Le vent et le courant, tout leur fut favorable ce jour-là ; aussi avaient-ils fait plus de quatre-vingts kilomètres quand ils arrivèrent à un endroit qui leur parut tellement propice à un campement, qu’ils s’y arrêtèrent, bien qu’ils eussent pu continuer encore leur route, le jour étant à peine sur son déclin.
C’était un promontoire complètement dépouillé de végétation, que les eaux couvraient en temps de crue. En ce moment il était parfaitement sec, et le sol en était comme battu par le pied des animaux. C’est qu’en effet, c’était le lieu de repos des chiguires ou capivaras, quand ils allaient à la rivière ou qu’ils en revenaient. On y voyait aussi des empreintes de tapirs, de pécaris, et de toutes sortes d’oiseaux amphibies, laissées à l’époque où le terrain était humide et mou.
Il n’y avait certainement pas d’arbres pour y suspendre les hamacs, mais le terrain était assez uni pour qu’on pût s’y étendre et y dormir sans crainte. Après l’aventure de la nuit précédente, c’était quelque chose de n’avoir pas à redouter les chauves-souris, qui aiment l’ombre des grands bois. De plus, on n’avait pas à craindre les serpents, qui ne se hasardent pas volontiers sur une surface découverte où rien ne les abrite. Enfin, considération importante, il était peu probable que les jaguars fréquentassent cet endroit. Toutes ces raisons réunies avaient donc déterminé le choix de l’emplacement.
La forêt n’était pas assez éloignée pour qu’on ne pût se procurer toute la quantité de bois mort nécessaire pour le souper. Tout était donc pour le mieux.
Le balza fut amené en amont du promontoire pour le mettre à l’abri des influences du courant, et tous mirent pied à terre. Guapo, suivi de Léon, partit aussitôt pour se charger de ses fonctions de bûcheron.
Chemin faisant, un palmier comme ils n’en avaient pas encore rencontré attira l’attention de Léon ; c’était un arbre mince, élancé, dont le stipe très élevé était couronné de feuilles pennées présentant l’aspect de grandes plumes, et qui étaient disposées de manière à donner à la tête de l’arbre une apparence globulaire.
Mais ce qui le rendait tout spécialement remarquable, c’est que ce stipe était couvert de longues épines en forme d’aiguilles, rangées en anneaux réguliers.
Ce nouveau palmier était le pupunha (palmier à pêches), ainsi nommé à cause de la ressemblance de ses fruits à ceux du pêcher. On lui donne également le nom de pirijao dans d’autres régions de l’Amérique ; il appartient au genre gullielma. En effet, au-dessous du globe formé par les feuilles, se voyaient d’énormes grappes de fruits de la grosseur d’un abricot, d’une forme ovale et triangulaire, ayant les teintes veloutées de la pêche.
Guapo connaissait ces pêches et savait qu’elles sont excellentes à manger cuites, bouillies ou rôties ; il prit aussitôt la résolution d’en faire figurer au souper. Le difficile était de se les procurer ; car escalader un pareil tronc, il n’y fallait pas songer.
Mais Guapo n’était pas Indien pour rien. C’était vraiment pour lui que le mot impossible n’existait pas.
Ses compatriotes, très friands de ces fruits, ont dès longtemps trouvé le moyen d’en dépouiller le pupunha, dont ceux qui sont sédentaires font de vastes plantations autour de leurs villages. Ce moyen, le voici :
Ils attachent des pièces de bois transversales d’un arbre à l’autre, formant une sorte d’échelle sur les échelons de laquelle il leur est très commode d’atteindre les grappes mûres.
Ce procédé trop long ne pouvait convenir à Guapo ; il en employa un beaucoup plus simple : il abattit le palmier pour en cueillir les fruits appétissants. Il dut choisir un des plus jeunes ; car, vert, le bois de cet arbre est très difficile à couper ; mais quand il vieillit, il noircit et acquiert une telle dureté, qu’il émousse plutôt le tranchant de la hache que de se laisser entailler. C’est probablement le bois le plus dur de tous ceux de l’Amérique du Sud.
