XX – LES NUITS AU PALAIS ALEXANDRA
Que faisait le grand-duc Ivan, pendant ces heures tragiques ? Retournons au palais Alexandra, à Tsarskoïe-Selo, et nous verrons que le drame qui se jouait là-bas ne le cède en rien à celui qui achève de se dérouler au couvent de la Petite Troïtza.
Dès le premier soir où nous avons vu Grap le ramener presque de force au palais, le jeune prince avait demandé à être reçu par l’empereur, mais celui-ci lui avait fait répondre qu’il ne pouvait le voir le soir même et qu’il eut à regagner son appartement.
C’était un ordre qui venait compléter la consigne dont Grap prétendait avoir assumé la charge. Ainsi, Ivan était prisonnier au palais ; c’était un fait contre lequel il ne se fût point révolté, après le peu de succès de son expédition à Petrograd, si sa confiance dans le chef de l’Okrana avait été absolue ; or, nous avons vu que les dernières réflexions d’Ivan n’étaient pas très favorables à Grap et que le grand-duc avait commencé de se demander s’il ne devait point suspecter sa bonne foi.
De même, la figure de la Kouliguine ne lui paraissait plus aussi nette que lorsqu’elle s’était dressée devant lui pour lui reprocher ses outrages et son ingratitude. L’association extraordinaire de ces deux personnages le laissait finalement dans un désarroi terrible, car, pendant qu’il se posait toutes ces questions et qu’il était réduit à l’impuissance, qu’est-ce que devenait Prisca ?
Et voici que l’empereur ne répondait point tout de suite à sa prière.
Il allait passer une nuit atroce. Dans son appartement, il marchait de long en large, ne pouvant se résoudre à se coucher, sachant qu’il lui serait impossible de fermer l’œil, et cependant, après une aussi cruelle aventure, il était écrasé de fatigue.
Il sonna un domestique et ce fut Zakhar qui se présenta.
– Que Son Altesse ne s’étonne point, lui dit ce singulier serviteur, si c’est moi qui prends son service : c’est par ordre de Sa Majesté.
– Oui, Sa Majesté veut être assurée que, cette fois, je respecte la consigne, Zakhar, et elle a compté sur toi pour me surveiller.
– Son Altesse sait bien qu’elle ne peut l’être mieux en effet que par moi-même. J’espère que Son Altesse n’a pas oublié la preuve que je lui ai donnée de mon entier dévouement ?
– Certes, non, Zakhar, et, comme je te l’ai promis, tu peux être assuré de ma reconnaissance.
– Monseigneur a vécu des moments bien tragiques ; Monseigneur m’excusera d’y faire allusion, mais mon dessein est de faire entendre à Monseigneur que Zakhar est toujours là et qu’il donnerait sa vie pour Monseigneur.
– Merci, Zakhar ! C’est encore une chose que je n’oublierai point.
– Heureusement que les temps sont changés, reprit le valet. Et je crois que Son Altesse n’a plus rien à redouter. Je sais que Sa Majesté a une très grande affection pour Son Altesse.
Depuis quelque temps, le jeune prince écoutait parler cet homme avec étonnement. Zakhar ne lui avait jamais été très sympathique. Tantôt, il le trouvait trop réservé et trop froid ; tantôt, il remarquait chez cet étrange domestique, un peu trop d’audace dans l’attitude ou le langage, et souvent il lui avait vu des allures mystérieuses. Ou il avait cru voir cela. Il ne s’en était point autrement préoccupé dans un milieu où tout est mystère.
Quelques mois auparavant, il avait cru l’estimer à sa propre valeur lorsqu’il lui avait donné quelques centaines de roubles pour le payer du service qu’il lui avait rendu en le sauvant de cette terrible affaire du grand palais.
Or, ce soir où la sensibilité d’Ivan avait été tout particulièrement aiguisée par les événements les plus cruels et par les tourments les plus douloureux, il lui semblait démêler dans les traits de ce visage de valet jusque-là si fermé un tressaillement nouveau, une vie nouvelle qu’il ne s’expliquait pas. Le regard n’était plus le même.
