XII
 
LA CROIX SOLITAIRE.

 

Après deux jours encore de cette marche fatigante, le chemin s’écarta tout à coup des bords du torrent et entraîna nos voyageurs sur la crête d’une haute montagne qui formait angle droit avec la chaîne principale.

Bientôt enfin toute trace de route se perdit. Ils étaient arrivés à la Ceja de la Montana, dans une région boisée distincte de la montana elle-même, parce que celle-ci est comme nous l’avons dit, sur les dernières pentes des Andes dans la plaine.

Durant cette première journée dans les bois il semblait à Don Pablo qu’il y découvrait parfois des vestiges de route, vestiges qui disparaissaient bientôt sous les broussailles au milieu desquelles le macheté de Guapo, moitié couteau, moitié épée, avait fort à faire pour ouvrir un passage à la petite troupe.

Ces vestiges de route ne sont pas rares aux abords de la montana et sont généralement l’indice d’une tentative manquée de colonisation. Mais presque partout les lianes et une exubérante végétation ont effacé jusqu’à la dernière trace de l’homme dans ces parages.

Don Pablo ne fut pas surpris lorsque le chemin manqua devant ses pas. Il y avait longtemps qu’il s’y attendait. Il devenait néanmoins urgent de voir où et comment on allait se diriger désormais.

La journée était avancée ; il fallait songer à trouver un gîte pour la nuit. Les animaux étaient rendus de fatigue. Les lamas surtout, qui souffraient encore plus de la chaleur que de la fatigue depuis qu’ils avaient quitté les hautes terres, perdaient visiblement leurs forces.

Nos voyageurs mirent pied à terre dans une sorte de petite clairière. On déchargea les pauvres bêtes ; on alluma un grand feu et l’on établit un campement régulier.

La nuit n’était pas encore tombée quand leurs arrangements et le repas du soir furent terminés, et tous se groupèrent pour se reposer.

C’était un groupe bien triste à tout prendre.

Don Pablo, fort abattu, se taisait, ne sachant quel avenir s’ouvrait désormais devant lui et ses bien-aimés.

Doña Isidora, assise auprès de lui, faisait de vains efforts pour l’encourager et pour l’égayer ; elle trouvait encore le courage de lui sourire et de lui dérober les larmes que l’inquiétude faisait monter par moment dans ses grands yeux fixés avec amour sur son mari.

Léona, accablée par la fatigue, dormait d’un sommeil lourd, la tête appuyée sur les genoux de sa mère. Léon, tout pensif devant la tristesse de son père, gardait un silence pénible. Guapo, absorbé par les soins que réclamaient ses lamas, tournait le dos au campement.

– Allons, cher ami, disait l’affectueuse jeune femme, ne sois pas si désolé. Nous avons déjà un grand point de gagné, tu le sais. Nous sommes tous ensemble sains et saufs. Jamais les émissaires du vice-roi ne songeront à nous poursuivre jusqu’ici.

– Cela se peut, répondait Don Pablo avec amertume ; et puis après ? Nous avons échappé à la mort, c’est vrai ; mais à quoi ? Pour végéter comme des sauvages dans ces bois sans issue, y succomber, minés par la faim, ou tomber sous les coups des indiens. Belle perspective, ma foi !

– Chut ! ne parle pas ainsi, Don Pablo. D’abord je n’ai jamais entendu dire que les tribus de ces régions fussent cruelles. Nous ne les attaqueront pas ; et à quoi leur servirait-il de faire du mal à des êtres inoffensifs comme nous ? Que parles-tu de mourir de faim, quand ces forêts sont pleines de racines et de fruits, qui suffiraient à eux seuls à entretenir longtemps l’existence d’une famille !

Et comment veux-tu que je m’effraye surtout avec les connaissances que tu possèdes ? Voyons, cher ami, point de découragement. Dieu ne nous abandonnera pas ; ce n’est pas après nous avoir permis d’échapper à des ennemis aussi acharnés que les nôtres, et nous avoir délivrés des incessants périls que nous venons de traverser, qu’il cesserait de nous protéger et de nous garder.

