VII

Gulluliou avait toujours la fièvre maintenant. Le docteur, qui venait très souvent le visiter, laissait percer des inquiétudes grandissantes.

– Non seulement le sérum n’a pas opéré, disait-il, mais… l’affection que je vous avais laissé prévoir s’est déclarée… C’est ce gros rhume d’il y a deux mois qui est cause de ça… Je le croyais pourtant hors d’affaire…

Le Fils-des-Colombes était repris d’une toux opiniâtre, sèche, qui secouait ses longs assoupissements au fond de son fauteuil. On l’installait devant la fenêtre de sa chambre, les vitres closes mais les rideaux relevés, et de là il assistait à la progressive poussée du printemps sur les arbres bourgeonnants.

Vers la fin de mars, Alix proposa un jour, pour distraire un peu Gulluliou, le changer des quatre murs de la maison, où certainement il était rongé d’ennui, d’assister à la séance de la Chambre dans laquelle on devait discuter les fameux scandales du chemin de fer du Sahara… À cette seule idée, Murlich sursauta ; était-il possible d’amener dans un pareil milieu un malade ? Mais les gens bien portants eux-mêmes y gagnaient la fièvre ! Et comment Gulluliou sortirait-il de là, le malheureux ? Folie de songer à cela !

– Mais, répliquait la jeune fille, qui vous dit, mon cher cousin, que ce bon docteur Darembert, si célèbre qu’il soit, ne se trompe pas en ce moment ?… Et puis, que Gulluliou soit ou non tuberculeux, croyez-vous qu’il ne vaut pas mieux, de toutes les façons, lui rendre la vie gaie et variée, au lieu de l’enfermer ici ? C’est un mauvais système, même pour un malade. Gulluliou est encore solide sur ses jambes, il mange énormément ; ce n’est pas parce qu’il tousse que vous allez l’emprisonner. Et c’est au contraire parce qu’il est triste que je vous demande de le distraire. Oui, il s’ennuie, cet animal, il se meurt d’ennui, et pas d’autre chose ! C’est ça qui lui donne la fièvre !

Elle ajouta, pour convaincre Murlich hésitant, que Gulluliou, couvert soigneusement, ne risquait rien à aller chercher cette distraction. On le conduirait en voiture, on le ramènerait pareillement. Les tribunes du Palais Législatif étaient spacieuses et commodes, la salle chauffée, l’air purifié par des ventilations excellentes. Puis c’était une impression qui lui manquait, celle d’une séance au Palais Législatif ! Murlich lui-même y était-il jamais entré ?

Le savant dut avouer que non.

– Vous voyez bien, conclut Alix, voilà beaucoup de bonnes raisons ! Nous serons bien placés. Vandrax, qui interpelle, me l’a promis.

Murlich enfin se décida à tenter l’aventure. D’ailleurs, le docteur, consulté le lendemain, ne s’opposa pas formellement à cette sortie, tout en recommandant les plus grandes précautions pour le voyage.

– Par exemple, dès le moindre signe d’énervement (Darembert frappa légèrement de la main droite le dessus de sa main gauche) au lit –… Mais, dit-il à Alix, c’est un traitement hasardeux que vous inaugurez là, Mademoiselle. Je ne le permettrais pas s’il s’agissait d’un homme !

La jeune fille savait bien que ni Darembert ni Murlich n’étaient de son avis, mais ce dont Gulluliou souffrait le plus, selon elle, c’était la solitude et le silence. Ne pouvait-elle pas avoir seule pénétré ce que les médecins ne voyaient pas ?… Le souvenir de la scène restée secrète où le pongo lui avait si brutalement avoué sa passion, s’était mué en pitié. Le baiser reçu des lèvres noires n’avait laissé en elle que le dégoût physique de ce contact. Son cœur absolvait. Depuis lors, Gulluliou n’avait plus rien manifesté qu’une docilité, une douceur très grande… Si vraiment il aimait, si cet amour implanté dans la conscience trouble d’une bête était pareil à l’amour humain, combien le presqu’homme devait souffrir.

Et Alix rêvait de le guérir par une diversité de milieux où sa jeunesse reprendrait le dessus.

* * *

Le 8 avril, à quatre heures, la grande interpellation sur les scandales du Sahara battait son plein.

Bâti sur le même emplacement que l’ancien édifice, détruit lors de la révolution de 2074, le Palais législatif était immense. Sa salle de séances pouvait contenir, outre les douze cents députés, plus de deux mille spectateurs. En forme de demi-circonférence, à gradins s’étageant depuis le fond, occupé par la tribune des orateurs, jusqu’aux tribunes publiques du pourtour, cette salle rappelait, par son aspect et ses dimensions, les amphithéâtres antiques.

