V
 
LA PUNA.

 

Il ne se trouva pas embarrassé par ce fait. Il était assez libre avec son ami pour oser prendre la liberté de s’approprier sa demeure pour la nuit avec ou sans permission.

Il ne tarda donc pas à pénétrer dans la butte.

Évidemment l’absence du berger ne devait être que momentanée, car sa demeure n’était pas vide. Ce n’est pas dire qu’elle fût abondamment pourvue ni richement meublée. Le mobilier se composait uniquement de quelques objets indispensables : une olla ou marmite en terre pour la cuisson du maïs, une autre pour la soupe ; une cruche pour l’eau, quelques gourdes coupées de différentes grandeurs, servant d’assiettes ou de tasses, et c’était tout. De meubles, on n’en a jamais vu dans la demeure d’un berger de la puna.

Deux pierres séparées l’une de l’autre par un espace vide composaient tout le foyer, où l’Indien ne brûle que la fiente desséchée de ses bestiaux, appelée taquia.

Une couple de sales peaux de mouton étendues par terre formait le lit, et puis plus rien.

Ah ! Si ; les yeux de Guapo étincellent de plaisir ; sans doute, il a trouvé quelque chose qui a échappé à notre coup d’œil inquisiteur. Il décroche un vieux sac terreux suspendu à la muraille, il le palpe. Que peut-il contenir de si précieux ? Une provision de macas, racines tubéreuses de la grosseur d’une forte châtaigne, seule récolte que l’on puisse attendre de la puna, où ni les cocas, ni les ullucas, ni les pommes de terre ne se développent.

Le macas est cultivé par cette misérable population, dont il constitue l’unique ressource. Et, chose bizarre, autant il prospère dans cette région glacée, autant il devient insipide et détestable dans la vallée. Il a une saveur douceâtre assez agréable, surtout bouilli dans du lait, et rappelle de loin le marron. On le conserve plus d’un an, simplement en le séchant au soleil et en l’exposant ensuite au froid, qui sert à le contracter et à le durcir.

Les Indiens en font une sorte de bouillie, qu’ils mangent avec du maïs grillé.

Guapo, enchanté de sa première découverte, le fut encore plus en apercevant un second sac à demi plein de maïs.

– Bonne chance ! s’écria-t-il, nous ne nous coucherons pas sans souper. C’est déjà quelque chose.

Guapo vint annoncer ces excellentes nouvelles aux voyageurs, qui attendaient au dehors le résultat de son exploration. Tout le monde mit pied à terre ; on attacha le cheval et la mule avec une courroie assez longue pour leur laisser la liberté de paître. Quant aux lamas, c’eût été une précaution superflue. Ils ne s’éloignent jamais beaucoup de leur propriétaire.

Il faisait un froid glacial. Doña Isidora et les enfants, malgré le peu de confortable de l’asile offert par Guapo, y pénétrèrent, heureux d’échapper à la bise qui désolait cette plaine infinie.

Don Pablo et l’Indien réunirent leurs efforts pour trouver du combustible ; mais, sans un arbre en vue, il était difficile de se procurer du bois mort. Ils durent donc se mettre à ramasser du taquia. Bien qu’aucun troupeau ne fût en vue, on en trouvait des traces restées dans la plaine, et les deux hommes se pressaient, car la nuit approchait.

Tout à coup Guapo redressa sa haute taille en laissant échapper une exclamation de terreur, et pourtant on n’avait entendu qu’un beuglement de taureau. Y avait-il bien de quoi épouvanter un brave cœur comme celui de l’Indien ?

C’est qu’il connaissait les taureaux de la puna comme ni vous ni moi ne les connaîtrons jamais.

L’animal venait de tourner une saillie de rochers qui le dérobaient à la vue, et maintenant il avançait tête baissée, en courant de toutes ses forces et roulant de tous côtés ses yeux rouges enflammés et furibonds.

Chacun de ses bonds était accompagné d’un hennissement, je dirais presque d’un rugissement effroyable.

Dans toute l’Amérique espagnole, les taureaux sont plus féroces et plus indomptables que partout ailleurs.

