X

Cette crise brutale replongea Gulluliou dans une nouvelle phase de misère. Il n’eut plus de délire, mais plusieurs jours il demeura prostré, privé de mouvement et de connaissance. Du moins, pendant ce laps de temps, la toux et les crachements de sang lui laissaient du répit, ce dont Darembert se félicita comme d’une amélioration.

Enfin, le singe reprit conscience. Il put reconnaître ceux qui se tenaient autour de son lit étroit : Darembert, lui tenant un poignet, comptant le pouls, regardant le thermomètre tiré de dessous l’aisselle du malade… Murlich, son visage au sourire un peu triste, sa barbe grise, ses lunettes où se reflétait le décor virginal… Alix, qui était accourue tout de suite, à la nouvelle qu’il recouvrait un peu de lucidité. Le patient vit les trois figures familières. Ses yeux, que le jour faisait se fermer à demi, clignèrent de joie muette, la parole qu’il cherchait se traduisit dans sa gorge par un petit gloussement. Il était trop faible. La garde-malade qui le veillait lui fit boire, sur les instructions du docteur, une cuillerée d’un vin désaltérant. Le malade toussa ; on essuya sa bouche souillée.

Ses tempes s’étaient creusées, la dépression du crâne faisait saillir les oreilles décollées, la cavité des joues accusait davantage les mâchoires :

– Mon petit Gullu, fit en pongo Murlich, penché sur lui, reconnais-tu ton maître ?

Les lèvres épaisses du singe, relevées un instant aux deux coins, tombèrent comme lourdes, et dans l’enfoncement de l’oreiller, la tête remua d’un signe affirmatif, tandis que gloussait la même velléité de parole.

Et, à son tour, Alix, son visage mince contracté d’une émotion, dut s’approcher, dire un mot, pour s’assurer de l’éveil fugitif de cette conscience.

Hélas ! Comme elle s’en voulait, comme elle se jugeait illogique et stupide, sans force, devant cet animal presque humain. Elle ne se retrouvait plus… Si entière, si cassante aux entreprises viriles, pourquoi pardonnait-elle volontiers aux égarements d’un singe ? Et elle ne savait pas, préférait ne pas chercher, revenir chaque fois, avec de la pitié plein le cœur, au mystérieux et pauvre Gulluliou.

Loin de le détester, elle souffrait obscurément de ses souffrances…

Mais Lucie, la femme de chambre, frappait doucement à la porte, annonçant que quelqu’un était encore en bas, pour voir Gulluliou : un journaliste, qui demandait à être reçu.

Darembert haussa les épaules : est-ce qu’on ne pouvait laisser cette pauvre bête tranquille ?

C’était ainsi depuis la fameuse scène au Palais Législatif, et depuis qu’on savait Gulluliou couché. Continuellement, on venait prendre, pour les journaux, des nouvelles. Même des particuliers se présentaient, impitoyablement congédiés. La porte était restée sévèrement close ; Murlich ne sortait plus ; désemparé de voir tomber si vite, si cruellement, le labeur de plusieurs années, ses plus belles espérances, son plus cher sujet d’affection. Pourtant rien n’était désespéré encore ; mais Darembert lui-même n’avouait-il pas ses inquiétudes ?

Chez un tel maître, le manque de certitude devenait presque un arrêt fatal.

* * *

On était à la fin d’avril ; le printemps montait partout en verdeurs légères, graciles comme de fines gazes tendues le long des arbres. Le jardin d’Auteuil avait laissé éclater ses bourgeons innombrables aux premières caresses du soleil. Devant la maison, les marronniers étaient déjà couverts de jeunes feuilles, en avance sur les faux ébéniers et les bouleaux, qui s’ornaient à peine d’un pointillement d’émeraude. Mais la gamme des verts s’étendait sur les arbustes entourant la grille de clôture, sur les troènes dont le feuillage de l’année passée tachait d’une teinte plus sombre la note claire des pousses nouvelles, sur les lauriers et les fusains étalant comme des miroirs leurs feuilles vernies que l’hiver n’avait pu flétrir. Dans l’incurvement des allées sablées, le gazon rajeunissait le sol de sa nappe fraîche. Une bordure d’iris, près du perron, dressait le mauve tigré de ses calices Au fond du jardin, contre le pavillon de Murlich, un parterre de jacinthes rosés commençait à fleurir, d’une senteur déjà délicieuse. ; et avec quelques touffes de violettes et une plate-bande de primevères couleur feu, c’étaient à peu près les seules fleurs encore.

Gulluliou retrouva pleinement sa lucidité ; dans son lit il apparut aussi intelligent et familier qu’auparavant, mais une mélancolie régnait sur ses gestes et sur ses rares paroles. De son long corps, la force nerveuse était partie ; les bras, comme lourds, malgré leur maigreur, ne se levaient plus que lentement, les mains aux doigts malhabiles sortaient brunes et molles de la blancheur des manches. Gulluliou prenait de temps à autre un peu de vin sucré, des jaunes d’œufs, du lait. Il refusait tout à fait la viande. On lui donnait beaucoup de jouets, des petits instruments de musique, des animaux de carton, des poupées ; il s’amusait quelques instants, et s’arrêtait bientôt pour tousser. Sa toux était devenue un sursaut répété, très faible, mais qu’on sentait déchirant pour cette machine exténuée.

Cela dura ainsi une huitaine de jours, Darembert multipliant ses visites, usant toutes les ressources de son art à retenir la vie sans cesse prête à déserter Gulluliou. Et pendant ce temps, la maison restait morne, noyée d’une atmosphère d’attente et de tristesse ; Murlich et Alix sentaient l’espoir vague qu’ils avaient gardé longtemps s’en aller avec chaque heure, à mesure que déclinait la pauvre bête. Du reste, le docteur, un matin, alla de lui-même au-devant des questions de Murlich :

– Eh oui ! C’est la fin, je le vois bien, fit Darembert. J’avais raison, au mois de janvier, la première fois que vous m’avez appelé, de vous avertir sur le climat !… Ils finissent tous comme ça, ces malheureux animaux ! Il leur faut les tropiques.

– Cependant, objecta le naturaliste, entraîné malgré lui par son habitude de controverse, on est parvenu à faire supporter des latitudes froides à des singes de Bornéo et d’Afrique. J’ai vu le cas. C’est une fatalité si Gulluliou succombe, ce n’est pas moi qui ai été imprudent… Certes, je n’exagérais rien, dans un sens ni dans l’autre ; l’excès de précautions aurait été aussi mauvais, car c’était interdire à jamais l’acclimatation réelle à ce pauvre petit… Mais peut-être était-il trop jeune, oui, j’aurais dû attendre ! Ah ! tout nous est leçon, à tout âge !

Et Murlich, la tête penchée, reconduisait le docteur par l’étroit vestibule, du pavillon, traversait avec lui le jardin printanier, plein d’une blondeur de soleil, où les moineaux pépiaient leur joie sonore du réveil de la lumière.