I

Alix Forest traversa le jardin, entra dans le petit salon par le perron, et poussant la porte de l’atelier, appela sa « première » :

– Mademoiselle Julienne !

Elle commença de défaire, devant une glace haute et mince, son ample pèlerine de peaux d’écureuils, son chapeau formé d’une tête de cèpe énorme, unique, en peluche marron. Puis elle s’affala dans un coin du divan, les pieds tendus vers la bouche du calorifère. Mais Julienne entrait, s’écriait.

– Monsieur votre cousin Murlich est arrivé !

– Vous m’avez excusée ? Vous lui avez dit que j’avais beaucoup regretté de ne pouvoir aller à la gare, à cause de cette course urgente ?

– Oui, Mademoiselle.

– Ce pauvre homme ! Je vais lui dire bonjour… Alors, Lucie a fait les honneurs du pavillon du fond ?… Il n’avait pas de retard ?… Est-ce que sa malle est arrivée en même temps que lui ?

– Sa malle ! Oh ! mais c’est un déménagement !… Plusieurs malles, valises, paquets. Et puis, ils sont deux.

– Comment, deux ? s’étonna Mlle Forest. Il y a quelqu’un avec lui ?

– Mais oui, un autre Monsieur.

– Tiens !… Comment est-il, gros, grand, petit, maigre, blond, brun ?

– Oh ! vous savez, je ne les ai guère regardés, ni Lucie non plus.

– Ça, par exemple, ça m’intrigue. Un autre bonhomme ?… Enfin, n’importe, nous verrons ça tout à l’heure…

Alix leva prestement une main :

– Dites-donc, Julienne, pendant que j’y pense ! – Mais avec qui donc peut être arrivé mon cousin Wolfram-Pierre Murlich, ce solitaire endurci ? J’ai eu, en chemin, l’étincelle, l’éclair de génie, vous savez ? pour cette robe de Balsamore… Tout en champignons, ma chère !

La « première » hocha la tête, en enroulant sur son index un fil cueilli à sa manche.

Alix continuait.

– Hein ? en girolles de soie gaufrée, un orangé merveilleux. Est-ce une idée ? Et puis vous mettez une ceinture de velours peint au même sujet… Vous ne voyez pas ? Moi, je l’ai dans l’œil, je pourrais vous le dessiner.

Enfin, Julienne répondit :

– Jamais Berthe Balsamore ne voudra accepter ça, elle ne peut pas entendre parler de champignons ; ce n’est pas pour en porter jusque sur la scène !

– Ah ! jeta la couturière avec un mouvement de tête qui était un défi, il faudra bien qu’elle en porte ! Est-ce pour rien que j’ai lancé la mode, peut-être ?… Moi, ce corsage, je trouve que ça fera un effet !… Mais vous êtes là à bavarder, j’oubliais mon brave voyageur ! À tout à l’heure ; pensez-y, à mon idée !

Elle reprit sa pèlerine, et d’un même mouvement, les deux grandes filles se tournèrent le dos, l’une pour rentrer dans l’atelier, dont la porte en s’ouvrant, laissa filtrer un rire, l’autre pour descendre au jardin. Mais comme Alix sortait, déjà emmitouflée dans le froid vif de cette matinée de janvier, elle aperçut à quelques pas son cousin Murlich qui s’avançait.

Il n’avait pas trop changé depuis des années qu’elle l’avait vu, un peu maigri seulement, les traits plus rudes, mais toujours empreints de bonhomie, la peau bronzée par les voyages. Un petit homme correct et serré, à barbe grise, à lunettes teintées de bleu. Il marchait très droit, l’air modeste avec son vêtement sombre et son chapeau de feutre mou. Et quand ils furent l’un devant l’autre, Alix se pencha pour l’embrasser sur les deux joues. Il y eut un court moment où ils se tinrent les mains, heureux. Murlich s’écriait :

– C’est tout juste si je te reconnais, sais-tu ! Quelle grande femme tu fais maintenant !… Songe qu’il y a près de onze ans que j’étais venu ! Tu étais encore en jupes courtes.

Ils gagnèrent le salon.

– Ah ! mon bon cousin, comment s’est passé votre voyage ? demandait Alix. Asseyons-nous, tenez, vous devez être fatigué, débarrassez-vous de votre cache-nez… Là !

– Mon voyage a été excellent. J’ai quitté Bâle hier soir, pour coucher à Belfort, où j’avais quelqu’un à voir ; j’ai repris ce matin le train de 6 heures, et à 8 heures j’étais à Paris, sans une minute de retard.

– Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? fit Alix. Figurez-vous que juste ce matin, je reçois une dépêche d’une cliente, me demandant chez elle…

– Je sais, je sais, ma petite Alix, tout cela n’a aucune importance… Avec une voiture, je ne risquais rien… Mais vous avez en France des trains bien rapides Deux heures de Belfort ici, c’est une belle vitesse. Cher nous, en Suisse, les trains électriques sont encore si lents, si lents, à côté des vôtres !

– Et votre santé mon cousin ?

– Bonne. À cinquante-huit ans, il ne faut pas se plaindre.

– Vous rajeunissez !… Et vos yeux ? Vous m’avez écrit que vous en souffriez ?…

– À peu près guéris, heureusement. Il n’y a que ces vilaines fièvres… Encore un petit accès de temps en temps. Enfin… Mais tu ne me parles pas de toi : que fais-tu, que deviens-tu ? Comme te voilà changée !

Le regard bienveillant et scrutateur derrière les lunettes, la bouche cachant, sous la moustache tombante, un sourire où de l’indulgence et de l’ironie se mêlaient, le savant regardait Alix. Elle avait des mouvements vifs qui faisaient bruire d’étoffe soyeuse de sa jupe où ces agarics citrins tachaient vaguement de jaune clair le tissu en grisaille. Ses vingt-six ans bien sonnés n’altéraient pas la gaieté de son visage, mobile et maigre, aux traits irréguliers mais non sans grâce. Tout un art était révélé par une touffe de cheveux châtains tombant sur le font plat, ombrant le regard. Sans doute, la transparence des oreilles accusait l’anémie, mais sous un mordillement perpétuel, devenu tic, les lèvres gardaient une rougeur de bon aloi.

Alix parlait très vite, elle paraissait toujours pressée, avoir la fièvre, comme quelqu’un en retard. Elle disait, en phrases courtes, hachées de boutades, sa vie actuelle, comment elle avait loué cette maison avec un jardin, pour installer plus largement son atelier de couture. C’était nécessaire, le noyau élégant de la population était là, en plein Auteuil, loin des quartiers bruyants de la Bourse, de la Chambre, des Tribunaux. La ville industrielle repoussait ainsi de jour en jour, autour d’elle, les centres d’habitation, transformant Paris en alignements de maisons à vingt étages, bâties sur le modèle agrandi des anciennes casernes. Ah ! c’était là le déplorable, ce besoin d’uniformité, cette déchéance du goût qui gagnait toutes choses, par suite d’une exagération maladive du sens pratique, et se faisait sentir jusque dans la mode. À présent les amateurs de la beauté du costume étaient rares : on préférait s’habiller à la grosse, selon une donnée commune, au Magasin National, alimenté par cent maisons de couture. Pour les indépendants qui élevaient leur profession à plus de dignité, la lutte devenait rude : mais elle-même n’avait pas à se plaindre, elle réussissait dans son milieu choisi, son chiffre d’affaires avait grandi, en même temps que sa notoriété : elle lançait des modes et avait des commandes. Maintenir son individualité et gagner de l’argent, n’était-ce pas la vraie réalisation de l’existence moderne ? Elle devenait célèbre dans le monde artiste du mannequin ; la revue Art et Mode lui consacrait hier un article, demain son nom s’imposerait tout à fait, grâce à l’innovation des champignons. Car enfin, les jaloux avaient beau railler, c’était une trouvaille, cette utilisation, pour le décor du costume, d’une partie trop longtemps dédaignée de la flore terrestre.

– Voyons, mon cousin, vous qui êtes naturaliste, ce n’est pas votre avis que bien des cryptogames peuvent rivaliser comme fraîcheur, vivacité de tons, élégance de forme, avec les fleurs ?… Alors, pourquoi pas ?

Murlich, souriant doucement avec d’indulgentes inclinaisons de tête, considérait tour à tour la jeune fille, le chapeau-crêpe jeté sur un fauteuil, les doubles-vitrages de la porte et des fenêtres, à travers quoi se dessinait la dentelle ; grelottante des arbres dépouillés. Et tandis que parlait Alix, il se rappelait l’enfant légère, insouciante qu’elle fut, jusqu’au jour où la discorde entre ses parents l’initia aux misères de la vie. Privée très jeune de sa mère qui pour elle n’avait plus existé désormais, elle avait été élevée par son père, dont elle possédait l’intelligence vive, la largeur d’idées, la sensibilité, le goût d’indépendance ; et, quand M. Forest était mort, Alix, à vingt ans, était armée pour vivre seule.

