IV

– Vous savez peut-être (mais je vous l’ai déjà raconté, je crois), commença Svidrigaïlov, – que j’ai été mis en prison, ici, pour dettes, pour un énorme montant impayé, n’ayant aucun moyen de régler la créance. Inutile de s’étendre sur la manière dont Marfa Pètrovna m’a racheté ; vous savez jusqu’à quel degré de démence peut arriver l’amour d’une femme. C’était une femme honnête et pas bête du tout, quoiqu’elle fût sans culture aucune. Imaginez-vous que cette femme honnête, mais jalouse, s’est décidée à s’abaisser – après de nombreuses scènes pleines de rage et de reproches – jusqu’à conclure avec moi une espèce de contrat qu’elle a respecté pendant toute notre vie commune. La difficulté résidait dans le fait qu’elle était beaucoup plus âgée que moi, et, de plus, elle mâchonnait toujours une espèce de clou de girofle. J’avais eu l’âme assez vile, et assez honnête en son genre, pour lui déclarer que je ne pourrais pas lui rester absolument fidèle. Cet aveu la plongea dans la rage, mais je crois que ma rude franchise lui plut en un certain sens : « Cela signifie qu’il ne veut pas me tromper, puisqu’il me le déclare ainsi d’avance » – c’est la chose la plus importante pour une femme. Après bien des larmes, nous sommes arrivés à conclure un contrat oral du genre de celui-ci : primo, je n’abandonnerai jamais Marfa Pètrovna et je resterai toujours son mari ; secundo, je ne quitterai jamais le domaine sans sa permission ; tertio, je n’aurai jamais de maîtresse permanente ; quarto, en revanche, Marfa Pètrovna m’autorise à lorgner les servantes, mais pas autrement qu’avec son assentiment secret ; quinto, défense formelle d’aimer une femme de notre condition ; sexto, si jamais il m’arrivait – Dieu m’en garde ! – d’être visité par une grande et sérieuse passion, je devrais m’en ouvrir à Marfa Pètrovna. Au sujet de ce dernier point, Marfa Pètrovna avait toujours été assez tranquille : c’était une femme intelligente et, par conséquent, elle ne pouvait me considérer autrement que comme un débauché et un coureur de jupons, incapable d’aimer sérieusement. Mais une femme intelligente et une femme jalouse sont deux choses différentes et c’était là que gisait le malheur. D’ailleurs, pour juger impartialement certaines gens, il faut se débarrasser de certaines idées préconçues et de la mentalité engendrée par la fréquentation quotidienne des gens et des objets qui nous entourent habituellement. J’ai toutes les raisons pour avoir confiance en votre jugement plus qu’en aucun autre. Peut-être vous a-t-on dit beaucoup de choses ridicules, et absurdes au sujet de Marfa Pètrovna. Elle avait, en effet, beaucoup d’habitudes cocasses ; mais je vous dirai franchement que je regrette sincèrement les nombreuses peines que je lui ai causées. Je crois que cela suffit ; cela fait une très honorable oraison funèbre{64} pour la plus tendre des femmes par le plus tendre des maris. Lors de nos querelles, je me taisais la plupart du temps, sans donner cours à mon irritation et le fait de me donner ainsi des allures de gentleman produisait toujours son effet ; cela l’influençait et lui plaisait ; il lui arrivait d’être fière de moi. Néanmoins, elle n’a pas supporté l’histoire de votre sœur. Je me demande bien comment elle s’est risquée à faire entrer une telle beauté comme gouvernante dans sa maison ? Je m’explique cela par le fait que Marfa Pètrovna était une femme ardente et impressionnable et qu’elle était simplement tombée amoureuse – littéralement amoureuse – de votre sœur. Bon, Marfa Pètrovna a fait elle-même le premier pas, – le croiriez-vous ? Croiriez-vous qu’elle était arrivée à m’en vouloir de ce que je ne disais jamais rien au sujet de votre sœur, de ce que j’acceptais avec indifférence les paroles amoureuses qu’elle ne cessait de prodiguer à son endroit ? Je ne comprenais pas moi-même ce qu’elle voulait ! Évidemment, Marfa Pètrovna raconta à Avdotia Romanovna toute son histoire dans ses moindres détails. Elle avait un trait malheureux : elle racontait à tout le monde absolument tous nos secrets de famille et elle se plaignait de moi à tous ; comment aurait-elle laissé passer l’occasion d’avoir une amie aussi merveilleuse que votre sœur ? Je suppose qu’elles n’ont jamais parlé d’autre chose que de moi, et, évidemment, Avdotia Romanovna fut mise au courant de toutes les histoires sombres et mystérieuses qui circulaient sur mon compte… Je parie que vous avez aussi déjà entendu quelque chose de ce genre ?

