X – LE GASPADINE GRAP N’EST PAS CONTENT NI CE PAUVRE IOURI NON PLUS
Grap était garçon. Tout tchinovnick qu’il était, il avait la prétention de mener la vie élégante des jeunes gens de bonne famille qui ont une grande fortune et qui la gaspillent honorablement.
Le poste qu’il occupait permettait à Grap de manier des fonds assez importants et d’en faire à peu près ce qu’il voulait. Grap était d’avis qu’il ne fallait jamais marchander le natchaï (pourboire), ni les profits secrets aux bons serviteurs de l’État, et comme il avait une haute conception de sa propre valeur et de ce que lui devait, de fait indéniable, la chose publique, il était arrivé à peu près à ne plus marchander avec lui-même. Il aimait tellement la chose publique qu’il la mettait à peu près tout entière dans sa poche, carrément.
Cette façon de faire permettait à cet intelligent gaspadine de s’habiller toujours à la dernière mode et de sacrifier à des goûts d’élégance qui faisaient son orgueil, et qui le différenciaient, pour sa plus grande gloire mondaine, de cet affreux cuistre de Gounsowsky. Enfin, il avait des maîtresses et un charmant appartement dans la grande Marskoïa, au-dessus du restaurant le plus « chic » de Petrograd, de Cubat, pour tout dire.
C’est là qu’après avoir accompli ses devoirs de tchinovnick dans le sombre immeuble de la vieille administration policière, il revint s’habiller « pour la fête », comme on dit encore là-bas, et où il donnait rendez-vous à des amis.
Ceux-ci étaient nombreux, surtout depuis sa récente faveur ; et, comme la plupart prenaient leurs repas chez Cubat, ils n’avaient que deux étages à monter au dessert pour aller retrouver leur cher Grap qu’ils surprenaient presque toujours en terrible discussion avec son bottier ou souriant gracieusement, devant une glace, à la soie nouvelle dont il disposait harmonieusement les plis pour en faire la plus sensationnelle cravate.
Ce qui avait mis le comble au crédit et au triomphe de Grap était le bruit qu’il avait fait habilement courir de ses excellentes relations très intimes avec la Kouliguine. Ça, alors, c’était un morceau de grand seigneur ! et Grap ne se refusait plus rien !
Les plus intimes amis du haut policier lui avaient demandé instamment de leur faire connaître l’illustre danseuse dans le particulier et ne cachaient point qu’ils apprécieraient comme un grand honneur celui d’être assis à une table dont la Kouliguine serait le plus bel ornement.
Mais Grap faisait la sourde oreille ou souriait sans répondre, comme font les amants discrets qui ne veulent point qu’on ait à leur reprocher une parole incorrecte ou quelque vantardise, mais qui tiennent également à ce que l’on devine que la dame dont il est question n’a plus rien à leur refuser.
Or, justement, la Kouliguine avait jusqu’à ce jour, jusqu’à ce soir, jusqu’à cet heureux et très béni soir, tout refusé à Grap.
Sans quoi, il ne fait point de doute que celui-ci n’eût point refusé à ses amis de les mettre, sans tarder, en face de son bonheur ! Hélène avait dit à Grap :
– Je t’appartiendrai quand tu m’auras montré ce dont tu es capable ! Le soir du jour où tu auras fait lever par l’empereur l’interdiction odieuse qui m’a frappée à la suite du duel Schomberg-Khirkof, je serai à toi ! pas avant ! débrouille-toi comme tu pourras.
À ceci étaient venues s’ajouter de nouvelles exigences, lorsque la police judiciaire à la dévotion de Raspoutine était venue tracasser la Kouliguine et Vera, à propos de la disparition de Gounsowsky.
Hélène, pendant quelques jours, avait dû se cacher ainsi que sa sœur, et, après un premier interrogatoire où l’on avait entendu également Vera et Gilbert, Grap et Hélène avaient jugé bon de faire fuir la petite et l’acteur et de les mettre en sécurité dans la maison du Refuge, à Viborg !
