Le dernier vers venait de sonner, répercuté de la scène noyée de crépuscule à toute la salle silencieuse. Des applaudissements grêles saluèrent la chute du rideau, et aussitôt monta, de l’orchestre à la coupole, le bruit des voix bourdonnantes.
Maximin quitta le bord de l’avant-scène d’où il avait assisté à tout le premier acte du Triomphe de l’Homme ; il se tourna vers ses amis, dont les mains tendues voulaient le complimenter.
Il y avait là Alix Forest, presque jolie aux lumières ravivées des lampes, la peau très fine du cou blanc émergeant de l’échancrure de sa robe mordorée, où d’énormes ombelles blanches rappelaient la bizarre manie de la jeune fille. Sur son chapeau, couvert de feuilles mortes du même ton que la robe, un semis de légers mousserons se dressait en touffe flexible. Avec son sourire vif et fin, elle exprima tout de suite sa joie des beaux vers dont l’harmonie puissante les berçait encore. Murlich, qui était là aussi, au second plan, silencieux, battait discrètement des mains, comme il sied à un homme de science que la poésie ne trouve pas indifférent. Dans le fond de la loge, Gulluliou, immobile, regardait, interrogeant son maître de ses yeux hésitants, et tout à coup il comprit le sens du geste de Murlich, ses paumes se heurtèrent l’une contre l’autre, timidement d’abord, puis d’une brusquerie espiègle, enfantine.
Mais le critique Casot-Dorlys inclinait sa face poupine, laissait de ses lèvres épaisses tomber un verdict chaleureux.
– Admirable, mon cher ami, votre acte. Et joué !
Maximin inspecta d’un long regard la salle, il secoua la tête :
– Pourvu que ça se remplisse. Il y a des vides !
– Mais on arrive encore, grasseya le critique… N’ayez pas peur, vous aurez une salle comble pour le dénouement ! Ah ! c’est une belle, une bonne soirée que l’art vous doit là, Maximin ! Vous allez être un triomphateur tout à l’heure !
Alix dit :
– C’est déjà un succès !
Le poète agita ses mains nerveuses.
– La bataille n’est pas encore gagnée ; il faudrait plus de monde. Je vais voir au contrôle… Les gens n’ont qu’à entrer, pourtant… Albani a été bien, n’est-ce-pas ? Il porte bien son rôle.
– Oh ! remarquablement, renchérit Casot-Dorlys. La voix est chaude, sonore ; c’est la voix qu’il faut pour dire vos vers ! Balsamore joue au second acte ?
– Oui, une courte apparition, répondit Alix à la place de Maximin qui s’absorbait un instant ; mais c’est surtout au troisième qu’elle donne tous ses effets… Et vous verrez ce décor !…
Dans le brouhaha qui montait vers le lustre, le critique s’écria :
Ça va être un triomphe, je vous dis !
Casot-Dorlys, gros homme de quarante ans, respirait une jovialité bon enfant et sincère. Son goût vif, insolite, pour les arts, l’avait lié à Maximin, dont il partageait l’espoir de rénover les esprits contemporains. Il professait pour le poète une admiration qui lui était rendue intégralement. Car si Casot-Dorlys, les mains aux hanches et la figure épanouie, proclamait, dans les groupes, le génie de Maximin, Maximin n’était pas sans faire très grand cas du sens critique de Casot-Dorlys. Il était, à un autre titre qu’Alix, son confident.
Le poète dit, très fiévreux, en prenant son chapeau :
– Il faut tout de même que j’aille voir un peu par là. Est-ce que vous venez, Casot ?
– Oui, oui, certainement… Excusez-moi, Mademoiselle… Le devoir avant tout ! Nous partons réchauffer les troupes !
Maximin se tourna vers Alix et Murlich :
– Au prochain entracte, nous irons ensemble dans les coulisses, n’est-ce pas ?
