M. et Mme Fournier étaient un jeune ménage qui habitait un coin retiré de Londres, à l’extrémité du Strand.
Ils avaient un enfant en bas âge qu’ils adoraient, le petit Jean, et un domestique, qui ne parlait jamais.
M. Fournier n’avait pas l’air très bien portant, et ceci expliquait qu’il fût libéré de toute obligation militaire.
Mme Fournier ne paraissait point non plus très forte. Le ménage ne roulait pas, comme on dit, sur l’or.
Pour vivre, M. Fournier, qui était quasi polyglotte, donnait des leçons de langues étrangères, et Mme Fournier donnait des leçons de piano.
Ils arrivaient tout juste « à joindre les deux bouts ».
Ils habitaient au cinquième étage d’une grande maison peu réjouissante à voir avec ses hauts murs noircis par toutes les brumes et le travail de la Cité.
M. Fournier sortait le matin et l’après-midi ; Mme Fournier, qui s’occupait de son ménage, ne sortait pour ses leçons que l’après-midi.
Pendant son absence, le petit était confié au domestique, qui faisait fonction de nurse, de bonne à tout faire et d’homme de peine.
En dépit d’une existence, d’un extérieur aussi peu reluisant, quand M. et Mme Fournier se trouvaient réunis pour les repas dans leur petite salle à manger obscure, meublée misérablement, mais où régnait une propreté parfaite, un certain air de bonheur que l’on ne rencontre pas toujours dans des appartements plus luxueux eût fait qu’un étranger, admis dans cette intimité, n’eût point trouvé ce petit monde-là trop à plaindre.
Il y avait toujours des fleurs sur la table que recouvrait un linge immaculé, une certaine grâce sur toutes ces humbles choses et de la lumière dans tous les yeux.
Prisca était plus jolie que jamais, affinée par les souffrances passées et aussi, hélas ! par le travail présent.
Elle était d’une pâleur divine.
Pierre aussi était plus pâle qu’autrefois, mais le petit Jean avait des joues magnifiques.
Il y avait là trois cœurs qui vivaient modestement à l’unisson. L’amour faisait passer sur tout le reste.
Or, un matin, vers les dix heures, le domestique tatare annonça à Mme Fournier qu’il y avait dans l’antichambre un monsieur qui demandait à lui parler. Elle pensa que l’on venait pour quelque leçon et elle ordonna « d’introduire ».
Aussitôt que le visiteur fut là, elle poussa une sourde exclamation et se prit à trembler.
Elle avait reconnu un personnage qu’elle avait eu autrefois l’occasion de voir chez le comte Nératof, l’ancien maître de cérémonies de l’empereur, M. le comte Volgorouky.
Elle ne pouvait pas parler, tant sa surprise était grande et tant son angoisse l’étouffait. Elle montra un siège au comte et elle se laissa tomber elle-même dans un fauteuil.
Ce personnage avait toujours passé pour un parfait gentilhomme et même pour un très brave homme.
Il était d’une politesse exquise, et ses premières paroles marquèrent un grand respect pour Mme Fournier.
– Madame, dit-il enfin, après un silence que Prisca jugea interminable bien qu’elle redoutât tout ce que le comte allait lui dire, madame, voici ce qui m’amène ! Je ne serais pas venu si je ne connaissais vos qualités de cœur et d’intelligence et si je n’avais pas été sûr de trouver auprès de vous un accueil attentif. Vous me comprendrez et vous m’approuverez quand vous aurez entendu. Il s’agit de votre Pierre. Il s’agit de son avenir. Il s’agit peut-être, hélas ! il s’agit sûrement de son bonheur !
– De son bonheur ? reprit-elle sourdement. Pierre n’est donc pas heureux ?
– Madame, il est aussi heureux que peut l’être un noble cœur auprès d’une personne comme vous ! Pierre vous aime ! Il vous l’a prouvé. Il ne vous quittera jamais ! L’union que vous avez contractée et qui a été bénie par la naissance de ce petit enfant est sacrée pour tous ! Entendez-moi bien, pour tous ! Si je suis ici, si j’ai consenti à faire une démarche devenue absolument nécessaire, c’est que j’ai le droit de vous parler ainsi ! Il ne saurait s’agir un instant de vous arracher les uns aux autres…
Prisca, à ces mots, se leva. Elle était plus pâle que jamais, mais elle ne tremblait plus.
– On l’a déjà essayé, monsieur ! On n’y a point réussi !
