XXXVII
 
LE JAGUAR ET LE CROCODILE.

 

Les autres chiguires se précipitèrent dans la rivière et disparurent. Ils remontèrent à la surface pour respirer environ dix ou douze minutes plus tard, mais à une telle distance de l’endroit où ils avaient plongé, qu’ils n’avaient plus rien à craindre de la poursuite de leur ennemi.

Cependant Don Pablo et Guapo étaient plus occupés de regarder le côté où les capivaras avaient fait leur apparition que préoccupés de la suite de leur aventure.

C’est qu’ils se demandaient quel était l’animal dont ils fuyaient l’approche sous l’empire d’un si terrible effroi. Était-ce l’ocelot, le yaguaraudi ou quelque autre félin de moindre taille, pour qui le cabiai sans défense est de bonne prise ?

Était-ce cela ou plutôt… Mais non, ce serait affreux ! Si cela allait être le jaguar ?

Hélas ! C’était bien lui.

Tandis qu’ils n’osaient détourner leurs regards du hallier où ils s’attendaient à voir paraître l’ennemi, les feuilles s’agitèrent, et, redoutable mais belle vision, la tête tachetée du fauve se montra. Il regardait autour de lui avec précaution, et, ne voyant pas ce qu’il cherchait, il s’avança, dégageant son beau corps à la fourrure lustrée et faisant halte à sa sortie du taillis dans une attitude calme et fière.

Le crocodile ouvrait au même instant sa gueule immense pour la refermer sur le corps du chiguire. Quand le jaguar vit ce mouvement, il poussa un cri d’une sauvage énergie, bondit sur la proie du saurien et s’en saisit à son tour.

Les voilà donc face à face, le reptile gigantesque et le félin souple et tout-puissant, n’ayant entre eux que cette proie également convoitée de part et d’autre. Chacun est parfaitement décidé à ne rien céder à son rival. Les yeux jaunes du fauve lancent de véritables éclairs, tandis qu’au fond des orbites creux du reptile brille une lueur sanglante.

Pendant quelques secondes ils échangent des regards furieux et éloquents de défi. Nul ne songe à lâcher son extrémité de cabiai que chacun tient et secoue de son côté. La queue du jaguar vibre tout entière, lançant à l’occasion un coup sec qui témoigne de sa rage concentrée, tandis que celle du crocodile s’arrondit en demi-cercle et se prépare à jouer un rôle terrible dans la lutte qui va s’engager.

Cette inaction ne va pas durer longtemps. La fureur du jaguar s’accroît et ne connaît plus de bornes. Quoi ! Se voir résister en face, quand on est le maître redouté, le roi de la forêt ! Se voir tenir tête et opposer une autre volonté que la sienne ! Ah ! C’est par trop d’audace ! Il faut que le téméraire soit châtié et qu’il apprenne qu’on ne conteste pas avec un souverain.

Sans lâcher la proie, il guette le moment propice et lance à son adversaire un formidable soufflet. A-t-il donc la prétention de vaincre l’insensibilité de cette cuirasse écailleuse ? Ignore-t-il combien la griffe et la dent resteront impuissantes contre l’invulnérabilité d’un pareil antagoniste ?

Non, non ; il sait d’instinct où il faut frapper pour toucher le monstre en quelque endroit sensible ; ce n’est ni le museau ni la tête qu’il a prétendu atteindre de sa griffe puissante, c’est l’œil.

Seulement il a manqué son but. Le saurien a deviné la pensée du félin, et sa grande patte écailleuse subitement levée a paré et détourné le coup. Le jaguar, pour ne pas s’exposer à être trop tendrement serré entre les bras du saurien, a dû reculer ; ce qui augmente sa rage.

Cette manœuvre se renouvelle vingt fois, et vingt fois est déjouée de la même manière. Chaque fois la lutte est plus acharnée et dure plus longtemps ; mais rien de décisif ne se produit. Aucun des combattants n’a gagné davantage sur l’autre ; et si un troisième larron fût survenu en ce moment, il eût eu quelque chance de se retirer sans qu’on eût pensé à lui contester le droit d’intervention sur le lieu du combat.