Quand Murlich, Gulluliou, Alix et le secrétaire de Vandrax, qui leur servait de cicérone, arrivèrent, l’interpellateur occupait déjà la tribune de sa voix vibrante et de ses gestes de méridional court et sanguin. La barbe agitée, menaçant tour à tour le plafond, la droite, le centre et la gauche, l’index tendu, il redressait dans la redingote sa taille trapue, roulait formidablement les r, lançait toute sa fougue à l’assaut :

– Citoyens, l’heure des atermoiements est passée… Le pays vous demande un acte énergique… Il faut que la Chambre prouve qu’entre elle et la démocratie l’accord est complet, et qu’elles peuvent mutuellement compter l’une sur l’autre… Je demande au ministre quelles garanties de sécurité il compte désormais donner au commerce européen dans nos provinces d’Afrique ; on a trop vu combien ces garanties étaient illusoires !… Je lui demande si les capitaux de l’Europe-Unie tout entière seront allés impunément s’entasser dans les coffres d’un Syndicat d’escrocs et de faussaires !…

Des bravos, des acclamations couvrirent la voix de l’orateur. C’étaient le centre et la droite qui l’applaudissaient ainsi. Mais un tonnerre fait de cris glapissants, d’imprécations, de sifflets, s’éleva. Au fond du vaste entonnoir, les six cents députés de gauche s’étaient levés et, par leurs clameurs, leurs coups de poings sur les pupitres, s’efforçaient d’empêcher Vandrax de continuer.

Les interruptions se croisaient : « Faussaire vous-même !… Vous parlez d’escrocs… Assez ! C’est une provocation !… Menteur ! » tandis que les cinq cents membres du camp opposé continuaient leurs applaudissements. Enfin, Vandrax, le bras tendu, rouvrit la bouche et beugla lentement, en se tournant vers les adversaires :

Votre colère, citoyens, n’aura pas raison de mon endurance !… Vous m’entendrez quand même, que vous le veuillez ou non. Ce débat que vous avez retardé en vain par tous les moyens en votre pouvoir, vient trop à son heure, pour que nous l’abandonnions cette fois sans l’épuiser !… J’ai dit que les escrocs et les faussaires…

Le tonnerre, qui n’avait baissé que d’un demi-ton, reprit de plus belle, accompagné de l’autre coté par les manifestations contraires. La séance, orageuse déjà, s’annonçait très mal. Dans la galerie, Murlich murmura à Mlle Forest :

– Mais c’est fantastique. Ils appellent cela discuter !

– Oh ! sourit la jeune fille, ce n’est rien, ils ne sont pas encore en train. Vous verrez tout à l’heure !

Et elle ajouta, pour répondre au regard surpris du savant :

– Ils se battent presque à chaque séance. C’est la politique, que voulez-vous ! La politique est le nerf vital des nations européennes, vous le savez, mais la France est le pays de l’Union où on l’aime le plus. Les trois quarts de la population ne semblent vivre que pour elle ; chaque année, un mois entier est employé exclusivement aux élections législatives. Un mois de véritable guerre civile, où toutes les passions se rallument avec un redoublement d’énergie… surtout depuis que les femmes votent. Jadis, elles ne votaient pas, il paraît, on ne les laissait pas s’occuper de ces choses-là.

– Certainement, approuva Murlich, il n’y a pas si longtemps qu’elles jouissent des mêmes droits civiques que les hommes. En Suisse, c’est depuis seulement une vingtaine d’années.

Alix dit :

– Moi, je ne vote jamais, d’ailleurs… C’est comme les femmes qui se présentent aux suffrages des électeurs, trouvez vous que ce soit une chose naturelle ? Mais c’est ridicule ! si vous les voyiez, les pauvres femmes-députés, on dirait les perroquets du Muséum quand ils sont tous réunis dans une même salle : quelle cacophonie !

– En effet, s’inquiéta Murlich, comment se fait-il qu’il n’y en ait aucune ici. Je n’aperçois que des hommes.

– Elles doivent être en séance de Commission, repartit la jeune fille, elles vont arriver. Elles sont une centaine, c’est peu dans la masse, mais enfin elles forment un groupe !… Oui, croyez-vous que tous ces gens-là ne feraient pas mieux de rester tranquilles chez eux, de confier leurs intérêts à quelques-uns seulement ? Nous sommes un étrange peuple, nous croyons être heureux parce que nous lisons, tous les jours, cinq cents journaux politiques, et que tous les jours, on se collette à la Chambre.