Enfin, la voix !… Il y avait dans la voix un certain tremblement, un accent qui touchait le grand-duc, même quand la phrase était banale ou servile.
Zakhar se rendit-il compte de l’impression qu’il produisait ? Toujours est-il que, saluant le grand-duc, il se retira rapidement après lui avoir apporté la carafe d’eau fraîche demandée.
Mais sur le seuil il fut arrêté par la voix de Son Altesse :
– Dis-moi, Zakhar, est-ce que la grande-duchesse, ma mère, est au palais ?…
– Non, monseigneur, le service de Son Altesse la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna ne commence que demain soir…
– Aussitôt que ma mère sera au palais, fais-le-moi savoir, Zakhar !
– Son Altesse peut compter sur moi !
Et il disparut.
« Drôle d’homme ! fit Ivan entre les dents ; est-ce parce qu’il m’a sauvé ? Voilà que je le trouve sympathique… Voilà que j’ai de la sympathie pour un domestique, moi ?… et pour celui-ci, que je ne pouvais pas voir, pas sentir, tant ses façons singulières me déplaisaient !… On a dit que c’était une créature de Raspoutine ! Pourquoi donc cet homme s’intéresserait-il à moi ?… Est-ce qu’on sait ?… On ne sait jamais rien, ici !… Ma mère me hait !… Et voilà un domestique qui m’aime, je le crois bien !… Eh ! que m’importe que l’on me déteste ou que l’on m’aime, si l’on ne me rend pas Prisca !… »
Il était tombé, accablé, dans un fauteuil. C’est là qu’il s’endormit.
Il eut des cauchemars atroces, traversés par la vision de Prisca, qui courait toujours les plus affreux dangers.
Quant à lui, on tentait de l’assassiner. Il se voyait dans sa chambre, couché dans son lit, au petit palais Alexandra, et, sur l’ordre de sa mère, qui voulait se débarrasser d’un fils qu’elle détestait, l’assassin poussait la porte, tout doucement, tout doucement.
L’assassin avait une clef spéciale de cette porte, qui lui avait été donnée par Nadiijda Mikhaëlovna.
Et maintenant, Ivan, toujours dans son cauchemar angoissé par le craquement de cette porte sur ses gonds, tournait la tête avec précaution et reconnaissait l’ombre qui s’avançait vers sa couche. L’ombre avait une lame aiguë dans la main…
Cette ombre abominable, c’était Zakhar !… oui ! oui : Zakhar lui-même !… celui-là qui lui faisait tant de protestations de dévouement jusqu’à la mort… eh bien ! il venait sournoisement dans sa chambre pour l’assassiner !…
Quelle horreur !… Ivan eût voulu fuir ! mais il lui était impossible de faire un mouvement !…
… Aucun mouvement !… ses membres auraient été attachés à son lit qu’il n’eût pas été plus impuissant…
Une sueur glacée inondait le grand-duc… ses cheveux se dressaient sur sa tête… et l’assassin levait le bras !… un bras qui s’allongeait ! s’allongeait !… s’allongeait jusqu’au plafond !… et qui, tout à coup, retombait…
C’est alors que le grand-duc poussait un cri déchirant, et Zakhar, qui avait peur, et qui n’avait pas eu tout à fait le temps d’accomplir son crime, s’enfuyait…
Oui ! avec la rapidité d’une ombre ! mais pas par la porte ! non !… par la muraille ! en face !…
Oui, il rentrait dans la muraille !… ou plutôt dans un placard creusé dans la muraille !…
Alors, Ivan pouvait remuer… il se jetait au bas de son lit, toujours dans son cauchemar, se précipitait vers le placard, l’ouvrait et ne trouvait personne dedans !…
Il soupirait et se réveillait tout à fait… tout tremblant d’un cauchemar pareil !…
– Je grelotte, dans ce fauteuil, fit Ivan tout haut… Dieu ! quel abominable rêve !…
Il se coucha, épuisé, se traînant avec des gestes lourds et légers à la fois… c’est-à-dire que ses membres lui paraissaient d’une légèreté incomparable, mais qu’il avait la plus grande difficulté à les remuer.