Les longues épines du pupunha ont également leur utilité : les Indiens d’un grand nombre de tribus s’en servent comme d’aiguilles pour se piquer la peau et la préparer au tatouage. Ils emploient encore à différents usages les diverses parties de ce bel arbre.
Les macaos, les perroquets, et en général tous les oiseaux frugivores, préfèrent son fruit à tous les autres ; et il en serait de même des quadrupèdes, si ceux-ci pouvaient y atteindre pour s’en régaler à loisir ; mais son tronc épineux le rend inaccessible aux créatures non ailées. Cependant, malgré la hauteur de sa tige et l’armure dont elle est protégée, le pupunha est souvent dépouillé par une espèce de singes qui n’en manquent pas l’occasion, quand elle se présente.
Guapo et Léon revinrent au camp avec toute leur charge de bois mort et de fruits savoureux. Le feu flamba bientôt ; la marmite fut suspendue à la crémaillère, et l’on se groupa autour en attendant qu’elle jetât son premier bouillon.
Tandis qu’ils étaient assis, causant gaiement des incidents de la journée, un bruit extraordinaire vint frapper leurs oreilles. Il ne manquait pas d’oiseaux babillards sur les arbres de la forêt, située à deux cents mètres à peine ; mais ce n’était point à eux qu’il fallait attribuer le mélange de cris aigus, de hurlements, d’aboiements, de babillages, qui eût fait supposer que cinquante espèces d’animaux divers s’étaient réunies pour le produire.
Par moments il s’y ajoutait un craquement de branches cassées, un bruissement de feuillée impatiemment secouée, qui, pour tout autre que des habitants de la montana, eussent fait croire à quelque chose de mystérieux, d’inquiétant, de nature à jeter la perturbation dans les âmes. Mais nos voyageurs ne s’en effrayaient pas outre mesure. Ils savaient que cela indiquait tout simplement le passage d’une troupe de singes. À leurs cris, Guapo put même dire à quelle espèce ils appartenaient.
– Marimondas, fit-il en montrant du doigt la forêt.
Les marimondas ne sont pas de vrais hurleurs, bien que cette espèce soit de la même famille que les stentors. Elle fait partie des atèles, ainsi appelés parce que le pouce leur fait défaut ; ce qui les rend imparfaits ou inachevés sous le rapport de la main.
Mais ce qui lui manque à la main est amplement compensé pour l’atèle par une queue prenante d’une puissance et d’une adresse remarquables.
Cette queue leur constitue une cinquième main, qui, à elle seule, leur rend plus de services effectifs que les quatre autres. C’est d’elle qu’ils se servent pour leurs voyages aériens, de sommets d’arbres en sommets d’arbres. C’est à elle qu’ils ont recours pour rapprocher les objets trop éloignés de leurs mains, et pour se suspendre aux branches quand ils ont besoin de repos ; car c’est dans cette attitude que le sommeil les surprend toujours, et parfois même le grand sommeil dont on ne se réveille jamais.
On connaît plusieurs espèces d’atèles : le coaïta, le miriki, le cayou, le béelzébud, le chameck, le mono, la chuva, la marimonda, et quelques autres encore. Elles diffèrent de couleur et de taille, mais leurs mœurs et leurs coutumes sont identiques.
La marimonda est une des plus grandes espèces de l’Amérique du Sud. Debout, elle mesure près d’un mètre de hauteur. Sa queue très longue est épaisse à la base et va en s’amincissant. Elle est nue et calleuse en dessous dans la partie prenante.
Somme toute, elle est loin d’être belle ; ses bras longs et grêles, terminés par une main sans pouce, lui donnent quelque chose de disproportionné et de disgracieux, que ne corrige assurément pas la longueur de sa queue qui n’en finit plus.
