L’aventure de Léon avec Les termites avait tourné l’attention des enfants sur ces créatures désagréables partout, mais plus spécialement dans les pays chauds.
Léona en particulier les avait prises en horreur et ne manquait aucune occasion de témoigner de son aversion pour elles, d’autant mieux qu’elle avait subi elle-même la morsure d’une fourmi rouge.
Sa mère craignait que cette antipathie ne faussât son jugement en lui laissant supposer que ces créatures sont inutiles et ont été créées sans but. Elle lui démontrait que, sans elles, les matières en décomposition que l’on rencontre en certains endroits auraient bientôt engendré la peste ; et, à défaut de sympathie, elle cherchait à éveiller en elle de l’intérêt.
Un jour, elle lui montra un autre de leurs ennemis, le fourmilion, et lui expliqua comment, après avoir fait dans le sable son trou en forme d’entonnoir, il s’y tapit en déguisant sa présence ; comment, dès qu’une fourmi se montre sur le versant du piège, il lui lance du sable à la tête pour la faire dégringoler sur la pente rapide, puis la suce jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une carcasse vide, dont il se débarrasse en la jetant au loin par-dessus bord.
Léona palpitait à cette vue, trouvant que le fourmilion a bien mérité de la société. Son frère rentrait en ce moment du chantier des cinchonas, et elle l’appela, ne doutant pas qu’il ne partageât sa satisfaction.
Mais elle avait compté sans son hôte. Léon était trop ému de ce qu’il avait vu durant cette journée pour s’intéresser même aux ennemis des fourmis ; il s’empressait d’arriver pour être le premier à entretenir sa mère du récit de ses aventures.
Le matin même, Don Pablo et ses deux aides avaient découvert une nouvelle mancha de cinchonas ; comme ils s’y rendaient, ils rencontrèrent le corps mort d’un cerf de la grande espèce, appelée cervus antisensis. Il était sans doute mort depuis bien des jours, car il avait doublé de volume à force de gonfler ; ce qui arrive dans les pays chauds aux cadavres exposés à l’air pendant quelque temps.
Don Pablo s’étonnait que le corps du cerf eût échappé à l’attention des animaux de proie qui ne pouvaient qu’abonder dans les environs, quand Guapo donna en passant un coup de cognée au cadavre.
Grande fut la surprise du père et du fils, quand, au lieu du son mat auquel ils s’attendaient, ils entendirent sonner le creux. Guapo frappa une seconde fois, et la peau, qui n’avait d’abord été qu’entamée, se fendit tout à coup avec un bruit sec et laissa voir un trou béant. I] n’y avait plus que le squelette de l’animal, parfaitement nettoyé comme s’il eût été préparé pour quelque muséum d’anatomie.
– Tatou-poyou, dit tranquillement Guapo.
– Une armadille ? demanda vivement Don Pablo, reconnaissant le nom indien d’une des grosses espèces de ces animaux.
– Certainement, et voyez, voici son trou.
Le père et le fils se penchèrent vivement et virent en effet à l’endroit où avait été le cerf mort un grand trou dans la terre, ainsi qu’un autre pareil à quelques mètres de là.
– Voici par où il est entré, dit Guapo, indiquant cette seconde ouverture ; mais il n’y est plus maintenant. Toute la chair a été dévorée, et la peau a eu le temps de se dessécher. Il y a longtemps que le glouton s’en est allé.
Don Pablo était enchanté de cet incident, qui lui permettait de vérifier ce qu’il avait entendu raconter des mœurs singulières de ces animaux.
Les armadilles sont, à ce qu’il paraît, les plus habiles mineurs du monde. En quelques minutes ils se creusent un terrier, où ils s’engloutissent, pour ainsi dire, dès qu’ils soupçonnent la présence de quelque danger. Mais la nature, tout en les douant d’une mâchoire pourvue de plus de dents que n’en ont les plus féroces carnassiers, les a sans doute prédestinés à se contenter d’une nourriture molle, au premier rang de laquelle figure la chair putréfiée.
C’est pour entamer le cadavre par sa partie la plus tendre qu’ils creusent un terrier, qui leur permet de l’attaquer par-dessous, d’y mordre, d’y entrer et d’y séjourner jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la charpente de l’animal.
Nos cascarilleros continuèrent leur chemin, Don Pablo faisant à l’Indien mille questions, dont Léon écoutait les réponses avec le plus vif intérêt.
Guapo connaissait tout spécialement le tatou-poyou, l’ayant maintes fois chassé dans sa jeunesse tout comme un autre gibier. Bien qu’il sût de quoi il se nourrit, cela ne l’empêchait pas de s’en régaler à l’occasion ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que les créoles ne sont pas plus délicats que les Indiens à l’endroit de l’armadille.
Il est vrai qu’ils disent à cela qu’ils choisissent dans le nombre des espèces plus frugales ; mais c’est une défaite qu’ils se donnent, car personne n’ignore que le tatou va jusqu’à ravager les cimetières des environs des settlements et qu’il se repaît de toute substance molle ou pulpeuse qu’il rencontre sur son chemin.
Enfin, qui le croirait ? le tatou est un des ennemis les plus acharnés de la gent fourmi ; au lieu de faire simplement un trou dans la fourmilière, comme font les tamanoirs par exemple, il y pratique une large brèche par laquelle il dévore les larves.
Or, c’est un fait reconnu que les fourmis tiennent à leurs œufs plus qu’à la vie ; aussi, quand le désarroi s’est mis dans leur gynécée, elles s’abandonnent au désespoir, et, considérant que rien ne les attache plus à l’existence, elles ne réparent pas leurs ruines, que la pluie achève de détruire, et la colonie sans abri est bientôt dissoute et ruinée.
De ce que les armadilles ont une alimentation réellement peu appétissante, il ne serait pas juste de conclure que leur propre chair l’est également peu. Loin de là ; c’est plutôt l’inverse qui a lieu. Voyez le tapir au contraire, qui ne mange que des substances succulentes et même sucrées ; sa viande est amère et ne saurait se manger. Quoi qu’il en soit, la viande de tatou ressemble au cochon de lait ; et, si on le fait rôtir dans sa carapace, ce qui est la mode indienne et incontestablement la meilleure, il égale un rôti de porc frais cuit au four, si même ne lui est pas supérieur.
Guapo ne le connaissait pas sous le nom d’armadille, qui est espagnol, et vraiment typique. En effet, ce mot est un diminutif d’armado, armé, et a été donné au tatou parce que celui-ci est couvert d’une sorte d’armure osseuse analogue à celle des anciens chevaliers qui débarquèrent à la suite de Cortés.
Il n’y a pas jusqu’au casque ou heaume qu’il n’ait en tête ; le corps est revêtu du corselet et les membres protégés par des cuissards ou des brassards. Cette armure varie dans son agencement suivant les espèces, et selon qu’il y a plus ou moins d’espaces libres ou couverts de poils entre les jointures.
Guapo connaissait par leur nom toutes les variétés d’armadilles qui existent dans ces contrées. Il citait telle espèce qui n’était pas plus grosse qu’un rat et telle autre plus grande qu’un mouton. Celle-ci était d’une lenteur désespérante, et à celle-là un homme ne pouvait tenir pied. Le tatou-poyou dont ils avaient constaté le passage est susceptible de s’aplatir par terre, au point de s’y dissimuler presque entièrement ou de passer pour quelque inégalité du terrain, tandis qu’il en existe d’autres dont la forme est presque sphérique.