Raskolnikov avait été l’avocat actif et vigoureux de Sonia contre Loujine, malgré le fait qu’il portait tant d’horreur personnelle et de souffrance dans son âme. Mais, après tous les tourments du matin, il avait été heureux de changer ses impressions devenues insupportables.
Son intervention en faveur de Sonia lui en avait donné l’occasion (sans parler du fait que cette intervention était en grande partie due à une cause personnelle, à une impulsion de son cœur). En outre, l’entrevue qu’il allait avoir avec Sonia l’inquiétait terriblement, par moments ; il devait lui dire qui avait tué Lisaveta, il sentait qu’il en souffrirait affreusement et il éprouvait un mouvement de recul. Aussi, lorsqu’il s’était exclamé, en sortant de chez Katerina Ivanovna : « Eh bien, qu’allez-vous dire, maintenant, Sophia Ivanovna Sèmionovna ?… » il était, de toute évidence, dans un état d’exaltation superficielle, de gaillardise, de défi, sous l’impression de sa récente victoire sur Loujine. Mais il lui arriva quelque chose d’étrange. Lorsqu’il parvint devant la porte de Kapernaoumov, il se sentit sans force et plein d’effroi. Il s’arrêta, pensif, se posant une singulière question : « Dois-je dire qui a tué Lisaveta ? » La question était singulière parce qu’il sentit en même temps que non seulement, il lui était impossible de ne pas le dire, mais qu’il lui était impossible de reculer, ne fut-ce que d’une minute, l’instant où il le dirait. Il ne savait pas encore pourquoi ; il l’avait simplement senti et cette pénible sensation d’impuissance devant l’inéluctable l’écrasa littéralement. Pour couper court à ses réflexions et à la torture qu’il subissait, il ouvrit brusquement la porte et jeta, du seuil, un coup d’œil à Sonia. Elle était assise, les coudes sur la table et le visage enfoui dans les mains, mais, en voyant entrer Raskolnikov, elle se leva brusquement et alla à sa rencontre, comme si elle l’avait attendu.
– Que me serait-il arrivé sans vous ! dit-elle rapidement en le rejoignant au milieu de la chambre. Il était visible que c’était cela qu’elle avait hâte de lui dire. C’était pour cela qu’elle l’avait attendu.
Raskolnikov alla vers la table et s’assit sur la chaise qu’elle venait de quitter. Elle resta debout devant lui, exactement comme la veille.
– Eh bien, Sonia ? dit-il, et il sentit que sa voix tremblait. Toute l’affaire reposait sur « la position sociale et les habitudes y afférentes ». L’avez-vous compris, tout à l’heure ?
La souffrance se peignit sur ses traits.
– Ne me parlez pas comme hier ! l’interrompit-elle. Je vous en prie, ne recommencez pas ! J’ai assez souffert sans cela…
Elle se hâta de sourire, craignant que ce reproche ne lui plût pas.
– J’ai été sotte de partir. Que se passe-t-il là-bas, maintenant ? Je voulais y aller, mais je pensais que… vous viendriez.
Il lui raconta qu’Amalia Ivanovna voulait les chasser de l’appartement et Katerina Ivanovna s’était enfuie « à la recherche de la vérité ».
– Oh, mon Dieu ! s’écria Sonia. Venez vite…
Et elle saisit sa cape.
– Toujours la même chose ! s’exclama Raskolnikov avec irritation. Vous n’avez qu’eux en tête. Restez avec moi.
– Et… Katerina Ivanovna ?
– Katerina Ivanovna ne vous manquera évidemment pas, elle viendra elle-même ici puisqu’elle est sortie de chez elle, ajouta-t-il hargneusement. Si elle ne vous trouvait pas, vous en seriez responsable…
Sonia s’assit, dans une pénible incertitude. Raskolnikov se taisait, les yeux fixés au sol, réfléchissant à quelque chose.
– Admettons que Loujine ne l’ait pas voulu, commença-t-il, sans regarder Sonia. Mais s’il l’avait voulu ou que cela fût entré dans ses calculs, il vous aurait fait jeter en prison, si moi et Lébéziatnikov n’avions pas été là… N’est-ce pas ?
– Oui, dit-elle d’une voix faible. – Oui répéta-t-elle, distraite et inquiète à la fois.
– Et j’aurais très bien pu n’être pas là. Quant à Lébéziatnikov, il est entré par pur hasard.
Elle se taisait toujours. Raskolnikov continua :
– Je pensais que vous alliez de nouveau vous écrier : « Oh, ne dites pas cela, cessez ! » – Raskolnikov se mit à rire, mais son rire était forcé. – Alors, toujours silencieuse ? demanda-t-il, après s’être tu un instant. – Il faut bien parler de quelque chose ! Je suis curieux de savoir, par exemple, comment vous auriez résolu une certaine « question » comme dit Lébéziatnikov. (Il commençait à s’effrayer.) Non, écoutez, je parle sérieusement. Imaginez-vous, Sonia, que vous connaissiez toutes les intentions de Loujine, supposez que vous sachiez (avec certitude, veux-je dire) qu’il fera périr Katerina Ivanovna, les enfants et vous aussi, en surplus (car vous ne vous considérez comme rien d’autre qu’en surplus). Polètchka de même… car elle suivra le même chemin. Bon ; alors, s’il vous était donné de décider qui resterait en vie… je veux dire : laisseriez-vous Loujine vivre et continuer ses infamies ou bien Katerina Ivanovna devrait-elle mourir ? Que décideriez-vous : qui des deux devrait mourir ? Je vous le demande.
Sonia le regarda avec inquiétude : elle eut l’impression de percevoir quelque chose d’insolite dans ce discours mal assuré et obscur.
