L’Indien était éveillé avant le jour, mais il ne voulut pas troubler sitôt le repos de la petite troupe. Il faisait encore trop sombre pour s’engager dans le défilé de la montagne. Son premier soin fut donc de déjeuner comme il avait soupé ; quand il eut fini, il commençait à faire assez clair pour qu’il pût sans indiscrétion aller voir ce que devenaient les dormeurs.
Aucun bruit de voix ne s’était encore fait entendre dans le bouquet d’arbres qu’il couvait d’un regard inquiet, et cependant on entendait la mule et le cheval aller et venir en paissant, ainsi que les deux lamas, qui se dédommageaient de leur longue abstinence, la faim elle-même ne pouvant les déterminer à brouter la nuit.
Ce fut en tremblant que Guapo descendit. Que n’eût-il pas donné pour entendre la voix de Don Pablo et les accents plus doux de Doña Isidora ou des enfants ! Mais non. Rien de semblable ne trouble le silence du bois.
Il presse le pas, il arrive auprès d’eux. Ils dorment encore. Quoi ! Pas un n’a bougé ?… Mon Dieu ! Quelle horrible pâleur a envahi leur visage !… Se peut-il qu’une seule journée de fatigue les ait changés à ce point ? Ou bien… auraient-ils succombé ?…
Il se penche, le brave Indien. Il a vu bien des combats sans que son cœur lui défaille à ce point. Mais il a surpris un souffle…
– Ils respirent ! S’écrie-t-il à haute voix, ils respirent !…
Et il tire son maître par le bras, doucement d’abord, puis plus fort, en l’appelant par son nom avec la même progression. Mais rien n’y fait.
Don Pablo dort d’un sommeil de plomb. Personne ne bouge autour de lui. Les terreurs de l’Indien renaissent avec cette immobilité persistante. Que de fois il lui est arrivé de réveiller son maître, et que de fois il a constaté que le plus léger attouchement, l’appel le plus indistinct suffisait à l’arracher au sommeil !
Terrifié, désespéré, Guapo devient violent ; il saisit le noble seigneur par les épaules, le secoue avec une sauvage énergie et l’appelle avec des accents déchirants.
– Mi amo ! Mi amo ! L’effet désiré se produit.
Don Pablo ouvre lentement les yeux ; il s’agite péniblement ; il y a en lui quelque chose de singulier, une torpeur qui n’est pas naturelle.
– Qu’y a-t-il ? Murmure-t-il avec effort. Laissez-moi reposer.
– Maître, le soleil monte ; il est temps de nous remettre en route.
– Oh ! Que je me sens las et engourdi ! Je ne puis tenir mes yeux ouverts. D’où cela peut-il venir ?
– De l’arbre poison, maître.
Cette réponse fait une vive impression sur Don Pablo. Elle lui communique la force de réagir ; il se dresse brusquement ; mais il chancelle, c’est à peine s’il peut rester debout. Il se sent comme sous l’empire d’un soporifique puissant.
– Cela se peut bien tout de même, mon brave Guapo, dit-il en s’étirant.
Mais peu à peu le souvenir lui revient ; il pense à sa femme, à son fils, à sa fille, endormis comme lui sous l’ombrage fatal.
– 0 ciel ! Isidora, les enfants !
Cette fois la terreur avait triomphé du malaise de Don Pablo. Il se pencha successivement sur les autres dormeurs, qu’il trouva encore plus narcotisés que lui-même. ; Il eut bien du mal à les rappeler à la vie ; mais, après beaucoup d’efforts, il parvint à ranimer en eux la sensibilité, et c’était l’essentiel.
– Il est certain que l’arôme de ces arbres dégage un narcotique puissant, dit-il. Viens, Isidora, éloignons-nous au plus vite de cette influence délétère. En selle, mes amis, nous déjeunerons plus loin sur la montagne. Guapo avait raison ; le plus pressé, c’est de partir.
Mais les animaux eux-mêmes semblaient avoir subi le contrecoup de cet engourdissement, qui, en se prolongeant, pouvait devenir mortel. Ils se traînaient avec peine sur la route.
Toutefois le mouvement et l’air pur du matin finirent par triompher du malaise général. Peu à peu tout le monde secoua sa torpeur, et, après un rapide déjeuner, composé des restes de la veille, tous les membres de la famille se retrouvèrent frais et dispos.
Le ravin dans lequel ils étaient engagés se trouvait creusé dans les flancs à pic de ce porphyre noir dont est principalement composée la chaîne gigantesque des Andes.
Sur leurs têtes passaient, avec des cris divers, de petits perroquets au riche plumage, appartenant à l’espèce conurus rupicola, perroquets des rochers, qui font leur nid dans les fentes de ces pics escarpés, contrairement à tous leurs autres congénères qui ne perchent que dans les forêts et les bois.
Le soleil était près de se coucher lorsque nos voyageurs atteignirent le point culminant de la route qu’ils suivaient. Ils étaient environ à quatre cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer.
Le ravin débouchait sur une plaine immense, entourée elle-même de hautes montagnes, dont la plupart portaient l’éclatant revêtement des neiges éternelles, d’autant plus merveilleux et féerique, que le couchant les irisait des tons les plus tendres, de rose, de pourpre et d’or.
