Un matin, vers huit heures, comme Murlich reposait encore, fatigué de s’être couché très avant dans la nuit, la garde-malade alla frapper à sa porte. C’était, dit-elle, Gulluliou qui demandait à le voir. Elle expliquait que le malade, au sortir d’un assoupissement, avait proféré toute une phrase en pongo, où le nom de Murlich revenait souvent, et que le singe avait cherché des yeux près du lit la figure de son vieux maître. Murlich, pris d’un pressentiment, envoya prévenir Alix, qui, très occupée à ce moment par les modes du commencement de saison, était déjà levée, en conférence matinale avec sa première. Elle accourut, trouva son cousin déjà dans la chambre du moribond.
Une demi-clarté de jour y pénétrait par les rideaux mal fermés, et la veilleuse brûlait encore. Gulluliou s’était assis dans son lit, la tête haute et, souriant, il tenait une main du savant dans les siennes. Quand Alix entra, il se tourna vers elle, eut un sursaut profond et la regarda sans rien dire. La jeune fille s’approcha, et interrogea des yeux Murlich, qui eut un hochement de tête désespéré. La garde était revenue, elle éteignit la veilleuse.
Gulluliou remua ses jambes : les yeux vers la fenêtre, il dit en pongo :
– Je veux voir le jour… le soleil qui brille !
Murlich fit signe qu’on pouvait ouvrir les rideaux. De la clarté envahit la pièce, baigna ses murs blancs, ornés de bibelots, la grande palme balancée par la bouche de chaleur, d’un mouvement incessant, rythmique et silencieux : Gulluliou considéra tout cela, un instant ébloui. Mais ses mains grattèrent péniblement sa poitrine, et il se plaignit avec douceur ; puis il murmura :
– Je voudrais respirer le vent des arbres.
– Regarde, dit Munich, comme les arbres sont jolis. Vois-tu les feuilles ?
– Non… Je veux voir les feuilles… Et puis me lever, je suis fort !
– Te lever ! Oh ! il ne faut pas, mon petit Gullu. Le docteur l’a défendu, tu sais bien !
Mais le singe secouait la tête, se dressait sur ses deux poings, cherchant à sortir des couvertures ses longues jambes, où une dernière vigueur se manifestait. Et comme une contrariété eût sans doute été pire que la chose elle-même, Murlich ne voulut pas, par prudence, résister davantage. Ils assistèrent, saisis d’une pitié, au lever de Gulluliou, qui, tout de suite debout, chancela, encore que l’expression de son visage ne révélât aucune faiblesse, mais plutôt une sorte d’épanouissement de joie.
Il alla, d’un pas ivre, tandis qu’on le couvrait d’une robe de chambre, vers la baie claire où les rideaux de tulle masquaient encore la vue des arbres ; la garde releva le léger obstacle. À travers les vitres moutonnèrent des frondaisons, des cimes vertes, une branche de marronnier montra tout près ses larges feuilles parsemées de légers cônes roses et blancs prêts à fleurir. Un long rameau de glycine oscilla à la brise, en frôlant la vitre, avec le même balancement que la palme, dans le coin de la chambre : Gulluliou retomba au fauteuil qu’on avait avancé derrière lui, il demeura immobile un instant, les yeux larges. Le coucou sonnant une demie dans le vestibule en bas le fit sursauter un peu. Il sourit mollement de ses dents saillantes et dit :
– Les arbres !
Puis, soudain il eut ce cri inattendu :
– J’ai faim !
Alix s’était assise près de lui. Le singe quitta des yeux le jardin pour la regarder ; et ce fut son même regard d’une profondeur inquiétante, perçant et doux à la fois, ce regard que la jeune fille savait être d’amour muet. Elle se sentit troublée, envahie d’une si grande tristesse devant cet être agonisant, qu’elle devait refouler ses larmes.