Là, la police cachait, comme nous avons pu nous en rendre à peu près compte, tous ceux qu’elle tenait à soustraire à l’action de la justice. Seulement, voilà une autre affaire ! Grap et Hélène avaient compté sans Doumine, qu’ils croyaient mort, et qui avait acheté avec l’argent boche l’homme de la police et d’Hélène, le buffetier Paul Alexandrovitch !
Paul Alexandrovitch avait été si bien acheté par Doumine que les lettres, qui lui furent remises par Iouri dès l’arrivée des fugitifs à Viborg et que le buffetier devait faire parvenir à Hélène, passèrent tout naturellement dans la poche de Doumine, de telle sorte qu’Hélène croyait toujours le grand-duc et Prisca dans l’île du Bonheur à Saïma, tandis que Vera et Gilbert habitaient avec tant d’inquiétude la maison du Refuge !
Elle n’avait pas encore vu Iouri ! Et nous avons assisté à sa surprise quand se présenta devant elle le grand-duc Ivan.
Nous savons bien que Grap, qui venait de voir le grand-duc à Tsarskoïe-Selo et d’apprendre l’aventure de Prisca de la bouche de Sa Majesté, aurait pu la renseigner ! Mais Grap n’avait eu aucune envie, ce soir-là, de mêler cette histoire compliquée et redoutable à l’aventure qu’il poursuivait avec la Kouliguine et qui allait recevoir un si aimable couronnement !
Il avait tout simplement téléphoné à la danseuse qu’il sortait de chez l’empereur, et que tout ce qu’il lui avait demandé pour elle et pour sa famille lui avait été accordé ! Elle pouvait réintégrer, en toute tranquillité, son domicile, paraître à nouveau au théâtre, et elle n’avait plus rien à craindre, ni elle ni Vera, des investigations de la police judiciaire relativement à la disparition de Gounsowsky !
– Voilà ce que j’ai fait pour vous, chère amie, j’attends ma récompense !
– Je n’ai qu’une parole ! avait répondu une voix exquise au téléphone ! Je vous attendrai ce soir, à souper, à la datcha des îles, avec mes amis !
– Puis-je amener les miens ?
– Tout ce que vous ferez sera bien fait, cher ami !
Décidément, la Kouliguine n’avait plus rien à refuser cette fois à l’heureux Grap !
Ce soir, Grap est en habit ; et ses chaussettes sont de soie noire… mais ce sont des chaussettes tissées par les araignées elles-mêmes, des fées qui se sont faites araignées, je vous dis, pour habiller les petits pieds du petit Grap !
Il y a là les plus fidèles des amis de Grap.
– Allons souper ! commanda Grap : c’est l’heure ! Elle nous attend !… Tâchez de vous bien conduire là-bas ! Elle a invité des amis ; n’oubliez pas que ses amis appartiennent toujours à la plus haute noblesse ou à la riche bourgeoisie ! et qu’ils jouent toujours un jeu d’enfer ! j’espère que vous n’avez pas oublié cela non plus !
– Non ! non ! Grap, sois tranquille ; nous avons de l’argent, Grap ! nous avons de l’argent plein nos poches, petit père !…
Dans l’auto de luxe qui le conduisait chez la Kouliguine, Grap ne dit plus un mot. Il pensait à elle !… Que ne ferait-il pas avec elle ! vers quels sommets ne monterait-il pas ?… Mais son ambition qui était encore à satisfaire dans un lointain assez vague n’était que peu de chose, en somme, dans le moment, à côté de sa passion amoureuse qui était bien près d’être couronnée.
Enfin, ce rêve impossible, ou tout au moins qu’on pouvait croire impossible pour lui Grap et qui n’avait été réalisé que par les plus nobles et les plus puissants seigneurs gonflés de roubles : tenir la Kouliguine dans ses bras, il allait vivre ce rêve insensé !
Voici les îles. L’impatience de Grap est grande. Il se contient. Il ne veut pas faire paraître toute sa jubilation ! son cœur se serre, son cou se gonfle, son col le gêne… Voici la datcha !… Ah ! comme elle doit l’attendre !…
Elle l’attendait, en effet, avec impatience… car voici ce qui s’était passé à la datcha aussitôt qu’Hélène eut quitté le grand-duc.
