Février s’achevait. Dans la maison d’Auteuil, la vie quotidienne coulait entre Alix, Murlich et Gulluliou. Ils ne se voyaient guère de la journée ; la couturière, très prise de tous côtés, très lancée, son cousin fort occupé à promener Gulluliou qui, maintenant, après une seconde conférence au Muséum, était devenu le plus populaire des singes. L’animal commençait, d’ailleurs, à savoir quelques mots de français ; un certain échange d’idées était possible entre lui et ses hôtes. Chaque soir, durant le dîner, Alix s’amusait beaucoup à constater les progrès de son parisianisme, à se faire traduire les étonnements naïfs de cet enfant de Bornéo transplanté dans la capitale.
Gulluliou grandissait en son esprit doublement qu’en son corps. Avec l’expérience des hommes, la gaîté de sa jeunesse l’avait à peu prés abandonné, sans pour cela qu’il fût morose ou silencieux. Mais il avait cette gravité nonchalante, assez fréquente aussi chez les nègres. Sa santé demeurait fragile ; pauvre corps long et courbe, qu’une petite toux sèche secouait parfois, inquiétante… Le docteur avait averti Murlich que le sérum antituberculeux, injecté quelque temps auparavant, ne pouvait produire d’effet, le cas échéant, qu’au bout d’un mois au moins, et même plus. Murlich attendait donc, non sans crainte, ménageant le plus possible son élève, lui interdisant toute promenade trop fatigante, tout effort exagéré. Et la suralimentation continuait : deux fois par jour, Gulluliou prenait une dose d’extrait protoplasmique, puis les granules de Darembert, des œufs crus qu’il avalait avec délices, et de la viande saignante, pour laquelle son dégoût était grand. Il arrivait ainsi à se soutenir, à conserver une apparence de solidité. Cependant, il était évident que le climat ne lui était pas favorable. Pour le distraire et l’aider à supporter la saison mauvaise, on lui parlait beaucoup du printemps qui allait venir, de la maison de Bâle où l’on rentrerait bientôt, où il avait sa chambre à lui pleine de souvenirs de son pays et de sa première enfance. Gulluliou écoutait, répondait oui, et alors son regard se portait toujours vers Alix avec cette fixité timide qui l’avait déjà frappée si souvent. Mais maintenant, la jeune fille ne pouvait s’empêcher d’attacher, à cet étrange regard posé sur elle, les souvenir de la soirée où Maximin avait enfreint leurs conventions sur le chapitre de l’amour. Elle se rappelait le soupçon qui l’avait effleurée ; n’était-ce pas ainsi que le poète lui-même, autrefois, lors de leurs longs silences gênés, la considérait ? Elle haussait les épaules à ce rapprochement d’idées : simple coïncidence, quelque chose sans doute qui attirait plus particulièrement sur sa personne les yeux de Gulluliou, une couleur trop voyante, l’éclat d’un bijou…
Semeur de giboulées, mars arriva ; de grandes plaintes de vent secouaient les arbres du jardin, les buissons de troènes et de lauriers, et traversaient la maison et le pavillon malgré les doubles portes. Alix eut un jour la visite de Maximin, ils ne s’étaient pas revus depuis la représentation du Triomphe de l’Homme ; le poète était célèbre, mais Alix s’était longtemps montrée intraitable pour pardonner à l’ancien ami sa tentative. Cependant, après une lettre désolée implorant l’oubli, elle consentit de nouveau à le revoir. Vraiment il manquait à sa vie de vierge méthodique et sensible.
Il vint un jour, comme à son habitude d’auparavant, s’asseoir dans la véranda, près de la jeune fille. Ils parlèrent seulement de littérature, des suites de la pièce, des projets du poète : il ne fut pas question de Gulluliou. Il semblait à Maximin comme à Alix que l’autre craignait l’évocation de cette figure. Ce sentiment leur paraissait à chacun ridicule, ils se le cachèrent soigneusement. Et ce fut ce jour-là pourtant que Gulluliou devait se montrer si réellement homme, si misérablement, qu’Alix en resterait toujours émue.
* * *
Comme Maximin la quittait, au seuil de l’antichambre, parmi le demi-jour d’une ampoule enfermée au plafond dans un verre violacé, elle aperçut tout à coup, sous une tapisserie soulevée, le singe. Il était immobile et silencieux. On le laissait se promener dans les appartements, et ayant entendu du bruit, il était venu voir, simplement. Quand le visiteur fut parti, Alix songea à gronder Gulluliou de son indiscrétion, et elle cherchait une phrase, lorsque lui, d’un air de tristesse, montra la porte. Utilisant deux des rares mots français qu’il possédât, il dit :
– Venu… Lui venu !
