À Gatchina, le soir même et dès l’arrivée au palais, il y eut une scène terrible entre Ivan et la grande-duchesse. On avait donné à Ivan une chambre qui communiquait directement avec l’appartement de sa mère et dont il ne pouvait sortir qu’en traversant cet appartement.
Il ne s’était pas aperçu qu’il était traité de plus en plus comme un prisonnier.
Un domestique vint l’avertir que sa mère le demandait. Il la trouva avec le prince Rostopof.
Sa mère était assise. Le vieux prince était debout. Il marquait une grande agitation.
– Je t’ai fait venir, prononça la grande-duchesse, d’abord pour que tu présentes tes excuses au prince ! Tu l’as gravement offensé !
– Moi ? fit Ivan qui, à la vérité, ne comprenait point où sa mère voulait en venir et sur le ton d’un homme qui ne porte plus qu’un intérêt des plus médiocres aux contingences de ce monde… fit en quoi donc ai-je pu vous offenser, prince ?
– Tu as, ce matin, devant moi, car j’ai assisté à ce geste avec stupeur, porté la main à la gorge du prince dans le moment qu’il s’apprêtait à châtier cet abominable Zakhar !
– C’est bien possible ! répliqua Ivan en fronçant les sourcils, car maintenant il se rappelait la scène… c’est bien possible, comme je me suis interposé, en effet, entre cet agonisant et ceux qui voulaient l’achever…
– Toi seul l’as défendu, Ivan ; tu étais donc fou ?… reprit Nadiijda Mikhaëlovna en se penchant vers son fils et en essayant de pénétrer le mystère de ce visage fermé depuis longtemps pour elle et auquel elle ne comprenait plus rien.
Ivan répondit :
– Peut-être !
– Tu dis que tu aimes l’empereur et tu défendais son assassin !…
– Non ! répliqua le jeune homme en regardant bien en face le prince Rostopof, je m’opposais à un assassinat, ce n’est pas la même chose !…
Le prince fit un mouvement vers Ivan et l’on put craindre qu’ils en vinssent aux mains. La grande-duchesse s’était levée et placée entre eux.
– J’exige que tu présentes des excuses au prince ! fit-elle en pesant sur le bras de son fils une main qui tremblait de rage contenue.
Il y eut un silence. Enfin, Ivan parla :
– Prince ! fit-il, je vous prie d’agréer mes excuses !…
Rostopof salua militairement, puis s’inclina profondément devant la grande-duchesse et se retira dans une petite pièce à côté…
– Et maintenant que nous sommes seuls, Ivan, j’ai autre chose à te demander, commença Nadiijda Mikhaëlovna en se rasseyant ; tu vas me dire comment tu savais qu’il allait y avoir un attentat !…
– Je ne le savais pas ! répondit Ivan d’une voix sourde.
– Mais tu le prévoyais !…
– Peut-être…
– Voilà deux fois que tu prononces ce mot : « Peut-être » ; je désire, je veux que tu t’expliques davantage !… Ivan, ta conduite est de plus en plus incompréhensible. Il est nécessaire que nous sachions à quoi nous en tenir sur ton compte. L’empereur lui-même est tout à fait troublé en ce qui te regarde… C’est l’empereur qui désire savoir comment tu étais renseigné !… car tu l’étais… Sa Majesté s’est ouverte de cela à Volgorouky qui m’a chargée de t’interroger moi-même… et c’est une chance !… L’affaire est tellement grave que j’espère que tu comprendras qu’il est de notre intérêt à tous qu’elle soit traitée en famille !…
– Vous avez raison, ma mère, se décida tout à coup Ivan… C’est une affaire qui ne doit pas sortir de la famille…
– Tu es donc dans l’affaire, malheureux ?
– Oui, ma mère, et vous aussi !…
– Qu’est-ce que tu dis ?…
– Je dis que cette affaire vous intéresse au moins autant que moi !… Oui, j’étais au courant de ce qui allait peut-être se passer… et je vais vous dire comment !…
– Tu oses avouer que tu étais le complice de Zakhar !…
– Pas si fort, ma mère, le prince Rostopof pourrait entendre et cela pourrait vous gêner !…
– Le prince est à moitié sourd ! va donc ! parle vite ! et que maudit soit le jour où je t’ai senti remué dans mon sein !
– Oui, ma mère ! maudit pour vous, pour moi, et, pour mon père !
Nadiijda Mikhaëlovna ne tenait plus en place. Maintenant, elle tournait autour d’Ivan comme une bête autour de la victime qu’elle s’apprête à dévorer. À ce dernier outrage, elle répondit par un autre, le même qu’elle avait déjà lancé à la face d’Ivan :
– Parle ! mais parle donc, bâtard !
Chose étrange, ce fut Ivan qui retrouva son calme le premier.
– Oui, je sais de qui je suis le fils, dit-il, à voix basse.
