XXIV – UNE BOMBE AU PALAIS ALEXANDRA

 

Zakhar resta un instant, devant l’apparition d’Ivan, comme frappé de la foudre.

Évidemment, il s’attendait à tout, excepté à le trouver là. Il avait tout fait pour l’éloigner. Il avait menti à l’empereur et il avait fait prononcer à l’empereur le seul mot qui devait faire voler Ivan sur la route de Petrograd !

Par un concours de circonstances qui se rencontre rarement aux heures de grande fatalité, il se trouva que le concierge du palais avait cru voir sortir le grand-duc dans une automobile. Il l’avait dit à Zakhar, qui ne le lui demandait même pas, tant il était sûr qu’Ivan était déjà loin.

Découvrant tout à coup son fils dans la salle du conseil, il comprit tout de suite ce que cette présence signifiait. Ivan s’offrait en holocauste à la vengeance de son père !

Il y eut entre eux un éclair magnétique qui confondit leur double pensée en une seule !

Et puis, il y eut un cri ! un cri terrible de Zakhar, où plutôt un hurlement :

Fuyez !…

Et lui-même, bousculant tout sur son passage, s’enfuit…

Il renversa dans sa course le grand maître des cérémonies, qui était près de la porte… Il bondit… il disparut…

La clameur continuait à hurler dans le vestibule, dans les escaliers, dans les couloirs :

Fuyez !…

Et, tout à coup, le désordre fut inexprimable.

Au premier cri poussé par Zakhar, tous s’étaient levés, dans une épouvante déraisonnée, mais encore se demandait-on ce que cette clameur, ce que cet éclat inattendu signifiaient !

Ce ne fut qu’en voyant se précipiter le valet et en l’entendant répéter en hurlant : « Fuyez ! » qu’ils comprirent ce que fuyez signifiait…

Un cerveau de grand personnage russe n’est jamais complètement débarrassé de l’hypothèse latente d’un attentat toujours possible. Il ne doit pas chercher bien loin pour retrouver cette idée-là, tout de suite.

Fuyez ! chez l’empereur, ça veut dire : « Si vous ne fuyez pas, vous allez tous sauter ! »

Et alors, ils s’enfuirent. C’est-à-dire qu’ils se ruèrent comme des fous et comme de mauvaises bêtes traquées vers les issues, qu’ils s’y écrasèrent avec des cris et des gestes d’assassinés.

L’empereur s’était dressé, lui, et ne fuyait pas. Ivan s’était précipité aux côtés de l’empereur et tous deux s’étreignaient la main.

Ivan comprenait qu’il avait fait son sacrifice trop tard et que tout était perdu ! La mèche était déjà allumée !…

Les deux autres grands-ducs, dans cette épouvantable chose, avaient supplié le tsar de les suivre… mais Nicolas ne leur avait même pas répondu.

Il restait là, dans une attitude fataliste, attendant le coup inévitable du destin et ne tentant rien pour s’y soustraire.

Autour de lui, on continuait à se battre pour passer. Quelques-uns avaient tenté d’ouvrir les fenêtres, mais à cause de leur fermeture spéciale, n’y avaient point réussi et étaient retournés grossir la meute hurlante des mauvais chiens de garde qui s’écrasaient aux portes, pour fuir leur maître…

Ce ne fut que lorsque la cohue hideuse se fût évanouie que l’empereur consentit à obéir aux objurgations d’Ivan et de quelques serviteurs fidèles qui étaient accourus.

Nicolas se laissa alors entraîner hors du palais et s’arrêta dans les jardins, entouré de ses aides de camp, et des membres de sa famille et de quelques dames de service à la cour.

La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna n’avait pas été la dernière à fuir du palais tout retentissant de la clameur d’un attentat.

Ivan pleurait. Il pleurait de joie. Une grande détente de tout son être le faisait plus faible qu’un enfant. Sa main tremblait maintenant dans celle du tsar, qu’il n’avait pas quittée.

La grande-duchesse remarqua cette intimité et fronça le sourcil.

Elle demandait des explications, mais personne ne pouvait lui en fournir. On ne savait rien en dehors de ce grand cri qu’avait poussé Zakhar et de la fuite éperdue de Zakhar.

