XVI – LES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA
La porte avait un judas grillé, fermé d’un portillon qui s’entr’ouvrit.
Une antique figure ridée apparut, lança un regard au dehors et, presque aussitôt, la porte fut poussée.
Prisca se trouva dans le couvent, entre les mains de quatre vieilles, sans qu’elle se rendît bien compte de l’événement.
Les quatre vieilles parlaient si vite et leur langage était si bizarre, qu’elle ne comprenait rien à ce qu’elles se disaient, dans la figure les unes des autres, nez contre nez, menton contre menton, leurs doigts crochus sur la pauvre enfant, comme si elles se disputaient déjà une proie qu’elles allaient dévorer. Elles étaient singulièrement habillées d’une robe blanche et d’un manteau noir. Un bonnet noir leur enserrait étroitement la tête. Des croix, quelques humbles bijoux orthodoxes leur brinqueballaient sur la poitrine et cliquetaient à leurs gestes qui étaient désordonnés.
Cependant, elles se calmèrent, et Prisca put se rendre compte que ces singulières nonnes ne lui voulaient point de mal, et que, ce qu’elle avait pu prendre, tout d’abord, pour manifestations de dangereuse hostilité, n’étaient que « gestes amicaux ».
Toute leur ardeur querelleuse venait de ce qu’elles se disputaient l’honneur d’aller conduire la nouvelle pénitente à la mère supérieure de la communauté.
L’une d’elles, celle qui avait un regard de flamme sous ses vieilles paupières fripées et qui était la portière en chef, finit même par confier, dans un langage convenable, à Prisca, que son arrivée avait été annoncée dans la nuit même, et qu’aussitôt, la très sainte mère avait donné des ordres pour que leur nouvelle compagne fût reçue avec de grands soins, car le bruit courait qu’elle avait supporté de grandes fatigues.
– Il ne tient qu’à vous, ma petite colombe, d’oublier tous les maux que vous avez soufferts. Ici, si vous savez vous y prendre, c’est la maison du paradis, où tout s’efface du passé dans le bonheur présent, surtout quand on est une jolie et aimable barinia comme vous !
Et, se tournant vers les autres vieilles :
– Voici, je vous présente des exemples de la méchanceté des hommes, mon cher soupir de la Vierge… Celle-ci est votre sœur Tania, qui a été mariée à un colonel ivrogne, il y a bien longtemps de cela, et qui a divorcé pour venir avec nous ! Celle que tu vois à tes pieds qu’elle réchauffe dans ses vieilles mains ridées, c’est Kostia ! Elle est un peu folle, parce qu’elle a reçu, dans son jeune âge, un grand coup de pieu sur la tête, que lui a administré un père qui ne l’aimait pas, et qui rentrait de la chasse…
« Et celle-là qui te sourit comme si elle voulait te mordre, à cause de ses deux dents du haut et de sa dent du bas mal plantée, c’est, pour la douceur, un petit ange échappé de la chaudière du démon ! À part cela, elle n’a point mauvais cœur ; mais il faut lui pardonner parce qu’elle a été veuve de bonne heure et que cela l’a rendue comme enragée ; n’est-il pas vrai, chère Alexandra ?…
« Je ne vous parle pas de moi qui suis une vieille fille, qui en ai vu de toutes les couleurs, mon petit pigeon du Saint-Esprit !… Jusqu’au jour où je suis venue me jeter au pied des saints archanges et des hommes de Dieu qui ont reçu de lui le don du miracle ! Mais je bavarde, je bavarde ! et le temps passe, et il faut que je vous conduise, au plus tôt, devant notre chère mère à toutes. Vous verrez, elle est très bonne ! Avant de vous conduire auprès d’elle, j’ai tenu à vous dire cela. Excusez-moi ! Je m’appelle Catherine…
Étant à bout de souffle, elle empoigna Prisca avec une aimable brutalité et la fit sortir de la conciergerie, qui était une petite bâtisse carrée, au fond d’une cour. Cette cour était fermée d’une grille. On ouvrit la grille. Les trois autres femmes suivaient en jacassant.
Elles traversèrent les jardins de la Petite Troïtza. Ces jardins avaient dû être magnifiques quand ils étaient entretenus ; maintenant, ils poussaient à leur gré, au milieu des vieilles pierres et des bâtiments innombrables. Certes ! la Petite Troïtza n’avait jamais été une ville immense comme la Troïtza moscovite, mais c’était encore un petit monde…
Prisca et les sœurs, toujours bavardant, toujours gesticulant, passèrent sous les voûtes des bâtiments, dont quelques-uns marquaient un état de grand délabrement et paraissaient même abandonnés depuis de longues années.
