Quel était donc le sauveur improvisé auquel Doña Isidora était redevable de l’existence ?
Il n’était autre que l’ami de Guapo, qui, mis en deux mots au courant de la situation, plaça aussitôt lui et sa maison… au service de Don Pablo et de sa famille, et mit à leur disposition toutes les ressources dont il disposait.
Les macas, le maïs et une belle entrecôte de taureau sauvage leur permirent de faire un souper délicieux et réconfortant.
En retour de cette large hospitalité – eu égard à celui qui l’offrait – Don Pablo lui fit présent d’une somme assez importante, mais qui ne lui donna pas moitié autant de satisfaction que le cadeau de Guapo, consistant en une portion de son coca, dont l’Indien était privé depuis déjà plusieurs jours et qu’il appréciait doublement.
Avant de quitter la ville, Guapo avait consacré jusqu’à son dernier « peseta » à se munir de ce luxe suprême qui lui permettait d’être généreux.
Le souper de tous terminé, les deux Indiens se livrèrent dans le recueillement à leur bienheureuse coceada ; après quoi Guapo, qui savait pouvoir placer une entière confiance dans le vaquero – patriote comme lui – lui communiqua le secret de leur passage dans cette région désolée.
Non seulement le brave patriote promit une discrétion absolue, mais il s’engagea à dépister toute poursuite dirigée de ce côté. Malgré son isolement, le vaquero avait entendu parler de Don Pablo, l’ami des Indiens, l’ennemi déclaré de l’Espagnol oppresseur du Pérou, et il eût risqué sa vie pour le servir, car aucun peuple ne s’est montré aussi complètement dévoué aux amis de sa race que les Indiens des Andes.
Que de traits de fidélité jusqu’à la mort, de sacrifices héroïques, on pourrait relever dans leur histoire durant l’affreuse période de la conquête par le sanguinaire Pizarre et ses cruels adhérents !
Quand le vaquero sut à quelle extrémité en étaient réduits le noble seigneur et les siens, il ne fut que plus disposé à ajouter à leur confort ; mais il eut du mal avec ses chiens, arrivés après lui et fort peu enclins à témoigner autre chose qu’une hostilité impitoyable.
Les deux Indiens n’avaient pas été de trop pour défendre les membres de la pauvre famille de leurs attaques intempestives et redoublées. Mais, à force de coups de fouet, ils parvinrent à s’en rendre maîtres et à les attacher tous les quatre derrière la hutte, où ils se dédommagèrent de leur impuissance par un vacarme abominable qui dura toute la nuit.
Aussitôt le souper fini, la petite famille n’eût demandé qu’à prendre le repos qui lui était si nécessaire ; mais l’Indien ayant parlé d’aller poser des pièges à chinchillas et à viscaches, Léon, oubliant sa fatigue, sollicita la permission de l’accompagner ; ce qui lui fut accordé sans difficulté.
Le chinchilla et sa cousine germaine la viscache sont deux petits quadrupèdes de la famille des rongeurs, qui habitent les plus hauts plateaux du Pérou et du Chili. Ils sont à peu près de la même taille, c’est-à-dire de la grosseur d’un lapin, et ont des habitudes identiques à celles de ce dernier. La plus grande différence est peut-être dans leur queue et dans leurs oreilles, ces dernières étant plus courtes chez les bêtes qui nous occupent que chez le lapin, et leur queue beaucoup plus longue et plus fournie.
Nous ne décrirons pas la fourrure du chinchilla. Elle est connue de tout le monde et très estimée des élégantes, qui la recherchent comme étant la plus douce et la plus veloutée. Celle de la viscache est moins jolie de couleur. C’est un mélange de brun et de blanc. Sa tête, qui a la forme de celle du lièvre, a des joues noires, et est ornée de longues moustaches raides comme celles du chat.
Ces deux petites créatures inoffensives vivent, pendant le jour, cachées dans les trous et les fentes des rochers, au plus haut des versants des Andes. Elles n’en sortent que deux fois dans les vingt-quatre heures, le soir au crépuscule et de grand matin.
On les prend avec des collets de crin de cheval placés à l’entrée de leur demeure, absolument comme les pièges tendus dans nos garennes, avec cette seule différence que les nôtres sont faits avec du fil de fer élastique et ceux des Indiens avec du crin.