Elle a une teinte rougeâtre de café brûlé sur le dos et la partie supérieure du corps, qui pâlit et va se décolorant jusqu’à un blanc sale sur la gorge et tout le devant de l’animal. Sa couleur devient alors comme celle des métis provenant du croisement du nègre et de la race indienne : ce qui lui a fait donner dans quelques parties de l’Amérique du Sud le sobriquet de monozambo, ou singe zambo, ce nom de zambo étant caractéristique dans le pays pour désigner les mulâtres de cette origine.
Le bruit fait par les marimondas paraissait venir des bords de la rivière, fort en amont du promontoire ; mais comme il allait croissant dans de formidables proportions, on pouvait juger que les singes se rapprochaient.
En effet, quelques minutes après, ils étaient en vue, et nos voyageurs purent s’amuser à suivre leur mode de pérégrination, qui est très curieux.
Jamais ces singes-là ne mettent pied à terre, mais ils se meuvent de branche en branche avec la rapidité de l’écureuil, ou mieux encore de l’oiseau. Quelquefois cependant les branches se rencontrent fort écartées, comment faire alors ?
La marimonda, fort peu troublée de cette difficulté, arrive jusqu’à l’extrémité de la branche qu’il s’agit de quitter, y enroule un ou deux anneaux de sa queue, se balance quelques secondes pour prendre un élan suffisant, puis, suivant l’impulsion qu’elle a donnée à la branche qui la renvoie comme un ressort, elle traverse le vide et saisit de ses longs bras nerveux le premier rameau qui se présente.
Le tour est joué, et elle est prête à recommencer à l’infini cet exercice, qui paraît lui être aussi naturel qu’agréable…
Dans la troupe que nos proscrits avaient sous les yeux, on distinguait un certain nombre de femelles. On les reconnaissait aisément à leur progéniture qu’elles portent sur le dos, où celle-ci se sent solidement attachée au moyen de sa queue déjà forte.
Parfois la mère faisait descendre son petit, et lui enseignait à se lancer de branche en branche, en commençant par lui en donner l’exemple et en surveillant la manière dont il s’en acquittait.
D’autres fois, la distance entre deux arbres était trop grande pour que les femelles pussent commodément la franchir avec leurs petits sur les épaules ; les mâles, passant les premiers, faisaient alors pencher la branche opposée, de manière à la rapprocher et à diminuer ainsi la distance.
C’était vraiment un spectacle intéressant et singulier, d’autant plus que tous ces mouvements s’opéraient au milieu d’une conversation incessante, entremêlée de cris et de bavardages remplis d’animation.
La partie de la forêt que suivait la troupe joyeuse se terminait naturellement au promontoire nu où nos amis étaient à même de se livrer à toutes leurs observations. Il fallait le tourner, et pour cela passer par l’endroit où se trouvaient les pupunhas.
Arrivées à la lisière du bois, les marimondas s’arrêtèrent, et toutes d’un commun accord se suspendirent la tête en bas. Outre que c’est leur position de repos, c’est encore celle qu’elles prennent pour délibérer, se préparer à une action particulière, ou se prémunir contre quelque danger.
Elles restèrent ainsi quelques minutes, évidemment occupées d’une délibération importante, à en juger par le gazouillement incessant qui s’établit entre elles.
Un cri général termina le conseil et proclama la détermination à laquelle on s’était arrêté. Aussitôt les singes descendirent à terre et se dirigèrent vers les palmiers pêches.
L’espace qu’ils avaient à traverser n’était certes pas vaste ; mais la difficulté qu’ils éprouvaient à se traîner sur le sol et la maladresse dont ils faisaient preuve étaient pénibles à voir. Ils ne pouvaient appuyer par terre la paume de leurs mains ; ils étaient obligés de la replier sur elle-même et de marcher comme sur des moignons. De temps à autre on les voyait agiter leur grande queue, dans l’espoir de saisir quelque chose qui les aidât dans leur marche. La moindre plante qu’ils rencontraient leur faisait l’effet d’un sauveur. Les pauvres bêtes étaient évidemment hors de leur élément. Leur unique habitat est la forêt ininterrompue avec ses grands arbres.
