XIX – LA COLOMBE ET L’ÉPERVIER

 

Le cœur de Prisca est glacé. C’est faux, oh ! c’est faux ce qu’elle vient d’entendre là ! Comment pourrait-elle croire une chose pareille ? Cette détestable femme a eu beau lui annoncer cette nouvelle mensongère avec, sur son visage, autant de méchante joie que si elle avait été vraie, Prisca ne se laissera point prendre à un aussi naïf artifice. Non, non, son Pierre ne l’abandonne pas ! Son Pierre vit ! Voilà d’abord la vérité première ! Et, du moment où il vit, Nadiijda Mikhaëlovna peut raconter tout ce qu’elle veut. Prisca croira tout, excepté cela, qui est impossible de toute éternité, que son Pierre l’abandonne. Et cependant, le cœur de Prisca est glacé. Parce que, il y a des choses que l’on ne peut pas entendre, même si on les sait fausses.

La grande-duchesse peut être heureuse de son ouvrage. Aussi passe-t-elle, très satisfaite, en vérité, avec son air de souveraine.

Mais elle a beau être grande-duchesse et grande dame, comme on dit, jusqu’au bout des ongles, ce n’est pas avec son face-à-main qu’elle aura aussi grand air que la très sainte mère, qui apparaît maintenant dans toute sa gloire et accompagnée de la pompe de sa charge.

Pendant que les cloches sonnent à toute volée, elle s’avance, cependant qu’une sorte de pallium antique, apporté, jadis, dit-on, de Jérusalem, est dressé devant elle par les Scoptzi cagoulés.

Des chanoinesses d’honneur soutiennent la queue de sa robe, et c’est, à son côté, Raspoutine lui-même qui porte sa crosse d’or !

Le Novi, lui, a cette superbe d’être resté habillé en moujik (de choix, certes, avec des bottes vernies éclatantes) et de n’avoir rien changé à son allure de prophète du peuple.

Il porte la crosse, mais il s’amuse à marcher carrément de temps en temps sur la longue queue de la robe de la très sainte mère, quand l’occasion s’en présente.

Les popes de là-bas qui font office de diacre et de sous-diacre conduisent la supérieure vers son trône abbatial qui tient le milieu du chœur.

Avant d’y arriver, elle bénit les chanoinesses agenouillées à ses pieds.

Elle passe devant Prisca et la présente à Raspoutine. La malheureuse Prisca revient à la vie, pour frissonner éperdument sous le regard effronté du monstre.

Celui-ci reste un instant silencieux devant cette apparition céleste. Il plonge son regard de bête de proie de l’Apocalypse dans ces yeux qui ne peuvent se détacher de lui et qui demandent grâce. Déjà, il sent palpiter d’horreur cette victime nouvelle ! Ainsi la colombe devant l’épervier.

Et il passe à son tour, sûr de son festin.

Le diacre et le sous-diacre ont apporté l’évangile à baiser à la chanoinesse. Celle-ci le passe à Raspoutine, qui s’en empare comme d’un livre à lui et l’ouvre sur ses genoux, après s’être assis sur le trône abbatial lui-même que lui a désigné la sœur supérieure. Et celle-ci s’est courbée, agenouillée devant lui, en prière, comme devant le Fils de Dieu !

L’office sacrilège continue de dérouler son rite abominable où le péché est sanctifié suivant la savante méthode de Raspoutine, aux fins d’un plus vaste repentir et d’une plus grande joie au ciel… et sur la terre !…

Les chants, les parfums qui s’élèvent de toutes parts exaltent l’assemblée de plus en plus. Pendant ce temps, Raspoutine n’a pas cessé de regarder Prisca. On dirait qu’il prend une joie toute neuve à épouvanter cette fragilité blanche.

Horreur ! Prisca voudrait ne point le regarder. Mais ce regard attire le sien. Il est plus fort que tout. Et combien, facilement, il est plus fort que sa faiblesse. Elle ne peut résister à ces yeux qui la brûlent. En gémissant, elle devint la proie de ce regard…

Débats mystérieux de la mystérieuse nature !… Puissance des ténèbres dont nous avons cent illustres exemples !

Le regard triomphe ; cette enfant en meurt. Et c’est un spectacle inoubliable pour les Ténébreuses qui n’en perdent pas le plus petit épisode.

Spectacle rare aussi pour les amies de la grande-duchesse, car celle-là, elle résiste.

Elle supplie ardemment, de toutes les forces de son être à l’agonie, elle supplie son Dieu de lumière, le Dieu de pur amour, de l’arracher à cette magie noire.

Et c’est le Novi qui l’emportera. Il n’y a pas de doute. Sous l’épouvantable regard du monstre, elle chancelle, elle raidit ses dernières forces pour ne point tomber à ses pieds, vaincue, hypnotisée, conquise. Elle aussi, la pauvre Prisca, va-t-elle grossir de son pauvre petit corps blanc, dont l’esprit de volonté s’est enfui, l’effroyable phalange des filles des Ténèbres !

