XVIII – PRISCA A DES NOUVELLES DE PIERRE

 

Depuis quelques jours, Prisca se rendait compte dans son couvent d’enfer que quelque chose de nouveau se préparait.

Jamais elle n’avait vu les religieuses aussi affairées. Une joie générale était répandue sur tout l’établissement. Les nonnes servantes passaient leur temps à frotter et à nettoyer. On secouait les tapis. On transportait des meubles dans les petits appartements vides du bâtiment principal.

– Nous allons entrer en retraite, lui avait dit la très sainte mère, j’espère que vous voudrez bien prendre part à nos exercices, mon enfant ; ce sera une grande joie pour nous. Nous attendons des amies, les bienfaitrices de ce monastère qui vont venir prier avec nous. Je vous ferai savoir quand le moment en sera venu, quel saint homme aimé de Dieu nous prêchera cette retraite.

Prisca avait trop peur de deviner. Elle questionna plusieurs chanoinesses qui lui répondirent en souriant que la curiosité était un péché puni par la religion…

Quant à la sorcière-portière, elle ne la revoyait plus. Sans doute trouvait-on qu’elle avait terminé sa besogne.

Or, la veille de la retraite, Prisca était derrière sa fenêtre, regardant vaguement au dehors la neige qui s’était mise à tomber depuis quelques jours et qui recouvrait déjà de son tapis blanc les bâtiments, les toits des églises et les arbres du jardin ; elle était là, agitant dans sa pensée malade les projets de fuite les plus insensés, quand elle se leva d’un bond, en poussant une sourde exclamation.

… Là, là, devant elle, elle voyait descendre de voiture certaines grandes dames qu’elle connaissait très bien !

C’étaient les mêmes qui lui étaient apparues, le jour de la catastrophe, pendant l’absence de Pierre, à l’île du Bonheur !…

Ah ! c’étaient bien elles !… Et voici la plus terrible d’entre elles, qui gravissait le perron d’honneur, reçue par la très sainte mère qui s’inclinait humblement : Nadiijda Mikhaëlovna ! la grande-duchesse ! La mère du grand-duc Ivan !…

Et les autres qui venaient derrière elle, descendant de leurs voitures, une longue suite de riches voitures. C’étaient les Ténébreuses !…

Les Ténébreuses !… Prisca en reconnut quelques-unes dont les nobles visages avaient tant épouvanté son Pierre, le soir où elles étaient venues s’asseoir en face d’eux, sur cette terrasse du Roha qu’ils avaient dû fuir avec une belle rapidité !

Prisca regarde de tous ses yeux, regarde ! Les mains sur son cœur qui l’étouffe, sur ce couteau qui est devenu son suprême espoir, elle regarde défiler sous ses yeux, immenses d’effroi, le cortège de ses cruelles ennemies, conduites par celle qui a juré la perte de son Pierre et sans doute son martyre à elle !

Oui ! oui ! voilà son martyre qui commence !… c’était inévitable ! Elle le sentait venir !… Depuis qu’elle est entrée dans ce couvent maudit, elle a vécu dans une atmosphère de martyre !…

Et maintenant ses yeux cherchent si elle ne voit point celui qu’elle redoute par-dessus tout ! celui qu’on lui a appris à redouter… le « Novi » ! comme elles disent maintenant… le nouvel homme de Dieu à qui rien ni personne ne doit résister !…

Car c’est certainement lui qui doit venir prêcher cette horrible retraite !…

Elle ne le voit pas !… mais elle sait qu’il va venir !… Elle en est sûre !… Elle le sent déjà quelque part dans le couvent !… Il la suggestionne déjà !… et déjà elle se demande si, pour ne point échapper à ses violences et à sa démoniaque emprise (car on raconte que ses yeux sont terribles et qu’on ne résiste point à ses yeux), elle ne va pas se tuer tout de suite !…

Se tuer !… Oui !… elle y pense fortement !… Elle n’a pas peur de se tuer !… Mais avant de mourir, elle voudrait avoir des nouvelles de Pierre !…

Chose extraordinaire, voilà que, tout à coup, elle est presque heureuse de l’arrivée au couvent de la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, en dépit de tout ce que cette visite annonce de redoutable !… Oui, elle en est absolument satisfaite ! car il est probable, il est à peu près certain que la grande-duchesse va lui donner des nouvelles de Pierre !…

Nadiijda Mikhaëlovna ne saura pas résister à la joie méchante de venir lui annoncer que son Pierre est à jamais perdu pour Prisca, et elle voudra le lui prouver et elle sera bien obligée de laisser échapper quelques paroles qui permettront à Prisca d’être plus ou moins fixée sur le sort de Pierre !…

On lui mentira peut-être, il faut s’y attendre, certes !… mais, parmi les mensonges, elle saura démêler la vérité. En tout cas, elle saura s’il est mort ou vivant et si elle n’a plus qu’à mourir, elle !