Il fallait donc que sa fierté ancienne d’indépendance aboutît à cela : pleurer sur la mort d’un singe… Des souvenirs, machinalement, lui revinrent, images rapides mais précises, ce qui s’était passé dans la loge, au soir du Triomphe de l’homme, où Maximin avait sans doute suscité par un levain de jalousie l’amour que Gulluliou couvait déjà pour elle. Puis, brutales, les tentatives de passion sauvage, ces égarements de fauve, que la mystérieuse, l’écrasante supériorité de l’homme sur la bête, avait vaincus. Ô influence, effluve mesurant la distance, imperceptible souvent, qui sépare les deux espèces, et atteste malgré toutes les apparences physiques la domination de l’une sur l’autre… Peut-être Gulluliou se mourait-il aussi d’avoir deviné, dans sa conscience d’animal, cette barrière encore infranchissable…
Murlich, sorti un instant, rentra suivi de la femme de chambre, qui apportait un petit plateau, où Gulluliou, de son regard encore vif, reconnut des bananes. Il sourit de nouveau, plus gaiement, et tendit une main. L’assiette à ses genoux serrés en un angle aigu sous la robe, il mangea doucement, pelant d’un geste coutumier les fruits jaunes. Le silence n’était troublé maintenant que par le bruit cadencé et pénible de la respiration du singe savourant cette pauvre joie. Il avait offert des bananes à ses deux amis qui avaient refusé. Il mangea tout avec un appétit inattendu pour ce corps épuisé. Il but même un verre entier de muscat, et se mit à répéter en pongo, avec une fermeté grandissante qui animait davantage ses yeux dans la face terreuse :
– Je suis fort, maintenant, je suis fort… Regarde, Alix ! Regarde, maître !
Il était fort ! Murlich considérait, avec un hochement de tête, cette déchéance d’un être au seuil de l’adolescence, dont la force avait été sans doute supérieure à celle d’un homme mûr, et qui maintenant, plus faible qu’un vieillard, agonisait. Car rien ne pouvait leurrer la science, ce semblant de guérison n’était que le présage de la mort prochaine : comme si la faucheuse noire voulait d’abord griser ceux que son baiser va pour toujours endormir !
Neuf heures venaient de sonner, Murlich songea que le docteur ne pouvait tarder, il arriverait assez tôt, quoique, des signes évidents de défaillance, déjà, se manifestassent. Le singe ne parlait plus, il regardait Alix et Murlich. Cette fin de vie dans ce commencement de printemps était faite d’une attente tragique et douce à la fois.
Un moment, le souffle de Gulluliou crissa, plus péniblement et une toux le fit tressauter, il toucha le creux de sa poitrine, de la mousse rosâtre emperla la bouche, que la garde aussitôt essuya d’un mouchoir. Murlich prit un bras du moribond, tâta le pouls : température effrayante ; un homme, avec un tel degré de fièvre, eût depuis longtemps perdu connaissance. La lutte soutenue par l’organisme de Gulluliou contre l’envahissement mortel était surhumaine…
Près d’une heure passa encore ; la pièce restait plongée dans le silence. Au fond de son fauteuil, le singe continuait de mourir, il s’affaiblissait à vue d’œil. Il fermait souvent les paupières, de longues minutes, comme assoupi, ne semblant plus vivre que par sa respiration sifflante. De temps à autre, on lui faisait avaler une cuillerée de potion ou de vin réconfortant. Alix, circulant sans bruit, préparait les remèdes, aidait la garde-malade à refaire un peu le lit. Enfin Darembert fut annoncé, Murlich s’empressa d’aller au-devant de lui, en bas :
– Ah ! docteur, nous vous attendions !
Darembert, sourcil froncé, demanda :
– Il est plus mal ?
Rapidement, le naturaliste le mit au courant, et à mesure qu’il parlait l’autre secouait ses rudes épaules, son front large, son visage glabre. C’était la fin, il n’y avait pas de doute.
– Il ne reste plus, dit Darembert, qu’à essayer de le prolonger.
– Le prolonger ? À quoi bon ? fit Murlich… C’est fini, n’est-ce pas ? Alors pourquoi nous réserver à nous-mêmes une illusion dont nous ne pourrons que souffrir quand elle aura disparu ?… Non, non, docteur, ne recourons plus à quelque sérum encore, il ne pourrait rien créer que d’artificiel… Gulluliou n’est plus… Il a joué son rôle ; rien ne sera perdu. Rien ne se perd. (Il rêva tout haut, la voix tremblante.) Ah ! j’aurais souhaité pourtant le mener jusqu’au bout ! J’avais pénétré cette vie…
Darembert, touché malgré son scepticisme habituel, laissa échapper l’aveu d’une admiration cachée :
– Vous avez assez fait pour que la science enregistre votre nom parmi les premiers d’aujourd’hui, mon cher professeur. Vous avez su convaincre même beaucoup de vos adversaires… Oui, le système d’Hetking, je l’ai nié moi-même longtemps !… Enfin !
Les deux savants se regardèrent sous le plein jour de cette belle matinée. Un coup d’œil acheva l’échange de leur pensée. Murlich avait rendu lumineuse, avait prouvé par l’expérience la grande théorie qui assignait à l’humanité une nouvelle destinée, moins orgueilleuse, mais plus conforme aux lois naturelles.
