XXIX
 
UNE FAMILLE DE JAGUARS.

 

La fin de l’été approchait ; tous les cinchonas situés en deçà du torrent avaient été abattus et dépouillés de leur écorce. Il devenait nécessaire de transporter le chantier plus loin. Don Pablo avait découvert de nouvelles et importantes manchas sur l’autre rive, et nos cascarilleros se décidèrent à aller les exploiter. C’était fort loin ; car, après avoir traversé le fameux pont tremblant, il fallait remonter le cours d’eau jusqu’à une assez grande hauteur.

Un jour que Guapo et Léon s’y étaient rendus seuls, Don Pablo étant resté au magasin pour l’empaquetage en surons de la marchandise, Guapo démancha sa hache et fut obligé de revenir à la maison pour chercher un nouveau manche, car il en avait de tout faits qu’il avait préparés durant ses loisirs.

Léon, devenu le plus habile cascarillero du monde, resta seul et eut bientôt achevé de creuser ses lignes sur l’écorce des arbres abattus. Sa besogne terminée, il chercha un siège à sa convenance et le trouva parmi les rochers, d’où il s’amusa à regarder les toucans et les perroquets qui voletaient au-dessus de sa tête. Quand il fut las de cette innocente récréation, il regarda autour de lui et aperçut tout à côté une excavation dont il pouvait fort bien apercevoir le fond sans changer de place. Néanmoins, désireux de l’examiner de plus près, il s’en approcha. Quelque chose comme un miaulement frappa son oreille et ne fit que surexciter sa curiosité.

Sans plus de prudence que de frayeur, notre ami Léon engage sa tête dans l’orifice, avance la main, et dans une sorte de nid trouve deux petits animaux tachetés de la grosseur d’un chat de deux mois.

– Oh ! quel bonheur ! se dit Léon, ce sont des chats sauvages, qui s’apprivoiseront facilement. Comme je vais faire plaisir à maman, qui disait l’autre jour que ce qu’elle regrettait le plus, c’étaient nos pauvres minets ! Va-t-elle être contente, et Léona aussi !

Sur ce, il prit les deux petits, qui s’escrimaient de leur mieux pour l’égratigner et le mordre. Mais Léon ne se laissa pas rebuter pour si peu. Il mit chacun des petits chats sous son bras et partit en triomphe, pour ne pas retarder la surprise et la joie qu’il allait causer.

C’est si bon de faire plaisir !

Guapo achevait de raccommoder sa hache, Don Pablo travaillait au magasin, Doña Isidora et sa fille étaient à leur besogne, quand tout à coup la voix de Léon, de l’autre côté de la rivière, arracha tout le monde à ses occupations.

– Holà ! maman, regarde un peu ce que je t’apporte, criait-il ; j’ai trouvé les plus jolis petits chats du monde et je suis vite venu, pensant te faire plaisir. N’est-ce pas qu’ils sont ravissants ?

Et ce disant, il faisait voir sa capture.

Don Pablo devint pâle comme un mort. La joue de l’Indien lui-même blêmit, en dépit de son teint cuivré.

Malgré la distance qui les séparait de Léon, ils avaient reconnu, non les chats si joyeusement annoncés, mais la portée d’un couple de jaguars.

– Ô ciel ! il est perdu ! s’écria Don Pablo d’une voix étranglée par l’effroi qu’il ressentait pour ce fils bien-aimé.

– Courez, jeune maître, courez ! pour l’amour de la vie, gagnez le pont, il en est temps encore, criait Guapo.

Léon, interdit de l’épouvante qu’il avait jetée dans la petite colonie, mais n’en soupçonnant pas la cause, se demandait quel danger le menaçait, et, dans l’incertitude, hésitait à suivre cet avis.

Pour faire cesser cette indécision, son père lui cria aussitôt :

– Cours donc, malheureux ! les jaguars sont après toi…

Don Pablo n’avait pas encore découvert les fauves au moment où il prononçait ces paroles, mais elles semblèrent prophétiques. À peine les achevait-il, que deux bêtes furieuses, sortant de dessous bois, parurent au bord du torrent.

Il n’y avait pas à s’y méprendre. Leurs flancs orangés, leurs peaux marquées de taches ocellées indiquaient que c’étaient des jaguars, et encore des jaguars offensés dans leurs sentiments les meilleurs !

En quelques bonds ils furent sur la voie par laquelle Léon venait de passer. Ils la suivaient comme le chien de chasse, en flairant parfois, s’arrêtant, parfois se dépassant l’un l’autre, faisant onduler leur queue et montrant par leurs mouvements saccadés à quel degré de rage ils étaient en proie.

Guapo avait saisi sa hache, pas trop tôt terminée, et courait vers le pont, suivi de Don Pablo, qui avait eu la présence d’esprit de s’armer de ses pistolets.

