VIII

Le lendemain matin, Darembert revint. La fièvre n’avait pas diminué, les accès de toux se multipliaient, en dépit des potions et des tisanes. Dans le salon du bas, le docteur eut un long entretien avec Murlich, l’avertit que c’était très grave, d’autant plus que Gulluliou commençait, après une courte reprise de lucidité, à tomber dans le délire.

Darembert était assez embarrassé, à vrai dire, pour soigner un tel cas. Sa science, appliquée à un homme, eût fait sans doute des prodiges. Mais en présence d’un singe, et malgré la connaissance déjà avancée que la médecine avait de l’organisme des anthropoïdes, il était difficile d’être sûr de soi. Darembert, bourru mais très franc, ne cacha pas ses doutes, ses craintes.

– Nous sommes presque confrères, n’est-ce pas ? je peux tout vous dire. Eh bien ! nous traversons une mauvaise passe, une très mauvaise passe. Je l’aurais soutenu, je ne sais combien de temps encore, s’il n’avait pas fait d’extravagances ! Je l’avais pourtant bien recommandé de toutes les façons : la plus grande prudence, pas d’énervement ! Cette histoire à la Chambre a été l’étincelle qui met le feu aux poudres… Nous sommes, mon cher professeur, devant un corps absolument miné – comprenez-vous ? – par un mal qui ne marchait que très lentement, mais qui vient d’être attisé tout d’un coup !

Murlich pencha la tête :

– C’est le destin, murmura-t-il.

À ce mot, le docteur, qui venait de s’asseoir, pour transcrire une formule de potion, regarda Murlich, et haussa ses épaules lourdes :

– Vous croyez au destin ! dit-il, une nuance légère de dédain dans la voix… Moi c’est la dernière chose à laquelle je croirais. Je crois d’abord aux hommes. Ce sont eux qui font le destin… Vous êtes plutôt un idéologue, mon cher professeur ?

– Que voulez-vous, j’ai cette faiblesse, confessa Murlich avec sa tranquillité parfois narquoise… La spéculation et l’expérience scientifique ne m’empêchent pas de penser qu’il peut exister un ensemble de forces supérieures à la volonté humaine. Tenez, ce que le grand Hetking appelait le tourbillon supra-vital. Avec cette différence que la théorie d’Hetking ne s’applique qu’à l’évolution des races, tandis que j’étends l’influence du tourbillon supra-vital à la succession des faits, je lui donne une signification subjective.

Darembert dit :

– Je m’incline devant votre autorité, mais sans être, vous le savez, de votre avis. Je pense que notre époque doit se libérer de tout esclavage moral, comme elle l’a fait des esclavages matériels, et qu’un jour viendra où l’homme sera capable de faire contrepoids à la nature. On arrive à produire, à volonté, la pluie, la grêle, les orages. Rien n’empêche que nos fils parviennent à changer le cours des saisons, à modifier par conséquent, à leur gré, l’équilibre de forces qui a jusqu’ici réglé l’état climatérique, donc social, des diverses parties du globe. Et ils seront ainsi les maîtres, non seulement des phénomènes physiques, mais aussi de leur propre destinée… C’est pour cela que nous devons être tranquilles sur leur sort, ils sauront assez rajeunir la terre, après nous, pour qu’elle dure toujours, sans accident imprévu !

– Vous croyez, docteur ? interrompit Murlich, en fixant sur lui ses yeux pénétrants derrière les verres… Eh bien, je vais vous étonner davantage…

Il alla vers un des rayons chargés de livres qui s’étageaient au fond de la pièce, chercha une petite brochure qu’il montra à Darembert :

– En vous disant que j’ai fait, de ceci, mon livre de chevet.

Et il lut sur la couverture grisâtre le titre : Révélation d’un chrétien.

– D’un chrétien ! sursauta à mi-voix le médecin. Et c’est moderne ? Il y a donc encore des chrétiens ?

Murlich sourit :

– Oh ! des chrétiens, il y en a certainement encore, comme il doit rester des adeptes de toutes les religions qui ont existé. Mais je n’en connais aucun pour ma part… Quant à cette brochure, elle date d’un siècle à peu près… Je l’ai eue avec la bibliothèque de mon père, elle a toujours été dans la famille. C’est extrêmement curieux, c’est l’histoire d’une sorte d’extase que l’auteur, qui prétend se nommer Florian, abbé catholique.

– Oui, un pamphlet ! Il y en a eu des quantités, à cette époque-là.

– Attendez… D’une extase où son Dieu lui aurait apparu, pour lui annoncer un déluge comparable à celui qui dévasta le monde dans sa première antiquité… Évidemment cela n’est pas en soi-même extraordinaire, mais ce qui l’est davantage, c’est que le visionnaire en question se rencontre sur cette idée du déluge futur avec Hetking : et le savant américain n’a formulé cette opinion que bien des années après la publication probable de cette brochure.

