XI
RENCONTRE AU-DESSUS DE L’ABIME.
Cette nuit-là, en dépit de leur extrême lassitude, nos voyageurs durent camper au fond d’une étroite ravine traversée par un torrent. Ils trouvèrent juste assez de place pour s’étendre sur le roc nu. Mais c’était déjà quelque chose de pouvoir s’étendre, et ils ne se plaignirent pas. Les animaux durent se contenter pour souper des feuilles succulentes, mais épineuses, du cactus opuntia, ou des longues feuilles fibreuses de l’agave ; mais ils étaient encore plus fortunés que nos voyageurs, qui avaient épuisé leurs provisions d’ocas et de macas. La chair de vigogne était la seule chose qu’il leur restât à manger ; et sans pain ni légumes, cela composait un maigre repas. Don Pablo cherchait vainement autour de lui s’il n’apercevrait pas une plante quelconque dont on pût tirer un parti comestible ; mais toute sa science de naturaliste ne l’amena à aucun résultat satisfaisant.
Heureusement Guapo était là, Guapo dont l’expérience valait bien toutes les théories du monde.
Guapo, devinant ce que son maître désirait, alla cueillir un pied de maguey sauvage (agave), dont le cœur charnu, en forme d’œuf, et la partie supérieure des racines constituent une nourriture excellente, surtout si on le cuit avec de la viande.
Cette plante croît en abondance dans les endroits les plus stériles, et l’on peut dire avec vérité que c’est le trésor du désert. Ses feuilles longues et épaisses donnent, quand on les ouvre, un liquide frais et abondant qui a maintes fois sauvé la vie à des voyageurs altérés.
Dans les hautes plaines du Mexique septentrional, les tribus nomades des Apaches, des Navajoes et des Comanches, en font une grande consommation. Ils la font cuire avec de la viande de cheval, dans des trous creusés dans la terre et remplis de pierres surchauffées.
Une des tribus des Apaches fait si exclusivement sa nourriture de cet aloès sauvage, qu’ils ont reçu le surnom de Mezcaleros, mangeur de mezcal, ce dernier nom étant celui du maguey dans leur langue.
Cette plante sauvage est presque la seule qui se rencontre dans maintes parties des Andes, dont le sol est stérile ; elle semble avoir été donnée au désert par la prévoyante nature, afin qu’en tous lieux l’homme puisse trouver de quoi subsister.
Guapo fournit donc au souper une addition fort appréciée ; et encore une fois nos amis fermèrent leurs yeux en murmurant une prière d’actions de grâces.
Le lendemain, nos voyageurs, après avoir fait deux ou trois kilomètres, gravissaient la montagne sur une de ces rampes étroites dont nous avons parlé. Ils étaient à plusieurs centaines de mètres au-dessus d’un torrent qui roulait au fond d’un vallon sombre. À leur droite, s’élevait à pic la muraille de porphyre, sombre, menaçante et abrupte.
Le sentier se rétrécissait parfois au point que deux montures n’eussent pu y passer de front, et que leurs regards plongeaient forcément dans le précipice vertigineux dont ils auraient aimé à détourner leurs pensées. Ces terribles passes ont quelquefois plus de cent mètres de longueur, et tournent au flanc de la montagne de telle manière, qu’il est rare d’y rencontrer un ou deux tournants.
Dans les routes fréquentées où de semblables défilés se rencontrent, il est d’usage de crier plusieurs fois avant de s’y engager, afin de donner le temps d’obtenir une réponse de ceux qui pourraient venir en sens inverse.
Quelquefois cette précaution est omise, et deux files de mulets ou de lamas se rencontrent en sens inverse sur cette voie impraticable ; alors malheur aux infortunés conducteurs ! Une scène terrible s’engage sur cet étroit théâtre. Toutes les bêtes de somme doivent être déchargées et reconduites à reculons vers l’ouverture de la rampe, afin d’attendre que le passage puisse leur être livré, ce qui n’arrive pas sans entraîner parfois les plus redoutables conséquences.
Au moment dont je parle, la mule qui portait Dona Isidora et sa fille marchait en tête, suivie du cheval de Léon et des deux lamas à la file. Guapo et Don Pablo venaient ensuite, fermant la marche.
Le torrent mugissait au-dessous d’eux avec un bruit lugubre. Le vertige s’emparait de tous nos voyageurs et les forçait à fermer les yeux en recommandant leur âme à Dieu, à l’exception de l’Indien, pour qui le danger n’existait pas, pour ainsi dire, tant il y était accoutumé.
La petite troupe était arrivée au point culminant de la route, et précisément à un angle du rocher qui cachait l’extrémité de la rampe. Tout à coup la mule s’arrêta en donnant de telles marques d’épouvante, que Dona Isidora et Léona laissèrent échapper un cri d’effroi.
Naturellement tout le monde dut s’arrêter derrière la malheureuse mule que la peur secouait. Don Pablo s’informait avec anxiété de la cause de cet arrêt, et personne ne pouvait lui répondre, ce qui ajoutait à son inquiétude. Toutefois l’incertitude cessa bientôt.
De l’autre côté du rocher apparaissait la tête d’un taureau sauvage, et bientôt les deux cornes d’un second qui le suivait. Combien y en avait-il comme cela ? Déjà la vapeur fumante qui se dégageait des naseaux de l’animal farouche se mêlait à l’haleine entrecoupée qui sortait de la bouche de la pauvre mule. Celle-ci, comprenant l’imminence du péril, s’était affermie au bord du précipice ; mais qu’eût été sa force contre celle de son terrible adversaire, si aucune main secourable ne fût intervenue pour la délivrer ?
Au milieu des cris de terreur des enfants et des animaux, une voix s’éleva, qui domina le tumulte. C’était celle de Guapo criant :
– Maître, vos pistolets ; vite vos pistolets !
Plus rapide que la pensée, un corps souple se glissa entre les jambes des lamas et du cheval, et se redressa devant la mule : c’était Guapo.
Le taureau, irrité par l’obstacle qui s’opposait à son passage, avait baissé la tête, et, les cornes en avant, les yeux lançant des éclairs, une écume de rage coulant de sa bouche enflammée, se préparait à charger ; mais une détonation se fit entendre, ensuite un piétinement, et comme un bruit de lutte cachée par la fumée de la poudre, puis un choc sourd comme celui d’un corps pesant qui tombe dans le vide.
À peine le nuage du premier coup de feu était-il dissipé, qu’une seconde détonation retentissait, suivie des mêmes piétinements convulsifs et du bruit très distinct d’un second corps roulant au fond du précipice.
Quand la fumée se dissipa enfin, il n’y avait plus de taureau en vue.
Mais Guapo avait déjà tourné la saillie de roc et inspecté l’autre extrémité de la rampe, pour s’assurer que les deux intrus n’étaient suivis d’aucun autre, et il revenait déjà triomphant et joyeux, disant :
– C’est fini, maître, vous pouvez avancer ; la voie est libre.