XIX
LE PALO DE VACA ET LE JARA.
Peu de temps après que les aras furent entrés dans le garde-manger de la famille, Léona, qui était allée faire un tour du côté du lac, revint en criant :
– Oh ! Mère, quel gros cochon !
– Où cela, mignonne ? demanda Doña Isidora, déjà tourmentée par la crainte que l’enfant ne se fût risquée près de quelque animal dangereux.
– Là-bas dans l’eau, parmi les nénuphars.
– C’est le tapir, s’écria Léon. Caramba ! C’est notre scélérat de tapir.
Guapo était fort occupé à plumer ses oiseaux ; mais à ce mot de tapir, il se leva brusquement, faisant voler dans toutes les directions un nuage de plumes.
– Montrez-moi donc où, petite maîtresse, dit-il.
– Par ici, dans le lac, tout à fait sur le bord.
Guapo saisit sa gravatana et rampa dans la direction indiquée, suivi de Léon. Quand il fut près de l’eau, il s’arrêta et s’assura que l’enfant ne s’était pas trompée. Le tapir était bien là, occupé à se repaître et se croyant sans nul doute beaucoup plus à l’abri sur cette rive que sur l’autre.
L’Indien fit signe à son jeune maître de rester où il était et se rapprocha encore du lac en rampant ; quant à Léon, ne pouvant suivre le chasseur, il s’en dédommageait en ne perdant pas de vue le gibier, qui ne s’en doutait guère et continuait à manger avec la sécurité d’une bonne conscience ; tout à coup il s’interrompit.
– Sans doute, se dit Léon, il aura surpris un bruit qui lui paraît suspect.
Toutefois l’animal revint au nénuphar qu’il était en train de brouter ; mais son appétit semblait sensiblement diminué. Il paraissait avoir des distractions, quand soudain, à l’extrême surprise de Léon, ce gros corps oscilla quelques secondes, puis retomba en arrière avec un grand rejaillissement d’eau.
Le curare avait fait son effet ; le tapir était mort, et l’amour-propre de Guapo vengé.
Un long cri de joie proclama le triomphe de l’Indien, qui, un instant après ayant plongé pour repêcher sa victime, la saisit par la jambe et la traîna vers le rivage.
Chacun s’était assemblé pour contempler ce bizarre animal. On jeta des cordes à Guapo, qui l’attacha par les pieds, et les deux hommes, aidés de Léon, remorquèrent cette énorme carcasse jusqu’à la maison. Le tapir fut bien vite dépouillé, et son cuir mis en réserve pour en tirer de bonnes semelles de sandales et d’autres menus objets.
Au repas du soir, chacun goûta du bifteck de tapir, dont Guapo avait dit des merveilles, mais il resta seul de son avis. Toute la famille d’une voix unanime déclara cette viande sèche, coriace, en un mot, détestable, et lui préféra le salmis d’aras accommodé avec des oignons et du poivre rouge ; ce qui était plus de nature à flatter le palais de nos Spano-Américains.
La maison de bambous et de palmiers était maintenant tout à fait terminée et meublée grâce au travail de nuit de Don Pablo et de Guapo.
Je vous entends vous récrier : Comment travaillaient-ils la nuit sans lumière ?
Ils s’en étaient procuré.
L’un des plus grands et des plus beaux de tous les palmiers, le ceroxylon andicola, ou arbre à cire, se trouve à profusion au pied des Andes. La cire qui exsude de sa tige et qu’on recueille sans grand effort, fournit des bougies d’aussi bonne qualité que celles de cire d’abeilles ; et la preuve, c’est que les missionnaires en faisaient grand cas pour leurs cérémonies, où on l’employait sous forme de beaux cierges.
Il existe encore dans l’Amérique du Sud un autre palmier cérifère, appelé carnauba (copernicia cerifera). Dans celui-ci, la cire, d’un blanc pur et sans aucun mélange de résine, se trouve en dessous des feuilles en abondance considérable.
Du reste, quand même nos amis n’eussent pas eu à leur disposition ces deux palmiers si commodes, ils ne se fussent pas trouvés pour cela à court de luminaire ; car le fruit du patawa fournit à la pression une huile inodore d’une grande pureté, excellente à brûler.
Mais vous vous demandez, j’en suis sûr, comment nos proscrits se conservaient en bonne santé, privés de sel comme ils l’étaient et du seul aliment qui puisse se passer de sel : le lait.
La petite colonie n’était pas aussi complètement dépourvue que vous le pensez.