Cela continuait à tenir du rêve… À demi éveillé, à demi endormi… il se glissa dans sa couche… quelle horrible nuit !
Or, le cauchemar reprit de plus belle… cette fois, c’était la porte du placard qui s’ouvrait… et Zakhar (toujours Zakhar !) en sortait… avec les mêmes précautions que précédemment… et il avait toujours cette lame à la main…
Mais alors, au lieu de se diriger vers le lit, il retournait à la porte de la chambre directement, en marchant sur la pointe des pieds, et il refermait la porte tout doucement sans avoir essayé, cette fois, de tuer le grand-duc.
Quand Ivan sortit de son sommeil fiévreux, le lendemain matin, il était très sérieusement malade. Il voulut faire quelques pas, mais tourna sur lui-même. Il appela.
Ce fut Zakhar qui arriva encore et qui le recoucha : et il le fit si délicatement qu’Ivan ne put s’empêcher de sourire à ses fantômes de la nuit !
– Mon pauvre Zakhar, figure-toi que, cette nuit, j’ai rêvé que tu venais m’assassiner !
Zakhar regarda attentivement Son Altesse et ne répondit point.
– Cela ne te fait pas sourire, Zakhar ?
– Monseigneur n’a pas remarqué que je ne souriais jamais ?
– C’est vrai ! je ne t’ai jamais vu sourire ! Alors, jamais, jamais cela ne t’est arrivé de sourire ?
– En vérité, je ne m’en souviens pas !… Mais Monseigneur devrait être assez raisonnable pour prendre un long et parfait repos… je lui apporterai tout ce dont il peut avoir besoin !… proposa le fidèle Zakhar.
– Eh bien ! Et Sa Majesté ? Je veux voir Sa Majesté !…
– Je ne sais pas si Sa Majesté pourra recevoir Son Altesse aujourd’hui !… depuis hier, elle ne veut plus voir personne ! personne !…
– Mais moi ! moi ! elle me verra ! il faut quelle me voie !…
– Le comte Volgorouky lui-même, qui apportait les pièces à signer, a été chassé du cabinet !…
– Mon Dieu ! si je ne vois pas aujourd’hui l’empereur, je crois que je vais devenir fou ! gémit Ivan.
– Nous essaierons d’arranger cela ! exprima singulièrement Zakhar, effrayé du commencement de délire qui se montrait chez le grand-duc.
Chose surprenante, deux heures plus tard, Ivan, ayant accepté, sur les instances de Zakhar, de prendre quelque alimentation, se trouva tout à fait mieux.
Il se leva et descendit dans le parc. On était aux premières neiges. Il erra pendant des heures, abîmé dans ses tristes pensées, attendant une audience de la bonne volonté de Sa Majesté.
Quelques hauts personnages de la maison de l’empereur étaient venus le saluer ; il leur avait à peine adressé une vague parole de politesse.
Il avait écouté sans lui répondre le colonel Dobrouchkof, des Préobrajensky, qui lui avait fait connaître l’ordre de l’empereur le concernant, et le consignant au petit palais, jusqu’à nouvel ordre.
Le soir venu, la fièvre le reprit.
Il passa et repassa devant les fenêtres du cabinet de travail de l’empereur qui étaient éclairées.
Il ne comprenait rien à cette attitude nouvelle de Nicolas. Du reste, tous les visages qu’il rencontrait étaient sombres, préoccupés. Il remonta chez lui où il dîna seul, servi par Zakhar, qui, décidément, ne le quittait plus.
– Que se passe-t-il donc ? Tous les services paraissent bouleversés, au palais ? demanda-t-il encore au valet.