– Oui, Loujine vous a accusé d’avoir été cause de la mort d’un enfant. Est-ce vrai ?

– Faites-moi le plaisir de laisser ces bassesses en paix, dit Svidrigaïlov avec dégoût et hargne. Si vous voulez absolument connaître cette histoire sans queue ni tête, je vous la raconterai, mais à présent…

– On m’a parlé aussi d’un de vos valets, on m’a dit que vous l’avez poussé à je ne sais quel acte !

– Je vous en prie, cela suffit ! interrompit Svidrigaïlov avec une visible impatience.

– N’est-ce pas ce valet qui est venu bourrer votre pipe après sa mort ?… Vous m’en avez parlé, dit Raskolnikov en s’irritant de plus en plus.

Svidrigaïlov regarda attentivement Raskolnikov, et il sembla à celui-ci qu’un éclair, une haineuse raillerie passait dans son regard ; mais Svidrigaïlov se domina et répondit fort poliment :

– C’est celui-là même. Je vois que tout cela vous agite extrêmement, aussi je considérerai comme de mon devoir de satisfaire votre curiosité sur tous ces points à la première occasion. Que le diable m’emporte ! Je vois que je peux vraiment passer pour une figure romantique. Pensez à quel point je dois être reconnaissant à feu Marfa Pètrovna de ce qu’elle ait raconté à votre sœur tant de choses curieuses et mystérieuses à mon sujet. Je n’oserais pas chercher à deviner l’effet que cela produisit, mais, en tout cas, la chose me fut avantageuse. Malgré toute la répugnance spontanée d’Avdotia Romanovna à mon égard, et malgré mon air sombre et ma façon rebutante, elle finit par concevoir de la pitié pour moi, de la pitié pour l’homme perdu que j’étais. Et quand un cœur de jeune fille se met à avoir pitié, le danger, pour elle, est au maximum. Alors, elle a tout de suite envie de faire entendre raison, de « sauver », de « ressusciter », de montrer des buts nobles et d’appeler l’homme qu’elle veut sauver à une activité et à une vie nouvelles et ainsi de suite – on sait bien ce qu’il est possible d’inventer dans ces cas-là. Je me suis immédiatement rendu compte que l’oiseau va de lui-même se faire prendre au filet et, de mon côté, je me suis apprêté. Je crois que vous froncez les sourcils, Rodion Romanovitch ? Cela ne fait rien, l’affaire s’est limitée à des vétilles. (Que le diable m’emporte, je bois trop de vin !) Vous savez, j’ai toujours trouvé regrettable qu’il n’ait pas été donné à votre sœur de naître au deuxième ou au troisième siècle de notre ère, fille de quelque principicule régnant, de quelque gouverneur, de quelque proconsul d’Asie Mineure. Elle aurait été, sans aucun doute, l’une de celles qui ont souffert le martyre et, évidemment, elle aurait souri lorsqu’on lui aurait brûlé la poitrine avec des pinces chauffées au rouge. Elle serait allée d’elle-même au-devant du supplice ; au quatrième ou au cinquième siècle, elle serait partie dans le désert égyptien et elle y aurait vécu trente ans en se nourrissant de racines, d’extases et de visions. Elle n’aspire qu’à se faire martyriser pour quelqu’un, et, si on lui refusait ce supplice, elle se jetterait par la fenêtre. On m’a parlé d’un certain M. Rasoumikhine. On dit que c’est un homme judicieux (ce qu’indique d’ailleurs son nom{65}, c’est sans doute un séminariste ?) et bien, qu’il protège votre sœur. En un mot, je crois l’avoir comprise, ce que je considère être tout à fait à mon honneur. Mais alors… je veux dire, au début des relations, vous le savez bien, on