XII – À FOND DE CALE

 

Il avait fallu moins de peine et moins d’imagination à Iouri pour quitter sa prison que pour la réintégrer. Enfin, la première opération avait été gratuite et la seconde coûtait, en somme, assez cher !

En ce moment, Iouri comptait sur la bonne semence qu’il avait jetée dans l’imagination avaricieuse de Wolmar.

Wolmar savait que Iouri avait encore mille roubles sur lui. Iouri comptait le revoir bientôt et tout seul !

En effet, la chose ne tarda pas. Un peu de bruit du côté de l’échelle, le feu d’une lanterne qu’on balance dans les ténèbres de la cale… et voici Wolmar ! Iouri savait que c’était lui avant de l’avoir reconnu.

– Tu vas me donner tes mille roubles ! commença de déclarer Wolmar, sans autre préambule.

– J’aime assez que l’on s’exprime clairement, répondit Iouri. Toi, tu veux mes mille roubles. Cela se comprend dès l’abord. On est fixé tout de suite. Tu es franc dans ton genre. Nous avons absolument la même nature, ce qui prouve que nous sommes faits pour nous entendre ! Eh bien, je te dis, à mon tour : prends-les, ils sont dans ma veste, à gauche, sous le bras. Tu n’as qu’à défaire la doublure.

Wolmar ne se le fit pas dire deux fois et pénétra d’une poigne rapide dans le vêtement de Iouri. On entendit craquer quelque chose et le poing de Wolmar se montra dans la lueur de la lanterne, avec un magnifique billet de mille roubles qui disparut presque aussitôt dans la poche du dit Wolmar.

– Tu es donc cousu de billets de banque ? questionna Wolmar, en soufflant un peu, non point à cause de l’effort qu’il avait accompli pour mener à bien une aussi mince besogne, mais parce que cela lui faisait vraiment battre le cœur d’être, soudain, devenu aussi riche… et si facilement !

– Non ! cette fois, je n’ai plus rien !… je n’ai plus rien sur moi ! reprit Iouri, mais je puis avoir autant d’argent que je veux !

– Comment cela ?

– Je sers des maîtres qui me donnent tout ce que je leur demande, qui te donneront à toi tout ce que tu voudras si tu consens à les servir en secret avec moi !

– Qui donc sont tes maîtres ? demanda Wolmar, très intéressé.

– Cela ne te regarde pas. Ils sont riches, que cela te suffise… Et maintenant, laisse-moi parler. Si tu ne me comprends pas tout de suite, tant pis pour toi !… je te le dis comme je le pense !… as-tu donné la lettre au capitaine ?…

– Non ! pas encore !… Il dort !… Il n’attend que moi pour le réveiller ! c’est l’ordre !…

– Pourquoi ne le réveilles-tu pas ?…

– Dis donc, petit père ! je suis venu pour te dire ceci : la lettre, il faut que je la donne au capitaine… mais écoute-moi bien à ton tour, cette lettre est dans une enveloppe de rien du tout, en papier comme on en trouve au buffet des gares… Ça n’est pas cacheté, on peut dégommer l’enveloppe, très facilement, en la laissant au-dessus d’une bouilloire quelques instants seulement… J’ai opéré comme cela, autrefois, avec certaine correspondance que je voulais connaître et cela m’a toujours réussi.

– Bien ! bien ! petit père, je me disais aussi, ce Wolmar n’a pas l’air d’être né d’hier ! On finira bien par s’entendre.

– C’est tout entendu !… et j’étais si sûr, moi aussi, que je m’entendrais avec un homme comme toi !… Tu me pardonneras si je me suis payé d’avance !

– Ne parlons plus de cette misère, petit père, je t’en prie !…

– Alors, compris, j’ouvre l’enveloppe, tu lis la lettre, je referme l’enveloppe et je la porte au capitaine… et je garde les mille roubles et tu n’en parles pas !… Cela te suffit ?…

– Cela me suffit tout à fait ! dépêche-toi d’aller ouvrir l’enveloppe.

– Je vais te dire, petit père… elle est déjà ouverte, l’enveloppe… et voici la lettre… lis…

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela tout de suite ? En voilà des histoires, en vérité ! Montre-moi d’abord l’enveloppe !… Iouri regarda attentivement l’enveloppe et y lut cette suscription : « Au capitaine Weisseinstein, à bord du Dago. »

– Ah ! c’est bien l’écriture de ce satané Karataëf ! et je suis tout à fait content de connaître le nom du capitaine et de lire celui de son bâtiment sur cette satanée enveloppe ! Et maintenant, où est la lettre ?

– Mais la voilà, fit l’autre, en sortant un petit carré de papier de l’enveloppe.

– C’est tout ?

– Oui, sur la tête de ma mère, qui était une femme de Novgorod et qui n’a jamais menti !… voilà tout ce que j’ai trouvé dans la lettre !…

Sur le petit carré de papier, il y avait ce seul mot, que Iouri ne put lire, du reste, sans frémir : Troïtza !

– Eh ! eh ! ça n’est pas beaucoup, confirma-t-il, en comptant son émotion, ça n’est pas beaucoup, mais c’est déjà quelque chose !

– Enfin, tu es content ? demanda Wolmar.

– Oui, je suis content, très content !

– Eh bien ! tant mieux, parce que je vais te dire, petit père… Mille roubles pour un seul mot, j’avais peur que tu trouves que c’était trop cher ! Comprends maintenant pourquoi je me suis payé d’avance !… et, encore une fois, excuse-moi !…