XXIII – IL Y A UN GRAND CONSEIL À LA COUR
Il passa le reste de la nuit en face du placard dans lequel s’ouvrait l’escalier secret. Il avait essayé de faire jouer à nouveau le ressort qui pouvait lui ouvrir le chemin mystérieux de ce caveau où tout était préparé pour l’anéantissement du palais Alexandre.
Mais ç’avait été en vain…
Sans doute, sans qu’Ivan s’en fût rendu compte, Zakhar, en sortant de ce sombre gouffre, avait-il pris, cette fois, certaines précautions…
Ivan essayait de réfléchir, de trouver une issue possible à cette atroce situation…
Que faire ?… Que faire pour empêcher ça ?… pour que cette formidable mine n’éclatât point ?… et comment faire devant la terrible menace de son père ?…
L’événement avait été rapide ! La réalité était vite sortie, foudroyante, du cauchemar… Ivan ne se demandait pas où était le devoir, entre son père et l’empereur…
Il souffrait atrocement, voilà tout ! il souffrait instinctivement ! il souffrait sentimentalement…
Instinctivement, parce que tout en lui de ce qui tenait à sa race et à son éducation « impériale » se révoltait contre la possibilité de rester inactif devant un attentat auquel, en tant que fils du malheureux Asslakow, il pouvait trouver une explication et une excuse, mais qu’il maudissait en tant que Romanof…
Sentimentalement, parce qu’il aimait Nikolouchka et parce qu’il plaignait son père, il passa par les alternatives terribles d’un raisonnement sans conclusion possible.
Dans un moment où il se rappelait plus âprement l’accent de Zakhar, évoquant sa vie de torture dans la « Maison des Morts », il essaya de s’exciter à éprouver toute sa haine.
Mais il n’y parvint pas, même en se remémorant toute sa douleur personnelle et ce qu’il avait à souffrir et ce qu’il souffrait encore à cause de « ces gens-là »…
« Tu n’es pas de ces gens-là ! Tu ne peux être avec ceux qui ont assassiné ton frère d’armes, qui tiennent prisonnière ta Prisca, qui t’ont poursuivi toi-même et qui n’auraient pas hésité à te faire disparaître, s’il n’y avait pas eu Zakhar !…
« Il faut être pour ton père ou pour ta mère !… »
Oui, mais il y avait l’empereur… et il y avait en lui, Ivan, le même sang qui coulait dans ses veines et dans celles de Nikolouchka !… Quoi qu’il pût penser, il était de ces gens-là ! Être complice de cela, jamais !…
« Alors, ton père va mourir !… c’est toi qui vas le tuer ! Tu n’as pas vengé Serge ! Tu n’as pas vengé Prisca !… Et tu vas tuer ton père !… »
Sombre horreur !… noir abîme… débat farouche de la conscience, déchirement des cœurs en face de cette porte secrète derrière laquelle une mèche attend qu’on l’allume !…
Et la vie du palais reprend comme tous les jours, comme tous ces jours tristes d’une guerre dont les uns ne veulent plus et que les autres conduisent suivant le dessein de l’étranger !…
Les ombres falotes ou louches d’un grand drame recommencent à peupler les corridors, à tourner autour du cabinet impérial.
Ivan a posé son front brûlant sur la vitre de la fenêtre de sa chambre qui donne sur le parc.
Il reste là, heureux de cette fraîcheur.
La neige continue de tomber. C’est bien l’hiver russe qui commence. Dans quelques jours, l’immense empire aura mis son grand manteau blanc taché de rouge sur les franges… les fleuves recommenceront à rouler d’énormes glaçons !… et puis tout s’immobilisera dans le froid ; dans quelques semaines glisseront les rapides traîneaux silencieux.
Combien de temps reste-t-il ainsi à rêver, à regarder quoi ?… Il n’essaie plus de réfléchir… Il ne s’efforce plus à penser… Il reste là, voilà tout, dans cette pièce, qu’il faut traverser pour aller à l’escalier secret, pour descendre au crime…
Il est le portier du crime.
Tant qu’il sera là, il n’ouvrira pas au crime !… il ne le laissera pas passer… Enfin, il espère que le crime n’osera pas passer tant qu’il sera là !
