Le lendemain, Prisca ne posa aucune question à Pierre.
Elle était d’une pâleur de cire et lui souriait comme les martyrs, dans le cirque, souriaient à leur Dieu. Elle s’occupa de donner tous ses soins à Jean et se montra d’une affection, d’une tendresse sublimes envers Pierre.
Lui non plus ne reparla pas de ces choses terribles.
Le soir, il désira la voir venir avec lui à la promenade, ainsi qu’elle avait fait la veille. Mais elle s’y refusa doucement, alléguant que l’enfant avait besoin d’elle. Alors, il partit seul.
Quand il eut refermé la porte de l’enclos, elle mit une main sur son cœur. Elle avait espéré, elle avait été sûre, un instant, qu’il ne sortirait pas. Et il était parti ! Il était retourné voir ces gens-là !
Elle ne douta plus du grand malheur.
Elle eut un gémissement désespéré vers le rivage, vers la mer qui n’avait jamais été aussi tranquille, vers le ciel qui n’avait jamais été aussi pur et elle se voila les yeux pour ne plus rien voir de ce qu’éclairait la lumière du jour !
Et quand elle rouvrit les yeux, la nuit l’entourait.
Et Pierre n’était pas rentré !
Elle alla déposer Jean dans son berceau. Elle resta penchée sur ce berceau. Elle n’avait plus de larmes. Elle était comme détruite. Elle se passa la main sur le visage. Il lui sembla qu’elle avait essuyé de la cendre. Cependant une flamme encore la ranima quand elle entendit la voix de Pierre. Elle descendit comme une automate. Elle vit tout de suite que Pierre avait une figure horriblement fatiguée.
Il s’assit avec une lassitude extrême. Il ne lui cacha pas qu’il les avait encore vus, une dernière fois, pour leur donner congé. Et il fit le geste de quelqu’un qui dîne. Il ne mangeait rien. Elle le regardait.
– Ils sont terribles ! dit-il encore, et ils sont laids ! J’espère bien ne plus les rencontrer jamais !… Si j’ai voulu les revoir encore, c’est qu’ils m’avaient menacé de me faire couper les vivres, tu comprends !
– Oh ! ciel ! si ce n’est que cela ! jeta-t-elle. Oh ! mon Pierre !
Elle allait ajouter :
– Je travaillerai.
Mais elle ne dit plus rien. Elle avait peur de cet espoir immense qui revenait l’assiéger.
– Viens, lui dit Pierre, viens dans mes bras, Prisca ! Tu as douté de moi ! Tu m’as fait cruellement souffrir. Je te pardonne. Sache que rien ne pourra jamais nous séparer, ni la pauvreté ni rien !
Ils fondirent leur âme dans un même sanglot.
Comme ils pénétraient dans là chambre qui précédait la leur et où reposait à l’ordinaire le petit Jean, ils aperçurent tout de suite le berceau vide.
D’abord, ils n’y attachèrent point d’importance, imaginant que la « nounou sèche » avait pris l’enfant avec elle, mais ce fut en vain qu’ils l’appelèrent. Celle-ci était absente ou était partie en emportant l’enfant, car l’enfant lui-même resta introuvable.
Ce que nous rapportons froidement ici, cette recherche du petit Jean par le père affolé et la mère délirante, fut une chose qu’il serait impossible de dépeindre, tant le désespoir qui l’accompagna semblait dépasser les bornes de la douleur humaine.
Pierre cria d’une voix rauque :
– Ce sont eux qui nous l’ont volé !
Elle avait compris. Elle savait de qui il parlait.
– Oui, oui ! ce sont eux ! Ils ont voulu se venger de toi ! Mais il faudra bien qu’ils nous le rendent, ou, je les tuerai tous de ma main, je leur arracherai le cœur avec mes dents !
Il avait couru à sa chambre et armait un revolver. Elle le regardait faire en répétant machinalement :
– Vite ! vite ! et moi aussi je veux un revolver ! et moi aussi je veux un revolver pour les tuer tous ! tous ! tous !
