La tête de Léon touchait presque celle de sa sœur, dont la respiration était calme et régulière, et dont la fraîche haleine lui caressait le visage comme une brise légère. Il interrogea avec anxiété chaque pli de la couverture. Il regarda dans tous les coins, s’attendant toujours à voir surgir quelque tête hideuse de reptile ; mais rien ne parût.
D’où provenait donc ce petit filet de sang qu’il regardait couler avec une angoisse croissante ?
– Il faut que ce soit un bien infime animal, pensait-il, pour qu’on n’en voie pas trace. Oh ! si cela allait être la petite vipère ou le macaurel !… Un bruissement d’ailes presque imperceptible vint l’arracher à ses terribles réflexions. Il semblait que seules les ailes d’un hibou ou d’une chauve-souris eussent pu occasionner ce frémissement insensible, que certainement il n’aurait pu surprendre sans le calme profond qui régnait en ce moment.
Léon sentait circuler autour de lui quelque chose d’étrange, d’insaisissable, qui effleurait sa chevelure et ne frappait pas son regard. Il lui fallut longtemps pour apercevoir entre la flamme et lui une forme légère, bizarre, qui se perdit aussitôt dans les ténèbres environnantes.
Ce qu’il en avait vu n’appartenait pas au hibou, dont il connaissait parfaitement la couleur et les allures. Et puis le hibou n’eût pu être la cause de cette trace sanglante. Qu’était-ce donc ?
Tandis qu’il retournait ces questions dans son esprit, ses yeux se fixèrent de nouveau sur le hamac de sa sœur. Un frisson d’épouvante secoua tout son corps. Elle était là, l’horrible créature, suspendue par les ailes, et le bec enfoncé dans la plaie saignante de l’enfant. On la voyait sucer le sang avec avidité. Elle montrait ses dents blanches, et ses petits yeux vifs et méchants luisaient à la lueur des flammes, qui permettait également de discerner le poil roux qui recouvrait son corps et les grandes ailes membraneuses qui ajoutaient encore leur monstruosité à la laideur de l’horrible bête.
C’était le vampire, le phyllostome suceur de sang.
À cette vue, un cri s’échappa des lèvres de Léon. Mais n’allez pas croire que ce fût la frayeur qui le lui arracha. Bien au contraire, c’était un cri de joie. Si repoussante que fût l’affreuse chauve-souris, il savait qu’elle n’avait pas de venin, et que sa sœur en serait quitte pour une saignée intempestive, dont certainement elle n’éprouvait nul besoin. Il avait redouté bien pis.
Néanmoins il résolut de tirer une vengeance éclatante du petit monstre, et, ne voulant pas donner l’alarme au camp par une détonation, il s’approcha tout doucement par derrière et lui asséna un coup de crosse qui jeta la bête par terre.
Mais en tombant, elle se mit à pousser des cris tellement suraigus, que toute la famille en fut réveillée en sursaut, et qu’il se produisit un moment d’indescriptible confusion. Le sang qui coulait du pied de la fillette fit naître un grand effroi. Il disparut dès qu’on en vit la cause et fit place à un sentiment de profonde reconnaissance que ce ne fût rien de plus grave. La blessure, insignifiante par elle-même, fut bandée, et au bout de deux ou trois jours Léona n’y pensait plus.
Une seule attaque de vampire n’occasionne jamais la mort ni des hommes ni des animaux. Seulement, quand le vampire a une fois choisi une victime, il s’acharne après elle, nuit après nuit, et elle finit par succomber à l’épuisement d’une hémorragie sans cesse renouvelée.
On compte par milliers les bœufs et les chevaux qui meurent ainsi chaque année dans les immenses pâturages de l’Amérique du Sud, et très probablement sans soupçonner la cause du mal qui les emporte, car le phyllostome pratique son incision si adroitement, qu’il ne cause aucune souffrance, ou du moins pas une douleur assez forte pour arracher sa victime au sommeil.
Il est aisé de se rendre compte de la manière dont le phyllostome aspire le sang de sa victime ; car son museau et l’appendice en forme de feuille qui entoure sa bouche, et qui lui a valu son nom, sont admirablement disposés pour cela.
Ce qu’on ignore, c’est la manière dont il pratique sa ponction ; ce fait est resté un mystère pour les naturalistes, aussi bien que pour les gens qui sont le plus exposés à devenir sa proie et l’ont par conséquent étudié de plus près. Guapo lui-même, auquel on attribuait la science infuse, ne pouvait l’expliquer.
Les grandes dents du vampire, bien que sa bouche en soit abondamment pourvue, ne semblent pas de nature à produire la blessure que l’on constate après son passage. D’ailleurs, une pareille morsure éveillerait l’homme le plus profondément endormi. D’autre part, le phyllostome n’a ni griffes, ni aiguillon, ni tarière qui puisse lui servir à cet effet. Comment donc se produit-elle ?