– Et alors ? interrogea Darembert, c’est pour cela que vous l’admirez tant ?

– Pour cela d’abord, – parce que l’idée émise correspond assez à la conception que j’ai de l’avenir de notre planète, et surtout pour les satisfactions philosophiques que cette lecture m’a procurées… Oui, je l’avoue, j’aime à me délasser de mes travaux en errant quelquefois dans un domaine moins matériel. Voilà où nous nous choquons, docteur, n’est-ce pas ?

Le médecin objecta :

– Mon cher professeur, vous venez de citer Hetking… Vous avez nommé, permettez-moi de vous le faire remarquer, le plus grand des matérialistes… L’adoption de sa doctrine du tourbillon supra-vital semblerait devoir exclure chez vous toute tendance métaphysique… Nous vous avons d’ailleurs entendu, en plein Muséum, déclarer vous-même que les pratiques religieuses du passé…

– Oh ! il ne s’agit point de rites, certes, et je suis le premier à en proclamer la vanité. L’histoire nous montre que les manifestations extérieures du culte rendu à la divinité étaient toujours en raison inverse de l’indépendance des esprits. Or un Dieu qui vous courbe sous le joug au lieu de vous attirer par l’amour, doit être rejeté… Mais si je vous disais que je n’éprouve pas une certaine aspiration vers un idéal supérieur à celui de notre humanité contemporaine, je mentirais… Vous me reprochez Hetking et sa loi, en faveur du matérialisme pur ? Les vieilles cosmogonies nous ont-elles jamais offert tableau plus grandiose que celui qui nous est fourni par les espèces se suivant, s’enchaînant l’une à l’autre, par la matière toujours en activité !… Où voyez-vous la chose qui mène fatalement à l’athéisme ?

– Mais, dit Darembert, la théorie d’Hetking, prolongement de celle de Darwin, ferme le circuit de l’évolution organique. Or Darwin, montrant le lien qui unissait toutes les espèces depuis l’origine du monde, établissait aussi bien l’analogie de leur complexion physique que celle de leur physiologie nerveuse. Il détruisait du même coup un des remparts du dogmatisme d’alors : la croyance à l’immortalité de l’âme. Il prouvait qu’au-dessus de la vie psychique de tous les animaux, y compris l’homme, il règne ce qu’on a appelé « l’universelle loi de la conservation de la matière et de l’énergie. »

… Toutes les fables bibliques ruinées, toutes les spéculations mystiques de Platon, du Christ, de Mahomet sapées, voilà ce qu’a fait Darwin, ce qu’a fait surtout Hetking, son continuateur… Vous voyez donc, mon cher maître, que de là au rationalisme absolu…

Murlich secouait la tête :

Le rationalisme, oui, c’est le mot qui résume bien une époque de raisonnement à outrance… Ah ! nous en avons, de la raison, au point que l’arbre s’est desséché jusqu’au cœur à force de garder ses branches inclinées vers la terre… Eh bien, (Il releva le front, et dans le cristal de ses lunettes se jouait la lumière) je dis que loin de m’éloigner de la conception d’une finalité consciente ayant dirigé jusqu’à nous les diverses transformations de l’immense nature, le système d’Hetking me pousse de ce côté !… Croyez-vous que la morale ait à y perdre ?

Mais Darembert, visiblement mécontent, grommela :

– Si nous reparlions de notre malade ?

La tristesse revint aussitôt sur le visage de Murlich, qui s’était un instant oublié, selon sa coutume, à mettre dans la discussion toute sa sincérité de savant !

– C’est vrai ! fit-il, la voix soudain altérée d’une angoisse.

– Mais, ajouta Darembert, n’allez pas désespérer, vous savez !… Je n’ai pas dit mon dernier mot ! Occupons-nous de la fièvre, d’abord. C’est surtout elle qui m’inquiète, parce qu’elle amène le délire.

Et il prescrivit ; selon une nouvelle méthode qu’il venait d’inaugurer dans sa clinique de l’Hospice National, des injections fébrifuges et des piqûres soporifiques ; en même temps on soutiendrait le malade par le sérum physiologique…

– Je viendrai tous les jours, conclut-il. D’ailleurs je vais prévenir deux confrères, pour une consultation. Les jours où je ne pourrai venir moi-même, j’enverrai un de mes aides.

– Merci, merci, docteur, répétait Munich en serrant la main de Darembert qui, de son ton de dogue sans méchanceté, ajoutait :

– Pas besoin de me remercier ; ce cas-là m’intéresse. Et puis, quand ce ne serait que pour vous !