– Je pressentais que vous alliez me demander quelque chose de ce genre, dit-elle en lui jetant un regard inquisiteur.
– Bon ; mais quand même, qu’auriez-vous décidé ?
– Pourquoi poser une question sur quelque chose qui ne peut arriver ? dit Sonia avec répugnance.
– Donc, il vaut mieux que Loujine vive et fasse des infamies ! Vous n’avez pas même osé trancher cela ?
– Mais je ne peux pas connaître les desseins de la Providence divine !… Et pourquoi demandez-vous ce qu’on ne peut demander ? Pourquoi ces questions vides de sens ? Comment les choses peuvent-elles dépendre de ma décision ? Et qui m’a fait juge de cette question : qui doit vivre et qui doit mourir ?
– Évidemment, lorsque la Providence divine s’y trouve mêlée, il n’y a plus rien à faire, grogna sombrement Raskolnikov.
– Dites plutôt franchement ce qu’il vous faut ! s’écria douloureusement Sonia. Vous avez de nouveau une idée derrière la tête… Est-il possible que vous ne soyez venu que pour me torturer ?
Elle ne put en supporter davantage, et se mit à sangloter. Il la regardait, plein d’une sombre angoisse. Cinq minutes passèrent.
– Tu as quand même raison, dit-il enfin, doucement. Son expression avait changé. Son ton, artificiellement insolent et provocant, bien qu’impuissant, avait disparu. Sa voix même avait fléchi. – Je t’avais pourtant dit que je ne viendrais pas demander pardon, et voilà que j’ai commencé par cela !… Ce que j’ai dit au sujet de Loujine et de la Providence, c’était pour te demander pardon… Cela revenait à demander pardon, Sonia…
Il voulut sourire, mais son pâle sourire eut quelque chose d’inachevé, comme un aveu d’impuissance. Il pencha la tête et se couvrit le visage des mains.
Et soudain, une étrange, une inattendue sensation de haine pour Sonia traversa son cœur. Il leva la tête et la regarda, comme s’il était étonné et effrayé par cette impression, mais il rencontra son regard anxieux et plein d’une douloureuse sollicitude : il y avait là de l’amour ; sa haine s’évanouit comme un spectre. Ce n’était pas cela, il avait pris un sentiment pour un autre. Cela signifiait uniquement que la minute était arrivée.
Il se couvrit à nouveau le visage de ses mains et pencha la tête. Soudain, il pâlit ; il se leva, regarda Sonia, et, sans avoir rien dit, il s’assit machinalement sur son lit.
Cette minute était atrocement pareille à celle où, debout derrière la vieille, la hache déjà libérée de la boucle, il s’était rendu compte qu’il n’y avait plus un instant à perdre.
– Qu’avez-vous ? demanda Sonia, terriblement effrayée.
Il ne put rien prononcer. Ce n’était pas du tout, pas du tout ainsi qu’il aurait voulu lui apprendre la chose et il ne comprenait pas très bien ce qui se passait en lui. Elle s’approcha doucement et s’assit sur le lit, à côté de lui, sans le quitter des yeux. Son cœur sautait dans sa poitrine ; c’était devenu insupportable : il tourna vers elle son visage mortellement pâle ; ses lèvres remuaient mais aucun son n’en sortait. L’horreur envahit le cœur de Sonia.
– Qu’avez-vous ? répéta-t-elle, avec un léger mouvement de recul.
– Ce n’est rien, Sonia, n’aie pas peur… Des bêtises ! C’est ainsi, si l’on y réfléchit, bredouillait-il avec l’air inconscient d’un homme en délire. – Pourquoi suis-je venu te torturer, toi ? ajouta-t-il soudain en la regardant. Vraiment… pourquoi ? Je me pose sans cesse cette question… Sonia…
Il s’était peut-être posé cette question il y avait un quart d’heure, mais il la formulait maintenant sans forces, à peine conscient, en sentant un frisson continu dans tout son corps.
– Oh, comme vous vous faites souffrir ! dit-elle douloureusement, en scrutant son visage.
– Tout ça, ce sont des bêtises !… Voici, Sonia (il sourit soudain, Dieu sait pourquoi, d’un sourire pâle et languissant qui persista près de deux secondes sur ses lèvres), te rappelles-tu ce que je voulais te dire hier ?
Sonia attendait, inquiète.
– J’avais dit, en partant, que je te disais peut-être adieu pour toujours mais que, si je revenais aujourd’hui, je te dirais… qui a tué Lisaveta.
Elle frissonna soudain tout entière.
– Alors, je suis venu te le dire.
– Alors, vous aviez vraiment l’intention… chuchota-t-elle péniblement. Comment le savez-vous, demanda-t-elle vivement, comme si elle reprenait conscience.
Sonia respirait avec difficulté. Son visage pâlissait de plus en plus.
– Je le sais.
Elle se tut pendant près d’une minute.
– On l’a découvert lui ? demanda-t-elle timidement.
– Non.
– Alors, comment savez-vous cela ? demanda-t-elle encore une fois, d’une voix à peine audible, après un nouveau silence d’une minute.
Il se retourna vers elle et scruta attentivement son visage.
– Devine, prononça-t-il, avec son sourire déformé et impuissant.
Tout le corps de Sonia frissonna comme s’il était secoué par des convulsions.
– Mais vous me… pourquoi me faites-vous peur ainsi ? prononça-t-elle en souriant comme une enfant.
– Je suis donc son grand ami… puisque je sais, continua Raskolnikov en la regardant fixement, comme s’il n’avait pas la force de détourner le regard. – Il ne voulait pas… tuer cette Lisaveta… Il l’a tuée… sans le faire exprès… Il voulait tuer la vieille… lorsqu’elle serait seule… et il est venu… Alors est arrivée Lisaveta… Alors… il l’a tuée aussi.
