XXIII
 
LES CASCARILLEROS.

 

Quelques minutes après, retentissait le premier coup de hache donné par Guapo. C’était le signal d’une entreprise qui pouvait durer des années, mais qui se terminerait inévitablement par l’acquisition d’une fortune.

Un des cinchonas fut bientôt à terre, et Guapo passa à un autre.

La tâche de Don Pablo commença, et voici comment il procéda :

Armé d’un couteau fraîchement aiguisé, il faisait de distance en distance des incisions circulaires autour de l’arbre et les traversait d’une fente longitudinale. Après le tronc venaient les branches, qui furent traitées de la même manière. Ce n’était pas plus difficile.

Trois ou quatre jours après, il faudrait revenir pour détacher l’écorce qui aurait eu le temps de se dessécher un peu, et il ne resterait plus qu’à l’étendre au soleil pour la sécher entièrement, puis à la transporter ensuite dans les magasins de réserve.

La besogne avançait convenablement. On n’épargnait que les jeunes arbres dont l’écorce n’avait pas encore acquis les qualités qui la font rechercher dans le commerce.

Le travail se faisait gaiement. Doña Isidora, assise sur un tronc d’arbre, en suivait la marche avec le plus vif intérêt, causant et riant avec son mari. Un avenir si doux succédait aux sombres heures qu’elle avait traversées depuis le commencement de l’insurrection.

Léona s’était mise près de Guapo, dont elle était l’idole, et qui pour elle se départait de son mutisme et de sa dignité. À sa demande, il avait toujours quelque merveilleuse histoire à lui conter, qu’elle écoutait les yeux brillants et suspendue aux lèvres du narrateur.

Léon n’avait rien de particulier à faire dans cette première journée. Dès que l’écorce serait bonne à enlever, il se promettait bien de ne pas demeurer en reste avec les autres et de lutter d’ardeur avec eux. Il pèlerait les arbres ou conduirait la mule chargée de précieuses écorces. Il ferait n’importe quoi plutôt que de rester oisif. Mais pour le moment il n’avait rien à faire et il s’ennuyait ; aussi s’avisa-t-il tout à coup d’aller s’amuser avec les aïs. Il ne partageait qu’à moitié la confiance de Guapo de les retrouver à la même place ; il se figurait difficilement que deux êtres inspirés par le désir de recouvrer leur liberté pussent s’immobiliser plutôt que de franchir vingt ou trente pas au bout desquels était un asile assuré.

En approchant de la clairière, il lui sembla que leurs accents trahissaient encore plus de terreur et de peine qu’auparavant. Et puisqu’ils étaient jusqu’alors restés silencieux, cette nouvelle explosion de gémissements n’annonçait-elle pas qu’ils se voyaient menacés d’un nouveau danger ?

Léon ne s’avança dès lors qu’avec précaution ; et une fois près de la clairière, avant de s’y engager, il l’examina avec soin.

Rien de suspect n’était en vue. Point d’animaux d’aucune sorte ; et cependant, au lieu d’être tranquillement couchées sur le dos, comme on les avait laissées, les malheureuses bêtes semblaient prises de la danse de Saint-Guy et se livraient à des convulsions qui faisaient mal à voir.

– Carrambo ! se dit Léon, on croirait qu’ils sont à la torture. Que peuvent-ils avoir ? Oh ! je devine, ce doit être un serpent.

Cette conjecture l’arrêta net. Il en avait déjà tant vu, que la perspective d’une nouvelle rencontre avec une espèce peut-être inconnue ne lui paraissait nullement désirable. Il se contenta donc de suivre la lisière du bois jusqu’à ce qu’il se trouvât bien en face des aïs, pour voir à quel genre de reptile les malheureux avaient affaire.

Il ne vit rien ; seulement les aïs avaient repris leur position première. Leurs convulsions diminuaient d’intensité ; leurs cris allaient s’affaiblissant ; et au bout d’une ou deux minutes, ils se raidissaient dans un effort suprême, ils étaient morts.

Fort impressionné de cette fin tragique, Léon résolut d’avoir le mot de l’énigme et entra dans la clairière, toujours avec l’appréhension de voir se dresser sous ses pas quelque hideux reptile. Il s’approcha des deux cadavres ; quand il n’en fut plus qu’à quelques pas, il lui sembla que le terrain autour d’eux était mouvant et qu’une vie intense semblait s’agiter sur ces corps morts.

– Ah ! s’écria-t-il, c’est ce qu’on appelle un chacu de fourmis blanches.

Le chacu est le nom donné à une expédition de termites. Celles-ci étaient sorties de leurs grands nids coniques, et, rencontrant sur leur chemin ces créatures impuissantes, s’étaient jetées dessus et les avaient fait mourir lentement sous les coups répétés de leurs aiguillons empoisonnés.

Et maintenant elles déchiraient à belles dents leurs cadavres, qui brin à brin s’en allaient disparaître dans leurs sombres repaires.

C’était horrible à voir. Léon en avait la chair de poule ; néanmoins il voulait se rendre compte de ce qui allait se passer. Il avait entendu dire que ces insectes peuvent en quelques minutes mettre en pièces et transporter dans leurs nids les cadavres des plus gros animaux ; et puisque l’occasion s’en présentait, il voulait s’assurer de l’exactitude de cette affirmation.

Seulement, avec une sage prudence, il ne s’avança pas, mais grimpa sur un arbre, où il s’installa commodément pour suivre les opérations de ces hideux insectes. Il remarqua bientôt que tout se passait avec un ordre parfait. Les fourmis se succédaient en colonnes régulières et mobiles. À mesure que les unes avaient pris leur part du butin, elles s’éloignaient et étaient remplacées par d’autres. De chaque nid sortaient incessamment des bataillons serrés qui s’en venaient attendre leur tour de curée : c’était comme un flot laiteux serpentant sur le sol. Au contraire, celles qui s’en revenaient avaient un tout autre aspect : chaque fourmi était chargée d’un morceau de chair ou de peau recouverte de poils d’un volume beaucoup plus considérable que son propre corps, et cela rompait l’uniformité de couleur et de marche.

C’était saisissant, et Léon persista à examiner cette scène jusqu’à ce que la tête lui tourna complètement.