VIII – LA PETITE MAISON DE KAMENNY-OSTROV

 

Quand on a passé le pont, en face du palais de Paul, l’on se trouve dans l’île de Kamenny.

Kamenny-Ostrov est un endroit délicieux, une sorte de grand parc entouré d’eau, qui, en faisait un des faubourgs les plus recherchés de Petrograd par la riche société, qui avait édifié là des maisons de grand luxe où elle vivait l’été et où, quelquefois, l’hiver, elle s’amusait dans une solitude relative.

C’est à l’extrémité ouest de l’île, pas bien loin du théâtre d’été, qui est fermé depuis de longues années, que le comte Nératof avait « sa petite maison ». Et c’est là qu’au soir tombant (il tombait déjà si vite en cette fin de saison), dans un bosquet où il se dissimulait de son mieux, devant l’entrée de la datcha, dont on n’apercevait que les toits, derrière les arbres qui le cachaient, que nous retrouvons le grand-duc Ivan.

Nous croirons sans peine qu’Ivan avait la fièvre et qu’il était prêt à toutes les sottises capables de gêner Grap dans son « travail » autour du comte Nératof.

Il resta une heure à observer les alentours de cette petite maison, dont on parlait si mystérieusement à Petrograd et à la cour. Il ne découvrit rien qui pût lui faire croire qu’à ce moment elle était habitée. Pas un domestique. Pas une allée et venue. Pas une voiture.

Il ne pouvait continuer à perdre son temps ainsi.

Il pensa qu’il n’avait plus qu’une chose à faire, aller au plus tôt au rendez-vous que lui avait donné Iouri, au Stchkoutchine-Dvor, chez cette Katharina où, paraissait-il, il était sûr de trouver la Kouliguine. Là, Iouri lui apporterait peut-être des nouvelles intéressantes de Cronstadt ; enfin, la Kouliguine pourrait agir de son côté ; en tout cas, elle ne manquerait point de lui donner quelque bon conseil.

Au Stchkoutchine-Dvor, il se fit indiquer le réduit (connu de tous) de la célèbre marchande de bric-à-brac, mais, quand il fut devant celui-ci, il ne put que considérer un magasin hermétiquement clos. Il frappa d’un poing anxieux sur ce visage de bois. Un voisin sortit et lui dit que la Katharina avait fermé sa boutique le matin même, et était partie « se promener », ce qui ne lui était pas arrivé, ajouta le complaisant voisin, depuis « une pièce de douze ans » !

Ivan s’en alla de là plus désespéré que jamais. C’est alors que ses pas le reportèrent, sans qu’il y mît aucun empressement ni aucune contrainte à Kamenny-Ostrov, devant la « petite maison ». Il ne savait plus du tout ce qu’il faisait. Il souffrait horriblement, son imagination le torturait. Il voyait Prisca dans les bras de Nératof, réduite à l’impuissance par quelque narcotique et victime de l’infâme vieillard.

Il pleurait comme un enfant et poussait d’affreux soupirs.

Tout à coup, comme il était là, tout seul dans la nuit avec sa détresse, devant ce parc obscur et cette maison muette, il aperçut une lumière. Oui, une lumière venait de poindre, en face de lui, derrière les arbres, qui cachaient la maison.

Il y avait donc quelqu’un dans la datcha !

Il glissa le long de la barrière, saisit une branche et sauta dans la propriété. C’est un exercice auquel il pouvait se livrer, maintenant que la nuit était tout à fait venue.

De bosquets en bosquets, il s’avança vers le point lumineux. Le parc, le jardin devant la datcha étaient toujours déserts. Il constata que la lumière éclairait la vitre d’une fenêtre, au premier étage, dans l’intervalle des rideaux.

Une gouttière montait le long du mur et aboutissait à un balcon, qui se trouvait tout près de cette fenêtre. Au risque de se rompre les os, Ivan tenta l’escalade et la réussit avec un bonheur singulier, et sa volonté d’atteindre à cette fenêtre éclairée était telle qu’il s’en trouvait comme allégé, comme s’il avait des ailes.

La porte-fenêtre, qui donnait sur ce balcon, était garantie par des Persiennes closes. Il les secoua et ne réussit qu’à faire du bruit. Or, il ne voulait pas qu’en l’entendît. Il pensait qu’il ne pourrait réussir à pénétrer les mystères de la petite maison que s’il passait inaperçu. Une imprudence pouvait tout compromettre. Il était persuadé de plus en plus qu’il allait trouver Prisca dans la datcha.