est toujours plus futile et plus sot, on se fait de fausses idées. Que le diable m’emporte, pourquoi donc est-elle si jolie ? Ce n’est pas ma faute. Les choses commencèrent pour moi par un irrésistible élan de volupté. Avdotia est vertueuse d’une façon terrible, inouïe. (Remarquez que je vous rapporte ça comme un fait. Elle est vertueuse jusqu’à s’en rendre malade, malgré sa vaste intelligence, et cela lui fera du tort). Il y avait à ce moment-là chez nous une jeune fille, Paracha, la Paracha aux yeux noirs, que l’on venait d’amener d’un autre village ; c’était une fille de service que je n’avais encore jamais vue, – elle était très jolie, mais sotte jusqu’à l’invraisemblance ; elle a fondu en larmes et elle s’est mise à hurler et à ameuter toute la maisonnée : il en résulta un scandale. Une fois, après le dîner, Avdotia Romanovna vint me trouver dans une allée du jardin et exigea que je laisse la pauvre Paracha en paix. C’était notre première conversation en tête à tête. J’ai considéré, évidemment, comme un honneur de satisfaire à son désir, j’ai essayé de paraître stupéfait et confus ; en un mot, je n’ai pas mal joué mon rôle. Nos relations commencèrent, des conversations mystérieuses, de la morale, des sermons, des prières, des supplications, des larmes même, – le croiriez-vous, – même des larmes ! Voilà jusqu’à quelles limites arrive, chez certaines jeunes filles, la passion de la propagande ! J’ai évidemment rejeté toute la faute sur ma destinée, j’ai fait semblant d’être affamé et assoiffé de lumière et, enfin j’ai mis en action le moyen le plus puissant et le plus infaillible pour vaincre un cœur de femme, le moyen qui n’a jamais trompé personne, mais qui agit absolument sur toutes les femmes, jusqu’à la dernière sans exception. Ce moyen est connu : c’est la flatterie. Il n’y a rien de plus difficile au monde que la droiture, et il n’y a rien de plus facile, que la flatterie. Il suffit qu’il y ait une infime note de fausseté dans une attitude franche pour qu’il se produise immédiatement une dissonance et, par conséquent, un scandale. Si notre flatterie est tout entière tissée de fausseté, elle reste quand même agréable et l’on y prête l’oreille non sans plaisir. Le plaisir est peut-être grossier, mais c’est un plaisir quand même. Et si grossière que soit la flatterie, il semblera toujours à celui que vous flattez que ce que vous dites est au moins à moitié vrai. Et c’est vrai pour les gens de tous les milieux culturels et sociaux. On pourrait même séduire une vestale à force de flatterie, sans parler des gens ordinaires. Je ne peux pas me souvenir sans rire de la façon dont j’ai séduit une dame dévouée à son mari, à ses enfants et à ses vertus. Comme c’était amusant et comme cela m’a coûté peu de travail ! Et la dame était vraiment vertueuse, tout au moins à sa façon. Toute ma technique consistait à être écrasé constamment par sa pureté, à me prosterner devant cette pureté. Je la flattais sans pitié ; lorsqu’il m’arrivait d’obtenir d’elle qu’elle se laisse serrer la main, ou simplement un regard, je me reprochais de l’avoir extorqué de force, j’affirmais qu’elle avait résisté, résisté à ce point que je ne l’aurais jamais obtenu, si je n’avais été moi-même aussi vicieux ; que son innocence n’avait pas su prévoir l’astuce, et qu’elle avait cédé sans le savoir, etc… etc… En un mot, j’ai obtenu tout, et la dame