Guapo était toujours assis, attendant patiemment que sa marimonda fût cuite à point. Les autres avaient fini de souper et s’étaient éloignés du feu.
Debout près de la rivière, ils regardaient avec intérêt les différents oiseaux qui se jouaient sur la rive opposée et se miraient dans ses eaux calmes et transparentes.
Il y avait des flamants écarlates et des espèces d’ibis ; des grues tigrées, ainsi nommées à cause de leur plumage qui reproduit les teintes et les taches du jaguar ; des ciganos, qui s’ébattaient au milieu des roseaux et ressemblaient avec leur grande crête à des faisans, mais non au point de vue comestible, car ils sont bien inférieurs, pour ne pas dire immangeables. Leur chair est tellement amère et coriace, que les Indiens eux-mêmes n’en mangent pas.
Perché sur une branche morte qui s’avançait au-dessus du fleuve, se trouvait l’alcyon bleu de ciel. La grande harpie ou aigle pêcheur, comme son cousin germain l’aigle à tête blanche de l’Amérique du Nord, effleurait l’onde pour y chercher sa proie.
De temps à autre un vol de canards musqués faisait vibrer l’air sous leurs ailes puissantes. Ailleurs on apercevait le crabier (cancroma), curieux oiseau de la famille des hérons, dont le bec ressemble à deux bateaux superposés. Comme l’alcyon, il restait solitaire à pêcher et ne se mêlait pas avec les autres.
Plus loin, il y avait un oiseau qui se rapproche de la poule d’eau par son extérieur et ses habitudes. C’était le jacana fidèle ou chuza, dont il existe plusieurs espèces dans l’Amérique du Sud, ainsi que dans les régions tropicales de l’ancien monde.
Celui de ces oiseaux qui a mérité le surnom de fidèle est à peu près de la grosseur d’une poule commune ; mais il a le cou plus long et les jambes plus hautes, si bien qu’il atteint une hauteur d’un pied et demi environ. Son plumage brunâtre est marqué sur la nuque d’une crête de douze plumes noires, ayant de sept à huit centimètres de longueur. Le pliant des ailes est armé d’éperons d’un centimètre et demi, dont il se sert très adroitement pour se défendre. Du reste, c’est un oiseau de mœurs fort douces ; il faut qu’on l’attaque pour qu’il songe à se mettre sur la défensive.
Toutefois le trait le plus singulier de l’extérieur du jacana est sans contredit son pied, dont les doigts, au nombre de quatre, trois en avant, un en arrière, sont assez longs pour couvrir un espace presque aussi étendu que son corps. Aussi le gênent-ils beaucoup pour marcher à terre. Ils sont conformés pour lui permettre de courir, sans enfoncer, sur les feuilles de nénuphar et autres plantes aquatiques, où il va chercher les insectes et les larves dont il fait sa principale nourriture.
Il faut que le jacana soit effrayé pour qu’on entende son cri singulier ; autrement il est d’humeur silencieuse. La finesse de son ouïe le met à même de distinguer le bruit des pas les plus légers ; aussi les Indiens l’ont-ils apprivoisé pour s’en servir comme d’oiseau de garde, rôle qu’il remplit avec une fidélité extraordinaire, les avertissant de l’approche de leurs ennemis bipèdes ou quadrupèdes.
Les Spano-Américains lui ont trouvé un autre emploi. Ils en font le gardien et le défenseur de leurs basses-cours, où il protège la volaille contre les attaques des oiseaux de proie, qu’il tient en respect avec ses éperons redoutables. Jamais on ne l’a vu déserter un troupeau confié à ses soins ; au contraire, il l’accompagne dans toutes ses allées et venues, et n’abandonne son poste en aucune occasion, luttant avec une énergie et une ténacité rares chez un oiseau de cette taille.
Mais ce n’étaient pas seulement des oiseaux aquatiques qui s’offraient à l’admiration de nos voyageurs. Il y en avait des quantités d’autres : des bandes de perroquets, des couples d’aras (ces oiseaux vont généralement par paires), des trogons et des toucans à grand bec, avec leurs proches parents les aracaris.