Dès l’abord la tête de l’amphibie était tournée vers la rivière, puisqu’il était dans l’intention d’y emporter sa proie quand il plut au félin de venir la lui disputer ; entre chaque pause, il s’efforçait de gagner du terrain et de se rapprocher de son élément, où il savait qu’il deviendrait le plus fort et n’aurait plus rien à redouter de son assaillant.

Un crocodile de moindre taille eût dès longtemps abandonné le cabiai, objet de la contestation ; mais celui-ci, confiant dans sa force et aussi peut-être dans la justice de sa cause, était bien décidé à soutenir ses droits dans leur intégrité.

Le jaguar, de son côté, était tout aussi déterminé à ce que ça ne se passât pas ainsi. N’avait-il pas des droits à faire valoir également ? N’était-il pas la cause première de cette fuite désordonnée qui avait jeté les cabiais à la portée du saurien ? Et s’il en avait tué un, grâce à qui ? Du reste, ce qui était certain, c’est que le crocodile était hors de son élément, que le jaguar n’allait pas empiéter sur son domaine liquide et avait le droit de punir tout acte de braconnage commis sur ses terres.

Mais le crocodile poussait toujours le cabiai vers le rivage et insensiblement acculait le jaguar, qui, dans l’ardeur de la lutte, ne s’en rendait pas compte.

Tout à coup les pattes de ce dernier ont senti l’onde, et cette sensation, rapide comme un choc électrique, a bouleversé son plan de bataille. Il lance le cabiai, recule de quelques pas, s’aplatit sur le sol et d’un bond puissant s’élance sur le corps du reptile, afin de séparer la queue du tronc. Il sait bien qu’après l’œil c’est la seule partie vulnérable du monstre, et qu’une fois privé de son moyen de défense, il sera presque absolument à sa merci.

Mais le félin a trop tardé. Il ne lui reste plus assez de temps pour agir, puisque le crocodile en est arrivé à ses fins et se trouve maintenant au bord de l’eau.

Toutefois le crocodile n’emportera pas sa proie. Il a reconnu que le seul moyen de faire lâcher prise au jaguar, c’est d’agir très vite et par conséquent d’abandonner le capivara. Quelque douloureux que soit ce sacrifice, il le fera… Il n’hésite point. Il s’élance dans l’eau comme une flèche, emportant le jaguar, et d’un coup de sa queue endommagée, mais non impuissante, il projette son ennemi au plus profond de la rivière.

On ne vit d’abord qu’un tourbillon d’écume causé par le violent plongeon de ces grands corps massifs ; puis, dans ce nuage liquide irisé des teintes du soleil levant, reparut bientôt la robe tachetée du jaguar. Deux ou trois fois il se retourna, cherchant des yeux son rival abhorré ; mais rien ne trahissant sa présence, le félin regagna la rive, où quelques secondes plus tard il abordait en se secouant de tout son corps.

Il resta quelques instants encore sur le bord du fleuve. Sa fureur n’était point abattue par le bain froid qui lui avait été imposé. Son désappointement était extrême. Il sembla faire le serment de se venger d’une manière éclatante, puis, se retournant vers le cadavre déchiré du capivara, il le jeta sur son épaule et s’en alla au petit trot vers la forêt, dans laquelle il disparut.

Nos voyageurs n’étaient pas restés à contempler ce petit drame intime. Ils avaient eu trop à faire pour cela. Dès que le jaguar leur était apparu, ils n’avaient eu qu’une idée : rassembler à la hâte ce qu’ils avaient d’important sur le rivage et s’empresser de quitter un endroit où, quelle que fût l’issue de la lutte engagée, un danger redoutable les menaçait.

Vainqueur, le fauve, dans l’ivresse du triomphe, pouvait les attaquer. Vaincu, il devait chercher un dédommagement à sa fureur.

Le plus sage était donc de fuir, et de fuir sans retard. Au moment où le jaguar regagnait les profondeurs de sa solitude, le balza qui emportait nos amis tournait un coude de la rivière qui leur cachait ce promontoire fertile en incidents qui eussent pu dégénérer en malheurs.