est restée persuadée au plus haut point qu’elle était innocente et pure, qu’elle avait rempli tous ses devoirs et qu’elle avait succombé par pur hasard. Et comme elle s’est fâchée lorsque je lui ai déclaré en fin de compte qu’à mon avis, elle avait autant que moi cherché la jouissance. La pauvre Marfa Pètrovna se laissait aussi facilement prendre à la flatterie, et, si j’avais voulu, j’aurais évidemment fait transférer de son vivant tout le domaine en mon nom, (Je bois vraiment trop de vin et je bavarde à l’excès.) J’espère que vous ne vous fâcherez pas si je mentionne ici que le même effet commença à se produire dans le cas d’Avdotia Romanovna ? Mais j’ai été bête et impatient et j’ai gâté toute l’affaire. Le fait est qu’une certaine expression de mes yeux déplut plusieurs fois (et une fois surtout) à Avdotia Romanovna, le croiriez-vous ? En un mot, une certaine flamme y apparaissait, de plus en plus vive et impudente, et cela l’effrayait et lui devint odieux à la fin. Inutile de se lancer dans les détails, mais nous nous sommes séparés. Ici, j’ai encore fait une bêtise. Je me suis mis à me railler de la façon la plus grossière de toute sa propagande et de tous ses sermons ; Paracha réapparut en scène – et pas seulement Paracha, – en un mot, la maison devint un vrai Sodome, si vous aviez vu, Rodion Romanovitch, ne fut-ce qu’une foi dans votre vie, les yeux de votre sœur quand ils se mettent à jeter des éclairs ! Ce n’est rien, ne prêtez pas attention au fait que j’ai déjà bu tout un verre de vin et que je suis déjà ivre – je dis la vérité ; je vous assure que je m’étais mis à rêver de ce regard ; je ne pouvais plus supporter d’entendre le frou-frou de sa robe. Vraiment, je croyais que j’allais attraper le haut mal ; je ne m’étais jamais imaginé que je pourrais atteindre un tel paroxysme de rage. En un mot, il était indispensable pour moi d’arriver à une réconciliation ; mais c’était déjà impossible. Imaginez-vous ce que j’ai fait alors ? Jusqu’à quel abrutissement la rage peut mener un homme ! N’entreprenez jamais rien lorsque vous êtes en proie à la rage, Rodion Romanovitch. Comptant sur le fait qu’Avdotia Romanovna était pratiquement indigente (oh, excusez-moi, je n’ai pas voulu dire… mais, en somme, l’expression n’est-elle pas indifférente ?) en un mot, comptant sur le fait qu’elle vivait du travail de ses mains, qu’elle devait pourvoir à la subsistance de sa mère et de vous-même (ah, diable, vous faites de nouveau la grimace !) j’ai résolu de lui offrir tout mon argent (je pouvais, déjà alors, réaliser une trentaine de mille roubles) pour qu’elle s’enfuie avec moi, ne fût-ce qu’à Petersbourg. Évidemment, arrivé là, je lui aurais juré l’amour éternel, le bonheur, etc… etc… Croiriez-vous, j’en étais tellement fou que si elle m’avait dit d’égorger ou d’empoisonner Marfa Pètrovna et de l’épouser par après, ç’aurait été immédiatement fait ! Mais tout finit en catastrophe, comme vous le savez, et vous pouvez vous imaginer dans quelle rage m’a mis la nouvelle que Marfa Pètrovna était allée pêcher ce vil gratte-papier de Loujine et que le mariage était en bonne voie, – ce qui était, en somme, dans le genre de ce que j’avais proposé à Avdotia Romanovna. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? C’est ainsi n’est-ce pas ? Je remarque que vous vous êtes mis à écouter très attentivement… intéressant jeune homme…

