XIII – LE VOYAGE DE NOCES DE GILBERT ET DE VERA
Iouri s’était si bien fait comprendre de Wolmar que, lorsque le matelot quitta la cale où le fidèle serviteur de la Kouliguine restait rivé à ses fers, ce dernier avait la clef du cadenas dans sa poche. De telle sorte que, comme on ne lui avait pas entravé les mains, il pouvait se libérer ou « se faire prisonnier » à volonté, suivant les nécessités du moment.
Or, après une certaine conversation qu’il venait d’avoir avec Wolmar, Iouri était fort curieux d’aller coller un œil contre une singulière fente qui laissait passer un rayon de lumière, tout là-haut, sur sa gauche, à une quinzaine de pieds au-dessus du fond de cale.
Celle-ci était à peu près pleine d’une cargaison de poisson salé, de légumes secs, et autres substances alimentaires que l’on ne se pressait point de débarquer, pour des raisons relatives en général à une hausse très imminente des cours sur le marché de la capitale.
Iouri, délivré de ses fers, manœuvra avec assez d’adresse, au milieu des caisses et des barils plus ou moins bien arrimés, pour se rapprocher du point lumineux qui l’intéressait et semblait l’attirer fatalement comme la flamme d’une bougie attire un papillon de nuit.
Quelques barils dérangés, quelques caisses empilées les unes au-dessus des autres, une savante escalade de tout cela et bientôt l’œil de Iouri fut où il désirait se trouver.
Il put apercevoir alors, entre deux planches, une petite cabine éclairée par une mauvaise lampe à huile suspendue au-dessus d’une table. Sous cette lampe, se penchait le profil d’une jeune personne que Iouri reconnut aussitôt : c’était Prisca !…
Il fut frappé tout de suite par l’expression singulière de cette physionomie ; Prisca avait un air hostile, presque méchant, qu’il ne lui avait jamais vu… et elle semblait regarder, en dessous quelque chose… fixer quelque chose… qui remua soudain dans l’ombre, et se rapprocha de la table… et aussitôt, l’expression du visage de Prisca disparut pour faire place à un banal sourire… La chose que ne voyait pas bien Iouri parla… et, cette fois, il reconnut la voix de Vera !…
Ainsi donc, les deux jeunes femmes étaient à bord du Dago !… Toutes les deux !…
Le cœur de Iouri en fut réchauffé. Enfin, il put entendre aussi la voix de Gilbert ! Les propos qui s’échangeaient, et que Iouri entendait fort distinctement, eurent tôt fait de lui apprendre ce qui s’était cassé.
Disons-le tout de suite ! Prisca et Vera avaient été fort brutalement appréhendées dès leur sortie de la maison du Refuge par une bande silencieuse qui s’était jetée sur elles et les avait, en une seconde, mises dans l’impossibilité de proférer un cri.
Gilbert n’avait pas eu le temps d’intervenir. Il s’était tenu, sur le seuil de la maison, dissimulé derrière un auvent et s’apprêtait, au bruit de la rue, à courir au secours de Prisca et de Vera, quand trois individus, sortant derrière lui du kabatchok par la porte qui donnait sur le vestibule, l’avaient renversé, ligoté et emporté dans la nuit du Faïtningen, comme un paquet.
Les trois victimes furent conduites ainsi dans le sous-sol d’un marchand de galoches, dont la boutique s’ouvrait sur le quai, dans la partie la plus discrète de la rive du Salankhalati.
Là, ils ne purent échanger une parole, car ils étaient gardés de près par de véritables brutes à moitié ivres.
Deux heures après, on les jetait au fond d’une petite barque qui faisait le tour du bassin, et allait aborder le Dago.
À bord, ils avaient été enfermés immédiatement dans cette cabine où se trouvait encore maintenant Prisca.
Cette fois, on les avait laissés seuls. Ils n’avaient été interrogés par personne. Ils n’avaient vu personne. On s’était contenté de leur enlever leur bâillon et leurs liens.
L’aventure avait été si soudaine et apparaissait, dès l’abord, si redoutable, qu’ils avaient continué de rester silencieux, en face les uns des autres, dans le premier moment, ne sachant vraiment que se dire… Les figures étaient tragiques. Prisca ne pensait qu’à son Pierre, et se demandait ce que l’on avait bien pu faire de lui. C’était elle qui souffrait le plus. Elle était prête à mourir pour Pierre, mais le plus cruel était qu’elle en fût séparée ! Elle ne pouvait espérer qu’elle était prisonnière seule Elle connaissait trop, maintenant, les ennemis du grand-duc pour qu’elle pût croire qu’il eût été épargné !
Souffrir, oui ! mais souffrir ensemble !…
Gilbert regardait Vera, avec un air si obstinément accablé, que celle-ci ne put, à la longue, s’empêcher d’en sourire.
– Tu souriras donc toujours ! prononça Gilbert sur un ton lamentable…
– Eh ! quoi, répondit-elle, tu gémis et le sort nous réunit jusqu’au bout ! Il n’y a qu’une personne, ici, qui ait le droit de se plaindre, c’est Prisca !