Les deux amis enfilèrent le couloir où la salle déversait le trop-plein de ses conversations. Gens du monde, invités de l’auteur, pour qui cette soirée était depuis longtemps matière à commentaires passionnés, au sein des familles où le bourgeoisisme pratique n’avait pas encore tout fait étouffé les autres sentiments. Puis spectateurs de hasard, les passants de la rue, artisans et employés, ceux que l’affiche lumineuse avait attirés, et qui étaient entrés, par désœuvrement et parce que cela ne coûtait rien. Ceux-là, un étonnement les faisait silencieux, errant comme des âmes dépaysées qui s’étonnent d’un milieu inaccoutumé. Ce n’étaient pas eux qui avaient applaudi tout à l’heure, c’étaient les habits noirs. Mais le grand public, la foule anonyme des travailleurs au repos, eux seuls donneraient le succès s’ils comprenaient ; et il fallait bien, Maximin le savait, que les vers allassent réveiller en eux des étincelles assoupies, sous peine d’échec.
Ils passèrent lentement, arrêtés à chaque instant, par des amis, des gens de connaissance. Casot-Dorlys, à droite et à gauche, jetait un mot élogieux sur la pièce, très haut, pour que l’on entendît à la ronde. Il avait des sourires victorieux, agitait ses bras courts en parlant, à phrases rapides, des beautés des actes suivants.
– Vous verrez, vous verrez… oui, un décor d’usine… Oh ! d’un effet saisissant ! Mon cher Maximin, permettez-moi de vous présenter un admirateur…
Le poète passait très vite, remerciant et saluant. Un instant, son compagnon s’arrêta pour dire quelques mots à un confrère, Gribory, critique jaune et long autant que Casot était rond et rose. Maximin continua seul sa route, il avait hâte d’être au contrôle, un pied sur le trottoir, pour voir si l’on entrait, si la salle se remplissait. Il n’eut pas besoin d’aller jusque-la, un flot d’arrivants le repoussait, il revint rassuré ; du monde entrait par les larges portes conduisant directement à la salle, toute claire avec ses ors rafraîchis et le rouge de ses balcons.
Comme il se demandait s’il aurait le temps d’aller sur la scène pour surveiller la pose du décor, il retomba sur Casot-Dorlys, qui venait de quitter le confrère.
– Eh bien, questionna l’auteur, qu’est ce que Gribory vous a dit de moi ?
– Oh ! avec ce bonhomme-là, on ne sait jamais si c’est chair ou poisson. Il n’a pas d’opinion, il veut voir toute la pièce avant de se prononcer.
– Il a raison, acquiesçait Maximin.
Casot, avec son enthousiasme habituel de sanguin, éclatait :
– Eh oui, il a raison ! Mais il n’a jamais voulu avouer qu’il était épaté !
Maximin eut un geste ; on verrait cela demain.
Autour d’eux les gens se hâtaient, l’entracte finissait. Ils regagnèrent l’avant-scène où Alix était en train de montrer à Murlich, de loin, dans les loges et à l’orchestre, les merveilleux effets de la mode quelle lançait… Çà et là, les champignons poussaient au tissu des jupes et des corsages, chargeaient les coiffures de leurs teintes variées, et la jeune fille, sous le regard fixe de Gulluliou, nommait ses clientes à Murlich qui souriait finement.
Devant la salle pleine, cette fois, le rideau découvrit la bouffée d’air frais de la scène, qui représentait – symbole de l’époque présente – un hall immense et vitré. Des machines l’ébranlaient de leur mouvement silencieux ; et l’homme était là, créateur de ces machines, par quoi tout travail, tout effort était épargné à ses muscles. Occupé seulement d’étudier sans cesse le plan d’autres machines pour d’autres ouvrages, au milieu de ses froides mathématiques, qui cependant le conduisaient à la solution de ses problèmes, il restait inassouvi, comme tâtonnant, inconscient d’abord de ce qui lui manquait. Enfin, la clarté se faisait en lui, il criait son besoin d’idéal :
… Mais que faire, à présent ? J’ai tout vu,
Les vieux mondes pour moi n’ont plus rien d’inconnu,
J’ai déchiffré le mot des antiques mystères,
Ma science pourrait te recréer, ô terre !,
Et pourtant, la plus lourde énigme, elle est en moi…
Ah ! tout savoir et tout calculer ! Eh bien, quoi,
Quand je serais allé jusqu’au fond de ce gouffre ?
