IV – COMMENT IOURI AVAIT SUIVI KARATAËF ET CE QU’IL EN ÉTAIT ARRIVÉ
Iouri avait donc suivi Karataëf et cela avec des précautions merveilleuses, usant de l’ombre chaque fois qu’il le pouvait.
Plus il allait, plus Iouri était persuadé qu’il ne s’était pas trompé et que c’était bien Doumine qu’il suivait. Ainsi, quand Karataëf, après avoir quitté les rues obscures du Faïtningen, se trouva au fond de l’Esplanade, devant le restaurant populaire qui se dresse à gauche, dans l’ancien fossé des fortifications, la lumière qui venait des vitres de cet établissement très fréquenté des matelots découpa au vif le geste d’appel de l’homme qui en appelle un autre auprès de lui, et ce geste-là appartenait en propre à Doumine.
Un individu, botté plus haut que le genou et portant la coiffure des pêcheurs d’Œvel se détacha de l’ombre projetée par le coin de la bâtisse et vint rejoindre aussitôt Karataëf.
Tous deux se dirigèrent vers le port, glissèrent le long des quais et arrivèrent ainsi à un kabatchok, près de la ligne du chemin de fer, et qui était séparé du port par une accumulation énorme de pièces de bois, dont il est fait à Viborg un très grand commerce.
L’endroit était si retiré que Iouri hésita une seconde à pousser plus avant, se demandant si, une fois entré dans cette impasse, il lui serait facile d’en sortir.
Cependant, comme Karataëf et son compagnon avaient pénétré dans le kabatchok et que, la porte refermée, on ne distinguait rien de suspect, Iouri s’en fut jusqu’à la porte du cabaret et se haussa jusqu’à la vitre pour se rendre compte de ce qui se passait dans ce mystérieux petit établissement.
Tout à coup, il entendit distinctement ces mots prononcés derrière lui :
– Vous serez bien mieux à l’intérieur pour voir, ma petite âme du bon Dieu !
Et, avant qu’il ait eu le temps de se retourner, la porte était ouverte et il était projeté dans la pièce par trois matelots, dont, certes, il était loin de soupçonner la présence derrière lui.
C’est que Iouri avait été tellement occupé par sa filature qu’il ne s’était pas aperçu qu’il était filé lui-même.
Le geste de Karataëf devant le restaurant populaire de l’Esplanade n’avait pas appelé seulement un homme ; il en avait appelé quatre ; seulement, Iouri n’en avait vu qu’un, celui qui avait rejoint tout de suite Karataëf et qui s’était éloigné avec lui ; quant aux trois qui suivirent, s’ils ne furent pas aperçus de Iouri, eux ne virent que Iouri ; ils assistèrent à toutes ses manœuvres, en furent naturellement fort intrigués et décidèrent de ne pas le laisser partir sans avoir eu avec lui une petite explication nécessaire.
Iouri était encore tout étourdi de l’aventure. Il s’était laissé prendre comme un niais et se vouait, à part, lui, à tous les diables.
Un coup d’œil jeté dans la petite pièce lui permit de constater que Karataëf et son compagnon n’étaient déjà plus là. Il en conçut quelque espoir. Si Karataëf était Doumine, ce dernier reconnaîtrait Iouri immédiatement. Du reste, il n’eut guère le loisir de se livrer à de nombreuses réflexions. Les autres l’avaient déjà entrepris et l’avaient fait asseoir d’une façon aussi brutale que joviale, au milieu d’eux, lui glissant, un tabouret entre les jambes et pesant de leurs lourdes pattes sur ses épaules.
– Qu’allons-nous offrir à ce petit père, qui lui fasse un vrai plaisir… mais un plaisir dont il se souvienne ! disait l’un…
– Dont il se souvienne longtemps, ajoutait l’autre… quelque chose de vraiment bon qui gratte le cuir…
– Et le chauffe ! disait le troisième en se frottant les mains qu’il avait énormes et dures.
– Surtout, ne te trouble pas parce que nous sommes un peu démonstratifs !…
– C’est Dieu le père qui nous a fait ainsi…
– Allons ! allons ! parlons sérieusement et nous boirons après… déclara celui qui paraissait commander aux deux autres. Allons, regarde-moi dans les deux yeux, petit père, et réponds droit : « Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? »
– Je cherchais un endroit pour boire, répondit Iouri avec une certaine sérénité apparente… pour boire un bon coup défendu !… quelque chose qui vous rince bien la gorge !…
– Parle, rien n’est trop bon assurément pour une gorge comme la tienne ! la gorge d’un fameux luron un peu pâle ! Ah ! ah ! molodetz ! molodetz !… (gaillard ! dégourdi ! brave garçon !) Quel malheur qu’on ne puisse en faire un marin !…
– Et pourquoi donc ne peut-on pas en faire un marin ? prononça derrière le groupe une voix que Iouri reconnut tout de suite pour être celle moitié de Karataëf et moitié de Doumine.