Il reste !…
Il roule son front doucement sur la vitre glacée…
Le mouvement du parc finit par attirer son attention et la retenir…
Les équipages arrivent, en effet, plus nombreux que de coutume…
De l’endroit où il se tient, Ivan peut voir les personnages qui en descendent.
Il les reconnaît :
« Tiens, voici Sturmer, le nouveau président du conseil, ministre de l’intérieur, l’un des hommes d’État les plus inféodés au parti boche et qui n’a rien à refuser à Raspoutine… »
D’autres ministres, celui des Affaires étrangères en compagnie du comte Nératof…
De la voiture suivante descendent la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, la princesse Wyronzew et le prince général Rostopof !… celui qui voudrait tant voir Ivan marié à sa nièce Agathe Anthonovna Khirkof…
C’est ensuite le comte Volgorouky, puis le maréchal de la cour… deux grands-ducs, oncles de l’empereur… de hauts et puissants tchinovnicks… des généraux, le ministre de la Guerre, enfin les personnages les plus considérables de l’empire…
Que se passe-t-il donc ?…
À ce moment, un aide de camp vient prévenir Ivan que Sa Majesté désire le voir immédiatement.
Avant de se retourner et de suivre l’aide de camp, un dernier coup d’œil sur le parc lui fait voir Zakhar qui traverse la grande allée et disparaît par une porte de service.
Zakhar lui a paru aussi blanc que la neige !… Couvert de neige, il semblait une statue de marbre éclatant et son visage était en marbre. Et il marchait comme devait marcher la statue du commandeur quand elle traînait dans ses pas les coups du Destin !…
Cette vision a encore augmenté l’affreux trouble d’Ivan.
Cependant, il suit l’aide de camp. Sur le palier du premier étage, Ivan se trouve en face de la grande-duchesse, sa mère. Il ne la voit pas. Elle lui adresse la parole. Il ne l’entend pas !…
Les antichambres, les salons sont pleins. Que se passe-t-il donc au palais d’exceptionnel, ce matin-là ?…
Il interroge l’aide de camp, qui lui répond :
– Il y a grand conseil, monseigneur, un conseil très important, présidé par Sa Majesté et où les plus graves résolutions, paraît-il, vont être prises, relativement à la conduite de la guerre. Sa Majesté a voulu réunir ce conseil avant de retourner au grand quartier général…
L’aide de camp conduisit Ivan dans le petit salon-bibliothèque où il s’était déjà rencontré avec Sa Majesté, un soir récent où leur commune inquiétude les avait jetés aux bras l’un de l’autre.
Nicolas se trouvait là avec le comte Volgorouky et Rostopof.
Il paraissait assez agité et mécontent. Ivan dut attendre quelques instants que la conversation, qui faisait allusion à l’attitude nouvelle de Sturmer et aux questions qui allaient être traitées dans le grand conseil, eût pris fin.
Pendant ce temps, une lumière terrible se faisait dans l’esprit du grand-duc. L’idée de cette réunion subite des plus grands personnages de l’empire, qui allait avoir lieu dans la salle du conseil, au-dessus du caveau où il s’était rencontré la nuit précédente avec Zakhar, le faisait défaillir.
Zakhar avait dit : « Mon heure est proche ! » De toute évidence, c’était celle-ci.
Zakhar, lui, savait que le conseil devait avoir lieu, et ce qui se passait, ce matin-là, au palais Alexandra illustrait terriblement la parole menaçante de Zakhar !…
Cependant Ivan se rappelait aussi que Zakhar lui avait dit que tout sauterait quand lui, Ivan, ne serait pas là…
Ivan était sûr que Zakhar ne ferait rien tant que lui, Ivan, courrait un danger.
Il était sûr de cela à cause du frémissement profond de cet homme quand il l’avait serré dans ses bras ! Le fils ne doutait point de l’amour du père… Mais il ne doutait pas plus de la haine sacrée de ce père pour tous ceux qui n’étaient point son fils…
Volgorouky et Rostopof (ce dernier après un singulier regard jeté sur le grand-duc) quittèrent le petit salon en s’inclinant profondément devant Ivan, l’empereur vint à lui tout de suite.
– Ivan, lui dit Nicolas rapidement, car il paraissait fort préoccupé de ses propres affaires, tu vas partir tout de suite pour Petrograd.
