IX

Alix veillait Gulluliou. Le délire le tenait depuis une semaine. Loque tantôt exubérante, tantôt prostrée, fantôme misérable, crachant le sang, raclé d’une toux atroce, agitant les bras, hanté de visions traduites par des hoquets, des mots entrecoupés, des pleurs, des rires. Il revivait ses années anciennes et le temps présent, dans une fumée de cauchemar, entremêlait Bornéo et sa vie européenne, parlait à des frères de là-bas, à son maître, à la foule du Muséum, criait son nom, mimait la scène de la Chambre, s’épuisait en efforts. Puis, retombé sur l’oreiller, calmé par des mains amies, il murmurait d’une voix sifflante la chanson de la poupée :

Minnili, Minnili, le petit

Oiseau saute dans les branches…

Ce soir-là, Alix veillait Gulluliou… Le pavillon était silencieux, enveloppait d’un calme endormi la pièce moite où stagnaient des relents de pharmacie. Il était neuf heures, Alix attendait que Murlich vînt la relever de sa garde, pour une partie de la nuit. Assise près du lit, elle songeait, la lumière assourdie d’une lampe voilée. Gulluliou avait eu un violent accès de délire, il venait de s’assoupir, l’haleine courte, sa maigreur allongée entre les couvertures.

La jeune fille rêvait des choses confuses. Dans un coin se balançait la grande feuille de palmier, à des souffles invisibles…

Soudain, Gulluliou s’éveilla et se redressa à demi. De ses yeux creusés par le mal, il fixait Alix. Il demeura un instant ainsi. Parmi la pénombre claire, une lueur inquiétante s’allumait au fond de ce regard : Alix reconnut la même petite flamme de la brute étouffée, remontant au jour. Elle l’avait vue déjà, cette flamme louche, et de nouveau elle eut peur. Car si elle avait douté de l’amour de Gulluliou, la lueur mauvaise était là, qui le lui rappelait.

Dans la chemise blanche, dans le blanc des draps et de l’oreiller, dans tout le blanc de ce lit d’enfant, la face grise aux orbites enfoncées, aux lèvres proéminentes, prenait presque une expression de haine. L’homme et la bête se déchiraient toujours, derrière ces prunelles mouvantes.

Le singe remua. Des mots filtrèrent de sa bouche.

– Alix, toi belle !

Elle se leva. Son cœur battait le rythme de son angoisse de femme… Seule avec Gulluliou, comme l’autre fois ! Elle s’efforça de parler, avec douceur :

– Allons, dors, Gulluliou !

– Non… Toi belle !

– As-tu soif ? Veux-tu boire ?

– Non, Alix… T’aime !

Il se dressa encore. Il était assis maintenant. Il répéta : « T’aime ! » en grinçant des dents. Sa face devenait hagarde, comme aux minutes de délire fébrile. La bête l’emportait, un regain d’énergie lui montait des ténèbres de sa nature primitive, des forêts immenses de sa terre natale, des végétations béantes d’où giclait la sève…

Il sortit des draps une de ses jambes noires.

Alix ne voulait pas appeler. Elle redoutait qu’un cri ne servît qu’à irriter le fauve, à précipiter le drame menaçant… Non, elle se défendrait elle-même, s’il le fallait ! Toute sa virginité se virilisait de courage…

Un poignard malais était accroché au mur, près de la fenêtre.

– T’aime, Alix, t’aime !

Gulluliou était descendu de son lit, il restait debout, les bras tendus, chancelant quelques secondes. Alors, il commença à s’avancer vers elle. Hideux, lamentable et terrifiant, décharné et velu, sa tête oscillant au bout de la charpente osseuse, au pelage brun, comme une courge vide. Il allait toujours, il était au milieu de la chambre, il proférait les mêmes paroles, avec une insistance de monomane :

– Toi belle, Alix !… T’aime ! T’aime !… Toi belle.

Parfois sa voix prenait des inflexions câlines, de puériles douceurs, puis elle grinçait, corde dure sur une poulie rouillée. Ses paupières rouges clignaient, de la bave pendillait en filets minces aux longs poils de sa barbiche ; il dessinait dans l’air, avec ses doigts, des gestes crochus. Par intervalles, la toux martelait sa poitrine.

Derrière l’écran de la chemise, ce que la lampe, un moment, révéla, fut si monstrueux, de tels détails s’accusèrent, qu’Alix n’hésita plus. Elle fit un pas, elle allongea la main sur le couteau.

Gulluliou, furieux de désir, allait l’atteindre. Il se ruait dans sa virginité sombre, affolée, contre cette virginité de femme. De même, au fond des bois, ses frères devaient consommer les accouplements où bouillonnait la puissance des flores tropicales.

Dégoût et terreur, le baiser animal revenait en hoquet à Alix ; elle l’avait pourtant essuyé de sa bouche comme elle en avait lavé son souvenir ! Est-ce que ces lèvres-là, ces lèvres affreuses de fauve et de malade, allaient encore attenter aux siennes, boire la pulpe fraîche du fruit qu’elle gardait d’autre souillure nouvelle ?

C’était une bête, après tout, et puisque la bête ne désarmait pas, pourquoi l’épargner ?

Elle tira le couteau de sa gaine et l’affermit dans sa main…

Mais brusquement, avant qu’elle eût bougé, Gulluliou s’arrêta et vacilla, les mains fouillant le thorax. Il tomba, jointures cassées, dans un fauteuil qui s’ouvrait derrière lui. Une quinte le disloqua, du sang perla de sa bouche, tacha le linge. Il gémit de souffrance.

Devant ce sang et cet écroulement, Alix ne pouvait retenir un cri, un seul cri, parti de sa gorge oppressée. Et n’écoutant que sa pitié, elle soutenait le malade, elle oubliait le danger couru et sa colère…

Des pas rapides dans l’escalier, des voix dans le couloir… La porte s’ouvrit Murlich parut, et Darembert, qui venait pour sa visite du soir :

– Qu’y a-t-il ? Vous avez appelé ?

Pâle, elle s’était dressée : la rancune s’effaçait une fois de plus en son âme indépendante et fière. Elle montra Gulluliou, anéanti, affaissé, plaintif :

– Docteur… Un accès de délire… Il a voulu se lever, je n’ai pas pu l’empêcher… je n’ai eu que le temps de le retenir… Il est venu tomber là, dans ce fauteuil… Mais j’ai eu peur, et c’est pourquoi j’ai crié !

– Je comprends, je comprends, reprit le médecin… Sapristi, c’est ennuyeux, ces accidents-là !… Il y a une hémoptysie sérieuse… Nous allons le recoucher. Voulez-vous m’aider, monsieur Munich ?… J’espère que ce ne sera pas trop grave.

Ils remirent Gulluliou dans son lit.

Alix était restée immobile, en le cercle d’ombre refoulé par l’abat-jour. Son cœur sautait encore, heurtait comme un prisonnier fou les barreaux de sa poitrine. Elle n’avait pas lâché le poignard…

Alors, simplement, elle le raccrocha au mur, sans rien dire.