Et Murlich, et Darembert lui-même, ébranlé dans ses convictions, en quelques secondes de silence, entrevoyaient avec la vision rapide des chercheurs tout le problème caché sous cette seule idée de Gulluliou, le presqu’homme. Le cercle s’élargissait. De l’humanité présente, ils songeaient à celle de demain, à celle des temps lointains. Quand descendrait-elle la pente fatale, quand serait-elle remplacée par une autre race ?
Et d’ici-là, par quelles phases passerait-elle encore, quelles modifications subirait-elle ? Se renouvellerait-elle vraiment ainsi que l’avait prédit le grand évolutionniste américain, pour une autre période de temps, après un cataclysme universel ? Le nouveau déluge annoncé par Hetking, et, bien avant lui, par l’abbé Florian, aurait-il lieu jamais ? Confuses, les questions se heurtaient dans ces cerveaux habitués aux calculs rapides et audacieux…
Murlich se dirigea vers l’escalier en disant au docteur.
– Montons vite, vous allez le voir.
Mais sur le gravier du jardin, un pas venait de craquer, s’arrêtait : Maximin apparut à travers la porte aux vitraux bleus et verts dont les reflets coloraient le vestibule. Il entra :
– Ces dames de l’atelier m’ont appris, fit-il au naturaliste, après avoir salué Darembert, que Mlle Alix, est ici auprès de votre malade…
– Oui, répondit Murlich, il va plus mal, il va très, très mal ! C’est tout à fait la fin !… Désirez-vous monter avec nous ?
Le poète eut une hésitation, se demandant s’il devait entrer dans cette chambre, paraître devant ce mourant. Entre lui et Alix, qu’il avait revue une ou deux fois peut-être depuis la rechute du singe, il avait rarement été question de ce dernier, et toujours par des paroles évasives, Maximin s’informant simplement de l’état du malade, auquel il s’intéressait, sinon sincèrement, du moins en apparence.
Il murmura :
– Peut-être ma vue, qui lui est peu familière, l’impressionnerait-elle ? Ah ! le pauvre animal, je ne le croyais pas aussi gravement atteint !… Eh bien je vous accompagne, je me tiendrai à l’écart, s’il le faut.
Le docteur et Maximin suivirent Murlich, arrivé déjà au premier, et qui leur faisait signe de marcher sur la pointe des pieds. Ils pénétrèrent dans la chambre de Gulluliou.
Dix heures sonnaient en bas, il y en avait à peu près deux que le singe était levé. Alix, apercevant le poète, s’avança vers lui ; Maximin sentit sourdement la nécessité d’une excuse, balbutia quelques mots pour dire que le naturaliste l’avait entraîné, qu’il ne resterait qu’un instant. Déjà la jeune fille avait rejoint le docteur, en train de prendre la température de Gulluliou. Le pongo venait d’avoir une syncope, quelques gouttes d’éther entre les lèvres l’avaient ranimé. Darembert haussa les épaules en disant tout bas aux assistants.
– Rien, rien à faire ! Laissez-le là, il peut passer d’un moment à l’autre ; c’est absolument comme une lampe qui s’éteint tout d’un coup, quand le courant vient à manquer… Le cas le plus foudroyant que j’aie jamais vu !
Gulluliou venait de rouvrir les yeux, il eut une longue aspiration ; sa gorge gargouilla, puis avec une toux saccadée, il cracha sur lui un gros caillot.
Du sang perla de ses narines, ses tempes et ses yeux se creusèrent davantage ; on lui fit couler dans la bouche une cuillerée de muscat qu’il rejeta, en se mettant aussitôt à prononcer quelques syllabes sans suite : Alix écouta, Gulluliou agitait en mesure sa main droite appesantie au bras du fauteuil et bredouillait imperceptiblement :
Minnili, Minni… li !
La jeune fille comprit : sur les genoux du singe, elle déposa la poupée. Gulluliou la prit de ses mains faibles qui semblaient porter un poids lourd dans ce fragile joujou. Il fixa Minnili de ses yeux mornes. Est-ce qu’évocatrice des enfances lointaines, la chanson du petit oiseau de la forêt ne chantait pas toujours dans la tête de cet exilé d’une race étrangère ? Minnili, Minni… li !… Il y avait là, dans la clarté matinale de cette fin d’un frère inférieur, des êtres humains qui se tenaient debout en silence, et qui sentaient l’émotion les étreindre, Alix retenant ses larmes, Murlich dont une main serrait celle du Fils-des-Colombes, Darembert qui cherchait le moyen de faire un miracle, Maximin, remué jusqu’au fond de sa sensibilité de poète et de penseur.