Une horrible minute passa encore. Ils se regardaient toujours.
– Alors, tu ne devines pas ? demanda-t-il soudain, avec la sensation de se précipiter du haut d’un clocher.
– Non, souffla Sonia, d’une voix à peine audible.
– Cherche bien.
Lorsqu’il eut dit cela, une sensation déjà connue lui glaça l’âme ; il la regarda et, dans ses traits, il vit les traits de Lisaveta. Il se rappelait distinctement l’expression du visage de Lisaveta, au moment où il s’approchait d’elle, la hache en main, et où elle se reculait vers le mur, la main avancée dans un geste de protection, un effroi enfantin peint sur ses traits. Elle avait eu tout à fait la mine d’un tout petit enfant qui, ayant commencé à prendre peur, aurait regardé fixement l’objet de sa terreur et, reculant, sa petite main tendue pour se protéger, aurait été prêt à pleurer. Quelque chose d’approchant arrivait maintenant à Sonia : elle le regardait avec un effroi semblable, avec la même impuissance et, soudain, elle avança sa main gauche, et, appuyant à peine ses doigts contre la poitrine de Raskolnikov, elle se leva lentement, s’écartant de plus en plus de lui, le regardant de plus en plus fixement. Sa terreur se communiqua tout à coup à Raskolnikov, le même effroi se peignit sur ses traits, il la regarda exactement de la même façon et presque avec le même sourire enfantin.
– Tu as deviné ? chuchota-t-il.
« Mon Dieu ! » L’horrible cri avait jailli de sa poitrine. Elle tomba sans forces sur le lit, la figure dans les oreillers. Mais elle se releva un instant plus tard, se rapprocha de lui, lui saisit les deux mains, et, les serrant de toutes ses forces dans ses doigts minces, elle riva de nouveau son regard sur le visage de Raskolnikov. Ce regard désespéré voulait découvrir un dernier espoir. Mais il n’y avait pas d’espoir ; il ne restait aucun doute ; tout était bien ainsi ! Plus tard, lorsqu’elle se souvenait de cette minute, elle trouvait étrange, bizarre, qu’elle eût compris immédiatement à cet instant-là qu’il n’y avait plus de doute. Elle ne pouvait pas alléguer, par exemple, qu’elle avait pressenti quelque chose de pareil. Mais à peine lui eût-il parlé qu’il sembla à Sonia qu’elle avait précisément prévu cela.
– Allons, Sonia, cesse ! Ne me torture pas ! demanda-t-il douloureusement.
Ce n’est pas du tout ainsi qu’il avait pensé dévoiler son secret, mais cela se fit ainsi.
Comme une insensée, elle se leva d’un bond et alla vers le milieu de la chambre en se tordant les mains ; mais elle revint rapidement et s’assit de nouveau à ses côtés, épaule contre épaule. Soudain, elle frissonna comme si une idée horrible l’avait transpercée, elle poussa un cri et elle se précipita, ne sachant même pas pourquoi, à genoux devant lui.
– Qu’avez-vous fait là ! qu’avez-vous fait contre vous-même ! prononça-t-elle avec désespoir et, se soulevant vivement, elle se jeta à son cou, l’entoura de ses bras et le serra de toutes ses forces.
Raskolnikov se recula et la regarda avec un pénible sourire.
– Tu es bizarre, Sonia, dit-il ; tu m’embrasses lorsque je viens de te dire… cela. Tu ne sais pas ce que tu fais.
– Non, non, il n’y a personne de plus malheureux que toi au monde ! s’exclama-t-elle, comme si elle parlait dans le délire, sans avoir entendu ses remarques, et, soudain, elle se mit à sangloter comme une personne en proie à une crise nerveuse.
Un sentiment qu’il n’avait plus connu depuis longtemps submergea son âme et l’adoucit tout à coup. Il ne lui résista pas : deux larmes perlèrent à ses yeux et restèrent suspendues à ses cils.
– Alors, tu ne me laisseras pas, Sonia ? dit-il, la regardant avec un espoir hésitant.
– Non, non ! jamais ! s’exclama Sonia. Je te suivrai partout ! Partout ! Oh, mon Dieu !… Oh, infortunée que je suis ! Pourquoi, pourquoi donc ne t’ai-je pas connu auparavant ! Pourquoi n’est-tu pas venu plus tôt ! Oh, mon Dieu !
– Mais je suis venu !
– Maintenant ! Que faire, à présent ?… Ensemble, ensemble ! répétait-elle, comme inconsciente, en l’entourant de nouveau de ses bras. Je te suivrai au bagne ! – Il frissonna violemment ; son sourire haineux, presque arrogant, lui revint sur les lèvres.
– Mais, Sonia, je ne veux peut-être pas encore aller au bagne, dit-il.
Sonia lui jeta un rapide coup d’œil.
Après le premier sentiment de pitié passionnée et douloureuse qu’elle avait eu pour le malheureux, l’idée du meurtre lui revint. Elle crut discerner le meurtrier dans le ton changé qu’il avait pris pour lui parler. Elle le regarda avec stupéfaction. Elle ne savait encore rien, ni pourquoi ni comment ce crime avait été accompli. Maintenant toutes ces questions affluèrent d’un coup dans sa conscience. Et de nouveau, elle ne put y croire : « Lui, lui, un assassin ! Mais est-ce possible ! »
– Mais qu’est-ce ? Mais où suis-je donc ? prononça-t-elle, profondément stupéfaite, ne parvenant pas encore à rassembler ses esprits. – Mais comment vous, vous… avez-vous pu vous résoudre à cela… mais pourquoi ?