Soudain, comme elles traversaient une cour, entourée d’un cloître aux lourds arceaux, très bas sur leurs colonnes trapues, Prisca aperçut des êtres étranges qui glissaient dans l’ombre de ce cloître.
C’étaient des figures singulières d’hommes, prêtres ou moines, habillées de longues robes qui leur cachaient même les pieds et qui leur recouvraient les bras. Seule la tête passait et on ne voyait de cette tête enfermée dans une sorte de cagoule, qu’une portion du visage, les deux yeux et la bouche ; le nez lui-même disparaissait sous un morceau d’étoffe posé transversalement.
Cette apparition était si lugubre que Prisca ne put s’empêcher d’avoir un geste d’effroi et de s’arrêter, terrifiée, car, sous leur cagoule, tous les yeux la regardaient !
– Avancez ! avancez donc, mon petit pigeon ! et ne tremblez pas comme ça, lui souffla la vieille sorcière-portière aux yeux de flamme, pourquoi trembler ? Ce sont nos saints martyrs ! Vous avez dû entendre parler ! Ce sont eux qui nous assurent le service du culte ; et ils n’hésitent devant aucun sacrifice dans les grandes circonstances. On pourrait faire le tour de tous les Raskolniks, dans tous les couvents de la terre russe, on n’en trouverait pas de pareils assurément.
Prisca ne se soutenait plus.
– Nous allons vous porter, puisque vous êtes si faible, mon petit agneau.
– Non ! non ! ne me touchez pas. J’aurai la force, mais sortons vite d’ici. Ces hommes me font peur !
– Regarde ! Regarde ! en vérité, regarde autour de toi. Il n’y a plus aucune ombre. Il n’y a plus personne d’autre que nous ! Et écoute la cloche qui nous appelle. Ils sont tous partis à la messe. À la messe au knout ! Vite ! vite ! nous allons être en retard. Nous ne serons jamais arrivées pour « la messe du knout » !
– Qu’est-ce que c’est que ça : « la messe du knout » ? demanda Prisca, de plus en plus effrayée, je ne veux pas aller à cette messe-là, moi ! Conduisez-moi vite auprès de votre mère supérieure, tout de suite, puisque c’est l’ordre que vous avez reçu, exécutez-le !
– Oui ! oui ! mon chérubin, bien sûr. Tout ce que tu voudras, comment t’appelles-tu ? Nous t’avons toutes dit nos noms.
– Vite ! vite ! voilà la messe qui commence. Nous sommes en retard avec toutes vos histoires, criaillaient les trois vieilles.
Elles arrivèrent devant un grand bâtiment central. Une demi-douzaine de nonnes de basse condition étaient en train de nettoyer et de laver le seuil et l’escalier en l’honneur de la « mamouchka » qui allait descendre par là, tout à l’heure, pour se rendre à la messe. Prisca et celles qui l’accompagnaient passèrent au milieu de la curiosité aiguë des servantes.
Ce bâtiment était tout à fait propre, badigeonné à neuf, clair et orné de belles images. On introduisit Prisca dans une sorte de parloir-salon garni de fauteuils rouges et or du plus mauvais goût et qui devaient être arrivés récemment en droite ligne des derniers pillages des salons mondains de la Pologne galicienne. Toute cette modernité se mêlait à une ornementation orthodoxe de croix, de candélabres sacrés sur une cheminée à paravent et de bogs dans les coins, sur les étagères.
Ces bogs sont les images que les Russes multiplient avec un si grand luxe dans leurs églises et dans l’intérieur de leur maison. Elles sont peintes sur toile ou sur bois. Jamais de statue ni de reliefs ; l’Église russe les proscrit comme hétérodoxes. Tout ce qu’elle se permet, c’est de recouvrir les images les plus précieuses de plaques d’or ou d’argent ciselées de manière à ne laisser à découvert que la tête et les bras des personnages. On incruste aussi dans leurs cadres des pierres fines, même des diamants.
Il n’y avait point de nobles, point de marchands surtout, à l’époque où se passent les événements que nous retraçons, qui n’eussent de ces luxueuses images suspendues à l’un des angles de leur salon, ou de leur chambre à coucher. Dans les isbas ou chaumières de paysans russes, la place d’honneur est sous la petite chapelle qu’ornent les images de famille ; on y fait asseoir les personnes respectables ou l’hôte de distinction.
