II

Dans la véranda bien close, prolongement du petit salon, Alix travaillait au jour large de la baie, que des plantes tamisaient de vert. L’horloge électrique qui distribuait l’heure dans toute la maison, tinta deux heures, d’une sonnerie claire.

Mlle Forest était assise sur un pouf très bas, ses jambes longues se croisaient sous la robe de chambre ; près d’elle, dans une corbeille, un amas de petits rectangles jaunes éclatait en crudité vive, parmi la lumière teintée de ce jardin d’hiver. D’un geste régulier, la jeune fille plongeait la main dans la corbeille, retirait un des morceaux de soie gaufrée, et à l’aiguille le façonnait légèrement en conque délicate, puis rejetait la girolle, ainsi née, dans une autre corbeille. Et l’on n’entendait rien que le souffle d’Alix attentive à cet ouvrage de fée. Parfois aussi le bruit d’une goutte d’eau frappant le fond du bassin de rocailles dans un coin obscur…

Dehors, le bruit de l’avenue, par delà le jardin, s’étouffait sous une mollesse blafarde de neige récemment chue.

Lucie, la femme de chambre, entr’ouvrit la porte :

– M. Maximin fait demander si Mademoiselle peut le recevoir ?

– Mais oui, faites entrer ici, Lucie, répondit Alix sans se déranger.

D’un pas familier, Maximin, introduit, s’avança vers la jeune fille, et après lui avoir serré la main, s’assit en face d’elle, en jetant sur un meuble son chapeau, ses gants et sa cape de velours.

– Eh bien mon cher poète, quoi de neuf ? fit Mlle Forest.

Maximin haussa les épaules :

– Ah ! je suis venu vous voir parce que je m’ennuie, je ne sais que faire de mon corps. Depuis ce matin je suis comme ça, tout m’agace !

– Je parie que vous avez répété ?

– Vous l’avez dit… Et Balsamore a été exécrable, oh ! je l’aurais battue !… Quand ces femmes-là se mettent à ne pas vouloir jouer, non, vous savez !

D’un geste qui écrasait le vide, il compléta la phrase, ajoutant :

– Pour un rien je lui retirerais le rôle !

Alix s’arrêta un instant de coudre, lança un regard à Maximin :

– Lui retirer le rôle, vous êtes malade ? Ce ne serait pas la peine d’avoir travaillé deux mois !

Elle s’efforça de trouver des paroles de réconfort. Est-ce qu’il pourrait rencontrer une actrice pareille pour jouer ce rôle de Fée-Nature ? Comme si les bonnes actrices étaient légion ! Celle-là du moins, malgré son mauvais caractère, avait du talent et de l’expérience, elle avait joué beaucoup à l’étranger dans des pays plus favorables. Et il ne fallait pas, par un coup de tête, amputer d’une partie vitale la troupe recrutée à grand’peine. De la patience jusqu’à la première, ensuite cela irait tout seul !

– Je sais bien, je sais bien, murmurait Maximin, et c’est cette idée qui me soutient, sans cela !…

Très blond, avec des yeux d’un gris-bleu, une barbe tourmentée descendant d’un visage où les soucis avaient creusé leurs rides, le musicien-poète Maximin paraissait plus que ses trente années. Ses mains effilées disaient l’aristocratie de son origine ; il les agitait sans cesse, oiseaux blancs décrivant dans l’air la forme de ses rêves nombreux et impalpables. Il souffrait, et se réjouissait de mille choses mystérieuses, mais son intelligence affinée le portait plutôt à en souffrir. Il avait publié des livres incompris, de la musique que nul ne goûtait, sauf quelques rares dilettantes. Il disait, en riant d’une bouche mélancolique, qu’il n’était pas de son siècle, qu’il aurait dû naître bien des années auparavant, à une époque très vague, où les hommes pouvaient s’attacher encore aux images de l’irréel. Son humeur changeait comme chez tous les nerveux ; il était tantôt résigné et tantôt farouche, mais ses colères n’allaient jamais au delà d’un beau geste ou d’un beau vers. Il n’était pas orgueilleux pourtant, mais s’aimait assez lui-même pour se donner des joies senties de lui seul. Il avait de rares amis, Alix était du nombre depuis longtemps ; ils s’estimaient, la jeune fille trouvait chez lui le contre-pied de ses contemporains qu’elle méprisait. Chez elle Maximin rencontrait, poète, un esprit choisi, homme, un charme attirant.

Dans une minute de silence, Maximin regarda travailler les doigts agiles de la couturière. Un à un, les petits cornets orange continuaient à pleuvoir, en mousse moirée.

Alix souriait, attendant qu’il parlât :

– Niais, dit-il, c’est le costume de Balsamore que vous faites-là ? Celui dont vous me parliez ?

– C’est lui. Le prévoyez-vous bien.

– D’un ton merveilleux. Et si naturel… Pourvu qu’elle veuille le porter !