– Mais pour voler ! Cesse, Sonia, répondit-il avec fatigue et, aurait-on dit, avec dépit. Sonia était abasourdie, mais soudain, elle s’écria :
– Tu avais faim ? C’était pour aider ta mère ? Oui ?
– Non, Sonia, non, murmura-t-il en s’écartant et en détournant la tête. Je n’avais pas tellement faim… je voulais, en effet, aider ma mère, mais… ce n’est pas ça non plus. Ne me torture pas, Sonia !
La jeune fille joignit les mains.
– Mais est-il possible, est-il vraiment possible que ce soit la réalité ! Mon Dieu, la réalité ne peut être comme cela ! Comment pourrait-on y croire ?… Et comment se fait-il que vous donniez tout ce qui vous reste et que, d’autre part, vous ayez tué pour voler ! Ah !… s’écria-t-elle soudain. Cet argent que vous avez donné à Katerina Ivanovna… cet argent… Mon Dieu, est-ce possible que cet argent…
– Non, Sonia, se hâta-t-il de l’interrompre, ce n’était pas cet argent-là, tranquillise-toi ! Cet argent m’avait été envoyé par ma mère, par l’intermédiaire d’un marchand, et je l’ai reçu lorsque j’étais malade, le jour même où je l’ai donné… Rasoumikhine l’a vu… c’est lui qui l’a touché à ma place… cet argent m’appartenait en propre, il était bien à moi.
Sonia l’écoutait, irrésolue, en essayant de toutes ses forces de comprendre.
– Et l’autre argent – du reste, je ne sais même pas s’il y avait de l’argent, ajouta-t-il doucement, tout pensif. Je lui ai enlevé alors la bourse en peau de chamois du cou… une bourse bien remplie, toute bourrée… mais je ne l’ai pas ouverte, je n’en ai pas eu le temps, sans doute… Et les objets, des boutons de manchettes et des chaînes… J’ai caché le lendemain tous ces objets et la bourse sous une pierre, dans une cour, perspective V… Tout se trouve en cet endroit, à présent…
Sonia écoutait de toute son attention.
– Alors, pourquoi donc… pourquoi avez-vous dit que c’était pour voler, puisque vous n’avez rien pris pour vous ? demanda-t-elle vivement, s’accrochant à cette idée comme un noyé à une paille.
– Je ne sais pas… je n’ai pas encore décidé si je prendrai ou non cet argent, prononça-t-il, devenant à nouveau pensif et, soudain, revenant à lui, il eut un rapide sourire. Ah-h ! Quelle bêtise je viens de te dire, n’est-ce pas ?
Une pensée vint brusquement à Sonia : « N’est-il pas fou ? » Mais elle l’abandonna tout de suite : non, il y a là quelque chose d’autre ». Elle n’y comprenait rien, rien du tout !
– Tu sais, Sonia, dit-il soudain avec une sorte d’inspiration, – voici ce que je te dis : si je l’avais égorgée parce que j’avais faim, continua-t-il, en appuyant sur chaque mot et en la regardant d’une façon sincère mais énigmatique, alors… je serais heureux maintenant, sache-le !
– Et que t’importe, que t’importe, s’écria-t-il, un instant plus tard, avec une sorte de désespoir, – que t’importe que je t’avoue ou non que j’ai mal agi ? Que t’importe ce stupide triomphe sur moi ? Oh, Sonia, est-ce pour cela que je suis venu ici maintenant ?
Sonia voulut de nouveau dire quelque chose, mais elle ne le put.
– C’est parce que tu es tout ce qui me reste que je te disais hier de venir avec moi.
– Venir où ? demanda timidement Sonia.
– Ce n’est pas pour aller voler ni tuer, ne crains rien, ce n’est pas pour cela, dit-il avec un sourire mordant. Nous sommes différents… Et, tu sais, Sonia, ce n’est que maintenant que j’ai compris où je t’appelais hier. Hier, lorsque je te disais de venir, je ne comprenais pas moi-même où. Je t’appelais pour une seule raison, j’étais venu ici pour une seule raison, pour te dire : ne m’abandonne pas. Tu ne m’abandonneras pas, Sonia ?
Elle lui serra la main avec force.
– Pourquoi, pourquoi lui ai-je dit, pourquoi lui ai-je dévoilé que j’ai tué, s’écria-t-il avec désespoir une minute plus tard, en la regardant avec une souffrance infinie. – Voilà, tu attends des explications, Sonia, tu restes là à attendre, je le vois ; que te dirais-je. Tu n’y comprendras rien, et tu t’épuiseras à force de souffrance… à cause de moi ! Voilà que tu pleures et que tu m’embrasses de nouveau, – allons pourquoi m’embrasses-tu ? Parce que je n’ai pu supporter le poids tout seul et que je suis venu me décharger sur toi ? : Souffre, toi aussi, cela me soulagera ! Et tu peux aimer un homme aussi vil.
– Mais ne souffres-tu pas également ? s’écria Sonia.
De nouveau, le même sentiment effleura son âme et l’adoucit immédiatement.
– Sonia, j’ai un cœur méchant, remarque-le : cela peut expliquer beaucoup de choses. C’est parce que je suis méchant que je suis venu. Il y en a qui ne seraient pas venus. Mais moi, je suis lâche et… vil ! Mais… soit ! Il n’est pas question de tout cela… il nous faut parler, maintenant, et je ne sait comment commencer…
Il s’interrompit et devint pensif.
– Ah, nous sommes différents ! s’écria-t-il de nouveau. Nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. Et pourquoi, pourquoi suis-je venu ! Je ne me le pardonnerai jamais !
