XXXVI
 
CROCODILE ET CABIAIS.

 

Décidément la chance n’était point, ce jour-là, favorable à notre ami Guapo ; aussi, étant de fort mauvaise humeur, resta-t-il à l’écart le reste de la soirée.

Le crocodile l’avait frustré d’un souper délicieux, comme il n’en avait pas mangé depuis longtemps. Il ne restait plus que des débris informes d’un rôti surveillé avec tant d’amour, et le digne homme devait à la place se contenter d’une banane et d’une tranche de viande de cheval. Il y avait bien là de quoi exaspérer un gourmet ; sans compter en sus les bleus et les égratignures dont le monstre l’avait gratifié.

Quant à Don Pablo et aux siens, penchés sur la crevasse, ils examinaient avec intérêt la retraite du crocodile.

C’était enseveli dans cette vase que l’animal, engourdi dans une torpeur profonde, avait compté passer les mois de la saison brûlante. Il y fût probablement demeuré plus longtemps, sans le grand feu que l’Indien avait allumé sur lui ; ce qui l’avait profondément irrité et était devenu la cause de sa brusque résurrection.

Pendant le peu de temps qu’avait duré l’entrevue, Don Pablo avait pris soin de remarquer que c’était bien un vrai crocodile à tête longue, et non un alligator. Longtemps on a cru que le crocodile appartenait à l’ancien monde ; on sait aujourd’hui qu’il se rencontre aux Antilles et dans différentes parties de l’Amérique espagnole.

Quant à l’alligator, on en compte plusieurs espèces. Il y a celui du Mississipi, qui est le caïman des Spano-Américains, puis l’alligator sclérops, ainsi nommé parce que, grâce aux anneaux dont ses yeux sont cerclés, il semble porter des lunettes ; enfin il y a encore le bava, espèce plus petite que l’on rencontre dans le lac Valencia et dans beaucoup de rivières de l’Amérique du Sud. Ce dernier est très recherché des Indiens, qui lui font une chasse active pour se procurer sa chair, qu’ils préfèrent à celle des autres alligators, dont ils mangent néanmoins certaines parties.

Nos voyageurs n’avaient pas eu la moindre intention de se mettre en garde pour la nuit. Mais leur aventure avec le crocodile avait changé leurs dispositions, et il fut décidé qu’on ferait le guet comme à l’ordinaire.

Léon prit donc le premier quart, Guapo le second, Don Pablo le dernier. Heureusement la nuit se passa sans incidents, sauf des plongeons répétés qui rappelaient de temps à autre la présence du formidable amphibie.

Tout le monde fut sur pied dès le petit jour ; et comme le feu avait été entretenu toute la nuit, il ne fut pas long à ranimer pour le déjeuner, qui fut mangé avant que le soleil eût paru à l’horizon.

Tandis qu’ils se livraient aux préparatifs de la journée, ils remarquèrent une rangée de flamants serrés les uns contre les autres, à l’endroit où le promontoire se rattachait à la rive. Ils étaient en ligne comme des soldats, quelques-uns reposant sur une seule patte, et la lumière brumeuse du matin les faisant paraître d’une grandeur inaccoutumée. Quand le brouillard se fut dissipé, nos voyageurs comprirent d’où provenait cette illusion d’optique. Au lieu d’être par terre, ils étaient perchés sur un tronc d’arbre.

Toutefois ils étaient en travers du chemin suivi la veille par Léon et Guapo, lors de leur expédition contre les marimondas, et ni l’Indien ni l’enfant n’avaient la moindre souvenance d’avoir rencontré un tronc d’arbre sur leur passage. La preuve qu’il n’y en avait pas, c’est qu’on l’eût débité pour se procurer du bois, au lieu d’en aller chercher beaucoup plus loin.

C’était vraiment fort étrange, et cela demandait explication. Qui avait pu rouler cet arbre-là pendant la nuit écoulée ?

Les enfants se rapprochèrent un peu pour mieux voir et quel ne fut pas leur étonnement de reconnaître dans le tronc mystérieux leur vieille connaissance, le crocodile !

Léon n’en revenait pas. Quant à Guapo, il trouvait le fait tout simple, ayant voyagé sur les bords de l’Amazone et de l’Orénoque, où l’on peut être fréquemment témoin du même fait.

Les flamants jouissaient d’une tranquillité parfaite sur leur perchoir improvisé. Tant qu’ils restaient hors de la portée de la queue et des mâchoires du monstre, que risquaient-ils ? Bien que cet animal puisse baiser le bout de sa queue, si la fantaisie lui en prend, il ne peut, quelque effort qu’il tente, atteindre ce qui se trouve sur son dos. Aussi les flamants et quelques autres oiseaux, embarrassés parfois de trouver un perchoir, n’hésitent-ils pas à se servir à cet effet du dos écailleux des crocodiles ou des alligators.

À mesure que le jour devenait plus brillant et que le va-et-vient du camp se faisait plus distinct, les enfants s’étonnaient de voir les flamants les considérer sans effroi. C’était une preuve qu’ils n’avaient jamais été poursuivis par l’homme, car, dans les districts où on leur fait la chasse, ils deviennent d’une sauvagerie extrême.

Tout à coup, comme à un signal donné, toute la bande s’envola en poussant de grands cris. Le crocodile, de son coté, témoigna quelque velléité de se mettre en mouvement ; mais ce ne pouvait pas être cela qui avait effrayé les flamants, puisqu’on en a vu maintes fois rester immobiles sur un saurien en marche avec une placidité parfaite.

Non ; ce qui les avait effrayés, c’était un bruit sourd que l’on commençait à distinguer du camp et qui venait de dessous bois. Quelques instants après arrivaient de la forêt une vingtaine d’animaux de la grosseur et de la forme d’un cochon, se dirigeant vers la rivière.

Ces nouveaux venus étaient assez bizarres pour mériter une minute d’attention. Ils étaient couverts de soies raides et peu fournies ; sur un corps de cochon ils avaient une tête de lapin. Leurs pieds étaient garnis de doigts onguiculés, au lieu d’être enfermés dans un sabot. Cela leur donnait un aspect moins lourd que celui du porc, et pourtant ils étaient moins rapides à la course, en dépit de leur bonne volonté évidente.

Nos voyageurs les reconnurent sans peine, tant ils sont communs dans les régions chaudes de l’Amérique méridionale. C’étaient des cabiais ou chiguires.

Le chiguire est le plus grand de tous les rongeurs. Il est amphibie comme le tapir, et ne se trouve par conséquent que sur le bord des rivières.

Les cabiais s’efforçaient de gagner la rive ; seulement le crocodile se trouvait sur leur passage, et leurs grands yeux noirs et saillants étaient tellement fixés à l’arrière sur quelque chose d’invisible encore qui déterminait leur fuite, que les premiers touchaient presque le crococodile avant de l’avoir aperçu.

À cette vue, ils poussèrent un cri d’effroi et se rejetèrent en arrière. D’autres s’essayèrent à passer pardessus son corps, mais le reptile s’était formé en demi-lune : il avait pressenti leur venue et lançait des coups de queue dans toutes les directions. Il finit ainsi par atteindre un des cabiais, qu’il renversa d’une première atteinte et laissa pour mort à la seconde.