Sur un arbre chargé de fruits étaient posés une troupe de casmarynchos, oiseaux d’un blanc de neige, de la grosseur d’un merle, dont le bec est garni à sa base d’un tubercule charnu de sept à huit centimètres de longueur, pendant comme chez la dinde. Ils portent également le nom d’oiseaux-cloche, à cause de la note claire et vibrante qu’ils jettent au milieu du jour, à l’heure où, sous les tropiques, toute la nature est endormie ou silencieuse.
Naturellement, Don Pablo s’intéressait vivement à l’observation de tous ces oiseaux. Il n’y en avait aucun sur lequel il n’eût des histoires merveilleuses à raconter, et les heures s’écoulaient pleines d’intérêt et de charme pour les membres de sa famille.
Il n’était pas encore tard, et l’on ne pouvait songer à se coucher avant le soleil, sans compter que Guapo n’avait pas soupé, mais cela ne pouvait plus tarder longtemps. Léon, qui était allé voir où en était la cuisine de son ami, était revenu en annonçant que la marimonda était noire et brûlée à faire horreur, mais pas assez néanmoins au goût de Guapo, car il attisait encore le feu sans perdre de vue son rôti, dont le fumet détestable lui chatouillait agréablement les narines.
Le singe fut enfin cuit à point ; Guapo se leva, prit son macheté d’une main et un bâton fourchu de l’autre, et se pencha au-dessus de la marimonda pour l’enlever du feu, quand… ô consternation !… le sol trembla sous ses pas et lui fit presque perdre l’équilibre.
Avant qu’il eût eu le temps de se remettre de son effroi, la terre s’agita de nouveau, une bruyante détonation se fit entendre, suivie d’une secousse prolongée qui ouvrit une longue fissure et envoya fourneau, charbon, cendres, rôti, et Guapo lui-même, se promener dans toutes les directions.
Était-ce un tremblement de terre ?
Il semblait difficile de l’expliquer autrement, et c’était l’opinion de toute la famille, qui ne savait où se réfugier et perdait la tête, surtout Doña Isidora et sa fille.
Mais cette croyance ne fut pas de longue durée. Les secousses continuèrent, se multiplièrent, lançant en l’air de larges plaques de terre desséchée. Les tisons brûlants jetés çà et là faisaient une fumée qui empêchait de se rendre un compte exact de ce qui se passait ; mais on distinguait au travers quelque chose d’extraordinaire, d’inusité, et bientôt, au milieu d’une crevasse béante, se montra à tous les yeux la forme hideuse d’un affreux crocodile.
C’était un des plus grands individus de son espèce, un véritable monstre, mesurant plus de six mètres de long, et dont le corps était plus gros que celui d’un homme. Ses énormes mâchoires, de plusieurs pieds d’ouverture, découvraient des dents énormes d’un aspect formidable.
Il ouvrait sa gueule comme pour aspirer l’air, et il sortit de son gosier un son affreux qui tenait à la fois du beuglement du bœuf et du grognement du porc, tandis qu’une forte odeur de musc émanait de son corps.
Ce fut une scène de confusion indescriptible ; oiseaux, bêtes et gens se joignirent à la fois dans un concert de voix terrifiées.
Dès qu’il eut reconnu la cause de ce bouleversement, Guapo retrouva son sang-froid, sauta sur sa hache, qui, par bonheur, se trouvait hors de la portée de la terrible queue de l’animal ; puis il s’approcha avec précaution dans l’intention de frapper le monstre, C’était à la naissance de la queue, seul endroit vulnérable du crocodile, qu’il voulait s’attaquer ; mais son gigantesque adversaire, dès qu’il le sentit à portée, se tourna avec une rapidité si grande, que Guapo n’eut pas le temps de s’esquiver, et, au lieu de porter un coup, en reçut un assez violent pour lui faire exécuter une véritable cabriole.
Si maltraité qu’il fût, l’Indien s’estima encore heureux d’en être quitte à si bon compte ; car l’animal n’était encore qu’à moitié réveillé. Guapo courut reprendre possession de sa hache ; mais, quand il revint, l’ennemi n’était plus sur la terre ferme. Pour ses yeux fermés, depuis plusieurs mois peut-être, la vue de l’eau avait eu un attrait irrésistible, et il s’était dirigé vers la rivière, où il achevait de plonger, quand Guapo arriva, prêt à reprendre la lutte.