L’office touche à l’instant suprême de la folie du repentir, telle que l’a conçu l’infernale imagination de Raspoutine servie par Barnabé.

Les Ténébreuses se sont rapprochées avec exaltation de l’autel et, sur un geste de l’évêque, commencent à jeter sur ses degrés tout l’or et tous les bijoux dont elles se sont parées. Puis, elles arrachent leurs vêtements, avec des protestations d’amour pour la sainte Pauvreté et de remords pour le Novi dont elles se sont faites les esclaves. Et, dans ce désordre, toutes et tous se heurtent, se coudoient, se précipitent vers l’autel avec une ardeur sauvage, mais elles s’arrêtent et reculent tout à coup devant le geste terrible des Scoptzi, armés des couteaux sacrés.

Voici l’heure des prêtres mutilateurs, le moment où cette folie va devenir sanguinaire.

Les portes grillées du chœur ont été refermées ; et pendant que la tourbe populaire, dans une quasi-obscurité, continue de précipiter ses lamentables litanies, la hideuse solennité atteint son paroxysme dans l’embrasement des cierges.

Les Ténébreuses sont folles, les Scoptzi sont fous ! Leur linceul est tombé et leur cagoule ôtée laisse voir des visages terriblement ravagés par leurs mutilations fanatiques.

Il y en a qui n’ont plus d’oreilles, d’autres plus de nez. Leurs cous, leurs fronts, leurs joues sont couverts de cicatrices.

La présence de Raspoutine, de l’archevêque Barnabé, de la supérieure et de ses Ténébreuses les incite à des exploits farouches.

Ils se font de nouvelles mutilations et secouent sur toutes ces folles leurs couteaux ensanglantés.

Notre moyen âge a eu ses possédés et ses magiciennes. Ce n’est point seulement chez les sauvages Aïssaouas que nous relevons cette folie démoniaque des Scoptzi (que, hélas ! nous n’avons pas inventée). Il n’entre pas dans notre dessein de rappeler ici certaines cérémonies atroces, dans leur exaltation hérésiarque ; qui furent poursuivies jusqu’au fond de nos monastères d’Occident par des juges qui crurent condamner le diable.

Chez Raspoutine, chez les Scoptzi, chez les Sabatniki russes, nous retrouvons le même raisonnement accompagné des mêmes folies. Et quand une enfant née d’une aimable civilisation comme Prisca, tombe au milieu d’une scène comme celle dont nous n’avons voulu donner qu’une faible idée, elle n’a plus, surtout si elle est sous le pouvoir du regard d’un Raspoutine, qu’à supplier Dieu de lui donner la force de mourir pour n’en pas voir davantage.

Ce fut là, en effet, la suprême prière désespérée de Prisca et elle put croire qu’elle avait été entendue car, dans le moment que cette affreuse cohue roulait autour d’elle en hideux tourbillon, le charme infernal qui la liait au Novi, et qui l’amenait, victime marquée à l’avance, jusque dans les bras du faux homme de Dieu fut, un instant, rompu.

Était-ce l’éclair des couteaux sacrés, la vue du sang répandu qui, rappelant tout à coup à son âme asservie qu’elle disposait, elle aussi, d’un fer libérateur, déclencha le geste avec lequel elle alla chercher dans son sein le couteau qu’elle y avait caché ?

Plus prompte que la ruée de Raspoutine sur la main armée de Prisca, fut la lame dressée par la malheureuse et retournée dans ce sein pour s’y enfoncer !… Et le sang pur de la jeune femme vint mêler sur les degrés de l’autel son jet vermeil à l’éclaboussement immonde du sang noir des Scoptzi.

Prisca tomba sur les genoux ; ses belles paupières se fermèrent ; son corps fragile s’inclina, non point sous le coup foudroyant de la mort, mais avec la grâce d’une biche blessée que peut sauver encore la pitié du chasseur. Pitié plus terrible que ne l’eût été le coup mortel, puisque cette pitié-là allait la mettre dans les bras du prophète païen à qui le sang n’a jamais fait peur, même au milieu de sa bacchanale, et qui ne respecterait même point le souffle de l’agonie.

Déjà il se penche, déjà il pose sur sa proie sa griffe ardente, quand elle lui est ravie par une nouvelle venue, quelque diablesse, assurément, envoyée par Satan, tant elle bondit avec audace dans cette cohue qui appartient à l’enfer.

Échevelée, les vêtements en lambeaux, belle et redoutable comme une antique Érinnye, elle se dresse tout à coup entre Raspoutine et sa victime évanouie :

– La Kouliguine ! La Kouliguine ! rugit le Novi… Cette fois, tu ne m’échapperas pas !