XVI
 
UNE MAISON DE PALMIERS.

 

Le premier palmier qui attira l’attention de Don Pablo fut le patawa. Il appartient au genre œnocarpus, dont l’Amérique du Sud fournit plusieurs espèces. Aucune d’elles toutefois ne surpasse en beauté le patawa lui-même.

Son tronc ou stipe s’élève à vingt mètres de haut sur un diamètre de trente à trente-cinq centimètres. Les jeunes arbres ne sont pas faciles à escalader, parce que la naissance des feuilles laisse une rugosité épineuse tout le long du stipe, qui ne devient uni et lisse qu’en vieillissant, et acquiert alors toute sa splendeur.

Il porte des feuilles pennées et de longues épines de quatre-vingts à quatre-vingt-dix centimètres de long, qui servent de flèches aux Indiens.

Le fruit de ce palmier ressemble à la prune ; il est ovale et violet foncé. Il est disposé en grappes énormes au-dessous des feuilles. On en tire une boisson exquise, bien facile à fabriquer.

Après avoir jeté les fruits dans un vase rempli d’eau bouillante, on les y laisse jusqu’à ce que la pulpe se soit ramollie. Alors on fait écouler l’eau chaude, que l’on remplace par de l’eau froide, où l’on écrase les fruits en les frottant entre les mains pour en détacher la pulpe du noyau. Le liquide est alors passé et tiré au clair, et constitue un breuvage délicieux ayant un goût d’aveline et de crème.

Un autre palmier, l’assaï, dont le fruit ressemble à nos prunelles, fournit un breuvage analogue, épais et crémeux. Il est d’un fréquent usage dans les établissements portugais, où on le prend avec du pain de cassave, comme nous prenons le lait ou le café.

Ce n’était toutefois pas pour ses fruits que Don Pablo s’était réjoui de la présence du patawa. Il laissait à son fils Léon cette appréciation quelque peu gourmande de la valeur de l’arbre. Pour lui, ce qui l’intéressait dans ce beau stipe, si droit, c’étaient les poteaux qui formeraient les quatre angles de la maison, les poutres et généralement tous les accessoires de charpente qui en soutiendraient la toiture.

Guapo se mit promptement à l’œuvre, et les arbres tombèrent l’un après l’autre jusqu’à ce qu’il y en eut assez pour leur dessein.

Don Pablo chercha ensuite des stipes de moindre grosseur pour en tirer les chevrons et les solives.

Il fixa son choix sur le catinga (euterpe) Ce palmier se rapproche de l’assaï dont nous venons de parler, comme produisant le vin d’assaï si cher aux créoles portugais.

Le stipe du catinga est mince, bien qu’il atteigne plus de treize mètres de haut. Il est fort lisse, et ses feuilles pennées rappellent celles du patawa ; mais elles offrent une particularité étrangère à celles-ci. Elles sont d’abord enfermées dans une sorte d’étui présentant l’aspect d’une colonne, d’où elles s’échappent comme pour en former le chapiteau. Cette colonne, de plusieurs pieds de hauteur, est rouge et donne à l’arbre une apparence très bizarre. De plus, elle sépare les feuilles des fruits, dont les grappes naissent à sa base.

Une autre singularité de ce palmier, c’est que ses racines sont en partie hors de terre et se réunissent à quelque distance du sol pour former un cône d’où s’élève le stipe.

Avec les fruits du catinga, beaucoup plus petits que ceux du véritable assaï, on fait une boisson réputée encore plus exquise que celle de l’assaï et du patawa.

– Maître, s’écria tout à coup l’Indien en désignant les bois, maintenant que nous avons toute la charpente, voici un bussu qui nous fournira la toiture.

En parlant ainsi, Guapo indiquait un arbre qui différait complètement de tous les palmiers réunis en cet endroit. Il était trapu, avec un stipe annelé, tordu, et n’atteignant pas plus de quatre mètres de hauteur. Mais avec quel feuillage ! Ces feuilles-là n’étaient point pennées ; elles étaient tout d’une pièce, de dix mètres de long sur un mètre soixante centimètres de large. Figurez-vous deux ou trois douzaines de ces feuilles gigantesques se dressant vers le ciel, et vous aurez une idée du palmier étrange que Guapo appelait le bussu.