Cela n’empêche pas que ma poitrine étouffe
Et que mon front se heurte aux murs d’une prison
Où me tiendrait, geôlière aveugle, ma raison !…
Mais les oiseaux pour s’évader ont leurs deux ailes,
Le torrent descend seul des cimes éternelles,
La forêt peut frémir sous les baisers du vent,
Et moi, comment pourrai-je être libre ?
La voix de la Fée-Nature,
En rêvant.
Dans une lumière bleue et blanche qui remplissait le fond du décor d’une aurore candide, la déesse de la nature, représentée par Berthe Balsamore, se montrait un instant, annonçait la rédemption souhaitée. La toile retomba sur le geste levé et le sourire de cette femme très belle dont les cheveux blonds jetaient sur la scène une gaîté de soleil. Et l’accueil cette fois fit augurer du succès, les applaudissements se prolongèrent, éveillèrent des échos endormis de la salle. Maximin, de l’avant scène où il attendait, palpitant à chaque vers, à chaque mouvement de ses personnages, eut la sensation que toute la gêne du début de la soirée se diluait, s’évaporait au souffle de sa poésie, et la fièvre qui le tenait depuis les jours précédents s’accrut dans la certitude de vaincre.
Tout de suite, il avait fait signe à ses compagnons, pour aller aux coulisses ; Casot-Dorlys exultait, Alix, encore secouée d’une émotion vive joignait ses compliments à ceux de Murlich qui déclara, avec son amabilité douce :
– Je vois, cher Monsieur, que vous entendez au même point de vue que moi le triomphe de l’homme ; vous laissez la part la plus belle à la nature !
Maximin se contentait de sourire. Le critique dit :
– Mais la nature est un grand creuset où les éléments les plus composites s’unissent. Le savant peut donner souvent la main au poète !
– Vous surtout, Monsieur Murlich ! dit Maximin, en hochant la tête vers le singe.
Gulluliou s’était couvert de son ample manteau de fourrure. Depuis sa bronchite, les plus grandes précautions étaient prises pour éviter une rechute que les docteurs avaient préconisée comme très grave, et il n’était pas de longs instants sans que Murlich s’inquiétât de l’état du singe. Il devait sans cesse prendre garde aux imprudences possibles, veiller à tout. Ce soir même, c’était par exception qu’il avait consenti à le faire sortir ; il fallait la représentation depuis si longtemps attendue de l’œuvre de Maximin, pour que le naturaliste relâchât un peu la consigne sévère.
Gulluliou n’avait jamais été aussi heureux ; tout ce qu’il voyait était nouveau, ces lumières, ce brouhaha, ces couleurs dans la salle, puis le rideau montrant un autre espace aussi grand où des personnes venaient parler, se répondre longtemps, avec des gestes qui lui permettaient de comprendre presque, sans le secours des paroles, de bâtir dans son imagination toute une histoire vaguement adaptée au spectacle. Enfin, le rideau se baissant, la salle soudain illuminée de nouveau, dans un grand mouvement de gens qui se levaient en frappant leurs mains. Étonnements, successions d’images qui faisaient papilloter les yeux et l’esprit de Gulluliou !