Pierre reprenait peu à peu son sang-froid et essayait de la calmer :
– Tu comprends. Nous savons où il est, maintenant ! Ils ne lui feront pas de mal, va ! Ils ont seulement voulu me faire peur ! Ils m’avaient dit que j’avais tort de les repousser !… que je m’en repentirais bientôt !… qu’ils n’étaient pas gens à se laisser traiter de la sorte !… Maintenant, je les comprends… Voilà ce qu’ils préparaient !… Ce sont des misérables !… Mais tu entends, j’aurai l’enfant tout de suite ! tout de suite !
– Ah oui ! tout de suite ! il faut bien ! Ce soir même, si, je ne l’ai pas, je serai morte !… Comment ne suis-je pas déjà morte ?
Ils se trouvaient sur la route et elle criait si atrocement, appelant : « Jean ! où es-tu, mon petit Jean ?… » que les propriétés voisines se vidaient et que l’on accourait de partout au-devant d’eux.
Elle demandait à tous :
– Vous n’avez pas vu mon enfant ? On me l’a volé !
Personne ne l’avait vu, et nul ne savait que lui répondre ; mais en voyant pleurer cette mère, tout le monde pleurait…
Il suppliait qu’on leur trouvât une voiture, un cheval, des bicyclettes… Les chevaux sur lesquels ils faisaient leur promenade appartenaient à un manège de Castellamare.
Ils couraient déjà du côté de Castellamare quand une auto passa à toute vitesse sur la route, remontant vers Naples. Du plus loin qu’ils l’aperçurent, ils crièrent vers le chauffeur et se mirent au milieu de là route pour qu’il fût forcé de s’arrêter.
L’auto était vide. Pierre vida ses poches dans les mains du chauffeur qui consentit à conduire ces fous à Torre-del-Greco !
– C’est là qu’ils sont ? demanda la voix tremblante de Prisca.
– Oui ! Tu vois, ça n’est pas loin ! Dans dix minutes, nous y serons !… Et puis, nous allons peut-être rencontrer les misérables et le petit sur notre chemin !…
Prisca priait tout haut pour son petit. Elle ne disait que deux mots, toujours les mêmes : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » mais elle avait tout mis là dedans, tout ce qu’elle pouvait promettre sur la terre et dans le ciel.
Et elle dévorait de ses yeux agrandis fantastiquement la route éclairée par les phares.
Le moindre groupe rencontré, elle défaillait d’espérance, elle se mettait les poings sur la bouche pour ne pas crier et on n’entendait plus que les sourds : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » qui roulaient au fond de sa gorge.
Ils passaient alors sur la falaise de Castellamare, bien connue pour être le rendez-vous de tous les désespérés, de tous ceux qui ont besoin d’une mort prompte et qui vouent à l’avance leur cadavre au flot des mers…
Là, sur cette grève, était la tombe de Graziella sur laquelle pleura un poète. Il y faudrait creuser aussi bientôt la tombe de Prisca ! Pas plus tard que ce soir, assurément, si elle revenait de Torre-del-Greco les bras vides ! Elle tendrait ses bras vides au-dessus de l’abîme et elle sauterait dans la mer avec un grand cri d’amour à Pierre.
Une phrase de Pierre frappa ses oreilles :
– S’ils ne me rendent pas l’enfant tout de suite, je brûle la cervelle à Rostopof !…
– Ah ! mon Dieu ! c’est le général Rostopof ! Alors tout est fini ! tout est fini ! fini ! fini ! Jamais il ne voudra nous rendre notre enfant !…
– Tais-toi ! tu es folle !…
– Ah ! oui ! folle ! folle ! Ah ! je te dis que je lui mangerai le cœur à ce monstre !…
Elle était effrayante à voir.