– Non, non, c’est bien que tu sois venu ! Il vaut mieux que je le sache ! Beaucoup mieux !
Il la regarda avec douleur.
– Alors, c’est ainsi, en somme ! dit-il comme s’il se décidait. – C’est ainsi que cela s’est passé ! Voici : je voulais devenir un Napoléon, c’est pour cela que j’ai tué… Alors, est-ce compréhensible, maintenant ?
– Non, souffla Sonia avec naïveté et timidité. Seulement, parle… parle ! Je comprendrai, je comprendrai en moi-même ! suppliait-elle.
– Tu comprendras ? Bon, on verra !
Il se tut et réfléchit longuement.
– Voici les faits : je me suis un jour posé cette question que serait-il arrivé, si Napoléon s’était trouvé à ma place, et s’il n’avait eu, pour commencer sa carrière, ni Toulon, ni l’Égypte, ni le passage du Mont-Blanc ; et si, au lieu de toutes ces choses, belles et monumentales, il n’avait eu devant lui que quelque ridicule petite vieille, une veuve de fonctionnaire, qu’il aurait dû, de plus, tuer pour lui dérober l’argent contenu dans son coffre (l’argent nécessaire à sa carrière, tu comprends ?) Alors, qu’en penses-tu, se serait-il décidé à cela, s’il n’y avait pas eu d’autre moyen ? Aurait-il été choqué par le fait que cela manquait trop de décorum et… aurait-il été arrêté par l’idée que c’est un péché ? Bon alors, je me suis torturé longtemps en réfléchissant à cette « question », si bien que j’ai eu terriblement honte lorsqu’enfin j’ai trouvé (comme ça, tout à coup) que non seulement il n’en aurait pas été choqué, mais qu’il ne lui serait pas même venu à l’esprit que cela manquait de décorum… Il n’aurait même pas compris pourquoi on pourrait être choqué par cela. Et si vraiment il n’avait pas eu d’autre moyen, il aurait étranglé la vieille de façon à ce qu’elle ne puisse pousser un cri, sans la moindre hésitation ! Alors, moi non plus… je n’ai plus hésité… et j’ai tué… suivant l’exemple magistral… Et c’est exactement comme cela que ça s’est passé ! Tu ris ? Oui Sonia, le plus risible c’est que c’est peut-être ainsi que cela s’est passé…
Sonia n’avait nulle envie de rire.
– Parlez-moi plutôt avec franchise… sans exemples, demanda-t-elle encore plus timidement et d’une voix à peine audible.
Il se tourna vers elle, la regarda tristement et la prit par les mains.
– Tu as raison à nouveau, Sonia. – Tout cela, ce sont des bêtises, c’est presque du bavardage ! Tu vois : tu sais que ma mère ne possède presque rien. Ma sœur a reçu de l’instruction, par hasard, et elle est destinée à traîner une vie de gouvernante. J’étais tout leur espoir. Je faisais mes études, mais je ne pouvais subvenir à mes besoins et j’ai été contraint de quitter provisoirement l’université. Si j’avais réussi à faire traîner les choses ainsi, je serais devenu un instituteur ou un fonctionnaire au traitement annuel de dix mille roubles et cela dans dix ou douze ans… (Il parlait comme s’il récitait une leçon apprise). Pendant ce temps, ma mère se serait desséchée à force de soucis et de chagrins (et je n’aurais quand même pu la tranquilliser complètement) et ma sœur… eh bien, ma sœur, elle aurait pu avoir un sort pire encore !… Et puis, pourquoi aurais-je dû passer toute ma vie à côté des possibilités de l’existence, pourquoi aurais-je dû négliger ma mère, et, par exemple, supporter patiemment que l’on offensât ma sœur ? Pourquoi ? Pour pouvoir, après les avoir enterrées, fonder un autre foyer encore, avoir femme et enfant, et puis, les laisser sans un morceau de pain à se mettre sous la dent ? Alors… alors, j’ai décidé de prendre possession de l’argent de la vieille, de l’employer pour ces premières années, d’enlever ainsi à ma mère ses tourments et ses soucis en ce qui concerne mes études et les premiers pas après l’université. Et j’ai décidé de faire tout cela largement, radicalement, de façon à me faire une carrière nouvelle, à me frayer une voie indépendante… Alors… alors, c’est tout… Et évidemment, j’ai mal agi en tuant la vieille… et cela suffit !
Il arriva avec peine, tout épuisé, à la fin de son récit, et baissa la tête.
– Oh, non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, s’exclama anxieusement Sonia. Et il n’est pas possible que ce soit ainsi… non, ce n’est pas ainsi !
– Tu vois toi-même que ce n’est pas ainsi !… Mais moi, j’ai parlé sérieusement, j’ai dit la vérité !
– Cela, une vérité ! Oh, mon Dieu !
– Mais je n’ai tué qu’un pou, Sonia, un pou inutile, mauvais, néfaste.
– Ce pou était un être humain !
– Mais je le sens bien aussi que ce n’est pas un pou, répondit-il en la regardant bizarrement. Mais, en fait, je radote, Sonia, ajouta-t-il, je radote depuis longtemps… Ce n’est toujours pas cela, tu as raison. Les causes sont tout autres ! Il y a déjà longtemps que je n’ai plus parlé avec personne, Sonia… J’ai fort mal à la tête, maintenant.
Ses yeux avaient une lueur fébrile. Il était à nouveau presque en proie au délire ; une expression inquiète se voyait sur son visage. Une effrayante faiblesse était visible à travers l’excitation de son esprit. Sonia comprit combien il souffrait. Elle-même commençait à avoir le vertige. Et puis, il parlait d’une façon si étrange : elle comprenait bien quelque chose, mais… « mais comment est-ce possible ! Comment est-ce possible ! Oh, mon Dieu ! » Et elle se tordait les mains de désespoir.