– Partir ? et pourquoi donc voulez-vous que je vous quitte, batouchka, quand vous réunissez autour de vous les premiers de vos serviteurs et quand j’apprends que de grandes décisions vont être prises ?… Je ne suis qu’un enfant, mais vous savez si je vous aime, batouchka ! et un conseil venu du cœur en vaut bien d’autres, je vous le dis, en vérité !…
Ivan lui avait pris la main et la lui baisait avec me telle ardeur dévote que l’empereur en fut frappé et le considéra attentivement.
– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il. Ta main brûle ce matin, Vanioucha, et tes joues sont en feu ! Es-tu malade ?…
– Je désire rester près de vous, Majesté !
– Quand tu sauras pourquoi je t’envoie à Petrograd, peut-être changeras-tu d’avis, mon enfant !
– Non ! non ! laissez-moi auprès de vous ! Je ne veux pas vous quitter aujourd’hui ! je ne veux pas vous quitter !
– Veux-tu m’effrayer ? Crois-tu que quelque danger me menace ?
– Je ne sais rien que mon désir, batouchka ! C’est une idée que j’ai que je ne dois pas vous quitter aujourd’hui !
– Écoute ! Tu es entêté ! Parce que tu m’as vu inquiet, l’autre nuit, tu t’imagines des choses folles… auxquelles je ne crois plus moi-même… Tu es malade aujourd’hui du même mal qui me rongeait l’autre nuit !… Mais ce sont des rêves mauvais que j’ai chassés et qui ne reviendront plus !… J’ai une bonne nouvelle à t’apprendre… Réjouis-toi. On sait où est ta Prisca !…
– Où donc ? s’écria Ivan, qui immédiatement ne pensa plus qu’à celle qu’il adorait.
– Je n’en sais rien ! Et pour que tu l’apprennes, il faut que tu ailles à Petrograd. Grap t’y attend ! Cours tout de suite à la direction de l’Okrana ! Voilà ce qu’il vient de me faire savoir. Tu n’as pas un instant à perdre, paraît-il !…
– Mon Dieu ! est-ce possible ! fit le grand-duc, en proie à une agitation qui le fit paraître un peu fou aux yeux de l’empereur, mais celui-ci mit tout de suite la chose sur le compte de la passion du grand-duc pour la jeune Française…
– Va ! bonne chance, Vanioucha !
– Majesté ! Majesté ! dites-moi, il faut me dire ! Il faut que je sache !… C’est Grap qui vous a fait savoir cela ?
– Oui, c’est Grap !
– Grap lui-même ?
– Grap lui-même !
– Mais pourquoi ne m’a-t-il pas demandé, moi ?
– Il n’a pas pu te voir ! Il est à Petrograd ! Il t’attend ! Il a téléphoné !…
– Et à qui a-t-il téléphoné cela, sire ? Est-ce à vous ?
– Non, pas à moi, mais à Zakhar !
Ivan reçut le coup et chancela…
Nicolas fit un mouvement pour le retenir, mais déjà Ivan s’était ressaisi. Il étreignit les mains de Sa Majesté…
– Sire, j’irai plus tard à Petrograd ; je vous répète que je ne vous quitte pas aujourd’hui !…
– Mais je ne te comprends pas ! Tu me caches quelque chose ! Que crains-tu ? Que redoutes-tu pour moi ?
– Sire ! rien de précis et tout !… Je ne vous cache pas que, depuis l’autre soir, depuis ce que vous m’avez dit, depuis que vous m’avez fait lire ces papiers mystérieux qui vous poursuivent partout, je ne vis plus ! Je ne vis plus en pensant aux dangers qui vous menacent !… Laissez-moi partager ces dangers auprès de Votre Majesté !… Je ne veux pas vous quitter !… Accorde-moi cela, batouchka ! Je te le demande à genoux !
Et, de fait, le grand-duc Ivan se mit aux genoux de l’empereur.
– C’est bon, viens !… Qu’il soit fait selon ton désir !
Et il le releva et l’embrassa…
– Merci, Majesté !…
– Tu es un tout petit enfant !… Vanioucha !… Il faut te céder ! Nous sommes tous, hélas ! des petits enfants !… C’est toi qui as peur, aujourd’hui ! C’est moi qui aurai peur demain !… En vérité, tu as raison, ne nous quittons pas !…
– Aurai-je place près de vous, au conseil, Majesté ?
