Ce fut l’alarme la plus vive que nos amis eussent eue à subir depuis les jours de leur proscription, et néanmoins ils se félicitaient que la méprise de Léon eût amené cette crise qui les débarrassait d’un si terrible voisinage.
On s’occupa ensuite du sort des petits jaguars. Après la terrible expérience du matin, personne, pas même Léon, ne fut d’avis d’essayer de les apprivoiser. Cela eût pu devenir un métier de dupes, et il fut décidé qu’on ne s’y risquerait pas.
Toutefois, comme ils étaient très jeunes et eussent péri de misère, peut-être aussi parce qu’ils convoitaient leur peau, l’Indien, une fois pansé, se jeta à la nage pour aller les chercher, afin qu’ils ne devinssent pas la proie d’autres fauves. Et après les avoir étranglés, il les rapporta sur son épaule comme objets de curiosité.
Peu de temps après, la famille s’augmenta d’un charmant petit favori qui avait été capturé dans les bois par Léon et Guapo, se rendant à leur travail. C’était une jolie petite créature, un vrai saïmiri ou singe connu sous le nom de titi. Sa fourrure soyeuse était d’un beau vert olive, et ses grands yeux exprimaient tour à tour la crainte et la joie, en s’emplissant de larmes, ou en rayonnant de satisfaction comme ceux d’un enfant.
Durant tout l’été, nos cascarilleros continuèrent leur travail avec une véritable activité d’abeilles. La proximité des cinchonas les favorisait beaucoup ; aussi avaient-ils accumulé des quantités prodigieuses d’écorce, quand arriva la saison des pluies.
Bien que cette vie retirée ne fût point sans attraits avec ses alternatives de plaisirs et d’émotions, elle commençait à peser à Don Pablo et à sa femme.
Le colon qui s’y est longtemps préparé d’avance par la pensée peut et doit s’y habituer à la longue ; mais Don Pablo n’était ni amateur ni colon. Sa vie actuelle, il l’avait acceptée, subie, mais non choisie, et il n’aspirait qu’au moment d’en changer. Sans la circonstance toute fortuite qui lui avait permis de rencontrer les cinchonas, et avec eux l’occasion de se refaire une fortune rapide, il n’eût jamais songé à s’arrêter dans la montana une heure de plus qu’il n’était strictement nécessaire.
Ses tendances, ses habitudes, ses goûts, tout l’éloignait de cette existence sauvage ; aussi la première année ne s’était point écoulée, qu’il soupirait ardemment après la vie civilisée ; et ce n’était pas seulement le désir de rentrer dans le monde des vivants qui le poussait, ainsi que sa femme, à quitter la montana, c’étaient les dangers continuels auxquels leur vie et celle de leurs enfants étaient exposées ; car jaguars, pumas, reptiles, tout semblait ligué contre eux. Il n’y avait pas jusqu’à l’homme qui ne pût à tout moment surgir et leur constituer un nouveau péril.
On n’avait pas, il est vrai, rencontré encore de traces suspectes ; mais cela n’avait rien d’étrange, car deux tribus rivales peuvent quelquefois demeurer des années dans le voisinage l’une de l’autre sans en avoir le moindre soupçon, tant sont impénétrables les fourrés qui composent la montana.
Aussi, nous l’avons dit, Don Pablo et Doña Isidora étaient dans une inquiétude perpétuelle, et ce qui-vive permanent eût suffi à lui seul pour les faire soupirer après une existence plus paisible.
Après de sérieuses délibérations, ils résolurent donc de ne pas prolonger leur séjour au delà des premiers beaux jours du printemps. Ils revinrent à leur projet primitif, qui avait été de construire un radeau ou balza et de s’abandonner au courant de la grande rivière qui, selon toute probabilité, allait se jeter dans le fleuve des Amazones.
Guapo n’en avait jamais descendu ni remonté le cours et avait d’abord hésité à se prononcer ; mais, après en avoir examiné les eaux, mille souvenirs de jeunesse lui revinrent, et il se rappela ce qu’il avait entendu raconter aux Indiens de sa tribu à leur sujet. Sa conviction était faite ; il affirma que c’était bien la rivière qui, sous le nom de Punis, va se jeter dans l’Amazone, entre l’embouchure de la Madeira et celle du Coary.
Il fut donc convenu que ce serait sur ce cours d’eau qu’ils s’embarqueraient d’ici à quelques mois, et cette seule idée les remplissait de joie. Mais pendant cette dernière période, que l’attente devait faire paraître si longue, ils trouvèrent le moyen de s’occuper si utilement, que le temps s’écoula sans qu’ils s’en aperçussent.
Bien que ce ne fût plus la saison de recueillir leurs précieuses écorces, ils avaient trouvé une nouvelle source de richesses.
Au milieu d’un réseau de lianes de toutes espèces, Don Pablo remarqua le smilax officinalis, plante grimpante qui donne la salsepareille. Il en analysa quelques racines et les reconnut pour appartenir à l’espèce la plus estimée. De même que pour le quinquina, il existe plusieurs sortes de salsepareille qui fournissent des qualités diverses.