Des bruits de vaisselle, de cristaux choqués parvinrent jusqu’à lui. Il entendit même des voix. Mais, dehors, rien ne bougeait. Il avait la sensation que, peu à peu, la maison s’emplissait et cependant, autour de la datcha, c’était toujours le désert, la solitude.

Par où ces gens arrivaient-ils ? Par quel mystérieux chemin ? Par un souterrain peut-être reliant entre elles deux datchas. On disait, à Petrograd, que cette maison était curieusement truquée et que certaines jeunes personnes y auraient été amenées et en seraient reparties sans trop savoir comment.

Ivan eût bien voulu passer du balcon sur la pierre de la fenêtre où se voyait quelque clarté et d’où venait le bruit, mais il ne pouvait y parvenir que par un miracle d’équilibre. S’il ne réussissait point ce miracle-là, il se tuait. Cependant, les minutes passaient. Et il se risqua. Et encore il réussit à se maintenir sur la pierre de cette fenêtre, qui l’attirait et qui semblait le préserver de tout, par la vertu même de son attraction.

À genoux, il put, entre deux rideaux mal tirés, voir ce qui se passait dans cette pièce, qui était une salle à manger.

Une table était servie autour de laquelle se trouvaient une demi-douzaine de convives, quatre hommes et deux femmes. Le comte Nératof était là, avec sa figure épanouie, ses manières élégantes et sa façon de parler aux dames, si prétentieusement méphistophélique. Ivan reconnut encore le jeune Alexandre Nikitisch, un ami de feu Schomberg fils, et qui passait pour avoir fait la cour à Mlle Khirkof, cette Agathe Anthonovna, dont on avait voulu faire la fiancée du grand-duc Ivan.

Ce jeune Alexandre était à côté de celle qui avait été sa maîtresse, au vu et au su de tout Petrograd, la somptueuse et si stupidement littéraire princesse Karamachef.

Enfin, il y avait, là, des gaspadines et quelques jolies femmes de moindre importance, mais bien connues par leur haute noce à Petrograd, un fils de marchand et deux hauts tchinovnicks, qui avaient gagné des sommes énormes dans les fournitures de guerre ; bref, tous ces gens de bonne mine, dont pas un, à s’en rapporter à l’extérieur, Dieu merci ! n’avait l’air de se mourir de consomption ou de phtisie !

Ivan voyait et entendait tout ! Et rien de ce qu’il voyait ne répondait à ses préoccupations. Toutefois, il n’en démordait pas. Il se disait que ces gens ne s’étaient point aussi mystérieusement réunis pour dire des sottises quelconques, manger plus qu’à leur faim et se noyer dans le champagne.

Il avait été question, à plusieurs reprises, d’une certaine « surprise », qui lui avait fait dresser l’oreille. On attendait quelque chose pour le dessert, et la princesse Karamachef s’en réjouissait d’avance. Elle avait même déclaré à Nératof « qu’elle n’y croyait guère » et que, certainement, « cette demoiselle qui leur avait été promise leur ferait faux bond ». Elle était trop amoureuse d’un autre personnage pour répondre à la flamme de cet excellent petit père aux cheveux blancs (Nératof).

En fallait-il davantage pour enflammer l’imagination d’Ivan, dans l’état où il se trouvait ? Ce qu’il venait d’entendre coïncidait, cette fois, si singulièrement avec ses pensées qu’il ne douta point une seconde qu’il ne fût question de sa malheureuse Prisca ! Ainsi est fait le cœur des pauvres hommes qui sont persuadés que leur désespoir remplit tout l’univers et que tout s’y rapporte !

De telle sorte que, lorsque, à la fin du repas (alors que la fièvre d’Ivan et la mauvaise position dans laquelle il était obligé de se maintenir avaient fait de lui une espèce de fou), la porte de la salle s’ouvrit soudain pour laisser rentrer trois domestiques en livrée, qui conduisaient une forme féminine tout enveloppée de voiles, qui la cachaient et masquaient son visage, le grand-duc assuré que cette silhouette ne pouvait être que celle de sa Prisca, malheureuse victime violentée par les mercenaires du comte Nératof, se précipita avec la force d’une catapulte sur la fenêtre qui le séparait des convives, passa au travers, dans un grand éclat de vitres brisées et vint tomber au milieu de la société épouvantée.