Svidrigaïlov donna avec impatience un coup de poing sur la table. Il était devenu rouge. Raskolnikov voyait que le verre ou le verre et demi de champagne qu’il avait bu par petites gorgées avait affaibli ses nerfs, et il décida de profiter de l’occasion. Svidrigaïlov lui était très suspect.

– Après cela, je suis absolument sûr que vous êtes venu ici pour ma sœur, dit-il franchement à Svidrigaïlov, pour l’exciter davantage.

– Allons, que dites-vous ? dit celui-ci, se reprenant soudain. Je vous avais bien dit… et, en outre, votre sœur ne peut pas me supporter.

– Je suis bien persuadé qu’elle ne le peut pas, mais il ne s’agit pas de cela.

– Vous êtes sûr, qu’elle ne le peut pas ? (Svidrigaïlov cligna des yeux et sourit railleusement.) Vous avez raison, elle ne m’aime pas ; mais ne jurez jamais lorsqu’il s’agit d’affaires entre mari et femme ou entre amant et maîtresse. Il y a toujours dans ces affaires un petit coin qui est inconnu de tous, sauf d’eux seuls. Vous garantissez qu’Avdotia me considère avec dégoût ?

– À en juger par certains mots et certaines petites expressions que vous avez employés dans votre récit, vous avez encore maintenant des vues et des intentions sur Dounia ; il va sans dire que ces intentions sont viles.

– Comment ! J’ai laissé échapper de tels mots et de telles expressions ? dit Svidrigaïlov, naïvement effrayé et sans accorder la moindre attention à l’épithète appliquée à ses intentions.

– Oui, et il vous en échappe encore. Allons, pourquoi êtes-vous effrayé ?

– Je me suis effrayé ? J’aurais peur de vous ? C’est plutôt vous qui devriez avoir peur de moi, cher ami{66}. Que me chantez-vous là !… Du reste, je suis gris, je le vois ; j’ai manqué de me trahir à nouveau. Au diable, le vin ! Oh, là, de l’eau !

Il saisit la bouteille et la lança sans cérémonie par la fenêtre. Philippe apporta de l’eau.

– Assez de balivernes ! dit Svidrigaïlov en mouillant une serviette et en se l’appliquant sur le front. Je peux vous désarmer d’un coup et réduire d’un seul mot tous vos soupçons à néant. Savez-vous, par exemple, que je me marie ?

– Vous me l’avez déjà dit.

– Oui. Je l’ai oublié. Mais alors je ne pouvais parler aussi affirmativement, parce que je n’avais même pas vu ma fiancée ; ce n’était encore qu’un projet. Mais, maintenant, j’ai une fiancée et la chose est faite ; si je n’avais pas des affaires urgentes, je vous conduirais immédiatement chez elle, – car je veux vous demander votre avis. Ah, diable ! Il ne me reste plus que dix minutes. Vous voyez, regardez la montre ; après tout, je vais vous raconter ça, parce que c’est une histoire intéressante que mon mariage, intéressante dans son genre, veux-je dire, – où allez-vous ? Vous voulez de nouveau partir ?

– Non, non, maintenant, je ne pars plus.

