Quand nos voyageurs s’éveillèrent, ils trouvèrent Guapo très occupé auprès du feu.
Il avait été visiter la ponte et en avait rapporté une quantité d’œufs qu’il préparait de diverses manières pour le déjeuner. De plus, une demi-douzaine d’énormes tortues gisaient sur le dos, attendant que l’Indien les accommodât pour en faire une réserve à emporter pour les besoins futurs ; ce qui était une excellente idée. Il avait employé sa veillée à les attraper à mesure qu’elles se risquaient hors de la rivière.
Quant aux autres, elles étaient toutes parties, ce qui n’arrive pas toujours ; car très souvent elles n’ont pas fini de couvrir leurs œufs quand le jour vient, et les pauvres créatures sont tellement absorbées par cette opération, qu’elles cessent de s’inquiéter de la présence de leurs plus redoutables ennemis.
Les Indiens appellent tortues folles ces pauvres imprudentes.
Toutefois, ce matin-là, pas une seule tortue folle ne s’était attardée sur la rive, et cependant, à perte de vue, cette dernière était couverte de carapas retournées comme celles que Guapo s’apprêtait à dresser.
Curieux de les examiner de plus près, afin de découvrir qui avait pu les mettre dans cette position, nos amis se dirigèrent vers elles, bien qu’elles fussent à une certaine distance du camp.
Quelle fut leur surprise de s’apercevoir qu’à part une douzaine de ces tortues vivantes, toutes les autres n’offraient plus qu’une carapace vide dont la chair avait été extraite depuis peu avec l’habileté d’un préparateur d’anatomie. Vite on eut recours à Guapo, dont l’inépuisable expérience devait posséder la clef de ce mystère.
L’Indien savait en effet quel était le praticien qui arrangeait si adroitement les tortues. Ce n’était ni plus ni moins que le jaguar. Il en retourne toujours un nombre beaucoup plus grand qu’il n’en peut consommer, dans l’intention de se réserver des provisions pour un avenir prochain. Seulement, en général, en son absence, d’autres profitent de cette prévoyance, et les Indiens ne se font pas faute de le frustrer de sa proie.
Nos amis sentirent de petits frissons peu agréables leur parcourir l’épiderme en songeant que le jaguar avait tant travaillé dans un voisinage aussi rapproché. Mais Guapo n’y vit qu’une occasion de s’approprier les tortues restantes pour en faire une bonne quantité de chair à saucisse ; car jugeant des autres par lui-même, il se disait que cela varierait agréablement leur charqui de cheval, dont on commençait à se fatiguer et qui du reste tirait à sa fin.
Comme ils se préparaient à revenir au camp, pliant sous le poids de leur charge, ils aperçurent deus corps noirâtres, qu’ils prirent de loin pour deux tortues folles et qui se mouvaient au bord de l’eau.
Don Pablo et sa suite eurent la curiosité de les examiner de près et s’en rapprochèrent. Ils ne s’étaient pas trompés. L’un était bien une tortue, mais de la plus grande espèce ; car elle avait près d’un mètre de diamètre. L’autre était un caïman ou petit alligator.
Nos amis ne comprenaient pas d’abord ce que ces deux créatures également écailleuses avaient à faire ensemble ; toutefois, au bout d’un moment, ils découvrirent qu’elles étaient engagées dans un combat singulier.
Don Pablo fit alors remarquer ce fait, que les grosses espèces de crocodiles et d’alligators comptent au nombre des pires ennemis des jeunes tortues, qu’ils font périr par milliers, tandis que, par une revanche bizarre, les grosses tortues se repaissent abondamment des jeunes crocodiles de toute espèce, et ne manquent jamais une occasion de leur faire une guerre acharnée.
Du reste, il ne faut pas croire que ce soit sous l’impulsion d’un juste sentiment de représailles ; ce n’est qu’instinct de voracité gloutonne ; car les alligators et les crocodiles mâles se nourrissent sans exception de tout ce qu’ils rencontrent, et à l’occasion de leurs petits eux-mêmes. Chez les tortues, les mâles de certaines espèces reproduisent, paraît-il, ces appétits déréglés.
La tortue dont il s’agissait présentement appartenait à l’espèce la plus carnivore de sa race, et doit à ses instincts de cruauté un nom générique qui la dépeint bien, testudo ferox, tortue féroce. Elle dévore tout ce qui se trouve sur son passage, poissons et crustacés, s’ils ne sont pas plus forts qu’elle, et elle est d’une habileté rare à se saisir de sa proie.
Elle se cache au fond de l’eau, parmi les racines des iris et des nénuphars ; et si un petit poisson sans défiance passe à sa portée, d’un mouvement rapide elle darde sa tête en avant et le saisit dans une étreinte telle, qu’il n’y a pas d’exemple que rien au monde ait pu le lui faire lâcher. Une fois qu’elle tient quelque chose entre ses mandibules, il faut lui couper la tête pour qu’elle lâche prise, à moins toutefois que dans la lutte elle n’emporte le morceau. On l’a vue happer de la sorte une grosse canne de promenade et en enlever la partie saisie aussi facilement que si c’eût été un roseau.