Ces feuilles singulières sont partagées par une nervure centrale, d’où partent des nervures diagonales qui vont soutenir la feuille jusqu’au bord. Pour couvrir une maison, on tranche la nervure médiane, et la moitié de chaque feuille est placée obliquement sur les chevrons de manière que chaque nervure fasse office de gouttière.

On conçoit qu’il ne faille pas un très grand nombre de ces feuilles pour couvrir une maison ordinaire, et elles se conservent en bon état pendant dix ou douze ans.

Les Indiens attachent un si grand prix aux feuilles de ce palmier, que ceux des régions où il n’existe pas entreprennent quelquefois en canot des voyages de plus de huit jours pour s’en procurer.

On emploie également la spathe qui renferme les fleurs. Elle a la forme d’un fuseau ; elle est brune et fibreuse et semble faite d’un tissu textile. Les Indiens s’en servent du reste comme d’étoffe. Cela leur fait des sacs sans couture pour renfermer les couleurs dont ils se peignent le corps, ou les autres menus objets à leur usage. Les plus grandes font une coiffure estimée. Guapo ne tarda pas à s’en procurer une, à la plus grande satisfaction de lui-même d’abord et des enfants ensuite.

Il ne restait plus qu’à trouver un palmier facile à fendre pour faire des lattes, des planches, des étagères et des bancs.

Don Pablo ne tarda pas à jeter son dévolu sur le pashiuba, du genre iriartea. Ce bel arbre était vraiment bien curieux d’aspect. Son stipe uni s’élève à vingt-trois mètres, puis est surmonté d’un étui semblable à celui du catinga, mais beaucoup plus gros que le tronc qui le supporte, et vert foncé au lieu d’être rouge. Ses feuilles, bien que pennées, diffèrent essentiellement de celles du catinga. Elles se composent de folioles triangulaires entaillées sur les bords et très irrégulièrement placées sur le pétiole commun.

Mais ce qui fait du pashiuba un arbre très remarquable, ce sont ses racines aériennes, qui, beaucoup plus développées que celles du catinga, s’élèvent et se réunissent à une hauteur de trois à quatre mètres. Ces racines sont assez espacées pour qu’un homme puisse facilement s’introduire dans le vide qui existe entre elles. Figurez-vous un homme debout sous le tronc d’un arbre qui s’élève à vingt-trois mètres au-dessus de sa tête.

Les jeunes arbres sont fréquemment supportés par trois racines seulement, ce qui leur donne l’air d’être placés sur le trépied de la pythonisse antique.

Ces palmiers comptent beaucoup d’espèces différentes groupées dans le seul genre iriartea. Le plus grand nombre donne un fruit ovale, jaune ou rouge, amer et immangeable ; mais leur bois a une véritable valeur ; car il est propre à toutes sortes d’usages. Celui du pashiuba choisi par Don Pablo est dur à l’extérieur et tendre à l’intérieur, et se fend avec une grande facilité.

Quand tout le bois dont on avait besoin fut débité suivant ce qu’on en voulait faire, on le transporta au bord de l’eau ; et là, Guapo, avec une liane parasite nommée sipo, qui croît en abondance dans ces forêts vierges, et remplit fort bien l’office de cordages, les attacha en un radeau grossier. On le chargea des feuilles du bussu, des fruits tombés des différents palmiers abattus, puis on le mit à l’eau ; à l’aide d’une longue perche, Guapo guida le précieux chargement de l’autre côté de la rivière.

Don Pablo et son fils, ayant de nouveau traversé le pont tremblant, se trouvèrent à point sur l’autre rive pour aider l’Indien à débarquer.

Le lendemain, le cadre de la maison fut élevé ; le surlendemain on fit les murailles avec des bambous (bambusa gradua) qui abondent au pied des Andes. Le troisième jour, les feuilles du bussu furent disposées en couverture, et la maison fut terminée.