XXI – OÙ LE CAUCHEMAR SE PRÉCISE
Toute la journée du lendemain fut occupée par Ivan à guetter l’arrivée de Grap.
Il savait par Zakhar que le chef de l’Okrana devait venir au palais, mandé par Sa Majesté.
En effet, Grap arriva vers les six heures du soir et eut une longue entrevue avec Nicolas.
Quand il sortit du cabinet de l’empereur, il se trouva en face du grand-duc Ivan, qui le pria de le suivre. Mais Grap était très pressé. Il avait d’abord le service de Sa Majesté à assurer et il ne se gêna point pour faire comprendre à son interlocuteur que les autres affaires, si importantes fussent-elles, devaient céder le pas à ce service-là.
Cependant, dans les quelques minutes qu’il lui accorda, Grap trouva le moyen d’affoler encore davantage le pauvre prince. L’enquête à laquelle on s’était livré permettait déjà de restreindre les recherches concernant Prisca autour de Raspoutine et de certaines intrigues qui avaient leur foyer à la cour même et jusque dans la famille de Son Altesse, il fallait, de ce fait, abandonner la piste Nératof, qui n’avait rien donné de bon.
On ne pouvait pas mieux désigner le coupable.
Grap devait s’être encore fâché avec la Wyronzew et la lutte qu’il menait si âprement en ce moment, soutenu en dessous par les grands-ducs, entraîné à fond par la Kouliguine contre Raspoutine et sa clique, l’avait sans doute déterminé à ne plus ménager la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.
Quand il l’eut quitté, Ivan se rendit immédiatement chez sa mère, mais celle-ci venait de partir pour Petrograd.
Alors, il s’enferma chez lui pour réfléchir aux décisions très graves qu’il était prêt à prendre. Il voulait aller aux extrêmes avec la grande-duchesse et il ne reculerait devant aucun drame ! Ne fallait-il pas en finir avec cette abominable situation ? Du reste, il ne se sentait plus la force de la supporter.
Comme il en était là de ses tristes pensées, il releva machinalement la tête à un craquement que fit entendre un meuble. Et ses yeux se fixèrent sur la porte du placard que l’on avait ménagé dans la muraille, juste en face de lui.
Il reconnut cette porte qu’il voyait, chaque nuit, dans ses rêves. Et il pensa à son cauchemar. Pour la première fois, il s’étonna que celui-ci répétât d’une façon aussi parfaite les mêmes détails, lui montrant le même placard dans lequel avait disparu l’ombre, toujours la même ombre qui, dans son rêve, était celle de Zakhar.
N’était-ce pas là un fait extraordinaire et presque anormal que ce rêve, qui se répétait si singulièrement et si méthodiquement ?
Il se leva, alla au placard, l’ouvrit, constata la présence de quelques vêtements pendus à des portemanteaux ; rien d’autre n’attira ni ne retint son attention.
Sur ces entrefaites, Zakhar lui apporta son souper, comme les soirs précédents.
Mais Ivan n’avait pas faim ; il pria le valet de tout remporter, ce que fit Zakhar, à l’exception cependant d’un compotier de fruits dont le grand-duc était toujours friand et qu’il gardait généralement à sa disposition, près de lui, la nuit.
Au fait, depuis qu’il était rentré au petit palais, il ne mangeait guère que cela, le soir ; une poire, ou une pomme, une grappe de raisin.
Mangeant si légèrement, il ne pouvait comprendre l’étrange torpeur qui s’emparait alors de lui et qui le forçait à se jeter sur son lit, dans un rapide état de prostration où il devenait la proie de ce rêve fantastique qui le poursuivait si singulièrement. Il ne se rappelait point avoir ressenti de pareils troubles physiques depuis son voyage en Extrême-Orient, où, pendant quelque temps, par dilettantisme et pour faire comme les jeunes officiers de marine, ses compagnons, il s’était mis à fumer de l’opium.
De là à penser qu’il pouvait être la victime de quelque « drogue », il n’y avait pas loin.
Ce devait être encore là quelque tour de la grande-duchesse, qui pouvait avoir intérêt à réduire sa force de résistance, peut-être à l’empoisonner.
Certes, il la croyait capable de tout pour assouvir une rancune même passagère, à plus forte raison pour se venger des outrages de son fils !
La guerre était déclarée entre eux ! Toutes les armes devaient lui paraître bonnes. Il frissonna.
Est-ce que sa mère ne l’empoisonnait pas, peu à peu ? Voilà la question qu’il se posa devant cette corbeille de fruits que Zakhar venait de glisser devant lui.
Il rappela le domestique et lui posa quelques questions. Ces fruits, d’où venaient-ils ? Par quelles mains passaient-ils ?
Il ne cacha point à Zakhar le fond de sa pensée.
– Ah ! que Son Altesse se rassure, c’est moi-même qui vais les chercher dans la « forcerie », et nul n’y touche que moi !
– Bien ! bien ! Zakhar, je te parlais de cela, parce que je sais qu’il y a des gens qui ne m’aiment pas beaucoup, ici. Tu comprends ?
– Certes, mais Monseigneur peut être tranquille.