Car c’était lui ! c’était bien lui !… Maintenant, il ne pouvait s’y tromper. Il le voyait de trop près et il voyait aussi que Karataëf savait que Iouri avait deviné sa vraie personnalité, sous sa barbe et son bandeau, Attention ! c’était le moment de jouer serré ! Si la Vierge et les saints archanges ne s’en mêlent pas, la peau de Iouri ne vaut pas cinquante kopecks !
– Où avez-vous trouvé ce joli petit père ? demanda Karataëf.
– Nous l’avons trouvé derrière la porte, en train de regarder, entre deux rideaux, ce qui se passait ici… Alors, nous l’avons prié d’entrer avec nous, à cause de la fraîcheur du soir, tout simplement…
– Si je regardais à travers la vitre, c’était pour me rendre compte à quelle sorte de kabatchok j’avais affaire, répondit l’impassible Iouri, et si le buffetier serait capable de me donner un peu d’eau-de-vie de grain défendue… et quelque autre douceur dont on est privé un peu partout depuis cette maudite guerre !
– Moi, j’imagine, dit l’un des matelots, qu’il avait envie de boire avec toi, Karataëf, car il ne t’a pas quitté depuis le restaurant du Peuple, sur l’Esplanade !
– Ce n’est pas toi que je suivais, fit entendre Iouri d’une voix à peu près assurée, c’est le matelot qui avait une allure à aller boire dans un coin un solide verre de vodka ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour boire un solide verre de vodka, petit père !
– Eh bien, petit père, tu vas en boire un et même deux de la première qualité ! J’en ai à mon bord ! Je t’emmène, dit Karataëf. C’est saint Michel qui a guidé tes pas ! Remercie-le !…
– Tu es donc marin, toi aussi ?… Avec ton caftan, je t’aurais pris pour un ouvrier aux munitions.
– Je suis ce que je suis et tu le sais bien et moi aussi. C’est pourquoi nous avons deux mots à nous dire… Allons, en route, vous autres ! et soignez notre nouveau compagnon !… Surtout ne lui faites pas de mal, quoi qu’il arrive… J’ai besoin de lui… Étouffez-le seulement un peu s’il crie…
– Bah ! il ne criera pas, il nous accompagnera bien gentiment !… C’est un gaillard tout à fait fameux !
Iouri, solidement encadré, se laissa en effet entraîner sans faire entendre aucune inutile protestation.
Il était à peu près fixé sur la condition de ceux qui l’entouraient.
Ce devaient être des marins boches qui fréquentaient depuis longtemps le rivage russe des provinces dites allemandes. Il lui semblait reconnaître des types entr’aperçus naguère à Cronstadt, quand il allait là-bas, sur les indications de la Kouliguine surveiller les manœuvres de Doumine, qui avait ses grandes et petites entrées dans l’arsenal et qui y faisait entrer qui il voulait.
Iouri n’était que peu préoccupé de ce qui lui était réservé, mais toute sa pensée était dirigée vers le grand-duc Ivan qu’il fallait sauver coûte que coûte. Jamais la Kouliguine ne lui pardonnerait un désastre de ce côté.
Assurément, c’était le grand-duc qui était visé dans toute l’affaire. Doumine était venu faire à Viborg la besogne commandée par le parti de la cour, lequel obéissait à Raspoutine et à la consigne allemande.
Iouri était étonné que Paul Alexandrovitch, le buffetier, lui eût donné des renseignements aussi nets et aussi faux sur Karataëf, et voilà maintenant qu’il se demandait s’ils n’avaient pas partie liée tous les deux ! Les Boches devaient avoir acheté également Paul Alexandrovitch.
Les matelots qui suivaient Karataëf et qui emmenaient Iouri avaient fait le tour de la montagne de planches, qui s’avançait jusqu’à la pierre du quai.
Arrivés là, ils descendirent un étroit escalier au bas duquel une petite barque était attachée.
Iouri fut poussé dans le canot où tous prirent place. La nuit était très épaisse. On distinguait fort peu de chose sur les eaux noires. Un feu rouge, un feu vert, par-ci par-là, et par instants une grosse masse sombre que l’on contournait.
Ils firent ainsi le tour de la presqu’île de Popula et pas bien loin du pont s’accrochèrent au flanc d’un gros bateau que Iouri reconnut pour être un trois-mâts-barque qui l’avait assez intrigué, quelques mois auparavant, en rade de Cronstadt, toujours dans le temps qu’il surveillait Doumine.
Ce bateau battait alors pavillon suédois, mais il devait être boche ou faire de la besogne boche, ce qui est tout comme, en temps de guerre.
Iouri fut presque aussitôt fixé là-dessus, car, sitôt à bord, après quelques mots de passe échangés, on le fit descendre dans le carré du capitaine, où se trouvaient deux types qu’il n’avait jamais vus, mais qui parlaient allemand et avec lesquels Karataëf s’entretint immédiatement dans la même langue.
Iouri ne connaissait que quelques mots d’allemand. Tout de même, il ne fut pas long à comprendre que l’on s’occupait uniquement de lui et du sort qui lui était réservé. Sur un ordre de Karataëf, on apporta sur la table où traînaient des verres et une bouteille de rhum, du papier, de l’encre et une plume.
