Quatre murs peints de clair, une fenêtre aux rideaux de mousseline. Dans un coin, un lit bas que la couverture bien tendue rayait de jaune et de rouge ; des colliers de pierres et de coquillages accrochés çà et là. Une haute branche séchée de palmier, dressée au-dessus de la bouche de chaleur qui la faisait se balancer, comme jadis au souffle du vent tiède. Une atmosphère virginale et nue de chambre d’enfant : la chambre de Gulluliou.
Gulluliou, assis mollement, un bras pendant, tendait l’autre au docteur Darembert qui, tâtant le pouls, hocha la tête et demanda à Murlich :
– Y a-t-il longtemps qu’il tousse ?
– Docteur…
– Oui, parbleu, il a de la température… (Il se pencha sur la poitrine essoufflée par une quinte). De l’oppression à droite.
– Docteur, dit Murlich, j’ai commencé à remarquer qu’il toussait, il y a une huitaine de jours ; je ne pensais pas que cela durerait.
– Où as-tu mal ? demanda-t-il à Gulluliou, en pongo.
Le singe, dont les yeux luisants de fièvre s’éclairèrent, montra son dos. Le médecin hocha de nouveau la tête :
– Il faut se méfier de l’hiver, avec ces animaux-là. Ce n’est peut être qu’un gros rhume qui est tombé sur les bronches… Je vais vous faire une ordonnance, en bas… Mais, vous savez, beaucoup de prudence !
– N’ayez crainte, docteur.
– Couchez-le tout de suite, il ne faut pas qu’il s’amuse à rester debout, avec la température qu’il a… Et qu’il transpire, donnez-lui des tisanes bouillantes.
Murlich avait répété à Gulluliou les instructions du médecin. Quand il lui dit de se coucher, l’animal secoua doucement la tête :
– Triouou (Tout à l’heure), murmura-t-il.
– Mais c’est tout de suite ! Allons, dépêche-toi, nous attendons que tu sois couché pour nous en aller.
Gulluliou eut son signe négatif. La toux reprit, rauque.
– Pourquoi ne veux-tu pas ? questionna Murlich.
Gulluliou ne répondit point, mais son regard se posa sur le docteur.
Croyez-vous, dit Murlich, c’est votre présence qui le gêne !… Il ne veut pas se déshabiller devant vous !
– Ça, par exemple, mon cher professeur, fit l’autre qui ne manquait pas, comme ses contemporains, d’exclusivisme, et n’acceptait que depuis peu de temps l’étonnante intelligence de Gulluliou, vous n’irez pas me faire croire que votre singe, si perfectionné soit-il, puisse manifester une pudeur aussi avancée !
Et cependant, voyez !
Gulluliou s’était levé de sa chaise, découvrait son lit d’un geste habile, étalait sa chemise de nuit. Puis, quand tout fut prêt, il vint se rasseoir, regarda encore les deux hommes, avec l’air de dire : « Comment, vous êtes encore là ! Vous voyez bien que je vais me coucher ; retirez-vous ! »
– Eh bien, soit, laissons-le, si c’est cela qu’il demande ! déclara le docteur en souriant sceptiquement.
Lui même tendit la main au singe, qui s’inclina pour la serrer.
Ils quittèrent la chambre et descendirent.
Murlich triomphait en silence ; chaque jour lui apportait une nouvelle confirmation de ce que la semaine précédente, il avait attesté dans l’amphithéâtre du Muséum, Gulluliou se civilisait de plus en plus, devenait homme. Il venait une fois de plus en présence d’un témoin appréciable, de donner une preuve de la délicatesse de ses sentiments.
