« Dès que j’eus reconnu les premiers ossements, je les saluai avec gratitude. Je montrai ces tibias, ces péronés et quelques cubitus à Théophraste qui ne se dérida pas. Depuis que nous avions quitté les Talpa, il ne cessait de me reprocher notre fuite avec amertume et ses yeux souvent étaient pleins de larmes. Pauvre et cher Théophraste ! Il était calme maintenant et le plus doux des hommes. Son séjour dans les catacombes semblait lui avoir fait le plus grand bien, avoir chassé de son esprit toute extravagance sanguinaire et j’en étais très heureux, car malgré ses défauts et surtout l’incroyable relâchement de ses mœurs chez les Talpa, je l’avais pris en amitié.
« Bientôt un crâne s’étant présenté à nous avec une chandelle allumée dans l’œil gauche, j’en conclus que nous entrions enfin dans l’empire des vivants. Des chandelles, des chandelles dans les crânes, des girandoles de chandelles clignotantes. La galerie descend, le sol se fait humide, nous pataugeons dans la boue. Des gouttes pleuvent sur nous, des parois supérieures. Nous marchons dix minutes encore, un quart d’heure. Je reconnais mes ossements. Voici ceux du cimetière de Saint-Laurent, déposés le 7 novembre 1804, et ceux de Saint-Esprit, des milliers et des milliers s’enfoncent à droite, à gauche, dans les ténèbres. Toujours les petites chandelles. Les ossements sont bien alignés, bien rabotés, jolis. On dirait d’interminables et vastes haies de buis où viennent de passer les ciseaux du tondeur. Et des inscriptions : « Ossa arida, audite verbum Domini. » Ils entendront autre chose que la parole du Seigneur, cette nuit, les os arides.
« Des voix, des papotages féminins, quelques rires, nous annoncent que nous touchons au terme de notre voyage. « Stimulus autem mortis peccatum est. » Oui, l’aiguillon de la mort, c’est le péché. Le péché est là ce soir, et les pécheresses aussi, des dames qui ont des bandeaux plats.
« Les premières paroles du dix-neuvième siècle que nous entendons sont celles-ci :
« – Eh bien, mon vieux ! c’est pas gai, c’t affaire-là. J’aime mieux Bullier…
« – Dix-huit ans. J’suis pas près de remplacer les tibias qui sont ici.
« Nous arrivons sur une sorte de place publique des morts, où se prépare la fête. On ne fait nulle attention à nous, on nous prend pour des invités. Au long des murs funèbres, on a rangé des chaises. Le luminaire se fait plus nombreux, les chandelles se dressent aux chandeliers des crânes. Au bout de cette galerie, une rotonde où s’alignent, en cercles, régulièrement, les pupitres à musique. Pas encore de musiciens. Ils arriveront tout à l’heure, après les dernières mesures à l’Académie nationale, nous dit-on.
« Le public s’empare des chaises, se les dispute, échange des plaisanteries sur la physionomie des macchabées, attend.
« Il est une heure et demie du matin. Les musiciens arrivent, avec les boîtes lourdes des instruments.
« Oh ! alors.
« Tous les cabarets du néant, toutes les scènes artisticomystico-macabres où l’on vient bafouer la vie et se gausser de la mort, toutes les boîtes de la Butte où les crânes ricanent aux murs, où les squelettes chahutent sur les planches, tout le carnaval funéraire de Montmartre est dépassé.
« Nous avons devant nous cinquante musiciens des orchestres de l’Opéra, de Lamoureux et de Colonne qui sont descendus au royaume des morts pour donner l’aubade aux trépassés. Et sous les voûtes des catacombes, parmi les avenues et les carrefours où s’alignent les murs tragiques des crânes, des tibias et des fémurs, la marche funèbre de Chopin fait entendre sa plainte, devant un public d’esthètes, de petits ventres affamés, d’artistes, de bulgares, de moldo-valaques, de quelques habitués des premières, de M. le commissaire Mifroid et de M. Théophraste Longuet, qui redort sur une chaise (quand il est au théâtre, ça ne rate pas).