Le groupe traversa les couloirs où la curiosité sympathique du public reconnut le singe et son maître. Murlich, lui, se disait, non sans une ironie intime, qu’il n’y a pas loin de la huée à l’admiration, du sifflet au bravo, que les deux sont trop voisins, trop peu séparés dans l’échelle des sentiments, pour valoir quelque chose. Maximin, en recevant de tous côtés les félicitations, songeait à Murlich : la première conquête pour le savant, la seconde pour le poète. Mais Murlich n’était-il pas un poète de la science ?…
Ils arrivèrent, plusieurs portes poussées, au foyer des artistes ; Maximin rencontra tout de suite Albani, très large et très fort dans le costume neutre, sans âge et sans date, où il personnifiait l’Homme.
– Ça marche, ça marche, hein ? demanda l’acteur.
– Oui, je crois, la dernière scène a porté.
L’interprète et l’auteur étaient l’un devant l’autre, tous deux très énervés. Comme, à quelques pas, les compagnons du poète attendaient, Maximin serra seulement la main aux artistes qui étaient là, s’excusant :
– À tout à l’heure, j’ai à voir Balsamore. Elle est là-haut ?
– Oui, oui, dans sa loge.
– Venez, dit Maximin.
On enfila un corridor qui débouchait sur un escalier ; on gravit un étage. L’habilleuse salua obséquieusement l’auteur et sa bande. C’était le palier des premiers rôles, des vedettes : par les portes de trois ou quatre loges assez somptueuses et vastes, l’odeur fade du blanc gras et des huiles saturait l’air. Le cortège était étrange, de Maximin et de Casot-Dorlys, d’Alix, de Murlich et de son singe, déambulant ainsi.
À un coude, ils aperçurent, par une porte de fer grande ouverte, la scène noyée d’une pénombre de navire nocturne, avec ses portants debout comme des voiles gonflées aux courants d’air, et ses enchevêtrements de cordages filant vers les cintres. La vision rapide retomba ; ce fut la voix un peu canaille de Berthe Balsamore qui les accueillit du fond de sa loge où elle se noircissait les yeux devant une glace :
– Entre donc, mon cher ! criait-elle à Maximin.
Mais elle vit qu’il n’était pas seul ; elle se retourna aimablement, l’estompe à la main.
– Ah ! pardon !
– C’est une invasion, dit le poète, je vous amène des amis.
– Enchantée !… Entrez donc, asseyez-vous. Bonsoir, mademoiselle Forest, retirez donc ça de la chaise… Bonsoir, Casot !
Murlich, très désorienté sous sa tranquille allure de blasé et Gulluliou dont l’inquiétude primait la joie, furent présentés.
– Tu sais, mon petit, déclara l’actrice, c’est un succès. Je n’ai pas encore joue à Paris, mais je peux te le dire de confiance, c’est un succès !… Quoique tu me doives une fameuse chandelle. J’ai sauvé une réplique d’Albani, tu ne t’en es pas aperçu ?
– Ma foi, non, répondait Maximin, un peu gêné du tutoiement, devant Alix.
Mais Mlle Forest n’écoutait guère, elle ne voyait qu’une chose : la tunique de Balsamore, la fameuse tunique enfin réalisée, flamboyante de toutes ses corolles orangées et soyeuses. Et de cela, les épaules grasses de l’actrice, sa chevelure dorée, émergeaient comme le pistil d’une fleur énorme des tropiques.
– Admirez-moi, mademoiselle Alix, dit Balsamore en remarquant le coup d’œil de la jeune fille… Êtes-vous contente ? Ça va mieux qu’au premier essai, hein ? Nous avons bien fait de la retoucher, je ne l’aurais pas mise !
Mais Murlich à son tour était sur la sellette. Il s’efforçait, devant la trentaine opulente et déshabillée de l’actrice, de garder sa contenance de réserve souriante, bien que l’étrange pièce, à la fois cabinet de toilette et petit salon, pleine d’une débandade d’oripeaux, de jupons et de peignoirs, d’images et de photographies, de flacons et de pots, ne laissa pas d’étonner son habitude des laboratoires froids et symétriques. Pour Gulluliou, qu’on avait débarrassé de son manteau, il baissait la tête un peu, en enfant intimidé devant une personne nouvelle.