À peu de distance de sa demeure, s’élevait à une hauteur considérable le tronc droit et uni de l’arbol del leche (arbre à lait), ou mieux du palo de vaca (arbre-vache). Cet arbre est garni de larges feuilles oblongues et pointues, dont quelques-unes atteignent un pied de long. Il porte un fruit mangeable de la grosseur d’une pêche et renfermant un ou deux noyaux. Son bois est estimé, à cause de la beauté de son grain et de sa dureté.
Toutefois, c’est à sa sève qu’il doit la célébrité dont il jouit ; car ce n’est rien moins qu’un lait épais, crémeux et d’un goût savoureux. Bien des gens le préfèrent au lait de vache. Il est extrêmement nourrissant et a la propriété de faire beaucoup engraisser les personnes qui en font un usage suivi.
On le recueille, comme la sève de l’érable à sucre, au moyen d’une simple incision faite à l’écorce. C’est surtout au lever du soleil qu’il coule le plus abondamment, comme du reste c’est le cas pour la plupart des végétaux du même genre.
Bien des gens le boivent tel qu’il sort de l’arbre ; mais d’autres, le trouvant trop épais et trop gommeux, le coupent avec de l’eau et le passent. Dans le thé et le café il est excellent et remplace avantageusement la crème.
Si on le laisse trop longtemps à découvert, il se forme à la surface un coagulum épais, que les indigènes qualifient de fromage et savourent avec plaisir.
Une autre qualité de cette sève extraordinaire, c’est que sans aucune préparation, dans son état naturel, elle remplace la meilleure colle forte et s’emploie dans tous les travaux d’ébénisterie. Sous ce dernier rapport, son usage avait rendu à Don Pablo et à son collaborateur dévoué les plus grands services pour confectionner leurs meubles et autres objets.
Quant au sel, tant qu’il leur avait manqué, Don Pablo et sa famille eussent, pour s’en procurer, donné bien volontiers tout ce qu’ils possédaient de superflu, tel que sucre, café, banane, cacao, et jusqu’à la cassave dont ils tiraient leur pain.
C’est qu’on ne se fait pas l’idée de ce qu’est le manque de cet ingrédient qui n’acquiert sa véritable valeur que quand on en est dépourvu. Car ce n’est pas seulement un besoin, c’est une nécessité impérieuse, et sa privation est une souffrance cruelle. Les animaux sauvages entreprennent des trajets d’une longueur considérable pour se rendre aux salines naturelles qu’on rencontre de loin en loin sur le sol américain.
Nos proscrits soupiraient après le sel. Ils le cherchaient partout, et avaient espéré le remplacer par quelques espèces d’aji ou capsicum qui croissaient aux environs et dont ils épiçaient fortement chacun de leurs plats ; mais ils avaient beau faire, ce n’était pas du sel, et rien ne pouvait le remplacer.
C’est alors qu’ils apprécièrent les connaissances pratiques de leur ami Guapo.
Celui-ci savait que le fruit d’un certain palmier peut être converti en sel, mais il ignorait si ce palmier existait dans cette région.
Voyant son maître si préoccupé à ce sujet, Guapo partit un beau jour de grand matin et s’en fut à la recherche de ce palmier. La chance, secondant sa bonne volonté, le favorisa. Il aperçut au bord d’un marécage, les racines á moitié dans l’eau, un petit palmier de dix à douze centimètres de diamètre et de sept à dix mètres de haut. C’était le jara, du genre leopoldinia. Sa cime se terminait en pointe et s’élevait de plusieurs pieds au-dessus d’un panache de feuilles pennées.
Ce furent ses fruits qui attirèrent l’attention de Guapo ; ils étaient de la grosseur d’une pêche, mais de forme ovale légèrement aplatie et d’une teinte d’un vert jaunâtre. Ils croissaient en grappes épaisses suspendues au-dessous des feuilles. L’Indien eut bientôt grimpé jusque-là, car le stipe du jara est lisse et facile à escalader. Il détacha les fruits, qu’il jeta au pied de l’arbre, et ne tarda pas à en avoir un sac bien garni.
Quand il arriva, tout le monde se demanda ce qu’il voulait faire de ces fruits d’une amertume insupportable, que les enfants avaient bien vite laissés de côté. Toujours impassible et muet, Guapo alluma un grand feu dans une espèce de four, où il plaça les fruits ; quand ces derniers furent complètement incinérés, il se trouva, à la grande joie et à la surprise de tous, que leurs cendres blanches comme de la farine avaient le goût du sel. Certes ce n’était pas du sel parfait, mais cela remplissait le but et faisait cesser une souffrance.
C’était beaucoup, c’était assez !