Cela provient sans nul doute de la mauvaise habitude qu’ont les vaqueros de traiter leur bétail avec la dernière cruauté, ce qui le rend d’une sauvagerie inouïe. Souvent, dans un troupeau où il n’y a pas de taureau, les vaches elles-mêmes sont tellement dangereuses à approcher, que les vachers ne se hasardent à les mener paître que bien montés sur un bon cheval.

Aussi ne rencontre-t-on presque jamais à pied un berger mexicain ou de l’Amérique du Sud.

Toutefois il y a de profondes différences de caractère chez les animaux suivant les régions. Par exemple, ceux des llanos de Venezuela sont beaucoup moins farouches que ceux de la puna, qui sont du reste, sans contredit, les plus redoutables de tous. Ils ont si peu souvent l’occasion de se rencontrer avec l’homme, que du plus loin qu’ils en aperçoivent un, ils sautent dessus et l’attaquent. Pour un cavalier, le danger est moindre, mais malheur au piéton qui se hasarde dans ces vastes plaines, domaine incontesté de ces brutes, car il ne tarde pas à devenir leur victime.

Guapo et Don Pablo n’avaient pas même un bâton pour se défendre : ils avaient déposé à l’entrée de la hutte leurs armes et leurs couteaux, et ils en étaient à plus de deux cents mètres. Il était donc inutile de songer à l’atteindre avant que la bête furieuse les eût rejoints et terrassés. Que faire dans une conjoncture aussi grave ?

Le taureau n’était plus qu’à trente pas ; il secouait sa tête menaçante, armée de cornes aiguës, et ses mugissements révélaient sa fureur croissante.

À ce moment, une idée subite surgit simultanément dans l’esprit des deux hommes exposés à un si grand péril.

La soirée était glaciale, et ils portaient chacun leur poncho. Le retirer et se poster à la façon du matador, en attendant le taureau de pied ferme, fut pour eux l’affaire d’une seconde. Le chatoyant surtout du seigneur attira de préférence le regard de l’animal, et Don Pablo eut l’occasion de faire montre de son admirable sang-froid et de son adresse parfaite, en le lui jetant sur les cornes de manière à l’aveugler.

Pendant que la bête exaspérée travaillait à se défaire de l’impedimenta, les deux hommes gagnèrent sans peine le rocher.

Mais quelle ne fut pas la terreur de Don Pablo, en portant ses regards vers la hutte, d’apercevoir Doña Isidora et ses enfants qui, attirés par les cris, venaient à leur rencontre ! D’une voix qui n’avait plus rien d’humain, le pauvre père au désespoir cria à ses bien-aimés de rentrer au plus tôt. Un moment paralysée par la terreur, la mère ne bougea pas. Enfin elle reprit assez possession d’elle-même pour songer à la sûreté de Léon et de Léona. Elle les entraîna dans la direction de la hutte ; mais son entrée basse et le peu d’habitude qu’ils en avaient retardèrent leurs mouvements. La mère était encore dehors, activant leur entrée, que déjà le taureau, ayant secoué le poncho, l’avait aperçue et se dirigeait vers elle avec un galop furieux.

– Mon Dieu, protégez-la ! s’écria Don Pablo en la voyant s’agenouiller à son tour pour pénétrer dans l’humble retraite, où du moins elle eût été à l’abri du danger.

Mais déjà l’animal n’était plus qu’à vingt pas.

– C’en est fait ! Elle est perdue !… reprit-il avec une inexprimable épouvante, en détournant la tête pour ne pas voir ce qui allait se passer et qu’il ne pouvait empêcher.

Mais à ce moment un autre galop résonna dans la plaine, et cette fois c’était celui d’un cheval monté par un Indien. Il brandissait sur sa tête un étrange instrument. Un bruit sifflant déchira l’air, et trois lanières, terminées chacune par une balle et réunies par l’autre bout, vinrent s’enlacer autour des jambes du taureau, qui tenta vainement un nouveau bond, et, impuissant, quoique plein de rage, retomba lourdement sur le sol.

Le cavalier poussa un cri de triomphe, s’élança de cheval, se précipita vers le vaincu et lui plongea son long macheté dans la gorge. Un flot de sang jaillit de la blessure, et, après quelques convulsions, le monstre tomba dans l’immobilité de la mort.

Alors le nouveau venu déroula tranquillement ses bolas, et, se tournant vers les voyageurs, il s’adressa à eux avec toute la politesse requise.