XXII – SUITE D’UNE CONVERSATION AU-DESSUS DE DEUX CAISSES DE DYNAMITE
Étonné de cette question, Ivan fixa ces traits extraordinairement tourmentés et essaya de déchiffrer leur mystère.
Non seulement il ne le reconnaissait pas, mais il ne reconnaissait plus le visage qu’il avait l’habitude de voir tous les jours. Où étaient cette face glacée, ces lignes de marbre qui ne reflétaient jamais la moindre émotion et qui semblaient dénoter une nature indifférente à tout ce qui n’était point le parfait service officiel d’un valet de Sa Majesté ?
Que signifiait ce ravage soudain qui bouleversait si atrocement une physionomie ordinairement si placide ? D’où venait-elle, cette physionomie-là ? D’où remontait-elle ? Du fond de quel abîme d’âme ?
Trahissait-elle tout à coup de terribles vices cachés ? Était-elle le reflet momentané d’antiques douleurs tout à coup ressuscitées ?
L’homme qui faisait cette besogne-là ne devait pas appartenir à la commune humanité. Un illuminé peut jeter une bombe et s’enfuir. Mais celui-ci, qui avait si bien trompé tout le monde, et qui avait poursuivi son dessein pendant de si longs mois en jouant la comédie du dévouement, celui-ci devait être quelqu’un…
Quelqu’un d’autre qu’un simple fanatique, dont les malins de la Terreur déclenchent le geste quasi inconscient.
Et pourquoi demandait-il à Ivan s’il le reconnaissait ? Devant qui donc Ivan se trouvait-il ? Quel lien pouvait exister entre cet intelligent bandit et ce jeune homme malheureux ?
– Du temps que je n’étais pas domestique, je portais toute ma barbe, fit Zakhar. Si je la laissais pousser, ma barbe, peut-être me reconnaîtrais-tu ? Mais nous ne sommes pas pressés ! Tu me reconnaîtras tout à l’heure.
– Je vous ai donc connu, du temps que vous n’étiez pas domestique ? demanda Ivan, extrêmement troublé par le regard de ces yeux qui ne le quittaient plus, qui le fixaient avec une ardeur si singulière, où ne se lisait pas de la haine.
– Jamais. Tu ne m’as jamais vu…
– Alors comment voulez-vous que je vous reconnaisse ?
– C’est encore une chose que tu sauras tout à l’heure.
Maintenant, il disait « vous » à ce valet et c’est le domestique qui lui disait « tu ».
C’était effroyable, cette conversation au fond d’un souterrain, dans les sous-sols du palais impérial, entre ces deux hommes que séparaient deux caisses de dynamite et cet abîme qui va du valet « au grand-duc » ! Comment le grand-duc arriva-t-il à poser la question suivante à cet homme que tout à l’heure il eût voulu anéantir ? À quelle sorte d’émotion obéissait-il soudain ?
– Vous avez beaucoup souffert ? lui demanda-t-il…
L’autre ne répondit pas. Mais Ivan vit deux larmes, deux grosses larmes poindre au coin de ses paupières brûlées, obscurcir ces yeux tout à l’heure allumés par d’horribles feux, descendre lentement sur ces joues creusées par des maux inconnus… et Ivan ne posa plus aucune question.
Soudain, Zakhar reprit à mi-voix :
– Vous avez beaucoup voyagé, monseigneur !… Vous est-il arrivé de traverser la Sibérie ?…
– Oui, j’ai traversé la Sibérie.
– Avez-vous visité les mines ?…
– Mon Dieu ! soupira Ivan qui se mit à trembler d’un nouvel émoi. Mon Dieu ! non ! monsieur, je n’ai jamais visité les mines !…
– Moi, monseigneur, je les ai visitées… je les ai visitées pendant plus de vingt ans !… Oui, j’ai connu cette « Maison des Morts » ! la Sibérie ! Vous êtes un enfant gâté, monseigneur ! La Sibérie a dû être pour vous un très charmant voyage !… Sachez que c’est la contrée de la terre où pleurent les plus vives douleurs… Eh bien ! j’ai connu là-bas des milliers de ces malheureux, mais je n’en ai pas connu un seul qui ait été plus malheureux que moi…
Il y eut encore un silence tragique, puis Zakhar reprit :
– Tenez, moi, j’ai été déporté en Sibérie parce que j’avais un fils que j’aimais !… et parce que j’ai voulu voir ce fils !… C’était défendu !… Il était entendu de toute éternité que je devais avoir un fils, mais que je ne devais pas le voir !…
– Seigneur Jésus ! soupira Ivan, en se cachant le visage, ayez pitié de moi !
– Voilà, monseigneur, la seule raison pour laquelle j’ai dû visiter les mines de la Sibérie pendant plus de vingt ans !