Elle était dans un état de fureur, de désespoir et d’indignation que n’avaient pu calmer les remords tardifs de l’homme qui venait, si affreusement, de l’outrager ! Or, elle se heurtait presque tout de suite, dans le vestibule à Iouri, qui arrivait dans un grand désordre de vêtements et qui se jetait à ses pieds.
Elle eut tôt fait de le relever d’une poigne étonnamment solide et de le jeter dans une petite salle où le pauvre garçon crut sa dernière heure venue, tellement il avait en face de lui de la colère déchaînée…
C’est tout juste si, dans son extrême agitation, la Kouliguine arrivait à prononcer quelques mots, à donner une forme compréhensible aux bouts de phrases qu’elle lui crachait au visage :
« D’où viens-tu ?… Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ? Traître !… tu périras de ma main !… Par la Vierge de Kazan, tu crèveras dans un cachot !… je te ferai dévorer par les rats de Pierre-et-Paul… Les saints archanges me sont témoins que je te mangerai le cœur ! » et autres choses de ce genre, du reste contradictoires…
– Maîtresse ! Nous avons été trahis ! Doumine est vivant ! c’est lui qui a tout fait avec Raspoutine !
Iouri avait bien fait de jeter dans ce tumultueux débat le nom de Doumine… Outre qu’il éclairait les ténèbres dans lesquelles se trouvait encore plongée la Kouliguine, il donnait un dérivatif à la fureur de la danseuse !
– Doumine vivant !… c’est impossible !
– Je l’ai vu ! je l’ai entendu ! c’est lui l’agent de Raspoutine et de toute la bocherie ! Il travaille aussi pour Nadiijda Mikhaëlovna, pour toute la clique ! Laissez-moi tout vous raconter, barinia !…
– Mais je te le répète que c’est impossible !…
– Vous avez pu le croire mort !…
– Mais c’est Katharina qui l’a enterré ! Va me chercher tout de suite Katharina, d’abord ! ce que tu m’apprends là est épouvantable !… Prends garde à toi si tu te trompes !
– Oh ! maîtresse, vous savez que je ne vous ai jamais trompée !…
– Je ne te dis pas que tu me trompes, mais que tu te trompes, dourak. Eh bien ! si tu te trompes, je te fais manger par mes chiens !…
– Maîtresse, je reviens du Stchkoutchine-Dvor, où je croyais vous trouver !… Katharina est partie !…
– Comment, partie ?…
– Oui !… je suis sûr de cela… et le magasin est abandonné !…
– Mais Katharina ne quitte jamais le Stchkoutchine-Dvor !…
– Quelqu’un l’aura avertie qu’il se passait quelque chose.
– Tu as raison, Iouri ! Si Doumine est vivant, c’est elle qui nous a trahis !… pour l’argent !… pour l’argent !… Elle aura sauvé Doumine pour de l’argent !… On lui fait tout faire pour de l’argent !… L’autre n’était que blessé et elle l’aura soigné et elle l’aura laissé partir pour de l’argent !… oui ! oui ! tu as raison, Iouri ! voilà qui explique bien des choses et pourquoi on nous a accusées, ma sœur et moi !… et d’autres choses ! et d’autres ! oui ! oui !… Et Vera ? Où est Vera ? Tu ne me parles pas de Vera ?
– Vera a été enlevée en même temps que la barinia !… sanglota Iouri en retombant à genoux…
La Kouliguine poussa un sourd rugissement et de son haut talon donna un coup à défoncer la poitrine de ce pauvre Iouri, qui ne put retenir un cri de douleur…
– Et j’apprends cela maintenant !
– Je te piétinerai jusqu’à ce que tu ne sois plus que de la bouillie ! Je maudis l’heure où je t’ai pris à mon service ! Mais tu crèveras ! Et la Katharina aussi crèvera ! Tous, tous, vous crèverez ! comme des chiens ! comme des chiens ! Je pendrai la Katharina par les cheveux dans mon chenil ! Et toi aussi ! et je vous ferai manger par petits morceaux !… Dourak ! Dourak ! D’où reviens-tu ?… Non ! non ! tais-toi !… tais-toi, un instant, j’étouffe !… Et cette bête brute de Grap qui ne sait rien ! Tous des douraks, tous !… Vous me le paierez tous, et cher, vous savez. Tais-toi… je te dis de te taire !… J’ai besoin de me calmer, sinon je ne réponds plus ni de moi, ni de toi !…
Elle se laissa tomber dans un fauteuil, saisit avec rage sa belle tête dans ses mains ardentes, fit entendre encore quelques sourds rugissements, et puis ce fut le silence. Elle commandait à la tempête ! Elle la domina. Elle l’apaisa. Enfin, elle tourna vers Iouri un visage terrible encore, mais relativement calme :
– Raconte-moi tout !
