XIV – DRAME DERRIÈRE UNE PLANCHE
Derrière sa planche, Iouri assistait à ce départ, et ce fut un moment bien difficile pour lui. Vera s’en allait, Prisca restait ; devait-il partir avec Vera ? devait-il rester avec Prisca ?… Tout au moins, la question se posait pour lui de cette façon : son devoir n’était-il point d’aller prévenir immédiatement (autant que les difficultés de sa circulation personnelle le lui permettaient) la Kouliguine de ce qu’on transférait Vera à la forteresse de Schlussenbourg ; ou devait-il, maintenant qu’il était renseigné sur le sort de sa petite maîtresse, rester à bord jusqu’au moment où il le serait également sur celui de Prisca ?
Les événements, plus forts que tous les calculs, hypothèses, imaginations et plans de conduite, devaient bientôt lui commander de rester.
Dans son hésitation, il avait quitté son poste d’observation pour, traversant la cale, remonter l’échelle qui le conduisait au panneau. Mais, arrivé là, il dut s’arrêter. Instruit par une première expérience, ceux-là mêmes qui, depuis, s’étaient fait ses complices, et peut-être Wolmar lui-même, plus intéressé que quiconque à ne point rompre tout contact avec le prisonnier, avaient dû s’arranger pour que ce panneau fermât plus hermétiquement que jamais.
Quoi qu’il essayât, Iouri ne put le déplacer.
Pendant ce temps, le prisonnier pouvait se rendre compte, à l’attitude dansante et un peu désordonnée du bâtiment, que le Dago mettait en panne.
C’était le moment où Vera et son compagnon devaient quitter le bord…
Puis, l’inclinaison et le tangage du navire reprirent une ligne normale. On était reparti. Quelques instants plus tard, Iouri comprit, à certains bruits sur le panneau, qu’on allait lui rendre visite. Il redescendit son échelle précipitamment et se remit aux fers le plus correctement qu’il put.
Ce n’était que Wolmar qui revenait voir Iouri pour lui faire part de ce qui se passait.
– Où sommes-nous ? lui demanda celui-ci et où crois-tu que nous devons aller ? Et penses-tu que nous abordions bientôt ?
– Nous sommes en face d’Oranienbaum et c’est là certainement qu’on est allé déposer la barinia et le gaspadine !… Nous nous dirigeons maintenant sur Kernova, dans la baie de Koporja…
– Es-tu sûr de cela ? es-tu sûr que nous mettons le cap sur Kernova ?… s’exclama Iouri…
– Silence, donc !… j’en suis si sûr, que la « norvégienne » est commandée pour aller à Kernova !… Et c’est moi qui suis de service… Il est probable que l’on va débarquer la barinia à Kernova, comme on a fait pour la petite demoiselle à Oranienbaum !…
– Je crains bien, en effet, que les choses ne se passent comme tu dis, acquiesça Iouri… mais alors si tu es de service avec tes compagnons… nous allons pouvoir nous entendre pour faire une bonne besogne !…
– Hélas ! fit Wolmar, ne te réjouis pas trop tôt. Nous ne serons point seuls !… L’expédition sera dirigée par le capitaine lui-même, ni plus, ni moins !… Sache cela !…
Iouri baissa la tête :
– Il fallait s’y attendre, dit-il, mais que faire ?… Il faut absolument faire quelque chose ! car un grand crime se prépare, tu entends, Wolmar ! un très grand crime qui touche aux premiers personnages de l’empire et dans lequel tu auras certainement ta part de responsabilité si tu ne me sers pas de toutes tes forces et de toute ta malice ! comprends-tu cela ?
– Hélas ! oui, je comprends !… mais songe que moi je ne suis pour rien dans tout ceci et que je ne te connaissais pas avant-hier !
– Le regrettes-tu ?… Tu peux faire encore une chose pour laquelle tu recevras ta récompense… c’est de me donner un chiffon de papier, une enveloppe et un crayon. J’écrirai ce que je dois écrire et tu mettras la chose à la poste à Oranienbaum ou ailleurs…
– Oui ! cela est facile, mais tu écriras aussi ce que tu me promets !
– Certes !… c’est entendu ! bien que ma parole eût pu te suffire…
– Combien me promets-tu ?
– Écoute ! tu seras étonné de ce que je te promets, si tu fais encore ce que je vais te dire et si tu lâches toute autre affaire pour un mois !
– Ma foi, au point où j’en suis, déclara Wolmar, après avoir réfléchi pendant quelques instants, je ne vois pas pourquoi je resterais plus longtemps à bord du Dago, qui est commandé par une véritable brute, entre nous, un damné animal, qui ne me pardonnerait jamais ma bonté pour toi !…
– Alors, écoute ! écoute bien ! le canot est parti pour Oranienbaum et vous n’en attendez pas le retour ?…
– Non ! sans doute repassera-t-on par là !