« – Oh ! remarquez qu’on vous fait faire quelquefois cette petite visite-là sans vous donner de raisons du tout !… Moi, je savais à quoi m’en tenir ! C’était déjà quelque chose !… J’ai connu là-bas un gaspadine de la très bonne société qui, en descendant de chez lui, a trouvé une télègue dans laquelle il a dû monter pour faire la petite visite en question !… Il y est toujours, lui, ce cher gaspadine ; et il continue de visiter les mines sans savoir pourquoi !… nous étions devenus de très bons amis… j’ai connu aussi là-bas une dame de qualité qui est arrivée aussi nous voir en robe de bal !… On ne lui avait pas donné le temps de changer de toilette au sortir de la petite fête de famille qu’elle avait égayée de sa présence et de ses aimables propos !…
Nouveau silence, Ivan ne respire plus. Encore la voix de Zakhar :
– Moi, je vous dis, monseigneur, très tranquillement, puisque l’occasion s’en présente si heureusement ce soir, que de pareilles tortures feraient frissonner d’horreur des cœurs moins cuirassés que le vôtre. Aussi je ne doute point que mes petites histoires ne vous attendrissent. Vous êtes doué, au fond, d’une excellente nature, et j’ai démêlé cela tout de suite, au premier coup d’œil. J’ai un flair merveilleux pour sentir les bourreaux et les honnêtes gens ! Vous êtes un honnête jeune homme, monseigneur. C’est que là-bas, voyez-vous, on fréquente tout le monde. Le bon et le mauvais. On s’instruit. N’importe, ce qu’il y a de plus désagréable aux mines, monseigneur, c’est la promiscuité, éclata la voix, tout à coup terrible et dont on ne savait dire si elle raillait ou maudissait !
Zakhar eut un formidable éclat de rire.
– Là-bas, il y en a pour tous les goûts. On y voit des prêtres qui furent des saints. Ils sont rares en Russie, mais c’est là qu’on les trouve. Travaille et souffre en silence, galérien qui fus un ange sous l’étole (je dis cela, monseigneur, pour un brave homme de pope qui n’a été certainement condamné qu’à cause de ses vertus). Crève comme un lâche, toi qui fus un chevalier dans les combats (je dis cela, monseigneur, pour quelques braves soldats de ma connaissance). Au lieu des sourires de ta famille, des brises si douces de ton pays natal, tu auras les regards farouches des gardiens, la caresse du knout, l’aspect désolé des affreuses solitudes, le coudoiement des faussaires, de l’assassin, du brigand qui a tué pour de l’or. Charmante perspective, n’est-ce pas, monseigneur, au bout de laquelle je vois apparaître un certain poteau, et une certaine corde… et un certain capuchon…
– Viens ! s’écria Ivan, qui ne put en entendre davantage et qui était en proie à une agitation surhumaine. Viens, suis-moi, toi qui parles ainsi ! Par Dieu le père, sais-tu bien ce que tu dis et dois-je bien le comprendre, moi-même ? Je te dis de me suivre. Je te l’ordonne !
– Et je t’obéis, fit Zakhar, dont l’étrange et subite soumission apparut plus terrible que la révolte au grand-duc, qui déjà l’entraînait, l’arrachait à cet affreux souterrain.
Où allait-il ? Vers quelle lumière allait-il ? Vers quoi montaient-ils ? Car ils montent, ils gravissent cet escalier secret au bout duquel Ivan a trouvé le crime, le crime qu’il laisse derrière lui, en s’accrochant au criminel.
Avec quelle docilité Zakhar suit Ivan !
Les voilà maintenant tous deux dans la paisible chambre du prince.
Celui-ci fait de la lumière, de l’éclatante lumière. Assez de nuit, assez de ténèbres. Il faut y voir clair sur les visages et dans les cœurs.
Sur les visages d’abord, et Ivan s’est précipité sur cet album où il a réuni toutes les images chères de sa jeunesse, et où, certain jour, il avait été surpris de trouver là un portrait qu’il n’y avait point mis, et sans qu’il pût savoir jamais comment il y était arrivé.
Cependant, il l’avait laissé là, ce portrait, sans raison d’abord et pour une raison supérieure, ensuite : quand il avait su par les confidences de la Kouliguine et, de son malheureux frère d’armes, Serge Ivanovitch, que ce portrait mystérieux était celui du prince Asslakow, et que ce prince était son père.
Des mots trop précis ont été prononcés dans le souterrain par Zakhar pour qu’un rapprochement subit ne se soit pas fait entre les infortunes du prince, si dramatiquement rapportées par Hélène Vladimirovna, et les tortures sibériennes de Zakhar ! Et maintenant, voilà Ivan entre ce portrait et Zakhar ! Tour à tour, il les contemple, les fixe, les fouille de son anxieux regard.