– C’est vrai, fit celle-ci. Qu’ont-ils fait de mon Pierre ?…
– Tant qu’on n’est pas au bout de la corde, proféra Vera, on a tout avantage à se montrer optimiste, puisque le contraire ne peut servir à rien ! Imaginons que votre Pierre a échappé aux méchants et réjouissons-nous !…
Ce mot « réjouissons-nous », tombant dans leur détresse, glaça le cœur de Prisca, qui commença, dès lors, de regarder Vera d’une singulière façon…
Quant à Gilbert, il se détourna de Vera avec peine, la jugeant assurément tout à fait brave, mais totalement dénuée de ce que l’on appelle généralement, chez les gens à peu près civilisés, le sentiment. Et il ne put s’empêcher de traduire sa réprobation :
– Tiens, fit-il, petite Vera, tu n’as pas de cœur ! Tu n’as jamais eu de cœur !
– J’en ai peut-être plus que toi ! protesta Vera, et la preuve en est que, toute triste que je suis, au fond, du malheur qui vous arrive, j’essaie encore de plaisanter, et aussi de m’étourdir, mon bon Gilbert, pour ne point me faire trop de reproches de vous avoir entraîné (tantôt elle lui disait tu, tantôt elle lui disait vous, selon son humeur du moment) dans une aussi sombre affaire ! J’ai pu vous juger, Gilbert, vous êtes un très brave garçon, et je vous aime bien ! je vous aime tout à fait bien ! je vous jure que je suis tout à fait votre petite femme, avec tout mon cœur !… Et je ne retire pas la parole que je vous ai donnée… On s’épousera à la prochaine occasion !…
Vera lui sourit, disant cela, si joliment, que l’autre la prit dans ses bras, avec une tendresse désespérée.
– À la prochaine occasion, petite Vera, elle est encore un peu lointaine, hélas ! soupira le bon Gilbert.
– Est-ce qu’on sait ? Est-ce qu’on sait jamais ?… Tenez ! écoutez ! quel est ce branle-bas ?… Nous partons !… Nous levons l’ancre !… Gageons que ce vilain bateau nous conduit, sans s’en douter, dans le pays de nos noces !…
Et le voyage se poursuivit pendant de longues heures, qui furent coupées par l’entrée de matelots portant quelque nourriture. Seule, l’étonnante petite Vera mangea avec appétit.
Puis, elle se reprit à parler avec volubilité. Gilbert, se contentant de la regarder avec de bons yeux attendris, répondait à peine. Quant à Prisca, elle ne disait rien, ne pensait plus à rien. On eût pu l’oublier.
Vera ne s’apercevait pas que, pendant qu’elle parlait, Prisca la regardait presque avec fureur. Elle passait à côté de cette colère qui grondait, dans ce coin, si près d’elle, comme elle avait passé près de tant d’autres orages de la vie, sans s’en apercevoir et le sourire en fleur.
Enfin, un monsieur à la casquette fortement galonnée et qui avait aussi des galons sur les manches de sa vareuse, entra en déclarant que l’on était arrivé et en priant Gilbert et Vera de s’apprêter à le suivre.
C’était le capitaine Weisseinstein qu’ils avaient déjà eu l’occasion de remarquer, lors de leur arrivée à bord, à cause de la brutalité et de la rugosité de sa parole et aussi de sa figure terrible d’homme de mer, hâlée et sabotée et conservée au sel comme de la vieille chair de poisson plus dure que le cuir.
À ces mots « on est arrivé », Gilbert s’était levé avec une satisfaction évidente. Cachot pour cachot, il préférait tout à une prison qui remue sur la mer ! Tout de même, comme il vit que Prisca ne les suivait point, il fit à la jeune femme de mélancoliques adieux et regretta d’être forcé par ses geôliers de se séparer d’elle dans un moment aussi grave et sans qu’ils puissent savoir, ni les uns, ni les autres, quel destin leur était réservé !
Mais ici, la grosse voix du capitaine Weisseinstein se fit entendre :
– Je vais vous renseigner, si cela peut vous faire plaisir ! dit-il à Gilbert. On va vous diriger, vous et la petite, sur « Schlussenbourg ». Cela vous va-t-il ?
– Mais comment donc ! si cela nous va ! s’écria Vera, mais, mon cher monsieur, il n’y a vraiment que ce charmant petit château-là qui soit tout à fait digne de nous !… Je vois qu’on nous soigne ! Compliments ! capitaine !… Au revoir et merci !…
Elle embrassa Prisca, ne s’aperçut même point que celle-ci ne lui rendait point son baiser, et elle entraîna Gilbert…
Gilbert n’était guère solide sur ses jambes. Il le connaissait, maintenant, le pays de ses noces avec Vera : c’était la plus hideuse prison de tout l’empire, la plus terrible, la plus redoutable citadelle pour criminels d’État, qui dressait ses murailles maudites à quelques verstes du lac Ladoga, dans la contrée la plus désolée de la terre…