Pierre vit lever l’aurore sur les quais de Viborg, où il était revenu, épuisé. Il avait étendu sa souffrance et son désespoir sur le lit de planches qui se trouvait en face du kabatchok où lui avait donné rendez-vous Iouri. Iouri n’avait pas paru. Celui-ci aussi avait dû être victime de l’affreux complot, la première victime peut-être. Pierre avait renvoyé Nastia et la gniagnia à la maison du Refuge avec leurs paquets.
La pluie avait cessé, mais Pierre grelottait. Il était là, anéanti, n’ayant plus de forces pour rien. Tout à coup, il se redressa, une nouvelle flamme dans les yeux. Oui, une vie nouvelle entrait en lui. Puisque le coup qui le frappait venait d’en haut, eh bien ! il monterait jusque-là !…
Il irait voir le tsar et saurait si bien le supplier et l’apitoyer qu’il lui ferait rendre Prisca !
Il reprit une fois encore le chemin du Faïtningen, trouva Nastia en larmes, lui ordonna de mettre à sa disposition des effets convenables, se changea après s’être livré à des ablutions qui lui firent le plus grand bien.
Il dit aux domestiques de faire viser leurs passeports et de prendre toutes dispositions pour rentrer le soir même à Petrograd, Nastia retournerait au canal Catherine, dans l’appartement de Prisca.
– Ne pleure pas, Nastia ! Tu reverras bientôt la petite maîtresse !
Il avait besoin de croire cela. Il essaya de revoir Paul Alexandrovitch, mais le buffetier était parti de grand matin et n’avait pas reparu. Alors, Pierre laissa aux dvornicks une lettre pour Mme Sponiakof (Prisca), dans le cas improbable où elle se présenterait encore à la maison du Refuge.
Puis il se dirigea vers la gare. Une heure après, il était dans le train qui l’emportait à Petrograd. À la station de Pergalovo, il y eut un assez long arrêt. Il mourait de faim. Il s’en fut au buffet.
En y entrant, son attention fut attirée par une silhouette qui ne lui paraissait pas inconnue. L’homme qui était en train de manger tranquillement une tranche de jambon se retourna : c’était Iouri.
Le grand-duc n’eut pas le temps de s’étonner ; Iouri s’était déjà précipité ; c’est tout juste si Pierre parvint à l’empêcher de se jeter à ses pieds. Ils n’étaient point seuls, et, en dépit du brouhaha d’un buffet de gare, on pouvait les remarquer, la figure de Iouri était rayonnante :
– Ah ! monseigneur !
– Chut ! Comment es-tu là ?
– Oh ! barine, je vous croyais perdu ! Je suis tombé, cette nuit, entre les mains d’une bande de mauvais garçons. Vous avez reçu la lettre ?
– Oui, ta lettre, Iouri, ta lettre !
– Ah ! petit père, ce n’est pas moi qui ai écrit la lettre.
– Comment ! ce n’est pas toi ! Cependant, Paul Alexandrovitch a reconnu ton écriture.
– Paul Alexandrovitch est un traître. Doumine l’a acheté comme les autres. Il faut que je raconte ce qui s’est passé à Votre Haute Noblesse.
Ils sortirent sur le quai, où ils pouvaient causer avec plus de tranquillité, et Iouri narra au prince sa cruelle aventure.
– Doumine, comme je vous l’ai dit, écrivait donc la lettre que je n’avais pas voulu écrire moi-même. Son revolver était près de lui sur la table. Au moment même où j’allais bondir pour m’en emparer, Doumine leva la tête et dit, en me regardant :
« – Nous avons assez vu celui-là. Nous n’en avons plus besoin jusqu’à nouvel ordre. Qu’on le mette aux fers ! »
« J’étais perdu, mais, en vérité, barine, je ne pensais qu’à vous et à la barinia et au mal que l’on pouvait vous faire avec cette fausse lettre. J’espère, barine, qu’il n’est pas arrivé de mal non plus à la barinia, ni à personne à cause de moi.
– Continue donc, Iouri ! commanda Pierre d’une voix sourde ; ce n’est pas à toi à me poser des questions.
