je te prie, comment tu as appris cela et pourquoi ça t’intéresse tellement ? demanda Raskolnikov visiblement agité.
– En voilà une question ! Pourquoi ça m’intéresse ? Ça ? Je l’ai appris par Porfiri, d’autres l’ont entendu aussi, mais c’est par lui que j’ai presque tout appris.
– Par Porfiri ?
– Oui.
– Que… dit-il ? demanda Raskolnikov avec effroi.
– Il m’a très bien expliqué. Il me l’a expliqué psychologiquement, à sa manière.
– Il te l’a expliqué. Il te l’a expliqué lui-même ?
– Oui, oui, lui-même ; au revoir ! Je te raconterai encore quelque chose plus tard, maintenant j’ai à faire… Il y eut un moment où je pensais… Eh bien, c’est fini ; plus tard !… Pourquoi me soûlerais-je maintenant ? Tu m’as soûlé sans vin, à présent… bon, au revoir. Je viendrai te voir très bientôt.
Il sortit.
« C’est un conspirateur politique, c’est certain ! », décida définitivement Rasoumikhine en descendant l’escalier. « Et il a entraîné sa sœur, cela est très possible, étant donné le caractère d’Avdotia Romanovna. Ils ont eu un rendez-vous… Elle y a fait allusion. C’est ainsi, si l’on se rappelle ses paroles… ses allusions ! Et puis comment pourrait-on expliquer autrement cet embrouillamini ? Hum ! Et moi qui pensais… Oh, mon Dieu, qu’allais-je imaginer ! Oui c’était une aberration, je suis coupable vis-à-vis de lui. C’est lui-même qui m’avait troublé l’entendement l’autre jour, sous la lampe, dans le corridor. Ouais ! Quelle pensée détestable, grossière, vile, de ma part. Quel brave type, Mikolka, d’avoir avoué… D’ailleurs tout ce qui s’est passé ces temps-ci s’explique maintenant ! Cette maladie, ces actes étranges et avant, bien avant, sa conduite lorsqu’il était encore à l’université ; il était toujours ci sombre et si renfrogné… Mais que signifie cette lettre ? Il y a aussi quelque chose là. Qui l’a envoyée ? Je soupçonne… Hum. Eh bien, je tirerai tout ça au clair. »
Sa pensée se reporta sur Dounia, il se rendit compte de tout ce que l’aventure signifiait pour elle et son cœur se glaça. Il sursauta et se mit à courir.
Lorsque Rasoumikhine fut parti, Raskolnikov se leva, se dirigea vers la fenêtre, alla buter contre le mur, dans un coin, puis contre un autre, comme s’il avait perdu de vue l’étroitesse de son réduit, et… il s’assit de nouveau sur le divan. Il ressentait, en lui-même, un renouveau, il allait avoir à lutter, donc une issue était possible.
« Oui, l’issue était possible ! L’atmosphère où il vivait sentait vraiment trop le renfermé ; il était oppressé, douloureusement oppressé, un vertige l’envahissait. Il étouffait depuis la scène avec Mikolka chez Porfiri. Après cela, le même jour, avait eu lieu la scène chez Sonia, qui s’était jouée et terminée autrement qu’il ne l’avait prévu… il avait donc eu un moment de faiblesse ! Car il avait bien convenu, convenu lui-même avec Sonia, sincèrement, qu’il lui était impossible de vivre avec un tel poids sur le cœur ! Et Svidrigaïlov ? Svidrigaïlov constituait une énigme qui l’inquiétait, c’est vrai, mais d’une autre manière. Sans doute aurait-il à lutter avec lui aussi, mais cette lutte constituait peut-être également une issue. Mais Porfiri, c’était une autre histoire.