– Tu sais écrire, Iouri, lui dit Karataëf, tu vas nous montrer que tu as profité des leçons du maître d’école…
– Je n’ai pas été à l’école, répondit Iouri sans sourciller, c’est le pope qui m’a donné des leçons, mais il y a si longtemps de cela que je ne sais vraiment pas si je me rappellerai comment on trace une lettre… comprends bien cela, Doumine !…
– Je suis heureux de constater, petit père, fit Doumine, que nous n’avons plus rien de caché l’un pour l’autre. Tu verras que nous finirons par faire les meilleurs amis du monde. Approche-toi donc de la table et écris ce que je vais te dire…
– À qui dois-je écrire ?…
– Oh ! à un gaspadine que tu connais bien… à un nommé Sponiakof qui habite une certaine maison dans le Faïtningen.
– Et qu’est-ce que je vais lui dire, à ce gaspadine ?
– Tu vas lui dire que tu as suivi Karataëf à sa sortie du kabatchok de Paul Alexandrovitch et que tu as découvert que ce sacré Karataëf était Doumine… Tout cela ne saurait te gêner, puisque c’est la vérité…
– La vérité !… Après ?
– Après, comme je sais, moi, Karataëf, que le gaspadine court certains dangers dans cette maison, je lui conseillerai de la quitter sur-le-champ pour venir te rejoindre dans le kabatchok du quai Popula d’où nous sortons… Cela te va-t-il toujours ?…
– Non ! Cela ne me va plus !
– Eh bien ! fais comme si cela t’allait et écris…
– Vois donc quel pauvre homme je suis, petit père, ce que je craignais arrive en plein. Je ne sais plus écrire. Je sens que je ne saurais tracer aucune lettre.
– Tant pis pour toi, fit Doumine, car la lettre sera écrite tout de même, et toi, je te ferai sauter la cervelle.
Et ce disant, Doumine posa son revolver sur la table.
Iouri ne broncha pas davantage. Seulement, il pâlit soudain en pensant qu’il avait la lettre du grand-duc Ivan dans sa poche et que ces bandits pourraient la découvrir.
Doumine s’était mis à écrire, mais il considérait Iouri en dessous, et le mouvement que ce dernier fit assez sournoisement pour tâter sa poche et constater que la lettre s’y trouvait toujours, ne lui échappa point.
– Que l’on fouille cet homme, dit-il.
Ils furent quatre sur Iouri à le dépouiller et ils trouvèrent la lettre que Doumine décacheta et qu’il lut.
– Voilà qui va nous servir, dit-il. Nous allons faire allusion, dans notre petit mot, aux belles choses qui se trouvent là dedans, et même si tu n’écris pas la lettre, le gaspadine ne doutera point que c’est toi qui l’as écrite. Tu vois que tu ferais aussi bien de l’écrire toi-même.
– Je ne sais plus écrire ; fais de moi ce que tu veux.
– Puisque tu y tiens absolument, ma chère petite âme, je ferai de toi quelque chose qui sera mort dans une heure ou deux si la lettre que tu ne veux pas écrire et que j’écris, moi, ne nous donne pas satisfaction. Mais heureusement pour ta chère petite peau de bête, gros dourak, j’espère bien que tout réussira pour le mieux. Qui donc connaît au vrai ton écriture ? Tu dois écrire à peu près comme cela, gros paysan de la Terre Noire.
Et Doumine lui mit sous les yeux les quelques lignes qu’il avait tracées… En vérité, c’était à peu près cela, mais Iouri déclara que lorsqu’il avait une écriture, elle était le contraire de cela… et que les intéressés s’apercevraient tout de suite du subterfuge.
– Tu es le fils de l’orgueil ! Personne ne connaît ton écriture…
– Paul Alexandrovitch, le buffetier, mon ami, a souvent reçu de mes nouvelles par la poste.
– Ah ! bien donc, tout va pour le mieux ! dit Doumine en ricanant.
Iouri était fixé. Il n’avait dit cela que pour être sûr de la trahison de Paul Alexandrovitch. Après la réponse significative de Doumine, il ne fallait pas être très fort pour savoir à quoi s’en tenir… Dès lors, persuadé que la lettre de Doumine avait les plus grandes chances de déterminer une irréparable catastrophe, il ne pensa plus qu’à ce qu’il pourrait bien faire pour se mettre en travers d’un dessein aussi funeste.
Il se laissa retomber sur un banc, l’air accablé, tout à fait anéanti, pendant que Doumine écrivait la lettre. En réalité, tous ses sens étaient en éveil et il pensait d’une façon tout à fait aiguë à s’enfuir.
Le revolver de Doumine était toujours sur la table, Iouri calculait déjà le bond qu’il lui faudrait faire pour sauter sur ce revolver-là, s’en emparer et le décharger quelque peu autour de lui, puis il s’élancerait sur l’échelle, grimperait sur le pont et se jetterait à l’eau en tuant tout ce qui s’opposerait à sa fuite, tout simplement !… Une fois dans l’eau, Iouri se moquait de tous ces messieurs… Il nageait comme un sterlet de la Volga.
Tout cela était très beau en principe, mais il fallait d’abord s’emparer du revolver, et, surtout, ne pas perdre une minute.