Pendant tout l’été, Don Pablo, Guapo et Léon s’occupèrent exclusivement de leurs cinchonas.
Pendant la semaine, alors que les autres membres de la famille étaient à leur chantier, Doña Isidora et sa petite fille ne restaient pas oisives à la maison.
Tout leur temps n’était pas absorbé par les soins du ménage, et elles s’étaient créées une industrie qui promettait presque d’aussi beaux résultats que celle des cascarilleros.
C’était la préparation de la vanille.
Quelques jours après leur arrivée, Don Pablo, en explorant le bois qui entourait la partie défrichée constituant le verger, y découvrit une plante grimpante dont les festons couraient d’arbre en arbre sur une certaine étendue. C’était une plante qui ressemblait au lierre et était couverte de fleurs d’un jaune verdâtre mêlé de blanc.
Don Pablo n’eut pas de peine à reconnaître cette liane : c’était celle qui produit la plus fine qualité de vanille, désignée en France par le nom de vanille leg ou légitime, à cause de la saveur de son parfum. Comme il s’en trouvait à chaque arbre plusieurs pieds sans mélange aucun d’autres parasites, le naturaliste en conclut qu’ils avaient été plantés par le missionnaire, qui était évidemment au courant de la manière dont se cultive la vanille.
À mesure que l’été avançait, les fleurs de la plante disparaissaient pour faire place à des gousses de près d’un pied de long et à peine plus grosses qu’un tube de plume de cygne. Ces gousses, un peu aplaties, fanées et ridées, contenaient une substance pulpeuse entourant une multitude innombrable de semences brillantes et noirâtres aussi petites que des grains de sable. Voilà ce qui constitue la fameuse vanille tant prisée, tant recherchée, qu’elle atteint quelquefois le prix de 500 fr. le kilo.
La tâche de Doña Isidora et de sa fille était de mettre ces gousses en état d’être conservées et livrées au commerce.
Elles les cueillaient d’abord avant qu’elles fussent tout à fait mûres ; puis elles les enfilaient par le bout qui se rapproche de la tige et les plongeaient un instant dans l’eau bouillante. Cela leur faisait prendre une teinte blanchâtre. Pour les sécher, on suspendait ces chapelets d’un nouveau genre d’arbre en arbre, de manière à bien les exposer à la chaleur du soleil.
Le lendemain, du bout d’une plume on enduisait légèrement chaque gousse d’une couche huileuse, puis on les enveloppait du duvet cotonneux du bombax ceiba, préalablement huilé pour empêcher les valves de s’ouvrir.
Après quelques jours, le fil devait être retiré pour être passé à l’autre bout des gousses, afin que, suspendues en sens inverse, elles pussent dégager le liquide visqueux qui se trouve près de la tige ; et pour hâter ce dégagement, il fallait même les presser délicatement entre les doigts.
Elles séchaient enfin, se ridaient, et, perdant la moitié de leur dimension primitive, devenaient d’un brun rougeâtre. On leur redonnait alors une nouvelle couche d’huile aussi légère que la première, et il ne restait plus qu’à les ranger dans de petites caisses que l’on faisait le soir avec une certaine feuille de palmier.
C’est ainsi que la grande dame exilée occupait ses loisirs et ceux de sa fille. Avant la fin de l’été, elles avaient pour leur bonne part contribué à ajouter aux richesses que la famille du proscrit entrevoyait dans un avenir prochain.
Bien que leurs occupations sédentaires ne leur permissent guère de s’éloigner de la maison, elles n’étaient pas sans avoir aussi leurs aventures.
Un jour que Léona, assise devant la porte, enfilait ses fruits de vanille sur une longue fibre de palmier, et que sa mère rangeait à l’intérieur quelques caisses prêtes à être mises de côté, la fillette, dont le regard errait quelquefois loin de son ouvrage, s’écria tout à coup :
– Mère, mère, viens donc voir le beau chat !
Cette exclamation causa une vive inquiétude à Doña Isidora, qui pensa tout de suite que l’enfant avait pris quelque fauve de l’ordre des félins pour un chat. Si ça allait être un jaguar !
Elle accourut près de sa fille et aperçut de l’autre côté de la rivière l’objet de son admiration.
