Pendant plusieurs jours, nos proscrits furent entraînés par le courant sans qu’aucun fait bien digne d’être relaté se produisît dans leur navigation.
Une fois ou deux, ils aperçurent des Indiens sur le rivage ; mais ceux-ci, loin de chercher à les poursuivre semblèrent effrayés des dimensions inusitées de leur radeau et restèrent paisiblement auprès de leurs maloccas, grandes maisons des villages indiens dans lesquelles plusieurs familles habitent ensemble.
Peu soucieux d’entrer en relations avec de semblables personnages, nos voyageurs n’étaient que trop heureux de se dérober sans difficultés ; et quand ils avaient aperçu quelque signe caractéristique de la présence de l’homme, ils poursuivaient leur route des heures entières sans s’arrêter, pour être sûrs de mettre une distance suffisante entre eux et ce peu désirable voisinage.
Un incident qui eût pu avoir pour eux les suites les plus fâcheuses se présenta un soir qu’ils cherchaient vainement à amarrer leur établissement flottant le long d’une rive inhospitalière qui ne leur offrait aucun endroit propice pour y camper la nuit. De grands arbres enchevêtrés d’un épais lacis de lianes et de parasites s’avançaient jusque vers les deux rives et baignaient leurs branches inférieures dans le fleuve.
Ils avaient fait plusieurs kilomètres sans apercevoir la moindre clairière, quand ils arrivèrent auprès d’un amas de bois flotté qui s’était lentement aggloméré dans une anse et y avait pris des proportions assez considérables.
Faute de mieux, il était plus sage de s’en contenter que de se risquer à pénétrer dans les jungles épaisses qui les environnaient de toutes parts, de sorte que le cap fut mis sur l’anse protectrice, et on se prépara au débarquement.
Toute la famille avait déjà mis pied à terre sur cette espèce d’échafaudage dont le dessus était parfaitement sec, et l’on se félicitait d’avoir si bien rencontré, quand Guapo laissa échapper une de ces exclamations qui, dans sa bouche, ne présageaient jamais rien de bon.
Chacun se tourna aussitôt vers lui pour obtenir une explication. Il était penché sur le bord du bois flotté, à l’endroit où son extrémité touchait celle du radeau et ses bras étendus dans un geste significatif disaient assez que la cause du mal était là tout entière.
Hélas ! Les voyageurs ne comprirent que trop dans quel guêpier ils s’étaient fourrés. S’ils avaient passé avec joie du balza sur le bois flotté, des millions de fourmis rouges s’estimaient enchantées de faire l’inverse et escaladaient à qui mieux mieux l’embarcation.
D’un coup d’œil Don Pablo se rendit compte que s’il laissait ces redoutables insectes envahir son radeau, tout était perdu.
Outre que la morsure répétée des fourmis rouges équivaut à un épouvantable supplice, sa cargaison était sacrifiée, s’il leur donnait le temps de l’attaquer. En quelques heures, quinquina, vanille, salsepareille, tout serait détruit, et par conséquent leurs espérances d’avenir et celles de leurs chers enfants.
Sans perdre de temps à discourir, Don Pablo fit signe que chacun s’emparât des quelques ustensiles de cuisine déjà transbordés et qu’on détachât les amarres. Aussitôt lui et l’Indien se précipitèrent vers les rames et s’éloignèrent bien vite, ramenant leur embarcation dans le courant.
Dès qu’elle y fut, Don Pablo laissa Guapo au gouvernail, et, aidé de Doña Isidora et de ses enfants, il se hâta d’inonder d’eau les parties déjà infestées par les fourmis.
Ils durent continuer cette manœuvre fatigante assez longtemps encore, car, malgré le peu de temps que le balza avait touché le lieu contaminé par la présence de ces myriades d’insectes, il y en avait déjà des quantités à bord. Ils ne se reposèrent que lorsque le dernier de leurs infimes ennemis fut noyé dans les fentes de leur radeau ou emporté dans le courant par l’eau qu’on ne ménageait guère.
Heureusement encore qu’ils avaient découvert à temps cette horrible peste !
Quel désespoir les eût attendus au réveil s’ils s’étaient endormis à bord du bois flotté ! Ils n’eussent certainement retrouvé nul vestige de leur cargaison rassemblée à si grand’peine, car ces insectes voraces sont coutumiers du fait. Que de colons de l’Amérique tropicale se sont, dans l’espace d’une seule nuit, vus frustrés du fruit d’un labeur de plusieurs années !
Toutefois nos amis n’étaient pas au bout de leurs peines.
Impossible de découvrir un gîte pour y camper. Impossible non plus de s’abandonner de nuit à un courant perfide qui pouvait les envoyer à leur perte. Ils durent attacher leur radeau aux arbres de la rive et renoncer pour cette fois au sommeil.
Le toldo, parfaitement aménagé pour abriter les voyageurs de la chaleur du jour, n’était pas construit de manière à ce qu’on pût y suspendre les hamacs, et la surface du balza encombrée de marchandises n’offrait aucun espace suffisant pour qu’on pût s’y coucher.
Aussi les premières lueurs de l’aube trouvèrent-elles nos voyageurs fort mal reposés, mais très disposés à reprendre leur route.