– Je sais ! Ce fut une entreprise abominable ; j’ai dit ce que j’en pensais au prince général et j’ai tenu à ce qu’il fût écarté de tout ceci.
– De tout quoi, monsieur ? Car je ne saisis pas encore où vous voulez en venir puisque vous êtes le premier à reconnaître qu’il est impossible de nous séparer.
– Je m’explique : nous n’avons jamais cessé de savoir où vous étiez ! Nous vous avons laissé organiser votre vie comme vous l’entendiez et souffrir comme vous le vouliez !
– Nous ne permettons à personne, monsieur, de prétendre que nous avons souffert. Il y a des joies dans la vie qui ne sont appréciées que de certaines gens, et ceux-ci n’en demandent point d’autres.
– Son Altesse a souffert, déclara Volgorouky, elle souffre encore ! Et si nous n’y prenons garde, ceci pourrait se terminer par votre désespoir, ce qu’il ne faut pas et ce qui ne sera pas, car j’espère que je suis arrivé à temps et qu’avec votre aide, nous pourrons tout réparer !
La pauvre Prisca se mit les deux mains sur ses beaux yeux pour que cet homme ne vît pas qu’elle pleurait. Cet homme parlait avec tant d’assurance des souffrances de Pierre qu’il était pour elle évident que le descendant des Romanof n’avait point goûté une joie aussi profonde qu’elle l’avait cru, dans le partage à ses côtés de leur misérable existence…
Le comte promenait un regard de plus en plus triste sur ce petit intérieur, sur ce pauvre mobilier, sur cette intimité nue et dénuée de tout confort. Ses yeux allaient du piano vétuste collé contre le mur à la desserte de noyer qui supportait une vaisselle sommaire.
– Madame, reprit-il, quand je dis que Son Altesse a souffert, je ne fais pas allusion, veuillez le croire, à la modestie d’une existence à laquelle il a consenti et à laquelle il était si peu habitué. Les grandes passions ne réfléchissent pas et sont toujours prêtes à se jeter aux extrêmes et à tout subir plutôt que de renoncer à l’objet aimé. Il arrive souvent qu’au bout de quelques mois, sans que le cœur ait changé, les petits tracas d’une vie mesquine et difficile mettent durement à l’épreuve les natures les plus robustes. Madame, je vais préciser ma pensée. Je veux bien croire que Son Altesse n’a pas souffert moralement de tout ceci, mais il a souffert physiquement. Son Altesse est malade, madame !
– Oh ! mon Dieu ! gémit la malheureuse femme.
Impassiblement, Volgorouky continua :
– Son Altesse est née pour le trône et il donne des leçons ! Lui qui est fait pour commander à tout un peuple, il a des obligations de mercenaire ! Quel que soit l’orgueil d’un sentiment que j’admire, il a eu à lutter avec de trop basses réalités pour n’en point être épuisé ! Et c’est là-dessus que j’attire l’attention de votre cœur et de votre amour ! Si vous l’aimez pour lui-même plus que pour vous, ce dont je ne veux pas douter, vous aurez pitié de lui, madame.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
C’est tout ce que pouvait dire Prisca, qui s’était reprise à trembler affreusement.
– Madame, ce n’est pas en vain que, en dépit de toutes les lois de la destinée qui a fait de Son Altesse un prince royal, on tourne le dos à tous ses devoirs pour suivre uniquement les inclinations de son cœur… Qui vous dit que Son Altesse, dans ses moments de dépression solitaire, n’est point assiégée, je ne dis pas par le regret d’avoir fait ce qu’il a fait, mais par le remords de n’avoir pas su concilier son bonheur personnel (vous voyez que je ne le mets pas en doute) avec ce qu’il doit à son sang, à son nom, à ses sujets !
« Madame, à cette heure, il y a un peuple qui ne peut plus être relevé que par lui ! Et je le trouve ici, dans un coin désolé de Londres, donnant des leçons au cachet ! Mais, madame, il y a eu des rois qui ont aimé des bergères, ils ne se sont point mis pour cela à filer la quenouille !
« Il y a toujours eu dans l’ombre du trône une place pour l’amour. Et quand, dans cette ombre amoureuse, un enfant venait au monde, son sort, généralement, n’était point à plaindre ! Cela faisait un beau prince et un brave soldat ! Et personne, je vous le jure, ne lui reprochait sa naissance. D’aucuns l’enviaient.