Le silence, un silence de mort, s’était fait tout à coup. Guapo et Léon couraient parallèlement sur les deux rives.

– Lâchez-en un, jeune maître, un seulement, cria soudain Guapo.

Léon comprit sans plus d’explication et ne se détourna pas pour voir où tomberait le petit jaguar dont il s’agissait de se débarrasser.

– L’autre maintenant, cria l’Indien quelques secondes après.

Léon obéit.

Ce fut bien heureux ; car, sans cela, il n’eût jamais atteint le pont tremblant. Quand le premier petit tomba, les jaguars n’étaient plus qu’à vingt pas derrière lui ; heureusement que les grandes herbes les cachaient les uns aux autres.

En arrivant à l’endroit où ils retrouvèrent leur enfant, les deux jaguars s’arrêtèrent pour le lécher et le couvrir de caresses ; mais cela ne dura qu’un instant. La femelle, sans doute, repartit la première, entraînée par le désir de retrouver celui qui lui manquait encore. Le mâle ne tarda pas à la suivre.

Ils arrivèrent bientôt à la place où gisait l’autre petit et s’arrêtèrent pour le caresser, comme ils avaient fait pour son frère.

Don Pablo et sa femme conçurent l’espoir qu’ayant recouvré leur progéniture, ils n’iraient pas plus loin et s’occuperaient de la réintégrer dans leur antre.

Pauvres gens, comme ils se trompaient !

Une fois en fureur, le tigre d’Amérique – faisons bien la différence, car celui-ci est tacheté, tandis que le tigre royal est rayé – ce tigre, disons-nous, est implacable. Il poursuit sa vengeance avec une opiniâtreté que nul obstacle ne saurait vaincre.

Après ce temps d’arrêt consacré à la joie du revoir, les jaguars reprirent la trace qu’ils avaient suivie jusque-là, sachant que c’était celle du ravisseur.

Cependant Léon avait gagné le pont, l’avait traversé et avait été reçu dans les bras de Guapo, qui lui recommanda, en l’embrassant, d’aller vite s’enfermer dans la maison.

Quant à lui, il avait autre chose à faire que de l’y suivre.

Le pont devait sauter, il fallait empêcher les jaguars d’en profiter.

Il se mit à l’œuvre avec une sauvage énergie. Sa hache s’acharnait après le tronc noueux. Ses muscles se raidissaient sous l’effort. Quelque chose commençait à craquer, on espérait !…

Horreur ! les jaguars apparaissaient à l’extrémité opposée…

Seul Guapo conserve un étonnant sang-froid. Il redouble d’ardeur. Le jaguar est sur le pont, où il s’arrête un instant. Qu’importe ?

La hache continue son œuvre… Le jaguar bondit ; ses griffes déchirent l’écorce du tronc chancelant… Un dernier coup retentit, un affreux craquement se fait entendre, et l’arbre, détaché du rocher, s’écroule, entraînant avec lui le jaguar, qui ira se briser sur les aspérités sans nombre autour desquelles l’onde mugit en écumant.

Un long cri de triomphe proclame la victoire de l’Indien ; mais elle n’est pas complète ; c’est la femelle, le plus petit des deux fauves, qui disparaît dans l’abîme ; le mâle, où est-il ?

Plus furieux que jamais, il a vu sa compagne emportée sous ses yeux ; il paraît comprendre ce qui vient de se passer. Il mesure le précipice qui le sépare de l’ennemi qui a détruit son bonheur ; son corps souple s’est ployé, il est ramassé pour le bond prodigieux qu’il médite, et Guapo, superbe d’audace, l’attend sur l’autre bord.

D’un élan désespéré le jaguar se lance dans l’espace, qu’il traverse comme un trait. Ses griffes seules ont touché la rive ; mais, par exemple, elles s’y cramponnent fortement, tandis que son corps est suspendu au-dessus de l’abîme. Qu’il puisse reprendre son élan, et malheur à son antagoniste, que rien ne pourra dérober à sa vengeance !

Mais Guapo n’est pas homme à lui accorder ce moment de répit. Il s’élance à son tour et frappe l’animal à la tête.

Malheur ! le coup n’a pas bien porté ! c’est à recommencer !…

Pour être plus sûr de lui, l’Indien s’approche de plus près. La griffe du jaguar se lève et retombe, pour s’enfoncer lourdement dans le pied de son adversaire. Que va-t-il en résulter ? Dieu seul le sait ! Sans doute Guapo allait être entraîné dans le gouffre et y disparaître à son tour, si en cet instant le canon d’un pistolet ne s’était posé entre les yeux du jaguar, dont le sort fut désormais fixé.

Don Pablo reçut ensuite entre ses bras son fidèle serviteur. Il était temps car il avait une blessure cruelle, sinon dangereuse.