L’autre raconta tout et expliqua tout par l’entente de Doumine et de Paul Alexandrovitch, le buffetier de la maison du Refuge, que l’on croyait un ami fidèle et à toute épreuve, et qui les avait certainement trahis, du moins c’était l’idée de Iouri. Quand le domestique en arriva à sa fuite du bateau, la même pensée qui avait éclairé un instant le grand-duc illumina à son tour la Kouliguine. « Mais Prisca et Vera avaient peut-être été conduites à bord ! » (à noter, en passant, que personne ne s’occupait de ce pauvre Gilbert). Iouri expliqua qu’en prévision d’une telle éventualité, à laquelle il ne croyait pas, du reste, par la raison que Doumine avait quitté le navire et que c’était Doumine qui avait l’air de tout diriger, il venait de faire un petit voyage à Cronstadt, port vers lequel semblait se diriger le trois-mâts-barque.
– Eh bien ?…
– Eh bien, le bateau est en rade et tire des bordées au large. Il semble attendre des ordres. Une chaloupe montée par trois matelots est venue à terre. Ils ne doivent pas quitter Cronstadt et regagner leur bord avant le matin, j’ai pu m’assurer de cela et aussitôt j’ai pris le dernier bateau de service qui m’a ramené à Petrograd. Je ne pensais pas devoir rester plus longtemps sans vous voir, maîtresse, et je suis venu chercher vos ordres ! Vous pardonnerez à votre malheureux Iouri !…
– Mon ordre est que tu retournes à Cronstadt ! Fais-toi conduire en canot automobile ! Et, à Cronstadt, arrange-toi pour retourner à bord ! tu entends ! fais comme tu pourras ; fais-toi reprendre par ceux qui peuvent avoir intérêt à te garder !… arrange-toi comme tu voudras ! ceci n’est point mon affaire !… mais je veux que tu retournes à bord ! Il est possible que les barinias n’y soient plus ! Tant pis pour toi ! cela t’apprendra à ne penser qu’à fuir sans te préoccuper du salut des autres !…
– Oh ! barinia ! barinia ! soupira Iouri…
Mais l’autre n’avait pas le temps de s’attendrir sur un aussi fidèle désespoir…
– Et si elles sont encore à bord, cette fois, tu pourras leur être utile, je l’espère, et peut-être trouveras-tu le moyen de me prévenir… Tu m’as prouvé quelque intelligence, dans le temps !… Voici quelque chose qui t’en redonnera ! (et elle lui mit dans la main une liasse de gros billets qu’elle tira fébrilement de son sac). Avec cela tu peux faire tout ce que tu voudras ! mais il faut le vouloir !
– Si je ne te les ramène pas, maîtresse, tu ne me verras plus ! s’écria Iouri en se jetant aux genoux de la Kouliguine.
Mais celle-ci le repoussa du pied en disant :
– J’y compte bien !
Alors, Iouri s’en alla après lui avoir embrassé ce pied cruel qui avait failli lui briser la poitrine.
Iouri parti, Hélène donna à nouveau libre cours à sa douleur furieuse et aux transports de sa rage contre les événements qui se retournaient si férocement contre elle, dans le moment qu’elle les croyait enfin sous sa domination ! mais la plaie la plus terrible, celle dont elle souffrait à hurler comme une bête blessée à mort, c’était celle dont saignait son cœur et que lui avait faite impitoyablement le seul être qu’elle eût vraiment aimé au monde, celui à qui elle avait tout donné, pour qui elle avait tout sacrifié, même la plus secrète et la plus ardente passion afin qu’il fût heureux !