« Madame, je crois vous en avoir assez dit pour m’être fait comprendre. Il faut que tout ceci cesse ! et le plus tôt possible ! Et je compte sur vous pour cela, sur vous qui aimez Son Altesse et qui avez la plus grande influence sur lui !… De ce changement que nous attendons, nous nous arrangerons pour que vous n’ayez point à souffrir, et l’avenir de votre enfant en devient magnifique ! C’est la gloire d’Ivan Andréïevitch par vous que je suis venu chercher ici, et c’est la carrière éblouissante de son fils que j’apporte !
Prisca se leva :
– Je vous ai enfin compris, monsieur, fit-elle avec un sourire plein d’une détresse immense… Vous venez de faire briller à mes yeux la gloire de Son Altesse et l’avenir de son fils… Hélas ! je n’évoquerai même pas devant lui la triste fin du tsar et les malheurs du tsarévitch… je rapporterai à Son Altesse fidèlement vos paroles… et je vous jure que je saurai si bien m’effacer que je ne mettrai pas une ombre à un si beau tableau !…
– Madame, je n’en attendais pas moins d’un grand cœur comme le vôtre. Puis-je compter également sur vous pour m’obtenir une audience de Son Altesse, une audience particulière, aujourd’hui même ?
– Je m’y engage, Excellence !… Soyez ici à sept heures, Son Altesse vous recevra.
Le comte Volgorouky se leva, s’inclina très bas, baisa presque pieusement la main de Prisca et se retira…
Quand il revint à sept heures, Ivan Andréïevitch l’attendait. Mais Prisca, elle aussi, était là. Le grand-duc avait exigé qu’elle assistât à l’entretien.
– Excellence, commença aussitôt Ivan en priant Volgorouky de s’asseoir, je suis tout à fait heureux de vous voir en bonne santé. Quant à la mienne, elle est moins atteinte que l’on ne pourrait le supposer à première vue. J’ai le coffre solide, heureusement ! C’est l’atmosphère de Londres qui ne me vaut rien ! Voyez-vous, comte, je sens que je me porterais tout à fait bien si, au lieu d’exercer mes petits talents dans le noir et dans l’humidité, j’allais m’installer au pays du soleil ! C’est ce que nous allons faire, Dieu merci ! puisque j’ai le plaisir de voir que vous ne m’avez pas oublié et que je puis faire appel à votre haute protection !… Ne m’interrompez pas, je vous prie. Jusqu’alors, nous avons été obligés de fuir comme des voleurs et de nous cacher pour échapper aux entreprises d’un Rostopof, un homme capable de tout : il nous l’a prouvé !
« Mais, désormais, vous êtes là pour le faire revenir au bons sens et lui prouver qu’il n’y a plus rien à faire avec moi ! rien à espérer de moi ! Vous en partirez d’ici, convaincu ! Et vous tiendrez à honneur qu’on laisse le grand-duc Ivan Andréïevitch vivre à sa guise et comme les autres hommes !… Sachez donc, Excellence, que je ne peux pas être empereur !… que je ne veux plus être prince, ni grand-duc, ni rien qu’un homme qui gagne sa vie, celle de sa femme et de son enfant !
« C’est clair ! Vous m’avez compris ! Je n’ai plus rien à vous dire… parlons d’autre chose !… Voulez-vous nous faire l’honneur d’accepter notre modeste repas ?
Complètement étourdi, le comte ne savait plus où se mettre ni quelle contenance tenir.
Il s’attendait si peu à cette déclaration, après ce qui s’était passé entre Prisca et lui, qu’il regarda cette dernière avec un tel air d’ahurissement que le grand-duc et Prisca ne purent s’empêcher de sourire.
– Son Altesse ne parle pas sérieusement ? essaya-t-il de protester… Son Altesse n’a pas saisi ce que…
– Que l’on serve le dîner !
Et Ivan commanda à son domestique tatare de mettre un couvert de plus…
– Nous avons déniché un petit vin blanc de France dont vous allez me dire des nouvelles !… Vous savez, nous ne sommes pas riches, comte ! mais nous pouvons encore faire honneur aux amis quand il s’en présente… surtout lorsqu’ils me sont aussi chers que vous-même dont j’ai toujours apprécié les grandes qualités de droiture et de dévouement à la malheureuse cause des Romanof !