Or, Prisca venait de se laisser tomber sur un fauteuil, en tournant le dos aux saintes images, quand la sainte mère du couvent fit son apparition.
Elle était habillée d’une robe blanche et d’un manteau noir bordé d’hermine. Elle portait sur sa poitrine une grosse croix de diamants de la plus grande richesse. Elle était coiffée d’une espèce de cape à pointe noire semblable à celle en usage pour les veuves du seizième siècle. Avec cela, elle avait le plus grand air du monde.
Peut-être, sous sa coiffe, avait-elle des cheveux blancs. On n’en savait rien. Telle quelle, avec ses joues roses et ses yeux bleus, elle paraissait dans les trente à trente-cinq années, au plus, ce qui est un très bel âge.
Elle commença de considérer Prisca avec une grande sévérité, parce qu’elle tournait le dos aux bogs.
Elle lui fit entendre que ce n’était point là une attitude convenable ; et comme les femmes qui étaient là faisaient chorus avec elle, elle les chassa très brutalement, avec des paroles brèves, comme on fait avec les domestiques qui ont perdu un instant le sentiment de leur inexistence.
La pièce fut vide en un instant. Alors, la bonne « mamouchka » s’assit auprès de Prisca accablée, et lui prit la main qu’elle caressa avec une grande douceur consolante.
Elle l’appela « mon petit pigeon, ma petite colombe, mon petit agneau » et lui promit si bien la paix, le repos et la « satisfaction générale de son corps et de son âme », au fond de cette retraite, que Prisca en conçut un semblant d’espoir.
Mon Dieu ! elle espérait ceci ; qu’on avait voulu simplement l’isoler dans un couvent et qu’on ne lui ferait point d’autre mal ! Au fond, pourquoi lui faire du mal ? C’était tout à fait inutile ! Ses ennemis ne pouvaient avoir d’autre but que de la séparer du grand-duc. C’était fait ! Elle n’avait plus rien à redouter, et, dans la paix de ce couvent, elle aurait tout loisir de préparer sa fuite ou d’attendre que son Pierre vînt la chercher !
Car il trouverait bien le moyen de la tirer de là ! Cette mère religieuse paraissait tout à fait une grande dame, admirablement élevée et incapable de faire souffrir inutilement une pauvre créature, dont le seul tort avait été d’ignorer que le jeune homme qu’elle aimait était prince.
Quant aux histoires que lui avaient contées ce fou de Iouri, comment y ajouter foi ? Nous n’étions plus au moyen âge ! On n’allait plus au sabbat ! Il y avait bien dans ce couvent quelques figures de sorcières : mais Prisca les avait entendues et jugées. C’étaient des petites vieilles, habituées aux soins du ménage, et radotant sur n’importe quoi, très prosaïquement et comme des servantes bavardes.
Quant aux moines à cagoule, est-ce que Prisca allait s’étonner d’une mascarade de plus ou de moins dans la comédie du Raskol ? Il fallait s’attendre évidement aux choses les plus bizarres dès que l’on soulevait le voile du culte chez les vieux croyants. Ils le célébraient de bien des façons différentes. Tout de même, ils ne mangeaient pas les petits enfants !
Ah ! Prisca ! Prisca ! Il te restait ton couteau, et tu avais résolu de mourir, s’il le fallait ! Mais combien serais-tu heureuse s’il ne le fallait pas ! Mourir sans lui, autant vivre, autant vivre pour essayer de revivre avec lui. Et tu te raccroches à la vie ! Dans ta détresse, tu serres tout doucement, tout doucement, la main de la « mamouchka » !
Celle-ci a senti ta douce pression ! Elle se penche vers toi. Elle t’enveloppe de son doux regard enchanteur, elle dépose sur ton front un baiser plein d’une tendre protection.
– Venez ! mon enfant, je vois que vous serez très raisonnable. Il le faut. Et nous continuerons à être de bonnes amies. Je suis la vraie mère, la petite mère du saint troupeau. Comment n’obéirait-on pas à sa mère ! Je vais vous faire conduire à votre chambre, mon petit pigeon !
Elle appela Catherine, qui attendait ses ordres dans le corridor et lui donna ses instructions concernant Prisca. Puis, elle rentra dans son appartement, disant qu’elle n’avait plus que le temps de se rendre à la messe.