– Et vous n’avez plus comme petite embarcation que la norvégienne ?
– C’est cela !
– Si bien que si nous nous emparions de la norvégienne et que nous gagnions, avec elle, la côte, nous serions à peu près tranquilles, car les fonds sont très bas, près de la côte, et le Dago doit rester au large !
– Tu raisonnes comme un commandant d’escadre, ma parole ! Tu fais plaisir à entendre ! On ne s’ennuie pas avec toi !…
– Eh bien ! voici le programme : nous allons nous enfuir sur la norvégienne, avant qu’on soit en vue de la baie de Koporja !… Cela te va-t-il ?
– Et combien me promettras-tu sur le papier ?…
– Deux mille roubles ! mais à une condition…
– Laquelle ? demanda tout de suite Wolmar qui, déjà, trouvait du goût aux deux mille roubles…
– C’est que nous emmènerons avec nous la barinia qui est restée à bord !…
– Si tu y tiens absolument, j’en passerai par là, mais comment donc l’emmèneras-tu ? Pourrais-tu me le dire ?… Sa porte est gardée sérieusement, je t’en préviens !
– Ne t’occupe pas de cela : je ne te demande qu’une chose, c’est de me descendre sur-le-champ, en même temps que ce qu’il faut pour écrire, une pince et une scie bien aiguisée !…
– Bon ! bon ! tu vas avoir cela tout de suite ! Nous nous entendrons ! Je ne demande qu’à être loin d’ici, moi !… et le plus tôt possible !…
– Eh ! ne t’en va pas tout seul ! Songe à ce que je t’ai promis !…
– Oui, oui ! j’ai confiance en toi. Du reste, à terre, je ne te quitterai pas avant que tu m’aies donné les deux mille roubles, sois-en persuadé !…
Wolmar s’en alla, laissant Iouri à peu près tranquille !…
Pendant ce temps, Prisca, restée seule, dans sa cabine, n’avait pas fait un mouvement depuis le départ de Vera et de Gilbert. Elle réfléchissait. Elle continuait à réfléchir farouchement…
Cette réflexion-là lui était venue tout d’abord devant la singulière attitude de Vera, au milieu de tous leurs malheurs. Il lui paraissait étrange de voir une gamine aussi intelligente que Vera prendre avec tant de désinvolture son parti d’un aussi sombre drame, lequel pourrait entraîner les pires catastrophes et elle avait été frappée par certaines phrases de la petite qui semblaient séparer son sort de celui de ses compagnons : « Votre ennui, disait-elle… votre mauvaise fortune », et elle avait l’air d’en rire ! et elle en riait !
C’était tout simplement monstrueux ! à moins que ce ne fût d’un enfantillage sublime et divin !…
Or, Prisca avait tout à coup pensé que c’était monstrueux. C’est qu’en effet, autour de la gaieté inexplicable de Vera (inexplicable pour le cerveau occidental de Prisca), il y avait eu certaines choses tout aussi mystérieuses… il y avait eu l’étrange conduite de Iouri, la lettre de Iouri, les événements, qui avaient suivi la lettre de Iouri.
Car, enfin, si Pierre, et Prisca, et Gilbert n’avaient rien fait de ce que leur commandait la lettre de Iouri, peut-être seraient-ils tous encore en sécurité dans la maison du Refuge ?
Or, ils avaient suivi, point à point, les indications de ce singulier message et il en était résulté la disparition du grand-duc et l’enlèvement de Prisca.
En ce qui concernait justement Vera, Prisca ne pouvait être dupe de la comédie qui venait de se jouer devant elle ! On était venu chercher Vera et l’on avait pris le soin de dire tout haut, devant Prisca, qu’on conduisait la barinia à Schlussenbourg !… Quelle plaisanterie et quelle infamie !
Vera avait continué et achevait la fourberie de Iouri ! Tous deux menaient le jeu abominable de la Kouliguine !…
Car c’est évidemment à cela que devaient aboutir les réflexions de la pauvre Prisca… Son Pierre et elle avaient été, étaient les victimes d’Hélène Vladimirovna !…
Elle avait été folle, elle, Prisca, de repousser, dans ses moments de bonheur, cette idée qui la gênait mais qui était venue la retrouver, à plusieurs reprises, de l’amour de la Kouliguine pour le grand-duc Ivan !…
À la lueur des événements actuels, comme tout s’éclairait ! Elle revoyait Hélène chez elle, dans son appartement du canal Katherine, quand elle avait eu l’audace de venir y chercher Prisca !… Avec quelle hostilité l’avait-elle abordée ! et comme cette première entrevue les avait tout de suite dressées l’une en face de l’autre, comme des rivales !… Par quelle rouerie, pour quel dessin machiavélique, pour quelle vengeance future qui se réalisait maintenant, la Kouliguine avait-elle réussi à tromper la bonne foi de la jeune fille et du grand-duc, il ne devait pas être bien difficile de démêler tout cela maintenant !
