III

Quinze jours plus tard…

L’immense amphithéâtre du Muséum, plein, ce soir-là, d’une foule disparate, savants, bourgeois et ouvriers, hommes et femmes, éclairée crûment, à grandes taches de lumière, et d’ombre, par le vaste foyer électrique suspendu au centre de la voûte. Étagée aux gradins, cette foule fait un très léger murmure, le bourdonnement de son silence attentif, çà et là, la grisaille anonyme, oscillante comme une mer apaisée, se pique de l’inattendu d’un corsage rouge, d’un crâne chauve, d’un éclair de lunettes. Depuis deux heures bientôt, elle satisfait la curiosité intense qui l’amena à l’audition de Munich, au spectacle de Gulluliou. Les passions qui sont nées viennent s’alimenter d’impressions fraîches. Ce singe parlant a défrayé de sa routine une société à qui la science ne saurait plus donner de surprise ; la raison de tous s’est trouvée prise à court. Au siècle où le cerveau humain croit avoir fourni le dernier effort, où les rouages ont remplacé les nerfs et les muscles, où l’artisan lui-même n’a plus que le rôle de guider l’œuvre de la machine par le jeu de sa pensée, on a jugé étrange qu’un professeur bâlois offre de prouver, chez un singe, une apparence de parent intellectuelle avec l’homme. On est venu voir cela, la curiosité est faite de scepticisme.

Il est dix heures, Murlich continue sa conférence, sans trop de heurts l’intérêt s’est soutenu. Il y a eu même des approbations, des applaudissements, lorsque Murlich retraçait, en débutant, ses longues pérégrinations, ses tentatives parmi les différentes espèces d’anthropoïdes ; comment, arrivé à Bornéo, il fut conduit à séjourner au milieu des pongos ; par quels moyens il put étudier de près les redoutables animaux.

L’orateur a décrit (vive sensation dans l’auditoire) la grande cage de fer, sorte de maison des bois, reliée aux habitations les plus voisines par le téléphone, le télautographe{1}, l’éthérographe, munie d’appareils enregistreurs qui conservaient la voix des pongos avec ses moindres, ses plus délicates intonations. Ainsi est-il parvenu ; après bien des tâtonnements, en s’aidant d’animaux apprivoisés, à surprendre les mœurs, le langage de la horde parmi laquelle il s’est astreint à vivre. Au bout de quelques mois, les singes étaient assez familiarisés pour qu’il pût sortir, errer librement, parler avec eux !

Après ces préliminaires, Murlich a fait enfin amener, devant l’assistance Gulluliou, vêtu d’un frac impeccable, où le plastron éclate en blancheur glacée. Le singe, le tube rayonnant à la main, se couvrant et se découvrant tour à tour, a salué l’assemblée, il s’est tenu très ferme sur ses jambes, le corps dispos, mais toujours la même inquiétude clignotante aux paupières, la même tristesse figeant les lèvres résignées… Puis il s’est assis près de la chaire, à une table où on l’a vu se servir à boire, se verser du thé, le sucrer, le déguster d’une main distraite et aristocratique, comme eût fait quelque Prince d’autrefois. Surtout, il a répondu avec souplesse, précision, intelligence, à toutes les questions que Murlich et plusieurs assistants lui ont posées. Ces expériences, démontrant d’une façon irréfutable la réalité d’un langage des singes, ont causé une sensation profonde, un certain trouble même : la constatation d’une mentalité supérieure à celle admise jusqu’alors chez les anthropoïdes, ne va pas sans dérouter quelque peu. Pourtant les faits sont patents. Et la foule, encore que certains aient déjà traduit leur mauvaise humeur par des chut répétés, a applaudi chaque réplique de Gulluliou.

Mais c’est maintenant au milieu d’une nervosité grandissante que Murlich, de sa voix calme où de la fermeté accentue chaque mot, poursuit sa conférence.