Catherine s’empara à nouveau de Prisca, cette fois, avec une humeur des plus combatives. Elle la conduisit, ou plutôt elle la bouscula jusque dans la chambre qui lui avait été réservée, au second étage de ce bâtiment central même qui était le plus commode, le plus hygiénique et l’un des plus luxueux assurément de la communauté.
Prisca ne fut pas à demi étonnée de constater que l’on ne mettait pas seulement une chambre à sa disposition, mais un petit salon, et un cabinet de toilette.
– Oui ! oui, ma colombe, tu es soignée comme une grande dame de la cour. Plains-toi. Tandis que, moi, j’habite dans un trou à rats, comme de juste.
– Votre mère supérieure a un air tout à fait bon, émit Prisca.
– Tout à fait bon ! tout à fait bon ! ne t’y fie pas. Tu l’as vue, la très chère sainte mère, et tu as été troublée, séduite ! Ah ! elle est bien comme Dieu le père l’a faite, toujours la même. Son regard est caressant, sa parole de miel, tu as été captivée du premier coup, c’est bien cela ! Oh ! je vois ce qui se passe en vous, mademoiselle. Vous êtes étrangère, mais vous n’auriez pas été étrangère que c’était la même chose. Oui, certes, je constate tout l’effet produit sur vous par une première entrevue. C’était inévitable !… Mais permets à une vieille femme de Dieu, qui a de l’expérience, d’apporter un contrepoids dans la balance.
La vieille sorcière-portière alla à la porte, et, après un coup d’œil au dehors, la referma soigneusement.
– Ici, fit-elle en revenant mettre son bec crochu sous la pâle figure angoissée de Prisca, ici, sache-le bien, mademoiselle (elle disait ces mot en français), ici tout est jeu et tout joueur est fripon. Aussi importe-t-il d’avoir l’œil au guet. Je reviens à la petite sainte mère, s’il te plaît, mademoiselle. Sous un air de bonhomie apparente, elle a l’intelligence déliée, incisive. C’est une femme, vois-tu, ma petite colombe, qui vous lit jusque dans les entrailles !
Elle souffla un peu, puis reprit :
– Comprends une fois pour toutes que la bonté est un vernis sur sa jolie figure. De la bonté ! Écoute mon agneau, je vais te dire une chose qu’il ne faut répéter qu’aux saints archanges. Il y avait ici une sœur qui était plus jolie qu’elle, eh bien, elle lui a fait crever les yeux, fendre le nez et percer la langue au fer rouge. Ainsi, juge !
– Je ne vous crois pas ! répliqua nettement Prisca, que tout ce bavardage hypocrite fatiguait horriblement.
– Tu ne me crois pas, vraiment, tu ne me crois pas ! Eh bien ! viens donc te promener un peu avec moi dans le jardin, du côté de l’église des Scoptzi, si tu n’es pas trop fatiguée, ma chère petite âme, et viens faire une petite prière avec ta servante, et tu verras ce qui peut arriver de bon à une « demoiselle » qui a cessé de plaire à notre très sainte mère ! Veux-tu, dis ? Veux-tu ?
– Qu’est-ce que c’est que l’église des Scoptzi ? questionna Prisca, de nouveau intriguée.
– Sache qu’il y a ici l’église des Scoptzi, et celle des Khlisti, et celle des Sabatniki, et d’autres qui ne servent plus à rien. Mais les Scoptzi sont nos prêtres spéciaux à nous ; on les a fait venir du fond de la Terre Noire, pour nous servir. Oui, ceux-là sont des prêtres terribles et qui savent vraiment ne rien craindre devant Dieu et devant le diable ; quant aux Khlisti, n’en parlons pas, n’est-ce pas ? Tu as entendu parler peut-être, des « Ténébreuses » ? Eh bien ! ce sont elles qui font office de Khlisti quand elles viennent ici pour leurs petites fêtes, avec leur Raspoutine.
« Ce sont des farceuses, ni plus ni moins, affirma la vieille avec un hochement de tête. Quant à ce Raspoutine, il ne porte d’attention qu’aux jolies femmes. N’en parlons pas. J’en ai connu des prophètes, à mon âge, des prophètes qui faisaient le salut de tout le monde, même des vieilles femmes de Dieu comme moi ; ça, c’étaient des envoyés de Dieu ! Mais Raspoutine, c’est un bouc noir, tout simplement.