– Ils m’ont descendu à fond de cale et ils m’ont mis aux fers, mais le matelot qui m’a attaché était ivre et c’est ce qui m’a sauvé… il m’a mal attaché !
– Ah ! ah ! il t’a mal attaché !…
– Assurément oui ! il m’a mal attaché… c’est ce que je constatai tout de suite quand je fus seul et je ne fus pas longtemps à me libérer. J’étais libre d’aller et de venir au fond de la cale noire, dans cette sentine ! C’était quelque chose, cela, et je résolus bien d’en profiter à la première occasion.
« On sortait de la cale par une écoutille dont le panneau était rabattu mais que j’aurais certainement la force de soulever. Seulement, il ne fallait pas agir sans réfléchir.
« J’entendais marcher sur le pont. Je me conseillai d’être prudent. Le mieux était d’attendre qu’il n’y eût plus aucun mouvement à bord. Mais toute une partie de la nuit, il y eut un grand remue-ménage et, moi, sur le dernier échelon de mon échelle, sous le panneau de mon écoutille, je n’étais certes pas aussi à mon aise qu’à cheval dans les prairies !… J’aurais tant voulu me sauver de là, pour aller vous prévenir.
– Oui, oui !… c’est entendu !…
– Mais les heures s’écoulaient et je continuais à être réduit à l’impuissance… En soulevant légèrement un panneau, j’aperçus Doumine et deux de ses acolytes qui quittaient le bateau…
– Et alors ? dépêche-toi… j’ai hâte de savoir la fin de ton histoire…
– Nous y touchons, Votre Haute Noblesse. Je ne savais si je devais me réjouir du départ de Doumine… Avait-il réussi son coup ? Que penser ? Que croire ? Enfin, je sentis tout à coup que l’on remuait… oui, on levait l’ancre, le bateau démarrait. Ainsi donc, pensai-je, tout ce remue-ménage que j’avais entendu, c’étaient des manœuvres… des manœuvres pour prendre le large au plus vite… Plus de doute, nous quittions Viborg !… et c’était la vérité, Votre Haute Noblesse, nous quittions le port, comme je vous le dis ! Je sentis bientôt cela au roulis et au tangage quand nous entrâmes dans le golfe de Finlande…
« Le jour allait venir… Il fallait agir… agir… Une heure après, je me décidai à sortir de mon trou, après avoir remarqué que le silence s’était fait à peu près, du moins de mon côté. Ainsi donc, je fis glisser le panneau de l’écoutille et je me trouvai sur le pont.
« Je fus assez heureux pour ne pas être aperçu des hommes de quart… Tout paraissait normal à bord ; nous avions une bonne brise qui nous poussait vers la rade de Cronstadt.
« Aux premiers rayons du jour, je pus juger que nous étions assez près encore de la côte, à quelques encablures de Terijaki ; tout doucement, je me laissai glisser à la mer et, une demi-heure plus tard, j’abordai sur la grève. Je me séchai dans une touba où je savais trouver des amis à nous et qui me donnèrent tout ce qu’il fallait pour me réconforter !…
– Tout s’arrangeait bien, en vérité, pour toi, Iouri !
– Oui, j’ai eu de la chance, si on peut dire… Enfin, j’étais si près de Petrograd que je résolus, dans l’anxiété et l’indécision où je me trouvais, d’aller tout raconter à la Kouliguine, quitte à reprendre le soir même le train pour Viborg ! Dans le cas où le coup de Doumine aurait réussi, nous gagnions plusieurs heures pour aviser et agir… J’ai pensé que je faisais pour le mieux et alors j’ai pris il y a quelques heures le train de Terijaki… sans me douter que vous étiez dedans, Votre Haute Noblesse !… Ah ! barine ! je suis bien content ! J’ai eu une belle peur pour vous !… Mais je me disais qu’avec la Kouliguine, on arriverait bien à vous tirer de n’importe quelle mauvaise passe, en vérité ! Il ne faut pas désespérer de Dieu le père ni des saints archanges ! Jamais… mais je me demande si Votre Haute Noblesse ne commet pas une imprudence en rentrant à Petrograd !…
– Je ne me rends pas à Petrograd, Iouri, je rentre à Tsarskoïe-Selo !