– Monseigneur, c’est exact ! mais je ne pourrais vous en dire la cause, et, du reste, tout le monde l’ignore…
– Tu m’as promis de me faire approcher de Sa Majesté, Zakhar, – je compte sur toi !… Si tu me manques de parole, j’entrerai de mon autorité pleine chez Sa Majesté. Ce ne sera pas la première fois ! Elle m’a déjà pardonné !…
– Ne recommencez point cet éclat, monseigneur, il pourrait être dangereux !… Du reste, continua Zakhar, à voix très basse, en se rapprochant encore du grand-duc, Sa Majesté ne travaillera pas ce soir dans son cabinet…
– Et où donc travaillera-t-elle ?…
– Dans le petit salon qui précède la salle du conseil !…
– Comment se fait-il ?…
– Personne n’en sait rien ! Son Altesse doit continuer à être aussi ignorante que tout le monde… c’est justement pour cela que Sa Majesté ne pourra s’étonner de trouver, ce soir, Son Altesse dans le petit salon au moment où elle y entrera !…
– Ah ! je comprends, Zakhar, merci, mon ami !…
– Que Votre Altesse comprenne tout à fait bien !… Zakhar ne doit avoir rien dit, il faut que la chose soit faite par hasard !… tout à fait par hasard !…
– Ou ! oui ! il en sera ainsi, sois-en assuré ! Tu as ma parole !… Décidément, je ferai ta fortune, Zakhar !…
– Monseigneur est trop bon ! Monseigneur ne sait pas ce que l’on peut faire faire à Zakhar pour de l’argent ! répondit le domestique avec un sourire d’une amertume si hautaine que le grand-duc en fut de nouveau troublé…
Il voulut lui poser des questions, mais Zakhar était déjà parti.
Il ne le revit plus que lorsque le moment fut venu pour Ivan de se rendre dans le petit salon précédant la chambre du conseil. Il y avait là quelques vieux livres abandonnés au fond d’une bibliothèque qui avait appartenu à l’impératrice Élisabeth. C’était un coin obscur, dans une partie du palais où personne ne se rendait jamais en temps ordinaire, surtout le soir.
Zakhar, par un chemin détourné, conduisit le grand-duc Ivan dans le petit salon, dont les deux fenêtres étaient hermétiquement closes et avaient leurs lourds rideaux tirés.
Une petite lampe électrique à abat-jour éclairait seule une table-bureau qui était poussée contre le mur. Autour de cette lueur légère, les ténèbres et le silence.
– Son Altesse voudra bien dire à Sa Majesté qu’elle a allumé la lampe elle-même. Son Altesse est venue prendre un livre dans la petite bibliothèque du salon !…
Zakhar disparut… quelques secondes après, il revenait avec le tsar, guidant Sa Majesté dans l’obscurité du corridor.
En pénétrant dans le petit salon, Nicolas aperçut une ombre étendue sur le canapé et fit brusquement un pas en arrière :
– Qui est là ? demanda-t-il, d’une voix rauque.
Zakhar s’était précipité comme pour préserver Sa Majesté d’un danger.
Le grand-duc Ivan était déjà debout :
– C’est moi, Votre Majesté !… j’étais venu chercher un livre…
– Ah ! c’est toi, Vanioucha !… reprit la voix très douce du tsar… eh bien ! reste !
– Oh ! batouchka !… batouchka !… moi qui voulais tant te voir ! te parler !…
Zakhar était déjà parti et avait refermé la porte.
L’empereur attira à lui le jeune prince et l’embrassa avec une grande tendresse :
– Ah ! mon pauvre enfant, toi aussi, tu es malheureux, mais tu es jeune… tu es si jeune !… tu as toute la vie ! toutes les espérances de la vie devant toi !… Tu ne régneras pas, toi !…
Ah ! tout ce qu’il y avait dans ces derniers mots : « Tu ne régneras pas, toi !… »
Nicolas avait mis dans ce gémissement toute la misère d’un homme qui commande à trois cents millions d’hommes et qui est tout seul sur la terre !…
– Si je n’avais pas régné, on m’aurait aimé, Vanioucha !… Et il n’y avait que cela de bon au monde : être aimé. C’est toi qui as raison, mon Vanioucha c’est toi !…
– Oh ! batouchka ! si tu savais comme un homme qui aime et qui est aimé peut être malheureux !…
– Oui, oui ! tu penses toujours à ta Prisca !…
– Hélas ? à qui penserais-je donc ?… Les deux jours demandés par Grap se sont écoulés et je suis toujours aussi ignorant du sort de Prisca que lorsque je suis venu me jeter à tes pieds, batouchka ! toi, mon seul espoir !