– Comment oses-tu parler ainsi de ce Raspoutine et de la sainte mère supérieure ? Ne crains-tu point quelque châtiment, s’ils sont si terribles que ça ? questionna Prisca soupçonneuse.
– Pas même, répondit l’autre avec amertume. Non, pas même ! On ne s’occupe pas d’une pauvre vieille comme moi. Les vieilles ne comptent pas ici. Elles n’ont d’autre plaisir que de voir punir les jeunes qui ont eu le don de déplaire à toute la clique de la très sainte mère. Je te dis tout cela comme je le pense. Prends garde à toi, ma petite colombe ; c’est moi qui t’en avertis. Prends garde à toi. Et maintenant, bois ce bouillon chaud que l’on t’apporte et couche-toi.
Prisca se jeta sur ce bouillon. Quand elle l’eut bu :
– Je veux être seule ! dit-elle à Catherine, va-t’en. J’ai besoin de me reposer.
– Si tu crois que je ne serais pas partie déjà si je le pouvais ! grogna la vieille. Mais j’ai l’ordre de ne point te quitter. Sans quoi, je serais à la messe, bien sûr, à la messe des Scoptzi. Mais tu m’as fait manquer la messe. Tant pis pour moi et tant pis pour toi. Parce que tu aurais pu non seulement prier, mais t’instruire. Et tu aurais déjà perdu l’habitude que tu commences à prendre de me traiter de menteuse.
– Allons donc à la messe, décida Prisca, poussée par une curiosité aiguë et aussi par le besoin qu’elle avait de ne point rester seule avec cette vieille qui sentais la terre morte et dont elle haïssait les propos et l’affreux sourire.
Elles descendirent donc et se retrouvèrent bientôt dans cette cour entourée de cloîtres où se promenaient naguère les ombres des Scoptzi.
La porte d’une chapelle s’ouvrait au fond de cette cour ; Prisca, suivie de la sorcière-portière en chef, et de deux autres sœurs surveillantes et dont la mission était sans doute d’accompagner partout la prisonnière, pénétra dans la petite église.
Ce devait être une messe basse et sans grande cérémonie. D’abord, il faisait sombre là dedans. Pas de bougies allumées, excepté celles qui le sont toujours devant les bogs. Les murailles étaient couvertes d’icônes aux cadres d’or et d’argent comme on en trouve dans toutes les églises de Russie ; une grille de fer ouvragée fermait le chœur.
On n’apercevait d’abord que les nonnes, une trentaine de nonnes de basse condition qui se prosternaient, se relevaient et se reprosternaient, se signaient, se frappaient la poitrine, s’aplatissaient sur le pavé en marmottant d’étranges litanies.
Prisca fut poussée par sa petite troupe contre un pilier.
Elle avait assisté souvent à ce spectacle extérieur de la piété orthodoxe et n’y trouvait rien de bien extraordinaire quand, soudain, la grille du chœur fut ouverte et l’on aperçut le chœur et le tabernacle.
Tous les Scoptzi, « les prêtres mutilateurs » avec leurs longues robes suaires et leurs cagoules et leurs bonnets pointus, se tenaient debout sur les marches de l’autel, à droite et à gauche. Au-dessous, dans le fauteuil abbatial était assise la très sainte mère. Elle avait vraiment une figure angélique. Un doux rayon du dernier soleil d’automne, passant à travers un vitrail, vint lui caresser les joues et éclairer son aimable visage.
Autour d’elle et sur les derniers degrés de l’autel, assises sur des escabeaux, d’autres religieuses, qui avaient, du reste, le plus grand air, et qui étaient toutes habillées de blanc, la poitrine couverte d’emblèmes sacerdotaux, lui faisaient une sorte de cour, comme à une reine. C’étaient les chanoinesses.
Or, ce n’étaient ni les Scoptzi, avec leurs cagoules, ni la sœur supérieure avec sa cour de chanoinesses toutes blanches qui retenaient maintenant l’attention de Prisca, c’était une espèce de chevalet incliné diagonalement et aux extrémités duquel étaient fixés des anneaux de fer.
Il était placé en avant du chœur, à la hauteur des grilles.
Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait un semblable appareil. Elle le reconnaissait. C’était l’appareil officiel auquel on attachait le patient qui avait été condamné à recevoir le knout.
On lui en avait montré un de cette sorte, à l’office de la police, dans une grande ville de province qu’elle avait visitée avec la famille Nératof.