La moins effrayée de toutes les personnes, qui se trouvaient là, ne fut point celle qui venait d’arriver tout emmitouflée dans ses voiles. Elle poussa un cri et montra son visage et Ivan reconnut Nathalie Iveracheguine, qui était bien connue pour sa soumission éperdue au culte de Raspoutine !

Rendu à lui-même par cette découverte, il considéra d’un regard hébété tous ceux qui l’entouraient et qui n’étaient pas moins ahuris que lui. Le grand-duc Ivan tombait du ciel d’une façon si inattendue, que les convives ne trouvaient aucun terme pour exprimer leur effroi ou leur ahurissement.

Le comte Nératof qui, d’un premier mouvement, s’était réfugié derrière sa domesticité, fut le premier cependant à s’avancer vers Son Altesse et à lui demander ce qui lui valait « l’honneur de sa visite ».

Ivan se passa les mains sur son visage, selon la manière des gens qui tentent de chasser le mauvais esprit, et, après avoir regardé encore Nathalie Iveracheguine, parvint à prononcer cette phrase :

– Je vous demande pardon, comte, je voudrais vous dire deux mots !

Le comte attesta tout de suite ceux qui étaient là qu’il était prêt à entendre autant de mots que Son Altesse jugerait à propos de lui en dire, mais Ivan, ayant exprimé le désir d’un entretien secret, il le fit passer dans un petit fumoir où il leur fut loisible de s’expliquer.

Cependant, avant toute explication, Ivan réclama un verre d’eau. Il en avait besoin. Il ne le but point. Mais, avec un linge, il se lava les tempes. Puis, ainsi rafraîchi, il commença d’une voix, du reste, mal assurée :

– Comte, on m’avait dit que vous déteniez chez vous, après vous en être emparé d’une façon criminelle, une personne à laquelle je m’intéresse par-dessus tout et que vous connaissez bien, puisqu’elle a fait partie de votre maison !

– J’imagine, répondit Nératof, en considérant le grand-duc avec une curiosité assez audacieuse, qu’il s’agit de Mlle Prisca !

– D’elle-même, monsieur !

– Eh bien ! Monseigneur, si on vous a dit cela vous avez pu vous rendre compte, par vous-même que l’on vous a menti. J’ose affirmer que personne ne vous attendait ici, ni par le chemin que Votre Altesse a bien voulu prendre, ni par un autre… Je donnais, ce soir, comme il m’arrive quelquefois, à souper à mes amis… Je leur avais réservé une surprise pour le dessert. Vous savez maintenant laquelle. Je n’ai rien de caché et ne veux rien avoir de caché pour vous !

« La princesse Karamachef, continua le comte avec le plus grand calme, avait parié que Nathalie Iveracheguine, que j’avais invitée plusieurs fois à nos petites fêtes, ne mettrait jamais les pieds chez moi. Elle y est venue, ce soir, presque de son plein gré. Tout cela n’est pas bien grave, comme vous voyez ! et se terminera de la façon la plus ordinaire avant le jour, après le jeu et quelques bouteilles de champagne. Je n’ose proposer à Votre Altesse de nous faire l’honneur de présider notre petite fête, je vois qu’elle a été trop prévenue contre moi et que, tout innocent que je suis d’un crime dont elle m’a cru trop vite coupable, elle n’en garde pas moins à mon égard une certaine méfiance, et peut-être même, hélas ! quelque ressentiment !…

– Jurez-moi que vous n’êtes pour rien dans l’enlèvement de Prisca ! fit le grand-duc, d’une voix sombre.

– On a donc enlevé Mlle Prisca ? Monseigneur, je n’ignorais point l’intérêt que vous lui portiez, et, depuis que je sais cela, je ne me suis plus occupé d’elle, je vous le jure !

– Vous avez tort de jurer cela, comte, car vous n’ignoriez pas mes visites au canal Catherine, quand vous avez tenté de lui faire prendre le chemin de Moscou, où vous aviez préparé votre traquenard !…

– Et pourrais-je demander à Votre Altesse, qui a pu lui servir une aussi belle calomnie ?

– Nous en reparlerons avec Grap, comte.