« Vous venez, Mesdames et Messieurs ; de constater vous-mêmes, sans aucun doute possible, que les pongos de Wurmb, qui semblent bien être les singes les plus rapprochés de nous, possèdent la faculté de manifester leurs sentiments par une série de sons articulés, un véritable langage… Ce simple fait, désormais établi, est immense par les enseignements de toutes sortes qui s’en dégagent.

Et d’abord, une question se pose, celle de la conformation physique. Nous savons en effet – je l’ai rappelé incidemment tout à l’heure – qu’à une époque peu éloignée de la nôtre, la science considérait les anthropoïdes comme incapables de parler, au sens exact du mot. Et, étant donné la disposition spéciale de leurs organes vocaux, surtout le peu de place réservé à la langue, la science avait raison, pour ce temps-là du moins. Certaines pièces anatomiques de nos collections, datant de quelque quatre-vingts ou cent ans, attestent qu’en effet les animaux qui nous occupent n’étaient pas constitués, ou l’étaient fort mal, pour faire usage de la parole…

Pourtant, nous venons de voir qu’aujourd’hui, ils parlent !

Eh bien, Messieurs, ce qu’il faut conclure de là, le voici : l’espèce, depuis moins de deux siècles, a subi dans le sens progressif une série de modifications physiques ; ou plutôt ces modifications se poursuivent depuis de lointaines générations, mais ce n’est qu’à une époque récente qu’il nous a été possible de constater le degré du perfectionnement auquel tendait l’espèce.

On doit supposer que les lentes transformations de l’encéphale, un peu plus développé, un peu plus riche en circonvolutions à chaque stade nouveau, auront eu pour corollaire, la croissance d’activité psychique aidant, un besoin de traduire, d’échanger des idées toujours plus nombreuses, toujours plus complexes. La transformation des organes vocaux et de la cavité buccale s’est alors opérée, et permis l’usage de la parole… Je vous rappelle à ce propos les savantes études de Nirdhoffer sur la réduction systématique du prognathisme des chimpanzés ; élément de plus à l’appui de notre thèse…

Donc, un cerveau apte à la pensée raisonnée, une conformation physique correspondant à la nécessité du langage, une diminution de l’angle facial, ces signes prouvent, chez les anthropoïdes, un acheminement indéniable vers l’état supérieur. »

À ces mots, un mouvement prolongé se manifesta dans l’assemblée. Mais Murlich, sans s’y attarder, continuait :

« Cependant, Messieurs, en dépit de ce fait que les anthropoïdes sont arrivés à exprimer leurs pensées par le langage, qui est le mode suprême d’expression, on pourrait mettre en doute que ce soit là un symptôme irréfutable de cet état supérieur dont je viens de parler. En objectant, par exemple, que Gulluliou et ses congénères obéissent durement et simplement à des phénomènes affectifs qu’ils traduisent selon un mode varié, mais toujours machinal. Je m’explique : les anthropoïdes ne jouiraient que d’une subconscience, suffisante pour leur permettre de désigner certains objets ou certaines sensations par des onomatopées, des cris, voire même des sons articulés, mais tout cela d’une façon machinale, comme la goutte d’eau fait un bruit toujours semblable en tombant, au même endroit, comme grince à un moment donné l’engrenage, d’un treuil. Nous pourrions multiplier les exemples.

Certes, cette thèse est peu soutenable, pour ne pas dire davantage ; elle a cependant trouvé des défenseurs… »

Nouvelle agitation dans l’auditoire. De sa voix toujours calme, Murlich reprenait :

« Mais, Messieurs, indépendamment de la question du langage, d’autres facteurs importants concourent à établir l’état de progrès des singes anthropoïdes et, sur ce point, je crois avoir acquis personnellement des données positives. Les mœurs des pongos, que j’ai étudiées de très près et d’une façon très suivie, durant de longs mois, m’ont prouvé que ces animaux, si leur conformation physique s’est améliorée dans le sens humain, n’ont pas été moins favorisés au point de vue de l’intelligence et de la sociabilité. Je veux bien, Messieurs, que les huttes de terre et de branchages construites par les pongos aient été conçues en imitation des maisons qu’ils pouvaient avoir aperçues – huttes pourtant bâties au fond de forêts éloignées de tout centre habité. J’admets encore, si l’on veut, que ces animaux aient pris à l’homme l’usage de s’entourer la taille de feuilles tressées, et de garantir la plante de leurs pieds par des morceaux d’écorce qu’ils attachent. Mais comment ne pas accorder, une origine spontanée à ce fait qu’au lever du soleil, toute la tribu se groupe sur une éminence et chante d’une voix monotone une sorte d’hymne à l’astre du jour ? Où auraient-ils vu faire cela ? »

