Elle ne revint à la réalité des choses que lorsque l’auto s’arrêta devant leur villa et que Pierre lui eut dit :
– Fais rapidement une malle. Nous partons !
La malle était faite dix minutes plus tard et ils quittaient ces lieux divins où ils avaient passé tant de mois de bonheur et d’où ils s’enfuyaient comme ils avaient dû fuir autrefois l’île fortunée du lac Saïma.
– Ne nous arrêterons-nous donc jamais ? soupira-t-elle. Quand donc notre bonheur cessera-t-il d’être maudit des hommes ?
Mais elle eut honte aussitôt de son gémissement. Elle demanda pardon du fond de son cœur à celle qui l’avait si ostensiblement protégée ce jour-là même.
Elle demanda à Pierre :
– Où allons-nous ?
– L’auto nous conduira à Rome. Là, nous prendrons des billets pour la France, mais, pour les dépister, nous nous arrêterons à Gênes. À Gênes, nous prendrons des billets pour l’Argentine, mais nous nous arrêterons à Gibraltar. À Gibraltar, nous prendrons un bateau qui nous conduira en Angleterre.
– C’est parfait ainsi ! dit-elle. À Londres, nous serons en sûreté. Personne ne viendra nous chercher là-bas et on peut si facilement vivre inconnus dans Londres !… Mon chéri ! mon chéri ! Tu as dû tout promettre, n’est-ce pas ? J’ai bien compris que tu allais tout lui promettre quand tu m’as demandé de te laisser entrer seul dans la pièce où il t’attendait.
– Oui, je lui ai tout promis. Il avait sur lui une image de la Vierge de Kazan. Il m’a fait jurer sur l’icône sainte que j’accepterais le trône et que je ne les fuirais plus, et que je resterais à leur disposition !… Un homme comme lui ne pouvait imaginer qu’un Romanof se parjurerait sur la Vierge de Kazan ! J’ai juré !
– Tu as bien fait de jurer, mon chéri ! Ceci n’a aucune importance, je t’assure ! Leur Vierge de Kazan, c’est une vierge à eux, au nom de laquelle ils commettent tous les crimes ! Tu n’as rien à faire avec la Vierge de Kazan, toi ! C’est la Vierge des vieux boïards, et tu es un homme nouveau ! Moi, j’ai une Vierge qui est bien plus puissante que la Vierge de Kazan ! c’est la Vierge d’Ekaterinof ! Celle-là, elle ne m’a jamais fait défaut ! Chaque fois que je l’ai appelée, elle est venue ! C’est elle qui nous a donné le petit Jean, c’est elle qui nous l’a rendu… Je suis bien tranquille, va ! Elle saura nous protéger contre la Vierge de Kazan !… Je suis sûre qu’elle ne nous quittera pas de tout le voyage !
Et elle embrassa Pierre.
Le lendemain soir, ils prenaient le train à Rome.
Le surlendemain, ils prenaient le train à Gênes.
Si la Vierge d’Ekaterinof ne les quittait pas, il y avait un certain personnage qui les suivait bien aussi. Ils s’en aperçurent le second jour de leur voyage en mer.
En vérité, ils ne pouvaient être sûrs de cela, mais la coïncidence qui mettait à côté d’eux, sur le même paquebot, une espèce de type tatare qu’ils avaient déjà remarqué dans le train les inquiétait avec raison.
C’était un de ces personnages à yeux « retroussés » et à pommettes saillantes, grand, fort et carré des épaules, légèrement voûté que l’on rencontrait assez communément au temps de paix, dans les palaces et les grands restaurants des principales villes de l’empire, sous la livrée du maître d’hôtel. Serviteurs obséquieux et dévoués, têtus, esclaves de la consigne, propres aux plus rudes travaux et aux entreprises les plus délicates, sachant tenir un secret d’autant mieux qu’ils gardent un silence presque absolu, faisant entendre par signes qu’ils ont compris.
Quand le regard tranquille du Tatare rencontrait celui de Pierre ou de Prisca, il n’insistait jamais.
On voyait l’homme s’éloigner lentement d’un pas pesant et solide.
Dans l’état d’esprit où se trouvaient Pierre et Prisca, c’était tout à fait impressionnant.
Était-ce là quelque idée de Rostopof ? C’était possible.
Le vieux général devait avoir pris ses précautions, en dépit de sa belle confiance dans un serment prononcé sur l’image de la Vierge de Kazan.
Pierre et Prisca furent assez heureux à Gibraltar pour débarquer sans avoir aperçu le Tatare. L’escale de nuit les avait favorisés.
Ils descendirent dans un hôtel de la rue principale qui parcourt la ville de bout en bout. Tout le monde était obligé de passer par là, sous leurs fenêtres. Ils passèrent leur journée derrière leurs volets à regarder le mouvement de la mer et à s’assurer qu’ils n’apercevaient pas leur homme.
Vers l’heure du dîner, ils se réjouissaient de n’avoir rien vu de suspect quand passa « la retraite ». C’était la musique et un piquet de la garnison qui parcouraient la rue principale, selon la vieille mode, précédés d’une biche soigneusement « pomponnée » et retenue par des rubans que tenait un soldat écossais aux mollets nus.
La petite bête était si jolie, si fière de se promener dans un tel apparat avec un accompagnement aussi éclatant de tambours et de trompettes et de fifres, que Pierre entr’ouvrit un volet pour la faire admirer au petit Jean, qui lui envoya des baisers.