« – Parfait, le premier violon, parfait ! fis-je à mi-voix (je suis un amateur). Ce qui me transporta complètement, ce fut la façon dont ces messieurs exécutèrent l’adagio de la troisième symphonie de Beethoven. Enfin, nous eûmes la Danse macabre de Saint-Saëns. Après quoi je frappai sur l’épaule de Théophraste et lui dis qu’il était très tard, qu’il fallait rentrer chez nous. Théophraste faisait tout ce que je voulais. Nous pressâmes le pas et dix minutes plus tard, nous nous retrouvions sur le dessus de la terre. Je soupirai avec satisfaction. Vraiment, cette promenade de trois semaines à l’envers de Paris n’avait pas été vieux jeu du tout. Oh ! ces catacombes ! ce peuple de Talpa ! Ces canards aveugles ! Ces aselli aquatici ! Ces concerts de silence et enfin ces concerts de musique !…
« – Je vous avais bien dit, fis-je à Théophraste, que nous en sortirions ! Mme Mifroid va être bien contente de me revoir !…
« – Tant mieux, monsieur Mifroid, tant mieux pour vous et pour elle !…
« Théophraste était bien triste, bien triste.
« Je lui dis :
« – Jamais je n’aurais cru qu’il se passât tant de choses dans les catacombes{37}.
« Il me répondit :
« – Ni moi non plus.
………………………
« Nous marchions depuis une demi-heure sans mot dire quand M. Longuet me demanda :
« – Qu’attendez-vous, monsieur Mifroid ?
« – Comment ? Mais je n’attends rien ni personne. C’est moi certainement qu’on attend. Et je suis persuadé que Mme Mifroid est dans une terrible anxiété. À propos, cher ami (crus-je devoir ajouter), si jamais vous rencontrez Mme Mifroid, et que la conversation roule sur le sous-terrain des catacombes, vous serez bien aimable de glisser sur la liberté des mœurs du peuple talpa… Mon avis est que le dessous de la terre ne regarde pas le dessus !…
« – Voulez-vous être tout à fait tranquille, monsieur Mifroid ? Eh bien, arrêtez-moi ! Quand je vous demande : ce que vous attendez… c’est ce que vous attendez pour m’arrêter !…
« – Non, monsieur Longuet, non, je ne vous arrêterai pas !… J’avais mission d’arrêter Cartouche, mais Cartouche n’est plus ! Il n’y a plus que M. Longuet, et M. Longuet est mon ami !…
« Théophraste avait les larmes aux yeux.
« – Je crois bien, en effet, dit-il, que je suis guéri… Ah ! si j’en étais sûr !
« – Qu’est-ce que vous feriez ?
« – Si j’étais sûr que les Talpa m’aient tout à fait guéri de Cartouche !…
« – Eh bien !
« – Eh bien ! j’irais retrouver ma femme, ma chère Marceline…
« – Il faut aller retrouver votre femme, monsieur Longuet. Il le faut.
« – Vous me le conseillez ?
« – N’en doutez point.
« – Dans ces conditions, fit Théophraste qui pleurait à chaudes larmes à l’idée qu’il allait retrouver sa chère Marceline, dans ces conditions, je vous prierai, monsieur le commissaire, de me rendre le même service que vous m’avez demandé relativement à l’ignorance où je dois laisser Mme Mifroid des succès que vous remportâtes auprès de ces dames talpa…
« – Comptez sur moi, mon cher Théophraste. Si jamais je rencontre Mme Longuet, je serai discret… Mais elle vous attend, Mme Longuet ?
« – Non, monsieur le commissaire, non. Elle ne m’attend plus. Avant de tomber dans ce trou de la place Denfert, j’avais pris soin de laisser mes effets au bord d’une rivière ; elle me croit mort ! Noyé ! Elle doit être plongée dans le plus profond désespoir. Une chose me rassure un peu, c’est que cet excellent M. Lecamus, que vous connaissez, ne l’aura pas abandonnée dans un état si extrême, et je suis sûr qu’il ne lui a ménagé, le cher homme, aucune consolation…