Ah ! elle en était récompensée aujourd’hui ! Elle était payée de tout et par tous ! Elle ne savait même plus si Iouri ne la trahissait pas ! Katharina, sa grand’mère, avait bien vendu à Doumine les secrets de la révolution, et peut-être la vie de ses deux petites-filles pour quelques roubles !… Enfin, Grap lui-même ne la « roulait-il pas dans la farine » (comme disent les Français), lui qui laissait les autres tranquillement frapper autour d’elle de pareils coups ! Ou Grap savait ou il ne savait pas ! le dilemme était simple et juste ; s’il savait, c’est qu’il était impuissant ! et s’il ne savait pas, c’est qu’il était un imbécile ! (dourak). Alors ?… alors, justement, on lui annonça que le gaspadine Grap venait d’arriver. Nous avons dit qu’il arrivait bien !…
– Amenez-le-moi ici ! jeta-t-elle au valet, les dents serrées, pâle, tremblante de sa colère et de la douleur de son cœur qu’elle essayait en vain d’apaiser.
Grap entra ; il était reluisant, ciré, cosmétique, verni du haut en bas, l’œil en flamme et il avait les mains tendues :
– Hélène ! ma chère Hélène !
– Dites donc, Grap, savez-vous cela, que Prisca a été enlevée de la maison du Refuge ?
Il ne prit point garde d’abord à cette voix sifflante, à cette attitude hostile… et il répondit sur le ton le plus plat :
– Mais oui, ma chère Hélène, je sais cela ! je sais tout, moi !…
– Alors, vous savez aussi que ma sœur Vera a été enlevée en même temps que Prisca ?
– Mais, ma chère Hélène, évidemment !… mais, je vous en prie, ne vous effrayez de rien !…
– Comment savez-vous tout cela et comment ne le sais-je pas, moi ?
– Je vais vous dire…
– Vous n’avez plus rien à me dire puisque je n’ai plus rien à apprendre ! Et je ne sais vraiment pas comment vous osez vous présenter devant moi !… à moins que vous ne les ayez déjà retrouvées ?… Vous les avez retrouvées ?…
– Mais, ma chère Hélène, j’espère que vous serez aussi patiente que l’empereur, qui m’a accordé quarante-huit heures pour délai…
– Que me parlez-vous de l’empereur ?… l’empereur peut attendre ! moi, je ne peux pas !… Pas habituée, mon cher ! Je n’ai jamais attendu, moi !…
– Ma chère Hélène ! Ma chère Hélène ! je vous en supplie ! j’ai la parole de l’empereur ! Il ne sera pas fait de mal à ces demoiselles !…
– Allez-vous-en !…
– Mais je venais justement pour vous dire de ne pas vous inquiéter !…
– Allez-vous-en !…
Ce pauvre Grap tournait sur lui-même, sur la pointe de ses souliers vernis, comme une toupie qui va bientôt s’abattre et rouler, épuisée, sur le flanc… c’était si inattendu, cela, si inattendu ! et si injuste c’était inimaginable !
– Laissez-moi vous expliquer !
Ah ! les yeux d’Hélène sur Grap ! Grap ne peut plus, assurément, en soutenir l’éclat ! Elle est terrible ! C’est bien ! il va s’en aller, il balbutie des choses sans suite, relativement à la peine qu’elle lui a faite (dame ! il se croyait si sûr d’une si bonne soirée).
– Va-t’en, Grap, et que je ne revoie plus ton ombre avant que tu aies retrouvé Prisca et Vera ! et si jamais il est arrivé malheur à l’une d’elles, c’est moi qui irai au-devant de toi ! je te prie de le croire !…
Ceci est dit d’un ton tellement farouche que Grap, pris de peur, a envie de pleurer comme un enfant.
– Oui ! oui ! Hélène Vladimirovna ! je reviendrai avec toutes les deux ! je te les ramènerai, petite sœur, pures toutes deux comme les anges, c’est moi qui te le dis : j’en prends à témoin la mère du prince des chérubins, mon espérance, et ma patronne ! celle-là même qui est la mère de Dieu, et j’en atteste aussi tous les saints élus de Dieu !… À bientôt mon amour !
Et il se sauve, car il ne peut plus regarder le visage de la Kouliguine qui est devenu trop redoutable !