Ici des ricanements significatifs accueillirent les derniers mots de Murlich, qui poursuivit, interrompu de temps à autre par une vive agitation :

« Ne rions pas, Messieurs ! Il convient, au contraire, de ne pas négliger ce fait étrange qui ne laisse pas d’être singulièrement troublant, si l’on se souvient que l’humanité traversa une longue période, où elle se livrait aux mêmes pratiques superstitieuses qui semblent aujourd’hui ridicules, adorant tantôt les éléments, tantôt des êtres imaginaires auxquels elle élevait des temples.

Messieurs, comprenons-nous bien : je n’entends pas dire par là qu’une semblable tendance soit un élément de progrès, j’établis simplement un rapprochement entre elle et la période de notre histoire que je viens de rappeler…

Au surplus, cet avènement des anthropoïdes à une civilisation… oui, à une civilisation embryonnaire sans doute, mais réelle, n’est qu’un phénomène naturel, logique. Il n’est qu’une éclatante confirmation de la loi formulée, dès 2055 par l’immortel Hetking. Loi trop méconnue aujourd’hui… Hetking, Messieurs, assimile, vous le savez, la nature entière à un vaste cycle, ou mieux à une vaste échelle aux degrés de laquelle montent les espèces, l’une poussant l’autre, avec une lenteur infinie. De telle sorte que lors qu’une d’elles est arrivée au sommet et s’y est maintenue quelque temps, elle commence à descendre, tandis que la suivante prend sa place.

La loi d’Hetking apparaît ainsi comme une sorte de contre-partie et de complément à celle que posa l’illustre Darwin{2}, lorsqu’il établissait les bases de sa « sélection naturelle ». Je n’évoquerai qu’en passant l’héritage laissé à nos connaissances par Darwin. S’il n’entrevit qu’une portion de la vérité, il n’en doit pas moins être considéré comme un de nos grands précurseurs…

Le premier, contre tous les dogmes, contre tous les préjugés qui asservissaient son époque, il osa établir sur des assises fermes, inébranlables, l’origine simienne de l’homme.

L’homme était venu sur la terre après les millions d’années où évoluèrent les races, depuis la monère primitive, devenue algue, infusoire, ver, poisson, batracien, reptile, jusqu’au lémurien ancien, transformé en singe pourvu de queue, puis en singe sans queue et à conformation humaine. Vient le pithécanthrope, l’homme-singe, non doué encore du langage articulé, mais avant-dernier anneau de cette chaîne dont une extrémité est la cellule, et l’autre notre civilisation. Enfin, arrive l’homme.

Messieurs, Darwin n’alla pas plus loin. Il avait bien la certitude que l’homme constitue la forme définitive de l’animalité parvenue à son entier développement intellectuel et physique. Mais, avec son époque, il croyait que cet humain, une fois obtenu, de but se faisait barrière, et devenant la propriété d’une espèce, se dressait devant le champ de l’évolution.

Il fallut attendre un long laps de temps pour qu’Hetking vînt au contraire affirmer que l’évolution des ordres, des familles, des genres, ne s’est pas arrêtée là, qu’elle est éternelle. Certes, le type humain représente la perfection réalisable, mais il n’est plus l’apanage d’une seule espèce… Il sera celui de toutes les espèces successivement. C’est pour cette conquête que la nature entière agit, meurt, renaît dans ses aspects, dans ses mouvements multipliés à l’infini. C’est pour la possession de ce grade suprême, l’humanité, que toutes les énergies de l’univers sont en action… Dans cette admirable conception de l’humain étendu à la généralité des êtres organisés, et non plus restreint à une catégorie privilégiée, ne voyez-vous pas la solution de tant de problèmes que le passé a vainement et confusément scrutés ?