Le smilax qui nous occupe est une plante grimpante qui émet des quantités de racines longues et ridées ayant à peu près la grosseur d’une plume d’oie.
La récolte de la salsepareille n’est ni difficile ni coûteuse. Il suffit de creuser la terre pour en extraire ces racines, que l’on fait sécher, puis que l’on réunit en paquets au moyen d’un sipo, petite liane très solide qui abonde dans la montana.
Ce travail absorba Léon, son père et Guapo, si bien qu’au moment de songer sérieusement au départ, entre le quinquina, la vanille et la salsepareille, il ne restait pas un coin libre dans les magasins, cependant assez vastes.
En visitant de nouveau nos amis vers cette époque, nous retrouvons bien la famille se préparant au départ ; mais, chose étrange ! l’Indien n’est plus avec elle. Guapo, le fidèle Guapo l’aurait-il délaissée ? Ah ! ce serait douter du genre humain tout entier, de vous comme de moi…
Non, non, rassurez-vous ; si le digne Indien est absent, c’est encore pour le service de ceux qu’il aime. C’est que son maître l’a chargé d’une mission confidentielle pour laquelle il ne fallait pas un homme moins éprouvé, moins digne de toute confiance que lui. Don Pablo l’avait envoyé dans la montagne, pour s’assurer si quelque changement imprévu, le renversement du vice-roi peut-être, n’aurait pas changé l’état des affaires du Pérou, et rendu inutile le long et dangereux voyage qu’ils allaient entreprendre.
Quel autre avait le cœur assez fidèle, l’âme assez haute, le pied assez sûr pour mener à bien une pareille entreprise ?
Il accomplit sa mission en quelques jours à peine ; il ne dépassa pas la puna. Il apprit tout ce qu’il lui importait de savoir de son brave ami le vaquero, qui, suivant les arrangements convenus entre eux à l’époque du passage des émigrés l’année précédente, avait dû se tenir depuis lors au courant des événements politiques.
Hélas ! de ce côté, il n’y avait aucun espoir à entretenir. Le même vice-roi, le même conseil tenait entre ses mains les destinées du Pérou. La même prime était toujours offerte à quiconque livrerait le traître Don Pablo, qui, du reste, avait, disait-on, pris passage sur un navire américain pour se réfugier dans la grande république du Nord.
Telles furent les seules nouvelles que Guapo put se procurer. Il ne restait donc plus qu’à presser les préparatifs du départ.
Le balza fut construit avec d’immenses troncs de bombax ceiba, qui, étant le bois le plus léger, répondait le mieux aux besoins du moment. Inutile de dire que ces arbres, coupés longtemps à l’avance, avaient eu le temps voulu pour sécher.
On y établit un toldo, cabine spacieuse et commode bâtie en bambou, comme la maison, et couverte comme elle des grandes feuilles du bussu. Un petit canot fut creusé pour servir de chaloupe ; deux autres plus grands furent amarrés de chaque côté du radeau, pour lui communiquer plus de légèreté. Enfin, les marchandises y prirent place avec symétrie et furent couvertes de bâches de feuilles de palmiers. On peut dire que rien ne fut négligé pour en assurer l’heureuse arrivée au port.
Dans son voyage à la puna, Guapo avait emmené le cheval et la mule. Cette dernière, qui était une bonne et brave bête, fut offerte en cadeau au vaquero. La ruade opportune dont elle avait gratifié l’indiscret ocelot lui avait valu l’affection de toute la famille, et l’on n’admettait pas l’idée de l’abandonner peut-être pour être dévorée par les jaguars ou autres fauves de la montana.
Mais le cheval, qu’allait-on en faire ? Lui aussi était un brave compagnon d’exil. Il ne pouvait toutefois être question de l’emmener.
Si peut-être… le pauvre animal était gros et gras. Les fruits du murumuru avaient beaucoup contribué à le mettre si bien en chair ; et quoiqu’il en eût pitié, Guapo après maints atermoiements, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, prit son infaillible sarbacane et le tua.
Le tua ! vous écriez-vous. Comment ! Guapo, que nous croyions si sensible et si bon !
Hélas ! mes amis, il est une partie de nous-mêmes, l’estomac, qui a souvent raison de cette autre qu’on appelle le cœur. Il fallait des provisions à bord de l’embarcation ; qui en eût fourni de plus saines que le cheval transformé en charqui ? Et voilà comment on l’emporta quand même à bord.
Enfin, tout étant prêt, la famille quitta la maison, emportant avec elle, comme souvenir, tout ce dont ils purent se charger. En atteignant l’extrémité de la vallée, ils se retournèrent et jetèrent un long et dernier regard sur cette demeure où ils avaient joui d’un bonheur si complet. Puis ils s’éloignèrent tout pensifs.
La seule créature vivante qui les accompagnait était le petit saïmiri de Léon, qui, perché sur les épaules de son jeune maître, goûtait fort cette manière de voyager.
Une demi-heure après, ils étaient lancés, à la grâce de Dieu, sur le vaste courant de la rivière inconnue.