– Vous ne partez plus ? Nous verrons ! Je vous y mènerai, je vous montrerai ma fiancée, mais pas maintenant ; à présent, vous devez bientôt partir. Nous nous dirons au revoir, vous tournerez à droite et moi je tournerai à gauche. Vous connaissez cette Resslich ? Cette même Resslich chez laquelle je loge maintenant, – comment ? Vous entendez ? Eh bien, qu’en pensez-vous ? C’est cette même Resslich dont on raconte qu’à cause d’elle une fillette s’est jetée à l’eau, en hiver, – vous entendez ? Vous entendez ? Eh bien, c’est elle qui a monté toute l’histoire. « Tu t’ennuies, dit-elle, amuse-toi donc un peu. » Car je suis un homme sombre, porté à l’ennui. Vous pensez que je suis gai ? Non, je suis sombre ; je ne fais de mal à personne, mais je reste dans mon coin ; il m’arrive de passer trois jours d’affilée sans dire un mot. Resslich, c’est une friponne, je vous l’affirme ; si vous saviez ce qu’elle mijote : las de ma femme, je l’abandonnerai, je m’en irai ailleurs et ma femme lui restera ; alors elle la mettra en circulation, – dans notre milieu, je veux dire, et dans le plus beau monde possible. Le père, me dit-elle, est un vieillard impotent, un fonctionnaire retraité ; il garde le fauteuil depuis trois ans, il ne sait plus mouvoir ses jambes. Il y a aussi me dit-elle, la mère ; une dame judicieuse. Le fils travaille quelque part en province et ne soutient pas la famille. La fille aînée est mariée et ne vient plus les voir ; ils ont deux petits neveux sur les bras (ils n’avaient pas assez de leurs enfants) et, enfin, ils ont retiré leur fille cadette du gymnase avant la fin de ses études : elle aura seize ans dans un mois, et donc, dans un mois, on pourra la marier. Et c’est à moi qu’on pensait la donner en mariage. Nous y allons ; comme tout est drôle chez eux ! – Je me présente : châtelain, veuf, nom connu, belles relations, capital, – et qu’est-ce que cela peut faire que j’aie cinquante ans et qu’elle n’en ait que seize ! Qui y prend garde ? Eh bien, c’est séduisant, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Ha, ha ! Vous auriez dû voir comme j’ai parlé avec le père et la mère ! Il aurait fallu faire payer une entrée pour permettre de me voir en cet instant. Elle entre, elle fait une petite révérence et – pouvez-vous l’imaginer ! – elle est même encore en robe courte : un bouton non encore ouvert, elle rougit violemment, – une aurore – (on lui a dit la chose, évidemment). Je ne sais ce que vous aimez en fait de visages féminins, mais, à mon idée, ces seize ans, ces yeux enfantins, cette timidité, ces larmes de pudeur, – eh bien, à mon avis, ça vaut mieux que la beauté, et elle est, en outre, belle comme une image. Les cheveux clairs, bouclés comme chez un agneau, des petites lèvres potelées, vermeilles ; des petits pieds, des amours de petits pieds !… Eh bien, nous avons fait connaissance ; j’ai déclaré que je devais me hâter pour des raisons relatives à la propriété, et le lendemain, – c’est-à-dire, il y a trois jours, – les parents bénissaient nos fiançailles. Depuis lors, chaque fois que je viens chez eux, je la prends sur mes genoux et je ne la lâche plus… Elle rougit comme une pivoine, et moi je l’embrasse à chaque minute ; la maman, évidemment, lui persuade que je serai son mari et qu’il faut ça ; c’est une perle ! Et cet état de fiancé est peut-être plus agréable que l’état de mari. Il y a là ce qu’on appelle la nature et la vérité !{67} Je lui ai parlé une fois ou deux ; elle n’est pas bête du tout, la fillette, – il lui arrive de me jeter un de ces regards qui vous transpercent ! Vous savez, elle a un petit visage dans le genre de la Madone de Raphaël. Car la Madone de la Sixtine a un visage fantastique, le visage d’une fanatique religieuse affligée, cela ne vous a jamais frappé ? Eh bien, c’est dans ce genre-là. Le lendemain du jour où nous avons reçu la bénédiction des fiançailles, je leur ai apporté des cadeaux pour quinze cents roubles : une parure de brillants, une autre parure de perles et une grande boîte d’argent contenant un nécessaire de toilette et toutes sortes de choses, si bien que le visage de ma Madone s’empourpra. Je l’ai prise hier sur mes genoux et, sans doute, vraiment avec trop peu de cérémonie ; elle rougit violemment et les larmes lui vinrent aux yeux, mais elle n’a pas voulu crier. Tout le monde était parti pour une minute et nous étions restés seuls ; soudain, elle se précipita à mon cou (d’elle-même et pour la première fois), elle m’entoura de ses petits bras et elle jura qu’elle serait pour moi une femme soumise, fidèle et bonne, qu’elle me rendra heureux, qu’elle me consacrera toute sa vie, chaque minute de sa vie, qu’elle va tout, tout sacrifier pour moi et qu’en échange, elle ne veut qu’une chose, ma considération, « et, dit-elle, il ne me faut plus, plus rien du tout, plus aucun cadeau, ni rien ! » Convenez qu’à écouter une pareille déclaration d’un petit ange de seize ans, qui a les joues enflammées par la pudeur virginale et les larmes de l’enthousiasme aux yeux, – convenez que c’est assez attrayant. C’est attrayant ! Ça vaut la peine, n’est-ce pas ? Eh bien… eh bien, écoutez… allons chez ma fiancée… mais pas maintenant !