Sa figuré sérieuse, aux plis déjà vieillots, son collier de barbe, amusèrent follement Berthe. Quand Murlich dit que le singe avait treize ans, elle voulut à toute force lui prendre la main, le faire se lever, le voir marcher, les jambes un peu molles dans le pantalon noir, les pieds traînants dans les bottines vernies.
– Mais tu devrais faire quelque chose sur lui, Maximin ! s’écriait-elle. Voilà une humanité à laquelle tu n’avais pas pensé !
– M. Murlich y pense pour nous ! déclara le poète, en rêvant à des choses vagues que ses mains palpaient dans l’air.
Casot regarda le naturaliste.
– Le voilà bien, le triomphe de l’homme, votre générosité l’étend jusqu’au singe ! Il est juste de dire qu’elle n’est pas trompée. N’est-ce pas, Gulluliou ?
– Oui, répondit Gulluliou.
C’était le seul mot français qu’il connût encore, il le plaçait ainsi à tout bout de champ, quand il entendait son nom. Parfois, cela tombait bien.
Mais l’actrice, qui avait achevé, avec l’aide de l’habilleuse, de croiser sur ses chevilles nues les lacets roses de ses sandales suppliait Murlich de parler devant elle avec son élève, quand Maximin, dont la fièvre augmentait à l’approche du troisième lever de rideau, les interrompit :
– Je crois qu’il serait temps de repartir, l’entr’acte doit être fini.
– Eh bien, à tout l’heure, mes petits enfants. Monsieur Murlich, vous me permettez d’aller visiter le jeune homme ?… C’est égal, j’aurais voulu l’entendre causer… À tout à l’heure ! (Sa voix se troubla d’une nervosité, elle s’adressa à Maximin.) Si la salle ne dort pas, je n’aurai pas peur, mais il faut qu’on m’aide !
Le poète dit, frileux :
– J’applaudirai quand vous entrerez en scène… Bon courage !
– Et toi aussi, mon vieux.
Comme les autres étaient déjà dans le couloir, Berthe s’arrêta sur le seuil de la loge, un doigt levé :
Le prélude est commencé, fit-elle.
Un cri nasillard courait dans un battement de portes, un murmure de voix qui se disputaient, des rires : « En scène pour le trois !… En scène pour le trois !… » Tandis qu’entre les murs, montant par l’escalier intérieur, se répandant partout dans l’édifice, une harmonie lointaine arrivait, gagnait de proche en proche, comme un fluide mystérieux. Et Maximin fut pris d’une extraordinaire émotion à songer que cette musique était la sienne, qu’une foule l’entendait à ce moment. Il entraîna ses amis à sa suite pour regagner la salle ; ils repassèrent rapidement devant la porte de fer ouverte sur l’obscurité de la scène, où maintenant le décor était placé, attendait d’être animé par les lumières…
Au-dessus d’eux, à tous les étages, le même cri retentissait : « En scène pour le trois !… En scène pour le trois !… »
Ils se retrouvèrent dans leur avant-scène ; ils surplombèrent l’orchestre ; la salle était attentive, sous l’empire naissant des premières mesures du prélude. Maximin, le cœur serré, écoutait.
C’était toute la synthèse du drame qu’il avait voulu donner là, traduire avec la magie et la richesse de l’orchestre. Les deux actes précédents étaient rappelés, l’Homme montant peu à peu des ténèbres de l’ignorance ou de l’erreur, à plus de vérité. Plainte confuse, esquissée aux profondeurs des contrebasses et des violoncelles, puis reprise en sourdine par les violons et les altos, qui laissaient traîner une note lente, monotone. Des combats se livraient alors, la lumière se faisait jour par saccades, déchirait le voile gémissant de la nuit humaine, des modulations aiguës de flûtes tissaient leur dentelure sur le canevas primitif. Cela fusait en montées brusques, interrompues. Longuement, péniblement, la lutte évoluait ; au gémissement des violons succédait un contre-temps soutenu par le mouvement plus vif des violoncelles. L’orage grondait dans une ampleur sourde et magnifique, zébrée de l’éclair des chanterelles grésillantes. Soudain s’éleva, après un silence, la mélodie des hautbois mystérieux. Ils indiquèrent le motif de l’aurore, bientôt propagé aux cors anglais voilés aux clarinettes audacieuses. Et du thème majeur ainsi constitué, tout l’orchestre s’empara par tonalités successives, vibra d’une sorte de délivrance. Sur le trille des instruments à cordes, les cuivres émergèrent, épanouirent leur ascension sonore de pourpre et de gloire.