Peu à peu les consolantes paroles de sa douce compagne pénétraient le cœur de Don Pablo et y ramenaient l’espoir, l’énergie et la foi. Il l’embrassa avec tendresse ; elle lui faisait l’effet d’un bon ange. Sa vigueur, qui semblait l’avoir abandonné depuis quelques jours, renaissait sous cette réaction bienfaisante, et son accablement disparut. Il se leva sous l’empire d’une résolution nouvelle. Un arbre géant se dressait au-dessus de l’endroit où Doña Isidora était assise ; ses branches basses et rapprochées en rendaient l’accès, sinon facile, du moins possible. Il y grimpa.

Quand il fut assez haut pour dominer la contrée environnante, il s’arrêta, et, tourné vers l’est, il interrogea longuement l’horizon, tandis que le reste de la petite troupe silencieuse observait avec anxiété.

Il n’y avait pas longtemps qu’il était ainsi occupé lorsqu’un changement soudain se produisit dans sa physionomie, qui devint radieuse. Isidora, qui lisait sur ses traits toutes ses impressions, s’empressa de lui demander ce qu’il y avait de nouveau ; mais il lui recommanda le silence et la patience, et continua son inspection.

Il avait bien fait de l’exhorter à la patience, car il en fallut à Doña Isidora. Plus d’une demi-heure s’écoula avant que Don Pablo songeât à redescendre. Absorbé dans ses méditations, il avait depuis longtemps oublié la haute situation qu’il occupait dans l’arbre, et mûrissait évidemment quelque grand projet.

Ce ne fut que lorsque le soleil disparut derrière les arbres qu’il revint au souvenir du temps écoulé depuis que sa femme l’avait appelé ; comprenant combien il avait abusé de sa longanimité, il s’empressa de redescendre dans les régions qui le rapprochaient des membres de sa famille.

– Voudriez-vous me dire, Don Pablo, commença Isidora, feignant un mécontentement qui était bien loin de son cœur, comment vous osez vous représenter devant moi, après une conduite semblable ?

Puis, changeant immédiatement de ton :

– Voyons, qu’as-tu vu de si riant là-haut ? Dévoile-nous vite ce mystère.

– En tout cas, il ne saurait y en avoir pour toi, chère amie. Mais laisse-moi d’abord te faire mes excuses de mon impardonnable distraction. Et maintenant venons au fait.

Tous se groupèrent sur un tronc d’arbre que Guapo venait d’abattre et de dépouiller de ses branches pour entretenir le feu ; car ils étaient arrivés sur les confins des domaines du terrible jaguar, et il était urgent, pour la sécurité de la nuit, qu’une flamme claire et brillante écartât les fauves du camp.

– Tu avais raison, ma bonne Isidora, reprit Don Pablo, Dieu ne nous a point abandonnés, et j’ai vu trois choses suffisantes pour renouveler mon courage et mon ardeur. D’abord, en regardant vers la Montana, j’ai aperçu un grand fleuve courant dans la direction du nord-est, et déroulant dans la verdure ses replis scintillants comme ceux d’un immense serpent. À cette vue, mon cœur a bondi ; car ce ne peut être que la rivière Madre de Dios, dont l’existence a été révoquée en doute, mais qui existe, j’en ai maintenant la certitude. On m’avait bien dit qu’elle se trouvait dans cette région et que c’était un des affluents de l’Amazone ; qu’elle avait été découverte par un missionnaire qui en avait délimité le cours, et dont le tracé s’est perdu avec les autres fruits de la mission. Persuadé que c’est bien effectivement la Madre, je me lançai dans cet ordre d’idées que nous pouvions en descendre le courant sur un radeau jusqu’à l’Amazone même ; et qu’en suivant ce dernier fleuve jusqu’à son embouchure, nous rencontrerions la ville de Gran Para, où nous serions rendus à la vie civilisée et pourtant à l’abri de nos persécuteurs. Mais à cette première réflexion en succédèrent d’autres moins gaies. Une fois à Gran Para, me dis-je, ruinés comme nous le sommes, que deviendrons-nous ? Et même dénués de tout comme nous le sommes, comment atteindre ce port ? Il faut au moins des provisions pour un pareil voyage, c’est donc folie d’y songer. Et mes brillantes espérances se flétrirent aussi vite qu’elles étaient nées.