Ah ! oui ! la Kouliguine aimait Ivan Andréïevitch ! De quel culte secret ne devait-elle pas l’entourer, pour avoir édifié ce temple d’amour, tout plein de ses images, où elle avait si audacieusement enfermé les jeunes gens, au plus profond de la région de Saïma.
Elle ne les avait jetés aux bras l’un de l’autre que pour avoir la joie effroyable de les séparer !
Comme Prisca en était là de sa torture morale et de son accablement, il lui sembla entendre, derrière elle, le craquement d’une planche.
Elle redressa brusquement la tête… Le même craquement se reproduisit. Ceci partait du fond de sa cabine. En même temps, il lui sembla entendre comme un appel, un souffle lointain, qui prononçait son nom…
Elle se leva, le cœur battant à lui rompre la poitrine… Elle ne doutait pas qu’on venait à son secours !… Et qui donc venait à son secours ?… Ce ne pouvait être que Pierre. Oui, oui, c’était Pierre !… Pierre avait été enfermé dans ce sinistre bateau, avec elle, en même temps qu’elle !… près d’elle ! et il trouvait le moyen de communiquer avec elle !…
Ah ! son Pierre allait la sauver, certainement !… Ils allaient se sauver tous les deux !…
Elle s’avança vers le fond de la cabine en titubant. Elle soupira :
– C’est toi ! C’est toi, Pierre ?
– C’est moi ! Iouri !…
Elle entendit très distinctement cela et elle recula !
Son espoir subit tombait de si haut !… Elle recula d’autant plus qu’elle venait de se persuader, dans l’instant, que Iouri avait été l’instrument de la vengeance de la Kouliguine ! Assurément, il continuait de travailler pour cette horrible femme !…
Il ne venait là que pour lui tendre un piège !…
Iouri, étonné de ne plus entendre la voix de Prisca, l’appela à nouveau.
Pendant ce temps, il ne cessait de travailler. L’une des planches qui fermait au fond la cabine craquait de plus en plus, se soulevait sous la poussée d’une pince dont Prisca pouvait voir luire l’extrémité aiguë…
Elle pensa que Iouri devait venir là pour l’assassiner !
Et elle alla chercher, d’une main tremblante, dans son corsage, un couteau que lui avait donné Nastia avant qu’elle quittât la maison du Refuge.
C’était un vrai coutelas comme en ont tous les paysans de la Terre Noire, dont la lame, large dans son milieu, et se terminant par une pointe solide, se refermait et disparaissait à moitié dans le manche de bois, cerclé d’acier…
En réalité, son émoi était tel qu’elle ne savait plus beaucoup ce qu’elle faisait.
Enfin, la planche fut entièrement arrachée et la tête de Iouri apparut :
– Venez vite ! lui cria-t-il. Nous n’avons pas un instant à perdre !
Il n’en dit pas davantage, étonné de la voir dressée devant lui, avec ce couteau qui tremblait si lamentablement dans sa petite main !… Elle le regardait avec des yeux de folle. À un mouvement qu’il fit, elle recula encore :
– Vous ne me reconnaissez pas ! questionna-t-il, impatienté, c’est moi, Iouri !
– Oui ! oui ! râla-t-elle, je te reconnais ! va-t’en ! tu es un misérable !
« Ah çà ! mais assurément, elle a perdu la tête ! se dit Iouri. »
– Je vous dis que c’est moi, Iouri ! Je suis venu pour vous sauver ! Entendez-moi, barinia… Entendez-moi !…
– Je t’entends ? Va retrouver celle qui t’envoie ! et dis-lui que je saurai mourir de ma propre main !…
– Barinia ! je vous en supplie ! dans quelques instants, il sera trop tard !… si vous me suivez tout de suite, je puis encore vous sauver !… J’ai acheté un homme de l’équipage ! nous avons une petite embarcation pour gagner la côte ! Venez !
