– Votre avis, Vera, demanda Pierre, est-ce que nous n’avons plus ici aucune sécurité, si vraiment ce Doumine n’est pas mort !
– Oui, c’est mon avis, mais entre nous, Pierre Vladimirovitch (elle lui donnait maintenant à dessein le nom de baptême de son vrai père, le seigneur martyr Asslakow), mais entre nous, je crois que Iouri se trompe, malgré des ressemblances que j’ai moi-même relevées, assurément… oui, je crois qu’il se trompe et que Doumine est bien mort !
Pierre n’était guère très rassuré non plus, depuis qu’il savait les inquiétudes de Iouri.
Quant à Prisca, elle ne pouvait, de temps à autre, s’empêcher de manifester le plaisir qu’elle aurait à quitter cette maison qui lui avait toujours fait peur.
Une heure, deux heures se passèrent dans ces transes, et l’on n’avait toujours aucune nouvelle de Iouri.
La fièvre commençait à être générale et la petite Vera elle-même avait perdu son éternelle bonne humeur.
Elle était allée plusieurs fois à la fenêtre qui donnait sur la rue, essayant de percer le mystère des ténèbres… Au coin de cette rue sinistre, il lui avait semblé voir passer des ombres suspectes dans la lueur clignotante d’un bec de gaz planté au carrefour. Elle n’en parla à personne, ne voulant pas surtout augmenter l’inquiétude de Prisca.
Pierre dit :
– Il faut prendre une décision… Nous ne pouvons rester ici… Les minutes qui s’écoulent sont précieuses pour chacun de nous… Si ce refuge n’est plus une sécurité pour nous, il vaut mieux l’abandonner sans perdre un instant.
– Iouri m’a dit :
« – Surtout que personne ne sorte pendant mon absence. »
– Sans doute, et moi aussi j’ai promis à Iouri de ne pas sortir tant qu’il ne serait pas de retour… Mais Iouri t’a dit aussi qu’il serait là au bout d’une heure…
– Ou qu’il enverrait un mot…
– Deux heures sont passées et nous n’avons rien reçu… Il faut aviser…
– Partons, dit Gilbert ; si nous ne partons pas, nous pouvons être pris ici comme dans une souricière.
– Oh ! oui, partons, partons, soupira Prisca.
– Et où irons-nous en sortant d’ici ? Il faut savoir encore cela, dit Pierre.
– Nous prendrons le train et nous nous rapprocherons de la frontière, expliqua Prisca, dont la seule idée fixe était celle-ci : franchir la frontière.
À ce moment, Vera, qui avait le front contre la vitre, se retourna et dit :
– Il est trop tard, la maison est surveillée.
Il y eut des exclamations, tous voulurent courir à la fenêtre. Vera les arrêta d’un geste :
– Éteignez, au moins la lampe.
La lampe fut éteinte. Alors, tous vinrent à la fenêtre et chacun put constater, en effet, que cette rue, toujours si solitaire, était habitée par des ombres errantes qui ne cessaient de tourner autour de la maison et du kabatchok.
– Nous sommes perdus ! dit Gilbert.
Et il regarda longuement Vera, qui détourna la tête. Alors ce bon Gilbert vint l’embrasser à son tour :
– Me pardonnes-tu ? Me pardonnes-tu de t’avoir entraîné dans cette affaire ? implora la gamine. Pardonne-moi et je te jure que je serai ta femme, ta petite femme. Je t’aime bien, Gilbert !
Il la serra dans ses bras, il dit :
– Merci ! merci !
Mais tout de même il la remerciait d’une aussi belle promesse avec mélancolie, car l’heure n’était point aux transports amoureux.
Pierre, qui, suivi de Prisca, était allé se renseigner, par lui-même, si l’on ne pouvait quitter la maison par quelque issue secrète, revint en disant :
– La maison est également surveillée par derrière. Le plus extraordinaire est que cela n’a l’air de gêner personne, Nastia raconte que, dans la maison, on lui a dit que cela arrivait parfois que la maison fût surveillée, que chacun savait cela et qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Seulement, dans ces moments-là, il ne faut pas quitter la maison.
– Certainement, Pierre Vladimirovitch, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, exprima Vera, je m’en tiens à ce qu’a dit Iouri :
« – Ne sortons pas d’ici ! »
C’est alors que Nastia frappa à la porte. Elle apportait un pli pour le gaspadine Sponiakof. C’était le nouveau nom du grand-duc depuis qu’il était dans la maison.
– Qui t’a apporté cela ? demanda Pierre.
– Le buffetier Paul Alexandrovitch.
Nastia se retira et tous furent autour de Pierre.
– Ce doit être de Iouri. Vite ! fit Vera.
– Connais-tu l’écriture de Iouri ? demanda Pierre en lui présentant l’enveloppe et sa suscription.
– Non ! je n’ai jamais vu l’écriture de Iouri, mais ouvrez vite.
– C’est, en effet, de Iouri, dit Pierre qui, après avoir ouvert le pli, était allé à la signature.
Iouri disait :
« L’homme que j’ai montré à Vera est bien Doumine. J’en suis sûr maintenant. Je ne le quitte pas, car je sais qu’il est là pour faire un coup contre vous et contre la sœur de la Kouliguine. Il est urgent que vous quittiez la maison de suite. La maison est surveillée, mais si vous faites exactement ce que je vais vous dire il n’arrivera rien de mauvais. Le gaspadine Sponiakof s’habillera d’une touloupe de moujik que lui donnera Paul Alexandrovitch et sortira de la maison par la porte du kabatchok, comme un client de passage. Il traversera la rue et gagnera de suite l’Esplanade. De là, il ira droit au port et entrera dans le cabaret qui est le dernier, au coin du quai, derrière la perspective Alexandre et le long de la ligne de chemin de fer. Là, il m’attendra. La barinia s’habillera avec les vêtements de Nastia. La petite maîtresse prendra la robe et le bonnet de sa gniagnia. Toutes deux sortiront par la porte des servantes. Elles se rendront au cabaret du port, où nous nous retrouverons tous, mais par des chemins différents. Les barinias devront se rendre sur le port en passant par la vieille Tour ronde et le Vieux Marché. Si vous faites tout ceci, comme je dis, je réponds de tout et j’ai un bateau pour partir cette nuit même, ce qui évitera d’aller à Petrograd chercher des passeports pour passer la frontière. Votre serviteur jusqu’à la mort.
« Iouri. »
Iouri savait écrire. En plus de tous ses métiers, il avait travaillé un instant pour être pope. Cela avait été son idée d’entrer en religion s’il n’avait pu entrer au service de la Kouliguine.