Ce reproche… Cette intonation presque humaine… Un éclair traversa la jeune fille, lui certifia ce dont elle doutait. Gulluliou, cet être de treize ans, formidable et puéril, Gulluliou l’aimait !… Du mépris, de la colère, de la gaîté folle lui vinrent ensemble. Être aimée d’un singe comme elle l’était déjà d’un poète, est-ce que ce n’était pas de la plus effarante fantaisie !… Aimée de Gulluliou ! Ô dérision, Gulluliou jaloux !… C’était vraiment trop inattendu, trop extraordinaire, trop hors-nature !
Mais, après un silence la voix de l’animal s’élevait de nouveau. Il était plus près d’elle, le regard implorant ; et il prononçait les mains jointes :
– Toi bonne… Toi belle !
Il s’approcha encore :
– Toi bonne… Toi belle !
Alix recula, effleurée d’une crainte.
Allait-il la toucher ? Cette peur l’envahit. Une lucidité lui indiquait le péril. Elle était dans une encoignure ; pour gagner une porte, il fallait s’avancer contre Gulluliou. Elle n’osa pas. Elle aurait bien appelé, mais voici que sa gorge se contractait d’une angoisse muette, car elle voyait la bête remonter dans les yeux du singe, elle voyait la flamme fauve de la brute s’allumer peu à peu dans ces yeux.
C’était donc cela qui couvait depuis si longtemps, qui minait ce corps, faisait briller ces prunelles d’une fièvre incessante. C’était cela, l’amour !… Monstruosité, un singe l’aimait !
La maison était vide, l’atelier désert, Murlich occupé dans le pavillon du jardin.
– Toi belle, toi bonne, toi belle, belle, belle !
Ces seuls mots, mêlés de mots pongos, Gulluliou les répétait d’une voix basse, étouffée. Mais des enrouements trahissaient la velléité du cri ancestral, désireux de renaître au fond de la race… Il approchait, Alix recula. Elle ne trouvait plus au mur, dans sa terreur, la sonnerie qui eût fait venir quelqu’un. Elle finit par être adossée à un angle.
Le singe arriva jusqu’à elle. Il proférait des paroles heurtées, incompréhensibles. Le ton devenait plus farouche, les dents avaient parfois des grincements de morsure entre les mâchoires plus proéminentes que de coutume. Sous leurs vêtements amples, les jambes et les bras se crispaient comme pour le saut.
Alix sentit sur son visage le souffle court et fort de l’animal. Il montait de lui une vapeur de rut.
Alors, cette chose se passa : Gulluliou mit un bras autour de la taille d’Alix et l’attira vers lui, prise dans cette ceinture de nerfs et de muscles. La bouche affreuse, le museau aux babines humides, se colla aux lèvres de la femme. Lentement, il la faisait glisser à terre, pétrifiée, incapable d’un geste de défense. Quand elle fut allongée, il se pencha sur elle, ombre mouvante, confondue en la pénombre avec le tapis épais et mol.
Mais là, elle parut se réveiller, elle eut un sursaut brusque, trouva la force de lui prendre les poignets, elle si faible contre la bête déchaînée.
Elle lutta.
Le baiser immonde la remplissait d’une nausée. Et plus elle luttait, plus elle comprenait que c’était fini, qu’elle ne pourrait plus rien empêcher. Le singe avait poussé un grognement et de nouveau la terrassait. Elle ferma les yeux, les mains en avant, les jambes repliées sous elle. Geste suprême avant le viol…
Elle attendit…
Quand soudain le serpent des longs bras noirs et velus qui l’enserraient, se dénoua. Elle eut l’impression d’être libre, fut debout en un instant. ; elle regarda. Gulluliou était devant elle, tête baissée, agité d’un tremblement des membres. Quelque chose de mystérieux passait en lui. Il semblait éperdu, ses yeux vacillaient comme des lumières sous un vent invisible.
Puis, brusque, il gémit sourdement et s’abattit aux pieds de la jeune fille… Un pantin cassé qui s’effondre. Des toussements déchirèrent sa poitrine, des sanglots gloussèrent de sa gorge. Il pleura, le corps secoué.
Alix, Alix, toi bonne, toi belle !
Il n’était plus rien qu’une loque misérable, ridicule, un affalement de chair d’où montait la douleur d’aimer…
L’homme était victorieux du singe.