– C’est vrai, dit Isidora, j’ai bien remarqué le changement survenu dans ton expression.

– Je me représentai alors, je le confesse, notre arrivée à Gran Para dans le dénuement complet où nous nous trouvons, et je ne voyais d’autre alternative que la mendicité à laquelle je serais réduit dans les rues de cette grande cité, ou, pour épargner cette honte à mes susceptibilités naturelles, l’obligation d’accepter cette vie de sauvage à laquelle je te condamnais, ainsi que les enfants, dans ces bois sans cesse exposés aux attaques des bêtes fauves et des Indiens.

Pendant ce temps, mes yeux erraient machinalement sur l’océan de verdure qui nous environne de toutes parts. Soudain un groupe d’arbres au feuillage teinté de rose et situé à peu de distance, attira mon attention. Je regardai autour de moi et j’en découvris des quantités sur les pentes de la Sierra ; c’est alors que mon cœur a bondi de joie. Je les connais bien, ces arbres précieux ; ce sont des cinchonas, dont l’écorce fournit le fébrifuge connu sous le nom de quinquina.

De nouvelles perspectives s’ouvraient devant mon imagination éblouie.

– Pour une fortune perdue, me disais-je, voici une mine inépuisable qui n’attend que d’être exploitée. Je me ferai « cascarillero » et bientôt je rendrai aux miens les richesses et le bonheur auxquels ils ont droit.

Pour cela, ce qu’il faut, c’est réunir des provisions considérables d’écorce, en charger un radeau, puis arriver au port, non plus en mendiants, mais avec un fond de marchandises qui assurera d’abord l’aisance, puis, à mesure que notre industrie se développera, l’abondance et même l’opulence.

Mais avant tout, le plus pressé était de trouver le moyen de subsister jusqu’à ce que notre provision soit faite. En présence d’un travail rude comme celui que je me proposais d’entreprendre, il fallait songer à conserver nos forces, pour qu’elles puissent se prêter à nos desseins. Je me suis donc remis à étudier la forêt avec plus de soin pour chercher à en pressentir les ressources.

Bientôt, à cent soixante mètres au-dessous de nous, j’ai distingué une petite vallée sur le bord du torrent que, je crois, nous avons suivi si longtemps. J’y ai remarqué les larges feuilles du bananier et celles tout aussi remarquables du yucca. La présence de ces deux plantes, qui ne sont point originaires de cette région, est donc l’indice certain d’un établissement actuel, ou bien abandonné ; mais je penche plutôt pour cette dernière hypothèse, car je n’ai découvert ni bâtiment, ni aucune apparence de fumée. Ce doit être un « chacra » indien ou quelque ancienne mission.

Quoi qu’il en soit, grâce au fruit du bananier, nous sommes désormais assurés d’une nourriture saine et abondante.

– Oh ! Papa, viens donc voir, s’écria Léon, qui se promenait depuis que la conversation avait pris un tour un peu trop sérieux pour lui. Il y a là-bas un groupe d’arbres au milieu duquel s’élève positivement une grande croix.

Don Pablo et sa femme se rendirent immédiatement aux instances de leur fils et arrivèrent bientôt à l’endroit indiqué. Ils y trouvèrent en effet une croix de bois, dans un état complet de vétusté, penchant vers le sol, mais sur laquelle on lisait encore la légende suivante profondément gravée sur la barre transversale : Brazos de Dios.

– Oui, répondit Doña Isidora tout émue. Oui. Nous savons que c’est lui qui nous a guidés jusqu’ici. Dieu est visiblement avec nous !