– En un mot, la monstrueuse différence d’âge et de développement excite vos sens ! Est-il possible que vous l’épousiez réellement !

– Pourquoi pas ? Mais je n’y manquerai pas. Chacun s’occupe de soi-même et celui qui parvient le mieux à se faire illusion s’amuse le mieux. Ha, ha ! Mais pourquoi plongez-vous la tête la première en plein dans la vertu ? Ayez pitié de moi, petit père, je ne suis qu’un pauvre pécheur ! Hé, hé, hé !

– Vous avez cependant assuré l’avenir des enfants de Katerina Ivanovna ; mais, en somme… en somme, vous aviez vos raisons pour le faire… je comprends tout, maintenant.

– J’aime en général les enfants, j’aime beaucoup les enfants, dit Svidrigaïlov en riant aux éclats. Je puis même vous raconter à ce sujet un curieux épisode, qui n’est pas encore terminé, d’ailleurs. Dès que je suis arrivé ici, je me suis précipité dans toutes sortes de cloaques ; vous comprenez, après sept ans d’absence… Vous avez sans doute remarqué que je ne me presse pas de me mêler à mon ancienne compagnie, à mes anciens amis. Je veux les éviter le plus longtemps possible. Vous savez, là-bas, à la campagne, chez Marfa Pètrovna, le souvenir de tous ces endroits clandestins, où les initiés peuvent obtenir bien des choses, me torturait l’imagination. Que le diable m’emporte ! Le peuple se livre à l’ivrognerie, la jeunesse cultivée se consume en rêves érotiques, se défigure à force de théorie, par oisiveté ; une nuée de juifs se sont abattus sur la ville et amassent de l’argent ; tout le restant de la population est plongé dans la débauche. La ville m’a soufflé son haleine au visage dès la première heure ; elle a une odeur que je connais bien. Je suis tombé dans ce qu’on appelle une soirée dansante, un affreux cloaque (moi, j’aime bien les cloaques, surtout avec un piment de crasse), on y menait là un train d’enfer, un cancan comme il n’y en a pas et comme on n’en voyait pas de mon temps. Oui, on a fait des progrès dans ce domaine… Soudain, je vois une fillette d’environ treize ans, gentiment habillée, qui danse avec une espèce de virtuose ; un autre virtuose lui fait vis-à-vis. Quant à la mère, elle est assise sur une chaise, près du mur. Pouvez-vous vous représenter quelle danse c’était ! La fillette est toute confuse, elle rougit, se croit enfin offensée et se met à pleurer. Le virtuose la saisit et se met à tourner avec elle en lui faisant des grimaces ; le public rit aux éclats, – j’aime notre public en ces moments-là, – ils s’esclaffent et ils crient : « Tant pis, ce n’est pas un endroit pour y amener des enfants ! » Moi, je m’en fiche, évidemment ! Ce n’est pas mon affaire, qu’ils s’amusent ou non ! Je choisis une place à côté de la mère, je vais m’y asseoir, je lui raconte que je suis aussi nouvellement arrivé dans la ville, je me plains de l’impolitesse des gens d’ici, de ce qu’ils sont incapables de reconnaître le mérite réel et de témoigner le respect adéquat ; j’insinue que j’ai beaucoup d’argent, j’offre de la conduire dans ma voiture et, finalement, je les ramène chez elles et je fais leur connaissance (elles habitent un réduit sous-loué, elles viennent d’arriver dans la ville). Elles me déclarent qu’elles ne peuvent considérer le fait de me connaître que comme un honneur pour elles : pour la mère et pour la fille ; j’apprends qu’elles n’ont ni feu ni lieu et qu’elles sont venues faire je ne sais quelles démarches auprès d’une administration ; j’offre mes services, mon argent ; j’apprends qu’elles se sont rendues par erreur à la soirée dansante en croyant que l’on y apprenait réellement à danser ; j’offre de contribuer, de mon côté, à l’éducation de la jeune fille ; de lui enseigner le français et la danse. Elles acceptent avec enthousiasme, elles considèrent mon offre comme un honneur et je suis toujours en relations avec elles… Voulez-vous qu’on y aille ? – mais pas maintenant.