– Il rendra Jean tout de suite, répéta-t-il. Il a voulu seulement me faire peur !… Je lui avais dit que je ne retournerais pas chez lui ! que je ne voulais plus le voir ! Il m’a répondu ; « Nous verrons cela ! nous en reparlerons avant longtemps !… » Tu vois comme c’est simple… Il s’est arrangé pour que la nurse, qui crut peut-être ne pas mal faire et à laquelle on aura raconté quelque histoire vraisemblable, lui amène l’enfant chez lui… Comme cela, il se sera dit que je serais bien forcé de revenir chez lui pour chercher mon enfant !… Et il me le rendra après m’avoir dit ce que je ne voulais pas entendre… Voilà comment il faut raisonner ! La vérité, la voilà !… Elle est odieuse, mais elle n’est pas si effroyable que nous aurions pu l’imaginer !
Maintenant, Prisca, frappée de ces dernières paroles, essayait de rassembler deux idées et de créer du raisonnement.
– Que veux-tu qu’il fasse du petit Jean ? dit-il. Rien ! Il ne va pas le tuer, n’est-ce pas ?
– Ah ! ah ! hurla-t-elle, le tuer !… le tuer !… Non ! D’abord, il n’y a pas de monstre qui aurait le cœur de lui faire du mal à ce petit ! Il est si beau ! Mon Dieu ! mon Jean ! si beau ! Mais entends bien cela… ce Rostopof est bien connu !… C’est le dernier boïard… Rien ne lui a jamais résisté. Il ne voudra rendre l’enfant que si tu consens à le suivre, lui, en Russie ! C’est simple, tout à fait ! J’y vois clair maintenant !…
« C’est nous deux, reprit-elle encore, l’enfant et moi qui te retenons ici ! Nous devons nous attendre à tout de ce monstre ! Pour sa politique, il ferait mourir à petit feu ses propres enfants !… Mais s’il ne te rend pas Jean tout de suite, tu le tueras tout de suite, comme un chien ! et nous retrouverons Jean après ! les autres auront peur !
– Nous irons à la police, si c’est nécessaire ! disait Pierre. Ces gens-là se croient toujours chez eux et pensent que tout leur est permis ! Ces temps-là sont passés !
– Nous n’avons pas besoin de la police ! L’enfant tout de suite ou tue-le !…
Ils avaient dépassé la plaine de Pompéi. Ils longeaient maintenant les derniers contreforts du Vésuve.
Ils furent bientôt dans l’interminable rue de Torre-del-Greco.
Soudain, Pierre donna l’ordre d’arrêter :
– C’est là, fit-il.
Ils étaient devant les jardins d’une villa aux fenêtres de laquelle brillaient quelques lumières.
– Attends-moi dans l’auto. Je te promets de revenir avec l’enfant tout de suite !
– Jamais ! je ne te quitte pas !… Tu es fou, Pierre ; je ne te quitte pas !… Ah ! ça, jamais !
– Eh bien, viens, fit-il… mais tu me laisseras dire et tu ne t’étonneras de rien !… Le principal est d’avoir l’enfant, n’est-ce pas ?
– Oui ! oui ! dis tout ce que tu voudras, pourvu qu’il nous rende l’enfant tout de suite !… !
Il poussa la grille ; en quelques pas rapides, ils furent dans le vestibule de la villa dont la porte était ouverte.
Ils se trouvèrent tout de suite en face d’un homme que Prisca avait certainement vu, à Petrograd, elle n’aurait pu dire en quelle circonstance.
Pierre et cet homme échangèrent quelques phrases en russe, d’où il résultait que le général prince Rostopof attendait Pierre !
– Tu vois ! fit le jeune homme, c’est bien ce que j’ai pensé…
– Va ! va ! nous allons bien voir !
Et elle jeta un regard terrible sur la main de Pierre qui s’était glissée dans la poche du veston où elle savait que se trouvait le revolver.
– Va ! Ils ont tous des têtes d’assassin, ici !
Elle parlait ainsi et elle n’avait encore aperçu qu’un visage.
Derrière l’homme, ils traversèrent une pièce où se trouvaient quatre Russes, quatre « gaspadines » qui se turent aussitôt qu’ils eurent aperçu les nouveaux arrivants.
Ils avaient dès figures sévères et tristes.
Ils s’inclinaient profondément devant Pierre, qui était plus que jamais pour eux le grand-duc Ivan Andréïevitch, peut-être l’empereur de demain, celui qui sauverait la Russie de l’anarchie ; du moins l’espéraient-ils de tout leur cœur, dévoués jusqu’à la mort à la dynastie des Romanof.