– Oui ! oui ! maintenant, je suis tranquille.
Et Ivan prit la plus belle poire, et avec le petit couvert d’argent, se mit à peler le fruit.
Zakhar s’inclina et sortit.
Aussitôt le prince alla cacher la poire dans un tiroir et reprit sa place.
Il réfléchit encore. Ses réflexions étaient plus sombres que jamais. Il avait vu pâlir Zakhar quand il avait parlé des fruits.
Du moins il avait cru voir cela. Peut-être se l’était-il simplement imaginé.
Est-ce que l’état d’esprit lamentable dans lequel il avait trouvé l’empereur, la nuit précédente, allait également s’emparer de lui ?
Il se leva, marcha, voulut « se raisonner », y parvint partiellement.
Finalement, il se reprocha d’avoir pu soupçonner une seconde un homme comme Zakhar, qui lui avait donné tant de preuves de son dévouement.
Cependant, il ne toucha à aucun de ces fruits ; il se coucha tard, persuadé que sa mère ne rentrerait point au palais cette nuit-là, et, du reste, assez satisfait de mettre encore une nuit de réflexion entre le drame auquel il était résolu et l’heure présente.
Il devait penser à tout, avant d’aborder la grande scène : savoir ce qu’il dirait exactement, ce qu’il exigerait ; et la façon dont il frapperait si on ne lui accordait pas ce qu’il allait demander.
La liberté de Prisca et la sienne ou la mort de la grande-duchesse. Il faudrait bien qu’elle choisisse…
Des pensées pareilles tiennent un jeune homme éveillé. Si bien éveillé qu’Ivan en fut étonné lui-même après les appesantissements extraordinaires des nuits précédentes.
Et il se félicita de ne pas avoir touché aux fruits ni à la carafe d’eau…
Dans le même moment (il pouvait être deux heures du matin), la porte de sa chambre fit entendre un léger bruit ; il tourna la tête et il vit cette porte s’ouvrir tout doucement, tout doucement, comme dans son cauchemar !
Et si bien comme dans son cauchemar, qu’il se demanda s’il ne rêvait pas encore.
En tout cas, il constata, au libre mouvement qu’il fit, qu’il pouvait disposer de ses membres, et qu’ils avaient cessé d’être enchaînés comme dans le cauchemar.
Or, il n’usa point de cette liberté. Il resta allongé sur sa couche et ses paupières se refermèrent à demi…
Et, presque aussitôt, sous ses paupières demi-closes, il aperçut l’ombre et reconnut Zakhar.
Non, non, il ne rêvait pas, mais tout continuait de se passer comme dans son rêve.
Zakhar s’approcha du lit, se pencha sur lui ; le bras de Zakhar se dressa au-dessus de lui… la main de Zakhar était armée d’un poignard.
Et cette main, avec ce poignard, dessina au-dessus du corps d’Ivan, le signe de la croix.
Zakhar bénissait Ivan. Puis, il s’éloigna, gagna le placard, s’enfonça dans le placard.
Le grand-duc s’était redressé derrière lui, avait glissé hors du lit ; il put le voir, à la lueur de la veilleuse, par la porte du placard restée entr’ouverte, écarter les vêtements, appuyer sur la paroi du fond et disparaître.
Le fond s’était refermé.
Le grand-duc s’habilla à la hâte, prit un revolver, l’arma et entra à son tour dans le placard. Mais il appuya en vain sur la cloison de bois. Celle-ci ne bougea pas.
Ses mains tâtèrent ainsi toute la paroi, pendant plus d’une heure et ne trouvèrent point le ressort secret qui devait faire jouer le mécanisme.
Ivan sortit du placard en sueur. Il était tout à fait décidé à savoir, coûte que coûte, ce qui se passait derrière ce placard-là. Il attendrait le retour de Zakhar et l’on s’expliquerait. Mais son impatience était telle qu’au bout de quelques minutes il n’y tint plus. Il retourna au placard, à la cloison, recommença ses recherches hasardeuses.
Et, tout à coup, quelque chose céda sous sa main et la cloison tourna.
Il n’eut qu’à avancer, il se trouvait dans un escalier secret.
La cloison s’était refermée derrière lui et il était dans les ténèbres.
L’escalier était fort étroit. Il devait avoir été pratiqué là entre ces deux murailles. Ivan descendit, à tâtons, quelques degrés et écouta. Aucun bruit, il descendit encore. Il descendait toujours. Il devait bien avoir parcouru ainsi la hauteur de trois étages et, par conséquent, devait se trouver au niveau des sous-sols et peut-être sous les sous-sols. Enfin, il toucha à la dernière marche et se glissa, toujours à tâtons, dans une sorte de boyau souterrain dans lequel il ne put s’enfoncer qu’en se courbant légèrement.
Il n’hésita pas, il avança. Il se heurta bientôt à une paroi et dut opérer une légère conversion sur lui-même. Alors, il aperçut, assez loin, une faible lueur, et quelques bruits, comme ceux que ferait la pioche d’un terrassier, arrivèrent jusqu’à lui. Il précipita sa marche, ne prenant plus aucune précaution, sûr que Zakhar ne pouvait lui échapper.
