XX
LE GYMNOTE ET LE POISSON CANNIBALE.
Vers cette époque, se produisit un incident qui faillit devenir un accident fatal pour notre petit ami Léon.
Il faisait très chaud, et la perspective d’un bain parut irrésistible au jeune garçon. Il se déshabilla donc et se mit à l’eau tout en face de la maison, où il s’amusa à barboter comme les enfants aiment tant à le faire. Personne ne prenait garde à lui, tout le monde étant occupé à la maison.
Il se maintint d’abord sans perdre pied dans l’eau paisible de la rive, qui n’avait pas une grande profondeur ; mais peu à peu il enfonça davantage et finit par essayer de nager pour se perfectionner dans cet art et y devenir habile comme Guapo, ce qui était une de ses ambitions. Du reste, son père l’avait non seulement autorisé à s’y exercer, mais le lui avait même recommandé.
Léon s’était donc avancé jusqu’au milieu du torrent et prenait plaisir à élargir le cercle de ses ébats natatoires, quand soudain il ressentit une vive douleur qui semblait causée par la morsure d’un animal, et cette douleur se reproduisit sur plusieurs points à la fois.
Léon se mit à crier de toutes ses forces. Qui n’en eût pas fait autant ? Son premier cri attira toute la maisonnée, qui arriva essoufflée, pantelante, se demandant si une crampe l’avait saisi, ou si un crocodile le poursuivait. Grand fut l’émoi quand on l’aperçut nageant vaillamment vers le bord sans un signe de poursuite d’aucun genre.
– Qu’y a-t-il, Léon ?
– Qu’y a-t-il, jeune maître ?
Telle fut la question qui sortit de toutes les bouches à la fois, question à laquelle le pauvre enfant ne répondait qu’une seule chose fort peu intelligible :
– C’est quelque chose qui me mord.
Mais l’œil clairvoyant de sa mère avait surpris autour de lui des traces de sang, et, désespérée, elle s’écria, en levant les mains au ciel :
– Ô mon Dieu ! Mon fils est perdu ! Sauvez-le ! Sauvez-le !
Don Pablo et Guapo se jetèrent dans le torrent et se portèrent à sa rencontre. Ils le reçurent entre leurs bras et le ramenèrent à terre. Mais des filets de sang coulaient en effet d’une douzaine de blessures qu’il avait en différents endroits, et ils en découvrirent bien vite la raison.
Un banc de petits poissons d’un vert cendré sur le dos, et avec les nageoires et le ventre orangés, l’accompagnait, la gueule ouverte, et, en le voyant disparaître, monta jusqu’à la surface. Exaspérées de se voir enlever leur victime, ces voraces créatures se précipitèrent sur les jambes de ses sauveurs et leur firent en toute hâte regagner la terre ferme.
Une fois en sûreté, Guapo et Don Pablo se retournèrent et virent que le banc entier les avait suivis, sur la limite même de l’eau, et dans une agitation extrême se tenait prêt à bondir sur la proie qu’il espérait encore voir revenir.
– C’est le poisson cannibale, dit Guapo avec colère, en se tournant pour enlever Léon dans ses bras ; mais fiez-vous à moi, jeune maître, vous serez vengé, et cela ne tardera pas !
Guapo transporta l’enfant à la maison, où l’on put juger de la gravité de ses morsures. Le plus grand nombre était au mollet, où, par exemple, le morceau était littéralement emporté. S’il avait été surpris au moment où il était le plus loin du bord, il n’eût peut-être jamais revu sa tendre mère, à en juger par le nombre de persécuteurs qui s’étaient si promptement groupés autour de lui et qui n’eussent pas tardé à le mettre en pièces et à le dévorer.
Que d’hommes on a vus ainsi attaqués au milieu d’un grand fleuve, succomber aux mille blessures dont ils étaient assaillis avant d’avoir pu regagner la terre !
Ces féroces petits caribes ou caribitos, comme on les nomme (car le mot caribe signifie cannibale), gisent au fond des rivières, où il est presque impossible de s’assurer de leur présence ; mais à la première goutte de sang tombée de la blessure qu’un des leurs a faite, le banc tout entier remonte à la surface, et malheur à l’infortuné sur lequel s’exercent leurs dents triangulaires !
Cependant on fut vite rassuré sur l’état de Léon.
Quoique douloureuses, ses blessures n’offraient de danger que par la perte de sang qui en était le résultat. La seule chose à faire était d’arrêter l’hémorragie, et Guapo n’était pas homme à se laisser embarrasser pour si peu.
Sur l’un des mimosas qui croissaient à proximité de la maison, se trouvaient des nids de fourmis d’une espèce toute particulière. C’étaient les formica spinicollis d’un beau vert émeraude. Les nids, d’un brun jaunâtre, étaient formés d’un duvet cotonneux, que les fourmis recueillent sur une sorte de mélastome, élégant buisson très abondant dans ces parages.