– Oui ! oui ! tu veux sans doute me noyer !… Oui, oui, je te comprends, maintenant une fois noyée, je ne gênerai plus personne ! Un accident, c’est si vite arrivé ! Va-t’en, je te dis ! C’est toi qui nous as tous perdus !…
Alors, Iouri comprit ce qui se passait dans l’esprit de la malheureuse. Il en eut une peine cruelle, mais il ne s’attarda point à lui faire part de ses sentiments… Il jura sur tous les saints du paradis orthodoxe qu’il était le plus loyal des serviteurs et prêt à donner sa vie pour sauver ses maîtres, mais encore fallait-il que ceux-ci ne l’accueillissent point à coups de couteau !…
– Venez, barinia, venez ! Vous regretterez plus tard ce que vous avez dit au pauvre Iouri ! Mais venez, sans tarder, par la Vierge, mère de Dieu ! Vous ne savez donc pas où l’on vous conduit, barinia ?
– Non ! je ne le sais pas. Que m’importe ! On me conduit quelque part, sur un ordre officiel… mais toi, tu as reçu l’ordre « en dessous », de me faire disparaître plus complètement !… Je t’ai compris !… je t’ai compris, Iouri !… Va-t’en, va-t’en !
– Écoutez-moi, barinia ! Iouri a sa conscience pour lui ! Il peut parler ! On vous conduit au couvent !… Mais vous ne vous imaginez pas ce qu’est le couvent où l’on va vous enfermer ! Ce n’est assurément pas celui de la « troïtza » qui est loin d’ici, près de Moscou !… Mais non, nous nous dirigeons vers la Petite Troïtza ! par delà Kernova ! tout simplement ! la Petite Troïtza ! vous avez bien entendu parler de la Petite Troïtza ?… C’est le monastère des femmes qui ont donné leur âme à la Wyronzew ! le couvent où règne Raspoutine ! C’est la chose la plus abominable qui soit sur la terre russe !… c’est le refuge des Scoptzi ! c’est-à-dire des mutilateurs !… Comprenez-vous ? Comprenez-vous ? Vous avez bien entendu parler des Scoptzi ?… plus terribles encore que les Khlisti et en communication directe avec le diable ! comme ceux de la secte des Sabatniki… ni plus ni moins… Et il y a surtout des femmes, des femmes plus terribles que les hommes moines, vieux croyants plus cruels encore que n’importe lesquels des Raskolniks.
« Ainsi, ainsi, continuait-il, haletant, pas un instant à perdre ! que je sois maudit du père de mon père et de la mère de ma mère et aussi de la mère de Dieu, si je ne vous dis pas la vérité !… Enfin, voyons ! voyons !… vous avez bien entendu parler des Ténébreuses !… Il en est venu là-bas, à l’île du Bonheur !… Et vous avez fui l’île du Bonheur à cause des Ténébreuses !… ça n’est pas pour vous laisser enfermer dans leur couvent !…
« Ah ! malheur ! malheur ! si vous tombez entre les mains des Scoptzi ! On sait ce qu’il en reste des jeunes femmes qui tombent dans leurs mains, après qu’ils les ont fait passer par la messe du sabbat ! C’est bien connu !… barinia !… barinia ! ayez pitié de vous !… »
La supplication de Iouri était devenue si pressante, si ardente, si désespérée que Prisca ne put s’empêcher d’en être d’abord profondément remuée, puis touchée ! puis épouvantée…
Il parlait avec un tel accent de vérité ! Si ce qu’il disait était exact, dans quelle épouvantable géhenne son hésitation n’allait-elle pas la précipiter ? Et cependant, elle hésitait ! elle hésitait encore !
Iouri maintenant se tordait les bras de désespoir.
Il venait de jeter une phrase d’attente à Wolmar qui l’appelait du fond de la cale :
– Vous voyez bien ! vous voyez bien qu’on nous attend !… Il faut partir tout de suite ! Venez ! mais venez donc !…
Et, sortant à moitié son corps qu’il avait glissé entre deux planches, il avait saisi Prisca et l’entraînait enfin !
Or, justement, le colloque qu’il venait d’avoir avec cette voix mystérieuse, au fond de la cale noire et un regard de Prisca jeté dans le sombre abîme de cette cale firent encore hésiter la jeune femme qui, d’un mouvement instinctif se retint à la cloison de la cabine… et elle resta dans la cabine !
Dans le même moment, il y eut des bruits à la porte. Iouri n’eut que le temps de disparaître dans son antre et de redresser la planche qu’il avait fait sauter.
– Ne dites rien, surtout ! Laissez-les repartir ! souffla-t-il à Prisca.
C’étaient Weisseinstein et le second qui entraient.
À ce moment même, le bâtiment se remit à danser ainsi qu’il arrive quand il y a du vent et que l’on met en panne.
– Êtes-vous prête ? demanda le capitaine. Nous sommes arrivés ! Veuillez nous suivre !