– Si tu le sais, gronda la grande-duchesse, garde-le pour toi ! moi, je l’ai oublié !…
– Il faudra pourtant vous en souvenir, ma mère, le moment en est venu, je vous en avertis !
– Ton père est mort depuis longtemps ! ne parlons pas de ton père !…
– Mon père est vivant, et je l’ai vu, madame !…
– Qu’est-ce que tu prétends ?
– Je dis que le prince Asslakow est vivant !… je dis qu’il s’est échappé des mines de la Sibérie où vous l’avez fait jeter… je dis que depuis un an j’ai vu très souvent le prince Asslakow… je dis que, ces temps derniers, je le voyais tous les jours !
– Et où donc le voyais-tu ? Tu n’as pas quitté ce palais ?…
– Au palais même !…
– Tu rêves !
– C’est en effet en rêve qu’il m’est apparu !…
– Tu rêves et tu es fou ! c’est bien cela, tu deviens fou ! cette histoire de petite fille, ton amourette avec cette Française t’a rendu fou !… Va-t-il falloir t’enfermer, Ivan ?… ou… ou te faire disparaître ?
On sait ce que le mot « disparaître » signifie en Russie.
– Nous avons bien failli tous disparaître, aujourd’hui ! répondit Ivan de plus en plus calme, et qui depuis quelques instants paraissait poursuivre une idée se rapportant à un certain plan…
Nadiijda Mikhaëlovna ne put s’empêcher de frissonner à ce rappel du danger couru.
Impressionnée par la nouvelle façon d’être du grand-duc, elle se résolut enfin à l’écouter sans l’interrompre, espérant qu’il finirait bien par trahir son secret. De fait, il le lui dévoila tout de suite !…
– Oui, mon père m’est apparu en rêve, et je vais vous le raconter, moi-même…
Alors, rapidement et sans la quitter des yeux, il lui fit le récit des événements que nous connaissons… il la traîna avec lui dans le souterrain… Il remonta ensuite avec Zakhar et ce fut la scène du portrait…
Au fur et à mesure qu’Ivan déroulait l’aventure en lui répétant certaines imprécations de Zakhar, l’agitation de Nadiijda Mikhaëlovna reprenait… elle était à son comble quand Ivan lui dit :
– J’avais dans un album la photographie du prince Asslakow. C’est devant ce portrait que je conduisis Zakhar !… Asslakow a bien changé, ma mère !… Tout de même, avec cette photographie-là sous les yeux, et en regardant certains traits et en confrontant certaine cicatrice, il n’y avait plus de doute !… Croyez-en un fils bâtard qui a serré la nuit dernière son père dans ses bras !…
Devant l’horreur de cette révélation, Nadiijda Mikhaëlovna eut un gémissement sourd et s’affaissa, écrasée, sur un divan.
Elle ne doutait point de ce que lui disait son fils !… Maintenant que celui-ci avait parlé, elle reconnaissait elle-même Zakhar, le prince Asslakow ! car, chaque fois qu’elle avait rencontré sur son chemin Zakhar, elle avait pensé au prince Asslakow !… d’abord sans savoir pourquoi, et puis en se rendant compte qu’il y avait dans ce valet une certaine façon de marcher, certains gestes dont la nature ne se défait jamais quand elle vous les a donnés, qui rappelaient étrangement Asslakow…
Enfin, l’ovale, la coupe de son visage et la proéminence du front qui lui avait fait dire un jour en aparté : « Il y a des moments où l’on croirait se trouver en face du prince vieilli sous des habits de laquais… » Mais, du moment que l’autre était mort, elle n’était point femme à s’amuser longtemps à des suggestions pareilles… Elle ne s’était plus occupée de Zakhar que pour l’éviter instinctivement… parce que le souvenir de l’autre la gênait tout de même un peu, quelquefois…
Asslakow ! Asslakow ! il était donc sorti du tombeau ! et pour quelle besogne !… Zakhar… Asslakow !…
Ivan maintenant se taisait… Il attendait que cette femme qui était sa mère sortît de son anéantissement pour lui parler à son tour de ce père qu’elle lui avait donné… Elle le fit avec un soupir féroce…
– Comment ne l’as-tu pas tué, toi ? dit-elle.
Ivan ne s’attendait point à cette suprême horreur…
– Oh ! ma mère, comme je vous hais et comme je vous méprise… râla-t-il… et comme je le plains, lui !…
– Et tu as empêché Rostopof de le tuer !… mais malheureux, il va parler maintenant !