Il se retrouve dans le vestibule, tout titubant. Des domestiques le considèrent avec curiosité ; il voudrait les voir à tous les diables ! Il réclame un manteau, un pardessus fin de saison tout à fait chic et nouveau genre, le dernier que l’on met avant la dernière relève de l’hiver et qu’il s’était fait faire tout exprès pour cette charmante soirée !…
Quelle misère !… Elle aura lieu sans lui, la soirée ! Ses amis sont déjà dans la salle du festin. Il entend leurs rires. Il reconnaît la voix de Themistoclus Alexievitch qui se porte encore sur le pavois à propos de tout ce qu’il a fait pour la charité de guerre. Tous ces gens-là seront heureux, tous triompheront ce soir, excepté Grap ! surtout que ses amis ne le voient pas prendre la fuite, si honteusement ! il ne s’en relèverait jamais !…
Grap est déjà dans le jardin. Il a besoin d’entrer dans le noir !… Il lui faut de l’ombre !… On a beau être habitué depuis sa première enfance à faire des grimaces, il y a des moments où le visage en a assez de mentir… Grap a défendu qu’on l’accompagnât. Et son visage est maintenant tout seul dans les ténèbres ! Heureusement ! car c’est tout à fait laid une figure qui grince de dépit, surtout quand c’est celle d’un amoureux dont la dite figure quelques minutes auparavant exprimait tous les espoirs.
Grap se retourne vers les fenêtres éclairées de cette maison où l’on va festoyer sans lui… Et il se recule brusquement, car une de ces fenêtres vient d’être ouverte et Hélène Vladimirovna surgit devant lui dans toute sa splendeur, éclairée de tous les feux de la salle ! Elle se penche un instant sur l’ombre du jardin !
Grap soupire, mais tout à coup il s’aperçoit qu’il n’est pas seul à regarder la Kouliguine. Il y a une autre ombre que la sienne dans le jardin !…
Et il la reconnaît, car cette silhouette ne prend aucun soin pour se cacher : c’est le grand-duc Ivan !…
Ah ! mais ! ah ! mais ! Grap comprend tout maintenant ! Le voilà, celui qui est la cause de son malheur ! le voilà celui qui est venu si malencontreusement renseigner la Kouliguine sur des faits que Grap tenait tant à lui cacher au moins jusqu’au lendemain !… Le voilà, l’empêcheur de fêter en rond ! celui qui s’est jeté au travers du programme de cette magnifique soirée !
Le parti de Grap fut vite pris. Son irritation, son dépit, sa rancune conduisirent ses pas immédiatement et dictèrent ses paroles :
– Monseigneur, je vous cherchais ! J’ai reçu l’ordre de Sa Majesté de vous prier de revenir immédiatement à Tsarkoïe-Selo ! Monseigneur m’excusera, mais, toujours sur l’ordre de Sa Majesté, je mets à la disposition de Votre Altesse ma propre automobile… Elle est à la porte, vous me permettrez de vous y conduire. L’empereur tient à ce qu’il n’arrive rien de fâcheux à Votre Altesse ; j’aurai donc l’honneur de l’accompagner !…
Ivan comprit qu’il ne se déferait point de Grap. Il ne le tenta même point. Qu’il rentrât à Tsarskoïe-Selo ou ailleurs, le désarroi moral dans lequel il se trouvait ne lui permettait guère de choisir ; et, après tout, c’était encore auprès de l’empereur qu’il avait le plus de chance de trouver un appui.
Il se laissa conduire docilement, sans même répondre d’un geste. Dans la voiture, il ne dit pas un mot à Grap, assis en face de lui. Il ne savait nullement s’il pouvait avoir confiance en celui-ci plutôt qu’en tant d’autres qui l’avaient trompé. Il n’était plus capable de discerner ses amis de ses ennemis. Il venait bien de le prouver par sa conduite envers Hélène Vladimirovna…
Ses remords d’avoir ainsi méconnu un aussi sublime dévouement étaient dans l’instant toujours aussi aigus. Sa douleur d’avoir perdu Prisca était toujours aussi vive… Tout cela arrivait à former un tout moral très bas, dans le sens de l’épuisement de l’énergie… Sa pensée le ramenant à Grap, il se souvint que la petite Vera avait dit que sa sœur était du dernier bien avec le nouveau chef de l’Okrana.