Ivan se disait : « Zakhar est arrivé à temps !… »

Le malheureux jeune prince devait apprendre bientôt qu’il s’en était fallu de bien peu qu’il arrivât en retard.

Ce fut le comte Volgorouky qui apporta, le premier, des nouvelles précises : le misérable nihiliste, auteur de l’attentat, n’était autre que Zakhar qui avait donné le signal de la fuite. Sans doute avait-il été épouvanté de son forfait au moment où tout allait être accompli ; toujours est-il qu’on l’avait vu se précipiter comme un insensé vers les chambres du second étage, en poussant des cris que personne ne comprit d’abord.

Un officier de service et des valets, ignorant la cause de tout ce tumulte, avaient voulu, l’arrêter dans sa course de fou, mais il s’était débarrassé d’eux avec une force surhumaine.

Ils coururent derrière lui, entrèrent derrière lui dans la chambre du grand-duc Ivan et le virent disparaître par une porte secrète donnant dans un placard et ouvrant sur un escalier secret !

Ils l’avaient suivi et étaient descendus, sur ses talons, jusque dans un boyau souterrain fraîchement creusé et qui était bondé de dynamite et de poudre et où brûlait une mèche que Zakhar était arrivé tout juste pour éteindre !

Zakhar avait naturellement été fait prisonnier, et avait avoué tout ce qu’on avait voulu.

Du reste, il s’était vanté de son crime, et aux premières questions qui lui avaient été posées, avait répondu :

C’est moi !… c’est moi qui ai tout fait !

On conçoit avec quelle angoisse haletante tous ceux qui étaient là écoutaient le récit entrecoupé du comte Volgorouky et l’on s’explique les cris de mort qui ne manquaient point de l’interrompre, chaque fois qu’il prononçait le nom de Zakhar, le fidèle valet de chambre de Sa Majesté !…

– Qu’a-t-on fait de ce bandit ? gronda Nadiijda Mikhaëlovna, qui avait déjà crié plusieurs fois qu’il fallait « en faire des morceaux ».

– Ce misérable appartient à la justice !… exprima le comte Volgorouky sans aucun succès, du reste, car sa voix fut immédiatement couverte par des cris de mort…

– Non ! non ! il n’y a pas de justice pour ces gens-là ; À mort ! à mort tout de suite !…

– Il peut avoir des complices ! Il doit certainement avoir des complices, il faut qu’il parle !…

– À la torture ! À la torture !

– J’ai donné des ordres pour qu’il fût arraché des mains de ceux qui le frappaient déjà !… déclara le comte.

Il attendait un mot de l’empereur, mais celui-ci resta muet…

L’acharnement de ses ennemis l’anéantissait. Il ne se rendait point compte de ce qu’il pouvait représenter personnellement de haine pour certaine souffrance séculaire russe ; aussi chacune des manifestations de cette haine qui éclatait autour de lui et de sa famille, qui avait déjà failli l’emporter et emporter son fils, le laissait écrasé d’incompréhension !…

Le maréchal de la cour, le grand maître des cérémonies, les principaux dignitaires qui s’étaient tout à l’heure si honteusement conduits et qui avaient fui si lâchement, étaient revenus et l’entouraient de leurs supplications et de leurs protestations de dévouement…

Le général prince Rostopof dit :

– Votre Majesté ne saurait rester ici ! Elle court peut-être encore quelque danger !… Le palais est miné ! Quels sont vos ordres, sire ?

Nicolas releva le col du manteau militaire que l’on avait jeté sur ses épaules et demanda :

– Où est donc l’impératrice ?

– Elle est partie ce matin, à l’improviste, pour Gatchina avec le tsarévitch et les jeunes princesses, dit la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

– Eh bien ! fit l’empereur, allons les rejoindre…

Et, en soupirant, il tourna le dos à son palais qui avait failli être son tombeau et où il avait goûté jadis un bonheur trop rapide…

Ivan n’était plus à ses côtés… et, soudain, il se vit presque seul…

Toute la tourbe des courtisans s’était précipitée vers un groupe terrible qui apparaissait entre les soldats sur les degrés du perron impérial.

On sortait Zakhar ! et dans quel état !… Le malheureux n’était plus qu’une plaie.