Aux ondulations incessantes de la matière agglomérée en organismes, aux lentes transformations de ces organismes, Hetking assigne un but, donne un mobile, une raison d’être. Il dégage l’idéal de la nature sans cesse en travail vers le mieux.

Pourquoi ces luttes continuelles, ces entre-déchirements, ces absorptions des plus faibles par les plus forts, cette guerre vaste propagée depuis les origines entre l’infiniment petit et l’énorme, entre le bacille et le géant ? Les philosophies restaient ignorantes devant cette énigme, et n’avaient que des réponses balbutiées.

Hetking explique tout. Grâce à lui nous savons – et maintenant l’expérience des faits nous le prouve – que toute espèce, en s’élevant sur l’échelle des êtres, porte en elle-même le germe de sa déchéance ; que ce qui cause sa progression provoque ensuite son recul. Retournée contre elle, la règle darwinienne l’obligera un jour à céder la place prépondérante, afin que se prolonge indéfiniment le cycle éternel de la nature.

Eh bien, Messieurs, nous sommes en haut de l’échelle… »

Ici, la salle frémit d’une nouvelle houle.

– « … Notre développement individuel et social est arrivé à son comble. Nous pouvons nous enorgueillir à juste titre d’avoir asservi les autres formes animales et les puissances naturelles. Mais, dans un avenir peut-être proche, qui nous dit que nous ne serons pas poussés par cette loi fatale… ? »

L’agitation devint si grande à ce moment que le reste de la phrase se perdit sous un brouhaha confus. Maximin et Alix, placés aux premiers rangs dans la foule, s’étaient déjà, à plusieurs reprises, interrogés du regard. Maximin dit à mi-voix :

– S’il continue sur ce ton-là, cela va mal finir. Ces imbéciles ne comprennent pas… Il froisse leur orgueil, crime impardonnable !

– Pauvre homme, il est pourtant extraordinaire, vous ne trouvez pas ?

– Comme homme, j’admets volontiers sa théorie, car je crois que la nature réserve bien des surprises à la science étroite et conventionnelle d’aujourd’hui… Comme poète, je peux déplorer qu’un avenir illimité ne soit pas assuré à notre race… Il est vrai que les œuvres humaines ne périront pas, si elles sont dignes de survivre !

Alix, gagnée elle aussi par la nervosité ambiante, fit en haussant les épaules :

– Ils prétendent avoir le monopole de la civilisation, et ils crient comme des bêtes ! Cependant Murlich était parvenu à dominer les rumeurs, il montrait maintenant Gulluliou, qui, assis à sa table, d’un air à la fois inquiet et résigné, tourna lentement la tête.

« Regardez ce singe, Messieurs, vous l’avez entendu parler, je puis vous affirmer qu’il possède autre chose qu’un pur automatisme, qu’il obéit à de véritables sentiments, qu’il sait les coordonner, que même il est capable, la mémoire aidant, de discerner quand il fait bien ou mal, lorsqu’on le lui a indiqué une fois. Nous sommes donc en présence ici d’une réelle morale, inférieure, il est vrai, mais qui n’en marque pas moins, chez cette espèce, un pas immense dans la voie du progrès.