Il avait hâte d’être sur l’homme et de voir à quelle besogne il se livrait.
Tout à coup, une voix sourde gronda :
– Qui est là ?
– C’est moi, le grand-duc Ivan, jeta le prince à la voix souterraine et, bientôt, il fut en face de la figure atroce de Zakhar.
Éclairée par le feu sournois d’une lanterne sourde accrochée au soubassement d’un mur, cette tête, surgie des ténèbres et qui semblait ne tenir à rien était effroyable.
On y lisait, moins de terreur que de fureur.
– Que viens-tu faire ici ? Que viens-tu faire ici ?
– Qu’y fais-tu toi-même ?
L’homme, tout d’abord, ne répondit point.
Il haleta.
De toute évidence, il venait de se retenir dans un élan terrible contre un inconnu qui avait osé forcer la porte de son enfer, descendre derrière lui dans le mystère souterrain dont il se croyait le seul maître.
Sans doute, le grand-duc Ivan avait-il été secrètement inspiré par le Destin (qui ne frappe pas toujours, mais qui veille quelquefois) en jetant hâtivement son nom à cette tête en flammes qui se penchait si menaçante sur les ténèbres remuées.
Il y a des mots magiques qui semblent avoir le don de conjurer le malheur. Certaines syllabes sont prononcées et, autour d’elles, tout s’apaise.
Ainsi la rage souveraine dont Zakhar avait été transporté en se voyant « interrompu dans son travail » tombait-elle, peu à peu, et d’elle-même depuis que l’écho du souterrain avait répondu à sa formidable question : Qui va là ! par ce nom : Ivan !
Interrompu dans son travail !… Oui, certes, on l’interrompait dans son travail et quel travail !…
Il avait rejeté les outils, pelle et pioche, qui lui servaient à finir de creuser cette excavation sous le mur auquel il avait accroché sa lampe…
Maintenant, les yeux du grand-duc s’étaient faits aux ténèbres et la moindre lueur lui laissait deviner les objets. Il distingua deux caisses, au pied de l’excavation, deux caisses d’aspect assez inoffensif, mais qui, tout de même, lui parurent formidables…
Cependant Zakhar s’assit sur l’une de ces caisses-là.
Il y eut un silence entre les deux hommes. Zakhar achevait de se calmer.
Ivan était au comble de l’horreur. Il répéta sa question :
– Que fais-tu ici, malheureux ?…
L’autre ne répondait pas. Il essuyait avec sa manche son front en sueur.
Ivan demanda :
– Qu’est-ce que c’est que ces caisses ?
– Ce n’est rien ! finit par répondre l’autre, d’une voix si extraordinairement calme qu’Ivan, pour la première fois, eut peur !…
C’est qu’il n’y a rien à faire contre un homme qui a une voix aussi calme que celle-là et qui est assis, au fond d’un souterrain, sous le palais de l’empereur, sur des caisses pareilles…
– Tu vois, reprit l’autre de sa voix glacée, ce sont des caisses qui me servent à m’asseoir !…
– Zakhar ! Zakhar ! et moi qui avais confiance en toi !
C’était enfantin, mais c’est quelquefois avec ces enfantillages-là que l’on touche le cœur des grands criminels.
Et puis, que lui aurait-il dit ? Il fallait le tuer ! Ivan y songeait et, depuis un instant, dans sa poche, tâtait son revolver, mais un geste maladroit, un coup mal dirigé pouvait entraîner une irréparable catastrophe…
– Tu as eu raison d’avoir confiance en moi, répondit Zakhar, car je t’aime bien. Tu es assurément la seule personne au monde que j’aime !…
Ces dernières paroles furent prononcées encore avec cette voix qui avait, par instants déjà, surpris et touché le grand-duc…
– Tu dis cela ! fit Ivan, tu dis cela et tu te disposes à faire tout sauter ici !…
– Oui, quand tu n’y seras pas…
– Alors, je reste !…
– Tu peux rester ce soir !…
– Écoute, Zakhar, je reste pour te dénoncer !…
– Non, tu ne me dénonceras pas !…
– Je te jure que cela sera fait avant une heure ! N’essaye pas de faire un mouvement, je suis armé !
Et Ivan tira son revolver.
– Rentre ton revolver, il ne peut te servir de rien !…
– Tu le crois !… tu as peut-être tort ! Écoute, Zakhar, je ne veux pas oublier que tu m’as sauvé la vie !… Aussi, je vais te donner un bon conseil et nous serons quittes ! Va-t’en ! et garde-toi !… Pour qui travailles-tu, malheureux ?…
– Pour moi, et pour… et pour toi !…
Sur ces derniers mots, Zakhar s’était relevé et s’avançait sur le grand-duc. Il y avait dans son regard d’assassin d’étranges lueurs qui n’étaient point de la haine…
– Pour moi !… qu’ai-je à faire avec toi, misérable ?…
Zakhar décrocha la petite lanterne et s’en embrasa le visage :
– Regarde-moi ! Regarde-moi bien ! fit-il… tu ne me reconnais pas ?…