– Non, Sonia, ce n’est pas ainsi ! commença-t-il de nouveau, levant soudain la tête, comme s’il était étonné et agité par une nouvelle direction prise par ses pensées et qui lui aurait découvert une perspective nouvelle. – Ce n’est pas ainsi ! Ce serait mieux… de supposer (oui, c’est en effet mieux !) suppose que je sois égoïste, envieux, méchant, vil, rancunier et… que je sois encore enclin à la folie. (Disons donc tout à la fois ! On avait déjà parlé de folie auparavant, je l’ai remarqué !) Je t’ai dit tout à l’heure que je ne pouvais pas payer mes études, mais peut-être n’aurais-je pas dû le faire ! Ma mère m’aurait envoyé l’argent nécessaire aux inscriptions et j’aurais gagné moi-même ce qu’il me fallait pour les bottes, les vêtements et le pain ; cela est sûr ! Les leçons me réussissaient, on me les payait un demi-rouble. Rasoumikhine le fait bien ! Mais je me suis aigri et je n’en ai pas voulu. Je me suis vraiment aigri (c’est le mot qu’il faut). Je me suis retiré dans mon coin comme une araignée. Tu as déjà été dans mon réduit, tu as vu… Sais-tu, Sonia, que les chambres étroites et les plafonds bas écrasent l’âme et l’intelligence ! Oh, comme je détestais ce réduit ! Mais je ne voulais quand même pas en sortir. Exprès ! Je n’en sortais pas pendant des journées entières, et je ne voulais pas travailler ; je ne voulais même pas manger, je restais toujours couché. Quand Nastassia m’apportait de la nourriture, je mangeais ; quand elle ne m’en apportait pas, je restais ainsi ; je ne lui demandais rien, volontairement, par méchanceté ! Je n’avais pas de lumière, la nuit ; je restais couché dans l’obscurité et je ne voulais pas gagner l’argent nécessaire à l’achat d’une bougie ! Il aurait fallu étudier, et j’avais vendu mes livres ; un doigt de poussière couvre encore mes notes de cours et les cahiers qui sont sur ma table. Je préférais rester couché, à penser. Je pensais toujours… Et je faisais toujours des rêves, divers rêves étranges, inutile de dire lesquels ! Et c’est alors qu’il me sembla, pour la première fois que… Non, ce n’est pas ainsi ! Ce n’est pas encore cela ! Tu vois, je me demandais toujours pourquoi, sachant que les autres sont bêtes, – et cela je le sais à coup sûr – pourquoi je n’essayais pas d’être plus malin qu’eux ? J’ai compris par après que, si j’avais dû attendre que tous deviennent intelligents, cela aurait été trop long… Après j’ai compris que cela ne sera jamais, que personne ne change, que personne n’est capable de les changer et qu’il est inutile de se fatiguer pour essayer de les changer ! Oui, c’est ainsi ! C’est leur loi… Leur loi, Sonia ! C’est ainsi !… Et je sais maintenant, Sonia, que c’est celui qui est ferme et fort d’esprit et d’intelligence qui est le maître ! Celui qui ose beaucoup est justifié par eux. Celui qui se moque le plus des choses, celui-là est leur législateur et celui qui est le plus décidé, celui-là a raison. C’était ainsi, et ce sera toujours ainsi ! Seul un aveugle ne le discernerait pas !
Raskolnikov, quoiqu’il regardât Sonia, en disant cela, ne se préoccupait plus de ce qu’elle comprît ou non. La fièvre avait entièrement pris possession de lui. Il était dans une sorte de sombre extase. (Vraiment, il y avait déjà longtemps qu’il n’avait plus parlé à personne !) Sonia devina que ce sombre catéchisme était devenu sa foi et sa loi.
– J’ai compris alors, Sonia, continua-t-il solennellement, – que le pouvoir n’est donné qu’à celui qui ose se baisser pour le ramasser. Il suffit uniquement – uniquement ! – d’oser ! Une certaine pensée m’est venue alors, pour la première fois de ma vie, une pensée qui n’était encore jamais venue à personne ! À personne ! Il devint pour moi aussi évident que le jour que personne n’a osé jusqu’ici et n’osera jamais, en passant devant toute cette absurdité, l’envoyer aux cent mille diables ! J’ai… j’ai voulu oser faire cela et j’ai tué… je n’ai voulu qu’oser, Sonia, voilà la raison de tout !
– Oh, taisez-vous, taisez-vous ! s’écria Sonia en frappant ses mains l’une contre l’autre. Vous vous êtes éloigné de Dieu, et Dieu vous a frappé ; il vous a livré au démon !…
– À propos, Sonia, figure-toi que, lorsque j’étais couché dans l’obscurité, il me semblait toujours que c’était le diable qui me tentait ! Qu’en penses-tu ?
– Taisez-vous ! Ne riez pas, blasphémateur, vous ne comprenez rien ! Oh, mon Dieu, il ne comprend rien du tout !