– Elle voudra… Elle ne peut pas refuser un costume pareil. Tenez, regardez le dessin !

Sur une table aux pieds de fer forgés en volubilis, elle chercha le dessin, parmi un monceau d’autres.

– La voyez-vous sur la scène, votre Fée-Nature ? Au troisième acte, apparaissant à l’Homme avec cette tunique éclatante ; faite des plantes les plus humbles de sa forêt ?… Dites donc, j’ai pensé à une chose, pourquoi ne tiendrait-elle pas, comme parasol, un immense champignon ?

– Ah, non, non, la Fée-Champignon, alors ! murmura le poète, sans insister davantage sur l’étrange manie d’Alix.

Il ajouta, les yeux rêveurs :

– Au troisième acte, j’ai beaucoup remanié, depuis que je vous l’ai lu. Il faudrait que vous veniez une fois voir répéter… C’est cette satanée Berthe qui me faisait changer la moitie de ses répliques. Mais maintenant je crois que je le tiens, mon acte ! Il est campé.

Maximin, selon son habitude, s’enflammait :

– Ah ! vous verrez… À la scène, peut-être cela vous plaira-t-il ! J’ai voulu surtout faire une manifestation, comprenez-vous, avec, cette pièce-là – drame ou féerie, tout ce qu’on voudra – un bloc qui porte. Et si j’ai composé de la musique pour le troisième acte, c’est afin d’atteindre à toute l’émotion dont je suis capable… Parce que, cette fois-ci, il faut qu’il y ait quelqu’un qui cède, ou le public, ou moi… Je me suis trop émietté jusqu’ici, en articles, en volumes… Le vrai effort est dans le théâtre… Nous n’avons plus de théâtre, nous n’avons plus de littérature, plus de poésie, notre époque est celle des spéculations scientifiques, on n’y spécule plus sur l’idéal. Est-ce que vous croyez à une humanité sans idéal ? Ils me font rire !

Alix s’était arrêté de coudre, elle écoutait. À présent l’artiste était emballé : pris dans le tourbillon de ses pensées, il songeait tout haut, mains agitées :

Les gens d’aujourd’hui savent la valeur d’un chiffre, ils ne savent pas la valeur d’un rêve ; ils ont oublié leurs origines, perdues dans la nuit de l’art grec, de l’art latin… Les États-Unis d’Europe ne veulent pas entendre dire qu’ils ont eu dans leurs ancêtres lointains l’homme qui cisela la Victoire de Samothrace et celui qui fit le Cid. Un rimeur qui baille aux étoiles est mal venu, cela se conçoit, mais…

Sa voix qui cinglait s’adoucit d’une pitié pleine d’espoir :

– Mais j’ai confiance, le temps des savants dure depuis longtemps ; pourquoi ne feraient-ils pas place, à leur table, aux poètes, ces savants d’un autre monde ? Vous le savez, mon amie, vous le savez, cette représentation de mon Triomphe de l’Homme, je la poursuis depuis des années… Hélas ! je ne suis pas sûr de réussir à réveiller ce qu’il peut subsister chez nous de goût pour l’irréel, pour l’art, pour ce qui est au-dessus de la vie, je doute de moi, je ne sais pas si j’ai pu faire mon œuvre telle que je l’avais pensée, mais enfin je vais être joué ! Joué, joué, comme il y a deux cents ans les poètes l’étaient, sur une scène, avec des décors ! Et l’orchestre que j’ai réuni à grand’peine exécutera ma musique, et peut-être, alors on m’écoutera !

Une joie si intense rayonnait de lui, que la jeune fille, accessible à toutes les émotions autant qu’elle était indépendante dans ses goûts, n’osa exprimer ce qu’elle pensait, dire ses craintes. Ce théâtre, fondé spécialement dans le dessein de représenter le Triomphe de l’Homme, n’était-ce pas une entreprise hasardeuse pour le poète, aussi bien que pour le directeur qui subvenait aux premiers frais ? Quel serait l’accueil, quelle destinée était réservée aux audacieux dont elle applaudissait la tentative ? On s’était si déshabitué du théâtre, l’art était chose si morte, si oubliée, réservée aux seuls initiés et aux archéologues…

Mais vite, Alix, avec sa mobilité d’esprit, de nouveau s’abandonnait à admirer Maximin, à souhaiter le succès.

– Votre pièce, fit-elle, est une en ses trois actes, elle portera !