Les uns prétendent que c’est en frottant son museau contre l’épiderme de sa victime qu’il produit un échauffement suivi de la venue du sang. D’autres affirment qu’il fait pénétrer la pointe de ses canines longues et fortes en tournant rapidement sur ses ailes comme sur un pivot ; ce mouvement d’air rafraîchirait le dormeur, le calmerait et l’empêcherait de sentir.
Quoi qu’il en soit, il restera bien difficile de résoudre la question, à cause de la difficulté d’observer les habitudes d’un oiseau nocturne qui fait ses coups traîtreusement dans l’ombre et le silence.
Quelques personnes ont nié l’existence du vampire. À celles-là nous citerons le fait de ce fermier dont plus de sept cents têtes de bétail avaient péri en quelques mois, et qui s’avisa d’accorder une prime à ses vaqueros ; ceux-ci tuèrent plus de sept mille phyllostomes en une seule année.
Il y a même des individus qui font de cette chasse une profession assez lucrative, tant les gros propriétaires de bestiaux encouragent et récompensent la destruction de cette créature nuisible.
Certaines tribus d’Indiens sont plus que d’autres susceptibles d’être attaquées. Les voyageurs également se plaignent beaucoup du vampire qui, sous certaines latitudes, les contraint de rester toute la nuit enveloppés dans leurs couvertures, en dépit d’une chaleur étouffante, parce que ces animaux s’attaquent à toute partie qu’ils trouvent découverte.
On a remarqué qu’ils ont toutefois une préférence injustifiable pour le bout du gros orteil. Il peut se faire que cela provienne d’une cause fort naturelle, parce que c’est la partie la plus susceptible d’être exposée à l’air en dépit des précautions.
En certains endroits, on se sert du poivre de Cayenne en frictions sur la peau pour éloigner le vampire, et aussi, dit-on, pour fermer la plaie ; mais il est arrivé maintes fois que comme préservatif et comme curatif il a manqué son but.
Quelques espèces de phyllostome exhalent une odeur fétide vraiment repoussante. Ce qui n’empêche pas que plusieurs tribus indiennes et même certains créoles de la Guyane française mangent une soupe de chauves-souris, qu’ils estiment comme un mets d’une délicatesse hors ligne.
C’est en pareil cas qu’il est bon de se souvenir du proverbe : « Il ne faut point disputer des goûts. » Il est vrai dans tous les temps et dans tous les pays ; aussi en trouve-t-on l’équivalent presque dans toutes les langues.
Quoi qu’il en soit, Guapo paraissait partager ce faible pour le phyllostome. La chronique scandaleuse de cette nuit troublée prétendit que, comme son tour de veille était venu, des hamacs voisins on le vit s’armer d’un petit bâton au bout duquel il l’embrocha et le fit rôtir. Horreur « ! la chronique ajoute qu’il le mangea.
Quand l’aube revint, quel ne fut pas l’étonnement de nos voyageurs de voir des chauves-souris partout ! Il n’y en avait pas moins de quatorze mortes. Un peu plus avant dans la nuit, elles étaient, paraît-il, arrivées en troupes serrées, contre lesquelles Guapo avait dû batailler et s’escrimer jusqu’au matin, mais sans troubler le repos de personne.
Peu de temps après, un nouveau sujet d’étonnement s’offrit à leurs regards.
Au moment de s’embarquer, leur attention fut attirée par un arbre singulier, croissant près de la rivière. Il paraissait couvert de nids ou de paquets d’une mousse particulière ; mais, à franchement parler, il avait surtout l’air d’être couvert de guenilles.
La curiosité attira naturellement les enfants sous son ombre. Ils appelèrent bien vite le reste de la compagnie. Ce qu’ils avaient pris pour des nids, de la mousse et des guenilles, n’était autre qu’une nuée de chauves-souris accrochées aux branches et endormies. Elles occupaient toutes les positions imaginables. Les unes avaient la tête en bas, les autres pendaient retenues par une aile seulement ou bien par toutes les deux, tandis que leurs voisines n’étaient suspendues que par la très petite extrémité cornée de leur queue.
Il y en avait partout, même après le tronc de l’arbre, auquel elles se retenaient à l’aide de leurs ongles, même après les branches en haut, en bas, absolument partout.
C’était certes le plus singulier perchoir que nos voyageurs eussent jamais rencontré, à l’exception peut-être de Guapo, à qui la montana ne devait pas réserver beaucoup d’imprévu. Ils s’amusèrent longtemps à examiner, mais non à admirer les dormeuses ; puis, sans chercher à se venger sur elles de leur émotion de la nuit, ils s’éloignèrent pour reprendre leur place à bord.
Après quoi ils s’abandonnèrent, comme la veille, au courant de la rivière.