Je pourrais, Mesdames et Messieurs, vous citer nombre de faits en faveur de ce relèvement intellectuel succédant au relèvement physique ; et tenez, en ce qui touche au phénomène psychologique de l’association des idées, il me vient à la mémoire un détail qui prouve que ce phénomène s’exerce aussi bien dans le cerveau de Gulluliou que dans celui de l’homme. Depuis deux semaines qu’il est à Paris, Gulluliou a été frappé de nombreux étonnements devant les spectacles que la capitale offre à ses visiteurs, mais rien peut-être ne lui a produit plus d’effet que la vue de la Seine, sillonnée de ses mille bateaux électriques s’entrecroisant en tous sens. Or, pour désigner ce spectacle, savez-vous, Messieurs, quel mot il a trouvé, quel mot il a forgé ? Le voici, en pongo : Ourang pfluitt, ce qui veut dire : Arbre-oiseau. Tous les bateaux, en effet, sont pour lui des arbres. Il a assimilé, par une curieuse association d’idées les bateaux qui circulent sur nos fleuves, aux troncs d’arbres qu’il a vus charriés par ceux de son pays d’origine et pour ajouter à cette désignation un élément de vitesse, il n’a rien trouvé de mieux que d’y joindre le mot : oiseau. N’est-il pas étrange que cet animal ait pu ainsi reconstituer, sinon dans sa teneur, du moins dans son idée, une significative expression qui s’appliquait jadis, au temps de la machine a vapeur, à certains bateaux, expression que j’ai retrouvée dans une relation de l’ancien Paris : les bateaux-mouches ?… »

Mais la nervosité de l’auditoire augmentait, le naturaliste comprit la nécessité d’abréger :

« Voilà, je pense, Messieurs, un détail qui vient suffisamment à l’appui de ce que j’avance. Gulluliou, par cela même qu’il arrive à coordonner ses pensées et leur forme représentative, a conquis un grade vers l’humanité…

Humain ou presqu’humain (Chacun de ces mots se martelait d’une rumeur) il l’est par plusieurs côtés à la fois, par l’aspect général, le langage, les habitudes, même par les qualités du cœur (Exclamations ironiques.) Oui, Messieurs, Gulluliou, véritable enfant puisqu’il a treize ans à peine, et malgré le précoce développement de son corps, Gulluliou possède, en même temps que les défauts, toutes les qualités de cœur d’un enfant : une naïveté profonde, une propension à se confier à ceux dont les figures lui sont familières, à s’abandonner à eux pour le défendre du moindre danger, une sensibilité qui le fait compatir à toutes les peines, compassion qu’il exprime en cessant ses jeux et en gardant le silence. (Nouvelles exclamations ironiques.) Cela semble étonnant, mais rien n’est plus réel, Messieurs. Cette tendance à l’altruisme, à l’aménité, à la douceur du caractère et des mœurs serait d’ailleurs, chez les pongos, une qualité de race, à en juger par les exemples que j’ai eus sous les yeux. Les tribus, les familles, les ménages pongos vivent dans une union parfaite, se protègent mutuellement en toutes circonstances, ont le souci du sort de leur progéniture.

Je vous citerai à ce sujet la capture de mon élève, qui fut pris encore très jeune, il y a dix ans. Les chasseurs avaient, malgré mon ordre formel, criblé de blessures sa mère, qui tentait de le défendre. Alors, Messieurs, j’ai assisté à ceci : la malheureuse bête, me reconnaissant à quelques pas de l’endroit : où elle était tombée, arracha de sa poitrine, contre laquelle il se blottissait, son petit – que vous voyez ici – et me le tendit d’un air de supplication, comme pour me le confier., Et, au moment d’expirer, cette mère trouva la force de proférer plusieurs fois, avec des larmes humaines, ce mot : Allok, qui signifie dans sa langue : L’enfant. »

À ces paroles, dites d’une voix où tremblait l’émotion, un mouvement plus accentué remua l’auditoire ; il y eut quelques applaudissements discrets. Mais aussitôt, d’un coin de la salle, un léger coup de sifflet, des rires encore montèrent ; évidemment les détracteurs se trouvaient là.

Le tumulte devenait général ; Murlich ne put contenir un cri d’impatience :

– Messieurs, s’écria-t-il, dans un siècle d’intelligence et de vérité, rien de ce qui touche à l’expression d’une âme, cette âme fût-elle bestiale, ne doit être bafoué !