Un instant, s’étant approché de Gulluliou, Maximin vit les yeux du singe s’élever, sans le voir, vers ceux d’Alix, longuement les regarder, et se refermer sous le choc de la lumière trop vive. Le même frisson unit, une seconde, ces trois êtres qui avaient en eux une fibre commune. Alix et Maximin furent pleins de pitié l’un pour l’autre, et pour le moribond qui partait avec la tristesse d’avoir aimé.
De longs instants coulèrent encore, Gulluliou n’avait pas bougé ; Darembert, assumant toute responsabilité, avait vainement essayé des injections de caféine et de sérum physiologique. Le moribond s’affaiblissait toujours, dévoré de fièvre, crachant à tout instant des lambeaux de ses poumons. Le docteur prit sa température :
– Quarante-deux, cinq… murmura-t-il à Murlich épouvanté.
Vers onze heures et demie, Maximin préféra se retirer, ayant conscience d’être étranger, inutile, devant cette agonie qui durait.
Gulluliou commença à lutter vraiment contre la mort ; il avait sa parfaite connaissance, car ses yeux restaient fixés, avec une expression de souffrance et d’affection, tantôt sur Murlich et tantôt sur Alix. Ses mains se crispaient, saccadées, le long des appuis du fauteuil. L’hémoptysie augmentait, devenait par moments un véritable vomissement de sang. Ce fut atroce ; des gargouillements obstruaient la gorge du singe où montait et descendait un râle puissant. Deux fois, il eut une syncope, on crut que c’était fini. Darembert dut s’assurer que le cœur battait encore.
Le naturaliste voulut éloigner Alix, lui éviter le spectacle d’une telle mort. Mais elle tint à rester.
– Non, non, je vous en prie, laisses-moi jusqu’au bout ; c’est la moindre des choses, mon bon cousin, que je sois près de vous, en ce moment !
Énervée au plus haut degré, elle avait de courts sanglots qu’elle étouffait en mordant son mouchoir. Ah ! c’était bien une chose affreuse, voir s’exhaler, même inferieure, une âme qui vous a aimée… Aimée ! Gulluliou l’aimait !… Mais elle-même, pourquoi était-elle là à pleurer ?… Non, c’était impossible, c’était monstrueux et fou. Non, elle ne pouvait pas aimer Gulluliou !
Et cependant, elle pleurait…
Pour ne plus voir, elle se tourna, le front contre une vitre, regardant le jardin illuminé de soleil…
Enfin, comme le vieux coucou familier du vestibule sonnait midi, Murlich, Darembert et la garde virent Gulluliou, depuis un instant assoupi, ouvrir les yeux. Il regarda fixement devant lui. Sa face, qui était un peu contractée, se détendit, les traits s’imprégnèrent d’une résignation humaine, et dans le gargouillement d’un caillot sur ses dents, un son de voix imperceptible sortit de ses lèvres entr’ouvertes. Il murmura :
– Alix, Alix…
Puis :
Boorli, Boorli ! (Les arbres, les arbres !)
Il sembla se tendre, dans son immobilité, vers un point vague que seules ses prunelles vitreuses pouvaient distinguer ; sa bouche ne remua plus que faiblement, tandis que tout son grand corps était affaissé, comme replié au fond du fauteuil. Mais Murlich, touchant le bras d’Alix, lui faisait signe d’ouvrir la fenêtre. Ce fut une illumination dans la chambre aux murs clairs, une fraîcheur d’air pur, un bruissement d’oiseaux sur le râle rauque du patient. Et Gulluliou, le visage presque idéalisé d’un sourire, plongea son regard trouble dans le ciel de printemps, là-haut. Il parut quelques secondes écouter les mille voix du jardin lui répétant la lointaine et douce chanson de Minnili, le petit oiseau des goyaviers.
Puis, un hoquet monta seulement de sa gorge, il demeura sans bouger, ayant terminé de souffrir.
Darembert se pencha, et relevant la tête, avec une profonde émotion :
– C’est fini, balbutia-t-il.
Il serra les mains de Murlich et d’Alix.
Les yeux pleins de larmes, Murlich dit, simple et vrai :
– Mon pauvre enfant !
Et l’homme pleura la mort de celui qui lui avait fait soulever un coin du mystère futur : Gulluliou n’était plus, il était reparti pour sa patrie de clarté humide et chaude, où les choses étaient plus belles, où sa race allait continuer de monter.
Devant la dépouille laissée par cette âme obscure, des êtres humains pleuraient.
L’ombre des branches remuées entra dans la chambre mortuaire.
D’en bas arriva, en une bouffée délicieuse, l’odeur du parterre de jacinthes…