Toute la salle exhala son souffle retenu ; Maximin se sentit le visage effleuré d’une aile dont le frôlement le faisait défaillir en lui-même, il crut toucher le fond de sa joie d’artiste, il comprit que la foule était subjuguée. Il dut se retirer en arrière, s’asseoir près d’Alix. Il sentit la main de la jeune fille qui cherchait la sienne, l’étreignait. Dans l’avant-scène, tous restaient sans une parole, tandis que le rideau montait.
Casot-Dorlys changea seulement de posture en poussant un soupir, Murlich fermait à demi les yeux, veillant secrètement sur Gulluliou, dont les attitudes étonnaient sans cesse sa curiosité de savant. Il l’avait observé tout le temps du prélude, inquiet de l’effet nouveau que produisait la musique d’un orchestre sur cet étrange organisme, et s’était complu, transposant sa sensibilité sur celle de l’animal, à se représenter ses diverses impressions. Gulluliou, au premier accord des violons, avait eu son regard interrogateur, son mouvement de tête pour questionner muettement son maître. Mais, le phénomène persistant, il avait reporté son attention vers l’orchestre, étonné surtout du mouvement des archets et des gestes du chef. Éveil confus de sensations… L’homme qui remue les bras comme le pantin qu’on fait marcher en tirant la ficelle… Cela fait du bruit, un bruit très fort… Les hommes qui remuent des bras font un bruit très fort qui dure très longtemps… Oh ! qu’ils remuent les bras et que le bruit dure très longtemps, si longtemps que les oreilles tintent et que ça donne mal dans le ventre, et que ça empêche de respirer… Comme s’il y avait une grande tempête dans les goyaviers : on entend le vent qui siffle dans les branches. Les hommes qui remuent les bras font une grande tempête dans les branches, et… Minnili, le petit oiseau a chanté !… Minnili, Minnili, pourquoi chante-t-il dans la grande tempête ?… Le maître n’a pas peur… Les hommes qui remuent les bras et ceux qui soufflent… Le maître me regarde… Le bruit, les oreilles et le cœur ; le bruit, les oreilles et le cœur. Le cœur qui s’arrête, le bruit qui augmente, la machine qui se lève, voilà qu’il fait clair de nouveau !… Mais, mais… Mère !… Minnili ! Loin… Loin… Les nuages, le soleil !
Dans un cri rauque, étouffé, Gulluliou venait de se dresser la poitrine haletante, les yeux élargis, une main tendue. Car, sur la scène, c’était toute sa forêt qu’il retrouvait, vivante de ses palmes balancées, vierge par ses lianes enchevêtrées tombant des arbres comme des serpents ployés. Toute la forêt tropicale, énorme et profonde ! Et cela suffisait à ramener d’un seul coup dans l’âme obscure du singe le parfum de son enfance, tant de souvenirs épars, presque morts, et qui remontaient ! Et puisque cela était si près, il voulait y aller, y courir encore, Gulluliou voulait aller dans sa forêt. Debout dans l’habit noir serrant sa taille courbée, le cou dans le carcan du faux-col, il oubliait sa condition humaine, son vernis de citadin, cherchait à s’élancer, à gagner la scène…
Mais, ce fut un éclair, Murlich s’était levé aussi, il devina et prévint le geste. De quelques mots murmurés de sa voix douce et ferme à laquelle l’animal ne résistait jamais, il le calma. À peine les autres eurent-ils le temps d’être émus. Cela se passa dans le silence de la salle recueillant les vers que Balsamore, qui venait d’entrer avec sa tunique éclatante, lui jetait à pleine gorge.