– Écoute, Ivan, tout est de ta faute encore : tu as agi comme un enfant, toujours ! Si je n’ai pas voulu te voir hier ni aujourd’hui, c’est que j’étais encore trop furieux contre toi !… Ce Grap n’est pas content de toi ! Il me le dit dans ses rapports !
« Tu t’es mis au travers de ses projets et tu as fait échouer son plan, et, en agissant ainsi, tu t’es desservi toi-même ! Voilà ce qu’il est bon que tu saches ! et il n’y a point d’autre raison à ma volonté de te tenir dans ce palais comme un prisonnier ! c’est pour ton bien ! calme-toi et prends patience !
– Oh ! soupira le pauvre Ivan, je prendrais patience si j’avais confiance en Grap !
– Tu n’as point confiance en lui ?…
– Non ! ni en lui ! ni en personne !…
– Hélas ! moi non plus !…
Encore un mot terrible qui les unissait dans leur malheur commun…
L’empereur et le jeune prince ne se dirent plus rien, pendant quelque temps, à la suite de ce mot-là…
Puis, Nicolas se leva avec un soupir et alla écouter à la porte… Il y avait un silence mortel autour d’eux…
– Entends-tu le pas de Zakhar qui veille ?…
– Je n’entends rien, fit Ivan.
– Moi, je l’entends !… J’entends tout !… Il le faut bien !… Je crois que je puis avoir confiance en cet homme-ci !…
– Oui, batouchka, Zakhar t’est fidèle, je le crois aussi.
– Il m’a donné des preuves extraordinaires de son dévouement, reprit l’empereur à voix basse, sans lui il serait certainement arrivé des malheurs terribles ici ! Un domestique ! N’avoir plus de foi que dans un domestique ! N’est-ce pas à pleurer, Vanioucha ? J’en suis réduit à me méfier de tous ceux même que j’ai comblés de mes faveurs. De ceux-là surtout, et je n’ai pas d’ami, pas un seul.
– Moi, batouchka, moi ! Je te l’ai déjà dit. Tu ne me crois donc pas ?
– Oui, toi ! mais toi, tu ne t’occupes que de ton amour, et tu as bien raison.
Le tsar s’effondra dans un fauteuil profond. Il n’était plus là qu’une petite, toute petite chose dans l’ombre, un misérable gémissement, une plainte désespérée, un soupir de terreur, car c’était cela qui dominait dans son lamentable état d’âme, ce soir-là : la peur !
– Écoute, Ivan, ils veulent me tuer. Qu’est-ce que je leur ai fait et à quoi cela leur servira-t-il, ma mort ?
« Je ne suis pas méchant, reprit-il, avec un soupir pitoyable. Je n’ai jamais été méchant. Au fond, je n’ai jamais gêné personne, moi ! J’ai toujours fait ce qu’on a voulu, et le mieux, pour que tout le monde soit content. Eh bien ! ils veulent me tuer. C’est abominable !
– Ça n’est pas possible, pas possible, batouchka. C’est la police. C’est ce Grap qui te fait croire cela pour se faire valoir.
– Non, ce n’est pas Grap. Tu ne sais pas. Tu ne te doutes pas. Ah ! on peut être brave et se dire : « J’en ai assez de la vie, je vais mourir » et se donner la mort. Cela n’a rien d’extraordinaire ni de particulièrement douloureux. Mais attendre la mort d’un autre, d’un autre que l’on ignore et qui viendra quand il voudra, et qui s’en vante, car il s’en vante. Il s’en vante de me donner la mort, quand il voudra, comme il voudra, à son heure. Ô Vanioucha, c’est cela qui sera terrible ! Je ne sais plus où aller pour être sûr de n’être pas mort dans cinq minutes !
L’extraordinaire enfantillage de cette terreur était plus propre que tout à émouvoir le jeune prince dans cette minute de désespoir commun.
Il était accouru vers le maître de toutes les Russies pour qu’il lui donnât son concours tout-puissant dans son pauvre petit drame personnel et voilà que le tsar se faisait plus petit que lui encore et c’était le tsar qui gémissait dans ses bras.