Cette phrase, où le conférencier avait mis toute la vigueur dont il était capable, ce mot d’âme appliqué à un singe, déchaînèrent l’orage. La race se soulevait, forte de ses privilèges, contre celui qui osait affirmer l’existence de ces mêmes privilèges chez des animaux ; cette foule ne voulait pas, ne pouvait pas comprendre. La salle était debout, houleuse ; les fronts oscillaient comme des vagues. Des messieurs à lunettes, au crâne énorme surplombant le corps atrophié. – académiciens en désarroi – haussaient les épaules, faisaient le geste de s’en aller. D’autres discutaient avec animation, bras grêles agités en membres de marionnettes. Des controverses échangeaient leurs feux croisés. La bande des tapageurs continuait à entretenir le vacarme. Murlich, à la chaire, attendait, s’efforçant de calmer l’élève que commençait à gagner l’énervement général.

Quelques minutes, sous la nappe bleuâtre de l’énorme lampe centrale, la salle bourdonna de voix scandant les commentaires passionnes… Enfin, comme un silence relatif planait, on vit un vieillard, juché sur une banquette, faire signe qu’il voulait parler :

– Mesdames et Messieurs, toussotait ce personnage sans doute illustre, je demanderai à l’honorable conférencier… Je lui demanderai… de nous fournir sur l’individu qu’il nous présente une preuve immédiate, concluante, du développement intellectuel des singes anthropoïdes… Une preuve autre que celle du langage, bien entendu… Alors, nous serons convaincus.

– Bravo, bravo ! glapirent des voix.

– J’accepte, Messieurs répondait Murlich de sa place, mais quelle preuve désirez-vous ?

Au sein de l’amphithéâtre, un homme se leva, il tenait un rouleau de papier que sa femme, assise près de lui, venait de lui donner. Avec un accent étranger ; il énonça :

– Cela est une Schweiziger-Revue, où j’ai vu la photographie du… (La femme lui souffla) du… capture de Gulluliou, avec la mort de cette femelle… Montrez au petit, voir s’il reconnaîtra.

Enthousiasme. L’idée adoptée d’emblée. La revue passa de mains en mains jusqu’à la chaire où Murlich, qui avait compris, s’écriait :

– Mais c’est une cruauté que vous me demandez-là !… Mettre sous les yeux de ce pauvre animal le tableau de l’assassinat de sa mère !… Oh ! Mesdames, Messieurs, vous ne voudrez pas cela… Cherchez autre chose !

De nouveaux ricanements insultèrent à un tel scrupule. Une jeune fille aux cheveux frisés, très courts, cria d’un organe aigre :

– Aller toujours ! Il n’y a pas de danger qu’il comprenne !

Près du conférencier, des voix amies conseillaient :

– Faites-le… Pour les convaincre !

Des applaudissements claquaient sourdement dans le tumulte, encourageaient Murlich…

Il prit le dessin. La salle fit silence, les regards convergèrent vers le groupe formé par l’homme et le singe, l’un debout, l’autre toujours assis, la face inquiète, les yeux clignotants. De grandes ombres noires, au mur du fond, élargirent leurs silhouettes gigantesques.

On vit Murlich tendre le papier, que Gulluliou, machinalement, saisit à deux mains. Murlich lui fit signe de regarder.

Alentour, l’auditoire restait muet ; une angoisse involontaire serrait maintenant les poitrines, faisait battre les cervelles congestionnées dans la chaleur lourde. De leur place, Alix et Maximin avaient l’impression d’un crime obscur…

Gulluliou regardait le dessin ; et soudain il le lâcha, leva la tête, la tourna deux ou trois fois de droite à gauche. Son visage se contracta, cent rides y grimacèrent. Puis, les traits détendus ; il joignit les mains, et, en pleine lumière, enfance grotesque et pitoyable dans le carcan du faux-col, il poussa un petit gémissement.

La salle fit un mouvement.

Gulluliou porta ses mains à son visage, qu’il cacha brusquement.

La salle eut un soupir étouffé.

Entre les doigts noirs du singe, on vit scintiller quelque chose.

Dans le grand silence, la salle entière demeurait figée, garrottée par l’émotion.

Le singe avait reconnu et se souvenait.

Le singe pleurait…