– Que le ciel vous protège ! Il faut parler de cela d’abord à la Kouliguine…
– Non ! je n’ai plus de confiance, maintenant, qu’en mes ennemis, puisque mes amis n’ont pas su garder le seul être que j’aime au monde et qui m’est plus précieux que la vie !…
– Saints archanges ! serait-il arrivé un malheur ?…
– Les deux barinias et le gaspadine Gilbert ont disparu ! C’est ta lettre qui est cause de tout, Iouri !…
– Seigneur Jésus ! Qu’est-ce que j’apprends là ! le malheur est terrible ! voilà bien une catastrophe inouïe !… Mais ce n’est pas moi qui ai écrit la lettre, sur l’image de la mère de Dieu !… On m’a menacé de mort si je n’écrivais pas la lettre ! et je ne l’ai pas écrite !…
Et, cette fois, Iouri se jeta aux pieds du prince, qui n’eut que le temps de le relever… et de le pousser dans le train qui partait. Il y sauta derrière lui… et, pour le faire taire :
– Je te crois, Iouri, cesse donc de te lamenter ! je te crois ! Sinon, tu serais déjà mort de ma main !…
– Que vas-tu faire, petit père ? que vas-tu faire ?…
– Cela ne te regarde plus, Iouri. Cesse tes questions, je te l’ordonne !…
Et le grand-duc, le laissant planté là, dans le corridor, alla reprendre sa place… La ligne du chemin de fer glissait maintenant tout au long de la grève, et un soleil radieux baignait les flots du golfe de Finlande.
Pierre était comme hébété. Il avait calculé qu’il lui faudrait tant de temps pour arriver à Petrograd, tant de minutes pour trouver une auto… Il se voyait déjà au palais Alexandra ! Oui, oui, maintenant, il n’avait plus d’espoir que dans le tsar ! Il se répétait :
– Ça n’est pas possible, pas possible qu’il ne m’entende pas, qu’il ne me comprenne pas ! Il n’est pas méchant, lui ! Il sait ce que c’est que d’aimer.
Soudain, il tourna la tête, car on frappait à la vitre, dans le couloir, et il aperçut Iouri qui lui faisait signe et qui lui montrait, de son doigt tendu, tout là-bas, un navire à l’horizon du golfe…
Il sortit dans le corridor :
– Un trois-mâts-barque, lui souffla Iouri… si je ne me trompe, ça doit être le nôtre… Il va à Cronstadt ! mais, si c’est lui, il a dû s’arrêter quelque part, car depuis une heure au moins… au moins… et en calculant bien largement… il devrait être arrivé…
Une illumination se fit dans l’esprit de Pierre :
« Mon Dieu ! si elle était à bord de ce bateau ! »
– Elle doit être à bord ! fit-il entendre. C’est ce bateau qui a dû emporter Prisca, Vera et Gilbert !
Iouri pâlit :
– Votre Haute Noblesse a peut-être raison !… Je n’avais pas pensé à cela !…
– Tu aurais dû y penser, toi qui étais à bord ! et rester près d’eux ! au lieu de t’enfuir…
– Certes, déclara Iouri, très troublé… je suis bien coupable, si j’ai commis une faute pareille…
– Tout le remue-ménage dont tu m’as parlé et qui t’empêchait de sortir par l’écoutille, c’était cela !… On les amenait à bord !… Comment n’as-tu pas eu idée de cela, puisque toute l’affaire était menée par Doumine et que ce bateau était à Doumine ou à sa dévotion ? Comment ! comment n’as-tu pas pensé à cela ?
– Je n’ai jamais pensé à cela, Votre Haute Noblesse ! justement parce que j’ai vu Doumine quitter le bord ! je ne pouvais m’imaginer qu’une chose, c’est qu’il allait au-devant de ses victimes et non qu’il les quittait… mais en y réfléchissant, il n’y a aucune raison certaine pour que les barinias soient à bord de cette barque ! aucune !