L’acte se déroula, au bercement somptueux des strophes du poète. Le public, amené maintenant à l’exaltation voulue du sens artistique, comprenait, vibrait d’une telle sincérité que Maximin lui-même en demeurait surpris. Cette soirée, commencée dans le doute et la fièvre, s’achevait dans une poussée de triomphe. D’ailleurs Maximin entendit mal le reste de sa pièce ; l’audition du prélude l’avait comme anéanti, il avait revécu une à une de trop fortes sensations ; une fatigue immense se mêlait au sentiment de sa victoire.
Il s’était retiré avec Alix, derrière leurs compagnons, dans le petit salon aux lampes en veilleuse, et là sans rien se dire, ils attendaient, écoutant vaguement. L’acte enfin s’acheva ; déjà une partie de la salle venait de se lever pour acclamer le nom de Maximin ; Calot et Murlich, quand le rideau retomba, se penchèrent pour applaudir avec toute la foule électrisée.
Ils ne purent voir Maximin qui, après un long regard sur la jeune fille, et lui prenant un poignet, cherchait à posséder sa bouche. Personne, dans l’ouragan de gloire qui s’élevait, ne devina ce qui se passait au fond de l’avant-scène. Le poète employait à ce geste de conquête son reste d’énergie.
Mais Alix s’était dégagée brusquement, la barbe blonde l’avait effleurée à la joue. Elle fut très pâle, elle dit, en mots hachés, d’une voix basse :
– C’est mal d’abuser de ce moment !… Laissez-moi !
Et elle vit Gulluliou, qui, tourné à demi, la regardait du même regard fixe, étrange, qu’elle avait remarqué plusieurs fois déjà. Une tristesse y vacillait, une résignation sans bornes… Alix en fut pénétrée, elle craignit d’avoir saisi l’expression de ces yeux obsédants. Elle rapprocha le silence de Gulluliou de l’audace du poète. Elle fut secouée d’un haut-le corps de vierge libre. Elle voulut cingler celui qui avait cru que son indépendance succomberait à l’émotion d’un soir. Montrant l’animal à Maximin, elle fit :
– Ce singe qui se moque de vous !
Maximin haussa les épaules, les lèvres serrées comme les poings. Dans la salle, le tumulte durait, le rideau s’était relevé trois fois, les applaudissements et les voix s’écrasaient sous le plafond, où le grand lustre était trouble. Casot s’élança vers l’auteur :
– Venez donc, on vous demande, on veut vous voir.
Le poète, raidi dans l’échec de sa passion, s’avança au bord de l’avant-scène, pour que déferlât vers lui sa renommée enfin consacrée.
Il distingua, dans une vapeur, à sa droite, la rampe derrière laquelle se tenaient tous ses interprètes ; en face de lui, à gauche, en bas, les mains battantes et les bouches ouvertes. C’était cela, la gloire. Il en sentit ensemble la fragilité et la grandeur. Demain son nom serait dans les journaux, son œuvre jouée, publiée, commentée. Il aurait ses partisans et ses adversaires, un Casot-Dorlys le mettrait aux nues, un Gribory épancherait sans doute contre lui la bile de sa maladie de foie. Mais enfin, la tâche était faite, cette soirée marquait peut-être une étape dans l’évolution de l’art. Une étape… Peut-être… Il ne savait pas, il ne pensait pas, il distinguait à peine les cris et les bravos.
Il gardait seulement devant les yeux la vision de Gulluliou surprenant son geste tout à l’heure, et, très précise à ses oreilles, la phrase cruelle d’Alix :
– Ce singe qui se moque de vous !