Sur un geste qui accusait sa fièvre déjà tombée, mais toujours la douceur de remâcher les pensées favorites, Maximin fit :

– Oui, peut-être ; je sens bien qu’elle se tient, cette grand féerie, avec son premier acte, celui où l’Homme apparaît d’abord, opprimé sous le poids des erreurs, des superstitions ataviques – c’est le passé. Son deuxième acte où, s’étant libéré, il retombe sous un autre joug, celui de la raison scrupuleuse et glaciale – c’est le présent que j’ai voulu rendre. Son troisième acte enfin – l’avenir – celui que j’ai rêvé le plus complet comme expression d’art, par la musique, les vers et la mise en scène, où l’Homme retrouve sa voie normale, guidé par la Fée-Nature et le Prince des Songes, et s’unit à la Femme pour refaire un monde par l’amour. Oui, je crois que j’ai suffisamment condensé, dans ce cadre étroit, beaucoup de choses bonnes à dire, un peu de choses belles… Ah ! j’ai hâte que tout se termine !… Si le premier soir, avec, les entrées gratuites bien entendu, nous réussissons, la cause est gagnée.

Alix, d’un poing nerveux, frappa son genou :

– Et nous réussirons ! Balsamore sera admirable, d’abord, dans son rôle. Tous les autres aussi… Vous avez une troupe !… Et des décors !… Cette forêt vierge, au dernier acte, donne une telle illusion de profondeur et d’ampleur, c’est merveilleux !

Un geste de Maximin approuva.

La jeune fille s’était remise à son ouvrage ; de nouveau les girolles moirées retombaient dans la corbeille. Sur le silence chauffé et moite du jardin d’hiver, le petit bruit de la main d’Alix tirant l’aiguille, entourant vivement du fil de soie les tiges des cornets, s’entendait seul… Puis, par instants, la goutte d’eau attardée frappant la pierre du bassin…

Lucie entra, apporta du thé qu’elle plaça sur un coin de la table.

Alix servit le poète :

– Voulez-vous de l’alcool de cactus avec ?

– Oui, certainement. Cela donne de jolis rêves. J’aime cela.

– Oh ! et moi ! renforça la jeune fille.

Ils savourèrent la boisson chaude additionnée de quelques gouttes de liqueur. Deux nuages embuaient l’air, issus des tasses de grès bleu.

– Une cigarette à l’opium ? proposa Alix.

Maximin secoua la tête :

– Non, merci, pas aujourd’hui, je suis trop énervé. C’est Balsamore qui est cause de tout cela.

Ils ne parlèrent plus. L’homme blond regardait son amie qui, se penchant, soulevait dans sa main l’amas des corolles orangées, le laissait retomber en pluie soyeuse. Un instant, les yeux d’Alix rencontrèrent ceux du poète, tous deux sentirent une gêne sourde : Alix devinait que Maximin allait arriver encore au sujet qu’elle lui interdisait d’aborder avec elle. Il l’aimait, lui avait-il dit un jour ; elle n’en pouvait douter. Elle-même, simple femme, n’eût pas été éloignée de l’aimer aussi, et si cette chose avait été possible pour elle, c’est vraiment vers cet artiste que tous ses désirs eussent tendu. Mais elle ne pouvait pas, trop d’indépendance l’imprégnait, l’avait conquise, pour qu’elle acceptât même le principe de l’amour, qui n’est qu’un enchaînement réciproque. Elle voulait se contenter de jouir de toutes les joies de la vie, sans que sa liberté en fût un seul instant amoindrie. Dans la, crainte d’attenter à la destinée de son âme solitaire, elle se refusait au moindre don de sa personne. Et ils ne parlaient plus de cela entre eux.

Pour dire quelque chose, rompre cette gêne pesante, Maximin exprima une pensée subite :

– Mais votre cousin, le professeur Murlich, est arrivé, n’est-ce pas ?

– Oui, avant-hier.

– J’ai lu ça dans mon journal.

– Comment ; on le sait déjà ?

– Tout Paris doit le savoir…

– Si vous voulez, je vous présenterai au professeur.

– Très volontiers. Va-t-il faire un long séjour ici, avec son fameux élève.

– Deux ou trois mois. Les cours de l’Université de Bâle reprennent, je crois, en avril… Irez-vous à la conférence du Muséum ? Ce sera très curieux.

– Peut-être ; mais est-ce que ce singe est bien intéressant, en somme ?

Secouant la tête, Alix répondit :

– Oh ! beaucoup plus que les hommes ! Et je suis sûre qu’il vous intéressera prodigieusement… Aujourd’hui, mon cousin le présente à des confrères.

– J’irai à la conférence, déclara Maximin.

Ils se turent, Maximin savourant le charme du silence en face d’Alix.

De nouveau, dans la transparence verdâtre de l’air où s’érigeaient les tiges des plantes de serre, le thé fuma dans les tasses. Ils s’abandonnèrent tout à fait à l’emprise somnolente de l’alcool de cactus. Le timbre de la grille d’entrée qui s’ouvrait au jardin, les dérangea à peine. Par le double vitrage ils virent passer obliquement, sur le gravier craquant de l’allée, Murlich suivi de Gulluliou, vêtus pareil tous deux en le froid brouillard.

Ce fut une brève vision, le silence retomba dans la véranda, coupé seulement du bruit de lèvres que faisait, par instants, la goutte d’eau au fond du bassin de rocailles.