Nous avons déjà dit que le torrent s’élargissait dans la vallée en face de la demeure nouvellement construite, de manière à former une sorte de lac. Le courant ne se faisait sentir qu’au milieu ; mais sur les bords s’étendait une eau dormante au milieu de laquelle s’épanouissaient de splendides nénuphars, des iris et surtout la victoria regia, cette fleur aquatique d’une beauté sans rivale.
Chaque fois qu’on se réunissait pour le repas et le repos du soir, après les rudes labeurs de la journée, Don Pablo et sa famille entendaient sortir de l’eau des sons étranges qu’ils ne pouvaient s’expliquer. C’était un clapotement comme celui que fait un nageur qui plonge, ou parfois des grognements comme ceux d’une truie épouvantée.
Évidemment ces bruits singuliers étaient produits par quelque animal ; mais lequel ? Contrairement à l’usage des cours d’eau de l’Amérique, le torrent ne renfermait pas d’alligators. Chaque soir, tous les membres de la famille se livraient à de nouvelles conjectures sur le nom à appliquer à ce voisin incommode, que l’on ne voyait jamais, mais qu’en revanche on entendait beaucoup trop.
Un soir, on s’avisa de demander des éclaircissements au taciturne Guapo, qui était extrêmement avare de ses paroles et ne les prodiguait qu’à bon escient. Devant une interrogation directe, il s’exécuta de bonne grâce, lui qui connaissait tous les sons de la montana.
– Ce n’est pas autre chose qu’un tapir, dit-il ; vous l’entendez chaque soir prendre son bain accoutumé, qui a le double but de lui permettre de s’ébattre dans l’eau et de se régaler des racines d’iris et de nénuphar dont il est très friand.
– Oui mais qu’est-ce qu’un tapir ? Demandèrent aussitôt les enfants.
Don Pablo se chargea de les éclairer à ce sujet.
– C’est, leur dit-il, l’animal le plus gros de la faune de l’Amérique du Sud ; mais il me serait impossible de le comparer à un autre pour vous en donner une idée ; car c’est ce qu’on appelle un être sui generis, ne ressemblant qu’à lui-même.
Il a dans sa forme très ronde quelque chose du sanglier et quelque chose de l’âne ; mais il est moins haut sur pattes que ce dernier, et ses jambes sont plus massives, plus lourdes et plus disgracieuses. Il a les oreilles beaucoup plus courtes, ainsi que sa queue, qui semble avoir été mutilée. Elle est couverte de soies rudes et se termine par une petite touffe. Sa peau, d’un brun noirâtre, paraît avoir été mal rasée, car il y a des poils ici et il n’y en a pas là, sans qu’on sache pourquoi. Sa mâchoire supérieure se projette de manière à avancer sur celle de dessous et à former une petite trompe mobile. Pour compléter cet ensemble peu flatteur, la nature l’a doué d’une crinière courte et droite qui descend sur le front jusqu’au niveau des yeux. Enfin, ses pieds de derrière ont trois doigts, tandis que ceux de devant en ont quatre.
Le tapir est une créature essentiellement inoffensive. Bien qu’armé d’une formidable mâchoire, il n’a jamais songé à s’en servir pour sa défense. Lorsqu’on l’attaque, il cherche de tout son pouvoir à se dérober par la fuite ; mais s’il en reconnaît l’impossibilité, il se résigne à la mort sans chercher à engager la lutte.
Le tapir mène une existence solitaire ; on le rencontre généralement seul. Quelquefois il est accompagné de sa femelle, mais c’est rare. Cette dernière n’a jamais qu’un petit à la fois. Elle le soigne et le garde jusqu’à ce qu’il puisse se suffire à lui-même. Ce moment venu, chacun s’en va de son côté, et ils se deviennent parfaitement étrangers l’un à l’autre. On traite cet animal d’amphibie, parce qu’il peut rester quelques minutes sous l’eau et y prendre sa nourriture mais il est beaucoup moins aquatique que l’hippopotame et le rhinocéros, dont il tient la place en Amérique ; car c’est à terre qu’il passe la plus grande partie de son temps. Il dort pendant le jour, sur un lit de feuilles mortes, d’où il ne sort que le soir pour se rendre à l’eau, à moins qu’il ne pleuve ; dans ce cas, il quitte sa retraite, même de jour, et s’occupe à chercher sa nourriture. Comme le porc, il aime à se vautrer dans la fange, mais il ne regagne jamais sa demeure sans s’être surabondamment lavé à l’eau claire.
Une des mauvaises habitudes du tapir – fâcheuse du moins pour lui – c’est qu’une fois qu’il s’est frayé une route, il n’en change jamais. Il en résulte que, lorsqu’il a adopté un lieu de bain, il ne faut pas longtemps pour qu’on puisse le suivre à la trace de ce lieu à sa demeure ; il est donc bien facile de le prendre au piège.
Se basant sur ce fait bien connu des chasseurs, Guapo, dans son excursion au bois de palmiers, avait déjà, sans en rien dire, relevé la piste de celui qui avait si fort intrigué la famille Ramero, et s’était promis de ne pas le laisser bien longtemps troubler la tranquillité de la petite colonie.
Une fois que Léon fut fixé sur l’existence et les mœurs du tapir, il n’eut pas de repos que l’Indien, qui ne savait rien lui refuser, ne lui eût promis de l’emmener à cette chasse d’un nouveau genre.