– Vous êtes, dit Murlich, un peuple qui a le goût de l’agitation et de l’indépendance ; quelquefois il naît de bonnes choses de cela. Il ne faut pas oublier, ma chère enfant, que ton pays a été le propagateur du système social qui règne aujourd’hui. Il fut une des premières républiques, il a aidé à former toutes les autres, en a préconisé le groupement, enfin a donné sans cesse l’exemple du progrès et de l’émancipation. Il est naturel que la politique vous passionne, car vous l’avez dans les veines, elle coule avec votre sang. Vous avez été les pionniers de la civilisation moderne, vous restez dans votre rôle. C’est en quelque sorte malgré vous que vous recueillez toutes les idées, que vous les véhiculez, que vous les heurtez !

– Que nous les heurtons surtout. Vous considérez notre race, mon cousin, comme un observateur éloigné et qui regarde en bloc… Mais de près… c’est autre chose.

Murlich, s’adressant au secrétaire de Vandrax, qui suivait avec un intérêt visible le débat soulevé par son patron lui demanda en montrant l’hémicycle :

– Alors, il y a toujours trois grandes divisions, comme à toutes les époques ? Et quelles sont leurs opinions respectives ?

– Ma foi, Monsieur, répondit le jeune homme, c’est difficile à démêler !

– Cependant, insista Murlich, sous les anciens régimes, on pouvait très bien distinguer les opinions, d’après le groupe précisément. Ainsi, sous la troisième république française, si féconde en événements parlementaires, l’histoire nous dit que la Chambre était divisée en trois groupements dont la tendance politique était bien définie.

– Oh ! fit l’autre, ici nous n’avons rien de cela. L’opinion d’un groupe varie avec le jour, la question qu’on discute. Ainsi aujourd’hui, pour cette affaire du Sahara, il y a les partisans du ministre et ceux de Vandrax. Demain ce sera autre chose. Vous comprenez bien qu’il n’y a plus ni républicains, ni monarchistes, ni…

Murlich interrompit en souriant :

– Évidemment, ces étiquettes n’auraient plus raison d’être, l’accord existant sur le principe de gouvernement…

Par conséquent, dit Alix, vous voyez que c’est quand il y aurait le moins de raisons de faire de la politique, qu’on en fait le plus. Les ancêtres de nos députés avaient à traiter bien d’autres sujets qui n’existent plus aujourd’hui : cultes, guerre, marine militaire. Ils n’étaient que cinq cents pour cela… Les nôtres ne s’occupent que d’affaires intérieures ; ils s’y mettent à douze cents, et trouvent moyen de se battre.

– L’ardeur belliqueuse des Français, conclut le naturaliste, a trouvé un dérivatif naturel dans les séances de la Chambre. C’est logique.

Mais son attention fut détournée pas Gulluliou, saisi d’une violente toux. Il lui fit prendre aussitôt une pastille calmante, en lui tapant légèrement le dos avec sollicitude. Le singe souffla, ébloui un peu par le grand jour qui tombait des vitrages, par cette multitude agitée devant lui.

Ils revinrent à ce qui se passait au fond de l’amphithéâtre. Vandrax était toujours à la tribune, où il se maintenait courageusement ; sa voix luttait pour dominer le murmure puissant de la foule, le bruit cadencé des pupitres. Une vapeur trouble, échauffeuse des têtes, commençait à planer sur l’assemblée. D’un dont{3} qui fouillait les recoins de l’enceinte, l’orateur lança :

– Je demande à la partie honnête de cette Chambre de sanctionner par son verdict le jugement du pays. Que le ministre du Travail ose donc venir à cette tribune pour tenter d’égarer de nouveau l’opinion. Il n’y parviendra plus ! Toute la lumière se fera. Nos amis et moi sommes prêts à soutenir le débat. Les interruptions des complices serviles du pouvoir ne sauraient étouffer notre cri d’alarme…

De nouveau, la tempête de sifflets et d’injures se déchaîna contre Vandrax. Depuis une heure qu’il luttait ainsi contre les deux orages grondant de part et d’autre, il n’avait pu développer qu’une infime partie de son interpellation. Soudain, il s’emporta, il tendit son gros poing à la gauche, hurlant :

– Ah ! bandits, vous ne voulez pas me laisser parler, je parlerai quand même !

Alors ce fut le signal, de partout les encriers décrivirent leurs courbes. L’assemblée entière était debout. Tumulte et chaos. Du haut en bas des gradins, on s’invectivait en se lançant tous les projectiles qu’on avait sous la main, tandis que, de la tribune, Vandrax penché en tous sens, se redressant et plongeant tour à tour, gueulait :

– Tas de canailles ! Vous avez peur de m’entendre ! Et toi, qui t’intitules ministre du Travail, infâme Perrette, voleur, concessionnaire !

