XVII – SUITE DES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA
Voulait-on étourdir Prisca ? S’emparer de son esprit ? Annihiler ses sens ? La rendre incapable de tout discernement et de toute résistance ? Il est certain que le régime auquel elle fut soumise les jours suivants était bien fait pour la « séduire », tout au moins moralement ; car, physiquement, elle ne pouvait se plaindre d’aucun mauvais procédé.
Prisca n’allait pas au réfectoire commun, qui était du reste une grande salle fort bien meublée, à la fois mondaine et orthodoxe par son ornementation, qui rappelait à la fois les biens de la terre et les joies du ciel. Elle n’avait fait qu’y passer au cours d’une promenade que lui avait fait faire la très sainte mère elle-même :
– Vous voyez, ma petite colombe, qu’on peut ne pas être très malheureuse chez nous, en vérité. De la piété honorablement comprise et une vie agréable terrestre comme il sied à des personnes bien élevées qui n’attendent plus rien du monde extérieur que des joies préparatrices du royaume de Dieu !
Tant de douceur dans la voix, dans l’air et dans l’esprit anéantissait déjà Prisca au souvenir de cette messe-supplice dont la vision sanglante la poursuivait nuit et jour.
Elle avait déclaré qu’elle voulait vivre chez elle en attendant que l’on fît cesser une injuste détention « dont on aurait à répondre devant les magistrats de son pays ».
On l’avait embrassée en souriant à cette jolie menace et on ne la laissait jamais prendre ses repas dans sa chambre, surtout dans les premiers jours, sans qu’il y eût là deux ou trois des plus agréables « rentières de la communauté », qui lui tenaient compagnie.
On lui faisait réellement fête. On essaya deux fois de l’enivrer. Alors, elle refusa de prendre autre chose que de l’eau.
Il y avait des soirs où c’était une autre comédie : cette vieille sorcière-portière de Catherine réapparaissait et ne lui permettait de s’endormir que lorsqu’elle lui avait fait entendre les plus sinistres histoires sur le compte de la très sainte mère supérieure ou des plus aimables de ces dames.
S’il fallait en croire Catherine, il n’y avait point d’horreur qu’elles n’eussent commise, toujours pour le salut des âmes récalcitrantes.
Tout cela ne tendait-il point à l’épouvante de la pauvre Prisca ?
Et, à représenter tour à tour la très sainte mère supérieure si bonne et si terrible, Catherine ne travaillait-elle point à un programme tracé d’avance et destiné à faire réfléchir Prisca sur les inconvénients de n’être pas toujours d’accord avec cette sainte mère-là ?
De tous les récits horrifiques qu’elle entendait, Prisca tira cette conclusion assez logique qu’on voulait anéantir, à l’avance, en elle, tout esprit de résistance.
Mais que voulait-on faire d’elle ? Allait-on lui demander de devenir orthodoxe ! C’était peu probable, mais on pourrait bien lui demander d’entrer dans certaine façon de comprendre l’orthodoxie, selon la loi de certains hommes de Dieu, qui ont des lumières spéciales sur la matière, d’où est né tout l’effroyable Raskol, lequel n’est pas autre chose que l’anarchie religieuse permettant à ses adeptes d’entendre les textes sacrés selon leurs fantaisies, leurs besoins et leurs vices.
L’homme de Dieu du Raskol quand il s’appelle Raspoutine est plus puissant que le directeur du saint synode lui-même. Qu’a été un Pobodionotzef, à côté d’un Raspoutine ! Tout ceci aboutissait à Raspoutine, à l’obéissance que l’on doit à Raspoutine. Et quand Catherine même en disait du mal, c’était moins pour l’en détourner, assurément, que pour lui en donner l’épouvante !
C’était à cause de l’idée de cela que la pauvre Prisca, entre les horreurs évoquées par la vieille sorcière-portière et la douceur bien civilisée et très menaçante de la très sainte mère, se prenait sa pauvre tête dans les mains, se demandait si elle ne devait point souhaiter de devenir folle, s’interrogeait avec angoisse sur le supplice qui lui était réservé !
Malheur à elle si elle ne se pliait pas à toutes les volontés qui rôdaient autour d’elle, dans l’ombre, pour faire d’elle ce qu’elle ne savait pas encore.
Elle se dressait parfois à un bruit suspect, venu de la porte, de la croisée ou du mur, redoutant qu’on vînt s’emparer d’elle pour quelque abominable sabbat, ou espérant avec délice qu’on venait la sauver !
Ah ! Pierre ! son Pierre ! où était-il ? Que faisait-il ? Qu’en avait-on fait ? Viendrait-il ? Viendrait-il la sauver ? Qui la sauverait de là ?
Elle n’espérait plus en Iouri. Elle l’avait replacé au rang des traîtres.
En qui, en qui devait-elle espérer ? Pouvait-elle espérer encore ?
Il ne lui restait plus que son couteau.
Elle avait réussi à le cacher. Mais qu’elle l’eût gardé sur elle ou qu’elle l’eût dissimulé dans quelque coin, il restait toujours à sa portée !
Que pouvait-elle, avec un couteau contre tant d’ennemis ? Eh bien, mais elle pouvait se tuer ! C’était une solution, cela !…