– On saura donc la vérité !… Est-ce que l’empereur ne la cherche pas !… Est-ce que vous n’êtes point chargée de m’interroger pour la connaître ?… Maintenant, vous savez tout, ma mère !… Vous n’avez plus qu’à aller rapporter notre entretien à Sa Majesté ! et je ne doute point que vous ne le fassiez de la façon la plus fidèle !…
– Tais-toi ! tu ne sauras donc jamais que me torturer !…
– Je comprends assez ce qu’une telle confidence peut avoir de pénible pour vous, ma mère ; aussi ne vous dérangez pas !… Je me charge d’instruire moi-même l’empereur de tout ceci !…
– Tu n’en feras rien ! je le jure !…
– Et moi, je jure qu’il saura tout, que le monde entier saura tout… si vous ne m’aidez à sauver mon père !…
– Qu’est-ce que tu dis ? Tu veux sauver Zakhar ?…
– Il n’y a plus de Zakhar ! Il n’y a plus qu’un malheureux égaré par vos trahisons et vos infamies, un homme que vous avez conduit au crime par votre crime et qui paiera pour vous sans qu’on sache quelle vengeance particulière l’a amené à vouloir anéantir toute la famille impériale !… Je vous jure que s’il va au gibet, vous irez au pilori, madame !… Vous m’avez pris ma fiancée… si vous ne me rendez pas ma fiancée et si vous tuez mon père, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna sera aux yeux de tous la plus misérable des femmes, comme elle l’est aux miens !…
Ivan s’était penché sur sa mère et attendait sa réponse… mais encore elle ne bougeait plus…
– Eh bien ! répondez-vous ! j’attends !… Répondez-moi et comprenez que je ne demande qu’à vous perdre, si tout n’est pas sauvé !… Avec l’aide de votre Raspoutine, il vous sera facile de faire évader de Pierre-et-Paul ou de Schlussenbourg, ou encore pendant le trajet d’une prison à l’autre, votre victime… Quant à Prisca, je sais que vous n’avez qu’un mot à dire pour qu’elle me soit rendue !…
Alors la grande-duchesse se releva. Ce n’était plus du tout cette pauvre chose qui s’était affalée sur un meuble et que l’on eût pu croire brisée définitivement. Jamais, au contraire, elle ne s’était redressée contre les coups du destin avec plus de décision.
– Attends-moi ! lui dit-elle, et elle sortit par cette porte qui avait donné passage à Rostopof.
« Je vais te répondre dans une minute.
Ivan soupçonna immédiatement quelque piège. Il savait sa mère capable de tout.
Il voulut sortir du salon, mais trouva toutes les portes fermées. Il n’avait pas une arme sur lui. Il attendit.
Il ne craignait pas la mort. Il était arrivé à un moment où il l’espérait peut-être. Il entendit un léger brouhaha dans la pièce où sa mère avait suivi le prince Rostopof. Que se passait-il là ? Que préparait-on ? Pourquoi ces sourdes voix et tout à coup ce silence ?
La porte s’ouvre. La grande-duchesse est devant lui. Elle referme la porte. Elle paraît tout à fait normale, nullement émue. Elle est redevenue la grande dame de la cour, la princesse pleine d’un charme souverain, toujours altier, quelquefois tendre.
Elle ressort des formules qu’elle avait oubliées depuis un long temps.
– Vanioucha ! c’est entendu, nous garderons le silence sur tout ceci ! Et nous arrangerons les choses comme il faut ! Nous y avons intérêt l’un et l’autre, du reste. Je t’accorde la grâce de Zakhar. Il pourra s’évader et sortira de l’empire… Es-tu content ? Tu vois que je ne sais rien te refuser…
C’était trop beau ! Ivan n’en pouvait croire ses oreilles.
– Et Prisca ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
– Ta Prisca aussi sera libre et retournera en France.
Ivan ne savait que répondre. Il attendait quelque chose encore, quelque chose qui expliquât une aussi facile victoire… Il ne devait pas attendre longtemps.
– Tout ceci est à une condition, Vanioucha, c’est que tu vas consentir à épouser Agathe Anthonovna…
– Jamais !…
Le mot sortit de lui sans qu’il y fût, en quelque sorte, pour rien ! Il vint sur ses lèvres avant toute réflexion…
– Tu ne penses pas à ce que tu dis, Vanioucha !… Si tu répètes ce mot-là, c’est la mort de ton père… et la condamnation de Prisca !…
– Alors, je parlerai !…
– Non… tu ne parleras pas !…
Elle était retournée à sa porte. Elle était prête à faire un signe. Ivan comprit qu’il était perdu, qu’ils étaient tous perdus !… Il eut des remords pour son père ; une immense pitié pour la jeunesse de Prisca. S’il ne consentait pas à ce qu’exigeait sa mère, il la voyait menacée des pires supplices.
Il dit :
– C’est bon ! Je consens à tout !
– J’en étais sûr, Vanioucha !… Alors, je vais faire entrer le prince Rostopof ; tu lui demanderas toi-même la main de sa nièce !
Deux minutes plus tard, le prince général accordait la main de sa nièce, Mlle Khirkof au grand-duc Ivan et le remerciait très humblement de l’immense honneur qu’il faisait à sa maison…
Le soir même, Ivan était pris d’une forte fièvre. Il se mettait au lit. Il devait y rester des semaines…