– Mais, s’écria la jeune fille, en enfonçant les deux poings dans les coussins de son large fauteuil, je suis là à vous ennuyer avec mes histoires et nous ne parlons pas du sujet le plus intéressant !… Vous savez que je me passionne tout à fait !… j’ai lu votre communication au Congres de Zurich, c’est incroyable !… Comment avez-vous pu arriver à un résultat aussi extraordinaire ?

– Avec de la patience, tout simplement… Des observations au jardin Zoologique de Bâle, m’avaient fait soupçonner que les singes de certaines espèces, les anthropoïdes surtout., possédaient un ensemble de cris, de sons grâce auxquels ils pouvaient se comprendre. Mais, en captivité, les mœurs de ces animaux se déforment quelque peu, il m’aurait été difficile de les observer aussi complètement qu’il aurait fallu. C’est alors, tu le sais, que je résolus d’aller étudier le langage des singes sur place, dans leur pays même. Ah ! j’ai travaillé dix ans un peu partout, au Soudan, à Madagascar, à Sumatra ; partout j’ai constaté qu’en effet, les grands anthropoïdes sont dotés d’un langage réel, plus ou moins développé, selon la famille. Mais c’est à Bornéo que j’ai le mieux réussi, avec une tribu de pongos de Wurmb. Là, j’ai observé, de la cage de fer ou j’étais enfermé pour soustraire ma personne aux entreprises de mes hôtes, un état très avancé de civilisation…

– De civilisation ? interrompit Alix.

– Oui, de civilisation,… Et un langage complet, que j’ai pu, après de patients efforts, m’assimiler à peu près… D’ailleurs, tu sais tout cela, et nous aurons le temps d’en parler…

– Professeur Murlich, murmura la jeune fille avec sincérité, je vous admire vraiment !

Le savant eut son doux hochement de tête :

– Je n’ai rien d’admirable, mon enfant, j’ai tout simplement satisfait, en même temps que mon goût du voyage, un désir ancien d’avoir le cœur net de ces êtres trop négligés que le grand Hetking, voici un siècle, appelait déjà nos fils futurs…

– Et votre première conférence, en avez-vous fixé la date ?

– Dans une quinzaine de jours, environ ; j’ai bien des gens à voir ; et puis, je veux laisser à mon camarade le loisir de se remettre des émotions du voyage.

– Votre camarade ?

– Le singe que j’ai élevé… Il est ici.

– Vous l’avez amené ici ? Ah ! voilà donc le second voyageur, s’écria Alix. Je croyais que vous deviez l’envoyer directement au Muséum ?

– J’en ai eu l’intention, en effet, mais vraiment il me serait difficile de me séparer de lui. J’ai pensé qu’il ne gênerait pas, dans le pavillon que tu m’as réservé, et je l’ai pris avec moi. Néanmoins, si cela te dérange…

– Mais non, mais non, vous avez très bien fait, vous allez me le montrer, n’est ce pas ?… Est-ce qu’il est méchant ?

– Des plus doux, au contraire, et pas encombrant, correct, un parfait gentleman. Il ne lui manque même pas la parole… Il doit être en train de brosser mes vêtements… Nous lui ferons connaître Paris, à ce gamin.

– À ce…

– Gamin ! À peine treize ans… Je l’ai eu tout jeune. Même, les chasseurs chargés de me le capturer avaient eu la stupide cruauté de massacrer sa mère, qui cherchait à le défendre.

– Oh ! pauvre bête !

– Tu as peut-être vu une photographie représentant cette scène, il y a six mois, quand je l’ai rapporté de Bornéo, où j'ai fait son éducation.

– Ouï, il me semble, dans une Revue suisse… Comment s’appelle-t-il déjà ?

– Gulluliou.

– Gulluliou ?…

– C’est du pongo, cela veut dire en français : Fils-des-colombes (Il sourit.) Gui-lu-liou, c’est un peu un roucoulement.

– Très curieux ! Et vous causez avec lui.

– Aussi bien qu’avec toi… Ou presque… (Il sourit encore.) Tu verras, il ne lui manque même pas la parole, te dis-je.

Puis, comme poursuivant une idée intérieure, Murlich fit plus bas :

– Elle a tout de l’homme, cette bête… Et ce n’est pour nous qu’une bête !

Il y eut un moment de silence ; Alix restait immobile, songeuse. De l’atelier, à droite, des rires vagues couvrirent la rotation d’une machine à coudre ; dehors, parmi le léger brouillard, un tramway, passant au coin du boulevard Latéral, jeta sa sonnerie. Des moineaux s’envolèrent, avec des cris, de la grille qui bordait le trottoir. Un instant, Murlich et la jeune fille dans la chaleur close du salon, s’appesantirent, pensifs, sur ce qu’ils venaient d’évoquer. Mais Alix repliait ses jambes qu’elle avait étendues sur le tapis et se redressait, nerveuse.

