Après bien des journées d’une navigation difficile, le balza s’engagea enfin sur le fleuve des Amazones, dont les eaux d’un vert olive jaunâtre avaient encore près de deux mille quatre cents kilomètres à parcourir avant de se déverser dans l’Océan.
Le courant était de six à sept kilomètres à l’heure ; et comme on ne rencontrait point d’obstacles, nos voyageurs ne faisaient jamais moins de quatre-vingts kilomètres par jour, au milieu d’une contrée plate et d’un aspect qui eût été monotone, sans les innombrables coudes que décrivait ce fleuve immense et la végétation aussi variée que splendide qui en égayait incessamment les rives.
Presque chaque jour, ils croisaient l’embouchure de quelque affluent dont la largeur était parfois aussi considérable que celle même de l’Amazone.
Ce qui frappait surtout nos voyageurs, c’était la diversité de teintes des eaux de ces nombreux tributaires. Les unes étaient blanches, mais avec une teinte olivâtre, les autres limpides et bleues, d’autres encore noires comme de l’encre. De ce nombre étaient celles du Rio Negro, dont l’un des affluents, le Casiquiare joint l’Amazone à l’Orénoque.
Cette diversité de couleurs a fait classer les rivières de ce bassin en rivières blanches, bleues et noires. Il n’en existe pas de rouges dans la vallée de l’Amazone. Elles semblent exclusivement réservées à l’Amérique du Nord.
On attribue cette variété de teintes à la nature du sol que traversent les cours d’eau. C’est à tort qu’on supposerait que l’Amazone et le Rio Bianco, dont l’eau est d’une blancheur laiteuse, doivent cette nuance à un limon que leur onde tiendrait en suspension. On s’en est assuré en en faisant reposer le temps nécessaire dans un vase : elle avait gardé la même apparence que dans son cours.
Les rivières bleues courent généralement sur un lit de rochers, et leurs eaux transparentes ne rencontrent aucune alluvion pour en altérer la limpidité.
Mais les plus curieuses sont sans contredit les rivières noires. Quand leurs eaux sont profondes, elles roulent comme un flot d’encre ; quand elles le sont peu, elles laissent apercevoir leur lit qui semble tout pailleté d’or. On suppose que cette couleur noire est due à l’abondance des racines de salsepareille qui croisent sur ces rives ; mais il est à remarquer qu’il ne s’y rencontre pas de moustiques, ce qui est un fait d’une importance capitale quand il s’agit d’un établissement à fonder.
Les jours succédaient aux jours, marqués d’incidents trop nombreux et trop insignifiants pour trouver place dans notre récit.
Après avoir passé l’embouchure du Rio Negro, nos voyageurs remarquèrent avec plaisir que le paysage se modifiait. C’était bon signe. En effet, on approchait du port. Des montagnes se dessinaient à l’horizon. Les unes se dirigeaient au nord vers la Guyane, les autres au sud vers le Brésil, et variaient agréablement la monotonie de leur long voyage.
Il y avait un mois qu’ils étaient entrés dans l’Amazone et plus du double qu’ils avaient lancé leur modeste embarcation à travers l’inconnu, quand elle vint un beau jour se ranger le long des quais de la belle cité de Gran Para.
Ici, au moins, Don Pablo retrouvait sa dignité d’homme libre.
Néanmoins, il ne séjourna pas longtemps dans ce port fréquenté. Il trouva l’occasion de fréter de compte à demi un beau navire en partance pour l’Amérique du Nord, et c’est à New York qu’il se rendit avec sa famille et ses denrées. Il y disposa de son quinquina, de sa vanille et de sa salsepareille, pour une somme nette de 20,000 dollars.
C’était une fortune à l’époque. Avec cela, il s’établit aux États-Unis, pour y attendre que sa chère patrie fût délivrée du joug de ses oppresseurs.
Son exil dura dix ans.
Un jour, il apprit que toutes les provinces espagnoles de l’Amérique s’étaient soulevées d’un mouvement unanime et combattaient au nom de la liberté ! Aussitôt le père et le fils allèrent s’enrôler parmi leurs compatriotes, pour servir la sainte cause de l’indépendance et de l’humanité. Ils s’illustrèrent côte à côte dans cette guerre de dix ans qui se termina par la brillante victoire de Junin, où les patriotes triomphèrent enfin.
La paix signée, Don Pablo, général de division, et Léon, colonel, démissionnèrent et rentrèrent dans la vie privée, pensant que, les hostilités terminées, les lauriers de la guerre doivent être oubliés et l’épée remise au fourreau. Opinion que je partage.
Don Pablo, revenu à ses livres, se consacra tout entier à la science ; mais Léon organisa une véritable expédition de cascarilleros et revint à la montana, où il passa plusieurs années à acquérir une fortune qui fit de lui un des plus opulents « ricos » du Pérou.
Guapo, qui ne paraissait pas avoir vieilli depuis tant d’années que nous vous l’avons présenté, était le digne chef des cascarilleros de son maître ; il eut l’occasion de savourer maintes coccadas avec son ami le vaquero, dans ses nombreux voyages de Cuzco à la montana.
Doña Isidora resta longtemps encore l’ornement de son sexe, plus par ses vertus que par sa beauté, et eut la satisfaction de voir sa Léona admirée à juste titre comme la belle des belles de Cuzco.
Elle se maria, ainsi que son frère, dans sa ville natale, où leur race s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Si bien que si le hasard vous conduisait à Cuzco, vous y trouveriez encore des Léon et des Léona aux grands yeux souriants et aux boucles flottantes, descendant tous de la famille de notre proscrit.