– Oui, près de moi !… Viens !…
– Le plus près de toi que tu pourras, batouchka !…
– C’est entendu, le plus près de moi possible !… Du reste, écoute, il n’y aura que toi qui m’approcheras… toi, et Zakhar !…
– Ah ! Zakhar sera là ?…
– Oui, c’est lui qui l’a voulu !… Il avait sans doute aussi des raisons pour cela !… Zakhar sera derrière mon fauteuil… Mais c’est une chose entendue qu’il doit être toujours maintenant derrière mon fauteuil, quand nous donnons audience… Une chose entendue avec Grap… Il ne faut pas s’étonner de cela !… Ne t’effraie donc pas à tort ! Écoute, Vanioucha, tu vas entrer dans la salle du conseil tout de suite. Moi, il faut que je parle à Sturmer d’abord…
Comme il disait ces mots, Sturmer fut introduit. Ivan pénétra dans la salle du conseil. Elle était déjà presque pleine des hauts personnages en uniformes civils ou militaires, tous chamarrés de décorations.
Tout le monde était debout. Des groupes s’étaient formés autour de la grande table ovale recouverte d’un immense tapis vert sur lequel on avait déposé des écritoires.
Des bougies, des lampes brûlaient dans un coin autour des bogs.
Ivan, qui n’avait point un fonds très religieux mais qui était, quoiqu’il s’en défendît, extrêmement superstitieux comme tout vrai Russe de bonne race, alla droit aux saintes images.
Le silence s’était fait à son entrée et tous le regardaient.
On était au courant de ses frasques qui avaient défrayé toutes les conversations à la cour comme à la ville. On savait qu’il avait perdu la faveur de l’empereur et qu’il venait de retrouver son amitié.
Cependant, personne ne s’attendait à ce qu’il assistât à ce conseil secret qui semblait ne devoir réunir que les plus hautes têtes de l’armée, de la diplomatie ou de la politique d’empire. C’est assez dire la curiosité qu’il excitait.
Quand il se releva (car il s’était mis à genoux) et qu’il se retourna vers l’assemblée, il apparut avec un visage d’une pâleur mortelle.
Il n’adressa la parole à personne.
Le maréchal de la cour entra et pria chacun de se tenir devant la place qui lui avait été assignée.
La place de l’empereur n’était point à la grande table. Près de la porte, sur une petite estrade, on avait mis une table, Derrière cette table était un haut fauteuil doré, c’était le siège de Sa Majesté.
Le comte Volgorouky étalait des dossiers sur cette petite table.
Il n’y avait pas de place pour Ivan. Le grand maître des cérémonies lui demanda s’il savait où il devait se placer, car il n’avait reçu aucune instruction le concernant.
Ivan prit une chaise et la plaça derrière la petite estrade, derrière le fauteuil de l’empereur.
À ce moment, Nicolas fit son entrée et s’assit ; tous s’assirent sur un signe de lui.
Il avait vu Ivan et lui avait adressé un léger salut amical de la main.
Cependant, l’empereur paraissait soucieux. Il dit quelques mots à voix basse au comte Volgorouky, qui alla s’entretenir, un instant, à voix basse, avec Sturmer.
Ivan regardait de tous les côtés et ne voyait point celui qu’il cherchait. Un tremblement nerveux commença de l’agiter. Soudain, une ombre glissa devant lui, portant un énorme paquet de paperasses. C’était Zakhar.
Ivan se souleva. Il voulait être vu. Il était si peu maître de son geste et de son émotion qu’il remua sa chaise, Zakhar se retourna et l’aperçut.
Il vit un Ivan qui le brûlait de son regard suppliant. Il y avait aussi du défi dans ce regard-là. Les yeux d’Ivan disaient à Zakhar : « Tu vois, je ne suis pas parti !… Je ne partirai pas !… Tu veux tout ensevelir ! Eh bien ! je mourrai, moi aussi, avec les autres et avec toi… »
Car, pour le jeune grand-duc, il ne faisait point de doute, encore une fois, que le valet de Sa Majesté allait profiter de cette solennelle réunion de toutes les têtes de l’autocratie pour courir sournoisement allumer sa mèche et accomplir son forfait !
Son dernier espoir était celui-ci : que le père reculerait devant l’anarchiste !… S’il s’était trompé, tant pis ! Il paierait de sa vie son erreur ! Il n’avait point trouvé autre chose : Donner sa vie pour sauver l’empereur sans dénoncer son père !…