– Tais-toi, Sonia, je ne ris nullement ; je sais bien que c’est le diable qui m’a poussé. Tais-toi, Sonia, tais-toi, répéta-t-il sombrement, avec insistance. – Je sais tout. J’ai réfléchi à tout cela, je me le suis murmuré, lorsque je restais couché dans l’obscurité… J’ai débattu tout cela avec moi-même, jusqu’au moindre point ; je sais cela à fond ! Et j’en avais tellement par-dessus la tête de tout ce bavardage ! J’aurais voulu tout oublier et tout commencer à nouveau, Sonia ! et j’aurais voulu mettre un terme à ce bavardage. Est-il possible que tu penses que j’ai été tuer, tête baissée comme un imbécile ? J’ai fait cela intelligemment, et c’est ce qui m’a perdu. Penses-tu vraiment que j’ignorais, par exemple, que, dès l’instant où je m’étais mis à me demander si j’avais le droit de prendre ce pouvoir, – je n’avais plus ce droit-là ? Et que si je posais la question : « l’homme est-il un pou ? » c’est que l’homme n’est pas un pou pour moi, mais qu’il l’est pour celui à qui cette question ne vient même pas à l’esprit, qui va tout droit au but, sans se poser de questions… Si je me suis débattu tant de temps, en me demandant si Napoléon l’aurait fait, c’est que je sentais clairement que je ne suis pas un Napoléon. Toute la torture de ce bavardage, je l’ai soufferte, Sonia, et j’ai voulu la secouer de mes épaules : j’ai voulu, Sonia, tuer sans casuistique, tuer pour moi, pour moi seul ! Je n’ai pas voulu mentir dans cette affaire, même à moi ! Ce n’est pas pour aider ma mère que j’ai tué – bêtises que tout cela ! Ce n’est pas pour devenir le bienfaiteur de l’humanité, après avoir obtenu les moyens et les pouvoirs, que j’ai tué. Bêtises ! J’ai simplement tué, tué pour moi, pour moi seul, et que je sois devenu le bienfaiteur de quelqu’un ou que, au contraire, j’ai comme une araignée établi mes filets, sucé la sève de tout ce qui y serait tombé, pendant toute ma vie, tout cela ne m’inquiétait nullement à ce moment-là ! Et ce n’est pas d’argent que j’avais besoin, Sonia, quand j’ai tué, ce n’est pas tant l’argent mais autre chose que je voulais… Maintenant, je sais tout cela… Comprends-moi : si j’avais poursuivi mon chemin dans cette direction-là, peut-être n’aurais-je jamais commis de meurtre. C’est autre chose que je voulais savoir, c’est autre chose qui m’a poussé au meurtre : il fallait que je sache, au plus vite, si j’étais un pou comme tout le monde, ou un être humain. Suis-je capable de franchir le mur ou ne le suis-je pas ? Oserais-je, ou non, me « baisser pour ramasser ? » Suis-je une tremblante créature ou ai-je le droit…
– Le droit de tuer ? Vous prétendez avoir le droit de tuer ? s’exclama Sonia en entre-choquant ses mains.
– Oh, Sonia, toi ! s’écria-t-il avec irritation ; il voulut objecter quelque chose, mais il se tut avec mépris. – Ne m’interromps pas, Sonia ! Je voulais te dire une seule chose : le diable m’y a poussé et, après coup, il m’a expliqué que je n’avais pas le droit d’y aller parce que je suis un pou comme les autres, exactement. Il s’est moqué de moi, et alors, je suis venu chez toi. Reçois ton hôte ! Si je n’étais pas un pou, serai-je venu chez toi ? Écoute, lorsque je suis allé chez la vieille, je n’y étais allé que pour essayer… Sache-le !
– Et vous l’avez tuée ! Tuée !
– Mais de quelle façon l’ai-je tuée ? Est-ce qu’on tue comme cela ? Est-ce ainsi qu’on s’y prend pour tuer ? Une fois, je te raconterai ça, comment j’y suis allé… Est-ce la vieille que j’ai tuée ? C’est moi-même et non la vieille que j’ai tué ! Là, je me suis exterminé pour l’éternité… C’est le diable qui a tué la vieille, ce n’est pas moi… Assez, assez, Sonia, assez ! Laisse-moi, s’écria-t-il soudain, saisi par une angoisse convulsive. – Laisse-moi !
Il posa ses coudes sur ses genoux et serra, comme dans un étau, sa tête entre ses mains.
– Quelle souffrance ! cria Sonia d’une voix déchirante.
– Alors, que faire, maintenant, dis ? demanda-t-il en relevant soudain la tête, le visage déformé, enlaidi par le désespoir.
– Que faire ! s’écria-t-elle en bondissant soudain sur ses pieds ; ses yeux, qui jusqu’ici avaient été pleins de larmes, se mirent tout à coup à briller. – Lève-toi, (Elle le saisit par l’épaule ; il se leva, la regardant avec stupéfaction.) Va, tout de suite, à l’instant, au carrefour, prosterne-toi, embrasse d’abord la terre que tu as souillée ; incline-toi, alors, devant le monde entier, dans les quatre directions et dis à tous, à haute voix : « j’ai tué ! » Alors Dieu t’enverra de nouveau la vie. Tu iras ? lui demandait-elle toute tremblante, comme dans un accès de fièvre, en saisissant ses mains, en les serrant de toutes ses forces et en le transperçant de son regard de feu.
Il fut stupéfait par son soudain enthousiasme.
– Tu veux parler du bagne, Sonia ? Tu veux que je me dénonce ? demanda-t-il sombrement.
– Il faut accepter la souffrance, il faut te racheter.
– Non, je ne le ferai pas, Sonia.
– Et comment vas-tu vivre ? Comment pourras-tu vivre ? s’exclama Sonia. Est-ce possible, maintenant ? Comment pourrais-tu parler à ta mère ? (Oh, qu’adviendra-t-il d’elle, à présent !) Mais quoi, tu as déjà abandonné ta mère et ta sœur. Eh bien, que te dirais-je, tu les as abandonnées ! Oh, mon Dieu, s’écriait-elle, mais tu sais tout cela ! Comment pourrais-tu vivre sans compagnie humaine ! Qu’adviendra-t-il maintenant de toi ?