– Voleur toi-même ! écuma Perrette en bondissant du banc du gouvernement sur l’orateur, qu’il saisit à la gorge.

Un instant, les deux hommes luttèrent à qui jetterait l’autre en bas de la tribune. Au-dessus d’eux, le président s’était contenté de se couvrir, puis de faire fonctionner à plusieurs reprises l’énorme trompe placée près de lui, et qui remplaçait l’ancienne cloche. Mais chaque partie de la Chambre volait déjà au secours de son champion, la droite à Vandrax, la gauche à Perrette.

– Ah ! les voilà enfin au point ! s’écria Alix en regardant Murlich. Hein ? que dites-vous de cela ?

– Inouï, inouï ! répondit le savant stupéfait, dans le vacarme assourdissant, éclats de voix, beuglements de la trompe…

Le secrétaire de Vandrax avait depuis longtemps enjambé l’appui de la galerie du public pour descendre, par les derniers gradins, au centre de l’arène. Il faisait le coup de poing en bas, du côté de son maître. La mêlée devenait générale, on ne se battait plus pour défendre Perrette ou Vandrax, on se battait pour soi, pour satisfaire ses rancunes, ses inimitiés particulières. Les duels isolés se multipliaient, beaucoup de couples se bourraient consciencieusement les côtes sur les banquettes, d’où n’émergeaient que bras et jambes.

Le Président, dominant tout, sous le buste impassible de la République, avait l’air de pointer les coups, comme s’il se fût agi d’un vote. Enfin, une dernière sonnerie étant restée sans résultat il retira vivement son chapeau, son habit, et releva ses manches : c’était un athlète. Ses muscles solides saillirent comme des cordes nouées, au bout desquelles les poings se balançaient formidables. Il descendit entouré d’une escorte d’huissiers, et commença à s’ouvrir un chemin de nez écrasés et d’yeux pochés. Derrière lui, sa phalange déblayait le terrain, ramassait les éclopés, les dirigeait sur l’infirmerie contiguë. Ce fit vite fait, les premiers rangs des belligérants seuls eurent à souffrir, les autres se séparèrent d’eux-mêmes… On dut emmener Perrette, Vandrax lui ayant cassé trois dents de son râtelier. Le Président du Conseil, contre qui s’étaient acharnés plusieurs représentants du peuple, avait ses vêtements en loques. Quant au matériel, ses débris jonchaient le sol. Ainsi jadis, au temps des guerres, les éclats d’obus devaient parsemer les champs de bataille.

Mais une porte venait de s’ouvrir à deux battants, sur un des côtés de l’enceinte. Une troupe confuse pénétra par là dans la salle : ces dames prenaient séance. Le costume uniforme à culotte plate montrant les jambes vêtues de bas noirs, les serviettes serrées sous le bras, donnaient au groupe féministe de la Chambre l’aspect d’un régiment d’écoliers vieillots. Sans s’occuper des derniers horions échangés autour d’elles, comme s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde, elles se répandirent le long des gradins, pérorant et discutant, ajoutant l’élément aigu de leur voix au brouhaha viril de la bataille qui s’achevait.

Tout paraissait s’apaiser enfin. Le Président, remonté au fauteuil, remettait son habit avec solennité, et n’attendait plus pour continuer la séance qu’un ordre relatif se fût établi dans l’assemblée, lorsque un cri rauque, terrible, incroyable, retentit. Il sembla qui les murs de l’immense amphithéâtre se multipliaient pour répercuter à l’infini ce cri, qui n’avait rien d’humain.

Et Gulluliou apparut à mi-chemin entre les galeries et la tribune, debout sur un banc vide. Un instant il s’arrêta, hésitant, puis, d’une rapidité d’éclair, se déshabilla le torse, jeta à la volée dans la foule stupéfaite, ses vêtements. Couvert seulement de son pantalon, il fit un bond et franchit plusieurs rangs de gradins. Il poussa une seconde fois son cri, et sauta de nouveau.

Cependant on l’avait reconnu, des exclamations terrorisées partaient : « Gulluliou ! Le pongo, Gulluliou ! » Et l’on fuyait.

Là-bas, de la galerie du public, d’autres cris venaient, ceux de Murlich et d’Alix, dressés dans l’effarement de cette frénésie brusque, de ce coup de folie du singe. On ne l’avait pas vu s’élancer, il avait dû profiter d’un moment d’inattention, soudain mis hors de lui, électrisé par le spectacle de la bataille.

