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DANGERS IMPREVUS.

 

La matinée n’était pas encore très avancée, car la chasse aux vigognes et celle du condor n’avaient pris qu’un temps relativement fort court. Mais Don Pablo avait hâte d’augmenter la distance qui devait le séparer de ses persécuteurs. Aussi une paire de vigognes fut-elle vivement dépouillée et dépecée pour servir de provision de route aux proscrits, et les lamas promptement rechargés ; puis on se sépara.

Le vaquero aurait bien voulu les accompagner ; mais il lui incombait une tâche autrement importante et délicate, celle de veiller à la sécurité des voyageurs.

Dès que ses hôtes l’eurent quitté, il détacha ses quatre chiens, et, les conduisant devant la pile de vigognes, il leur enjoignit de les défendre avec soin contre tout ennemi bipède ou quadrupède qui prétendrait se régaler à leurs dépens.

Sûr désormais que le produit de sa chasse serait bien gardé, le brave Indien sella son cheval et se rendit à un point de la montagne d’où il pouvait embrasser la route jusqu’à Cuzco. Si une troupe de soldats eût été lancée à la poursuite des fugitifs, il n’eût pas manqué de les apercevoir plusieurs heures avant leur arrivée à ce point culminant, et il eût pu au galop de sa monture rejoindre Don Pablo, pour lui en donner avis.

Mais ce fut en vain qu’il fit le guet jusqu’au soir : pas une âme ne parut. Au coucher du soleil, il regagna sa misérable demeure, heureux et fier d’avoir encore rendu service à sa patrie en veillant au salut d’un de ses plus nobles enfants.

Retournons maintenant à nos voyageurs.

Ils mirent toute la journée à traverser le plateau, et le soir ils campèrent sous un roc en saillie qui protégea leur sommeil. Ils avaient retrouvé un peu de tranquillité en voyant leur fuite s’effectuer sans encombre ; mais cela ne les rendit pas moins vigilants ; car l’aube du lendemain les retrouva prêts à reprendre leur route.

Ils s’engagèrent dans un nouveau défilé de montagnes, où ils commencèrent par monter encore, puis la déclivité se produisit. Ils avaient franchi le sommet des Andes et se trouvaient sur son versant oriental. Un jour ou deux allaient les amener sur l’extrême limite de cette forêt immense qui s’étend des premières pentes des Andes aux rivages de l’Atlantique. Triste refuge ! Car nulle route n’existe dans ces solitudes profondes, qui ne sont sillonnées que par leurs rivières et leurs torrents, que l’Indien ne se hasarde même pas à explorer, et où le jaguar en quête de sa proie est obligé de la poursuivre par le sommet des arbres. Encore un jour, et ils entreraient dans la montana, car tel est le nom que, par un étrange abus des termes, on a donné à cette forêt vierge qu’ils apercevaient déjà à certains coudes de la route, comme un verdoyant et sombre océan.

On ne rencontrait, et cela de bien loin en bien loin, que quelques Indiens aborigènes épars dans cette région sans bornes. Aux jours mêmes de leur puissance, les Espagnols ne parvinrent pas à les soumettre, et les Portugais ne furent pas plus heureux.

De loin en loin quelque missionnaire essaya de les convertir ; mais ses efforts échouèrent comme ceux des conquérants ; et sauf quelques forts isolés, ou quelque ruine attestant l’existence lointaine d’une station missionnaire, toute la montana est restée aussi indomptée et indomptable qu’à l’époque où les vaisseaux de Christophe Colomb sillonnèrent pour la première fois les eaux de la mer des Caraïbes.

Jamais les colons espagnols n’ont pu se fixer sur les limites de cette étrange région. Plus d’une expédition a été entreprise le long de ses cours d’eau, en quête de la contrée fabuleuse de Manoa, dont le roi, disait-on, se couvrait chaque matin d’un nouveau vêtement de poudre d’or, ce qui l’avait fait surnommer El Dorado (le doré) ; mais toutes ces expéditions se terminèrent par le plus mortifiant insuccès. Les établissements espagnols ne s’étendirent pas plus loin que les sierras (montagnes) qui forment les premières pentes des Andes, à quatre-vingts ou cent vingt kilomètres des villes opulentes situées dans les plaines hautes du Pérou.