– Ne sois pas un enfant, Sonia, prononça-t-il doucement. De quoi suis-je coupable envers eux ? Pourquoi irais-je me dénoncer ? Que leur dirais-je ? Tout cela n’est que mirage… Ils font eux-mêmes périr des millions d’hommes et ils prennent cela pour une vertu. Ce sont des escrocs et de vils individus, Sonia !… Je n’irai pas. Et que leur dirais-je ? Que j’ai tué, mais que je n’ai pas osé employer l’argent, que je l’ai caché sous une pierre ? ajouta-t-il avec un sourire caustique. – Mais ils vont se moquer de moi, ils vont me dire : tu as été bien bête de ne pas le prendre. Un lâche et un imbécile ! Ils ne comprendront rien, Sonia ; et ils ne sont pas dignes de comprendre. Pourquoi irais-je ? je n’irai pas ! Ne sois pas un enfant, Sonia…
– Tu ne pourras pas supporter ta souffrance, tu périras, répétait-elle avec désespoir, en tendant ses mains vers lui dans un geste d’imploration.
– Je me suis peut-être calomnié, remarqua-t-il, sombre et pensif, – peut-être suis-je quand même un être humain, et non pas un pou ; peut-être me suis-je trop hâté de m’accuser. Je lutterai encore…
Un arrogant sourire naissait sur ses lèvres.
– Souffrir une telle torture ! Et toute la vie, toute la vie !
– Je m’y habituerai… prononça-t-il d’un air sombre et réfléchi. – Écoute, reprit-il une minute plus tard, – assez pleuré, il est temps de parler d’affaires sérieuses : je suis venu te dire que l’on me cherche, que l’on essaie de m’attraper…
– Oh ! s’écria Sonia, effrayée.
– Eh bien, pourquoi as-tu poussé ce cri ! Tu voulais que j’aille au bagne et à présent tu t’effraies ? Mais voici ce qu’il y a : je ne me laisserai pas prendre. Je lutterai encore contre eux et ils ne feront rien. Ils n’ont pas de véritables preuves. Hier, j’ai été en grand danger et j’ai pensé que c’en était fait de moi ; mais aujourd’hui, les choses se sont arrangées. Toutes leurs preuves sont des armes à double tranchant, c’est-à-dire que je puis retourner leurs accusations à mon profit, tu comprends ? Et je les retournerai, car je sais comment il faut faire, à présent… Cependant, l’on me mettra à coup sûr en prison.
Si un certain incident n’était pas arrivé, l’on m’aurait sans doute déjà arrêté aujourd’hui ; il n’est d’ailleurs pas trop tard encore… mais ce ne sera rien, Sonia, j’y resterai quelque temps, puis on me relâchera… parce qu’ils n’ont aucune véritable preuve et ils n’en auront pas, j’en donne ma parole. Ce qu’ils ont ne suffit pas pour faire condamner un homme. Allons, c’est assez… je dis ça seulement pour que tu saches. Quant à ma mère et à ma sœur, je tâcherai de leur faire oublier leurs inquiétudes et de ne pas les effrayer… Ma sœur est à l’abri du besoin, à présent, je crois… par conséquent, ma mère… Allons, c’est tout. Sois quand même prudente. Viendras-tu me voir lorsque je serai en prison ?
– Oh, oui ! Oui !
Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, tristes et abattus, comme des êtres jetés par la tempête sur un rivage désert. Il regardait Sonia et il sentait combien d’amour il y avait en elle pour lui ; et chose étrange, il lui fut pénible et douloureux de se sentir aimé ainsi. Oui, c’était une sensation étrange et effrayante ! En allant chez Sonia, il s’était rendu compte qu’elle était son espoir et son unique refuge ; il avait pensé se décharger ne fût-ce que d’une partie de sa souffrance, et, soudain, maintenant que tout le cœur de Sonia s’était tourné vers lui, il sentit et prit conscience qu’il était devenu incomparablement plus malheureux qu’auparavant.
– Sonia, dit-il, j’aime mieux que tu ne viennes pas me voir lorsque je serai en prison.
Sonia ne répondit pas, elle pleurait. Quelques minutes passèrent.
– As-tu une croix à ton cou ? demanda-t-elle d’une façon inattendue, comme si elle venait de penser à cela.
Il ne comprit pas tout d’abord la question.
– Tu n’en as pas, n’est-ce pas ? Tiens, prends celle-ci, c’est une croix de cyprès. J’en ai une autre, une petite, celle de Lisaveta. Elle et moi, nous avions échangé nos croix : elle m’avait donné la sienne, et moi, je lui ai donné la mienne. Je porterai maintenant celle de Lisaveta, et celle-ci est pour toi. Prends… elle est à moi, suppliait-elle. Nous allons souffrir ensemble nous porterons ensemble la croix !…
– Donne ! dit Raskolnikov. Il ne voulait pas lui faire de peine. Mais il retira néanmoins brusquement la main qu’il avait tendue.
– Pas maintenant, Sonia. Il vaut mieux que je la prenne plus tard, ajouta-t-il pour la tranquilliser.
– Oui, il vaut mieux, ce sera mieux, approuva-t-elle, séduite par l’idée ; lorsque tu partiras pour expier, tu la mettras. Tu viendras chez moi, je te la passerai au cou, et tu te mettras en route.
À cet instant, quelqu’un frappa trois coups à la porte.
– Vous permettez, Sophia Sèmionovna ? dit une voix polie et connue.
Sonia se précipita vers la porte, tout effrayée. La tête blonde de M. Lébéziatnikov apparut dans l’entrebâillement.