XLIII
 
DEUX VAUTOURS COURAGEUX.

 

La partie de la rivière où ils naviguaient maintenant semblait être le rendez-vous favori des créatures de ces deux familles.

Parmi les nombreuses tortues qu’ils eurent l’occasion d’apercevoir se trouvait la « tortue peinte ». Cette superbe espèce tire son nom de l’éclat de sa carapace qu’on croirait peinte sur émail.

En fait de crocodile, ils en virent trois ou quatre espèces, entre autres le « jacare nigra », le grand crocodile noir. Cette grande espèce produit des individus qui ont plus de vingt pieds de long. À les voir si terribles d’aspect, oui croirait que ces créatures ne sont pas maîtresses incontestées des eaux qu’elles habitent et rencontrent jusque dans certains oiseaux des ennemis redoutables, qu’elles ne peuvent fuir qu’en plongeant pour se dérober à leurs coups ?

Un jour, nos voyageurs purent se rendre compte de la manière dont un crocodile géant peut être mis en fuite.

Le radeau côtoyait un banc de sable légèrement incliné vers la rivière. Don Pablo et sa famille aperçurent à environ deux cents mètres de distance un crocodile qui se dirigeait vers l’eau. Il venait sans doute de se réveiller de sa torpeur, car son corps était couvert d’une croûte de vase desséchée, et il se pressait vers la rivière comme sous l’empire de la soif.

Tout à coup deux ombres se projetèrent sur la surface éclatante du banc de sable. Deux énormes oiseaux traçaient dans le ciel de vastes orbes qui se contrariaient, et, le cou tendu vers la terre, avaient évidemment le crocodile pour point de mire.

Ce dernier ne tarda point à les remarquer et s’arrêta. Il s’aplatit sur le sol comme pour chercher à se dérober à un ennemi redouté. Que pouvait-il donc avoir à craindre de l’élégant vautour royal au plumage crème et à la tête orangé vif (sarcoramphus papa), lui, massif et de taille monstrueuse comme il l’était ?

C’était ce que Léon se demandait, et néanmoins sa terreur était un fait indéniable ; car, chaque fois que les oiseaux s’abaissaient, il semblait chercher à se dissimuler contre terre ; et dès qu’ils relevaient leur vol, on le voyait se dissiper plus rapidement vers la rivière.

Il n’était plus qu’à cent mètres de la rive quand les deux vautours s’abattirent enfin et se posèrent tout en face de lui, qui resta immobile à les surveiller. Bientôt l’un d’eux, en quelques sauts, se trouva si près du monstre, que celui-ci ouvrit ses mâchoires pour s’en saisir ; mais l’oiseau, agitant ses grandes ailes, se jeta de côté, tandis que l’autre oiseau répétait la même manœuvre et se postait également à un demi-mètre à peine de son cou.

Ainsi mal entouré, chaque fois que le crocodile était occupé des faits et gestes d’un des oiseaux, l’autre s’avançait, et de son bec puissant tentait de lui arracher un œil. Il était difficile que cela ne se terminât pas par quelque événement tragique, et en effet le bec acéré d’un des vautours s’enfonça dans l’orbite du saurien.

Le malheureux animal rugit de douleur, et sa queue convulsée fouetta le sable, le faisant tournoyer en une nuée épaisse. Les vautours, fort peu émus par ces démonstrations évidentes d’un premier succès, s’étaient prudemment retirés hors de l’atteinte de la queue et de la gueule du monstre. Dès qu’ils le virent un peu calmé, ils revinrent à la charge, et c’était un spectacle bien fait pour se graver dans la mémoire.

En vain le crocodile remuait incessamment la tête, montrant à chacun de ses adversaires une gueule enflammée ; il rencontrait toujours le bec d’un de ces deux adversaires près de l’œil qui lui restait encore.

Cette lutte terrible dura tant que le radeau fut en vue du banc de sable. Le courant, très faible à cet endroit, l’emportait lentement et permettait à nos voyageurs de suivre les péripéties du combat. Longtemps encore ils purent voir le corps du monstrueux reptile se tordre sur le sable entre les deux vautours qui agitaient sans cesse leurs grandes ailes blanches. Mais sa tête n’était plus tournée vers la rivière, dans laquelle cependant il devait trouver un refuge assuré. Pourquoi donc se dirigeait-il maintenant vers la forêt ? Le malheureux ! c’est que ses deux bourreaux avaient réussi et qu’il était aveugle.

Les enfants demandèrent alors comment il se faisait que les vautours ne l’eussent pas encore abandonné ; à quoi Guapo répondit en leur expliquant que ces oiseaux sont friands des yeux du crocodile et ne le quittent qu’après les lui avoir dévorés entièrement. Le crocodile, désormais impuissant à se conduire, devient alors une proie facile pour le jaguar ou tout autre fauve, qui n’a plus qu’à le démembrer.

Une fois sur ce sujet, l’Indien aurait pu ne pas tarir ; et comme les enfants s’apitoyaient sur la cruelle agonie du monstre qu’ils avaient vu se tordre sous leurs yeux, il leur raconta comment ces hideux reptiles font périr, chaque année, sur les bords des fleuves de l’Amérique du Sud plus de personnes que n’en ont jamais détruit les requins, ces crocodiles de l’Océan.

Les tribus indiennes prétendent qu’en certains endroits, ils sont plus féroces qu’en d’autres ; mais ce fait s’explique par la diversité des espèces qui habitent telle ou telle rivière, quelquefois telle ou telle partie d’un même fleuve. Le crocodile véritable, au museau déprimé, aux larges défenses extérieures, se rencontre souvent dans la même rivière avec le caïman, dont le museau plus large se rapproche davantage de celui du brochet. Néanmoins ils ne frayent jamais ensemble et vivent en bandes séparées et parfaitement distinctes.

Le crocodile, plus courageux que l’alligator, s’attaque souvent à l’homme, et ce dernier fort rarement. Il en résulte que ceux qui les confondent et n’ont eu affaire qu’au caïman disent qu’on éloigne le crocodile par un simple coup de bâton, tandis que ceux qui ont été estropiés par le crocodile véritable (ce qui se voit dans chaque village indien des bords de l’Amazone), soutiennent que la race tout entière est une race maudite et perfide à l’humanité.

Guapo ajouta qu’il y a toujours un moyen d’échapper au crocodile qui vous a saisi dans sa vaste mâchoire : c’est de lui enfoncer les doigts dans les yeux, ce qui l’épouvante assez pour qu’il lâche prise et se sauve aussi vite que le lui permet sa constitution.

Convenez, cher lecteur, que ce procédé, fort simple en lui-même, exige une dose de présence d’esprit et de sang-froid peu commune. Il ne faut sans doute pas que la douleur vous ait fait perdre connaissance, ou que le monstre vous ait entraîné au fond de la rivière. Cependant, si peu pratique que cela nous paraisse, il existe dit-on, des centaines d’Indiens et même d’Indiennes qui l’ont employé et s’en sont bien trouvés, puisqu’ils sont encore là pour le conseiller à d’autres.