– Il n’y a aucun doute pour qu’elles n’y soient pas !… ou tout au moins pour qu’elles n’y aient pas été amenées, puis descendues sur un point de la côte… Il n’y a aucune raison pour qu’elles n’y soient pas encore !… Ah ! il faudrait savoir ! il faudrait savoir cela !…
Pierre serrait, à le briser, le poignet de Iouri…
– Aussitôt arrivé à Petrograd, j’irai à Cronstadt ! déclara Iouri.
– Et moi, et moi !… où dois-je aller ? Je n’en sais plus rien ! Je ne sais plus rien ! Comment faire pour ne pas perdre de temps !…
– Votre Haute Noblesse devrait aller voir la Kouliguine dès son arrivée à Petrograd ! Voilà mon avis ; pendant ce temps-là, j’irai à Cronstadt !
– Non ! non ! le mieux est que j’aille trouver le tsar tout de suite ! Le navire sera à Cronstadt trois heures avant nous ! Nous arriverons encore trop tard ! et puis il ne faut pas oublier qu’on les a peut-être déjà débarqués !… Écoute, tu iras à Cronstadt, toi ! pour te renseigner, car nous ne pouvons espérer que cela, avec ce bateau : avoir des renseignements… les heures sont précieuses ; je te trouverai ensuite chez la Kouliguine, en revenant de Tsarskoïe-Selo… Où trouverai-je la Kouliguine ?
– Dans le Stchkoutchine-Dvor, chez la Katharina !… Vous n’aurez qu’à demander la Katharina ; tout le monde connaît la Katharina !…
– Oui ! oui ! voilà ce qu’il faut faire, c’est entendu ! c’est bien entendu !…
– Mais Votre Haute Noblesse est-elle sûre que lorsqu’elle sera entrée à Tsarskoïe-Selo, on l’en laissera ressortir ?
– Oui ! je suis sûr de cela ! ou je me tue aux pieds du tsar ! Ce sera ainsi, Iouri !
Et il rentra dans son compartiment.
« Oh ! se disait-il, je leur prouverai à tous que je ne suis plus un enfant et qu’ils ont fini de jouer avec moi !… »
Maintenant, des sapins cachaient la mer et ils ne revirent plus le trois-mâts-barque. Arrivé à Petrograd, le grand-duc ne s’occupa même plus de Iouri. Il bondit dans un isvô, se fit conduire à un garage, sauta dans une auto qu’il conduisit lui-même, et cela sur le chemin de Tsarskoïe-Selo…
Quand il se présenta au palais Alexandra, il y eut une véritable stupeur chez la haute domesticité.
– Monseigneur ! Monseigneur est de retour !…
– Avertissez Sa Majesté tout de suite !
Mais il dut subir les allées et venues du maréchal du palais, des aides de camp de service, et leurs discours, leurs observations.
Il y eut des conciliabules qui n’en finissaient pas. Le grand-duc écumait.
Soudain, il vit apparaître la comtesse Wyronzew, qui se jeta presque dans ses bras avec des démonstrations extraordinaires de la plus touchante anxiété.
– Ah ! comme Nadiijda Mikhaëlovna va être heureuse ! Enfin, son fils lui est rendu ! Elle qui le pleurait nuit et jour ! Vous allez rendre tout le monde bien heureux ici, c’est moi qui vous le dis, Ivan Andréïevitch ! D’abord, je vais avertir la grande-duchesse !…
– N’en faites rien ! rugit Ivan, qui était au bout de sa patience… Ce n’est pas ma mère que je suis venu voir ici, c’est le tsar ! je veux voir le tsar tout de suite !…
Et elle fit quelques pas pour se retirer.
« Si ma mère est avertie avant que j’aie vu le tsar, tout est perdu ! » se dit le grand-duc.
Alors, tout à coup, bousculant tout le monde, renversant la Wyronzew à droite, envoyant promener d’un coup d’épaule le grand maître des cérémonies à gauche, fonçant tête baissée sur les aides de camp, il traversa les pièces, arriva au cabinet de travail de l’empereur, ouvrit la porte sans frapper, et, se jetant aux pieds du tsar, effrayé d’une pareille entrée :
– Batouchka ! Batouchka ! Aie pitié !… s’écria-t-il.