Tout se perdait au milieu de la rumeur de la salle. Gulluliou s’élança encore, parvint jusqu’à la tribune, évacuée en un clin d’œil, et se trouva, étalant sa poitrine couverte de poils roux, balançant ses longs bras, avançant son museau fendu d’un rire de joie, à la place même où Vandrax déroulait tout à l’heure son éloquence. Il y eut une minute épique ; toute l’assemblée, hommes et femmes confondus, était debout, saisie d’un frémissement de peur, devant cette bête déchaînée. On attendait ce que Gulluliou allait faire, un silence lourd d’angoisse avait succédé aux rumeurs.

On vit le singe remplir d’eau le verre placé près de lui ; et boire, non sans mille contorsions. Puis il s’immobilisa deux secondes pour prendre une pose, et d’une voix gutturale et perçante, il cria : « Citouyens ! «  Il tapa du poing le bureau, se pencha en dehors et en arrière : « Citouyens ! »

Le mot unique, retenu à cause de sa fréquence, heurtait chaque geste… « Citouyens ! »… Enfin il prit son élan, il hurla dans un rire énorme son non, comme s’il eût voulu le jeter en étendard de gloire à ceux qui le regardaient : « Gul… lul… iou ! »

Mais soudain la parodie prit une autre forme. Évidemment, dans l’ébranlement nerveux produit chez l’animal, le fait de s’être dévêtu, à l’imitation du président quittant son habit pour descendre dans l’arène, ne pouvait qu’impliquer une idée sub-latente de combat. Le discours n’était qu’un préliminaire. Gulluliou oscille en avant, tendit les poings à des adversaires imaginaires, créant la débandade dans l’assemblée. D’un geste, il balaya la tribune : encrier, papiers, plumes, verre, carafe, tout vola. Cependant que, de l’air d’un guerrier qui marche à la plus sainte des causes, il sautait sur le plancher, s’avançait avec des gestes de lutteur. Malheur à qui se fût trouvé sur son passage ; Gulluliou, en voulant pousser son rôle à la perfection, l’eût assommé d’une taloche amicale !

Mais le vide s’était fait, les issues étaient fermées, les galeries évacuées, à peine dans le haut des gradins quelques députés se bousculant encore, cherchant en hâte la sortie, et quelques huissiers esquissant des simulacres de barricades.

Au loin, à travers les murs, le bruit d’une troupe monta en cadence : un détachement de la Garde Civique arrivait.

Or, dans l’arène, quelqu’un descendait vers le singe : Murlich. Le regard sévère derrière ses lunettes bleutées, prononçant seulement le nom du Fils-des-Colombes, le savant allait à son élève, s’efforçant au milieu de son trouble, de conserver le ton d’autorité nécessaire. Ils furent l’un devant l’autre. Le pongo, nu jusqu’à la ceinture, les bras pendants, les jambes repliées comme pour bondir encore, tourna un instant la tête, et fit un mouvement de fuite. Murlich eut l’impression qu’il lui échappait que l’âme évadée de ce corps se perdait pour toujours.

Mais une voix claire, là-bas, venait de s’élever, et cette voix appelait à son tour : « Gulluliou ! » Le singe regarda la galerie du fond, il reconnut Alix. Ses yeux fauves vacillèrent : une lueur mélancolique y stagna. À l’instinct de la brute, l’intelligence presque humaine succédait.

Dompté, Gulluliou laissa Murlich lui poser la main sur l’épaule ; et se voyant dévêtu, il croisa ses bras pour se couvrir la poitrine. Il redevint homme ; son souffle haletant trahissait sa fatigue, il respirait avec des sifflements. Une toux rauque le saisit.

* * *

Gulluliou cracha du sang le soir même ; la fièvre le dévorait. Dès le retour à Auteuil, le docteur avait été mandé. Et lorsque Darembert arriva, déjà mis au courant par les journaux de l’après-midi, il haussa les épaules, en homme brutal qu’on a dérangé pour pas grand’chose.

– Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? dit-il. Vous vous amusez à le laisser se tuer et vous venez me chercher après !

Il resta pourtant près du malade ; personne ne dormit cette nuit-là dans la maison, chacun veillant à tour de rôle. C’était un désarroi, Murlich sentait sa robustesse de vieillard solide ébranlée par ce coup inattendu. Sa clairvoyance était trop grande pour qu’il n’éprouvât pas une immense angoisse. Alix, désolée, s’accusait en secret d’avoir voulu cette aventure ; mais le savant ne lui en fit aucun reproche, habitué par expérience à s’incliner devant les vouloirs de la destinée.