Or, le duvet de ces nids est souverain contre les hémorragies ; Don Pablo lui-même en avait entendu parler et le connaissait sous le nom de yesca de hormigas ou amadou des fourmis. On lui avait même dit que cet amadou est fort supérieur à celui des nids de fourmis de Cayenne, qui forme une branche de commerce très importante, et a été fort employé dans les hôpitaux d’Europe.
Guapo ne fut donc pas long à s’emparer des nids dont il avait besoin et revint les mains pleines de ce produit souple et soyeux. On pansa le pauvre Léon, dont les blessures se fermèrent aussitôt et dont les souffrances s’apaisèrent un peu. On le laissa reposer, et le soir, il ne se ressentait plus trop de cette singulière aventure.
Chose étrange ! Le même jour, dans la soirée, un incident d’un autre genre vint révéler à nos amis un nouveau danger caché dans les eaux transparentes de leur torrent.
On avait fini de souper, et tous les membres de la petite colonie étaient réunis devant la maison. La mule, qu’on laissait paître en liberté, s’était approchée de la rivière pour boire ; et, pour se rafraîchir, elle ne tarda pas à se mettre dans l’eau ; elle en avait jusqu’au ventre. Tout à coup on la vit plonger et faire tous ses efforts pour regagner la rive. Elle renâclait, la pauvre bête, et paraissait aussi terrifiée que lors de son aventure avec le taureau. Ses narines se dilataient, et il semblait que les yeux allaient lui sortir de la tête. Enfin elle atteignit le bord, non sans peine, trébucha et roula sur le sable, comme si sa dernière heure avait sonné. Était-ce encore un tour des caribitos ? Non ; car leurs morsures eussent pu l’effrayer, mais non la jeter dans les convulsions où on la voyait.
Seul Guapo, l’homme universel, pouvait résoudre ce mystère. Il avait vu glisser sous l’animal une espèce de serpent d’eau ou d’anguille d’un jaune verdâtre, long de cinq pieds environ. Il l’avait reconnu pour l’anguille électrique, ou temblador, ou gymnote.
Ceci expliquait tout. Le gymnote, s’étant placé sous le ventre de la mule, avait été de tous points en contact avec elle, et le choc avait eu toute sa puissance.
La mule se remit bientôt ; mais depuis lors ni coups ni caresses ne purent la déterminer à s’approcher de la rivière à plus de vingt pas. Guapo, songeant à la gravité du péril qu’il avait maintes fois couru en traversant sans défiance le torrent à la nage, n’en fut que plus décidé à ne pas retarder la vengeance qu’il avait promise à Léon, et qui devenait doublement une mesure de sûreté.
Le même soir donc, il se procura les racines de deux espèces de plantes, l’une appartenant aux piscidées, l’autre jacquinées. En les pilant et en les mélangeant, il devait en tirer le fameux barbasco dont se servent les Indiens de l’Amérique du Sud pour prendre le poisson. Une seule dose de cette substance vénéneuse suffit pour tuer tous les habitants d’une rivière dans un certain rayon.
Le lendemain, Guapo, ayant préparé son barbasco, remonta vers l’endroit où le torrent s’élargissait pour former le lac dans la vallée et y jeta le poison. La lenteur du courant le favorisait dans son dessein ; et du reste il n’avait pas épargné les ingrédients.
Aussi l’eau prit-elle une couleur blanchâtre ; et tout aussitôt on vit apparaître â sa surface des quantités de petits poissons sur le flanc. Les plus grands ne tardèrent pas à paraître à leur tour, et dans le nombre plusieurs gymnotes. À la grande joie de Guapo et de Léon, des centaines de caribes, avec leurs ouïes bronzées et leur ventre jaunâtre, vinrent attester l’efficacité de la vengeance de l’Indien.
Toutefois celui-ci était trop pratique pour s’être livré à un massacre inutile. Il pensait qu’un plat de poisson varierait agréablement le menu par trop uniforme de la petite colonie. Aidé de Don Pablo, avec lequel il avait déjà fait de grands éperviers de pêche, il eut bientôt choisi dans le nombre plusieurs paniers de ce qu’il y avait de plus délicat, et entre autres un grand nombre de caribes ; car les petits monstres, si redoutables de leur vivant, constituent, après leur mort, un mets délicieux dont la finesse égale celle des meilleurs poissons de l’Amérique du Sud.
Les gymnotes morts ne contenaient plus une étincelle d’électricité ; et bien que quelques personnes les mangent, on avait assez de meilleurs poissons pour ne pas tenir à ceux-là.