– Si nous allions le voir, hein ?

– Comme tu voudras, ma chère enfant, mais c’est très en désordre chez moi, j’ai apporté une quantité de bagages.

– Vous aurez le temps d’arranger tout cela… Je dirai à la femme de chambre… Prenez garde au froid, couvrez-vous !

Ils sortirent dans le jardin. L’endroit était vaste et découvert ; la maison à deux étages, de bon goût, quoique récente, souriait de toute sa garniture de faïences vertes et bleues. Du lierre l’enserrait à sa base et des tiges de vigne vierge s’accrochaient à la rampe de fer et de cuivre du perron, embroussaillaient les fenêtres garnies de vitraux clairs. À cette heure, un soleil frileux se montrait, tendait ses minces voiles d’or entre les rameaux nus des marronniers et des vernis-du-japon, chauffait tout d’une tiédeur d’haleine. Le pavillon était au fond, derrière la maison, de l’autre côté de la grille d’entrée, adossé à la rue du Bord-de-l’Eau : cette rue tirait son nom de ce qu’elle longeait les restes du lac creusé jadis au milieu d’un bois fort étendu qui touchait à la ville, et qui maintenant, morcelé, englobé, formait les quartiers riches d’Auteuil, de Boulogne, et de Neuilly. On avait seulement conservé un square dont le lac, peu à peu comblé, faisait partie.

– Avez-vous regardé par vos fenêtres qui donnent sur la rue ? demanda Alix… Vous avez une vue admirable : des arbres partout… Seulement, à cette époque-ci, ils ne sont guère verts.

Ils arrivaient, la porte du pavillon était ouverte, un bruit de malles traînées, de chaises qu’on remuait à l’intérieur, leur parvint avant qu’ils se fussent approchés.

– Entends-le, murmura Murlich, il fait le ménage, il ne perd pas son temps !

Alix se sentait inquiète vaguement, elle eut besoin de se réconforter au perpétuel sourire du savant.

– Alors, vous allez me le présenter ?

– Mais certainement, et il te remerciera lui-même du bon accueil que tu lui fais.

– Je ne suis pas très rassurée… Entrez le premier, hein !… Non, tenez, appelez le ici dehors, j’aimerais mieux ça.

– Gulluliou ! fit très haut Murlich, d’une voix étrange, gutturale.

Le bruit cessa au premier. Quelque chose de pesant fit craquer les marches de l’escalier.

Une forme sombre, épaisse, voûtée, s’encadra dans le vestibule, parut sur le seuil.

– Le voici, dit Murlich.

* * *

Debout, un peu plus grand que son maître, Gulluliou avait mis sur sa tête aux longs poils noirs, un bonnet de coton rouge. Son visage nu, d’un brun fauve, se trouait de deux yeux saillants et sans cesse clignotants, comme s’ils eussent craint la lumière. Le nez était plat, le museau légèrement proéminent. Les oreilles disparaissaient en partie sous la coiffure, mais se devinaient petites et collées contre le crâne. Une barbiche en collier encadrait cette face point trop bestiale, plutôt hébétée, triste. Un cache-nez engonçait frileusement le cou, une houppelande couvrait le corps robuste et dégingandé. Les bras longs, dans de grandes manches d’apothicaire, pendaient en balancier. Un pantalon usé découvrait les pieds chaussés de bottines dont les lacets dénoués embarrassèrent ses guibolles fléchissantes.

Le singe resta immobile, à examiner l’inconnue.

Dans l’air gourd, son haleine courte monta par petits nuages de buée. Il toussa.

Un pépiement de moineau sur le toit inquiéta son regard qui dévia.

– Gulluliou, articula Murlich en pongo, t’r tirru Kneuh’r ! (se tournant, il traduisait à voix basse) Dis bonjour à Madame !

Une onde courut sur le visage de l’animal, on ne sut s’il frémissait de froid ou d’une tension de volonté. Ses yeux semblèrent s’agrandir, un rayon fugitif les traversa. Un souffle gonfla la poitrine. Les bras remuèrent. La main droite agrippa le bonnet qu’elle ôta de la tête. D’une voix extraordinaire, câline et rude à la fois, où tremblait de la puérilité, le singe parla :

Tirru, Kneuh’r ! répondit-il… (Bonjour, Madame !)