C’était un animal tacheté, beaucoup plus gros qu’un chat, mais néanmoins plus petit que le jaguar. Le fauve, arrêté au bord du torrent, semblait venu là pour se désaltérer, et Doña Isidora se berçait déjà de l’espoir que l’animal allait rebrousser chemin et rentrer dans sa solitude, quand, à son grand effroi, elle le vit plonger, traverser la rivière à la nage, et d’un bond vigoureux aborder sur leur rive. Terrifiée, elle attira l’enfant dans la maison, ferma la porte et la barricada de son mieux. Mais que pouvaient ses faibles efforts pour la protéger contre un jaguar ? Un tel animal renverserait bientôt le frêle obstacle qu’elle lui opposait.
– Mon Dieu ! se dit-elle, nous sommes perdues ! Ayez pitié de nous !
Mais c’était une femme énergique ; elle ne perdit pas la tête un instant ; elle voulait sauver la vie de sa fille ou vendre chèrement la sienne.
– Une arme ! s’écria-t-elle.
Ses yeux se posèrent sur les pistolets de son mari accrochés à la muraille ; elle les savait chargés, elle se plaça de manière à voir à travers les interstices que présentait la muraille de bambous.
Assez calme pour son âge, la petite Léona se tenait auprès de sa mère, bien fâchée de ne pouvoir rien faire pour la seconder.
En quelques bonds, l’animal était arrivé sous le porche, où il fit halte pour chercher à s’orienter.
Doña Isidora le voyait très distinctement ; elle était bien placée pour tirer dessus ; mais elle ne voulait pas être la première à engager la lutte. Elle avait toujours l’espoir que le fauve, quel qu’il fût, une fois sa curiosité satisfaite, passerait outre, sans se douter qu’une proie fût si proche. Aussi la mère et la fille retenaient-elles leur souffle pour que rien ne trahît leur présence.
Mais cet espoir fut déçu.
L’animal faisait peur à voir. Ses yeux de tigre et ses dents blanches, qu’il découvrait parfois par la contraction de sa lèvre frémissante, n’avaient rien de rassurant. Heureusement il n’était pas de forte taille. Il se mit à faire le tour de la maison, regardant les bambous comme pour y découvrir une entrée. De l’intérieur, Doña Isidora le suivait dans sa tournée, toujours prête à faire feu au premier mouvement qu’il ferait pour s’élancer sur la muraille.
Quand il fut sur le côté opposé de la maison, il aperçut la mule attachée à l’ombre d’un arbre. À cette vue, la bête féroce, fort intriguée, s’en approcha avec une curiosité évidente. Mais elle s’en approcha sournoisement par derrière et se plaça de telle façon, que si elle eût sollicité l’honneur d’une ruade, elle n’aurait pu s’y prendre mieux.
La mule, terrifiée de ce voisinage, sut néanmoins tirer parti de cette situation exceptionnelle. Ses deux jambes de derrière se levèrent en même temps et, plus rapides que la pensée, envoyèrent le fauve rouler à dix pas.
Quand il eut repris son équilibre, l’animal ne demanda pas son reste, et Doña Isidora eut la satisfaction de le voir décamper comme s’il eût eu le diable à ses trousses, et disparaître sur l’autre rive, à l’ombre du bois de palmiers.
La courageuse femme, bien reconnaissante du dénouement de l’aventure, courut avec sa fille porter à la mule, cause inconsciente de leur délivrance, une bonne mesure de noix de murumuru, qu’elles accompagnèrent des plus tendres caresses.
On juge de l’impatience avec laquelle elles attendirent le retour de Don Pablo. À la description qui lui fut faite du fauve, ce dernier ne fut point d’avis, et Guapo non plus, que l’agresseur fût un jaguar ; d’autant plus que ce féroce animal, bien loin de se laisser effaroucher par la mule, en aurait bientôt eu raison et l’aurait entraînée avec lui dans les bois, s’il n’avait pas forcé la maison et fait bien pis encore.
On en conclut que ce devait être un ocelot, dont la robe est marquée, comme celle du jaguar, de taches en rosettes ayant une certaine analogie avec des yeux.
L’ocelot n’est pas le seul animal du genre félin que l’on rencontre dans la montana. Il y en a de tachetés comme le léopard, de rayés comme le tigre, et d’autres d’une couleur uniforme. Ce sont tous des bêtes de proie ; mais aucun, à l’exception du puma et du jaguar, n’attaque l’homme, quoique tous soient susceptibles d’une résistance désespérée, s’ils se voient attaqués par lui.