À quel supplice allait-elle donc assister. Elle comprenait maintenant ces mots prononcés par les vieilles nonnes portières :
– Nous aurons aujourd’hui une messe du knout !
Presque aussitôt une toute jeune femme fut amenée par l’exécuteur des hautes œuvres du couvent, un homme sur lequel Prisca eut tout de suite de multiples renseignements : c’était un bourreau qui avait servi autrefois à Kiev et qui avait eu des démêlés avec le gouverneur parce qu’il avait tué le patient au dixième coup, au lieu de donner tranquillement cinquante coups et de le laisser vivre !
Mais il était rentré en faveur, grâce à l’archevêque Barnabé, l’ami de Raspoutine, qui avait fait cadeau de cet homme à l’homme de Dieu, lequel en avait fait cadeau au couvent.
Cet homme qui avait, non point une figure de brute, mais au contraire une belle tête aux yeux bleus, bien encadrée de chevelure et de barbe blondes, ce qui lui donnait un air tendrement inspiré, était habillé comme l’étaient tous les donneurs de knout de profession dans le meilleur temps du knout qui n’est pas fort éloigné, d’un pantalon de velours noir entonné dans ses bottes, et d’une chemise de coton de couleur, boutonnée sur le côté. Il avait les manches retroussées, de manière que rien ne vînt embarrasser ses mouvements.
Quant à la jeune femme que cet homme poussait devant lui, elle était vêtue d’une jupe sombre et d’une chemise que l’on avait rabattue, de façon que ses épaules et son dos fussent à peu près découverts.
En dehors de cela, elle faisait grand’pitié à voir à cause de son pauvre visage qui était tout envahi d’épouvante.
On la voyait trembler. Elle avait les mains déjà attachées plat sur plat, comme il convient, les cordes lui brisant à peu près les poignets.
L’exécuteur la poussa vers le chevalet et l’y étendit assez brutalement, tandis qu’elle faisait entendre les premiers gémissements de son âme et de son corps en détresse.
Ses pieds et ses mains furent fixés aux anneaux de fer. La malheureuse était ligotée de telle sorte qu’elle ne pouvait plus faire aucun mouvement.
Elle était tendue là « comme une peau d’anguille que l’on fait sécher », selon la forte expression de M. de Lagny ; qui nous fait assister à un supplice identique et nous le rapporte dans son livre si curieusement documenté : le Knout et les Russes.
La malheureuse, à un moment de cette première opération préalable, fit entendre un premier cri déchirant, c’est que la tension des cordes lui faisait déjà craquer les os et les disjoignait !… N’importe, tout à l’heure, les os vont autrement craquer et se disloquer !…
L’homme aux manches retroussées a pris à deux mains l’instrument du supplice, le knout…
Le knout est une lanière de cuir épais, taillée triangulairement et longue de trois ou quatre mètres, large d’un pouce, s’amincissant par une extrémité et terminée carrément par l’autre… Le petit bout est fixé à un manche de bois d’environ deux pieds…
L’homme, qui s’était reculé, se rapprocha, le corps courbé, traînant cette longue lanière à deux mains entre ses jambes…
Arrivé à trois ou quatre pas de la patiente, le voilà qui relève vigoureusement le knout au-dessus de sa tête, et le rabat aussitôt avec rapidité. La lanière voltige dans l’air, siffle, enlace le corps de la pauvre enfant comme d’un cercle de fer…
Sinistre hurlement !… Malgré son état de tension, la malheureuse bondit comme sous les étreintes puissantes du galvanisme. Les cris qu’elle pousse n’ont plus rien d’humain ! Et elle ne cessera plus de crier.
Autour d’elle, dans le chœur, rien ne lui répond. C’est le plus absolu silence de tous et de toutes. Tout le monde regarde le spectacle avec un frémissement d’intérêt et de bienveillance pour le bourreau.
Il n’y a de pitié pour la martyre que dans le bas de l’église, sur le parvis où grouille le peuple des servantes qui gémit, se signe, se prosterne et se frappe le front sur les pavés d’airain.
L’exécuteur retourne sur ses pas et recommence la même manœuvre autant de fois qu’il y a de coups à appliquer au condamné. Quand la lanière enveloppe le corps par les angles que font deux os, la chair et les muscles sont littéralement tranchés en rondelles comme avec un rasoir et les os craquent ; si elle tombe à plat, la chair n’est pas tranchée mais broyée, écrasée ; le sang jaillit de toutes parts…
La patiente n’est plus qu’une pauvre chose hurlante ; on voit son dos qui n’est plus qu’une plaie affreuse. Le reste de sa chair devient bleu et vert comme celle d’un cadavre pourri !…
Cependant, ce bourreau-ci, qui a eu des malheurs, a appris à frapper sans tuer. Cette jeune femme reçoit vingt coups de knout et n’est pas morte. Et elle n’en mourra point. Mais, pour le moment, elle n’en vaut guère mieux.