– Tu ne sais pas, ma petite âme chérie, que tout me délaisse, et que celle-là même qui était la moitié de ma pensée et de mon cœur ne me connaît plus. Apprends que je ne me suis confié qu’à toi. Apprends que toi seul tu m’as vu pleurer et trembler.
« Tiens, je vais te faire voir une chose qui est inimaginable ; une menace de mort que j’ai trouvée dans mon lit, une autre que j’ai trouvée sur mon bureau, une autre que j’ai trouvée devant les bogs. Ce sont des menaces écrites qui arrivent là sans qu’il soit possible de savoir comment. Tiens, les voilà, les voilà !
Et le malheureux Nikolouchka sortait de ses poches, où il les avait enfouis, ces chiffons de papier couverts de quelques lignes imprimées à la machine à écrire.
Elles disaient toutes la même chose :
« Tu vas mourir, songe à cela, tes jours sont comptés, tes heures mêmes… Tu vas payer, pour tous les crimes que l’on commet en ton nom ! »
– Lis, lis. Depuis deux jours, ces papiers me poursuivent partout, jusque dans mon lit. Je n’ose pousser une porte, entrer dans une pièce, m’asseoir à mon bureau. J’ai l’angoisse de trouver sous ma main, sous mon pied, ce sinistre avertissement.
– C’est affreux, murmura Ivan, en regardant les papiers avec horreur… Mais comment ?
– Ah ! comment ? Si je tourne les pages d’un livre, un papier s’en échappe, c’est la menace de mort ! C’est l’annonce du crime prochain ! Comment cela est-il possible ? Qui donc rôde autour de moi, avec un sourire ami, peut-être, et qui sème devant moi, derrière moi, une telle terreur pour moi ? Qui ? Qui ?
– Il faudrait savoir. Il faut savoir.
– Ah ! savoir !… savoir comment ? Je n’ose plus regarder mes gens et j’ai peur que mes gens voient que j’ai peur. Les premiers personnages de la cour sont peut-être les plus redoutables. Je n’ose les interroger… J’ai peur aussi que l’on se moque de moi avec ma peur. Je ne dis rien. Je fuis. Je passe mon temps à fuir tout le monde et à me fuir moi-même. C’est atroce !
– Oh ! batouchka, batouchka, faisait Ivan qui oubliait sa propre détresse devant cette prodigieuse « ruine » d’une majesté.
– Oui ! plains-moi. Cela me fait du bien. Je sens que tes larmes sont sincères. Tu es un pauvre petit malheureux, mais bien moins malheureux que moi. Ta mère te déteste, c’est certain, mais moi, j’ai le monde entier contre moi.
« Hélas ! Hélas ! reprit-il en dressant ses poings lamentables vers le ciel obscur, je suis trahi par tous. Et je suis obligé de les subir tous. Il y en a un qui est plus terrible que tous. Celui qui a voulu la guerre, qui me l’a faite et qui m’écrase. Et qui fait chez moi ce qu’il veut ! Comment ne ferait-il pas chez moi tout ce qu’il veut ? Moi-même, je dois toujours le subir. J’ai cru que cette guerre m’en débarrasserait et c’est cette guerre qui me livre à lui. Je me heurte à lui, partout où je vais, chez moi.
« Tu devines de qui je parle, Vanioucha ?
– Oui ! oui !
– Et quand, sur le buvard de mon bureau, je lis ces mots terribles : « Tu vas mourir ! » je me dis encore : « C’est peut-être lui ! » Et je me demande ce qu’il va me demander pour que je ne meure point !
« Mes généraux sont ses généraux. Mes ministres sont ses ministres. Sturmer, Soukhomlinoff, Protopopof, Raspoutine lui-même ont partie liée avec lui, contre moi. Je m’en rends compte maintenant.
« Que veux-tu que j’y fasse ? Si j’ai l’air de comprendre, on me dit ; « C’est pour te sauver ! » Si je ne veux pas comprendre, on me dit : « Tu seras sauvé, malgré toi ! » Si j’écoute Grap et ce qui me vient de la police secrète, je dois laisser agir la révolution, qui seule me sauvera de là, grâce aux excès que déclenchera une réaction triomphante.