On raconte à ce sujet l’histoire suivante :
Un voleur, s’étant introduit dans l’office d’un hôtel pour y chercher fortune, se heurta par hasard contre un immense panier de provisions. Quelle chance ! Il y plongeait la main pour tâter ce qui pourrait faire son affaire, quand il se sentit les doigts happés par une de ces tortues. Dire avec quelle précipitation il chercha à dégager sa main serait superflu ; mais ses efforts le furent plus encore. Le bruit de la lutte et ses plaintes, si étouffées qu’elles fussent, attirèrent l’attention des gens de la maison, réveillés en sursaut. Le malheureux voleur pincé par la tortue ne fut délivré de son étreinte que pour être repincé par la police, et l’affaire se termina fort tristement pour lui.
C’était donc une de ces tortues happantes, si l’on peut ainsi les nommer, et l’une des plus grosses de l’espèce, qui était aux prises avec le caïman. Celui-ci n’avait guère que deux mètres de long ; autrement la carapa se fût gardée de l’attaquer. Le duel engagé n’avait ni pour l’un ni pour l’autre un intérêt comestible. Très probablement la tortue avait surpris l’alligator dans l’acte de violer son nid récemment recouvert, et voulait tirer vengeance de cette indigne conduite. Ce qui paraît certain, c’est que le combat devait durer depuis quelque temps, à en juger par les empreintes nombreuses et profondes que portait le sable dans un rayon d’une certaine étendue.
Quand nos amis approchèrent du lieu de la lutte, les adversaires étaient tellement acharnés, qu’ils ne prêtèrent pas la moindre attention à leur présence, et continuèrent comme si de rien n’était.
Le but du caïman paraissait être de saisir dans sa gueule la tête de la tortue ; mais celle-ci, à chaque nouvelle tentative de son antagoniste, rentrait sa tête sous sa carapace et le laissait un moment tout dépité. Puis, se dressant de toute sa hauteur sur ses pattes de derrière, elle projetait son long cou en avant, attaquait l’alligator à la gorge, son endroit le moins protégé, et presque à chaque fois, de ses mandibules tranchantes, lui emportait un morceau.
Mais la véritable tactique de la tortue visait un autre résultat. Elle dirigeait tous ses efforts vers la queue de l’alligator qu’elle voulait désarmer. Si elle arrivait à la lui désarticuler, c’en était fait de lui. L’instinct des ennemis du crocodile leur révèle toujours que c’est là son endroit vulnérable.
De tous les mouvements que le reptile peut faire hors de l’eau, celui qu’il exécute avec le plus de difficulté est incontestablement de changer de front, à cause de la conformation de ses vertèbres, qui l’oblige à se tourner tout d’une pièce en décrivant un cercle.
La tortue avait donc sur lui l’avantage d’une vitesse relative, et, après maints efforts, elle réussit à tourner l’ennemi ; alors, se dressant de toute sa hauteur, elle s’élança d’un bond violent et saisit la queue de son adversaire, et l’on sait comment elle garde ce qu’une fois elle tient.
Ici, la scène, très dramatique pour le crocodile, revêtit un côté comique pour les spectateurs.
Si l’alligator ne pouvait espérer faire lâcher prise à la tortue, il pouvait du moins, grâce à l’immense force musculaire dont est doué son appendice caudal, essayer de la renverser, et il ne s’en faisait pas faute. On voyait le corps massif de la tortue vibrer à chaque secousse que lui communiquait la queue du caïman, violemment agitée.
Peu lui importait qu’il l’entraînât lentement avec lui sur le sable, pourvu qu’elle pût conserver son équilibre. Aussi la voyait-on se carrer sur ses grosses pattes jaunes, et mettre toute sa force à ne pas se laisser ébranler. Elle savait trop ce qui l’attendait, si elle était une fois renversée sur le dos.
Parfois il se produisait des pauses durant lesquelles le caïman épuisé semblait chercher à reprendre haleine ; à chacun de ces intervalles de répit, la tortue en profitait pour raccourcir un peu la queue du crocodile par un procédé fort simple, en en dévorant un morceau. On conçoit que ces armistices ne pouvaient être fort longs.
Après quelques minutes de cette lutte singulière, le saurien parut désespérer du combat ; la douleur lui arrachait des larmes. Larmes de crocodile, qu’on ne voyait pas couler, mais qui semblaient communiquer un éclat plus sauvage à sa prunelle enfoncée. Il cherchait évidemment le moyen d’abréger cette scène, et l’eau à proximité lui promettait le salut.
Non pas que la tortue ne soit tout aussi bien dans son élément dans l’eau que sur la terre, mais lui du moins y retrouverait une partie des avantages qu’il perd en s’en éloignant. Toutefois, si lui avait intérêt à y entraîner la tortue, celle-ci en avait un non moins grand à le retenir où il était. Aussi mit-il à parcourir les quelques pieds qui le séparaient du bord un temps assez long, que la tortue continuait à mettre à profit.
Le moment vint toutefois où la force du caïman prévalut. Il parvint à s’élancer au fond de la rivière en entraînant la tortue à sa suite ; de sorte que nos amis ne surent jamais qui avait remporté la victoire, et s’éloignèrent en riant du curieux spectacle que la nature leur avait ménagé dans les profondeurs du désert.