La figure d’ange de la supérieure n’a point cessé de sourire gracieusement à la pauvre martyre !… Et maintenant, la cérémonie est terminée…
Toutes ces dames se sont levées derrière la supérieure qui passe devant la patiente évanouie entre les bras des Scoptzi qui sont en train de la détacher. La bonne mère se penche sur ce front couvert d’une sueur sanglante et y dépose un pieux baiser :
– C’est pour ton bien, mon petit pigeon !
Toutes les chanoinesses ont l’air d’être de l’avis de la supérieure et embrassent le front livide et sanglant.
En somme, cette petite exécution ne semble pas avoir remué beaucoup les cœurs et nous aurions tort de nous en étonner nous-mêmes, surtout si nous n’oublions pas que la chose a lieu dans un couvent de femmes russes, où il s’est passé de tous temps des événements autrement extraordinaires ! et tels qu’il serait difficile de les rapporter ici.
M. Léouzon Le Duc, dans son livre si intéressant : La Russie contemporaine, écrit ceci : « Autant les monastères d’hommes se recommandent en certaines mesures par la science orthodoxe de leurs habitants et par leur vertu, autant ceux qui servent de refuge aux femmes se signalent généralement par leur ignorance et leurs désordres. On a déjà raconté sur ces derniers des faits étranges ; je pourrais en ajouter de plus étranges encore, et je défierais, ajoute M. Léouzon Le Duc, qui que ce soit de le contester ! Mais à quoi bon grossir une honteuse chronique ? conclut l’auteur. Le respect que nous portons à ceux qui nous lisent nous impose une pudeur qu’il nous serait impossible de garder si nous touchions trop vivement aux mystères des Vierges orthodoxes… »
Nous sommes de l’avis de M. Léouzon Le Duc, et ce n’est pas nous qui soulèverons ce linceul d’ignominie. D’autant plus que nous sommes persuadés qu’il y a des exceptions à cette méchante règle relevée, hélas ! par tant d’auteurs. L’orthodoxie, elle aussi, a ses saintes. Pour le moment, contentons-nous de raconter les malheurs de Prisca !
* * * * * * *
Prisca est prisonnière dans un couvent, dont la sainteté s’est enfuie sous le souffle délétère de Raspoutine et des Ténébreuses, qui, pour mettre le comble à leurs diableries, n’avaient pas craint de faire assurer le service divin par les éléments les plus fanatiques du Raskol. Elles avaient fait rechercher dans tous les coins monastiques de l’empire les plus renommés de ces Scoptzi et de ces Sabatniki, prêtres fanatiques de la Douleur, dont nous ne pouvons nous faire à peu près quelque idée que si nous nous rappelons avoir vu, à l’une de nos dernières expositions, les Aïssaouas.
Nous ne saurions douter maintenant que Prisca ne fût, dans cette dernière aventure, la victime de la grande-duchesse elle-même, de cette Nadiijda Mikhaëlovna, qui reportait sur la pauvre enfant toute la fureur dans laquelle l’avait jetée l’attitude outrageante de son fils et sa conduite sacrilège. Ivan n’avait-il pas osé porter les mains sur sa mère. Il l’avait insultée, menacée, et cela pour cette Prisca…
Quand la grande-duchesse était sortie de la datcha du lac Saïma, chassée par son fils, Prisca était condamnée.
Nadiijda Mikhaëlovna s’était demandé pendant quelque temps :
« À quoi ? »
Nulle vengeance ne lui paraissait assez cruelle. Or, dans le même moment, le Raspoutine était tombé à un état d’esprit bien désespérant pour les Ténébreuses ; ou bien son humeur effroyable leur rendait, à peu près, la vie impossible, ou bien, tout à coup il se réfugiait dans une sombre mélancolie d’où il était bien difficile de le tirer et cela pendant des jours entiers.
La Wyronzew et Nadiijda Mikhaëlovna finirent, de guerre lasse, par questionner la femme de Raspoutine elle-même qui le connaissait mieux que quiconque, et qui, souvent, sans recevoir de confidences, le devinait.