« D’un autre côté, Raspoutine, Protopopof et les autres me signifient qu’il n’y a pas de réaction possible sans la paix et l’entente avec Berlin. Alors ? alors ? Ils me remettent dans les mains de l’Autre ! De mon cher frère devant Dieu ! Je sais ce que cela signifie. Et c’est peut-être parce que je ne marche pas assez vite dans la voie de Berlin, que tourbillonnent déjà autour de moi tous les oiseaux de la mort.
« Ah ! Vanioucha ! où donc trouverai-je un instant de repos ? Où reposer ma tête sans craindre à chaque instant l’attentat qui me guette ? J’en ai tant vu disparaître autour de moi des parents qui m’aimaient vraiment et qui n’ont plus été tout à coup que de la cendre, et des serviteurs qui me souriaient la veille encore et qui m’étaient dévoués… Eux aussi, ils avaient reçu des avertissements, et ils en riaient. Ils avaient tort. Tiens, Plehve ! Tu étais bien jeune, mais tu te le rappelles tout de même, Plehve. Il te faisait peur. Du reste, il faisait peur à tout le monde. C’est pour cela qu’il est mort. Il était brave, celui-là. La veille du jour où il a été mis en bouillie, je lui disais : « Méfiez-vous ! Gardez-vous ! » Et il me répondait : « Comment ne saurai-je pas me garder ? Moi qui suis chargé par Sa Majesté de garder l’empire ? »{2}
« Vanioucha, c’est une bombe nihiliste qui a tué Plehve, mais elle est partie d’ici.
« La mort ne quitte pas mes palais. Elle est toujours prête, toujours autour de moi, autour de nous. Nous le savons bien, nous, les Romanof, qu’elle a tour à tour servis et accablés. C’est une compagne dont nous nous sommes toujours méfiés. Ici, ou à Péterhof, à Petrograd comme à Moscou, à Pierre-et-Paul, au palais d’hiver comme au Kremlin !
« Vois-tu, les murs du Kremlin, ce sont encore ceux qui me font le plus peur, parce qu’ils ont été érigés par la peur.
« Il y a cependant des soirs comme celui-ci où je voudrais m’y trouver, parce que j’arriverais bien à m’y cacher, à trouver un trou secret pour me terrer. Il y a toujours un coin dans le Kremlin où se cacher, un escalier par où fuir, un mur dans lequel on peut entrer.
« Mais ici, c’est une datcha de campagne où le premier passant venu peut vous égorger en sautant par la fenêtre. J’ai peur des fenêtres, Vanioucha ! Oui, oui, des fenêtres. Je veux des barreaux à toutes les fenêtres. Tiens, soulève le rideau et regarde. J’ai fait mettre des barreaux derrière les volets. Il n’y a qu’ici où je sois à peu près tranquille. Mais personne ne se doute que je viens trembler ici. Tout le monde me croit dans mon cabinet, tout le monde, excepté Zakhar, Zakhar et toi, maintenant. Je suis entre vos mains… Qu’est-ce que cela ?
Dans le désordre de ses phrases précipitées, goûtant l’âpre et rare plaisir de se déchirer lui-même, d’étaler sa faiblesse et toute sa misère devant un homme de sa race, qui pouvait le comprendre, car celui-là souffrait de la même mystérieuse puissance obscure et tyrannique, l’autocrate, plus faible qu’un enfant privé de sa gniagnia, s’était affalé sur la table-bureau où des papiers traînaient.
Tout à coup, il avait dressé la tête, et ses yeux, agrandis par un effroi nouveau, fixaient une enveloppe sur laquelle on lisait cette inscription rouge qui semblait avoir été tracée avec du sang, « Pour Nikolouchka ! »
Alors, il trembla comme une feuille :
– Tu vois, tu vois, râla-t-il. Qui est-ce qui a pu apporter cela ici ? Qui savait que j’allais venir ? Je ne veux pas toucher à cela. Lis, toi, Vanioucha ! Lis et déchire, et ne me dis rien de ce que tu auras lu. Je ne veux pas savoir. Je ne veux pas savoir !