Ah ! certes, il ne pouvait pas encore traduire par la parole, avec son vocabulaire rudimentaire, tout ce qui se passait dans son âme obscure, mais ce que la voix était impuissante à rendre, les yeux l’exprimaient. Murlich avait appris à lire en ces yeux, que les paupières couvraient d’un clignotement perpétuel, Mais dont l’eau fauve était agitée de tous les remous intérieurs. Démêler l’écheveau embrouillé de cette âme traduite par ces yeux, Murlich s’en était fait une tâche passionnante. Il se sentait un peu, à guetter l’éclosion de ce singe à la lumière humaine, rempli d’un orgueil de demi-créateur. Il l’aimait, comme un artiste son œuvre, en rêvait l’achèvement futur, la voyait déjà debout, entière et parfaite. C’est pourquoi, depuis une semaine que le singe toussait, l’inquiétude de Murlich n’avait cessé de s’accroître ; et, craignant enfin que ce fût là le début d’une affection grave, il avait demandé une consultation à Dalembert, le célèbre spécialiste pour les maladies de poitrine, qu’il connaissait.
– Alors, docteur, demanda-t-il dans le petit salon, vous espérez que ce ne sera pas sérieux ?
– Ah ! on ne sait jamais, vous savez… Si j’avais affaire à un homme, je vous dirais : oui. Et je lui ferais une piqûre de sérum.
– Antituberculeux ?
– Oui, et j’en répondrais… Mais ce n’est pas le cas ; supporterait-il cette piqûre, votre singe ? Ensuite la toxine opérerait-elle sur cet organisme ?
– Mais, docteur, parlez-moi franchement, vous le croyez tuberculeux, alors ?
L’autre, les coins de la bouche abaissés dans une moue de mauvaise augure, faisait :
– Heu, pour le moment ce n’est pas très caractérisé, je crois que cela peut être arrêté dans l’œuf, avec de grands soins… Je vous le répète, méfiez-vous de l’hiver ! Quand l’animal sera en état de sortir, couvrez-le aussi chaudement que possible.
– Il porte un manteau de fourrure.
– Bon. D’ailleurs, je le reverrai d’ici là… Et surtout de la suralimentation ! Il mange de la viande, n’est-ce pas ?
– Très peu, docteur.
Il faut qu’il en mange. Et toutes les deux heures, une granule albumino-hydratée. Pour le reste, conformez-vous exactement à ceci.
Il venait d’écrire l’ordonnance, il la tendit à Murlich.
– Alors, insista celui-ci, vous ne croyez pas utile de faire une injection de sérum à Gulluliou ?… En cas de non-nécessité, je ne pense pas qu’il puisse en souffrir. Cela me rassurerait.
Le médecin, railleur, sourit de ses lèvres rasées :
– C’est entendu, j’apporterai ma trousse demain ; vous êtes un papa, décidément, vous tenez à la santé de votre enfant !
– Mais oui, répliqua Murlich très sérieux, avec sa douceur grave et amicale… Que voulez-vous ! je considère autre chose en lui qu’une bête vulgaire ; je peux dire qu’il est pour moi une espèce de fils, par toutes les pensées de moi que j’ai fait passer en lui. Puis il est si affectueux et si naïf : un vrai enfant !
Au-dessus, étouffée par les cloisons et les tapis, la toux de Gulluliou s’entendit.
Le docteur, un instant, devant cette déclaration de Murlich, spontanée et empreinte d’une foi si vive, était resté songeur, malgré son scepticisme mal dissimulé :
– Allons, fit-il, montez voir où il en est. Et à demain. Je lui ferai la piqûre ; soyez tranquille, nous le tirerons d’affaire !
Murlich, une fois seul, revint dans la chambre de son élève. Il le vit allongé dans le lit étroit, la face enfouie jusqu’aux yeux. Le singe ne dormait pas, il regarda entrer Murlich, qui s’approcha de lui, resta debout à son chevet.
Et ni Gulluliou ni Murlich ne bougeaient, ils se considéraient en silence, avec leur affection mystérieuse et obscure, ayant l’air de lire chacun dans les yeux de l’autre, comme s’ils avaient senti l’inutilité de parler pour se comprendre.