Mais le volet fut rabattu presque aussitôt par Prisca, qui venait de reconnaître le Tatare :
– Mon Dieu ! fit-elle, je le reconnais maintenant ! C’est l’ancien schwitzar des Khirkof !… Je me rappelle que la comtesse Nératof, quand nous allions chez les Khirkof, disait toujours que cet homme-là lui faisait peur, qu’il avait des mains d’assassin ! Je l’avais toujours vu dans sa livrée de « schwitzar », galonné sur toutes les coutures, voilà pourquoi je ne l’ai pas reconnu tout de suite.
Pierre voulut la rassurer, mais l’argument de l’éternelle coïncidence ne servait plus de rien.
Alors, Pierre dit :
– Écoute ! si c’est cela, ne nous désespérons pas ! Nous savons maintenant à qui nous avons affaire… Ou l’on pourra s’entendre ou je te jure bien qu’il ne nous suivra pas longtemps !
Pierre était si résolu en disant cela et son front marquait une volonté si définitive d’en finir que Prisca ne s’y trompa point.
– Rien ne nous presse d’arriver à Londres, fit-elle. Le principal est d’y arriver seuls. Lâchons toutes les correspondances de paquebots ou de trains que cet homme peut surveiller et allons tranquillement nous enfermer une semaine ou deux dans un coin de l’Espagne où personne n’aura l’idée de venir nous chercher ! Nous verrons ce que fera le Tatare, s’il a perdu notre piste, nous aviserons !
– Tu as raison, répondit Pierre. Qu’il tâche donc de perdre notre piste. C’est le dernier bien que je lui souhaite !
Une heure après, après des précautions enfantines, ils prenaient le petit steamer qui faisait le service de la baie et les débarquait dans la solitude d’Algésiras.
Pierre avait parcouru le bateau en tous sens pour s’assurer que le Tatare n’était pas là. Il ne l’avait pas trouvé.
Algésiras, avec sa plage et ses rues désertes, Algésiras où le passage d’un étranger ne pouvait passer inaperçu était ce qu’il fallait à Pierre. Sans doute ne pouvait-il s’y cacher, mais l’autre non plus ! Si l’autre venait le poursuivre jusque-là, il le saurait tout de suite et « son compte était bon ».
Le lendemain matin, Pierre dormait encore quand Prisca se leva.
La première personne qu’elle vit, traversant la cour de l’hôtel, fut le Tatare.
Il venait d’arriver par le premier service de bateau de Gibraltar.
Elle s’habilla à la hâte, prit dans le tiroir de la table de nuit le revolver et descendit.
Le Tatare était sous la porte. Assurément, il ne se cachait point d’eux. Au contraire, il semblait dire par sa présence ostensible :
« Sachez qu’il est inutile de nous fuir. Vous n’y parviendrez pas ! Où que vous alliez, nous vous suivrons partout. Ivan Andréïevitch a juré sur la Vierge de Kazan. Il nous appartient ! »
En passant à côté de lui, elle lui adressa la parole en russe et le pria de la suivre.
Il lui obéit immédiatement. Elle marchait sans se presser et avec un calme souverain. Le Tatare suivait à distance respectueuse.
Il vint et ôta son chapeau melon et écouta ce qu’elle avait à lui dire, les yeux à terre, en domestique de grande maison, bien stylé.
– Vous nous suivez depuis l’Italie, lui dit-elle, je vous connais ! Vous êtes l’ancien schwitzar de Khirkof. Vous êtes maintenant au service du général Rostopof. Vous nous gênez. Voici mille roubles pour que nous ne vous rencontrions plus jamais sur notre chemin ! Les acceptez-vous ?
Il secoua la tête.
Alors, Prisca pâlit et sortit son revolver.
– Tu ne voleras plus mon enfant ! s’écria-t-elle.
Et elle allait l’abattre quand l’autre se jeta à genoux, leva les mains dans un geste de supplication :
– Je vous jure, barinia, que je ne suis plus au service du prince général ! Le prince général m’a, au contraire, chassé de chez lui parce que je n’ai pas voulu voler le petit enfant de Son Altesse ! Je suis partout Son Altesse, dans l’espérance que Son Altesse voudra bien me prendre à son service !
Disant cela, le Tatare avait les yeux pleins de larmes.
Elle lui ordonna de se relever et l’amena à Pierre, qui fut stupéfait de la voir rentrer avec le Tatare.
Celui-ci se jeta de nouveau à genoux, réitéra ses supplications et ses offres de service.
Ce géant pleurait à fendre l’âme comme un enfant de six ans. Pierre l’interrogea longuement. Il était resté vingt-cinq ans chez les Khirkof jusqu’à la mort du vieux.
Alors le général Rostopof, l’oncle de Khirkof, l’avait pris chez lui ; tout cela paraissait exact. Il donna des détails sur les ordres qu’il avait reçus d’aller chercher l’enfant que devait lui remettre la servante. Voler le fils d’un Romanof ; il se serait plutôt fait couper les mains ! Il donnerait sa vie pour Ivan Andréïevitch ! « toute la Russie donnerait sa vie pour Ivan Andréïevitch ! »
Pierre connaissait cette race. Il le crut ou fit semblant de le croire :
– C’est bien ! Je te prends avec moi ! Tu ne sais pas écrire ?
– Non, monseigneur !
– Eh bien, je veux que tu ne saches plus parler. Plus un mot, jamais, à personne ! Tu es muet pour toujours !
Le Tatare acquiesça à ce programme avec une joie sacrée. Le jour même, il commençait son service.
– S’il dit vrai, nous ne pouvions trouver un plus discret serviteur, fit Pierre ; s’il ment, il vaut mieux qu’il soit avec nous, car il ne pourra échapper à notre surveillance. Mais, crois-moi, il ne ment pas ! Ils sont comme ça !