– Laissez, laissez vos viles, vos basses anecdotes ; vous êtes un homme vicieux, voluptueux, infâme !

– Schiller ! Notre Schiller ! Voici Schiller ! Où va-t-elle se nicher la vertu ?{68} Vous savez, je vais finir par vous raconter de telles aventures, expressément pour entendre vos exclamations. C’est une vraie jouissance !

– Comment donc ! Ne suis-je pas ridicule à mes propres yeux pour l’instant, murmura haineusement Raskolnikov.

Svidrigaïlov riait à gorge déployée ; enfin, il appela Philippe, régla l’addition et s’apprêta à partir.

– Eh bien, je suis saoul, assez causé !{69}, dit-il. – Une jouissance !

– Comment ne serait-ce pas une jouissance, s’écria Raskolnikov en se levant aussi ; n’est-ce pas une jouissance pour un débauché blasé que de faire le récit de telles aventures (tout en ayant en vue quelque monstrueux dessein de ce genre) et surtout dans de telles circonstances et à un homme tel que moi… Cela excite.

– Et bien, si c’est ainsi, répondit Svidrigaïlov avec quelque étonnement, en examinant Raskolnikov, – si c’est ainsi, alors, vous êtes vous-même un fameux cynique. En tout cas, il y a énormément d’étoffe en vous. Vous êtes capable de concevoir beaucoup… d’ailleurs, vous êtes capable de réaliser beaucoup aussi. Après tout, ça suffit. Je regrette sincèrement que l’entretien ait été si bref, mais je saurai remettre la main sur vous… Attendez un peu et vous verrez…

Svidrigaïlov, pourtant, n’était que légèrement ivre ; le vin lui était monté un instant à la tête, mais l’ivresse se dissipait rapidement. Il semblait fort préoccupé par quelque chose d’important, ce qui lui faisait froncer les sourcils. Quelque attente l’agitait et l’inquiétait. Il avait changé, pendant les dernières minutes, son attitude envers Raskolnikov ; il devenait de plus en plus grossier et railleur. Le jeune homme avait remarqué tout cela et il en était très inquiet. Svidrigaïlov lui était devenu fort suspect, il décida de le suivre.

Ils descendirent{70} sur le trottoir.

– Vous allez à droite, moi à gauche, ou plutôt, c’est l’inverse, – adieu mon plaisir{71}, à la joie de vous revoir !

Et il s’en alla vers la droite, dans la direction de la place Sennoï.