Les soldats, commandés par l’officier de service à l’intérieur du palais, avaient la plus grande peine à le préserver de la dernière rage des forcenés qui ne voulaient point se le laisser enlever avant qu’il ne fût un cadavre.

Les femmes étaient les plus acharnées. La Wyronzew se distinguait entre toutes par sa furie.

Nicolas cria un ordre qui ne fut pas écouté… alors il s’éloigna rapidement, suivi d’un seul aide de camp.

Certainement, Zakhar ne fût point sorti vivant du palais s’il n’eût trouvé là, soudain, un défenseur inattendu. Le grand-duc Ivan s’était jeté dans cette curée et, avec une rage aussi féroce que l’appétit de mort de cette meute de cour, il repoussait les mufles et les griffes et les armes !

Car il y en avait qui, par-dessus les soldats courbés sur le corps pantelant de Zakhar, le frappaient de leurs sabres.

Ivan alla jusqu’à saisir à la gorge le général prince Rostopof, qui s’apprêtait à abattre un coup mortel sur la tête du malheureux…

Enfin, il fit si bien qu’il le sauva.

Ce corps en charpie que l’on transportait laissait derrière lui une affreuse traînée de sang sur la neige.

Dans le moment qu’il fut déposé dans l’automobile de la police et remis entre les mains des policiers, Zakhar attacha sur Ivan un regard d’une vie extraordinaire…

Et les lèvres d’Ivan remuèrent alors, prononçant des syllabes muettes que Zakhar comprit certainement, car, à cette prière suppliante de pardon que lui adressait le grand-duc, il répondit par un nouveau regard plein d’une immense pitié – pitié sur son enfant, sur lui-même, sur ceux aussi dont il avait voulu faire ses victimes, pitié désespérée d’un agonisant sur le monde qu’il va quitter et qui lui fut si abominable… regard d’amour aussi sur son fils…

Pendant les heures qui suivirent, Ivan ne se rendit point compte de ce qui se passait, ni de ce qu’il faisait ou de ce qu’on lui faisait faire…

Il ne s’aperçut même point que le prince Rostopof marchait dans chacun de ses pas…

Il se trouva quelques heures plus tard dans une auto entre la grande-duchesse, sa mère, la Wyronzew et le général prince qui ne lui avait pas adressé une seule fois la parole depuis le geste qui avait sauvé Zakhar…

D’autres autos suivaient… C’était un départ général… Mais, encore une fois, les yeux d’Ivan ne voyaient plus rien… rien que le regard dont Zakhar l’avait salué une dernière fois…

Tout à coup, il demanda :

Que va-t-on faire de Zakhar ?

Et il fut étonné du son de sa voix. Cette question était tombée singulièrement dans le silence de ses compagnons…

On ne lui répondit pas d’abord… puis, après quelques instants, la voix de Nadiijda Mikhaëlovna se fit entendre. Il ne reconnaissait point non plus la voix de sa mère… Du reste, tout lui semblait étranger depuis le drame…

Les choses, les gens appartenaient à un monde qu’il traversait, eût-on dit, pour la première fois, et qui, cependant, ne l’intéressait en rien !…

La grande-duchesse disait :

– Il a été transporté à la forteresse Pierre-et-Paul… De là, quand il ira un peu mieux, il sera transféré à la prison de Schlussenbourg pour y être pendu !…

– Comment n’invente-t-on pas de supplices nouveaux pour de pareils maudits ! émit la Wyronzew… on devrait les faire mourir à petit feu… leur arracher les chairs avec des tenailles…

– Certes ! acquiesça la grande-duchesse, mais Nikolouchka est trop bon !…

Le général prince ne disait rien. Il mordait de temps en temps sa grosse moustache en attachant sur Ivan un regard terrible que l’autre ne voyait pas…

Ivan ne dit plus rien, de son côté, pendant tout le voyage.

Il pensait à son père ensanglanté, se remémorait ses malheurs inouïs, voyait son ombre glisser pendant vingt ans dans les sombres galeries des mines sibériennes… puis il s’en échappait au moment où on allait le pendre, mais il ne s’évadait du bagne que pour en retrouver un nouveau… ne se libérait d’une corde au cou que pour retrouver le gibet de Schlussen-bourg ! Et, cette fois, c’était son fils qui lui passait la corde au cou !…