Lorsque l’Indien eut tué et dépouillé ses deux bonnes bêtes, il coupa leur chair en tranches, qu’il suspendit aux arbres pour que le soleil se chargeât de les sécher.
C’était une mesure de prudence indispensable pour conserver la viande, qui se fût autrement bien vite corrompue, puisque nos voyageurs n’avaient point de sel. Du reste, c’est la méthode la plus usitée dans toute l’Amérique espagnole ; ce qui est d’autant plus inexplicable, qu’on y rencontre des quantités de salines, tant dans les plaines que dans les mines et les lacs. Seulement, faute du degré voulu d’activité commerciale parmi eux, rien de tout cela n’est exploité, et le sel reste dans le pays une denrée, rare et chère.
Au Mexique, la viande ainsi desséchée prend le nom de tajaso. Au Pérou, nous l’avons vu, on la connaît sous le nom de charqui ; mais quand il s’agit de mouton, cela devient du chalona ; et comme le lama est une sorte de mouton, c’était du chalona que préparait ainsi Guapo. Les autres ne restaient pas oisifs. Don Pablo et Léon déblayaient l’endroit où devait s’élever leur maison, tandis que Doña Isidora, de ses mains fines et blanches, remplissait pour la première fois de sa vie les rudes fonctions de blanchisseuse, aidée de sa petite Léona, qui multipliait ses efforts pour diminuer la peine de sa mère.
Et où prit-elle du savon ? Vous écriez-vous avec surprise.
Auriez-vous oublié que Don Pablo était naturaliste et connaissait les propriétés de presque toutes les plantes qui l’environnaient ? Il n’avait pas tardé à distinguer dans le nombre un arbre singulier appelé par les Indiens « parapara » et sapindus saponaria par les botanistes. Cet arbre se couvre de baies qui fournissent, quand on les frotte, une mousse savonneuse qui nettoie le linge comme le meilleur savon.
Ces baies, une fois dépouillées de leur pulpe, laissent entre les mains un noyau, fort joli du reste, que les missionnaires collectionnaient pour en faire des rosaires. Léon leur découvrit une autre propriété qui avait un intérêt propre à son âge : c’était celle de rebondir comme une balle élastique, usage pour lequel il en conservait toujours des provisions dans ses poches. Le soir, chacun, fatigué, mais très satisfait de l’emploi de son temps, vint prendre place sur un tronc d’arbre récemment abattu sur l’emplacement de leur future demeure. Une joie calme régnait dans le petit groupe, contrastant avec les angoisses des jours écoulés. Plus de craintes de poursuite ; plus d’appréhensions de mourir de faim ; au contraire, une sécurité presque absolue, et devant eux l’avenir s’annonçant plein de promesses et coloré par le prisme enchanteur de l’espérance.
Grâce à Guapo, on avait retrouvé dans le chargement des lamas quelques-uns des ustensiles de cuisine les plus indispensables. Doña Isidora venait de préparer le café, qui se trouvait être d’une qualité supérieure, de cette espèce particulière cultivée par les seuls missionnaires, et si estimée, que les vice-rois en envoyaient souvent comme présent au roi d’Espagne, leur souverain.
Pour accompagner ce délicieux nectar, on avait fait bouillir de la canne à sucre pour en obtenir un sirop grossier, mais très doux. Enfin des figues de bananes grillées servaient de pain aux voyageurs, dont le repas se trouva égayé par la bonne humeur de toute la famille.
Tandis qu’ils mangeaient, en devisant gaiement entre eux, ils entendirent répéter à plusieurs reprises : « Guaco ! Guaco ! »
– Quelqu’un t’appelle, dit Léon à l’Indien. Qui ça peut-il être ?
– Guaco ! Répéta la voix fort distinctement.
– Ne vous troublez pas, jeune maître, c’est l’oiseau du serpent, répondit l’Indien, qui, originaire de la montana, en connaissait presque tous les habitants.
– L’oiseau du serpent ? reprit Léon, dont la curiosité avait été excitée par cette singulière appellation.
– Oui, regardez, le voici sur cette branche.
Tout le monde se tourna pour examiner le singulier oiseau qui avait causé la méprise de Léon. Ce volatile était à peine aussi gros qu’un pigeon et ressemblait au faucon des moineaux. Sa queue était fourchue comme celle des hirondelles ; et ceci, joint à sa forme particulière et à sa manière de voler, le désignait comme appartenant à l’espèce des milans.
D’abord perché sur un arbre très élevé, il ne tarda pas à descendre, en articulant toujours son fameux « guaco », et, de branche en branche, finit par se poster à peu de distance du sol. Il allait évidemment à la piste de quelque chose ; mais de quoi ?… C’est ce que personne ne pouvait dire.
Bientôt, au milieu de l’espace déblayé de la clairière, on aperçut un serpent d’un mètre de long, dont le corps, marqué de bandes noires, rouges et jaunes, brillait à chaque ondulation. C’était le rouge qui prédominait dans sa parure et qui lui a valu sans doute son nom ; car Don Pablo et Guapo s’écrièrent à première vue :
– Le serpent corail !