* * *
Gulluliou resta près d une semaine au lit ; la fièvre avait été difficile a vaincre, il avait fallu toute la science du docteur Darembert pour arrêter ce début de bronchite. Plaintif et grelottant durant ces jours, il avait été soigné par Murlich et Alix comme une personne humaine. Quand le naturaliste devait, pour des courses et des visites nécessaires, s’absenter, la jeune fille restait au chevet du malade, lui faisant prendre tisanes et potions, d’une main sororale. Ce qui frappait chez l’animal, c’était la résignation avec laquelle il souffrait. Enfin la toux s’apaisait, moins d’oppression le fatigua.
Darembert pensa que l’injection de sérum, faite dès les premières atteintes du mal, avait pu l’enrayer ; il permit à Gulluliou de se lever. Le singe passa quelques jours dans un fauteuil, en robe de chambre ample et ouatée, près de la fenêtre qui donnait sur les arbres dénudés du jardin. Les livres d’images se succédaient entre ses doigts distraits de convalescent. Sa grande joie fut une poupée qu’Alix, amie attentive, lui porta un après-midi. Aux longues mains noires du pongo, cette poupée se balançait, raide et rose. Il la nomma Minnili, du nom d’un petit oiseau de son pays, ainsi appelé à cause de son cri. Des heures durant, le Fils-des-Colombes berçait Minnili, avec toute une tendresse paternelle née en son âme de singe.
Des visites vinrent distraire les journées ennuyées, dans le demi-jour de ce janvier finissant. Depuis la conférence au Muséum, un revirement du public avait rendu le singe presque illustre, des journaux discutaient avec âpreté son cas, la doctrine émise par Murlich. L’émotion née ce soir-là s’était propagée, les partisans égalaient maintenant les détracteurs, tant il avait suffi de quelques larmes d’un animal pour qu’il acquît des droits à la prétention d’homme. Des amis de Murlich furent amenés par lui au pavillon d’Auteuil ; Maximin, qui s’était lié avec le naturaliste avait aussi voulu faire la connaissance de Gulluliou. Le poète trouvait en Murlich une faculté spéculative qu’il sentait tenir du rêve, et qui lui convenait : ils s’affectionnèrent. Mais Maximin était de plus en plus surmené par les répétitions de sa pièce, qui marchaient mal, et par tous les pourparlers pour la location de la salle. Il ne put visiter le convalescent qu’une fois, en faisant promettre qu’il assisterait à la première représentation du Triomphe de l’Homme : elle était annoncée enfin pour le 10 février. Gulluliou avait une semaine devant lui.
Le singe parlait peu, durant ces jours dolents. Il n’aimait pas jouer aux lumières des lampes, et dès le crépuscule blafard de neige ou brouillé de pluie, il laissait dormir Minnili sur une chaise, s’engonçait dans sa robe de chambre en petit vieux recroquevillé, les bras pendants jusqu’au tapis. Le soir, Murlich et Alix restaient quelques instants avec lui ; il se contentait de les regarder, mais d’une façon différente : avec une tranquillité morne, confiante, pour le maître, avec une expression plus étrange, plus aiguë pour la jeune fille.
Une fois, resté seule, elle s’inquiéta de ce regard, de ces yeux fauves et obsédants, quoique sans méchanceté, qui la fixaient. Mais ce ne fut qu’un éclair ; Gulluliou, comme quelqu’un qui fait un effort sur lui-même, avait repris sa poupée, il la cajola doucement entre sa poitrine et son bras replié, chantonnant de sa voix gutturale un vieil air que sa mère sans doute lui avait appris autrefois :
Minnili, Minnili, le petit
Oiseau saute dans les branches,
Et tic tic fait sa petite queue
Avec sa petite aile qui bat…
Tic, tic,
Minnili, Minnili,
Petit camarade, redis-moi
Ta chanson !
Dans le coin la grande palme s’agitait mollement au-dessus de la bouche de chaleur, comme animée encore du balancement des forêts natales. Gulluliou la contemplait un instant, distrait ; il reposait la poupée, et levait son long corps du fauteuil, pour aller se coucher.