– Que cherches-tu donc ? souffla Zakhar… ne vois-tu donc pas, ajouta-t-il, avec un terrible sourire, qu’il suffit de quelques mois pour faire d’un visage un autre visage, d’un homme un autre homme, du plus généreux et du plus noble, un domestique !… de quelques mois passés dans la « Maison des Morts !… »
– Mon père ! s’écria le grand-duc en s’écroulant aux pieds de Zakhar !…
– Ton père ! répéta Zakhar, sans bouger de place, sans faire un geste devant l’émoi incommensurable du jeune homme, et à quoi vois-tu donc que je suis ton père ?…
– Je le sais !… je le sens !… il n’y a que mon père et toi pour avoir subi de pareils malheurs !… Tu es le compagnon du pauvre Apostol ?… Tu es le prince Asslakow !… tu es mon père !…
– Et qui donc t’a dit que le prince Asslakow était ton père ?…
– La fille d’Apostol elle-même, et aussi mon meilleur ami, celui que j’aimais comme un frère ! et que vous avez bien connu et qui est mort si affreusement !
– Et que tu as bien vengé, n’est-ce pas ?…
Ah ! le ton sur lequel de telles paroles furent dites.
Certes ! ce n’était point seulement à celui qui avait oublié une telle vengeance qu’allait cette phrase redoutable, jetée avec une aussi farouche amertume, c’était encore de toute évidence au fils d’Asslakow lui-même, qui avait oublié Asslakow pour ne vivre que son roman d’amour !…
– Allons ! relève-toi ! si tu es mon fils, fit Zakhar, dont la voix ne marquait aucune tendresse et qui s’efforçait au contraire de se montrer brutal (peut-être pour cacher son émotion immense) ; si tu es mon fils, il ne me plaît pas de voir mon fils à genoux !…
Ivan se releva, très pâle et chancelant, osant à peine regarder cet homme qui maintenant l’épouvantait.
– Eh bien ! oui, je suis ton père, reprit Zakhar d’une voix sourde en avançant un doigt sur l’album. Tiens là ! sur le portrait du prince Asslakow, au front et près de la tempe, il y a une ligne que l’on aperçoit à peine, mais qui est encore visible, la voilà !
Et Zakhar, relevant les mèches de ses cheveux blancs montra, en effet, sur son front une ligne identique…
– Cette cicatrice, expliqua-t-il, m’est venue d’un coup de sabre formidable que je reçus en duel un jour que, devant moi, l’on avait insulté ta mère…
Le grand-duc referma d’un geste lent l’album… Il s’était ressaisi et c’est d’une voix à peu près calme qu’il dit :
– Je déteste ma mère, j’ai aimé le prince Asslakow dès que j’ai su que c’était mon père… et je suis prêt à aimer Zakhar !…
Ils se regardèrent tous deux un instant en silence et ils finirent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Ce fut une étreinte longue et pleine de sanglots.
– Écoutez, mon père, vous savez donc combien mon cœur est plein d’amour ?
– Oui ! Ivan, oui ! autant que le mien est plein de haine !…
– Fuyons cette nuit même, voulez-vous ?
– Non ! pas cette nuit !… je te dirai quand il faudra fuir !… Ne t’inquiète pas de cela ! ne t’inquiète de rien !… Chaque chose arrivera à son temps !… C’est moi qui te l’assure, mon petit Ivan, mon fils chéri !… Et maintenant, cette nuit, nous nous en sommes assez dit… Il faut te reposer, Vanioucha !… Laisse-moi te serrer dans mes bras encore une fois ! laisse-moi t’embrasser !… Ah ! si tu savais que de fois j’ai été tenté de t’embrasser !… Quel supplice de passer près de toi avec cette livrée, d’être traité par toi comme un laquais !… de recevoir de l’argent de toi !
– Ce jour-là, mon père, vous m’avez sauvé la vie ! fit Ivan en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.
– Et ce jour-là… tu m’as payé !… J’ai tellement souffert de cela que j’en ai été presque heureux ! C’est ainsi ! Les coups que tu me portais me brûlaient le cœur. Oui, j’étais heureux de souffrir par toi ; je t’aimais tant en secret !
– Pauvre batouchka !…
– Oui, pauvre batouchka !… Quelquefois, dans ton sommeil, je me penchais sur toi et mes lèvres s’approchaient de ton front ; mais j’avais peur que tu ne te réveilles et je me sauvais…
– Tu te sauvais dans cet affreux souterrain ? demanda à voix basse Ivan, qui n’avait pas cessé de penser à l’œuvre de mort qu’il avait surprise au fond de ce souterrain-là.