Le noble proscrit avait donc franchi les limites de la civilisation. S’il apercevait un être humain sur sa route, ce ne pouvait être que quelque Indien à demi sauvage ; mais il était certain de n’y point rencontrer un homme de race blanche : c’était bien le désert qui s’ouvrait devant ses pas.

Et qu’est-ce qu’un homme comme lui allait pouvoir faire au désert ?

Cette question, il ne se l’était pas posée. Il avait fui avec l’instinct de conservation qui nous attache à la vie ; et maintenant encore il ne songeait pas à revenir en arrière… En arrière…, quand il savait qu’un ennemi implacable avait soif de son sang ; que ses biens étaient confisqués, que sa liberté et celle de sa famille étaient aliénées à jamais ! Non certes, il n’y songeait pas. L’avenir prendrait soin de ce qui le regardait. Vite à la montana, vite au désert, pourvu qu’il se conservât aux siens, et que les siens lui fussent conservés !

La route que suivaient nos voyageurs n’était autre qu’une sente tracée par les bestiaux. Elle longeait le bord d’un torrent écumeux qui sans doute roulait ses eaux vers le gigantesque Amazone, dont les sources se rencontrent sur tout ce versant des Andes, drainant un espace qui ne comprend pas moins de vingt degrés de latitude.

Vers le soir, notre petite troupe avait gagné les éperons de la Cordillère. Sa marche devint extrêmement difficile. L’étroit sentier, que l’on appelle en espagnol cuesta arriba, cuesta abajo (par monts et par vaux), gravissait tantôt des pentes abruptes, tantôt se perdait dans des ravines si profondes, que les rayons du soleil y pénétraient à peine.

La Cordillère des Andes a seule la spécialité de chemins de montagne aussi impraticables ; ce qui tient à la structure particulière et géologique de cette chaîne. On y rencontre d’immenses crevasses nommées quebradas dans l’Amérique du Sud, et qui ont parfois jusqu’à six cent soixante mètres de profondeur. On pourrait croire qu’une montagne entière a été extraite de ces précipices et transportée qui sait où ? Et néanmoins, pour passer, il faut atteindre le fond de ce gouffre en suivant un sentier taillé au flanc du roc, et parfois si étroit, que c’est à peine si la mule au pied sûr ose s’y engager. Parfois un pont suspendu, formé par un arbre abattu, est le seul chemin pour traverser un précipice effroyable au fond duquel mugit un torrent aux eaux tumultueuses ; si bien que le cœur vous manque à le considérer ; et ce pont lui-même, suspendu par des cordes après lesquelles se sont enlacées des lianes, se balance comme un hamac sous les pieds du voyageur blêmissant.

Celui qui n’a voyagé qu’au milieu des paysages agrestes et des scènes paisibles de l’Europe ne peut se faire une idée des voies dangereuses sur lesquelles il faut se risquer, si l’on veut traverser les Andes. Le passage des Alpes ou des Carpates est jeu d’enfant en comparaison. Au Pérou, la vie des hommes et des animaux est sans cesse en péril et souvent sacrifiée. À chaque instant les mules glissent sur la rampe étroite, ou brisent sous leurs pas le fragile pont de « sogas », entraînant dans le vide leurs cavaliers, qui tourbillonnent et se brisent contre les aspérités du sol ou disparaissent dans les eaux écumantes du torrent.

Ces accidents sont journaliers, et cependant telle est l’apathie des Spano-Indiens, que l’on ne fait rien pour les empêcher. « Chacun pour soi, » c’est la devise, et il faut qu’un pont ait disparu dans l’abîme, qu’une corniche soit devenue réellement impraticable pour qu’on fasse l’effort de les réparer.

Mais le chemin ou plutôt la piste qu’avait prise Don Pablo n’avait jamais connu de réparations. Nulle main n’y avait établi de ponts. Il était tel que la nature l’avait tracé.

Quand il y avait un cours d’eau, s’il n’était pas guéable, il fallait le traverser à la nage. Ce n’était rien quand il se contentait de suivre le lit du torrent ; le pire était quand il s’en écartait pour courir pendant des heures sur quelque étroite corniche où l’on se sentait pris de vertige.