XIII
 
LA MISSION ABANDONNÉE.

 

Toute la famille se coucha cette nuit-là pleine d’une joie confiante, bien qu’elle ne fut pas encore exempte de toutes préoccupations.

Don Pablo considérait la présence de la croix comme un augure favorable. En effet, un missionnaire seul pouvait l’avoir plantée, et il se trouvait probablement dans les alentours de la mission un terrain autrefois cultivé, où les plantes nécessaires à la vie devaient s’être perpétuées.

Dès qu’il fit jour, Don Pablo monta de nouveau à son observatoire pour chercher à s’orienter, et appela Guapo pour s’entendre avec lui sur la route à suivre ; car, sans boussole, il est très difficile d’atteindre un but déterminé que vous n’avez fait qu’apercevoir du sommet d’un arbre. Et souvent dans les forêts vierges le voyageur, à la fin d’une fatigante journée, se retrouve le soir presque à son point de départ du matin.

Après avoir noté attentivement la situation de la vallée et avoir cherché à se créer des points de repère, Don Pablo et Léon s’occupèrent de charger les lamas, de seller le cheval et la mule, tandis que Guapo, avec son macheté, ouvrait une voie au milieu des broussailles.

Toutefois cette opération fut moins longue et moins pénible qu’on ne se l’était imaginé.

Dès qu’il eut fait une tranchée de quelques centaines de mètres, l’Indien retrouva la trace d’un sentier qui devint bientôt praticable ; et moins d’une heure après les exclamations joyeuses de tous nos amis annonçaient leur arrivée au terme du voyage.

Ils avaient réellement un motif de pousser des cris de joie.

Devant eux, au bord du torrent à l’eau fraîche et limpide, s’élevaient de superbes musacées, plantains et bananiers (musa paradisiaca et musa sapientium), aux larges feuilles satinées d’un vert tendre, et, ce qui était le plus intéressant, chargées de grappes énormes pesant chacune au moins cinquante kilos. Il y avait à manger pour un régiment tout entier.

Mais ce n’était pas tout.

À une petite distance de la rivière, sur un terrain plus sec, se trouvait une plante non moins précieuse, de quatre à cinq mètres d’élévation et de la grosseur du poignet, le juga indien (jatropha manihot) des naturalistes ; tous en connaissaient les propriétés et savaient que de sa racine on extrait la fameuse cassave, fécule excellente qui fournit le pain aux habitants de ces régions. Ils pouvaient donc à bon droit se considérer comme sauvés.

Outre cela, il existait des fruits en abondance : des mangues et des goyaves, des oranges et des cherimolias, fruits préférés des Péruviens ; des pamplemousses et des limons doux. Et ici… Voyez donc, un champ de cannes à sucre, déployant leurs feuilles soyeuses et balançant au vent leurs jaunes épis.

On marchait de surprise en surprise ; on n’avait pas fini de s’extasier sur une découverte, qu’un autre membre de la famille appelait de son côté pour faire admirer une nouvelle source de richesses.

Ici c’était un caféier chargé de baies mûres ; plus loin, un cacaoyer (theobroma cacao). Mais qu’est-ce que cet arbuste qui ressemble à l’oranger ? C’est une sorte de houx, le yerbamaté ou thé du Paraguay (ilex paraguensis).

Ainsi avançaient nos voyageurs, la joie dans l’âme, ne comptant plus leurs trésors. Il n’y eut pas jusqu’à la plante favorite de Guapo, le coca, qui ne se trouvât tout à point pour réjouir les yeux du digne Indien.

Quelque bon moine avait planté ces arbres et les avait soignés avec amour, se berçant de l’espoir d’établir en ces lieux une communauté florissante. Puis les mauvais jours étaient venus, peut-être la révolte de Juan Santos, ou l’insurrection plus récente de Tupac Amaru. Les sauvages avaient tourné leur fureur contre le digne prêtre, qui avait dû tomber sous leurs coups, de même que la maison du missionnaire, dont il ne restait pas un seul vestige.

Sans cette curieuse et intelligente collection de plantes, ce coin de terre, qui avait été cultivé avec tant de soin, eût pu être pris pour une simple éclaircie que le hasard avait créée au sein de cette forêt primitive.

Quand les premiers transports d’une joie aussi légitime que motivée se furent enfin calmés, on tint conseil sur ce qu’on allait faire. La délibération ne pouvait être longue. Une chose s’imposait à l’esprit de tous : c’est qu’il fallait élever une maison au milieu de ce jardin et s’y établir au moins momentanément.

Le sort des pauvres lamas fut également fixé. Puisqu’ils ne pouvaient pas vivre dans cette région tempérée, autant valait les tuer tout de suite. Leur chair est très imparfaite comme nourriture, mais, comme on n’en avait pas d’autre, on s’en contenterait, et puis leurs toisons seraient fort utiles.

Bien que toutes ces considérations fussent parfaitement justes, et qu’il fût le premier à le reconnaître, Guapo, qui aimait ces fidèles serviteurs, eut un véritable chagrin d’être obligé d’exécuter leur sentence.