– Ah ! c’est donc Grap !… Tout s’explique, alors !… Tout s’explique !… Vous avez bien fait de me parler avec cette franchise, monseigneur !… car il est probable que, du moment que Grap se trouve dans cette affaire, il va m’être permis de vous donner personnellement certains renseignements dont vous me remercierez, si Votre Altesse en sait faire un bon usage ! Ils ne vous seront pas inutiles, assurément, pour retrouver celle que vous cherchez !…

– Parlez, monsieur, parlez !…

– Tout d’abord, monseigneur, permettez-moi de vous demander, si vous êtes maintenant convaincu que Mlle Prisca ne se trouve pas ici !… Je vous vois jeter partout, autour de vous, des regards si farouches ! Vous avez pénétré chez moi d’une façon si furieuse que je n’espère point vous voir tout à fait calmé avant que vous vous soyez tout à fait rendu compte par vous-même de votre erreur ! Il vous reste à visiter ma maison, de la cave au grenier, monseigneur !

Ivan se laissa tomber sur un siège et murmura, accablé :

– Je vous crois, monsieur, mais, encore une fois, parlez vite !… Où est-elle ? Où est-elle ? Où peut-elle être ? Qu’a-t-on pu en faire ?… Où la chercher ?…

Et comme le comte renouvelait ses offres de lui faire visiter sa datcha :

– C’est bien ! c’est bien ! Monsieur, ne parlons plus de cela ; je vous crois, s’écria-t-il, impatient.

– Alors, vous ne croyez plus Grap, insista le comte.

– Qui donc dit vrai ? qui donc ment ? éclata le grand-duc. Ah ! vous avez devant vous un être bien malheureux, comte !… Pourquoi Grap m’aurait-il menti ?…

– Eh ! parce que Grap et la Kouliguine ont partie liée, maintenant !… ne le saviez-vous pas ?…

– Et alors ? interrogea Ivan, qui ne comprenait pas où voulait en venir le comte : en quoi cela peut-il intéresser mon amour pour Prisca ?…

– Grap fait tout ce que veut la Kouliguine !

– Eh bien !

– Eh bien ! c’est tout naturel que, pour faire plaisir à la Kouliguine, il vous ait fait enlever Prisca !

– Vous divaguez, comte !… Pourquoi la Kouliguine lui aurait-elle demandé une chose pareille ?

– Pour une raison qu’elle n’a certainement pas dite à Grap, mais que je sais, moi !

– Mais dites-la ! Mais dites-la donc ! Vous me rendez fou !…

Parce qu’elle vous aime !…

– La Kouliguine m’aime, moi !…

– Oh ! elle n’a pas cessé de vous aimer !

– Mais comment savez-vous qu’elle m’aime ?

– Elle me l’a dit !

– À vous !…

– À moi, et elle l’a dit à bien d’autres !… Votre Altesse peut être fière ! on se consume partout d’amour pour elle !…

– Ah ! ne raillez pas, comte ! ne souriez pas !… par Dieu ! je vous jure que ce n’est pas le moment de plaisanter !

– Par Dieu le père et sur les saints archanges, je ne plaisante pas ! je dis ce que je sais ! et je n’avance que ce que je crois !

– Mais, malheureux ! c’est elle qui a dirigé notre fuite, à Prisca et à moi !… Elle seule savait où nous étions !…

– Elle seule, donc, pouvait vous prendre Prisca !… Au fond, tout ceci, monseigneur, ne me regarderait pas, si je n’avais pas à me défendre contre un couple policier abominable, qui m’a accusé d’un crime que je n’ai pas commis ! vous le voyez bien ! J’étais à dix mille lieues de penser à Prisca, moi ! Mais elle, la Kouliguine, y pensait, je vous assure !… Si elle a fait ce que vous dites, c’est qu’elle a vu, c’est qu’elle a senti qu’elle devait patienter encore !… c’est qu’elle a escompté que votre aventure vous lasserait bientôt… Cette idée-là, elle l’avait fait répandre partout, même chez les Nératof et jusque chez la grande-duchesse : « Il se lassera, prenez patience ! », mais sans doute la patience aura fini par lui faire défaut à elle-même !

– Et elle aura averti ma mère de l’endroit où j’étais caché avec Prisca ? C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous avez voulu dire ?

