XV
 
LE BOIS DE PALMIERS.

 

De l’autre côté de la rivière croissaient une grande quantité de palmiers, tandis qu’aucun ne se trouvait à portée de l’emplacement fixé pour la future habitation.

Ceci ne faisait pas le compte de Guapo, ces arbres étant ceux qui conviennent le mieux à une construction légère dans ces chaudes régions. Mais comment se les procurer ? Telle était la grande préoccupation de nos amis.

Le torrent acquérait des proportions considérables dans cette vallée, dont le plan était si parfaitement uni. Certes, Guapo nageait comme un poisson ; mais en revanche Don Pablo ne nageait pas du tout, et Léon, jusqu’alors petit citadin, fort peu et fort mal. Or, Guapo ne pouvait lui tout seul amener les palmiers sur le terrain.

Après maintes recherches pour trouver un gué qui n’existait pas, on ne reconnut qu’un seul point où le torrent se rétrécissait assez pour qu’on pût y jeter une passerelle. C’était l’endroit où il rentrait dans son lit de rochers entre deux rives fort escarpées. Une bonne longue planche eût joliment fait l’affaire ; mais, hélas ! On n’en avait pas.

Sur l’autre bord s’élevait un ceiba magnifique. Après mûr examen, on conclut qu’il fallait l’abattre de manière à ce qu’il tombât sur le torrent pour en rejoindre les deux rives.

Guapo fixa sa cognée sur son épaule, et, plongeant dans la rivière, il fut bientôt sur l’autre bord, où il s’attaqua à l’arbre avec une telle vigueur, qu’en quelques minutes Don Pablo vit une entaille énorme se détacher sur la masse sombre du tronc, dans la direction où on voulait – le faire tomber, l’Indien étant aussi expert en cette matière que les castors.

En moins d’une demi-heure l’arbre commença à s’incliner légèrement. Don Pablo jeta alors un lasso à Guapo, qui le noua aux branches élevées, puis, à l’aide d’une pierre, le lui renvoya aussitôt. De nouveaux coups de hache retentirent, et l’arbre, tombant avec fracas, vint appuyer sa cime sur la rive où se trouvait Don Pablo, qui l’avait dirigé dans sa chute. Le pont était établi.

Après tout ce n’était pas une petite affaire que d’en gagner l’extrémité. Le tronc cylindrique, pas facile à assujettir, n’était rien moins que commode ; et eût-il été remplacé par une surface plane, que la grande profondeur de l’eau était plus que suffisante pour ébranler les nerfs les plus solides.

Tous cependant s’y aventurèrent avec un succès digne de leur courage et se trouvèrent bientôt sains et saufs dans le bois de palmiers. Inutile de dire que nous ne parlons que de la partie masculine de la petite communauté. Doña Isidora et sa fille étaient restées à râper des racines de juca pour préparer de la cassave, dont elles voulaient faire du pain.

Don Pablo fut tout d’abord frappé de la variété de palmiers dont se composait le petit bois ; plus de douze espèces s’y trouvaient réunies : chose anormale, si on ne l’explique pas par l’hypothèse d’une plantation faite jadis par le digne missionnaire auquel les proscrits étaient déjà redevables du jardin.

En tout cas, dominicain, franciscain ou jésuite, le saint homme était avant tout un habile horticulteur. Qu’il eût ou non converti beaucoup d’Indiens à la foi qu’il professait, peu importe ; ce dont on avait la preuve, c’est qu’il avait du moins pensé autant à leur bien-être dans ce monde qu’à leur salut dans l’autre ; car il n’existait guère de plantes ou d’arbres utiles pouvant s’acclimater dans la région qu’il n’eût réunis dans ce coin de terre.

Telles étaient les réflexions de Don Pablo en pénétrant dans le bois.

– Quelle admirable variété ! s’écria-t-il enfin en s’adressant à Guapo. Vois donc, on trouve ici les plus belles espèces disséminées dans tout le bassin de l’Amazone. Il a fallu au digne religieux bien du temps et des peines pour réunir ainsi des palmiers qui ne se rencontraient pas dans les mêmes lieux.

Il ne faudrait pas croire toutefois que le bois en question groupât réellement toutes les espèces connues. C’eût été difficile ; car on n’en compte pas moins de six cents décrites et réparties dans les diverses régions du globe ; et il est probable qu’on pourrait, sans crainte de se tromper de beaucoup, doubler cette évaluation, vu que chaque exploration nouvelle amène la découverte d’un certain nombre de ces arbres utiles.

Chose étrange ! Certains palmiers sont absolument confinés au district où on les rencontre pour la première fois, et l’on peut parcourir le pays tout entier sans en retrouver un nouveau bosquet. Une petite rivière suffit souvent pour délimiter le point où telle espèce s’arrête. On a vu une rive ombragée par des palmiers splendides et de belle venue, tandis que sur l’autre rive il n’en existait pas un seul.

Des six cents espèces connues, dont les plus répandues sont le cocotier, le dattier, le palmier sagou, le chou-palmiste, la moitié appartient à l’ancien monde et le reste à l’Amérique, avec cette particularité qu’on les rencontre dans cette dernière sur le continent, tandis que dans l’hémisphère oriental on les trouve pour le plus grand nombre dans les îles.

On ne saurait se faire une juste idée de l’utilité de ces arbres ; non seulement ils sont d’une grande beauté, mais encore presque toutes les espèces fournissent à l’humanité des produits dont elle se sert soit pour sa nourriture, soit pour tels de ses autres besoins. On pourrait même citer des nations entières qui vivent à peu près exclusivement de la sève ou des fruits de certains palmiers.

Vous avez sans doute entendu parler de l’huile de palme qui était utilisée pour la fabrication du savon. On découvrit, il y a quelques années, que cette huile égalait le blanc de baleine et même la cire pour la confection des bougies. Il en est résulté un développement considérable dans le commerce qu’on fait de ces articles sur la côte occidentale du continent africain ; et les princes indigènes, trouvant ce trafic bien plus profitable que la vente de leurs sujets, ont en beaucoup d’endroits renoncé à cet abominable négoce, pour consacrer des bras à la production de l’huile de palme.

Qui n’eût jamais dit que l’arbre qui nous occupe ferait plus pour résoudre cette question de la traite des nègres que les efforts combinés de la diplomatie et de la philanthropie des gouvernements ?