Certain qu’avec Guapo l’enfant ne courrait aucun risque, Don Pablo accorda à son fils la permission d’accompagner l’Indien. Aussi le lendemain, une heure après le lever du soleil, nos deux chasseurs se mirent en route. Ils n’avaient point de fusil ; ils n’emportaient ni arc ni flèches. Guapo avait seulement son inséparable macheté et sa bêche qu’il avait chargée sur son épaule, ce qui intriguait fort notre ami Léon.
À quoi la bêche pouvait-elle bien servir, puisque le tapir ne demeure pas dans un terrier ? Se demandait-il ; mais il n’interrogeait pas, sachant que Guapo abhorrait les questions.
Ils traversèrent le pont tremblant, tournèrent le bois de palmiers et découvrirent les empreintes laissées par l’animal dans un terrain fangeux.
La piste était toute fraîche ; c’était ce que l’on pouvait désirer de mieux. Guapo prit sa bêche et résolut la question qui s’agitait dans la tête de son jeune compagnon, en commençant à creuser entre deux palmiers au beau milieu du chemin qu’avait suivi le tapir. Il ne s’agissait donc que de creuser une trappe.
Léon aidait de tout son pouvoir en emportant la terre dans une feuille de bussu ; bientôt l’Indien, trouvant sa cavité assez profonde, se mit à la recouvrir de menues branches, puis d’herbes et de feuilles, avec tant d’art, qu’un renard lui-même n’eût pas songé à soupçonner l’existence d’un piège.
Il ne restait plus qu’à y attirer le tapir. Notre adolescent se disait que ce devait être le plus difficile de la besogne ; cependant Guapo, qui ne s’avançait jamais à la légère, lui avait promis qu’avant une heure l’animal serait en leur pouvoir. C’est que l’Indien savait que sa victime ne pouvait être qu’à cinq ou six cents mètres tout au plus, et il se préparait à se mettre à sa recherche.
Il recommanda à Léon de le suivre sans aucun bruit, car une parole dite à voix basse ou le craquement d’une branche cassée suffirait, lui dit-il, pour contrecarrer tout son plan.
D’abord ils marchèrent avec précaution, mais librement ; puis, à mesure qu’ils avançaient sur la piste conduisant au gîte de l’animal, il devint difficile d’obéir aux recommandations reçues. Guapo rampait sans déranger une feuille sur son passage : c’était merveille de le voir faire, et ça demandait une peine infinie pour l’imiter. Toutefois, telle était l’ardeur de Léon pour cette chasse, qu’il s’en tira à sa propre satisfaction et à celle de son compagnon.
Quand ils eurent fait quatre cents mètres, ils se trouvèrent en face d’une petite colline où le terrain était sec et jonché d’arbres tombés. Ils gravirent la pente. Guapo s’arrêta, fit quelques pas, puis, appelant Léon d’un signe, il lui indiqua du geste un épais fourré à travers les feuilles duquel on apercevait une masse brune complètement immobile. C’était le tapir jouissant d’un tranquille sommeil.
Avant le départ, Guapo avait donné à Léon les instructions nécessaires pour la conduite qu’il aurait à tenir, quand ils arriveraient en vue du gîte. Guapo passa donc à droite, tandis que Léon tournait à gauche, et ils partirent dans l’intention de tourner le fourré. Ils ne tardèrent pas à se rencontrer à une certaine distance, et alors tous les deux marchèrent, mais cette fois sans aucune précaution, vers le lieu où ils avaient laissé l’animal endormi.
Naturellement, le tapir effrayé se lança, par sa route accoutumée, vers l’eau où il était certain de trouver une retraite assurée, et nos chasseurs le virent passer quelque distance, la tête entre ses jambes, à la façon de maître Aliboron.
Inutile de dire avec quel empressement ils coururent vers le piège.
Guapo, qui y arriva le premier, s’écria, avec un transport de joie bien rare chez un homme aussi peu expansif :
– Il y est, jeune maître, nous le tenons.
Et, avec l’impétuosité d’un jeune homme, il sauta dans la trappe, son macheté à la main. Il n’avait pas peur du tapir, sachant bien que la pauvre bête ne lui ferait aucun mal. Mais il avait mal pris ses mesures. Son pied glissa et il tomba sur l’animal, qui, justement alarmé, secoua le corps de l’Indien, s’en fit un marchepied et d’un bond fut hors du piège, où Guapo resta seul prisonnier.
Léon voulut vainement s’opposer au passage du tapir. Emporté par son élan, l’animal le lança au milieu des broussailles ; et avant que les deux chasseurs eussent repris pied, un bruyant plongeon leur annonçait que la chasse était terminée et qu’ils étaient condamnés à revenir bredouille.
Je laisse à penser quelle fut la contenance de nos hardis camarades. Léon n’était que désappointé, Guapo était exaspéré. Son orgueil recevait là un rude échec. Il ne pardonnait pas à l’animal de l’avoir joué comme un novice.
Par instants il s’arrêtait et regardait la rivière avec une expression de rage concentrée. Au moment de s’en éloigner tout à fait, il brandit son macheté en grommelant entre ses dents :
– Plonge, plonge, vieux cuir épais ! Si profondément que tu te croies caché, cela ne m’empêchera pas d’avoir ta peau.