– Mais je n’ai rien dit de cela, monseigneur, puisque j’ignore encore que la grande-duchesse ait su l’endroit où vous vous cachiez !…

Ivan s’était dressé, étourdi sous les coups nouveaux, qui le frappaient… ébloui par la lumière nouvelle qui le pénétrait comme eût pu le faire la flèche la plus cruelle !… Il était épouvanté aussi des mots qui étaient jaillis de lui et qui précisaient l’infamie de cette Kouliguine, à laquelle il croyait tout devoir !… Et maintenant que la chose avait été prononcée, il lui fut impossible de ne plus y croire !… Oui, oui, maintenant, il croyait que la Kouliguine l’avait trahi !… l’avait trahi par amour !… Car elle l’aimait ! le comte ne mentait pas ! C’était lui, Ivan, qui avait été un aveugle de ne pas voir cet amour ! La mélancolique image de Prisca lui avait alors tout caché ! Il se rappelait maintenant les traits lascifs de la courtisane qui, plusieurs fois, avait essayé de l’attirer dans ses bras.

Ses souvenirs le brûlaient ! Il se souvenait d’un baiser chez Serge, le soir même de la mort de son ami, un baiser si ardent… et dont il n’était parvenu à se détacher que pour la voir, la Kouliguine, rouler à demi évanouie sur le divan dont il s’était détourné…

Et, le jour de sa fuite, le lendemain matin, comme elle l’avait reçu, dans sa chambre, comme elle l’avait encore entouré de ses bras amoureux, dont il avait assez brutalement dénoué l’étreinte !…

C’était vrai ! C’était vrai ! mais une fille comme elle ne s’avouait jamais battue !…

Avec quelle ardeur, pour être sûre évidemment qu’il ne lui échapperait pas, avait-elle pris la direction d’une aventure, qui devait être courte… et à laquelle elle avait elle-même fixé un terme, il se le rappelait cela aussi : « Six mois ! dans six mois, au premier signe que je ferai, il faudra venir ! »

Eh bien, elle n’avait pas pu attendre ces six mois-là ! Il s’en fallait de quelques semaines ! Elle l’aimait trop !…

Comment ! si elle l’aimait ! mais maintenant il comprenait toute cette installation, qui l’avait tant intrigué quand il était arrivé dans la datcha qu’Hélène avait mise à leur disposition, dans l’île du Bonheur !…

Tout cela avait été préparé de longue date ! pour le jour où Ivan serait devenu son amant !… Toute la datcha avait été faite pour Ivan ! elle était pleine de ses photographies ! de ses portraits ! Et cette défense d’emporter un seul de ces portraits !… de ces portraits, que gardait si jalousement Iouri.

Iouri ! encore un traître !… Ah ! comme tout s’expliquait encore de ce côté-là !… Ah ! les misérables !

Le pauvre Ivan était tellement pris par ses déductions foudroyantes, qu’il ne s’apercevait pas que le comte lui parlait, qu’il ne l’entendait même pas, qu’il l’interrompait par des exclamations ou des bribes de phrases, qui répondaient à sa propre pensée, mais dont l’autre ne pouvait savoir tout le sens.

Cependant Nératof se rendait bien compte de l’effet produit et qu’il avait parfaitement réussi à rejeter sur Grap et sur la Kouliguine une tempête qui pouvait le broyer !

Il s’en félicitait d’autant plus, qu’il était sincère en accusant la danseuse. Et, du reste, son accusation devait coïncider avec bien des faits qu’il ignorait, mais dont le rapprochement, dans la pensée du grand-duc, paraissait tout illuminer.

Enfin, le grand-duc était comme ivre et ses gestes désordonnés cherchaient les portes pour s’enfuir.

– Monseigneur ! par ici ! permettez-moi de vous guider, je vais être obligé de conduire Votre Altesse par un petit chemin discret qui l’aurait bien amusé en d’autres temps, mais je comprends que Votre Altesse !…

Ivan ne répondait plus. Il n’avait de curiosité pour rien et ne s’étonna même point d’entrer dans un placard, de descendre dans un souterrain et de déboucher dans un bosquet, au bord de la route, où se tenait toute prête une drochka.

– Remarquez, monseigneur, qu’on pourrait aussi bien venir chez moi par la porte ordinaire, comme dans toutes les datchas, mais c’est plus amusant ainsi et mes amis s’imaginent, tout de suite, qu’ils vont assister chez moi à des choses défendues, ce qui leur plaît beaucoup ! Au fond, nous sommes de grands enfants… Voilà tout !

Mais Ivan avait déjà sauté dans la voiture.

– Au Stchkoutchine-Dvor ! jeta-t-il à l’isvotchick…

– Que diable va-t-il faire au Stchkoutchine-Dvor ? se demandait Nératof, en rentrant dans son souterrain et en en refermant très bourgeoisement la porte…