Ivan avança la main, se saisit de l’enveloppe, décacheta et lut :
« Sera-ce pour ce soir ? Sera-ce pour demain ? »
Ivan allait déchirer cet affreux message, mais le tsar se jeta sur sa main et il voulut lire à son tour.
– Ah ! ah ! c’est bien cela, soupira Nicolas, le terme approche. Il n’y a rien à faire. Je sens que le terme approche. Où aller ? Mon Dieu ! où aller ?
Et, sans plus s’occuper d’Ivan, obsédé par son unique pensée et son destin à lui, qui déjà l’étouffait et ne lui laissait plus le temps de s’apitoyer sur les autres, il alla à la porte, appela Zakhar et lui dit :
– Allons nous coucher et va me chercher le colonel Dobrouchkof, je ne veux pas qu’il me quitte de la nuit.
Ivan le vit s’éloigner, appuyé au bras de Zakhar comme un vieillard. Alors, le prince remonta chez lui.
Comme il passait dans le couloir sur lequel ouvrait l’appartement de la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna, il vit que celui-ci était éclairé. Sa mère devait être rentrée.
Il se fit annoncer.
Elle le reçut tout de suite. Elle était entre les mains de ses femmes, qui l’habillaient pour la nuit, et sa mine était tout à fait bonne. Elle accueillit son fils avec une joie affectée et ordonna qu’on les laissât seuls.
Aussitôt, le grand-duc, coupant court à toutes les formules de politesse, car ce qu’il venait de voir et d’entendre et sa détresse personnelle le mettaient en dehors de toute civilité princière ou autre :
– Madame, lui dit-il, ce que j’ai à vous dire est fort simple. On n’a pas retrouvé Prisca ! Quoi que vous ayez dit devant moi à Sa Majesté, je vous soupçonne d’être la cause de mon malheur. Un secret instinct me pousse à vous croire l’unique responsable de tout ce crime.
Ici, elle se récria. Il cria plus fort qu’elle. Et, encore une fois, elle eut peur, tant la rage amoureuse le rendait redoutable.
Il grinçait des dents. Il fermait les poings. Elle se rappela la scène de la datcha et fit simplement :
– Eh bien ! continuez. Je vous écoute.
– Vous protestez contre une telle accusation. Mais oubliez-vous vos menaces ? Après tout, vous n’avez peut-être pas eu le temps de les mettre à exécution. Écoutez bien. Je vais vous dire ceci : je vous souhaite de n’avoir point mis la main au rapt de Prisca, car si jamais je pouvais être sûr de votre infamie et de votre lâcheté, je vous jure que Prisca serait bien vengée. Vous pouvez vous en rapporter à moi, ma mère.
Il la fixait avec des yeux terribles.
Elle pâlit et ne répondit point.
Il se dirigea vers la porte et, sur le seuil, se retourna :
– Il est encore temps, dit-il, de me dire ce que vous savez, si vous savez quelque chose. Il est encore temps que nous redevenions amis.
Ceci fut dit d’une voix sourde, très bas et un peu honteusement.
Pour Prisca, il était prêt à tout, même à se montrer lâche.
Il attendit vainement encore une réponse. Alors il partit. Il rentra dans sa chambre, le front en feu, le cœur en délire ; il avala deux grands verres d’eau, coup sur coup.
Et, soit excès de désespoir, soit que toutes ses forces physiques et morales fussent à bout, il s’endormit presque aussitôt sur la couche où il venait de rouler en gémissant.
Or, il eut le même cauchemar que la veille. Comme la veille, il vit la porte de sa chambre s’ouvrir, l’ombre de Zakhar se glissa jusqu’à sa couche et se pencha sur lui comme pour le frapper, puis s’éloigna vers le placard, et disparut dans le mur qui faisait face à son lit.
Et aussi, il y eut le retour, le retour de Zakhar sortant du mur et regagnant la porte sur la pointe des pieds.
Comme la veille, il avait voulu s’agiter, appeler, mais n’était-il pas prisonnier de son cauchemar ?