Léon était enchanté de l’excursion. Le vaquero, qui ne l’était guère moins que lui, se complaisait à lui expliquer le maniement des pièges et à lui raconter mille histoires plus curieuses les unes que les autres sur la puna, ses habitants, ses mœurs et sa faune.
En se rendant à l’endroit fréquenté par les chinchillas, on passa près d’une sorte d’étang, où se voyaient encore un grand nombre d’oiseaux particuliers à cette région.
Au milieu se débattait une oie sauvage connue sous le nom de huachua. Son plumage est d’un blanc de neige, à l’exception de ses ailes, d’un beau vert mêlé de violet, tandis que son bec et ses pattes sont rouge écarlate.
Il y avait également deux curieuses espèces d’ibis, et une gigantesque poule d’eau, fulica gigantea, presque aussi grosse qu’un dindon, moins remarquable par son plumage gris sombre que par une excroissance de couleur jaune, de la grosseur et de la forme d’une fève, qui se rencontre à la base de son bec rouge, et qui lui a valu de la part des Indiens le surnom de nez à la fève.
Plus loin dans la plaine, sur les bords du marais, ils remarquèrent encore un superbe pluvier (charadrius), dont le plumage rappelle celui du huachua et dont les ailes vertes brillent au soleil comme du métal poli. Un autre oiseau singulier était le huarahua (polybonus), de l’espèce des faucons, tellement inoffensif, que le vaquero s’en approcha et le frappa de son bâton avant même qu’il eût songé à s’envoler.
Jamais Léon n’avait vu oiseau si peu farouche ; aussi l’ami de Guapo, le voyant intéressé, ajouta-t-il quelques détails sur ses mœurs. Cet oiseau de proie, paraît-il, ne vit que de cadavres et ne s’attaque jamais à aucune créature vivante.
C’était un naturaliste à sa manière que ce brave vaquero. Il savait sa puna par cœur, et aucune question à ce sujet ne semblait de nature à l’embarrasser.
Il désigna à l’enfant un pic nommé par lui pito (colaptes rupicola), qui habite les rochers, et qui, de même que les perroquets dont nous avons déjà parlé, est une anomalie, appartenant à un groupe qui devrait exclusivement percher dans les bois, comme son nom l’indique. Le pito est petit, brun tacheté, avec le ventre jaune. Il y en avait beaucoup qui voletaient çà et là.
Mais l’oiseau qui fixa le plus l’attention de l’enfant était de la taille d’un sansonnet. Il avait un assez joli plumage brun rayé de noir sur le dos, avec la poitrine toute blanche. Cependant ce n’est pas sa couleur qui intéressa Léon. Ce fut quand son vieux compagnon lui raconta que régulièrement, à chaque heure de la nuit, cet oiseau méthodique jette au vent sa plainte monotone ; ce qui l’a fait surnommer coq des Incas. Les Indiens ont pour lui un respect superstitieux.
Quand il eut placé tous ses pièges, le vaquero et son jeune compagnon, mutuellement enchantés l’un et l’autre, regagnèrent leur logis en devisant gaiement. Ils longeaient la montagne, quand un renard sortit de derrière quelques rochers et se dirigea avec précaution vers le marais, en quête d’une proie pour son souper.
C’était le canis azarœ, une des plus mauvaises espèces que l’on rencontre dans l’Amérique du Sud. Il est considéré comme la peste des troupeaux de la puna, parce qu’il est adroit chasseur et rarement au repos. C’est surtout parmi les jeunes agneaux et les alpagas qu’il fait ses plus grands ravages.
Le vaquero déplora l’absence de ses chiens ; car les propriétaires de troupeaux donnent à leurs bergers un mouton, s’ils tuent un vieux renard ; et un agneau, si c’est un jeune. Il était certain que ses chiens n’auraient pas manqué cette bonne prise. Mais la sécurité des mollets de Léon avait exigé qu’on les laissât à la maison, et maître renard en profita pour détaler, sans apprécier à sa juste valeur le danger auquel il venait d’échapper.
Il était nuit noire quand ils rentrèrent dans la cabane. Dès que Léon eut fini de relater tout ce qu’il avait vu et appris dans son excursion – ce qui demanda assez de temps – chacun se retira pour chercher, comme il pourrait, un repos bien mérité.