Voilà ce qu’il faut savoir ! Voilà ce qu’il faut savoir ! la seule chose qui vaille encore la peine de vivre !…

Et maintenant, elle trouve le temps long ! oui ! oui, elle trouve-le temps long ! Pourquoi ne l’a-t-on pas déjà demandée ? Pourquoi Nadiijda Mikhaëlovna ne s’est-elle pas déjà présentée devant Prisca, puisqu’elle n’est venue que pour elle, Prisca ! de cela aussi, elle est sûre ! oh ! maintenant, Prisca est très lucide. Elle sait ce qu’elle veut ! D’abord, elle aura de la patience ! En tout cas, elle s’y essaiera.

Elle est prête à accepter le dîner en commun avec les chanoinesses, honneur qu’elle a repoussé si souvent !… Mais, ce soir, elle acceptera d’être de la petite fête, quelle que soit l’issue tragique que la cruelle Nadiijda Mikhaëlovna a pu préparer.

Ah ! entendre parler de Pierre !

Comme son pauvre cœur bat ! Elle pleure !… et elle ne sait pas si ce ne sont pas des pleurs de joie !…

Mais les heures passent. Elle n’a pas vu chez elle la très sainte mère, ce soir. Sans doute celle-ci est-elle très occupée à installer ses nouvelles magnifiques pénitentes… mais elle va venir tout à l’heure, elle priera sûrement Prisca de paraître au souper en commun.

Un peu folle, extrêmement agitée, Prisca donne des soins brefs à sa toilette, à sa coiffure !… Mais la sainte mère ne vient pas !… Et on lui apporte son souper dans sa chambre !… Elle questionne la servante, qui n’a pas l’air de l’entendre et ne lui répond pas !…

Et maintenant, c’est là longue nuit ; Prisca ne s’est pas dévêtue, elle s’est étendue sur sa couche et ne ferme point les yeux…

Elle entend, très tard, les bruits joyeux qui montent du rez-de-chaussée…

Puis c’est le silence… Exténuée, horriblement rompue moralement et physiquement, ses paupières finissent par se fermer… qui dira jamais les cauchemars dont peut être fait un pareil repos ?

Tout à coup, Prisca est tirée brutalement de sa fiévreuse torpeur nocturne par une main qui la secoue :

– Lève-toi ! petite colombe !… lève-toi ! voici le jour, le beau jour de la retraite qui commence… et fais-toi belle ! Je t’ai apporté des habits tout neufs, des habits de religieuse riche qui vont bien à ton genre de beauté, ma petite âme. Sais-tu bien que l’on va te consacrer, aujourd’hui, sœur des Ténèbres ?

« Oui ! oui ! sœur des Ténèbres, ni plus ni moins qu’une chanoinesse !… Tous les bonheurs aux riches !… rien aux misérables, c’est l’ordre !… Tu ne t’ennuieras pas ici-bas, sans compter que ton salut est assuré désormais là-haut !… tandis que moi qui ne suis qu’une pauvre tourière (pauvre vieille sorcière-portière) je n’aurai de bonheur que là-haut ! Enfin ! il faut se contenter de ce que Dieu le père et sa sainte Mère nous donnent ! N’est-ce pas, mon petit pigeon blanc pur comme l’oiseau du Saint-Esprit ?… Allons ! allons ! à l’ouvrage ! c’est l’ordre ! Et moi je dois obéir ! et toi aussi, bien entendu !…

Prisca ne fit aucune résistance et se laissa habiller comme on en avait décidé.

Elle reçut une longue robe blanche dépouillée de tout ornement, et elle se laissa couper les cheveux d’une certaine manière qui lui donnait une figure adorable de Jeanne d’Arc s’apprêtant à monter son cheval de bataille. Les souffrances de toutes sortes dont elle était accablée depuis de longues semaines avaient émacié son visage, agrandi ses yeux.

Toute blanche dans sa robe, elle se dressait devant la vieille sorcière-portière comme une apparition céleste.

Et Catherine se signa devant elle comme devant les bogs plus de vingt fois.

Après quoi elle lui dit : « Viens ! » et l’entraîna fébrilement. Ses vieilles mains tremblaient d’un enthousiasme sacré. Déjà, on entendait les cloches de l’église des Scoptzi.

Prisca n’était pas plus tôt arrivée sous le petit porche qu’elle était entreprise par deux dames chanoinesses qui l’arrachaient littéralement des mains de sa gardienne pour la conduire jusqu’au milieu du chœur tout resplendissant déjà de l’embrasement des cierges et enfumé d’encens.

Elles l’assirent entre elles sur un tabouret au premier rang.

Les yeux de Prisca cherchaient la grande-duchesse, mais, à part quelques prêtres à cagoule qui apparaissaient et disparaissaient, donnant leurs derniers soins aux apprêts de la cérémonie, il n’y avait encore presque personne dans l’église.

Cependant, elle se remplit tout d’un coup, avec cette sorte de précipitation qui est la marque des cérémonies orthodoxes. Ainsi, les processions, là-bas, sont-elles de véritables courses.

Ainsi fut remplie en un instant l’église des Scoptzi d’une trombe venue de la campagne environnante et que conduisaient, derrière les saintes images, deux prêtres à cagoule et toutes les religieuses servantes.