La scène qui s’était passée devant Ivan au palais entre le tsar et Grap, confirmait singulièrement les propos de la jeune fille. Ainsi Hélène, l’orgueilleuse Kouliguine, cette femme qui l’aimait tant, Ivan, pouvait avoir pour ami… pour ami intime… cet homme… cet homme-là !… N’était-ce point surprenant ?… Non ! rien ne devait surprendre chez la danseuse :… C’était évidemment cette intimité qui expliquait que Grap se fût trouvé justement là, dans les jardins de la datcha, dans le moment qu’il y était, lui, et qu’il s’y croyait seul, ce qui avait été fort heureux pour Grap qui avait une consigne si urgente à exécuter. Tout de même, Ivan fut amené, par la pente naturelle de sa pensée, à se dire que Grap ne faisait que ce que voulait la Kouliguine et que la consigne aurait certainement attendu si tel avait été le bon plaisir d’Hélène ! Ce qui se passait en ce moment était le résultat certain d’une entente entre le policier et la danseuse ! Quel était donc le dessein de celle-ci en faisant ramener Ivan comme un prisonnier chez l’empereur ? Décidément, cette femme était le mystère même !
Ah ! cette femme !… Déjà les remords qui le déchiraient étaient moins actifs… Devait-il admirer ?… devait-il haïr ?…
Pauvre Ivan ! il ne savait plus à quel saint archange se vouer !…
En face de lui, Grap continuait de maudire en profond aparté le jeune seigneur qui était venu se jeter au travers de son bonheur ! Entrons donc maintenant dans la pensée de Grap… Les raisons qu’il avait de détester le grand-duc, ce soir-là, se doublèrent soudain d’un certain sentiment de jalousie dont il se serait cru incapable !… Il lui revenait que des bruits avaient couru sur les relations de la Kouliguine avec Ivan Andréïevitch !… Si ces bruits étaient fondés et si la Kouliguine avait encore « quelque chose pour le grand-duc », la façon dont il avait été reçu, lui, Grap, s’expliquait non seulement par l’irritation qui s’était emparée de la danseuse lorsqu’elle avait connu les malheurs qui avaient frappé sa jeune sœur et ses amis, mais encore et surtout par le dépit de se voir traitée comme une beauté négligeable par un homme qui ne venait la trouver que parce qu’il en recherchait une autre !… Ah ! Grap, tout amoureux qu’il était, n’était pas un imbécile !… Non ! non ! on le verrait bien ! on le jugerait à l’œuvre !… Et d’abord il allait prendre ses précautions en ce qui concernait le jeune seigneur… L’auto s’arrêta. Grap en descendit pour tenir la portière comme un valet de pied. C’était bien le moins qu’il fût poli envers celui à qui il réservait un certain tour de sa façon.
Le grand-duc pénétra dans le palais Alexandra sans même faire un signe de tête à Grap. Quand Ivan eut disparu, Grap fit demander aussitôt Zakhar… et, pendant qu’on allait lui chercher le valet de chambre de l’empereur, il écrivit chez le concierge un petit mot qu’il cacheta et qui était à l’adresse de Sa Majesté.
Quand Zakhar se présenta, il lui remit le pli :
– À l’empereur, tout de suite ! fit-il au valet.
– Je le sais ! Sa Majesté m’a fait prévenir !
Et il s’éloigna.
Grap remonta dans son auto :
– Et maintenant, grogna-t-il, j’espère que l’on va pouvoir travailler tranquillement.
Le tsar, qui veillait assez tard, cette nuit-là, lisait pendant ce temps le mot du policier…
« Rien à signaler aujourd’hui à l’empereur, en dehors du fait que Son Altesse le grand-duc Ivan, par son intervention inattendue, ce soir, à Petrograd, a fait échouer le plan dont l’exécution m’eût permis, dès demain, de réaliser les engagements que j’ai pris devant Sa Majesté. Il est désirable que Son Altesse, qui est revenue ce soir au palais, par mes soins, n’en sorte pas avant que j’aie terminé mon travail qui, par suite de ces événements, se trouve reculé de quelques jours. »