Elle leur dit tout de suite :
– Comment ne voyez-vous pas cela ?… Il s’agit d’une femme, assurément. Tenez, il y en a une qu’il poursuit à boulets rouges en ce moment et contre laquelle il soulève toute la police judiciaire et à cause de laquelle il met sur les dents tous les pristafs (commissaires de police) de Petrograd, c’est la Kouliguine. Eh bien, m’est avis que Gricha ne serait pas si méchant pour la Kouliguine s’il n’avait aucune idée sur elle. Quand je lui parle de ça, il me lance de tels regards que je n’insiste pas. Et je ne vous conseille pas de lui en parler. Mais renseignez-vous !
Elles s’étaient renseignées et elles eurent bientôt acquis la certitude que le Novi (le « Nouveau »), comme on appelait maintenant le prophète, avait l’esprit fortement occupé par la Kouliguine depuis certaine soirée chez les Khirkof, où elle avait dansé.
Raspoutine avait tout fait pour la rejoindre depuis, mais avait été éconduit assez grossièrement, de quoi il était devenu fort sombre.
Ce n’était point la première fois que les Ténébreuses avaient à combattre des difficultés de ce genre. Dans une circonstance identique, elles avaient trouvé pour consoler Raspoutine cette petite Nathalie Iveracheguine, qui se mourait d’avoir passé par de tels bras.
– On va lui donner Prisca, avait proposé très ardemment Nadiijda Mikhaëlovna. Et il oubliera peut-être la Kouliguine, au moins pendant quelques jours.
Le projet fut accepté d’enthousiasme et tout fut réglé pour qu’il réussît.
La grande-duchesse et la Wyronzew disposaient de trop de moyens, surtout depuis la réapparition de Doumine, pour que cette abominable machination n’aboutît point.
Nous voyons maintenant où elle en était. En sortant de l’église des Scoptzi et de la messe du knout, pendant laquelle on avait dû soutenir Prisca, qui était tombée dans les bras de ses gardiennes, dans le moment qu’elle voulait fuir l’affreux spectacle, la pauvre enfant ne devait plus se faire illusion sur ce qui l’attendait dans cette extraordinaire « retraite ».
Défaillante, elle eut cependant la force de demander :
– Mais qu’est-ce que cette malheureuse a fait pour qu’on la martyrise ainsi ?
– Ce qu’elle a fait ? s’écria l’une de ses gardiennes, mais elle est entrée dans le petit salon de notre très sainte mère sans avoir salué les bogs ! Et, tout de suite, elle a tourné le dos aux saintes images, comme une hérétique. Si ceci ne mérite point deux mille coups de knout, quand donc la fouetterait-on ? Notre très sainte mère est trop bonne.
– Oui, oui ! elle est trop bonne, répéta à mi-voix la vieille sorcière-portière à l’oreille de Prisca. Je te crois bien qu’elle est trop bonne, et la petite martyre est trop jolie, ça lui apprendra, ça lui apprendra ! Enfin, personne ne peut se vanter d’avoir une humeur parfaite, si sainte que l’on soit.
« Aussi notre très sainte mère a un goût marqué pour les liqueurs fortes. Il lui arrive parfois d’être incommodée, au point de tomber en syncope ou dans les convulsions d’une fureur frénétique, la pauvre dame !
« On ne dirait point cela à la voir, n’est-ce pas, tant elle a la joue tendre et le sourire en fleur ? C’est un tempérament qui supporte tout. Cependant, quand elle a trop « pris », il faut couper sa robe et ses corsets. Après quoi, rendue à ses aises, elle bat à tour de bras les servantes. Mais celles-ci n’ont point à se plaindre. Elle les bourre de coups sans grand dommage.
« Là où elle est admirable, c’est quand elle ne s’entend point avec une de ces demoiselles de qualité qu’on amène ici pour son salut. Alors, en avant le règlement ! Elle peut en faire ce qu’elle veut. Elle décrète une messe de knout comme elle vous dit : « Bonjour, mon petit pigeon ! »
« Méfiez-vous. Je vous dis tout cela pour qu’il ne vous prenne point fantaisie, mon cher ange du Dieu vivant, de la contredire ni de la contrarier en rien. Quand elle est dans ces états-là, nous disons que la très sainte mère a ses vapeurs. À part cela, défense, bien entendu, de manger de la viande et du beurre en carême. Mais nous n’en sommes pas là.