» Alors Porfiri lui-même a expliqué la chose à Rasoumikhine, il l’a expliqué psychologiquement ! Il a, de nouveau, mis en branle sa maudite psychologie ! Porfiri ! Porfiri aurait donc cru – ne fût-ce qu’une minute – que Mikolka était le coupable après la « conversation » qu’ils avaient eue, en tête à tête, avant l’arrivée de Mikolka, « conversation » pour laquelle on ne pouvait trouver qu’une seule interprétation convenable ? (Des lambeaux de cette scène lui étaient revenus en mémoire de temps à autre, ces jours-ci ; il n’aurait pu supporter de ce rappeler la scène tout entière.) De telles paroles avaient été prononcées entre eux, de tels gestes, de tels mouvements avaient été faits, de tels coups d’œil avaient été échangés, certains mots avaient été prononcés avec une telle expression, ils en étaient arrivés à un tel point, que ce n’est pas Mikolka qui aurait pu ébranler les fondements des convictions de Porfiri – ce Mikolka que Porfiri avait deviné au premier mot, au premier geste.
» Pensez ! Rasoumikhine lui-même avait eu la puce à l’oreille ! La scène dans le corridor, près de la lampe, avait fait son effet. Il s’était précipité chez Porfiri… Mais pourquoi donc celui-ci s’était-il mis à le mystifier ? Pour quelle raison voulait-il détourner l’attention de Rasoumikhine sur Mikolka ? Il a sûrement combiné quelque chose ; son attitude a un but, mais lequel ? Il est vrai que bien du temps s’est écoulé depuis ce matin-là, – trop de temps, – et Porfiri n’a pas donné de ses nouvelles. Eh bien, c’est mauvais signe… »
Raskolnikov prit sa casquette et s’apprêta à sortir. C’était le premier jour, depuis tout ce temps, où il se sentait l’esprit lucide.
« Il faut régler cette affaire avec Svidrigaïlov », pensa-t-il, « et au plus vite, à tout prix ; celui-ci attend d’ailleurs aussi que je vienne moi-même chez lui ». En cet instant, une telle haine souleva son cœur fatigué qu’il aurait bien tué, s’il l’avait pu, un de ses deux ennemis, Svidrigaïlov ou Porfiri. Tout au moins, il sentit que, sinon immédiatement, du moins plus tard, il serait capable de faire cela. « Nous verrons, nous verrons », répétait-il à part soi.
Il venait à peine d’ouvrir la porte du palier qu’il buta contre Porfiri. Celui-ci était sur le point d’entrer dans la chambre. Raskolnikov resta figé sur place un instant, mais un instant à peine. Il était étrange qu’il ne s’étonnât pas trop de voir Porfiri et qu’il ne s’en effrayât presque pas. Il frissonna, puis, en un instant, il fut prêt. « C’est peut-être le dénouement ! Mais comment a-t-il fait pour arriver si doucement, comme un chat, sans que j’entende rien ? Serait-il possible qu’il eût écouté à la porte ? »
– Vous ne vous attendiez pas à ma visite, Rodion Romanovitch, s’écria, en riant, Porfiri Pètrovitch. Il y a déjà longtemps que je voulais passer chez vous ; il m’arrivait de me demander « Pourquoi ne pas aller un moment chez lui ? ». Vous partiez ? Je ne vous retiendrai pas. Le temps de fumer une cigarette, si vous le permettez.
– Mais asseyez-vous, Porfiri Pètrovitch, asseyez-vous, disait Raskolnikov en installant son visiteur, avec un air apparemment si content, si amical, qu’il se serait admiré lui-même s’il avait pu se voir. Il ramassait ainsi le restant de son courage. Il arrive qu’un brigand inspire à un homme une demi-heure de mortelle angoisse, et que celle-ci se dissipe lorsqu’il lui met définitivement le couteau sur la gorge. Raskolnikov s’était assis directement en face de Porfiri et le regardait sans sourciller. Porfiri cligna des yeux et se mit en devoir d’allumer sa cigarette.
« Allons, parle donc, parle donc », criait en lui-même Raskolnikov. « Eh bien quoi, pourquoi ne parles-tu pas ? »