En dépit de sa beauté qui est incontestable, c’est l’un des serpents les plus venimeux et les plus redoutés de l’Amérique méridionale.
La première impulsion de Guapo et de Léon fut de saisir une arme quelconque pour le tuer ; mais Don Pablo les arrêta.
– Un peu de patience, dit-il ; nous en serons récompensés par un petit spectacle qui vaut la peine d’être vu. Regardez l’oiseau maintenant.
Don Pablo n’avait pas achevé, que le guaco fondait sur le serpent avec l’intention évidente de saisir son cou dans ses serres. Mais celui-ci avait été aussi prompt que l’oiseau, et, replié sur lui-même, il lança vers son adversaire sa tête menaçante avec la rapidité de la foudre. Ses yeux étincelaient avec une expression de rage et de férocité qui faisait frémir Doña Isidora et sa fille, bien éloignées pourtant du théâtre du combat.
Le guaco vira de bord et renouvela son attaque dans la direction opposée ; mais le reptile, avec une souplesse inouïe, déjoua cette nouvelle tentative. Ce second insuccès sembla irriter l’oiseau jusqu’à lui faire perdre toute prudence. Il se mit alors à voleter au-dessus du serpent, le frappant du bec et de ses serres toutes les fois qu’il en trouvait l’occasion ; et quand il l’eut bien fatigué ainsi, il jugea le moment opportun pour l’attaquer de nouveau. Mais ce dernier, toujours enroulé sur lui-même, projetait incessamment sa tête sur tous les points menacés par l’oiseau.
Après que cette double manœuvre eut duré un certain temps, le serpent corail sembla disposé à se reposer. Aussitôt l’oiseau redoubla d’efforts, bien sûr de le saisir cette fois à la gorge avant qu’il pût se défendre, quand la tête du serpent, poussée comme par un ressort, vint frapper en pleine poitrine le guaco, qui s’enfuit avec un cri terrible.
Chacun le suivit des yeux, croyant le voir tomber mort, car il suffit de quelques minutes pour que la morsure du corail devienne fatale à l’homme. Toutefois Don Pablo, en sa qualité de naturaliste, avait sur cet oiseau des données théoriques qu’il était bien aise d’élucider de visu.
Le guaco s’était élancé vers le tronc d’un arbre autour duquel s’enroulait une plante grimpante, dont il se mit à dévorer les longues feuilles lancéolées ; puis, ce singulier repas terminé, il retourna vers le serpent corail, qui n’avait pas bougé.
Le combat recommença plus acharné qu’auparavant ; l’oiseau, plein de confiance, combattit avec une nouvelle énergie, tandis que le serpent lui opposa une résistance désespérée, mais évidemment impuissante. Bientôt le guaco frappa le serpent corail sur la tête, le saisit par le cou, et l’emporta vivant au milieu des arbres pour l’y dévorer à loisir. Notre ami Guapo paraissait enchanté de ce petit drame ; cependant il n’était pas nouveau pour lui : maintes fois il en avait été le témoin ; mais il lui avait suggéré un plan. Il se rendit auprès de l’arbre autour duquel croissait le parasite dont l’oiseau avait cueilli les feuilles. Il en rapporta une certaine quantité, qu’il soumit à l’examen de Don Pablo.
Celui-ci reconnut qu’elles appartenaient à une plante du genre mikania, dite vulgairement « liane du guaco ». L’Indien ne savait rien des appellations scientifiques de la plante, mais il en connaissait depuis longtemps la vertu. Ses feuilles sont un antidote certain contre la morsure de presque tous les serpents de l’Amérique méridionale. Il les avait vues arrêter les effets du venin du « cascabel » (serpent à sonnettes) et même de la petite vipère tachetée (echidna ocellata), sans contredit le plus mortel de tous.
Dès que Don Pablo en eut fini l’examen, Guapo prit les feuilles, les hacha aussi menu que possible, puis les mit dans un linge et en exprima le jus. Ceci fait, il se taillada la poitrine, les doigts et les orteils, s’inocula le jus du mikania, puis frotta encore ses incisions de feuilles fraîches de la même plante. Après quoi, pour arrêter la perte de sang, il appliqua sur ces plaies des touffes de coton soyeux, provenant de l’arbre à soie ou « ceiba » (bombax ceiba), et termina cet étrange traitement en mâchonnant de ces mêmes feuilles et en avalant une cuillerée du jus qu’il en avait tiré.
L’inoculation était terminée, et Guapo se déclara désormais invulnérable à toutes les morsures de serpent.
Il offrit à ses compagnons de les vacciner de la même manière. Tous refusèrent d’abord avec indignation, Don Pablo comme les autres. Mais au bout de quelques jours, quand chacun eut, à une ou plusieurs reprises, couru le risque d’être mordu par les nombreux reptiles qui pullulaient dans ces parages, entre autres le redoutable jararaca (craspedo cephalus), Don Pablo changea d’avis. Il reconnut la sagesse d’une mesure qui les mettrait à l’abri d’un péril incessant et se soumît le premier au traitement indiqué par Guapo, et naturellement son exemple fut suivi par les autres membres de la famille.