– Oui, dans le souterrain… Mais ne parlons pas du souterrain… cela ne te regarde pas, le souterrain !… Tu ne l’as pas vu ?… En tout cas, je suis sûr que tu l’as oublié !…
– Non ! protesta énergiquement Ivan ! non, je ne l’ai pas oublié ! et il faut en parler, au contraire !…
– Bavardages ! bavardages ! enfantillages ! Vanioucha ! pense à celle que tu aimes, puisque tu n’es qu’un amoureux ! et laisse-moi faire pour le reste !…
– Non ! mon père ! Non ! je ne vous laisserai pas faire !… Ce que vous préparez est un crime horrible ! Oh ! comprenez-moi bien !… et laissez-moi vous dire tout cela en vous étreignant dans mes bras !… Je sais que vous avez tous les droits !
– Oui, tous ! tous !…
– Je sais qu’ils vous les ont donnés ! mais il y a tout de même des droits qui sont des crimes ! et puis vous n’avez pas le droit – celui-là, vous ne pouvez l’avoir, non ! non ! vous êtes juste ! vous comprendrez que vous ne pouvez pas avoir le droit de frapper des innocents… et il y aura des innocents qui seront frappés !
– Il n’y a pas d’innocents ! répliqua Zakhar, soudain transformé…
C’était l’ange noir de la vengeance que le grand-duc avait tout à coup devant lui. Il ne restait plus rien de l’homme qui, tout à l’heure, s’était, un instant, attendri dans ses bras.
Ce n’était plus le père qui parlait, c’était le révolté de la géhenne sibérienne qui était revenu de là-bas pour venger un monde de damnés !
Quelle fureur dans sa parole et quelle flamme dans son regard ! Ivan comprit qu’il allait se heurter à quelque chose de formidable.
Cependant, il ne recula point :
– Vous ne ferez pas ça ! dit-il.
Et il attendit une explosion.
Elle ne vint pas. Étonné et plus désemparé par ce silence que par le plus terrible éclat, il releva la tête. L’homme s’en allait ! Ivan courut à lui et le rattrapa.
– Où vas-tu ? implora-t-il.
– Où mon service m’appelle, répondit l’autre, très calme… auprès de l’empereur !
– Batouchka ! Batouchka ! jure-moi…
– Je te jure que mon heure est proche ! voilà ce que je te jure… répliqua l’homme… et maintenant, laisse-moi partir… Sa Majesté va s’impatienter…
– Je ne te laisserai point accomplir ce forfait !
Zakhar, d’abord, ne répondit rien.
Il considéra quelque temps le grand-duc avec une immense pitié, puis il dit, toujours de ce ton calme qui effrayait maintenant Ivan plus que tout :
– Penses-tu que j’aie préparé cette heure pendant plus de vingt ans pour y renoncer parce qu’elle fait peur à un jeune prince amoureux ? Penses-tu que j’aie servi ces gens-là pendant des mois et que je leur aie montré un visage de laquais pour céder à la prière d’un enfant ?… As-tu songé au travail effroyable accompli avec mes ongles sous la terre ?… et à l’effort qu’il m’a fallu pour courber l’échine dans les salons ? Si tu n’es pas devenu fou subitement, laisse-moi passer et ne me demande plus rien !…
– Passe donc, et va, batouchka, c’est moi qui te sauverai !…
– C’est à mon tour de te demander ce que tu vas faire ? reprit Zakhar qui était resté tout à fait maître de lui et qui, du reste, paraissait n’attacher qu’une importance très relative aux lamentations et aux objurgations du jeune homme.
– Que t’importe ? Tu as fait ce que tu as cru devoir faire ; moi aussi, je ferai à mon idée !…
– Fais donc à ton idée, si tu peux ! émit Zakhar… mais je te préviens que si un geste de toi ou une parole de toi vient se mettre au travers de mon chemin… et tente d’empêcher l’inévitable… je te préviens, Ivan, que je me tue sous tes yeux !
Et, quoi que tentât Ivan, Zakhar lui échappa.
La porte de la chambre fut refermée.
Le grand-duc resta seul. Il enferma ses tempes brûlantes dans ses mains qui tremblaient.
Zakhar l’avait deviné et avait prononcé les seuls mots qui pussent suspendre l’action du jeune homme dans le dessein qu’il avait de se jeter au travers du crime, quoi qu’il dût lui en coûter.
Tout de même, Ivan avait du sang des Romanof dans les veines, et l’empereur, jusqu’à ce jour, l’avait comblé de ses bontés.
L’empereur l’aimait ! L’empereur lui avait été pitoyable ! C’est auprès de lui seulement qu’il avait trouvé un refuge dans son désespoir…
Et l’empereur n’était pour rien directement dans l’abominable destinée du prince Asslakow !
Pourtant, pour le sauver, Ivan n’allait pas condamner son père à mort…