– Veuillez m’attendre un instant ici, pria celui qui les avait introduits.
Et il disparut dans une pièce adjacente dont il referma la porte.
Prisca dévisageait en silence les gens qui l’entouraient, mais son regard exprimait tant de choses redoutables et une haine si cruelle que les autres, qui l’avaient d’abord fixée avec curiosité, se détournèrent d’elle avec embarras.
On leur avait offert des sièges. Ils restèrent debout. Pierre avait toujours la main sur son revolver. La porte se rouvrit presque aussitôt et le gaspadine réapparut.
– Le général prince va recevoir Son Altesse ! dit-il. Il prie Madame de vouloir bien attendre ici quelques minutes !
Prisca protestait déjà, mais Pierre lui dit en la regardant bien dans les yeux :
– Je te jure que je serai dans deux minutes ici avec l’enfant ! et pour cela il vaut mieux que le général me voie tout seul ! et m’entende tout seul !
Elle le comprit, cette fois, et elle n’insista pas.
– Va ! fit-elle tout haut, je t’attends.
Pierre entra avec l’homme dans le bureau du général.
Prisca avait aperçu dans un coin du mur les saintes images que tout bon vieux Russe emporte toujours avec lui, surtout s’il reste l’esclave d’un traditionalisme étroit comme le général Rostopof.
Sans plus se préoccuper des personnes présentes, elle se jeta à genoux devant l’icône de la mère de Dieu :
– Rappelle-toi, lui dit-elle dans son ardente prière, rappelle-toi que c’est à toi que j’ai demandé cet enfant et que c’est toi qui me l’as donné !
« Souviens-toi, vierge Marie ! C’était un jour de printemps à Ekaterinof, le jour de ta fête ! Le peuple était dans la joie, à cause de toi, au rivage du golfe de Finlande ! Tu ne peux pas avoir oublié cela !
« Une foule de paysans et de paysannes en habit du dimanche suivaient sur la route les popes et les principaux d’entre eux qui portaient tes bannières. Tu rayonnais au-dessus de tous les fronts et les chœurs de tout un peuple chantaient ta gloire, ô Marie !
« Et moi, je te vis passer et j’étais à côté de mon Pierre ! Et je vis passer aussi une petite troupe d’enfants qui se bousculaient autour de ta bannière. Ils étaient presque nus et beaux comme des petits frères de l’Enfant-Jésus !… et tout le peuple courait, se hâtait, se bousculait en chantant sur la route, autour de ta bannière ! Alors, comme aujourd’hui, je me suis jetée à genoux devant ta sainte image et j’ai prié le cœur de Marie de me bénir et de me donner à moi aussi un beau petit enfant, comme ceux qui couraient autour de toi…
« Et je t’ai priée de cela si ardemment, avec un tel élan de toute mon âme, ô Marie, que lorsque je me suis relevée et que tu fus passée, et que la procession ne fut plus qu’un peu de poussière au loin sur la route, je savais que je serais exaucée !
« Et cet enfant, tu me l’as donné ! Il est à toi ! On n’a pas le droit d’y toucher ! On me l’a pris ! Il faut que tu me le rendes !
Ainsi pria Prisca, et elle se sentit touchée à l’épaule.
C’était Pierre. Elle resta à demi soulevée vers lui, attendant la parole de vie ou de mort. Il dit :
– C’est fait ! l’enfant est ici ! nous l’emportons ! Alors Prisca, ivre de joie, embrassa l’icône de Marie qui, encore une fois, l’avait exaucée. Ils sortirent dans le vestibule. Une antique gniagnia leur apporta le petit Jean qui pleurait et qui ne pleura plus sur le sein de Prisca.
Ils remontèrent dans l’auto. Prisca sanglotait éperdument sur son petit.
Elle n’entendit même pas ce que Pierre disait au chauffeur, et cependant il eut avec cet homme une longue conversation tandis que la voiture refaisait le chemin de Sorrente.