Comme ils se disposaient à détacher le radeau, une branche qui avançait horizontalement en travers la rivière à un endroit où il leur fallait de toute nécessité passer, attira leur attention. Cette branche appartenait à un « zamang » qui croissait au bord de l’eau. Il était à redouter qu’elle n’effleurât au passage la toiture de la cabine, qui, légère comme elle l’était, aurait pu être enlevée, ce qui eût été une avarie grave qu’il s’agissait d’éviter.
Après un examen attentif, Don Pablo s’assura que les feuilles longues et pendantes qui caractérisent les mimosas faisaient paraître la branche plus basse qu’elle ne l’était réellement, et que, par conséquent, il n’y avait aucun dommage sérieux à redouter en passant dessous.
L’amarre fut donc détachée, recueillie à bord, et la masse flottante se reprit à dériver fort lentement d’abord, le courant étant presque insensible à l’ombre de cette haute futaie.
Tout à coup l’attention des voyageurs fut attirée par l’étrange conduite de leur petit singe favori. La pauvre petite bête, si douce d’ordinaire, était dans une surexcitation incroyable. Elle courait deçà et delà, sur la toiture du toldo, poussant des cris aigus comme elle n’en avait certainement pas l’habitude. Ses regards, où se lisait la terreur, ne se détachaient pas de la fameuse branche de « zamang » dont on approchait maintenant. On eût dit qu’elle y voyait la cause qui justifiait son émoi.
Tous les yeux suivirent la direction des siens. Bientôt on distingua un énorme serpent enroulé autour de la branche. Sa partie inférieure disparaissait dans le lacis de vignes-vierges et de bromélias qui dérobaient à la vue le tronc du zamang, mais sa tête était projetée en avant, et on en voyait assez pour reconnaître le boa d’eau, le serpent monstre, « l’anaconda. »
Ce qu’on voyait du corps de ce serpent était de la grosseur de la cuisse d’un homme et couvert de taches noires en relief sur un fond jaune sombre. On les voyait scintiller à mesure que l’animal se déplaçait, car le reptile avançait sur la branche, lançant comme un dard sa langue fourchue et visqueuse.
Espérer d’échapper à cette hideuse et mortelle atteinte était impossible.
Horreur ! Le balza arrivait directement à sa portée. D’un bond il pouvait à son gré s’élancer sur le radeau pour y choisir sa proie, ou, sans se déranger, s’emparer de celui qui lui conviendrait. Il est vrai qu’il pouvait encore enlacer ses replis autour des cinq personnes composant la cargaison vivante de l’embarcation et les broyer ensemble par la simple contraction de ses muscles puissants, comme il le fait journellement pour le chevreuil, le tapir, et quelquefois le jaguar lui-même.
Chacun à bord connaissait l’irrésistible puissance du monstre. Jugez de l’épouvante qui régnait dans tous ces cœurs si tendrement unis.
Néanmoins personne ne perdit la tête.
Don Pablo saisit sa hache et Guapo son macheté. Doña Isidora et les enfants, qui se trouvaient heureusement près du toldo, s’étendirent à son ombre sur un geste du père.
Ils avaient à peine disparu, que l’avant du radeau où l’Indien et son maître se tenaient debout passa sous la branche. La tête du serpent se trouva un instant de niveau avec celle des deux hommes. D’un mouvement simultané, ils levèrent leurs armes pour en frapper le serpent ; mais leurs pieds étaient mal assurés sur ce radeau flottant, le boa fit un mouvement de recul, et leurs coups mal dirigés tombèrent dans le vide.
L’instant d’après, le courant les avait emportés trop loin pour qu’ils pussent utilement frapper un second coup.
Aussitôt l’horrible tête reparut, se tourna vers la cabine et sembla dans l’expectative. Qu’allait-il se passer ? Moment d’intense anxiété pour Don Pablo impuissant ! Sa femme et ses enfants à la merci du monstre, quel supplice ! Lequel des trois allait-il choisir ? Lesquels épargner ?
Le hideux reptile n’était plus qu’à un mètre du toldo.
Ses yeux brillaient d’un éclat effrayant, il se préparait à s’élancer.
Une sueur froide envahit le front de Don Pablo. Il y porta la main. Il se sentait devenir fou, et, se laissant tomber à deux genoux :
– Pitié, mon Dieu ! s’écria-t-il en détournant les yeux.
Ils levèrent leurs armes pour en frapper le serpent.
À ce moment, un cri perçant se fit entendre. Le saïmiri, réfugié sous le toldo avec sa petite maîtresse, avait quitté ses bras. La tête du monstre tournée vers lui semblait le fasciner irrésistiblement, il s’avançait en criant vers l’objet de son épouvante.
Les mâchoires du serpent se refermèrent sur lui, et le corps soyeux du favori de Léona disparut en même temps que le boa, qui l’emportait dans sa verdoyante retraite.
Le radeau, qui glissait maintenant avec plus de vitesse, fut bientôt saisi par le courant.
Don Pablo courut alors vers la cabine, et, serrant sur son cœur ses bien-aimés qui lui étaient si miraculeusement rendus, répandit tout son cœur dans une ardente action de grâces.