Mais si la montagne lointaine offrait des aspects de sereine beauté, la plaine paraissait bien peu engageante. Elle était aride et nue. Le froid des hautes régions gagnait en outre nos voyageurs et ajoutait à l’impression désolée qu’ils recevaient en ces lieux. Si loin que la vue pût s’étendre, on ne rencontrait pas un seul arbre. Une herbe sèche et jaunie couvrait le sol et criait sous les pas. Le roc inhospitalier se dressait partout avec des angles de mauvais augure. La petite caravane était arrivée sur un des grands plateaux nommés puna dans cette partie des Andes.
Les seuls habitants de cette région désolée sont de misérables Indiens employés comme bergers par les riches propriétaires des vallées ; car il est étrange de constater que sur ces plateaux glacés s’engraissent et prospèrent d’innombrables troupeaux de bêtes à laine et à cornes, de lamas et d’alpagas. Seulement on peut marcher des journées entières sans rencontrer un seul de ces bergers.
Une fois arrivés dans la puna, on parla de faire halte, parce que les lamas donnaient des signes incontestables de fatigue. Mais Guapo était né de l’autre côté de la montagne, dans la grande forêt où beaucoup d’indigènes se retirèrent après les cruels massacres de Pizarre. Il connaissait le pays et se rappelait que non loin de là devait se trouver la hutte d’un berger de ses amis, qui leur offrirait un abri pour la nuit ; il se constitua donc le guide de la petite troupe. Toutefois, avant de continuer, il dut se mettre à genoux devant ses lamas, les caresser, les flatter, les embrasser, leur prodiguer les plus tendres expressions ; après quoi les pauvres bêtes, qu’on eût vainement rouées de coups sans les faire avancer d’un pouce, se décidèrent à se lever et reprirent courageusement leur route, en agitant leurs petites sonnettes.
– Allons, père, s’écria Léon en ce moment, monte un « peu à ma place, et je vais faire un temps de galop.
C’était une bonne pensée ; car Don Pablo, qui ne se plaignait pas, était néanmoins horriblement fatigué. L’enfant lui amena sa monture, puis, sautant lestement à terre, se mit à courir auprès des lamas.
Heureusement le chemin à faire n’était pas bien long, et ils arrivèrent bientôt à la hutte de l’Indien. C’était une bien pauvre demeure, ressemblant plus à un monceau d’herbes séchées qu’à une habitation humaine.
Le mode de construction, du reste, en était fort primitif. On avait d’abord disposé en rond de grosses pierres, puis une couche d’herbe, maintenue par une nouvelle couche de pierres, et ainsi de suite jusqu’à la hauteur de quatre à cinq pieds, sur un diamètre de huit à neuf. Venaient ensuite des perches inclinées de manière à ce que tous leurs sommets se touchassent et pussent être reliés ensemble. Ces perches sont fournies par la tige du magney (agave americana) ou aloès de cette région, seule plante d’assez haute venue pour satisfaire à cet usage. En travers de ces perches, on dispose des lattes, que l’on recouvre ensuite d’un chaume composé de l’herbe grossière de la puna, retenue par des cordages de même nature. Une ouverture de deux pieds de haut sert de porte d’entrée.
En approchant, la famille de Don Pablo remarqua que celle de la hutte vers laquelle ils se dirigeaient était complètement dissimulée par une peau de bœuf étendue dessus.
Triste abri que celui dans lequel il leur fallait pénétrer, en rampant sur les mains et sur les genoux.
Guapo rappela alors Léon, en conseillant à son père de le faire remettre en selle. Il redoutait pour lui les chiens de la puna, connus sous le nom de canes Ingoe, ou chiens des Incas. Ils sont de petite taille ; leur museau est fin et allongé ; leur queue touffue est relevée en trompette, et leur poil long est fort emmêlé ; ce qui n’ajoute pas à leur beauté. Avec cela, ils sont hargneux et sauvages au possible. Ils s’attaquent à tout le monde, mais aux blancs avec plus de rage peut-être. C’est tout ce que leurs maîtres peuvent faire de défendre un ami contre leur agression. Même blessés, ils n’abandonnent pas la lutte. On comprend qu’il soit quelquefois dangereux d’approcher de la hutte d’un Indien qui entretient trois ou quatre de ces incommodes gardiens.
Cependant le berger ne saurait s’en passer ; car ils sont incomparables dans l’art de veiller sur un troupeau et d’empêcher que les animaux confiés à leurs soins ne s’égarent ou ne soient attaqués.
On les emploie également à la chasse du yutu, sorte de perdrix qui niche dans les joncs. Dès qu’ils sont sur la trace d’un de ces oiseaux, il est perdu : ils le tuent d’un seul coup de dents, avant même qu’il ait pu prendre son vol.
Guapo, au courant des mœurs de ces redoutables et utiles animaux, ne négligeait aucune précaution en approchant de la hutte de son ami. Il appela à plusieurs reprises sans recevoir de réponse. Alors, tirant son « macheté » ou long couteau de chasse, il s’engagea sous la peau du bœuf, donna un coup d’œil à l’intérieur de la hutte, et, reconnaissant qu’elle était vide, reparut aussitôt.