Enfin ils arrivèrent aux palmiers, et, assis par terre dans les attitudes les plus diverses, ils se mirent à les considérer, attachant sur les grappes des regards pleins d’une ardente convoitise et causant entre eux avec une animation qui témoignait du désir qu’ils avaient de se les procurer.
Comment s’y prendre ? se demandaient-ils aussi clairement que s’ils eussent parlé.
Pas un stipe, qui ne fût couvert de son revêtement d’épines ; pas un de ces fruits tentateurs qui ne fût vingt fois hors de la portée du plus grand de ces pauvres petits êtres.
Allaient-ils faire comme le renard de la fable ?
Point du tout ! Cela eût fort embarrassé des écoliers, peut-être ; mais des singes, jamais !
À côté des palmiers se trouvait un zamang, espèce de mimosa qui est sans contredit un des plus beaux arbres de l’Amérique du Sud.
Celui dont nous parlons élevait à une hauteur de plus de vingt-trois mètres son tronc droit et uni, qui commençait seulement alors à étendre des branches horizontales qui se ramifiaient à l’infini. Les branches étaient couvertes de feuilles délicatement pennées qui caractérisent la famille des mimosas.
Un certain nombre de ces palmiers croissaient à l’ombre de cet arbre géant ; c’étaient les plus petits, mais peu importait. Les marimondas eurent bientôt escaladé le tronc et se balancèrent sur les branches. On avait choisi, paraît-il, les plus grandes et les plus fortes de la bande. Les autres restèrent au bas à observer anxieusement ; et j’ajouterai que nos voyageurs, très amusés par cette scène, en avaient oublié leur marmite, qui bouillait à éteindre le feu.
Les marimondas étaient arrivées à l’extrémité de la branche qui les rapprochait le plus des pirijaos. Une ou deux s’y suspendirent et se livrèrent à une gymnastique effrénée pour tâcher d’arriver aux grappes qui se balançaient à plus de trois ou quatre mètres hors de leur portée. Elles ne négligèrent aucun effort, multiplièrent les tentatives, le tout vainement.
Doña Isidora, Léon et Léona déclarèrent enfin que les pauvres bêtes allaient abandonner la partie : ils se trompaient. Don Pablo, par ses connaissances théoriques d’histoire naturelle, et Guapo, par son expérience toute pratique, ne pouvaient l’admettre.
Dès qu’elles eurent acquis la conviction qu’aucune d’elles ne parviendrait aux fruits, on en vit un certain nombre se grouper sur une des branches. Un moment après, la première arrivée se suspendait par plusieurs anneaux de sa queue et se laissait pendre de toute sa longueur. Une seconde s’avança, courut tout le long du corps de la première, et, passant sa queue autour de son cou et de son bras, se laissa pendre de la même manière ; une troisième vint s’ajouter à cette chaîne vivante, puis une quatrième.
Victoire ! les bras de celle-ci atteignirent les fruits. En quelques secondes elle eut, en s’aidant de ses mains et de ses dents, coupé la tige des grappes qui tombèrent pesamment à terre.
Les marimondas restées au pied de l’arbre coururent s’en emparer au milieu de cris de joie et de gambades plus grotesques que gracieuses, et se mirent à dévorer les pêches.
Mais la cueillette n’était pas suffisante ; aussi les singes qui s’étaient dévoués pour cette expédition n’interrompirent-ils point leurs travaux. Ils avaient tant de bouches à nourrir.
Sans changer de position et par une seule oscillation imprimée à toute la chaîne, ils se lancèrent sur un pupunha voisin et eurent bientôt fait de le dépouiller à son tour. Ils passèrent ainsi en revue tous les arbres à leur portée.
Alors, jugeant qu’ils avaient assez de fruits pour cette fois, le dernier, celui qui avait cueilli les pêches, se replia sur lui-même, remonta sur le dos des trois autres, se retrouva sur la branche où il fut bientôt rejoint par ses compagnons ; puis, tous les quatre, se poussant dans une bousculade joyeuse, dégringolèrent du tronc pour venir prendre leur part du festin commun.