Quand tout ce monde se fut un peu calmé, les cloches reprirent leur carillonnade avec plus de force. Un nouveau cortège, solennel, celui-ci, passa au milieu de cette première foule prosternée et s’avança vers le chœur resté à peu près désert.

D’abord, on voyait s’avancer le seigneur-évêque Barnabé, ancien jardinier de Raspoutine, dans les habits sacerdotaux les plus reluisants. Mitre en tête, il marchait entre deux popes revêtus comme lui de chapes éblouissantes ; il traversa la nef portant à chaque main un candélabre d’or qu’il tournait de part et d’autre pour bénir le peuple.

Les chanoinesses venaient de s’asseoir dans les stalles à droite et à gauche du sanctuaire et chantaient en chœur le gospodi pomitui (Kyrie Eleison). Il semblait bien que pour des nonnes qui avaient fait vœu d’abstinence et qui devaient tous les jours répéter les prières les plus humbles, elles avaient la figure bien riante et le regard bien assuré… Ce regard-là, en d’autres lieux, s’appelle de l’effronterie.

Elles paraissaient, en général, fort peu édifiées elles-mêmes de la cérémonie religieuse à laquelle elles prenaient part et chantaient avec distraction, comme des gens qui accomplissent une tâche convenue plutôt qu’un acte de piété…

Elles regardaient avec des sourires audacieux le saint évêque Barnabé qui redescendait le long de la nef sur un tapis de pourpre.

Et puis, leurs yeux se reportaient sur cette néophyte qui dressait son profil d’ange effaré au premier rang et qui paraissait si peu tenir à la terre, dans ses voiles blancs, que personne, assurément, n’aurait été étonné, dans cette enceinte sacrée, de la voir partir, dans un léger élan, pour les cieux.

Mais voilà que Barnabé et ses candélabres d’or remontent le long du tapis de pourpre. Le prélat précède tout un cortège nouveau.

Il y a là une douzaine de grandes dames qui s’avancent deux par deux, dans des costumes magnifiques !

Elles ont mis certainement ce qu’elles avaient de plus riche ! Ce sont les Ténébreuses dans leurs plus beaux atours. Nous les avons vues, dans la capitale, tenir le sceptre des fêtes, comme on dit dans la bonne société. Rien ne semblait alors devoir égaler le luxe qui se déploie en pareilles circonstances. Nous avons assisté, pour notre part, à des cérémonies domestiques (nous faisons allusion aux spectacles mondains que se donne la très haute, très haute société) ; nous avons vu ces dames, dans les fêtes officielles de la cour ou dans les soupers du premier de l’an, aussi dans les premiers restaurants des deux capitales, pour tout dire, ruisselantes de diamants et de colliers sur le velours et sur le brocart.

Mais ici, quelle splendeur, qui dépasse tout dans cette fête religieuse du premier jour de la Retraite ! Jamais il n’y eut autant de joyaux sur les décolletés de grand gala ! Jamais les robes n’ont été aussi lourdes. Que d’or sur la soie et sur les dentelles ! Que de pierreries jusque sur la queue de la robe !

C’est que les Ténébreuses ne font point les choses à demi, et puisqu’il est d’un rite établi depuis des siècles qu’il faut venir au Seigneur pour tout lui donner, au premier jour de la Retraite, de façon à rester quasi dépouillées comme les saintes du désert, qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, elles ne marchandent pas leur sacrifice.

Dieu le père, l’évêque Barnabé, le Novi Raspoutine et les pauvres du couvent, par-dessus le marché, n’auront point à se plaindre. Quelles dépouilles !

Prisca se dresse soudain, elle vient d’apercevoir la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna qui clôt le défilé des Grandes Ténébreuses. Celle-ci aussi l’a vue. Leurs yeux se croisent et ne se quittent plus. Or, la grande-duchesse lui sourit ! Et son sourire non plus ne la quitte plus. « Salut à ma chère fille ! Très heureuse de retrouver ma chère fille dans ce saint lieu ! »

Ah ! comme ce sourire épouvante la pauvre enfant. Plus qu’un regard de la plus noire haine, c’est certain. Un sourire de Nadiijda Mikhaëlovna peut être plus dangereux que le danger lui-même. Ceci est passé en proverbe. Et comme les yeux de Prisca l’implorent !

– Qu’avez-vous fait de votre fils ? râle la malheureuse.

Elle n’est venue ici que pour poser cette question-là. C’est fait. Mais n’a-t-elle pas été tout à fait folle de croire qu’elle allait lui répondre comme cela, aussi facilement que cela ! Pour faire plaisir à Prisca ! Au fait, la grande-duchesse lui répond, mais cette réponse avant même qu’elle soit formulée, apparaît tout de suite plus terrible que le silence lui-même parce qu’elle est déjà accompagnée de cet éternel sourire. Et elle éclate, la réponse, elle éclate tout doucement.

Son Altesse va très bien, mademoiselle… et laissez-moi la joie de vous annoncer moi-même son prochain mariage avec la princesse Khirkof.