– Mais, monseigneur…
– Je regrette de n’avoir pas à vous offrir un peu de caviar. La Russie néglige le commerce du caviar en ce moment, et c’est dommage !… Je dois dire, en outre, que c’est tout ce que je regrette de la haute situation qui me permettait autrefois d’en voir tous les jours sur ma table…
– Oh ! monseigneur !…
Mais le comte n’osa rien dire sur le moment. Il mangea. Et la mine qu’il faisait en mangeant était sans doute de plus en plus réjouissante, car Pierre et Prisca ne paraissaient point s’ennuyer. Vers le milieu du repas, ce pauvre comte poussa un soupir et exprima la douleur qu’il ressentait à voir se comporter ainsi l’héritier des Romanof :
– Que va devenir la Russie sans les Romanof ? dit-il. Ah ! vous n’avez certainement point pensé à cela, monseigneur ?
Et il secoua la tête avec tristesse.
– C’est ce qui vous trompe, repartit Ivan. J’y ai pensé beaucoup… et je ne souhaite pas pour elle un « replâtrage », comme on dit en France, avec les Romanof.
« Voyez-vous, comte, les Romanof ont fait leur temps ! L’autocratie a fait son temps ! Le vieux monde, si j’ose dire, a fait son temps ! Ce qui se passe en ce moment est terrible, mais de cela il sortira autre chose que le passé !…
« Certes, reprit Ivan, le rétablissement d’un équilibre normal des nations ne saurait se faire du jour au lendemain, et en ce qui concerne nos peuples spécialement, que de hauts et de bas à prévoir dans le balancement du destin ! Mais moins nous retournerons la tête vers le passé, plus tôt nous atteindrons l’heureuse stabilité politique qui fera tout au moins les affaires du plus grand nombre, sinon de tout le monde !
« C’est fini, voyez-vous, pour les hommes, de travailler pour la satisfaction temporelle de deux ou trois cents grandes familles, défendues par l’épée ou le knout !
« Il faut bien vous rendre compte de cela ! La terre ne s’est pas couverte de sang pendant un lustre pour se retrouver au point de départ ! Tant de sacrifices, tant de jeunes hommes morts sur les champs de bataille ou sur le pavé des places publiques, tant de mères en deuil, tant de ruines, tant de pays dévastés, disons le mot ; tant de crimes auront servi à quelque chose, je vous assure !
« Le Nouveau Monde n’a point traversé les mers, l’Occident n’est point venu à la rencontre de l’Orient pour remettre un Romanof sur le trône !… Comprenez-vous cela, comte ?… Le comprenez-vous ?
– Il faudrait être aveugle, en effet, consentit Volgorouky, pour ne point admettre que la face du monde s’est modifiée dans le sens que vous dites, monseigneur ! Mais une grande révolution chez les gens et dans les choses n’ira point, comme vous le prévoyez vous-même, sans de redoutables perturbations. Un stade intermédiaire s’impose. Et qui donc pourrait mieux y présider qu’un prince qui sait voir l’avenir, tout en détenant la tradition d’une famille considérée pendant des siècles par la Russie comme sacrée ?…
– Et dont, à chaque tournant de l’histoire, la Russie a assassiné tous les chefs !…
– Je reprends mon idée, monseigneur, car je suis sûr que ce n’est point la crainte d’une aussi cruelle fin qui pourrait vous retenir sur la route du devoir… Je disais donc qu’un prince qui détiendrait d’un côté la tradition des Romanof et qui, de l’autre, serait animé de cet esprit nouveau que je vois briller dans vos yeux, serait accueilli avec enthousiasme par la nation comme l’homme de son salut ! Voilà ce que j’avais à dire et qui mérite réflexion, à mon avis !
– On ne marie point le jour et la nuit ! Votre Romanof sera suspect justement aux hommes d’avenir, car il sera, quoi qu’il fasse ou qu’il veuille, le prisonnier des hommes du passé ! C’est un héritage qui me fait peur !… Que voulez-vous, mon cher, moi, je ne me sens pas de taille à opérer une pareille liquidation !
– Ce serait pourtant si beau, un Romanof qui dresserait la torche de la liberté sur le monde !
– Je crois que, dans ce genre, répliqua Ivan, le monde ne peut rien voir de plus beau qu’un Romanof qui aurait pu être empereur et qui préfère gagner son pain et celui de sa famille à la sueur de son front !
C’est sur ces paroles définitives que l’ancien maître des cérémonies de Tsarskoïe-Selo les quitta, et quand la porte fut refermée et que Prisca et Pierre se retrouvèrent seuls dans leur modeste appartement avec le petit Jean que la mère serrait éperdument sur son sein, Pierre s’écria, en embrassant sa femme et en lui montrant le bambin :
– Ah ! non ! un trône, par le temps qui court, ça n’est pas un cadeau à faire à un enfant !
FIN